SAINTS ERMITES LIMOUSINS AU XIIE SIECLE 9782503532035, 2503532039

Les biographies de saints ermites sont souvent négligées car ces textes comportent des longueurs qui lassent, voire des

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SAINTS ERMITES LIMOUSINS AU XIIE SIECLE
 9782503532035, 2503532039

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DU MÊME AUTEUR Vie de saint Étienne d’Obazine. Édition et traduction. Publication de l’Institut d’études du Massif central. Clermont-Ferrand, 1970. L’ancien diocèse de Limoges, des origines au milieu du XI e siècle. Même éditeur. Clermont-Ferrand, 1981. Moines, paroisses et paysans. Presses universitaires Blaise-Pascal, Clermont, 2000. Le collège de Lourdoueix. Guénégaud. Paris, 2004. Le livre des papes, Liber pontificalis. Brepols, Turnhout, 2007. La paroisse en France, des origines au XVe siècle. 2e éd. revue, Picard, 2008.

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INTRODUCTION

Les biographies de saints ermites sont souvent négligées car ces textes comportent des longueurs qui lassent, voire des futilités qui irritent : autant de raisons qui en éloignent le lecteur qui se dit sérieux. L'école positiviste qui voulut, avec raison souvent, réagir contre cette littérature trop facilement apologiste, l'écarta parce qu'elle la croyait inutile et même dangereuse pour la recherche de la vérité. Les érudits de cette école -souvent des clercs- qui, malgré tout, s'y intéressèrent, n'en retinrent que les cadres institutionnels et une échelle chronologique, résultats aussi indispensables qu'insuffisants puisqu'ils en négligeaient l'apport psychologique. Il est donc indispensable de relire ces œuvres hagiographiques afin de n'en omettre aucun de leurs aspects. Le courant érémitique traverse la vie religieuse consacrée, des sables chauds de la Thébaïde aux "bruyères de l'Angleterre" (Chateaubriand, Génie. . ., IV, III, 3), en passant par l'Irlande où se vivait un "martyre vert", sans oublier les collines boisées et venteuses du Limousin. L'Occident avait cependant connu en même temps une forme plus tempérée d'ascèse sous l'inspiration des écrits fondateurs et parfois outranciers de Cassien et de la règle de Benoît de Nursie infléchie au IXe siècle par Benoît d' Aniane. Ce formalisme carolingien, plus clérical qu'évangélique, élimina à peu près toute inf luence irlandaise sur le continent avant d'être à son tour battu en brêche par ce que Paul Alphandéry a si bien nommé un mouvement "d'immense expiation en commun", passant par "un érémitisme conver-

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INTRODUCTION

tisseur", doublé d'une merveilleuse puissance d'attraction qu'était alors la pauvreté" (La chrétienté et l'idée de croisade, pp. 49-50 et 161 sq). Cet idéal se fortifia d'un sens aigu de la faute individuelle qui se vivait en un lieu précis de pénitence : l'ermitage et en un style de vie, l'érémitisme qui devint alors "l'une des forces religieuses de l'Occident" 1. Vécurent, à la fin du XIe et au début du XIIe siècle en terre limousine, quatre ermites dont la biographie de bon aloi fut écrite à la génération qui suivit leur mort. Ces documents permettent de connaître à la fois l'originalité de chacun d'eux et de préciser les traits communs de ce vaste mouvement. Le premier arrivé fut Etienne de Muret dont les idéaux érémitiques sont de toute évidence à situer dans la mouvance de saint Nil de Rossano dont il connut les disciples lors d'un séjour qu'il fit en Calabre. C'est après une halte dans l'entourage de Milon, archevêque de Bénévent et un court passage à la Curie romaine que ce fils du vicomte de Thiers en Auvergne s'installa vers 1076-1078 à Muret ; il y mourut en 1124. Un peu plus tard, le Normand Gaucher choisit les solitudes des environs d'Aureil près de Limoges. Il s'était placé très tôt sous la houlette bienveillante des chanoines de la cathédrale et fit par la suite une sorte de stage dans la congrégation des chanoines de Saint-Ruf, près d'Avignon. Il mourut en 1125. Dans les mêmes années, un Limousin "creusois", nommé Geoffroy après des études à Tours, puis sans doute à Chartres,

1

J. Becquet, L'érémitage clérical et laïc dans l'Ouest de la France, "Semaine de la Mendola", Milan, l962, donne la liste complète des vies d'ermites dans la région. Magistrale synthèse sans complaisance par R. Fossier L'enfance de l'Europe, I, 1982, suivie d'une bibliographie exhaustive, pp. 303-308

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interrompit une carrière enseignante à Limoges pour se fixer au Chalard sur les bords de l'Isle. Il avait pour mentor l'évêque de Périgueux, Raymond. Geoffroy mourut en 1140. L'installation à Obazine du "corrézien" Etienne date des environs de 1120. A la différence des trois premiers, il n'avait pas reçu une instruction autre que celle exigée alors pour un prêtre de paroisse qu'il fut en ses débuts. Il fut ensuite apprenti-ermite, prit conseil de l'abbé de La Chaise-Dieu et partit aussi consulter le prieur de La Chartreuse qui lui suggéra de s'affilier à l'Ordre de Cîteaux, ce qu'il fit en 1147. Il mourut en 1159. Le choix du site de l'ermitage témoigne dans tous les cas des difficultés qu'ils rencontrèrent. Les successeurs d'Etienne durent quitter Muret pour Grandmont, chassés qu'ils furent par les moines de Saint-Augustin de Limoges qui inquiétèrent aussi Gaucher en ses débuts : averti par une tourterelle, il s'installa chez les chanoines cathédraux de Saint-Etienne. Quant à Geoffroy, tout aurait été pour le mieux sans le curé de Ladignac protégé par un archidiacre corrompu. A Obazine, c'est un petit village situé trop près de l'ermitage qui obligea Etienne à modifier un peu ses projets de construction. Chacune de ces quatre familles reçut de son fondateur un mot d'ordre qui l'emportait sur tout autre. A Grandmont, ce fut la pauvreté. Au Chalard et à Aureil, les ermites devenus chanoines eurent à privilégier l'office liturgique et à Obazine, c'est le rude travail des mains qui s'imposa dès les origines. Grandmont poussa si loin sa soif de pauvreté qu'il était interdit de conserver les actes de donation, préférant, comme on le lira, "donner aussi son manteau à celui qui réclamait la tunique" (Matth. 5, 40). La vie matérielle y était entre les mains des convers qui ne devaient pas pratiquer

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l'élevage, source de profit et de divertissement. Une évolution inverse se produisit à Obazine et l'on verra avec quelle véhémence Etienne défendra ses droits menacés. Quant aux chanoines d' Aureil, ils ne recevaient que "contre leur gré", titre qu'ils donnèrent à leur cartulaire : Invitus. L'esprit d'une pénitence hors du commun se rencontre exposé avec insistance dans ces quatre biographies : cilices, chaînes de fer autour du corps, bains dans l'eau glacée. . . Quelques différences toutefois : Etienne d'Obazine ne lave jamais ses vêtements et ne tolère pas que de la viande soit offerte aux malades, parlant de "boucherie" introduite au monastère. Gaucher l'admet parfois, par amitié envers ceux qui l'entourent. De toute façon, ces rigueurs alimentaires et vestimentaires sont à replacer dans le temps où les repas paysans, leurs habits et leur humble chaumière n'étaient pas aussi éloignés des pratiques de l'ermite, leur voisin, les uns par nécesssité, les autres par esprit de pénitence, "en un théâtre de pauvreté", comme on l'a jadis écrit avec malveillance. Si les ermites ont été représentés comme des "francstireurs", en face d'une Eglise établie et structurée, il n'empêche qu'ils adhèrent aux croyances et dévotions qui leur sont contemporaines. Le culte des reliques est partout présent, mais on veut jeter à la rivière les os d' Etienne de Muret s'il continue à troubler Grandmont avec ses miracles ! Les lacets de chaussures d' Etienne d'Obazine sont estimés à un marc d'argent et l'on arrache des moreaux de son brancard mortuaire avec les dents. Le dogme du Purgatoire et des indulgences interpelle Geoffroy du Chalard qui évalue à cent années les pénitences méritées par l'oncle qui l' a élevé à Tours et, s'il voit deux vicomtes de Limoges dans les tourments, c'est pour le persuader qu'il faut prier pour eux afin d' alléger leurs peines.

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Etienne d' Obazine que l'on aurait cru le plus fruste des quatre, s'élévera de son côté, en une colère inattendue, contre ce que l'on appellera plus tard, "la vente des indulgences". Les miracles, nombreux dans ces textes, peuvent heurter les esprits modernes. Deux raisons toutefois pour en conseiller de lire leurs récits, en sachant, certes, de quoi il retourne. Il faut d'abord savoir que ces vitae ont été écrites dans le but de constituer un dossier en vue d'une canonisation, pour le moins diocésaine. Il convient d'ajouter surtout que ces textes sont les seuls à nous introduire dans la vie de tous les jours des hommes du XIIe siècle. Malades guéris et prisonniers libérés sont le lot commun. Miracles punitifs aussi : un voleur de poules, une voleuse d'oeufs. . . Quelques morts ressuscités, mais pas plus de trois, car un saint ne peut dépasser en ce domaine le nombre de miracles identiques accomplis par le Christ ! Les ermites et la société qui, malgré eux, les entoure ne sont pas sans relations et le plus intransigeant des quatre fut aussi le plus accueillant au seuil de sa cellule, à tel point qu'à Muret les conversations charitables et édifiantes passsent avant l'office à réciter. A Obazine, grâce au monastère double, une famille entière peur être acccueillie et au Coyroux, on recevra des moniales pénitentes "dont on sait notoirement qu’elles ont eu plus d’amants que le plus riche seigneur pourraît conduire d'hommes au combat". Près d'Aureil, Gaucher construira lui aussi une maison pour les femmes. Les relations avec les ouvriers salariés du bâtiment ne seront pas toujours faciles : à Grandmont, ils menacent de quitter le chantier si l'un des leurs n'est pas rendu à la vie. Etienne d' Obazine qui voulut imposer le régime végétarien à ses maçons se verra confronté à une grève en bonne et due forme, mais c'est le même qui conseillera un pieux mensonge afin de faire embaucher des incapables et c'est aussi

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lui qui quittera en cachette l' un de ses vêtements dans une cabane paysanne où, en plein hiver, il avait découvert des enfants à peine couverts et transis de froid. Les Fioretti d'Etienne de Muret n'auront jamais le succès de ceux de François d' Assise. Un siècle sépare la date de leur mort et tant de ressemblances les unissent : l'amour de Dame pauvreté et une proximité aimante pour les plus humbles. Jamais notre ermite n'aura tenté le pinceau d'un Giotto, mais l'artiste anonyme qui construisit et orna la châsse d'Ambazac n'est pas à oublier non plus. Quant à la centaine de celles grandmontaines, elles vécurent leur vie, entre l'idéal du fondateur et les réalités du siècle 2. Geoffroy du Chalard était un original peu intimidé par les grands de ce monde. Il fut protégé dans sa jeunesse par un banquier de Limoges, coutumier des pèlerinages à Rome et à ce point non conformiste lui aussi qu'il n'apprécia guère à son lit de mort la vêture monastique et le cimetière de Saint-Martial, préférant pour sa sépulture une place près de sa table de changeur. L'abbaye cistercienne d'Obazine devint riche à tel point qu'elle put sauver la région de disettes, mais l'idéal primitif était bien loin 3. Hildegarde de Bingen, écrivant aux moines de Cîteaux les appelait non sans humour "frères gris" et concluait ainsi sa lettre : "Vous voulez posséder le ciel et la terre ensemble, c'est impossible." 4.

2 A titre d'exemple, voir M. Aubrun, Grandmont-les-Châtaigniers, dans "Moines . . . et paysans", Clermont, 2000, pp. 111-118. 3 Cartulaire de l'abbaye d' Obazine, édit B. Barrière, Clermont, l989. 4 Patr. lat. 197, col. 265, c.

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QUE DEVINRENT CES FONDATIONS EREMITIQUES ?

L'Ordre de Grandmont n'eut pas de chances car ses statuts n'étaient pas adaptés à la vie pratique, tant sur le plan de l'autorité que sur celui de la vie quotidienne, nous l'avons vu, si bien que son histoire fut secouée de "crises" que la papauté s'employa en vain à résoudre en lui faisant perdre ce qui lui donnait une personnalité propre. Ajoutons -malchance ultime- que Grandmont fut supprimé à la fin de l'Ancien régime et ne put ainsi se prévaloir du titre de martyre de la Révolution, ce qui rendit au XIXe siècle impossible toute restauration 1. La congrégation du Chalard, quant à elle ne connut aucun essor, malgré le caractère assez remarquable du fondateur : une bulle de 1150, qui confirme ses biens ne fait mention que de modestes chapelles des environs 2. Les chanoines d' Aureil survécurent mieux devant l'évolution générale qui a toujours tendance à être préjudiciable aux initiatives locales et modestes. L'abbaye d' Obazine, rattachée à Cîteaux se confondit assez vite dans l'ensemble cistercien.

1

J. Becquet a résumé l'ensemble de ses travaux dans "Catholicisme", art. Grandmont. 2 Bulle publiée par J. Becquet, Les chanoines réguliers en Limousin, "Analecta praemonstratensia," 36, 1960, pp. 231-234.

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EDITIONS DES QUATRE TEXTES LATINS TRADUITS

La vita d' Etienne de Muret a été publiée par J. Becquet dans 'Scriptores ordinis grandimontensis", (CCCM 8) Brepols, Turnhout, 1968. pp. 103-160 La vita de Geoffroy du Chalard a été publiée par A. Bosvieux, dans "Mémoires… de la Creuse, III, 1862, pp. l-45 ; La vita de Gaucher d' Aureil a été publiée par J. Becquet dans "Revue Mabillon", 53, 1963, pp. 43-55. La vita d' Etienne d' Obazine a été publiée et traduite par M. Aubrun ; disponible aux éditions "Presses universitaires Blaise Pascal", Clermont, 1970.

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BIBLIOGRAPHIE

AIGRAIN, R. L'hagiographie, ses sources, ses méthodes, son histoire. Paris, 1953. ALPHANDERY, P., La chrétienté et l'idée de croisade, Paris, 1954. ARBELLOT, J, Les ermites en Limousin, "Bulletin archéologique et historique du Limousin" ( = B.L.), 33, pp. 21-50. AUBRUN, M., Vie de saint Etienne d'Obazine, éd. et trad. Clermont-Ferrand, 1970. AUBRUN, M., L'ancien diocèse de Limoges des origines au milieu du XIe siècle, Clermont-Fd, 1980. AUBRUN, M., Grandmont-les-Châtaigniers, dans "Moines, paroisses et paysans", Clermont-Fd, 2000. BATANY, J, L'église et le mépris du monde "Annales. . . " 20, 1965, pp 1012-1056 BECQUET, J., Saint Etienne de Muret et l'archevêque Milon de Bénévent, B. L, 86, 1955-1957, pp. 403-409. BECQUET, J., La première crise de l'ordre de Grandmont, B. L., 87, 1958-60, pp. 283-324. BECQUET, J., La vie de saint Gaucher d' Aureil, "Revue Mabillon", 53, 1963, pp. 25-55. BECQUET, J., Le coutumier des chanoines réguliers d'Aureil, B. L., 91, 1964. BECQUET, J., Etienne de Muret, art. "Diction. de spiritualité, IV, 1504-1514. BECQUET, J., La bibliothèque des écrivains de Grandmont, "Revue Mabillon", 53, 1963.

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BIBLIOGRAPHIE

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VIE D'ETIENNE DE MURET

Il y avait en Auvergne un homme de très grande noblesse nommé Etienne. Il était le seigneur et vicomte du bourg fortifié de Thiers. Son épouse se nommait Candide et ce n'est pas sans raison qu'ils se nommaient ainsi. Ils désiraient un fils qui, par sa virginité et la continuelle aff liction de son corps, devait être couronné par Dieu à l'instar des lys odorants et des roses printanières et un sain présage donna l'assurance de l'événement qui allait suivre. C'est en effet, par un signe divin qu'un fils leur naquit, lequel demeura toujours en l'état de virginité et, comme un rappel de la couronne qu'il mérita, il fut appelé Etienne comme son père1. Ses parents l'éduquèrent avec grand soin selon la coutume des nobles et, dès qu'il eut atteint l'âge de comprendre, ils l'orientèrent vers l'étude des Lettres. Ils aimaient d'autant plus cet enfant qu'il commençait à se montrer plus élégant dans son corps et d'un bon naturel, aussi bien que parfait dans la pratique des Lettres. Son père eut alors l'inspiration céleste de vouloir se rendre à Bari afin d'y prier devant le corps de saint Nicolas de Myre qui venait d'y être récemment transféré. En ce lieu en effet, une multitude de peuple se rendait alors pour demander l'intercession de ce si grand confesseur pour la rémission de ses fautes2.

1

L'explication vient de l'origine grecque de "Stephanus" qui signifie "couronne", cf. Fulgence : "C'est avec les armes de la charité qu'Etienne combattit pour conquérir cette couronne que symbolisait le mot de Stephanus. " Patr. lat. 65, col-750. 2 Sur saint Nicolas et le pèlerinage à Bari, cf. "Catholicisme" : les reliques n'y furent transférées qu'en 1087 !

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Il se prépara donc au voyage, choisit ses compagnons et partit, emmenant avec lui son fils et c'est très heureux qu'ils parvinrent aux saintes reliques, guidés par le Christ. Une fois leurs prières achevées, ils s'en retournèrent en passant par Bénévent où arriva ce que personne ne peut raconter sans douleur. Le jeune fils tomba en effet malade et la joie que le père avait eue en la compagnie de son petit enfant se transforma en tristesse. Il se mit à prier, à offrir des présents au médecin tout -puissant et à demander l'aide de saint Nicolas. Nulle amélioration cependant dans la santé de son fils. O piété paternelle ! O providence du dispensateur suprême, le père demande la santé pour son fils, mais Dieu donne un autre père à l'enfant ! L'archevêque de cette ville était alors le bienheureux Milon, originaire d'Auvergne qui avait bien connu cet homme dans sa jeunesse3. Voyant que l'enfant ne guérissait pas, il rappela leurs relations anciennes et l'attachement de cet homme très noble pour lui demander de lui confier son fils. Certain de son amitié et n'ignorant ni sa prudence ni son honnêteté, il lui remit ce précieux dépôt puisqu'il ne pouvait ramener avec lui son petit enfant. Il le pria instamment que, s'il en réchappait, il le fasse instruire jusqu'à ce qu'il sache la loi sous laquelle il avait été offert. C'est ainsi que, privé de son cher enfant, désolé et aff ligé, il revint chez lui. Quelques jours après, la clémence divine opérant, le garçon fut guéri et, oubliant presque son père et sa patrie, il devint souriant et joyeux sur cette terre étrangère. L'archevêque en fut heureux également. Il lui apprit les

3

J. Becquet, Saint Etienne de Muret et l'archevêque Milon de Bénéven ; "Bull.... Lim"., 86, 1955-57, pp. 403-409, démontre que le séjour près de Milon fut plus court que l'indique notre texte, l'archevêque n'ayant occupé le siège que d eux ans (10741075).

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Lettres sacrées et, en plus, comme un père affectueux et un fidèle docteur, il l'éduqua avec soin dans la bonté, la discipline et le savoir. Souvent il lui faisait quitter l'école pour le placer à ses pieds, le faisant ainsi participer aux réunions -placita- du diocèse ou à ses entretiens avec le souverain romain de qui relève le siège et le palais -thalamus- de Bénévent. A de telles négociations, à cause de la vérité, de la mansuétude et de la justice4 qui, pour lui, l'emportait sur le reste, il le forçait souvent à donner son avis. Ainsi, comme dit l'apôtre : "Qui connaît la vérité et qui en fut jamais le conseiller"5 ? Il découvrait le savant quant à la justice, le père spirituel près duquel son père par la chair l'avait conduit en des peuples étrangers sans savoir ce qu'il faisait. Certes, il pensait et savait qu'il ferait quelque chose de grand de son fils. L'enfant sortirait de la terre, de ce qu'il connaissait, de la maison de son père et ce serait pour enseigner à des gens qu'il ne connaissait pas un genre de vie vers lequel beaucoup d'hommes accourraient, comme de Hur les Chaldéens et de la servitude d'Egypte vers la terre de la promesse et le mont des puissances. Florissait alors aux confins de la Calabre, une religieuse congrégation de justes d'autant plus soucieux des biens célestes qu'ils étaient éloignés de tout souci des affaires temporelles. Ils avaient renoncé à tout troupeau, propriétés et occupation du monde et il n'y avait aucun engagé parmi eux qui voulut revenir aux tumultes du monde. Comme ceux qui accèdent par la sublimation du cœur et la voie étroite à celle qui conduit à la vie, ils n'avaient rien qui leur fut propre, mais, comme il est dit dans les Actes des apôtres, 4

Ps. 44, 5 ; les citations bibliques ont été identifiées par J. Becquet, éditeur du texte que nous traduisons. 5 Rom. 11, 34.

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"toute chose leur était commune et était répartie selon les besoins de chacun"6. Certes, ils n'avaient d'autres serviteurs qu'eux-mêmes et le plus grand avait la place du plus petit, le premier devenant serviteur. Ils confiaient les besoins du corps à Dieu, vivaient dans la clôture et gardaient en tout l'obéissance, réparatrice du genre humain. Ils avaient crucifié le monde en eux et eux au monde. Ils étaient glorifiés dans la croix du Christ, témoins de la vérité par la prédication des œuvres et avaient trouvé une telle grâce devant Dieu et les hommes que, par l'abondance des vertus, ils ne manquaient ni de nourriture, ni des vêtements dont la nature a besoin. Le très sage archevêque Milon, dans les sermons qu'il faisait au peuple, recommandait leur genre de vie et, quand il pouvait rencontrer l'un de ces pères, il se consacrait tout entier à lui, oubliait toute autre sollicitude, comme s'il avait entendu le Christ parler au travers de son serviteur Il écoutait leur entretien pour ensuite enf lammer davantage la vie des clercs, des laïcs et des autres religieux. Il proposait leur exemple où on les voyait se défiant de toute cupidité qui est la racine de tous les maux7, n'aspirant qu'aux seules choses célestes. L'enfance quittait alors Etienne et l'on voyait ce saint jeune homme se complaire dans ce genre de vie religieuse et recommander tout cela à sa mémoire. Le Christ Seigneur avait fait sa demeure dans son cœur et il désirait le servir en tout, mais, quelque perfection qu'il puisse pratiquer, il était un adolescent très prudent et réf léchissait avec beaucoup d'attention. Il fut instruit et nourri par l'archevêque Milon pendant douze ans. A la mort de celui-ci, il s'en fut dans l'entourage 6 7

Act. 4, 32 ; I, Tim. 6 ;

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d'un très prudent cardinal de l'Eglise romaine près duquel il demeura constamment à la Curie pendant quatre ans, "allant et venant"8 au gré des activités. Il entendit alors toutes sortes de fidèles catholiques parler des actions de diverses formations religieuses et des institutions de toute l'Eglise et fut ainsi informé suffisamment de tout ce qui concerne le salut de l'âme et la prudence salutaire du siècle. Il considéra alors comme urgent le désir de servir Dieu et en fit la demande au pontife romain qui le connaissait bien9. Pour la rémission de ses péchés qui, je le pense, n'étaient pas graves, mais qu'il considérait, lui, bien autrement, il sollicita la permission d'aller rejoindre l'Ordre religieux qu'il avait vu en Calabre L'admirable père apostolique, considérant son jeune âge et la sévérité de l'Ordre calabrais fut d'abord frappé de stupeur, puis, il lui promit des charges ecclésiastiques -honoreset d'immenses bénéfices afin d'essayer de le faire renoncer à un pareil projet. Il croyait que peut-être il pourrait le détourner d'une voie si difficile et ardue, décision prise à la légère et qui ne lui convenait pas. Le saint père aurait approuvé sans cela cette demande formulée avec tant de ferveur. Enfin, devant une attitude aussi constante et réfléchie, le vicaire du Christ accepta enfin et, par son autorité et son pouvoir qui domine tous les mortels, il l’incita fort pour le bien qu'il ferait dans la pénitence et le fruit des vertus. Etienne alors, joyeux d'avoir obtenu la permission du pontife qu'il avait tant sollicité, quitta la Curie avec sa bénédiction en possédant déjà la moitié de sa conversion future. Il lui sembla bon de rentrer dans sa patrie afin que ce qu'il avait abandonné corporellement et sans le savoir, il le quit8 9

Act. 7, 28. Grégoire VII, (1073-85).

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terait alors spontanément et avec prudence dans son corps et dans son esprit. Il reprit en sens inverse le chemin de l'Auvergne qu'il avait emprunté dans sa jeunesse, mais ne resta que peu de temps dans son pays. Tandis que ses parents, ses frères, ses cousins et ses amis se réjouissaient de son retour, il se retira seul et en secret, parcourut et explora plusieurs provinces à la recherche d'un lieu idoine pour y servir Dieu dans la pénitence. Il savait que, pour ceux qui aiment et cherchent Dieu, les relations avec les hommes et l'abondance des biens sont nuisibles et que la pauvreté et la solitude, en revanche, sont utiles. Après avoir visité de nombreux ermitages et solitudes et se remettant en mémoire la vie des chanoines, des moines et des ermites qu'il fallait imiter, il parvint en Aquitaine, le Christ le guidant, sur une colline boisée qui n'était pas éloignée de la ville de Limoges et que l'on appelle Muret10. Il y remarqua des sources, des rochers et des terres désertes et sans chemin ce qui offrait, de toute évidence, à leur nouvel hôte, une eau très fraîche, un gite exposé au vent et le repos de l'esprit. Tout était boisé et stérile et presque en hiver en toutes saisons. Peu d'hommes, beaucoup de bêtes, rien d'autre ne pouvait le troubler. Il ne craint pas les tentations en effet, celui qui sent les consolations de Dieu, ne se nourrit pas trop du pain des hommes et mange assidûment le pain des anges. L'homme de Dieu n'ignorait pas cela, y mettait son espoir, selon ce que l'on lit : "Il se tenait dans le désert et les bêtes et les anges le servait"11. Se sentant en sécurité et intrépide, il arriva à une fontaine et son cœur se réjouit d'avoir parfaitement trouvé une solitude qui le mènerait à la pauvreté. Il promit d'y servir Dieu tous les jours de sa vie et, avec un 10 11

Cne d' Ambazac, Hte-V. Marc, l, 13.

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anneau qu'il avait seulement gardé du monde, il décida de demeurer dans la chasteté pour le Christ : "Moi, dit-il, Etienne, je renonce au diable et à toutes ses pompes et je m'offre à Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, seul Dieu en trois personnes, vivant et vrai." Il écrivit cette profession de foi et la posa sur sa tête en disant : "Dieu tout puissant et miséricordieux, Père, Fils et Saint-Esprit, moi, Etienne, je promets de te servir dans la foi catholique en cet ermitage. A cet effet, je pose cette charte sur ma tête et mets cet anneau à mon doigt pour qu'au jour de ma mort, cette promesse et cette charte soient un bouclier contre mes ennemis12. Je te prie, Seigneur, pour que tu me rendes cet habit nuptial et que tu daignes me compter au nombre des fils de la sainte Eglise. Que tu revêtes mon âme qui aura quitté mon corps de l'habit de ta charité et l'introduise dans ton royaume avec tous les saints, toi qui vis et règnes, Dieu, avec ton Fils et le Saint-Esprit pour tous les siècles des siècles. "Il ajouta aussi : "Sainte Marie, mère de Jésus-Christ, ton fils, je te recommande mon âme, mon corps et mon esprit. " Ceci dit, il ne revint plus dans le siècle, mais, s'étant construit une petite hutte avec des branches, en l'an du Seigneur 1076, à l'âge de trente ans, il commença à habiter cet ermitage dans les jeûnes, les veilles et les prières continuelles, servant Dieu nuit et jour. A partit de ce jour, sa nourriture fut du pain et de l'eau avec, de temps en temps, un peu de bouillie de farine de seigle qui a moins de goût que celle faite avec d'autres farines, ce qu'il prenait par nécessité et non par gourmandise. Devenu vieux, c'est -à-dire à la trentième année de sa conversion, il prit un peu de vin à cause de son estomac que la dureté des mets et leur rareté avait détraqué, mais, qu'il 12

Cette cérémonie rappelle celle de la mise en servitude volontaire, cf. obnoxiatio, cf. Du Cange.

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fut en bonne santé ou malade, il n'usa jamais de viande ni de graisse. Si quelqu'un veut savoir comment une si piètre nourriture pouvait alimenter son corps, lorsqu'il habitait un ermitage, ne sortant pas dans le monde, qu'il se remémore comment le prophète Abdias vécut caché dans une grotte avec du pain et de l'eau13 et qu'il apprenne néanmoins comment la charité des voisins, par la seule inspiration divine, donnait le nécessaire à ce serviteur de Dieu. Celui qui a envoyé à Daniel dans la fosse aux lions sa nourriture par la main d'Abacuc14, celui qui, par l'intermédiaire d'un corbeau et d'une veuve libéra Hélie de l'injure de la faim15, celui aussi qui donne à manger tous les jours aux animaux et aux petits des corbeaux qui l'invoquent, c'est le même qui ne pourra oublier celui qui s'est caché pour l'aimer dans le secret de sa face et loin des foules humaines. Tourné vers les seules affaires du ciel, il s'en remettait pour alimenter son corps à la dévotion des fidèles et pour combler son esprit, aux bienfaits de la contemplation divine. De quelle manière ne goûta-t-il pas combien est suave le Seigneur, à l'instar de la bruine mouillant la terre16, celui qui, châtiant son corps, le réduit en servitude. A cet effet, il se dota d'une cuirasse en fer -lorica- pour lutter contre les embûches de la chair et la lascivité de l'esprit. Il demeura ainsi armé, son corps entièrement desséché jusqu'à ce qu'il eût obtenu pleine victoire sur lui-même. A ce sommet extrême de la perfection, il parvint à une telle indigence de vêtements et de nécessaire de couchage que cela semblait dépasser les forces humaines. Il ne touchait

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III Reg. 18, 3 ; Dan. l4, 31-34 ; III Reg. l7, 4-6 ; Ps. 71, 6 ;

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jamais aux habits qu'il portait par dessus sa cuirasse ; été comme hiver, il était toujours vêtu de même pour se prévenir du froid comme de la chaleur. Le lit sur lequel il reposait était à ce point dur et contraire au repos qu'il le torturait en dormant et ne le protégeait pas. Il avait fixé des planches dans le sol, à l'imitation d'un cercueil et il n'y était déposé aucune paillasse ni literie ; il n'y avait qu'une tunique en fer et une bien méchante couverture qu'il posait par dessus En son absence, l'endroit où il couchait restait nu et vide et, lui présent, il était orné de telle literie. Mais qui donc n'est pas effrayé par cela ? Qui donc n'en est pas stupéfait ? A la vérité, c'est bien vrai : peu de nourriture, un misérable lit et peu de sommeil : tel il vécut. Si l'on excepte les offices réguliers et obligatoires de l'Eglise, c'est-à-dire ceux que l'on célèbre le jour et ceux de la bienheureuse Marie et pour les fidèles défunts, du premier au dernier jour dans son ermitage, il célébra en outre l'ordinaire de la sainte Trinité avec neuf lectures canoniales, jour et nuit. Nous ne pouvons savoir le nombre des génuf lexions qu'il fit, baisant la terre et la frappant de son front et de son nez et nous croyons ignorer combien de fois il recommença. Ce que nous savons, en revanche, c'est que, par leur fréquence, il avait fait pousser à ses mains et à ses genoux de la corne comme en ont les chameaux17 et qu'il avait dévié son nez sur le côté. Il aimait la psalmodie et les prières accoutumées et possédait aussi la grâce de la contemplation par excellence par laquelle Dieu est le mieux connu. Il en était à ce point que, ravi par cette douceur, tout à cette pensée, il en oubliait fréquemment deux ou trois fois de se nourrir. Et, puisqu'une

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Jérôme, Vir. ill., 2, Patr. lat. 23, 6ll.

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chandelle allumée ne peut se trouver sous un boisseau18, la renommée de sa sainteté se répandit de tous côtés. Arrivèrent alors vers lui ceux qui désiraient recevoir des conseils pour leur salut. Afin de leur parler -la charité étant la première servie-ce qu'il avait l'habitude de dire ou de faire selon temps et heure établis, il le différait alors mais ne l'oubliait pas. Après avoir quitté ceux qui étaient venus lui parler, quelle que soit l'heure, avant de manger et de dormir, il réalisait tout le nécessaire des prières habituelles et rattrapait tout cela avec dévotion, si bien qu'il restait souvent jusqu'au lendemain sans manger. Il était ainsi le véritable imitateur des disciples du Christ qui, allant et venant, ne trouvaient pas le temps pour les repas. La première année de sa conversion, rigide et exigeant, il resta seul dans son ermitage et sans consolation humaine. La seconde année, il reçut sous sa garde et sa discipline quelqu'un venu du siècle, suivi ensuite par un autre. Il resta longtemps avec ces deux seuls compagnons alors que plusieurs autres craignaient d'accéder à l'austérité de sa conversion. Il n'imposait cependant à personne sa stricte règle et s'en tenait à la mesure du possible. Il avait adopté pour lui un genre de vie cruel et ardu, mais pour les autres, il était bon, patient et plutôt tolérant. Il savait que, selon la grâce reçue par chacun du ciel, l'un est plus fort que l'autre et que nous ne pouvons pas tous tout faire19. Il ne recherchait pas à tuer le corps de ses disciples, mais leurs vices. Il était ainsi le fidèle dispensateur que le Seigneur a placé au dessus de sa maisonnée20, indulgent et compréhensif, notamment pour la nourriture et l'habillement. Il exigeait seulement d'eux qu'ils aiment Dieu par dessus tout et qu'ils puissent lui dire : 18 19 20

Matth. 5, 15 ; Luc, 2, 33 ; Virgile, Bucoliques, VIII, 63. Luc, 12, 42.

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"A cause de toi, nous nous mortifions tous les jours et nous nous considérons comme des moutons que l'on va tuer"21. Par la suite, Dieu en ayant disposé ainsi, le nombre de ses disciples s'accrût et il ne devint pas un au dessus d'eux, mais le plus petit de tous. Selon la tradition de la vie religieuse, tandis qu'ils étaient au réfectoire assis à table en train de manger, Etienne se tenait humblement à terre -humiliter humi- lisant la passion des saints, la vie des Pères ou tout autre récit édifiant. Il prenait les aliments pour le corps en se souvenant de la phrase : "L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole venant de la bouche de Dieu"22. Il lisait, lisait, dis-je, et informait sa mémoire : "Quand tu es le premier, humilie-toi devant tous et tu trouveras grâce devant Dieu"23. Il était prudent et soucieux dans l'observance de la vie religieuse en ce qui concerne la perfection des mœurs et le salut des âmes. Il enseignait ses disciples et ceux avec qui il parlait, comme il est rapporté dans ses Sententiae 24, c'est pourquoi nous n'en parlons pas ici ; Hâtons-nous plutôt vers les preuves évidentes de sa sainteté pour lesquelles il est davantage besoin de foi que de verbiage. Qui connaît la pensée des hommes, sinon celui qui a mis le sceau sur leur cœur et comprend toutes leurs actions ou celui à qui il a voulu le révéler ? "25. Cet homme avait reçu la prérogative de la grâce du Père des lumières par qui tout ce qui est donné est excellent et

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Ps. 43, 22. Deut. 8, 3. 23 Eccli. 3, 20 ; Matth. 20, 26 ; Marc, 10, 43, 44 ; 24 (24) Ce recueil, ainsi que tous les autres textes fondateurs de l'Ordre de Grandmont ont été édités par J. Becquet, Scriptores grandimontenses,, 1968 Brepols, Turnhout, Belgique. 25 Matth. 11, 17 ; Luc , 10, 22 ; 22

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tout don parfait26 si bien qu'il disait clairement à ses disciples ce qu'ils pensaient et les tentations auxquelles le diable les soumettait. Comme un bon père soucieux de leur salut, il les instruisait prudemment de leurs pensées mauvaises et tentations importunes. Souvent il fortifiait leur faiblesse et, de peur qu'ils ne fussent submergés dans la grande mer et ses f lots, il les aidait de ses prières Ses prières, en effet, avaient tant de force devant Dieu qu'elles pouvaient libérer des pièges des démons et des machinations sordides des hommes. Cela est clair dans plusieurs miracles où le Seigneur s'est manifesté par sa foi et ses oraisons. Nous allons en rapporter quelques exemples. Il y avait un généreux chevalier qui était accusé d'une grave faute. Il vint le visiter parmi d'autres et parla comme un sot parmi les sots : "Je t'en prie, serviteur de Dieu, ne prie pas Dieu pour moi". Etienne lui répondit : "Qu'est-ce donc, frère, pourquoi parles-tu ainsi ? " Le chevalier répondit : "J'aime tellement ma faute que je ne veux ni la haïr ni l'abandonner et je crains que tu ne m'y contraignes si tu pries pour moi ! " A ces mots, le chevalier du diable s'éloigna et le fidèle athlète du Christ demeura triste et anxieux. Entrant au chapitre, il frappa sur la tablette27, assembla les frères et, secoué par un torrent de larmes, il leur dit avec peine de quoi il s'agissait. Enfin, après leur avoir rapporté les paroles du chevalier, il les exhorta à prier avec lui pour cet homme vraiment sot. Sans retard, le pécheur revint et demanda pardon

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Jac. 1, l7 ; Sorte de planche frappée à l'aide d'un maillet. C'est d'ailleurs par maillet que L Delisle traduit tabula ; Bibl. Ec. Chartes, 2e serie, t. III, 1846-47, p. 374 " Des muniements paléographique... " et voir aussi le coutumier clunisien d'Ulric, fin XI siècle Patr. lat. 149, 736 27

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pour ses paroles stupides et renonça au mal dans son cœur et dans ses propos. Cette affaire permet de connaître quelle grande charité il possédait, lui qui ne cessait de fondre en larmes tant qu'il n'avait pas ramené son prochain qui errait vers le sentier de la vérité. Un homme assez riche -in re familiari- avait l'habitude d'envoyer des provisions à l'ermitage comme le peuple fidèle avait coutume de le pratiquer. Il habitait loin de sa cellule et ne pouvait s'y rendre en un jour. Il demandait donc l'hospitalité à l'aller et au retour. Il était par ailleurs connu de cet hôte comme étant riche. Poussé par le diable, celui-ci le fit enlever par des bandits qui le retinrent pour obtenir une rançon. Ils l'enchaînèrent et se cachèrent avec lui dans une grotte. Quelques jours après, on annonça au serviteur de Dieu que son familier qui était venu vers lui avait été capturé par des inconnus et que l'on ignorait où on l'avait conduit. Après avoir appris cette nouvelle, il le fit d'abord rechercher avec beaucoup d'application, mais sans résultat. Puis, il dit aux frères déçus après leurs vaines recherches : "Pourquoi cette anxiété, je sais où il est et comment il se porte. Allons nu-pieds à la chapelle et implorons l'aide de la glorieuse vierge, mère du Seigneur sous la garde de laquelle il est prisonnier. Il n'est aucune prison, aucun endroit desquels elle ne puisse nous le rendre libre et sans retard." Après cela, le lendemain, l'hôte et les deux brigands se présentèrent à sa cellule en frappant à la porte : l'homme pris et ligoté était libre. Les voleurs et le traître étaient chargés de liens à leur tour. Le frère portier se réjouit du miracle et en informa secrètement le père spirituel qui, selon sa coutume était en train d'instruire ses disciples. Le serviteur du Christ cacha sa joie sur son visage et n'interrompit pas du tout son exposé com-

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mencé, donnant ainsi aux frères l'exemple qu'il fallait penser davantage à la gloire de Dieu plutôt qu'aux miracles. Enfin, son sermon terminé, il fit détacher les voleurs et traîtres et rendit avec les frères grâce à Dieu et à la vierge Marie. Il leur permit enfin de s'en aller libres et protégés. Venaient à lui beaucoup de petits et de grands, des pauvres et des riches. Il était très connu – celeberrimae opinionis –, recevant tout le monde, ne rejetant personne. Sa main n'était pas tendue pour recevoir mais pour donner ce qu'il avait reçu. L'esprit joyeux et la gaité sur le visage, il distribuait aliments spirituels et corporels à tous ceux qui venaient à lui. Il reprenait les pécheurs, consolait ceux qui regrettaient leurs fautes et leur indiquait comment agir. Aimant les justes, compatissant pour les aff ligés, généreux pour ceux qui étaient dans le besoin, il était un père pour tous Une admirable odeur émanait de sa personne quand il parlait à ceux qui se tenaient autour de lui ; nous avons de bons témoins à ce sujet. Cette odeur ne se répandait pas seulement quand il parlait, mais elle émanait de lui et se tenait en lui. Bien plus, il nous fut donné de comprendre qu'elle lui était donnée tant qu'il vécut par sa virginité intégrale et l'humilité de son âme et de son corps. Il était patient dans les jeûnes, les veilles, dans le froid et la chaleur et portait dans son cœur et dans son corps, la croix du Seigneur. Il serait trop long de parler de sa charité, de sa discrétion, de son affabilité et de sa joie dont sont dépourvus ceux qui manquent de quelque chose. Dieu connaît tout. Quant à nous, nous avons décidé de taire tout ce qui ferait peut-être hésiter les gens de notre époque. La sainteté de sa conversation rayonnait tant qu'elle pouvait attirer des hommes supérieurs.

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Les excellentissimes cardinaux Grégoire et Pierre de Leu furent envoyés en Gaule comme légats. On sait que par la suite il y eut un schisme entre eux à propos du siège romain28. Ils vinrent en Limousin visiter l'homme de Dieu, s'enquérirent avec soin du genre de vie qu'il menait, de qui il l'avait appris et enfin pourquoi il avait entrepris de s'occuper des hommes sur une terre stérile, non cultivée, sans animaux d'élevage et avec le moins possible de moyens matériels. Il leur répondit avec humilité, de la même façon qu'il parlait à ses interlocuteurs habituels. Il commença par faire mention de son instructeur -de doctore suo-, le vénérable Milon, archevêque de Bénévent, se rappelant au fond de son cœur cette parole du Christ : "Si je me glorifie moi-même, ma gloire n'est rien"29. Les cardinaux cependant, entendant parler d'un personnage si célèbre hésitèrent quelque peu devant ses propos. Ils savaient que le saint homme en question, mort depuis longtemps, avait bien existé. Devant leur réticence, le serviteur de Dieu leur dit : "Vous doutez, messeigneurs ? Si vous n'êtes pas pressés, nous dirons toute la vérité et vous serez convaincus aussitôt. " Ils promirent alors d'entendre volontiers tout ce qu'il dirait jusqu'au dernier mot. L'abbé limousin qui les avait conduits à Muret leur dit : "Ne craignez pas que cet homme de Dieu vous dise un seul mensonge, il se laisserait couper la tête plutôt que de mentir sciemment. "Etienne leur conta alors comment tout enfant, il avait été conduit à Bénévent par son père où il avait pendant douze ans été instruit par saint Milon qui lui avait enseigné cette règle et il leur rappela beaucoup de choses de la vie de ce dernier qu'ils connaissaient déjà. C'est

28 Il s'agit du futur Innocent II et de son futur rival Pierleoni, l'anti-pape Anaclet II, cf. J. Becquet, op. cit., p. 2l. Il en suivra un conf lit qui durera 9 ans, cf. HefeleLeclercq, Conciles, V, 1, pp. 677-687. 29 Jean, 8, 54 ;

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pourquoi, ils reconnurent qu'il disait vrai et tout ce qu'il ajouta par la suite, ils le reçurent avec joie. Il répondit à toutes leurs questions et il les convainquit de ce qu'était sa foi et son espérance. A la fin de l'entretien, il leur dit : "C'est ainsi que nous avons voulu quitter ce monde trompeur, guidé par la grâce du Christ. Nous étions alors à la Curie romaine, dans la suite d'un certain cardinal depuis la mort de notre saint et sage instructeur. Nous pouvions cependant mieux faire et entrer en pénitence en projetant sous son contrôle et son obéissance de suivre une vie de pauvreté pour la rémission de nos péchés. Certes, à cause de notre fragilité, nous ne pouvions imiter les saints ermites connus par nos lectures, qui demeurent toute une semaine sans nourriture corporelle, vacant à la contemplation divine. Il n'empêche qu'ayant rompu quelque peu avec la vie publique, nous nous mîmes à suivre l'exemple de ceux qui, en Calabre, sans bétail ni propriétés, servent Dieu. Lors du jugement suprême, quand le Christ viendra juger les vivants et les morts, nous attendrons ainsi sa miséricorde Sur la question que vous posez au sujet des vêtements des moines et des chanoines, nous n'en usons pas, comme vous le constatez, car nous ne voulons pas employer pour nous, des mots d'une si grande sainteté. " Les cardinaux légats admirèrent sa réponse prudente et humble et dirent à ceux qui assistaient à l'entretien avec constance : "Nous vous le disons et certifions, nous n'avons jamais vu homme semblable : le Saint-Esprit parle en lui." Tournés vers ce soldat du Christ, ils ajoutèrent : "Homme de Dieu, s'il est possible que tu persévères ainsi jusqu'à la fin, tu seras dans le royaume des cieux avec les apôtres : tels sont en effet leurs témoignages." Ils lui donnèrent alors la bénédiction et, après s'être assurés mutuellement de leurs prières, ils le quittèrent.

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Si nous réf léchissons au don de la divine charité, nous pouvons voir d'évidence un miracle dans cette visite. JésusChrist a voulu que son serviteur reçût en ses débuts de son vicaire apostolique, l'assurance qu'il agissait bien et à la fin il lui fut donné par des hommes apostoliques, vicaires de son vicaire, le témoignage de sa sainteté. Huit jours après leur départ, la veille des Nones de février, (le 4), alors qu'il n'était incommodé d'aucune douleur, il commença à renoncer aux conversations avec les gens de l'extérieur et se consacra uniquement à la doctrine de ses disciples et à prier. Il apprit par le Saint-Esprit que le jour de sa mort approchait et il voulut les confirmer dans le vœu de pauvreté et les observances qu'il avait instituées et pour lesquelles ils étaient venus et aussi obtenir de Dieu qu'ils y soient fidèles. Il leur recommanda d'aimer Dieu, la pauvreté et les observances. Ils lui répondirent, tous rassemblés devant lui : "Très saint père, tant que tu as été parmi nous, Dieu nous a donné le nécessaire à cause de ton amour, mais après ta mort, comment pourrons-nous vivre ? Tous les secours temporels nous sont éloignés, d'où viendra notre subsistance ? "A cela, le bon père, confiant dans la foi du Christ, répondit : "Je vous laisse à Dieu seul, possesseur de tout et vous abandonnerez vos personnes à son amour. Si, en aimant la pauvreté, vous lui restez fidèles et ne sortez de cette voie de vérité, lui, qui gouverne tout selon sa providence, vous procurera le nécessaire qu'il connaît. Si, au contraire -quod absit- en aimant les biens temporels, vous vous éloignez de lui, je ne veux pas vous laisser de quoi vous repaître en le combattant. Vous savez que je me suis complu dans cette solitude pendant près de cinquante ans, ce que les uns ont passé dans une grande détresse, les autres dans une belle abondance. La

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bonté divine m'a toujours donné à ma mesure et je n'ai pas manqué du nécessaire par temps de disette et je n'ai rien eu de superf lu à une époque d'abondance. Il en sera de même pour vous si vous évitez tout superf lu, car le nécessaire ne damne personne, si vous persévérez dans cette règle tirée de l'évangile. Pendant quatre jours, il leur dit cela et d'autres choses qui sont consignées dans le livre de la Règle et dans d'autres volumes encore afin qu'ils connaissent la grâce qui sera renouvelée pour l'avenir. A la pointe du cinquième jour, une douleur mortelle envahit ses membres. Il se fit alors porter dans la chapelle, demandant à ses frères de célébrer l'office divin et de supplier le Seigneur jusqu'à ce qu'il eût accueilli son âme. Enfin, la messe terminée, après avoir reçu la sainte onction et le corps et le sang du Seigneur, les frères en pleurs et chantant les psaumes, il émigra avec bonheur au ciel à l'âge de 80 ans, dans l'ordre des diacres, la sixième férie (le vendredi), le 6 des Ides de février (le 8) en disant : "In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum. ", Aussitôt après, les moines d'Ambazac30 accompagnés du capellanus de ce bourg -vicus- suivis d'une grande foule, frappèrent à la porte de la celle en disant : "Bons hommes, bons hommes31, ne nous cachez pas la mort du seigneur Etienne, nous savons bien qu'il est mort, notre aimable père." Le portier, voulant les éloigner de la sépulture jusqu'à ce que les frères aient célébré les obsèques leur dit en guise de consolation : "Qu'y a-t-il ? Pourquoi dites-vous qu'il est

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Existait à Ambazac une antique fondation relevant de St-Yrieix, possédée ensuite par les bénédictins de Saint-Augustin. Cf. M. Aubrun, L'ancien diocèse de Limoges... p. 119 ; 31 C'est ainsi que désormais seront nommés les frères de Grandmont.

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mort ? Nous croyons plutôt qu'il est beaucoup mieux qu'à l'ordinaire. " Le prêtre qui était venu avec les moines lui dit alors : "Nous savons bien qu'il est mort. Dans notre bourg, un enfant qui en était à la dernière extrémité, avait depuis la veille perdu l'usage de la parole. Comme abandonné, il était cependant veillé par sa mère qui attendait sa sortie de la vie terrestre. Brusquement, il se releva en disant : "Je vois une échelle très brillante dont une extrémité est au ciel et l'autre à Muret, beaucoup d'anges en descendent afin de conduire à la gloire l'âme du seigneur Etienne. "Sa mère, entendant cela en fut bouleversée, sortit de chez elle et m'appela ainsi que les moines que vous voyez ici. Elle raconta ce que lui avait dit l'enfant et nous conduisit à sa maison. Une fois en la présence de l'enfant, nous l'entendîmes redire devant d'autres aussi qui étaient venus, ce qu'il avait dit à sa mère. Il ajouta : "J'entends maintenant de toutes parts les cloches sonner dans les églises et les monastères. Voici ce qui sera pour vous la preuve que j'ai dit la vérité : je vais bientôt mourir et ne vous parlerai plus, mais je montrai, moi aussi avec le très saint père et la multitude des anges". A ces mots, il expira si bien que nous croyons qu'il a bien dit la vérité et qu'il est parti avec ce glorieux père. O heureuse vision et qui donc peut donner plus judicieusement témoignage à la virginité qu'un enfant vierge ? Ils sont en effet tous les deux vierges, le fidèle de Dieu et l'enfant qui rapporta cette vision. Un autre miracle témoigne également des grands mérites de cet athlète du Christ. En effet, le jour de sa mort fut connu à Tours et à Vézelay en même temps. Ces deux villes sont à ce point éloignées de Muret que cela n'a pu se produire sans un miracle. Les témoins fiables de cette merveille furent deux pèlerins limousins qui étaient venus en

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ces lieux pour y prier et qui rapportèrent ces événements aux frères32. La nuit suivante, il apparut à un chanoine qui avait été un de ses familiers : il était vêtu d'habits de couleur rose. Ce n'est pas étonnant, lui qui avait vécu en martyr du Christ tant qu'il vécut ici-bas. Le chanoine, tout réjoui de cette vision lui dit : "Pourquoi, père, ces vêtements splendides, vous qui jusqu'alors n'en avez jamais portés ? – " C'est une distinction du pontife romain qui m'a été attribuée de la part du Christ. " Le chanoine répondit : "Béni soit Dieu, que l'Eglise soit conduite par un tel pape ! " Se réveillant aussitôt, il comprit que ce songe était dû à la mort d'Étienne et, se levant, il chanta l'office divin pour la recommandation de son âme. Ils s'étaient en effet promis entre eux que celui qui vivrait le plus longtemps célébrerait l'office des morts pour l'autre. Une fois la sépulture donnée à son saint corps, ses disciples firent annoncer la nouvelle par lettre et un émissaire aux cardinaux dont nous avons parlé. C'est au concile de Chartres33 où ils se trouvaient qu'ils l'apprirent. Ils communiquèrent aussitôt l'événement à l'assemblée des archevêques, pontifes et autres très sages. Ils évoquèrent ses vertus et la pureté de sa foi qu'ils avaient personnellement constatées. Tous ceux qui les entendirent rendirent grâce à Dieu et, une fois l'absoute chantée, les cardinaux ajoutèrent : "Nous n'avons pas prié pour lui, mais nous l'avons prié pour qu'il supplie le Seigneur pour nous, car il peut davantage nous

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Il s'agit des pèlerinages réputés aux tombeaux de saint Martin à Tours et de sainte Madeleine à Vézelay. 33 Sur ce concile régional, voir Hefele-Leclercq, Conciles, V, l., année 1124 ; pp-648-651-

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aider par ses mérites que nos suffrages peuvent pour lui, car il vit maintenant dans la gloire du Christ. Amen." Après le départ de l'aimable père, les frères, réunis au couvent élurent entre eux et dans la concorde, comme prieur et père spirituel, Pierre de Limoges34. Celui-ci avait d'abord été vénérable prêtre dans le siècle. Il était chéri de Dieu et des hommes et devint le garant de la vie religieuse ainsi que du vœu que le fondateur avait établi. Sous son gouvernement, le troupeau du maître s'accrût. C'est alors que les moines de Saint-Augustin35 se mirent à contester notre présence à Muret. Plutôt que d'entrer dans l'habitude des procédures, ils préférèrent donner leur manteau à ceux qui souhaitaient prendre leur tunique36. Ils s'employèrent donc à rechercher un autre site où ils installeraient comme il convient le chef -caput- de l'Ordre et où ils pourraient servir Dieu, libres et tranquilles. Ils visitèrent plusieurs endroits et aucun ne fut considéré comme convenable. Enfin, éclairés par Dieu, ils se rangèrent à la décision suivante : le prieur célébrerait la messe avec dévotion et supplierait Dieu de les conseiller sans tarder au sujet de ce qu'ils recherchaient. O admirable clémence de Dieu et digne d'être conservée dans la mémoire ! L'ineffable providence du Dieu dispensateur leur avait préparé un lieu assez vaste, propre à l'observance religieuse et à la conversion. Il convenait par son nom et leur avait été préparé depuis la création du monde : ils méritèrent d'entendre le nom de ce lieu, par la voix divine, directement.

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Prieur de ll24 à ll37. Nous les retrouverons causant des difficultés à Gaucher d'Aureil. La gare de Limoges "bénédictins" garde le souvenir de ce puissant monastère, située qu’elle est sur son emplacement. 36 Matth. 5, 40 ; Luc, 6, 29. 35

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Le prieur célébra la messe comme prévu. Après les trois invocations de l'Agnus Dei, tandis que les autres frères priaient avec ardeur, il entendit une voix céleste : "A Grandmont ! A Grandmont ! A Grandmont ! A Grandmont !" Cette voix, d'autres frères l'entendirent également si bien que tous se trouvèrent heureux et consolés, s'étonnant de cette heureuse révélation. A Grandmont, contre les princes et les puissances, contre les maîtres du monde des ténèbres37, ils combattraient toujours. Ils avaient entendu le nom où serait célébré tous les jours la victoire que le Christ emporta sur l'antique ennemi du genre humain. Ils se rendirent sur les lieux indiqués par la révélation qui était presque dans le voisinage de Muret et ils y construisirent une église et des demeures, rapidement et selon une bien piètre apparence, puis ils revinrent à Muret où quelques frères étaient restés. Ils prirent le saint corps du glorieux père, le transportèrent à Grandmont et le déposèrent, sans que beaucoup le sachent, dans le chœur -presbyterium-, devant l'autel. Après cela, un chevalier, nommé Raymond de Plantade se fit conduire à notre nouvelle implantation -implantatio38 où il mérita d'être reçu dans la prière des frères. Il avait perdu, dans une maladie que l'on nomme paralysie, la moitié de son corps et, dans cette partie, aucun de ses membres ne pouvait bouger. Il s'adressa au prieur comme il put et demanda à être conduit devant l'autel. L'un de ses fils d'un côté, le prieur de l'autre, il fut ainsi quasiment porté devant la pierre tombale du saint homme. Il se mit aussitôt sur ses pieds et s'écria d'une voix forte : "Approchez-vous, ne m'aidez plus, me voici guéri en ce lieu. Je vous dis qu'ici est 37 38

Eph., 6, 12 ; Notre auteur joue sue les mots : Plantadis -implantatio.

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enterré un saint homme par les mérites de qui j'ai recouvré la santé ". Le prieur l'interrompit violemment et lui interdit de ne rien dire de cela, ni lui ni ceux qui l'avaient accompagné, mais plus il lui interdisait, plus il criait dans sa joie : "J'ai été guéri ici !". Celui qui n'avait pas été capable d'aller de la porte de l'église à l'autel, rentra chez lui et il n'y eut plus trace de maladie sur son corps. Un de ses disciples qui avait perdu la lumière du monde et demeurait prostré en prière devant son tombeau recouvra aussi la vue. Le linge avec lequel le prêtre avait enveloppé les os de la sainte relique fut mis au feu maintes et maintes fois sans être brûlé. Le prieur eut vent de ce miracle et se mit à craindre pour lui et les autres que le calme et la douceur de la paix à l'intérieur du monastère ne fussent mis à mal si les foules se mettaient à le fréquenter à la recherche de miracles. Il s'en vint vers l'autel, devant la tombe du saint homme et, en vrai amoureux de la pauvreté spirituelle, s'adressa au saint comme s'il était vivant : "Serviteur de Dieu, tu nous as montré la voie de la pauvreté et tu nous a enseigné le chemin pour y parvenir. Maintenant, ardue est la voie qui conduit à la vie, large et dégagée est celle qui mène à la mort39. Tu veux nous enlever la première par tes miracles, tu as prêché la solitude et maintenant tu veux rassembler dans la solitude des foules comme à la foire. Nous ne sommes pas conduits par la curiosité au point de vouloir assister à tes miracles et nous croyons assez à ta sainteté. Prends bien garde que, par ces miracles tu fasses proclamer ta sainteté et détruire notre humilité. Ne fais pas à ce point tant de cas des louanges qui te sont adressées à telle enseigne que tu en oublies notre salut. Nous te

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Matth. 7, 13 ;

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demandons d'obtenir cela par charité. Si tu fais autrement, nous te prévenons, par l'obéissance que nous t'avons promise et que nous suivons, nous sortirons tes os et nous les jetterons à la rivière"40. La foi pure et la vraie charité préfèrent les œuvres aux signes extérieurs. Nous avons tu beaucoup de miracles tant qu'il vivait. Nous avons vu tous les jours que, pour nous procurer le nécessaire, cela se réalisait par l'intervention de Dieu, sans propriétés, sans bétail et sans revenus. Suivons-le par l'exemple qu'il nous a donné de sa sainte conversion et par l’aide de Dieu, qui règne dans tous les siècles. Amen. Le prêtre Pierre de Limoges, révérend frère de Grandmont et neveu de Pierre de Limoges, notre second prieur, avait la simplicité de la colombe et s'épanouissait en une splendide f leur virginale. Il lui arrivait souvent de verser des torrents de larmes et il remplissait son office, aussi bien comme Marthe que comme Marie. Il commença, avec la permission divine à tomber gravement malade, supportant à grand peine le poids d'une amère langueur. Il suppliait notre père saint Etienne de Muret, qu'il appelait son grand - père -patruo suo- de prier la clémence divine de tempérer sa douleur et de la rendre supportable. Le malade vit ensuite apparaître deux médecins célestes, Etienne et Muret et Pierre de Limoges. Ils s'approchèrent de lui en tenant un drap blanc comme neige et commencèrent à lui envelopper le corps, de la tête aux pieds. Dès que ce fut réalisé, tout ce qui touchait au drap fut guéri. Ils dirent alors : "Il est tout à fait guéri" et disparurent. Pierre de Limoges, heureux d'avoir recouvré une parfaite santé se mit à louer Dieu pour la visite merveilleuse de ces deux pères. C'est ce frère très cher 40 On peut lire les mêmes menaces dans la Vie de saint Bernard, 28, Patr. lat. 185, 447-448.

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qui m'a révélé cela en premier et, par la suite, il manifesta aux autres frères, sur ma demande, un visage détendu et réservé. Les frères de Muret avaient envoyé une table ayant appartenu au père à frère Amelius de La Croisille, intendant de la maison de Font-Creuse41. Elle était commune et précieuse à la fois. Giraud qui avait été l'intermédiaire dans cette affaire préleva une parcelle de la dite table qui, pendant longtemps servit de relique. Il raclait souvent une petite partie de ce bois, et le faisait tremper dans de l'eau qu'il donnait à boire à de nombreux fiévreux qui tous, par la grâce de Dieu s'en trouvaient guéris. La maison avec le coffre où était déposé ce bois brûla avec tout ce qu'elle contenait à l'exception de ce précieux dépôt enveloppé d'un linge blanc qui fut entièrement protégé du feu. La grandeur de ce miracle conforta Giraud et lui fit oublier la perte de beaucoup de choses. Il y avait en Limousin un chevalier d'une illustre famille qui ne brillait pas beaucoup par l'honnêteté de ses mœurs. La justice divine lui inf ligea une maladie inguérissable, une sorte de feu inextinguible qui semblait venir de l'enfer. Ce feu ne s'arrêtait pas, consumait tout : ses pieds, sa chair, ses os sans aucun remède pour l'arrêter. Il avait consulté beaucoup de médecins, attendant beaucoup d'eux, mais il ne put trouver aucune solution de guérison. Se tournant enfin vers le Seigneur, il se fit porter vers la maison de Grandmont et se jeta aux pieds d'Etienne de Liciac42 , alors prieur qui lui tint ce discours : "Nous ne sommes pas des médecins et nous n'avons pas l'habitude de 41 42

Cne de Saint-Coutant, ct. Champagne -Mouton, Charente. 4e prieur de 1139 à 1163 ;

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nous servir de remèdes pour le corps, ni pour nous, ni pour les autres." Le chevalier répondit : "Je suis revenu de toute aide humaine et je me réfugie dans celle qui est spirituelle et je désire, moi, grand pécheur, que les reliques du bienheureux Etienne me soient présentées. Je crois que par le mérite de ses prières, je serai libéré de cet intolérable feu." Le prieur, craignant pour sa quiétude et la douceur de la tranquillité interne répondit : "Les os d'Etienne ne pourront sans doute jamais être vus par personne, mais allez vers d'autres saints, devant la memoria desquels ont lieu très souvent des miracles. Nous prierons volontiers pour vous afin que le Seigneur vous accorde ce qu'il croit vous être nécessaire. "Le chevalier répondit qu'il ne se retirerait jamais tant qu'on ne lui accorderait pas la permission de se rendre sur la tombe du saint. Prosterné devant le sépulcre, il demande la santé et fait laver la pierre sous laquelle se tenait le corps du saint. Il déposa cette eau dans ses ulcères et le feu s'éteignit aussitôt. Il regagna sa maison et demeura en bonne santé. Il devint dévoué au service de Dieu et continua jusqu'à la fin de sa vie, inspiré par la bonté. Lors de la construction de la maison de Grandmont, l'un des ouvriers qui travaillait avec beaucoup d'application par attachement pour les frères, tomba du haut des échafaudages sur les perches et les tas de pierres. Il perdit tout à fait l'usage de la parole et peu après rendit l'esprit. Tous ceux qui étaient là se mirent à crier aussi bien les frères que les laïcs, et se précipitèrent vers lui en invoquant Marie, la glorieuse mère de Dieu et saint Etienne de Muret. On pouvait voir le pauvre homme, les membres disjoints et la tête fracassée. Lorsque le prieur, malgré son grand âge et sa mauvaise santé arriva, il fut pris à parti : "Vous avez tué cet homme, notre compagnon, qui aurait dû être protégé par vos prières, d'autant plus qu'il était attaché à votre fraternité et que plu-

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sieurs frères l'aimaient particulièrement. Intéressé à vos entreprises plus que vous-mêmes, il se trouve éloigné de votre travail par le diable et il est maintenant seul à souffrir d'une si grande infortune. Tout cela peut être imputé à votre manque de sollicitude, c'est pourquoi, nous nous en remettons à votre charité jusqu'à ce qu'il nous soit rendu. Si vous ne le faites pas, nous vous assurons que nul d'entre nous ne continuera à vous servir et nous proclamerons partout que vous êtes responsables de sa mort. " Le vénérable père, touché de compassion, confiant dans la bonté de Dieu et dans les mérites de saint Etienne leur dit : "Ne craignez pas, je sais que cet homme vous sera rendu par Dieu. Hommes de peu de foi, pourquoi doutez-vous43 ? Retournez tous au travail et soyez assurés que, grâce aux prières de saint Etienne, la vie lui sera rendue avec sa santé première. "Quand tous furent sortis, demeuré seul avec les frères, il transporta de ses propres mains le corps de l'homme sur la tombe du bienheureux Etienne. Il pria alors avec ses frères et devant le tombeau d'Etienne, lui adressa la parole comme s'il était vivant : "C'est malgré nous et malgré notre interdiction absolue que tu as pris l'habitude d'opérer beaucoup de miracles, maintenant, et avec humilité, nous implorons ta clémence. Puisque tu as si facilement pris l'habitude d'avoir pitié des autres, ne souffre donc pas que ton Ordre et nous-mêmes soyons condamnés à disparaître. " A peine avait-il terminé de parler que le mort revint à la vie avec une parfaite santé. Le prenant par la main, le prieur le rendit à ses compagnons qui, prostrés de tristesse, attendaient la consolation : ils furent saisis d'admiration glorifiant et louant Dieu qui fait de grandes merveilles pour ses serviteurs44. 43 44

Matth. 28, 5 ; 14, 3l. Luc, 2, 20 ; 7, l6 ;

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[On lira ensuite plusieurs récits de miracles extraits de la Vita secunda] Il y avait un homme dans la région poitevine dont l'épouse se nommait Pétronille. Il aimait beaucoup nos frères d'Alonne45 et leur donnait souvent beaucoup, les visitait et avait une grande confiance en eux et en saint Etienne. Il aimait ces frères comme ses fils parce qu'il n'avait pas d'enfant. C'était la coutume chez eux de venir tous les ans pour la fête du bienheureux et d'apporter ce qui était nécessaire aux frères. Ils arrivaient donc tout joyeux pour ce jour de fête quand l'épouse, montée sur son âne, tomba, l'animal ayant, pour une raison inconnue, trébuché. Voyant morte son épouse, il se mit à crier : "Pauvre de moi, me voici complètement perdu, mon épouse est morte ! O mon Dieu ! Que faire ? Où aller ? Je ne sais plus. Si je reviens chez moi, mes voisins me verrons, entendront mes gémissement et se mettront à dire : "Où est ton épouse ? Reviendra-t-elle ? Où est-elle partie ? " Je serai triste et ne répondrai rien. Si je reste ici plus longtemps, ceux qui passeront me demanderont ce qui m'est arrivé et je serai assailli de peine et de rougeur au front. Si je me rends chez les frères, ils seront embarrassés et contrits... " (Après avoir prié Etienne, l'époux s'adressa à son épouse :) ... "Dame Pétronille, réponds-moi. "A ces mots et sur un signe divin, celle-ci lui répondit : "Hélas ! pourquoi t'es-tu inquiété de moi ? J'étais bien et je suis encore mieux. "L'homme plein de joie, la releva, la remit sur sa monture et ils arrivèrent où ils voulaient aller. Ils racontèrent aux frères ce qui leur était arrivé en chemin et ils louèrent ensemble le Seigneur qui sauve ceux qui espèrent en lui46. 45 46

Bois d'Alonne, cne d'Alonne, ct. Secondigny, Deux-Sèvres. Dan. l3, 60.

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C'est un prêtre vénérable et bien connu qui m'a raconté cet événement miraculeux. Il y avait à Grandmont à l'époque d'Etienne, quatrième prieur, un enfant -puer-, nommé Audouin, issu d'une noble famille, qui était d'un naturel assez simplet. A cause de la fragilité de sa jeunesse, il était protégé par les frères. Un jour qu'il voulait jouer, il monta, comme un gamin qu'il était au sommet d'une perche, s'y installa et commença à s'y balancer d'un côté et d'un autre. Le prêtre Guy, craignant qu'il ne fît une chute, courut à lui en le morigénant, mais, avant qu'il ne fut arrivé, il tomba et expira dans sa chute. Le prêtre se précipita vers le père spirituel qui courut vers l'enfant. Il le prit par les épaules et le porta sur la tombe d'Etienne qui, à cette époque se trouvait dans la clôture. "Voici, dit-il, père très aimant ton fils ; comme tu le vois, il est mort. Rends-le nous, sinon, je te fais sortir de ce lieu. Vois, ne tarde pas, vois comme nous sommes tristes et troublés. Donne-nous consolation et honneur pour ton nom". Sans retard, après cette prière, le jeune revint à la vie et le prieur et les frères se réjouirent de le revoir ainsi. A la même époque, les frères étaient en train de travailler dans le bois. Voulant abattre un arbre, celui-ci tomba du côté imprévu et retint captif un frère nommé Jean. Le prieur qui parlait avec quelqu'un s'en aperçut et le frère qui se trouvait retenu par l'arbre se débattait des mains et des bras en criant : "Que fais-tu, bienheureux Etienne ? Hâte-toi de secourir ton disciple qui est en train de mourir, viens vite à son aide !" A ces mots, il fut vite libéré et tous louèrent le Seigneur. C'était à l'époque d'Etienne de Liciac, quatrième prieur. Les reliques du bienheureux étaient alors déposées dans une

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urne en bois -vase ligneo- et peu de frères en étaient informés. Le prieur, atteint d'une forte fièvre, donna l'ordre qu'elles fussent mises dans un sarcophage de pierre. Pendant les préparatifs, il demanda que celles-ci lui fussent présentées, la douleur de la fièvre s'étant aggravée dangereusement. Elles lui furent en effet montrées et il fut guéri aussitôt. "Pourquoi as-tu fait cela, s'exclama-t-il ? Je pensais qu'à la faveur de cette maladie, tu voulais me conduire devant le tribunal du Christ et tu as fais pour moi ce que je ne voulais pas. Tu savais que je ne serai pas un ingrat pour toi. Tu as différé ce que je désirais et tu as fait ce que je ne souhaitais pas. Je n'ai cure de tes miracles, mais je me réjouis davantage des œuvres de ta sainteté. Les imbéciles et les malades manquent de signes et de prodiges ; les fidèles, les justes et les forts n'ont pas besoin de cela pour leur foi. Ce signe sera pour moi porteur de salut si tu me présentes devant le Seigneur dans le royaume des cieux." Un chevalier gascon, cousin de l'épouse de Pons, autrefois seigneur de Beynac, dite La Gaillarde, fut pris par Guillaume de Gourdon et emmené au bourg fortifié -oppidum- de Domme47, puis incarcéré dans la maison d'un chevalier nommé Gérald. Il y est maintenu par des entraves de fer aux pieds et aux mains, portes et fenêtres fermées et il se retrouve à l'intérieur gravement aff ligé. (Etienne lui apparaît en songe et s'adresse ainsi à lui :) "Je suis Etienne que tu n'as cessé d'invoquer et je suis venu vers toi avec l'intention de te libérer. " Stupéfait, le chevalier lui demanda de le libérer tout de suite. Mais comment ? Les menottes lui tombèrent des mains et les entraves des pieds.

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Beynac ( ? ), cne du ct. de Sarlat. Domme, cne du ct. Sarlat, Dordogne.

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Se sentant libre, il s'avança vers la porte de la prison qu'il trouva ouverte, puis, se tournant vers la fenêtre, il la vit ouverte aussi. Constatant la profondeur de la vallée au dessus de laquelle la maison était située, il hésita à se jeter à l'extérieur, mais, conforté par l'esprit divin, il réf léchit et se dit : "Mieux vaut pour moi mourir que d'être maintenu en prison". Et aussitôt, confiant en Dieu et dans les mérites du bienheureux Etienne, il sauta par la fenêtre et s'évada ainsi sans aucune blessure. Il rencontra alors un jeune homme avec qui ensuite, il entreprit la route à parcourir. Sans retard, ils arrivèrent à la rivière de Dordogne et repérèrent une barque qui avait été préparée là pour lui. Une fois la rivière franchie, ils gagnèrent notre maison de Vayssières48. Ils frappèrent à la porte. Les frères, selon l'habitude, se levèrent pour Matines et il leur fut évident que ce chevalier, libéré par le Seigneur, leur avait été envoyé par saint Etienne. Ils vinrent alors vers lui, le congratulèrent et l'emmenèrent avec eux à l'église. Le chevalier leur raconta ce qui s'était passé et comment il avait été libéré. Après cela, ils le conduisirent à l'hospitium où il séjourna trois jours. A une autre époque, une multitude de malfaiteurs arrivèrent dans le diocèse de Limoges avec un chef nommé Lupart. Ils avaient l'intention de dépeupler le pays. Que dire ? Ils s'emparaient des hommes, violaient les femmes et tuaient les enfants. Quand cela fut accompli, le château de Peyrat fut pris49 avec cinq hommes qu'ils enfermèrent dans une grotte souterraine. Il y en avait deux parmi eux qui aimaient fort saint Etienne et notre Ordre. Une fois prisonniers avec des chaînes et des cippes, ils se mirent à réclamer

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Les Vayssières, cne de Vitrac, ct. Sarlat. Dord. Peyrat-le- Château, cne du ct. Eymoutiers, Hte-V.

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l'aide du saint. L'un d'eux était un familier dévoué à la maison de notre Ordre nommée Bonneval-de-Serres50, il se nommait Pierre. L'autre s'appelait Gérald de Monteil. Tous deux ainsi que les trois autres commencèrent à prier Dieu pour qu'il les délivrât par l'intermédiaire d'Etienne. Voici alors que le bienheureux, éblouissant de lumière leur apparût et leur dit : "Debout, ne craignez rien et suivezmoi. Il leur dit qu'il était Etienne, pasteur de Grandmont. Les prenant sous sa protection, il les mena au beau milieu du château à la vue de tous et personne ne put leur nuire. Au temps de Pierre Bernard, fut réuni à Grandmont un chapitre général et célébrée la translation du corps du bienheureux en présence de Géraud, évêque de Limoges51, le lendemain de la fête de la nativité du Précurseur (le 25 juin). S'y trouvait un frère nommé Guillaume qui était atteint d'une très forte surdité des deux oreilles. Voyant le saint de Dieu transporté par le prieur et tout le couvent, du cloître jusqu'à l'église, il courut et chercha les chaussures -solularesdu bienheureux. Il y mit les doigts, sortit tout ce qu'il put et se le mit dans les oreilles. Comme il était plein de foi et d'espérance, il récupéra vite le sens de l'ouïe. C'est lui-même qui m'a raconté tout cela. Une femme qui offrait des œufs au bon père les déposa sur son ordre devant lui, à la façon de plusieurs hommes et femmes qui étaient venus vers lui pour être instruits. Le saint homme, éclairé par le Saint-Esprit, sépara avec une baguette certains œufs d'avec les autres et dit à la femme : "Nous les rejetons, rapporte-les chez toi. "La femme répondit : "Seigneur, ne repousse pas ce que t'offre ma pauvreté 50 51

Cne Sussac, ct. Chateauneuf-la-Forêt, Hte-V. Evêque de Limoges de 1139 à 1177 ; Pierre Bernard, prieur de ll63 à ll70.

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. Il lui rétorqua : "Si tu n'en as pas de chagrin, je te dirai la cause de cela. Elle répondit : "Je n'en serai pas attristé, c'est pourquoi, je vous supplie de m'en dire la raison. "Il répondit : "Parce que ces œufs sont de tes poules, les autres, non." C'est alors que, suffocant et rouge de honte, elle se jeta à ses pieds, confessa devant tous son vol et assura qu'il avait dit vrai. Ceux qui avaient assisté à la scène furent dans l'admiration et louèrent Dieu. Une femme qui rendait dévotement visite au saint lui dit : "Je vous offre ce pain. "Il l'interrogea aussitôt d'où il provenait. Elle lui répondit : " Il vient de mon travail, car, une fois mon champ débarrassé de la moisson, j'ai ramassé avec soin les épis qui étaient restés et j'en ai fait ce pain." Le pain fut alors coupé en deux et l'on vit que l'intérieur n'était pas cuit, ce qui provoqua stupeur chez cette femme. L'homme de Dieu lui dit alors : "Tu as ramassé le reste de la moisson que la loi divine réserve aux pauvres52, c'est la raison pour laquelle le juste juge a opéré ce miracle pour te terrifier et te corriger, toi et les autres. " Un certain jour, un familier lui apportait du pain qui venait d'un certain village. Il se trouva en face de petits brigands qui s'étaient cachés dans les bois qu'il avait à traverser. Quand ils virent la monture de l'homme chargée de pains, ils se réjouirent, enlevèrent cette charge du dos de l'animal, la posèrent à terre afin de se restaurer ensuite. Le familier du saint se mit alors à les invectiver : " Que faitesvous là, malicieux et pervers, ce pain que vous venez de voler, je le destine à saint Etienne et je vous interdis, par le Christ, notre Seigneur, d'y toucher. Si vous le faites, l'indi52 "Tu ne moissonneras pas jusqu'aux extrémités du champ et tu ne glaneras pas ta moisson ; tu abandonneras cela à l'étranger et au pauvre. " Lévitique, 23, 22 ;

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gnation de Dieu et sa toute puissance tomberont sur vous sans retard". L'homme fidèle avait une grande confiance en Dieu et en saint Etienne. Les voleurs en se moquant lui répondirent : "Même si Dieu était ici présent, nous ne pourrions rendre ce pain, bien plus, nous le mangerons, car depuis trois jours nous n'avons ni mangé ni bu et nous souffrons d'une faim à nulle autre pareille." Ils se mirent alors à sortir leur épée du fourreau et à vouloir couper le pain, mais ils en furent tout à fait incapables. La force divine était intervenue afin de rendre ce pain dur au point que les brigands, devenus bien faibles ne purent ni le couper, ni le casser. Voyant ce prodige, le familier s'écria : "Misérables, ne vous l'avais-je pas dit ? J'ai bien peur pour vous que le feu ne descende du ciel et ne vous consume tous. Vous ne m'avez pas cru et Dieu a voulu vous montrer la sainteté d'Etienne, bien que vous en fussiez indignes." Les petits brigands, terrifiés et tremblants répondirent : "Nous savons que nous avons grandement péché, de tout cœur nous faisons pénitence devant toi ; conduis-nous à l'homme de Dieu Etienne afin de mériter par ses prières, le pardon de ce vol. "Le familier, voyant qu'ils se repentaient de tout cœur, les consola et les mena à l'homme de Dieu en les tenant par une corde, comme s'il s'agissait de malheureux prisonniers. Arrivé à la porte de la celle, il frappa et indiqua au portier ce qui lui était arrivé en chemin. Il entra avec les brigands et raconta l'affaire à l'homme de Dieu qui rappela le portier pour lui dire : "Apporte-nous ces pains qui nous étaient destinés". Les brigands se jetèrent à ses pieds et implorèrent son pardon. Le serviteur de Dieu prit les pains et, souriant presque se mit à les fractionner en disant : "Voyez maintenant combien vous avez été faibles." Et eux de réclamer avec de plus en plus d'insistance leur pardon. Il les

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consola gentiment car il était très doux et leur demanda de ne plus jamais faire de telles choses. Ils abandonnèrent toute activité malhonnête et il les laissa ainsi partir. A la même époque, vint à lui un homme appelé Gérald qui habitait le village de Montcocut53 et dont l'épouse était alitée depuis longtemps. Il dit à l'homme de Dieu : "Serviteur de Dieu, que faire ? Mon épouse est atteinte d'une grave maladie et je ne puis m'éloigner d'elle, même un seul jour. La pauvreté m'étreint et je ne puis la quitter quelques heures pour aller travailler. Je prie bien souvent mes voisins de la conduire à Montmorillon54 où elle trouverait dans la maison des pauvres gite et repas. L'homme de Dieu, entendant cela, lui demanda s'il était lié à elle par les liens du mariage et ce qu'il lui avait promis, entre les mains du chapelain quand il l'avait prise pour épouse. L'homme lui répondit dans un soupir : "Certes, seigneur, je lui ai promis de la garder, malade ou en bonne santé, selon mes forces, ce que j'ai fait jusqu'à présent comme je l'ai pu, mais je ne puis plus continuer, parce que je suis rongé de pauvreté et par l'absence de travail. "Le bienheureux lui répondit : "Mon fils, n'envisage pas de la renvoyer à cause de ta misère, hâte-toi de continuer fidèlement à accomplir ton devoir, sinon tu ne pourras prétendre à la vie éternelle. Réf léchis bien : si une telle maladie te tenait, voudrais-tu qu'elle t'abandonnât ? Ecoute ce que le saint a dit : "Ce que tu ne veux pas qu'on te fasse, ne le fais pas aux autres55". Redresse-toi et sois fort, le Seigneur est le consolateur des pauvres et des petits -pupillorum- : il te donnera le nécessaire si tu demeures dans la vérité et la 53

La colline du coucou ; cne Saint-Amand -Magnazeix, ct. Chateauponsac ou bien cne de Peyrilhac, ct. Nieul, les deux en Hte-V. 54 Cne et arr. Vienne. Les chanoines de Montmorillon étaient réputés pour leur hospitalité offerte aux démunis. 55 Règle de saint Benoît, 4, 6l, 70.

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justice ; attends un peu que je revienne. "Entrant au monastère, il revint avec une tourte de pain et une pièce de monnaie -nummum- qu'il lui mit dans la main. "Sois sans crainte et va ; donne à ton épouse tout ce qui lui faut. Quand il n'y aura plus rien, reviens fidèlement nous voir." L'homme rentra chez lui et annonça à son épouse ce que l'homme de Dieu avait dit. Ouvrant la main où il avait mis le sou, celui-ci se multiplia tant qu'il ne put tenir dans la main toutes ces pièces qui tombaient à terre de tous côtés et se multipliaient sous leurs yeux. Stupéfaits et admiratifs, ils louèrent le nom de Dieu et, tant que vécut la femme, l'argent ne manqua pas et le nécessaire était toujours assuré, comme on le lit au sujet d'Elie qui fut envoyé à la veuve de Sarepta dont la jarre de farine ne s'épuisa pas et la cruche d'huile ne se vida pas56. L'homme fit le récit de tout cela aux frères parmi lesquels certains vivent encore. Vision dont fut témoin Hugues de Lacerta57 Le bienheureux Hugues, disciple du confesseur Etienne, était venu à Grandmont pour visiter son pasteur Etienne de Liciac. Accompagné de Guy de Miliac, il se rendait à notre maison du Chatenet58 quand il entendit la cloche de Muret qui appelait les frères à la messe. Hugues dit à son compagnon : "Entrons dans la maison de Muret où, Dieu le voulant, nous pourrons participer -interesse- à la messe". Ils se dirigèrent donc vers ce lieu où se produisit cette vision. 56

III Reg.. l4, l6. Hugues de Lacerta fut le plus fidèle disciple d'Etienne. Laïc illettré, ce fut lui qui fournit aux premiers législateurs de Grandmont l'essentiel des préceptes enseignés par le fondateur. Ala fin de sa vie, éloigné et mécontent, il s'était retiré dans la celle de La Plagne, cne Savignac, ct. Sarlat, Dord. Il mourut en ll57. 58 Cne de Feytiat, ct. Limoges. 57

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Le prêtre de cette celle, avec un seul servant se préparait pour l'office de la messe. Hugues, interrompant sa prière, leva les yeux vers l'autel et vit alors Etienne, revêtu d'ornements resplendissants, propres aux lévites, qui servait avec dévotion l'autel et le prêtre. Comme il lui sembla, il l'entendit prononcer l'évangile, puis, selon l'usage, présenter l'oblation au prêtre. A cette vue, l'homme de Dieu Hugues, fondit en larmes et fut éclairé d'une suprême lumière. Il appela l'un des frères qui se trouvait dans l'église et lui demanda combien il y avait de ministres à l'autel et qui ils étaient. Il répondit qu'il n'y avait que le prêtre et son servant. Il en appela un autre qui lui répondit la même chose. Une fois la messe dite, saint Etienne, confesseur remarquable et premier père de Grandmont ne voulut pas peiner son disciple tant aimé qu'il avait éclairé de cette vision et de cette visite céleste en le renvoyant sans le saluer. Se tournant alors vers lui, le visage joyeux, il lui sourit, étendit les mains et disparut. Nous croyons que, par ce geste des mains, il a convoqué son disciple au royaume des cieux, car c'est à cette époque que le très fidèle disciple partit vers le Christ.

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Lorsque les prodiges des saints sont racontés, l'esprit assoupi est stimulé, la louange de Dieu résonne, l'Eglise est en progrès et exulte, les saints se réjouissent entre eux et l'antique ennemi du genre humain est aff ligé. Voici pourquoi nous n'hésitons pas à écrire d'un style quelconque et bien que l'épreuve soit ardue, la vie du bienheureux Geoffroy, fondateur du monastère du Chalard1. Certes, ce n'est pas une louange distinguée qui peut venir de la bouche du pécheur, mais nous travaillons néanmoins à présenter l'exemple des saints pour la louange du nom de Dieu et pour notre propre correction afin que le laïc trouve ce qu'il admire, le clerc ce qu'il vénère, tout religieux ce qu'il tâche d'imiter, l'hérétique ce qui le blesse, le catholique ce qui le réjouit, le paresseux ce qui l'encourage et le fort ce qu'il fréquente. Avec l'aide de Dieu, commençons donc par écrire ce que nous savons en toute certitude au sujet de ce saint grâce aux récits qu'il nous a laissés et par le témoignage de compagnons qui vécurent longtemps avec lui, unis par les liens d'une affection indissoluble. LIVRE PREMIER

Au nom du Seigneur, commence ici la vie de notre saint père Geoffroy, très glorieux confesseur. 1 Cne du ct. de Saint-Yrieix, Hte-V ;

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Geoffroy est né d'une humble famille mais élevée dans la vertu. Il est originaire du Limousin, d'un village appelé Boscavillot, non loin du château de Bridiers2. Tandis que croissait son enfance en un bon naturel, il enviait les clercs qu'il voyait couronnés de leur tonsure admirable. Ce bon zèle, semence du bien, produisait chez lui le désir de les imiter et que nul sage n'attribue jamais à la naïveté ni à l'ignorance ces sentiments, car l'esprit souff le où il veut3 et ce n'est pas en vain ni sans présager du futur qu'il désirait la couronne que le Christ lui donna par la suite. C'est pourquoi, poussé par une libre volonté, mais bien plutôt par la grâce divine, il apprit fort ardemment les Lettres et le Seigneur combla ainsi de ses bienfaits son âme affamée. Mais comme ses parents, au maigre patrimoine, suffisaient péniblement au frais des écoles, il partit, sur les conseils de sa mère, pour la ville de Tours où habitait son oncle, lequel le fit instruire diligemment jusqu'à ce que l'homme de Dieu, portant son esprit vers des études plus hautes, partit de là pour un lieu assez éloigné. La sagesse l'éclairant le prémunissait afin qu'il ne puisse pas être de ceux qui ont le zèle de Dieu, mais pas la science4. Suffisamment armé quant aux arts libéraux, c'est d'un esprit joyeux qu'il revint vers la dite ville de Tours, mais il n'y a en ce siècle de joie sans mélange et une inquiétude traverse souvent le bonheur. Alors qu'il se réjouissait un peu en lui-même du progrès de son savoir et de son heureux retour, il entend dire, ce qui le plonge dans la douleur, que son oncle est mort. Tandis 2 Cne de Noth, ct. La Souterraine, Creuse. C'est dans le prieuré de La Souterraine, distant de 6 km., dépendant de Saint-Martial, cf. M. Aubrun, L'ancien diocèse de Limoges..., p. 177, qu'il put voir de près des moines. Bridiers, cne de La Souterraine. 3 Jean, 3, 8. 4 Rom. 10, 2 et Prov. 19, 2.

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qu'il versait d'abondantes et pieuses larmes sur le défunt, il se souvint que les âmes font davantage pleurer que les corps. Tempérant donc son deuil et se consacrant de tout son esprit à l'âme de celui qui l'avait élevé, il se mit à la recherche de quelle indulgence il aurait besoin et par quelle pénitence il pourrait le racheter. La vérité une fois découverte, il accepta pour lui-même le poids du pénitent. Il en déduisait que, selon la loi canonique, cent années de pénitence étaient imposées5. Se souvenant des bienfaits qu'il avait reçus, il ouvrit son cœur à la miséricorde, méritant cette parole de l'apôtre : "Portez le fardeau l'un de l'autre et ainsi vous accomplirez la volonté du Christ"6. Imposant à lui-même le fardeau d'une si grande piété, il se hâta vers la ville de Limoges où il est invité par un excellent homme, nommé Pierre et surnommé Brun. Surpassant tous les autres par son hospitalité souriante et le soin singulier qu'il prenait pour les pauvres, il mérita seul d'avoir cet hôte en lequel le Christ était très certainement reçu. Il s'appliquait à la vraie religion, détestait l'avarice, aimait la vérité, resplendissait de chasteté, était enclin à l'humilité, premier par sa simplicité, célèbre par son éloquence, orné comme il faut par la modestie et la mansuétude, il était éprouvé par la grande douceur de ses mœurs. C'est pourquoi, considérant que son hôte avait la lumière de la sainteté allumée en lui, il s'efforça de le persuader de se précipiter au plus vite vers l'ordre sacerdotal. L'homme de Dieu protestait alors très fort de son indignité, objectait qu'il s'occupait pour l'instant beaucoup des écoles où il devait enseigner et que, par ailleurs, le Siège de Limoges était vacant.

5

Cette précision d'un "temps" de pénitence est encore très rare à cette époque. Il faudra attendre lontemps pour que l'on ajoute à un lieu "purgatoire" ces précisions dans le temps ; cf. J. Le Goff, La naissance du purgatoire, 1971, pp. 311 et suiv. 6 Galat., 6, 2.

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"Je ne veux pas, lui dit Pierre, te faire de reproches et je vais t'envoyer près de mon ami, Raymond, évêque de Périgueux"7. Emu enfin par les prières assidues de son hôte et ami, il fut promu à la prêtrise par le pontife en question. Tandis que le nouveau prêtre célébrait solennellement la messe au monastère du bienheureux Martial, remarquons de quelle façon la suprême grâce proclama par un miracle sa sainteté. Alors que le saint homme célébrait le sacrement de la messe et qu'une foule infinie de peuple s'était rassemblée de diverses régions, un puissant tremblement de terre se produisit tout à coup et un horrible fracas propre à frapper d'épouvante. Les piliers de l'église tremblèrent et une peur peu ordinaire s'empara de tous à la pensée que l'édifice allait s'effondrer sur eux. Le vénérable Aymard, vicomte de Limoges, fut aussi témoin de cette affaire, car il avait obtenu, grâce à ses prières d'être prévenu quand Geoffroy chanterait la messe8. La messe enfin terminée, et interrogé s'il avait eu peur lors de ce si terrible tremblement, il répondit qu'il n'avait rien ressenti du tout. Le sous-diacre et le lévite qui l'avaient assisté répondirent de même. Face à cela, qu'en déduire, sinon qu'un esprit ferme et inébranlable ne peut jamais être frappé par aucune émotion. Ce n'est pas sans mérite que la terre resta ferme sous lui, car ses biens ne sont pas de cette terre, mais venaient du Seigneur. Il commença par être vraiment dégoûté par le siècle et à s'élever au désir de la suprême patrie, car, ayant les très larges ailes de la charité, il brûlait d'amour pour Dieu et le prochain. Ordonné ministre et consécrateur du corps du 7 Guy de Laron, mort en avril 1086, fut remplacé par Humbaud, évêque contesté par les milieux réformateurs. Quant à Raymond de Thiviers, évêque de Périgueux, il mourut en 1101 ou 1102, sans doute en Orient lors de la prise de Ramala, cf. J. Becquet, Les chanoines réguliers du Chalard, "Bull.... lim., 98, l971. 8 Adhémar II, cf. D. Delhoume, Les vicomtes de Limoges... dans "Saint-Martial de Limoges"2005, pp. 81 et suiv.

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Seigneur dont il se nourrissait de la chair et du sang, il désirait ne vaquer qu'à Dieu seul et recherchait un lieu où, sans le bruit du siècle, il se consacrerait à l'oraison pour les siens et ses plus proches. C'est pourquoi, attentif jour et nuit à la sollicitude et sachant qu'il est écrit que tout bien vient du Père des lumières9, il réclamait sans cesse l'aide de la grâce suprême. Dieu qui n'abandonne jamais ceux qui l'aiment lui montra par une vision un lieu situé sur une colline, la rivière de L'Isle coulant à ses pieds, site très agréable où maintenant son corps repose en terre. A cette époque, vint à Limoges Hugues, abbé de Cluny10 dont l'éloge de sainteté était porté sur les vastes espaces de la terre. Apprenant la renommée du vénérable Geoffroy, il s'adressa à son hôte Pierre : "Faites donc venir vers nous ce maître dont le peuple entier proclame l'innocence. "Mais Geoffroy, inspiré par une sage raison, répondit : "Je sais ce qu'il me veut, c'est pourquoi je n'irai pas. Dès qu'il me verra, il me suppliera de me faire moine et moi, je ne veux pas résister à un homme si important ni désirer le fardeau de la règle monastique. Si je refusais quelque chose de digne venant de ce saint de Dieu, je crains d'encourir la vindicte présente car Dieu ne veut pas que ses saints soient blessés et à ceux qui les offensent, il a l'habitude de causer de la peine dans cette vie. Si donc, cédant aux prières du saint homme, j'entrais dans la vie monastique, je serais inconstant. Je me propose en effet de réaliser autre chose. C'est la seule affaire, cher hôte, que je ne puis nier devant vous. Retournez donc vers Hugues et présentez-lui amicalement mes excuses." Les ayant entendues, le très prudent Hugues loua la constance et le bien que l'on rapportait à son sujet et il les accepta

9 10

Jacq., l, l7 ; 3, 15. Hugues fut abbé de Cluny de 1049 à 1109.

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volontiers. Il comprit fort bien que cette personne avait posé des fondements sur une pierre solide. Arriva ensuite le temps où le familier de Dieu voulut rechercher le lieu que la divine grâce lui avait souvent désigné en songe et il prépara son voyage en silence. Assumant son intention de vie religieuse, il se détourne des conseils, ne consulte personne de peur de soumettre le divin projet à l'arbitrage des hommes. Ayant en effet l'intention de sortir comme la colombe qui veut bâtir son nid, il ne salue personne et ne dévoile pas son secret à ses amis, craignant que les graines de la nouvelle plantation ne soient dispersées par le vent de la faveur populaire11 A son hôte, alors qu'ils entendaient ensemble la messe, il donna seulement le baiser de paix afin d'être ardemment uni à lui en raison de tout ce qu'il avait reçu, mais rien de plus familier qui dévoilât son départ. Il contient sa langue, ne disant pas au revoir de peur que l'hôte empressé ne retarde avec douceur son éloignement en s'informant de la cause de cette salutation subite. Déjà donc, mettant la main à la charrue, il ne baisse pas les yeux afin de tracer droit son sillon12. Avec deux compagnons toutefois, Pierre et Audemon, il entreprend le chemin par des voies secrètes et se hâte afin d'atteindre le village de Ladignac13 où il est reçu comme hôte par le vénérable prêtre Gérard, dit aussi Aymeric, auquel il ouvre son esprit. Comme son bon hôte, animé d'un grand empressement ; voulait l'interroger pour savoir où il allait, il lui répondit :

11 Ne novellae plantationis germen aura popularis evellat. Cf. Quicherat, Dic. latin français, art. aura., 6. 12 Luc, 9, 62. 13 Cne du ct. Saint-Yrieix, Hte-V. ; église ancienne dédiée à saint Aignan, cf. M. Aubrun, op. cit., p. 311.

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"Je désire devenir l'habitant d'une forêt voisine et je suis venu ici où je servirai le Seigneur, si toutefois il y consent. ". Le prêtre lui répondit : "Je vais te montrer un emplacement à privilégier et, si tu veux y construire, je te donnerai mille sous à cet effet14." Les serviteurs de Dieu le remercièrent, un bon espoir pour l'avenir s'étant mis à briller. La nuit passée, le prêtre conduisit l'homme de Dieu vers le lieu nommé Versavaux15. Après avoir visité l'endroit avec le plus grand soin, le parcourant, en long et en large, le souvenir de sa vision antérieure ne souffrit pas de retard : ce lieu ne convenait pas, car on n'y voit ni colline, ni rivière, ni tombeaux comme il lui avait été révélé. Conforté par l'espérance, il décida de rechercher avec obstination ce qu'il avait désiré en pensant à la promesse de vérité : "Demandez et vous recevrez, cherchez et vous trouverez"16. Celui qui a donné pour chercher donne encore plus pour trouver. Un habitant de cet endroit nommé Martin, inspiré par la clémence divine, fait connaître la vérité en cette affaire : "Puisque cet endroit ne vous convient pas, il n'est pas bien que vous différiez d'en rechercher un autre qui soit jugé plus conforme à vos usages. Dans cette forêt même, il y a des vestiges évidents d'une vieille église en ruine, située sur une colline au pied de laquelle coule une agréable rivière. "A ces mots, le saint homme, levant les yeux au ciel rend grâce à Dieu et, d'un esprit joyeux, gravit cette colline. Quand il en eut atteint le sommet, il fut heureux de constater ce qu'il avait recherché : une colline couverte de tombeaux avec une rivière coulant en contrebas. Il y découvre aussi une humble cabane qui avait été construite de frondaisons et de chaume léger par un Flamand que l'on appelait 14 15 16

A titre de comparaison, un porc valait environ 3 sous. C ne Saint-Nicolas -de-Courbefy, ct. Chalus, Hte-V. I, Jean, 3, 22.

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Robert17. C'était en l'an du Seigneur l088, le jour de l'Epiphanie C'est en ce jour que notre maître Geoffroy arriva sur cette colline, peuplée de bêtes sauvages : elle était située non loin de Limoges où il avait demeuré et où il l'avait souvent vue en une vision. Il mena d'abord la vie érémitique, mais, par la suite, sur le conseil de maître Raymond, l'évêque de Périgueux dont nous avons parlé et qui mérita de recevoir la palme du martyre sur le chemin de Jérusalem, il vécut en esprit sous l'habit canonial. Après lui avoir donné l'ordre sacerdotal, cet évêque lui conféra aussi la bénédiction propre à l'état canonial. De notre patron Geoffroy, nous savons qu'il porta, tant qu'il vécut sur cette colline et selon une coutume inconnue de nos jours, une chemise de cilice, une ceinture de fer et deux chaînes qui lui enveloppaient le corps tout entier. L'authentique témoin de cela est maître Gérald, troisième prieur de l'église du Chalard dont tous témoignent de sa sainteté et qui a écrit lui-même à ce sujet, confirmant tout ce que nous avons écrit, aussi ne devrions-nous pas taire les louanges qu'il mérite. Nous le ferons cependant pour le moment, en attendant qu'arrive le temps opportun, en dissimulant ses richesses. Certes, nous souhaitons vivement le louer, mais il s'y oppose et devient rouge de colère quand nous abordons ce sujet. Nous avons un autre témoin très sérieux dont nul n'ose contester l'autorité. Nous l'avons, dis-je, en la personne de Geoffroy lui-même qui, pour l'honneur de Dieu et l'intérêt de l'Eglise, avait consigné de sa main certains écrits, cédant ainsi aux prières répétées de ses frères. Nous allons donc citer cet écrit, resté soigneusement caché et conservé avec vénération, sans avoir la hardiesse de ne rien ajouter ni 17 Le Limousin chrétien a depuis toujours attiré les pèlerins du Nord, cf. M. Aubrun, op. cit., p. lo7.

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retrancher. Cela concerne son arrivée, la construction de l'église et enfin ce pauvre homme dont nous parlerons bientôt qui, devant les portes étroites de la mort, avait prédit que l'on construirait cette église en l'honneur de la sainte et perpétuelle vierge Marie, la mère de Dieu. Il mérita de la voir construite par les anges comme une sorte d'échelle pour atteindre les cieux. Soyons donc attentifs à la parole du saint de Dieu et, pendant ce temps, gardons le silence. "Tandis que mon esprit était dans la peine, agité du désir de quitter les affaires du siècle,, cette année où je commençais à habiter en ce lieu, en septembre, selon mes souvenirs, un désert très profond m'apparut la nuit pendant mon sommeil. Il était couvert de tombeaux et ce qui m'était ainsi présenté m'apparut tel dans la réalité, ma vision ne m'ayant pas trompé. Une autre personne, nommée Robert, avait eu la même révélation et, peu auparavant était venu y habiter. Il venait d'une région lointaine et je ne l'ai jamais rencontré, mais, comme on me l'a dit, il était d'origine flamande. Les prêtres des églises voisines l'expulsèrent avec une rare violence. Il s'adressait souvent à eux en prophétisant. Je tiens cela non seulement d'eux-mêmes, mais d'autres personnes qui me l'ont fidèlement rapporté. "Je n'ai aucun pouvoir, leur disait-il, car je suis un laïc et je ne suis pas expert en paroles, mais viendra un nouvel occupant, peu de temps après moi et l'attaque d'aucune puissance, si violente soitelle, ne pourra le déloger. "... ... Bien que l'église ait été détruite depuis longtemps, la disposition des pierres restait souvent en leur état antérieur. Une souche de mur se trouvait à l'Est, en droite ligne du chemin et une autre à l'Ouest. Nous ne les avons pas enlevées pour édifier la première construction pour laquelle nous avons trouvé la chaux nécessaire en l'extrayant des tombeaux18. Selon la tradition, cet emplacement était 18

Leur pierre calcaire permettait cette transformation.

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couvert de ces tombeaux, mais ils furent détruits pour servir à édifier les églises voisines. Que personne ne doute que l'on avait alors l'habitude d'enterrer ainsi les chrétiens. Il ne faut pas non plus douter qu'ils aient été chrétiens puisqu'ils ont obtenu par leur mérites auprès de Dieu, d'être visités par le créateur du monde, après un long espace de temps... Il y avait à Ladignac un chevalier d'une éminente autorité, appelé Guy et surnommé Panthena auprès duquel vivait un pauvre d'une patiente et admirable humilité qui rendait sans cesse grâce à Dieu au milieu de ses incessantes infirmités. Son mal empirait et déjà sa vie s'en allait vers sa fin, quand des hommes de bien et de nombreuses et pieuses femmes se rassemblèrent par compassion afin de consoler ses heures dernières. Voyant son esprit à l'agonie depuis longtemps et sa mort peiner durement à venir, ils se dirent entre eux : "Si son âme tarde tant à quitter son corps, c'est qu'elle demande le suffrage des aumônes. " Celui qui suffoquait peu de temps auparavant aux portes de la mort rassembla ses forces et, tirant d'un dernier souffle un soupir profond, leur dit avec joie : "Grâce à Dieu, mes seigneurs, vos aumônes sont devenues l'échelle avec laquelle mon âme va bientôt monter vers Dieu. "Tandis qu'il disait cela, voici qu'entra dans la maison une femme fort impudique accusée par tous d'infamies les plus honteuses. Son esprit perturbé, il s'exclama comme il put, à l'étonnement de tous : " Sortez, sortez ce diable que des légions de diables suivent. " Les gens qui étaient là se demandèrent pourquoi il criait si fort et il leur fut expliqué que c'était à cause de cette prostituée qui était entrée dans la maison. Une fois mise dehors, il recommença à rendre grâce à Dieu remercia ceux qui l'avait expulsée et ajouta : " Voici bien longtemps que je n'ai rien vu de ce siècle, je vois cependant beaucoup d'événements par lesquels l'âme des justes est éclairée de la lumière de l'éternelle clarté et je vais vous révéler une chose qui va prochainement arriver : dans la forêt qui est proche, en direction du Sud, sur une colline, une très belle église va être construite en l'honneur de la vierge Marie". A ceux qui l'interrogeaient sur cette affaire, il répondit :

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"je la vois déjà au ciel construite par les anges et certains d'entre vous la verront bientôt. "Après cette révélation l'âme de ce pauvre quitta la prison de sa chair. Cette vision fut appliquée au moment de notre arrivée à notre Chalard par ce chevalier déjà cité et par plusieurs personnes dignes de foi. A la suite de cela, comme nous commencions à construire, nous eûmes beaucoup de soutiens et de coopérateurs parmi ceux qui avaient été les témoins de cette vision, parmi lesquels Guy, déjà cité, son fils et l'épouse de celui-ci, Aymery, son frère Guy et son épouse, Gérald, prêtre et Bernard, leur frère, Hélie, père de Bernard et beaucoup d'autres excellents chevaliers." Nous venons d'entendre le fidèle témoignage de maître Geoffroy. Nous l'avons proposé fidèlement afin que ce que nous raconterons à son sujet soit le moins possible mis en doute. Nous écrirons les événements qui suivent, mais auparavant, nous allons revenir en arrière afin de rappeler ce qu'il a oublié. Lorsque l'homme de Dieu arriva sur cette colline, la renommée ne se tut pas et la nouvelle se répandit que cette venue était la réalisation de cette vision du saint pauvre et les voisins se mirent à parler des bienfaits qu'ils en ressentaient déjà. Une ville située sur une montagne ne peut rester cachée et les puissants, tout comme la foule peuvent la contempler tout pareillement. C'est la raison pour laquelle un très remarquable chevalier nommé Géraud et surnommé Béchade19, se souvenant de la vision en question, persuada le chapelain de Ladignac d'aller vers l'homme de Dieu avec tous les gens qui lui étaient soumis le jour où il devrait célébrer sa première messe sur la colline.

19

Le personnage se fit un nom dans la littérature du temps, cf. Chroniques de G. de Vigeois, chap. 30. Ce troubadour se rendit célèbre par son poème La chanson d'Antioche, éditée par J.F. Gareyte, Périqueux, 2007.

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Ayant en effet rassemblé une grande foule, il se rendit vers l'homme de Dieu, apportant tout ce qu'il savait d'utile pour la célébration de la messe. Il exhorta maître Geoffroy qui chanta la messe solennelle du dimanche que l'on appelle la Septuagésime20 et il continua par la suite la célébration de l'office divin en entier, car il avait amené avec lui un "propre"21, un missel et les autres objets qui sont indispensables pour de tels usages. Les voisins accourraient vers lui et voulaient entendre les très douces paroles qui venaient de sa bouche, comme du miel et qui procuraient de nombreux bienfaits. Il ne se laissait jamais aller à l'oisiveté et servait Dieu chaque nuit en chantant psaumes, hymnes et cantiques spirituels. Le jour il construisait l'église dans laquelle il édifia avec application un autel en l'honneur de la vierge Marie. Les gens du voisinage se réjouissaient de profiter de ses entretiens et sa présence n'était jamais remarquée en vain, mais ce foyer naissant commença à brûler les prêtres des environs comme autant de fagots. Cette peste inique, à savoir la jalousie que ne réjouit jamais le bonheur des autres se mit à secouer de violentes agitations, le prêtre qui régentait l'église de Ladignac. "Que fais-tu, lui souff lait la jalousie ? Tu es le plus bon à rien des hommes. Pourquoi ne regardes-tu pas autour de toi ? Pourquoi n'aides-tu pas ce qui tombe en ruine ? Vois ce que tes paroissiens avaient coutume de t'offrir ! Cela va maintenant à un autre et le religieux Geoffroy récolte tout. Que feras-tu si ces dons te sont enlevés et si personne ne t'aide par ailleurs ? Qui te nourrira, toi et les tiens -familiam tuam- ? Que donner à l'évêque et aux autres prélats de l'Eglise ? Qu'offriras-tu à tous ceux qui reçoivent un soutien de 20 21

Le 9° dimanche avant Pâques, soit le 28 janvier 1089. Terme désignant le recueil liturgique "propre" aux divers temps liturgiques.

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cette église et qui n'en demanderont pas moins sous prétexte que tu reçois moins ? Courage, hâte-toi de te réveiller : il faut que cet ermite soit chassé de ton voisinage. Si c'est un simulateur, tu récolteras beaucoup de biens, si, au contraire, il s'est avancé d'un cœur droit dans le sentier de la vie religieuse, il ne restera rien du tout dans ton porte-monnaie -in tuis marsupiis. Et qui peut le chasser facilement ? Il est déjà aimé de tous et affiche une très réelle dévotion envers Dieu. Son habit est minable, son visage pâle et émacié, sa parole douce, son abord souriant et agréable, son maintien modeste et les gens ne voient rien en lui que ce qui convient à un homme bon et parfait. " Tandis que la jalousie lui suggérait de telles pensées, une autre peste, non moindre, qui dévore les misérables hommes, j'ai nommé l'avarice, lui chantonna ceci : " Ne souffre pas plus longtemps celui qui te nuit et chasse-le tant que tu le peux. Jusqu'à présent, il chancelle et n'est pas encore fixé, mais, s'il affermissait ses pas, il mépriserait tes pièges. Si tu l'exterminais d'une façon ou d'une autre, tout ce qui lui aura été offert, le sera désormais à toi. Si tu crains de ne pouvoir t'imposer seul par la violence, tu as l'archidiacre de Limoges, maître Pierre dit Bruschard 22 qui, d'un seul mot, peut réaliser ce que tu souhaites. Donne-lui quelque chose plutôt que de tout perdre. C'est bon pour toi de donner beaucoup, car tu recevras davantage et c'est lui qui dirige tout le Limousin. Quoique le siège de Limoges soit privé de son pontife, il n'est pas privé de l'office épiscopal. Cet homme est redouté de tous par sa sagesse et sa noblesse et nul ne peut lui résister. Il accepte volontiers des cadeaux et, après les avoir reçus, il ne recule devant aucune entreprise. Il est bon que tu le corrompes en lui donnant de l'argent car ainsi

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Voir A. Lecler, Bull... lim., 1890, p. l44.

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il te sera favorable et ne craindra pas la force vertueuse qu'il y a en cet homme. " Le prêtre, stimulé de cette façon par la jalousie à laquelle s'étaient jointes les verges de l'avarice, presse par de belles promesses et incite vivement l'archidiacre par des clameurs effrontées. Il le persuade de chasser de cette région par tous les moyens le saint serviteur de Dieu. Ainsi engagé dans ce crime, l'archidiacre met tous ses efforts pour convertir à sa cause Raymond, l'évêque de Périgueux et faire de lui son complice. L'ayant rencontré à Saint-Yrieix, il s'adressa ainsi à lui : "C'est une coutume chez nous, observée de toute antiquité, O illustre père, que, quand l'Eglise de Limoges ne peut se diriger la bonté de votre Eglise y supplée et, par un privilège de charité mutuelle, vous venez nous secourir dans nos nécessités23. Voici la raison pour laquelle nous voulons vous faire savoir que nous avons perdu l'église de Ladignac si votre grâce ne trouve pas digne de nous porter secours rapidement. Un certain individu est arrivé dans la paroisse de cette église ; il se nomme Geoffroy. Parce qu'il porte l'habit religieux, il ne craint pas de recevoir les revenus du prêtre. Ce dernier nous fait savoir tous les jours qu'il manque des ressources habituelles, qu'il utilise avec parcimonie les offrandes et qu'il n'a rien du tout si ce n'est ce que son concurrent néglige. Il en résulte donc, puisque nous n'avons pas d'évêque en propre qu'il revient à votre autorité de frapper celui que la nôtre ne peut atteindre." A la suite de ces paroles et de beaucoup d'autres, le méchant homme poursuivit encore ses accusations près du très pieux évêque, remarquable de discrétion, qui répondit : "Je vais le convoquer et nous entendrons ce qu'il projette ; aucune

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Sur les suppléances de Raymond à Limoges, cf. J. Becquet, op. cit., p. 158, note 20.

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décision ne sera prise à la légère, ni contre lui, ni contre quelqu'un d'autre. " L'évêque fixa donc un jour à l'homme de Dieu Geoffroy en lui précisant aussi le lieu où il aurait à répondre aux multiples accusations de l'archidiacre. Apprenant cela, beaucoup de ceux pour qui la parole de Dieu n'est pas sans saveur, se dirent : "Allons donc entendre l'homme angélique et celles du mauvais démon." Se rassemblèrent ainsi plusieurs personnes en présence de l'évêque près duquel se tenait aussi simplement Geoffroy, l'ami de Dieu. Dans la salle vicomtale où ils étaient assemblés, l'archidiacre l'interpella : " Cet homme que vous voyez a construit une église dans la paroisse de Ladignac ; il y chante la messe, reçoit les paroissiens et leurs offrandes et il n'est pas jusqu'au cierge pascal qu'il ne transfert à son usage. Il ne peut le nier, nous avons des témoins très sûrs, la chose est manifeste et ce dommage n'est pas tolérable. ; voyez tous et soyez attentifs aux activités qui conviennent à la vraie religion : voici un arbre nuisible qui occupe inutilement notre terre, mais, comme je le suppose, il sera arraché jusqu'à la racine par mon maître le pontife." Dès que Pierre eut parlé, l'humble et très doux Geoffroy, le visage sublime et l'esprit calme répondit : "En revenant de Périgueux à Limoges, après avoir été ordonné prêtre par mon maître, l'évêque sous le regard duquel je me tiens, je traversai la forêt dite de Courbefy24, et je pensai alors, en l'observant avec soin, que ce lieu serait convenable pour des serviteurs de Dieu. L'auteur de tout bien, élevant dans sa miséricorde mon esprit prostré vers la terre, parvint à répandre en moi le dégoût pour les affaires du siècle. C'est pourquoi, je m'éloignais de Limoges où je m'étais installé quelque temps près de mon hôte, le vénérable Pierre que l'on appel-

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Saint-Nicolas -de-Courbefy, cne du ct. Chalus, Hte-V.

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le Brun et j'arrivai dans cette forêt avec la volonté de servir Dieu. Je m'y étais installé depuis trois semaines dans une demeure misérable et avec les moyens que je pouvais avoir, quand un prêtre vint à moi, mon adversaire maintenant, accompagné d'une grande foule. Il y avait d'honnêtes personnes, des nobles et des femmes généreuses. Il me pria, bien plus, il m'ordonna de célébrer la messe devant ces gens. Je m'acquittai donc de cet office avec son accord et en t'obéissant, O Christ, et avec ton aide. Je commençais alors une bonne œuvre et je craignais de m'en aller sans l'avoir achevée, car la couronne n'est pas promise à ceux qui commencent, mais à ceux qui achèvent. Lors de la vigile pascale, me fut offert un cierge d'un grand prix sur lequel j'ai lu la bénédiction réservée à ce cierge et je n'avais pour cierge que celui-ci." A ces paroles du bienheureux, l'évêque, homme d'une grande mansuétude répondit : "Va, homme de bien, renvoie cet individu diabolique, continue de faire ce que tu faisais, n'aie cure des paroles impies, attends seulement du Seigneur en serviteur fidèle et qu'aucun embarras ne vienne s'abattre sur toi. Retourne en paix et prie pour nous." Après avoir entendu ces paroles, Pierre Bruscard, très indigné, ne voulut pas lâcher ses mauvaises intentions parce que Geoffroy ne priait pas encore pour lui et il l'inquiéta presque huit années encore. Par la suite, visité par Dieu, le père des miséricordes, il reconnut sa faute et contribua personnellement pour une bonne part, par ses dons à la construction de l'église du Chalard. Par une sainte mort ici même, il obtint la sainteté, comme on le dira dans le chapitre suivant, si Dieu nous aide. On trouve bon de rester encore un peu ici comme on se repose au port après une longue navigation, mais il n'est pas en ce lieu, le port que nous recherchons et ce n'est pas le

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repos que nous avons choisi. Auparavant, il y a des merveilles à raconter que le Seigneur daigna révéler au sujet de ce saint. Que celui-ci intercède pour nous, celui duquel je ne redoute pas de parler, très confiant en son patronage. Qu'il me propose les paroles qu'il a écrites afin que, par ce texte, accrédité par son autorité, le suivant ne soit pas moins confirmé également par sa faveur. Il y a quelques passages écrits par lui-même pouvant appuyer les nôtres. Qu'il parle un peu afin de nous accorder un certain répit... Que le lecteur bénévole se délecte de ce début et soit fier d'entendre dire en quel lieu et à quelle époque ce glorieux confesseur se manifesta. "L'an 1096 de l'incarnation du Seigneur, treizième indiction, l'homme de vénérable vie, le pape Urbain parcourut les régions de la Gaule alors que Philippe commandait au peuple des Francs 25. Il tint un grand concile à Clermont où il annonça en particulier que l'Eglise du Christ qui se trouvait à Jérusalem, à Antioche et dans d'autres villes d'Asie, devait être défendue et soutenue. En effet, de tous côtés, elle était non seulement réprimée par les ennemis du nom chrétien, mais encore anéantie de fond en comble et le nom du Christ était tenu en ces régions pour le plus grand opprobre. C'est par l'annonce de cette nouvelle qu'il arriva à Limoges 26. Grâce à Dieu nous l'avons contemplé de nos propres yeux alors qu'il procédait par de pieuses consécrations à la dédicace de l'église du très saint protomartyr 27 et aussi du monastère de saint Martial, apôtre du Christ. Nous assistâmes donc à ces pieuses consécrations en compagnie de nombreuses autres personnes. Ces rites accomplis, il exhorta plutôt bien -satis honeste- le peuple à prendre le chemin

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Roi de France de 1060 à 1108. R. Crozet, Le voyage d'Urbain II en France, "Revue historique", l937, pp. 271310. 27 L'église-cathédrale est placée sous le vocable de saint Etienne. 26

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de Jérusalem. Grâce à toi, O Christ, grâce à ton eau fécondante, de vastes moissons sortirent de ses semailles, non seulement de nos régions, mais de toute la surface des continents. Sans retard, de partout accoururent des comtes, des évêques, des peuples de toute la chrétienté, des rois en dernier -et postremi reges-, car Dieu ne fait pas acception des personnes. A ce pape, après que Dieu l'eut rémunéré du prix de ses efforts en le soustrayant à la vie, succéda le pape Pascal 28 qui ne fut pas un serviteur inactif de la parole de Dieu, pas plus qu'il fut inégal à son prédécesseur. Il envoya en Gaule maître Jean et son compagnon Benoît, cardinaux de l'Eglise romaine. Désirant réaliser la mission qui leur avait été confiée, ils vinrent à Limoges, puis à Poitiers où ils présidèrent un concile 29, après avoir au préalable visité d'autres villes de la Gaule afin d'y solliciter de l'aide pour les fidèles enrôlés dans la croisade. J'étais présent à ce concile où le duc des Poitevins, Guillaume, d'autres comtes et grands personnages et une foule de fidèles prirent les insignes de la croix du Christ. Ils quittent tout ce qui leur est cher, leurs très chers parents, pères, frères mères et épouses et tous se pressent aux ordres du Seigneur. En ce temps-là, peu avant la célébration de ce dernier concile, la première église du Chalard fut consacrée en la fête de saint Luc évangéliste 30 par le seigneur Raynaud, évêque de Périgueux car notre Siège était dépourvu d'un évêque. Un lustre s'étant écoulé depuis ce concile en question en fut célébré un autre en l'octave de la saint Martin 31. 28

Pape de 1098 à 1109. Le 17 nov. 1100 ; ce concile renouvela l'excommunication contre le roi de France Philippe ler, malgré l'opposition du duc Guillaume qui menace de disperser les évêques à coups de bâtons, selon le biographe de Bernard de Tiron qui ne mentionne pas la présence de notre Geoffroy, à ses côtés mais celle de Robert d' Arbrissel, cf. Vie de Bernard, cf. trad. B. Beck, p. l96 et 365. Voir aussi HefeleLeclercq, op. cit., V, 1, pp. 469-470. 30 Le 18 octobre 1100 31 Le 18 novembre 1106 Ces deux conciles de Poitiers étaient surtout destinés à recruter des volontaires pour la croisade. 29

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En l'an de l'incarnation 1088, le jour de l'Epiphanie, nous estimâmes que nous pouvions nous installer. Après quelques mois de la même année, en la fête de saint Yrieix 32, le vicomte Adhémar de Limoges, fils d'Adhémar, celui qui termina sa vie sur le chemin de Jérusalem, me donna, à moi, Geoffroy, le lieu sur lequel, en l'honneur de Dieu et de sa mère, fut construite la basilique appelée Le Chalard. Ceci fut fait en la chambre de son château, la mère du vicomte l'ayant beaucoup supplié pour qu'il en soit ainsi." Nous venons de lire la fin des écrits de Geoffroy. Avançons donc et nous allons rapporter autre chose. Le pape Urbain, pieux et disert, avait soulevé tous les peuples en une intense prédication afin d'aller délivrer le sépulcre du Seigneur. Parmi les multiples choses qu'il convenait de proposer, il avait dit ceci : "Nous demandons, par notre autorité apostolique, que les religieux deviennent les chefs des armées, imitant ainsi Moïse et Josué qui commandèrent au peuple d'Israël au milieu de bien des périls. C'est sainte religion que de libérer la cité de Jérusalem et le sépulcre du Seigneur des souillures des païens et de les rendre au culte de la foi chrétienne. C'est la voie sûre du salut par laquelle nombreux sont ceux qui parviendront au royaume des cieux, eux que l'on pensait exclus de tout bonheur à cause de leurs fautes. Toutefois, que celui qui ne tend pas vers la gloire du martyre ne soit en aucune façon détourné de la récompense de sa peine. Le Seigneur ne cessera jamais d'être un juge rémunérateur envers ses combattants, sachant ce qu'il doit à l'homme courageux et aussi ce qui revient à plus courageux encore, distribuant néanmoins ses très grandes largesses aux faibles lutteurs. "

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Le 25 août.

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De très nombreux hommes d'Eglise acquiescèrent à ces paroles apostoliques, préparèrent le voyage, levant l'emblème de la croix avec le grand désir de voir ces lieux saints, situés outre-mer où Dieu fait homme habita. Parmi eux, Geoffroy commença à s'échauffer d'un vœu identique, bondissant de joie à l'idée d'aller vers la cité sainte. Voyant cela, Gouffier, un célèbre chevalier surnommé de Las-Tour33 qui était disposé à suivre la mission apostolique, exhorta l'homme en Dieu par les mots que voici : "Tu as entendu, père saint, l'ordre du seigneur pape. Accomplissons donc cette mission ensemble, la libération du saint sépulcre du Seigneur. Chargeons-nous de ce fardeau que les courageux acceptent et que les paresseux refusent. Je serai ton compagnon, bien que j'en sois indigne et je serai zélé et fidèle autant que je le pourrai. Je te donnerai tous mes biens ainsi que ma personne, me mettant à ton service en toutes choses. Toi comme chef, le chemin ne sera pas difficile et la peine sera nulle. Hâte l'affaire, père excellent, diffère le reste, je t'en prie, compte-moi comme un digne compagnon. Ecarte les causes du retard, il n'est pas de délai autorisé pour un esprit courageux. " A ces mots, Geoffroy répondit : "Aucun retard ne viendra de moi si Dieu et les frères du Chalard acceptent. "Puis, il s'en va et rapporte ces propos à ces derniers. Le visage défait, ils se mirent à gémir d'une voix pleine de douleur et à pleurer à la pensée de perdre un tel père qui les console et leur montre un cœur paternel. Il leur demande de prier afin de savoir ce que cache la volonté divine, avec l'aide de la vierge Marie. Il élève doucement les bras, la nuit commence à obscurcir le monde et une douce langueur estompe la lumière qui

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S'est "illustré" à la croisade ; tué à Marasch en 1097.

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s'épuise. Son cœur veille, l'esprit attentif n'est pas éloigné de Dieu par le sommeil et l'âme vigilante est protégée de ses mirages. Le Christ qui ne veut pas qu'il quitte la région lui envoie un messager pour lui dire fidèlement la vérité et le consoler en lui annonçant des avantages à venir. Dans son sommeil, il voit apparaître un personnage religieux, un saint abbé resplendissant. Sa démarche, sa gravité, ses vêtements, sa voix, tout annonce qu'il est un envoyé du ciel. "Dors-tu ? Entends malgré tout, abandonne toute peur. J'ai pris soin autrefois de ce lieu sur lequel tu veilles et, comme abbé, j'ai dirigé l'église dont tu vois aujourd'hui les ruines. De mauvaises gens l'ont détruite et n'ont pas craint de dépeupler le voisinage. Nous avons perdu cette région et les paysans -coloni- ont péri. Ces localités que tu vois étaient sous notre juridiction parce que leurs églises étaient sous notre patronage et presque toutes y reviendront. L'archidiacre Pierre qui t'importune te donnera de grands biens quand il viendra à toi, ce qui ne va pas tarder. Demande, par tes prières, de jour comme de nuit, que le Maître te procure un associé de grand talent. Ainsi donc, cesse d'hésiter, refuse de renvoyer cette communauté, arrête là ce projet et engage-toi dans le chemin désiré. " Après cette apparition, le sommeil relâche le saint homme. Il se réjouit et ne cesse de louer le roi suprême. Il ne cache rien à ses frères et leur révèle sa vision. Ils exultent et leurs voix se confondent en louanges. Chacun ressent qu'il est un patron digne d'éloges et son doux patronage les encourage tous et aucun n'en souffre. Il confirme son projet et fait ce que la vision lui a demandé. Il prie pour Pierre qui se trouve ébranlé en un dur tourment et souffre fort dans la tempête du monde. Il prie pour avoir cet associé et espère ce qu'il implore. Il supplie tous les jours le Christ pour son cruel ennemi et demande que celui qui le persécute lui soit associé et voici que ce qu'il demande lui est accordé. La prière

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est aidée par l'esprit et l'esprit droit réclame des choses dignes que la grâce lui accorde. Ce mauvais Pierre Bruschard dont nous avons déjà parlé se convertit au bien et rejette ses crimes. Il hait les désordres honteux de sa vie antérieure et ramène son esprit au Christ qui fait que l'on espère le pardon et demande ce pardon d'une voix suppliante. Abandonnant ses vêtements, il se met un lien au cou, à ses mains des verges et avoue mériter des châtiments. Son visage est triste, sa voix remplie de gémissements. Il se précipite à tes pieds, Geoffroy, père vénérable, toi qu'il blessa si souvent. Bien plus, il ne craint pas de demander à être ton auxiliaire. La clémence ne rejette nul pécheur qui avoue sa faute. Il découvre ses blessures à son ennemi et l'ami-ennemi lui donne un remède d'ami. Il ressent du bien en ce qu'autrefois il ressentait en mal. Il lui promet sept mille sous et s'en acquitte rapidement. Bientôt l'homme de bien entreprend la construction de l'église sous le vocable de la mère de Dieu et le monastère du Chalard. Tu nommes homme de bien ceux que tu juges comme étant tes amis. Sans retard, Pierre, présent et joyeux entre dans la clôture revêtu des habits prescrits par la règle. De tout son cœur, il devient le familier du Christ et des frères. Il adresse ses prières jusqu'à ce qu'il soit aidé et celui-ci, bienveillant, promet le pardon, augmente l'espoir d'une faveur, prie pour Pierre et ne renvoie pas de lumière sur le passé. Il console Pierre, l'aide et l'honore. Pierre est plein de déférence car le juste plait aux justes et, quoi que la règle ordonne, elle comble ceux qui s'y consacrent avec effort. On en était à la troisième année et le terme de Pierre approchait, terme de cette vie présente, porte de la vie future. Il brûle d'un pieux amour, la grâce croît en lui, il gémit, il veille, il insiste par ses prières de peur de perdre l'immi-

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nent combat. Déjà la fin est proche, il appelle Gautier, l'un des frères, serviteur de l'église en toutes choses : "Regarde, lui dit-il, cette partie de l'église construite avec beaucoup de travail, elle s'abîme parce qu'elle n'a pas de toit. Vends mon lit, remplace-le par de la paille et avec le prix de ce lit, que l'on installe un toit le plus vite possible. J'ai déjà donné tout ce que j'ai pu. " A ces mots, il est comme enf lammé par l'amour du Christ et veut hâter ce qui est entrepris en son honneur. Voici qu'arrive le jour où le Christ se retire derrière les étoiles. Ce fut aussi le jour où Pierre cessa de vivre et s'en alla tout joyeux d'entre les bras de Geoffroy. Comme il l'a mérité, il gagne le royaume céleste, muni du corps du Seigneur. Lors d'une si grande fête, il s'attacha la gloire à lui-même et mérita, à l'heure de None la couronne que Jésus a promise à celui qui a donné et a compati. Ce donateur, ce compatissant, espérant enfin ici-bas les joies célestes, vécut pauvre et fut retiré de la mort par les prières de Geoffroy. Il ne faut pas oublier que, lorsqu'il était à Limoges, dans la maison de son hôte, Pierre Brun, dont nous avons déjà parlé le saint familier de Dieu ne manqua pas d'ennemi. Arnaud, l'intendant et bayle -bajulus- de cette maison le haïssait fort et le mordait très volontiers de ses dents de chien où il pouvait et selon son audace. Il avait remarqué chez lui, à l'instar d'un vice, la fréquence des jeûnes qu'il augmentait surtout certains jours. Il refusait souvent les repas préparés deux fois par jour et le forçait à lui en procurer d'autres. C'est pourquoi, laissant libre cours à sa colère, Arnaud ne cessait de le blâmer en murmurant à mots couverts le plus souvent, mais parfois de façon ouverte ; "Cet homme jeûne tous les jours, il est le seul à détester des mets que tout le monde apprécie. Il faut plus de soin et de dépense pour lui

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tout seul que pour sept autres. Pourquoi mange-t-il seul ? Il n'a cure de l'huile, du poisson, ni de la peine que nous prenons pourvu qu'à quelque heure qu'il vienne, il trouve son repas prêt comme il l'entend, servi qu'il est assis sur sa chaise : nous servons un ingrat ! " En se répandant de cette façon et autrement en paroles infamantes envers le saint de Dieu, il favorisait la naissance des factions hostiles recherchant où l'on pourrait le prendre à défaut. Pénétrant un jour dans la chambre où il avait son lit et soulevant les couvertures, il trouva sous le matelas des rondins de bois attachés entre eux avec des liens. Quand le serviteur de Dieu entrait dans son lit, il trouvait une couche dure qu'à son lever il recouvrait de la paillasse. Il se mortifiait ainsi pour l'amour de Dieu et se dégoûtait des divertissements de la chair afin d'éviter les peines éternelles. Arnaud, en voyant cette couche à ce point inhospitalière s'écria : "Hélas ! misérables que nous sommes adonnés à ce point aux voluptés du corps, nous ne craignons pas la perdition de nos âmes. Je m'étais imaginé jusqu'à maintenant, à la suggestion du diable, que c'était un simulateur et un rusé, mais, par la grâce de Dieu, je sais maintenant qu'il est sincère et simplement un chrétien. Je vais donc réf léchir à effacer tout ce que j'ai commis contre lui par ignorance et malice. Je prie Dieu qu'il m'accorde le pardon de mes fautes et m'octroie une partie des mérites du saint homme. Voici donc la couche douillette de notre hôte, faite de bois dur et rugueux ! Ce sont des signes évidents de sainteté. Tel est l'homme que j'ai calomnié alors que l'on ne peut en trouver un autre qui lui ressemble." De telles réflexions le corrigèrent ; le cœur contrit, Arnaud fit pénitence et devint désormais le fidèle et empressé serviteur du familier de Dieu.

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Une nuit qu'il regagnait son logis, il fit une chute, se blessa gravement à la tête et resta longtemps malade. Bien qu'il fût dans un état inquiétant, il s'en tira avec l'aide divine et, comme il était sous la main de Dieu, il revint pleinement à lui, reconnut que les affaires du monde sont passagères, que tout homme est mortel et qu'il ignore le jour de sa mort. Il prit l'engagement d'abandonner vivant ce que l'on ne peut posséder après la mort. Il décida donc de se mettre au service de Geoffroy ou bien des pauvres du Christ qui se tiennent étendus sous le portique de Saint-Pierre à Rome, les alimentant en eau fraîche jusqu' à la fin de sa vie. Bien souvent, en effet, il avait visité le seuil des apôtres -limina apostolorum- avec son maître Pierre Brun et il y avait vu quelqu'un qui se consacrait très dévotement à ce service, d'où le nom d'Eau-Froide -Aqua frigida- par lequel on le désignait34. Il se mit à réf léchir à quelle œuvre de bien il s'adonnerait, la plus réalisable et la plus sûre d'entre les deux qu'il considérait l'une comme l'autre comme bonne. Il rendit alors visite à un ami de Dieu très éprouvé, Gaucher était son nom et il était le nouvel habitant de la forêt d'Aureil35. Vers lui aff luaient des hommes et des femmes, nobles et non nobles, parce qu'il était pour tous, selon la parole de l'apôtre et qu'il gagnait beaucoup d'âmes au Christ. Après avoir entendu les deux projets d'Arnaud, Gaucher lui répondit : "Je te recommande vivement, frère, et te le conseille en te l'imposant comme pénitence de te mettre sous l'obéissance de Geoffroy tant que tu vivras. Imite le Christ qui daigna souffrir pour nous. La vertu d'obéissance est grande et elle unit l'homme

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Sur ces pauvres paralysés et ceux qui bénéficiaient du droit d'asile sous le portique de Saint-Pierre, cf. Le livre des papes -liber pontificalis-, M. Aubrun, trad., Turnhout, 2007, p. 259. 35 Voir la biographie de Gaucher d'Aureil, ci-après.

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à Dieu, elle est la mère des vertus. C'est la raison pour laquelle saint Benoît en fait de si grands éloges36 : le fils de l'homme ne vint pas pour être servi, mais pour servir. " Ayant entendu cela, Arnaud se retira convaincu. Selon les conseils de l'homme de Dieu, il se mit à la complète discrétion de Geoffroy, observateur diligent de la vraie religion. Il vécut longtemps, la tête couverte d'un cilice, vacant aux travaux, nettoyant les lieux horribles et nombreux de ses propres mains. De son labeur, l'abondance naquit et les bâtiments s'élevèrent. Le Seigneur lui donna de réaliser beaucoup pendant les nombreuses années qu'il passa à s'appliquer au travail. Il contribua à l'édification de la basilique de sainte Marie et à d'autres choses encore. Quand il voyait se préparer les jours de fête, il fuyait l'oisiveté et la conversation des hommes en se réfugiant dans la colline sous un rocher. Il savait que le désœuvrement engendre le bavardage et le bavardage, le péché. Quand on lui demandait la raison de cela, il répondait : "Les rochers ne rompent jamais le silence, ils n'attisent pas les conf lits et ne les enveniment pas. " Pierre Brun quitta le siècle : homme très bon, il avait été l'hôte de saint Geoffroy. Il mourut à Limoges et à l'heure même où son âme était délivrée des liens de la chair, il apparut à Geoffroy qui se reposait et dormait légèrement après l'effort de l'office de nuit. Il l'interrogea, comprenant qu'il venait de quitter cette vie : "Très cher hôte, je vous prie, comment allez-vous ? Quels sont vos souhaits ? Il lui répondit : "Tout va bien pour moi puisque je serai, au jour du jugement, introduit dans la vie éternelle, mais, en attendant, je dois supporter des peines indescriptibles, car mon gendre surnommé Le Rouge me fait un mal inestimable. 36

Règle de saint Benoît, édit. G. Arroyo, 1947. Pr. 4, 8, 102. 2, 13, 2, 47, 5, 1 ; 5, 15 ; 5, 31 ; 5, 35 ; 7, 95 ; 7, 99, 58, 15, 58, 39, 62, 8 ; 68, 4 ; 71, 1 ; 78, 8.

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Dis à mon fils qu'il règle rapidement toutes les affaires pour lesquelles je me suis engagé. Que, s'il différait, il souffrirait de grandes peines et moi aussi.. Quant à l'abbé de SaintMartial, il n'a pas bien agi en m'ayant revêtu à l'article de la mort des vêtements de moine37 et il s'apprête, en plus, à m'ensevelir parmi ces derniers. Dis-lui qu'il me fasse plutôt enterrer, près des tables des changeurs -prope mensas nummulariorum-, lieu que j'avais choisi de mon vivant. " L'homme de Dieu, après avoir entendu cela, se leva brusquement, appela Arnaud dont nous venons de parler et l'envoya à Limoges : "Ton ancien maître et mon hôte vient de m'apparaître, va voir ce qu'une telle vision peut bien signifier, car je crains qu'il ne soit déjà mort. " Arnaud se mit vite en chemin afin de savoir si son maître était mort. Il avait déjà fait la moitié du trajet quand il rencontra un messager qui était envoyé à Geoffroy pour lui annoncer la mort de son ancien hôte. Il l'interrogea pour savoir qui l'envoyait et à quelle heure Pierre Brun en avait terminé avec la vie. Il lui fut confirmé la mort de son maître et il se mit à gémir : "Pauvre de moi, mon maître est mort ! Pourquoi aller chercher ce que je sais ? J'irai cependant et n'abandonnerai pas la tâche qui m'a été confiée. Nous aurons la certitude de l'heure à laquelle mon maître est mort et l'espace de temps qui s'est écoulé entre sa mort et son apparition à notre glorieux père Geoffroy auquel il a beaucoup parlé : il aura ainsi la certitude que tout ce qu'il a entendu est vrai." Arnaud raconta tout cela au messager et parvint rapidement à Limoges. Il fit part à l'abbé de Saint-Martial de la vision de Geoffroy et la raison qui l'avait fait venir. Pierre fut enterré honorablement hors du cimetière des moines et 37 Il s'agit de la vêture ad succurendum ; nombreux exemples dans Du Cange, art. Monachi.

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Arnaud s'en retourna bien triste après la cérémonie des obsèques. Le fils de Pierre Brun vint par la suite rencontrer Geoffroy qui lui fit part de tout ce que son père lui avait dit et du message qu'il lui avait confié, puis, il ajouta : "Frère très cher, votre père qui fut un excellent chrétien donnait pour le salut de son âme, tous les ans, la valeur de mille sous38 jusqu'à ce que, devenu vieux et moins valide, il associa à lui son désagréable gendre qui supportait très mal qu'il fût si généreux en aumône et retardait de verser sa participation autant qu'il le pouvait. Voici pourquoi votre père vous demande d'exécuter à sa place et de droit, ce qu'il faisait en totalité et que vous le remplaciez complètement dans ses largesses en aumône. Il a ajouté que si vous ne vous exécutiez pas, il aurait des craintes à votre sujet. Afin d'aller plus vite et sans rien réclamer, donnez à votre sœur sa part des biens paternels afin de ne plus avoir rien en commun avec elle. Imitez votre père et soyez son digne héritier. Cette vie est brève, soyez prévoyant pour la vie éternelle." Le bon héritier de son père obéit et régla pacifiquement cette affaire, sans que nulle querelle ni contestation ne surviennent avec le gendre en question. Plus libre de son droit et usant plus librement de son avoir, il montra bien par les largesses de ses aumônes de quel esprit il était animé. Geoffroy n'oubliait pas sa vision et priait souvent en larmes pour l'âme de celui par qui il avait reçu des biens terrestres. Arnaud ne put l'oublier non plus. Pieux et bon, il parvint à une pleine conversion, se réjouissant d'être toujours tenu par le frein de l'obéissance. Paré de la vertu d'humilité et de mansuétude, il s'avança, joyeux et sans heurt sur la voie droite.

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Voir note 14.

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Il y avait à Royère39 un prêtre riche nommé Jean qui n'ignorait ni la vie ni les mérites de saint Geoffroy. Ce prêtre avait un neveu appelé Géraud qu'il élevait avec application et une grande affection. Il avait aussi un mulet, lascif et féroce que ce neveu menait parfois au pâturage. Pétulant et sans retenue, il lança en l'air ses pattes et atteignit de plusieurs coups l'enfant qui ne se méfiait pas. Il lui causa à la tête une telle fracture que le sang se répandit et que la cervelle en était presque sortie. Le prêtre entend les cris de son cher neveu qui était en train de mourir misérablement. Il sort en hurlant au point d'en perdre les esprits devant une telle infortune, se souvient de Geoffroy et s'en remet à lui. Il met aussitôt le mors au mulet, l'enfourche et se hâte vers le familier de Dieu. Parvenu à lui, il se jette à ses pieds : "Fais quelque chose, père saint, mon neveu, une partie de mon âme, va bientôt mourir ! "A ces mots, l'homme clément compatit et, confiant en la bonté divine console l'aff ligé par ces paroles : "Ne pleure pas, frère, car avec l'aide de Dieu, il peut en réchapper ; bien plus, crois-moi, il va s'en sortir. Allons, debout ! je te le demande, debout ! "Le prêtre se relève et ajoute : "Je crois qu'il va s'en remettre si tu daignes intercéder auprès du Christ ; demande-lui de donner à ceux qui l'aiment. Quant à moi, je t'offre ce jeune homme et le mulet malfaisant accompagné de pas mal de setiers de seigle que je te livrerai sans retard. " Bien qu'il se trouvât entre la vie et la mort, l'enfant se remit vite et bien grâce aux prières du saint homme. Il porta avec patience le joug suave de Jésus jusqu'à ce que, devenu vieux, il reçut le prix du travail et de la patience, après avoir accompli avec fidélité la course de sa vie. Il mourut en effet la semaine où tombait l'anniversaire de Geoffroy, après avoir

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Cne de La Roche-l'Abeille, ct. Nexon, Hte-V.

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obtenu la grâce de mourir à cette époque-là. On doit louer sa vie et vénérer sa mort, car le Christ, à cause des prières de Geoffroy, lui accorda par ce patronage, la vie éternelle. Geoffroy eut de tels disciples et les saints disciples ornent les œuvres du maître. Les gens des environs et surtout ceux qui étaient attentifs, voyant croître la sainteté de Geoffroy aff luaient de partout vers lui. Il se comportait comme un bon cultivateur, enlevait les ronces et les pierres du champ du Seigneur et, dans un sillon préparé avec soin, déposait une bonne semence. Il arrachait d'abord des cœurs humains les vices, encourageait avec douceur à craindre la mort, rappelait les peines de l'enfer et le mépris avec lequel il faut tenir les affaires de la terre. Par une telle suavité de conduite, ce saint plaisait par son affabilité et sa gaité, aux très humbles et aux très élevés et beaucoup moins aux médiocres. Bien qu'il excellât par la noblesse de sa vie religieuse, il se montrait d'une admirable manière égale à tous et à chacun, ne rejetant personne, il fuyait la rigueur de l'austérité et la dissolution de trop de légèreté. Après l'office de Nocturne, tandis que ses frères s'en retournaient au lit, il restait seul à l'église, veillant dans sa prière, se délectant dans le Seigneur et lui parlant avec d'autant plus de familiarité que c'était en secret. Une nuit qui précédait la fête de saint Barnabé40, il s'endormit dans l'oratoire après une longue prière et vit en songe les deux vicomtes de Limoges, Guy et Hélie son frère. Leur aspect était horrible, leurs membres consumés étaient durement attaqués par un feu violent. Il les regarda l'un après l'autre et se rappela qu'ils étaient morts. Il vit aussi qu'Hélie était atteint de maux plus affreux alors qu'il était le moins

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Le 11 Juin.

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âgé. Fort étonné, il s'adressa à l'autre qui se portait beaucoup mieux : "D'où cela vient-il, seigneur Guy, que votre frère qui a vécu moins longtemps que vous soit davantage puni. Il lui répondit sans attendre : "Mon frère a entaché sa vie par des adultères, alors que je fus moins adonné à l'ardeur amoureuse et autres infamies, voici pourquoi il est torturé davantage et moi, moins. Au jour du jugement, nous serons cependant parmi ceux qui seront à la droite de Dieu. Nous venons humblement supplier ta piété pour que tu fasses mémoire de nous dans tes prières et que tu offres le sacrifice tous les jours pour nous : tes prières nous sont d'un grand secours. Elles adoucissent nos peines et les rendent tolérables41. Quand le vicomte eut fini de parler, ils disparurent tous les deux. Le matin, Geoffroy raconta cette vision aux frères et décida que fussent célébrées des prières, jour et nuit, pour les morts. Par la suite, tant qu'il vécut, il offrit à Dieu, tous les jours le sacrifice et établit des prières aussi bien pour les vivants que pour les morts et nous les honorons encore aujourd'hui, autant qu'il est possible. Devenu vieux, il ne doutait plus que la fin de sa vie fût proche, mais il ne s'adonnait pas à l'oisiveté ni au repos pour autant et ne se laissait pas accabler par l'âge. Au service de Dieu, il ne se laissait pas dominer par la vieillesse et méprisait sa peine. Il passa sept années à remplacer dans les offices les vieux prêtres comme les jeunes et il représentait tout le monde, malades ou bien portants. Jamais aucune réunion séculière ne put le distraire du service divin. Il resta reclus, ceint d'un cilice sur sa chair et entouré d'un cercle de fer que nous avons conservé comme témoignage et que l'on peut voir encore aujourd'hui. Sa nourriture était

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Voir J. Le Goff, op. cit.

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celle que l'on dit de carême et il n'en prenait qu'à l'heure où le soleil se couche. Se contentant de peu, il était pâle et maigre, tourné vers le ciel et comme crucifié au monde. Il voulait que tous ses vêtements fussent propres et il les lavait souvent lui-même, pensait que porter quelque chose de sale relevait du vice et n'était pas une preuve de perfection. Il disait préférer se repentir d'une perfection imparfaite plutôt que d'une perfection exagérée. C'était un homme pur dans son corps comme dans son cœur, fuyant toute souillure. Il évitait l'hypocrisie et toute simulation comme une sorte de peste, sachant que, comme il est écrit, les simulateurs et les rusés provoquent la colère de Dieu. Il se rappelait cette parole de l'évangile : "Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites !42." Il avait tout à fait banni de son cœur l'avarice comme une chose détestable, se souvenant, aux dires des apôtres, qu'elle est la servante des idoles43. Le sacrilège victorieux du monde lui était soumis grâce à l'aide divine et il en était glorifié dans le Seigneur. Comme quelqu'un qui a échappé à un péril dominé, à la façon d'un naufragé, il parlait librement à ses amis et se réjouissait parfois de révéler à ses familiers les cicatrices de ses tentations. Il le faisait avec la modération raisonnable de la discrétion afin que ses paroles n'aient pas la saveur de la vaine gloire et qu'il n'y ait rien d'oiseux dans ses dires. Cette renommée de parfaite religion ne pouvait d'ailleurs être autrement car il ne pratiquait et n'enseignait que le bien et il y a beaucoup de valeurs cachées qui méritent louanges parce qu'elles sont à un seul, mais elles seraient cependant plus louables encore si elles se manifestaient devant plusieurs. Le familier de Dieu pensait donc que ce qui venait de lui et qui pourrait être utile à beaucoup, ne servait en réalité 42 43

Matth. 23, 13, etc. Ephes. 5, 5.

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qu'à peu de familiers. Il disait : "Dans les années passées, pendant lesquelles j'étais impliqué dans les affaires du siècle, j'ai éprouvé des tentations multiples et variées. Les coups insidieux du démon me pénétraient tant que je ne pouvais célébrer la messe en toute tranquillité. Celui qui veut prendre un ennemi par ruse dans un défilé étroit y place des soldats en armes. C'est ainsi que l'ennemi très habile, alors que je commençais à prononcer les paroles rituelles du canon -verba canonum- m'envahissait traitreusement de suggestions contournées, de pensées vaines et ne me laissait pas en repos jusqu'à ce que je lui aie dit : "Arrière, Satan ! "Dès que j'en eu fini avec le siècle et que je me fus réfugié dans la sainte oisiveté -otia sancta-, voici sept années que je suis ainsi reclus, je n'ai plus jamais ressenti de tentations diaboliques, protégé que je suis par la grâce divine44. L'homme de Dieu disait cela et bien d'autres choses encore pour l'édification de son auditoire et pour alimenter une pieuse conversation. Il confiait à sa mémoire toute parole utile afin qu'elle résonnât à ses oreilles toutes les fois qu'il le fallait. Il chantait sans cesse les psaumes, les récitait avec douceur et légèrement, comme s'il ruminait avec ses lèvres, ainsi qu'on le lit d'Anne, mère de Samuel45. Il remuait seulement les lèvres et c'est à peine si l'on entendait sa voix. Les psaumes lui paraissait à ce point doux qu'il avouait que c'était comme un gâteau de miel qu'il faisait fondre dans sa bouche, d'un côté à l'autre, à la façon d'un paysan affamé, avide de miel. De toute évidence, il était saint, mais ne voulait pas que cela fût dit, ne désirant pas ce qu'il croyait ne pas être. Gravissant les sommets, il conservait les pieds dans l'humi44 45

Reclus par la maladie et le grand âge, c'est ce que suggère le texte. I, Reg. 13 ; I Sam. 2, 1-10.

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lité en disant souvent : "Je n'ai lu nulle part le nom d'un saint nommé Geoffroy et je ne recherche pas une telle gloire. Il me suffit que le Seigneur veuille bien m'admettre, moi, son indigne serviteur, au dernier rang des citoyens dans n'importe quel recoin de la cité prestigieuse de Jérusalem."

LIVRE SECOND.

Dans ce second livre sont consignés le récit de la mort de Geoffroy et les miracles que Dieu voulut bien opérer par son intermédiaire. Le familier de Dieu en était presque en son huitième lustre de l'office sacerdotal et il lui sembla qu'il était endormi au sommet d'une haute montagne et que d'où il était, il voyait des hommes resplendissants revêtus d'habits blancs. Ils lui montraient une vallée horrible et en son milieu un feu qui brûlait avec une ardeur indescriptible. Dans l'abondance des f lammes, des démons soumettaient à des supplices variés l'âme de malheureux qu'il fallait secourir. Voyant ces multiples peines et les princes des ténèbres qui menaçaient, il fut saisi tout entier d'une peur immense jusqu'à ce qu'il vit dans le ciel s'avancer une armée d'anges suivie d'un chœur de vierges dont la beauté devait être vénérée par ces mêmes anges. Parmi elles se tenait une vierge royale qui tenait en sa main un sceptre d'or. Elle était la plus belle de toutes et, sur sa tête était placée une couronne d'or garnie de pierres précieuses. On ne pouvait nier que cette vierge était la mère de Dieu. Elle apparaissait ainsi pour consoler son vieux serviteur Geoffroy et lui annoncer la vie future. L'homme de Dieu qui voyait l'horreur des supplices dont on vient de parler se trouvait dans un sentiment de crainte. La vierge dit alors aux autres vierges et aux anges qui les précédaient : "Venez vite au secours de mon très admirable vieillard et

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conduisez-le vers moi, sain et sauf. " Il fut donc sur cet ordre transporté par la main des anges et des vierges et tiré de son sommeil. Il réf léchit avec attention à toutes ces choses singulières qu'il avait vues et se réjouit de cette belle vision. Il glorifia Dieu et loua la vierge de toute miséricorde qui l'avait visité personnellement, lui, petit serviteur indigne et inutile. Il la supplia de tout son cœur de le conduire à elle et à son fils, le Seigneur Jésus-Christ afin qu'il fût digne de les contempler. Il ne pensa pas qu'il pouvait garder le silence sur cette vision aussi claire et il ne s'en confia toutefois qu'à son plus cher familier. Il ne voulait pas qu'elle fût divulguée à trop de gens avant un certain temps de peur qu'elle servît à un petit nombre. Il aimait ce familier plus que les autres et il lui confiait volontiers ses secrets, sachant qu'il était digne de sa confiance. Après qu'il lui eut confié cette révélation, celui-ci réf léchit aussitôt à ce qui allait arriver et lui dit : "Plaise à Dieu, père, que cette vision soit utile à l'Ordre, car elle va se concrétiser bientôt : vous êtes à la fin de la course, certain d'en recevoir le prix." Le saint vit aussi en songe ce familier élevé au siège prioral et qui prêchait avec tant de grâce que l'auditoire se trouvait ravi d'entendre de tels propos. Il lui raconta aussi cela, mais en lui cachant le nom du nouveau prieur. -"Pourquoi donc ne dites-vous pas le nom de celui qui doit vous succéder ? Voulez-vous qu'il y ait un conf lit entre nous ? -"Non, je ne le veux pas et tais-toi en attendant les décisions du Seigneur, car il aura pitié de ses pauvres. A toi, je laisse tous mes habits, c'est-à-dire ceux qui sont aux frères et, s'il y a quelque chose de reste qui soit à moi, je te le donne aussi." Le Seigneur voulait faire passer son serviteur de l'exil de la terre à la patrie céleste, de la mort à la vie, de la peine au repos, de la tristesse à la joie. Il envoya donc à son corps un

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grand épuisement et les signes évidents d'une mort prochaine. Il sentit alors son corps accablé d'une grande détresse et son esprit souffrir de supporter le lourd poids de la chair. Il tourna son cœur vers le Seigneur, le pria avec plus de ferveur et, comme on le lit pour saint Martin, les mains et les yeux levés au ciel, son esprit invaincu ne cessait de formuler des prières46. Son familier, quant à lui, eut un songe lui aussi pendant son sommeil, au cours duquel il se trouvait dans la chambre de Geoffroy où il y avait son lit. Voici qu'un homme revêtu d'un habit blanc comme neige, propre aux religieux lui apparut. Il offrit au saint homme une pyxide d'ivoire rehaussée d'or et fermée par un sceau. Fléchissant le genou devant Geoffroy, il lui dit : "C'est le seigneur légat, évêque d'Angoulême, qui vous offre ceci. "Ce personnage remplissait alors les fonctions de légat et il était le plus célèbre des personnes en vue des Alpes jusqu'à la mer britannique47. Il lui tendit alors la pyxide ouverte pour qu'il vît ce qu'il y avait à l'intérieur. On y voyait l'image du Christ, de la vierge, sa mère ainsi que celles de saints, d'anges et d'apôtres et, sur un rouleau peint, cette inscription : Viens, cher ami, recevoir ta récompense. " Après l'avoir lu, Geoffroy ordonna que l'on préparât son voyage et le familier lui fit remarquer : "Pourquoi donc, après sept années de clôture désirez-vous, après avoir renoncé au siècle, y revenir contre toute habitude ?" Le saint lui rétorqua alors : "C'est ainsi et je ne veux souffrir aucun retard." A la suite de cette vision, le familier se remit à dormir. Lui apparut alors sur la colline où avait été construite l'égli46

Sulpice-Sévère, Vie de saint Martin, édit. J. Fontaine, 1967, p. 343. Il s'agit de Géraud, évêque d' Angoulème qui fut un temps légat pontifical et devait ensuite se ranger dans le camp de l'anti-pape Anaclet II ; 47

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se du Chalard, une foule de gens vénérables de toutes conditions : beaucoup d'abbés et une multitude de peuple. S'étant réveillé, il alla voir le bienheureux et lui fit part de ces deux visions en ajoutant qu'elles annonçaient sa mort imminente. Ce dernier, loin d'être triste ou effrayé, lui répondit : "Je sais bien ce que signifient ces visions, et tout ce que tu me racontes est vrai. Les saints qui te sont apparus sont justement ceux dont j'implore les suffrages, nuit et jour, non pour obtenir des biens transitoires, mais, pour qu'à l'heure de ma mort, ils me secourent. Voici qu'est en vue le port désiré, il m'a fallu pour cela souffrir bien des peines. Il y a deux choses que j'ai souhaitées par dessus tout. Bien sûr, que, dans sa clémence Dieu me délivrât après ma mort du pouvoir des démons, ensuite qu'il voulût bien réunir en ce lieu à son service, de dignes serviteurs. J'ai, en effet, un plus grand souci pour l'avenir de cette église que pour ce qu'elle est en ce moment. C'est pourquoi j'ai récité trois fois par jour, d'un matin à un autre matin, les cent cinquante psaumes afin que le Seigneur me protégeât de trois incendies. Interrogé sur ce qu'étaient ces trois incendies, il répondit ceci : "le premier est le feu matériel dont nous nous servons dans les églises et qui parfois brûle les toitures et tout ce qu'elles protègent. Le second est celui de la passion qui brûle ; il souille les corps et conduit les âmes dans le Tartare. Le troisième est celui de la géhenne où brûle pour l'éternité l'âme des damnés. De ces deux premiers, le Seigneur m'a fait miséricorde. Contre le troisième, il m'en défendra aussi, sans doute. En ce qui te concerne, je te prie avec insistance de conserver cet ordre ecclésiastique en l'état. Ne souffre pas qu'il soit diminué, mais, si tu le peux, fais le croître." Il comprit que la douleur intolérable annonçait l'issue. "Je suis bien contrarié d'être enlevé si vite à la vie, j'aurais voulu combattre plus longtemps et être à la peine davantage afin

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d'avoir une récompense meilleure, mais cela ne dépens pas de moi, c'est le Seigneur qui règne et qui dispose de sa république -rem publicam suam. Je voudrais malgré tout obtenir à la fois ce que j'ai mérité et ce que j'aurais mérité s'il l'avait permis, un peu comme un voleur surpris par une mort subite au moment de commettre un vol : il reçoit en effet une juste peine pour ce qu'il a fait, mais aussi pour ce qu'il voulait faire si la possibilité lui en avait été donnée. Le serviteur de Dieu donna l'ordre de célébrer l'office de nuit de la fête de la mère de Dieu et, une fois celui-ci chanté, de lui apporter l'eucharistie et de lui donner le viatique pour la vie éternelle. Ceci accompli, il exhorta ses frères qui étaient autour de lui, de célébrer l'office avec le plus grand zèle. Il leur dit : "Je me rappelle qu'un prieur m'est apparu -je vous l'ai déjà dit- ; il se plaignait de ses chanoines qui n'étaient pas assez appliqués dans le service du Seigneur. Il les avait menacés d'une horrible peine s'ils ne revenaient pas à l'office qui avait été délaissé. Tout cela me terrifie, c'est pourquoi, je vous dis : "Servez le Seigneur dans la crainte." Pendant ce temps, la rapide renommée fit entendre sa voix de tous côtés et répandit le bruit de sa mort prochaine. Arrivèrent donc des foules, tant de laïcs que de clercs afin d'assister aux obsèques de ce saint. Se présenta alors devant lui un inconnu -vir quidam- qui portait l'habit religieux. Le voyant gravement malade, il lui dit : "Seigneur Geoffroy, rappelez-vous vos péchés et confessez-les, car il est à craindre que vous ne mourriez de cette maladie." Il se tut jusqu'à ce que le donneur de leçons fut sorti. Se souvenant toutefois de l'admonestation et voulant donner l'exemple, il répondit à celui qui venait de partir : "Frère, j'aurais réservé pour l'expiation de mes péchés un bien mauvais moment, si j'en avais repoussé le temps jusqu'à la fin de ma vie."

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Les chanoines, une fois arrivés, se préoccupèrent de savoir à qui pouvoir donner dignement la charge priorale. Il y avait en ce temps -là un homme simple et religieux nommé Bernard qui siégeait dans une église voisine, église qu'il avait fondée et où il dirigeait quelques clercs. Il s'était auparavant soumis à Geoffroy et avait reçu de lui ce bénéfice et l'habit religieux. Ils décidèrent qu'il était digne pour cette fonction, s'en vinrent vers ce saint homme et lui dirent : "Maître et père, il importe de désigner celui qui sera le patron de cette église de peur que, privée de votre présence, elle s'en vienne à vaciller. "Geoffroy répondit : "Dieu n'oubliera pas les siens et sa providence ne faillira pas dans ses dispositions. " Tous alors de s'exclamer : "nous avons l'homme parfait qu'il nous faut, c'est le seigneur Bernard qui a construit l'église Saint -Nicolas48 et la dirige. "L'homme de Dieu rétorqua : "Dites-moi donc de quelle manière celui qui ne peut déjà pas gouverner un petit nombre pourra en diriger davantage ? Comment, en plus lui faire abandonner les siens ? "Ceux qui se croyaient plus sage que les autres lui répondirent : "S'il s'en trouve là-bas qui se mettent à protester comme des idiots, qu'ils soient transférés ici où la règle est plus stricte et que l'on envoie d'ici à leur place ceux dont l'esprit est plus rassis". Le bienheureux répliqua : "Epargnez-moi, je vous prie et ne m'importunez plus. "Il se souvenait de la vision qu'il avait eue dans laquelle celui qu'ils lui présentaient n'était pas celui qui était assis à sa place et c'est pour cela qu'il refusait. Il fit appeler celui qu'il avait vu dans la vision et l'interrogea en secret : "Que te semble-t-il de ces pourparlers ? -"C'est bien, me semble-t-il, répondit son interlocuteur, pourvu que notre paix n'en soit pas troublée. " Le très pru48

Signalons que cette fondation priorale – comme celle du Chalard a donné naissance à de minuscules paroisses, détachée de l’antique Ladignac, cf. M. Aubrun, L’ancien diocèse de Limoges, pp. 364, fig. 50 et p. 370.

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dent homme constatant que son familier était en deçà de l'âge requis -infra annos- et de ce fait inapte à une si grande charge -tanto honore-, bien qu'il fût mûr dans ses jugements, acquiesça à la demande formulée par le grand nombre et permit qu'il soit fait ce qu'il prévoyait devoir être défait en un temps très proche. Le dit Bernard arriva au Chalard, apprit sa nomination de Geoffroy lui-même et reçut le nom et la charge de prieur. Il affirma cependant qu'il n'était pas bon pour lui d'abandonner son poste d'origine, vers lequel il revint d'ailleurs au bout de deux années : après avoir été averti par une vision, il abandonna en effet sa fonction dans l'église du Chalard. La vision du saint homme fut alors réalisée, une fois que la dignité priorale eût été donnée ave bonheur à son cher disciple qui, jusqu'à aujourd'hui, grâce à Dieu, vit en homme pieux et digne de louanges en toutes ses œuvres et témoin fidèle de ce qu'a accompli Geoffroy. Mais ne nous étendons pas plus longuement là dessus et revenons à l'ordre de notre récit. Le bienheureux Geoffroy, accablé par cette terrible maladie ne pouvait être brisé, mais, par la force de son esprit, il fortifiait sa chair qu'il sentait faible au delà de toute mesure. Il se réjouissait de l'immense douleur qui l'accablait et rendait grâce à Dieu, en sachant ce qui est écrit. Il avait la certitude que, pour ceux qui aiment Dieu, tout concourt au bien. Il convoqua ses frères et les supplia d'être appliqués à l'office divin et enracinés dans la charité, selon le mot de l'apôtre49. Il les recommanda au Seigneur et à sa pieuse mère afin qu'elle les garde et il leur donna sa bénédiction. Ces choses faites, il ordonna d'être porté à l'église et là, devant l'autel

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Ephes. 3, 17. Notre auteur se répète quelque peu.

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de la perpétuelle vierge Marie, il migra vers le Christ, dans la nuit de dimanche, la veille des Nones d'octobre (le 6), l'an du Seigneur 1125. Il fut enseveli dans le monastère de la mère de Dieu. Les cérémonies d'obsèques durèrent trois jours, y furent présents beaucoup de frères de l'ensemble de l'Ordre, de nombreux nobles, leurs femmes et une immense multitude. Le grand ermite Gaucher50, homme très considéré, célébra la messe et donna l'absoute au saint homme. Il fit un sermon où il mit tout son cœur et qui plut fort. Je pense qu'il convient de rappeler, pour le souvenir de l'un comme de l'autre, de quelle manière il le commença. Dans un profond silence, les clercs qui n'ignoraient ni sa science, ni son éloquence, attendaient qu'il commençât par une citation de l'Ecriture sainte prononcée en latin. Usant au contraire de la langue maternelle, il débuta ainsi : "Ce saint homme, c'est certain est arrivé au port, mais nous, nous sommes en pleine mer. "A ces mots, et poussant de profonds soupirs, il ne put contenir ses larmes. La suite fut dite avec tant de douceur que tous étaient touchés par sa miséricorde et que beaucoup se mirent à pleurer. Depuis son installation sur cette colline, le bienheureux vécut trente-huit ans, moins trois mois et deux semaines. LIVRE TROISIEME

Nous avons pris la peine de transmettre par écrit à la postérité les miracles que le Seigneur a daigné opérer par l'intermédiaire de saint Geoffroy. Nous les avons connus par des témoins dignes de foi qui ont affirmé avoir été réalisés

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Voir la vita de G. infra.

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sans aucun doute par les mérites de ce saint. L'Eglise en effet rejette ceux qui sont douteux et honore d'autant mieux les saints dont les miracles sont plus éclatants et attestés de façon très certaine. Quant à nous, nous nous sommes attaché à ceux rapportés par des gens dignes de foi et sérieux et nous n'avons eu cure de ce que d'autres ont pu raconter. Que l'Esprit qui est Dieu soit notre aide, lui qui rend diserte la langue des enfants. Qu'il nous dirige sur la mer et qu'il daigne nous conduire au port. Vint au tombeau de saint Geoffroy un homme atteint de fièvre qui demandait son aide et croyait que par son intercession, sa santé d'autrefois lui serait rendue. Il ne put jamais obtenir ce qu'il avait espéré tant que, sur le conseil d'un sage, il n'eût quitté ses vêtements qu'il avoua avoir volés. Une fois sa faute confessée, revêtu d'autres habits, il se présenta devant la tombe du saint. Il implora son secours, le suppliant que, par ses mérites, il reçût le don de sa santé recouvrée. La fièvre le quitta et les nombreuses personnes qui en ont été témoins glorifièrent Dieu, admirable dans ses saints. Le Seigneur a manifesté aussi une autre preuve certaine de la sainteté de notre patron et nous croyons devoir la présenter à la mémoire de nombreuses gens. Un homme, parmi les nôtres, en était arrivé à un tel état de démence qu'il commettait beaucoup d'actes impies, s'enfuyant devant la croix du Seigneur, prenant en horreur le Corps dudit Seigneur et d'autres choses encore qu'il ne faut surtout pas raconter. Il était depuis longtemps exténué par la maladie du corps et de l'esprit et l'on désespérait de l'assistance humaine si bien que l'on recourut à l'aide divine. Pris par ses amis, il est conduit de force au tombeau du saint et on l’y installa. On prie, on fait des vœux, le saint de Dieu est invoqué afin que la raison de jadis lui soit rendue. Après

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avoir dormi et s'être libéré du dégoût de l'agitation du jour, il vit un bel homme revêtu d'un habit blanc qui s'avança vers lui et lui dit : "Lève-toi d'ici, lève-toi, tu es guéri. "En s'éveillant, il commença par invoquer le Seigneur et son saint, si bien que tous ceux qui étaient présents en furent émerveillés. Il se leva et donna, par des signes évidents, la preuve que son mal l'avait quitté. Il louait Dieu et son saint, racontait devant tout le monde comment le saint homme lui était apparu, affirmant que c'était lui qui l'avait guéri. Ceux qui apprirent un tel miracle se précipitèrent à son tombeau et c'est ainsi que cette guérison fut divulguée. Tous, en effet, avaient connu ce malade qui se souvenait bien comment son mal lui était arrivé. "J'étais alors, racontait-il, dans la forêt en train de couper du bois quand un chevalier tout noir vint à moi, armé d'un lance f lamboyante. Il me sembla qu'il était le propriétaire de cette forêt mort récemment. Me voyant scier des bûches, il me menaça de la voix et s'avança vers moi en criant : "Pourquoi coupes-tu et détruis-tu mon bois ?" et, à ces mots, il me frappa de sa lance. Stupéfait, je tombai à terre, en proie à une peur extrême et je me mis à crier. Mes compagnons qui se trouvaient dans une autre partie du bois m'entendirent et accoururent. Ils me trouvèrent à moitié mort, étendu à terre et c'est alors que je suis devenu fou à tel point que l'on n'a jamais vu un fou de cette sorte. Grâce à Dieu et à la bonté de Geoffroy, j'en suis sorti, comme on le sait." Dieu a fait un autre miracle par l'intermédiaire de son saint, je vais vous le raconter brièvement. L'un de la domesticité -familia- du saint était le boulanger des chanoines. Il tomba gravement malade, atteint qu'il était d'épilepsie. Amené au tombeau de son maître et du nôtre aussi, il s'y endormit un peu. En se réveillant, il se glorifia d'être parfaitement guéri et raconta qu'il avait vu de ses propres yeux le saint de Dieu en habits éclatants et qu'il s'en était suivi,

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sans doute possible, une entière guérison. Libéré de ce mal indescriptible par les mérites du saint homme, il exultait dans le Seigneur, rendant grâce pour sa bienveillance, attestant d'une voix bien claire que Geoffroy était un saint aimé de Dieu. Tous ceux qui l'avaient vu si longtemps malade se réjouirent d'un si grand miracle que le saint de Dieu avait réalisé.

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Gaucher naquit de parents très renommés pour leur vie religieuse dans un bourg -oppidum- appelé Meulan et fut éduqué dans celui -vicus- de Saint-Pierre-de-Juziers1. Alors qu'il était enfermé dans le ventre de sa mère, le Seigneur voulut souligner l'importance de sa vie par un présage. Il le révéla dans le silence de la nuit et nous en avons entendu le récit de lui-même Sa mère, enceinte de lui, le vit dans son sommeil. Il tirait la corde d'une cloche -cymbalum- qui résonnait jusqu'au ciel. Cette vision convient bien à Gaucher, le familier de Dieu qui, s'il suivait la chair représentée par la corde, se mettait néanmoins sous le joug du Christ. Il devenait ainsi une cymbale qui tinte et se transforme en une voix pour avertir le peuple de se hâter vers l'Eglise de Dieu. Le familier de Dieu devenait d'une certaine façon une cloche par l'exemple de sa vie et la prédication de sa voix et prévenait le peuple de ne point tarder à se tourner vers son créateur. Une autre fois, sa mère le vit dans son sommeil, alors même qu'il n'était pas encore apparu aux yeux des hommes. Il était debout, tenant des deux mains les deux cornes de la lune. L'astre représentait la faiblesse de la chair car elle croissait et décroissait avec le temps, et, quand elle commençait à décroître, ses cornes avaient coutume de se réduire. Tout cela était bien signalé au familier de Dieu, parce qu'il était

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Meulan-en-Vexin, Yvelines ; Juziers, cne du ct. Limay, Yvelines.

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oppressé par le poids de la chair qui diminue avec le temps. Il tenait les deux cornes dans ses mains, car il subjuguait de cette façon l'orgueil et la lascivité de la chair avec les deux ailes de la vertu qui sont les deux assises de la charité : l'amour de Dieu et l'amour du prochain. Cet amour fait tendre ceux qui en sont embrasés vers un sentier étroit qui mène au ciel en méprisant la terre. Le familier de Dieu, formé à ce voyage par son seul corps, se tourna avec avidité vers la patrie éternelle et s'employa à servir, revêtu du vêtement du baptême et grâce à l'innocence de sa vie. Il diminuait ainsi les cornes de la lune, c'est-à-dire l'incendie de la chair jusqu'à la fin de sa vie, comme en témoigne l'évangéliste : "Celui qui persévèrera jusqu'à la fin aura le salut"2. Au sortir de l'enfance, il fut dirigé par ses parents vers les études libérales-studiis liberalibus. Dans cette quête de la doctrine, il se consacra avec esprit et le double bienfait de la nature et du travail : il devint très savant et la perfection des Lettres se retrouvait en lui. Le jeune homme docile les écoutait comme un trésor à lui destiné, les enfermant dans sa mémoire tenace, à l'instar du petit arsenal de son cœur. Peu de temps après, il fut dirigé vers la double voie de la lettre de Pythagore3. A l'embranchement, il évitait le chemin de gauche, c'est -à- dire, la lascivité de ce monde où cet âge à l'habitude de s'installer. Depuis la première f leur de sa jeunesse, le familier de Dieu se destinait plutôt au chemin de droite car, comme la prudente abeille, il récoltait dans l'étude tout ce qui est bon, posait dans l'urne de son esprit ce qu'il destinait à devenir le miel pour le peuple de Dieu. La douceur de sa parole fortifiée aussi par son exemple lui fera ainsi prendre la voie dure qui conduit à la vie. 2

Matth. l0, 22 ; 24, 13. On doit y voir sans doute les deux branches de la première lettre grecque du nom du célèbre géomètre 3

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Son adolescence passée, il se lia à un homme nommé Renarius, fort renommé par sa religieuse vie. Il le servit longtemps fidèlement, plus familièrement encore à cause du Christ. Il s'initia près de lui à la vie et se soumit à imiter le Christ et à intérioriser sa chasteté. Cet homme de Dieu avait souhaité depuis longtemps partir en pèlerinage à Saint-Gilles4 si le Seigneur lui associait un compagnon fidèle qui accepterait cette peine par attachement à sa personne. Devant ce vœu à réaliser, en devenant le compagnon d'une telle pénitence, Gaucher répondit : "Je suis prêt si votre paternité se plaît en ma société. " -"Très aimé fils, lui fut-il répondu, je ne puis avoir de toute cette vie, un meilleur associé qui, je crois, m'a été donné par Dieu". Il était saint et il lui était cher, ces deux lanternes lui faisait dominer ses membres fatigués en sorte qu'ils ne s'arrêtaient pas sous le poids de la lassitude coutumière. Avant que d'avoir commis le crime qui vient avec l'âge, Gaucher s'était habitué à porter un cilice et en avait revêtu un deuxième en cours de route. Renerius, quant à lui, portait toujours une cuirasse à même la chair. Les deux marcheurs parvinrent tout joyeux au sépulcre de saint Gilles et, pour le dire brièvement, ils revinrent fort alertes dans leur patrie. Peu de temps après, le vénérable maître Humbert, chanoine du Siège de Limoges et qui par hasard était l'écolâtre des études dans la région, remarqua ce que Gaucher désirait. Il admirait sa jeunesse, la constance de son âme et lui adressa ces aimables mots : "Très cher Gaucher, si tu as dans l'esprit ce que tu m'as confié, suis -moi dans mon pays où il y a de nombreuses forêts. Là-bas, j'espère que le Seigneur fortifira tes désirs. Tu y trouveras quelque refuge qui te

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Sur cet important lieu de pèlerinage, cf. "Catholicisme", art- Gilles saint

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convienne où tu pourras servir Dieu qui te tend la main de sa bonté. " Il y avait déjà presque huit ans qu'il craignait d'être corrompu par ce qui corrompt le genre humain si bien qu'il suivit l'avertissement de maître Humbert et celui du Seigneur : "Celui qui laisse sa maison, ses frères, ses sœurs et son père... à cause de moi, recevra le centuple et la vie éternelle"5. C'est pourquoi, l'athlète de Dieu, enf lammé par cette promesse et revêtu de la cuirasse de la foi, décida de faire le deuil -viduaturus- de sa patrie. Il abandonna son père, sa mère, ses bons cousins et son doux pays. En compagnie du vénérable Germond, son futur chanoine, mais qui ignorait alors son secret, il suivit ce docteur dont nous avons parlé et partit pour l'Aquitaine afin d'y apprendre la science de la grammaire. Il y arriva et fut reçu dans le village -villam( !)- de Saint-Léonard6 dont la renommée était parvenue jusqu'à lui en raison des miracles qui s'y produisaient. Il passa la nuit devant le tombeau du saint dont il voulait imiter la conversion de vie, lui demandant que, par son intercession, il put obtenir de réaliser son rève. Il se leva donc à la pointe du jour pendant que l'on célébrait la messe et, avec son compatriote, il se remit en chemin. En recherchant à l'entour, il parvint en un lieu appelé Chavagnac7. La sauvagerie de ces grands espaces arrêta son errance, se souvenant de la parole du prophète : "J'ai fui au loin et me voici dans la solitude"8. Il y séjourna pendant trois 5

Matth. l9, 29 ; Ct. Hte-V ; sur saint Léonard, cf. M. Aubrun, L'ancien diocèse... p. l07. Le guide de saint Jacques de Compostelle, éd Vielliard, 1937 pp 51-57, recommande une station à saint Léonard 7 C. d'Aureil, ct. Limoges-Sud. Ce lieu de Chavagnac d'où le fondateur dut fuir, fut en ll80 cédé à Aureil par l'abbé de Saint-Augustin,, Raymond le grammairien. Texte de cette donation édité par J. Becquet, Les premiers abbés de Saint-Augustin, "Revue Mabillon, 58, l975, p. 372. 8 Ps. 54, 8 ; 6

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ans en y menant la vie d'un ermite, peu connu des hommes, mais pas ignoré de Dieu. Un jour qu'il était avec son compagnon en train d'abattre un arbre avec une hache à deux tranchants, et que l'arbre en question était déjà sur le point de tomber, le familier de Dieu s'écria : "Frère, sauve-toi vite, l'arbre va tomber. ". Le frère voulut fuir, mais l'arbre le recouvrit et le retint. Gaucher leva les mains vers le Seigneur et le pria de sauver son associé. Chose admirable et stupéfiante, l'arbre était tombé sans lui causer de mal. Le familier de Dieu accourut cependant, pensant le trouver écrasé : il le trouva sain et sauf et rendit grâce à Dieu. Il ne nous revient pas de relater combien de fois Gaucher eut à souffrir de la faim, de la soif, du froid, des veilles et des autres assauts du démon. Il dominait la chair par la faim et la soif car il soustrayait souvent à son ventre pour subvenir aux besoins du prochain. Quand arrivait l'heure du repas, il calmait sa faim par de la nourriture médiocre qui excitait son désir de manger plutôt que de le calmer. Il pouvait ainsi passer plusieurs jours sans manger ni boire et quand il demeurait ainsi à jeun, il pouvait dire qu'il ne l'était pas puisqu'il avait pris quelques noisettes. Il s'employait à fuir l'oisiveté comme un crime afin d'accroître par la peine, la peine du jeûne. Le froid l'étreignait parfois plus que de coutume, car, la nuit, il n'avait qu'une couverture qu'il partageait avec son compagnon. Il avait l'habitude d'officier aux vigiles nocturnes et de terminer le psautier afin de ne pas laisser son corps se délasser. Il n'avait pas de lit pour se reposer, mais une stalle où il dormait assis. Combien d'assauts du démon cet apprenti du Christ repoussa ! L'antique ennemi du genre humain, envieux de tout bien, s'étonnait d'être ainsi vaincu par un gamin -a puerulo-. En trahissant beaucoup d'hommes avec ses pièges, il les a amenés loin de l'imitation du Christ

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pour les conduire en enfer et de cette façon, précipiter beaucoup de ces soldats émérites dans la géhenne. Il agaçait ses sens et suggérait à son jeune corps les incendies insolites des voluptés. Le familier de Dieu essayait de penser qu'il ne savait ni ne voulait faire l'expérience de ce qu'il ne connaissait pas. Il se remémorait la patrie qu'il avait abandonnée et l'absence du père et de la mère qui avaient tant aimé sa tendre enfance. L'habile ennemi ne put jamais se prévaloir dans le serviteur du Christ, en lui suggérant faussement, comme si le Seigneur lui avait dit : "Tout ce qu’il a dans la main est à toi." Une nuit qu'il se reposait après avoir récité le psautier et que son corps ressentait plus qu'à l'accoutumée un froid extrême, l'ennemi se fit plus insidieux encore. La couverture avec laquelle il se couvrait, lui et son compagnon, le brûla en un instant comme si le feu avait été mis en dessous. L'homme de Dieu, tiré de son sommeil, sentit l'assaut du démon entrer en lui et en sa cellule. Il s’arma du signe de la croix et rendit des louanges à Dieu car, il avait à combattre nu le démon, ne sachant pas d’où il pouvait venir. A cette époque où il séjournait en ce lieu, il s'était mis à penser qu'il fallait partir ailleurs. Une tourterelle survint et se posa, tantôt sur son scapulaire, tantôt sur sa tête qu'elle frappait de violents coups de bec comme pour le détourner de bâtir en cet endroit. L'homme de Dieu se retira et réf léchit en silence à tout cela. L'oiseau, affolé par ses menaces s'était envolé et s’était perché au sommet du toit. Il en écartait la paille avec ses pattes de part et d'autre comme pour le démolir. Il allait aussi chercher des brindilles où le monastère allait être construit, puis les reprenait, indiquant où l'on devait bâtir. Le saint homme comprit que l'oiseau était envoyé par Dieu et qu'il lui annonçait que ce n'était pas sa volonté de rester plus longtemps en ce lieu.

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Cet endroit où l'athlète du Christ demeurait semblait appartenir selon le droit - ad jus- aux moines de SaintAugustin et aux moniales de La Règle9. Il avait demandé depuis longtemps de lui céder cet emplacement à perpétuité afin d'y servir Dieu, mais il avait reçu une réponse négative, ces propriétaire ne voulant accepter que pour son temps vivant. Gaucher leur répondit : "Je ne sollicite pas seulement pour moi, mais pour ceux qui viendront après moi. "Ceci dit, il rompit tout contact et c'est pourquoi, à l'âge de vingt-deux ans, il quitta ce séjour pour un autre bois que l'on appelait de toute antiquité Salvaticus, nommé aujourd'hui Aureil, il est situé à presque un stade de l'ancien10. Parmi la densité des arbres, il repéra un site qui lui convenait. Cette forêt, appartenant à Saint-Etienne11, il se rendit à Limoges et formula son désir aux chanoines du Siège qui le reçurent avec bienveillance. Ils avaient été informés de sa sainteté par maître Humbert qui l'avait fait venir dans la région et, sans hésitation, ils accédèrent à sa demande. Les chanoines connaissaient en effet plusieurs monastères destinés au salut de religieux où, par la voie de la pénitence, la conversion était assurée, ainsi que la prière pour le repos des défunts. Ils concédèrent donc à maître Gaucher et aux siens, présents et à venir, cet emplacement pour y édifier un monastère de chanoines réguliers. Si quelques-uns d'entre eux voulaient quitter le siècle et servir Dieu à Aureil, ils se soumettraient en tout à la régularité, après avoir fait la demande pour y être reçus et ils y seraient admis sans opposition.

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M. Aubrun, op. cit., pp. 89, 95 ; 127, 153 ; L'auteur nomme "stade" le mille romain de l km. 47, ce qui confirme l'identification de Chavagnac, cf. note 7. 11 Cf. M. Aubrun, op. cit. pp. 141-147. 10

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A la mort du prieur d'Aureil, il était prévu de concéder le pouvoir d'élire librement le prieur, exigeant toutefois que l'élu vint au chapitre cathédral, qu'il fût intégré comme frère aux chanoines, lesquels le confirmeraient alors père du monastère d'Aureil et prieur. Il promettrait par écrit obéissance au chapitre et aurait sa place dans le chœur. Ils ajoutèrent que, s'il lui arrivait de venir à Limoges, accompagné d'un seul chanoine, le dispensator leur assurerait l'hospitalité. Ils convinrent aussi de beaucoup d'autres choses au sujet des animaux des frères en vue de l'intérêt de chacun, ce qui a été consigné par écrit dans le cartulaire de l'église cathédrale. Gaucher accepta tout cela comme conforme à ses vœux et rentra rapidement chez lui, en invoquant le nom du Seigneur pour obtenir son soutien dans la construction de l'église12. Beaucoup de gens, entendant parler de sa sainteté et craignant un péril pour leur âme, vinrent à lui en quittant le siècle. Interpelé par son exemple, ils désiraient militer pour eux seuls. Parmi eux se trouvait Raynald, de vénérée mémoire qui devient, par la suite, sous-prieur. Si quelqu'un voulait décrire la façon dont il se convertit, cela passerait pour incroyable. Nous n'allons cependant pas omettre cette affaire qui pourra permettre de dompter la lascivité de la chair et d'éloigner, par le fruit de la pénitence les fautes et ignorances de la jeunesse. Une nuit d'hiver, alors que les frères dormaient et que lui- même se sentait un peu au repos et tranquille, il se leva de son lit et se plongea dans un baquet d'eau glacée qui se trouvait toujours à côté de son lit individuel. Beaucoup de 11bis Le cartulaire en question, publié par J. de Font-Réaulx, ne mentionne aucun des actes concernant Aureil, sans doute perdus tous ensamble. 12 Tous les aspects institutionnels et chronologiques ont été traités de façon définitive par J. Becquet, La vie de Gaucher d' Aureil, "Revue Mabillon", 53, l963, p. 25 et suiv.

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frères ont raconté qu'ils l'en avaient retiré glacé et à demi mort13. Il en arriva aussi un autre nommé Etienne. C'était un homme d'une remarquable sainteté et d'une grande abstinence. Il admirait l'austérité de la vie de Gaucher, voulait imiter sa façon de vivre et avait remarqué le grand nombre de l'un et de l'autre sexe qui se pressait autour de lui. Il avait aussi compris que, puisqu'il n'y a pas de sexe dans le royaume de Dieu, Gaucher voulait avec des pierres de l'un et l'autre -ex utroque pariete- tenter d'édifier une Jérusalem d'hommes et de femmes en construisant à un jet de pierre de sa celle, une petite maison pour les femmes14. Il partageait ainsi sa pauvreté aussi bien avec les femmes qu'avec les hommes. Etienne vint donc à lui, pénétré de l'idée que l'esprit des hommes ne récolte que déception et désillusion au voisinage -per affinitatem- des femmes. C'est pourquoi il dit à Gaucher : " Père saint, je redoute un danger pour mon âme au contact des femmes et je ne veux cependant pas m'éloigner de vous, je vous demande donc que soit aménagé dans cette solitude, près de votre cellule un petit logement pour moi. " Le bon père accepta volontiers cette demande et, à deux portées de f lèche, en un lieu appelé Muret, un oratoire fut construit pour celui qui le demandait15. C'est la raison pour laquelle Etienne fut appelé Etienne de Muret. De nombreuses personnes des deux sexes aff luaient vers Gaucher pour le voir et il ne leur semblait pas bon d'être renvoyées avant d'abord d'avoir aussi été recommandées aux 13 Sur cette forme d'ascèse, voir Gougaud, Les mortifications par les bains froids, spécialement chez les ascètes celtique, dans "Bull d'ancienne littérature et d'archéologie chrétienne", IV, 1914 pp 98 -108 ; 14 Bos-les-Monges, c. Aureil 15 Lieu disparu ou plutôt inventé par notre auteur.

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prières d'Etienne. Celui-ci, n'acceptant pas avec une égalité d'humeur -equanimiter- cette présence continuelle, se retira dans une solitude qu'il appela Muret, comme le premier endroit où il s'était retiré. Ce père fut le fondateur de tous les Grandmontains et le lieu précité de Muret est à l'origine de son Grandmont16. A cette époque, on ne trouvait dans cette province aucun ermite ni moine blanc17. Vaincu par les prières de ses frères et des autres religieux, il se décida à partir pour Saint-Ruf 18, près d' Avignon où se tenait une maison de chanoines réguliers afin de les prendre comme modèle de vie apostolique, pour lui et les siens. Il y demeura deux ans et observa les rigueurs de l'Ordre. A son retour, il imposa la règle de saint Augustin, selon ce qu'il avait vu et entendu. Il ordonna de s'abstenir de viande à partir de l'âge adulte, mais, vaincu par les demandes de beaucoup de religieux, et après avoir résisté longtemps, il leur accorda le droit d'en user, car il était miséricordieux et bon. Quant à lui, il n'en mangea pas tant qu'il vécut. Bien plus, il se contentait de nourriture médiocre qui excitait la faim plus qu'elle la calmait. Toutefois, pour Pâques, la Pentecôte et Noël, il en usait par révérence pour la fête et par affection pour les frères parce qu'il était avec eux. S'il était invité et qu'on l'adjurait d'en manger, il acceptait une ou deux fois, sachant que c'est davantage une faute de nuire à une affection que s'en tenir effectivement aux principes -magis nocere ex affectu quam ex effectu.

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J. Becquet émet des doutes très fondés sur le séjour d'Etienne de Muret à Aureil. 17 Les chanoines réguliers étaient vêtus de blanc. 18 D. Misonne, La législation canoniale de Saint-Ruf, "Annales du Midi", 75, 1963, pp. 471-489.

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Le diable cherchait toujours à l'occuper si bien qu'il ne restait jamais les mains oisives, soit en écrivant, soit pour un autre travail. Jamais la psalmodie ne quittait sa bouche, sauf quand il mangeait ou dormait. Il était très large dans ses aumônes et ce qu'il enseignait par sa parole, il le montrait par l'exemple. La renommée de son admirable sainteté se répandait dans la région, si bien que lui étaient offerts des églises, des terres et beaucoup d'autres dons encore, ce que l'homme de Dieu refusait le plus souvent ; Afin que cela ne semble pas incroyable, il faut savoir que le livre qui se tenait dans l'église et sur lequel était inscrit de quelle manière ces églises étaient possédées par Aureil était appelé "à regret" -invitus. Le nombre des frères augmentant cependant d'une étonnante façon, il finit par accepter plus volontiers les dons des fidèles, pressé qu'il était par les frères et les laïcs, afin que ses successeurs ne manquent de rien. Sa sainte renommée résonnait sur de grands espaces et nombreux étaient ceux qui venaient à lui pour profiter de sa douce conversation et être éduqués par son exemple. Vint à lui un prêtre nommé Lambert dit La Palud. Il s'entretint pendant plusieurs jours avec Gaucher et comprit, non sans admiration l'austérité de sa vie. Pleinement instruit de l'Ordre des chanoines réguliers, et de leur vie, il rentra chez lui et, conforté par l'exemple d'un tel père, il devint le fondateur du lieu appelé maintenant La Couronne19. Par la suite, il devint évêque d'Angoulême qu'il dirigea de nombreuses années. Il y eut aussi un autre de ses disciples, chanoine de son église, nommé Etienne qui s'installa en Auvergne avec sa 19

Evêque d'Angoulême de 1136 à 1148. La Couronne, cne du ct. Angoulème. Cette fondation fut à son tour à l’origine de nombreuses maisons de chanoines réguliers, v. GAZEAU, art. La Couronne, dans “Catholicisme”.

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permission, il y construisit une église en un endroit que les gens de l'endroit nomment La Forêt20. De nombreux frères s'y rassemblèrent et il en devint le père spirituel, selon la règle de saint Augustin et conformément à la doctrine du vénérable Gaucher. Il n'y avait alors pas une église qui ne désirait avoir un père spirituel de son monastère. Des chanoines séculiers quittèrent leur état et devinrent chanoines réguliers, en conformité avec la vie et les recommandations du saint homme. [Lacune dans le texte] ... Trois jours après, il fut dignement conduit à sa sépulture. L'évêque Géraud avait coutume de dire que, si Dieu voulait que fussent célébrées sur terre des cérémonies en son honneur, tout le cours de l'office pourrait presque l'être à l'instar d'un martyr21. Nous ne pouvons énumérer tous les prodiges que le Seigneur daigna opérer dans la vie de ce saint et aussi après sa mort. La multitude de ses miracles ne peut rester en mémoire... Nous savons qu'après sa mort, les portes de l'église où il était inhumé n'étaient fermées ni jour ni nuit. Devant son tombeau étaient suspendus, faits avec de la cire, des yeux, des mains, des pieds, des corps d'homme. Il y avait aussi des suaires, des bâtons de boiteux et beaucoup d'autres choses qui avaient été apportées en témoignage de guérison. Il est impossible de retenir tout cela. En voici quelques exemples pour nous-mêmes.

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J. Becquet, op. cit p. 36, note 50, a vainement cherché à localiser cette fondation. Evêque de Limoges de 1139-1177. Gaucher mourut le 9 avril 1140.

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Un homme de Peyrat22 était paralysé, ne pouvant porter la main à son visage ni mettre un pied devant l'autre, ni se pencher si bien que si sa maison avait brûlé, il n'y aurait rien pu. Ainsi handicapé depuis longtemps, il entend parler des grandes choses -magnalia- que le Seigneur faisait par l'intermédiaire de Gaucher. Confiant en la miséricorde de Dieu, il presse ses amis de le conduire ad memoriam du saint. Ceuxci préparent un véhicule et l'un d'eux se met en chemin avec le malade. Dès que celui-ci eut aperçu le monastère où reposait le saint, il commença à souffrir de tous ses membres et à suer à cause de sa douleur. Il crie qu'on le descende de sa charrette. Ils déposèrent donc l'invalide qui se mit aussitôt à courir, rétabli sur ses pieds par l'intercession du saint homme Gaucher. Une femme de la paroisse de Saint-Denis23 était boulangère. Beaucoup de gens étaient venus de diverses régions aux alentours de la fête de saint Léonard afin de participer aux réjouissances qui allaient avoir lieu. A cette fête, la femme... (lacune) ... Afin qu'au milieu des chagrins de ce siècle, nous méritions par son intercession dans le ciel... Par notre Seigneur Jésus-Christ qui, avec le Père et le Saint-Esprit, vit et règne, Dieu unique, dans l'éternité et au-delà. Amen.

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Peyrat-le-Château, c ne du ct. Eymoutiers, Hte-V. Saint-Denis -des-Murs, cne du ct. Saint-Léonard.

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VIE D’ÉTIENNE D’OBAZINE LIVRE PREMIER ICI COMMENCE LA PREFACE DE LA VIE DU SEIGNEUR ETIENNE, ABBE

Il n’est certes pas coutume d’écrire de nos jours la vie des saints ou plutôt c’est une habitude qui s’est perdue. On ne voit à cela d’autres raisons que le manque de narrateurs ou la rareté des saints eux-mêmes. Ceux-ci, en effet, ont à ce point disparu que l’on ne trouve que peu ou presque pas d’auteurs pour écrire à leur sujet pas plus que de personnages dont la vie soit à écrire. D’où cette plainte du prophète : « Sauve-moi, Seigneur, car les saints s’en vont et les vérités sont affaiblies par les enfants des hommes » 1. Des saints ignorés, il en fut et il en est encore parmi ceux dont la vie et les actions resplendissent sous le regard de Dieu et dont l’Eglise reconnaît la sainteté. Mais le récit de leur vie n’a pu être écrit pour servir d’exemple aux autres, soit que, redoutant la renommée, ils aient préféré demeurer sous le boisseau plutôt que d’être mis sur le chandelier 2, soit que leurs miracles ne les aient pas assez rendus célèbres, et c’est maintenant une condition indispensable exigée par ceux qui veulent écrire la vie des saints.

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Ps., XI, 2. Mc, IV, 21 - Le, VIII, 16 et XI, 33.

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Les premiers sont comparables à la lune voilée ou sur son déclin. Elle n’apparaît pas à son lever, mais brille alors entière dans le ciel. Les autres que l’on voit sur la terre entourés de gloire et tout remplis de pensées célestes peuvent être comparés à la pleine lune qui dispense au monde tout l’éclat de sa lumière en laissant le ciel dans l’obscu rité 3. A notre époque, il y eut des saints à l’image de ces deux aspects de la lune, glorieux devant Dieu par leurs mérites cachés de sainteté ou étonnamment illustres aux yeux des hommes par le rayonnement de leur personne et les miracles qu’ils ont accomplis. Leur vie a mérité grandement d’être écrite, c’est le cas de saint Bernard, abbé, et de saint Malachie, évêque. La vie du premier a été composée en trois livres 4, celle du second, rédigée par saint Bernard lui-même, est d’une telle distinction de pensée et de style qu’elle n’est pas inférieure aux œuvres des meilleurs auteurs anciens 5. Quant à moi, ce n’est pas de mon propre chef, comme on pourrait le penser, que j’entreprends d’écrire d’une plume quelconque, la vie du seigneur Etienne, père d’Obazine. J’y ai été invité, contraint plutôt par les ordres de mes supérieurs et pères. S’il fut périlleux de se mettre à une telle tâche, il l’eût été encore devantage de leur désobéir. J’ai agi ainsi, non pour me faire par là connaître, mais pour que la vie et les mœurs de ce saint ne restent pas cachées. On saura ainsi 3 LECLERCQ J., Symbolique de 10 lune, lunaires, cartes du ciel, dans Cahiers de poésie, 1947, Paris, pp. 133-148. 4 A quoi fait allusion cette composition (‘ en trois livres ,) ? Aux trois écrits de la vita prima Bernardi, rédigés successivement par Guillaume de Saint-Thierry, Ernaud de Bonneval et Geoffroy d’Auxerre ou bien à la division in tres libellos de ce dernier ouvrage,. daté de 1165 ? Voir BREDERO A.H., Etudes sur la vita prima de saint Bernard, dans Analecta Sacri Ordinis Cisterciensis, XVIII, 1962, p. 4 et 5. 5 P.L., CLXXXII, 1073-1114, Malachie, archevêque de Armagh, en Irlande, mourut en 1148, lors d’un séjour à Clairvaux. Sur cet ouvrage de saint Bernard, voir les jugements portés par J. LECLERCQ, Nouveaux aspects littéraires de l’œuvre de saint Bernard, dans Cahiers de Civilisation médiévale, VIII, 1965, pp. 320-322.

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aujourd’hui et dans l’avenir quel fut cet homme, comment il vécut, comment il quitta le monde, comment, enfin, sa sainteté ne profita pas qu’à lui seul, mais aussi à de nombreux autres. On apprendra les œuvres admirables et remarquables qu’il a accomplies pendant sa vie ou qu’il a laissées à achever. Enfin, on connaîtra par quelle mort glorieuse et merveilleuse il quitta cette vie. Que beaucoup peut-être méprisent, repoussent même notre travail ne nous étonnera pas, car c’est une œuvre nouvelle et l’indignité de son auteur est certaine. L’esprit humain voit l’œuvre à travers celui qui l’a exécutée et met plutôt sa confiance dans les ouvrages anciens. Il n’est pas facile pour un écrit d’être accepté tant que ceux qui l’ont composé ou ceux auxquels il est consacré vivent encore sur cette terre. Saint Jean Chrysostome dit à ce sujet : « On ne mange la chair des animaux vivants qu’après les avoir d’abord tués ; il en est ainsi des écrits des Anciens qui ne deviennent autorité qu’après leur mort » 6. Le maître, à ce sujet, avait recommandé de dire aux invités du banquet : « Mes taureaux et mes volailles sont tués, venez aux noces » 7 ; ceux qui ont écrit pour vous sont déjà morts ou ont été tués afin que vous compreniez en les lisant combien c’est un festin du verbe divin, non pas un repas à la manière humaine, mais des agapes vraiment divines. Nous ne disons pas cela pour acquérir de l’autorité, du moins après notre mort, puisque nous ne le pouvons en ce moment, mais parce que certains murmures sont parvenus

6 Il s’agit en fait d’une réminiscence imparfaite d’un passage du pseudo Chrysostome : «Sicut enim viventis animalis viscera nemo menducat, ita viventium prophetarum sermones nemo suscepit, sed post mortem ipsorum ‘). Opus imperfectum in Mattheum, Homil. 41, Patrologie greco-latine, t. LVI, col. 862. Sur l’inf luence de ces écrits, voir C. BAUR, Saint Jean Chrysiostome et ses œuvres dans l’histoire littéraire, Louvain, 1907, pp. 61-82. 7 Matth, XXII, 4.

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à nos oreilles. On dit, en effet, que ce n’est pas à nous d’écrire cette biographie, soit que nous en soyons indigne ou incapable, soit que nous parlions de quelqu’un qui n’est pas encore canonisé. En fait, nous avons lu beaucoup de vies de saints qui furent rédigées pour une grande part, avant leur mort 8. A ces personnes et aux autres qui récriminent ainsi, nous répondrons seulement ceci : si Dieu le veut, notre œuvre durera, s’il ne le veut pas, elle ne durera pas. Nous croyons toutefois et nous espérons sans nul doute qu’elle demeurera et servira, par la grâce de Dieu, autant à la gloire de celui dont nous allons parler qu’à l’édification d’un grand nombre d’hommes. DEBUT DE SA VIE

(1). Etienne était originaire du Limousin, en Aquitaine9. Ses parents étaient de condition honorable et il comptait toute une lignée d’ancêtres chrétiens. Son père s’appelait Etienne, comme lui, et sa mère Gauberte. Ils n’étaient ni trop riches ni vraiment pauvres, possédaient assez de biens pour subvenir à leurs besoins. Ils étaient déjà suffisamment comblés par d’autres bienfaits et l’enfant chéri de Dieu qu’ils engendrèrent ne leur fut pas aussi nécessaire qu’à l’Eglise. On raconte qu’une nuit, sa mère qui le portait alors dans son sein eut un songe lui annonçant qu’elle avait mis au monde un agneau au lieu d’un fils à qui, quand il aurait 8 La vita Bernardi, par exemple, de Guillaume de Saint-Thierry fut commencée en 1145, du vivant de l’abbé de Clairvaux. 9 Comparer ce début avec celui de la Vie de saint Martin, par Sulpice SÉVÈRE : (SULP. SEV., vita Martini, 2, 1 ; Sources chrétiennes, t.133, J. FONTAINE, édit. p. 254, cf. infra p. 161, où le rapprochement avec Martin est explicité, ainsi que p. 244. La tradition fait naître Etienne au hameau de Vielzo, commune de BassignacIeHaut, canton de Saint-Privas, arrondissement de Tulle, Corrèze. D’après les notes de Baluze, BibI. Nationale, coll. Baluze, volume 263, fol. 89.

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grandi, il lui serait confié un grand troupeau de brebis. Elle raconta cela à un saint homme de Dieu qui lui répondit : « Au fils que vous allez mettre au monde, le Christ confiera toute une foule d’âmes avec la mission de les former à son enseignement divin. » D’autres disent que cette femme ne vit pas un agneau, mais un petit chien blanc, comme on le lit dans la vie de saint Bernard 10. Dans un cas comme dans l’autre, le sens en fut réalisé, car il fut un agneau par la pureté de l’innocence, un petit chien, ou plutôt un chien adulte qui aboie 11 en gardant un troupeau, c’est-à-dire en s’empressant au soin des âmes. Quant aux forts aboiements qu’il fit entendre pour le maître et le troupeau dont il avait la charge, ce n’est pas à nous d’en parler, car nous avons hâte de passer à un autre sujet. Après sa naissance et sa croissance, on le confia à des maîtres de l’école d’une église 12 afin de lui inculquer les saintes lettres. Fort bien formé par eux, il arriva en peu de temps à connaître toute leur science, c’est-à-dire la connaissance des Ecritures nécessaires au. culte divin et à l’édification des âmes. Devenu grand, il assura, à la mort de son père, la direction de toute la maisonnée, régnant sur sa mère, ses frères, ses sœurs et les autres membres de la famille, les gouvernant tous avec· une ferme sagesse. Il s’adonnait toutefois avec plus

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P.L. CLXXXV, 227. Is., LVI, 10. Voir à ce sujet une illustration de l’œuvre de Hugues de Fouilloy reproduite par LE GOFF, La civilisation de l’Occident médiéval, h.-t. 141. Au chien qui aboie, s’oppose un canis tacens, symbole du mal. La mère de Gaucher d’Aureil eut aussi des songes annonçant la sainte destinée de son fils, Vie de saint Gaucher d’Aureil, cf. supra p. 101. Voir à ce sujet F. LANZONI, Il soyno della madre incinta nella letterature medicvale e anticas, Anal. Boll., XLV, 1927, pp. 225-260. 12 Il doit s’agir de l’école du prieuré de Pleaux (cl. ct., Cantal). Ce prieuré relevait de l’abbaye bénédictine de Charroux (Vienne). Cf. COTTINEAU, Répertoire, II, 2298. 11

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d’application au soin des pauvres qu’à celui de ses parents, car la meilleure cause le préoccupait. Vers les uns, il était poussé par des sentiments humains, vers les autres, par la charité et l’espoir des récompenses éternelles. Il était le père des orphelins, le nourricier des pauvres, le défenseur des voya geurs 13 et le pieux consolateur des veuves. Sa main s’ouvrait davantage pour donner que pour réclamer afin d’accomplir cette parole du psalmiste : « Il distribue son bien et le donne aux pauvres ; sa justice demeure dans les siècles des siècles » 14. Il se montrait chaste, sobre, bon, affable et généreux envers chacun, en sorte que les gens de son entourage admiraient son activité et sa très grande sagesse. A cette époque, cependant, il était encore asservi aux plaisirs de la chasse et aux frivolités du monde. Ses vêtements étaient de choix, mais plus recherchée encore était sa façon de vivre. S’il était ainsi, c’était pour se préserver d’une vaine gloire. Il tenait ainsi cachés les desseins de son cœur de peur que les autres ne lui portassent plus d’estime qu’il n’en avait pour lui-même. (2). Après que Dieu l’eut fait accéder à la grâce du sacerdoce, il quitta définitivement le genre de vie du siècle. Ce qu’auparavant il méprisait en esprit, il y renonça dans ses actions et dans sa conduite : le rire et l’insouciance d’autrefois se changent en aff liction et la gaîté en tristesse. La capture des âmes remplace la chasse aux animaux sauvages. Plus de recherches de riches vêtements, les mets agréables préparés avec soin ne lui inspirent désormais plus que dégoût. Il portait, à la place de vêtements moelleux un cilice à même la chair. Son pain arrosé de larmes lui tenait lieu de

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Est., XVI, 10. Ps., CI, 9.

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mets agréable et il mêlait ses pleurs à son breuvage 15. Somme toute, il soumettait son corps à une telle austérité qu’il l’anéantissait presque, autant par le froid que par le manque de nourriture. En plein hiver, quand tout est engourdi par le gel et le froid, il cassait la glace avec une hache et se plongeait jusqu’au cou dans l’eau glacée 16. Il y restait jusqu’à ce que le froid l’ait pénétré tout entier, et, en un sens, il pouvait dire avec le psalmiste : « Parce que je suis devenu comme une outre exposée au frimas, je n’oublie pas tes lois » 17. Il excellait dans le jeûne, était assidu dans les veilles et prompt à la prière. Ce n’était pas l’arrangement des mots, mais la ferveur des larmes qui faisait de ses oraisons une offrande agréable à Dieu. Ses paroles, assaisonnées de sel et brûlantes de charité allumaient chez ses auditeurs le feu de l’amour divin et leur donnaient la saveur de la sagesse. Un tel don d’enseigner lui avait été donné par Dieu que l’on ne se lassait jamais d’entendre sa parole. Si, pendant son absence, il arrivait qu’un autre prît la parole à l’église, le peuple, accoutumé à l’admirable doctrine qu’Etienne prêchait avec tant d’enthousiasme, n’avait que mépris pour cet orateur qu’il considérait comme un rustre. Cette estime qu’on lui témoignait était bien méritée, car, ce qu’il enseignait par la parole, ses actions le recommandaient et sa vie illustrait grandement ses discours les plus exigeants. Il était très attentif et assidu aux offices divins, ne négligeant jamais leur récitation pour une autre occupation, à moins qu’il ne fût gravement malade ou retenu par un empêchement inévitable. Dans les églises où il officiait, il montrait une si grande attention à tout ce qui relevait directement du service des 15 16 17

Ps., LXXIX, 6. Voir Vie de Gaucher, supra, p. 108. Ps., 98, 83.

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autels, les vases sacrés, vêtements et ornements divers, qu’il apparaissait en cela digne d’admiration pour tous les autres et en tout point irréprochable. Dans le métier des armes comme en tout autre, il est des gens tellement exercés et habiles qu’on les tient à juste titre pour des maîtres. Ainsi dans le service des autels et dans l’application aux mœurs honnêtes et pures, on pouvait le considérer comme un maître et un guide. Il était assidu à la lecture des Saintes Ecritures et surtout aux commentaires du texte évangélique 18. Il travaillait ainsi au salut éternel, autant en lisant pour lui qu’en prêchant aux autres. Il retirait de cet exercice de nombreuses réf lexions sur le mépris du monde et la gloire des siècles futurs. Son âme s’enf lammait alors de dégoût pour le présent et du désir des temps à venir, en disant comme le prophète : « Quand donc irai-je et me présenterai-je devant la face de Dieu? »19 ou encore : « Mes yeux languissent après ta promesse et ils te disent: quand me consoleras-tu 20 ? » Enf lammé de tels désirs, il se disposait chaque jour à renoncer au siècle et à rejeter les sollicitations de cette terre pour suivre, dès que possible, pauvre, nu et d’un pas dégagé, le Christ pauvre. Mais par crainte d’agir en téméraire et sans conseil, il s’en vint trouver un religieux d’une grande sainteté, Etienne de Mercœur 21. Ce dernier avait été disciple de 18

Un évangile de saint Luc avec commentaire, du XIIe siècle, provenant d’Obazinc, se trouve actuellement à la Bibliothèque de Grenville Kane, Tuxedo Park, New York, U.S.A. D’après S. DE RICCI et W.J. WILSON, Census of Medieval and Renaissance ManuscTipts..., New York, 1935-1940, p. 1889. Ce manuscrit faisait au XIXe siècle partie de la bibliothèque du duc de Sussex. 19 Ps., XLI, 3. 20 Ps., CXVIII, 82. 21 Etienne de Mercœur fut abbé de La Chaise-Dieu de 1111 à 1146. Voir P.R. GAUSSIN, L’abbaye de La Chaise-Dieu, 1043..1518, Paris, 1962. Notre texte semble, exagérer l’inf luence de Robert de Turlande, fondateur de La Chaise-Dieu sur Etienne de Mercœur. S’ils étaient peut-être parents (op. cit., p. 147), Robert était mort depuis 1067 quand Etienne fut « offert» à l’abbaye en 1073.

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saint Robert qui l’avait formé et son renom de sainteté était fort grand dans la région. Arrivé auprès de lui, il lui exposa ses intentions, non qu’il se défiât de son vœu, mais pour demander conseil. « N’ajourne pas trop longtemps, lui répondit le vénérable vieillard, l’accomplissement de ce désir que Dieu a suscité en toi, n’en retarde pas de jour en jour l’exécution, car il est toujours préjudiciable d’ajourner ce qui est prêt. Tout au contraire, puisque tu en as conçu le projet, rejette les soucis du monde pour t’engager d’un pas joyeux sur les traces du Christ, afin qu’à ton exemple, beaucoup se conver tissent à Dieu ». Fortifié dans ses desseins par ces paroles qu’il reçut comme une réponse divine, il retourna tout joyeux chez lui. A ses projets était associé un compagnon du nom de Pierre, d’une simplicité admirable, récemment ordonné prêtre lui aussi. A lui seul il avait confié les secrets de son cœur, et ils avaient convenu ensemble de renoncer en même temps au· monde, de prendre sans délai l’habit religieux et de le garder jusqu’à la fin de leur vie. Ces saints hommes se hâtèrent d’accomplir ce qu’ils avaient promis à Dieu afin de s’engager, détachés des biens de ce monde, dans la voie du salut d’un pas libre et sans entrave pour parvenir ensemble au Christ. (3). Peu de jours après, le jeudi de la semaine d’avant le carême, au temps où il est coutume d’imposer les cendres, ils convoquèrent tous les gens de leur entourage pour leur dire un dernier adieu, et leur offrirent un solennel repas dont ils distribuèrent tout le superf lu aux pauvres. Ils passèrent la nuit suivante dans les veilles et les prières, en supSuite note 21 : Voir aussi J. van der STRAETEN, Saint Robert de La Chaise-Dieu, sa canonisation, sa date de fête, Anal. Boll., LXXXII, 1964, pp. 37-56.

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pliant le Dieu de clémence de fortifier le vœu qu’Il avait fait naître dans leur cœur. Ensuite, prenant l’habit religieux, ils quittèrent avant le jour le sol natal, nu-pieds, comme s’ils partaient pour l’exil. Il y avait dans ce pays un ermite, nommé Bertrand, qui avait pris la charge d’instruire les âmes 22. Quelques disciples demeuraient avec lui et suivaient son enseignement. Ils allèrent le trouver, mais ne restèrent près de lui que dix mois. Non point qu’ils fussent pris de lassitude, mais bien plutôt, ayant subi une épreuve suffisante, ils ne retournaient pas en arrière, mais tendaient à une vie plus courageuse et plus proche du salut. D’ailleurs à leur arrivée près de lui, il avait été convenu avec l’ermite que, si après ce court espace de temps, le séjour avec lui ne leur convenait plus, ils pourraient, en toute liberté et sans dispute aucune, s’en aller ailleurs. Après avoir quitté ces lieux, ils parcoururent tous les centres religieux des environs au cas où il aurait existé un endroit où, grâce à une règle plus parfaite, ils auraient pu servir Dieu, ainsi qu’ils le souhaitaient, d’une manière d’autant plus accomplie qu’elle exigerait plus de courage. Mais dans la région, il n’y avait pas alors d’ordre religieux de ce genre, et le Dieu tout-puissant ne voulut pas qu’ils fussent soumis au magistère de quelqu’un, afin de réaliser ses desseins sur le saint homme.

22 Comme le suggère J. BECQUET dans l’art. Les chanoines réguliers en Limousin aux XIe et XIIe siècles, Analecta praemonstratensia, t. XXXVI, 1960, p. 221, il peut s’agir de Bertrand, ermite poitevin qui séjourna à Griffeville (com. Montvert, canton Laroquebrou, arrond. d’Aurillac, Cantal), vers 1120. Cette date, avancée par A. THOMAS, Documents sur Bertrand de Griffeuille, Annales du Midi, XX, 1908, p. 490, correspond bien à la période pendant laquelle il put avoir Etienne et son compagnon comme disciples. Sur cet ermite, voir surtout A. THOMAS, Cartulaire du prieuré de Notre-Dame-du-Pont, précédé d’une biographie de son fondateur Bertrand de Griffeuille, ibid., pp. 161-203.

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(4). L’homme de Dieu, avec son vénérable ami, parcourut toute la région. Il arriva enfin dans le pays boisé d’Obazine, appelé ainsi, je crois, à cause de l’ « opacité » des forêts et de la densité des fourrés qui le recouvrait de toute part. Ce lieu, fort boisé est entouré de tous côtés par des rochers abrupts, et une rivière, la Corrèze, qui coule plus bas, lui donne un charme certain 23. Parvenus à cet endroit l’avant-veille de Pâques, les saints hommes, nu-pieds, tels se présentaient-ils, pénétrèrent avec intrépidité vers l’intérieur du pays. Il y avait, non loin de là, une petite étendue plane, couverte de fourrés et de broussailles et encaissée entre de raides versants. Un petit ruisseau coulait en son milieu. On y accédait par des chemins tortueux aux détours escarpés qui se faufilaient dans le fond des vallées et au f lanc de collines abruptes. Ils demeurèrent en ce lieu toute la journée et le lendemain encore sans nourriture ni secours de personne. Le troisième jour, qui était celui de la Résurrection du Seigneur, ils se dirigèrent vers une église voisine 24. Après avoir emprunté des chaussures, l’un d’eux chanta la messe et l’autre communia. L’office terminé, ils rendirent les chaussures. Personne ne les invita pour le repas, si bien qu’ils s’en retournèrent à leur point de départ fort tristes. Ils gravirent peu à peu une colline et, une fois arrivés au sommet, accablés par la fatigue et la faim, ils se reposèrent un instant. Une femme du village voisin de Paulhac 25 vint à eux et leur offrit la moitié d’une tourte de pain et un vase de lait. Ils acceptèrent avec si grande joie que le saint homme, 23

Ce premier établissement des ermites était situé sur les hauteurs qui dominent le hameau de Vergonzac. Le site presque inaccessible a l’avantage d’avoir une fontaine dite de Saint-Etienne qui garde par son nom le souvenir des anciens occupants. 24 L’église de Cornil, sans doute. Commune du canton de Tulle, Corrèze. 25 Commune d’Obazine, canton de Beynat, Corrèze.

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longtemps après, affirmait n’avoir pris de sa vie un repas avec tant de plaisir. Ainsi restaurés, ils reprirent le chemin de leur demeure. Ils y séjournèrent de nombreuses journées, sans que personne ne sût ni qui ils étaient, ni où ils étaient. Ils restèrent privés de toute nourriture humaine, à l’exception de racines d’herbes ou d’autres choses qu’ils pouvaient trouver dans ce désert. Mais le Dieu de miséricorde qui voulait adoucir leur peine et former par leur exemple les gens des alentours fit en sorte que leur présence fut remarquée des hommes. Un père de famille du voisinage se rendait un jour à l’église. Par l’inspiration de Dieu, il lui vint à l’esprit d’apporter des provisions pour des pauvres qui se trouvaient en ce lieu. Tout en croyant aller dans la bonne direction, il perdit subitement son chemin et c’est ainsi qu’en errant en quelque sorte, il parvint à la retraite des ermites. Cependant ce n’est pas par erreur qu’il s’était égaré, car il était mené par ce guide qui, jadis, pour la fête de Pâques, conduisit un prêtre à saint Benoît 26. Notre homme, voyant des inconnus revêtus de l’habit religieux, fut tout d’abord étonné, puis, pris de pitié, il leur offrit les provisions qu’il portait. Ils en vécurent ce jour et le lendemain. Peu de temps après, ils furent découverts par des bergers qui racontèrent dans le voisinage ce qu’ils avaient vu. Nombreux alors furent ceux qui commencèrent à les visiter. Ils leur apportaient des aliments pour le corps et recevaient de leur bouche la nourriture de vie, non sans craindre de ne les voir rester que peu de temps dans le pays, comme d’autres l’avaient fait avant eux.

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Vita Benedicti, P.L., LXVI, 130.

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(5). Un soi-disant anachorète était autrefois en effet arrivé ici et avait simulé l’intention de s’y établir. Il avait construit une cabane qui ser vait d’oratoire. Le peuple lui offrait beaucoup de cadeaux qu’il acceptait volontiers et, avec ce qu’il ne pouvait utiliser, il se procurait de l’argent. Enfin, à ceux qui venaient le voir, il indiqua un jour où ils se réuniraient pour entendre une messe d’une solennité nouvelle. La nuit d’avant, je ne sait trop ce qui lui a pris, cet homme, après avoir emporté tout ce qu’il possédait, disparut pour toujours. A la suite de ce départ soudain, ceux qui étaient venus sur place et ceux qui lui avaient prêté attention se trouvèrent ridiculisés et offensés, aussi commencèrent-ils à se montrer plus durs à l’égard des nouveaux venus, craignant de les voir agir de la même manière 27. Ainsi abandonnés, les solitaires étaient à tel point tenaillés par la faim qu’ils cueillaient avidement jusqu’aux pousses tendres des arbres et toutes sortes de plantes et les mangeaient comme des mets délicieux. Une eau rare, puisée à l’aide d’un morceau de vase brisé, leur servait de boisson ; ils étaient ainsi quittes envers la nature. Pendant long temps, ils firent usage de ce tesson. Le sol dur était leur couche où ils étendaient leurs membres épuisés par les jeûnes, mais c’était davantage pour les meurtrir que pour les reposer. Les coussins ne manquaient pas : ils mettaient sous leur tête des pierres qui éloignaient le sommeil et repoussaient la mollesse. Ils portaient leurs habits jusqu’à ce que l’excès de saleté ou de poux les obligeât à les quitter. Ils les secouaient alors sur le feu ou les trempaient dans l’eau et les revêtaient ainsi lavés et un peu pressés. Ces haillons glacés, endossés sur un corps mouillé les anéantissaient presque complètement sous leur froide pesan27 Sur les faux ermites, voir LECLERCQ J., Le poème de Payen Bolotin. contre les faux ermites, R. bénédictine, LXVIII, 1958, 52-86.

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teur. C’est en hiver surtout qu’ils se livraient à ces pratiques, alors qu’aucun lavage n’était nécessaire, dans la seule intention de se mortifier. Mais tout cela était tenu pour insuffisant et notre père Etienne se revêtit d’une cuirasse qu’il dissimula à même sa chair pendant des années secrètement jusqu’à ce que, usée par le temps, elle se défit peu à peu 28. Ainsi, cet athlète courageux maltraitait sa chair pour le Christ afin de sauver son âme au jour du Seigneur. (6). Il construisit près d’un arbre convenable une petite cabane en bois couverte d’un toit grossier où, nuit et jour, avec son vénérable compagnon, il s’adonnait à la prière incessante et au chant des psaumes. Après un bref repos qui délassait un peu leur corps fatigué, ils se levaient pour chanter les louanges divines. S’ils sentaient le sommeil les gagner, ils saisissaient une poignée de verges et, sur leurs f lancs dénudés, se frappaient l’un l’autre. Ainsi se creusait leur chair, épuisée par les jeûnes, exténuée sous le poids des veilles, des travaux et des longues f lagellations. Réduite en servitude, elle donnait des fruits, non pas de la chair mais de l’esprit. A ce propos, l’apôtre dit de lui-même : « Je châtie mon corps et le réduis en servitude de peur qu’après avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même réprouvé » 29. Son aspect laissait deviner clairement à quel traitement il se soumettait : son saint visage était sillonné de rides et l’on y lisait la pâleur des jeûnes. Il ne lui poussait qu’une barbe fort rare et légère. Sa chevelure ne changea pas d’aspect avec l’âge et ne fut atteinte ni par la calvitie, ni par la blancheur.

28 Etienne de Muret portait, lui aussi, de semblables «cuirasses» ; voir également la vita de Dominique «l’encuirassé», A.S. Oct. VI, 621-628 et aussi Geoffroy du Chalard. 29 I Cor., IX, 27.

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A cet égard, on l’aurait pris pour un jeune homme, s’il n’avait eu des rides comme nous l’avons écrit. (7). Après quelque temps, il fut décidé, d’un commun accord, que son compagnon dont nous avons déjà parlé, partirait pour Limoges. Il emmena avec lui un clerc du nom de Bernard qui s’était joint à eux depuis peu de temps. Cet homme qui avait tout quitté vint en ce lieu où il vécut jusqu’à la fin fort religieusement et y termina sa vie par une heureuse mort. C’est de lui que je tiens de nombreux renseignements sur la vie du saint homme. Il avait en effet été son familier dans le monde et lui demeura indéfectiblement attaché dans la vie religieuse jusqu’à sa mort. Arrivés à la ville, ils eurent une entrevue avec l’évêque qui était à ce moment-là Eustorge 30. Ils lui exposèrent avec soin leurs demandes et les desseins du saint homme. L’évêque leur donna sa bénédiction, consacra une croix qu’ils lui avaient apportée, la leur rendit avec de l’eau bénite par luimême, leur conféra le pouvoir de célébrer la messe et de construire un monastère, à condition seulement qu’ils suivissent en tout point la coutume transmise par les pères. Ils entendirent ces paroles, les acceptèrent, et avec joie s’en retournèrent vers leur père. Après avoir accepté ce qui lui était apporté, celui-ci transporta son habitation de l’autre côté du ruisseau près duquel il se trouvait. Il coupa tout ce qui était nuisible et inutile en cet endroit et construisit des demeures sur le modèle d’un monastère, c’est-à-dire une chapelle, un dortoir, un réfectoire, une cuisine et, au milieu, un cloître. Tout cela était à peine plus étendu que l’espace d’une grande maison.

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Eustorge occupa le siège de Limoges de 1106 à 1137.

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Déjà quelques disciples, attirés à Dieu, étaient venus se mettre à son école et, soumis au joug de la discipline, menaient en sa compagnie une vie très dure et austère. Voici pourquoi peu nombreux étaient ceux qui les imitaient et il n’y avait pour les suivre que ceux qui, ennemis de leur propre chair, ne songeaient plus à la vie présente. Ils recevaient sagement ce qui venait de Dieu et refusaient ce qui vient du monde. Pour les offices, ils se conformaient à la règle canoniale et suivaient par ailleurs le mode de vie érémitique. Bien sûr, les chanoines chantent le Seigneur selon la règle ; toutefois, ils se restaurent copieusement et joyeusement de plats bien cuisinés. Ils prennent un long repos et ne font pas ou presque de travaux manuels 31. Le saint homme avait cette pratique en si grande horreur qu’il décida que la journée entière fût consacrée au travail des mains 32, en dehors du temps réservé à la louange divine et à la lecture. A l’heure des vêpres, les religieux prenaient un léger repas et, la nuit tombée, se reposaient un peu jusqu’à leur réveil pour chanter l’office de matines auquel ils ajoutaient les vigiles de la Vierge et de tous les saints, ainsi que l’office des défunts accompagné des psaumes pour les familiers 33. Tout ceci les occupait une grande partie de la nuit. En plus de cela, ce qui leur restait de temps n’était réservé ni au repos ni au sommeil, mais à la prière personnelle ou au travail manuel, car tout ce qui était nécessaire à la maison et pouvait se faire assis et à la chandelle, s’effectuait la nuit et non le jour pendant lequel ils étaient occupés aux travaux 31

Voir en particulier BECQUET J., Les chanoines réguliers, op. cit. R.s. B. XLVIII : « Ils sont véritablement des moines s’ils vivent du travail de leurs mains ». 33 L’office de la Vierge s’est largement répandu dans le monachisme occidental à partir du xe siècle, cf. GOUGAUD, Dévotions et pratiques ascétiques du moyen -âge, Maredsous, 1925, ch. IV. 32

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plus importants. Après prime, prosternés, ils disaient les sept psaumes avec les litanies. Aussitôt après suivait la messe, à moins qu’il n’y eût pas de chaussures, ce qui arrivait souvent. Une fois la messe chantée, les religieux sortaient aussitôt travailler de leurs mains tandis que l’homme de Dieu restait parfois au monastère. A ce moment-là, qui donc pourra imaginer les larmes, les gémissements et les soupirs par lesquels seul, sans avoir à redouter ni témoin, ni juge, il se laissait aller à son fervent désir ? Qui donc pourrait penser qu’à cet instant, il dormait ou se reposait, lui qui ne supportait pas le peu de repos qu’il avait à prendre et devançait l’office de nuit en priant et en récitant des psaumes ? Mais nous n’allons pas établir un récit complet de tout ce qui fut accompli dans le secret de peur que nous en arrivions à écrire sur des sujets plus imaginés que bien connus. Restons-en donc là et venons-en plutôt à des événements bien établis. (8). Quand Etienne restait au monastère, en l’absence des frères, il s’appliquait fort à tout ce que nous avons rapporté, mais vaquait aussi sans paresse aux travaux de la cuisine en préparant avec une· grande diligence les aliments nécessaires. C’est lui qui allait chercher le nécessaire pour les repas, rassemblait les légumes, les préparait, apportait et fendait le bois, allait chercher l’eau sur ses propres épaules. Après avoir allumé le feu, il faisait cuire avec soin les herbes potagères et les légumes et les apportait aux religieux. pour leur repas. A l’exemple de Marthe, il se donnait beaucoup de mal 34. A la fin du repas, il rassemblait et lavait la vaisselle. S’il restait des aliments, il les distribuait aux pauvres, quand il y en avait. Si, par hasard, il n’y en avait pas,

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Le, X, 40.

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il conservait avec soin ces restes pour les mélanger au repas suivant. Ses disciples firent de même pendant longtemps. Toutes les fois qu’il n’y avait pas de pauvres et qu’il se trouvait des aliments ou du pain en surplus, on le servait de nouveau aux frères, non par avarice, mais par humilité et de peur que vînt à se perdre par négligence une partie de ce qui, de surcroît, avait été béni. (9). Il réprimandait et châtiait si durement l’indiscipline et les désobéissances des siens, surtout des jeunes et des enfants, que les témoins en étaient frappés de terreur. La discipline était telle que le fait de lever même un peu les yeux, de sourire un peu ou d’entreprendre quelque tâche sans en avoir reçu l’ordre était suivi d’un sévère châti ment. Des règlements étaient établis qu’il n’était pas permis de transgresser à moins que ce fût exigé par un ordre ou par un travail prescrit. Le silence, chez eux, était absolu, le jour et la nuit, non seulement dans le cloître, mais partout où quelque occupation ou travail les retenaient. Pendant les premières années, ils observaient cette règle si rigoureusement qu’ils ne rendaient pas les saluts, ne répondaient pas aux questions et, lorsqu’ils voyageaient, tels des muets privés de leur langue, ils ne liaient pas conversation avec leurs compagnons si ceux-ci les interrogeaient. Quand les nombreuses personnes qui venaient de leur rendre visite étaient interrogées par les leurs sur ces hommes, leur règle de vie et leur maître, elles répondaient : « Il n’est pas facile de connaître leur façon de vivre, tant est grand le silence qui les protège, à tel point que, dans une certaine mesure, on n’entend ni leur parole, ni même le son de leur voix. Mais si leur bouche est close, leurs œuvres parlent, elles qui, inspirées de Dieu rendent un témoignage évident de leur spiritualité. Il en est un parmi eux qui les domine tous :

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instruits de ses enseignements et formés à son exemple, ils resplendissent. Sa parole est comme un feu ardent qui embrase l’âme de son auditoire et l’enivre d’un grand amour à tel point que ceux qui l’entendent, tout en conservant leur propre personnalité, se mettent, d’une certaine manière, à l’unisson des autres et la qualité de leur vie et de leur conduite en est changée. L’aspect et l’attitude du saint homme ainsi que tout ce qu’il fait ont la valeur d’un sermon et n’indiquent rien d’autre que le bon ordre de la vie et des mœurs, la discipline des actions. Il n’est donc pas étonnant qu’avec un tel maître qui peut les enseigner suffisamment sans discours, les disciples soient ce qu’ils sont ». Tout le monde ne pouvait parler ainsi à leur sujet, mais seulement ceux qu’enf lammaient la sagesse et la bonté, car les méchants ne peuvent certes louer les gens de bien : ils ne le veulent ni ne le peuvent. A la faveur de cette renommée, nombreux furent ceux qui s’engagèrent dans la milice du Christ et ne craignirent pas, après avoir quitté les vanités du monde, de se convertir rudement à une dure règle. Ils savaient qu’ « étroite est la voie qui conduit à la vie et que bien peu la suivent ». Ils savaient aussi que « large et spacieuse est celle qui mène à la perdition et que nombreux sont ceux qui la prennent » 35. C’est pourquoi, ils préféraient être sauvés avec le petit nombre que réprouvés avec la multitude. (10). Ce lieu se remplissait des arrivants et de la foule de ceux qui s’y étaient établis. Notre père Etienne commença donc à chercher en quel endroit il pourrait les installer convenablement. Il se tourmentait cependant et souffrait violemment en son âme du désir de solitude car il supportait

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Matth., VII, 13.

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mal ces charges, et redoutait d’avoir à assumer la direction de tant de personnes. Il n’avait pas choisi ce lieu pour y rassembler de grandes foules, mais pour y vivre en solitaire, d’autant plus librement qu’il vaquerait plus secrètement à Dieu et crucifierait sa chair avec moins de retenue, sans avoir à redouter les louanges ni la réprobation. Les peines qu’il faisait endurer à son corps augmentaient avec le temps. Ses compagnons le pressaient par leurs conseils et leurs prières de se modérer un peu. Ne pouvant rien obtenir, ils se soumettaient alors aux mêmes rigueurs que leur maître. Celui-ci relâchait alors un peu ses austères pratiques afin d’épargner non point lui-même, mais les siens. Aussi, à cause de cela, s’efforçait-il fréquemment de persuader son ami de partir ensemble vers les Sarrasins. Peutêtre pourraient-ils en convertir quelques-uns par la prédication, sinon ils pourraient être tués pour le Christ par ces incroyants. Son compagnon l’en dissuadait autant qu’il le pouvait. Il lui disait qu’il était préférable de tirer d’une mauvaise conduite, par la parole et l’exemple, des croyants, plutôt que de peiner en vain pour ceux qui ne croyaient pas encore et qui n’étaient peut-être pas prédestinés à la vie. Mais le Dieu tout-puissant dont la providence ne faillit pas à ses desseins avait réservé à ce pasteur prédestiné et présenté à son heure un troupeau inconnu. Il aurait ainsi pu dire avec le prophète : « Un peuple que je ne connais pas m’a servi et il obéit en entendant mes ordres » 36, ou encore : 37 « Me voici avec les enfants que Dieu m’a donnés » . Le Christ ne voulait pas construire sa cité dans un bas fond, mais sur une hauteur ; il a dit en effet : « Une ville située

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Ps., XVIII, 45. Is., VIII, 18 et Hebr., II, 13.

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sur une montagne ne peut se perdre de vue » 38. Le Seigneur fit donc passer Etienne des lieux inférieurs au sommet afin que, montant de vertu en vertu, « il vît le Dieu des dieux en Sion »38bis. (11). Enfin, en parcourant la forêt, il parvint rapidement au sommet d’une colline qui se trouvait à l’Est. Il remarqua alors une sorte de promontoire disposé de telle sorte qu’il était accessible de toute l’étendue de la montagne, aussi bien en montant qu’en descendant 39. Il y fit venir les frères et construisit, sur le modèle des précédentes, des habitations un peu plus importantes par le nombre et la grandeur. Elles furent de nouveau remplies par une multitude d’occupants ; les parties intérieures se trouvèrent à l’extérieur et l’extérieur à l’intérieur. Ainsi agrandis, les bâtiments pouvaient contenir un nombre toujours plus grand de religieux. Il est à remarquer que ces aménagements furent répétés deux ou trois fois pour en arriver à la situation que l’on voit actuellement. Mais le diable troublé tenta de détruire ces constructions par de multiples machinations. (12). Il s’en prit un jour, dissimulé sous les traits d’hommes noirs, à un charpentier et j’ai souvenance d’avoir autrefois vu ce pauvre homme. Ce dernier était en train de revêtir intérieurement de planches le toit de la chapelle qu’il construisait. C’était l’heure des vêpres et l’ouvrier, rassemblant ses outils, s’apprêtait à regagner sa demeure. Un démon, plus puissant et plus redoutable que les autres s’adressa à lui en ces termes : « Qui es-tu et que fais-tu ici ? » Il lui répon-

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Matth., V, 14. Ps. LXXXIII, 8. 39 Il s’agit de la seconde installation dont le site est découvert de la colline de Paulhac. 38bis

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dit qu’il faisait ce travail sur l’ordre des religieux qui habitent cette forêt, qu’il était charpentier et qu’il travaillait pour un salaire. Le diable lui répondit : « Il n’en est pas comme tu le dis, ces gens-là sont irreligieux, pervers, hypocrites et rusés. Voici pourquoi ils sont venus ici : pour s’attirer les louanges des hommes et accumuler des possessions et des richesses nombreuses. Pourquoi n’entends-tu pas plutôt nos conseils ? Mets le feu à toutes ces constructions de peur qu’en cherchant la louange humaine, ces gens ne trompent les âmes simples ». A cela, le charpentier répliqua : « Je vois bien maintenant que vous êtes les malins, les fils du diable, remplis de toutes les malices. Vous vous efforcez par votre grande malignité à bouleverser la voie droite des saints ; voilà pourquoi je ne suivrai pas vos conseils diaboliques, mais j’obéirai mieux qu’auparavant encore aux ordres des saints et je leur demeurerai soumis avec plus de dévouement ». Tout en parlant ainsi, il monta à l’échelle et voulut atteindre le toit et y ranger ses outils. Les esprits malins, pénétrés alors d’une fureur extrême, le précipitèrent de son échelle et le rouèrent de tant de coups qu’il en resta sur place, livide et meurtri, après être tombé grièvement sur la tête. C’est seulement après avoir un peu repris ses esprits qu’il se releva. La nuit commençait à tomber quand il parvint avec beaucoup de peine à la maison des hôtes en criant : « Hélas ! hélas ! que je suis malheureux et misérable ! » Bouleversés par ses plaintes, les frères accoururent à la hâte avec l’homme de Dieu. Ils trouvèrent l’ouvrier meurtri et presque sans vie à cause des coups cruels que lui avaient portés les démons. L’ayant mis sur un lit, ils l’aspergèrent d’eau bénite et tracèrent sur lui le signe de la croix du Seigneur. En peu de jours, grâce aux prières des serviteurs de Dieu et à l’imposition des mains de l’homme de Dieu, il recouvra l’entier usage de tous ses membres.

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J’ai cru bon de rappeler cet épisode afin que fût reconnue la gloire de cet homme que les démons essayèrent de rabaisser mais qu’ils publièrent par là-même plus largement encore. (13). Au début de son installation dans cet ermitage, le diable le persécutait tellement que même la nuit il ne lui laissait aucun repos. Les frères, réveillés par ses cris, quittaient leur couche et passaient presque toute la nuit sans sommeil, dans les prières et les veilles. Quand le saint homme sentait revenir les assauts du malin, il saisissait alors ses armes spirituelles, levait les yeux et les mains vers le ciel, soumettait courageusement ses assaillants, criant avec foi, et disant : « Juge, Seigneur, ceux qui veulent me nuire, disperse ceux qui veulent me détruire, empoigne tes armes et ton bouclier et viens à mon secours » 40. Le diable redoutait, ce qui arriva par la suite, que son exemple étant suivi, ces déserts ne se peuplassent de chœurs de moines et que, perdant ceux qu’il avait pris, il se retrouvât tout seul. Ainsi se réaliserait ce qu’autrefois avait prédit Isaïe : « Le désert et les lieux désolés se réjouiront, la solitude exultera et f leurira comme le lys ; la semence germera et tressaillera de joie et de louanges ; la gloire du Liban t’a été donnée ainsi que la beauté du Carmel et du Saron ; ils verront la gloire du Seigneur et la beauté de notre Dieu » 41. (14). Une fois les bâtiments du monastère reconstruits, l’homme de Dieu et les frères quittèrent leur premier refu-

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Ps., XXXIV, 1. Is., XXXV, 1.

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ge pour s’établir en ce lieu qu’Etienne décida de nommer Obazine 42. Alors naquit entre Etienne et son vénérable compagnon, un différend pour savoir auquel des deux serait confiée la direction de la communauté. Ce n’était pas une rivalité comme il s’en produit souvent à l’occasion desquelles chacun se met en avant : ils redoublaient d’honneur, au contraire, l’un à l’égard de l’autre. Chacun se rabaissait et c’est ainsi dans l’humilité qu’ils s’affrontaient. Tout le monde obéissait jusqu’alors à Etienne qui se souvenait cependant de celui qui n’était pas venu pour faire sa volonté, mais celle de celui qui l’avait envoyé 43. Il ne voulait donc pas se priver des sommets de l’humilité et préférait se soumettre à la volonté d’un autre plutôt que d’imposer la sienne à autrui. Chacun tentait de mettre l’autre au-dessus de soi et ni l’un ni l’autre ne supportait d’être mis en avant avec indifférence. Cette dissention entre les deux hommes ne put se résoudre qu’en présence du Légat, l’évêque de Chartres, qui séjournait alors dans la région et devant qui furent introduits les deux religieux 44. Là encore, ils ne pouvaient en venir à un choix car l’un disait que son compagnon était plus lettré que lui et l’autre répondait que le premier était plus sage en toutes choses, plus digne par sa vie et par sa conduite et qu’il avait plus de dispositions pour commander aux autres. Le véné-

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Actuellement commune du canton de Beynat, Corrèze. En fait le nom d’Obazine était donné à la région bien avant l’arrivée d’Etienne, comme en témoigne une charte du xe siècle publiée par CHAMPEVAL, Cartulaire de l’abbaye Saint-Martin de Tulle, 1903, p. 170. Voir d’ailleurs vita, p. 125. 43 Jn, V, 30. 44 Il s’agit de Geoffroy de Lèves, qui fut chargé par Innocent II de s’opposer en Aquitaine au partisan d’Anaclet, Géraud d’Angoulême soutenu par le duc d’Aquitaine. Ce dernier tenta de mettre sur le siège de Limoges, Ranulfe, abbé du Dorat, partisan de l’anti-pape et Eustorge, évêque fidèle à Innocent, fut pendant un temps dans une situation fort difficile. Voir JANSSEN, Die papstlichen Legaten in Prankreich 1130-98, Köln, 1962, pp. 18-30.

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rable Légat, après avoir minutieusement étudié les qualités de chacun, mit fin à cette rivalité et confia au seigneur Etienne la fonction de prieur en y ajoutant le soin des âmes. (15). Devenu prieur, il continua d’adopter pour lui-même et d’enseigner aux autres le même mode de vie qu’auparavant. La même obser vance dans les vigiles et les prières, la même succession dans les psaumes chantés à Dieu jour et nuit, le même silence étaient respectés partout et en toutes choses. La coutume des jeûnes et la mesure qui présidait aux repas restaient les mêmes, si ce n’est qu’ils étaient, pour cela, beaucoup mieux pourvus qu’autrefois. Les gens des environs, en effet, témoins de leur authentique et honnête spiritualité ainsi que de leur parfaite stabilité, leur apportaient tant de provisions qu’ils ne pouvaient pas les consommer toutes, si bien qu’ils pouvaient presque dire que « le peuple leur offrait plus que le nécessaire » 45. Les serviteurs de Dieu n’oubliaient pas pour autant leur pauvreté première, ne jetaient pas leurs anciennes provisions pour celles qu’ils venaient de recevoir et consommaient d’abord, les réserves moisies et anciennes. Ils agissaient ainsi dans une mesure convenable non par avarice, mais en esprit d’humilité, pour mettre un frein à l’appétit de leur bouche car un mauvais goût au palais modère en effet une excessive avidité de nourriture. La ration alimentaire était pesée et répartie entre chacun avec une telle égalité que personne ne pouvait se vanter d’en avoir plus ou moins, ni même murmurer. Hormis le dimanche, été comme hiver, nul n’avait l’audace de se soustraire au jeûne à moins que d’en être dispensé par sa jeunesse ou une

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Ex., : XXXVI, 5.

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grave maladie. Etienne, qui cependant en avait décidé ainsi, non satisfait de cela, jeûnait même le dimanche, jusqu’à ce qu’enfin, sur le conseil des anciens, il supprima cette pratique ainsi que le jeûne des cinquante jours après Pâques. Il abandonna facilement sa pénitence dominicale mais resta inébranlable pour celle du temps pascal jusqu’au jour où il devint moine. Sa ferveur à l’égard des privations volontaires était si grande, il faisait preuve pour lui et les autres d’une telle austérité que la rudesse de cette vie aurait été à peine tolérable sans le secours du Christ Seigneur. En cela, il ne manifestait cependant aucune cruauté, car ce qu’il prenait à la chair, il le donnait à l’esprit et compensait les dommages corporels par un profit spirituel. Le travail des mains auquel Etienne et les frères s’adonnaient était continuel, plus pénible qu’il n’est coutume, et les journées ne leur suffisaient pas 46. Ils repoussaient donc la plupart du temps le repas jusqu’à l’heure des vêpres pour ne diminuer en rien à cause de lui le labeur du jour. Les complies une fois terminées, l’hiver, lorsque les nuits sont longues, tous réunis s’occupaient au travail fixé jusqu’à ce que fût récitée la moitié du psautier : on disait alors une oraison et les religieux mettaient un terme à leur travail et gagnaient le dortoir. On veillait particulièrement à ce que la lecture ne fût pas délaissée lors des repas et que les psaumes ne fussent pas négligés pendant le travail manuel. Le jour, ils se consacraient sans nonchalance aux occupations rustiques, travaillaient la terre avec des pioches et la débarrassaient entièrement de son épaisse couverture d’arbres stériles, d’épines et de fourrés pour agrandir les habitations et les jardins. Ils construisaient eux-mêmes leurs bâtiments, 46

Il n'est fait nulle part allusion à ces étonnants travaux destinés à ali menter en eau le monastère, au moyen d'un cànal de dérivation qui capte une partie des eaux du Coyroux et coule à mi-pente, sur le versant très abrupt de la vallée.

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brisaient avec des masses les pierres arrachées de la montagne et les portaient sur leurs épaules pour construire la maison. C’était un spectacle admirable que de voir ces énormes pierres que de nombreux hommes ensemble ne pouvaient déplacer, portées par quatre frères avec autant d’agilité que si rien n’était. Bien que chacun dût participer à ce travail selon ses forces, c’était surtout aux religieux forts et habiles que revenaient ces tâches et les autres du même genre. Les plus faibles et ceux qui n’entendaient rien à ce genre de travail étaient occupés à copier des livres ou à des travaux moins pénibles. Pendant toutes ces rudes occupations qui les fatiguaient sans cesse, il n’était apporté aucune atténuation au jeûne : la nourriture n’était pas augmentée et leur corps travaillait sans être soutenu par une alimentation meilleure et plus abondante. Pharaon accablait ainsi les fils d’Israël et ne voulait pas les secourir. Le maître des frères n’agissait pas autrement, bien que ses intentions ne fussent pas les mêmes : il voulait qu’ils se contentassent d’une nourriture médiocre tout en leur commandant beaucoup de travail, afin d’aff liger leur corps et de fortifier leur âme. Au contraire, Pharaon nourrissait la chair figurée par les filles tandis qu’il mettait à mort l’esprit, figuré par les fils 47. (16). La discipline entretenue par ce saint homme était stricte et il se montrait fort sévère pour corriger les fautes des coupables. En effet, comme nous l’avons dit plus haut, si quelqu’un, à l’église levait un peu les yeux, esquissait un sourire, se mettait à somnoler, laissait négligem ment tomber le livre qu’il tenait, faisait par inadvertance quelque bruit, psalmodiait trop vite ou mal, se livrait à quelque mouvement désordonné, il recevait incontinent un coup de baguette sur

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Ex., I, 22.

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SAINTS ERMITES EN LIMOUSIN AU XIIe SIÈCLE

la tête, ou la main sur le visage, d’une manière telle que le bruit en résonnait à toutes les oreilles, surtout s’il s’agissait d’un enfant, ceci afin de le corriger et de terrifier les autres. Un jour, à l’église, un novice d’une famille de haut rang attira l’attention d’un compagnon placé à côté de lui pour lui montrer quelque chose du doigt dans le livre qu’il tenait à la main. Apercevant cela, le saint homme ne voulut pas s’en prendre à la personne même du coupable, mais, lui arrachant le livre des mains, il le brisa avec fracas sur une stalle sous les regards de tous et revint ensuite à sa place. Il inspirait de la sorte aux autres une telle crainte que c’est à peine si quelqu’un par nécessité osait ouvrir un livre dans le chœur. Cette discipline régnait surtout, lorsqu’en son joyeux début, elle s’épanouissait, alors que les frères étaient moins nombreux et d’une vie plus parfaite. L’on n’avait encore adopté alors la règle d’aucun ordre et c’étaient les décisions du maître qui tenaient lieu de lois : elles n’enseignaient rien d’autre que l’humilité, l’obéissance, la pauvreté, la discipline et, par dessus tout, une charité constante. C’était alors la vraie et saine doctrine du saint homme qu’il prêchait en public et en privé à ceux qui s’attachaient à lui. C’était cette loi qui était alors en vigueur et l’on n’avait cure des traditions pharisaïques. Nous filtrons le moucheron et nous avalons le chameau » 48 et, tandis que nous payons la dîme sur la menthe, la rue et toutes les herbes »49, nous méprisons la justice et la foi, nous nous consacrons aux détails et négligeons le primordial. Fatigués par la longueur des journées, excédés par le trop grand nombre de gens qui vivent avec nous, nous abandonnons notre vigueur première,