Lettres de la vie littéraire
 2253019909, 9782253019909

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Albert ine



Sarrazm Lettres

littéraire

Texte intégral

LETTRES DE LA VIE LITTÉRAIRE

Le 17 septembre 1937, à Alger, une petite fille qui venait de naître fut déposée à l’Assistance publique : on l’appela Albertine Damien. L'enfant eut au moins deux nourrices successives avant d'être adoptée, à deux ans. par un couple âgé. qui lui donna son nom : elle devenait Anne-Marie R... Remarquablement -intelligente et volontaire, la petite fille fit des études brillantes mais donna du fil à retordre à ses éducateurs qui prirent le parti de la faire enfermer au Bon Pasteur de Marseille. Évadée le jour. de son oral de baccalauréat, Albertine gagne Paris en stop, et mène une vie peu recommandable jusqu'au jour où. une amie l'ayant rejointe, elle décide d'en finir avec la prostitution, et risque un hold-up, qui échoue. Les deux jeunes filles sont condamnées aux assises, et Albertine, après un séjour à Fresnes, est transférée à la prison-école de Doullens. C'est de là qu'elle s'évadera, le 19 avril 1957, sautant d'une muraille, et se cassant l'astragale. Un passant la secourt, la cache, la soigne : c'est Julien Sarrazin, qui l'épousera deux ans plus tard. Mariés, Albertine et Julien vivront très peu ensemble, car la prison les reprend périodiquement : huit ans en tout pour elle, et plus de dix-huit ans pour lui. Enfermée, Albertine écrit deux romans, La Cavale, L’Astragale, qui, publiés tous deux à l'automne 1965, connaissent immédiatement un énorme succès. Libres et célèbres, Albertine et Julien ne seront pas heureux longtemps : le 10 juillet 1967, l'écrivain meurt sur une table d'opération, à Montpellier. Son mari entreprend alors un long procès contre les médecins coupables de négligences graves : il gagne ce procès, et fonde une maison d'éditions pour publier les inédits de sa femme. L'œuvre d'Albertine Sarrazin a inspiré après sa mort de nombreux travaux critiques et des thèses en France et à l'étranger : l'enfant abandonnée est aujourd'hui regardée comme un pur écrivain classique.

Les Lettres de la vie littéraire, 1965-1967, révèlent un autre aspect d’Albcrtinc Sarrazin, une autre dimension de son talent. Alors que les lettres à Julien, écrites en prison, témoignent d’une longue patience dans le malheur et d’un amour devenu légendaire, les Lettres de la vie littéraire sont le reflet d’une exceptionnelle revanche : la foudroyante conquête d’une célébrité mondiale, par celle qui ne connaissait guère, de la vie, que les humiliations et les peines. Après sa longue expérience de la solitude, Albertine Sarrazin se voyait partout reconnue, fêtée, adulée, recevant par centaines des lettres chaleureuses de lectrices et de lecteurs. A ces lettres, elle répondait souvent. Mais elle était restée fidèlement en correspondance avec les très rares amis des années sombres, et en particulier avec Mme Gogois-Myquel, déd ica taire de La Cavale. Toujours sous le coup d’une interdiction de séjour à Paris, elle résidait le plus souvent à Montpellier, et donc c’est par lettres qu’elle restait en contact avec Jean-Jacques Pauvcrt et scs collaborateurs, à qui elle se confiait longuement. Enfin, pendant scs séjours autorisés à Paris, elle écrivait quotidiennement à Julien, son mari. Selon la personnalité du destinataire et sa propre humeur du moment, la diversité de ton d’Albcrtinc Sarrazin est, dans ces lettres, tout à fait remarquable. La souplesse, la richesse, l’originalité du tempérament s’affirment . à chaque page. Mais aussi, avec malice, la jeune femme montre ici combien clic sut demeurer lucide et sage dans sa nouvelle situation de vedette littéraire. S’adressant à des intimes, clic ne craint pas d’égratigner à l’occasion tels vaniteux personnages rencontrés dans le tourbillon dont son passage était partout entouré. Nullement grisée, jamais dupe, clic ne fut même pas étonnée de ce qui lui arrivait. A vrai dire, cet immense succès, clic en avait toujours été (Suite au verso.)

assurée, elle l’attendait avec ferveur, comme le montrent son Journal intime et ses lettres écrites avant la publication des romans. Voir son rêve devenu réalité lui parut une chose toute naturelle, et bien due par le destin. Encore est-elle morte sans avoir connu toute l’étendue de sa gloire. Elle n’a pas su qu’en quelques années son œuvre deviendrait classique, offrant matière à des thèses savantes dans les universités de tous les pays. Mais clic a hautement savouré les commencements de cette prodigieuse carrière, — en voulant être ferme devant le trop de joie comme elle avait su être ferme devant la douleur, l’épreuve heureuse étant peut-être plus difficile à surmonter encore que l’autre. C'est donc aussi une leçon de courage que donnent ces Lettres de la vie littéraire, 1965-1967, une leçon à la manière d’Albertine, c'est-à-dire avec gaieté, vivacité, fantaisie, humour. On admirera une fois de plus ici la qualité d’un style qui, spontané, rapide, non retouché, soutient la comparaison avec ses écrits les plus élaborés. Aider tin e Sarrazin, romancière, poète, moraliste, se classe ‘aussi, dans ce genre épistolaire qui est éminemment féminin, au tout premier rang des écrivains français.

ŒUVRES D’ALBERTINE SARRAZIN

Dans Le Livre de Poche :

L’Astragale. La Cavale. La Traversière. Lettres

et poèmes.

Journal de prison, 1959. La Crèche et autres nouvelles. Lettres à Julien.

Œuvre de Julien Sarrazin Contrescarpe.

ALBERTINE

SARRAZIN

Lettres de la vie littéraire INTRODUCTION ET NOTES PAR JOSANE DURANTEAU

JEAN-JACQUES P AU VE RT

© Société Nouvelle des Éditions J.-J. Pauvert, 1974.,

INTRODUCTION

Après les Lettres à Julien, 1958-1960 (Ed. Pauvert), après l'admirable Journal de Prison, 1959 (Ed. Sarrazin), ce sont aujourd'hui les Lettres de la vie littéraire, 1965-1967, d'Albertine Sarrazin, qu 'il m'est donné de présenter au public. Découvrant à la fois la liberté et la célébrité, cette jeune femme qui, à vingt-huit ans, connais­ sait de la vie surtout les prisons, la maison de correction, les promiscuités les moins appétis­ santes —- cette révoltée brusquement consacrée par ceux-là mêmes qui l'avaient jugée « perverse à perpétuité » — comment a-t-elle vécu ces deux brèves années (à peine), entre l'éclatante revan­ che de son talent, et la mort ? Son éditeur m'a dit qu'elle était morte « en pleine période de transition ». Je le crois aussi. ■ Imaginons une enfant abandonnée à sa nais­ sance, mal adoptée, — violée à dix ans —, en rage et en fureur dès le plus jeune âge contre sa fausse famille, narguant la société qui lui avait laissé une si mauvaise part, haïssant les institutions, raillant les « beaux sentiments » dont l'hypocrisie lui levait le cœur, une enfant passionnée de littéra­ ture, amoureuse de Rimbaud comme d'un cousin adolescent, follement (et sagement) confiante en 5

ses propres écrits dont elle attendait miracle, quand elle y travaillait dans ses successives cel­ lules avec une héroïque obstination : et le miracle se produit. Non seulement on l'édite, mais il faut tout de suite la rééditer. L'imprimerie, dira-t-elle, a beau fonctionner jour et nuit, elle ne suffit pas à la demande. On la traduit dans toutes les lan­ gues. Les journalistes, les photographes la sollici­ tent. On la reconnaît dans la rue. On mendie un autographe. Une foule de lettres d'inconnus lui sont envoyées chaque jour. Jeune, jolie, spirituelle, amusante et grave, fan­ taisiste, capricieuse, Albertine brille sans peine aux interviews : elle se joue de toutes les situa­ tions. On la reçoit aux tables les plus élégantes. Quelle innocente et superbe vengeance sur les malheurs passés ! Son appétit de vivre, si longtemps humilié, interdit, ce feu qui couvait sous le boisseau lance de très hautes flammes. Pendant ces deux pau­ vres années, elle ne se ménagera pas. Avec la hâte de ceux qui mourront trop tôt, elle brûle la chan­ delle par les deux bouts, dans son impatience d'être. Un de ses amis dira d'elle qu'« elle vivait à deux cents à Pheure ». Mais aussi, à mesure qu'elle goûte la saveur jusque-là refusée d'une vie normale et saine — une vie où pour la première fois elle n'est ni punie, ni fuyarde — a vec, en plus, cette joie d'être enfin reconnue pour ce qu'elle est, aimée telle qu'elle est par une foule d'inconnus, elle découvre comme « tout était plus facile là-bas ». Tout était plus facile en prison. Tout? Ecrire, sans distraction, sans dispersion. Etre soi-même. Rien de tel, pour s'affirmer, que les obstacles. 6

Rien de tel, pour exalter l'orgueil\ que la cruauté et la « minusserie » de l'environnement humain. Etre fêtée, adulée, fleurie, encensée, voir son image partout, devenir, du jour au lendemain, célèbre, et susciter des adorations (parfois fort suspectes), quelle épreuve! Bien sûr, une âme médiocre se contenterait aisément de cette royale aventure, y trouverait sa justification, le sens même d'une vie tout entière. Albertine Sarrazin n'était pas cette âme-là. Elle n'était aucunement disposée à se satisfaire du triomphe tapageur de son image. Radieuse, exul­ tante aux plus forts moments de sa joie, elle ne fut jamais.dupe de rien. Aussi la voit-on, dans ces lettres du temps de liberté, du temps de gloire — qui fut aussi temps de la plus vive difficulté — écartelée. Ecartèlement entre la nécessité pressante du dedans, la plus centrale — celle du haut — et la tentation d'une facilité débordante, qui voulait de toute part la cerner — venant d'en bas. Le journal intime qui ne la quittait pas, à cet égard, est éclairant. Car en prison, ce journal était la chronique de sa vie intérieure, de son amour, de ses plus hauts et de ses plus difficiles secrets. En 1959, elle se dédiait toute à son seul amour, Julien, et le journal, chant mystérieux de solitude et de joie exaltée, ne fait état d'aucun événement de la vie quotidienne. A partir du moment oû ses deux romans, La Cavale, L’Astra­ gale ont été publiés, à l'automne 1965, par un vio­ lent retournement, au contraire, ce sont les acci­ dents de la vie extérieure qui envahissent tout. Le journal intime devient, à Paris, carnet de rendezvous.

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Dans les périodes où Albertine est dans son Midi, loin des mondanités, le journal tend à être celui du corps, qui peut-être prend sa revanche : elle tient le compte de ses étreintes, et, minutieu­ sement, elle enregistre les menus de ses repas. Le journal, si précieux contrepoint à ses autres écrits, s'interrompt brusquement en 1966. Ellemême, sans aucun doute, a détruit la suite. Au prix de quel déchirement ? Elle conservait toutes ses notes depuis l'âge de quatorze ans. Il lui a fallu de bien puissantes raisons, sans doute, pour prendre un parti si contraire à sa propre tradition. Les lettres qu’on va lire sont à considérer non comme une œuvre littéraire destinée dès l’origine à la publication, mais comme de passionnants documents où se lit une aventure exceptionnelle. Après l’extrême concentration sur soi-même de la vie carcerale, c’est le temps de l’extrême expan­ sion, qui va parfois jusqu’à peut-être une sorte de dissolution. La prisonnière accoutumée à ne voir que des gardiennes et de lamentables codétenues se répand dans le monde entier, fait figure de vedette dans les milieux snobs de Paris, sans qu’elle-même puisse faire toujours la part, dans cet attrait qu’elle exerce, de l’admiration pour son œuvre d’écrivain, et de la basse curiosité pour le scandale qu’elle représente aux yeux des « bourgeois ». En fait, le combat d'Albertine, dont les lettres de 1965-1967 se font l'écho, c’est avant tout un com­ bat contre elle-même et devant elle-même. Elle « s’attendait au tournant », sans malveillance exa­ gérée, mais sans indulgence non plus. Le « tour­ nant », c'était ce troisième livre, celui qu’elle devait écrire pour la première fois en liberté. 8

Ecrire en liberté, quand on est heureux, ef entouré de ceux qu'on aime, c'est avoir le dur courage de fausser compagnie à tous pour s'isoler et rejoindre le muet papier. C'est renoncer, chaque jour, à de grandes heures de vie, pour le travail artisanal du stylo, qui ne flatte pas, n'en­ jôle pas. Un signe après l'autre, en noir sur blanc, ce n'est pas, pour l'écrivain attelé à sa tâche, la joie sensuelle et parfois explosive du peintre. C'est un retrait, un sacrifice, une mise en paren­ thèses du temps présent. C'est un renoncement. Et, sur le moment, quelque chose qui ressemble à l'acceptation d'une certaine mort. Albertiné Sarrazin, mariée depuis 1959, n'avait presque pas pu vivre avec Julien. Ils avaient échangé des milliers de lettres, ils s'étaient atten­ dus, ils avaient fait beaucoup de rêves, beaucoup de projets, ils s'étaient retrouvés, en 1964, presque incrédules devant ce bonheur d'être ensemble. Mais pour écrire en « liberté », Alber■ tine devait encore quitter Julien et, cette fois, le décider elle-même. Julien l'aimait, et comprenait cette nécessité. Julien ni Albertine ne furent gens convention­ nels. Tous deux déracinés, tous deux enfants per­ dus, ils avaient survécu à leurs prisons à force de ferveur l'un pour l'autre, armés d'une inlassable patience. En liberté, un autre genre d'acrobatie était à inventer, pour se defendre ensemble contre des séductions plus pernicieuses, peut-être, que la dure loi des condamnés. Le très beau livre de Simone Buffard, Le Froid pénitentiaire1, rend compte de la psychologie des 1. Editions du Seuil.

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prisonniers et met en lumière leurs difficultés d'adaptation au monde ouvert. Albertine et Julien n'échappèrent pas à ces obstacles intérieurs. L'or­ gueil vital' nécessaire pour échapper au désespoir de la prison, devient, en liberté, le handicap d'un complexe de supériorité. A vivre entre des crimi­ nels et des gardes-chiourme, on se fait des « autres » une idée sommaire, dont il est difficile de se laver à la sortie. Julien avait répété, des années durant, comme un leitmotiv et comme une raison d'espérer « Nous sommes, les plus forts. » Ce ne fut pas toujours vrai, en liberté, bien sûr. Prise entre ce défi où elle était acculée : tirer d'elle d'autres livres, et son habitude de se sentir infiniment supérieure à tout interlocuteur possible, Albertine vécut ses deux dernières années dans un tremblement intérieur, point étonnée par l'aventure attendue de son immense succès, mais prise de vertige à l'idée, de l'avenir. Encore de ce succès ne connut-elle que les pre­ miers commencements : c'est après sa mort que furent édités ses poèmes, une partie de ses let­ tres, une partie de son journal, ses nouvelles. C'est après sa mort que deux films furent tirés de ses premiers romans. C'est après sa mort qu'on mit ses poèmes en chansons, et que Le Livre de Poche diffusa ses œuvres à des millions d'exem­ plaires. Elle n'a pas su qu'un grand nombre de travaux critiques sur ses livres trouveraient tout naturellement place dans les universités fran­ çaises, italiennes, belges, américaines, où on l'étu­ die comme un écrivain classique, au point que son œuvre fournit aujourd'hui des sujets de dis­ sertations aux élèves des lycées. « Un jour, nous surprendrons la multitude »,

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avait écrit Julien, du fond d'une prison. Et il avait ajouté « Ce sera par toi. je le sais bien. » L'éton­ nante prédiction se réalisait. Albertine découvrait mille merveilles inespérées. Les plus simples, les plus communes étaient celles qui l'enchantaient le plus. Avec une émotion extraordinaire, elle prit, la première fois de sa vie, un avion pour aller en Tunisie recevoir le Prix des Quatre Jurys. On ne sait ce qui l'enthousiasma le plus, du Prix ou de l'avion. Elle ne montrait pas toujours ses senti­ ments profonds, rompue dans l'art de dissimuler (et pour cause), et ceux qu'elle a rencontrés pen­ dant cette période n'ont pas toujours pu deviner ses émerveillements d'enfant : elle était, en fait, vulnérable, et ni ses airs blasés, ni son verbe caus­ tique ne doivent donner le change. Après tant d'années de révolte et de malheur, elle avait sûre­ ment besoin, comme le dit Jean-Jacques Pau vert, d'une phase de « transition » avant de trouver l'équilibre. Cet équilibre, nul ne peut dire ce qu'il eût été. Pour ma part, je crois, j'espère qu'elle eût rejeté les gens et les choses qui l'incitaient au désordre, à la dispersion, aux expériences sans issue. Je l'espère et le crois. Mais qu'en puis-je dire? Je ne l'ai vue que deux fois, professionnelle­ ment, pour le journal Combat qui m'avait demandé de la rencontrer. Elle a répondu à mes questions dans son style direct, vif, nuancé, avec un charme incomparable, mais elle ne m'a évi­ demment pas fait de confidences. Les confi­ dences, c'est à son journal qu'il faut les deman­ der, et, comme je l'ai dit, le journal disparaît brusquement, un an avant sa mort, au lendemain de la Saint-Jean 1966. Restent les lettres. La plupart de celles que

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nous avons ici rassemblées sont adressées « aux trois J » de la maison Pauvert : Jean-Jacques Pauvert, Jean Castelli, Jean-Pierre Castelnau. Jean-Pierre Castelnau a été, des trois, le pre­ mier à rencontrer l'écrivain, le r mai 1965, à Nimes, dès que le manuscrit de L'Astragale eut été accepté. Cette journée a été un sommet dans la vie d’Albertine Sarrazin. Pas une seconde elle n’a douté, puisqu'elle allait être publiée, d'être pro­ mise à la gloire. Ce rendez-vous de Nîmes l'a bou­ leversée de joie. C'était la sortie du tunnel, l'en­ trée dans le soleil, une véritable naissance. Elle se lia vite d'amitié avec toute la famille de JeanPierre Castelnau, qui lui demanda d'être mar­ raine de la petite Sara h : honneur pour elle, et bonheur. Elle aimait les enfants et se désolait de ne pas en avoir. A Jean-Pierre et Marianne Castel­ nau, elle écrivit souvent, sachant trouver en eux beaucoup plus qu'une cordialité professionnelle : une vraie compréhension de ses problèmes d'écri­ vain et de ses délicates difficultés d’adaptation au monde ouvert. Appelée à faire de fréquents voyages à Paris, Albertine, quand elle était séparée de Julien, lui écrivait chaque jour, donnant ses impressions souvent ironiques, toujours spontanées, sur le. monde littéraire où elle entrait. Nous nous sommes réservé le droit de ne publier que des extraits de ces lettres, trop intimes, avons-no us pensé, pour être in-extenso livrées à un large public. Curieusement, c'est en cette période qu'Albertine écrit le plus volontiers en argot, au moins quand elle s'adresse à Julien. En prison, par réaction contre l'écœurant langage de « la minusserie », elle s'exprimait dans un français

pur et classique, teinté parfois d'une certaine pré­ ciosité. Elle se plaisait aux anglicismes, aux cita­ tions latines, aux allusions littéraires. Célèbre, elle cherche avec Julien un autre genre de conni­ vence, et cultive l'argot, comme par besoin d'un code différent, qui les isole tous deux ainsi que par le passé. Le monde clos du « NOUS », qu'ils écrivaient toujours en majuscules, cette grâce d'un amour longtemps exclusif, qui les avait l'un et l'autre protégés, préservés, bénis, au long des années de séparation physique, comment le faire coexister avec cette dilution du succès, les obliga­ tions professionnelles qu'il entraîne,, et l'afflux de ces manifestations d'admiration, toujours flat­ teuses, souvent touchantes, et parfois grossières ? L'argot était un moyen d'évoquer le monde d'au­ trefois, le vieux secret partagé au temps des cam­ briolages nocturnes, en 1958. Le succès n ’a pas éloigné la jeune femme de ses très rares anciens amis : Mme Bourgeois, qui l'avait connue toute petite et qu'elle appelait « Marraine », Mme Gogois-Myquel, qui avait ren­ contré Albertine en 1955 à Doullens, et l'avait exa­ minée car elle était alors médecin-psychiatre de cette prison-école, enfin René Bastide, qui avait été son confrère au Méridional, pendant la brève expérience que fit Albertine du journalisme, avant sa dernière arrestation et sa,dernière pri­ son. C'est la chronologie, ici, qui, tout simplement, servira de guide au lecteur. L'éblouissante année 1965 est nettement cou­ pée en trois par deux événements majeurs. Le premier, après une attente à la fois anxieuse et confiante, est, au printemps, le contrat d'édition

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offert à l'inconnue pour ses deux romans; le second, à l'automne, est la parution des livres et leur immédiat triomphe qui. rend Albertine célè­ bre dans le monde entier. 1966 est l'année de ce troisième livre espéré, tant redouté, le livre écrit hors de prison. Jusqu'à l'été, Albertine est liée aux obligations nées de son premier succès, et n 'a guère le temps ni la liberté d'esprit nécessaire pour écrire. Sa première version, ébauchée, de La Traversière, est critiquée par ses éditeurs. Albertine prend des vacances, mais travaille son projet, qu'elle sou­ met au verdict de J,-J. Pau vert et J.-P. Castelnau. Cette fois, on lui demande, après un si bon com­ mencement, d'achever le roman en trois semai­ nes. Elle tient le pari, dans une jubilation sans pareille, et la fin de l'année consacre son talent. Mais sa santé, depuis longtemps précaire, flanche tout à fait. En 1967, trois interventions chirurgicales s'imposent, l'une après l'autre. Le 10 juillet, on l'emmène pour la dernière fois en salle d'opération. Elle chantonne sur le chariot (elle avait un inépuisable répertoire de vieilles chansons françaises), elle est pleine de projets, dont le plus immédiat est l'adaptation de son roman L'Astragale pour le cinéma. Mais, à la suite de fautes professionnelles de son chirurgien et de son anesthésiste — fautes que la justice a sanctionnées, après un douloureux et retentissant procès — la jeune femme ne se réveilla pas. Ses lettres restituent sa présence et sa vie. Elles tiennent du langage parlé autant que de l'écrit. C'est une voix qu'on entend, à cette lecture. Les points de suspension abondent, laissant la place au rire, au sourire, parfois à l'ahurissement. Une 14

lettre d'Albertine, c'est un moment d'elle, diverse, contradictoire, moqueuse, rieuse, grave, indignée, sage, inquiète, mais toujours en quête de la plus sûre lucidité. Certes, ces deux ans de correspondance évo­ quent une aventure exceptionnelle. Mais plus encore, on y trouve l'autoportrait d'un person­ nage hors du commun, inoubliable, tellement attachant qu'il n'est pas nécessaire de l'avoir vu pour le regretter à jamais..

Josane Duranteau.

PRINCIPAUX PERSONNAGES D'ALBERTINE SARRAZIN

Zi Le Héros

Julien

Maurice L’Oncle Kadi

Maurice Bouvier, le « Jean » des romans.

Doc Chris Gogoi$

La dédicataire de La Cavale, « semblemère », mère/16, le docteur Christiane Gogois-Myquel, psy­ chiatre qui a rencon­ tré Albertine dès 1955 à la prison-école de Doullens et l’aide depuis.

Marraine

Mme Bourgeois, voi­ sine des parents adop­ tifs d'Albertine, qui l'a connue et aimée toute petite, et qui l'a soute­ nue dans ses pre­ mières difficultés.

- Mother .

Mme R..., mère adop­ tive d'Albertine. Veuve et très âgée, elle est retirée dans un cou­ vent à Lambesc. Elle ne répond pas aux a vances d'Albert!ne, qui!'aime bien, encore que l'adoption soit depuis longtemps ré­ voquée à la requête du défunt colonel.

1965

I JANVIER-AVRIL : ATTENTE D’UN ÉDITEUR

L'année 1965 qui devait être celle du triomphe d'Albertine Sarrazin — de sa revanche sur huit années de prison, et toute une enfance triste, toute une adolescence gâchée. — commença hum­ blement, dans l'obscurité, la pauvreté, la rigueur de l'hiver cévenol. Albertine avait été libérée pour la dernière fois au mois d'août précédent. Son mari et elle, fra­ giles convalescents d'une longue suite d'épreuves, dont la plus dure avait été leur séparation, avaient d'abord vécu dans des logis provisoires, des « meublés » de Nîmes, où ils ne se sentaient pas encore chez eux. Harassés l'un et l'autre, de cette fatigue bizarre des prisonniers rendus à l'air libre, ils avaient besoin de s'éloigner des villes, de se cacher, de mettre à l'abri leur faiblesse et leur bonheur. « L'oncle » (le « Jean » des romans) acheta une vieille maison un peu délabrée mais belle, entourée de bois, surplombant une petite rivière. Pas de voisins. Une route toujours déserte. L'oncle et Julien se mirent avec ardeur à bricoler pour rendre la Tanière plus habitable. Albertine cuisinait, astiquait, lessivait, rêvant au sort futur de ses « manuss », L'Astragale, La Cavale, dont elle attendait merveilles. 21

Quels sont ses correspondants, pendant cette période? Julien, son mari, pendant ses absences peu fréquentes pour « affaires ». Quelques rares amis fidèles. Mme Gogois-Myquel, le médecin psy­ chiatre qui a rencontré Albertine détenue dès 1955. M. René Bastide journaliste du Méridional .qui avait été frappé par le talent de la jeune femme au cours des quelques mois où elle avait été pigiste dans le même journal. L'autre corres­ pondant, c'est, pour Albertine, elle-même : elle n'a pas perdu l'habitude de prendre des notes presque chaque jour, dans un cahier qui ne la quitte pas. C'est dans ce cahier que le mardi 27 avril 1965 elle écrira : « Caillou lisse. Pauvert m'agrée... Je réponds, remercie Doc* et Bastide, et Sœur Liz, innocent talisman qui m’a écrit le même jour que lui... Il pleut, ensoleille... ai annoncé ça à Zi près de la rivière aux pépites, allongée dans l'herbe, les yeux pleins de larmes... Puissent-ils lécher bientôt nos 20 orteils... »

Mais auparavant, que de lentes heures... Elle note, le 17janvier 1965 : « ... que le vent emporte ce temps si curieuse­ ment passé... et que j'en garde le parfum heureux, la calme et monotone tendresse de ma vie actuelle. » 1. Mme Gogois-Myquel.

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Et le 23jan vier : \ « ... curieusement, cette routine ne me lasse point; elle me fait seulement un peu honte. » La liberté enfin retrouvée — ou peut-être trou­ vée pour la première fois puisque Albertine n’était plus « en cavale » mais officiellement libé­ rée — et non plus seule, comme en 1964, Julien étant en prison, mais en état de vivre avec lui — cette liberté n’avait pas le haut goût imaginé dans les successives cellules. C'était un bonheur quoti­ dien, banal. Un seul événement pouvait survenir : la publication de La Cavale, dont l'épais manus­ crit avait été commencé dès 1961, de L'Astragale écrit d'un seul jet au printemps 1964. Cette espérance est le thème majeur des pen­ sées d'Albertine, jusqu'au 27 avril, où elle est à la fois rassurée sur le sort de ses « manuss », comme elle dit, et impatiente d'assister à leur mise au jour.. A René Bastide. -

Le 11/12/64

Cher Monsieur et ex-confrère (puisque vous me faisiez l'honneur de me donner du consœur!), Voici bien longtemps que j’aurai dû vous écrire : je le puis seulement aujourd'hui. Jus­ que-là, malgré la compréhension affectueuse que vous m’aviez témoignée à Aies, je n’osais pas. Le temps atténue et cautérise tout, peut-être, mainte­ nant, accepterez-vous de m’entendre... et moi de tenter de me justifier, quoique j'aie renoncé à 23

cela depuis des années, exactement depuis que la justice m’a asséné, à 16 ans, le premier coup de barre... celui d'Alès fut léger : j’ai pris 6 mois contre lesquels j’ai fait appel à Nîmes, et qui ont été diminués à quatre. Je suis donc libérée depuis le 9 août. Maintenant, après quelques semaines nîmoises en divers meublés, nous vivons dans une vieille propriété cévenole, entre Le Vigan et Ganges, avec l'oncle du Gabon. Restaurations, vie gitane, sans voisins, sans autre bruit que la source et le chant des feux de bois. Je n’oublie pas « c'est le feu qui vit en hiver... » et, lorsque ma cheminée sera finie, j'y graverai peut-être ceci, à mon tour, en souvenir de cette merveilleuse après-midi chez Mme Vercara. Si vous voulez m’écrire, me donner rendezvous, ou me demander de plus longues lettres, voici l'adresse : A. Sarrazin, La Tanière de Lou Serret, Camias, commune de Saint-André-deMajencoules, Gard. Croyez, Cher Monsieur, que je serais vraiment heureuse de vous revoir, ou, tout au moins, de vous lire. Veuillez trouver ici l'expression de ma grande et respectueuse sympathie.

A. Sarrazin. A René Bastide. La Tanière, 9/2/65

Bien Cher Monsieur, Votre lettre, tout amicale, m'a ensoleillé la 24

matinée... permettez-moi tout d’abord de vous exprimer, pour votre anniversaire, mes meilleurs souhaits, et... mes félicitations : votre vitalité de l’an dernier semble pareille, qu'elle soit inatta­ quable de longues années encore... toutefois, j’aime à penser que, mieux qu’une bonne femme de 27 ans (moi), flanquée d’un mari de 40, vous êtes expérimenté et capable de vous guider un peu. Mon « oncle » entre demain à la clinique SaintEloi, à Montpellier, pour faire opérer des varices gênantes, je passerai donc devant chez vous, à deux reprises, aller et retour... mais je préférerais que — au moins la première fois — nous nous rencontrions à Ganges. Je suis libre pratiquement tout le temps, voulez-vous me dire quel jour vous conviendrait, et où? Je serai exacte... et j’ai beau­ coup à vous narrer, maintenant que vous savez ce que je suis et l’avez admis. Je n’ai pas perdu ces 4 mois passés, l’été der­ nier, à l’ombre : j’ai écrit un second livre. Si vous voulez, je vous l’apporterai, ainsi que le premier. Leurs titres sont « La Cavale » et « Soleils noirs »', et sont, bien sûr, autobiographiques... Simone de Beauvoir m’avait assuré de faire éditer la Cavale, mais... cela traîne. Une amie va aller’la tisonner à Paris, puisque moi-même, avec l’inter­ diction de séjour, hum !... ■ Enfin, de vive voix, je vous dirai mieux tous mes problèmes. Par avance. Monsieur, je vous remercie de vouloir bien les entendre... dites-moi vite, voulez-vous? où je puis vous contacter (oh : plutôt l’après-midi, car je fais, en hiver une amou1. L'Astragale.

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reuse tardive du polochon, et... il y a deux hommes à faire manger : incroyable ce que ça avale), Croyez, Cher Monsieur, à toute mon affection. Anick. A René Bastide.

La Tanière, 12/2/65 Bien Cher Monsieur,

Pardonnez-moi d'être moins ponctuelle que vous... mais j'attendais, avant de vous répondre, des précisions sur la date où mon oncle doit être opéré. Par exemple, je n’aurais voulu, ni être absente à son chevet lors de son réveil, ni vous poser, même avec excuses, un lapin. Je venais de Montpellier : les préliminaires ont été plus rapi­ des qu'on ne pensait, et le cher se fait charcuter demain matin. Donc, la semaine prochaine, les grosses douleurs se seront, j'espère, atténuées, et je pourrai cesser de presser des oranges... et remonter les polochons, et vous voir au retour de ma visite de mardi. Voulez-vous : mardi 16, à 16 heures? Je vous demanderai donc à ce Pied Mignon (chez mon beau-frère marchand de chaussures) pour com­ mencer... mais bien sûr que, par la suite, si votre femme et vous-même acceptez de m’y accueillir, je serais ravie de connaître votre maison cicadidée... Je vous apporterai donc mes deux inanusses 26

vous comprendrez pourquoi, l’an dernier, j’hési­ tais à vous soumettre le premier. L'autre n'est guère plus flatteur, mais... il n’était pas né. Je les crois au moins sincères, et ils me traduiront mieux que toute explication. C’est de demain que je souhaite parler avec vous, demain à qui « notre jeunesse » ne suffit pas toujours comme moteur : il faut compter avec les autres, tous ceux qui, une fois pour toutes, nous ont rejetés. Cher Monsieur, en espérant très fort que vous pourrez vous libérer mardi, et dans l'attente de vous serrer la main, je vous prie de trouver, ici, l'expression de ma grande sympathie.

Anick. A René Bastide. La Tanière, 3/3/65

Bien Cher Monsieur, Votre indisposition, suivant de si près la lecture de mes marmots... j’espère qu'il n’y a pas corréla­ tion, je me « flinguerais », comme on dit en langue cavale. Sérieux, j'espère que l'enfant d’Esculape va bien vite vous donner le feu vert. Je vous écris moi-même de mon lit : pas malade à proprement parler, mais le côté gauche du visage double de volume, sans raison apparente, ni dentaire, ni suite à prise de gifles que pourtant, parfois, je sais mériter... pourvu que je ne reste pas comme ça !

Pour l'élagage de la Cavale, je vous rappelle que c'est là chose faite, que le manuss de première frappe comptait dans les 500 pages et que la lettre de Mme Simone est antérieure à mes rectifica­ tions. Assis, vous ? C'est flatteur, vous devez pourtant avoir lu et vu d'autres... relevez-vous, Cher Mon­ sieur, et revoyons-nous,- dès que possible. Etant toujours sous les ordres du seul tonton, je garde dans mon emploi de boniche-lavandière-secrétaire (et, depuis l'exeat, kinésithérapeute, pour assouplir cette gambille ex-variqueuse et actuelle­ ment un peu dolente), oui, je garde pas mal d'heures de loisir. Je vous remercie, Cher Monsieur, de votre ami­ tié. J'espère vous revoir bientôt, rétabli, et en pleine veine journalistique. Nous vous disons, bien amicalement et avec prégratitude : Vale... . ■ -,.r '

A. Sarrazin.

P.S. Je remets au propre de vieilles nouvelles, que je vous soumettrai, ainsi que les poèmes. A René Bastide. -

La Tanière, 9/3/65

Bien Cher Monsieur, Ah ! je suis bien contente de vous savoir, via courrier de ce matin, rétabli. Et déjà prêt à repar­ 28

tir ! On parle de Cavale... bon, je vous réponds aux sujets mère et mari, avant que d'enfourcher mon dada. Rien de particulier à transmettre au couvent, Cher Monsieur... sinon mes regrets, toujours, évi­ demment. En attendant que ma mère les accepte, ne lui dites point, voulez-vous? où je me terre. Un retour d'affection, et elle serait capable de débar­ quer ici, où rien encore, mais alors rien, n’est fait pour réconforter l'invité. Il y a beaucoup de tra­ vail encore... à propos, j'ai reçu ce matin ma nou­ velle carte de SS sur le Gard, me voilà officielle­ ment nourrie, logée, etc... pour mon mari, on ne l'a pas déclaré, car c'est.plus difficile question formalités, il est donc de plus en plus disponible (et disposé) pour une éventuelle embauche... peut-être Monsieur Péru voudra-t-il bien l’aider... comme nous l'en remercions. Mon visage est redevenu symétrique, merci... la carcasse a parfois de surprenantes et obscures fantaisies. Je commence à mettre le nez dehors, désertant mon coin de cheminée. Hier, à Ganges, ça sentait, à défaut de quinzaine commerciale — bien calme, péchère! — le printemps... j’avais presque envie de pousser jusque chez vous, mais... bon, plus tard, j’espère. J’ai lu un truc sur ce prix littéraire montpelliérain dont vous m’avez parlé, couronnant une œuvre traitant de la Prison. C'est le 19 prochain qu’on saura les résultats. N'est-il plus possible de concourir, et voudriez-vous (le cas échéant) me donner le règlement? J'ai des poèmes et des nou­ velles, tous sur le sujet, si la Cavale fait trop indi­ geste... . Cher Monsieur, merci d'être épistolairement si 29

fidèle, et en général si favorable, à nous deux vous savez, on n'a pas tellement l'habitude. J'espère vous lire avant votre départ, et vous prie de croire, Cher Monsieur, à toute notre ami­ tié.

Anick,

Au cours de ce mois de mars 1965, Julien doit quitter quelques jours La Tanière pour régler une affaire de famille. Albertine s'ennuie de lui, dont elle est pour la première fois séparée depuis leurs retrouvailles d'août 1964. Elle essaie de participer à un petit concours poétique organisé, à Montpel­ lier, par le club « La Prison », Mais elle se sent. bien loin de tout, bien isolée...

A Julien. La Tanière, 10/3/65

Mon très cher petit homme, Depuis ton envolée, la boîte aux lettres fonc­ tionne... hélas pour hier matin, mais hourrah pour to-day : toi du lundi et d'hier. A part ça : Bastide, auquel j'ai immédiatement, selon son désir, répondu : voulait savoir, avant que d’écrire à mother — dont il avait paumé, puis retrouvé l'adresse, ce qui faisait : P.S et R.P.S (s’il savait 30

jacter il mettrait P.P.S) — ouille, où en suis-je? Oui, demandait si nous avions quelque transmis­ sion à faire. J’ai dit : mes regrets éternels, ou qqchose de ce genre. Je te parlerai demain des plans Bastide pour ton embauche... Et surtout, j’ai insisté sur la littérature, il y a en effet un prix littéraire couronnant une œuvre taularde à Mont­ pellier... tiens, je te joins la coupure Midi, pour, c’est le cas de dire, couper court. Mon chou, j’écris mal, non parce que couchée ni soûle, mais parce que pressée. Il est 14 h, Kadi avale avec sa grâce coutumière un plat de cannelloni, et, ensuite, nous avons rancart... oui, je t’expliquerai mieux, mais... bien sûr, je fais tjrs des couilles, hier j’avais pas le permis in pocket, et les poulets de Pont d’Hérault-Vallerangue (qui heureusement m’ont retapissé comme étant bien la nommée A.S.) m'ont invitée à venir tantôt leur montrer la pièce. Oui, pour tuer le temps, je tripote un peu de bout de bois, ça revient bien; Faut dire que Kadi est bon et patient prof... J’ai reçu aussi ma ni le carte S.S., Maurice son assurance (police), une invitation à aller retirer une recommandée à Saint-André (probably ses carnets C.C.P.), bref, tout arrive, tout doux. Zi, mon amour, merci de tant m’aimer, je sais que je mérite des claques, mais peut-être, l’âge aidant, mériterai-je un jour, vraiment, des bravos... Bonjour à Big, John, Vevette et toute lyre éven­ tuelle (j’espère plutôt que tu feras loup seul). Je vais aussi, tantôt, encaisser ces obus, pour chan­ ger de la mitraille... J’écrirai, moins hâtivement, to-morrow... je te crie, tout bas : Reviens... tu ne me manques pas trop encore (faut dire que je roupille le plus possible), mais... ça va venir.

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Grand salut de Maurice et, de moi, tout moi, tout... Je t'aime... Bibis 1000...

Anick.

A Julien La Tanière, 11/3/65 Mon amour.

C'est à la même heure, sous le même plafond arachnéen et près du même ciel gris gaulois, que je réponds à toi d'hier. Seul le menu change, to-day on bouffe de la ragoûgnasse. C’est encore accep­ table, par ce froid. Il est écrit que, chaque fois qu'on se rend à Valleraugue, il vase... bon, j'y ai raqué ma contredanse, un sac, et récupéré ça en face, à la poste, où le talon m'a été échangé fort aimablement. Retour via Saint-André, Kadi a son carnet C.C.P., ouf. Autre lettre, ce matin, de Bas­ tide, pour le règlement exact de ce concours. Tou­ tefois, je ne pense pas qu'il s'agisse du même. Celui-ci est « XIII? Jeux méditerranéens », et l'ôtre... tu sais — J'ai mandé au Secrétaire Général du Concours des poèmes, tapés en 3, et j'y joindrai tantôt un mandat de 5 F pour droits d'inscription, puis bigophonerai à « La Prison » pour savoir si je peux encore participer, le règle­ ment exact, etc... tu vois, chou, j’ai des secours en la littérature, pour t'attendre... et aussi, quelques

matérialités, une énorme lavougne — oh ciel ! Que négligente, moi, envers tes chaussettes, ces der­ niers temps ! — ma leçon quotidienne en Aronde, dont Maurice ne me fait pas grâce, non plus que des plus sales manœuvres... enfin, comme je tiens à sa tire autant qu’à nos carcasses respectives, je vais à l’allure du Solex les jours de grande impru­ dence, et à 20 à l’heure le reste du temps. Bien pour réservation vis-à-vis Big, ménage-le tant que nécessaire, tu sais bien que tout arrive à être dit... je penserai énormément à toi cette nuit, et serre­ rai les paupières... Oui, je voulais te parler « Bastide pour toi » : le fameux suppresseur du bagne et soldat du Salut viendra bientôt passer 2-3 jours à la cicadidée, B. lui parlera de toi. Ça peut être valable, qui sait?... J’espère néanmoins que ce boulot ne sera jamais, pour toi, que plaisir... et que la marmite boui... aïe, enfin, mijotera plutôt par la Cie Dupont... Mille et mille tendres caresses. Zi, avant que mon stylo, à l’instar du tien, ne défunte... Grandes amitiés de tonton... Ta petite femme qui t'aime PLV

Anick. A Julien

La Tanière, 12/3/65 Mon homme chéri, Tiens, le Waterman s’est irrigué pendant la

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nuit. J'économise mes recharges, donc. La Tanière aussi s'hydrate, les petits pieds de la pluie commencent à être audibles, là-haut. Aujourd'hui, je me mets plus tôt à l’écritoire, car, pendant le repas, j'ai l'intention... de manger : il y a des céle­ ris au mijotis. J’écris, chou, bien que, (ou plutôt because que), je ne t'aie pas lu ce matin. Tu me dis d’éviter la bile, y es, quoique je ne me détraque pas trop l'hépatique en ce moment, j’ai mieux à faire, veiller sur notre croco1 bien-aimé entre autres. La guibolle va bien, (la sienne; la mienne aussi, d’ailleurs), plus trace de claudication, et, au dernier massage, j’ai réussi à élaguer encore quel­ ques petites croûtes. Me plaît assez, ce charcu­ tage, Kadi est tout pâle, mais supporte bien. Là, j'entends sa pioche, il est occupé à installer des douches, c’est certainement une des premières urgences, et le parpaing et la Margo... piètres, devant les possibilités envisageables de l'œil gira­ toire... vivement la « vache à eau » et la non-muni­ cipale toilette! C'est, tu t'en doutes, à côté des chiottes, n'éparpillons point les choses pudiques... Et ainsi, il peut avancer l’ouvrage, même sous filuie battante. A aussi attaqué le décarrelage de a salle à manger; hier, —► Goût pour voir les échantillons... et leurs prix. Les grandes dalles, bigre! 6 sacs pièce. Les moyennes, 25 x 25, seraient plus abordables, et il y a de jolis coloris, avec petits éclats de marbre incrustés. Puisqu’on était vers les P et T, j’ai téléphoné à la Fac, mais personne — même les Renseignements, que j’ai également branchés — n'a pu m’indiquer le n° de « La Prison », sans doute n'y en a-t-il pas... tant l Le crocodile : un des surnoms de Maurice.

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pis, je me contenterai (modeste !) des jeux méditer­ ranéens. Zi, ta place se creuse, très vite, trop vite, non, je ne pense plus que « 11/12“ de séparation annuelle » soient nécessaires à notre entente... quelques jours suffisent pour que ton manque m’assaille. Je le prends mieux que la dernière fois, c’est vrai, peut-être parce qu’on s’est quittés encore un peu fâchés, mais certainement parce que le fruit du voyage, par avance, me désaltère. Je n’ai pas peur, je refuse toute ruminance, je t'attends, avec une sorte de tranquille absence... Ah! Maurice m’a « dit de te dire » : puisque ton « retour » s’arrête à Montpellier, si tu n'es pas sûr qu'une lettre arrive ici à temps, télégraphie- ton heure, nous irons te cueillir, O.K.? J’aime, déjà, ce train qui te rapporte... mon amour, reçois de ta petite femme, avec toute sa tendresse, mille millions de bibis énergétiques..

Ton Anick FE

PS. Grand shake de Maurice, et mes amitiés à John.

A Julien.

La Tanière, 13/3/65 Mon petit mari chéri,

Cette fois, ta place est creusée profond, pro­ fond... mais oui, nous parlerons, beaucoup, 35

lorsque tu reviendras l'occuper, et que nous dégusterons le « cognac » vespéral... j'ai perdu l’habitude, je bois trois gorgées à l'ultime kawa de Maurice, et me couche, ayant vaguement soif... J’ai reçu, ce matin, ta carte de jeudi, avec, incluse, notre Joce, adorable pseudo-ma môme, reviens vite, plus que jamais j'essayerai de la refaire... tu m'expliqueras, mieux par viva voce, le pourquoi de ce séjour aériumé. Ici, pluie, pluie, pluie. J'entends Kadi marcher sur ma tête, il doit être en train de vider les réser­ voirs... et encore, ceci n’est rien : au col du Minier — où nous allâmes, hier tantôt, effectuer quel­ ques petites glissades contrôlées — il neige. Mon chéri, faudra que tu y montes aussi : les pierres te plairont, je n'ai jamais vu de telles couleurs sur du rocher : rouge, aubergine, caca d'oie — il y a un coin-cascade qui fera une périlleuse photo... mais impossible, pour l'instant, de venir à bout de cette pellicule, dehors; et au flash... que flasher? B.1 m'écrit encore, ce matin : Pauvert lui a répondu, suite à sa description de mésigue : « Envoyez, ça m'intéresse, je vous donnerai mon impression le + rapidement possible », etc. bref, on repart comme avec Simone2. Enfin, j’écris à B. d'envoyer les gosses, qu’est-ce qu'on risque? Et à Doc de me retourner la Cavale, car là, je n'en ai plus, et je voudrais le retaper. Le re-taper, pas le retoucher, bien sûr. Toujours rien d'elle, ça devient inquiétant. Enfin, tant que je te lis toi, qu’est-ce qui pourrait me tourmenter? 1 René Bastide. 2. S. de Beauvoir, qui, par l'intermediaire de Mme Gogois, s’était intéressée aux écrits d'Albertinc.

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J'espère que, malgré les contretemps, malgré tout, cher, tu réussiras. Mais... dépêche, ne reste pas trop loin longtemps, je te désire, de plus en plus ferme... ça va à peu près avec Kadi, faut dire que je le ménage, ayant ma leçon quotidienne à lui demander... mais je n'en ai pas besoin (de la demande, pas de là leçon, hier j'ai mis une demiplombe à manœuvrer pour franchir l'entre-tuilessable, à l’entrée), c'est tjrs lui qui propose. Il t’en serre, très amicalement, cinq...;j'écris pour lui, tu comprends bien (les lunettes, la serviette, etc...) mais son cœur y est. Moi, Zi, je t'embrasse, je t'embrasse... comme je t’aime et sais que tu aimes. T a petite femme Anick FE.

A Julien.

La Tanière, 15/3/65

Mon amour. Après le vide du week-end, la petite, boîte, à nouveau, m'a réjouie : toi de vendredi et samedi. Oh, chou, comme je m’encolère à ta place! Je pense qu'à cette heure, tû auras pu user... palpablement, des assurances de Big, et que ton retour s'approche. Toi qui parles de bains de soleil ! Il ne cesse tjrs pas de vaser, le plafond en prend un sacré coup et Kadi dispense une bonne partie de sa matinée à écoper là-haut. Dans le four, si le bac

n'avance guère (est tombé, bien sûr, en pleine caillasse), par contre on a déjà Peau courante : on entre pour une envie pressante, et on ressort dou­ ché. Moi non plus, n’ai pas écrit hier : rien de bien nouveau, et en outre une montée de thermomètre qui m’a dissuadée de me lever. Le temps de faire à bouffer et vite, retour aux toiles. Sacrée manda­ rine!1 Là, j’en ai tout un panier. Tu vois bien, cher, que ce ne peut être ta faute, jamais... enfin, je pense pouvoir exirer tantôt et accompagner Kadi aux courses. Te poster, et aussi les bafouilles que je lui ai tapées hier, pour la C.M.U.F. et Midi Libre, qui propose une affaire de transports à Montpellier : demandons rancart plus précis. Question boulot non rémunéré, tu ne trouveras pas grande avance... tu n’es plus là pour les « quotidienités » bois, flotte, et Kadi commence à s'apercevoir que faut se les faire... pauvre, il vou­ lait planter des radis au traversier 1, tu sais, là où tu as déblayé, mais... il a donc entrepris le colma­ tage de la grande jarre et ôté quelques barreaux au sol... oui, vivement Râ ! Courage, Zi, Pâques ne naît point sans carême, jeûnons sans défaillance... bientôt, ripaille et carillons... bravo pour « heurs », oui, comme cela s'efface vite, re-révélant, avec plus de brillance, le Nous tout lisse... il faut que je fasse quelque chose, pour Nous. Un effort de conscience, peut-être. Je suis une gaspil­ leuse, une indigne, une exigeante, une... te bile pas, je me connais! Je dis « effort » et non exa­ men, je sais mes fautes, mais je ne réalise pas mes 1. Albertine souffrait d’une « « mandarine ».

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grosseur » de la taille . d’une

biens, c’est vrai, sauf lorsque je les ai perdus. Là, j’ai beau me dire que le manque est très provi­ soire... tu sais aussi, mon amour, que chaque seconde, en ce moment, est grave et périlleuse. Well, j’ai bien vasouillé. Ah ah ! Les mussels ! Décidément, « notre estomac commun » se véri­ fie. Je vais donc faire avaler ces bébètes à Mau­ rice aujourd’hui, pour ne pas t'en réinfliger de sitôt. J’espère néanmoins que l’ensemble de ton séjour dans la maison à Barraux est amical et faste, que tu auras de belles choses à me narrer... rappel le-toi de tout, cher, pour me le rapporter. De mon côté, je te prospecte des paysages... Mau­ rice s’inquiète pour toi, je pourrais dire, calembourdesque : « C’est pas rigolo »... Ah! Si cette lettre était la dernière! Enfin, tu te souviens : prévenir, par filin si nécessaire, on ira te chercher. Mon amour, de moi, caresses et bibis tendrement impatients, et de Kadi mille amitiés. Ta petite Anick FE.

A Julien. La Tanière, 16/3/65

Mon petit mari adoré, Si la préposée avait su qu’elle tenait trois bafouilles aussi chargées, ce matin, elle les eût peut-être laissé choir. Bon, un triple merci, un de moi deux de Kadi, on va éparpiller les encaisse­ 39

ments. Heureuse de conjecturer sur « ça va à peu près », et de la quasi-certitude de te retrouver... oh là! Moins de quarante heures, et tu seras là... j'irai donc réveiller le chauffeur aux aurores, il a porté son réveil chez le bij pour qu'il puisse tour­ ner autrement que sur le flanc, le ventre ou la tête. L’espagnol suit le même déclin, en ce moment il est affalé sur le côté. Remarque, je ne le fais pas sonner. Plus que jamais, j'étire mes vacances. Remis, tout à fait, de ces moules? J'en fis, hier soir, mais sans riz; marinières, je pense. J'attends le marchand de poiscaille du Vigan, le sympa­ thique patron de la Rascasse, qui livre mainte­ nant, par tournée, le mardi. Bien que n'ayant pas grand’chose à acheter (je me réserve pour le veau gras), on va sortir, bien sûr : les impératifs, l’ef­ fort suivi, etc... je suis tout à fait rétablie, depuis hier matin : après le café (au lit, brave Maurice !), j'ai décidé de guérir,, pour l'amour de l'hironde... avons avancé la pellicule de quelques photos, hélas, au Col (où je suis arrivée, malgré de sacrées glissades sur la neige glacée), faisait trop de brume pour clicher... dommage : imagine des tas de rondins, énormes, émergeant de leur toit de neige... on a pu franchir grâce au chasse-neige, passé samedi en l'honneur de certain rallye, mais brr! Capté aussi la cascade, seule, puis agrémen­ tée de moi sur la passerelle, la guindé, je à la fenêtre... je prétexte ma no-science photogra­ phique pour ne pas gaspiller le film en cadrant tonton. Ah, cher, j'ai aimé ce mode de remboursement, comme cela c'est plus facile que le main-à-main, bravo. 40

Ceci sera, donc, l'ultime bafouille —» John, sauf télégramme, mais... oh non, reviens plutôt. La flotte a fait des ravages : la penderie traver­ sée, obligée de re-bouillir des draps et torchons ex-propres, et la commode-joujou porte une grosse plaque noire... enfin, avec un coup de javel d'une part et quelques petites tuiles de l'autre, nous aurons circonscrit pour l'hiver prochain. Il pleut tjrs, le temps est doux et long. Reviens vite, nous languissons, chacun à notre manière, mais ma manière à moi se subdivise... chut, jeudi est tout proche... Je t'aime, Zi, même si je ne sais pas bien, parfois, t'aimer, je sais, en ts cas, que... mais oui, je t’aime, je t'aime, je... Caresses, baisers, moi toute... Ta petite Anick FE. A cette attenté, l'efficace et fidèle amie Mme Gogois est étroitement associée. Elle avait consulté Mme Simone de Beauvoir à propos de La Cavale. Mais ce qui est bien plus curieux, c'est que, frappée par les qualités exceptionnelles du style de la jeune détenue, Mme Gogois, dès 1957, avait communiqué à un éditeur quelques pages d'un journal écrit par la jeune fille à Fresnes. Et à quel éditeur s'était-elle alors adressée? A JeanJacques Pauvert, déjà. Le directeur littéraire, Jean-Pierre Castelnau, avait répondu en disant son intérêt pour ce texte, en conseillânt à l'auteur de se discipliner, et d'écrire un récit cohérent, avec un commencement et une fin.

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A Mme Gogois-Myquel. La Tanière, 13/3/65 Bien chère mère/16,

Je suis inquiète... la boîte aux lettres ne vous contient plus, et je crains que vous ne soyez... oh, des tas de suppositions fâcheuses ou absurdes : malade, fâchée, que sais-je? Non, je préfère que vous soyez, tout simplement, occupée. Mais quand même, je serai plus rassurée à votre pro­ chaine lettre. Vous savez bien que je n’ai guère que vous, dans mon casier « Amis » Ah si, Mon­ sieur Bastide. Il m’écrit beaucoup et s’occupe effi­ cacement de nous : pour l’instant, il est en voyage, mais à son retour il verra un certain mon­ sieur, écrivain, occupé jadis à la suppression du bagne, actuellement commissaire de l’Armée du Salut, affilié à tous organismes, privés et d’Etat, œuvrant pour les libérés, aux Commissions du Ministère de la Justice, etc..., ouf, arrêtons la déclinaison, ce monsieur est précieux côté Zizi. Pour moi, que pourrait-il? Faire supprimer mon carnet, peut-être. Mais — hormis l’ennui de ne pouvoir vous voir — ce petit* fascicule ne me gêne guère, et les gendarmes de Valleraugue encore moins. Ils sont mêmes assez conciliants : ainsi, l’autre jour, allant à Ganges pour des courses, j'avais oublié mes papiers et me suis fait héler par un adorable petit poulet, jeune et brun, qui m’a laissé filer, sous réserve de venir le lendemain exhiber mon permis à la brigade... Remarquez, il 42

pensait peut-être qu'avec ma figure de 18 ans et l’affirmation que je lui faisais (« Mais j'ai le per­ mis depuis 1960! »), il allait tomber sur quelque mensonge... bon, ça m’a coûté 10 F, une contre­ danse, quoi, et m’a donné l’occasion d’admirer les panoramas du coin. Chic de photos à faire 1 Hier, je suis allée retrouver la neige au col du Minier, à 20 km du Vigan, et je me promets bien d'y remon­ ter avec Zizi : ces pierres rouges, aubergine, caca d'oie, ces cascades, ces... mais attention, ne regar­ dons pas trop les côtés, tiens ta droite fille, t’es pas à Montlhéry ici, etc... quel admirable pilotemoniteur que Maurice ! Autre sujet, les écritures : j’ai envoyé hier 5 poèmes à un concours ouvert par la Cie littéraire des écrivains méditerranéens, à Montpellier. C'est également sur le conseil de Monsieur B.. D’une part, il a écrit à son ami, J.-P. Castelnau, le Dr des éditions Pauvert, lui parlant de nos deux bou­ quins. J.-P. répond « envoyez, ça m’intéresse ». Évidemment, Mme Simone en a dit autant, et ce n’est pas nécessairement promesse de succès... mais que. risqué-je? Seulement, voilà : si j'ai encore ici 1 « Soleils » (3 exemplaires, un pour vous, un pour M. B.), par contre, j'avais apporté à M. B. mon dernier exemplaire de Cavale. Il me demande, ce matin, s'il peut les soumettre à Pauvert. Plutôt que de lui faire restituer la bête, la retaper et perdre à cela encore quelques semai­ nes, je lui dis d’envoyer. ' Pour La Cavale, comme il vous en reste une... peut-être voudrez-vous, chère Madame (ce que ça m'ennuie de trop vous solliciter), me la faire pas­ ser? Je vous rendrai deux exemplaires au lieu d’un... et puis mes nouvelles, si vous remettez la 43

main dessus ? Bon, je n’ai plus rien à demander... pardonnez-moi d'être si insistante, alors que je vous sais bien d'autres soucis en tête... mais il faut bien que ces trucs finissent par atteindre le poteau, et je n'hésiterai pas, pour les y rider, à frapper à toutes les portes. J’ai reçu ma carte de 8.8. sur le Gard, et Mau­ rice, ce matin, un nouveau formulaire pour les prestations, ou la déclaration, je ne sais plus. Remarquez, je vais savoir, car, sûr, il va me le faire remplir. Entre autres fonctions, je suis sa secrétaire. Et Dieu sait s'il en a, des paperasses, lui aussi, entre mon embauche, sa prise en charge, son changement de centre C.C.P., la vente de son logement parisien, le... ça, mes four­ neaux, ma vie conjugale (parfois compliquée), et la plantation de radis... l'hiver aura vite défuncté. Il pleut, il pleut... le châtaignier me chauffe les reins, j'y vois à peine; les fenêtres des habitations cévenoles sont... meurtrières, j’en ferai des baies, au grand dam du style, mais le style ! ... Avec tous ces bibelots batéké et autandrouilles, il est déjà mitigé ! Sans compter le déballage des nécessités, casseroles et objets de toilette, toujours sans autre logis que le living-room, provisoire qui dure... mais, avant d’emménager dans les deux pièces restaurées, il faut encore refaire les sols : les ex-locataires ont mis des rustines de ciment et de carreau, un peu au hasard, ce serait assez diffi­ cile d'y passer la serpillière. Et puis, c'est vilain. Autant patienter encore quelque temps, et s’y plaire ensuite. Chère, chère madame, dites-moi vite oh, juste deux lignes — ce que vous devenez... 44

Mon souvenir le meilleur à Monsieur Gogois, ainsi qu'à Madame Taylor. Votre 1 /16e affectionnée.

Anick.

A Mme Gogois-MyqueL

La Tanière, 26/3/65

Bien chère Maman/16, Juste quelques lignes, pour vous accuser récep­ tion de la St Jus1 et vous remercier : voilà « l'œuvre » toute en ma possession. J'ai com­ mencé par la Cavale (c'est quand même ce que j'ai fait de mieux, je crois), j'en suis p. 40, je recopie sans changer une virgule.. Malgré le soleil qui incite aux vadrouilles, mon « écrasant labeur » d'employée de maison et mes vieilles douleurs, j'espère faire une moyenne quotidienne suffisante pour vous restituer ça à Pâques. Ainsi, vous vous envolez... je n'ai jamais été spécialement tentée par l'Italie, mais lorsque j'aurai fait les autres voyages, Espagne et Inde, j'y songerai... faut d'abord gagner mon billet. M. Bastide est rentré hier de Romans et m'a assuré d'envoyer les trucs à Pauvert aussitôt ré-encigalée. J'aime de + en + ma vie, j’ai maintenant un 1. L‘affaire Saint Jus, nouvelle.

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électrophone (avé la facture, vous pensez si je suis fière), oncle a tjrs peur que je m’ennuie... et je puis écouter, enfin, les Classiques que j’avais achetés, via une guilde, à Alès en 64. Remarquez, c’est utile d’avoir un fond sonore pendant les repas : mes nerfs grouillent encore beaucoup, par­ fois... Je vous écris avec Paganini. J’ai écrit à l’avocat de Compiègne, pour essayer de récupérer une dis­ cothèque, saisie en 61, et dont quelques pièces seulement étaient à Monsieur Philips... hélas, les domaines l’ont déjà fourguée. Mais que pour­ rais-je espérer du passé? Ma vie, c’est demain, maintenant. Je vous embrasse et Zi vous salue, bien affec­ tueusement. Votre 1/16e.

Anick.

A Mme Gogois-Myquel. La Tanière, le 12/4/65

Bien chère madame, J’espère que les cloches vont vous ramener, au moins dans ma boîte aux lettres? Avec six jours d’avance, ne sachant si on vous fait suivre, je vous souhaite d'agréables fêtes. J’écoute Bach, en croquant des beignets de courgettes, pas très poli d’écrire en mangeant,

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mais mes hommes ont des conversations trop techniques pour que j'y prenne part. La première partie du toit est finie (les deux bâtiments de iroue, les plus anciens) : avons pris un manœuvre tuit jours, mais son travail étant pire que mal, on inira le reste tout seuls... ce ne sont que virées chez les démolisseurs, pour récupérer à bas prix tuiles et chevrons, commandes, camions qui livrent avec un ou deux joujs de retard — c’est le Midi, péchère! etc... D’où cette nuit, par exemple, des discussions avec Zi, lui exprimant sa fatigue et moi mes exigences... heureusement, nous réin­ tégrons toujours le cercle du Nous. Je prends beaucoup de bains de soleil, ceci, joint aux vadrouilles, obligatoires ou fantaisistes, ne me laisse pas tout le - temps dont j’aurais besoin pour taper mes doubles... je n’espère plus avoir terminé la Cavale dans les délais prévus : je vous avais dit « Pâques » et je n'en suis qu’aux deux tiers. Enfin, piano, piano, comme aussi bien on ne prend jamais les mesures assez larges pour les projets. Maurice a reçu son n° d’employeur, comme il m’a déclarée à partir du 1/1 et que les cotisations se versent chaque trimestre (avec délai d'un mois après ledit trimestre), j’ai encore une chance de « bénéficier » depuis le 15 avril... remarquez, je ne suis pas en urgence, le soleil et le calme me réussissent et je n’ai plus mal nulle part. Mais ce n’est pas pour autant que j’oublie que mon ventre est un panier à fruits. Si l'on peut dire, avec des fruits uniquement spirituels... Chère Madame, j'espère de vos nouvelles, per­ sonne ne m'écrit, M. Bastide est muet aussi, je m'efforce de continuer à espérer... Faites toutes mes amitiés à votre mari, et ceux 47

des vôtres et proches que je connais. Recevez le meilleur souvenir de Zizi, et. de moi-même, d'af­ fectueux baisers. Votre 1/16e, Anick

A Mme Gogois-Myquel. La Tanière, 21/4/65

Bien chère maman/16, Merci de votre lettre, touchée ce matin : j'aime bien, lorsque vous me faites part de vos « sauvetages ». En village d'enfants, je ne connais guère: par contre, en B.P.1, dont vous me deman­ diez récemment mon opinion... bien sûr, certains gosses ont davantage besoin d’être libres, d'au­ tres nécessitent des tuteurs, mais je ne pense pas que, pour pousser droit, le bagne pour mineurs ait jamais été efficace. Au B.P., hormis les cavaleuses de mon espèce, je n'ai vu que petites simililesbiennes (leur vice se réduisant à bizous dans les coins et biftons en têtés « Ma chérie », accrou­ pissements adorants aux pieds de la Petite Mère, etc...), vieilles filles de 25 ans, scapulaire en ban­ doulière et ragot-mouchardage pour pain quoti­ dien (doublé du reste d'une boulimie... palliative), bref rien de bien é, ou réé-, duqué. 1. Bon Pasteur. Albertine à quinze ans avait été conduite au Bon Pasteur de Marseille, entre deux gendarmes, sur la demande de son père adoptif.

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Pâques s'est bien passé, sans trop de pluie, mais avec un vent qui achève les parties de la toiture non encore restaurées... on va bientôt attaquer la dernière partie. Les derniers travaux sont : instal­ lation de l'eau courante par un système de siphon à la source, distante de 2300 mètres; on va faire une citerne dans l'une des trois caves, et, de là, la faire grimper jusqu'à ma cuisine (toujours en pro­ jet, bien sûr : je vous dis qu'il y en a pour dix ans). Maurice a envoyé les cotisations pour moi, à partir du 1/1 : donc, comme je suis à son service depuis 4 mois, je pense être prise en charge sans difficultés, aussitôt admise à la clinique. J’attends d’en avoir fini avec les règles d'avril, ça mènera au muguet, et j'enquille, disons entre le 5 et le 10 mai. Ça me permettra de finir la Cavale, dont il me reste une quarantaine de pages à mettre au net. Au cas où je bénéficierais d'une syncope blanche, considérez la chose comme mon legs... sérieux, j'ai lu dans le die médical que cette opé­ ration se nommait ovariotomie : j'espère qu'on ne va pas me supprimer un ovaire? Je sais qu'un seul suffit, mais... il me manque déjà bien assez de segments, je préférerais garder les deux. Vou­ lez-vous m’éclairer sur ce sujet? Merci... Croyez, chère Madame, à toute mon affection, et au meilleur souvenir de Zizi. Votre 1/ 16e, Anick. P. S. M. Bastide ? Il attend l'opinion de Pauvert, et se prépare à partir pour Londres.

1965

II AVRIL-OCTOBRE : ENTRÉE EN LITTÉRATURE

La lettre tant espérée retentit comme un coup de cymbales dans la vie d'Albertine le 27 avril 1965. Jean-Pierre Castelnau, quelques jours plus tard, fit la rencontre de son nouvel auteur à Nîmes. C'était le Premier Mai. Il invita Albertine et Julien à déjeuner, et il offrit à la jeune femme le tradionnel muguet. Le 20 mai, autre événement : la rencontre, à Lyon, de Jean-Jacques Pauvert. Pendant cette période, le journal d'Albertine est plein d'émerveillement. A Lyon, elle note : « Dîner dans un restaurant « médiéval » avec guitare et menu parcheminé. Nous partageons et échangeons nos petites spécialités, je pioche dans le « mâchon » de J.-J. et lui dans mon cœur de palmier, et là-dessus J.-P. partage mon saumon. C'est avec lui seul que j’achève, au whisky, dans une boîte, cette soirée ahurissante. « Eh! J’aime, beaucoup, M. Pauvert... » Tout va vite devenir « ahurissant » dans la vie d'Albertine. Elle le pressent avec confiance et ne manque pas de fêter largement ses futures vic­ toires. Au long de ses notes quotidiennes, le Mar­ tini et le champagne coulent à flots. Il faut sur53

tout travailler, puisque La Cavale est à reprendre. Elle écrit le 24 mai « La Cavale s'améliore (ou s'empire) en tout cas elle change. » Et le 25 : « Je coupe mon gosse, ça me déchire les entrailles, mais faut »

A Mme Gogois-MyqueL

La Tanière, 27/4/65 Bien Chère Madame, Vous savez maintenant... puisque M. Castelnau, de Pauvert, me dit vous avoir téléphoné pour connaître mon adresse. Mais enfin, je vais tout de même vous copier des passages de sa lettre, tou­ chée au courrier de ce matin. Après Zizi et mon oncle, je dois, à vous en priorité, l’annonce de cet heureux événement. Voici « Chère Madame, « Nous avons le grand plaisir de vous annoncer que nous retenons vos deux manuscrits... M. Bas­ tide nous les avait envoyés juste avant les Rameaux; je les avais aussitôt donnés en lecture et n’ai pu en prendre connaissance que la semaine dernière. M. J.-J. Pauvert les a lus : nous sommes tous d'accord pour vous donner votre chance, à laquelle nous croyons. 54

« Je me suis souvenu avoir eu en mains, par l'intermédiaire de Mme G.-Myquel, quelques frag­ ments de vos premiers écrits : c'était toute vio-• lence et fermé sur soi-même. Aujourd'hui, la vio­ lence demeure, mais c’est ouvert. Nous avons été très impressionnés par le chemin parcouru en si peu de temps, et par sa qualité. J’ai même pensé que les Soleils Noirs1 avaient été écrits après La Cavale, ce que m'a confirmé Mme Gogois (...) Je dois prochainement faire un saut à Montpellier et j'essaierai d'arranger un rendez-vous là-bas avec - vous, si cela vous convient. Je serais heureux de faire votre connaissance et celle de votre mari », etc., etc... Ce matin, j'ai attendu 2 heures avant que d'al­ ler faire lire ça à Zi, qui travaille près de la rivière, déblayant à coups de machette les ronces et buissons, examinant les pépites du courant et faisant beaucoup de fumée, à incinérer toute cette rive embrouillée (nous sommes propriétaires du demi-ruisseau). Instant inoubliable, croyez-moi... Je souhaite seulement que, cette fois, ce soit vrai, et je ne demanderai rien d'autre à la vie... J'écris à M. J.P., pour lui demander la date approxima­ tive de son passage, et calculer mon hospitalisa­ tion en conséquence : pour moi, être imprimée importe plus qu'être démandarinée, le billard n'ayant caractère, ni d'urgence, ni d’inconnu. Madame, madame, je suis heureuse... et je sais que, au départ de tout cela, il y a vous. De tout mon cœur : Merci...

Anick. I. Premier titre prévu pour L'Astragale.

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A J.-J. Pauvert. Anick Sarrazin « La Tanière », Lou Serret, Camias, par Saint-André-de-Majencoules (Gard) La Tanière, le 27/4/65 Cher Monsieur,

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C’est moi, la « cavaleuse », l'« ensoleillée noire », qui viens vous exprimer ma joie et ma gratitude, au reçu de votre lettre... Bien que je l’aie déjà relue X fois, je n’y crois pas encore, je n’ose pas... Bien sûr qu’il est nécessaire que nous nous entretenions de vive voix : je ne puis me rendre, hélas, à Paris, mais, puisque vous venez bientôt... n’ayant d'autre souci que la machine à écrire (j’excepte les tâches « ennuyeuses èt faciles », fourneaux et lessiveuse), je dispose de tout mon temps, d’une voiture et de l’heure exacte : donc, si vous avez l’amabilité de me fixer un rendez-vous, j’y serai, au jour et au lieu qui vous agréeront. Les maux décrits dans mes livres n’ont rien de fictif : je suis, réellement, amputée d'un astragale et d’une section de cubitus; mais, comme cela ne suffisait probablement pas, je dois ces temps-ci m’aller faire ôter encore quelque chosse dans une clinique montpelliéraine. Je serais heureuse, cher Monsieur, de savoir la date approximative de votre venue, afin de calculer en conséquence celle de mon intervention. A mon avis, il est plus 56

urgent pour moi de trouver un éditeur qu'un chi­ rurgien. Je vous remercie également pour le catalogue, Monsieur Bastide m'avait parlé de votre éclec­ tisme... J'espère, cher Monsieur, avoir bientôt le plaisir et l'honneur de faire votre connaissance, et rece­ voir de vous, à ce sujet, des précisions. Dans cette attente, je vous prie d'accepter. Monsieur, l'ex­ pression de mon entière gratitude et de ma consi­ dération distinguée.

A. Sarrazin. A Mme Gpgois-Myquel. La Tanière, 2/5/65

Bien chère madame, Comme promis, voici le compte rendu d’hier. J'appelle le gars d'un bar voisin de son adresse (Castelnau frère, tout près de la rue Rouget-deLisle, curieux...), il me donne rendez-vous dans un autre, plus huppé, et arrive, 1/4 d'heure plus tard... muguet aux doigts, ce qui m'a mise immé­ diatement en abandon... avons déjeuné, avec Zi qui nous a rejoints une demi-heure plus tard, au restaurant de l'aéroport, de là filé chez le frère pour remarques et corrections, etc... Bref, j'ai signé un contrat pour « les Soleils », ils paraîtront en septembre, et j'ai touché, sur mon « oui », un petit premier chèque, avec pro­ messe du même à la naissance, 10 % sur les 57

10.000 premiers, 12 % —► 50.000, 15 % ensuite, et le half-and-half pour toutes propositions cinéma, télé, presse, etc... Quel beau 1erMai!... Au reçu des manuss; « une petite musique » l’a averti, et il a fouiné dans ses archives jusqu’à vous retrouver... comme vous disiez en 59, la pré­ destination doit exister!... Mes droits d’auteur seront comptabilisés à la fin de l’année et encais­ sés en avril prochain... mais je m’en moque, la certitude d’être imprimée vaut celle de pouvoir faire le marché... maintenant, je n’ai plus aucune raison pour retarder l’intervention mandarine : cette semaine, je retourne consulter le Pr Durand, et me faire admettre au plus tôt. La « Cavale »... il faudra pour la troisième fois la récrire... mais, les lumières de Castelnau et J.-J. Pauvert aidant, je m'en sens capable. La rentrée d'abord... oh, madame, je crois rêver... « la plume », en argot, est la pince-monseigneur... il est donc écrit que nous en vivrons toujours. Merci encore, chère semble-mère, pour les approches de 62... aujourd’hui justifiées. Je vous embrasse.. Anick. A J.-P. Castelnau.

La Tanière, 3/5/65 Cher Monsieur,

Votre brin de muguet vit toujours, il fait une ombre transparente sur mon papier... j’ai passé 58

un week-end euphorique, mais, ce matin, j'ai mis les fonds de bouteille au placard, et j'attaque ma « carrière » avec le plus de sérieux possible. Voici un double des Soleils (pardonnez-moi, la première frappe est celle que vous avez annotée, je la garde), et la Cavale. J’y ai joint un assorti­ ment de poèmes, de 1954 à 1960, ceux des pre­ mières années sont certainement écoliers, mais, parmi les plus récents, peut-être en aimerez-vous. Je pense corriger les Soleils à l’hôpital, s’il y a de la place j'y entre au plus tôt... et vous les retour­ ner avant juin. Je lirai aussi les livres. J'ai tou­ jours plus de facilité à travailler de la tête lorsque la carcasse est en chantier. Je souhaite vivement en réchapper et atteindre septembre, au moins... Isolée dans mon patelin cévenol, j'attendrai, plus impatiemment que jamais, le courrier... Cher Monsieur, il faut me dire la route, de temps en temps, n’est-ce pas ? Voulez-vous traduire à Monsieur Pauvert toute ma joie, et l'en remercier pour moi ? Croyez, Monsieur, que ce 1er Mai fut un des plus beaux jours de ma vie. Je vous en dis merci et vous prie d'accepter, de mon mari et moi-même, notre très cordial souvenir. A. Sarrazin. A Mme Gogois-Myquel.

La Tanière, 8/5/65

Bien chère maman/16,

Pardonnez-moi de ne pas vous avoir accusé 59

réception de la lettre de G. Gallimard’ (G. G., et Pauvert J.J., pour simplifier). Encore ahurie de la signature du contrat, suivi — vous vous en doutez — d’un week-end euphorique, ne sachant trop comment procéder, j’ai téléphoné à J.J. Castelnau était là (donc, est descendu à Nîmes uniquement pour me voir, quel honneur!), m’a répondu qu'ils allaient réfléchir et de ne rien faire avant leur lettre... que j’ai reçue en exprès le lendemain. Bien sûr, ce questionnaire les intriguait, je le leur ai donc mandé, ainsi que le double de ma lettre à G. G. Si je me rappelle bien, j'ai dit que je remer­ ciais vivement Simone de m'avoir fait connaître du Comité, mais que, ne recevant pas de réponse de celui-ci, j'avais abandonné La Cavale, pondu un 2e livre, qu’un autre éditeur avait accepté, que je ne pouvais évidemment pas me dédire du contrat, qu'il connaissait aussi bien que moi les règles du jeu, etc... J.J. est ravi, il m'a adressé 2 pages hier : paraît que je suis le seul inédit de rentrée et qu'ils vont me faire toute la publi­ cité possible, « vous avez de rares qualités d'écrivain », etc... Comme le titre « les Soleils » était à changer, je les appelle tout simplement « La Cavale », et la vraie paraîtra avec un autre titre, sous-titré « La Cavale II ». C'est J.J. qui me l'a suggéré, mais j'avais déjà eu l’idée. Seulement, je craignais de paraître simplette... Je tape en bikini au soleil, j’ai déjà refait presque la moitié. 1. Les éditions Gallimard s’intéressaient en effet à La Cavale, cl l’ont fait savoir après le rendez-vous du Premier Mai. J.-J. Pauvert avait envisagé de publier d'abord L'Astragale, puis La Cavale après correc­ tions et coupures. Albcrtine lui transmettant avec embarras l’offre de Gallimard, J.-J. Pauvert, qui avait retenu les deux.livres des sa première lettre, décida de les publier ensemble au mois d’octobre.

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J.J. exprime le désir de me rencontrer en fin de mois, peut-être à Lyon : je remets donc à juin l’ablation de la mandarine. Après tout, ma... car­ rière urge davantage. Comme j'ai hâte de vous envoyer le livre imprimé! Il vous est d’ores et déjà dédicacé... Très affectueusement je vous embrasse. Votre l/16c,Anick.

A J.-P, Castelnau.

La Tanière, 10/5/65 CherMonsieur, Votre lettre en exprès ne me parvient que ce matin. Ah, ces cérémonies du souvenir! J'exècre les fêtes, mais comme j'aime mai, ça compense. Je vous remercie du retour photocopies du paquet libraire (ce sont les mêmes échantillons que ceux que vous m'avez prêtés à Nîmes : je pense que je puis conserver une fournée?), ainsi que de votre longue lettre et de votre « Anick » : vous étiez un des seuls à me dire madame, depuis huit ans que je me considère comme telle et six que c'est officiel, on ne m'a jamais appelée autrement que Mademoiselle ou Damien, ou s’pèce de petite, etc... Oui, j'ai pris attentivement note de la lettre de J.J. Pauvert. Ses lumières jointes aux vôtres — orales et écrites — m'éclairent la route pour quelques kilo­ mètres. Si, vous m'aviez dit « Pensez que vous

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serez lue » : la phrase figure même parmi vos annotations. Jè la garde en exergue, tout en frap­ pant, au soleil, en maillot : la Tanière est le cadre idéal pour ce genre de boulot, je suis entourée d'iris, de plants de petits pois et autres légumes — mon mari s'est mis jardinier, je crois qu'il vous a décrit ses... tentatives — d'air, d'eau et d’un monceau de tuiles, chevrons, sable et ciment... bref, l'ambiance est au chantier et au chant. Je ne me soucie pas des critiques, je veux dire des criti­ ques professionnelles : sinon, aurais-je même écrit une ligne?... Dans ma nouvelle copie, je rec­ tifie surtout la ponctuation, qui me semble cisail­ ler trop fréquemment la ligne mélodique, cer­ taines tournures de phrase lourdes ou herméti­ ques... vous savez que ceci fut écrit d'un seul jet, sans ratures, recopié et à vous mandé presque tel quel... j'intercale aussi de petits passages « explicatifs », enfin quoi, je touille les grumeaux de la béchamel. Pour l'hôpital, je ne sais pas encore son nom : probablement la Maternité de Montpellier, puisque j'y ai déjà consulté le Pr Durand, sur le conseil de mon toubib, le Dr Jancovici, à Ganges. Je vous préciserai cela en juin : d'abord, finir « La Cavale ». Monsieur Pauvert m’a suggéré d'intituler ainsi « Les Soleils », et comme j'y pensais aussi.;, si ça marche, M. Gal­ limard va penser que j'ai drôlement travaillé l’ori­ ginal... j'aime - bien joindre la farce, la bonne conscience et le naturel, par opposition à la connerie solennelle. J'espère avoir fini l’ouvrage avec cette semaine : encore quelques révisions manuscrites, et je vous le retourne. A moins que M. Pauvert ne me fixe un rendez-vous, comme sa lettre me le laissait 62

pressentir, et qu’il ne préfère le toucher par main-à-main. Oui, j'aimerais beaucoup votre opinion sur les poèmes. Je n'en ai plus écrit depuis 5 ans, mais, si vous jugez que ça en vaut la peine, je peux m’y remettre. Je peux me remettre ou me mettre à beaucoup de choses, ma mère m'a douée, mais... la menace d'éparpillement me guette, j'en tiens compte, je vous assure. Croyez, Cher Monsieur, à toute mon amitié... Anick. . A J.-P. Castelnau. La Tanière, 15/5/65 Bien cher Monsieur et ami.

Depuis l’aube, je piétinais, j’avais refusé d’ac­ compagner « mes hommes » au marché, de crainte de louper la préposée aux Expresses... bon, je vais pouvoir sortir quand même, votre lettre est là. Oh ! Me permettez-vous... c'est un détail, mais il faut que vous le connaissiez, le tarif exprès est 2 F 30, voilà deux fois qu’ils estampil­ lent « Insuffisamment affranchi » et l'apportent comme lettre simple... ce serait ennuyeux en cas de vraie urgence... ceci posé, merci, merci... j'avais peur, un peu, de votre réaction... Je rencontrerai Monsieur Pauvert avec d’autant plus de plaisir... et d’efficacité. Oui, jeudi 20 me va, dites-moi bien vite dans quel coin de Lyon et à quelle heure je 63

pourrai le joindre. J’apporterai en même temps le manuss rectifié, j’en suis aux derniers chapitres et pense avoir fini, disons, lundi... J’ai écrit à Gallimard, comme je vous l’ai décrit. J'ai toutefois demandé ses conditions... manière de statistiquer... Pardonnez la brièveté de cette lettre, faut que je fonce au Vigan avant la ferme­ ture de la poste... et de l’épicemard. Croyez, Cher Monsieur, à toute ma confiance, ma joie et mon amitié. A. Sarrazin.

A Mme Gogois-Myquel. La Tanière, 18/5/65

Bien chère maman/16, Vite, que je vous mette au fait de mon actualité littéraire... Au reçu de votre lettre, où celle de Gallimard était incluse, j'ai téléphoné à JJ., je vous l’avais écrit je crois, leur avais envoyé le document qu’ils m’ont retourné après photoco­ pie, etc... J'ai reçu ensuite plusieurs autres lettres de mes « patrons » pleines de cordialité, de conseils littéraires et de compliments, bref, tout allait bien... Mais voilà que je reçois, mercredi, une seconde lettre de G. G. : « Je comprends que vous soyez liée, mais si je comprends bien, « La Cavale » est encore libre de tout contrat, nous serions très intéressés à la publier... » D'où re64

gamberge, grande lettre à J.P. (car vous concevez que voir paraître ça en « jumeaux » m’enchante­ rait), lequel dit « chut, ne vous engagez à rien sans notre avis, J.J. veut de toute façon vous ren­ contrer, etc... » Là, je viens de toucher un télé­ gramme, faut que j’appelle Paris, certainement va-t-on me fixer un rendez-vous... Je vous avoue que je suis un peu paumée... remarquez, cette situation hors série serait bien dans ma ligne, moi qui écope toujours de coups bizarres, cals vicieux, mères et tontons dindons, surveillances spéciales, etc... pour une fois, ce pourrait enfin être double bonté... bref, je fonce au Vigan passer ce filin, et en même temps vous poster. Après une semaine caniculaire, voilà qu’il re-pleut depuis hier... dommage, je ne peux plus me balader en bikini toute la journée... mais enfin, j'ai un bon stock de mélanine, j’espère ne pas trop pâlir d’ici la clinique : maintenant, c’est à peu près sûr, j’irai en juin. Les ex-Soleils (faut changer de titre) sont finis depuis hier, j’irai à J.J. avé les manuss sous le bras, plus rien ne doit normalement faire différer la chose... Tonton a acheté un frigo, c’est vraiment mer­ veilleux de pouvoir faire le marché pour plusieurs jours et de confectionner soi-même ses Gervais... je pense à ceux, si bons et spacieux, que nous mangions avec Monique, vous, etc... sous l’arbre de l’Abreuvage, les soirs d’août... je suis d’ailleurs très « marquée » par votre maison, je m’en inspire pour la Tanière. Chère, chère madame, je vous embrasse... don­ nez à M. Gogois mon souvenir le meilleur.

Votre 1 /16e, Anick. 65

A J.-P. Castelnau. Le Vigan, le 18/5/65

Bien cher Monsieur, En complément à notre petite causette, je vous fais, sur un affreux papier, dans un affreux bis­ trot, un affreux P.S. : voilà, j'avais totalement oublié que mon mari était tricard de Lyon (moi, non, heureux!) et qu'il ne peut donc pas, fût-ce au Carlton, faire de fiche sans encourir, etc.... donc, je viendrai seule, par train — ne pouvant priver de voiture deux hommes à la fois. Dans l'attente ; — vraiment impatiente d’après-demain, je vous prie de croire, Cher Mon­ sieur, à mon très cordial souvenir. ^À. Sarrazin.

A René Bastide. - ' Lyon, le 21/5/65

Bien Cher Monsieur, Il me semble que je tarde un peu à vous dire l'actualité... la mienne. Pardonnez-moi, je suis tel­ lement ahurie par ce qui arrive, que j’ai tout juste assez de temps pour récupérer, outre le petit train-train, les séances de machine à écrire, etc... bref, Monsieur, je vous dois de plus en plus... merci, merci, merci. Vous êtes le point de départ de ma chance et je ne l'oublierai jamais. 66

Je vous avais peut-être dit que J.J. Pauvert m’avait fait un contrat pour « Les Soleils »? Bon : soit coïncidence, soit fuite quelque part, Galli­ mard se réveille en même temps et me propose d’éditer « La Cavale ». Ce double dilemme me travaillant la tête, je demande conseil à Monsieur Pauvert — lequel m’a donné rendez-vous ici, hier. Je vous écris du lit, en attendant de descendre pour le rejoindre au petit déjeuner... Je m’éclair­ cis la tête avant, ayant passé en sa compagnie et celle de M. Castelnau une soirée merveilleuse mais un peu arrosée. Donc, M. Pauvert va me faire un second contrat pour la Cavale, me verser en à-valoir une mensualité, faire des démarches pour faire lever l’interdiction de séjour... Cher Cher Monsieur, je rêve!... Comment vont « la Cigale » et vous-même? Souhaitez-vous que nous nous rencontrions ? Donnez-moi de vos nou­ velles, j’en serai heureuse et croyez à toute ma reconnaissante et fidèle amitié.

Anick. Mon mari est resté à La Tanière... puisque Lyon lui est interdit. Je le rejoins ce soir, par train. Il parle souvent, lui aussi, de M. Bastide.

A Mme Gogois-Myquel. La Tanière, 24/5/65

Bien chère maman/16, Je vous félicite pour le succès de votre fils, et

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dans votre phrase « je me sens très fière de mes enfants » j’en entends pour moi-même un petit seizième... je suis vraiment heureuse de justifier enfin votre affection. Merci d’avoir gardé — plus que moi-même parfois — l’espérance. Mais que je vous raconte : J.J. m’a invitée jeudi dernier à le rencontrer à Lyon. Dîner dans une boîte « médiévale », nuit au Carlton, un allerretour dans le luxe et l’hygièèène quoi. Zi n’était pas venu (le Rhône lui est défendu, et même là faut faire la fiche...) mais est monté avec Tonton me prendre vendredi matin. Occasion à revoir Castelnau, qui était là aussi, et à présenter l’oncle-qui-n’est-pas-mon-oncle, ils savent que c’est le Jean du roman, aussi l’ont-ils branché en direct sur les bagnoles pour qu’il pût briller aussi. Pauvert est un homme merveilleux, certaine­ ment un des mieux de ma vie... j’ai demandé à Zizi si je pouvais l’épouser, littérairement par­ lant... Je le vois très bien habillé en Borgia, mâtiné de mandarin chinois, il est tout finesse, velours, humour, race, etc... Bref, j’ai été séduite et, lorsqu’au breakfast, il me tendit un second contrat en m'invitant à le signer, je n'ai pas eu la force de refuser. Tant pis pour G.G., mes deux gosses naîtront ensemble, à la rentrée, et seront du même père. Comme les droits d’auteur sont comptabilisés chaque décembre et versés en avril suivant, et que je lui avais expliqué notre souci de paraître « normaux » aux oiseaux du coin, gen­ darmes, etc..., il a trouvé 2 solutions : 1. Chaque 15 du mois, il me verse un à-valoir suffisant pour faire le marché, et ce janvier 66. 2. Il va brancher des gens pour faire sauter notre interdiction, dès la parution des livres, pré­ 68

textant mes voyages à Paris- — alors profession­ nels, etc... A la Tanière, ça continue à se reconstruire, ver­ dir, gazouiller, cimenter... Zi nous fait une pis­ cine, Maurice une citerne pour les sécheresses de l’été, et moi,... je retouche la Cavale : pas question de le récrire (hé hé ! L’histoire 0.0. leur a fichu le trac et tout soudain ils ont fait tout ce que j’ai voulu...), mais il faut quand même le retravailler un peu, dans le détail. L’affaire de quelques jours, aurai fini pour la clinique, début juin. Chère, chère madame, pour toute votre aide, votre confiance, votre amitié, merci... Je vous embrasse. Anick.

P.S, On tait la chose à mother jusqu’à l’édition originale : j'ai droit à 30 exemplaires et lui ferai une surprise...1 A J. -P. Castelnau.

La Tanière,31/5/65 Cher Monsieur,

Je viens de terminer les corrections. Ne me dites pas que j'ai bien travaillé, j’ai travaillé vite, mais... 1. Après cette lettre, Albcrtinc en écrit plusieurs, au cours du mois de juin, à Mme Gogois-Myqucl, pour la tenir au courant surtout de son état de santé et des traitements médicaux prescrits pour son cas par différents médecins.

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je ne sais si cela vous plaira. J’attends le facteur de demain avant que de vous expédier la chose : j'es­ pérais ce matin, c'est comme en prison l'avocat, on oublie qu’on n'est pas sa seule cliente et on voudrait qu’il vous écrive tous les soirs... non, c'est plutôt à cause de cette lettre Gallimard : ayant omis de la recommander je crains que vous ne l’ayez pas touchée. Bon, pour les errata, j’en ai fait la liste sur plusieurs feuillets que je joindrai au manuss. Vous savez que j’adore les asse et les é-je, je sais que vous ne les aimez pas... aussi m’en suis-je laissé, et vous en ai-je ôté, donc, une pro­ portion moyenne. J’ai récrit et chamboulé quel­ ques chapitres, coupé quelques paragraphes, etc... mais je ne suis qu’à moitié contente. Enfin, vous me direz après lecture; moi, j'ai une grosse tête et ce livre a perdu pour moi tout relief. J’ai une impression, non de lié, mais de trop cuit... Ah ! Je vous enverrai aussi des photographies. Le petit opérateur viganais n’a pas l'air très fortiche, oncle aurait fait aussi bien. Enfin, pour le prix, faut pas trop demander : j’ai acquitté ceci très facilement en le reliquat de votre chèquevoyage. Je garde donc la facture; je les garde toutes en cas de perquise, vous savez... ils seraient fichus de me trouver là-dessus l'air emprunté. J’ai reçu ce matin une lettre de M. Bastide, il a fait récemrqent un saut à Paris et comptait vous rendre visite; mais, toujours « bousculé »... J'irai, moi, le voir une de ces quatre après-midi lorsque le vent sera tombé : là impossible, il pleut des tuiles et on a ressorti les pulls chauds. A la fin de la semaine je vais reprendre un ticket pour le Pr Durand, et essayer de régler ce mois-ci cette affaire de mandarine.

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Cher Monsieur, je vous espère, et vous envoie de mon mari et moi-même, notre sympathique, souvenir. Merci encore, à vous, à Monsieur Pauvert.

A. Sarrazin.

A J.-J. Pauvert.

La Tanière, 2/6/65 Cher Monsieur et ami,

C’est hier seulement que j'ai touché votre der­ nière lettre. Je vous remercie très vivement, et mon mari aussi, de vous occuper si diligemment de notre permis de voyage. Je préfère vous avoir connu autour d’un machon lyonnais, c’était moins intimidant, mais je serais heureuse de vous voir aussi dans votre cadre de la rue de Nesle, bien sûr. Ou ailleurs en attendant, où et quand vous voudrez, car je ne pense pas moisir à laclinique : je vais à Montpellier vendredi, voir s’il y a de la place et un bistouri disponible. Voici « La Cavale II », rectifiée selon les indica­ tions de Monsieur Castelnau, je tâtonnais un peu malgré ses lumières... c’est assez difficile de faire le même enfant trois fois de suite?Je joins aussi quelques clichés, mon décor et moi, pas fameux, mais que faire d'autre, en ce pays flou? J’insère dans le manuss le relevé des corrections. Je pense 71

que Monsieur Castelnau ou vous-même avez reçu Gallimard (sa lettre, je veux dire), et m’aurez récrit : mais paraît qu’il y a eu des retards de distribution, c’est ce matin seulement que je reçois une lettre dudit éditeur — la dernière, pro­ bablement, jusqu’à nouvel ordre, où on me dit que la porte me reste ouverte. Bon, je verrai, lorsque j’aurai fait un truc trop affreux pour vous plaire, mais j’avoue que je préférerais vous plaire toujours. Cher monsieur, merci encore, pour tout, croyez à toute mon amitié et veuillez la traduire aussi à monsieur Castelnau.

Anick Sarrazin. P. S. «La Cavale II » est donc le sous-titre, mais je ne vois pas quoi mettre au-dessus... Que pen­ sez-vous de « Pris sur la mort », le titre de la première partie? En attendant de connaître votre opinion, je vais continuer à chercher.

A J.-P, Castelnau. Montpellier, le 4/6/65

Bien Cher Monsieur, Je sors de me faire tripoter par le Professeur... il est écrit que je n’aurai jamais, avec Esculape ni les autres, le sort commun... ce kyste, grosseur mandarine comme je vous l’avais dit, est en train de se résorber et le Professeur juge l’intervention inutile... je viendrai simplement 4-5 jours à la fin

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du mois, pour examens — car je veux des gosses et faut pour ce (entre autres), hystérographie, dosages, etc... Dans ma joie j'oubliais de vous remercier de votre lettre touchée ce matin, elle a croisé la Cavale, que j’ai expédiée hier à Monsieur Pauvert. Ah, les pages 40 bis et ter, reprises sur le manuss n° 1, ne sont pas indispensables, si vous jugez bon, ôtez-les... mais l'anecdote (authentique) m’avait paru drôle... bien sûr, s'il y a d'autres rectifications, je vous laisse pleins pouvoirs... Cher Monsieur, pardonnez ma lettre affreuse mais je la gribouille en plein vent, sur une table de treillis... Je vous écrirai mieux à la maison, où je vais me dépêcher de rentrer, la ville m'étourdit... Croyez, Monsieur (et transmettez à M. Pauvert) toute mon amitié.

A. Sarrazin.

A J,-P, Castelnau. Anick Sarrazin « La Tanière » de lou Serret, Camias, par Saint-André-de-Majencoules (Gard)

La Tanière, 11/6/65 Cher Monsieur-ami, Je n'attends pas d'avoir reçu les livres pour 73

vous en remercier, ainsi que de la lettre les annonçant... Pour une lettre « pressée et essentielle », deux feuilles ! Qu'est-ce donc quand vous avez le temps ? Merci, vous êtes perspicace et me délabyrinthez fort bien. C’est vrai que je manque de relaxe mentale, que j'aime assez les trucs noués et compliqués, et que les nombreux plâtres portatifs ou non me cernent encore... Mais il faut, cher monsieur, que je vous décrive le sens de cette cellule1 (si elle ne sert pas, elle aura tout au moins fait travailler deux nommes pendant quelques jours) : je ne suis pas obsédée par des souvenirs utérins, quoique je dorme en chien de fusil, et la taule... je m'y retrouve quand je veux, sans qu’il soit besoin de décor, tout comme là-bas l’inverse, il ne faut pas prendre mes propos trop à la lettre... et ne voir dans ce projet qu’un moyen d’avoir la paix. La baraque est vaste, vous voyez les photos, mais en réalité nous vivons dans une seule pièce, les autres servent d’entrepôt, de séchoir, de grands espaces pleins de vide et de détritus en poussière : il y eut là des éleveurs de vers à soie, des fantômes et des générations de salingues, j’ai passé les premières semaines à trimballer au tas d'ordures une foule de haillons, claies à sériculture, etc... On a tout mis dans cette pièce, donc, parce que c’était la seule dont la che­ minée voulût bien tirer, et « en attendant » : ils ont commencé ma cuisine, la salle de séjour « dans le style » (la cheminée de la photo a été bricolée par Oncle), ils ont fait un bout du toit, 1. J.-P. Castelnau avait etc surpris et inquiet d'apprendre qu'Albertine se faisait construire par Julien à la Tanière une « cellule » imitant celles des prisons.

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après se sont fait extirper les varices, après ont planté des patates et ont installé des kilomètres de tuyau pour les irriguer, après... Bref, voilà six mois que ça dure et rien n'est fini. Si j’avais su un coup pareil, j'aurais consigné ça sur un cahier et vous auriez actuellement trois bouquins au lieu de deux. Mais je l'écrirai un jour, promis. Bon : j'installe ma machine sur la table (c’est pas tous les jours qu'on peut travailler au soleil, je ne peux pas taper quand je grelotte), ladite table est cer­ née à gauche par la cuisinière et les seaux à vais­ selle, à droite par le buffet, la penderie, derrière moi c’est la cheminée et devant le lit et une espèce de commode (5 NF salle des ventes, vous voyez le genre), ceci ne serait rien s'il ne fallait aussi, sur la même table, préparer à manger, manger, repasser, etc... Alors, j’en ai marre de déménager dix fois par jour et de tacher mon papier avec les éclaboussures de la bassine à frites. Eux, ils ne savent pas, ils entrent, boivent et mangent, et je, faut m’arranger pour leur dres­ ser un décor, le démolir-, ne pas trop lire pendant les repas et parler de vous ou tout autre sujet littéraire hors de portée des oreilles avunculaires, fort grandes et à interception plutôt prise de terre. Avouez que ce n’est pas marrant. Non, je ne « ronge pas mon frein », la campagne me paie de tout et je n'ai jamais été aussi en forme, bientôt j’aurai de bonnes joues cévenoles, mais je prévois l’hiver et ne veux pas le passer comme le précé­ dent, collée à la cheminée avec les autres, parce que là ce n’était plus dans une pièce qu’on vivait, mais sur trois mètres carrés. Dans ma cellule, je mettrai un bon vieux Thermix maquillé en poêle, ça me vengera des anciens hivers, de tous... Non, 75

seneux, ce coin est destiné à mettre mes dicos, mes archives, mes livres, etc... et à me permettre de laisser l’ouvrage en chantier si ça me plaît, m’enfermer quand je ne veux voir personne etc... Le décor est secondaire : j’ai pensé que ce serait moins ordinaire qu’un boudoir précieux ou un bureau solennel, plus facile à décorer puisque la décoration des cellules se fait avec de petits moyens et me connaît bien... Excusez-moi de m’étendre aussi longuement sur le sujet : je vou­ lais vous faire admettre que ce n’est pas unique­ ment un vice ou une obsession. D’ailleurs, Oncle décore sa cave-living-room avec des têtes batéké et des carapaces de tortue malgache, nous avons tous besoin de vivre dans des souvenirs de voyage... Mais, pour écrire, j’écris n’importe où, sur n’importe quel papier, dans n’importe quel brouhaha. Je veux seulement ne pas trop mélan­ ger mon monde, ne pas trop l’interrompre, com­ ment dire? Bon, parlons d'autre chose. Ainsi vous vous rappelez « ma » photographie viganaise ! Je vais donc y aller... j’espère qu’elle fera mieux. Je vou­ lais dire : « ma photographie gangeoise », bien sûr, mais je ne rature pas... J’y étais hier, à Ganges : mon mari s’est fait sucrer son permis (la vieille histoire d’accident de 61, six mois de sus­ pension, est revenue aux oreilles des poulets de Valleraugue), et il faut que je fasse le taxi, car Oncle est très occupé, il rafistole des cheminées en ce moment... Nous sommes allés voir mon tou­ bib pour savoir si, côté mâle, nous pouvions proli­ férer... il apparaît que oui, mais pour vérifier on va à Montpellier la semaine prochaine se faire analyser. Selon résultat, j’entre (ou non) le 21 à la 76

Maternité pour qques jours. D'ici là, j’avale un tas de cachets, ampoules, petits pois, pour une cer­ taine « spasmophilie », une certaine « ostéite », etc... Ah ! Cette carcasse !... J’attends les livres... j’attends l’été et août, pour la joie de vous revoir, oui, là à quelques semaines de la naissance de mes marmots, il faudra certai­ nement que vous m'entreteniez beaucoup... Cher Monsieur, merci encore de vos lettres, quand vous n'aurez pas trop de temps écrivez-m’en encore de pareilles, et croyez à toute ma grande amitié.

A. Sarrazin. P. S. Tout sordidement matériel : j’ai pris un compte à la Société Générale, donc pour éven­ tuelles rentrées, factures ou pension, vous ne pas­ sez pas par Oncle. D'ailleurs, ça le paume dans ses comptes et c’est pourquoi je me suis fait embanquer.

A J.-P. Castelnau.

La Tanière, 18/6/65 Cher Monsieur.et ami.

Les quatre livres (Céline, Ecrivains en personne et Lettre sur le pouvoir d’écrire) me sont bien tous parvenus. Je vous en remercie énormément : 77

ça va me faire du bien de remettre le nez dans la bibliothèque, j'ai déjà presque avalé le « Voyage » et j'en ai dé plus en plus faim. Gigantesque ce Céline, je souhaiterais, en fin de carrière, avoir un dixième de son débit... il me déteint, je ne récrirai pas avant d'en avoir lu beaucoup d'autres, diffé­ rents. Je vais avoir le temps cet été. Merci de me gâter ainsi. Ah! Pour mes itinéraires, voici : lundi j’entre à la Maternité, lundi ou mardi, je téléphonerai tan­ tôt, savoir si on peut venir avé la valise. Quelques* examens pour compléter les masculins, il appa­ raît qu’on est l'un comme l'autre en perte de phosphore, calcium, hormone surrénale, etc... Ne pensez pas que je sois en mal de pouponnage, c'est plutôt pour voir l'effet que ça fait. Je m’amuse à l’idée que, ces mois proches, je pour­ rais vous écrire sur mon ventre. Enfin le terme approche pour mes spirituels, c'est presque plus important que tout, n'est-ce pas? Vous recevrez courant juillet les portraits demandés, oui, elle veut bien me clicher (la gangeoise) mais hier j’étais vraiment trop échevelée, il faisait un vent jusqu'ici inconnu, pas la tramon­ tane non, une sorte de brise géante et continue. Je me pourléche avec ce tas de chances qui me tombent dessus en ce moment, je reste un peu incrédule mais j'y crois beaucoup quand même. Recevez, Cher Monsieur, ainsi que Monsieur Pauvert, l’expression de notre grande et recon­ naissante sympathie. A. Sarrazin.

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A J.-P. Castelnau Montpellier, le 21/6/651 Cher Monsieur et ami.

Il n’est peut-être pas gentil de dire à ses corres­ pondants qu’on leur écrit parce qu’on a rien de mieux à faire... mais que vous dire d’autre? Je suis totalement ahurie, incapable de lire ou de travailler, je marche sur la pointe des orteils (lorsque par hasard j’ose descendre du lit). Le Carlton du derrière : chambres particulières, av. cabinet de toilette, mille laques, pseudo-cuirs, vrais plastiques, vue sur la mer ou presque et — ce qui est plus rare encore —) des chambrières adorables souriant comme sans doute aux pen­ sionnaires juniors. Il y a deux heures que je suis là-dedans, et déjà on m'a inspecté la tension, les antécédents pathologiques et sociaux, j’espère qu’à ce train-là je pourrai avant dimanche être réentaniérée. Naturellement j’ai apporté tout un stock de vos livres, je vais me faire une petite cure de style. Excusez-moi, Monsieur, de vous parler tant et si souvent de moi... mais je sais que vous déchif­ frez tout ça très bien... Je recommencerai ces jours-ci, d’ailleurs. S’ils ne m’assassinent pas. Je vous envoie, de ma petite table alitée, mon souvenir le plus cordial, ainsi qu’à Monsieur Pauvert. Anick. L Lettre écrite de l’hôpital.

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A J.-P. Castelnau.

Montpellier, le 28/6/65

Bien cher Monsieur-ami, Hier, mon mari est reparti... seul... et, d'après « le cours de l'enquête », j’ai l’impression que c’est pas demain la veille que je le suivrai. Mais je vous reparlerai tout à l’heure de mes déboires (les cliniques et les autres), d’abord je vous remercie pour un petit... petit mais appréciable bonheur. Zizi m’a dit avoir reçu de vous une longue et chic lettre. C’est ça qui me fait plaisir! En général les gens s’adressent à moi, ou à lui, mais ne tiennent pas compte de nous (italique). Pour les uns, je suis une petite cavette qui a appris le jar et reste une « intellectuelle », oiseau suspect et planeur; pour les autres, je suis l’exA.M.R..., aux dons si merveilleusement gâchés, au Julien si manifestement gâcheur du peu d'avenir qui me restait... De toute façon très peu admet­ tent et encore moins pigent. J’ai écrit ces bouquins parce que j'avais besoin de me dessiner, en plus, ou en moins-vâlue. Je vous remercie d’avoir, vous, compris ce qu’est mon amour. Remarquez, il y a des épingles partout. Après avoir lu (et s’être fait traduire) mon pre­ mier contrat, oncle m’a simplement dit : « Eh bien Anick... on va te perdre maintenant... » Il y a parfois dans ce gentil minus des coups de génie. 80

Il est certain que tôt ou tard lui me perdra. Non que j'aie changé, mais depuis que je vis avec — je veux dire sans coucher — je commence à trouver que ses lettres d’Afrique, tout ortografe nouvèle fussent-elles, étaient quand même un moindre mal. Mais la cavale est finie, j'aime bien la Tanière et soyez tranquille, les coups de fou ne sont plus de mon âge. Je sais, infailliblement, que les prochains mois régleront très bien ce pro­ blème. Seulement, je ne veux pas que mon mari pense la même chose qu'oncle, même en plus nuancé, plus lointain, plus secret. Sinon je jette le Bic au feu. Il faudrait que vous lui fassiez admet­ tre ceci, vous qui savez mieux écrire que je ne sais parler. Pardonnez-moi, Cher Monsieur, de vous étaler mes remous... et croyez que ce ne sont là que les surfaces... Dessous, bien pire! Et je ne l'écrirai pas, pas encore. A propos, Zi me dit que vous souhaiteriez des « nouvelles »... J’en ai deux ou trois, mais je les trouve exécrablement plates... et en tout cas pas pour Elle! Je vous ai peut-être dit que j'avais envoyé à ce journal — pour Noël justement — un truc appelé « La Crèche », sans résultat... Sitôt revenue dans mes chères Cévennes je vous en manderai une ou deux. Mais je vous assure, c’est très mauvais. Et toujours axé sur le même sujet, bien sûr... Je ne crois pas pouvoir me remettre à écrire sérieusement avant la naissance des autres, je suis creuse et un peu obsédée... La carcasse à présent : on me continue les exa­ mens. Biopsie, sang, poumons, ils ne me font grâce de rien. Après inspection de mon ventre en effigie, le Pr 81

dixit que « quasi-impossible sans traitement préalable... » mais que « rien n’est impossible, bien sûr... ». Ce qui m’a fait chialer un bon moment... puis j’ai décidé de les contrer et de prouver que la stérilité n’est pas héréditaire, je veux dire pas contagieuse, et que mon adoptive, quoi qu’elle en pense, n’y est pour rien... Je reste, je resterai 6 mois s’il le faut. Je lis, j’ai chaud, je me refais du lard et des encéphales... Hier soir j’ai avalé ce petit charme « Point de lendemain », je vais conti­ nuer Sade que n’avais qu’effleuré. Céline terminé : je préfère de beaucoup « Le Voyage ». Il y avait des développements de pensée qu’on ne trouve pas dans le second, d’action un peu trop énormisée je trouve. Son « colorant » est moins fluide... enfin, je suis mauvais critique. Je cesse ma lettre, elle est déjà trop longue. Mais c’est « à suivre »... Croyez, Cher Monsieur, (et transmettez-en à M. Pauvert) à toute mon ami­ tié.

Anick

A J.-P. Castelnau.

Camias, le 29/6/65

Bien Cher Monsieur, Voici les nouvelles promises, j’en ai trié 3 : « le 82

Laveur », « L'affaire St-Jus », « Bibiche » Toutes également — à mon avis — mauvaises. Mais je vous soumets, sans plus. Oui, je suis sortie, ai tellement baratiné le Pr ce matin qu'il m'a signé l'exeat... je reviendrai dans une quinzaine en consultation externe pour prendre livraison de mon traitement qui, dit-il, s'étendra sur 2-3 mois. Mais at home... Soupir... L'orage menace, après un car et une marche à pied le key la Tanière très moites... J'ai surpris mes hommes, avais laissé ma valise planquée dans un champ de pommes pour pouvoir arriver ici pas trop épuisée, il y a peu d’ici la Nationale mais c’est déjà beaucoup pour mon défunt astra­ gale. Cher Monsieur, avec M. P auvert, « valete »... Anick. P. S. Mme de Beauvoir a répondu à ma lettre (de politesse, pour l'informer que j'étais agréée ailleurs), elle est « ravie » et souhaite un exem­ plaire. Tant mieux, je n'eusse pas aimé l'avoir dans mon dos.

Ce 29 juin, alors qu'elle revenait de l'hôpital, Albertine, déçue peut-être et fatiguée par un trai­ tement, fait un coup d'éclat. Elle prend la mouche pour une innocente observation de « l'oncle », et déclare qu'elle s'en va. La vraie raison de cette décision brutale mais longtemps caressée en secret, il faut peut-être la voir dans une note du journal, le 3 juin 1965 : !. Ces nouvelles sont publiées aux éditions Sarrazin.

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«... je gamberge un book sur la Tanière, mais... comment le faire lire à mes hommes ? » Albertine veut en finir avec cette « vie de famille », elle entend s'installer dans un cadre nouveau. Elle note, le 4 juillet :. « Je prépare la lavougne, je lis dans un lit pas refait depuis trois jours, me lave et me coiffe à peine : une souillon cévenole, l'auteur! Vive les urbanités, cette Tanière m'aura dégoûté de la campe pour longtemps. N'importe, un roman est en gésine... » Julien, devant le coup de tête d'Albertine, prend les mesures qui s'imposent : en quelques jours, un appartement est retenu à Montpellier, on l'installe sommairement pour commencer, et on invite à dîner « l'oncle », un peu triste de se trou­ ver seul à la Tanière, mais dont l'amitié ne flan­ chera pas. C'est dans cet appartement du « Petit Bard » que journalistes et photographes se succé­ deront à la publication des deux romans.

A Mme Gogois-Myquel.

La Tanière, 1/7/65

Bien chère madame, Me voici de retour, tous examens terminés. Je reviendra le 13 en consultation externe pour prendre livraison de mon traitement qui, m'a dit le Pr, s'étendra sur plusieurs mois. Mais du moment qu'at home, je m'en moque. 84

At home ! Il faut que je vous entretienne un peu de mes projets pour l'été. Ne sursautez pas, ne criez pas au fou, je vous assure qu'il ne s'agit nullement d'un coup de tête, que j’ai pris cette décision avec tout le calme et toute la logique possibles. Je m'en vais. Zizi n’est pas en cause, il me suit bien sûr mais n’en cassera pas pour autant les relations diplomatiques avec Maurice. J'attends encore quelques jours, je signe mon car­ net d'interdiction le 7 et ne puis décamper avant. Mais ensuite... pas une minute de plus. Maurice a exagéré, et quelques mots malheureux suffisent souvent à faire déborder le vase et à effacer toutes les bontés passées. Je ne vous donne pas le détail un peu sordide de tout cela. Mais je préfère éviter de m'incruster plus avant dans l’insoluble. Les restaurations, le travail inmunéré, les beaux projets de toutes sortes ne me nourrissent qu’un moment. Comme on dit « C'est trop long ». J’ai connu un Maurice amusant, gouailleur, un peu rebelle, très généreux... je ne vois plus qu'une espèce de vieux bonhomme racorni, dépassé, cal­ culateur, indécis et maussade. Qui de temps en temps veut montrer que mon intellectualisme ne l'effraie pas et que lui aussi est capable de lancer des vannes catastrophiques. Je m'en vais avant de lui retourner le potage sur la tête. Ce décor un peu poubelle, cette vie entassée dans une baraque de dix immenses pièces dont une seule sert à tout, l’idée que nous nous gênons mutuellement, que le propriétaire rase les murs et que moi le propriétaire pourrait me raser encore long­ temps... non, plus possible. Dès que déménagée, je vous dis où, bien sûr. Je pense fort à Montpellier, où je pourrais, et Zizi

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aussi, travailler. Le calme? Les petits oiseaux ? Bien sûr... mais je n'ai pas besoin de ça pour écrire, vous savez bien... ç'aura été de très lon­ gues, très curieuses vacances. M'en ferai un livre très facilement, je pense... Chère madame, lorsque je vous reverrai, je vous narrerai mieux, le pourquoi et le comment... Donnez à Monsieur Gogois et Mme Taylor mon souvenir le meilleur; moi je vous embrasse affec­ tueusement.

Votre 1/ 16e, Anick.

A Mme Gogois-Myquel.

Montpellier, 10/7/65

Bien chère maman/16, Merci pour votre si détaillée description de la fête, et pour le diagnostic... J'ai — ayant déjà exéaté lorsque je vous ai lue — transmis la lettre au Pr par voie postale. L'ai jetée dans la boîte à Valleraugue où oncle nous avait pilotés pour la petite signature tri-semestrielle. Dommage de quitter ces braves petits poulets cévenols, jamais nous n'en eûmes d'aussi discrets et cordiaux. Mais enfin, je vous ai exposé brièvement l'autre jour toutes mes raisons. Oncle les comprend aussi, nous avons assez tourné la langue, au moins septante fois sept fois dans la bouche, pour les lui traduire...

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Je ne sais pas ce qu'il va faire de sa grande baraque, je. m'en moque d’ailleurs... il a un métier, des sous et de l'expérience... autant que Julien n'a pas, et pourtant il faudra bien qu'il (Julien) en vive, tout seul. Moi, je n’ai pour l’in­ stant que ma pension pauvérienne, ça ira pour le marché et le loyer. Ne vous inquiétez pas, chère madame, nous nous sentons sages et légers. J'ai loué hier un bout de béton (moi qui avais juré de ne jamais habiter un truc pareil), mais comparativement aux Rivière, Roger et autres logeuses, c'est un moindre mal. Nous personnali­ serons avec les tableaux, tapis et bibelots mothériens rescapés du naufrage de Calais et qui, depuis deux ans, attendaient en valises et cartons. Parce qu'à la Tanière, avec cette crasse rebelle,... Oncle vivait dans un cellier : « Je suis un cave, tu me l'as déjà dit, c’est pourquoi j'y vis. » (A dû la ruminer longtemps, celle-là...). Et moi : « Ok, mais nous on vit dans la poubelle, c'est pas mieux... » Enfin, vous voyez le genre... (J'avais attaqué page Z, croyant être brève, et voilà que Zizi vient d'arriver, avait fait l'allerretour pour prévenir Oncle, et me remet votre lettre... Je dévore et y réponds, tant pis pour l’or­ donnance des feuillets). Non, je n'ai pas demandé Grasse... avec ce déménagement sur les bras, il faut que je reste ici... pour l’instant. Et puis, je dois voir à Sète Monsieur Castelnau, en juilletaoût, je ne sais exactement, pour les dernières recommandations prénatales... La Cavale est sous presse, je vais, dit JJ., recevoir bientôt les épreuves. Mais après, je viendrais avec plaisir... merci beaucoup de « m'espérer je commencerai

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peut-être mon trosième gosse sous vos oliviers... pour l’autorisation de Paris, les patrons me disent s’en occuper. Je verrai, à la rentrée, à acti­ ver si besoin est. Je suis bien à Montpellier. C’est curieux, j’avais toujours eu le pressentiment que j’échouerais ici. Depuis mon départ du couvent. Montpellier me chante, a une odeur estudiantine, active, complexe, avec là-dessus l’architecture sereine, rois chevaliers, vieilles rues et auberges, enfin j'aime. Et puis ici, Zizi trouvera mieux du travail ou à continuer ses études géologiques, et moi j’aurai toute la culture sous la main, j’en ai besoin... et pas, plus jamais oh non! celle des radis et des salades, quelle expérience desséchée ! La piscine, oui... mais l’eau y baisse, baisse, le ruisseau est presque vide, les crapauds se parcheminent, les chevrons s’incurvent, il y a une éter­ nité toujours recommencée là-dedans, et sa pers­ pective nous a écrasés... oncle? oh, ne le plaignez pas trop... notre amitié, notre aide éventuelle, lui restent, on n’est pas du tout fâchés, mais moi je n’ai que faire de deux hommes... Et les nourrir tous deux divergerait en : « mange Zi, mon chou, j’aime te regarder dans ces choses animalement douces » et « bon sang, Maurice, (in petto) est-ce que tu te vois ? Pas pos­ sible, tu le fais exprès de bouffer aussi mal » etc., etc., etc... Je suis une petite nerveuse... je n’ai que peu de cœur... je le sais mais ce que j’aime, je l'aime solidement. Vous par exemple... Affectueusement, votre 1/ 16e, Anick.

P. S. Je vous relis : avais oublié de faire ouf de concert avec vous pour la collision évitée avec « le 88

crapaud »... oui, toute ID ou DS est pour moi un crapaud. Mais c’est une bestiole parmi mes préfé­ rées, tant l'animal que la bagnole.

A J.-P. Castelnau.

Montpellier, le 13/7/65 Bonjour cher Monsieur, Je suis vraiment heureuse de vous avoir lu ce matin. Je craignais que, dans cette ruche de 847 logements, le préposé ne nous égare... Bon, vous pouvez maintenant supprimer le n° de l’apparte­ ment et m’écrire simplement : « D 3, le Petit Bard ». Tous ces matricules faisaient taule... remarquez le balcon a aussi des barreaux, de gros barreaux en béton, on n’en sortira pas... On n’a qu’une table et 2 chaises... on couche sur le matelas, posé sur le tapis de mon ex-mère... on refait la tambouille sur le camping-gaz... bref, c'est, encore une fois, un remariage. Le « honey-moon » se passe euphorique. Ici, Zi va pouvoir reprendre des cours, moi aussi.;, et, si nous nous sommes ruinés d’un coup — loyer et vieille Aronde — je suis sûre que nous nous y retrouverons. Si vous saviez tout ce qu'on a cla­ qué uniquement pour la boustifaille (oncle payant le reste), vous comprendriez notre insouciance actuelle. J’ai fait une magnifique expérience, sept mois, somme ronde, et je n'ai rien perdu... pas

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même un seul souvenir. Et je m’en resservirai. Je vous réponds : ce titre... mais peut-être en trouverons-nous un troisième... sinon, décidez, et si Vanity Case vous semble bon, vaniticasons, j’avais seulement peur d’être interprétée — sur la couverture — de façon conne... je craignais aussi que « Sarrazin * vous chagrine plus que le pré­ nom... j'avoue qu’en 60, lors de mes premières ambitions libraires, j’avais opté pour « Damienne Albert » — mais je préfère mettre le héros dans le coup. Et c'est vrai qu’Albertine S. sonne bien. Mieux qu’Anick, qu’on me fait toujours répéter : « Quoi? Annie? — Non! Anick? Avec la queue! » Je suis donc d’accord pour « Al b. S. », si cela vous va aussi. Les Prix... oh, je rêve... vivement août, « discutailler » — Je serais heureuse de vous invi­ ter ici, mais... sera-ce installé? Si oui, venez man­ ger ma gamelle, n'est-ce pas ? Sérieux, je crois plu­ tôt vous voir comme convenu, à Sète. Avec cette vieille tire nous y serons vite. J’ai fait le plus déci­ sif du chemin, ces derniers jours... Je suis passée ce matin à la Maternité, pour prendre livraison de mon traitement; mais, comme je voyais le Pr s'ai­ guiller sur ma mauvaise voie, je lui ai accordé un tête-à-tête, lui ai narré ma vie... du coup, il a com­ pris. J’espère qu’il va me soigner « sur mesures ». Croyez, Cher Monsieur, à toute notre amitié... vivement vous revoir. Dites beaucoup de choses à Monsieur Pauvert...

Anick.

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A J.-J. Pau vert. Montpellier, le 17/7/65

Bien Cher Monsieur, Monsieur Castelnau vous aura sans doute dit notre déménagement. La Tanière me tombait sur la tête. Et puis, si j'aime bien faire la toilette et la cuisine, je ne veux pas y laisser pour autant la moitié de ma journée. Ici, je me sens mieux dispo­ nible... on arrangera tout doux, avec les sous qu'on mettait là-bas à faire bouffer l'oncle et atta­ quer certaines dépenses pour le décider à les poursuivre... Bon, mais je n'étais pas partie pour vous racon­ ter ma vie. Je m’étale toujours, pardonnez-moi... je voulais vous consulter sur un point, le titre, toujours. Dans vous du 5/5, je relis « Une fois votre autre livre refait nous le publierions sous un titre à trouver, avec le sous-titre la Cavale II ». Et, dans vous, du 17 suivant : « Il serait extrême­ ment mauvais pour votre départ du publier 2 livres qui sont en fait les deux parties d'une même œuvre chez 2 éditeurs », etc... Je me demande si supprimer carrément tout titre ou sous-titre rappelant la Cavale dans le livre II n'ap­ paraîtra pas un peu surprenant à qui lira les deux. Dans le II, j'ai essayé que la C., ombre informe au début, devienne vers la fin littérale­ ment un personnage, une sale bête apprivoisée, alors que dans le I c’est seulement un état. Je suis « en cavale », ou en vacances, ou en stage, etc... votre suggestion de grouper m’avait plu, mais

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maintenant j'ai une sensation de manque ou d'er­ reur de frappe... On pourrait, soit reprendre l'idée « sous-titre », soit revenir aux premières erreurs, rendre la Cavale à ses dompteurs d'origine et appeler l’autre... que sais-je? « L'Astragale », pour leur faire feuilleter lé dico ? (je n'ai pas encore les miens ici, mais j'avais cherché à l'époque pour voir où c'était, et je crois me souvenir que c'est aussi une drôle de plante qui pourrait servir de symbole). Ou alors « Ma Nouveauté », « La Saint-Jean », ou « Courte peine », ou « L'as de trèfle » ou « L'herbe à vaches », bouh ! Je ne suis pas douée pour le§ présentations. Bref, Cher Monsieur, je serais heureuse de connaître votre opinion. Pour le « Nomde-plume », Albertine Sarrazin m'enchanterait, si ça vous convient aussi on peut l'adopter. J’espère vivement août et discuter viva voce avec votre directeur littéraire devenu, comme vous-même, un grand ami. Croyez, Monsieur, à mon souvenir, à tout un avenir même de reconnaissance et d’amitié. Anick

A Mme Gogois-Myquel. Montpellier, le 19/7/65

Bien chère maman/16, Comme il faut bien, de temps en temps, éxorci92

ser le passé (et déblayer les étagères), nous avons entrepris la révision de la boîte à courrier (un carton à chapeaux venant de Mme R.), ça nous a pris deux jours... et fait ensuite dans la campagne un fameux autodafé... nous n'avons gardé que quelques lettres chères, dont toutes les vôtres, classé, enliassé... ouf. Bien .sûr, ça remue les tripes. J’avais des lettres depuis Alger, mes pre­ miers « carnets », tous les papiers « justice ». En triant, j’ai retrouvé une lettre curieuse, et je vous la fais passer — à charge pour vous de la décrypter, ce M' écrit en code, mais vous sau­ rez —. C’est le premier psychiatre à qui mes ex-parents, me soumirent, et dont les conclu­ sions furent contredites par ceux d’Assises. Mais tout cela est archi-mort, je voulais seule­ ment vous faire connaître un peu encore de la défunte Anne-Marie... qui va bientôt ressusciter sous le nom d’Albertine Sarrazin : oui, après maint échange de correspondance, M. J.J. et moi nous sommes arrêtés à ce nom pour la couver­ ture. N’est-ce pas qu’il fait bon effet, qu’il chante, et mieux qu’Anick? Je garderai celui-ci pour l’inti­ mité. M. Castelnau sera à Sète le mois prochain : en descendant, il pense passer au Petit Bard. Je l’ai prié à déjeuner... je trouve un peu ahurissante l’idée de faire à manger pour mon Directeur litté­ raire, c’est somme toute mon premier invité... je me sens encore une fois toute neuve dans cet appartement, si clair, avec peu de meubles (on n’avait plus de quoi se payer une salle à manger, on a acquis un salon bambou-châtaignier, avec un « bar » assorti, car la table fait 70 x 70 et on doit déblayer entre chaque bouchée pour que tout y 93

tienne...), je couds des coussins dans de vieux rideaux d'Alès, Zi fait des étagères pour les livres, enfin, nous jouons pour la première fois au jeune ménage et... sommes beaucoup plus « à nous » qu'à la Tanière. Oncle s'est laissé inviter pour la Ste Anne + crémaillère, dimanche : sans ran­ cune, le cher homme! Cadeau, fleurs, cordialité... je sais très bien qu'il y a « quelque chose de pourri dans le royaume »... mais lui n'est pas si compliqué. Croyez-bien, madame, que notre « fuite » a peut-être évité des choses graves. Ces 7 mois de solitude sexuelle, cette proximité de moi, et moi mariée, son caractère de gosse buté et parfois mauvais, commençaient à en faire une manière de danger. Là ça va, on y retourne par-ci par-là, finir d'em­ porter les affaires et respirer « l'air de nos Cévennes »... on constate que sa fantaisie mania­ que est libérée, il a épousseté la baraque à son goût, a fait de la salle de séjour-embryon une espèce de bureau sans doute pour recevoir les acheteurs, suit avec attention les petites annonces et mange du steak frites tous les jours. Tout le monde est content, quoi. Moi, je rêve aux épreuves de la Cavale 2, pro­ mises pour ces jours-ci... je vais aller voir, à date opportune du cycle, le Dr Julia pour la suite du traitement... je sais maintenant à peu près à quoi m'en tenir. J'ai peu de chance d'avoir des gosses, mais il me suffit de « peu », j'y arriverai. Je pense aussi à votre « on vous espère »... j'ai­ merais venir... mais comment et quand ? Et si j'at­ tendais le résultat des démarches de Mc Garçon? Peut-être va-t-on me lever toute interdiction?... Hum, là, le rêve déraille un peu... mais je pense 94

que nous arriverons à nous revoir d’ici peu, je ne sais pas encore par quelle grâce mais j’en suis sûre. J’espère que vous vous baignez et reposez beau­ coup... Monique est-elle à l’Abreuvage avec son fiancé Mustapha ? Si oui, voulez-vous lui faire mes amitiés ? Donnez à Monsieur Gogois et aux vôtres et amis que je connais mon souvenir le meilleur; et recevez — d’ici la dédicace — mes plus affectueux baisers. Votre 1 / 16e, Anick.

A J.-P. Castelnap

Montpellier, le26/7/65 Cher Monsieur-ami,

Votre lettre et celle de Monsieur Pauvert me font une de mes plus belles Ste-Anne... reçues, ensem­ ble, ce matin. Remarquez, j’ai fêté ça hier soir, avec Zi et l'oncle, heureusement, car maintenant que me voilà Titine, je me demande si la Sainte patronne des lavandières ne va pas à son tour me désadopter... je vous ai peut-être raconté com­ ment j’avais été affublée d’Anick? Si oui, tant pis, je réédite : en 52, lorsque les R... m’eurent fait boucler pour six ans au Bon Pasteur, Anne-Marie et Annie son diminutif me furent également

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confisqués. Parce que dans ce genre de taule, on vous prénomme seulement, et pour éviter toute embrouille on débaptise les nouvelles s’appelant comme une déjà dans, la place. J'arrivai alors qu'Anne, Anne-Marie, Marie-Anne, Annie et coetera étaient déjà occupées; et l'aumônier, « bourgeois ou midinette » ou breton, ne trou­ va rien de mieux que de me coller un suffixe... et l'habitude resta. Mais il m'est égal de chan­ ger d'identité, j’ai l'habitude aussi. J'ai dû avoir une demi-douzaine d'états civils bidon, j'ai été Ginette, Adeline, Jacqueline... faites-moi penser à vous narrer « la femme aux 4 noms », c’est une histoire (de cabane bien sûr) assez, drôle. Mais pour aujourd'hui, je vous épargne... je suis féroce­ ment muette ou alors torrentielle... parlons plutôt de nos vacances. Je me réjouis de ce 4 août, jour ou nuit, qui vous amènera ici... si vous passez au Petit Bard avant, oserai-je vous faire à manger? Oui, si vous voulez bien... je me sens ici en jeune mariée, je ne suis pas encore comme dirait Céline sous le règne de la machine à laver, mais j'avoue que depuis que je vis dans ce béton, j'ai couru les marchands de meubles et frigidaires, pardon réfrigérateurs, beaucoup plus que le musée Fabre. Mais je vais m'occuper de Montpellier tout l'été. Il fallait d’abord que je pendisse la crémaillère. On a fait ça hier soir, cumulant ainsi les corvées. Que voulez-vous, pour nous qui n’avons connu que l’hôtel, la location meublée ou le toit de la voiture, cette expérience-ci est un bouquet naïf de trouvailles, « les malheurs d'Albertine » face à sa panoplie de jouets neufs. Le défilé des vendeurs de police incendie-vol-vie-explosion-inondations, après les meurtrières de la Tanière ces baies impi­

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toyables qui révèlent le moindre comédon, et toutes ces alvéoles identiques qui s'allument le soir, en face et derrière et à gauche et à droite... on est un peu paumés, quoi. Enfin, lors de votre venue, je pense que j'aurai compris le fonctionne­ ment et qu'aurai libéré ma tête de toutes ces matérialités... je ne m'effraie point, le Bic est sage dans sa gaine mais ce n'est jamais pour toujours. Si vous saviez le nombre de gribouillages qui m'ont été saisis, découpés, cités, tronqués, faus­ sés, détruits, vous penseriez avec moi que pour écrire encore des cavales fallait vraiment en avoir envie. Pour le Pr (c'est plus Durand, c'est le grand propriétaire de la Maternité, le Pr Kaderas, qui m'a prise en mains — si l'on peut dire — ), il m'a adressée à un toubib montpelliérain pour un trai­ tement, encore, des tas de piquouses et de médi­ caments, je commencerai le mois prochain. Cinq minutes! Depuis janvier qu'ils m'empoisonnent! Qu'on me laisse respirer un peu les embruns de Palavas-les-Flots ! Je vous écris bien longuement, je vous prie de m'en excuser... mais vraiment, que faire d’autre ? Je me suis encore démoli quelque chose dans la patte, je suis là toute bandée, circu­ lant à cloche-pied... alors, autant vous raconter ma vie que d'aller risquer le peu de tarse qui me reste. Voulez-vous remercier pour moi Monsieur J.J. Pauvert? Pour la pension, j'oubliais... et pour tout ce que me dit sa lettre. Mon mari et moi vous faisons toutes nos ami­ tiés et vous crions A bientôt...

A. Sarrazin. 97

A J.-P. Castelnau.

Dimanche 1/8/65 Cher Monsieur et ami,

Avant de prendre la route de Palavas — en rêve, car mon pied ne m’autorise pas encore et j’ai des étagères à peindre, etc... — je réponds à vous du 30, espérant que ceci ne vous croisera pas. Je suis fort émue à l’idée de recevoir, demain je pense, mon gosse emmailloté de neuf... et suis bien contente de vous voir bientôt, pour le plaisir mais aussi pour les lumières... je n’ai de ma vie vu un « jeu », ni un « placard », il faut que vous m’expliquiez com­ ment on joue. Bon, je serai là le 4, d’après ce que je comprends vous serez pressé,, dommage, mais peut-être pourrez-vous par la suite distraire quel­ ques heures de vos vacances pour me faire la joie de partager ma minuscule table, 70 x 70... En tout cas, si non, je vous appellerai jeudi. A bientôt, Cher Monsieur; mon mari se joint à moi pour vous faire mille amitiés.

Anick. A Mme Gogois-MyqueL

Montpellier, le 10/8/65 Ma chère maman/16,

Voici un an, eh oui, déjà, hier matin... ce matin

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d’été où Zi se tenait à la porte, une rose à la main... chut, j’en pleurerais de joie sur tout le chemin1. Peut-être, toutes ces dernières lettres, n’ai-je fait que vous narrer « la locale », réduit mon affection à des formules... vous n’aimez pas... il faut pourtant, parfois, que je vous crie ma grati­ tude. J’y pense, en filigrane à ces corrections où je suis enfouie depuis quelques jours; je pense que tout ce grabouillage est né par vous... oui, parce que, toujours gentiment mais avec cons­ tance, vous m’avez pas mal... asticotée (pardonnez-moi, c’est le mot le plus proche, quoique un peu gros) pour que je ne « perde pas l’inquiétude », ne fasse pas trop de cellulite, etc... j’ai écrit aussi par réaction, « pour vous montrer »... ceci en 58-60. Mais l’impulsion était donnée... c’est très bon de se lire, sur un vrai gros bouquin imprimé (439 pages pour la Cavale). Ce n’est pas encore la mise en pages définitive, il y aura un tirage plus « présentable », ici les chapi­ tres et les parties se suivant à la ligne, un beau brouillon en somme... je me familiarise avec les hiéroglyphes de la typographie... enfin, je me sens parfaitement bien, la baignade est tout près... J’ai eu le grand plaisir d’accueillir ici, vendredi, Monsieur-Madame-et la tribu Castelnau. La tribu a joué dehors (c’est tout petit ici) et moi j’ai fait l’hôtesse, assez émue, c’était la première fois... j’aimerais bien vous voir... mais Montpellier... quand aurez-vous l’occasion d’y venir? Ont pas l’air pressés mes patrons, pour me faire sauter la trique... disent que les livres doivent paraître d’abord, etc... enfin, je me moque d’aller ou non à 1. Il s’agit de la dernière sortie de prison d’Albertine.

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Paris, ce Paris où j'ai tant traîné mes rêves... et mes lattes... et mes jeunes douleurs; je m'installe, dou­ cette, dans cette lune de miel d'ici, je n'ai jamais été si bien mariée, je vous assure... Zi attend la rentrée, il veut piocher sa géologie... enfin, puisque c'est ça qu'il aime... J'ai demandé à M. J.P. comment il fallait faire pour dédicacer, il a beaucoup ri, dit que je pou­ vais faire tout ce que je voulais... bon. Mais... il faut que j'aie votre accord, me permettez-vous? Ce serait une grande joie, le meilleur merci que je puisse vous exprimer. Pour tout depuis... hé! Neuf ans. Au fond, vous êtes ma plus ancienne affec­ tion (malgré les sourcils circonflexes du début... Mais j'étais si toc alors...). Alors dites-moi si vous voulez bien, ou si je fais ça sans mentionner votre nom, ou... enfin je ne sais. Il est souvent plus difficile d'écrire trois mots qu'un livre entier. Voir les titres : ils veulent appeler la Cavale « Vanity-Case » ou « les Etrennes », je me bagarre pour maintenir Cavale et appeler l'autre Astra­ gale, par exemple. Mais ce que ce Monsieur J.P. est coriace !... Ses gosses... la dernière, Sarah, ressemble à ma Jocelyne (nièce et filleule), c'est un vrai petit bout de vie, joyeux, remuant, je leur ai dit de bien la cacher... Sarah Sarrazin... je continue conscien­ cieusement à me droguer. Ah! Je vous remercie de m'avoir transmis les conclusions du Pr. Main­ tenant, j'œuvre (enfin j'essaie) en connaissance de cause. A la rentrée je retournerai en consultation à la maternité. J'ai visité M. Bastide et « Germaine » (sa très moderne épouse) dans leur Cigale, voilà des amis qui montent, là aussi...

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J’admire votre hospitalité... moi, j’aurais peur... mais c’est peut-être une habitude... mais même à l’aise ça doit quand même représenter une bonne fatigue... comment Mustapha réagit-il et... com­ ment Monique et Claude? Faites-leur mes ami­ tiés, à Claire, à tous, et recevez mes plus affec­ tueux baisers.

'

Votre 1/16e, Anick.

A J.-P. Castelnau. Montpellier, 1 e 20/8/65 Cher Ami,

Je suis bien embêtée... la très complète et moderne grammaire où je suis plongée depuis ce matin m’apprend qu’en effet grand-mère, grandroute, etc... sont bien trait-d’unionnés, traitd’unis, unis par trait... c’est donc la correctrice qui avait raison et j’ai envoyé les épreuves en y laissant les apostrophes... pourrez-vous rattraper ça et excuser mon antique Larousse auprès de cette dame ? Merci de m’avoir fait acheter ces ouvrages. J’y mesure mon ignorance... Bien amicalement à vous.

Anick. 101

A J.-P. Castelnau. Montpellier, le 20/8/65 Cher Ami Jean-Pierre,

De l'autre jour, je garde le souvenir de quel­ ques heures de vacances et pourtant... nous avons travaillé, c’est vrai. Merci encore de votre amical professorat et de votre compagnie : on n'a jamais été tellement gâtés de ce côté, tant à cause des circonstances que de la qualité des « bons amis ». Voici ce que j’ai fait depuis : j’ai posté à Mlle Videcoq les deux Cavale, corrigées tout à fait — à mon avis... — j’y ai joint les feuilles de notes que vous avez oubliées. Ensuite j'ai foncé revoir l’aimable libraire, choisi quelques livres : la gram­ maire historique, « le bon usage » grammaire très complète de Grevisse, et le die. analogique. Puisque vous me l’avez proposé, je vous en adresse le détail... mais il est bien entendu que c'est à valoir sur mes droits. J'accepte volontiers cet arrangement, cela va sans dire vu le prix du beurre, de plus en plus salé. Je me suis inscrite à la bibliothèque de la rue des Etuves, qui m’a l’air plus riche en policiers qu'en classiques... mais en fouinant j’ai dégotté quelques bons titres : je ressors toute joyeuse, serrant Giono sur mon cœur... et je découvre sur la voiture, garée tout près, un de ces papillons bleus qui s’abattent sur votre pare-brise en n’im­ porte quelle saison. Défaut de disque. Bah! J’ai les livres. Mon mari est parti à la Tanière : mercredi nous 102

avons trouvé le toit découvert, les ouvriers en place et tonton manifestement fatigué. Chose pro­ mise chose due, Zi lui apportera donc, jusqu'à la dernière tuile, son aide. Mais moi, je préfère res­ ter veuve que de retourner là-bas. D'ailleurs, demain on se retrouve pour le week-end. J'espère bien qu'on réussira tout de même à vous revoir, à Sète ou ici, avant la fin des vacances. Peut-être viendrai-je seule. De toute. façon, c'est « à bientôt » que j e me pense en pensant à vous, vous deux et vous sept. Croyez à notre grande amitié. Anick.

A J.-P. Castelnau.

Albertine Sarrazin, D 3 - « Le Petit Bard », Montpellier (Hérault). Montpellier, le 28/8/65 Mon cher Jean-Pierre,

Avant de vous répondre je viens de danser un bon moment toute seule devant votre lettre... je suis enchantée... et surtout parce que vous accep­ tez les titres. Un astragale de perdu, et en voilà 5.000 (ou 500.000) de retrouvés. C'est encore mieux qu’un bout de plastique ou de vitalium. Je vais acheter Candide, j’adore le ton de M. Pauvert sur la sellette. Dites-moi aussi, voulezvous ? Le n° de ELLE-moi : je le prends rarement, juste pour les recettes de Mapie et encore. 103

D'autre part, ai-je la berlue? J'ai bien fouillé votre enveloppe, mais... pas d'autres nouvelles litté­ raires que celles que vous me donnez. Ça ne fait rien, si vous me dites le n° j'arriverai bien à le récupérer. Zi arrive à 18 h 30, j'espère qu’il en aura fini avec ce toit et moi avec mon veuvage. Comme de tte façon demain c’est chômage, on ira voir ces roches noires; d'après lui, c’est bien de la lave mais il veut voir les gros échantillons. Merci de me les avoir fait connaître... Et aussi votre si atta­ chante « tribu » que je me promets bien d'aller visiter début septembre à St-Michel. Mme Gogois serait heureuse, elle m'a écrit ce matin, de la dédicace : pouvez-vous la faire insé­ rer? Je voudrais mettre (en exergue à La Cavale) quelque chose comme : « A mon 1/16° de mère, le Docteur Gogois-Myquel ». Cher ami je vous quitte, non sans avoir crié Vive l’Astragale et « pour l'amour du grec » embrassé tous ceux de la rue de Nesle...

Anick. A Mme Gogois-Myquel Montpellier, le 1er septembre 65

Bien chère maman/16, « Mois de la Vierge et mois de moi »...' le voici enfin, avec la réalisation de presque toutes mes I. Albertine est née le 17 septembre 1937.

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espérances. D’abord, JJ. a accepté mes titres : les deux livres seront donc — La Cavale, — L'Astragale. J'ai fait dédicacer le premier ainsi : « A mon seizième de mère, le Docteur Gogois-Myquel. » Je ne puis exprimer autrement mon affection, et d'ailleurs les formules emphatiques n'iraient pas, et aussi ça ne regarde pas le lecteur. C’est un petit message de moi à vous, simplement, je sais que vous le comprendrez et les autres je m'en fiche. Je vais recevoir un deuxième jeu d'épreuves, le définitif, le « Prière d'insérer », etc... Mon cœur bat... ah, si vous avez l'occasion de lire « Candide » (n° du 30/8 au 5/9), il y a une interview de J.J. où il parle (peu mais flatteusement) de moi... et Miriam Cendrars va faire dans ELLE prochainement un. petit quelque chose. Faut que j'aille me faire tirer le portrait... Ah! Cette publi­ cité ! Enfin, tant qu'on ne vient pas me casser les pieds à domicile... Comment va l'Abreuvage, à l'orée de son demisiècle? Faites mes amitiés à tous ses habitants, et croyez à ma grande affection...

Anick. A Mme Gogois-Myquel. Montpellier, le 20/9/65

Bien chère maman/16, Ainsi vous étiez là



« pas un bateau ne

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bouge »? Comme j'en suis heureuse... et un peu envieuse : quelle année verra mes voyages ? Nous n'avons guère, cet été, bougé que pour Sète, ou Palavas, ou la Tanière. A propos, oncle a enfin trouvé un travail dans ce qu'il voulait : les trans­ ports, il va charrier du Butagaz dans Vigan et périphérie... et utiliser le temps qui lui restera entre ses tournées pour faire des livraisons adjointes, continuer à retaper sa maison, etc... j'en suis... soulagée, le cas « oncle » commençait à me turlupiner la responsabilité, je le sentais abandonné, indécis, et — bien que jamais je n'eusse l’envie ni même l'idée de revenir — j'en avais quelque remords. Là, il va bouger, connaître des gens, tenir une comptabilité — c'est en somme un dépositaire régional, le revoilà alerte, plein de projets, tel que je l’aimais bien. Et, ce qui ne gâte rien, il va évidemment garder la Tanière, que je considère un peu comme notre « Abreu­ vage »... bien, tout s'arrange. Question J.J., de plus en plus ravie : figurezvous que j'ai reçu d'Interflora (et d'eux), le 17, un somptueux bouquet, 15 Baccara... la publicité se fait bien : j’ai pondu deux papiers pour « Réalités » de novembre où mes jumeaux seront présentés. Je téléphone ce matin à Madeleine Attal, de Radio-Montpellier, pour prise de contact, j'ai déjà des fils -» M. Temple de la Télé... hum, va falloir faire gaffe aux comédons et rides, je me vois déjà en gros plan.,. J'ai fini de corriger le 2 e jeu d'épreuves, elles par­ tent aujourd'hui en « Bon à tirer » pour l'impri­ merie. Ils avaient mis « Gogais » dans la dédicace, mais je vais veiller particulièrement à ce que vous ne soyez pas estropiée... mon ex-mère, à qui

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j'avais demandé une copie du jugement de révo­ cation, m’a fait répondre par voie d’avoué (oui, j'ai besoin de cette pièce duplicata du bac inscription en fac pour des cours de perfectionne­ ment langue et lettres), c’est un peu sec mais... elle a 80 ans, je comprends. Tant pis. Si elle n'a pas besoin de moi, la réciproque est vraie. Je pen­ sais à l'affectif plus qu’au matériel. Mais je ne peux quand même pas la forcer à ce qu’elle estime inutile et obligatoirement décevant. Je ne garderai donc que ceux qui ont cru en moi. Chère chère madame, et cher monsieur Gogois, croyez à toute notre amitié...

Anick. A J.-P. Castelnau. La Tanière, 22/9/65

Mon Cher Ami,

Pour ne pas devoir mentir à Katia Kaupp, je passe quelques heures, postdatant mon week-end, à la campe. Je réintègre tantôt, beaucoup pour la boîte aux lettres, où j'ai toujours la plus grande joie à vous cueillir... surtout quand vous en met­ tez aussi volumineux qu’hier. Merci de tant me gâter... je n’ai apporté que deux feuilles, aussi vais-je serrer, pardonnez l’illisibilité, mais moi aussi j'ai beaucoup à répondre. Point par point, pour ne rien oublier. Voyons, je vous déplie et j'attaque. 107

D'abord bravo pour la poubelle. N'y jetez per­ sonne avant de m'en informer, je suis toujours preneur. Moi aussi, je pense à vous. C'est déli­ cieux de penser à mon, à notre travail, avec comme un parfum d'amusette, de soleil, de sym­ pathie. Je vais d'ailleurs vous demander un grand service, mais en fin de lettre, boulot d'abord. Marianne vous aura dit, je pense, mon entretien téléphonique avec Madeleine Attal, que je vois demain matin au siège de Radio-Montpellier. Je vous écrirai le résultat aussitôt. Si elle est aussi agréable que sa voix... Les prix... bien sûr, M. Pauvert m'avait expliqué le fonctionnement. Je croyais qu'il fallait que l'éditeur propose lui-même ses candidats. L'a-t-il fait ou est-ce automatique, en tout cas les jour­ naux m'ont empelotonnée. Mais ne croyez pas que j'y rêve jusqu'à la névrose pour autant. Je ne pense pas — indépendamment de la grande valeur que j'attribue à mes marmots — que les représentants de l'honnête lisent et la fine farine française élisent de cœur enthousiaste et una­ nime une personne qui, truande ou péripatéti­ cienne ou taularde, trouve ceci tellement intéres­ sant que, loin de le cacher, elle se débrouille pour le faire savoir par des voies et des voix autorisées. Monsieur Pauvert est magnifiquement « souple » et pour ce que je l'aime, mais moi, vous savez... je suis tout à fait fixée sur le qu’en dit-on, je suis parmi les impardonnables, et j'espère me faire vendre seulement parce que je connais-aussi la petite curiosité vicieuse qui sommeille en le plus apparemment rigide..., j'ai lu quelque part l'his­ toire des bouquins de Violette Leduc, le tirage se joue quelquefois de ces consécrations, ne parlons 108

pas de la mère Sagan, je ne suis pas Sagan, je m’en voudrais. Mais n’épiloguons pas sur ce qui n’est encore qu'un prologue; soyez seulement assuré, mon Cher Jean-Pierre, que mes nerfs sont très sages dans leur gaine, et je suis depuis long­ temps prête au pire comme au meilleur. Je suis allée au bout de la route avant eux, je vous assure. — J’ai acheté les deux Candide, Carrefour et Observateur. Et lu avec intérêt. La phrase de M. J.J., même apocryphe... je m’en empare et m’en pare — mon stylo se vide, pourvu qu’il tienne jusqu’à la signature — et toute phrase sur moi, même fausse, ou creuse, ou machinale, est un pansement sur celles, tout aussi fausses et creuses et machinales, dont on agrémenta, jadis, mes actes. Même P.P. (perverse perpétuelle en langue *P), j’aimerais bien, parfois, passer mon âme à la javel. — Je vais essayer aujourd’hui de vous pondre le « prière d’insérer » que vous souhaitez. Pardon­ nez-moi, j'avais cru comprendre — mais que com­ prendre au bigorneau? — qu'il fallait un truc similaire à l’autre. — Maintenant, Julien : à la Fac, où nous sommes allés nous rancarder, il faut évidemment, pour être admis aux T.P., le bac ou un diplôme analogue. Le diplôme qu’il a obtenu de l'E.P.S. exigeait des connaissances en maths assez appro­ fondies (je le sais, je faisais les problèmes avec lui), mais sur le « Bottin » de la Fac la cote de cet examen n’était pas mentionnée. Faut dire que leur bottin, c’est un peu comme mon Larousse, il aurait besoin d'être rafraîchi. Enfin, Julien a demandé à l’E.P.S. une attestation écrite : le 109

diplôme on l'a — on allait juste acheter un cadre — mais l’Ecole seule peut dire s'il équivaut ou non... une semaine passe : pas de réponse; on a donc récrit, avant-hier, en recommandé. J’espère que, cette fois, ça portera. Bien sûr, Julien ne brigue pas l’examen, il peut toujours s’inscrire en « étudiant libre », mais quand même, l’accès aux travaux pratiques serait préférable. Voilà la situa­ tion... Bon, maintenant, « le service ». Moi aussi, je veux m'inscrire, à la Fac des lettres cette fois, pour me perfectionner littérairement et linguisti­ quement. Comme c'est mieux d’être pour ce bachelière, je voulais donc un duplicata. Mais... lorsque j'ai passé philo, à Fresnes du 55, je m’ap­ pelais encore A.M.R... Donc, pour obtenir la pièce il faut que je prouve que R... et Damien sont la même personne, et leur faire rectifier mon état civil. Pour le Casier, ça s’est fait — hélas — sans que j’en fisse la demande, mais à la fac... j’ai donc écrit à mon auguste ex-mère (qui m’a totalement coupé les vivres affectifs et les autres depuis avril 64 — vol de whisky — boîtes de crabes, etc, je vous ai raconté), laquelle m’a fait envoyer par son avoué, et sans aucun adoucissement, la pho­ tocopie dudit jugement. C’est là que j’ai pensé à vous, Mon Cher JeanPierre, qui êtes plus près et mieux placé que moi. Je crains que, si j’envoie le truc à la fac, la réponse soit longue, ou que cette pièce — à laquelle je tiens beaucoup, ne serait-ce que pour attester l'indignité paternelle — ne me soit pas restituée. Alors voilà : il faudrait que vous vouliez faire faire cette démarche par une quelconque de vos connaissances, auquel cas je vous enverrais la 110

copie en question : je sais qu'avec vous rien ne se perd. Accepteriez-vous de me rendre ce grand — oui— service? Croyez que, si je pouvais y aller... mais ce serait trop bête de me faire alpaguer en Seine — « on » y connaît bien ma frimousse à la veille d'un si beau jour. Pardonnez mon sans-gêne : je n'ai, là-bas, que vous... — Dernière chose : les titres. En empapillotant la Cavale, j'avais joint un petit mot à ce sujet à Mademoiselle Videcoq, justement. J'y tenais, à ces titres : vraiment ce n'est pas ça? Je n’ai pas pris sur la mort chaque ligne de I, bouffé de la patate à chaque ligne de II, ne sommes-NOUS pas III ? Ecoutez, si M. Pauvert et vous-même trouvez cela inopportun... je m'incline, bien sûr. Vous savez mieux que moi. Mais quand même... je trou­ vais ça génial. Faites comme mieux sera. Les feuilles sont presque pleines... ah : encore ' la place pour les dates de « La Cavale ». Je ne me souviens plus de nos conventions, et je ne les ai notées nulle part. Mais, comme il semble que de votre côté ce soit la même chose, réinventons : je propose : Avril 61-Juin 62. Il me reste tout juste la place pour vous envoyer nos mercis et nos amitiés, bien vrais l'un et l'autre...

Anick. P. S. Horreur ! J'allais oublier de vous remer­ cier pour les colis de livres ! Voilà qui est fait... j'ai de quoi bouffer pour quelques années...

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A René Bastide. Montpellier, le 24/9/65

Bien Cher Monsieur et Ami, La honte est sur moi de m’être tue si long­ temps ! Il n’est de jour où je me dise : « Ah, faut que j’écrive à Untel ou Untel », et puis... vous savez ce que c’est. Croyez que je n’oublie pas notre dernière entrevue — et le thé maternel de Madame Germaine... j’espérais vous voir ici en retour... quand viendrez-vous? En ce moment, à part de temps à autre un aller-retour à la Tanière, je reste calfeutrée : il ne fait plus assez chaud pour se baigner, et mes « marmots » me donnent du boulot... D’abord, j’ai corrigé un, puis un deuxième, jeu d’épreuves, . on trouve toujours des anachro­ nismes et des fautes nouvelles... enfin, tant pis, la forme définitive est partie ces jours derniers pour l’imprimatur. Je pense toucher début octo­ bre « mes » exemplaires, j’ai droit à 30 gracieux, vous serez dans les premiers, dédicacés. Que ne vous dois-je pas? il y a aussi les journalistes. On a beau y avoir ' un ami — vous — et y avoir soi-même un peu patouillé, faut reconnaître qu’ils sont tenaces... jusqu’à présent ça se passait de loin — quelques lignes dans les Nouvelles Littéraires, Candide, Le Figaro Litt., le Nouvel Observateur, etc... Mais Réalités a voulu deux papiers de ma main pour son n° de novembre, Katie Kaupp de l’Observateur arrive demain pour m’interviewer tout le week­ end, Madeleine Attal de Radio-Montpellier et 112

Monsieur Temple veulent, sitôt le livre paru, me faire grimacer et parler sur le petit écran... bref, je suis un peu ahurie, Cher Monsieur... heureuse­ ment que je limite les « contingences » en ne sortant presque pas, ne voyant que les gens qu'on me recommande ou m'envoie. Je m’occupe à lire et à dorloter un peu le mari, c'est notre premier été ensemble... Il a fait des démarches pour s'in­ scrire à la fac de Sciences, .mercredi nous allons présenter le dossier. Je suis heureuse à l'idée qu'il va enfin étudier ce qui lui plaît. Moi-même, je pense suivre quelques cours de Lettres, j'ai demandé à cet effet une copie du jugement de révocation à mon ex-mère adoptive, car j'ai passé les bacs sous le nom de R..., et, pour le duplicata, il faut que je prouve que R... et Damien sont la même fille... Cher Monsieur, excuser-moi encore de mon silence. Croyez que je pense bien souvent à vous et que je n’oublie rien. J’espère que j’aurai bien­ tôt la joie de vous revoir, ici ou ailleurs ? Recelez d’ici là, ainsi que votre épouse, toutes nos amitiés. Anick.

A J.-P. Castelnau.

Montpellier, le 26/9/65 Cher ami Jean-Pierre,

Dimanche... avant d’aller à la gare routière récupérer mon oiseau passereau, je gribouille un

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peu vers vous. Pour vous remercier de « Combat » : ça a Pair très restreint comme tirage, hier matin pavais en vain couru les kios­ ques pour trouver un invendu de la veille. Le voici quand même collé dans mon embryon de « livre d'or ». J'avais fait cette course très vite et de bonne heure, craignant de louper Katia j'avais laissé ma porte ouverte et un mot dessus l'invi­ tant à entrer : « Katia » n'est pas si banal, mais quelqu'un d'autre eût pu se gourer, je redoute les voleurs, vous savez bien. J'ai été volée moi-même au moins autant que je n'ai... etc... Bon, la fille est arrivée vers 11 heures, fort sommeilleuse de la nuit en train, on a fait une grande cafetière et on a bossé jusqu’au soir; le côté « intervieweuse » qu’elle m’a parfois laissé me permet d'augurer d'un article vrai, on verra ça le 6/10 lorsqu’il paraîtra. Aujourd’hui elle revient à 13 h pour les photos, elle trouve celles de Lucien1 très bonnes, mais guardare ma non toccare, puisqu’elle a apporté son opératrice. C’est quelque peu anes­ thésiant de tant bavarder, et cette pluie-trombe toute la soirée et les gerbes sous mes roues (je l'ai ramenée et avons dîné quelque part), bouh, tout cela m’avait donné une sacrée envie de dormir. Heureusement que ce genre d’agitation ne dure pas. Lorsque d’ici quelques semaines « ils. » seront nés, lus et eux comme moi parfaitement oubliés... n’est-ce pas?... Conjecture atroce mais conjecturable. Je me mets bien ça dans le cigare, au risque de voir mes nerfs déprimés à l'inverse des autres lorsque le contraire se produira... et bien sûr qu’il se produira, allez, je suis aussi 1. Lucien Clcrguc.

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naïve que les autres alouettes, seulement, je le sais. Je vous enverrai, demain, le jugement. Il faut auparavant que j’aille acheter une enveloppe adéquate, ne voulant pas plier en quatre ce machin photocopié et donc déjà bien pâle. Je vous remercie vivement de vouloir bien vous occuper de cette formalité... la paperasserie vous cerne... A vous, à Monsieur J.J. je fais mille amitiés.

Anick.

Le mardi 28 septembre 1965, Albert!ne note dans son journal : « La journée s’annonçait sereine, lorsqu’une lettre exprès mit la taule en révolution. J.P. m’annonce que tout Paris et l’étranger se disputant les options sur mes mômes, me joint photocopie d’une lettre de Pierre Descaves, etc... et me dit de lui téléphoner à 12 heures. Honneur et bonheur, faut que je prenne le dur ce soir, m’a obtenu 48 h de perme pour signer les exemplaires de presse. » Elle rentrera à Montpellier par le train du soir le samedi 2 octobre, non sans a voir noté : « Vive la vie... je pars, mais, sacré paname, je te RETROUVERAI. » Ce séjour aura été pour elle une fête l'amitié, les attentions de ses éditeurs, la chaleur de l'ac­ cueil familial des Castelnau, qui 1'hébergent — la joie de se promener seule librement dans les rues de Paris, l'intérêt, autour d'elle, des journalistes —la promesse d'un grand succès tout proche, c'est la revanche sur les années de malheur.

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A Mme Gogois-Myquel.

Montpellier, le 28/9/65 Ma bien chère maman/16,

Vous avez de vigoureux 1/16" de petits-fils : il faut que je vous donne immédiatement de leurs nouvelles, j'explose d'orgueil maternel... je sais « le miroir aux alouettes », j'évite de trop m'y mirer, mais quand même, il faut bien avouer que... Les journalistes d’abord : Katia Kaupp, du Nel Observateur, est venue de Paris, accompagnée d’une photographe, passer le week-end avec nous. Elles ont, respectivement, écrit une 50aine de pages (dont article de deux le 5-6/10), et tiré 270-280 photos (dont, sans doute, deux également illustreront l’article); J.Prm'an­ nonce pour bientôt « l'Express » et peut-être « Elle »; j'ai été « annoncée » dans « Le Monde », « Les Nouvelles Littéraires », « le Figaro Littéraire », « l’Observateur », « Combat »... et, ce matin, je reçois une lettre de J.P. dont je vous recopie la substance : « Georges Bortoli, réalisateur de l'émission de télé « A la vitrine du libraire » a dans ses inten­ tions de vous présenter au cours de son émission qu'il penserait faire lè 16/10. Il se rendrait dans le Midi la semaine prochaine (...) J'envoie un petit mot à Madeleine Attal (j'ai discuté avec cette . charmante dame de Radio-Montpellier il y a quel> ques jours) afin de l’exciter pour son projet. J'en­ 116

voie également un petit mot à Toreilles (libraire, je connais d’un soir, 42 % des ventes sur Mont­ pellier, sans doute signature, etc...) Et un tas d’au­ tres choses, dont un article de France-Soir (s'ils se souviennent de leurs papiers de 53, ils verront qu’il y a du nouveau sous le soleil...), et une pho­ tocopie de Pierre Descaves, que je vous copie « Cher ami, (à J.J.) Pour une « découverte », c'en est une et fameuse. J’ai lu, d’une haleine, l'A. et la C., avec une préférence pour l'A. (dont on subit l’envoûte­ ment, immédiatement). 2 bouquins à défendre, à pousser! Quel extraordinaire tempérament de romancière possède, en don génial, votre Albertine... Bravo », etc... Je suis quelque peu éberluée, et moi qui, voici quelques mois, m’attribuais du génie, je com­ mence à me demander si tout cela n’est pas dû à un énorme mauvais goût mystificateur et si je ne vais pas m’éveiller en entendant « Ha ha! Non mais, sans blague, tu y avais cru ? etc... » Pourtant c’est là, l’Astragale sort le 8 octobre, paraît que « les éditeurs étrangers se disputent les options sur l’A et la C. » (France-Soir). Je range bien attentivement les nerfs dans leur gaine, J.P. me bourre de mises en garde, j’essaie de m’abstraire en lisant beaucoup les autres, les derniers prix, Giono, les livres de Pauvert, je fais des petits plats au héros et je le balade en voiture jusqu’à la rentrée... J’ai envoyé mon jugement de révocation à J.P. pour qu’il aille à la Fac me chercher un duplicata de bac, je vais probablement me réins­ crire à Propé, Zi a fait son dossier d’inscription pour Géologie en auditeur libre, on ira le présen­ ter demain matin.

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(...) Eh bien, mon cher seizième de mère, je ne parle que de moi, il me semble ! Mais à qui d’autre le crier, tout ça ? Je ne peux pas embou­ cher un micro par la baie du Petit Bard, et pour les autres, ceux dont je voudrais (oh, amusement et sans haine aucune) me venger... j’attends d'avoir du tangible à leur proposer. La publicité est une chose, le réel succès une autre, je sais bien... Si vous avez cinq minutes, dites-moi bien vite ce que vous devenez. En eussé-je la possibilité, je ne pourrais venir vous voir... faut que je reste cloîtrée, ou tout comme, pour recevoir les exprès, les télégrammes et les gens... Chère chère madame, recevez de nous deux, ainsi que Monsieur Gogois, notre souvenir le plus affectueux:

Anick. A Mme Gogois-Myquel.

Paris, le 29 septembre 1965.

Ma chère maman/16,

Suite au téléphone, voici un double de la requête que nous adressons au Ministre de l’inté­ rieur, en y joignant la vôtre. Par avance, je vous remercie... beaucoup beaucoup... de m’aider à réintégrer pour quelques jours ou semaines ce Paris que j’aime et connaître l’ambiance de la rue 118

de Nesle que, presque autant, j’aime aussi... les secrétaires m’ont toutes fait fête, je suis installée dans un petit bureau qui ouvre sur le leur, elles y ont mis un bouquet jaune et rouge, j’attends qu'arrivent les exemplaires de , presse pour les . signer... Bon, je rentre à Montpellier samedi matin, là, j’aurai le temps de vous faire un exposé détaillé de ce voyage impromptu. J’habite chez J.P., j’ai déjeuner avec J.J. et Castelli, demain je vois Josane de Combat, après-demain Michèle Cotta de l’Express... enfin quoi, malgré une bonne nuit de couchette et mille conforts pour ma petite tête — dont la couverture des livres, très fine, faite par J.J. — je me sens quelque peu ratatinée... Ah! J’entends des rumeurs, les exemplaires sont là... je vous quitte en hâte, en vous embras­ sant fort joyeusement...

Votre 1/16°, Anick. Albertine Sarrazin, Née Damien.

Monsieur le Ministre de l’intérieur, 1, place Beauvau, Paris-VIIF.

Monsieur le Ministre, Veuillez me permettre de faire appel à votre haute bienveillance : mieux que personne certai­ nement, vous êtes à même d'apprécier le motif de ma requête.

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A la suite de graves erreurs de jeunesse, j’ai subi de longues années d’emprisonnement; j’ai mis ces années à profit, j’ai beaucoup travaillé à me reclasser, j’ai passé des examens (baccalau­ réats avec mention bien), j’ai écrit deux livres. Ces livres L'Astragale et La Cavale vont sortir en librairie dans quelques jours; je dois ce succès aux maisons d’éditions qui ont bien voulu me faire confiance : Gallimard et Jean-Jacques Pauvert ainsi qu’au Docteur Gogois-Myquel qui, après avoir été intéressée à mon cas en qualité de psy­ chiatre, est devenue pour moi une mère, et une amie. Ces personnes ont estimé que je pouvais « entrer en littérature » comme d'autres entrent en religion; et il est exact que je ne voudrais pas utiliser mon passé comme argument publicitaire mais plutôt, m’étant libérée de ce passé en deux œuvres qui le racontent, consacrer ensuite mon avenir à le faire oublier en écrivant sur des thèmes nouveaux. Mes éditeurs m’ont demandé de venir à Paris, tant pour la signature du service de presse et de lancement de ces deux ouvrages, que pour la mise au point de plusieurs projets. Or, j’ai été condamnée à une peine d’interdic­ tion de séjour applicable jusqu'en octobre 1968. C’est pourquoi je sollicite de votre bienveil­ lance une suspension d'interdiction de quelques semaines qui me permettrait de séjourner à Paris, d'abord une quinzaine de jours dans le cou­ rant d’octobre, à la sortie de mes livres (vers le 10 octobre), ensuite deux à trois mois à partir de novembre : ces dates correspondent aux périodes où je pourrais être conseillée le plus utilement par mes éditeurs. 120

D'autre part, je serais heureuse, Monsieur le • Ministre, que vous permettiez à mon mari — qui se trouve dans la même situation que moi — de m’accompagner à Paris : nous nous sommes mariés il y a six ans au cours de ma détention et nous n’avons pu commencer notre vie conjugale qu’en août dernier... Nous habitons la province, mon mari travaille à être prospecteur géologue, je l’aide et il m’aide, et nous envisageons mal — même pour un voyage qui n’aurait d’autre but que de faciliter ma carrière — de nous séparer encore. Je pense que les attestations que vous trouve­ rez ci-jointes vous confirmeront l’honnêteté de mes intentions. Avec l’espoir que vous voudrez bien apporter à ma requête une suite favorable, je vous prie de croire, Monsieur le Ministre, à l'expression de mon très profond respect.

Albertine Sarrazin.

A Julien.

Paris, le 29/9/65

Mon petit héros adoré. Je suis installée rue Bara1, au secrétaire, décor 1. Chez J.-P. Castelnau.

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vieillot-moderne, vivant de désordre, très agréable. J.P. était là sur le quai : je, un peu étouffée par cette nuit (5 couchettes sur 6 occupées et pas d'air), lavée au Tabu — pas une goutte d’eau aux toilettes... enfin, prison-prison, avais réussi à me rendre potable quand même. Taxi jusqu’ici. Sarah, la cramouille à l’air, Jean et Laure sérieux, m’ont immédiatement tous sauté au cou; la ser­ vante — une noire de la Réunion nommée... Emilienne — m'a fait un jus, pour faire passer l’af­ freux (à 0,80 F) du train... bref, me voilà en grande forme pour m’approcher et te faire mes plus douces matinales caresses. Mon chéri je vais rester plus que prévu : J.P. m’a programmé 3 jours, je prendrai donc le dur vendredi et arriverai en tes bras samedi matin, vers la même heure qu'ici sans doute. Je te confir­ merai, du reste, demain. Alors, si tu peux, pour Julia, samedi, sinon, lundi ou après, tant pis. Bou­ lot d’abord. D’après ce que j’ai retenu, je bouffe : — à midi avec J.J. et Castelli et J.P.; — ce soir, en famille, ici, avec le père de Marianne qui habite New York et y repart demain; / — demain midi avec Josane de Combat; — après-demain avec Michèle Cotta. J.P. va me téléphoner —* il vient de barrer — pour rancart ce matin à la Cité, faut que j’aille me présenter à ces messieurs... la cheville vient du secrétaire de Presse du Ministère, ami de JJ. Blaze... oublié. Voilà, chou, les dernières de ta grenouille, un peu ahurie tout de même... Bouffe et soigne-toi également bien, je reviendrai avec probablement une moisson d’anecdotes... reçois, d’ici demain, 122

avec ma pensée constante, mes plus chauds bibis, premiers écrits de la saison...

Ta femme FE,

Anick.

A Julien.

Paris, le 29/9/65 Mon amour.

Catastrophe!.... Les 200 exemplaires de l'Astragale sont arrivés... couvertures mal imprimées, marges dissymétriques, texte de couverture de guingois, etc... bref, faut attendre demain, en avoir d’autres, pour les signer. Remarque, on en a profité pour aller Quai de l’Horloge, le gars nous a reçus avec force courbettes, serré longuement et obséquieusement ma pogne, apposé un beau cachet parisien m’autorisant à rester en ladite capitale jusqu’à samedi. Mais bien sûr, sauf contre-ordre, (que je te télégrahierais), je pars toujours vendredi soir à 22 h. Bon, au retour (sous l’imperméable de J.P., commençait à vaser dur), Jacqueline — une des souris — m’annonce ton téléphone sujet Madeleine. On va y penser, surtout que Bortoli est aussi sur la piste, viendra au Petit Bard le 16 je crois, avec tout son attirail... les mômes qui criaient « La Photo !... » vont être, cette fois, tout à fait approvisionnés en apostro­ phes...

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Là, je m’ennuie fort agréablement sous les fleurs dont les souris ont agrémenté « mon » burlingue. J'ai fait taper en 3 le « recours en grâce » pour la trique, (tu y es inclus bien sûr), en ai envoyé un à Doc; afin qu’elle fasse une requête dans le même sens, qu'on joindra.à la mienne. Pour qu’elle ne soit pas trop « assise », je lui ai passé un coup de fil à son bureau, tout à l'heure... Elle est « ravie mais pas surprise »... et moi, au fond, pas davantage. Tu verras cher, d'ici quel­ ques mois, la victoire sera surmultipliée... je suis heureuse, heureuse pour NOUS. Reçois, mon amour, mes caresses du soir qui tombe sur Paris, sur moi, avec le sommeil, léger... ce soir je bouffe avec les parents de Marianne, je t'ai dit. A midi, avec JJ. : cœurs d'artichauts, foie d’oie aux rai­ sins avec pommes (fruits) confites, sorbet au citron et... une petite fine, quand même. Bibis, bibis, bibis... Ta femme PLV, Anick.

A Julien,

Paris-Bara, le 30/9/65 vers 9 h.

Mon amour, Ayant oublié de te poster hier soir, j'inclus un 124

petit commentaire de ma soirée et de ma nuit. Bon­ jour d'abord, Zi mon chéri, bonjour très proche et mouillé comme le ciel d’ici... ouais, il vasait si dur hier en sortant de Nesle, que j’ai foncé à la Samar acheter un pébroque, abritée sous celui que Jac­ queline m’avait prêté. Après tout, comme elle a dit, « avec mes cheveux je ne risque rien » : genre derrière de singe raide, très pratique pour la pluie j’avoue... Moi j’ai acquis une ombrelle-ratatouille, après hésitations sans fin devant tout ce débal­ lage... y a pas, y a que Paname pour trouver ce qu’on veut. Pas un pliant, ça se coince, un modèle pour gamine de façon qu'il ne traîne pas par terre quand je l’ai au bras. Rentrée par métro, directe­ ment ici — si l’on peut dire, j’ai changé au Châte­ let, mais il y a maintenant, dans l’interminable couloir, un tapis roulant. Quelle odeur... retrou­ vée, dans ces accouplements de masse! Beuh!... En rentrant me suis laissé verser un grand scotch par Marian’s father, pour m'en remettre. Inutile de te dire que n’avais, malgré ça, pas grand’faim. Charmant couple, ces « anciens », elle sûrement américaine — bon français, fort accent —, lui édi­ teur, leur ai dédicacé deux œuvres, dont l’Astr. dissymétrique, disant que, peut-être, comme pour les timbres, cette particularité typo décuplerait leur valeur... Eux partis, on a discuté minuit avec J.P. et Marianne, puis vlouff, un sommeil-coma jusqu’à ce matin 7 h. La, pleine de bon café, j’attends mon tour au bathroom pour me retaper tout à fait, puis irai cavaler les magàzes pour fringues, ayant quartier libre jusqu’à 14 h. Je vois, à Nesle, à 15 h, Josane Duranteau comme « ils » me laissent à Paris

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pour signatures, autant ne pas leur faire savoir (en s'exhibant dans des restaurants), que j'en pro­ fite pour recevoir aussi la presse. Ce serait le meilleur moyen pour tout faire louper. Elle racon­ tera qu'elle est venue à Montpellier, par exemple, et Cotta itou. Mais elle, c'est demain, je pourrai donc te la raconter viva voce, puisque... eh oui, dans 48 h on sera là, ensemble. J'ai hâte, quoique, tu t'en doutes, je savoure chaque instant de l'intermède... Je rapporterai des exemplaires. Te bile pas, tout va de mieux en mieux, pour nos gosses et nous. Reçois, petit homme adoré, mes plus passion­ nés bibis...

Ta petite Anick FE. A Julien. Montpellier, le 30/9/65 Mon amour,

J'envoie contre-ordre, non par télégramme, mais en exprès, pensant que tu auras le temps de le toucher... voilà (bibis d’abord, prenons souffle, lia...) Monsieur Bortoli de l'ORTF veut absolu­ ment me clicher le plus vite possible. D'autre part, aller à Montpellier... pas tellement pratique pour lui dans l'immédiat. Donc, samedi matin à 10 h 30, il viendra aux Editions et en fera des studios. 126

Donc je ne peux reprendre le dur que samedi soir 22 heures. J'entends précisément Jacqueline qui téléphone . pour retenir ma couchette... j'arriverai donc, dimanche matin, en forme... hou là! La télé!! je crève... Depuis tantôt je signe à tour de bras, je viens de passer une grande heure avec Josane Duranteau... voilà une vraie guitare. Je pense avoir (jeudi) un très bon et très grand papier. On m'a aussi présentée à M. Hachette, qui m'a assuré une distribution efficace (Paris le 8, province à partir du 12). Bon, chou, la dame aux étiquettes attend que je prenne le Bic signant, boulot tou­ jours, je me sauve... à dimanche, cher, avec tout mon attentif amour.

Anick. A Mme Gogois-Myquei,

Paris, le 2/10/65

Ma très chère maman/16,

Eh oui, je suis toujours à Paris. Mon départ a été retardé de 24 h parce que M. Bortoli de l’O.R.T.F. a voulu me clicher et m’interroger dès ce matin. Bien sûr, c’était plus pratique que de se trimbaler avec tout son matériel au Petit Bard comme il en avait été, au début, question. Alors ils sont venus rue de Nesle, et à Midi tout était consommé... j'ai écouté la bande sonore, la voix « passe » bien et j'ai pas dit trop de bêtises; si la tirelire est aussi réussie ça fera un honnête début. 127

Ma chère maman pour que vous puissiez tout de suite (puisque vous m’avez dit le désirer) rete­ nir une place devant un petit écran et vous libérer pour cette heure — ces trois minutes plutôt, je vous donne le jour et l’heure : je passe le 16 octo­ bre, entre 17 h 30 et 18 h, à l’émission La Vitrine du libraire. Les programmes vous confirmeront, je pense. Je suis très heureuse parce qu'ils ont pris en gros plan mes marmots; et... le cœur en os que je portais au poignet1. Julien va bicher... il faut bien qu’il participe. J’en ai d’ailleurs parlé dans l’émission. Vivement 2 semaines plus vieille!... J’ai passé tout le tantôt hier à dédicacer des Astragales. On mettra pour les Cavales des cartes d’auteur « retenu hors de Paris ». Votre concours a emballé J.P., il va y joindre, outre mon texte, un mot de lui. Prions... Tantôt je vois une dame de l’Observateur (pas interview, entrevue), hier j’ai déjeuné avec Michèle Cotta de l’Express, photographe, etc... bref, J.J. a « mis la paquet », je lui dois beaucoup à lui aussi, on s’est embrassés hier comme des frères tant on s’est aimés pendant ces 3 jours (il partait à « La Gartempe », sa librairie de Limo­ ges, où je ferai sans doute une signature). Chez Toreilles à Montpellier, je signe le 6 novembre. Attal (Madeleine), elle aussi, va me faire bientôt parler... bref, je suis crevée, juste la force — et la place — de vous faire mille affectueux baisers... mon souvenir le meilleur à monsieur Gogois... Votre 1 / 16e, Anick. l Bijou fabriqué en prison par Julien pour Albertinc.

1965

III OCTOBRE/DÉCEMBRE : LA CÉLÉBRITÉ

Aux premiers Jours d'octobre 1965, tout est en place pour le commencement d'une vie radicale­ ment nouvelle. La presse a déjà connaissance des « bonnes feuilles » des deux romans. Un grand mouvement de curiosité se dessine en fa veur de l'écrivain qui n'a pas craint de mettre sa vie aven­ tureuse dans ses livres. C'est autour d'elle, un tourbillon littéraire et mondain, qui la ra vit sans lui faire tourner la tête. Albertine reste fidèle à ses premiers amis, et, en dépit de ses obligations, elle ne manque pas de tenir Mme Gogois au cou­ rant de tout ce qui lui arrive. Vite fatiguée par les « parisien neries », elle rentre toujours avec joie à Montpellier où l'attend un autre bonheur. Pendant cette période, Albertine reçoit aussi les premières lettres d'inconnus, séduits par ses deux livres. On peut dire que vraiment, ce sont des semaines et des mois d'exultation. Elle parle .

A Mme Gogols-Myquel.

Paris, le 24/11/65 Ma bien chère maman/16, Où suis-je?... Devinez. Où pourrait-on être lors­ qu'on est le Renaudot manqué, l'astragalienne, l’albertinante? Bien sûr : aux Deux Magots. Je garde mon air myope, indifférent et flingué, mais je me marre in mon petto : Monsieur Frey m'en a fait voir de sévères mais on l'a eu quand même. Lundi, je vais me présenter, comme c'est l'usage, à la Grande Maison, J.P. nous chaperonnant. Bon, on me confirme ma permission jusqu'au 7, on me prend mon carnet pour les tampons, tout semble aller si bien que J.P., pressé, nous dit : « J'ai des coups de fil à passer, je vous précède. » On reste Zi et moi, et le commissaire. Lequel : « Donc, vous avez bien compris, je vous relis quand même », et il commence à annoncer : « sont auto­ risés à, sous réserve de... » J'attendais l'attendu « conduite irréprochable » et commençais à bâil­ ler... mais non : « sous réserve de ne faire ni publicité, ni signatures, ni interview, ni trucs radio ou télé »... Ah madame, j’ai vu à ce momentlà un homme heureux. Pardonnez-moi l’expres­ sion, il jouissait sur place le commissaire. Mais moi, la tête du commissaire s'éloigne vertigineu­ sement, la mienne se met à doubler, tripler, je vais pulvériser tout... alors ça, plus la déception (pas moi, Pauvert et son équipe) de n'avoir pas le prix, un coup de fil assez pénible à Emilienne, 147

tout ça m’avait rendue tellement enragée que le soir, je marchais comme une hallucinée dans les rues, entraînant mon Zizi, et que ça s’est fini en gros hoquets de bébé sur l’épaule de mon mari et que je voulais me fiche dans la Seine, ou repren­ dre le train tout de suite pour m’aller fiche dans l'Hérault, etc.,. Le lendemain, après des coups de fil assidus à Willy Paul Kourin (attaché de presse au Minis­ tère), et à d’autres, on faisait là-bas machine arrière, mais si mais si, c’est pas ce qu’on a voulu dire, elle peut faire tout ce qu’elle veut, seulement qu’elle ne parle pas de cette autorisation. Moi, je ne désire pas parler de ça ni d’autre chose, mais néanmoins depuis 4 jours je suis bien obligée de ne faire que ça. J'ai passé à France-Culture mardi soir, pour l'émission « A votre plaisir » de janvier, sujet : les Mots Croisés — puisque dans la Cavale je semble les aimer. J’ai eu le grand honneur d'être présentée à Roger La Ferté et lui ai dit que ses grilles étaient les seules que je puisse encore actuellement tolérer, j’ai été invitée à signer mes mômes, le 3, au Drugstore de Saint-Germain-desPrés, le 11 au Pen-Club, bref, il m’est impossible de reprendre le train -* mon Petit Bard comme je l’espérais. Zi est reparti, seul, ce matin. Peut-être remontera-t-il avec la voiture, puisque, à partir du 26, il recouvre son permis, confisqué (vous l’ai-je dit?) il y a 6 mois, pour l’accident de 61. Pardon­ nez ma lettre désordonnée, on parle beaucoup aux 2 Magots, un peu de moi, et moi je fais mon petit cinéma avec sérieux. Ah! Vivement ma pro­ vince. Si vous voulez m’écrire — je reste au moins jusqu’au 4, hélas — je suis à l'Hôtel Louisiane, 60,

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rue de Seine. Paraît que Verlaine, Apollinaire, Sartre, Camus, y sont venus. Une chambre, vieil­ lotte, plafond circulaire, et pleine de voix... Là, j'attends l'heure d'aller retrouver Emilienne, au Pont Saint-Michel. J'avoue que je m'en serais volontiers passée, mais elle y tient. Façon comme une autre d'éviter qu'elle me rechoppe de façon plus envahissante, j’y vais. Comme Paris a changé depuis l'Astragale, et St Germain de 53 n'existe plus.. Chère chère madame et cher cher mon­ sieur, je vous fais mille amitiés et vous embrasse.

Anick.

A Marinelle Bourgeois1. Albertine Sarrazin D3, Le Petit Bard, Montpellier. Paris, le 24/11/65

Ma Chère Marinelle,

Pauvert, mon adorable éditeur, vient de me transmettre ta lettre; je suis à Paris pour quel­ ques jours : signatures, interviews, radio, télé, 1. Amie d’enfance, fille de Mme Bourgeois qui s’est montrée fidèle et maternelle. Albertine l’appelle « Marraine »,

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etc... sur autorisation spéciale de Monsieur FREY, mon généreux ministre. Alors tu imagines, ma très chère grande petite Marinelle, ma surprise et ma joie! Tu vois, par la littérature on se retrouve tou­ jours. J'ai cessé toute correspondance avec ta Maman le jour où la censure m'a apporté une lettre où elle me donnait de tes nouvelles, avec « Marinelle » et « G. Bourgeois » (signature) souli­ gnées en rouge avec flèches marge et --- point d'interrogation, avec en final ce fin commentaire : « N’est-ce pas une ancienne détenue??? ». Cela m'a tellement ahurie et enragée que je ne me suis même pas donné la peine d'essayer de leur faire comprendre, à toutes ces têtes de vaches, que Madame Bourgeois était effectivement venue en taule, et même aux Assises, mais pour prendre une partie de ma peine et non elle-même en purger une... Et, naturellement, ensuite, silence obligatoire, libération, re-incarcération, re-libération, les bou­ quins, et tout ce qui fait maintenant ma vie; un mari très merveilleux, l'espoir de faire des gosses autres que littéraires, un petit 2 pièces-cuisinesalle d’eau à Montpellier, et tous ces gens qui, après m’avoir assommée et honnie me lèchent quasiment les orteils; très drôle et, j'avoue, émou­ vant. Me voilà, Marinelle, redevenue sociable et sociale, et, si tu le veux bien, toujours ton amie. L'enfance me cerne, je n'oublie rien, jamais, et toi et ta mère m'êtes toujours, malgré le mutisme dont je t'ai décrit le pourquoi, restées très chères. Tu m'écris vite, n'est-ce pas? Tu me dis ta vie. 150

tu me dis où est ta Maman et si elle et vous tous allez bien. Moi, je t'embrasse, très très affectueusement.

Anick Sarrazin.

A Mme Bourgeois. . -

Le 27/11/65

Bien chère marraine,

Mon mari est arrivé de Montpellier hier seule­ ment — je l’avais précédé à Metz, puis à Paris où je fais une tournée de signatures — et c'est ainsi que, dans le gros tas de courrier qu’il m’a apporté, j’ai reconnu — avec quelle émotion — votre écriture. J’avais reçu, via. Pauvert, une lettre de Marinelle à laquelle j’ai immédiatement répondu, en demandant votre adresse, car... dix ans... oui, que de chemin parcouru, et que de choses et de gens on craint de ne plus retrouver — ou le contraire d’ailleurs — Mais jusqu’ici je n’ai retrouvé que le meilleur de ce passé, et c’est logique, puisque le pire est franchi, sublimé, neutralisé, compensé... Evidemment, il faudrait une lettre de 10 pages pour vous expliquer, pour vous écouter aussi; mes livres sont en grande partie autobiographiques, mais je n’y ai pas tout dit, il s'en faut. Donc, me revoilà parisienne (autorisée par 151

Roger Frey), au moins jusqu’au 11, où je signe au Pen-Club. Si vous voulez me téléphoner un matin de bonne heure (8-10 h) à mon hôtel (...) pour qu’on convienne d’un rendez-vous, j’accourrais à Versailles, cela va sans dire, « champignon au plancher ». Ou si vous préférez à Paris... vous devinez que interviews, photographes, radio, télé, etc... m'envahissent un peu, mais pour vous je réserverai rigoureusement le jour et l’heure qui vous conviendront. Je vous remercie. Marraine, de ne pas m’en vouloir : j’ai expliqué à Marinelle les raisons de mon silence brutal. Il est vrai que, par la suite, j’aurais pu vous recontacter. Mais... la vie, l’acci­ dent, la re-prison, les départs, tout cela m’avait pas mal éloignée. Dieu sait pourtant avec quelle gratitude et quel... remords j’ai toujours pensé à vous. Mais si, vous restez et resterez « ma marraine », je sens encore vos mains tenant les miennes, je revis ces jours de novembre — voici exactement une décennie — où tout et tous, sauf vous, me mettaient en exil... croyez-vous que tout cela je puisse l'avoir oublié...l? . Très affectueusement et dans l’impatience de vous revoir, je vous embrasse. Anick.

t. Albert ine rappelle ici le temps le plus sombre de sa vie, ce mois de novembre où, à seize ans, elle était prisonnière à Fresnes, abandonnée de tous sauf de l'excellente Mme Bourgcbis qui eut le courage de témoif;ner pour clic, qui tenta de fléchir scs parents adoptifs, et qui entoura a jeune fille d'une affection maternelle. 152

A Mme Gogois-MyqueJ. Paris, le 5/12/65

Bien chère maman/16, Moi qui n'ai pas accès aux urnes, je profite du dimanche vacant de tout rendez-vous pour faire ce qui me plaît : vous écrire, téléphoner à Sœur Elizabeth, dormir, écouter les cris du marché Buci, et... ne rien faire. Demain « on repart », la télé allemande, une journaliste norvégienne, mardi madame Lazareff, mercredi madame Richard et la Sœur (Elizabeth) et le soir dîner avec J.J., jeudi Dominique Aury, vendredi signer à Orléans, samedi au Pen-Club, dimanche à Stras­ bourg. Ouf, je vous ai copié mon carnet de bord, maintenant, à nous : il faut que je vous dise com­ bien j'ai aimé votre interview dans Nice-Matin... ah ah! Voilà qu'ils vous ennuient aussi. C'est moins drôle. Mais le résultat est si douillet... la photo est une des meilleures, c'est gentil de ravoir fait insérer! J'espère que vous l'avez récu­ pérée, sinon je vous en enverrai une autre, les journalistes et les libraires en général les gardent, je les leur dédicace ou les leur reprends selon le cas... il y a toute la gamme, de l’inquisiteur au timide, de l’amoureux à l'indifférent, mais, dans l'ensemble... surtout que la question, je l'ai subie bien pire... j'ai néanmoins l'estomac un peu étonné de tous ces balthazars, les mains courba­ tues et calleuses à faire des shake-hand et des 153

signatures, la tête cotonneuse de parlotes et de projecteurs... hier les actualités Pathé m'ont « tournée » de 9 à 16 h, je tâcherai de vous faire savoir quand cela passera sur les écrans des ciné­ mas... et le tantôt sommes allés avec J.P. et sa femme boire un verre chez Ursula Vian : elle habite, en surplomb du Moulin Rouge, l’apparte­ ment voisin de celui de Jacques Prévert... lequel est venu m'embrasser, mais oui madame, je me gonfle comme la grenouille depuis ce baiser... J'ai aussi entrevu Emilienne, chez elle, à Gouvieux : c'est étrange,^Emilienne dans une mai­ son riche et intime, pleine de beaux bois, de fau­ teuils doux, de tous ces trucs que nous, nous aurons bientôt, cette maison qui pourrait être la nôtre tellement elle ressemble à ce que nous aimons... et nous quatre à parler toute la nuit... Jean, son mari, a la cinquantaine, mais j'ai com­ pris mieux que jamais, avec lui, que la jeunesse ignore les dates... et leurs trois enfants, Anne, Marc et David — qui se sont réveillés pour me dire « Bonjour Anick » — sont vraiment trois réussites. On se verra, on s’écrira, comme on a passé cette soirée : avec une tranquille joie. Je n’aurais jamais cru. J’avais peur. Je m'apprêtais à jouer mon petit rôle... et puis... Au Drugstore j’ai signé très peu, beaucoup moins qu'en province : faut dire qu’il y avait le discours des cinq, un temps décourageant, et aussi que c'est un peu tard pour Paris, où les gosses ont été déjà beaucoup vendus. Enfin... le principal est que la courbe des ventes — tracée fort scientifiquement, jour après jour, sur papier millimétré, punaisée dans le bureau de J J. — ne défaille pas. En ce moment, les deux cumulés, 154

« j'en vends » à peu près 12 ou 13000 par jour. Ça fait un salaire honnête... vous savez, j’ai le bon­ heur d’avoir connu, « avant », l’argent insouciant, les teignes et les parasites, et j’ai devant la paco­ tille un certain recul. Je ne serai plus jamais, je crois, ni écrasée ni écrasante. Je reste au bord des choses, des gens, je me sens très calme, j’attends sans impatience 66, pour recommencer... Chère chère madame, croyez, vous et monsieur Gogois, à ma très profonde affection.

Anick. A. Sarrazin. P. S. Zizi m’a promis de vous écrire dès qu’ar­ rivé à Montpellier. Il part aujourd’hui : les vacances sont finies, il sera demain à la Fac.

A Julien. Paris, le 6/12/65

Mon amour, Quelle joie de t’entendre ce matin ! Vrai, je suis allergique à la route surtout quand j’y roule par ton intérim... A cette heure, rassurée, bien pleine des œufs brouillés du Flore offerts par la T.V. allemande à l'instant quittée, dans l’attente de la Norvège at home, je gribouille à plat ventre, sur ce lit un peu trop grand... nous n'oublierons 155

jamais, pas? la chambre circulaire... ni sa bathroom... Bon : le film boche s'est séquencé à la Santoche, puis à la Roquette, on s'est barrés vite, voyant les poulets en faction commencer à s'agi­ ter... puis, comme je te disais, au Flore, mais avant chez JJ : J.P. et moi allâmes quérir — sans - trop d'attente -- une prolongation, me voilà auto­ risée -» 21 mais, bien sûr, je n'en userai pas : après Strasbourg dimanche, je reviendrai peutêtre 1 jour ou 2 à Paris, mais serai in your arms vers le 15, et j'en ai bien hâte... Mon amour, ç'aura été, tard (mais que compte le temps ?...) notre honeymoon, je l'ai adorée... et tout le reste est remplissage. « Minouchka >» — tu t'en souviens — m'attend à 18 h aux Magots, parce que... depuis ce matin qu'on m'a tournée sur le trottoir et devant, je me sens là-bas très « Albertine-qui-s'en-croit »... Ah! Voilà la femme, téléphone annonciat... à tout à l'heure chou, je compléterai after work... ...bon, ça été assez bref, elle était d'un âge cer­ tain, chapeautée de velours vert, très attendrie « pauvre, pauvre... » et comme elle avait pris force notes avant je serai à temps pour Minouchka, 18 h, aux 2 bonzes. Impossible, depuis les flashes tt à l'heure, de boire là-dedans incognito ! Mon amour, demain ta lettre est loin... je me languis et ça commence à peine, cette nuit ai bien récupéré mais... ce soir?... acheter des journaux et durer jusqu'à H. Lazareff... Tendres tendres caresses... travaille, mange et soigne-toi également... Ta grenouille. Anick.

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A Julien.

Les Deux Mags, 13 h 30, 7/12/65 Mon cher amour,

Les 2 grosses exprès m’ont été montées sur le plateau du café — que, enfin, j’ai réussi à obtenir « simple » après 2 jours de lait et pain — j’ai donc dévoré le tout en buvant (ça me rappelle le gars T.V. boche qui s’étonnait que je pusse tapiner et baiser quand même toi avec joie, et à qui je dis Pour une purge ou une boisson aimée on emploie la même bouche...) bon, reprenons. En effet, c’était voluminouze, je n’ai répondu pour ce matin qu’à Marinelle et, bien sûr, à l’ORTF. 5 sacs de mieux que prévu... je pourrai donc acheter à Sarah un beau bébé voyageur. Suis en rage parce que j’ai cavalé pour ce tout le matin et qu’on m'a présenté une foule d’horreurs. Les souris vou­ laient absolument me persuader que c’était exac­ tement ça que je voulais... bon, chronologuons : pour le Surréalisme, je répondrai... un de ces jours, ça ne me passionne pas du tout ces cada­ vres. Quivoron, c’est le mec dont je t'ai parlé, commencé client, fini copain, dont je voulais, en 53, racheter la moto. Ça amusera Emilienne de savoir qu’il s’est re-manifesté car... bien sûr (si je me rappelle) on l’a partagé. A çui-là aussi, réponse-fantôme. Non mais!... Guarrigues?... Je t’avoue que, si j’ai connu, ne m’en reste aucun souvenir. Marrant cette sarabande d’outre-tombe ce matin sur mon couvre-lit! Si tu écris à Doc, je pense que tu l’as fait mais tu peux remettre ça — dis-lui que j’ai fait envoyer ce matin, depuis les 157

Editions, les 2 books dédicacés pour Mme Taylor. Voilà, chou, après la course au bébé je suis allée reprendre un peu d’optimisme auprès de J.P., dédicacé quelques Cavales, vu Françoise — enfin guérie, et re-foncé à l’hôtel pour bigophoner en paix à Emilienne qui ce matin sonnait absente. Bon, j’irai chez elle ce soir, les prochains étant occupés jusqu’à Dieu sait quand. Encore des ran­ carts, sans doute serai-je obligée de rester à Paris après dimanche — lundi et mardi — Mais parole, je reprends le chemin du Bard aussitôt ensuite, j'ai une grosse tête et, si je suis un peu écœurée de mangeable, j'ai en revanche grand’faim de toi... Ah, j’oubliais, j’ai aussi ta lettre « papier Albertine », merci chou, je te vois très bien, comme ces fleurs de Youka... faudra les revoir ceux-là... Et Radi?... je lui ai écrit. Réassure-le de notre présence à la Tanière pour Noël. Hier, j'ai vu Minouchka ici, une adorable petite (fort grande), cheveux noirs et raides, timide avec plein de questions... bien sûr, c’est gratuit, ces ren­ contres... mais ça me repose un peu de l’officiel... Très cher je vais quitter mon citron pressé et foncer à Réaumur, Lazareff ne m’attend pas avant 3 h, je pourrai shoppinguer... et ensuite, gare du Nord, car je veux arriver à Chantille avant Jean, qu’on puisse bavasser tranquillement entre femelles. Emi a été « charmée » par ta cartelette et m’a chargée de t’en remercier... Mon chou, comme j'en ai mon taf de toute cette pacotille et comme je languis Noël... notre éternel Noël, Nous... Je te baise très très amoureusement.

Ta petite Anick FE. 158

A Julien. Paris, le 9/12/65 Mon amour, j’avoue — que la honte soit sur moi dirait J.P. — n’avoir pas écrit hier... pour compenser je commence haut. Alors après les très « usuels » bibis, je te brosse mes journées, on bavardera ensuite... Mardi j’ai cavalé plusieurs « grands ensembles » pour dégotter la poupée à poignées de Saragosse1. Enfin, au Louvre, j’ai trouvé un lit à mon goût, bleu marine, qu’on peut poser sur des pattes, capote, poche... acheté pour compléter une adorable parure, taie et drap, blanc brodé fleurs roses, et, bien sûr, un baby Bella avec biberon. Pour clore le sujet, ai glissé là-dessous quelques chocolats, fondants, grosses sucettes, ours en sucre, et porté ça hier aux’ Edi­ tions pour que Franco en fasse un paquet à'peu près. De son côté, J.P. a acheminé Caroline, je te joins le récépissé. Bon, voilà les gosses satisfaits. Les grands sont plus exigeants !... Après le Louvre je fonce rue Réaumur... ELLE est un vrai building, ascenseurs vertigineux qui me parachutent au 5 e, là un gars fort sapé me fait remplir une fiche, je pause une demi-heure, pas de cendrier à proximité... j’étirais mes chaussettes jaunes sur le bô tapis, j’allais partir... enfin, on m’introduit. Calculé pour impressionner, je pense, ce fauteuil en contrebas d’un bureau fort vaste... Hélène est vieille et belle, mais ce n’est pas une vieille belle. Elle a beaucoup de classe, 1. Surnom donné par Albcrtine à la petite Sarah Castelnau.

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d'ironie, bref j'étais un peu impressionnée... suis allée ensuite me refaire le moral à Nesle — pas embrassé Chantal qui menace angine, mais les autres, oui... et de là taxi -* Clignancourt où Jean devait me hisser. J'avais 1/4 d’heure de retard mais lui aussi. Emilienne eût préféré que je radinasse plus tôt by train, qu'on puisse jacter en sales petites femelles, mais vraiment j'avais ni le temps ni le courage de me farcir le dur. Notre soirée triangulaire a été assez chaude, les mômes n'étaient pas couchés en mon honneur, on a gueuletonné, bu, vu la T.V... le seul grincement a été quand je, déclarant que j'avais à partir pour être le lendemain au poste, eux voulurent — et parvin­ rent à — me faire coucher sur place. En pleine nuit on a sorti le lit de camp, viré Anne dedans et je, à la place toute chaude, ai plongé... remembrances « la chambre des gosses »’... Jean m'a ren­ trée à la Chapelle, vu les nouveaux aménagements de la route, stupéfiant !... J'oublie te dire qu’avais Paris-Match pour 2 h 30, et qu'avais acquiescé, oubliant tout à fait que, aux alentours de la même heure, j'avais filé rancart à Liz... ai tenté de la joindre, à Corbeil, chez les Bénédictines de Vanves, sans succès. Alors, j'ai fait un mot très penaud qu'ai chargé la réception de lui remettre. Et j'ai reçu Match, en l'espèce une adorable jou­ vencelle à longs cils, à laquelle j'ai tenu la jambe (façon de parler, hélas!) jusqu'à 18 h. Après, le dîner prévu avec J.J. et M. Chantrel, Christiane Pauvert et je arrivons ensemble aux Editions. J.J. nous pilote, pour passer 8 à 9 h, dans un ultra1. Voir dans L'Astragale, la chambre où Julien installe la cavaleuse blessée.

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chic troquet, où ai bu quelque chose de très bon : . orange-vodka. Mon chou, la place (et le cœur) me manquent pour te décrire ce souper, qu'on m'avait dit « intime »... Une maison fastueuse rue Monsieur, 2 maîtres d'hôtel et une soubrette pour accueil, une dizaine de gens célèbres, un gueule­ ton au champagne avec les poiscailles, le pâté en croûte truffé, etc... etc... et le salon, le papotis où j'ai quand même — aidée par d'excellents café et cognacs — placé un mot... je te narrerai, bientôt, oui, par le menu... j'entre, hé hé ! chez les riches... ce matin j'étais tout juste réveillée pour accueillir une journaliste de « Syndicalisme », là d'ici 16 h la mère Aury, je vais sauter à la Nation porter l'Astragale promis. Mon chéri comme je voudrais t'écrire, t’écrire long... mais bouh! Ils m'atten­ dent. Ce soir probâbe, j'aurai droit à une soirée en famille avec notbe grande Sarah... Zizi, mon cœur, plus que quelques jours et on se reconnaît... j'ai hâte... je t'aime. A toi toute et tjrs. Anick FE.

A Julien. Paris, le 10/12/65 My dear my love my sweet little rabbit,

En attendant le dur de 13 h 15 qui m'apportera si pas déraillage à Orléans, j’ai pausé, devant un très yéyé Coca, au buffet d’Orléans-Austerlizt —

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pardon, -litz. Ça commence à me plaire, des gens s'amènent, dans la rue ou les couloirs, TAstra sous le bras, pour me faire faire des dédicaces hors horaires... là je suis cachée sous mon chi­ gnon, et si on m'embête je dirai que je ne suis que la sœur jumelle. Ah, bien sûr, j’ai bien reçu toutes tes lettres, paquets exprès, dont la « moumoute » — ça c’est gentil —, de mon côté j’ai pour toi une « Intro­ duction à la géologie » envoyée en même temps que la Rhubarbe promise par le gars de La Rochelle... pour un qui tient parole 1 Je me suis fendue d’une belle lettre. Suis heureuse que géo­ logie te plaise, que toi suives bien, et... conduises bien, enfin, officiellement. Je désespérais pour ce permis! Obligé de faire faire un troisième, pen­ sais-je!... Bon, pour moi, je compte ferme prendre le train mercredi soir. Je ne différerai plus, gens à voir ou pas. Zont qu'à se déplacer. Mais là, il y avait Gisèle Julliard (qui a tout fait pour mes gosses) et... n'était pas visible avant mercredi 16 h. Hier j’ai discuté, agréablement, avec D. Auiy, m'a embrassée... un bibi de plus à mon tableau de chasse « embrassades célèbres ». Dommage qu'avec tout ça il fût trop tard pour aller voir ma Sarah, mais je suis retenue, sûr cette fois, demain soir after Pen-Club. Le matin avais eu interview sans histoire avec « Syndicalisme ». Etais assez mal remise de mon souper mondain, mais l'état second favorise parfois l'inspiréchieune... Bravo Carzola, espérons que du coup il oubliera de nous faire banquer le loyer? Je claque beaucoup de fric en taxis et gitanes, mais dans 5 jours c'est ma paye, alors... Pourquoi qu’on s'of­ frirait pas, somme toute, la T.V.? A Noël? Ce

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serait un cadeau « réciproque » et peut-être assez confortable pour la culture, la flemme et les horaires cumulés. Mon amour, il est bientôt l'heure, je vais m'enwagonner sans plus attendre. Tu as le grand bonjour (et les regrets de ton absence) de. Chris Pauvert, son Jules et toute leur équipe. A toi, toute, partout et toujours, Anick FE.

A Julien.

Paris, le 11/12/65 Mon petit chéri.

Je touche ton exprès à l'instant : 230 trillions de bibis en retour et, me souvenant soudain des matérialités, un petit check qu’empliras à ta convenance. Pas le temps d'en mettre long, j'attends T.V. boche et après le PEN à 15 h, et ce soir Sarah's family. Hier soir on a loupé le dur et les Orléanais m'ont ramenée à Paris en voiture... ça fait cou­ cher tard. Demain, dans le long train Stras­ bourg, j’écrirai plus détaillément... A toi, mon Zi adoré, mille bibis et choses...

Anick FE. 163

A Julien. Strasbourg, le 12/12/65

.

Mon amour.

Encore un peu et je manquais à ma parole! Ce matin, j'avais le temps in dur, mais comme par hasard avais forgotté à l’hôtel papier et timbres ! Obligée (vexant!) d’acheter iceux au buffet d’ici. Ouais, si je viens en (Stras)bourgeoise, c'est parce que, d’ici ma couchette, il me reste à poireauter une bonne heure et demie. En attendant de m’y bercer — pas si bien qu'au retour de La Rochelle, hélas! — je vais très chronologiquement t’appor­ ter ma gazette voyageuse... bibis d’abord, très adorants, ineffables, audacieux, dévotieux... aïe, toi... chut... et j’attaque. J’ai dû en rester à ven­ dredi soir : retour d’Orléans — te l’ai-je seule­ ment narré? Bah, ne risquons pas le radotage, le carnet de bord à la rescousse de la memory éven­ tuellement défaillante te dira bientôt ce que j’ai pu (c)omettre. Enfin, j’avais loupé le dur et les gars m’avaient ramenée à Paris. A 9 h, les boches arrivent mais nous ne tournâmes point. Je me refous donc in the page, la Rhubarbe aux doigts. Malgré ma nonchalance, faut avouer que, en bonne plouk descendue de ses Cévennes, j’étais au PEN à 2 h 30. Thé d’attente, puis j’enquille. Ma vendeuse est un peintre, un nom noble à 2 tiroirs, je n’ai retenu que son pseudonyme, plus roturier. On a fait des affaires terribles — pas facile avec une telle et si huppée concurrence ! Et vendu pour 164

180 sacs d’A. et de C. Il y avait une petite majora­ tion pour le PEN mais quand même, J.P. semblait très satisfait. Pétais entre Robbe-Grillet et... je ne sais plus qui, face aux Prix en brochette et Mau­ rois et Chardin... J’ai quand même eu la vedette, les boches m’ayant suivie jusque-là et installé leurs lumières, le cameraman grimpé sur un esca­ beau de 3 m., et d’ôtres clicheurs... bref, on sait maintenant qui c’est Titine... on a vendu de 3 à 7 1/2 heures. Un peu « chauffée » je!.;. Liliane de la Conception est venue, m’a offert un bouquin, dédicacé et illustré. Les peintres et dessinateurs te faisaient ça pour 15 frs. J’apporterai... ça et un Genêt, « Notre-Dame des Fleurs », offert par le libraire d'avant-hier. Après ça suis allée bercer ma Saragosse et avaler l’excellent poulet au cognac d'Emilienne (la noire bien sûr). Jean est vraiment un phénomène... Laure, silencieuse; Sarah qui remue, je la choppe je sais comment maintenant, ses petons d’une main et des papouilles de l’autre. Qué vice, ces jeunes ! Pas couchée trop tard, pour me lever à Jaz ce matin, avais dur à 8 h. M. Hertz m'attendait au « Crocodile », le meilleur troquet de la ville où j’ai > d'ailleurs, en compagnie des patrons cette fois, re-cassé la croûte ce soir. Ouf! Qué mangeaille... Vivement nous manger à mon idée, je vais te revenir obèèèse... Pour Kadi, puisque c’est to-day ses 54 piges et que — ayant oublié vendredi — une bafouille fût arrivée trop tard, je lui ai mandé mes vœux by télégramme hier tantôt. Ça fait moins cher qu’une Cona et, ma foi, le touchera autant. Vie chère ici! Aucun achat « conséquent » (à part un bracelet antilope Zénith à 12 frs.) mais... taxis, tournées, 165

bricoles... vivement le 15 qu'on m'aboule ma paye. Et vivement le 16, toi... Mon amour, toute proche, toute folle de toi... I loveyou...

Anick FÈ.

A Julien. Paris, le 13/12/65 Mon très cher petit mari,

Décidément je gribouille beaucoup dans les gares ces jours-ci. Aujourd’hui, mes baisers auront ce goût de carbille et de grisaille, de sand­ wich arrosé de bière, et la fumée, et la sueur, et les loufiats solennels, et les cakes au raisin, goût de gare du Nord où j'attends Emilienne. Suis rentrée ce matin, vers 6 h 30, gare de l’Est. J'avais dormi presque toute la couchette, ce qui ne m'a pas empêchée de remettre ça à La Loui­ siane, après un bon bain et un peu de lecture. Pour une fois qu'avais quartier libre, j'ai pris de l'avance. Ensuite, ai passé quelques coups de fil à J.P. d’abord, voir si aucune urgence ne m’était tombée en mon absence; puis à Sœur Liz, que je verrai mercredi matin, entre un aller-retour chez Hachette (signer des A et C « d'avance » pour Serette le messin) et un déjeuner avec Siné — ça, j'ai hâte... j’ai terminé par Emi, voulait que je 166

vienne ce soir, mais vraiment, malgré mon envie, impossible : après, voudront me faire coucher, et je raterai la journaliste brésilienne qui doit s'ap­ porter à 9 h, demain, for questions. (Comme elle est fort jolie, j'ai accepté la confession mexi­ caine...) Donc elle va arriver en train. Hors tous maris, on pourra « causer ». Jean est gentil, mais il a par moments une manie de conseils qui me paraît superflue. Et puis, entre femelles, on peut toujours échanger des petites choses honteuses... Comme nul ne me fait crouter ce soir, je pense que j'irai voir « 3 chambres à Manhattan » au Danton — je crois que bien et... c'est près de mon pieu, puis finirai Genêt, couchée, avec un paquet de Samo ou 200 gr de steak. A propos j'espère que tu n'oublies pas de bouffer? Sinon, je bouffe pour deux, ça m'est actuellement facile. Je me marre à regarder l'entour, tous ces gens vagues, ruminants, emmitouflés... Faudra que je te raconte une histoire de lettre anonyme adressée à la librairie de Strasbourg. Fort drôle et... hermétique. Enfin, on n'a pas boy­ cotté ma signature hier, le reste, qu’ils s'arran­ gent. Je viens d'écrire, avant toi, à Simone de Beau­ voir, que vraiment je n'aurai pas le temps de connaître. Je joue, bien sûr, les honteuses, les navrées, les reconnaissantes jusqu’à la mort, les essoufflées, les petits machins de rien du tout à côté d'elle grrrande tête... J’espère que ça suffira. La journaliste, tu sais, qu'avions reçue à l'hôtel m'a fait un papier bête à pleurer, j’ai pas eu le courage de relire. Et elle s'est amenée au Pen, assurée de mes compliments... pour m'en défaire — les acheteurs s'entassent derrière — je luf ai 167

filé ce qu'elle souhaitait. Mais c'est pas possible, on se demande ce que des connes pareilles vien­ nent faire dans un truc destiné à informer et illu­ miner les foules ! Je n’ai pas encore toi ni ôtres lettres, ça arrive, sauf exprès, dans l’après-midi, et j’ai précédé le facteur. Ce sera ma joie du soir... avé les Samo. Zi, que jeudi — notre jour — vienne vite. J’ai marre et froid de Paris. Et les pieds enflés et la tête aussi. Sûr que je vais après ça faire avec toi une cure de lit, de potage et d’amour. Je t’aime... 100 millions de bibis et caresses de ton

Anick FE.

A Julien. Paris, le 14/12/65 Mon amour.

Les « vacances » s’achèvent, mais ce qui me console, c'est que la séparation aussi... mes bibis seront donc les ultimes parisiens jusqu’en 66, datés du 14, « heurés » de 18 h 30... j’attends la visite de la mère Richard, ignorant si elle préfé­ rera monter ou me faire descendre. A tout hasard, en cas de veillée seule, ai pris « les Mots Croisés d’Œdipe ». Mon chéri, 36 h, grosses, nous séparent... Gisèle (secrétaire de J.J., mon « Chaix ») m’a retenu un bifton pour domani la sera, j’ai pas demandé l’heure, mais ce sera probablement celui de 22 h et des poussières, l’habituel... donc, viens m’at­

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tendre à l'heure correspondante, 7 h 22 je crois me rappeler. En cas de coup imprévu, t'envoie télégr. demain, mais ma journée semble assez bien tracée : — 9 h, signer Hachette, 12-13 h Siné bouffer, (j'oubliais Liz à Vanves entre-temps), 4 h 1/2 Gisèle Julliard et finir le jour apud Sarah. (Apud — chez latin) (leçon quotidienne à laquelle on a drôlement failli depuis qu'ensemble...)1. Merci for Carzola's paper, amusant en effet!!! Qu'en pensent nos co-?... Indifférents comme à nous-mêmes, je suppose! To-day ai vu « ma » brésilienne mais... était chaperonnée par un rigoureux photographe, pas mèche... J.P. ensuite, puis un tantôt à flâner, me faire accoster (par très respectueux admirateurs de la faune du Flore, je précise), puis suis allée faire mes adieux à Old Jean — tjrs pas de Léo­ nard, va faire passer permis au petit mec couché chez lui, tu sais qui, moi, pas très bien... Venait de chez le coiffeur, semblait très net, peau et intel­ lect... suis heureuse d’avoir pu. A rivederci par lettre et, en chair, au printemps. On y remontera « incognito », pas vrai?... Mon chou, pardonne mon désordre, faut encore qu'avant Richard je campe la moumoute, et il est moins le quart. A jeudi, « cher », cher sans guillemets, (oui, bien eu tout toi, exprès ou non, je te relisais avant de.;, lécher)... oh que Montpellier est proche in my corazon. Bibis 10 Anick FE. 1. Albertine en prison avait promis à Julien de lui enseigner le latin quand tous deux seraient en liberté.

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A J.-P. Castelnau.

Montpellier, le 16/12/65 Très Cher Ami Jean-Pierre,

Après ce voyage « apothéotique », douillet au point que j'osai à peine dormir... je viens de clas­ ser lettres folles et gentilles. Argus, chèques, res­ pectivement au panier, au classeur, au dossier, à la banque. A ma petite table d’osier, sans le moindre soleil — fait plus vilain qu’à Paris — je me dépêche de renouer le fil : enfin on va pouvoir se récrire, écrire tout court et peut-être tout long, etc... les beaux projets du Nouvel An, quoi. Je vous remercie, et tous à Nesle, pour ces vacances de presque-neige, pour tout ce dont vous m’avez gâtée... c’est tout étrange ici, l’impression d’être partie des ruines... Je vous joins une lettre « presse », je ne savais si, moi-même... je fais toujours gaffe avec les bavardes. Le nom du type de « Surréalisme même » est Jacques Seneuer1. Mon Cher Jean-Pierre, ayant la tête cotonneuse et les pieds en glace, je vais immédiatement com­ mencer ma cure de sommeil, bouillon de légu­ mes, Bic, mari, etc... et vous récris davantage sitôt réveillée. A Jean-Jacques, toutes les charmantes, à Marianne et ma Saragosse et ses sœurs et frère, mon très affectueux souvenir. Anick. l. Auteur du premier article écrit sur Albertine en tant qu'écrivain. Elle avait seize ans. On ne sait pas comment il avait lu ses carnets inédits.

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A J.-P. Castelnau.

Montpellier, le 31/12/65 Mon Cher Jean-Pierre,

Nous ne nous verrons plus en 65 L'est triste triste triste comme l'enfance de Prévert, cette année si somptueuse pour moi, qui, dans 10 heures... enfin, soyons forte. Hier, ma signature nîmoise, sans connaître la bousculade, a été quand même honnêtement honorée (une cinquantaine, je crois) et l'accueil de Mlle Pie Laborde, le bavardage avec une des vôtres cousines dont j'ai oublié le nom — pardon­ nez, j'ai son visage — les oh quotidiens et un petit journal estudiantin venus me clicher et question­ ner, le dîner au Lisita à sept, tous cordiaux — même moi, me réconcilient avec cette ville où, faut bien dire, j'ai désespéré, lorsqu'en 63 hiver, je montais ei stop bras plâtré de là a là la rampe du Fort de la Centrale. Bouh! J’ai une revanche. M. Cronnins m'a fait parler à RadioNîmes, ça passera dimanche après-midi : J'ai fait ça à la régionale, disant que au fond les 2 bou­ quins je les avais quasiment pondus en leur aima­ ble ville, bref, je les ai honorés au mieux, sans toutefois oublier le petit coup de patte à la vieille machine. Jeudi, j'ai interview prolongé avec M. Bosc, le Méridional d'ici. Mais d'ici là je vais m’admirer aux Actualités Pathé ce soir, et ensuite embrasser mes hommes sous le gui. Je vous embrasse... et vous tous. Anick.

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A Mme Gogois-MyqueL Montpellier, le 31/12/65

Chère maman/16.

Vite avant que ne défunte cette année prodi­ gieuse je vous embrasse, sous le gui, pour que celle-ci nous soit, à vous, à moi, aux nôtres et chers, aussi heureusement remplie. J’ai écrit ces jours-ci — me recommandant de vous — à monsieur Cannat. J’attends oncle pour réveillonner après avoir vu les actualités Pathé qui, je crois, me passent cette semaine parmi « les figures célèbres de 65 » (!!?!!). Je mets tous ces !?!? parce qu’il me semble abso­ lument hilarant de côtoyer même sur une toile le Général et B.B. Encore Bonne Année et vive s’y revoir. Très affectueusement de Zi et moi. Votre 1/16°, Anick. Le journal d'Albertine, en 1965, s'achève sur une courte méditation qu'on peut lire comme une lettre car l'auteur répond à sa propre inquiétude, mais aussi aux mille questions des gens. Portant un regard rétrospectif sur son éclatante muta­ tion, elle se prépare à aborder l'année qui vient avec ses forces intactes et toute sa liberté, sans se presser d'écrire ce troisième livre à qui elle pense. Elle sent le fruit mûrir et pousser, elle sait qu 'il

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ne faut pas forcer cette vie. L'écriture ne sera jamais pour elle un moyen de faire carrière, mais à la fois sa joie et sa nécessité.

Noël 1965.

On a dressé le feu de bois dans Pâtre d'une ancienne forge. Le parfum des grillades en des­ sine déjà le goût, la graisse s'égoutte en grésillant sur les bûches, s'évapore en bouquets de fumées vives; je regarde le ciel désert qui prédit la neige, je me serre au feu et je pense à Paris, où la légende du Midi qui dore et odore faisait les gens m'envier de revenir ici, ici où les gens me font raconter Paris en décembre. Le matin, la criée du marché me faisait repren­ dre conscience de ma chambre ronde, au plafond circulaire, aux fenêtres concaves qui joignaient presque la moquette grise : j'écartais les tentures rouges, ouvrais le battant, et le carrefour me jetait à la figure, avec une poignée de pluie, un bouquet d'appels et de senteurs; ma chambre était un cylindre, une tête de piston qui, selon l'heure, me posait tout en bas sur le trottoir au milieu des cageots écrasés, des crieurs en blouse ou en ciré, ou me remontait regarder, bien au-des­ sus du regard des réverbères, la rangée des tabliers de fer sombre, le dortoir des réfrigéra­ teurs berçant des tonnes de viande et de volaille, le déchet des poubelles pour des milliers de moi­ neaux, et les premiers balais qui brossent la rue luisante. Dans Paris qui autrefois m'avait happée et digé­ rée, je revenais sans autre souci que d'être à l'heure pour son invite, Paris avait remis des 173

papiers propres à mon nom et se demandait ce que j'allais en faire. Après avoir appris, désappris et réadapté pour les besoins de la vie en cellule les gestes élémentaires, après avoir mangé des années sans couteau ni fourchette avec les belles dents de l'état sauvage, après le mutisme et le grognement, le manque, le palliatif et le truc, j'étais invitée... Il fallait me servir la première, connaître ceux dont parler et écrire constitue le plus clair de la vie, user d’objets dociles... Ce n’était pas tant ces journées rapides, fris­ quettes, flatteuses, la liberté d’Albertine, l’« au­ teur », le si peu dormir et le tellement parler qui m’ahurissaient : je ne suis pas le monstre apprivoisé, l'égarée qui a reconnu une lumière, l’éblouie par tout ce qu'elle va, enfin, pouvoir s’acheter; bien sûr, lorsque l'interrogatoire devient interview, que la menotte se fait main tendue, on aurait mauvaise grâce à ne pas, très sincèrement, rire de joie : mais avais-je jamais douté, jamais désespéré d’y parvenir? Je savais bien qu’à la fin de la peine les décors, les gens et les circonstances changeraient, que tout, même mes gestes et mes actes, changerait, tout sauf moi-même. Ce qui m'étonnait à chacue seconde, c’était ces douze années de ralentissement, cette énorme absence, cette parenthèse au seuil de laquelle toute une partie de moi avait perdu le rythme; c’était les choses familières, normales, dont je fai­ sais autant de découvertes. C’était, en somme, d’avoir vieilli loin de l’assentiment, de l'accompa­ gnement de ces choses. Et dans les scintillements de Noël je cherchais pourquoi l’or des papillotes, les kilomètres d’éta­ 174

lages de jouets ne m'appartenaient plus avec la même ferveur, pourquoi j'avais besoin de faire Noël aux enfants pour m’en rappeler la merveille. Mais oui, c’est vrai qu’au sortir de la moiteur de cette boîte à grillades je n’aurai qu’une toute petite froidure à traverser, que je n'ai plus envie de franchir les hivers pieds nus, à dos de cavale... Le chapitre est clos, je ne le rouvrirai pas. Simple­ ment, ma prison interfère avec la nostalgie des choses intactes, naïves et bondissantes, avec mon adolescence : ma prison en fut le jouet grave qui ne m’amuse plus. Le voudrais-je, je n’en retrouve­ rais plus rien. Je ne grelotterai plus sous l’entas­ sement des couvertures, n’en sortant que pour tourner très vite la page de mon livre d’une main qui instantanément se glaçait; on m'a fabriqué un soleil qui ne devrait plus nie faire faux-bond — si je parviens à l'entretenir. Finie, l’espèce de joie, de jeu qu’étaient les silhouettes, les accessoires et les gestes de la prison : j’étais libre en sursis, le sursis est tombé et le jeu de la liberté reprend, en deuxième manche. Par bonheur je sais, j’ai connu à temps tous les filigranes à ma liberté, toutes les recettes pour la perdre : les bons amis, les tables rondes, l’opinion à donner, l’argent à jeter; je sais les paroles fac­ tices, l’attrait des offrandes et le difficile des conquêtes, l’ennui de travailler, de fabriquer un horaire au lieu d’en accommoder un. « Elle tra­ vaille avec une régularité d’horloge à son pro­ chain livre. » : il n’est pas exact qu'entre la presse et la paresse, je puisse gribouiller autre chose que des lettres-réponses ou des cartes de Bonne Année; je ne suis pas encore lasse de me reposer, et au plus profond de l’immobilité, près du feu, je 175

m'endors dans les braises. Aussi se fait-on un pro­ blème — bien plus que moi-même — de ce que je vais pouvoir écrire maintenant que plus rien ne m'en empêche; on se demande si, après avoir été capable de tout, je serai encore capable de quelque chose. Laissez-moi tisonner encore un peu cette année qui s'éteint, cette année où, comme aux premiers siècles, j'ai crié Noël dès le mois d'avril; m'imagi­ ner à n'importe quelle escale de n'importe quelle région où, dans un décor de Midi, on mange des brochettes, des merguez, des moules à la rouille ou des aubergines à la provençale. Je suis pour la facilité, j'attends qu'écrire me redevienne facile en même temps que nécessaire : c'est la seule nécessité que j'ai connue. Je n'ai pas dû, moi, aller faire la queue sur les bancs de quelque post­ pénal, ni coucher dans les dortoirs de la rue de la Comète, ni quitter en hâte des emplois de misère à l'heure de présenter son casier judiciaire; tout de suite ou presque, j'ai eu ce qu'il me fallait pour sortir tout à fait de mon passé; j'ai du bonheur avec mon mari et des tas de Cavales en vitrine. Et chaque fois qu'on m'écrit pour m'encourager à en faire d'autres, l'idée d'écrire qui se présente, toute blanche comme un cahier neuf, m'ennuie et m'in­ timide un peu : car écrire est un acte qui se pro­ pulse de lui-même sans presque me demander mon avis, une capture et un lâcher du temps, dont j'attends d'avoir la clé. Par dessus les années se fait, tout doucement, le raccord, le montage; des étiquettes, « Vrai », « Présent » se collent sur ce qui a encore l'irréel et le tout natu­ rel des songes; avant d'aborder une autre affaire, il faut laisser le temps classer celle-ci.

1966

I JANVIER/MARS : LE DUR MÉTIER D’ÉCRIVAIN EN VOGUE

Le 4 janvier; Albertine écrit dans son journal : « Une journée remplie : j'ai fait la gueule. Mais ça aide aux décisions. On sort avec Zi, Urssaf, cartes grises, vignette, et pendant son cours j’attaque, à l’Esplanade, le chapter one, enfin. » Elle pense pouvoir, six mois plus tard, soumettre à ses édi­ teurs le troisième roman achevé, mais elle s'impa­ tiente des tâches secondaires qui la gênent pour travailler à l'essentiel. Le 8 janvier, après une. séance de signatures à Toulouse, elle note : « Affreuseté Toulouse ! » « Folle de rage, de dépit, de fatigue : 10 heures de route et pas le moindre mégot offert. » En ce début d'année qui est début de roman, elle va tenter quelque peu de se dégager des obli­ gations du métier de vedette, peu compatibles avec celles du métier d'écrivain. Cependant, elle s'efforce consciencieusement de tout concilier. A ses charges professionnelles s'ajoutent pour elle les devoirs de sa gentillesse naturelle : des cen­ taines de lettres lui arrivent — confessions, félici­ tations, appels au secours, et le plus souvent elle répond — parfois longuement, de sorte que des amitiés se nouent, solides, entre elle et certains

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de ses lecteurs. Des amitiés pour qui elle ne ménage pas son temps. Le r mars, une nouvelle diversion viendra l'arra­ cher à l'œuvre en chantier, — et l'émerveiller : elle apprend en effet qu'elle est la lauréate du Prix des Quatre Jurys 1966, décerné à Tunis... A J.-P. Castelnau. Montpellier, le 5/1/66 Mon Cher ami Jean-Pierre,

On vient de s'ingurgiter coup sur coup Match et Elle... quelle belle galette des rois! J’écris après vous à Mlle Porlier, encore que mon cœur aille davantage encore à cet admirable Phi-Phi Letellier (les photos). Colette avait les deux paginettes, tapées la veille, et s’en est largement inspirée — les dernières phrases sont sic. En ce qui concerne le Prix de la Seconde Chance, je suis entièrement d’accord pour y concourir, c’est la « discussion publique » qui voulait mon avis ? Mais Mon Cher Jean-Pierre j’ai, depuis quelque temps, pris goût à ce genre de boniments, je souhaite seulement n’y jamais trop bredouiller, l’élocution étant, à mon avis, beau­ coup plus conséquente que le corps de la pensée que, de toute façon, on interprète avec d’autant plus d’ardeur qu’on ne l’a qu’imparfaitement interceptée. Donc, faites comme vous semble bien, s’il faut donner un accord écrit, dites-le-moi, etc... je vous fais toujours et plus que jamais confiance. 180

Pendant que Zi est à la Fac je traîne les bis­ trots... mais devant des thés et le Bic à la main : je me suis aperçue que c’est là qu’on pouvait le mieux retrouver le fond sonore des ateliers de ma jeunesse. J’en suis aux toutes premières pages du brouillon, mais d’ici 6 mois j’espère pouvoir tout vous soumettre. On a, depuis hier soir, la T.V., j’espérais me voir ce soir, mais... « Pour le plaisir », d’ordinaire le 1er mercredi, est remis... je suis visée, décidément. Ce meuble est, dans notre cabane, le plus haut et fort impressionnant, mais enfin ça remplace le miroir en pied dont nous manquions. J’espère ne pas y trouver, jamais, mon maître. Et la vôtre? Vos enfants y trouvent-ils toujours plaisir, richesse et amusement? Sont-ils heureux, en bonne forme, en beauté? J’ai Sarah dans mon album « de famille », c’est provisoirement ma seule fille, car la Cavale est mâle et... le Pr était absent jusqu’au 4 : j’irai en « privée » la semaine prochaine. Et on ne peut rien, ou presque, sans lui. Mon Cher Jean-Pierre, je vous embrasse, à charge d'embrasser aussi tous et toutes.

Anick.

A J.-J Pau vert, J.-P. Castelnau, J. Castelli Le 9/1/66 Mes bien chers amis,

Je m’adresse à vous trois, ne sachant exacte­

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ment si mon exposé concerne les éditions, leur direction littéraire ou leur direction argentière. De toute façon, j'ai besoin de votre conseil à tous. Voilà un début de lettre bien grave ! N'ayez crainte, j'ai cuvé ma rogne, mon chagrin, ma vexation, mes courbatures, etc... ne me reste plus que la perplexité. Soyons clairs, il s'agit des signa­ tures. Aurais-je pu vous écrire cette nuit, je vous aurais fait un brouillon catastrophique et défini­ tif, qui aurait exprimé à peu près : « Plus jamais, je plaque tout », mais j’aperçois sur mon carnet que je suis engagée pour le 19 et qu'il faut diffé­ rer, au moins jusque-là, une décision pour laquelle, au sans appel, je préfère en appeler à vous. Parce que, depuis mai qu'on travaille ensemble, ou plus exactement que vous travaillez pour moi, j'ai pris avec vous des habitudes d’ami­ calité et de cœur ouvert, fidélité, confiance et toutes sortes d'aussi gentilles. Mais que je vous raconte : hier, nous avions préféré — vu les frais, le paysage à voir et la circulation qu'on n’aime guère en taxi — prendre la voiture. Ce qui fait : lever à 5 h, coucher le lendemain à 3 h, lever ce lendemain à 8 car il faut bien faire le marché impossible la veille. Mais ceci était prévu et consenti. On eût pourtant aimé, en retour des choses, voir nos hôtes témoigner, sinon d’une dépense égale, tout au moins de quelque prévenance, par exemple me proposer une chaise au lieu de me faire parler debout devant un micro de 11 h 30 à 12 h. pour l’agré­ ment de midi, sept heures, et 22 demain des Tou­ lousains — Car j’avais été convoquée le matin pour la publicité R.T.F. aux studios. Remarquez que, vu le placard de 4 x 4,8 cm passé dans la

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Dépêche le matin~et a peu près imperceptible — écrasé, c'était pas du luxe. Bon, on arrive à 3 h 30 à la librairie, on en signe une quarantaine, on ressort à 19... évidemment, dans ces cas-là, au moment du shake-hand, on s'attend à quelque chose... je ne sais pas, moi : Metz, Orléans, La Rochelle, Strasbourg, Nîmes, enfin tous, nous avaient mal éducaillés. Alors voilà, mes amis. Je veux savoir s'il existe pour l'opération « signa­ ture », je ne dis pas une réglementation légale, mais un ensemble de conventions qu'il est loisible ou non de respecter; si d’avoir eu jusqu'ici le dédommagement du voyage était un accord de. vous au libraire, ou de votre part une gentillesse, mais si c'était, d’eux ou de vous, une chose incon­ nue ailleurs; je veux dire si ça vaut la peine d’aller gagner à 250 km de mon gîte quelque mille aussi sec ré éparpillés au restaurant et chez le pom­ piste, alors que je peux aussi bien, restant ici, en gagner autant en écrivant une page pour l'avenir et, de plus, garder le temps de dormir; s’il est d'usage pour les auteurs d’être placés en hâte der­ rière un burlingue, de se voir filer le livre d’or ouvert et c’est tout, avec devoir d'y gribouiller mille grâces pour le si chaleureux accueil, alors que 3 ou 4 heures d'affilée on ne lui a offert ni un atome de tabac ni une goutte d'eau même plate; et si enfin à la fermeture, le libraire doit boucler pile toutes les issues, éteindre la moitié des lampes et commencer à compter sa recette faute de pouvoir nous ficher un coup de pied dans les fesses, encore que son attitude en exprime le désir évident. Je précise que cette librairie Soubiran est, aux dires dudit, « la plus belle de France ». Je vous en

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prie, si jamais on décide de poursuivre la tournée, ne m'envoyez que dans les plus laides. Celle, par exemple, où R.V. Pilhes signait, dans la même ville aux mêmes heures, sa rhubarbe que, au moins sous sa plume, je goûte fort R.V. était là depuis la veille; le 7 donc, on lui avait fait tourner un petit truc pour Télé-Toulouse et proposé de pas­ ser au micro le 8, en dialogue, avec moi. R.V., sans doute moins con que moi, avait refusé, vu la nature « non littéraire » du questionnaire, et avait par téléphone prié Soubiran de me dire d’en faire ’ autant et pourquoi. Comme vous le devinez, la commission ne m’a pas été faite, j'ai donc fait seule mon petit numéro, et c'est Zizi, parti faire dédicacer la Rhubarbe, qui m'a appris la chose le soir. Bon, vous allez dire que je deviens « Titisse ». comme on dit en Picardie, ragoteuse, exigeante, et mon Dieu, au moins pour la dernière épithète c’est exact : je veux que l’on pense ses sales opi­ nions en silence. Il m'ont dit, avec amertume, que 40 livres en « vente couchée » fallait pas se plaindre, mais qu'on avait fait beaucoup mieux un autre jour de la semaine, vu que le samedi tous les Toulousains allaient au match de rugby et que les quelques encore dispos et assez fortu­ nés pour se distraire encore préféraient filer, en week-end, vers les skis et la neige. Mais, bien sûr, la date du 8 leur ayant été imposée par vous, alors que tout éditeur soucieux de son tirage devrait laisser au libraire le soin d'arrêter le jour le plus favorable à une vente, lui qui connaît ses ouailles. Et cette date, ils n’en avaient été avisés (par Hachette) qu'au dernier moment, d’où la maigreur et l'unité du placard publicitaire. La 184

plus belle librairie de France, d'ailleurs, fait sur­ tout le livre d'art (et malgré sa prétention de selfservice, le boucle soigneusement sous vitrine et sous la garde de 14 vendeuses et employées), et, même devant un « poulain » de Pauvert, n'a que Laffont à la bouche, en référé à vos chiffres d'af­ faires respectifs. Critère valable, évidemment, pour un mercanti comme lui. Mais j'arrête ma diatribe, car il serait poussé de parler, question cette journée, d’un négatif total : on a vu les tours de Carcassonne, on a avalé avec régal des moules de Béziers et surtout, on s'est couchés moins bêtes. Ce vasouillis dégage ma question : pensez-vous qu’il soit bien utile de continuer à aller « faire la girafe » pour ne pas dire, excusez-moi, la pute, dans des conditions telles? N'est-il pas possible de s’entendre clairement avec les libraires, avant? Et, s’il n’est pas possible, me donnez-vous tout à fait tort? C’est cela, surtout, qui me cons­ ternerait... Je vous embrasse tous trois, en espérant votre réconfort. Je me sens ratatinée. Mais je sais la transparence des nuages de ce genre... A vous très amicalement,

Anick. P. S. Trouvé cette nuit dans la boîte un avis de recommandé, j’irai demain chercher les contrats. Hurrah!

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De Julien Sarrazin à J-P. Castelnau. Montpellier, le 9/1/66 Mon Cher Jean-Pierre,

La môme se charge ordinairement des rela­ tions épistolaires. J’aime bien qu’on s’écrive, nous deux, de temps en temps, pour... pour le plaisir d’abord, la maintenance de l’amitié et la tou­ jours meilleure compréhension. Les matérialités d’abord : . J’ai reçu une carte, non, une lettre de X..., du gars de Maizières-les-Metz, ce gars qui m'avait confié son livre pour dédicace Ambrière. Pouvezvous me dire s'il est sur la bonne piste? Ça peut attendre bien sûr, mais je suis toujours un peu gêné d'avoir manqué à un engagement, même inconsidéré. Je voudrais aussi vous demander de me trouver — si c’est possible — « Nous deux encore » d’Henri Michaux. Par ici, absolument impossible. Ah, le plus important, comme convenu, je n’hé­ site pas à vous faire part de nos petits ennuis. D’ailleurs la môme vous a écrit à tous trois tout à l'heure, je siestais. On se rappellera de Toulouse. Journée grise de bout en bout, ou presque. Drôles de jours. Ça a commencé dans les toilettes d'un bar proche du Soubiran, Anick commençait à se laver les mains quand une harpie dame-pipi lui a sauté dessus et arraché savon et serviette en pré­ textant qu'il n’était plus l’heure ! J'ai fait un scan­ dale au taulier, mais la môme était à cran. Moi, 186

les signatures... j'accompagne Anick jusqu'à la librairie et je me tire. Je suis revenue vers 6 h. et bavardé avec le taulier et la taulière. J’aime bien faire jacter les gens. Bref, ce n’est qu’en faisant les premiers pas sur le trottoir que j’ai dit à la môme « Ben ceux-là y sont rien gonflés ! » En vérité on avait déjà imaginé des ruses de Sioux pour ne pas se laisser inviter à bouffer. Pas eu cette peine. Il nous a semblé content du résultat. Bref, s’il nous avait seulement offert un godet on aurait pu penser qu’il avait quand même un peu d’éducation, les plus pauvres des gens pauvres connaissent ces usages élémentaires! Enfin, il nous fallait bien' rencontrer une fois la muflerie dans sa perfection — Affai re classée. Cependant, mon humble avis : croyez-vous qu'il soit vraiment utile de faire ces longs voyages pour toucher 40, 50 ou une centaine de lecteurs? Ne croyez-vous pas que des articles, comme celui de Match, touchent une masse de gens, dans l'éten­ due et le temps, beaucoup plus efficacement pour le tirage des livres, qu’une presse locale forcé­ ment anémique ? Bien sur ce n’est que mon humble opinion. Mais voilà l'essentiel : il m’en­ nuie beaucoup de voir Anick prendre le tinta­ marre et se fatiguer avec des cons qu’il faut pour­ tant supporter avec le sourire. La Cavale galopera toute seule, son poulain aussi suivra. Il est plus utile, plus rationnel, ou'Anick gribouille pour l'avenir ou s’occupe à des choses qui lui plaisent qu'à ces corvées plus ou moins déprimantes, à moins bien sûr, qu'il y en ait peu et que le non grincement soit assuré. Et puis, j’aime Anick près de moi. Mon Cher Jean-Pierre, pardon de ce laïus, mais

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fallait le dire. Je sais que vous saurez trouver la bonne solution. Bien amicalement.

Julien. A J.-P. Castelnau. Montpellier, le 10/1/66 Mon Cher Jean-Pierre, '

Vous dire, d'abord, après un grand bonjour, l'acheminement, hier matin, des 6 exemplaires du contrat cinéma; dûment recommandés et signés. Ensuite, vous demander d'admettre ma légère confusion, au souvenir (fort imprécis du reste, puisque j'étais dans un reste d'ire noire et ça n'ar­ range pas la mémoire) de la lettre faite suite à Toulouse. Peut-être ne fallait-il pas. Mais la lettre, vous l'avez, aucun P.S. ne la rattrapera... ce que je crains c'est d'avoir mis là-dedans quelque chose, inintentionnel, à l'égard, je veux dire sans égard, de vous; si cela est, pardon. J'ai voulu vous expo­ ser ça, pour le cas où je me retrouverais dans la même situation et savoir ce que je devrais alors dire ou décider. Mais, trois jours après, j’en rigole d'une part, je me sens de l'autre imbécile de ne l'avoir pas fait tout de suite. Vivement votre com­ mentaire ! L'article de Match, où figurait erronée mais le préposé rectifie, mon adresse, m'a apporté un supplément de courrier... le dossier des dingues grossit à vue d'œil... mais le taux de mes réponses reste toujours aussi bas, les gens m'embêtent. 188

encore que très, trop gentils. On me propose, puisque « je ne sais que faire de’ mon argent », des maisons restaurées, coût 15 briques, des aides financières à « La Tribune de l'Enfance » et au Comité de Vigilance et d'Action pour la protec­ tion de ladite enfance, malheureuse, etc... Heureu­ sement, je ne suis pas compatissante par nature. Mais j'aime mes enfants, les futurs, je vais bien­ tôt rebrancher le Pr Kaderas. Ah ! Encore un truc pour lequel, avant de m'exér eu ter, j'aimerais vos lumières... (quelle poison cette Anick !). J'ai reçu un relevé de fin d'année de l'Argus de la Presse. Comme j’ai jusqu'au 17 pour payer, j’aimerais savoir sous quelle forme vous m'avez pris cet abonnement, si c'est par trimestre et si je dois renouveler pour 1-2-3/66, ou si annuel, etc... car cette organisation m'est bien utile pour savoir tout ce qu’on raconte sur moi, et j'aimerais continuer à recevoir cette prose parfois si surprenante. Eh bien, mon cher Jean-Pierre, je crois vous avoir suffisamment bavardé pour aujourd'hui... je me tais, après vous avoir, et Marianne et la tribu et ma grande Sarah et tous à Nesle, embrassés affectueusement. Anick.

A J.-P\ Castelnau. Montpellier, le 18/1/66 Cher Ami Jean-Pierre,

En vrac je vous mande, mes amitiés d'abord, 189

ma grande joie pour le travail fait avec l'équipe Dim Dam, l'Argus — O.K., mais enfin, ne serait-il pas logique, puisque la chose m'agrémente et m'est utile, de mettre ça sur ma facture d'avril? Vous m'avez abonnée, d'accord, mais c'est un peu à cause de l'ignorance totale où j'étais, Argus — art automobile et les cent yeux et c'est tout! Enfin, je vous laisse juger et faire à votre préfé­ rence (ma logique, hum! Ne vaut rien, je sais!) et de toute façon vous remercie énormément. Deux jours et demi de tournage pour les 4 minutes réelles... ça fatigue un peu mais ils étaient tous tellement adorables et à peu près sains d'humour et d'esprit que j’aurais bien conti­ nué, je commence à prendre goût à la caméra, heureux que je sois asymétrique et toujours apte à faire longtemps ce genre de singeries. Mais, mon Cher ’Jean-Pierre, si vous possédez encore votre T.V., regardez ça le 28. Ils m'ont fait faire un tas de folies insolites, avec trois livres de farine et un kilo de charbon sur la figure, un tee­ shirt taille 14 ans et un chignon panoramique, des lunettes en feuilles d'arbre collées au scotch, des airs penseurs, fatals, rieurs, sphinx, et Mon­ sieur Ghislain Dussart peintre-réalisateur-judokaplongeur-sous-marin - à - St-Trop - l'été - farfelu galégeur - beau-mec - et qui sait les livres par cœur, et Monsieur Brulé, un questionneur de pre­ mière, auront certainement réussi leur truc. Mais, j'avoue, lorsqu'ils m’eurent mise au fait de leur projet — « Variation sur un visage » — j'étais un peu ahurie... pourquoi mon visage? Dixerunt que c'était après avoir vu les photos de Le Tellier (Match). Lequel m'en a d'ailleurs envoyé une bonne douzaine. A propos, j'espère que ma

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grande Sarah ne toumente pas à l'excès son vieux père, sinon je lui enverrai une photo fâchée — air vache. Je vais trier, parmi des petitounes tirées pour le Méridional en studio (Le rédacteur CouIon est également photographe « en magasin » et m'en a filé quelques-unes), et lui envoie aujour­ d’hui même : ce sera plus facile à lire pour elle... et pour vous... et ces manuscrits? Lus? Juventé d'autres Albertines? Le troisième marmot n’a guère avancé cette semaine! Et demain on repart; j'ai téléphoné, selon votre télégramme, à Mon­ sieur Chaix, j'arriverai à Grenoble à 13 h 30 et en repartirai à 21 h 52. Cette fois, pas de voiture ! Pas de mari! Et gaffe où on met les pattes à l’avenir! Bien sûr, demains et tous lendemains ne pour­ ront jamais égaler Toulouse : même en forçant, on imaginerait difficilement, ramassée en quel­ ques fleurs, une telle agglutination de couleurs. J'irai à Tours... si vous me garantissez que ça en vaut la peine, bon. Mais après, on pourrait peutêtre cesser? Les bouquins sont bien lancés main­ tenant, « le visage d’Â.S. crève l’écran » (Arts du 3/11, après Dim Dam Monsieur Gilles Rosset c’est lui qui va en crever, sûr), alors je pourrais peutêtre signer à domicile les seuls bouquins renvoyés en port dû (ça arrive), ou apportés poliment par l'acheteur avec force excuses pour le dérange­ ment, puisque maintenant tout le monde — au moins le monde lecteur de Match — connaît mon adresse : « B 3 »l a mis Colette Porlier, ce qui fait que, chaque midi, on met de côté toutes les enve­ loppes ainsi libellées : « Ça, c’est Match. » Je retrouve des gens, le passé remonte peu à peu à la 1, Au lieu de « D 3 ».

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surface : des éducatrices, des filles... Ah!... un des personnages de l'Astragale, vous vous souvenez? M'a écrit aussi. Là, gros feu rouge, très gros. Heu­ reusement — oui, je répète heu-reu-se-ment, car à des ordures comme lui les souhaits les plus mor­ tels sont encore trop tendres — il est au chtar pour un bon moment — la lettre est passée évi­ demment sous la lumière — quelque part en Alle­ magne. Il a fait un bouquin et veut me faire pas­ ser son manuss ! Il veut que je lui expédie mes gosses!! Il n'a pas lu, évidemment, sinon aurait parlé d'autre chose !!! Excusez, Mon Cher Ami, le gambadage en désor­ dre de cette lettre, c'est une réponse à la vôtre et à celle de Jean — qui m'ont drôlement récon­ fortée, j'avais le cisaillé l'autre semaine... Je vous dirai, après-demain, Grenoble. D'après l'entretien téléphonique avec M. Chaix, ça s’an­ nonce sympathiquement. Mais le train peut tou­ jours dérailler... A vous et Jean-Jacques et Jean, et tous et toutes, bien amicalement. A. Sarrazin. P. S. Pour Tours, pourriez-vous reculer jusqu'en février? J'ai moi aussi des démêlés dentaires, une sacrée jacket à me faire poser, et probable que toute la semaine fin janvier serai invisible... inci­ sive tranchée en pot de fleur, barbouillée en noir, d'où défiguratipn, crachotis, etc... Pour voir Dim Dam, tout juste! Quel cirque cette apparence!

P. P. S. A l'instant arrive le catalogue allemand. Hurrah pour der Astragal ! 192

A J-P. Castelnau. 20 janvier 1966 Mon Cher Jean-Pierre,

J’ouvre l’œil tout juste, il est... oh quelle honte ! Quinze heures à la pendule. Mettons ça sur le dos de Grenoble. Que je vous rassure tout de suite, il y faisait sec-ensoleillé, j'ai été cueillie à la gare par un groupe de vendeuses et amis-amis des ven­ deuses, étudiants, et... tous fort enthousiasmés et gentils. En attendant l’heure prévue pour la signature, j’ai reçu la radio, le Dauphiné, une ou deux revues étudiantes, le Progrès... On n’a pas compté les livres, je ne puis vous dire exactement combien on en a fourgué mais, d’après l’affluence (et la grosseur, aujourd'hui, de mon cal majeur) je suppose que c’était bien. Ensuite, toujours avec la brochette — huit filles et un garçon — suis allée me gaver, en attendant le train, de choses italiennes, antipasto, pizza et une glace bizarrement prénommée Fabiola. Question humain et chianti, donc, rien à dire. Mais s'il n’existe pas à Montpellier la même qua­ lité de montagnes, on y trouve en revanche des gens sympathiques et des pizzeria. Alors pourquoi s'appuyer sur sa substance (et son porte-monnaie) dix heures de train, au fond? Je n’associe pas tourisme et travail, je sais que signer est bon pour mes gosses, je veux dire : on me l’a dit, mais moi, vraiment, je n’en vois plus l’utilité, je 193

m'égare, je trouve ça absurde. Le métier qui rentre m'avez-vous dit... Il rentre très mal. Je ne serai jamais un écrivain hors de l’acte d'écrire, je ne peux pas. Je ne peux pas me faire à l'idée que l'Astragale et la Cavale comportent ces appen­ dices sans fin : signer, signer, signer, bavasser dans des micros, s'ankyloser les zygomas, écouter des confidences, donner son avis sur des trucs, etc... aidez-moi. Essayez qu'on en fasse un mini­ mum maintenant, question signatures, autrement je vais me dégoûter de ces bambins qui sont pour­ tant si charmants et si vigoureux. Impensable qu'il faille élever les livres comme on élève les gosses, ils sont là, ils sont nés déjà adultes, défini­ tifs, je ne peux ni les embellir ni les assassiner, tout au plus y apposer mon parafe pour le plaisir de gens qui m'en gratifient en mercis emphati­ ques, intimidés ou distraits, mais dont je ne vois, pas, dans l'immédiat, le rapport, ni pour mon cra­ paud1, ni pour l'enrichissement de mes contacts humains. Pardonnez, Mon Cher Jean-Pierre, la sponta­ néité peut-être un peu trop étalée de mon propos mais à qui, sinon à vous, dire ce que je pense et ressens? Ah ! En passant, dites à Jean que, dès que reçus, je renverrai, dédicacés, les bouquins à Monsieur Hertz. Je vous fais, et à Jean et Jean-Jacques, mille amicales bises... pardon encore d'être si toc.

A. Sarrazin. l. En argot : porte-monnaie.

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A Mme Gogois-MyqueL

Montpellier, le 25/1 /66

Chère maman/16. Quelle joie votre lettre... et quel divertissement, vos anecdotes « professionnelles » devraient je pense faire un gros bouquin... A Grenoble, d’où je vous ai posté ma dernière lettre, ça a été un peu mieux puisque j’essaie maintenant de persuader J. J. de ralentir, voire cesser, ce genre de séances : vous savez que je suis assez vite revenue des choses, et faire le clown ne m’amuse qu’un temps. Je préfère m’em­ bourgeoiser (au moins en apparence) dans mon Bard où il fait plus chaud que sur les quais de gare et où j’ai maintenant un superbe bureau, toujours osier-manille, où le travail me tente... je vous envoie deux autres fragments de mon troi­ sième, dont l’un pondu cet après-midi. Je ne tra­ vaille guère, pourtant... je me fais honte un bon coup, je m’installe et le miracle se reproduit à chaque fois. Mais Dieu ! Que c’était plus facile làbas ! Enfin, me battre m’amuse, et, après m’être bagarrée contre les difficultés, j’en garde l’habi­ tude contre la douilletterie actuelle. A « Elle » on a visionné les « rushes » et M. Brulé pense que je serai contente... vivement vendredi : comme j’aurai alors, selon les prévi­ sions de mon dentiste, une incisive trillée en pot de fleur — j'avais des jacket provisoires depuis 63, mother devait m’offrir les définitives, mais...

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donc j'ai attendu d’avoir les sous — alors me voir si belle en cet écran me consolera... Savez-vous qui j’ai rencontré à Grenoble? Je vous le donne en mille !! Monsieur Fralon... avons longuement bavardé et sympathisé... rien que pour ça ça valait le voyage. Il est maintenant fixé à Grenoble. Je lui écrirai, long, un de ces jours. Zi est à la Fac, « Sciences de la terre, séismologie appliquée » je suis heureuse d’avoir un étu­ diant à la maison. ’ . . Vendredi 4 je vais me faire insuffler... Chère chère madame, je ne suis pas aussi longue épistolière, aujourd'hui, que vous... mais ma pensée est à notre plus que seizième de lien. Je vous embrasse affectueusement.' Anick.

A J.-P. Castelnau. Montpellier, le 26/1/66 Ah ! Mon Cher Ami Jean-Pierre, j'ai été bien contente (et allégée) de vous lire : je craignais que l’exposé un peu âcre de mes problèmes ne vous semblât une manière d’insolence. Mais je n’avais pas le choix et je n’ai qu’une langue, vive et par­ fois trop rapide, c’est la « balançoire » avec mon temporisateur d’époux qui se faisait, lui aussi, un petit mouron... Embrassons-nous vite et transmettez à tous, deux bibis en prime pour la benjamine, ma

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grande! Quand je pense que d'ici quelques années Sarah me mangera dans les cheveux, ça m'émeut assez. A propos cheveux, je les ai totalement sup­ primés, coupe « derrière de singe » et maintenant les mémés au self-service me disent « pardon jeune homme » ! Histoire d’avoir la paix avec les abordages. Je gribouille et ça m'embête, j'étais partie pour une histoire avunculaire et me voilà en pleine dia­ tribe, depuis le début et j'en suis, chapter 3, sur les adoptifs et l'enfance qu'ils m'ont fait passer (entendez : comme on fait passer le goût de pain). Pour tout arranger, j’ai décidé que Zizi, couic! Quitte à le ressusciter. Il encombre. Je voudrais être plus cruelle encore, je m’enrage, je ne tra­ vaille pas assez heureusement pour que ça trans­ paraisse dans l’ordinaire, toujours serein comme l’est, aujourd’hui, le ciel de la ville. Ah! Cher Jean-Pierre, allant chercher hier à la banque du liquide, j’ai eu avis d'envoi mensualité; l’avis de crédit ne m’étant pas parvenu j'avais omis d'en remercier votre comptabilité : je répare donc. C'est assez agréable. Je porte toujours mes vieilles fringues, mais j’achète la Divine Comédie images Dali. Merci aussi pour Réalités : la pre­ mière page de l’Astragale traduit est une sensa­ tion merveilleuse. Chers Jean-Jacques, Jean et vous-même, je vous fais, Zi se joignant, mille amicales bises. Anick.

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À J.-J. Pau vert, Albertine Sarrazin, D3 Le Petit Bard. Montpellier.

Le 2/2/66 Mon cher Jean-Jacques, je sors mon papier des dimanches : votre lettre de ce matin le demande, cette lettre dont je ferais volontiers mille amu­ santes relectures. O les informateurs extraordi­ naires, qui ont pu vous dire que je faisais quelque chose! Faire quelque chose, c'est différent de vivre, c'est œuvrer, en prévision du temps où l’on ne vivra plus. En ce sens, on peut dire que je ne fais pas grand-chose, occupée, étirée en des choses toutes simplement vivantes, l'entretien de ma cabane, l'espoir du soleil, l'essai d'avoir des gosses, les balades, le courrier... bien sûr, j'écris mais... pas ce que je voudrais, pas tant que je le devrais pour sentir mes journées justifiées — J’ai cette sorte de honte devant uhe sécurité, un bon­ heur dont rien jusqu’ici ne m'avait donné l'exer­ cice... le bouquin que je projette — réduit jus­ qu’ici à 60 pages de cahier à lignes — parle au début de mon enfance, en « play back » avec une histoire adulte, navrante de solitude et de deuil : c’est absolument contraire à ce que j'espérais, moi qui le 6/11/65 vous ai dit, au « Noailles », que je n’en parlerais jamais. Mais le Bic décide... j’es­ saie lorsque j'écris de ne pas penser à tout ce que je sais maintenant des hasards et des intransi­ geances de l'édition : je n’ai plus la belle foi igno-

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rante d'avant mai 65 et je m'intimide toute seule, je m'ahuris... Ce qui m'oblige à gribouiller n'est pas l'édition, ce serait plutôt ce qui m'en dis­ suade... mais comme d'autre part je prends soin de refuser toute influence, tout conseil et toute étiquette, je reste au moins libre, et c'est le plus important. J'aimerais vous faire la lecture... mon brouillon, comme toujours, me plaît bien. Vous plaira-t-il aussi... quoi que j'en dise ou m'efforce de penser, c'est dans cet espoir que je le continue. Mon cher Jean-Jacques, je vous retourne — non, à la réflexion, je les garde — je recopie, vos baisers.

A. Sarrazin.

A Mme Gogois-Myquel. Montpellier, le 2/2/66

Chère maman/16,

Avant que de faire sauter les crêpes, je vous dis : Zi est allé au « Pathé » et il paraît que « 2 minutes avec Albertine » passe cette semaine. On ira demain : le programme change tous les mercredis. J'espère que ce ne sera pas, en addi­ tion, un affreux western et que vous pourrez voir et entendre votre

1/16° qui vous affectionne. 199

A Mme Bourgeois. Montpellier, 11/2/66

Ma bien chère marraine, Je me dépêche de répondre à votre longue lettre, reçue ce matin : la mienne aura ainsi moins de chemin à faire. Juste, Mme Gogois me parle, au même courrier, de votre entrevue ! J’en suis ravie. J’aime que les personnes que j’aime s’entr’estiment aussi... Je pars la semaine prochaine à Paris, où JJ. Pauvert et un tas de gens veulent me recevoir. Ça m’amènera, je pense, à mars. On va encore se croiser, quel dommage! Mais pourquoi pas, cet été... je n’ai évidemment aucun projet, j’ai perdu l’habitude d’en faire et pour cause, mais nous en reparlerons... lorsqu’il fera un peu plus de soleil. Pour l’instant, je vis calfeutrée entre mon étu­ diant de mari et mon manuscrit. A ce sujet, je voudrais vous rassurer, chère marraine : même si dans votre entourage on achète peu de Cavales, le reste du monde s’en charge... j’arrive (après 4 mois de vente et par-dessus la plupart des prix littéraires) à garder, d’après des sondages librai­ res, la 5e, 3e (2e même), place sur le total des ventes de livres Paris-Province, il y a 7 contrats de traductions signés avec divers pays, et un contrat cinématographique avec une firme allemande : c’est quand même un beau résultat. Evidemment, l’Astragale est plus digeste, plus... abordable (lec­ ture et prix), mais le génie de Pauvert a été de

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tirer les deux ensemble, et donc de donner aux lecteurs de l'un l'envie d'acheter l'autre : Astra­ gale — 60.000, Cavale — 52.000. Chère marraine, je ne vous raconte pas tout cela par manière de vantardise, mais pour que vous soyez bien sûre qu’on est pour quelques années à l’abri. Non, je ne parlerai plus des prisons : 600 pages passées suffisent, et puisque vous trouvez ça long, il faut que je vous avoue en avoir déjà (sur le conseil de S. de Beauvoir, ma première lectrice) en avoir coupé un bon tiers. La « monotonie »? Mais c'est le plus grand compliment qu'on puisse faire à ce livre, puisque j'y ai voulu, justement, plonger le lecteur jusqu'au cou dans la platitude et l'ennui qui m'ont cernée pendant 8 ans 1/2. S'il soupire, j'ai atteint mon but. N'est-ce pas boucher un trou littéraire et rendre service aux gens que de leur permettre d’aller en « taule » à si peu de frais. Pardonnez, marraine, cette « défense et illustra­ tion de mes jumeaux », mais j’en suis la mère... et, comme toute mère, je trouve mes gosses assez vigoureux, ils me donnent toutes les joies... et ils ne sauraient nuire, ni à mon bonheur, ni à ma liberté. J’ai refusé de poursuivre les séances de signature (je ne suis pas la girafe du zoo), j'ai refusé le Prix des Enfants Terribles (je n'en suis plus), je refuse tout ce qui risquerait de me remet­ tre dans des prisons plus subtiles et.... plus fer­ mées que celles où j'ai passé... Je suis heureuse que Match ait eu votre agré­ ment; j’aurais dû vous parler de mes passages aux Actualités et au petit écran : je m'y plaisais bien (et modeste, avec ça’.’), mais j'ai quand même coupé mes cheveux ras, car ils étaient en mauvais 201

état et, l’été approchant, ce sera plus pratique pour se baigner. Toujours rien de Lambesc1, mal­ gré mes lettres répétées... donc, je rengaine ma prose, puisque cela semble importuner ma mère adoptive. Dommage, il me semble que, mainte­ nant, elle aurait pu retirer de ma fréquentation les joies maternelles que je lui avais jusqu’icirefusées. Mais... les Bouches-du-Rhône ne me sont pas ouvertes (non plus que les A.M.), il m’est impossible de m’aller jeter à ses pieds. Tant pis. J’écris sur l’adoption, tout au moins sur la mienne : puisqu’elle ne veut plus de moi, je ne vois pas pourquoi je me tairais sur le sujet qui me tient à cœur depuis quelque vingt ans. J’écrirai à Marinelle de Paris : j’espère que tous ces gens, avec leurs salamalecs, soupers mon­ dains et effusions diverses, me laisseront quand même le temps d’écrire ce et à qui me plaît. Chère chère marraine, mon mari vous envoie son souvenir le meilleur, et moi, je vous embrasse très affectueusement.

A. Sarrazin. A Mme Gogois-MyqueL

Le 12/2/66 Chère maman/16. J’espère sur l’écran ciné, ne pas vous avoir posé le même lapin que sur le petit, où je devais 1. Où « Mothcr » était retirée dans un couvent.

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passer à l’émission « Pour le Plaisir » de fé­ vrier... et de janvier. On avait invité un couple très charmant (le seul que nous fréquentons ici, d’ail­ leurs), lequel avait apporté sa caméra... enfin, ce sera pour mars. Ou avril. Si vous avez vu, vous avez peut-être reconnu la Louisiane et les cris du marché Buci. Moi, bien sûr, la bouche de traviole et des propos très banaux, mais... je ne suis pas licenciée ès-langues. Je vais — pour cause — plus souvent au cinéma : vu hier soir un très étrange et beau film de Chris Marker « Le Joli Mai », et, auparavant, une série de Cocteau, que l'on hommageait. Pour le film, je pense qu'on fera une synthèse des deux : l’Astragale avec play back de Cavale. Je dis : je pense, car n'ai — malgré les termes du contrat qui prévoyaient dix jolis mille francs le 1/2 — aucune nouvelle. J.P. dixit, hier au télé­ phone, qu'eux non plus. Attendons. En attendant, je vais aller probablement passer la fin février à Paris : Marcelle Auclair veut me connaître. Gisèle Julliard-d'Assailly faire un dîner « en mon honneur », et d'autres gens me faire minauder. Ça ne m'amuse guère mais, bien sûr, j’ai accepté avec un empressement parfaitement imité. J’ai envoyé à J J. un double de ma requête à monsieur Cannet figurez-vous que j'avais complètement oublié de lui en parler... Bon anniversaire à votre mignonne Babette! Traduisez-le-lui — si elle a souvenir de moi — en grosses bises. Mes enfants à moi se portent diversement : les jumeaux se vendent toujours à merveille, un peu moins qu'en 65 bien sûr, mais 500 par jour en moyenne, ça fait un beau chiffre quand même. 203

Je suis allée voir le percepteur... les ennuis com­ mencent! Enfin, mieux vaut cela que des boulots moins imposables et payables en seule prison. Oui, les mômes : Sarah, ma filleule, cherche ma photo dans les journaux de mode de sa mère et est furieuse de ne m'y point trouver. Quant au 3e de papier... en panne... je laisse remonter le flux quelques jours. Quant à Vautre, le désiré, eh bien... nous œuvrons avec une ardeur nouvelle : le Pr dixit que mes trompes ne sont pas bouchées, contrairement à ce que laissait supposer la radio, et m'a infligé un nouveau traitement de 3 mois. Mais il semble plus optimiste. Cela aussi arrivera, j’en suis sûre. Voilà les dernières, donc, bien calmes comme vous voyez. Vivement qu'ils m'ôtent ce carnet et qu’on puisse se revoir. Je vous embrasse très affectueusement, un grand bonjour à tous les vôtres et proches.

Votre 1/16*, Anick.

A J.-P. Castelnau

Montpellier, le 22/2/66 Cher Jean-Pierre,

En rentrant de la Tanière (bien tard, nous avions fait un détour), nous avons trouvé chez une voisine, votre exprès et votre télé­ 204

gramme — j’attends donc, quand cela lui convien­ dra, Katia; — et, dans la boîte, la réponse de l'E.P.S. Pas exactement l’équivalent du bac, mais une attesta­ tion comme quoi Zi avait été brillant-brillant, notes à l’apptii, etc... On se fonce à la fac, pour être admis au cours faut l’assentissement du Pro­ fesseur... on déniche celui-ci, on obtient l’accord, et on ressort... nantis d’un dossier d’inscription... hurrah! On ira le présenter mercredi, mais je pense que ça ira. L’essentiel était d’enquiller, pas vrai ? Atomique, cette fac des Sciences 1 II ne manque que des tapis roulants pour se propulser d’un bâtiment à l’autre. Je ne sens plus mes pieds... pour me reposer, j’ai tapé au retour le papier que vous vouliez... je veux dire, j’ai tapé quelque chose. Est-ce ce que vous vouliez, ça... vous me le direz. Sinon, je recommence. Commenter la chose ne me lasse jamais. Ah ! J’avais oublié ce matin de traiter le sujet Maternité : mais si, ça vous regarde, vous vous débrouillez, Marianne et vous, d’une façon qu’on aimerait connaître. Je vais le 30 à la consultation le toubib était en vacances et je ne veux pas avoir affaire au sous-mac. Demain je vous dirai les suites de mon entre­ tien avec Mme Attal. J’ai repéré la porte tout à l’heure, en allant acheter des pots à fleurs aux Galeries : moi aussi mes enfants grandissent et ils craquent aux entournures. Zi est très occupé, pen­ dant que je gribouille, à dépoter, tête en bas, les caoutchoucs — cadeau d’oncle pour mes 28 ans. Bien amicalement à vous, et à Monsieur J.J. Anick.

1966

II MARS/JUIN : LE PRIX DES QUATRE JURYS ÉBAUCHE D'UN TROISIÈME LIVRE

Le 24 février au matin, Albertine arrive à Paris, prend un taxi pour l'hôtel de la Louisiane, donne des coups de téléphone, se change, assiste à un « déjeuner mondain : Mme Lili de Rothschild, Mme de Noailles... Dîner chez Jean-Pierre, cinéma, revu Ursula Vian, Prévert, Dée à l'exposi­ tion collages... Crevée! » Le marathon continue; elle note encore dans son journal, le 26 : « Beau­ coup de frais, cette vie, vacance chère et très vide... Mais jeudi... » Non, elle ne rentrera pas jeudi chez elle. Car : ...« Mardi 1er mars 1966. Coup de fil-coup de théâtre de J.P. : J'ai le Prix des 4 Jurys. J'arrive, malgré la bousculade qui s'ensuit, à ne pas annu­ ler mon déjeuner. Lequel, fort chic, est un truc au parc Montsouris. Puis photos chez J.J. et soirée de dingue pour trouver un vêtement à mon gaba­ rit. Finalement je prends un ciré Courrèges et fonce au Pop-Club. Le fils de Django, Françoise et son mari, des disques et beaucoup de whisky. » Le voyage à Tunis, où le Prix lui sera remis, est pour Albertine un éblouissement, une griserie émerveillée dont son journal porte le reflet spon­ tané. Elle donnera à Candide un texte plus éla­ boré, mais ses notes sont d'une fraîcheur incomparable :

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« L'avion, après ça on ne sera jamais plus tout à fait la même... » Elle écrit à Julien en hâte, accaparée par l'actualité, séduite par tous et par toutes. L'accueil qu'elle reçoit là-bas lui fait pen­ ser aux Mille et Une Nuits : en même temps son esprit moqueur s'amuse de découvrir un milieu qui lui était jusqu'alors inconnu — les futiles papo­ tages et les graves tractations d'un jury littéraire. Au retour, elle cherche avec Julien un mas qu'ils pourraient restaurer : une maison comme celle de Mme Gogois, L’Abreuvage, dont elle rêve depuis longtemps. Elle avait provisoirement accroché ce rêve (déçu) à La Tanière, mais c'est L'Oratoire découvert le 23 avril près des Matelles, où elle espère pouvoir être heureuse longtemps avec Julien qui, sitôt l'achat conclu, se met au travail de nouveau. Pourtant, à suivre le journal d'Albertine en ce printemps 1966, on a le sentiment que ce ne fut pas pour elle une période des plus heureuses : le troisième roman n'avance guère; jour après jour, elle se reproche de trop boire et de trop peu dor­ mir. Elle se sent très fatiguée. Le 6 juin, elle en est à la page 74, et, à Pans, elle remet ce commencement à ses éditeurs, le cœur battant.

A Julien.

Carte de Kairouan.

4/3/1966 Mon Zizi très cher, après avoir envoyé la mos­

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quée à mother (eh!) je te la mande, car elle est innombrable. On devait venir en avion, mais on a dû rebrousser chemin because le zeph. On se trimballe donc en car, je ne crois pas, mon amour, t'écrire jamais ici autre chose aue des bif­ fons laconiques, à peine si j'ai dormi depuis trois jours! Là, on va au Mausolée du barbier, m’in­ forme-t-on. Kairouan approche, toute blanche. Il fait un peu froid et nous sommes tous fort satis­ faits les uns des autres. Ah, que n'es-tu venu... mais je te ferai visiter, en différé. Bibis kairouanais0000. Anick FE.

A Julien.

Carte de Pile de Djerba. 5/3/1966

Mon amour, l’inévitable carte en couleurs te traduira la joie (très bousculée) qui m'accom­ pagne... Hier j'avais rendez-vous avec l’oasis et le désert. Ils étaient exacts. Ce soir je serai à Tunis dont j'espère bien mettre les voiles, tout au moins les ailes, dans les premiers jours de la semaine. Million de choses à te narrer s'amassent. Je t'aime. Bibis 100000000.

Anick FE.

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A Julien. Tunis, le 3/3/66

Mon très cher amour,

Pardon de cette carte... mais, pour bien t’expli­ quer les dernières 48 heures, il me faudrait le temps matériel d’écrire vingt pages et le verso avec, et encore ne serait-ce pas assez. Je vis, même pas un rêve, c’est au-delà du rêve, disons une légende, dont le seul défaut est le manque de ton regard, pour voir avec moi toutes ces mer­ veilles. Entre deux avions, je t’écris ! On avait décollé à 7 heures et quelque pour le Sud où devions rester —- samedi soir, mais trop de zeph, obligés de faire demi-tour. Mais on se débrouil­ lera quand même, on fera à l’aller le périple prévu pour le retour. Hier, je crevée, mais avec cette aisance seconde, le Club Féminin, signer, puis une soirée, mais une soirée !... Tous les ratons de l’Is­ lam m’ont fait fête, chants, tables et menu mau­ resques (à côté de Pierre Démeron, vraiment fort séduisant mais... absent aujourd’hui, heureux pour ma fidélité), des danses à faire bander un âne mort et de l’alcool de figues couleur vodka et effet triple. Bouh! Je crois que je vais rester audelà de dimanche (peut-être toujours si Bourgui m’enlève) mais en tout cas le plus possible. Mon amour mon amour mon amour mon... chut, on m'appelle. A toi tunisiennement, t’unis; sienne, tienne.

Anick.

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A Julien. Tunis, le 6/3/66

Mon amour,

Cachée si l’on peut dire dans le hall du Hilton, j’espère qu’aucun emmerdement ne m'interrom­ pra au cours de cette lettre, qui sera peut-être la seule à peu près longue de mon séjour... à partir d’aujourd’hui, je pense qu’il va devenir un peu moins officiel, je sors de signer mes bouquins tout le matin au Club National Féminin, et j’ai fui la salle à manger — ça prend du temps et ça donne du poids — avant d’aller accompagner la brochette presse-jury à l’aéroport : logique qu’ils partent avant moi, puisque je arrivée après eux. Je passerai le tantôt et la soirée en balade et famille, avec la directrice dudit Club et sa sœur, Jelila et Nazli, toutes deux fort animées et folles de moi et mes gosses. Demain, déjeuner officiel mais, avant et après, les souks et dodo, ce dont je manque totalement, des nuits de une ou même quatre heures, ça ne fait pas le compte. Mon chéri, j'en ai trop vu, reniflé, parlé, entendu depuis trois jours, je suis quasiment en panne pour te narrer quoi que ce soit, il y en a trop., sans compter que mardi je fais mes débuts dans l’éloquence avec une causerie au Club, thème l'As­ tragale, et que ça me travaille sérieusement la caboche. Enfin, impossible de me dérober — la presse aussi est active, on nous a distribué hier dans les appartements des photocopies de la tota­

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lité des articles, je rapporte, donc, inutile d’en­ combrer la page. Mais ici, c'est formidable, j’ai pris la plus belle leçon d’hypocrisie qui soit : tout le monde s’accorde à dire que la mère Sarrazin est attendrissante, timide et spontanée, adorable­ ment simple, etc... alors que je ne cesse de pouf­ fer in petto. Hier soir en particulier, au grand dîner dans les salons de cette auberge, avec orchestre et décolletés, en pensant qu’au fond, tout ce cirque, ce remuement de chair illustre ou servile, ces kilolitres de benzine, ces tonnes de bonne mangeaille, gravitent autour d’un centre minuscule et impassible : JE. J’ai bavardé partout et sais, entre autres, qu’on organise ça depuis le mois d’octobre... n’importe, c’est moi et ils me chochottent, les ratons, je t’assure. Pour une fois, mes cheveux me servent de passeport et le colo­ nel de garantie d’authenticité, questions afri­ caines et protocolaires. J’ai perdu là un complexe, deux, même : j’ai dansé toute une soirée. Des trucs lents bien sûr, et avec un cavalier merveil­ leusement patient, mais... le reste pourrait suivre, hélas, faut rentrer. Je dis hélas parce que je ne rentre pas encore vers toi : je retourne à Paris quelques jours, finir les corvées interrompues — sûrement mercredi — Et probablement n’y moisirai-je pas jusqu’au week-end. Je suis emballée par : la beauté des femmes; le patriotisme; l’atmosphère à la fois édénique et sous-bois de Seine-et-Oise qu’ont les oasis; (les « oisis » donc); le bonjour souriant du moindre gamin arabe, leurs applaudissements, plus beaux Sue les compliments de leurs aînés, lorsque le car émarre; le milieu Concourt et Cie avec sa magis­ trale hypocrisie, le creux vertigineux de leur tête

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lorsqu'ils s'écartent de l'inteïlectualité; le goût des dattes fourrées au beurre; les bidets à douche qui vous envoient en deux minutes une bonne femme en l'air; et j'attends, ces deux jours, d'au­ tres sensations. Je connais à présent la monnaie, mais n'ai encore fait aucun « touriste » : demain, dans les souks. Un de l'équipe, Jean Bergerot, m'a offert, pour mes béchamels, une cuiller géante en bois de caroubier; j'ai vu dessiner des carreaux et se créer une poterie : hallucinant le travail au tour, l'objet naît littéralement des mains du type en quelques secondes. Mon chéri,. nous avons connu ensemble, et aussi séparément, des jours ineffables, mais je crois que j'ai rarement éprouvé un état de grâce tel que celui de tout avant-hier : les chotts, l'oasis, le folklore saharien, la route le soir dans la purée des sables, te font flotter, te mettent en plénitude, en non-désir, en pérennité quoi, puisque tu aimes (et moi aussi) ce mot total. Ah! Voilà un des types de l'escadron, ils ont bientôt fini de bâfrer, m'annonce que, vu la bous­ culade de la remise du prix, on en programme une seconde, plus calme, à Paris, d'ici 15 jourstrois semaines. J'aurai donc le temps, « entre deux », de revenir passer quelques jours au domi­ cile cher. Je t'avoue qu'il n’a pas le temps de me manquer et d'ailleurs, te raconter nous passera l'absence. Mon amour, mon héros, je t’adore, t'aime, te désire, te baise, t'embrasse et pense à toi.

Anick FE.

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A Julien.

Tunis, le 7/3/66 Mon amour,

Il est 16 h 30, je t’écris toute couchée et tout habillée, une heure de trêve... pardon chou, de te bavarder si peu souvent, ma pensée est immaté­ rielle et l'état de veille où je suis réduite me font distraire les tâches... hier, je suis allée accompa­ gner à l’aéroport Conchon, Soubiran, Guth, Odette Joyeux et un tas d’autres, les 4 jurys déser­ tent et, maintenant qu’ai vu Tunis, j'en ferais bien autant... hélas. Pas avant mercredi, et là, au sortir d’un très emmerdant (bien qu’on n’y mangeât pas de la merde) déjeuner chez Bellagha, avocat fort snob, ami de la France, etc... il faut que d’ici une heure j’aille à une conférence de J.P. Dorian, bien obligée, c’est l’organisateur. Demain ce débat, encore bouffer, et ce sera fini... jusqu’à recom­ mencer à Paris. Oh, dormir!... J’ai rapporté des souks, visités ce matin, une bague « énhaurme » et des bracelets indiens, de très subtils cercles de plastique kaléidoscopique, des godasses pour nos plages... écouté hier soir mon interview d’arrivée, fort bien comme toujours, my voce! L’émission était presque toute pour le Prix et seuls mes pro­ pos et le discours de Peyrefitte en relevèrent la platitude soufflée. Enfin, ça plaît aux gens. Mon amour, vivement te revenir, l’invasion ratonne me cerne et on commence là aussi à me recon­ naître dans les cafés où l’on boit du thé aux

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pignons. J'ai vu hier la plage de Carthage, à minuit, et, toutes glaces ouvertes, je récitais à mes hôtes des poèmes d'Albertine, braillais du Brassens, etc... tout le monde m’adôôôre et moi j'ai encore la force de rigoler. A toi, cher, pour bientôt et toujours. Bibis en foule de ta petite, Anick FE.

A Julien. Paris, le 11/3/66 Mon cher amour,

Ouf, me voici plus près de toi. J'avoue qu'avais commencé à écrire hier, mais qu’ai été vaincue par le sommeil. Là, ça va, j’ai bien récupéré, tout est habituel, autour de moi, les cris Buci, la gitane non plus « d’exportation », le bloc, les gens. Je t’embrasse, comme retrouvé, comme tou­ jours toi, mon amour, ma vie, hors duquel n’est que brouillard gris ou doré, confusion et surface de’tout sentir. J’ai débarqué hier à Orly, des glaïeuls plein les bras — offerts par Air France, toutes sortes de bagages, pots, cendriers, livres... ça va être un vrai déménagement au rentrer à Montpellier. Programme : une charmante qui m’avait retapissée dans l’avion m’a ramenée en voiture à Paris, de là ai tout posé à la Louisiane et immédiatement empoigné le récepteur. J.P. 217

occupé jusqu'à 17 heures, en ai profité pour aller bouffer avec Eric’, il est comme il dit fort « gueulard » et comme j'avais, en dépit de mes agapes tunisiennes, légèrement les crochets... m'apprit en outre toutes sortes de détails intéres­ sants sur les petits mic macs de l’édition. Après ça, suis allée à Nesle récupérer mon Argus — assez important, embrasser les charmantes et prendre le vent. Deux excellentes nouvelles, chou, écoute plutôt : j'ai, là, sur ma table, « Der Astragal », mais oui, c'est fait pour l'Allemagne. Très agréable, le toucher de ce premier astragale étranger. Et, toujours de l'Astragale, mais en français, on a refait un tirage j'ai oublié le mill... exact, mais très important. Pour le ciné, rien de précis encore, le gars est en retard, il a été versé du fric à notre compte, pas la brique attendue (évidemment), la moitié je crois, quant à mon tra­ vail les directives me seront données ultérieure­ ment. Bah, on n'est pas pressés, n'est-ce pas? Le soir, ai apporté à ma tribu-Bara des dattes de Tunis, Sarah grandit à vue d'œil et pérore maintenant de façon très intelligible, ma foi. On s'est quittés assez tôt, le roupilling réclamant ses droits. Que c'est bon, je t'assure, une vraie nuit ! Tantôt je vais dédicacer des bouquins promis à divers Tunisiens, et ce soir pendre la crémaillère chez Françoise Frugier. Programme assez léger, comme tu vois. Je pense réintégrer assez vite. En attendant je te mande — ce que j'eusse dû faire hier, pardon — un papier en blanc pour tes dépenses, mais, c'est que ça fait un bail le der­ nier! Enfin, je sais bien que tu. n’auras pas eu 1. Un lecteur d'Albertine avec qui elle correspondait.

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trop de mal matériel. Pour le manque... mais, mon chou, qu’est-ce au juste? Ne fallait-il pas choisir, et à choisir entre quelques jours sans l’un l’autre et ce prix, crois-tu que j'aurais hésité? C’est pour le mieux, le souvenir, l'avenir de Nous, tu sais bien. Et notre remariage n’en aura que plus d'in­ tensité. Vive quand même se revenir, Paris est bien fade maintenant, ses oranges sans parfum, ses gens sans émotion. J’en ai pour quelques jours à réendosser la France... Mais j’ai le cœur plus sableux et plus impressionnable que le désert, tu sais bien. Peut-être n'est-il pas utile que tu m'écrives au Louisiane, puisque je n’y pause guère. Et je n’aime pas que tes lettres s’égarent. C’est donc de préférence sur le vif, le vif de tes lèvres et de ton corps, que je viendrai cueillir tes réponses. Je t'aime, Zi, (« Si-Zizi » t’appelaient-ils là-bas, = Monsieur Zizi), et j'ai maintenant très hâte de toi, Paris m'ennuie et le voyage est terminé. A toi, tout moi, tendre-tendrement.

Ta petite Anick FE.

A Julien. Paris, le 12/3/66 Mon amour, enfin la dernière lettre! Paris ne vaut plus rien pour moi. D'ailleurs je n’ai plus rien de spécial à y faire : en principe, jusqu'à lundi je suis mon maître. Chut... Mardi, faire-part

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à imprimer d’urgence, notre remariage, notre ren­ trée dans le temps du Nous, ô merci cher, d'être là, au bout du voyage, toi la plus permanente oasis. J’avais bigophoné à Eric, qui voulait absolu­ ment me faire connaître sa femme, Agnès — mar­ rant cette analogie prénominale avec les Sétois — mais ladite agnelette, péchère, a contracté une grosse grippe, c’est la saison et J.J. aussi est au lit. Se lèvera pour moi lundi, m'a téléphonique­ ment invitée à bouffer. Et le soir, cocktail pour l’ouverture de la Quinzaine Littéraire, auquel j'irai bien sûr, histoire de faire venir l’heure (22#) du train. Mon chou, je rapporte des moissons d’images, des impressions édéniques quant au décor, rigolardes-écœurées sur la faune jury-journaux, des cendriers, des bagouzes — celle des souks a le format d’une petite boîte d’allumettes, « mon écritoire » dixit Françoise, mais peut-être te l’ai-je déjà dit, pardon, je ne sais plus tellement où j’en suis. Hier, la crémaillère-Frugier a été gentiment pendue, heureux qu'avais apporté Johny Walker, car malgré tout ce fut un buffet économique... les chers petits. On était une quinzaine, assis bas, déguisés — j’avais enfilé un kimono japonais, rien que dans une manche je me fusse aisément taillé une robe. Donc, très sage, mangeant force cana­ pés, parlant de mon séjour crouille, tournant mon écritoire. Je t’assure, chou, qu’avec mon ciré « Pop », mes clips itou, mon pébroque et mon whisky sous le bras, je me sentais l’apparence d’une vraie petite conne de poupée de Paris. J'au­ rai perdu ce temps. J'en ai marre de ce cirque. T’avais-je dit que départ retardé, mercredi, u-ni-

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que-ment pour emporter la bande magnétique de mon « débat-causerie »? On écoutera ça, après quête d’un magnétophone, branche Youka ou autre, ça vaut la peine, non par la qualité ou la nouveauté des propos, mais... c'est un débatdébut, la primeur, l'entrée dans la jactance directe, ça s'écoute, ça s’enroule, ça s'arrose. Bon, je vais me préparer, j’ai rancart aux 2 Mags avec Odile, tu sais la fabrication, la grande brune aux chocolats-cailloux. Ça me manquait d'aller un peu m'exhiber. Mon Dieu, j'oublie tout, je devais te dire, te demander, des milliers de choses. Ce se pourra mardi. Pas contacté Emilienne, d'Afrique ni d'ici. L’idée même m'empoisonne. Ecrit only à (de làbas) Bastide, Doc, Kadi, marraine (pour lui mon­ trer que la Cavale, AU FOND, n'est pas si inven­ dable que ça), à qui encore? Ah oui, mother, mais ça, te l’avais dit. Vive notre 77 millième Astragale, les boches m'ont fait une farce dans les comptes mais Jean m'a assuré de rattraper ça, je t'apporte­ rai précisions en chiffres exacts. Mais chut, sans chiffres, sans mots, avec mon seul Moi, je t'aime... A mardi, cher, reçois les derniers bibis de papier de ton Anick FE.

A Julien.

Paris, le 12/3/66 Mon amour, j’ai déjà fait le devoir-plaisir conju

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gai épistolaire, mais ceci est un P.S. en merci pour ta longue exprès touchée à l'instant. J’étais chez Lipp avec le gars de la librairie La Pochade (exposition Prévert, tu te rappelles), j’étais entrée un peu au flan pour feuilleter, et me suis appro­ priée le type... 2 heures, histoire de lui faire pro­ mettre de m’envoyer les photos du vernissage, où je figure, pas très jolie mais aux côtés de Prévert, flatteur, quoique son bibi soit maintenant enfoui sous ceux de Guth, Soubiran, Peyrefitte, etc... qui semblaient tous prendre un plaisir particulier à me lécher la pomme. C'est très lèche, les gens de lettres. Là, j’ai fait le marca pour ce soir, et vais saluer Odile aux Mags. Bravo pour tes plongées souterraines1, manière de descendre à la cave qui en vaut peut-être une autre. On pourrait cumuler, d'ailleurs. Bien pour Astragale, il faut se retrou­ ver de temps en temps à ces préludes. Je t’em­ brasse comme alors, avec par-dessus neuf années de tendresse. Ta femme FE

Anick. A J.-P. Castelnau.

Montpellier, le 18/3/66 Mon Cher Ami Jean-Pierre,

Ce n'est pas une lettre spécialement confiden­ tielle que je m'apprête à faire, mais je l'envoie rue 1. Julien fait de la spéléologie avec un groupe d’étudiants.

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Bara pour que vous ne pensiez pas, tout le week­ end, que je vous ai complètement occis. Non, j’ai même boulonné, en un sens, pour vous. Pas le premier jour, très peu le deuxième, mais hier j'ai torché un papier que, j’espère, Démeron voudra bien insérer. S’il n’insère pas tant pis, j'ai un magnétophone — prêté — et j'ai fixé ça, de ma plus belle diction J'ai consacré beaucoup de temps à lire le courrier, y répondre, le burlingue en débordait, je ne sais quelle manie ont les gens, ils se croient tous seuls au monde, et quand on a eu le malheur de leur répondre une fois, ils s'in­ quiètent huit jours après parce que vous n’avez pas remis ça, on se -fait traiter de lâcheuse et d’affreuse. Il y avait aussi les Tunisiens à honorer, les Montpelliérains à revoir, etc. Tout à l'heure, à 11 h., je vais aux studios, je crois que Mad. Attal va me refaire une petit interviewe, je lui lirais bien mon papier Candide, mais je n’ai pas le droit moral de me vendre à deux endroits, pas vrai ? Dommage, je trouve cet exposé génialement naïf, laudatif, j’y ai les dents douces, on ne peut tout raconter, sinon il eût fallu inclure Démeron, et... bon. Je suis heureuse de notre dernière soirée. J’ai « profité » de votre maison. J'aime assez jouer à la maman sur le compte de vos juniors, je garde dans les paumes les petons de Sarah, là. Ça m'encourage à poursuivre mes efforts en vue la même chose. Le Petit Bard est un enfer, y zont décide d'en faire un square et, de 8 à 20 h., scrapers, bulls, défonceuses en tous genres font devant et der­ rière D3 un potin assourdissant. On va s’enfuir au 1. Ce texte figure sur le disque « Albertinc parle ». chez Adcs.

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calme de la Tanière jusqu'à ce qu'ils aient tout retourné. Dès que vous saurez quand le tra la la à l'am­ bassade, ne manquez pas, voulez-vous ? de nous le dire, cette fois on grimpe en voiture — si celle-ci ne défuncte pas avant Paris, et on prendra le temps de bavarder nous quatre, je suis toujours ahurie de nos entrevues, quoique brèves on s'y raconte pas mal de choses, mais ça fait juste quand même. Ah ! J'ai reçu les sous de l'hôtel, voulez-vous en remercier la partie comptable? C'est gentil. Ça me rembourse une mensualité de ma Divine Comédie Dali, une folie, mais si belle... L’été vient, on se trimballe bras nus, bientôt viendra le tour des jambes, puis du nombril, vivement nos baignades et vous tous à Sète. Gros gros bibis, à vous sept, et à très bientôt. A. Sarrazin.

A Mme Gogois-MyqueL

Montpellier, le 17/4/66 Chère et chère maman/16,

Mon apparente crise de silence n’est due qu'au bavardage intensif auquel je me livre... à Pâques pour la Télé suisse, hier pour Petia, journal alle­ mand, qui a mandé Ajame des Nouvelles Litté­ raires avec une solide liste de questions précises... bouh ! Avec tout ça je crois n'avoir même pas sou­ 224

haité Pâques joyeuses à vous ni à personne, si ce n’est à l’inévitable tonton des Cévennes. Quelle affreuse je deviens, distraite, bavarde, paresseuse. De temps en temps, quand même, je me secoue, j’écrivaillotte, je réfléchis à cette année sur­ prenante : 45 tonnes de C. et A. déjà impri­ mées ! Et à 100.000 de chaque, ça fera 65 tonnes. J’imagine tous les Montpelliérains, par exemple, un livre à la main, et j’ai un aperçu de mon public... le film tarde à se faire, j’ai perçu la lrc partie de mes sous, mais aucune directive pour mon travail, le metteur en scène ni les acteurs ne sont choisis. J.J. me dit d’attendre mais... j’ai hâte de me lancer dans ce travail inconnu. Pour l’interdiction, je vous cite une lettre de J.P. reçue hier : « Au Ministère de l’intérieur ils vous sont très favorables mais ils pensent qu’il serait préférable de procéder encore par étapes dont la première serait... une demande de prolon­ gation pour 3 nouveaux mois à partir de la date d’échéance (24 mai)... le Ministère pense qu’à la rentrée vous devriez obtenir une suspension définitive. » Donc, si tout marche bien, je ferai un saut chez vous à ce moment-là. Et j’en ai grand’hâte... ça fera 2 ans sans vous avoir vue, eh oui, déjà. Je me rappelle avoir tapé sur votre mignonne machine (j’ai maintenant la même) les premiers fragments de l’Astragale, lequel commença... voici neuf ans, le 19 avril. Un fameux périple. J'ai reçu des nou­ velles de Mademoiselle Laffargue, toujours sensi­ tive... d’une foule de gens, d’une foule d'inconnus, et... pas une seule lettre grinçante, toutes félici­ tantes, amicales, encourageantes, je me demande seulement parfois, à lire leurs commentaires, s’ils

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parlent bien des mêmes livres... mais enfin, à cha­ cun sa cavalinette. Je me doute que je vais vous lire ces jours-ci, en vertu de la règle qui veut que nos lettres s'écrivent souvent en même temps et se croisent. Je ne cesse de penser à vous puisque j'en parle, la « seizième de mère » n'a pas fini de les intriguer. Je vous embrasse et les vôtres, très affectueusement. Anick.

A J.-P. Castelnau ; x

> Montpellier, le 17/4/66

Mon cher ami Jean-Pierre, -

Je suis bien heureuse de tout ce que votre lettre du 15 apprend et pressent. Il faut toutefois que je vous fasse part de mes hésitations, vous laissant comme toujours le soin, bien sûr! de les résou­ dre! Voilà : vous me dites, non pas d’avoir à dîner chez Gisèle Julliard (j'ai vérifié ha ha!) mais d'avoir à écrire à Monsieur le Préfet de l’Hérault. A mon humble avis, ces gens du ministère ont fait une erreur sur la personne, ne pensez-vous pas qu'il vaudrait mieux adresser cette requête, comme c'est l’usage, au préfet du département où je désire me rendre? Pour aller chez Madame Gogois j'ai demandé à celui des Alpes-Maritimes, pour aller chez mon ex-mère à celui des Bches-

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du-Rhône, etc... Jean-Pierre, si vous étiez assez gentil pour leur faire confirmer ou rectifier?... Ce genre de démarches est suffisamment lent pour qu’on parte du pied approprié. Ici ça va, j'ai passé hier des moments fort bavards avec Pierre Ajame, il était venu avec force questions précises, je pense qu’il ne me fera pas trop d'embrouilles avec mes' chers petits frizons. Il a emporté des photos auxquelles je tiens énormément, en me jurant de me les réexpédier aussi sec après... comment dit-on? fait phototyper? Enfin, comme toujours je fais confiance, tout en vous mettant au parfum pour que vous puissiez, de votre mâle téléphone, l’incendier si besoin est. Il faut bien reconnaître qu'il y a dans cette secte des affreusetés particulièrement remarquables. Mossé, vous savez? Eh bien, il n’a plus montré le bout de l’incisive depuis sa fuite en Compostelle, et nous qui étions revenus cham­ pignon au plancher le lundi de Pâques pour cueil­ lir le télégramme promis, visionner, croquer l'énhaurme boîte de chocolats-dommages-et-intérêts du retard, etc... Je m’en moque de voir ma figure sur un écran, je connais maintenant, mais je n'aime pas les mecs si menteusement empressés. D... et les Houillères sont également de grandes oublieuses. Bah, à notre tour oublions. Provisoi­ rement. « La Prison » que vous connûtes l'été dernier, avait été bouclée 6 mois, évidemment nous avions copieusement charrié les mémés, ce honteux dessin en fait foi.. Je leur donne des conseils pour leurs prochaines invitations, « on est prié d’apporter son matelas », « une tenue déshabillée est de rigueur », « on baisera », etc... cette innocente jeunesse se réclame de moi, mais 227

vous pensez bien que je me garderai de signer quoi que ce soit. Je laisse ce soin au surveillant chef, je fais le nègre, en quelque sorte. Et le moins possible : la police est devenue bien trop gentille pour qu’on se la mette à dos. C’est tout juste s’ils ne m’embrassent pas, à la P .J., le coup de Roger Frey les rend tout plats... il ne reste plus qu’à attendre la rentrée, parce que, quand même, je me passerais volontiers de ces trimestrielles entrevues. • Pas de brigade encore, mais des promenades dans tout l’alentour pour dénicher quelque mas perdu et y finir nos jours. C’est difficile : ou le décor est banal, ou la bâtisse a des voisins, ou c’est inaccessible en voiture... peut-être,, tantôt, irons-nous du côté de Sète et ferons-nous à votre charmante sœur et son charmant mari une petite visite, intéressée, amicale, et en tout cas projetée depuis longtemps. Puisque nous voilà en famille, faites de grosses bises à tous, Marianne, les cinq, ceux et celles de Nesle, et croyez à mon amitié, aujourd’hui et toujours remerciante. Je vous embrasse. A. Sarrazin.

A Mme Gogois-Myquel.

Montpellier, le 23/4/66

Bien chère maman/16, Comment ne vous découragez-vous jamais

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devant tant d’absurde, d’injustice, d’ignorance... je vous admire et vous envie un peu. Je ne pos­ sède pas beaucoup de cœur, mais mon héroïne n"3, elle, est une franche garce. Au fond, peut-être est-ce tout simplement un aspect de moi, que je vais cacher sous quelques silhouettes imaginaires et, peut-être, la 3e personne au lieu du « je », je ne sais, je tâtonne... voici, tout décousus, grappillés au hasard, quelques passages écrits ces semaines dernières. Evidemment le fil vous semblera embrouillé, mais lorsque je recopierai « au propre » je vous enverrai un double complet. Sans cesse entre moi et le cahier se dressent des visages, JJ., J.P., les gens... j'ai peur, je suis abso­ lument effarée à l’idée d'avoir osé écrire si « cavalièrement » les deux premiers... oh là là ! Je crois que je me complexe... Dites-moi si ce style non-argotique est bien, quand même, le mien. Je vous embrasse très affectueusement. Votre 1/16 , Anick.

A Mme Gogois-Myquel.

Montpellier, le 25/4/66

Chère 1/16 de mère, Pardonnez cette enveloppe', je ne me suis pas 1. A en-tête du Méridional, où Aibcrtinc avait travaille quelques mois.

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remise pigiste, mais j'ai laissé s’épuiser mon stock. Il faut que je vous informe dans les premières j’ai acheté ma tanière avant-hier. Un vieux mas très isolé du côté du pic St Loup et des Matelles, pas loin (16 km) ce qui permettra les aller-retour à la fac, pas cher, 22.000 — évidemment faudra en mettre autant, sinon plus, en réparation, mais... après le brouillon des Cévennes, nous savons comment recréer une maison... il y a l’eau au puits, l’électricité à 10 m, de la place, un pourtour de terrain, et une Vierge au bout d’une allée... je vais appeler ça, provisoirement, l’Oratoire... je rêve de maçons sur le toit, de paniers dans l’herbe, de fauteuils relax sous la verrière, de marché hebdomadaire, de vie en maillot de bain... depuis quelque temps nous en visitons presque chaque jour et commencions à désespérer... je suis arrivée, arrivée... j’espère que ce port nous attachera toujours, quelles que soient nos pérégri­ nations. On commence à brunir, on a faim de salade, je suis très heureuse de cet été qui déjà s’entame. Sous ma flemme j’écris quand même un peu, je me fais toujours faire force progestérone, et le temps n'est quand même pas trop gaspillé. J’ai hâte de quitter le Petit Bard mais, hélas ! je ne crois pas qu’on pourra rendre habitable avant des mois. Je ferai le séjour dans l’écurie et la cuisine dans la citerne. J’aurai des lits, dans le poulailler, pour les gens. Je planterai des arbres pour mes enfants, je... oh là là 1 Et l’acte de vente qui n’est pas encore signé 1 (II faut extrait de naissance et avant, fallait le casier... on a fait in petto ouf, l’œil atone...)

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Enfin, voilà l'été programmé. Je vous prie de porter à monsieur Gogois mille amitiés et je vous embrasse. Votre 1/16*, Anick.

AJ.-P. Castelnau. Montpellier, le 26/4/66 Un an aujourd'hui : « Nous avons le très grand plaisir... » (vous) Heureux anniversaire !!!

Mon Cher Ami Jean-Pierre, Ah! Il faut que je vous fasse participer, dans les premiers, à notre joie; nous sommes depuis avant-hier propriétaires... Après force visites, cir­ cuits, agences et sondages, avons fini par dégotter le mazet de nos rêves : pas trop loin, côté Matelles — Pic St Loup : 16 km, donc près Fac et com­ modités ville; isolé tout à fait, alentour un désert de vignes, cyprès, pierraille; pas trop ruineux... mais assez ruiné — faudra en réparations doubler le prix d'achat, mais si je veux vieux, je ne peux avoir, aussi, neuf. Profitant de ce qu'hier il pleu­ vait à seaux, triste pour Jean-Jacques si le calem­ bour’ n’est pas trop périmé, nous sommes allés ■en voleurs renifler le toit et les gouttières. La l. J.-J. Pauvert habitait à Sceaux.

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baraque ne nous appartient qu'à moitié, faut pour l'acte de vente un délai et un extrait d'acte de naissance qu'Alger n'enverra sûrement pas avant une quinzaine, mais enfin, le sous-seing privé, si jamais le gars se défile je le fous au notaire. J'aime trop cette maison, déjà. J'y ferai ma cui­ sine dans la citerne, la réserve d'eau dans la cuve à pinard, le séjour dans l'étable et les chambres pour amis dans le poulailler. Voyez, pas mal de temps avant qu'habitable. Mais, si vous venez cet été, nous emporterons un panier... Bien sûr, cette planque est entre nous, quelques gens et nous l'adresse ne sera plus en toutes lettres dans Match, je vous assure. A propos, il est venu ici, une de vos lettres aux doigts, une sorte de rimail­ leur nommé Jean Z..., également ignorant de la petite musique et de la prosodie, acnéeux et par­ faitement insipide, mais qui considère votre acceptation de lire ses trucs comme quasi-certi­ tude d'édition... imaginez mon ennui, je le reçois tantôt pour lui dire doucement ce que j'en pense... j'espère à l'avenir éviter ce genre de cor­ vées, je ne retaperai pas le chemin, pour découra­ ger les démarcheurs. Les gens sont d'un sansgêne, d'une suffisance, d'une naïveté... et moi, aussi, je suis trop polie. Allez du balai, et vive l'Oratoire (titre provisoire de ladite habitation). Je vous embrasse euphoriquement.

Anick.

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A J. Castelli.

27/4/66 Mon cher ami.

Ah bon, les comptables procèdent donc par ordre alphabétique. Mais ce n'est pas pressé : je me suis ruinée ces jours-ci, ayant repéré ühe bara­ que à notre goût et ne voulant pas laisser passer l’occase, mais je ne suis pas tenue de verser le solde avant la mi-mai : voyez, cher Jean, d'ici là on se sera revus — j’espère, que font donc ces doteuses de Houillères ? On est là, dans l'expecta­ tive, à vivoter de soleil, de géologie et de littéra­ ture, j’ai hâte d'acheter chevrons et plâtre, de par­ tir du Petit Bard où vraiment notre porte est trop connue, et de m’aller tremper dans le puits, l’herbe tendre et la solitude. Pour ce qui est du papier que vous me demandez, je ne pourrai mal­ heureusement pas l’obtenir avant vendredi : ici la Perception ne reçoit que deux fois par semaine — ce qui ne l'empêche pas de recevoir beaucoup. Nous y étions allés, en février, absolument affolés à l'idée de frauder, fût-ce par omission et ignorance : le gars, très empressé et mille compli­ ments à la bouche, nous a appris que, vu que c'était la première fois, nous serions cette année dispensés du « tiers », mais gare à 67 !... Enfin, je vais faire tous mes effets après-demain, promis, et vous mande ça aussi sec. Très impatiente aussi de savoir quoi pour mon film : il y a ici des gens tels que Jean Malige 233

capables de me donner quelques lumières, lorsque j’aurai des éléments de base en mains. Croyez, mon cher Jean, à toute notre amitié, on vous embrasse et on s’espère pour très prochaine­ ment.

A. Sarrazin» A J.-P. Castelnau. Montpellier, le 18/5/66

Mon cher ami. Il me semble que je ne vous mets guère au fait de ce que je fabrique. Pardonnez : jusqu’à ces jours derniers je vivais dans l’expectative. Mais ce Prix tunisien commence à faire figure de vieux jambon. Alors, voici, je fais comme si rien n’était ni ne devrait être et je m’établis un petit plan. a) Taper, pour voir le volume — car la qualité je suis mauvais juge — les embryons du petit troisième. b) Faire mon adaptation ciné' : suis allée hier voir Malige, cinéaste d’ici assez côté, qui tient les studios du Languedoc, avec sous le bras quelques séquences qu’avais rédigées la semaine passée, à l’appui de découpages qu'il m’avait confiés. Le gars « y était », m’a dit « très chouette, continuez », etc... Donc, je continue. 1. De L'Astragale.

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c) « Adam » m'a proposé de collaborer. Evidem­ ment, je me suis défilée au début, demandé condi­ tions, etc... Il paye tarif Candide alors moi, tout en affirmant que j'étais en mal de temps et abso­ lument les reins traversés de l'épée Pauvertienne (en réalité l'Epéda mou où je passe beaucoup de temps), j'ai accepté de traiter par-ci par-là sujet à leur choix. d) C'est bien, une maison à retaper. Zi s'en va de bonne heure et rentre le soir absolument rata­ tiné, j'ai jour et nuit une paix royale. e) Il se tient du 1er au 30 juin une exposition Peinture, Sculpture, Emaux, etc., aux grottes tro­ glodytes de Haute-Isle près de Vétheuil. Aurons Ortf, Europe, Luxembourg, des tas d'artistes et d'écrivains, des courses cyclistes, des rallyes sur­ prise, des sauts en parachute, des présentations de maillots de bain, des tirs au pigeon sur fond de musique classique, du gymkhana à moteur, du catch et du rythmique. Bien sûr, invitée à l’œil et a parafer les livres, j'étais tentée d’y faire un saut. Mais... tricarde jusqu'à l'os!... Alors le gars qui s'en occupe m'assure au dernier courrier de contacter tous préfets, conseillers municipaux, (dont Soubiran...), capitaines de gendarmerie, concessionnaires de la Maison de la Presse (pour stocker les livres), bref, j'espère que tous ces gens-là unis dans une supplique commune nous permettront d'aller nous goberger quelques jours, disons 10-20 juin, avec tant de beau monde. J'espère, mon cher ami, que c'est seulement un peu plus tard que vous viendrez faire trempette, je tiens trop à vous revoir, hors Nesle, avec votre si attachante tribu. J'oublie beaucoup, croyezvous, ma grande Sarah. Il n'en est rien. Je pense à 235

elle toutes les fois (et c'est souvent) qu'on me pique les fesses pour m'en faire avoir une sem­ blable. Embrassez, je vous prie, tout Nesle et tout chez vous, avec grande affection. A vous, Anick.

A Julien. Paris, 7 juin 1966

« Il ne peut manquer d'arriver quelque chose... » et surtout vvhen un 7!’ Hier trois ans au'en route pour la vanille-framboise! Et aujour­ d’hui, comme de juste, au réfrigérateur... ah mon amour, comme à cette terrasse du Café de Flore où j'attends Faure — pas le président hélas, je me sens malheureusement, abandonnée, triste à flinguer ou à noyer, etc... J'ai attendu pour te le dire d’avoir bouffé avec JJ. Réconfortant car aux alen­ tours de midi j'étais dix bons degrés au-dessous du zéro, ma température actuelle... au « Louis XIII », au son des Quatre Saisons de Vivaldi (eh oui, ironies denses), du melon au porto, des langoustines en brochette et des fraises à la crème. Café. Beaucoup d’amour en nos quatre zyeux mais... bon, au fait cher, je t’em­ brasse, viens vite me le rendre car j'attends ton 1. Le 7 était le chiffre porte-bonheur d’Albertine à cause du 7 février 1959, jour de son mariage.

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arrivée pour me suicider sous tes yeux à moins que —. ce que j’espère — tu ne me retiennes de toutes tes forces. Bref : J.P. a lu, et, connaissant sa diplomatie, son art de ménager, de tergiverser, d’ergoter et d’entortiller pour arriver à ce qu’il veut, (je l’ai vu ou entendu trop souvent à l’œuvre à l'égard des autres) j’en conclus que ma prose n’a plus absolument aucune chance. Demain, j’au­ rai l'autre verdict, celui du patron, mais je crains, sachant comme ils s’entendent, me voir confir­ mer ma peine. Bon, assez là-dessus, les gens sont lourds, Céline avait raison. Ce mec a du retard : 16 h 5. Commence lui aussi à baisser dans mon estime. Je étale mon écritoire sur la terrasse, il prendra la place qui lui plaira, je ne lui en laisse pas. Hier soir ma soirée par contre (piètre consoléchieune!) a été fort gaie. Bva' est grande, un peu forte, un peu vulgaire, je veux dire qu’elle est blonde et se fout du noir de brune, et du vernis désassorti au rouge à lèvres, mais tellement « vivante »... citation (parce qu’elle avait apporté son bonhomme qui porte ((en permanence lui)) un corset encore plus baleiné que l’ex-tien), oui, on parlait fractures et paralysie : « Moi je crois que même dans un fauteuil roulant je ferais des bonds, j’sais pas moi, je bousculerais les gens avec mes roues pour les emmerder », etc... Un pot, j’étais au Schweppes mais ils m’ont ramenée dans le droit chemin, puis tant insisté que me suis laissé emmener dîner dans un petit truc tenu par un comédien qui avait eu le rare courage de reconnaître que pas doué; puis (tjrs polie) ((puis!. Une lectrice qui avait insiste pour rencontrer Albcrtine.

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qu'ils avaient douille)) un dernier aux Deux Magots... (((entre tout ça, les taxoches, les pipes et 16 francs de vanille-cassis, ai claqué 5 sacs hier,.ça ne va pas durer je te jure))) ((((demain j'en claque 50, ce sera plus honorable)))). En fin de compte me suis retrouvée à une plombe du mat, seule devant mon litron de Contrex, mes « Œdipe déchaîné », mes yeux à laver, et aucun sommeil... Dormi peut-être trois heures... c'est dur ce pieu alone, viens cher, tu le rétréciras... Ah! Entretien terminé... le gars est bien : 43 piges qu'on ne lui donne pas, un genre latinromantique-bronzé... Eh bien, sais-tu ? il n'en sait pas plus que je !!... Mais va se rancarder, avant fin juin serai fixée. Je crains qu'entre ce découpage et ce roman, tout ce que j'ai fait cette année soit zéro. Ça aura coûté du papier et c'est tout. Je n'écris plus. J'en ai marre de ce métier, je vais aller vendre des grillades aux touristes, j’aurai au moins l'odeur. Bah! Cette causette m'a retapée (celle avec le mec et la tienne), je vais donner les résultats chez J.J. et ensuite... réjoindre notre cher Eric Mercier, dîner avec Agneêsssse, bref engraisser encore un peu. M'en fous. Je vais me laisser aller : manger, boire, dormir, et surtout ne plus écrire. Mon amour, après après après demain tu es là. Oh vite. Je t'aime. Bibis 100000 Anick FE.

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A J.-P. Castelnau. Montpellier, le 17-18/6/66

Cher ami Jean-Pierre, Il est tard, ou tôt, je ne sais. Zizi respire sage­ ment endormi. Je, en ayant fait autant toute la journée cependant que lui cavalait de droite et de gauche pour rebrancher notre circuit, Prison, Oratoire, etc... n'ai plus sommeil. Pas envie non plus de sortir, ni de lire, ni de mettre le linge à tremper, ni de ranger les bagages encore éparpil­ lés. J'écris. Des lettres, pas des livres. Je voudrais vous dire combien cette décade parisienne m'a fait de bien. Je vois, obscurément, ce que j’ai à faire maintenant. J’ai compris, je ne sortirai point de mon sujet, je leur servirai du sarrazin encore et toujours, tant pis. Je ne suis douée, et si peu, que pour ça. Je sais aussi que je n'écrirai point pour les fins d'année — ce que bêtement j'espé­ rais. Ni spirituellement ni matériellement il n'y avait urgence, mais j'avais honte. Honte de pou­ voir regarder, manger, boire, le reste, être arrivée au bout de mes rêves, sans devoir payer mon écot. Je ne suis pas simple, Jean-Pierre, je ne suis pas « primaire » au sens psychologique, un lieu, seul, me justifiait c'était la taule, et je n’ai plus le. droit d’y retourner : pour vous, pour Zizi. Ça me tue, cette impression d'être maintenant respon­ sable d’un bonheur, ou d’une... comment dire? respectabilité, convention, apparence. Je n’ai goût que pour gâchis, scandale, j’y vois les conditions

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de la réussite, j'y voyais plutôt, ce sont là ferveurs retombées. La bagarre ne me tente plus, et sans bagarre je ne puis rien. Alors, il faut concilier... se dissocier de la facilité et parler, j'y reviens, du « temps des œufs durs », il en reste que je n'ai pas traduit. Je vais essayer. Et je souhaite, veulement, que les circonstances n'appellent pas trop vite un quatrième livre. Je vous parlerai de ces deux der­ nières années. Pas sur le mode sentimental, ni attendri, ni prétentieux, sur aucun mode, avec vérité : juin 64, à nos jours. L'histoire d'un livre, d'une rose Baccara un matin d'août, d'un muguet de 1er Mai, de tout le tapage qui en est résulté et de l'état négatif où ça m'a fait accoster. Je vou­ drais en somme décrire mon impuissance et, disant « Je ne veux plus faire œuvre » en faire une. Pardonnez ce brouillon. A bien réfléchir, j'ai sommeil encore. Je vous embrasse et j'y vais. Anick.

1966

III JUILLET/SEPTEMBRE : VACANCES ET SECOND PROJET

Albertine Sarrazin, après avoir mis au point la ver­ sion définitive de La Traversière, a détruit ce qu'elle avait écrit d’abord. Mais elle en avait ellemême donné lecture — en privé — au magnéto­ phone. Et l'on comprend, en écoutant sa voix, où se situaient ses difficultés : elle avait voulu, en effet, imaginer une histoire faite à la fois d'expé­ rience vécue et d'invention pure; elle avait tenté d'écrire, pour la première fois, un récit à la troi­ sième personne. Aussi sa personnalité apparais­ sait-elle — pour la première fois — comme voilée par un écran. L'effet de choc des deux premiers livres était absent : ce n 'était plus cette rencontre directe, immédiate, du lecteur avec un tempéra­ ment d'écrivain exceptionnel. Certes, la langue était parfaite, comme toujours, et l'observation aussi aiguë, mais avec une sorte d'effet d’éloignèment. La jeune femme, qui venait d'être comblée par tant de gloire, eut un coup de découragement, et d'anxiété pour l'avenir :■ avait-elle perdu la confiance de son éditeur? La pensait-il épuisée littérairement? Elle avait écrit, en prison, pour un seul juge, un seul critique : elle-même. Quel

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désarroi devant la feuille blanche, s'il fallait désormais plaire à d'autres que soi... L'été venait. Elle pensa qu'il était trop tard pour publier son prochain livre à la rentrée, comme elle l'aurait tant voulu. Elle se remit au travail avec vaillance, mais sans hâte, et, cédant à l'insistance des amis qu'elle s'était faits en Tuni­ sie, elle se décida à prendre en août quelques vacances, « très peu littéraires », dit-elle, en tournant le dos à ses soucis immédiats. Julien, occupé à restaurer l'Oratoire, ne l'accompagna pas, jugeant peut-être aussi qu'elle avait besoin d'un vrai dépaysement. A J.-P. Castelnau. Le 21/6/66 Cher Ami Jean-Pierre, OK donc pour vendredi. J'ai écrit au Louisiane pour la carrée — ou la ronde, ou la baignoire du palier, ce qu'ils auront. Avec la grève prévue me faudra peut-être rester jusqu'à lundi, on redescen­ dra en stop, ce dernier me rajeunirait... de toute façon je me présente à Nesle sitôt parée pour l’objectif britannique. Je vous gribouille ça du lit, depuis samedi ça ne va pas fort la carcasse, dommage, il fait bon sous les platanes de l'Oratoire. Mais je compte bien m'aspiriner à mort et grimper vaillante jeudi soir. D'ici là je vous embrasse, à Nesle et à Bara, tous très affectueusement.

Anick.

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A Mme Gogois-Myquel.

Montpellier, le 21/6/66

Chère maman/16, r C'est aujourd’hui l’été et c’est toujours la vie. Bien que plutôt morte je continue donc à vivre avec le soleil. Je ne me rappelais pas vous avoir écrit depuis l’Assemblée, mon carnet de bord parisien a été un tel fouillis ! Hier, j’ai vu M. Bastide, à l’occasion de démar­ ches fort embêtantes à St Hippolyte : voir un huissier pour oncle, il est jusqu’au cou dans cette affaire de Butagaz et nous, les neveux sachant écrire et parler, il est bien normal que nous l’en dépatouillions. Mon « inventeur » m’avait écrit le même jour que vous, pour me traduire son plaisir de l’entretien à la Coucarelle (qua ?) : je l’ai réen­ registré hier avec une égale attention, Bastide radote un peu, je n’ai personnellement aucune déférence pour l’âge, mais je l’aime bien, non à cause de son intervention pauvertienne mais pour l’acharnement qu’il met à rester dans le coup, pour son amitié de bien avant Albertine, son dynamisme qui fait honte à mes 29 ans déjà « flingués ». Oui chère maman, je suis complète­ ment — n’en dites rien à personne — au fond... mon découpage est du zèle, j'ai fait un boulot de metteur en scène alors qu’on ne me demandait qu’un résumé visuel, et le metteur en scène luimême n’est pas encore précisé... cela ne serait rien, je ne suis pas tellement pressée de voir salo­ per mon œuvre, mais ce qui me turlupine, c’est le 245

petit 3 e... J'en ai soumis des embryons aux 3 J, à l'unisson « je n'ai pas trouvé le LA »... j’espérais tant le sortir cette année... tant pis. Rien n'urge côté finances : 16 traductions en pourparlers, dont 9 signées sûr, 500 billets tous les 15 -* déc/67, un paquet certainement confortable de droits en avril prochain. Mais vous savez, vous, le dilemme d’une bonne femme qui a toujours beso­ gné — écrit en l'occurrence — « contre », et qui maintenant doit tenir compte de la facilité... j'aime Zizi et la liberté, pourtant ils ne me suffi­ sent pas, et pourtant encore je ne veux pas, je n’ai ni le droit ni l'envie de les perdre... concilier, c'est la seule solution, mais c’est plus difficile que je n'aurais cru. D’autre part, je crois que, trop vite et sans transition, j'ai voulu m'évader de moimême, histoire de « feinter » mon lecteur... je pense qu'il faut lui servir ce qu'il avait prédit, la suite d'Albertine... en attendant, je chôme et ça m'ennuie, malgré la mer, l’Oratoire, le haie, les nuits et les journées douces... ça ne me « justifie » pas. Après-demain, je remonte à Paris pour une interview avec Mireille Darc, pour le journal « Lui ». Ça ne m'amuse guère mais... optique mer­ cantile « ça me fera de la publicité » dans ce canard plutôt luxueux-sexy. Après... je vous récri­ rai car je ne dessine aucun « après ». A monsieur Gogois, Claire, tous et vous-même, mon amitié très attentive.

Votre l/16e,Anick.

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A Julien. Paris, 24 juin 1966'

Vive notre amour de Saint Jean, huit ans, ciel... et j'expire encore à cette évocation... blondeur du Ricard et de toi... J’espère chou que tu auras ceci à temps pour demain, comme ça je télégraphie pas, de toute façon je te sais, lundi, au premier train. Je t'écris comme j'aime, vautrée et man­ geant dans le papier du traiteur, heureux per­ sonne n’a songé à m'empiffrer ce midi. Chez J.J., semble meilleure ambiance : ai vu Desch, tu sais l'éditeur boche, avons longuement (via truche­ ment) bavardé, chez Jean. Sa femme (à Jean) était là, m'a énormément gratifiée pour les Baccara... ensuite le photographe britannique m'a empoi­ sonnée pendant une heure, balade à la recherche des rues les plus sordides, les murs les plus suin­ tants, les porches les plus méphitiques... pas sou­ rire... pas de soleil... brr ! Là je vais partir à Boulogne (en métro, 8 frs de taxi ce matin, ça va comme ça), car le truc se passe chez Mireille. J'espère qu’elle a de buvables choses dans son frigo. Mon amour, vive nous encore, vite fêter ça et se une fois encore remarier. J'ai les tuyaux pour percepteur. T'expliquerai viva voce. Je t'embrasse comme tu aimes, comme je t'aime. Ta petite femme for ever,

Anick.2

1. Anniversaire de la Saint-Jean 1958, où Albertine et Julien avaient décidé de vivre ensemble toujours. 2. C'est ici que se tait définitivement le journal intime d'Albertine.

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A Mme Gogois-Myquei.

Montpellier, le 1/7/66 Chère maman/16,

Affreuse moi, j'avais parlé de vous envoyer les photos de l'Oratoire et, en triant, je m’aperçois avoir complètement oublié! Je mets les négatifs dans mon sac, vais essayer d'y penser. Excusezmoi, Dieu sait pourtant que cette maison nous hante jour et nuit! Il y a eau et lumière, Zi s’at­ taque à démolir le toit... en écritoire, je suis tou­ jours en période stérile... mais, enfin, j'ai réussi à voir, imprimés, quelques poèmes et « L'affaire St Jus » que vous avez lus autrefois. Voici comment : vous ai-je parlé de La Prison? C'est le nom d'un caveau estudiantin d'ici. La seule boîte que je fré­ quente d'ailleurs. Cette prison a été fermée 6 mois, officiellement pour tapage nocturne, et en réalité sur plaintes médisantes ou calomnieuses, mœurs, racolage, Ben Barka, exhibitionnisme, trafic d’alcool, je vous assure qu'ils ne lui ont rien passé à mon petit Surveillant-Chef! Moi, j'ai fait toute la publicité possible, j'ai amené la Télé, divers photographes de presse, etc... mais là, vrai­ ment, je n'ai pu qu'attendre la réouverture... la bourgeoisie et la police sont deux éléments que je ne voulais pas me mettre à dos, d'autre part, je ne demandais pas mieux que d'aider ces minets... « Matricule » est une petite revue, un numéro par an, dont le premier en 65 consacré au Prix litté­ raire organisé par la Prison. Le 2 n" sort ce mois-ci : j'y écris une lettre, au sujet de cette sanc­ tion. Sur le mode que je pense le meilleur, drôle.

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Au moins se voulant tel... + poèmes + nouvelles, + de très bons dessins d’une femme caricatu­ riste, encore réduite à vendre 1 F ses croquis mais oue j’aimerais voir un jour suivre Faizant. Elle doit grimper... jugez-en, je vous envoie Matricule dès qu’il aura paru. Je ne demande pour salaire que quelques exemplaires pour envoyer, à vous, à ceux de Nesle, Bastide, etc... Je suis malheureuse : pas de livre, pas d’en­ fant... Mais enfin, on nage et on s'aime... le reste, au fond, je puis l’attendre. sans impatience, je pourrais... mais j’ai l’idée un peu morbide que j’ai besoin de malheur... pour ne pas être malheu­ reuse — ça tourne... ma tête est en fouillis... et puis il vient un petit soleil, un panier de fram­ boises, et tout est clair, et ainsi passe la saison... L’interdiction est mal en point : j’espère qu’à la rentrée on arrivera à l’achever. J’irai alors vous voir. Faites toutes mes amitiés à Claire, à Rita, Kim, .tout le monde de l'Abreuvage que je connais, et recevez mes plus affectueux baisers. Votre 1/16°, Anick.

A J.-P. CasteJnau. Montpellier, le 5/7/66 Mon Cher ami,

Voilà des invitations pour la « prison ». Vous n’y viendrez pas encore je sais, mais j’aime bien faire voir les dessins de Marie-Christine qui, à

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mon avis, a un talent remarquable. Je vous enver­ rai le « Matricule 002 » illustré par elle. L’impri­ meur, cet affreux! en a tiré, en exemplaires non corrigés... 500... et promet le reste... pour la ren­ trée. Je vous assure que je suis dans une belle vacherie et vais mander Paule-la-Belle lui faire un peu de charme persuasif... Zizi démolit la baraque... je, un peu ahurie du saccage, mais autant bien retaper que mégoter sur les moyens... Gros baisers à Sarah, tous, et vous. Anick.

A Mme Gogois-Myquel. Montpellier, le 5/7/66

Chère maman/16,

Voici : — Une invitation à la Prison, Marie-Christine promet entre Siné et Faizant, et moi... je me fais verser mes droits d’auteur en hydromel, la bois­ son mise à la mode en ce caveau par une jeune normalienne fille d'agriculteurs. — Des photos de rOratoire; celle portant une croix verso est la plus récente... après démolition de la façade, celle qui penchait et qu'on aime mieux retaper entièrement qu’étayer à petites lichettes de béton, tirants, etc... un peu ahurie, moi, devant le saccage et la poussière, je lui dis « casseur, va! », mais je lui fais confiance, ainsi qu'à notre ami, architecte d’ici, et notre adorable et fort compétent petit maçon espagnol. 250

J’espère en octobre qu’une pièce sera prête, j’y entasserai tout le fourbi et m’y cacherai, car j’en ai marre de tous les enquêteurs, admirateurs, gri­ bouilleurs et tapeurs qui passent ma porte. Que c’est fastidieux la gloigloire !... Vrai, je ne pensais pas m’en lasser si vite et, au fond, je serais ravie qu’un nouveau livre me livrât, non plus aux sous-ordres mais à nouveau à ceux de Paris... je vais l’écrire, je sais maintenant dans quel sens. Mais ne le sortirai que l'an pro­ chain... tant pis. Bon Abreuvage à tous ses hôtes, embrassez-les tous pour moi et croyez à toute mon affection.

Votre 1 / 16e, Anick. PS. Voilà aussi une vue de notre citerne. A Mme Gogois-Myquel.

Montpellier, le 13/7/66 Quel anniversaire chère mère/16... 13 ans que débarquais, par voie de fugue B.P.‘, à Paris, en pleins lampions et pré-bals... ah! J’étais très satis­ faite de la capitale, je croyais que c’était toujours ainsi., j’ai vieilli, je ne danserai pas à la Bastille ni ailleurs cette fois-ci; je pars demain au Grau du Roi, où une amie (épistolaire) passe les vacances avec son enfant et son décorateur de mari. Je vire à la négresse... j’ai l’amour de la peau brune. Zizi tente de me rattraper, mais comme il fait le béton 1. Bon Pasteur.

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en pantalon, il y a deux hommes en lui, dont un blanc. (...) Je partage votre chance anglaise : mon éditeur m'a invitée (l'éditeur anglais bien sûr, JJ., lui... je suis la vieille maîtresse’!) à Londres pour la nais­ sance de « The anckle bone ». x J’irai, pour les mêmes raisons, au Danemark... très ravie à l’idée de voir un peu de pays. Pour l'instant, je me partage entre ma Prison, la plage, un peu de gribouillage (eh oui ! Recommencé à zéro, encore une fois...), le marché et l’inspection des travaux en cours. Embrassez pour moi tous vos charmants hôtes, croyez à ma toute affection.

Anick.

A.S. (l’habitude de signer « officiellement », pardon...) A Mme Gogois-MyqueL Sousse, le 8/8/66

Chère maman/16, Grâce à vous — en somme : sans vous, pas de Cavale; sans Cavale, pas de Prix des 4 Jurys; sans prix, pas de Tunisie et le désir subit qui m'a reprise d’y honorer les offres pressantes que me font depuis mars mes amis de la Culture, du Tou­ risme, etc... : « Revenez. » Je suis revenue vendredi et voudrais bien m’y

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prolonger longtemps. Mais d’autre part j'ai quelque remords d’avoir laissé Zi aux prises avec ses restaurations — c’est lui qui l’a voulu, remar­ quez — mais être tunisien aoûtien lui eût été paradisiaque comme à moi-même — alors je rentre le 20. Ce voyage aller en 4e valait à lui seul le déplacement : jamais je n’aurais cru qu’en 66 il pût exister, ailleurs que dans les pires prisons, un tel effroyable mélange de crasse, promiscuité, manque d’hygiène et tout. Etions parqués à plus de 700 dans les entreponts, prévus pour 300... la nuit sur le pont où heureusement il y avait du jerk et des guitares... le débarquement où j’ai failli périr étouffée sous la poussée... enfin, après douane, change, etc... (nouveau tout ça, en mars, j’étais la Reine et n’avais eu à m’occuper de rien), j’ai enfin retrouvé mon ami N... venue m’at­ tendre... et depuis... je venais « incognito » mais j’ai quand même dû nager et déjeuner avec C... (Ministre de la Culture) et j’en ai d’autres en pers­ pective... mais, en caleçon de bain, un ministre n’en est plus un... Je nage, mange, chante, voyage, vois des soleils et ressens des eaux incroyable­ ment chauds et doux; j’ai assisté à un mariage (vêtue moi-même plus tunisienne que la plus tuni­ sienne)... ici je perds le complexe des cheveux fri­ sés... j’en tire des wagons de photos. Je vous enverrai. Ainsi que « Matricule », que j’ai enfin touché avant mon départ : mais, absorbée par les valises, n’ai pu encore faire les paquets. J’ai apporté ici quelques exemplaires : « la Prison » va devenir cadeau international... Chère madame, j’espère que vos vacances sont également heureuses : how ce voyage à Londres ? 253

J'espère quand même parler avec vous cette année. Je vous embrasse et salue tout l'Abreuvage avec grande et euphorique amitié. Votre 1/16*, Anick.

A J.-P. Castelnau. Montpellier, le 2/9/66 Mon cher ami Jean-Pierre,

C'est chic d'avoir accepté de brancher le cra­ paud. Je voudrais bien, j'en bats des mains par avance, qu'il ne refilât rien rien et qu'on pût se goberger sur sa soie. J'ai beau avoir paumé, cette semaine, une briquette sous forme de ferraille (irréparable la guindé! 10 sacs à la casse!!), j’at­ tends quand même davantage la vente pauvertienne que les détritus dorianais pour payer les murs de l’Oratoire. On espère, ce mois-ci, arriver à poser le toit. Zizi s'est reposé hier car il porte quand même quelques bleus, mais après quelque massage, vibrant ou autre, le voilà re-apte au bou­ lot. Moi... j'ai récrit une cinquantaine de pages. Les mêmes, quoi... mais à la 1 * personne et dans la vérité, puisque je ne suis bonne qu'à me racon­ ter... ! Moi Jean-Pierre je ne me pose pas de question seul Zizi en est encore là. Il m’a raconté ses per­ plexités et leurs suites téléphonées. J’ai grondé, car moi j'ai passé le stade... ces problèmes, pour moi, sont résolus depuis ma dernière escapade

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parisienne... voyez-vous j'avais fait l'expérience passionnelle, je croyais l'avoir bien brûlée dans l'Astragale, je ne pensais pas retomber dans le panneau... et j'y étais en plein, somme toute! Sous une autre forme, être éditée s'apparentait à être aimée... je croyais qu'on allait toujours vivre, Nesle et moi, au 40° de l'été passé... je me sentais proprement, ce printemps, la vieille maîtresse, la savate quoi ! Au sortir de toute passion, restent les cendres, ou les braises... vous avez su me faire admettre que ces dernières continuaient leur ron-ron, merci. Exigeante moi, très, trop, je sais. Je com­ prends les choses très vite, niais il faut parfois me les expliquer longtemps... Zizi comprendra aussi. Et puis, peut-être, parviendrai-je à vous faire ce petit troisième, lorsque j'aurai perdu le souci de vous plaire... c'est ça qui me tue, le souci, le trac même de vous! Savez-vous, Jean-Pierre, que par moments vous êtes... redoutable?... Bon. Voilà. J'ai encore écrit, trop. Tant pis, je vous le mande, sans relire. Et je vous embrasse. Anick.

A J.-P. Castelnau.

Montpellier, le 14/9/66 Mon Cher ami Jean-Pierre,

Lundi, enfin, j'ai pu embrasser ma (de plus en plus grande) Sarah : entretien bien bref mais très au calme, sous les arbres que l'orage de l'an der­ 255

nier m'avait empêchée de bien apprécier. Je suis très fière et très intimidée de ma filleule, elle « s'élance », elle jacasse très bien, autant que moi... il se dessine sur sa frimousse une sacrée ressemblance indécelable l'an passé... quand la baptisons-nous ? Heureux, je n'aurai pas à la tenir sur les fonds : avec mes gros bras... dommage qu'on se soit tous si peu vus cet été : mais j'ai l'impression qu'on rattrapera, les mois pro­ chains... ça se précipite tout doux dans ma cabo­ che, je crois ce coup-ci avoir attrapé le filon d’Ariane. J'ai vu « ma » journaliste hollandaise : s’est pointée ici accompagnée de son mari, qui m'a tiré un wagon de photos — munie d'échantillons de son journal, bien que je n'entravasse pas un traître mot ça m'a semblé correct. Peut-être à cause du papier. Glacé bien sûr. Les ai dégelés avec quelques solides perroquets, ils sont partis tout attendris... bah, un de temps en temps, comme ça, ça entretient la faconde... mais j'ai l'impression maintenant de raconter de si vieilles choses, périmées, dépassées... je suis toujours devant... Confinée à la cambuse par manque de voiture et mépris du transport urbain, je lis, mijote des petits plats et des bouts de phrase... cette fois, tant pis, je ne vous montrerai qu'achevési je ne me casse pas une patte (et même...) j’espère en venir à bout pour Christmas. Oh là là, quel beau Noël ce serait. Je vous embrasse, tous et toutes à Nesle et Bara et Zizi m'accompagne... Anick.

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A J.-J. Pauvert.

Le 17/9/661 Avec quelle douleur, mon cher Jean-Jacques, ne me préparais-je pas à franchir ce cap redouté, à aborder aux rivages de la vieillesse... ah ’ Ça fai­ sait mal. Et puis, vos roses sont arrivées. Du coup je veux bien avoir tous les jours vingt, ou trente, ou soixante ans. Merci à vous, tous et toutes, pour votre amitié et votre mémoire, aussi fidèles, je vois, l'une que l'autre. Je vous embrasse...

Albertine. A J-P. Castelnau. Montpellier, le 19/9/66

Mon cher Jean-Pierre, je n'ai eu votre lettre que ce matin, mais ainsi j'ai prolongé la fête... merci de toutes ces gentilles choses, dont cette phrase « l'intelligence donne à l'amitié quelque chose d'incomparable » : si j'étais sûre que vous en êtes intégralement l'auteur je vous la piquerais, pour l'afficher en exergue sur ma porte ou, simple­ ment, la glisser dans un bouquin... mes livres sont un tissu d'emprunts, après tout les gens (fus­ sent-ils les plus cons) ont parfois de ces trou­ vailles, je pense à certaines sorties de mon tonton des Cévennes... et je me désole de penser que tout le monde n’en profitera pas. Alors je me sers. 1. Anniversaire d'Albertine.

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Mais revenons à nous : c'est vachement flatteur d'imaginer Jean-Jacques parlant à Hachette sur le mode indicatif, de mon modeste (pas tant que ça au fond) talent... je voudrais tant, et c'est là le malheur de ma vie, lui plaire ! . Les roses sont entrelacées avec un bouquet envoyé par un admirateur (vous voyez le genre, m’envoie compliments et Interfloras pour passe­ port à l'insipide et inévitable manuscrit que, moi, pôvre! suis à son avis capable de vous faire admettre... mais ce sont là rançons du métier... je cisaille beaucoup, mais il en reste... surtout ceux qui me prennent moralement !...) je disais donc la pièce est un vrai reposoir, les épines me grif­ fent suavement, regarder une rose est une des plus grandes joies que je connaisse. J'écris, un peu. L'histoire de 63 à mes jours. J'en suis à l'été 64. Ça me plaît bien... oh! Doucettement : une page par jour environ. Mais peu à peu je me délivre de ces hantises, l'argot tabou, les yeux des gens, me renouveler, etc... pourquoi ne pas, tout simplement, leur en servir de (tout simplement) gratinés, des vrais, des vivants, des sincères... je n’osais pas parce que a) montrer certains aspects de mon anatomie men­ tale n'a rien de glorieux, b) peur de faire mal à certaines gens. Mais tant pis : Albertine d’abord, je fonce. Je vous embrasse. Merci de m’aider si gentiment à vieillir...

Anick.

1966

IV OCTOBRE/DÊCEMBRE : LA TRAVERSIÈRE

Au début d'octobre 1966, Albertine soumet'à ses éditeurs la seconde version du roman qu'elle est en train d'écrire. Cette fois, ils sont enthousiastes. J.-P. Castelnau, à l'occasion d'un voyage à Mont­ pellier, le 7 octobre, invite à déjeuner Albertine et Julien, puis, au dessert, il propose un défi étonnant : il demande à l'écrivain d'achever son livre pour les premiers jours de novembre, sans en rien dire dans les milieux littéraires qu'elle ’ fréquente. Ainsi, le livre éclatera comme une bombe, à la suiprise générale. Albertine, enchantée, se sent des ailes. Le pari sera tenu. La Traversière, écrite, imprimée, corri­ gée en un temps record, brillera aux vitrines dés novembre, avec le même succès que ses aînés, A la fin de l'année, Albertine et Julien quittent leur petit appartement pour s'installer à 1'0ratoire. Tout est en place pour une nouvelle année heureuse autant que glorieuse...

A J.-P. Castelnau. Montpellier, le 8/10/66 Mon cher ami Jean-Pierre, à cette heure, sauf déraillage mais ça ne peut pas arriver à mon enfant, vous débarquerez gare de Lyon, je suis sur pied de bon matin, voyez. Le 7 est mon chiffre (17 septembre 37, 7 ans de taule, etc...), quoi de surprenant donc en hier? Oh, je cavale, folle Albe qui te vois déjà en traversière! Mais je ne puis m’empêcher d’éprouver... euh... voyez dernier paragraphe du chapitre VIII... « onde de couleur lisse »... je vais savoir- long, très long, très fer­ vent week-end se prépare... J’ai pensé, en titre, à « Les Traversières », « la » m’ennuie, l’attrape-gogo, l’atrabilaire, la trachéeartère. Et effectivement « ière » est beaucoup plus sonore, la flûte allemande, que « ier ». Zizi vous avait écrit deux recto-verso : je ne vous en envoie que l'enveloppe mais on les garde en souvenir. Il est impossible quand il commence à gratlouiller son état d’âme! Faut quand même bien dire, avec lui, que vous eussiez fait une sacrée brillante carrière in. Ambassades. C’est du viol, c’est du rapt, mais je crois que je vais me laisser prendre. C’est trop marrant, d’imaginer la gueule des ôtres, les GG, les journalistes, les jujujuristes... Ah, Jean-Pierre, je vous embrasse quelque peu tremblotante, vive le loup au fenouil le Lou le mien et nous tous.

Anick.

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A J.-P. Castelnau.

Montpellier, le 8/10/66 Mon cher àmi aujourd'hui je suis contente : pour ne pas trop penser au verdict j'ai écrit, un peu, mais tout à fait comme j'aime. Nous parlions hier, vous souvient-il ! Des trucs à ne pas raconter « pas même à son ombre », et aussi du tartare à belles dents : la première chose je me suis empressée de vous la faucher, la deuxième d'y faire croquer mon héroïne... mais en d'autres cir­ constances. Je vous ci-joins une partie de mon travail que je trouve absolument poignante. Ahl Que long ce dimanche, j'appréhende! Je vais m'acheter une bouteille et me filer une cuite valable jusqu'à lundi le facteur, je crois. De gros baisers à ma grande Sarah et à vous tous de la forteresse de Nesle et de... mais qui est donc ce Joseph Bara? Mon vieux dico semble n’en avoir que pour l'autre...

Anick.

Extrait Chap. IX ...Et demain, pas plus qu’hier pas plus qu'autrefois, aucun de nous n'abordera le sujet. Et moi non plus, même à mon ombre je ne raconterai jamais rien, faut pas qu'on y compte : le vol c'est comme l'amour, c'est des gestes et parfois l'éblouissement au bout, ça se fait en silence, la nuit, au chaud des maisons ou sous la bienveil­ lance des étoiles, c'est Noël et le Père Noël n'a

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jamais écrit ses mémoires. Le vol c’est aussi la tête coupée ou trouée, la vie tout à coup vidée - comme des étriers, ou lentement comme du sang, si l’on rate la montée en l’air, si l'on confond avec la nuit l’œil noir du revolver; c'est les yeux au bout des gants, les yeux à chaque pore, les yeux et les ailes délicates sous chaque pas. Je passe les mains sur votre visage, vous me respirez régulièrement dans les doigts, je pro­ mène ma lampe chez vous, sur vous, de derrière mon mouchoir; et si votre traversin est vide, si votre matelas est plein, après vous avoir fait ratisse comme ça donne faim et soif je vais faire un petit tour dans votre cuisine, je débride l’énorme bouton-pression de votre frigo et je mords à belles dents dans votre rosbif pour demain. Vos alcools je les bois un peu plus loin, dans la voiture, en regardant le soleil se lever, triomphant, sur ma liberté. Cette nuit, hélas, je devrai me contenter de ces souvenirs : « dans son état » on .n'a plus le droit de faire d’imprudences. Une femme enceinte, fût-ce d’un bouquin, ne prend pas le risque de faire avorter d'aussi magiques espérances : plus tard, peut-être, devenue poulain chez Madrigall, j'oserai lui demander la permission de retourner pondre en cabane mon petit deuxième; mais pour l’instant, je ne connais pas sa mentalité et je me demande s’il ne vaut pas mieux rester dehors pour le surveiller un peu.

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A Mme Gogois-Myq uel.

Paris, le 11/10/66

Bien chère maman/16, . Eh oui, re-parisienne je, pour quelques heures seulement : arrivée à 7 h 45 je repars à 22. For­ cing, surprise, corydrane, je suis littéralement soûle. Figurez-vous que J.P, est arrivé vendredi à Montpellier passer le jour, a lu mon embryon, me l'a proprement escamoté... Et après déjeuner avec J.J., cogitations, pala­ bres, critiques, et tout et tout, j’ai décidé de les écœurer tous (les autres!) en essayant, je dis bien essayant mais je dois y arriver, de terminer, retoucher le truc pour... le 1/11. Ouille! Ça va être serré. Mais j'aime jouer et J.J. aussi. Ceci bien sûr strictement entre le clan, vous et moi, il faut que l’effet-surprise soit maximum... ne pas le dire à son ombre! Je vous embrasse très très euphori­ quement, Votre Anick,..,

A J.-P. Castelnau.

Montpellier, le 13/10/66 Mon cher ami Jean-Pierre, voici ce que j’ai scot­ ché sur ma porte : « L'auteur se trouve plongé jusqu’à la Toussaint dans le plus intense forcing cérébral. Donc, à moins que vous n’ayez : — Un rendez-vous; 265

Un pli urgent, un colis; Un bouquet d'Interflora; A moins que vous ne soyez son mari, vous êtes prié de : — Laisser un message dans la boîte aux let­ tres; — Ne pas démolir sa porte; — Ne pas tourmenter son loquet; — En un mot de ne pas lui casser les pieds. » Moi je me casse la tête... et les ongles. Ayant bien entendu confondu les manuss j'ai laissé sur votre bureau le. vôtre et emporté, tout nu sans mentions marginales précieuses, le mien. Bah, je me débrouillerai quand même. Je vous embrasse avec enthousiasme. 1 Anick, Titine Sarradzine.

A J.-P. Castelnau. Montpellier, le 15/10/66

Mon très cher ami, To-day j'ai pondu (entre autres) le passage auquel vous m'avez semblé tenir tout parti­ culièrement : et en avant la bonne bidoche! J'en suis assez satisfaite... ce soir Zizi est rentré, je venais tout juste de prendre mon bain, la vais­ selle d'hier trônait sur la pile... j'ai passé un stu­ dieux, un merveilleux dimanche. Excusez les fautes de frappe, les doigts me pèguent de fatigue, c'est vraiment la première fois de ma vie que j'ai

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autant tapoté dans la même journée. Mais demain, repos ! Les caves au boulot... et peut-être nous aussi, somme toute. J'ai envoyé ma bouille, surmontée de celle de Zizi, à ma grande Sarah : comme j'ai pas recom­ mandé, si elle n’a rien d’ici une semaine, dites-lemoi que je lui en envoie une autre. J’embrasse votre famille et vous-même très affectueusement. Marianne? How?...

Anick. A Mme Bourgeois.

Montpellier, le 18/10/66 Ma bien chère marraine, Excusez-moi de vous écrire à la machine sur un papier machine, mais vraiment en ce moment je tape en mangeant, je tape en dormant... excusezmoi aussi de ne vous avoir donné, que ce soit à la main ou à la machine, aucune nouvelle depuis si longtemps... J'ai passé des vacances merveilleuses en Tuni­ sie (incognito cette fois), suis rentrée début sep­ tembre, et je commençais doucettement la rédac­ tion d’un petit troisième, sans me presser puis­ qu'il était bien entendu qu’on ne le sortirait que l'an prochain. Et puis... voilà que mon directeur littéraire vient « par hasard » faire un petit tour en Languedoc, lit mon début, me le subtilise pro­ prement (ça se passait le 7 octobre), le donne à Pauvert qui m'appelle sur télégramme à Paris, je fais l'aller-retour en 48 heures, et voilà : je me

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retrouve engagée dans un pari absolument dément, finir et retoucher le truc en trois semai­ nes, le sortir par surprise au moment des Prix alors que toute la presse ricane déjà « Ha ha! Rien chez Pauvert cette année! », je ne sais pas si je vais y arriver, je suis dans le forcing cérébral le plus intense,je marche au Corydrane... mais quand même, ce serait un bon tour à leur faire à tous. Je dédie ce livre, qui s’appellera je pense « Les Traversières », à mon ex-père le médecin-colonel R... Tout ce qui devait être raconté l'a été, et cruellement je vous assure, tant pis pour les réac­ tions, tout ça j e l’avais dans les tripes depuis trop longtemps. C’est, en même temps, l’histoire d’un manuscrit. Enfin, ne parlons pas de la peau de l’ours, tuons-le d’abord... je m’y emploie de mon mieux. Je vous embrasse, Marinelle et vous, très affec­ tueusement, je suis drôlement contente que vous soyez enfin logée à votre goût. Zizi me charge de vous transmettre son souvenir très sympathique. Anick.

A J-J. Pauvert. Montpellier, le 20/10/66 VARIATIONS EN POINT D’INTERROGATION MAJEUR

Pour flûte traversière et Directeur littéraire. — Comment, pas trouver d’éditeur ? Et le compte d’auteur? 268

Et l'acompte pour le compte d'auteur? Et la pince-monseigneur? Et si j’aime mieux l'éditeur? — Votre casier judiciaire, auteur? Es-tu ou n'es-tu pas auteur ? Comment ne pas être l'auteur ? . Es-tu vraiment à la hauteur? Es-tu footballeur amateur? As-tu l’indulgence du bonheur? Es-tu trois-quarts ou bien pointeur? Est-ce pour la Toussaint ou pour la Chande­ leur? Es-tu bien Jean-Jacques Pauveurt? Ecris-tu bien la Traversieur ? La saisis-tu à l’huile Lesieur? Puis-je vous embrasser monsieur? Gachassine1 Sarrazin.

A Mickette Nossoff2. 23 octobre 1966

Eh bien ma chère amie, pour un coup de forcing, ' pour un coup de dingue, pour un coup à la Pauvert et à la Sarrazin, c'est un bel exemple dans le genre : retaper entièrement et achever La Traversière demandait trois bons mois, j'y suis parve­ nue en deux semaines : j'ai attaqué aujourd'hui, et avancé de huit pages, mon dernier chapter. Rien ne dit, bien sûr, que là-bas ils vont l'accep­ 1. Scs éditeurs avaient dit à Albertine : « Vous êtes le Gachassin de la rentrée littéraire. » 2. Une lectrice enthousiaste dont le ton plaisait à Albertine.

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ter, qu’ils ne vont pas encore ergoter sur les détails et remettre ça aux Calendes de Mars, mais enfin, il m'est tout à fait égal, surtout envers vous, de vendre la peau de l’ours encore vivant ce qui m'embêterait, c’est de faire ricaner les bons petits amis de la Pressé, je préférerais leur foutre un grand coup, rran, dans les dents. Je sens que si ça marche on va considérablement se marrer à l’époque des Prix — que je ne brigue pas, rassurez-vous : j’ai eu celui des 4 Jurys et encore par surprise, ça va comme ça. Je pense que vous pouvez déficeler votre bâil­ lon au premier cancan journalistique : rassurezvous, ça ne saurait tarder. Votre genre me plaît (ni graphologue ni cri­ tique épistolaire, moi, non, c’est l’odeur générale de vos bafouilles), j’ai des tas de, disons d'amis puisque vous m’en attribuez, què je n’ai jamais vus et ne verrai peut-être jamais, ces « milliers d’inconnus brusquement entrés dans le plus intime de moi-même » (citation La Traversière, eh oui, déjà!), tous les correspondants, etc... alors, pourquoi ne pas vous compter parmi eux ? Allez, mille albertineries amicales, donc.

A. Sarrazin.,

A J.-P. Castelnau. Montpellier, le 25/10/66

Mon cher ami Jean-Pierre, Comme la Toussaint m’embête avec son pont, 270

comme les préposés m'empoisonnent avec leur grève de 24 heures, comme l'auteur m'emm... avec sa Traversière, je vous envoie celle-ci aujourd'hui même, recommandée expresse. Reste à savoir quand vous allez la toucher. Il y a beaucoup de feuillets qui ne sont que des doubles : j'avais à moment donné un ruban-détri­ tus plein de trous, c’était encore moins présen­ table. Excusez de toute façon les négligences de frappe, d'interligne, de netteté, etc... Ce qui compte au fond, c’est pas les interlignes mais les lignes, je crève d'appréhension (voir page 148, lignes du bas), mais enfin quoi qu'il en soit je vous repasse le ballon, ouf, j'ai les bouts de doigts spatulés, le cerveau vidé, la verve émasculée. Vous verrez : les emballages pour l'éditeur, les bouteilles vides pour le tonton, et le scotch pour l'écrivaillon, je vous ai mis des belles brassières, mais le môme, ouille! Est-il prématuré, est-il à terme, est-il vigoureux, est-il cul-de-jatte? Ditesmoi vite... Zizi vous serre la main, moi je vous fais de grosses bises à tous, toutes et vous-même. Anick.

A J. J. Pauvert. Montpellier, le 26/10/66

Merci pour Venise mais ce qu'il y a derrière est infiniment plus délectable, j'aime mieux un calembour de vous qu'un original de Tintoretto. Faudra qu'on joue au calembour un jour, et aux 271

échecs et au rugby traversiez qu'on fasse une réussite astragalienne, un rodéo à dos de cavale et tout ce que vous voudrez. Quand je serai dégachassinée, fouchtra, c'est vrai que vous êtes tous ce que vous dites, vous m'avez saignée, sucée, gâchée, gachassinée mais ça ne fait rien, moi je vous ai serinés, surinés, assaisonnés, arraisonnés, sarrazinés et la partie ne fait que commencer. Je ne vous retourne pas vos bizous, j'en ai trop besoin, mais vous mande les miens, du plafond où je suis collée depuis notre dernière brochette de gambas.

A. Sarrazin.

Madame Albertine Sarrazin Le Petit Bard D3 Montpellier

Le 28 octobre 1966 Recommandée A vec A.R. Madame,

Ma Tante, Madame Veuve R..., m’à transmis votre lettre du 15 octobre où vous manifestez l'in­ tention de dédier un roman à la mémoire de feu le Médecin Colonel R... Elle se refuse de se départir de l'attitude d'ignorance à votre égard qu'elle a adopté1 défini­ tivement. Je suis donc son interprète et celui de l'unani­ I. Sic.

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mité des membres de la famille R... pour vous interdire une initiative jugée odieusement dépla­ cée. Vous sembler ignorer que le Médecin Colonel R... a lui-même fait prononcer par le Tribunal d'Aix-en-Provence la révocation de votre adop­ tion. Sa mémoire n’a rien à attendre de la dédi­ cace de celle qui a publié à tous les vents sa propre turpitude. Enfin, s'il y avait eu la moindre sincérité dans vos manifestations épistolaires d'affection envers celle qui vous a élevée, vous auriez évité de faire répandre dans la presse les commentaires les plus malsonnants et désobligeants. Ma tante et toute sa famille ont entièrement approuvé le texte de cette lettre. A Maître R...

Montpellier, le 30/10/66 Mon cher Maître et ex-cousin,

J'ai beau avoir accusé réception de votre lettre, je ne parviens vraiment pas à en accuser le coup. Je ne puis pas dire exactement qu'elle m'ait tou­ chée au vif, ni même qu'elle m’ait vivement tou­ chée. Tout au plus appelle-t-elle une certaine admiration pour le choix judicieux du mot « adopté(e) » employé au sujet de l’attitude indif­ férente de madame M. R..., et une grande indul­ gence envers les fautes d’orthographe de votre secrétaire. Maintenant, pour ce qui est de la partie 273

« légale » de cette affaire, il n'est pas une loi au monde qui puisse interdire de publier ce que l’on veut, à condition toutefois que le texte ne contienne rien « qui puisse tomber sous le coup des lois relatives à la diffamation, l’atteinte aux bonnes mœurs ou le plagiat », ce qui est le cas de celui que je médite. Pensiez-vous donc que je serais assez bête pour prêter le flanc en étalant en toutes lettres le nom des R...? C’est vrai, vous n'êtes probablement pas allé voir au Sarah Bernhardt la pièce de Peter Weiss, peut-être n'avezvous pas plaidé vous-même la cause des descen­ dants du marquis de Sade! De toute façon, j’es­ time que votre nom a eu bien assez de publicité comme ça en 1953 et que, s’ils souhaitent le connaître, les journalistes n'auront qu'à se rendre au dépôt légal des journaux de l’époque — ce qu’ils ne se sont d'ailleurs jamais privés de faire, vous en convenez vous-même. Alors, je vous en prie, cessez de me traiter comme votre petite cou­ sine mineure et gardez-vous bien dé m'interdire quoi que ce soit. Sans quoi votre honorable nom va se trouver tout soudain à la une des journaux à scandale, et quoique vous sembliez mettre en doute la pureté de mes sentiments envers madame R..., il m’ennuierait beaucoup qu’elle souffrît, par contre-coup, du tapage organisé autour de son ex-fille. Je vous prie de vouloir bien agréer, mon cher Màître, l’assurance de ma considération distin­ guée.

Albertine Sarrazin.

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A J.-P. Castelnau

Montpellier, le 30/10/66 Mon cher ami,

Il est dimanche matin, tout gris; j’ai bien récu­ péré ma journée de train et ma nuit de noces, j'ai envie de venir rebavardouiller un peu avec vous. Evidemment, avec la queue au guichet de la Poste pour le télégramme à Zi (que la taulière s’est énergiquement refusée à « laisser sous porte », l’Administration ne peut pas endosser une telle responsabilité, ça ne s’est jamais vu laisser sous porte, on me sort les règlements, mésigue tout de suite muleta, gueulante et grands chevaux), l'encombrement de midi et tout et tout, j’ai loupé mon dur et j’ai dû sauter dans le Mis­ tral, il fallait bien que je le connaisse un jour moi aussi. Trois heures de gagnées sur l’horaire, mais ça fait long tout de même, surtout en première où tout le monde a une gueule de constipé (quand nous n’y sommes pas, pardon 1) : j’ai eu le temps de lire le calecif d’écailles et l'oiseau bariolé. Beh ! Moi, après Volinski, je me sens petite fleur bleue fade et douceâtre. Mais je crois tout de même que nous allons en traverser quelques-uns. Déjà, après mûre gamberge, après le coup des petits-fils du Marquis, après des discussions conjugales ser­ rées, je commençais à me demander si publier en toutes lettres le nom des R... n’allait pas nous attirer un tas d’emm. dont ni vous ni moi n’avons besoin pour tuer le temps : voyez ma divination extra supra-lucide ! Je vous avais peut-être dit que — toujours dans l’espoir d’obtenir d'elle une

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réaction quelconque — j'avais informé mon ex­ mère que j'allais dédier mon truc à la mémoire de son époux. Bien m'en a pris : hier Zizi me tend une lettre recommandée, émanant d'un de mes ex-cousins, actuellement avocat; qui « m’interdit bien » de salir derechef son blaze, après avoir vanté à tous les échos « ma propre turpitude » et répandu dans la presse « les bruits les plus malsonnants » (Les Paravents, quoi!). Je lui ai répliqué de la plume mordante que vous me savez que, s'il pensait que j'aurais été assez bête, que si les journalistes veulent le savoir, son honorable nom, ont qu'à aller chercher le France-Soir de l'époque, qu'il se garde bien de m'interdire quoi que ce soit sinon ma pauvre vieille mère va se retrouver à la une de France-Dimanche, etc... D'ailleurs, puisque je remonte bientôt, je vous apporterai la lettre et le double de ma réponse, vous vous en lécherez les babines, je vous assure. Mais, parlons confidentiellement et sérieu­ sement : je crois, en effet, qu’il vaudrait mieux supprimer R... et le remplacer, comme Sade, par X trois étoiles, ou trois points, ou trois blancs. Je ne me dégonfle pas, je me fiche bien d'un avocaillon de province, seulement nous sommes solidaires et d'une, nous avons notre claque de procès et de deux. On dédie, mais au porteur : en supprimant le nominatif, on fait fer­ mer la bouche au clan R..., et si la critique me dit quoi que ce soit je lui répondrai que elle, quand elle a envie de dégobiller en public, elle n'a d'autre issue que de tacher les tapis du salon ou alors courir aux cabinets de l’imprimeur. De toute façon, avec le boulot de localisation que vous m’avez forcée — ouais, le couteau, sur la

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gorge, la voix menaçante — à exécuter, la piste est toute tracée pour les éventuels fouinards. Mais je parle, je parle d’un livre auquel manque la moitié ou presque ! Je vous tricote ça et vous l'envoie en même temps que ceci, sauf méningite foudroyante vous pouvez y compter pour jeudi. Ah! Au courrier, j’ai trouvé également une très enthousiaste lettre de madame Tusquets l’es­ pagnole : elle aurait bien voulu me voir à Bar­ celone dès novembre, mais elle comprend bien que j'ai ce mois-ci trop d’ennuis avec mon éditeur pour pouvoir le lâcher d’une seconde. Je lui ai donc écrit que nous viendrions la voir dans les premiers jours de décembre : je ne m’engagerai précisément qu’après vous avoir revus tous et obtenu de vous un feu vert de quelques jours. Ce n’est pas uniquement l’aimant ibérique, l’ap­ pel des flamencos et l'idée d'une cuite au Xérès, ça peut être publicitairement très payant : cette senora projette de me faire faire un débat dia­ logue en public, avec Ana Maria Matute, « la meil­ leure et la plus intéressante des femmes écrivains espagnoles » à ce qu’elle me dit. Matute est ravie mais s’inquiète pour la qualité de son français : pour la mettre à l’aise je lui fais part, via Lumen, de la qualité du mien, plutôt médiocre lorsque bavassé par le canal des micros sous les feux des regards spectateurs. Et Zizi qui est de la fête! Sont-ils braves tous ces étrangers! Dès que je touche ma brique je fonce chez Austin, j’ai réfléchi à votre conseil, il est bon, après tout : zut pour les gros veaux, les conserves ava­ riées côté moteur, je me l’offre neuve, histoire de pouvoir me vanter partout que je roule sur les mêmes chaussettes que mon éditeur moi ! (A 277

moins que je ne m'achète un Solex pas coté à l'Argus, ou une liasse de tickets de bus, ou encore un astragale en plastique chez Merle pour pou­ voir me rendre à mes cours d’arabe, j’ai ma carte d’étudiante, je me sens un cerveau de dix-huit ans, du coup). Mon cher ami, je vais maintenant vous laisser à votre week-end : surtout que Marianne vous revienne vite et bien retapée, que Sarah ne gran­ disse pas trop vite que je puisse la déshabiller encore une ou deux fois, c’est si merveilleux une petite poitrine sans rien toute douce et fragile avec un mini-cœur dedans et des rien du tout de poumons, que les devoirs paternels ne vous met­ tent pas trop en retard de sommeil — parce que maintenant c’est vous le Gachassin — et qu’on se retrouve vite entre deux piles de Traversières, une douzaine de fines de Claires et une centaine de fusils et des milliers d’yeux critiquement braqués. Gros bibis à vous, à tous. Anick. P.S. de 18 h. Après recogitation sévère de la question : et pourquoi pas tout simplement « à feu mon ex-père », puisqu’on a des précisions sur sa profession et son grade par la suite ? Ça n’est-il pas encore plus « anéantissant », plus bref, plus brutal ? Plus mystérieux qu’un ixe étoilé?

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A Mme Gogois-Myquel.

Paris, le 7/11/66 Ma chère maman/16, Aux Editions, installée au bureau de l’attachée de Presse, je fais ma petite crâneuse... je ne vous ai pas envoyé le manuss, pardon : mais du train dont vont les choses, il ne tardera plus à être langé proprement sous couvertures imprimées, soyez encore un tout petit peu patiente... du reste, le manuss lui-même, quoique pas si mal, n’est rien à côté de syn contexte familial... mais que je vous explique : j’avais fait part à mother (toujours dans l’espoir de la faire réagir), de mon désir de dédier mon livre àsonépoux. La réaction, cette fois, ne s’est pas fait attendre : au retour de mon dernier voyage ici, je trouve une « recommandée avec A.R. » émanant de Pierre R..., mon ex-cousin toulonnais, avocat : il se fait l’interprète de sa tante et de tous les membres du clan R... pour « m’interdire » (!!) une initiative jugée « odieuse­ ment déplacée », dixit que la mémoire du colonel n’a rien à attendre de la dédicace de celle qui « a publié à tous les vents sa propre turpitude », je vous épargne la suite et la fin... où manque bien sûr la moindre formule de politesse même glacée. Et J.J. a reçu, un peu plus nuancée quand même, une chose du même genre. Donc, comme ils auront cherché la bagarre et que, là-dessus, quand on me cherche on me trouve, que mon ex-mère n’en sera aucunement affectée ( le cou­ vent la garde bien), on va se payer un petit scan­ dale ét publier ladite lettre, avec des blancs à « R... » bien sûr (pas si bêtes), en préface...

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Je suis allée au Sarah Bernhardt voir « Marat-Sade », n’avais jamais rien vu de tel... je ne vois pas grand-chose me direz-vous, mais, les amis qui m'y ont menéé, et qui en voient beau­ coup, étaient tout aussi épatés. C’est bien, Paris... quelques jours. Mais je vais quand même rega­ gner Bard et Julien avec joie... avant de. prendre, le 16, l'avion pour le Danemark où m’invite mon éditeur local, et, début décembre, la route pour Barcelone, où je vais pour la sortie de « L’Astragale », faire un débat avec Ana Maria Matute, etc... et les interviews qui vont recom­ mencer... ah, chère madame, c'est bien bon d’être l’ôteur !! J’ai l’impression de frôler l’éternité, cette fois... mais je garde mon sang-froid, croyez bien. Ce qui est merveilleux, c'est cette chaleur, cet enthousiasme du clan Pauvert, l’impression qu'ils ont écrit le livre avec moi... Je vous embrasse très euphoriquement.

Votre 1/16e, Annick.

A Mme Gogois-Myq uel. Paris, le 9/11/66

Chère maman/16,

Excusez, je vous prie, ce Bic défaillant : pôvre a beaucoup roulé'ces derniers jours, une révision, suivie d'une cure de repos, s'impose... mais enfin, il a accompli sa mission. Point final, hier, à la dernière rature des épreuves : quel marathon ! Ai 280

corrigé partout, rue de Nesle, à l'hôtel, à l'impri­ merie, dans les taxis... et le coursier venait me kidnapper les feuillets toutes les heures, m'en rapporter d'autres... et, pour tout arranger, la directrice de la fabrication et moi-même nous sommes donné une belle entorse, moi à gauche elle à droite, masseur, velpeaux, cloche-pied... mais, si elle c'est par accident, moi ça devient chronique... depuis quelques mois je ne cesse de me tordre ma sale patte, je me demande s'il n'y a pas là-dessous un petit coup de décalcification... ou pire. Aussi J.P. a-t-il envoyé l’Astragale au Pro­ fesseur Merle d'Aubigné, en sollicitant un rendez-vous : s'il peut m'arranger quoi que ce soit, même si un an de plâtre, je n'hésite pas. J'en ai sérieusement marre de clopiner depuis bientôt 10 ans. La Traversière, elle, marche bien : on aura les 1er* exemplaires vers le 20, et j'ai fait hier à son sujet la première interview importante : si vous voulez, prenez « Candide » semaine du 22. A 13 h, je saute (si on peut dire !!) dans le Mis­ tral rejoindre mon pauvre petit homme tout seul dans son béton, on remontera le 15, je vais à Copenhague du 16 au 18, il me tiendra la place chaude au Louisiane cependant que j'irai me gaver de poissons fumés, de bon air froid et de discours en traduction simultanée... Ah! On a collé en préface la lettre du cousinavocat... Va pas être heureux, le gars... mais, après tout, il n'avait qu'à pas l’écrire... Ou autrement. Mes grandes amitiés à tout l'Abreuvage et affec­ tueux baisers à vous.. Votre l/16e, Anick.

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A Mme Gogois-MyqueL Le 17/11/66

29 ans et 2 mois j'ai attendu de voyager aux frais de la princesse, non en lauréate, non en transférée, simplement en cavaleuse, astragalienne ou traversière... Je relisais, il y a trois jours, (je me suis enfin décidée à classer et coller mes Argus de la Presse) votre interview dans Nice-Matin... je revois une cellule à Doullens... mon Dieu, j'ai mille ans de souvenirs avec vous... Je ne verrai guère du Danemark : tantôt les gentils éditeurs vont me piloter dans Copen­ hague, mais... auparavant, interview et déjeuner... « . press-meating »... et moi — voix aphone (grippe), pied minable (entorse sur entorse sur entorse), aussi fais-je sur-effort sur sur-effort, douche écossaise, massage et maquillage depuis 2 heures pour ne pas trop déchoir... , Enfin, demain, la secrétaire du Pr Merle m’a laissé espérer une entrevue, (je reprends l’avion à 11 h), la Traversière commence à vagir vigoureu­ sement, et Zizi m’attend en Louisiane, la vie est bonne, même avec un débris de carcasse... Je vous embrasse très affectueusement.

Votre 1/16', Anick.

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A J.-P. Castelnau.

Montpellier, le 19/12/66

Mon cher ami Jean-Pierre, Ouf, qüé soupir de vous reconnaître, ce matin, sur l'enveloppe. Je suis toujours bourrée d'appré­ hensions puériles et cormes, que j'ai dit ce qu'y fallait pas, qu’on m'a oubliée, ou qu'on m'en veut, etc... dès que ma boîte cesse de contenir les signes... mais j'ai, depuis ce printemps, une fois pour toutes admis, et, à l'été, peut-être seulement à l'automne, j'ai compris... Pardonnez-moi, tou­ jours, ces absurdes remous, mon cher ami... quand même, ça m'a fait vachement plaisir de vous lire : j'ai tant bourlingué depuis quelques jours que j'ai la sensation d'un décembre-lumière. Pour le clebs à ma filleule, c'est bien gentil de vous être épargné le réempaquetage, je n'ai pas épargné la colle... je l'imagine très bien avec ça dans les bras, mais, bon Père Noël, l'adopterat-elle ? Je pense, il a des yeux si malheureux. A Marseille, signature inoubliable... avec du whisky à portée de main et régulièrement renou­ velé et d'excellents coquillages-bavardages après avec « Fred », M. Puech, deux journalistes, etc... mais le meilleur fut personnel... on a vendu, je crois, une centaine de bouquins, ce qui n'est pas mal en raison de la jeunesse de la librairie et de la concurrence goncourtienne, quelques maisons plus bas... la Télé ne m'a pas passée le soir, ce sera pour le premier jeudi de 67, mais dans le cadre d’une émission culturelle régionale : plus substantiel et plus long, donc, qu'un flash d'ac­ 283

tualités. Le Provençal, Le Méridional et autres m'ont fait des papiers que, ayant couché à Mar­ seille, j’ai pu récupérer et rapporter ici dès hier. Ça va, les photos sont bonnes... je suis sous Edmondel, mais quoi ! c'est confortable. Et puis, on verra bien dans six mois, lorsqu'on aura fini d’oublier Palerme sur la liste des canassons de tête. Je vous disais : le meilleur fut pour moi. En cours d'après-midi, alors que je parafais avec ardeur, je vois se pointer une silhouette ecclésias­ tique, à voiles... elle fait « Anick! », mésigue « Babeth ! » et nous tombons dans les bras l'une de l'autre... Il s'agissait d'une ex-co du Bon Pas­ teur, qui a tellement aimé ça je suppose, qu’elle a décidé d'y rester à vie en sœur Véronique... elle m'apportait du papier afin que j'y traçasse quel­ ques douceurs pour les petites du Bon Pasteur dont je suis devenue l'idole., parole, ça tirait les larmes. Après, un mec me met sous le nez un carnet de trique, modèle ancien, échange d'hom­ mages immatriculés et de souvenirs guerriers... bref, je me sentais .toute hilare, beaucoup plus qu'à Grenoble, où, je dois le dire, ça n'a marché que très moyennement. Comme mon petit burlingue était situé face à l'entrée, et qu'on vend chez Arthaud, outre des livres, des disques, des électrophones, des télévisions l'hiver et des réfri­ gérateurs l'été, il y avait foule... mais pas toujours pour moi : les gens m'arrivaient dessus, me pre­ nant pour l'agence de renseignements et je, ulcérée : « Excusez-moi, voyez le personnel, moi je 1. Edmonde Charles-Roux, auteur de Oublier Palerme (Grasset).

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ne suis que L’AUTEUR... » Bah, ils ont été bien gentils quand même et Zizi a profité du paysage, m’ayant accompagnée en voiture. On n'a toujours pas l’Austin, début janvier dixerunt, alors on finit la vieille, increvable du reste. Merci pour les « échos », j’en reçois aussi dans le même goût : Dumayet « mal assis », par exemple... Pour M. Mazars, on verra l’an pro­ chain... mais dites-moi, cher Jean-Pierre, accepte­ riez-vous de me dépanner ? Je crois vous avoir dit que j'avais sollicité de M. Merle une précision quant à la date d'hospitalisation ? Eh bien, il ne répond guère... et moi, j'ose pas le relancer... d'autre part, il m'arrangerait bien d'être fixée, j’en ai sérieusement marre de ce plastique — dont, pourtant, je ne puis me passer : tout juste si je ne m'en sers pas au lit. Alors... si vous essayiez, vous dont les entretiens bigophonés sont de petits chefs-d'œuvre, de etc... Pour ça, je vous remercie énormément, car je vis très mal avec ce lacet à la patte, ça m'assombrit tout... L'Observateur... il est dit que nous n’aurons que des embrouilles avec ce canard-là. Par contre. Le Canard, Minute, oui, très contente d'eux.. Mais, dites-moi, J. Jacques veut-il donc m'expédier aux Indes? Je ne suis pas contre... Pour Robert Kanters, j’estime qu'il a parfaitement raison (ceci, à voix basse...) et je l'ai vivement félicité... mais in petto, bien sûr. Je ne félicite guère les critiques, je ne les incendie pas non plus. Tout au plus, quand ça pue nettement le parti-pris et la connerie dépi­ tée, j'envoie un peu de poison : ainsi, le Figaro l'autre jour, pas le Littéraire, l'autre, j'ai dit à cette brave femme : donc, à votre sens, ma traver­ siez n’a d'autre goût que celui du steak à la

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mode tartare. Bien. Je vous conseille toutefois d'en goûter également la béchamel pigiste : peutêtre, ensuite, cesserez-vous de nous en servir les lamentables grumeaux, etc... Ouille, je vais vrai­ ment au-devant des baffes. Tant pis. Donnezm'en, vous, quand je menacerai de devenir par trop affreuse. Mais vous : pas les échotiers à la petite semaine. Je vous fais de grosses bises.

Albertine Sarrazin. A J.-J. Pauvert Montpellier, le 27/12/66 Mon cher ami Jean-Jacques,

A l'idée de gribouiller dix cent ou mille Bonne année nominatives et de sincérité nuancée, le Bic m'est tombé des mains, pardon 1 J'ai fui les for­ mules et les hommages et ai regagné la tanière avunculaire, avé le canard (à l'orange) dans le panier : faute de cuisine aubergine on a tout de même inauguré la salle de séjour, deux ans après la date prévue. Et là, on s'apprête à vider le Petit Bard de ses rares osiers, en fin de semaine, et à planter notre nouveau décor à l'Oratoire, gitanerie frileuse entre le poêle à mazout et quatre murs pas peints. Bah, début janvier je vous retrouve : je vous dirai alors, mieux, mes vœux. Le 25 dans 1 rée, au retour des Cévennes, voilà que >> un hoquet irrésistible et

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prolongé : le tonton fabrique un tord-boyau per­ sonnel capable d’estourbir plus aguerrie que moi et, bien entendu, je m’étais laissé faire. Zizi pour faire cesser cet état de choses sort le flingue... d’alarme, mais quand même : je reçois, à l’instar de l’oncle de Boris Vian chanté par Pauline Julien, « tout en pleine gueule », mon mari dé­ solé menaçait de se suicider pour de bon, on a passé la nuit à considérer les dégâts et à les arroser d’Acerbine (acide malique + acide benzoïque + acide salycilique + propylène glycol + etc.), n’empêche qu’au petit matin j’avais toujours le nez comme une patate l’œil collé et une poignée de points de poudre incrustés entre les brûlures depuis le sourcil droit jusqu'à la narine droite et gauche. Zizi entreprend alors de me faire un pansement genre Gueule Cassée, toute la tête yeux compris, aveuglée et étouffée là-dessous j'en appelle à Esculape, qui m’assure de prompt démai Ilotage et séquelles minimes... mon cher ami, me voilà tatouée et flinguée mieux que n’importe quelle Arabe ou cavaleuse, prépa­ rez-vous à me revoir et que les clients de la Place des Vosges s'y préparent aussi, avec plein de petits pois sur moi. Je vous fais tout de même, sous ma poudre, un bibi au sparadrap'.

A. Sarrazin.

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A Lucien Ratel'. Montpellier, le 29/12/66

CherMonsieur,

C’est avec plaisir que je vous adresse, par courrier séparé, la petite revue estudiantine « Matricule 002 », où j’ai consigné quelques modestes efforts vers la liberté : c'est bien le moins que je puisse faire pour un encellulé qui se double d’un poète : beaucoup de gens sont dans ce cas, mais ne remplissent pas correctement leur devoir, que ce soit celui de « parfait taulard » ou celui de « rimeur émotionnel ». Ainsi, ils vous ont fauché une main. Le gars qui signe Raymond Muller dans ladite revue est dans le même cas que vous, et... c’est peut-être un peu pour cela — affinité d’éclopés — que j’ai accepté de lui faire son numéro, à titre purement amical et gracieux, notez bien. Quelle main est-ce, vous ? Moi, sans vouloir « rivaliser », faut bien recon­ naître que j’ai été gâtée dans l’ensemble : arcade sourcilière et poignet, fracture du crâne, résection du cubitus et vissage du carpe au vitalium, l’astra­ gale qui, s’il marche bien en vitrine, ne veut plus rien savoir pour marcher dans la rue et va me valoir, ces temps-ci, une greffe — c’est le Pr Merle d’Aubigné qui s’en occupe, je ne me fais donc pas trop de souci, mais, en attendant, je porte une espèce de botte orthopédique du genou à l’orteil, 1. Lecteur fort cultivé qui écrivait à Albertine d’une prison.

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parlez d'un travail pour se chausser. Bon, assez parlé de mes disgrâces! Sans quoi vous allez m'imaginer complètement bossue et bancale, ça viendra mais, pour l'instant, je me débrouille pas­ sablement avec ma demi-carcasse. Ah! Je vois que vous lisez attentivement — vous me direz que vous avez le temps, mais si tous ceux qui ont le temps savaient lire... Qui donc a dit « Toute la différence intellectuelle entre les hommes vient de l'attention ? » Mais, pour vos deux remarques, je suis obligée, cher monsieur, de les contrer : moi aussi, croyez, je ne donne jamais à l'éditeur un truc que je n'ai pas relu, scruté, décortiqué jusqu'à le savoir par cœur. a) Pages 64 et 82 : Ne pensez-vous pas possible que les deux lits vacants à l'arrivée d'Anne aient pu être occupés les jours ou les semaines sui­ vants? Le facteur temps existe, même dans une action serrée ou stagnante... b) Pages 236 et 245 : La plongée à laquelle je fais allusion est purement symbolique, il s'agit de l'effondrement d'Anne apprenant la vérité sur « 1*Autre », et les « bulles amères » ne signifient nullement qu'elle ait bu la tasse! Voici les choses mises au point. Ne vous souciez pas non plus des critiques, je ne sais si vous avez le droit de cantiner l'Express, mais j'y figure dans les dix livres les mieux ven­ dus, ce qui n'est pas mal pour le premier mois. Et je reconnais, sans vouloir déprécier La Traversière que j'aime autant que les précédents, que Monsieur Kanters n'a pas tout a fait tort... Qu'ils disent ce qu'ils voudront, donc, le principal est qu'ils en parlent : bonne ou mauvaise, toute cri­ tique est payante... 289

Croyez, cher monsieur, à toute ma sympathie et à mes vœux réitérés de constance et de prompte liberté.

Albertine Sarrazin. A Mme Bourgeois. Albertine Sarrazin, « L’Oratoire », 34 Les Matelles.

Le 31 décembre 1966 Ma chère marraine, Plus que quelques heures avant les douze coups : vite, embrassons-nous sous le gui. Que pour vous 1967 confirme les promesses de sa petite sœur bientôt défunte, qu’elle vous garde ce que vous avez et vous apporte ce que vous souhai­ tez, qu’elle soit paisible, pleine de santé et de bon­ heurs. Pour nous, elle commence bien : nous avons quitté hier — et ce n’est pas dommage — le F2 du Petit Bard où nous vivions depuis 18 mois : le grand ensemble c’est bien joli, j’y ai même détruit un préjugé, car il y a dans ce bruit, cette anima­ tion, tous ces gosses qui piaillent le soir dans les cours, beaucoup de vie et de poésie. Seulement, le chant des vide-ordures et des semelles qui cla­ quent, les voisines qui papotent sur votre paillas­ son, les démonstrateurs qui vous proposent avec constance leur frigo alors que vous vous escrimez 290

à leur dire que vous avez déjà ce qu'il faut... sans compter que je vais m'économiser 35 billets de loyer par mois, que je me réveillerai devant la baie plein ciel, les cyprès, les mûriers, à l'écho des fusils de chasse et au parfum des champs de lavande et de thym. Je remercie chaque jour mes livres, qui nous ont permis de sortir de l'ornière où on risquait sans cela de retourner indéfini­ ment. A l’heure où je vous tapote ceci, Zizi est en plein travail, occupé à brancher le Butagaz sur la cuisinière, primitivement équipée au gaz de ville. Ça fait une bonne heure qu'il y est, et ça n'a pas l'air terminé. D'autre part, cette baraque mena­ çant ruine lorsque nous l'avons achetée, il y a encore énormément de restauration, des années de boulot. Comme je préfère vivre en camping mais vivre à l'air que de moisir à Montpellier, voilà que je me retrouve dans l'unique pièce amé­ nagée, entre la cuisinière et la Télé, quatre car­ tons et deux piles de valises. Bah, tout ceci n'aura qu'un temps du reste, le 7 je repars pour une tournée de signatures, à Paris, Nancy, Stras­ bourg, etc... et puis, après, le billard, eh oui! Tou­ jours cet astragale ! Le Pr Merle d'Aubigné va me faire une greffe, car je ne peux plus marcher du tout, à moins de porter une botte en plastique qui me ligote du genou à l'orteil... C'est dans cet état que je suis allée, que nous sommes allés plutôt, voir Marinelle avant de reprendre la route : elle vous aura sûrement raconté, un peu plus et on se manquait! C'eût été vexant! Mais non : on a pu manger un fameux lapin au lieu de s'en poser un, tout en bavardant du bon vieux temps... Marinelle est maintenant ma plus ancienne amie... avec vous. Parce que, en 291

ce qui concerne madame R..., j'ai fini par aban­ donner la partie, à regret certes, mais définitive­ ment. Puisqu’elle veut que je la laisse en paix, je m'exécute, que voulez-vous ! Mais c'est dommage. Enfin... on ne peut jamais avoir tout ce qu'on souhaite. Je n'ai pas tout, mais j'en ai suffisam­ ment, au fond. Que cette année, chère marraine, vous soit bonne, c’est le vœu que nous formons, Zizi et moi, avec toute l’affection que je vous dois, et que je lui ai fait partager. . Je vous embrasse et espère le faire, cette année, ou après, de plus près... Anick.

1967 SIX MOIS DE PROJETS, DE SOUFFRANCE, - ET LA MORT

1967est l'année tronquée, l'année de la maladie et de la mort. En février, Albertine fait un séjour à l'hôpital Cochin, où le Pr Merle d'Aubigné opère une greffe de l'astragale. Albertine sera longtemps plâtrée ou bottée. Au mois de mai, la jambe est délivrée. Mais la jeune femme, douloureuse, fiévreuse, épuisée, entre en clinique au mois de juin (appendicecto­ mie, salpingectomie). A peine rentrée chez elle, son mal la reprend de plus belle, et il faut de nouveau l'hospitaliser. Et c'est le 10 juillet qu'elle trouve la mort, au cours d'une néphrectomie. Jusque sur son dernier lit, elle travaillait à l'adaptation cinématographique de L’Astragale, dont Norbert Carbonneaux devait assurer la mise en scène.

A Julien.

Dimanche 8/1/67

Mon petit Zi chéri, It is 10 h, je viens de faire razzia dans un café « complet », tout avalé jusqu'à l'ultimatome de confiture et de petit pain, qué goinfre. Manière de se caloriser pour tout à l'heure Radio MonteCarlo et aussi de « dériver » mes appétits amou­ reux du réveil! Hélas c'est de 800 bornes que j'es­ quisse, très tenderly, mille caresses, devant notre baie, les yeux au soleil... Mais te bile pas, je reprends la route vendredi soir after Nancy, ou samedi matin — te dirai. J'avais mal lu les feuillets Aubigné : il veut ces exams une semaine avant’de m'ouvrir... alors je vais aller tt simplement les faire faire demain à Cochin : seront sur place pour transmission. Aucun pipi ni éponges ni corazon, juste 4 trucs sur my sangre. Mais ceci, demain : hier d'abord. Te signale en gros : — ambiance remarquable, chef de rayon (chef­ taine plutôt) chic et mignonne et aimable; — une photo « terrible », cou gracieux, grosse comme celle de la Planète, des invitations sur tous les murs et des appels genre Barcelone au micro; — flashes et interviews en masse; — vente 80 100, yo no sé; — présence de J.P., Marianne, Olivia très mar­ rante sous un chapeau bien parigot; — JJ. quelque temps aussi « mon grand J.J. » m'embrasse tendrement en public, photo histo­ rique !

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Dîner, après, au Restau du Drug, jambonananas et glace « énhaurme », haute comme notre cafetière !... Et surtout, plusieurs apparitions insolites, émouvantes ou attendues : a) L'affreux P... en tête, « tu veux que je te présente à MES éditeurs ? », Oui, Non, Oui, Non, finalement s'est barré incognito; il sait (11) que j'entre le 24 et suis opérée le 251 Décidément a surveiller!! b) Un, ou deux « anciens » du Sébasto ou d’ail­ leurs venus me congratuler le book aux doigts... c) Une journaliste affiliée à... la famille R... d) Boccara, mon bavard des Assises (qui pos­ sède une copie de mon journal de 53 et peut me le restituer). e) Anne-Marie Démontrond — une camarade de Ste Catherine de Sienne dans les années 48-49, nos parents se voyaient; je vais tantôt passer quelques heures à évoquer chez son frère (sont toute une tribu) le « old good time »... Ouf... ! Via, en gros. Détails oraux, cher, bien­ tôt. Juste la place (et le temps, faut que je me lève) de t’embrasser avec l'amour que tu me sais... Ta petite Anick FE.

A J.-P. Castelnau. L'Oratoire, le 15/1/67

Ah, mon cher Jean-Pierre, je suis, comme disait Hervé, « rentrée dans le temps »... Tout me 297

semble merveilleux ce matin, la douceur aprilesque de l'air sous les mûriers, le ron ron de la sacrée marmite qui cuit une mixture de fortune (Zizi a évidemment oublié de faire les courses pour le week-end), cette chambre en débraillé coloré, peut-être, simplement, parce que j'ai dormi onze heures, que je n'ai pas écouté vos conseils de tempérance, et parce, grâce à Esther Tusquets de Editorial Lumen, je possède — et écoute — une Anthologie du chant flamenco, trois disques purement merveilleux, après ça Manitas de Plata peut aller réviser son vibrato. Je pense aussi que dans dix jours je serai dans les bras de Penthotal, ça compte. Bon, je reprends pied, au singulier mais le reste suivra. Il y a une masse invraisemblable de courrier, c'est pourquoi je commence par vous : le New York Times est déjà là, vive Cynthia et Ségalat, des fous divers sont au rendez-vous aussi, entre leur répondre et ranger sur les planches de la penderie enfin livrées, j'en ai pour la semaine. Mais que je vous raconte à partir de mon départ... non, pour la signature, Jean-Jacques aura pu vous dire que ça n'a pas trop mal marché. Lui parti, j'ai continué la soirée avec Roger Grenier d’abord (Gallimardien et membre des 4 Jurys, ça m’intéressait), hélas lui aussi a filé, mais nous avec les libraires et proches avons continué à manger, boire et dis­ cuter jusqu’à... 5 heures et demie. Vous pensez bien qu'après ça c'était pas la peine d’aller à l'hô­ tel. On m'a couchée sur un divan, entortillée dans une couverture en carrés de crochet assemblés, et promis de me secouer pour l'heure du train. En effet, nous sommes arrivées à la gare à huit heures cinq, à temps pour voir le dur disparaître 298.

à l'horizon. Ce qui m'a permis de boire le jus tranquille avec ces messieurs-dames et de visiter la ville en attendant le train de midi 25. J'ai accro­ ché le Mistral à Dijon et, à vingt heures un peu passées, Zizi était là, on lui avait télégraphié, avé l’Austin, eh oui, tout arrive. Je la vois de ma baie, posée sous l'arbre comme une aubergine épluchée par endroits. C'est en elle qu'on remontera (sauf contre-ordre ou plus exactement pré-ordre de votre part), lundi soir, de manière à pouvoir faire un petit saut à Nesle avant l'hospitalisation pré­ vue pour 14 h. Mon cher ami malgré mes maux idiots de ces derniers jours — évidemment finis aujourd'hui que je n'ai plus rien à faire! — je suis contente de cette petite tournée parisienne et nancéenne. J'es­ père que vous aussi. On se sent un peu perplexe devant ce qu'il reste à faire, à écrire, à lire et à vivre encore, on voudrait bien savoir ce qui nous est réservé cette année, mais on ferme les yeux de joie parce qu'on est sûr que tout de même, comme toujours, on sera gâté. Je vous embrasse bien affectueusement, parta­ gez avec tous et mettez trois bibis de plus pour ma grande Sarah. Anick.

A Julien.

Le 4/2/67 Petit homme adoré salut! Je vois Chantal la standardiste, je pense, d'ici quelques minutes, et comme j'ai pas d'autres visiteurs au programme

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aujourd’hui (pour l’instant) je me dépêche pour lui confier ceci. Sans attendre le facteur d’ici, ni le toubib — s'il vient comme hier, si tard, et pour me dire que « plus on attend plus ça dégonflera et plus le plâtre sera ajusté, etc... », il peut rester ou il est. On vient de me remettre au pieu après ma « promenade » quotidienne et matinale — dont je me passerais bien, je termine le kawa qu'AnneMarie m’a monté hier d'en face in the termo; la jacinthe polonaise fane tout doux mais azalée et Baccaras d'Angustura1 m’accompagneront bien ce week-end, que je débute avec une allégresse bien compensée par l'ennui... comment dire? C'est comme en taule, « les jours s'en vont comme cette eau courante » et pourtant ils me semblent chaque aurore mortels et morts d’avance. Je m'habitue trop vite à ce décor confortable, au personnel sans gueulantes, aux bouquets'et sou­ rires, je voudrais rentrer at home, je voudrais courir, voir du soleil autre que ce plafonnier, boire et baiser, ou écrire, mais qui mais quoi, beh ! Hier, sont venus les gars de Rad-Lux, avec un litron de Pomerol qu’avons joyeusement éclusé, Emilienne elle s'est récusée, son mec était en panne en Belgique et elle devait rester près du bigophone, savoir si lui dépanné ou revenant by rail. Bah, de toute façon j’ai pu ainsi prolonger mes Pomerolles jusqu'à Anne-Marie. Est descen­ due m'acheter loukoums et biscuits Lu, j’ai tout dévoré dans ma soirée!! Le cœur lourd ensuite! Mais tu sais bien, ces fringales dérivatives... man­ gez, les osseux, etc... l. Surnom d’une amie venue de Montpellier.

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V’ià Chantal, je termine en vitesse et t'em­ brasse amoureusement dix mille fois. Ton Anick FE. A Julien.

Le 7/2/67

Gai, gai, remarions-nous. En bien piètre cadeau d'anniversaire1 je t'offre, petit mari (à charge pour toi de l'aller quérir!) un exemplaire de Elle qui, peut-être suite au foin astragalien, s’est décidé à me consacrer 4 pedges. J'écris, après toi, à Miss Leclère pour la remercier, quoique... son truc soit pas fameux et la photo géante, une belle vacherie ! Z'en pincent pour m'enfler la gueule ! Enfin, y en a 8 autres pas trop cochonnes, en hippotrigisse, au Louisiane, avé la bague-écritoire et airs indigné-canaille-fin-songeur-rieur-ironique, etc... Boh, je suis blasée et quand J.P. m'a apporté ça hier je l’ai jeté (le canard) avec dépit en gueu­ lant que la photo était pas bonne... pôvre, lui qu'aura jamais 4 pages dans un hebdo féminin, en était tout marri... et Anne-Marie aussi. Car bien sûr elle fait sa petite apparition when lui là, vais les surveiller... non, sérieux, elle part ce matin pour la Provence, et ira sur mes directives visiter mother, savoir au juste ce que la vieille a dans le buffet. Je lui ai restitué aussi des reproductions papel glacé, très belles, qu’elle avait trouvées sur les quais et avec lesquelles me suis réjoui les ojos 1. Anniversaire de leur mariage, le ‘7 février 1959.

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quelques jours : Picasso, Braque, Monet, Raphaël, Velasquez, Sisley, etc... Avant ça avais vu Monicale-Jules, avec sa moitié du jour, une très élégante Nicole à chignon blond de boucles, j'ai un via­ tique, d'elles, une mini Black & White, mais, à l'eau « Roches Claires » tiédasse, beh... ! Avant encore. Madame Richard : très gentil bavardage sur le passé et l'avenir, l'avais bien jugée en 56 celle-là, « une-qui-pige-la-vie »! J'ai d'elle des Camel, des mouchoirs à ourlet roulé, et un petit opuscule fantaisie bien dans le style Robert Môrel-Editeur, des dessins de Womac, titre « Célébration du Gendarme ». Pas encore lu. Ai fini Truman Capote et attaqué un book envoyé par Eliane Bazard (tu sais, les 6-7 pages hebdoma­ daires, 4 gosses, etc...) ', traduction anglaise, « L'attrape-cœur ». J'arriverai jamais à lire tout ce qu'on m'apporte comme canards & books, mon chou! Les jours s'en vont allègres et impalpables! J'ai montré à J.P. cette curieuse bafouille de Ger­ maine Fauguin via le Maire... voulait la prendre pour la photocopier... du reste, avais tenté d'appe­ ler DID-j’sais-plus-quoi, la fille pas là, ai donc écrit à son domicile personnel comme elle le sou­ haitait, lettre fort polie, mais avec l'irrésistible flèche du Parthe en final : que « être tapée ou regretter quoi que ce soit était le moindre de mes soucis et JJ. Pauvert ne craignant rien non plus, j'attendais précisions sur cette offre « considérable », etc... » Ai répondu à B ose, Bergerot (qu'avait bon dieu des taies sur l'œil et que me chargerais bien de la persuader, lui ai fait remballer ses craintes d'asphyxie le chéri, non I. Une lectrice fervente qui écrivait souvent à Albcrtine.

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mais!!) bref ai gribouillé et bavardé toute ma sainte journée, mauvaise veillée d'armes pour notre birth marriage, donc, immédiatement convertie en épais sommeil qque peu scotché ! Pardon, mon chou, le 15 est loin, trop loin, oh que j'en ai hâte! Dès que fixée je te fais télégraphier, que tu arrives, et on refout le camp en sleeping, O.K.? Notre cadeau de décennie, disons!! Mon amour vite rêver à Nous et nous aimer... Bibis 100 Anick FE.

A Julien

Cochin, le 12/2/67

Deux mots mon tendre amour, parce que ce dimanche se tire, parce que je t'aime, que je t'ai un peu « négligé » hier en épistole, parce que j'attends ma dernière visite du jour et qu'il importe d'avoir un commissionnaire pour poster ceci. Les visites, ça devient presque trop banal de t'en parler en détail, mais j'avoue quand même qu'hier fut exceptionnel. Je cite pour mémoire 12 h : Monica, le peintre qu'elle doit me présen­ ter depuis cet hiver (j'sais plus quel nom finissant en omos, ah si : Economes), et sa douce Nicole blonde. 13 h : « Jeannot » (voir plus loin). 14 h : Lapin de Mme Drugstore Opéra; par contre fil d'Elkabbach m'annonçant sa propre visite pour 20 h et celle, dans l'immédiat, de 2 reporters pour interview à passer le soir en fin de 303

journal. Dommage, chou, j'ai pensé à te télégra­ phier puis me suis rappelé que l'on vaquait chez J J., voulais pas « abuser » de J.P., et puis... c'était si bref et pour nous si banal, ces questions autant que ces réponses ! 16 h : Fernand 4- Kuggeloff (gâteau de chez lui) 4- Mirabelle 4- Riesling 4- sa masse 4- ses naevus + ses embrouilles, bah! Ai éclusé une par­ tie de son shnaps avec J.P. (entre temps Mme Drugstore arrivant tard était, elle, 4- sau­ mon fumé — enfin qqchose d'imprévu 4- cham­ pagne), les 3 juniors eux pendant ce temps grim­ paient sur le paddock, essayaient mes cannes et Marianne coupait le gâteau... bref, ces mignons ont débarrassé mon cupboard des nombreux bon­ bons et chocolats, ouf, emportez tout. Elkabbach et Holda, pour finir, avec un puzzle chinois (un vrai casse-tête, m'y suis escrimée tout ce matin), un livre, un colifichet pékinois portebonheur et leur toujours merveilleuse et simple amitié, « si vous voulez, en sortant, venez avec Zizi, on vous laisse nos clés quelques jours » etc... J’ai aussi... l'adresse d'un gynécologue spécialiste ès-stérilité, un pote à eux, ils m'introduiront en avril-mai ou quand on voudra. Ouf! Par comparaison, to-day, repos : « seulement » l'avocat Mailhoc et Minouchka flan­ quée d'un charmant garçon, Slovène je crois, Wil­ liam. Café, Argus, lecture de Jeannot's manuss, ouais, chansons de Brassens, extraits de tes let­ tres... enfin, ça détend, ce genre de personnages. A midi y avait, pour la 1re fois, d'acceptables pata­ tes sautées 4- rôti porc 4- salade, hélas comme le Pedro m'a téléphoné juste comme arrivait Ste Graille, j'ai bouffé froid. C'est qu'on devient 304

comme qui dirait des confrères!! Sais-tu chou, que (surtout dans parties dernières) il y a « de très bonnes pages »? Vais tâcher d'en conserver pour te faire lire. Heureux qu'il ait lu la Cavale après, autrement je me considérais parfois volée... Que penses-tu de « Vous m'avez contraint à me cadenasser dans une capsule de refus » ou « C'est toi qui as démuselé ma muse » ? Visible non ? Bref je me demande à la lecture s'il ne paraît pas un peu plus bidon qu'il n’est... je sens qu'on va fra­ terniser en littérature... et gaffe à ne pas négliger ce qu'on sait déjà... Mon chou tu auras peut-être ceci après m'avoir appelée, au cas où tu t'absenterais, en ce cas, je radote : je pense ferme que l'Oiseau Blanc* me fixera demain et que pourrai t'indiquer le jour pour la grimpette. Bon, j'entends s'agiter les lou­ ches et renifle par-dessous la lourde un effluve de céleri absolument sublime. Faut que je me magne, mettre l'adresse, clore, bouffer, avant l'ar­ rivée de mon facteur : la Directrice de la Maison de Blanc, envoyée par Mrs Drugstore. Pourvu qu'elle m'apporte, elle aussi, quelque poiscaille de luxe ou Taittinger froid. Ouille! Je garderais ainsi Jane's bottle... pour le lit à roulettes... chut... Mon amour

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Anick.

1. Merle d’Aubignéfallusion à un « merle blanc «dont la légende est née dans les prisons d'Albertinc et Julien, entre 1959 et 1960).

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A Eliane Bazardl.

2/5/67 A.S. L'Oratoire, 34 Les Matelles.

Chère Eliane-du-dimanche, Je suis absolument géniale de vous avoir au début élue : voici que vous me parlez de celui qui fut mon maître et de qui, je pense, tout est parti, Rimbaud... C'est pas tellement un hommage à son « cerveau puissant dévoré par les vers » que d'en discuter alors que cuit le poulet sauté dit « du père la thuile », que, à 17 hèures je ne suis encore ni coiffée ni débarbouillée... mais je me couchai très tôt ce matin : y avait le 15 une inauguration télévisée de certaine expo de photos, j'y figurais en trois exemplaires, le Maire en un interminable laïus, le tout-ville et les petits amuse-gueule qui, euh, donnent soif. Le soir, re-sauterie chez l'ôteur desdites feûteûs (c'est un hollandais), verre ultime à La Prison pour me remettre de tant de baise main et boniments... bref... Je me réveille. Les premiers sous que je piquai au colonel furent consacrés à l’achat de livres exégéséiques sur Rimbaud et, lorsque voici quatorze ans je fis ma première évasion, les premiers quelque mille que je gagnai vous savez à quel prix passèrent en ses œuvres complètes, qui, miracle, ne m'ont jamais 1. Une lectrice, mère de famille, qui écrivait à Albertine très régulière­ ment.

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quittée depuis. En exergue il y a un poème, de moi, pour lui. J'en ai été folle, amoureuse, jalouse, éperdue et... à part Céline personne depuis n'a su me bouleverser comme ça. Je crois savoir par cœur trois bons quarts de son œuvre... Je ne connais pas Cendrars en poète. Ça viendra. Je me cultive « par crises », ainsi hier, puisque cette foutue exposition m'obligeait à être dès le matin en ville, j'ai fait une petite razzia chez mon libraire ce qui donne : le 2e Réjean Ducharme « Le nez qui voque », un J. Tanizaki « Le journal d'un vieux fou », une Histoire de l'Utopie de Servier et des articles de J.Laurent groupés sous le titre « Au contraire ». Avec ça et l'arabe je puis m'occuper jusqu'à mon départ de Paris, pour Paris veux-je dire, lundi en huit. Demain inter­ view pour un canard de par ici, me restent donc plus tant de jours à soupirer... Votre aventure d'après-jeunesse je la sais : outre celles de mes « amies d’enfance » retrouvées au cours de signa­ tures, de voyages, etc. j'ai été appelée à revoir celle qui fut, je puis le dire sans crainte de votre entendement, l'amour de mes quinze ans, c'est-àdire l'amitié totale « pour le meilleur et le pire », avec laquelle j'envisageais le plus certainement du monde de vivre près ou loin des vanités et avec qui j'ai finalement échoué devant la Cour d'Assises (car La Traversière est romancée dans ses deux premières pages). Ce qui veut dire des années, toutes deux, de vagabondage, de prison, de juges d'instruction, de merde et de bonheur, de désespoir et de chansons... Eh bien quand je vais chez elle je suis en représentation, elle a un mari, trois gosses, une baraque, du fric, elle est devenue mince et d'un chic fou, elle parle comme 307

si elle avait pris des cours de diction... elle avait cette voix en 53, je sais, mais JE NE LA RECONNAIS PAS et je trouve ahurissant, lorsqu’on a passé ensemble par l’enfer, de tenter de péleriner confortablement et de créer ou essayer de le faire, comme elle souhaite, « de bons moments »... C’est un peu différent dè vous, voyez, mais néanmoins comparable. J'en ai marre de ce plâtre, je pleure sur mon mollet et je compte les .heures : au temps de l'Astragale ça a duré huit mois, je sais. Mais... j'avais dix ans de moins et cet os était alors la condition de quelque chose... Je me dégoûte à tous points de vue, d'être si impatiente de ne pouvoir en piéti­ ner, d’être moche et de trouver les autres si laids. Voyez, je suis encore sous le coup d’hier... Il me faudra bien trois jours d'Oratoire et de silence pour récupérer. Ce passage des toasts, cette façon de discuter debout en se raccrochant à son verre, ce marathon de platitudes et de feinte, cet étalage de joncaille et de genoux... beh! Et dire que je suis que je veuille ou non « montpelliéraine »... Vive dix jours être parisienne et vous l'an pro­ chain, je ne vous envierai que par intermittence mais quand même... Mes amitiés et les nôtres à vous et votre et que Pauline ne pleure pas trop quand même et que Frédéric admette que la géo n’est pas (au moins en classe) du rêve tout pur... A vous véritablement,

Albertine A. S.

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A J.-J Pauvert. St Roch, le 17/6/67

J'ingurgitais par le bras, en remandant énormé­ ment, mes 500 milli quotidiens de Stapas, lorsque vous êtes venu, fleuri, me parler de Paris, de bateau-mouche, de pied en vitalium... Sitôt désembrochée je vous dis en retour que bon Dieu ça fait du bien d'avoir quelque chose à adorer dans la mélasse. Les 3-4 août, si je ne défuncte d'ici là, bien sûr que j e serai en mes garrigues et, je souhaite, pour la joie de vous les présenter : Pas question, avec ça, d'aller courir ni même marcher le monde ni la prétentaine, les filles ni les guilles, et puis je répète je vous attends, là. Et vous embrasse, rassemblant mes énergies en cette Bettina1. Albertine. A Mme Bourgeois. Montpellier, le 19/6/67 Ma chère marraine, Question surprises, l’année se continue encore plus faste que je vous le décrivais l'autre jour dans mon petit bulletin de santé... A peine déplâtrée me revoilà en clinique, pour 1. Albertine avait dessine sur cette lettre une rose « Bettina ».

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motifs viscéraux cette fois. Il faut bien varier les plaisirs. Bref, le 11 au soir, en urgence, on me coupait l'appendice, un salpinge, lequel contenait depuis X années un abcès d’origine... tubercu­ leuse. Ça fait que depuis 8 jours je m’ingurgite mes 500 milli de PAS quotidiens par voie de per­ fusion et que j'ai la perspective d'un traitement anti B K pour 6 bons mois au moins. Remarquez au'ainsi je pourrai peut-être espérer avoir un bébé dans les années qui viennent, chose jusque-là évi­ demment impossible et pour cause. Ça bouge enfin du côté cinéma, c’est Norbert Carbonneaux qui est chargé de réaliser l'Astr. et nous allons travailler ensemble très bientôt — même sur une chaise longue s'il faut Ah marraine j'ai mon compte... Mais la force quand même de vous faire ainsi qu’à Marinelle d’affectueux baisers. Anick.

A J.-P. Castelnau. L’Oratoire, 28/6/67

Mon Cher ami Jean-Pierre, Je me pose une question idiote : un expéditeur qui se nomme comme son envoi, une entité incon­ nue à douze têtes en forme de roses Baccara, bref un gars dont la carte indique : « 12 roses rouges », qui c’est?... J'ai des soupçons, je voudrais que vous me les confirmiez avant de dire merci. Ces roses arrivent avant-hier alors que je venais d'obtenir le feu vert pour le lendemain, pensez

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que je n'en ai pas laissé le moindre pétale aux infirmières, et chargé Tonton, par hasard dans le secteur, de trimbaler cela ici. Ces 12 ambassa­ drices ont mis un peu de luxe dans mon débar­ quement, vers midi, au milieu d’assiettes sales, de lit à faire, de paquets à défaire et de farine de bois : on vitrifie la chambre et il faut camper à côté jusqu’à séchage complet. Bah, je laisse en bordel. J’ai tout juste assez d’énergie pour guider mon Bic... mais heureuse quand même, pensez : j ’ai laissé à Saint-Roch les vilains kilos contractés au printemps, augmenté de treize unités nia col­ lection de sutures, abandonné mes boîtes BK, écopé d’un chirurgien à en tomber amoureuse s’il n’avait une façon bien personnelle de faire irrup­ tion dans les intérieurs de l’auteur, et retrouvé grossi et mauvais comme tout, bec, griffes, zyeux comme des soleils, mon bébé chevêche. Norbert Carbonneaux viendra ici, je pense très bientôt. Je me prépare mélancoliquement à tra­ vailler... j’aime l’idée de participer au film et tâter un peu d’un milieu qui m’a l’air aussi pourri qu’un autre, mais je crache jamais sur une pourri­ ture avant d’en avoir goûté et puis avec Norbert j'ai l’impression que je pourrai quand même ouvrir mon bec de temps en temps... mais Dieu que ça m’embête de découper cet antique astra­ gale, de voir revivre et devoir faire gigoter tous ces morts ! Enfin... il faut bien que je mérite mon solde allemand. Ça paiera la salle de bains. Je suis devenue tout à fait sordide voyez. Poh, je retrouverai ma pureté avec le prochain manuss. Quand, ah, ça!... Pour l’instant j’absorbe force B 12 et cheval haché, ouille depuis l’accident de 61 je n’ai jamais été aussi bloblotante, lessivée,

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nourrissonne... je savais bien ce qui allait m’arri­ ver mais je n'espérais pas aussi vite tout de même... J'imagine que peut-être ce matin le bigophon son... que vous êtes au bout... pardon, tout s'est fait très rapidement et, hier, vraiment, je n’eus pas le courage d’aligner proprement quatre phrases et roupillai le plus clair de l'après-midi. Ils m'ont inoculé le sommeil, la tremblote, le pas faim, mais on s’en sortira bien cette fois encore. Mes 12 roses me veillent et le soleil m'auréole, pardon de geindre, je ne le ferai plus, je vous assure. J’embrasse le mieux possible tous mes frères et sœurs de Nesle et Bara et vous-même, mon irrem­ plaçable bâton de faiblesse. (Et je retourne au dodo.) Albertine. A Mickette Nossoff.

VIVENT LES ROGNONS AU MADERE,

Installez-vous confortablement, tenez à proxi­ mité de votre bec une bonne verveine avec cinq fois plus de scotch, et après lecture n'y pensez plus jusqu'à lundi, où, là, j'exige — et c'est pour­ quoi malgré le tremblotement du Bic j'écris pour que vous ayez à temps — que vous me teniez vigoureusement les pouces. Exéatée le 27, après quelques jours entre 39*5 et 40’5, passés sans pouvoir lire ni écrire une ligne, gémissante derrière les volets tirés, comme

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le toubib se farcissait 30 bornes chaque soir et me prescrivait tout le Codex sans résultat aucun, ils ont monté avec Zizi un infâme complot et sans rien pouvoir faire lundi soir je me retrouvais à Saint-Roch... Oh les gars n’ont pas chômé : dès le lendemain je passais une urographie (indolore mais... la piquouse (opacifiante) aïe ma mère), et comme ça révèle que quelque chose clochait dans le rein droit et que mon chirurgien, tout adorable et désirable soit-il, n'est pas versé dans les choses du pipi, il appela un spécialiste... oh ma mie, c’est un mitigé de truand-mac-corsaire absolument consolateur... tous ces messieurs ont lu L'Astra­ gale et me traitent avec beaucoup de respect !... Bon, pour « approfondir », hier matin, m'a fait passer une chose que je ne souhaite pas à mon pire ennemi (devait faire une anesthésie locale, mais comme je ne gigotais pas trop, il me l'a « économisée ») : figurez-vous une sonde en métal, format crayon à bille, longue comme le bras, qu’on vous enfilerait par le trou à pipi, jus­ qu'au rein... suivie de tubes en plastique avec petite lumière au bout, truc à prélèvements, etc..., j'ai passé le reste du jour, après retour au chariot, rigoureusement horizontale, sans oser bouger un doigt sinon pour me coller par ci par là un antial­ gique... Enfin, ce matin, le soleil est là et la dolor est barrée, je vous gribouille pendant que Zizi prépare le breakfast, chaque matin il cavale me chercher mon kawa en thermos. Avant que de m’attabler faudrait peut-être que je songe à vous donner le résultat des courses : ben voilà, ledit rognon est foutu et on me l’enlève lundi matin. C’est pourquoi Mickette je vous demandais de

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ne point m'oublier, à la messe de 7 h, dans vos prières,, et vous écrivais avant des fois que je défuncterais pour de bon, ce qui, s'ils continuent, bah ! J'aurai ainsi mieux qu'une ligne dans Match (avez-vous vu, cette semaine, rubrique « 200 à l'heure » ? Ha Ha !). Je vous fais une petite bise du matin. Albertine.

Albert!ne Sarrazin avait eu le pressentiment de ce que serait sa mort. Elle en plaisanta plus d'une fois, avec son courage et son humour habituels. Le texte qu'on va lire est une des plus belles lettres d'amour qu'on ait jamais écrites. Julien la trouva sur la table de chevet d'Albertine, le jour de son opération à l'hôpital Cochin. Certes, ce n'est pas cette fois-là qu'elle suc­ comba. Mais le rendez-vous donné « de Vautre côté du chronomètre », elle devait s'y rendre, comme prévu, quelques mois plus tard.

A Julien. 25 janvier, Zi-Lou-Lien mon père et ma mère mon amour ma vie toute, il est six heures et après une nuit en grande partie blanche je suis là, à chialer comme je n'ai peut-être plus fait depuis la plage de Calais, c'est rien, t'en fais pas, c'est peut-être l'alcool absorbé hier — par voie externe — à pleines com­ presses, ces voitures stridentes menant ici jusqu'à ma cretonne l'idée de mort et de gâchis, peut-être simplement, comme au seuil des grands instants, l'instant d'immanence de la vérité, je sais pas, j'avais des mots tout à l'heure en foule dans le cœur, pressés comme les larmes qui — merde — me dégoulinent sur la liquette locale, une vraie combinaison de nonnette, — et puis, — et puis ne m'en reviennent que ces trois JE T'AIME, Julien, Julien, sois là, ne me quitte paSj jamais, j’ai besoin de toi pour revivre, je voudrais seulement que ces quelques heures où je m'absente un peu de toi nous soudent à jamais, tous deux bien ser­ rés comme dans les nuits récentes, et même si devaient revenir les nuits à moitié morts, à moitié

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tronqués de Nous, soudent le cercle de l'osselet, nous y rivant toi moi pour l'éternité des éternités. Pardon Zi, pour tout ce qui dans cette décennie m’a empêchée d'être la Sarrazine, pour mes maussaderies, mes maux, mes ivresses, mes capri­ ces, mes distractions, mes rognes, je ne sais pas encore aimer aussi bien que toi, tu es moi et je m'aime; mais j'oublie, parfois, que je suis toi et le « tu » appelle les mots injustes, cruels, les évi­ dences où, si tu n'as pas raison, tu n'y es pour rien; je sais, Zi, ton amour si pur et si immense que le mien s'étrangle parfois de honte. Je revien­ drai tout à l'heure, certainement... comme disait le gars hier, c'est de la géométrie, c’est aussi de la mathématique générale, je reviendrai. Mais, flir­ ter avec la mort étant quand même de plus en plus risqué pour moi, je veux te dire que ce ne pourra jamais être qu'un flirt, une passade plus ou moins longue et sommeillante et que je t’at­ tends, comme tu m'attends, de l'autre côté du chronomètre. Anick.

TABLE

Introduction ............................................

5

17

Principaux personnages d'Albertine Sarrazin .

1965

I. Janvier-avril : Attente d'un éditeur.......

19

II. Avril-octobre : Entrée en littérature ....

51

III. Octobre-décembre : La célébrité............

129

1966

I. Janvier-mars : Le dur métier d'écrivain en vogue ............................................... 177 II. Mars-juin : Le prix des Quatre Jurys, ébauche d'un troisième livre.............. 207 III. Juillet-septembre : Vacances et ; second projet ..................................................

241

IV. Octobre-décembre : La Traversière

259

1967

Six mois de projet, de souffrance, — et la mort ....................................................... 293

ŒUVRES D’ALBERTINE SARRAZIN

L’Astragale (roman). Ed. J.-J. Pauvert et Livre de Poche. La Cavale (roman). Ed. J.-J. Pauvert et Livre de Poche. La Traversière (roman). Ed. J.-J. Pauvert et Livre de Poche. Lettres et Poèmes. Ed. J.-J. Pauvert et Livre de Poche. Lettres a Julien 1958-1960. Ed. J.-J. Pauvert et Livre de Poche. Le Times, Journal de prison 1959. Ed. Sarrazin et Livre de Poche. Lettres de la vxe littéraire 1965-1967. Ed. J.-J. Pauvert. La Crèche (et autres nouvelles). Ed. Sarrazin et Livre de Poche. Le PASSE-PEINE (cahiers, carnets, écrits intimes). Ed. Juliiard. A consulter : Albertine Sarrazin (biographie) par Josane Duranteau. Ed. Sarrazin et Livre de Poche. Vie d'Albertine Sarrazin.

Discographie :

Albertine parle... (Entretien avec J.-P. Elkabbach). Adès. Chansons (par Myriam Annissimov). Polydor. (Ces disques ont obtenu le Grand Prix du Disque de l’Académie Charles Cros).

« Composition réalisée en ordinateur par IOTA » IMPRIMÉ EN FRANCE PAR BRODARD ET TAUPIN 7. bd Romain-Rolland - Montrouge - Usine de La Flèche. LE LIVRE DE POCHE -12, rue François Ier - Paris.

ISBN : 2 - 253 - 0 1990 - 9

30/5134/9

" Je refuse tout ce qui risquerait de me remettre dans des prisons plus subtiles... ”

Dépôt légal - Impr.

4278-5 Edit. 8744 3’ trimestre 1978

Pierre f aucheux / Dt-daïui; / Photo droits réserves