Santé et maladie. Analyse d’une représentation sociale [Reprint 2018 ed.] 9783111561554, 9783111190655


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French Pages 210 [212] Year 1969

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Table of contents :
PRÉFACE
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER. L'individu, le mode de vie et la genèse des maladies
CHAPITRE II. NATURE, CONTRAINTE ET SOCIÉTÉ
CHAPITRE III. MÉCANISMES ET USAGE
CHAPITRE IV. LA GENÈSE DE LA SANTÉ ET DE LA MALADIE QUELQUES RÉFLEXIONS
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE V. SANTÉS ET MALADIES
CHAPITRE VI. LA SANTÉ ET SES FORMES
CHAPITRE VII. LES MALADIES : DIMENSIONS ET LIMITES
CHAPITRE VIII. MALADES ET BIEN-PORTANTS
TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE IX. LA REPRÉSENTATION SOCIALE DE LA SANTÉ ET DE LA MALADIE : GENÈSE, ÉTATS ET CONDUITES
CHAPITRE X. L'HYGIÈNE
CHAPITRE XI. CONCEPTIONS DE LA MALADIE ET CONDUITES DU MALADE
CHAPITRE XII . LE MALADE ET SON IDENTITÉ
CONCLUSION
ANNEXE
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES MATIÈRES
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Santé et maladie. Analyse d’une représentation sociale [Reprint 2018 ed.]
 9783111561554, 9783111190655

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SANTÉ ET MALADIE

Interaction L'homme et son environnement social 5

CLAUDINE HERZLICH

Santé et maladie Analyse d'une représentation sociale

Préface de Serge Mos covici

MOUTON • PARIS • LA HAYE

Première édition 1969 Deuxième édition 1975 ISBN: 2-7193-0866-8

CET OUVRAGE A ÉTÉ PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS DU CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

Illustration de la couverture d'après une eau-forte originale de Jean Bruller extraite de son livre Un homme coupé en tranches, Paris, 1929.

© 1969 Ecole Pratique des Hautes Etudes et Mouton Imprimé en Hollande

PRÉFACE

L'habitude d'interroger le public sur les sujets les plus divers s'est largement répandue depuis une dizaine d'années. La publication, dans les journaux, des résultats de sondages d'opinion ne constitue que la partie visible d'une armée de rapports d'enquêtes réalisées pour des institutions privées ou publiques. Ces sondages ou ces enquêtes sont des éléments d'information, des moyens d'influence lorsque l'on présente ce que devrait être l'attitude de la majorité, et, aussi, des instruments de décision ou d'ajournement des décisions. Une étude n'apporte jamais des conclusions tranchées et chacun peut y trouver des arguments en faveur d'une action immédiate ou d'un renvoi à des études plus élaborées. Nous n'éprouvons normalement aucune difficulté à lire les pourcentages de réponse aux questions. Nous en éprouvons davantage si nous nous demandons ce que ces pourcentages de réponse traduisent. Lorsque 60 % des chefs d'entreprise prévoient une reprise des affaires, qu'est-ce que cela veut dire ? Ont-ils l'intention d'investir, reflètent-ils une tendance qu'ils ont dûment observée ou font-ils une inférence à partir d'une analyse du marché, basée sur leur expérience, leur vision des phénomènes économiques ? Bref, est-ce que les réponses, dans une enquête, sont des miniatures de comportement, des copies de la réalité, ou des instances d'un système de connaissance spécifique. Nous avons opté, il y a quelques années, en faveur de la troisième position et nous avons montré qu'il s'agit d'indicateurs d'une organisation psychologique autonome, d'une représentation sociale. En reprenant ce concept, oublié, de Durkheim, nous voulions pallier les inconvénients d'une vue trop statique et fragmentaire de l'univers du discours social et insister sur la possibilité d'une analyse scientifique de ce que l'on appelle le sens commun. Depuis, les recherches sur les images et les représentations des adolescents, de la vie urbaine, des conduites économique, se sont multipliées. Elles ne nous semblent pas avoir pris un tournant conceptuel ou méthodologique. On a l'impression d'un étiquetage différent sur un fond de synonymie profonde entre des notions comme opinion ou attitude, image ou représentation sociale. Or, il serait utile de marquer les différences, car ces différences déterminent à la fois le contenu de l'observation et les conséquences théoriques qui en sont déduites. L'opinion — ou l'attitude —

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on le sait, est d'une part une formule socialement valorisée à laquelle un sujet donne son adhésion, et d'autre part une prise de position sur un problème controversé de la société. Quand nous invitions des informateurs à répondre à la question : « La psychanalyse peut-elle avoir une influence salutaire sur les conduites criminelles » ; les 69 % de réponses « oui », les 23 % de « non » et les 8 % de« sans réponse » nous indiquent à première vue, ce qu'une collectivité, au moment de l'enquête, pense de l'application mentionnée. Rien n'est dit de son contexte, ni des critères de jugement, ni des catégories qui les sous-tendent. La plupart des manuels ont décrit l'opinion comme étant peu stable, portant sur des points particuliers, donc spécifiques; en bref, elle s'avère être une étape de la formation des attitudes et des stéréotypes. Son caractère parcellaire est admis par tout le monde. Plus généralement, la notion d'opinion implique : — une réaction des individus à un objet qui est donné du dehors, achevé, indépendant de l'acteur social, de son intention ou de ses biais ; — un lien direct avec le comportement, le jugement porte sur l'objet ou le stimulus social et constitue en quelque sorte une annonce, un double intériorisé de l'action à venir. Dans ce sens, une opinion, comme une attitude, est considérée uniquement du côté de la réponse et en tard que « préparation à l'action », simulation verbale d'une conduite connue. Pour cette raison, on leur attribue une vertu prédictive, car on déduit ce qu'une personne va faire, de ce qu'elle dit. La notion d'image ne s'écarte pas beaucoup de celle d'opinion, du moins en ce qui concerne ses présupposés de base et l'emploi qu'on en fait. EUe apparaît devoir désigner une organisation plus complexe ou plus cohérente de jugements ou d'évaluations. Dans un petit livre passionné, Boulding 1 a rédamé la création d'une science, « eiconics », qui lui soit consacrée. Cette proposition traduit une lacune évidente de la psychologie sociale qui devrait inclure l'étude de ces images sociales. Il faut y voir aussi le signe d'un renouveau d'intérêt pour les phénomènes cognitifs et d'une insatisfaction vis-à-vis des conceptions courantes à leur propos. Quiconque entre cependant dans le détail est bien forcé de constater que l'on recourt à des idées fort anciennes. On se plaît à souligner, ainsi qu'on le fait à propos de n'importe quel mécanisme psychologique, qu'une image a des composantes intellectuelles, affectives et comportementales 2. De plus, elle est présentée en tant que 1. K. Boulding, The image, University of Miohigan Press, Ann Arbor, 1956. 2. W. A. Scott, « Psychologioal and social correlates of international images », in : H. Kelman (éd.), International Behavior, Holt, Rinehart, Winston, New York, 1966, pp. 71-103.

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reflet interne d'une réalité externe, reproduction conforme dans l'esprit de ce qui se trouve hors de l'esprit : « Un individu, écrit-on, a en mémoire une collection d'images du monde sous ses divers aspects. Ces images sont des combinaisons construites analogues à des expériences visuelles. Elles sont indépentantes à des degrés divers, tout à la fois parce que la structure de certaines images peut être inférée à partir de celle des autres et parce que le changement de certaines crée un déséquilibre qui entraîne un changement des autres » Nous pouvons supposer que ces images sont des « sensations mentales », des impressions que les objets, les personnes laissent dans notre cerveau. A l'instar des sensations ou des perceptions, ces « atomes cognitifs », ces doubles de stimulations externes se combinent pour produire des perceptions ou des images différentes. La seule fonction qui leur est impartie reste, en définitive, la sélection : « Les images servent de filtre pour la perception de nouveaux messagers, elles contrôlent souvent la perception et l'interprétation de ceux d'entre eux qui ne sont ni rejetés ni réprimés » 2. A ce point, elles ne sont pas distinctes des opinions ou des attitudes, telles qu'elles sont envisagées par les théories psychologiques classiques. Lorsque nous parlons de représentations sociales, nous partons généralement d'autres prémisses. Tout d'abord nous considérons qu'il n'y a pas de coupure entre l'univers extérieur et l'univers intérieur de l'individu (ou du groupe), que le sujet et l'objet ne sont pas foncièrement distincts. Ce dernier est inscrit dans un contexte actif, mouvant, puisqu'il est partiellement conçu par la personne ou la collectivité en tant qu'elle est un prolongement de leur conduite. Par exemple le jugement que l'on porte sur un parti politique dépend de l'expérience, de la définition du parti, de la politique, propre à l'auteur de ce jugement. Ne pas reconnaître le pouvoir créateur d'objets, d'événements, de notre activité représentative, équivaut à croire qu'il n'y a pas de rapport entre notre « réservoir » d'images et notre capacité à imaginer. Or, les sociologues ou les psychologues qui ne voient dans ce réservoir que des copies fidèles du réel semblent dénier cette capacité, pourtant évidente, du genre humain. En liant cette existence de l'objet à l'opinion qui le concerne, nous sommes tenus de supposer que se représenter quelque chose, c'est se donner ensemble, indifférenciés le stimulus et la réponse. Celle-ci n'est pas une réaction à celui-là, mais, jusqu'à un certain point, son origine. Qu'est-ce à dire concrètement ? Ordinairement, si un individu énonce un jugement négatif sur le marxisme — et dit qu'il est une idéologie — nous concluons qu'il prend une position vis-à-vis d'un savoir, d'un mouvement, aux contours évidents aux yeux de tout le monde. Cependant, à y regarder de plus près, on remarque que le marxisme est 1. K. W. Deutsch, R. L. Merrit, « Efïects of Events on National and International images », tn : H. Kelman (op. cit.), p. 132. 2. Id„ p. 134.

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saisi en tant qu'idéologie justement pour permettre ce jugement négatif. Comme suite à cette opération de constitution de l'objet, le jugement de valeur apparaît même comme un jugement de fait. Si une représentation sociale est une « préparation à l'action », elle l'est par ce remodelage et cette reconstitution des éléments de l'environnement. Sa qualité éminente est de donner un sens au comportement, de l'intégrer à un ensemble de comportements déterminés. Ensuite, les points de vue des individus ou des groupes sont envisagés autant par leur caractère de communication que par leur caractère d'expression. En général, les images, les opinions, sont recensées, étudiées, pensées, uniquement pour autant qu'elles manifestent la position, l'échelle de valeurs d'un individu ou d'une communauté. Dans la réalité, un individu ou une communauté communiquent leurs façons de voir à leur interlocuteur et se préparent intellectuellement à cela. Un sujet qui répond à une question au cours d'une enquête ne fait pas que choisir une catégorie de réponse, il nous transmet un message. Il est conscient qu'en face d'un autre enquêteur, ou dans d'autres circonstances, le message serait codé différemment. Pareille variation n'implique pas de sa part une moindre authenticité ou un machiavélisme destiné à cacher une opinion « vraie ». La situation d'interaction seule est en cause qui donne du relief à tel ou tel aspect du problème, qui commande l'emploi d'un langage adapté au rapport fugace, mais symbolique, noué à cette occasion. Or, il n'est pas inutile de remarquer ici, après Heider, que le phénomène de représentation appelle l'existence d'une attente, d'un échange articulé aux relations normales entre groupes sociaux ou entre personnes : « Le problème de la conscience, de l'ouverture au monde ou, si l'on veut, de la représentation, acquiert une importance particulière si l'on considère les relations et interactions entre les gens »1. Les concepts d'image, d'opinion, d'attitude, n'incluent pas ces liens, ces anticipations qu'ils suscitent. Les individus ou les groupes sont envisagés de manière statique, en tant qu'ils utilisent les informations qui circulent dans la société, non pas en tant qu'ils les créent. Parce qu'elles déterminent conjointement l'objet et le jugement afférent, et parce qu'elles manifestent un processus d'interaction, les représentations sociales sont des systèmes cognitifs qui ont une logique et un langage particuliers, une structure d'implication qui portent autant sur des valeurs que sur des concepts, un style de discours qui leur est propre. Nous n'y voyons pas uniquement des « opinions sur » des « images de » ou des attitudes « envers », mais des « théories », des « sciences » sui generis, destinées à la découverte du réel et à son ordination. Elles vont constamment au delà de ce qui est immédiatement donné de l'organisation existante, du classement préalable des faits ou des évé1. F. Heider, « Consciousness, the perceptual vvorld and communication with others », p. 27, in R. Tagiuri, L. Petrullo (eds.), Person. Perception and. interpersonal Behavior, Stanford Univ. Press, Stanford, 1958.

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nements. Le découpage de ces faits, de ces événements, qui est introduit, •porte la trace du découpage légal, scientifique ou médical, par exemple. Il n'en est pas moins différent et original. Cet écart est motivé : une représentation est représentation de quelqu'un autant que représentation de quelque chose. Les rapports qui se nouent ou s'expriment entre les groupes à ce propos y trouvent leur écho. Ainsi les citadins ou les ruraux détachent et recombinent les propositions biologiques, médicales, en consonance avec les positions adoptées vis-à-vis de l'ensemble de la société, des médecins, etc. La carte des interactions sociales est lisible à travers les images, les informations et les symboles. Se représenter, ce n'est pas sélectionner, compléter un être objectivement donné par son pôle subjectif. C'est, en réalité, aller au delà, édifier une « doctrine » qui facilite la tâche de déceler, de programmer ou d'anticiper actes et conjonctures 1. Au lieu d'être l'ombre portée sur la société d'une expérience ou d'une connaissance, une représentation sociale est un système de valeurs, de notions et de pratiques ayant une double vocation. Tout d'abord, d'instaurer un ordre qui donne aux individus la possibilité de s'orienter clans l'environnement social, matériel et de le dominer. Ensuite d'assurer la communication entre les membres d'une communauté en leur proposant un code pour leurs échanges et un code pour nommer et classer de manière univoque les parties de leur monde, de leur histoire individuelle ou collective. En cela les représentations sociales diffèrent des notions que nous avons examinées, des phénomènes qui leur correspondent. Cet exposé, trop long pour une préface, est un détour nécessaire pour situer le travail de ikfme Herzlich, sa signification et son originalité. Assurément, chacun de ses lecteurs pourra le constater, questionnaires, échelles et tests statistiques manquent. Elle s'en explique et à la limite, s'en excuse. Mais on est en droit de se demander si, en l'état actuel des choses, il pouvait en être autrement. Ce qu'elle s'est proposé de faire, et ce en quoi elle a parfaitement réussi, c'est de dégager minutieusement les notions, le système de catégories, le langage qui séparent dans notre société santé et maladie. Par une série d'associations, et de transformations, M me Herzlich a reconstitué leur contexte, les chaînes d'équivalence qui permettent d'apercevoir ce dont on parle réellement quand on parle d'un être sain ou d'un être malade, à savoir des relations de l'individu à la société, de celle-ci à la nature. Les comportements d'hygiène, le classement des indices pathologiques ou pathognomoniques acquièrent une signification uniquement à la lumière de ces relations. Tout ce que nous apprenons dans cet ouvrage sur la fatigua, l'alimentation nous le prouve. Loin donc de traiter la santé ou la maladie comme des entités dont l'individualité, la définition vont de soi, loin de vouloir saisir la réaction 1. K. Jaspers, Psychologie der Weltanschauungen,

Springer, Berlin, 1954.

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à leur égard, ou les reflets qu'elles produisent dans Us esprits, Mme Herzlich les restitue comme un résultai des processus sociaux, des élaborations intellectuelles, de cette « conversation » continuelle de notre collectivité. De cette manière, nous observons, nous comprenons le travail qui aboutit à une représentation sociale et le travail de la représentation sociale elle-même pour instituer le réel, pour devenir une connaissance valide, du moins grâce au consensus de ceux qui s'y reconnaissent. Il s'agit, à cet égard, d'une recherche qui a pris au mot son objet et mené à bien son programme. Elle constitua une contribution sérieuse, d'une valeur durable, à la connaissance psychosociologique de notre culture, c'est-àdire de la culture que l'on essaye le moins de connaître. A nos yeux, ce qu'elle apporte et ce qu'elle enseigne va beaucoup plus loin que bien des recherches moins imparfaites quant à leurs méthodes, moins éloignées des préceptes du code de respectabilité professionnelle, mais aussi bien moins adéquates à leur objet et à ce qui est susceptible de faire progresser la science. Serge Moscovici Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences, Stanford, 1968.

INTRODUCTION

I. — LA CONCEPTION PSYCHOSOCIALE DE LA MALADIE ANTHROPOLOGIE ET PSYCHOSOCIOLOGIE MÉDICALE Que signifient pour nous la santé et la maladie ? Que sont-elles pour tin membre de notre société ? Par l'expérience personnelle de chacun, mais aussi à travers l'information qui circule dans la société, modelés par ses valeurs, leur image se structure : être malade, être en bonne santé, c'est, semble-t-il, d'abord et seulement, une expérience individuelle qui ne se peut partager. Pourtant, nous savons que l'incommunicabilité est déjà rapport aux autres ; on est malade ou bien portant pour soi, mais aussi pour la société et en fonction de la société. Ainsi, la maladie d'abord vé3ue, subie sans intermédiaires, est aussi apprise : l'enfant, pensons-nous, ne comprend pas ce qu'est la maladie et ce qu'elle va signifier dans sa vie ; il doit apprendre à insérer son expérience dans un réseau d'explications et de règles sociales — le jeu du « malade et du docteur », en particulier, semble avoir ce rôle 1. L'adulte lui-même apprend de la société à être malade ; cet apprentissage débute avec le nom donné par le médecin à la maladie, puis viennent les prescriptions qui sont des règles d'action, la rencontre avec des institutions : l'hôpital, la Sécurité Sociale. Pour le malade, comme pour le médecin, pour l'assuré social en face de l'administration, des rôles se différencient et des normes de conduite s'imposent : au regard de la société, le malade n'est pas équivalent au bien portant. Étudier la représentation sociale de la santé et de la maladie, c'est observer comment cet ensemble de valeurs, de normes sociales et modèles culturels est pensé et vécu par des individus de notre société, étudier comment s'élabore, se structure, logiquement et psycholo1. Cf., par exemple, l'analyse qu'en fait J . F. Valabrega (1962), chapitres vi et vu.

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giquammt, l'image de ces objets sociaux que sont la santé et la maladie. Nous approchons ainsi l'image que chacun se fait du réel, so n organisation et son sens. Mais, puisque l'image contribue à modeler les comportements, est source de comportements, son étude sera aussi celle d'une des « sources » du réel. *

Une telle tentative nous semble cependant inséparable de la conception caractéristique de notre culture qui, autant que comme faits organiques, envisage aujourd'hui santé et maladie sous l'angle psychosocial, comme faits psychosociaux. Que l'on tende d'ailleurs à inclure dans la maladie des états d'inadaptation — personnelle et sociale — qui, naguère, ne relevaient que d'une approche morale et légale, montre aussi que, pour nous, la maladie a cessé d'être exclusivement un fait du corps, objectivable en seuls termes organiques. Cette conception prévaut chez certains médecins ; sous diverses formes, elle s'exprime dans les manuels médicaux, mais aussi dans la presse quotidienne 1 . Elle commence à s'inscrire dans les institutions par le biais de réformes des études médicales ou de la formation du personnel hospitalier par exemple. Elle est enfin à la source de différents modes d'approches du phénomène maladie. Une telle conception est moins neuve qu'il n'y paraît : du moins affirmerons-nous qu'elle peut, sous sa forme la plus générale, être reliée à toute l'histoire des idées médicales. On peut distinguer les théories centrées sur l'objectivation de la maladie dans le corps de celles qui envisagent santé et maladie davantage comme mode de relation — équilibre et déséquilibre — de l'homme avec son milieu ; où interviennent donc facteurs humains, conditions écologiques et structures sociales. En un sens, le développement de la médecine scientifique nous apparaît comme le triomphe de l'approche centrée sur le corps ; maints historiens de la médecine voient en Hippocrate le fondateur de la médecine parce qu'il a inventé la méthode clinique, l'observation du malade, de ses symptômes, de son corps. Mais l'on sait aussi qu'il notait l'influence du climat, de l'air, de l'eau, du sol, sur la fréquence de certaines maladies. Au cours des siècles, l'orientation « vers le corps » s'est imposée et c'est le développement, à partir du xvi e siècle, de l'anatomie, puis de la physiologie. Plus tard viendra l'utilisation des concepts de la physique et de la chimie. Cependant, l'autre courant subsiste ; il se manifestera par exemple dans l'intérêt pour les « maladies étran1. On y lit, par exemple : « Pour le philosophe comme pour le médecin, il n'y a pas de définition satisfaisante de la maladie... elle est pourtant un fait social... », Professeur A . Lemaire, Le Monde du 24-XII-1960.

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gères », tel qu'on le trouve chez Paracelse et renforcé, dit Sigerist (1951) par la découverte de « terres nouvelles » où les colonisateurs rencontreront des maladies jusque-là inconnues. Plus tard, aux xviii e et xix e siècles, on verra l'éelosion d'une véritable « géographie médicale », les auteurs traçant, comme par exemple August Hirsch 2, une carte de la répartition des maladies dans l'espace et dans le temps. Aux mêmes époques, philosophes et médecins se pencheront sur le problème des liens entre maladies et conditions sociales. Les campagnes pour l'hygiène et l'amélioration des conditions de vie seront nombreuses 3. Que ces approches des faits de maladie soient bien liées à une certaine vision de la nature du pathologique, un fait l'atteste : au cours du xix e siècle, avec le triomphe des idées pastoriennes, les géographies médicales sont abandonnées en même temps que la conception du pathologique change. Bien que l'existence de facteurs géographiques soit indéniable — il y a une géographie des maladies — ils apparaissent comme négligeables et la recherche s'absorbe dans l'étude de l'agent microbien lui-même. De même, les théories sur l'hygiène changeront de sens — l'accent n'est plus mis sur l'importance intrinsèque des conditions de vie — tandis qu'on se rattache aux théories pastoriennes du germe. De nos jours se développe une réaction contre une conception exclusivement organiciste et « ontologique » de la maladie et elle prend la forme de l'étude systématique des facteurs psychosociaux impliqués dans la maladie et dans la pratique médicale. On peut, nous semble-t-il, y distinguer trois courants : — Le premier, par son intérêt pour la nature même des phénomènes, par ses buts préventifs et curatifs, fait partie de la médecine : la médecine psychosomatique, quelles que soient parfois les ambiguïtés de sa définition, s'intéresse à la nature, à la genèse psychologique autant qu'organique de la maladie ; la médecine et la psychiatrie sociales tendent à prévenir et à guérir. — Le second a pour thème : la relativité culturelle des conceptions et des comportements dans le domaine de la maladie et de la santé. C'est, par excellence, le domaine de l'anthropologie qui a su mettre en évidence, dans son étude des sociétés plus élémentaires que la nôtre, les répertoires culturels de mythes, de croyances et de pratiques médicales ainsi que leurs liaisons avec l'ensemble des valeurs de chaque culture. — Le troisième courant affirme l'importance des comportements sociaux concernant la santé et la maladie, qu'il étudie dans notre 1. Les noms suivis d'une date renvoient à la bibliographie. 2. Cité par Sigerist (1951). 3. Cf., à ce sujet, R. Dubos (1961), chapitre v.

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société. C'est là, nous semble-t-il, le point de départ de la psychosociologie médicale. C'est à l'intersection des deux derniers courants, participant à la fois de l'optique anthropologique et de l'optique psychosociologique, que nous voudrions situer notre étude. L'ANTHROPOLOGIE

Les études de la médecine primitive sont anciennes et nombreuses. Les motifs en sont divers : on a souvent pensé qu'il s'agissait d'un bon moyen d'approche des sociétés et de la pensée primitive ellemême. Leur but fut parfois pratique : faire accepter à des peuples qui l'ignorent la médecine et l'hygiène occidentales. Sigerist (1951) signale encore d'autres perspectives : intérêt historique ; la médecine des sociétés primitives encore existantes peut nous renseigner sur les origines de la pensée et des pratiques médicales modernes. On postule alors un parallélisme entre les sociétés primitives actuelles et anciennes. On s'est intéressé également aux croyances et pratiques médicales primitives dans la mesure où on les retrouve dans la médecine populaire et les superstitions des sociétés occidentales ; ce qui suppose une identité des mécanismes mentaux. Dans tous les cas cependant, les auteurs ont abordé, comme problème essentiel, l'étude des représentations de la maladie dans les sociétés qu'ils étudiaient. Si la psychosociologie médicale se caractérise, comme nous le verrons, par un découpage des problèmes — et donc par une série d'apports réels mais — partiels entre lesquels les liaisons manquent parfois, les études anthropologiques se caractérisent au contraire par leur caractère intégrateur : face aux cultures qu'ils étudient, les auteurs ne dissocient pas les pratiques médicales des représentations qui contribuent à les orienter. En outre, ils relient celles-ci à d'autres conceptions et valeurs plus générales : conceptions de l'univers, des dieux, des rapports humains, du bien et du mal. Le contenu des études est orienté par deux idées fondamentales. Premièrement, les représentations de la maladie, comme d'ailleurs les comportements des malades et de leur entourage ou les pratiques médicales, sont variables selon les cultures. Mais cette diversité peut être ordonnée selon quelques directions essentielles. Ainsi, on distingue classiquement des conceptions endogènes et exogènes de la maladie. Dans les conceptions exogènes — que l'on a appelées aussi centripètes et additives 1 —, la maladie est causée par l'intrusion, réelle ou symbolique, d'un objet dans le corps du malade. Dans les 1. J. P. Valabrega (1962).

INTRODUCTION

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conceptions endogènes, ou encore centrifuges et soustractives, la maladie est causée par le vol magique de l'âme de l'individu. Il semble que les théories exogènes soient davantage employées pour expliquer les maladies douloureuses et qu'on recoure aux théories endogènes pour des troubles accompagnés de perte de conscience. Les théories exogènes se rencontrent surtout en Amérique, en Australie et en Asie du Sud-Est ; le berceau des théories endogènes est la Sibérie. On a également fait des hypothèses 1 sur des époques d'apparition différentes, paléolithique et néolithique, des deux conceptions. La seconde idée fondamentale est celle-ci : les représentations et pratiques sont liées au système global de valeurs de la société. La maladie peut être, a-t-on dit, d'origine magique : elle est causée par l'action d'un autre homme ou d'un sorcier. Ou bien elle est d'origine religieuse : elle provient d'un dieu ou d'un esprit. Mais le fait essentiel est l'absence de différences nettes entre médecine, magie et religion : les pratiques se rejoignent comme les systèmes de valeurs et de représentations se confondent. La maladie, en dernière analyse, provient d'une faute envers les dieux, les morts ou la société, de la rupture d'un tabou ou d'un manquement aux valeurs du groupe ; et, pour le malade lui-même, la maladie est une sanction. D'ailleurs, le malade, même s'il est rejeté, a souvent un caractère sacré et, de même, l'on sait que le « medecine man » ou le « chaman » joue, dans maintes sociétés, le rôle de prêtre ou de sorcier. Plus récemment sont apparues des études un peu différentes, touchant aux problèmes d'acculturation et de résistance au changement, centrées sur l'introduction de l'hygiène et de la médecine occidentale au sein de cultures différentes. Les auteurs 2 nous montrent qu'il est souvent impossible de faire adopter une technique qui va à l'encontre d'une conception solidement établie dans une société, ou encore ils étudient comment s'enchevêtrent sans se détruire, dans les conceptions et pratiques médicales d'une population, celles héritées de la culture traditionnelle et celles de la médecine scientifique moderne. Dans tous ces cas, le problème de la liaison entre représentation et conduite s'impose. On a souligné que certaines analyses des anthropologues pourraient s'appliquer avec profit à notre société. Ainsi, J. Stoetzel (1959) remarque qu'on peut classer historiquement les principales théories médicales occidentales en conceptions endogènes et exogènes de la maladie. Les conceptions exogènes prévalent dans certaines théories antiques : dans l'explication hippocratique de l'épilepsie (celle-ci a 1. Par exemple, F. Cléments (1932). 2. Cf., par exemple, M. Mead (1953), L. Saunders (1954), C. M. Carstairs (1955), H. A. Gould (1957).

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pour origine un phénomène externe, les vents), dans les théories sur les épidémies et la contagion qui se développent au Moyen Age et au XVII0 siècle ; enfin, elles trouveront leur apogée avec Pasteur. Les conceptions endogènes sont centrées autour de notions de terrain, de disposition, d'hérédité. La maladie provient alors de l'homme luimême. Canguilhem (1943) qualifie par exemple la médecine grecque de dynamique et totalisante. « La maladie n'est pas quelque part dans l'homme, elle est en tout l'homme et elle est toute entière de lui. » D'ailleurs, certains travaux historiques incluent dans leur analyse les conceptions du normal et du pathologique. Parfois, sur le seul plan de l'histoire des sciences, comme l'œuvre décisive de G. Canguilhem (1943), où l'inspiration est tout à la fois historique et épistémologique. Mais d'autres auteurs — nous pensons à l'œuvre de Sigerist (1943, 1951) ou, en France, à celle de Foucault (1961, 1963) — dépassent le cadre d'une histoire des seules théories et découvertes médicales pour envisager les interrelations entre l'évolution des idées scientifiques et les conceptions des sociétés elles-mêmes, voire leurs pratiques (ainsi chez Foucault, l'internement des malades mentaux). Dans de tels travaux, l'histoire des sciences, par sa volonté de né pas séparer la science des conditions sociales où elle se crée et de ses conséquences concrètes dans la société, inclut une anthropologie historique. Pour l'époque actuelle, l'intérêt d'une « anthropologie moderne des faits de santé et de maladie » 1 paraît certain si l'on songe au pouvoir d'expression symbolique que ces sujets ont pour nous. Une simple réflexion sur le nombre d'œuvres romanesques qu'ils ont inspirées nous le confirmera ; de même le fait que la plupart d'entre elles entendent exprimer, par le truchement de la maladie, la condition humaine toute entière. On connaît aussi l'ampleur de la littérature populaire, le nombre de films centrés sur ces thèmes, en bref, l'existence de tout un « folklore ». Qu'une telle entreprise n'ait guère été tentée montre, une iois de plus, la difficulté qu'il y a à aborder l'étude de notre société d'un point de vue anthropologique.

L A PSYCHOSOCIOLOGIE MÉDICALE

Les premiers écrits de Psychosociologie médicale apparaissent aux États-Unis durant les années quarante, mais le domaine a connu depuis un développement considérable. Une enquête d'A. R. Strauss, en 1957, pouvait déjà dénombrer les travaux de 110 chercheurs se réclamant de ce domaine. Le but des premiers ouvrages apparaît le 1. Pour reprendre le terme de J. P. Valabrega (1962).

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plus souvent comme pragmatique : contribuer à une « humanisation » de la médecine, par exemple en faisant acquérir au personnel hospitalier les rudiments d'une formation en sciences humaines 1 ; de là le caractère de généralité ou de pétition de principes propres à certains de ces ouvrages. Bien que les auteurs aient rapidement élargi leur perspective, on peut dire qu'ainsi qu'il est normal dans un tel domaine, la double orientation — vers la pratique ou centrée sur la recherche — subsiste encore aujourd'hui. C'est elle que recouvre, nous semble-t-il, la distinction par A. R. Strauss, en 1957, entre une sociologie de la médecine et une sociologie dans la médecine. Dans de nombreux cas, les démarches et les concepts de la sociologie ont été transposés à l'étude de la médecine : ainsi, les recherches épidémiologiques s'attachent à préciser les rapports entre santé, maladie, conditions écologiques et facteurs sociaux 2. De son côté, la sociologie des organisations trouve en l'hôpital un objet de choix ; l'étude des professions médicales, enfin, apparaît comme une branche de la sociologie des professions. Dans tous les cas, les apports sont loin d'être négligeables ; le besoin pourtant s'est fait sentir d'une articulation entre facteurs sociaux et aspects psychologiques ou psychosociaux. Ainsi en est-il pour les études épidémiologiques — dont on a souligné que, si elles peuvent établir des correspondances, elles ne peuvent en mettre en évidence les processus -— et, en 1953, Ruesch tentait déjà d'étudier non seulement le rôle de l'appartenance à une classe, mais aussi ses rapports avec le type de technique sociale (dominance ou soumission) habituelle à l'individu. Des préoccupations du même type se font jour dans les travaux plus récents de Myers et Roberts 3 (1962) ou encore dans ceux de French (1962, 1966) : ce dernier cherche à déterminer les chaînons reliant environnement social objectif et santé, il souligne l'importance de la « réponse » de l'individu aux conditions écologiques et, par là, des variables psychosociales d'identité et d'estime de soi. Par ces affinements de l'analyse et des outils conceptuels, on peut espérer parvenir à élucider les mécanismes de la sociogenèse des maladies. En revanche, l'étude de la réponse à la maladie — des comportements et des relations interindividuelles dans la santé et dans la maladie — a, d'emblée, été abordée dans des perspectives plus différenciées. Certes, nombres d'études de l'information, des attitudes ou des comportements des malades — ou des bien portants envers 1. Cf. l'ouvrage de Simmons & Wolf (1954), par exemple. 2. Ainsi ont fait, pour les maladies mentales, Faris et Dunham (1934), dans un travail désormais classique et, plus récemment, Hollingshead et Redlich (1958). En France, on connaît la synthèse de R. Bastide (1965) sur ces problèmes. Pour les maladies physiques, citons, entre autres, les études de Downes (1948), Logan et Brooke (1957). 3. Travaux qui font suite à ceux de Hollingshead et Redlich.

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malades et maladies — restent purement descriptives : celles notamment qui tentent de recenser les variables, culturelles ou socioéconomiques, de telle connaissance, attitude ou comportement ; celles encore qui, utilisant des schèmes temporels, décrivent les diverses phases de la situation de maladie 1. Mais les analyses de l'organisation de la réponse à la maladie, qui tentent de trouver un schème directeur aux attitudes et comportements divers qui la composent, peuvent se réclamer d'une double orientation théorique : les idées freudiennes d'une part, l'analyse faite par Parsons des rôles du malade et du médecin dans notre société, d'autre part. La psychanalyse a introduit une conception de la maladie et du malade commandée par les idées d'évasion dans la maladie et de bénéfices, primaires et secondaires, qu'elle engendre. Elle transpose sur le plan individuel les problèmes de l'étiologie : s'évader dans la maladie, c'est s'évader des problèmes personnels et des contraintes sociales. La psychanalyse met donc l'accent sur la psychogenèse possible des troubles ; la détermination des maladies fait place à la motivation à la maladie. Ce sont de telles notions qui inspirent, par exemple, Balint (1957). Partant du rôle de la personne même du médecin, de la relation avec lui dans la guérison — le médecin, dit-il, est le médicament le plus couramment utilisé dans la pratique médicale — il a analysé brillammant divers mécanismes des relations qui se nouent au cours de la consultation médicale : les « offres » du malade, expressions diverses de son conflit, de ses tentatives pour le fuir, et la « fonction apostoliquè » du médecin qui leur répond. Sur le plan des comportements, celui du malade est dominé par l'introversion et la régression ; en font partie la dépendance vis-à-vis de l'entourage et l'exaltation du moi. Certains auteurs non psychanalystes — Barker (1946), Stoetzel (1960) — s'accordent d'ailleurs sur ces analyses. A l'opposé de cette conception, Parsons (1952, 1953, 1958) définit la maladie comme « déviance » que la société doit contrôler. L'optique est apparemment antithétique de celle issue des idées psychanalytiques. Le malade est caractérisé non par son destin individuel mais par son statut dans la société ; la maladie n'est pas vue dans son déterminisme mais dans ses incidences, n'est plus une issue mais un problème à résoudre. Cependant, les deux perspectives sont conciliables, voire complémentaires. C'est parce que l'évasion dans la maladie est une tenta1. Ainsi Lederer (1962) décrit différentes « phases » de la maladie (installation, maladie déclarée, convalescence), Balint (1957) distingue le stade inorganisé et le stade organisé dans la maladie, Barker (1946) utilise les concepts topologiques lewiniens, Goldstein et Dommermuth (1961) conçoivent le rôle du malade en termes de « cycle », etc.

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tion pour chacun que la société doit exercer un contrôle sur les malades et leur entourage. Elle crée donc des rôles à tenir : celui du médecin a pour fonction de canaliser, chez le malade, la déviance que représente la maladie. Celui du malade combine les aspects régressifs, bénéfices secondaires autorisés (« l'exemption des responsabilités » et « le droit à l'aide ») avec des comportements plus « positifs » (le malade a des devoirs, il doit « désirer guérir » et coopérer avec le médecin en vue de la guérison). Pour Parsons, la maladie n'est donc pas seulement l'aboutissement d'un comportement régressif mais aussi une conduite d'ajustement. Le malade ne se définit pas seulement par ses manques par rapport à l'homme sain ; comme lui, il garde un rôle social. L'articulation des concepts psychanalytiques et des concepts parsoniens paraît nécessaire. Il est difficile de réduire le comportement du malade à des conduites régressives et passives sans envisager, comme le fait Parsons, leur fonction positive dans un processus plus général d'ajustement à la situation : par son rôle défini au sein de la société, le patient s'adapte à la fois à la maladie et aux besoins de la société. Mais on a également marqué 1 les limites de l'analyse de Parsons : valable surtout pour nos sociétés occidentales, limitée à un certain type et à une certaine étape de la maladie, celle du recours au soin médical. Surtout, bien qu'ayant inspiré maintes études empiriques 2, cette analyse semble confondre le plan de l'analyse sociologique des normes et des institutions et celui du vécu psychologique. Parfaitement pertinente quant au « point de vue de la société » sur la maladie, elle paraît moins adéquate quant à l'individu lui-même, malade dans la société, et échoue alors à rendre compte de certains de ses comportements. Ainsi, l'individu malade n'accepte pas toujours ce rôle qu'on veut lui imposer, il le refuse parfois et se fait, en quelque sorte, déviant dans sa déviance. Ce sont les « malades difficiles » qui ne se conforment pas aux anticipations du médecin, de l'entourage, de la société. Ainsi, et dans l'analyse de Parsons et dans nombre d'études empiriques, la relation même de l'individu à la santé et à la maladie ne nous paraît pas élucidée. Dans l'enquête de D. Mechanic (1961), par exemple le concept de « rôle de malade » n'éclaire pas véritablement ce qu'il prétend atteindre : la relation spécifique de l'individu à son état. H 1. Par exemple E . Freidson (1961-62). 2. Nous pensons par exemple au livre de R. C. F o x (1959) décrivant le comportement de malades graves soumis à des thérapeutiques expérimentales, aux travaux de D. Mechanic (1960, 1961) sur le rôle et le comportement do maladie, ou encore à différentes études de l'interaction du malade et de son entourage, par exemple Yarrow et al. (1955), Freeman et Simona (1968).

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se borne à établir une corrélation : adopte plus facilement le rôle de malade (c'est-à-dire consulte un médecin) l'individu plus enclin à se percevoir comme tel. D'une part, dans cette étude comme dans d'autres, le recours aux soins médicaux constitue une définition peutêtre trop étroite du comportement de maladie ; d'autre part, l'étude des comportements n'est pas clairement reliée à la façon dont l'individu perçoit la situation et lui donne sens. Ce problème est pourtant au cœur de certaines recherches. Freidson (1961), par exemple, étudie différents types de pratiques médicales à partir de la perception qu'en élaborent les malades. De même, Levinson et Gallagher (1964), dans une étude dont ils soulignent l'orientation sociopsychologique, se donnent pour but essentiel la conception que le malade mental a de son rôle et de sa situation à l'hôpital. Complémentaire de la description des comportements eux-mêmes, et pouvant en faire progresser l'analyse, une nouvelle question se pose donc : si des attitudes se forment, si des rôles s'institutionnalisent, à quelles conceptions de la situation de « malade dans la société » répondent-ils pour l'individu ?

II. — LA REPRÉSENTATION SOCIALE DE LA SANTÉ ET DE LA MALADIE : PROBLÉMATIQUE ET ORIENTATION MÉTHODOLOGIQUE

Dans l'étude de la réponse à la maladie, comme dans celle des problèmes épidémiologiques, le besoin d'une orientation psychosociale — centrée sur l'articulation de la personne et du système socioculturel — se fait jour. Autant que les facteurs sociaux dont dépendent santé et maladie, autant que les institutions et normes sociales les concernant, il nous faut étudier la perception que l'individu en élabore et le sens qu'ils prennent pour lui. Dans cette perspective, par l'étude de la représentation sociale de la santé et de la maladie, on tentera de comprendre les attitudes et comportements qu'elles engendrent, le savoir qui circule à leur propos, dans la relation même qui se crée entre l'individu, la santé et la maladie. Depuis quelques années, les études de représentation sociale, longtemps abandonnées, connaissent en France un nouvel essor. Qu'il s'agisse de la représentation d'une théorie scientifique comme moyen de connaissance et d'action (la psychanalyse) 1 , de celle d'un rôle 1. S. Moscovici (1901).

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social (la femme) 1 , ou d'un secteur d'activité particulièrement valorisé (la culture) 2, leur étude correspond à la nécessité de mieux comprendre la façon dont l'individu « construit » la réalité sociale et s'y oriente. Chaque auteur souligne, en effet, que la représentation d'un objet particulier fait partie de celle, plus vaste, de la société toute entière. A travers elle, c'est toujours la relation de l'individu à la société qui est en cause. On doit noter d'abord le caractère complexe de la réalité psychologique que désigne le terme de représentation : concept et perception se fondent, images individuelles et normes sociales se rencontrent dans ce mode d'appréhension d'un objet ou de la réalité sociale. Dans le cas présent, par représentation sociale de la santé et de la maladie, nous entendrons l'élaboration psychologique complexe où s'intègrent, en une image signifiante, l'expérience de chacun, les valeurs et les informations circulant dans la société. Son champ n'est pas moins vaste : elle porte tout à la fois sur des états (ceux de santé et de maladie) et leurs critères, sur des personnes (le malade et le bien portant), leurs comportements et leurs rôles. Cette image que l'on se fait du réel peut cependant s'étudier à un double niveau : elle est saisie et évaluation d'une expérience — immédiatement informée par les normes sociales — et, par là, elle oriente attitudes et comportements. Elle est aussi construction d'une notion : la conceptualisation de l'expérience, dont rendent compte les notions mêmes de santé et de maladie, représente la contre-partie, sur le plan cognitif, des modèles de comportement. C'est à une mise en correspondance de ces deux séries d'éléments, cognitifs et dynamiques, que l'on peut tenter de parvenir. H faut aussi marquer les liens étroits d'une telle représentation avec un mode spécifique de pensée sociale : la science. On connaît l'importance de la vulgarisation médicale dans notre société et l'avidité du public à son égard. Le savoir se transmet aussi par d'autres voies dont l'une des plus importantes est la consultation médicale. Nous traiterons pourtant la représentation sociale de la santé et de la maladie comme phénomène sui generis. De même que l'on a pu étudier la pénétration sociale d'une théorie scientifique — la psychanalyse 3 — comme phénomène autonome, dans son rôle de transformation du réel et non comme simple distorsion ou appauvrissement d'un modèle scientifique, de même, plutôt que de recenser les connaissances médicales, leur source ou l'exactitude de leur contenu, nous tenterons de mettre au jour l'image même du réel chez l'individu 1. P. H. Chombart de Lauwe et al. (1963). 2. R. Kaës (1966). 3. S. Moscovici (1961).

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et, par là, le cadre de référence où l'information s'ordonne, les lignes de force selon lesquelles elle s'organise et prend sens pour les membres d'un groupe social. Cependant, la représentation nous intéresse d'abord par son rôle dans la construction de la réalité sociale. Si l'expérience individuelle prend sens de par sa confrontation avec les valeurs et modèles culturels, si elle se coule dans les catégories d'une conceptualisation commune, par là même nous assistons à sa fusion en réalité sociale, ou plutôt à leur interpénétration en un phénomène unique à propos duquel communication, consensus et normes collectives peuvent s'établir. L'étude devient alors celle de la santé et de la maladie, -pour l'individu, dans la société. Dans la représentation sociale se cristallise la double relation de l'individu à la maladie — ou à la santé — et à la société. *

Notre étude porte donc sur l'élaboration même d'un objet social pour des membres de notre société. « L'approche du monde tel qu'il apparaît à l'autre » 1 est, dans cette mesure, au centre de ses préoccupations. Si donc s'y incluent des processus particuliers (ayant trait, d'une part à la genèse des conduites envers un objet social, d'autre part à son organisation sur le plan cognitif), qui sont du domaine de la psychologie sociale, elle souhaite cependant emprunter à l'anthropologie sa perspective intégratrice. De même, si l'observation se centre d'abord sur l'observation d'un contenu (celui que l'on attribue à la santé et à la maladie), elle se tourne aussi vers l'analyse d'un phénomène, vers les mécanismes par lesquels la représentation s'édifie et sa fonction d'orientation des comportements. Une telle étude se veut d'abord suggestive, exploratoire. Cela ne signifie pas que l'on doive renoncer — du moins sur le plan du contenu même de l'image — à une problématique de départ qui, dans notre cas, s'est formulée au contact de la littérature psychosociologique et psychanalytique, ethnographique et historique sur la santé, la maladie, la médecine. L'expérience personnelle et la littérature romanesque y jouent aussi leur rôle. Ainsi se sont dégagées les principales directions de recherche : — Les premières questions ont trait aux critères mêmes des notions de santé et de maladie et à leur organisation : quels sont les liens réciproques des deux concepts ? Sont-ils des concepts symétriques ? S'excluent-ils réciproquement ? 1. R . B . Mac Leod (1951).

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— Nous nous demanderons aussi quelle est la conception causale de la maladie, de la santé ? Peut-on définir dans notre société une conception endogène ou exogène de la maladie ? Quelle nature attribue-t-on aux phénomènes du normal et du pathologique ? — En troisième lieu, se pose le problème des rapports entre les concepts de santé et de maladie et les valeurs. La santé se confond-elle avec le bien ? La maladie est-elle le mal ? Provient-elle, de quelque façon, d'une faute ? Y a-t-il, dans notre société, responsabilité et culpabilité face à ces problèmes, et quel retentissement cela peut-il avoir sur les conduites du malade et du bien portant ? — Comment conçoit-on l'incidence de la santé et de la maladie sur la participation à la société ? La santé est-elle une norme requise par la société ? La maladie est-elle perçue comme une conduite déviante ? La société apparaît-elle comme protectrice ou rejetante vis-à-vis des malades ? Quelles seront, dans cette perspective, les normes de conduite du malade et du bien portant ? — Enfin, quelles relations perçoit-on entre la santé, la maladie et la mort ? L'orientation même de l'étude obligeait à accorder au sujet une certaine liberté, dans la mesure où sa vision propre constitue l'objet même de l'observation : cela interdisait tout recours à des méthodes d'observation trop fermées et suggérait de choisir l'entretien libre individuel comme seule technique adéquate de collecte des données. Le matériel ainsi recueilli n'est pas celui d'une enquête classique, centrée sur le recensement exhaustif des opinions ou des comportements. Il ne peut pas non plus rendre compte du plus profond, du plus intime de l'expérience ; il n'atteint pas l'implicite, l'inconscient. Il nous apparaît comme le discours où l'individu explicite sous diverses formes (opinions et informations, sentiments, récits d'expériences et de comportements) son image de la santé et de la maladie. L'interprétation veut atteindre, dans ce discours, l'intégration de chaque élément en une image organisée, non un sens caché à l'individu mais le sens qu'elle a pour l'individu.

III. — P R É S E N T A T I O N

DE

L'ÉTUDE

Il était hors de nos moyens de procéder à une étude extensive sur un échantillon représentatif de la population française. Là n'était pas non plus notre but : plus qu'à la description sociologiquement

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exacte, plus qu'au dénombrement des phénomènes, nous voulons prétendre à l'analyse de contenus et de mécanismes psychologiques généraux. Dans un second temps, une enquête extensive pourrait permettre de valider le tableau que nous présentons et d'en apprécier la variation selon des critères pertinents. La population interrogée se compose de 80 personnes, pour moitié cadres, membres de professions libérales et « intellectuelles » (sujets ayant tous fait des études supérieures), et pour l'autre moitié, membres des classes moyennes c'est-à-dire employés, petits fonctionnaires, artisans, petits commerçants ou femmes dont les maris appartiennent à ces catégories professionnelles (ces sujets ayant fait des études primaires ou secondaires). A l'intérieur de ces deux groupes, les sujets se répartissent en nombre sensiblement égal selon des variables d'âge et de sexe, c'est-à-dire hommes et femmes de 25 à 40 ans et plus de 40 ans Notre choix s'est porté sur ces deux groupes — classes moyennes et intellectuelles — en fonction du rôle dynamique qu'on peut leur attribuer, nous semble-t-il, dans la genèse, la transformation, le renouvellement des idéologies dans notre société. La présence d'un petit groupe de personnes habitant la campagne2 constitue une tentative, certes très limitée, pour introduire dans l'observation une variable de « genre de vie » que l'on peut supposer importante dans les problèmes de santé et de maladie. Nous n'avons pas choisi notre population en fonction d'une variable « malade-bien-portant », dans la mesure où nous ne voulions pas définir a priori la situation de malade et de bien-portant. Il nous est cependant possible de classer les sujets selon la nature et le degré de leurs expériences 3 : ainsi, 24 % des sujets nous ont dit « être actuellement malades » ; en outre, 13 % pensent avoir été gravement malades » dans le passé ; 20 % ont eu un ou plusieurs accidents. Préalablement à la collecte du matériel, une série d'entretiens de technique non directive nous a permis de sélectionner les thèmes d'entretien pertinents par rapport à la population étudiée. Il s'agit de traduire, avec ajustements, les problèmes posés par le chercheur en guide d'entretien pour les enquêtés. L'élaboration de ce guide s'est faite sous forme de thèmes à explorer, et non sous forme de questions à poser dans un ordre ou dans une formulation stricte. L'effort principal consistant à mettre au jour la problématique propre à chaque sujet, les différents thèmes d'entre1. Cf. Annexe I. 2. Le groupe des « classes moyennes » comprend un petit échantillon de 12 personnes habitant un petit village normand. 3. Cf. Annexe I.

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tien n'étaient pas imposés aux sujets mais abordés difïérentiellement quant à leur formulation et à leur succession x. Nous ne posions qu'une seule question de façon directe et standardisée à la fin de l'entretien 2 : « Pensez-vous possible qu'il existe un jour un monde où la maladie n'existerait pas, un monde sans maladie? » Cette question « provocatrice » obligeait chaque sujet à se placer dans une optique « futuriste » et « déréelle » qui, pensonsnous, constitue une des optiques propres à éclairer les problèmes de la santé et de la maladie. Il suffit de penser à un certain nombre d'utopies, d'anticipations scientifiques où la santé et la maladie jouent un rôle important. Il semble que le matériel ainsi recueilli ait répondu à nos attentes. Avec 20 personnes (c'est-à-dire le quart de la population interrogée), nous avons eu un second entretien au cours duquel nous leur demandions de commenter une retranscription du premier. Il s'agissait là de dépasser les aléas possibles de la situation d'entretien unique et d'étudier les retentissements d'une éventuelle « maturation » du problème chez les personnes interrogées 3. Au total, notre matériel se compose donc de cent entretiens, chacun ayant eu une durée d'une heure et demie à deux heures environ. Si donc on ne peut, en aucun cas, assimiler notre travail à une étude extensive, nous croyons, en revanche, pouvoir insister sur le caractère assez intensif de l'observation et du matériel recueilli. Le matériel recueilli pose des problèmes à l'analyse de par son étendue d'une part, de par son hétérogénéité, d'autre part. Celle-ci doit être acceptée comme nécessaire durant la phase de collecte du matériel. Lors de la phase d'analyse et d'interprétation, il faut cependant la réduire, trouver les unités d'analyse commune. Il faut déterminer d'une part les objets de l'analyse et d'autre part, ses outils. Une première idée s'impose à nous : l'analyse d'un tel matériel ne peut prétendre à Vexhaustivité, elle se doit donc d'être sélective. Par là même s'opère la structuration et l'homogénéisation indispensables. Cette sélection, en fonction de la problématique définie et aussi d'une première approche clinique du matériel, s'est faite dans trois directions, et a défini trois principaux « objets » à l'analyse sur le plan du contenu lui-même. 1. On en trouvera la liste en annexe. 2. Cependant, l'idée d'explorer ce thème nous étant venue en cours d'enquête, la question n'a pas été posée à l'ensemble de la population, mais à 37 personnes seulement. 3. La technique nous a été en partie suggérée par les réflexions de certaines personnes à la fin de l'entretien, du type : « Je sens que jo vais continuer à penser à ces problèmes ».

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1. Les thèmes, concepts et constructions qui rendent compte de la genèse de la santé et de la maladie. 2. Ceux qui rendent compte des définitions, limitations, classifications des états de santé et de maladie. 3. Ceux qui rendent compte des conduites du bien portant et du malade, et envers la santé et la maladie. A partir de là, les problèmes qui se sont posés à nous sont des problèmes classiques d'analyse de contenu. Ce sont : 1° Le choix des catégories d'analyses et leur organisation. — Deux types d'analyses nous ont paru utiles : — L'analyse de l'apparition (« occurrence ») 1 de certaines notions ou thèmes permet d'obtenir une première image du matériel ainsi que les grandes lignes de différenciation du contenu. — L'analyse de l'apparition simultanée (« cooccurrence ») de deux ou plusieurs éléments. Dans ce cas, on s'intéresse à l'existence ou à l'absence de relation entre deux ou plusieurs éléments ainsi qu'à leur nature. Par là, on peut espérer dépasser la simple description du contenu et aborder son organisation. 2° Le choix des unités d'analyse. — L'unité d'analyse la plus employée a été « le cas » lui-même, l'entretien dans son ensemble. En particulier, lors de l'analyse de la seule apparition de notions ou thèmes simples. Mais une unité plus fine s'est parfois révélée nécessaire : d'une part, dans le cas où il s'agit de comprendre la nature des relations entre deux éléments, d'autre part lorsque la fréquence relative d'un terme, d'une notion par rapport à une autre, le nombre de références qui y sont faites, peuvent paraître indicateurs de son importance dans la représentation. En outre, nous recourrons à des analyses purement qualitatives sans données numériques. De même, la réflexion porte parfois sur l'analyse d'un cas individuel où l'intuition clinique joue alors pleinement son rôle. C'est dans la convergence de ces données, de ces différents indices que réside la possibilité de leur unification. C'est elle seule aussi qui peut assurer à notre observation quelque validité. En effet, au stade actuel de la psychologie sociale où n'existe aucune méthode d'observation pleinement rigoureuse et satisfaisante, aucune unité méthodologique stricte ne nous paraît possible ni réellement souhaitable ; c'est à partir, en effet, de différents modes d'ap1. Osgood. C. E. (1959).

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proche que la technique pourra progresser. Ils n'ont, au demeurant, qu'un seul but : nous faire réfléchir à l'image sociale de la santé et de la maladie et tenter de la comprendre. Nous remercions Monsieur le professeur J. Stoetzel qui a bien voulu diriger cette étude. Elle a été réalisée au Laboratoire de psychologie sociale de la Sorbonne, en liaison constante avec M. S. Moscovici, directeur à l'École Pratique des Hautes Études. Sans ses conseils et l'intérêt qu'il nous a manifesté, elle n'aurait pu être menée à bien. Nous remercions également Mademoiselle M. Gluge et Madame M. Fichelet qui nous ont aidé à recueillir le matériel ainsi que Madame Sella qui a participé à son analyse. Enfin, nous sommes reconnaissants à Monsieur Fouilhé de nous avoir procuré les moyens financiers nécessaires à cette étude.

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE

PREMIER

L'INDIVIDU, LE MODE DE VIE ET LA GENÈSE DES MALADIES

D'où proviennent les maladies ? Quelle est leur origine ? Quels sont leurs facteurs et quels sont ceux de la santé ? Dans le discours des sujets, ces questions s'imposent d'emblée. C'est donc à analyser les réponses qu'ils y apportent que nous nous attacherons d'abord. Anthropologues et historiens de la médecine s'accordent généralement à reconnaître que les conceptions causales de la maladie — qu'il s'agisse des idées communes ou des théories médicales — oscillent entre deux pôles. Dans le premier cas, la maladie est endogène à l'homme, « en germe » chez l'individu ; les idées de terrain, d'hérédité, de dispositions sont alors les concepts-clés. Dans le second, elle est exogène : l'homme est naturellement sain, la maladie est due à l'action d'une volonté mauvaise, d'un démon ou d'un sorcier, d'éléments nocifs, de miasmes provenant du sol ou encore de microbes par exemple. On a pu également classer les théories médicales selon leur vision des rapports entre phénomènes normaux et pathologiques. Santé et maladie peuvent être considérées comme radicalement hétérogènes, comme deux facteurs en lutte chez l'individu, ou au contraire comme relativement homogènes, comme deux modalités des phénomènes vitaux n'admettant qu'une différence de degré. A diverses époques, dans diverses sociétés, sous diverses formulations, on peut noter la persistance de ces grands courants de pensée, et souvent leur alternance. Il semble que, sur ce point, la pensée scientifique, comme la pensée commune, procède à une variation infinie sur les mêmes thèmes. Ce sont eux que, dans une formulation propre, nous avons retrouvés dans la pensée des sujets interrogés. L'endogène est représenté par l'individu et sa participation à la genèse de son état. L'exogène, c'est le « mode de vie » mené par chacun. Nous examinerons successivement les rapports préférentiels de ces deux termes — individu et mode de

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vie — avec santé et maladie, en commençant par le « mode de vie » qui paraît jouer, et de loin, le rôle le plus important. En fait, la représentation qui s'édifie ainsi correspond à une perception sélective, schématique du réel. Dans l'univers complexe de la santé et de la maladie, parmi la diversité de leurs facteurs qu'ils appréhendent par l'expérience ou l'information, les sujets choisissent certains aspects pour en négliger d'autres. Les relations entre les éléments choisis s'organisent alors en quelques schémas simples. * I . — L E MODE D E V I E auquel on attribue un rôle prépondérant, c'est, il faut le noter, la vie à la ville. En fait, c'est à la vie à Paris que se réfèrent unanimement les citadins 1. Lorsque certains d'entre eux décrivent la vie à la campagne, c'est pour l'opposer à leur mode de vie habituel. Quant aux quelques ruraux interrogés, ce qu'ils nous peignent, c'est l'envahissement de la vie rurale par des éléments « urbains » et, dans ce cas, les deux modes de vie tendent à se ressembler.

Tableau I ACTION DU MODE DE VIE URBAIN

A

Types d'action Il a un effet négatif sur la santé (sans précision)

66 % (53 cas)

Il dégrade la santé

29 % (23 cas)

Il entraîne un « état intermédiaire » annonciateur de 97 % maladie (78 cas) Il déclenche des maladies

61 % (49 cas)

1. Rappelons que, sur un total de 80 personnes, la population interrogée se compose de 68 personnes résidant à Paris et de 12 habitants d'un petit village normand. 2. L'unité d'analyse étant ici le cas (l'entretien dans son ensemble), les pourcentages ont été calculés sur le total des sujets de l'enquête (80 personnes). Par la suite, lorsqu'un tableau n'est accompagné d'aucun commentaire, on saura que c'est cette méthode qui a été appliquée. On voit que les différents types d'action du mode de vie ne s'excluent pas, mais peuvent être exprimés simultanément par la même personne. Les pourcentages ont donc un total supérieur à 100 %.

L'INDIVIDU

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Dans les deux cas, le mode de vie urbain est toujours associé à la maladie, son influence est toujours négative. On peut cependant envisager diversement son action ; elle est susceptible de degrés qui vont du simple « effet nocif » à l'apparition d'une maladie (cf. tableau I). La dégradation de la santé peut s'effectuer à partir de points précis. Le mode de vie crée ou utilise chez l'individu des « points faibles » ; il s'attaquera plus particulièrement là où la résistance est la plus faible : « Vous pouvez avoir une légère infection des intestins, un début d'ulcère à l'estomac, des irritations légères à la suite d'une certaine alimentation, des malaises, certains présymptômes à la suite de mauvaises conditions de vie... votre organisme étant moins disposé à lutter, alors ces petits phénomènes deviendront maladie. » (h.p.i.)1. Mais, le plus souvent, l'attaque est globale. Les symptômes perceptibles en sont la fatigue, la nervosité, le vieillissement prématuré, qui tous traduisent affaiblissement, usure organique ; ils représentent, pour l'individu, l'entrée dans un « état intermédiaire »2 qui n'est pas encore la maladie, mais n'est plus tout à fait la santé. La quasi-totalité des informateurs décrivent, souvent avec véhémence, comment la vie à la ville crée un univers de fatigue et de tension nerveuse. Mode de vie et fatigue, et déséquilibre nerveux sont, à la limite, synonymes pour l'individu. « Paris, c'est la fatigue et la tension nerveuse, avec cette vie crevante et légèrement maladive. » (h.p.i.). « L'agitation constante, ce n'est pas fait pour rendre les gens simples, ils sont difficiles, ils sont nerveux, ils sont fatigués ; ça, c'est le fait de la vie moderne. » (h.cl.m.). L'importance des idées de « tension nerveuse », la mention fréquente de sentiments d'angoisse attestent que la dégradation concerne un potentiel « psychique » tout autant qu'organique, de même que « l'état intermédiaire » se caractérise simultanément par fatigue physique et nervosité. La dégradation de la santé et l'entrée dans l'état intermédiaire sont les deux aspects d'un même processus ; ils font courir à l'individu le même risque : ils diminuent ses capacités de résistance et entraînent une plus grande vulnérabilité à la maladie : « On est à dire que maintenant, avec la vie qu'on mène, certaines maladies surgissent parce que notre corps ne réagit plus parce qu'il n'a plus assez de corps défendant... » (f.cl.m.). 1. h.p.i. = homme, population « intellectuelle ». Nous utiliserons dorénavant ces abréviations ainsi que celles de f.p.i. (femme, population « intellectuelle ») ; h.cl.m. (homme, classe moyenne) et f.cl.m. (femme, classe moyenne). 2. Le contenu de cette notion se précisera par la suite. Cf. chapitre v.

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SANTÉ

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MALADIE

« La vie moderne provoque en nous une certaine fatigue qui nous amène à être malade... tout ce qui est lié au travail moderne, à ses conditions, fait que nous sommes plus vulnérables à la plupart des maladies. » (h.cl.m.). Le mode de vie est donc a cause favorisante » qui facilite l'agression d'un agent pathogène. Mais là ne se borne pas son action : l'analyse à laquelle se livrent certaines personnes de la part respective et de la combinaison des différents agents pathogènes dans la genèse de diverses maladies nous montre un triple rôle du mode de vie et sa présence prépondérante et protéiforme, non seulement dans la genèse, mais à la source même de la maladie (tableau II). Tableau II DÉCLENCHEMENT DE LA MALADIE

1

Références aux différents agents pathogènes

Mode d'action

Mode de vie

Action « immédiate » : déclenchement

32% (21)

Mode de vie « favorisant » Mode de vie « générateur »





Facteurs « internes » Microbe Accident constitutionnels (héréditaires)

Total

31% (20)

20% (13)

17% (H)

100% (65)

50% (17)

30% (10)

20% (7)

100% (34)

56% (14)

44% (H)



100% (25)

Au même titre que le microbe et davantage que les facteurs héréditaires, le mode de vie est cause déclenchante de la maladie. Enfin, outre son action favorisante déjà analysée, il apparaît dans une troisième relation, plus complexe, avec les faits de maladie : on lui attribue un rôle que nous qualifierons de « générateur ». C'est le mode de vie qui engendre les agents pathogènes eux-mêmes. Ainsi, on relie le microbe et les phénomènes de contagion au mode de vie : 1. Les fréquences dans chaque case ne correspondent pas au nombre de cas où apparaissent des références à un agent pathogène (en relation avec un mode de déclenchement), mais au nombre de références elles-mêmes (cf. Introduction).

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L'INDIVIDU

« J'estime que, dans la vie actuelle, les possibilités de contamination sont excessivement grandes... on est attaqué par les microbes. » (h.p.i.). On les croit parfois plus rares ou moins agressifs à la campagne : « A la campagne, il y a l'air, aussi les microbes n'ont pas du tout la même influence qu'ici. » (f.cl.m.). De même, la fréquence des accidents apparaît plus grande dans notre vie urbaine actuelle : « Les accidents, c'est une maladie de notre société moderne, accidents de voiture, accidents du travail, c'est dû à notre vie mécanisée. » (h.p.i.). *

A un niveau plus large, celui de la société actuelle, le mode de vie modèle les formes et la distribution de la maladie ; il en impose préférentiellement certaines — les « maladies de la vie moderne » — il les transforme, il en crée de nouvelles. « J'ai l'impression que les maladies de nos jours n'existaient pas autrefois, de même que les maladies d'autrefois n'existent plus aujourd'hui. Je crois que nous créons, non pas nous, mais les circonstances extérieures et les conditions sociales créent de nouvelles sources de maladie qui, tout en s'appelant toujours la maladie, prend des formes de plus en plus diverses, de plus en plus compliquées. » (h.p.i.). Pour cet informateur, la liaison maladie-mode de vie s'inscrit dans un cycle temporel plus vaste, où le même processus se répète indéfiniment : certaines maladies propres à un mode de vie se raréfient tandis que d'autres se répandent. Les maladies « typiques de la vie moderne, » parce que « plus fréquentes qu'avant » sont surtout : — Le cancer « Le cancer, je relie un peu ça aux allergies actuelles, aux maladies très modernes des allergies, au surmenage physique et nerveux que nous subissons dans les villes et puis dans les respirations, dans l'atmosphère que nous avons actuellement dans ces villes. » (h.cl.m.). — Les maladies mentales « Les maladies mentales, c'est une maladie qui est liée à la vie moderne... On a une usure mentale beaucoup plus prononcée, plus les vies sont agitées, plus les gens sont fous ou demi-fous. » (f.cl.m.). L'idée — sinon le terme — de maladie psychosomatique apparaît dans ce contexte ; la même personne poursuit en effet : « Je ne sais même pas si sur certaines autres maladies ça n'agit pas, des maladies qui se rapporteraient à un état psychique, les maladies de foie ça joue énormément, quand vous avez une grande contrariété, cer-

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taines personnes quand elles ont eu peur, elles ont la jaunisse ; la jaunisse, c est un commencement de maladie de foie. » (f.cl.m.). — Enfin, les maladies de cœur « La vie moderne aboutit à trop de soucis qui font que les gens vivent dans une certaine angoisse, une tension nerveuse qui peuvent avoir des conséquences sur le cœur, provoquer des maladies de cœur. » (f.p.i.). La représentation du mode de vie nocif englobe donc préférentiellement certaines maladies. Maladies mentales, maladies de cœur et surtout cancer sont les plus fréquemment citées, mais elles sont aussi revêtues d'une signification particulière. Ce sont, dit-on, les maladies « dont tout le monde parle », donc situées au cœur de la communication sociale et ce sont celles que soi-même « on craint » ; elles sont donc au cœur des préoccupations individuelles 1 . Ces deux faits montrent que les maladies de la vie moderne forment, pour les membres de notre société, l'image la plus significative de la maladie, représentent pour eux la maladie même. *

L'action du mode de vie peut prendre plusieurs formes ; elle peut comporter des étapes intermédiaires (dégradation de la santé, « état intermédiaire », maladie). Celles-ci peuvent se stabiliser ; on vit parfois indéfiniment dans l'état intermédiaire. Cependant, l'aboutissement logique, sinon effectif, est toujours la maladie. Le mode de vie nous apparaît comme absolument pathogène. Une relation si forte est-elle absolument univoque ? N'apparaît-il aucun lien positif entre mode de vie et santé ? L'examen des thèmes qui se rapportent aux « progrès de la médecine » nous l'apprend. Leur nature est triple : victoire sur la maladie, par guérison ou prévention, abaissement de la mortalité infantile, enfin accroissement de la longévité 2. Seule la réduction de la mortalité infantile, qui n'est d'ailleurs soulignée que par quelques personnes, ne suscite aucune réserve. Dans les autres cas, tout se passe comme si l'on tendait, lors même qu'on en tient compte, à réduire l'importance des progrès médicaux « dissonants », en quelque sorte, avec la conception du mode de vie nocif. Sur le plan des faits, on se déclare sceptique devant les possibilités de prévention ou de guérison des maladies. S'inscrivant dans le cycle indéfini d'apparition de maladies nouvelles que nous avons évoqué, le progrès médical perd donc son caractère absolu : sa victoire sur la maladie n'est jamais définitive. Sur le plan du sens à 1. Cf. tableau en. annexe. 2. Cf. tableau en annexe.

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accorder aux phénomènes aussi : Y allongement de la vie pour certains n'est pas un fait véritablement positif. Allonger la vie, c'est prolonger la vie de vieillards malades, ce n'est pas, au sens strict, apporter ou améliorer la santé. « On attache trop d'importance à la longévité... pourquoi vivre 10 ans dé plus avec des médicaments quand on est complètement démoli, quand on est tout déglingué ? » (f.p.i.). En revanche, on affirme souvent que la santé est nécessaire pour affronter le mode de vie actuel. Elle en constitue en quelque sorte l'antidote, la condition nécessaire pour une adaptation : « Le rythme de vie n'est pas adapté, ce rythme de vie est possible pour un certain nombre d'individus particulièrement doués au point de vue santé... celui qui a une bonne santé sera plus favorisé pour réagir contre la situation, mais les autres... obligatoirement, ils y laissent des plumes. » (h.cl.m.). Malgré quelques apports partiels, le mode de vie actuel n'est donc pas générateur de santé mais lui est, au contraire, foncièrement antithétique, alors qu'une relation univoque et forte l'unit à la maladie. * I I . — L E S P R O P R I É T É S I N D I V I D U E L L E S , second ensemble d'éléments déterminants, s'expriment de façon diverse :

Hérédité Terrain Organisme Constitution Tempérament « Nature » de l'individu « Résistance » « Auto-défense », « réserves de défense » « Auto-régulation » Santé, « réserves de santé » Divers (vitalité, stabilité physique, état général, force, fragilité, etc.)

27 cas 5 cas 10 cas 16 cas 8 cas 7 cas 16 cas 8 cas 5 cas 7 cas 9 cas

Chacun de ces vocables a un sens spécifique, mais tous sont utilisés dans un même but : décrire la part qui revient à l'individu lui-même dans la genèse de son état, santé ou maladie. *

Un processus analogue à celui que nous avons vu à l'œuvre poux le mode de vie se fait jour : on envisage les facteurs individuels dans une perspective unique. Malgré la variété des termes utilisés, aucun

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MALADIE

d'eux ne sert à désigner une action pathogène mais tous désignent une capacité variable de résistance à la maladie et donc aux attaques du mode de vie. Les termes de résistance sont d'ailleurs assez souvent utilisés seuls. C'est leur fonction qui, dans ce cas, suffit à qualifier les facteurs individuels en dehors de toute notion objectivée : « Il y a un état de résistance de l'individu qui est plus ou moins fort. » (h.p.L). De même, pour les idées de « défense », d ' « auto-défense » de l'individu : « Il y a des individus qui sont défensifs... il y a des gens qui se défendent dans leur corps vis-à-vis de la maladie, mais d'autres qui ne se défendent pas et sont des chiffes molles. Dans la vie actuelle, tout les abat, un rien les fatigue, alors ceux-là, il faudra peu de choses pour qu'ils soient atteints. » (h.cl.m.). Cependant, les autres termes utilisés le sont également pour décrire non des facteurs pathogènes mais un potentiel de résistance, de défense contre la maladie. Ce potentiel est inégal selon les individus. Ainsi, la constitution varie essentiellement du fort au faible : « Il y a des individus qui sont plus ou moins bien constitués, qui sont tout de même beaucoup plus faibles que d'autres. » (f.cl.m.). De même, la « nature » de l'individu : « Il y a des gens qui ont un fort naturel, ils sont moins touchés, ils luttent mieux que ceux qui ont un naturel nerveux, moins résistant. » (h.p.i.). L'organisme, le tempérament désignent eux aussi une capacité de lutte : « Quand il y a une maladie, il faut que l'organisme réagisse, lutte. » (h.p.i.). « Vous avez des tempéraments qui réagissent et d'autres qui ne réagissent pas. » (f.cl.m.). Le terme de tempérament est parfois associé à l'idée de variation, non plus seulement quantitative, mais aussi qualitative, à l'idée d'une typologie. « Les gens au tempérament sanguin sont moins touchés que les gens qui ont le type nerveux ; les gens intelligents sont plus touchés que les gens moins intelligents. » (h.p.i.). Enfin, il peut y avoir une sensibilité élective à certaines attaques, des points de moindre résistance. Ainsi intervient l'idée d'un « terrain » favorable à certaines maladies : « Pour des maladies où vous avez les microbes... on dit toujours : c'est que le terrain était propice ; il était réceptif justement à ces microbes-là. » (f.cl.m.).

L'INDIVIDU

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Mais si le terrain est parfois nécessaire pour qu'il y ait maladie, il n'est jamais suffisant. De même, l'hérédité n'est pas considérée toujours comme facteur pathogène (l'idée de « maladie héréditaire » ou due à des facteurs héréditaires n'apparaît que chez quelques personnes), mais comme hérédité de « points faibles » ou « forts », d'une fragilité ou d'une robustesse exigeant de l'individu certaines précautions ou lui permettant certaines performances. On se réfère aussi à l'hérédité d'un « tempérament ». Dans ces divers cas, les facteurs héréditaires n'engendreront pas, à eux seuls, la maladie. L'agression du mode de vie reste l'élément déterminant : « J'arrive à avoir des angoisses, j'ai des insomnies, je suis malade des nerfs, il y a une question de climat de vie. J'ai un système nerveux fragile, j'en ai hérité certainement, mais j'aurais pu fonder un foyer avec un homme très, très calme, avoir une autre vie, et à ce moment-là... je n'aurais pas eu ces ennuis-là. » (f.cl.m.). Encore faut-il constater chez certaines personnes une tendance à restreindre le rôle de l'hérédité. Est-il bien certain ? se demande-t-on implicitement. « On ne sait pas pourquoi certains ont des enfants anormaux... il y a l'hérédité mais... il y a des parents ivrognes et puis d'autres où il n'y a pas de parents ivrognes qui sont quand même anormaux. » (f.cl.m.). Selon certains enfin, les maladies héréditaires sont infiniment plus rares que celles dues au mode de vie. « Dans les grandes villes et certains centres industriels, les gens sont des agités... alors on peut penser qu'il y a plus d'atteint de maladie&s mentales qu'autre part où cette agitation-là n'existe pas. 11 y a l'hérédité si on peut dire, mais il y en a très peu quand même... en ville, on côtoie tellement de fous dans la rue qu'on ne se rend pas compte. » (h.cl.m.). D'autre part, nous voyons que si, pour cet informateur, l'hérédité est une notion connue et utilisée, elle n'est pas intégrée dans le cours de ses réflexions et, plus généralement, dans sa conception. A peine a-t-il mentionné le cas des maladies héréditaires qu'il l'abandonne pour revenir à ce qui est pour lui l'essentiel, à ce qui donne lieu, pour lui, comme pour maints autres, à une conception structurée : le mode de vie comme cause de nos maladies. En définitive, l'individu ne porte pas en lui la maladie ; bien au contraire, tout en lui résiste aux agressions du mode de vie qui tendent à la déclencher. Les facteurs individuels internes jouent un rôle en tant qu'ils sont forts ou faibles devant les attaques, mais ce rôle apparaît comme secondaire par rapport à celui du mode de vie,

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MALADIE

déterminant prépondérant, actif, de la maladie. L'individu ne peut que résister : son rôle, bien qu'important, est secondaire et passif. « Je crois que le mode de vie, ça joue davantage que l'aspect physique lui-même ; je pense que l'être humain n'est pas malade intégralement ; ce sont les conditions extérieures qui arrivent à le rendre malade. Il y a tout de même des terrains... ou des enfants qui naissent en ayant moins de santé que d'autres, mais je crois que c'est beaucoup plus l'entourage qui crée les maladies. » (f.cl.m.). En revanche, la constitution, le tempérament, l'hérédité sont, quant à la santé, facteurs déterminants, indispensables et suffisants. L'ordre de priorité est ici renversé : la santé vient d'abord de l'individu. < '. La santé, c'est un facteur très spécial, dû d'abord à l'hérédité et ensuite au mode de vie que chacun peut avoir. » (f.p.i.). Donc, si le mode de vie s'identifie sans équivoque à la maladie, inversement l'individu est tout entier décrit en termes de résistance à la maladie et, en fait, en termes de santé. Globalement, les facteurs individuels, qui sont à l'œuvre ici, s'assimilent à la santé. *

Au terme de cette analyse, la genèse de la santé et de la maladie doit donc se concevoir comme une lutte entre V « individu — santé » et le « mode de vie — maladie ». Cette lutte oppose un élément actif, le mode de vie, qui déclenche, par ses attaques, la maladie, et un élément passif (passivité étant ici synonyme de résistance), la santé toute entière de l'individu (ou l'individu tout entier santé). L'issue du conflit peut être soit la victoire de l'individu avec, pour résultat, la santé et l'adaptation au mode de vie, soit celle du « mode de vie-maladie » avec dégradation de la santé. La représentation s'élabore donc en une double opposition : l'opposition entre santé et maladie a pour origine et reproduit celle de l'individu passif et de son mode de vie agressif. Il semble inutile de revenir sur le caractère sélectif du schéma ainsi élaboré. Derrière les images obnubilantes du mode de vie nocif et de l'individu résistant, si d'autres images existent, elles ne s'intègrent pas — le cas des « progrès médicaux » ou celui des « maladies héréditaires » le montre — dans une représentation structurée. Nous insisterons plutôt sur deux autres aspects : 1° Le caractère de stéréotypie rigide du schéma ainsi élaboré frappe dès l'abord. Les idées du mode de vie facteur de maladies, de « maladies de la civilisation », sont véhiculées quotidiennement par les « mass média », qu'il s'agisse de la grande presse ou de la vulgarisation médicale. Tous les caractères des stéréotypes — fré-

L'INDIVIDU

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quence et uniformité d'expression des données, forte « charge » affective qui l'accompagne — se retrouvent ici, et l'on peut penser qu'il y a là, pour les sujets, recours à un schéma circulant quotidiennement dans la société, toujours disponible, et dont l'usage quasi automatisé n'exige ni effort, ni réflexion nouvelle ou autonome. 2° Schématique, une telle représentation se caractérise cependant par la cohérence de son contenu et sa fonction organisatrice du réel : la lutte de deux éléments opposés rend d'abord compte de différents états (santé et maladie) et de différentes étapes (dans le déclenchement d'une maladie), mais, par là même, s'élabore une vision ou une interprétation des rapports de l'individu et de son milieu. Santé et maladie se différencient de par l'opposition entre l'individu et son mode de vie.

CHAPITRE

II

NATURE, CONTRAINTE ET SOCIÉTÉ

Une représentation cohérente de la genèse de la santé et de la maladie s'est donc constituée. Cette édification qui rend compte du réel et lui donne sens nous paraît s'effectuer grâce à l'attribution aux divers éléments du mode de vie d'une communauté de signification.

I. — LE MODE DE VIE ET SES SIGNIFICATIONS L'analyse de la notion de mode de vie ne se réduit pas à l'exposé de son action. Son contenu nous retient également, qui se compose d'éléments distincts. Le mode de vie désigne le cadre spatio-temporel de l'individu, l'espace dans lequel il vit et ses caractéristiques (densité de population, atmosphère, etc.), le rythme de vie (horaires, stimulations) ainsi que leurs reflets dans certains comportements quotidiens (alimentation, activités, sommeil, détente par exemple). C'est donc, en grande partie, pour la personne un donné extérieur mais aussi la signification, commune à tous, de la conduite de chacun. Remarquons la place occupée par le travail, son cadre, son rythme, ses conditions. Le mode de vie est déterminé par le métier, subordonné à la fonction sociale de chaque individu. La vie à la ville apparaît comme simultanément malsaine et contraignante. C'est à ces deux caractères qu'est dû son effet nocif. Son action passe par de multiples canaux (alimentation, air, bruit, rythme de vie, etc.), mais tous également pourvus de cette double signification. L'un des deux aspects prédomine parfois. L'idée de « malsain » l'emporte pour l'alimentation, la contrainte pour le bruit et

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ET

MALADIE

Tableau I L E MODE DE VIE ET SES SIGNIFICATIONS

Éléments

1

Contraignant

Malsain

Rythme de vie rapide

54% (43 cas)

40% (32 cas)

Multiplicité des stimulations

9% (7 cas)

9% (7 cas)

Dispersion des activités

12% (10 cas)

7% (6 cas)

Horaires trop chargés ou trop stricts

16% (13 cas)

11% (9 cas)

Trajets trop longs

26% (21 cas)

15% (12 cas)

37% (30 cas)

41% (33 cas)

Bruit

27% (22 cas)

15% (12 cas)

Mauvaise alimentation (éléments chimiques, conserves, aliments pas frais)

31 % (25 cas)

47% (38 cas)

Manque de sommeil

11% (9 cas)

14% (11 cas)

Manque de détente

11% (9 cas)

15% (12 cas)

Manque de dépense musculaire

7% (6 cas)

11% (9 cas)

Air vicié

,,,,,,,,

1. Voir en annexe la différenciation des résultats selon l'âge, le sexe, le groupve socio-culturel des informateurs.

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CONTRAINTE

ET

SOCIÉTÉ

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tout ce qui se rattache au rythme de vie. Cette différenciation est cependant moins importante que leur communauté de signification. *

La notion de contrainte nous retiendra d'abord. Elle recouvre l'image d'un mode de vie imposé, d'une « condition urbaine » aussi inéluctable que la condition humaine. L'Homme ne peut ni s'y soustraire ni, dans une large mesure, la modifier. « On ne peut réorganiser sa vie, on est dans une situation telle, elle est là ; il y a un médecin qui me dit : « quittez votre emploi ». C'est très joli, et si je lui dis : « quittez votre métier, vous », il faudrait changer tout son mode de vie, ce n'est pas possible. » (f.p.i.). Face à son mode de vie, l'individu se sent donc passif, impuissant. La contrainte exclut toute possibilité d'échapper à ces conditions d'existence nocives. Plus quotidiennement aussi, il ne peut se soustraire à aucune des agressions spécifiques envers sa santé. Ainsi l'air vicié, le bruit, tout autant que comme malsains, sont décrits comme imposés à l'individu. a Le bruit de la rue, les fumées dans l'air, la poussière, comment voulez-vous qu'on puisse évoluer vers une santé, si la technique vous soumet à chaque instant à de telles attaques ? » (f.p.i.). D'autre part, chaque aspect particulier apparaît à l'individu comme contrainte, impératif ou restriction, carcan dans lequel il se sent prisonnier, étouffe. « Nous avons une vie restreinte, en ville vous êtes toujours enfermés... vous traversez une rue, vous êtes quand même enfermés, j'estime, dans cette rue. » (f.cl.m.). Enfin, la contrainte retentit sur les conduites. L'individu se sent obligé à certains comportements qui lui déplaisent ou lui sont néfastes. Le rythme de vie, les horaires sont ressentis comme contraintes qui se reflètent dans la conduite, les habitudes de tous. On nous dit : « Il faut penser à tout, il faut penser à se lever, à prendre l'autobus il faut penser à arriver à l'heure, il faut penser à son travail... on pense toujours, ça crée quand même un certain déséquilibre... vous êtes dans la rue, vous n'êtes pas libre, vous êtes obligés de faire attention aux feux rouges, vous êtes obligés de faire attention à ceci, à cela, ça crée toujours tin état d'alerte, le corps n'est jamais au repos, toujours sur le qui-vive. » (h.cl.m.). Bref, le rapport entre l'individu et son mode de vie est un rapport d'extériorité. L'individu n'a pas l'impression de le créer ou d'y participer librement, ni même de l'infléchir considérablement, il le subit

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SANTÉ

ET

MALADIE

tout entier. De là provient l'antagonisme, le conflit. Un journaliste nous résume ainsi sa conception du mode de vie actuel : « Actuellement, le milieu influe sur le bonhomme bien plus que le bonhomme n'influe sur le milieu... » (h.p.i.). En définitive, le mode de vie, facteur déterminant de la maladie, est ressenti par l'individu comme extérieur à lui ; mode de vie et maladie s'imposent à lui, l'attaquent et le contraignent sans que, pense-t-il, il y participe en rien si ce n'est par ses capacités de résistance et d'adaptation — relativement passives — au conflit. Ces contraintes et ces attaques sont, en fait, celles de la vie en société. C'est « la société », pense-t-on, qui s'exprime par son mode de vie, qui nous impose obligations et restrictions. C'est avec elle qu'il y a conflit. « Très souvent, dans la société actuelle, on est obligé de se dominer et c'est quelquefois assez pénible, pour des choses pour lesquelles vous ne pouvez rien faire d'ailleurs... On est obligé de subir, la société nous contraint. » (h.p.i.). De même, c'est à cause de sa fonction, de sa situation dans la société, que l'on ne peut changer de vie. « Notre mode de vie actuel, on peut difficilement en changer. En tant qu'individu, si on voulait vivre d'une manière plus équilibrée, on serait professionnellement, socialement anéanti, alors déjà là, c'est une chose qui empêcherait de le faire. » (h.cl.m.). Enfin, par l'intermédiaire de son mode de vie, c'est la société qui est nocive, qui apporte la maladie. C'est elle aussi qui, cependant, exige de l'individu la santé. « Une bonne santé, j'estime que, ne serait-ce que par la vie qu'on mène actuellement, la tension nerveuse qu'il est nécessaire de soutenir, ce sont des réserves de défense en cas d'une attaque quelconque, que ce soit visà-vis d'une maladie ou vis-à-vis de la société dans laquelle vous vivez. L'individu qui a une santé peut compter sur lui-même, donc c'est un facteur d'assurance, de confiance et ça représente pour l'individu dans la société des possibilité énormes... » (h.cl.m.). Cet informateur exprime le double rôle de la santé dans le conflit individu-société. Elle permet d'abord de résister à la maladie, produit de la société. Elle est aussi la réserve organique nécessaire à l'effort d'adaptation sociale. Tel est le paradoxe de la société. Elle exige de l'individu ce qu'elle lui refuse. Nous voyons ici s'ébaucher une relation plus complexe entre les deux termes du conflit et, par là, notre schéma initial s'enrichit. Au mode de vie se substitue la société dans un double rôle : porteuse de maladie et demandant la santé. Pour l'individu, la santé est à la fois le potentiel de résistance et la solution du conflit. Cepen-

NATURE,

CONTRAINTE

ET

SOCIÉTÉ

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dant, l'opposition essentielle demeure — l'idée de lutte se renforce même — entre la santé, facteur interne à l'individu, et l'extériorité, ressentie comme agressive, du mode de vie et de la société. L'endogène est tout entier santé, l'exogène s'assimile totalement à la maladie.

II. — SANTÉ ET NATURE — ARTIFICIEL ET MALSAIN L'opinion suivant laquelle la vie en société serait la principale source de nos maladies n'est, certes, pas nouvelle. Rousseau l'exprimait en ces termes 1 : « L'extrême inégalité dans la manière de vivre, l'excès d'oisiveté dans les uns, l'excès de travail dans les autres, la facilité d'irriter et de satisfaire nos appétits et notre sensualité, les aliments trop recherchés des riches [...] la mauvaise nourriture des pauvres [...] les veilles, les excès de toute espèce, les transports immodérés de toutes les passions, les fatigues et l'épuisement d'esprit, les chagrins et les peines sans nombre qu'on éprouve dans tous les états et dont les âmes sont perpétuellement rongées : voilà les funestes garants que la plupart de nos maux sont notre propre ouvrage et que nous les aurions presque tous évités en conservant la manière de vivre simple, uniforme et solitaire qui nous était prescrite par la nature [...] Quand on songe à la bonne constitution des sauvages [...] quand on sait qu'ils ne connaissent presque d'autres maladies que les blessures et la vieillesse, on est très porté à croire qu'on ferait aisément l'histoire des maladies humaines en suivant celle des sociétés civiles. » Rousseau lui-même ne faisait que reprendre des idées émises depuis fort longtemps. Sans remonter à des périodes très éloignées, on sait que les grands navigateurs ont, à partir du xvi e et tout au long des x v n e et surtout xvin® siècles, répandu, au retour de leurs voyages, le mythe du « bon sauvage » sain et heureux dans une nature paradisiaque. Au cours du xix e siècle, les thèmes du bon sauvage perdront de leur vigueur mais l'idée que la santé a sa source dans l'harmonie de l'individu avec la nature persiste. Jenner, par exemple, écrivait 2 : « L'homme fut accablé par la maladie dès qu'il abandonna les voies que la nature lui avait primitivement tracées. » L'on croit alors que la science permettra à l'homme, ayant perdu les conditions et « l'instinct » de la vie naturelle, de retrouver, grâce à des connaissances exactes, les chemins de la santé. 1. J.-J. Rousseau, De Vinégalité parmi les hommes, l r e partie, p. 38, Éditions du Verbe, Genève, 1946. 2. Cité par R. Dubos (1961), chapitre i.

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MALADIE

Ce sont ces thèmes où, de diverses manières, s'opposent « nature et « société », que nous allons retrouver à l'analyse de la notion de « malsain » qui, associée à celle de contrainte, caractérise le mode de vie. *

Le mode de vie n'est pas que malsain, il est aussi « anormal », « artificiel » ou « pas naturel », « chimique » ; de même, la « vie saine » opposée au mode de vie urbain sera « normale » et « naturelle ». Tous ces termes apparaissent comme plus ou moins interchangeables dans le discours, presque synonymes. « Quand vous pensez à une vie saine... vous pensez à un rythme de vie plus près de la nature que le rythme de vie qu'impose ]a ville. » (h.p.i.). « Beaucoup de gens qui travaillent dans les villes vivent d'une façon anormale... la vie à la campagne est plus saine. » (f.p.i.). « Pour moi, la vie des grandes villes est une vie anormale... sur le plan de l'alimentation, on n'y a pas la vie normale, la vie saine, naturelle... on n'y a pas la vie nerveuse normale, la vie morale normale... » (h.cl.m.). Une impression de verbalisme se dégage de ces déclarations. A quoi doit-on relier le caractère envahissant, quasi automatique, des termes « naturel-artificiel », « sain-malsain » dans la communication ? Non, certes, à la précision de leur contenu, mais plutôt à la richesse de leur pouvoir évocateur. Est-ce leur enracinement dans la culture qui dispense le plus souvent l'individu de t o u t effort d'explicitation devenu inutile ? Telle quelle, l'opposition sain-malsain est la norme même de la santé et de la maladie. Elle condense, en fait, deux séries d'idées ou d'images : 1° L'idée — parfois vague mais toujours impliquée — de la « nature », du « naturel », et le malsain désigne alors la rupture de cet é t a t naturel. « Le mode de vie est plus naturel à la campagne, il ne faut pas S6 couper de la nature, ça me paraît désastreux. » (f.p.i.). 2° Cette rupture inclut l'idée d'hétérogénéité ; en particulier, elle se fait souvent par l'introduction au sein de la « nature » d'éléments qui lui sont hétérogènes. Plus concrètement, le mode de vie est malsain d'une p a r t dans les produits qu'il crée ou transforme, d'autre p a r t dans les conduites qu'il suscite. Au premier rang viennent les produits alimentaires, malsains car leur caractère naturel, leur composition originelle ont été altérés. L'introduction d'éléments hétérogènes prend ici son sens strict : on se réfère à la présence dans le produit d'éléments considérés comme « chimiques », elle a le sens d'une pollution.

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« On dit que les produits de la terre ne sont pas aussi riches, ne sont pas sains, peut-être parce qu'il y a des produits chimiques ; pour faire pondre les poules, on leur donne des pâtées épouvantables... les œufs en sont malsains, nocifs, indigestes. » (f.p.i.). Mais la composition de l'aliment n'est pas seule en cause. L'action exercée sur lui est également vue comme « malsaine » et le rend alors hétérogène à sa nature primitive. A la limite, il semble d'ailleurs que toute intervention, toute fabrication puisse prendre un caractère suspect. « Dans les bureaux... toutes les secrétaires ont dans le tiroir un paquet de biscuits... et le biscuit, c'est un produit fabriqué... et qui n'est pas forcément un bon comestible. » (h.p.i.). On emploie souvent des termes impliquant des manipulations complexes et douteuses : le produit est « forcé », « coupé », « truqué ». L'idée de mensonge est alors impliquée : il est « artificiel » — ou artificiellement transformé — il est « moins vrai ». En revanche, le produit sain, c'est le produit « vrai », on insiste alors sur son origine ; il vient directement, dit-on, de la terre ou de l'animal. « Le remède chimique... c'est une chose qui est fabriquée à partir d'un produit qui est une synthèse, une reconstitution chimique de produits naturels... et le remède homéopathique, lui, c'est la chose elle-même, extraite soit de l'animal, soit de la terre. » (f.p.i.). Un autre aspect important apparaît dans l'idée du produit « forcé » : le bouleversement du rythme temporel dans la venue à maturité d'un produit est typiquement une technique d'altération de son caractère « naturel ». « Quand j'allais en vacances chez mes grands-parents en Auvergne, ils avaient un vieux four à pain et quand on faisait le pain, on le faisait pour 15 jours, on y mettait une journée entière pour le lever, il restait 3 heures dans un four chauffé avec du buisson. Le pain, le boulanger le fait au mazout en un quart d'heure... eh bien, il y a une condition naturelle qui n'est plus observée... il faut le temps naturel à la pâte de lever et il faut le temps nécessaire pour le cuire. » (h.cl.m.). Nous n'avons pas besoin de souligner le caractère assez mythique de cette opposition entre le chimique, le fabriqué et le naturel. L'objectivité y côtoie l'irrationnel et l'information, la rumeur. Séparer le vrai du faux, faire œuvre de juge ou d'expert n'est pas notre fait, mais plutôt tenter de saisir sa fonction. Or, la résistance au changement est ici manifeste : ce qui pourrait s'appeler progrès devient pollution tandis que, seul, le retour aux techniques paysannes traditionnelles permettrait, pense-t-on souvent, d'obtenir des produits sains. « On en est maintenant à prêcher de faire pousser les légumes comme autrefois sans employer de produits chimiques, sans les forcer, de revenir aux produits naturels. » (f.cl.m.).

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MALADIE

La nourriture n'est pas seule en cause ; l'air que nous respirons est aussi un produit « naturel », dénaturé par le mode de vie, envahi par des éléments hétérogènes, vicié ou pollué : « On a analysé l'air de Paris et on a trouvé que les fumées d'usine et les fumées de tuyaux d'échappement polluaient extrêmement l'air, chargeaient l'air de certaines molécules qui provoquaient chez les gens des troubles du sang, des nerfs et même une certaine forme de cancer. » (h. pi-)L'individu se sent donc attaqué par l'ingestion alimentaire, respiratoire de ces produits non naturels, sécrétés par le mode de vie. Il se sent, en outre, acculé à des conduites qui ont le même caractère : le mode de vie contraint l'individu à des conduites qu'il considère comme non naturelles, donc anormales, nocives, ou il interdit les comportements naturels : « Les actes naturels sont devenus compliqués dans la vie moderne. » (h.p.L). Plus que des produits isolés, c'est bien le mode de vie toui entier qui est vu comme « dénaturation » d'une nature originelle et, par là, comme nocif. Un chauffeur de taxi, particulièrement « allergique » à son mode de vie, le décrit dans les termes mêmes qu'il utiliserait poux un produit pollué : « Je vis en vase clos dans cette vie industrielle, dans cette vie frelatée, dans cette vie chimique. » (h.cl.m.). Le terme de « vie chimique » exprime, pour lui, mieux que tout autre, le sentiment d'un décalage, d'une hétérogénéité entre luimême et sa vie. Dans la même perspective, il se perçoit lui-même comme rendu anormal, car « dénaturé, » pourrait-on dire, par cet état de choses. « A partir de midi, je suis déjà sur mes nerfs, je me sens épuisé et alors je poursuis mon travail jusqu'à sept heures, et à sept heures, je suis un homme qui n'est plus normal. » (h.cl.m.). Un autre enquêté, receveur des P.T.T., emploie d'ailleurs ce terme même : « Je crois que l'homme, malgré les biens du progrès, finit par se dénaturer. » (h.cl.m.). *

Il nous reste à examiner les motifs que l'on invoque pour expliquer la nocivité du mode de vie pour l'individu et les valeurs qu'on y oppose. On peut tenter de les classer en trois groupes :

NATURE,

CONTRAINTE

ET

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SOCIÉTÉ

A. — On doit noter d'abord l'abondance des références à des modes de vie différents et plus sains. — Références au passé « On est toujours obligé de courir, on a une activité plus intense qu'avant ; autrefois, on vivait bien plus calmement, bien plus sainement, il me semble. » (f.cl.m.). — Références à la vie à la campagne Invoquée comme « mode de vie idéal pour la santé », la vie à la campagne, naturelle, saine, non contraignante, s'oppose terme à terme à la vie urbaine qui nous est imposée. Les aspects les plus prisés concernent le rythme des activités plus détendues et le calme qui l'accompagne (cf. tableau II). On apprécie également la qualité Tableau II LA VIE A LA CAMPAGNE

1

Signification Éléments

Non contraignante

Saine

19 cas

17 cas

9 cas

11 cas

11 cas

16 cas

Espace, verdure

9 cas

6 cas

Possibilité de sommeil

5 cas

3 cas

Alimentation « saine » (fraîcheur des aliments, absence de produits chimiques, etc.)

6 cas

19 cas

Absence de bruit

4 cas

3 cas

10 cas

14 cas

Rythme de vie et d'activité plus l e n t . . . . Calme, stimulations plus naturelles Air

DUT

Possibilité d'exercices physiques

1. Ces références apparaissent chez 30 personnes ; chaque personne pouvant se référer à divers aspects de la vie à la campagne. Dans les cas de petits chiffres, nous n'avons pas calculé de pourcentages.

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de l'air et les possibilités d'exercice physique ; on croit enfin à la possibilité d'une alimentation « saine », différente de celle des villes. Cependant, de même que pour la vie urbaine, sa signification est globale, chaque élément renforçant l'autre pour aboutir à l'image idyllique de l'homme en équilibre dans un mode de vie sain, de l'harmonie retrouvée dans la nature. « J'ai vu comment vivaient les gens à la campagne... il y a deux ans, je suis allée en Lozère... eh bien, tout le monde se porte bien... l'alimentation n'est pas extraordinaire, les gens mangent mal parce qu'ils sont très pauvres dans ces coins-là... mais leurs bêtes sont élevées d'une façon normale, d'abord parce qu'ils n'envisageraient pas du tout d'acheter des produits chimiques, ils auraient peur... moi, je crois que les gens vivent plus sainement, se couchent plus tôt, n'ont pas tant de fumée dans l'air et prennent moins d'excitants... on voit là-bas des gens solides comme des rocs... » (f.p.i.). On peut interpréter ces références à des modes de vie autres — cette opposition d'un sain-rural-ancien au malsain-urbain-actuel — comme tendant à donner au mode de vie actuel et urbain un caractère contingent : il n'est qu'un mode de vie parmi d'autres. En outre, il représente non une évolution mais une mutation, il n'est pas en continuité avec les modes de vie antérieurs mais en rupture avec eux. Il prend donc figure d'accident, d'anomalie dont l'individu se sent la victime. B. — On comprend alors le sens du second type d'arguments invoqués : le mode de vie actuel, déviation, dénaturation de l'évolution normale n'est pas adapté à l'homme. On l'exprime tantôt par rapport à son cas individuel : « La vie prise dans un étau qu'on a à Paris ne convient pas à mon tempérament. » (f.cl.m.). tantôt comme jugement général : « Je crois que la machine humaine n'est pas faite tellement pour ce mode de vie... en général, les villes, c'est fait pour rendre les gens malades... » (f.p.L). A la lumière de ces opinions, le malsain n'apparaît pas comme une caractéristique intrinsèque d'un objet : le produit, la conduite ne sont tels que parce qu'ils le sont pour l'individu, par rapport à lui. Autant, voire plus qu'une qualité d'un objet, on désigne par là le rapport — d'hétérogénéité — entre l'objet et la personne : ils ne sont pas faits l'un pour l'autre. On insiste d'ailleurs parfois sur l'idée d'une nocivité différentielle selon les personnes, leurs besoins et leurs particularités. Le malsain peut être une norme individuelle. On dit, par exemple :

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« Moi, ce que je ne supporte pas à Paris, c'est le bruit, je sens que ça me fatigue ; d'autres, ce sera l'air ou autre chose, mais moi, c'est le bruit qui est mauvais pour moi. » (f.cl.m.). Dans le même ordre d'idées, le « naturel » n'apparaît pas seulement comme une caractéristique de l'objet mais est conçu de manière nettement anthropomorphique : ce qui est « naturel », c'est, en fait, ce qui est censé convenir à l'homme ou lui ressembler. L'on peut poser l'hypothèse que, bien loin que ce soit l'homme qui s'accorde à la nature, l'on conçoit la nature comme ce qui s'accorde à lui. Ainsi, une employée se qualifie elle-même de « naturelle ». Le « sain » désignera un accord entre elle-même et certains objets « homogènes », également « naturels ». « Je suis assez naturelle, tout le monde est naturel... et les remèdes naturels me réussissent bien plutôt que les choses chimiques. » (f.cl.m.). Inversement, dans le conflit entre l'individu et un objet malsain, une double hétérogénéité s'établit. L a nature est doublement altérée : dans l'objet lui-même et, tout autant sinon plus, chez l'individu attaqué. En définitive, c'est l'homme et sa nature qui sont la mesure du sain et du malsain. Nous retrouvons à nouveau l'opposition, fondamentale dans la représentation, entre ce qui participe de l'individu, ce qui est « lui » ou homogène à lui, et par là même sain et naturel, et ce qui est « autre », hétérogène et malsain. C. — Cette interprétation se renforce à l'examen du troisième ensemble de thèmes invoqués : la contrainte. Sa fonction, nous l'avons vu, est d'interdire à chacun d'échapper au mode de vie, à son agression. Mais, dans certains cas, et ceci apparaît le plus souvent à propos du rythme de vie ou des activités, la contrainte seule est agressive : le rythme de vie rapide est malsain parce que et lorsqu'il nous est imposé. « Être obligé de tenir toujours à ce rythme, de toujours se presser parce qu'on sait qu il faut encore faire ceci et cela, et on est obligé... ça n'est pas normal et on finit par y laisser des plumes. » (h.cl.m.). Le même rythme d'activité, librement adopté par l'individu, perdrait beaucoup de son caractère malsain. D'ailleurs nous verrons que l'on décrit l'équilibre, la forme supérieure de santé, comme la possibilité d'accélérer son rythme de vie à volonté, de se « survolter », d'accroître ses efforts, comme la possibilité d'excès physiques librement consentis 1 . Quelques cas individuels nous apportent la preuve, a contrario, que le mode de vie n'est pas, en soi, sain ou malsain mais qu'un rapport malsain — ou sain — s'établit avec tel individu 1. Cf. infra, chapitre v.

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de par son aspect contraignant et la tension qui en résulte. Ainsi, un jeune peintre qui a conscience que son mode de vie urbain dépend exclusivement de son choix propre se refuse également à le considérer comme malsain. Il dit : « Moi, par goût, j'aime la ville, j'aime énormément l'atmosphère de la ville, je ne vivrais pas ailleurs qu'à Paris. On dit souvent qu'une ville comme Paris, ça donne lieu à certaines maladies, c'est dans les statistiques enfin, il paraît... j'avoue que je ne suis pas d'accord avec ça ; on peut vivre à la ville sans être malade. » (h.p.i.). Il conteste alors sans difficulté le caractère trop général des statistiques pour y opposer son propre cas : l'individu qui a pu choisir sans contrainte et avec lucidité son mode de vie reste au sein même de la ville au cœur d'une vie saine, au cœur de la nature, nous dit-il : « Je crois que, dans la santé... il faut essentiellement rester soi-même et chercher dans soi-même à se connaître le mieux possible... il faut se sentir chez soi dans n'importe quelle façon de vivre... dire que les gens doivent obligatoirement vivre à la campagne parce que c'est plus près de la nature, alors je crois que c'est faux ; l'arbre et les fleurs et les vaches, c'est pas uniquement ça, la nature ; la nature, c'est d'abord et avant tout soi-même, c'est pas autre chose. Je crois que même quand on est dans le métro, la nature est là, aussi présente que dans n'importe quelle campagne ; ainsi, moi ,par exemple, je n'ai absolument pas besoin de vacances... voir un arbre dans la rue, ça me suffit et dans le métro, voir la tête des gens... je retrouve la nature et la vie partout. C'est des choses qu'il faut trouver soi-même, sentir ce dont on a besoin et pour ça, je crois que ça revient toujours au même point : se connaître le mieux possible... et je crois que l'homme, de cette façon-là, peut très bien vivre à la ville. » (h.p.i.). Inversement, une hôtelière parisienne et vivant, contre son gré, à la campagne, nous décrit son mode de vie : le calme, l'absence de bruits, de stimulations, la régularité de son existence, bref tous les éléments de la « vie saine », ont, selon elle, un caractère nocif. Elle utilise alors les termes mêmes des informateurs parisiens ; il en résulte identiquement pour elle fatigue, malaises, nervosité. « Je me portais aussi bien quand j'habitais Paris, je me porte même moins bien ici au point de vue nerfs... je dors très difficilement et quand je vais à Paris passer une quinzaine de jours aux vacances, eh bien, je n'ai plus mal à la tête et je dors. Je m'embête et je trouve que ça influe énormément sur l'état de santé ; mais il faut bien suivre le métier de son mari, alors il n'y a rien à faire. Moi, je trouve que tout en ayant une vie très active et survoltée à Paris, je n'éprouverais pas plus de fatigue à vivre à Paris que d'être ici à se dire : « Ah ! qu'est-ce que je vais faire ! » ; et cette vie trop régulière, je trouve que c'est trop calme... le trop grand calme. L'hiver, quand vous ne voyez plus âme qui vive dans la rue, eh bien, moi, ce calme, ça m'exaspère, ça me rend nerveuse. » (f.cl.m.). Bref, le mode de vie est malsain pour l'individu parce qu'il n'est pas fait pour lui, mais aussi pourrait-on dire, parce qu'il n'est pa»

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fait par lui. On ne peut qu'être frappé par le paradoxe d'une telle vision. A travers les idées de malsain et d'artificiel, c'est toujours le produit de la technique, de l'activité humaine, qui est en cause ; identifié à la société, il apparaît cependant à l'individu comme extérieur à lui, étranger à sa nature, contraignant. En revanche, des contraintes fondamentales comme le rythme « naturel » de croissance d'une plante s'identifient à la notion de « sain » et, par le biais de l'anthropomorphisme, à l'homme lui-même. Si la maladie procède d'un conflit entre l'individu et la société, de même le malsain provient, en dernière analyse, de l'antagonisme perçu entre ce que l'on pense être la nature de l'homme et la forme et le produit de ses activités.

III. — UN MONDE SANS MALADIES OU L A SANTÉ COMME C O N T R A I N T E ?

La société malsaine, « non naturelle », contraignante, apporte à l'homme la maladie. Telle est l'issue commune à nos diverses analyses, le nœud où elles s'articulent. Nous avons voulu l'éprouver en posant la question : Un monde sans maladies pourrait-il exister ? Peu de gens le croient. Cela impliquerait une transformation radicale de l'homme. « Ça ne me paraît pas possible avec l'être humain fait comme aujourd'hui. Je crois qu'il faudrait changer toute la nature humaine. » (f.cl.m.). Une telle transformation ne pourrait résulter que d'une toutepuissance planificatrice de la société qui contrôlerait totalement la vie de l'individu et imposerait, de ce fait, la santé. « Je me demande si c'est possible... parce qu'on ne peut pas tout de même diriger l'individu absolument, les individus ont tout de même des instincts personnels que l'on ne peut pas réduire, qui ne changeront pas ou alors u faudrait que nous ayons peut-être tous la même manière de vivre, la même manière de penser, la même manière de s'alimenter, chose qui n'est pas très facile à contrôler ; il faudrait qu'on soit dominé par quelque chose... que la société dirige tout. » (h.cl.m.). Cette solution n'apparaît guère possible « à la lettre », mais elle représente pour certains le point limite — absurde et dangereux — de l'évolution actuelle. Dans ce cas, produite par la société, la santé s'identifie à elle et perd beaucoup de sa valeur pour l'individu. Nombreux sont ceux qui la refusent ou qui expriment des réserves : 1. Cf. tableau en annexe.

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« Cette idée d'un monde où l'on essaierait de tout prévoir, où l'on installerait l'humanité entière dans un vaste cocon me semble assez choquante... ce côté organisé... je ne crois pas que ce soit dans ce sens-là que les conquêtes de l'homme soient souhaitables. » (f.p.i.). La santé, par un nouveau paradoxe, cesse alors d'être « naturelle » : « On ne peut pas l'imaginer, ce serait contre nature... ce ne serait plus la santé naturelle... je ne peux pas le souhaiter, c'est tellement anormal. » (f.p.i.). La « nature » de l'homme est à nouveau en question : menacée actuellement par la maladie, elle le serait alors par la santé. Le « monde sans maladies » met en danger l'intégrité psychologique, personnelle de l'homme : « Il me semble que ça supposerait une mécanisation encore plus totale de l'homme et cet aspect-là me déplaît foncièrement ; on tombe, à ce moment-là, dans cette espèce de négation de l'humanité, dans cette humanité artificielle. » (f.p.i.). Son intégrité physique elle-même apparaît menacée : l'homme ayant perdu les facultés de « défense » organique qui sont actuellement à la source de sa santé. « La machine humaine, elle est ce qu'elle est parce qu'elle a réussi à s'entraîner, à résister à certaines maladies, à se défendre. Si elle perdait l'habitude de lutter contre les agents extérieurs... j'ai l'impression qu'elle dégénérerait... dans cet état-là qui est un état anormal en fait, au moindre petit microbe... tout de suite, c'est fini, on meurt tous en série... » (h.cl.m.). C'est alors la maladie — et la mort — qui se retrouve « du côté » de la nature et donc de l'individu : la mort, d'une part, est qualifiée de nécessité « naturelle », liée à la conservation de l'espèce. « Il faut des morts... c'est la loi de la nature, ça, il faut disparaître, il faut laisser la place aux autres. » (h.cl.m.). La maladie, d'autre part, apparaît alors comme expression d'un besoin de l'individu, comme possibilité d'évasion. « Je ne dirai pas que la maladie est un besoin des gens, mais la maladie est souvent un moyen de fuite à l'égard de la société, à l'égard des tâches devant lesquelles on démissionne, et je crois qu'il y aura toujours des gens malades ; même si on arrivait à supprimer les maladies au point de vue physiologique, elles auraient des causes psychologiques. » (f.p.i.). Elle représente la liberté face à la société aliénante : « Enfin, il y a l'aspect hasard... le sens de la liberté, et puis l'aspect de conquête, tout ça disparaîtrait si la maladie disparaissait. » (h.p.i.). Telle est la force de la signification attachée à la contrainte sociale qu'elle peut faire s'inverser — les mêmes termes étant conservés —

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CONTRAINTE

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le système de liaisons que nous avons vu s'édifier. Le conflit s'établit alors entre une société contraignante par sa santé et l'individu dont la nature inclut alors — et s'exprime par — la maladie. * La représentation s'édifie donc par la manipulation simultanée d'une série de termes en opposition : l'interne et l'externe, le sain et le malsain, le naturel et le non-naturel, l'individu et la société. L'analyse de la contrainte, du « malsain », du « naturel » nous a permis de développer en quelque sorte l'opposition originelle de la santé et de la maladie, de l'individu et de son mode de vie et elle nous a montré comment celles-ci se redoublent et se précisent dans la série complète des autres. Ceci nous amène à l'idée que plus que le contenu même de chaque notion — aucune n'étant dépourvue d'ambiguïté — c'est leur opposition qui est signifiante. Le contenu peut varier : un objet, voire un mode de vie, n'est pas universellement sain ou malsain, naturel ou artificiel. L'opposition, cadre classificatoire, demeure et, par là, la différenciation entre santé et maladie. Cependant, deux termes nous paraissent être fondamentaux : l'individu et la société. Les autres oppositions se ramènent, en fait, à la leur, et lors même que le schéma s'inverse 1 , la relation qui les unit, la contrainte de la société sur l'individu reste stable. En fait, c'est la contrainte sociale qui est à la racine du malsain, donc de la maladie. Nous comprenons mieux alors le sens de notre proposition initiale 2 : la formation d'une représentation de la genèse de la santé et de la maladie s'effectue par l'attribution à la diversité des éléments du mode de vie d'une unité de signification. C'est la contrainte de la société qui assure l'unité des agressions du mode de vie. 1. Cf. l'analyse du « monde sans maladies », p. 57. 2. Cf. p. 45.

CHAPITRE

III

MÉCANISMES ET USAGE

Deux points demeurent obscurs dans la genèse de la santé et de la maladie : 1° Comment perçoit-on le déclenchement de la maladie et ses mécanismes ? 2° Comment le « modèle » qui s'est imposé à nous — la société porteuse de maladie opposée à l'individu défini par sa santé — est-il utilisé par les personnes interrogées ? Comment intervient-il pour constituer la réalité telle que la perçoit l'individu ?

I. — UN MÉCANISME : L'INTOXICATION L'intoxication désigne, stricto sensu, l'ingestion ou la rétention forcée par l'organisme de substances nocives. Dans le cas présent, on désigne sous ce terme l'ingestion des éléments « malsains », produits du mode de vie. L'intoxication est, selon nous, le mécanisme de déclenchement de la maladie caractéristique, spécifique d'une telle représentation. Quelques auteurs ont noté l'importance de l'idée d'intoxication dans les conceptions de la maladie. On en a souligné les racines anciennes et l'universalité. A. L. Green (1961), dans une étude de la violente campagne d'opposition que suscitèrent, aux États-Unis, les tentatives de fluorisation de l'eau, analyse longuement « l'argument du poison », le danger d'intoxication, invoqué par tous les opposants. Il souligne, dans une description assez proche de la nôtre, l'insertion de la notion spécifique d'intoxication dans une idéologie plus large ; il montre les liens de cet argument avec une conception de la société comme aliénante et imposant, entre autres, à l'individu,

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des mesures nocives pour son intégrité physique. Il considère cependant le « poison » comme argument en fait secondaire, comme alibi masquant, en quelque sorte, les raisons fondamentales (l'aliénation de l'homme par la société) de l'opposition. Nous considérerons, quant à nous que le thème du poison en est au contraire l'expression concrète en même temps que métaphorique. Dans notre propre matériel, l'intoxication exprime l'agression du mode de vie et son effet sur l'individu. Elle est le concept nécessaire pour relier les deux termes du conflit. L a notion d'intoxication apparaît fréquemment dans le matériel. On peut la comparer sur ce point (bien que les deux notions ne soient pas strictement équivalentes : le microbe est un agent, l'intoxication est un processus) avec l'attaque microbienne. En dépit de la diffusion, par l'école, de la notion de microbe, celle-ci n'apparaît que chez une personne sur deux, tandis que deux sur trois se réfèrent à l'intoxication 1 . Trois aspects nous frappent dans l'usage qui est fait de cette notion : 1° Sa généralité et son caractère protéiforme. T o u t ou presque dans le mode de vie urbain peut paraître toxique : nourriture, tabac, air vicié, et même bruit ou activité trop intense 1 . L'intoxication alimentaire ou alcoolique occupe évidemment une place de choix. On s'intoxique d'abord par excès de nourriture : « Je crois qu'on mange trop, l'excès de nourriture est sûrement nuisible ; je suppose qu'on accumule trop de calories, on s'intoxique, oui... et qui ne sont pas éliminées. » (h.p.i.). Naturellement, les produits chimiques, ces éléments hétérogènes par excellence, jouent un rôle prépondérant : « On absorbe une quantité impressionnante de produits chimiques qui sont nocifs pour les individus... on peut très bien absorber une petite quantité de produits qui sont des toxiques... on utilise ces produits en très faible quantité à l'état de traces, mais n'empêche que l'absorption répétée de ces produits tue lentement mais sûrement... » (h.p.i.). D'autre part, le processus d'intoxication ne désigne pas que l'introduction d'éléments nocifs dans l'organisme, mais aussi leur rétention forcée. L'idée de « toxine » apparaît, et le mode de vie, ici aussi, est mis en cause. Ainsi, par le manque d'exercice qu'il nous impose, il en empêche l'élimination : « Le citadin n'a pas un effort physique, il ne brûle pas tout ce qu'il mange, il emmagasine des toxines dans le sang qui viennent encore en surcroît des produits chimiques et des saletés qu'il respire. » (h.cl.m.). 1. Cf. tableau en annexe.

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USAGE

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L'air peut être toxique, tout autant que la nourriture, bien sûr : « Quand je passe à côté d'un camion, je sens que je respire du poison, le dégoût me saisit ; mais c'est une défense, cette sensation d'odeur, parce que c'est du poison, je le sens, je suis intoxiquée. » (f.p.i.). Il est plus intéressant et plus inattendu de rencontrer le même usage de l'intoxication pour l'activité ou le bruit. Nous retrouvons l'image du poison et aussi le caractère continuel, répétitif de l'attaque : « Nous avons des bruits qui viennent de la rue toute la journée, on ne les perçoit plus à force de les entendre... Tous les sens y sont habitués, c'est comme un poison qu'on prend tous les jours, on ne le sent plus au goût, mais c'est aussi mauvais, chaque goutte s'ajoute aux autres. » (f.cl.m.). Lors même que l'on a affaire à des agents moins « matériels » que dans le cas d'une intoxication alimentaire ou respiratoire, l'emploi des images, du langage de l'intoxication permet justement de concrétiser le processus. Le déclenchement d'une maladie par « fatigue nerveuse » ou dérèglement émotionnel — où l'on peut voir une transposition des théories psychosomatiques — peut être conçu sur ce modèle, même si le terme d'intoxication n'est pas utilisé. Les émotions et stimulations apparaissent comme autant de poisons, sécrétions du mode de vie qui, au même titre que les produits chimiques, et avec la même continuité, nous attaquent : « La vie trépidante que l'on mène, tout ce qui nous entoure de propagande, de réclames, tout ce qu'on voit, tous les événements qu'on nous raconte... le fait d'être toujours en état d'apprendre des nouvelles plus ou moins désastreuses qui se sont passées un peu partout, la tension nerveuse dans laquelle on vit... tout le monde vit avec des idées de violence, donc ça continue à maintenir l'état nerveux, l'état de tension, ça l'entretient continuellement. » (h.p.i.). 2° L'intoxication est conçue comme un processus lent, répétitif, dont les effets ne seront pleinement sensibles qu'à long terme. Alors que l'attaque microbienne est vue comme un processus brutal sur le mode du « tout ou rien », l'intoxication agit par sommation : chaque attaque est, en soi, insuffisante pour être absolument nocive, mais les effets s'additionnent. Tout se passe comme si le caractère d'hétérogénéité du produit — ou de tout autre élément du mode de vie — s'accentuait avec le temps. La relation entre l'individu et l'élément toxique devient, de ce fait, de plus en plus malsaine : « Certainement, il doit y avoir quelque chose dans l'air que nous respirons qui n'est peut-être pas très dangereux pour l'instant mais, à la longue... ça arrive à déclencher des choses. » (f.cl.m.).

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3° Son caractère dynamique nous apparaît enfin. L'intoxication est le mécanisme qui exprime spécifiquement le conflit, la rencontre entre le mode de vie malsain et l'individu attaqué. — Sur le plan temporel d'abord : par son caractère de sommation lente — les effets ne se dévoilant qu'à long terme —, l'intoxication rend compte de différentes étapes (dégradation de la santé, état intermédiaire) dans le processus de déclenchement de la maladie. — Enfin, dans l'intoxication se rejoignent les deux termes du conflit, car elle désigne le malsain intériorisé. La comparaison avec la notion de microbe est, ici aussi, révélatrice : le microbe ne nous renvoie qu'à lui-même, agent agresseur ; tandis qu'en l'intoxication se réunissent, en un seul concept, l'élément agressif et l'individu attaqué. La notion « homologue » d'infection est, en revanche, quasi absente de la représentation. Par l'intoxication se complète donc le modèle de la genèse de la santé et de la maladie. L'agression multiple, répétée, du mode de vie, se voit assigner une réalité pleine et concrète. Elle prend la forme stricte de l'assimilation forcée par l'individu de ce qui lui est étranger et nocif. *

Cependant on voit parfois apparaître le processus inverse : l'accoutumance. On s'intoxique par les assauts répétés du mode de vie ; on peut aussi s'y accoutumer. « Je pense qu'il y a une adaptation de l'organisme, autrement, on serait tous morts. » (f.p.i.). Dans ce cas, les effets ne s'accumulent pas, ils s'amoindrissent, ils se montrent de moins en moins nocifs pour l'individu. Tout se passe comme si l'élément agressif hétérogène devenait peu à peu homogène à l'individu : la relation perd alors progressivement son caractère malsain. Cependant, un problème reste non résolu : pourquoi y a-t-il dans certains cas intoxication et dans d'autres accoutumance ? Il est difficile d'apporter une véritable réponse à ce problème trop spécifique. Pourtant, l'opinion d'un informateur suggère une hypothèse : l'accoutumance est d'autant plus probable que l'individu est pourvu de possibilités de défense organique, qu'il est plus résistant : « Il y a une adaptation aussi ; petit à petit, le corps devient résistant... ça dépend des individus, ça... je crois que c'est lié à l'état défensif de l'individu, le corps se défendra pour certains très bien en somme, et pour d'autres pas. » (h.cl.m.).

MÉCANISMES

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USAGE

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II. — PERCEPTION ET ANTICIPATION Comment l'individu prend-il conscience de l'agression du mode de vie ? Quels sont les processus psychologiques qui entrent alors en jeu ? Nous distinguerons deux aspects : l'un qui implique des mécanismes perceptifs, l'autre que l'on peut plutôt qualifier de prédictif et d'anticipatoire. L'aspect perceptif est premier et essentiel : l'appréhension du mode de vie se fait alors grâce à une multiplicité d'indices sensoriels (spectacles, bruits, goûts, odeurs) qui sont pour l'individu immédiatement signifiants. Reprenons la déclaration, déjà citée, d'une informatrice : « Entendre le bruit de la rue, les mauvaises odeurs, tout ça m'attaque dès que je sors le matin, je sens qu'il y a mille choses qui attaquent ma santé, les odeurs, quand je passe à côté d'un camion, je sens que je respire du poison, mais c'est une défense, cette sensation d'odeur, parce que je le sens, je suis intoxiquée. » (f.p.i.). Maints exemples nous montrent l'importance des informations sensorielles dans la prise de conscience du mode de vie. L'individu perçoit directement en elles la nocivité. A travers elles, le mode de vie se présente sans équivoque comme malsain. Ces perceptions ont, en effet, un caractère d'évidence immédiate : c'est bien une attaque, un conflit qui est ressenti sensoriellement : « Le bruit, et le poison qui conditionne l'air et qu'on respire, c'est une chose atroce, je sens que mon organisme se révolte, ça m'écœure, ça me rend nerveuse. » (f.cl.m.). En bref, le caractère nocif du mode de vie n'est pas, pour l'individu, une déduction a posteriori ou le fruit d'une reconstruction intellectuelle. Il est l'objet d'une perception. Le mode de vie s'appréhende sensoriellement comme tel. Tantôt l'on insiste davantage sur l'appréhension de l'objet extérieur lui-même ; ainsi notera-t-on, par exemple, la dégradation, sensible au goût \ de nos aliments. « Dans le temps, vous ne mangiez qu'une carotte, la carotte vous apportait quelque chose, mais aujourd'hui, vous mangez une carotte, elle n'a pas de goût, elle ne vous apporte pas autant de vitamines qu'avant... Maintenant, les poulets, on les engraisse avec un tas de farines, eh bien, 1. Le goût et l'odorat apparaissent d'ailleurs comme sens privilégiés, comme sens « sûrs ». Le rôle de la vue semble plus ambigu : quelques personnes soulignent, par exemple, le caractère parfois trompeur de l'aliment à belle apparence.

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ce poulet n'a pas aussi bon goût qu'un poulet qui court et qui est élevé aux grains. Alors, à mon avis, donc sa chair ne peut vous apporter autant de calories. » (f.cl.m.). Tantôt, au contraire, on insistera davantage sur la perception immédiate d'un effet interne. Des images organiques, précises et suggestives dans leur incongruité même, apparaissent alors. Elles nous montrent le caractère matériel de l'atteinte. Elles attestent que le corps est bien concerné. « L'air de Paris ne me convient pas du tout, j'ai toujours à Paris une sensation de lourdeur, de pensée ralentie, une impression de sang lourd. » (h.cl.m.). « Je ne peux pas supporter le bruit... je sens mes nerfs qui se nouent, c'est exact, je les sens se nouer. » (f.cl.m.). « A la campagne, je mange de tout... à Paris, je m'offre un œuf... j'éprouve la sensation d'un coup de poignard au foie. » (h.cl.m.). « Je vis un peu par mes nerfs, les nerfs aident énormément, mais avec le rythme de Paris, il ne faut pas les laisser se tendre... alors là, je les sens qui craquent et ils n'aident plus, ils sont au contraire très gênants. » (h.cl.m.). On percevra de même le mode de vie « sain », son rapport positif à la personne et donc son effet bénéfique sur l'organisme : Les perceptions sensorielles du « sain » et du » malsain » traduisent le fait qu'un modèle schématique des phénomènes — le mode de vie cause de nos maladies — apparaît ici comme le reflet direct, perceptif, du réel, doté d'un statut d'évidence et d'objectivité. Chaque indice sensible joue alors le rôle d'un signe sans équivoque : signe de la maladie ou de la santé. Nous pouvons dire plus : ils sont, à eux seuls, la maladie ou la santé « en germe », objectivées dans le mode de vie. En particulier, face au mode de vie malsain, dès la première sensation d'attaque et souvent, en dehors de tout effet constatable sur son état propre, l'individu ressent la tentative d'intrusion de la maladie comme il ressentirait la tentative d'intrusion d'un objet. Il perçoit sa présence dans le mode de vie, lors même qu'elle ne se manifeste pas en lui. Ces perceptions objectivantes peuvent avoir quelque chose d'inattendu dans la mesure où nous avons interprété la notion de malsain comme exprimant davantage le rapport à l'individu qu'une caractéristique intrinsèque du mode de vie. Les deux aspects sont cependant complémentaires : le mode de vie est malsain pour l'individu, par rapport à lui, mais la prise de conscience du conflit comme d'une évidence sensible tend à donner au malsain une réalité concrète extérieure à lui. La perception même du malsain se double cependant d'un jugement classificatoire qui permet à l'individu de s'orienter simultanément dans la réalité quotidienne du mode de vie et dans l'univers

MÉCANISMES

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USAGE

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de la santé et de la maladie. Par là, le modèle, reflet du réel, devient un instrument propre à catégoriser les phénomènes : un mode de vie se différencie d'un autre et cette différenciation apparaît comme schème classificatoire des états eux-mêmes ; mode de vie malsain et maladie, vie saine et santé forment chacun pour l'individu un système unique. Les jugements « le mode de vie urbain provoque des maladies » ne traduiront plus seulement une perception du réel mais seront utilisés de façon anticipatoire pour prédire son état propre ou celui d'autrui. Paradoxalement, en effet, l'individu perçoit la maladie dans le mode de vie, comme sécrétée par lui, mieux et avec plus d'évidence qu'il ne la lit sur lui-même. Le mode de vie est, certes, pathogène, mais, en fait, les vérifications objectives de l'agression, par occurrence d'une maladie, sont rares et leur sens n'est pas toujours clair. Lorsqu'il considère son état propre, l'individu perçoit quotidiennement, nous l'avons vu, les états confus de fatigue, de nervosité, de malaise ; il les ressent comme l'expression directe du conflit entre le mode de vie et lui, mais il ne constate que rarement le déclenchement d'une maladie spécifique comme effet direct et évident de l'action du mode de vie. On arrive à cette conclusion inattendue : la maladie est « perçue » dans le mode de vie et dans le conflit qu'il engendre, elle est prédite par l'individu comme la conséquence logique de l'étape actuelle et, souvent, en dehors de toute occurrence effective. Tout se passe alors comme si, pris entre sa conviction, fondée sur son expérience sensible immédiate, du caractère pathogène du mode de vie et l'incertitude ou l'ambiguïté de ses états propres, partagé entre l'évidence de l'omniprésence de la maladie dans le mode de vie et la relative rareté des preuves objectives que sont les maladies déclarées, l'individu résolvait le problème par une anticipation. Puisque la maladie est, de toute façon, en germe dans le mode de vie, il se sent en droit de l'anticiper, de la prédire chez lui. Sa prise de conscience d'une attaque lui assure que la maladie, non encore apparente, est cependant déjà là : elle se déclarera donc, ou pourra se déclarer, dans une étape ultérieure. Les expressions de ce genre sont monnaie courante : « A la longue, « Les gens qui du type ulcère à « A la longue,

tous ces petits malaises deviendront maladie. » (h.p.i.). sont fatigués finissent par être atteints par des maladies l'estomac. » (h.cl.m.). ça finit par déclencher des choses. » (f.cl.m.).

Inversement, lorsque l'on s'interroge sur une maladie effective, on attribue, mais rétrospectivement cette fois, sa genèse au mode de vie.

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*

Nous comprenons mieux alors l'importance de la notion d'intoxiElle est bien le concept logiquement nécessaire pour relier les perceptions actuelles de l'individu — le malsain du mode de vie et son propre état de fatigue ou de malaise — à la maladie anticipée. La maladie eBt déjà potentielle dès la première ingestion d'élément malsain et c'est par la sommation lente de l'intoxication que le processus s'accomplira : la résistance se dégradera lentement et, parallèlement, « l'état intermédiaire » fera place à la maladie déclarée. cation.

CHAPITRE

IV

LA GENÈSE DE LA SANTÉ ET DE LA MALADIE QUELQUES RÉFLEXIONS

Au terme de nos analyses, la maladie est, quant à son origine, un « objet » produit du mode de vie et, en dernière analyse, de la société. Elle naît de la concrétisation et de l'accumulation des éléments malsains qui attaquent l'individu. Mais, à cet objet, l'individu répondra avec une certaine marge de liberté par la résistance de sa santé. Ainsi, le conflit entre ces deux parties s'actualisera dans les états effectifs de santé et de maladie. Si l'on réfléchit aux théories classiques de l'origine exogène ou endogène de la maladie, les conceptions que nous avons exposées assignent à la maladie une origine première exogène. Elle provient du mode de vie, de la société. Le processus de genèse est cependant plus complexe : la maladie participe à la fois de l'individu et du mode de vie, chaque facteur jouant un rôle. La santé, en revanche, est plus simple : toute entière de l'individu, jamais extérieure à lui. Alors que la maladie apparaît comme le résultat d'un processus d'interaction, d'un conflit, la santé est une donnée immédiate. A la limite, nous pourrions dire que, s'il y a une genèse de la maladie, il n'y en a pas de la santé. On pourrait s'attacher à noter les convergences entre théories scientifiques et représentations dans le public. Pour la science aussi, comprendre le phénomène de la maladie, c'est tenter d'élucider l'articulation entre des facteurs internes et externes : « Tout bien considéré, écrit le professeur Maurice Lamy 1 , nous pouvons admettre qu'il existe en réalité trois sortes de maladies. Dans la première, l'agression est tout, la défense — nous voulons dire le « terrain » — n'est rien. Dans la seconde variété, c'est la constitution de l'individu qui est tout. La dernière sorte de maladie enfin groupe celles qui sont dues à l'influence conjuguée de l'un et de l'autre. » 1. M. Lamy (1964), p. 46.

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MALADIE

De même, l'idée d'une fluctuation des maladies, liées à un mode de vie et à une époque déterminée, apparaît scientifiquement fondée — Charles Nicolle intitulait un célèbre ouvrage : Naissance, vie et mort des maladies infectieuses. Plus généralement enfin, les conceptions des sujets peuvent se rattacher au grand courant historique qui, jusqu'au xix e siècle, voit dans la santé et dans la maladie le résultat de l'harmonie — ou du manque d'harmonie — entre l'homme et son milieu. Cependant, les conceptions que nous avons exposées nous paraissent caractérisées par le fait que les rapports entre l'homme et son milieu sont exclusivement conçus en termes de lutte. L'exogène s'assimile sans réserves à la maladie, l'endogène à la santé. Leur opposition paraît totale. Tout échange, toute régulation dans les rapports de l'individu et de son milieu semblent absents d'une telle vision. Toute coexistence, autre qu'armée, entre l'individu et les facteurs pathogènes apparaît comme impossible. On peut en souligner les implications quant à l'image de l'organisme qui s'esquisse alors. Il se définit essentiellement par ses propriétés de résistance — comme « matériau plus ou moins solide » — non par la souplesse ou l'intégration de ses fonctions. De même, une telle conception englobe les rapports, tout entiers définis en termes de lutte, qui s'établissent entre santé et maladie. Elles apparaissent alors comme des réalités hétérogènes. Nous sommes loin des conceptions qui s'efforcent d'affirmer entre elles une homogénéité, de les voir comme des variations, sur un continuum, d'un même principe vital : santé et maladie se présentent comme deux phénomènes sans commune mesure que seul unit un conflit. Tout au long de notre analyse, nous avons souligné le caractère quelque peu schématique des conceptions que nous exposions. Le « modèle » qui se dégage est celui d'une série d'oppositions dont le noyau essentiel réside dans la double opposition entre santé et maladie, entre individu et société. Avant de poursuivre l'analyse, réfléchissons à sa fonction. Une telle représentation, qui explique la santé et la maladie dans et par une interprétation des rapports de l'individu et de la société paraît avoir le sens d'une double défense de l'individu : contre la société et contre la maladie. L'individu se différencie de la société agressive et, par là même, il affirme sa non-participation à la maladie. Elle provient du mode de vie, de la société. Sa défense, en ce sens, est aussi accusation. C'est dans cette perspective que le dualisme schématique du système élaboré, la rigidité des oppositions, prend, nous semble-t-il, tout son sens : par les oppositions entre « individu » et « société », entre « sain » et « malsain », entre « naturel » et « artificiel », s'opère la différenciation radicale entre soi-même, source de santé, et ]' « autre », porteur de maladie.

LA

GENÈSE

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LA

SANTÉ

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LA

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J. Stoetzel (1960) a formulé l'hypothèse que, par l'intermédiaire de la diffusion des théories psychosomatiques, notre société reviendrait, après les théories microbiennes déculpabilisantes, à une conception culpabilisante de la maladie, l'individu s'en sentant responsable par le biais des conflits psychiques qui l'ont provoquée. D'autre part, dans une perspective comme celle de Balint, s'exprime de façon particulièrement nette l'idée d'une participation de l'individu à la genèse de la maladie : chaque individu se caractérise par une « carence fondamentale... impliquant en proportion variable à la fois son esprit et son corps » Les maladies cliniques seront des symptômes ou des exacerbations de la carence fondamentale dans une situation donnée. La pénétration de telles idées sur la psychogenèse possible des maladies semble en effet certaine : nous avons vu l'importance attachée par les sujets aux états de conflit et de tension nerveuse. « L'état intermédiaire » est un état psychique autant qu'organique et l'on sait qu'il entraîne ou facilite l'apparition d'une maladie. D'autre part, la résistance de l'individu est, dit-on parfois, une résistance « nerveuse » autant que physique. Le sens global de la représentation nous semble cependant résider dans le refus d'assumer une responsabilité dans le déclenchement même de la maladie. Quelle que soit l'importance des états psychiques dans sa genèse, la responsabilité du déclenchement appartient au mode de vie ; au demeurant, c'est de lui que viennent les stimulations nocives, causes de « tension nerveuse » et d'anxiété. L'individu se sent et s'affirme infiniment plus attaqué qu'il n'est coupable 2. En revanche, l'individu se sent, pensons-nous, responsable de sa santé car, faible ou forte, elle le définit. Nous ferons l'hypothèse que, de même, on est coupable d'avoir, dans la lutte, laissé se dégrader ou vaincre la santé ; non d'avoir « attrapé » une maladie mais d'avoir perdu la santé. 1. Balint M. (1957), chapitre 19. 2. Nous verrons à nuancer ces interprétations lorsque nous étudierons le malade et ses comportements. Une culpabilité peut exister dans la maladie, mais elle n'est pas, du moins dans son expression consciente, culpabilité de la maladie.

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE

V

SANTÉS ET MALADIES

Alors que santé et maladie nous sont, jusqu'à présent, apparues chacune comme entité indissoluble et claire : « la santé » de l'individu s'opposant à « la maladie » du mode de vie, l'analyse de l'expérience, individuelle, des états vécus, va faire éclater cette unité trop simple et l'apparente clarté de leur opposition : en effet, il n'existe, ni dans l'expérience vécue, ni dans la conceptualisation spontanée, un phénomène santé, un phénomène maladie uniques. Santé et maladie sont vécues comme multiplicité, tout autant que comme unité. Ainsi, la santé peut s'éprouver de diverses façons : on peut la ressentir soit de manière purement négative, soit comme état positif. Elle peut n'être qu'une absence ; l'absence de maladie ou l'inconscience du corps, proche du « silence des organes » dont parlait Leriche. Elle n'est alors qu'à peine un phénomène conscient, qu'à peine une expérience spécifique. On ne pense à sa santé, et même on ne la perçoit, que lorsqu'on l'a perdue, afïirme-t-on. On nous dit : « La santé, au fond, c'est une chose un peu négative ; tant qu'elle n'est pas atteinte, on ne réalise pas qu'on est en bonne santé. » (h.p.i.). Ou, de façon plus définitive : « Quand on est en bonne santé, on n'y pense pas, on pense à autre chose. » (h.cl.m.). Mais, concurremment, et parfois chez les mêmes personnes, la santé est vécue comme une expérience positive ; une 'présence dont on a une claire conscience par la sensation d'aisance, de bien-être corporel et fonctionnel ou de résistance et de robustesse physique : « C'est se sentir en pleine forme, joyeux, content, bon appétit, bon sommeil, avoir envie de bouger, se sentir bien et fort, c'est certainement ça, la bonne santé. » (h.cl.m.). La maladie apparaît, quant à elle, comme simultanément multiple et parcellaire : multiple sur le plan du phénomène lui-même ; on

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SANTÉ

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MALADIE

refuse à la maladie une réalité unique, on insiste sur le polymorphisme des maladies. « La maladie, cela n'existe pas « la maladie » ; il y en a beaucoup de maladies, il y en a de toutes sortes. » (f.p.i.). Tableau I DIVERSITÉ DES MALADIES

Maladies 1

I Maladies « fléaux »

II Maladies « courantes »

III Maladies d'enfant

IV Maladies « épreuves »

Fréquence d'apparition

Cancer Leucémie Tuberculose Maladie de cœur Infarctus Poliomyélite

n

Grippe Rhume Angine Bronchite Crise de foie

37 32 19 12 9

% % % % %

Rougeole Coqueluche Otite Varicelle

21 H 10 9

% 17 % 9 % 8 % 7

Maladie mentale Maladie nerveuse Rhumatisme Typhoïde Ulcère à l'estomac Jaunisse Asthme

26 10 20 14 H H9

% 27 % 8 % 16 % 11 % 9 9 % % 7

68 % 54 cas 16 % 13 » 33 » 20

»

10 % 8 » 26 % 21 » 30 26 15 10 7

La diversité des maladies citées par les sujets au cours des entretiens est, à cet égard, significative : maladies que l'on a eues soimême ou vues chez autrui, que l'on connaît ou que l'on redoute. Leur variété reflète la réalité polymorphe de la maladie. On peut y distinguer quatre groupes (cf. tableau 1) : 1° les maladies qui sont ou 1. Bien que nous ayons pu établir un relevé de 99 maladies, affections ou troubles distincts, nous ne présentons ici que les maladies (22) les plus fréquemment citées.

SANTÉS

ET

MALADIES

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ont été mortelles et que l'on considère donc comme les grands « fléaux » de l'époque actuelle ou de l'époque immédiatement antérieure ; 2° inversement, celui des maladies tout à fait « courantes », comme le rhume ou la grippe (qui, pour la fréquence, viennent immédiatement après le cancer et la tuberculose) ; 3° le troisième groupe est celui des maladies infantiles ; 4° le dernier groupe englobe des maladies généralement éprouvantes pour l'individu de par leur caractère chronique ou douloureux. Les maladies apparaissent ainsi dans la pluralité de leur signification : comme expérience mortelle et cruciale ou comme incident tout à fait banal. Aussi, chacun n'a-t-il de la maladie qu'une expérience parcellaire : chacun n'a vécu qu'une ou plusieurs maladies qui lui apparaissent comme « particulières » par rapport à l'ensemble des expériences possibles de la maladie. A partir de cette expérience morcelée, il est difficile de reconstituer « la maladie ». a Au fond, je connais deux maladies : j'ai eu une pleurésie quand j'avais quinze ans, qui ne m'a pas fait souffrir, et puis j ai eu des douleurs à l'estomac ; alors, c'est ce que j'ai comme expérience de la maladie, celle des maladies avec souffrance et des maladies sans souffrance. » (h.p.i.). En outre, santé et maladie ne couvrent pas tout le champ de l'expérience individuelle : l'état considéré par certains comme le plus fréquent est « l'état intermédiaire » entre santé et maladie. « Il y a tous les petits maux, les petites situations d'inconfort qu'on a lus ou moinB toute l'année ; les maux de tête, l'intolérance à l'alcool, i digestion difficile, la fatigue, je ne les considère pas comme des maladies ; on n'est pas malade, on n'est pas non plus en bonne santé. » (h.p.i.).

E

On décrit enfin des états qui combinent santé et maladie. On peut, en quelque sorte, être malade dans la santé et en bonne santé dans la maladie. Ainsi, certains troubles chroniques ne compromettent pas la santé comme le ferait une maladie brutale, un statu quo s'est établi : « J'ai un ulcère à l'estomac depuis dix ans mais, à condition de faire attention à mon régime, ça ne m'empêche pas.d'être en bonne santé. » (h.cl.m.). Inversement, une maladie peut englober une certaine forme de bonne santé : « Pendant ma pleurésie, j'étais en bonne santé, dans le fond, je n'étais pas fatigué étant donné que je restais au lit, je pourrais presque dire que j'étais en pleine forme. » (h.cl.m.).

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MALADIE

*

Mais, à cette diversité, une activité classificatrice s'applique : elle l'organise en la reflétant. La fluidité de l'expérience se coule dans les catégories d'une conceptualisation spontanée, s'ordonne suivant des schèmes organisateurs. Une classification des états s'ébauche : des formes de santé, des types de maladies se différencient.

CHAPITRE V I

LA SANTÉ ET SES FORMES

Le concept de santé, en principe, préoccupe fort peu le médecin : dans une perspective pragmatique, seule compte la maladie. Pourtant, nul ne songerait à nier l'importance théorique du problème du normal. Durant les dernières décennies, c'est surtout celui du normal sur le plan psychologique, de la santé mentale, qui a, semble-t-il, retenu l'attention du psychiatre, du sociologue et du psychologue. C'est à son propos que les tentatives de définition ont été les plus nombreuses1. Celles-ci font généralement intervenir trois types de critères. L'absence de maladie, souvent invoquée, est le plus souvent considérée comme un critère inadéquat, rendant compte d'un « minimum » nécessaire mais non suffisant. Les critères statistiques sont également récusés ainsi qu'en témoigne la formule de Kubie : « La santé est un état rare qui n'est pourtant pas pathologique ». Enfin, on s'efforce souvent d'assimiler la santé à des symptômes ou des performances positives. On souligne alors qu'un symptôme ne peut être isolé de l'individu total, que sa performance doit être évaluée en fonction de sa situation dans l'environnement physique et social. La difficulté d'évaluer et de définir la santé n'en demeure pas moins. Quelques auteurs ont souligné qu'il était peut-être vain de vouloir traiter la santé comme un concept unique : Canguilhem (1943) montre la coexistence d'un concept descriptif et d'un concept normatif de la santé. Plus récemment, Valabrega (1962) affirme qu'il est plus exact de parler « des santés » que de « la santé ». L'examen de notre matériel révèle de même une conception pluraliste de la santé. Il existe dans la représentation, non pas une, mais des santés. Leur contenu s'ordonne, en effet, selon trois directions 1. Cf., par oxemplo, M. JaliocU (1953), L. S. Kubie (1054), F. Redlich (1957).

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MALADIE

(cf. tableau I). Chacune d'elles peut se concevoir comme une forme spécifique et nous les avons dénommées respectivement « santé-vide », « fond de santé », « équilibre ». L'équilibre est celle à laquelle on se réfère le plus fréquemment : cependant, ces diverses formes coexistent 1 dans le discours des sujets en y remplissant chacune une fonction distincte. L'analyse de chaque forme, de leurs rapports réciproques, de leurs fonctions dans la représentation, nous permettra de comprendre leur différenciation et d'établir une hiérarchie des formes de la santé. Tableau I L'EXPÉRIENCE DE LA SANTÉ ET SES FORMES

Formes « Santé-vide » (N = 40) « Fond de santé (N = 45)

« Équilibre » (N = 47)

8

Fréquence

Contenu

Absence de maladie 73 % (29 cas) Absence de conscience du corps, de 27 % (11 cas) son fonctionnement Robustesse, force Résistance aux maladies Bien-être psychologique, bonne humeur Bien-être physique Infatigabilité Activité, efficience dans l'activité.. Bonnes relations avec autrui

93 % (42 cas) 88 % (40 cas) 100 38 68 76 38

% % % % %

(47 (18 (32 (36 (18

cas) cas) cas) cas) cas)

Nous avons, en fait, déjà mentionné la pauvreté, dans certains cas, de l'expérience vécue de la santé : elle est absente de la conscience ; or, elle est aussi une absence, un phénomène négatif que l'on ne définit que de manière privative. Ce que nous avons dénommé aanté-vide n'est que l'absence de maladie. 1. 10 personnes se réfèrent, au cours de leur entretien, tantôt à la santévide et au fond de santé ; 12, tantôt à la santé-vide et à l'équilibre ; 12, au fond de santé et à l'équilibre. Enfin, 6 personnes décrivent concurremment les trois formes. 2. Nous appelons la santé-vide ce qui s'exprime soit comme absence de maladie, soit comme absence de conscience du corps. En revanche, le fond de santé a, pour presque tous, le double contenu de robustesse et de résistance aux maladies. L'équilibre a, pour tous, le sens de bien-être psychologique ; il a également chez chacun un sens organique (bien-être physique ou infatigabilité).

LA

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SES

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FORMES

« La santé, ce n'est strictement rien de positif, c'est simplement de ne pas être malade. » (h.cl.m.). D'autres personnes insistent davantage sur l'absence de conscience du corps, corrélative d'ailleurs de l'absence de maladie. « Le fait de ne pas avoir un corps pour ainsi dire, s'il ne vous gêne en rien, la santé au fond, c'est une absence, ce n'est pas positif, c'est plutôt négatif. » (h.p.i.). On peut dire que, plus généralement, la santé c'est « quand il ne se passe rien », c'est le fond neutre sur lequel la maladie, l'événement, apparaît ou peut apparaître. En tant que telle, elle est donc « absence d'événements ». « La santé, c'est en somme de vivre sans que l'on se rende compte que le temps passe ; je crois que si un jour je me réveille et j'ai 70 ans, ayant vécu de cette façon-là, eh bien, je dirai que c'est la bonne santé... en somme, ça aura été la vie sans événements. » (h.cl.m.). La santé se réduit alors à un état de fait, sans implications psychologiques, et le concept à une pure négation de la maladie. La relation entre santé et maladie est asymétrique : la maladie est seule point de référence, expérience, événement. La santé, pôle négatif, ne se révèle et ne prend une importance que par l'irruption de la maladie qui la détruit. *

Opposée à l'état neutre de la santé-vide, une seconde forme de santé se dessine, que nous avons dénommée 1 le fond de santé. Sa caractéristique spécifique est d'être, non un état, mais un capital : par la santé-vide, on « est » en bonne santé — parce qu'on n'est pas malade — grâce au fond de santé, on « a » une bonne santé. Ce capital comporte deux aspects principaux : la robustesse corporelle, la force, d'une part, une certaine potentialité de résistance aux attaques, à la fatigue, à la maladie, d'autre part. « J'ai toujours eu une constitution solide, un fond de santé robuste, je crois que je résiste assez bien et que je ne suis pas du tout du genre petite santé fragile. » (f.p.i.). Alors que la santé-vide est un fait totalement indépendant de la personne, impersonnel, le fond de santé apparaît comme une caractéristique organo-biologique propre à l'individu. C'est une composante de chacun. Une analyse plus détaillée permet d'établir sa signification spécifique. 1. Le terme apparaît chez quelques personnes : il nous a paru résumer et exprimer parfaitement les conceptions que nous exposons ici.

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Il faut insister d'abord sur son appartenance au domaine organique ; on le relie aux notions de constitution, de tempérament, et certains le considèrent comme congénital. « En ce qui me concerne, j'ai une excellente santé, je suis né avec une excellente santé. » (h.p.i.). En tant que tel, il est susceptible d'avoir des degrés ; chacun n'a pas, en naissant, un fond de santé identique. Bon, moins bon, ou vraiment mauvais, il peut également varier suivant le mode de vie que mène l'individu ; on peut améliorer ou entamer son fond de santé. Ce capital de vitalité, de défense, s'accroît ou se dégrade, comme tout capital, au cours du temps. « Je vois des gens qui ont jusqu'à dix ans de moins que moi et qui ont déjà des cheveux blancs parce qu'ils ont passé toute leur vie dans des bureaux, confinés, ou dans des petites pièces. Certainement, j'attribue mon capital santé au fait que j'ai davantage vécu en plein air. » (h.cl.m.). L'enfance est une période particulièrement propice au développement d'un bon fond de santé. « Chez un enfant, je crois qu'il faut leur faire accumuler des forces tant qu'ils sont petits. C'est peut-être une théorie un peu bizarre, mais je crois que ce qu'il acquiert étant enfant n'est jamais perdu... c'est tout de même une très bonne base. » (f.cl.m.). Le fond de santé peut varier, il peut être sujet à accumulation ou à décroissance ; mais il « est », il subsiste de façon permanente. L'individu gardera, sa vie durant, un certain fond de santé, fût-il entamé, diminué par une vie trop dure ou attaqué par la vieillesse ou la maladie. Nous en trouvons un exemple extrême dans le cas suivant : « Mon père, qui avait une excellente santé, malgré tout a eu une maladie très grave, dont d'ailleurs il est mort à 72 ans, mais il avait quand même une excellente santé, ça a été accidentel. » (h.p.i.). En fait, nous retrouvons dans l'analyse du fond de santé tous les traits caractéristiques de la santé conçue comme faculté de résistance à la maladie. Les propriétés individuelles 1 qui s'opposent à la maladie et aux assauts du mode de vie s'organisent et s'explicitent dans la conception du fond de santé propre à chacun. Mais le fond de santé n'est pas que résistance à la maladie ; il apparaît aussi comme le « soubassement » des autres formes de santé. Il n'exclut ni santé ni maladie, mais les supporte également au sens propre du terme ; ce fait s'explique par sa nature même : il est la réserve de défense dans laquelle chacun puise la possibilité de réagir contre la maladie. 1. Cf. supra, chapitre i.

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« J'ai subi évidemment des tas d'embêtements, on en sort à peu près quand on a un bon fond de santé, c'est-à-dire des tissus conjonctifs solides, des tissus osseux également. » (f.p.i.). *

Le fond de santé représente donc, en ce sens, un invariant qui coexiste également avec santé et maladie, qui se conserve à travers la multiplicité des états vécus et qui permet, par là, un certain contrôle, personnel, de ces états. C'est à cause de ce caractère de réalité positive mais sous-jacente qu'il apparaît rarement au premier plan de l'expérience personnelle de l'individu. C'est le plus souvent une réalité « déduite » à partir de l'expérience plus concrète de l'équilibre ou de la maladie, exprimée par rapport à elle : « Dans ma maladie, beaucoup auraient été très diminués... moi, j'ai bien résisté ; j'en conclus que c'est à mon bon fond de santé que je le dois. » (h.cl.m.). On l'évalue fréquemment par comparaison avec autrui : « Quand je vois des gens autour de moi, toujours fatigués, je me dis que j'ai quand même une bonne santé. » (f.p.i.). *

« L'équilibre » représente au contraire dans sa présence et tout autant, peut-on dire, par son absence, une expérience autonome : on se sent en équilibre, ou on sent qu'on l'a perdu. Il n'est besoin d'aucune comparaison à autrui pour le constater, d'aucune référence à un terme extérieur. L'équilibre est une « présence », une expérience personnelle et immédiate. « Quand je suis en bonne santé, je me sens bien, c'est cet équilibre où je pense que tout va bien, que les choses difficiles me paraissent absolument insignifiantes. » (f.cl.m.). La même personne nous dit également : « Quand ça ne va pas, j'aurais plus de petits troubles... surtout de nervosité, je me dis : « tiens, tout de même... j'ai mon équilibre qui est tombé. » /f.cl.m.). On le qualifie parfois de « vraie » santé ; c'en est à coup sûr la forme supérieure, la « bonne santé » au sens fort du terme qui, d'une part, actualise, sur le plan du vécu, les possibilités du « fond de santé » et qui, d'autre part, s'oppose à la forme négative et inférieure qu'est la « santé-vide ». « Il y a ne pas être malade... mais il y a aussi la vraie bonne santé, le corps à ce moment-là est utilisé comme un instrument bien huilé et qu'on

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n'a pas à ménager... et puis il y a aussi avoir des yeux brillants, un joli teint, c'est se sentir à son aise quand on est dans une réunion avec des amis et qu'on n'est pas énervé... » (f.p.i.). On souhaite parfois une « médecine de l'équilibre » qui le favoriserait : « Les médecins vous soignent pour les maladies, pour qu'on ne soit plus malade, mais personne ne vous soigne pour la bonne santé, pour l'équilibre. » (f.cl.m.). En outre, l'équilibre n'est pas, comme le fond de santé, une réalité dont on affirme la continuité ou la permanence : il est ou il n'est pas. De la même façon, il ne comporte pas de degrés, de semi-équilibre — du moins, on ne s'y réfère jamais. L'équilibre est un « tout ou rien ». A partir de nos remarques précédentes, nous pouvons, semble-t-il, assimiler la notion d'équilibre à une norme : la santé-vide n'est qu'un fait, le fond de santé est une valeur, comme l'indique d'ailleurs le terme de capital ; l'équilibre est également une valeur, l'état que l'on souhaite atteindre ou conserver, et même une norme et une norme individuelle : qu'il se sente ou non en équilibre, c'est par rapport à lui que l'individu juge son état présent et son évolution. En fait, cet état pleinement « normal » est considéré comme rare ; il correspond davantage à un jugement normatif qu'à une réalité statistique dominante. « Des gens parfaitement bien portants, comme on devrait l'être, je crois que vous les remarquez maintenant. Des gens qui ont réellement un équilibre, c'est extrêmement rare. » (f.cl.m.). *

Le terme même d'équilibre suscite quelques réflexions. Nous sommes d'abord frappés par la fréquence et la polyvalence de son emploi ; le terme apparaît sous plusieurs formes : substantif, verbe, adjectif (cf. tableau II). Cette diversité des formes grammaticales reflète une polyvalence de l'usage lui-même : le terme désigne certes d'abord un état de l'individu : l'équilibre « physique », « nerveux », ou encore « total », « complet » ; mais aussi, il se rapporte à la personne elle-même, qualifiée comme « personne équilibrée », à sa vie : « l'équilibre de vie » ou « la vie équilibrée ». Pour parvenir à l'équilibre, d'ailleurs, la personne tente « d'équilibrer » sa vie. De même que la notion de « malsain » condensait et exprimait l'expérience du mode de vie, le terme d'équilibre, qualificatif, acte ou état, déterminant et résultat, suffit à qualifier et exprimer tout un champ de l'expérience individuelle ; il concentre, en quelque sorte, tout le langage de la santé.

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La notion et son usage cependant demeurent confus, peu explicites. On désigne un certain nombre de faits qui sont l'équilibre ; nul n'analyse pourquoi ces faits sont considérés comme tels, en quoi, précisément, ils constituent un équilibre. On le décrit par exemple ainsi : « L'équilibre, c'est de se sentir heureux, fort, à l'aise. » (h.cl.m.). Tableau II « L'ÉQUILIBRE »

Nombre de cas où intervient la notion

N'ombre de références à la notion

59 %

(47 cas)

Formes grammaticales

Substantif : (194) 76 %

254

Adjectif

:

Verbe

:

(52) 20 % (8)

4 %

Si l'expérience paraît claire, le choix du terme « équilibre » pour en rendre compte demeure obscur. Il ne semble pas, cependant, y avoir là obstacle à la valeur signifiante du terme ; d'ailleurs, peutêtre son usage descriptif n'est-il pas le plus important. Dans son étude de la représentation sociale de la psychanalyse S. Moscovici attribue au terme « complexe » une double fonction dans la communication : descriptive, informative, d'une part, symbolique d'autre part ; dans ce dernier cas, le terme de complexe sert à indiquer « de quoi on parle », à se situer « dans le champ » de la psychanalyse ; il permet la communication en dehors de toute connaissance précise. L'équilibre nous paraît avoir une fonction du même type : malgré — ou grâce à — la pauvreté des exploitations, par l'emploi répété des mêmes termes, un accord se fait entre les interlocuteurs sur toute une richesse de sens implicite. Par la seule référence à l'équilibre, des aspirations personnelles, une expérience exceptionnelle et pour ainsi dire indescriptible se communiquent avec évidence. Plus sûrement encore qu'il ne désigne un état, des symptômes, l'équilibre est la clé qui nous ouvre le domaine de la santé, le symbole qui nous y transporte.

1. S. Moscovici (1061), p. 157-168.

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*

Concrètement, l'équilibre se ramène aux thèmes suivants (cf. tableau I) : — — — — —

le bien-être physique, la surabondance des moyens corporels, l'absence de fatigue, le bien-être psychologique, l'égalité d'humeur, l'aisance et l'efficience dans l'activité, les bonnes relations avec autrui.

Sur le plan organique, c'est l'état où l'absence de conscience du corps fait place à la sensation de parfait bien-être physique : « C'est sentir son corps pour le sentir bien. » (f.cl.m.). Ce bien-être est vécu ou conçu comme une plénitude, voire parfois comme une surabondance d'énergie, de possibilités corporelles qui atteignent leur maximum. Ainsi en est-il de la possibilité d'effort, l'infatigabilité : « C'est le fait de se sentir fort et d'être capable de faire n'importe quel effort, de pouvoir faire du sport, de pouvoir veiller, enfin de se sentir constamment à l'aise, pas fatigué, de ne pas sentir la moindre faiblesse en soi. » (h.p.i.). De même en ce qui concerne la rapidité : « C'est la possibilité de réagir vite, de se survolter par moments, d'aller trois fois plus vite, de courir dix fois plus vite, d'agir. » (h.cl.m.). Contrairement à ce que le terme paraît indiquer, l'équilibre est possibilité d'excès, d'abus 1 ; être en équilibre, c'est pouvoir user de son corps jusqu'à en abuser ; c'est, à la limite, pouvoir tout se permettre. Il correspond en fait à un déséquilibre entre les exigences et les contraintes du milieu, ressenties comme minimes, et les capacités de réaction de l'organisme qui apparaissent illimitées. L'état normal est donc celui où l'on peut outrepasser la norme et l'on pourrait appliquer aux conceptions des sujets le mot de Canguilhem : « C'est l'abus possible de la santé qui est au fond de la valeur accordée à la santé » 2 . Par là s'éclairent les relations, la continuité, entre équilibre et fond de santé : le premier est l'actualisation du second. L'équilibre se caractérise par le fait qu'il dépasse l'organique pur du fond de 1. Ce caractère de la santé a d'ailleurs été remarqué par de nombreux auteurs, en particulier Canguilhem (1943), Stoetzel (1960). 2. Op. cit. (1943), p. 82.

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santé pour retentir sur tous les aspects, et notamment les aspects psychosociaux, de la vie de l'individu. Il désigne à la fois l'état de l'individu et sa forme de vie : l'état organique, « agi », « vécu », « utilisé » par l'individu dans ses relations avec son milieu. Celles-ci se caractérisent alors par leur harmonie et par la maîtrise que l'individu en possède. Ainsi, si l'équilibre est souvent considéré comme synonyme d'activité, il s'agit d'une activité tout à la fois aisée et efficace : « Je crois que l'équilibre suppose un état continu d'activité... c'est l'optimisme, avoir envie de faire quelque chose, une sorte de dynamisme continu. » (h.p.i.). « Quand le matin, on se lève frais et dispos, qu'on prend son boulot à cœur, quand tout vous sourit, que le travail ne vous coûte pas. » (h.cl.m.). L'égalité d'humeur, la bonne humeur sont donc toujours impliquées, associées parfois à la maîtrise des situations difficiles, parfois à de bonnes relations avec autrui : « Les gens qui sont en bonne santé sont souvent très joyeux, ils peuvent être gais, ils peuvent être agréables à fréquenter pour les autres. » (f.p.i.). Enfin, l'équilibre se confond, à la limite, avec la liberté de l'individu : « C'est pouvoir enfin disposer de soi pour faire ce qu'on veut faire, pour vivre comme on veut vivre, c'est-à-dire être complètement libre. » (h.p.i.). Si l'idée de plénitude physique semble, au premier abord, incompatible avec la maladie, l'équilibre dans la mesure où il n'est pas seulement un état organique mais aussi un certain type de comportement, de relations avec le milieu, peut intégrer certains troubles bien délimités. Nous comprenons alors la personne qui nous dit : « Pour moi, il n'y a pas de santé absolue, c'est beaucoup plus la capacité d'équilibrer sa vie... être un peu malade, par exemple, avoir les bronches faibles, ce n'est pas être en mauvaise santé, même avoir des petites crises d'asthme. Je suis en santé quand je suis en équilibre, quand je me sens capable de faire ce que je veux. » (h.p.i.). L'équilibre tolère ces troubles de la même façon qu'il tolère les excès, il n'est pas compromis par eux parce qu'il se situe sur un autre plan : tant que l'individu conserve avec son milieu les mêmes relations, il est en équilibre malgré — et avec — des troubles organiques. État optimal, l'équilibre ne se confond pas avec l'état parfait. *

Nous croyons avoir éclairci les deux caractéristiques principales de l'équilibre : son caractère normatif d'abord, son domaine ensuite

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qui couvre tout le champ de la vie de l'individu, de l'organique au psycho-social ; après l'être de la « santé-vide », l'avoir du fond de santé, l'équilibre représente, en quelque sorte, le « faire ». Les deux aspects sont d'ailleurs liés : si l'équilibre est la forme supérieure de santé, s'il représente la norme, c'est bien parce qu'il dépasse l'organique, parce qu'il est norme de vie autant que norme du corps. Cette analyse de l'équilibre rejoint sur plusieurs points l'interprétation que certains auteurs donnent de la santé comme phénomène normatif, idéal, comme cas-limite plutôt que comme état réel et statistiquement fréquent. G. Canguilhem, en particulier, écrit : « Comme si la santé parfaite n'était pas un concept normatif, un type idéal. En toute rigueur une norme n'existe pas, elle joue son rôle qui est de dévaloriser l'existence pour en permettre la correction. Dire que la santé parfaite n'existe pas, c'est seulement dire que le concept de santé n'est pas celui d'une existence mais d'une norme dont la fonction et la valeur est 1d'être mise en rapport avec l'existence pour en susciter la modification » . Pour cet auteur, nous l'avons dit, le vrai sens de la santé se découvre dans la possibilité d'excès, dans le dépassement des normes habituelles ou dans l'instauration de nouvelles. C'est aussi un état qui dépasse l'organique pur pour englober la maîtrise active du milieu : « C'est au-delà du corps qu'il faut regarder pour apprécier ce qui est normal pour ce corps même » a . Cependant, Canguilhem cherche à définir la santé parfaite, absolue, donc un concept idéal qu'il oppose à des états réels — la santé relativement bonne, moyenne ou mauvaise — descriptifs, dit-il, de l'état de l'individu. Au contraire, l'équilibre conçu et exprimé par les sujets de l'enquête n'est pas la santé absolue : c'est une forme de santé, complémentaire des deux autres, qui ne se confond pas avec le parfait ; l'équilibre peut intégrer des troubles. La notion de « santé parfaite » n'a pas, apparemment, d'existence psychologique pour nos sujets. Bien que rare, l'équilibre correspond d'autre part à une expérience de l'individu ; la notion possède donc une certaine valeur descriptive. Mais elle sert plus à désigner une aspiration qu'une réalité, un manque qu'une présence. Exceptionnelle, l'expérience à laquelle elle se réfère est d'autant plus intense et valorisée : c'est tout à la fois de sa rareté et de l'intensité de son contenu vécu — maîtrise et harmonie des relations avec le milieu — que procèdent, pensons-nous, sa valeur et sa fonction normative. 1. Op. cit. (1943), p. 39. 2. Op. cit. (1943), p. 124.

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FORMES

* Sous l'apparente unité du terme, nous sommes donc loin d'une entité univoque et clairement définie par son opposition à la maladie : les santésr se caractérisent diversement, ont des fonctions distinctes, entretiennent différents types de rapports entre elles et avec la maladie. On peut tenter de les résumer ainsi : Tableau III « Santé-vide »

Contenu.

« Fond de santé »

« Équilibre »

« Être » « Avoir » « Faire » Absence de con- Robustesse, force. Bien-être physitenu positif. que. Résistance aux Bonne humeur. attaques. Activité. Bonnes relations avec autrui.

Fait impersonnel. Caractéristique Norme personnelle. personnelle. Rapport à la per- « Tout ou rien ». Graduable, varia- Tout ou rien. ble, permanent. sonne. Prise de cons- Prise de conscience médiate. cience immédiate. Rapport aux autres formes.



Soubassement de S'appuie sur le l'équilibre. fond de santé.

Rapport à la ma- Détruite par la Résistance à la Intègre des trouladie. maladie. maladie. bles. Un schème organisateur existe cependant qui, de l'absence à la présence, de l'impersonnel au personnel, du fait à la norme, soustend ces différenciations. Un double cadre de référence intervient. Organique d'une part : la santé apparaît alors comme un état du corps et comme un état relatif, défini en fonction de la maladie, absence de maladie ou résistance à elle ; comportemental ou psychosocial d'autre part : la santé se définit comme un mode de relation de l'individu avec le milieu. C'est dans le passage de l'un à l'autre, par l'intégration de l'un dans l'autre, que se lit la hiérarchie qui, de l'absence de maladie, conduit à la vraie santé, à l'équilibre.

CHAPITRE V I I

LES MALADIES : DIMENSIONS ET LIMITES

I. — L E S

MALADIES

ET

LEURS

CLASSIFICATIONS

L e problème des classifications de la maladie a parfois retenu l'attention des ethnologues. C. 0. Frake (1961), analysant le diagnostic des maladies chez un peuple philippin, met en évidence l'existence d'un système classificatoire exhaustif, composé de catégories mutuellement exclusives et se divisant en sous-catégories de spécificité croissante. Ainsi, la catégorie des « blessures » se distingue de celle des « maladies de peau » dans laquelle on différencie les inflammations et les ulcères, puis diverses sortes d'inflammations et d'ulcères, etc. Au contraire, les distinctions, les regroupements opérés dans nos entretiens frappent par leur caractère non systématique, partiel, par l'hétérogénéité des critères adoptés. Cependant, ces tentatives de classification apparaissent avec une régularité non négligeable ; elles correspondent bien à une organisation du phénomène maladie où cherche à se résoudre la contradiction entre l'unité trop abstraite de l'entité « maladie » et la diversité des maladies spécifiques. Leur analyse pose un problème différent de celui des formes de la santé : celles-ci se dessinaient clairement comme des réalités spécifiques. Les types d'atteinte que l'on oppose, les catégories que l'on distingue sont plus ambiguës, plus nombreuses aussi. L e concept univoque de santé « éclatait » en trois notions distinctes, celui de maladie semble plutôt se diluer. Les classifications s'ébauchent sur plusieurs plans : on cherche, d'une part, à distinguer les maladies d'autres états, comme l'accident, l'infirmité, l'opération ou l'incident de la vie quotidienne 1 . 1. Cf. tableau en annexe.

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La nature du trouble est alors en cause. D'autre part, on qualifie chaque état et on en distingue différents types à l'aide de divers indices qui s'ordonnent selon plusieurs dimensions : le degré de l'atteinte d'abord, sa qualité douloureuse ou non douloureuse, plusieurs indices enfin impliquent des critères temporels. Ainsi distingue-t-on diverses sortes de maladies (tableau I). Tableau I L E S TYPES DE MALADIE

« Dimension »

« Degré » de l'atteinte

1

Fréquence des distinctions

Types distingués Maladie Maladie Maladie Maladie quelles)

grave-bénigne 74 % (59 19 % (15 curable-incurable mortelle-non mortelle . . . . 15 % (12 réversible-irréversible (sé21 % (17 doulou-

cas) cas) cas) cas)

« Qualité »

Maladie douloureuse-non reuse

« Critères temporels »

Maladie longue-courte 33 % (26 cas) Maladie chronique-non chronique.. 20 % (16 cas) Maladie brusque-non brusque 18 % (14 cas)

20 % (16 cas)

Les distinctions se font alors en termes de dichotomies discontinues : chaque caractère (curabilité, douleur, gravité, etc.) entretient avec les autres des rapports mal définis. Ainsi l'appartenance de plusieurs maladies (par exemple la tuberculose et la poliomyélite) aux maladies « longues », n'a aucun lien nécessaire avec les distinctions selon la douleur ou la curabilité. Cette discontinuité de l'ensemble des catégories se révèle aussi dans le raisonnement concret de certaines personnes ; les distinctions se juxtaposent sans aucun lien : « J'ai des souvenirs de maladies bénignes et puis de maladie assez graves, et la maladie a aussi deux autres aspects : la maladie à douleur et la maladie sans douleur. » (h.p.i.). Par ailleurs, l'emploi de termes très voisins (chronicité, séquelles, par exemple) de catégories qui s'incluent l'une l'autre (les maladies 1. Les pourcentages ont été calculés sur le total des sujets de l'enquête (80 personnes). Chaque sujet opérant plusieurs distinctions, les pourcentages ont donc un total supérieur à 100 %.

LES

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: DIMENSIONS

ET

LIMITES

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mortelles dans les maladies incurables), nous reflète l'image non d'états clairement différenciés mais d'une réalité confuse. Alors que la santé nous frappait par sa pauvreté de langage, tout entier concentré dans le terme d'équilibre indéfiniment répété, un quasi « tropplein » nous apparaît ici : c'est par l'accumulation des qualifications, des catégories, des indices que l'on cherche à cerner les diverses formes de la maladie. Ainsi, cette pluralité d'indices partiels permet de reconnaître la nature de l'atteinte : la différenciation maladie-accident, lorsqu'elle est explicitée, se fonde non sur un caractère spécifique mais sur l'un ou sur plusieurs des indices utilisés pour différencier les maladies entre elles : le choc, la brusquerie de l'accident. « Je trouve que l'accident est différent d'une maladie dans le sens que c'est beaucoup plus brutal. » (h.cl.m.). La présence de séquelles et l'irréversibilité de l'atteinte : « Je crois que les expériences maladie et accident sont très différentes ; souvent l'accident laisse plus de traces, on est plus long à récupérer son activité et l'usage de ses membres et, souvent, on ne récupère pas entièrement. » (f.p.i.). La gravité peut aussi distinguer les deux états, parfois de façon globale : un petit employé, inconscient du paradoxe qu'il exprimait, a pu nous dire : « A gravité égale, l'accident et la maladie, l'accident c'est moins grave. » (h.cl.m.). L'usage fait de cette notion de gravité est particulièrement caractéristique : c'est la distinction la plus fréquente dans les entretiens (cf. tableau II) et c'est celle à laquelle recourent le plus souvent malades et médecins, qui revient, presque inévitable, dans leur dialogue. Elle révèle une incertitude identique. Comme pour l'accident, l'examen systématique de son emploi montre qu'il est impossible de lui donner un sens unique, et même, de considérer le terme de gravité comme pourvu d'un sens autonome ; il reprend toujours l'une des autres notions utilisées pour distinguer les maladies (tableau II). La gravité, le plus souvent, s'assimile au danger de mort. « Une maladie grave, c'est le cancer, c'est une maladie dont on meurt, il n'y a que ça de vraiment grave. » (f.cl.m.). Parfois, à la durée, à la longueur de la maladie : « Une maladie grave, c'est quelque chose qui dure plusieurs jours, plusieurs mois, qui se répète. » (f.p.i.).

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On identifie aussi la gravité d'un trouble à son irréversibilité, à l'idée de séquelles ou à une modification définitive de l'organisme ou du comportement du sujet, même si elle est mineure. « Il y a évidemment des maladies graves et qui peuvent avoir des conséquences à longue échéance, qui constituent quand même un affaiblissement des forces physiques, qui laissent des traces, alors que d'autres sont bénignes. » (h.p.i.). Tableau

II

L A MALADIE GRAVE

Cancer

Mortelle

75% (36)

Incurable . . . . 8 3 % (33)

1

Tuber- Maladie Maladie Polio- Maladie en culose mentale de cœur myélite général

4% (2) —



10% (4)

Irréversible, 1 8 % Séquelles .. (5)

7% (2)

Longue

12% (4)

38% (12)

9% (3)

Douloureuse.. 3 2 % (8)

8% (2)

8% (2)



17% (8)

2% (1)

2% (1)

5% (2)

2% (1) —

Total

100% (48) 100% (40)

68% (19)

7% (2)

100% (28)

28% (9)

9% (3)

3% (1)

100% (32)

12% (3)

12% (3)

28% (7)

100% (25)



La gravité d'une maladie n'est donc pas un caractère spécifique mais correspond à une « accentuation » d'un des caractères du trouble, différent d'ailleurs selon la maladie considérée : l'incurabilité pour le cancer, par exemple ; la durée, en revanche, pour la tuberculose, qui est considérée le plus souvent comme curable. La gravité apparaît donc comme le cadre de référence dans lequel divers indices s'ordonnent et prennent sens pour chaque maladie spécifique. D'ailleurs, lorsque nous considérons non plus le système classificatoire mais les maladies qu'il s'agit de classer, nous voyons des associations stables s'établir entre une maladie et une ou plu1. Ce tableau est fait d'après l'ensemble des références à la maladie grave en général ou à une maladie considérée comme telle.

LES

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: DIMENSIONS

ET

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LIMITES

sieurs qualifications. C'est par l'intersection de différents indices, en relation avec un certain contenu organique, que celles-ci se caractérisent (cf. tableau III). Tableau III GRIPPE, TUBERCULOSE, CANCER

Symptômes Distinctions

Malaises

Fièvre

Fatigue

Maladie bénigne

Grippe

Grippe

Grippe

Maladie courte

Grippe

Grippe

Grippe

Maladie longue

Tuberculose

Tuberculose

Tuberculose

Maladie curable

Tuberculose

Tuberculose

Tuber culose

Maladie grave

Tuberculose

Tuberculose

Tuberculose Cancer

Cancer

Maladie incurable

Cancer

Cancer

Maladie mortelle

Cancer

Cancer

Absence de signes

Douleur

Grippe et tuberculose auxquelles on attribue certains symptômes communs s'opposent selon la dimension temporelle d'une part, le caractère grave ou bénin de l'autre. En revanche, tuberculose et cancer font également partie des maladies graves et c'est leur caractère curable ou incurable qui les différencie ensuite. Il n'y a rien là, en soi, que de banal. Nous comprenons mieux, cependant, le sens de l'activité organisatrice qui se révèle ainsi. Il s'agit d'attribuer à chaque maladie un indice significatif qui la concrétise, lui donne sens et la mette en relief. La gravité joue alors le rôle d'un « super indice » exprimant plutôt le rapport de l'individu à la maladie que la seule caractéristique de la maladie même.

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Tel est, au demeurant, le sens exact de ces différenciations et le principe de l'ensemble de cette pseudo-classification des maladies : ordonner leurs caractéristiques non dans l'absolu mais en fonction des divers modes d'implication de l'individu. En effet, si nous réfléchissons à la nature même des indices utilisés et reconnus comme significatifs, nous remarquerons combien ils diffèrent des catégorisations médicales ou, plus largement, organiques : rien qui se rattache à l'origine des troubles — si ce n'est quelquefois dans la distinction entre maladie et accident — alors que la plupart des catégorisations médicales sont fondées sur ce critère ; ou à une localisation anatomophysiologique : on ne distingue pas les maladies du système digestif des maladies du système circulatoire, par exemple. Rien ici ne nous parle du corps, de l'organique. De même, nous avons vu la relative rareté des distinctions selon la douleur. Rien non plus qui soit parfaitement objectivable et impersonnel. Les indices utilisés ont, au contraire, pour fonction commune de désigner le retentissement de la maladie sur la vie actuelle ou future de l'individu, la forme d'implication de la personne dans la maladie. On doit les considérer davantage comme des indices d'implication personnelle que comme des indices objectifs de l'atteinte organique. Ce caractère est particulièrement apparent dans toutes les distinctions selon les indices temporels. Écoutons quelques sujets : « L'important, c'est la durée d'une maladie, une maladie de quelques jours, ça ne pose pas de problème particulier, une maladie longue peut vous transformer complètement la vie. » (h.p.i.). Dans ce cas, c'est le retentissement sur la vie de l'individu malade qui est en cause. Dans d'autres cas, c'est plutôt la relation de l'individu à sa maladie : « On peut avoir une fièvre continue de plusieurs jours, alors on sait qu'il y a certainement une maladie qui couve, c'est le symptôme d'un mal intérieur, d'une infection... alors que vous avez la maladie brusque qui vous coupe bras et jambes, exactement comme lorsque l'on est renversé par une voiture, enfin c'est une chose à laquelle on ne s'attend pas. » (f.cl.m.). Dans le cas de l'accident aussi, la soudaineté de l'attaque est signifiante parce qu'elle implique en fait l'irresponsabilité de l'individu : « D'abord l'accident est une chose qui est imprévisible tandis que je crois qu'il y a peu de maladies qui ne commencent pas lentement ; en principe, elle avertit un petit peu et on peut essayer d'arrêter au départ, tandis que l'accident, vous n'y pouvez rien, vous ne pouvez pratiquement rien faire, c'est aux autres d'agir pour vous. » (h.p.i.).

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Si nous considérons ces différentes distinctions comme des indices d'implication personnelle, leur pluridimensionnalité, leur caractère partiel, leur discontinuité ou leur enchevêtrement importent peu, car leur but n'est pas de réduire la multiplicité des maladies mais plutôt de lui donner sens en précisant le rapport qui, dans chaque cas, s'établit avec l'individu : la diversité des rapports, des réponses de l'individu à la maladie est implicitement présente dans les classifications des maladies. *

Au terme de cette analyse des « santés » et des « maladies », nous pouvons tenter d'en dégager quelques lignes générales. 1° Nous avons noté d'abord un « éclatement » des entités « santé » et « maladie » dont les rapports ne peuvent être réduits à une polarité symétrique. La pluralité des états a continuellement retenu notre attention ainsi que la nature des notions qui, reflet et ordonnancement du divers, en rendent compte : les santés s'ordonnent selon trois concepts et trois formes différenciées ; la pluralité des maladies est organisée, mais non réduite, par les tentatives que font les sujets pour qualifier les états, les distinguer, les regrouper. 2° En deuxième lieu, nous avons pu voir que les descriptions et classifications se font en fonction d'un double cadre de référence : intrinsèque et organique d'une, part, où s'ordonnent les caractéristiques des états eux-mêmes. Un cadre de référence que l'on peut qualifier de « personnel « ou de psycho-social intervient d'autre part : on caractérise les états et on les distingue selon leur retentissement sur la personne et sur sa vie. L'équilibre est une forme de vie autant qu'un état du corps, et c'est le rapport de l'individu à diverses maladies ou atteintes qui permet de les différencier.

II. — LA MALADIE DANS LA SANTÉ : L'ÉTAT INTERMÉDIAIRE, LA FATIGUE On reconnaît, outre santés et maladies, des états que l'on peut qualifier d'« intermédiaires » 1. Nous pouvons les analyser sous deux aspects : leurs rapports avec santé et maladie mais d'abord le contenu concret qu'on leur attribue. L'expérience de la fatigue domine, 1. C'est le terme qu'utilise, entre autres, R. Leriche (1936).

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seule ou associée à des malaises ou à la dépression 1 . L'idée qui prédomine est celle d'une multiplicité de troubles diffus et tenaces : « Il y a les petits maux, les petites situations d'inconfort qu'on a plus ou moins toute l'année, les maux de tête, l'intolérance à l'alcool, la digestion difficile, la fatigue... » (h.p.i.). On est intarissable sur les divers états de malaise et de dépression, mais surtout sur la fatigue : « La fatigue, c'est surtout de ne pas avoir envie de se lever le matin, mettre le pied par terre en se disant : « mais qu'est-ce que j'ai ? J'ai l'impression de ne pas avoir dormi cette nuit », avoir envie de se traîner, n'avoir goût à rien, avoir des angoisses. » (f.cl.m.). Bien que l'image en soit souvent assez confuse, trois aspects semblent s'imposer ; naturellement, la limitation de l'activité, des possibilités physiques et intellectuelles est première, mais elle semble le plus souvent liée à des phénomènes dépressifs : « J'ai des états de nervosité, d'irritabilité qui sont souvent liés à cette fatigue physique, à cette lassitude... des dépressions, parce qu'on a le sentiment qu'on ne peut plus faire ce qu'on faisait, ou qu'on ne réussit pas exactement comme on aurait dû le faire, qu'on est en perte de vitesse. » (f.p.i.). On s'attache aussi à décrire les difficultés, la gêne dans les relations avec autrui que crée la fatigue. La fatigue de quelqu'un est un problème pour autrui : « Il n'est pas agréable pour un mari de trouver une femme pleurnicharde, toujours fatiguée, dans un fauteuil, qui refuse la moindre chose en dehors de sa vie normale et ça peut même quelquefois amener de la discorde dans un ménage. » (f.cl.m.). Sur le plan du vécu, certaines personnes décrivent une quasi-permanence de l'état de fatigue : « Dès le matin, en me levant, je suis fatigué ; quand j'arrive au travail une heure après m'être levé, j'irais bien me coucher, je ne suis pas en forme pour travailler, je suis mou, je suis sans énergie, la batterie est à plat, si vous voulez... » (h.p.i.). D'autres opposent leur expérience quotidienne de la fatigue à leur absence d'expérience de la maladie : « Je suis très rarement malade, je me considère comme quelqu'un de robuste, je suis très rarement arrêtée... mais je sais très bien ce que c'est que d'être fatiguée malheureusement. » (f.p.i.). D'autres, enfin, insistent sur la fréquence de la fatigue dans l'ensemble de la population : 1. Cf. tableau en annexe.

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« La fatigue, c'est l'état dans lequel tout le monde vit plus ou moins. » (h.p.L). On connaît les théories — en particulier celle de Durkheim — où la distinction entre normal et pathologique se fonde sur des critères statistiques : le fréquent associé au normal, critère de la santé d'une part, le rare associé à l'anormal, critère de maladie d'autre part. En fait, l'analyse de la santé nous a montré que norme et fréquence peuvent être dissociées : l'équilibre, la norme, est un état rare. De la même façon, l'état intermédiaire, fréquent, n'est pas considéré comme normal. Et, semble-t-il, c'est sa fréquence même qui lui confère ce caractère : ce sont, le plus souvent, les personnes mêmes qui mentionnent le caractère fréquent ou permanent de la fatigue qui soulignent son caractère anormal (cf. tableau IV). Tableau IV CRITÈRES STATISTIQUES ET NORMATIFS

Critères statistiques Critères normatifs

Fatigue anormale Fatigue normale ou pas de référence Total

Fatigue fréquente, permanente

Fatigue rare ou pas de référence

Total

78 % (25)

22%

(7)

100 % (32)

25 % (12)

75 % (36)

100 % (48)

46 % (37)

54 % (43)

100 % (80)

On peut, du reste, remarquer que, seules, deux personnes affirment sans réserve qu'il est « normal d'être fatigué ». « J'ai très peu besoin de sommeil, ça fait des mois entiers que je dors 6 heures par nuit ; de temps en temps, évidemment, je me sens un peu fatigué, c est normal ; ce serait malheureux si on n'était jamais fatigué. » (h.p.i.). Cette évaluation du caractère normal ou anormal de la fatigue recoupe, en fait, une distinction entre une fatigue « physique », « musculaire », et une fatigue « nerveuse », « intellectuelle », ou « morale ». C'est cette dernière que l'on prétend ressentir et c'est elle qui est considérée comme anormale : « La fatigue d'une promenade de deux ou trois heures dans les bois, on revient, on est fatigué, mais c'est une fatigue qui ne vous anéantit pas,

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elle n'a pas de répercussion grave... alors que la fatigue nerveuse, j'ai l'impression qu'elle peut se ressentir un peu comme une maladie... ces hommes qui mènent des activités trop nombreuses, ils ressentent la fatigue, on les voit dès le matin blancs, les traits tirés, nerveux, crampes d'estomac... ça, c'est une fatigue qui n'est pas normale. » (h.p.i.). Est-il besoin d'insister sur le fait que l'on en attribue la responsabilité à la vie urbaine ? *

Plus important peut-être pour nous que son analyse intrinsèque sont les rapports de l'état intermédiaire avec santé et maladie. Tous les sujets sont unanimes pour affirmer que l'état intermédiaire n'est ni l'un ni l'autre ; on n'est ni tout à fait malade ni tout à fait bien portant : « Il y a énormément de gens, vous ne pouvez pas dire qu'ils sont malades, vous ne pouvez pas dire non plus qu'ils sont bien portants. Ils auront toujours quelque chose qui ne va pas bien, la fatigue continuelle des migraines qui ne s'en vont pas ou des petites choses qui font qu'ils n'ont pas l'activité normale qu'ils devraient avoir. » (f.cl.m.). Une analyse plus fine permet d'y distinguer deux aspects : d'une part, l'état intermédiaire précède la maladie dans le temps, il l'annonce : « Il y a tout un état de prédisposition à la maladie, de fatigue où on sent déjà qu'elle va venir, où on la prépare, où on l'accueille. » (f.p.i.). L'état intermédiaire, la fatigue témoignent alors d'une plus grande vulnérabilité 1 à la maladie. L'état intermédiaire est alors un stade du conflit qui aboutira au déclenchement de la maladie. Cependant, il existe une deuxième face de l'état intermédiaire qui, dans un sens plutôt topologique que chronologique, se situe « entre » la santé et la maladie. L'état intermédiaire est alors un état ambigu, témoignant également d'un conflit chez la personne entre santé et maladie, mais permanent, qui peut se maintenir indéfiniment sans aboutir ni au rétablissement de l'équilibre ni au déclenchement d'une maladie : « La bonne santé pour moi, c'est une chose un peu inconnue, en ce sens que je me suis toujours senti fatigué, traînant un tas de malaises, des choses qui vous empêchent d'être complètement épanoui... c'est une espèce de toile d'araignéie qui est autour de moi, j'ai l'impression de n'avoir jamais été malade, mais je n'ai jamais été en pleine forme... le terme de patraque est un terme qui me colle vraiment exactement. » (h.p.i.). 1. Nous ne nous attarderons pas sur ces thèmes déjà développés dans le chapitre t.

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Ce qui est aboli par l'état intermédiaire, c'est alors l'équilibre, la vraie santé, l'épanouissement. L'état intermédiaire s'oppose simultanément à la maladie et à l'équilibre. En revanche, n'étant pas une maladie, il n'exclut pas la santé-vide. Dans ce cas, que signifie l'expérience permanente de la fatigue, si ce n'est qu'il n'y a guère de vraie santé au sens de véritable équilibre, et que seul existe, pour la plupart d'entre nous, l'état négatif qu'est la santé-vide, vide certes de maladie, mais non de ces petits maux qui font l'état intermédiaire. Celui-ci représente la contestation inexorable de la santé au sein même de la santé. *

Analyser les rapports de l'état intermédiaire avec la santé et la maladie, c'est, en fait, chercher à définir la nature et les limites des phénomènes : après l'étude des différents types de santé, de maladie, de fatigue, le problème se pose des critères et du seuil des états euxmêmes. Nous voyons apparaître chez certaines personnes l'idée de zone frontière qui correspond justement à l'état intermédiaire : « Il y a certainement une zone frontière... à un moment donné, l'état de santé doit s'atténuer, l'état de maladie va apparaître ; à ce moment-là, on se trouve un peu entre les deux, un peu dans la zone frontière... » (h.cl.m.). Il est difficile de lui fixer des bornes ; s'il existe, pour cette personne, une certaine continuité entre les états, le seuil n'en est pas moins difficile à fixer. L'idée de continuité peut aussi prendre la forme d'une différence de degré entre état intermédiaire et maladie. « Vous pouvez avoir une légère infection des intestins, un début d'ulcère à l'estomac, des irritations légères à la suite d'une certaine alimentation, des malaises, certains présymptômes..., si vous êtes dans des conditions physiques inférieures de moindre résistance, alors ces petits phénomènes deviennent une maladie. » (h.p.i.). Pour cet informateur, l'état intermédiaire consiste en l'apparition des processus mêmes de la maladie, mais sur un mode mineur ; ils n'ont pas atteint leur plein développement. Amplifiés, mais identiques, ils formeront la maladie elle-même ; les présymptômes deviendront symptômes sans aucunement changer de nature. On croit parfois reconnaître dans les représentations de certains sujets comme un écho des théories positivistes de Comte et de Claude Bernard sur la continuité des phénomènes normaux et pathologiques ; le pathologique ne se distinguant du normal que par une différence de degré, un « hyper » ou un « hypo » fonctionnement. D'ailleurs, la notion même d'état intermédiaire suggère l'idée de continuité ; son carac-

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MALADIE

tère fluctuant, la difficulté de situer précisément un seuil ne s'y opposent pas non plus. Pourtant, de la continuité, pouvons-nous conclure à l'homogénéité 1 ? Certes, nous ne pouvons, sur ce point, nous permettre autre chose que de simples réflexions, mais lorsque l'on envisage l'état vécu par l'individu et non les phénomènes isolés, l'impression d'altération qualitative, de rupture l'emporte : le symptôme n'a, peut-être, qu'augmenté d'intensité, mais l'état du sujet est devenu autre : il est malade. « J'aurais tendance à dire que le moment important d'une maladie, c'est le moment où on se dit qu'il faut se coucher... jusque-là, on ne se sentait pas bien, on était mal fichu, mais on menait une vie normale ; à partir du moment où on se couche, on vit dans la maladie. » (f.p.i.). Malgré la diversité des maladies, malgré la fluidité de l'état intermédiaire, un seuil existe pourtant dans l'expérience vécue. Il nous renvoie aux questions essentielles : qu'est-ce que la maladie ? Qu'est-ce que la santé ? 1. C'est Canguilhem qui a établi cette distinction entre continuité et homogénéité des phénomènes normaux et pathologiques et qui a montré qu'on ne pouvait légitimement conclure de l'une à l'autre {op. cit., 1943).

CHAPITRE

VIII

MALADES ET BIEN-PORTANTS

Quelle que soit la diversité des types de santé, de maladie, d'état intermédiaire qu'il distingue, l'individu interprète cependant son état comme « santé » ou comme. « maladie ». Quels sont les caractères décisifs sur lesquels se fonde cette interprétation ? Comment, par delà leur diversité, les états acquièrent-ils un sens unique : santé ou maladie ? La nécessité d'interprétation se fait jour à propos de la maladie. La santé, nous l'avons vu en étudiant les processus de genèse 1, est un « donné », elle est du domaine du constat — il est parfois même inutile, on n'a pas conscience de sa santé 2 —. La maladie, en revanche, de même qu'elle n'est pas « donnée » mais acquise, élaborée dans un conflit, est pour l'individu une question exigeant réponse. La maladie est du domaine de l'interprétation et de l'analyse. Aux questions qu'il se pose : « suis-je malade ? », « qu'est-ce que la maladie » », « où commence-t-elle ? », l'individu « répond » en énumérant des signes, en détaillant les caractères de la maladie (cf. tableau I). Il s'interroge sur leur valeur décisive. Cette interrogation porte sur divers aspects qui, dans leur hétérogénéité, définissent le contenu de l'expérience de la maladie ; il inclut symptômes organiques (telles la température, les manifestations externes de la maladie), et aspects plus subjectifs comme la douleur ou la fatigue. D'autres aspects sont plutôt des conséquences de la maladie pour la personne, son intégrité psychologique et son comportement : modifications de l'humeur et du caractère, réduction à l'inactivité ou activités de soins. 1. Cf. chapitres i et iv. 2. Cf. chapitre v.

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Cependant, nous lui trouvons à nouveau deux axes de références : l'un plus proprement organique, l'autre qui a trait plutôt à la personne,, à son psychisme et à son comportement. L e s trois q u a r t s des

sujets envisagent la maladie simultanément comme réalité organique et comme comportement ; en revanche, il est fort rare qu'on ne lui attribue qu'un contenu purement organique En outre, une analyse détaillée nous le montrera, ce n'est pas à lui que l'individu accorde valeur de critère. C'est, en revanche, la transcription de l'organique sur un autre plan, celui de l'expérience de la personne et de son comportement, qui formera la réalité décisive de la maladie. Tableau I LA MALADIE

2

Douleur et malaises Fatigue Température Manifestations « externes » (éruptions, vomissements, hémorragies, etc.)

50 % (40 cas) 40 % (32 cas) 42 % (34 cas)

Comportements

Réduction à l'inactivité Activité de soins

72 % (58 cas) 34 % (27 cas)

Retentissement psychologique

Transformations de l'humeur 39 % (31 cas) Transformations du caractère 25 % (20 cas) Changement des relations avec au35 % (28 oas)

Contenus organiques

35 % (28 cas)

I. — LA MORT On peut s'étonner de la rareté des références à la mort comme réalité décisive de la maladie (cf. tableau I). Quelques personnes seulement pensent que la maladie se définit véritablement par la présence potentielle de la mort, commence avec le danger : 1. Cf. tableau en annexe. 2. Chaque sujet donnant à la maladie un contenu multiple, le total des pourcentages dépasse donc 100%.

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« Un rhumatisme, ce n'est pas une maladie parce qu'une maladie vous fait mourir, avec des rhumatismes, on vit cent ans, c'est un brevet de longue vie, donc ce n'est pas une maladie. » (h.cl.m.). Rares également sont celles qui déclarent associer l'idée de maladie à l'idée de mort, qui disent, par exemple : « Quand j'entends le mot « maladie », presque aussitôt, le mot « mort » me vient & l'idée. » (h.p.i.). Mais la plupart refusent d'envisager la présence, même latente, de la mort dans la maladie. Cette négation prend diverses formes : le caractère mortel d'une maladie est, certes, reconnu comme critère classificatoire 1 et l'on distingue les maladies mortelles des autres ; mais, par là même, on les isole de l'ensemble des maladies et l'on dissocie l'idée de mort de celle de maladie. On dit : « Les maladies mortelles, c'est quand même une minorité dans les autres. » (f.cl.m.). Au demeurant, le danger de mort n'est pas reconnu comme critère car la maladie commence, pense-t-on, « bien avant » le danger de mort : « On ne peut pas du tout lier la maladie à la mort ; on est malade la plupart du temps sans être en danger. » (h.p.i.). On affirme également « ne pas penser à la mort », ne pas la craindre ou craindre davantage la déchéance physique de la vieillesse ou de l'infirmité. « Je n'ai jamais eu peur de la mort... je trouve que la déchéance est une chose plus pénible que la mort, parce que la mort, c'est une seconde et c'e&t fini. » (f.cl.m.). L'affirmation du caractère inéluctable de la mort peut apparaître enfin comme une dernière forme de négation : inévitable, la mort cesse d'être un problème et perd — du moins on veut le croire — de son caractère effrayant. Une femme âgée l'exprime de façon assez incongrue mais définitive : « Disparaître, c'est inévitable : la souffrance ne l'est peut-être pas, mais la mort, jusqu'à présent, je ne connais personne qui ait survécu à une vie normale... La mort, je n'en ai pas peur, je trouve ça normal parce que o'est comme ça. » (f.cl.m.). On a certes pu soutenir que « la maladie, même bénigne, comporte une idée de mort, une éventualité de la mort », et aussi que dans l'inconscient, la maladie équivalait à la mort 2 . La diversité et la 1. Cf. chapitre vu, en particulier l'analyse de la maladie « grave ». 2. J. P. Valabrega (1062), chapitre xi, p. 86.

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constance des processus de négation ne sont sans doute que l'expression consciente de la défense contre l'angoisse qu'elle provoque. Le peu de place fait à la mort dans cette représentation nous renvoie à l'idée de Freud 1 selon laquelle on ne peut parler de la mort qu'en la niant.

II. — RÉALITÉS ORGANIQUES ET COMPORTEMENTS « Dans l'obscurité qui fait loi dès que la peau est franchie. » Jules Supervielle (Le Corps)

La douleur, la température, les symptômes « externes » représentent, avec une fréquence non négligeable, la réalité organique de la maladie. Tous signifient à l'individu, dans son corps, la santé ou la maladie. Or, cette réalité est opaque, ambiguë : chaque aspect, chaque signe est important ou peut l'être, mais n'a que rarement valeur décisive. Les relations entre les aspects organiques, les symptômes et la notion même de maladie s'établissent comme suit (tableau II). Tableau II SIGNES ORGANIQUES, INACTIVITÉ ET MALADIE *

Relations à la maladie Équivalence

Implication

Contingence

Inclassable

Total des références

Symptômes organiques

1 % (1)

19 % (15)

44 % (35)

36 % (29)

100 % (80)

Inactivité . . . .

29 % (20)

41 % (28)

12 % (8)

18 % (12)

100 % (68)

1. S. Freud (1915), « Considérations actuelles sur la guerre et la mort ». 2. Ce tableau comparatif porte sur l'ensemble des références à un ou plusieurs signes organiques apparaissant en relation avec la maladie d'ime part, et sur l'ensemble des références à l'inactivité en relation avec la maladie d'autre part.

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Entre la maladie et le symptôme organique, une relation d'équivalence ou d'implication n'apparaît que rarement. En revanche, le symptôme est le plus souvent conçu comme contingent. Cette idée s'exprime concrètement de plusieurs façons : — Dans une maladie, le symptôme peut manquer ou demeurer longtemps si bénin qu'il n'est pas remarqué : la maladie « couve » sans manifestations apparentes. Ceci apparaît souvent à propos de la douleur : « Si la souffrance était un réveille-matin : « ah ! il se passe quelque chose, il faut faire quelque chose »... mais souvent il n'y a pas de symptômes, c'est le cas de beaucoup de gens qui sont tuberculeux ou cancéreux. » (h.p.i.). — Inversement, la présence d'un symptôme — de la température, par exemple — n'implique pas nécessairement la maladie, il peut s'intégrer dans un état autre. On dit, par exemple : « Pour les enfants, la fièvre, ça ne veut pas toujours dire parce que les enfants font 40° pour rien... un peu de fatigue, la croissance, ça n'est pas forcément une maladie. » (f.cl.m.). Cependant, le symptôme organique, lorsqu'il est présent, joue le plus souvent le rôle d'un « signal d'alarme » : il attire l'attention sur un dysfonctionnement. Mais on en souligne fréquemment le caractère obscur ou partiel : l'individu soupçonne qu'il est malade mais ignore de quelle maladie. Ainsi la douleur ne fait qu'indiquer la localisation éventuelle d'un trouble dont la nature et l'origine restent le plus souvent incertaines : « Souvent, par hasard, on découvre que le mal à la tête correspond à un mal aux dents, que le mal au ventre correspond à quelque chose dans les reins ; ça n'est pas forcément localisé. » (h.p.i.). Certaines maladies font, bien sûr, exception. Les mères de famille affirment connaître les symptômes des maladies infantiles. De même, les symptômes du rhume, de la grippe apparaissent comme sans équivoque. On peut enfin avoir appris à connaître les symptômes de « sa » maladie. « J'ai de l'arthrite... évidemment, je m'aperçois tout de suite que ça ne va pas quand je souffre plus... pour ça, je connais les symptômes. » (f.cl.m.). Mais est-ce un hasard si la même personne poursuit : « Mais je n'appelle pas vraiment ça une maladie puisque c'est chronique ; pour moi, c'est quelque chose que je connais et qui fait partie de ma vie. » (f.cl.m.).

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Il semble que la maladie prévalente dans la représentation, l'image de la « vraie maladie », s'accompagne de l'idée d'une opacité de l'organique, soit vécue comme telle : le trouble peut n'être pas perçu et, s'il l'est, il n'est pas pour autant déchiffré de façon certaine. La conscience subjective d'un trouble organique n'est pas la connaissance ; de là découle toute la défiance vis-à-vis de la valeur de message des symptômes. *

La maladie ne se réduit pas à sa réalité organique : elle est, pour l'individu, une situation impliquant certains comportements (cf. tableau I), de deux types : les soins, le recours au médecin et la réduction à l'inactivité. La maladie, pour certains, apparaît comme la situation où « il faut se soigner » : « Quand on va voir un médecin, qu'il y a des soins, des médicaments, un régime... dans ces cas-là, c'est vraiment la maladie. » (h.cl.m.). Plus fréquentes cependant sont les mentions de la réduction à l'inactivité. Par là, on entend essentiellement l'interruption de l'activité professionnelle ou familiale de l'individu bien plus que l'aspect moteur, l'immobilisation stricto sensu ou l'alitement. On peut, parallèlement à l'analyse des signes organiques, analyser la nature des relations entre inactivité et maladie (cf. tableau II). Or, la maladie, le plus souvent, implique l'inactivité. « La maladie, eh bien, c'est quand ça arrête toute activité, les enfants par exemple, il est certain que la rougeole, la scarlatine sont des maladies >arce qu'il faut qu'ils soient absents tant de jours à l'école, ça entraîne Î'arrêt de travail, soit pour un adulte, soit pour un enfant, alors là, c'est une maladie. » (h.cl.m.). L'arrêt de travail est ici un arrêt institutionnalisé : l'inactivité se définit dans le cadre de la société. Or, s'il est entraîné par la maladie, réciproquement, c'est par lui que celle-ci se définit ; la réduction à l'inactivité est, pour le plus grand nombre, le vrai critère de la maladie. La relation peut alors être d'équivalence stricte, quasi linguistique (cf. tableau II). Maladie et arrêt de l'activité sont interchangeables, synonymes, dans la communication : « Je n'ai jamais été malade, je ne me suis jamais arrêtée. » (f.cl.m.). Quant à son rôle, l'inactivité joue parfois aussi celui de signal dont on affirme la validité. L'organisme viendra le confirmer : « Quelquefois, je pense que je ne vais pas rester en bonne santé, simplement par une impression tout à fait intérieure : envie de ne rien faire... Lorsque cette envie de ne rien faire se prolonge, je suis absolument certain à ce moment-là qu'il y a quelque chose qui ne tourne pas rond et ça s'est toujours confirmé. » (h.cl.m.).

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Mais, le plus souvent, son sens est global ; elle ne renvoie pas, comme le signe organique, à un trouble particulier, mais elle signifie la maladie dans son ensemble ; elle marque le passage d'un état à l'autre, le seuil de la maladie. Chronologiquement d'abord : « J'aurais tendance à dire que le moment important d'une maladie, c'est le moment où on se dit qu'il faut se coucher, c'est le moment où, en somme, on reconnaît qu'on est malade ; jusque-là, on ne se sentait pas bien, on était mal fichu, mais on menait une vie normale ; à partir du moment où on se couche ; on vit dans la maladie. » (f.p.i.). L'arrêt de l'activité est aussi le seuil de la maladie dans un autre sens ; elle permet de la distinguer de l'état intermédiaire ou de différencier la « vraie maladie » et les simples « accrocs » : « On ne passe pas une vie sans avoir des accrocs ; mon mari a eu des abcès dans la gorge, mais enfin, il n'a jamais été malade, jamais arrêté. » (f.cl.m.). INACTIVITÉ ET RECOURS AU MÉDECIN

La maladie se révèle le plus souvent, non par un seul symptôme, mais par plusieurs d'entre eux qu'il faut coordonner ; or, l'information transmise par plusieurs symptômes ne semble ni plus claire, ni plus décisive que celle transmise par un seul. Un des sujets, un technicien, les analyse ainsi : « Il y a des maladies où ça se traduit par une douleur, d'autres par de la fatigue, de la température aussi. Dans le fond, il y a trois signaux : la température, c'est facile à déceler, une douleur, c'est pareil ; dans le cas d'une fatigue, on s'inquiète quand même de savoir s'il ne se passe rien d'anormal. Par exemple pour une tuberculose ; ce sont des maladies qui ne font pas de mal et c'est par un peu de fièvre qu'on peut déceler souvent la maladie. Évidemment, il y a des cas où on peut être simplement fatigué par insuffisance de sommeil ou excès de travail. Une douleur, ça peut très bien être une ancienne cicatrice qui, au moment d'un changement de temps, devient douloureuse... donc, la douleur, c'est un indice, mais ce n'est pas un indice sûr, comme la fatigue d'ailleurs ; alors, on peut essayer de confirmer par la température, quoiqu'il y a aussi des maladies où on n'a pas de fièvre... » (h.cl.m.). Nous voyons le sujet de plus en plus incertain devant des phénomènes qui lui paraissent de plus en plus ambigus. Aucun d'eux n'a un sens décisif ; on ne peut, à l'aide d'un symptôme, tracer à la maladie un contour sans équivoque. Mais l'information transmise par plusieurs d'entre eux ne s'organise pas davantage. L'individu les juxtapose sans parvenir à une configuration décisive. La maladie persiste à se dérober. On a souvent souligné que l'angoisse devant une maladie prove-

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nait, en grande partie, de cette incertitude, de « ne pas savoir ». « Le besoin d'interpréter est tellement impérieux qu'il va jusqu'à contrebalancer le désir de guérir », notait Brissaud 1. De son côté, Balint 2 insiste sur le désir des malades d'« avoir un nom » pour leur maladie. C'est en effet dans cette perspective que s'inscrit, pour les informateurs, le recours au médecin et à son diagnostic. L'organique, peu clair et ambigu, devient « son affaire ». A lui d'organiser cette pluralité confuse et de lui donner sens. A lui de « définir » la maladie. On a souvent décrit de quelle façon le malade se décharge tout à la fois de son incertitude, de son angoisse et de son corps lorsqu'il arrive chez le médecin. Notre matériel n'apporte rien ici d'inattendu, mais confirme ces interprétations de la relation malade-médecin. « On sent qu'il y a quelque chose qui ne tourne pas rond, on constate que « tiens ! j'ai quelque chose » ; on ne sait pas exactement quoi ; il y en a qui disent : « ça va passer » ; moi, je préfère aller tout de suite voir un médecin parce que j'ai envie de savoir. » (h.p.i.). L'idée de l'examen médical préventif, qui apparaît parfois, est également reliée à l'ambiguïté des symptômes. « Moi, je serais assez de l'avis des Américains, c'est-à-dire... que tous les deux ans, on fait des analyses complètes de votre sang, de tout ce qu'on peut faire comme analyses, et en même temps, un « check up » général, c'est-à-dire les dents, les yeux, les sens, les nerfs, etc., c'est ce qui leur permet, même s'ils n'ont aucun symptôme, de vérifier l'état général... il ne faut pas attendre le symptôme, parce que quand il y a douleur, c'est qu'il y a déjà maladie avancée. » (h.p.i.). Toute incertitude n'est d'ailleurs pas abolie par le diagnostic du médecin, car on dit aussi : « Je suis allé voir un médecin, il m'a fait faire des analyses, il a trouvé de l'urée... mais je suis un peu sceptique, ces troubles que j'ai remarqués, ça continue, je les sens de temps en temps et je ne sentais pas du tout la présence de l'urée dans mon sang ; est-ce qu'on sait même bien quels sont les symptômes de l'urée Enfin, on m'a dit que j'ai de l'urée... Bon, je suis obligé de m'en contenter. » (h.cl.m.). Le médecin intervient ici comme « fondateur » de la maladie, donnant sens aux symptômes, tranchant entre ce qui est la maladie et ce qui ne l'est pas. Il n'est pas seul à avoir ce rôle que l'on peut qualifier de coordinateur : le comportement peut remplir la même fonction. Paradoxalement, c'est l'inactivité qui donne sens aux symptômes organiques et qui, d'une pluralité diffuse, fait une configuration signifiante : 1. C. Brissaud, Histoire des expressions populaires relatives à l'anatomie, à la physiologie et à la médecine, Masson, 1892. 2. Op. cit. (1957), chapitre m , p. 26.

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« J'avais un peu de fièvre, j'étais tout le temps crevée, je maigrissais, mais je n'y faisais pas tellement attention, je continuais ma vie, et un beau jour, on m'a dit : « il faut vous arrêter » ; alors là, je me suis dit : « c'est sérieux, c'est la maladie. » (f.p.i.). En effet, tant que l'activité n'est pas entravée, les phénomènes organiques sont perçus mais ils ne prennent pas sens de maladie, tandis que ce sens surgit avec la gêne dans l'activité quotidienne : « La crise de paludisme dont je parle, j'hésite à la qualifier de maladie... pour moi, ça n'en était pas une dans la mesure où j'en ai profité pour faire des tas de choses que je n'ai pas le temps de faire autrement ; le moment vraiment pénible pour moi, ça a été les trois semaines qui ont suivi, où je m'efforçais de mener une vie normale sans en être capable, enfin sans pouvoir avoir une activité normale, et c'est plutôt là que j'avais le sentiment d'être vraiment malade. » (f.p.i.).

INACTIVITÉ, DOULEUR ET PSYCHISME

Les signes organiques prennent sens de par la réduction à l'inactivité qu'ils entraînent. C'est d'elle également que découlent les modifications psychologiques qui affecteront la personne du malade. La comparaison avec la douleur s'impose ici : sur le plan de l'expérience vécue, d'abord, on considère l'inactivité comme l'aspect prépondérant de la maladie ; elle importe, dit-on, davantage que la douleur. Un sujet commente ainsi son expérience : « Pour l'ulcère à l'estomac, j'ai beaucoup souffert, mais ça ne m'a pas beaucoup impressionné, mais les rhumatismes qui m'ont obligé à m'aliter pendant trois mois et encore l'année suivante, ça m'a énormément impressionné parce que ce n'est pas tellement la douleur qui compte mais le fait d'être immobilisé. » (h.cl.m.). Les transformations de l'humeur, du caractère, apparaissent parfois en relation avec l'expérience de la douleur : « La souffrance qui dure a sûrement beaucoup d'importance sur le caractère, les gens qui ont des maux d'estomac ou des aigreurs... quand ils ressentent toujours le même mal, répété chaque jour, le caractère s'en ressent. » (h.cl.m.). La douleur est ainsi le seul aspect organique qui possède le caractère de phénomène global, intervenant dans le psychisme de la personne. Mais, le plus souvent, modifications de l'humeur et de la personnalité s'associent à l'arrêt de l'activité, en découlent : « J'ai été malade très souvent, j'ai été alité pendant plusieurs mois, j'étais isolé du monde extérieur, j'étais extrêmement triste, pessimiste, tout ce que j'entendais me donnait une impression mélancolique. » (h.p.i.). Ce sujet, célibataire, songe à l'isolement matériel du malade alité dans sa chambre ; telle jeune mère de famille envisage l'inactivité

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comme abandon de son rôle maternel. Il en résulte aussi un isolement qui dépasse de beaucoup son sens matériel. Il est coupure des liens avec les autres : « A partir du moment où je serais très gravement malade, si vraiment on ne peut plus rien faire, eh bien, c'est fini, la vie de famille n'existe plus... avec les enfants, je ne pourrais plus m'en occuper, à ce moment-là, je serais coupée de ma famille ; il faudrait que la vie s'organise en dehors de moi. » (f.cl.m.). Une dimension supplémentaire, nouvelle pour nous mais essentielle, apparaît donc : la relation à autrui et ses modifications que la maladie entraîne. Elles sont reliées à l'inactivité. L'expérience de la maladie déborde ainsi le plan de l'organique, elle retentit sur la vie entière de l'individu, ses relations aux autres, son statut dans le groupe. C'est par l'inactivité que se fait ce passage. Celle-ci nous apparaît donc comme la notion — et l'expérience — médiatrices entre la réalité organique et psycho-sociale de la maladie. *

Le contenu « comportemental » de la santé, nous l'avons vu, est aussi évident que celui de la maladie. L'équilibre, plus qu'un état de l'individu, est une forme de vie. Si l'inactivité est le vrai critère de la maladie, réciproquement, la vraie santé est comportement, maîtrise active du milieu et des relations avec autrui. *

Alors que la discontinuité et l'ambiguïté des symptômes reproduisent en quelque sorte la diversité et le caractère fluctuant des états organiques, en revanche, « la maladie » et « la santé » apparaissent avec certitude en fonction d'un critère comportemental. Les vrais critères de la maladie et de la santé engagent la conception totale de la personne, son comportement et ses relations avec autrui. Ils sont comportementaux et totalisateurs et non organiques et looalisateurs. Les faits organiques, les symptômes, les dysfonctionnements ont, bien sûr, une existence propre, mais ils ne s'organisent en « maladie » que dans la mesure où ils introduisent une transformation de la vie du malade. Tandis que chaque signe nous informe sur un trouble particulier, nous renvoie à la diversité des états ; leur interprétation et leur intégration dans la notion de maladie se fait dans et par le comportement. C'est sur ce plan que se délimitent, se conceptualisent « la santé » et « la maladie ».

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L'unité du sens fourni par le comportement — unité de « la maladie » — s'oppose à l'ambiguïté et à la diversité des signes — à la diversité des maladies. L'activité et l'inactivité nous permettent donc de définir santé et maladie comme conduites et non plus comme états. Ce sont essentiellement les conduites du malade et du bien-portant

qui

ont unité et signification.

REPRÉSENTATION ET CONCEPTIONS MÉDICALES

Si DOUS voulons comparer, même très sommairement, la conception élaborée dans la représentation aux conceptions médicales de la maladie et de ses symptômes, nous pouvons d'abord noter certains points d'accords. Pour les médecins, comme pour le public, la maladie est polymorphe, elle ne se manifeste pas par un signe unique et décisif mais par une pluralité de symptômes qu'il faut organiser en une totalité. Le médecin partage la défiance des sujets envers les perceptions organiques subjectives. Canguilhem écrit : « Les symptômes morbides subjectifs et les symptômes objectifs se rencontrent rarement. Tout n'est pas que boutade dans le mot de l'urologiste pour qui un homme qui se plaint des reins est un homme qui n'a rien aux reins [...] Le fait bien connu des douleurs rapportées [...] interdit de penser que les douleurs accusées par les malades comme symptômes subjectifs majeurs soutiennent un rapport constant avec les viscères qu'elles paraissent désigner à l'attention, mais surtout la latence souvent prolongée de certaines dégénérescences, l'inapparence de certaines infestations ou infections conduisent le médecin à tenir l'expérience pathologique directe du patient comme négligeable... » 1 . Nous retrouvons, en fait, tous les arguments utilisés par des informateurs profanes pour récuser la valeur des symptômes organiques. Pour le médecin comme pour le patient, une conversion est nécessaire pour déterminer la réalité objective de ce que la sensation subjective traduit. C'est là le rôle des examens médicaux. Dans une tout autre perspective, Balint (1957) marque une défiance identique : le médecin doit souvent « refuser » les symptômes organiques « offerts » par le malade et il ne pourra comprendre la nature du trouble que s'il prend en considération d'autres phénomènes : les problèmes psychologiques et vitaux du malade. D'autre part, pour la médecine moderne comme pour la pensée c o l l e c t i v e , la maladie est un fait molaire et un fait vital qui, d e ce

double point de vue, dépasse le fait organique isolé. Pour Canguilhem, la santé et la maladie sont des normes de vie, la maladie est une « autre allure de la vie », qui ne se perçoit clairement qu'au niveau 1. Op. cit. (1943), p. 48.

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de la totalité individuelle. De même, Leriche définissait la santé comme « la vie dans le silence des organes » et la maladie comme « ce qui gêne les hommes dans l'exercice normal de leur vie » 1. On peut donc être frappé par la présence de thèmes identiques. Mais ils n'ont pas le même sens dans la représentation et dans les conceptions médicales : pour les médecins, la multiplicité et l'ambiguïté des symptômes, le polymorphisme de la maladie sont sa réalité même, qu'il faut comprendre et sur laquelle il faut agir alors que, dans la réflexion des informateurs, l'opacité de l'organique semble aboutir à une certaine irréalité. On a pu nous dire, par exemple : « Les signes, les malaises, tout ça, je n'y crois pas beaucoup parce que c'est très difficile de les interpréter. » (f.p.i.). Que les « signes » puissent apparaître comme faits de croyance est, à cet égard, significatif. D'autre part, en concevant la maladie comme phénomène molaire et vital, le médecin cherche à donner aux faits organiques un sens plus riche et plus large alors qu'on peut interpréter, et nous le verrons mieux par la suite, le recours de l'individu à des critères comportementaux comme une tentative pour nier la réalité organique.

REPRÉSENTATION ET DONNÉES SOCIOLOGIQUES

On retrouve, en revanche, les mêmes thèmes dans les résultats de certaines enquêtes sociologiques : qu'elles s'attachent aux connaissances des malades sur leurs maladies 2 ou s'intéressent à la perception des symptômes organiques, aux comportements qu'ils déclenchent chez les sujets 3. Les unes et les autres reconnaissent qu'on ne peut accorder à un symptôme une valeur intrinsèque comme critère de maladie. Chaque symptôme est perçu différemment par l'individu en fonction de son système de valeurs et de sa relation à son groupe. Elles s'accordent donc pour remettre en cause la conception par trop « réaliste » de la maladie. « L'idée de la maladie est conçue, dit J. Stoetzel, parce que certaines personnes se disent malades et ces personnes se disent malades parce qu'elles y sont autorisées et même poussées par leur entourage » 4. Il y a donc lieu de distinguer, comme le fait Mechanic (1961, 1962), entre réalité objective de la maladie et « comportement de maladie ». Les conceptions que nous avons exposées vont dans le même sens : 1. R. Leriche (1936), 6.16.1. 2. Par exemple Pratt (1956), Pratt, Seligman et Reader (1958), Suchman (1964). 3. Par exemple Hoffer et Schuler (1948), Koos (1960). 4. J. Stoetzel (1960), p. 614.

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BIEN-PORTANTS

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la difficulté des sujets à reconnaître dans l'organique un critère témoigne, nous l'avons dit, d'une certaine irréalité de la maladie. Le fait que l'inactivité — conçue dans le sens d'inactivité professionnelle, d'abandon du rôle social — « intègre » les symptômes organiques, atteste que c'est dans le rapport au groupe que ceux-ci prennent sens. La confrontation de nos données aux résultats de ces différents travaux permet cependant de préciser un point important : le « comportement de maladie » — quelle qu'en soit la définition — est considéré par les auteurs comme la conséquence et la preuve que le symptôme est perçu et identifié comme maladie. L'examen auquel nous nous sommes livrés nous conduirait plutôt à inverser les termes : c'est farce qu'il a donné lieu au comportement que le symptôme prend le sens de maladie. Quelle que soit la dynamique effective du processus, sur le plan de la représentation, la « conséquence » est, en fait, première : l'individu juge de son état non d'après ses manifestations intrinsèques mais d'après ses effets. Différents facteurs : perspective pragmatique de certaines recherches, importance sociale du médecin, importance théorique et pratique des relations médecin-malade, ont contribué à ce que les études s'attachent essentiellement à la quête de soins. Le recours au médecin est considéré comme le prototype du comportement de maladie (Mechanic, 1961). Dans notre matériel, le recours au diagnostic et à la thérapie médicale apparaît parfois, nous l'avons vu \ comme ce qui définit la situation de maladie. La définition de Valabrega : « La maladie est quelque chose qui se passe entre le malade et celui qui le soigne » 2 apparaît ainsi fondée sur le plan de la représentation. Ce n'est cependant pas elle qui domine ; c'est la notion d'inactivité qui définit plus fréquemment, et de façon plus « primitive » peut-être, la maladie : celle-ci est d'abord la situation qui contraint le malade à interrompre son activité. Au demeurant, la maladie conçue comme inactivité ou comme recherche de soins nous retiendra à nouveau 8 ; mais plutôt que d'opposer les deux définitions, nous noterons ce qui les unit. Dans les deux cas, la maladie se définit par la relation du malade à un troisième terme : au médecin ou à sa fonction propre. Diagnostic médical et arrêt de l'activité font de même intervenir la société. Par eux, l'individu devient « un malade » pour Vautre — pour le médecin, pour l'entourage professionnel ou familial — et pour la société.

1. Cf. supra tableau I, p. 104. 2. Op. cit. (1962), p. 25. 3. Cf. infra, chapitre xi.

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Santé et maladie se définissent comme univers de comportements, comme conduites et non plus comme états. Cependant, lorsque l'on interroge sur leur valeur de critère, les comportements, pas plus que les faits organiques, ne sont sans équivoque. En particulier, toutes les maladies n'immobilisent pas le patient au même degré ; certaines n'entraînent qu'une gêne minime, voire tout à fait nulle, pour l'activité. Dans le même état organique, diverses personnes se comporteront différemment : certaines interrompent leurs activités, d'autres pas. Certaines se soigneront, d'autres pas. Mais ces faits, reconnus par les informateurs, n'enlèvent pas au comportement sa valeur décisive ; au contraire, c'est en fonction d'eux que se délimite la notion m ê m e d e m a l a d i e : la maladie commence lorsque, dans un état organique donné, un individu

se comporte en malade et, inversement,

l'individu

qui, dans le même état organique, ne se comportera pas comme tel restera un

bien-portant.

Le comportement — en particulier l'inactivité —, critère et seuil de la maladie, est critère et seuil individuel ; peu importe alors qu'il diffère pour chacun, sa valeur n'en est pas moins certaine. Si la diversité des états retrouve unité dans les conduites du malade et du bien-portant, il faut comprendre celles-ci non comme universellement définies mais comme douées de plasticité en fonction des besoins, des possibilités et des situations individuelles : « La maladie, c'est tout ce qui met l'individu en incapacité d'accomplir sa vie normalement... celui qui a un rhume, en général, il continue sa vie... mais si c'est un chanteur, il ne pourra plus travailler, alors là, il est malade. » (h.cl.m.). Cette conception d'une santé et d'une maladie individuelles se rapproche de certaines conceptions scientifiques. Pour Canguilhem aussi, « l'être malade » ne peut se définir que comme une norme individuelle pour un individu donné 1. Mais l'on va parfois plus loin : la norme est le fait de l'individu lui-même ; norme pour l'individu mais aussi norme de l'individu qui décide, dans un débat dont le comportement est tout à la fois issue et arbitre, de sa maladie et de sa santé. Le fait est manifeste dans tous les cas où l'on observe une opposition entre état organique et conduite : en conservant la conduite de la santé malgré les troubles, l'individu reste bien portant. 1. Op. cit. (1943), deuxième partie, chapitre iv.

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ET

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« Il y a des gens, quand ils ont une grippe, ils font comme s'ils ne l'avaient pas ; on se dit : « c'est un petit désagrément physique, un microbe », mais on n'en fait pas une maladie, c'est le cas de le dire. » (f.p.i.). La « défense » de l'individu 1 prend ici le sens d'un refus ; certaines personnes nous ont dit, parlant de leurs maladies : « La maladie, c'est quelque chose qu'on peut vaincre à mon avis ; je fais exactement comme si je n'avais rien et je n'ai rien. » (f.cl.m.). De par la volonté, pense-t-on, la maladie ne fait pas de vous un malade. Dans cette perspective, on comprend mieux certains troubles de la relation malade-médecin. Elle éclaire en particulier les cas de « malades imaginaires », chez qui les symptômes subjectifs ne recouvrent aucun trouble objectif : au médecin qui leur déclare qu'ils « n'ont rien », ils opposent l'évidence de la transformation de leur humeur et de leur comportement. Ils se savent malades de par ces critères et les résultats « négatifs » des examens organiques sont alors sans signification. La norme du malade s'oppose à la norme du médecin ; pour l'individu, elle n'est pas moins claire et certaine. Inversement, le médecin pourrait qualifier de « sains imaginaires » les personnes qui, fortes de la persistance de leur activité, refusent le sens et le nom de maladie à leurs troubles organiques. • Il nous reste à souligner les implications de la réduction à l'inactivité. Le malade voit s'abolir cet ensemble de tâches différenciées, de responsabilités qui étaient siennes, qui constituaient son rôle, qui définissaient sa position dans son groupe et dans la société. C'est dans le rapport à autrui et à la société que l'activité et l'inactivité prennent tout leur sens, que le bien-portant, actif, et le malade, inactif, se différencient. Par delà la diversité des expériences et des conduites individuelles, de par la situation identique qui leur est faite dans la société, un groupe de malades se constitue ; le groupe des individus exclus du monde habituel, ou plutôt vivant dans un « autre monde ». Quel que soit le sens qu'on lui donne, qu'on l'envisage favorablement ou avec angoisse, on croit à un « monde de la maladie » distinct du monde de la santé. Le monde de la santé est social : monde de l'individu actif et intégré à son groupe. Dans le monde de la maladie, l'individu ne se définit plus par ce qu'il fait mais par l'inactivité propre au malade. Les 1. Cf. l'analyse des propriétés individuelles et de leur rôle dans la genèse de la maladie ichapitre i).

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lois habituelles de la société ne jouent plus, l'individu est déchargé des exigences qu'elle faisait peser sur lui, il risque aussi d'en être exclu. Telle est la situation que le malade doit affronter. *

L'analyse des conceptions des sujets nous conduit ainsi des notions de maladie et de santé, états organiques et divers, à celles de malade et de bien-portant, définis par leurs conduites et leurs positions dans la société. Par l'introduction de la relation à la société, l'idée d'un groupe de malades, d'un monde de la maladie et de la santé s'impose. Nous pouvons mesurer le chemin parcouru qui, de la diversité, de l'ambiguïté des états organiques individuels, nous conduit à l'unité, à la polarité symétrique, des malades et de leur monde, des bienportants et de leur monde.

TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE

I X

LA REPRÉSENTATION SOCIALE DE LA SANTÉ ET DE LA MALADIE : GENÈSE, ÉTATS ET CONDUITES

Qu'il s'agisse de la genèse de la santé et de la maladie ou de leurs formes et de leurs critères, un schème directeur s'impose ; santé et maladie sont toujours pensées en corrélation avec un autre couple de notions : l'individu et la société. C'est à partir de ces quatre termes et de leurs inter-relations que la représentation s'organise : ainsi le conflit entre l'individu et la société s'actualise dans les états de santé et de maladie. Réciproquement, celles-ci ne se définissent que comme santé ou maladie d'un individu dans la société. Le système de relations ainsi constitué peut se représenter de la manière suivante (figure I) : SOCIÉTÉ MODE DE VIE

t

t

activité

SANTÉ .

I

inactivité

I*

MALADIE

FOND DE SANTÉ INDIVIDU

Figure I

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Nous pouvons alors rendre compte des processus de genèse : la maladie provient du conflit entre la société, par l'intermédiaire du mode de vie, et la résistance de l'individu que nous avons appelée « fond de santé » ; le résultat en sera soit la maladie, soit la victoire de la santé. Les relations entre les deux couples sont alors quelque peu parallèles : la société s'oppose à l'individu comme la maladie s'oppose à la santé. (Société / individu) = (Maladie / santé). Mais c'est dans l'identité, l'assimilation qui s'établit entre société et maladie d'une part, la première s'accomplissant dans la seconde, entre individu et santé d'autre part, que se noue la représentation de la genèse de la santé et de la maladie. (Société = maladie) / (Individu = santé). De même, l'expérience vécue de la santé représente l'intégration dans la société par l'activité ; l'expérience de la maladie entraîne au contraire son exclusion par le biais de l'inactivité. En effet, c'est par les conduites sociales du malade et du bien-portant que prennent sens les états, en eux-mêmes confus, de santé et de maladie. Ce schéma rassemble donc les notions essentielles — dans leurs interrelations dynamiques — qu'utilisent les sujets pour rendre compte de la réalité ; il nous montre comment l'image du réel se structure et comment émergent alors les notions de santé et de maladie. Dans ce « travail » opéré sur le réel, la double opposition santé-maladie et individu-société joue, en somme, le rôle de cadre conceptuel stable de la représentation. *

A partir de cette tentative de synthèse, comme à partir de l'ensemble de nos analyses, quelques réflexions s'imposent : 1° Santé et maladie nous apparaissent sous différents aspects : la maladie comme un état de l'individu, comme un objet extérieur à lui, enfin comme la conduite du malade ; la santé comme état mais aussi comme propriété individuelle et comme conduite du bienportant. Ce n'est pas en tant qu'états — souvent confus et mal délimités — que santé et maladie se distinguent et se définissent véritablement, mais dans leur genèse : on oppose un « objet » maladie à une propriété individuelle-santé ; et sur le plan des conduites : on oppose la conduite du bien-portant à la conduite du malade. Les relations entre les deux couples de notions s'établissent diffé-

LA

REPRÉSENTATION

SOCIALE

123

remment dans les deux cas. La genèse superpose des oppositions nettes et tranchées : santé et maladie nous apparaissent comme des réalités totalement hétérogènes et l'individu et la société s'affrontent en un conflit qui semble absolu. Ces deux oppositions s'expriment d'ailleurs l'une par l'autre : le conflit entre la santé et la maladie reproduit celui entre l'individu et la société dont il dérive. Sur le plan des conduites, en revanche, les conceptions des sujets traduisent un ajustement de l'individu à la société. Derrière les images les plus explicites du conflit, de la lutte entre des réalités hétérogènes, se profilent divers modes d'échange et de régulation. La relation de l'individu à la société cesse d'être pure extériorité : s'il en est exclu par la maladie, il y participe par sa santé. Santé et maladie ne se bornent plus à exprimer le rapport entre l'individu et la société ; elles s'y insèrent dans une relation fonctionnelle en tant que conduite du malade et du bien-portant. Parallèlement, santé et maladie perdent leur caractère de réalités univoques : la maladie, cessant d'être l'objet de la société, cesse d'être extérieure à l'individu, elle est conduite du malade. En revanche, la santé, expression de l'individu, le relie à la société : le monde de la santé est le monde social. Elles cessent aussi d'être hétérogènes pour devenir deux pôles de l'expérience individuelle ; santé et maladie s'opposent mais se définissent par rapport au même critère : l'activité. 2° Une certaine asymétrie apparaît cependant entre santé et maladie. La genèse de la maladie est mixte : face à l'action du mode de vie, l'individu y joue son rôle. La santé, au contraire, est toute entière de l'individu, produite, utilisée par lui, jamais extérieure à lui. Sur un autre plan, la conduite sociale du bien-portant découle sans heurt ni discontinuité de son état individuel. La chaîne de liaison entre l'individu et la société est simple dans le cas de la santé : elle est double dans le cas de la maladie (cf. fig. 1). La conduite du malade est le résultat de la maladie créée par la société, elle est aussi une réponse qui peut s'opposer 1 à celle-ci et à la société. Tout se passe donc comme si la maladie représentait un phénomène plus élaboré que la santé, dans sa genèse, dans la conduite du sujet. La santé, plus simple, ne fait qu'exprimer et prolonger l'individu. En revanche, par elle, l'individu « élabore » à son tour, façonne en le maîtrisant le milieu, la société qui l'environne. A cette asymétrie dans la représentation correspond une inégalité dans la conscience et le discours des sujets : l'une est source de problèmes, donc objet de conscience et de communication ; l'autre est, 1. Cf. les attitudes de refus de l'état organique, par persistance de l'activité, décrites dans le chapitre V J T I .

124

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MALADIE

en tant que telle, absence de problème, donc absence de conscience et de communication. Le quasi « trop-plein » de langage sur la maladie s'oppose à sa relative pauvreté en ce qui concerne la santé. *

L'étude des conduites du malade et du bien-portant ne peut se séparer des images de la santé et de la maladie que nous avons vues s'élaborer. Nous étudierons à présent comment l'image d'un objet social oriente les attitudes et conduites à son égard. Les conduites qui définissent le malade et le bien-portant se caractérisent, nous l'avons montré, en termes d'activité et d'inactivité ; on peut encore les analyser à deux autres niveaux. 1° Comme conduites vis-à-vis de la santé et de la maladie : comportements d'hygiène pour la santé, comportements de soins du malade. 2° On peut aussi envisager l'image du malade et du bien-portant comme modèles de conduite et de personnalité pour l'individu. Santé et maladie influencent la perception qu'il a de lui-même et d'autrui, modèlent l'ensemble de son comportement et de ses relations à son groupe. Nous en connaissons un aspect essentiel : la santé permet l'adaptation au mode de vie et la participation à la société. A l'opposé, la maladie abolit pour l'individu et la contrainte du mode de vie et la participation à la société. C'est dans cette perspective que peuvent s'interpréter les conduites du malade et du bien-portant. C'est dans ce cadre que nous pourrons comprendre la diversité de leurs conduites. Elle répondra à la diversité des formas et des sens que peut prendre pour l'individu sa relation à la société. Nous étudierons d'abord l'hygiène comme conduite vis-à-vis de la santé et de la maladie — pour la santé, contre la maladie — et nous tenterons de montrer comment la diversité des conduites d'hygiène prend sens lorsqu'on l'envisage comme élément médiateur, comme compromis entre l'individu et son mode de vie. Nous analyserons ensuite trois modèles de conduite du malade qui correspondent à trois conceptions du malade et du bien-portant dans la société.

CHAPITRE

X

L'HYGIÈNE

La conduite du bien-portant s'identifie à l'activité de l'individu dans la société. La conduite pour la santé s'exprime dans les pratiques d'hygiène : elles constituent un essai d'aménagement du mode de vie nocif. Cependant, plutôt qu'à le tenter, on aspire souvent à une vie où la santé, nullement menacée, n'exigerait aucun recours à des conduites spécifiques, où l'harmonie s'établirait « naturellement » entre l'homme et son milieu. On la conçoit comme « mode de vie idéal » pour la santé x. La « vie à la campagne » est la plus fréquemment citée. Nous avons analysé 2 son caractère d'antithèse absolue du mode de vie urbain. Cependant, pour les quelques ruraux interrogés 3, la vie à la campagne n'est pas une aspiration, mais une réalité. Or, ils la jugent de façon assez nuancée. La plupart d'entre eux apprécient, comme les citadins, le rythme de leurs activités et la qualité de l'air, mais l'attitude globale peut varier : nous avons déjà cité le cas d'une jeune hôtelière qui regrette la ville et croit à l'effet nocif du calme absolu sur son état de santé 4. Inversement, un receveur des P.T.T. d'origine parisienne, installé depuis quelques années à la campagne, partage pleinement les opinions des citadins : « Mon état de santé s'est beaucoup amélioré ici à la campagne... à Paris, je menais une vie un peu excitée... ici, on est obligé de se calmer, on prend un autre rythme... l'air est très vivifiant ici, au bord de la mer, et puis je mange à des heures régulières, ce qui ne m'était pas possible à Paris... je fais du jardin, je mange les légumes de mon jardin. » (h.cl.m.). Le cas des citadins est différent. Jusqu'à quel point ce « retour à la terre » correspond-il à une aspiration profonde, réelle, ou n'est-il 1. 2. 3. 4.

Cf. tableau en annexe. Cf. chapitre n. 12 personnes. Cf. chapitre II.

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MALADIE

que verbalisme ? Seuls, des cas particuliers peuvent nous apporter quelques hypothèses. Nous croyons, certes, à la sincérité de ce chauffeur de taxi obsédé par l'angoisse du cancer, qui nous dit : « Moi qui ai l'impression d'être au pré-cancer, d'être dans l'état qui favorise l'éclosion du cancer, si j'avais la possibilité de m'évader de Paris, de la région parisienne, j'ai l'impression que je reprendrais une certaine vitalité, surtout un équilibre qui me permettrait de lutter efficacement et de ne pas attraper ledit cancer. » (h.cl.m.). Chez certains, cependant, le caractère utopique de ces aspirations s'accentue franchement ; l'attitude est pleinement ludique ou imaginaire. Témoin, ce journaliste : « Si tout à coup je disposais de disons quatre-vingt mille francs par mois assurés, sans inquiétude... je ne demande pas le Pérou... ce qui me permettrait de m'enfermer à volonté dans ma bicoque et de pondre deux bouquins par an... je crois que je me porterais bien parce que je ferais un métier agréable dans des conditions de vie saine à la campagne. » (h.p.i.). Chez d'autres, en revanche, des réticences se font jour. Après avoir longuement décrit la vie à la campagne et tous ses avantages, on en vient à dire par exemple : « Bien sûr, ça ne doit pas être tellement drôle tous les jours, il y a des inconvénients, je crois tout de même que plus on se rapproche de la nature, plus on va vers la vérité... mais est-ce que je m'y habituerais ? » (f.cl.m.). D'autres encore cherchent une solution « conciliatrice » entre ces deux termes opposés que sont la vie rurale et la vie urbaine. Elle semble consister en une tentative de juxtaposition : « L'idéal, ce serait de pouvoir travailler comme en ville, mais être à la campagne... au bord de la mer en particulier, là où il y a un air pur et on a une vie reposante... je suis allé en vacances du côté de Saint-Nazaire, c'est une grande ville industrielle, il y a des gens qui habitaient au Pouliguen à quelques kilomètres, ils venaient travailler à l'usine de SaintNazaire... je crois que c'est l'idéal. » (h.cl.m.). Malgré—ou en raison—de son caractère d'antithèse exacte du mode de vie urbain, la vie rurale ne constitue une solution que dans l'imaginaire. Hormis quelques cas particuliers — seules, deux personnes nous ont fait part d'un projet précis de départ en province — il s'agit d'une utopie dont le rôle semble être de renforcer et de dévaloriser encore davantage l'image négative de notre vie réelle. On esquisse d'ailleurs une explication de ces désirs de « vie saine » : « Je crois que le besoin de quitter Paris, de changer d'air, d'une vie plus saine est plus le besoin de changer de vie ; tout le monde éprouve le besoin fanatique de vacances, ce n'est pas tellement le besoin de voir d'autres cieux que le besoin de ne pas faire ce qu'ils font. » (f.p.i.).

L'HYGIÈNE

127

Au demeurant, la vie à la campagne n'est pas le seul mode de vie idéal pour la santé ; d'autres aspirations se font jour : « aménagement de la vie urbaine », vie « créatrice », permettant à l'individu de s'exprimer dans ses activités et ses intérêts 1 . Ces visions ont également un caractère assez utopique ; elles dénotent cependant un effort d'intégration, d'ajustement à la vie urbaine : si insatisfaisante qu'elle soit pour l'individu, il ne peut pourtant y échapper ; il souhaite donc trouver, au sens strict, un modus vivendi acceptable. N'est-ce pas là le sens de la valorisation de la santé ? Permettre au bien-portant de s'ajuster à son mode de vie ? Ces solutions imaginaires témoignent aussi de ce que notre mode de vie pourrait porter en lui-même les ressources nécessaires pour s'amender. La technique, le « moderne » de la vie urbaine pourraient, dans certaines conditions, ne pas engendrer automatiquement le malsain et la contrainte. Après l'aliénation de l'homme par la technique, nous rencontrons ici le thème symétrique de sa libération par les mêmes moyens. * L'hygiène n'est pas une utopie mais une réalité ; elle n'est pas une aspiration mais une solution. Elle ne constitue pas un mode de vie différent mais elle se compose de conduites spécifiques, connues, qui s'intègrent à des domaines de l'existence divers ; elles apparaissent comme plus ou moins possibles et souhaitables dans notre mode de vie urbain. On les adopte, on les refuse ou on les néglige selon les cas (tableau I). On refuse ou l'on néglige des conduites d'hygiène alors qu'on en adopte d'autres. En fonction des besoins individuels d'abord : « Je digère bien et je fais pas attention à ma nourriture, mais je suis incapable de travailler si je n'ai pas bien dormi, si je n'ai pas un sommeil régulier. » (h.p.i.). En fonction aussi des impératifs du mode de vie ; ce3 diverses pratiques sont plus ou moins accessibles à l'individu : « Quand je mange d'une façon hygiénique et naturelle, je vois une très grande différence dans ma santé, dans mon activité, mais... avec la vie que je mène, je ne peux pas surveiller ma nourriture. » (f.cl.m.). *

Il est certes paradoxal de voir la représentation, commune à tous, du mode de vie malsain s'actualiser dans l'extrême diversité indivi1. Cf. tableau on annexe.

128

SANTÉ

ET

MALADIE

Tableau I L E S CONDUITES D'HYGIÈNE

Domaine

Hygiène alimentaire

1

Les conduites d'hygiène

Conduites Conduites que l'on que l'on néglige pratique ou refuse

Hygiène alimentaire (en général)..

35 % (28 cas)

Recherche de certains aliments . . .

21 (17 Abstention de certains aliments .. 31 (25 Variété des aliments 19 (15

% cas) % cas) % cas)

H cas) % (9

Manger suffisamment

% cas) % cas)

2 (2 7 (6

Ne pas manger trop

17 (14 20 (16

Régularité des repas

Recherche du repos et de la détente

12 % (10 cas) 4 % (3 cas) 7 % (6 cas)

% cas) % cas)

7 % (6 cas) Nombre suffisant d'heures de som- 29 % (23 cas) meil

1 % (1 cas)

Régularité du sommeil

H cas) % (9

Recherche de la détente

25 (20 35 (28

4 % (3 cas) 2 % (2 cas) 10 % (8 cas)

Vacances et plein air

% cas) % cas)

9 % (7 cas)

Pratique des sports

10 % (8 cas)

Restriction des activités

5 % (4 cas)

1 % (1 cas) 6 % (5 cas)

Hygiène corporelle (détente)

6 % (5 cas)

2 % (2 cas)

Hygiène corporelle (propreté)

21 % (17 cas)

5 % (4 cas)

Prévention médicale (vaccinations, 16 % dépistages) (13 cas)

2 % (2 cas)

J. Les pourcentages sont calculés sur le total des sujets de l'enquête (80 personnes). Chaque sujet mentionnant plusieurs conduites d'hygiène, les totaux sont supérieurs à 100 %.

L'HYGIÈNE

129

dueUe des conduites d'hygiène. Par leur fonction au sein du conflit entre l'individu et son mode de vie, elles acquièrent cependant des significations plus générales. Avant de les analyser, c'est à décrire la diversité des pratiques elles-mêmes que nous nous attacherons d'abord. Les plus fréquemment mentionnées concernent l'alimentation. L'expression détaillée de chaque aspect montre qu'il s'agit probablement du domaine qui apparaît comme le plus important : « Il est certain qu'il faut surveiller sa nourriture. L'organisme, c'est comme une machine, une voiture, quand on lui donne à manger de la bonne essence, elle marche mieux... les cellules se renouvellent quand même de cette matière que vous mangez... alors, moi, je crois que la nourriture a une très grande importance. » (h.cl.m.). Surveiller, corriger son alimentation, ne pas manger trop, mais manger assez, choisir certains aliments, en écarter d'autres ; toutes ces activités semblent psychologiquement plus « présentes » pour l'individu que, par exemple, l'hygiène corporelle plus automatisée. On fait preuve — ou l'on pense qu'il faudrait faire preuve —• de vigilance dans ce domaine, on pense aussi pouvoir être efficace : « Je fais attention à la composition des repas, si par exemple le légume est un féculent, je m'arrange pour que l'entrée ne soit pas lourde, des carottes râpées ou des olives, ou des choses comme ça. Après la viande, je varie : que ce soit en sauce ou grillée, le légume, je m'arrange pour que ça ne soit pas comme le hors-d'œuvre. » (f.cl.m.). Le sommeil est également important. On dit, par exemple : « Moi, pourvu que je puisse dormir tranquillement mes huit heures, alors ça va... » (h.p.i.). Mais le sommeil n'est pas le seul type de repos que l'on trouve nécessaire : un certain nombre de pratiques d'hygiène nous paraissent fondées, plus ou moins explicitement, sur l'idée de « détente » ; la recherche de la détente est d'ailleurs, en soi, un thème important : « Ce qu'il faut, c'est arriver à être détendu, par exemple si toute la journée on a un rythme rapide, il faut rattraper ça par un certain confort le soir, chez soi, qui permet la détente dans un certain domaine. » (h.p.i.). Certaines conduites : pratiquer un sport, aller en plein air, partir en vacances, sont également envisagées comme moyen de procurer la « détente » ; enfin, l'hygiène corporelle elle-même apparaît parfois chargée de cette signification. On dit : « Le bain, c'est une détente physique et morale. » (h.cl.m.). La recherche de la « détente », sous toutes ses formes, représente donc, après l'alimentation, le second grand domaine de l'hygiène. L'hygiène corporelle proprement dite, la recherche de la propreté et

130

SANTÉ

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les efforts de prévention médicale, beaucoup moins fréquemment cités, ne viennent qu'en troisième et quatrième lieu. On peut se demander si, dans les faits, on s'attache davantage à l'hygiène alimentaire qu'à la propreté et à la prévention médicale ? Au demeurant, certains tabous peuvent avoir, dans la situation d'entretien, freiné les communications concernant l'hygiène corporelle 1. Mais un fait semble certain : l'hygiène alimentaire est une préoccupation personnelle — lorsqu'elle existe — plus consciente et plus continue que l'hygiène corporelle, automatisée, et que la prévention médicale, dans une large part institutionnalisée. D'ailleurs, l'une et l'autre apparaissent souvent en référence avec les soins aux enfants : il faut leur apprendre à être propres et c'est pour eux que la prévention est la plus importante ; en revanche, tout se passe comme si, pour l'adulte, quelles que soient les habitudes effectives, le problème de la propreté ne se posait plus, tandis que l'alimentation peut demeurer toute la vie une préoccupation personnelle. Nous ne nous étonnerons d'ailleurs pas de l'importance accordée à l'hygiène alimentaire dans une conception où la maladie résulte de l'invasion de l'organisme par des éléments extérieurs. L'aliment ingéré par l'organisme, est l'un des supports essentiels du caractère malsain du mode de vie ; régler ou surveiller son alimentation, c'est donc très directement contrôler l'assimilation du malsain et de la maladie. Inversement, le « bon aliment » apporte ou renforce la santé. L'importance accordée à l'aliment dans la santé est d'ailleurs très ancienne : l'idée de « l'aliment-santé » ou de « l'aliment-médicament » s'est longtemps attachée à certains produits comme le vin. Dans notre matériel, nous rencontrons le thème de l'aliment « naturel » meilleur que le remède, le médicament chimique. « J'ai les yeux très fatigués ; le médecin m'avait donné des gouttes, j'ai préféré bien manger... des choses un peu nourrissantes, de la cuisine saine... ces gouttes, ça m'aurait plutôt irrité qu'autre chose. » (h.cl.m.). Nous ne continuerons pas plus avant l'analyse des différentes conduites d'hygiène : notre but n'est pas d'effectuer un recensement systématique des pratiques effectives, mais plutôt de rechercher le sens qu'a l'hygiène par rapport à la santé, à la maladie et au mode de vie. Nous tenterons d'analyser sa fonction dans la représentation. * 1. Peut-être le fait que ce sont les femmes qui ont le plus parlé de l'hygiène corporelle à des enquêtrices doit-il être compris comme signe de ce tabou. On peut aussi le relier à la fréquence des références aux enfants. Voir en Annexe I I la différenciation des résultats selon le sexe, l'âge, le groupe socio-culturel des sujets.

L'HYGIÈNE

131

La signification attachée à l'hygiène découle de son insertion dans le conflit entre l'individu et son mode de vie. Moyen d'action de l'individu face à l'agression du mode de vie, c'est dans ce cadre que va se préciser, par delà la diversité des conduites particulières, la représentation de l'hygiène-conduite pour la santé. L'hygiène apporte au mode de vie une réponse efficace ; mais elle joue le rôle d'un palliatif; elle ne transforme pas une vie malsaine en vie saine, elle la rend supportable ; elle ne permet pas au malade de retrouver la santé, mais elle prévient l'aggravation de son état, elle peut éviter la maladie au bien-portant, elle accroît, surtout chez les enfants, les possibilités de résistance (cf. tableau II). Tableau II EFFETS DE L'HYGIÈNE

Types d'effets

1

Fréquence

Effets positifs (sans précision)

25 % (20 cas)

Améliore la « résistance »

35 % (28 cas)

Maintient en bonne santé

85 % (68 cas)

Prévient l'aggravation des maladies

22 % (18 cas)

Effets nocifs

14 % (11 cas)

Pas d'effet

6 %

(5 cas)

Une telle vision est certes positive. On n'en accorde pas pour autant à l'hygiène une fonction universelle ; on ne la considère que rarement comme nécessaire dans n'importe quelle situation, « naturelle » à l'individu (cf. tableau III). Le plus souvent, elle est relative, étroitement déterminée par Vagression du mode de vie urbain ; elle n'est valable qu'Aie et nunc : « L'hygiène, c'est quelque chose qui est nécessaire vu la situation dans laquelle on se trouve. » (h.cl.m.). 1. Chaque sujet mentionnant plusieurs effets de l'hygiène, les pourcentages ont un total supérieur à 100 %.

SANTÉ

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MALADIE

On dit : « L'hygiène n'est pas naturelle à l'homme, les animaux n'ont pas besoin d'hygiène. » (h.cl.m.).

Tableau

III

FONCTION DES CONDUITES D'HYGIÈNE

1

Universelle

Nécessaire par rapport au mode de vie

Inutile

Total

Hygiène alimentaire...

10 % (5)

86 % (43)

4 % (2)

100 % (50)

Sommeil, détente

10 % (3)

90 % (28)

Hygiène corporelle....

44 % (7)

37 % (6)

Prévention médicale...

22 % (2)

78 % (7)



19 % (3) —

100 % (31) 100 % (16) 100 % (9)

Certains affirment : l'hygiène est inutile à la campagne : « J'ai vécu une vie tout à fait différente à la campagne ; les gens, là-bas, en somme, n'ont pas d'hygiène corporelle... On n'était pas plus malade, absolument pas, parce qu'on est dans un endroit sain, alors que la personne, en ville, son corps risque beaucoup plus de résidus toxiques ; je crois qu'en ville, on est obligé d'avoir de l'hygiène,... à la campagne, peutêtre pas. » (h.cl.m.). L'aspiration à un mode de vie autre est aussi aspiration à l'abandon des conduites d'hygiène devenues inutiles. L a vie à la campagne est un idéal « ahygiénique ». Certes, les ruraux sont plus nuancés ; ils disent : « C'est aussi nécessaire d'avoir de l'hygiène à la campagne qu'à Paris. » (h.cl.m.). 1. Ce tableau regroupe toutes les références où une pratique d'hygiène se voit assigner une fonction précise.

L'HYGIÈNE

133

Cette divergence se comprend aisément : les ruraux n'ont pas toujours, de leur vie, une image aussi positive que celle des Parisiens ; l'hygiène répondra aux aspects nocifs de leur mode de vie. L'hygiène est également relative à l'état de santé — atteint ou du moins menacé — de l'individu. Malade ou fatigué, celui-ci devra recourir à elle, tandis qu'on dit : « Une personne vraiment bien portante n'a pas à s'occuper de mille précautions. » (f.p.i.). L'hygiène fait donc partie de l'univers « mode de vie malsainmaladie », tandis qu'elle est absente de l'univers de l'homme sain dans un mode de vie sain. Cependant, sa présence dans la représentation permet de nuancer le schéma rigide du conflit entre l'individu et son mode de vie : l'hygiène est suscitée par le mode de vie, mais aussi elle lui apporte une réponse. Par là, notre image de la genèse de la santé et de la maladie s'assouplit : l'individu sort de son rôle exclusivement passif. Il retrouve un moyen d'action. Par là aussi, la maladie perd de son caractère fatal, grâce à l'hygiène, elle peut être évitée. L'hygiène nous apparaît donc comme un élément doublement médiateur. Entre la maladie et la santé : pour la santé, contre la menace de maladie ; entre l'individu et son mode de vie : imposée par le mode de vie, elle permet cependant de le maîtriser en s'y ajustant. Par l'hygiène se trouve résolu le paradoxe de la santé simultanément menacée et exigée par notre vie en société. *

C'est à partir de sa fonction médiatrice, de son caractère de compromis — entre les aspirations à la vie saine et la nécessité d'adaptation au malsain quotidien — que nous comprendrons la conception foncièrement ambivalente de conduites d'hygiène (cf. tableau IV). L'hygiène est un besoin : ainsi s'exprime son origine dans la situation créée par le mode de vie. Cette conception « neutre » s'attache plus particulièrement à l'hygiène alimentaire. Dans les autres cas le rapport entre l'hygiène et la personne oscille entre deux sens opposés. Pour certains, les conduites d'hygiène, ou certaines d'entre elles, correspondent à un goût (cf. tableau IV) : l'individu se plaît à les accomplir, y trouve satisfaction. Naturellement, on décrit ainsi des pratiques telles que les sports et, en général, tout ce qui a trait à la détente, mais l'hygiène-goût ne se limite pas là ; elle peut aussi englober l'hygiène corporelle, voire même les habitudes alimentaires : « Pour moi, faire attention à ma nourriture, c'est assez naturel, je ne fais pas de calcul de calories ou de vitamines, mais enfin, je fais atten-

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tion. Au fond, ça me fait plaisir ; il est probable que si ça ne me faisait pas plaisir, je ne le ferais peut-être pas. » (h.p.i.). A la nécessité créée par la situation extérieure se superpose la satisfaction d'un besoin propre à l'individu ; l'hygiène constitue alors dirons-nous, une réponse antagoniste au mode de vie, de caractère qualitativement inverse et, par là, satisfaisante. A la contrainte du mode de vie répond le libre exercice et le plaisir des conduites d'hygiène. Tableau IV CONCEPTIONS DE L'HYGIÈNE

1

Besoin

Goût

Discipline

Norme sociale

Norme personnelle

Total

Hygiène alimentaire

32% (26)

12% (10)

20% (16)

4 % (3)

32% (26)

100% (81)

Repos, tente

26% (18)

19% (13)

30% (21)

25% (17)

100% (69)

4 % (1)

18% (4)

32% (7)

14% (3)

100% (22)

dé-

Hygiène corporelle



32 % (7)

Le contraste est total avec ceux qui disent : « Le besoin oblige l'individu à un certain comportement hygiénique... alors, à ce moment-là, ce n'est plus le goût qui intervient, mais le raisonnement ; il faut tout de même se discipliner et pour la nourriture, l'hygiène, je trouve que c'est primordial. » (h.cl.m.). Un technicien nous résume parfaitement cette conception de l'hygiène-discipline : « L'hygiène, c'est une règle de soi-même et de son corps. » (h.cl.m.). Comme dans le cas de « l'hygiène-goût », toute pratique d'hygiène peut apparaître à l'individu comme effort de discipline (cf. tableau IV). Paradoxalement, cependant, ce sont celles visant au repos ou à la « détente » qui sont parmi les plus fréquemment affectées de ce sens « disciplinaire ». Moins qu'à une typologie des conduites d'hygiène, 1. Tableau fait d'après le total des références aux pratiques d'hygiène.

L'HYGIÈNE

135

nous avons bien affaire, à deux conceptions opposées de l'hygiène, de son double rapport à la personne et à son mode de vie. L'hygiène étant assimilée à un univers de règles — il y a des choses que l'on doit faire ou éviter, la négligence ou le refus prend le sens d'un manquement à la règle — l'individu peut éventuellement y trouver la satisfaction que procure l'obéissance ou le réconfort de l'efficacité, mais en aucun cas, il n'y trouve véritablement un plaisir. En dépit de ses effets bénéfiques, l'hygiène est, en réalité, une contrainte de plus que nous impose le mode de vie. Nous pouvons énoncer, dans ce cas, ce que nous appellerons le paradoxe hygiénique : pour répondre à un mode de vie malsain et contraignant, l'individu doit recourir à des pratiques elles-mêmes contraignantes et non naturelles. La réponse au mode de vie n'est plus une « réponse antagoniste », elle lui ressemble au contraire et, par là peutêtre, elle perd son caractère véritablement satisfaisant. Les pratiques d'hygiène apparaissent alors comme des techniques ; elles impliquent, pense-t-on, une « éducation ». Ce sont des conduites apprises ; on les oppose en cela au comportement « naturel », spontané : « Ça dépend de l'éducation, de l'enfance de la personne ; quelqu'un doit être habitué dès l'enfance à s'occuper de l'hygiène corporelle ; quelqu'un qu'on laisse aller au départ, toute sa vie, il restera comme ça. » (h.cl.m.). On considère aussi parfois qu'elle exige un « savoir » et des « méthodes » : « Dans les nourritures actuelles, on est obligé de tenir compte des expériences qui ont été faites sur ces nourritures, enfin savoir leurs qualités nutritives et les résultats qu'elles peuvent donner. On est obligé quand même de tenir compte des connaissances scientifiques acquises dans ces domaines. » (h.cl.m.). Voire, des « mesures » et des appareils : « Je connais des gens qui sont à peser au gramme près ce qu'ils ont dans leur assiette ; je trouve ça effroyable ; et puis alors, ils pèsent leurs œufs quand ils sont à table parce qu'il ne faut pas qu'ils pèsent plus de tant. » (f.cl.m.). Nous voyons dans ce dernier exemple, émanant d'une mère de famille, l'expression d'un refus : au-delà de certaines limites, l'hygiène peut être envisagée négativement. Que son caractère « non naturel », technique, contraignant s'accentue par trop et on ne la considère plus comme réponse au mode de vie mais comme pure expression de celui-ci. Ce refus — ou du moins cette réticence — s'exprime dans la conception de l'hygiène comme pure « norme sociale » (cf. tableau IV), sans réel contenu objectif. Celle-ci affecte surtout l'hygiène corporelle.

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« Pour certaines personnes, avoir une salle de bains, on se crée une obligation d'avoir une salle de bains chez soi. » (h.cl.m.). On la qualifie alors d'hygiène « moderne », d'hygiène « des grandes villes » ; on la juge « forc ée », « exagérée » : « L'hygiène corporelle me paraît dans les grandes villes excessive ; il est anormal, à mon point de vue, de se baigner line fois par jour ; je pense que c'est mauvais ; moi personnellement, je prends un bain toutes les semaines, je pense que c'est suffisant. » (h.cl.m.). C'est dans ces cas que, de bénéfique, elle devient inefficace, voire nocive (cf. tableau II). L'identification au mode de vie est alors parfaite ; comme lui, l'hygiène est non seulement contraignante mais aussi agressive : « Je pense que l'hygiène moderne et ultra-moderne dans la ville de Paris est une chose nocive. » (h.p.i.). Alors qu'une hygiène modérée renforçe le « fond de santé » des enfants, une hygiène exagérée l'affaiblit ; les enfants couvés sont fragiles : « Il ne faut pas trop d'hygiène, il ne faut pas harceler les enfants parce qu'ils ont les mains sales ; je crois qu'il est nécessaire que l'enfant s'endurcisse un peu. » (f.cl.m.). Cette vision est un cas-limite, partagée par une minorité d'informateurs. Elle aide cependant à comprendre le sens que peut, dans certains cas, prendre l'hygiène et met parfaitement en évidence son ambiguïté. Pour le plus grand nombre, cependant, une solution s'esquisse spontanément avec l'idée de l'hygiène « norme personnelle » (cf. tableau IV). L'hygiène ne doit pas être identique pour tous, mais personnelle, singulière, adaptée aux besoins de chacun. On insiste plus particulièrement sur ce point à propos de l'hygiène alimentaire : « Pour chaque personne, son régime, il s'agit de savoir se dire : est-ce que c'est bon pour moi ? Est-ce que ce n'est pas bon ? Je l'arrête. » (h. cl.m.). *

La diversité des conduites individuelles prend alors son sens. Par là, l'hygiène perd son caractère de contrainte : d'imposée, elle devient choisie, de commune à tous, individualisée, identifiée au mode de vie, elle se retrouve identifiée à la personne. Elle peut alors jouer son rôle de médiateur entre l'individu et son mode de vie. Simultanément, les possibilités d'action de l'individu s'accroissent : connaître ses besoins, ses « points faibles », permettra une action plus efficace et plus souple si l'hygiène perd son caractère de règle auto-

L'HYGIÈNE

137

matique et générale. Pour l'individu, trouver le régime alimentaire ou le rythme de sommeil qui lui convient, l'hygiène adaptée à sa « nature » propre, c'est résoudre le conflit du sain et du malsain, de l'homogène et de l'hétérogène, c'est résoudre le conflit originel de la maladie.

CHAPITRE

XI

CONCEPTIONS DE LA MALADIE ET CONDUITES DU MALADE

Santé et maladie sont vécues et pensées par l'individu en référence à ses rapports avec la société ; par la santé et la maladie, l'individu s'insère dans la société contraignante ou en est exclu. Nous retrouvons ici l'interprétation de Parsons (1951) qui intègre la santé et la maladie comme besoin et comme réponse dans le fonctionnement du système social. La santé y est nécessaire : « La santé apparaît de la manière la plus immédiate comme ime des conditions requises pour le fonctionnement de tout système social... Un trop haut niveau de maladie, un trop bas niveau de santé apparaissent comme dysfonctionnels par rapport au fonctionnement du système considéré » 1 . Inversement, la maladie est ime forme de déviance, motivée par les pressions de la société sur l'individu. Le « rôle du malade », c'est-àdire les normes de conduite que la société, en l'occurrence l'entourage du malade et, en premier lieu, son médecin, valorisent, les « anticipations institutionnalisées » quant à sa conduite sont, dit Parsons, un mécanisme qui canalise la « déviance » de la maladie. Cette interprétation peut-elle servir de fil conducteur à notre analyse des conduites du malade ? La maladie, situation déviante dans la société, est-elle perçue et vécue comme telle par l'individu ; la santé est-elle perçue et vécue comme conformité ? Les conduites de l'individu malade auront-elles pour but de canaliser la déviance — comme le veut l'analyse parsonienne — ou, par exemple, de l'exploiter ? Concrètement, nous l'avons vu, c'est à travers l'activité du bienportant et l'inactivité du malade que s'exprime la relation de l'indi1. Parsons T., op. cit. (1951), traduction François Bourricaud p. 193-194.

(1955),

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MALADIE

vidu à la société : participation ou exclusion, éventuellement conformité ou déviance. Le sens que prend l'inactivité pour l'individu différencie trois modes d'organisation de la représentation1, trois conceptions de la maladie — où s'insèrent modèles de comportements visà-vis de la maladie, des soins, des malades — corrélatifs des conceptions de la relation de l'individu à la société. Notre analyse ne porte pas sur les conduites effectives de l'individu mais sur les normes et l'interprétation qu'il en propose ; ni sur ses relations réelles d'exclusion ou de participation sociales mais sur les conceptions qu'il en exprime corrélativement. La maladie destructrice, la maladie-libératrice, la maladie-métier sont les trois façons pour l'individu d'exprimer son rapport à la maladie — ou à la santé — tel qu'il s'établit dans la société, son rapport à la société tel qu'il s'établit par la santé ou la maladie.

I. — LA « MALADIE DESTRUCTRICE » La maladie peut se concevoir comme destructrice. Cette conception, l'exposé de son contenu le montrera, semble caractéristique de personnes qui se considèrent comme particulièrement actives ou engagées dans la société 2. Pour chacune d'elles, en effet, l'essence de la maladie 1. Notre démarche a été la suivante : 1° Définir des « thèmes-clés », c'est-à-dire des formulations différentielles du sens que prend pour la personne l'inactivité sociale du malade. Ils expriment en fait un rapport complexe : individu-maladie-société ou individu-santésociété. 2° Ces thèmes-clés servent de critères différentiateurs aux différentes conceptions de la maladie et nous avons pu, sur cette base, procéder à une classification des entretiens. Notons que cette classification, qui a été faite par deux personnes indépendamment, n'est pas parfaite : d'une part, certains entretiens (12 cas sur 80) sont apparus comme inclassables ; d'autre part, on rencontre un certain nombre de cas « mixtes » : entretiens où s'expriment plusieurs conceptions de la maladie que nous avons, sauf dans le cas de la « maladie libératrice », exclus de l'analyse. 3° Analyser les groupes d'entretiens appartenant à chaque conception. L'exposé de chaque conception représente donc une description sélective des données mais, plus encore, un modèle théorique au caractère essentiellement suggestif. 2. Notre analyse porte sur les 27 personnes ayant exprimé cette conception de la maladie : 17 sont des hommes (10 « intellectuels » et 7 « classes moyennes »), 10 sont des femmes (5 « intellectuelles » et 5 « classes moyennes »), 18 d'entre elles ont moins de 40 ans. D'autre part, chez 14 personnes apparaissent concurremment des traits se rattachant à cette conception et des traits se rattachant soit à la maladie « libératrice » (6 cas), soit à la « maladie-métier » (8 cas).

CONCEPTIONS

DE

LA

MALADIE

ET

CONDUITES

DU

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c'est l'inactivité qui a des implications variées. « Abandon du rôle professionnel et familial », « problèmes financiers », « exclusion du groupe » ont cependant le même sens : la désocialisation du malade. « On se sent presque supprimé de la société. » (h.p.i.). Elle apparaît marquée par deux caractères principaux : 1° Le sujet qui se reconnaît malade ressent l'inactivité, l'abandon de son rôle comme imposés, comme violence qui lui est faite. Un sujet immobilisé pour la vie par un accident dit : « Moi qui suis obligé de ne rien faire par force, c'est le plus pénible, de voir les autres travailler et de ne pas pouvoir en faire autant... parce que j'ai travaillé toute la vie depuis mon plus jeune âge et à présent... c'est assez dur à supporter de ne plus pouvoir rien faire. » (h.cl.m.). Un autre malade, sans profession stable, raconte ses échecs professionnels : « Malheureusement, je suis asthmatique depuis l'âge de 4 ans ; alors, ça m'a gêné dans mes études quand j'étais gosse et par la suite aussi, ça m'a empêché pratiquement de faire ce que je voulais... il y a des métiers où peut-être je pourrais réussir et où finalement je serais éliminé à cause de ma santé. » (h.cl.m.). 2° De plus, l'inactivité signifie la destruction des liens avec les autres, l'exclusion, la solitude. Ainsi, le malade précédemment cité expose comment « sans situation », il ne peut créer les liens qu'il souhaiterait ; il n'est pas un partenaire valable, il n'a rien à offrir : « Il est difficilement concevable de se marier ou de fonder un foyer quand on n'a pas une situation... alors moi, à ce point de vue là, ça m'a gêné ; il y a des filles qui se sont peut-être trouvées écartées de moi, même inconsciemment, par le fait que je n'ai pas une situation. » (h.cl.m.). Une mère de famille dit : « A partir du moment où je serais gravement malade, enfin si vraiment on ne peut plus rien faire, c'est fini la vie de famille n'existe plus... à ce moment-là, je serais coupée de ma famille ; il faudrait que la vie s'organise en dehors de moi. » (f.cl.m.). On pense aussi à l'exclusion de la collectivité en général : « Pendant ma maladie, je recevais des lettres d'un ami de Paris qui fondait un centre d'échanges entre jeunes, qui était très actif et j'avais vraiment l'impression d'être inutile et tout seul. » (h.p.i.).

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ET

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On envisage également les problèmes financiers dans cette perspective : « Pour le malade, c'est aussi un problème d'argent, c'est l'arrêt de l'aide qu'il peut avoir à donner aux siens ; en dehors de lui-même, de sa personnalité, il peut être réduit absolument à néant pour ne pas aider les siens. » (f.p.i.). En contrepoint de cette vision où s'exprime la désocialisation du malade, certaines personnes marquent, de diverses manières, leur attachement à la participation sociale, la valorisation de leur rôle, des efforts qu'il leur demande et qui s'assimile à une valorisation de la 8arUé et des efforts nécessaires pour la conserver. « Dans la mesure où c'est important pour moi, j'essaie de retrouver la bonne forme... j'ai une vie quotidienne exigeante, c'est-à-dire que j'ai un certain nombre de choses à affronter dans mon travail et que je tiens à les affronter et, par conséquent, je me mets des freins pour cela. » (f.p.i.). De même, l'individu se voit « en rôle », parfaitement identifié à sa fonction ; il insiste sur ses « responsabilités ». Un cadre administratif dit : « J'ai remarqué que les gens qui ont des responsabilités, moi, certaines personnes, tous mes amis, sont souvent moins malades que les autres ; par exemple, les cas de grippe l'hiver, eh bien, les cadres, en général, ont moins la grippe parce que quelqu'un qui a des responsabilités, qui prend son travail à cœur, s'inquiète, se croit irremplaçable, alors on se dit : si je m'arrête, je ne sais pas ce qui va arriver. » (h.p.i.). Le sentiment d'être « indispensable » dans son rôle est important : « A ce moment-là, je faisais du syndicalisme... j'avais un travail fou à faire et je me disais... : vraiment, je ne vois pas qui d'autre pourra faire ce travail, il faut que ce soit fait, c'est indispensable, donc, de toute façon, même si je suis malade, je ne m'arrête pas. » (h.cl.m.). La persistance de la conduite de la santé, quel que soit l'état objectif, s'affirme ici dans son rôle le plus important : assurer pour l'individu la permanence de sa fonction sociale, conserver l'identité, essentielle entre elle et lui. L'individu se situe donc tout entier dans un univers social, comme personnalité identifiée, à son rôle social, qui exige la santé et rejette la maladie. Celle-ci est véritablement et pleinement une forme de déviance. Il nous faut alors tenter de comprendre comment l'anéantissement personnel procède de la déviance sociale. L'analyse de l'expérience vécue de la maladie nous le permettra (tableau I). Avant d'analyser chaque aspect, nous pouvons dégager leur sens général : le malade, exclu de la communauté des autres, rejeté de la

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société par la perte de son rôle social, ne petit y retrouver une place, un rôle, en tant que malade. Rien, dans cette forme de vie qu'est lu maladie, ne le lui permet, d'où son caractère totalement négatif. Tableau I LA MALADIE VÉCUE

Rôle social

inactivité

perte du rôle social

Relations avec autrui

—dépendance

exclusion solitude

Image de soi

>

sentiment d'angoisse

sentiment ' d'anéantissement

Ainsi, l'on déclare l'inactivité insupportable mais aussi on déprécie les quelques activités permises au malade ; elles ne peuvent constituer un palliatif. Un technicien s'efforce d'envisager ce que serait pour lui l'expérience de la maladie : Être lié dans un lit, ne pas pouvoir se lever, ce serait terrible. Evidemment, on peut lire, mais on ne peut pas lire toute la journée, lire ça n'est pas une activité. Je suis d'un tempérament assez actif ; il y a des personnes qui s'installent dans la maladie ; chez moi, je ne sais pas si j'y résisterais longtemps; j'ai l'impression que pour moi, ce serait extrêmement grave moralement... je crois que je succomberais assez rapidement. » (h.cl.m.). Presque toujours relié à l'inactivité (cf. tableau I), apparaît un thème qui définit également le statut du malade dans la société : la dépendance à autrui. De même que l'inactivité est, pour ces personnes, insupportable, la dépendance leur est pénible. L'aide est malaisément acceptée : « Toujours à attendre de quelqu'un pour s'habiller, pour faire ceci, cela, c'est énervant autant que la souffrance ; on souffre moralement et on embête les autres... je n'ai jamais aimé dépendre de quelqu'un... ce n'est pas normal d'avoir à se reposer sur les autres. » (h.cl.m.). Une autre idée apparaît : il ne peut y avoir d'aide ; le malade est seul au milieu des autres : « Là où il y a maladie, on est, on reste seul... il n'y a guère de possibilités d'être aidé ; si on ne peut supporter cet état, si moralement on est atteint très profondément, qu'on ne réagit plus, je crois que personne ne peut vous aider à réagir ; c'est cela qui est terrible au fond, c'est que la maladie, je crois, vous rend vraiment très seul. » (f.cl.m.).

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Réciproquement, d'ailleurs, le bien-portant exprime la difficulté de communiquer — ou de vivre — avec un malade ; il dépeint une sorte d'autisme du malade : « Quand on rentre dans une clinique, on rentre dans un monde qui est vraiment aussi poli et fermé que la clinique elle-même, que les murs de la clinique qui sont blancs et luisants... il y a une série de malades avec leurs problèmes ; il y a les infirmières qui courent de l'un à l'autre... chaque malade a ses problèmes, ses soins, sa réaction aux soins... chaque malade est une petite planète, à lui tout seul, un monde bouclé. » (f.p.i.). Seul au milieu des bien-portants, le malade refuse, en outre, de percevoir ou de créer des liens avec les autres malades ; ils l'importunent. « L'hôpital, c'est l'endroit qui me semble le plus détestable... la communauté, je crois que c'est la chose la pire... parce qu'on a déjà du mal quelquefois à supporter sa souffrance personnelle, pour qu'en plus on ne supporte pas celle des voisins... » (h.cl.m.). Alors que l'inactivité, la dépendance et l'exclusion sociale apparaissent au sujet comme insupportables et destructrices, il n'y existe pas, dans la maladie, de solution ; inactif et exclu de la société des bien-portants, le sujet se retrouve inactif et solitaire dans la maladie. On ne peut se faire sa place dans un « monde des malades », ou plutôt le monde des malades est un monde d'individus irrémédiablement solitaires. On comprend donc aisément l'apparition, sous diverses formes, de sentiments d'angoisse — reliés surtout à la dépendance envers autrui (tableau I) —, ils culminent dans l'expression de thèmes d'anéantissement. La liaison entre la position du malade dans la société, exprimée par son inactivité et sa dépendance, et son anéantissement personne], est claire : la maladie, pour ceux-mêmes pour qui elle est déviance sociale, c'est le néant, c'est un terme, c'est la mort : « La maladie, quelqu'un traîne pendant des années et mène un peu une sous-vie, une sorte de demi-mort. » (h.cl.m.). « La maladie, c'est l'arrêt de la vie des malades, c'est la catastrophe dans la vie... alors, la vie, c'est zéro. » (f.p.i.). « J'ai l'impression qu'une grave maladie qui vous rend incapable de vivre normalement, c'est un terme, c'est une fin, j'ai l'impression vraiment de la mort. » (f.cl.m.). « La maladie qui immobilise, c'est une sorte de mort lente, enfin d'agonie corporelle et spirituelle. » (h.p.i.). Nous voyons en quel sens la maladie peut être dite « destructrice » : la destruction, l'anéantissement, la mort ne sont pas la conséquence de la maladie, un danger pour l'avenir, mais sa réalité immédiate. C'est dans sa vie même que le malade est anéanti et sans avenir, c'est dans sa vie même qu'il est comme mort. D'autre part, la mort

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n'est pas ici organique, mais mort sociale et psychologique. La destruction menace la personnalité plus encore que le corps. *

La description du malade lui-même nous apporte d'autres éléments. Selon le plus grand nombre, le malade est diminué : v Pour moi, une personne qui est malade, c'est une personne qui a un lied-bot... j'ai un sentiment de non-accomplissement, d'imperfection, c'est 'impression que l'être est diminué. » (h.p.i.).

Ï

Quelques personnes décrivent la transformation en termes plus qualitatifs, comme une perte des qualités de sociabilité d'une part, d'énergie et d'indépendance d'autre part. Le malade devient insupportable pour autrui et il le devient à la manière d'un enfant égoïste et pleurnichard. On dit : « Pendant les périodes pendant lesquelles j'ai souffert de l'estomac il y a deux ans, j'étais insupportable pour ma famille, exigeant, égoïste. Je ne supportais personne. » (h.p.i.). On dit aussi : « Être malade, c'est perdre l'énergie. » (f.p.i.). Dans tous les cas — lorsque l'on s'exprime en termes de diminution comme lorsque l'on décrit la transformation elle-même — on dépeint, en fait, une régression du malade ; le critère étant, de toute évidence, l'individu adulte, autonome et socialement actif. Le malade a perdu ces qualités de l'adulte, il est « moins qu'avant » ; il a régressé au statut passif et dépendant qui est celui de l'enfant, mais alors que l'enfant a sa place, en tant que tel, dans la société, le malade semble, dans cette vision, ne pouvoir en trouver aucune. Le cas d'un sujet asthmatique depuis l'enfance nous confirme dans cette interprétation. Il nous expose comment, du fait de sa maladie précoce, il a dû rester fixé — il ne peut évidemment dans son cas s'agir de régression — au caractère et au statut social d'un enfant. Chez lui, l'adulte viril n'a pu se développer : « Il y a le fait que j'ai un caractère qui n'est pas assez énergique... je crois que c'est parce que les virtualités énergiques qu'il y avait en moi ont été étouffées par le fait que j'ai été trop gâté quand j'étais gosse, comme un enfant malade... et puis, une espèce de ramollissement qui fait qu'on a une vie quand même limitée... et il y a des aspects qui l'on emporté à cause de ça, des aspects que je pourrais dire enfantins ou efféminés. » (h.cl.m.).

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Une autre malade 1 fait allusion, quant à elle, à une véritable « dépersonnalisation » : elle n'est plus elle-même de par sa maladie, mais se sent envahie par un « personnage » de moindre valeur parce qu'ayant perdu les qualités de contrôle de soi, d'efficience du bienportant : « On devient une autre personne, on n'est plus soi-même, c'est comme si on était drogué... on devient un autre personnage inconnu et dégoûtant qui pleurniche, qui ne supporte rien, qui perd le contrôle, qui n'est bon à rien... c'est inhumain, ce n'est plus moi, c'est comme les malades mentaux qui changent d'écriture, on est déformé psychiquement, spirituellement et physiquement... on est malade dans tous les sens... » (f.p.i.). Par ailleurs, il est probablement significatif que les quelques personnes qui envisagent la possibilité d'une transformation bénéfique de la personne la voient essentiellement comme un affinement de la sensibilité du malade : « Quand on est malade, on est malheureux ; quand on est malheureux, on est plus sensible. » (h.p.i.). Il s'agit, de toute manière, d'une qualité appartenant à un registre totalement différent, voire opposé de celui des caractères du bienportant, actif, énergique, adulte et viril. * Telle est l'image de la maladie et du malade sur le plan de l'expérience vécue. Il nous faut en préciser les traits sur le plan cognitif. Comment se définissent les notions de santé et de maladie ? Un point paraît essentiel : l'expérience de la maladie est dominée par l'inactivité du malade, de même les notions de santé et de maladie ne se définissent guère que par des critères de comportement. Cette conception, caractéristique de la représentation 2, est ici particulièrement accentuée : ce n'est guère que par la réduction à l'inactivité du malade — et ses conséquences destructrices — que se définit la maladie. Il en découle que l'on tend à « restreindre » la notion — négative — de maladie pour élargir, en revanche, celle — positive — de santé. Certains troubles qui n'ont pas d'incidence notoire sur le comportement appartiennent au domaine de la santé. On affirme ainsi de certaines affections bénignes qu'elles ne sont pas des maladies : « Je pense qu'une grippe ou un rhume, on ne peut pas appeler ça une maladie, on ne s'arrête pas pour un mal de gorge, une grippe ; il faut être 1. Atteinte d'un dysfonctionnement thyroïdien. 2. Cf. chapitre viii.

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assez dur, il faut que ce soit quelque chose de vraiment exceptionnel comme une fièvre typhoïde ou une congestion pulmonaire où on est terrassé ; ça s'appelle vraiment une maladie. » (h.cl.m.). Si le comportement est ainsi décisif, il n'est pas surprenant que les phénomènes organiques eux-mêmes n'occupent qu'une place restreinte dans une telle vision. Par rapport à l'ensemble des sujets de l'enquête, ceux qui nous ont dépeint la maladie comme destructrice s'attachent moins fréquemment à la température, à la douleur, à la mort — en tant que phénomène organique — lorsqu'ils tentent de définir la maladie 1 (tableau II).

Tableau II P H É N O M È N E S ORGANIQUES E T MALADIE

Fréquence dans l'enquête (N = 80)

Fréquence dans la « maladie destructrice » (N = 27)

Fatigue

40 % (32)

33 %

Température

42 % (34)

33 %

Douleur

50 % (40)

37 % (10)

Danger de mort

24 % (19)

15 % (4)

« Manifestations externes » . . . .

35 % (28)

59 % (16)

Durée de la maladie

19 % (15)

26 %

I

(9)

(9)

(7)

Ils sont, en revanche, les plus nombreux à accorder de l'importance aux manifestations externes de la maladie et aussi à sa durée. Nous croyons en comprendre le sens : c'est souvent par sa durée qu'un trouble retentit le plus profondément sur le comportement et la vie d'un sujet. Par ses manifestations externes, d'autre part, la maladie 1. Cf. chapitre VIII, tableau I.

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s'impose à la personne mais aussi à son entourage. C'est dans cette image de lui-même pour les autres que l'individu reconnaîtra la maladie. Les liens sont donc nets entre le sens accordé à l'expérience et le contenu cognitif de la notion même de maladie. I l nous faut alors étudier comment s'intègrent dans cette vision les normes de comportement du malade. * La relation qui s'établit entre l'individu et la maladie peut se formuler en termes de pouvoir : que peut-on face à la maladie ? On peut, certes, se soigner et tenter de la vaincre. Face à la « maladie destructrice », là n'est pas l'essentiel. Plus frappante nous paraît l'ambivalence entre la possibilité de « nier » la maladie, donc la toute-puissance à son égard, et une impuissance totale. Cette opposition en recouvre une autre : entre état organique et comportement. On peut nier, croit-on souvent, l'état organique, par la persistance du comportement de bonne santé : « Je fais exactement comme si je n'avais rien et je n'ai rien. » (f.cl.m.). Si la santé subsiste comme modèle de comportement et de personnalité, l'atteinte organique perd son sens et son caractère de maladie. Mais on peut aussi guérir par ce moyen ; il y a bien alors toutepuissance sur l'atteinte organique, victoire complète du comportement de la santé sur l'état de maladie : « On a obtenu des exemples de quantités de gens qui finissent par guérir uniquement par la volonté... des gens qu'on considérait comme perdus et qui s'en sont sortis uniquement parce qu'ils ne voulaient pas considérer leur maladie comme tellement grave. » (f.p.i.). Nous verrons se dessiner dans la « maladie-métier » 1 une idée apparemment identique de la lutte du malade par la volonté ; on croit aussi à une victoire possible sur l'organique par de tels moyens, mais elle passe alors par l'adoption du comportement de malade : c'est en se conduisant comme un malade que l'on guérira. Ici, il importe, au contraire, de ne pas se conduire comme tel : qu'elle en résulte ou qu'elle la favorise, la réduction au comportement de malade signifie l'impuissance sur la maladie même. Lorsqu'état organique et conduite se sont rejoints, le malade est privé de tout recours. Le dernier pas est franchi : 1. Cf. infra, la « maladie-métier ».

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« Enfin, si vous êtes dans votre lit, atteint de quelque chose qui vous fait vivre à moitié, on ne peut rien, on subit cette chose-là, c'est ce qui est terrible. » (f.cl.m.). La maladie destructrice se caractérise par la concordance entre déviance sociale, anéantissement personnel et impuissance sur l'organique. * Dans cette perspective, les comportements eux-mêmes peuvent s'ordonner selon une échelle 1 qui va du refus du comportement de maladie à la passivité totale. Nous comprenons le sens des refus : par là se résout le problème de la maladie au triple niveau de l'état organique, de la personne et de la participation à la société. Refuser les comportements de malade, c'est tout à la fois guérir et conserver sa vie et sa personnalité intactes de par l'intégration sociale. La persistance de l'activité le plus longtemps possible est évidemment le point essentiel : « Il faut que je sois très malade pour me forcer à me l'avouer... il faudrait vraiment que je ne puisse plus tenir debout pour que je sois obligé de changer mon mode de vie, d'abandonner mon travail. » (f.p.i.). Le refus des soins, du recours au médecin correspond aussi à un désir de négation totale. De même pour le refus de « savoir », de s'informer sur son état. On dit : « Moi, cette histoire de tuberculose, si je ne l'avais jamais su, je me serais tout aussi bien portée et j'aurais continué à vivre... il n'y a rien de tel que de dire aux gens qu'ils sont malades pour les rendre encore plus malades ; dès qu'on le sait, ça y est, on a « sa » maladie et je crois que ça empire plus qu'autre chose... enfin, je ne nie pas le rôle du médecin, il en faut, mais dans leur tendance à livrer leur diagnostic aux malades, je crois qu'ils exagèrent. » (f.p.i.). La négation peut être moins absolue : ainsi, le refus des rituels, des signes extérieurs, de « l'installation » dans la maladie vise moins le comportement lui-même que son style ; l'adoption du comportement de malade doit rester cachée ou discrète : « Mon mari, quand il est malade, il n'aime pas qu'on le voie prendre des médicaments ; il s'arrange, il se cache plutôt et je pense même que c'est très important... que ça ne soit pas un événement dans la maison... ça crée une espèce d'état malade : on est malade... il ne faut pas s'installer dans une maladie. » (f.cl.m.). 1. Ce mot n'ayant ici aucun sens technique.

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La même personne dit aussi : « Que ce soit une chose passagère et qui passera très vite et que très rapidement la vie normale reprendra. » (f.cl.m.). Ce désir ne se confond pas tout à fait avec le souhait, banal, qu'une maladie soit courte : vouloir abréger le temps de la maladie, lui disputer son temps, s'inscrit comme un palier dans l'échelle des refus. Dans les autres conceptions, on admet, pour des motifs divers, qu'un certain laps de temps soit « pris » par la maladie. Ici, elle n'est qu'un « temps mort », qu'un « arrêt du temps » qu'il s'agit d'abréger. Les soins, le recours au médecin lorsqu'on s'y résout, auront ce but. Là aussi, on s'efforce de nier la maladie par l'espoir, magique, d'une guérison quasi instantanée. « Je me laisse opérer très facilement dès que c'est nécessaire ; je veux que ce soit fait aussi vite que possible et que ce soit radical et que ça finisse avec cette histoire, cette maladie... je voudrais une pierre philosophale qui me guérisse instantanément. » (f.p.i.). Mais si la maladie s'installe et dure, le dernier pas est franchi. Le malade est vaincu par la « vraie » maladie, celle qui le laisse impuissant devant l'organique et qui réalise pleinement son exclusion et son anéantissement. La passivité prend alors le pas sur la négation ; psychologiquement, sinon toujours chronologiquement, elle résulte d'un échec de la négation. Refus et passivité apparaissent donc comme les deux réponses possibles à la maladie destructrice : l'un est solution du problème, victoire sur la maladie, l'autre signifie l'échec de la personne qui ne recherche plus alors, en elle-même, de solution. Tout au plus l'attendra-t-elle de l'extérieur. Le malade « s'abandonne » ; la guérison devient « l'affaire des autres », du médecin, de l'entourage. Il la souhaite mais il n'y contribue guère : « J'ai eu cette crise qui m'a tenue cinq mois au lit ; on faisait tout pour moi, sans mon avis, on me faisait suivre un traitement, on m'a isolée dans une chambre, c'était l'anéantissement, je n'y étais pour rien... j'ai guéri sans savoir comment. » (f.cl.m.). Cependant, la passivité peut avoir un autre sens que cette personne nous indique : rester totalement passif est encore une façon de ne pas participer à la maladie. « Quand on est malade, on se laisse faire, on est l'objet de soins ; ma maladie à moi ne peut pas être un souci pour moi, elle est un souci pour les autres. » (f.cl.m.). On refuse l'anéantissement en se transformant en objet. On refuse le « personnage » que crée la maladie par l'ultime affirmation : ce n'est pas « moi » qui suis malade.

CONCEPTIONS

DE

LA

II. — L A

MALADIE

HT CONDUITES

« MALADIE

DU

MALADE

LIBÉRATRICE

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»

« Une vraie grande maladie vaut un premier amour. »

M elle R., 33 ans.

Pour certaines personnes 1 , la maladie est « libération ». Comme pour la maladie destructrice, tout commence par l'inactivité. Mais le sujet la ressent, cette fois, comme l'allégement des charges qui pèsent sur lui. Tel est le sens qu'il donne au « repos » : « Je souhaite souvent d'être malade quand je suis très fatiguée... la maladie, c'est se reposer, pouvoir se décharger des fardeaux quotidiens. » (f.p.i.). et à « l'abandon des responsabilités » : « Pour moi, la maladie, c'est la rupture avec le courant social, avec la vie extérieure, les obligations sociales, être déchargée... » (f.cl.m.). On insiste parfois non seulement sur la rupture d'avec les contraintes sociales mais aussi sur « l'effacement du quotidien », voire de la réalité elle-même : la maladie, c'est le monde de l'exceptionnel. On en souligne la douceur : « J'avais l'impression enfin de découvrir un autre univers, parce qu'il y avait une certaine douceur dans ma vie qui était exceptionnelle... j'avais une espèce d'univers à part pour moi et dont, au fond, j'avais besoin. » (h.p.i.). Plus menaçante parfois, l'image reste toujours positive : « Brusquement, tout prend une lumière passionnante qui n'est pas du tout la vie quotidienne... je crois que les choses sont nouvelles, deviennent nouvelles, certainement à cause de la présence ou de la menace ou de la possibilité de la mort. » (f.p.i.). « L'exceptionnel » peut même prendre un caractère un peu fantastique : « La maladie, c'est à la fois pénible et merveilleux... j'ai un certain besoin de merveilleux et d'être en dehors d'une certaine réalité qu'on trouve 1. Cette conception apparaît chez 16 personnes : 7 hommes ; parmi lesquels 5 « intellectuels » et 2 « classes moyennes » et 9 femmes, parmi lesquelles 7 « intellectuelles » et 2 « classes moyennes ». Notons aussi que 4 personnes seulement ont plus de 40 ans. 5 personnes n'expriment que cette conception de la maladie. Dans les autres cas, elle coexiste avec maladie destructrice (6 cas) ou maladiemétier (5 cas). Noua les avons inclus dans l'analyse en raison du caractère autonome de cette conception dans les entretiens mêmes : elle est exprimée à propos de certains types de maladie.

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plus ou moins médiocre... c'est un de ces moyens qui vous font pénétrer dans un monde qui est absolument irréel et qui est presque une des choses les plus importantes dans la vie... c'est peut-être le fait de vouloir échapper à la réalité qui m'oblige fort ou que je méprise ou que je redoute... je trouve que c'est... pouvoir pénétrer dans ce monde où l'esprit des choses est parfaitement inconnu encore. » (h.p.i.). Même balancement dans l'appréciation qui est faite du temps dans la maladie : tantôt on le ressent comme « halte » dans la vie quotidienne, ou l'on pense que la maladie « donne du temps ». « C'est une sorte de vacances presque meilleures que les vacances normales... » (h.p.i.). Tantôt on découvre une expérience du temps exceptionnelle et infiniment plus signifiante que le temps de la vie courante : « Tout devient infiniment rapide, palpitant, intéressant le temps qu'on est malade... je crois que les journées sont à la fois beaucoup plus longues et beaucoup plus brèves ; le temps a une autre vitesse, un autre écoulement. » (f.p.i.). Il est, pourrait-on dire, deux conceptions de la maladie libératrice : — L'une où la maladie, de manière plus « terre à terre », se présente comme rupture du rythme quotidien et des obligations sociales, repos : elle n'est alors exceptionnelle que dans un sens objectif, de par sa rareté. Cette conception correspond à des maladies bien délimitées : les maladies bénignes, courtes, non douloureuses qui, dépourvues de tout aspect menaçant, représentent une halte bienfaisante dans l'existence du sujet. — Plus dramatique, l'autre conception y voit un phénomène exceptionnel de par sa nature même, chargé, nous l'avons vu, de significations plus intenses. Elle englobe la maladie grave, la mort, la douleur. Comme dans le cas de la maladie destructrice, l'expérience vécue, le sens qu'on lui attribue, sont liés à une perception sélective, à une appréhension différentielle des phénomènes eux-mêmes. Dans tous les cas, cependant, dans et par l'expérience exceptionnelle qu'est la maladie, s'effectue la désocialisation du malade : maladie libératrice et maladie destructrice ont donc le même point de départ. Mais cette désocialisation prend un sens opposé : l'exclusion de la société est assumée non comme destruction, mais comme libération et enrichissement de la personne. Le malade, loin d'être anéanti, retrouve des possibilités de vie et de liberté. « On a l'impression d'exister infiniment plus... on a une liberté exceptionnelle et infiniment agréable, c'est un renouvellement. » (f.p.i.).

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DU

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On insiste alors sur trois aspects : — Les possibilités d'activités intellectuelles permises par la levée des obligations sociales. « J'avais une vie certainement d'une intensité cérébrale que je n'aurais jamais eue autrement que dans cette maladie. » (h.p.i.). — On »accorde à la solitude un caractère bénéfique : « Quand j'étais jeune, c'était il y a des années, la tuberculose était une maladie beaucoup plus grave qu'elle n'est maintenant ; on nous envoyait à la montagne pendant deux ans, je trouvais ça extraordinaire parce que c'était le recueillement, la solitude... je trouve qu'on peut en tirer profit, l'allégement que donne la solitude. » (f.p.i.). — On dépeint enfin le pouvoir, voire les privilèges que donne la solitude de malade : « On a beau être cloué sur un lit, on a beaucoup plus de possibilités que lorsqu'on a la nécessité de gagner sa vie. » (f.p.i.). Mais ce pouvoir est aussi pouvoir sur autrui : « Quand on est malade, on peut agir sur certaines choses beaucoup plus que dans la vie courante, on peut agir sur soi et sur les autres. » (f.cl.m.). L'un des caractères primordiaux du privilège du malade, c'est d'être accepté par autrui : très précisément, la société accepte la désocialisation. « On est irresponsable parce qu'on est malade, on a le droit d'être ce qu'on est et on est quelqu'un qu'il faut protéger et respecter en tant que tel. » (f.p.i.). Cette tolérance apparaît même stupéfiante à quelques-uns : « Le malade est fameusement privilégié, incompréhensiblement privilégié... enfin cette espèce de religion de la pitié qu'il y a envers les malades, même chez les gens les plus brutaux et les plus secs... on ne peut pas prendre la mort et la maladie de quelqu'un à la légère, la société vous l'interdit. » (h.p.i.). Vie plus intense, liberté, pouvoir sur autrui, privilèges sont donc corrélatifs de l'abolition de l'univers social qui fait place à l'univers exceptionnel et supérieur de la maladie. Aussi affirme-t-on parfois son indifférence ou son mépris de la santé, synonyme des contraintes et des limites de la vie en société. « Je n'ai aucun souci de préserver ma santé ; enfin, cela signifie pour moi l'idéal de l'animal bien adapté... je n'ai aucune sympathie pour cet animal, c'est quelque chose de plutôt méprisable. » (h.p.i.). Exigée par la société, la santé représente pour l'individu la nécessité d'y participer :

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« La santé, c'est la loi, c'est le minimum vital ; la santé administrée par la société, c'est un pis-aller... la santé, c'est ce qu'on exige de vous quotidiennement ; c'est pour ça qu'on n'est pas tellement pressé de guérir du reste, parce que la santé est une chose tellement fade que si, de temps en temps, elle n'avait pas les vacances de la maladie ou les vacances tout court... » (f.p.i.). La personne ne trouve pas dans la vie en société la satisfaction de ses besoins et aspirations. Elle s'affirme comme distincte de son rôle social ; de même, la vie en société n'est pas la « vraie vie » que, seule, la maladie révèle. La maladie, déviance sociale, est ainsi « retournée » en accomplissement de la personne ; retournement qui n'est d'ailleurs pas sans analogies avec celui que l'on rencontre dans la représentation du « monde sans maladies » 1. La santé s'identifie aux contraintes sociales et la maladie devient pour l'individu une défense contre les exigences de la société. *

A partir de là, se dessine la personne du malade, selon trois directions : 1° On envisage bien sûr la maladie comme une « libération » de la personne, reliée à l'allégement des contraintes sociales : « Je crois beaucoup à l'influence de la maladie sur les gens ; elle leur permet d'être ce qu'ils étaient avant et qu'ils ne peuvent pas être à cause des circonstances sociales. » (f.p.i.). La maladie est donc un « révélateur », l'individu se « retrouve luimême », « devient lui-même », parfois grâce à la solitude : par elle, le malade accède à sa vérité. « Pendant ma maladie, j'étais plus isolé ; cela m'a permis de me récupérer moi-même, par le fait que j'étais déchargé de toute responsabilité, n'ayant plus à affronter les autres, j'ai l'impression que j'étais beaucoup plus libre pour devenir simplement moi-même. » (h.p.i.). 2° Mais la personne est, de plus, transformée dans un sens positif ; on décrit son enrichissement. A l'opposé de la conception de la maladie destructrice, c'est le malade qui représente ici l'idéal de la personne, et cet idéal est non pas « actif », mais « réflexif ». L'expérience de la maladie a une valeur formatrice, liée à la douleur et à la menace de la mort. Elle entraîne à la réflexion, à la luci1. Cf. chapitre n . Chez les personnes ayant dépeint la maladie comme libératrice, le « monde sans maladies » apparaît d'ailleurs comme impossible et surtout comme non souhaitable.

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dité, à la connaissance. Connaissance de soi-même, réflexion sur sa vie, sur ses problèmes ; un bien-portant souhaite la lucidité du malade concernant sa propre vie : « Je me dis : si j'étais très gravement malade, je verrais mieux ce que je dois faire ; si je devais mourir très prochainement, je saurais prendre des décisions. » (f.cl.m.). Mais l'enrichissement prend aussi la forme d'une plus grande « ouverture » à autrui : « On peut dire qu'à la fin il (le malade) était meilleur qu'avant, moralement, ça l'avait aidé, ça le rendait beaucoup plus profond, plus sensible, il avait une vision beaucoup plus dense sur les gens. » (h.p.i.). L'expérience de la douleur, pense-t-on, introduit aussi une forme supérieure de communication avec autrui. Une jeune femme décrit ainsi ses relations avec une malade grave : « Elle souffrait, c'était un martyre... mais enfin, il y a eu toute une espèce d'amitié fondée aussi là-dessus, une impression de quelque chose de réussi, d'un échange. » (f.p.i.). 3° Cette conception culmine dans l'idée que, par la maladie, se développe une « personnalité exceptionnelle » qui correspond naturellement à l'expérience exceptionnelle de la maladie : « Le malade, ça le grandit parce qu'il souffre et qu'il a une expérience que d'autres n'ont pas ; on voit des gens qui ont beaucoup gagné psychologiquement, qui sont devenus des gens exceptionnels, qui ont une expérience que je leur envie. » (f.cl.m.). * S'il est aisé de décrire la personnalité des malades on ne peut guère, en revanche, tracer l'image précise de leurs comportements. En fait, ils importent peu aux informateurs : les examens, les soins, les relations avec le médecin ne sont pas l'essentiel. Tout au plus, indique-t-on parfois leur caractère rituel ; les soins rendent manifestes aux yeux de tous la présence de la maladie ; ils forment la règle de vie de cet univers privilégié : « Quand on est malade, on doit prendre telle potion et c'est infiniment nécessaire et urgent ; le seul souci, c'est le souci de la température et ça a une importance spéciale qui n'est pas mise en question ; les choses sont bien délimitées, les choses qu'il faut faire, les choses qu'il ne faut pas faire. » (f.p.i.). En revanche, jouir de la possible est essentiel. Dans comportement spécifique, il l'accepte, parfois même, on

maladie, en tirer tout l'enrichissement cette perspective, en l'absence de tout se dessine un accueil à la maladie ; on la souhaite :

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« J'ai toujours évoqué avec plaisir la possibilité d'être immobilisé pour un certain temps et d'être mis par la maladie dans un certain univers à part. » (h.p.i.). La naissance de la maladie est favorisée, croit-on, par l'individu dans la mesure où elle correspond à un désir, voire à un besoin : « Si plus personne ne désirait être malade, il y en aurait beaucoup moins... je crois très fort à la possibilité de déclencher des maladies volontairement, et de tromper le médecin. » (f.p.i.). En ce sens, il y a bien évasion dans la maladie, évasion motivée par son caractère libérateur : on insiste alors sur le rôle actif de l'individu, sa responsabilité. Il ne se borne pas à utiliser la maladie contre les exigences de la société, il facilite son déclenchement. Tout se passe comme si l'individu pouvait retourner contre la société la menace qu'elle fait peser sur lui. *

Cette conception, ne s'affirme que chez quelques personnes comme unique image — et extrême — de la maladie. Chez les autres, plusieurs coexistent. En particulier, l'image de la maladie libératrice coexiste parfois avec celle de la maladie destructrice. A côté de l'affirmation prépondérante de la valeur de l'intégration sociale, presque masquée par la croyance en la vie par la société, en quelques phrases, à propos d'une maladie bénigne qui ne peut être menaçante, l'autre conception apparaît : la société peut être aussi ce qui nous empêche de vivre, et la courte halte de la maladie nous fera entrevoir une autre vie. L'attitude des autres paraît ici déterminante : si la maladie — donc la désocialisation — est acceptée par l'entourage, une conception positive de la maladie peut s'élaborer. Mais, lorsque l'attitude des autres cesse d'être favorable, lorsque la maladie n'est plus tolérée par l'entourage mais ressentie comme lourde charge, son caractère bénéfique s'estompe : « Dès que la vie quotidienne empiète sur les autres et qu'une mère de famille doit se dire : « mais que feront mes enfants si je suis malade ? », elle ne peut plus souffrir sa maladie ; la maladie elle-même, à ce moment-là, est empoisonnée par la vie quotidienne ; c'est plus une vraie maladie, à ce moment-là, c'est un problème qui empêche les autres d'être heureux. » (f.p.i.). La société, les liens et même les obligations qu'elle crée, sont donc moins niés et dévalorisés qu'il n'y paraît : le malade ne peut savourer sa solitude et sa désocialisation que permises, voire favorisées par l'entourage. La société doit prendre en charge l'évasion du malade pour que la maladie devienne libération.

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I I I . — LA « MALADIE-MÉTIER » « La maladie, c'est un métier. » M m e C., 54 ans. « Quand je devins aveugle, je compris d'abord que je saurais être aveugle. » Montesquieu « Mes Pensées ».

L a maladie p e u t apparaître enfin comme un « métier » 1 . Ce terme ne peut être entendu à la lettre, mais il traduit le sens de cette conception : la fonction reconnue au malade est de lutter contre la maladie. Elle possède certains caractères d'un métier ; elle se prépare et s'apprend : « A partir du moment où on sait devant quoi on est, à ce moment-là, il me semble qu'il n'y a plus qu'à rassembler ses forces et puis lutter. » (f.cl.m.). Nous pouvons souligner le caractère actif de cette lutte : la maladie exige du malade une conduite qui le conserve organiquement et psychologiquement actif. On insiste sur l'énergie qu'il doit déployer : « On se bat vraiment ; je me battais comme un chien ; ça demande une énergie dont on n'a pas idée. » (f.p.i.). A u t a n t que comme situation où l'on est réduit à l'inactivité, la maladie apparaît comme la situation où l'on a recours au médecin et où l'on se soigne. L'accent est donc mis d'emblée sur la l u t t e active d u malade. E n outre, si l'inactivité est une gêne sur le plan professionnel ou familial, elle a, d ' a u t r e part, une fonction positive : c'est grâce à la libération 2 des charges de la vie quotidienne que l'individu trouve l'énergie nécessaire à la lutte contre la maladie : « Vous n'avez plus de souci de travail ; la famille, tous les autres facteurs passent à côté ; vous n'avez plus d'autres problèmes, mais vous en avez un très grand... alors, vous pouvez lutter ; vous n'êtes plus occupé que par votre maladie ; vous n'avez plus qu'un but dans la vie, soudain, c'est de vous en sortir. » (h.p.i.). 1. Notre analyse est fondée sur les 17 cas où cette conception apparaît comme seule image de la maladie. Ils comprennent : 9 hommes (4 « intellectuels », 5 « classes moyennes ») et 8 femmes (3 « intellectuelles », 5 « classes moyennes »). 10 d'entre elles ont plus de 40 ans. Chez 8 personnes, en outre, la conception de la maladie-métier apparaît concurremment avec celle de la maladie-destructrice, et chez 5 avec celle de la maladie libératrice. 2. Elle a, on le voit, une fonction très différente de celle qu'on lui attribue dans la maladie « libératrice ».

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En contrepartie, l'inactivité est alors comblée par la lutte contre la maladie. De ce fait, elle est supportable : « On dépense tellement d'énergie dans cette lutte de l'organisme pour se retrouver lui-même qu'on souffre moins justement de son inactivité. » (f.cl.m.). La perte du rôle social n'entraîne ici ni vide absolu, ni néant. Une malade, atteinte d'un cancer mais ayant repris une vie normale, exprime l'idée que la lutte du malade se substitue au métier du bien-portant, au point que les deux sont, selon elle, incompatibles : « La maladie, c'est un métier, maintenant je sais que c'est un métier ; seulement, je vous dirai que, pour moi, ça deviendra plus un métier quand je pourrai bien lutter contre ma maladie ; maintenant je ne lutte pas puisque je travaille, je n'ai pas le temps. » (f.p.i.). *

La conception de la « maladie-métier » comporte deux points essentiels qui sont, en quelque sorte, les deux fondements de la lutte contre la maladie : I o Le malade, certes, redoute la maladie, mais il l'accepte toujours. Il ne se sent — au contraire du malade confronté à la maladie destructrice — aucune possibilité de la nier : elle est là. Une malade nous dit : « Je redoute terriblement la maladie ; je déteste la maladie... mais enfin, en ce qui me concerne, elle est un peu comme un double, maintenant, avec moi, et il faut bien que je la prenne, je ne peux pas la refuser. » (f.p.i.). On nous décrira de la même façon un accident. Là aussi, le refus est impossible : « C'est une épreuve désagréable d'être contrainte à l'immobilité pendant plusieurs mois, mais les choses inévitables, on est bien obligé de les encaisser. » (f.cl.m.). « Accepter » sa maladie, son accident, c'est aussi accepter le laps de temps qu'ils occupent dans la vie. On note ici aussi l'opposition avec la « maladie destructrice » : la maladie est un « moment à passer » qu'il faut envisager comme tel : « Comme je savais que c'était extrêmement long, j'ai admis une espèce de moment pour ça dans ma vie et, pendant un certain temps, j'étais prête à tout. » (f.cl.m.). On s'exprime parfois en ces termes : il faut « s'installer dans la maladie ». « La maladie s'installe en vous et vous vous installez dans la maladie ; il faut s'enfoncer dans la maladie comme dans un trou. » (h.p.i.).

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2° Contraint d'accepter la maladie — elle manifeste ainsi sa puissance —, le malade a pourtant sur elle un pouvoir qui prend sa source dans la nécessité même d'accepter. Ce « pouvoir » comporte des degrés, des formes de plus en plus actives. D'abord, on « supporte » et l'on croit même qu'il n'existe ni maladie ni douleur insupportables. « Les gens bien-portants imaginent certainement que c'est beaucoup plus difficile à endurer ; vous entendez très souvent des gens dire : « moi, je ne pourrais pas endurer ça » ; c'est un non-sens, d'abord parce que, du moment que vous les endurez, il faut bien les endurer... il faut encaisser tout ce qui arrive, et finalement, on arrive à supporter pas presque tout, mais tout. » (h.cl.m.). Nous pressentons la valorisation qui s'attache à cette endurance ; « supporter » peut être déjà synonyme de « surmonter ». On affirme aussi que l'on peut « s'adapter » à la maladie, vivre avec les limitations qu'elle impose en particulier. La personne accidentée déjà citée nous dit : « J'ai perdu un œil et, évidemment, je peux toujours redouter d'avoir un accident qui me prive de l'autre œil ; je ne peux pas dire que je l'envisage avec sérénité, mais je crois qu'on peut arriver à retrouver son équiibre... je crois que je me serais adaptée presque aussi bien. » (f.cl.m.). On compare alors la maladie, l'infirmité, à une situation sociale exigeant de l'individu des efforts de même nature : « L'homme s'installe dans son infirmité, de même qu'il peut s'adapter dans n'importe quelle situation sociale dans laquelle il peut se trouver... c'est-à-dire qu'on fait la part du feu, on s'adapte à la situation, on tire ce que nous pouvons tirer de ce qui reste... ça crée une gêne permanente, mais on s'habitue à la gêne permanente... on développe d'autres organes et on y arrive. » (f.p.i.). Enfin — et ceci apparaît lié à son endurance —, le malade peut, par sa lutte, participer à la guérison. Il la hâte ou il la facilite. L'orientation vers la guérison est un des traits distinctifs de cette conception. « Je crois qu'on a une volonté de survie assez extraordinaire... on a une telle volonté de s'en sortir que moralement, psychiquement, on aide son organisme à s'en sortir. » (h.p.i.). Cette expression « s'en sortir » revient constamment dans la bouche des sujets. On retrouve ici, sous une forme spécifique, le problème de la participation de la personne à sa maladie. Jusqu'ici, nous avons vu affirmer que le refus de la maladie pouvait contribuer à l'enrayer (maladie destructrice) ou que la nostalgie qu'on en a facilite l'avènement d'une maladie (maladie libératrice). Ici, l'on accepte, sans la souhaiter, la présence de la maladie. Les facteurs psychologiques ont alors plus que jamais un rôle prépondérant, mais à un autre niveau : ils agissent dans la lutte pour la guérison.

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En revanche, l'on n'explicite guère la nature de cette lutte psychologique, de ce pouvoir bénéfique du « moral », de la « volonté ». Comme nous l'avons déjà constaté à diverses reprises 1, l'intensité de la croyance pallie ici l'imprécision de son contenu. *

Dans la « maladie-métier », on s'attache plus particulièrement à certaines caractéristiques des états et on envisage de manière spécifique les notions mêmes de santé et de maladie. 1° C'est dans cette conception que la perception, et donc l'intégration dans le concept de maladie, des phénomènes organiques est la plus complète. La douleur, la fatigue, voire même la température, plus que partout ailleurs, font partie de l'image de la maladie et servent à la définir (tableau III). Tableau III PHÉNOMÈNES ORGANIQUES ET MALADIE

2

Fréquence dans l'enquête (N == 80)

Fréquence dans la « maladie destructrice » (N = 27)

Fréquence dans la « maladiemétier » (N = 17)

Douleur

(40) 50 %

(10) 37 %

(14) 82 %

Fatigue

(32) 40 %

(9) 33 %

(14) 82 %

Température

(34) 42 %

(9) 33 %

(12) 70 %

Manifestations externes..

(28) 35 %

(16) 59 %

(4) 24 %

Ceci n'a rien pour nous surprendre : la première conception n'envisage la maladie que dans ses conséquences, comme la perte du rôle social ; elle refuse la connaissance de l'état organique comme elle refuse l'état lui-même. Ici, au contraire, l'action, la lutte supposent la connaissance : l'atteinte est donc davantage perçue à son niveau corporel. 1. Cf. l'analyse de la notion de malsain et de la notion d'équilibre. 2. Nous ne présentons ici que la « maladie destructrice » et la « maladiemétier » car la maladie libératrice n'apparaissant que rarement comme seule conception de la maladie, la comparaison est alors difficile.

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Parallèlement, la perception de la maladie est aussi plus différenciée : loin de l'envisager comme phénomène global (comme dans la maladie destructrice) ou de se limiter à quelques types de maladies (maladie libératrice), les informateurs utilisent maintes qualifications, opèrent de plus nombreuses distinctions \ apprécient avec nuances, caractéristiques et types de maladies. 2° Une « forme de santé » est ici prépondérante : celle du « fond de santé ». Sur le plan qualitatif, on doit noter l'extrême importance qu'on lui attribue : « J'avais un fond de santé extraordinaire qui me faisait réagir à tout. » (f.p.i.). L'importance accordée au « fond de santé » peut d'abord être le signe d'une « participation » plus grande —- qui irait de pair avec l'acceptation — de l'individu à son état : elle atteste qu'il se sent concerné dans son corps. Mais surtout, le fond de santé est le facteur principal de résistance à la maladie. Nous retrouvons sur ce plan le thème fondamental de la conception : d'une part, l'acceptation se double d'une perception plus fine de l'atteinte corporelle elle-même — la maladie est sur le plan organique particulièrement présente et puissante. D'autre part, la lutte de l'individu, son pouvoir se manifestent sur un double plan : psychologique, par le « moral », la « volonté » ; organique, par le « fond de santé ». *

C'est dans la « maladie-métier » également que l'on accorde le plus d'attention aux comportements du malade, que l'on en détaille chaque aspect. Le recours au médecin dans un triple but : diagnostique, thérapeutique et préventif, est l'essentiel ; il définit sans doute le « rôle du malade ». Mais il est complémentaire avec la lutte personnelle et avant tout psychologique du malade : c'est grâce au « moral », à la volonté, pense-t-on, que les soins, l'action du médecin seront efficaces : « Il y a le principe : « soi-même ; tous ceux qui s'accroche à la vie... dans sonne et ses réactions, ça médecin. » (h.cl.m.).

aide-toi, le ciel t'aidera » ; il faut travailler par ont été malades le disent, il est certain qu'on une maladie, je crois que le moral de la pery fait pour beaucoup, ça facilite le travail du

1. Cf. chapitre vu, l'analyse des types de maladie. Chaque sujet distingue, en moyenne, 4 types de maladie ou d'atteinte, contre 2, en moyenne dans les deux autres conceptions. Les distinctions les plus fréquentes sont celles entre la maladie grave ou bénigne, entre la maladie et l'accident, enfin selon le caractère douloureux ou non du trouble.

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Les rapports avec le médecin sont alors conçus comme coopération, échange. A la limite, le « rôle du malade » semble aussi actif que celui du médecin, presque égal. On rejette l'obéissance stricte et passive au profit d'une relation plus symétrique : « Le médecin fait ce qu'il peut, mais il faut que le malade y mette du sien, qu'il y ait une sorte de collaboration entre le malade et le médecin ; le médecin doit aider le malade à s'en tirer, lui donner des médications qui correspondent à sa maladie... mais il faut que, de son côté, le malade fasse lui-même un effort moral et une discipline. » (h.cl.m.). Cette volonté d'échange apparaît aussi sur le plan de l'information ; « savoir », pour le malade, c'est posséder une des conditions nécessaires au moral, à la lutte : « J'aime bien d'abord qu'on me raconte la vérité... on peut être plus efficace en sachant exactement ce qu'on a, contre quoi on lutte. » (h.cl.m.). Mais c'est aussi exiger quelque chose du médecin, en retour de l'obéissance, de la confiance qu'il exige de vous : « Je n'hésiterais pas à m'adresser aux médecins compétents pour retrouver une meilleure santé et je leur accorderais toute ma confiance, mais je ne voudrais pas non plus qu'ils me cachent mon état et je voudrais qu'us me disent bien franchement ce qu'il en est. » (h.p.i.). Comme on le suggère très clairement, « savoir », c'est être présent dans la situation, au même titre que le médecin, à égalité dans l'interaction : « Les médecins ont commencé par me dire : « ne vous inquiétez pas » ; j'ai dit : « oui, mais moi, je veux savoir ; moi, je ne veux plus qu'on m'endorme ; moi, je veux savoir ce qu'on me fait ; moi, je suis là. » (f.p.i.). L'image du malade, fondée sur l'activité, sur la participation à la situation de maladie, perd alors son caractère dramatique : la maladie est, certes, une épreuve, mais elle n'est pas, en elle-même, menace d'anéantissement. Ceux qui ont fait l'expérience d'une maladie ou d'un accident grave estiment qu'on « vit avec » sa maladie. Dans cette expérience de la vie, ils acceptent que l'angoisse et la peur prennent place. La malade atteinte d'un cancer, déjà citée, dit : « Je pense que je vis avec et, ma foi, je vis quand même pas mal. » (f.p.i.). Elle poursuit : « J'ai quand même bien la trouille... je l'ai, on l'a tous ; mais enfin on vit avec ; je crois que tous les gens atteints vivent avec leur mal. » (f.p.i.). Sur un autre plan, celui de l'humeur, de l'état affectif du malade, l'image qui se dessine n'est donc pas l'image angoissante de la maladie destructrice. On dit :

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« J'ai remarqué qu'il y a pas mal de gens, finalement, qui ne sont pas si démoralisés devant la maladie qu'on pourrait le croire... ils se trouvent en face d'un problème absolument urgent à résoudre ; alors, ils font souvent preuve d'une énergie farouche qui leur permet d'en sortir et qui leur donne presque une satisfaction. » (h.p.i.). En revanche, l'expérience de la maladie perd aussi le caractère « exceptionnel » et la valeur bénéfique qu'on lui accordait dans la maladie libératrice. Elle peut cependant avoir, comme toute autre expérience exigeant énergie et volonté, des aspects positifs pour la personnalité. Ainsi, considère-t-on que la personne sort « plus forte » d'une maladie : « On est plus fort dans ce sens que lorsqu'on est expérimenté dans un domaine, on a plus de confiance en soi. Celui qui a eu des efforts à faire pour supporter une souffrance sera moins enclin à se laisser aller... l'individu est plus résistant moralement. » (h.cl.m.). Mais il y a continuité de la situation et de la personnalité du bienportant à la situation et à la personnalité du malade. Le malade peut être « plus fort » qu'avant, mais il reste lui-même. Ce renforcement n'est ni dépersonnalisation, ni transformation. De même, les relations avec autrui ne sont pas radicalement transformées. Malgré les obstacles, la communication persiste. Le malade ne se sent pas totalement isolé des bien-portants : « Par les amis, on est quand même relié au monde extérieur de ceux qui ont des activités normales. » (h.p.i.). On insiste surtout sur l'aide que l'entourage peut apporter au malade dans sa lutte. On dit : « Leur affection agissait absolument comme un médicament ; je suis persuadée que la présence d'êtres qu'on aime et toutes les manifestations d'affection et de tendresse qu'ils vous donnent vous aident de la façon la plus matérielle et la plus concrète. » (f.p.i.). Mais, de plus, de nouvelles relations s'instaurent : les relations avec les autres malades. Le monde des malades est parfois dépeint comme un monde solidaire où jouent, par exemple, des processus de stimulation par autrui. On veut être un exemple pour les autres malades : « Moi, je voulais énormément m'en sortir, d'abord parce que je voulais démontrer aux autres (malades) qu'on pouvait s'en sortir. » (f.p.i.). Le malade se perçoit comme « un parmi d'autres » : « On se dit : je suis « un malade », comme ma voisine qui a une bronchite chronique. » (f.p.i.).

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Dans la bouche des sujets, être « un malade » devient alors une catégorie sociale à l'égal des autres. Le monde des malades est un monde socialisé.

L'identité du malade et du bien-portant, le caractère socialisé de la maladie comme de la santé sont, en effet, les deux points-clés de cette conception. Si l'on tente une interprétation générale de la « maladie-métier », elle nous paraît caractérisée par : —- La conservation des valeurs sociales de la santé au sein de la maladie : activité, énergie, volonté définissent le malade et la maladie comme elles définissent le bien-portant et la santé. — La maladie est une situation d'apprentissage : le malade apprend à lutter, devient « plus fort » et cet apprentissage semble réutilisable dans la santé. — La guérison est l'issue normale de la maladie : le malade est « occupé à guérir ». La maladie représente essentiellement l'étape et la conduite par lesquelles, à partir de l'atteinte organique, on guérit. Elle est un « moment à passer » et s'insère donc au sein du temps socialisé de la santé. — Dans le cas de la maladie chronique, l'adaptation est possible. L'individu se crée un nouveau mode de vie avec, certes, des limitations, mais aussi des compensations et de nouveaux intérêts. Le malade ne se définit donc pas par des valeurs et une personnalité fondamentalement différentes de celles du bien-portant. De même, la maladie demeure, comme la santé, une situation socialisée. Maladie et santé ne sont pas hétérogènes ; elles s'incluent dans un même ensemble. La vie contient simultanément, et au même titre, la santé et la maladie. De même, la société ne rejette pas le malade et le monde des malades. On peut souligner la conséquence de cette vision : le caractère potentiellement déviant de la maladie, du malade, s'y trouve nié. La conduite du malade est le processus par lequel non seulement on répond à l'atteinte organique mais encore, on affirme la permanence de son appartenance à la société.

CHAPITRE

XII

LE MALADE ET SON IDENTITÉ

Maladie « destructrice », « libératrice » et « maladie-métier » incluent des attitudes et des conduites qui ont été décrites dans la littérature psychosociologique. Ainsi divers auteurs ont évoqué le « refus » de la maladie. Lederer (1952), par exemple, le considère comme le stade initial de la réaction à la maladie. Le refus peut d'ailleurs être le fait non seulement du malade lui-même, mais aussi de son entourage. Diverses études 1 nous en décrivent les processus : par exemple, la « minimisation » des symptômes ou la tendance à « normaliser » le comportement du malade mental par perception sélective et recours à des explications rationnelles. D'autres ont mis en rapport le refus des soins avec différents types d'attitudes personnelles et de valeurs sociales : ainsi pour D. L. Philipps (1965), la « résistance à adopter le rôle de malade » est reliée avec les revendications d'autonomie du sujet. Goldstein et Eichhorn (1961) considéraient, quant à eux, la résistance aux soins, la méfiance envers le médecin, la croyance en la possibilité d'un contrôle personnel de la santé par la volonté, comme des traits caractéristiques de l'idéologie traditionnelle protestante — d'ailleurs en régression dans la société américaine — dominée par l'individualisme, l'ascétisme et dont la valeur centrale serait l'attachement au travail. Ces études retrouvent la valorisation de l'activité et de l'autonomie du bien-portant qui caractérisent ce que nous avons appelé la « maladie destructrice ». De la même façon, la « maladie-libératrice » offre un contrepoint, fourni par le sujet lui-même et non par l'observateur, aux analyses 2 qui, nous dépeignant l'égocentrisme du malade, son introversion et la restriction de ses intérêts extérieurs, découvrent dans la maladie un processus d'évasion. 1. Cf. par exemple Schwartz (1957) ou Yarrow et al. (1960). 2. Par exemple, celles de Barker (1946), Balint (1957).

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ET

MALADIE

La « maladie-métier » enfin nous présente l'image d'un malade actif, coopérant avec le médecin, utilisant dans la lutte pour la guérison l'énergie libérée par la levée des contraintes sociales. Nous retrouvons là les traits du « rôle de malade » tel que l'a défini Parsons ; le malade est exempté de ses responsabilités et il a droit à l'aide, mais il a l'obligation de désirer guérir et d'y participer activement. Il satisfait par là aux exigences de la société. De même, la concordance est grande avec certaines études empiriques d'inspiration parsonienne. Dans une étude de malades graves soumis, à l'hôpital, à des thérapeutiques expérimentales, R. C. Fox (1959) montre qu'endurance et attitude active, recherche de l'information, stimulation réciproque des membres du groupe, coopération avec les médecins, tiennent la première place dans les attitudes et comportements des malades. Nos informateurs ne s'expriment pas autrement. Les analyses des observateurs concordent donc avec les normes des acteurs, au moins globalement. Cette constatation nous renvoie d'ailleurs à la communauté de culture entre « l'homme de la rue » et le psychosociologue. Mais ce n'est pas uniquement sur le plan du contenu que se situe, à notre avis, l'intérêt principal de l'étude des normes de conduite du malade. Plus importantes nous paraissent être les possibilités qu'elle ouvre à une compréhension unitaire des différents modes de réponse à la maladie. Alors que chaque cadre théorique — les théories psychanalytiques d'où le concept d'évasion dans la maladie est issu, ou les théories parsoniennes — privilégie un type de réponse, un type de conduite qui demeure isolé des autres, notre étude nous permet d'entrevoir leur articulation. Les trois conceptions de la maladie ont, en effet, un cadre de référence commun, celui qui nous est apparu tout au long de cette étude, les relations de l'individu avec la société. Dans le premier cas (maladie destructrice), la personne se définit, s'exprime et s'accomplit dans la participation sociale. La maladie qui entraîne l'exclusion ne peut être qu'anéantissement ; aussi s'efforce-t-on de la nier. Dans le second cas (maladie libératrice), au contraire, la levée des obligations sociales représente pour l'individu une libération qui lui permet son plein accomplissement. L'évasion dans la maladie, ou du moins sa tentation, prend la place du refus. La troisième conception (maladie-métier) s'oppose simultanément aux deux autres — qui sont parfaitement symétriques — en refusant l'équivalence entre maladie et exclusion sociale : la lutte du malade lui assure la persistance de son intégration dans la société.

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MALADE

ET

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IDENTITÉ

Chaque conception représente donc une vision spécifique de la maladie, identiquement orientée par les différentes conceptions des relations de l'individu à la société. La notion d'activité — inactivité y joue un rôle central : c'est en elle que s'exprime la relation de l'individu à la société. A partir d'elle, selon que l'activité est perçue comme maintenue ou abolie, selon que, activité sociale, elle représente ou non une valeur pour la personne, le sujet se voit confronté à une série d'alternatives qui déterminent pour lui le sens de son expérience. Elles portent, nous l'avons vu, sur la participation sociale, sur la vie ou la mort : la maladie s'identifie-t-elle à la mort — organique, mais plus souvent sociale — ou est-elle ime forme de vie ? Enfin, et surtout, sur son identité : qui suis-je ? se demande le malade ; suis-je le même ou sinon, comment suis-je transformé ?

MALADIE

I

INACTIVITÉ

participation sociale abolie

anéantissement (maladie destructrice)

ACTIVITÉ DU MALADE

participation sociale conservée

libération (maladie libératrice)

lutte (maladiemétier)

Figure 1 Parallèlement à cette « manipulation » du sens accordé aux phénomènes, à leurs différentes évaluations, chaque conception suppose une organisation différentielle sur le plan cognitif. Chacune nous présente une image différente : ainsi, dans la première conception, la méconnaissance des phénomènes organiques, la tendance à « étendre » la notion de santé, à « restreindre » celle de maladie nous paraissent inséparables des tentatives pour la refuser. Dans la « maladie-métier », au contraire, l'appréciation plus fine des aspects organiques et la perception plus différenciée des types d'atteinte apparaissent liées à la lutte du malade. Dans la maladie libératrice, c'est le plus souvent grâce à la centration sur certains types de maladie : bénignes, courtes, non douloureuses, que celle-ci peut apparaître dépourvue de tout caractère destructeur.

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Ces indications demeurent assez grossières. Elles nous font pourtant apparaître chaque conception comme une appréhension totale des phénomènes santé et maladie. Chaque modèle de conduite, chaque type de réponse se comprend donc à partir de son sens et de sa structuration différentielle par l'individu. Notre perspective diffère alors de celles où l'on oppose au malade une norme extérieure à lui, où l'on insiste sur sa régression face à l'homme sain, où l'on souligne le caractère « magique » de ses conduites — refus de la maladie 1, recours aux guérisseurs par exemple 2 — face à la rationalité que suppose l'obéissance aux prescriptions médicales. Considérées du point de vue de l'individu, les trois conceptions de la maladie nous apparaissent plutôt comme trois stratégies non dépourvues de cohérence par rapport à diverses fins qui peuvent se formuler ainsi : « ne pas être malade » face à la maladie destructrice ; « être malade », au contraire, dans la maladie libératrice ; enfin, « être un bon malade », c'est-à-dire tenter de guérir, dans la maladie-métier. Dans chacune d'elles, par chacune d'elles, un équilibre différent s'établit dans les relations de l'individu, sain ou malade, à la société, dans les relations à la santé ou à la maladie de l'individu en société. Dans cette perspective, notre approche nous paraît complémentaire de l'analyse de Parsons : celle-ci apparaît, en effet, pertinente si l'on se place du point de vue de la société, mais on peut s'interroger sur sa portée lorsque l'on se place du point de vue de l'individu malade dans la société. La maladie, situation déviante, est-elle vécue comme telle ? Quel est son sens pour l'individu qui la vit ? Il nous semble que, contrairement à l'analyse univoque qu'en fait Parsons, la réponse puisse varier. Dans la « maladie destructrice », les normes sociales qui exigent la santé et l'activité sont parfaitement intériorisées ; l'individu perçoit en effet la situation de maladie comme déviance qui menace sa conception de lui-même, son identité. Or, il ne peut s'établir, dans ce cas, de « rôle de malade » apte à la canaliser. Lorsqu'il a intériorisé le point de vue de la société, l'individu refuse de s'accepter comme déviant. Le seul mode de contrôle possible n'est pas un contrôle social, par l'action de l'entourage et du médecin, par la conformité à leurs attentes, mais un contrôle individuel : la persistance du rôle de bien-portant. Lorsque ce n'est pas possible, l'individu cède à la passivité et son identité ne peut être restaurée. Dans la « maladie libératrice », en revanche, l'identité du sujet se 1. D e nombreux auteurs : Parsons (1951), Valabrega (1962) qualifient de « magique » le refus de la maladie. E n revanche, Clausen (1959) lui attribue une fonction positive : il faciliterait la reprise des activités normales. 2. Cf. par exemple l'article de Cobb (1958) sur le recours aux guérisseurs.

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réalise à travers la déviance de la maladie. C'est en se différenciant d'avec l'autre, et d'avec soi-même bien-portant, que l'individu découvre une conception de soi pleinement satisfaisante. I l revendique le non-conformisme de la maladie. Dans la « maladie-métier » enfin, le problème se pose différemment : les comportements du malade, sa lutte, s'assimilent, avons-nous dit, au « rôle de malade » défini par l'analyse parsonienne ; le contrôle social fonctionne. Or, le sens de ces comportements semble être d'empêcher que la maladie soit vécue comme déviance. Elle est ressentie comme instauration de nouvelles normes, intégration sociale particulière mais persistante : la maladie demeure une situation socialisée. L'individu conserve son identité : il reste « le même » dans la santé et dans la maladie. L'analyse de Parsons privilégie le point de vue de la société, nous décrit ses exigences et, à partir de là, nous présente un modèle de système social en équilibre : malade et médecin entretenant des relations complémentaires, le malade inséré dans un rôle qui le mène à la guérison et à la réintégration sociale. La nôtre nous fait entrevoir que, pour l'individu engagé dans une double relation et à la maladie et à la société, plusieurs solutions sont possibles où la perception de la déviance, et les contrôles qui s'y appliquent, s'associent de manière moins univoque. Les concepts de conformité et de déviance, où s'expriment les exigences de la société, semblent alors moins importants que celui d'identité qui, à travers déviance et conformité, forme la réalité de l'expérience du sujet. Il comporte ici deux aspects. L'interrogation du sujet porte d'abord sur sa nature même : identité sociale, image de soi telle qu'elle apparaît à l'autre, telle qu'elle s'exprime dans le rôle social et dans la conformité, ou identité, conception de soi qui se revendique dans la non-conformité, qui s'exprime par le désir de retrait de la société. En deuxième lieu, on s'interroge sur la permanence de cette nature. Y a-t-il identité de soi-même malade à soimême bien-portant ? Chacune des images de la maladie répond à ces dëux caractères de la conception de soi : plus ou moins définie par la participation sociale, comme identité sociale d'une part, plus ou moins capable de restructuration de la santé à la maladie, d'autre part. * La nature des données dont nous disposons ne nous permet pas d'étudier les rapports de ces conceptions de la maladie, de ces normes de comportement avec les comportements effectifs. Elle nous autorise simplement à suggérer quelques hypothèses, à poser quelques questions.

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1° Parmi ces diverses conceptions de la maladie, certaines correspondent-elles plus particulièrement, chez les informateurs, à une expérience effective de la maladie, et d'autres, en revanche, se situentelles davantage sur le seul plan de la représentation, concernent-elles une expérience imaginée plutôt qu'effective ? En fait, la conception de la « maladie-métier » apparaît liée à une expérience actuelle de la maladie et, dans le passé, de la maladie grave 1 . Cela est moins fréquent pour la maladie destructrice ; quant aux personnes nous ayant décrit la maladie comme libératrice, aucune n'était actuellement malade et une seule nous a dit avoir subi une « grave maladie ». La conception de la maladie-métier serait donc plus fréquente chez « les malades ». Celle de la maladie libératrice apparaîtrait surtout chez les « bien-portants » et exprimerait alors la lassitude des contraintes sociales et la tentation que la maladie représente plus qu'elle n'en traduirait l'expérience même. Cependant, si nous en croyons de nombreuses études, des conduites d'évasion dans la maladie existent, motivées en effet par son caractère libérateur. Nous pouvons supposer que, chez les malades, ces conduites effectivement déviantes s'intègrent moins aisément — de par leur caractère déviant lui-même — en une représentation structurée. On peut donc faire, dans ce cas, l'hypothèse d'une discordance possible entre comportement et représentation. Dans le cas de la « maladie-métier », si la conception correspond bien, comme nous le pensons, à une expérience de la maladie, seules des études ultérieures centrées sur l'observation des comportements effectifs, permettraient de tester l'accord entre conception de la maladiemétier et comportements de lutte. 2° On peut s'interroger sur le rôle exact que joue la représentation dans la genèse du comportement et son évolution, donc dans la dynamique de la réponse à la maladie. Les différentes conceptions, en particulier « maladie destructrice » et « maladie-métier », semblent correspondre à différentes étapes de la maladie. La réflexion sur la nature de la « maladie destructrice », soutenue d'ailleurs par la comparaison avec la littérature, suggère en effet son caractère primaire : elle intervient au début de la maladie et peut apparaître comme la perception immédiate du réel, à l'origine des processus de refus. La « maladie-métier » suppose, en revanche, qu'un certain temps se soit écoulé, que le sujet ait « appris son métier de malade ». On peut moins lui attribuer un rôle génétique que la considérer comme une conception a posteriori où l'individu rationalise son expérience, organise, 1. Parmi les 17 cas sur lesquels repose notre analyse, 6 personnes étaient malades au moment de l'entretien et 7 avaient eu, dans le passé, l'expérience d'une maladie grave.

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sur le plan réflexif, des comportements ayant progressivement évolué du refus à l'acceptation. Le problème qui se pose alors est celui du passage d'un mode de réponse à l'autre, de la maladie destructrice à la maladie-métier, du refus à l'acceptation. A ce problème — celui de la dynamique de la réponse à la maladie — il n'a pas été répondu par la littérature psychosociologique. C'est bien selon des schèmes temporels que l'on décrit le plus souvent la réponse à la maladie, les différentes conduites du malade comme se succédant l'une à l'autre : le malade passe du refus à l'acceptation, ou encore le « rôle de malade » canalise, selon Parsons, les tendances à l'évasion. Mais, sur le plan explicatif, rien ne rend compte de ce passage, de cette évolution. Il n'est guère possible, dans le cadre de notre étude, de vouloir en proposer une interprétation. Nous pouvons seulement souligner qu'il n'y a pas là seulement un passage mais une véritable réorganisation de l'identité du sujet où sont impliqués tout à la fois l'individu, la maladie et la société. L'activité (ou l'inactivité) y joue sans doute un rôle essentiel. Ainsi, dans le passage de la maladie destructrice à la maladie-métier, après une étape où la maladie apparaît, de par l'inactivité qu'elle entraîne, comme menace pour l'identité sociale, anéantissement, et suscite donc le refus, la réorganisation se fait lorsque le recours aux soins n'est plus perçu comme échec de l'attitude de refus, mais comme activité nouvelle qui redonne à l'individu un rôle positif et une conception de soi socialisée. La maladie cesse alors d'être déviance. Là interviennent, concurremment avec les exigences intrinsèques de la situation, les pressions sociales pour faciliter à l'individu cette réorganisation, et il faudrait sans doute étudier plus avant leurs interrelations. En revanche, dans le cas où l'action apparaît comme impossible ou inutile, la menace d'anéantissement persiste, l'individu s'obstine dans un refus rigide ou cède à la passivité. L'étude de certains cas « mixtes » — où l'individu hésite entre plusieurs images de la maladie — nous montre que c'est en fonction du fait que l'on pense ou non pouvoir « faire quelque chose » que l'individu oscille entre refus et acceptation. Le cas où, par l'évasion dans la maladie, l'individu construit une image de soi très satisfaisante est le plus complexe : comment l'individu peut-il être entraîné à abandonner cette conception et à revenir à un mode d'intégration plus conformiste dans la société ? Comment l'activité, sous la forme de la lutte du malade, peut-elle reprendre un rôle positif ? Si, comme nous le dit Parsons, les pressions sociales exercent une grande influence, on peut cependant penser que la nature de la maladie, en particulier sa gravité, joue ici un rôle prépondérant. Devant une maladie perçue comme physiquement mena-

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çante, les privilèges et satisfactions qu'elle apporte passent le plus souvent au second plan. La lutte, lorsqu'elle est possible, s'impose. Quelques cas vont dans ce sens : célébrant l'évasion dans la maladie, vue comme libératrice lorsqu'elle est relativement bénigne, ils affirment la nécessité de la lutte, et corrélativement le rôle positif de l'intégration sociale, lorsqu'elle est grave. Toutes ces questions restent ouvertes. L'analyse parsonienne nous a appris qu'à « ne pas être malade » ou « être malade », l'individu doit, pour satisfaire aux exigences sociales, substituer le but : « être un bon malade ». Nous ne savons pas vraiment comment se fait cette substitution. Il resterait à étudier plus finement, et dans les comportements mêmes, les divers modes d'articulation entre les pressions sociales, les exigences de la situation et les conceptions propres de l'individu.

CONCLUSION

Tout au long de cette étude, nous avons assisté à l'élaboration de l'image de la santé et de la maladie par l'individu. Cette image ne se confond pas avec la totalité de son savoir et ne reflète pas toujours l'objectivité de son comportement. Les atteindre n'était pas notre but mais plutôt comprendre comment l'individu organise son savoir en une image signifiante et comment il interprète lui-même son comportement. Nous avons pu observer comment, par la perception sélective, parfois schématique, voire déformante qu'il applique au réel, à sa propre expérience, l'individu leur donne sens, il les « forme ». Ainsi ne prétendions-nous pas proposer une analyse des conduites du malade (ou des conduites d'hygiène du bien-portant), mais notre étude voulait être un mode d'approche complémentaire — un éclairage où apparaît le point de vue du sujet lui-même — de l'analyse de ces conduites. De même, nous n'avons pas voulu étudier « l'information », la pénétration des connaissances médicales — leur contenu ou leur cheminement — dans le public, mais l'image même du réel chez l'individu que nous n'avons pas voulu rapporter à une norme extérieure à elle. Au cours de son observation, nous ne nous sommes guère attachés à l'information pour elle-même, non plus qu'aux « convergences » possibles entre conceptions du public et conceptions médicales (plusieurs auteurs ont d'ailleurs noté qu'elles vont dans les deux sens : du savant au profane et du profane au savant, et l'on a souligné 1 que le médecin est, lui aussi, un « profane », en particulier dès qu'il est malade) ; nous nous sommes plutôt efforcée de comprendre le cadre de référence où cette information s'ordonne. C'est le langage même dans lequel les phénomènes sont insérés, communiqués et maîtrisés qui s'est révélé à nous.

1. Cf. par exemple M. Gourevitch (1964). Voir aussi le Journal d'un médecin malade de R. Allendy (1944).

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*

Un premier point s'impose alors : le langage de la maladie n'est pas un langage du corps. Alors qu'on a pu noter, tout au long de l'étude, l'abondance du langage, des descriptions concernant le psychisme et le comportement du malade, le corps seul ne « se parle pas ». Entre la maladie, produit du « mode de vie », et la conduite du malade, le corps, l'état organique lui-même, s'oublie, il disparaît. Rares et pauvres sont les images et les notions rendant compte de son fonctionnement normal ; plus rares encore sont celles tentant d'exprimer sa pathologie, le déclenchement d'une maladie. Sa « résistance », seule fonction qu'on lui attribue, s'assimile à celle, globale, d'un matériau plus ou moins solide, non aux échanges et régulations complexes d'un organisme véritable De plus, alors que, pour les sujets, la personne et la conduite du malade s'organisent en ensembles coordonnés que nous avons d'ailleurs pu décrire, comme des conceptions spécifiques de la maladie et du malade 2 — la pensée est ici synthétique et coordinatrice —, les phénomènes organiques, les signes organiques en particulier, sont envisagés isolément : chacun d'eux dans un rôle localisateur, du reste le plus souvent décevant 3, et non signalisateur d'une totalité. Us ne s'organisent pas en structures coordonnées mais forment des additions instables qui, pour être signifiantes, doivent s'intégrer dans un autre ensemble, dans un autre langage : celui des conduites et de la personne du malade. Certes, dans notre société, un seul groupe est le récepteur privilégié de tout ce qui concerne le corps : celui des médecins 4. Or, c'est l'un d'entre eux qui souligne que le malade, qui parle de son corps au médecin qu'il vient consulter, s'exprime en termes essentiellement localisateurs. Pour M. Gourevitch (1964), les conceptions du malade sont « aussi localisatrices que possible des fonctions et de leurs défaillances » 5. Il ajoute : « Ces conceptions localisatrices évidemment présentes dans la pathologie populaire qui, volontiers, désigne un viscère en guise de diagnostic (« c'est le foie ») ne sont que l'exagé1. Dans cette perspective, par delà la pauvreté de ces images du corps — qui méritent d'être étudiées pour elles-mêmes — on pourrait se demander quelle est, pour le public, l'image de la vie ? comment se représente-t-on la nature d u « vivant » î 2. Cf. chapitre xi. 3. Cf. chapitre v i n , l'analyse des signes organiques de la maladie. 4. On pourrait soutenir que, de là, vient la rareté des images du corps dans notre enquête : nous n'étions pas le « bon » récepteur. Cependant, si l'individu ne parle guère de son corps qu'au médecin, il nous a abondamment parlé de la maladie : celle-ci n'a donc pas besoin d u langage du corps pour s'exprimer. 5. M. Gourevitch (1964), p. 13.

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CONCLUSION

ration d'une tendance proprement médicale » 1 . Il y oppose pourtant la pensée médicale qui s'exerce lors du diagnostic : pour le médecin, la maladie s'appréhende comme un « groupement symptomatique », un ensemble de signes reliés, coordonnés dans le cadre d'un processus pathologique. Dant> cette opposition entre une conception localisatrice, analytique et une conception coordinatrice, synthétique, réside une des raisons de la communication difficile entre malade et médecin 2. Cette conception localisatrice qui veut faire correspondre à chaque signe isolé un organe, nous apparaît alors inséparable de la pauvreté du langage sur le corps : langage qui ignore la phrase et sa syntaxe, qui se réduit au nom. L'individu apporte au médecin, ou exige de lui, un nom d'organe, comme il lui apporte ou exige de lui un nom de maladie. De même que pour l'enfant, le stade du « mot-phrase » représente le premier stade, le plus fruste, inorganisé, de son langage, de même pour le malade, la juxtaposition d'un nom d'organe et d'un nom de maladie représente l'assertion élémentaire, la seule dont il dispose, du langage organique de la maladie. *

Mais l'organique s'exprime dans un autre langage : langage non du monde intérieur qu'est le corps, mais du rapport avec le monde extérieur, plus précisément du rapport avec l'extérieur socialisé. Le langage de la santé et de la maladie est structuré par le rapport de l'individu à autrui et à la société. Nous avons déjà maintes fois mis en évidence ce rôle du rapport individu-société, véritable cadre de référence de la représentation. Nous y reviendrons pourtant, au terme de cette étude, pour souligner son caractère intégrateur. Dans ce cadre, la représentation s'élabore sur trois plans : l'expérience elle-même, les notions qui en rendent compte, les normes de comportement qui en dérivent. En référence aux rapports de l'individu avec la société, l'expérience prend sens, à son niveau organique comme à son niveau psychosocial. De la même façon, pour l'exprimer, se structurent les notions mêmes de santé et de maladie. Un langage de la santé et de la maladie s'élabore, tissé dans le langage même des relations de l'individu à la société : l'activité (ou l'inactivité), la participation sociale (ou l'exclusion) qui déterminent pour l'individu le sens de son expérience, sont aussi les notions logiques utilisées pour définir le malade 1. M. Gourevitch (1964), p. 14. 2. On peut d'ailleurs souligner que le médecin tend souvent à n'informer que le moins possible le malade et sa famille ; il n'essaie donc guère de faire évoluer les conceptions du malade ; cf. par exemple l'étude de F. Davis (1960).

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et le bien-portant, pour différencier la santé de la maladie. En chacun, le « travail » de l'expérience, de l'information, cette organisation cognitive des phénomènes, est orienté par ces valeurs sociales organisatrices. Il aboutit à une norme du bien-portant et du malade — l'individu actif ou inactif dans la société — et parvient par là à maîtriser l'incertitude de l'organique informulable. Il détermine, sur un autre plan, des normes de conduite du bien-portant et du malade — refus de la maladie et persistance de l'activité sociale ou acceptation et lutte du malade par exemple — qui sont normes de conduite de l'individu dans la société. L'incertitude qu'il faut maîtriser est alors celle de l'identité sociale du sujet menacé par la maladie. Dans cette articulation réciproque de différents « niveaux » des phénomènes psychosociaux — organisation cognitive d'un objet social, élaboration de normes de comportement — que l'on a coutume d'étudier séparément, réside à notre avis l'un des intérêts essentiels d'une étude des représentations. C'est dans la notion d'activité-inactivité que l'articulation apparaît le plus clairement : véritable « point d'ancrage » 1 de la représentation, elle « unifie », en quelque sorte, le champ de la santé et de la maladie de l'organique au psychosocial. Nous avons ainsi souligné son rôle médiateur, entre les symptômes organiques qu'elle prolonge et coordonne et les retentissements psychologiques sur la personne du malade qu'elle engendre. Comportement, l'activité est norme de l'organique. Valeur sociale, elle est l'étalon auquel viennent se mesurer tout à la fois le corps et la personne du malade. Par elle donc, le « trouble », expérience individuelle et ambiguë, s'insère dans la notion socialisée du « malade ». *

Les notions de santé et de maladie sont ainsi exprimées et maîtrisées sur le plan cognitif en un langage qui est celui des rapports de l'individu à la société. Réciproquement, par la santé et la maladie, s'établissent, s'actualisent, divers rapports, divers ajustements de l'individu à la société. Dans la santé, ce rapport est unique : elle exprime et prolonge l'individu en le reliant à la société. Dans l'image de la maladie se reflète, au contraire, la coexistence d'une maladie extérieure à l'individu et de sa propre conduite de malade : l'individu interprète la maladie comme produite et imposée à lui par le mode de vie ; cependant qu'il s'exprime et se situe dans la société par la 1. Au sens où la notion est utilisée par Moscovici (1061).

CONCLUSION

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conduite de malade 1. C'est dans cette dualité, dans ce double mouvement — contrainte de la société sur l'individu, action et ajustement de l'individu dans la société — que résident, et que l'on a pu comprendre, la richesse et la complexité de son contenu. Interpréter la maladie pour l'individu, c'est donc imputer sa genèse à la société agressive. En un double sens, la maladie est conçue comme « maladie de la société ». Elle est sociale dans sa distribution : chaque société, et la nôtre en particulier, a « ses maladies » ; les « maladies de la vie moderne » en sont, pour les sujets, l'expression prévalente. Elle l'est aussi dans sa nature : l'agression du mode de vie, la contrainte sociale est perçue et interprétée comme maladie présente ou à venir. Une telle représentation n'est peut-être pas sans analogie avec les conceptions primitives où la rupture de contact avec le groupe, le conflit ou l'exclusion de la collectivité suffisent, pense-t-on, en dehors de tout trouble physique, à entraîner la mort (et d'ailleurs l'entraînent effectivement dans de nombreux cas) a. Pour nous également, le conflit social — qui provient de l'extériorité entre l'individu et son mode de vie — s'incarne dans le conflit physique, s'identifie à lui. De même que la collectivité, selon Mauss, suggère au primitif l'idée de mort, de même, sur le plan des représentations du moins, notre société suggère à chacun de ses membres l'idée de maladie. A travers santé et maladie, nous avons donc accès à l'image de la société, de ses contraintes telles que l'individu les vit. Englobée dans cette image, la maladie acquiert une signification. Pour nous, comme pour les primitifs, il est probablement important que la maladie, si elle est désordre, ne soit pas pour autant hasard ; il est probablement important qu'en tant que désordre même, elle soit signifiante. Elle incarne et cristallise la contrainte sociale ; le malade se trouve alors apparemment déchargé de toute responsabilité dans la genèse de son état. Certes, ces images si ouvertement déculpabilisantes n'ont peut-être d'autre fonction que de défense contre un sentiment de culpabilité latent. L'individu n'affirme peut-être si fort que la maladie provient de « l'autre » que parce qu'il redoute qu'elle n'ait sa source en lui. Mais, qu'elle provienne de lui-même — qu'elle soit de « sa faute » — ou qu'elle soit menace extérieure, en interprétant « l'extérieur » — la société — comme pathogène, en refusant d'être à l'origine 1. L'étude de Whiteman et Lukoff (1965) montre que par la méthode du différentiateur sémantique l'on perçoit différemment (moins négativement) l'infirme ou le malade et la maladie ou l'infirmité correspondante. Ce résultat nous parait confirmer la distinction que nous établissons entre la maladie vue comme « objet », menace extérieure, et la personne du malade. 2. Mauss M. (1950), p. 311-330. Cannon (1944) en a d'ailleurs donné une explication sur le plan physiologique.

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de la maladie, l'individu répond à la menace et retourne en accusation son éventuelle responsabilité : il fait du malade la victime exemplaire des forces qui pèsent sur nous. Par là, peut-être le malade retrouve-t-il une fonction — symbolique — dans la société. On s'est posé le problème du statut social du malade — on l'a interprété comme étant celui d'un déviant —, on s'est posé le problème des attitudes envers lui — rejet ou soutien —. Sur un plan plus général, nous sommes amenés à nous demander quelle est sa fonction. Peutêtre à partir de celle-ci pourrait-on reprendre, dans une nouvelle perspective, les études du statut du malade ou des attitudes envers lui. Si l'individu s'oppose à la société, s'en défend en affirmant son irresponsabilité de la maladie, s'il exprime son insatisfaction face à ses contraintes, cependant, il en exprime les valeurs, il s'y situe et s'y définit. Par la santé d'abord : l'activité du bien-portant, valeur fondamentale révélée par la représentation, nous est apparue dans sa fonction structurante de l'identité sociale du sujet. Quant à la maladie, R. Bastide souligne que nous définissons la maladie mentale par rapport à une idéologie de « producteurs » : « La déviance est définie par nos modes de production et la folie, par conséquent, est avant tout une forme d'improductivité » C'est bien ainsi, comme forme d'improductivité, que l'individu perçoit la maladie en général ; c'est par rapport aux valeurs d'activité, de production, que nous avons pu comprendre les normes de conduites du malade, les différents modes de « réponse » à l'objet extérieur qu'est d'abord la maladie. L'individu acceptera qu'elle devienne sienne, il s'acceptera comme malade si, par la lutte, il peut collaborer à un nouveau mode de production. Il « produit » sa guérison et se réinsère par là dans la société : la maladie est envisagée comme un « métier ». Il peut, au contraire, choisir par l'évasion des contraintes sociales, dans la maladie, de ne produire que lui-même : c'est ce choix qui, dans la « maladie libératrice », est sans doute fondamentalement anticonformiste. Santé et maladie, individu et société, sont donc toujours liés en des liens divers mais indissolubles. Si de nombreuses études ont porté sur les attitudes et les comportements des malades ou ceux des bienportants envers eux, la nôtre nous montre donc « in vivo » l'élaboration du sens de la maladie pour l'individu dans sa double relation et à la maladie et à la société. Dans ce cadre, une approche unitaire et dynamique des comportements nous est apparue possible, qu'il faudrait poursuivre. Santé et maladie se présentent donc à nous comme mode d'inter1. R. Bastide (1965), p. 249.

CONCLUSION

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prétation de la société par l'individu, comme mode de rapport de l'individu à la société. C'est ainsi, dans cette dualité, que nous avons voulu les décrire. Dans cette tâche, nous avons été conscient de nos incertitudes : elle n'est parfois qu'une ébauche. Le choix qui a été le nôtre d'une méthode avant tout descriptive a, certes, ses limites. Elle permet d'entrevoir les problèmes, plus rarement de les résoudre. Mais, après cette première approche qui nous a paru indispensable — le progrès dans la théorie n'est-il pas souvent inséparable d'un progrès dans la description des phénomènes ? —, il est possible de poursuivre l'investigation avec d'autres méthodes et des objectifs plus circonscrits. Cependant, nous souhaitons être parvenu à montrer ça et là — et ceci nous paraît correspondre à un objectif véritablement psychosocial — comment la relation à un objet social se structure dans la relation & l'autre, donc à la société ; comment la relation à l'autre, à la société, se structure dans la relation à l'objet.

ANNEXE

L E GUIDE D ' E N T R E T I E N .

I

— Il se compose des thèmes suivants :

— Les définitions et classifications de la santé et de la maladie. Quelles distinctions opère-t-on, quelles sont les limites des différents états, leurs signes ? — Les normes à l'égard de la santé et de la maladie (quel état paraît le plus fréquent, le normal). — Les principales causes de maladies. — Le rôle de la douleur et de la mort par rapport à la maladie. — L'importance de la maladie pour l'individu, pour la personnalité. — Les comportements dans la maladie (en cas de maladie du sujet ou de maladie d'autrui). — Quelles sont les maladies qu'on craint ? — Les facteurs de la santé. — L'importance de la santé pour l'individu, pour la personnalité. — L'action pour la santé et les conduites d'hygiène. — Peut-on imaginer un monde où la maladie n'existerait pas, un « monde sans maladie » ?

ANNEXE

II

Les quelques extraits d'entretien1 que nous présentons à présent ont pour but de donner au lecteur une vision du matériel moins morcelée que celle qui se dégage de la lecture des citations incluses dans le texte. Nous avons choisi des entretiens illustrant les trois conceptions que nous avons décrites : — « Maladie destructrice ». — « Maladie libératrice ». — « Maladie-métier ».

LA MALADIE DESTRUCTRICE Mme G..., 33 ans. « ... Le premier à-coup de santé que j'ai eu, c'est cette année, pratiquement je ne me suis jamais couchée depuis que je suis mariée et que j'ai des enfants et j'ai toujours été en bonne santé ; une grippe se soignait rapidement, un mal de gorge, je tâche de l'enrayer tout de suite, et puis je tiens le coup, je ne me couche pas. Cet hiver, j'ai dû rester trois semaines couchée; le seul objectif que j'avais et le seul objectif qu'aurait mon mari, ce serait de se remettre le plus rapidement possible pour reprendre un train de vie normal. J e dois dire que ça me laisse dans un état épouvantable quand je côtoie, ouand je retrouve des gens qui me disent : « j'ai mon enfant malade, ^ y a trois mois qu'il est en traitement, j'ai ceci, et puis j'ai mon fils aîné qui a un tas de choses et puis mon mari qui a telle chose ». J e suis anéantie par ce genre de choses, je n'envisage pas une telle situation... [ ] « ... Non, je ne peux pas croire que cela puisse arriver tout d'un seul coup dans une famille... je pense que, tout de même, quand les gens vous parlent de maladie, ils acceptent cet état de fait ; moi, je pense que je n'accepte pas au départ le fait d'être malade ; vous voyez, c'est une chose il faut que ce soit très rapidement résolu, j'accepte mal ma maladie. J e 1. Il s'agit d'extraits très courts : la longueur des entretiens originaux (25 à 60 pages) interdit d'en reproduire in extenso ne fût-ce qu'un seul.

ANNEXES

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sais que cet hiver, je suis tombée malade vraiment, pendant 48 heures, j'ai cru que j'allais partir à l'hôpital pour une opération ; eh bien, une demiheure après le départ de mon docteur, je me suis dit : « eh bien, non, ça, je ne partirai pas ». Bon, c'est peut-être idiot, parce que je pense que si vraiment les soins, les traitements n'avaient pas été suffisants, je serais tout de même passée sur la table d'opération ; mais j'ai eu la certitude, au départ, que j'allais me remettre rapidement ; et puis quand mon médecin est venu, le deuxième jour, et'qu'il m'a dit : « bon, eh bien maintenant, je crois que l'opération est écartée », enfin j'ai réagi très vite parce qu'ici c'était épouvantable et parce qu'ici, comme on n'a pas l'habitude d'être malade, on n'est pas organisé pour. Les enfants étaient complètement perdus dans la maison, mon mari avait un travail fou, n'arrivait pas à servir les repas comme il voulait ; enfin, ça a été huit jours absolument épouvantables de pagaille, et malgré tout, j'essayais de réagir tout de suite. « Évidemment, il y a des maladies inguérissables : imaginer une poliomyélite qui vous met dans un fauteuil pour le restant de vos jours, ça, je dois dire que c'est une des rares maladies qui me fait une peur affreuse, parce que là, justement, il y a une question de paralysie ; on ne peut rien, il faut donc arriver à vivre comme ça ; mais comment réagir, ça alors, je ne sais pas, je ne me vois pas... je me vois difficilement dans une longue maladie... je crois que j'aurais beaucoup de mal à accepter ce genre de choses, je crois que j'aurais un moral épouvantable... parce que moi, je pense à la vie que j'ai ici, avec mes enfants et mon mari ; je pense qu'à partir du moment où je serais très gravement malade, enfin, si vraiment on ne peut plus rien faire... eh bien, c'est fini, la vie de famille n'existe plus du tout. Je pense que ça serait épouvantable ; nous serions obligés d'organiser notre vie d'une façon différente si je me mettais à avoir une santé très précaire, je ne pourrais plus faire ce que je fais avec les enfants, je ne pourrais plus m'en occuper comme je m'en occupe. A ce moment-là, je serais coupée de ma famille, il faudrait que la vie s'organise en dehors de moi... je ne jouerais pas mon rôle comme je le joue maintenant. Je trouve qu'un être qui est malade se trouve en dehors de la vie normale... pour des enfants, c'est épouvantable d'avoir une maman constamment fatiguée, constamment malade, qui n'est plus disponible... ils ne peuvent plus compter sur leur mère. Pendant ce mois où j'ai été malade... eh bien, la vie s'est organisée en dehors de moi, je n'avais plus l'impression de participer, j'avais l'impression d'être là en dehors... [ ] « Mais enfin, je crois qu'il faut essayer de réagir, ne pas se laisser aller... ça m'est arrivé d'avoir des amis qui, facilement, se plaignent pour une petite chose. J'ai horreur de ça, ça m'agace... et mon mari a à peu près les mêmes réactions que moi ; quand il souffre, il a horreur qu'on lui demande si ça va mieux, s'il a toujours mal. Alors, on a l'habitude de passer sur ça, de ne pas en parler, on évite... Je dirais même que mon mari, quand il est malade, il n'aime pas qu'on le voie prendre des médicaments, il s'arrange, il se cache plutôt et je pense même que c'est très important, c'est une chose que je fais aussi pour les enfants, quand il y a des médicaments ou des pilules à prendre, que ça ne soit pas un événement

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ET

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dans la maison, et qu'on ne soit pas tous à dire : « bon, attention, il est l'heure » ; ça crée une espèce d'état malade, on est malade. Je connais des gens qui se complaisent dans leur maladie et qui pensent qu'à trois heures, il faut prendre trois pilules, et à cinq heures, deux autres ; c'est agaçant, on le fait, mais... ça ne doit pas s'installer, il ne faut pas s'installer dans une maladie, parce qu'au fond, quand on est malade, on a tendance à perdre le sens de ses responsabilités. Moi, je sais que je serais tentée de me réfugier dans une sorte de no man's land : « et puis moi, je ne peux plus rien faire et puis les autres se débrouillent » ; et alors, je pense que c'est très grave si on s'installe dans cette espèce d'état. Au fond, ça rejoint ce que je vous disais, cette impression d'être en marge quand on est malade, il faut que ce soit une chose passagère et qui se passera très vite et que, très rapidement, la vie normale reprendra... j'ai l'impression que quand on s'installe dans un état maladif... eh bien, on y vit... [ ] « La semaine dernière, j'ai rencontré une jeune femme que je connais, dont le mari est malade : il fait de la sclérose en plaque ; il a une vie absolument ralentie, pratiquement, sa vie active est nulle. J'ai une espèce de gêne vis-à-vis de cette famille, c'est cette impression qu'un être qui est vraiment dans un état maladif, qui pratiquement est incurable, se trouve en marge de la vie... enfin, c'est une situation anormale... ça a complètement anéanti leur vie. Je pense que s'il nous arrivait une chose comme, ça, si mon mari se trouvait immobilisé complètement, eh bien, je crois que notre vie serait finie. C'est cette impression que j'ai quand je vois ces gens-là, c'est qu'ils sont arrivés à la fin de leur vie, alors qu'ils ont 35 ans. Peut-être pour un écrivain, par exemple, pour des gens qui ont besoin de calme... enfin, de se trouver un peu seuls pour mûrir des problèmes, des idées qu'ils ont, peut-être est-il possible, à ce moment-là, de réaliser quand même quelque chose ; mais j'ai l'impression qu'une vie active touchée par une grave maladie, c'est fini. J'ai l'impression qu'une grave maladie qui vous rend vraiment incapable de vivre normalement, c'est un terme, c'est une fin, j'ai l'impression vraiment de la mort... [ ] « Je ne vois pas ce que l'on peut faire pour lui... personne ne peut vous aider à vous en sortir : si on ne peut pas supporter cet état, si moralement on est atteint très profondément, qu'on ne réagit plus, je crois que personne ne peut vous aider à réagir. C'est cela qui est terrible, au fond, c'est que la maladie, je crois, vous rend vraiment très seul... on est vraiment en dehors du monde. Là où il y a maladie, on est, on reste seul... Il n'y a guère de possibilité d'être aidé... elle détruit ce qu'on avait envie de faire, elle vous isole... Et puis, on ne peut rien, c'est ce qui est terrible... la grave maladie, enfin si vous êtes là, dans votre lit, atteint de quelque chose qui vous fait vivre à moitié, on ne peut rien, on subit cette chose-là, c'est ça qui est terrible. »

185

ANNEXES

LA MALADIE LIBERATRICE M e l l e R..., 33 ans. « Je pense que la maladie est plutôt agréable ; j'en ai des souvenirs plutôt agréables, parce que, pendant la maladie, on est une personne intéressante... et à ce moment-là, ça compte beaucoup de vivre et de ne pas être malade, tandis que quand on n'est pas malade, ça n'a pas d'importance spéciale. C'est surtout ça, ce qui compte surtout, c'est brusquement l'espèce de pôle d'intérêt qu'on devient qui est une chose infiniment agréable ; on a l'impression d'exister infiniment plus... et brusquement, tout prend une lumière passionnante qui n'est pas du tout la vie quotidienne ... [ ] « Je crois que les choses sont nouvelles, deviennent nouvelles, certainement à cause de la présence ou de la menace, ou de la possibilité de la mort. Je crois que tout devient infiniment rapide, palpitant, intéressant, le temps qu'on est malade... je crois que les journées sont à la fois beaucoup plus longues et beaucoup plus brèves, le temps est une autre vitesse, un autre écoulement ; on a le temps de lire et puis, en même temps, on ne sait plus très bien l'heure qu'il est. On est délivré de tout ce qui vous fait perdre du temps stupidement pendant la vie, et il n'y a plus que les choses importantes qui existent, entre autres vivre, il n'y a vraiment plus que ça. On n'a plus envie de voir que les gens qui comptent vraiment et d'autres vous sont épargnés et on n'a pas de contrainte, on n'a de contrainte que vis-à-vis de soi-même, c'est-à-dire qu'on se délivre de tout ce qui est un peu futile et on s'épargne tout ce qu'on n'ose pas s'épargner dans la vie quotidienne. On a l'impression d'exister infiniment plus, on a une liberté exceptionnelle et infiniment agréable ; c'est un renouvellement... Oui, on a beau être cloué sur son lit, on a beaucoup plus de possibilités que lorsqu'on a la nécessité de gagner sa vie et de faire tout un tas de choses qui, au fond, n'ont aucun intérêt, aucune valeur, ni à vos yeux, ni à ceux des autres... [ ] « Je ne crois pas qu'on soit très sincère quand on dit : « vivement que je sois sorti et que je puisse faire telle ou telle chose. » Enfin, personnellement, je crois que je suis moins sincère que lorsque je dis : « ça serait tout de même épatant de pouvoir avoir huit ou quinze jours pour faire le point, d'arrêter tout pendant huit ou quinze jours et de voir où j'en suis. » Et je crois que ce souci-là est plus profond, plus sincère. Enfin, tous les enfants rêvent d'être en danger de mort pour se rendre compte de l'importance qu'ils ont et pour voir si vraiment les parents les aiment. La condamnation à la paresse, la justification de la paresse par la nécessité du repos est une expérience très enrichissante, je crois... c'est le moment où les relations interpersonnelles sont à leur point le plus crucial parce qu'elles risquent de disparaître complètement ; alors, c'est le moment où on les juge le mieux. On n'a absolument pas de relations normales avec

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SANTÉ

ET

MALADIE

son docteur et ses infirmières ; on a des relations plus spéciales, plus marquées, plus chaleureuses, un peu sentimentales enfin... vis-à-vis du médecin, on a toujours envie qu'il vous soigne un peu plus, un peu différemment d'un client ordinaire et l'illusion qu'il le fait. C'est que tous les autres liens économiques ou sociaux, ou les critères d'utilité par exemple, la question « est-ce que je suis utile ou pas ? » disparaissent quand on est malade ; même en régime communiste, on a le droit d'être malade. On n'a pas le droit d'être inutile à la société, mais une fois qu'on est malade, on a le droit d'être malade... à ce moment-là, on ne vous demande absolument rien d'autre que de guérir ; on ne demande rien à un malade, on lui dit de guérir par la patience de guérir... [ ] « Le nombre de gens qui parlent de leurs maladies en détail... ils ont un besoin d'en parler qui est un besoin de se justifier. Si on n'a pas fait quelque chose de plus intéressant dans sa vie qu'un ulcère à l'estomac, on se dit que c'est quand même quelque chose d'intéressant et que ça vaut la peine de le décrire... c'était l'expérience la plus marquante de ma vie. Je crois du reste que, comparé à une grande maladie, il y a dans la vie très peu d'expériences marquantes ; une vraie grande maladie vaut un premier amour et je crois que les personnes aiment encore mieux parler de leur maladie que de leur premier amour ; un premier amour est moins justifié socialement. Certainement que la sécurité sociale accentue ce sentiment-là parce qu'on a l'impression que d'autres se cotisent pour vous sauver ; ou du moins, vos frais sont supportés par tout le monde, donc votre état général importe très directement à la société, puisque la société paie pour vous, alors que la société se fiche complètement de vos tourments sentimentaux... [ ] « Je crois beaucoup à l'influence de la maladie sur les gens ; elle leur permet d'être ce qu'ils étaient avant et qu'ils ne pouvaient pas être à cause des circonstances sociales... je crois que quelqu'un qui avait de très grands intérêts intellectuels, la maladie le révèle ; guéri, il redeviendra quelqu'un de très banal et de très au-jour-le-jour ; mais, pendant ces espèces de vacances qu'offre une maladie, on peut développer les possibilités qui existent... après, il redeviendra prisonnier de l'idée qu'on se fait de soi ou de l'idée que les autres se font de vous ou de la situation qu'on a... [ ] « Je crois que la santé dépend beaucoup de l'individu, de sa volonté d'être en bonne santé ; j'ai souvent l'impression de couver quelque chose et je crois que c'est une manifestation du désir d'être malade ; le fait de pouvoir se délivrer de la nostalgie de la maladie est le facteur déterminant ; si plus personne ne désirait être malade, il y en aurait beaucoup moins. Il y a tant d'exemples de gens atteints de la même maladie, les uns n'ayant pas le temps d'être malades ni l'envie, ni la volonté de l'être, et d'autres savourant la maladie minutieusement et faisant durer la fièvre jour après jour. Je crois très fort à la possibilité d'avoir la fièvre, à la possibilité de déclencher des maladies volontairement et de tromper le médecin... [ ] « J'ai horreur de la santé, parce que l'H.L.M., l'embouteillage, tout ça, c'est la santé ; la maladie, c'est le contraire. La santé, c'est la loi, c'est le minimum vital, la santé administrée par la société, c'est un pi» aller, c'est

187

ANNEXES

l'usure quotidienne... c'est un empoisonnement très lent... La santé, c'est ce qu'on exige de vous quotidiennement, c'est pour ça qu'on n'est pas tellement pressé de guérir du reste, parce que la santé est une chose tellement fade que si, de temps en temps, elle n'avait pas les vacances de la maladie ou les vacances tout court... [ ] « C'est une vie en dehors de la vie, c'est une parenthèse où on a le droit de développer toutes les choses qui sont en soi, tout en sachant bien qu'après, il faudra recommencer, que ce sera fini. Je crois que c'est le point de vue le plus sincère qu'on en ait, mais la maladie est une chose qui doit se vivre pour soi et pas pour les autres : dès que la vie quotidienne empiète sur les autres et qu'une mère de famille doit se dire : « Mais que feront mes enfants si je suis malade », elle ne peut plus souffrir sa maladie. La maladie elle-même, à ce moment-là, est empoisonnée par la vie quotidienne. C'est plus une vraie maladie à ce moment-là, c'est un problème qui empêche les autres d'être heureux ; alors, à ce point de vue-là, c'est une chose très insupportable, peut-être pire que la gravité de la maladie elle-même ou la crainte de mourir. C'est : « les autres ne pourront pas s'en tirer sans moi ». La maladie de la personne qui, dans la vie, ne vit déjà pas pour elle, mais pour les autres, sa maladie n'est pas pour elle non plus. La personne qui vit pour faire vivre d'autres ne peut pas non plus s'offrir une vraie maladie... c'est une espèce de plaisir solitaire, la maladie.

LA MALADIE-MÉTIER Mme C..., 54 ans. « J'ai une très grande expérience de la maladie, j'ai eu beaucoup d'opérations, enfin très grande... tout de même suffisante puisque j'ai eu un cancer, il n'y a pas trois ans et demi, et, ma foi, je crois que je l'ai toujours puisque c'est une chose que l'on garde avec soi, à moins qu'on ne la quitte ; et si on la quitte, vous savez ce que cela veut dire. Donc, je pense que je vis avec et, ma foi, je vis quand même pas mal. J'étais vivante, très dynamique autrefois. Je le suis encore mais surtout en paroles, parce que, tout de même, j'ai des coups de pompe sérieux. Mais enfin, j'ai repris mon travail et je m'arrête maintenant quand je sens que je n'en peux plus... [ ] « Ça s'est manifesté, enfin comme ça se manifeste habituellement, par une boule au sein, et puis le médecin n'y a pas cru. Il m'a dit : « ce n'est rien du tout » et j'ai gardé cette boule pendant dix mois ; c'est vous dire que, quand même, il était déjà assez tard. Seulement, je maigrissais tout le temps, j'étais crevée. Alors, j'ai voulu savoir absolument ce que j'avais et, naturellement, chaque fois, je voyais la figure des médecins qui se fermait... ou bien extrêmement condescendants, vous savez, gentils, fraternels. — Ça, je sais très bien ce que ça veut dire, ou bien alors, tout d'un coup : « il faut opérer ceci... il faut vous opérer ce soir, c'est fini, écoutezmoi, vous voulez vivre ? vous voulez mourir ? »... [ ]

188

SANTÉ

ET

MALADIE

« Dans ces cas-là, on cherche à savoir d'abord, on cherche aussi pour essayer par tous les moyens. Enlever un sein, pour une femme, c'est une chose très pénible... je ne sais pas pourquoi, c'est une chose qui m'a fait très, très peur et je me suis dit : « eh bien, je saurai d'abord et je ne ferai pas n'importe quoi... ». J'ai continué envers et contre tous, sauf un médecin à qui je dois certainement beaucoup, qui m'a dit : « moi, je ne suis pas pour l'opération... et de toute façon, il faut que je voie ce que vous avez ; je ne le verrai pas sans faire un examen quand même ; ce qu'on appelle une biopsie. » Quand on y est, ce n'est pas du tout une plaisanterie parce que j'ai eu une hémorragie interne du sein, un hématome, je me suis promenée pendant un mois avec un drain dans le sein, en faisant mon marché quand même. Il m'a dit la vérité parce qu'il a vu qu'il fallait que je le sache. Je lui ai dit : « j'ai une petite fille, je suis seule, je veux savoir la vérité ; est-ce que j'en ai pour deux mois, pour six mois, pour un an ?... » « D'ailleurs, je ne m'étais jamais sentie aussi bien. Il me semblait que j'étais délivrée de tous les embêtements, que maintenant j'étais en face de quelque chose ; quand je suis en face de quelque chose, je lutte très bien. Je crois que ce n'est pas une mauvaise méthode de savoir, à condition d'avoir un minimum de courage. Je n'ai pas tellement de courage, en vérité je suis froussarde pour tout... mais dans des choses comme ça, il faut faire quelque chose, il faut lutter. Maintenant, mon état d'esprit, si ça vous intéresse, eh bien, ma foi, j'ai vécu en compagnie avec la mort tout le temps, en l'admettant très bien, en trouvant que ce n'était pas si terrible que ça. Je pensais bien que j'aurais très mal, mais... je luttais tellement que ça ne m'a pas gênée. Maintenant, j'ai repris mon travail, je m'arrête quand je suis fatiguée, je vis comme beaucoup de femmes de 50 ans... [ ] « Ça secoue... à partir du moment où on a une chose pareille, d'abord, on a tout de même une secousse profonde... seulement, si on s'en sort, c'est la plus belle expérience du monde. Moi, je voulais énormément m'en sortir, d'abord parce que je voulais démontrer aux autres qu'on pouvait s'en sortir, ce qui fait que, dans les maisons de repos, j'en parlais toujours. Je me suis fait une fois gronder parce que j'en avais parlé ; j'ai dit : « non, je n'en parle pas pour parler de moi, mais j'en parle pour leur dire : regardez-moi. » C'est très chic, si on en sort, de pouvoir le dire aux autres et de les encourager... mais c'est tout de même une chose de se réveiller avec un cancer un beau jour ; ce n'est pas rien, quand on y pense, c'est très dur... [ ] « Moi, j'ai passé ma vie à avoir des migraines, à avoir des tas de trucs, à pleurer parce que j'avais des ennuis familiaux très sérieux, des ennuis sentimentaux avec le père de ma fille, à être vraiment une écorchée vive. Et puis, un beau jour, quand il m'est arrivé une tuile pareille, j'ai surtout appris ceci : on n'a pas le temps de perdre son temps d'abord, et puis, ensuite, il y a des choses qui importent et puis d'autres qui n'importent pas... et alors, ça n'importe pas que je meure, ce n'est pas grave ; seulement, ce qu'il faut, c'est avoir prévu ça pour qu'il n'arrive pas de catastrophe après à la petite fille. Alors, pour elle aussi, j'ai mené une lutte effrayante, ça a été tout le temps une lutte, tout le temps ; ça coûtait très cher de me soigner : j'étais par exemple obligée tous les jours de

ANNEXES

189

prendre un taxi pour aller à l'hôpital américain et en revenir ; ça fait beaucoup d'argent : ça fait 40 000 F par mois. J'avais des moments terribles à passer pour les rayons, ça c'est très dur... et puis là, j'ai vu pas mal de gens qui étaient atteints, qui ne savaient pas ce qu'ils avaient, c'était terrible de les voir. Les moments surtout durs, ça a été, c'est encore, chaque fois que je vais voir le docteur pour lui demander où j'en suis. Chaque fois, avant de le voir, je suis malade pendant presque trois jours, je me dis : « qu'est-ce qu'il va me dire ? », parce que je sais qu'il ne me mentira pas et puis, en plus, s'il mentait, je le verrais certainement tout de suite parce que, maintenant, je le connais bien. Vous voyez, j'ai quand même bien la trouille, je l'ai, on l'a tous... mais enfin, on vit avec... je crois que tous les gens atteints vivent avec leur mal... [ ] « J'ai une amie qui est paralysée depuis les épaules jusqu'en bas : elle a fait une chute et il n'y a rien à faire, elle est paralysée pour toujours... et c'est elle qui m'a dit un jour : « la maladie, c'est un métier ». Maintenant, je sais aussi que c'est un métier, seulement, je vous dirai que pour moi, ça deviendra peut-être plus un métier quand je pourrai bien lutter contre ma maladie ; maintenant, je ne lutte pas puisque je travaille, je n'ai pas le temps ; alors, pour le moment, elle fait un peu quand même ce qu'elle veut, c'est embêtant. Je n'ai pas le temps de tenir ma maladie vraiment en respect parce que j'ai trop à faire, j'ai trop de travail... [ ] « Il y a aussi que, quand on a un cancer, beaucoup de remèdes vous sont interdits, et particulièrement les remontants qui risquent de faire se multiplier les cellules. Même une tasse de café me démolit. Je digère très mal depuis les rayons, j'ai des troubles d'estomac vraiment sérieux. Autrefois, j'avais un fond de santé... j'avais vraiment un fond de santé extraordinaire qui me faisait réagir à tout ; simplement, je réagis moins bien... je me mets en boule et j'attends que ça passe et j'évite les remèdes parce qu'en fin de compte, je sens qu'ils m'intoxiquent beaucoup plus qu'avant... [ ] « Je redoute terriblement la maladie, je déteste la maladie, mais enfin en ce qui me concerne, elle est un peu comme un double, maintenant, avec moi et il faut bien que je la prenne, je ne peux pas la refuser. Alors, évidemment, pour ceux qui m'ont connue autrefois, ça doit être assez pénible pour eux tout de même. J'ai eu des amis qui sont venus près de mon lit, je me suis dit : « je vais être un objet d'horreur maintenant. » Eh bien, j'ai eu des amis qui sont venus boire dans mon verre pour me montrer qu'ils m'aimaient toujours... ça n'a l'air de rien, c'est une des choses qui m'ont remonté le moral. En vérité, je n'ai pas tellement changé, j'ai terriblement vieilli, j'ai beaucoup grossi, mais enfin, je ne crois pas que je donne l'impression de quelqu'un de malsain ... [ ] « Eh bien, voilà, ce n'est pas tellement terrible une grave maladie si on s'en sort... le cancer... c'est un mot terrible, c'est un mot qui fait peur aux gens ; seulement, quand on l'a soi-même, on se dit : « Je suis un malade, comme ma voisine qui a une bronchite chronique... » [ ] « Je crois qu'il vaut mieux tout de même savoir à quoi on a affaire. Beaucoup de gens préfèrent ne pas savoir, on a peur de ça comme d'une chose honteuse... mais quand il s'agit d'un de vos proches, les gens soignent

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ET

MALADIE

leurs proches, se rendent compte que c'est le même visage, que ce sont les mêmes mains... [ ] « ... Aussi terrible que soit la vie, si je pouvais la recommencer, je la recommencerais avec le cancer... ça ne m'a pas enlevé le goût de la vie, pas du tout. Tous les malades aiment la vie, ils ne sont pas désespérés. »

ANNEXE ANALYSE

DES

III

ENTRETIENS

A ) L A POPULATION

Professions libérales et « intellectuelles »

Classes moyennes

40

40

Hommes 21

25/40 12

10

Femmes

19

10

> 4 0 ans 25/40 9

Hommes

Femmes > 40 ans

25/40

9

10

21

> 4 0 ans 25/40 9

12

> 40 ans 9

B ) L'EXPÉRIENCE DE LA MALADIE

Actuellement Est « malade »

Est « en bonne santé »

24 % (19 cas)

66 % (53 cas)

Ni malade, ni en bonne santé 10 %

(8 cas)

192

SANTÉ

ET

MALADIE

Dans le passé

N'a jamais été malade

8 % (7 cas)

A été malade « petites maladies »

« graves maladies »

56 % (45 cas)

13 % (11 cas)

A été accidenté

A été opéré

20 % (16 cas)

25 % (20 cas)

C ) NOUS PRÉSENTONS ICI, SOUS FORME DE TABLEAUX, UN CERTAIN NOMBRE D'ANALYSES AUXQUELLES NOUS NOUS RÉFÉRONS AU COURS DE CE LIVRE

1) « Maladies de la vie moderne » et « progrès médicaux » (cf. chapitre premier). L E S MALADIES DE LA VIE MODERNE

Maladies Maladies « plus Maladies fréquentes « dont on parle « qu'on craint » le plus » qu'avant » (N - 64) (N = 80) (N = 64) Cancer

37 % (24 cas) 47 % (37 cas) 53 % (29 cas)

Maladies mentales

33 % (21 cas) 17 % (14 cas) 11 %

(6 cas)

Maladies de cœur

22 % (14 cas) 21 % (17 cas) 12 %

(7 cas)

Poliomyélite

8 %

(5 cas) 15 % (12 cas) 22 % (12 cas)

193

ANNEXES

RÉFÉRENCES AUX PROGRÈS DE LA MÉDECINE

Prolongation de la vie

Baisse de la mortalité infantile

Prévention et guérison des maladies

Guérison des maladies mais apparition de nouvelles

Total des références

15% (12)

10% (8)

33% (26)

42% (31)

100% (77)

2) L'existence

d'un « monde sans maladies

» (cf. chapitre n).

U N MONDE SANS MALADIES

1

?

Attitude du sujet

Possible

Impossible

Total

Favorable

45 % (5)

55 % (6)

100 % (H)

Défavorable ou Ambivalente

8 % (2)

92 % (24)

100 % (26)

Total

18 % (7)

82 % (30)

100 % (37)

1. Cette question n ' a été posée qu'à 37 personnes (cf. Introduction).

194

SANTÉ

ET

MALADIE

3) L'intoxication (cf. chapitre m). MICROBE E T INTOXICATION

Nombre de cas où apparaît la notion

Nombre total

Intoxication

67 % (54 cas)

87

Microbe

47 % (38 cas)

72

de références

à la notion 1

L E S ÉLÉMENTS T O X I Q U E S

Kléments auquels on se réfère

Fréquence d'apparition des références (N = 87)

Produits chimiques

24 % (20)

Nourriture

18 % (16)

Air vicié

22 % (19)

Alcool, tabac

15 % (13)

Activité trop intense

H % (10)

Divers : bruit, contrariétés, stimulations trop intenses.

10%

(9)

1. Pour le microbe, on trouve, en moyenne, deux références à la notion par personne. La proportion est moindre pour l'intoxication.

ANNEXES

195

4) Classification des maladies, maladie et état intermédiaire (cf. chapitre vi). MALADIE ET AUTRES ATTEINTES

Types distingués

1

Fréquence des distinctions

Maladie-accident

42 % (34 cas)

Maladie-opération

26 % (21 cas)

Maladie-infirmité

24 % (19 cas)

Maladie-« incident »

24 % (19 cas)

L'ÉTAT INTERMÉDIAIRE

1

SON CONTENU :

Fatigue

76

% (61 cas)

Malaises

30

% (24 cas)

Dépression, états psychologiques négatifs

31

% (25 cas)

5) Critères et contenu de la maladie (cf. chapitre vin). L A MALADIE : ÉTAT ORGANIQUE OU COMPORTEMENT 1

Contenu organique

Comportements

Contenu organique + comportements

7 % (6 cas)

19 % (15 cas)

74 % (59 cas)

1. Les pourcentages ont été calculés sur le total des sujets de l'enquête (80 personnes).

196

SANTÉ

ET

MALADIE

6) Le mode de vie idéal 'pour la santé (cf. chapitre x) L E MODE DE VIE IDÉAL POUR LA SANTÉ

1

Différents types Vie à la campagne

Fréquence 50 % (30 cas)

Vie urbaine « transformée » (urbanisme, modification des horaires) 22 % (13 cas) Vie « créatrice », satisfaite sur le plan psychologique.. 15 %

(9 cas)

13 %

(8 cas)

Vie « régulière »

D ) RÔLE DU SEXE, DE L'ÂGE, DU MILIEU SOCIOCULTUBEL

Le contenu et l'organisation même de la représentation constituant, en soi, un problème suffisamment vaste et plus important, quant à notre perspective, que sa différenciation selon le sexe, l'âge, le milieu socioculturel des informateurs, nous n'avons pas étudié leur rôle dans notre présentation des données. Les différentes variables choisies pour constituer la population avaient pour but de favoriser une diversité de contenu, donc de permettre une certaine variété de l'observation elle-même, mais non une étude systématique. Nous présentons ici, à titre surtout suggestif et en tout cas hypothétique, les principales différences observées.

I. — La genèse de la santé et de la maladie (chapitres i à iv) A) L'action du mode de vie urbain. La croyance en une action nocive du mode de vie urbain prend des formes plus diverses (chaque personne pouvant se référer à plusieurs types 1. Les références à un « mode de vie idéal » apparaissent chez 60 personnes ; les pourcentages sont calculés sur ce total.

197

ANNEXES

d'action) chez les membres des classes moyennes. C'est parmi eux qu'apparaissent en plus grand nombre les références à une dégradation de la santé ou à u n déclenchement des maladies. E n revanche, l'idée suivant laquelle le mode de vie entraine des « états intermédiaires » apparaît, dans tous les cas, chez la quasi-unanimité des sujets.

L'ACTION DU MODE DE VIE URBAIN

1

« Classes moyennes » (N - 40)

« Professions libérales et intellectuelles » (N = 40)

Total

Effet négatif sur la santé (sans précisions)

56 % (29)

45 % (24)

100 % (53)

Dégrade la santé

87 % (20)

13%

(3)

100 % (23)

Entraîne des « états intermédiaires »

50 % (39)

5 0 % (39)

100 % (78)

Déclenche des maladies..

69 % (34)

31 % (15)

100 % (49)

Types d'action

On ne note ici aucune influence du sexe et de l'âge des sujets. 1. Malgré le fait que nous ne disposions, le plus souvent, que de petits chiffres, nous avons calculé des pourcentages pour rendre les tableaux plus aisément lisibles.

198

SANTÉ

ET

MALADIE

B) Le mode de vie et ses significations. Le sexe est ici la variable qui a le plus d'influence. L E MODE DE VIE ET SES SIGNIFICATIONS

Éléments

Rythme de vie rapide.

Significations

Hommes N = 40

Femmes N = 40

Total

contraignant

56 % (24)

44 % (19)

100 % (43)

malsain

47 % (15)

53 % (17)

100 % (32)

70 % (12)

30 % (5)

100 % (17)

70 % (9)

30 % (4)

100 % (13)

contraignant

74 % (25)

100 % (34)

malsain

71 % (15) 50 % (15)

26 % (9) 29 % (6) 50 % (15)

100 % (30)

contraignant Multiplicité des activités, des stimulations.. malsain

Horaires et trajets . .

contraignant

Bruit

1

100 % (21)

malsain

48 % (16)

52 % (17)

100 % (33)

contraignant

37 % (8)

63 % (14)

100 % (22)

malsain

16 % (2)

84 % (10)

100 % (12)

contraignant

64 % (16)

36 % (9)

100 % (25)

malsain

63 % (24)

37 % (14)

100 % (38)

contraignant

50 % (9)

50 % (9)

100 % (18)

52 % (12)

48 % (H)

100 % (23)

Manque de sommeil et malsain de détente

1. Chaque personne se réfère naturellement à de multiples éléments.

199

ANNEXES

1° On ne note guère de différences en ce qui concerne le rythme de vie rapide (qui est la catégorie la plus fréquemment citée), non plus que l'air vicié et le manque de sommeil et de détente. 2° Les références à la « multiplicité des activités et stimulations » d'une part, aux « horaires et trajets » d'autre part, donc — et ceci n'est pas inattendu — à des problèmes en relation directe avec le travail, apparaissent le plus souvent chez les hommes. De façon moins nette, mais plus inattendue, ils attachent également plus d'importance que les femmes aux mauvaises conditions concernant l'alimentation. 3° En revanche, les femmes sont plus sensibles au bruit. C) L'intoxication comme mécanisme de déclenchement de la maladie. En relation, peut-être, avec la plus grande prolixité des hommes concernant le mode de vie urbain, c'est chez eux qu'apparaissent les deux tiers des références à des éléments toxiques. Seules, les références à la toxicité de l'air apparaissent avec une fréquence voisine chez les hommes et chez les femmes. ELÉMENTS TOXIQUES

Hommes

Femmes

Total

Produits chimiques

75 %

(12)

25%

(4)

100 %

(16)

Air

58 %

(11)

42%

(8)

100 %

(19)

Nourriture

62 %

(10)

38%

(6)

100%

(6)

Alcool, tabac

61%

(8)

39%

(5)

100 %

(13)

Activité

80%

(8)

20%

(2)

100 %

(10)

Divers

61%

(8)

39%

(5)

100%

(3)

66 %

(57)

34 %

(30)

100 %

(87)

TOTAL

D) L'aspiration à un mode de vie idéal pour la santé. Face à l'agression du mode de vie urbain, elle apparaît chez 75 % des sujets (60 cas) et se différencie en fonction de leur milieu socioculturel.

200

SANTÉ

ET

MALADIE

a Classes moyennes » (N = 40)

< Professions libérales et intellectuelles (N = 40)

Total

Vie à la campagne

63 % (19)

37 % (11)

100 % (30)

Vie urbaine « transformée ». Vie créatrice . . . .

27%

(6)

73 % (16)

100 % (22)

Vie « régulière »

63%

(5)

37%

100%

TOTAL

50 % (30)

(3)

50 % (30)

(8)

100 % (60)

Tandis que l'aspiration à l'idéal plus « radical » et plus utôpique de la vie à la campagne, est plus fréquente chez les membres des classes moyennes, les « intellectuels » souhaitent plus fréquemment une vie urbaine transformée ou une vie « créatrice », satisfaite sur le plan psychologique. I I . — Les formes de santé, les types de maladies — Leur contenu (chapitres v à vm) On ne note guère de différences quant aux maladies citées par les informateurs (si ce n'est que les femmes se réfèrent plus fréquemment aux diverses maladies d'enfant). De même, on ne note pas de différences quant aux types de maladies ou d'atteintes distinguées. A) Les fotmes de santé. En revanche, les formes de santé apparaissent a.vec une fréquence variable selon les catégories d'informateurs. L E S FOBMES DE SANTÉ

1

Hommes (N - 40)

Femmes (N - 40)

Total

Santé-vide

75 % (30)

25 % (10)

100 % (40)

Fond de santé

36 % (16)

64 % (29)

100 % (45)

Équilibre

64 % (30)

36 % (17)

100 % (47)

1. Chaque personne peut se référer simultanément à plusieurs formes de santé.

201

ANNEXES

Tandis que la mention des deux formes que nous avons appelées « santévide » et « équilibre », est plus fréquente chez les hommes, les femmes décrivent plus fréquemment le « fond de santé », c'est-à-dire une forme de santé conçue en termes de résistance organique. B) La maladie — Son contenu décisif. Les différences vont quelque peu dans le même sens, c'est-à-dire que, tandis que les femmes sont plus sensibles à certains symptômes organiques ressentis (la fatigue) ou constatés (la température, les manifestations externes) par le malade, les hommes s'attachent davantage à l'inactivité et aux modifications des relations avec autrui comme critères de la maladie. On pourrait donc faire l'hypothèse que, dans leurs définitions de la maladie, comme dans celles de la santé, les femmes accorderaient davantage d'importance aux aspects organiques et les hommes aux aspects psychosociaux. L A MALADIE

1

Hommes Femmes (N = 40) (N - 40)

Total

52 % (21)

48 % (19)

100 % (40)

Fatigue

37 % (12)

63 % (20)

100 % (32)

Température

32 % (H)

68 % (23)

Manifestations externes

39 % (H)

61 % (17)

100 % (28)

Réduction à l'inactivité

59 % (34)

41 % (24)

100 % (58)

Activités de soins

44 % (12)

56 % (15)

100 % (27)

Modifications de l'humeur

45 % (14)

55 % (17)

100 % (31)

Modifications du caractère

50 % (10)

50 % • (10)

100 % (20)

Changement des relations avec autrui

64 % (18)

36 % (10)

100 % (28)

1. Chaque personne donne à la maladie un contenu multiple.

i—•

Douleur et malaises

202

SANTÉ

ET

MALADIE

C) Les états intermédiaires — Leur contenu. Le milieu socioculturel et l'âge des sujets jouent également un rôle. 1° Rôle du milieu socioculturel. Professions libérales et intellectuelles (N = 40)

« Classes moyennes » (N = 40)

Total

Fatigue

41 % (25)

59 % (36)

100 % (61)

Malaises et dépressions..

59 % (29)

41 % (20)

100 % (49)

La fatigue apparaît davantage chez les membres des classes moyennes ; en revanche, les « intellectuels » se réfèrent plus souvent à des états de « malaise » et de « dépression ». 2° Rôle de l'âge. — de 40 ans

+ de 40 ans

Total

Fatigue

62 % (38)

38 % (23)

100 % (61)

Malaises et dépressions..

36 % ( 20)

64 % (29)

100 % (49)

On peut remarquer la prédominance — assez inattendue — de la fatigue chez les sujets les plus jeunes. En revanche, pour les plus âgés, ce sont les « malaises » et la dépression qui forment plus souvent le contenu de l'état intermédiaire. I I I . — L'Hygiène

(chapitre x).

A ) Les conduites d'hygiène. Le sexe est ici la variable la plus importante. 1° On peut remarquer chez les hommes une conception nettement plus quantitative do l'hygiène alimentaire (ne pas mander trop, manger assez), et chez les femmes, une conception plus qualitative (variété des aliments, recherche ou abstention de certains aliments). Cela doit-il être rattaché à leur fonction ménagère de préparation des repas ?

203

ANNEXES

2° On ne constat© aucune différence en ce qui concerne le sommeil d'une part, les thèmes concernant les vacances, le plein air d'autre part. En revanche, les références à l'idée de détente sont plus fréquentes chez les femmes. L E S CONDUITES D'HYGIÈNE

(N = 40)

(N - 40)

Femmes

Total

Hygiène alimentaire (en général)

54 % (15)

46 % (13)

100 % (28)

Recherche ou abstention de certains aliments, variété des aliments

33 % (19)

67 % (38)

100 % (53)

Régularité des repas manger assez, ne pas manger trop

69 % (25)

31 % (H)

100 % (36)

Sommeil

50 % (16)

50 % (16)

100 % (32)

Détente

30 % (6)

70 % (14)

100 % (20)

Vacances, plein air, sports

50 % (20)

50 % (20)

100 % (40)

Hygiène corporelle

18 % (4)

82 % (18)

100 % (22)

Prévention médicale

31 % (4)

69 % (9)

100 % (13)

Conduites que l'on pratique 1

Hommes

3° Chez les femmes également apparaissent plus fréquemment le souci de l'hygiène corporelle et de la prévention médicale. En fait, ces thèmes sont liés, dans le matériel, avec le souci des enfants. On ne note guère de différences dues au sexe ou à l'âge, ou au milieu socioculturel des informateurs quant aux effets de l'hygiène ou quant aux fonctions qu'on lui attribue. En revanche, hommes et femmes ne lui accordent pas un sens identique : la conception de l'hygiène est alors différente. 1. Chaque personne se réfère naturellement à plusieurs conduites d'hygiène.

204

SANTÉ

ET

MALADIE

B) Conceptions de l'hygiène. Femmes

Hommes

Total

Hygiène « besoin objectif »

53 % (24)

47 % (21)

100 % (45)

Hygiène « discipline »

30 % (13)

70 % (31)

100 % (44)

Hygiène « goût»

60 % (45)

40 % (29)

100 % (74)

Les références à « l'hygiène goût » apparaissent plus souvent chez les femmes Elles lui attribuent donc plutôt un sens qualitativement inverse de celui qui s'attache au « mode de vie ». Les hommes, au contraire, envisagent davantage l'hygiène dans une perspective « disciplinaire », donc plus proche des contraintes du « mode de vie ».

Les différences observées portent souvent sur de trop petits chiffres pour avoir une valeur autre que suggestive. En outre, elles ne peuvent guère donner lieu à des interprétations d'ensemble. Elles témoignent cependant d'une certaine sensibilité de la représentation, en fonction des caractéristiques de chacun, qu'il faudrait chercher à étudier plus systématiquement que nous ne l'avons fait. On remarquera que le sexe semble être la variable la plus importante. En revanche, l'influence de l'âge ne joue nulle part clairement, mais sans doute doit-on mettre en cause l'excessive grossièreté de notre catégorisation.

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BALINT M . ,

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206

SANTÉ

HT

MALADIE

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208

SANTÉ

ET

MALADIE

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TABLE DES MATIÈRES PRÉFACE

7

INTRODUCTION.

I. La conception psychosociale de la maladie. Anthropologie et psychosociologie médicale II. — La représentation sociale de la santé et de la maladie : problématique et orientation méthodologique III. — Présentation de l'étude PREMIÈRE CHAPITRE PREMIER. —

maladies

L'individu, le mode de vie et la genèse des

Nature, contrainte et société

III. — Mécanisme et usages

réflexions

CHAPITRE V . — CHAPITRE V I . —

Santés et maladies La santé et ses formes

45 49 57 61 65

La genèse de la santé et de la maladie : quelques

DEUXIÈME

45

61

I. — Un mécanisme : l'intoxication II. — Perception et anticipation CHAPITRE I V . —

33 34 39

I. — Le mode de vie et ses significations II. — Santé et nature — artificiel et malsain III. — Un monde sans maladies ou la santé comme contrainte ?. CHAPITRE

22 25

PARTIE

I. — Le mode de vie II. — Les propriétés individuelles CHAPITRE I I . —

13

69

PARTIE 75 79

210

SANTÉ

ET

MALADIE

VIT. — Les maladies : dimensions et limites I. — Les maladies et leurs classifications . II. — La maladie dans la santé : l'état intermédiaire, la fatigue.

CHAPITRE

— Malades et bien-portants I. — La mort II. — Réalités organiques et comportements III. — Malades et bien-portants

CHAPITRE V U L

TROISIÈME

91 91 97 103

104 106 116

PARTIE

La représentation sociale de la santé et delà maladie : genèse, états et conduites 121

CHAPITRE I X . —

CHAPITRE X . —

L'hygiène

125

XI. — Conceptions de la maladie et conduites du malade. 139 I. — La « maladie destructrice » 140 II. — La « maladie libératrice » 151 III. — La « maladie-métier » 157

CHAPITRE

CHAPITRE

XII. — Le malade et son identité

CONCLUSION

165 173

ANNEXES :

1 II III BIBLIOGRAPHIE

181 182 191 205

Médecine, maladie et société Recueil de textes présentés et commentés par Claudine Herzlich

Ce livre fort bien venu réunit 19 textes fondamentaux concernant le malade, sa maladie et la société, et, en seconde partie, les rapports du médecin avec son malade et avec la société. Chacun de ces textes est replacé dans son contexte historique grâce aux introductions de l'auteur, qui décrit ainsi l'évolution de la sociologie médicale aux Etats-Unis, et accessoirement en Grande-Bretagne, au cours des dernières années. L'Année sociologique . . . études qui constituent un peu les fondements de la sociologie médicale. Le Monde des livres . . . a well-chosen selection of articles. Ail of these readings should be familiar to the serious médical sociologist. American Anthropologist Table des matières Maladie et société: I. K. Zola, Culture et symptômes: analyse des plaintes du malade. L. Saunders, Méthodes de traitement dans le Sud-Ouest américain. D. Rosenblatt, E. A. Suchman, Information et attitudes des travailleurs manuels envers la santé et la maladie. R. L. Coser, Un chez-soi hors de chez soi. H. S. Becker, Comment on devient fumeur de marijuana. H. E. Freeman, O. G. Simmons, Les malades mentaux dans la communauté: appartenance familiale et comportement. A. B. Hollingshead, F. C. Redlich, Classe sociale et traitement psychiatrique. A. H. S tan ton, M. S. Schwartz, Excitation pathologique et désaccords latents entre membres du personnel hospitalier. E. Goffman, La carrière morale du malade mental. Médecine et société: T. Parsons, Structure sociale et processus dynamique: le cas de la pratique médicale moderne. P. L. Kendall, H. C. Selvin, Tendances à la spécialisation au cours des études de médecine. O. Hall, Les étapes d'une carrière médicale. E. Freidson, Influence du client sur l'exercice de la médecine. M. Balint, Le remède médecin. Th. J. Scheff, Règles de décision, types d'erreur et leurs conséquences sur le diagnostic médical. H. L. Smith, Un double système d'autorité: le dilemme de l'hôpital. M. E. W. Goss, Relations d'autorité et d'influence entre médecins dans une consultation. R. H. Elling, S. Halebsky, Différenciation organisationnelle et soutien: recherche d'un cadre conceptuel. M. Seeman, J. W. Evans, Stratification et soins à l'hôpital: critères objectifs de la qualité du fonctionnement. Index des auteurs. Index des matières.

Textes de sciences sociales, 4 1970, 318 pages, broché, 13 X 22 cm.

Qu'est-ce que le médecin? Etude psychologique de la relation médecin-malade Dr Pierre Guicheney Préface du Professeur Paul Milliez

Une enquête, réalisée auprès de médecins et de non-médecins, constitue la matière brute de ce livre. Par le biais de questions, orientées essentiellement sur la consultation médicale et sur ce que chacun en attend, l'auteur fait ressortir les principales préoccupations du médecin et du malade. Parmi celles-ci, la confiance vient au premier plan . . . mais aussi les sentiments de défiance et de méfiance se dégagent à travers la retranscription de divers entretiens. Ceux-ci ont permis de réaliser une approche . . . (des) rôles et statuts réciproques. L'auteur y ajoute ses propres réflexions et s'attache à dégager de l'ensemble . . . une interprétation socio-anthropologique de la relation médecin-malade: la place de la médecine dans la société, ses rapports avec la science ou la culture, l'aspect psychanalytique de cette relation. Un ouvrage qui. . . aura le mérite d'offrir au lecteur le moyen d'y réfléchir à la lumière de situations vécues. Le Monde de la médecine Ce livre a un intérêt certain. Il montre, d'une part, quelle est l'image (des médecins) auprès du public . . . d'autre part, quelles sont leurs motivations. H faut poursuivre l'effort de démystification vis-à-vis du public, de compréhension des problèmes psychologiques et économiques du côté des médecins, pour conduire les uns et les autres à une conception plus humaine de leurs relations. . . Le Professeur P. Milliez (Préface) Table des matières I. L'enquête: Présentation de l'enquête; Définitions de la confiance; Les demandes exprimées: la demande de rassurement; Les demandes exprimées (suite); Confiance - défiance - méfiance; Les rôles du médecin et du malade; Rôles et statuts; Essai de synthèse. II. Interprétation socio-anthropologique: Le médecin, le malade et la société; Science, médecine et confiance; Médecine et culture; Le médecin et le prêtre. III. Interprétation psychanalytique: De la confiance au transfert; Le transfert; Le contre-transfert; Situation psychanalytique et situation de consultation; La névrose de transfert; Confiance et névrose de transfert; L'être malade; Le choix d'objet. Ses rapports avec la confiance. IV. Enquêtes complémentaires: Avantpropos; La médecine de groupe; Le milieu urbain. Conclusion. Bibliographie.

Interaction: L'homme et son environnement social, 1 1974, VI + 226 pages, broché, 15 X 22,8 cm