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French Pages 480 Year 2022
Splendeurs et misères de la littérature
Splendeurs et misères de la littérature
Sous la direction de
Olivier Bessard-Banquy
Splendeurs et misères de la littérature Ou la démocratisation des lettres, de Balzac à Houellebecq
Ce volume est issu d’un séminaire qui s’est tenu au sein de la Fondation des Treilles en juin 2017. Ces journées d’études, comme le volume qui en est tiré, ont été soutenues par cette fondation à laquelle tous les contributeurs tiennent à adresser leurs remerciements les plus chaleureux.
La Fondation des Treilles, créée par Anne Gruner Schlumberger, a notamment pour vocation d’ouvrir et de nourrir le dialogue entre les sciences et les arts afin de faire progresser la création et la recherche contemporaines. Elle accueille également des chercheurs et des écrivains dans le domaine des Treilles (Var) – www.les treilles.com.
© Armand Colin, 2022 Armand Colin est une marque de Dunod Éditeur, 11 rue Paul Bert, 92240 Malakoff ISBN 978-2-200-63307-3
Sommaire
Les auteurs
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Introduction
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1. Le livre et la littérature au début du xixe siècle
31
Jean-Yves Mollier
2. Être homme de lettres au xixe siècle
53
Entre contrainte économique et contrainte médiatique Anthony Glinoer
3. La révolution du roman-feuilleton
71
Pascal Durand
4. Défense et promotion de la littérature : le rôle clé des bibliothèques populaires
99
Agnès Sandras
5. De la démocratisation des lettres dans l’enseignement Un enjeu à la fin du xixe siècle
133
Martine Jey
6. L’écriture ordinaire, paramètre de la démocratie
155
Nelly Wolf
7. Médiamorphoses de la critique
177
Presse et démocratisation littéraire des années 1830 aux années 1970 Marie-Ève Thérenty
8. Mythe et réalité du grand écrivain Laurent Demanze
201
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Splendeurs et misères de la littérature
9. Best-sellers d’hier et d’aujourd’hui
225
Sylvie Ducas
10. Du snobisme des lettres françaises dans l’entre-deuxguerres
245
Distinction littéraire et démocratisation culturelle David Martens
11. À rebours de l’élitisme
271
Michel Murat
12. Les traductions littéraires
295
Entre démocratisation et inégalités Gisèle Sapiro
13. Le poche de l’après-guerre, un outil démocratique ?
317
Bertrand Legendre
14. Le commun des intellectuels
333
Guillaume Louet
15. La génération de 1968 et la littérature
353
François Chaubet
16. Quelles politiques publiques à l’heure de l’hyperdémocratisation ?
373
Laurent Martin
17. Littérature et valeurs démocratiques
395
William Marx
18. La littérature par la voix
415
Pierre Jourde
19. La démocratisation de l’écriture
421
Alexandre Gefen
20. La littérature comme relation
441
De la tour d’ivoire à la tour de guet Dominique Viart
Conclusion
453
Bibliographie
471
Les auteurs
▪ Olivier Bessard-Banquy est professeur des universités, spécialiste des lettres et de l’édition contemporaines, en poste au Pôle des métiers du livre de l’université de Bordeaux-Montaigne. Il est entre autres l’auteur de L’Industrie des lettres paru chez Pocket dans la série « Agora » en 2012. Il a donné en 2016 chez Du Lérot éditeur La Fabrique du livre, un ouvrage de recherche sur l’édition littéraire des débuts de la NRF aux années Apostrophes à partir des archives déposées à l’Imec, l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine. ▪ François Chaubet est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Nanterre. Ses travaux portent sur les relations internationales culturelles et l’histoire de la vie intellectuelle française et européenne. Il a publié récemment une Histoire intellectuelle de la France xix-xxe siècles (aux PUF). ▪ Laurent Demanze est professeur de littérature contem‐ poraine à l’université Grenoble Alpes, où il anime le centre Écrire dans l’UMR Litt&Arts. Il a notamment publié des articles dans Critique, Les Temps modernes, Études françaises et plu‐ sieurs essais chez José Corti : Encres orphelines (2008), Gérard Macé, l'invention de la mémoire (2009), Les Fictions encyclopé‐ diques de Gustave Flaubert à Pierre Senges (2015) et Un nouvel âge de l'enquête (2019). Dernier titre paru en 2021 chez José Corti : Pierre Michon, l’envers de l'histoire. ▪ Sylvie Ducas est professeur de littérature française contemporaine à l’université Paris Est-Créteil. Elle a publié La
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littérature à quel(s) prix ? (Paris, La Découverte, 2019) et codi‐ rigé Prescription culturelle : avatars et médiamorphoses (Lyon, Presses de l’Enssib, 2018). Elle s’intéresse actuellement aux instances de consécration littéraire, aux médiations culturelles, au best-seller, ainsi qu’aux écritures narratives du très contem‐ porain en environnement éditorial, médiatique et numérique. Elle prépare un livre sur les écritures narratives du très contem‐ porain. ▪ Pascal Durand est professeur ordinaire à la faculté de philosophie et lettres de l’université de Liège (UR Traverses). Sociologue de la littérature et des institutions culturelles, spé‐ cialiste de Mallarmé et de l’histoire de l’édition, il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages parmi lesquels Mallarmé, Du sens des formes au sens des formalités (Paris, Seuil, 2008), Histoire de l’édition en Belgique du xve au xxie siècles (avec Tanguy Habrand, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2018), Médiamorphoses, Littérature, presse et médias, culture médiatique et communica‐ tion (Liège, Presses universitaires de Liège, 2019) et La Leçon des choses, Techniques imaginaires de Daniel Defoe à Georges Simenon (Bruxelles, La Lettre volée, 2021). ▪ Alexandre Gefen est directeur de recherche au CNRS (UMR Thalim/Université Paris 3-Sorbonne nouvelle). Directeur adjoint scientifique de l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS, fondateur de Fabula.org, il travaille sur la théorie littéraire, les littératures contemporaines, les écri‐ tures et les humanités numériques. Il est par ailleurs critique littéraire. Dernières parutions : Vies imaginaires de la littéra‐ ture française, Paris, Gallimard, 2014 ; Art et émotions, Paris, Armand Colin, 2015 ; Inventer une vie, La fabrique littéraire de l’individu, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2015 ; Répa‐ rer le monde, La littérature française face au xxie siècle, Paris, José Corti, 2017 ; L’idée de littérature, De l’art pour l’art aux écritures d’intervention, Paris, José Corti, 2021. ▪ Anthony Glinoer est titulaire de la chaire de recherche du Canada sur l’histoire de l’édition et la sociologie du littéraire. Il
Les auteurs
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est professeur à l’université de Sherbrooke (Québec). Dernier livre paru : La Bohème, Une figure de l’imaginaire social, Mont‐ réal, Presses de l’université de Montréal, 2018. ▪ Martine Jey, professeure émérite de littérature et langue françaises (Sorbonne-Université), s’intéresse à l’histoire de l’enseignement de la littérature, à la réception des œuvres litté‐ raires dans l’institution scolaire, à la sociologie de la littérature. Elle a publié, en 2017, avec Pauline Bruley et Emmanuelle Kaës, L’Écrivain et son école (Hermann) et, en 2019, avec Laetitia Per‐ ret, L’Idée de littérature dans l’enseignement (Classiques Garnier). Elle a codirigé, avec Emmanuelle Kaës, La Part scolaire de l’écri‐ vain, Apprendre à écrire au xixe siècle (Classiques Garnier, 2020). ▪ Pierre Jourde est un écrivain et critique littéraire fran‐ çais. Il a enseigné la littérature à l’université Grenoble Alpes. Connu pour ses pamphlets (La Littérature sans estomac, le Jourde & Naulleau) contre ce que les médias présentent comme la littérature contemporaine, il est surtout l’auteur d’essais sur la littérature moderne (Géographies imaginaires, Littéra‐ ture monstre) et d’une œuvre littéraire se partageant entre poé‐ sie (Haïkus tout foutus), récits (Dans mon chien, Le Tibet sans peine) et romans (Festins secrets, L’Heure et l’ombre, Para‐ dis noirs). ▪ Bertrand Legendre est professeur en sciences de la com‐ munication à l’université Sorbonne Paris Nord. Il y dirige le master de politiques éditoriales ainsi que le laboratoire d’excel‐ lence ICCA (Industries culturelles et création artistique). Son dernier ouvrage, Ce que le numérique fait aux livres, est paru à Grenoble aux Presses universitaires de Grenoble en 2019. ▪ Matthieu Letourneux est professeur à l’université Paris Nanterre. Spécialiste des cultures sérielles et médiatiques, il a publié Fictions à la chaîne, Littératures sérielles et culture médiatique (Paris, Seuil, 2017), Cinéma, premiers crimes (avec A. Carou, Paris, Paris Bibliothèques, 2015), Fantômas, Biogra‐ phie d’un criminel imaginaire (avec L. Artiaga, Paris, Les
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Prairies ordinaires, 2013), La Librairie Tallandier (avec J.-Y. Mol‐ lier, Paris, Nouveau Monde, 2011) et Le Roman d’aventures, 1870-1930 (Limoges, PULIM, 2010). Il est rédacteur en chef de Belphégor (https://journals.openedition.org/belphegor/). ▪ Guillaume Louet est éditeur. Maître d’œuvre de l'édition des Écrits critiques Jean José Marchand (5 vol., Claire Paulhan/Le Félin, prix Fénéon), il a participé l’édition des Œuvres romanesques complètes de Bernanos dans la Pléiade. ▪ David Martens est professeur de littérature française moderne et contemporaine à l’université de Louvain (KU Leu‐ ven). Il s’intéresse aux modes de médiation de la littérature et de la figure de l’écrivain, à travers, notamment, l’iconographie des auteurs et les expositions consacrées à la littérature. Il a fondé le site http://www.litteraturesmodesdemploi.org et les RIMELL, réseaux de recherches interdiscplinaires sur la muséalisation et l’exposition de la littérature et du livre. ▪ Laurent Martin, professeur d’histoire à la SorbonneNouvelle. Spécialiste de l’histoire culturelle du contemporain, il est membre des laboratoires ICEE et CERLIS ainsi que du Comité d’histoire du ministère de la Culture. Dernier ouvrage paru (en co-direction) : Les Années Lang. Une histoire des politiques culturelles, 1981-1993 (La Documentation française, 2021). ▪ William Marx est un écrivain français, essayiste, critique et historien de la littérature. Il est professeur au Collège de France, titulaire de la chaire de littératures comparées. Il est également membre honoraire de l’Institut universitaire de France et de l’Institut de recherches avancées de Berlin (Wissen‐ schaftskolleg zu Berlin). ▪ Jean-Yves Mollier est professeur émérite d’histoire contemporaine à l’’université de Versailles-Saint-Quentin-enYvelines. Spécialiste du livre, de l’édition et de la lecture, il a publié de nombreux ouvrages sur le sujet : L’Argent et les
Les auteurs
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Lettres, Histoire du capitalisme d’édition (Paris, Fayard, 1988), Édition, presse et pouvoir en France au xxe siècle (Paris, Fayard, 2008), Une autre histoire de l’édition française (Paris, La Fabrique, 2015, 2018 et 2019), Interdiction de publier, La censure d’hier à aujourd’hui (Paris, Double ponctuation, 2020) et dirigé les trois éditions de Où va le livre ? (Paris, La Dispute, 2000, 2002 et 2007). ▪ Michel Murat est professeur émérite de littérature fran‐ çaise à la faculté des lettres de Sorbonne-Université et à l’École normale supérieure. Ses travaux ont porté sur Julien Gracq, sur l’histoire des formes poétiques, sur le surréalisme, plus récemment sur l’histoire littéraire et le romanesque des lettres. Parmi ses principaux ouvrages : « Le Rivage des Syrtes » de Julien Gracq, Étude de style, Paris, José Corti, 1983 ; L’Enchanteur réticent, Essai sur Julien Gracq, Paris, Belfond, 1991, José Corti, 2004 ; L’Art de Rimbaud, Paris, José Corti, 2002 ; La Langue des dieux modernes, Paris, Garnier, 2013 ; Le Romanesque des lettres, Paris, José Corti, 2018. ▪ Agnès Sandras est conservatrice à la Bibliothèque natio‐ nale de France (service histoire du département Philosophie, histoire, sciences de l’homme). Agrégée, docteure en histoire contemporaine, chercheuse associée au CNRS (Centre Zola), elle est spécialiste de la circulation des représentations (littérature, caricatures, chansons…) au xixe siècle et de l’histoire des biblio‐ thèques. Elle a notamment publié Quand Céard collectionnait Zola (Garnier, 2012) et dirigé Des bibliothèques populaires à la lecture publique (Presses de l’enssib, 2014). Elle anime le carnet de recherches en ligne sur les bibliothèques populaires (https:// bai.hypotheses.org/), et co-anime les carnets L’Histoire à la BnF (https://histoirebnf.hypotheses.org/) et BiblHis (https://biblhis. hypotheses.org/). ▪ Marie-Ève Thérenty est professeure de littérature fran‐ çaise et directrice du centre de recherche RIRRA21 à l’univer‐ sité Paul-Valéry Montpellier-III. Elle est spécialiste des rapports entre presse et littérature et de poétique du support. Parmi ses dernières publications : Femmes de presse, femmes de lettres, De
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Delphine de Girardin à Florence Aubenas (Paris, CNRS éditions, 2019) et Fake news et viralité avant internet sous le pseudonyme collectif de Roy Pinker (Paris, CNRS éditions, 2020). ▪ Dominique Viart est membre de l’Institut universitaire de France et professeur à l’université Paris Nanterre où il dirige, avec J.-M. Moura, l’Observatoire des écritures contemporaines. Directeur de la Revue des sciences humaines, il consacre ses recherches à la littérature française contemporaine, dans ses relations avec les arts plastiques et avec les sciences sociales. ▪ Nelly Wolf est professeure émérite à l’université de Lille. Elle s’intéresse à la sociologie de la littérature, aux liens entre la littérature, les styles littéraires, la politique et la société. Dernier ouvrage publié : Le Peuple à l’écrit : de Flaubert à Virginie Des‐ pentes (PUV, 2019). Elle a également publié de nombreux articles sur les écrivains juifs de langue française.
Introduction
LIVRES PARTOUT, LITTÉRATURE NULLE PART ? Peu de sujets paraissent plus importants à traiter au cœur de l’histoire et de la sociologie de la culture que celui de l’accès de plus en plus de personnes à la lecture de littératures ; c’est pour‐ tant une thématique qui, très étrangement, n’a jamais fait l’objet d’études spécifiques jusqu’ici. Peut-être est-ce parce que l’his‐ toire de cette extension du domaine des lettres semble trop bien connue, si l’on peut dire, de l’apparition du roman-feuilleton après le règne de la Bibliothèque bleue à la révolution du livre de poche. Une histoire simple, en somme, de la baisse continue des prix d’accès à la lecture sous toutes ses formes, dont la lit‐ térature au centre aurait bénéficié — une histoire qui, du retour triomphal de Voltaire à Paris à la mort de Sartre, sans oublier les funérailles nationales de Victor Hugo, baliserait un chemin qui serait celui de l’affirmation d’une France chaque jour plus littéraire1. Les voix discordantes de ceux qui pensent tout à rebours que nous sommes sur un chemin glissant, chassés du paradis, depuis le temps béni des humanités triomphantes jusqu’à un triste aujourd’hui qui est celui de la fin de l’homme typographique, pour parler comme Mc Luhan, ou du « déclin de la culture générale2 », comme Allan Bloom, ont donné vie à une histoire contraire qui est celle d’une démocratisation des lettres
1. Voir Priscilla Parkhurst Ferguson, La France nation littéraire, Bruxelles, Labor, 1990. 2. Voir Allan Bloom, L’Âme désarmée, Essai sur le déclin de la culture générale, Paris, Julliard, 1987.
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manquée. Aussi est-il plus nécessaire que jamais de revoir ou de reprendre cette histoire double, comme écrite d’avance, pour tenter de repérer ou d’indiquer ce qu’ont pu être les étapes, les faits, les traces de ce mouvement de démocratisation à laquelle la République depuis le début s’est montrée attachée, et en même temps de s’interroger librement sur ce que ce mouve‐ ment de démocratisation fait à la littérature, avec une question liminaire quelque peu naïve que l’on peut exprimer en ces termes : est-ce la même littérature qui d’hier à aujourd’hui gagne sans cesse de nouveaux publics ? ou bien l’explosion des lectures entraîne-t-elle par nature la dilution de la littérature dans un vaste ensemble de textes, voire une mutation des for‐ mes ainsi multipliées qui se trouvent simplifiées pour toucher toujours plus de monde, comme les volumes hier de la Biblio‐ thèque bleue selon Roger Chartier, composés pour l’essentiels de textes anciens recomposés, réduits, vulgarisés1 ? Umberto Eco lui-même n’a-t-il pas donné au public une nouvelle ver‐ sion du Nom de la rose débarrassée d’un certain nombre de références ou de formules latines pour toucher un public tou‐ jours plus large2 ? Faut-il le dire, il ne s’agit en l’espèce ni de céder aux sirènes de la déploration ni de verser dans un optimisme béat ; il importe d’essayer de cerner ici ou là ce que peuvent être les expressions ou les marques du rapport aux lettres d’hier à aujourd’hui pour essayer de saisir, d’apprécier, ce qui peut expliquer que d’un côté nous avons gagné des lecteurs dont la littérature a grandement bénéficié, quand, de l’autre, nous avons quelque peu l’impression que ce qui est issu du modèle de l’honnête homme — grande figure des temps anciens3 — a quelque peu perdu de sa superbe pour laisser la place à un lec‐ teur qui ressemble de plus en plus à celui que Daniel Pennac a
1. Voir Roger Chartier, Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987, p. 256. 2. Voir le volume collectif sur Les Mutations de la lecture, Bordeaux, Presses uni‐ versitaires de Bordeaux, 2012. 3. Voir Jean-Marc Chatelain, La Bibliothèque de l’honnête homme, Livres, lecture et collections en France à l’âge classique, Paris, BNF, 2003.
Introduction
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appelé de ses vœux dans Comme un roman : un lecteur libre, revendiquant crânement sa volonté de traverser les pages qui lui plaisent, ou non, sans se laisser impressionner par ce que peut être le canon imposé avec ardeur par l’École ou les répu‐ tations des auteurs à la mode d’hier à aujourd’hui défendus dans les belles librairies de France et d’ailleurs. C’est pourquoi il importe de reparcourir plusieurs siècles, pour voir ce que sont les intuitions qui peuvent être fondées au sujet de cet élargissement des lectures de littératures, au pluriel, avec peut-être — hypothèse — un âge d’or qui est celui de la Troisième République, période où la sacralisation des lettres a pu atteindre son apogée, moment d’apparition de « La Pléiade », ce grand temple de la littérature sur papier bible, et ne pas craindre non plus de s’interroger de manière critique sur cer‐ tains points qui paraissent s’imposer d’eux-mêmes : le livre de poche a-t-il été un véritable outil de démocratisation de premier ordre ? et sommes-nous toujours dans un processus continu de démocratisation ? ou bien la société de loisirs dans laquelle nous avons basculé a-t-elle en quelque sorte non pas disqualifié la littérature mais simplement fait changer ses fonctions aux yeux du plus grand nombre pour en faire quelque chose qui se trouve être toujours plus synonyme de distraction ou de divertissement ? Autant le dire : aucun présupposé d’aucune sorte ne s’impose ici. Ce travail n’est le reflet d’aucune idéologie mais la rencontre d’une vingtaine d’esprits savants décidés à expliquer ensemble les biais par lesquels la littérature a pu se démocratiser d’hier à aujourd’hui.
PRODUCTION D’ÉLITE ET CULTURE POPULAIRE, MÊME COMBAT ? Puisque le mot « hier » a été écrit, n’eût-il pas été concevable de facto de démarrer cette réflexion par quelques études por‐ tant sur des périodes bien antérieures au xixe siècle ? La tâche, dès lors, n’en eût-elle pas encore été compliquée ? Il eût fallu en effet aller chercher ici et là les traces d’un attachement des uns ou des autres à cette langue et à sa littérature en pleine évolution,
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de la Renaissance à la période classique, dont on sait toute la part qui a pu revenir aux écrivains comme aux imprimeurs, acteurs de premier ordre dans cette extraordinaire entreprise de normalisation de l’écrit qui a tant passionné Henri-Jean Mar‐ tin. Les analystes de la vie culturelle ne semblent pas tous d’accord sur ce qu’ont pu être les pratiques dans la France des confins de la Renaissance et des époques baroques puis classiques, mais certains ne sont pas loin de considérer qu’une seule et même culture a pu être partagée du haut en bas de la société. Les mêmes ne sont pas longs à déplorer dans la foulée ce qu’ils appellent « la mort de la culture populaire » : « Jusqu’à l’âge industriel, il y a eu en France comme dans toute l’Europe une culture populaire vivante et puissante. Cette culture popu‐ laire est morte. S’y est substituée une sorte de sous-culture ou de non-culture, qui est un appauvrissement absolu de la conscience collective », écrit ainsi Jacques Rigaud. Cette culture ancienne n’était ni fruste ni figée. Elle imprégnait chacun et exprimait une véritable osmose de l’homme et de son milieu. Plus important encore : Malgré les cloisonnements et les privilèges, toute la société, élites comprises, y participait ; non pas parce que les nourrices ber‐ çaient les enfants des riches au son des vieilles chansons mais pour des raisons bien plus profondes : hobereaux, bourgeois et curés vivaient culturellement à l’unisson du peuple plutôt que selon les modèles lointains de la cour et de la Sorbonne ; la pratique religieuse, par une liturgie où le culturel épousait le culturel, contribuait à unifier les esprits ; les particularismes locaux étaient vivaces ; mais surtout les créateurs plongeaient leurs racines dans l’humus de cette culture populaire et trou‐ vaient dès lors dans la masse du peuple un certain écho : ce qui est évident au temps […] du Roman de Renart et de Villon l’est encore ou mieux le redevient au xixe siècle à l’époque même où la culture populaire se dissout. Le Victor Hugo des Misérables, Eugène Sue, George Sand, Erckmann et Chatrian, les auteurs de mélodrames retrouvent une inspiration populaire que la Renaissance, d’esprit si aristocratique, avait minée. Au xviie siècle, ce grand distrait de La Fontaine l’avait ingénument retrouvée, et aussi Molière et Perrault ; mais elle avait quasiment
Introduction
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disparu au xviiie [siècle] où triompha la notion d’élite cultivée, politiquement libératrice, mais qui rompit l’unité culturelle de la nation.
En termes de culture, que proposent nos sociétés libérales avancées ? « Quel choix offrent-elles à nos contemporains sinon entre une culture élitaire, difficile, aux accents souvent magni‐ fiques, mais toute tendue d’interrogations et vide de réponses, et une sous-culture de divertissements stériles et aliénants ? » C’est de cette époque [au moment du triomphe de la bourgeoisie au xixe siècle] que date l’immense spoliation du peuple, coupé de ses racines, jeté dans ce qui était alors littéralement l’enfer des villes et des usines, frustré de sa foi et de sa culture tra‐ ditionnelles et privé de toute espérance autre que celle d’un enrichissement prosaïque. C’est à ce moment que la culture s’est littéralement embourgeoisée et qu’elle est devenue une culture de classe. Les générations directement issues de la Révo‐ lution avaient eu, plus que les grands intellectuels libéraux du xviiie siècle, une certaine intuition du peuple et, conséquem‐ ment, quelque audience dans la masse : cela se sent chez Bal‐ zac et Lamartine, chez Delacroix et Courbet, chez Frédérick Lemaître et Gounod. Mais lorsque en 1885 le peuple de Paris, celui des grandes effusions, accompagne au tombeau Victor Hugo, il enterre le dernier des grands créateurs qui pouvaient encore donner un sens à l’unité culturelle de la nation et s’adres‐ ser à l’humble comme au notable. Après, c’est la rupture. Chez Zola comme chez France, les clins d’œil au peuple paraissent déjà suspects, car marqués par le calcul politique et la démagogie d’une bourgeoisie mal assurée.
Pour Jacques Rigaud, très en faveur d’un ardent volonta‐ risme culturel, s’est constitué « un ensemble de pratiques et de relations qui ont enfermé le peuple, peut-être irréversiblement, dans la non-culture1 ».
1. Voir Jacques Rigaud, La Culture pour vivre, Paris, Gallimard, 1975, p. 30-36.
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Splendeurs et misères de la littérature
BEL ESPRIT DANS LES SALONS Les travaux de John Laugh, d’Alain Viala, de Daniel Roche, de Benedetta Craveri, parmi tant d’autres1, nous permettent peut-être d’avoir une vision plus nuancée des choses : l’histoire est connue, après ce qui a peut-être été sinon une sorte d’union intellectuelle en tout cas d’interpénétrations culturelles, à partir des débuts de l’absolutisme, en haut d’une société dépossédée de ses vieilles prérogatives, la noblesse, de moins en moins d’épée, ne peut plus vivre à l’ancienne mais doit œuvrer à la solde du roi. À partir du moment où les charges peuvent s’ache‐ ter, les enrichis peuvent les acquérir et s’imposer au détriment des aristocrates. De plus en plus de personnes issues du peuple peuvent alors intégrer la noblesse. C’est pour elle une sorte de crise d’identité. Et dès lors que les charges sont vénales, que peut espérer un gentilhomme ? La pureté du lignage, la supériorité du sang deviennent des éléments d’importance. Face à un contexte historique inédit où les prérogatives tra‐ ditionnelles avaient perdu leur caractère d’exclusivité et où les occasions de se faire valoir se limitaient aux carrousels et aux manèges, la noblesse d’épée choisira de se distinguer sur le terrain insidieux du style. Les élites nobiliaires fonderont désormais l’inébranlable certitude de leur supériorité sur leur manière de vivre, de parler, de se comporter, de se divertir, de s’assembler ; et en lieu et place des armes qui constituaient autrefois leur pierre de touche, ils feront prévaloir les bien‐ séances, ce corpus de loi non écrites, mais plus puissantes que toute norme.
Et plus Richelieu voudra faire des nobles des courtisans, et plus la noblesse voudra un espace de respiration ou de liberté bien à elle, disjoint de la vie de cour. Ainsi s’étoffe ce qui sera la vie de salon où s’imposera l’art de la conversation dont un
1. Voir John Lough, L’Écrivain et son public, Paris, Le Chemin vert, 1987, Alain Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, Minuit, 1985, Daniel Roche, Les Républicains des lettres, Gens de culture et Lumières au xviiie siècle, Paris, Fayard, 1988, Bene‐ detta Craveri, L’Âge de la conversation, Paris, Gallimard, 2002.
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Proust au xxe siècle encore pourra faire la matière de son œuvre1. En haut de la société, au moment de l’essor des académies et des salons, au début de xviie siècle, s’impose la figure de l’honnête homme qui entend maîtriser l’art de la conversation et, pour ce faire, fréquente les textes, à commencer par ceux de Montaigne ou d’Érasme, mais encore tous les propos, anecdotes et autres maximes ou pensées, autant d’écrits proposant une sorte de « savoir à hauteur d’homme ». Au contact des écrivains, les aristocrates ou les bourgeois se sentent poussés, même s’ils ne fréquentent pas les cercles savants, à se piquer de littérature pour faire preuve d’esprit et savoir s’adapter à toute forme de commerce en société. Molière nous aura-t-il assez fait rire en nous brossant les tableaux les plus cocasses de ces nouvelles modes en vigueur dans les salons de Versailles ou d’ailleurs. Ce modèle de l’honnête homme, dont La Rochefoucauld a semblé être l’incarnation parfaite aux yeux de certains, s’est construit pour ainsi dire contre la figure du savant de la Renais‐ sance car il a pour l’essentiel imposé à ceux qui ont voulu s’y conformer d’être capables de parler de tout et de faire preuve de bel esprit, sans jamais peser sur les autres ou assommer tout le monde d’une érudition encombrante ou déplacée. C’est aussi l’époque de la formation des publics, assure Alain Viala. À par‐ tir du xviie siècle, la littérature en train de se substituer aux belles lettres entre dans les enseignements et les écrivains sont alors présentés comme les maîtres de la langue. Un nouveau public élargi apparaît de quelques dizaines de milliers de per‐ sonnes entre le public populaire sans grande instruction et le petit monde des maîtres du savoir, public composé « de nobles et de bourgeois riches2 »…
1. Voir Benedetta Craveri, op. cit., p. 19-25. 2. Voir Alain Viala, op. cit., p. 123 et suivantes.
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Splendeurs et misères de la littérature
DES COLPORTEURS DE VILLE EN VILLE Dans ces mêmes années du Grand Siècle, d’autres parties de la société sont elles aussi touchées par l’écrit, nous dit Roger Chartier car, même si le taux d’alphabétisation reste faible à l’époque classique, nombreux sont ceux qui sont exposés aux textes, aux canards, aux feuilles et autres livrets qu’on peut leur lire à l’occasion, bien plus en ville, il est vrai, que dans les cam‐ pagnes. Sans donner foi au mythe des veillées paysannes, lieux de lectures, la réussite économique remarquable des éditeurs de la Bibliothèque bleue valide à tout le moins l’idée de fortes voire de très fortes ventes aux xviie et xviiie siècles, jusqu’au xixe siècle, par le biais du colportage, de productions de piété, de traités de savoir-vivre, d’almanachs, mais aussi de quelques romans et autres facéties, sans oublier quelques littératures classiques1… Autrement dit, il y a eu à toutes les époques des lectures variées en haut comme en bas de la société — Chartier insiste sur ce point — et Bernard Lahire lui aussi a bien montré qu’il n’y a pas de public uniquement versé dans les traités savants d’un côté ou dans tel autre type de production moins bien perçu socialement, c’est cette complexité des lectures qui est l’objet des analystes d’hier ou d’avant-hier et qui impose de rester souple ou mesuré dans les approches de ces questions2. Les élites — et notamment l’aristocratie — restent par leur men‐ talité proches des masses, assure encore Henri-Jean Martin. Il en va ainsi pour Henri IV par exemple dont on connaît l’éducation et dont l’Amadis de Gaule était paraît-il la Bible. Faut-il encore rappeler par exemple que […] [Charles] Sorel, durant sa jeunesse, lisait avec passion les romans de chevalerie imprimés à Troyes dans le collège parisien où il était pensionnaire ? […] Comment s’étonner si en cette époque les écrits de certains polygraphes passent presque aussitôt dans la Bibliothèque bleue ?
1. Voir Roger Chartier, op. cit. 2. Voir Bernard Lahire, La Culture des individus, Dissonances culturelles et dis‐ tinction de soi, Paris, La Découverte, 2004.
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S’il est de bon ton alors dans les cercles lettrés de moquer cette littérature vendue sur les marchés, dans les villes et les villages, riche en mystères, affabulations et autres phénomènes magiques, en vérité, en région, nombreux sont ceux qui s’inté‐ ressent à ce qui est lié aux croyances et aux particularismes de leurs campagnes, en réaction au snobisme parisien qui s’avère déjà pesant, si l’on en croit Henri-Jean Martin1… L’histoire de la Bibliothèque bleue, elle aussi, est bien connue, grâce à Robert Mandrou, Geneviève Bolleme, Henri-Jean Martin et Roger Chartier — une histoire qui débute à Troyes dans les premiers temps du xviie siècle 2, avec un succès d’autant plus étonnant qu’il contraste avec le marasme relatif de la librairie à cette période. Contes, calendriers et almanachs, récits mer‐ veilleux, textes de piété, farces composent l’essentiel de ce fonds qui compte aussi des textes classiques, on l’a dit, tout particu‐ lièrement des pièces de Corneille, des fables d’Ésope, de La Fon‐ taine, quelques traductions de L’Arioste, sans oublier des titres qui évoquent aussi l’histoire de France sous une forme mytho‐ logique3. Rares sont les romans dans la Bibliothèque bleue jusqu’à la fin du xviiie siècle. En revanche, récits burlesques et chansons profanes abondent, tout particulièrement au moment où la littérature, qui a été si riche de toutes les farces et attrapes avec Rabelais et tant d’autres goliards ou auteurs de facéties galantes, se coupe de cette veine sous l’influence des Précieuses. Le seul domaine où des emprunts voire des transferts directs se font, pour l’essentiel, est le théâtre, selon Robert Mandrou — des
1. Voir Henri-Jean Martin, Le Livre français sous l’Ancien Régime, Paris, Promodis, 1987, p. 183 et 185. 2. En plus des travaux déjà cités voir Geneviève Bolleme, La Bibliothèque bleue, La littérature populaire en France du xvie au xixe siècle, Paris, Julliard, 1971 et avec Lise Andries, La Bibliothèque bleue, Littérature de colportage, Paris, Robert Laf‐ font, « Bouquins », 2003 de même que Robert Mandrou, De la culture populaire aux xviie et xviiie siècles, Paris, Stock, 1964 sans oublier, sous la direction de Thierry Delcourt et d’Elisabeth Parinet, La Bibliothèque bleue et les littératures de colportage, Paris, La Maison du boulanger, 2000. 3. Voir Robert Mandrou, op. cit., p. 46 et 47.
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pièces du premier xviie siècle, à commencer par Le Cid, mais aussi des pièces de Tristan L’Hermite1…
LA LENTE POUSSÉE DES BELLES LETTRES La Bibliothèque bleue enfin change très fortement au xixe siècle, qui semble être le point culminant du colportage, selon son historien Jean-Jacques Darmon2 ; le roman devient alors la forme dominante parmi les productions où la passion amoureuse est l’objet de traitements généreux. Le public des lecteurs de la Bibliothèque bleue s’élargit jusqu’aux nobles et jusqu’aux bourgeois, à la faveur d’une nouvelle attention d’ins‐ piration romantique pour le peuple, assure Mandrou ; bien des écrivains sérieux renverront aux productions de Troyes, qu’ils auront connues par leurs domestiques, notamment. Proust luimême dans La Recherche n’évoque-t-il pas quelques-uns de ces textes ou de ces contes venus du fond des âges3 ? Chartier, de son côté, insiste sur le fait que cette production qui plaît au plus grand nombre n’est pas une production popu‐ laire par nature ou par définition. Rien n’est simple, écrit-il, tout est mélangé, il y a de la littérature dans les collections populaires et ceux-là même qui ne savent pas lire sont dans l’écrit dans tous les cas. « Du fait des sociabilités diverses de la lecture à voix haute existe dans les sociétés anciennes une culture de l’écrit chez ceux-là mêmes qui ne savent ni le produire ni le lire4. » À Paris, au mitan du xviie siècle, seulement 44 % des inventaires nobiliaires mentionnent des livres. Mais dans l’Ouest, à la veille de la Révolution, ces chiffres montent jusqu’à 79 %. Et dans les lectures de l’élite, à partir de la mi-xviie siècle, Chartier confirme que ce sont bien les belles lettres qui l’emportent sur l’histoire. À partir des inventaires dressés après décès pour les gens moins
1. Ibidem, p. 123. 2. Voir Jean-Jacques Darmon, Le Colportage de librairie en France sous le Second Empire, Paris, Plon, 1972. 3. Voir Robert Mandrou, op. cit., p. 185-189. 4. Voir Roger Chartier, op. cit., p. 11.
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fortunés, les sources sont moins fiables mais en tout cas « le religieux ne fait pas le tout de la lecture populaire ». On trouve à Rouen les Confessions de saint Augustin chez un maître tailleur, Esther chez un maître tanneur et le Télémaque chez un épicier, la Clélie et Rabelais respectivement chez un maître tailleur et un ouvrier monnayeur1… On sait enfin que la période révolutionnaire intensifiera encore le désir de lectures, y compris chez ceux pour qui cela demande de véritables efforts. Tous ont envie de suivre en temps réel ce qui se passe ici ou là et, dans cette euphorie de la libéralisation provisoire des parutions, la littérature n’est pas oubliée puisque le pamphlet politique peut se faire roman voire conte libertin, comme avec La Messaline française, ce texte anonyme fameux de la fin des années 1780, très lu, qui raconte jusqu’où les supposées fureurs utérines de Marie Antoinette auront pu la conduire dans les jardins du château de Versailles… Anne Kupiec, évoquant cette période, parle d’un véritable amour du livre sous toutes ses formes. « On peut aisément cons‐ tituer un florilège de déclarations en sa faveur […] associant l’imprimerie et le livre ; la raison et les lumières ; la liberté et la Révolution. » « Au livre est assigné un objectif collectif et précis. L’ignorance maintient l’homme dans ses fers, elle est jugée contre-révolutionnaire et doit être combattue au même titre que la royauté. L’imprimé apparaît comme le recours indispen‐ sable et nécessaire […]. Le livre est convoqué pour assurer l’ins‐ truction et l’éducation de l’homme nouveau exclusivement ; dès lors les bons livres seront distingués des mauvais2. » Mercier va plus loin dans l’un des passages les plus célèbres de ses Tableaux de Paris et nous décrit un peuple plongé dans la lecture : On lit certainement dix fois plus à Paris qu’on ne lisait il y a cent ans ; si l’on considère cette multitude de petits libraires semés dans tous les lieux qui retranchés dans des échoppes au coin des rues et quelquefois en plein vent revendent des livres vieux ou
1. Ibidem, p. 174, 175, 179. 2. Voir Anne Kupiec, Le Livre sauveur, La Question du livre sous la Révolution française 1789-1799, Paris, Kimé, 1998, p. 57 et 69.
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quelques brochures nouvelles qui se succèdent sans interrup‐ tion… On voit des groupes de lecteurs qui restent comme aiman‐ tés autour du comptoir ; ils incommodent le marchand qui pour les faire tenir debout a ôté tous les sièges ; mais ils n’en restent pas moins des heures entières appuyés sur des livres1…
On comprend mieux dans la foulée ce que sera le succès des cabinets de lecture et autres boutiques de loueurs de livres ou de brochures, aux abords du Palais-Royal ou ailleurs2…
FAUT-IL DÉMOCRATISER LES LETTRES ? Enfin entrons-nous dans la partie véritablement contempo‐ raine de ce très long processus de démocratisation continue des lettres, avec l’apparition de la presse dotée de romansfeuilletons, des collections dont les prix chutent à 3,50 FF avec la révolution Charpentier, en 1838, avant qu’une baisse conti‐ nue des séries à bas coût ne fasse tomber le prix de base à 1,50 FF puis 1 FF, avant que les fascicules même des œuvres débitées en tranche ne soient partout proposés pour quelques centimes3… Tout cela dans une ambiance de sacre de l’écrivain, cette folie pour ne pas dire cette religion des lettres — c’est là le titre d’une étude signée Albert Collignon4 — qui certes ne touche qu’une poignée de cerveaux comme le jeune Julien Sorel du Rouge et du Noir, mais qui bientôt enfièvre les rangs de la bohème et des cénacles et jette sur le pavé toute une foule de lettrés courant le cachet qui grossira la masse des journalistes et autres publi‐ cistes du xixe siècle, comme le Bel Ami de Maupassant nous le raconte encore à la fin du siècle…
1. Cité par Daniel Roche dans Le Peuple de Paris, Essai sur la culture populaire au XVIIIe siècle, Paris, Aubier-Montaigne, 1981, p. 205. 2. Voir Françoise Parent-Lardeur, Les Cabinets de lecture, La Lecture publique à Paris sous la Restauration, Paris, Payot, 1982. 3. Voir le tome quatrième de la très grande Histoire de l’édition française sous la direction de Roger Chartier et d’Henri-Jean Martin publié à Paris chez Promodis entre 1982 et 1986. 4. Voir Albert Collignon, La Religion des lettres, Notes et réflexions d’un lecteur, Paris, Fischbacher, 1896.
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Cette extension des lectures donne-t-elle lieu à de multiples réjouissances ? Tous les gens de lettres se félicitent-ils de voir l’accès aux textes partout accru et la foule des lecteurs toujours grossissante ? Que nenni. S’il y a toujours eu des esprits chagrins pour estimer que l’instruction ne peut être pour tous — Vol‐ taire encore, au cœur des Lumières, y voit un danger grave de désordre social, qu’avons-nous besoin de cultivateurs ins‐ truits ?! dit-il en substance —, il semble que les choses s’intensi‐ fient au moment même où, par la baisse des prix de la presse et le lancement pour ainsi dire concomitant de la révolution Char‐ pentier, de vrais efforts sont entrepris pour en finir avec tout ce qui empêche de s’adonner au « vice impuni » de la lecture. De manière fameuse, les premières saillies qui portent contre cette démocratisation des lettres sont celles de Tocqueville dans son maître-livre De la démocratie en Amérique où il a des propos virulents contre les plumitifs qui veulent faire carrière. La démocratie, assure-t-il au tournant des années 1830-1840, ne fait pas seulement pénétrer le goût des lettres dans les classes industrielles, elle introduit l’esprit industriel au sein de la litté‐ rature. […] Les littératures démocratiques fourmillent toujours de ces auteurs qui n’aperçoivent dans les lettres qu’une indus‐ trie, et, pour quelques grands écrivains qu’on y voit, on y compte par milliers des vendeurs d’idées1.
Ne reprend-il pas, ce faisant, tout ce qui a déjà inspiré à Boileau quelques piques bien senties contre les auteurs qui courent le cachet et dont les plumes mercenaires sont à vendre ? N’est-ce pas là non tant une critique de la démocratisation des lettres que de ce qui l’accompagne — l’ouverture des marchés, les espoirs de gros gains, la foule des plumitifs alertés par les promesses de richesses, le dévoiement concomitant de l’art d’écrire en quelque chose qui est surtout commercial ? Presque en même temps le célèbre Sainte-Beuve donne dans la Revue des deux mondes son texte lui aussi devenu légendaire, De la littérature industrielle. Non pas tant charge contre le
1. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome second, Paris, Gal‐ limard, 1961, p. 66.
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roman-feuilleton que contre une évolution générale. Contre une certaine forme de professionnalisation des auteurs qui désor‐ mais utilisent les lettres en vue d’acquérir une position sociale. Son modèle de fait reste très aristocratique. « Dans tous ces monuments majestueux et diversement continus, des Bossuet, des Fénelon, des La Bruyère, dans ceux de Montesquieu ou de Buffon, on n’aperçoit pas de porte qui mène à l’arrière-boutique du libraire. » C’est l’affairisme de la monarchie de Juillet qu’il condamne. Au fond, pour lui, tout a été à peu près au point jusqu’à la Restauration ; Charles X bouté hors du trône, les choses sont allées moins bien. « Sous l’Empire, relativement, on écrivit peu ; sous la Restauration, en écrivant beaucoup, on garda […] de nobles enseignes… » L’industrie pénètre dans le rêve et le fait à son image, tout en se faisant fantastique comme lui ; le démon de la propriété littéraire monte les têtes et paraît constituer chez quelques-uns une vraie maladie pindarique, une danse de saint Guy curieuse à décrire. Chacun, s’exagérant son importance, se met à évaluer son propre génie en sommes rondes ; le jet de chaque orgueil retombe en pluie d’or. Cela va aisément à des millions, l’on ne rougit pas de les étaler et de les mendier. Avec plus d’un illustre, le discours ne sort plus de là : c’est un cri de misère en style de haute banque et avec accompagnement d’espèces sonnantes. […] Il faut bien se résigner aux habitudes nouvelles, à l’invasion de la démocratie littéraire comme à l’avènement de toutes les autres démocraties. Peu importe que cela semble plus criant en littérature. Ce sera de moins en moins un trait distinctif que d’écrire et de faire imprimer. Avec nos mœurs électorales, indus‐ trielles, tout le monde, une fois au moins dans sa vie, aura eu sa page, son discours, son prospectus, son toast, sera auteur1.
Très étonnamment, dans un seul et même mouvement, tout au long de ce même siècle, prend corps une attitude anti-démocratique portée par ceux qui tempêtent tout à la fois contre l’industrialisation des lettres et la dégradation de l’objet-livre. Pour ceux-là qui peuvent être par ailleurs tout
1. Voir Sainte-Beuve, De la littérature industrielle, Paris, Allia, 2003.
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à fait acquis aux idées républicaines la littérature ne peut s’adresser qu’à une poignée de happy few, elle est par nature d’essence supérieure, coupée du monde commun ; à leurs yeux, tout succès public d’un livre de choix repose forcément sur un malentendu. Si ce concept a toujours trouvé des défen‐ seurs — encore Jean-Jacques Pauvert au xxe siècle, bien qu’il ait lui-même paradoxalement publié d’excellents livres qui se sont très bien vendus — il est vrai que, plus l’instruction s’est développée, plus l’édition s’est enrichie, et moins il a semblé concevable qu’un petit nombre d’esprits éclairés, seuls, aient été en mesure d’apprécier les plus beaux fruits de l’inventivité humaine. Du moins les ventes en librairie ont-elles de plus en plus nettement semblé faire échec à ce type de théorie.
DE LA LITTÉRATURE EN RÉGIME DÉMOCRATIQUE Mais ce persistant discours d’inquiétude ne doit retenir l’attention que dans la mesure où il dit clairement comme l’extension du domaine de la lecture n’est pas sans agir sur la façon dont la littérature se fait, se diffuse, s’impose ici ou là. Publier plus, vendre plus, toucher plus de monde, s’adresser à des lecteurs toujours plus en lien avec les livres transforme la production. Plus le marché s’étend, plus il y a à gagner, plus la production mécaniquement perd son aspect traditionnel, sa forme rare, pour devenir une production d’abondance pen‐ sée dans une logique toujours plus commerciale. Dans quelle mesure ces nouveaux espoirs économiques ont-ils pu agir sur la façon dont la production a été pensée ? Comment dans le détail cela a-t-il pu influer sur la manière dont les auteurs ont pu écrire ? Quels sont les éléments clés qui ont permis aux lettres de toucher toujours plus de monde ? C’est ce que ce travail se propose de traiter en profondeur. Travail multiforme et complexe car tant d’aspects de la chro‐ nique de l’instruction, de l’histoire de la presse et de l’édition, de la sociologie de la culture sont concernés, cependant que les repères ou les moyens précis de juger de la démocratisation effective des lettres font cruellement défaut. Certes, le montant
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des ventes est assurément un indicateur de premier ordre, et il importe de commencer par noter, comme cela a souvent été dit, que le montant de la production au xixe siècle est multiplié par vingt, en quelques décennies, pour se faire une idée de l’extra‐ ordinaire décollage de l’écrit en un temps qui est celui de Fran‐ çois Guizot, de Louis Hachette ou de Jules Ferry. Et, par ailleurs, les lettres restent bien premières au cœur de toutes les produc‐ tions de l’édition au xixe siècle, comme le rappelle Martyn Lyons1. Mais les seules données chiffrées sont trop pauvres ou trop faibles et ne nous disent rien du lien exact noué dans le secret des familles avec le texte. Comment apprécier dans le détail cette fameuse ferveur dans le rapport à l’écrit évoqué pour la période romantique ? Cette idée d’une France nation lit‐ téraire n’est-elle pas d’abord liée à la formation des clercs et de tous ceux qui, après l’époque des salons du Grand Siècle, vont petit à petit prendre la conduite des affaires publiques ? Qu’estce que cette idée nous dit du rapport à l’écrit réel dans l’inti‐ mité ? C’est dire si traiter un tel sujet dans toutes ses dimensions relève d’une sorte de gageure voire de pari sur l’impossible tant les moyens d’appréciation font défaut. Il ne faut pourtant pas renoncer car il est essentiel de com‐ prendre comment, étape par étape, les choses ont pu se faire et la littérature gagner de nouveaux adeptes. Quels rôles ont pu jouer l’école, la presse, l’édition, les bibliothèques ? Et la dicho‐ tomie apparue au xixe siècle entre littérature raffinée et produc‐ tion de masse, écritures de travail, de recherche et volumes divertissants, n’est-elle pas le remixage de l’antique division entre productions populaires de divertissement colporté et volumes de librairie pour happy few ? N’est-il pas normal, par nature, que la production la plus légère gagne toujours plus d’adeptes, au détriment des œuvres qui demandent davantage d’efforts, qui ne peuvent toucher que ceux pour qui les lettres sont plus synonymes d’enrichissement que de délassement ? C’est, on le craint, plus de questions qui seront ici soulevées
1. Voir Martyn Lyons, Le Triomphe du livre, Une histoire sociologique de la lecture dans la France du xixe siècle, Paris, Promodis-Cercle de la librairie, 1987.
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que de réponses apportées tant il apparaît illusoire de pouvoir traiter tous ces points de manière définitive. Une chose est sûre : les contributeurs ici rassemblés ont tous, dans leurs parcours de chercheurs, abordé l’une ou l’autre des questions en lien avec cette importante thématique et accepté de joindre leurs efforts pour tenter ensemble d’éclairer tous les aspects de cette épineuse question. On veut espérer qu’ils auront réussi à aider tout un chacun à se faire une idée un peu plus précise de la manière dont les Français ont noué commerce avec les lettres. Le lecteur en jugera. Olivier Bessard-Banquy
1 LE LIVRE ET LA LITTÉRATURE AU DÉBUT DU XIXe SIÈCLE
Jean-Yves Mollier
Avant d’aborder le statut du livre au début du xixe siècle, il convient de préciser que l’édition telle que nous la concevons encore aujourd’hui est née entre 1770 et 1830, à la fois en France, en Angleterre et en Allemagne. Sans être liée à la révolution technologique que provoque l’introduction de la machine à vapeur dans les presses, ni à la révolution politique qui se pro‐ duit à la toute fin du xixe siècle en France, cette mutation de l’univers de l’imprimé fait naître un nouvel acteur dans la chaîne des métiers du livre, l’éditeur. Ce personnage que Balzac décrit en « padisha de la librairie » et même en « ministre de la littérature » dans la deuxième partie d’Illusions perdues, une sorte de calife des Lettres ou de souverain tout-puissant, domine désormais l’ensemble du champ littéraire. Quand Lousteau explique à Lucien de Rubempré qu’il ne sert plus à rien de concevoir un chef-d’œuvre mais que l’on attend de lui d’être « une collection1 », un fabricant de produits manufacturés propres à être immédiatement consommés, c’est tout un univers inconnu qu’il révèle au poète venu de province à Paris.
1. H. de Balzac, Illusions perdues, in La Comédie humaine, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, t. IV, p. 826.
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Sainte-Beuve le dira avec plus de violence dans son article de la Revue des Deux Mondes de septembre 1839 : les Belles Lettres ont disparu et ont cédé la place à l’industrie du livre ou, pire à ses yeux, à la « littérature industrielle1 ». C’est elle que l’on débite en tranches dans la « Fabrique de romans, maison Alexandre Dumas et Compagnie2 » que met en scène le pam‐ phlet d’Eugène de Mirecourt en 1845 ou le roman-feuilleton de Louis Reybaud intitulé César Falempin, publié la même année3. Dans cette œuvre bien oubliée, on aperçoit un entrepreneur, Granpré, qui a conçu le premier feuilleton fabriqué à la vapeur par une armée de « nègres », selon les principes de la division rationnelle du travail chère à Adam Smith4. Outre ces modifications radicales de l’univers des lettres, la réforme de l’instruction universelle qui débute avec la loi Gui‐ zot du 28 juin 1833, continue avec les lois Falloux de 1850 et Duruy de 1867, pour s’achever avec les lois Ferry de 1881-1882, a constitué le socle sur lequel s’est édifiée la culture de masse qui s’épanouit à la fin du xixe siècle mais apparaît en germes dans les débuts du Petit Journal en 18635. La deuxième moitié du xviiie siècle avait largement débattu de la nécessité ou du danger d’ouvrir l’école à toutes les couches de la société et la Lesewut, la rage ou la fureur de lire6 qui avait déferlé sur
1. A. Sainte-Beuve, « De la littérature industrielle », Revue des Deux Mondes, 1er septembre 1839, rééd. in Pour la critique, Paris, Gallimard, « Folio », 1992, p. 197-222. 2. E. de Mirecourt, Fabrique de romans, maison Alexandre Dumas et Cie, Paris, les marchands de nouveautés, 1845. 3. J.-Y. Mollier, « Aux origines du roman-feuilleton, de la case textuelle au décou‐ page d’une œuvre de fiction », in Les nouvelles aventures du chapitre, sous la direction d’Ugo Dionne et Aude Leblond, à paraître, Montréal, Presses de l’uni‐ versité de Montréal. 4. L. Reybaud, César Falempin, Paris, Michel Lévy frères, 1845, 2 vol., t. I, p. 277 et sqs. 5. J.-Y. Mollier, « Le parfum de la Belle Époque », in La Culture de masse en France de la Belle Époque à aujourd’hui, sous la direction de J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli, Paris, Fayard, 2002, p. 72-115, et D. Kalifa, La Culture de masse en France, t. 1 : 1860-1930, Paris, La Découverte, « Repères », 2001. 6. R. Wittmann, « Une révolution de la lecture à la fin du xviiie siècle ? », in His‐ toire de la lecture en Occident, sous la direction de G. Cavallo et R. Chartier, Paris, Seuil, 1995, p. 331-364.
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l’Allemagne bourgeoise et citadine au même moment, avait fini par atteindre presque toutes les catégories sociales. L’Église catholique avait vu avec inquiétude le cabinet de lecture rem‐ placer le cabaret et des œuvres du type de celle des Bons Livres apparue à Bordeaux en 1820 avaient commencé à élever des barrages contre le torrent des mauvais romans, contribuant de la sorte à alimenter la soif de lectures de délassement qui ne cesse d’irriguer toute la société après 18301. La littérature de « large circulation » ou de « grande consommation », pour évi‐ ter le terme de « littérature populaire », trop ambigu2, avait profité de ces encouragements et, qu’elle soit laïque et mélodra‐ matique d’un côté, ou édifiante et morale de l’autre, elle avait trouvé de multiples supports pour se répandre, les éditeurs ayant accompagné ou précédé ces évolutions. L’édition moderne se met ainsi en place en France entre 1838, date de l’apparition de la « Bibliothèque Charpentier » au for‐ mat « Grand in-18 anglais dit Jésus » à 3,50 FF le volume — moins de vingt euros actuels — et 1853-1855, date à laquelle le prix d’appel de ces collections-bibliothèques chute à un franc — cinq euros d’aujourd’hui. Gervais Charpentier, Louis Hachette et Michel Lévy sont les principaux artisans de cette révolution des pratiques culturelles qui transforme les habitudes au point de faire disparaître le roman cousu main des campagnes, ou, du moins, de le faire régresser. Les collections standardisées apparaissent presque en même temps que les librairies de détail qui se multiplient après 1860 et commencent véritablement à occuper l’espace urbain3. Ainsi le livre se répand-il à la vitesse des convois de chemins de fer qui le trans‐ portent un peu partout dans le pays et des bateaux à vapeur qui
1. N. Richter, Introduction à l’histoire de la lecture publique, Bernay, À l’enseigne de la queue du chat, 1995. 2. R. Mandrou, De la culture populaire aux 17e et 18e siècles, La Bibliothèque bleue de Troyes, Paris, Stock, 1964, et M. de Certeau, D. Julia et J. Revel, « La beauté du mort, Le concept de « culture populaire » » in Politique aujourd’hui, décembre 1970, repris in M. de Certeau, La Culture au pluriel, Paris, UGE, « 10-18 », 1974, p. 55-94. 3. M. Lyons, Le Triomphe du livre, Une histoire sociologique de la lecture dans la France du xixe siècle, Paris, Promodis-Cercle de la librairie, 1987.
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l’emportent vers l’Amérique où Alexandre Dumas père est aussi célèbre qu’à Paris qui acclame Harriet Beecher Stowe en 1852, une autre de ces vedettes médiatiques qui profite du succès pla‐ nétaire de son œuvre phare, La Case de l’oncle Tom.
LA NAISSANCE DE L’ÉDITEUR, FIGURE MAJEURE DU CHAMP MÉDIATIQUE Si Phineas Taylor Barnum a véritablement popularisé l’industrie du cirque au point de transformer son nom de famille en synonyme d’un impresario bruyant occupant tout l’espace des journaux, il a été imité et de nombreux barnums ont vu le jour en Occident à la même époque. En ce sens, et quoi qu’il ait prétendu le contraire, Bernard Grasset n’a pas créé « l’ère des cent mille1 », les grands tirages de librairie étant apparus avec Arthème Fayard, second du nom, en 1904-1905, et ayant été largement préparés par la baisse continue du prix du livre qui démarre en 1838 et se stabilise pour une longue période en 1853-1855. Toutefois on ne comprend rien à cette première phase du décollage de l’édition moderne2 si on ne remonte pas aux années 1770-1780 qui voient un libraire lillois installé à Paris, Charles-Joseph Panckoucke, racheter le privi‐ lège et les cuivres de L’Encyclopédie au consortium de libraires et d’imprimeurs qui a commercialisé la première série compre‐ nant vingt-huit volumes de textes et de planches3. Alors même qu’il n’existe pas de marché pour une deuxième édition puisque la précédente, vendue très cher, est parvenue aux limites extrêmes de son lectorat naturel, cet entrepreneur schumpeté‐ rien avant la lettre choisit de faire naître de nouveaux lecteurs
1. Ses biographes se sont laissé abuser par les déclarations fracassantes du « Napoléon de la librairie » au point que de multiples observateurs continuent à répéter ce lieu commun. Voir Gabriel Boillat, Bernard Grasset et les lettres fran‐ çaises, Paris, Honoré Champion, 1974-1988, 3 vol. 2. J.-Y. Mollier, Michel et Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne (1836-1891), Paris, Calmann-Lévy, 1984. 3. R. Darnton, L’Aventure de l’Encyclopédie, Un best-seller au siècle des Lumières, Paris, Robert Laffont, 1982.
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en réduisant le format des volumes, en délocalisant son impres‐ sion à Neuchâtel et en utilisant toutes les ressources de la publi‐ cité dans la presse pour faire parler de lui et de ses livres. Les éditions in-quarto puis in-octavo, officielles ou pirates, qui suivent la belle édition in-folio des origines finissent par être offertes aux lecteurs à 225 livres au lieu des 980 livres de la pre‐ mière série1, soit une diminution par quatre du prix d’appel. Cela explique l’immense succès de L’Encyclopédie — 24 000 col‐ lections complètes vendues dans le monde entier avant 1800 — ce qui ne s’était jamais vu ni imaginé auparavant. Pour parvenir à ce résultat exceptionnel qui brise les carcans qui enfermaient la librairie d’Ancien Régime dans un cadre étroit, Panckoucke et ses associés ainsi que ses imitateurs n’ont cessé d’innover, d’aller au-devant des consommateurs et de leur faire comprendre, ou croire, qu’ils avaient besoin de posséder ces volumes dans leur bibliothèque pour continuer à vivre. En agis‐ sant ainsi, et en faisant travailler les imprimeurs de la Société typographique de Neuchâtel plutôt que ses propres presses, il a commencé à spécialiser son entreprise et à se concentrer sur ce qui deviendra le métier d’éditeur dans les années suivantes. De la librairie vont en effet sortir les papetiers, les fabricants de papier en continu, et les imprimeurs, propriétaires de presses à vapeur, les « mécaniques anglaises », car l’investissement exigé pour édifier ces usines de pâte à papier et ces imprimeries de labeur est trop important pour justifier la dispersion des activi‐ tés. De même, le mouvement de spécialisation et d’autonomisa‐ tion des professions du livre poussera à abandonner à d’autres commerçants la diffusion et la distribution des livres, les com‐ missionnaires et les libraires se chargeant désormais de ces tra‐ vaux en devenant les sous-traitants ou les obligés de l’éditeur. Celui-ci commande en effet à toute la chaîne des métiers du livre et en profite pour pousser son avantage au maximum chaque fois que la conjoncture le permet. Ainsi Louis Hachette parvient-il à obtenir, lors de la crise des années 1830-1831, des délais de paiement de six, neuf, douze, quinze puis dix-huit mois
1. Ibidem, p. 46-47.
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qui constituent une exceptionnelle opportunité puisque les volumes en question auront été rentabilisés depuis longtemps quand l’éditeur devra honorer ses billets à ordre1. Même s’il en est différemment en temps ordinaire, l’éditeur tient désormais le sort des imprimeurs et celui des papetiers entre ses mains dans la mesure où ses commandes sont indispensables pour faire tourner les machines qui remplacent les presses d’autre‐ fois. En aval de la production, les libraires-commissionnaires, nos diffuseurs, se chargent d’un travail qui nécessite d’entrete‐ nir des commis-voyageurs — nos représentants — et de les rémunérer en fonction des souscriptions qu’ils rapportent. Là encore, l’éditeur profitera de cette externalisation de certaines fonctions pour mieux se concentrer sur son activité de base, ce qui l’amènera, ultérieurement, à confier à de véritables messa‐ geries le transport de ses ballots ou colis qu’il achemine encore par la malle-poste. Même si le schéma que nous dessinons demeure théorique et ne fait qu’illustrer la tendance lourde, le trend, on voit bien émerger cette figure centrale de l’éditeur quand ce personnage qui porte encore le nom de libraire se consacre à la recherche et au recrutement des auteurs, désor‐ mais son occupation principale. Archétype de l’éditeur moderne, Charles-Joseph Panckoucke s’est installé dans l’ancien hôtel du président de Thou, à Paris, et il a fini par racheter presque toutes les maisons de la rue des Poitevins, en rive gauche de la Seine2. C’est dans ce haut lieu de l’humanisme qui disposait d’une des plus belles bibliothèques de la capitale qu’il reçoit désormais ses auteurs, son « écurie » devrait-on écrire car, avec la mise en chantier de L’Encyclopédie méthodique, en 1782, c’est lui qui est véritablement aux com‐ mandes de cette édition, achevée bien après sa mort par ses descendants, en 1832. Avec cette écurie d’auteurs réunis autour du chef d’orchestre, l’éditeur qui reçoit à sa table, comme un grand seigneur d’autrefois ou un grand bourgeois du xixe siècle,
1. J.-Y. Mollier, Louis Hachette (1800-1864), Le fondateur d’un empire, Paris, Fayard, 1999. 2. S. Tucoo-Chala, Charles-Joseph Panckoucke et la librairie française. 1736-1798, Pau-Paris, Marrimpouey Jeune-Jean Touzot, 1977.
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on voit poindre un phénomène qui culminera au xxe siècle lorsque la rue Sébastien-Bottin sera devenue la « ruche Galli‐ mard » bruissant des mille rumeurs du Landerneau littéraire. L’hôtel de Thou, rue des Poitevins, peut être considéré comme la première maison d’édition de l’histoire, le terme de maison, sans se substituer complètement à celui de librairie, ayant ten‐ dance à caractériser l’ambiance particulière de ce lieu. La « mai‐ son » d’édition évoque l’intimité d’un foyer, la chaleur d’une table animée, la sociabilité d’un groupe d’hommes et de femmes unis par des idées et des sentiments communs. Cette disposition explique qu’il y aura, aux xixe et xxe siècles, des maisons d’édi‐ tion traditionnelles (Plon, Flammarion, Fayard) ou, au contraire, d’avant-garde (Michel Lévy frères, Gallimard), de droite (Dentu, Plon, Calmann-Lévy) ou de gauche (Larousse avant 1900, Rieder, Maspero), catholiques (Téqui, Gautier-Languereau), protes‐ tantes (Fischbacher) ou républicaines (Pagnerre, Hetzel, Larousse), voire socialistes (Lachâtre), puis communistes (les Éditions sociales)… Pour résumer le sens de ces changements qui ne se pro‐ duisent pas tous en même temps mais contribuent à faire dis‐ paraître la librairie d’Ancien Régime au profit de l’édition moderne, on dira qu’ils aboutissent à faire émerger la figure de cet entrepreneur très particulier qu’est l’éditeur, homme double, un pied dans la marchandise, l’autre dans les idées. Charles Baudelaire avait parfaitement perçu cette double nature de l’éditeur quand il écrivait à Michel Lévy qu’il y avait chez lui deux personnages, le « parfait homme du monde » de l’appartement de la place Vendôme, et le négociant « hérissé comme un sauvage1 » de la rue Vivienne avec qui il était difficile d’avoir une conversation. Le journaliste Elias Regnault avait, l’un des premiers, tenté de faire sentir ces mutations du champ littéraire en rédigeant le chapitre intitulé « L’éditeur » qui, dans
1. Ch. Baudelaire à M. Lévy, lettre du 7 juillet 1863, reproduite in J.-Y. Mollier, « Baudelaire et les frères Lévy : auteur et éditeur », Etudes baudelairiennes, t. XII, Neuchâtel, La Baconnière, 1986, p. 192-194.
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Les Français peints par eux-mêmes1, apparaît comme un véri‐ table « souverain dispensateur de la gloire littéraire », pour par‐ ler, cette fois, comme Bernard Grasset dans La Chose littéraire2 un siècle plus tard. « Talisman magique », « chaîne aimantée », « ange ou démon », le Janus bifrons adulé ou détesté possède aux yeux de ses contemporains, journalistes, écrivains et libraires, tous les attributs de la puissance, au point que tous tremblent ou s’inclinent humblement devant lui. Comme pour le Roi-Soleil peint par le duc de Saint-Simon à son réveil, il voit venir à lui, selon Balzac et le tableau qu’il en dresse dans Illusions perdues, toute la troupe de ceux qui vivent de son bon vouloir, les pape‐ tiers, les imprimeurs, les libraires commissionnaires, les jour‐ nalistes et les auteurs. Dans ce tableau saisissant qui n’occupe que quelques lignes dans le roman, Balzac a mis en scène le changement fondamental auquel il avait assisté autour de 1830 : le sacre de l’éditeur arrachant sa couronne à l’homme de lettres et la déposant lui-même sur sa propre tête, ainsi que l’avait fait Napoléon Ier en la cathédrale Notre-Dame le 2 décembre 1804 devant Pie VII sidéré par cette audace3. Européen et non simplement français4, ce couronnement de l’éditeur en majesté ne concerne pas la seule édition littéraire mais a débuté dans l’édition scolaire, juridique, scientifique avant de s’étendre au domaine des belles lettres5. En Angleterre, c’est dans le secteur des guides de voyage que John Murray a imposé une sorte de standard européen, le guide à couverture rouge qui s’imposera aux amateurs de Baedeker allemands ainsi qu’aux guides Joanne de l’éditeur Louis Maison bientôt
1. É. Regnault, « L’éditeur », Les Français peints par eux-mêmes, rééd., Paris, La Découverte, « Omnibus », 2004, p. 943-958. 2. B. Grasset, La Chose littéraire, Paris, Gallimard, 1929, p. 7. 3. Voir le tableau de Jacques-Louis David, Le Sacre de Napoléon Ier (1808) au musée du Louvre. 4. Nous nous séparons sur ce point de Pascal Durand et d’Anthony Glinoer qui, dans Naissance de l’éditeur, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2005, situent strictement cet avènement dans la France des années 1830 en le liant à la seule édition littéraire et romantique qui n’en est, à nos yeux, qu’un des avatars. 5. J.-Y. Mollier, Une autre histoire de l’édition française, Paris, La Fabrique, 2015, pour une vue d’ensemble de ces changements.
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repris par Louis Hachette1. À Londres, les éditeurs de novels, ceux de Walter Scott en premier lieu, ont fini par imposer un format, le « triple decker », trois tomes pour un roman, qui fera long feu en France mais sera à l’origine du développement des circulating libraries, véritable institution britannique jusque tard dans le xixe siècle2. En Allemagne, le modèle du diction‐ naire portatif façon Conversationslexikon de Friedrich Brock‐ haus3 devait inspirer bien des éditeurs français qui se feront la guerre dans les années 1830-1840 en revendiquant l’originalité d’une formule qu’ils avaient empruntée à leurs homologues de l’autre côté du Rhin. Bien d’autres exemples pourraient venir illustrer cette naissance à l’échelle du continent de dynasties d’éditeurs parmi lesquelles on se contentera de citer les McMil‐ lan, Murray, Routledge et Smith britanniques aux côtés des Brockhaus et autres Cotta germaniques, exacts contemporains des Hachette, Hetzel et autres Lévy français qui étaient les héri‐ tiers de Charles-Joseph Panckoucke, l’archétype ou le modèle idéal-typique de l’éditeur moderne. Comparé par ses contem‐ porains à un ministre officieux de l’information4, il anticipait ainsi le « ministre de la littérature » que fut Camille Ladvocat, le Dauriat d’Illusions perdues, l’éditeur de Delavigne, Hugo et Chateaubriand et ce « padisha de la librairie » à qui ses auteurs offrirent le Livre des Cent et Un quand il connut des revers de fortune en 18315.
1. Les guides imprimés du xvie au xxe siècle. Villes, paysages, voyages, dir. G. Cha‐ baud, E. Cohen, N. Coquery, et J. Penez, Paris, Belin, 2000. 2. M.-F. Cachin, Une nation de lecteurs. La lecture en Angleterre (1815-1945), Vil‐ leurbanne, Presses de l’ENSSIB, 2010. 3. J.Y. Mollier, L’Argent et les Lettres. Histoire du capitalisme d’édition, Paris, Fayard, 1988, p. 104, et F. Barbier, L’empire du livre. Le livre imprimé et la construc‐ tion de l’Allemagne contemporaine (1815-1914), Paris, Cerf, 1995, p. 76-80. 4. S. Tucoo-Chala, op. cit., p. 211. 5. P. Durand et A. Glinoer, op. cit.
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LA STANDARDISATION DES COLLECTIONS ET LA CONSOMMATION DE MASSE Avec l’arrivée progressive de la vapeur dans les presses, l’atelier gutenbergien achève sa course historique et cède peu à peu la place à la grosse imprimerie moderne telle que la conçoit Paul Dupont quand il quitte Paris pour Clichy, en banlieue, au début du Second Empire1. Aux frontières de la France, et notam‐ ment dans le jeune royaume de Belgique, des entrepreneurs audacieux n’avaient pas attendu les années 1850 pour installer de véritables usines fonctionnant jour et nuit et capables de produire des livres compacts à un prix défiant toute concur‐ rence. Soutenus par les banques locales, en particulier la Société générale de Belgique, ils vont rapidement s’emparer des mar‐ chés extérieurs du livre français2 et, au début des années 1830, quand sévit la pire crise que ce secteur de l’économie ait subie, ils vont menacer l’édition française d’asphyxie. C’est dans ces conditions de concurrence aiguë, parce qu’il se sent acculé à l’obligation de fermer sa boutique ou d’innover, qu’un ancien commis de Camille Ladvocat, Gervais Hélène Charpentier, pro‐ voque la révolution qui porte son nom. En utilisant le format compact des imprimeurs belges qui se prête admirablement à la standardisation des livres, il met au point avec le papetier Ernest Dupuis la feuille d’impression dite « Jésus » qui permet de fabriquer le volume in-18 de 18,5 cm sur 11,5 cm qui corres‐ pond au développement d’un marché en extension quasi illimi‐ tée3. Comme l’écrira Michel Lévy quand il cherchera à imiter son concurrent et à aller plus loin encore en abaissant le prix du petit livre compact et portatif, contenant l’équivalent de deux
1. J.-Y. Mollier, L’Argent et les Lettres…, op. cit., p. 134-138. 2. H. Dopp, La Contrefaçon des livres français en Belgique 1815-1852, Louvain, Librairie universitaire, 1932, et C. Bulté, « Approche économique du secteur de la contrefaçon à Bruxelles (1814-1852) », in Contrefaçons, Cahiers du Cédic, n° 2-4, janvier 2003, p. 3-78. 3. I. Olivero, L’Invention de la collection : de la diffusion de la littérature et des savoirs à la formation du citoyen au xixe siècle, Paris, IMEC, 1999.
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in-octavo à 7,50 FF, et vendu pourtant 1 FF : « Le format grand in-18 (dit Charpentier), adopté d’abord pour mettre à même de soutenir la concurrence contre la contrefaçon étrangère, est devenu le format le plus usuel. Reconnu supérieur à tous les autres, autant en raison de la quantité de texte qu’il comporte qu’en raison de son élégance et de sa commodité, ce format est aujourd’hui en possession légitime de la faveur de tous, parce qu’il répond aux besoins et au goût de tous1. » Ce document, publié au début de l’automne 1855 et rédigé à l’occasion du lancement à grand renfort de publicité de sa col‐ lection éponyme, marquait l’achèvement de cette petite révolu‐ tion des usages qui avait, en moins de vingt ans, permis à l’édition française de diviser le prix du livre de grande consom‐ mation et de large circulation par quinze. En effet, si l’on consi‐ dère qu’un roman d’Alexandre Dumas père occupait généralement deux ou trois tomes des anciens formats de cabi‐ net de lecture, et coûtait donc 15 FF ou 22,50 FF, son équivalent dans la collection des « Œuvres complètes » de Dumas avait été réduit à 2 FF en 1846 et était tombé à un franc dans la « Collec‐ tion Michel Lévy » de 1855. Le premier catalogue de cette der‐ nière série, tirée à 6 600 exemplaires et réimprimée en fonction des besoins, comprenait La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils, Le Rouge et le Noir de Stendhal, les Histoires extra‐ ordinaires d’Edgar Allan Poe traduites par Charles Baudelaire, les Contes d’Hoffmann, La Petite Fadette, La Mare au diable de George Sand, et bien d’autres volumes, tous offerts à ce prix révolutionnaire, un franc ou l’équivalent de cinq euros d’aujourd’hui. Quand Madame Bovary de Flaubert sera intro‐ duit dans cette collection, en 1857, il faudra confectionner deux tomes en raison de l’épaisseur du manuscrit, et le lecteur se procurera l’édition originale de ce roman pour 2 FF ou 10 euros actuels. Les 20 000 exemplaires vendus en une année seront la réponse du marché à cette impulsion donnée par un
1. Prospectus de lancement de la « Collection Michel Lévy » sous-titrée « Choix des meilleurs ouvrages contemporains. Format Grand in-18 (Charpentier). Imprimé sur beau papier satiné. Contenant la valeur de 2 ou 3 volumes inoctavo », p. 1-2, coll. personnelle de l’auteur.
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entrepreneur de talent qui était doublé d’un lecteur de revues d’avant-garde aussi passionné et averti que le sera Gaston Gal‐ limard quand il sera invité par Gide et ses amis à prendre la tête du petit comptoir d’éditions de La Nouvelle Revue Française en 19111. La contrepartie de cette standardisation des collections pré‐ sente un aspect irritant mais on ne peut le passer sous silence, la fixation du prix moyen d’achat d’un manuscrit à forfait à 400 ou 500 FF, qu’il s’agisse du chef-d’œuvre de Stendhal vendu par son ayant droit, ou de celui de Gustave Flaubert, cédé à Michel Lévy, non pour 800 FF, ce qui ne veut rien dire, mais pour deux fois 400 FF, ce qui correspond précisément au prix de vente du manuscrit d’un débutant au début du règne de Napoléon III. Qu’il s’agisse de la comtesse de Ségur qui abandonne, pour la somme de 500 FF, la propriété littéraire de ses premiers contes à Louis Hachette, des auteurs de la Librairie Nouvelle du bou‐ levard des Italiens comme de ceux qui composent le catalogue de Victor Lecou que va reprendre Louis Hachette pour le verser dans sa « Bibliothèque des chemins de fer », ou des auteurs de Michel Lévy, le marché a imposé ses normes et tous les écrivains sont logés à la même enseigne. On peut s’indigner de ce traite‐ ment et les frères Goncourt ne s’en priveront pas qui feront de Michel et de Calmann Lévy « les plus grands égorgeurs, les plus féroces usuriers de la littérature2 », mais c’est refuser d’admettre que ces « barons de la nouvelle féodalité indus‐ trielle », comme les avait nommés Élias Regnault3, étaient les seuls en mesure de répondre au besoin de lire qui commençait à sourdre dans toutes les couches de la société. Grâce à l’école, aux manuels scolaires vendus bientôt par dizaines de millions
1. A. Anglès, André Gide et le premier groupe de la Nouvelle Revue française, Paris, Gallimard, 1978-1986, 3 vol. 2. J. et E. de Goncourt, Journal de la vie littéraire, Paris, Robert Laffont, « Bou‐ quins », 1989, 3 vol., t. III, p. 665. 3. É. Regnault, op. cit.
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d’exemplaires1, aux livres pratiques, aux dictionnaires et ency‐ clopédies bon marché, au journal et aux fictions mélodrama‐ tiques qui composaient l’ordinaire des feuilletons, tout le monde voulait lire, ce à quoi ni Flaubert ni les Goncourt n’étaient prêts. Il suffit de regarder la réaction de Gustave Flaubert qui écrit à son ami Jules Duplan, en 1862, que « la maison Hachette [lui] pue au nez avec ses couronnes de prix et ses locomotives2 » pour comprendre que l’apparition de la « Bibliothèque des chemins de fer » dont le quatrième plat de couverture représente une locomotive Crampton, crachant de la vapeur, était pour lui une abomination. Sans doute partageait-il l’opinion des Goncourt écrivant à propos de la même révolution des pratiques cultu‐ relles en ces années 1855-1860 : « Plus de public, mais une cer‐ taine quantité de gens qui aiment à digérer en lisant une prose claire comme un journal, qui aiment à se faire raconter des his‐ toires en chemin de fer par un livre qui en [con]tient beaucoup ; qui lisent non pas un livre mais pour vingt sous3. » Il suffit pour‐ tant de parcourir les catalogues des éditeurs qui participaient à cette mutation des usages pour s’apercevoir que l’abaissement du prix du volume n’avait nullement entraîné une dégradation de la qualité des auteurs puisque les plus réputés d’entre eux, y compris ceux qui sont entrés ensuite au panthéon de la littéra‐ ture, avaient accordé à Michel Lévy et à Louis Hachette, ou à Jules Hetzel, à Constans Jaccottet et à Achille Bourdilliat, le droit de les publier dans ces collections dites de « voyageurs » en rai‐ son de leur petit format. C’était d’ailleurs, pour un Théodore de Banville qui souhaitait y être introduit, « le merle blanc des poètes, la popularité4 », et les Goncourt confondaient, dans la même réprobation générale, toutes les collections destinées au
1. J.-Y. Mollier, « Le manuel scolaire et la bibliothèque du peuple », in Roman‐ tisme, n° 80, 1993, repris in La Lecture et ses publics à l’époque contemporaine, Essais d’histoire culturelle, Paris, PUF, 2001, p. 51-70. 2. G. Flaubert à J. Duplan, le 8 juillet 1862, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973-2007, 5 vol., t. III, p. 228. 3. J. et E. de Goncourt, op. cit., t. I, p. 169. 4. T. de Banville à M. Lévy, s.d. [1858], archives Calmann-Lévy, dossier T. de Ban‐ ville, citée in J.-Y. Mollier, Michel et Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne 1836-1891, Paris, Calmann-Lévy, 1984, p. 255.
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grand public, qu’elles soient ou non en vente dans les biblio‐ thèques de gares qui s’étaient multipliées à partir de mars 1853. Là encore, et contrairement à ce qu’affirmèrent nombre de concurrents jaloux des succès commerciaux de Louis Hachette, l’ouverture des kiosques de gares ne s’effectua nullement au détriment des librairies de province mais la croissance des pre‐ miers fut la condition de développement des secondes dans les années 1860-1890 qui furent celles du maillage de la France par un tissu extrêmement dense de boutiques à lire1. Seuls les cabi‐ nets de lecture furent les victimes de cet essor mais les derniers d’entre eux ne disparaîtront qu’après la Seconde Guerre mon‐ diale et l’on sait que celui d’Adrienne Monnier, passage de l’Odéon, connut un vif succès dans l’entre-deux-guerres. De même, la généralisation des collections à bon marché, qui connaîtront une seconde phase de développement dans les années 1885-1905, de l’apparition de la collection des « Auteurs célèbres » chez Flammarion2 à la « Modern Bibliothèque » et au « Livre populaire » chez Arthème Fayard3, en passant par leurs émules chez Ferenczy (Ferenczi après 1914), Rouff4 et Tallan‐ dier5, engendrera des phénomènes de standardisation des contenus qui finira par porter le discrédit sur l’ensemble de ces séries6. C’est toutefois mélanger une nouvelle fois des romans du type Chaste et flétrie — 80 000 exemplaires vendus — qui lance la collection « Le Livre populaire » en 1905 et Pêcheur
1. M. Lyons, op. cit., p. 218-219, pour le tableau chiffré de cette croissance du réseau de librairies en France, et J.-Y. Mollier, Louis Hachette…, op. cit., p. 310-319. 2. E. Parinet, La Librairie Flammarion 1875-1914, Paris, IMEC, 1992. 3. S. Grandjean-Hogg, L’Évolution de la Librairie Arthème Fayard (1857-1936), thèse de doctorat en histoire, Saint-Quentin-en-Yvelines, université de VersaillesSaint-Quentin, 1996. 4. S. Chaudat, Les Éditions Jules Rouff et la naissance de la culture de masse (1877-1913), thèse de doctorat en histoire, Saint-Quentin-en-Yvelines, université de Versailles-Saint-Quentin, 2013. 5. M. Letourneux et J.-Y. Mollier, La Librairie Tallandier, Histoire d’une grande maison d’édition populaire (1870-2000), Paris, Nouveau Monde, 2011. 6. M. Letourneux, Fictions à la chaîne, Paris, Seuil, 2017.
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d’Islande, la plus grosse vente de la « Nouvelle Collection illus‐ trée » chez Calmann-Lévy, 492 000 volumes commercialisés entre 1907 et 1919 dans cette seule version1. Bien avant que les surréalistes ne s’en prennent à Pierre Loti, considéré en 1924 comme le produit frelaté de la littérature industrielle2, alors même que cet écrivain académique avait été porté au pinacle tant qu’il n’était pas publié en collection grand public, la querelle du roman-feuilleton avait réuni tout ce que la France comptait d’esprits chagrins, subitement effrayés à l’idée que leur concierge, leur domestique ou leur palefrenier pourrait lire les mêmes livres qu’eux3. Ce combat d’arrièregarde avait débouché sur le vote de l’amendement Riancey, en juillet 1850, qui avait amené une Assemblée nationale ultra‐ réactionnaire à inventer un impôt sur les feuilletons comme si une digue pouvait encore arrêter le torrent de livres bon mar‐ ché qui avait accompagné la percée du « roman à quatre sous » en 1848-18504. Il fut plus facile au même parlement de retirer le droit de vote à un tiers des Français, les plus pauvres, en mai de la même année 18505, que de les empêcher de lire, ce qu’avait parfaitement compris l’Œuvre des Bons Livres qui s’efforçait de faire rédiger de bons romans plutôt que continuer à dresser des barrières imaginaires contre la soif de lecture qui gagnait toute la population. Les éditeurs catholiques de province firent leur fortune avec cette littérature édifiante et la maison Mame de Tours en est le plus beau fleuron avec ses immenses usines et ses cartonnages industriels qui répandirent à profusion la prose
1. J.-Y. Mollier, « De la consécration au pilori, le cas Loti », Revue d’histoire litté‐ raire de la France, mars 2014, n° 1, p. 157-168. 2. C’est le sens de leur tract intitulé « Un cadavre » in Tracts surréalistes et décla‐ rations collectives, t. 1 : 1922-1939, sous la direction de J. Pierre, Paris, Éric Losfeld, 1980, p. 19-26. 3. L. Dumasy, La Querelle du roman-feuilleton, Littérature, presse et politique, un débat précurseur, Grenoble, ELLUG, 1999. 4. L. Artiaga, Des torrents de papier, Catholicisme et lectures populaires au xixe siècle, Limoges, PULIM, 2007. 5. Cette loi réactionnaire, dénoncée par le prince-président, Louis-Napoléon Bonaparte, lui permettra d’apparaître en défenseur du droit de vote après son coup d’État, perpétré le 2 décembre 1851.
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du chanoine Schmid et le best-seller du cardinal Wiseman, Fabiola ou l’église des catacombes1. De la dénonciation de la fureur de lire en Allemagne quand le succès des Souffrances du jeune Werther était censé augmen‐ ter le nombre de suicides romantiques et que La Nouvelle Héloïse provoquait des torrents de larmes, à la publication de Romans à lire et romans à proscrire de l’abbé Bethléem en 1904, un changement s’était opéré et les censeurs ne condamnaient plus le principe de la lecture mais certains écrivains jugés dan‐ gereux. La consommation de masse avait ainsi rompu tous les barrages et elle le devait certes à des changements de société mais également à la ténacité de ces éditeurs qui, à l’instar de Michel Lévy, avaient rêvé de pouvoir créer un besoin de lire aussi fort que celui de manger et de boire2. George Sand était sceptique quand son éditeur tentait de la rassurer en lui expli‐ quant qu’elle avait tout à gagner à cet élargissement de son public, mais elle finit par se laisser convaincre tandis que ni Flaubert ni les Goncourt ni les autres détracteurs du dévelop‐ pement des industries culturelles n’acceptèrent jamais cette conséquence ultime de la démocratisation de la société.
LA DOMINATION DU ROMAN Pour parvenir à peupler leurs catalogues des romans que réclamait un public de plus en plus massif, les éditeurs avaient fait signer des contrats d’exclusivité à leurs auteurs dès le milieu des années 1840. Ce droit de préférence, ou de suite, que la loi de mars 1957 codifiera avec précision, avait d’abord concerné les auteurs dramatiques, les mieux rémunérés avant 1848, puis les romanciers au fur et à mesure que ce genre littéraire eut
1. Mame, Deux siècles d’édition pour la jeunesse, sous la direction de C. Boulaire, Rennes, PUR, 2012. 2. J.-Y. Mollier, Michel et Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne…, op. cit., p. 426, et « George Sand et les prémices de la culture de masse », George Sand, littérature et politique, sous la direction de M. Reid et M. Riot-Sarcey, Nantes, Pleins Feux, 2007, p. 165-174.
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tendance à se substituer à la poésie, toujours appréciée, mais démonétisée après le décès de Baudelaire, et au théâtre, en recul du point de vue de l’édition des pièces après 1880. Alors que le spectateur de la Restauration et celui de la monarchie de Juillet avaient l’habitude d’acheter, le soir de la représentation à laquelle ils assistaient, le volume contenant le texte de la pièce, celui du Second Empire commence à préférer acquérir un pro‐ gramme sur papier glacé avec la photographie de la vedette1. Cela conduira les fils de Calmann Lévy à vendre leur journal L’Entr’Acte à L’Illustration en 1896 car la possession de ce pério‐ dique spécialisé qui avait symbolisé la domination éclatante de la maison Michel Lévy frères sur l’univers des théâtres parisiens pendant plusieurs décennies ne se justifiait plus. Puisque le public n’achetait plus, ou dans de moindres proportions, les livrets d’opéra et les pièces de théâtre, les catalogues de la mai‐ son d’édition devaient tenir compte de cette mutation des goûts et des sensibilités. Comme pour la poésie qui avait triomphé quand Dauriat expliquait à Lucien de Rubempré qu’il y avait quatre poètes qui comptaient, « Béranger, Casimir Delavigne, Lamartine et Hugo2 », mais que les autres n’avaient déjà plus de public, le théâtre avait vu ses grandes collections d’avant 1848, « La France dramatique au xixe siècle » de Barba, le « Magasin théâtral » de Marchant et la « Bibliothèque dramatique » de Michel Lévy, s’essouffler après cette date. La poésie continuera à passionner les Français et la publica‐ tion de plaquettes à compte d’auteur ne diminuera pas avant le début de la Première Guerre mondiale, bien au contraire3, mais elle aura quitté Paris pour la province, et concernera essentiel‐ lement la population pouvant pratiquer l’auto-édition, la petite et la moyenne bourgeoisie. Pour les catégories moins fortunées,
1. J.-Y. Mollier, Michel et Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne…, op. cit. 2. H. de Balzac, Illusions perdues, op. cit., p. 703. 3. G. Rosa, S. Trzepizur et A. Vaillant, « Le peuple des poètes, Étude bibliomé‐ trique de la poésie populaire de 1870 à 1880 », Romantisme, n° 80, 1993, p. 21-55.
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la chanson rimée fera la fortune des éditeurs du trottoir1, mais la poésie ne s’éditera plus aussi aisément en volumes et le faible succès commercial de Baudelaire, sans parler de Rimbaud et de Verlaine ou de Mallarmé, avant leur réédition en livres de poche après 1960, explique largement le développement des petites revues d’avant-garde, de l’édition réservée aux pairs, et de la « librairie spéciale », celle qui profite de façon éhontée de la for‐ tune des jeunes poètes pour les exploiter sans vergogne2. C’est de cette absence de marché érigée en règle éthique par les avantgardes postsymbolistes que naîtront trois expériences fonda‐ mentales pour les Lettres françaises, la Revue Blanche, le Mercure de France et La NRF, trois revues dont les deux der‐ nières donnèrent naissance à des maisons d’édition toujours vivantes au xxie siècle. Puisque les éditeurs commerciaux, les « mercantis » dans le langage des jeunes3, étaient trop stupides, trop avilis par leur désir de gagner de l’argent, il fallait sortir de cet univers, en créer un autre, parallèle, quitte à revenir au pre‐ mier dès que les sirènes du succès se feraient entendre. Ce fut vrai de Pierre Louÿs qui abandonna les éditions du Mercure de France après avoir connu la gloire4, et La NRF déboucha sur la Librairie Gallimard au sortir de la Première Guerre mondiale. Au-delà de ces aventures du goût des Français pour la poésie, le théâtre puis le roman, et des réactions du marché de l’édition pour suivre ou précéder ces évolutions, il demeure un fait mas‐ sif, l’entrée en force du roman, ou de la fiction, dans la société française au xixe siècle. Phénomène européen et même mon‐ dial, comme l’a très bien analysé Franco Moretti5, cette percée d’un genre littéraire s’explique essentiellement par la capacité de certaines œuvres à utiliser les archétypes les plus universels, le Bien, le Mal, la Guerre, la Paix, l’Amour, la Haine, et à en
1. J.-Y. Mollier, Le Camelot et la Rue, Politique et démocratie au tournant des xixe et xxe siècles, Paris, Fayard, 2004. 2. C. Lesage, « Des avant-gardes en travail », Revue des sciences humaines, n° 219, 1990, p. 85-105. 3. Ibidem. 4. J.-Y. Mollier, L’Argent et les Lettres…, op. cit., p. 460. 5. F. Moretti, Atlas du roman européen, Paris, Seuil, 2000.
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peupler l’univers narratif1. Cela avait fait le succès de L’Illiade et de L’Odyssée et le théâtre, notamment le mélodrame, avait su parfaitement intégrer ces ressorts de l’intrigue à la mise en scène de ses spectacles à rebondissements multiples avant que les romanciers les plus lus, d’Eugène Sue à Jules Verne, en pas‐ sant par Alexandre Dumas père et Victor Hugo, ne viennent illustrer les capacités de ces écrivains populaires à faire de « l’imagination mélodramatique » le support de leur succès pla‐ nétaire2. Les éditeurs les plus à l’écoute des mutations qui tra‐ vaillaient leur époque avaient su percevoir très précocement ces changements et avaient été à l’origine de ces « biblio‐ thèques » ou « collections » qui, tels des musées sans murs, rêvaient d’offrir au public la totalité des romans qui correspon‐ daient à ses attentes. Un exemple confirme cette attention extrême au changement, celui de Michel Lévy rachetant à Eugène Troupenas et à ses associés le droit d’éditer les œuvres complètes d’Alexandre Dumas père dans le seul format Char‐ pentier en 1846. Alors que les autres éditeurs associés dans l’exploitation de la propriété littéraire de Dumas père avaient préféré continuer à exploiter le marché des cabinets de lecture, Michel Lévy s’en était volontairement détourné et avait choisi celui que Gervais Charpentier avait commencé à défricher en 18383. Ce fut un tournant décisif pour son entreprise qui, jusquelà spécialisée dans l’édition théâtrale, va se réorienter très lar‐ gement dans l’exploitation de la fibre romanesque des écrivains à succès. À vingt-cinq ans, alors même qu’il avait été élève du Conservatoire, en même temps que Rachel, le grand amour de sa vie, qu’il aimait particulièrement le théâtre qu’il fréquentait
1. J.-C. Vareille, Le Roman populaire français (1789-1914), Idéologies et pratiques, Limoges, PULIM, 1994, sous la direction de Jacques Migozzi, Le Roman populaire en question(s), Limoges, PULIM, 1997, et sous la direction de Loïc Artiaga, Le Roman populaire. 1836-1960, Des premiers feuilletons aux adaptations télévi‐ suelles, Paris, Autrement, 2008. 2. P. Brooks, L’Imagination mélodramatique, Balzac, Henry James, le mélodrame et le mode de l’excès [1976], Paris, Classiques Garnier, 2011. 3. J.-Y. Mollier, Michel et Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne…, op. cit., p. 102-107.
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assidûment, Michel Lévy s’est révélé capable d’opérer une réorientation stratégique déterminante pour l’avenir de sa mai‐ son d’édition. Capable de se dépasser, d’oublier ses préférences, il avait compris que le cabinet de lecture ne répondait plus qu’imparfaitement aux besoins des lecteurs, que le feuilleton qui inondait la presse depuis dix ans débordait de plus en plus à l’extérieur de ce support et qu’il fallait lui accorder les collec‐ tions susceptibles de le répandre en profondeur dans le pays. C’est ce qu’il expliquait avec un brin d’utopie dans le prospectus de lancement des Œuvres complètes d’Alexandre Dumas soustitrées « format de la Bibliothèque Charpentier à 2 francs le volume » en affirmant péremptoirement : « Le règne des feuille‐ tons cousus en volumes par la ménagère est passé ; toute modeste maison aura un rayon pour les œuvres qu’elle aura choisies1 ». Même si nous savons qu’il y avait loin de l’anticipa‐ tion d’un monde dans lequel chaque foyer disposerait de sa bibliothèque personnelle à la réalité, comme l’a montré AnneMarie Thiesse en recueillant le témoignage de lectrices de la Belle Époque au début des années 19802, Michel Lévy, après Gervais Charpentier, et en même temps que plusieurs éditeurs aussi hardis que lui, avait tracé la voie de l’avenir. Les biblio‐ thèques « portatives » et « populaires » se multiplièrent, de 1845 à 1855, et leur essor ne se démentit pas par la suite. Sans porter ce nom avant 1915, le livre de poche français avait vu le jour au milieu du xixe siècle3, et la « Bibliothèque des chemins de fer », avec ses huit séries aux couleurs distinctes, comme la « Collec‐ tion Michel Lévy » aux couvertures vertes ou bleues, en volumes brochés à un franc, mais aussi reliés industriellement, à un
1. Prospectus imprimé au format « grand in-18 anglais dit Jésus » en 1846 et annonçant la mise en vente du Comte de Monte-Cristo, du Capitaine Paul, du Chevalier d’Harmental, des Trois Mousquetaires, de Vingt Ans après, de La Reine Margot et de La Dame de Monsoreau, soit dix-neuf volumes, coll. personnelle de l’auteur. 2. A.-M. Thiesse, Le Roman du quotidien, Lecteurs et lectures populaires à la Belle Époque, Paris, Le Chemin vert, 1984. 3. J.-Y. Mollier, « Le livre de poche avant le poche », in Du poche aux collections de poche, Histoire et mutations d’un genre, sous la direction de J.-Y. Mollier et L. Trunel, Liège, Cahiers du Céfal, n° 10, 2010, p. 45-60.
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franc cinquante, avaient fortement contribué à l’expansion du roman dans la société française. Il faudra attendre quelques années de plus pour que l’Aca‐ démie française se résolve à accueillir des romanciers sous la coupole mais ce retard n’était que la conséquence du déclasse‐ ment qui frappe tous les loisirs au fur et à mesure qu’ils se démocratisent1. Cervantès avait prévenu en se moquant des romans de chevalerie passés de mode et objets du culte du che‐ valier Don Quichotte de la Manche, et Gustave Flaubert s’indi‐ gnera des lectures sentimentales de Madame Bovary, mais le pli était pris et le roman était désormais partout en 1857. Le pro‐ cureur Pinard s’étranglait dans son col trop serré en lisant le récit d’un adultère qui conduisait au suicide de l’héroïne et il se défoulait en condamnant les pièces les plus érotiques des Fleurs du Mal et en faisant détruire les exemplaires des Mystères du peuple d’Eugène Sue, décédé quelques mois auparavant. La police de la librairie était en éveil et la censure s’abattait sur les livres offerts par les colporteurs à la curiosité des ruraux mais, en ville, les kiosques de gares et les librairies ne pouvaient plus faire l’objet d’un contrôle aussi tatillon. Les affiches sur les murs, ou dans les librairies, vantaient déjà les exploits de Rocambole, apparu la même année, et ceux d’Edmond Dantès, le comte de Monte-Cristo, un des héros les plus aimés du public avant que Jean Valjean ne vienne ajouter le sien, cinq ans plus tard, à la longue série des personnages transmédiatiques, donc capables de migrer d’un support à un autre au gré de l’inventivité de leurs créateurs. Saturant l’espace public avec ses prospectus, ses affiches bariolées et même ses hommes-sandwichs, mais également l’espace mental si l’on songe aux phobies de tous ceux qui avaient peur du développement de la lecture dans les classes populaires, chez les enfants, les femmes et le peuple, le roman est l’un des vecteurs privilégiés de l’expansion des industries culturelles au xixe siècle. Il le doit, certes, aux écrivains qui, avec Balzac et Dumas, et au grand dam de Sainte-Beuve, ont accepté
1. P. Bourdieu, La Distinction, Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
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le changement et introduit l’écriture du feuilleton dans leur œuvre, mais il le doit aussi aux éditeurs entrepreneurs qui ont compris leur époque et mis leur talent au service de la diffusion des premiers. Albert Lacroix, recourant aux services de la banque Oppenheim de Bruxelles pour réunir les 240 000 FF nécessaires à l’achat de la propriété, pour huit ans, des Misé‐ rables (1,5 million d’euros actuels), résume assez bien l’émer‐ gence de ces industries de la culture désormais en passe de se substituer aux maisons d’édition qui avaient vu le jour à la fin du xviiie siècle. Toutefois la naissance de la Librairie Grasset et de la Librairie Gallimard, au début du xxe siècle, puis des Édi‐ tions Denoël, Robert Laffont, René Julliard, Actes Sud, pour ne citer qu’elles, des années 1930 aux années 1980, montre que, loin de faire disparaître les éditeurs, ces grosses entreprises d’édition ont été obligées de laisser un espace à ceux qui, aujourd’hui encore, rêvent d’attacher leur nom à celui des écri‐ vains qu’ils font entrer dans leurs catalogues. Héritiers de Charles Joseph Panckoucke, de Camille Ladvocat et de son double littéraire, Dauriat, ils tentent, à leur tour, d’être les « sou‐ verains dispensateurs de la gloire littéraire1 », sachant bien que, si l’écrivain rédige lui-même ses textes, il n’écrit jamais de livres, à la différence de l’éditeur qui transforme le manuscrit en cette substance mystérieuse, un livre, dont nul ne connaît, quand il est publié, le sort qui sera le sien.
1. J.-Y. Mollier, « Des Méditations de Lamartine à Girl online, ou comment fabri‐ quer un succès littéraire », Revue d’histoire littéraire de la France, n° 4, 2017, p. 833-846.
2 ÊTRE HOMME DE LETTRES AU XIXe SIÈCLE Entre contrainte économique et contrainte médiatique Anthony Glinoer
MASSIFICATION ET STRATIFICATION DE LA PRODUCTION IMPRIMÉE Le contexte social dans lequel évolue l’homme de lettres au xixe siècle français est placé sous le double signe de la massification et de la stratification sociale. Les villes, tout par‐ ticulièrement Paris (de 500 000 à près de trois millions d’habi‐ tants en un siècle), connaissent une poussée démographique spectaculaire avec toutes sortes d’effets sanitaires et sociaux (épidémies, instabilité politique, criminalité, luttes sociales…) auxquels ont notamment voulu répondre les réformes urbanis‐ tiques du baron Haussmann. L’un des grands chantiers de la bourgeoisie libérale, soucieuse de relever le défi démocratique en même temps que d’accroître son contrôle sur les esprits, est le processus d’alphabétisation et de scolarisation dont les prin‐ cipales étapes sont la loi Guizot (1833) et les lois Ferry (1879-1882) et dont le résultat est de couvrir d’écoles le territoire français (à cela s’ajoutent un certain nombre d’initiatives privées lancées par des associations philanthropiques). Le tiers de la population est alphabétisé au début du siècle contre 95 % un siècle plus tard,
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malgré de fortes disparités entre villes et campagnes. Cet effort sans précédent pour instruire les masses par l’école engendre la mise en place d’un système méritocratique par la formation scolaire, au niveau secondaire et supérieur, mais a aussi des effets directs dans le domaine de la culture lettrée : en quelques décennies décuple un « public », masse relativement indifféren‐ ciée qui peut à la fois assouvir son appétit de lecture et asseoir sa participation à « l’espace public » tandis que les hommes de lettres eux-mêmes sont issus pour une part croissante de la petite bourgeoisie commerçante ou intellectuelle des grandes villes de France. La forte demande de lecture a des répercussions sur la pro‐ duction imprimée, en particulier littéraire1. L’imprimerie béné‐ ficie de nouvelles techniques (fabrication continue du papier), de machines performantes (presse à vapeur puis rotatives), et de moyens de transport modernes (chemin de fer). En dépit de difficultés économiques récurrentes, les livres et les journaux, en nombre croissant mais à coût décroissant, circulent de plus en plus vite et sur des espaces de plus en plus vastes. La pro‐ duction imprimée dans son ensemble, sans suivre une poussée continue, passe ainsi de 3 763 titres en 1816 à 14 195 titres en 1875 et à 24 443 en 1913. Les ouvrages « littéraires » (poésie, théâtre, roman) suivent une progression forte quoique moins appuyée : 544 titres en moyenne pour les années 1840-1875 ; 1 394 pour les années 1900-1905.
1. Je rappelle ici un certain nombre de faits et de chiffres qui ont été avancés précédemment par James Smith Allen, Popular French Romanticism, Authors, Readers, and Books in the 19th Century, New York, Syracuse University Press, 1981 ; Christophe Charle, Théâtre en capitales, Naissance de la société du spectacle à Paris, Berlin, Londres et Vienne, Paris, Albin Michel, 2008 ; Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l’édition française, Paris, Fayard-Cercle de la librairie, 1990, t. II et t. III ; Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thé‐ renty et Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal, Histoire culturelle et litté‐ raire de la presse française au xixe siècle, Paris, Nouveau Monde, « Opus Magnum », 2011 ; Jean-Yves Mollier, L’Argent et les Lettres, Histoire du capitalisme d’édition (1880-1920), Paris, Fayard, 1988 ; Françoise Parent-Lardeur, Lire à Paris au temps de Balzac, Les cabinets de lecture à Paris, 1815-1830, Paris, Éditions de l’EHESS, 1981 ; Élisabeth Parinet, Une histoire de l'édition à l'époque contempo‐ raine, Paris, Seuil, « Points Histoire », 2004.
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La croissance de la production ne touche pas tous les genres littéraires de la même manière. Contrairement à une idée reçue, l’essor de la production romanesque ne suit pas, en France comme ailleurs1, une courbe continue. Si le roman connaît une progression de 1 700 % entre 1816 et 1935, il stagne entre 1825 et 1848 ; de même, après une forte poussée au début de la Troi‐ sième République (de 250 titres en moyenne par an à 750), il s’essouffle de 1885 à 1910. La poésie, quant à elle, ne connaît pas le déclin éditorial qu’on lui prête. Après être retombée à une moyenne annuelle de 78 titres entre 1840 et 1875, sa production moyenne grimpe à 139 titres entre 1876 et 1885, pour se main‐ tenir un peu en deçà des 250 titres jusqu’à la fin du siècle. Cependant, elle concerne un cercle de plus en plus restreint de producteurs ou d’amateurs lettrés, alors que le roman, lui, élar‐ git son « personnel » et son public de manière considérable. Sous l’effet conjugué de la baisse du prix du livre et de l’élar‐ gissement du lectorat, les tirages moyens du roman augmentent (autour de 1 100 exemplaires sous la Restauration, 1 500 sous la monarchie de Juillet, 2 500 sous le Second Empire), tandis que les juteuses opérations de librairie se multiplient (la vente des Misérables par Victor Hugo, celle de la Vie de Jésus par Ernest Renan). À côté de quelques best-sellers constamment réédités avec de forts tirages (Walter Scott, Lamartine, Balzac), l’essen‐ tiel de la production conserve toutefois des tirages moyens ou faibles. Les journaux et les revues suivent un mouvement similaire de massification et de diversification. Qu’il s’agisse des quoti‐ diens, des périodiques hebdomadaires ou des revues générales et spécialisées, le nombre de titres croît (entre 1830 et 1914, la presse parisienne voit ses tirages multipliés par soixante). La production est tirée vers le haut à la fois par les évolu‐ tions technologiques et par les nouvelles stratégies commer‐ ciales : introduction de la publicité, du roman-feuilleton et de
1. Et il en va de même dans les autres pays, comme le montre Franco Moretti dans Graphs, Maps, Trees, Abstracts Models for Literary History, Londres-New York, Verso, 2005.
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la photographie. Alors que le tirage moyen plafonnait à 10 000 exemplaires sous la Restauration, celui de La Presse atteint 35 000 en 1854, celui du Petit Journal s’élève à 250 000 en 1865 et celui du Petit Parisien à 1,5 million d’exemplaires en 1914. Les prix chutent dans le même mouvement : baisse par deux du prix de l’abonnement en 1836, vente du numéro du Petit Journal à 5 centimes en 1863. Les quotidiens ne représentent d’ailleurs qu’une portion de la production périodique : le double phénomène de massification et de diversification (des formats, des genres, des publics) s’observe aussi dans les revues, les magazines, etc. Dans l’éventail des débouchés qui s’offrent à l’homme de lettres du xixe siècle, le théâtre tient une place non négligeable. Enjeu crucial durant la période révolutionnaire, en vertu de son accessibilité au public illettré et de l’abolition (temporaire) des privilèges royaux et de la censure, le théâtre est le divertis‐ sement populaire par excellence. Tout au long du siècle, des mélodrames de l’Ambigu-Comique aux drames de l’Odéon, des pièces du Grand-Guignol à celles de la Comédie-Française, le public se presse au parterre. La production théâtrale connaît, elle aussi, une forte progression : sur l’ensemble du siècle, plus de 30 000 pièces sont créées, soit près d’une par jour. Autour de 8 millions de francs de recettes des théâtres et spectacles pari‐ siens sont enregistrés en 1850, 16 millions en 1864, 32 millions en 1889 et 45 millions en 1900. Au cours du premier tiers du siècle, du fait des techniques d’impression encore coûteuses et de la difficulté du transport des imprimés, les coûts de production importants engendrent un prix élevé du livre à l’unité. Un volume in-octavo revenait à 7,50 francs pièce, soit 22,50 francs (60 euros actuels) pour les trois volumes d’un roman de longueur moyenne ; l’in-12 coûtait de 2,25 francs à 3 francs le volume selon le degré de popularité de l’œuvre, chiffre encore bien trop élevé pour la constitution d’une bibliothèque privée dans la petite bourgeoi‐ sie. Ainsi, même si, au cours de la Restauration, le prix moyen du livre baisse d’environ 50 %, il continue à réserver la possession de l’écrit à une élite ou une semi-élite sociale et intellectuelle. L’hypothèse d’une consommation massive ne s’en trouve pas
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pour autant invalidée. Relativement artisanale dans sa techno‐ logie et ses procédés, la chaîne de production et de diffusion du livre et du journal oppose en fait, au cours de la première moitié du siècle, deux circuits non pas indépendants mais distincts et complémentaires, l’un voué à l’achat du livre, l’autre destiné à la consultation sur place et au prêt. De leur côté, les bibliothèques publiques, trop peu nom‐ breuses et d’un accès malaisé, n’offrent pas encore une sup‐ pléance crédible à l’achat des livres : en 1810, Paris ne compte que six bibliothèques publiques (Bibliothèque du Roi, de l’Arse‐ nal, du Panthéon, de la Ville, des Invalides et Bibliothèque Mazarine), ouvertes deux ou trois jours par semaine, à raison de deux à quatre heures par jour. Le retard de l’offre de prêt et de consultation par les bibliothèques publiques ne sera com‐ blé qu’après 1870 par les bibliothèques scolaires, municipales et populaires. Face aux carences de l’économie éditoriale et des biblio‐ thèques publiques, les cabinets de lecture se sont posés comme les « machines à lire et à rêver » (l’expression est de Claude Pichois) des populations urbaines. Ces établissements souvent modestes offrent des abonnements à prix modiques : l’abonne‐ ment au mois varie de deux à cinq francs ; au volume, l’in-12 et l’in-18 sont comptés à dix centimes, l’in-octavo à vingt centimes. Étant donné que les cabinets de lecture, devenus les principaux acheteurs, imposent aux éditeurs la découpe en tranches des œuvres, la lecture d’un roman complet coûte entre vingt et qua‐ rante centimes (60 à 120 centimes d’euro). La croissance du commerce des cabinets de lecture (dont certains étaient accolés à une librairie de vente) a été rapide au cours de la première moitié du siècle : de 23 à Paris en 1819, leur nombre passe à 83 quatre ans plus tard, à 128 en 1829 et à près de 300 au milieu des années 1830. Leur déclin s’étalera jusqu’au début du xxe siècle à cause du développement des bibliothèques publiques et de la constitution de bibliothèques privées après l’abaissement drastique du prix du livre. Présents partout à Paris et dans toutes les villes de moyenne et grande importance, les cabinets de lecture ont donc rendu commercialement pos‐ sible, même provisoirement, la diffusion massive des produits
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du marché de l’édition resté quant à lui à un stade préindustriel, avec pour conséquence non pas la multiplication des exem‐ plaires mais la massification de l’usage des exemplaires. Les cabinets de lecture ont également favorisé pour ne pas dire qu’ils ont commandé le développement d’une littérature adap‐ tée à ce mode de diffusion et destinée prioritairement à leur public supposé1. La baisse du prix du livre s’observe surtout à partir des années 1830. Le lancement de certaines collections d’éditeurs en fournit des jalons : la « Bibliothèque » Charpentier, 350 pages in-18 jésus pour 3,50 francs en 1838, la collection à 2 francs de Pierre-Jules Hetzel, la « Bibliothèque des chemins de fer » à 1 franc de Louis Hachette en 1853 ou encore des collections populaires de Tallandier et Ferenczi à quelques dizaines de cen‐ times au début du xxe siècle. De son côté, Barba lance dès 1845 une collection de volumes en format in-folio puis in-octavo inti‐ tulée « Romans populaires illustrés », dont le prix par livraison baissera jusqu’à 20 centimes en 1849. La baisse massive du prix du livre (et du journal) permet alors le développement de la librairie de vente et, à terme, la constitution de bibliothèques personnelles dans la moyenne et la petite bourgeoisie2. Elle ne doit pas pour autant faire oublier que dans le même temps se met en place un marché du livre pour bibliophiles et un marché d’autographes d’écrivains, la baisse des prix fait entrer le monde de l’imprimé dans sa phase industrielle.
1. On lira avec intérêt, à ce propos, la Petite bibliographie biographico-romancière et ses suppléments écrits par Pigoreau, libraire et distributeur de livres aux cabi‐ nets de lecture, dans les années 1820. 2. On peut ajouter à cela les rabais proposés par les libraires : les éditeurs consen‐ taient des rabais de 25 à 35 % aux libraires, surtout aux plus grosses, capables par exemple de proposer des livres d’étrennes à très bas prix. La Samaritaine pouvait ainsi proposer les livres de la Bibliothèque rose à 2,75 francs plutôt que 3,50 francs.
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SITUATION DES HOMMES DE LETTRES Cette série de phénomènes, corrélés entre eux, bouleverse de façon radicale le système de la communication littéraire et artistique. Elle s’accompagne d’une explosion démographique de la population des hommes de lettres. Si les données manquent pour les périodes antérieures, on sait que la catégorie des écrivains, des journalistes, des savants et des publicistes s’élève en 1876 à 4 173 individus et à 9 148 trente ans plus tard. La production de cet immense corps de spécialistes ne concerne pas que la « littérature », elle comprend aussi les auteurs d’articles de presse, de contributions aux dictionnaires et aux encyclopédies, de publications pédagogiques, etc. La carrière d’homme de lettres étant plus que jamais ouverte, de nouvelles couches sociales y font leur entrée, issues principalement de la classe moyenne et de la petite bourgeoisie : d’après Rémy Pon‐ ton, qui a travaillé sur un échantillon de 616 écrivains actifs entre 1865 et 1905, 13,8 % d’entre eux appartiennent par leur père aux fractions possédantes (industriels, banquiers, aristo‐ cratie, haute bourgeoisie intellectuelle et politique), 25,8 % à la moyenne bourgeoisie (professions juridiques, d’affaires, intel‐ lectuelles), 27,8 % à la petite bourgeoisie (rentiers, employés, professions d’affaires et intellectuelles), 6,2 % aux classes popu‐ laires et 6,2 % sont issus du groupe particulier des écrivains, des artistes ou des journalistes1. À l’intérieur de ce corps, le degré d’éducation crée une ligne de partage entre les plus et les moins instruits : pour la même période, 71 % d’entre eux sont allés au bout de l’enseignement secondaire, 39 % de l’enseignement supérieur (surtout dans des études de droit ou de médecine) et à peine 3 % n’ont pas dépassé l’école primaire. Ce n’est que sous la Troisième République que le passage par l’université devien‐ dra un facteur déterminant.
1. Rémy Ponton, Le Champ littéraire en France de 1865 à 1905 (recrutement des écrivains, structure des carrières et production des œuvres), Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1977.
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Parmi les hommes et femmes de lettres, certains vivent de leur plume, mais rencontrent des difficultés considérables du fait de la concurrence féroce et de l’encombrement des car‐ rières. L’édition littéraire permet à une minorité de vivre — et à quelques privilégiés (Hugo, Zola, Daudet) de s’enrichir. Les ventes aux éditeurs par les auteurs des droits sur leurs créations leur rapportent en effet fort peu : si Lamartine cède ses Nou‐ velles Méditations en 1823 pour 14 000 francs, si Flaubert vend Salammbô pour 10 000 francs en 1862 et si Renan obtient 195 000 francs de sa Vie de Jésus en 1863, la moyenne tourne plutôt autour des 500 à 1 000 francs pour un roman, et bien moins pour un volume de vers, à renégocier au bout d’un certain nombre de réimpressions. Pas question, il va sans dire, de compter sur les redevances sur les ventes, qui ne seront touchées que tard dans le siècle (Zola est le premier à exiger un pourcentage sur L’Assommoir). Pour celles et ceux, littérateurs en devenir, romanciers courant l’éditeur, journalistes sous-payés, employés de librairies et de bibliothèques, qui poursuivent la carrière des lettres, la voie d’entrée est souvent située du côté de la bohème et de son imaginaire. Beaucoup d’hommes de lettres ont un métier alimentaire (combien d’employés de ministères et de bibliothèques) qui leur permet d’exercer leur activité littéraire. Les mieux lotis trouvent un secours temporaire, voire un appui durable, dans les pensions et autres gratifications qui leur sont accordées : une petite minorité d’écrivains (le jeune Hugo, Théophile Gautier, Leconte de Lisle) profitent des largesses du roi ou de l’empereur en place ; d’autres reçoivent des pensions imputées aux budgets des ministères comme celui de l’Instruction publique. La bureaucratisation de l’institution mécénale se traduit toutefois par une baisse du nombre de pen‐ sions, souvent assimilées à un acte de charité publique, et par l’augmentation du nombre de « sinécures », en particulier dans les bibliothèques (Bibliothèque Mazarine pour Sainte-Beuve, Sandeau, Flaubert ; Bibliothèque du Sénat pour Leconte de Lisle et Anatole France). Les sinécures ne concernent, là aussi, qu’une faible proportion d’hommes de lettres : la plus grande partie d’entre eux se trouve enchaînée à des besognes cléri‐ cales n’ayant qu’un rapport éloigné avec la pratique artistique,
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suscitant du même coup une nostalgie ambiguë du mécénat de l’Ancien Régime. Au xixe siècle, la dépendance des hommes de lettres vis-à-vis du mécénat et du clientélisme continue de se déplacer vers une dépendance à l’égard des éditeurs et des propriétaires de presse. Les années 1880 verront alors le métier de journaliste s’autonomiser et s’institutionnaliser, suscitant de nouvelles logiques à l’intérieur du groupe des hommes de lettres. Les données bibliométriques et sociométriques qui pré‐ cèdent tendent à montrer la mise en place d’une économie de marché dans le monde de l’imprimé, l’industrialisation de celuici, la croissance démographique des hommes de lettres et la diversification des carrières qui leur sont possibles. Sur le plan des représentations de la « chose littéraire », comme l’appelle Pierre Macherey, domine une opposition tranchée entre pro‐ duction et consommation massive et standardisée, d’un côté, et production lente et restreinte destinée à la consommation par une élite, de l’autre, ou, pour le dire dans les termes de l’époque, entre l’art et l’argent. Stendhal enregistre en 1832 une partition sociale du public (d’une partie du public : le public féminin fréquemment associé à la lecture du roman) : Toutes les femmes de France lisent des romans, mais toutes n’ont pas le même degré d’éducation ; de là, la distinction qui s’est éta‐ blie entre les romans pour les femmes de chambre (je demande pardon de la crudité de ce mot inventé, je crois, par les libraires) et le roman des salons1.
Le romancier ne borne pas cette réflexion à la réception sup‐ posée des romans (et aux exigences postulées des deux groupes de lectrices) mais l’étend plutôt à l’ensemble de la chaîne de production du livre. Les deux sortes de romans se signalent selon lui comme deux produits distincts non seulement par le public visé mais encore par leur apparence matérielle et par l’infrastructure éditoriale dont ils relèvent. « Le roman pour les
1. D. Gruffot Papera [Stendhal], « Projet d’article sur « Le Rouge et le Noir » » (18 octobre-3 novembre 1832), dans Le Rouge et le Noir, Chronique du xixe siècle, Paris, Gallimard, « Folio », 1972, p. 561.
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femmes de chambre est en général imprimé sous format in-12 et chez M. Pigoreau » et est écrit par un écrivain comme le baron de Lamothe-Langon : ce roman-ci reçoit les faveurs du public de province et des cabinets de lecture tandis que « le roman inoctavo imprimé chez Levavasseur ou Gosselin » procure à son auteur le « mérite littéraire1 ». Le critique Gustave Planche affirme quant à lui en 1832 que « par une singulière application de la théorie d’Adam Smith, il y a aujourd’hui deux parts bien distinctes dans la littérature, l’art et l’industrie ». Nouvelle répartition, et nouvelle hiérarchisation : « l’art » se signale par son originalité, son sérieux, son exigence et hélas son manque d’audience, tandis que « l’industrie » vise à la fabrication de copies des œuvres authentiquement artistiques, centons irré‐ ductibles à de simples plagiats parce que les « quelques hardis maraudeurs » qui les produisent s’en sauvent « en ajoutant du clinquant, du faussement brillant à l’œuvre originale2 ». Dans la suite du siècle, la diatribe de Sainte-Beuve contre la « littérature industrielle », la querelle du roman-feuilleton3, l’incessante polémique causée par les « mauvais livres » et les « torrents de papier4 » témoignent que cette représentation de la littérature tend à l’hégémonie discursive. Pour un Zola célébrant le pouvoir nivelant de l’argent contre le système de pensions, combien de Flaubert, de Goncourt, de Mallarmé pestant contre le « ban‐ quisme » du même Zola et de bien d’autres ? À l’âge de la litté‐ rature, du style, de l’art pour l’art, domine l’idée d’une grande division entre deux secteurs du monde littéraire selon des fac‐ teurs socio-économiques. La question qui semble se poser à l’heure actuelle est celle-ci : jusqu’où peut-on inférer de ces représentations conver‐ gentes que se soit opéré dans la vie sociale au xixe siècle un
1. Ibidem. 2. Gustave Planche, « La journée d’un journaliste », dans Paris ou le livre des cent et un, Paris, Ladvocat, 1832, t. VI, p. 149-150. 3. Voir Lise Dumasy (éd.), La Querelle du roman-feuilleton, Littérature, presse et politique, un débat précurseur (1836-1848), Grenoble, ELLUG, 1999. 4. Voir Loïc Artiaga, Des torrents de papier, Catholicisme et lectures populaires au xixe siècle, Limoges, Presses universitaires de Limoges, « Médiatextes », 2007.
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processus de différenciation entre deux sphères, l’une vouée à l’économie de marché du livre et l’autre à la reconnaissance institutionnelle interne au champ littéraire en voie d’autonomi‐ sation ? Autrement dit, l’idéologie de la division entre deux pôles est-elle relayée, et jusqu’où, par la réalité d’une division à l’intérieur des pratiques sociales des acteurs et des institu‐ tions littéraires ? Sensible dans nombre de travaux d’histoire sociale et de sociologie de la littérature et certainement dans les histoires de la littérature destinées aux classes, la tendance à rabattre les représentations imaginaires sur la réalité sociale s’avère réductrice. Où situer dans ces ensembles délimités un Balzac, un Zola, un Catulle Mendès qui ont produit dans tous les genres et ont expérimenté la plupart des stratégies auctoriales disponibles au cours de leur carrière ? Où mettre des éditeurs comme Ladvocat et Michel Lévy qui ont ouvert leur catalogue autant à l’avant-garde qu’à des productions omnibus ? Comment répartir sur un axe art-argent l’univers proliférant de la presse, à laquelle ont participé peu ou prou tous les hommes de lettres du xixe siècle ? Si la mise de l’art et de l’argent aux deux pôles du monde des lettres fait consensus, il n’en va pas de même en effet de la prise de position résolue et suivie contre le pouvoir de l’argent. Domine encore aujourd’hui, surtout en France, dans le discours érudit sur le xixe siècle une tendance légitimiste selon laquelle la culture populaire aurait risqué de contaminer la « grande » littérature (aux contours d’ailleurs redéfinis au fur et à mesure des redécouvertes). Le raisonnement spécieux consis‐ tant à faire de « l’art pour l’art » (doctrine accompagnée généra‐ lement d’une morale de l’ascétisme, du désintéressement, de la solitude, de l’irresponsabilité) le credo exclusif du xixe siècle littéraire, alors que ce dispositif postural ne fait que condenser le processus d’autonomisation du sous-champ qui a lui-même produit ce credo, conduit à écarter toutes les voix dissonantes au nom de cette même morale de l’autonomie. Toutes ces voix n’en sont pas moins représentatives des manières dont on pense la littérature et les écrivains au xixe siècle. La branche la plus éprise d’autonomie du champ littéraire a sans cesse signifié un triple refus : premièrement celui de
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l’économie de marché du livre qui conduit l’écrivain à écrire pour vivre plutôt que l’inverse, deuxièmement de la reconnais‐ sance par les institutions officielles (académie, légion d’hon‐ neur) qui met en péril leur indépendance à l’égard du pouvoir, troisièmement de la politique, nulle forme d’art engagé ne trou‐ vant plus grâce à ses yeux à la suite de la désillusion de 1848. Le radicalisme de cette petite élite face à tout ce qui n’est pas la littérature pour elle-même n’épuise pas, tant s’en faut, le para‐ digme de l’autonomie1, si l’on se souvient que l’écrivain se défi‐ nit aussi dans son rapport conflictuel (ou adhésif) avec d’autres forces hétéronomiques. Au-delà de l’indépendance sociale, poli‐ tique et économique, nombre d’écrivains ont rapproché la lit‐ térature d’autres tendances et enjeux tels que le modernisme scientifique (Maxime Du Camp), l’athéisme (Jean Richepin), la révolte politique (Jules Vallès) ou encore la science biologique (Émile Zola). Il y a bien une pluralité d’« ailleurs » de la littéra‐ ture.
MÉDIATISATION ET RÉSISTANCE À LA MÉDIATISATION Une quatrième forme de résistance, complémentaire des for‐ mes économique, politique et institutionnelle, a été moins mise en évidence. Il s’agit des efforts pour résister à l’emprise tou‐ jours plus envahissante de la communication, en particulier de la communication médiatique. Au xixe siècle, l’écrivain devient l’archétype du grand homme panthéonisable. Cela ne signifie pas que la littérature soit au centre des préoccupations sociales, malgré la puissance de déstabilisation que l’État lui prête, cela ne signifie pas non plus que l’écrivain exerce de fait un pouvoir laïque effectif (on ne sache pas après tout que, hors quelques épisodes isolés, des hommes de lettres aient exercé un magistère social quelconque). En revanche, le personnage de l’écrivain est au cœur de l’attention médiatique. Dans la civilisation
1. Sur ce concept, voir la notice de Michaël Fortier, sous la direction d’Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand, site de ressources Socius, http://ressources-socius .info/index.php/lexique/21-lexique/153-autonomie.
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médiatique (du journal, de l’image) qui advient alors, l’écrivainjournaliste est à la fois l’acteur principal et le sujet de prédilec‐ tion : il écrit dans la presse périodique et elle le fait vivre, au moins partiellement ; en retour, le monde littéraire est devenu l’un des objets favoris de la presse en général et de la petite presse en particulier en sorte que le nom, la biographie, les habitudes, les réseaux de l’homme de lettres circulent constam‐ ment. Des rubriques de la petite et de la grande presse aux livres de souvenirs d’écrivains, des romans à clés aux recueils d’anec‐ dotes à ambition historique, des interviews retranscrites dans les journaux aux articles nécrologiques, l’homme de lettres connaît comme jamais auparavant la « notoriété » dans les dif‐ férentes déclinaisons qu’en a tirées Antoine Lilti1 : la réputation, la célébrité et la gloire décernées ultimement par un « public » constitué de lecteurs anonymes qui lisent les mêmes livres et les mêmes journaux. Or, pas davantage que la marchandisation de son activité, la médiatisation du personnage de l’homme de lettres ne connaît de distribution égale des profits. Beaucoup obtiennent une réputation, certains maintiennent une célébrité, rares sont ceux qui parviennent à la gloire. Au-delà de quelques cas emblématiques (Chateaubriand, Lamartine, Hugo, Zola), la notoriété est de nature passagère et réversible : elle ne subit pas un mouvement seulement ascendant ou descendant mais fluc‐ tuant, certains en bénéficiant davantage dans leur jeunesse qu’après, d’autres après leur mort qu’avant. Autant le refus tenace de la marchandisation de la littérature et les discours proprement anti-économiques sont le fait d’une petite minorité d’hommes de lettres, autant les discours sur la difficulté de la résistance face aux oripeaux de la presse et de la célébrité abondent de partout. De Stendhal fustigeant le char‐ latanisme des hommes de lettres français dans ses chroniques londoniennes à Villiers de L’Isle-Adam imaginant une véritable « machine à gloire » pour faire pendant aux machinations sym‐ boliques de ses contemporains en passant par Eugène Scribe
1. Antoine Lilti, Figures publiques. L’invention de la célébrité (1750-1850), Paris, Fayard, 2014.
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dénonçant les manigances politico-littéraires dans sa pièce La Camaraderie ou la courte-échelle, le questionnement critique sur les conditions de la réussite sociale en littérature et même sur sa fabrication accompagne tout le xixe siècle. S’il est célèbre, l’homme de lettres est aussi suspect. Le plus souvent, comme l’avait déjà bien analysé Georg Lukács à propos d’Illusions per‐ dues de Balzac, cette introspection-dénonciation a pris la forme d’une comparaison entre l’écrivain (et son double le journaliste) et la prostituée, le premier vendant son esprit et la seconde son corps au plus offrant1. Le siècle de la panthéonisation de l’écri‐ vain est aussi celui de la désacralisation de l’activité littéraire par les écrivains-journalistes eux-mêmes, le siège à la fois de l’érection et de l’érosion de l’image de l’écrivain, toujours soup‐ çonné du crime, dans un univers édifié sur un principe de dés‐ intéressement, de calcul cynique en vue de diriger le grand marché de la gloire médiatique. Loin de se jouer dans un seul cercle restreint, la comédie des apparences embrasse, de l’avis des contemporains, tout l’univers littéraire. De la plus légitime littérature à la plus déconsidérée, des écrivains les plus célèbres aux plus obscurs folliculaires, en dehors de quelques figures d’intégrité tôt frappées par le malheur (Gilbert, Nerval, Rim‐ baud, Lautréamont), l’hydre du charlatanisme, du calcul cynique et de la camaraderie littéraire ne semble laisser rien ni personne hors de cause. Si le pouvoir des médias (la presse, l’image, le livre) inquiète, les médias offrent aussi à l’homme de lettres la possibilité de s’adresser au plus grand nombre. L’homme de lettres se trouve donc face à une injonction paradoxale qui touche non seulement à la façon d’écrire mais aussi à la façon d’être dans le champ littéraire. Au xixe siècle, l’écrivain met un point d’hon‐ neur à ne point écrire comme tout le monde. Révolté par la prose du journal — cet « universel reportage » dénoncé par Mallarmé — qui réduit l’écriture à un moyen, l’écrivain n’a de cesse de se distinguer, d’imposer sa marque, de se forger un
1. Voir Eléonore Reverzy, Portrait de l’artiste en fille de joie, La littérature publique, CNRS Éditions, 2016.
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style, bref d’acquérir, au sens de Barthes, une « écriture » qui lui soit propre. À l’écriture à la ligne des quotidiens, le poète oppose l’écriture-artiste. Or, en même temps qu’il est attiré vers l’idéal inaccessible du style, l’écrivain est aspiré par la spirale de la communication médiatique, tenaillé par le désir de faire connaître au plus grand nombre, via les nouveaux médias qui se mettent en place, ses vues, ses œuvres et sa personne. Tout au long du siècle cette question hante toute la gent littéraire : comment écrire pour quelques-uns et communiquer avec tous, et à quel prix ? Cette interrogation jamais satisfaite hante profondément deux populations qui sont aussi deux réservoirs de représenta‐ tions : les cénacles et la bohème1. On dénombre une vingtaine de cénacles au xixe siècle, dont l’importance se mesure au fait qu’elles ont hébergé les plus grands écrivains (Hugo, Stendhal, Flaubert, Verlaine, Mallarmé) et ont été le lieu d’incubation des grands mouvements littéraires et artistes, du romantisme au symbolisme. Le cénacle est une réalité à quatre faces. Il est d’abord une forme de sociabilité consistant en la réunion fré‐ quente d’un nombre restreint d’écrivains et d’artistes triés sur le volet dans un espace privé, à tout le moins cloisonné, le plus souvent au domicile de l’un d’entre eux ; il est aussi une forme de socialisation induite par le type de réunion susdit : la régu‐ larité des rencontres et la promiscuité créant des liens affectifs, le groupe se pourvoit d’une certaine cohésion groupale soute‐ nue par des pratiques de solidarité (confirmation mutuelle de la vocation littéraire, renvois d’ascenseurs, collaborations et mutualisations diverses, front commun à des moments clés) ; il est une institution littéraire générant des stratégies indivi‐ duelles et collectives de légitimation dans la défense d’un ensemble de valeurs éthiques et esthétiques communes ; enfin, le cénacle est un objet imaginaire, du fait de la célébrité ou de la reconnaissance acquise par le mouvement littéraire, ses
1. Voir Anthony Glinoer et Vincent Laisney, L’Âge des cénacles, Confraternités lit‐ téraires et artistiques au xixe siècle, Paris, Fayard, 2013 ; voir Anthony Glinoer, La bohème. Une figure de l’imaginaire social, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2018.
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œuvres et ses auteurs principaux, parce qu’il fait l’objet de nom‐ breuses allusions, descriptions et même dénonciations dans le discours social. Or, l’histoire des représentations du cénacle se présente sous l’aspect général d’une résistance à la représenta‐ tion. La discrétion absolue dont font preuve les chefs de file sur leurs activités, de Hugo à Mallarmé en passant par Vigny, Nodier, Leconte de Lisle, Goncourt ou Heredia, semble exprimer une volonté : celle de ne plier ni à la dictature des images ni au des‐ potisme de la représentation. « Y penser toujours, n’en parler jamais », telle semble avoir été la devise des cénacles, respectée à la lettre par les hôtes, observée diversement par leurs visiteurs. Mais peut-on résister à la pression médiatique ? Le goût du secret, cultivé par le cénacle, se heurte à une société avide de nouvelles et de détails sur le monde des lettres et des arts. La clause de discrétion qui semble s’être imposée dans les cénacles a eu des conséquences inattendues. Empêchés de parler ouver‐ tement de leur groupe de prédilection, quoique désireux de faire connaître au public le mouvement littéraire qui le soustend, les rares cénacliers qui n’ont pas résisté à l’envie de « par‐ ler du grand miracle » (l’expression est de Sainte-Beuve) ont produit dans leurs préface, articles de presse, poèmes, épi‐ graphes et dédicaces, à propos de leurs amis et du cénacle auquel ils appartiennent, un discours codé, allusif et métapho‐ rique, qui a eu pour principal effet, en raison même de ses lacunes et de ses excès, d’alimenter le fantasme. S’engouffrant dans l’espace laissé vacant, un contre-discours (romans à clés, mémoires, pamphlets) s’est développé parallèlement sous la plume de ceux qui en ignoraient les intérieurs mystérieux, géné‐ rant un imaginaire dévalorisant du cénacle en « machine à gloire ». Produit de double investissement discursif quoique lieu censément impénétrable au reporter, le cénacle a été repré‐ senté dans presque tous les genres littéraires (poésie, souvenirs, romans, satires journalistiques) ce qui en a fait l’un des plus célèbres inconnus du xixe siècle littéraire et artistique.
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À la différence du cénacle, la bohème embrasse la révolution médiatique et elle en dépend pour vivre financièrement et exis‐ ter littérairement1. Signe de la démocratisation de la vie litté‐ raire en tant que milieu social, la bohème est elle aussi une réalité à plusieurs faces : elle est aussi un lieu de socialisation (les cafés), un style de vie (noctambulisme, alcool et drogues, célibat ou concubinage, pauvreté, marginalité) et un objet ima‐ ginaire, lequel circule autant par la presse, par le roman que par le théâtre2. C’est d’ailleurs dans la petite presse littéraire que Henry Murger a d’abord publié ses Scènes de la vie de bohème, avant de les déplacer au théâtre puis dans le roman. Par un effet de stéréophonie dont Murger a bénéficié et qu’il a contribué à impulser, l’imaginaire de la bohème, qui circulait jusque-là de manière flottante, s’installe dans la sphère médiatique pour ne plus la quitter. À l’inverse des cénacliers, les bohèmes vont abondamment participer à la construction de cet imaginaire en publiant eux-mêmes d’innombrables textes sur la vie de bohème et ses acteurs. De Henry Murger à Francis Carco, le type du bohème est aussi célèbre pour sa vie que pour ses œuvres car ses œuvres sont le produit médiatisé et autofictionnel de cette même vie ; exhibitionniste artiste, il mène sa vie tout en la revivant par le discours, discours sur soi et discours sur les autres. La médiatisation est donc la condition de son existence mais aussi de sa probable délivrance, de son entrée de plainpied dans le jeu de la légitimation littéraire et artistique et, ulti‐ mement, de sa sortie de la bohème. Le cénacle se nourrit du secret mais doit composer avec la médiatisation de ses pratiques, la bohème au contraire exhibe la vie qu’elle mène et le milieu qu’elle forme. Ce sont là deux formes symétriques et exceptionnelles par leur relation pas‐ sionnelle à la médiatisation, s’y autorisant à demi-mot ou la
1. À noter que le monde des cénacles et le monde de la bohème se croisent à plusieurs reprises dans l’historiographie de la littérature française du xixe siècle : au Petit Cénacle de Pétrus Borel, parmi les buveurs d’eau de Henry Murger, chez les zutistes de Rimbaud et Verlaine, etc. 2. Voir Françoise Cestor et Jean-Didier Wagneur, Les Bohèmes 1840-1870, Écri‐ vains, journalistes, artistes, Seyssel, Champ Vallon, « Les Classiques », 2012.
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subissant à contrecœur dans un cas, l’embrassant jusqu’à s’y confondre dans l’autre cas. Même dans l’espace qui sépare la bohème des cénacles, les hommes de lettres ont été confrontés tout au long du xixe siècle à de profonds questionnements sur l’attitude à adopter face à la médiatisation de leur vie sociale et de leurs individualités. Résister, adhérer, composer. Tels ont été les choix, rarement conscients et jamais si tranchés, qui se sont offerts aux hommes et aux femmes de lettres dans un contexte de médiatisation accrue de leur activité.
3 LA RÉVOLUTION DU ROMAN-FEUILLETON
Pascal Durand
« Révolution » ayant parmi ses significations le tour com‐ plet d’un cercle, c’est à partir du dernier quart du xixe siècle que je voudrais remonter vers les années 1830, qui ont vu le premier essor du roman-feuilleton en France. Cette remontée commence au bord d’une tombe de papier. Celle que les parnas‐ siens, emmenés par Catulle Mendès, viennent d’édifier, aux proportions d’un gros volume, en 1873, à la mémoire de Gautier, disparu l’année précédente. Les funérailles sont des moments de recueillement et de brassage de générations. Ce sont aussi, bien souvent, des céré‐ monies un peu embarrassantes pour ce qu’elles peuvent ras‐ sembler en fait de cousins perdus de vue, de proches parents en discorde ou de voisins gênants. En la circonstance, ce sont près d’une centaine de poètes prudemment classés par ordre alphabétique qui rendent hommage à un des « tétrarques » du Parnasse. L’éditeur Lemerre et Catulle Mendès ont pris soin de détacher en tête du volume l’envoi de Victor Hugo. Droit d’aînesse oblige et façon de mettre à part l’ancêtre qui n’a pas encore désencombré l’horizon. Avec Hugo, donnant à cette place quelques-uns de ses plus beaux vers, c’est la statue du Commandeur du romantisme qui ressurgit et fait résonner sa voix impressionnante. Le poète de la « bouche d’ombre » y satisfait scrupuleusement au protocole fixé par Mendès. Il n’en
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saisit pas moins l’occasion, en s’adressant comme convenu à l’ombre de Gautier, de signifier à ses cadets que le romantisme, qu’il continue d’incarner presque à lui seul, s’est bel et bien identifié avec la marche du siècle : Passons, car c’est la loi ; nul ne peut s’y soustraire ; Tout penche ; et ce grand siècle avec tous ses rayons Entre en cette ombre immense où, pâles, nous fuyons.
Ces rayons qu’on voit s’abaisser au pied du Tombeau de Théo‐ phile Gautier sont ceux, en effet, du romantisme finissant. Mais en associant au dernier défunt Lamartine, Dumas et Musset, c’est toute la configuration à l’intérieur de laquelle le mouve‐ ment s’était embrayé que Hugo rappelle du même coup : Ce siècle altier qui sut dompter le vent contraire Expire… — Ô Gautier, toi, leur égal et leur frère, Tu pars après Dumas, Lamartine et Musset. L’onde antique est tarie où l’on rajeunissait ; Comme il n’est plus de Styx, il n’est plus de Jouvence1.
L’horizon rétrospectif d’un système littéraire nettement moins clivé que ce qu’il est devenu au début de la Troisième République se trouve ainsi rétabli. Hugo, Dumas, Lamartine, Musset, Gautier pouvaient y cohabiter au nom d’une vision unitaire et égalitaire de la littérature, s’adressant idéalement à tous les publics, sans distinctions de genre, de classe ou de niveau. Ces distinctions n’y constituaient pas encore en tout cas des catégories profondément structurantes. Vingt ans plus tôt, dans l’une des « causeries » de son journal Le Mousquetaire, Dumas s’était mis avec Hugo et Lamartine « au rang des trois hommes supérieurs » ayant dominé le roman‐ tisme. Mais il avait pris soin de faire ressortir des uns aux autres un principe de division du travail esthétique propre à indiquer
1. Victor Hugo, « À Théophile Gautier », dans Le Tombeau de Théophile Gautier (Paris, Lemerre, 1873), éd. Fr. Brunet et al., Paris, Champion, 2001, p. 51. Ce poème, qui sera recueilli avec quelques variantes dans Toute la lyre (1888), a été d’autre part annexé par Michel Brix aux Œuvres poétiques complètes de Théophile Gau‐ tier, Paris, Bartillat, 2004, p. 814-815.
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sur fond d’unité générale, maintenue au moins dans l’esprit du romancier journaliste, l’existence d’un marché littéraire déjà bien compartimenté : Vous ne me jetterez pas de la poudre aux yeux, cher premier venu, en me comparant à Attila, et vous ne m’éblouirez pas en me mettant au rang des trois hommes supérieurs que vous pourriez citer. En littérature, bien entendu. Eh bien, voyons : supposons que les deux autres soient Lamar‐ tine et Hugo. Supposons encore, et cette supposition c’est vous qui la faites, cher M. Eimann, et non pas moi ; supposons que je sois le troisième. Eh bien, voulez-vous que je vous dise là, vrai, franche‐ ment, sur ma parole d’honneur, comme je le pense, la part que Dieu a départie à chacun de nous ? Lamartine est un rêveur, Hugo est un penseur, moi je suis un vulgarisateur. Ce qu’il y a de trop subtil dans le rêve de l’un, subtilité qui empêche parfois qu’on ne l’approuve ; ce qu’il y a de trop pro‐ fond dans la pensée de l’autre, profondeur qui empêche souvent qu’on ne la comprenne, je m’en empare, moi, vulgarisateur ; je donne un corps au rêve de l’un ; je donne de la clarté à la pensée de l’autre ; et je sers au public ce double mets qui, de la main du premier, ne l’eût pas nourri comme trop léger ; de la main du second, lui eût donné une indigestion comme trop lourd, et qui, assaisonné et présenté de la mienne, va à peu près à tous les esprits, aux plus faibles comme aux plus robustes1.
C’est l’histoire de cette compartimentation qu’il va s’agir de brosser à grands traits. Dans cette histoire, le roman-feuilleton a joué un rôle déterminant par l’effet de masse qu’il a exercé au sein de son aire de production et de diffusion. Mais aussi, plus généralement, à travers la redéfinition de l’espace littéraire qu’il a provoquée de proche en proche, touchant aux formes pra‐ tiques de la littérature et aux représentations qui s’y attachent,
1. Alexandre Dumas, Le Mousquetaire, n° 16, 5 décembre 1853. C’est très logi‐ quement ce texte que Dumas mettra en tête des deux volumes de Causeries de ses Œuvres complètes à Paris chez Michel Lévy (1860).
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tant du côté des œuvres (et de leur classement) que du côté des auteurs (et de leurs postures).
DÉMOCRATISATION ET INDUSTRIALISATION DES LETTRES On peut prendre pour témoin de cette compartimentation le Rapport sur le progrès des lettres sorti des presses de l’Imprime‐ rie impériale parallèlement à la deuxième Exposition univer‐ selle de Paris. Le xixe siècle est balisé d’un bout à l’autre par ce genre de rapports, littérature officielle au sujet de la littérature ayant successivement recruté Marie-Joseph Chénier en 18081, Usta‐ zade Sylvestre de Sacy en 18682 et Catulle Mendès en 19023. Ces rapports, dont chacun à partir du deuxième prend celui qui le précède pour point de repère des « progrès » accomplis dans l’intervalle, sont d’intéressants marqueurs de l’évolution de la sphère littéraire elle-même et plus encore des représentations dont la littérature fait l’objet dans la sphère du pouvoir. En 1868, le « discours préliminaire » rédigé par Sylvestre de Sacy prend acte de deux ou trois aspects qui intéressent notre propos, à commencer par l’essor, qu’il salue avec l’enthou‐ siasme requis, d’une « nouvelle littérature […] qui déjà rem‐ place à peu près et bientôt remplacera entièrement l’âge classique » : une « littérature, écrit-il, appropriée à notre temps et à nos mœurs, expression de la démocratie, mobile comme elle, […] plus soucieuse de succès actuel que de la renommée à venir, et se résignant de bonne grâce à vivre moins longtemps pourvu qu’elle vive davantage dans l’heure qui passe ; féconde
1. Marie-Joseph [de] Chénier, Tableau historique de l’état et des progrès de la lit‐ térature française depuis 1789 (1808), nouvelle édition, Paris, Dentu, 1835. Ce Tableau prenait place dans une série de rapports commandés par Napoléon « sur « les progrès des sciences, des arts et des lettres » par arrêté du 4 mars 1802. 2. Sylvestre de Sacy, Paul Féval, Théophile Gautier et Ed[ouard] Thierry, Rapport sur le progrès des lettres, Paris, Hachette-Imprimerie impériale, 1868. 3. Catulle Mendès, Rapport sur le mouvement poétique français de 1867 à 1900, Paris, Imprimerie nationale, 1902.
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et inépuisable dans ses œuvres, capable de fournir à la consom‐ mation de tout un peuple1 ». Et de tracer aussitôt une ligne continue entre démocratie et industrialisation des lettres, en termes de cadence de production et de rotation accélérée des œuvres, ainsi qu’en termes de régime stylistique et de frénésie imaginaire : On n’a plus le temps de polir une phrase, de la tailler comme une pierre précieuse. On n’a pas dix ans devant soi pour produire et achever un petit volume. Chaque année, chaque mois doit suffire à son œuvre. On ne vit pas d’une pension de la cour ou des reve‐ nus d’un bénéfice. Le public est pressé, le consommateur exi‐ geant ; il lit, il ne relit pas. Le succès d’une pièce nouvelle a promptement besoin d’être rajeuni par un succès nouveau. La multitude a soif d’émotions et cherche avidement dans tout ce qui est neuf une sensation qu’elle n’ait pas encore éprouvée ; par la force même des choses, l’art s’est transformé en une industrie, la première et la plus noble de toutes par son objet. À l’œuvre ! la machine souffle, la roue tourne, à l’œuvre2 !
Cette vision de la chose littéraire satisfait aux codes du rap‐ port officiel, qui demandent pesanteur du quantitatif et grandes envolées. Lorsque le rapporteur met d’autre part en évidence, comme un progrès dans la démocratisation des lettres, la redé‐ finition des conditions sociales d’exercice de la littérature, l’encombrement du marché littéraire et la concurrence accrue que s’y livrent les écrivains3, il ne fait guère, là aussi, que satis‐ faire au modèle, invariable jusqu’à nos jours, de la sociologie de service attendue par les commanditaires de ce type de rapports d’État.
1. Sylvestre de Sacy, « Discours préliminaire » au Rapport sur le progrès des lettres, op. cit., p. 26. 2. Ibidem, p. 27. 3. « La littérature, écrit-il, n’est plus comme autrefois la distraction élégante d’une vie d’oisif ou d’abbé pensionné, le privilège de quelques vocations extra‐ ordinaires ; c’est une profession, un état dont il faut vivre, et où règne comme partout une concurrence meurtrière, un encombrement désastreux » (idem, p. 27).
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L’intéressant n’est donc pas là. Il tient au fait que le rapport introduit par Sylvestre de Sacy montre fort bien que ce régime d’abondance, cette accélération des rythmes de production et de consommation vont de pair, selon un paradoxe apparent, avec une réduction du périmètre de la littérature, qui s’est tout à la fois spécialisée et segmentée. Chénier, en 1808, avait maintenu l’extension toute classique de l’art de l’expression littéraire au domaine de la philosophie, du droit, de l’éloquence et de l’histoire ; soixante ans plus tard, Sylvestre de Sacy en resserre le compas autour de ses trois genres désormais définitoires : La littérature n’est pas envieuse ! Que la philosophie, l’histoire, la politique, la législation et la morale forment donc des pro‐ vinces particulières et détachées de son empire ; loin de s’en plaindre, la littérature se félicitera d’avoir été déchargée d’une grande partie du fardeau que Chénier portait trop légèrement. […] Que restera-t-il à la littérature, toutes ces défalcations faites ? Trois chapitres […] : la poésie proprement dite, l’art dramatique dans ses genres divers, et le roman, qui, aujourd’hui, forme à lui seul une littérature tout entière1.
Trois rapporteurs se partageront dès lors cette littérature qui, au fil du siècle, a rétréci comme peau de chagrin : Théophile Gautier, pour la poésie2 ; Édouard Thierry, administrateur de la Comédie française, pour le théâtre ; et, pour le roman, ce sera Paul Féval. Confier à un des principaux représentants du romanfeuilleton la revue du genre romanesque, en un temps où Flau‐ bert s’emploie à octroyer à celui-ci ses quartiers de noblesse littéraire, est très significatif. L’auteur des Habits noirs s’acquitte de sa tâche avec sérieux. Il fait place à Hugo, Balzac, Vigny, Sten‐ dhal, Gautier, à la bohème de Murger, au réalisme de Champ‐ fleury et des Goncourt, à Zola ou encore à Vallès. Et il ne manque pas de mentionner Jules Verne et son attelage didactique avec
1. Idem, p. 4. 2. Sur l’apport spécifique de Théophile Gautier dans ce Rapport, voir Pascal Durand, « Les progrès de la poésie en 1867, Portrait de Gautier en grand rappor‐ teur », dans L’Invention médiatique de l’histoire littéraire (C. Saminadayar-Perrin dir.), Bulletin de la Société Théophile Gautier, n° 36, novembre 2014, p. 139-154.
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Hetzel1 ; « Léo Lespès, qui, devenu Timothée Trimm, a noyé sa notoriété de romancier dans l’immense réussite de sa chroni‐ que quotidienne2 » ; « Ponson du Terrail, providence de la petite presse, qui personnifie en ce moment la vogue et distance de plusieurs têtes les plus rapides des coureurs du Derby de la popularité3 » ; ou encore « deux nouveaux venus […], Émile Gaboriau, Adolphe Belot, qui ont publié récemment des drames de la vie judiciaire où l’intérêt historique arrive à des propor‐ tions extraordinaires4 ». Autant de représentants d’un marché du roman-feuilleton dont formes, formats, créneaux théma‐ tiques se sont diversifiés au cours des années 1860 sous l’impul‐ sion de la grande presse populaire et de l’édition commerciale. Il n’y a rien d’étonnant à voir Féval insister sur la puissance de diffusion en général du roman, « légende de nos temps », porté par « la presse périodique [qui] lui a donné l’hospita‐ lité » et capable, « chose singulière », de « [survivre] au journal, son seigneur » : Les cahiers de feuilletons circulent dans Paris, débarrassés de cette bourre savante qui est le corps même du Moniteur univer‐ sel, des Débats, du Constitutionnel, de tous les organes parlant haut et bien à un public d’élite. C’est le monde renversé, j’en conviens, mais qu’y faire ? On a supprimé tout ce qui est excellent et précieux : l’éloquence du rédacteur en chef, la science de l’économiste, l’esprit du chroniqueur, le discernement du critique ; on n’a gardé que la pauvre bande de papier racon‐ tant les amours de deux marionnettes5.
Ce roman propulsé par la grande presse, Féval l’inscrit dans l’expansion générale du genre, qui est un fait bibliométrique bien connu : « En notre siècle, écrit-il, deux écrivains sur trois, je parle à la fois des plus humbles et des plus grands, ont fait
1. Paul Féval, Rapport sur le progrès des lettres (romans), op. cit., p. 53. 2. Ibidem, p. 55. 3. Idem, p. 56. 4. Idem, p. 60. 5. Idem, p. 40.
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des romans1. » Encore y apporte-t-il un double correctif, en rap‐ pelant que, d’une moitié du siècle à l’autre, le titre et la dignité de « romancier populaire » ont changé de sens : Quand la génération à laquelle nous appartenons essaya son premier pas sur le terrain des lettres, il y avait un groupe de puis‐ sants romanciers populaires : Balzac, Georges Sand, Frédéric Soulié, Alexandre Dumas, Eugène Sue. Derrière eux se pressait une phalange où brillaient bien des noms de premier ordre : c’était le siècle d’Auguste du roman. La popularité d’alors, je dois le dire tout de suite, différait de la popularité d’aujourd’hui, à tel point que maintenant nous devrions refuser à la plupart de ces beaux esprits le titre de romancier populaire.
C’est que l’expansion du genre romanesque s’opère désor‐ mais sous deux formes entretenant des rapports antagonistes avec le public ou visant plutôt, comme à travers deux langages, des publics distincts. Montée en grade sur l’échelle des rangs et des valeurs littéraires dans ses variantes les plus raffinées, du côté des nouveaux « maîtres ». Et montée en puissance de production et de diffusion, du côté des romanciers s’adressant au public de masse : En toutes choses, la loi est que l’élargissement d’une surface amène l’abaissement proportionnel de son niveau. Sauf de brillantes exceptions, la loi a eu son cours. Le roman, sous le rapport des idées et sous le rapport du style, s’est affaissé : j’entends le roman qui voulait à tout prix rester populaire, et les maîtres se sont peu à peu écartés, comme s’ils eussent ignoré la langue parlée au fond de ces couches sociales qui viennent d’apprendre leurs lettres et qui déjà épellent2.
Sans doute Féval juge-t-il que le niveau de qualité de la pro‐ duction romanesque baisse à mesure que s’élargit l’assiette de son public, mais c’est pour ajouter : « Je ne connais pas de mau‐ vais alphabet. Que tout soit pardonné à la plus pauvre des pages si un seul homme ou un seul enfant y a trouvé le secret de la
1. Idem, p. 62. 2. Idem, p. 44.
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lecture1. » Soit, en un mixte de progressisme et de paternalisme, un des clichés les plus diffus dans le discours social du Second Empire au sujet de la littérature de grande diffusion, cliché auquel trois autres au moins sont associés dans le condensé de ce discours qu’offre le Rapport de 1868 sur le progrès des lettres : premièrement, l’envol de la production et de la diffusion porté mécaniquement au crédit d’une démocratisation de la lit‐ térature ; deuxièmement, l’identification de celle-ci à une démo‐ cratisation de la lecture ; troisièmement, la nécessité d’un contrôle plus vigilant sur cette littérature qui, forte du journal à un sou et du livre à bon marché, se répand dans toutes les couches de la société. Contrôle à exercer d’abord à la source, au nom d’une respon‐ sabilité morale des auteurs, comme y insistait Sylvestre de Sacy à la péroraison de son « discours préliminaire » : Écrivains, qui êtes aujourd’hui à vous-mêmes votre police et votre censure, qu’un sentiment de délicatesse et d’honneur vous engage […] à redoubler de vigilance sur vos œuvres, à peser sévèrement tout ce qui sort de votre plume, à calculer d’avance le plus éloigné retentissement que peut avoir un mot malheu‐ reux, une erreur qu’accrédite le prestige du talent2 !
On ne saurait mieux faire ressortir que le discours en faveur de la démocratisation des lettres est un discours émanant du pouvoir — tant du pouvoir politique que du pouvoir écono‐ mique représenté par les patrons de la grande presse — et que ce discours est porteur, sous couvert de progressisme, d’une double propagande idéologique. Propagande au service des valeurs industrielles dont la littérature de grande diffusion est une des manifestations. Et propagande voulant que cette litté‐ rature, conçue comme vecteur d’inculcation morale et d’ins‐ truction civique auprès des masses, soit en même temps sommation adressée aux auteurs de sentir le poids de la res‐ ponsabilité qu’ils engagent de toute façon : que ce soit
1. Idem, p. 45. 2. Sylveste de Sacy, « Discours préliminaire » au Rapport sur le progrès des lettres, op. cit., p. 30.
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directement, à travers les textes qu’ils mettent sur ce marché, ou indirectement, à travers des œuvres qu’un niveau trop élevé de sophistication formelle, en les éloignant de la langue com‐ mune, réserve à un marché plus restreint, au prix d’un renon‐ cement aux fonctions sociales de la littérature. Se comprend fort bien, sous un tel angle, pourquoi les grandes figures de la modernité ont été, pour la plupart, au nombre de ceux qu’Antoine Compagnon a rangés sous la bannière des « antimo‐ dernes1 », la modernité littéraire s’étant largement définie contre cette modernité d’État pétrie d’industrialisme et de morale du progrès. On rappelle volontiers qu’en 1857 Baudelaire et Flaubert ont été tous deux traduits en justice pour outrage aux mœurs et c’est à juste titre qu’on regarde leurs procès comme un moment clé de la geste héroïque ayant opposé modernité littéraire et pou‐ voir d’État comme deux formes de responsabilité l’une à l’autre, tout en oubliant qu’Eugène Sue a connu un sort semblable la même année devant le même procureur pour ses Mystères du peuple2. On oublie plus volontiers encore que Flaubert et Ponson du Terrail allaient être faits tous deux en même temps, le 15 août 1866, chevaliers de la Légion d’honneur. Flaubert aura beau jeu, histoire de sauver la face, de s’en plaindre auprès des Goncourt et de Feydeau3, et Maxime du Camp d’y apercevoir, de son point
1. Antoine Compagnon, Les Antimodernes, De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2005. 2. Emmanuel Pierrat relate toute cette séquence judiciaire dans Accusés Baude‐ laire, Flaubert, levez-vous ! (Bruxelles, André Versaille éditeur, 2010). Jorge Car‐ rión propose, quant à lui, de considérer le procès Flaubert et le procès Baudelaire comme un bon analyseur du système de la librairie française à l’ère industrielle (Librairies, Itinéraires d’une passion, trad. Ph. Rabaté, Paris, Seuil, 2016, p. 70-71). Pour une analyse approfondie des rapports entre autonomisation de la sphère des lettres et censure à l’échelle du xixe siècle (et du suivant), voir Gisèle Sapiro, La Responsabilité des écrivains, Littérature, droit et morale en France (xixe-xxie siècle), Paris, Seuil, 2011, en particulier p. 173-319. 3. Gustave Flaubert, lettres à Edmond et Jules de Goncourt, le 16 août 1866, et à Ernest Feydeau, le 1er septembre 1866, dans Correspondance, tome III, éd. J. Bru‐ neau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 514 et p. 525.
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de vue, une « infamie » de plus émanant de la « société fran‐ çaise1 ». Le partage de cet honneur officiel entre le romancier artiste et le romancier rocambolesque — que ce partage témoigne, pour ce qui est de Flaubert, de la libéralisation du régime d’une décennie à l’autre ou de sa proximité avec la prin‐ cesse Mathilde — symbolise sans doute l’égale représentativité des deux écrivains dans leurs univers respectifs, mais plus cer‐ tainement l’existence, après 1860, de deux littératures que tout oppose et que seul le regard neutralisateur du pouvoir peut encore juxtaposer l’une à l’autre.
L’ART POUR TOUS OU CONTRE TOUS Le discours touchant à la démocratisation de la lecture à tra‐ vers la littérature de grande consommation n’émane pas que du seul champ politique et des écrivains rapporteurs qui se mettent à son service. Il émane aussi du champ des producteurs de cette littérature, comme le montre bien le « portrait-carte » que le jeune Émile Zola réserve en 1865, dans Le Petit Journal, à la figure du « lecteur du Petit Journal ». La tournure très circulaire de ce texte dans l’environnement journalistique qui est le sien a de quoi retenir l’attention, car elle touche à une des propriétés de cette littérature sous la forme et la direction qu’elle a prises au cours du Second Empire2. Zola y dresse d’abord, à travers un récit de rêve, le portrait photographique d’une grande « vision », d’une « foule d’un
1. Lettre à Flaubert, le 13 septembre 1866 : « Ce que tu me racontes pour ta féerie ne me surprend nullement : la littérature est l’ennemie publique, elle est sub‐ versive au premier chef et mérite la mort. Ce qui le prouve, c’est que le succès des Thugs a valu 83 000 abonnés au Petit Journal, et que la seule annonce du Dernier mot de Rocambole par ce Ponson du Terrail qu’on t’a fait l’infamie de décorer en même temps que toi, a valu à La Petite Presse 50 000 abonnés. C’est joli. Mon vieux, nous sommes dans la société française, comme les Osages venus en France sous Louis XIV : des bêtes curieuses, à qui on tire les cheveux pour savoir s’ils tiennent » (dans G. Flaubert, Correspondance, tome III, op. cit., p. 858). 2. Voir, à ce sujet, P. Durand, « Photographier la foule », dans La Leçon des choses. Techniques imaginaires de Daniel Defoe à Georges Simenon, Bruxelles, La Lettre Volée, coll. « Essais », 2021.
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million de têtes », représentant une « nation, une société com‐ plète » : Je m’impose une rude tâche aujourd’hui. Il me faut photogra‐ phier toute une foule, une foule d’un million de têtes. […] Mon héros est homme et femme, enfant et vieillard, beau et laid, riche et pauvre. Il a la grâce modeste de la jeune fille et la douce aus‐ térité de la mère, la turbulence de l’adolescent et la gravité de l’homme fait ; il porte la jupe d’indienne et la jupe de soie, la blouse bleue et l’habit noir ; il habite chaque étage, le premier et le cinquième, et vit dans la pauvreté et dans le luxe. En un mot, il a tous les visages, tous les sexes, tous les âges, tous les vête‐ ments, toutes les conditions. C’est une nation, une société com‐ plète1.
Et cette « vision » parle : Je suis un bon enfant, une nature simple et droite, et je veux être récréé honnêtement. Comme j’ai en moi tous les sentiments de l’humanité, je désire qu’aucun de ces sentiments ne soit blessé ; comme je représente une société entière, je tiens à ce qu’aucun membre de cette société ne soit attaqué. Mon être lui-même demande des lectures aimables et douces, et c’est justement parce que je suis un peuple que j’exige un journal qui convienne à un peuple. Je souhaite être instruit un peu et intéressé beau‐ coup. Vous avez compris mes désirs, vous tous qui écrivez pour moi : c’est pourquoi je vous aime et vous suis fidèle. […] [Vous] réussissez à plaire à une multitude, tâche difficile et délicate, et vous accomplissez ce miracle étonnant de contenter tout le monde et de n’égratigner personne. […] Persévérez, mes enfants, achevez bravement votre besogne. Que mes applaudissements vous suffisent. Vous avez au moins ce mérite de vulgariser la lec‐ ture et d’habituer les humbles de ce monde à s’intéresser aux choses de l’esprit. Soyez érudits tout juste assez pour ne pas être ennuyeux. Soyez intéressants surtout, que vous ayez dans les yeux des larmes ou des sourires. Vous avez entre les mains un million de cœurs et un million d’intelligences. Je suis géant, et je grandis chaque jour2.
1. Émile Zola, « Le lecteur du Petit Journal » (1865), dans Contes et nouvelles, éd. R. Ripoll, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 267. 2. Ibidem, p. 268-269.
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On note la circularité de la chose. Au cœur du Petit Jour‐ nal, Zola installe une allégorie de son lecteur modèle et, en le faisant s’adresser à la rédaction comme à d’autres « enfants », charge ce lecteur tout à la fois d’endosser l’image aimablement paternaliste qu’on s’y fait de lui — celle d’un peuple bon enfant aspirant à l’évasion et à l’instruction — et de reformuler la ligne éditoriale du Petit Journal lui-même, telle qu’elle a été annoncée dans son numéro spécimen de janvier 1863. Apolitisme affiché, primat du fait divers et de la chronique judiciaire, du commen‐ taire anecdotique du quotidien et du feuilleton divertissant : Le Petit Journal ne saurait concevoir de hautes prétentions, aussi se hâte-t-il d’avouer qu’il n’aspire ni à modifier l’ordre social, ni même à donner des leçons au pouvoir ; assez d’autres s’imposent cette tâche ingrate ; son ambition plus modeste, se borne à essayer de conquérir une place à la suite, sinon à côté de la grande presse, pour lui servir en quelque sorte de complément. Les grands journaux absorbés par une polémique incessante, et de plus en plus envahis par les annonces, dédaignent ou négligent forcément une quantité de questions, d’événements, de détails que chaque jour voit naître, et qui ont cependant aussi une importance, une valeur, un intérêt dont les initiés se préoccupent, et auxquels le plus grand nombre regrette de demeurer étranger. C’est cette large part d’informations trop délaissées que le Petit Journal désire s’approprier, en recueillant avec soin tout ce qui est de nature à satisfaire la curiosité et à nourrir l’intelligence en dehors de la sphère des discussions économiques, déjà très suf‐ fisamment encombrée1.
L’identification du grand lectorat de masse au Petit Journal est complète quand à la fin du conte, ayant montré cette grande vision « sortir de Paris [pour] occuper le monde », Zola écrit que « tout à coup une transformation s’est opérée » : « De toute cette
1. Numéro spécimen, janvier 1863, du Petit Journal, quotidien, non politique, p. 1.
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vision, il n’est resté qu’une chose : un exemplaire du Petit Jour‐ nal1. » Et de réaffirmer, pour conclure, la mission de démocra‐ tisation de la chose écrite remplie par le quotidien de Moïse Millaud : Alors j’ai compris que j’avais devant moi l’Humanité intelligente et forte, et que le lecteur du Petit Journal était destiné à peupler tout l’univers. Peut-être Le Petit Journal d’alors ne sera-t-il plus Le Petit Journal d’aujourd’hui ; mais au moins nous aurons eu l’honneur d’avoir donné le branle aux esprits et d’avoir créé une génération aimant la lecture et suivant pas à pas l’histoire de chaque jour2.
La fable est naïve, elle est cynique — presque autant que le mot d’ordre prêté à Millaud : « N’ayons pas peur d’être bêtes. » Elle a pourtant le bon goût d’être vraie. On peut dater en effet du lancement du Petit Journal, à grand renfort de publicité, la véritable entrée du journalisme et de la littérature dans l’ère de ce qu’on n’appelait pas encore à l’époque la culture de masse3. N’est pas seulement en jeu ici la diffusion massive d’un journal produit à cadence industrielle, à très bon marché, de petit for‐ mat et misant sur « le petit journalisme ». Est surtout en jeu le fait que, vendu au numéro, ce journal tirera ressort d’une double logique de connivence avec le public et de spectaculari‐ sation. Spectacularisation des événements, à l’image de l’embléma‐ tique affaire Troppmann qui, fin 1869, fera s’envoler les tirages au-delà des 500 000 exemplaires quotidiens (le cap du million sera atteint trente ans plus tard). Spectacularisation du médium journalistique en soi, du fait que sa diffusion au numéro lui demande de partir chaque jour à la conquête de son lectorat et exige sa présence constante dans l’espace public par voie de criée, de vente en kiosque et d’affichage. Spectacularisation
1. Émile Zola, « Le lecteur du Petit Journal », op. cit., p. 269. 2. Ibidem, p. 269. 3. C’est à très juste titre que Dominique Kalifa a réservé le premier volume de son ouvrage de synthèse sur La Culture de masse en France à la période allant de 1860 à 1930 (Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2001).
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consistant aussi à théâtraliser au cœur du journal sa propre ligne rédactionnelle et son public cible, à travers un ressasse‐ ment programmatique, une rhétorique de l’interpellation et une familiarité bon enfant, à commencer par les aimables bavardages de Timothée Trimm, où discours et métadiscours s’articuleront en permanence, selon un mode d’énonciation que Zola reprend à son compte. Spectacularisation enfin du romanfeuilleton sous un nouveau régime et des formes nouvelles. Le passage du roman-feuilleton romantique au romanfeuilleton populaire et petit-bourgeois du Second Empire prend l’aspect d’une tombée dans l’excès et l’insignifiance. Soulié, Sue, Dumas, le premier Féval, Hugo encore, en 1862, dans son faux feuilleton des Misérables, faisaient du roman, sincèrement ou non, le vecteur d’un message à dimension critique ou documen‐ taire, une sorte de reportage sur la grande jungle sociale et l’univers urbain. Avec Ponson du Terrail, la machine tournera à vide, marchera à la répétition, à l’effet pour l’effet, animée par une pure logique de divertissement. Cette machine à fiction n’aura plus besoin désormais de prétexte politique ou social pour fonctionner : en phase avec l’ordre établi, sa fonction sera de fonctionner, voilà tout. Les faits divers mis à la une seront, dans le même sens, l’infatigable confirmation en acte de l’infor‐ mation pour l’information, toujours nouvelle, toujours au fond la même, accomplissant ce que Mallarmé appellera, à la fin du siècle, l’exaspération du présent1. Le Petit Journal ouvre donc l’époque du sériel journalistique et la montée en spectacle du journal est la condition de survie de ce sériel. Une sérialité sur laquelle, du côté de la fiction, les lois de censure prises en matière de presse en général et de feuilleton en particulier, au début de la période, ont exercé un double effet contradictoire de contrainte et d’impulsion. Contrainte liée à l’amendement Riancey qui dès juillet 1850 a soumis les journaux publiant des feuilletons à un droit de
1. Voir, sur ce thème de l’information comme produit de presse et illusionnisme de la contemporanéité, deux des « poèmes critiques » recueillis dans ses Divaga‐ tions, « L’action restreinte » et « Bucolique », dans Œuvres complètes, tome II, éd. B. Marchal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 217 et p. 256.
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taxe supplémentaire. Impulsion, aussi bien, par effet de la loi de février 1852 qui, en frappant de censure la presse d’opinion non gouvernementale, a provoqué un essor sans précédent de la petite presse littéraire et populaire prudemment dépolitisée qui sera le creuset de nouvelles formes de la littérature d’évasion. En attendant la flambée joyeusement subversive de la Belle Époque, le tournant conservateur du roman-feuilleton, passé du surhomme justicier des années 1830-1840 au surhomme conformiste des années 1860-1890 — ce qu’on pourrait appe‐ ler ici la deuxième révolution du feuilleton — est évidemment comptable du régime d’ordre installé sous le Second Empire en regard d’une population dont le taux de lecturisation va croissant et qu’il s’agit de divertir autant que contrôler. Quant aux formes mais aussi aux formats que va prendre le genre, le remarquable est qu’à côté de romans-fleuves tels que Rocambole (1857-1870) de Ponson du Terrail ou Les Habits noirs (1863-1875) de Féval, qui maintiennent les dimensions du feuilleton romantique, s’observent divers phénomènes de segmentation et de spécialisation. Segmentation en sous-genres ou en nouveaux genres répondant pour la plupart aux insti‐ tutions sociales que relaient déjà les grandes rubriques des journaux et tant de magazines spécialisés : roman judiciaire d’Émile Gaboriau, western de Gustave Aymard, roman de vul‐ garisation de Jules Verne, roman d’éducation de la comtesse de Ségur, romans édifiants de Xavier de Montépin ou Charles Mérouvel. Segmentation d’autre part du lectorat visé, masculin ou féminin, ou en termes de classes d’âge, adultes, jeunes gens ou jeunes filles. Segmentation matérielle enfin, si l’on veut, par réduction de la longueur des récits, établie le plus souvent entre deux cents et quatre cents pages, au prix d’une simplification des intrigues. Tout cela procure l’image d’une littérature de marché, bien ajustée à la diversification sociale du public et qua‐ drillée comme telle, presque méthodiquement, par les éditeurs et les directeurs de journaux, dans une direction que Le Petit Journal avait d’ailleurs indiquée pour sa propre gouverne lors de son lancement :
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Nous tâcherons de recruter des manuscrits dignes de devenir des livres ; nous avons traité avec la Société des gens de lettres pour reproduire tout ce que ses membres sèment dans la presse périodique. Nous avons acquis de la Revue britannique, le plus varié des recueils, le droit de glaner dans ses quarante volumes, et quelques fournisseurs en vogue nous ont fait des offres de service ; mais nous hésitons à contracter des engagements à long terme, attendu que le feuilleton nous paraît traverser une crise décisive. Depuis une vingtaine d’années, le peuple français a eu la patience de consommer les ouvrages de longue haleine découpés en fines tranches, servies une à une et habilement ménagées, au point que tel roman, qui peut être lu en quelques heures, n’a pas traîné moins de deux années au bas d’un grand journal. Mais on se lasse de toutes les joies de ce monde, et une réaction semble s’opérer en faveur des histoires, nouvelles, fantaisies et autres bagatelles qui s’accommodent mieux au régime du feuilleton et n’exigent pas tant de suites au prochain numéro. Nous suivons donc avec sollicitude les phases de cette transfor‐ mation, afin de nous conformer au goût de nos lecteurs, à moins qu’ils ne consentent à se rapporter au nôtre1.
Ce paysage du feuilleton à la fois massif et très segmenté a pour région symétrique celle de la haute littérature, plus restreinte par l’étendue de son public que par le nombre de ses auteurs, mais tout aussi segmentée, en termes d’esthétiques en lice pour ce qui la concerne. Rapport extérieur de l’œuvre à son lecteur, rapport intérieur de la forme à son contenu, rapport aux attentes du pouvoir et aux valeurs de succès : tout opposera ces deux littératures. Cette opposition est fort bien illustrée par un article de 1862 dirigé précisément contre « l’art pour tous », pratique et doc‐ trine dans lesquelles un jeune intransigeant aperçoit une « hérésie » à ajouter à celles que Poe et Baudelaire avaient dénoncées de leur côté. Mallarmé y exhorte les « poètes », du haut de ses vingt ans, à résister aux séductions de la popularité
1. Numéro spécimen, janvier 1863, du Petit Journal, quotidien, non politique, p. 1.
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et à « cette impiété », « la vulgarisation de l’art1 », à l’heure où la grande presse, l’édition à bon marché, l’enseignement menacent les cloisons mettant la haute littérature à l’abri du public profane : « Toute chose sacrée et qui veut demeurer sacrée s’enveloppe de mystère2 », affirme-t-il d’entrée de jeu. Or, continue-t-il, « Les Fleurs du mal […] sont imprimées avec des caractères dont l’épanouissement fleurit à chaque aurore les plates-bandes d’une tirade utilitaire, et se vendent dans des livres blancs et noirs, identiquement pareils à ceux qui débitent de la prose du vicomte du Terrail ou des vers de M. Legouvé3 ! » On sait quel remède il y prescrit : ce serait de sanctuariser la poésie en dotant celle-ci, à l’image du texte musical, forme impé‐ nétrable au profane, d’un langage dont le niveau d’intelligibilité se situerait très au-dessus de « ces intrus […] qui tiennent en façon de carte d’entrée une page de l’alphabet où ils ont appris à lire4 ! » « L’homme peut être démocrate, ajoute-t-il, l’artiste se dédouble et doit rester aristocrate5. » La rhétorique incantatoire dont ce jeune fanatique de l’idéal poétique orne son propos est le prix payé à la banalité du credo qu’il y récite. Car il n’y fait guère d’un côté que réécrire, à un plus haut niveau de radicalité, la préface aux Poèmes antiques de Leconte de Lisle ainsi que les Notes nouvelles sur Edgar Poe de Baudelaire, parues dix et cinq ans plus tôt et constitutives de la doxa dominante en milieu artiste. D’un autre côté, sa profes‐ sion de foi aristocratique recycle en les condensant les princi‐ paux lieux communs de la pensée bourgeoise du temps au sujet de l’instruction des classes populaires : « Faites que s’il est une vulgarisation, ce soit celle du bien, non celles de l’art. […] Que les masses lisent la morale, mais de grâce ne leur donnez pas notre poésie à gâter6. »
1. Stéphane Mallarmé, « Hérésies artistiques, L’art pour tous » (L’Artiste, 1862), dans Œuvres complètes, op. cit., p. 363. 2. Ibidem, p. 360. 3. Idem, p. 360-361. 4. Idem, p. 361. 5. Idem, p. 362. 6. Idem, p. 363-364.
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Le discours du jeune Mallarmé dans « L’art pour tous » peut bien paraître aux antipodes du discours du jeune Zola dans « Le lecteur du Petit Journal ». En réalité, un même système de pensée y est à l’œuvre, imprégné d’un racisme de classe qui, bienveillant ou méprisant, peut changer de signe, mais non de contenu, et en regard duquel ce qui change réellement c’est le point de vue adopté, c’est-à-dire la position occupée au sein du champ littéraire. Signe qu’au milieu du Second Empire la ligne de partage est bien établie entre basses et hautes eaux de la littérature. C’est bien pourquoi, d’ailleurs, un aspirant à la gloire poétique tel que Mallarmé se permet de rappeler ses aînés à l’ordre en termes si impératifs. En réclamant de barricader hermétiquement la haute littérature, c’est sa propre « carte d’entrée » qu’il brandit : au sein du club très fermé des poètes artistes.
LE ROMAN-FEUILLETON, VECTEUR DE NAISSANCE DU CHAMP LITTÉRAIRE L’article que Sainte-Beuve fait paraître en 1839 dans La Revue des deux mondes au sujet « de la littérature industrielle » occupe, dans ce contexte, une position déterminante qui en fait une sorte de plaque tournante pour notre problématique1. C’est là, par un côté, un premier document à verser au dossier de la « querelle du roman-feuilleton » qui va agiter l’Assemblée natio‐ nale et la tribune agrandie des journaux au cours des années 1840. Mais par un autre côté cet article boucle une série de grands événements ayant touché, tout au long de la décennie précédente, aux institutions de la littérature et au système de ce
1. Charles-Augustin Sainte-Beuve, « De la littérature industrielle » (Revue des deux mondes, 1er septembre 1839), recueilli dans La Querelle du roman-feuilleton, Littérature, presse et politique, Un débat précurseur (1836-1848) (L. Dumasy éd.), Grenoble, ELLUG, 1999, p. 25-43.
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qu’on commence à appeler, et Sainte-Beuve le premier, la « chose littéraire1 ». Sainte-Beuve y prend pour cible, comme on sait, l’inflation du roman-feuilleton et de la littérature alimentaire, mais aussi, plus fondamentalement, le « démon de la propriété littéraire2 » dont la création de la Société des gens de lettres l’année précé‐ dente lui paraît la manifestation la plus évidente. L’expression de « littérature industrielle » qu’il forge pour la cause est très chargée : si elle renvoie à la dimension d’abondance et de séria‐ lité de cette littérature de marché, elle emprunte également au vocabulaire des saint-simoniens, dont Sainte-Beuve avait été proche quand dix ans plus tôt il s’employait, avec Pierre Leroux, dans les colonnes du Globe, à rappeler Victor Hugo, le poète trop virtuose et intime des Feuilles d’automne, aux impératifs d’une poésie travaillant au progrès de l’humanité. Sous ce concept qu’il forge un siècle avant Adorno et Horkheimer et leur Kultu‐ rindustrie, Sainte-Beuve range une pratique littéraire dont il énumère les propriétés : vénalité, stéréotypie, débridement imaginaire, relâchement du style. Ce concept lui sert surtout d’outil pour acter la juxtaposition de « deux littératures » : « Deux littératures, conclut-il en effet, coexistent dans une pro‐ portion bien inégale et coexisteront de plus en plus, confondues jusqu’au jour du jugement : tâchons d’avancer et de mûrir ce jugement en dégageant la bonne et en limitant l’autre avec fer‐ meté3. » Soit d’abord le tour de vis que Sainte-Beuve recommande d’apporter au déferlement de la mauvaise littérature. À parcou‐ rir l’accablant dossier de la querelle du roman-feuilleton que Lise Dumasy a établi, on ne peut qu’être frappé par la récur‐ rence ad nauseam du même cliché paternaliste : celui d’un peuple enfant à instruire, à détourner des mauvaises lectures, à préserver des intempérances du roman pour tous, à écarter
1. Cette expression est introduite dans le deuxième paragraphe de son article contre « la littérature industrielle », op. cit., p. 26. 2. Ibidem, p. 28. Sainte-Beuve souligne lui-même cette expression. 3. Ibidem, p. 43.
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donc, comme l’écrira encore Alfred Asseline en 1854, de « ces livres, d’un aspect misérable, qui se vendent quatre sous comme un petit verre sur le comptoir1 ». C’est ce même cliché que le jeune Mallarmé endossera, on l’a vu, en 1862 : « Que les masses lisent la morale2. » Ainsi, ce qui est d’abord condamné dans la « littérature industrielle » est moins son mode de production à flux tendu et à style relâché que la qualité sociale de son public et la très faible capacité qu’on prête à celui-ci de démêler l’imaginaire et le réel. Dans une des formules les mieux venues de son texte, SainteBeuve souligne que « l’industrie pénètre dans le rêve et le fait à son image, tout en se faisant fantastique comme lui3 ». Au rezde-chaussée du journal, le roman-feuilleton est une littérature qui, établie en bas et remontant d’en bas, fait voie à « l’homme d’en bas4 ». Littérature inquiétante non pas seulement parce qu’elle abonde mais parce qu’elle déborde, et que par une exu‐ bérance de la fiction elle se montrerait bien capable, si l’on n’y met pas un frein, de contaminer tout l’imaginaire social. Métaphore et métonymie à la fois, c’est l’une des figures qui court à travers tout le siècle et qui passera par Gautier puis Mal‐ larmé : le feuilleton, au rez-de-chaussée qui supporte les colonnes du journal, menace d’ébranler tout l’édifice social et politique dont le journal est la forme papier. « La presse quoti‐ dienne, déclare un député à la Chambre en 1845, a subi depuis quelques années une sorte de transformation. La partie princi‐ pale et politique, tout à coup, est devenue secondaire ; le feuille‐ ton a pris dans le journal l’importance qui appartenait autrefois à la politique, à ces articles de premier-plan ou de fond que plu‐ sieurs de ses publicistes les plus honorés se faisaient un devoir d’écrire pour l’instruction générale et pour la discussion
1. Alfred Asseline, « La librairie et les libraires », dans Le Mousquetaire, n° 231, jeudi 13 juillet 1854. 2. Stéphane Mallarmé, « L’art pour tous », op. cit., p. 364. 3. Charles-Augustin Sainte-Beuve, « De la littérature industrielle », op. cit., p. 28. 4. Voir à ce sujet Pierre Macherey, « Figures de l’homme d’en bas », dans Her‐ mès, n° 2, 1988, p. 67-88.
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publique1. » Les lois de censure qui seront prises après 1848 — l’insurrection de juin apparaissant aux possédants comme l’un des effets des doctrines socialisantes propagées par le roman-feuilleton — y mettront provisoirement bon ordre. Revenons au constat formulé et, pour mieux dire, effectué par Sainte-Beuve. S’il acte l’existence d’une « littérature indus‐ trielle » qu’il convient de limiter, il acte du même coup l’exis‐ tence du contraire de cette littérature, qu’il appelle la « bonne ». Et si, dans l’une, les écrivains se rangent, comme il le souligne, sous un « drapeau » portant « cette seule devise : vivre en écri‐ vant2 » (autrement dit : écrire pour vivre), c’est donc que, dans l’autre, il s’agirait plutôt de « vivre pour écrire ». « Tout le monde peut se dire homme de lettres : c’est le titre de qui n’en a point. Les plus empressés à se donner pour tels ne sont pas les plus dignes3. » De ce point de vue, l’article peut apparaître non plus seule‐ ment comme un état des lieux, l’analyse d’une situation de « détresse » et de « désastre » dans « la librairie4 » sous la monarchie de Juillet, mais comme une intervention porteuse d’un certain pouvoir performatif. Eugène Sue, Alexandre Dumas, Paul Féval apparaîtront, dans les années 1840, comme des professionnels à part entière du roman-feuilleton. Mais, dans les années 1820, Lamartine avec l’immense succès de librairie de ses Méditations poétiques, Hugo donnant en même temps des odes très savantes et des romans frénétiques, Vigny avec Cinq-Mars, son « roman à publics », n’établissaient pas de solution de continuité entre les divers niveaux auxquels leurs œuvres se voulaient lisibles et recevables. À la fin des années 1830, cette continuité commence à se dissoudre par une réaction de défense devant le processus voyant le roman à épisodes coloniser la presse et la littérature
1. Chapuys-Montlaville, discours à la Chambre des députés (14 mars 1845), recueilli dans La Querelle du roman-feuilleton, op. cit., p. 96. 2. Charles-Augustin Sainte-Beuve, « De la littérature industrielle », op. cit., p. 29. 3. Ibidem, p. 39. 4. Idem, p. 25.
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commerciale le médium du livre, et par effet d’une transfor‐ mation générale de l’espace littéraire en train de se produire. Cette transformation demande qu’en regard d’une littérature d’élite se trouve posée une littérature grand public, dont la première se démarquera, tant par ses modes d’écriture qu’à travers les postures de ses représentants. Et de ce point de vue l’article de Sainte-Beuve n’apparaît plus tant comme l’amorce des débats politiques sur le roman-feuilleton qui vont se déve‐ lopper durant une dizaine d’années — et déboucher sur la légis‐ lation que l’on sait — que comme un des événements survenus sur la scène sociale de la littérature au cours des années 1830. 21 juillet 1831 : cent soixante personnalités du monde des lettres se portent au secours du libraire Camille Ladovcat, menacé de faillite, en signant un contrat pour un ouvrage en dix volumes dont chacun s’engage à livrer gracieusement deux cha‐ pitres, sous le titre général Le Diable boiteux à Paris ou le livre des cent et un. Ce contrat stipule que les signataires entendent soutenir « un libraire qui a si puissamment contribué à donner de la valeur aux productions de l’esprit et à consacrer l’indé‐ pendance de la profession d’homme de lettres1 ». « Sacre » donc de l’éditeur comme puissance de consécration et du partenariat qu’entretiennent avec lui les hommes de lettres. Et, dans le dense fouillis des signatures juxtaposées, extraordinaire expression visuelle de ce que les écrivains commencent à vivre et à se percevoir eux-mêmes comme un corps symbolique à part entière, solidifié par des valeurs d’indépendance collective et des intérêts communs. Un fouillis au-dessus duquel, en haut, à droite, le splendide isolement de la signature si reconnaissable de Chateaubriand suggère pourtant une hiérarchie des rangs et des renommées. 1er juillet 1836 : lancement simultané sur le marché des grands journaux parisiens de La Presse par Émile de Girardin et du Siècle par son ancien associé Armand Dutacq, avec une
1. Ce contrat est reproduit dans P. Durand et A. Glinoer, Naissance de l’éditeur, L’édition à l’âge romantique, Bruxelles, Impressions nouvelles, « Réflexions faites », 2005, p. 104.
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formule fondée sur une baisse de moitié du prix de l’abonne‐ ment par rapport à la concurrence ; un recours systématique à l’annonce, voulant qu’un journal soit un produit vendu deux fois, d’abord aux annonceurs, puis aux lecteurs ; une extension du lectorat visé (et vendu auprès des annonceurs) par option d’un journalisme axé sur « Publicité des faits et non polémique des idées », selon la maxime de Girardin, autrement dit un journal d’information susceptible de recruter un lectorat élargi au-delà des segmentations propres à la presse d’opinion ; une publication par épisodes de romans au rez-de-chaussée du feuilleton, propres à capter et à fidéliser ce lectorat à une époque du développement de la presse où l’information non politisée, n’ayant pas encore de véritable horizon d’attente, demande qu’un produit d’appel et d’accroche soit fourni avec le journal : ce sera donc le feuilleton-roman, et bientôt le roman-feuilleton (à commencer par La Vieille Fille de Balzac). Au fond, le roman-feuilleton est né comme une technologie de l’information à une époque où technologie et information n’étaient encore guère associées dans le vocabulaire social. Cette formule, qui met en place le modèle économique du jour‐ nal moderne que nous voyons se démanteler depuis une ving‐ taine d’années, va être sans tarder imitée par la concurrence, tous les journaux jusqu’aux plus austères se disputant âprement les plumes des feuilletonistes, dont les rangs vont aussi grossir en raison des perspectives rentables qu’offre cette littérature industrielle. C’est la première révolution du roman-feuilleton : l’apparition d’une formule hybride, médiaformatée, et qui, des Mémoires du diable de Frédéric Soulié aux Mystères du peuple d’Eugène Sue, en passant par Les Mystères de Paris, Les Mystères de Londres ou Le Comte de Monte-Cristo, pour ne retenir que des chefs-d’œuvre, va mixer efficacement imaginaire gothique et réalisme social, roman historique et roman de la contempora‐ néité, autour de la figure d’un surhomme justicier sur les pas duquel le public entrera dans les coulisses du grand monde ou du monde d’en bas. 1838 : deux ans après cette révolution Girardin dans le monde de la presse, lancement par l’éditeur Gervais Charpen‐ tier, en réaction enfin efficace à la concurrence déloyale faite à
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la librairie parisienne par la contrefaçon bruxelloise, d’une col‐ lection d’ouvrages à bas prix, la « Bibliothèque Charpentier », double révolution sur le marché du livre français, par invention non seulement du livre à bon marché avec la grisaille typogra‐ phique qui va le caractériser, mais de la « collection », c’est-àdire d’un principe de sérialité, d’organisation et de planification du catalogue, qui est aussi production d’un objet proprement éditorial et donc aussi promotion de l’éditeur lui-même comme créateur à part entière1. 16 avril 1838 : dépôt des statuts de la Société des gens de lettres, institution et instrument collectif témoignant par excellence du processus de professionnalisation accélérée que connaît, à l’intersection du journalisme et de l’édition, un monde littéraire tiraillé entre compétition et solidarité d’inté‐ rêts. 1839 : publication par l’éditeur Léon Curmer d’une lettre au jury de l’Exposition industrielle de Paris dans laquelle celui-ci propose de distinguer la fonction d’éditeur de celles de libraire et d’imprimeur et définit l’édition comme un « art » procurant à celui qui l’exerce maints « ennuis », mais aussi de grandes « jouissances intellectuelles », tout en lui demandant de « sacri‐ fier quelquefois son propre sentiment à celui du plus grand nombre », en vue de créer, « par des concessions graduées », un public pour les « vrais artistes2 ». Apologie pro domo de l’éditeur lettré dont la figure s’associera à celle de l’auteur, comme deux effigies tenant à la fois de l’imaginaire et du réel. « La véritable puissance de la littérature est dans l’accord de l’écrivain et de l’éditeur, écrira Élias Régnault en 1841. Les séparer, c’est mettre en opposition l’âme et le corps, l’esprit et la matière3. » Sacre de l’éditeur, de même qu’il y a eu aussi, à peu près au même
1. Sur ce point, voir Isabelle Olivero, L’Invention de la collection, De La diffusion de la littérature et des savoirs à la formation du citoyen au xixe siècle, Paris, IMECMSH, 1999. 2. Ce document est reproduit dans P. Durand et A. Glinoer, Naissance de l’édi‐ teur, op. cit., p. 124-126. 3. Élias Régnault, « L’éditeur » (dans Les Français peints par eux-mêmes), ibidem, p. 130.
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moment, « sacre de l’écrivain », en tant que porteur d’un magis‐ tère spirituel1, dans un rapport de décalage imaginaire avec la marche industrielle et la professionnalisation de la littérature et en prise réelle, toutefois, sur la division du travail qui en est un des aspects très caractéristiques. Bien plus que les professions de foi romantiques touchant aux pouvoirs du génie et de l’invention, ce sont ces grands événements qui importent, leur succession rapide, la direction générale qu’ils indiquent, orientée vers la mise en place d’un champ littéraire à part entière, c’est-à-dire d’une morphologie de la production établie à plusieurs niveaux imbriqués : infra‐ structures de publication et de diffusion des œuvres ; polari‐ sation entre littérature pour les pairs et littérature pour le marché ; et aussi tout un ensemble de schémas cognitifs et de représentations de la littérature, qui seront à la fois le produit incorporé de ces structures et, sous un autre angle, l’écran mythologique derrière lequel celles-ci s’abriteront. En termes de réflexivité sociale, il est frappant de remarquer que la première vague de la littérature industrielle recouvre celle de la « littérature des physiologies » qu’on voit déferler de 1830 à 1845 environ2. Ces physiologies s’ordonnent elles-mêmes à un double marché : d’une part, un marché haut de gamme de l’ouvrage panoramique, chez Camille Ladvocat (Le Diable boi‐ teux ou le livre des cent et un, 1831), Henri Curmer (Les Français peints par eux-mêmes, 1840-1842) ou Hetzel (Le Diable à Paris, 1845-1846) ; d’autre part, un marché bas de gamme, du côté d’une production sérielle de livrets à circuit court chez des libraires qui s’en font une spécialité — tels Aubert et Des‐ loges — ou des éditeurs occasionnels qui, parfois commerçants, chapeliers, bonbonniers, parfumeurs, publient ce genre de bro‐ chures en guise de prospectus publicitaire. On n’y croque plus
1. Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain, Essai sur l’avènement d’un pouvoir spiri‐ tuel laïque dans la France moderne (1973), Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1996. 2. Voir Valérie Stiénon, La Littérature des physiologies, Sociopoétique d’un genre panoramique (1830-1845), Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dixneuviémistes », 2012.
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des caractères comme au temps de La Bruyère, mais des types sociaux et professionnels dont les habitudes, les rituels, les idiomes se trouvent plaisamment disséqués. Toute une société s’y parle sur un mode mineur, s’y examine, y devient pour elle-même un objet d’étrange familiarité. Genre lui-même très auto-ironique, ainsi qu’en témoigne la présence dans le corpus, en 1840, d’une Physiologie des physiologies, qui en décrit les auteurs comme « un essaim d’insectes littéraires1 » se répandant dans la littérature et l’édition. Genre qu’il est ten‐ tant d’associer, comme deux formes d’une même réflexivité, à la tendance lourde du roman-feuilleton romantique de se déve‐ lopper — au moins à partir des Mémoires du diable de Frédéric Soulié (1827-1838) — comme une sorte de grand reportage dans l’univers urbain depuis ses bas-fonds jusqu’aux coulisses du grand monde. Et l’intéressant est que nombre de ces physiolo‐ gies et de segments de cette grande « littérature panoramique » portent sur le monde littéraire et journalistique, les dehors et les dessous de la vie littéraire, les mœurs des gens de lettres, de presse et d’édition. L’écrivain physiologiste s’y montre en eth‐ nographe de son propre milieu, dans un rapport d’adhésion nimbé d’ironie complice. Cénacles, salons, comité de lecture des théâtres, salles de rédaction, coulisses de la vie littéraire, figures de la librairie et de l’édition y viennent, comme en un miroir déformant, refléter l’univers social à part entière avec lequel commence à s’identifier le monde de la littérature. La révolution du roman-feuilleton, pour le dire d’un trait final, a été une révolution de la « chose littéraire » elle-même, dans sa définition, ses représentations et ses formes de classe‐ ment. Tel qu’il émerge puissamment au tournant des années 1830-1840, le roman-feuilleton se présente à la fois, d’un côté, comme un objet et un sous-champ — dans les contours élargis duquel se coulera la culture de masse contemporaine — et, d’un autre côté, ainsi qu’on le voit chez Sainte-Beuve, comme un dis‐ cours sur cet objet et ce sous-champ, qui en règle générale situe ceux-ci au bas de l’univers littéraire et social tout en contribuant
1. Cité par V. Stiénon, ibidem, p. 73.
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à classer vers le haut ceux qui tiennent ce même discours. Le discrédit dont a été frappé le feuilleton — c’est-à-dire plus lar‐ gement la littérature pour le marché mais aussi pour le public — n’a pas peu contribué ainsi à orienter une partie de la population des écrivains vers l’impasse luxueuse dans laquelle certaines des formes les plus élitistes de la littérature vont s’enfoncer à la fin du siècle : celle d’un langage qui se refusera de parler ou qui entendra ne s’adresser qu’aux seuls experts du langage1.
1. Voir P. Durand, Les Carafes de la Vivonne. Poésie pure et société au xixe siècle, Paris, CNRS Éditions, coll. « Culture et Société », 2022.
4 DÉFENSE ET PROMOTION DE LA LITTÉRATURE : LE RÔLE CLÉ DES BIBLIOTHÈQUES POPULAIRES
Agnès Sandras
Dans la décennie 1860, les bibliothèques populaires posent les bases de la future lecture publique en proposant des ouvrages de disciplines variées, tant pour s’instruire que pour se délasser. Convaincre les pouvoirs politiques et religieux que toutes et tous peuvent emprunter des livres de nature diverse relève du combat. Les fondateurs, en promettant que ces biblio‐ thèques détourneront le peuple des « mauvaises » lectures et du cabaret, leur assignent les limites, vite atteintes, de l’immoralité et la sédition. Les questions d’appétence esthétique et de loisir constituent un argument improductif voire contre-productif auprès de la partie la plus conservatrice de l’opinion. En témoigne encore, à la fin du xixe siècle, un début de polémique autour d’un passage des Mauvais bergers d’Octave Mirbeau. Dans cette « tragédie prolétarienne et nihiliste1 », le meneur d’une grève expose les revendications des ouvriers au patron de l’usine : « Cinquièmement… Ceci est la conséquence morale, naturelle et nécessaire de la journée de huit heures… Fondation d’une bibliothèque ouvrière, avec tous les livres de philosophie, d’histoire, de science, de littérature, de poésie et d’art, dont je
1. Pierre Michel, « Les Mauvais Bergers, d’Octave Mirbeau : une tragédie prolé‐ tarienne et nihiliste ». En ligne sur Scibd.com, consultation du 8 avril 2018.
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vous remettrai la liste… Car, si pauvre qu’il soit, un homme ne vit pas que de pain… (Un temps.) Il a droit, comme les riches, à de la beauté !… (Silence glacial.)1. » Selon René Benoist, critique théâtral du traditionaliste Moniteur universel, l’argument du « beau » est pédant dans la bouche d’un ouvrier — qu’il estime probablement incapable de se repérer dans le champ litté‐ raire —, voire évocateur d’un pillage culturel2. Dans L’Écho de Paris, Henry Bauër note que ce passage mirbellien « était sou‐ ligné par les rires ironiques des bourgeois » auxquels il oppose « les intellectuels d’élite qui vont au peuple, supprimant la dis‐ tance et les barrières, s’attachant à le connaître, apprenant à l’aimer, ouvrant les trésors de l’intelligence, offrant à tous ceux de bonne volonté le réconfort de l’esprit3 ». Sa remarque peut s’appliquer au long combat mené par les bénévoles qui ont fondé, animé et assis le rayonnement des bibliothèques popu‐ laires à la fin du Second Empire. On rappellera ici comment les pionniers des bibliothèques populaires se sont, entre autres objectifs, fixé pour tâche officieuse — mais bien avérée — de donner le goût des belles lettres à leurs contemporains et inventé pour cela mille et une astuces que la lecture publique a recyclées en préférant gommer leur origine, afin d’asseoir sa mythologie fondatrice4.
1. Octave Mirbeau, Les Mauvais Bergers, pièce en cinq actes représentée au théâtre de La Renaissance en décembre 1897. Paris, Eugène Fasquelle, 1898. 2. René Benoist, « Causerie dramatique », Le Moniteur universel, 20 décembre 1897. 3. Henry Bauër, « Chronique », L’Écho de Paris, 7 mai 1898. 4. Voir sous la direction d’Agnès Sandras Des bibliothèques populaires à la lecture publique, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2014. À l’occasion de la publication de cet ouvrage accompagnant un colloque, un carnet de recherches a été créé : https://bai.hypotheses.org/ [lien consulté le 22 février 2021].
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LES BIBLIOTHÈQUES POPULAIRES : UNE AVENTURE COLLECTIVE AUTOUR DE LA LECTURE POUR TOUTES ET TOUS SOUS LE SECOND EMPIRE La naissance des bibliothèques dites populaires résulte de la rencontre de personnages d’horizons socio-politiques différents, aux motivations parfois éloignées. La convergence se noue autour du désir de pratiques de lecture nouvelles : l’ouvrier rêve de lire les mêmes ouvrages que le bourgeois, sans censure, et pendant ses loisirs ; le philanthrope espère que grâce à l’ins‐ truction le peuple gagnera en moralité et contribuera à la pros‐ périté industrielle. Le développement du colportage, le raz-demarée des feuilletons et d’éditions à meilleur marché, à destination d’un public de plus en plus alphabétisé, qui réclame la possibilité de consulter et/ou d’emprunter des ouvrages variés et de bonne tenue intellectuelle, inquiètent en effet pou‐ voirs politiques et religieux1. Les Églises ont pris des initiatives, mais le succès de leurs fonds édifiants est mitigé2. Jules Simon souligne en 1861 : « Les bibliothèques publiques sont fermées avant les ateliers, et elles ne prêtent pas de livres. On peut même dire qu’elles n’en ont pas, si ce n’est pour les savants3 ». Les journaux de province soutiennent aussi cette demande : Si, pour me servir des mêmes termes de l’article, la bibliothèque de Roanne est un temple sans fidèles, à qui la faute depuis 15 ans ? De 2 à 4 heures, le jeudi, est-elle sérieusement accessible au commerçant, au bureaucrate, à l’employé ou contremaître de nos fabriques, à l’ouvrier ? Nous sommes bien forcé de répondre négativement […] Que diriez-vous à un ami qui vous inviterait à déjeuner à 2 heures du matin, par une température de dix degrés
1. Voir Discours sur la lecture : 1880-1980, sous la direction d’Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard, Paris, Bibliothèque publique d'information, centre GeorgesPompidou, 1989. 2. Voir Loïc Artiaga, Des torrents de papier : catholicisme et lectures populaires au xixe siècle, Limoges, PULIM, 2007 et Hélène Lanusse-Cazalé, « Entre édification et culture : les bibliothèques populaires protestantes dans le Sud aquitain au xixe siècle », in Des bibliothèques populaires à la lecture publique, op.cit. 3. Jules Simon, L’Ouvrière. Paris, Louis Hachette, 1861, p. 372.
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au-dessous de zéro ? Vous resteriez dans votre lit malgré l’appât d’un pâté aux truffes1.
Le lecteur modeste en quête d’ouvrages instructifs est donc à la peine : les cabinets de lecture lui proposent plutôt des romans à succès, et les bibliothèques paroissiales des ouvrages édifiants ; les campagnes sont majoritairement vides de struc‐ tures disposant de livres. Le projet de bibliothèques encyclopé‐ diques accessibles au peuple a pourtant été esquissé depuis la Révolution française. Dans La Presse, par exemple, Jules Mahias milite à la fois pour des bibliothèques communales et des édi‐ tions à destination du peuple2. Nombreux sont les penseurs phi‐ lanthropes, issus des classes moyennes ou aisées, qui pensent que doit leur incomber le choix des lectures du peuple. Lamar‐ tine prête à Reine, modeste couturière, l’exclamation suivante : « Ah ! quand viendra donc une bibliothèque des pauvres gens3 ? » Feuilletant un catalogue de concert avec cette ouvrière, le poète conclut que peu de livres étant à la portée du peuple, « le moment de les écrire est venu en effet, car voilà que tout le monde sait lire4 ». Les éditeurs, profitant du moindre coût des impressions, entreprennent de publier qui les grands classiques, sous forme d’extraits et/ou de collections brochées, qui des ouvrages de vulgarisation scientifique, etc. Le souci de fonder des bibliothèques qui contiendraient des ouvrages instructifs et moraux éveille leur intérêt. En 1846, Léon Curmer rédige un plan pour l’établissement de bibliothèques communales en France. Il préconise qu’elles possèdent 80 ouvrages, choisis sur des listes validées par une instance gouvernementale, rédigés pour l’instruction et la moralisation du peuple5. Les biblio‐ thèques seraient confiées aux instituteurs qui se chargeraient
1. X, autre abonné, « Bibliothèque populaire », Journal de Roanne, 21 janvier 1866. 2. Jules Mahias, « Les bibliothèques communales », La Presse, 24 novembre 1858. 3. Alphonse de Lamartine, Geneviève : histoire d’une servante, Paris, Michel Lévy frères, 1851. 4. Ibidem. 5. Léon Curmer, De l'établissement des bibliothèques communales en France, Paris, Guillaumin, 1846.
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du prêt à la sortie de la messe dominicale et pourraient échan‐ ger leurs fonds avec d’autres bibliothèques du même arrondis‐ sement de communes1. Plusieurs théoriciens rédigent des catalogues de biblio‐ thèques idéales pour le peuple, mais leurs visées sont diffé‐ rentes. Certains prônent un accès du peuple aux mêmes lectures que les classes aisées, d’autres restent persuadés de la nécessité d’ouvrages rédigés pour les gens modestes. Les différents pro‐ jets ont pour but de fonder, généralement en une petite centaine de livres, la culture d’un honnête homme. Le 8 juin 1848, le ministre de l’Instruction publique et des Cultes, Carnot, prend un arrêté « portant institution de lectures publiques du soir, à Paris […] destinées à populariser la connaissance des chefsd’œuvre de notre littérature nationale2 ». Ces lectures d’une heure doivent avoir lieu deux fois par semaine dans « différents locaux situés, autant que possible, au sein des quartiers les plus populeux de Paris3 ». Le ministre établit un programme « de manière à passer en revue les principaux titres de nos écrivains à l’admiration de l’Europe et de la postérité4 » qu’il décline sous les rubriques prose, poésie et histoire5. Si Carnot insiste sur le fait qu’il ne demande pas aux professeurs de faire « un cours de littérature » ou des « leçons d’esthétique », il indique qu’il fau‐ dra « bien lire » car le « charme de la lecture » devrait inciter les auditeurs à rechercher à leur tour l’instruction6. Les lectures du soir, rapidement balayées par les vicissitudes de l’année 1848, laissent un souvenir durable aux futurs fondateurs des
1. Ibidem, p. 90. 2. « Arrêté portant institution de lectures publiques du soir », à Paris, 8 juin 1848. La législation de l'instruction primaire en France depuis 1789 jusqu’à nos jours : recueil des lois, décrets, ordonnances, arrêtés, règlements... par M. Octave Gréard, Paris, imprimerie de Delalain frères, 1889-1902, p. 28. 3. Ibidem. 4. Idem. 5. Circulaire du ministre de l'Instruction publique aux professeurs chargés des lectures publiques du soir, à Paris, relative au programme de ces lectures. La législation de l'instruction primaire en France depuis 1789 jusqu'à nos jours…, op. cit., p. 30. 6. Ibidem, p. 29.
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bibliothèques populaires. Auguste Comte publie le 8 octobre 1851 une « Bibliothèque du prolétaire au xixe siècle », indiquant 150 volumes, sous quatre rubriques : poésie (30 volumes), science (30), histoire (60), philosophie, morale et religion (30). Le terme « poésie » désigne des œuvres littéraires variées comme des poèmes, mais aussi des fables, des contes, du théâtre et des romans1. Jugé incapable de découvrir seul les bonnes lectures, et sur‐ tout d’en faire un emploi raisonnable, l’homme du peuple man‐ querait aussi de discipline pour rendre les livres empruntés en bon état2. Auguste Perdonnet, ingénieur et polytechnicien, administrateur de la compagnie des Chemins de fer de l’Est, fondateur à la Halle-aux-Draps d’une bibliothèque destinée aux ouvriers fréquentant l’Association polytechnique, ne permet qu’exceptionnellement le prêt contre une caution équivalente au prix du livre3. Quelques timides expériences liées à l’initia‐ tive privée se développent toutefois. En 1838, des disciples de Cabet qui ont fondé clandestinement à Lyon une bibliothèque associative icarienne échangent aux terrasses des cafés les livres achetés en commun : ils sont rapidement arrêtés, jugés et sommés de cesser leurs activités4, au nom de la très restrictive loi de 1834 sur les associations. En revanche, Hippolyte Chau‐ chard, député, fonctionnaire parisien, offre aux yeux des
1. Annie Petit, « De la bibliothèque du prolétaire au xixe siècle à la bibliothèque positiviste », in Bibliothèques populaires, 1 février 2018, https://bai.hypotheses. org/1929 [lien consulté le 22 février 2021]. 2. Voir Carole Christen, « Les bibliothèques populaires : un remède à la question sociale dans la première moitié du xixe siècle ? » in Des bibliothèques populaires à la lecture publique, op.cit. 3. Henri Harant, Enseignement populaire d’après les documents contenus dans la classe 90 de l’Exposition universelle de 1867, Paris, Librairie scientifique, indus‐ trielle et agricole, Eugène Lacroix éditeur, sans date, p. 22. Auguste Perdonnet reconnaîtra que « cette bibliothèque n’étant ouverte qu’aux élèves de l’Associa‐ tion, et les livres ne pouvant être emportés, n’a eu qu’un médiocre succès » (Auguste Perdonnet, Notes sur les Associations polytechnique et philotechnique et sur la Bibliothèque des amis de l’instruction (IIIe arrondissement), Paris, Impri‐ merie impériale, 1865, p. 17). 4. Voir Agnès Sandras, « 1838 : une bibliothèque “icarienne” fondée à Lyon ? (1) », in Bibliothèques populaires, 5 septembre 2016, https://bai.hypotheses.org/1152 [lien consulté le 22 février 2021] et billet suivant.
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autorités politiques suffisamment de garanties pour obtenir des concessions de livres des ministères puis constituer un fonds varié d’ouvrages de son choix à prêter aux habitants de son canton de Laferté-sur-Amance (Haute-Marne)1, y compris des œuvres telles que Notre-Dame de Paris de Victor Hugo ou les Contes de Nodier2. Napoléon III et certains membres de son gouvernement, désireux de reconquérir un électorat populaire et de placer la France en bonne position parmi les nations éclairées aux expo‐ sitions universelles de 1862 et 1867, assouplissent la législation, conscients que les concessions ministérielles ne pourront acha‐ lander les bibliothèques communales et qu’il faut se résoudre à l’initiative privée. La circulaire Rouland3 encourage en 1860 la création de bibliothèques scolaires destinées aux enfants mais aussi aux jeunes adultes désireux d’approfondir leurs connais‐ sances. Il s’agit de simples armoires, logées par l’école, et dont le contenu est géré par l’instituteur sous la surveillance du ministère de l’Instruction qui participe à la constitution des maigres fonds constitués par des concessions de livres. Les dons sont également permis, ce qui crée une brèche juridique pour la Bibliothèque des amis de l’instruction du IIIe arrondissement (BAI-III) qui ouvre ses portes en 1861, et les bibliothèques com‐ munales épaulées par Jean Macé en Alsace4. La BAI-III est fon‐ dée par un groupe composite de riches philanthropes proches
1. Voir Agnès Sandras, « La Haute-Marne et les premières bibliothèques rurales de prêt », in Bibliothèques populaires, 12 juillet 2017, https://bai.hypotheses.org/ 1484 [lien consulté le 22 février 2021] et billets suivants. 2. Jean-Baptiste-Hippolyte Chauchard, Catalogue de la Bibliothèque cantonale de Laferté-sur-Amance, précédé du règlement et suivi d'une table des matières et d'une table des auteurs, Paris, Imprimerie de Cosson, 1851. 3. Gustave Rouland, « Circulaire relative à l’établissement de bibliothèques sco‐ laires près des écoles communales », 31 mai 1860. Quoique pionnière, cette cir‐ culaire sera complétée par une autre, datée du 1er juin 1862, et c'est cette dernière qui lancera véritablement le mouvement des bibliothèques scolaires destinées aux adultes, donc réellement conçues comme des bibliothèques populaires. 4. Voir Arlette Boulogne, Des livres pour éduquer les citoyens, Jean Macé et les bibliothèques populaires (1860-1881), Paris, L’Harmattan, 2016. Cet ouvrage est une version remaniée d’une thèse de doctorat en histoire, soutenue à l’université Paris VII-Denis Diderot en 1984 sous la direction de Michelle Perrot.
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du cercle impérial, et d’ouvriers et artisans du quartier du Marais, parmi lesquels figurent des saint-simoniens, fourié‐ ristes, francs-maçons, comtistes, proudhoniens, socialistes, etc. La véritable paternité en incombe à Jean-Baptiste Girard1 (1821-1900), originaire de Haute-Marne, ouvrier-lithographe, dont l’expérience mutuelliste est précieuse. Gravitent autour de lui quelques amis de la future Association internationale des travailleurs, qui s’accommodent difficilement de la présence parmi les membres fondateurs du colonel Favé, aide de camp de Napoléon III, ou de Perdonnet. Girard, sans doute désireux de faire oublier une arrestation en 1850 pour associationnisme et menées socialistes qui lui ont valu quelques mois d’empri‐ sonnement, après un procès très médiatisé, se coule dans le rôle de l’ouvrier modeste et timide qui travaille de toutes ses forces à l’édification des bibliothèques populaires, tandis que les notables discourent. Toute une mythologie se construit autour de lui : il sera ainsi durablement présenté comme un petit pay‐ san arrivé analphabète à Paris, puis autodidacte fondant son projet de bibliothèque lors de son séjour à la prison de Mazas. En réalité, Girard sait lire lorsqu’il s’installe à Paris, et décide après son emprisonnement d’étoffer ses connaissances en sui‐ vant les cours de l’Association philotechnique. Devant la néces‐ sité d’ouvrages complétant les leçons reçues, il discute de la fondation d’une bibliothèque de prêt avec ses professeurs qui lui apportent leur soutien. L’alliance provisoire à la Biblio‐ thèque des amis de l’instruction, dans le IIIe arrondissement, de personnes aux appartenances politiques différentes se caracté‐ rise par un pas de deux que l’on a du mal encore aujourd’hui à déchiffrer. Le plus souvent, les notables des comités, qu’ils soient acquis aux idées saint-simoniennes, fouriéristes et/ou
1. Voir Ian Frazer, « Jean-Baptiste Girard (1821-1900) : fondateur des biblio‐ thèques des amis de l’instruction (1861) » in Lectures et lecteurs au xixe siècle : la Bibliothèque des amis de l’instruction, actes du colloque du 10 novembre 1984, Paris, Bibliothèque des amis de l’instruction, 1985, p. 61-86 et Agnès Sandras, « Patronymes répandus… chercheurs perdus ? Et si on parlait de Jean-Baptiste Girard, fondateur de la Bibliothèque des amis de l’instruction ? », in Biblio‐ thèques populaires, 11 février 2013, https://bai.hypotheses.org/148 [lien consulté le 22 février 2021] et billets suivants.
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franc-maçonnes, jouent un double jeu, voire un triple jeu, et laissent en réalité les véritables créateurs s’occuper de l’asso‐ ciation. Girard, bientôt nommé agent de l’Association philotech‐ nique, peut pleinement se consacrer à la création de nouvelles bibliothèques des amis de l’instruction et à la Société Franklin qu’il dirige officieusement dans l’ombre. Le fonctionnement associatif implique des statuts très détaillés, qui sont aussi un moyen de se prémunir devant une administration tatillonne. Ancien auditeur des cours de l’Asso‐ ciation philotechnique, Girard sait que les ouvriers ont besoin de livres pour prolonger les acquis des cours dispensés. Fils d’un modeste vigneron, il a dû travailler très jeune et multiplier les métiers ingrats à Paris. Il est pour lui évident que la lecture se doit aussi d’être distrayante après de longues journées de labeur. L’article des statuts prévoit que « cette association a pour but de procurer à ses adhérents tous les livres nécessaires à leur instruction et à leur délassement1 ». La notion de délassement est une des marques de filiation des nombreuses bibliothèques populaires s’inspirant des bibliothèques des amis de l’instruc‐ tion, tout comme le principe associatif. Les statuts de la biblio‐ thèque du IIIe arrondissement prévoient une assemblée générale des adhérents qui élisent parmi leurs membres un bureau (président, deux vice-présidents, secrétaire, deux secré‐ taires adjoints, trésorier, comptable, et une quinzaine d’admi‐ nistrateurs). Toutes les tâches sont bénévoles, seul le bibliothécaire, désigné par le bureau, peut être rétribué. Ce bibliothécaire n’a pas reçu de formation spécifique, et ses mis‐ sions consistent à accueillir les lecteurs, ranger et entretenir les livres. Les adhérents, qui acquittent un droit d’entrée et des cotisations mensuelles, sont considérés comme propriétaires des livres et prescripteurs. Un cahier de suggestions est à leur disposition : « Tout sociétaire a le droit de faire la demande d’acquisition d’un ou de plusieurs ouvrages ; le bureau
1. Statuts de la Bibliothèque des amis de l’instruction du IIIe arrondissement de Paris, archives départementales de Paris, VD6-1191.
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statuera1. » Hommes et femmes sont admis dès l’âge de 15 ans, les lectrices encouragées par des droits et cotisations moindres, leurs salaires étant inférieurs à ceux des hommes2. JeanBaptiste Girard est en effet un ancien compagnon de lutte des féministes Jeanne Deroin et Pauline Roland. L’autre coup d’audace est de tenter l’expérience dans « les chefs-lieux de canton et les communes rurales3 ». Parallèlement aux bibliothèques des amis de l’instruction de Paris, sont ins‐ tallées des bibliothèques populaires dans le bourg natal de Girard (Hortes, Haute-Marne) et à Vernon (Eure)4. À Hortes, son village natal, Girard reçoit le soutien inconditionnel d’Alexandre Viard, jeune notaire, des notables, mais aussi de villageois modestes. À Vernon, l’architecte Joseph Delbrouck, ami des luttes socialistes de Girard, réussit l’exploit d’intéresser à la cause de la future bibliothèque (populaire) communale le duc Suchet d’Albufera, maire de la commune, l’aristocratie et la bourgeoisie locales désireuses de participer à l’instruction des ouvriers et paysans de la petite ville. Un peu plus tard, Perdon‐ net impose quant à lui ses jeunes ingénieurs des chemins de fer à la tête de la bibliothèque populaire d’Épernay, ville des ateliers de la Compagnie de l’Est5. Très vite, des demandes de rensei‐ gnements affluent de toute la France pour connaître les
1. Article 42 des statuts de la BAI-III. Ibidem. 2. Voir Agnès Sandras, « Les femmes dans les bibliothèques populaires, une pré‐ sence volontairement oubliée ? Quelques pistes de réflexion », in Histoire de l’éducation populaire, 1815-1945 (sous la direction de Carole Christen et Laurent Besse), Lille, Presses du Septentrion, 2017. 3. Bibliothèque des amis de l’instruction (IIIe arrondissement), Exercice 1861-1862, Paris, Imprimerie de Jules Claye, 1862. 4. Voir Agnès Sandras, « Les petites sœurs de la Bibliothèque des amis de l'ins‐ truction du IIIe arrondissement : Hortes et Vernon », Des bibliothèques populaires à la lecture publique, op. cit. ; « La Haute-Marne et les premières bibliothèques rurales de prêt (II. Hortes-Haute-Amance) », in Bibliothèques populaires, 22 octobre 2017, https://bai.hypotheses.org/1582 [lien consulté le 22 juin 2021] et « La Bibliothèque (populaire) communale de Vernon : une tentative originale de transmission des savoirs dans une petite ville de province sous le Second Empire libéral », actes du 143 e congrès national des sociétés historiques et scientifiques, publication électronique, à paraître. 5. Voir Agnès Sandras, « La Bibliothèque des amis de l’instruction d’Épernay », in Des bibliothèques populaires à la lecture publique, op.cit., et La Bibliothèque des
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démarches à suivre pour fonder et animer une bibliothèque populaire. Unissant leurs efforts, les bibliothèques existantes créent en 1862 la Société Franklin qui, bénéficiant de la protec‐ tion impériale et des successifs ministres de l’Instruction publique, peut prodiguer les conseils nécessaires, s’assurer auprès des éditeurs de tarifs préférentiels et aider les biblio‐ thèques débutantes en leur envoyant des caisses de livres. Elle enquête auprès des nouvelles structures, redistribue comptes rendus et statistiques et fonde même un bulletin en 18681. Voués à dynamiser le gigantesque effort de lecture que ne peut fournir l’Empire, mais soumis à la surveillance administrative, ces dif‐ férents écrits n’offrent qu’une vision très policée et parcellaire des difficultés rencontrées. Il faut les croiser avec les rares registres conservés2, parfois plus prolixes, les correspondances, ainsi que quelques articles de presse3, pour constater que la lec‐ ture populaire ne s’est pas libérée sans mal de plusieurs siècles d’interdits et que le rôle des bibliothèques populaires a été déterminant.
LA QUESTION DE LA LITTÉRATURE AU CŒUR DES POLÉMIQUES AUTOUR DES BIBLIOTHÈQUES POPULAIRES La France peut se prévaloir, d’extrême justesse, de posséder des « bibliothèques populaires » lors de l’Exposition universelle
amis de l’instruction d’Épernay (1865-1914), mémoire pour le diplôme de conser‐ vateur, sous la direction de Raphaële Mouren, Villeurbanne, Enssib, 2010. 1. Voir Claire Aude, Marie-Danièle Schaeffer, Bénédicte Terouanne, Les Biblio‐ thèques populaires en France à travers le Bulletin de la Société Franklin (1868-1879), note de synthèse, Villeurbanne, ENSB, 1977 ; et Étienne Naddeo, « La Société Franklin, une rencontre « des deux mondes » ? », in Bibliothèques populaires, 13 avril 2016, https://bai.hypotheses.org/1019 [lien consulté le 22 juin 2021]. 2. C’est le cas pour Épernay et Vernon à cette période. 3. Voir Agnès Sandras, « Le Siècle à la rescousse des bibliothèques populaires sous le Second Empire (I. Le rôle clé de Claude-Anthime Corbon) », in Bibliothèques populaires, 18 novembre 2017, https://bai.hypotheses.org/1763 [lien consulté le 22 juin 2021] et billets suivants.
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de 1862. Elle obtient quelques marques de satisfaction du jury pour des « louables tentatives1 ». L’Empire libéral s’attelle alors à stimuler l’action de l’initiative privée, personnelle ou associa‐ tive, en vue de l’Exposition de 1867, et sollicite les réseaux poly‐ morphes des bibliothèques populaires2. Nombreux sont les discours enflammés ou lénifiants sur les succès obtenus par les toutes neuves bibliothèques. Des centaines de signatures accompagnent les demandes de fondation de bibliothèques populaires, la foule se presse lors de l’inauguration de ces nou‐ velles structures de lecture. L’écho donné aux prises de position de médiateurs et prescripteurs du champ culturel comme Sainte-Beuve est très symptomatique de l’intérêt soulevé. Tou‐ tefois, certains édiles ou fonctionnaires freinent les fondations de bibliothèques populaires, voire tentent de fermer celles qui sont déjà en place. Sérieusement menacée en 1863 par ArnaudJanti, le maire d’arrondissement, qui voit en elle un lieu de contestation, la bibliothèque du IIIe arrondissement est sauvée in extremis par Perdonnet mais doit accepter un fonctionne‐ ment moins libre et le renouvellement de son conseil3. À cette occasion, un de ses vice-présidents (l’autre étant Girard), l’avo‐ cat impérial Vincent, écrit au maire un courrier officieux très révélateur : L’autorité avait pensé favoriser la classe ouvrière en la laissant créer des bibliothèques pour son usage, et en la laissant, avec une certaine apparence, diriger cet établissement. Plus tard cette
1. Charles Robert, « Section VII. Enseignement du dessin artistique […] — Biblio‐ thèques populaires — Statistique et rapports relatifs à l’instruction primaire », Rapports des membres de la section française du jury international sur l’ensemble de l’exposition, Exposition universelle de Londres de 1862, tome sixième,Paris, Napoléon Chaix, 1862. 2. C’est le cas à Vernon. Joseph Delbrouck, ami de Girard, informe le Conseil que « M. le ministre de l’Instruction publique ayant fait demander, en vue de l’Expo‐ sition universelle, divers documents relatifs à la Bibliothèque, les statuts et cata‐ logues ont été envoyés au ministère avec un exposé de la situation de la Bibliothèque. Le Conseil exprime sa satisfaction de ce fait dont il n’avait point encore connaissance ». Séance du Conseil, 20 février 1867. Registre des délibé‐ rations. Médiathèque de Vernon (MV). 3. Voir Ian Frazer, « Jean-Baptiste Girard (1821-1900) : fondateur des biblio‐ thèques des amis de l’instruction (1861) », op. cit.
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même autorité devait y intervenir plus ou moins directement, et c’est ce que déjà elle commence à faire par le comité Franklin1.
Plusieurs bibliothèques peinent à obtenir les autorisations préfectorales nécessaires et subissent des mois voire des années de tracasseries administratives : enquêtes de moralité auprès des juges de paix sur les fondateurs, demandes de reformula‐ tion des statuts, examen poussé du catalogue, etc. À Versailles, la présidence d’Édouard Charton, infatigable militant de l’ins‐ truction populaire, éditeur reconnu, suffit difficilement à convaincre les autorités de la nécessité d’établir une biblio‐ thèque populaire2. Depuis Verzenay, petit bourg de la Marne, le jeune médecin Mailliart envoie des dizaines de lettres entre 1862 et 1866 à tous les rouages de l’administration, sollicite l’appui de la presse et du baron Michel de Trétaigne (maire du XVIIIe arrondissement parisien, président honoraire de la Bibliothèque des amis de l’instruction du XVIIIe arrondisse‐ ment, fondée en 1862). Ses buts (« occuper par la lecture les longues soirées d’hiver » ; « instruire toute une famille en dis‐ tribuant les ouvrages à domicile », « procurer plus de variété dans la lecture par la quantité des ouvrages » ; « mettre direc‐ tement le lecteur en rapport avec le genre de lecture qui lui convient3 ») rencontrent la méfiance d’un sous-préfet mis en garde par un juge de paix hostile au groupe de jeunes fonda‐ teurs, et qui les dépeint comme des alcooliques, fainéants, mau‐ vais pères de famille, etc. Ces difficultés proviennent en grande partie de préoccupa‐ tions différentes des ministères de l’Instruction publique et de l’Intérieur. L’Instruction publique voit dans l’initiative associa‐ tive un excellent moyen de créer et animer des bibliothèques
1. Lettre d’A. Vincent à Arnaud-Janti, 16 novembre 1862, archives de la ville de Paris, V-D6 1191. 2. Voir Agnès Sandras et Jean-Charles Geslot, « Les débuts de la bibliothèque populaire de Versailles : lecture et politique au temps de la libéralisation de l’Empire », Romantisme, n° 177, 2017. 3. Lettre de Mailliart, Quenardel, Morisset, fondateurs de la bibliothèque popu‐ laire de Verzenay, au préfet de la Marne, 29 octobre 1862, archives départemen‐ tales de la Marne, 4 T 84.
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sur tout le territoire français, alors que l’Intérieur y entrevoit le ferment d’une agitation politique. Le journal La Presse s’indigne de la situation, indiquant les refus opposés aux « personnes les mieux posées et les moins suspectes : M. Alfred Darimon, député au Corps législatif ; à M. Maurice Block, ancien chef de bureau de la statistique au ministère des Travaux publics, et M. le vicomte Sérurier, conseiller d’État, directeur de la com‐ mission du colportage au ministère de l’Intérieur, est en ins‐ tance depuis plusieurs mois sans avoir encore été plus heureux1 ». Les préfets ont reçu en avril 1864 une circulaire confidentielle du ministre leur enjoignant de surveiller étroite‐ ment les bibliothèques et leurs catalogues, afin d’éviter les « foyers de propagande ou d’intrigue politique ». Les conseils donnés par la circulaire sont très clairs : le maire de la commune doit être nommé président, il faut exclure les romans, surveiller le catalogue chaque année, etc.2. Craignant un faux pas, les maires et sous-préfets font remonter toutes les demandes pour arbitrage. Ce faisant, le ministère de l’Intérieur s’impose un tra‐ vail considérable et revient vers l’Instruction publique pour obtenir de l’aide. Victor Duruy en personne rappelle à son homologue de l’Intérieur, dont les fonctionnaires ont demandé de l’aide pour juger du contenu du futur catalogue de la Biblio‐ thèque des amis de l’instruction d’Épernay, qu’il ne s’agit pas d’une bibliothèque scolaire et qu’une « bibliothèque de cette nature ne peut s’ouvrir qu’en vertu d’une autorisation adminis‐ trative qu’il appartient au ministère de l’Intérieur ou au préfet, en son nom, d’accorder ou de refuser ; le choix des livres doit être laissé aux intéressés eux-mêmes, dans le droit essentiel pour l’autorité publique d’intervenir dans la composition des
1. Auguste-Jean-Marie Vermorel, La Presse, 24 octobre 1865. 2. Circulaire confidentielle du ministère de l’Intérieur au sujet des bibliothèques populaires, 8 avril 1864, archives nationales, F/1a/632. On retrouve cette circu‐ laire dans les dossiers conservés par les archives départementales autour des établissements de bibliothèques populaires.
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catalogues par voie d’exclusion dans un intérêt de moralité ou d’ordre public1 ». Les éditeurs, très intéressés par les bibliothèques populaires qui constituent un débouché commercial de taille et un obser‐ vatoire des pratiques de lecture, sont nombreux à faire don de quelques ouvrages, et consentent des ristournes, souvent négo‐ ciées par la Société Franklin. Édouard Charton, ami d’Édouard Laboulaye et fondateur de la bibliothèque populaire de Ver‐ sailles, où Le Magasin pittoresque figure en bonne place, est pré‐ sent lors des débuts des bibliothèques des amis de l’instruction parisiennes et de la Société Franklin. Dans ses Conseils pour l’établissement des bibliothèques communales, Jean Macé reproche à Hachette — qui propose, via la Société Franklin, la location de caisses de livres — de vouloir mettre en place un monopole2. Macé dénonce le profit que cela peut générer pour l’éditeur, et l’uniformisation de la lecture qui peut en résulter. Hachette réplique par une brochure non moins ferme, ironisant sur les premiers résultats obtenus par Macé en Alsace3. La ques‐ tion du « choix de livres » est au cœur de leur querelle, car Jean Macé s’interdit de préconiser des listes de livres4. Les auteurs d’ouvrages instructifs répondent rapidement présents aux sollicitations des bibliothèques populaires, s’ins‐ crivant dans les comités de fondation, donnant leurs œuvres. Audiganne, par exemple, envoie ses livres sur la condition ouvrière à la bibliothèque du IIIe arrondissement5, Guillaumin fait don de son ouvrage sur le soleil à Vernon6, Jean Macé offre
1. Lettre du ministre de l’Instruction publique au ministre de l’Intérieur, 14 juin 1866, archives nationales, F/1a/632. 2. Jean Macé, Conseils pour l'établissement des bibliothèques communales, Paris, Hetzel, 1864. 3. Louis Hachette, Réponse à M. Jean Macé, auteur d’une brochure intitulée : « Conseils pour l'établissement des bibliothèques communales », Paris, Louis Hachette, 1864. 4. Voir Jean-Yves Mollier, Louis Hachette, Paris, Fayard, 1999. 5. On les retrouve parmi les ouvrages portant mention des envois des auteurs conservés aujourd’hui à la BAI-III, 54 rue de Turenne, Paris. 6. Émile Guillaumin, Le Soleil, Paris, Hachette, 1869. Envoi de l’auteur en date du 7 juin [18]70. MV.
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volontiers ses ouvrages instructifs à diverses bibliothèques. En revanche, les gens de lettres les plus connus semblent observer avec circonspection ces nouvelles structures, y voyant peut-être comme Proudhon de possibles nids de bonapartistes1. On remarquera toutefois la présence de George Sand dans les pre‐ miers donateurs de la bibliothèque des amis de l’instruction dans le Ve arrondissement et de Victor Hugo pour celle du XVIIIe. Plus symbolique, et moins politisé, l’appui à la Société Franklin rencontre davantage le succès chez les auteurs et édi‐ teurs, et constitue pour eux une publicité à grande échelle. Au vu de leurs succès et des encouragements officiels, les fondateurs s’enhardissent petit à petit, consignant dans leurs discours des aspirations renouvelées à l’égalité et l’équité devant la lecture. La bibliothèque populaire de Trouville est fondée en 1865 « par les soins de M. Émile de Bonnechose et grâce à la générosité du ministre de l’Instruction publique, de Son Éminence le cardinal de Bonnechose2, archevêque de Rouen, de la Société Franklin et de la comtesse de Boigne3 ». De Bonnechose est historien, littérateur, deux fois récompensé par l’Académie française, ancien bibliothécaire des palais de Tri‐ anon, Saint-Cloud et Versailles4. Il brosse dans son discours la situation des « contrées où l’esclavage des noirs a existé, dans les pays où ils étaient achetés et vendus comme du bétail », car « la loi, une loi barbare, interdisait, sous les peines les plus sévères, de leur enseigner à lire : elle reconnaissait que, pour continuer à les traiter, à les exploiter comme des brutes, il fallait
1. Olivier Chaïbi, « Sur les lectures ouvrières au XIXe : Proudhon et les biblio‐ thèques populaires », in Bibliothèques populaires, 03 janvier 2017, https://bai. hypotheses.org/1220 [lien consulté le 22 juin 2021]. 2. Le Cardinal de Bonnechose s’est converti au catholicisme alors que son frère Émile est demeuré protestant. 3. Extraits du discours d’Émile de Bonnechose lors de l’inauguration de la biblio‐ thèque populaire de Trouville, in « Bibliothèques populaires », Bulletin adminis‐ tratif de l'instruction publique, tome quatrième, n° 85, 1865, p. 727-729. 4. D’après la notice consacrée à Émile de Bonnechose dans le Dictionnaire bio‐ graphique et bibliographique, alphabétique et méthodique, des hommes les plus remarquables dans les lettres, les sciences et les arts, chez tous les peuples, à toutes les époques, par Alfred Dantès, Paris, Augustin Boyer, 1875, p. 113.
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étouffer ou endormir leur intelligence, les laisser ou les main‐ tenir le plus possible à l’état de brutes1 ». Charles Robert, inau‐ gurant la bibliothèque de la Société Leclaire, abandonne un instant le discours convenu sur les vertus de la lecture pour le prolétariat. Il partage ses plaisirs de lecteur avec le public, fait l’apologie non plus de l’instruction mais du délassement, et s’extasie devant le « spectacle féerique » des compartiments emplis d’ouvrages2. L’année suivante, Saint-Marc Girardin, pro‐ fesseur à la Sorbonne, membre de l’Institut, pourtant réputé pour le classicisme de ses goûts, s’élève à Versailles contre les « livres pleins de banalités et de puérilités préméditées » écrits pour les gens modestes. Réclamant l’abolition des classifications sociales « funestes et insupportables », il exige lecture et biblio‐ thèques pour tous : « Oui, le jour où il y aura entre les ouvriers et les lettrés quelques jouissances littéraires en commun, le jour où nous aurons lu et goûté ensemble quelques scènes de Cor‐ neille et de Racine, quelques fables de La Fontaine, quelques pages de Bossuet ; le jour où nous aurons ressenti en commun, ne fût-ce que pour quelques instants, l’éclair du beau et la cha‐ leur du bon, ce jour-là il y aura bien des préjugés politiques et sociaux qui s’effaceront, bien des rancunes et des jalousies qui disparaîtront3. » Le ministère de l’Instruction publique martèle au début de l’année 1866 que « deux choses sont inséparables », « le progrès
1. « Bibliothèques populaires », Bulletin administratif de l’Instruction publique, op. cit., p. 727-729. 2. Discours de Charles Robert pour l’inauguration de la bibliothèque populaire de la Société Leclaire, « Inauguration de la bibliothèque et des cours spéciaux de la Société de secours mutuels des ouvriers peintres en bâtiments de la maison Leclaire et Cie, aux Batignolles (XVIIe arrondissement) », Moniteur universel, 29 novembre 1864. Jean-Edme Leclaire (1801-1872) est considéré comme le premier praticien de la participation des salariés aux bénéfices de l’entreprise, inspirée par son intérêt pour le fouriérisme ; il est un des premiers fondateurs de la Société Franklin. Voir Bernard Desmars, « Leclaire, Jean (Edme) », Dictionnaire biographique du fouriérisme, notice mise en ligne en novembre 2014 : http://www .charlesfourier.fr/spip.php?article1498 [lien consulté le 22 juin 2021]. 3. Saint-Marc Girardin, « Du choix des lectures populaires », texte de la confé‐ rence tenue à la bibliothèque populaire de Versailles le 8 avril 1866, Journal des débats politiques et littéraires, 27 avril 1866.
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de l’Instruction et le développement des bibliothèques scolaires et populaires ». Il dénombre 10 243 bibliothèques scolaires fon‐ dées depuis 1862, « dont 6 000 renferment en même temps des livres de lecture à l’usage des adultes, et sont ainsi de véritables bibliothèques populaires1 ». Le dynamisme des bibliothèques populaires et de la Société Franklin, leur présence dans les pré‐ paratifs de l’Exposition universelle de 1867, même si les struc‐ tures d’inspiration confessionnelle y ont aussi leur place, incitent sans doute leurs opposants à tenter des coups d’éclat en dénonçant à la fois des lectures séditieuses et contraires à la morale. Les deux affaires qui font grand bruit, celles de SaintÉtienne (1867) et d’Oullins (1868) se ressemblent fort, suggérant une orchestration commune : pétitions des milieux conserva‐ teurs dans des villes où les fondateurs des bibliothèques sont proches des milieux saint-simoniens et fouriéristes, relais par la presse locale, transmission et débats houleux au Sénat, effer‐ vescence dans la presse nationale. Si le point de départ est poli‐ tique, les polémiques officielles cristallisent surtout autour de l’accès aux œuvres littéraires2. À Saint-Étienne, parmi les membres du conseil de la bibliothèque populaire, se trouve Pierre Laforest¸ conseiller municipal, membre du groupe pha‐ lanstérien de Saint-Étienne, directeur-gérant du Crédit au tra‐ vail de Saint-Étienne3. Il note dans un de ses courriers : « Dans notre ville, le petit nombre d’ouvrages de Fourier, Considerant, etc., que nous avons introduit dans les bibliothèques populaires, contrarie vivement les cléricaux. Le comité est fermement décidé à résister à l’intervention jusqu’à présent officieuse de
1. « Instruction publique — Enseignement primaire », Moniteur universel, 25 janvier 1866. Cette confusion introduite par le ministère de l’Instruction publique entre l’accès des adultes à certaines bibliothèques scolaires et les véri‐ tables bibliothèques populaires constituera par la suite, sous la Troisième Répu‐ blique, un véritable casse-tête pour les inspecteurs des bibliothèques. 2. Voir Agnès Sandras, « Les crispations de l’opinion autour de la présence d’ouvrages socialistes dans les premières bibliothèques populaires », in Biblio‐ thèques en utopie. Les socialistes et la lecture au xixe siècle (dir. Nathalie Brémand), Villeurbanne, Presses de l’enssib, 2020. 3. Voir Bernard Desmars, « Laforest, Pierre, dit Laforest aîné », Dictionnaire bio‐ graphique du fouriérisme, notice mise en ligne en juillet 2017 : http://www.char‐ lesfourier.fr/spip.php?article1909 [lien consulté le 7 septembre 2021].
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l’autorité1. » En février 1867, une pétition est relayée par les journaux locaux (Le Mémorial, Le Progrès de Lyon) puis natio‐ naux. Un « appel à l’opinion publique dans la question des bibliothèques prétendues populaires de Saint-Étienne2 », stig‐ matise « le péril » constitué par « des publications malsaines, anti-sociales et anti-chrétiennes, de ces écrivains que l’on a appelés à bon droit des malfaiteurs intellectuels ». Est dénoncée la présence de « Voltaire, Rousseau, Enfantin, Lamennais, Lan‐ frey, Larroque, Fourier, Considérant, Proudhon, Allan Kardec, Taine, Pelletan, George Sand, Eugène Sue, Michelet, Renan, Pez‐ zani, Gagneur, Reynaud, Boucher, l’abbé ***, Rabelais, Jenny d’Héricourt, Louis Blanc, Balzac, etc. ». Aux yeux du rédacteur, « Mme George Sand, Eugène Sue et Balzac » constituent « trois des plus dangereux romanciers de notre époque ». Les pétition‐ naires et leurs soutiens sont persuadés que le Sénat leur don‐ nera raison. Or, à la surprise générale, Sainte-Beuve, sénateur habituellement effacé jusqu’à sa récente prise de position pour Renan, critique littéraire réputé pour son classicisme, se lance dans un discours parfaitement préparé, ridiculisant le rappor‐ teur (le très conservateur M. Suin) et les contradicteurs qui tentent de l’interrompre : Encore un coup, messieurs, n’entrez point dans cette voie : ne sonnez point le tocsin pour si peu. On veut de nos jours que tout le monde sache lire. M. le ministre de l’Instruction publique y pousse de toutes ses forces, et je l’en loue. Mais est-ce que vous croyez que vous allez tailler au peuple, ses lectures, lui mesurer ses bouchées, lui dire : Tu liras ceci et tu ne liras pas cela ? Mais une telle défense, de votre part, mettrait un attrait de plus et comme une prime à tous les livres que vous interdiriez3.
1. École normale supérieure, fonds Considerant, carton 13, dossier 1, lettre de Laforest, 24 avril 1867. Extrait cité par Bernard Desmars, « Laforest, Pierre, dit Laforest aîné », Dictionnaire biographique du fouriérisme, op. cit. 2. Appel à l'opinion publique dans la question des bibliothèques prétendues popu‐ laires de Saint-Étienne, Saint-Étienne, les principaux libraires, 1867. 3. À propos des bibliothèques populaires : discours de M. Sainte-Beuve prononcé dans la séance du Sénat, le 25 juin 1867, Paris, Michel Lévy frères, 1867.
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Avec ce véritable réquisitoire, Sainte-Beuve fait grandement avancer la cause des bibliothèques populaires et de la lecture pour tous. Son plaidoyer habile rappelle à la fois l’impulsion donnée par l’empereur et le ministre de l’Instruction publique et le fait que plusieurs auteurs attaqués ont été ou sont des représentants du peuple1. À aucun moment, Sainte-Beuve n’évoque les auteurs contemporains qui défraient la chroni‐ que2. Ce faisant, il évite des polémiques supplémentaires et éta‐ blit que les bibliothèques populaires ont droit au champ littéraire qu’elles ont elles-mêmes si prudemment délimité, et à des lectures instructives. Les lettres de remerciements affluent de toutes parts3, rédigées par les acteurs de la lecture populaire, comme les typographes de la Librairie nationale, ou des écri‐ vains. Flaubert est enthousiaste : « Tous ceux qui ne sont pas plongés dans la plus crasse bêtise, tous ceux qui aiment l’Art, tous ceux qui pensent, tous ceux qui écrivent vous doivent une gratitude infinie — Car vous avez plaidé leur cause, et défendu leur Dieu — notre Dieu innommé qu’on outrage4. » Un autre courrier contribue à l’effervescence. Un élève de l’École normale supérieure décide à son tour de féliciter SainteBeuve et entraîne 79 de ses camarades. L’affaire dans l’affaire fait grand bruit : les étudiants sont provisoirement exclus. Cet épisode est un marqueur symbolique important : les norma‐ liens, censés travailler sur les grands classiques, futurs dispen‐ sateurs de cours pour des lycéens issus pour la plupart des élites socio-culturelles, se montrent solidaires d’un critique littéraire qui, contre toute attente, vient de bouleverser sur la scène poli‐ tique les normes traditionnelles de l’accès à la lecture. Et c’est
1. Voir tableau en annexe. 2. Roger Bellet, « Une bataille culturelle, provinciale et nationale, à propos des bons auteurs pour bibliothèques populaires (janvier-juin 1867) », Revue des sciences humaines, juillet-septembre 1969. 3. Roger Fayolle, « Sainte-Beuve et l'École normale : l’affaire de 1867 », Revue d'histoire littéraire de la France, juillet 1967, p. 557-576. 4. Lettre de Flaubert à Sainte-Beuve, 27 juin 1867. Citée par Benjamin F. Bart, « Lettres inédites de Flaubert à Sainte-Beuve », Revue d'histoire littéraire de la France, juillet 1964.
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Désiré Nisard, directeur de l’École normale supérieure, qui en fait finalement les frais1. Mais c’est ce même Nisard que l’on retrouve l’année suivante en qualité de rapporteur sur une nouvelle affaire de biblio‐ thèque populaire. Oullins, dans la banlieue de Lyon, bénéficie des largesses et des expérimentations d’Arlès-Dufour. Légataire universel de Saint-Simon, militant de l’éducation populaire, ami de plusieurs fondateurs de bibliothèques populaires comme Macé et Perdonnet, ce riche manufacturier lyonnais décide de créer à son tour une bibliothèque populaire à Oullins2. L’insti‐ tuteur, responsable de la bibliothèque scolaire, y est accusé par les cléricaux d’avoir prélevé pour ses élèves des ouvrages dans la bibliothèque populaire contiguë. Une cloison est édifiée pour calmer les esprits, mais une pétition est déjà portée devant le Sénat. Nisard émaille son rapport de comparaisons avec le cas stéphanois, car il espère amener le ministre de l’Instruction publique à légiférer. Revenant sur les propos de Sainte-Beuve, il tente de démontrer que, dans le cas d’Oullins, la responsabilité du mauvais choix de livres incombe au bibliothécaire bénévole, un ouvrier. La partition du Sénat est la même que l’année pré‐ cédente : une majorité conservatrice favorable à une censure de la lecture populaire fait face à des sénateurs de la gauche bonapartiste et à des républicains, qui espèrent plus de liberté intellectuelle. Au lieu de Sainte-Beuve, c’est Prosper Mérimée qui s’élève en 1868 contre Nisard et ses amis qui ont qualifié les fondateurs des bibliothèques populaires de « parti spirite3 ». Quelques semaines plus tard, Arlès-Dufour, qui tout au long de la polémique a reçu des soutiens tels que ceux de George Sand ou Juliette Adam, peut écrire au prince Napoléon : « Petit
1. Roger Fayolle, « Sainte-Beuve et l'École normale : l'affaire de 1867 », op. cit. 2. Voir Jacques Canton-Debat, Un homme d'affaires lyonnais : Arlès-Dufour (1797 -1872), thèse de doctorat d’histoire soutenue sous la direction d’Yves Lequin, université de Lyon-II, 2000. 3. La présence de quelques personnes, comme Charles Fauvéty, intéressées par le spiritisme, alors très à la mode, est avérée parmi les fondateurs des biblio‐ thèques populaires. Les détracteurs des bibliothèques populaires pensent trou‐ ver là une preuve supplémentaire d’immoralité.
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exemple du résultat de l’intolérance et des taquineries gouver‐ nementales : la bibliothèque populaire d’Oullins, qui ne comp‐ tait que quarante-trois sociétaires, compte cent dix inscrits, et au lieu des sept ouvrages anathématisés par le Sénat et M. Pinard, elle en a cent de plus qui mériteraient bien mieux leur excommunication1. » Ce sont bien deux France qui se dressent l’une contre l’autre à propos des bibliothèques popu‐ laires. Ernest Pinard, ministre de l’Intérieur, a connu son heure de célébrité comme procureur impérial dans les procès intentés à Baudelaire ou Flaubert. Face à ce bloc conservateur, persuadé que les bibliothèques populaires vont renforcer les méfaits sup‐ posés du colportage, les tenants d’une lecture pour tous lou‐ voient entre la nécessité de ne pas donner de grain à moudre à leurs adversaires et leur envie de partager leur amour des livres qu’ils soient instructifs et/ou délassants, partisans d’une lectureplaisir identique pour toutes les couches de la société. Fran‐ cisque Sarcey, ancien normalien, polémiste redouté, souligne en 1868 que le champ littéraire mis à disposition des uns et des autres n’est pas le même alors que tous votent. Il dénonce l’impossibilité de fonder des bibliothèques populaires qui sont « un établissement analogue à ce qu’est le cercle pour la bour‐ geoisie2 », car « les cheveux en dresseraient sur la tête au préfet. Songez-donc ! une salle où des hommes en blouse se réuniraient tous les soirs pour lire des feuilles mal pensantes. C’est une hor‐ reur à en faire frémir la nature ! » Et d’indiquer avec malice que les Provinciales de Pascal, « après avoir été longtemps un livre classique, proposé pour les concours du baccalauréat, sont devenues un ouvrage dangereux, et dont il faut préserver les âmes faibles3 ». L’Exposition universelle de 1867 ne les départage pas véri‐ tablement. Certes, les bibliothèques des amis de l’instruction
1. Lettre d'Arlès-Dufour au prince Napoléon, 11 septembre 1868. Citée par Jacques Canton-Debat, op. cit. 2. Francisque Sarcey, « Les bibliothèques populaires », La Discussion, Journal de la démocratie libérale, 12 juillet 1868. 3. Ibidem.
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reçoivent force médailles, y compris leur fondateur, JeanBaptiste Girard, ainsi érigé en ouvrier modèle. Certes, d’autres bibliothèques populaires et la Société Franklin sont récompen‐ sées, mais l’Empire, en exposant leurs imprimés, encourage des catalogues et statuts marqués du sceau des approbations offi‐ cielles1.
LES MILLE ET UNE ASTUCES DES BIBLIOTHÈQUES POPULAIRES POUR PROMOUVOIR LA LITTÉRATURE Les bénévoles de ces bibliothèques ont tout eu à inventer dans leurs pratiques quotidiennes, alors très éloignées de celles des bibliothèques publiques. Les statuts, souvent imprimés, régissent le fonctionnement de l’association et le prêt de livres. Les articles successifs (44 par exemple pour la bibliothèque du IIIe arrondissement) détaillent le nom de la bibliothèque, le lieu où elle se trouve, ses objectifs, son organisation, les formalités d’inscription, les modalités du prêt, etc. Ces textes sont relus soigneusement par différentes instances administratives qui les reformulent. Les brouillons des correspondances avec Verze‐ nay conservées par le sous-préfet témoignent par leurs ratures de son obsession à obtenir un texte parfaitement conforme à la législation, anticipant tout débordement possible. Il convoque même le docteur Mailliart dans son cabinet afin de lui dicter de nouvelles modifications2. Les courriers de la bibliothèque d’Épernay, les délibérations de la bibliothèque de Vernon, les conseils inlassablement pro‐ digués par la Société Franklin, et plus particulièrement par cer‐ tains de ses membres comme Jean Macé ou Jean-Marie
1. Voir Agnès Sandras, « Les bibliothèques populaires à l’Exposition universelle de 1867 (1. Une participation encouragée) » in Bibliothèques populaires, 14 juillet 2013, https://bai.hypotheses.org/526 [lien consulté le 22 juin 2021] et billets suivants. 2. Archives départementales de la Marne, 4 T 84.
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Coueslant1, indiquent une demande forte d’accompagnement de candidats à la fondation de bibliothèques populaires, qui ont besoin de conseils qu’ils ne trouvent pas dans les ouvrages de bibliothéconomie traditionnels. Le Manuel de bibliothéconomie de Constantin (1841) n’apparaît pas dans les catalogues des bibliothèques populaires2. Et pour cause ! Si l’auteur consacre quelques pages au « prêt au dehors » des bibliothèques publiques, c’est pour mieux le dénoncer : « Un volume une fois sorti de l’intérieur d’une bibliothèque est exposé à toutes les chances, sinon de perte, du moins de dégradation et d’avarie de la part des maladroits, des négligents et des malpropres3. » Le premier souci rencontré est celui du local : demander l’hébergement aux édiles leur donne un argument supplémen‐ taire d’immixtion, comme le prouve l’expérience malheureuse de la bibliothèque du IIIe arrondissement. Accepter d’être logés par une école conduit à une confusion entre bibliothèque sco‐ laire et bibliothèque populaire, et peut générer des soucis tel celui rencontré à Oullins. Il faut soit consacrer une part impor‐ tante du budget à la location, et se priver par conséquent d’acquisitions, soit espérer un hébergement chez un particu‐ lier4. Les bibliothèques populaires peuvent rarement offrir une salle de lecture sur place décente ; celles qui en disposent notent avec unanimité qu’elles voient un pic de fréquentation l’hiver, lié au chauffage. Charles Laterrade, fondateur de la biblio‐ thèque populaire de Bordeaux, déplore en 1866 de ne pouvoir louer qu’une chambre au troisième étage au lieu d’un local en rez-de-chaussée dans un quartier central. Il est secondé dans ses
1. Coueslant a fondé la très active bibliothèque populaire protestante de Dieulefit. Voir Monique Giraudier, « La Bibliothèque populaire de Dieulefit, ses origines, son histoire », Études drômoises, n°11, octobre 2002. 2. La BAI-III le possède, mais son excellent état indique qu’il n’a pas servi aux premiers bénévoles. 3. Léopold-Auguste Constantin, Bibliothéconomie ou Nouveau manuel complet pour l’arrangement, la conservation et l'administration des bibliothèques, Paris, Roret, 1841, p. 68. 4. Voir Denis Saillard, « La bibliothèque de Marianne, Les bibliothèques popu‐ laires du Jura (1860-1914) », in Des bibliothèques populaires à la lecture publique, op. cit.
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tâches bénévoles par sa femme et ses enfants1. Les tenants des bibliothèques populaires, tel Jules Simon qui enjolive ses dis‐ cours, voient dans ces épopées un ferment supplémentaire de cohésion : « Oui, lui répondis-je, la commune est pauvre, mais le maire est riche ! Donnez-nous seulement l’armoire, et même ne la donnez pas trop grande, car c’est moi qui la remplirai. Je la remplirai de livres assez médiocres, ne pouvant guère donner que les miens. Les membres du conseil municipal se cotiseront pour nous offrir chaque soir, en hiver, une bûche et une bougie, et voilà la bibliothèque fondée. Elle le fut en effet, sans plus de peine ni de cérémonie ; elle fonctionnait dès le lendemain, et avec du temps et de la bonne volonté, qui sait ce qu’elle pourra devenir2 ? » Pour enregistrer les prêts et les sorties de livres, les biblio‐ thèques ont prévu des registres, le plus souvent doublés de livrets de sociétaires, et un seul emprunt d’une durée de deux à trois semaines. Si certaines demandent un droit d’entrée, accompagné de cotisations, d’autres préfèrent un prêt gratuit avec un cautionnement pour s’assurer du retour des livres. Les premiers comptes rendus évoquent des pertes ou des détério‐ rations très marginales : la Bibliothèque des amis de l’instruc‐ tion du Ve arrondissement chiffre ses pertes à 2 % des volumes en 18683. Le discours officiel présente des lecteurs soucieux du bon état des livres. À Bordeaux, Laterrade indique que les ouvriers sont plus préoccupés du retour des livres (pendant son agonie, l’un d’eux aurait même précisé à ses amis de rapporter
1. Bibliothèque populaire de Bordeaux, Compte rendu de la fondation et des six premiers mois d'exercice de la bibliothèque, présenté au Conseil d’administration, le 10 octobre 1866, par M. Ch. Laterrade, Bordeaux, imprimerie de V. Lanefranque et fils, 1866, p. 12. 2. Jules Simon, Les Bibliothèques populaires, Lyon, impr. de H. Storck, 1865. 3. Bibliothèque populaire des amis de l’instruction du Ve arrondissement, Compte rendu de l’exercice 1867 par M. André, vice-président, Paris, siège de la bibliothèque, 1868.
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des ouvrages empruntés) que « la classe la plus lettrée des sous‐ cripteurs1 ». Les archives des bibliothèques de Vernon et d’Éper‐ nay contiennent toutefois des courriers de réclamation, et des traces d’indiscipline des lecteurs : Il n’était pas rare le jeudi de voir une vingtaine de personnes ensemble, aussi plusieurs volumes ont disparu sans laisser de trace. Deux ou trois fois, j’en ai fait retirer plusieurs des poches de personnes qui ne trouvaient rien de mieux à répondre que ceci : nous sommes lecteurs de la bibliothèque, nous pouvons lire ce qui nous convient. La surveillance pour l’empêchement de toucher aux volumes dans les rayons est très difficile2.
Si le butinage dans les rayons ne semble pas avoir été prévu, les concepteurs des bibliothèques populaires ont en revanche imaginé qu’il serait moins intimidant pour le lecteur de connaître à l’avance les titres désirés. Le catalogue des struc‐ tures qui ont quelque argent est le plus souvent imprimé à plu‐ sieurs centaines d’exemplaires et vendu au prix de revient au nouvel adhérent : « C’est une dépense minime à laquelle peu de personnes se refuseront, et dont elles retireront le grand avan‐ tage de pouvoir se renseigner à l’avance, et choisir sans désa‐ gréments les ouvrages qui lui seront agréables3. » Ce travail a des vertus pédagogiques clairement exprimées et des motivations plus officieuses. Les fondateurs des biblio‐ thèques des amis de l’instruction considèrent que les adhérents doivent être autonomes de manière éclairée dans leurs choix de livres et ne plus dépendre du bon vouloir d’un bibliothécaire. Ils prennent là le contre-pied des bibliothèques publiques qui proposent des catalogues aux classements complexes, et vendus à des prix décourageant les bourses modestes. Les bibliothèques paroissiales ont déjà confectionné des catalogues dont les plus
1. Bibliothèque populaire de Bordeaux, Compte rendu…, op. cit., p. 9. 2. « Bibliothèque de Vernon — Appréciation du bibliothécaire sur le service de distribution de livres au moyen des fiches », archives municipales de Vernon, 2 R 8. 3. Registre des délibérations de la bibliothèque communale de Vernon. Séance du conseil, 29 juillet 1864. MV.
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simples consistent en listes d’ouvrages par ordre alphabétique, tandis que les plus élaborés proposent des classements mettant la religion en avant. Les bibliothèques, anticipant les combats de la laïcité républicaine, mettent en place un classement arti‐ culé autour des connaissances universelles. Le contenu corres‐ pond donc à la fois à un idéal et à des réalités plus prosaïques, souvent locales. À Vernon, il est fortement marqué par la pré‐ sence parmi ses fondateurs du frère de l’historien Frédérick Lock (le fonds d’histoire est conséquent et au premier plan) et de médecins (apparition d’une section hygiène). On notera que la Société Franklin propose un classement moins audacieux et fait revenir les religions au premier plan1. L’analyse détaillée du contenu de ces premiers catalogues est compliquée, car plusieurs paramètres sont à prendre en compte. Les fonds consistent en un mélange de dons, de concessions ministérielles et d’acquisitions, souvent peu documentés. Si les délibérations du conseil de la bibliothèque de Vernon men‐ tionnent les dons les plus prestigieux et donnent les listes des acquisitions actées, ces précisions semblent très travaillées, afin d’éviter des scandales. Ainsi, sous la probable influence de Fré‐ déric Lock2, il est prévu d’acheter l’Histoire des deux Restaura‐ tions, par Vaulabelle, et l’Histoire de la Restauration, de Nettement, « proposé comme contrepoids à la première, les deux ouvrages étant conçus à deux points de vue différents3 ». À Épernay, une colonne du catalogue indique le mode d’entrée des ouvrages : nom des donateurs ou indication d’un « don ano‐ nyme », acquisitions de la bibliothèque. Cela permet de
1. Jean-Charles Geslot, Agnès Sandras. Rendre intelligible l’organisation des savoirs ? Les catalogues de bibliothèques populaires françaises dans la deuxième moitié du xixe siècle. Logiques de l’inventaire : classer des archives, des livres, des objets (Moyen Âge-xixe siècle), Global Studies Institute (Uni. de Genève); IHMC, octobre 2019. 2. Eugène Lock, pharmacien, s’occupe pendant vingt ans de la bibliothèque de Vernon. Son frère, Frédéric Lock, chef du bureau des Travaux historiques au ministère de l’Instruction publique, auteur de plusieurs ouvrages, lèguera sa bibliothèque personnelle à Vernon. 3. Registre des délibérations de la bibliothèque communale de Vernon. Séance du conseil, 18 décembre 1867. MV.
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comptabiliser 861 numéros d’ordre, dont 409 correspondent à la mention « achat de la bibliothèque », les 452 autres étant des dons anonymes (32) ou identifiés (420). Une fois les dons entrés, les 409 acquisitions correspondent à un rééquilibrage des col‐ lections entre matières et à l’intérieur des séries, par volonté de complétude et pour donner des apparences plus convention‐ nelles au fonds. Balzac et Cicéron font partie par exemple des premiers auteurs achetés. Le plus généreux mécène, M. Deullin, banquier sparnacien bibliophile, ami d’Auguste Comte, offre « Le Cabinet des fées, ou collection choisie des contes des fées et autres contes merveilleux », soit 41 volumes in-12 (édition de 1785), ou bien encore les 97 volumes des « œuvres complètes » de Voltaire in-8. Mgr de Ségur, prélat connu pour son catholi‐ cisme libéral et son anti-maçonnisme, envoie en cinq exem‐ plaires ses Réponses courtes et familières aux objections les plus répandues contre la religion, qui côtoient les ouvrages offerts par Victor Fiévet, imprimeur sparnacien du catalogue et francmaçon… La composition de ce fonds alarme le ministère de l’Intérieur qui en réfère à son collègue de l’Instruction, lequel propose des solutions de compromis. Une comparaison fouillée du catalogue de 1866 et du catalogue suivant révèle qu’aucune des préconisations administratives n’a été respectée. Du reste, la bibliothèque n’hésite pas à manipuler le catalogue, et plus précisément la série E (sciences philosophiques et morales) dont le mélange est d’emblée détonnant, puisque les ouvrages incri‐ minés de Littré et de Pichat y voisinent avec Bourdaloue et Mas‐ sillon. Le numéro d’ordre attribué aux Œuvres de Napoléon III dans le catalogue de 1866 correspond dans le catalogue de 1882 aux Philosophes classiques de Taine, celui des Associations ouvrières en Angleterre de Véron est désormais attribué à l’ouvrage éponyme du comte de Paris et La Cause des Grecs de Lacretelle est remplacée par le Petit Manuel pratique d’économie pratique de Block. Ces modifications sont volontaires, les dispa‐ ritions d’ouvrages figurant en toutes lettres dans le nouveau catalogue. De la même manière, on constate deux niveaux de conception des collections. Le premier, officiel, est le contenu encyclopédique déjà évoqué. Le second, officieux, se mesure lorsque l’on examine le contenu des collections, hors
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concessions ministérielles et dons. Dans les limites des ques‐ tions trop sensibles, le choix est très réfléchi. Par exemple, la série des manuels Roret, plutôt coûteux et rédigés parfois par des non-spécialistes, a été délaissée par les fondateurs des bibliothèques des amis de l’instruction au profit de livres plus pratiques1. De la même manière, lorsque Paul Féval se convertit au catholicisme et réécrit certains de ses ouvrages, on voit une nette scission entre les bibliothèques paroissiales qui acquièrent les nouvelles éditions et les bibliothèques populaires qui recherchent les anciens ouvrages, pourtant difficiles à déni‐ cher2. Les bibliothèques populaires innovent le plus possible : lectures pour enfants à la bibliothèque du Ve arrondissement ; prêt de revues instructives dans plusieurs des bibliothèques populaires ; achats d’ouvrages très demandés en doubles ou triples exemplaires même s’il s’agit de romans ; proposition de cours et de conférences généralement interdits par l’adminis‐ tration… Grâce aux registres des emprunts3, et sous l’influence de la mode des statistiques, des bilans de la composition du lectorat et des prêts sont établis. Les constats mitigés, devant une lecture plus délassante qu’instructive, ont pour figure imposée l’espoir d’emprunts sérieux, quand le goût de la lecture aura fait son œuvre4. Les résultats sont invariants : en zone rurale comme en zone urbaine le poids de la littérature est très important, quels que soient les efforts effectués pour faire découvrir d’autres dis‐ ciplines, ou pour éventuellement « proscrire les romans
1. Voir Agnès Sandras, « Les manuels Roret, hôtes obligés des bibliothèques populaires ? », communication donnée au symposium international « Le livre, la Roumanie, l’Europe » (Mamaia, 2012), in Bibliothèques populaires, 09 avril 2017, https://bai.hypotheses.org/1468 [lien consulté le 22 juin 2021]. 2. Voir Agnès Sandras, « D’énormes ballots, avec Féval complet et converti, vont s’éparpiller dans les bibliothèques paroissiales », Rocambole, 2016. 3. Ils ont malheureusement été détruits pour la plupart (les bibliothèques popu‐ laires ayant parfois vendu leurs archives au poids afin de faire de nouvelles acquisitions…), et ceux qui subsistent sont généralement trop mal tenus pour en faire l’analyse. 4. Allocution de Küss, président de la Société des bibliothèques communales du Bas-Rhin. Assemblée générale du 3 mars 1867, Strasbourg, Typographie de G. Sil‐ bermann, 1867.
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susceptibles de développer ce que l’on appelle l’esprit roma‐ nesque1 ». Ainsi, à la Bibliothèque des amis de l’instruction, dans le Ve, on se réjouit en 1865 de l’emprunt des livres d’éco‐ nomie politique et des ouvrages pour les enfants, mais on recon‐ naît que « la littérature et l’histoire tiennent naturellement les deux premières places2 ». Chaque bibliothèque, en fonction de la composition de ses collections, a des séries qui connaissent un succès indéniable. Dans certaines bibliothèques rurales, la géographie et les voyages attirent par exemple un lectorat en quête d’horizons proches et lointains3, et les ouvrages les plus sérieux en histoire trouvent aussi preneurs4. Les achats d’ouvrages très demandés sont faits en doubles ou triples exem‐ plaires, même s’il s’agit de romans. La BAI-III achète Le Cocu de Paul de Kock en quatre exemplaires, et plus tard des romans zoliens, alors que les salles de lecture publique contemporaines se refusent à ce type d’acquisitions, même en un seul exemplaire. Ces emprunts confirment-ils la doxa des fondateurs selon laquelle le lecteur peut être amené des lectures attrayantes à des livres plus instructifs par le biais du plaisir ? Ou doit-on penser que les sociétaires, une fois épuisés les fonds de littérature, testent le contenu des autres séries ? Mais qui sont donc ces lecteurs instruits et/ou délassés grâce aux bibliothèques populaires ? La distorsion est grande entre
1. Registre des délibérations de la bibliothèque populaire communale de Vernon, assemblée générale, septembre 1863. MV. 2. Bibliothèque populaire des amis de l’instruction du Ve arrondissement, Rap‐ port sur la situation de la bibliothèque… par M. Adam, Paris, Jules Claye, 1865. 3. Voir les différents travaux d’Alan R. H. Baker sur ce thème, dont « Les biblio‐ thèques populaires et la promotion de la connaissance géographique 1860-1890 » in Bibliothèques populaires, 19 octobre 2017, https://bai.hypotheses. org/1615 [lien consulté le 7 septembre 2021] ; « Les bibliothèques populaires en Loir-et-Cher, 1860-1901 », Mémoires de la société des sciences et lettres du Loir-etCher, n° 71, 2016 ; « Une révolution française en lecture ? Le développement, la distribution et l’importance culturelle des bibliothèques populaires en France, 1860-1900 », Historical Geography Research Series, 2018. 4. Voir Jean-Charles Geslot, « Des savoirs historiques pour le peuple ? Diffusion et lecture des livres d’histoire dans les bibliothèques populaires (1860-1914) », actes du 143e congrès national des sociétés historiques et scientifiques, publica‐ tion électronique, à paraître.
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les lecteurs attendus et les sociétaires inscrits. Les pétitions et premières listes de souscripteurs font apparaître à Hortes comme à Épernay des élans d’enthousiasme pour la lecture vue comme un droit pour le peuple : des quartiers se fédèrent autour de fondateurs prolétaires ; voisins, compagnons d’ate‐ lier s’inscrivent à la bibliothèque populaire. Ces populations mouvantes, absorbées par leur travail, ne se retrouvent pas majoritairement dans les lecteurs réguliers composés en grande partie d’artisans et de personnes de la petite bourgeoisie. Un bilan établi à Vernon en novembre 1863 donne 199 inscrits (3 % de la population) et environ 150 livres sortis par mois. La popu‐ lation ouvrière n’est pas au rendez-vous, malgré l’injonction du conseil aux bénévoles (« stimulez les indifférents, rassurez les timides1 ! »). Les fondateurs des bibliothèques des amis de l’ins‐ truction tentent d’analyser la sociologie du lectorat, expliquant par exemple la faible part des femmes (entre 10 à 20 % le plus souvent), par le fait que ce sont les maris qui viennent emprun‐ ter les ouvrages, et s’inquiètent des réticences des plus modestes devant l’étiquette « populaire », lui attachant un « sens qu’il ne compte assurément pas2 ». Aujourd’hui, on ne peut cependant ignorer qu’il leur revient d’avoir inventé une bibliothéconomie novatrice et d’avoir attiré l’attention, lors des affaires de SaintÉtienne et d’Oullins, sur la persistance d’une ségrégation devant la lecture. Notons ce propos que, par un curieux hasard, le pro‐ cureur qui avait ironisé en 1850 sur l’ignorance de Girard et ses co-prévenus, demandant même s’ils savaient l’orthographe, n’est autre que Victor Suin, le rapporteur auquel Sainte-Beuve s’oppose brillamment en 1867… Les bibliothèques populaires ont-elles donné le goût de la lecture et de la littérature ? Des témoignages précis sur ce point manquent. Elles semblent plutôt, selon les documents qui sub‐ sistent, avoir pour la plupart d’entre elles tenté de donner à ceux qui avaient déjà contracté l’amour de la lecture la possibilité
1. Assemblée générale de la bibliothèque populaire communale de Vernon, sep‐ tembre 1869. Registre des délibérations. MV. 2. Bibliothèque populaire des amis de l’instruction du Ve arrondissement, Compte rendu de l’exercice 1867…, op. cit.
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de cultiver leur passion dans le for privé, sans autre contrainte que de rapporter l’ouvrage de leur choix en bon état, et espéré que le goût de la lecture éveillerait une curiosité plus large pour des écrits instructifs. Cette ambition modeste a porté ses fruits selon plusieurs témoignages indiquant que la bibliothèque populaire voisine avait de quoi satisfaire leur soif de lecture, ou des articles rageurs de la presse catholique stigmatisant ces institutions prêtant des ouvrages pourtant vilipendés par l’abbé Bethléem à la fin du xixe siècle. Les souvenirs de l’actrice Segond Weber sont particulièrement éloquents quant à l’espace de liberté que lui offrit ainsi la bibliothèque du XIe arrondisse‐ ment : Quand l’éclosion de votre âme d’artiste, développant en vous les appétits de l’intelligence, vous poussa à des lectures toujours plus vastes, c’est la bibliothèque populaire du onzième arron‐ dissement qui vous prêta les livres. Et le jour où la préface que Racine mit à Phèdre vous donna la curiosité de lire Euripide, le bibliothécaire s’arracha les cheveux à l’audition de votre requête. Point d’Euripide sur ses rayons ! Il prit sur lui d’en ache‐ ter un, mais il craignit d’être désapprouvé pour cette acquisition insolite, et il trouva le moyen de la déguiser sous l’entrée d’un roman de Dumas père, de consommation incontestablement plus courante1.
Si les lecteurs attendus n’ont pas toujours été au rendez-vous, les bibliothèques populaires ont joué un rôle essentiel dans la prise de conscience d’une inégalité devant la lecture et ses deux composantes, l’instruction et le délassement. Réunissant des militants de toutes provenances et des sympathisants qui ont clamé haut et fort que l’accès à la littérature ne pouvait être l’objet de ségrégation, elles ont su aussi inventer une bibliothé‐ conomie très novatrice. En 1900, plus de 10 000 bibliothèques populaires structurent et animent la lecture dans l’Hexagone, et quelques dizaines dans les colonies françaises. Avant la Pre‐ mière Guerre mondiale, la bibliothèque populaire de LevalloisPerret permet à Eugène Morel d’expérimenter pour la première
1. « Mme Segond Weber, tragédienne », Le Monde illustré, 27 juin 1936.
Défense et promotion de la littérature…
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fois en France une classification inspirée de la Dewey1. Très vite imitées par les bibliothèques municipales parisiennes, dépas‐ sées ensuite par des bibliothèques publiques disposant de per‐ sonnels formés et de moyens plus importants, les « populaires » ont peu à peu servi de repoussoirs et décliné dans l’indifférence dès l’entre-deux-guerres…
1. Voir Agnès Sandras, « Eugène Morel : l’odyssée d’un polygraphe au pays de la classification décimale », Les Études sociales, n° 166, 2018.
5 DE LA DÉMOCRATISATION DES LETTRES DANS L’ENSEIGNEMENT Un enjeu à la fin du xixe siècle Martine Jey
L’instauration de la gratuité de l’enseignement secondaire en 19331, puis, en 1938, l’unification des programmes de l’ensei‐ gnement primaire supérieur et du premier cycle du secondaire autorisent à parler à bon escient de « démocratisation » : il faut attendre pour cela le premier quart du xxe siècle2. En effet, s’il est un lieu peu démocratique au xixe siècle — et bien au-delà, donc —, c’est l’institution scolaire. Les faits suivants sont sus‐ ceptibles d’étayer cette thèse : la séparation des ordres (ordre secondaire et ordre primaire), le taux de scolarisation extrême‐ ment bas dans le secondaire (de 2 à 5 % d’une classe d’âge pour les garçons), le caractère payant de cet enseignement secon‐ daire. À dire vrai, la liste serait longue et il suffit de se référer aux violentes et nombreuses critiques émises à l’encontre de cette institution, issues d’origines diverses tout au long du
1. En 1930, seule l’entrée en sixième devient gratuite. Par la loi du 31 mai 1933, la gratuité est étendue aux autres classes du collège. 2. Ce processus de démocratisation se développe sur un temps encore fort long au xxe siècle. On peut se référer à l’excellent livre de Clémence Cardon-Quint, Des lettres au français. Une discipline à l’heure de la démocratisation (1945-1981), Rennes, PUR, 2015, qui en analyse les étapes. Il convient de ne pas oublier certains chiffres qui rappellent à quel point la démocratisation du secondaire a été lente : par exemple 20 % d’une classe d’âge seulement entraient en classe de 6e.
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xixe siècle, pour s’en persuader. Mais nous y reviendrons. Trou‐ ver des traces effectives d’une véritable démocratisation semble donc hasardeux. Si, maintenant, on s’intéresse à ce qui a pour nom « les lettres », et à la notion même de littérature, un constat évident s’impose, celui de l’évolution du champ qu’elle recouvre — évo‐ lution vers une spécialisation, une restriction —, celui de son historicité également. Des belles-lettres aux lettres, des lettres aux lettres classiques et aux lettres modernes, des lettres à la littérature : à chacune de ces évolutions s’observent bien sûr des prises de position, qui engendrent parfois des affrontements, liés à l’importance sociale, politique ou symbolique des enjeux. Au début du xxe siècle, pour réfléchir aux besoins nouveaux créés par l’avènement de la République, mus par l’intention de mettre en pratique des principes démocratiques, des univer‐ sitaires, au sein des conseils de leurs facultés, par la publication d’articles, ou lors de conférences, font diverses propositions en vue d’une modification de l’enseignement. Ce sont leurs analyses ou propositions qui nous intéressent ici. Au cours des hivers 1902-1903 et 1903-1904, à l’École des hautes études sociales, sont données des conférences, publiées les années suivantes dans deux ouvrages, L’Éducation de la démocratie1 et Enseignement et Démocratie2. « Les auteurs de ces conférences sont des hommes de science et de progrès social », écrit l’un de ses organisateurs, Alfred Croiset, lui-même membre de l’Institut, doyen de la Faculté des lettres de l’univer‐ sité de Paris. Et en effet ce sont des universitaires parmi les plus reconnus de l’époque pour leur rôle dans l’université, leur enga‐ gement, leur aura scientifique qui participent à ces conférences et viennent réfléchir à l’influence que peut avoir un régime qui se veut démocratique sur l’éducation et l’enseignement. Quelles analyses concernent les lettres et la littérature ? Quels constats,
1. Ernest Lavisse, Alfred Croiset, Charles Seignobos, Paulin Malapert, Gustave Lanson, Jacques Hadamard, L’Éducation de la démocratie, Paris, Felix Alcan, 1903. 2. Alfred Croiset, Émile Devinat, Julien Boitel, Alexandre Millerand, Gustave Lan‐ son, Paul Appell, Charles Seignobos, Charles-Victor Langlois, Enseignement et Démocratie, Paris, Felix Alcan, 1905.
De la démocratisation des lettres dans l’enseignement
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quelles propositions ? Dans quelle mesure ces propositions seront-elles prises en compte ? Autant de questions cruciales, qui dépassent toutefois le cadre limité de cet article. On notera que, dans les débats auxquels donnent naissance les réformes et leur préparation, l’argument de la démocratie et celui de la démocratisation sont avancés à maintes reprises : comment mieux transmettre à un public plus nombreux. L’enjeu est à la fois quantitatif et qualitatif ; il est également social et politique. Nous partirons de ces deux recueils pour analyser en amont et en aval la place des lettres et de leur transmission au plus grand nombre dans ces débats. Les lettres réservées à une élite sociale seront-elles transmises au plus grand nombre, comment et dans quel but ? Ces interrogations impliquent que soient examinées des questions de structure de l’institution, de corpus et de méthode.
UN PUBLIC : DES QUESTIONS DE STRUCTURE ET D’ORGANISATION L’institution scolaire au xixe siècle est une institution pro‐ fondément divisée dans sa structure, ses publics. La première division, la plus connue, est aussi la plus radicale : elle sépare l’ordre primaire et l’ordre secondaire en deux cursus parallèles. Coupure radicale en effet puisqu’il est bien difficile de passer de l’ordre primaire à l’ordre secondaire, l’école de l’élite, même si l’on monte en épingle les rares écoliers qui y parviennent, Péguy par exemple. Loin d’être l’antichambre qui précéderait le pas‐ sage dans le secondaire, l’ordre primaire possède une organi‐ sation qui lui est propre, la Communale d’abord, du Cours préparatoire au Cours moyen, puis le Primaire supérieur, éven‐ tuellement ensuite l’École normale d’instituteurs. L’ordre secon‐ daire intègre les petites classes des lycées (avant l’entrée en sixième, de la dixième à la septième). Les deux ordres sont
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parallèles et ils ne se succèdent pas. Antoine Prost1 parle à juste titre d’« école du peuple » et d’« école des notables ». Ces deux ordres répondaient à des finalités sociales différentes et bien sûr la littérature n’y occupait pas la même place ni n’avait la même fonction. L’enseignement secondaire, après la paren‐ thèse des écoles centrales pendant la période révolutionnaire, est rétabli, fidèle dans son esprit aux collèges de l’Ancien régime : « Cet enseignement humaniste restauré brandit comme un étendard son absence d’utilité immédiate et le défaut d’ouverture sur le siècle et sur le monde qu’on reprochait à celui des anciens collèges : c’est la garantie de sa haute valeur cultu‐ relle et de son inaccessibilité au commun des mortels2. » Absence d’utilité immédiate, fermeture au monde contem‐ porain : telles sont les caractéristiques revendiquées du secon‐ daire, tels sont aussi les arguments maintes fois repris pour le défendre. À l’inverse l’ordre primaire revendique l’utilité3 et la proximité, géographique ou dans ses usages : les élèves n’auraient d’intérêt que ce qui leur est proche. La deuxième division entérine la séparation des sexes. Le secondaire public est masculin. L’éducation des jeunes filles bourgeoises n’est prise en charge par l’État qu’à partir de 1880,
1. Antoine Prost, Histoire de l’enseignement en France (1800-1967), Paris, Armand Colin, 1968. 2. Philippe Savoie, La Construction de l’enseignement secondaire (1802-1914), Paris, ENS éditions, 2013. 3. Le devenir professionnel des élèves (et leur âge) fonde cette opposition for‐ mulée explicitement dans les instructions officielles : « L’instruction primaire, en raison de l’âge des élèves et des carrières auxquelles ils se destinent, n’a ni le temps ni les moyens de leur faire parcourir un cycle d’études égal à celui de l’enseignement secondaire ; ce qu’elle peut faire pour eux, c’est que leurs études leur profitent autant et leur rendent, dans une sphère plus humble, les mêmes services que les études secondaires aux élèves des lycées », Bulletin administratif du ministère de l’Instruction publique, n° 504, 5 août 1882, p. 224. « [L’éducation intellectuelle] ne se donne qu’un nombre limité de connaissances. Mais ces connaissances sont choisies de telle sorte que non seulement elles assurent à l’enfant tout le savoir pratique dont il aura besoin dans la vie, mais encore elles agissent sur ses facultés, forment son esprit, le cultivent, l’étendent et constituent vraiment une éducation. L’idéal de l’école primaire n’est pas d’enseigner beau‐ coup mais de bien enseigner. L’enfant qui en sort sait peu, mais sait bien ; l’ins‐ truction qu’il a reçue est restreinte, mais elle n’est pas superficielle », ibidem.
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grâce à la loi Camille Sée. Avant cette création de l’enseigne‐ ment secondaire des filles, l’éducation des jeunes bourgeoises était une affaire privée, menée au sein de la famille ou dans des institutions religieuses. Cette création, en 1880, contribue à modifier ce paysage institutionnel ainsi que les mentalités, sans doute plus lentement au vu des vifs affrontements et oppositions qu’elle a suscités. L’enjeu de cette création est bien politique, comme le souligne Jules Ferry dans son discours sur l’égalité d’éducation : « Les évêques le savent bien : celui qui tient la femme, celui-là tient tout, d’abord parce qu’il tient l’enfant, ensuite parce qu’il tient le mari […]. C’est bien pour cela que l’Église veut retenir la femme, et c’est pour cela qu’il faut que la démocratie la lui enlève ; il faut que la femme appartienne à la science ou qu’elle appartienne à l’Église1. »
Quelles modifications a-t-elle entraînées sur les contenus enseignés, sur celui de la littérature en particulier ? Le latin n’étant pas présent dans cet enseignement à destination des jeunes filles, sont introduites les littératures étrangères, igno‐ rées dans le secondaire masculin, ce qui concourt entre autres choses à son originalité, et à sa spécificité. Les lycées s’ouvrent en tout cas ainsi à une nouvelle et importante clientèle. La troisième division, liée à des questions d’ordre écono‐ mique, concerne la division du travail et l’avenir professionnel des jeunes gens. À partir de 1865, Victor Duruy crée un ensei‐ gnement dit spécial destiné aux garçons souhaitant accomplir des carrières dans l’industrie, le commerce, l’agriculture ou la colonisation. Enseignement plus directement ancré dans la réalité économique, il affiche des finalités professionnelles et est destiné aux enfants de la petite ou moyenne bourgeoisie. C’est lui qui, dans cet édifice, est susceptible de s’ouvrir le plus aisément et le plus largement à des couches de la population jusque-là peu concernées par le secondaire et en ce sens d’entrer en concurrence avec le primaire supérieur ; c’est lui qui permet
1. Jules Ferry, De l’égalité d’éducation, discours tenu le 10 avril 1870.
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de scolariser de nouvelles couches sociales, autorisant ainsi à parler de démocratisation. De 1865 au début du xxe siècle, le devenir de cet enseignement est objet de débats récurrents : l’évolution économique peut-elle influer sur les contenus ensei‐ gnés ? Que doit être dans ce cadre l’enseignement de la littéra‐ ture ? L’absence de latin le signale comme enseignement de seconde zone et comme pour l’enseignement des jeunes filles, le latin est en quelque sorte remplacé par les langues vivantes et les littératures étrangères. L’avènement de la République fait peu à peu évoluer cette structure, restée quasi immuable depuis l’Empire. Les statis‐ tiques montrent à quel point l’évolution est lente ; de plus, il ne suffit pas de prendre en considération des évolutions de structures : les effets de légitimation des différentes filières sont aussi éclairants pour en mesurer les conséquences effectives ainsi que la réception des réformes par les divers acteurs de l’ins‐ titution. L’examen de chaque débat fait apparaître qu’existent des argumentaires fondés sur l’idée que l’enseignement se doit de répondre aux besoins d’une démocratie. Des réponses d’ordre général ou concernant toutes les disciplines sont apportées, nous ne prendrons en compte que celles qui concernent les lettres. Pour ce faire nous examinerons successivement deux questions : celle du (des) corpus et celle des méthodes.
QUESTIONS DE CORPUS L’empire du latin1 Le secondaire masculin au xixe siècle ne comporte qu’une seule filière jusqu’à la réforme de 19022 qui ne change pas de
1. Nous donnons ce titre en référence à l’ouvrage de Françoise Waquet, Le Latin ou l’empire d’un signe, xvie-xxe siècle, Paris, Albin Michel, 1998. 2. La réforme de 1902 crée deux filières pour le premier degré du secondaire et quatre pour le second degré. Ainsi est intégrée une filière sans latin. L’intégration de l’enseignement spécial commencée fin xixe est achevée (section moderne).
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manière radicale son organisation sur le plan symbolique en raison de la hiérarchie des filières. Monolithique, payant, réservé à une élite sociale, cet enseignement masculin classique est en réalité très tôt en butte à de vives attaques, précisément en raison de cet élitisme et de son caractère aristocratique. Durant la plus grande partie du xixe siècle, s’affrontent ainsi en de vifs débats, fréquemment appelés « querelle des Anciens et des Modernes1 », ses partisans et les défenseurs d’un enseigne‐ ment où le français et la littérature française occuperaient toute leur place. Ses partisans reprennent les arguments de l’universalité de la culture antique, de la supériorité morale de sa littéra‐ ture, et d’un fonctionnement social qu’ils donnent comme démocratique en se référant à la démocratie athénienne. Pour les « Modernes » à l’inverse, cet enseignement aristocratique, réservé à une fraction dérisoire de la population, ne peut servir de modèle à une république, à un régime qui se veut démocra‐ tique. Alfred Croiset, dans l’une de ses conférences de 1903, Les Études gréco-latines et la Démocratie, analyse ces argumentaires, en tire le bilan en renvoyant parfois « Anciens » et « Modernes » à leurs incohérences, à leurs contradictions ou aux leçons de l’histoire. Sa conférence n’est pourtant pas elle-même dénuée de paradoxes. S’il concède que les études gréco-latines ont un caractère aristocratique, il étend ce constat à l’ensemble des études secondaires et rappelle un des principes au fondement d’une démocratie : « Le caractère aristocratique qu’on reproche à l’enseignement gréco-latin consiste simplement en ceci que tous les enfants ne peuvent le recevoir. Mais il faudrait en dire autant de toute culture inégalement répartie. Une certaine
1. Un ouvrage, La Question du latin de Raoul Frary, en 1885, provoque encore réactions et discussions, faisant ainsi renaître la querelle (Paris, Léopold Cerf, 1885). Guy de Maupassant, dans une nouvelle de 1886, « La Question du latin », raconte l’histoire d’un répétiteur de latin poussé par plaisanterie à épouser une ouvrière : ils achètent une épicerie plus rentable finalement que les cours de latin. La nouvelle commence ainsi : « Cette question du latin, dont on nous abrutit depuis quelque temps, me rappelle une histoire, une histoire de ma jeunesse. »
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intelligence fine de Racine est tout aussi aristocratique que l’aptitude à goûter Virgile. Et il en est de même d’une éducation scientifique ou historique poussée un peu loin. La vérité est qu’il faut autant que possible, dans une société démocratique, n’exclure de la culture supérieure aucun de ceux qui peuvent en tirer un réel profit. Mais c’est affaire d’organisation sociale, non de programmes scolaires1. » N’exclure personne de « la culture supérieure », dit Croiset. Il revient cependant à des considérations qui séparent les divers publics « réservant » les études gréco-latines à celui du secon‐ daire classique. Sa thèse, selon lui, peut ainsi se résumer : 1° L’enseignement gréco-latin n’est pas la forme unique et sacrosainte de la culture dite secondaire. Je conçois sans peine un enseignement vraiment sans latin ni grec comme l’est actuelle‐ ment l’enseignement des jeunes filles. 2° Mais j’estime que pour les garçons, d’esprit moins souple et moins fin, il y a grand avantage, surtout s’ils doivent consacrer la plus grande partie de leur vie à des travaux intellectuels, à recevoir d’abord la forte préparation des études gréco-latines […]2.
Son premier point est capital : jusqu’à une date récente, l’enseignement gréco-latin était la seule forme admise ou même envisagée de la culture secondaire et plus largement des huma‐ nités. L’adjonction d’un adjectif (« moderne » ou « scientifique ») marque l’aboutissement laborieux, conflictuel, d’une évolution qui signe un changement profond des mentalités. Le second point est assez piquant puisque Croiset justifie pour les garçons la présence des études gréco-latines par quelques insuffisances
1. Alfred Croiset, « Les études gréco-latines et la démocratie » in L’Éducation de la démocratie, op. cit., p. 193-194. Il donne son avis dès le début de l’article : « Beaucoup de bons esprits sont convaincus qu’il y aurait avantage à faire dis‐ paraître de l’enseignement secondaire le grec et le latin, qui deviendraient des objets d’études réservés à quelques spécialistes comme l’arabe ou le sanscrit, et qui laisseraient place, dans les classes aux langues vivantes, aux sciences, au français. Je suis pour ma part d’un avis opposé. Je crois que le grec et le latin ont encore, dans notre société démocratique, un rôle considérable à remplir » (p. 189). 2. Alfred Croiset, op. cit., p. 195.
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de l’esprit masculin, inversant le raisonnement communément tenu à propos de l’incapacité des jeunes filles à faire du latin. Après avoir repris les divers arguments en faveur de cet enseignement — indispensable selon lui pour comprendre les classiques français ; les traductions toutes satisfaisantes qu’elles soient ne suffisant pas, il est essentiel d’apprendre la langue — Croiset conclut en ces termes : Il semble qu’un enseignement sans grec ni latin soit arrivé à se constituer fort utilement pour une foule d’enfants qui veulent entrer de bonne heure dans la vie pratique. […] Tout ce que je demande avec insistance […], c’est que pour tous ceux au moins de nos enfants qui sont destinés à poursuivre des études supé‐ rieures, nous ne commettions pas l’imprudence de croire les mieux armer en commençant par les priver d’une étude qui, en même temps qu’elle étend leur connaissance de l’humanité, constitue […] le meilleur exercice d’une intelligence obligée d’être à la fois vigoureuse et souple, capable d’analyse et de pré‐ cision1.
On retrouve dans cette conclusion l’opposition fréquente entre « une foule d’enfants » qui seraient censés vouloir des études courtes pour entrer dans la vie pratique et ceux qui sont « destinés » aux études supérieures. Pour cette foule d’enfants, point n’est besoin de ces études supérieures, ni de ce qui consti‐ tue « le meilleur exercice » de l’intelligence. Ces études gréco-latines, quelles sont-elles au demeurant ? Ce que nous appelons aujourd’hui la « littérature » y occupe en réalité une place assez mince. Au xixe siècle, le latin domine très largement dans l’ensei‐ gnement secondaire. La langue latine, les exercices de traduc‐ tion, le discours latin, les vers latins, tels sont les fondements de l’enseignement secondaire, au point qu’on a pu parler de « l’empire du latin ». On ne commence à écrire en français qu’à
1. Alfred Croiset, op. cit., p. 221.
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partir de la classe de seconde, le français demeurant peu légi‐ time au regard de la langue latine1. La littérature latine ou grecque est, par ailleurs, essentielle‐ ment matière à traduction, une œuvre littéraire est très rare‐ ment lue en entier, ou même expliquée au sens où nous l’entendons. L’essentiel des cours est consacré aux exercices de traduction. Ernest Lavisse (de l’Académie française, professeur à la faculté des lettres de l’université de Paris) donne dans « Sou‐ venirs d’une éducation manquée »2 une vision très critique de l’enseignement qu’il a reçu : « Nous avons expliqué un très grand nombre de morceaux d’auteurs, jamais un auteur en entier, ni, à deux ou trois exceptions près, une œuvre entière d’un écrivain, un traité, un poème, une tragédie. Si nous étu‐ diions un long fragment, comme un chant de L’Énéide, c’était par petits morceaux, sans jamais une vue d’ensemble. Sur les grands classiques, nous avions les vagues impressions de notre sensi‐ bilité et de notre jugement inexpérimenté. Ne connaissant à proprement parler aucun écrivain d’aucune littérature, nous ne pouvions nous représenter les différences entre les génies esthétiques des peuples3. » Quels sont les auteurs latins et grecs donnés en exemple : principalement ceux du siècle de Périclès et du siècle d’Auguste. Homère, Cicéron et Virgile auxquels s’ajoutent les historiens (Tite-live, Salluste) et les tragiques (Euripide, Sophocle) cons‐ tituent l’essentiel de cette initiation aux littératures antiques destinée à une infime minorité, à la suite d’une sélection impor‐ tante au sein des littératures anciennes, constituant ainsi l’Anti‐ quité comme un bloc uniforme :
1. Les horaires donnent la priorité aux langues anciennes. Voir La part scolaire de l’écrivain. Apprendre à écrire au xixe siècle, Martine Jey et Emmanuelle Kaës dir., Classiques Garnier, 2020. 2. Ernest Lavisse, « Souvenirs d’une éducation manquée » in L’Éducation de la démocratie, op. cit., p. 6-7. Et il ajoute plus loin : « Je me rappelle de lamentables explications de Virgile dont je n’ai senti que bien longtemps après la beauté » (p. 9). 3. Idem, p. 6.
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De ces explications en classe, ma mémoire n’a gardé qu’une impression d’ennui. Morceaux de tout temps et de toutes langues se confondirent dans la monotonie d’un même plan. L’antiquité grecque et l’antiquité latine s’y juxtaposaient […]. Nous étions en droit de croire que Périclès et Cicéron étaient des contempo‐ rains1.
Son témoignage est corroboré par beaucoup d’autres qui insistent, comme lui, sur cet aspect monotone, répétitif et sur‐ tout fragmentaire de ces approches des littératures antiques. Domine une culture de l’extrait, du morceau choisi donné sans références, ni contexte. Au cœur du secondaire donc, un corpus d’extraits à traduire, servant de modèles d’écriture : un monde factice, et artificiel, réservoir essentiel d’exemples de morale et d’écriture.
Les classiques français La scolarisation de nouvelles couches sociales, rendue néces‐ saire par les besoins économiques et le nouveau régime poli‐ tique, a entraîné un déplacement, au sein de l’ancien modèle des humanités, du latin (ou des langues anciennes) vers le fran‐ çais. Ce déplacement s’est fait au nom de la modernité et d’un enseignement démocratique. S’ensuivent plusieurs réformes des plans d’études. La suppression du discours latin, mesure à très forte por‐ tée symbolique, et son remplacement par une composition française sont perçus par les partisans des langues anciennes comme une attaque menée contre la culture française, contre l’identité de la France, ne pouvant aboutir qu’à un affaiblisse‐ ment de l’enseignement et à une baisse générale du niveau des élèves. Puis l’approche de la littérature française change (par de nouveaux exercices) et le canon s’ouvre : jusqu’en 1870, les auteurs français présents dans les listes officielles étaient dans leur majorité du xviie siècle, à quoi s’ajoutaient les œuvres histo‐ riques de Voltaire et de Montesquieu. Les instructions officielles,
1. Idem, p. 7.
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à partir de 1870 et progressivement jusqu’au début du xxe siècle, s’ouvrent à la littérature du Moyen Âge, des xvie et xixe siècles, le xviie siècle demeurant toutefois le modèle valorisé. Enfin, la réforme de 1902 réorganise le secondaire en créant plusieurs sections dont une sans latin, marquant ainsi la fin de l’hégémonie de la formation gréco-latine, en apparence du moins puisque la hiérarchie des filières conserve aux sections avec latin toute leur légitimité. L’égalité des sanctions qui doit permettre à un bachelier de la section moderne d’accéder à l’enseignement supérieur parachève cette réorganisation dont le but est de permettre à un plus grand nombre de poursuivre des études mais qui provoque un refus déterminé des partisans de la tradition : une crise du français et une baisse générale du niveau sont alors dénoncées dans les années 1910… Que signifie cette ouverture vers le français et la littérature française pour les modernistes ? Ils voient ce déplacement comme une modernisation dont le but est d’adapter l’enseigne‐ ment à un nouveau public, à des changements politiques, écono‐ miques : l’industrialisation, la colonisation, un nouveau régime, enfin, puisque l’importance nouvelle dévolue à la littérature française est également conçue en relation avec la démocratie. L’avènement de la République et un fonctionnement démo‐ cratique impliquent que « tous » soient mieux formés : c’est bien le sens des propos de Croiset dans sa conférence : « Il y a donc un intérêt social de premier ordre à ce que tous les citoyens de cette démocratie aient les qualités nécessaires pour exercer uti‐ lement la part d’influence qui leur est assignée par la constitu‐ tion et par les mœurs. La détermination de ces qualités nécessaires doit former le premier objet de toute enquête méthodique sur l’éducation de la démocratie1. » Une meilleure conformité avec les besoins et attentes des élèves est également évoquée. On a constaté des changements dans le public au sein de l’enseignement secondaire masculin à
1. Alfred Croiset, op. cit., p. 37-38.
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partir de la deuxième moitié du siècle1 : il n’y a pas pourtant de réelle augmentation du nombre de lycéens (pas de véritable démocratisation de ce point de vue, donc) ; ceux-ci, issus de milieux où la connaissance de la littérature est moindre, n’ont plus les mêmes capacités à entrer dans la culture classique et on assiste à une rupture de la connivence entre le maître et les élèves. Dans cette même série de conférences à l’École des hautes études sociales en 1902, celle de Lanson, « Les études modernes dans l’enseignement secondaire2 » — titre qui révèle sa conception de l’enseignement du français — rappelle que « le recrutement de l’université (je parle des élèves) ne se fait plus comme autrefois » : Les enfants des classes supérieures arrivaient au collège dégros‐ sis déjà par leur milieu : dès qu’ils y rentraient, ils y ressentaient l’action d’une culture littéraire analogue à celle du collège, qui les entretenait et les perfectionnait encore. Il nous arrive des enfants de condition plus humble, qui sortent de familles où l’on n’a jamais lu que le journal, où l’on ne lira jamais que le journal : réfractaires à l’éducation littéraire qui glisse à la surface de leur esprit ou passe par-dessus leur tête3.
1. Gustave Lanson attribue ce changement à la fin du monopole d’État pour l’enseignement secondaire public et, dans un de ses articles précédents, il fait le constat suivant : « Nous souffrons d’un enseignement aristocratique imposé à un pays de démocratie. La petite bourgeoisie, urbaine et rurale, peuple nos lycées, désertés, il faut bien le dire, par une partie des classes riches qui, pour des raisons diverses, s’est retournée vers l’Église et lui donne ses enfants. N’offrirons-nous rien à nos futurs agriculteurs, industriels et commerçants, que ce qui servait à dresser les préfets de Napoléon Ier ou les grands banquiers de la monarchie constitutionnelle ? Continuerons-nous de ne destiner à la lutte économique que les déchets de l’enseignement classique et des professions libérales ? Il ne s’agit pas de détruire les humanités. Il ne s’agit pas non plus d’humilier devant elles l’enseignement moderne. Mais à des organes distincts de la vie nationale, il faut des exercices différents. La division du travail social suppose une division cor‐ respondante de l’éducation » (« La réforme de l’enseignement secondaire », Le Figaro, 22 décembre 1900, repris dans L’Université et la Société moderne, Paris, Armand Colin, 1902, p. 6-8). 2. Gustave Lanson, « Les études modernes dans l’enseignement secondaire », L’Éducation de la démocratie, op. cit., p. 157-188. 3. Ibidem, p. 164.
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À ces enfants d’origine plus « humble », il faut proposer autre chose qu’un enseignement fondé sur une culture classique devenue en partie inaccessible. Il en appelle à la responsabilité, au devoir des professeurs du secondaire. Selon lui, l’enseigne‐ ment de la littérature dans une démocratie en train de se construire se doit de répondre à plusieurs impératifs : Il nous faut donc placer notre but non pas selon notre goût mais selon les besoins évidents de la démocratie et selon la définition nécessaire de l’éducation démocratique. […] Nous sommes d’accord pour affirmer que l’éducation, dans une démocratie qui veut se conduire elle-même, doit former des hommes capables de se conduire eux-mêmes. Donc des esprits libres, ayant l’amour passionné du vrai […]1.
L’ouverture des programmes à d’autres siècles que le xviie semble trop timide à Lanson : dans un article de la Revue universitaire, il commente les choix faits par les concepteurs des programmes et précise quels pourraient être les siens : En un mot, depuis la sixième jusqu’à la rhétorique, je ferai une très large place à notre xixe siècle : c’est par là que notre ensei‐ gnement secondaire classique restera vivant et utile. Il faut qu’il soit franchement moderne lui aussi. Or voici ce qui se passe aujourd’hui : une séparation semble exister entre le lycée et la vie ; on étudie au lycée tout ce qu’on ne lira jamais plus tard, et l’on n’étudie rien de ce qu’on aime à lire et relire dans la suite. L’enseignement classique prend ainsi l’air d’une inutile curio‐ sité ; et parents et élèves en viennent à croire qu’il n’a pas d’autre fin ni raison d’être que le baccalauréat2.
Pour lui, la lecture des auteurs du xix e siècle les prépare mieux à la réalité contemporaine et à leur rôle futur. Une autre raison de cette ouverture au français et à la littéra‐ ture française est liée à la finalité principale de l’enseignement de la littérature, la transmission de valeurs. Ces valeurs doivent,
1. Idem, p. 161. 2. Revue universitaire, « L’étude des auteurs français dans les classes de lettres », 1895, II, p. 262.
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pour les partisans des humanités classiques, respecter la tradi‐ tion, rester proches des auteurs antiques et de leurs traducteurs ou imitateurs. Les valeurs à transmettre, ouvrant au monde moderne, contemporain, forment, selon les modernistes, un citoyen indépendant, capable d’une réflexion critique. Pour les uns et les autres, néanmoins, l’instrumentalisation de la littérature à des fins supérieures va de soi. Cette volonté de démocratiser par l’usage d’une littérature en langue fran‐ çaise entraîne une nouvelle interrogation : quels auteurs étu‐ dier ? Ils seront choisis pour les fonctions éducatives qu’ils sont susceptibles de remplir. Pour Lanson, par exemple, « il faut se demander seulement quelles œuvres, à quelque siècle qu’elles appartiennent, et même quelles parties d’œuvres sont aptes à une fonction pédagogique. » En fonction de l’enjeu qu’est l’édu‐ cation d’une démocratie, il compare les apports respectifs des différents siècles. Sans contester la valeur éducative du xviie siècle, on doit « lui ôter son privilège et installer à côté de lui le xviiie siècle » : « C’est une absurdité de n’employer qu’une litté‐ rature monarchique et chrétienne à l’éducation d’une démo‐ cratie qui n’admet point de religion d’État1. » Lanson, après avoir dénoncé ce paradoxe, justifie la sélec‐ tion des auteurs par leur utilité intellectuelle, leur capacité à faire comprendre les enjeux sociaux et moraux d’une époque. Les œuvres seront retenues selon leur aptitude à nourrir la réflexion : Je ne puis concevoir un enseignement qui ne soit pas nettement utilitaire, si l’on entend par là un utilitarisme intellectuel : l’édu‐ cation doit nous préparer à résoudre, dans la mesure qui sera donnée à chacun de nous, les grandes questions sociales et morales qui se posent aujourd’hui à l’humanité civilisée, et à les résoudre avec une conscience éclairée dans un large esprit de justice et de désintéressement. Nous autres professeurs, nous devons travailler à faire des hommes, on l’a dit souvent, mais des hommes du temps présent, des hommes de demain même, et les meilleurs hommes que nous pourrons. Nous ne le pouvons sans
1. Gustave Lanson, « Dix-septième ou dix-huitième siècle ? » in L’Enseignement du français, Paris, Imprimerie nationale, 1909, p. 36.
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leur faire connaître les idées directrices et vitales de la société contemporaine, dont nous vivons, dont ils vivront, en attendant qu’ils les détruisent en les transformant1.
En temps de république laïque, c’est par la littérature que s’effectue l’éducation : ce postulat explique le déplacement qui va vers un enseignement de valeurs et un corpus de textes à même de les porter. Parallèlement ou en même temps que ce déplacement vers le français et la littérature française, une réflexion est menée sur les approches des textes littéraires : comment les rendre propres à une véritable éducation ?
QUESTIONS DE MÉTHODE S’opère à la fin du xixe siècle le changement de paradigme analysé par de nombreux travaux : la littérature n’est plus un modèle à imiter : elle devient un objet d’étude. Commencé assez tôt dans le siècle, il ne s’effectue pas en un jour : la rhétorique inspire encore et pour longtemps les sujets donnés au bacca‐ lauréat et ceux donnés dans l’enseignement supérieur. Les cri‐ tiques à l’encontre de la rhétorique sont émises par des écrivains (Hugo, Vallès, Péguy) ou des universitaires (Lavisse). Quels arguments contre la rhétorique2 ? En quoi ces critiques concernent-elles cette question de la démocratisation des lettres ? Les finalités professionnelles attribuées à l’enseignement de la rhétorique constituent un premier ensemble de critiques vigoureuses. L’apprentissage du discours concerne plus direc‐ tement les avocats, les magistrats, les professeurs. Dès le milieu
1. Gustave Lanson, idem, p. 262. 2. Sur la place de la rhétorique au xixe siècle en France, voir Françoise DouaySoublin, « La rhétorique en France au xixe siècle, à travers ses pratiques et ses institutions : restauration, renaissance, remise en cause », et Antoine Compa‐ gnon, « La rhétorique à la fin du xixe siècle (1875-1900) », dans Marc Fumaroli (dir.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne (1450-1950), Paris, PUF, 1999, p. 1071-1214 et 1215-1250. Voir Claire Evesque, « Le procès de la rhétorique dans l’enseignement supérieur français à la fin du xixe siècle », dans la Revue d’histoire littéraire de la France, Paris, PUF, 2002, n° 3, p. 389-404.
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du siècle les arguments se multiplient vis-à-vis d’un enseigne‐ ment au but professionnel aussi limité, au regard du dévelop‐ pement de l’industrie, du commerce, de l’agriculture. Peu adapté, élitiste, il n’apporte qu’une formation superficielle, durement condamnée par les modernistes. Sa finalité est dépas‐ sée, dit Lanson : « […] excellent pour préparer des hommes du monde, qui seront des rentiers, officiers, magistrats, médecins, professeurs […] il est propre à inspirer le dégoût ou la crainte du commerce et de l’industrie. […] Cet enseignement fait des délicats, quand il réussit, des paresseux quand il échoue1. » L’enseignement rhétorique n’est plus adapté pour former le citoyen d’une démocratie : il ne permet pas de donner une formation morale, sociale, intellectuelle. Le formalisme auquel il s’est peu à peu réduit met au premier plan l’ornement, l’arti‐ fice, privilégiant le bien écrire sur la réflexion. De plus, l’ensei‐ gnement dogmatique du goût n’est plus possible, la norme n’existant plus. La rhétorique n’a été qu’un moule dans lequel le lycéen devait se couler. L’écriture imitative tue l’initiative mais aussi la sincérité et habitue à la fausseté : elle demande à l’élève de se mettre à la place de quelqu’un qu’il ne connaît pas, dont il ne connaît rien et développe ainsi des habitudes intellectuelles faussées : « Mais c’était le naturel couronnement d’une éduca‐ tion imprécise que cette rhétorique où nous fîmes parler trop de personnes que nous ne connaissions guère sur des choses que nous ne connaissions pas davantage2. » Trop normative, l’approche rhétorique ne convient plus, éloignée d’un enjeu crucial aux yeux de certains modernistes : apprendre à penser, à juger par soi-même. Un enseignement des lettres doit apprendre au lycéen à réfléchir à partir des textes pour qu’il se construise comme futur citoyen. Ainsi les diffé‐ rentes disciplines auraient ce rôle à jouer, en particulier la phi‐ losophie dont on pourrait commencer l’initiation plus tôt :
1. Gustave Lanson, discours prononcé à la distribution des prix du lycée Charle‐ magne, le 31 juillet 1888. 2. Ernest Lavisse, « Souvenirs d’une éducation manquée », op. cit., p. 15-16.
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« Mais, en attendant, pourquoi le professeur de philosophie demeure-t-il enfermé dans la dernière classe du collège ? J’ai peur que cette classe finale ne soit aujourd’hui encore une tête superposée à un corps qui ne l’attendait pas […]1. » « Aux lettres et à l’histoire reviendrait la charge de faire comprendre les évo‐ lutions de l’humanité. […] Les évolutions de l’humanité sont visibles et tangibles2. » La littérature rend également possible cette formation du citoyen si on privilégie une approche philosophique des textes. Tel est le point de vue également de la Commission des réformes qui, en 1890, travaille à reconstruire l’enseignement de la litté‐ rature française avant les instructions officielles de 1890 : On s’attache trop au bien dire, pas assez à ce qui est dit de vrai et de bien. […] L’attention trop exclusive accordée à la forme aux dépens du fond tend de la sorte à rapetisser l’enseignement secondaire et ramène au formalisme pur duquel on voulait sor‐ tir. Si l’on s’inspire des vues indiquées plus haut, l’enseignement sera moins littéraire, plus philosophique et plus humain ; il deviendra à sa manière une véritable leçon de choses morales proposées par des écrivains de génie3.
Les exercices sont également envisagés en fonction de la démocratisation et du changement du public. Les élèves ne comprennent plus le français, affirme-t-on : pour comprendre et analyser les textes, est mis en place un exercice proche de l’explication latine, l’explication française. Ce constat a été fait déjà auparavant. Dès la première moitié du xixe siècle est apparu que la transmission des auteurs classiques était en train de se perdre : a été relevée à plusieurs reprises lors d’examens la difficulté des candidats à comprendre la langue des auteurs du
1. Ibidem, p. 25. 2. Idem, p. 27-28. 3. Rapport de la Commission des réformes, Paris, 1890. C’est également le point de vue de Lanson : « Je dirais volontiers, messieurs, qu’aujourd’hui l’enseigne‐ ment des lettres ne doit pas être littéraire. […] L’étude de la forme, les questions d’art, l’histoire des écoles et des révolutions littéraires appartiennent plutôt à l’enseignement supérieur. »
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xviie siècle. D’où des modifications et un début d’ouverture dans l’enseignement supérieur et au baccalauréat. D’un autre côté le règne du latin étouffe l’enseignement de la langue française, et menace la transmission du français clas‐ sique, très différent de celui du xixe siècle. Les premières remarques sur la difficulté des jeunes gens ayant terminé leurs humanités à comprendre la langue des auteurs classiques du xviie siècle français apparaissent vers 1821. À la fin des années 1830, le jury de l’agrégation de grammaire s’alarme de constater la même difficulté chez les candidats à l’agrégation de gram‐ maire. Les humanités classiques sont supposées former le goût et l’expression française de leurs élèves, elles ne peuvent devenir un obstacle à cet égard. C’est ce qui motive l’introduction, en 1840, de l’épreuve écrite de version latine au baccalauréat, destinée à vérifier la capacité des élèves à orthographier le français, et de l’épreuve d’explication française au baccalauréat et à la licence1.
En 1843, l’agrégation de grammaire est enrichie d’une épreuve spéciale sur des auteurs français mis au programme chaque année. Ces solutions semblent en effet cruciales et concourent à donner à la littérature française une importance plus grande dans l’ensei‐ gnement supérieur et au baccalauréat. Ce constat d’une difficulté à comprendre les textes aboutit à partir de 1880 à une réflexion sur la nécessité de les expliquer, débouchant ainsi sur l’explication française (sur le modèle de l’explication latine), appelée ultérieurement explication de texte que l’on rapproche de la « leçon de choses ». Alors que la disserta‐ tion littéraire remplace progressivement les anciens sujets inspi‐ rés de la rhétorique, certains modernistes en critiquent les objectifs : pour Lanson, par exemple, elle implique des connais‐ sances dans les domaines de l’histoire littéraire et de la critique littéraire peu adaptées l’une et l’autre à l’enseignement secondaire et reste un exercice d’art2. Les meilleurs lycéens, minoritaires au
1. Philippe Savoie, op. cit. 2. Gustave Lanson, « Les études modernes dans l’enseignement secondaire » in L’Éducation de la démocratie, op. cit., p. 173. « Le vice radical, que la substitution de la dissertation au discours n’a pas fait apparaître, a au contraire aggravé, c’est que cette composition veut un effort de création personnelle, est un exercice d’art. »
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demeurant, s’en accommodent mais, écrit-il, « il y a les moins bons, les médiocres, les mauvais, qui ne sont plus aujourd’hui à sacrifier comme le déchet nécessaire d’une fabrication supé‐ rieure. Ceux-là, c’est-à-dire la majorité, notre composition fran‐ çaise les dépasse. » Pour ces élèves, la composition française doit être un exercice simple « intellectuellement sain », leur apprenant à préférer une « vérité simple » à « un bel effet1 ». ⁂ Modernisation et démocratisation vont de pair : dans ces débats du tournant du xixe au xxe siècle, ces deux termes appa‐ raissent en effet simultanément, liés dans une argumentation qui justifie réformes quantitatives et qualitatives. Moderniser est à entendre dans plusieurs sens : s’adapter à une société moderne, à une démocratie qui requiert une éducation diffé‐ rente de celle de l’Ancien Régime, à un enseignement des lettres plus ouvert dans le choix des œuvres et dans leur approche pour favoriser réflexion et esprit critique. Ce sont des arguments en faveur d’un enseignement pour le plus grand nombre qui ont imposé en définitive un système spécialisé. Autre paradoxe. Annexe : La littérature dans les collèges du peuple Alors que les deux ordres primaire et secondaire coexistent en parallèle au xixe siècle, le tournant du siècle, avec l’avène‐ ment de la République, voit l’essor de scolarités prolongées qui, à terme, aboutiront au xxe siècle à l’unification avec le secondaire et au collège unique. Pour que la scolarité des enfants du peuple se poursuive à la suite du primaire élémentaire, les lois Ferry instaurent l’ensei‐ gnement primaire supérieur (EPS). Des lois Ferry aux années 1940, cet enseignement primaire supérieur propose, après le certificat d’études et au-delà de la scolarité obligatoire, des cours complémentaires d’une durée de deux ans, rattachés à l’école
1. Ibidem, p. 173 et 174.
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élémentaire, et des écoles primaires supérieures, où la scolarité est généralement d’une durée de trois ans. Ces « collèges du peuple », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jean-Pierre Briand et de Jean-Michel Chapoulie1, créés en 1878 pour les garçons et en 1879 pour les filles, moins uniformes et homogènes que l’ordre secondaire, sont plus ancrés que lui dans la réalité socio-économique du pays, y com‐ pris de la région. L’ordre primaire développant une culture de l’utile2, qui se voulait proche des élèves, l’EPS s’inscrit dans la même orientation. Fondé sur les disciplines techniques et scien‐ tifiques, orienté vers des savoirs pratiques et les sciences usuelles, l’EPS accorde une place au français, dans le but d’abord d’approfondir la connaissance de la langue française, puis, à partir de 1893, de donner des notions de littérature française. Une liste d’auteurs, dans le décret de 1893, est ainsi proposée « à faire lire aux élèves, partie en classe, partie en étude et dans leur famille ». Outre des extraits du Télémaque, de Fables de Fénelon, des extraits du Charles XII de Voltaire, une ouverture beaucoup plus nette sur le xixe (Lamartine, Michelet, Sand, Hugo) est offerte ainsi que des extraits de littératures étrangères (Don Quichotte, Dickens, Swift, W. Scott) et des lectures historiques, scientifiques, géographiques et morales. L’EPS, par le succès qu’il a connu, a joué un rôle de pre‐ mier plan dans la promotion des enfants des classes populaires, permettant une amorce de démocratisation que le secondaire, réservé de fait aux élites sociales, ne réussissait pas véritable‐ ment à instaurer.
1. Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie, Les Collèges du peuple, Paris, CNRS-INRP, 1992 ; voir aussi Clémence Cardon-Quint, Des lettres au français, Une discipline à l’heure de la démocratisation (1945-1981), Rennes, PUR, 2015. 2. Martine Jey, « La littérature de la Communale, Littératures légitime, populaire, scolaire : quels échanges ? » in L’Idée de littérature à l’épreuve des arts populaires (1870-1945), Pascale Alexandre-Bergues (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 75-93 ; et « La littérature dans le dictionnaire, un objet ambigu : faire peuple ou raffiné », in L’École républicaine et la question des savoirs, Enquête au cœur du dictionnaire de Ferdinand Buisson, D. Denis et P. Kahn (dir.), Paris, CNRS Éditions, 2003, p. 79-102.
6 L’ÉCRITURE ORDINAIRE, PARAMÈTRE DE LA DÉMOCRATIE
Nelly Wolf1
Le mot « littérature » provient du latin littera, qui selon le Gaffiot signifie « la lettre », au sens de caractère d’écriture. Au pluriel, litterae désigne toute espèce d’écrit, depuis la missive jusqu’à l’ouvrage, en passant par les saintes écritures, litterae sanctae. Pour s’interroger sur la démocratisation de la littéra‐ ture il faut prendre en compte cette double origine à la fois technique et générale. À la source de ce que nous appelons « la littérature », il y a ce geste d’écrire, de tracer des signes, et il y a une sphère graphique, un monde des lettres, constitué de toutes sortes d’écrits. Jack Goody a réuni sous le terme de literacy le système de signes et l’ensemble de réalisations pratiques aux‐ quels renvoie l’écriture tout en soulignant les conséquences cognitives, psychiques, politiques que représente pour l’huma‐ nité l’entrée en literacy, le passage dans le monde des lettres2. Cette étude s’attachera à définir et à situer la démocratisation de la littérature à l’époque moderne dans le cadre d’une exten‐ sion du domaine de la lettre. On rappellera que, parallèlement
1. Pour de plus amples développements sur cette question, voir l’ouvrage récem‐ ment paru : Nelly Wolf, Le Peuple à l’écrit : de Flaubert à Virginie Despentes, SaintDenis, Presses universitaires de Vincennes, 2019. 2. Jack Goody, La Raison graphique, Paris, Minuit, 1979 et Pouvoirs et savoirs de l’écrit, Paris, La Dispute, 2007.
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Splendeurs et misères de la littérature
à la croissance exponentielle du nombre de personnes ayant appris à lire et à écrire, la démocratisation de la littérature se manifeste d’abord par l’apparition de nouveaux profils d’écri‐ vains issus des classes défavorisées pour se traduire ensuite par des problématiques littéraires spécifiques, telles que la repré‐ sentation des classes populaires et de leur langue, orale et écrite. On privilégiera l’époque de la Troisième République en France, époque où la démocratie se déploie comme forme sociale aussi bien que politique, sans négliger quelques incursions en amont. L’accès du plus grand nombre à l’écrit à partir de la seconde moitié du xixe siècle est une révolution majeure dans la plupart des sociétés occidentales. En France, même si le mouvement a été amorcé bien avant la Révolution, il s’accélère après1. Les politiques d’alphabétisation des Français passent du local au global. Avec les lois Guizot (1833), puis Falloux (1850) et Duruy (1867), avant les lois Ferry (1882), la scolarisation devient un objectif d’État. La loi Guizot fait obligation à toute commune « d’entretenir au moins une école primaire élémentaire ». La loi Falloux rend l’enseignement primaire obligatoire, y compris pour les filles. La lecture et l’écriture, « les éléments de la langue française et du calcul » (loi Guizot), « la langue et les éléments de la littérature française […], [l]es éléments de sciences natu‐ relles physiques et mathématiques » (loi Ferry) figurent parmi les matières qui font le socle de l’instruction publique. La lecture et l’écriture sont toujours mentionnées en premier. Les histo‐ riens mesurent les résultats sur les registres d’état civil ou sur les registres matriculaires des conscrits. Le taux de ceux, hommes et femmes, qui sont capables de signer leur acte de mariage augmente régulièrement2, celui des soldats ne sachant ni lire ni écrire ou sachant lire mais non écrire recule tout aussi
1. Comme le montrent François Furet et Jacques Ozouf dans Lire et Écrire, L’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, Paris, Minuit, 1977. 2. Voir par exemple l’étude de Jean-Pierre Pélissier et Danièle Rébaudo, « Une approche de l’illettrisme en France, La signature des actes de mariage au xixe siècle dans l’enquête 3 000 familles », Histoire et Mesure, Paris, Éditions EHESS, vol. XIX, n° 1-2, 2004, p. 161-202, en ligne sur le site https://histoiremesure .revues.org/816 [consulté le 23 juin 2021].
L’écriture ordinaire, paramètre de la démocratie
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régulièrement, jusqu’à ne plus constituer que trois ou quatre pour cent de l’échantillon en 19141. L’universalisation du manie‐ ment des signes graphiques conduit des millions d’hommes et de femmes à recourir aux écritures ordinaires dans un cadre professionnel ou domestique, public ou privé. Les pratiques, les techniques et les supports se multiplient. Signatures, listes de courses ou de choses à faire, documents variés, comptes et comptes rendus, agendas, carnets de commandes, lettres, cartes postales, télégrammes, mots laissés sur la table, copies, com‐ mentaires de photographies familiales, courriers des lecteurs, petites annonces dessinent au fil du temps le nouveau territoire du script démocratique. Les murs et le mobilier urbain, couverts de graffitis, d’affiches, de professions et de proclamations, portent la marque de cette « prolifération graphique », pour reprendre l’expression de Philippe Artières2. L’administration de la poste accompagne l’augmentation du volume de flux épis‐ tolaire. On passe de 5 500 bureaux de poste en 1877 à 14 000 en 1918. Une histoire des papeteries fournirait sans doute aussi des informations intéressantes. L’évidence d’une démocratisation des pratiques scripturales éclate au moment de la Première Guerre mondiale. Des centaines de milliers de lettres sont échangées entre les soldats et leurs familles tandis que dans leur tranchée ou leur cantonnement des « poilus » consignent leur témoignage sous forme de chronique, de carnet ou de journal de guerre. La plupart de ces écrits, destinés au témoignage mais non à la publication, sont restés inédits. Dans Témoins3, Jean Norton Cru a examiné des textes déjà publiés et rédigés, à une exception près4, par des membres des professions libérales et intellectuelles (médecins, écrivains, professeurs, hommes
1. Pascale Goetschel, Isabelle Loyer, Histoire culturelle de la France de la Belle Époque à nos jours, Paris, Armand Colin, « Cursus », 2002, p. 4. 2. Philippe Artières, La Police de l’écriture, L’invention de la délinquance graphique 1852-1945, Paris, La Découverte, 2013. 3. Jean Norton Cru, Témoins : essai d’analyse et de critique des souvenirs de com‐ battants édités en français de 1915 à 1928, Paris, Les Étincelles, 1929, réédition à Nancy aux Presses universitaires de Nancy en 1993 et 2006. 4. Il s’agit des lettres d’Henri Volatier, originaire de Saône-et-Loire, fils de paysans, berger, puis garçon boucher. Voir Jean Norton Cru, ibidem, p. 549-550.
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Splendeurs et misères de la littérature
d’Église), tous au moins bacheliers ou brevetés de l’enseigne‐ ment secondaire. Il parle de « plusieurs millions de liasses de lettres » qui attendent « dans les tiroirs » et susceptibles de four‐ nir, une fois triées et sélectionnées, la matière de « 400 à 500 recueils [qui] uniraient la valeur littéraire à la valeur documen‐ taire1 ». Il faut pourtant attendre 1978 pour voir paraître aux Éditions François Maspero Les Carnets de guerre de Louis Bar‐ thas, un tonnelier de l’Aude. Après la mort du dernier combat‐ tant Lazare Ponticelli en 2008, l’entrée dans les années commémoratives (2014-2018) a accéléré l’exploitation de ce fonds documentaire. Les lettres de poilus font l’objet de publi‐ cations, d’expositions, de lectures publiques, alimentent des sites sur internet2. Une archive privée de l’écriture démocra‐ tique est ainsi passée dans le domaine public. La littérature est touchée par ce processus démocratique général. Les lettrés ne disposent plus du monopole de l’écriture. Cette concurrence nouvelle nourrit des stratégies distinctives chez les écrivains professionnels cherchant à réaffirmer leur supériorité dans la maîtrise de l’écrit. Deux topoï littéraires sont attachés à l’éthos linguistique du peuple dès le xixe siècle. Selon le premier topos, le peuple s’exprime essentiellement à l’oral. Il parle, bavarde, vocifère, crie, jacte, éprouve la jouis‐ sance de la voix qui sonne et résonne. L’oralité familière est son attribut, sa marque identitaire dans l’imaginaire social. Le second topos consiste à relever l’incompétence graphique de ces parvenus de l’écriture que sont les Français récemment grammatisés. Nombreux sont les romanciers, mais aussi les auteurs dramatiques, à tirer un parti satirique de leurs démêlés avec la norme orthographique. Deux exemples, parmi d’autres, peuvent en être donnés, extraits de Balzac et de Labiche. — Dame, monsieur Laurent, je me nomme Moinot. Mon nom s’écrit absolument comme un moineau : M-o-i-n-o-t, Moinot.
1. Ibidem, p. 492. 2. Voir en particulier sous la direction de Jean-Pierre Guéno et Yves Laplume, Paroles de poilus, Lettres et carnets du front (1914-1918), Paris, J’ai Lu, « Librio », 1998. Une autre édition est parue simultanément chez Tallandier.
L’écriture ordinaire, paramètre de la démocratie
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— Effectivement, dit Laurent1. Perrichon, achevant d’écrire. — Là… voilà ce que c’est ! (Lisant avec emphase) Que l’homme est petit quand on le contemple du haut de la mère de Glace ! Daniel. — Sapristi ! c’est fort ! Armand, à part. — Courtisan ! Perrichon, modestement. — Ce n’est pas l’idée de tout le monde. Daniel, à part. — Ni l’orthographe ; il a écrit mère, r e re2 !
Moinot est un facteur. Il est chargé de transmettre les lettres, mais les subtilités de l’univers graphique lui échappent. Comme la plupart des locuteurs populaires scolarisés avant 1835, il applique une orthographe phonétique, confondant les différentes transcriptions d’un même phonème. Il ignore aussi, bien entendu, que son nom de famille a gardé trace d’une gra‐ phie antérieure. Le narrateur en confrontant les deux graphies montre que la maîtrise de l’orthographe et de son histoire reste la propriété de l’écrivain. L’expertise de l’écrit lui appartient. Il la partage avec son lecteur qui est instruit de l’existence d’une double graphie. En revanche la réplique de Laurent — « effecti‐ vement » — maintient le facteur dans son erreur. Laurent est le domestique de de Marsay. On ne peut savoir si son assenti‐ ment orthographique est dû à son propre illettrisme ou s’il est antiphrastique. Il fait résonner, à tout le moins, l’ironie du nar‐ rateur, par-devers ses personnages. La pièce d’Eugène Labiche, écrite en 1860, exploite à son tour le potentiel comique de la faute d’orthographe et utilise les principes du théâtre (double énonciation, apartés, communication orale) pour reconstituer un espace de connivence lettrée. Perrichon, riche carrossier, bourgeois parvenu sans lettres ni culture, n’est pas à l’aise avec la langue française écrite. Il a pourtant des velléités d’écriture, qu’il délègue à sa fille, Henriette, à qui il offre un carnet de voyage afin qu’elle recueille sous la dictée les pensées de son
1. Honoré de Balzac, La Fille aux yeux d’or, dans La Duchesse de Langeais, La Fille aux yeux d’or, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1976, p. 285. La première édi‐ tion de La Fille aux yeux d’or date de 1834. 2. Eugène Labiche, Le Voyage de Monsieur Perrichon in Six comédies de Labiche, Paris, Club du meilleur livre, 1957, p. 14.
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Splendeurs et misères de la littérature
père. Sa faute sur les homophones « mer/mère » est révélée au public une première fois par Daniel, jeune homme qui courtise Henriette, et une seconde fois par le commandant, qui provoque Perrichon en duel pour offense à la langue française commise en territoire étranger (l’action se déroule en Suisse). Dispositif théâtral oblige, la connivence lettrée est établie ici entre les per‐ sonnages et les spectateurs, au détriment d’un personnage tiers, Perrichon. Cependant, la différence avec le texte balzacien n’est pas seulement d’ordre générique. Une fracture générationnelle se superpose désormais à la fracture sociale. Daniel et Henriette sont de jeunes bourgeois, Perrichon est le type du bourgeois de première génération, tributaire de la médiocre instruction du début du siècle. En 1860, l’orthographe est devenue une cause nationale, qui justifie un duel et inspire des situations tragi-comiques. Malgré le déploiement de ces stratégies distinctives, la litté‐ rature est rattrapée par la démocratisation. Elle y trouve aussi une source de renouveau. La sociologie des auteurs, tout d’abord, évolue. Elle traduit l’irruption dans le monde de l’écri‐ ture littéraire des nouveaux détenteurs de la raison graphique, primo-accédants à l’écriture issus de familles analphabètes, illettrées ou récemment alphabétisées. Les ouvriers saintsimoniens dont Jacques Rancière étudie le parcours et les dis‐ cours dans La Nuit des prolétaires1 « prennent la plume, […] selon Michelle Perrot, pour rédiger des brochures, des chansons pour les goguettes, des appels, bientôt des articles pour les pre‐ miers journaux ouvriers2 ». De nombreux ouvriers composent des poèmes. George Sand les encourage et les conseille ; elle les accueille dans La Revue indépendante3. Cette première généra‐ tion d’écrivains a appris à lire et à écrire au sein des réseaux
1. Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires, Archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard, 1981. 2. Termes empruntés à Michelle Perrot qui rend compte du livre de Jacques Ran‐ cière cité ci-dessus dans Histoire de l'éducation, Paris, vol. 13, n° 1, 1981, p. 80-83, consulté en ligne sur le site Persée le 8 mars 2017. 3. Voir à ce sujet Pierre Vermeylen, Les Idées sociales et politiques de George Sand, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, 1984.
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d’instruction aléatoires et disparates du Premier Empire et de la Restauration. Elle reste, pour l’écrasante majorité de ses membres, aux portes de l’espace littéraire légitime, en marge des circuits de publication consacrés qui se mettent en place, confinée dans des genres relevant de la paralittérature, tels la chanson ou le témoignage. Des phénomènes différents se pro‐ duisent avec les générations suivantes. Entre la fin du xixe siècle et le début de la Première Guerre mondiale on commence à assister à la définition d’un profil populaire ou prolétarien en littérature qui assure un statut d’écrivain aux nouveaux venus de la literacy. Ce statut, bien qu’il soit souvent précaire, est néanmoins suffisamment établi pour être investi d’une valeur symbolique performative dans le champ littéraire. À ce titre, il valide autant qu’il nourrit des postures d’auteur et des stratégies éditoriales. Louis Philippe, dit Charles-Louis Philippe, est un exemple de ce type de parcours. L’auteur aujourd’hui oublié de Bubu de Montparnasse est né en 1874 à Cérilly dans l’Allier. Son père est sabotier. Sa mère s’occupe des travaux domestiques au foyer, après avoir été servante1. Tous les deux savaient lire et écrire. Les lettres de Philippe à sa mère publiées à titre post‐ hume attestent à plusieurs reprises non seulement que la mère et le fils entretenaient une correspondance mais que Mme Phi‐ lippe répondait elle-même aux lettres de Louis : « Écris-moi toimême, j’aime ton écriture, j’aime tout ce que tu me dis » (lettre du 12 mai 1907)2. Cela dit, une lettre qu’elle adresse à un sculp‐ teur au sujet du tombeau de son fils montre qu’elle est loin de respecter toutes les règles orthographiques et syntaxiques3. Épistolier moins prolixe, le père de Philippe fait également
1. Les critiques ont peut-être tendance à « surprolétariser » la famille de Philippe. Lui-même parle de la « toute petite aisance » que son père a pu connaître et qui lui permet (nous sommes en 1896) de travailler pour son plaisir (Lettres de jeu‐ nesse à Henri Vandeputte, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue française, 1911, p. 12). 2. Charles-Louis Philippe, La Mère et l’Enfant suivi de Neuf lettres à sa mère, Rennes, La Part commune, 2000, p. 137. 3. Voir Bruno Vercier, La Mauvaise Fortune, Charles-Louis Philippe, Paris, Galli‐ mard, « L’un et l’autre », 2011, p. 201.
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beaucoup de fautes1. Élève à l’école communale de sa petite ville, Louis Philippe obtient une bourse pour s’inscrire en filière scientifique au lycée de Montluçon. Reçu au baccalauréat, il suit les classes préparatoires du lycée de Moulins, mais échoue aux concours de Centrale et de Polytechnique. En 1896 il devient, sur concours, employé municipal de la ville de Paris. Sa carrière d’écrivain, interrompue par sa mort prématurée à trente-cinq ans, montre que, bien que doté d’un faible capital social et éco‐ nomique, et même, si on prend en considération le fait qu’il a suivi des études scientifiques, d’un faible capital culturel spéci‐ fique, il réussit à acquérir une notoriété et une place modestes mais réelles dans le champ littéraire au tournant du siècle. Après des débuts marqués par les difficultés matérielles et les déboires éditoriaux (ses premiers livres sont publiés à compte d’auteur), son roman Bubu de Montparnasse, qui rencontre un certain succès à la fois auprès de la critique et du public, est accepté en 1900 par les éditions de La Revue blanche. Le Père Perdrix, en 1902, puis Croquignole, en 1906, sont publiés chez Fasquelle ; le second rate de peu le prix Goncourt. Lié dans sa jeunesse aux milieux symbolistes et socialisants, il se rapproche de l’avant-garde en voie de consécration. Barrès, Gide, Larbaud lui témoignent soutien et admiration. Il devient un chroniqueur permanent de La Revue blanche et fait partie, avec Gide, du groupe fondateur de la Nouvelle Revue française. Après sa mort, Gallimard éditera ou rééditera la plupart de ses romans et récits. En écho à ses expériences et ses observations, l’œuvre de Phi‐ lippe évoque les humbles et les déshérités. Bubu de Montpar‐ nasse raconte la vie d’une prostituée, La Mère et l’Enfant évoque sa propre enfance pauvre et provinciale, Charles Blanchard parle de son père et de sa grand-mère qui furent misérables. Dans une lettre à Barrès, après avoir rappelé l’enfance malheu‐ reuse de son père contraint à la mendicité, il affirme : « Je crois être en France le premier d’une race de pauvres qui soit allée
1. Ibidem, p. 187.
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dans les lettres1. » Au quotidien Gil Blas, qui le sollicite à l’occa‐ sion d’une « enquête sur le mouvement littéraire », il déclare avoir « une impression de classe » et ajoute : « Les écrivains qui m’ont précédé sont tous de classe bourgeoise. Les choses qui m’intéressent ne sont pas des leurs. Barrès éprouve le besoin d’aller à Tolède, à Venise, pour trouver son âme. Moi pas ! Je la trouve dans le peuple qui m’entoure2. » Ce positionnement social n’est certes pas l’unique composante de la posture de Phi‐ lippe. À la suite de la publication de Bubu de Montparnasse, il revendique son inspiration nietzschéenne et ses sympathies anarchistes3. Par ailleurs, il insiste, dans ses lettres à Henri Van‐ deputte, sur sa quête d’un style simple et poli par l’émotion (lettre du 18 décembre 1897) ainsi que sur ses recherches docu‐ mentaires (« bouquins de sociologie, d’économie politique, de statistique, je vais compulser tout cela », lettre du 4 décembre 1898). Pour autant, l’image du « primo-accédant » à l’écriture semble bien être le socle sur lequel se fonde cette présentation de soi dans le monde des lettres. L’humble origine, le noviciat graphique sont les éléments d’un argumentaire démocratique qui satisfait désormais les attentes d’une partie des acteurs par‐ ticipant à l’économie symbolique et pratique du marché du livre. Charles-Louis Philippe est au cœur d’une sorte de filière du peuple où auteurs, éditeurs et critiques plus ou moins consacrés conjuguent leurs efforts en vue de promouvoir les écritures démocratiques. On mentionnera d’abord Marguerite Audoux, née en 1863 dans le Cher, orpheline instruite sommairement à l’école des sœurs, couturière, dont le récit Marie-Claire est publié en 1910 chez Fasquelle, préfacé par Octave Mirbeau, et couronné du prix Femina. Charles-Louis Philippe avant sa mort, puis après celle-ci Valéry Larbaud, s’occupèrent de corriger la syntaxe et l’orthographe du manuscrit afin de le conformer aux
1. Lettre du 11 novembre 1903, publiée sur le site de l’association des amis de Charles-Louis Philippe. 2. Gil Blas, en date du 13 novembre 1904. 3. Voir Charles-Louis Philippe, Lettres de jeunesse à Henri Vandeputte, op. cit., p. 160, ainsi que l’introduction de Bruno Vercier à l’édition de Bubu de Montpar‐ nasse, Paris, Garnier-Flammarion, 1978, p. 30-34.
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normes éditoriales. Émile Guillaumin est une deuxième figure notable de ce milieu. Né en 1873 à Ygrande, commune voisine de Cérilly, il appartient à une famille de paysans relativement aisés. Son grand-père maternel, lui-même issu d’un village alphabétisé dès le début du siècle, lui apprend à lire et à écrire1. Doté du certificat d’études, et après avoir suivi pendant un an le cours supérieur, il reprend à son tour le métier de culti‐ vateur. Il commence à écrire des poèmes et des contes publiés dans un organe de la presse locale, La Quinzaine bourbonnaise. En 1904 son roman, La Vie d’un simple, chez Stock, connaît un grand succès. Il entretient avec Charles-Louis Philippe, son voi‐ sin dans l’Allier, une correspondance et une amitié qui dure neuf ans. Octave Mirbeau, Valéry Larbaud, déjà actifs dans l’affaire Marie-Claire, le soutiennent et l’admirent. Daniel Halévy lui rend visite. On ne saurait clore cette rubrique sans évoquer Charles Péguy. Fils d’un menuisier et d’une rempailleuse de chaises, né en 1873 à Orléans, il entre au lycée d’Orléans en tant que bour‐ sier. Ses études le conduiront ensuite à l’École normale supé‐ rieure, qu’il intègre, après deux échecs, en 1894. Son père étant mort peu après sa naissance, Péguy est élevé par sa mère et par sa grand-mère. Cette dernière est analphabète. En revanche, sa mère sait lire et écrire, et c’est elle qui apprend à lire à son fils avant même son entrée à l’école primaire. De plus, elle suscite et entretient chez l’enfant un amour de la lettre, au sens propre et au sens figuré, à travers l’instauration d’un rituel. Gardant « religieusement » dans un tiroir une lettre et un morceau de pain que son mari lui a envoyés alors qu’il défendait Paris contre le siège prussien, elle lit cette lettre et montre le morceau de pain à l’enfant lorsque celui-ci a été « tout à fait bien sage2 ». La chose écrite est ainsi liée non seulement à la récompense et à l’incarnation du père absent, mais encore à la symbolique du pain dur, métaphore de la condition ouvrière. Réel ou fantasmé,
1. Voir Roger Mathé, Émile Guillaumin, L’homme de la terre et l’homme de lettres, Paris, Nizet, 1966. 2. Charles Péguy, Pierre, commencement d’une vie bourgeoise, dans Œuvres en prose, 1898-1908, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, p. 1222.
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ce souvenir arrime l’écriture au roman familial et à la conscience de classe. L’entrée à l’école, qui survient peu après, constitue à ce titre une délégation d’héritage : « Je représentai en quelque façon dans cette école ma grand-mère et maman1. » L’apprentissage des techniques d’écriture se fait à l’école et non à la maison. C’est un apprentissage difficile. Du temps passe avant que l’enfant sache « faire à peu près les batons [sic], les lettres, les mots, les phrases, d’abord sur l’ardoise, puis sur le papier [et] tenir son porte-plume2 ». L’écolier s’applique et pleure, l’instituteur le corrige et le console. Initiation doulou‐ reuse sous la conduite d’un maître patient, la compétence gra‐ phique apparaît comme un véritable savoir républicain qui parachève l’éducation populaire. Devenu écrivain, journaliste, éditeur, directeur de revue, Péguy transfère aux activités pro‐ fessionnelles qu’il exerce au sein du champ littéraire la fonction de « délégué à l’écriture » qu’il a adoptée ou qu’on lui a assignée dans l’enfance. Dans son œuvre on retrouve certains traits de style, tels que l’ostentation des traces scolaires (rédactions, rhé‐ torique, dissertation). On retrouve également des constantes idéologiques : éloge des vertus populaires (travail, honnêteté, religiosité), défense de la petite bourgeoisie, de l’école républi‐ caine, combat contre l’argent, le capitalisme, le matérialisme. L’écriture littéraire semble donc former un continuum orga‐ nique avec la famille, la classe, l’enfance et les premières expé‐ riences graphiques. « Nous avons connu un peuple, nous l’avons touché, nous avons été du peuple, quand il y en avait un », écrit Péguy dans L’Argent3. Il y a donc, au regard de notre échantillon, une génération de 1870 impliquée dans la démocratisation de l’écriture littéraire. Philippe, Péguy, Guillaumin sont scolarisés à la fin des années 1870 et au début des années 1880, quand la politique scolaire de la Troisième République commence. Ils viennent de familles modestes de travailleurs manuels, où au moins un parent et
1. Ibidem, p. 1233. 2. Ibidem, p. 1236. 3. Charles Péguy, L’Argent, Paris, Gallimard, 1932, p. 10.
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parfois un grand-parent est déjà acculturé à la raison graphique et transmet le goût de la lettre au futur écrivain, qui, pourvu de ce viatique, se soumet avec bonheur et réussite aux exigences intellectuelles de l’école. Une fois parvenus, au prix souvent de difficultés, à mettre un pied dans le monde littéraire, ces auteurs se vivent comme des expérimentateurs culturels, pre‐ miers de leur groupe à pénétrer dans la littérature, mais aussi représentants, au sens démocratique, de leur groupe familial et social parmi la caste des lettrés. Dans l’échantillon, Marguerite Audoux dépare. Elle reste proche de la figure du poète ouvrier. On notera que c’est une femme, qu’elle a dix ans de plus que ses collègues masculins, et que, comme on l’a déjà dit, sa formation scolaire fut aléatoire. Après la Première Guerre mondiale, avec ce qu’on pourrait appeler « la génération de 1890 », le phénomène se reproduit en s’approfondissant. Alors que de nouveaux écrivains continuent à accéder au champ littéraire selon le modèle antérieur du boursier méritant (Guéhenno), et à y faire valoir leur origine afin d’authentifier leur écriture par leur posture, la logique du mandat représentatif dont ils sont porteurs est contestée par une tendance à l’autoreprésentation. Au cours des années 1920 puis des années 1930 émerge la question de la culture ouvrière, opposée à la culture bourgeoise et irréconciliable avec elle. La réflexion, alimentée initialement par les articles de Marcel Mar‐ tinet dans Clarté et dans L’Humanité, se focalise rapidement sur la notion de littérature prolétarienne. Le débat autour de ce concept sollicite des acteurs hétérogènes de la scène littéraire qui s’affrontent pour s’approprier le monopole de la représen‐ tation légitime des classes défavorisées. La notion répond à deux définitions. Dans un premier cas, la littérature proléta‐ rienne est définie comme l’expression du prolétariat révolu‐ tionnaire. C’est la position officielle maintenue en gros par les journalistes littéraires du Parti communiste de 1925 à 1935 et consignée dans Clarté puis dans L’Humanité. Réactivée par le congrès de Kharkov en novembre 1930, qui appelle à la propa‐ gation de l’expérience soviétique des rabcors (correspondants ouvriers), cette conception politique se traduit techniquement par la publication de récits émanant d’ouvriers et des concours
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de littérature prolétarienne (L’Humanité, 1925, 1927, 1932-1933). Les textes recueillis relèvent de la littérature de témoignage1. Sous l’impulsion de Barbusse puis d’Aragon, les communistes vont peu à peu se détourner de cette conception ouvriériste de la littérature pour privilégier, sous l’appellation de réalisme socialiste, une conception plus professionnelle du métier d’écrivain. On voit parallèlement émerger une deuxième définition qui obéit à un strict critère social, en excluant le positionnement politique : ne relèvent de la littérature prolétarienne que les écrivains d’origine ouvrière ou populaire. Henry Poulaille est le principal artisan de cette seconde vision des choses. Il fédère des écrivains tels que Tristan Rémy, André Francis, Eugène Dabit, Louis Guilloux, qui sont également appréciés des chroni‐ queurs littéraires de la presse communiste et se rapprocheront pour certains du Parti communiste après 1935. Par ses caracté‐ ristiques sociobiographiques, la génération de 1890 ressemble à la précédente. Ainsi Henry Poulaille (1896-1980) est-il le fils aîné d’un charpentier militant anarcho-syndicaliste et d’une canneuse de chaises. Il passe son enfance à Paris dans le XVe arrondissement où il obtient son certificat d’études pri‐ maires. Orphelin à quatorze ans, il est contraint de gagner sa vie comme garçon de courses pour une pharmacie. Peu doué pour les travaux manuels, il lit beaucoup. Pendant la guerre, il est envoyé au front et blessé. Grâce à sa rencontre avec Frédéric Lefèvre, qui le recommande auprès de Grasset, il entre en 1923 chez cet éditeur où il exerce les fonctions de directeur du service de presse, sans en avoir le titre. Il publie des contes et des articles dans divers journaux (Le Peuple, L’Humanité, Monde) et son pre‐ mier roman, Ils étaient quatre, en 1925, chez Grasset2. Quant à Louis Guilloux (1899-1980), il est le troisième enfant d’un
1. Voir, entre autres, l’article de Jean-Michel Péru, « Une crise du champ littéraire français, Le débat sur la « littérature prolétarienne » (1925-1935) », dans Actes de la recherche en sciences sociales, Paris, vol. 89, n° 1, 1991. 2. Voir l’article de Jean-Paul Morel sur l’auteur dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Paris, Éditions de l’Atelier, 1997, ainsi que le récit de Poulaille, Le Pain quotidien, qui relate son enfance, Paris, Librairie Valois, 1931.
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cordonnier et d’une modiste, né à Saint-Brieuc. Une déforma‐ tion de la main gauche, due à une tuberculose osseuse, lui inter‐ dit de devenir ouvrier-artisan, comme son père et ses grandspères. À l’issue du certificat d’études, il réussit l’examen pour obtenir une bourse et entre au lycée de Saint-Brieuc, où il effec‐ tuera sa scolarité jusqu’à la classe de seconde. En 19161, il renonce à sa bourse et devient surveillant d’internat dans le même établissement. Louis Guilloux a donc fréquenté l’école primaire pendant six ans et le lycée pendant cinq ans (1911-1916). Il s’installe peu à peu dans le monde littéraire, publiant d’abord des contes, des comptes rendus, des chroni‐ ques dans les journaux ; il réalise aussi quelques traductions. En 1927, il publie son premier roman, La Maison du peuple, chez Grasset ; en 1935, son sixième roman, Le Sang noir, est accepté par la prestigieuse maison Gallimard2. Par-delà ces deux courtes notices biographiques, il faut sou‐ ligner le fait que les écrivains prolétariens rassemblés autour de Poulaille témoignent d’une véritable poussée démocratique au sein de la littérature. Selon Jean-Charles Ambroise, « 67 % d’entre eux sont détenteurs du seul certificat d’études3 ». Beau‐ coup viennent de province et sont « dépourvus de réel capital social4 ». Dans un sous-champ littéraire politisé où la démocra‐ tisation de l’écriture littéraire est devenue un enjeu, l’activité déployée par Poulaille libère des espaces pour les membres des classes populaires scolarisées aspirant à l’expression littéraire. Rappelons qu’autour du groupe des écrivains prolétariens, qu’il fonde en 1932 avec Tristan Rémy, il crée aux Éditions Valois une collection baptisée « Les romans du nouvel âge », ainsi qu’un certain nombre de revues telles que Le Bulletin des écrivains
1. En 1915, selon Sylvie Golvet (Louis Guilloux, devenir romancier, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010), donc à 16 ans. Yves Loisel (Louis Guilloux, Spézet, Coop Breizh, 1998, p. 39) constate que, dans ses œuvres auto‐ biographiques et ses interviews, Louis Guilloux donne, parfois 17 ans, parfois 18 ans, comme la date d’interruption de ses études, soit 1916 ou 1917. 2. Voir Sylvie Golvet, op.cit. 3. Jean-Charles Ambroise, « Écrivain prolétarien : une identité paradoxale », Sociétés contemporaines, Paris, n° 44, Presses de Sciences po, 2001. 4. Ibidem.
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prolétariens (1932), Prolétariat (1933), À contre-courant (1934), ou encore les Cahiers de littérature prolétarienne (1936), accueillis par la revue Esprit. Autant de supports qui offrent des débouchés éditoriaux « et vont attirer un nombre non négli‐ geable d’auteurs issus des classes populaires, nés avec le siècle1 ». Pour la première fois, donc, l’exigence démocratique en littérature débouche sur une organisation autonome et struc‐ turée réalisant le projet d’auto-éducation ouvrière imaginé au xixe siècle. Paru en 1930, le volume intitulé Nouvel Âge littéraire pose à cet égard un acte fondateur. Relevant à la fois du mani‐ feste et de l’histoire littéraire, l’ouvrage de Poulaille établit, de Charles-Louis Philippe à Francis André, l’annuaire de la littéra‐ ture prolétarienne francophone. Ce qu’il constitue ainsi sur un mode quasi-institutionnel, c’est une société d’écrivains recrutés sur la base non de leurs choix esthétiques ou de leur engage‐ ment politique mais sur celle de leur origine populaire2. On assiste entre les deux guerres à un « moment proléta‐ rien » de la littérature française. Suite à l’onde de choc provo‐ quée par la Révolution russe, le signifiant prolétarien, le signifiant populaire deviennent des objets convoités que de nombreux acteurs, par-delà la concurrence entre les commu‐ nistes et le groupe Poulaille, cherchent à préempter. Céline, lorsqu’il écrit Voyage au bout de la nuit, entend capter à son profit la valeur symbolique accordée à la voix populaire. Léon Lemonnier, dans Populisme et Manifeste du roman populiste, essaie de récupérer le mot « peuple » en le dépolitisant et en le réaffectant à une pure tradition littéraire. Toujours est-il que se crée une émulation favorable aux écrivains issus des classes populaires. En plus des débouchés offerts par la Librairie Valois, ils peuvent s’adresser aux Éditions Rieder où depuis 1921 la col‐ lection « Prosateurs français contemporains » accueille des manuscrits « périphériques3 » et aux Éditions sociales
1. Ibidem. 2. Henry Poulaille, Nouvel Âge littéraire, Paris, Librairie Valois, 1930. 3. Maria Chiara Gnocchi, Le Parti Pris des périphéries, Les « prosateurs contem‐ porains français » des Éditions Rieder (1921-1939), Bruxelles, Le Cri-Ciel-ULB-ULG, 2007.
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internationales qui appartiennent au Parti communiste. Des prix renforcent l’institutionnalisation et les effets de reconnais‐ sance. Le premier prix du roman populiste, créé en 1931 par Thérive et Lemonnier, est attribué à Eugène Dabit (ex-apprenti serrurier) pour L’Hôtel du Nord. L’année suivante, le lauréat sera Jean Pallu, pseudonyme de Jean Passeneau, employé à Lyon, auteur de L’Usine, aux Éditions Rieder1. En 1937, André Philippe, ouvrier fondeur, militant communiste, reçoit le prix Ciment pour son roman L’Acier, publié aux Éditions sociales internatio‐ nales. Quoiqu’importante, cette vague de démocratisation ne doit cependant pas être surestimée. Rares sont les écrivains qui, passés par les réseaux et les canaux de la cooptation populaire, accèdent aux lieux de la consécration légitime afin de s’installer dans une carrière d’écrivain. Parallèlement à la transformation sociologique de la popu‐ lation des auteurs, la démocratisation de l’écriture produit une évolution de la langue et des contenus littéraires. La représen‐ tation de la langue du peuple dans la langue littéraire est géné‐ ralement identifiée à l’oralité. L’oral familier populaire pénètre dans la prose littéraire, et tout particulièrement dans la prose romanesque au xixe siècle. Il caractérise surtout les paroles des personnages (ouvriers, paysans, petites gens) notées sur un mode citationnel utilisant le discours direct ou indirect. On en trouve de nombreux exemples chez Balzac, Hugo, Goncourt et les naturalistes. Mais la langue du narrateur elle-même se laisse également envahir par l’oral familier, en dehors de toute préci‐ sion sur le statut social de ce narrateur. Une première expé‐ rience a lieu dans L’Assommoir de Zola. Ce système de marquage vocal connaît un apogée au xxe siècle à « l’âge du roman par‐ lant », pour reprendre l’expression de Jérôme Meizoz2. Cepen‐ dant il existe pour la langue littéraire un second réservoir où puiser les ressources d’une diction démocratique. C’est l’écrit du peuple, qui, depuis les lois scolaires, s’est progressivement
1. Détails donnés par Xavier Vigna, L’Espoir et l’Effroi, Luttes d’écritures et luttes de classes en France au xxe siècle, Paris, La Découverte, 2016, p. 64. 2. Jérôme Meizoz, L’Âge du roman parlant (1919-1939), Genève, Droz, 2001.
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élaboré. Comme l’oralité populaire, l’écrit du peuple est d’abord introduit dans la prose romanesque sous la forme de citations révélant l’hétérogénéité des langues démocratiques. Comme on l’a vu plus haut, exhiber la grammaire fautive des Français fraî‐ chement scolarisés devient un topos auquel ont recours, à des fins très diverses, non seulement Balzac et Labiche, mais aussi Murger, Goncourt, Philippe, ou Proust. « Ne conte plus sur moi du tou, je t’embrâse pour la dernière foi. Adieu. Louise1 », lit-on chez Murger. « Cher ami il faut te dire que ma principale occu‐ pation de ton étonnement jen suis certain, est mainetnant la poesie que j’aime avec délices, car il faut bien passé le temps2 », trouve-t-on chez Proust. Par ailleurs, depuis la fin du xixe siècle jusqu’à notre époque, l’écrit du peuple sert de base à des effets stylistiques. On le trouve notamment impliqué dans tous les essais d’écriture « simple », « blanche », « plate », « laborieuse », « naïve », qui s’appuient tous, à des degrés divers, sur un mimétisme de la performance écrite à l’école élémentaire. Renée Balibar a mon‐ tré que la première partie de L’Étranger de Camus reproduisait imaginairement une rédaction d’école primaire, avec ses mal‐ adresses et sa simplicité : « Aujourd’hui, maman est morte3. » Charles-Louis Philippe4, Charles Péguy5, Albert Cohen6, et tant d’autres, obtiennent des effets de style simple et naïf en repre‐ nant les exercices de grammaire, vocabulaire, composition pra‐ tiqués à l’école. La phrase de Jules Renard repose souvent sur les trois piliers de la grammaire élémentaire : sujet, verbe, com‐ plément. Il écrit dans son journal en 1890 : « Ma phrase de
1. Henry Murger, préface des Scènes de la vie de bohème, Paris, Gallimard, « Folio », 2001, p. 100. 2. Lettre du valet de pied « Périgot Joseph » dans Marcel Proust, À la recherche du temps perdu : Le Côté de Guermantes II, Paris, Gallimard, « Folio », 1981, p. 335. 3. On aura reconnu, bien sûr, l’incipit de L’Étranger d’Albert Camus. 4. Dans Charles Blanchard et dans La Mère et l’Enfant surtout. 5. Dans Pierre, commencement d’une vie bourgeoise, principalement, mais aussi dans sa poésie. 6. Dans Ô vous, frères humains, qui renvoie aux années d’enfance.
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demain : le sujet, le verbe et l’attribut1. » La mimésis du français d’instituteur caractérise en partie l’écriture narrative des pro‐ sateurs détenteurs du Certificat d’études primaires, tels Émile Guillaumin ou Henry Poulaille : « La soupe était notre pitance principale : soupe à l’oignon le matin et le soir, et, dans le jour, soupe aux pommes de terre, aux haricots ou à la citrouille, avec gros comme rien de beurre. Le lard était réservé pour l’été et pour les jours de fêtes2. » Il reste à analyser brièvement la place qu’occupent ces écritures ordinaires dans le système actanciel et les intrigues événementielles des œuvres que nous étudions. Le scripteur populaire occupé à des tâches d’écriture domestique ou profes‐ sionnelle a fait son entrée en tant que personnage dans la prose romanesque et théâtrale. On a vu que nombreuses sont les séquences s’appliquant à signaler ses défaillances en exploitant le topos des fautes d’orthographe et des solécismes. Mais la représentation du nouvel univers graphique ne se borne pas à ce relevé des cacographies et autres impropriétés. Notamment chez les auteurs provenant de familles populaires, l’écriture ordinaire nourrit de véritables scénographies qui produisent des analyses sociologiques, comme peuvent le montrer les exemples de Poulaille et de Guilloux. Le Pain quotidien et Les Damnés de la terre, deux romans que Poulaille a publiés en 1931 et 1935, déploient ainsi une sorte de sociologie spontanée du scripteur populaire. Les Magneux et les Radigond, personnages principaux de ces deux romans, ainsi que les actants secondaires gravitant autour d’eux, appar‐ tiennent pleinement à ce que Jack Goody désigne du terme de « literacy3 ». La plupart utilisent l’écriture afin de communiquer, de s’exprimer, de penser, et ceux qui s’en abstiennent n’en dis‐ posent pas moins du savoir-faire nécessaire à de telles opéra‐ tions. Emblématique est à ce propos la position occupée par la
1. Jules Renard, Journal, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », Paris, 2005, p. 56 et aussi, p. 557. 2. Émile Guillaumin, La Vie d’un simple, Paris, Stock, 1905, nouvelle édition, Paris, Librairie générale française, 1977, p. 29. 3. Jack Goody, La Raison graphique, op. cit. et Pouvoirs et savoirs de l’écrit, op. cit.
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famille Radigond. Le père et le fils Radigond sont en effet des employés de la poste. À ce titre, ils se présentent comme des travailleurs de la lettre : ceux non seulement à qui l’outil de communication fournit un outil de travail, mais dont le travail atteste que la communication écrite est devenue un phénomène de masse à l’entrée du xxe siècle 1. Cependant, en milieu popu‐ laire, le recours à l’écrit reste peu fréquent. Un relevé rapide nous apprend que l’échange épistolaire sous ses différentes for‐ mes nourrit huit occurrences dans Le Pain quotidien, quatre dans Les Damnés de la terre. Au caractère inhabituel de la com‐ munication écrite en milieu ouvrier s’ajoute sa vocation utili‐ taire, liée souvent à l’accomplissement d’un acte officiel ou à l’apparition d’une situation exceptionnelle : des télégrammes pour annoncer un accident, une visite impromptue, un fairepart de décès, une lettre au propriétaire… En outre, les perfor‐ mances écrites sont distribuées selon une logique genrée qui a des implications discursives et énonciatives. Le script masculin est associé au domaine politique. Henri Magneux, personnage forgé sur le modèle du père de Poulaille, recopie, au cha‐ pitre XXX des Damnés de la terre, l’affiche du groupe socialiste parisien appelant les travailleurs à renoncer à l’action violente. Le script féminin, circonscrit par l’univers domestique, admi‐ nistratif et familial, est engagé dans les transactions graphiques de la vie quotidienne. Par-delà ces quelques réalisations limi‐ tées à des contextes particuliers, l’acte d’écrire suscite une réserve générale qui se traduit par des stratégies d’évitement ou des postures de réticence. L’hostilité à l’égard du graphe est por‐ tée à son comble chez Mme Radigond, la femme du postier, incapable de se plier à la discipline graphique. « Elle ne sait jamais quoi mettre dans une lettre », lit-on dans Le Pain quoti‐ dien, page 330. De son côté, Magneux, l’ouvrier anarchosyndicaliste, renonce à écrire à son patron. « — À bien réfléchir, je n’écris pas. […] Je n’aime pas les lettres de remerciements qu’on m’envoie. Je n’aime pas à en écrire non plus » (Les Damnés
1. Voir Henry Poulaille, Le Pain quotidien, Paris, Stock, 1980, p. 330-331 et Les Damnés de la terre, Paris, Grasset, 1935, p. 276-280.
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de la terre, page 236). On distingue ici deux types d’abstention graphique. L’agraphie de Mme Radigond est implicitement cor‐ rélée à son incompétence. Elle révèle l’insécurité graphique des locuteurs populaires scolarisés à l’école primaire. La prudence graphique de Magneux doit plutôt être analysée en termes poli‐ tiques. Utiliser l’écrit, c’est se compromettre, c’est s’acculturer, s’approprier la langue de la bourgeoisie. L’œuvre de Poulaille établit donc l’éthos du scripteur populaire : il a adopté l’instru‐ ment graphique, mais il se méfie de l’acculturation à l’écrit. Le Sang noir de Louis Guilloux offre un résumé de cette ambivalence. Dans ce roman où les lettres de la bourgeoisie cir‐ culent abondamment, l’écrit du peuple se réduit aux missives de la mère d’Amédée envoyées à son fils : « Ne fais rien de plus que le nécessaire, c’est ta maman qui te le demande, je ne vis plus depuis que…1 » Lisant cette lettre par effraction, Cripure est bouleversé, comme s’il découvrait dans cette écriture simple une émotion qu’il est lui-même incapable d’éprouver envers Amédée2, et qu’il a été incapable de transmettre à Toinette, sa femme, lorsqu’il lui adressait une lettre d’amour cryptée à tra‐ vers les pages de sa thèse sur Turnier3. Par-delà cette citation de l’écriture populaire, deux scènes méritent particulièrement notre attention. Au cours de la première scène, Maïa, la servantemaîtresse analphabète de Cripure, aide sa sœur Louise à jeter au feu une centaine de cartes postales. Le manuscrit de la Chres‐ tomathie, omniprésent dans la totalité de l’intrigue dont il rythme le début, le milieu et la fin, est au centre de la seconde scène qui coïncide également avec le dénouement du roman. Déchiquetée, « boulottée » par les chiens de Cripure, l’œuvre disparaît avant même d’avoir existé. La faute de cet accident, qui entraînera le suicide de François Merlin, dit « Cripure », incombe à Maïa, puisqu’elle a enfermé les bêtes dans le bureau de leur maître. La portée symbolique de cet ensemble d’épisodes est claire. Comme chez Poulaille, le peuple s’est approprié
1. Louis Guilloux, Le Sang noir, Paris, Gallimard, « Folio », 1983, p. 249. 2. Amédée est aussi le fils de Cripure. 3. Ibidem, p. 35.
L’écriture ordinaire, paramètre de la démocratie
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l’instrument graphique et l’utilise à des fins communication‐ nelles. Qui plus est, il fait preuve dans cet exercice de qualités expressives qui, à l’occasion, surpassent celles de la bourgeoisie. Mais le peuple est également associé à la destruction de l’écrit. Dans la mesure où elle représente l’aliénation des classes popu‐ laires au monde des dominants, l’acculturation à l’écrit est mise en débat. La Troisième République est donc le théâtre d’une démocra‐ tisation de la littérature consécutive à l’extension du domaine de la lettre. L’entrée massive de la population française dans la raison graphique entraîne à l’autre bout de la chaîne une modifi‐ cation sociologique de la population des écrivains : nombre d’entre eux proviennent désormais de familles récemment grammatisées et n’ont eu eux-mêmes accès qu’à l’instruction dispensée par l’école primaire. Dès lors l’écriture ordinaire nourrit des styles littéraires, s’intègre à des intrigues, à des scènes, à des portraits de personnage. Elle devient, au cœur de la littérature, un paramètre de la démocratie.
7 MÉDIAMORPHOSES DE LA CRITIQUE Presse et démocratisation littéraire des années 1830 aux années 1970 Marie-Ève Thérenty
Il faut bien se résigner aux habitudes nouvelles, à l’invasion de la démocratie littéraire comme à l’avènement de toutes les autres démocraties. Sainte-Beuve, « De la littérature industrielle », 1839 « La chose littéraire » est devenue le goût d’un grand nombre : de toutes les modes, celle de l’esprit est peut-être la plus suivie. Bernard Grasset, « Cent mille exemplaires », Le Journal, 14 novembre 1928
Beaucoup de discours apocalyptiques contemporains sur la perte d’influence de la littérature voient, dans la lignée de SainteBeuve et de son fameux article sur la littérature industrielle, un lien fort entre ère médiatique, démocratisation de la société et effacement de la littérature au profit d’autres productions issues des industries culturelles. C’est oublier qu’expansion démocra‐ tique de la littérature et développement de la presse sont histo‐ riquement liés pour la raison simple que, durant le xixe siècle, la plupart des ouvrages ont connu une publication dans les journaux avant de sortir en librairie. Le premier repérage par les contemporains de la démocratisation de la littérature inter‐ vient en 1842-1843 avec la publication des Mystères de Paris d’Eugène Sue dans la case feuilleton du Journal des débats.
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« Tout le monde a dévoré Les Mystères de Paris, même les gens qui ne savent pas lire : ceux-là se les font réciter par quelque portier érudit et de bonne volonté1. » Mais cette expansion de la littérature par le journal ne s’est pas cantonnée au phénomène du roman dit populaire : la poésie, le théâtre, les essais, les romans « légitimes » ont été publiés dans les colonnes des jour‐ naux. Cette tendance se prolonge bien avant au xxe siècle jusque dans les années 1950 : non seulement les journaux quotidiens s’ouvrent, souvent à côté d’une case feuilleton dédiée au roman, des rubriques dynamiques de fictions brèves mais les hebdo‐ madaires littéraires et politiques qui se développent dans les années vingt et trente, publient aussi beaucoup de romans et de nouvelles. Dans tous les milieux et longtemps, comme en témoigne ici le grand critique Robert Kanters, on se familiarise avec la chose littéraire par le support périodique quand on n’apprend pas à lire dans le feuilleton. Je me suis d’abord nourri de la littérature enfantine la plus com‐ mune, celle des périodiques. Ce qui entrait à la maison, c’était Le Petit Parisien, Dimanche illustré avec les aventures de Bicot et sa sœur Suzy, et plus tard L’Illustration avec son supplément qui publiait des romans très ennuyeux de Paul Bourget et d’Henri Bordeaux, un peu plus amusants d’Albéric Cahuet et surtout les pièces nouvelles du répertoire parisien2.
Donc la presse généraliste a été, beaucoup de travaux récents l’ont montré3, le premier support de publication de la littérature au sens large et elle a été à ce titre, sans conteste, un vecteur essentiel de démocratisation de la littérature. Mais elle a aussi contenu, dans des proportions inimaginables aujourd’hui, notamment dans des temps où, surveillée, elle peinait à expri‐ mer des idées politiques affranchies, un discours sur la
1. Théophile Gautier, Histoire de l’art dramatique, Paris, Hetzel, 1858-1859, tome 3, p. 161. 2. Robert Kanters, À perte de vue : souvenirs, Paris, Seuil, 1981, p. 50. 3. Voir par exemple Dominique Kalifa et al., La Civilisation du journal, Histoire culturelle et littéraire de la presse au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2011.
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littérature qui a accompagné la transition des belles lettres vers la littérature moderne. Les journaux ont favorisé des formes littéraires privilégiant l’imagination, l’expression personnelle et la fiction aux dépens des genres classiques écrits dans la grande tradition oratoire et jusqu’après la Seconde Guerre mondiale, la prétention de la littérature à se structurer en champ autonome n’a pas empêché la grande presse de faire connaître à un large public des écrivains difficiles, même si un discours topique apparu dès la fin du xixe siècle n’a cessé de déplorer la mort de la critique et la disparition de ces consciences qui éclairaient le public. Notre propos visera à revenir sur quelques idées reçues opposant à un âge d’or de la critique (grossièrement le xixe siècle) une ère maudite de la médiatisation (le xxe siècle) en montrant que la critique ne s’est pas subitement dénaturée. La transformation et l’évolution de la critique littéraire dans les journaux, l’affaiblissement relatif de l’analyse textuelle destinée à un public lettré, la dilution du discours critique dans toute une série de genres associés — de la réclame au courrier litté‐ raire — qui ne se concentrent plus prioritairement sur le texte s’expliquent par l’évolution et la démocratisation des journaux eux-mêmes dont il faut quand même bien penser qu’ils sont plus déterminés par la demande de leurs publics que par l’avenir de la littérature. À côté de la critique littéraire dans les journaux se sont donc mises en place, dès l’entrée dans l’ère médiatique, d’autres formes de démocratisation de la littérature, plus proches sans doute du storytelling que de la grande critique, mais contribuant aussi à des formes de littérarisation de la société en composant avec la critique des formes de chambres d’écho. La critique reste une rubrique très technique pour le grand public et elle s’est hybridée — affadie diront les puristes — avec d’autres formes journalistiques compatibles avec la notion de media de masse. Notre enquête s’arrête au début des années 1970, lorsqu’on entre l’ère de la spectaculari‐ sation de la littérature selon l’expression de Vincent
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Kaufmann1, ère qui était sans doute en germe dans certaines formes de démocratisation empruntées par la presse écrite.
SPLENDEURS DE LA CRITIQUE LITTÉRAIRE AU XIXE SIÈCLE Depuis l’invention des gazettes, le discours sur les lettres y occupe une place prédominante. Le développement de la cri‐ tique littéraire au xviiie et au xixe siècles est consubstantielle‐ ment lié aux périodiques chargés devant une production de plus en plus pléthorique d’assurer une sélection. L’entrée dans l’ère médiatique et la révolution Girardin2 ne modifient pas la donne. La presse restant étroitement surveillée3, et le journal étant rédigé essentiellement par des hommes de lettres, aspirants ou confirmés, la critique littéraire, assurée par des personnalités de premier plan, est une des rubriques prédominantes du jour‐ nal par la taille et par l’importance. Au nom de leur autorité et de leur compétence, les critiques-écrivains font connaître les nouveaux livres en même temps qu’ils imposent à leur lecteur leur jugement de valeur, tout ceci dans un style original et enlevé. Même si aujourd’hui il est difficile de penser la critique littéraire comme la rubrique-phare des journaux quotidiens, les attestations abondent sur l’attractivité de ces articles, au-delà même de la bourgeoisie lettrée. Francisque Sarcey rend compte ainsi de la popularité du feuilleton dramatique et littéraire de Jules Janin. On le lisait partout, même dans les départements les plus hyper‐ boréens, même dans les plus minces bourgades, même chez les plus indifférents au théâtre et aux lettres. Je me souviens fort
1. Vincent Kaufmann, Dernières nouvelles du spectacle, Paris, Seuil, 2017. 2. Voir Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), 1836, l’an I de l’ère média‐ tique, Paris, Nouveau Monde éditions, 2001. 3. Sur les différents modes de surveillance de la presse qui ne se réduisent pas à la censure, voir Vincent Robert, « Lois, censure et liberté », La Civilisation du journal, op. cit., p. 61-95.
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bien qu’en mon enfance, mon père, dans sa toute petite ville, attendait le feuilleton de Janin, qu’il recevait, à son tour, selon l’usage provincial, lui, treizième ou quatorzième. Tout le monde en raffolait et c’était comme un éblouissement. La grave Univer‐ sité elle-même s’était laissé prendre. Et je tiens de quelques contemporains que nombre de professeurs, le lundi, ne man‐ quaient guère de lire à leurs élèves des passages choisis du feuilleton en vogue. C’était le temps où le faubourg SaintGermain boudait les débats, qui avaient patronné la monarchie de juillet. Mais le faubourg Saint-Germain n’avait pu résister aux séductions de ce favori de la mode. On s’y arrachait l’article de Jules Janin, tout comme dans la bourgeoisie lettrée, et le feuille‐ ton, chose presque incroyable, descendait jusqu’à l’atelier, où les deux célèbres initiales J. J. avaient fait leur trou1.
Ernest Daudet, tout en déplorant en 1907 la mort de la critique littéraire — leitmotiv récurrent à partir de la fin de siècle, nous y reviendrons —, atteste, lui aussi, d’un âge d’or de la critique littéraire au xixe siècle dont il ne serait que l’impar‐ fait héritier. Ils ne peuvent que regretter le temps où l’article d’un SainteBeuve était impatiemment attendu ; où Armand de Pontmartin, en de suggestives études, dressait hebdomadairement le réper‐ toire des œuvres intellectuelles de son temps ; où durant plu‐ sieurs jours, on s’entretenait de « l’éreintement » que Gustave Planche avait fait subir à quelqu’un de ses confrères ; où les polémiques engagées à propos d’un livre, roman ou histoire, prenaient les proportions d’un événement. Ce sont là, qu’on me passe cette image, les temps héroïques de la critique littéraire2.
Pour appuyer ses dires, Daudet cite toute une série de cri‐ tiques, indifféremment attachés à des journaux ou à des revues, et invite ainsi à revenir sur une partition privilégiée par l’his‐ toire littéraire qui s’est souvenu des critiques des grandes revues, et notamment de la Revue des deux mondes, comme Bru‐ netière, et a snobé la majorité des feuilletonistes affectés aux
1. Francisque Sarcey, « Chronique théâtrale », Le Temps, 29 juin 1874. 2. Ernest Daudet, « Les critiques littéraires », Le Figaro, 5 avril 1907.
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quotidiens. Ce mépris fait peu cas des lecteurs, suppôts de la critique démocratique, celle qui, selon le mot de Sainte-Beuve, était le fait « d’un homme qui sait lire et apprend à lire aux autres1 » ; c’est la fameuse critique journaliste ou journalière distinguée par Albert Thibaudet. Mais ce que j’appelle critique de journal, c’est la critique des œuvres du jour, faite dans l’esprit du jour et dans la langue du jour, et avec le tour d’esprit du jour, avec tout ce qui est néces‐ saire pour être lu rapidement et agréablement, en exprimant les idées du jour, sous la forme paradoxale qui les fera trouver nou‐ velles, et en évitant toute apparence de pédantisme. Ce n’est plus dans les salons qu’on parle surtout du livre du jour, c’est dans le journal, qui est lui-même, exactement, le livre du jour, le livre de vingt-quatre ou de douze heures2.
Cette critique, souvent vilipendée comme une critique d’actualité, éphémère, dont la réactivité empêche tout recul, comme une critique du bel esprit et du feu d’artifice, faite pour divertir plus que pour instruire, voire comme une critique com‐ promise, par la camaraderie littéraire ou par la prostitution (voir Illusions perdues de Balzac), a aussi fait l’objet de beaux plaidoyers par les contemporains. Dans tous les cas, elle s’assigne pour mission d’exposer au lecteur les voies ouvertes à la littérature contemporaine et de l’aider à faire un tri pour la postérité3. Les grands critiques des quotidiens (par exemple SainteBeuve au Constitutionnel et au Moniteur, Armand de Pontmar‐ tin à L’Assemblée nationale, Paul de Saint-Victor à La Presse et au Moniteur universel, Philippe Gille au Figaro, Anatole France au Temps, Jules Lemaître au Temps et au Journal des débats) ont pour ambition, exactement comme leurs collègues des revues, d’écrire l’histoire littéraire de demain. Cette aspiration apparaît
1. Cité par Émile Faguet, L’Art de lire, Hachette, 1923, p. I. 2. Albert Thibaudet, Physiologie de la critique, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue critique, 1930, p. 39. 3. Voir Anthony Glinoer, « Critique donnée, critique prostituée au xixe siècle », Études littéraires, volume 40, numéro 3, 2009, p. 29-41.
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dans la reprise de leurs articles en recueils avec des préfaces qui montrent leur volonté d’agir sur la littérature, ses formes et sa transmission. Dans sa préface au recueil La Bataille littéraire de Philippe Gille, Alexandre Dumas fils célèbre « la grande influence que quelques lignes de vous ont sur le succès des livres nouveaux. […] Ayant entre les mains une arme redoutable, la plume d’un des critiques les plus autorisés qu’il y ait dans le journal le plus répandu qui soit, vous avez résolu ce problème de ne dire que la vérité et de ne faire que le bien1 ». Il est évidemment délicat de mesurer la place de la critique dans la démocratisation des lettres au xixe siècle. Malgré les erreurs circonstancielles et individuelles — on se souvient que Proust dans le Contre Sainte-Beuve accuse le critique d’avoir manqué la plupart de ses grands contemporains comme Balzac, Nerval ou encore Baudelaire —, et au-delà de la connaissance précise des œuvres que cette critique documente (tout compte rendu critique comprend au xixe siècle un résumé très détaillé de l’ouvrage impliqué), la critique a contribué à la littérarisation de l’ensemble de la société française en favorisant la large dif‐ fusion d’écrivains très légitimes. Elle a considérablement brouillé du point de vue de la réception l’opposition entre la sphère autonome et la sphère commerciale pour parler en termes bourdieusiens et fait connaître au grand public non seulement Flaubert, Baudelaire et Stendhal (ce dernier à la fin du siècle) mais aussi des poètes assez hermétiques comme l’a montré l’enquête de Jacques Lethève sur le symbolisme2. En effet, si jusqu’en 1884, Rimbaud, Mallarmé et Verlaine restent des inconnus pour la grande presse, elle va ensuite les faire connaître du public, d’abord par le biais de la polémique et du scandale en aiguisant ses échos et ses épigrammes contre ces agitateurs du champ littéraire puis en produisant entre août 1885 et avril 1886 une avalanche d’articles de fond. Écoutons un contemporain Gabriel-Albert Aurier s’en étonner :
1. Philippe Gille, La Bataille littéraire, Paris, Victor Havard, 7e série, 1893-1894, p. VII. 2. Jacques Lethève, Impressionnistes et symbolistes devant la presse, Paris, Armand Colin, 1959.
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En vérité, il se passe ici des choses bien extraordinaires. […] Les journaux parlent de littérature, avec des airs finauds de gens qui savent. Aucun désabonnement n’en résulte. Des banquets s’orga‐ nisent où M. Anatole France couronne de lauriers les tempes des poètes. Sur toutes les tables des boudoirs, les livres de Jean Moréas et de Maurice Barrès ont remplacé ceux de Delpit, de Bourget ou de Coppée. Le tirage de l’Ohnet baisse. Les reporters ont abandonné les hommes politiques pour rageusement inter‐ viewer d’ésotériques jeunes gens qui se piquent de verlibrisme ou de magie. Les coulissiers, les ingénieurs, les sous-chefs de bureau, les droguistes, les cocottes, ont des opinions très nettes sur le symbolisme et je connais des bookmakers qui n’ont point, à l’heure de l’absinthe, de plus doux passe-temps que de com‐ menter entre eux les mystérieux poèmes de Mallarmé1.
La presse a donc joué dans la prise de conscience de l’école symboliste un rôle essentiel. Au-delà même de ce mouvement, l’histoire littéraire a répertorié plusieurs cas où un article pion‐ nier a considérablement réduit la période de gestation d’un grand écrivain. Il est d’ailleurs assez émouvant de relire des articles où manifestement la plume du critique tremble de joie et d’excitation à l’idée de médiatiser un « génie », comme si soudainement le sens de l’acte critique se retrouvait. Ainsi en est-il par exemple ici de Coppée faisant connaître, au mépris de ses propres convictions religieuses, Aphrodite de Pierre Louÿs aux lecteurs bien-pensants du Journal. Il se met littéralement en scène prêchant la bonne parole auprès de son public « moins lit‐ téraire » : Depuis quinze jours, je suis pareil au bonhomme La Fontaine courant par les rues et demandant à tous ceux qu’il rencontrait : « Avez-vous lu Baruch ? » ; et je vais à travers la ville, interro‐ geant les amis et les camarades qu’un bon hasard met sur mon chemin, et leur disant : « Avez-vous lu l’Aphrodite, de Pierre Louÿs ? » Ceux qui lisent, ceux qui sont « au courant » me répondent toujours « Si j’ai lu Aphrodite ?… Cela va sans dire… C’est un chef-d’œuvre, et Pierre Louÿs est un prosateur de
1. Article paru dans la Revue indépendante et repris dans Gabriel-Albert Aurier, Œuvres posthumes, Paris, Mercure de France, 1893, p. 314.
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premier ordre. » Mais d’autres, moins littéraires, me ques‐ tionnent, et je laisse alors éclater mon enthousiasme : « Vous n’avez pas lu Aphrodite ! Alors qu’est-ce que vous faites entre vos repas ? Sachez qu’on n’a rien écrit de plus parfait en prose fran‐ çaise depuis Le Roman de la momie et depuis Salammbô1. »
Même la restriction qu’il ne peut s’empêcher d’ajouter plus loin — un roman trop licencieux pour être mis entre toutes les mains — a sans doute contribué à transformer Aphrodite, pur produit de la petite revue Mercure de France, en « best-seller » de son époque, au prix d’un certain malentendu. Octave Mir‐ beau a joué à plusieurs reprises ce rôle de découvreur pour des écrivains variés, de Marguerite Audoux à Maerterlinck. Dans ce dernier cas, Mirbeau, comme Coppée, se met en scène allant annoncer aux anonymes, selon une conception tardienne2 du public soudain uni par l’information, un poète. J’ai longtemps hésité avant de parler de La Princesse Maleine. La laisser dans son obscurité scrupuleuse, ne pas l’exposer, si frêle, si chaste, si adorablement belle aux brutalités de la foule, aux ricanements des gens d’esprit, être quelques-uns seulement à en jouir, il me semblait que cela valait mieux ainsi. Et puis j’ai songé qu’il y a tout de même, quelque part, des inconnus, à qui une telle œuvre donnerait de la joie, et qui m’aimeraient de la leur révéler, des inconnus, comme il s’en rencontre dans nos âmes, qui tra‐ versent, au loin, sans se faire voir, notre vie, et qui ne sont ni hommes de lettres, ni peintres, ni gens du monde, ni rien de ce que nous révérons d’ordinaire, qui sont tout simplement, je pense, une émanation lointaine et ignorée de notre pensée, de notre amour, de notre souffrance3.
Purs produits de la civilisation du journal, les articles de Coppée et de Mirbeau montrent bien au cœur de l’acte critique l’éclosion d’un geste démocratique, moderne et transgressif, de partage d’un domaine qui aurait pu rester réservé. Avec le même soin du public, Jules Lemaître entreprend à rebours de
1. François Coppée, « Pierre Louÿs », Le Journal, 16 avril 1896. 2. Gabriel Tarde, L’Opinion et la Foule, Paris, Félix Alcan, 1901. 3. Octave Mirbeau, « Maurice Maeterlinck », Le Figaro, 24 août 1890.
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dégonfler la baudruche Georges Ohnet dans un article1 qui, selon les contemporains, expliqua la chute des tirages du romancier populaire. Il s’agissait là de lutter par le pouvoir du journal contre la mauvaise démocratisation qui confond écri‐ vains et littérateurs industriels. Cet Ohnet-bashing, résolument adopté par les confrères de Lemaître, constitue un « exemple des ravages que peut causer la critique quand elle s’exerce dans un même sens2 ». Peut-on aller vraiment jusqu’à corréler l’envolée ou la chute des tirages à un soutien critique au xixe siècle ? J. H. Rosny aîné, fin observateur du champ littéraire, témoigne de ce lien : « J’ai vu, à la suite d’un article éloquent et chaleureux, “partir” des romans qui, jusqu’alors demeuraient sans amateurs. François Coppée et Mirbeau donnèrent une notoriété soudaine à tel auteur inconnu. Un article du père Sarcey agissait sur la masse. Anatole France et Jules Lemaître poussaient les lecteurs cultivés à dénouer les cordons de leur bourse. Philippe Gille, qui enten‐ dait peu de choses à la littérature, activait la vente des romans lorsqu’il les louait avec quelque ardeur3… » Dans un autre article, encore plus précis, Rosny estime qu’obtenir à la fin du xixe siècle un article dans un supplément littéraire aboutissait à une augmentation des ventes de quelques centaines d’exemplaires4. À l’époque une vente d’une dizaine de milliers d’ouvrages constituait déjà un grand succès. Pour cette raison, certains écrivains, dépendants financière‐ ment des ventes de leurs livres, s’organisent collectivement pour prendre les places essentielles dans les journaux et diffu‐ ser la bonne parole. Émile Zola, qui avait commencé sa carrière comme chef de la publicité chez Hachette et qui connaissait le
1. Jules Lemaître, « Georges Ohnet », Les Contemporains : études et portraits lit‐ téraires, Paris, H. Lecène et H. Oudin, 1886. 2. Adolphe Brisson, « M. Georges Ohnet », Pointes sèches, Paris, Armand Colin et cie, 1898, p. 11-18. 3. J.-H. Rosny aîné, « L’influence de la critique littéraire et dramatique », Comoe‐ dia, 30 août 1920. 4. J.-H. Rosny aîné, « La publicité et les prix littéraires », Marianne, 29 novembre 1933.
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poids de la presse, encourageait ses disciples, Paul Alexis, JorisKarl Huysmans, Henri Céard, et Léon Hennique à postuler dans les rédactions afin de s’y ménager un espace de parole apte à diffuser la formule naturaliste1. Si la grande majorité des critiques de cette époque se voit comme des gardiens du temple, des gatekeepers, qui élisent et promeuvent des écrivains exceptionnels et qui, ce faisant, élèvent aussi le niveau du public, d’autres se posent plutôt en simples médiateurs aptes à faire accoucher l’époque de ce qu’elle attend. Plusieurs critiques défendent déjà l’idée du cri‐ tique témoin et passeur énonçant avec une sorte d’infaillibilité ce qui va plaire à la masse. Francisque Sarcey ainsi n’hésitait pas à écrire : « Nous sommes les moutons de Panurge de la cri‐ tique ; le public saute et nous sautons, nous n’avons d’avantage sur lui que de savoir pourquoi il saute et de lui dire2. » Albert Thibaudet voit même effectivement dans la critique dramatique de Sarcey le comble de la critique journalière : Et la critique de Sarcey était bien une critique parlée. Surtout cette critique réalisait exactement la définition de Sainte-Beuve : un secrétariat du public, un secrétariat où chaque dimanche était démêlée et rédigée la pensée de tout le monde, non la pen‐ sée de tout le monde individuellement, mais la pensée de tout le monde groupé en tranches de quinze cents personnes, pendant trois heures, sous un lustre3.
Ce genre de conception finalement ultra-démocratique de la critique littéraire contribue sans doute à l’impression très sensible à la fin du siècle d’un affaiblissement, voire d’une extinction du genre. Les premières élégies sur la mort de la critique apparaissent à la Belle Époque, notamment à l’occa‐ sion du déplacement de la critique dans des suppléments
1. Frédérique Giraud, « Zola prescripteur : porte-voix de la modernité en littéra‐ ture », dans Brigitte Chapelain et Sylvie Ducas (dir.), Prescription culturelle : ava‐ tars et médiamorphoses, Lyon, Presses de l’Ennsib, 2018. 2. Francisque Sarcey, « Le critique et les critiques », L’Opinion nationale, 16 et 23 juillet 1860. 3. Albert Thibaudet, op. cit., p. 55.
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littéraires — le supplément littéraire du Figaro est créé en 1905 — et elles n’ont pas cessé depuis. La plupart de ces plaintes expliquent la mort de la critique par la naissance d’une nouvelle forme d’information fondée sur le reportage et par l’essor de la réclame utilisée par de nouveaux éditeurs. La critique littéraire a vécu. […] L’information, l’indiscrétion ont pris la place de la doctrine et, pour tout dire, la place aussi de la littérature, de la critique littéraire. Un Sainte-Beuve aurait quelque mal aujourd’hui à placer sa copie dans les journaux quotidiens. Je n’en vois guère qui pourraient à cette heure lui réserver les trois ou quatre colonnes qu’il y a cinquante ans le Constitutionnel mettait hebdomadairement à sa disposition1.
Ce discours, crépusculaire, nécrologique, très répandu pen‐ dant les trente premières années du vingtième siècle ne peut manquer de sidérer l’observateur de la presse de l’époque. D’abord il contraste avec un contre-discours porté par d’autres acteurs du champ (journalistes, écrivains, critiques, éditeurs) qui prouvent, chiffres à l’appui, que jamais l’influence de la cri‐ tique n’a été aussi importante que pendant l’entre-deux-guerres devenue l’époque des tirages à 100 000 exemplaires. Mais sur‐ tout ce discours semble totalement occulter que la critique a déjà été doublée dès le xixe siècle par un autre discours médiatique littéraire qui a au moins autant contribué à la démocratisation littéraire que la rubrique maîtresse mais un peu élitiste et corsetée du feuilleton critique. Il nous faut donc revenir en arrière et observer, dans l’ombre de la critique, la littérature à l’ère médiatique.
LA DÉMOCRATISATION MÉDIATIQUE DE LA LITTÉRATURE Dès son article sur la littérature industrielle en 1839, SainteBeuve, nécrologue avant l’heure de la critique, avait gémi : « La littérature industrielle est arrivée à supprimer la critique et à
1. Ernest Daudet, « Les critiques littéraires », Le Figaro, 5 avril 1907.
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occuper la place à peu près sans contradiction et comme si elle existait seule1 ». Par littérature industrielle, Sainte-Beuve enten‐ dait non seulement le roman-feuilleton mais aussi plus large‐ ment la réclame et toute forme de discours médiatique assimilé par lui au fléau démocratique. Car beaucoup d’observateurs de la société, de Sainte-Beuve à Tocqueville, hantés par le spectre du nivellement par le bas, ont compris que la démocratisation allait profondément transformer le champ culturel et littéraire. « La démocratie ne fait pas seulement pénétrer le goût des lettres dans les classes industrielles, elle introduit l’esprit indus‐ triel au sein de la littérature2. » La démocratisation médiatique a donc entraîné une complète métamorphose du discours sur la littérature dans les journaux qui, dès les années 1830, ne se sont pas cantonnés à la production d’une parole oraculaire et sur‐ plombante évaluant les textes. D’abord la réclame éhontée pour les livres, loin d’apparaître à la Belle Époque, envahit les journaux dès les années 1830 avec la révolution de la presse à quarante francs. Selon l’historien Marc Martin3, la littérature s’avère être de loin le secteur le plus présent à la quatrième page des journaux, réservée à la publi‐ cité. Le livre est annoncé, dit ironiquement, dès 1836, Théophile Gautier par trois lignes dans Les Débats et Le Courrier français « entre les ceintures élastiques, les cils en crinoline, les biberons en tétine incorruptible, la pâte de Regnault, et les recettes contre le mal de dents4 ». Les éditeurs n’attendent pas Grasset pour confier à l’annonce payée le soin d’enlever la vente. Les échos payés et les annonces se dissimulent dans les colonnes du jour‐ nal dans le rédactionnel. Dans certains journaux comme dans Le Temps ou le Journal des débats, les réclames rédigées par Zola publicitaire chez Hachette paraissent dans une colonne de
1. Sainte-Beuve, « De la littérature industrielle », Revue des deux mondes, 1er sep‐ tembre 1839, p. 678. 2. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome II, Paris, Gallimard, 1961, p. 66. 3. Marc Martin, Trois siècles de publicité en France, Paris, Odile Jacob, 1992. 4. Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, préface, Paris, Charpentier, 1878, p. 36.
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petits articles signés par des rédacteurs du journal comme des critiques1. La lecture de la correspondance d’écrivains comme Maupassant ou Baudelaire convainc à la fois qu’ils sont persua‐ dés de la force de la réclame pour la vente de leurs livres mais aussi qu’ils sont personnellement impliqués dans la rédaction de ces textes. Plus fort encore, une lettre de 1892 adressée par Zola à Charpentier atteste d’une proposition d’un rédacteur du Matin prêt à vendre un supplément intégral du quotidien pour la promotion de La Débâcle avec publication d’interviews de généraux, de gens célèbres. Les auteurs prompts à assimiler le fonctionnement de la machinerie médiatique comprennent qu’une bonne polémique profite à la vente. La promotion de La Vie de Jésus de Renan en 1863 au rang de best-seller de la littérature du xixe siècle s’explique par une gestion très intelligente de la mise sur le marché du livre. Renan rédige lui-même le prière d’insérer qui est envoyé aux journaux par son éditeur Michel Lévy le 20 juin 1863. Éditeur et écrivain s’associent par ailleurs pour prévenir les journaux que l’ouvrage pourra être attaqué et solliciter des articles de soutien le jour de la parution. L’Église met l’ouvrage à l’index deux mois jour par jour après sa parution et surtout lance une polémique qui permet au livre d’atteindre rapide‐ ment des chiffres de vente inespérés. En avril 1864, 65 000 exemplaires en ont été vendus. L’intervention efficace de l’auteur et de l’éditeur a donc permis au livre de devenir un événement en lui-même. Transformer son activité littéraire en événement permet selon un processus d’étoilement médiatique à l’écrivain de quitter le territoire circonscrit du feuilleton cri‐ tique pour atteindre d’autres rubriques : le premier-Paris, les échos et nouvelles à la main, les faits divers, le reportage. Cer‐ tains choisissent parfois de publier des manifestes comme Jean Moréas qui publie dans Le Figaro, le 18 septembre 1886, le manifeste du nouveau mouvement symboliste dans une
1. Pour l’étude de tous ces procédés, nous nous permettons de renvoyer à notre article « La réclame de librairie dans le journal quotidien au xixe siècle : autopsie d’un objet textuel non identifié », Romantisme, Paris, Armand Colin, 2012, n°155, p. 91-103.
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rhétorique proche de la harangue militaire ou du tract électoral. D’autres, comme Zola, accompagnent la gestation de leurs œuvres de la diffusion de tout un feuilleté médiatique : indis‐ crétions, petits reportages, bonnes feuilles, articles critiques sous des formes variées et surtout obtention de droits de réponse très longs1 : « Mon marteau, aurait écrit Zola, c’est le journalisme que je fais moi-même autour de mes œuvres2. » Le discours critique, dès le xixe siècle, se voit donc dépassé par tout un éventail d’articles qui prennent en charge la littéra‐ ture et par la polémique ou le dithyrambe la font connaître. Surtout, le texte littéraire s’avère moins l’objet de l’attention que l’homme-écrivain propulsé au centre d’une culture de la visibi‐ lité en pleine formation. L’invention du genre du portrait litté‐ raire, publié d’abord dans la presse, puis rassemblé ensuite en série en librairie coïncide avec l’entrée dans l’ère médiatique. En promouvant le portrait, Sainte-Beuve répondait finalement peut-être moins à sa conviction intime que toute l’œuvre se trouvait dans l’homme qu’il ne cédait à la démocratisation du discours critique. Car la méthode beuvienne — « entrer en son auteur, s’y installer, le produire sous ses aspects divers, le faire vivre, se mouvoir et parler, comme il a dû faire, le suivre en son intérieur et dans ses mœurs domestiques aussi avant que l’on peut ; le rattacher par tous les côtés à cette terre, à cette exis‐ tence réelle, à ces habitudes de chaque jour, dont les grands hommes ne dépendent pas moins que nous autres, fond véri‐ table sur lequel ils ont pied, d’où ils partent pour s’élever quelque temps et où ils retombent sans cesse3 » — coïncide de manière frappante avec la peoplisation de la figure de l’écrivain rendue inéluctable par la démocratisation de la presse.
1. Alain Pagès, La Bataille littéraire, Essai sur la réception du naturalisme à l’époque de Germinal, Paris, Séguier, 1989. 2. Citation rapportée dans Colette Becker, Zola en toutes lettres, Paris, Bordas, 1990, p. 22. 3. Sainte-Beuve, Critiques et portraits littéraires, Paris, R. Bocquet, 1836-1841, p. 58.
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Comme l’a montré Hélène Dufour1, ce phénomène textuel du portrait va de pair avec la représentation graphique de l’écri‐ vain. Dès les années 1830 se développe la vogue de la caricature d’écrivains diffusée par les journaux illustrés. Les visages de Victor Hugo, George Sand, Honoré de Balzac se répandent2. On pourrait défendre que cette multiplication médiatique des visages et des corps déformés des écrivains ne leur donne aucune célébrité effective, équivalente par exemple à celle de la télévision plus tard. Ce serait négliger que beaucoup d’activités de loisir et de divertissement s’articulent autour de l’image fixe (caricature, lithographie, daguerréotype et photographie), entraînant des capacités de décryptage étonnantes chez les amateurs. Jules Vallès raconte ainsi comment à la suite d’un voyage en ballon en 1867, atterrissant tant bien que mal à côté de Provins, il est reconnu par la télégraphiste de la ville, visi‐ blement lectrice de presse : « Oh ! je vous reconnais, monsieur. Je vous ai vu dans La Lune, vous étiez derrière un corbillard et vous traîniez une casserole3. » Cette fine observatrice faisait référence à la caricature de Jules Vallès par André Gill parue dans La Lune le 14 juillet 1867. Peut-on cependant aller jusqu’à émettre l’hypothèse que ces images fixes démocratisent la litté‐ rature ? Oui, car ces caricatures ou portraits d’écrivains per‐ mettent de définir ce qu’on pourrait appeler une littérarisation sans lecture qui concerne les nombreux cas où l’agent culturel a une appréhension de la chose littéraire, voire un savoir litté‐ raire, diffusé par d’autres médias que l’écrit. Cette démocrati‐ sation médiatique, qui passera au xxe siècle notamment par l’adaptation — souvent vilipendée comme un signe de la perte de puissance de la littérature mais déjà bien présente au siècle du sacre de l’écrivain —, permet à tout un chacun de parler avantageusement des livres qu’il n’a pas lus. Outre les détails
1. Hélène Dufour, Portraits, en phrases, Les recueils de portraits littéraires au xixe siècle, Paris, PUF, « Écriture », 1997. 2. Voir par exemple Bertrand Tillier, Cochon de Zola ! ou les infortunes caricatu‐ rales d’un écrivain engagé, Paris, Séguier, 1998 ou Gérard Pouchain, Victor Hugo par la caricature, Paris, Éditions de l’Amateur, 2013. 3. Jules Vallès, « Un jour à Provins », La Situation, 24 août 1867.
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caractéristiques du physique des écrivains, la caricature met en valeur des événements biographiques mais aussi des éléments de poétique littéraire, ce qui manifeste le développement d’une culture littéraire populaire par l’image. Ainsi, si l’on prend Zola caricaturé, plusieurs époques se succèdent et se superposent. Au moment du naturalisme triomphant, la caricature le montre volontiers animalisé en porc, muni d’un pot de chambre ou traî‐ nant son tas de fumier (Albert Robida, « Zola doux rêve », La Vie parisienne, 30 juin 1888). Lors de l’affaire Dreyfus, Zola est par‐ fois victime d’une violente charge antisémite. La couverture du journal antidreyfusard Psst... !, dessinée par Forain, le 23 juillet 1898, présente Zola qui enlève son masque et dévoile un visage au long nez et aux lèvres épaisses. Toute une généalogie se dessine alors. Lorsque le quotidien se transforme sous l’influence de la chose vue, le discours sur la littérature, tributaire de la matrice médiatique, prend la forme du reportage littéraire et de l’interview. La littérature, en raison de la peoplisation de l’écrivain, est même un des premiers secteurs concernés par l’enquête comme le montre la célèbre « enquête sur l’évolution littéraire » de 1891 par Jules Huret. La prépondérance de l’enquête, de l’interview et du reportage se fait aux dépens du discours critique classique, ce qui explique les premières élégies sur la mort de la critique. Bernard Pivot a même énoncé une sorte de théorème qui semble signer l’exténuement progressif et inéluctable des lettres avec l’entrée de la société dans l’ère de l’informatisation de masse : « En règle quasi générale, la place accordée aux lettres est inversement proportionnelle à la montée du tirage. Plus l’audience d’un journal s’accroît, plus il a tendance à réduire sa partie littéraire1. » En fait, peut-être faudrait-il plutôt noter qu’avec les journaux de masse le discours surplombant de la critique qui équivaut sans doute dans l’imaginaire des lec‐ teurs à une forme politique désuète, celle de la monarchie cen‐ sitaire, s’associe à d’autres formes d’articles plutôt fondés sur
1. Bernard Pivot, Les Critiques littéraires, Le procès des juges, Paris, Flammarion, 1968, p. 35.
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l’information, voire parfois sur la spectacularisation, la démo‐ cratisation jouant à plein.
L’ÈRE DES CENT MILLE À l’aune de ce paysage dix-neuviémiste corrigé — dès l’entrée dans l’ère médiatique, dans la grande presse, l’article critique s’est vu côtoyer par d’autres genres faisant la promotion de la littérature en cherchant par l’incarnation et la peoplisa‐ tion de l’écrivain à donner chair et forme événementielle à la littérature —, l’évolution de la presse généraliste au xxe siècle semble donc moins aller du côté de la rupture que d’une radi‐ calisation des procédés due au changement d’échelle introduit par l’alphabétisation générale et par la diffusion accélérée des organes de presse : la réclame se fait à plus grande échelle, la critique est de plus en plus influente mais elle se fait doubler par de nouvelles rubriques qui organisent la promotion de la vie littéraire comme le courrier littéraire, forme sans doute plus accessible et plus démocratique que sa doyenne. Avec le xxe siècle, incontestablement les tirages changent d’échelle. Selon Bernard Grasset, le siècle entre dans « l’ère des cent mille ». Les campagnes publicitaires, comme le montre le lancement de Pierre Benoît par Albin Michel, démesurées, témoignent de nouveaux savoirs en termes de marketing et d’études médiatiques. « On achète le livre de l’auteur en vogue ou celui qui, par des moyens qui n’ont souvent rien de commun avec l’art, s’est imposé à l’attention publique », constate, désa‐ busé, André Négis dans Fortunio le 1er juillet 1925. En fait, la critique, par exemple celle d’un Daudet à L’Action française, d’un Souday puis d’un Thérive au Temps, reste très influente et par‐ vient en promouvant certains ouvrages à « rétrécir de vingt ans la période hésitante et obscure de talents qu’il y a justement intérêt de dévoiler dès leur naissance1 ». La rhétorique émue et épiphanique du découvreur de talent fait encore son effet :
1. Edmond Jaloux, Les Nouvelles littéraires, 20 février 1926.
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« Demain le premier livre, le premier roman d’un jeune écrivain, M. Georges Bernanos, sera dans toutes les mains et M. Georges Bernanos, auteur de Sous le soleil de Satan, sera célèbre. Je dirai de lui, comme je le disais naguère de Marcel Proust — hélas ! — qu’une grande force, intellectuelle et imagi‐ native, apparaît au firmament des lettres françaises1. » Surtout, selon les observateurs de l’époque, une nouvelle rubrique littéraire rédactionnelle côtoie l’article classique de la critique, le courrier littéraire, dont la fonction explicite est « sous forme d’informations, d’échos, de billets, de reportages et d’interviews » de relater la vie des livres et des écrivains. Cette rubrique officialise donc la présence de ce discours métalitté‐ raire concurrent de celui de la critique dans les journaux depuis le xixe siècle. Selon André Billy, la création du courrier remonte à 1891 par Camille de Sainte-Croix dans La Bataille. Mais tous les observateurs notent aussi que L’Intransigeant en 1909 en a fait un art avec sa rubrique des Treize au point que Grasset a pu en dire que « c’était l’entrée modeste de la chose littéraire dans la presse2 ». Le magistère littéraire est partagé et les noms des courriéristes littéraires sont presque aussi connus que ceux des critiques : Alain-Fournier à Paris Journal avant que Gaston Picard ne lui succède. Au Gil Blas, Robert Veyssié, André du Fresnois, Léon Werth, André Salmon. Snell rédige le cour‐ rier de L’Humanité, Warnod, puis Valmy-Baysse, celui de Comoe‐ dia. Billy voit même dans cette mutation de l’information la raison qui explique la diffusion dans l’ensemble de la popula‐ tion des Valéry, des Gide, des Claudel qui auraient pu rester can‐ tonnés au monde des petites revues. C’est ce qu’il appelle la grande révolution littéraire de 1910-1944. Ce développement de l’information littéraire mérite qu’on y prête attention, il est lié au développement de la curiosité litté‐ raire et à ce que j’ai appelé déjà l’émancipation intellectuelle du
1. Léon Daudet, « Révélation d’un grand romancier : Sous le soleil de Satan », L’Action Française, 7 avril 1926. 2. Cité par Jean Bothorel, Bernard Grasset, vie et passions d’un éditeur, Paris, Grasset, 1989, p. 159.
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public, phénomène dont je ne sache pas qu’on ait jusqu’à présent dégagé l’importance. Certes, il n’a pas été l’œuvre des courrié‐ ristes littéraires, mais, à s’en tenir au domaine de la littérature et si l’on se reporte à l’état de la « chose littéraire » vers 1910, si l’on considère qu’à cette date des rubriques littéraires quoti‐ diennes ont été pour la première fois confiées dans les journaux, c’est-à-dire, en somme, sur le boulevard, à des écrivains origi‐ naires des petites revues de la Rive gauche et qui, bien que pas‐ sant la Seine tous les journaux […] leur demeuraient fidèles, on doit reconnaître que ces écrivains ont joué un rôle non négli‐ geable dans la conquête des positions-clefs et la prise des leviers de commande par la littérature vivante. […] Sans la guerre de 14, sans la suivante, sans la Libération, sans le profond ébranlement qu’elles ont causé, mais aussi sans le travail de sape des courriers littéraires qui a précédé tout cela, le boulevard et l’académie auraient continué à représenter le goût français : il est probable, pour ne citer que deux exemples particulièrement typiques, que Paul Valéry n’aurait jamais été de l’académie et que la NRF aurait fait faillite depuis longtemps1.
L’argumentation de Billy, impeccable, montre que la démo‐ cratisation de la presse a certes entraîné la mue de la critique mais a surtout permis une sorte de coïncidence entre les écri‐ vains de l’avant-garde et les auteurs promus par les journaux. Pour Billy, par le biais du courrier littéraire, « la chose litté‐ raire » « est devenue le goût d’un grand nombre : de toutes les modes, celle de l’esprit est peut-être la plus suivie2 ». Dans la continuité des suppléments littéraires, on voit même apparaître des hebdomadaires soit exclusivement littéraires comme Les Nouvelles littéraires en 1922 soit couplant l’intérêt pour la litté‐ rature avec la politique comme Candide en 1924, Gringoire en 1928, Marianne en 1932, Vendredi en 1935. Quoi qu’il en soit, dans tous ces hebdomadaires, la critique côtoie le courrier. Dans Marianne, sur la page littéraire se déploie à gauche la rubrique critique de Ramon Fernandez et à droite « l’actualité littéraire »
1. André Billy, Le Pont des Saints-Pères, Paris, Fayard, 1947, p. 16. 2. Bernard Grasset, « Cent mille exemplaires », Le Journal, 14 novembre 1928.
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tenue par plusieurs courriéristes1. Dans Les Nouvelles litté‐ raires, la rubrique « L’esprit des livres » d’Edmond Jaloux qui « découvrit » entre autres Mauriac, Montherlant, Breton jouxte la rubrique de Frédéric Lefèbre « Une heure avec », composée d’une interview d’écrivain célèbre et plutôt destinée aux révé‐ lations littéraires. Après la Seconde Guerre mondiale, on retrouve la même association entre la critique littéraire et « la vie littéraire ». Comme l’a décrit Jacques Brenner2, les grands organes sérieux continuent à chercher à faire connaître les grands écrivains grâce à des feuilletonistes de prestige qui promeuvent les textes : par exemple Émile Henriot au Monde, André Rousseaux et Jean-François Revel au Figaro littéraire, Robert Kemp aux Nouvelles littéraires, Maurice Saillet sous le pseudonyme de Jus‐ tin Saget à Combat, Maurice Nadeau dans plusieurs périodiques successivement. Mais parallèlement à ce maintien de la tradi‐ tion critique, la démocratisation de la littérature passe aussi par sa spectacularisation et sa peoplisation croissante, notamment dans les magazines qui constituent un secteur foisonnant, peutêtre le plus caractéristique du xxe siècle. Là comme ailleurs les dispositifs informationnels prévalent et le traitement de la lit‐ térature est strictement reconfiguré par le prisme médiapoé‐ tique du journal. Dans Paris-Match créé par Jean Prouvost en 1949 et qui s’impose en 1951 avec ses deux millions d’exem‐ plaires vendus en moyenne, les reporters privilégient des approches événementielles, photogéniques, sensationnalistes et people de la littérature. C’est sans doute avant même la pré‐ dominance de la télévision la confirmation de la spectaculari‐ sation du champ. Les écrivains se prêtent au jeu de la médiatisation et de la visibilité, car ils espèrent en tirer avan‐ tage, peut-être au prix d’un malentendu, pour la diffusion de leurs œuvres. On peut regretter cette forme de galvaudage de la
1. Voir Catherine Helbert, La Vie de Marianne, Monographie de l’hebdomadaire Marianne, 1932-1936, thèse dactylographiée, Paris, université de Paris-Sorbonne, 2000. 2. Jacques Brenner, Tableau de la vie littéraire en France d’avant-guerre à nos jours, Paris, Luneau-Ascot, 1982.
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littérature, mais visiblement au vu des élus le projet de ParisMatch était bien par les moyens qui étaient les siens de contri‐ buer à la patrimonialisation d’un certain nombre d’écrivains (Sartre, Gide1…) que le journal panthéonisait à sa manière. Certes, l’hebdomadaire ne s’intéresse en termes de sommités littéraires qu’à ceux qui sont déjà visibles comme en témoi‐ gnent les incipits des articles concernant Sartre et Gide (« C’est un petit professeur de philosophie qui a rendu célèbre dans le monde le nom de Saint-Germain-des-Prés » et « Au cinquième étage d’un immeuble en pierre de taille, 1 bis rue Vaneau, habite le plus célèbre écrivain français vivant : André Gide ») et le trai‐ tement de la littérature passe par l’anecdotisation, il n’en reste pas moins que la vie littéraire est représentée dans le magazine par ses figures les plus notables. Qu’est-ce qui change dans les années 1970 ? Le nouveau sys‐ tème écomédiatique dû au développement de la télévision entraîne non seulement le développement d’un loisir concur‐ rentiel qui empiète sur la lecture mais aussi un nouveau mode de promotion de la littérature comme en témoigne le succès d’Apostrophes comme premier prescripteur2. La télévision pri‐ vilégie les écrivains aptes à la spectacularisation d’eux-mêmes, en mettant sur le même plan les productions commerciales et les grandes œuvres. Dans une formule polémique, Vincent Kauf‐ mann n’hésite pas à parler d’auteur « en mode Canada Dry »… ⁂ Cet article voulait donc explorer les modalités de la démo‐ cratisation des lettres par la presse au xixe et au xxe siècle en montrant que la critique a été dépassée en tant que prescriptrice par le rôle éditorial du journal et par la scénographie de la vie littéraire qui est passée par l’illustration, le reportage et la peo‐ plisation des écrivains dès le xixe siècle. Il n’est pas dit que la
1. « Sartre abandonne son café après avoir lancé une philosophie, une mode et un quartier », Paris-Match, 8 avril 1949 et « Gide, 81 ans », Paris-Match, 11 mars 1950. 2. Édouard Brasey, L’Effet Pivot, Paris, Ramsay, 1987.
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télévision, tout en modifiant les critères de la médiatisation et en bousculant les hiérarchies culturelles, ne constitue pas fina‐ lement qu’une radicalisation et une expansion de cette ten‐ dance. Si les critiques en tant que gatekeepers ont longtemps eu pour mission d’offrir au public le meilleur pour son édification ou sa culture, les passeurs d’aujourd’hui bousculent les hiérar‐ chies. Plusieurs faits sont à prendre en compte avant de mettre uniquement sur le compte de la démission de la presse écrite cet affaiblissement et cette mutation de la prescription : d’abord, les études statistiques sur les pratiques culturelles entre 1973 et 2008 montrent que la « culture d’écran » et l’écoute de la musique supplantent la lecture d’imprimés1. Par ailleurs on constate avec le développement d’internet l’importance des commentaires d’usagers sur les plateformes numériques, la mise en scène des prescripteurs sur des blogs, la mutation du jugement critique de plus en plus lancé par des amateurs. On semble être passé d’une injonction verticale où l’agent culturel socialement reconnu et légitime exerce une certaine influence au nom d’un savoir privilégié sur l’objet culturel à une pres‐ cription plus horizontale cherchant à s’affranchir de l’allé‐ geance à une autorité lettrée. Mais cette tendance était latente dès le xixe siècle. Et un site critique comme La République des livres de Pierre Assouline manifeste le maintien de la tension entre deux conceptions de la critique, une critique profession‐ nelle verticale appuyée sur l’autorité d’un gatekeeper tradition‐ nel et une critique citoyenne, horizontale, fondée sur le modèle du réseau social et sur un modèle participatif2.
1. Olivier Donnat, Pratiques culturelles, 1973-2008 : dynamiques générationnelles et pesanteurs sociales, ministère de la Culture et de la Communication, juillet 2011, http://www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr/doc/evolution73-08/CE-2011-7. pdf [consulté le 23 juin 2021] ; Les pratiques culturelles des Français à l’ère numé‐ rique, éléments de synthèse 1997-2008, ministère de la Culture et de la Communi‐ cation, mai 2009, http://www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr/doc/08 synthese.pdf [consulté le 23 juin 2021]. 2. Nous nous permettons de renvoyer à notre article « La République des livres de Pierre Assouline ou la critique citoyenne en question(s) », Ivanne Rialland et Simon Bréan (dir.), dans Discours critique et medium, Paris, CNRS éditionsHermann, 2016, p. 337-351.
8 MYTHE ET RÉALITÉ DU GRAND ÉCRIVAIN
Laurent Demanze
En guise de prélude à ces remarques, un rapide portrait du grand écrivain par le romancier Pierre Senges. Évidemment, on imagine un homme d’une cinquantaine d’années fréquentant les hôtels du monde entier et à qui on demande son avis sur les tensions en Corée du Nord. Il est annoncé dans les festivals mais sa venue est annulée au dernier moment, sa rencontre est remplacée par une table ronde sur l’ensemble de son œuvre. Il a un gros à-valoir et son manuscrit n’est pas relu par l’éditeur. La plupart du temps, il est américain ; mais on en cultive aussi en France, et ils ont un avis sur les ten‐ sions au Proche-Orient. En général, il affirme que la littérature a un pouvoir ; peut-être parce qu’il attribue aux lettres un pouvoir que l’édition lui a conféré ; ou plus simplement il délivre ce qu’on attend de lui, comme un professionnel1.
Il me faut donc commencer par avouer que je partage la per‐ plexité sinon la réticence de Pierre Senges devant ce terme de « grand écrivain » (souvent orthographié « Grand Écrivain »). Cette gêne, je voudrais la prendre comme un symptôme de la difficulté contemporaine envers cette grandeur de l’écrivain2, et
1. Correspondance personnelle avec l’écrivain. 2. Sur cette gêne contemporaine envers la figure du grand écrivain, voir le vigou‐ reux essai de Johan Faerber : Le grand écrivain, cette névrose nationale, Paris, Pauvert, 2021.
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cela selon trois perspectives : un refus actuel de la hiérarchie des êtres et des statuts, à l’heure où philosophes et chercheurs privilégient au contraire la figure du quelconque et de l’ordi‐ naire, de l’individu sans qualités, susceptible d’incarner au mieux le moment démocratique ; une dénonciation de toute tentation pédagogique dans le rapport entre l’écrivain et son lectorat, depuis que l’écrivain cesse d’être le prophète en sur‐ plomb de ses contemporains, pour revendiquer d’être l’homme de la foule, un parmi les autres ; une réticence envers l’identi‐ fication de l’écrivain comme incarnation d’un esprit de la Nation, à l’heure d’une littérature et d’une culture mondialisées, d’un refus des assignations nationales pour penser la littérature comme dialogue des langues et des cultures. Faut-il pour autant considérer la figure du grand écrivain comme un de ces lieux de mémoire recensés par Pierre Nora dans sa vaste entreprise historiographique ? C’est-à-dire comme un moment daté et révolu, dans quoi l’on projette rétrospectivement et un peu nos‐ talgiquement une identité perdue.
TRAITS ET PORTRAIT DU GRAND ÉCRIVAIN : FRAGMENTS D’UN DISCOURS NOSTALGIQUE Je voudrais commencer par essayer de circonscrire ce que désigne la formule vaguement emphatique de « grand écri‐ vain ». Car si cette formule pointe un imaginaire, c’est souvent un imaginaire nostalgique de la grandeur perdue. C’est en effet sous le signe de la nostalgie qu’Henri Raczymow place explici‐ tement son essai La Mort du grand écrivain1. Si l’âge classique voit la naissance de l’écrivain, et l’époque romantique son sacre, le moment démocratique constitue selon l’essayiste la progres‐ sive désacralisation d’une figure cessant d’incarner une
1. Henri Raczymow, La Mort du grand écrivain, Paris, Stock, 1994, voir aussi Dominique Noguez, Le Grantécrivain & autres textes, Paris, Gallimard, 2000 ou Antoine Compagnon qui note avec nostalgie « Nous n’avons plus d’écrivains légendaires. », dans « Comment on devient un grand écrivain français », in Le Temps de la réflexion, III, Paris, Gallimard, 1982, p. 379.
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transcendance. La littérature cesserait d’être le substitut laïcisé de la religion, et les écrivains les gardiens de son temple : c’est qu’auraient disparu les instances de légitimation qui donnaient à l’écrivain son aura. Le roi pour Racine, le peuple pour Hugo ou Zola, l’opinion publique pour Sartre, cela n’aurait pas d’équi‐ valent aujourd’hui que la notoriété s’est substituée à la gloire de jadis. De cette figure désormais perdue du grand écrivain selon Henri Raczymow, je retiens trois traits.
Une dynamique d’identification D’abord, c’est une figure imaginaire, ou plutôt un pôle d’iden‐ tification, qui cristallise un désir, suscite un devenir, organise un récit de vie : le grand écrivain, c’est l’horizon fantasmatique d’un apprentissage d’écriture, scandé dès lors par des rites et des transmissions, dont la visite au grand écrivain est un des plus célèbres moments, étudié par Olivier Nora dans un bel article des Lieux de mémoire. Le grand écrivain, c’est ainsi le terme d’un devenir, qui incarne une mythologie de la littérature. Sans doute faut-il historiciser cette mythologie, en déplier les postures et la scénographie, en décrire les objets, en circonscrire la géographie, changeants selon l’époque : il y a là, du moins, un curieux mélange de biographèmes et d’imaginaires matériels, de vie rêvée et d’ambition sociale. Ce qui importe plus fonda‐ mentalement, c’est cette chaîne identificatoire qui se tresse entre reprise et déprise, transmission et trahison, répétition et dépassement : « Ce qui, subjectivement, définit l’écrivain, qui aspire à devenir grand écrivain, écrit Henri Raczymow, c’est la lignée des grands écrivains où il prétend s’inscrire1. » Le grand écrivain est donc essentiellement une silhouette projective, une tension vers la gloire ou la postérité : en un mot il s’inscrit dans une temporalité dynamique, et non dans le présentisme dénoncé par François Hartog2. Ce que pointe en effet Henri
1. Henri Raczymow, op. cit., p. 62. 2. François Hartog, Régimes d’historicité, Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, « La librairie du xxie siècle », 2003.
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Raczymow, c’est que la figure du grand écrivain s’inscrit dans une temporalité protensive, arc-boutée d’une part contre le panthéon imaginaire des grands hommes et tendue d’autre part vers une postérité à venir. Cette figure s’oppose en ce sens au règne du présentisme, à la volte des actualités, au renouvelle‐ ment incessant des coups médiatiques. En somme, la figure du grand écrivain adossée à une pensée du mémorable s’efface depuis que nous sommes entrés dans un autre régime d’histo‐ ricité.
Une parole publique Second trait de cette définition, le grand écrivain est investi par le champ social d’une fonction pédagogique, il incarne l’esprit d’une Nation, est reconnu d’utilité publique. En ce sens, il représente ce moment d’une littérature pensée comme le roman d’apprentissage d’une Nation, il est le personnage conceptuel d’une phénoménologie de l’esprit. Il est l’objet d’une reconnaissance politique : comme l’a montré notamment Marc Fumaroli dans ses travaux sur la création de l’Académie fran‐ çaise, l’autonomisation de l’écrivain le fait accéder « à la noto‐ riété, à la visibilité sinon au magistère1 », qui donne un rôle à l’écrivain dans la cité, le reconnaît « d’utilité publique2 », lui consacre une autorité, qui ira en s’affirmant à l’époque roman‐ tique. Les travaux de Paul Bénichou ont en effet montré que le recul du christianisme en France avait contribué à donner aux écrivains un pouvoir spirituel laïque, leur conférant une fonc‐ tion sociale éminente : il y a selon la belle expression de Mona Ozouf un « transfert de sacralité3 ». Le poète, mage ou prophète, est tout ensemble l’éclaireur et le conseiller de l’humanité, un directeur de conscience d’une nouvelle nature, consacrant
1. Marc Fumaroli, « La coupole », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, tome II, Paris, Gallimard, 1997 [1984-1992], p. 1927. 2. Ibidem, p. 1926. 3. Cité par Olivier Nora, « La visite au grand écrivain », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, tome II, op. cit., p. 2135.
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l’écrivain dans un sacerdoce laïque qui s’incarnera exemplai‐ rement dans la Troisième République1. L’imaginaire du grand écrivain s’inscrit plus largement dans les célébrations du grand homme, dans ce qu’Avner Ben-Amos appelle un « rituel d’édu‐ cation républicaine2 », où l’école, le Panthéon, les funérailles nationales ont leur importance. Pour beaucoup, la Troisième République est ce moment paradigmatique d’un culte de la lit‐ térature, d’une croyance non seulement dans sa fonction d’édu‐ catrice mais aussi dans sa dimension nationale : étudier les grands écrivains, c’est comprendre l’esprit d’un peuple. « Le culte des grands écrivains et celui des grands hommes pro‐ cèdent d’un souci pédagogique à l’échelle nationale. Et évidem‐ ment, d’un souci patriotique, c’est tout un3. » Un tel souci pédagogique amène d’ailleurs la figure du grand écrivain, de Voltaire à Zola, à se confondre avec celle de l’intellectuel. Mais dans la société médiatique contemporaine, c’est sans doute la figure de l’intellectuel qui a pris le pas sur celle de l’écrivain : dans un contexte de recul symbolique de la littérature, tout se passe comme si la notoriété des philosophes, des scientifiques ou des gens du spectacle l’avait emporté sur celle de l’écrivain, dans la capacité à monter à la tribune publique. L’écrivain est moins sollicité aujourd’hui pour le surplomb politique de sa parole que pour son efficace mémorielle ou réparatrice.
Une ambivalence politique Enfin, le grand écrivain se trouve au croisement entre réma‐ nences aristocratiques et horizon démocratique : comme le rap‐ pelle Avner Ben-Amos à l’occasion des funérailles de Victor
1. Paul Bénichou, Le Sacre de l'écrivain 1750-1830, Essai sur l'avènement d'un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1996 [Paris, Corti, 1973] ; Le Temps des prophètes, Doctrines de l'âge romantique, Paris, Gallimard, 1977 ; Les Mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988. 2. Avner Ben-Amos, « Les funérailles de Victor Hugo, Apothéose de l'événement spectacle », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, tome III, op. cit., p. 425. 3. Henri Raczymow, op. cit., p. 131.
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Hugo, le grand homme est profondément double. D’une part, il participe de l’héritage des Lumières, prolongé par Auguste Comte : il s’inscrit dans un essor démocratique, en incarnant la souveraineté populaire et le mouvement du savoir1. D’autre part, il s’inscrit dans le culte romantique du génie, qui exalte le héros solitaire, au-dessus de la multitude. Mais le grand écrivain n’oscille pas exactement entre exemplarité et exceptionnalité : c’est précisément le sacre de la figure exceptionnelle ou géniale, la hiérarchie des êtres et des talents, fondée sur une croyance dans les instances de reconnaissance et dans la légitimité des mérites, qui permet au grand écrivain d’être le dépositaire ou l’expression de la volonté unanime. Pourtant, cette articulation entre exemplarité et exception‐ nalité cède selon Henri Raczymow à l’horizontalité du mouve‐ ment de démocratisation : peu à peu, selon l’essayiste, l’imaginaire d’une société hiérarchisée et organique qui fondait la croyance dans l’écrivain et dans la littérature se dissout dans l’éparpillement démocratique. Il place en effet ses pages sous le signe de Tocqueville pour dénoncer l’horizontalité démocra‐ tique, la perte de transcendance, en un mot l’industrialisation démocratique des lettres : « La démocratie ne fait pas seulement pénétrer le goût des lettres dans les classes industrielles, elle introduit l’esprit industriel au sein de la littérature2. » L’essayiste pointe donc là une ambivalence profonde : d’une part, la figure du grand écrivain contribue au processus de démocratisation, en s’inscrivant dans une grammaire nationale, en proposant des modes de vie ; d’autre part, il incarne, au sein même de la démocratie, une représentation hiérarchisée des styles d’existence et une verticalité des valeurs, contradictoires avec le projet même de la démocratisation. Pour le dire autre‐ ment, avec le vocabulaire de Paul Bénichou, le grand écrivain est une rémanence du pouvoir religieux, qui perd de son pres‐ tige à mesure que la société se sécularise et s’égalise : il est une
1. Avner Ben-Amos, op. cit., p. 426. 2. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, « Folio », 1986, p. 90.
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figure-charnière du mouvement de démocratisation, une sil‐ houette en quelque sorte anachronique. C’est sans doute sur ce dernier point que se font sentir les divergences de représentation. Si Henri Raczymow choisit une tonalité résolument nostalgique, qui creuse l’incompatibilité entre démocratie et grand écrivain, en renvoyant au modèle fantasmé de la société organique d’Ancien Régime, Dominique Noguez ou Olivier Nora soulignent au contraire que la figure du grand écrivain accompagne le processus de démocratisation. D’abord, parce que la figure se constitue à travers l’essor et la constitution de l’opinion publique, adossée au développement de la presse : le grand écrivain est inséparable des médiations qui le constituent en figure spectaculaire, en objet de discours et de rite. Ensuite, parce que, comme l’a montré Jean-Claude Bonnet, le culte des grands hommes dont relève l’admiration pour le grand écrivain est une célébration du triomphe du talent contre la naissance (« à la différence du roi, le grand homme n’est jamais un héritier »). Enfin, parce qu’avec la naissance de l’écrivain, avec son autonomisation au moins partielle, le grand écrivain passe de « la domesticité littéraire à l’égalité sociale en devenant le porte-drapeau de la société civile contre l’État1 ». Ce que Tocqueville notait déjà, à sa manière, en montrant que la littérature devenait un espace de démocratie imaginaire : « La littérature était ainsi devenue ce terrain neutre sur lequel s’était réfugiée l’égalité. L’homme de lettres et le grand seigneur s’y rencontraient sans se rechercher ni se craindre, et l’on y voyait régner en dehors du monde réel une sorte de démocratie ima‐ ginaire2. » Médiatisation et spectacularisation d’une figure, revendication d’égalité de mérite, création d’un espace démo‐ cratique de débat : ces trois traits soulignent que l’émergence du grand écrivain accompagne le processus de démocratisation comme un de ses supports essentiels. Je reformulerais donc volontiers la thèse de l’essayiste Henri Raczymow : il ne s’agit
1. Olivier Nora, op. cit., p. 2136. 2. Alexis de Tocqueville, État social et politique de la France avant et depuis 1789, Paris, Mayer, 1952, p. 48-49. Cité par Olivier Nora, op. cit., p. 2137.
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pas de dire que le mouvement de démocratisation s’oppose à la figure du grand écrivain, mais de se demander, au moment où ce mouvement parvient à une redéfinition majeure, si le grand écrivain continue d’être un de ses adjuvants essentiels. En d’autres termes, le grand écrivain est peut-être un vecteur de la démocratisation plus que de la démocratie. Le régime de croyance qui a mené sans solution de continuité du pouvoir religieux au sacre littéraire s’estompe sans doute au fil d’un xxe siècle marqué par le soupçon et le refus des aliénations de la mythologie. Si la figure du grand écrivain est aujourd’hui fra‐ gilisée, c’est sans doute aussi que les outils de la représentation démocratique sont désormais en réajustement, entre démocra‐ tie participative et refus des délégations du pouvoir politique1.
LA FABRIQUE DE LA GRANDEUR SELON PIERRE MICHON Qu’en est-il aujourd’hui de cette figure fantasmatique, dans une époque marquée par le désenchantement et le souci de lucidité ? Pour répondre à cette interrogation, je voudrais m’attarder sur un des écrivains contemporains qui dramatise le plus vigoureusement et le plus ironiquement son lien avec le panthéon littéraire : Pierre Michon. Ce que j’aime dans cette œuvre qui a beau refuser le surplomb du savoir — « je ne suis pas sociologue2 » concède-t-il —, c’est que ses livres sont frottés d’une réflexion dessillée sur les conditions d’émergence des œuvres, sur les postures et les colifichets du champ littéraire. Se mêlent avec une grande justesse l’incrédulité iconoclaste et la croyance maintenue envers la littérature. Entre sacralisation et ironie, vénération et blasphème, son œuvre saisit bien l’ambi‐ valence contemporaine non seulement envers le grand écrivain, mais aussi envers la littérature. De récit en portrait, de vie brève en longs entretiens, Pierre Michon s’attache à dire tour à tour le
1. Voir Nelly Wolf, Le Roman de la démocratie, Paris, Presses universitaires de Vincennes, 2003. 2. Pierre Michon, Le Roi vient quand il veut, Propos sur la littérature, Paris, Albin Michel, 2007, p. 49.
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désir mimétique de la grandeur littéraire, le basculement des valeurs de l’art en régime démocratique, pour saisir enfin la fabrique de la posture et de la postérité.
Le désir mimétique de la grandeur littéraire L’œuvre de Pierre Michon noue ensemble en permanence réception et création, rencontre des œuvres du passé et dyna‐ misme créatif, comme si le geste d’écrire était une réponse, déci‐ sive et volontaire, à la découverte bouleversante des grands écrivains du passé. Cette articulation prend la forme d’une phé‐ noménologie de la réception déclinée d’œuvre en œuvre : c’est là une expérience de l’hébétude. Il n’a en effet cessé de dire la force de sidération suscitée par la rencontre des œuvres majeures du passé, la puissance d’intimidation et d’émulation à la fois qui engage le devenir des artistes dans une conquête de singularité : Maîtres et Serviteurs ou Rimbaud le fils auscultent notamment le poids des œuvres antérieures sur la conscience artistique, la force à engager pour les égaler ou les dépasser. C’est Goya écrasé par le tourbillon pictural de Vélasquez ou ceux que la lecture de Rimbaud a enfarinés, rendu les bras ballants, et stupéfaits, pareils au Gilles de Watteau. Ce que traque Pierre Michon, en entrant ainsi dans le cagibi intime des artistes, c’est l’alchimie qui a métamorphosé la passivité de la stupeur en activité créatrice, ou plutôt dans quelle mesure la création est une manière de retourner cette passivité, de renverser positi‐ vement la stupeur subie. L’expérience de l’admiration et de l’étonnement sont à l’origine selon lui du désir de grandeur, comme s’il y avait dans toute vocation artistique un désir mimé‐ tique, pour reprendre l’expression de René Girard1. Ce sont de telles logiques d’identification aux grands artistes que Pierre Michon épingle : Rimbaud voulant se faire Hugo, Goya désirant devenir Vélasquez ou Faulkner s’affrontant à Shakespeare, Mel‐ ville ou Joyce. Cette stupéfaction, entre entrave de l’hébétude et dynamisme de la rivalité, Pierre Michon l’emblématise par la
1. René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961.
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figure de l’éléphant. Spectateur et lecteur sont, à l’en croire, devant le génie comme devant un éléphant : Goya, abasourdi par les tableaux de Vélasquez, est « émerveillé comme en foire un paysan devant qui des éléphants passent1 » et Faulkner prend conscience que devant « l’éléphant Shakespeare, l’élé‐ phant Melville, l’éléphant Joyce, on n’a d’autre ressource que de devenir soi-même l’éléphant2 ».
Le basculement démocratique La rêverie révolutionnaire dynamise l’œuvre de Pierre Michon. Cette obsession l’amène en effet à creuser en perma‐ nence les effets sociaux et esthétiques du basculement démo‐ cratique, en s’interrogeant sur ce que la revendication d’égalité fait au champ artistique. De livre en livre, il dessine le cadastre de l’art en régime démocratique, pour ausculter les métamor‐ phoses de la figure artistique depuis ce basculement. C’est pour‐ quoi le geste révolutionnaire obsède son imaginaire : symboliquement, il y voit un passage de la verticalité à l’hori‐ zontalité et relit le régicide comme ce moment de bascule où commence, avec la mort du père, l’époque querelleuse des fils, dans une quête impossible de reconnaissance, depuis que les figures tutélaires ont disparu. Si l’on veut reprendre la méta‐ phore structurante de Rimbaud le fils, la bouture transmise de génération en génération perd son efficace, non par épuisement mais par démultiplication : « Certes, ils avaient tous la petite bouture, mais que vaut-elle, quand elle est si également distri‐ buée3 ? » Avec l’avènement démocratique, le champ littéraire est soumis au brouillage des hiérarchies et au règne des rivalités fraternelles, sans la croyance à l’auréole d’un sacre ou au pres‐ tige d’un nom. À ce titre, je placerais volontiers toute l’œuvre de Pierre Michon sous le signe d’une inactualité de la grandeur : ses livres
1. Pierre Michon, Maîtres et Serviteurs, Lagrasse, Verdier, 1990, p. 13. 2. Pierre Michon, Corps du roi, Lagrasse, Verdier, 2002, p. 67. 3. Pierre Michon, Rimbaud le fils, Paris, Gallimard, « Folio », 1993 [1991], p. 83.
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ne cessent de réactiver ce modèle, d’en susciter l’espace projectif, d’en intensifier le pouvoir d’impulsion, mais pour mieux mar‐ quer ce désir-là comme un contretemps ou un vestige intem‐ pestif. Elle a partie liée avec une expérience du révolu et du désuet : « La Belle Langue ne donne pas la grandeur, mais la nostalgie et le désir de la grandeur1. » L’écriture de Pierre Michon travaille à un anachronisme concerté : un anachro‐ nisme du style d’abord, qui va chercher l’ampleur oratoire de Chateaubriand pour dire la province d’aujourd’hui dans Vies minuscules ; un anachronisme des régimes de valeurs ensuite, puisqu’il s’attache à dire la situation contemporaine de l’écri‐ vain, mais avec les attributs et les défroques d’antan : le saint ou le roi. Il mène en effet volontiers une archéologie de la litté‐ rature, en emboîtant le pas à Paul Bénichou, qui a montré dans Le Sacre de l’écrivain2 comment les formes de légitimité autre‐ fois réservées aux prêtres s’attachent à partir du xviiie siècle aux figures de l’écrivain. Les Lettres, Monsieur. Car on était dans l’époque où la croyance littéraire commençait à évincer l’autre croyance, la grande et vieille, à la reléguer dans son petit moment historique et son petit espace, le règne de Tibère, les oliveraies du Jourdain, et à pré‐ tendre que c’était dans son espace à elle, les pages de roman, les bouts-rimés anacréontiques, que daignait apparaître l’univer‐ sel3.
Si l’auteur de Vies minuscules n’hésite pas à prendre une tonalité d’outre-tombe, sinon à déployer l’onomastique biblique, c’est pour maintenir à même le style, les emblèmes et les enseignes de la sacralité d’autrefois. Cet anachronisme de la grandeur prend des formes plu‐ rielles dans l’œuvre de Pierre Michon : une rhétorique de l’ambi‐ valence, entre emphase concertée et dégringolade burlesque ; une représentation ironique à contretemps de l’artiste, tour à tour saint, martyr ou roi ; un autoportrait de soi en figure
1. Pierre Michon, Vies minuscules, Paris, Gallimard, « Folio », 1996 [1984], p. 15-16. 2. Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain, op. cit. 3. Pierre Michon, Les Onze, Lagrasse, Verdier, 2009, p. 47.
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déchue comme dans Corps du roi, qui joue de la tension entre la grandeur désirée et la petitesse de l’être de chair, dans le sillage de l’historien Kantorowicz. C’est cette discordance des valeurs artistiques en régime démocratique que saisit Pierre Michon depuis la parution de Vies minuscules, qui fut pour lui une prise de conscience : Je me suis trompé. Je ne savais pas que la littérature est fille de la démocratie, au sens où c’est la loi du plus grand nombre qui prévaut, la tyrannie de la majorité. Je pensais que la littérature était l’un des derniers domaines hiérarchisés où la valeur faisait sens et triait1.
C’est ce même conflit entre démocratisation et grandeur que saisit Nathalie Heinich dans L’Épreuve de la grandeur, pour décrire dans sa conclusion qu’avec la fin de l’Ancien Régime, la hiérarchie des grandeurs, si elle n’a pas disparu, s’est brouillée, au point de paraître souvent aléatoire et capricieuse2.
La fabrique des postures et de la postérité Nulle nostalgie pourtant dans les textes de Pierre Michon, à la différence de l’essai d’Henri Raczymow. Car au lieu de déplo‐ rer la perte d’une grandeur, il saisit au contraire cette figure du grand écrivain comme une reconstruction rétrospective, qui minore ou occulte les hésitations et les faiblesses, les hasards et les injustices. Il faut rappeler qu’en exergue à Trois auteurs, où il établit le panthéon de ses admirations, Pierre Michon place une citation d’Illusions perdues de Balzac, en manière de coda ironique : « Tu pourras être un grand écrivain, mais tu ne seras jamais qu’un petit farceur. » C’est là décrire l’histoire littéraire en régime démocratique dans une tension constante entre d’une part la figure du grand écrivain célébré par les histoires littéraires, glorifié par les mémoires collectives, et
1. Pierre Michon, Le Roi vient quand il veut, Propos sur la littérature, op. cit., p. 177. 2. Nathalie Heinich, L’Épreuve de la grandeur, Prix littéraires et reconnaissance, Paris, La Découverte, 1999.
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d’autre part le besogneux, affairé aux stratégies pour conquérir le champ littéraire et forcer la postérité. Pierre Michon saisit en quelque sorte la fabrique de la mémoire littéraire pour interroger les instances de légitimation et la constitution de la postérité. Il dresse ce faisant une galerie de portraits de l’artiste en imposteur, de Balzac à Faulkner en passant par Flaubert. Il représente l’écrivain comme un maître de la contrefaçon ou un expert en mauvaise foi, qui multiplie les poses et les postures, sur la scène littéraire ou dans son petit théâtre intérieur. Pierre Michon analyse la scénographie des postures littéraires, il en inventorie les accessoires — la couleur d’un gilet, la cravate de travers ou la cigarette brûlant les doigts —, ou pointe les poses et les masques, le masque sacrifi‐ ciel qui colle au visage de Flaubert dans Corps du roi ou la pose de l’écrivain face à la postérité lorsque Carjat, Nadar ou Lutfi Ozkök déclenchent. Ses livres s’écrivent à la lisière d’une socio‐ logie des postures, d’une cartographie des positionnements lit‐ téraires et d’une analyse psychanalytique, démasquant mensonges et faux-semblants intérieurs. C’est ainsi qu’en accompagnant Balzac, il souligne avec désabusement dans Trois auteurs que « les arts sont une imposture, un air du temps1 », et décrit « le répertoire des rôles et d’attitudes littéraires2 », mais pour pointer le piège fantasmatique dans lequel s’enferme l’auteur de La Comédie humaine lorsqu’il « se fait pour lui-même l’épuisant cinéma du génie3 ». Ce sont les coulisses de la grandeur et l’injustice de la posté‐ rité que Pierre Michon déconstruit ainsi. Hasard et arbitraire règnent en effet sans partage sur le champ artistique, où une renommée capricieuse efface ou célèbre les artistes sans raison apparente. C’est ce qu’il pointe Pierre Michon dans Les Onze, en évoquant « cette poignée de peintres qui ont été élus on ne sait pourquoi par les foules, ont bondi dans la légende quand les
1. Pierre Michon, Trois auteurs, Lagrasse, Verdier, 1997, p. 15. 2. Ibidem, p. 21. 3. Idem, p. 27-28.
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autres demeuraient sur le rivage, simplement peintres1 ». D’entretien en entretien, il fragilise le grand roman de l’histoire littéraire, ses figures glorieuses, ses épisodes mémorables, à tra‐ vers des récits alternatifs. Il se plaît ainsi à rappeler qu’Apolli‐ naire et Jarry se sont rencontrés autour de leur admiration passionnée pour le poète Jean Moréas, que le champ littéraire admirait en 1905, selon l’introduction en « Pléiade » d’Apolli‐ naire2, ou se demande pourquoi Rimbaud ou Van Gogh sont devenus des monuments artistiques : « C’est sans doute une injustice et un bluff que ceux-ci précisément aient été choisis par la postérité plutôt que Monticelli ou Philoxène Boyer… parce qu’il y a toujours de l’injustice dans les décisions des hommes3. » À la manière de la nouvelle histoire sociale de l’art, Pierre Michon conçoit l’artiste comme le constructeur de sa propre réception4. La postérité de l’écrivain prolonge la posture qu’il a consciemment élaborée de son vivant. S’il fragilise les instances de légitimation, en citant Valéry plaisamment — « la postérité, c’est des cons comme nous » —, c’est pour décrire les stratégies de conquête et les postures d’écriture, où s’élabore la postérité : « La postérité, c’est nous qui la faisons par un acte volontaire et démesuré5. » L’histoire littéraire n’a rien selon lui d’un tribu‐ nal célébrant les grands écrivains et oubliant les minores, elle est un territoire à conquérir avec un volontarisme, une énergie et un désir de forcer de son vivant la postérité, comme « tous les Rastignac de l’au-delà6 » et les « Julien Sorel des Ardennes7 » qui parcourent ses récits. ⁂
1. Pierre Michon, Les Onze, op. cit., p. 65. 2. Pierre Michon, Le Roi vient quand il veut, op. cit., p. 201. 3. Ibidem, p. 50. 4. Voir Nathalie Heinich, La Sociologie de l’art, Paris, La Découverte, 2001, p. 33. 5. Pierre Michon, Le Roi vient quand il veut, op. cit., p. 305. 6. Pierre Michon, Rimbaud le fils, op. cit., p. 82. 7. Ibidem, p. 47.
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L’exemple de Pierre Michon, oscillant entre lucidité ironique et croyance maintenue, montre combien la figure du grand écri‐ vain est de nos jours un mythe, à la fois fragile et nécessaire. Fragile, car il dénonce les impostures derrière la comédie de la grandeur, souligne le règne de l’aléatoire et de l’injustice dans la mémoire. Nécessaire, car il maintient la dynamique de désir et le mouvement d’identification qui marque l’entrée en écri‐ ture. Le grand écrivain, c’est en somme aujourd’hui un moyen de maintenir la fiction d’une littérature sacrée : entre croyance et incrédulité. Bien d’autres écrivains s’amusent avec ironie aujourd’hui de cette figure de l’écrivain : François Weyergans qui grime en clown celui qui éduquait les peuples (Je suis écri‐ vain, 1986) ou Lydie Salvayre qui montre les compromissions d’un écrivain écrivant la biographie d’un roi du hamburger (Portrait de l’écrivain en animal domestique, 2007). À quoi il faut ajouter que la lucidité ironique de Pierre Michon n’est pas sans efficace libératrice, tant il a rappelé combien il a été marqué par la crainte d’une pétrification et l’angoisse d’être enterré de son vivant sous son premier livre, Vies minuscules. La tradition du grand écrivain repose en effet pour partie sur le culte des grands hommes et la laudatio funebris : elle court le risque, comme l’écrit Olivier Nora1, non plus de maquiller les cadavres, mais d’embaumer les vivants. Mettre du jeu dans cette tradition, c’est pour Pierre Michon conquérir une part de liberté et d’incons‐ tance contre la pétrification des instances de légitimation.
LE CONTEMPORAIN : POUR UN AUTRE RÉGIME DE GRANDEUR Déplaçons la perspective, en délaissant les imaginaires his‐ toriques, pour aborder la littérature contemporaine. Car ces discours sur le déclin du grand écrivain aujourd’hui s’inscrivent dans une modification profonde du statut de la littérature : à la fin du xxe siècle, se sont en effet multipliés les discours sur la
1. Olivier Nora, « La visite au grand écrivain », op. cit., p. 2138.
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fin de la littérature et la perte de sa sacralité. Il faut réinscrire les propos d’Henri Raczymow et Dominique Noguez dans ce contexte : ils marquent le sentiment d’un bouleversement des représentations du littéraire et de ses acteurs1. Sans revenir une fois encore sur ces débats2, je souscrirais volontiers aux ana‐ lyses de Dominique Viart qui souligne que « [l]’écrivain n’est plus désormais qu’un homme dans la foule3 ». Il ne s’agit pas de saisir les formes, les scénographies ou les sociabilités du grand écrivain aujourd’hui, car la volte des prix et les scènes médiatiques maintiennent parfois vivace un tel mythe. Mieux vaut interroger ce que l’on gagne à conserver cette figure ou à en déplorer aujourd’hui la perte. Ce qui frappe à la lecture des quelques textes consacrés à cette figure, c’est qu’ils saisissent la tension entre régime démocratique et culte de la singularité, au point de constituer la figure du grand écrivain comme un point de résistance à l’horizontalité ou à l’homogé‐ néité démocratique. Le grand écrivain, ce serait alors quelque chose comme une rémanence aristocratique, une survivance anachronique célébrée parce qu’elle incarne rétrospectivement un ordre de hiérarchie, un ensemble de valeurs reconnaissable et consensuel. Travailler sur le contemporain, c’est s’attacher à des figures dans un champ aux hiérarchies instables, prises dans des processus de légitimation ou de classicisation inache‐ vés : c’est en quelque sorte accepter ou choisir d’étudier des œuvres sans le recours ou le secours de la postérité. Mettre en suspens de manière provisoire, pour des raisons méthodolo‐ giques, la croyance même dans la figure du grand écrivain. J’aimerais pour cela ouvrir ce dernier moment par une cita‐ tion de Levinas, dans un essai consacré à Maurice Blanchot :
1. Jean-Marie Domenach, Le Crépuscule de la culture française, Paris, Plon, 1995 ; William Marx, L’Adieu à la littérature, Histoire d’une dévalorisation, Paris, Minuit, 2005 ; Dominique Maingueneau, Contre Saint-Proust ou la fin de la littérature, Paris, Belin, 2006 ; Tzvetan Todorov, La Littérature en péril, Paris, Flammarion, 2007 ; Richard Millet, Désenchantement de la littérature, Paris, Gallimard, 2007. 2. Dominique Viart et Laurent Demanze (dir.), Fins de la littérature, tomes I et II, Paris, Armand Colin, 2012. 3. Dominique Viart, La Littérature française au présent, Paris, Bordas, 2008 [1re édition 2005], p. 311.
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« L’artiste comme personnalité créative, le littérateur comme existence d’exception, le poète comme génie — le héros — n’ont heureusement plus de place même dans nos mythes […] on parle encore des grands écrivains, des grands artistes. Personne n’y attache d’importance1. » C’est l’adverbe de cette citation qui me retient, car au lieu de déplorer la fin d’un mythe ou une désacralisation de la littérature, le philosophe y voit l’occasion d’une chance, une ouverture à saisir heureusement. Il me semble que l’on gagne en effet beaucoup à revendiquer une perspective contemporaine pour célébrer joyeusement la mort du grand écrivain. Au lieu se demander s’il existe encore de nos jours une figure de grand écrivain, si les prix Nobel d’aujourd’hui valent ceux d’hier, je voudrais m’attacher à dire ce que l’on gagne méthodologiquement avec sa disparition : une critique des régimes de visibilité, une pluralisation de l’histoire littéraire, la construction d’une posture démocratique.
Une critique des régimes de visibilité Ce qui frappe concernant l’imaginaire du grand écrivain, c’est qu’il est un homme de tribune et de chaire : ses livres attribuent à sa parole une autorité sans pareille. Il est investi d’un savoir, sinon d’une mission éducative comme le pensaient les mages romantiques. Il est l’homme de la place publique, qui dynamise le débat et donne une direction à l’opinion publique. Pour reprendre une formule très juste d’Olivier Nora, le grand écrivain suscite un « effet charismatique », il compose une incarnation spectaculaire de la littérature : son corps visible permet d’accéder à la littérature en personne. Or l’on est passé, comme on sait, d’un régime glorieux de visibilité à une multiplication de la présence plurielle du corps des écrivains : la visite au grand écrivain laisse place en 1891 à l’Enquête sur l’évolution littéraire, dans laquelle Jules Huret ras‐ semble soixante-quatre entretiens, puis à partir de 1922 à la
1. Emmanuel Levinas, Sur Maurice Blanchot, Montpellier, Fata Morgana, 1975, p. 15.
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série « Une heure avec... » de Frédéric Lefèvre, avant les conver‐ sations radiophoniques puis les entretiens télévisés, de Pierre Dumayet à Bernard Pivot. On lit souvent qu’il y a dans cette effervescence une dérive propre à la société du spectacle de notre époque. Je serais plutôt tenté de dire combien ces phéno‐ mènes de médiatisation permanente sont à l’inverse le prolon‐ gement du désir de saisir la littérature en personne, pour reprendre la belle formule de Pierre Michon. Malgré la démul‐ tiplication et sans doute le brouillage de ces corps de l’écrivain mis en scène, je voudrais rappeler que ces scénographies média‐ tiques reconduisent une pensée de la littérature comme occa‐ sion de rencontre, frottement à une sensibilité, colloque singulier1. Dominique Noguez ou Olivier Nora, entre autres, proposent de faire de la littérature un espace de résistance à cette specta‐ cularisation du corps de l’écrivain, oubliant sans doute que les funérailles de Victor Hugo furent non seulement un moment politique mais aussi un moment spectaculaire (et commercial). Pour maintenir la figure de l’écrivain en gloire, il serait amené à se retirer de la scène médiatique, à composer avec le secret pour nourrir autour de lui le mystère : Le grand écrivain contemporain qui suscite encore le désir de visite est celui qui a su rester étranger à tous les lieux de consé‐ cration. Les fantômes de cette société secrète dont les mystères ont été depuis longtemps éventés sont d’autant plus pourchassés qu’ils se sont eux-mêmes interdits d’antenne2.
Il y a dans ce renversement une manière de réinstaurer la sacralité de la littérature sur le mode de la théologie négative, en privilégiant des formes d’invisibilité et des discrétions obstinées, mais qui maintiennent, de Blanchot à Gracq, une distance aris‐ tocratique avec la société civile et le statut d’exceptionnalité de la parole littéraire.
1. Jérôme Meizoz, La Littérature « en personne ». Scène médiatique et forme d’incarnation, Genève, Slatkine, 2016. 2. Olivier Nora, « La visite au grand écrivain », op. cit., p. 2150.
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Le moment contemporain est marqué, me semble-t-il plutôt, par un souci de reprendre la conversation avec le monde. Une telle inflexion du corps de l’écrivain « en régime médiatique », pour reprendre l’expression de Nathalie Heinich, invite à ana‐ lyser finement les politiques culturelles contemporaines : de la multiplication des festivals aux nombreuses résidences d’écri‐ vains, la présence de la littérature tresse un dense réseau de participations, de performances et d’implications de l’écrivain dans la société civile. C’est ce que note Dominique Viart, en montrant que l’écrivain est désormais un homme des proximi‐ tés, à travers lectures en librairies ou médiathèques, résidences et ateliers : S’il est aujourd’hui un « statut » de l’écrivain, c’est ce statut offi‐ cieux, fait de proximité, d’échange et de dialogues, et non plus celui que confèrent une parole autorisée et prestigieuse, un sta‐ tut lié à l’image déclinante de la littérature dans le corps social, ce dont bien des critiques s’émeuvent1.
La littérature n’hésite pas, selon le mot de Nicolas Bourriaud, à devenir un art relationnel2, ou pour reprendre la formule de David Ruffel, une littérature contextuelle3. Au lieu du surplomb du grand écrivain ou d’une verticalité que d’aucuns jugent per‐ due, s’élabore au rythme de ces visibilités démultipliées une horizontalité reconquise.
Une pluralisation de l’histoire littéraire Congédier, mais poliment, la figure du grand écrivain, c’est aussi mener résolument un élargissement des corpus littéraires qui permette d’intégrer avec hospitalité une plus grande diver‐ sité de figures. Car même si on imagine le grand écrivain comme
1. Dominique Viart, La Littérature française au présent, op. cit., p. 311. 2. Nicolas Bourriaud, L’Esthétique relationnelle, Dijon, Presses du réel, 1998. Plus largement, la démocratisation des lettres a suscité une inflexion considérable de l’idée de littérature, voir : Alexandre Gefen, L’Idée de littérature. De l’art pour l’art aux écritures d’intervention, Paris, José Corti, 2021. 3. David Ruffel, « Une littérature contextuelle », Littérature, n°160, 2010.
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un représentant de l’opinion publique, se faisant la voix de tous ou le porte-parole du peuple, il faut aussi souligner ce qu’une telle figure occulte et refoule : en un mot interroger la représen‐ tativité même du grand écrivain. Quand on lit une des listes proposées par Dominique Noguez — « Ronsard, Voltaire, Rous‐ seau, Hugo, voire Anatole France ou Barrès l’avaient peu ou prou incarnée avant eux. D’autres Claudel, Valéry, Alain, Girau‐ doux, Cocteau, Breton, Camus, Malraux, Aragon l’ont à demi ou aux trois quarts incarnée conjointement à eux1 » —, il y a de quoi être saisi. Je suis entre autres frappé par l’absence de figures féminines, pas de Germaine de Staël si importante dans le développement du statut même de l’écrivain, ni de George Sand malgré ses forts engagements politiques, ni de Simone de Beauvoir. Il s’agit de revendiquer une histoire littéraire qui tourne le dos à ce que Nietzsche appelle une histoire monumentale : celle des sommets où les grands auteurs s’entrelisent dans un art consommé de la connivence et de l’entre-soi. Cette représenta‐ tion de l’histoire littéraire, qui réactive un idéal du dialogue let‐ tré par-delà les temps, met en arrière-plan les écritures ordinaires et les conditions matérielles, tout ce que Marc Ange‐ not appelle le discours social2. Tout se passe en effet comme si, dans ces dialogues imaginaires entre les grands écrivains, l’épaisseur quotidienne du présent et la conversation régulière de l’œuvre avec le monde étaient écartées. À charge pour nous de procéder à la manière de l’école des Annales qui avait autre‐ fois choisi d’écarter les grandes figures pour s’attacher aux grands panoramas et aux anonymes. Enfin, délaisser la figure monumentale du grand écrivain, c’est sans doute aussi délaisser une vision de l’histoire littéraire qui consigne les silhouettes marquantes et les œuvres durables, sub specie æternitatis, pour accepter les effacements et les dis‐ crétions : non pas nécessairement le mémorable, mais pour
1. Dominique Noguez, op. cit. 2. Marc Angenot, Mille huit cent quatre-vingt-neuf : un état du discours social, Montréal-Longueuil, Éditions du Préambule, 1989.
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reprendre la belle formule de Giorgio Agamben, une mémoire de l’oubli. C’est ce que j’apprécie tout particulièrement dans le contemporain : constater combien les écrivains d’aujourd’hui multiplient des contre-histoires de la littérature, une histoire des figures oubliées et des textes fantômes, pour faire trembler et pluraliser le grand roman de la littérature. Pierre Michon, s’il convoque Rimbaud, Balzac et Faulkner, n’en contribue pas moins à mettre à l’épreuve leurs statuts et à rendre leur consé‐ cration au hasard. On peut songer à bien d’autres réflexions, celles de Stéphane Audeguy dans L’Enfant du carnaval, consacré à Pigault-Lebrun, ou au très beau volume de Gilles Ortlieb, Des orphelins. Plus fondamentalement, ces contre-histoires contri‐ buent à déprogrammer la littérature, pour reprendre la juste formule de Pascal Quignard1, qui s’était attaché à redonner mémoire à des silhouettes oubliées : Albucius, Guy Le Fèvre de La Boderie, Lycophron ou Jacques Esprit sont quelques exemples de cette tentative pour exhumer ces déshérités des traditions dominantes. Par ce geste, les écrivains contemporains défont toute vectorisation téléologique de l’histoire littéraire, en pointant les failles et les manques sur lesquels elle se bâtit, afin de dessiner des trajectoires virtuelles et des filiations alterna‐ tives.
Une posture démocratique Si la figure du grand écrivain convoque un imaginaire de la singularité géniale, de l’exception créatrice, il me semble que nous sommes résolument entrés dans un autre moment depuis quelques années. Au lieu des revendications de surplomb et des ambitions prophétiques, l’écrivain compose plus volontiers une posture, pour reprendre le concept de Jérôme Meizoz2, mais une
1. « Déprogrammation de la littérature, Entretien avec Pascal Quignard », Le Débat, 1989, n° 54, p. 77-88. 2. Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007 et La Fabrique des singularités. Postures littéraires II, Genève, Slatkine, 2011.
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posture modeste. Une telle posture, on pourrait la déplier en bien des figures ou des scénographies aujourd’hui : Le souci de l’homme ordinaire : il me semble qu’avec Bouvard et Pécuchet, notamment, s’ouvre le règne ambivalent du lieu commun et de la stéréotypie des idées. L’écrivain cesse d’être celui qui forge une langue à nulle autre pareille, qui constitue un idiolecte littéraire, pour prendre la mesure de ce qu’il y a de collectif dans chacun, ce qu’il y a d’impersonnel au plus profond de l’écrivain. Affirmer non une qualité de distinction, mais ce qui nous est commun, ce que chacun éprouve et ressent, selon d’infimes particularismes ou accentuations de goûts. Il ne s’agit pas de revendiquer un statut d’exception capable de synthétiser la pluralité des identités, mais d’être un parmi tant d’autres. L’écrivain est comme tout le monde, ou du moins ouvert sur l’ordinaire des existences : comme Georges Perec ou Emmanuel Carrère qui s’attache à décrire d’autres vies que la sienne, après avoir été longtemps marqué par la dimension aristocratique de l’œuvre de Nabokov. C’est alors la qualité empathique de l’écrivain qui est promue, non pas à la manière du mage roman‐ tique capable d’endosser toutes les identités, mais dans un travail modeste d’ajustement et de scrupule hypothétique pour s’approcher au plus près de l’expérience d’autrui. La figure de l’amateur ou de l’autodidacte, qui braconne dans les savoirs, refuse tout magistère, mais s’affirme comme brico‐ leur en ouvrant large l’écriture à une collectivité. Au lieu du surplomb prophétique ou de l’écrivain éclaireur du peuple, avec ce mélange d’autorité et de didactisme, s’inventent aujourd’hui des pratiques collectives et hétérodoxes, en refus de la chaire ou de la tribune publique. Je songe notamment aux œuvres de Pierre Senges qui travaille à subvertir les autorités épistémologiques, à Philippe Vasset qui revendique une pra‐ tique hétérodoxe de la géographie ou encore à bien des auteurs du collectif Inculte. Les nombreuses enquêtes de terrain menées
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par les écrivains aujourd’hui s’adossent à ce désir d’avoir prise sur le réel, d’élaborer un savoir modeste, perplexe et intime1. Une renégociation de l’auctorialité. En effet, bien des livres aujourd’hui se composent comme des livres de voix, qui trans‐ crivent et enregistrent les rumeurs publiques. Voix des ouvriers, paroles des victimes de génocide, témoignages de malades : l’écrivain ne se pense plus comme un démiurge, composant un univers romanesque à la mesure de son imagination, mais réactive volontiers le geste de l’écrivain public, qui monte des discours, confronte des témoignages et fait du livre une chambre d’échos des paroles ordinaires ou souffrantes. Dans le sillage de Svetlana Alexievitch, bien des écrivains composent aujourd’hui des récits de voix : de Jean-Paul Goux à François Bon, de Jean Hatzfeld à Philippe Artières, d’Olivia Rosenthal à Maryline Desbiolles. Il me semble que ces trois traits peuvent dessiner une figure alternative de l’écrivain démocratique. Cette figure para‐ digmatique, on pourrait la trouver aujourd’hui chez Perec qui recueille les témoignages des exilés d’Ellis Island, revendique une position marginale et iconoclaste par rapport aux savoirs et s’affirme « comme tout le monde, je suppose », aussi bien dans ses Je me souviens que dans Espèces d’espaces. La recon‐ naissance sans précédent qu’il connaît, entre la publication d’un cahier de L’Herne et celle de ses œuvres en « Pléiade », montre l’émergence d’une silhouette non plus autoritaire et lointaine, mais fraternelle et proche, qui pourrait dessiner les linéaments d’une posture démocratique. ⁂ Comme le souligne Henri Raczymow, « le “grand écrivain”, alors, ce n’est pas seulement, ce n’est plus seulement l’auteur révéré de grandes et belles œuvres, c’est un nom, un emblème, voire une légende, une mythologie, qui transcende des œuvres
1. Dominique Viart et Alison James (dir.), « Littératures de terrain », Fixxion, n° 18, juin 2019 et Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête. Portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Paris, José Corti, 2019.
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singulières, autant de volumes rangés dans nos bibliothèques. C’est un nom chargé d’une émotion particulière, d’un investis‐ sement imaginaire1 ». La question qui se pose aujourd’hui, c’est la place que l’on souhaite donner à un tel mythe, à un tel imaginaire : sont-ils des transfigurations et des dynamisations du réel qui le rendent désirable et lisible ? ou au contraire sont-ils dénoncés comme des formes d’aliénation et d’occultation ? Entre ces deux pôles, je ne suis pas sûr qu’il faille choisir, mais seulement considérer lucidement l’efficace de tels mythes et évaluer les usages que l’on en fait.
1. Henri Raczymow, op. cit., p. 123.
9 BEST-SELLERS D’HIER ET D’AUJOURD’HUI
Sylvie Ducas
Réduire le best-seller — comme sa désignation lexicale y invite — à un simple chiffre de ventes colossal, celui des block‐ busters actuels soutenus par un marketing agressif, revient à passer à côté d’une histoire de l’industrialisation des lettres bien plus ancienne. Frédéric Rouvillois1, dans sa tentative de défini‐ tion, confond le best-seller avec le simple succès d’un jour ou le classique dont les ventes perdurent, de la Bible au Petit Prince, reprenant sur ce point l’opposition bourdieusienne entre le suc‐ cès sans lendemain et le long-seller passé à la postérité2. Or le best-seller est surtout et avant tout un livre au pic fulgurant de ventes colossales, un livre-choc à très grande vitesse3 qui attire les foules dans la frénésie même qui caractérise l’usage social qu’elles en font. À ce titre, il recouvre une réalité bien plus com‐ plexe que cette dichotomie simpliste du « best-seller hambur‐ ger4 » et de celui voué au canon, dichotomie dans laquelle ne s’avoue pas une distinction légitimiste du bon grain et de l’ivraie en littérature. La valeur littéraire n’est pas une valeur absolue,
1. Frédéric Rouvillois, Une histoire des best-sellers, Paris, Flammarion, 2011. 2. Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 89, Paris, septembre 1991, p. 14. 3. Robert Escarpit, Sociologie de la littérature, Paris, PUF, 1958. 4. Roberto Pliego, « L’ère du livre à grande vitesse », Books, n° 1, décembre 2009janvier 2010.
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mais une construction culturelle en devenir et les lectures ordi‐ naires ne riment pas nécessairement avec une littérature « par le bas » et des « sous-livres pour lectorat populaire » ; l’histoire du best-seller le prouve, lui qui n’est réductible à aucune défi‐ nition générique, et la littérature dite légitime elle aussi — rappelons-le — est loin de ne compter que des chefsd’œuvre. On peut penser plus judicieusement avec d’autres1 que « le best-seller est indissociable du lieu où il se produit, c’est-à-dire d’un palmarès des ventes présenté sous forme de liste classée, du lieu de publication de cette liste, des opérations promotion‐ nelles qui l’accompagnent, et des effets de célébrité ou de succès qu’il induit2 ». Une telle définition a le mérite de voir dans le bestseller un livre classé, influant « sur le goût littéraire, sur la pro‐ duction d’ouvrages et sur l’idée même de littérature3 ». Mais elle fait croire un peu vite que la promotion éditoriale créerait seule son succès ; elle néglige trop le médium qui l’accastille, dans toutes ses métamorphoses ; et surtout elle aborde le processus du best-seller, de sa production à son classement par ventes, et non l’aval : sa réception. Or celle-ci est irréductible à un public cible présumé consommer passivement une production cali‐ brée, dans une économie du succès qui se ferait à la fois pour et sans lui. Le lectorat est, au contraire, un acteur majeur de ce résultat marchand et il est participatif4, consentant et massive‐ ment demandeur de ces livres voués au succès de masse. « Pro captu lectoris habent sua fata libelli » — « Par l’esprit du lecteur, les livres acquièrent leur propre destin5 ».
1. Jacques Lemieux, Claude Martin, Vincent Nadeau et Denis Saint-Jacques (dir.), Ces livres que vous avez aimés, Les best-sellers au Québec de 1970 à aujourd’hui, Québec, Nuit blanche, 1994, notamment le chapitre 2 sur la question des listes. 2. Appel à communication du numéro de la Revue critique de la fixxion française contemporaine, n° 15, sur le best-seller, Paris, 16 juin 2016 (http://www.fabula.org /actualites/le-best-seller_74683.php [consulté le 24 juin 2021]). 3. Ibidem. 4. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1980 ; La Culture au pluriel [1974], Paris, Le Seuil, 1993. 5. Térence le Maure cité in Ernst Cassirer, The Myth of the State, New Haven, Yale University Press, 1946.
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C’est donc sous l’angle des publics et de leur horizon d’attente en régime démocratique, mais aussi de la prescription en culture médiatique, que le best-seller sera entendu comme ce livre le plus lu, celui qui plaît le plus, autrement dit un livre consensuel1 qu’on dévore aussi pour le type de fiction narrative qui le fonde et qui captive. Bien plus, il est, selon nous, le résultat d’une « médiamorphose » qui le pérennise et influence à chaque époque sa réception et sa prescription littéraires2, affecte sa forme et son contenu, les représentations que l’on s’en fait et le goût qu’on lui porte. Quatre temps d’un sacre média‐ tique seront ainsi distingués, qui dessinent le triomphe du bestseller littéraire d’hier et d’aujourd’hui.
LE JOURNAL : BEST-SELLER ET SACRE DE LA FICTION Avant d’être le produit des meilleures ventes de livres, ce sont les meilleures ventes de journaux qui marquent la nais‐ sance du best-seller. Au xixe siècle, il coïncide avec l’entrée dans l’ère de la presse et prend la forme de cette fable périodique et sérielle — le roman-feuilleton — née d’une véritable « révolu‐ tion française » médiatique dès les années 1840 : la civilisation du journal et d’une écriture médiatique d’actualité. Le romanfeuilleton, qui en imite bien des traits3, bouleverse tout l’éco‐ système littéraire alors fondé sur l’auteur et le temps long de son œuvre. Si le médium sert toujours de tribune et d’incuba‐ teur de best-sellers, comme nous le pensons, au xixe siècle, c’est incontestablement la presse qui assure la lente transition vers la lecture de masse et le succès grand public. Sainte-Beuve y a vu, avant les frères Goncourt, le désastre d’une industrialisation
1. Martyn Lyons, Le Triomphe du livre, Une histoire sociologique de la lecture dans la France du xixe siècle, Paris, Promodis- Cercle de la librairie, 1987. 2. Brigitte Chapelain et Sylvie Ducas (dir.), Prescription culturelle : avatars et médiamorphoses, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2018. 3. Jacques Migozzi, « La révolution française du roman-feuilleton (1836-1848) », in Marie-Françoise Cachin, Diana Cooper-Richet, Jean-Yves Mollier et Claire Par‐ fait (dir.), Au bonheur du feuilleton, Naissance et mutations d’un genre (États-Unis, Grande-Bretagne, France, xviiie-xxe siècles), Paris, Creaphis, 2007, p. 81-94.
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des lettres. Alain Vaillant et Marie-Eve Thérenty ont étudié cette entrée dans « l’an I de l’ère médiatique1 » et sa poétique, entre commentaires passionnés de l’actualité et écriture à même de créer l’euphorie participative des lecteurs. La « folie du roman-feuilleton » qui envahit les rez-dechaussée des journaux y prend la forme d’une fiction roma‐ nesque dont la poétique est liée à cette écriture du journal2 mais qui a surtout pour particularité d’être sérielle. Le Juif errant ou Les Mystères de Paris d’Eugène Sue ou encore Le Comte de MonteCristo de Dumas ont valeur de best-sellers emblématiques : l’extraordinaire, l’aventure, le rêve, la mise en récit dramati‐ sante d’une intrigue foisonnante tendue vers la fameuse « suite au prochain numéro », sa forme hybride stimulant la « coopé‐ ration interprétative 3 » du lecteur autour de héros adulés et la « lecture de dévoration et d’intense identification4 » qu’il favo‐ rise. Cette fiction du roman-feuilleton préfigure celle de bien des best-sellers. Aucune recette n’en donne la clé, mais une même capacité s’y reconnaît à créer comme le roman-feuilleton des « tendances centrifuges5 », un désir de suite et une rage de lire auxquels le medium n’est pas étranger.
1. Alain Vaillant et Marie-Eve Thérenty, L’An I de l’ère médiatique, Analyse litté‐ raire et historique de La Presse de Girardin, Paris, Nouveau Monde éditions, 2001. 2. Alain Vaillant parle d’une sorte de « transfiguration fictionnelle de cette prose journalistique [...] qui sature désormais l’imaginaire collectif de ses représenta‐ tions médiatiques du monde quotidien » (voir « Invention littéraire et culture médiatique au xixe siècle », in Jean-Yves Mollier, Jean-François Sirinelli et Fran‐ çois Vallotton (dir.), Culture de masse et culture médiatique en Europe et dans les Amériques (1860-1940), Paris, PUF, 2006, p. 19). 3. Jacques Migozzi, op. cit., p. 88. Voir aussi les travaux fondateurs de René Guise, Le Phénomène du roman-feuilleton (1828-1848) : la crise de croissance du roman, Lille, ANRT, 1983, et de Lise Queffélec, Le Roman-feuilleton français au xixe siècle, Presses universitaires de France, 1989. 4. Ibidem, p. 89. 5. Umberto Eco, « Rhetoric and ideology in Sue’s Mystères de Paris », Internatio‐ nal Social Science Journal, vol. 19, n° 4, 1967, p. 552-569.
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Avec le feuilleton, ce sont déjà « des industries culturelles pariant sur la périodicité et la sérialité1 » ; déjà des séries poli‐ cières comme Vidocq2 où voir les ancêtres des best-sellers sériels Nestor Burma et San-Antonio, mais aussi des séries télévisées actuelles et du streaming numérique ; déjà des adaptations et des changements de supports (le théâtre, à l’époque) où voir la genèse de notre transmédialité actuelle ; déjà des pratiques de lecture périodique et sérielle dans lesquelles l’euphorie du bestseller s’est ancrée et qui n’ont plus quitté l’horizon d’attente du roman ; déjà une forme de « village global3 » aussi, bien avant les tribus numériques, qui fédère les publics les plus divers4 et fragilise en la concurrençant une culture classique de l’auteur ainsi que des avant-gardes construisant leur autonomie dans le champ littéraire au xixe siècle5 et lui oppose des écrivains désa‐ cralisés, « tâcheron[s] de la littérature industrielle6 ».
LE LIVRE : BEST-SELLER ET SACRE DE L’ÉDITEUR Certains noms passés à la postérité, comme Dumas ou Eugène Sue, seront toutefois ces auteurs de best-sellers profitant de cette frénésie populaire qui fait exploser les ventes, mais aussi de l’édition, seconde, qui tire profit de ce nouvel intérêt massif pour la lecture et constitue la première médiamor‐ phose du best-seller. Le livre collectionne déjà, certes, les succès de librairie de longue date. Martyn Lyons7 rappelle que réduire ces derniers aux choix retenus par la légitimation critique et
1. Jacques Migozzi, op. cit., p. 89. 2. Dominique Kalifa, « Les policiers, auteurs de feuilletons ? », in MarieFrançoise Cachin, Diana Cooper-Richet, Jean-Yves Mollier et Claire Parfait (dir.), op. cit., p. 141-150. 3. Martyn Lyons, op. cit., p. 146-152. 4. Jean-Yves Mollier, La Lecture et ses publics à l’époque contemporaine, Essais d’histoire culturelle, Paris, PUF, 2001. 5. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, 1992, p. 165-200. 6. Jacques Migozzi, op. cit., p. 93. 7. Martyn Lyons, op. cit., p. 77-104.
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esthétique (Balzac, Flaubert et Zola) reviendrait à passer à côté d’un palmarès bien plus hétérogène. Autrement dit, les lectures anonymes ne coïncident qu’imparfaitement avec les injonc‐ tions du canon et la prescription académique qui le définit. Bien plus, les best-sellers qui perdurent sont ceux qui trouvent dans l’édition et l’imprimé le moyen de s’inscrire dans le temps long de la culture du goût populaire français. Walter Scott, puis Victor Hugo, Eugène Sue et Alexandre Dumas sont ces auteurs de bestsellers qui dominent l’édition pendant plusieurs décennies, même si la poésie de Lamartine, les chansons de Béranger et des classiques constituent eux aussi des best-sellers de l’époque. Les travaux de Jean-Yves Mollier1 ont pointé cette révolution de l’imprimé et le « sacre de l’éditeur » par lequel ce capitaine d’industrie2 va rationaliser le succès de masse. Le médium livre a su d’abord faire face à la déferlante du roman-feuilleton en inventant une nouvelle formule de livres à prix cassés, de petits formats de poche, bien avant la « révolution » communément datée de 1953 pour la polémique suscitée autour de la démo‐ cratisation culturelle par le livre de poche, copiant le paperback anglais et surtout le pocket book américain3. La flambée des romans populaires illustrés vendus pour une poignée de cen‐ times au xixe siècle témoigne de l’ajustement du support-livre à une consommation culturelle qui se massifie inéluctablement. Le livre, par sa reproduction-diffusion à grande échelle, va devenir cette industrie culturelle à l’origine de la fabrique du roman qui émerge au cœur du xixe siècle avec pour moteur « qu’on attende un livre avec une impatience aussi impérieuse que s’il s’agissait de dîner quand on a faim », selon l’éditeur Michel Lévy4. À cette date, le best-seller au sens moderne et
1. Jean-Yves Mollier, Michel et Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne (1836-1891), Paris, Calmann-Lévy, 1984 ; L’Argent et les Lettres, Histoire du capi‐ talisme d’édition (1880-1920), Paris, Fayard, 1988 ; Louis Hachette (1800-1864), Le fondateur d’un empire, Paris, Fayard, 1999. 2. Jean-Yves Mollier, Louis Hachette, op. cit. 3. Benoit Le Blanc, « La révolution du livre de poche », Hermès, vol. 70, n° 3, 2014, p. 61-62. 4. Rapporté par George Sand, cité par Jean-Yves Mollier, Michel et Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne (1836-1891), op. cit., p. 426.
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industriel du terme impose déjà sa domination, soit bien avant la seconde moitié du xxe siècle à laquelle on l’associe commu‐ nément. Avec lui, la valeur symbolique de l’œuvre — sa rareté et son unicité selon Benjamin — est affectée par sa reproducti‐ bilité technique et y perd de son aura. Stratégies commerciales, promotion et publicité éditoriales (annonces, réclames, affiches), « coups » commerciaux, proclamation de chiffres mirobolants sont des procédés déjà courants pour créer artifi‐ ciellement de la valeur et doper les ventes et l’édition rationali‐ sée va ainsi favoriser l’explosion du best-seller hors du journal. Dans le registre des chiffres gonflés pour doper les ventes, de La Vie de Jésus de Renan, La Case de l’oncle Tom d’Harriet Beecher-Stowe jusqu’à Agatha Christie et Barbara Cartland, la « grâce des grands nombres », selon la formule de l’éditeur sub‐ versif Maurice Girodias, ne connaît plus de limites ; pratique qui trouvera dans la course aux prix littéraires tout au long du xxe siècle un théâtre de prédilection. Depuis la fin du xixe siècle, il existe peu de best-sellers dont le succès ne passe pas par le travail de l’éditeur, désormais déterminant. Certains sont même créés sur le malentendu d’une réception réductrice. Madame Bovary est lancé comme un roman très grand public : 25 000 exemplaires vendus à un franc le volume dans la collection populaire de Michel Lévy grâce au bruit engendré par les poursuites. Voyage au bout de la nuit de Céline, publié en 1932 par le jeune Denoël, et couronné d’un prix Renaudot très vendeur qui débouche sur une lecture populiste et naturaliste de l’œuvre au détriment de son caractère résolument iconoclaste et révolutionnaire. Par l’entremise de l’éditeur, le livre fait désormais sa publi‐ cité. Bernard Grasset a « l’audace de proclamer acquis ce que l’on espère » — et fait le succès de Louis Hémon, Raymond Radi‐ guet et de Paul Morand, tandis qu’Albin Michel lance de la même manière Pierre Benoit et son Atlantide. L’histoire de Maria Chap‐ delaine est bien connue1. Celle du roman Le Diable au corps de
1. Jean Bothorel, Bernard Grasset, Vie et passions d’un éditeur, Paris, Grasset, 1989, p. 133-154.
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Radiguet, paru en 1923, illustre l’orchestration savante par un éditeur du lancement de ce qu’il annonçait comme le chefd’œuvre d’un très jeune auteur, le premier à être vendu comme un savon et à signer en images son contrat de « plus jeune romancier de France », d’où son sobriquet de « Bébé Cadum de la littérature ». Exploitant le filon, René Julliard estampille à son tour Bonjour tristesse du bandeau « Le Diable au cœur », la presse saluant en Sagan le « Radiguet en jupon ». Mauriac dénonce à la une du Figaro le « dévergondage de […] ce char‐ mant petit monstre de dix-huit ans » et fait exploser les ventes : 500 000 exemplaires en 1954 et 21 traductions qui font du roman « un phénomène international1 ». Plus récemment, des éditeurs rôdent autour d’une marque éditoriale et d’un festival un cénacle régional, l’école de Brive, dont les auteurs, tous ou presque de la maison Robert Laffont, sont des « hussards des champs2 », auteurs de best-sellers régulièrement placés dans les listes des meilleures ventes, comme Christian Signol (325 000 exemplaires vendus en 2016, 150 000 poches par roman, trois millions de poches écoulés depuis ses débuts) ou Claude Miche‐ let (plus de trois millions d’exemplaires pour Des grives aux loups). D’autres éditeurs lancent « l’inconnue des best-sellers3 » : Françoise Bourdin, auteur de sagas sentimentalo-familiales aux Éditions Belfond, championne du club France Loisirs : qua‐ trième place des best-sellers français après Marc Levy avec 679 300 exemplaires écoulés en 2016, sans aucun soutien des médias4. Marc Levy, lui, démarre en « best-sellerie » par un contrat signé avec Robert Laffont dans sa collection « Bestsellers » créée en 1963. Classé sur les listes des meilleures ventes pendant deux ans, traduit dans 32 pays et vendu à cinq millions d’exemplaires, Et si c’était vrai…, est le roman le plus vendu en
1. Jean-Claude Lamy, René Julliard, Paris, Julliard, 1992, p. 227. 2. Jérôme Cordelier, « L’école de Brive : vingt ans après », Le Point, 19 janvier 2007. 3. « Françoise Bourdin, l’inconnue des best-sellers », Journal du dimanche, 19 juin 2017. 4. http://www.lefigaro.fr/livres/2017/01/18/03005-20170118ARTFIG00316-et-lesplus-gros-vendeurs-de-romans-en-2016-sont.php [consulté le 24 juin 2021].
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France en 2000, la légende du livre tenant aussi (pour ne pas dire surtout) à l’achat des droits par la société de production de Spielberg (DreamWorks SKG)1 qui a fini par déboucher sur une adaptation cinématographique. Quel point commun entre tous ces livres ? À écouter l’agent littéraire Jonny Geller2, cinq critères définissent tout bestseller : the bridge (la passerelle du familier au nouveau), the hook (l’hameçon d’une intrigue), the craft (une force narrative qui embarque), the zeitgeist (l’esprit du temps, le climat culturel dominant) et the gap (l’écart inhabituel par rapport à la norme). Une telle définition résume un peu vite le best-seller à une écri‐ ture aliénée à l’horizon d’attente des lecteurs ordinaires. Elle rejoint toutefois l’idée de Jauss selon laquelle l’effet produit par l’ouvrage nouveau (dans sa fonction de rupture ou non) dépend aussi de sa réception sociale, ce processus dynamique qui en modifie les valeurs et le sens au fil du temps. Jauss oublie tou‐ tefois que la littérature, flexible, se laisse traverser par les médias, que son sens et son esthétique sont travaillés par eux. Les pratiques éditoriales et médiatiques au cœur de l’industrie du best-seller depuis le xixe siècle ont rationalisé cette norme moyenne du lisible dont le retentissement sur l’imaginaire fic‐ tionnel contemporain est manifeste. Le livre de poche, notam‐ ment, offre de nouvelles voies de légitimation dans une industrie culturelle, les techniques modernes de l’imprimé, de plus en plus rapides, favorisant la mutation des genres édito‐ riaux3 et proposant en littérature tous les contenus de la fiction, du policier à la science-fiction et au sentimental, comme tous les succès de librairie de littérature générale et des inédits. Mais c’est surtout l’entrée du best-seller dans l’arène de nouveaux
1. Selon son éditeur, Laffont-Versilio, en 2016, Marc Levy demeure l’auteur fran‐ çais contemporain le plus lu à l’étranger. Traduit en 49 langues, ses romans se sont vendus à quelque cinquante millions d’exemplaires dans le monde. 2. Jonny Geller, « What makes a bestseller ? », TEDxOxford, 19 avril 2016, https: //www.youtube.com/watch?v=mD-uP2BsVy4 [consulté le 24 juin 2021]. 3. Bertrand Legendre, « Évolution technique et mutation des genres éditoriaux, Le documentaire jeunesse et le livre de poche », Communication et Langages, 2005, vol. 145, n° 1, p. 61-68.
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médias modernes qui marque une nouvelle étape majeure de son histoire.
LES MÉDIAS : BEST-SELLER ET SACRE DE L’IMAGE Car le best-seller est aussi un épitexte médiatique, une fiction qui déborde du livre et s’écrit dans un contexte de publication dramatisé, comme une mise en récit médiatique sous la forme d’une fable partagée. Et les mythologies hors du livre construites sur l’auteur font vendre : Barthes a disséqué celle de Minou Drouet, l’enfant-poète qui fait crier au « génie » dans les années 1950. Les éditeurs, par voie de presse et dans les médias, racontent des histoires de jeunes Rimbaud et de primoromanciers, catégorie aujourd’hui incontournable dans toute rentrée littéraire parce que génératrice de récits mythiques qui rassurent et font office de balises dont on connaît d’avance la faculté à faire rêver, lire et acheter en masse : hier Marguerite Audoux l’illettrée géniale1, puis Françoise Mallet-Joris et Fran‐ çoise Sagan les délurées ; aujourd’hui Édouard Louis alias Eddy Bellegueule, l’homosexuel mal aimé incarnant toute « la misère du monde » bourdieusienne ; en 2016, Gaël Faye, le rappeurécrivain ; en 2017, David Lopez, l’écrivain diplômé d’un master de création littéraire… Un autre dispositif médiatico-publicitaire de taille accom‐ pagne le triomphe du roman et des « fictions à la chaîne2 » : les prix littéraires, ces best-sellers à lauriers3. Dans une « économie
1. Le roman Marie-Claire de Marguerite Audoux, publié en 1910 aux Éditions Fasquelle, a reçu le prix Femina, non le prix Goncourt, malgré le soutien d’Octave Mirbeau, préfacier du livre criant au chef-d’œuvre d’une couturière illettrée. Le roman s’est vendu à plus de 100 000 exemplaires. Le nom du magazine MarieClaire est un hommage à cette histoire. 2. Matthieu Letourneux, Fictions à la chaîne, Littératures sérielles et culture médiatique, Paris, Le Seuil, 2017. 3. Sylvie Ducas, « Prix littéraires, du meilleur livre aux meilleures ventes : muta‐ tions prescriptives d’une usine à best-sellers », in Michel Murat, Marie-Eve Thé‐ renty, Adeline Wrona (dir.), Revue critique de fixxion française contemporaine, n° 15, 2017 (http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/ rcffc [consulté le 24 juin 2021]).
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du prestige1 » servie par des palmarès hétérogènes, entre besoin de « sacre de l’écrivain » et désir vorace de lire et de se divertir, et ce, dès le début du xxe siècle, les prix littéraires sont radicalement vendeurs2. Un Goncourt franchit la barre des « cent mille » dès les années 1920 et celle des deux cent mille dans les années 19503, époque où le mot, importé des États-Unis dès 1934, s’impose en France4, et où la récupération par les édi‐ teurs et les médias friands de ce qu’on n’appelle pas encore le « buzz » mais le « puff » se renforce des polémiques qu’ils sus‐ citent, d’abord sur la valeur littéraire et les mauvais choix, puis, dès les années 1930, sur la corruption des jurys. Les batailles littéraires cèdent vite aux compétitions d’éditeurs, les livres se parent de bandeaux rouges, que relaient affiches, magazines et télévision, et ils trouvent un format XL dans les éditions déri‐ vées (traductions, passages en poche, clubs de livres) qui démul‐ tiplient les ventes en faisant rayonner le succès de librairie à l’échelle mondiale et en lui donnant autant de seconds souffles marchands. Ces best-sellers créés de toutes pièces reposent sur un processus rationalisé au cœur duquel les images média‐ tiques jouent un rôle-clé : rentrées littéraires et sélections mettent en jeu des écuries d’auteurs à la solde des gros éditeurs ; toute une dramaturgie de la compétition vitrifiée5 par le mar‐ keting éditorial et « la société du spectacle », sur fond de polé‐ miques dont raffolent tous les bookmakers médiatiques, accompagne une littérature faite événement et tous ces « accé‐ lérateurs de particules » littéraires créent le succès de masse à tout coup. Les prix sont ces turbines à best-sellers qui trans‐ forment l’auteur en marque, dans un geste de branding qui n’a
1. James F. English, The Economy of Prestige, Prizes, Awards, and the Circulation of Cultural Value, Cambridge, Harvard University Press, 2008. 2. Ibidem. 3. Sylvie Ducas, La littérature à quel(s) prix ?, Paris, La Découverte, 2013 (voir le chapitre troisième). 4. Marianne Grangé, « Best-sellers », in Dictionnaire encyclopédique du livre, tome 1, Paris, Cercle de la librairie, 2002. 5. Olivier Bessard-Banquy (dir.), L’Édition littéraire aujourd’hui, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, « Cahiers du livre », 2006.
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jamais épargné aucun écrivain soucieux de gagner en distinc‐ tion, pas même du côté des avant-gardes littéraires1. L’image, qu’elle soit photographique ou audiovisuelle, est bien le signe d’une nouvelle médiamorphose et elle est de taille. Les images de l’écrivain et des objets littéraires (ses livres, les conditions de sa médiation et ses acteurs) font partie intégrante du littéraire et de sa représentation, sans que le plus souvent les auteurs ne maîtrisent la façon dont elles influencent l’usage public qui est fait d’eux. Certes, le portrait de l’écrivain existe de longue date2, mais, dans une économie ostentatoire de la célé‐ brité tributaire de l’image médiatique, le curseur se déplace de l’opus vers le corpus3, l’auteur y affiche son corps, plutôt que ses livres, peu photogéniques, pour un lectorat de masse consom‐ mateur d’« imageries4 ». L’image trahit l’hétérogénéité des auteurs mis en visibilité par le succès de masse : affiches géantes dans les gares et cou‐ loirs de bus ou une PLV triviale avec photo de l’auteur à taille réelle pour Musso et Levy ; images de presse empruntant au régime du vedettariat et à ses sunlights son caractère sériel d’icônes sublimées dans ces machines à rêver que sont les maga‐ zines ; photos de lauréats de prix littéraires aux poses iden‐ tiques d’auteurs interchangeables se succédant dans l’éternelle perpétuation du même d’une littérature normée, « l’habillage des romans » ressemblant à s’y tromper à « celui des maga‐ zines5 » ; photos de stars dignes des studios Harcourt, « visage
1. Marie-Ève Thérenty et Adeline Wrona (dir.), L’Écrivain comme marque, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2018 ; Sylvie Ducas, « Du grenier d’Auteuil au prix Goncourt : conquête paradoxale d’une publicité auctoriale », colloque international L’Auteur et ses stratégies publicitaires au xixe siècle, université de Caen, avec le concours de l’Institut Mémoires de l’édition, 4-5 février 2016. 2. Adeline Wrona, Face au portrait, De Sainte-Beuve à Facebook, Paris, Hermann, 2012. 3. David Martens, Jean-Pierre Montier et Anne Reverseau (dir.), L’Écrivain vu par la photographie, Formes, usages, enjeux, Rennes, PUR, 2017, p. 22. 4. Philippe Hamon, Imageries, Paris, Corti, 2001. 5. Christian Doumet, « De l’auteur représenté au frontispice de son livre », in JeanFrançois Louette et Roger-Yves Roche, Portraits de l’écrivain contemporain, Seys‐ sel, Champ Vallon, 2003, p. 13-23.
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de totem » mythique et romanesque, dira Barthes1, et corps glo‐ rieux, insulaire et intouchable, de l’écrivain consacré (Colette à l’écritoire, Tournier par Arthur Tress, Houellebecq par Arra‐ bal…) ; tous ces visages d’auteurs de best-sellers devenus clichés partagent la même exhibition médiatique du corps social de l’écrivain. Le best-seller est une image auctoriale, d’où une charge d’imposture qui fait vendre elle aussi : Sulitzer, dans les années 1980, représentant ses productions à la chaîne à l’image sur tous les supports médiatiques avant d’être démasqué comme « metteur en livre » de best-sellers qu’il n’écrit pas ; Émile Ajar alias Romain Gary, deux fois Goncourt, prêtant sa peau à son neveu pour qu’il joue son personnage d’auteur de best-sellers. Et même lorsque l’image fait défaut, ce manque, entre masque, canular ou coup commercial, alimente les légendes auctoriales vendeuses : Pauline Réage hier, Elena Fer‐ rante aujourd’hui. Dans l’ère du « regardement », pour parler comme Michaux, que partagent toutes ces représentations médiatiques, le génie de l’auteur passe toujours par sa photo‐ génie et la sérialité médiatique fabrique de l’aura, celle de l’écri‐ vain érigé en vedette médiatique soumise à la répétition de l’identique, du sériel, du stéréotypé. La télévision ritualise et réforme aussi en profondeur l’éco‐ nomie spectaculaire du succès. Dès sa démocratisation — et parce qu’elle devient vite prescriptive —, l’auteur à succès y prend la pose en régime médiatique, « gloire sans panache2 » d’une célébrité qui n’a plus grand-chose à voir avec les désirs de consécration d’antan. On a montré ailleurs3 que l’auteur a cessé d’y être le grand écrivain à qui l’on rendait pieusement visite, comme du temps de Desgraupes interviewant Céline dans l’émission Lectures pour tous, pour devenir un acteur complai‐ sant et résigné de l’injonction marchande et médiatique.
1. Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, rééd. coll. « Points », p. 24-27. 2. David Martens, Jean-Pierre Montier et Anne Reverseau (dir.), op. cit., p. 21. 3. Sylvie Ducas, « La reconnaissance littéraire à l’épreuve du petit écran, Discours et représentations médiatiques des écrivains lauréats de prix littéraires en France (1945-2012) », in Ivanne Rialland (dir.), Critique et Médium, Paris, CNRS éditions, 2016, p. 287-303.
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Bernard Pivot incarne, avec ses émissions, Apostrophes (1975-1990) et Bouillon de culture (1991-2001), cette adhésion enthousiaste aux discours et aux mises en scène télévisuels, signe que les industries culturelles, et parmi elles la télévision, sont devenues un pôle incontournable de distinction. Mais d’une Duras parlant écriture chez Pivot au bandeau rouge de L’Amant au journal télévisé se donne à lire la confusion crois‐ sante entre circuits de légitimation, de promotion et de pres‐ cription dans laquelle la figure auctoriale se trivialise. Les années 1980-2010 marquent, elles, le durcissement de la « société du spectacle », des industries culturelles et de la désa‐ cralisation, voire « la peoplisation de l’écrivain ». Le régime de parole didactique propre à la vieille ORTF cède la place à une information-prescription qui échappe à l’auteur. Avec la retraite de Pivot, le littéraire se mêle désormais aux autres biens culturels sur les plateaux de talk-show et de reality show où l’écrivain n’est plus la seule vedette. Les auteurs invités dans les studios d’On n’est pas couché pour que « tout le monde en parle » sont convoqués à un tribunal d’écrivains fantoches chargés de faire oublier les tractations éditoriales par lesquelles en cou‐ lisses un passage à l’antenne se monnaye ; dans La Grande Librairie, l’émission la plus suivie par les non-lecteurs soucieux d’avoir de quoi parler des livres qu’ils n’ont jamais lus, l’audience se joue aux canapés qui favorisent la proximité des auteurs1 sans pour autant qu’un Pierre Michon y parle d’écri‐ ture en y étant compris. Désormais « la biographie de l’auteur, ses passages à la télévision, prennent le pas sur la considération de son œuvre, et […] l’œuvre n’est plus que le produit dérivé du personnage2 » de l’auteur. Une sortie du livre s’amorce, qui, si elle ne signe pas l’arrêt de mort du best-seller imprimé, loin de là, marque la concurrence
1. Isabelle Mermin, « François Busnel (La Grande Librairie) : Je suis gonflé d’envie », Le Figaro.fr, 5 octobre 2017, http://tvmag.lefigaro.fr/programme-tv/ francois-busnel-la-grande-librairie-je-suis-gonfle-d-envie-_d6006b32-a8fe-11e79a5e-681bf0e8f5de/ [consulté le 24 juin 2021]. 2. Philippe Lançon, entretien avec Jack-Alain Léger, Le Monde des livres, 5 janvier 2006.
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d’une autre forme d’image au pouvoir redoutable : le cinéma. Dans les années 1960-1970, les séries télévisées, ces fictions télévisuelles à épisodes fidélisant les téléspectateurs par un rendez-vous hebdomadaire, avaient donné un second souffle à des succès populaires et réactivé la sérialité du best-seller : Belphégor (1965), Jacquou le Croquant (1969), Fantômas (1979), Arsène Lupin (1971-74), Les Gens de Mogador (1972, puis 1995)… Avec le cinéma, c’est le succès massif d’une narrativité grand écran qui s’impose, une scénarisation du réel, souvent sérielle là encore, qui, entre monstration et narration, son et image, vole de plus en plus la vedette à l’univers fictionnel du roman. Celuici n’y est pas totalement perdant qui trouve des ventes dopées dans les adaptations cinématographiques : hier, les nombreuses adaptations de Fantômas jusqu’aux années 1940 ou les nou‐ velles Rebecca et Les Oiseaux de Daphné du Maurier adaptées par Hitchcock en 1963 ; aujourd’hui, l’adaptation du best-seller de Muriel Barbéry, L’Élégance du hérisson ou Au revoir là-haut du Goncourt Pierre Lemaître mis à l’écran par Albert Dupontel. Inversement, des best-sellers issus de l’imprimé peuvent être des échecs cuisants au cinéma, comme La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq ; preuve que l’addition des médias n’est pas toujours synonyme de succès décuplé. Mais de longue date (Quo vadis ; Docteur Jivago), les bestsellers sont des blockbusters américains qui inondent la planète, sous forme de livres comme de films (Harry Potter, Le Seigneur des anneaux, Millenium, Fifty Shades of Grey…) le plus souvent sériels et conçus comme des superproductions transmédia‐ tiques aux produits dérivés multiples et à la couverture média‐ tique vertigineuse. La mondialisation du capitalisme d’édition, l’importation d’un modèle économique américain cynique et le marché international du best-seller qu’il induit ne génèrent pas qu’une échelle de ventes inouïe1 : ils s’inscrivent désormais dans un contexte numérique inédit au sein duquel la fiction planétaire se reconfigure et la prescription se réinvente autour
1. Pour la seule année 2016, le premier tirage du dernier livre de Musso et Levy dépasse déjà le tirage final d’un Goncourt.
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d’internautes toujours plus avides de biens culturels et de fic‐ tions du monde.
INTERNET : BEST-SELLER ET SACRE DE L’AMATEUR Avec l’internet et les smartphones qui s’y connectent, l’ultime médiamorphose du best-seller s’opère qui voit l’entrée en masse des lecteurs dans la sphère des jugements de goûts. Ce sacre de l’amateur n’est pas nouveau. Dès les années 1970 des tribunes démocratiques s’inventent qui adhèrent avec euphorie à la démocratisation culturelle et contestent l’injonction verti‐ cale des experts et des circuits académiques traditionnels : prix de lecteurs et de professionnels du livre développant un conseil de proximité ; « médiacultures1 » et différenciation des pra‐ tiques culturelles en marge des hiérarchies de la légitimité culturelle ; blogs, réseaux sociaux, communautés de fans ou de geeks, YouTube développant une prescription amatrice multi‐ forme sans marques d’allégeance à l’égard de la littérature dite légitime, et en contestant même les contenus et l’esthétique, pour lui préférer les « mauvais genres » (littératures de l’ima‐ ginaire, BD, mangas, policier, romance, littérature young adult…) devenus les plus lus, quoiqu’ignorés par les circuits de légiti‐ mation traditionnelle. Ces chaînes de remédiation, héritières de la culture anglo-saxonne des pulps, des fanzines et des comics, ont pour terrain de prédilection des genres industriels de masse et sont, à ce titre, des arènes de best-sellers convoités par les acteurs du marché des biens culturels. Mais elles sont nouvelles par la façon dont elles amplifient la communication prescrip‐ trice sur un mode participatif et viral, dans un bouche-à-oreille virtuel d’une redoutable efficacité quand l’objet culturel fait consensus. Sans tomber dans l’illusion euphorique de la
1. Éric Maigret et Éric Macé (dir.), Penser les médiacultures, Nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde, Paris, Armand Colin, 2005.
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« convergence numérique1 » ou du « super-média2 » annulant tous les autres, on voit comment l’internet ouvre une nouvelle ère d’empilement de médiations et de prescriptions ou d’entas‐ sement technologique de médias et d’intrusion en masse de supports numériques dans nos pratiques culturelles. En découle un brouhaha médiatique brouillant les hiérarchies habituelles de la valeur et offrant aux best-sellers des ramifications et des reconfigurations inédites, non seulement prescriptives mais aussi fictionnelles. Le web 2.0 offre notamment des chambres d’échos vertigi‐ neuses aux best-sellers mondiaux au cœur des géants du net, faisant craindre un peu vite à certains un « complexe de Panurge » encouragé par la tyrannie du like et du buzz. Aux aguets de cette webmorphose du succès de masse, Amazon traque déjà les goûts et les pratiques via les algorithmes et les big data, ces mouchards numériques capables de dire comment on lit un best-seller et à quelle vitesse on le dévore sur une liseuse. D’où son Amazon Charts, premier classement mondial de best-sellers réellement lus, qui a la prédiction marchande3 pour horizon. Mais l’internet démultiplie surtout le best-seller bien au-delà du simple champ de la littérature. La transmédialité ou narra‐ tion transmédia de fictions, documentaires ou biens culturels de divertissement, combine plusieurs médias pour développer des univers narratifs et des franchises, chaque médium employé développant un contenu différent et offrant des poten‐ tialités d’interaction inédites. Il ne s’agit pas là de décliner sim‐ plement un contenu principal sur des médias complémentaires (film, jeu vidéo…) comme pour nombre de best-sellers depuis
1. Henry Jenkins, La Culture de la convergence, Des médias au transmédia (2006), Paris, Armand Colin, coll. « Médiacultures », 2014. 2. Éric Maigret, « L’internet : un nouveau média ? », Cahiers français, n° 295, 2000. 3. Olivier Ertzscheid parle de « dire à notre place » in « Usages de l’information numérique : comprendre les nouvelles enclosures algorithmiques pour mieux s’en libérer », Revue française des sciences de l’information et de la communica‐ tion, n° 6, 2015 (http://journals.openedition.org/rfsic/1425 [consulté le 24 juin 2021]).
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des lustres, mais d’exploiter sur chaque médium un récit spéci‐ fique qui offre au public différents points d’entrée dans la fiction. The Witcher en est un bon exemple, immense série de jeux vidéo inspirée du roman de fantasy d’Andrzej Sapkowski, au succès phénoménal depuis dix ans (1,2 million d’exemplaires vendus) et prochainement en série sur Netflix. L’explosion du goût pour d’autres biens culturels que le livre va de pair avec l’inflation des communautés de fans ou de geeks devenus « acteurs de leurs propres choix1 », demandeurs de fictions à la carte, réajustant à leur passion des produits calibrés, consommateursprescripteurs très actifs sur certains blogs, forums et autres pla‐ teformes, à la marge de l’injonction lettrée et du conseil de professionnels. Ils ressemblent à s’y méprendre au consomma‐ teur invisible et braconnier décrit par Michel de Certeau, inven‐ tant ses manières propres d’utiliser les biens culturels de la production industrielle dominante. Mais surtout, en mode 2.0, le best-seller révèle sa nature résolument prescriptive en incitant les publics à produire à leur tour des suites, des imitations, dans un besoin euphorique de narrativité hérité du feuilleton, que décuple aujourd’hui le phénomène de cultes médiatiques. Aux côtés des écritures de blogs qui aboutissent à des livres, qu’on soit ou non Éric Chevillard, François Bon ou Chloé Delaume, des booktubers devenus auteurs de livres, en marge du microblogging qui fait de Facebook et Twitter des lieux d’écriture littéraire ou ordinaire, les fan fictions, ces récits de fans qui prolongent, amendent ou transforment un produit médiatique qu’ils affectionnent, s’écrivent à partir de romans ou de séries, mais aussi de mangas, films, BD, jeux vidéo… Certaines sont célèbres pour être deve‐ nues des best-sellers récupérés par l’industrie éditoriale — Fifty Shades of Grey, romance née d’un site personnel, After, roman de chick lit né du réseau Wattpad… Une écriture en rhizome ou en réseaux s’invente, modèle prosaïque de représentation du monde et réalité augmentée dont — pour reprendre un
1. Armand Hatchuel, « Les marchés de prescripteurs », in Annie Jacob et Hélène Vérin (dir.), L’Inscription sociale du marché, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 212.
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terme deleuzien — l’« agencement » des éléments ne suit pas la classique organisation hiérarchique et qui provoque une « dé/re-territorialisation » du littéraire. Du brouillage croissant entre écrivains et écrivants qu’elle favorise et de cette invasion de la « fonction-auteur » encoura‐ gée par la vogue des tutoriels formant les novices à toutes les techniques est né le mythe du best-seller ordinaire de Paul et Jacques qui fait florès aujourd’hui. Si les manuels du parfait écrivain existent déjà depuis la fin du xxe siècle, ils trouvent sur internet des ambitions qui dépassent largement celles des écri‐ tures ordinaires d’écrivains amateurs1. D’innombrables plate‐ formes numériques et sites d’auto-édition pour auteurs en mal d’éditeur s’y présentent comme des antichambres de best-sellers (fyctia.com, monbestseller.com, kdp.amazon.com, libri‐ nova.com, jecrisunlivre.com…) et promettent, par un marketing bien rodé et l’engrenage de services payants, un succès à portée de clic, après le « one-click-button-publishing » de Google, selon le fantasme injonctif que chacun a droit à son quart d’heure warholien de succès éditorial et de célébrité mondiale. Pro‐ messe de visibilité suffisamment aveuglante par toute une grammaire visuelle de la consécration littéraire et un imagi‐ naire de l’imprimé omniprésent2, pour que l’on oublie les enjeux commerciaux que cette injonction au « best-seller pour tous » recouvre, vendue par des maîtres en écriture qui n’ont jamais écrit un best-seller de leur vie… Une telle approche mana‐ gériale de la littérature repose à la fois sur le culte de la perfor‐ mance, comme dans les émissions de télécrochet dont les audiences sont puissantes et qui font croire à chacun qu’il peut être la « nouvelle star » du moment, et sur une auctorialité rabaissée au rang d’utilisateur techniquement assisté. Mais elle n’en est pas moins une idéologie à la fois marchande et sociale, celle d’un auteur des réseaux qui se passerait de toute médiation
1. Claude Fossé-Poliak, Aux frontières du champ littéraire, Sociologie des écrivains amateurs, Paris, Economica, coll. « Études sociologiques », 2006. 2. Oriane Deseilligny, « Reformuler les processus éditoriaux, déplacer l’imagi‐ naire du best-seller ? Formes, conditions et mythologies du succès en contexte numérique », in Michel Murat, Marie-Ève Thérenty, Adeline Wrona (dir), op. cit.
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littéraire, sans renoncer pour autant à l’imaginaire livresque de la célébrité. Certes, de nouvelles sociabilités réticulaires et numériques explosent par lesquelles la démocratisation de la lecture semble rejoindre celle de l’écriture et toutes deux se confondre en un même geste encouragé par la recommandation et le conseil personnalisés. Pour autant, proclamer que « la tech‐ nologie mène, l’art suit » et que l’« internet détruit la littérature et c’est une bonne chose1 » ne laisse pas moins entière la ques‐ tion de l’écrit et de la création littéraire en contexte de démo‐ cratisation numérique et de best-sellerisation généralisée. Des scripts aux écrits d’auteur, doit-on parler de sacre ou massacre, astre ou désastre d’une littérature dont la pulsion radicalement asociale et l’écriture, irréductible à une technique car affaire de vision, non de mirage, ont toujours visé à faire bouger les lignes des fictions du monde, non à y adhérer ni à s’y aliéner ? Le bestseller est sans doute cette forme hyperbolique du succès qui, dans ses médiamorphoses, est devenue aussi le symptôme hyperbolique d’une redéfinition des mondes éditoriaux et médiatiques selon les lois de la visibilité vendeuse et de la ren‐ tabilité économique. Quid des « nouveautés d’exception » dans une telle offre marchande et « qui [y] remarque l’absence d’un auteur inconnu ?2 »
1. Claire Richard, « Internet détruit la littérature et c’est une bonne chose », L’Obs, 3 mai 2015, http://tempsreel.nouvelobs.com/rue89/rue89-rue89-culture/20 150503.RUE8891/internet-detruit-la-litterature-et-c-est-une-bonne-chose.html [consulté le 24 juin 2021]. 2. Jérôme Lindon, « De l’édition sans éditeurs », Le Monde, 9 juin 1998.
10 DU SNOBISME DES LETTRES FRANÇAISES DANS L’ENTRE-DEUX-GUERRES Distinction littéraire et démocratisation culturelle David Martens
À Jean-Louis Jeannelle
La littérature est en priorité l’affaire de ceux qui sont en mesure de la lire et qu’elle concerne en première instance puisqu’elle s’adresse prioritairement à eux. Compte tenu du degré d’alphabétisation de la population française sous l’Ancien Régime, nonobstant les productions destinées aux franges les plus modestes de la société (colportage, bibliothèque bleue, etc.), la littérature est longtemps demeurée une affaire intéressant essentiellement les couches élevées, qu’il s’agisse de nobles ou d’autres cercles de puissants. La littérature avec un grand L a en particulier lié son destin avec l’aristocratie, notamment parce que les écrivains, durant plusieurs siècles, ont souvent vécu et écrit sous la coupe des grands qui leur fournissaient une part conséquente de leurs moyens de subsistance. La démocratisa‐ tion de la littérature va de pair avec cet aspect de la pratique littéraire. Elle modifie ce faisant le regard porté sur les lettres et la place qui leur est conférée. La littérature, dans ses formes, son système de genres aussi bien que dans ses centres d’intérêt privilégiés, se trouve affectée
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en profondeur par ce qui apparaît comme une véritable muta‐ tion civilisationnelle. Notamment, l’émergence d’un clivage entre production restreinte et grande production diagnostiquée par Pierre Bourdieu1 montre que la démocratisation de la litté‐ rature s’accompagne de nouveaux modes de classification et d’évaluation des œuvres et de leurs auteurs, en même temps que de leurs publics. Si l’instruction obligatoire (lois Ferry du début des années 1880) a favorisé l’homogénéisation et la diffusion de connaissances partagées, notamment celles relatives au patri‐ moine littéraire, qu’elle a contribué à façonner, elle n’en a pas pour autant aboli la partition induite par la ligne de partage structurant le champ littéraire moderne. Ce que la littérature a gagné en audience, elle semble dans le même temps l’avoir perdu en termes de sacralité. Ces transformations ont posé les conditions du développe‐ ment d’un principe de « distinction2 » dont on peut se demander s’il n’a pas reporté sur le plan du goût les clivages sociaux qui sous-tendaient auparavant la répartition des lectorats. Le sno‐ bisme constitue l’une des formes privilégiées de ces jugements de goût auxquels sont soumises les œuvres littéraires. « [T]oute l’ambition » des snobs, en matière d’art, « est de se distinguer de la masse3 », écrit ainsi Frédéric Rouvillois, qui souligne combien le snobisme constitue un vecteur de distinction sociale : Ce qui, fondamentalement, caractérise le snobisme artistique, c’est son élitisme, son désir de se situer « au-dessus » en feignant de comprendre, d’apprécier […] des œuvres que l’homme de la rue juge excessivement difficiles, incompréhensibles, voire aberrantes. En se délectant de ce que le commun déteste et en méprisant ostensiblement ce qu’il aime, le snob laisse entendre
1. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992. 2. Pierre Bourdieu, La Distinction, Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, « Le sens commun », 1979. 3. Frédéric Rouvillois, Histoire du snobisme (2008), Paris, Flammarion, « Champs Histoire », 2010, p. 280.
Du snobisme des lettres françaises dans l’entre-deux-guerres
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qu’il voit au-delà, plus loin et plus profondément que le vulgaire : qu’il est donc différent, plus intelligent et, en somme, supérieur1.
Héritière de la « Troisième République des lettres2 », durant laquelle le snobisme se montre particulièrement florissant, notamment dans les lieux de sociabilité mondains3, l’entre-deuxguerres paraît, dans l’histoire de cette transformation des modes d’appréhension de la littérature, marquée par une inflexion notable. S’agissant du monde de l’art, cette spécificité résiderait dans le passage d’un snobisme essentiellement lié à la mondanité à un snobisme de portée plus générale. Au xixe siècle […], et surtout à partir de ses dernières décennies, les profondes mutations de l’art vont permettre l’émergence d’un snobisme spécifique, lequel demeure encore pour l’essen‐ tiel dans l’orbite du snobisme mondain. […] Et ce n’est finalement qu’au lendemain de la Première Guerre mondiale que s’impose massivement un vrai snobisme artistique, qui reflète […] la radi‐ calisation de la modernité4.
Cette période est souvent considérée comme un âge d’or dans l’histoire de l’édition française, marquée, sur le plan littéraire, par l’essor de maisons comme Gallimard et Grasset5. La noto‐ riété d’auteurs qui font encore partie du canon de nos jours peut donner une image quelque peu trompeuse de cette époque, comme si elle avait été un moment d’alliance accomplie entre exigence esthétique et succès commerciaux. Le constat n’est pas complètement erroné s’agissant de certains, mais la situation est plus complexe. Les clivages et les luttes pour imposer des
1. Ibidem, p. 257. 2. Antoine Compagnon, La Troisième République des lettres, De Flaubert à Proust, Paris, Seuil, 1983. 3. Voir Émilien Carassus, Le Snobisme et les lettres françaises de Paul Bourget à Marcel Proust 1884-1914, Paris, Armand Colin, 1966. Voir également Guillaume Pinson, Fiction du monde, De la presse mondaine à Marcel Proust, Montréal, Presses de l’université de Montréal, « Socius », 2008. 4. Frédéric Rouvillois, op. cit., p. 259. 5. Voir, notamment, Olivier Bessard-Banquy, La Fabrique du livre, L’édition litté‐ raire au xxe siècle, Bordeaux-Tusson, Presses universitaires de Bordeaux et Du Lérot éditeur, 2016.
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conceptions particulières de la littérature persistent. Fondées sur des jugements de valeur, elles impliquent nécessairement des principes de hiérarchisation et, dans ce contexte, l’idée de snobisme constitue un enjeu fréquent des considérations rela‐ tives à la littérature. Son recours se développe en corrélation avec l’extension du lectorat et les pratiques éditoriales nouvelles, notamment en matière promotionnelle. Opérateur de distinction, le snobisme apparaît dans les débats littéraires de la période comme un levier de polémique récurrent, surtout en tant que principe de disqualification, mais pas seulement. Si elle revêt toujours une valeur infâmante, en vertu de sa grande plasticité, la notion de snobisme est utilisée par des acteurs dont les positions dans le champ sont parfois antagonistes. Souvent mise à profit pour fustiger l’attrait de certain public pour des œuvres tenues pour inaccessibles au commun, voire issue d’auteurs dédaignant ostensiblement ce dernier, par exemple dans la « croisade des longues figures » initiée par Henri Béraud, le snobisme est parfois aussi présenté comme un mal dont il est possible de tirer parti. Il permettrait en effet de conduire le public vers des œuvres de plus grande valeur que celles vers lesquelles il se porte spontanément, selon un point de vue emblématisé par Bernard Grasset, qui y trouve matière à défendre sa démarche d’éditeur.
UNE VALEUR NÉGATIVE OMNIPRÉSENTE Dans la presse littéraire de l’entre-deux-guerres, « snob » et son principal dérivé, « snobisme », apparaissent comme des termes-clés. Une recherche sur Gallica, au sein de deux des prin‐ cipaux périodiques culturels de la période dont la numérisation permet une recherche par mots-clés, est éloquente. Dans Les Nouvelles littéraires, hebdomadaire à la faveur duquel « la lit‐ térature est descendue dans la rue et a conquis les kiosques » au point de faire voir ensemble, « faisant le poireau dans l’étroite
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antichambre » de la revue, « Paul Claudel et Dekobra, Girau‐ doux et Raymonde Machart, Montherlant et Frondaie1 », aussi bien que dans Comœdia, les occurrences s’élèvent à plusieurs centaines, dans un cas comme dans l’autre. Cet échantillonnage témoigne de ce que la figure du snob, en relation avec la litté‐ rature, retient particulièrement l’attention des contemporains. Cette relation entre snobisme et littérature se traduit de plu‐ sieurs façons. Tout d’abord, de nombreux personnages de snobs, souvent voués à être objets de moqueries, figurent dans le répertoire privilégié de la littérature romanesque et le théâtre de la Belle Époque2. La littérature comique en fait volontiers son miel, tant il est vrai que le snob est un être qui se prête remarquablement à la raillerie. L’entre-deux-guerres ne rompt nullement avec cette inclination. Mais, parallèlement à cette galerie de person‐ nages, souvent stéréotypés, la notion de snobisme est réguliè‐ rement employée pour qualifier la littérature, la vie littéraire et l’attitude des écrivains comme du public devant certains sujets d’actualité. Les débats sur la place de la littérature et l’ouverture de la chose littéraire à un lectorat plus étendu3, en particulier, font de la valeur des œuvres des questions cruciales. Ce ques‐ tionnement se conjugue, presque systématiquement, à celui de la réclame pour les publications et leurs auteurs : la démocra‐ tisation suppose une diversité de choix et d’offres, qu’il s’agit de mettre en valeur à l’intention du public. Durant cette période caractérisée par une nouvelle poussée de démocratisation de l’accès à la littérature, l’idée de snobisme contribue à structurer l’appréhension de la chose littéraire. Cette interaction entre démocratisation et snobisme est
1. Carlo Rim, Le Grenier d’Arlequin, Journal 1916-1940, Paris, Denoël, 1981, cité par Catherine Helbert, « Frédéric Lefèvre et Les Nouvelles littéraires », sur Fabula.org, « Les nouvelles littéraires : une idée de littérature ? », sous la direc‐ tion de Bruno Curatolo, Paris, 2012 (http://www.fabula.org/colloques/document 1455.php#bodyftn4 [consulté le 24 juin 2021]). 2. Voir à ce sujet Émilien Carassus, op. cit. 3. Voir notamment Histoire de l’édition française, tome 4, Le Livre concurrencé, 1900-1950 (1986), sous la direction de Roger Chartier et Henri-Jean Martin, Paris, Fayard-Cercle de la librairie, 1991.
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ancienne, au point que certains vont même jusqu’à se demander si l’essor du snobisme n’est pas foncièrement corollaire de la démocratisation de la société. En février 1912, Abel Hermant prononce ainsi à l’Olympia une conférence relative au snobisme. Comœdia en rend compte dans un entrefilet en désignant le phénomène, de toute évidence à partir des propos du conféren‐ cier, comme un « travers démocratique » susceptible de générer « mille et une conséquences fantaisistes et funestes ». Davan‐ tage, la démocratie serait une condition essentielle du dévelop‐ pement du snobisme : « Pour M. Abel Hermant, le snob n’est pas né dans les milieux aristocratiques, et il prétend que notre régime démocratique favorise le développement du snobisme. Là où il y a inégalités de classes, il doit y avoir snobisme1. » De façon plus directement liée à la littérature, dans un article intitulé « Snobisme et dandysme », André Thérive fait du romantisme, et de la presse quotidienne qui s’est développée au xixe siècle, les responsables de la configuration de la vie litté‐ raire durant l’entre-deux-guerres, notamment de l’épidémie de snobisme qui orienterait désormais le goût d’une part consé‐ quente du public. À l’en croire, le snobisme constituerait une forme de paradoxe de la démocratie, en ce qu’il permettrait de préserver un principe de distinction au sein d’un monde litté‐ raire désormais ouvert à tous les nivellements égalitaires. Éta‐ blissant une distinction, qui au demeurant n’est nullement une nouveauté2, entre le dandy (inventeur et antisocial) et le snob, « dandy manqué » (parce que suiveur et grégaire), Thé‐ rive affirme voir « présent dans le monde littéraire plus de snobs que de dandies, et c’est tout le secret des chapelles ; elles n’ont pas besoin de grands prêtres ; un sacristain remuant leur suffit3 ». Dans l’ouvrage qu’il consacre à l’histoire du phénomène, Frédéric Rouvillois pointe la dimension hiérarchisante
1. J. Delini, « M. Abel Hermant parle du “snobisme” », Comœdia, 11 février 1912, p. 3. 2. Voir Émilien Carassus, op. cit., p. 111-123. 3. André Thérive, « Le dandysme et le snobisme », Comœdia, 24 mai 1927, p. 1.
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qu’impliquent les postures empreintes de snobisme : « Le sno‐ bisme n’est pas simplement l’attitude qui consiste à vouloir res‐ sembler, par son nom ou son apparence, ses goûts, ses opinions ou ses comportements, aux membres d’un groupe que l’on juge supérieur. C’est aussi, subsidiairement, le fait de se permettre de mépriser tous ceux qui n’appartiennent pas au clan, et que l’on peut donc considérer comme des gens communs, des arrié‐ rés, des inférieurs1. » Rien de surprenant à ce que l’accusation de snobisme se dessine comme le négatif de cette posture fondée sur une distinction par rapport au commun. Elle consiste en effet à remettre en question la légitimité d’un tel mépris. Mar‐ qué par de fréquentes polémiques, ce contexte littéraire de l’entre-deux-guerres voit ainsi la notion de snobisme se retrou‐ ver fréquemment au centre des controverses, à titre d’instru‐ ment de disqualification de certains publics aux prétentions jugées fallacieuses. Dans un article de 1936 paru dans Comœ‐ dia, Gabriel Boissy s’insurge contre l’annonce de la suppression des matinées de poésie de la Comédie française, en concluant son mouvement d’humeur par une pique contre « le public snob » qui, « évidemment […] ne court pas à ces réunions, le public snob ne goûtant la poésie que sibylline et inaccessible à tout autre que lui2 ». Critiquer un snobisme supposé revient à stigmatiser un goût affiché qui ne reposerait sur aucune forme d’inclination personnelle, mais serait le triste témoignage d’un esprit grégaire. La valeur fondamentale attaquée lorsqu’il s’agit de pointer un snobisme est celle de l’authenticité des goûts manifestés, qui relèveraient d’une forme de pose. Dans Comœdia encore, en 1936 toujours, le même Gabriel Boissy, qui décidément fait de l’anti-snobisme son combat, écrit : « Le théâtre doit changer d’esprit parce qu’il acquiert chaque jour un autre public, un public neuf et sain. À la vérité il y eut toujours deux publics : le public snob et insensible, public sans réactions vraies, façonné
1. Frédéric Rouvillois, op. cit., p. 13. 2. Gabriel Boissy, « Édouard Bourdet !… la poésie ne demande pas grâce, mais justice… », Comœdia, 7 octobre 1936, p. 2.
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par la mode et puis le public sincère, cherchant toujours dans le spectacle sa voie et sa foi1. » Toute image publique s’appuie sur une forme d’authenticité, qu’elle soit celle d’auteurs2 ou de lecteurs. L’authenticité constitue l’une des valeurs fondamen‐ tales et par conséquent largement partagées au sein de nos cultures, identifiées par Nathalie Heinich. Si la littérature est un lieu privilégié de l’inspiration, et qu’elle relève pour une part, dans une conception romantique relativement partagée, même si elle est fort réductrice, du « monde inspiré » tel que le décrit la typologie de Boltanski et Thévenot3, la notion de snobisme se prête remarquablement à la disqualification dès lors qu’il s’agit d’art, précisément parce que ce « monde » présuppose, et pose donc en valeur cardinale, l’authenticité dans les comportements publics de ses différents acteurs. Elle apparaît en effet comme une valeur « centrale dans [l]e monde [de l’art], tant concernant les œuvres (originales ou fausses) que les artistes (sincères ou intéressés)4 » et, peut-on raisonnablement ajouter, leurs lec‐ teurs. Une parade contre pareille accusation consiste à se présenter comme indifférent au snobisme. Dans l’une de ses « heures avec… » des Nouvelles littéraires, Frédéric Lefèvre s’entretient avec Louis Bertrand de l’œuvre de Stendhal. Déclarant préférer les œuvres autobiographiques de ce dernier à ses romans, plus prisés par le grand public, l’écrivain affirme, non sans snobisme, que « [p]our beaucoup de véritables lettrés, indifférents au sno‐ bisme, la Vie d’Henri Brulard est l’un de ces dix maîtres livres du monde qui, dans l’hypothèse fameuse, charmeraient les loisirs
1. Gabriel Boissy, « Que sera le théâtre demain ?… Que sera le théâtre pendant l’Exposition ?… », Comœdia, 1er octobre 1936, p. 1. 2. Voir l’entretien avec Dominique Maingueneau, propos recueillis par David Martens, sur Fabula.org, dans l’atelier de théorie littéraire, Paris, 2017 (https:// www.fabula.org/atelier.php?Paratopie_et_discours [consulté le 24 juin 2021]). 3. Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 1991. 4. Nathalie Heinich, Des valeurs, Une approche sociologique, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2017, p. 235.
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de l’île déserte1 ». L’authenticité irait ainsi de pair avec l’absence de snobisme, ravalé au goût commun pour les romans du même auteur, tenus pour artificiels (« Stendhal romancier me paraît médiocre et ennuyeux. Le récit de la Bataille de Waterloo est une chose artificielle2 »). Mais ces accusations évitent de nom‐ mer l’adversaire et demeurent dans les normes du politique‐ ment correct. À l’occasion de la « croisade des longues figures » qu’il initie au milieu des années 1920, un Henri Béraud ne s’embarrasse guère de ce genre de scrupules.
« UN TEMPS OÙ CHAQUE IMBÉCILE TREMBLE DE MÉCONNAÎTRE LE NOUVEAU MALLARMÉ » Journaliste au Canard enchaîné au sortir de la Grande Guerre, polémiste et lauréat du prix Goncourt pour Le Martyre de l’obèse en 1922, Henri Béraud entreprend à partir du début de la même année ce qu’il va désigner comme une « croisade » contre les Éditions de la NRF. Le pamphlétaire se montre particulièrement remonté contre ce qui lui apparaît comme une promotion pri‐ vilégiée, financée par des fonds publics, dont elles bénéficie‐ raient à l’étranger. Dans ce contexte, il fait de l’accusation de snobisme un élément déterminant de la polémique qu’il lance dans la presse avant de rassembler les pièces du dossier dans un opuscule intitulé La Croisade des longues figures. Plusieurs auteurs phares de la maison sise rue Sébastien-Bottin en prennent à cette occasion pour leur grade, notamment Gide et Claudel, au sujet duquel Béraud avance qu’il « serait heureux de n’intéresser pas le public3 ». Tout l’esprit de M. Claudel fut de mener les snobs brouter l’herbe des moutons. Du reste, le tour ne demande pas beaucoup d’adresse, en un temps où chaque imbécile tremble de
1. « Une heure avec M. Louis Bertrand », propos recueillis par Frédéric Lefèvre, Les Nouvelles littéraires, 17 novembre 1923, p. 2. 2. Ibidem. 3. Henri Béraud, La Croisade des longues figures, Paris, Éditions du Siècle, « Les pamphlets du siècle », 1924, p. 19.
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méconnaître le nouveau Mallarmé. Il y suffit d’un peu d’astuce et de se dire, à la façon des brocanteurs, qu’il y a beaucoup plus d’amateurs que de connaisseurs. Cette sorte de piperie ne donne, certes, point le change à la critique, ni même aux plus médiocres écrivains de métier. Mais elle abuse les badauds1.
Curieuse prétention que celle consistant à contrer un sno‐ bisme par un autre. En l’occurrence, les gens « de métier », soit des spécialistes dans leur branche, seraient pourvus d’une connaissance leur permettant de ne pas être pris aux miroirs aux alouettes par lesquels se laisseraient berner les premiers venus. Adoptant la posture de l’écrivain vivant de sa plume et par conséquent tenu de répondre aux attentes du public, Béraud rejoue l’opposition structurante du champ littéraire entre le domaine de la production restreinte et celui de la grande production, dont il se revendique fièrement. Pour ce faire, il blâme le caractère ennuyeux des œuvres des auteurs qu’il prend pour cibles, en même temps que leurs lecteurs, peu nombreux selon lui — encore qu’ils le soient tout de même déjà trop… sans quoi comment justifier sa démarche ? —, et qui ne peuvent afficher de telles inclinations que par snobisme. « Tous les snobismes trouvent leurs volontaires, écrit-il, même le sno‐ bisme de l’ennui2. » L’argumentation revêt à nouveau une inflexion quelque peu paradoxale. Tout en critiquant l’attitude de ces auteurs et de leurs lecteurs, Béraud fait valoir la rareté de sa propre position d’amuseur, selon une valeur qui constitue l’un des ressorts prin‐ cipaux du snobisme. « Si le premier venu peut ennuyer ses contemporains, les gens qui les amusent ont toujours été rares », avance-t-il. Et d’ajouter, mettant en cause l’authenticité de l’appartenance des auteurs qu’il fustige au pôle de la production restreinte et à l’idéal d’autonomie de la littérature qui la soustend : « Il existe dans notre pays, en ce moment, un groupe d’écrivains qui, ayant constaté qu’on ne veut pas les lire, après avoir fait cependant tout le possible pour vaincre, par des
1. Ibidem, p. 17. 2. Idem, p. 13.
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moyens étrangers à la littérature, la résistance du public, se sont avisés d’un tour assez habile ; ils ont tâché de faire croire qu’ils méprisaient le succès ; cela ne pouvait pas prendre à Paris, mais ils espéraient que le tour réussirait en province et à l’étran‐ ger1… » Puriste dans la conception littéraire qu’elle pro‐ meut — « des moyens étrangers à la littérature » —, la polémique va prendre une dimension quelque peu xénophobe. Tout se passe comme si le défaut d’authenticité qui sous-tend le snobisme sur le plan des goûts en matière littéraire se reportait sur l’authenticité de l’appartenance à la France et à sa capitale. Ainsi s’expliquent les piques de Béraud à l’endroit des lecteurs abusés par le « snobisme huguenot2 » qu’il incrimine, et plus largement par la valeur littéraire prêtée aux auteurs rassemblés sous la bannière Gallimard. « Après tout, il se peut que le gidisme, le suaressisme et la claudelication tirent quelque avan‐ tage de nous être, comme ils sont, réimportés. Ainsi le mail, le ballon et la courte-paume gagnèrent beaucoup à nous revenir sous les noms de golf, de football et de tennis…3 » À travers la critique virulente d’un prétendu snobisme, ce sont les valeurs traditionnelles d’une certaine conception de l’art, romantique, qui sont ici défendues. L’application du suffixe « -isme » suffit en l’espèce à caractériser comme artificiel ce qui relève de ces œuvres issues de la constitution d’écoles, de recettes, de for‐ mules apprises, que chacun serait en mesure d’adapter, sans l’originalité et l’authenticité censées caractériser une littérature foncièrement soumise à un « régime de singularité4 ». Corollai‐ rement, la question se pose de l’importation de termes étrangers pour désigner des réalités dont le caractère initialement natio‐ nal aurait été oublié. Le manque d’authenticité est ici double : il tient, d’une part, à une ignorance supposée de l’origine fran‐ çaise de ces pratiques sportives et, d’autre part, à un attrait qui
1. Idem, p. 23. 2. Idem, p. 13. 3. Idem, p. 23. 4. Voir Nathalie Heinich, Être écrivain, Création et identité, Paris, La Découverte, « L’Armillaire », 2000, ainsi que L’Élite artiste, Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2005.
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ne serait pas intrinsèque à la nature de ces activités physiques mais à une mode dont la valeur ne tiendrait qu’au fait qu’elle serait issue d’un ailleurs privilégié dans l’histoire du snobisme hexagonal1. Le prestige de la Grande-Bretagne estomperait-il la virulence de l’auteur ? Lorsqu’il s’agit d’évoquer d’autres peuples euro‐ péens, toujours au sujet de Claudel, dont l’œuvre décidément ne lui revient pas, Béraud se montre moins mesuré : « On ne s’éton‐ nera point qu’un homme aussi miraculeusement dépourvu de talent, d’alacrité et de lecteurs fasse figure de génie au regard de quelques œdipes suburbains et de quelques Scandinaves gavés d’eau fraîche et comblés de gymnastique2. » Alors que « Mallarmé et Rimbaud ne recherchaient pas la clientèle des Scandinaves et des Japonais3 », l’attrait pour les auteurs de la NRF ne tiendrait qu’à celui qu’ils exercent à l’étranger. Il se décline selon une gamme diversifiée, à laquelle Béraud ne manque pas d’adjoindre un versant commercial : « Voyez-vous, il faut réagir contre le snobisme de l’ennui qui se confond d’ailleurs avec le snobisme de la mévente4. » Afin d’appuyer son propos, il cite un article de Camille Mauclair dans lequel celuici estime que la « politique du snobisme et ce dédain malveillant pour les étrangers au temple », pointés par Béraud, sont « aussi funeste[s] au véritable esprit des lettres que la basse réclame des mercantis. La chapelle vaut la halle5. » Aussi accuse-t-il ses adversaires non pas tant de faire partie d’une « chapelle » que d’une « banque6 ». Ce faisant, il remet en question non seule‐ ment la valeur intrinsèque de leurs œuvres, mais aussi l’authen‐ ticité de la posture de distance avec les choses de l’argent qu’affichent les auteurs qui sont l’objet de ses récriminations.
1. Voir Frédédic Rouvillois, op. cit. 2. Henri Béraud, op. cit., p. 20. 3. Ibidem, p. 23. 4. « Une heure avec M. Henri Béraud », propos recueillis par Frédéric Lefèvre, Les Nouvelles littéraires, 31 mars 1923, p. 2. 5. Henri Béraud, op. cit., p. 35. 6. « Une heure avec M. Henri Béraud », op. cit., p. 2.
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Il s’agit pour Béraud de dénoncer les valeurs réelles qui animent selon lui les figures de proue de la NRF. Jouant du sno‐ bisme du public, leur posture aurait une finalité essentiellement marchande. « Ce sont là, bien qu’en aient dit ces Messieurs, de ces mœurs commerciales qu’ils reprochent trop volontiers aux écrivains à succès…1 » En d’autres termes, Béraud dévoilerait le pot aux roses d’écrivains qui prétendent fonder leur entreprise littéraire sur des valeurs issues du « monde inspiré », alors même que leur démarche relèverait plutôt d’une conjonction entre le monde « de l’opinion2 » (par le recourt au snobisme) et le monde « marchand3 » (à titre de finalité). Sa propre posture repose sur une axiologie qui est celle du « monde civique4 », en particulier lorsqu’il s’interroge sur l’emploi des deniers publics pour assurer la promotion des auteurs qui sont dans sa ligne de mire. « N’est-il pas inadmissible que l’on sacrifie à cette fin l’argent des contribuables5 » pour promouvoir à l’étranger ces « faux génies » qui ont « fait de leur triste destin une entreprise de publicité6 » ? Reprochant à une part du public de se laisser berner par des écrivains qui ne mériteraient pas véritablement le succès qu’ils connaissent et dont l’attitude réelle ne serait guère conforme aux valeurs qu’ils prétendent incarner, Béraud se pose en redresseur de torts. Son entreprise s’efforce de démontrer qu’ils ne doivent leur reconnaissance qu’à celle qu’ils se sont forgée à l’étranger grâce au soutien bienvenu de l’argent public7. Pour autant, le snobisme, bien qu’il relève du feu de paille pour nombre de ceux qui le critiquent, peut également avoir un impact positif sur le moyen et le long terme. En vertu de son
1. Henri Béraud, op. cit., p. 23. 2. Luc Boltanski et Laurent Thévenot, op. cit., p. 222-230. 3. Ibidem, p. 241-252. 4. Idem, p. 231-241. 5. Henri Béraud, op. cit., p. 72. 6. Ibidem, p. 75. 7. Sur cette polémique, voir Paul Aron, « Postures journalistiques des années 1930, ou du bon usage de la “bobine” en littérature », dans COnTEXTES, n° 8, Liège, 2011 (http://contextes.revues.org/4710 [consulté le 24 juin 2021]).
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incidence sur les engouements des lecteurs, il pèse en effet sur l’évolution des modes littéraires, au point d’apparaître, aux yeux de certains des acteurs du monde éditorial de l’entre-deuxguerres, sinon comme une vertu, du moins comme un vecteur de la démocratisation de la littérature, dont on peut faire l’éloge.
SNOB OU HOMME DES CAVERNES En vertu de sa plasticité et des débats dans le cadre desquels elle se trouve mise en œuvre, la notion de snobisme ne permet pas seulement de critiquer des inclinations en les faisant passer pour les manifestations d’un goût inauthentique. Selon Nathalie Heinich, « un même principe axiologique peut, selon les éva‐ luateurs et selon les contextes, recevoir une “valence” opposée, soit positive, soit négative : il peut fonctionner soit comme une valeur, susceptible de produire de “la” valeur, soit comme une “anti-valeur”, susceptible de dévaloriser l’objet évalué1 ». Dans la presse littéraire de l’époque, le snobisme est également pré‐ senté à maintes reprises sous un jour relativement favorable. Il apparaît en effet comme un vecteur privilégié des mutations du goût et de la dynamique de l’histoire littéraire. Davantage, il passe même pour un bienfait dans le mouvement de démocra‐ tisation de la littérature car, en dépit du manque d’authenticité qui lui serait rattaché, il favoriserait l’attrait pour les œuvres de qualité. Le 9 mars 1924, un entrefilet rend compte dans Comœdia d’une conférence de Gaston Rageot relative au « goût dans les arts » et donnée à l’université des Annales. Non sans une probable pointe de snobisme, le conférencier avance que cette faute en matière de goût constitue un moteur de l’évolution des arts : La mode se manifeste surtout par le snobisme et les snobs sont les véhicules inconscients des modes artistiques nouvelles. Ayant défini le snob : l’homme qui peine pour se distraire, qui
1. Nathalie Heinich, Des valeurs…, op. cit., p. 215.
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suit contre son goût un mouvement mondain, qui troque le goût des autres contre le sien propre et finit ainsi par n’en avoir plus du tout ; ayant donc défini le snob, M. Gaston Rageot en fait l’apologie. Le snob est sympathique, parce qu’il est malheureux et il est utile, car il colporte, souvent à son insu, des germes excellents1.
Les auteurs qui défendent une telle conception du snobisme mettent en avant un effet positif sur le plan social. Si l’on se situe au niveau de son impact en termes de démocratisation, le phénomène peut selon eux être apprécié en vertu de ses effets sur le public, de ses effets supposés du moins (il est en effet particulièrement ardu d’évaluer empiriquement cet impact, sachant que tous les snobs, il s’en faut, ne se vantent pas de ce travers). Semblable épidémiologie des inclinations est pour le moins ambivalente : elle présente la figure du snob sous un jour positif, mais elle n’en réduit pas moins ses bienfaits à une forme d’inconscience. Le snob serait un (f)acteur de l’évolution de l’histoire, mais bien malgré lui, de sorte qu’il n’en retire aucun mérite. En cela, bien que le snobisme soit valorisé positivement, il ne se voit réhabilité que de façon bien relative et n’est nullement converti en mode de comportement enviable ou admirable, pas plus, naturellement, que ne sont loués ceux qui en font preuve. Les accusations portant sur le snobisme de certains écrivains et de leurs lecteurs n’explicitent guère la notion, dans la mesure où elle semble aller de soi. Comme le souligne Nathalie Heinich, les valeurs « demeurent le plus souvent dans l’implicite de prin‐ cipes communs aux membres d’une même culture2 ». Il n’est nullement nécessaire de les expliciter, hormis lorsque le contexte conduit à la confrontation des points de vue3. Il en va de même quand la valeur mise en avant contrevient, précisé‐ ment, à l’un de ces « principes communs » régissant nos
1. André Rigaud, « À l’université des Annales, La mode et l’art, Conférence de M. Gaston Rageot », Comœdia, 9 mars 1924, p. 5. 2. Nathalie Heinich, Des valeurs…, op. cit., p. 234. 3. Ibidem.
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systèmes de valeurs, comme lorsqu’il s’agit de défendre le sno‐ bisme, qui s’oppose au principe de l’authenticité1. Les auteurs qui s’emploient à défendre l’idée de snobisme se trouvent confrontés au même impératif. Dans la mesure où il s’agit pour eux de faire l’éloge d’une attitude qui s’oppose à une valeur aussi fondamentale que l’authenticité, ils sont tenus à un paradoxe apparent sur le plan argumentatif en vertu d’une axiomatique culturellement partagée : le snobisme, qui contrevient à la valeur d’authenticité, n’est pas une chose défen‐ dable. Il leur est par conséquent difficile de ne pas expliciter en quoi ce phénomène peut avoir des effets positifs. Ainsi d’une anonyme « Mme X… » à l’occasion de « l’éloge du snobisme » qu’elle publie dans Comœdia, quelques mois après la conférence de Gaston Rageot : On a coutume de prendre le mot snob pour une insulte tandis que la chose est une supériorité, car, malgré soi, on la subit et elle en impose. Il faut poser en principe désormais que qui‐ conque n’est pas snob est méprisé. J’irai même jusqu’à dire qu’il est méprisable. […] Le snobisme a bien d’autres avantages, car s’il nous en impose, il nous dispose aussi. C’est sur lui que repose la société, et que le meilleur se propage. Il se peut que le snob ne pense pas plus qu’un autre, mais il feint de penser. Pour cela, il doit bien se tenir au courant en dépit de sa paresse et de sa nullité. Il lui faut émettre un jugement malgré son ignorance. On se plaint de la réclame, on a tort. Sans elle, il n’y aurait que des gens intelligents qui liraient, iraient au théâtre, au concert, dans les expositions. Mais aussitôt le snobisme intervient. Il faut être au courant de ce dont tout le monde parle, avoir lu ce qui se lit, vu ce qui se voit, entendu ce qui se chante. […] Ainsi grâce au sno‐ bisme, quelque chose pénètre la masse inerte des humains. Pas grand’chose ? Quelque chose enfin. […] J’irai […] plus loin : le snobisme est une vertu. […] Aucune idée n’est viable que si elle s’allie au snobisme. Il faut en prendre son parti et admirer sa force2.
1. Ainsi s’explique qu’André Thérive, dans un article atypique à cet égard, en vienne à exposer sa conception du snobisme, à la faveur d’un article dans lequel il le distingue du dandysme (André Thérive, op. cit.). 2. Mme X…, « Éloge du snobisme », Comœdia, 4 novembre 1924, p. 1.
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Article que l’on peut juger snob, en ce qu’il propose un éloge paradoxal du snobisme, tout en manifestant un net mépris pour ceux qui en seraient victimes, et dont se distingue, bien entendu, l’auteur de ces lignes… Selon Nathalie Heinich, « [l]a seule façon d’invalider une valeur consiste à lui préférer, contextuellement, une autre valeur : par exemple, placer la sécurité, ou le confort, avant la solidarité. […] [C]’est la mise en œuvre d’une valeur qui est discutable — pas la valeur elle-même1 ». Ne pouvant être remise en question, l’authenticité, volontiers débattue lorsqu’il s’agit de stigmatiser le snobisme de tel auteur ou de telle frange du public, se voit ici remplacée par une autre valeur, relevant davantage du monde « civique ». Elle consiste en un progrès ou en une élévation des masses. Le snobisme tiendrait en somme sa valeur d’un autre univers de valeurs, qui se présente comme assurément plus démocratique que celui qui sous-tend tradi‐ tionnellement le monde littéraire. D’autres auteurs ne s’en tiennent cependant pas à « admirer [l]a force » du snobisme et à louer ses « vertus » en tant qu’ins‐ trument de propagation du (bon) goût, c’est-à-dire de démocra‐ tisation paradoxale de l’accès du « grand public » à la littérature traditionnellement réservée aux élites. Ils vont jusqu’à envisa‐ ger d’en tirer parti comme rien de moins qu’un instrument à exploiter dans un processus concerté de civilisation du public. Dans un article qui prend prétexte d’un compte rendu du second tome de La Recherche, œuvre-phare s’il en est dans l’his‐ toire du snobisme en littérature2, Paul Souday livre des consi‐ dérations sur le snobisme et son rôle moteur dans une sorte de progrès historique sans lequel l’humanité en serait demeurée à l’âge des grottes : En littérature et en art, le snobisme joue un rôle considérable et extrêmement utile, à condition qu’il soit bien dirigé. Molière n’a pas eu tort de railler les précieuses et les femmes savantes […] : leurs engouements un peu naïfs et insuffisamment éclairés n’en ont pas moins rendu des services à l’avancement de la culture et
1. Nathalie Heinich, Des valeurs…, op. cit., p. 204. 2. Voir, notamment, Émilien Carassus, op. cit., p. 523-600.
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à l’affinement tant des mœurs que du langage. […] [T]oute l’évo‐ lution, tout le progrès de l’esprit, est dû au snobisme sans lequel les hommes n’auraient jamais cherché le mieux et végéteraient encore, repus et satisfaits, dans les cavernes1.
Le snobisme serait ainsi l’une des déclinaisons, dans la modernité et à l’échelle d’une société (celle des lecteurs), du désir triangulaire tel que l’envisage René Girard2. Il apparaît de ce point de vue comme un moteur de civilisation, par l’imitation qu’il engendrerait. Dans un autre registre, le rôle prêté au sno‐ bisme dans les engouements récurrents du lectorat (ou plutôt des lectorats) pour tel ou telle œuvre, auteur, mouvement, s’apparente au processus de civilisation tel que l’a dépeint Nor‐ bert Élias à l’échelle de l’histoire des sociétés occidentales3, en montrant qu’il procède par imitation des pratiques des couches élevées de la société, qui donnent le ton. Du moins est-ce ce qu’affirment les apologistes ambigus des vertus de cette attitude qui demeure pourtant critiquable en soi. C’est précisément cette argumentation que Bernard Grasset fait sienne dans les articles et le livre à l’occasion desquels il expose, défend et illustre son action en tant qu’éditeur-phare de la période.
GRASSET, LE SNOBISME AU SERVICE DE LA DÉMOCRATISATION L’entrain de Bernard Grasset dans le cadre de ses activités éditoriales est bien connu. D’aucuns, de son vivant (comme par après au demeurant), lui ont tenu grief de ses pratiques parfois peu orthodoxes dans le monde littéraire d’alors, en particulier en matière de recours à la promotion4. Il est vrai que celui qui
1. Paul Souday, « Apologie pour le snobisme », Comœdia, 19 novembre 1920, p. 1. 2. Voir René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961. 3. Norbert Élias, La Civilisation des mœurs (1939), Paris, Calmann-Lévy, 1973 et La Dynamique de l’Occident (1939), Paris, Calmann-Lévy, 1975. 4. Voir Jean Bothorel, Bernard Grasset, Vie et passions d’un éditeur, Paris, Grasset, 1989.
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fut le concurrent le plus acharné du prestige de la NRF n’avait pas son pareil pour « transformer la valeur littéraire en valeur marchande1 ». Certains auteurs publiés sous sa bannière ont bénéficié d’une réclame sans précédent, à l’instar d’un Ray‐ mond Radiguet. Lorsqu’il revient sur sa pratique éditoriale et les critiques dont elle a fait l’objet, la mobilisation du snobisme des lecteurs devient un ressort privilégié et assumé de sa démarche éditoriale. « [F]ondamentalement porté par une pen‐ sée aristocratique des lettres », Grasset affirme en avoir usé plus souvent qu’à son tour pour « imposer le bon goût auprès du grand public2. » En 1929, l’éditeur reprend en volume, chez Gallimard, une série d’articles publiés quelques mois auparavant, à partir du 28 octobre 1928, dans Le Journal. Dans sa préface, Grasset annonce qu’il vise un « large public » avec ce livre qui pourrait « ne point satisfaire les plus délicats3 ». Il esquisse pour com‐ mencer une histoire récente de la littérature et des rapports du public avec le livre. « Quand, il y a bientôt vingt-cinq ans, j’abor‐ dai l’édition, le livre n’était encore l’audace que d’un petit nombre4. » La situation a semble-t-il rapidement évolué. Mais si « [o]n lit beaucoup plus qu’avant la guerre », faut-il pour autant y voir une « [e]xtension de la culture » ou un « progrès intellec‐ tuel5 ? », s’interroge-t-il. « N’allons pas si vite. Le nombre des acheteurs a crû ; mais ne serait-ce pas au détriment de la qua‐ lité ? Je penche à la croire et qu’il y ait eu, ici comme ailleurs, inflation6. » L’une des formes de l’« inflation » diagnostiquée par Grasset résiderait dans une épidémie de snobisme ayant trait à la litté‐ rature. Il s’agirait de l’une des caractéristiques de la période : « [U]n autre trait de notre époque : la forme littéraire du
1. Olivier Bessard-Banquy, op. cit., p. 140. 2. Ibidem, p. 161. 3. Bernard Grasset, La Chose littéraire, Paris, Gallimard, 1929, p. I. 4. Ibidem, p. II. 5. Idem, p. 99. 6. Idem.
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snobisme. Sans doute, toutes les époques ont plus ou moins connu ce travers. Il y a eu de tout temps, sous des appellations diverses, de beaux esprits et des précieuses. Mais le seul fait qu’on leur donnait un nom montre assez qu’il ne s’agissait là que de quelques-uns. Il n’en va pas de même aujourd’hui et je crois bien qu’à aucune autre époque le snobisme littéraire ne s’est étendu à un public si nombreux1. » En somme, Grasset dresse le constat de la démocratisation non seulement de la lit‐ térature, mais aussi et surtout, de façon corollaire, du snobisme ayant trait à la chose littéraire. Mais si ce « snobisme nouveau » a ses méfaits, il n’en aurait pas moins des vertus, dans la mesure où il aurait « servi l’esprit2 ». En effet, note-t-il, « [j]e ne prétends nullement […] que la littérature n’ait rallié depuis la guerre qu’une armée de snobs. Je crois tout au contraire que l’amour désintéressé des Lettres a, ces dernières années, largement étendu ses conquêtes3 ». Cherchant à se défendre du reproche qui lui a été fait d’avoir introduit des pratiques propres au monde commercial dans le sacro-saint domaine de la littéra‐ ture, Grasset se livre, comme quelques autres contemporains, à un paradoxal « éloge » de ce « snobisme ». Ce dernier « reste » pour lui « le grand moyen, sinon le seul, d’imposer le talent ; et [il] n’eu[t] garde de le négliger4 » en raison de ce qu’il « déplo‐ rai[t] que la médiocrité pût en profiter5 ». Le snobisme a souvent été revendiqué comme valeur, non sans snobisme ainsi qu’on a pu le voir. L’histoire du snobisme en livre de nombreux exemples : se dire snob est une forme de paradoxe typiquement snob, dès lors que le snobisme est le revers de valeurs cardinales partagées, en particulier l’authen‐ ticité. Mais, dans le cas de Grasset, le snobisme est non pas tant revendiqué qu’instrumentalisé. Au reproche qui lui est adressé de combiner les valeurs du monde « marchand » et du
1. Idem, p. 29-30. 2. Idem, p. VI. 3. Idem, p. 107. 4. Idem, p. VI. 5. Idem, p. VII.
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monde de « l’opinion » et de les faire primer sur celles du monde « inspiré », Grasset rétorque en affirmant avoir joué des valeurs du monde l’opinion en les mettant au service de la littérature. Alors que les reproches contre lesquels il se défend consistent à l’accuser d’avoir privilégié les valeurs marchandes et celles de l’opinion au détriment des valeurs esthétiques, censées primer dans le domaine littéraire, l’éditeur se targue d’avoir mis les pouvoirs de la première au service de l’essor de la seconde, en d’autres termes d’avoir tiré parti du snobisme des lecteurs pour le mettre au service de la démocratisation de la valeur littéraire la plus authentique. Le snobisme, qui demeure intrinsèquement un mal, ne tient en conséquence sa valeur positive que dans la mesure où il se trouve subordonné à une finalité qui relève d’un autre régime de valeurs, celui de l’esthétique. Selon le bon vieux principe en vertu duquel la fin justifierait les moyens, Grasset déplace la question, de façon à se réclamer des valeurs que, précisément, ses détracteurs lui reprochent d’avoir bafouées à des fins mer‐ cantiles. Sous la plume de l’éditeur des quatre M, le snobisme se voit ainsi présenté comme un pharmakon. Il est le remède idoine à ce que, en tant que poison, il a induit dans les mœurs littéraires du temps. Et Grasset s’affiche comme celui qui a administré ce remède en endossant un véritable ministère éditorial, qui semble lui avoir été imposé par des circonstances qu’il n’a pas choisies. Mais si le snobisme peut être instrumentalisé à des fins positives, il n’en demeure pas moins un phénomène probléma‐ tique. Il ne viendrait à aucun moment à l’idée de Grasset de se dépeindre sous les traits d’un snob. Il est en revanche, à l’en croire, celui qui tire les ficelles et le meilleur parti du snobisme des masses, éveillées à la vie littéraire par l’« inflation » qu’il évoque, et qu’il s’agit de guider vers le bon goût. De ce point de vue, le dévoilement de son modus operandi au public paraît tout de même assez curieux. L’on pourrait raisonnablement supposer que l’efficacité de cette stratégie devrait reposer sur sa méconnaissance par ceux — les lecteurs potentiels — qui en sont les cibles. Ce dévoilement correspond assez bien au tempérament emporté et impulsif de Grasset. Une telle prise de
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position dans l’espace public revient surtout à valoriser celui qui l’énonce et à épurer la marque qu’il incarne dans le monde éditorial des accusations de mercantilisme outrancier dont elle a pu faire l’objet. En se présentant comme un serviteur des lettres et de la cause de « l’esprit » — mot d’époque s’il en est —, Grasset reven‐ dique une position au sein de la production restreinte et des auteurs éclairés de la période. Féru de réclame, Grasset ne se compose-t-il pas, de façon presque offensive, une posture soustendue par une éthique du sacrifice de son propre goût et de ses propres mœurs au profit de l’élévation culturelle des autres ? Corollairement, accuser le lectorat de snobisme, c’est au fond se distinguer de « ces snobs des Lettres qu’il est si facile de tromper sur la marchandise1 », qu’il va précisément s’employer à ne pas tromper, et s’attribuer des vertus antagonistes à celles dont il est accusé en raison de ses opérations publicitaires un peu tape à l’œil au regard des normes en vigueur à l’époque. Cette dis‐ tinction se marque en particulier dans une scène de rencontre entre l’éditeur et une lectrice : J’ai séjourné l’été dernier sur une plage de second ordre. Hôtel bondé et de quels gens ! La sottise en vacances […] ! Dans le groupe où je me trouvais, ce jour-là, une jeune femme lisait. Poussé par ma curiosité d’éditeur et aussi, je l’avoue, par quelque intérêt pour la liseuse, je l’interrogeai : “C’est le Disraeli de Mau‐ rois, me dit-elle ; mon mari me l’a apporté ce matin de Paris. Puis, d’un ton semi-résigné qui me fixa assez exactement sur le plaisir qu’elle y pouvait prendre, elle ajouta : « Il faut bien être au cou‐ rant. » […] À défaut de goût personnel, elle devait posséder ce qui le remplace chez un si grand nombre, surtout parmi les femmes : l’intuition de ceux qui le détiennent. Ayant ainsi compris que les gens de goût aimaient ce livre et qu’il importait qu’elle en pût parler, elle le lisait. La mode a ses exigences. […] Le plaisir de lire a fait une large place à la vanité de connaître2.
1. Idem, p. 180. 2. Idem, p. 100-103.
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L’accusation de snobisme est sans doute aussi ancienne que le phénomène lui-même. Elle a, dans le domaine littéraire, ses lettres de noblesse et ses figures topiques, régulièrement invo‐ quées, à l’instar des précieuses ridicules et de leurs avatars en bas-bleus. Le fait est que les griefs à l’endroit du snobisme s’incarnent régulièrement à travers des figures féminines sem‐ blables à celle que dépeint ici Grasset. Le dédain qu’il manifeste à cette occasion n’est pas étranger à celui qui l’incite à citer, à la fin de son opus, L’Homme de cour de ce Balthasar Gracian avec lequel il partage, phonétiquement, la première syllabe de son patronyme : « Malheureuse est l’éminence qui n’a rien de sub‐ stantiel. Tous ceux qui pourraient être des hommes ne le sont pas tous. Il y en a d’artificiels qui conçoivent des chimères et accouchent de tromperies1. » Aussi est-ce pour se départir de l’image publique qui lui a été accolée, et mieux correspondre à son idéal d’éditeur, que Grasset reconfigure sa posture publique.
L’ENVERS DE LA DÉMOCRATISATION Lors de la conférence qu’il prononce durant l’été 1918, à quelques semaines de la fin de la Grande Guerre, Guillaume Apollinaire énonce son credo relatif à la poésie qu’il a vue fleu‐ rir autour de lui durant les dernières années de ce qui sera bientôt nommé la Belle Époque. Dans ces considérations publiées en décembre par le Mercure de France, parmi les carac‐ téristiques qu’il attribue à ce qu’il appelle l’« esprit nouveau », le poète avance qu’il est « avant tout ennemi de l’esthétisme, des formules et de tout snobisme2 ». Mettant en avant ce que ne serait pas l’esprit nouveau, cette mention du snobisme se décline sur le mode du repoussoir. Et de jouer les augures : « Plus tard, ceux qui étudieront l’histoire littéraire de notre temps s’étonneront que, semblables aux alchimistes, des rêveurs, des poètes aient pu, sans même le prétexte d’une pierre
1. Cité par Bernard Grasset, idem, p. 199-200. 2. Guillaume Apollinaire, « L’esprit nouveau et les poètes », Le Mercure de France, n° 491, t. CXXX, Paris, 1er décembre 1918, p. 395.
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philosophale, s’adonner à des recherches, à des notations qui les mettaient en butte aux railleries de leurs contemporains, des journalistes et des snobs1. » En dépit de la dimension englobante qu’il attribue au vent nouveau qui souffle sur les lettres et la création de façon plus générale, le poète d’Alcools ne s’en livre pas moins à une approche discriminante, comme s’il était impossible de parler du snobisme sans procéder en quelque façon à un partage du bon grain de l’ivraie. Si ces lignes sug‐ gèrent que le snobisme est un grief à géométrie variable — il n’est nullement l’exclusive de ceux qui s’attaquent aux formes les plus avant-gardistes de la création littéraire —, difficile de n’y pas voir la proclamation d’un clivage entre cette poésie empreinte de modernité et l’univers de la mondanité qui a sem‐ blé jusqu’alors le lieu d’expression privilégié du snobisme. Mais l’imaginaire du snobisme connaît, on l’a noté, une nette extension. Qui dit démocratisation des lettres dit également reconfiguration de l’appréhension de la chose littéraire et, tout spécialement, des principes en vertu desquels les écrivains et leurs œuvres se trouvent valorisés aux yeux d’un public toujours plus nombreux, mais qui n’en est pas pour autant homogène. La diversification fonctionnelle qui caractérise les sociétés avancées va de pair, dans le monde éditorial, avec une diversification des publics. La démocratisation s’accompagne d’une explosion de la diversité de l’offre littéraire, notamment à travers des genres spécialisés. Dans ce contexte, le snobisme, tel qu’il est mobilisé pour rendre compte des goûts des uns et des autres, et de leur légitimité, constitue l’un des marqueurs de la ségrégation que mettent en œuvre les différentes « communau‐ tés interprétatives » associées à tels ou tels types d’œuvres ou groupes d’auteurs. Une question demeure cependant, celle du degré de perti‐ nence des considérations au sujet de l’impact effectif de ce snobisme au sujet des lettres, qu’un certain nombre de contem‐ porains, à l’instar de Grasset, ont diagnostiqué et parfois même hautement revendiqué. De même, qu’en est-il des propos de
1. Ibidem, p. 390.
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Béraud au sujet de la place du snobisme dans l’engouement dont les auteurs Gallimard sont à l’époque les objets ? Il semble relativement difficile de répondre précisément à ces questions. Les considérations des contemporains paraissent cependant assez crédibles, au moins jusqu’à un certain point, mais il paraît particulièrement ardu de le vérifier concrètement. L’on peut néanmoins raisonnablement se fonder sur le principe selon lequel il n’y a pas de fumée sans feu : de tels points de vue, notamment en raison de leur caractère récurrent, paraissent bien indiquer que le snobisme dans les lettres est, durant l’entre-deux-guerres, sinon une réalité de fait, du moins une réalité vécue. Toutefois, que ces publics et leurs motivations soient fantas‐ més ou non importe dans une mesure relative. L’essentiel réside plutôt dans la place qui leur est donnée dans les considérations au sujet de la littérature, ainsi que dans leur inscription comme acteurs d’un champ et comme agents de discours distribuant les bons et les mauvais points, et eux-mêmes évalués à l’aune de leurs goûts. Le recours à l’accusation de snobisme, qu’il s’agisse de fustiger ceux qui l’incarneraient ou de défendre ses vertus potentielles, met en jeu des images publiques. Si le snobisme constitue un facteur de distinction, l’idée de snobisme permet à ceux qui se sentent méprisés dans la valeur de leurs goûts de faire descendre de leur piédestal ceux qui se revendiqueraient d’une littérature de plus grande valeur. Le snobisme se profile ainsi comme l’envers ambivalent de la démocratisation des lettres : l’un de ses points de résistance, vilipendé comme tel, et en même temps, à en croire certains, comme Grasset, l’un des moyens par lesquels elle peut advenir.
11 À REBOURS DE L’ÉLITISME
Michel Murat
Je ne peux faire autrement pour entrer en matière que d’apprécier les équivoques de ce thème, la démocratisation des lettres, dignes des méditations tortueuses que Paulhan consa‐ crait, dans Les Fleurs de Tarbes, au « pouvoir des mots ». On voit bien ce que veut dire « démocratisation ». Le mot revient de manière constante depuis un demi-siècle en France pour désigner un objectif essentiel de la politique culturelle — celle qui justifie l’existence d’un ministère de la Culture et des insti‐ tutions qui s’y rattachent. D’André Malraux à Aurélie Filippetti, l’idée d’une démocratisation de la culture a été obstinément poursuivie ; mais au fil du temps cette idée a évolué. La création par Malraux d’un ministère de la Culture autonome est en elle-même un changement majeur : jusque-là les institutions culturelles étaient rattachées à l’Instruction publique. On a, par cette décision, dissocié l’accès à la culture de l’éducation ; c’était sans doute une erreur de fond, que l’on tentera plus tard de rattraper en favorisant le développement des enseignements artistiques à l’école. « Démocratiser » signifie ainsi ouvrir l’accès au plus grand nombre, sans forcément se demander à quoi ce « plus grand nombre » peut avoir accès et quel usage il peut en faire. On a donc levé certaines barrières économiques (pas toutes : le livre en a bénéficié plus que l’opéra) ; créé de multiples institu‐ tions, théâtres nationaux, musées, bibliothèques ; multiplié les
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efforts de médiation culturelle (le terme a été inventé à cette occasion). Mais on ne s’est pas suffisamment interrogé sur les compétences nécessaires aux usages culturels que l’on offrait au public, et moins encore sur la manière de développer ces compétences par l’apprentissage ou la transmission — et même de valoriser ces compétences. Le cas des lettres, si particulier soit-il, est caractéristique de cette démarche dont on trouve la trace idéologique dans le mot même de « démocratisation ». Ce mot fait de l’accès à la culture une sorte d’équivalent du suffrage universel, et l’inscrit dans un paradigme politique dont les implications restent en partie inavouées. Il y eut l’Ancien Régime, dans lequel la culture était un privilège de naissance garanti par une séparation des ordres ; puis une sorte de régime censitaire, une monarchie de Juillet, dans lequel est pris acte d’une redistribution du capital social : la culture y devient accessible aux bourgeois, ceux à qui Baudelaire s’adresse au début du Salon de 1846 en leur disant qu’ils sont le nombre et la force. La « démocratisation » marque dans son principe l’extension à tous les citoyens de cet accès à la culture ; c’est l’énoncé d’un droit, assorti d’une revendication de ce droit. Tous les citoyens, c’est-à-dire le peuple (où les bourgeois sont inclus) ; ou bien, dans une vision nécessairement plus critique, ceux qui sont exclus : ouvriers et paysans, les classes pauvres — ou dangereuses. Le mot est marqué par une visée universaliste avec laquelle on ne peut être en désaccord. Mais l’accès à la culture n’est pas du même ordre que le droit de vote, et moins encore que l’égalité devant la loi : il ne se décrète pas. Avant de se demander ce que sont les lettres, il serait bon par conséquent de réfléchir à ce qu’on veut rendre accessible au plus grand nombre : s’agit-il d’être lecteur, ou d’être écrivain (il est difficile d’étendre à tous l’état de lettré, ingénieusement décrit par William Marx1) ? En d’autres termes, s’agit-il de don‐ ner accès à la consommation ou à la production ? Cette division, on le sait, est récente, puisque la rhétorique ne séparait en rien les deux apprentissages et menait sans solution de continuité
1. William Marx, Vie du lettré, Paris, Minuit, 2009.
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de la praelectio aux progymnasmata littéraires. Mais elle est fer‐ mement établie : tous les rituels de comparution sociale, entre‐ tiens, signatures, etc., mettent en scène un auteur devant un public de lecteurs, chacun dans son rôle, sans confusion pos‐ sible. Ceux pour qui lire et écrire forment une seule activité continue, pareille à un ruban de Moebius (comme le suggère le titre de Gracq, En lisant en écrivant), sont déjà des écrivains, même s’il n’est pas possible de dire quand ils ont commencé à l’être. Les signes d’une évolution apparaissent certes chez les lecteurs adolescents — ce sont surtout des lectrices, collé‐ giennes et lycéennes — qui font le succès de plates-formes col‐ laboratives comme Wattpad ou Fyctia : ces lectrices sont aussi des narratrices, au moins en puissance, et sont invitées par la communauté à le devenir. On peut regretter que cet apprentis‐ sage, alors qu’il concerne un public en âge scolaire, reste (pour le moment) en dehors de l’école, institution qui apprécie peu l’interférence des rôles1. Mais, dans leur ensemble, les pratiques culturelles sont marquées par une asymétrie quantitative entre consommateurs et producteurs, asymétrie qui s’accentue lorsqu’on restreint la qualité de producteurs à ceux qui sont reconnus comme tels. Qu’il s’agisse de Dostoïevski ou de Kathe‐ rine Pancol, il y a toujours plus de lecteurs que de gens qui tiennent la plume. Pour les politiques de démocratisation comme pour les industries culturelles, c’est le lecteur qui est la cible ; cependant elles n’accordent pas le même sens à l’idée du « plus grand nombre », et la position des industries, pour qui ce nombre se traduit en chiffres de ventes, est évidemment la plus cohérente. La question de savoir ce que sont les « lettres », à supposer que l’emploi de ce terme n’y ait pas déjà répondu, ne doit donc pas être séparée de celle qui porte sur les catégories d’usage, ni de la réflexion sur le rapport entre processus et politique à laquelle invite le mot « démocratisation ». Nous connaissons la situation actuelle en France, et nous pouvons évaluer les résultats de cinquante ans de politique culturelle : on peut
1. Je remercie Marie-Ève Thérenty d’avoir attiré mon attention sur ce point.
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les résumer en disant que l’eau est allée à la rivière. Le taux de personnes exclues des pratiques culturelles (ou restant en dehors, car nul n’en interdit l’entrée) est resté à peu près stable, quand il n’a pas augmenté. Ceux qui allaient au musée y vont davantage, mais ils ne sont pas plus nombreux à y aller, et ce sont les retraités des classes éduquées qui ont fait masse. Les politiques de l’offre bénéficient d’abord, ou seulement, à ceux qui ont les capacités nécessaires pour se l’approprier ; peut-être ont-elles simplement retardé des évolutions dont le cours était plus puissant. On a pu penser qu’il suffisait, pour répondre à cette difficulté, de redéfinir la culture, c’est-à-dire, en l’occur‐ rence, de changer notre idée de la littérature, pour la rendre conforme aux pratiques du plus grand nombre. La tradition française est en effet profondément marquée par une logique de distinction. Nous continuons d’opposer de façon binaire la littérature et ce qui n’est pas elle, ou pas digne d’elle. Changer notre définition des lettres, est-ce là que se trouve la solution ? Je ne voudrais pas, en me hâtant de répondre, remplacer un préjugé par un autre. Mais j’essaierai, pour avancer dans ma réflexion, de prendre avec cette tradition un peu de distance, et de voir dans quelle mesure on peut, sans contredire à ce qu’on croit, aller à rebours de l’élitisme en littérature. Quel exemple achevé et convaincant pourrait-on donner de démocratisation d’une œuvre littéraire majeure (j’ajoute ce qualificatif pour ne pas aborder d’emblée la question de la littérature industrielle) ? Deux noms viennent aussitôt à l’esprit : Don Quichotte, Robinson Crusoë. La substance de ces œuvres, du moins une part significative de cette substance, est passée dans la culture commune, à travers de multiples dérivations, adaptations, transformations. Elles sont un bon exemple de ces « livres qu’on n’a pas lus », mais dont on connaît l’histoire, les personnages (Sancho Pança, Vendredi), certains épisodes — et cela depuis longtemps, bien avant que ces fables aient été adaptées au cinéma ou au dessin animé (qui sont certainement aujourd’hui le premier mode d’accès à ce corpus narratif) ; la lecture n’y perd rien si la réécriture s’en mêle. Le livre ainsi entendu s’est détaché de son auteur pour mener sa vie propre, qui n’est pas différente de celle des grands récits
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anonymes — poèmes épiques, trésor des contes, vies de saints. On objectera que par là même il sort de la littérature pour entrer dans un processus de vulgarisation où se perd ce qu’il a de plus spécifique, cet ingrédient mystérieux qu’on avait coutume d’appeler la littérarité. La vulgarisation est la face cachée de la démocratisation, son ombre portée, sa mauvaise conscience ; le mot d’ailleurs a disparu du langage officiel, remplacé par des euphémismes comme « diffusion du savoir », qui jettent un voile pudique sur les altérations que l’œuvre originale subit au cours de ce processus. Ce voile de langage recouvre aussi, et c’est plus grave, le jugement de distinction qui présuppose que l’œuvre « digne de ce nom » relève d’une production et d’un usage d’élite, et que sa diffusion au-delà de ce public auquel elle est électivement destinée la vulgarise, c’est-à-dire la dégrade d’un point de vue esthétique et éthique, comme une beauté qui s’abaisserait à faire le trottoir. Considéré de ce point de vue, le mot « démocratisation » peut être aussi un euphémisme — jusque dans l’esprit des organisateurs de ces entretiens : en tout cas une manière de présenter sous un jour positif, comme un projet politique, ce que le rapport au « plus grand nombre » entraîne inévitablement, c’est-à-dire l’adapta‐ tion aux capacités et aux envies de ce plus grand nombre. Des livres comme Don Quichotte ou Robinson Crusoë ont la caractéristique de pouvoir donner lieu à plusieurs types ou niveaux de réception inégalement élaborés mais également légitimes. J’en ai bien conscience, car il se trouve que je n’ai lu Don Quichotte que très tardivement, alors que m’y étais abon‐ damment référé au cours de ma vie professionnelle — banale imposture. C’est évidemment un autre livre que j’ai découvert derrière le glacis familier de l’intrigue, un livre plus ancré his‐ toriquement, et intellectuellement plus sophistiqué ; mais les deux cohabitent maintenant sans querelles d’amour-propre. Des œuvres de ce type, susceptibles d’être lues à plusieurs degrés de complexité, et donc par des publics différenciés, sans perdre de leur cohérence, ne sont pas si nombreuses. Harold
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Bloom, dans son élaboration du « canon occidental1 », leur accorde une prééminence justifiée sur les œuvres plus ésoté‐ riques, comme La Divine Comédie, dont l’accès nécessite des compétences herméneutiques spécialisées : elles sont plus uni‐ verselles, du moins à l’échelle d’une culture. Ces œuvres ont aussi pour point commun d’être structurées autour d’un personnage : c’est dans une large mesure ce per‐ sonnage, plutôt que le livre, qui acquiert une consistance propre et mène une vie accidentée et picaresque. Il relègue l’auteur au second plan. Borges n’avait pas manqué de le constater, et il fai‐ sait de la prévalence de l’auteur un trait de l’œuvre moderne : « Don Quichotte et Sancho sont plus réels que le soldat espagnol qui les inventa, mais aucune créature de Flaubert n’est aussi réelle que Flaubert2. » Hors du livre, dans la mémoire et les usages communs, Emma Bovary n’a pas le même destin que don Quichotte : le bovarysme auquel elle a donné son nom reste une spéculation intellectuelle de Jules de Gaultier, à destination d’un public plus étroit, plus choisi que celui du roman. D’autres per‐ sonnages de fiction sont entrés dans la culture commune par une voie extérieure à la littérature légitime, ou à la limite de celle-ci : une narration sérielle adoptant la forme du feuilleton. Que l’on pense à Sherlock Holmes (bien plus « réel » que Conan Doyle), à Fantômas, plus près de nous à Tintin ; ce qu’il est advenu de Harry Potter n’est guère différent, bien que l’indus‐ trie du divertissement ait gagné en puissance. Tintin, dit-on, ce n’est pas de la littérature (ceux qui le disent aujourd’hui s’accordent cependant à définir la littérature par la fiction). Tel était le point de vue, cohérent et légitime, de la géné‐ ration antérieure à la mienne, celle pour qui La NRF était la rose des vents : Marcel Arland, par exemple (mes parents pensaient de même). Mais dans mon enfance et mon adolescence, Tintin cohabitait avec Ulysse et les trois mousquetaires et satisfaisait aux mêmes besoins de curiosité, de projection imaginative,
1. Harold Bloom, The Western Canon, The Books and School of the Ages, San Diego, Harcourt, Brace and Company, 1994. 2. Jorge Luis Borges, « Flaubert et son destin exemplaire », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1, 1993, p. 268.
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d’expérience inédite et de connaissance des mondes, besoins qui n’ont rien de vulgaire, au contraire : ce sont, me semble-t-il, les demandes les plus sérieuses que nous pouvons adresser à la littérature ; quand la lettre des textes a vieilli, une adap‐ tation bien faite permet d’y entrer de plain-pied. Ces œuvres étaient populaires, objet de discussion et de partage, propres à former une communauté — en un mot, démocratiques. Leur coexistence avec des œuvres plus banales, mais auxquelles nous étions attachés (comme les livres d’Enid Blyton), a été pour beaucoup d’entre nous une clé de la formation du goût littéraire. Tout cela se passait hors de l’école, mais en continuité avec elle : dans les années 1960, l’enseignement secondaire s’était largement ouvert, mais ni les enseignants ni les programmes n’avaient changé ; les hiérarchies étaient stables, fondées sur le jugement des professeurs (pour les classiques) et des écrivains (pour les modernes) ; l’humanisme donnait encore le ton. La conception traditionnelle de la culture a prévalu dans la première phase des politiques de démocratisation. Après la Libération, l’émission Lectures pour tous de Jean d’Arcy et Pierre Dumayet (1953-1968) a pris le relais, du côté des institutions, des batailles du livre menées par le PCF à l’initiative d’Elsa Triolet (1950-1952) : on a essayé de bonne foi — dans la plupart des cas — d’« apporter la culture » aux ouvriers et de leur faire lire Shakespeare. Dans un deuxième temps, en réponse aux reven‐ dications de 1968, l’idée d’une hiérarchie entre les pratiques culturelles a été abandonnée : on a cessé d’opposer culture savante et culture de divertissement, et promu toutes sortes de formes jugées jusque-là marginales, de la bande dessinée au hip-hop ou au théâtre de rue, en les mettant sur le même plan que la culture légitime et en restreignant l’espace et les moyens alloués à celle-ci. Cette mutation s’est accomplie avec succès dans les arts du spectacle. Elle a été de peu d’effet dans les arts plastiques, l’accès aux formes contemporaines étant commandé par le discours critique et le travail des institutions (si bien que la définition même de l’art contemporain pose problème aux yeux du public). Elle a modifié l’esprit de la tradi‐ tion musicale en soumettant les apprentissages à une logique de la performance et de la compétition, mais laissé intacts
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les apprentissages eux-mêmes, leur progressivité technique et leur hiérarchie. Dans les lettres, elle a beaucoup compliqué les apprentissages sans lesquels les capacités de lecture et d’écri‐ ture ne peuvent se développer. Hors de l’école, ceux-ci sont soumis aux lois de la reproduction sociale ; mais l’école a eu de plus en plus de mal à les définir et à les mener à bien. Cependant il n’est pas certain qu’en France, dans le domaine des lettres, l’effacement des hiérarchies ait été accepté, alors même que l’idée d’une hiérarchie devenait difficile à assu‐ mer — sauf à se faire, à l’exemple d’Alain Finkielkraut, le défen‐ seur du temps passé1. C’est dans le milieu universitaire, qui fonde son autorité sur l’exercice du jugement critique, que la contradiction est la plus sensible. Dans ce milieu, et chez beau‐ coup d’intellectuels qui en sont issus, elle prend aujourd’hui souvent le visage d’un élitisme honteux, accompagnant un éclectisme réel des goûts et des pratiques. Cet élitisme s’accom‐ mode d’une restriction croissante du domaine où il s’exerce. La littérature de genre, policier, science-fiction, fantasy, reste horschamp, de même que l’ensemble de la littérature jeunesse. La poésie (contemporaine) est tenue en marge, malgré sa vitalité. Le théâtre est pris dans le monde du « spectacle vivant ». Le jugement littéraire ne trouve en fait à s’exercer que sur un petit nombre d’œuvres qui lui servent de pierre de touche. Il en résulte deux conséquences bien visibles. La première est la consécration par l’université, devenue la seule instance de légi‐ timation (supposée) sérieuse, d’un petit corpus d’auteurs contemporains, eux-mêmes de formation universitaire et connaissant parfaitement les codes et les voies de cette légiti‐ mation. Alors que Marguerite Yourcenar, un écrivain qui fait aujourd’hui figure de référence — peut-être en carton-pâte — a été consacrée par l’Académie française après un assez large suc‐ cès public (elle a peu publié, et ses livres ont d’emblée été perçus comme une continuation acceptable du classicisme), la consé‐ cration de Pascal Quignard, Pierre Michon ou Annie Ernaux est en grande partie le fruit d’un travail militant de collègues
1. Alain Finkielkraut, La Défaite de la pensée, Paris, Gallimard, 1987.
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spécialistes, qui ont assuré leur carrière en commentant ces auteurs. De tels écrivains, dont la liste est facile à établir, passent aujourd’hui pour les représentants authentiques de la littéra‐ ture, ou les représentants de la littérature authentique. La plu‐ part ne sont pas vraiment des romanciers ; leurs fictions souvent avortent et se désavouent, se perdent en reflets, ou se moquent d’elles-mêmes. Le roman, aux yeux de ces écrivains et de leur suite, reste suspect de complaisance envers le public — à moins que leur talent ne s’y prête pas (on peut le penser d’Éric Chevillard). L’autre conséquence est la réticence persistante des doctes à accepter le succès, et même des formes de légitimation dont les tenants et aboutissants leur échappent, et qu’ils jugent faci‐ lement de mauvais aloi. Les exemples sont évidents : mauvaises querelles faites aux romans de Michel Houellebecq (comme la polémique niaise sur l’usage de Wikipedia), alors que ceux-ci, si inégaux soient-ils, dominent visiblement la production fran‐ çaise contemporaine ; incompréhension devant le prix Nobel décerné à Le Clézio (reconnaissons que son discours de récep‐ tion n’a pas arrangé les choses), puis à Patrick Modiano ; gêne et ricanements lors de l’entrée en « Pléiade » de Jean d’Ormesson : la « Pléiade » était une des dernières chasses gardées (on avait oublié le coup fourré de 1983, le contrat signé avec Hervé Bazin n’ayant pas eu de suite). Les thèses de Bourdieu, acceptées après de longues réticences, ont certes permis une distance critique en décrivant la structure du champ littéraire et les processus de consécration. Les écrivains quant à eux avaient depuis long‐ temps une connaissance précise de ces processus : il n’est que de lire, à côté d’Illusions perdues, les Conseils aux jeunes littéra‐ teurs publiés par Baudelaire ; Baudelaire était lucide jusqu’au cynisme, mais nullement isolé ; la correspondance de jeunesse de Flaubert montre que lui et ses amis n’étaient pas en reste pour la compréhension des stratégies. Mais la sociologie des lettres a consolidé la logique de distinction dont elle faisait l’analyse, et conforté ceux qui s’estimaient les représentants ou les défenseurs du « pôle de production restreinte » dans la croyance à une différence quasi ontologique entre la littéra‐ ture et ce qui n’est pas elle. Peu importe que les frontières
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soient variables : pour certains par exemple Christine Angot est « dedans », pour d’autres (comme Pierre Jourde) elle doit rester « dehors » (le cas de Virginie Despentes, portée en ce moment par le succès public, est mis en débat). L’important est la constance de cette frontière et la manière dont ce critère hamlétien, être ou ne pas être, constitue le fond de tout jugement de valeur. Or l’incompatibilité entre succès public et qualité littéraire n’est pas seulement une idée reçue : c’est une idée fausse. Les deux ne sont liés ni positivement ni négativement, ils valent chacun dans leur ordre. Il est facile de trouver des exemples d’œuvres importantes qui furent des succès éclatants : L’Astrée et Le Cid au Grand Siècle, La Nouvelle Héloïse qui fit pleurer l’Europe entière, Paul et Virginie qui se déclina très vite en gravures, motifs pour bretelles et sujets de pendules ; Goethe, Tolstoï, Dickens furent des auteurs à succès. Ces livres appar‐ tiennent au canon le plus légitime. Mais il en est d’autres qui se situent dans une zone intermédiaire, et qui posent problème aux tenants d’une conception binaire en raison d’un décalage supposé entre leur succès et leur valeur intrinsèque. C’est notamment le cas des maîtres du roman « populaire » : Walter Scott, Dumas père, Eugène Sue, et plus près de nous Simenon ou Pagnol. Certains de ces jugements seront sans doute révisés : Simenon est un des meilleurs romanciers français du xxe siècle, et je ne vois aucune raison sérieuse de le mettre au-dessous de Claude Simon. Que faire cependant de ces œuvres qui sont de fait devenues des classiques, comme Les Lettres de mon moulin ou la trilogie de Pagnol, ou des souvenirs d’enfance de celui-ci, qui ont fait les beaux jours de la lecture à l’école ? Pagnol méritet-il moins que Duras de faire un sujet de thèse ? Valoriser de tels auteurs serait, me semble-t-il, faire un pas significatif dans le sens d’une démocratisation des lettres. Cela n’impliquerait en rien de renoncer au jugement esthétique. Dans le genre du roman populaire, il y eut des œuvres remarquables à côté d’une production médiocre ou très médiocre, évidemment plus abondante ; mais il n’est pas très difficile, même pour un lecteur d’aujourd’hui, de faire le tri entre Sans famille d’Hector Malot et La Porteuse de pain de Xavier de Montépin, dont le succès fut
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immense ; ni même de placer Paul Féval à mi-distance, à peu près, entre les deux (il ne serait pas plus difficile de se livrer au même exercice avec Maylis de Kerangal et Joël Dicker). Au-delà de ces « bons » livres à succès, la difficulté pour nous est de concevoir une culture littéraire moyenne : l’expression même a quelque chose d’incongru, comme si une culture litté‐ raire ne pouvait être qu’un signe d’appartenance à l’élite. Elle n’a pas donné lieu à un véritable débat en France, alors que les pays anglophones ont été marqués par ce qu’on a appelé « the battle of the brows », la bataille des cerveaux. Les hostilités ont été ouvertes par un article de Virginia Woolf1 : les cerveaux supérieurs (« highbrow », c’est-à-dire les fronts élevés, par réfé‐ rence humoristique à la phrénologie), dit-elle, chevauchent leur esprit à travers le monde à la poursuite de l’idée, et sont inaptes à la vraie vie, ordinaire, pratique, dans laquelle les cerveaux inférieurs (« lowbrow ») sont plongés, une vie que les « high‐ brow » sont seuls capables de comprendre et de représenter : c’est pourquoi, dit-elle, « highbrow » et « lowbrow » s’aiment et se respectent. En revanche les « middlebrow » ne sont ni dans les idées ni dans la vraie vie, mais dans un entre-deux fait de faux-semblants, de prétentions et de clichés ; ils imitent la culture des « highbrow » à des fins de prestige social, mais ne donnent de celle-ci qu’une version caricaturée, sentimentale et niaise ; incapables de jugement personnel, ils lisent les livres qu’il faut avoir lus ; bref, il ne faut jamais les inviter à prendre le thé. Ses « middlebrow » sont à peu de chose près les « bour‐ geois » de Barthes, ceux qui prennent les signes de la culture pour la culture même — qui préfèrent Gérard Souzay à Charles Panzera parce que le premier représente ostensiblement les émotions de la mélodie2. Le brillant article de Woolf est carac‐ téristique d’un point de vue aristocratique, presque d’Ancien Régime, sur la culture : d’un côté les conducteurs d’autobus
1. Wirginia Woolf, « Middlebrow », lettre à l’éditeur de New Statesman and Nation (1932), repris dans le recueil posthume The Death of the Moth and other Essays, Londres, Hogarth Press, 1942. 2. Roland Barthes, « L’art vocal bourgeois », Mythologies, Œuvres complètes, Paris, Seuil, t. 1, 2002, p. 667-668.
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vivent leur vie, de l’autre les intellectuels font de cette vie une œuvre d’art ; il n’y a aucune de place pour un tiers état. La satire touche juste, mais elle n’a aucune considération et même aucune conscience du rôle social que peut jouer ce que Bourdieu (dont le point de vue, au fond, n’est pas moins élitiste) appelle la bonne volonté culturelle, et dont il fait une caractéristique de la petite bourgeoisie. Une part du problème vient de ce que ce sont toujours les « highbrow » qui définissent ce qu’il faut entendre par « middlebrow », ceux-ci en étant supposés inca‐ pables, par cécité ou par mauvaise foi. Il vaudrait par consé‐ quent la peine de s’intéresser aux manifestations de cette bonne volonté culturelle, faite de sérieux, de bienveillance et de souci éthique, qui ont rencontré un large écho public. Je pense aux programmes de radio de la BBC Home Service, aux émissions « littéraires » (justement, le mot convient-il ?) de la télévision américaine comme le Book of the Month Club ou le Book Club d’Oprah Winfrey ; chez nous, à Apostrophes, une émission du service public dont l’animateur pouvait passer pour un repré‐ sentant typique du « middlebrow » ; et sur un autre plan, à des entreprises éditoriales comme le Club français du livre ou la Guilde du livre, qui prospéraient autour des années 1950-1960. Bernard Pivot n’était pas un intellectuel, et il n’aurait pas fait carrière à France Culture (où l’on voit plutôt des gens comme Raphaël Enthoven). Mais Albert Thibaudet, et plus encore Paul Souday, le très influent chroniqueur littéraire du Temps, n’étaient pas non plus des intellectuels ; au même titre que Pivot, ils illustrent les ressources d’une culture et d’une posture « middlebrow », bien loin de la charge de Virginia Woolf. On le savait pour Souday, journaliste de faits divers monté en grade ; quant à Thibaudet, il faut se rappeler à quelle distance le tenaient de purs intellectuels « highbrow » comme Gide ou Paul‐ han (ce dernier qualifiait les chroniques de Thibaudet de « suite de bavardages1 »).
1. Jean Paulhan, lettre de novembre 1930 à Marcel Arland, Choix de lettres I : 1917-1936, La littérature est une fête, Paris, Gallimard, 1986, p. 199.
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Cette culture moyenne est celle d’une classe moyenne (« middleclass ») elle-même stratifiée, à dominante urbaine et tertiaire, dont la configuration et les attentes symboliques varient sensiblement d’un pays à l’autre. En France, elle est assez bien représentée par ce qu’étaient entre les deux guerres les abonnés de La NRF : une bourgeoisie de fonctionnaires, d’enseignants et de professions libérales, répartie sur tout le territoire, issue du lycée où la Troisième République formait ses cadres. L’abonné de La NRF n’est pas un snob et ne se définit pas comme élite (le mot qualifiait les tenants du symbolisme, comme dans Le Soleil des morts de Camille Mauclair1). Ce serait même plutôt un philistin, conservateur dans ses goûts et résis‐ tant à l’avant-garde (Souday, tout en faisant son éloge, mettait en garde contre Proust), mais assez bien formé, avec une suffi‐ sante connaissance des classiques, et ouvert à une nouveauté raisonnable. C’est dans ce milieu que se trouvait la bonne volonté culturelle. C’est en lui que Mauriac, Montherlant ou Giraudoux (mais aussi Pierre Benoit et Henry Bordeaux) ont d’emblée trouvé leur public ; c’est à lui que pense Paulhan quand il se demande comment rouvrir la « vieille route royale » de la rhétorique. Ce public moyen n’était pas un public popu‐ laire ; bien que ses frontières ne soient pas étanches, la culture moyenne reste une culture de classe, différente de la culture de masse qui, du café-concert au cinéma, est dédiée au spectacle plus qu’à la lecture. Car dans le domaine des lettres, en France du moins, la culture populaire est restée en souffrance. La mort prématurée de Charles-Louis Philippe en 1909 a frappé comme un coup du destin : elle a laissé le groupe de La NRF « déséqui‐ libré dans ses assises sentimentales et sociales2 » — repoussé vers la bourgeoisie. Dans l’entre-deux-guerres vont se multi‐ plier les gestes de bonne volonté ingénus et malencon‐ treux — ou politiquement intéressés — comme la promotion du
1. Camille Mauclair, Le Soleil des morts, Paris, Ollendorff, 1898. 2. Auguste Anglès, André Gide et le premier groupe de la Nouvelle Revue fran‐ çaise, Paris, Gallimard, t. 1, 1978, p. 167. Les efforts déployés par Gide pour mettre au point le numéro d’hommage de La NRF (ibidem, p. 221-230) donnent la mesure de l’événement.
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roman « populiste » par Georges Poulaille et André Thérive (qui n’allait pas tarder à s’affirmer comme un franc réactionnaire). Mais la carrière des rares romanciers d’origine populaire, comme Louis Guilloux, est semée d’embûches, surtout lorsqu’ils parlent des leurs : malgré le soutien de Paulhan, Le Pain des rêves — prix du Roman populiste en 1942 — a eu peine à trou‐ ver son public et plus encore à le conserver. Raymond Guérin, Henri Calet sont restés des auteurs en marge, entre deux eaux, dans une sorte d’irrédentisme de gauche. Le Tableau de la poésie auquel Paulhan a consacré beaucoup de soins en 1934, et qui rassemble dans La NRF des écrits de poètes de toute origine, âge et sexe, se présentant en leur nom personnel, est une entreprise extraordinairement attachante, mais sans lendemain ; le monde qu’elle découvre retourne au silence. La jonction entre les deux cultures s’est faite à un autre niveau, celui de la poli‐ tique éditoriale menée par Gaston Gallimard : le romancier journaliste Joseph Kessel est présent au catalogue dès 1922, et engrange son premier succès en 19231 ; la création en 1928 de la revue Détective puis de la collection « Détective » fait écho à l’intérêt de Gide et Paulhan pour les faits divers (intérêt qui s’exprime dans La NRF et la collection « Blanche »). Cette poli‐ tique avisée conforte la distinction entre littérature d’élite et lit‐ térature populaire, la seconde étant chargée de financer la première. Dans cette période, les deux seuls auteurs dont on peut estimer qu’ils incarnent un processus abouti de démocratisa‐ tion des lettres me semblent être Camus d’un côté, Prévert de l’autre : avec eux c’est bien la littérature (vivante, contem‐ poraine, générale, à la différence du régionalisme de Pagnol) qui va vers un très large public. Le succès de Paroles en 1946 marque la dernière rencontre entre la poésie française et ce public ; le succès est inséparable d’une diffusion élargie par le cinéma et la chanson, mais les poèmes « comme repris à la rue » de Paroles forment bien un livre. Presque au même
1. Joseph Kessel, La Steppe rouge, Paris, Gallimard, 1922 ; L’Équipage, Paris, Gal‐ limard, 1923.
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moment paraît un autre livre, Fureur et Mystère, qui referme les portes du temple. Quant à la gloire de Camus, elle est portée par l’esprit de la Résistance, qui neutralise pour un temps toutes les déterminations sociales (celles-ci reviendront en force au moment de la querelle avec Sartre, qui lui fera bien sentir que lui, Camus, n’est pas un héritier). Il faut insister sur le lien profond que ces deux écrivains entretiennent avec l’école primaire — la seule démocratique à cette date. C’est là que leur humanisme s’enracine, l’humanisme anarchisant de Prévert et l’humanisme républicain de Camus. Apôtre de l’école buisson‐ nière (« En sortant de l’école »), Prévert est un poète de la craie et du tableau noir, le cancre de la classe dont Camus est le bon élève. La trajectoire de ce dernier conduit en droite ligne des reportages de 1939 sur la misère de l’école en Kabylie aux pages du Premier homme, retour à une source longtemps tenue secrète ; entre les deux, la nouvelle « L’hôte » pose avec une acuité inégalée la question du rôle de l’école en contexte colonial. Je ne plaide pas ici pour l’école d’antan. Mais il faut reconnaître que la démocratisation des lettres, si elle veut être un projet politique et pas seulement un mot d’ordre, doit poser la question de l’acquisition des compétences, de leur hiérarchie, de leur progression et des publics susceptibles d’y accéder. Camus et Prévert ont recueilli les fruits, à la fois doux et amers, d’une politique scolaire bien menée. La médiation culturelle ne peut se substituer à ces apprentissages. Je terminerai ces réflexions en rapportant avec humilité, sans dissimuler mes préjugés, une expérience récente, dont l’objet est évoqué dans un autre article de ce volume. Chargé de préparer un numéro de revue sur le best-seller, je me suis inté‐ ressé aux représentants actuellement les plus visibles de ce genre dans la production française, Marc Levy et Guillaume Musso, et à quelques autres comme Katherine Pancol, Michel Bussi ou Grégoire Delacourt. Ne sont-ce pas, par l’étendue de leur lectorat, les écrivains les plus démocratiques, ceux que pourrait élire le suffrage universel ? Je dois avouer néanmoins que j’ai retardé le plus possible le moment de lire leurs ouvrages. J’ai commencé par consulter leurs sites personnels ; j’ai lu avec
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attention les entretiens disponibles, et de larges échantillons des revues de presse. Dans un deuxième temps — éprouvant — j’ai parcouru les compilations que l’on trouve sur le réseau (sur Dicocitations ou Babelio). Un contact pris avec Marc Levy par le canal de son attachée de presse pour solliciter un entretien étant demeuré sans réponse, j’avais entrepris de confectionner un entretien postiche en procédant à un montage de citations1. Bref, je m’apprêtais à faire parler un homme que je n’avais pas lu. Un reste d’honnêteté intellectuelle m’a évidemment amené à lire : quelques romans, mais de bout en bout. Il existe un fort contraste entre les propos tenus par ces écri‐ vains et les extraits « favoris » de leurs œuvres. Les propos ne brillent pas par leur originalité, mais ils sont cohérents et sen‐ sés. Il existe en particulier un entretien en dialogue entre Levy et Musso2 où ceux-ci parlent de leur œuvre dans une perspective littéraire, réfléchissant sur la conduite de l’intrigue ou sur les rapports entre roman et poésie, et situant leur trajectoire dans le moment de reflux des avant-gardes que l’on a qualifié de « retour au récit ». Marc Levy cite Guyotat, qu’il n’a peut-être pas lu (mais qui a lu Guyotat autrement que par échantillons ?) ; il est question des poètes objectivistes américains, de Romain Gary, de l’ignorance des personnages — « percevaliens », dit le même Marc Levy. Ce qui ressort est l’imprégnation de ces auteurs par une culture universitaire « moyenne », pertinente bien que peu technique, dont l’orientation anti-formaliste est confortée par des arguments à la fois historiques, intellectuels et sociologiques : ce sont les lecteurs, disent-ils, qui font les livres, et qui ont le dernier mot ; les lecteurs leur donnent rai‐ son ; ils rétribuent le plaisir qu’ils leur procurent. Il serait
1. Revue critique de fixxion française contemporaine, n° 15, dirigé par Michel Murat, Marie-Ève Thérenty et Adeline Wrona, Paris, décembre 2017. L’entretien postiche avec Marc Levy se trouve aux p. 222-225. URL : http://www.revuecritique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/issue/view/25/showToc [consulté le 6 juillet 2021]. 2. Voir URL : http://antoinebrea.blogspot.fr/2013/04/entretien-sur-le-roman-avec -guillaume.html [consulté le 28 juin 2021]. Il s’agit en fait de deux entretiens par email dont les réponses ont fait l’objet d’un montage, et non d’un dialogue direct ; mais le résultat est convaincant.
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absurde de supposer que ces discours ne font que décliner des éléments de langage mis au point par l’équipe éditoriale, mais il est probable que la culture intellectuelle qui s’expose ici est issue d’une collaboration. Elle a quelque chose de collectif : l’auteur, l’éditeur et le marketing s’y donnent la main. Remar‐ quons d’ailleurs qu’il est impossible de savoir dans quelle mesure ces livres d’auteurs à succès sont des ouvrages d’atelier, réécrits en passant dans la filière éditoriale ; les documents ne nous sont pas accessibles ; rien ne prouve qu’ils ne les ont pas intégralement écrits, se corrigeant eux-mêmes d’un livre à l’autre (Marc Levy donne des indications en ce sens). En revanche le best of de leurs livres voit le triomphe sans partage de ce qu’André Suarès qualifiait de « pitoyable style de l’impitoyable vertu » : « Le style niais, qu’on appelle aussi style sensible, est le style de la morale : au moins, quand elle fait du sentiment. On la reconnaît alors pour aussi sotte qu’elle est1. » La vertu d’aujourd’hui, aussi impitoyable que celle d’hier, est celle du développement personnel et de la résilience2. Voici quelques échantillons de cette sagesse chez Marc Levy : « Obser‐ ver les gens vous apprend tant de choses. Il suffit d’une minus‐ cule graine d’espoir pour planter tout un champ de bonheur. L’amour aussi a son automne pour celui qui a oublié le goût de l’autre. On fait des choses terribles quand l’amour et la haine se confondent. Les rêves les plus fous s’écrivent à l’encre du cœur. La vie est une maladie mortelle dans cent pour cent des cas. » On trouve ce genre de propos, avec de menues différences, chez tous les auteurs comparables. Leur exposé systématique (c’est un grand mot) donne lieu à une autre catégorie de best-sellers, dont le champion incontesté est Paulo Coelho. Il faut ajouter ici deux remarques à un probable haussement d’épaules. La première est que ces citations ont été choisies par les lecteurs (c’est notamment le cas sur Babelio, où l’on voit bien quelles citations reviennent, dessinant l’espace d’un lieu
1. André Suarès, Essais, Paris, Éditions de la NRF, 1914, p. 57. 2. Sur cette question, je me permets de renvoyer à mon article, « Les livres qui font du bien », dans Olivier Bessard-Banquy, Sylvie Ducas et Alexandre Gefen (dir.), Best-sellers. L’industrie du succès, Paris, Armand Colin, 2021.
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commun) qui les approuvent et y reconnaissent des évidences. Ce sont les clés des situations morales, des clés passe-partout. Qu’elles soient difficiles à mettre en pratique n’y change rien, au contraire : le genre que les Anglais appellent romance est fait pour mettre en scène un monde idéal. Car il s’agit bien de littérature. Cette littérature est aimée parce qu’elle parvient à incarner ces évidences dans des personnages crédibles, et donc à les faire partager. Elle est édifiante, comme l’est une très large part du corpus romanesque, où Sartre prend le relais de Paul Bourget ; les romans où se joue la possibilité d’une autonomie éthique sont restés rares. C’est avec les bons sentiments qu’est faite la mauvaise littérature, disait Gide. Certes, mais n’oublions pas la démocratisation : faut-il mépriser ces lecteurs alors qu’ils cherchent de bonne foi, par le moyen des livres, à conforter des vertus fragiles ? Ou faut-il leur proposer des livres plus attentifs à la complexité des choses, en leur montrant le profit qu’ils peuvent en retirer — ce qui nous ramène à l’école ? La seconde remarque est que ces citations sont décontextua‐ lisées, et cessent d’être portées par des personnages au sort desquels nous sommes intéressés. Tout est ramené sur un plan auctorial, celui de la « pensée » de Marc Levy ou autre. Ce n’est pas un problème herméneutique, car ces livres ne sont pas marqués par l’ironie ; ils sont même très explicites, trop pour un goût sophistiqué. Mais la morale sans la situation, sans ses enjeux émotionnels, laisse à nu le lieu commun. Des ouvrages réputés plus littéraires souffriraient sans doute aussi d’un tel traitement. Il me semble vain de reprocher à ces livres d’être ce qu’ils sont ; mais on est en droit de dire que le contrat pourrait être mieux rempli. La « vraie » lecture a été faite sur ce fond, dans un troisième temps. Je mentionnerai ici trois romans : Et si c’était vrai, qui a fait en 2000 la fortune (inattendue, dit l’histoire) de Marc Levy ; Elle et lui (2015) que l’on peut considérer comme un prolonge‐ ment ou une réécriture méta-littéraire de ce premier livre, dont les personnages reparaissent ; et La Fille de papier de Guillaume Musso, un autre roman méta-littéraire (métaleptique) paru un
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peu avant, en 2010, et que l’auteur d’Elle et lui a très probable‐ ment médité1. La différence de manière des deux écrivains est bien visible (eux-mêmes la formulent à peu près dans ces termes) : les livres de Musso se caractérisent par des intrigues bien faites, conduisant avec naturel (parfois avec humour) la tension narrative — un peu l’équivalent, dans leur genre, de la « pièce bien faite » où Eugène Scribe s’était illustré ; en revanche l’engagement émotionnel est plus faible, plus distant que chez son concurrent : ce sont des livres plus froids. Ceux de Marc Levy sont bâclés d’un point de vue narratif, jusqu’à laisser pas‐ ser des invraisemblances qui contreviennent aux règles du genre (les circonstances de l’accident de Lauren dans Et si c’était vrai), mais les personnages sont plus investis et la dimension subjective est plus forte ; Elle et lui relève pour une part de la projection autofictionnelle, comme le roman à clés de George Sand qui portait le même titre. Le lecteur de bonne volonté y percevra une résonance plus personnelle, et cette capacité d’empathie est sans doute la clé de son succès. Ce qui singularise le premier livre de Marc Levy, et qui s’atténuera ensuite, c’est la manière dont les personnages, une fois la narration mise en place et l’intérêt du lecteur supposé acquis, prennent la parole. Ils n’hésitent pas à nous offrir ce que Balzac, à propos de Mme de Bargeton qui en abusait, appelait des tartines, l’exposé d’une philosophie de la vie : deux pages continues de clichés, cela fait masse, et l’on comprend que, par la suite, l’auteur dise avoir travaillé ses dialogues. Cependant le lecteur de Marc Levy s’en soucie-t-il ? La dimension méta-littéraire ne doit pas surprendre : deve‐ nue un trait caractéristique et presque obligé de la fiction post‐ moderne, elle est dans l’air du temps ; mais elle reste un gage de littérarité, et on n’en trouve pas trace dans la production vrai‐ ment sérielle du type Harlequin. Les deux livres à cet égard sont assez différents. Celui de Musso relève de l’exercice de style : la métalepse du personnage « tombé d’un livre » dans la diégèse,
1. Marc Levy, Et si c’était vrai, Paris, Robert Laffont, 2000 ; Elle et lui, Paris, Robert Laffont, 2015 ; Guillaume Musso, La Fille de papier, Paris, XO éditions, 2010.
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dont Julio Cortazar avait tiré dans « Continuité des parcs » de si troublants effets1, n’est guère exploitée, et cède bientôt la place à une traque à rebondissements ; au dénouement elle se défait, révélant une supercherie généreuse, d’ailleurs tout aussi impro‐ bable : mais l’important est que le lecteur n’ait pas eu le temps de souffler. Le protagoniste est un romancier spécialiste des anges gardiens (on entend l’écho de Twilight de Stephenie Meyer, ouvrage d’ailleurs plus abouti) en panne d’inspiration ; celle-ci va revenir et sauver la mise à tout le monde, mais sans que nous soyons éclairés sur les mystères de la création. Le roman de Marc Levy, Elle et lui, est sur ce plan plus intéressant, parce qu’il transpose assez largement l’expérience de l’auteur (architecte devenu romancier parce qu’il « lui fallait absolu‐ ment » transmettre une histoire vécue, et dont la vie est trans‐ formée par un succès inattendu). On le voit, dans des scènes prévisibles mais assez bien menées, face à son premier succès, avec son éditeur, dans une tournée de promotion à l’étranger ; on voit aussi, de manière assez gidienne, le protagoniste fémi‐ nin intervenir dans le roman en train de s’écrire, pour le faire tourner au bien, dans le sens de la réunion des âmes et des grâces consenties. L’auto-légitimation n’est jamais loin. Outre la discussion sur les dénouements heureux, elle est franchement assumée dans la scène où un libraire propose à sa cliente, puisqu’elle aime lire, d’autres auteurs « plus littéraires » : il se voit répondre que, donc, ceux qui lisent cet auteur n’aiment pas lire, avant d’être forcé de reconnaître qu’il en juge sans l’avoir lu. Ce jeu de miroirs entre un romancier qui reproduit son person‐ nage et un personnage qui reflète son romancier fait entrer dans le roman même l’aura du succès ; l’auteur illustre l’histoire qu’il raconte, et c’est le gage de son autorité ; le lecteur se trouve conforté dans le bien-fondé de son acte d’achat. Voilà à quoi, comme dans le roman de Joël Dicker, La Vérité sur l’affaire Harry Quebert2, sert la réflexivité postmoderne ; mais elle n’a pas valu
1. Julio Cortazar, « Continuité des parcs » (1956), repris dans Les Armes secrètes, Paris, Gallimard, 1963. La nouvelle est depuis une dizaine d’années un classique de l’enseignement du français au lycée. 2. Joël Dicker, La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, Paris, Bernard de Fallois, 2012.
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à Marc Levy les éloges de Marc Fumaroli, ni le Grand Prix du roman de l’Académie française. L’extension des critères institu‐ tionnels de légitimité, qui a porté au Renaudot des écrivains « middlebrow » comme David Foenkinos ou Delphine de Vigan1, n’est pas arrivée jusqu’à lui, et son nom même, autant que l’étiquette de best-seller, fait figure de repoussoir. À l’examen, ces livres « démocratiques » ne sont donc pas absolument médiocres, et il me semble qu’ils en usent, au fond, assez honnêtement avec leurs lecteurs. Ils appartiennent euxmêmes, dans le genre du roman populaire — en l’occurrence de la romance sentimentale et moralisante —, à une production moyenne, sans tromperie sur la marchandise. Le lecteur en a pour son argent, et le concert d’éloges, si empreint soit-il de désir mimétique, n’est pas entièrement factice. Une des conditions principales de la démocratisation des lettres serait dans ce cas satisfaite. Évidemment, on peut espérer mieux. Chacun à sa manière, Dumas père ou Stephen King, qui sont accessibles au même public, sont autrement imaginatifs ; mais il n’est pas donné à beaucoup d’avoir de telles ressources d’invention, quand on est seul devant sa page. La hiérarchie des jugements reprend donc ses droits dès que les livres sont soumis à une lecture sérieuse. Mais est-ce le cas de ces ouvrages ? Ou faut-il penser qu’ils sont lus comme faisait la Thénardier (dont la concierge de L’Élégance du hérisson2 de Muriel Barbery est l’image inversée) : « C’était l’époque où l’antique roman classique, qui, après avoir été Clélie, n’était plus que Lodoïska, toujours noble, mais de plus en plus vulgaire, tombé de mademoiselle de Scudéry à madame BarthélemyHadot, et de madame de Lafayette à madame BournonMalarme, incendiait l’âme aimante des portières de Paris et ravageait même un peu la banlieue. Madame Thénardier était juste assez intelligente pour lire ces espèces de livres. Elle s’en nourrissait. Elle y noyait ce qu’elle avait de cervelle ; cela lui
1. David Foenkinos a obtenu le prix Renaudot en 2014 pour Charlotte (Gallimard), Delphine de Vigan en 2015 pour D’après une histoire vraie (Lattès). 2. Muriel Barbery, L’Élégance du hérisson, Paris, Gallimard, 2006.
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avait donné, tant qu’elle avait été très jeune, et même un peu plus tard, une sorte d’attitude pensive […] Plus tard, quand les cheveux romanesquement pleureurs commencèrent à grison‐ ner, quand la Mégère se dégagea de la Paméla, la Thénardier ne fut plus qu’une grosse méchante femme ayant savouré des romans bêtes1. » Ces romans sont bien-pensants autant que ceux de Marc Levy ; ni les uns ni les autres ne conduisent néces‐ sairement à l’édification du lecteur. Mais n’oublions pas que c’est Hugo qui parle et que la Thénardier est un monstre. Lire de mauvais livres — ceux-ci ne sont quand même pas très bons — est une expérience profitable. On en vient à bout assez vite, mais il faut quand même les lire, au moins par respect pour ceux qui les lisent et les trouvent assez bons pour eux. L’ignorance ne sert à rien. Il n’en reste pas moins que la littérature universelle est composée d’ouvrages d’un intérêt et d’une difficulté très variables, sans que ces deux facteurs puissent être corrélés de manière stable. De cette corrélation se dégage cependant, sous un regard empirique, un corpus d’œuvres qui, pour une difficulté raisonnable, offrent un grand intérêt ; bon nombre sont en langue anglaise, de Daniel de Foe à Charles Dickens, mais Camus en est aussi un bon exemple. Il est raisonnable de s’appuyer sur de telles œuvres pour introduire à la littérature, et de s’en servir comme d’un palier pour accéder à de plus complexes et de plus déroutantes, Proust, Faulkner ou Musil. C’est mettre l’accent sur une littérature moyenne, et je ne vois pas de honte à cela, ni à ce qu’on s’y tienne : une relative démocratisation des lettres est à ce prix. Je forme également des vœux pour que la difficulté de lecture soit valorisée au même titre que le sont la performance sportive ou la virtuosité technique. Lire L’Idiot et l’apprécier est aussi exigeant que d’interpréter correctement la Marche turque, mais aux yeux de la plupart des enseignants, et de presque tous ceux qui font com‐ merce des livres, la difficulté est un péché sur lequel, lorsqu’on
1. Victor Hugo, Les Misérables, première partie, livre IV, chapitre 2, « Première esquisse de deux figures louches », Paris, Hachette, 1881, p. 221-222.
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ne peut y remédier, il faut jeter le manteau. Or la seule question qui importe est de savoir si le jeu en vaut la chandelle. Léon-Paul Fargue aimait parler de « littérature-que-c’est-la-peine », et cette peine nous est chère. L’élitisme en littérature est le plus souvent un préjugé intéressé. Mais si nous renonçons à nos prétentions, nous pouvons en faire, ce qui serait un meilleur usage, une passion inutile.
12 LES TRADUCTIONS LITTÉRAIRES Entre démocratisation et inégalités Gisèle Sapiro
La notion de démocratisation des lettres peut s’entendre en deux sens différents : démocratisation de l’accès à la littérature au sein d’une communauté ; démocratisation de la République des lettres, à savoir des conditions d’entrée dans le champ litté‐ raire. La question de la liberté d’expression relie ces deux dimensions, c’est pourquoi elles ont partie liée avec le régime de démocratie libérale. Cependant, elles tiennent aussi à la généralisation de l’éducation, au développement de la presse et de l’édition, ainsi qu’à l’autonomie dont jouit le monde des lettres, mais aussi aux modalités de son recrutement social, lequel peut être plus ou moins inégalitaire selon la classe, l’eth‐ nie, la religion et le genre1. Ces deux dimensions seront appréhendées ici à travers le cas des traductions. On abordera en premier lieu la fonction qu’ont eue les traductions dans la construction des cultures nationales et de l’édition en langues vernaculaires au xixe siècle (dès le xviie siècle pour le français), pour interroger ensuite leur rôle dans les échanges culturels internationaux et la reconstruction d’une République mondiale des lettres au xxe siècle. En effet, la
1. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992 ; Gisèle Sapiro, « The Literary Field between the State and the Market », Poetics, 31 (5-6), 2003, p. 441-461.
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création des cultures nationales passe par leur reconnaissance comme égales, du moins en théorie car, comme on le verra, en pratique, des hiérarchies subsistent, attestées par le pourcen‐ tage variable des traductions au sein la production nationale : dans les pays dominants, la traduction occupe une part plus faible, à la fois numériquement (en part de production édito‐ riale et de chiffre d’affaires) et symboliquement (prestige rela‐ tif), ainsi qu’en témoigne la marginalité des traductions dans l’édition anglo-américaine contemporaine (3 %), par contraste avec les pays périphériques où elle peut atteindre jusqu’à 65 % de la production éditoriale. Ces hiérarchies sous-tendent les inégalités d’accès au canon littéraire transnational. S’y ajoutent des inégalités sociales (genre, ethnie) qui ont conduit à la révi‐ sion de ce canon depuis les années 1980.
TRADUCTION ET CONSTRUCTION DES CULTURES NATIONALES L’histoire littéraire, qui fut un des lieux stratégiques de la construction et de reproduction des cultures nationales, a long‐ temps occulté le rôle des traductions dans la cristallisation de ces cultures. Pourtant, force est de constater que les traductions ont été constitutives des littératures en langue vernaculaire qui ont émergé dans le cadre du double processus de laïcisation et de démocratisation de la vie culturelle. Elles ont en effet permis de constituer des répertoires linguistiques et stylistiques, des modèles d’écriture, et un corpus de publications dans les langues décrétées nationales1. Les cultures nationales se sont en partie construites sur un fonds commun d’œuvres littéraires, constituées en classiques par leur intégration au programme
1. Comme l’ont montré les travaux pionniers d’Itamar Even-Zohar, « The Position of Translated Literature within the Literary Polysystem », Poetics Today, vol. 11, n° 1, 1990 ; ceux de Gideon Toury, Descriptive Translation Studies and Beyond, Amsterdam-Philadelphia, John Benjamins, 1995 ; et, plus récemment, ceux de Pascale Casanova, « Consécration et accumulation de capital littéraire, La tra‐ duction comme échange inégal », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 144, 2002, p. 7-20.
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scolaire. Les traductions ont également contribué à l’essor de l’édition dans les langues vernaculaires décrétées nationales. On observe généralement trois phases dans la formation des littératures nationales. Une première phase de traduction intensive, qui permet la constitution d’un corpus d’œuvres en langue vernaculaire, dont elles participent ainsi à la codification et à la standardisation comme langue nationale. Une deuxième phase, où la production en langue nationale se développe et entre en concurrence avec la littérature traduite. Les auteurs « nationaux » réclament alors une sorte de protectionnisme de la part de l’État-Nation, qui leur est accordé en échange de bons et loyaux services de contribution à l’édification de la culture nationale. Dans cette phase, si les écrivains étrangers peuvent continuer à servir secrètement de modèle pour les écrivains nationaux, c’est afin de mieux affirmer leur existence contre eux. Dans la troisième phase s’opère souvent une distanciation par rapport à ce rôle assigné aux écrivains dans la construction de l’identité nationale, ceux-ci revendiquant leur autonomie par rapport à l’État et se tournant alors à nouveau vers les littéra‐ tures étrangères pour renouveler leurs modèles d’écriture. Par rapport à ce schéma de développement des littératures nationales, la littérature française présente des particularités du fait de son ancienneté et de la centralité de la langue fran‐ çaise : elle a, en effet, longtemps occupé une position hégémo‐ nique dans la « République mondiale des lettres1 ». Langue vulgaire ayant, à l’instar de l’italien, donné lieu à quelques œuvres écrites à la fin du Moyen Âge, quand le latin régnait en lingua franca de l’Europe savante, le français acquiert au xvie siècle une double légitimité politique et littéraire, avec l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539 qui l’institue langue officielle de l’administration et du droit, et La Deffence et illus‐ tration de la langue françoyse de du Bellay qui, dix ans plus tard, appelle à son enrichissement contre la domination du latin. À
1. Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999.
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cette époque, les traductions des œuvres de l’Antiquité se mul‐ tiplient, permettant de fixer et de légitimer le français1. Il est érigé au statut de langue nationale au xviie siècle, à la faveur de la politique d’unification linguistique du royaume mise en œuvre par la monarchie absolue, laquelle délègue à l’Académie française le rôle de le codifier. C’est dans cette conjoncture qu’on assiste à la « naissance de l’écrivain2 ». La puissance de la monarchie absolue, sa politique de soutien à une production littéraire et artistique qui devait garantir son rayonnement dans les cours d’Europe, et l’essor du marché du livre en cette langue, contribuent à faire du français la langue de culture des élites européennes au xviiie siècle3. C’est contre cette domination du français que se sont formées les littératures nationales en langues vernaculaires à partir de la fin du xviiie siècle, de l’Écosse à l’Italie, en passant par l’Alle‐ magne4. Le mouvement est porté par la bourgeoisie intellec‐ tuelle (la Bildungsburgertum en Allemagne), laquelle oppose à la culture de cour de l’aristocratie européenne des traditions nationales inventées à cette fin5. Il trouve une résonance en France sous la Révolution, qui voit surgir une culture nationale laïque, et un relais avec De l’Allemagne, que Germaine de Staël publie au moment de l’effondrement de l’Empire. En 1830 sont créées des chaires de littératures étrangères qui instituent le « paradigme de l’étranger », lequel va dès lors cadrer la percep‐ tion des littératures traduites en tant que représentatives des cultures nationales6. C’est par rapport à ces « littératures
1. Pascale Casanova, La Langue mondiale, Traduction et domination, Paris, Seuil, 2016. 2. Alain Viala, Naissance de l’écrivain, Sociologie de la littérature à l’âge clas‐ sique, Paris, Minuit, 1985. 3. Priscilla Parkhurst Ferguson, La France, nation littéraire, Bruxelles, Labor, 1991. 4. Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales, Europe xviie sièclexxe siècle, Paris, Seuil, 1999. 5. Norbert Élias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973, nouvelle édition Paris, Pocket, « Agora », 2002. 6. Michel Espagne, Le Paradigme de l’étranger, Les chaires de littérature étrangère au xixe siècle, Paris, Éditions du Cerf, 1993.
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étrangères » qu’émerge la notion de « littérature française ». Ce principe de classification va se transposer de l’enseignement supérieur à l’édition, avec la création, dès la fin du xixe siècle, de collections de littérature(s) étrangère(s) distinctes de celles de littérature française, à l’instar de la « Bibliothèque cosmopo‐ lite » chez Stock. Le procès de vernacularisation et de nationalisation de la littérature doit être mis en relation avec l’alphabétisation, l’industrialisation de l’édition, et la généralisation de la scolarité. À partir de 1850, la traduction, dont la pratique s’intensifie dans le commerce du livre, a un impact indirect, on l’a dit, sur la for‐ mation des champs de production culturelle nationaux. Tandis que l’œuvre de Balzac a été diffusée en Europe dans sa langue d’origine, la circulation internationale de l’œuvre de Zola passe davantage par la traduction, laquelle rend cette œuvre acces‐ sible à un public plus large que celui des élites culturelles maî‐ trisant le français. La littérature française jouit à cette époque d’un prestige inégalé, de la Russie à l’Amérique latine. On compte, par exemple, jusqu’en 1916, 136 traductions du français (dont Balzac, Flaubert, Maupassant, Anatole France, Zola, Bour‐ get) dans la collection de littérature à destination du grand public lancée en 1867 par l’éditeur italien Treves, contre 75 de l’anglais, 44 de l’allemand et 34 du russe1.
STRUCTURATION DES ÉCHANGES LITTÉRAIRES INTERNATIONAUX À partir de la deuxième moitié du xixe siècle, les échanges entre cultures sont de plus en plus organisés par les ÉtatsNations qui cherchent à réglementer le marché du livre. Pre‐ mière régulation internationale de ce marché afin d’enrayer la contrefaçon, la convention de Berne est promulguée en 1886, à
1. Enrico Decleva, « Présence germanique et influences françaises dans l’édition italienne aux xixe et xxe siècles », in Jacques Michon et Jean-Yves Mollier (eds.), Les Mutations du livre et de l’édition dans le monde du xviiie siècle à l’an 2000, Québec-Paris, Presses de l’université de Laval-L’Harmattan, 2001, p. 198.
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l’instigation de la Société des gens de lettres. Elle s’appuie sur la législation française de 1793 sur le droit d’auteur. Le modèle français des sociétés d’auteurs (Société des auteurs drama‐ tiques, Société des gens de lettres), est également repris dans d’autres pays, contribuant à la professionnalisation du métier d’écrivain1. En France, la libéralisation de la presse par la loi de 1881 facilite la traduction de textes2 : l’Hexagone devient ainsi le lieu de publication de livres qui n’ont pas la possibilité de paraître ailleurs pour des raisons politiques ou morales (mais la loi distingue les publications étrangères, soumises à un contrôle plus étroit). La position hégémonique de la France est cependant remise en cause par sa défaite face à l’Allemagne en 1870, défaite dont les séquelles vont marquer la conscience collective pour longtemps. Elles nourrissent le nationalisme qui se substitue, sous la Troisième République, à la religion, laquelle se voit progressivement privatisée, dans les domaines de la morale et de l’éducation, jusqu’à la séparation de l’État et de l’Église en 1905. À la littérature, censée illustrer la culture nationale, est assignée une mission pédagogique. Cette période voit aussi émerger, contre la conception républicaine de la nation, fon‐ dée sur le volontarisme et le mélange des cultures, un nationa‐ lisme fondé sur la « race » (au sens ancien d’une communauté considérée comme une lignée) et le sang, suivant le modèle allemand. Ces deux conceptions concurrentes ont des échos dans le champ littéraire. La vogue du roman russe et des littératures scandinaves à la fin du xixe siècle, les usages subversifs qui en sont faits par une fraction des symbolistes séduits par l’anarchisme, suscitent de fait une réaction xénophobe chez certains écrivains français, laquelle n’est pas étrangère à leur prise de position antidreyfu‐ sarde et à leur ralliement à un nationalisme réactionnaire et
1. Gisèle Sapiro et Boris Gobille, « Propriétaires ou travailleurs intellectuels ? Les écrivains français en quête de statut », Le Mouvement social, n° 214, 2006, p. 119-145. 2. Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, Littérature, droit et morale en France, xixe-xxie siècles, Paris, Seuil, 2011.
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antidémocratique, sous l’égide de la ligue monarchique d’Action française, fondée dans le sillage de l’Affaire1. Cette réaction tient sans doute aussi au fait que Paris est devenu une terre d’élection des avant-gardes littéraires et politiques — par exemple, le futu‐ risme russe et italien — et d’accueil des réfugiés politiques. La réforme de l’université républicaine en 1896 favorise en outre l’afflux d’étudiants étrangers dont les effectifs vont croissant2. Nombre de ces étrangers seront des médiateurs entre la France et leur culture d’origine ou d’autres cultures. Ils contribuent à diversifier les langues dans la variété des œuvres traduites et à renouveler les options dans le champ littéraire français3. Cer‐ tains de ces étrangers, dont Samuel Beckett, pour ne citer qu’un exemple illustre, adoptent le français comme langue d’écriture. L’internationalisation du monde des lettres est encouragée, à l’issue de la Première Guerre mondiale, par la volonté de paci‐ fication : fondé en 1921, le Pen Club se donne pour mission de rassembler les écrivains épris de paix et de liberté afin de défendre les valeurs de l’esprit contre le nationalisme. Nombre d’écrivains français, dont Anatole France, André Gide, Paul Valéry, Jules Romains, rejoignent leurs homologues anglais à l’instigation du secrétaire général du Quai d’Orsay, Philippe Ber‐ thelot. C’est à cette époque aussi que se met en place la diplo‐ matie culturelle4. La politique culturelle étrangère inclut le soutien à l’exportation des livres français, conçue comme
1. Christophe Charle, Naissance des « intellectuels » 1880-1900, Paris, Minuit, 1990 ; Paris, fin de siècle : Culture et politique, Paris, Seuil, « L’Univers historique », 1999, tout particulièrement le chapitre sixième. 2. Victor Karady, « La migration internationale d’étudiants en Europe, 1890-1940 », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 145, 2002, p. 47-60. 3. Blaise Wilfert, « Cosmopolis et l’homme invisible, Les importateurs de littéra‐ ture étrangère en France, 1885-1914 », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 144, 2002, p. 33-46. 4. Jean-Jacques Renoliet, L’Unesco oubliée, La Société des nations et la coopéra‐ tion intellectuelle (1919-1946), Paris, Publications de la Sorbonne, 1999.
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moyen de rayonnement à l’international et d’hégémo‐ nie — conception qui n’est pas spécifique aux régimes démo‐ cratiques, comme l’atteste le cas de l’Italie fasciste1. Les échanges culturels internationaux s’intensifient aussi à la faveur de la création, en 1924, de la Société des nations et de la mise en place d’une commission de coopération intellectuelle en son sein. S’ils sont encastrés dans le marché du livre et dans les rela‐ tions interétatiques, les échanges littéraires internationaux sont promus par des acteurs du champ littéraire qui occupent des positions-clés dans l’édition et dans les instances officielles. Ils veillent à préserver une autonomie de ces échanges eu égard aux contraintes politiques et économiques2. Les revues sont, depuis le début du xixe siècle, des tribunes d’introduction des littératures étrangères : c’est le cas de la Revue des deux mondes, comme du Mercure de France, de La Nouvelle Revue française et d’Europe, parrainée par Romain Rolland. Ces deux dernières instaurent dans l’entre-deux-guerres un dialogue interculturel à la faveur des compétences linguistiques et des réseaux internationaux de leurs collaborateurs. Mis à part la gauche internationaliste incarnée par la revue Europe et les avant-gardes, ces échanges demeurent toutefois circonscrits à l’Europe et, à partir de 1929, à la littérature américaine. Publiant des auteurs de tous horizons, de l’écrivain indien Rabindranath Tagore, lauréat du prix Nobel de littérature en 1913, au russe Maxime Gorki, la revue Europe n’entend pas se limiter aux fron‐ tières européennes, comme le dit son manifeste : Nous disons aujourd’hui Europe parce que notre vaste presqu’île, entre l’Orient et le Nouveau Monde, est le carrefour où se rejoignent les civilisations. Mais c’est à tous les peuples que nous nous adressons. Ce sont les voix autorisées du plus grand
1. Christopher Rundle, Publishing Translations in Fascist Italy, Oxford, Peter Lang, 2010. 2. Je me réfère au concept de « champ littéraire » tel que l’a élaboré Pierre Bour‐ dieu, à savoir un espace social doté de règles propres, relativement autonomes des contraintes économiques et politiques (Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit.).
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nombre de pays que nous entendons faire témoigner ici, non pour les opposer puérilement les unes aux autres, non pour dresser des collections d’opinions, mais dans l’espoir d’aider à dissiper les tragiques malentendus qui divisent actuellement les hommes […]. Nous voulons annexer dans notre affection tous les territoires. Le monde n’est pas trop grand pour nous.
Quant aux avant-gardes, d’emblée européanisées, qu’il s’agisse du mouvement Dada, né à Zurich autour d’émigrés roumains tels que Tristan Tzara et Marcel Janco, ou du groupe surréaliste, qui aura des ramifications en Europe de l’Est, elles forment leurs propres réseaux littéraires et artistiques au niveau européen, plus ou moins reliés à des réseaux politiques comme le mouvement communiste, qui constitue une autre force d’internationalisation à cette époque. En ces temps d’intensification des échanges culturels inter‐ nationaux et de déclin de l’hégémonie littéraire française dans le monde, s’établit, au cœur de l’édition hexagonale, une pra‐ tique de traduction des littératures dites étrangères. Les œuvres traduites sont distinguées des œuvres originales publiées en français pour constituer une rubrique à part dans les cata‐ logues d’éditeurs, elles s’inscrivent de plus en plus souvent dans des collections qui leur sont dédiées. Dès 1857, Hachette avait lancé une collection intitulée « Les meilleurs romans étrangers », imité au tournant du xxe siècle par le Mercure de France avec sa « Collection d’auteurs étrangers », et par Stock avec la « Bibliothèque cosmopolite », qui devient en 1921 le « Cabinet cosmopolite ». Le succès de cette dernière tient à un équilibre étudié entre romans à grands tirages (Babbitt de Sinclair Lewis, prix Nobel 1930 ; À l’ouest rien de nouveau d’Erich Maria Remarque ; Vent d’Est, vent d’Ouest de Pearl Buck) et œuvres plus exigeantes (signées Virginia Woolf, Katherine Mansfield, August Strindberg et Thomas Mann, prix Nobel 1929). Ces collections se multiplient dans les années 1920. Albin Michel lance en 1922 « Les Maîtres de la littérature étran‐ gère », où paraissent des œuvres de H. G. Wells, Rudyard Kipling, Conan Doyle, Mark Twain, Robert Louis Stevenson, Emily Brontë (cette collection deviendra par la suite « Les Grandes Tra‐ ductions »). Éditeur de la Revue européenne, Kra-Le Sagittaire lui
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associe une « Collection de la revue européenne », que dirigent Philippe Soupault et Léon Pierre-Quint. Après la « Collection des auteurs étrangers » créée en 1922 par Charles du Bos, Plon lance en 1927 « Feux croisés ». À la gauche du champ intellectuel, les Éditions Rieder, qui publient la revue Europe, se dotent d’une collection de « Prosateurs étrangers modernes », qui a pour figure de proue Knut Hamsun, tandis qu’en 1931, La Montagne magique de Thomas Mann inaugure chez Fayard « l’Univers ». Cette année-là, les Éditions de la NRF fondent la collection « Du monde entier », réservée aux tirages de tête d’ouvrages qui paraissent en même temps en édition courante dans la collec‐ tion « Blanche » ; la collection ne se consacrera à la littérature étrangère qu’à partir de 1950. Plus ou moins articulées aux genres (romans, poésie, théâtre, essais), les identités nationales constituent désormais des caté‐ gories de perception et de classement des œuvres littéraires, comme l’atteste la structuration de ces collections, subdivisées dans certains cas en séries selon les pays d’origine, ou parfois même organisées selon ce principe, à l’instar de la collection tchèque « Aventinum » chez Grasset ou « Jeunes russes » chez Gallimard. Découlant en partie de la spécialisation linguistique des importateurs qui animent ces séries, ce principe de classe‐ ment national s’observe aussi dans les panoramas et antholo‐ gies de littératures étrangères qui prolifèrent pendant cette période. Le critique Georges Charensol lance par exemple une série d’anthologies par pays chez Denoël & Steele, dans la collec‐ tion « Les romanciers étrangers contemporains ». L’occupation allemande du territoire suite à la défaite fran‐ çaise de 1940 suspend brutalement ce mouvement d’interna‐ tionalisation. Le nombre de traductions en français, qui avait atteint un pic de plus 1 000 titres en 1938 (soit plus du double des chiffres enregistrés en 19291), chute à 119 en 1941. L’Alle‐ magne s’étant donné pour objectif de briser l’hégémonie
1. Selon les données de la Bibliographie de la France, réunies pour la période 1929 à 1971 par Claire Girou de Buzareingues, « La traduction en France », in Julien Cain, Robert Escarpit, Henri-Jean Martin (dir.), Le Livre français, hier, aujourd’hui, demain, Paris, Imprimerie nationale, 1972, p. 268.
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française en matière culturelle, seuls onze auteurs français furent autorisés à être traduits en allemand1, tandis que les tra‐ ductions de l’allemand en français atteignaient un tiers des tra‐ ductions en français (113 sur les 322 parues en 1942).
LIBÉRALISATION ET OUVERTURE DE L’HORIZON GÉOCULTUREL Dans la seconde moitié du xxe siècle, le marché mondial du livre se libéralise et s’unifie peu à peu sous la nouvelle hégémonie des États-Unis, quand celle de la France décline. Du point de vue de la littérature traduite en français, deux traits caractérisent cette nouvelle ère : d’une part, l’accession de la littérature américaine à une position hégémonique, de l’autre, l’élargissement de l’horizon géoculturel au-delà des frontières de l’Europe et du monde occidental. Ce n’est qu’en 1949 que l’édition française reprend son rythme d’avant-guerre. Une nouveauté sur dix est une traduc‐ tion, la moyenne décennale jusqu’en 1958 étant de 1 023 titres traduits annuellement, ce qui situe la France en troisième posi‐ tion parmi les pays traduisant le plus2. Certains de ces titres comptent parmi les meilleures ventes, selon la liste publiée en 1955 par Les Nouvelles littéraires : traduit de l’italien en 1951 aux Éditions du Seuil, Le Petit Monde de don Camillo de Guares‐ chi est largement en tête avec 798 000 exemplaires vendus jusqu’en 1955. Le succès du Zéro et l’Infini d’Arthur Koestler (450 000) tient en partie à la conjoncture politique de la Guerre froide. Ayant atteint 30 000 exemplaires en 1957, le Journal d’Anne Frank dépassera les 800 000 jusqu’en 19703.
1. Gérard Loiseaux, La Littérature de la défaite et de la collaboration, Paris, Fayard 1995. Sur cette période, voir aussi Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains (1940-1953), Paris, Fayard, 1999, nouvelle édition 2006. 2. Données chiffrées tirées de l’étude de Jean-Yves Mollier, « Paris, capitale édi‐ toriale des mondes étrangers », in Pierre Milza et Antoine Marès (dirs), Le Paris des étrangers depuis 1945, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995, p. 380. 3. D’après Claire Girou de Buzareingues, « La traduction en France », op. cit., p. 271.
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Si les ouvrages traduits en français proviennent de trente langues, dès 1946, plus de la moitié le sont de l’anglais, la part de cette langue culminant à deux tiers en 1949. Les titres tra‐ duits de l’américain représentent 28 % de l’ensemble des tra‐ ductions en français, pour une moyenne décennale de 224 titres par an, qui est donc supérieure au nombre moyen de traduc‐ tions de l’allemand (137), de l’italien (55), et du russe (47). Du prestige acquis par la littérature américaine témoigne le vaste succès d’un Hemingway : les ventes de Pour qui sonne le glas ? et du Vieil Homme et la Mer dépassent 200 000 exemplaires cha‐ cun jusqu’en 1955. Parallèlement, face à l’entrée massive d’une littérature commerciale que le roman Ambre de Kathleen Win‐ sor (300 000 exemplaires vendus en jusqu’en 1955) en vient à symboliser, la défense du « livre français » face à l’impérialisme américain est constituée en enjeu politique et économique par la gauche communiste alliée à la droite gaulliste. Le Parti com‐ muniste français organise des « batailles du livre » pour démo‐ cratiser l’accès à la lecture, diffusant notamment des traductions de littérature russe1. Nonobstant son hégémonie déclinante, Paris demeure dans les années 1950 un carrefour et un refuge pour les écrivains du monde entier. Des intellectuels fuyant les régimes communistes d’Europe de l’Est s’y installent, tandis que la mise en place de circuits de traductions légales et illicites permet la circulation et la réception — très politisée — des œuvres d’auteurs qui y sont demeurés, de Boris Pasternak à Witold Gombrowicz2. De même, Henry Miller, Richard Wright, James Baldwin, Chester Himes y jouissent d’une liberté sans équivalent dans leur pays à l’ère du maccarthysme. Certes, les poursuites pour outrage aux bonnes mœurs sévissent en France, comme en font l’expérience les édi‐ teurs de Henry Miller en 1946 — Gallimard pour Printemps noir, Denoël pour Tropique du cancer, les Éditions du Chêne pour
1. Marc Lazar, « Les “batailles du livre” du Parti communiste français (1950-1952) », Vingtième siècle, n° 10, 1986, p. 41 ; Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., tout particulièrement le chapitre neuvième. 2. Voir Ioana Popa, Traduire sous contraintes, Littérature et communisme, Paris, CNRS Éditions, « Culture & Société », 2010.
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Tropique du capricorne —, mais elles entraînent une vaste mobi‐ lisation d’écrivains de renom en faveur de ce dernier : un Comité pour la défense de Henry Miller et de la liberté d’expres‐ sion se forme, animé par Maurice Nadeau alors journaliste à Combat, et qui compte entre autres André Gide, Jean-Paul Sartre, André Breton, Paul Éluard, Raymond Queneau et Georges Bataille1. Face à cette mobilisation, le ministère de la Justice laissera traîner l’affaire jusqu’à la loi d’amnistie pronon‐ cée le 16 août 1947 par le nouveau président de la République, Vincent Auriol. Toutefois, Boris Vian, qui a tenté de contourner la censure en publiant sous le pseudonyme de Vernon Sullivan deux romans qu’il fait passer pour des traductions, ne bénéficie pas de la même manifestation de solidarité lorsqu’il est pour‐ suivi pour l’un d’entre eux, J’irai cracher sur vos tombes : les avis du milieu littéraire sont partagés sur la qualité de ce livre qui relève d’un genre — le roman noir — encore considéré comme populaire, et qui se vend à des dizaines de milliers d’exem‐ plaires2. La mobilisation du monde des lettres en faveur de Miller inaugure cependant une période d’affrontement avec les gar‐ diens de la morale publique, qui s’étend jusqu’au milieu des années 1960. Gallimard publie néanmoins sans encombre la traduction de Lolita de Nabokov en 1959, lors même que l’origi‐ nal en anglais, paru en 1956 à Paris chez Olympia Press, avait été interdit par arrêté du ministre de l’Intérieur. En revanche, la traduction du Festin nu de William Burroughs, également publié en anglais à Paris par Olympia Press en 1959, vaudra à Gallimard des ennuis avec la censure. Si l’hégémonie américaine s’est fait fortement sentir dans la période d’après-guerre, on assiste dans les années 1960 à une diversification des littératures traduites et à un élargisse‐ ment de l’horizon géographique. Dans la collection « Du monde
1. Sur la procédure menée contre Miller, voir Martine Poulain, « La censure », in Pascal Fouché, L’Édition française depuis 1945, Paris, Cercle de la librairie, 1998, p. 564-565. 2. Sur cette affaire, voir Noël Arnaud, Le Dossier de l’affaire « J’irai cracher sur vos tombes », Paris, Bourgois, 1974, nouvelle édition 2006.
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entier » chez Gallimard, qui offre un bon indicateur de ces évolutions, le nombre moyen de titres publiés annuellement augmente entre les années 1950 et 1960 de 15 à 37, une moyenne qui s’est maintenue dans les deux décennies suivantes. Les langues se diversifient, passant de 14 à 24, le nombre de pays représentés de 23 à 38. L’anglais reste prépondérant mais voit sa part diminuer (de 60 % à 42 %) au profit des autres langues. Gal‐ limard donne voix à toute une nouvelle génération d’écrivains de par le monde. Parmi les nouvelles langues traduites, le grec apparaît à partir des années 1960, alors que le coup d’État qui a suivi la libé‐ ralisation de 1963 et la dictature des colonels conduit nombre d’intellectuels tels que Vassilis Vassilikos à s’exiler en France. Le rideau de fer rend par contre les échanges avec l’Europe de l’Est plus ardus : la part du russe dans la collection s’est fortement réduite (2,6 %). Elle sera en partie rééquilibrée grâce à la collec‐ tion de « littérature soviétique » lancée chez Gallimard en 1957, au lendemain du rapport Khroutchev qui annonce le « dégel », aiguisant la curiosité des éditeurs en France et aux États-Unis, et confiée à Aragon. Deux collections lancées par Gallimard au début des années 1950 témoignent de l’élargissement de l’horizon géographique : « La Croix du Sud », dirigée par Roger Caillois, et dont le premier titre est Fictions de Borges, et « Connaissance de l’Orient » diri‐ gée par René Étiemble. Sinisant, ce dernier projetait de créer une collection chinoise. Mais la mise en place d’un programme de soutien aux traductions par l’Unesco, où Roger Caillois diri‐ gea la division de lettres, permet d’étendre le projet initial. Comme il l’explique à Caillois dans une lettre datée du 5 juillet 1953, Étiemble entend mettre « à la portée du public français cultivé des ouvrages de haute qualité littéraire inédits en notre langue (ou si mal traduits qu’autant vaut n’en point parler), et choisis de façon à illustrer les mœurs et les valeurs culturelles de chacun des pays en cause : Inde, Chine et Japon pour com‐ mencer (mais j’aimerais inclure la Perse, et le monde arabe). Ni l’éditeur ni moi-même ne chercherons le succès commercial immédiat ; nous voulons former le public, lui éclairer l’Orient. Mais il va de soi que nous devrons, au début surtout, lui
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proposer des titres qui l’encouragent à s’instruire : des romans qui, en l’amusant s’il se peut, le renseignent sur des peuples qu’il connaît mal. Or la plupart des grands romans de l’Asie sont inconnus en France1. » « Former le public », l’encourager à « s’instruire », le « renseigne[r] sur des peuples qu’il connaît mal » en « l’amusant », la fonction assignée aux traductions des littératures étrangères (mis à part la littérature populaire) est, on le voit, une fonction pédagogique, visant à donner une ouver‐ ture sur l’étranger par des voies récréatives. Découlant du rôle joué par la littérature dans la construction des identités natio‐ nales, l’idée que la littérature nous fait connaître les mœurs d’un pays sous-tend aussi l’enseignement des langues et civilisations étrangères en France, qui se développe fortement à la même époque, et qui explique l’essor des traductions dans certaines langues périphériques : par exemple, la création en 1977 de l’agrégation d’hébreu moderne contribue à la multiplication des importateurs de cette langue2.
MONDIALISATION ET RÉVISION DU CANON LITTÉRAIRE TRANSNATIONAL De 1955 à 1978, le nombre de livres publiés en France, en RFA et au Japon triple3 ; il se voit multiplié par plus de six aux ÉtatsUnis. La position hypercentrale de l’anglais sur le marché mon‐ dial des traductions se trouve renforcée par cette brusque croissance de la production américaine. Dans les années 1980, 45 % des livres traduits dans le monde l’étaient depuis l’anglais, quand la part des titres provenant d’autres langues centrales,
1. Lettre de René Étiemble à Roger Caillois, 5 juillet 1953, Archives Gallimard. 2. Gisèle Sapiro, « L’importation de la littérature hébraïque en France, Entre communautarisme et universalisme », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 144, 2002, p. 80-98. 3. Daniel Milo, « La bourse mondiale de la traduction : un baromètre culturel », Annales ESC, n° 1, 1984, p. 92-115. En 1970, l’URSS déclarait le même nombre de titres que les Etats-Unis, à savoir 79 000, selon les données de l’UNESCO ; Robert Escarpit, « Situation du livre français », in Julien Cain, Robert Escarpit, HenriJean Martin (dir.), Le Livre français, hier, aujourd’hui, demain, op. cit., p. 31.
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l’allemand, le français et le russe, se situait entre 10 et 12 %, selon l’Index Translationum. Huit langues, dont l’espagnol et l’italien, occupaient une position semi-périphérique, avec un pourcentage variant entre 1 % et 3 % de livres traduits depuis ces langues. Avec moins d’un pour cent de titres traduits, toutes les autres langues occupaient une position périphérique1. Cette évolution coïncide avec des mutations du monde de l’édition, dues au processus de concentration (fusions et acquisi‐ tions) et d’internationalisation. Le tournant néo-libéral de la fin des années 1970 s’accompagne du mot d’ordre de la mondialisa‐ tion en vue de l’ouverture des frontières à la libre circulation des biens et des capitaux. Un marché mondial du livre se forme, avec des instances spécifiques comme les foires internationales (à partir des années 1980, il s’en crée dans de nombreuses villes culturelles, de Pékin à Guadalajara en passant Ouagadougou), et des intermédiaires qui se professionnalisent : chargés de cessions dans les maisons d’édition, agents littéraires, agences étatiques, scouts, traducteurs spécialisés… Les échanges par voie de traduction s’intensifient indénia‐ blement pendant cette période : le nombre de traductions dans le monde augmente de 50 % entre 1980 et 2000, selon l’Index Translationum. La moitié relève de la catégorie « littérature », qui inclut la littérature pour la jeunesse, en forte croissance. Toutefois, à rebours des discours iréniques sur la globalisation, ces échanges sont loin de se diversifier. C’est même le contraire qu’on observe. Alors que le russe tombe à 2,5 % après la chute du mur de Berlin, l’anglais atteint dans les années 1990 59 % des traductions, affirmant sa domination, notamment en Europe de l’Est où il occupe désormais la place qui était celle du russe à l’époque communiste. Et si le nombre de traductions en provenance des langues asiatiques augmente, seul le japonais approche des 1 % de titres traduits grâce aux mangas.
1. Johan Heilbron, « Toward a Sociology of Translation, Book Translations as a Cultural World System », European Journal of Social Theory, vol. 2, n° 4, 1999, p. 429-444.
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En français, le nombre de traductions double, ce qui atteste qu’elles ne sont ni le simple reflet de la croissance du marché mondial, ni celui des évolutions du marché national (leur part monte à cette époque de 14 % dans les années 1970 à 18 % dans les années 1990). Cette hausse est plutôt l’expression du relatif déclin de la position de la France sur le marché mondial du livre1. Secteur éditorial où la diversité linguistique est la plus élevée, en son pôle de production restreinte, la littérature est aussi généralement le secteur au plus fort taux d’intraduction : en France, au moins une œuvre de fiction sur trois est une traduc‐ tion2, et si l’anglais reste majoritaire parmi les traductions litté‐ raires en français, il est relativement sous-représenté au pôle de production restreinte, au profit des autres langues. En effet, dans les collections de littératures étrangères des grands édi‐ teurs littéraires français, comme Gallimard, Le Seuil, Fayard, Albin Michel, on trouve des œuvres traduites de vingt à trente langues et de trente à soixante pays différents. Les médiateurs des littératures étrangères se sont en outre diversifiés en France depuis la fin des années 1970, avec la création d’Actes Sud, qui traduit depuis plus de trente-six langues, et d’autres petits édi‐ teurs qui se sont spécialisés dans la traduction de certaines langues comme Bourgois, Métailié, Corti, Verdier, La Différence, Jacqueline Chambon, Picquier. Cette diversité linguistique s’est accrue grâce aux politiques d’aide à la traduction développées par les États depuis les années 1980. Une des particularités de la politique française en cette matière est que ces aides sont allouées non seulement à la traduction du français vers d’autres langues, mais aussi aux ouvrages de littérature contemporaine traduits en français : entre 2003 et 2006, le Centre national du livre, qui dépend du ministère de la Culture, a ainsi accordé des
1. Gisèle Sapiro (dir.), Translatio, Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS Éditions, 2008. 2. La part des traductions dans les nouveautés romanesques atteignait de 42,7 % en 2005 selon Fabrice Piault, « Littérature étrangère : la pente anglaise », Livres Hebdo, n° 646, 19 mai 2006, p. 7.
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aides à des ouvrages traduits de plus de trente langues (même si 70 % revient à l’anglais). De ce fait, Paris garde un pouvoir de consécration pour les lit‐ tératures des langues semi-périphériques et périphériques ; la traduction en français leur permet d’accéder à la scène interna‐ tionale. Comme autrefois pour le Russe Soljénitsyne, couronné par le prix Nobel de littérature en 1970, la traduction en français a constitué un tremplin pour l’Albanais Isamaël Kadaré, lauréat du premier Man Booker International Prize en 2005. Il en est allé de même au début des années 1980 pour Manuel Vázquez Mon‐ talbán, auteur de polars espagnol. Dans ces deux cas, l’œuvre fut d’ailleurs traduite à partir de la traduction française, qui faisait référence. Cependant, alors que l’anglais domine dans tous les genres populaires, au point de rivaliser avec la production nationale (Harlequin, thrillers, polars…), l’exportation de la littérature française se resserre dès les années 1980 sur le secteur « haut de gamme ». Or dans les années 1990, cette littérature se voit accusée de narcissisme et de formalisme par les éditeurs angloaméricains qui prennent prétexte de cela pour cesser de tra‐ duire du français ou pour valoriser une littérature francophone peu présente sur le marché transnational jusque-là1. Ceci nous amène à la construction de l’auctorialité sur la scène littéraire internationale et aux inégalités qui sous-tendent la formation du canon littéraire mondial. L’identification entre littérature et nation a pour consé‐ quence de marginaliser les langues régionales et les langues d’immigration. De manière plus générale, les auteurs sélection‐ nés dans chaque pays sont souvent ceux qui disposent des meilleurs atouts pour accéder au sommet de la vie littéraire et au pouvoir de consécration, à savoir les hommes blancs issus de familles ancrées depuis plus d’une génération dans la culture
1. Gisèle Sapiro, Paris-New York-Paris, Les échanges littéraires entre Paris et New York à l’ère de la globalisation, étude réalisée dans le cadre d’une convention avec le MOTif (Observatoire du livre d’Ile-de-France), Paris, CESSP, avril 2010 (en ligne) ; « Translation and Symbolic Capital in the Era of Globalization : French Literature in the United States », Cultural Sociology vol. 9, n° 3, 2015, p. 320-346.
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nationale, installés dans les centres culturels du pays (voire dans la capitale dans un pays centralisé comme la France), et disposant d’un capital culturel relativement élevé1. Les femmes, les minorités, les immigrés, les auteurs en langues régionales sont encore plus défavorisés sur la scène littéraire internatio‐ nale. On ne recense que quatre écrivaines en traduction dans la Pléiade, un des hauts lieux du processus de canonisation, toutes issues du monde anglo-américain : Jane Austen, les sœurs Brontë, et Virginia Woolf. Le canon littéraire mondial constitué par le prix Nobel ne comptait que 6 lauréates jusqu’en 1990, 9 depuis. Outre cette féminisation du canon, le mouvement en faveur de la « world literature » entendait réparer les inégalités d’accès des minorités et des migrants, ainsi que des ex-colonisés. L’année 1992 a marqué de ce point de vue un tournant, avec l’attribution du prix Nobel à Derek Walcott, du Booker Prize à Michael Ondaatje, du prix Goncourt à Patrick Chamoiseau. Toni Morrisson remportait le prix Nobel l’année suivante, après que la notion de world fiction eut fait la une du Time Magazine du 8 février. Traduite en français par la notion de « littératuremonde », la notion de « world literature » est revendiquée en 2007 par une cinquantaine d’écrivains de langue française, qui signent le manifeste pour la « littérature-monde en français » publié dans Le Monde du 15 mars 20072. Ce manifeste, dont les signataires sont en réalité pour la plupart des auteurs Galli‐ mard, provoque un vaste débat3. Du point de vue qui nous inté‐ resse ici, si le manifeste dénonce à juste titre les formes
1. Pour la France, voir Christophe Charle, « Situation du champ littéraire », Lit‐ térature, n° 44, 1981, p. 8-20 ; et Gisèle Sapiro, « “Je n’ai jamais appris à écrire”, Les conditions de formation de la vocation d’écrivain », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 168, 2007, p. 13-33. 2. Ce manifeste donnera lieu à un ouvrage : Jean Rouaud et Michel Le Bris, Pour une littérature-monde, Paris, Gallimard, 2008. Michel Le Bris avait consacré en 1993 un numéro de la revue Gulliver (n° 11) à la « world fiction ». 3. Voir notamment la critique de Camille de Toledo, Visiter le Flurkistan ou les illusions de la littérature-monde, PUF, 2008. Pour une analyse détaillée du mani‐ feste et du débat qu’il a suscité, voir Claire Ducournau, La Fabrique des classiques africains, Écrivains d’Afrique subsaharienne francophone, Paris, CNRS Éditions, « Culture & Société », 2017, tout particulièrement le chapitre premier.
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d’exclusion des auteurs dits francophones par le centre parisien, l’amalgame qu’il opère entre parisianisme, formalisme et nom‐ brilisme ne fait en réalité que reprendre une représentation qui circule parmi les éditeurs anglo-américains pour justifier leur réticence à acquérir les droits de romans français. La création de collections telles que la série des Caraf books au sein des Presses universitaires de Virginie, aux États-Unis, lancée en 1988 pour constituer un corpus de littératures afri‐ caines et caribéennes traduites du français — parallèlement au corpus anglophone qui existait depuis l’après-guerre et qui a conduit au couronnement en 1986 de Wole Soyinka, seul lauréat du Nobel issu d’Afrique subsaharienne à ce jour —, et de « Conti‐ nent noir » chez Gallimard (peu après l’entrée à l’Académie française du premier écrivain africain, Leopold Sédar Senghor, et un an après la première femme, Marguerite Yourcenar), témoigne de ce mouvement de reconnaissance des littératures extra-occidentales (lequel touche aussi les autres arts), notam‐ ment celles en provenance des anciennes colonies1. Cette tentative de remettre en cause les cadres de perception traditionnels de la littérature montre a contrario combien ils sont encore en vigueur. Les œuvres circulent entourées d’un imaginaire qui les précède et encadre leur parution dans les autres langues. Or cet imaginaire reste profondément ancré dans un cadre national. Les éditeurs anglais parlent ainsi de la « frenchness », tantôt positivement, tantôt négativement2, et les notions de « littérature américaine », « littérature italienne », « littérature néerlandaise » ou « littérature israélienne » paraissent plus vivaces que jamais à l’heure de la mondialisa‐ tion. Certes, les œuvres traduites ne sont pas sélectionnées en fonction de leur représentativité, mais on suppose néanmoins qu’elles disent quelque chose du pays dont elles proviennent,
1. Voir Claire Ducournau, ibidem ; sur la collection des Caraf Books, voir Gisèle Sapiro, Paris-New York-Paris, op. cit. 2. Marcella Frisani, « L’invisibilité de la contemporary fiction de langue française dans le marché britannique de la traduction », in G. Sapiro, Traduire la littérature et les sciences humaines : conditions et obstacles, Paris, DEPS (ministère de la Culture), 2012, tout particulièrement le chapitre deuxième.
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qu’elles nous apprennent quelque chose sur sa culture. La relo‐ calisation, voire la reterritorialisation, accompagne l’expé‐ rience de dépaysement qui peut marquer la réception d’une œuvre traduite. Ainsi, la traduction est non seulement un révélateur des mutations du marché du livre mais aussi des inconscients cultu‐ rels collectifs. À travers elle se construit notamment la repré‐ sentation de l’autre, de l’étranger. Les traductions ont étroitement participé à la construction des identités nationales et des relations culturelles internationales. Comme on l’a vu, c’est à travers le paradigme de « l’étranger » que la littérature traduite s’est différenciée en France de la littérature française, sur la base d’une identification entre langue, nation et pays qui excluait les minorités et les peuples colonisés. Or, malgré la pro‐ duction de best-sellers mondialisés par des multinationales qui ont leur siège central aux États-Unis ou au Royaume-Uni, et mal‐ gré les protestations des défenseurs des minorités dominées et des laissés-pour-compte qui promeuvent la « world literature », le cadre national continue à marquer aussi bien les pratiques que les représentations, conforté par l’action des États-Nations, en premier lieu la France, qui voient dans cette politique cultu‐ relle un moyen de reconnaissance de leur existence. Il est signi‐ ficatif que, aux États-Unis, dans un contexte de dévaluation des traductions, considérées comme invendables, les petits éditeurs engagés en faveur de la cause de la traduction aient rebaptisé les œuvres traduites « international literature », avec l’idée qu’une œuvre traduite serait plus authentique qu’une œuvre écrite directement en anglais par un écrivain d’ailleurs1. En définitive, la traduction peut, on le voit, être à la fois le vecteur d’une hégémonie (domination, suprématie) et un opérateur de diversité, selon les fonctions (économique, politique ou cultu‐ relle) que lui assigne la chaîne des intermédiaires.
1. Gisèle Sapiro, « Globalization and Cultural Diversity in the Book Market : the Case of Translations in the US and in France », Poetics, vol. 38, n° 4, 2010, p. 419-439.
13 LE POCHE DE L’APRÈS-GUERRE, UN OUTIL DÉMOCRATIQUE ?
Bertrand Legendre
Dans quelle mesure la série de poche lancée par Hachette en 1953 a-t-elle été conçue comme un moyen d’aller toujours plus à la rencontre de nouveaux publics ? Comment le « petit livre pas cher » a-t-il pu être promu, utilisé, vendu dans le louable souci de gagner de nouveaux lecteurs à la cause des lettres ou de l’objet-livre ? À quel moment ce rêve ou ce mirage s’est-il brisé ? En même temps, le poche n’a-t-il pas été pour toute la génération du baby boom le produit culturel de base ? N’a-t-il pas, vendu partout, immanquablement servi la cause du livre et de la lecture en facilitant l’accès aux œuvres, en permettant de faire de l’achat du livre quelque chose de simple, de facile, d’accessible ? C’est là, sous forme de questions, la première réponse que l’on peut faire à la demande générale qui conduit cette réflexion sur la démocratisation des lettres. L’édition de poche constitue l’un des phénomènes majeurs, à divers égards, de l’édition contemporaine, même s’il est pos‐ sible de l’inscrire dans la longue durée, dans un ensemble de pratiques qui consistent à réduire les coûts de production, et donc les prix de vente, pour gagner plus de lecteurs, voire ce fameux « grand public » que l’on peine toujours à définir.
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Les raisons qui poussent à accorder cette importance à l’édi‐ tion de poche sont au moins de deux natures : – son chiffre d’affaires tout d’abord, qui représente autour de 13 ou 14 % de celui de l’ensemble de la profession et qui, quand on l’observe dans la durée, résiste mieux que toute la production aux crises économiques ; – la part que l’édition de poche occupe dans la production même, entre 25 et 30 % des livres produits étant des livres au format de poche. Ces deux données pourraient suffire à convaincre de la nécessité de regarder de près la contribution de l’édition de poche à la démocratisation des lettres, mais on peut leur adjoindre le fait que ce phénomène est intimement lié à la structuration même de l’industrie du livre, notamment à sa distribution, la structure de la distribution du livre en France étant pour l’essentiel identique à celle de l’édition de poche, chaque grand groupe ayant son organe de distribution et sa marque de poche, Hachette avec Le Livre de poche, Editis avec Pocket, Gallimard avec Folio, Flammarion avec J’ai Lu et Le Seuil avec Points. Par ailleurs, l’édition de poche remet en question jusqu’à la nature même du livre. On pourra, à cet égard, confronter la conception que François Rouet donnait de celui-ci: « L’on est en présence d’une industrie de contenus au sein de laquelle tout produit est peu ou prou un prototype : concevoir chacun d’eux reste une tâche profondément artisanale1… », et celle qu’en pro‐ posaient Alain Busson et Yves Évrard en décrivant le livre comme « un produit en phase de maturité2 » et en expliquant que, pour tenter de faire face à un marché stagnant, exposé aux étapes successives de la crise économique et à la montée de la concurrence audiovisuelle, l’édition aurait cherché à réduire le risque éditorial, le caractère prototypique du livre, par le
1. François Rouet, Le Livre, Mutations d’une industrie culturelle, Paris, La Docu‐ mentation française, 1992. 2. Alain Busson, Yves Évrard, Portraits économiques de la culture, Paris, La Docu‐ mentation française, 1987.
Le poche de l’après-guerre, un outil démocratique ?
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développement de techniques de réédition et des collections à bon marché, favorisant ainsi le développement de l’aval de la filière. On ajoutera encore le fait que le phénomène du poche a souvent été présenté comme une révolution : « Ce n’est pas une évolution, c’est peut-être une révolution qui s’accomplit en ce moment dont il est difficile d’entrevoir tous les effets directs », écrivaient en 1962 Dumazedier et Hassendorfer1, et on souli‐ gnera au passage l’intérêt d’un sociologue du loisir et de l’autoformation pour le livre de poche. Un retour sur le débat des années 1960 pourra finir de convaincre qu’il s’est bien passé quelque chose d’important autour du poche. Ce débat a opposé le Mercure de France et Les Temps modernes en 1964, à travers Hubert Damisch d’un côté et l’équipe de la revue alors dirigée par Jean-Paul Sartre de l’autre. Au premier, qui qualifie l’édition de poche « [d’entreprise] mys‐ tificatrice puisqu’elle revient à placer entre toutes les mains les substituts symboliques de privilèges éducatifs et culturels2 », Les Temps modernes répondent par deux numéros dont ce pas‐ sage de Bernard Pingaud parlant du poche est peut-être le plus éloquent : Objet modeste, impropre à la thésaurisation, son indignité même fait sa valeur ; il ne mérite aucun respect, ne justifie aucun culte. Il est fait pour circuler, pour servir, et remplira pleinement son rôle le jour où, considéré comme un simple moyen et non pas comme une fin, la lecture, grâce à lui, cessera d’être un privilège pour devenir un partage, le plus court chemin qui relie un homme à un autre3.
S’il ne permet pas de mesurer la part que l’édition de poche a pu prendre à la démocratisation des lettres, ce faisceau d’indices tend bien à en faire autre chose qu’un simple objet de second
1. Joffre Dumazedier et Jean Hassendorfer, « Éléments pour une sociologie com‐ parée de la production, de la diffusion et de l’utilisation du livre », Bibliographie de la France, n° 24, Paris, Cercle de la librairie, 15 juin 1962. 2. Hubert Damisch, « La culture de poche », Mercure de France, n° 1213, Paris, novembre 1964. 3. Bernard Pingaud, « De l’objet à l’œuvre », Les Temps modernes, n° 227, Paris, avri1965.
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rang qu’il suffirait d’appréhender comme un produit dérivé destiné avant tout à faire tourner les structures de distribution et à accélérer la rotation des stocks par une réduction du risque éditorial.
DE LA DÉMOCRATISATION DE LA LITTÉRATURE… Cette production éditoriale fonde sa légitimité sur une ambi‐ tion de démocratisation culturelle dont rendent compte les documents promotionnels des principales collections, à l’image de celui-ci : « Par la qualité de ses textes, par sa présentation élégante et solide, par son prix à la portée de tous, Le Livre de poche constitue, pour le grand public de langue française, une collection incomparable » (slogan de la campagne publicitaire de 1953, portant elle-même pour titre : « Une suite ininterrom‐ pue de chefs-d’œuvre »). Sur cette base, deux points entrevus seront ici particulièrement développés en articulant les ques‐ tions de légitimité et de médiation, et en revenant sur le contexte des années 1960 et 1970. La question de la légitimité culturelle liée au livre en for‐ mat de poche amène à revenir sur les débuts de cette forme éditoriale que l’on peut comprendre comme le passage d’un processus de légitimation culturelle dépendant des instances classiques (critique littéraire, sphère éducative et universitaire) à une légitimation de marché, ou en voie directe, construite par le discours promotionnel et les chiffres de vente (la pratique des palmarès des meilleures ventes). En s’intéressant à l’édition de poche et aux clubs de livres, Jürgen Habermas éclaire cette notion de légitimation en voie directe. En étudiant le passage de « la culture discutée à la culture consommée1 », il souligne d’abord qu’une double fonc‐ tion émancipatrice du marché facilite l’acquisition des biens culturels sur les plans économique et psychologique. Mais, pour
1. Jürgen Habermas, L’Espace public, Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1978, p. 167-174.
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Habermas, loin de favoriser le développement de l’espace public (la culture discutée), la consommation culturelle parti‐ cipe à l’effacement des instances de légitimation (l’espace public littéraire) et favorise le développement entre les producteurs et les publics de liens directs échappant aux instances dispensant ou refusant la légitimité. Il écrit, en parlant plus spécifiquement des clubs de livres : « Leurs organes publicitaires internes courtcircuitent la communication puisqu’ils constituent le seul lien existant entre l’éditeur et le lecteur. Les clubs du livre régissent leur clientèle sans qu’il y ait d’intermédiaire entre l’édition et la réception — et ce, à l’écart de la sphère publique littéraire1. » Cette recherche de légitimation en voie directe revient en fait à remplacer le dispositif de l’analyse et de la recommanda‐ tion (celle de la critique, des libraires et du système éducatif) par un dispositif qui prend l’apparence du plébiscite en ren‐ dant compte des pratiques et des choix dominants du public. La stratégie de contournement des instances de légitimation culturelle va donc de pair avec un développement massif des pratiques promotionnelles. Les instances traditionnelles de légitimation culturelle se révélant déficientes par rapport aux logiques de marché, il s’agit, pour les éditeurs de collections de poche, de créer dans leurs publics des conditions de réceptivité optimales en recourant à l’investissement publicitaire comme mode d’accès privilégié à ce marché. Ce fonctionnement, sans être — loin de là — une exclusivité de l’édition de poche, y trouve ceci de particulier qu’il s’applique à des ouvrages de faible prix. Cette réduction et ce contournement des fonctions média‐ trices, caractéristiques de l’industrialisation de la culture, sont ouvertement à l’œuvre dans le discours accompagnant le lan‐ cement de la série « Classique » en 1958. Le document présen‐ tant cette nouvelle série est dominé par la question de la légitimation développée au travers d’un système d’oppositions (« L’éducation […] ce ne sont pas les écoles, ce sont les livres ouverts » ; « les ouvrages qui dorment dans les bibliothèques et
1. Ibidem.
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ceux qui vivent au contact du lecteur » ; « parce qu’on veut pla‐ cer ces textes illustres dans la poche de tous les lecteurs, on n’a pas cru pour autant qu’il fallait les punir, c’est-à-dire leur don‐ ner des morceaux choisis1 »). Une première convergence se des‐ sine dans ces oppositions qui cherchent à substituer aux aspects académiques de la « culture cultivée » une culture vivante accessible à chacun en dehors des formes et des lieux réservés. Utilisant une image passéiste des lieux et des supports de culture traditionnels, ce document cherche dans le même temps à asso‐ cier la série « Classique » du Livre de poche l’idée de culture moderne libérée du contrôle académique, et accessible à tous. La quête de légitimité passe ici par un discours qui détruit les instances légitimantes et s’adresse directement au public sur un registre de démocratisation et d’émancipation culturelle : il s’agit là de réduire le rôle du système éducatif dans la formation de la culture tout en faisant du Livre de poche le mode d’accès privilégié à celle-ci. Les instances qui participent à la légitimation culturelle constituent pour les acteurs de l’édition de poche un ensemble de contraintes comme la qualité des textes eux-mêmes, celle de leur établissement et d’éventuels appareils critiques et, plus largement, l’apport d’un ensemble péritextuel comprenant des éléments tels que préfaces, notices biographiques et parfois dossiers documentaires. Si le système éducatif est un élément central de ce dispositif de légitimation, en même temps qu’il constitue en lui-même un marché potentiel, il interdit aux dif‐ férents acteurs de l’édition de poche de s’écarter d’une ligne éditoriale sur laquelle se retrouvent les différents éléments ci-dessus. Le système de légitimation culturelle constitue donc un frein à l’expansion de la production éditoriale vers des types de production destinés à un très grand public. C’est à ce point que la problématique de la légitimité et celle de l’industrialisation de la filière se rejoignent. Tout se passe en effet comme si les logiques économiques et les structures
1. Document publicitaire de la marque du Livre de poche, Bibliographie de la France, n° 25, Paris, 20 juin 1958.
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de distribution mises en place pour assurer le développement d’une édition de poche à légitimité culturelle (diffusion large de produits à faible prix unitaire) appelaient une extension des politiques éditoriales vers des productions déterminées plus ou moins nettement par la nécessité d’alimenter l’appareil de distribution. L’historique du développement des séries au sein des principales collections témoigne de ce phénomène. Qu’il s’agisse du Livre de poche, de J’ai Lu ou de Presses Pocket, on observe à chaque fois une première phase de production située dans un noyau relativement dur de légitimité culturelle, le domaine romanesque, puis un mouvement d’extension de la production vers des genres ou des thèmes situés dans une périphérie plus ou moins proche de ce noyau, tels que l’aventure, l’humour, les activités pratiques, le policier, les mots croisés, le sentimental, l’astrologie… Se retrouvent là des éléments qui tendent à rapprocher le livre de poche du régime de la presse magazine. Plusieurs campagnes de promotion ont ainsi construit leurs argumentaires sur le fait que le Livre de poche proposait de la littérature « au prix d’un magazine », et ceci en empruntant beaucoup à l’esthétique de la presse populaire dans la typographie, l’illustration et la conception graphique des couvertures. Précisons que cette évolution ne se traduit pas par une disparition du noyau initial qui continue au contraire d’être alimenté. Accompagnant cette ouverture des catalogues, le discours promotionnel marque lui-même un tournant par lequel s’effec‐ tue la transition d’une stratégie de légitimation culturelle vers une stratégie de légitimation de marché. Il s’agit en fait, de la part des promoteurs de ces collections, d’utiliser des données fournies par le marché ou présentées comme telles, ou des qualificatifs que ces mêmes données appellent, pour remplacer un discours tiré des instances de légitimation culturelle. Un examen des documents promotionnels fait apparaître deux groupes d’arguments qui entrent dans cette stratégie. Le premier groupe est constitué par tout ce qui qualifie la pro‐ duction éditoriale. Les termes ou expressions « chefs-d’œuvre », « sensationnels », « titres de premier plan », « titres de très grande vente », « best-sellers », « romans stars » sont parmi les
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plus fréquemment utilisés par Le Livre de poche, J’ai Lu et Presses Pocket. Le second groupe d’arguments fait appel aux résultats de vente. Le Livre de poche annonce par exemple pour L’Assommoir « 1 000 exemplaires vendus par jour » en 1956, puis « 370 000 exemplaires vendus en quelques mois » pour le Journal d’Anne Frank (1959). J’ai Lu sollicite très souvent ce type d’éléments : « 200 000 exemplaires en quatre semaines, 300 000 en deux mois », « 30 millions d’exemplaires en J’ai Lu » (Guy des Cars, 1980). De manière générale se pose la question de la relation entre l’investissement publicitaire (et, plus largement, l’investisse‐ ment promotionnel) et la rentabilité de la production qui fait l’objet de ces investissements. Le mécanisme qui est à l’œuvre dans ce développement des pratiques promotionnelles asso‐ cie, d’une part, des techniques de production qui permettent d’abaisser très sensiblement le prix de vente du livre donc, en valeur absolue, la marge de chacun des intervenants, et d’autre part des pratiques promotionnelles dont les budgets ne sont supportables que s’ils permettent un développement massif des ventes, susceptible de reconstituer le profit des dif‐ férents acteurs de la filière : éditeurs, diffuseurs, distributeurs et libraires. Refuser cette forme d’investissement promotionnel signifierait, pour une maison d’édition, prendre le risque de s’exclure du groupe des collections reconnues comme étant celles qui constituent l’essentiel de cette activité. Tout se passe, dès les années 1970, comme s’il était devenu impossible pour un éditeur de se maintenir ou de trouver place dans le paysage de l’édition de poche sans recourir notamment aux grandes campagnes de publicité annuelles. Il y a là un point qui nous paraît essentiel en termes d’indus‐ trialisation quant aux implications des choix entre investisse‐ ments de production et investissements de commercialisation ; il réside dans le fait que, le dispositif de légitimation culturelle devenu insuffisant, le discours promotionnel des éditeurs tend à se déplacer depuis les informations sur les textes ou auteurs publiés vers les moyens mis en œuvre par ces campagnes : une argumentation qui fait référence aux contenus et à la concep‐ tion éditoriale ne permettant plus d’atteindre les objectifs de
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vente, c’est un discours consacré à la mise en valeur du dispositif promotionnel lui-même (campagnes et chiffres de vente notam‐ ment) qui la remplace, et cela semble être là une rançon de la démocratisation. Les logiques qui sont à l’œuvre dans ce type d’action, com‐ parables à celles de la grande consommation, privilégient des produits (des auteurs ou des titres) susceptibles de répondre aux investissements promotionnels réalisés. Elles incitent donc les différents acteurs de l’amont et de l’aval à concentrer sur un nombre restreint de titres les moyens engagés. L’augmen‐ tation des coûts d’accès au marché et l’évolution du rapport entre les investissements de production et les investissements de commercialisation appellent alors une accélération de la rotation des stocks qui ne peut pas être sans conséquences sur les politiques éditoriales. C’est tout d’abord la prise de risque éditorial qui est mise en cause dans ce mécanisme, car l’efficacité de la promotion appelle plutôt des produits peu nombreux à fort potentiel de vente que des produits multiples à faible public. Dans une filière où l’on s’accorde à considérer que les ventes de 60 à 70 % des titres ne permettent pas d’amortir leur prix de revient, le principe même de la réédition en poche couplée à ces pratiques promotionnelles ne peut que favoriser une rationalisation et une standardisation du choix éditorial. Au travers des campagnes et des différents matériels fournis aux libraires, l’objectif des éditeurs ou de leurs distributeurs est de conquérir et de préserver des espaces qui leur seraient réser‐ vés, ce qui n’est envisageable qu’à la condition de parvenir à un effet de masse susceptible de mobiliser les détaillants en leur assurant un développement de chiffre d’affaires. Sans doute faut-il voir dans cette situation le signe de la réalité complexe des liens entre l’amont et l’aval de la filière. Si les éditeurs ont besoin de ces espaces pour asseoir leurs productions, les libraires sont tentés de les réserver aux séries susceptibles d’attirer le plus grand public. De même, si les premiers sont ten‐ tés de contrôler directement l’organisation des espaces de vente, les seconds cherchent à préserver une part d’autonomie de fonc‐ tionnement. La condition majeure qui s’impose aux uns et aux
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autres tient dans la rotation du stock, ce qui privilégie encore les collections en mesure de créer l’effet de masse recherché et pose le problème de l’accès au marché des petites collections. Les débuts de la politique éditoriale du Livre de poche étaient marqués par une exigence littéraire constitutive de la collection en 1953, avec des auteurs, pour la plupart venant du fonds Gallimard, tels que Malraux, Gide, Camus, Sartre, et aussi La Varende, Marcel Aymé ou Pierre Benoit, et les premières années du Livre de poche, en l’absence de concurrence, sont conformes au projet qui voulait « mettre à la disposition du grand public, sous une forme accessible et pratique, les grands chefs-d’œuvre de la littérature ». Si le volume de production annuelle et l’absence de concurrence ont rendu ce projet tenable pendant les premières années, l’arrivée de J’ai Lu en 1958 a engagé un phénomène de concurrence commerciale auquel est venu s’ajouter le fait que le patrimoine littéraire, aussi vaste soit-il, n’en est pas pour autant inépuisable. Gilbert Nigay considérait ainsi en 1967 que « les textes littéraires valables n’appartiennent guère à plus de 1 000 auteurs, y com‐ pris les auteurs tout à fait secondaires, soit 5 à 6 000 titres pour l’ensemble de la littérature française1 ». Les concepteurs des collections apparues plus tardivement, reprenant le discours de débuts du Livre de poche, ont affiché leur intention de publier « les romans des plus grands auteurs2 » ou bien encore des œuvres qui tirent leur crédit du nom de leurs éditeurs premiers, « Denoël, Gallimard, Mercure de France, Table ronde3 ». Le modèle économique de l’édition de poche, le développe‐ ment de la concurrence, un certain tarissement des ressources, très visible au Livre de poche pendant la période qui a suivi la rupture Gallimard-Hachette et la création de Folio en 1972 (Gallimard reprenant alors ses droits sur quelque 500 titres), ont conduit à une évolution de la politique éditoriale, dès lors
1. Dans le Bulletin des bibliothèques de France, n° 7, Paris, juillet 1967. 2. Document publicitaire de la marque J’ai Lu, Bibliographie de la France, n° 15, Paris, 10 avril 1959. 3. Document publicitaire de la série Folio, Bibliographie de la France, n° 47, Paris, 24 novembre 1971.
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marquée par la juxtaposition d’une production à forte légiti‐ mité littéraire et d’une production très grand public soulignant la double tendance à la best-sellerisation et à la sérialisation des lettres. La question de la légitimité culturelle des lectures de poche et celle de l’industrialisation de l’édition sont ainsi directement liées à celle de la démocratisation des lettres. Elles peuvent être reformulées en posant la question de savoir dans quelle mesure, plus s’affirme un dispositif de démocratisation (édito‐ rial, technique, promotionnel, de médiation culturelle…), plus la légitimité des pratiques culturelles serait remise en cause. La matérialité de l’édition de poche, longtemps décriée en raison des médiocres qualités de papier, de façonnage et d’impression, et son esthétique, en raison de choix empruntant beaucoup au registre de la presse populaire, ont servi de prétextes à un procès en vulgarité et mystification. Le poche, outil de démocratisation des lettres, c’est à la fois une accessibilité accrue des œuvres légitimées et une contribu‐ tion à l’industrialisation de la littérature. À cet égard, si l’on peut considérer que le support est neutre et que l’on ne lit pas vraiment différemment une œuvre en grand format, en poche ou, aujourd’hui, sur liseuse, on observe bien que l’extension du concept de livre de poche a adjoint au mouvement positif de démocratisation des lettres une dimension industrielle très manifeste, mais on ne peut pas du tout pour autant décrire l’évolution des politiques éditoriales et esthétiques de l’édition de poche comme un processus sans nuance ; toute cette histoire est en effet marquée par des positionnements différents d’une marque à l’autre (Folio ayant par exemple, en 1972, introduit une rupture radicale dans l’esthétique de l’édition de poche, après 10/18), de même que l’on voit chacune des marques, par différentes actions qui portent sur une partie de leur production plus que sur l’ensemble de leur catalogue, prendre des distances ou au contraire se rapprocher des codes de la légitimité cultu‐ relle.
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… À LA DÉMOCRATISATION DES SCIENCES SOCIALES ? Le second point conduit à aborder une autre forme de démo‐ cratisation des lettres, et plus largement, de l’accès à la culture. Le développement de l’édition de poche en France conduit dans un premier temps, jusqu’au début des années 1960, à la juxtaposition de productions à forte légitimité culturelle et de productions plus populaires marquant très durablement l’image de l’édition de poche considérée dans sa globalité ; dans un second temps, à partir du cœur des années 1960, le champ couvert par le poche s’élargit aux sciences humaines et sociales. Le débat ouvert en 1964-1965 entre Les Temps modernes et le Mercure de France, déjà évoqué, témoigne de la manière dont l’édition de poche fut alors directement liée aux débats sociaux portant sur la culture, à la suite du développement des séries de sciences humaines. L’initiative du développement du poche vers le domaine du savoir revient au Livre de poche avec sa série historique lancée en 1955. Inaugurée par le premier tome des Mémoires de guerre du général de Gaulle, cette série a tout d’abord repris un ensemble de biographies consacrées aux grands personnages de l’histoire. Les documents promotionnels qui accompagnent cette série font référence à une conception de l’édition placée au service de la culture, mais le petit nombre de titres publiés et le glissement vers des contenus relevant plus du témoignage que du travail historique conduisent à relativiser l’importance de cet « effort éditorial ». Il en va de même avec la série encyclopé‐ dique du Livre de poche, également lancée en juin 1955. Annon‐ cée elle aussi comme la poursuite de « l’effort entrepris dans le domaine de la littérature d’imagination », elle fait paraître des titres qui relèvent plus du domaine pratique que du domaine du savoir. Mais au-delà de ces deux séries mentionnées ci-dessus, le développement marquant vers le domaine du savoir est accom‐ pli par Gallimard avec la collection « Idées » en 1962 et par Payot la même année avec la « Petite Bibliothèque Payot ». Ces deux cas renvoient à des situations bien différentes des précédentes car ils se placent délibérément dans le champ des sciences
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humaines. Il en va de même de la collection « Points » lancée par Le Seuil en 1970. « Idées » annonce « les grands textes de la pensée contemporaine en livre de poche » et fait paraître pour premiers titres les quatre ouvrages suivants : de Camus Le Mythe de Sisyphe, de Sartre les Réflexions sur la question juive, de Freud Trois essais sur la théorie de la sexualité, de Heisenberg La Nature dans la physique contemporaine. La « Petite Bibliothèque Payot » veut moins explicitement constituer « la bibliothèque de l’homme moderne en volumes petit format » et publie initia‐ lement ces quelques titres : de Schweitzer Les Grands Penseurs, de Wood La Pratique du yoga, de Hatzfeld Histoire de la Grèce ancienne, de Freud Introduction à la psychanalyse. « Points » se présente pour sa part par les quelques titres suivants : de Marcuse L’Homme unidimensionnel, de Nadeau Histoire du sur‐ réalisme, de Malinowski Une théorie scientifique de la culture et autres essais, de Teilhard de Chardin Le Phénomène humain, de Lacan les Écrits, de Mounier Malraux, Camus, Sartre, Bernanos, L’Espoir des désespérés… Si ces développements se situent dans le domaine du savoir, ils répondent à une autre logique en rupture avec le principe de fonctionnement de l’édition de poche. Loin de se consacrer à la réédition d’œuvres populaires, que celles-ci soient ou non purement littéraires, ces collections s’engagent sur le marché beaucoup plus étroit de la culture universitaire ; elles font en outre paraître des inédits, ce qui contribue encore à accroître cette rupture. Pour sa part, le tournant amorcé par les collec‐ tions « Idées », « Petite Bibliothèque Payot » et « Points » donne une tout autre fonction à l’édition de poche : celle-ci participe désormais à la diffusion des idées, devient un support de for‐ mation universitaire et s’adresse à un public beaucoup plus restreint que celui concerné par les rééditions littéraires. On touche là à un autre phénomène des années 1960-1970 qui est celui de l’autoformation, de l’autodidaxie, de la formation continue, pratiques développées dans l’avant et l’après-1968, dans la contestation du système universitaire et, plus largement, dans la contestation des modes de consommation. Les sciences sociales apparaissent alors comme des outils d’analyse et de compréhension critique du monde qui ne sont plus réservées
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à la population universitaire mais peuvent être saisis par un certain grand public. L’édition de poche ne peut vraiment plus, à ce stade, être réduite à un objet industriel ; elle est aussi un objet agissant dans la construction d’une culture démocratisée ou, au minimum, dans la construction d’un projet de culture démocra‐ tisée. Quand il dénonce la mystification du poche et la fin de « privilèges éducatifs et culturels », Damisch met en cause à la fois le principe même de la démocratisation de la culture et du savoir et la capacité du poche à servir celle-ci. Ce qui est attaqué dans son propos, c’est le discours éditorial qui laisse penser que l’abaissement d’une barrière économique, rendu possible par la formule de l’édition de poche, suffirait à rendre la culture accessible à tout un chacun, sans que soit évoqué le fait que cette construction d’une culture passe, quel qu’en soit le support, par un travail intellectuel. En conclusion de ce débat, et en revenant à la période actuelle, deux observations peuvent être proposées : le poche ne fait plus l’objet d’attaques, et les libraires, dont certains ont refusé de le vendre dans les années 1950-1960, lui accordent aujourd’hui une place de choix, de même que le système éduca‐ tif. Mais au-delà de ces observations, la question de fond autour de laquelle tourne, sans l’aborder frontalement, la réflexion sur la démocratisation des lettres, a trait à la qualité de la produc‐ tion éditoriale. L’idée n’est jamais très loin que la démocratisa‐ tion des lettres s’accompagne inexorablement d’une moindre exigence, d’une baisse de niveau, voire d’une franche médio‐ crité ; cette appréciation n’est peut-être pas infondée, mais l’on ne peut pas s’en tenir à un jugement globalisant. D’abord, celui-ci ignorerait le fait que nous ne sommes pas face à une substitution mais plutôt face à une cohabitation de valeurs littéraires. Ensuite, les critères de légitimité ne sont pas absolus, et des genres très décriés hier ont pu trouver leurs lettres de noblesse aujourd’hui, comme la littérature policière et les bandes dessinées. Ensuite, ce qui semble plus marquant aujourd’hui, ce n’est pas tant le développement ou la résurgence de genres très grand
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public, qui occupent le devant la scène et connaissent des succès considérables (non seulement de grands éditeurs, mais aussi de maisons récentes qui jouissent parfois de très belles réussites). C’est davantage une certaine spécialisation des lecteurs autour de genres, de séries, voire de certains auteurs qui interroge car on a bien le sentiment que se développent, chez certaines catégories de publics, parallèlement à une accessibilité crois‐ sante de l’offre éditoriale, des phénomènes de « monoculture », d’addiction, stimulés par la structuration de pratiques en com‐ munautés de lecteurs gérées par les réseaux sociaux, et qui, finalement, soulèvent la question du lien entre démocratisation et diversité.
14 LE COMMUN DES INTELLECTUELS
Guillaume Louet
C’était en 2005. Les cérémonies du centenaire de la nais‐ sance de Sartre touchaient à leur fin. Son œuvre littéraire avait certes été célébrée, mais ne retiendrait-on pas surtout la ritour‐ nelle qui s’était paresseusement propagée de plateau en plateau, « … tort avec Sartre que raison avec Aron », jusqu’à recouvrir les débats sur La Nausée ? La « problématique » de l’intellectuel engagé avait semblé inépuisable ; c’était une invitation à penser le présent. L’année suivante, pour aider son lecteur à se figurer la qua‐ lité de l’un de ses ancêtres, député de la Troisième République et membre de l’Académie des sciences morales et politiques, J.-B. Pontalis écrivait de celui-ci qu’il fut « ce qu’on n’appelait pas encore un intellectuel1 », et ajoutait, relatant la découverte d’un portrait en pied de ce conservateur, qu’il en émanait « la satisfaction de soi, la certitude de son bon droit à être ce que l’on est ». D’après Pontalis — intellectuel reconnu —, la suffisance du personnage aurait sans aucun doute conduit Sartre — intel‐ lectuel emblématique — à ranger cet intellectuel par anticipa‐ tion parmi les salauds. De l’assassinat d’un intellectuel par un intellectuel, à l’aide d’une arme fournie par un intellectuel.
1. J.-B. Pontalis, Frère du précédent, Paris, Gallimard, coll. « L’un et l’autre », 2006 ; rééd. Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2015, p. 657 ; ibidem, pour la citation sui‐ vante.
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Je pourrais continuer de gloser cet exemple, soit pour évo‐ quer les stratégies de défausse des intellectuels, soit pour signa‐ ler les méfaits de leur mauvaise conscience bourgeoise, etc. Mais s’il m’intéresse particulièrement, c’est surtout par ce qu’il montre de la croyance en la survie du mot et de son sens. En ces années, qui sont encore les nôtres, Pontalis devait donc penser que la réalité recouverte par le mot d’intellectuel était peu ou prou immuable. Il avait beau prendre distances et précautions, la notion d’intellectuel valait non seulement pour le passé, pour le lecteur contemporain, mais demeurerait en sus intelligible au lecteur futur. Des intellectuels, il y en aurait toujours. En arrière-fond de ces années qui sont encore les nôtres, les enfonceurs de portes ouvertes s’autorisaient à disserter sur l’avènement de la figure de l’intellectuel, théorisé pourtant un siècle avant eux, tandis que les amateurs de forage prospectif, pour qui le vrai gît toujours au plus profond, affublaient de ce titre toute l’humanité qui avait pensé. Les anachronismes n’avaient pas moins de valeur qu’une définition à vocation universelle. Le jeu consistant à déterminer les raisons de la lucidité et de l’égarement des intellectuels était fort répandu. Peu de candidats, en revanche, pour déterminer le moment où le nombre de débats relatifs au rôle des intellectuels avait dépassé le nombre de débats auxquels ceux-ci étaient invités pour donner un avis sur autre chose qu’eux-mêmes. Il importait peu au fond — on prisait d’ailleurs cette for‐ mule qui permettait, depuis une surprenante position de surplomb, d’expédier les problèmes — que, dans une sorte d’ébriété, l’intellectuel fût devenu et demeurât un sujet.
DROIT AU PROBLÈME Pour des raisons indémêlables de pudeur et peut-être de rosserie, le terme d’intellectuel ne semble pouvoir être entendu sans quelque condescendance amusée. Si le temps qui passe ne joue pas en sa faveur, la chose n’est pourtant pas nouvelle puisque, dès l’avènement des intellectuels à la fin xixe siècle, Maurice Barrès, qui en était un, se gaussait de
Le commun des intellectuels
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ses adversaires en les qualifiant de « demi-intellectuels », se réservant ainsi, par ricochet, la plénitude du terme. Encore que la moitié épinglée par Barrès ne disqualifiait pas plus l’entité des intellectuels que les demi-mondaines proustiennes n’empiétaient sur le domaine des mondaines à part entière qui animaient des salons. C’est donc l’une des malédictions de l’intellectuel de devoir cheminer accompagné d’un écho ricanant. « Salut, les intellec‐ tuels. Tant pis si je me trompe », aurait pu écrire Guy Debord, s’il n’avait eu dans la mire des artistes plutôt que des penseurs, dont la posture et le titre n’étaient probablement pas même dignes de moquerie. Ces lazzi continus n’ont pas empêché la bibliogra‐ phie sur les intellectuels d’enfler sérieusement, traitant de leur responsabilité comme de leur œuvre. Elle est désormais si imposante qu’elle a pu donner l’impres‐ sion d’épuiser la réflexion sur le sujet. C’est sans doute le cas en ce qui concerne la période allant jusqu’aux intellectuels que j’appellerai d’avant-hier (jusqu’à Sartre). Mais enfin, l’his‐ toire étant encore toute fraîche, on aurait évidemment tort de liquider le questionnement relatif aux intellectuels d’hier (la génération née autour de la Seconde Guerre mondiale), et de considérer comme vaines les interrogations sur les acteurs contemporains de la chose intellectuelle (appartenant en gros aux générations nées à partir de 1960) qui ne se reconnaissent certainement plus dans le qualificatif un peu désuet d’intellec‐ tuel, dont leurs aînés ont tiré de la fierté jusque dans les années 2000, si l’on peut se risquer à lancer une date. Les frontières générationnelles ont quelque chose d’arbitraire, parce qu’elles présupposent des comportements homogènes, alors qu’il est bien évident qu’il existe des variations. Ainsi certains intellec‐ tuels, que leur date de naissance rangerait plutôt parmi ceux d’hier, sont tout à fait d’aujourd’hui, en ce qu’ils font partie d’un réseau intellectuel actuel. Ces repères approximatifs posés, il me reste à préciser, avec tremblement, ce qui me tient lieu de ligne conductrice : décrire des états de fait qui sont souvent ambigus et morcelés, sans chercher à produire une pensée qui se voudrait la rivale donquichottesque des sommes énormes et sérieuses portant sur les intellectuels. Plutôt des marginalia.
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Venons-en au cœur du problème qu’il importe de traiter ici, à savoir les rapports qu’entretiennent, depuis Sartre, les intel‐ lectuels avec la littérature. Alors que la figure de l’intellectuel s’était le plus souvent confondue historiquement avec la figure du grand écrivain, au moins depuis l’intellectuel primitif Zola, il ne semble pas à première vue que la littérature soit demeurée une priorité pour les intellectuels, ni que l’éminence de la posi‐ tion littéraire soit pertinente pour revendiquer le statut d’intel‐ lectuel. Il faut rappeler ici une articulation évidente. Au minimum, l’intellectuel est celui qui a le goût des idées, tandis que pour l’intellectuel qui voit les choses en grand il importe d’influer sur la réalité au moyen de ses propres idées. Or non seulement l’attachement aux idées n’est pas synonyme de litté‐ rature, mais il se pourrait bien qu’il lui soit néfaste, dans la mesure où le rôle de porte-drapeau sied mal à la littérature1. Au reste, n’y a-t-il pas quelque chose de fondamentalement a-littéraire dans ce qui caractérise l’intellectuel ?
DES CIBLES FACILES Je crois être un spécimen assez commun de ma génération (née à la fin des années 1970), décalquée sans doute de la pré‐ cédente, pour qui le mot d’intellectuel équivaut à l’expression d’Isidore Ducasse, « grande tête molle2 » : médiatisation intem‐ pestive, indignation prévisible et facile, engagement aberrant. Au fil des décennies, la liste des préjugés ou des reproches jus‐ tifiant la perception dégradée que l’on a de l’intellectuel s’était en effet allongée. De sorte que, durant les années 1990, les posi‐ tions prises par les intellectuels, quand elles ne frôlaient pas
1. Je ne reviens pas sur le lieu commun d’après lequel la littérature se fait avec des mots et non avec des idées, dérivé de Mallarmé. 2. À propos des intellectuels-artistes Lamartine, Hugo, etc. Cette formule fut reprise notamment par Pierre Monnier (À l’ombre des grandes têtes molles, Paris, La Table ronde, 1987), et par Gilles Tordjman dans un bel article sur Emmanuel Bove, paru dans Les Inrockuptibles en avril 1994, où l’art de ce dernier était loué au détriment de celui de ces « grandes têtes molles », c’est-à-dire Sartre et Camus.
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l’insignifiance, ne servaient plus vraiment de modèles. N’étaientelles pas la conséquence d’un simulacre de réflexion ? Il y avait eu des vigies politiques et culturelles. On entendait souvent la même plainte : « Avant nous, ils ont eu la chance d’avoir Fou‐ cault, Deleuze. Mais nous ? » Auparavant, des intellectuels avaient effectivement guidé, ou parfois méconduit leur audi‐ toire — et, dans le meilleur des cas, leur avait offert des repères. Mais il semblait désormais plus naturel aux nouvelles généra‐ tions de désirer1 ce qui n’apparaissait pas sur les écrans et de tenir pour sacré ce qui était demeuré secret. Une illusion se substituait peut-être à une autre. Le goût pour les écrivains oubliés que l’on croyait découvrir, à tort, par soimême — le quatuor Henri Calet, Emmanuel Bove, Raymond Guérin, Paul Gadenne, par exemple — se complétait, étrange‐ ment peut-être, d’une quête de théorie critique, ennemie de l’ordre du monde, dont Cornélius Castoriadis aurait pu être la figure de proue, et la collection que Miguel Abensour dirigeait chez Payot, « Critique de la politique », un pilier annexe2. La future tyrannie du fragmentaire3 avait commencé de ringardi‐ ser les positionnements en tout genre. Les productions des intel‐ lectuels revendiqués — actions, essais, pétitions, tribunes, éditoriaux — étaient à la fois ce qu’il y a de plus intellectuelle‐ ment visible et de plus dispensable intellectuellement, ou du moins littérairement. Au fond, tout se passait comme s’il fallait être intellectuellement égaré pour se sentir concerné par les positions et les discours des intellectuels. Alors que, se mêlant
1. On peut se demander à l’occasion si le choix leur fut laissé. 2. L’emblème de la collection serait les Minima Moralia d’Adorno (trad. Éliane Kaufholz, Paris, Payot, 1980), qui étaient très à la mode dans les années 1990, et qui, curieusement, semblent s’être éloignées. 3. En dehors du fragment, point de salut, puisque le fragment est censé répondre à la crise esthétique moderne, et qu’il reflète la réalité, qui est elle-même discon‐ tinue, etc. Mais cette tyrannie (éclairée) du fragment semble s’être assouplie en littérature.
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justement des choses qui ne les regardaient pas (Sartre), ceuxci auraient dû réussir à faire comprendre aux esprits réfrac‐ taires qu’elles regardaient tout le monde. En se forçant un peu, on aurait pu l’admettre. Oui, pour tout, peut-être, sauf pour la littérature : il était préférable qu’elle demeurât à l’écart, une sorte de royaume autonome. Le soupçon de mainmise idéologique guettait. Giono, dont l’engagement pacifiste avait attiré des foules de jeunes gens au Contadour dans les années 1930, avait choisi de déserter la scène des idées après la Seconde Guerre, l’Histoire l’ayant particulièrement mal traité. Julien Gracq choisissait de vivre en ermite. Quant à Claude Simon, il aurait été déplacé de lui demander un avis sur l’actualité. Désormais, le grand écrivain savait à quoi s’en tenir. Et il faudrait donc que les débats sur l’état du monde se déroulent sans lui. Bilan partiel, naïf et biaisé ? Lieux communs réversibles ou invérifiables ? Qui sait… On s’accordera en revanche à recon‐ naître qu’il est difficile de dresser un bilan de l’apport littéraire des intellectuels depuis les années 1970, car si l’on voit bien pourquoi les œuvres littéraires des phares Zola, Camus, Sartre et Beauvoir devaient trouver à s’inscrire dans l’histoire de la littérature, il ne semble guère possible d’étendre ce constat aux intellectuels qui leur ont succédé. Ainsi, il est facile de remonter de l’intellectuel à la littérature, parce qu’elle imprègne, aurait dit Vialatte pour se moquer, le plus souvent sa formation — l’intellectuel aime mentionner l’École normale supérieure par laquelle, le plus souvent, il est passé1 —, mais le chemin inverse ne va pas de soi, qui nous mène de l’intellectuel vers ce qu’il a à nous dire de la littérature. « Des cibles faciles », disais-je. J’aimerais maintenant renverser quelques préjugés, y compris certains que je viens de formuler, en me gardant toutefois de jouer à l’exaspérant avocat du diable.
1. En 2014, lors du colloque Péguy à la faculté catholique de Paris, on pouvait entendre par exemple Alain Finkielkraut s’excuser de n’être qu’un normalien de Fontenay, et non de la rue d’Ulm.
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Contrairement aux apparences et aux réserves énoncées plus haut, nombre d’intellectuels médiatiques ont œuvré à maintenir en vie la littérature — il est paradoxal que leur action paraisse si souterraine aux esprits éclairés —, soit en cherchant à transmettre la vision qu’ils en ont, soit en se battant plus spé‐ cifiquement pour la survie de l’œuvre de certains écrivains. Commençons par le moins significatif, ou le moins engageant : le cas des préfaces. Si je ne puis me prononcer sur le théâtre complet de Jacques Attali, que je n’ai pas lu, j’ai découvert en revanche, grâce à son introduction, le chef-d’œuvre littéraire et anthropologique de George W. Trow, Contexte sans contexte1. L’exemple de la préface d’Attali serait tout à fait contre-productif s’il n’était au fond qu’une exception maquillée en généralité. De tels exemples sont légion, d’intellectuels qui soudain acceptent le second rôle (la préface vient en tête, c’est entendu). Il n’est pas dérisoire de mon point de vue que les visions tragi-comiques, glacées de Trow, dont les courts paragraphes saisissent des indi‐ vidus rendus à l’état de bébé par la télévision, aient franchi l’Atlantique. On aurait dû parler de ce livre partout, mais sa sor‐ tie, sauf erreur, ne suscita qu’une indifférence polie. Où l’on voit que la popularité de l’intellectuel est parfois impuissante à ser‐ vir la littérature qu’il voudrait défendre. Prenons encore l’exemple d’un écrivain, Michel Tournier, dont le statut d’intel‐ lectuel est moins probant que celui d’Attali, alors qu’à bien des égards il incarnerait l’intellectuel-type (que l’on songe par exemple au côté métalittéraire de son œuvre, au caractère para‐ doxalement pionnier de sa littérature de « seconde main »). Lorsque ce camarade de Gilles Deleuze, qui faillit bien devenir exclusivement philosophe, rassemble ses préfaces et articles sur la littérature dans le recueil (passionnant) Le Vol du vampire (1981), il produit assurément le livre le moins rentable de sa carrière, comme si l’on n’attendait pas de Tournier qu’il se pro‐ nonçât sur la littérature des autres2.
1. Traduit de l’américain par René Cleitman, Paris, Fayard, 1999. Il s’agit d’un recueil de ses textes parus dans le New Yorker en 1980. 2. Le Vol du vampire est peut-être le seul livre de Tournier dont on pense, à tort, qu’il est épuisé.
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C’est néanmoins un attendu : que les intellectuels profitent de leur position de pouvoir pour faire connaître des textes qui ne soient pas seulement les leurs. Mais il se trouve que le reproche qu’on serait, sans doute, fondé à leur adresser est d’être des Narcisse, prenant la défense de leur image, ou de leur théorie pour une cause commune1. L’exemple le plus fameux est la préface de Sartre aux Œuvres complètes de Jean Genet, en 1952. Ce texte, Saint Genet comédien et martyr, occupe à lui seul leur premier tome, de sorte que l’auteur célébré joue le rôle à la fois de sujet, sur plus de cinq cents pages, et de figurant. Sartre procède manifestement à une tentative d’épuisement de l’œuvre de Genet ; l’hommage qu’il dépose à ses pieds est en fait un monument qui aurait pu la cacher. Après cela, on ne saurait ignorer que le démon de l’intellectuel est la démesure. Revenons, si j’ose dire, quelques décennies plus tard, dans un climat de moindre fièvre, mais de pompe grandissante, voire galopante, où les hommages en littérature ne sont qu’une des manifestations de l’inflation générale de la commémoration, empreinte de nostalgie souvent compassée et à l’information parfois discutable. Mais où il arrive que les intellectuels mettent de l’application dans les services qu’ils rendent au peuple. On sait de Jean d’Ormesson qu’il est un écrivain. On sait ou on ne sait pas que, de Paul Morand à Roger Caillois, en passant par Raymond Queneau, Hubert Juin et Jacques Le Goff, son œuvre suscita l’intérêt. Mais ce que l’on sait, en revanche, partout en France, à l’exception de quelques rares cercles animés par un snobisme suspect, c’est qu’il est aussi un intellectuel. Non que la revue Diogène, qu’il dirigea longtemps et qui s’adresse surtout aux savants, ait à ce point marqué l’esprit du plus grand nombre, mais parce que ce normalien fut à la tête du Figaro, où il
1. On m’objectera à raison qu’une préface engage peu. On jugerait peut-être plus parlant l’exemple de personnalités qui font figure d’intellectuels tout en dirigeant des collections de littérature. J’en vois assez peu. Mentionnons tout de même Maurice Olender, quoique sa collection au Seuil, « Librairie du xxe siècle » (puis du « xxie ») ne soit pas exclusivement littéraire. L’éditeur posthume de Perec incarne parfaitement l’intellectuel, étant l’un des protagonistes les plus actifs des appels à la vigilance (depuis 1993) contre la fascisation des lettres et de l’esprit.
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s’illustra en outre par d’innombrables tribunes. Or, il se trouve qu’en marge de son œuvre propre, Jean d’Ormesson a participé au maintien d’un savoir littéraire : grâce aux émissions de radios où il joue le rôle d’interviewer (citons ses entretiens avec Emmanuel Berl en 1968), grâce, surtout, aux émissions de télé‐ vision (avec Olivier Barrot), hebdomadaires intitulées Histoire personnelle de la littérature française1, réalisées à la demande de Pierre Bouteiller et diffusées sur la Cinquième en 1996-1997. Où l’on voit l’intellectuel non seulement renouer avec la figure du grand écrivain, mais encore se faire modeste passeur et grand pédagogue. Au reste, on n’aura jamais entendu autant parler de Paul-Jean Toulet que dans les entretiens pléthoriques que Jean d’Ormesson accorde à la presse populaire. Enfin, franchissons la frontière quelque peu artificielle qui sépare le passeur de littérature du penseur sur la littérature. La littérature est souvent au cœur des interventions d’Alain Fin‐ kielkraut et de ses livres ; elle les aimante. Au surplus, elle est un juste contrepoids à la politique. Sans se départir d’un haut degré de généralité — l’importance décisive de la littérature pour une compréhension profonde de la vie, qu’on n’aurait pas sans elle —, la réflexion de Finkielkraut peut nourrir utilement celle des spécialistes d’un auteur. Alors, qu’il s’agisse de La Tache de Philip Roth ou de Lord Jim de Joseph Conrad, on doit pouvoir, sans honte, faire figurer les lectures de Finkielkraut parmi les bibliographies sérieuses2. Autrement dit, avant de vitupérer la misère de l’intellectuel contemporain, il convient d’examiner attentivement l’hypo‐ thèse selon laquelle son œuvre aurait trahi la cause de la litté‐ rature. Car, aux yeux des générations futures, comme le dit Jean
1. Elles furent rassemblées ensuite en sept DVD. Jean d’Ormesson se servit des notes qu’il avait prises alors pour écrire les deux volumes d’Une autre histoire de la littérature française (Paris, NiL, 1997). Les intellectuels détracteurs de Jean d’Ormesson, s’il s’en trouve, devraient tenter de se livrer au même exercice que lui afin qu’on puisse comparer leur maîtrise respective de la synthèse, et l’àpropos des touches personnelles. 2. Il n’est qu’à lire, par exemple, pour s’en rendre compte, la préface de Marc Porée au tirage spécial de la Bibliothèque de la Pléiade consacré à l’œuvre de Conrad (voir Au cœur des ténèbres et autres écrits, Paris, Gallimard, 2017, p. xviii).
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d’Ormesson, elle sera le seul criterium : « Les intellectuels qui veulent tant le pouvoir seront oubliés en même temps que les cadres de leur action, et ne demeureront que les Mémoires d’outre-tombe, les vers de Péguy, d’Aragon, tout ce qui relève de la littérature1. » Sans prétendre avoir démontré avec fermeté que les intel‐ lectuels médiatiques d’aujourd’hui sont des hérauts de la littéra‐ ture, les lignes qui précèdent empêcheront peut-être de croire que les phares, légitimes ou proclamés, du jour sont par nature des félons. J’ai parlé incidemment de maintien, c’est-à-dire de conservation. Et c’est bien une question qui se pose à certains intellectuels : celle de la transmission d’une tradition littéraire dont ils souhaiteraient avoir hérité.
DU GÂCHIS ET DE LA LITTÉRATURE SÉRIEUSEMENT PÉTILLANTE Absorbé par les responsabilités que le monde l’oblige à prendre, l’intellectuel s’implique. Mais le risque qu’il encourt alors n’est-il pas de s’engager excessivement au gré des événe‐ ments du monde plutôt que de travailler à son œuvre propre ? N’est-il pas coupable de se laisser accaparer par des missions liées à l’actualité qui l’éloignent de travaux à la dignité plus haute ? Ainsi Raymond Aron. Bien qu’il estimât accomplir son devoir d’intellectuel en étant journaliste, il avait conscience que cette besogne, politiquement indispensable, l’empêchait de se consacrer suffisamment à son œuvre de sociologue et de philosophe qui, se trouvant, en outre, être étroitement liée aux questions politiques d’alors, courait le risque de n’aboutir qu’à des ouvrages de circonstance. Cela ne signifie pas nécessaire‐ ment qu’il y ait moins de philosophie dans La Société industrielle et la Guerre (1959) que, par exemple, dans L’Œil et l’Esprit (1960) de Maurice Merleau-Ponty ; c’est seulement l’indice de ce
1. « À quoi servent les intellectuels ? Le face-à-face Alain Minc-Jean d’Ormesson », Le Figaro magazine, 4 septembre 2010, p. 100.
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que l’œuvre d’Aron s’est trouvée à la fois entravée et stimulée par l’époque. L’on voit poindre alors une crainte vibrante : ce qui fut n’était donc qu’un aperçu de ce qui aurait dû être ? Aron n’aura écrit par exemple le grand livre sur Marx que l’on pouvait attendre de lui mais, enfin, son disciple Jean-Claude Casanova a rassemblé ses cours en Sorbonne et au Collège de France de manière à constituer un livre (Le Marxisme de Marx, Paris, Éditions de Fallois, 2002). L’on a dit à peu près la même chose de Boris Souvarine. Ses amis confits d’admiration devant sa ténacité se demandaient si les forces immenses qu’il avait laissées dans son combat contre le stalinisme et ses avatars n’avaient pas empêché l’accouchement d’une œuvre plus digne de durer. Un péril menacerait donc l’intellectuel : le gâchis. ⁂ Dans quelle mesure les intellectuels auront-ils réussi à trans‐ mettre quelque chose de l’enseignement des humanités aux‐ quelles ils doivent tant, sans pour autant se faire les défenseurs d’une vision de la littérature qui soit figée dans le temps, mais en proposant au contraire une vision qui sache accompagner la littérature et l’évolution de ses formes ? La question trouve une réponse assez intéressante dans la revue Commentaire, fondée en 1978 par Aron, justement, JeanClaude Casanova et leurs amis, et qui existe encore quatre décennies plus tard1. La revue est austère ; elle aborde chaque matière de manière rigoureuse, scientifique. Mais l’on y devine un certain goût pour la littérature, depuis les citations choisies (même dans celles, paradoxalement, de la rubrique « Sans com‐ mentaire », où sont cités des propos aberrants de toutes prove‐ nances, sans commentaire) jusqu’à la syntaxe uniformément limpide. On y assume le goût pour une conception classique de la littérature ; on ne boude pas les vertus de l’académisme. À la
1. Je ne puis évidemment pas m’attarder à faire l’histoire de cette mouvance intellectuelle. Je me contenterai de renvoyer au livre de Pierre Grémion, Intelli‐ gence de l’anticommunisme, Le Congrès pour la liberté de la culture à Paris (1950-1975), Paris, Fayard, 1995.
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lecture de cette revue animée par les esprits peut-être les plus brillants (mais désormais relativement âgés) de notre époque, m’est souvent venue la réflexion suivante : même si l’on n’a pas le recul suffisant pour analyser ce qu’est la littérature d’aujourd’hui, le refuge dans le classicisme ne traduit-il pas une frilosité aux effets dommageables ? Songeons à Jean Paulhan, par exemple, apprécié, semble-t-il, au sein de Commentaire : n’at-il pas fait exactement le contraire à La Nouvelle Revue fran‐ çaise ? Que peut bien vouloir dire, au fond, la littérature, pour un intellectuel qui sait d’avance qu’il se rangera exclusivement derrière le choix de la postérité (c’est-à-dire, en toute logique, qu’il ne lui aura pas été donné l’occasion de faire un choix dans ce monde-ci) ? Avoir la sagesse de laisser faire le temps qui fera le tri, soit. Mais l’ignorance des avant-gardes, la méconnaissance du négatif, d’une radicalité consubstantielle, peut-être, à la lit‐ térature au xxe siècle n’aboutit-elle pas au conformisme plutôt qu’à une vertueuse prudence ? Et incidemment à une mécon‐ naissance de son temps ? Depuis le fondement de la revue, la littérature est représen‐ tée notamment par l’un des plus hauts lettrés français, Marc Fumaroli1, ce qui est évidemment un gage de savoir, une pro‐ messe de juste maintien de la tradition littéraire et de combat pour la survie des humanités. L’essentiel serait donc sauvé. Il n’empêche. Y a-t-il des raisons de se féliciter que Pierre Guyotat, par exemple, n’ait jamais eu la possibilité ou le désir de tonitruer dans les pages de cette revue où l’intelligence est reine2 ? Des divergences politiques ? Incontestablement. Esthétiques ? On le devine — mais Guyotat, lui aussi, pourtant, a quelque chose à dire au sujet des classiques français3. Il est vrai que je rêve ici
1. Je mentionnerais aussi Christophe Mercier, qui s’est donné pour mission, presque exclusive, de recenser les ouvrages paraissant dans la Bibliothèque de la Pléiade. 2. Ni même, sauf erreur, de faire l’objet d’un compte rendu. Si l’on aime avoir la permission de l’institution avant d’agir, souvenons-nous de la fierté avec laquelle la BNF a accueilli les manuscrits de Guyotat, qui étaient déposés auparavant à l’IMEC. 3. Voir Pierre Guyotat, Leçons sur la langue française, Paris, Léo Scheer, 2011.
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de mariage forcé, préférable, peut-être, selon moi, au paradoxe qui saute aux yeux : la revue la plus intellectuelle de France irait jusqu’à préférer une aimable littérature contemporaine de divertissement, estimable, certes, mais dont il y a fort à parier qu’elle ne deviendra pas « classique », aux formes de littérature plus exploratoires, parce que celles-ci prendraient le lecteur à rebrousse-poil. Exemple : quand un grand intellectuel, pilier de Commentaire, l’historien Alain Besançon s’occupe de littérature, le résultat aboutit à des choses légères. Il écrit un roman, Émile et les voleurs (2008), dont l’horizon ultime est de distraire avec une intrigue au style enlevé, et surtout de ne jamais ennuyer. Il y parvient avec panache. C’est beaucoup, mais est-ce assez ? Qu’en aurait dit Picabia, par exemple, qui n’aimait pas s’ennuyer non plus ? Mais sa réponse à l’ennui était le dynami‐ tage plutôt que le divertissement. La littérature comme délas‐ sement de et pour l’intelligence a la beauté du renoncement. Quand Alain Besançon choisit encore de se pencher sur la litté‐ rature, plutôt que sur l’iconoclasme et autres sujets d’érudition où il excelle, c’est pour vanter les mérites d’un roman de Benoît Duteurtre, Gaîté parisienne (1996)1, bourré de qualités pétillantes. Mais qu’en aurait dit Claude Pélieu ? Au soleil noir de la modernité, les intellectuels de Commentaire préfèrent le culte d’une littérature figée dans un beylisme de nième généra‐ tion. Mettons que l’héritage stendhalien est préférable aux vani‐ tés des avant-gardes. Mettons… Mais je songe soudain à une production littéraire du milieu des années 1980 qui avait fait voltiger les catégories. Le poète Michel Bulteau avait réussi en effet à réunir l’Académie et l’avant-garde pendant quelques années dans La Nouvelle Revue de Paris : la beat generation y côtoyait Jean Dutourd et Michel Déon. La littérature cessait de jouer les rôles que des intellec‐ tuels lui avait attribués. C’en était provisoirement fini de l’oppo‐ sition entre conservatisme et avant-gardisme. Et cette quête du style ne ressemblait pas à une réconciliation de pacotille.
1. Alain Besançon, « Plaisir littéraire », Commentaire, no 80, hiver 1997, p. 1008.
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MÉDIATIQUE TOI-MÊME ! On se souvient peut-être que lorsque Claudine Tiercelin fut élue professeur au Collège de France à la chaire de méta‐ physique et philosophie de la connaissance en 2010, Aude Lan‐ celin, qui maintenait alors assez haut les débats intellectuels dans les pages du Nouvel Observateur et d’une manière qui n’avait pas grand-chose à voir avec les spectacles cathodiques, se demanda, en des termes ironiques, qui était cette inconnue. Jacques Bouveresse lui répondit. La chose était remarquable car le philosophe n’avait pas l’habitude de s’adresser aux person‐ nalités des médias. Voici un extrait de cette réponse cinglante de Bouveresse : Je trouve particulièrement inquiétante la tendance que l’on a aujourd’hui de plus en plus à oublier que la célébrité médiatique et la célébrité tout court ne constituent pas une preuve suffisante de la qualité et de l’importance, et n’en sont pas non plus une condition nécessaire. Le fait d’être inconnu ou peu connu n’a jamais constitué et ne constituera jamais par lui-même un argu‐ ment sérieux à utiliser contre un intellectuel. Enfin, je remarque que votre journal se contentait jusqu’à présent d’ignorer osten‐ siblement à peu près tout ce qu’écrivent les philosophes qui, en France, se rattachent de près ou de loin à la tradition analytique en philosophie. Je ne pensais pas, je vous l’avoue, en être réduit à penser un jour, comme cela a été le cas lorsque j’ai lu votre article, que c’était peut-être, tout compte fait, encore ce qui pou‐ vait leur arriver de plus supportable1.
Puis, il redressait les erreurs philosophiques commises par Aude Lancelin, la renvoyant — elle dont les positions ont tou‐ jours relevé d’une certaine dissidence politique, rare chez ses confrères — jouer dans le monde médiatique, partisan et snob. Ce petit apologue me permet de dire un mot de l’œuvre de Bou‐ veresse, plus particulièrement des écrits qu’il a consacrés à la littérature et dont on parle assez peu, alors qu’il est l’auteur
1. Jacques Bouveresse, « Lettre ouverte au Nouvel Observateur », 27 juin 2011, publiée sur le site des Éditions Agone.
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d’une série de travaux décisifs sur Robert Musil, sur Karl Kraus, et sur le pouvoir de la littérature : il a tâché de saisir le type de connaissance qu’elle délivre. Cette enquête qui n’est pas l’une de ces creuses défenses de la littérature, qui n’engagent à rien, a très probablement une longue vie devant elle1. Ainsi, la connaissance associée à la fermeté de style devrait continuer à séduire — et à inquiéter. Et à menacer… quand Bouveresse épingla par exemple la manière littéraire et dilettante avec laquelle certains intellectuels s’appropriaient des concepts phi‐ losophiques durs en en ignorant les champs d’application et les propriétés, telle que l’indécidabilité de Gödel, qui se retrouvait sous toutes les plumes, ignorantes pourtant, apparemment, du sens du théorème de l’incomplétude forgé par le Viennois et de son usage restrictif2.
DU COMBAT SANS ENNEMI Comment parler de ces années qui sont vraiment les nôtres, de l’ultracontemporain ? La chose est périlleuse. Je me contente‐ rai de lancer une série d’hypothèses. À supposer qu’il y ait eu un divorce progressif entre les intel‐ lectuels et la littérature, cette rupture paraîtrait derrière nous. La littérature est réconciliée. Les luttes entre factions esthé‐ tiques sont molles, et je crois même qu’elles n’existent plus. Les oppositions politiques sont de bien peu de conséquence. La lit‐ térature se veut réconciliatrice, « à tous les étages de l’amphi‐ théâtre social3 ». Elle est investie par les intellectuels, ainsi qu’en témoignent des mots d’ordre tel que : guérir littérairement le monde4. La littérature semble retrouver une veine sociale,
1. Voir Jacques Bouveresse, La Connaissance de l’écrivain, Marseille, Agone, 2008. 2. Voir Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie, De l’usage des belleslettres dans la pensée, Paris, Raisons d’agir, 1999. 3. Barbey d’Aurevilly, Le Chevalier des Touches in Œuvres, tome premier, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, p. 746. 4. Voir à ce sujet le billet de Pierre Jourde intitulé « Sans mal », sur son blog Confitures de culture, sur Bibliobs, le 1 novembre 2017.
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rejouant une mystérieuse partie unanimiste. Elle se redécouvre une vocation pour l’autre qui tendrait à la faire sortir de son royaume autonome. Le salut des intellectuels ne passe plus exclusivement par les médias. D’abord, les intellectuels des dernières générations ont apparemment des stratégies de domination qui entendent ne pas nuire au minuscule, aux sans-noms. L’université est — elle l’avait toujours été, certes, mais le phénomène semble s’être considérablement accru — pourvoyeuse d’intellectuels. Le désir d’institution est extrêmement fort ; l’université est une instance de légitimation évidente. Les médias traditionnels (presse, radio) demeurent importants, mais surtout lorsqu’on les accouple à une autre institution : être à la fois à l’université et écrire dans Le Monde demeure la meilleure des choses. (Là encore ce n’est pas une nouveauté, j’entends bien : depuis Armand Hoog, qui écrivait dans Carrefour en 1945, et qui ensei‐ gnait à la faculté, jusqu’à, plus récemment, Francis Marmande.) Le site Diacritik.com, animé notamment par Johann Faerber et Christine Marcandier, ainsi que le quotidien en ligne AOC, fondé par Sylvain Bourmeau, permettent en outre aux universitaires de sortir de la confidentialité de la littérature grise. Enfin, la production de certains intellectuels se fait désormais également sur les réseaux sociaux (essentiellement Facebook et Twitter), ou, plus exactement, ces derniers absorbent la production de l’intellectuel. Ainsi André Markowicz estime-t-il qu’il y a publié, gratuitement, l’essentiel de son propos, qui vient suppléer à la non-publication de son prochain livre1. Mais l’extrême admissibilité des positions intellectuelles sur la littérature, la validation automatique des confrères, le
1. Apprenant que le tome III de ses chroniques postées sur les réseaux sociaux ne serait pas publié par les Éditions Inculte, André Markowicz écrit ceci sur son compte Facebook : « Je veux dire que le livre que vous lisez, ce n’est pas mon livre — c’est le livre que vous vous faites vous-même, et c’est une autre des grandes nouveautés du travail littéraire sur FB : pas le livre à la demande, pas le livre à la commande, non — le livre qui est là, maintenant, et qui n’a pas besoin d’être un livre pour être lu. Et un livre, ça va de soi, gratuit. »
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triomphe d’un combat commun sans adversaire, entérineraientils la liquidation de tout « penser contre » ? Le Bartleby de Melville est le modèle de la résistance intellec‐ tuelle. Il fascine en profondeur l’intellectuel, devient le sujet d’essais à part entière. De la passivité aux radicalités : il n’y a pas la moindre difficulté pour l’université à admettre, absorber la pensée subversive — Debord et l’étude des contre-cultures font de bons sujets —, qui contredit pourtant essentiellement son existence. Évidemment, cela crée un certain hiatus avec les prudences institutionnelles obligatoires, mais un hiatus surmon‐ table. On pense à certains artistes contemporains qui n’ont plus la naïveté de croire en l’efficacité d’un choc frontal bouleversant l’état du monde, et qui prônent, en conséquence, une critique transversale sans qu’on ait bien compris ce qu’il convenait de traverser. Enfin, l’intellectuel contemporain fait penser à un arbitre plutôt qu’à un guide ou à un lutteur. Et ma conviction est que cette position d’arbitre résulte d’un choix. Saluant la somme dirigée par Laurent Jeanpierre et Chris‐ tophe Charle, La Vie intellectuelle en France (2016) — tout en regrettant qu’elle ne propose pas une sorte de criterium de la vie intellectuelle permettant de juger sa qualité —, Pascal Engel notait ceci, qui pourrait éclairer, peut-être, le foisonnement hirsute que je viens de décrire : Qu’il n’y ait quasiment plus de grandes controverses dans le monde des idées, qu’on ne sache plus ce qu’est un argument en bonne et due forme, que toute critique, y compris d’un livre, passe immédiatement pour de la polémique et qu’on attende systématiquement qu’on vous passe de la brosse à reluire, sont des faits qui indiquent que notre culture a perdu son assise1.
Printemps 2017. L’assomption des intellectuels (dont une fois de plus on avait signalé la disparition l’année d’avant2…) est un
1. Pascal Engel, « Vie intellectuelle ou vie de l’esprit ? », En attendant Nadeau, no 22, 7 décembre 2016. 2. Selon certaines déclarations de Laurent Jeanpierre évoquant la disparition d’un certain type d’intellectuel, à l’ancienne, messianique…
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Splendeurs et misères de la littérature
fait manifeste dont témoignent les dialogues présidentiels fleu‐ rissant dans les revues. Le dialogue présidentiel est même en voie de devenir un genre en soi1. Pendant ce temps, Sylvain Bourmeau lance une série diffusée à la télévision intitulée « Intellectuels du xxie siècle ». Ces entretiens filmés laissent lon‐ guement la parole à des écrivains, des sociologues, des philo‐ sophes, des historiens. Le plan presque fixe, les développements sans intervention intempestive de l’interviewer, hors cadre, font que l’on a l’impression de voir et d’entendre pour la pre‐ mière fois Pascal Quignard ou Sandra Laugier, par exemple. Le principe de l’intellectuel saisi comme une « talking head », mis au point par le critique Jean José Marchand (et des réalisateurs, dont le cinéaste Philippe Collin), en 1969, dans sa série « Archives du xxe siècle », est donc toujours opératoire et salu‐ taire. Me reviennent justement les mots de Marchand, écrits en 1961, à propos de l’enquête sur les intellectuels menée par Arguments l’année précédente : Il faudrait abandonner la funeste théorie de l’engagement des intellectuels, reconnaître que l’écrit ou la parole ne sont que des approximations, qui engagent beaucoup moins que l’acte. Il fau‐ drait revenir au droit de se contredire, même d’un jour à l’autre, que les intellectuels ont abandonné si légèrement depuis trente ans2.
Je me retrouve dans la position inconfortable d’être inca‐ pable de dire si son vœu a finalement été exaucé. Certains prétendront peut-être que nous en avons fini avec l’engagement
1. En effet, nombre de revuistes s’adressent directement dans leurs textes au président de la République, instaurant une forme de dialogue, où ils rebondissent sur les propos à caractère intellectuel de celui-ci, font des suggestions, le corrigent si besoin est… Voir par exemple Patrice Maniglier, « Le travail des revues (d’)après Emmanuel Macron », Les Temps modernes, no 695, septembre-octobre 2017, p. 2-18. 2. Jean José Marchand, « La crise des intellectuels », La Nation française, 15 mars 1961 ; repris dans Écrits critiques, Paris, Le Félin-Claire Paulhan, 2012, t. III, p. 405 — Marchand n’a donné que quelques articles à l’hebdomadaire dirigé par Pierre Boutang. Ibidem, pour la citation suivante.
Le commun des intellectuels
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tel qu’il était hérité de la théorie sartrienne. Quant au droit de se contredire préconisé par Baudelaire, il est tantôt encouragé, tantôt proscrit, mais il ne semble pas relever de notre libre arbitre. Marchand concluait ainsi cette chronique de 1961 : La société actuelle, en distinguant entre les lectures de masse […] et les lectures d’intellectuels […], s’oriente déjà vers un état de fait nouveau où ce que diront les intellectuels n’aura presque plus aucune importance.
Où en sommes-nous de ce « presque » ? Le commun des intellectuels s’est peut-être dissous dans le commun des mortels.
15 LA GÉNÉRATION DE 1968 ET LA LITTÉRATURE
François Chaubet
Dans un livre consacré à la France, le romaniste Ernst Robert Curtius, à la fin des années 1920, avançait que la France était ce pays unique au monde où les lettres — au sens « d’institution littéraire » ou de dispositif matériel et symbolique englo‐ bant — servait d’exposant majeur pour exprimer sa civilisation tout entière1. Sans doute aussi la conception extensive de la notion de littérature en France (qui englobait l’essai, les mémoires historiques) joua dans ce caractère totalisant. Histo‐ riquement pourtant, deux enterrements ont donné la mesure de ce que fut la place de l’écrivain et de la littérature dans la société française depuis 150 ans ; celui, triomphal, de Victor Hugo (plus de 500 000 personnes), et celui, plus désenchanté, de Sartre (50 000 personnes). Sans doute entre 1885 et 1980 voit-on le lent processus de déclin de la littérature se produire, avec l’accélération décisive que représenta « le moment Sartre » à la Libération. Mais on serait tenté d’affirmer que la génération de 1968, aussi bien dans sa composante anonyme (les « piétons de Mai ») que dans son avant-garde politisée (les meneurs souvent plus
1. Ernst-Robert Curtius, Essai sur la France, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1995 [Paris, Grasset, 1932], p. 155-157.
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Splendeurs et misères de la littérature
âgés et nés parfois à la fin des années 1930) fut peut-être la première à relativiser radicalement la place et le rôle de la litté‐ rature dans la société française. Si la question en 1945 demeu‐ rait encore celle formulée par l’auteur des Mots (« qu’est-ce que la littérature » ?), « les années 1968 » (l’avant et l’après-Mai) s’interrogent plutôt : « à quoi sert la littérature ? » Cette rela‐ tivisation a certainement signifié des reclassements et recom‐ positions du poids de la littérature à l’intérieur de l’univers social et culturel dans les années 1945-1960. Mais cette perte d’influence semble tout de même s’accélérer avec les années post-1968 qui amorcent une révolution anthropologique du rapport de l’homme à l’historicité. D’une certaine façon, la littérature, bien qu’ayant perdu totalement son caractère sacral, a trouvé là définitivement l’occasion de muer de statut et de devenir une ressource intellectuelle et cognitive parmi d’autres dont toute société moderne a besoin quand elle cherche à se déchiffrer soi-même.
UNE NOUVELLE CONCEPTION DE LA CULTURE ? Dans le cycle de transformations générales que connut la France entre 1945 et la fin des années 1970, les années 1960 se caractérisèrent par l’entrée du pays dans un nouveau cycle de la culture de masse. Si la deuxième moitié du xixe siècle avait en effet connu la révolution de l’imprimé de masse (via les manuels scolaires notamment), les années 1960 coïncident avec la pleine affirmation d’un nouveau régime médiologique où la vidéo‐ sphère prit le pas sur la graphosphère. À la culture de l’image déjà véhiculée par le cinéma se rajoute alors celle transmise par la télévision (en France, l’équipement des foyers passe de 10 % en 1960 à 70 % en 1970). Celle-ci adopte de surcroît la couleur en 1968. Ce fut là en quelque sorte la fin de l’idéal mallarméen : que le monde aboutît à un Livre. La génération de 1968 fut ainsi la première à pouvoir jongler avec une multitude de supports audiovisuels (disque, radio, cinéma, TV) en relativisant ainsi largement celui que représentait le livre. Étrangement, tous les grands théoriciens de la chose littéraire d’alors, de Blanchot à
La génération de 1968 et la littérature
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Tel quel, ne soufflent le moindre mot sur ces bouleversements culturels majeurs qui signaient la fin de la lecture comme fait culturel total1. La question fut cependant soulevée en 1964-1965 lors de la « querelle du livre de poche2 » où s’opposèrent les tenants du livre traditionnel au nom du refus de la consomma‐ tion de la culture (Hubert Damisch ou Paule Thévenin) et les partisans de la démocratisation de celle-ci par le livre bon marché (Jean-François Revel, Michel-Claude Jalard). Au-delà de cette opposition topique, un autre horizon culturel se profilait en fait qui verrait la génération de 1968 devenir la première génération culturelle « omnivore », spécialement dans ses com‐ posantes culturellement et socialement les mieux dotées. Cette génération mélangera les goûts et les pratiques, tenir d’une main une BD et de l’autre un volume de la Pléiade, écouter un disque de musique pop aussi bien qu’une sonate de Beethoven. S’il faut donc établir un corollaire à cette relativisation du livre dans la culture, il faudrait alors parler de l’extension de la notion de « culturel » qui cessa d’être réduit à la culture écrite humaniste. Cette extension fonctionna en effet sur deux plans. D’une part donc, pour cette génération, l’appréhension du réel passa sans critères hiérarchiques par le film, mais aussi de plus en plus par la musique, ou par cette forme (relativement) nou‐ velle de culture écrite que symbolisait la BD. L’univers compta de moins en moins d’Antoine Doinel et de ces vieux croyants en la grandeur unique de la chose littéraire ; il intégrait en revanche de plus en plus de consommateurs de films (tels Jérôme et Sylvie chez le Perec des Choses), de Pink Floyd (un million de ventes en 1969 pour le disque Ummagumma) et de la
1. En revanche, en Grande-Bretagne, tout un pan de l’université se lance dans l’exploration de ces nouvelles cultures. Ce sont les débuts des « cultural studies » à la fin des années 1950, notamment autour de Richard Hoggart, Raymond Williams et du Center for Contemporary Cultural Studies créé à Birmingham en 1964. Voir Armand Mattelart, Erik Neveu, Introduction aux cultural studies, Paris, La Découverte, 2003. 2. Voir Olivier Bessard-Banquy, « La révolution du poche » in Pascal Fouché (dir.), L’Édition française depuis 1945, Paris, Cercle de la librairie, 1998, p. 169-200.
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Splendeurs et misères de la littérature
nouvelle BD (1968, Pilote s’ouvre à la politique, 1972 et le pre‐ mier numéro de L’Écho des savanes)1. Michel Cournot a donné un magnifique portrait de cette génération amoureuse du cinéma qui eut une vingtaine d’années vers 1966, et qu’il portraiture à travers le MasculinFéminin de Godard : « Le cinéma est leur campagne, leur cour d’école et leur divan. Dans ces ombres tremblantes, dans ces absences sensibles, ils reconnaissent leurs prochains. Ils retrou‐ vent leur tournure d’esprit dans ces éclats effacés, ces angles peu sûrs d’eux-mêmes, cet agenda déchiré, ces feuilles de vie volantes, et dans ces jours discontinus. Les sautes de cœur et les rayures qui viennent dérégler l’image en fin et début de bobine leur font revivre ces ressacs d’inquiétude, ces légers transports sans raison qui les prennent plusieurs fois par jour. Ils s’orientent le nez au vent dans cet espace décomposé. Ils ont du cinéma une connaissance intime parce que le cinéma est aujourd’hui la seule chose qui, comme eux, s’exprime par àcoups, par secrets, se taillant sa vérité au travers des apparences, de même qu’ils traversent le monde pour aller plus vite, mais aussi par pudeur, à travers des champs…2 » La révolution du cinéma et de la musique pour la génération des années 1968 résidait en ceci : elle apprenait à vivre et à se singulariser via l’assimilation d’émotions sonores (la culture du vertige sonore dans le rock) et visuelles, à la fois fraîches et irrépressibles. Davantage encore que la littérature ou la peinture, ces nouveaux arts (le rôle des couleurs primaires dans La Chinoise de Godard rendait le film plus marquant que n’importe quel tableau du Pop Art) semblaient susceptibles d’insérer l’art dans la vie quotidienne ainsi que le réclamaient nombre de théoriciens avant-gardistes, des situationnistes à Gilles Deleuze. Que le cinéma ou la musique rock fussent un nouveau savoir sur la vie, voilà où s’ancrait leur nouveau pres‐ tige au sein de la jeunesse. D’autre part, cette notion extensive
1. Pascal Ory, L’Aventure culturelle française 1945-1989, Paris, Flammarion, 1989, p. 78-79. 2. Michel Cournot, « Les orphelins de la parole », Le Nouvel Observateur, n°75, Paris, mai 1966.
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de « culturel » signifiait, dans un triple mouvement historiciste, ethnologique et multiculturaliste que le sens n’était plus abrité dans des œuvres à la valeur supposée intemporelle : la géné‐ ration de 1968 fut la première à assimiler en profondeur les leçons de Lévi-Strauss et plus largement celles transmises par les sciences sociales. Telle qu’elle se présentait traditionnellement, depuis l’Anti‐ quité jusqu’à la fondation des sciences humaines au xviiie siècle avec Winckelmann, la littérature, entendue comme sens englo‐ bant et intemporel du monde symbolique, semblait durable‐ ment en crise, bien incapable de se hausser à la hauteur des nouveaux enjeux politiques et culturels de démocratisation, voire de révolution des mœurs. Barthes en signait l’avis de décès dans un texte de 1969 consacré au discours tenu sur la littéra‐ ture par le Lagarde et Michard ; il dénonçait les diverses cen‐ sures (de la question sociale, de la question sexuelle, du langage) et le discours de l’intemporalité1. Cette historicisationethnologisation, au nom de la science sociale, de la littérature a largement triomphé et reste l’horizon durable, du moins de l’enseignement littéraire, sinon de la pratique littéraire d’aujourd’hui.
DE L’AFFAIBLISSEMENT DÛ AU NOUVEAU ROMAN ET AU MODÈLE SARTRE Pour la génération des années 1968 en effet, les années 1960 furent aussi celles marquées par la crise du roman et, plus lar‐ gement, par celle de la notion totalisatrice de littérature. La pre‐ mière de ces crises remontait, en gros, à l’apparition dans les années 1950 de ce que l’on appela le Nouveau Roman. Soupçon et « désidentification » généralisés à l’égard de la narration romanesque et de la notion de personnage romanesque, cette écriture blanche, qui neutralisait les affects investis dans le
1. Hélène Merlin-Kajman, « Peut-on sauver ce qu’on a détruit ? », Le Débat, n°159, Paris, mars-avril 2010, p. 80-94.
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politique et les émotions véhiculées par l’histoire et la vie sociale (chez Robbe-Grillet tout particulièrement), s’inscrivait dans un long processus, non linéaire cependant, de « l’adieu à la littéra‐ ture ». La rupture entre la littérature et le social instaurée par le double procès de 1857 intenté à Flaubert et Baudelaire1 abou‐ tissait donc, dans ses rebondissements tardifs, à l’auteur des Gommes et à son indifférence glacée à l’égard de toute littérature qui aurait la prétention d’être le miroir du social. L’autre crise, plus ambiguë, venait de la philosophie et de sa prétention à dire dorénavant l’essentiel de l’humaine existence. Le « moment Sartre », à la Libération, fut celui précisément où la « littérature d’idées » emprunta dorénavant les canaux de l’essai philosophique au détriment de l’essai littéraire de l’entredeux-guerres, tentative de saisir la pensée au creux des chemins du style. Gide (Corydon), Valéry (Regards sur le monde actuel) ou Montherlant (Service inutile) avaient bien souhaité préserver le magistère intellectuel de l’écrivain2. Mais l’après-guerre dominé par Sartre avait déplacé les enjeux, de manière partielle cepen‐ dant : en 1945, Sartre entendait proposer une synthèse entre littérature et philosophie (dans le genre de l’essai tout particu‐ lièrement mais aussi dans sa philosophie phénoménologique qui se prêtait bien au discursif) plus qu’il ne voulait abolir les pouvoirs de la littérature. Sartre fut le dernier à croire possible l’articulation entre littérature et culture mais avec un désen‐ chantement croissant, ce dont témoignèrent Les Mots. Contrai‐ rement à un Bataille, il entendit cette articulation sur le mode de l’athéisme littéraire et d’une pratique de l’écriture profane condition de l’engagement politique3. À rebours de cette perte relative de prestige, les années 1960 allaient toutefois coïncider avec une tentative ambiguë de reconquête des pouvoirs autonomes de la littérature et du
1. On reconnaîtra là la thèse de William Marx dans L’Adieu à la littérature, Paris, Minuit, 2005, p. 69-71. 2. Voir Marielle Macé, Le Temps de l’essai, Histoire d’un genre en France au xxe siècle, Paris, Belin, 2006, chapitre deuxième consacré à la NRF, p. 53 sq. 3. Benoît Denis, « Engagement littéraire et morale de la littérature », in Emma‐ nuel Bouju (dir.), L’Engagement littéraire, Rennes, PUR, 2005, p. 30-41.
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langage vis-à-vis du social et du politique. Paradoxalement, cette stratégie passa par un recours systématique au savoir, à la théorie philosophico-littéraire au sein, notamment, de l’espace des avant-gardes.
LE RÔLE AMBIGU DES AVANTGARDES ET LES ANNÉES 1968 Après le Nouveau Roman, la décennie 1960 coïncide une dernière fois avec la nouvelle affirmation des avant-gardes. Tel quel, Change en furent les pointes avancées en France. Dans ces deux cas, leur refus du statut ancillaire de la littérature vis-à-vis de la philosophie et du politique passe par deux formes de sur‐ enchère qui s’imbriquèrent profondément. On assista en effet à une double surenchère, théoricienne et politique. Ainsi Tel quel modifie le sous-titre de la revue en 1967 et inscrit désormais : « science et politique ». Dorénavant, il s’agira d’articuler non plus littérature et culture mais science, littérature, culture. Sur le plan théorique, la volonté de secouer la poussière de l’histoire érudite débouche sur la mobilisation tous azimuts de toute une série de disciplines savantes, la linguistique (dans ses multiples courants), la psychanalyse, mais aussi, malgré tout, la philosophie (celle d’un Merleau-Ponty). Ces recours ont toute‐ fois pour finalité non de soumettre la littérature à la science (comme dans le marxisme officiel) mais d’en exacerber l’éclat symbolique, de fonder une nouvelle écriture de la science dont Les Mots et les Choses (40 000 exemplaires vendus entre 1966 et 1969) furent l’un des plus brillants produits. Cette mouvance « théorique-réflexive » (Vincent Kaufmann) souhaita par ce biais théorique redonner du lustre à la chose littéraire1. Incon‐ testablement, bon nombre des meilleurs étudiants de la géné‐ ration de 1968 furent fascinés par ces lucioles de la théorie. On connaît le succès du séminaire de Barthes aux Hautes Études
1. Voir Vincent Kaufmann, La Faute à Mallarmé, L’aventure de la théorie litté‐ raire, Paris, Le Seuil, 2011.
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avant et après 1968. Mais on sait moins celui rencontré par le cours de linguistique donné par Nicolas Ruwet à Nanterre. Avec les vingt-deux volumes des colloques de Cerisy en 10/18, l’édi‐ tion de poche participait de la grande fête du savoir démocra‐ tisé1. L’enthousiasme théoricien fut d’autant plus vivace qu’il promettait à chacun de voler le feu du pouvoir critique aux mandarins de l’histoire littéraire traditionnelle. L’amour de la théorie se présentait ainsi comme une arme égalitariste dans le jeu du savoir et devenait par la même occasion la caution clé du combat politique de la jeune génération. La tendance à politiser à outrance la réflexion en matière de théorie littéraire vint aussi conforter la revendication de singu‐ larité et de radioactivité intactes de la littérature dans un monde dénoncé comme aseptisé et dominé par les exigences culturelles de la « petite bourgeoisie ». Les références politico-théoriques à « la mort de l’auteur2 » (avatar bourgeois de Dieu et principe d’ordre) et au triomphe du « lecteur » (qui devient à son tour un producteur), la revendication en faveur de l’intertextualité éga‐ litaire, l’exaltation du « producteur de texte » (tout travail est écriture, toute écriture est travail) ou de ce que Blanchot avait un jour appelé le « communisme de l’écriture » parsèment les textes les plus radicaux du moment, surtout chez un Jean Ricar‐ dou. L’écrivain-producteur n’avait plus à se mettre au service de la révolution, il était dans le corps même de la révolution, il la fabriquait. L’après-Mai correspondit ainsi à une intensification sans pareille de la politisation de la théorie que l’on désignait alors sous le syntagme de « pratique de la théorie ». Toutefois, contrai‐ rement à la thèse de Vincent Kaufmann, on peut toutefois mettre en doute la capacité de la théorisation à conserver à la chose littéraire sa position centrale dans la société française. La théorie et sa surenchère (le fameux « la langue est fasciste » de Barthes qui rentrait en compétition avec des propositions
1. Voir François Chaubet, « 10/18 et les colloques de Cerisy : l’élitisme pour tous », in Jean-Yves Mollier et Lucile Trunel (dir.), Du poche aux collections de poche, Cahiers de la paralittérature, n°10, Liège, 2010, p. 113-124. 2. Vincent Kaufmann, op. cit, p. 72 sq.
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radicales d’un Foucault), véritable pharmakon, eurent plutôt pour effet de contribuer encore plus avant au processus en cours de désacralisation des lettres. Plus que jamais, leur statut semble en déclin. Et de leur côté, les fractions les plus engagées dans les années 1968 travaillaient en effet plutôt en dehors de l’espace littéraire : Mao n’avait-il pas dénoncé le « culte du livre » ?
MAI ET SES LENDEMAINS : SITUATION AMBIGUË DE LA LITTÉRATURE Si l’on prend les années qui prolongèrent l’esprit de Mai 1968 jusqu’à 1975, un rapide premier constat peut être formulé : aucune œuvre littéraire majeure romanesque n’a émergé de ces années turbulentes au sein de la génération de 1968. Il en irait d’ailleurs de même pour des écrivains plus âgés qui soit s’autoorganisèrent durant les journées de Mai (les deux groupes d’écrivains rassemblés les uns à l’hôtel de Massa, Bernard Pin‐ gaud, Alain Jouffroy1, et les autres, dont Blanchot, Marguerite Duras, à la Sorbonne), soit tentèrent de consigner quelque chose de l’atmosphère de Mai et de l’après-Mai (Robert Merle, Hélène Parmelin, Nathalie Sarraute, Marie Susini, Maurice Clavel, Mar‐ guerite Duras, Maurice Blanchot)2. Durant les événements de Mai, la création de l’Union des écrivains entendit décloisonner l’activité littéraire et mettre en liaison les typographes et les « algébristes d’avant-garde » (Alain Jouffroy)3.
1. Voir les témoignages sur les discussions à l’hôtel de Massa par Hubert Lucot, « Souvenirs hachés » et par Jean-Pierre Faye, « 68 de Paris à Prague », in Écrire Mai 68, Paris, Argol éditions, 2008, p. 162-165 et p. 107-121. Voir également Boris Gobille, Le Mai 68 des écrivains. Crise politique et avant-gardes littéraires, CNRS Editions, 2018. Il sort des discussions de l’Hôtel de Massa, notamment, la question de la protection sociale de l’écrivain (assurance vieillesse). 2. Patrick Combes, Mai 68, les écrivains, la littérature, Paris, L’Harmattan, 2008, chapitre cinquième. 3. Citation tirée de Bernard Brillant, Les Clercs de 68, Paris, PUF, « Le nœud gor‐ dien », 2003, p. 274.
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Alors que, historiquement, le roman fut consubstantiel à la prise en compte des pratiques quotidiennes et à la construction de l’ethos démocratique, il n’y eut pas, à chaud, de grandes œuvres qui auraient « arraché le roman à la bourgeoisie ». Il ne manqua pas cependant de romans (une vingtaine pour la seule année 1971) pour parler sur 1968. Jean Cayrol, en janvier 1971, attendait encore que l’extraordinaire libération de langage qui s’était produite en 68 donnât enfin naissance à des œuvres inédites produites par l’immense multitude : « Si l’on veut être écrivain, il faut être amateur avant tout. Je ne crois ni au pro‐ fessionnalisme ni à l’expérience […] ce qui importe avant tout, c’est la sincérité1. » Lois de Philippe Sollers, publié en 1972, « roman philosophique » matérialiste, entendait bien démocra‐ tiser la langue en y insérant des mots récents, actifs dans le mouvement révolutionnaire ou en (ré)introduisant le rythme ancien décasyllabique propre aux chansons de geste. L’ouvrage resta cantonné à un public fort restreint. En feuilletant La NRF et Les Nouvelles littéraires, on constatera plutôt la reprise des affaires courantes. Seulement, en janvier 1969, relève-t-on ce texte un peu polémique dans La NRF où Jacques Bersani en appelait à une nouvelle littérature de la contestation sur le modèle de Bouvard et Pécuchet : « Flaubert dans son maître livre, nous a désigné la cible et nous a tendu les armes. Il nous a montré comment attaquer le langage par le langage, comment, par une certaine rhétorique de l’accumulation, de l’accéléra‐ tion, des contrastes et des raccourcis, ruiner par les mots la croyance d’une société dans les mots qu’elle consomme2. » Si les débats intellectuels furent vifs dans l’après-Mai et la théorisation intense (c’est l’apogée du « mouvement structura‐ liste »), si un Marcuse (des milliers d’exemplaires de L’Homme unidimensionnel sont vendus dans les mois suivants) est à son zénith, si la créativité culturelle et sociale atteint des sommets (le féminisme, la question homosexuelle, le renouvellement de
1. « Jean Cayrol, un romancier populaire ? », entretien avec Jean Montalbetti, Les Nouvelles Littéraires, 7 janvier 1971. 2. Jacques Bersani, « Consommation et contestation », La NRF, Paris, 1er janvier 1969, p. 110-116.
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la BD, l’explosion du free jazz)1, la littérature d’alors n’a guère su capter les couleurs de l’air du temps. En revanche, il faut peutêtre voir dans La Maman et la Putain de Jean Eustache le plus beau témoignage indirect sur l’époque et sur Mai, sur certaines de ses pratiques inventives et beaucoup de ses espoirs (déjà) brisés. Le film donnait vraiment consistance aux propos cent fois répétés par les avant-gardes littéraires sur la nécessaire fusion de la vie et de l’œuvre. Il ne manqua pourtant de romans de l’après-Mai désireux de peindre l’air du temps et de consigner l’utopie de la transgression des frontières de classes. Pascal Lainé a laissé deux ouvrages en ce sens, L’Irrévolution (1971) et La Dentellière (1974). Dans les deux cas, il peignit l’expérience de la confrontation des classes, de la vaine tentative d’en dépas‐ ser les antagonismes, qu’il s’agisse dans le premier de ces textes d’un jeune professeur de philo dans des classes au public ouvrier et dans le second d’échec amoureux d’un chartiste et d’une coiffeuse2. On trouvera finalement deux grands types de formes lit‐ téraires qui surent le mieux transcrire l’atmosphère de Mai et de l’après-Mai. L’une touche une expression très politisée du contemporain et passe, notamment, par l’invention du néopolar ou par une nouvelle évocation littéraire du social. L’autre met en jeu la parole poétique qui recourt aux tracts ou à la presse underground ainsi qu’elle zèbre les murs de la ville (graf‐ fiti).
1. Voir par exemple, sous la direction de Guillaume Désanges et François Piron, le catalogue de l’exposition Contre-cultures 1969-1989, L’Esprit français, Paris, La Découverte-La Maison rouge, 2017. 2. Nelly Wolf, « De L’Irrévolution à La Dentellière : l’impossible couture sociale », Revue des sciences humaines, La France des solidarités (mai 1968-mai 1981), n° 4, 2015, p. 81-89.
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INTENSITÉ POLITICO-POÉTIQUE DE MAI ET DE L’APRÈS-MAI S’exprima durant les semaines d’insurrection la vieille uto‐ pie avant-gardiste (dadaïste, surréaliste, situationniste) de mettre fin à la coupure entre art et vie, entre écrivains profes‐ sionnels et non-professionnels (point politique important pour le groupe de l’Union des écrivains qui occupa l’hôtel de Massa). La parole poétique fut peut-être la seule à exprimer de façon adéquate la contestation et à fournir durablement le bon éclai‐ rage à la lumière duquel pouvait se prolonger quelque chose de l’esprit de Mai. Il nous reste de celui-ci tout un cortège fas‐ tueux de haïkus graphiques1 restés à jamais dans les mémoires : « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi » (rue Rotrou, Odéon), « Déculottez vos phrases pour être à la hauteur des sans-culottes » (Sorbonne). Ce fut le temps où la « foule était devenue poétique » dira Michel de Certeau. La crise rencontra son langage à travers cette vaste prise de parole intertextuelle, qu’il s’agisse d’inscriptions murales, de revues éphémères ou de tracts. Les murs de la Sorbonne accueillirent tout particulière‐ ment ces poèmes : « Pluie. Pluie et vente et carnage ne nous dis‐ persent pas mais nous soudent » ou « Nuit verte, celle des barricades… ? Nuit verte ou rouge ou bleue ou noire. Qu’importe camarades ? L’espoir est la victoire2 ! » Une presse marginale de plus d’une centaine de titres pro‐ longe l’esprit de Mai et entretient le parti pris de la radicalité politico-poétique dans la lignée, notamment, des revues litté‐ raires et satiriques de la fin du xixe siècle (Le Rire) mais aussi de l’esprit dadaïste. Ainsi la revue Doc(k)s, avec son gros format carré, instaure un fonctionnement démocratique (de son comité de rédaction, de sa diffusion) ; elle publie la poésie visuelle ita‐ lienne. Le Sphinx, revue dirigée par Patrick Mounier à la fin des années 1970, mêle références fortes à Burroughs, emploi de
1. Voir notamment Giovanni Dotoli, Parole et Liberté, La langue de Mai 68, Paris, Hermann, 2008. 2. Ibidem, p. 61.
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l’anglais, agressivité politique. L’Invention de la Picardie d’Ivar Ch’Vavar traduit L’Archangélique de Bataille en picard1.
FORCE DU TÉMOIGNAGE CONTESTATAIRE : LE NÉO POLAR ET LA LITTÉRATURE « SOCIALE » Dans le courant des années 1970, la littérature fut aussi un instrument de la lutte à mener chez certains acteurs de la génération de 1968, et ce de deux façons : l’apparition d’un nouveau polar social d’une part, et, d’autre part, l’affirmation d’une littérature du témoignage politico-social. La vraie portée, puissamment contestataire, de Mai devait pour s’exprimer avec un certain succès trouver peut-être une voie détournée de la narration classique. En l’occurrence ici se fait entendre une forme de décalage ironique et plus ou moins amer afin de ne pas tomber dans le piège de la représentation réaliste, dénotative. Si le roman noir américain de Dashiell Hammett avait exprimé l’amertume critique de l’auteur après le triomphe mon‐ dial de la contre-révolution, le nouveau polar français (ou néopolar) des années 1970 représenté par Jean-Patrick Manchette se voulut le témoin des soubresauts politiques et sociaux du moment. Ce dernier avec L’Affaire N’Gustro (1971), Nada (1972) ou Le Petit Bleu de la côte Ouest (1976) radiographia certains aspects de la société française de l’heure. Un journal héritier du gauchisme, tel Libération, fut ainsi une excellente chambre d’écho de cette littérature. La collection « Engrenage » créée en 1979 (Hervé Jaouen, Alain Dubrieu, Vautrin, José Varela) en fut la version la plus radicale avant de se modérer en intégrant les Éditions Fleuve noir en 1981. Un certain nombre de jeunes gauchistes des années 1968 se reconvertirent au début des années 1980 dans le roman noir tel Patrick Raynal (Un tueur dans les arbres en 1982), ex-mao niçois.
1. Nathalie Quintane, « Au bonheur des scélérats : poésie et presse libre des années 1970-1980 en province », in Guillaume Désanges et François Piron (dir.), op. cit., p. 294-305.
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Par ailleurs, l’un des héritages les plus puissants de 1968, pour une partie de la génération la plus politisée du moins, fut l’expérience du travail en usine. Les « établis », à la fin des années 1970 et au début des années 1980, livrèrent leur premier témoignage au travers des ouvrages d’un Robert Linhart et d’une Leslie Kaplan. Cette brûlure du quotidien ouvrier, la seconde en a donné une transcription minimaliste dans L’Excèsl’usine (1982) pour mieux faire retentir toute la violence de cet univers1. La même année, François Bon donna Sortie d’usine, constat quasi ethnologique de la disparition d’un monde technico-social. Pourtant, l’énergie militante et intellectuelle de l’après-Mai semble se retrouver ailleurs que dans l’univers stric‐ tement littéraire et paraît se draper dans les plis du journalisme ou de collections éditoriales d’humeur très militante.
« L’INQUIÉTUDE POUR L’ACTUALITÉ » L’après-Mai, entre la fin 1968 et 1972, a souvent été décrit en effet comme les années les plus intenses de la mobilisation poli‐ tique de la mouvance d’extrême gauche. Ces engagements furent d’ailleurs de nature variée. On eut d’un côté les diverses formes d’engagement militant, de l’établissement en usine à l’activisme de parti. De l’autre, l’époque connut également des engagements culturels fortement politisés qui concernaient, par exemple, la promotion et la diffusion de la contre-culture (dont l’organisation des concerts de rock ou de free jazz)2. Une troisième forme d’engagement radical touchait à l’écriture jour‐ nalistique de l’actualité politique, genre stylistique au carré de la croyance historiciste qui se trouve au cœur de la génération de 1968. Mais, dans tous les cas, la littérature devenait une réfé‐ rence secondaire au sein des luttes nouvelles à mener en dépit
1. Dominique Viart, « Qu’est-ce qu’une écriture solidaire ? », Revue des sciences humaines, La France des solidarités, op. cit., p. 171-190. 2. Voir Jean-François Bizot pour l’évocation de cette contre-culture du rock, Les Déclassés, Paris, Le Sagittaire, 1977.
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de la publication en 1970 du brûlot sombre que fut Éden, Éden, Éden de Pierre Guyotat. Mallarmé avait pronostiqué un jour que tout finirait dans « l’universel reportage » et l’après-Mai sembla lui donner assez largement raison. Une bonne partie de l’énergie intellectuelle de ce moment historique passa à vrai dire dans la création de journaux ou dans celle de collections de livres d’actualité. Foucault évoqua alors « l’inquiétude pour l’actualité » qui porta sur la brèche les éléments les plus radicalisés de la génération de 1968. Il s’agissait alors pour cette dernière moins de se construire un surmoi littéraire à toute épreuve (« être Sartre sinon rien ») que de témoigner plus modestement sur le monde et d’en dénoncer les masques grimaçants. Aussi, la presse d’extrême gauche vécut ces heures fastes. Action, Tout !, Rouge, La Cause du peuple, Libération et surtout l’Idiot international symbolisent bien l’air du temps au tournant des années 1969-1973. Jean-Edern Hallier fut le catalyseur de ce troisième titre, mensuel qui incarna, pendant trois ans (1969-1972), et avec un incontestable succès commercial (jusqu’à 25 000 exemplaires vendus), la variante culturelle du gauchisme de l’époque1. Pourtant, si le directeur de la publica‐ tion se voulait écrivain, le contenu du journal laisse une part assez congrue à la chose littéraire (alors qu’on a régulièrement des éléments sur le cinéma) : trois articles en tout et pour tout… Si le numéro un insérait un petit articulet sur Vincennes et « la littérature au musée », les numéros suivants restent quasi muets sur la littérature avec l’exception d’une interview de Pierre Klossowski dans le numéro 3 et un article sur le poète occitan Bernard Manciet dans le numéro 21. Une autre forme de détournement de l’activité littéraire au profit d’une écriture « utile », de type journalistique, se lit dans l’éclosion d’ouvrages et de collections consacrées aux problèmes quotidiens. Dénoncer la spéculation immobilière ou le racisme ambiant, affirmer les luttes du féminisme ou du régionalisme,
1. On pourra se reporter pour le résumé de l’histoire de ce journal à L’Idiot inter‐ national, Une anthologie, Paris, Albin Michel, 2005.
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courir le monde en feu pour en rapporter les braises fumantes (de l’Amérique du sud à l’Asie), cette partie de la génération de 1968 qui s’était saisie du stylo comme une arme entendait subor‐ donner le langage au témoignage engagé. La collection « Com‐ bats » créée par Claude Durand au Seuil au début de 1968 sera le meilleur symbole éditorial de ces livres engagés au service d’une cause d’actualité. L’éditeur lui-même avait esquissé au début des années 1960 une carrière d’écrivain. Mais rentré dans le monde éditorial en 1965, il allait consacrer une grande part de son énergie intellectuelle à promouvoir des ouvrages enga‐ gés, témoignages sur certains des combats (les insurrections en Amérique latine, les luttes des dissidents soviétiques, la dénon‐ ciation des violences en France) les plus exacerbés des années 19701.
RÉSURGENCE DE LA LITTÉRATURE DU RÉEL Peut-être que pour penser l’époque si vivace des années 1968, ses seuils, ses scansions, ses ruptures de vitesse, fallait-il un certain recul aux acteurs de Mai ? Après s’être livrée au militan‐ tisme, à la surenchère théoricienne ou alors au journalisme engagé, la génération de 1968 a donné à retardement sa vision littéraire de son engagement militant, notamment avec l’œuvre des frères Rolin, qu’il s’agisse de Jean (L’Organisation, 1996) ou d’Olivier (Port Soudan en 1994). La littérature, dont toute cette génération s’était plutôt méfiée (à l’exception de la poésie), a donc ressurgi dans les années 1980 et 1990 mais plutôt sur le mode de l’interrogation adressée au monde. L’écriture a moins la prétention à être laboratoire (comme chez Tel quel ou Change) mais s’assume comme un chantier où il faut questionner le réel. Par ailleurs, la littérature s’est surtout inscrite dans les coins de la société, un peu reléguée à l’intérieur de ce tohu-bohu que recouvre toute définition postmoderne de la culture, à la fois « laïcisée » (la littérature, par exemple, n’est plus porteuse d’une
1. Voir notre ouvrage, Claude Durand, Éditions du Cerf, 2018, p. 109-160.
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intemporalité des conduites) et plus ou moins « ethnologisée » (il n’y a plus d’explications causales, totalisatrices, du monde, et prévaut désormais sa description singularisée et sa compréhen‐ sion).
MODIFICATION DES COORDONNÉES ANTHROPOLOGIQUES DANS LES ANNÉES 1970 Il est bon de dire quelques mots sur les transformations de fond qui touchent à la vie des sociétés occidentales dans les années 1970 et qui n’ont pas manqué de rejaillir sur l’univers culturel en général et l’univers littéraire en particulier. Crise des idéologies révolutionnaires à partir des années 1974-1975, crise des grandes théorisations et notamment celles apportées par le structuralisme, prémisses d’un nouveau bou‐ leversement mondial (montée des pays asiatiques, retour du religieux avec le nouveau régime iranien en 1979), la génération de 1968, dans ses composantes à la fois très politisées et très marquées par la radicalité intellectuelle, a connu un tremble‐ ment de terre, à la fois de ses assises politico-théoriques et de sa compréhension politique et culturelle du monde jusque-là vu comme binaire (impérialisme et anti-impérialisme). Il en a résulté un nouveau « régime d’historicité » (François Hartog) marqué par la dissociation entre le présent et le futur que l’on a appelé « présentisme ». De façon plus intime pour cette génération de 1968 confrontée la première à ce « présentisme », il s’est agi de la nécessité d’affronter l’inconnu du nouveau sans la garantie de l’idéologie marxisante ou de la tradition culturelle. Ce fut la première génération à vivre toute nue devant l’Histoire. Sur le plan théorique, l’abandon du structuralisme a signifié ainsi le doute à l’égard de l’explication par les causes (comme chez Durkheim) ou par les raisons (structurales) et la nécessité de revenir à des opérations de déchiffrage du monde par le biais des singularisations. Ce fut par exemple le « retour à l’événement » dans le monde historien et à « l’acteur » dans la sociologie. Les modes de connaissance connurent alors leur basculement : le mode de « l’explication » causale et structurale
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a cédé en grande partie la place à une autre forme de rationalité, en termes de compréhension-description, d’interprétation et de traduction. C’est ce paradigme à la fois historique, narratif et her‐ méneutique, qui, en se substituant à celui des sciences sociales explicatives, devint aussi celui de la littérature du réel (notam‐ ment chez une Annie Ernaux) qui caractérise tout un pan des écrivains appartenant à la génération de 1968. On assista au retour de l’écrivain-journaliste ou de l’écrivain-historien qui interroge ce qui résiste à être dit, qui traque les limites de la rationalité explicative.
LE PARADIGME DE LA LITTÉRATURE D’ENQUÊTE Au cours de cette résurgence, revient tardivement la ques‐ tion soulevée par Mai : quelle forme adopte, pour la génération de 1968, la prise en compte de l’expérience démocratique et de l’expérience sociale vécue dans ces années ? Quelles normes démocratiques propres aux « années 1968 » ont été relayées par la littérature ? Il nous semble que le meilleur de la sensibilité portée par cette génération sur le plan esthético-politique fut déposé dans une formule littéraire générale, la littérature du réel, ainsi qu’au sein d’un paradigme de connaissance que l’on pourrait qualifier de « littérature d’enquête ». Afin de retrouver les singularités, un singulier qui est toujours aussi un pluriel, la littérature d’enquête est une recherche, un dévoilement. Cette génération, si souvent décriée, soit pour sa supposée invariable inadéqua‐ tion au monde et ses échecs sans reniement1, soit au contraire pour son cynisme et ses manques de fidélité aux idéaux initiaux, a, de fait, continué à se passionner pour l’actualité en fondant des journaux qui eurent l’ambition de redonner chair au monde et à ses multiplicités dans ce que l’on a appelé depuis la « mon‐ dialisation ». Libération et ses diverses moutures, L’Autre
1. Voir l’analyse de Boris Gobille sur Port Soudan d’Olivier Rolin, « La parabole du fils retrouvé, Remarques sur le deuil de 68 et la génération de 68 », Mots, n° 54, mars 1998, p. 27-41.
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Journal de Michel Butel créé au mitan des années 1980 incarnent cette volonté de témoigner sur le monde dans ses éclats, ses brûlures et ses équivocités. Nous ne sommes pas for‐ cément devant un « journalisme transcendantal » (Maurice Cla‐ vel) mais devant un journalisme du concret « ethnologique » et de ses moires. On citera deux écrivains qui ont bâti une œuvre à la lisière du roman et du reportage tels Jean Hatzfeld (en You‐ goslavie et au Rwanda) ou Olivier Rolin. Il ne s’agit plus de dire, a priori, la vérité du monde et de l’histoire. On rejoint le concept de « paradigme indiciaire » de Carlo Ginzburg où l’historien, à l’égal du journaliste ou du romancier du réel, doit interpréter une réalité sociale qui n’a pas de stabilité et de cohérence en soi, toujours en train de se transformer, et qui s’interprète à partir de points de vue locaux et dont il faut restituer les variations. Or, cette littérature de l’enquête a contaminé à son tour de manière fort intéressante les sciences sociales1 dans les années 2000 qui en ont adopté deux principes clés : l’importance du fait langagier et de l’interprétation du sens à partir d’une situation subjective de déchiffrement du monde. Interpréter le sens pré‐ caire que donne un individu à son action toujours incertaine, permettre d’affronter le réel comme « tâche et invention per‐ pétuelles » (Robert Musil), voilà ce que la littérature portée par quelques éléments de la génération de 1968 a pu mener à bien, sans roulements de tambour théoriciens ni déclarations de prin‐ cipe boursouflées. La génération de 1968 a été la première à véritablement vivre la fin des lettres entendues comme garantie des significa‐ tions et de l’intelligence communes. Le processus était certes en cours depuis 1945 avec le « moment Sartre » mais il a pris ses contours définitifs dans les années 1960-1970, années de mutations anthropologiques et politiques sans pareilles durant lesquelles la mondialisation est venue aussi relativiser radicale‐ ment l’idée de littérature française comme chef-d’œuvre natio‐ nal.
1. Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine, Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014.
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En dépit des éclats créatifs d’ordre poétique de la décennie 1970 et de l’énergie culturelle à l’œuvre dans de nouveaux domaines paralittéraires (BD ou science-fiction), ce temps fut celui du passé culturel devenu largement impraticable, du pré‐ sent présenté comme difficilement figurable, de l’engagement politique révolutionnaire avéré presque impossible. Cette géné‐ ration a connu un vacillement de tous ses repères tout en contribuant à leur dissolution active. Cependant, elle a su substi‐ tuer peu à peu aux croyances en l’exceptionnalité de la chose littéraire une forme de connaissance plus modeste, « laïcisée » si l’on peut dire : celle de la littérature en quête du réel. Celle-ci, dans l’exploration du monde dans ce qu’il a de fragile, de virtuel, et donc gros de transformations possibles, a incarné plus que jamais une forme de boussole pour le sujet démocratique que fut le soixante-huitard en quête de repères cognitifs et moraux dans sa période post-révolutionnaire. La génération de 1968, souvent accusée d’avoir dissous les cadres du politique et du social normatifs (Marcel Gauchet, Jean-Claude Michéa) n’a-t-elle pas plutôt cherché à redonner à ses contemporains les outils d’une compréhension-traduction possible du monde à travers un activisme culturel non négligeable, aussi bien dans le domaine éditorial (Verdier), musical (le festival d’Uzeste créé en 1978) et journalistique ? Arrogante dans sa prime jeunesse, et typiquement française dans son oscillation entre fascination pour les idéologies et dés‐ intérêt profond pour le réel historique, elle est devenue assez vite malgré tout une génération modeste à la fin des années 1970, au bout d’une époque tourmentée et d’un avenir sans visage. Il n’est pas donné cependant à toutes les générations de réussir une conversion morale et épistémologique aussi franche. La réinvention du vieil outil littéraire mis au service de sociétés contraintes à une réflexivité permanente sur elles-mêmes, tel fut l’un des puissants ressorts créatifs de ces « constellations générationnelles » (Mannheim) de Mai. Celles-ci présentaient au départ tous les syndromes de la « génération perdue ». À rebours de toute conceptualisation de la « décadence » chère souvent aux générations fin de siècle, sa grandeur restera d’avoir lucidement affronté les métamorphoses du monde.
16 QUELLES POLITIQUES PUBLIQUES À L’HEURE DE L’HYPER-DÉMOCRATISATION ?
Laurent Martin
Quelles sont les politiques publiques qui permettent d’appro‐ cher sinon d’atteindre l’objectif de démocratisation du livre et de la lecture aujourd’hui ? Quels sont les leviers, les moyens à la disposition des pouvoirs publics pour faire en sorte que l’on progresse vers cet objectif — que la culture du livre ou par le livre soit mieux partagée — qui n’est qu’une variante ou une déclinaison d’un problème plus vaste, celui de la démocratisa‐ tion de la culture ? L’échec présumé de cette ambition est, depuis deux décen‐ nies, au cœur des débats qui concernent le bilan, l’action, l’ave‐ nir, l’existence même du ministère de la Culture. Sur ce problème, la littérature est immense et dominée par un discours de déploration ; l’échec réel ou supposé de la démocratisation culturelle est devenu un lieu commun. Comme tel, il mérite d’être interrogé et sans doute nuancé voire contesté à son tour, ce qui a été fait dans d’autres textes1. Il forme la toile de fond de ma réflexion présente.
1. Je me permets de renvoyer à mon article « La démocratisation culturelle : une ambition obsolète ? » dans Démocratiser la culture, Une histoire comparée des politiques culturelles, sous la direction de Laurent Martin et Philippe Poirrier, Territoires contemporains, nouvelle série, n° 5, Paris, 18 avril 2013, http://tristan .u-bourgogne.fr/cgc/publications/democratiser_culture/democratiser_culture. html [consulté le 29 juin 2021].
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Dans un premier temps, je reviendrai sur l’injonction à lire et à bien lire et sur cette inquiétude quant au déclin du livre et/ou de la lecture qui taraude si fort les esprits contemporains — y compris le mien. Dans un deuxième et un troisième temps, j’examinerai les deux piliers de la politique du livre et de la lecture, exclusivement sous l’angle de la démocratisation du livre : je focaliserai d’abord mon propos sur la politique de la lecture publique, essentiellement à travers une réflexion sur les bibliothèques et médiathèques qui en constituent le cœur, avant de m’intéresser à la politique du livre proprement dite, à travers les mesures qui peuvent aller dans le sens de cette démocratisation toujours espérée et souvent décevante.
L’INJONCTION À LIRE, UNE INQUIÉTUDE CONTEMPORAINE Pardon de rappeler cette évidence pour commencer : les autorités civiles et politiques (pour ne rien dire des autorités morales et religieuses) n’ont pas toujours encouragé la lecture. Le livre imprimé a, depuis son apparition à la fin du xve siècle en Occident, été placé sous haute surveillance, même si la censure préalable du livre est, en France, officiellement supprimée en 1819 (elle sera partiellement rétablie par la suite). On craignait en particulier l’influence du livre sur les têtes légères, les âmes vulnérables, enfants, femmes, ouvriers et paysans, comme on craindra plus tard l’influence du cinématographe, de la télévi‐ sion, des jeux vidéo… La querelle du roman-feuilleton au milieu du xixe siècle, la campagne contre les « torrents de papier » cinquante ans plus tard expriment la crainte de la démocrati‐ sation de la lecture et, plus largement, de la massification de la culture quand celle-ci s’apparente à un pur divertissement ou, pire encore, quand elle semble placer des représentations licencieuses voire franchement pornographiques ou complai‐ santes à l’égard de la violence ou encore politiquement subver‐ sives à la portée du plus grand nombre. Ce pourquoi la lecture publique n’a guère été encouragée dans ce pays jusqu’au milieu du siècle dernier.
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Les priorités changent et même s’inversent à partir des années 1960. Comme le note Anne-Marie Bertrand à la suite de Martine Poulain, Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard, « ce n’est plus la mauvaise lecture qui est redoutable et redoutée, mais l’absence de lecture. […] Il ne s’agit plus de développer la lecture de bons livres, mais d’encourager la lecture comme pratique intrinsèquement bonne en soi1. » Une grande enquête réalisée en 1960 à l’initiative du Syndicat national des éditeurs montre que plus de la moitié des Français adultes interrogés n’ont pas lu de livre dans les trois derniers mois2. En cause : le dévelop‐ pement des médias audiovisuels et l’identification du livre, réduit à sa forme canonique, à l’univers scolaire, qui en éloigne une partie de la population, en particulier d’origine populaire. Des explications qui resserviront beaucoup par la suite. En attendant, l’encouragement à la lecture devient une pré‐ occupation des pouvoirs publics, d’autant qu’aux traditionnels motifs de lire et d’encourager à lire (la lecture comme école de la liberté et condition de la santé démocratique, le livre comme outil d’émancipation de l’individu et de formation du citoyen, il y a toute une littérature là-dessus) s’ajoute l’impératif de l’élévation du niveau de connaissances dont a besoin un pays qui entre de plain-pied dans la modernité et voit gonfler les effectifs scolaires puis universitaires. La France a besoin d’ingé‐ nieurs, de médecins, d’enseignants, de techniciens ; l’idéologie du progrès continu des Trente Glorieuses repose sur le livre, en tout cas sur le savoir dont le livre et ses dérivés paraissent encore, à cette époque, les vecteurs privilégiés. La réponse passe par le développement de la lecture publique (on construit beaucoup de bibliothèques et on en rénove profondément le modèle à partir des années 1960) mais
1. Anne-Marie Bertrand « Un regard sur le partage de la lecture », Bulletin des bibliothèques de France, mars 2014, p. 93. 2. 58 % des Français de plus de 20 ans n’ont pas lu un livre au cours des trois mois précédant l’enquête du Syndicat national des éditeurs de 1960, citée par Martine Poulain « Livres et lecteurs », Histoire des bibliothèques françaises, tome IV, sous la direction de Martine Poulain, Paris, Promodis-Cercle de la librairie, 1992 et reprise par Anne-Marie Bertrand, ibidem.
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aussi par le développement du marché du livre qui connaît un essor régulier jusqu’aux années 1970. Cette décennie voit le retournement, conjoncturel croit-on mais en réalité structurel, de ce marché, la montée des inquiétudes des éditeurs et des libraires devant ce qui commence à apparaître comme un chan‐ gement civilisationnel, ce que Régis Debray, acteur et témoin de ce bouleversement, interprétera, via sa médiologie (qui est la théorisation à chaud, par l’un de ses membres les plus actifs, de la perte de puissance et de prestige du monde lettré), comme le passage de la graphosphère à la vidéosphère, soit la transition entre un monde et un temps dominés par l’écrit et l’imprimé à un monde et à un temps dominés par l’image et l’écran. Les enquêtes sur les pratiques culturelles des Français menées par le ministère de la Culture à partir de 1973 révèlent, livraison après livraison, la progression du mal. Si la moyenne des lecteurs reste stable en France depuis quarante ans, entre 70 et 75 %, le nombre de « gros lecteurs » (au moins deux livres par mois) diminue régulièrement : de 22 % en 1973 à 14 % en 1997 et 11 % en 2008. Comme le note Anne-Marie Bertrand, « les pertes les plus importantes ont lieu dans les couches les plus éduquées, celles qui semblaient former le noyau dur des lec‐ teurs, les étudiants, les CSP+, les classes intellectuelles. Les élites sociales s’éloignent de la culture littéraire, La Princesse de Clèves est moquée, la culture technique valorisée1 ». La dégringolade symbolique et quantitative est particu‐ lièrement spectaculaire chez les jeunes sur qui se focalise l’inquiétude des spécialistes. Les enquêtes qui ciblent plus précisément ce qu’il est convenu d’appeler la « jeunesse » — col‐ légiens, lycéens, étudiants, jeunes adultes — montrent que la lecture de livres vient loin derrière d’autres pratiques cultu‐ relles telles que l’écoute de la musique ou le visionnage d’un film ou d’une série télévisée ; qu’elle est, de plus en plus souvent, identifiée à un devoir scolaire plutôt ennuyeux auquel on tente d’échapper dès qu’on le peut. À la sortie du lycée, un élève sur deux ne lit quasiment plus de livres à titre personnel, que ce
1. Ibidem, p. 94.
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livre relève ou non du domaine de la fiction. Ce qui ne veut pas dire que les jeunes ne lisent plus rien : la lecture des magazines qui parlent de leurs sujets de préoccupation, des bandes dessi‐ nées et surtout des mangas, un usage intensif des blogs et des réseaux sociaux à partir des années 2000, l’utilisation des écrans pour la lecture sont aussi des réalités. Ce qui tend à reculer, c’est la lecture de ce que j’appellerai d’une formule faussement pléonastique le « livre de mots », à la fois comme pratique (lecture silencieuse, effort de concentration et d’imagination) et comme objet (le livre imprimé). Les années 1980 sont la décennie d’une prise de conscience de ce grand bouleversement, dont les prémices, je l’ai dit, étaient repérables et repérées vingt ans plus tôt. C’est le moment où la lutte contre l’illettrisme devient une grande cause nationale, où l’on accélère le développement de l’offre publique de lecture, où la lecture est posée comme socle de toute culture et pierre angu‐ laire de l’ensemble de la politique culturelle. Cette politique, celle des années Mitterrand-Lang, tente de concilier l’ambition de la démocratisation avec la promesse de la démocratie cultu‐ relle, une conciliation des contraires permise par l’augmenta‐ tion du budget de la culture dans des proportions encore jamais vues. La politique du livre et de la lecture publique est emblé‐ matique de ce nouvel élan. Elle bénéficie d’une augmentation d’environ 60 % des crédits sur l’exercice budgétaire 1981-1982 ; ces crédits atteignent 837 millions de francs en 1991, à comparer aux 405 millions votés dix ans plus tôt. Certes, le périmètre s’est étendu et les dotations aussi, de façon mécanique : la Bibliothèque nationale rejoint le ministère de la Culture en 1981. Mais la progression reste significative. Cet argent sert à financer des opérations tous azimuts, dont beaucoup ont été proposées par Bernard Pingaud et JeanClaude Barreau dans leur rapport sur le livre et la lecture remis à Jack Lang en octobre 1981 : opérations de fond, comme la construction des dix-sept bibliothèques centrales de prêt qui manquaient encore ; opérations de communication, comme la « Fureur de lire », manifestation annuelle lancée en 1989 et devenue, de manière plus apaisée, le « Temps du livre » puis « Livre en fête » ; entre les deux, l’augmentation des aides à toute
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la chaîne du livre, des auteurs aux libraires, et une loi, combat‐ tue par la grande distribution et les associations de consomma‐ teurs, établissant en 1981 le prix unique (ou fixe) du livre neuf. Cette loi est votée dès juillet 1981 au nom du pluralisme de la création et de la préservation d’un réseau diversifié de diffusion, qui est une autre façon de penser la démocratisation culturelle1. Ce qui est neuf, à cette époque, c’est la volonté de penser globalement les problèmes du livre et de la lecture publique, grâce au rattachement des bibliothèques au ministère de la Culture, amorcé au milieu des années 1970 avec la création de la Direction du livre et de la lecture et parachevé avec la tutelle de la Bibliothèque nationale en 1981 ; Jack Lang et Jean Gattegno, nouveau directeur du Livre et de la Lecture au sein du ministère de la Culture, affichent leur volonté de travailler en étroite coopération avec les éditeurs qui gèrent de façon paritaire le Centre national du livre autour d’un paradigme commun qui est celui de l’exception culturelle (« le livre n’est pas une marchandise comme une autre »), mais aussi de la défense d’un type de livre et d’éditeur, livre de fond, de recherche et de création littéraire, éditeur de taille petite et moyenne à dominante culturelle. En réalité, et je suis ici les conclusions d’Yves Surel dans sa thèse sur l’État et le livre, cette politique globale sera en partie un échec en raison des différences d’approche entre une logique plutôt économique mais aussi culturelle en faveur de la créa‐ tion, qui est celle que privilégie le Centre national du livre et les éditeurs, et une logique plus sociale qui est celle des biblio‐ thèques, pour qui le livre n’est pas perçu comme un produit mais comme l’instrument d’une pratique culturelle productrice de savoir et de lien social et qui mettent l’accent sur les notions de gratuité, de collectivité, de service public2. L’émiettement de la lecture publique, accentuée par les lois de décentralisation
1. Voir Le Prix du livre, La loi Lang 1981-2006, Paris, IMEC-Comité d'histoire du ministère de la Culture, 2006. 2. Yves Surel L'État et le Livre, Les politiques publiques du livre en France (1957-1995), Paris, L’Harmattan, 1997, p. 322.
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des années 1980, n’aida pas non plus à construire une politique cohérente du livre et de la lecture publique. Quoi qu’il en soit, tous les aspects de la politique culturelle nouvelle sont présents dans le secteur du livre et de la lec‐ ture dans ces années 1980-1990 : augmentation considérable des moyens ; rapport d’experts ; construction de grands équipe‐ ments parisiens et d’autres, de moindre ampleur, en province ; aide à la création et à la diffusion ; régulation par la loi. Ajoutonsy un dernier élément, avec le soutien apporté par le minis‐ tère aux littératures « nouvelles », « alternatives », « jeunes », « populaires » (on trouve ces différents vocables dans les docu‐ ments officiels) : c’est le cas, en particulier, de la bande dessinée, dont la reconnaissance par l’État comme pratique culturelle légitime commence par la création de l’atelier-école de bande dessinée à Angoulême (1983), se poursuit avec celle du Centre national de la bande dessinée et de l’image (1990) et s’achève avec le Musée de la bande dessinée (1991), intégré aujourd’hui à une Cité nationale de la bande dessinée et de l’image. Ce phénomène de reconnaissance symbolique par l’État culturel, qui vient lui-même achever un processus de légitima‐ tion et d’artification d’un domaine longtemps considéré comme para, infra ou sous-littéraire, s’inscrit dans un mouvement plus large d’ouverture culturelle, de prise en compte de nouvelles formes d’expression qui n’avaient jusqu’alors pas droit de cité. On peut évidemment — et l’on ne s’en est pas privé — railler ce « tout culturel » ou dénoncer les dérives induites par la « confusion culturelle ». On pourrait aussi, de façon moins polémique et plus pertinente, montrer combien la démocratie culturelle a été perçue et utilisée comme un moyen de pallier les échecs patents de la démocratisation entendue comme élargis‐ sement social des publics pratiquant les formes et fréquentant les institutions de la culture savante. Que l’on maintienne cet impératif ou que l’on en questionne le bien-fondé au nom du relativisme culturel, le constat demeure en tout cas : cet activisme et cet intervention‐ nisme n’ont que ralenti mais pas stoppé le déclin tendanciel de la lecture des « livres-mots » comme pratique culturelle, relati‐ visée et même « ringardisée » — selon le mot d’Olivier
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Donnat — par l’essor et la reconnaissance d’autres pratiques. L’écart s’est accru entre les appels répétés à lire, les injonctions des prescripteurs où perce l’angoisse de la décivilisation et du déclassement, et l’efficacité de ces appels, qui rencontrent une indifférence croissante parmi ceux qu’ils sont censés convaincre des bienfaits irremplaçables de la lecture. Comme l’écrit en 1994 Olivier Donnat, maître d’œuvre des enquêtes sur les pratiques culturelles des Français entre 1989 et 2008, le livre « est devenu pour beaucoup emblématique d’un monde révolu, celui qui a précédé la généralisation des nouvelles technologies et la diffusion des valeurs de rapidité, de convivialité et d’hédo‐ nisme qui leur sont liées1 ». D’où l’impression de décalage, de déphasage entre les propo‐ sitions d’un rapport comme celui de Sophie Barluet, Pour que vive la politique du livre (2010), et la réalité des pratiques qui était celle de ce moment et qui s’est encore accentuée depuis. On y lit que « pour augmenter le nombre de livres lus chaque année par les jeunes, enfants et adolescents, il s’agit de : – assurer la présence du livre dans les activités proposées dans les centres de loisirs et les centres aérés (hors temps sco‐ laire) ; – favoriser l’identification de la bibliothèque comme lieu d’accès au savoir et à la culture par les jeunes ; – augmenter la part de la fréquentation des jeunes en biblio‐ thèque ». À quoi s’ajoute l’appel à renforcer le lien avec associations et travailleurs sociaux qui sont en contact avec les populations que l’on voudrait atteindre. La bibliothèque apparaît dans ce texte comme dans bien d’autres comme le centre névralgique de toute politique de développement de la lecture et de démocra‐ tisation du livre2, au risque d’être aussi le lieu de convergence des déceptions, comme je vais maintenant tenter de le montrer.
1. Cité par Anne-Marie Bertrand, op. cit., p. 96. 2. Voir la Charte des bibliothèques adoptée par le Conseil supérieur des biblio‐ thèques en 1991 : « La bibliothèque est un service public nécessaire à l'exercice de la démocratie. Elle doit assurer l'égalité d'accès à la lecture et aux sources
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POLITIQUE DE LA LECTURE PUBLIQUE : LA BIBLIOTHÈQUE AU CENTRE DE TOUTES LES ATTENTES Dans le manifeste de l’UNESCO sur la bibliothèque publique, qui date de 1994 et fait toujours figure de texte sacré que doit connaître par cœur tout bibliothécaire qui se respecte, un lien étroit est établi entre démocratie, éducation et bibliothèque publique. Projet démocratique et éducatif, la bibliothèque publique apparaît relativement tard en France, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à la confluence du modèle de la bibliothèque savante (dominé par la fonction patrimo‐ niale mais aussi d’étude et de recherche) et celui de la biblio‐ thèque populaire, né dans le giron des associations et partagé lui-même entre des courants militants et des courants philan‐ thropiques. C’est de la bibliothèque publique que je parlerai ici, laissant dans l’ombre d’autres acteurs essentiels des politiques publiques en faveur de la lecture, au premier rang desquels, naturellement, le ministère de l’Éducation nationale et son réseau très dense de bibliothèques scolaires. Je ne vais pas retracer l’histoire de la bibliothèque publique mais rappeler simplement que, dans les années 1960 encore, la France accuse dans ce domaine un retard sur d’autres pays développés, majoritairement situés en Europe du Nord (en par‐ ticulier la Grande-Bretagne). « En matière de lecture publique, tout est à faire ! » s’exclame Georges Pompidou avec quelque exagération en 1966 dans Le Figaro littéraire. « À l’instar de l’instruction au xixe siècle, la lecture doit être reconnue comme un véritable service public. C’est aux bibliothèques qu’il appar‐ tient d’assurer ce service », estime pour sa part le rapporteur de la commission Bibliothèques et lecture publique du VIe Plan en 1970. D’où une politique de rattrapage, à partir de ces années 1960, qui s’accélère dans les années 1980 grâce à un budget
documentaires pour permettre l'indépendance intellectuelle de chaque individu et contribuer au progrès de la société. »
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plus abondant. Entre-temps, les bibliothèques sont passées de l’Éducation nationale à la Culture, ce qui détache celles-ci d’une préoccupation étroitement éducative pour en faire des outils de développement culturel. Une politique globale, je l’ai dit, est définie qui tente de rapprocher politiques du livre et de la lecture publique sous l’égide de la nouvelle Direction du livre et de la lecture. Une politique de l’offre qui associe les collectivités territoriales. On construit donc beaucoup, dans une logique de démocratisation et de modernisation mais aussi d’aménagement culturel du territoire, d’équipements, souvent imposants, en comptant sur l’augmentation du nombre de mètres carrés, de personnels spécialisés et de livres sur les rayonnages pour convertir à la culture du livre ceux qui y sont encore réfractaires. Le réseau des bibliothèques centrales de prêt est complété, décentralisé à partir de 1986 (bibliothèques départementales), et beaucoup de municipalités agrandissent ou se dotent de bibliothèques ou plutôt de médiathèques, un terme qui se répand à cette époque. Car, parallèlement à cette expansion quantitative, s’est opé‐ rée une sorte de révolution conceptuelle. D’abord, c’est la fin de la lecture encadrée, surveillée, la fin de l’infantilisation des lecteurs, qui peuvent désormais faire en toute autonomie leur choix parmi l’offre proposée en libre accès. On pourrait dire de manière quelque peu schématique que, dans le domaine de la lecture publique, on est passé du catholicisme au protes‐ tantisme, ce dont pas mal de clercs-bibliothécaires ont eu du mal à se remettre, mais sans doute était-ce le prix à payer pour que leurs églises ne se vident pas de tous leurs fidèles. Ensuite, la diversification de cette offre : plus seulement des livres, sérieux, mais aussi des romans (cela, dès les années 1950-1960), puis plus seulement des romans littéraires mais aussi des romans de genre (policier, fantastique, SF…), puis plus seulement des romans mais des bandes dessinées, des journaux, des magazines, plus seulement des imprimés mais des disques et des films, films documentaires puis de fiction… Les médiathèques participent de cette ouverture du compas culturel qui caractérise les années 1980-1990 et qui était déjà en germe depuis deux décennies, comme le montre l’exemple de la
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Bibliothèque publique d’information (le mot « information » est en soi significatif d’une conception nouvelle du rôle de la biblio‐ thèque), pionnière et révolutionnaire comme l’ensemble du Centre Pompidou qui l’abrite, radicale dans ses choix d’une offre en libre-accès intégral, sans réserves ni magasins, constamment renouvelée et diversifiée. L’autre modèle, l’anti-modèle de la BPI, c’est la Bibliothèque nationale. Bibliothèque patrimoniale, d’étude et de recherche, fréquentée par des chercheurs, qui attendent à leur place, dans un silence de cathédrale, des livres qu’ils ont repérés sur des catalogues (je parle de l’ancienne BN, dans la nouvelle il faut aller chercher soi-même ses livres en « banque de salle » et les livres en libre-accès sont davantage présents ainsi que les mul‐ tiples supports alternatifs, notamment électroniques, du livre imprimé)… Placée au sommet de la hiérarchie des bibliothèque, la BN gouverne l’imaginaire de bon nombre de bibliothécaires, formés dans cet ethos qui veut que la collection soit tout et l’usager… peu de chose. On conçoit donc que la grande mutation opérée dans ces années 1970 à 1980 plaçant les goûts, les préférences, les demandes des usagers au cœur des politiques d’acquisition des bibliothèques publiques ait été parfois mal vécue par certains, et continue d’en interroger beaucoup. Un équilibre est à trou‐ ver, toujours instable, entre production éditoriale, demande des lecteurs et culture propre aux professionnels du livre. Le retour en faveur récent du terme « bibliothèque » au détriment de « médiathèque » signale ce malaise et cette nostalgie, me semble-t-il. L’équilibre entre prescription et réponse à la demande est d’autant plus instable qu’il s’établit sous la contrainte des chiffres de fréquentation, qui traduisent le double impératif, peut-être contradictoire, de démocratisation de la culture et singulièrement des lettres, et d’expansion de la lecture publique. Des chiffres qui apparaissent eux-mêmes quelque peu contradic‐ toires, comme le sont les interprétations qu’on peut en faire. D’un côté, un indéniable succès de cette politique de l’offre. En vingt-cinq ans, le nombre d’emprunts de livres dans les bibliothèques municipales a plus que triplé, note Hervé
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Gaymard dans le rapport qu’il rend en 2009 à Christine Albanel, ministre de la Culture et de la Communication ; le livre reste le support le plus souvent emprunté ou consulté, loin devant les autres, selon les chiffres tirés cette fois d’une enquête du CREDOC citée par Sophie Barluet dans son rapport daté de 2010. Une enquête qui indique également que la bibliothèque est le deuxième équipement culturel le plus fréquenté par les Français, derrière le cinéma, et devant le musée : 43 % des sondés déclarent avoir fréquenté une bibliothèque au cours des douze derniers mois. C’est plus qu’en 1989 (23 %) et qu’en 1997 (31 %), de bons chiffres qui sont expliqués par la multiplication des équipements, par la diversification des collections et l’amé‐ lioration des services, ainsi que par l’augmentation des effectifs scolaires et universitaires. Mais d’autres chiffres, dans d’autres enquêtes, amènent à tempérer ce triomphalisme. Ceux des enquêtes sur les pratiques culturelles des Français, déjà citées, qui indiquent — j’utilise la dernière en date, celle de 20081 — que 28 % des Français ont fréquenté une bibliothèque au cours des douze derniers mois, en recul de trois points par rapport à l’enquête de 1997, plus marqué chez les jeunes hommes, diplômés de l’enseignement supérieur et les habitants de la région parisienne, ce qui incite Olivier Donnat à rapprocher ce recul du phénomène de diffu‐ sion de l’internet dans les foyers, « dans la mesure où ces diffé‐ rentes catégories de population figurent parmi celles qui comptent le plus d’internautes2 ». Au-delà de ces chiffres très différents de ceux du CREDOC (ce qui interroge sur la fiabilité des données statistiques ou sur la méthode utilisée pour les obtenir), au-delà, aussi, du constat, assez attendu, que le tassement de la fréquentation de la bibliothèque correspond, avec un décalage dû aux usages étudiants de la bibliothèque, au recul de la lecture de livresmots comme pratique culturelle parmi les classes sociales
1. Une autre enquête a été réalisée entre-temps (2018). 2. Olivier Donnat (dir.), Les Pratiques culturelles des Français à l'ère numérique, Enquête 2008, Paris, La Découverte-ministère de la Culture et de la Communica‐ tion, 2009.
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moyennes ou supérieures, ce qui pose réellement question ici, par rapport à l’objectif de la démocratisation culturelle, c’est le non-élargissement des publics fréquentant la bibliothèque ou la médiathèque, le nom importe peu ici. Contrairement aux espérances des années 1970 et 1980, l’augmentation de l’offre par la construction des équipements culturels ne s’est pas traduite mécaniquement par la diversification sociale des publics mais plutôt par l’intensification des pratiques de ceux qui fréquentaient déjà ces équipements — un constat qui vaut non seulement pour les bibliothèques mais pour toutes les insti‐ tutions assimilées à la culture consacrée, savante ou légitime, les travaux de Pierre Bourdieu sur le public des musées l’attestant dès 1964. Bien plus, plusieurs enquêtes et études ont montré l’écart grandissant qui semble séparer toute une partie de la popula‐ tion — jeune, peu diplômée voire en situation d’échec scolaire, issue des classes populaires, habitant à la périphérie des grandes villes — de la bibliothèque, une désaffection pouvant se traduire par des attitudes allant de l’indifférence à l’hostilité déclarée, et dans certains cas extrêmes jusqu’à des actes de vio‐ lence envers le lieu ou ceux qui le fréquentent. Denis Mercklen, qui a cherché à comprendre pourquoi l’on incendiait des biblio‐ thèques dans certains quartiers de France, montre la com‐ plexité des causalités socio-culturelles. « Son enquête indique que dans certains espaces sociaux relégués qui font l’objet de projets de rénovation urbaine comprenant l’ouverture d’une bibliothèque-médiathèque, le nouvel établissement qui s’ins‐ talle n’est pas perçu comme une offrande généreuse, l’occasion de pacifier un territoire ou d’atténuer des inégalités culturelles, mais, à l’inverse, comme un affront, une marque supplémen‐ taire de pouvoir et de sujétion1 », le symbole d’un pouvoir tout à la fois politique et culturel perçu comme injuste et illégitime. Et d’en appeler à faire en sorte que les bibliothèques deviennent
1. Christophe Evans, « Aux abonnés absents en bibliothèque ? », Bulletin des bibliothèques de France, mars 2014, p. 115 et Denis Mercklen, Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ?, Lyon, Presses de l'Enssib, 2013.
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ou redeviennent de « véritables institutions de la culture popu‐ laire ». De quelle façon ? Comment les bibliothèques peuvent-elles renouveler leur image d’institutions vouées à la défense d’une culture élitiste, poussiéreuse, intimidante, scolaire, qui laisse à la porte ceux qui n’ont pas les codes culturels au sens large (c’est-à-dire aussi comportementaux) pour s’y sentir à l’aise ? Jusqu’à quel point une telle transformation est-elle possible, jusqu’à quel point est-elle souhaitable ? J’évoquerai rapidement quelques pistes, qui n’ont rien d’originales parce que toutes ont déjà été mises en œuvre ou suggérées par divers acteurs et observateurs du champ de la lecture publique. La politique d’animation et d’action culturelle, tout d’abord, qui s’est beaucoup développée à partir des années 1980, trans‐ formant les bibliothèques publiques en acteurs de la vie cultu‐ relle locale, au risque d’évincer (en termes de temps et d’espace) les missions traditionnelles de la bibliothèque et de tomber dans les travers de l’événementiel culturel. Le développement de la lecture publique dans d’autres lieux que la bibliothèque, ensuite, avec le soutien à la création de bibliothèques dans des lieux clos, à destination des publics dits empêchés (hôpitaux, prisons) ou dans tous les lieux qui accueillent des publics spécifiques (crèches, écoles, associations d’insertion, foyers de personnes âgées…) ; ou, pour rester dans le cadre de la bibliothèque classique, l’accent mis dorénavant sur les équipements de proximité, moins imposants, travaillant en réseau, à partir du constat que les taux de fréquentation baissent quand on dépasse un certain seuil en termes de taille, de nombre de livres disponibles, etc. Moins de livres pour plus de lecture, pourrait-on dire en forme de paradoxe. Mais cette logique se heurte aux souhaits des édiles de se doter d’équipements prestigieux autant qu’à la propension naturelle des bibliothécaires à développer des fonds encyclopédiques, à privilégier la collection sur l’usager. La mise au centre de l’usager, précisément (et des usages de l’usager, pourrait-on dire, y compris lorsqu’ils sont impré‐ vus par l’institution) est une autre piste très en faveur dans la réflexion actuelle sur les bibliothèques, encouragée par les
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techniques de connaissance des publics développées par les sciences sociales. Non seulement en privilégiant, dans les acqui‐ sitions, les livres qui ont la faveur du public mais en créant tout un environnement qui réponde aux divers besoins exprimés par ce même public (ou ces publics devrait-on dire, tant les études à la fois constatent et créent de la différenciation). Il ne faudrait plus chercher à éduquer ceux qui fréquentent la bibliothèque mais leur donner les moyens de s’instruire, de se divertir, de s’informer sur le monde, de développer des compé‐ tences professionnelles dans une démarche d’auto-formation ; les fonctions d’information, de documentation, d’étude, de dis‐ traction et de loisirs devraient primer l’éducation et la conser‐ vation. Plus encore, la bibliothèque, à lire certains spécialistes, devrait devenir une sorte de « maison de la culture » multi‐ fonctionnelle — ce qu’elle est déjà, du reste, très largement, dans nombre de villes petites et moyennes. Le thème de la bibliothèque comme « tiers lieu » ou « troisième lieu », venu des États-Unis, a fait florès dans les années 2010, désignant la possibilité de transformer la bibliothèque en lieu de vie, maison des services publics diversifiés dans lequel l’emprunt de livres ne serait plus qu’une mission parmi d’autres. La proposition présente dans les rapports Gaymard et Bar‐ luet comme dans un certain nombre de programmes des can‐ didats à la dernière présidentielle — en particulier Emmanuel Macron — d’une plus grande amplitude dans les horaires d’ouverture des bibliothèques, le soir, le dimanche, va dans le même sens de l’appropriation ou de la réappropriation de ces lieux par la population qui s’en tient pour le moment à distance. L’accent mis sur la fonction de socialisation de ces lieux, ou encore sur leur transformation en lieu-ressource, comme le suggère François Bon dans Après le livre (titre significatif), avec internet en majesté, va dans le même sens1.
1. François Bon, Après le livre, Paris, Le Seuil, 2011.
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Ce sens pose une série de questions, qui agitent le milieu de la lecture publique depuis quelques années : – Une bibliothèque qui ne place plus le livre — dans sa forme canonique — au centre de ses collections ni la lecture au centre de ses missions est-elle encore une bibliothèque ? – Répondre seulement ou principalement à la demande sociale n’aligne-t-il pas la bibliothèque sur le marché ? – La mission d’un tel lieu n’est-elle pas plutôt d’offrir un môle de résistance aux modes, aux engouements pas toujours justifiés sur le plan de la qualité des biens culturels consom‐ més ? – Cette mission n’est-elle pas justement d’échapper, dans une certaine mesure, à la notion même de consommation cultu‐ relle ? – Peut-on se contenter de répondre à la demande explicite mais formatée d’usagers-clients, sans plus se soucier de ménager la possibilité d’une surprise, d’une découverte, d’une rencontre inattendue ? – « Faut-il accepter la loi du divertissement ou assumer une fonction éducative, résister ? Aucune position n’est confor‐ table : l’une parce que nous sentons s’effriter les dernières légitimités culturelles, scientifiques, de la profession, l’autre parce qu’elle peut aboutir à une mentalité de forteresse assiégée1. » En d’autres termes, la bibliothèque en régime de démocra‐ tisation par le marché doit-elle abdiquer toute ambition en matière de démocratisation culturelle ? Puisque j’ai parlé de marché, je voudrais, dans une troisième et dernière partie, délaisser la question de la lecture publique pour m’intéresser à la politique du livre, dans la mesure où elle s’est souciée de réguler le marché, et voir de quelle manière elle a pu entrer en résonance avec l’impératif ou l’objectif de démocratisation culturelle.
1. Thierry Ermakoff, « Le rôle social des bibliothèques » dans Quel modèle de bibliothèque ? coordonné par Anne-Marie Bertrand à Lyon aux Presses de l'Ens‐ sib, 2008, p. 73.
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LA POLITIQUE DU LIVRE : LA DÉMOCRATISATION PAR LE MARCHÉ OU CONTRE LE MARCHÉ ? Il me semble difficile de soutenir que la démocratisation du livre, de la lecture ou des lettres a de tout temps été la préoccu‐ pation première des milieux de l’édition ou de l’organisme mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour défendre leurs intérêts ainsi que ceux des écrivains, la Caisse puis le Centre national des lettres. L’aide aux éditeurs et aux écrivains, avec sa logique mi-économique mi-culturelle, consti‐ tua longtemps — et demeure — l’essentiel de son action. Tandis que le CNL est rattaché au nouveau ministère des Affaires cultu‐ relles en 1959, une Direction des bibliothèques et de la lecture publique créée en 1945 au ministère de l’Éducation nationale mène sa propre politique (tiraillée, j’y ai fait allusion, entre primat du patrimoine et développement de la lecture publique) et la réunion des deux mondes ne se fera qu’à partir du milieu des années 1970 avec la création de la DLL et le rattachement des bibliothèques à la Culture, avec toutes les limites que j’ai dites concernant cette fameuse « politique globale » du livre et de la lecture publique. Ce n’est pas dire que le CNL et l’édition aient été complète‐ ment fermés aux problématiques de la lecture publique, ne serait-ce qu’à travers le financement des commandes des biblio‐ thèques et de certains établissements culturels par le biais des crédits d’achat qui font partie des missions du CNL. Mais cette forme d’intervention a toujours fait grincer les dents parmi les éditeurs qui estiment que ce n’est pas le rôle du CNL que d’aider les bibliothèques. Les difficultés à mettre en place le prêt payant est aussi symptomatique des tensions existant entre ces deux univers du livre et de la lecture publique. Une polémique mit bien en lumière l’affrontement de ces logiques et ce fut, presque involontairement, le ministère de la Culture qui la déclencha. En 1978, Augustin Girard, alors direc‐ teur du Service des études et recherches du ministère (ancêtre du DEPS), publia un article dans la revue de prospective Futu‐ ribles, dans lequel il écrivit notamment que « le progrès de la démocratisation et de la décentralisation est en train de se
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réaliser avec beaucoup plus d’ampleur par les produits indus‐ triels accessibles sur le marché qu’avec les “produits” subven‐ tionnés par la puissance publique », précisant même que « d’ores et déjà le prêt d’un livre en bibliothèque coûte plus cher que le livre lui-même1 ». Cet article, et cette phrase en particu‐ lier, suscitèrent questions et protestations parmi la gent cultu‐ relle et politique, heurtant tous ceux qui tenaient à une démarcation stricte entre les nobles « œuvres de l’esprit » et les ignobles « produits industriels2 ». Que voulait dire Augustin Girard ? Que le développement du marché de l’édition, avec en particulier le livre de poche, rendait le livre plus accessible que la construction coûteuse d’équipements culturels qui n’étaient, on le savait déjà, fréquen‐ tés que par une fraction de la population, la plus dotée en capital culturel sinon économique. La réhabilitation des industries culturelles se doublait d’une mise en accusation de la politique de l’offre culturelle créant ce que Girard appelait un élitisme paradoxal. Deux bonnes (ou mauvaises) raisons de lui passer un savon, ce qui ne manqua pas d’être fait par ses supérieurs hiérarchiques, qui le prièrent de revenir vers une conception plus saine de la culture et de la politique qui s’en occupe. Le ton changea quelques années plus tard avec l’arrivée de la gauche au pouvoir et le discours très offensif de Jack Lang sur le front culturel. Ce fut le temps de la reconnaissance de la part économique du secteur culturel, de l’enrôlement des industries culturelles dans le grand combat pour l’indépendance et l’iden‐ tité culturelles (dont on oublie, mais Vincent Martigny l’a rap‐ pelé dans un livre récent, qu’elle fut d’abord un thème mis sur l’agenda politique par la gauche avant d’être récupéré par la droite voire l’extrême-droite3). « Économie et culture, même
1. Augustin Girard, « Industries culturelles », Futuribles, n° 17, septembreoctobre 1978. 2. Voir Le Fil de l'esprit, Augustin Girard, un parcours entre recherche et action, Paris, Comité d'histoire du ministère de la Culture-La Documentation française, 2011. 3. Vincent Martigny, Dire la France, Culture(s) et identité nationale, 1981-1995, Paris, Presses de Sciences po, 2016.
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combat » proclama Lang à Mexico en 1982 en détournant un slogan soixante-huitard. Certes, les biens culturels ne sont pas des marchandises comme les autres en raison des valeurs, idées, représentations du monde qu’ils véhiculent et ils doivent de ce fait échapper à la seule confrontation de l’offre et de la demande, mais ils sont néanmoins, pour la plupart d’entre eux, des mar‐ chandises et les acteurs du monde culturel non plus que l’État ne pouvaient plus feindre de l’ignorer. Le livre, avec le cinéma, fut le secteur où cette double recon‐ naissance, de la part économique du produit mais aussi de sa dimension culturelle, fut poussée le plus loin et donna lieu le plus tôt à des dispositions de grande portée. Je pense bien sûr ici à la loi du 10 août 1981 instaurant le prix unique du livre. Je ne vais pas revenir sur la genèse de cette loi ni sur ses dévelop‐ pements ultérieurs1 mais seulement sur ses implications pour le sujet qui nous préoccupe ici, c’est-à-dire la démocratisation du livre, des lettres et de la lecture. À première vue, ces implications étaient négatives. En empê‐ chant le discount, c’est-à-dire les rabais de l’ordre de 20 à 30 % sur le prix éditeur consentis par les grandes surfaces spéciali‐ sées ou généralistes qui s’étaient beaucoup développées, on l’a dit, depuis les années 1960, la loi maintenait le livre à un prix élevé et donc moins accessible aux couches populaires. C’est cet argument que mirent en avant la Fnac comme les centres Leclerc pour mener le combat contre la loi et c’est un argument auquel étaient sensibles bon nombre de consommateurs qui étaient aussi des électeurs de gauche, bon nombre d’élus socia‐ listes qui étaient aussi des clients de la Fnac, et jusqu’à certains membres du gouvernement qui craignaient l’effet inflationniste de cette mesure. Tout en niant cet effet, Jack Lang et ses services déplacèrent la bataille sur un autre terrain : celui de la création. Cette loi devait avoir pour effet de sauvegarder le réseau des librai‐ ries indépendantes et donc, indirectement, le secteur de l’édi‐ tion dont la production de livres s’adressant à un public plus
1. Voir Le Prix du livre, La loi Lang, 1981-2006, op. cit.
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restreint et plus exigeant dépendait de ce réseau. Loi d’écologie politique, comme l’appela plus tard Jack Lang, la loi sur le prix unique avait pour but de préserver une diversité de l’offre com‐ merciale menacée par la logique du best-seller ou de ce que les économistes appellent les livres à rotation rapide. On peut donc dire qu’à une conception de la démocratisation culturelle — par le prix d’achat le plus bas — s’opposait une autre conception de la démocratisation — par la possibilité préservée de mettre à disposition des livres plus difficiles, privilégiant la recherche ou la création originale. À quoi s’ajoutait la dimension géogra‐ phique de cette démocratisation, avec le souci de maintenir un maillage des librairies sur le territoire permettant à chacun, où qu’il habite, de se procurer facilement les livres de son choix. Les aides actuellement accordées par le CNL aux librairies dites indépendantes (prêts à taux zéro, subventions, fonds d’avance à la trésorerie) s’inscrivent dans la même logique. Cet objectif a été atteint, si j’en crois les bilans qui se sont suc‐ cédé depuis que cette loi a été votée, voici près de quarante ans, attestant d’un consensus qui s’est peu à peu construit autour de cette loi. Ainsi le rapport Gaymard de 2009 constate que « son objectif principal, permettre l’égalité d’accès des citoyens au livre, a été satisfait. Elle a permis de maintenir un réseau de diffusion et de distribution des livres diversifié sur l’ensemble du territoire, avec un réseau de plus de 3 500 librairies indé‐ pendantes, sans être un obstacle à la montée en puissance de nouveaux acteurs (grandes surfaces culturelles spécialisées et alimentaires, clubs de livres, ventes par internet), alors même que le prêt de livres dans les bibliothèques triplait dans la période. Elle a permis la vitalité et la diversité de l’édition, avec notamment la création de nouvelles entreprises innovantes et réactives, indispensables au paysage éditorial français. Le marché du livre a progressé en moyenne de 3 % par an, le nombre d’exemplaires vendus a progressé de 50 % entre 1986 et 2007, 595 000 titres sont aujourd’hui disponibles ». Entre-temps, la loi s’est étendue au livre numérique en 2011, dont je ne parlerai pas, sinon pour dire que, comme tout nou‐ veau support, il peut permettre de susciter l’acte de lecture et donc encourager sa démocratisation — mais c’est là, pour
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l’essentiel, une affaire qui se joue au niveau de l’extension d’un marché pour l’heure relativement restreint, surtout si on le compare à d’autres industries culturelles qui ont, elles, assez largement fait leur mue numérique, je pense au film et surtout au disque. J’arrête donc ici et me contenterai, en guise de conclusion, de rappeler les principaux points qui ressortent de cette brève réflexion sur un problème bien vaste : le passage tendanciel d’une inquiétude sur l’effet des mauvaises lectures à l’inquié‐ tude sur l’effet de l’absence de lecture, inquiétude voire angoisse civilisationnelles qui sont celles de gens qui ne font pas forcé‐ ment partie des élites sociales et/ou culturelles, mais pour qui le livre et singulièrement le livre littéraire demeurent la base de la formation de l’honnête homme et du bon citoyen ; le rôle central dévolu à la bibliothèque dans le maintien du livre et de la lecture au milieu du torrent audiovisuel et numérique ; le pessimisme ambiant, nourri par la socio-économie de la culture, par les études recourant aux sciences sociales qui montrent l’indifférence persistante d’une partie des classes populaires à l’égard du livre et de la pratique de la lecture sous leur forme classique mais aussi la désertion croissante d’une partie des classes moyennes et supérieures qui s’adonnent à d’autres pra‐ tiques culturelles, en particulier audiovisuelles au sens large ; l’échec relatif des politiques du livre à enrayer ces tendances. Inutile de préciser qu’en tant que lettré, je partage en partie ces inquiétudes quant à la démocratisation du livre, de la lecture et des lettres ; après tout, je passe désormais plus de temps à regarder des séries télévisées qu’à lire des romans.
17 LITTÉRATURE ET VALEURS DÉMOCRATIQUES
William Marx
La démocratisation des lettres ne se mesure pas seulement à la plus ou moins grande extension du lectorat, c’est-à-dire à l’échelle de la diffusion et de la réception. Il convient égale‐ ment de prendre en compte les émetteurs, dans le cadre d’un processus de démocratisation du discours littéraire lui-même, une volonté des écrivains de se mesurer aux exigences démocra‐ tiques, d’assumer ou au contraire rejeter les valeurs du régime républicain sous lequel la France vit de manière à peu près continue depuis 1870. La démocratisation des lettres s’est en effet accompagnée au cours des deux derniers siècles de ce qu’on pourrait appeler une littérarisation de la démocratie, à savoir une thématisation consciente des idéaux et des valeurs démocratiques. Or cette littérarisation entraîne des difficultés de deux ordres principa‐ lement. D’une part, le ralliement de l’institution littéraire à la démocratie, ralliement qui ne va pas nécessairement de soi, implique peut-être, par la nature de la fonction littéraire, que soit donnée aux valeurs démocratiques une certaine inflexion qui les accommode aux soucis des écrivains. D’autre part, et corrélativement, cette accommodation elle-même, sinon cette récupération, des idéaux démocratiques par l’institution litté‐ raire suscite des résistances, ne serait-ce que parce que l’idéal démocratique constitue par définition un bien commun et un enjeu de débat.
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On voudrait ici proposer quatre exemples ou quatre moments de ce débat difficile entre littérature et démocratie, qui seront ordonnés de façon régressive chronologiquement, du plus proche de l’actualité au plus lointain : la prise de position de Christine Angot contre François Fillon pendant l’élection présidentielle de 2017 ; la polémique lancée par Nicolas Sarkozy sur La Princesse de Clèves à partir de 2006 ; la réflexion critique menée par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron sur l’ensei‐ gnement scolaire de la littérature ; et, enfin, les attaques de Gustave Flaubert et Émile Zola contre la classe politique. Ces moments sont, on le voit, relativement hétéroclites. Aussi ne faut-il ici prétendre à nulle généalogie : les échos qui s’enten‐ dront d’un moment à l’autre seront le plus souvent trompeurs, mais ils feront, on l’espère, penser.
CHRISTINE ANGOT ET FRANÇOIS FILLON La présente réflexion est partie d’un moment de sidération télévisuelle. On dit communément que le temps de la politique n’est pas propice à la littérature : les périodes électorales ne seraient pas favorables au commerce de la librairie. Le fait est pourtant que les élections présidentielles de 2017 réservèrent à l’institution littéraire une place inattendue. Le 23 mars 2017, lors d’une émission politique, la chaîne de télévision publique France 2 mit face à face l’écrivain Christine Angot et l’ancien Premier ministre François Fillon, candidat à l’élection prési‐ dentielle, compromis par la presse dans un certain nombre d’affaires financières et récemment mis en examen par la jus‐ tice. Voici quelques extraits de ce débat très vif : Christine Angot : Si vous êtes élu, on aura un président en qui une large partie de la population n’aura pas confiance. Celui qui a une contravention se demandera pourquoi il doit aller absolu‐ ment au tribunal de police. […] Mais pour que vous compreniez ce qui nous choque, je vais prendre un tout petit exemple, person‐ nel, mais chacun en a dans sa propre vie. […] Vous dites : « C’est légal ». Pourquoi les gens ont un sentiment d’injustice, alors ? […] On fera avec. Je ne dis pas que c’est bon, mais on fera avec.
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Si vous vous étiez retiré, dans l’hypothèse d’un deuxième tour Les Républicains-Le Pen, on aurait voté pour Les Républicains au deuxième tour, sans problème, sans se sentir complice de quoi que ce soit. On a besoin de pouvoir s’identifier à celui pour qui on va voter, de sentir que même de loin il comprend ce qu’on ressent, et de l’approuver. […] On ne comprend pas pourquoi vous ne vous êtes pas retiré. François Fillon : Madame, de quel droit vous me condamnez ? […] Angot : Je ne vous condamne pas. Je vous dis ce que je ressens, je vous dis ce que je ressens. On est des millions à ressentir ça. […] Fillon : Moi, je vous dis une chose : on est dans un pays de droit. […] Angot : Le coup de Bérégovoy, ça choque les gens. […] Écoutez, en tout cas, moi, ce que je peux vous dire, c’est que moi, je suis à l’intérieur de l’écran. Mais je peux vous dire que de l’autre côté de l’écran, voyez, les gens, ils sont dans le même état que moi. Ça, il faut que vous le sachiez. […] Fillon : On verra, Madame, on verra ce que diront les Français au moment de l’élection, parce que c’est là que les choses vont se passer. Angot : On verra, on verra… […] Fillon : On est tous les deux, ici, à être mis en examen. Angot : Absolument, mais moi, c’est parce que je dis la vérité quand j’écris, figurez-vous ! […] C’est déjà tellement difficile de parler, tellement difficile. Vous savez, c’est pour ça, c’est à ça que ça sert, la littérature, parce qu’on ne peut pas parler avec des gens comme vous. […] Vous savez pourquoi ils m’ont fait venir ? [Elle désigne le journaliste qui anime l’émission.] Ils m’ont fait venir parce que ce que je viens de vous dire, eux, ils ne peuvent pas le dire1.
Christine Angot accuse au nom des « gens », de ceux qui sont « de l’autre côté de l’écran » : elle dit « on », prend des exemples personnels, propose de petites fictions empathiques
1. Christine Angot et François Fillon, L’Émission politique, France 2, 23 mars 2017, https://youtu.be/vWGlb0BgtiU [consulté le 29 juin 2021].
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qui généralisent son propos (« celui qui a une contravention, etc. »), confie à la littérature le soin d’écrire « la vérité », tandis que ni les hommes politiques ni les journalistes ne sont suppo‐ sés capables de la dire. François Fillon répond au nom des institutions et du peuple : c’est le « droit » qui doit prévaloir au cours de l’enquête et du procès, le peuple dans sa définition poli‐ tique (« les Français » et non pas « les gens ») qui doit juger par le truchement de l’élection. Au-delà de l’affrontement personnel, au-delà de l’anecdote des affaires où est impliqué Fillon, c’est une autre scène qui se rejoue, quasi mythique : le heurt de deux légitimités, celle de l’écrivain, celle de l’élu. De quelle autorité chacun peut-il se prévaloir ? Est-ce la littérature qui s’affronte à la démocratie ? Non pas. Plutôt deux conceptions de la démocratie. L’une, institutionnelle et formelle, est représentée par Fillon — sans préjuger de la sincérité de son argument, qui relève plutôt en l’espèce d’une tactique de défense préméditée — : c’est l’élection qui donne la légitimité. L’autre conception, spontanée et positive plutôt que théorique, est défendue par Angot : la démocratie excéde‐ rait les institutions ; elle reposerait sur un accord spontané et permanent entre les gens et ceux qui les représentent et les gouvernent, et sur l’identification possible des premiers aux seconds ; le processus électif n’impliquerait pas nécessairement une légitimité. De cette conception charismatique et libertaire de la démocratie la littérature selon Angot serait la porte-parole. Et Angot elle-même serait la représentante des « gens », qui peuvent « s’identifier » à elle parce qu’elle peut « s’identifier » à eux, et parce que la littérature, en tant que porte-voix du peuple, permet de transcender la barrière médiatique et d’abolir la distinction entre ceux qui sont « à l’intérieur de l’écran » et ceux qui sont « de l’autre côté ». Il y aurait donc face à face deux types de représenta‐ tion démocratique : une représentation institutionnelle et légale, incarnée par l’homme politique élu ; une représen‐ tation non juridique, mais non pas illégale, non pas contreinstitutionnelle — car la littérature est une institution au sens sociologique du terme —, fondée sur un charisme propre à l’écrivain, dont il n’est pas doté à titre personnel, mais par son
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statut professionnel d’écrivain, et d’écrivain populaire. Tous les écrivains en effet n’ont pas nécessairement ce charisme : il est proportionnel à la reconnaissance dont bénéficie l’auteur et à son succès. Ici encore, comme pour les propos de Fillon, il ne s’agit pas de dire si l’argument de l’écrivain est sincère : le fait est qu’il convient parfaitement à son dispositif rhétorique et argumentatif. En disant que la littérature énonce la vérité, Angot n’énonce pas elle-même une vérité que nous devrions prendre pour telle, comme argent comptant, sous la seule autorité de la romancière. Ce n’est pas en tant que vérité, mais en tant qu’opinion que nous importe l’argument, et en tant qu’opinion recevable. L’impor‐ tant est que dans le contexte l’argument soit audible et ait un caractère de probabilité. Voilà donc deux opinions en conflit. Or, ce conflit a une his‐ toire, et une histoire en France. Les trois moments suivants de notre parcours visent à illustrer cette histoire de l’instauration d’un magistère démocratique de la littérature : trois étapes où la prétention des écrivains à vouloir parler au nom du peuple a été dramatisée, s’est incarnée ou a été remise en question par d’autres autorités.
NICOLAS SARKOZY ET LA PRINCESSE DE CLÈVES Le débat du politique et du littéraire avait déjà eu lieu quelques années plus tôt. Le 23 février 2006, à Lyon, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur et candidat à l’élection présidentielle, s’exprimait en ces termes lors d’un meeting poli‐ tique : L’autre jour, je m’amusais — on s’amuse comme on peut — à regarder le programme du concours d’attaché d’administration. Un sadique ou un imbécile — choisissez — avait mis dans le pro‐ gramme d’interroger les concurrents sur La Princesse de Clèves. Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la
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guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves ? Imagi‐ nez un peu le spectacle1.
Et d’en tirer la leçon qu’il faudrait baser le recrutement et la promotion des fonctionnaires sur l’expérience et le mérite plu‐ tôt que sur le bachotage de vaines questions de culture générale. Le 10 juin 2006, à Paris, devant les nouveaux adhérents du parti, Nicolas Sarkozy variait un peu la formulation : Je regardais l’autre jour quelque chose de passionnant : le pro‐ gramme pour passer de rédacteur à attaché principal. Figurezvous qu’il y a un sadique qui avait mis une question dans le programme demandant si le candidat avait lu La Princesse de Clèves ! Je ne sais pas si vous êtes souvent allés au guichet d’une admi‐ nistration pour demander à la guichetière si elle avait lu La Princesse de Clèves. En tout cas, je l’ai lue il y a tellement long‐ temps qu’il y a de fortes chances que j’aie raté l’examen ! Mais mettez-vous à la place de cette femme ou cet homme de 40 ans qui travaille, qui a une famille et qui doit en plus préparer des examens pour passer au grade supérieur, imaginez-vous qu’il en a le temps2 ?
Deux ans plus tard, devenu président de la République, Nico‐ las Sarkozy, dans une déclaration sur la modernisation des poli‐ tiques publiques et la réforme de l’État, insistait encore sur l’importance de pouvoir obtenir une promotion professionnelle sans avoir à « réciter par cœur La Princesse de Clèves 3 ».
1. Nicolas Sarkozy, déclaration devant les adhérents de l’UMP, Lyon, 23 février 2006, accessible en ligne sur http://discours.vie-publique.fr [consulté le 29 juin 2021]. Sur la polémique créée par cette déclaration et les suivantes, voir Clarisse Fabre, « Et Nicolas Sarkozy fit la fortune du roman de Madame de La Fayette », Le Monde, 29 mars 2011 ; François-Ronan Dubois, « Lire et interpréter La Prin‐ cesse de Clèves dans la France des cités », 30 octobre 2013, http://contagions. hypotheses.org/469 [consulté le 29 juin 2021] ; ainsi que le site en ligne de la Société internationale pour l’étude des femmes de l’Ancien Régime, http://www. siefar.org/debats [consulté le 29 juin 2021]. 2. Nicolas Sarkozy, déclaration devant les nouveaux adhérents de l’UMP, Paris, 10 juin 2006, http://discours.vie-publique.fr. 3. Idem, déclaration sur la modernisation des politiques publiques et la réforme de l’État, Paris, 4 avril 2008, http://discours.vie-publique.fr.
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L’été de cette même année, en visite dans un centre de vacances, devant un public de jeunes gens, il proposait que l’expérience du bénévolat fût reconnue dans les concours admi‐ nistratifs : En termes de richesse humaine, d’engagement au service des autres, pourquoi on n’en tiendrait pas compte ? Ça vaut autant que de savoir par cœur La Princesse de Clèves. Enfin, j’ai rien contre… Enfin… Bon, enfin… (Avec gêne.) C’est parce que j’avais beaucoup souffert sur elle. (Franc sourire, rayonnant de satisfac‐ tion.)1
Intervention qui consacra La Princesse de Clèves comme un lieu commun du discours présidentiel, devenu signe de rallie‐ ment et de connivence politique, à l’occasion duquel l’orateur pouvait se permettre en aparté, comme au théâtre, commen‐ taires et confidences. Par un effet de boule de neige purement rhétorique, toute allusion à La Princesse de Clèves enchérit sur la précédente dans un geste délibéré d’autocitation et de complicité avec le public. Dans le même temps, le secrétaire d’État chargé de la Fonc‐ tion publique faisait entendre un discours d’accompagnement. Le 20 novembre 2007, lors d’un entretien télévisé, il expliquait qu’une des secrétaires de Nicolas Sarkozy s’était vu poser la question : « Qui est l’auteur de La Princesse de Clèves2 ? » Il ajou‐ tait : « C’est humiliant pour tous les petits fonctionnaires. » La littérature était donc présentée comme un produit destiné aux élites. Et à l’adresse du journaliste, dont il venait de rappeler qu’il sortait de l’École normale supérieure : « Vous êtes peut-être le seul Français capable de répondre à cette ques‐ tion » — phrase d’autant plus énigmatique que l’entretien dériva aussitôt vers un autre sujet.
1. Idem, déclaration sur la jeunesse et l’éducation populaire, Batz-sur-Mer, 24 juillet 2008, http://www.dailymotion.com/video/x68n3c_nicolas-sarkozy-senprend-a-la-prin_news [consulté le 29 juin 2021]. 2. André Santini, entretien avec Christophe Barbier sur LCI, 20 novembre 2007, http://discours.vie-publique.fr.
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La réponse à cette question viendrait trois mois plus tard : en février 2008, sur la même chaîne de télévision, devant le même journaliste, le même secrétaire d’État repassait les pla‐ teaux et en profitait pour expliciter son indignation. Les histo‐ riens, d’après lui, n’étaient pas d’accord sur l’identité véritable de l’auteur de La Princesse de Clèves ; ils hésitaient entre Mme de La Fayette et M. de La Rochefoucauld : n’était-il pas révoltant de demander là-dessus son avis à une simple secrétaire1 ? Ce sont, ajouta-t-il plus tard, « des questions lamentables, des ques‐ tions de pure connaissance élitiste2 », qui n’ont pas leur place dans un concours de la Fonction publique ; voilà le « scandale », voilà le « gâchis3 ». L’argument était évidemment de mauvaise foi. En posant une question sur l’auteur de La Princesse de Clèves, nul exa‐ minateur un tant soit peu sensé ne pouvait attendre d’une candidate à un concours administratif qu’elle évoquât un débat de clercs sur l’éventuelle participation de La Rochefoucauld à la rédaction du roman. Il espérait simplement la réponse communément admise et inscrite dans tous les dictionnaires : Mme de La Fayette. Tout le débat portait sur la définition de la culture géné‐ rale ou de la culture commune : pouvait-on en extraire la lit‐ térature ? L’argument de Sarkozy était celui de la défense du peuple : c’est au nom des petites gens qu’il s’exprimait. Celles-ci n’auraient pas accès à la connaissance de la littérature. La litté‐ rature relèverait d’un certain élitisme. Que l’affaire ait concerné La Princesse de Clèves et qu’elle ait pris tant d’ampleur autour de cette œuvre précise n’est sans doute pas un hasard. Il n’était pas indifférent au débat que La Princesse de Clèves racontât l’histoire d’une princesse et que son auteur, objet de toute la dispute, fût une aristocrate. Par le biais de ce roman, c’était la littérature elle-même qui était présentée comme relevant de
1. Idem, entretien avec Christophe Barbier sur LCI, 19 février 2008, http://dis‐ cours.vie-publique.fr. 2. Idem, entretien sur Radio Classique, 5 juin 2008, http://discours.vie-publique. fr. 3. Idem, entretien sur LCI, 10 juin 2008, http://discours.vie-publique.fr.
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l’Ancien Régime et d’une société clivée. Que l’attaque contre ce roman de nature aristocratique émanât du représentant suprême de la République française, cela n’était pas anodin : c’est la démocratie, le pouvoir du peuple, la représentation du peuple qui était défendue par le président. Du moins était-ce l’image qu’il voulait donner, même s’il est évidemment loisible de l’interpréter différemment, comme l’expression d’un popu‐ lisme. À la littérature, Nicolas Sarkozy opposait l’expérience quoti‐ dienne et l’expérience professionnelle, accessibles à tous, sans distinction de classe sociale. C’est donc bien en tant que pré‐ sident de la République que Sarkozy prenait la défense du peuple contre ce qui était présenté comme un pur signe de distinction sociale, dénué de toute autre utilité. Heurt de deux légitimités : l’une issue du suffrage universel, cherchant à représenter, voire à singer, un peuple jugé par principe ignorant et hostile à la littérature ; l’autre venue de la plume et de l’encrier, pouvoir parfois reconnu aux œuvres et aux écrivains d’incarner la Nation et de parler un tant soit peu en son nom. Il existe en démocratie une concurrence pour la légitimité populaire. Le plus paradoxal, dans cette affaire, c’est que, de façon implicite et plus ou moins consciente, Nicolas Sarkozy s’appuyait, pour défendre un point de vue populiste, sur des arguments venus de la sociologie de Pierre Bourdieu. Pour dire les choses plus brutalement, en paraphrasant Chesterton (« The world is full of the old Christian virtues gone mad1 »), le discours de Sarkozy sur La Princesse de Clèves était plein d’idées de Bour‐ dieu devenues folles.
PIERRE BOURDIEU ET LE CAPITAL LITTÉRAIRE Dans les années 1970, le discours de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron visait en effet à montrer que la culture
1. Gilbert Keith Chesterton, Orthodoxy, London, Bodley Head, 1908.
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littéraire n’était en définitive qu’un instrument de pouvoir entre les mains des classes sociales dominantes. Elle n’a pas de valeur en soi (ou du moins cette valeur est sans incidence dans le processus d’éducation) ; elle ne sert pas à former d’une manière ou d’une autre le sens esthétique ou moral des élèves ; elle ne permet pas d’enrichir humainement leur existence ; elle ne vise pas à donner un sens au monde où ils vivent ; elle ne sert pas à leur donner le langage et les références communes grâce auxquels ils s’intégreront dans la société. C’est même tout l’inverse : la littérature ne sert que comme outil de distinction entre les classes sociales ; elle n’est que le schibboleth de la reproduction des élites, le signe de reconnaissance par lequel l’étudiant issu des classes aisées trouve sa voie dans le système, l’instrument d’une ségrégation culturelle, preuve la plus mani‐ feste de l’hypocrisie ou de l’échec des ambitions démocratiques de l’école républicaine : On ne comprendrait pas la valeur éminente que le système fran‐ çais accorde à l’aptitude littéraire et, plus précisément, à l’apti‐ tude à transformer en discours littéraire toute expérience, à commencer par l’expérience littéraire, bref ce qui définit la manière française de vivre la vie littéraire — et parfois même scientifique — comme une vie parisienne, si l’on ne voyait que cette tradition intellectuelle remplit aujourd’hui encore une fonction sociale dans le fonctionnement du système d’enseigne‐ ment et dans l’équilibre de ses rapports au champ intellectuel et aux différentes classes sociales1.
La littérature serait un objet vide, sans contenu, pur effet de style, si l’on veut, qui n’aurait gardé d’utilité dans le système éducatif que comme signe distinctif d’un capital linguistique et culturel hérité. Preuve en est, par exemple, que les maîtres ont tendance à valoriser paradoxalement dans les travaux des élèves ce qui ne relève pas directement de l’école et n’y est pas enseigné : quand ils apposent en marge d’une rédaction la men‐ tion « scolaire », c’est tout sauf une marque d’approbation ; le
1. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction : éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Éditions de Minuit, 1970, p. 143.
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dédain manifesté alors par l’institution pour ce qui relève de l’institution même signe sa propre défaite en tant qu’instrument de promotion sociale, dans la mesure où, de façon perverse et douloureuse pour l’élève concerné, elle ne considère la culture comme « complètement maîtrisée » que lorsque cette culture « a été acquise par familiarisation », c’est-à-dire non pas à l’école, mais dans le cadre d’une famille appartenant aux « classes dominantes1 ». L’institution est ainsi enrôlée au service de la perpétuation d’un ordre préexistant, et l’esthétique de l’œuvre d’art pure, telle qu’elle fut promue au xixe siècle, devient à ce titre l’outil idéologique privilégié de cet embriga‐ dement, puisqu’elle fait de la littérature un objet autotélique, n’ayant d’autre fonction que de se distinguer formellement des autres discours. La littérature est le signe par excellence de la distinction ainsi que son symbole. Il arrive à Bourdieu et Passeron de reconnaître que d’autres savoirs peuvent, suivant les circonstances, assumer cette « fonc‐ tion de distinction sociale » : par exemple, « l’économétrie », « l’informatique » ou le « dernier des structuralismes2 ». Mais le primat conféré par le système d’enseignement français « à la fonction sociale de la culture (scientifique aussi bien que litté‐ raire) sur la fonction technique de la compétence3 » assure à la littérature une position éminente, en tant que symbole même du savoir gratuit, sans autre utilité que la distinction qu’il pro‐ cure ; et c’est à elle, ainsi qu’aux arts en général, que les deux sociologues consacrent l’essentiel de leurs analyses. La critique de Bourdieu et Passeron, exercée au nom d’un idéal démocratique, se justifie pleinement. Il existe ou a existé un usage antidémocratique de la littérature, en particulier à l’école. Il existe de même, pour prendre un exemple dans un autre domaine, un usage antidémocratique du système de santé : les riches en profitent mieux que les pauvres, ils sont mieux soignés, ils vivent plus longtemps. Pour autant, personne
1. Ibidem, p. 163. 2. Idem, p. 156. 3. Idem, p. 157.
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ne penserait qu’il faut arrêter de faire de la médecine, suppri‐ mer les médecins, ni même supprimer le système de santé : il convient simplement de le réformer. C’est l’usage de la méde‐ cine qui est problématique, et non pas la médecine elle-même. De même, c’est l’usage de la littérature à l’école qui est problé‐ matique, non la littérature. Aussi — il faut y insister forte‐ ment — jamais Bourdieu ne déconsidère-t-il la littérature en tant que telle. Le discours de Bourdieu et Passeron n’est nulle‐ ment antilittéraire. Bourdieu éprouva même à l’occasion le besoin de dire sa méfiance à l’égard des politiques qui enferment « les dépossédés » dans leur particularisme culturel, ainsi que son admiration personnelle pour les grandes œuvres et leur capacité à transformer la société1. Si ambiguïté il y a du discours de Bourdieu et de Passeron, ambiguïté qui autorise des usages pervertis de leurs idées sur l’enseignement de la littérature de la part de certains respon‐ sables pédagogiques, elle provient, d’une part, du fait que les réussites marginales du système, celles qui permettent la pro‐ motion sociale des élèves par exemple, ne sont pas soulignées, et qu’au mieux elles sont considérées comme de simples alibis justifiant la perpétuation d’un système inéquitable ; d’autre part, que le tableau proposé du système est statique et que son évolution ou son progrès ne sont pas mis en valeur. Ces deux difficultés relèvent de la pure politique scolaire. Une troisième concerne plus spécifiquement la littérature : si Bourdieu et Passeron concentrent leurs attaques au nom de la démocratie sur l’enseignement littéraire, c’est que pour eux la littérature fonctionne comme ce qui se rapproche le plus d’un pur système de signes, et que l’objet de son enseignement se réduit à la simple constitution d’un capital culturel. Sans contenu, la littérature n’a plus de sens propre et, sans significa‐ tion propre, sa pertinence ne peut plus se mesurer qu’à une échelle supérieure, celle de la société envisagée dans son ensemble, comme un signe distinctif à l’intérieur du système
1. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997, p. 92 et 126-127.
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des signes sociaux1. « Qu’adviendrait-il en effet de la vie litté‐ raire », demande Bourdieu, « si l’on en venait à disputer non de ce que vaut le style de tel ou tel auteur, mais de ce que valent les disputes sur le style ? C’en est fini d’un jeu lorsqu’on commence à se demander si le jeu en vaut la chandelle2. » Certes, mais encore faut-il qu’il ne s’agisse que d’un jeu, que la littérature ne soit que du style, qu’elle n’engage pas une vision du monde, une célébration particulière des dieux, des hommes, de l’exis‐ tence — ou leur dénonciation —, qu’elle n’assume pas une fonc‐ tion hygiénique ou médicale3… Si Bourdieu est bien conscient qu’il y a dans la littérature un contenu de savoir (il considère ainsi Balzac et Flaubert comme des précurseurs de la sociologie), il s’agit d’un savoir désormais périmé par les méthodes scienti‐ fiques, et les bénéfices de la littérature, comme art et comme discipline scolaire, sont comptés tout au plus pour quantité négligeable4. Les deux sociologues se montrent en vérité les héritiers non moins que les victimes, à bien des égards, d’un discours esthétique historiquement situé, ancré dans une conception formaliste qui vide la littérature de tout contenu : discours tout droit venu de l’utopie littéraire du texte autotélique à la fin du xixe siècle français. Or, ce discours n’est en rien l’alpha et l’oméga de la littérature. S’il s’avérait au contraire que celle-ci a une fonction autre que purement esthétique et distinctive, il n’y aurait pas de raison de critiquer son enseignement plus que celui des mathématiques.
1. Voir Pierre Bourdieu, La Distinction : critique sociale du jugement, Paris, Édi‐ tions de Minuit, 1979. 2. Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire : l’économie des échanges linguis‐ tiques, Paris, Fayard, 1982, p. 47. 3. Voir William Marx, Le Tombeau d’Œdipe : pour une tragédie sans tragique, Paris, Éditions de Minuit, 2012, p. 115-122. 4. Il n’est qu’à voir comment, dans son grand livre sur Flaubert, Bourdieu expé‐ die en une page, certes virtuose, la question du style, pourtant centrale pour le romancier (Les Règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, 1992, p. 58-59).
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De fait, plus que la littérature elle-même, c’est l’école dite démocratique1 qui est critiquée, l’enseignement de masse issu après 1945 de la préservation des structures de l’école de la Troisième République, où la littérature était utilisée comme outil d’instruction civique, comme un nouveau texte sacré four‐ nissant au maître les leçons nécessaires à l’existence démocra‐ tique. La Nation devait se reconnaître à sa littérature, chargée de lui fournir une continuité par-delà la succession des régimes et les convictions religieuses : la Chanson de Roland, Ronsard, Bossuet, Voltaire étaient convoqués comme les saints patrons de la jeune République. Louable programme, où Bourdieu et Pas‐ seron ont raison de dénoncer la continuité latente d’une domi‐ nation sociale bourgeoise derrière les apparences d’un système d’inspiration prétendument démocratique, mais en réalité des‐ tiné à perpétuer cette domination : la démocratisation des lettres sert d’alibi au maintien d’une élite bourgeoise.
FLAUBERT ET ZOLA CONTRE LE POUVOIR BOURGEOIS La critique de Bourdieu et Passeron fait ainsi écho à la cri‐ tique de l’hypocrisie ou de la duplicité bourgeoise par Flaubert et Zola, de même qu’ils empruntent à Flaubert une conception de la littérature comme discours autotélique et hors système. Une différence saute aux yeux, toutefois : les sociologues cri‐ tiquent la littérature au nom de la démocratie, Flaubert et Zola critiquaient la société bourgeoise au nom de la littérature, qui entrait en collision avec l’organisation sociale et politique et représentait à leurs yeux la vraie démocratie. C’est sous le vocable privilégié de « haine de la littérature » que s’exprime l’antagonisme de la littérature et de la bourgeoi‐ sie chez Flaubert, puis chez Zola. Le génitif est objectif : c’est la littérature qui est d’abord l’objet de la haine des bourgeois, avant que l’hostilité ne devienne réciproque. Premier exemple,
1. Voir Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers : les étudiants et la culture, Paris, Éditions de Minuit, 1964, p. 114.
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à propos d’un discours de Sainte-Beuve au Sénat pour défendre la liberté d’expression, de la presse et des écrivains : Que dites-vous du père Sainte-Beuve ? Je l’ai trouvé très beau ! Il a défendu la cohorte vaillamment, et en bons termes. Ses adver‐ saires me paraissent d’une médiocrité désespérante ! D’où vient donc cette haine contre la littérature ? Est-ce envie ou bêtise ? L’une et l’autre, sans doute, avec une forte dose d’hypocrisie, en sus1.
L’ironie de la chose est que Flaubert adresse son commen‐ taire à une princesse de la famille impériale, au cœur même de l’institution du Second Empire, appelant ainsi la légitimité aristocratique au secours de la littérature, contre le pouvoir des hommes politiques et des bourgeois. Plus encore que la bourgeoisie, c’est le personnel politique qui est visé, selon Zola parlant de Flaubert : La littérature, à ses yeux, était une fonction supérieure, la seule fonction importante du monde. Aussi voulait-il qu’on fût respec‐ tueux pour elle. Sa grande rancune contre les hommes venait beaucoup de leur indifférence en art, de leur sourde défiance, de leur peur vague devant le style travaillé et éclatant. Il avait un mot qu’il répétait souvent de sa voix terrible : « La haine de la littérature ! La haine de la littérature ! » ; et, cette haine, il la retrouvait partout, chez les hommes politiques plus encore que chez les bourgeois2.
Il n’est pas difficile de déchiffrer dans la formulation de cette haine de la littérature l’expression d’un ressentiment devant l’incompréhension rencontrée par les auteurs. La haine de la littérature est la passion attribuée à l’adversaire pour expliquer les attaques dont l’écrivain est l’objet. Ainsi Zola dans L’Œuvre : Mais Sandoz, assis devant sa table, les coudes parmi les pages du livre en train, écrites dans la matinée, se mit à parler du premier roman de sa série, qu’il avait publié en octobre. Ah ! on
1. Gustave Flaubert, lettre à la princesse Mathilde, 2 juillet 1867. 2. Émile Zola, « Mes souvenirs sur Gustave Flaubert », Le Figaro, 11 décembre 1880.
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le lui arrangeait, son pauvre bouquin ! C’était un égorgement, un massacre, toute la critique hurlant à ses trousses, une bordée d’imprécations, comme s’il eût assassiné les gens, à la corne d’un bois. Et il en riait, excité plutôt, les épaules solides, avec la tranquille carrure du travailleur qui sait où il va. Un étonnement seul lui restait, la profonde inintelligence de ces gaillards, dont les articles bâclés sur des coins de bureau le couvraient de boue, sans paraître soupçonner la moindre de ses intentions. Tout se trouvait jeté dans le baquet aux injures : son étude nouvelle de l’homme physiologique, le rôle tout-puissant rendu aux milieux, la vaste nature éternellement en création, la vie enfin, la vie totale, universelle, qui va d’un bout de l’animalité à l’autre, sans haut ni bas, sans beauté ni laideur ; et les audaces de langage, la conviction que tout doit se dire, qu’il y a des mots abominables nécessaires comme des fers rouges, qu’une langue sort enrichie de ces bains de force ; et surtout l’acte sexuel, l’origine et l’achèvement continu du monde, tiré de la honte où on le cache, remis dans sa gloire, sous le soleil. Qu’on se fâchât, il l’admettait aisément ; mais il aurait voulu au moins qu’on lui fît l’honneur de comprendre et de se fâcher pour ses audaces, non pour les saletés imbéciles qu’on lui prêtait. — Tiens ! continua-t-il, je crois qu’il y a encore plus de niais que de méchants… C’est la forme qui les enrage en moi, la phrase écrite, l’image, la vie du style. Oui, la haine de la littérature, toute la bourgeoisie en crève1 !
Sandoz, on le devine, n’est ici qu’un porte-parole de l’auteur. Ce que ces écrivains reprochent au pouvoir politique et à la bourgeoisie, c’est un malentendu profond sur ce que doit être l’œuvre littéraire, sur la forme qu’elle doit prendre, mais un tel sentiment ne relève pas précisément de « la haine ». Le procès intenté à Madame Bovary est à ce titre exemplaire : que la haine ait inspiré les censeurs, c’est bien possible ; jamais toutefois elle ne s’exprima directement comme telle. Bien au contraire, dans son réquisitoire, le procureur Pinard fit mine de manifester le plus profond respect pour la littérature, et c’est au nom préci‐ sément de ce respect, et parce qu’à ses yeux la littérature ne
1. Émile Zola, L’Œuvre (1886), chapitre septième.
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devait pas déchoir de son ambition morale, que Pinard voulut faire condamner le roman de Flaubert1. Si le discours de victimisation de la littérature correspond sans doute malgré tout chez Flaubert et Zola à un sentiment réel, si l’on n’est pas en droit de sous-estimer la blessure intime qu’il est chargé d’exprimer, il ne participe pas moins d’une stratégie plus globale visant à institutionnaliser la littérature comme un champ autonome, indépendant des autres forces sociales. En fait de haine, la haine de la bourgeoisie est chez les deux romanciers au moins aussi forte que la haine prétendue de la littérature qu’ils prêtent aux bourgeois. Quand le Second Empire cède la place à la Troisième République, cette haine tourne plus précisément à celle des élus et du système politique en général. Dans un chapitre de son Roman expérimental intitulé, comme il se doit, « La haine de la littérature », Zola s’insurge à son tour contre ces politiques qui se donnent de grands airs devant les écrivains : Quand on a échoué en tout et partout, quand on a été avocat médiocre, journaliste médiocre, homme médiocre des pieds à la tête, la politique vous prend et fait de vous un ministre aussi bon qu’un autre, régnant en parvenu plus ou moins modeste et aimable sur l’intelligence française. Voilà les faits. Mon Dieu ! Les faits sont encore acceptables, car il s’en passe journellement d’aussi étranges. L’observateur s’habitue et se contente de sourire. Mais où mon cœur se soulève, c’est lorsque ces gens-là affectent de nous mépriser et de nous protéger. Nous ne sommes que des écrivains, nous comptons à peine ; on nous limite notre place au soleil, on nous place au bas bout de la table. Eh ! puisque les situations sont connues, messieurs, nous enten‐ dons passer les premiers, avoir toute la table et prendre tout le soleil2.
1. Voir William Marx, L’Adieu à la littérature : histoire d’une dévalorisation (xviiie-xxe siècles), Paris, Éditions de Minuit, 2005, p. 68-73. 2. Émile Zola, Le Roman expérimental (1880), Paris, Charpentier, 1881, p. 358-359.
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Ce que Zola propose ici, c’est ce qu’on pourrait nommer une théorie du grand remplacement : les écrivains doivent prendre la place des élus. Flaubert y allait encore plus fort : les écrivains sont le Peuple lui-même : Axiome : la haine du Bourgeois est le commencement de la vertu. Moi, je comprends dans ce mot de « bourgeois » les bourgeois en blouse comme les bourgeois en redingote. C’est nous, et nous seuls, c’est-à-dire les lettrés, qui sommes le Peuple, ou pour par‐ ler mieux, la tradition de l’Humanité1.
Dans le discours de Flaubert et de Zola, la littérature devient ainsi le peuple véritable. L’utilisation du terme de « haine » vient sceller l’autonomisation du champ littéraire en durcissant l’opposition entre le pouvoir bourgeois et celui de la littérature, conçue comme la seule expression possible du peuple : mise en scène du heurt entre deux autorités antinomiques, l’une légiti‐ mée par l’institution sociale et politique, l’autre de nature litté‐ raire et esthétique, érigée en force transgressive de démocratisation2. On croirait retrouver exactement la situation du débat Angot-Fillon. ⁂ Est-ce à dire que ce parcours historique aurait été immobile, et que la position d’Angot n’aurait pas varié d’un pouce par rap‐ port à celle de Flaubert ? Nullement. Ce qui frappe au contraire, c’est qu’en un siècle et demi l’impératif démocratique finit par s’imposer radicalement à la littérature. Le discours de Gustave Flaubert était marqué par une conception aristocratique de la littérature : dire que les lettrés sont le peuple, c’était affirmer qu’il n’y a pas d’autre légitimité que celle des littérateurs. Christine Angot considère au contraire l’écrivain comme une émanation du peuple — ou des « gens » —, dont il est le simple représentant, disposant seulement de la
1. Gustave Flaubert, lettre à George Sand, 17 mai 1867. 2. Voir Jacques Rancière, Le Partage du sensible : esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.
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chance de pouvoir accéder à l’espace médiatique. La littérature propose ainsi une autre sorte de représentation populaire. Cette adoption des valeurs démocratiques lui permet de se voir recon‐ naître une place à l’intérieur du système républicain en tant que cinquième pouvoir, après l’exécutif, le législatif, le judiciaire et la presse. La lutte de la littérature contre l’exécutif entre donc dans l’ordre des choses : il ne s’agit pas d’un anti-démocratisme, mais du jeu normal des pouvoirs à l’intérieur de la démocratie. Qu’en retour l’exécutif cherche à dénigrer la littérature et rappelle son origine aristocratique, comme le fit Nicolas Sarkozy dans une sorte de mobilisation populiste anti-intellectuelle, ce peut être de bonne guerre, dans de certaines limites de raison et de décence, qui furent en l’occurrence sans doute dépassées. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron critiquaient, quant à eux, un usage non pas aristocratique, mais bourgeois de la littérature, comme d’un capital culturel non transmissible par l’école. Qu’une telle critique de la littérature s’exerce au nom des valeurs démocratiques, cela est légitime, si l’on considère que la littérature a vocation à jouer un rôle social. Ne relève-t-elle pas déjà de ces « loisirs » auxquels Norbert Elias assigne la fonction de servir de soupape à l’excès de tension accumulée par les indi‐ vidus dans la société ? Voilà un rôle minimal, mais essentiel, qu’il est possible de lui assigner sans risque. Il y en a bien d’autres : il existe des usages démocratiques même de La Princesse de Clèves, ceux-là mêmes que Sarkozy faisait mine d’oublier. Mais on revient de loin : Jean-Jacques Rousseau, inspirateur de la Révolution, ne pensait pas que la littérature fût utile au peuple1 ; elle devait être réservée aux lettrés. On n’est pas obligé de le suivre sur ce point. On ne comprendrait pas que la démo‐ cratie ne s’intéressât pas à la littérature et qu’elle ne favorisât pas sa production, sa diffusion et son enseignement, s’il s’avère que la démocratisation des lettres (et de tous les avantages et béné‐ fices qui les accompagnent) peut servir une démocratisation par les lettres.
1. Jean-Jacques Rousseau, lettre à Voltaire du 10 septembre 1755.
18 LA LITTÉRATURE PAR LA VOIX
Pierre Jourde
Faire accéder à la lecture ceux qui ne lisent pas ? En un sens, l’entreprise est désespérée. Les générations nées dans les années 1950 et 1960 pouvaient ouvrir un livre de Balzac ou Marivaux et le lire sans difficulté, c’était encore leur langue. Depuis, des siècles sont passés. Le Balzac est devenu une langue étrangère pour les jeunes gens de vingt ans. Ils ne peuvent plus le lire sans intermédiaire. Et l’intermédiaire, bien sûr, c’est l’école. Les jeunes gens découvrent généralement la littérature à l’école. C’est un objet lointain, entouré d’une aura de respect et d’ennui, comme un vase antique dans la vitrine d’un musée. On sait que c’est beau, parce que c’est comme ça, mais on ne sait pas trop pourquoi. C’est beau parce qu’on dit que c’est beau, « on », les professeurs, les institutions, les gens sérieux. Mais rien qui touche, rien qui atteigne au cœur, et qui fasse penser : c’est pour moi, c’est à moi que ça s’adresse. Il arrive que le charisme d’un enseignant suscite l’enthousiasme pour un auteur, et fasse sortir la littérature du musée pour l’instal‐ ler dans la vie. Cela reste l’exception. L’enseignement de la littérature ne favorise pas cette relation intime du lecteur et de l’œuvre. Il passe par la connaissance de l’histoire littéraire, des mouvements esthétiques, par le décorticage formaliste indissociable de l’exercice de l’explication de texte. Ce n’est d’ailleurs aucunement un reproche, il faut comprendre un texte
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pour pouvoir l’aimer. Et puis on peut apprendre ce qu’est une métaphore, mais on apprend plus difficilement à aimer. Le structuralisme a, il est vrai, laissé dans les exercices scolaires des sous-produits toxiques, et on voit arriver à l’université des étudiants pour qui la quête obsessionnelle du champ lexical tient lieu à la fois d’instrument d’analyse et de plaisir du texte. Même lorsque le barrage de la langue n’existe pas, la difficulté du lecteur inexpérimenté est à la fois rythmique et structurelle. Rythmique, parce que les nouveaux modes de représentation et de communication, internet, vidéo, télévision, twitter, etc., l’ont accoutumé à un tempo très rapide, où tout doit sans cesse changer. Structurelle, parce que la concentration exigée pour la compréhension d’un paragraphe et d’une page fait obstacle à une vision d’ensemble du texte, à la possibilité de situer le sens local dans une dynamique générale du sens. Comment apprendre à aimer ? Il ne sert à rien de dire qu’un texte est beau, dire n’est pas faire sentir, et il y faut des preuves concrètes. Mais dès qu’on donne des preuves concrètes, on finit presque fatalement par substituer les détails de l’analyse au plaisir. La signification d’un texte et le plaisir qu’il peut donner sont tout entiers dans la chair des mots et des phrases, mais l’analyse, aussi brillante soit-elle, peine à montrer ce lien. Il lui faut des circonvolutions et des détours là où il faudrait une immédiate intuition, l’expérience sensible qui consiste, non pas à comprendre, mais à déguster le sens dans un rythme. Or c’est ce qu’accomplit une bonne lecture à voix haute. Elle est, dans le même mouvement, jouissance et interprétation. Ce plaisir du texte est le précédent naturel de la découverte, et bien plus difficilement la conséquence d’une explication. Une fois séduit, l’auditeur a envie de mieux comprendre, il veut en savoir plus sur l’auteur, sur le contexte, etc. Il ne faut pas supprimer l’exercice scolaire, mais en inverser la logique. Je voudrais me faire ici le témoin de quelques expériences qui me semblent déterminantes. À un jeune homme qui ne lit jamais, j’ai fait écouter, au cours d’un trajet en voiture, l’enre‐ gistrement d’Une page d’amour de Zola. Pendant deux heures, il n’en a pas perdu un mot. Il était passionné. L’intimidante distance du livre n’existait plus, seul demeurait le texte. Le
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passage par la voix, par l’interprétation orale, au double sens du terme, évitait de rester enfermé dans des lieux clos du texte, par exemple dans ces fameuses descriptions, si copieuses au xixe siècle et si redoutées des lecteurs novices, car elle y installait une tension, les inflexions du lecteur parvenaient à faire de la description une action. Même avec les interminables descriptions de Gautier ou Balzac, celle qui ouvre Le Capitaine Fracasse ou celle de la Conciergerie dans Splendeurs et misères des courtisanes, un bon lecteur parviendra à faire quelque chose de vivant, à faire sentir l’humour, la mélancolie, le mys‐ tère, l’anxiété. Cette expérience se trouve démultipliée dans le travail que j’effectue, chaque année depuis sept ans, avec la troupe des Livreurs lecteurs, en tant que programmateur et lecteur. Outre ses nombreuses représentations, la troupe organise chaque année, à Paris, un festival de lecture à voix haute, qui dure quatre jours, en collaboration, notamment, avec le centre cultu‐ rel des étudiants de la Sorbonne. L’une des soirées alterne les moments de lecture et les moments de danse : tantôt les specta‐ teurs se déchaînent sur scène sur un rock ou une salsa, tantôt, sagement assis, ils écoutent une série de lectures. Beaucoup de gens viennent surtout pour la danse. Mais ils se passionnent pour la lecture, et après le spectacle, ils viennent témoigner de la découverte qu’a été pour eux cette manière d’aborder la littérature, qui tout à coup, pour la première fois, leur a été quelque chose de vivant, quand bien même on a lu Rabelais, Diderot ou Huysmans. Il y aurait bien d’autres exemples de cette efficacité du pas‐ sage par la voix. Lisez à voix haute certains passages bien choisis d’Éric Chevillard à des étudiants pour qui l’écrit a quelque chose de presque inabordable, et qui ne connaissent, en fait de littéra‐ ture contemporaine, que le nom de Marc Levy, vous avez de bonnes chances de les voir s’étonner, rire, jouir de l’inventivité du texte. Et Chevillard passe pour un auteur réservé à l’élite. Faites venir dans une classe un poète qui sait lire ses textes, qui a de la présence et qui sait échanger (ce n’est pas le cas de tous les poètes), immanquablement les enfants s’enthousiasmeront, voudront savoir où on peut trouver ses textes. Alors que la
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poésie n’intéresse plus personne. Par la magie de l’interpréta‐ tion orale, de l’incarnation, Fabrice Lucchini a fait applaudir Nietzsche, Céline, La Fontaine, Philippe Muray, à des gens qui n’auraient jamais eu l’idée d’aller y mettre le nez. De même, lorsque Radio France a créé l’émission « Un été avec », la pre‐ mière série, « Un été avec Montaigne », assurée par Antoine Compagnon, a connu un énorme succès. On en a tiré un livre, qui a été un best-seller. Faire un best-seller avec Montaigne, qui l’aurait cru ? L’ampleur de ces succès démontre à la fois la persistance du désir de littérature, et l’insuffisance du livre seul, ou de l’école seule pour le satisfaire. Nous parlions d’inverser la logique de l’exercice scolaire, et de placer le plaisir en premier. Il est vrai que la lecture, à l’école, est toujours censée précéder l’explication. Mais c’est une lecture contrainte et académique. Tout changerait, quant au plaisir de la lecture, et au désir de littérature, si la voix était partout. Qu’on fasse systématiquement venir les écrivains dans les établisse‐ ments scolaires, dès le primaire. Ce devrait être une pratique obligatoire. Qu’un élève ne passe pas une année scolaire sans avoir entendu des lecteurs professionnels mettre en voix les auteurs classiques. Qu’il n’y ait plus un établissement qui ne propose un atelier théâtre. Que dans les émissions littéraires, à la télévision ou à la radio, on ne se contente pas de demander aux écrivains de parler de leurs œuvres (il n’est pas si fréquent qu’ils le fassent bien, et lorsqu’ils le font bien, leur brio peut être trompeur), qu’elles soient lues, là encore par des professionnels de la lecture. Une page en dit infiniment plus que tous les dis‐ cours, et elle accomplit ce qu’ils ne parviennent jamais à faire : donner du plaisir. Que les rencontres littéraires et les salons du livre fassent appel à des comédiens rompus à la lecture. Que le salon du livre de Paris dédie une scène à un spectacle permanent de lecture. Qu’on lise en prison, dans les maisons de retraite, qu’on crée un réseau de personnes privées suscep‐ tibles d’accueillir chez elles des écrivains accompagnés d’un lecteur, pour quinze ou vingt personnes. Que les collectivités locales subventionnent des lectures-spectacles dans les salles polyvalentes des municipalités de campagne. Qu’on accouple concert et lecture, exposition et lecture. Bref, que la littérature,
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comme le slam, comme le rap, renouant avec ses origines orales, se donne les chances de redevenir populaire. Dès qu’elle passe par la voix, le public est conquis. Pourquoi ne pas user systéma‐ tiquement de ce pouvoir ?
19 LA DÉMOCRATISATION DE L’ÉCRITURE
Alexandre Gefen
On limite trop souvent la démocratisation de la littérature à l’heure du numérique à un rapport facilité au patrimoine litté‐ raire — on y voit simplement l’extension des politiques cultu‐ relles traditionnelles1 d’accès au livre emblématisées par le projet Gallica de la Bibliothèque nationale de France, ou, bien encore, hors de l’action publique, par l’accès à bas coût à la « longue traîne » des œuvres culturelles via des libraires en ligne ou par l’autopublication à compte d’auteur qui a massive‐ ment bénéficié de la baisse des coûts de production du livre. On se propose ici de s’intéresser à un phénomène plus détermi‐ nant encore : la démocratisation de l’écriture sur internet. L’expression personnelle de l’expérience et du jugement esthé‐ tique y constitue une phase originale et remarquable de démo‐ cratisation de « la littérature », qui impose l’observation des formes amateurs et ordinaires de littérature et de critique sur des espaces qui se sont développés à foison sur internet, de Wattpad à Babelio. Une telle extension sauvage du champ de « la littérature » se heurte frontalement à une autre idée de la littérature, dite « res‐ treinte » par certains, fortement ancrée dans le domaine
1. Voir Philippe Bouquillion, « La culture face à l’internet : un enjeu culturel et d’action publique », Les Enjeux de l’information et de la communication, volume 1, 2002, p. 11-20.
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français et, si l’on en croit Bourdieu, au moins aussi ancienne que le romantisme1 : qualité et quantité s’opposeraient structu‐ rellement et on ne pourrait penser l’art que selon un régime malthusianiste où un petit contingent d’œuvres sélectionnées par une décantation naturelle des classiques et la médiation de happy few surnagerait et se différencierait sub specie æternitatis d’une littérature de grande consommation et de formes d’expressions ordinaires. Pour les écrivains de la « littérature littéraire » (Pierre Michon), aux critères d’évaluation largement formalistes, la démocratisation de l’accès à l’écriture est en quelque sorte un péché mortel, thèse que l’on retrouvera sou‐ vent, de Stendhal pour qui « la démocratie amène nécessaire‐ ment dans la littérature le règne de gens médiocres, raisonnables, bornés et plats, littérairement parlant2 » à Richard Millet, qui affirme que « la langue s’est effondrée du point de vue du style dans la démocratie3 » en passant par la déploration fort peu républicaine de Julien Gracq contre une figure de l’écrivain qui ressortirait « déformée et grossie » des « bains de foule » dans un climat de « vulgarisation presque électorale4 » ou encore le mot célèbre de Mallarmé : « L’homme peut être démocrate, l’artiste se dédouble et doit rester aristo‐ crate. » La démocratisation de l’écriture, phénomène réelle‐ ment neuf, suscite des résistances pires que celles entraînées par la démocratisation de l’accès à la culture. L’un des points souvent évoqués de la démocratisation de la littérature est son adossement à la démocratie participative et libérale, et sa sou‐ mission à l’ordre économique et aux médias, au « brouillage de
1. Pierre Bourdieu évoque « l’opposition principale, entre la production pure, destinée à un marché restreint aux producteurs, et la grande production, orien‐ tée vers la satisfaction des attentes du grand public, reproduit la rupture fonda‐ trice avec l’ordre économique, qui est au principe du champ de production restreinte » (Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1992). 2. Stendhal, troisième préface à Lucien Leuwen, datée du 21 octobre 1836, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, cité par Alain Viala, « Littérature restreinte et démocratie restreinte : retour à Victor Cousin », Communications, n° 99, 2016, p. 40. 3. Richard Millet, Désenchantement de la littérature, Paris, Gallimard, 2007, p. 26. 4. Julien Gracq, La Littérature à l’estomac, Paris, José Corti, 1950, p. 71.
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la frontière entre production et consommation » dont les ate‐ liers d’écriture et internet sont le témoignage1 pour Dominique Maingueneau, alors même que la démocratisation de l’accès à ces dispositifs d’élaboration narrative est précisément le phé‐ nomène qui semble déterminant. Tout tient assurément à la conception de la littérature que l’on défend et il faut aller chercher dans la tradition de la prag‐ matique américaine de John Dewey et dans sa relecture par Richard Shusterman2 et Roberta Dreon3 un cadre inclusif per‐ mettant d’agréger aux pratiques dites « restreintes » les expé‐ riences numériques ordinaires du langage. Ces textes numériques sont ainsi l’occasion de s’interroger de manière cri‐ tique sur les critères traditionnels de littérarité, et notamment sur la réduction de la littérature à l’intransitivité et à l’autoté‐ lisme par dérivation de l’idée kantienne de désintéresse‐ ment4 — réduction qui handicape, disons-le, pour lire nombre d’œuvres contemporaines (fictions à sujets, fictions à enquêtes, récits de témoignages, etc.). Dans la mesure où, comme l’a bien noté Jacques Dubois, l’institution littéraire, c’est « l’apparition d’une légitimité qui s’élabore de façon interne à la sphère litté‐ raire et qui désigne l’activité de cette sphère comme autonome et distinctive5 », élitisme et esthétisme sont indissociables dans le contexte français. À l’opposé d’une littérature « recourb[ée] dans un perpétuel retour sur soi, comme si son discours ne pouvait avoir pour contenu que de dire sa propre forme6 » pour citer Foucault, la
1. Dominique Maingueneau, Contre Saint Proust ou la fin de la littérature, Paris, Belin, 2006, p. 171 2. Richard Shusterman, L’Art à l’état vif, Paris, Minuit, 1992. 3. Roberta Dreon, Sortir de la tour d’ivoire, L’esthétique inclusive de John Dewey aujourd’hui, Paris, Questions théoriques, 2017. 4. Voir les travaux de Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, Paris, Seuil, 2011. 5. Jacques Dubois, L’Institution de la littérature, Bruxelles, Labor, 1983, p. 44. 6. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 313.
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critique littéraire du numérique est nécessairement « conte‐ nuiste1 » dans le sens où elle impose de prendre au sérieux le substrat, l’objet de l’œuvre, pour donner sa portée à l’échafau‐ dage narratif de soi et à l’entreprise communicationnelle. Elle rend grâce aux fonctions psychologiques et presque thérapeu‐ tiques de la fiction. Des histoires directement transposées d’un vécu immédiat, ou au contraire déplacées au loin dans la fan‐ taisie, sont produites de manière collaborative en nombre et doivent être analysées, non comme un jeu autonome situé hors du champ littéraire, mais comme un puissant dispositif de struc‐ turation relationnelle et de construction identitaire qui parti‐ cipe pleinement des fonctions transitives et communicationnelles de la littérature. Laissons de côté les pratiques expérimentales et artistes telles que les dispositifs hypertextuels singuliers et les blogs d’auteurs ou de critiques, qui ne sont que des formes numé‐ riques de la littérature dite « restreinte », comme les formes d’expressions ordinaires par statuts sur les réseaux sociaux, lit‐ térature par inadvertance qui mérite une étude à elle seule2. N’évoquons pas non plus les formes d’auto-édition telles que celles proposées par Amazon, même si celles-ci participent d’un accès à la possibilité de publication, pour étudier les dispositifs narratifs et critiques de masse, pour insister sur des dispositifs idiosyncrasiques plus originaux que sont les écritures interac‐ tionnelles et collectives de Wattpad, en les mettant en perspec‐ tive avec la fanfiction et ces pratiques non moins interactives que sont les forums de critique.
LA LITTÉRATURE HORS SOL Décrire Wattpad, 15 milliards de minutes d’écriture et de lecture sur le site par mois, 45 millions de visiteurs, 300 millions
1. Carole Talon-Hugon, L’Art victime de l’esthétique, Paris, Hermann, 2014, p. 91 2. Voir Alexandre Gefen, « Ce que les réseaux font à la littérature, Réseaux sociaux, microblogging et création », Itinéraires LTC (Université Paris-Nord), n° 2, juin 2010, p. 155-166.
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de récits en ligne dont 1,6 million d’histoires en français, c’est essayer de comprendre une massification des pratiques de pro‐ duction et de consommation narrative centrée sur l’âge adoles‐ cent et post-adolescent. Les écrivains consacrés s’y font rares, à quelques exceptions près (ainsi Thierry Crouzet1 qui affirme : « J’ai publié des dizaines de livres chez Fayard, L’Âge d’homme, Bourin… Mais sur Wattpad, c’est bien plus fun, le direct procure un plaisir inégalé, c’est comme jouer de la musique live par rap‐ port à l’enregistrer en studio »). De la lycéenne littéraire de pro‐ vince à la collégienne de banlieue en passant par un marin qui lance un récit de fantasy intitulé L’Épée de justice2, 98 % du public du site a moins de trente ans ; il s’agit d’un modèle de masse dont on peine à trouver des exemples antérieurs. Lié à un modèle économique fragile, comme toute startup, mais assurément loin des canons de l’édition traditionnelle, le financement de Wattpad, société canadienne, est fondé à la fois sur des vignettes de publicité pertinentes, des marques qui sont mises en relation avec les meilleurs narrateurs, un modèle de fan funding (l’auteur demande un montant pour achever le pro‐ jet et en donner une version imprimée, montant sur lequel Wattpad prélève une marge de 5 %3) et, plus récemment, un accord d’adaptation pour la télévision. Certains récits sont signalés « sous contrat » et, dans certains cas, retirés de la lec‐ ture, mais il semblerait que ce passage vers l’édition tradition‐ nelle soit très rare, malgré l’exemple bien connu d’After d’Anna Todd (1,5 milliard de lectures sur Wattpad, 6 millions de com‐ mentaires, tirage de 180 000 exemplaires à sa sortie en France). Les éditeurs qui reprennent ou adaptent des récits tirés de Watt‐ pad sont en général des structures spécialisées (par exemple BMR, « la romance sans complexe », une sous-marque du groupe Hachette), les mécanismes de valorisation symbolique interne à la plateforme et à sa culture propre restent
1. https://www.wattpad.com/user/ThierryCrouzet [consulté le 29 juin 2021]. 2. https://www.wattpad.com/user/kemrodlebleu83 [consulté le 29 juin 2021]. 3. https://www.actualitte.com/article/monde-Édition/wattpad-le-fan-funding-un -financement-assure-par-les-lecteurs/43288 [consulté le 29/06/2021].
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déterminants. Les millions de récits du site, le plus souvent brefs et inachevés, toujours accessibles gratuitement dès le début de leur rédaction et ouverts sans restriction au commentaire, illus‐ trés de couvertures tapageuses, s’organisent dans des catégories mêlant des structures génériques traditionnelles (« nonfiction », « poésie », « roman historique »), des catégories de librairie (« roman pour adolescent », « spirituel », « chick lit ») à d’autres, issues de transferts médiatiques ou de spécialisations thématiques (« action », « vampire »). Des formes de spécialisa‐ tion distinctes de la segmentation du marché par âge, sexe et catégorie socio-culturelle apparaissent ainsi. Les modes de navi‐ gation promus par le site, classement par succès (facteur déter‐ minant qui électrise les auteurs), nouveautés mises en avant par le site selon un algorithme de recommandation ou par hasard, reprennent des schémas classiques sur les sites de création culturelle numérique, de même qu’un principe de navigation par hashtags, classement thématique qui l’emporte sur les caté‐ gorisations génériques. Sur Wattpad règne « l’espèce fabulatrice1 » pour ne pas dire « la horde fabulatrice ». Comme le précise un guide publié sur le site, « sur Wattpad, on ne raconte pas des histoires, on n’écrit pas des livres. On écrit des fictions2 » : les essais et la poésie sont quasi absents, les romans n’existent pas en tant qu’unité orga‐ nique pensée à l’avance (pour reprendre la célèbre distinction de Louis Hay entre « écriture à programme » et « écriture à pro‐ cessus3 », la littérature de Wattpad est exclusivement une écri‐ ture à processus), et, hormis les journaux intimes sur lesquels on reviendra, les récits non fictionnels sont rares, la fiction y est comprise comme entraînement, comme expression pulsion‐ nelle, et sa lecture conçue comme adhésion immédiate plutôt qu’immersion lente — on retrouve d’ailleurs fréquemment l’expression de « racontage » pour qualifier cette activité de
1. Selon une expression de Nancy Houston. 2. https://www.wattpad.com/157523221-wattpad-guide-de-survie-pour-lesvieux-et [consulté le 29 juin 2021]. 3. Voir Louis Hay, « La troisième dimension de la littérature », Texte, n° 5-6, 1986-1987, p. 313-328.
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storytelling quelque peu indifférente au devenir final du récit. Truffées de références au quotidien ou d’allusions à des fanfic‐ tions, jonglant avec les stéréotypes, les microfictions de Wattpad favorisent une entrée en récit accélérée satisfaisante tant pour le lecteur que pour l’auteur et progressent dans l’ignorance de leur fin au gré des réactions des lecteurs et de la motivation de l’apprenti-écrivain. Ces fictions arrivent en flux et se relancent par séries, dans un processus d’écriture graduelle assez ana‐ logue à celui des feuilletons du xixe siècle ou aux séries télévi‐ suelles. De ce point de vue, les deux tendances fortes de la fiction sur Wattpad, la fiction du quotidien et l’hyperfictionalité de la fantasy, se rejoignent — non sans faire penser ici aux romans donnés dans la presse au xixe siècle comme alliance de l’imagi‐ naire gothique et du réalisme social. Le site est indissociable d’une application mobile favorisant la lecture et l’écriture itinérantes et d’un mode original de découpage en séquences ultra-brèves, parfois de quelques lignes, l’unité-chapitre étant ainsi atomisée au bénéfice d’une lecture facilitée, d’une cadence accélérée et d’effets de suspens revivifiés. Le récit est pris comme un élément « de la manière dont le monde découvre, crée et s’implique dans les histoires1 », selon un des animateurs du site : de fait, les interactions sont favorisées par la facilité à commenter (avec une forte granula‐ rité, puisque des commentaires sont possibles paragraphe par paragraphe) et à « aimer » par un clic une histoire comme par la possibilité d’ajouter un créateur à une liste d’auteurs suivis. Le design du site est pensé pour une lecture non immersive, mais interactive, choix renforcé par un très important forum de discussion où s’inventent d’innombrables « clubs de lecture » virtuels. De fait, une évaluation empirique montre qu’un récit recueille souvent 10 % d’approbations et 1 % de commentaires par lecture (environ 1 000 likes et 100 commentaires pour 10 000 lectures, chaque lecture correspondant à une page vue), avec des succès extraordinairement variables, allant de quelques dizaines de lectures à plusieurs millions pour des
1. http://www.datingadvice.com [consulté le 29 juin 2021].
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récits français : 1,9 million de lectures par exemple pour Amitié vs amour par Ahlam et Chaimae et sa thématique adolescente (« Qu’arrive-t-il quand deux meilleures amies tombent amou‐ reuses du même mec ?1 »). Le site propose des « crossover géné‐ riques » ébouriffants (par exemple « le loup-garou gxg » : histoire lesbienne avec loup-garou ou de la chick lit dans l’uni‐ vers de Masterchef) et invente son propre vocabulaire (le registre érotique se dit par exemple « lemon » ou « lime » en fonction de sa hardiesse). Mais dans sa relative diversité, la masse des récits de Wattpad est dominée par de la romance adolescente ou postadolescente (comme Chambre 208 de Laura Trompette : « Anaëlle est une jolie fleuriste en longue convales‐ cence à l’hôpital »), par des petits polars, des récits identitaires ou d’aveux de souffrances quotidiennes, des fanfictions et des romans fantastiques inspirés de Hunger Games. Il y a quelque chose des « livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs » d’Arthur Rimbaud dans l’immense maquis chaotique du site où les débuts et les répéti‐ tions sont innombrables et les œuvres achevées pour le moins rares.
LES POUVOIRS DE LA FICTION Si l’on peut assurément transposer la critique déjà présente chez Sainte-Beuve de « l’émulation effrénée des amourspropres » dans la littérature industrielle à l’expression de soi sur les réseaux sociaux, ce n’est certes pas le cas sur Wattpad où le genre du journal intime est quasi absent, sauf sous une forme particulière, le « rantbook », qui est une sorte de gueuloir auto‐ biographique ou encore d’exutoire adolescent, livre de raillerie (« rant : diatribe2 ») largement dirigée contre soi-même,
1. https://www.wattpad.com/38429865-amitié-vs-amour-amies-dans-la-vieennemies-en [consulté le 29 juin 2021]. 2. https://www.wattpad.com/156432339-wattpad-guide-de-survie-pour-lesvieux-et [consulté le 29 juin 2021].
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délibérément anti-orthographique, parfois mêlé de musique et très fortement dialogué. Il s’oppose à la chronique, qui n’a rien d’autobiographique, mais qui est un roman en train de se faire et dont voici la description dans un guide de survie sur Watt‐ pad : « On pourrait être tenté de traduire “chronique” par “auto‐ biographie”. Je vous arrête tout de suite. La chronique est un genre bien à part, avec un style d’écriture propre. Rempli de “Wesh”, “Hamdoulilah”, “vas-y que”, etc., ce type d’ouvrage vous donnera nausées, vomissements, stupéfactions, tremblements (d’ailleurs stupeur et tremblement : une chronique d’Amélie Nothomb […]) ainsi que des envies de vous jeter du haut de votre balcon. Les thèmes principaux des chroniques sont les mariages forcés, les viols, les histoires de bad boys qui se terminent en histoires d’amour, etc. (bref, des thèmes récurrents que l’on trouve dans bon nombre d’histoires sur Wattpad)1. » Des sousgenres de la chronique comme les « amours de renoi et de rebeu » ou les récits de « thug love » (histoire d’amour avec un voyou) en témoignent, tout autant que les idiolectes typiques des « quartiers » indissociables de ces récits : le site est une machine d’élaborations fictionnelles et d’échanges narratifs très largement appropriée par les banlieues et la jeunesse française issue de l’immigration. Riche en questions religieuses et socié‐ tales spécifiques (« Salem, moi c’est Nayra, 19 ans, je vis avec mes frères un enfer, ils frappent, ils ont une haine envers moi pour une raison que j’ignore »), la problématique de la construc‐ tion identitaire dans les banlieues est un élément constitutif du Wattpad français : si ces récits ne sont jamais politiques, le site est une caisse de résonance des problématiques d’intégration et de relations intercommunautaires. Tout autant que l’accession à une identité adulte, aidée par l’humour et l’émotion, l’intégra‐ tion est un objet central du travail des identités narratives par la fiction. Inaudibles, absents des médias, jeunes des cités, immi‐ grés dans des situations difficiles, adolescents en souffrance,
1. https://www.wattpad.com/173674176-wattpad-guide-de-survie-pour-lesvieux-et [consulté le 29 juin 2021].
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femmes dominées se réapproprient et transforment par la fic‐ tion leurs conditions de vie, en interagissant par l’écriture. On notera à ce titre une forte prévalence de récits qui ont pour principe une guérison d’un quotidien difficile, soit par la chronique de l’ordinaire (ainsi du grand succès en ce moment de Love naked de Laurie Eschard, presque un million de lectures : « Bien que son fils illumine sa vie, Selena est une femme perdue et sans un sou. Elle déteste son travail et tente de joindre les deux bouts au quotidien »), par l’aveu d’un traumatisme (violences conjugales, mariage forcé, inceste, identité sexuelle martyrisée, etc. — pour ne prendre qu’un seul exemple : Maty, Sénégalaise mariée de force, 676 000 lectures), soit par une façon fictionnelle de déjouer le sort en introduisant des rencontres avec des millionnaires ou des célébrités. Il en va de même pour les identités LGBT particulièrement présentes dans Wattpad, sou‐ vent sous la forme de récits d’initiation. On le voit : à l’inverse d’entreprises d’appropriation de soi dirigées par le haut, avec les meilleures intentions du monde, comme celle de Pierre Rosanvallon, proposant à tout un chacun de « raconter sa vie » sur internet, dans une collection du Seuil, au profit d’un projet de renouvellement démocratique indissociable de l’expression de soi dans des formes autobiographiques très conventionnelles, avec un succès totalement dérisoire par rapport aux pratiques textuelles massives ayant émergé des communautés, ces fictions participent d’un travail intense de réappropriation inventive et de jeu à vertu émancipatoire conçues et largement autogérées par des communautés a priori sans grand capital culturel. Cellesci entament le difficile travail consistant à peaufiner une expres‐ sion personnelle en essayant de la dégager des stéréotypes et de trouver des phrases propres en les confrontant au commun des situations.
UNE POÉTIQUE EMPIRIQUE Les questions d’esthétique du récit sont pour autant loin d’être absentes. On est frappé par l’intensité des débats litté‐ raires menés sur le Wattpad américain, dans des forums ad hoc
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extrêmement fréquentés (le forum « improve your writing » compte 112 000 membres). Ces forums n’existent pas en français, mais certains guides dans la langue de Molière témoignent néanmoins de préoccupations significatives : éviter les stéréo‐ types (« le beau gosse et la fille transparente », « le déménage‐ ment », « la rencontre improbable1 », etc.), se garder des tics d’écriture caricaturaux (commencer par une description phy‐ sique dès le début ou insister trop sur les « je t’aime »), maîtriser son récit en commençant par la fin, etc. Ces manuels s’opposent à des réappropriations sauvages de la langue gouvernées par un réalisme identitaire. Si cette nouvelle querelle du natura‐ lisme reste franco-française, en anglais les forums de Wattpad, qui sont à la poétique littéraire ce que Wikipédia est au savoir académique, témoignent d’une réflexion amateur, vive et ser‐ rée, sur d’innombrables questions littéraires, esthétiques aussi bien qu’éthiques, sans jamais, ou presque, recourir à une culture classique qui manque totalement aux personnes pré‐ sentes sur ces plateformes. « Puis-je injecter du réalisme dans une fanfiction ?2 », comment faire parler un enfant de trois ans ? comment écrire une lettre chargée d’émotion ? comment éviter de répéter « dit » (said) dans un dialogue ? comment écrire une scène érotique sans tomber dans la pornographie ? quelle est la taille optimale d’un chapitre ? etc. Nombre de ces questions pro‐ blématisent des aspects de la narratologie et relèvent en parti‐ culier des débats sur les modalités énonciatives les plus appropriées à tel ou tel type de récits ou sur l’usage du discours indirect libre, qui se trouve redécouvert empiriquement sans aucune référence à l’histoire littéraire. Cette réinvention ex nihilo de vieux problèmes peut faire sourire, par exemple lorsque des auteurs se recommandent entre eux des principes narratifs élémentaires (« dans la fiction, le conflit c’est l’or »), mais les discussions impressionnent souvent par leur mélange de candeur et de finesse — et comportent par exemple de
1. https://www.wattpad.com/32396146-conseil-wattpad-%7E-tome-1-a-éviter-les -choses-à-ne [consulté le 29 juin 2021]. 2. https://www.wattpad.com/forums/discussion/1169571/Can+I+sprinkle+ realism+into+fanfictions%3F [consulté le 29 juin 2021].
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passionnants débats sur la manière de finir un roman, où l’on avance par exemple que les fins tristes sont « étrangement satis‐ faisantes » et se mémorisent mieux, que les fins « douces amères » (bittersweet) constituent des solutions intéressantes et que l’essentiel est de respecter une certaine cohérence géné‐ rique. Les argumentations se passent totalement du vocabulaire technique dans lesquels ils sont transcrits ici mais nourrissent les manuels et autres guides amateurs qui pullulent sur Wattpad, en proposant des poétiques prescriptives tout à fait éclairantes sur la sensibilité ordinaire au roman.
NOUVELLES SOCIALITÉS LITTÉRAIRES Dans une logique de spécialisation, une galaxie variée de sites d’expression accompagne Wattpad (sans compter les réseaux sociaux généralistes), de Xstory-fr pour l’écriture éro‐ tique amateur (15 000 récits en français) à medium.com pour le journalisme d’opinion, en passant par le site de blagues colla‐ boratif 9gag.com (l’un des sites les plus visités au monde d’après Alexa1). Wattpad a par ailleurs suscité de nombreux projets alternatifs, plus ambitieux dans la maîtrise des textes en voulant se démarquer de la qualité moyenne des récits du site canadien, comme de sa manière de favoriser une compétitivité par le clic2. Ainsi de Fyctia, Scribay, Scribophile ou encore du très français L’Attelage (attelage.net), site d’auteurs indépen‐ dants très centré sur la fantasy comportant des discussions maî‐ trisées avec les lecteurs et un système assez restrictif d’abonnements payants. Ces sites revendiquent une liberté de production fondamentale aussi dans l’univers de Wattpad : « La fanfiction, c’est la liberté », insistent, dans une enquête menée par Actualitté, les auteurs de The Office, Beautiful Bastard, car
1. https://www.similarweb.com/top-websites/category/arts-and-entertainment/ humor [consulté le 29 juin 2021]. 2. https://www.actualitte.com/article/lecture-numerique/publier-ses-histoiressur-wattpad-du-cercle-vertueux-au-cercle-ferme/64300 [consulté le 29 juin 2021].
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« il n’y a personne pour vous dire “que faites-vous ?”1 ». Que les femmes et les minorités aient investi ces espaces d’écriture est un excellent marqueur des phénomènes de démocratisation de la littérature qui s’y jouent. Cette démocratisation, par l’appro‐ priation de l’écriture comme outil de compréhension symbo‐ lique et de modélisation abstraite de soi, est indissociable d’une démocratisation par l’appréhension des mécanismes de débat et d’échange. Autrement dit, les écritures numériques ordi‐ naires, parce qu’elles sont fortement interactives, participent à leur manière d’un entraînement aux débats démocratiques, qu’il s’agisse d’interagir avec pertinence dans la fanfiction col‐ laborative pour penser le comportement d’un personnage ou les conséquences d’une expérience ou de réfléchir dans les forums de critique amateur au sujet des valeurs littéraires. La pratique de productions de fanfictions, presque aussi massives que toutes les parutions sur Wattpad (en 2011, 4 millions d’histoires, 3 mil‐ lions de comptes sur fanfiction.net), a fait l’objet d’importants travaux critiques, du côté des media studies chez Henry Jenkins en particulier2 comme de celui de la théorie littéraire avec Richard Saint-Gelais3 et il faut souligner leur rôle de contrediscours, où s’élabore, d’en bas, une pensée du monde, comme la met en scène Emmanuel Pireyre dans Féérie générale : Sur l’autre versant du site de Batoule, le versant fanfiction, c’était Nadia, la meilleure amie de Batoule, qui tenait les rênes ; sur ce volet plus participatif, tout le monde s’activait. Les filles publiaient des histoires inédites mettant en scène des person‐ nages de fiction connus, Harry Potter, Batman, Naruto, Gladiator, ou des personnages réels comme les musiciens de Tokyo Hotel. […] Au fronton de la page d’accueil du site, Batoule avait d’ailleurs copié en lettres dorées sur fond bleu la jolie phrase de Henry Jenkins resituant leur activité de grandes filles dans le contexte global : « Les fanfictions sont notre manière de nous
1. https://www.actualitte.com/article/monde-Édition/fanfiction-les-motivationsdes-auteur-e-s/66750 [consulté le 29 juin 2021]. 2. Henry Jenkins, La Culture de la convergence, Paris Armand Colin, 2013. 3. Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges, La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, « Poétique », 2011.
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réapproprier notre destin dans un monde où les grands groupes mettent tout en œuvre pour voler nos mythes et raconter à notre place l’histoire de notre vie1. »
Les fanfictions si bien décrites ici sont à l’opposé de l’élitisme littéraire encore prévalent (pensons à la définition des écrivains par Jacques Rivière en 1924 : « un petit groupe de gens chargés d’assurer nos communications avec l’absolu2 ») et s’inventent contre le storytelling entrepreneurial tout autant que contre toute monopolisation du statut d’écrivain par la littérature dite restreinte : les fins alternatives et embranchements putatifs, les couples inattendus et défendus par les « shippers3 », les trans‐ positions ou extrapolations « transfictionnelles » de légendes populaires ayant acquis le statut de mythe de référence (Harry Potter, Star Wars, etc.) ont profondément modifié notre rapport commun à la littérature, si l’on accepte la définition inclusive ici proposée, en l’ouvrant à l’expérimentation libre par des com‐ munautés fluides mais autorégulées. Aucun des modèles que l’on peut invoquer dans l’histoire littéraire (par exemple les jeux précieux du xviie siècle sur les romans baroques4) ne renvoie à une démocratisation aussi large de la parole et à un tel degré de désintermédiation de la production et de la critique. Les modes de discussion et d’écriture collective qui se développent sur des forums comme fanfiction.net diffusent une culture du débat et de l’intelligence collaborative aux modalités nouvelles (inter‐ notation des apports des membres de la communauté, néti‐ quette, médiateur communautaire et forum de régulation des relations…) dont il faut prendre au sérieux les ambitions, que
1. Emmanuelle Pireyre, Féérie générale, Paris, L’Olivier, 2012. 2. Jacques Rivière, « La crise du concept de littérature », La NRF, n° 125, février 1924, p. 159-170 3. Voir http://www.lemonde.fr/pixels/article/2016/02/14/les-shippers-des-fansqui-revent-de-couples-fictionnels-d-eau-de-rose-et-de-porno_4865060_4408996. html [consulté le 29 juin 2021]. 4. Voir Delphine Denis et Françoise Lavocat, « L’Astrée, livre des jeux », dans Lire « L’Astrée », Paris, PUPS, 2008, p. 269-281.
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l’on retrouve d’ailleurs dans des formes contemporaines de coconstructions démocratiques comme les forums collaboratifs municipaux. On en veut pour preuve l’importance dans le domaine de la critique des sites plus ou moins amateurs, non des projets imi‐ tant la critique professionnelle avec des rédacteurs officiels (Zone critique, Culture au poing, La Cause littéraire, Diacritik, etc.) ou encore les chaînes de booktubeurs, mais plutôt les sites de lecteurs comme Goodreads aux États-Unis et Babelio en France. Babelio partage de nombreux points communs avec Wattpad : c’est une initiative commerciale d’un nouvel acteur qui assure l’intermédiation, le site grossissant par le travail digital gratuit des communautés dans un crowdworking de documentation et de commentaire1. Nourri par la publicité, avec 440 000 membres, Babelio a su développer une ingénierie efficace de l’implication des internautes (avec des « pique-niques Babelio », des « défis Babelio » émanant de la communauté scolaire et adressés à la communauté scolaire, des concours avec cadeaux et des offres de livres dans un but promotionnel). Le public est un peu plus âgé que celui de Wattpad (les 18-25 ans et plus glo‐ balement les publics d’étudiants2), mais tout aussi féminisé ; il réunit tout aussi majoritairement des lecteurs passionnés par les « littératures de l’imaginaire » et les commentaires postés sur le site relèvent de la même ingénuité théorique et de la même fraîcheur critique permettant de se confronter sans gêne au patrimoine littéraire (« Proust m’ennuie profondément3 » avoue un lecteur). La communauté babélienne invente son propre vocabulaire (par exemple la « PAL », la pile de livres à lire) et assure un travail de vulgarisation des connaissances en nourrissant le site de plus d’un million de citations littéraires. Les forums sont des lieux de mise en partage d’humeurs (au
1. Sur ce problème général, voir Dominique Cardon, Antonio Casilli, Qu’est-ce que le digital labor ?, Bry-sur-Marne, INA, coll. « Études et controverses », 2015. 2. https://docs.google.com/forms/d/19DB0x--0-ldkuhh4d6b2-9Y0YqPeuJ0rEBld0 GDFnCY/viewanalytics [consulté le 29 juin 2021]. 3. https://www.babelio.com/auteur/Marcel-Proust/2103/critiques 29 juin 2021].
[consulté
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sujet des bonnes et des mauvaises couvertures de livres par exemple), de recherches variées sur des thèmes ou des styles (que choisir comme « livre-antidépresseur » pour passer un moment difficile ?). Proposant, comme bien d’autres projets amateurs, d’intéressantes contre-expertises1, les membres de la communauté élaborent d’innombrables listes de lectures, du livre vu et revu aux goûts inavoués, et suggèrent des exercices de stimulation littéraire (clubs de lecture, concours de lecture, challenge de lecture, etc.) de même que des débats et des quizz (par exemple que savez-vous de Proust ?), l’ensemble formant un univers culturel ouvert et très largement autogéré, exem‐ plaire de la puissance des communautés virtuelles2. Malgré l’exigence de certaines expertises, l’importance de tel membre par rapport à tel autre reste fondée sur leurs apports numé‐ riques et leur succès, ou bien sur l’ancienneté dans la commu‐ nauté et le nombre de comptes rendus qui permet par exemple d’occuper une place de modérateur, et non sur le capital culturel ou symbolique dont l’ostentation sur le site n’est pas très bien vue. L’histoire de ces communautés lectoriales est aussi longue que celle d’internet même — comme le confirme l’importance centrale désormais des appréciations de lecteurs, habilement mises en valeur sur Amazon par exemple pour la promotion du livre —, on serait tenté de considérer que la tripartition hori‐ zontale célèbre de la critique proposée par Thibaudet a été rem‐ placée par une opposition verticale entre une critique de gatekeepers et une autre de critiques ordinaires, le rôle pres‐ criptif des premiers et leur primauté sur les seconds tendant à s’amenuiser un peu plus chaque jour, dans ce qui n’est au fond que l’application stricte du principe égalitariste kantien de l’uni‐ versalité absolue du jugement de goût.
1. Voir Patrick Flichy, Le Sacre de l’amateur, Paris, Seuil, 2010. 2. Voir Patrick Rebollar, Les salons littéraires sont dans l’internet, Paris, PUF, 2002.
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D’UNE NOUVELLE DÉMOCRATISATION DE L’ÉCRITURE Nombre d’autres projets numériques originaux comme les sites collaboratifs de poésie ou les forums de « role play » méri‐ teraient aussi d’être étudiés : symboliquement invisible, mais quantitativement écrasante, la littérature numérique fonc‐ tionne comme expression des minorités et interrogation des for‐ mes de vie, dans une dialectique entre affirmation des diversités et constructions communautaires. Elle est un espace culturel modeste d’affirmation de l’individu contemporain, mais aussi d’interrogation des systèmes de valeurs, à travers des débats éthiques ou, du côté de la critique amateur, au sujet de la fabrication de consensus ou de dissensus esthétiques. Malgré son caractère récent et la fugacité de tout ce qui s’y fait, les forums, parfois âgés de plus de dix ans, ont une histoire et les styles qui s’y déploient eux aussi. Loin de renoncer à toute attention à la forme et à la réflexion métatextuelle, les discus‐ sions des forums et les systèmes d’entraide témoignent d’un travail de conscientisation des enjeux linguistiques de l’écriture et de tentatives de construction ex nihilo d’une poétique du récit puisque aucune référence à la tradition de la rhétorique n’y apparaît jamais. Si les manuels et guides d’écriture que l’on peut trouver sur ces sites peuvent témoigner d’une certaine normativité, les valeurs dominantes en sont autant l’originalité que l’efficacité, l’exigence de se démarquer des stéréotypes que l’application de recettes toutes faites ; dans tous les cas, ces prescriptions légitiment autant le pas de côté que l’efficacité (en ce sens, ces littératures ne sont pas totalement anhistoriques, mais témoignent d’une valorisation de l’originalité et de l’anti‐ conformisme social qui a une longue histoire). On voit le chemin parcouru depuis l’ère prénumérique : tel‐ lement exclue qu’elle figure à peine dans ce que Dubois nomme les « littératures minoritaires » et se trouve rejetée en dernière position dans ce que le critique belge nomme des « littératures parallèles et sauvages1 » « aux extrêmes confins du système des
1. Jacques Dubois, op. cit., p. 147.
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lettres », la littérature ordinaire n’a été jusqu’ici que l’objet de travaux atypiques (ceux de Philippe Lejeune par exemple ou encore le beau volume paru sous la direction de Daniel Fabre, en 1993, Écritures ordinaires 1). Une partie du raisonnement de Jacques Dubois de 1978 pour expliquer la marginalisation de ces formes est encore opératoire à l’heure de Wattpad, en tout cas pour qualifier par exemple ce que l’on a appelé les « écritures par statuts2 » : marquées par la « simplicité » et leur inscription dans « les réseaux de la communication fonctionnelle », elles renvoient à la fonction expressive de la littérature (« cette fonc‐ tion est celle que la tradition instituée censure ou oblitère par différents moyens alors même qu’elle ne cesse de la postuler comme fondamentale3 »). Mais ce que l’on pourrait nommer, par référence au célèbre article de Sainte-Beuve dont Bourdieu et Dubois ont fait un diagnostic à valeur structurante, « De la littérature industrielle » (1839), une seconde industrialisation des lettres est un mouvement de massification de l’écriture. C’est non seulement la chaîne traditionnelle de l’édition qui est ébranlée par la désintermédiation généralisée de la littérature, mais aussi tous nos critères esthétiques (l’originalité, la singu‐ larité, l’autonomie) mais encore toutes nos catégories concep‐ tuelles (la notion d’œuvre, d’auteur, de récit), sans parler de l’idée de littérature elle-même, qui sont interrogées par la démo‐ cratisation de l’expression et le devenir interactionnel des écri‐ tures numériques : qui est écrivain, le romancier parisien publié dans une maison chic à 400 exemplaires ou l’auteur sur Wattpad et ses millions de vues ? Qui compte, la plume com‐ mentée par des milliers d’internautes ou l’auteur lu à l’univer‐ sité ? Quelle est l’œuvre importante, celle qui reçoit un prix ou
1. Paris, POL, 1993. 2. Voir « Une création littéraire collective ? L’écriture par statuts sur Facebook et Twitter » in Les Frontières de l’œuvre numérique, E-formes 3, sous la direction d’Alexandra Saemmer et Sophie Lavaud-Forest, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2015, p. 39-48. 3. Jacques Dubois, op. cit., p. 148.
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celle qui est au centre d’une réécriture fanfictionnelle ? Où com‐ mence et où finit l’œuvre numérique qui existe autant par ellemême que par ses interactions ou son hypertexte et qui participe d’une sorte de bibliothèque de Babel des écritures en réseaux ? Où se situe la chronique éclairante du monde tel qu’il vient, dans des journaux ou des mémoires ou sur les fils sociaux ? Où s’arrête le récit et où commence le monde des images et des commentaires ? Où s’arrête la lecture et où com‐ mence l’écriture dans le flux des errances numériques lorsque l’économie de l’attention se réarticule à celle du désir et du besoin frénétique de consommer et de produire de la fiction ? Bref : culture de l’expression, massification de la production et de la consommation de fictions sont des déterminants anthro‐ pologiques inséparables des mutations économiques contem‐ poraines du livre que sont la multiplication des parutions de plus en plus confidentielles et l’autonomisation des circuits amateurs de l’industrie des lettres — que l’on y voie de mal‐ adroites tentatives de singer la vraie littérature ou la vraie cri‐ tique, l’émergence heureuse de pratiques culturelles démocratiques, une superposition de circuits alternatifs, ou le début d’une substitution d’un écosystème par un autre, ou encore un simple espace d’expression à jamais marginal car dépouillé de capital culturel est au fond secondaire. Quoi qu’on en pense, ces mutations débouchent sur une nouvelle organi‐ sation systémique qui est moins celle de la transition ou de l’opposition du papier au numérique que des circuits on aux circuits off, organisation qui perturbe profondément l’économie symbolique de la littérature et modifie désormais sa définition.
20 LA LITTÉRATURE COMME RELATION De la tour d’ivoire à la tour de guet Dominique Viart
Il est bien des manières d’interroger la démocratisation de la littérature. Les unes procèdent de sa réception, en étudient les conditions, la diffusion. Elles relèvent de l’économie, de la bibliométrie, de la sociologie : coût du livre, chiffres de vente, fréquentation des bibliothèques, élévation du niveau éducatif, réalités éditoriales (multiplication des livres de format poche), sondages sur la lecture… Les autres réfléchissent à sa produc‐ tion : qui écrit et qu’écrit-on ? À vrai dire, ces perspectives sont moins indépendantes qu’on pourrait le penser. Si les conditions d’accès au livre importent, importe aussi ce que les livres pro‐ posent à la lecture, l’intérêt qu’on y trouve — ou non. À cet égard, le tournant des années 1975-1984 fut de pre‐ mière importance et manifeste l’entrelacement de ces diverses perspectives. On observe en effet la simultanéité sinon la cor‐ rélation de plusieurs phénomènes : l’amplification de l’accès aux études supérieures amorcé par la loi d’Edgar Faure en novembre 1968, démultiplié ensuite par la volonté de faire accé‐ der 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat ; la création, de la toute fin des années 1970 au début des années 1990, d’un grand nombre de nouvelles maisons d’édition (POL, Cheyne, Actes Sud, Verdier, Champ Vallon, Le Temps qu’il fait, L’Olivier, Quai Vol‐ taire, Viviane Hamy…), notamment en province, accueillantes à des textes très novateurs, une réelle diversification sociale des
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écrivains et une inflexion importante des thèmes et enjeux de leurs livres.
MUTATIONS SOCIALES Après une indéniable montée en puissance d’une littérature populaire dans les années 1930 et 1950, largement soutenue par les revendications « populistes » et « prolétariennes », qui donnèrent lieu à la publication et aux succès d’écrivains tels que Dabit, Meckert, Guillaumin, Guilloux, Fallet, Bove, force est de reconnaître que la littérature d’après-guerre était plutôt redevenue le champ privilégié d’écrivains bourgeois, disposant de patrimoines suffisants pour leur assurer des revenus sans compter sur leurs seuls droits d’auteur, ou membres de catégo‐ ries sociales supérieures. Sans doute serait-il hâtif d’en tirer des conclusions radicales, mais il est vrai que les dernières avant-gardes, celles du « nouveau roman » notamment, qui mirent en question la notion de représentation, critiquèrent les illusions du réalisme et prônèrent, selon le mot de Barthes, une littérature « intransitive », furent le fait d’écrivains peu préoccupés par leurs moyens de subsistance : Claude Simon, propriétaire terrien, Robbe-Grillet, ingénieur agronome, Robert Pinget et Nathalie Sarraute, avocats (cette dernière radiée par le gouvernement de Vichy), Michel Butor, professeur d’université, Philippe Sollers, issu d’une famille de grands industriels, tous furent à l’aise avant que leurs œuvres ne leur assurent des revenus suffisants. Il en va différemment, comme le montre Bernard Lahire dans La Condition littéraire1, des générations suivantes, obligées d’exercer un « second métier » (souvent le premier en termes de contraintes) pour pouvoir écrire. Ainsi peut-il paraître symp‐ tomatique que les écrivains qui contribuèrent le plus à infléchir les enjeux littéraires au tournant des années 1980 soient issus
1. Bernard Lahire, La Condition littéraire. La double vie des écrivains, La Décou‐ verte, 2006.
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de milieux moins favorisés : Pierre Michon, Annie Ernaux, François Bon, Didier Daeninckx par exemple. Bien évidemment les diverses décisions politiques développées en faveur des écri‐ vains (loi de 1975 qui crée les bourses et les résidences, les‐ quelles se sont largement développées depuis, reconnaissance officielle du droit d’auteur en 1977, multiplication des manifes‐ tations littéraires rémunérées…) soutiennent leur travail et favorisent l’émergence d’écrivains d’extractions plus diverses. Que cette conscience vécue de certaines réalités sociales ait contribué au renouvellement des thèmes littéraires est indéniable : les œuvres de ces auteurs en témoignent. Plus encore, elles en font leurs objets : Vies minuscules, La Place, Sortie d’usine, En marge… Ce sont elles, et quelques autres, qui ont rendu la littérature à sa vocation transitive, qui lui ont redonné des objets extérieurs à elle-même. Et qui ont, d’un même élan, réhabilité le récit que les avant-gardes avaient déconstruit, autorisé à nouveau l’expression d’un sujet auquel les formalistes avaient préféré les structures, qui se sont, aussi, replongées dans les réalités — historiques, sociales, économiques… — du monde. De manière symptomatique, on a pu, par exemple, voir ressurgir à partir de ces années 1980 la question du « travail ». Après avoir été assez largement pris en compte par la littéra‐ ture du premier xxe siècle (Nizan, Céline, Meckert…), celui-ci était devenu quasiment absent de la production littéraire des années 1970. On se souvient de la « fiche signalétique des per‐ sonnages de mes romans », que Julien Gracq, donnait dans Lettrines : « État civil : célibataire. Enfants à charge : néant. Profession : sans. Activités : en vacances. Situation militaire : marginale. Moyens d’existence : hypothétiques. » Elle est révé‐ latrice de l’époque : les personnages du « nouveau roman » n’avaient guère plus d’activité professionnelle, ou lorsqu’ils en avaient une, voyageur de commerce, ingénieur agronome, ce n’est pas sur elle que le texte se concentrait. Depuis les années 1980, au contraire, le monde du travail est devenu un objet de littérature, qu’il s’agisse, avec François Bon, de faire mémoire du monde ouvrier, d’en rappeler la violence avec Aurélie Filippetti (Les derniers jours de la classe ouvrière) ou
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Jean-Paul Goux (Mémoires de l’enclave), d’en dire les perver‐ sions contemporaines avec Thierry Beinstingel (Central, Tous les mots sont adultes) ou Michel Houellebecq (Extension du domaine de la lutte). Ou encore de faire entrer en littérature des métiers qui n’y avaient guère leur place : nettoyage de cuves nucléaires (La Centrale d’Elisabeth Filhol), construction d’ouvrages civils (Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal) ou rempierrage de chaussées (La Route de Maryline Desbiolles). Cette tendance est si forte qu’elle suscite même des initiatives particulières, comme celle lancée par Pierre Rosanvallon en 2013, « Raconter la vie », qui fait une large part à la mise en récits de réalités professionnelles. Le livre-manifeste par lequel le sociologue inaugure cette collection, Le Parlement des invisibles, milite clairement en faveur d’une extension « démo‐ cratique » de la littérature censée pouvoir accueillir les récits et témoignages des « invisibles » de toutes classes sociales et de toutes professions. Tous les ouvrages de la collection, suspendue en 2017, ne relèvent certes pas de la « littérature » : certains sont des témoignages et récits sans aucune exigence ni préoccu‐ pation formelle véritable (du reste tous ne font pas l’objet d’une publication « papier »). Or, sans qu’il soit besoin d’en définir très précisément la nature, on peut considérer qu’un minimum de conscience et de travail formels permet de distinguer la littéra‐ ture d’autres pratiques d’écriture. Mais le fait que la littérature suscite de telles prises de parole — dans son manifeste, Rosan‐ vallon s’appuie sur les exemples de Georges Perec, de Pierre Michon, d’Emmanuel Carrère, de Jean Rolin, de Didier Daenin‐ ckx, et d’Annie Ernaux (à laquelle il commande un ouvrage : Regarde les lumières mon amour, pour la collection) — atteste que cette démocratisation de l’expression se fonde sur un geste d’abord accompli par les écrivains eux-mêmes.
LITTÉRATURES « ENDOTIQUES » Or ce geste, quel est-il ? Il me semble intervenir sur trois plans différents. Le premier, dont je viens de donner un exemple, est d’ordre thématique. La littérature reconquiert
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des espaces dont elle s’était éloignée, ou qu’elle n’avait jamais vraiment sondés encore. Au thème du « travail », il conviendrait ainsi d’ajouter celui du monde rural, bien délaissé depuis Zola, Ramuz, Bosco ou Giono, et dont les formes archaïques sont ame‐ nées à disparaître sous nos yeux. C’est lui que décrivent MarieHélène Lafon (Les Derniers Indiens), Noëlle Revaz (Rapport aux bêtes) ou Jean-Baptiste del Amo (Règne animal) ; autre thème : le quotidien, sur lequel Georges Perec a attiré l’attention avec ses réflexions sur l’« infraordinaire », et dont se sont emparé des auteurs aussi différents que Philippe Delerm, Christian Oster, Jean Rolin ou Pierre Autin-Grenier. Désormais, il semble ainsi que tout puisse être objet de littérature, première gorgée de bière, perte de serviette ou simple éternuement (Christian Oster, Mon grand appartement ; L’Imprévu). Des questions aussi essentielles que les expériences humaines fondamentales sont également à nouveau abordées : la mort (celle d’un enfant, comme chez Philippe Forest, Camille Laurens, Marie Darrieussecq ou Maylis de Kerangal), la mala‐ die, notamment le sida, du Protocole compassionnel de Hervé Guibert à L’Amant des morts de Mathieu Riboulet, le cancer avec D’autres vies que la mienne d’Emmanuel Carrère et L’Usage de la photo d’Annie Ernaux, ou encore la maladie d’Alzheimer avec Annie Ernaux encore (Je ne suis pas sortie de ma nuit) et Olivia Rosenthal (On n’est pas là pour disparaître), les ques‐ tions sociales (ainsi des migrants et réfugiés : Marie NDiaye, Trois femmes puissantes, Laurent Gaudé, Eldorado, Patrick Cha‐ moiseau, Frères migrants…), les calamités climatiques (Gaudé encore, au sujet d’Haïti, Laurent Mauvignier ou Michael Ferrier à propos de Fukushima)… On n’en finirait pas d’allonger cette liste. Bien évidemment, tout cela rapproche l’œuvre des lecteurs, qui y retrouvent un monde connu, mais traité de manière sin‐ gulière : ironique, critique, caustique, cocasse, intrigante, trou‐ blante, émotive… Qu’est-ce à dire ? Peut-être que la littérature n’est plus — ou qu’elle est moins — cette puissance d’exotisme qu’elle fut autre‐ fois. L’intérêt se porte désormais moins vers l’aventure, le conte ou le fantastique, vers le romanesque convenu, qui distrait de l’existence. Du moins dans la production française, car il
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semble que les littératures étrangères, notamment anglophone ou japonaise, soient encore pourvoyeuses de tels romans. Mais des écrivains français, les lecteurs semblent attendre — et rece‐ voir — plus de proximité. Sans doute est-ce que ces grandes catégories du romanesque, de l’exotique ou du fantastique sont désormais préemptées par d’autres pratiques culturelles : cinéma, séries, jeux vidéo, et que ce n’est plus là aujourd’hui ce que l’on attend prioritairement de la littérature, puisqu’on le trouve ailleurs. Aussi la littérature, en se démocratisant à nouveau, s’est-elle découverte « endotique » (le terme est de Georges Perec) plus qu’exotique. Cette littérature nous parle plus d’ici que d’improbables ailleurs. Et lorsqu’elle s’éloigne, elle ne le fait qu’en attestant de la réalité, historique, géogra‐ phique, de ses investigations : c’est Patrick Deville qui restitue le trajet d’explorateurs (Equatoria) ou de pasteuriens (Peste & choléra), c’est Olivier Rolin reconstituant la disparition d’un Météorologue dans les camps de Staline, c’est son frère Jean parcourant les lieux du monde dévastés par la guerre ou la misère (Un chien mort après lui).
INVENTIONS FORMELLES Le second plan sur lequel le geste de renouvellement inter‐ vient est formel. Car la littérature, comme toute production artistique, je l’ai dit plus haut, exige une mise en forme. Or si cette forme s’était contractée dans les dernières décennies des avant-gardes, au point de générer une certaine illisibilité, elle s’est assouplie depuis le début des années 1980, sans pour autant renouer avec les esthétiques du siècle précédent. Certes sous l’impulsion de Didier Daeninckx et de quelques autres, notam‐ ment les auteurs de polar (de Jean-Patrick Manchette et Thierry Jonquet à Dominique Manotti), la simplicité du récit « popu‐ liste » a reconquis une certaine valeur. Et cela donne lieu à des romans souvent engagés, comme ceux de Daeninckx lui-même, ou, hors du domaine policier, à des romans sociaux comme Les Vivants et les Morts de Gérard Mordillat, démarqué de Germinal. Mais la préoccupation formelle, héritée des expérimentations
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modernistes, a profondément marqué les nouvelles générations d’écrivains, lecteurs de Faulkner, de Dos Passos, de Sarraute ou de Claude Simon. Aussi n’y renoncent-ils pas aisément, bien au contraire. Deux voies se dessinent alors, qui essaient de conjuguer lisibilité et souci formel, chacune à sa façon. La première, qui fut parfois appelée « postmoderne », serait illustrée par Jean Echenoz, par le « cycle de Marie » de Jean-Philippe Toussaint ou par les romans policiers décalés de Tanguy Viel. Elle offre la possibilité d’une double lecture : celle d’une histoire amusante au premier degré, celle d’un roman plus retors, qui joue avec les réflexes et souvenirs littéraires au second degré. Plaisir du récit et jouissance du texte, pour reprendre les catégories de Roland Barthes, s’y trouvent mêlés. Cela peut aussi jouer sur les effets de trouble et de malaise que la narration suscite, comme chez Marie NDiaye ou Yves Ravey. L’autre voie est d’un autre ordre. Elle subordonne la recherche formelle aux enjeux qu’elle prête à l’écriture, quitte pour cela à suivre des chemins fort divers. C’est Annie Ernaux décidant d’user d’une « langue plate » pour évoquer sa vie et celle de ses parents, car c’est la langue qu’elle utilisait pour communiquer avec eux ; mais c’est aussi Pierre Michon privilé‐ giant dans Vies minuscules une langue sublime pour magnifier ces « minuscules » auxquels il rend hommage. À chaque fois la forme est motivée. Tout comme elle l’est aussi dans les tentatives que font François Bon dans Daewoo et Arno Bertina dans Des châteaux qui brûlent pour donner voix aux protestations et souffrances sociales d’ouvrières menacées de licenciement. À chaque fois la forme est rapportée à un enjeu explicite, ce qui la rend plus accessible. Ces dernières décennies auront été à cet égard de prodi‐ gieuses années d’invention formelle, mais jamais dans une volonté de pure exploration virtuose. L’autofiction, première née de ces inventions formelles, n’a sans doute guère contribué à la « démocratisation » de la littérature. Les vies qui s’y décri‐ vaient — de celle de Serge Doubrovsky, inventeur du terme, à celle de Chloé Delaume, victime d’un drame familial — sont trop singulières et se sont trop enfermées dans leur singularité
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pour permettre une véritable ouverture à autrui. En revanche la forme qui apparaît peu de temps après grâce à Ernaux et Michon, le récit de filiation, a largement favorisé la démocrati‐ sation littéraire. Il s’agit, pour les narrateurs et narratrices, qui ne sont souvent que la simple transposition littéraire des auteurs euxmêmes, d’enquêter sur leurs parents, leurs ascendants. En un mot de se relier à un héritage que les circonstances — histo‐ riques, sociales, familiales — ont rendu peu accessible, opaque ou incertain. Or ce sentiment d’une transmission impossible est largement partagé en cette fin de xxe siècle où l’humanisme a sombré avec les valeurs qu’il portait, où le monde s’est si rapidement transformé qu’il a rendu caduques les références des anciens. Lesquels croyaient dès lors n’avoir plus rien à transmettre — et se sont tus. Aussi de telles enquêtes se sontelles multipliées, aussi bien sous la plume d’enfants de parents ou grands-parents victimes de la Shoah (Marianne Rubinstein, C’est maintenant du passé ; Ivan Jablonka, Histoire des grandsparents que je n’ai pas eus), d’enfants de parents connus (Marie Nimier, La Reine du silence ; Clémence Boulouque, Mort d’un silence ; Virginie Linhart, Le jour où mon père s’est tu ; Pascal Bru‐ ckner, Un bon fils…) ou inconnus (Michel Séonnet, La Marque du père ; François Perche, Les Mots de mon père ; Martine Sonnet, Atelier 68 ; Patrice Robin, Le Commerce du père ; Philippe Vilain, La Dernière Année…), d’écrivains français (Jean Rouaud, Des hommes illustres ; Luc Lang, Mother ; Belinda Cannone, Le Don du passeur ; Stéphane Audeguy, Une mère) ou francophones (Leila Sebbar, Je ne parle pas la langue de mon père ; Lydia Flem, Comment j’ai vidé la maison de mes parents ; Jérôme Meizoz, Père et passe). Étudiant ces œuvres nombreuses, j’avais mesuré combien leur enjeu principal relevait d’un besoin de reliaison, mais aussi de la volonté de rendre dignité à ceux qui croyaient l’avoir perdue, ou que l’Histoire avait abattus. Il y va en effet dans de telles œuvres d’une véritable éthique de la restitution : il s’agit non seulement de reconstituer une histoire, un trajet, mais d’en faire offrande, par-delà sa disparition, à celui, celle, que l’on évoque.
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LITTÉRATURES DE TERRAIN Une telle forme, et son indéniable succès, est ainsi le signe d’une sorte de « partage » générationnel. Le besoin d’écrire ce genre de récit, de formuler les enquêtes auxquelles on se livre pour les écrire, répond au besoin confus que les lecteurs ont de les lire, sans quoi leur succès éditorial serait menacé, sans doute parce que, toutes différences estompées, ce sont justement des expériences partagées. Évidement ce succès alerte aussi sur la part de plus en plus importante que prend, au sein même d’une littérature exigeante et novatrice, ce qu’on appelle désormais la « non-fiction ». Car la plupart de ces textes sont des récits, non des romans. Et cela est un point d’importance. Notre époque se caractérise en effet par deux tendances dans le domaine narra‐ tif : un retour assez volontaire vers le roman, mais un roman dépouillé de sa part la plus traditionnellement romanesque, ainsi qu’on le voit notamment chez les écrivains rassemblés dans le groupe des « incultes » ou proches de celui-ci (Mathias Énard, Arno Bertina, Maylis de Kerangal, Oliver Rohe, Jérôme Ferrari, Joy Sorman…), et chez quelques-uns de leurs aînés (Laurent Gaudé, Sylvie Germain, Luc Lang, Belinda Cannone…), d’un côté ; donc des romans très novateurs par leur modalités d’énonciations, leur imaginaire nourri d’images et de savoirs divers, y compris populaires et récents, autant que de textes, en prise directe sur des situations contemporaines et sur les imagi‐ naires qu’elles charrient. Et, de l’autre côté, des « non-fictions » de plus en plus nombreuses, qui enquêtent sur des événements historiques, des faits divers, des réalités sociales particulières. Ces derniers textes interviennent ipso facto dans le champ jusqu’ici réservé aux sciences humaines et sociales — histoire, sociologie, ethnologie du proche… C’est ainsi que les mêmes « incultes » se saisissent de procès célèbres du xxe siècle (En procès, Une histoire du xxe siècle), écrivent sur ces places dans lesquelles se sont déroulés printemps arabes et autres révoltes citoyennes (Le Livre des places), que Jean Rolin écrit sur le monde qui survit au-delà du périphérique parisien (Zones), Philippe Vasset sur les « zones blanches » de l’Île-de-France (Un livre blanc), Mathieu Larnaudie sur la crise de 2008 (Les
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Effondrés), Marie Cosnay sur les sans-papiers (Chagrin et néant), Jean Hatzfeld sur le génocide du Rwanda (Récits des marais rwandais), Maryline Desbiolles sur une cité promise à la des‐ truction (C’est pourtant pas la guerre). Leurs livres sont alors très proches de ceux des journalistes d’immersion (Florence Aubenas, Le Quai de Ouistreham), ou des scientifiques, qui par‐ fois leur empruntent leur liberté littéraire (historiens comme Philippe Artières ou Ivan Jablonka ; ethnologues comme Éric Chauvier ou Marc Augé). Car c’est en littéraires et non en spécia‐ listes qu’ils s’approchent de ces questions, avec tout ce que cela suppose d’inventivité et d’originalité. J’ai proposé d’appeler « littératures de terrain » de telles entreprises, en ce qu’elles se dotent, en effet, d’un « terrain » au sens scientifique du terme (Fieldwork), qu’il soit social ou historique, sur lequel elles font porter leur investigation ; une investigation dont elles racontent les déboires et les avancées, les incertitudes et les hypothèses. Car, à chaque fois, l’auteurnarrateur est présent dans son texte. Il dit ses hésitations, ses trouvailles, ses rencontres. Il explique son projet et sa pratique, quitte à les réorienter au fil de son parcours. Bien évidemment ceux-ci ne sont jamais pleinement régulés par les concepts et méthodologies en vigueur dans les sciences sociales : il y a quelque chose de « sauvage », une forme de « bricolage » au sens où l’entendait Claude Levi-Strauss dans leur démarche. Mais parce que ces œuvres voisinent avec les sciences sociales, s’intéressent aux mêmes objets et questions, elles contribuent à réinstaller la littérature sur la scène citoyenne. C’est le troisième geste de la série que j’annonçais tout à l’heure. À nouveau la littérature a quelque chose à dire. À nouveau elle s’accorde une fonction critique. Sauf que celle-ci a considé‐ rablement changé par rapport aux formes qu’elle prenait lors des époques passées : ce n’est plus le surplomb d’un Zola, qui faisait un roman des matériaux d’enquête qu’il avait accumulés, répartissait les fonctions et les destins de ses personnages selon la démonstration à conduire ; ce n’est plus le roman à thèse d’un Nizan ou d’un Aragon, tout entiers fondés sur une idéologie à exemplifier ; ce n’est plus la littérature engagée que Sartre attendait de l’écrivain « en situation » ; ce n’est plus, non plus,
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la critique purement formaliste des avant-gardes, c’est autre chose : une implication horizontale dans les réalités explorées, une approche « à hauteur d’homme », selon l’expression de Laurent Mauvignier, « à la culotte des choses » dirait Maylis de Kérangal, ni théorisante, ni pontifiante, habitée de convictions sans doute, et de valeurs à défendre, mais sans imposition idéo‐ logique. Une littérature qui se met en relation avec le monde, avec autrui, qui s’y confronte. Qui s’en éprouve parfois comme « responsable », au sens où elle éprouve le devoir d’en répondre. Une nouvelle fonction de la littérature émerge peut-être ici, favorisée aussi, justement, par ces bourses et ces résidences, offertes aux écrivains, qui les relient à un territoire, une popu‐ lation, à des réalités locales ou historiques, dont leurs livres, ensuite, se saisissent. Après deux décennies d’une littérature repliée sur ellemême, devenue, à certains égards, relativement solipsiste, parce qu’elle s’était convaincue de cette leçon linguistique qui sépare le « signe » — le mot — du « référent » — le monde réel —, et pensait ne pouvoir se mouvoir que dans la sphère forclose de l’univers verbal, la littérature est ainsi revenue « au monde ». Délaissant aussi bien une autre tendance, qui fut aussi la sienne auparavant, d’en éloigner ses lecteurs par la fascination de fantaisies romanesques, elle les ramène au monde, au leur, dont elle leur parle, qu’elle leur fait entrevoir, grâce à ses fictions et ses non-fictions, ses romans novateurs et ses littératures de terrains, tel que finalement on ne le voit guère ; tel peut-être qu’on a perdu l’habitude ou l’aptitude à le voir, trop recouvert qu’il est par les images dont les médias nous abreuvent, les représentations toutes faites, les storytellings qui en prédisposent les multiples récits. La littérature d’aujourd’hui décille le regard. Elle apprend à voir, à regarder, à entendre. Elle fait savoir. Elle montre aussi, par les enquêtes qu’elle déploie, comment ce savoir se constitue. C’est en quoi, sans doute, elle est profondément démocratique. Plus encore : démocratique, elle l’est parce qu’elle met le monde en relation. Elle fait savoir ici ce qui se passe là, fait savoir maintenant ce qui s’est passé hier, elle en fait la relation, au sens où elle en produit les récits. Elle reconstruit le lien avec les
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générations passées. Elle réhistoricise la conscience subjective. Elle resocialise ceux qui n’ont plus d’amis que sur les réseaux sociaux. Sans doute est-ce là finalement la forme majeure de sa « démocratisation » : la littérature contemporaine tente, par ses moyens propres, de se construire contre ce que Robert Castel appelle le « processus de désaffiliation »1, qui n’atteint pas seule‐ ment les relégués du travail ou les désocialisés effectifs, mais mine aussi l’inscription sociale de nombre d’individus. Si l’on accepte de considérer cette notion avec moins de rigueur que ne l’impose le concept sociologique qu’elle recouvre, alors, en effet, la littérature s’attache à figurer et à interroger ces diverses « zones de vulnérabilité », qu’elles soient sociales ou indivi‐ duelles, actuelles ou historiques, qu’elles relèvent du sentiment de soi dans la généalogie familiale, des liens effectifs avec la communauté sociale, de l’expérience affective, du territoire ou du travail. Lorsque Robert Castel propose le terme de « désaffilia‐ tion », c’est afin d’échapper, dit-il, au « mot-piège » de l’« exclu‐ sion » — qui n’est pas pour lui une « notion analytique » — : « Parler en termes d’exclusion, c’est plaquer une qualification purement négative qui nomme le manque sans dire en quoi il consiste, ni d’où il provient. » Or la littérature actuelle s’emploie largement à développer ces manques, à en dire l’origine, les manifestations, à les mettre en scène. Elle retrace non seule‐ ment des réalités mais des parcours, leurs chances comme leurs brisures. Tous les thèmes, toutes les formes que j’ai évoqués au cours de ce panorama trop succinct concourent à poser, fût-ce en creux, cette question de la désaffiliation. Il est symptoma‐ tique, me semble-t-il, que cette conscience se soit manifestée en littérature avant d’être identifiée par la sociologie. C’est que la littérature est redevenue une attention au monde, une vigilance. La tour d’ivoire s’est transformée en tour de guet.
1. Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Fayard, Paris, 1995
Conclusion
DE L’AMOUR DES LETTRES On ne peut qu’être saisi par l’ampleur de tous les éléments combinés qui ont amené la démocratisation des lettres, suivant un processus complexe où les progrès de l’instruction publique et les améliorations techniques dans la production d’imprimés ont été déterminants, sans oublier le volontarisme ou l’ardeur de tous ceux qui ont voulu porter haut, et loin, les couleurs de la littérature, comme les commerçants de la librairie, à l’image d’un Michel Lévy, ou les idéalistes des réseaux de bibliothèques populaires qui ont amené à la lecture tous ceux qui en ont été trop éloignés jusque-là1…Cette heureuse conjonction de fac‐ teurs permettant l’envolée des lectures est d’autant plus éton‐ nante que la plongée dans les textes, on le sait, a longtemps eu mauvaise réputation, tant les élites ont redouté de voir le peuple corrompu par de mauvais livres quand les heures passées à tourner les pages n’ont pas été jugées stériles ou improductives. C’est dire s’il a fallu beaucoup d’énergie à tous ceux qui ont œuvré pour faire triompher la cause du livre et de la lecture2.
1. Voir les travaux de Jean-Yves Mollier, notamment La Lecture et ses publics à l’époque contemporaine, Essais d’histoire culturelle, Paris, PUF, 2001, et aussi le volume de Martyn Lyons, Le Triomphe du livre, Une histoire sociologique de la lecture dans la France du xixe siècle, Paris, Promodis-Cercle de la librairie, 1988, sans oublier le livre collectif sous la direction d’Agnès Sandras, Des bibliothèques populaires à la lecture publique, Lyon, Presses de l’Enssib, 2014. 2. Voir les travaux de Roger Chartier, notamment Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987, de même que le volume collectif Les Mutations de la lecture, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2012.
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Sans doute faut-il aussi reconnaître à tous les grands auteurs, de Dumas à Zola en passant par Balzac ou Hugo, un rôle de pre‐ mier ordre dans cette démocratisation des lettres car ils ont su, par leur talent ou leur génie, donner envie à des milliers de lec‐ teurs de plonger dans les plus belles œuvres du xixe siècle et suivre avec avidité l’actualité littéraire, ce dont les chiffres de ventes témoignent ; pensons à la ferveur de ceux qui, à partir de L’Assommoir, ont fait le siège des librairies pour dévorer sans attendre le chef-d’œuvre du jour, dans une ambiance de respect pour ces grands hommes devenus des figures d’importance au cœur de la République1. Ainsi, tout au long du xixe siècle, alors que s’élargit le spectre des lectures, la figure de l’écrivain, voire du grand écrivain, à laquelle Laurent Demanze a consacré ici de belles pages, gagne en importance socialement, jusqu’à deve‐ nir une sorte d’idéal ou d’absolu pour les dandys de la fin du siècle ou les nouveaux rentiers, comme Larbaud ou Gide et toute la première équipe de la NRF, qui peuvent dédier leur vie entière aux lettres et afficher avec morgue un certain mépris pour la production devenue industrielle, à un moment où la partition s’accroît au sein de l’édition entre ce qui serait pour les amateurs raffinés d’un côté et le petit peuple des nouveaux venus aux joies de la lecture de l’autre, bien qu’il y ait eu des auteurs comme Hugo ou Zola pour réussir à conjuguer gloire et succès et à tou‐ cher tous les publics. Dans tous les cas, si tous ne lisent pas les mêmes textes, un même attachement à la littérature, un même respect ne traverset-il pas la France entière à partir des lois Jules Ferry et des débuts de l’école républicaine ? C’est ce qui semble ressortir des entre‐ tiens qu’Anne-Marie Thiesse a pu mener avec des lecteurs de milieu modeste nés au tournant des xixe et xxe siècles qui ont souvent dit leurs bonheurs de lectures et la fierté qui a pu être la leur au moment de recevoir des livres de prix distribués en
1. Voir Olivier Bessard-Banquy, La Fabrique du livre, L’Édition littéraire au xxe siècle, Bordeaux-Tusson, Presses universitaires de Bordeaux-Du Lérot édi‐ teur, 2016.
Conclusion
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fin d’année, où l’on sait que les volumes de Jules Verne ont été nombreux1.
LES NOURRITURES LIVRESQUES Quelles que soient les positions des uns et des autres, alors que la lecture, on l’a dit, a été jugée dangereuse pour les classes laborieuses susceptibles de tomber dans des pages empoison‐ nées, politiques ou philosophiques, encourageant au vice une Emma Bovary, la littérature est jugée de plus en plus formatrice, des lettres antiques, qui constituent encore, avec la rhétorique, le cœur de l’enseignement secondaire des humanités dans les structures de la monarchie de Juillet ou du Second Empire, à la composition française instaurée à l’épreuve du baccalauréat ès lettres à partir des années 1880, qui impose nouvellement aux lycéens de plonger dans les richesses du patrimoine classique. Les œuvres du Grand Siècle dominent alors un panthéon où les grands hommes sont aussi des moralistes dont les enseigne‐ ments ou les leçons sont supposés servir la formation des citoyens d’une France éternelle fière de ses richesses et solide dans ses valeurs fondatrices, patriote et raide2. Dans cette société où se mêlent vieille aristocratie convertie aux affaires et bourgeois avides de réussites, comme dans les romans de Balzac à Proust, la littérature, en raison de sa force nutritive et de toutes les sagesses qu’apportent les humanités, est plus que jamais chose d’importance ; toute l’élite est pétrie de cette idée, relayée dans la presse et qui fait figure de consen‐ sus social, quand bien même, dès les débuts de la République, des modernistes veulent en finir avec la tyrannie du grec et du latin dans les enseignements de l’école secondaire pour pro‐ mouvoir des cours plus pragmatiques où les sciences et les tech‐ niques peuvent avoir plus de place. Un seul et même discours
1. Voir les travaux d’Anne-Marie Thiesse, Le Roman du quotidien, Lecteurs et lec‐ tures populaires à la Belle Époque, Paris, Le Chemin vert, 1984. 2. Voir Martine Jey, La Littérature au lycée : invention d’une discipline (1880-1925), Metz, Presses de l’université de Metz, 1998.
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de louanges à l’endroit des lettres remplit les colonnes du Figaro ou de L’Intransigeant, sans oublier Le Temps, dont ont été don‐ nés quelques exemples en conclusion de La Fabrique du livre, un éloge sans nuance de la fréquentation des textes dans une célébration sans fin des productions de l’édition parisienne à destination de l’honnête homme1. Le ministre Léon Bourgeois le dit ainsi à la fin du xixe siècle à ceux qui s’inquiètent : La culture littéraire […] sera toujours prisée dans notre pays amoureux des belles lettres et de beau langage. Il y aura toujours […] une supériorité particulière, un affinement, une élégance de l’esprit que les familles aisées souhaiteront pour leurs enfants2.
Un Victor Hugo, depuis le cœur du siècle et, surtout, depuis son exil forcé, fait figure de grand écrivain, et ce n’est certes pas tant l’auteur que le républicain honnête et droit qui est honoré au moment où son cortège funèbre traverse un Paris en larmes, sous le regard de deux millions de personnes — c’est l’homme des combats justes, mais c’est aussi l’auteur des Misérables qui est accompagné en terre, ce roman-somme qui résume ou englobe à lui seul le siècle et qui fait des gens de peu, quels qu’aient pu être leurs parcours, le vrai cœur de la nation, le vrai corps des citoyens de la France nouvelle que le souci du bien commun habite face aux injustices des pouvoirs intraitables des temps passés.
VOLONTARISMES Pour aller vite, ne peut-on pas dire que la Troisième Répu‐ blique semble comme la rencontre ou la fusion de deux volon‐ tarismes indissociables — un volontarisme éducatif qui s’incarne dans les lois Ferry en faveur de l’instruction publique, et un volontarisme culturel qui n’est pas l’objet de politiques publiques spécifiques mais qui se trouve porté par un consensus
1. Voir Olivier Bessard-Banquy, op. cit. 2. Cité par Martine Jey, op. cit., p. 163.
Conclusion
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social tout particulièrement transparent dans les articles de presse qui ne cessent de célébrer, on l’a dit, les vertus de la fré‐ quentation des textes, dans un éloge sans nuance des œuvres de l’esprit, l’un n’allant pas sans l’autre, cette hypervalorisation des lettres étant le pendant du volontarisme en faveur de l’étude, son complément, sa suite logique, son prolongement ? Un Ernest Flammarion sera l’incarnation même du petit écolier trop tôt chassé des bancs de la communale qui n’aura de cesse de com‐ penser par les livres les manques d’une éducation trop tôt ache‐ vée, ou plus exactement trop vite interrompue1… Et d’ailleurs n’est-ce pas là la mission première des biblio‐ thèques populaires pensées par Jean-Baptiste Girard qui voient le jour dans les années 1860 à Paris avant d’essaimer en pro‐ vince — offrir à tous ceux qui le souhaitent un accès aux livres récents, introuvables dans les bibliothèques municipales aux fonds souvent hétéroclites, anciens, peu en adéquation avec les attentes d’un large public potentiel qui veut pouvoir ou s’ins‐ truire ou se divertir ? Comment ne pas saluer avec Agnès San‐ dras les efforts de tous ceux qui ont œuvré pour permettre aux plus modestes d’être aussi dans les livres2 ? Dans cette ambiance de communion autour des lettres, non seulement la critique hante les pages des journaux mais tous les petits faits de la vie germanopratine encore trouvent asile dans des pages de potins ou d’échos, tout particulièrement à L’Intran‐ sigeant, sous la coupe de Fernand Divoire, auteur de la fameuse Introduction à l’étude de la stratégie littéraire (à Paris chez San‐ sot en 1912), après les succès pionniers de Jules Huret et de son enquête sur l’évolution littéraire (en 1891). Et faut-il rappeler le mot célèbre d’Aristide Briand à la découverte du premier numéro de L’Humanité en kiosque en 1904 ? « Ce n’est pas
1. Voir Elisabeth Parinet, La Librairie Flammarion 1875-1914, Paris, IMEC Édi‐ tions, 1992 et le volume de Pascal Fouché, avec la collaboration d’Alban Cerisier, Flammarion 1875-2015, 140 ans d’édition et de librairie, Paris, GallimardFlammarion, 2015. 2. Voir Agnès Sandras, op. cit.
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L’Humanité, ce sont les humanités », dit-il, tant il y est question de littérature à toutes les pages ou presque1…
VITE, UN LIVRE À cela s’ajoute l’expérience cruciale de la guerre de 1914-1918 car, comme le montrent les passionnants travaux de Benjamin Gilles sur les lectures des poilus, l’attente de la canon‐ nade en marge du front, le repos forcé en attendant l’offensive, le besoin de s’informer, de se changer les idées aussi, auront suscité des passions de lecteurs y compris chez ceux-là même qui jusque-là auront été les plus éloignés des productions impri‐ mées2. Combien de jeunes ou moins jeunes venus des mondes ouvriers ou agricoles auront pu découvrir, qui un Jean-Jacques Rousseau, qui un Karl Marx ou un Proudhon, grâce à un autre poilu instruit comme le jeune Étienne Lantier aura pu découvrir les œuvres de la révolution prolétarienne grâce à l’anarchiste Souvarine dans Germinal ? Comment dire tout ce qui se sera passé en termes de transferts intellectuels et d’imprégnation culturelle aux abords des tranchées où les poilus auront frater‐ nisé, discuté, échangé en attendant l’heure noire des combats ? À l’arrière aussi les lectures sont fiévreuses, par souci de s’informer, ou de lire des romans qui disent l’expérience des tranchées comme Le Feu de Barbusse (1916) puis Les Croix de bois de Dorgelès (1919), candidat malheureux au Goncourt face à un certain Marcel Proust. Dans ce moment de suspens, d’attente, comme ce sera le cas durant la Seconde Guerre mon‐ diale, nombre de personnes, pour tromper l’ennui ou l’angoisse, auront trouvé refuge dans les plus belles pages des grands textes, et cette découverte les aura marquées pour toujours3.
1. Voir Géraldi Leroy et Julie Bertrand-Sabiani, La Vie littéraire à la Belle Epoque, Paris, PUF, 1998. 2. Voir Benjamin Gilles, Lectures de poilus 1914-1918, Livres et journaux dans les tranchées, Paris, Autrement, 2013. 3. Voir Yvonne Périer, Conseils aux bibliophiles, Paris, Emile Hazan, 1930, qui revient sur cette découverte de la lecture entre 1914 et 1918.
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Autant de nouvelles passions pour le texte et la littérature qui feront des Années folles les années en or de la librairie française avec la réussite spectaculaire de l’édition de luxe et de semiluxe1. D’une certaine manière, cet apogée du beau livre à la française est la preuve flamboyante d’une passion dévorante pour les lettres chez ceux-là même qui ou bien ne lisaient pas auparavant, ou bien se contentaient des quelques éditions cou‐ rantes des textes disponibles. Même si la crise des années 1930 met un terme à cette belle aventure des volumes sur beau papier largement répandus, il n’en demeure pas moins que La Pléiade, lancée de manière indépendante par Jacques Schiffrin dans les années 1920, reprise ensuite par Gallimard, sera le signe, la marque, la consécration d’une certaine forme d’excellence édi‐ toriale pour tous2 et la santé de la Pléiade sera en quelque sorte un des baromètres possibles permettant de juger de l’impor‐ tance des lettres au sein du corps social. Mais il est vrai que si les ventes de la célèbre collection aux parfums de cuir ont chuté de moitié depuis le triomphe des belles années d’après-guerre, passant de 450 000 exemplaires vendus par an environ, à un peu plus de 200 000 aujourd’hui, il faut aussitôt rappeler que nombre de textes classiques sont désormais disponibles en poche, dans des séries omnibus, quand ils ne sont pas directe‐ ment accessibles gratuitement par le web, ce ne sont donc pas les textes qui sont en eux-mêmes moins diffusés, c’est la forme chic, supérieure, soignée de ces volumes qui plaît moins ou qui correspond moins à un esprit de patrimonialisation ou de conservation des grandes œuvres dans un souci de faire biblio‐ thèque ; désormais nombre d’amateurs se satisfont des volumes simples des belles séries de poche comme « Folio », lesquelles offrent un bel assortiment des meilleurs textes dans des volumes souples partout disponibles qui favorisent un lien plus fluide ou moins compassé avec les œuvres de l’esprit, dans une logique démocratique soutenue.
1. Voir Olivier Bessard-Banquy, op. cit. 2. Voir sous la direction de Joëlle Gleize et Philippe Roussin, La Bibliothèque de La Pléiade, Travail éditorial et valeur littéraire, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2010.
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PARIS, CAPITALE DU LIVRE Dans cette période d’âge d’or que la crise de 1929 viendra très sévèrement perturber s’affrontent les nouveaux seigneurs du livre, Gallimard et Grasset, Denoël et tant d’autres, les grands éditeurs littéraires, électrisés dans leur rivalité par les enjeux financiers devenus gros notamment grâce aux prix littéraires, dans une atmosphère de passion pour les stars des lettres que le public est encouragé à découvrir ou à fréquenter1. Cette période sans égale, qui a vu l’essor des plus belles marques de l’édition parisienne, d’Albin Michel à Flammarion sans oublier les autres belles plantes de la production intellectuelle ou litté‐ raire française, témoigne d’une sorte de communion autour des œuvres partout débattues, dans les colonnes des gazettes, mais aussi dans les antichambres des salons où il n’est pas rare que Bernard Grasset vienne faire l’article pour ses propres produc‐ tions, quand ce ne sont pas un Cocteau ou un Morand qui viennent en quelque sorte faire la promotion appuyée d’un jeune poulain lancé en un soir par un bouche à oreille que plus rien ne viendra stopper… En ce sens ne peut-on négliger dans ce processus de démo‐ cratisation tout ce qui relève de l’injonction, pour ne pas dire parfois de l’intimidation, dont les propos d’un Georges Duha‐ mel dans Défense des lettres sont parmi les plus marquants2. Dans les journaux, partout, on l’a dit, ce n’est qu’une seule célé‐ bration de la culture classique et dans la presse professionnelle tout particulièrement, de Toute l’Édition au Bulletin du livre après-guerre, encore, n’existent, dans le domaine lettré, que les productions de qualité supérieure3. Très valorisées, les lettres sont portées par un snobisme au sujet duquel Bernard Grasset a beaucoup écrit dans La Chose littéraire — David Martens dit ici même ce qu’il convient d’en penser —, un snobisme typique
1. Voir la biographie de Gaston Gallimard par Pierre Assouline, Paris, Balland, 1984, et celle de Bernard Grasset par Jean Bothorel, Paris, Grasset, 1989. 2. Voir Georges Duhamel, Défense des lettres, Biologie de mon métier, Paris, Mer‐ cure de France, 1937. 3. Voir Olivier Bessard-Banquy, op. cit.
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des Années folles dont le chiffre d’affaires du livre de luxe et de semi-luxe est le vibrant témoignage et qui disparaîtra peu à peu, laissant à peine quelques marques après-guerre offrir encore quelques exemplaires de tête de leurs auteurs stars quand elles pensent qu’ils seront chéris longtemps des amateurs, pratique qui s’est presque complètement perdue depuis, sauf chez Galli‐ mard où Modiano et Le Clézio ont encore les honneurs des ver‐ gés de Hollande pour leurs nouveautés très demandées. Au fond, on peut dire que les années de la Troisième République auront vu se conjuguer les effets heureux de l’instruction publique grandissante et la haute valorisation sociale des livres dans un contexte où, malgré les récriminations contre la bicyclette ou le sport qui gagne de nouveaux adeptes chaque jour, aucun autre loisir, pas même le cinématographe, ne sera venu entamer le règne de la lecture comme activité de loisir ou de culture pre‐ mière ou principale. À cela s’ajoute aussi l’expansion coloniale de la France, qui s’accompagne d’une certaine idée universaliste du règne de sa littérature, expliquant que les exportations de livres de métro‐ pole elles aussi tonifient spectaculairement le chiffre d’affaires de l’édition parisienne1. À telle enseigne par exemple qu’un Sven Nielsen, le patron des Presses de la cité, à la base du groupe numéro deux de l’édition, en France, aura trouvé dans l’expor‐ tation de livres français les clés de sa fortune initiale dans les années 1930. Autrement dit, la ferveur dont bénéficie la littéra‐ ture française dépasse et de loin les frontières de l’Hexagone et explique pour une bonne part les carrières ou la renommée mondiale des auteurs de la NRF (attaqués par Henri Béraud dans les années de l’entre-deux-guerres, en un volume fameux, La Croisade des longues figures, donné à Paris, en 1924) quand nous avons tant de mal à exporter nos auteurs aujourd’hui. Cette conception universaliste de la littérature française — il faut lire les lignes de Bernard Grasset à ce sujet qui ne choquent
1. Voir, sous la direction de Roger Chartier et Henri-Jean-Martin, Histoire de l’édi‐ tion française, tome quatrième, Paris, Promodis-Cercle de la librairie, 1986.
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personne en 1920-19301 — justifie aussi une certaine forme d’arrogance ou de condescendance à l’endroit des autres pro‐ ductions venues d’ailleurs jugées par nature de peu d’impor‐ tance ; ce n’est pas seulement que seuls les Français en quelque sorte savent apprécier la littérature à sa juste valeur, pense-t-on alors, c’est aussi et surtout que leurs productions sont forcément meilleures, en raison non seulement des richesses de la langue de Molière telles qu’évoquées par Rivarol dans son fameux texte de 1784, mais surtout en raison des passions intellectuelles fran‐ çaises anciennes, de cette vie de l’esprit devenue l’apanage de l’honnête homme depuis le xviie siècle et dont toute la littéra‐ ture classique témoigne — on ne peut pas ne pas lier le peu de goût ou de curiosité des Français pour la traduction jusque dans l’entre-deux-guerres et la réalité de cette hypervalorisation des lettres françaises partout visible dans la presse de la Troisième République.
DES ÉCRIVAINS D’IMPORTANCE, BIENTÔT EN POCHE… Cette importance particulière de la littérature en France explique encore que les Allemands, entre 1940 et 1944, auront pu chercher à contrôler les maisons parisiennes au nom d’une idée simple selon laquelle, pour que la collaboration puisse s’imposer à tous, il faut en quelque sorte que les écrivains aient été invités en premier lieu à donner le bon ton en raison de leur force d’entraînement du corps social. Toute cette politique d’asservissement de la culture héritée de la catholicité et des Lumières, comme le rappelle Jacques Debû-Bridel dans son his‐ torique des Éditions de Minuit fondées dans la clandestinité2, toutes ces démarches engagées par les suppôts du pouvoir alle‐ mand dans le but de contrôler ou de museler l’expression de l’esprit français ne s’expliquent que par cette reconnaissance du poids des intellectuels en France et plus globalement de la place
1. Voir ce qui en est cité au début du volume collectif sur L’Édition littéraire aujourd’hui, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2006. 2. Voir Jacques Debû-Bridel, Les Éditions de Minuit, Paris, Minuit, 1945.
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prééminente des écrivains dans la société afin que les plus favo‐ rables au nouveau pouvoir en place puissent user de leur néfaste influence et amener les Français à accepter l’inaccep‐ table1. Toute la littérature sur la librairie regorge de remarques sur les Français qui ne lisent pas assez en comparaison des pays du Nord ou des pays de culture protestante, alors que la France pourtant demeure une nation littéraire, un pays où tout ce qui est lié à la littérature est jugé d’importance et où l’élite politicosociale est aussi une élite culturelle. N’est-ce pas le signe que, quelle que soit la réalité des lectures, il est toujours possible de faire mieux et d’inciter toujours plus à plonger dans les livres ? Ce grand mouvement trouve son acmé avec la sortie comme une fusée du livre de poche dans les années 1950, un objet fruste pour ne pas dire rustique qui déchaîne pourtant les passions et qui se trouve acheté avec ferveur par toute la jeunesse du baby boom. Les tirages sont-ils de 60 000 exemplaires au début des années 1950 ? Ils sont presque aussitôt épuisés. Même chez Hachette, opérateur de la marque Le Livre de poche, personne n’y a cru, ce qui explique qu’il n’y ait pas eu de concurrent pen‐ dant près de dix ans si l’on excepte la marque J’ai Lu, lancée en 1958, qui a pris grand soin de ne pas immédiatement chercher à venir attaquer sur ses terres la vieille librairie du xixe siècle, en évitant de donner au public des productions généralistes2. Il faudra attendre le début des années 1960 pour voir apparaître les grands opérateurs du livre pour tous, 10/18, Presses Pocket, Garnier-Flammarion, dans un moment de ferveur ou d’espé‐ rance en faveur d’une vraie démocratisation de la lecture, enfin parachevée, en quelque sorte, au moment où les collèges et les lycées se remplissent des jeunes nés dans le feu de la guerre.
1. Voir les travaux pionniers de Pascal Fouché sur ces questions, L’Édition fran‐ çaise sous l’Occupation 1940-1944, deux volumes, Paris, Bibliothèque de littéra‐ ture française contemporaine de l’université de Paris-VII, 1987. 2. Voir sous la direction de Pascal Fouché L’Édition française depuis 1945, Paris, Cercle de la librairie, 1998, et le travail d’Aurélie Pagnier dans le volume collectif sous la direction de Jean-Yves Mollier et Lucile Trunel, Du poche aux collections de poche, Liège, Céfal, 2010.
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LOINTAINES INQUIÉTUDES… Les premiers débats sur les limites de la démocratisation de la culture ont lieu dans les années 1960, moment où les premiers doutes se font entendre au sujet du prix des volumes qui, bien que de plus en plus bas, ne suffit pas pour inciter à plonger dans les livres. (Il est à noter tout de même que, dans les prises de position des uns comme des autres, il est entendu que tout doit être fait pour œuvrer dans le sens d’une extension de la culture écrite pour tous.) Il y a autour de Sartre et des Temps modernes des intellectuels qui pensent que le livre de poche est l’outil magique pour y parvenir, à commencer par Bernard Pingaud, tandis que le regretté Hubert Damisch est dans le Mercure de France celui qui sème le doute et qui, avant Jérôme Lindon, considère que le prix du livre n’est pas en soi l’élément-clé, dans la mesure où les personnes n’ayant pas d’appétence pour la lec‐ ture ne vont pas céder à l’appel des volumes au motif qu’ils seraient de moins en moins chers1… Et d’ailleurs pourquoi ne pas aller en bibliothèque pour s’adonner librement à ce vice impuni si les moyens manquent pour se constituer une collec‐ tion personnelle, demandent en substance ceux qui doutent des effets magiques du poche et qui pensent que le livre, quel que soit son prix, s’adresse à ceux qui sont déjà dans les textes ; il s’agit pour eux d’une éducation à faire, d’une sensibilisation à opérer, on ne peut s’en remettre à la seule magie des prix à la baisse. Les esprits critiques de l’époque ne sont pas du tout opposés à la démocratisation des lettres qui doit se faire mais ils doutent que le fait de proposer au public des volumes bas de gamme suffise à faire naître le goût de la lecture… Dans une société de loisirs encore traditionnelle, l’apparition du poche en 1953 fait figure de divine surprise pour tous ceux qui dévorent les livres pour des sommes toujours moins fortes et, à bien y regarder, il est loisible de se demander si les années 1950-1960 ne sont pas les dernières années de splendeur du
1. Voir le Mercure de France, n° 1213, novembre 1964 et Les Temps modernes, n° 227-228, avril et mai 1965.
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livre qui n’est encore ni attaqué par la télévision, ni menacé par la radio, bien que les productions classiques, qui se vendent fort en poche, soient de plus en plus ensevelies sous la marée mon‐ tante des œuvres de divertissement produites par les nouvelles marques à la mode, comme celles de Robert Laffont ou de René Julliard qui marquent des points et grossissent à vue d’œil1… Pourtant, la génération de 1968 dont parle ici François Chau‐ bet aura en quelque sorte été la dernière à avoir la lecture pour activité culturelle première ou principale et aura encore, dans la foulée de mai 1968, dévoré nombre de productions de haut vol, pointues, originales, dont les livres de 10/18 auront été les plus notables, où tout le Nouveau Roman de Butor à Robbe-Grillet aura notamment été republié après une carrière en grand format chez Minuit. Peut-être qu’à aucun autre moment, en somme, même l’avant-garde la plus téméraire aura été jugée digne d’aller conquérir les masses et toucher un vaste public titillé, poussé, incité à aller toujours plus vers les plus belles réa‐ lisations de la littérature française quand bien même celles-ci auront pu être jugées ardues ou complexes.
FAUT-IL PARLER DE REFLUX ? Mais si le livre de poche aura semblé faire sauter les derniers verrous empêchant de s’adonner à la passion des lettres, force est d’admettre que bientôt, à partir des années 1980, auront été révélées les premières études inquiétantes sur le reflux de la lecture de livres, phénomène qui ne semble plus pouvoir être inversé puisque les études fournies par le ministère de la Culture semblent montrer tous les dix ans un tassement des gros lecteurs — ils ne sont plus que 17 % des Français de plus quinze ans à lire vingt livres et plus par an, selon les dernières statis‐ tiques disponibles — et une poussée des non-lecteurs tout par‐ ticulièrement chez les dix-huit-trente ans qui, aux lettres,
1. Voir le texte d’Anne Simonin dans le volume L’Édition française depuis 1945, op. cit.
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préfèrent, dans l’ordre, les livres pratiques, la bande dessinée, le polar et la science-fiction, selon une enquête de la fin des années 2 000 commandée par Livres Hebdo1. Les garçons tout particulièrement décrochent à l’adolescence et, François de Sin‐ gly le premier l’a montré, la réussite scolaire en français peut n’être absolument plus couplée avec le goût des livres ou l’amour des textes2. La catégorie « littérature classique », elle, est dite catégorie préférée de 3 % à peine des Français de plus de quinze ans3 selon les chiffres de 2008. Pour autant, ces quelques éléments d’appréciation n’indiquent pas forcément une forte désaffection pour les lettres, mais plutôt une dilution de la production de littérature traditionnelle ou moderne dans un vaste ensemble de lectures composites, comme le rappellent les travaux de Bernard Lahire sur la culture des individus, dans un monde où les hiérarchies culturelles sont ou niées ou ignorées, chacun suivant la seule voie de son bon plaisir, sans se soucier des vieilles normes ou des vieilles catégories établies4. Aussi aujourd’hui peine-t-on à juger objectivement de l’importance des lettres en France. La belle santé de la mai‐ son Gallimard, première maison indépendante de France au chiffre d’affaires important, en impose et conduit à considérer que la littérature est devenue plus que jamais lucrative en France. Tous les auteurs classiques sont étudiés à l’école du Nord au Sud, quel que soit l’entrain des élèves, et tous les grands auteurs d’aujourd’hui, même peu ouverts au grand public, sont accueillis partout, dans les établissements scolaires, en librairies, en bibliothèques, invités pour des conférences, des résidences, des ateliers d’écriture et peuvent solliciter toutes sortes d’aides et de bourses. Les prix littéraires sont évoqués jusqu’au journal de 20 heures et partout le Goncourt est en
1. Voir Livres Hebdo, n° 796, 6 novembre 2009. 2. Voir Les Mutations de la lecture, op. cit. 3. Voir les études d’Olivier Donnat, Les Pratiques culturelles des Français à l’heure numérique, Paris, La Découverte, 2009. 4. Voir les travaux de Bernard Lahire, La Culture des individus, Dissonances cultu‐ relles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004.
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piles à Noël. Des festivals à foison font le plein à Saint-Malo, à Brive, à Lyon et ailleurs. Des jeunes par milliers veulent deve‐ nir libraires, éditeurs, bibliothécaires. Même les fauteuils peu confortables de l’Académie française sont encore l’objet d’âpres batailles de la part de ceux qui aspirent à devenir immortels. L’État enfin ne se désengage pas — Laurent Martin a donné ici même de belles pages à ce sujet — qui soutient encore avec ferveur toutes sortes d’initiatives en faveur du livre et de la lecture. Tout en apparence nous conforte dans l’idée que nous vivons encore dans un monde où les lettres ont leur place, qui est une place de premier ordre.
UNE DÉMOCRATISATION PEUT EN CACHER UNE AUTRE Pour autant, ne semble-t-il pas que ce qui a pu faire le cœur ou l’importance de la culture écrite hier a peut-être été balayé par une autre conception des lettres, « pour le plaisir » si l’on peut dire, un rapport au texte qui a toujours existé — Robert Mandrou l’a rappelé dans ses travaux — mais comme en second ? Au fond, cette première conception des lettres nutritive, substantielle, n’a-t-elle pas été définitivement non pas éradiquée mais supplantée par l’idée que la majorité des lecteurs aujourd’hui s’en fait, dans le souci de se détendre ou de se distraire ? Par bien des aspects, paradoxalement, la littérature n’a peut-être jamais été plus présente mais c’est une littérature de loisirs qui a fini par s’imposer, par-delà ce que peuvent être tous les autres aspects possibles de la produc‐ tion écrite. Dans tous les cas, c’est une seule même histoire qui se poursuit, du passage des belles lettres à la littérature, d’une production héritée des anciens, relus, médités, à une produc‐ tion contemporaine toujours plus forte, d’un auteur pour ainsi dire inconnu jadis à un auteur aujourd’hui starisé ou vedet‐ tisé — productions toujours plus accessibles à des publics tou‐ jours plus vastes dans une société où globalement le chiffre d’affaires de l’édition continue de grimper et d’enregistrer des scores flatteurs pour des auteurs qui peuvent désormais vendre
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des millions de livres sur la planète entière en un temps record, comme les Fifty Shades of Grey, le dernier méga best-seller total, si l’on peut dire. Aussi peut-on faire l’hypothèse, peut-être, que ce très long processus de démocratisation des lettres a pu se faire de deux manières conjointes et comme complémentaires : quand d’un côté les textes plébiscités par une élite aristocrate ou bourgeoise ont gagné en audience par tout un ensemble de relais au sein de la société, dans un même mouvement inverse les productions qui ont su séduire des lecteurs peut-être moins formés ont réussi pareillement à piquer la curiosité d’une élite ouverte, de sorte que, s’il y a eu des lecteurs du Cid par la Bibliothèque bleue, il y a eu de même toute une littérature savante en retour nourrie ou gorgée d’éléments tirés de la culture populaire. Ce n’est donc ni purement un processus vertical de diffusion des valeurs de l’élite qui a fait la démocratisation des lettres ni un phénomène inverse de dissémination par le bas de formes populaires qui a mené à la situation que nous connaissons aujourd’hui ; ce mouvement de démocratisation est bien plutôt lié à une sorte de vaporisation des modèles d’élite de la lecture lettrée perpétuel‐ lement modifiés par les goûts variés des publics les plus divers tombés dans les joies de la lecture et de plus en plus habitués à vivre dans un monde où les hiérarchies de l’ancien temps ont presque disparu. Et c’est ainsi que des best-sellers comme Papillon ont pu enchanter des lecteurs lettrés et bénéficier de recensions enthousiastes dans une presse de qualité, cependant que de petits textes raffinés pour happy few comme la fameuse Première Gorgée de bière ont pu toucher des millions de Français, dont certains peu portés sur les belles lettres — Sylvie Ducas a écrit ici de belles pages au sujet des best-sellers et de ce qu’ils nous disent d’hier à aujourd’hui de ce processus de démocrati‐ sation de la littérature. Le tableau n’est donc pas sombre ; les chiffres de l’édition ne sont pas mauvais, malgré la crise, qui nous rappellent que le livre vit essentiellement de l’amour ou de la ferveur pour ne pas dire de la générosité de ses amateurs. Autrement dit, ils sont beaucoup plus fidèles que les consommateurs d’autres produits et la preuve en est que chaque année ou presque le
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livre arrive en tête des cadeaux envisagés sous le sapin de Noël. Par ailleurs, la culture du web ne dessert pas le livre, bien au contraire ; sur les réseaux sa promotion est assurée et par des entreprises et par des lecteurs, et sa visibilité comme sa viralité sont grandes, renforçant l’antique bouche à oreille. Au fond, une sorte de sérendipité horizontale remplace le bon vieux conseil des libraires ou des critiques, dans une société ultradémocratique, où chacun suit la voie de son bon plaisir.
LITTÉRATURE, J’ÉCRIS TON NOM La littérature n’est pas desservie dans ce dispositif, elle est ardemment soutenue par des médias, portée par de mul‐ tiples opérations de festivals et autres lectures publiques orga‐ nisées, sans oublier les salons du livre, mais ce n’est plus la seule production de Saint-Germain-des-Prés qui en profite — ce sont des littératures de toutes sortes, de plus en plus grand public, dans un contexte de disparition des vieux cadres per‐ mettant de hiérarchiser les productions. L’expression même « sous-production », encore si courante dans les années 1960, est devenue suspecte et suffit à classer celui qui l’emploie sans guillemets dans la catégorie des soutiens des penseurs quelque peu rétrogrades ou passéistes aux yeux de ceux qui dénoncent l’élitisme républicain pour mieux prôner un égalitarisme cultu‐ rel. La littérature de création est toujours publiée mais elle est en quelque sorte désormais livrée à elle-même, soutenue, certes, mais par des médias jugés de plus en plus élitistes, à moins qu’elle ne soit marketisée avec talent par des petits génies de la communication comme les éditeurs des maisons Allia, Le Nouvel Attila, Le Tripode ou Monsieur Toussaint Louverture, parmi cent autres, autrement dit il lui faut être désormais promue non comme étant par nature de catégorie supérieure mais comme autant de contenus pleins de surprises ou de rebon‐ dissements. Et c’est ainsi que des auteurs comme Jean Echenoz chez Minuit ont pu être plébiscités avec chaleur, et certains même comme Nicolas Bouvier quasi pléiadisés avec retard mais
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ferveur, portés par les enthousiasmes de tous ceux qui ont lu et aimé son Usage du monde au programme de l’agrégation en 2018. Ainsi la littérature gagne-t-elle toujours plus d’adeptes mais sous des formes sans cesse étendues, renouvelées, sans souci d’aucune hiérarchie, dans un désordre promotionnel qui agace l’amateur gêné par les publicités des auteurs en tête de gon‐ dole dans les gares ou les aéroports mais qui étonne aussi par les bonnes surprises d’une recommandation inattendue. Si l’École peine encore trop souvent à faire aimer profondément la grande littérature à des jeunes pour qui les belles lettres de l’ancien temps sonnent de plus en plus comme des productions étrangères, si les médias de masse ont renoncé à toute forme de volontarisme culturel pour assurer la simple promotion des produits marketisés de la grande édition standardisée, si socialement les lettres ne sont plus aussi valorisées que par le passé puisque la sélection des élites s’opère désormais par les sciences et les mathématiques, il n’en demeure pas moins que des auteurs de grand talent savent faire aimer les livres et gagner à la cause de la lecture ardente nombre d’amateurs qui veulent dédier leur vie à cette cause, ce dont témoigne le nombre constant, fort, de jeunes désireux d’intégrer les filières des métiers du livre, par amour des textes, et dans le souci de ne rien faire d’autre que de vivre par et pour les livres. Il faut espérer que cet écosystème du livre, fragile, saura perdurer sous une forme permettant à chacun, de l’auteur au libraire en passant par l’éditeur, de vivre dignement, sans quoi en effet alors ce grand œuvre de la démocratisation des lettres se trouvera entravé, et il ne restera plus que ce qu’Alexandre Gefen a pu décrire ici — une sorte de grand écran zébré de textes en vrac, sans rien pour inciter qui que ce soit à aller vers le meilleur des textes d’hier à aujourd’hui, un grand bazar des lectures et non plus une incitation à plonger dans les richesses de la littérature qui appartiennent à tous et qui ont vocation à enrichir tous ceux qui auront eu la chance de tomber pour toujours dans les joies de la lecture. Olivier Bessard-Banquy
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