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RÉVOL UTION SCIENT IFIQUE ET LIBERTINAGE
DE DIVERSIS ARTIBUS COLLECTION DE TRAVAUX
COLLECTION OF STUDIES
DE L'ACADÉMIE INTERNATIONALE
FROM THE INTERNATIONAL ACADEMY
D'HISTOIRE DES SCIENCES
OF THE HISTORY OF SCIENCE
DIRECTION EDITORS
EMMANUEL
ROBERT
POULLE
HALLEUX
TOME 48 (N.S. 11)
BREPOLS
"
REVOLUTION SCIENTIFIQUE ET LIBERTINAGE Études réunies par
ALAIN MüTHU avec la collaboration d'Antonella DEL PRETE
BREPOLS
© 2000 Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium
Ali rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2000/0095/118 ISBN 2-503-51008-6 Printed in the E.U. on acid-free paper
PRÉFACE
SCIENCE ET LIBERTINAGE À L'ÉPOQUE CLASSIQUE
Michel BLAY
L'ensemble des textes rassemblés dans ce recueil définit une certaine manière de travailler et de repenser le xvue siècle en soulignant la nécessité qu'il y a pour en comprendre les enjeux à emprunter des chemins de traverse et, corrélativement à reprendre à nouveaux frais quelques anciennes questions, comme celles, par exemple de l'infini ou de l'atomisme. Une approche plus traditionnelle aurait consisté à parler, d'une part, de la science classique dans ses grands développements à travers ses principaux hérauts (Galilée, Descartes, Huygens, Newton) et, d'autre part, des vicissitudes du libertinage ou de la pensée libertine des dernières années du xvie siècle jusqu'à l'épanouissement des Lumières au xvme siècle. Or, bien au contraire, c'est du rapport de ces deux foyers de la pensée de l'époque classique dont il est ici question. Rapports dont les analyses montrent qu'ils sont souvent difficiles, voire d'oppositions, mais aussi féconds; dans tous les cas, néanmoins, il y a enrichissement des pensées, des critiques et renforcement des positions anti-autoritaires et anti-dogmatiques. De multiples pistes, nouvelles et pertinentes, sont ainsi dégagées pour mieux saisir dans sa complexité la grande transformation des consciences qui se situe à la charnière des xvne et xvme siècles. Ce recueil constitue donc d'abord une leçon de méthodologie pour les historiens des sciences mais aussi pour tous les historiens, en ce sens qu'il montre par sa démarche même que l'on ne peut penser maintenant le développement des savoirs à l'époque classique sans décrire les milieux, les réseaux, les institutions et les lieux d'enseignement. Qu'un rôle décisif doit être accordé aux premières académies, aux cercles savants, aux voyages et aux voyageurs, accordé en fait à cette nouvelle sociabilité qui, parfois dans les conflits, per-
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MICHEL BLAY
mettra la naissance d'une communauté de savoirs et de savants que s'efforceront de décrire les expressions de République des Lettres ou d'Europe savante. En effet, c'est à l'intérieur de cet espace où règne la circulation des personnes et des savoirs que les nouveautés conceptuelles sont portées, transportées, enrichies en dehors de nos modernes divisions disciplinaires. De ces nouveaux types d'approches surgissent des questionnements parfois un peu trop oubliés ou, du moins, dont les diverses dimensions ne sont pas toutes parfaitement examinées. Ainsi pour ne prendre que l'exemple de la notion d'infini, présente dans la plupart des articles, elle est au centre d'enjeux qui, dépassant très largement les seules mathématiques, participent à l'ensemble du développement de la vie spirituelle du XVIIe siècle. La réflexion sur l'infinicompréhension, statuts, dimensions théologiques- se dessine comme l'un des lieux où se jouent les choix métaphysiques fondamentaux du xvne siècle. A travers cette notion viennent converger tout à la fois les questionnements de la mathématique Qusqu'à l'invention du calcul différentiel et intégral et de celui des fluxions), de la science du mouvement Qusqu'à la construction de l'algorithme de la cinématique), de la cosmologie et de la théologie (le monde est-il fini, infini, indéfini? et Dieu dans tout cela!), avec en arrière fond l'effondrement du monde traditionnel d'inspiration aristotélicienne. Ce recueil donc, comme nous l'avons déjà souligné, dessine le cadre d'une approche plus large, plus interdisciplinaire ou l'historien des sciences peut rencontrer le théologien, l'historien de la philosophie ou de la littérature, mais également l'historien de l'art -l'infini, par exemple, n'est-il pas aussi au centre des travaux de perspective ? Il invite également à s'interroger aujourd'hui sur le statut des connaissances scientifiques. En revenant sur l'analyse des démarches du scepticisme et de ses prises de position, ce recueil montre que ces dernières conduisent, si elles ne sont pas mesurées, à soutenir que toute connaissance est impossible et que, de cela, suit immédiatement un retour soit à l'irrationalisme, soit à l'arbitraire de la libre volonté de Dieu, soit encore à ce que l'on peut appeler une défaite de la pensée. Or, précisément, la dignité de l'homme et sa liberté ne résident-elles pas dans l'affirmation qu'une connaissance est possible? C'est-à-dire qu'une connaissance est réellement visée dans un questionnement infini. Pourquoi diable la pensée humaine ne pourrait-
elle pas saisir absolument la Vérité ? Si la réponse à cette question, bien évidemment, ne peut être donnée, elle constitue cependant ce par quoi la vie de la connaissance est toujours renouvelée, ce par quoi toujours une pensée active et vivante s'affirme contre les renoncements. Ce recueil, tant par les approches méthodologiques qu'il promeut, que par les questionnements qu'il suscite, apparaît donc bien utile. Paris, juillet 1999.
AVANT-PROPOS
Alain MOTHU
C'est à M. Robert Halleux que le présent recueil doit son inspiration, son titre et sa publication. Il nous proposa, en 1996, de mettre en place une table ronde sur " Révolution scientifique et libertinage " dans le cadre du xxe Congrès international d'Histoire des Sciences, qui se déroula à Liège en juillet 1997. Plusieurs historiens des idées scientifiques, philosophiques ou religieuses répondirent bientôt à l'appel lancé notamment dans La Lettre clandestine (Presses de l'Université de Paris-Sorbonne), revue interdisciplinaire spécialisée dans l'étude des dissidences philosophiques et religieuses des xvne et XVIIIe siècles. Pour des raisons matérielles, le projet d'un symposium ne put aboutir. M. Halleux proposa alors d'y suppléer par un livre où seraient réunies les contributions de tous ceux qui avaient souhaité participer au colloque et qui, pour la plupart, avaient déjà préparé une communication. Le présent volume les rassemble. Nous n'avons pas souhaité élargir la liste initiale des collaborateurs, par crainte de donner à cet ouvrage des proportions qui retarderaient, voire compromettraient, sa publication. Il faut bien l'avouer: un recueil tel que celui-ci ne pouvait être qu'une somme polyphonique. Un sujet comme le nôtre ne suggérait aucun traitement univoque, et quelque perspective que l'on adoptât, l'horizon thématique paraissait toujours inexhaustible. La complexité du sujet tenait et tient d'abord, bien sûr, à celle des deux termes qui s'y croisent, objets l'un et l'autre de discussions et révisions constantes depuis plusieurs dizaines d'années. Or à aucun moment il n'a été question pour nous de suggérer aux participants des définitions préétablies du " libertinage " (ou libertinisme) et de la " Révolution scientifique ", ce qui serait revenu à profiler par avance le traitement de leurs rapports. Il nous a paru plus fécond, et plus prudent à la fois, de laisser à chacun le soin d'établir ses définitions et sa problématique; de laisser s'opérer en chacun la sympathie de cette rencontre conceptuelle.
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ALAINMOTHU
Sur l'essentiel, tout le monde s'est à peu près accordé. Nul n'a songé à contester la réalité d'une mutation culturelle profonde qui se serait produite en Europe vers la fin du XVIe siècle et affirmée au xvue. Quelque chose comme l'émergence d'une rationalité nouvelle, qui fit volontiers fond sur l'" expérience" et la" raison", mais qui avant tout récusa la métaphysique et la physique scolastiques ; la centralité de la terre et la "royauté " de l'homme ; la finitude du monde et aussi bien de l'intelligence humaine ; la légitimité de l'examen par les causes finales (téléologie); le principe d'autorité en physique comme ailleurs ; la " tradition " en général - y compris religieuse - etc. Contestations héritées, sans doute, de l'humanisme, en sa redécouverte de textes et traditions anciennes comme le platonisme, le scepticisme et l'épicurisme; mais héritières aussi bien des dissensions religieuses et politiques nées de la Réforme, tueuses de certitudes, des nouvelles découvertes géographiques et astronomiques, destructrices de clôtures, et sans doute aussi de profondes mutations économiques et sociales. Toujours est-il qu'à l'époque que nous décrivons semblent éclore et se développer en parallèle, en dehors des écoles, deux mouvements de pensée novateurs, l'un scientifique, l'autre plutôt philosophique, moral et politique, caractérisés par un semblable rejet du savoir et des modes de savoir traditionnels, du sens commun, de l'immédiateté sensible, de l'autorité, etc. ; rejet, en somme, d'un certain regard sur le monde et sur l'homme. Mais cet héritage culturel et intellectuel commun, comment s'est-il distribué? Qu'est-ce qui, au xvne siècle, rapproche hommes de science et esprits " déniaisés " ? Les choses se brouillent dès que l'on cherche à fixer des points de convergence précis entre leurs " regards " respectifs sur le monde et sur le savoir. Maurizio Torrini, dans une étude parue dans Nuncius (I, 1986/2, 49-77), évoquait à ce propos due diverse concezioni della natura e del sapere, et les études qui suivent le confirment suffisamment. Le premier intérêt de ce recueil pourrait consister dans la confirmation de ce point de vue, qui exclut toute annexion historiographique d'un mouvement à l'autre. Malgré tout, quelques points d'accord sont tangibles, qui apparemment vont se multiplier avec le temps. On voit des hommes de science très chrétiens
s'ouvrir à la tolérance morale et religieuse; on voit des lettrés iconoclastes s'intéresser en amateurs aux" dernières découvertes" et chercher à les intégrer dans leur discours; on voit des thématiques et des méthodes s'expatrier d'un champ à l'autre, conquérir ou contaminer des terres pour elles nouvelles. En définitive, il semble que l'on voie peu à peu s'instituer un nouveau régime de la raison dans sa globalité -celui-la même dont on dit qu'il caractérisera les Lumières. Là pourrait résider un second intérêt des études qui suivent. Souhaitons que ces dernières, qui forment autant de savants coups de sonde dans l'épaisseur d'une période déterminante pour notre modernité, seront profitables aux nécessaires synthèses à venir.
AVANT-PROPOS
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Outre M. Halleux, qui est l'initiateur véritable de ce livre, nous tenons à remercier M. Jean Dagen, directeur du CELLF 17e-18e de l'Université de Paris IV (CNRS, UMR 8599), qui en a soutenu le projet, et Mme Madeleine Alcover qui nous a aimablement communiqué l'illustration de couverture, empruntée à la première édition anglaise complète des romans de Cyrano de Bergerac : The Comical History of the States and Empires of the Worlds of the Moon and the Sun, Londres, 1687 (traduction Amy Lowell). Les études qui suivent nous sont toutes parvenues avant l'automne 1998; la révision sur épreuves n'a permis qu'une très parcimonieuse mise à jour bibliographique.
" DISSIPER LES TÉNÈBRES QUI RESTENT ENCORE À PERCER ". GALILÉE, L'EGLISE CONQUÉRANTE ET LA RÉPUBLIQUE DES PHILOSOPHES
Isabelle
PANTIN
Est-il raisonnable d'espérer apporter quelque réponse nouvelle à la vieille question : Galilée a-t-il été, si peu que ce fût, un libertin ? Sans doute pas, ou du moins il y faudrait des lumières plus fortes que les miennes. Il n'est même, probablement, guère facile de faire progresser tant soit peu le dossier, d'ajouter à la somme des évidences déjà reconnues et de résoudre tel ou tel problème encore douteux. Dès le moment du procès de Galilée, et de l'aveu même de ses plus sévères détracteurs comme de ses admirateurs les plus emportés par l'enthousiasme, voire les plus compromettants, il a paru suffisamment établi que les libertés prises par le philosophe à l'égard des usages, de la morale, des dogmes et des autorités, se sont limitées à un domaine restreint et précisément délimité. Sur le plan des mœurs comme sur celui de la foi, Galilée, à mettre les choses au pire, a laissé à ses contemporains un souvenir au moins aussi édifiant que la moyenne des Italiens de son rang social et de sa profession. Même si les dénonciations dont il fit l'objet en 1615, notamment celle de Tommaso Caccini, faisaient état de bruits plus inquiétants\ les erreurs qui furent formellement reconnues et condamnées lors de son procès de 1633, relevaient essentiellement de la libertas inquirendi telle que la comprenaient alors les philosophes les plus chrétiens: s'appuyant sur une longue tradition, ils revendiquaient le droit d'explorer la nature selon leurs propres méthodes et en choisissant leurs critères, sans intention agressive (ou sournoisement ironique) à 1. Voir M. Bucciantini, Contra Galileo. Alle origini deii'Affaire, Firenze, Olschki, 1995, notamment 41-48. Le fait, par exemple, de rappeler les relations passées de Galilée avec un excommunié notoire, Paolo Sarpi, faisait partie d'un plan : il s'agissait de discréditer un philosophe dont le succès commençait à paraître inquiétant. Et nous devons nous montrer au moins aussi prudents que l'Inquisition elle-même qui mettait une distance considérable entre une dénonciation non vérifiée et un fait établi et jugé.
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ISABELLE PANTIN
l'égard de la religion. Galilée avait certainement aggravé son cas en faisant preuve d'optimisme inconsidéré, de maladresse et peut-être de désobéissance caractérisée2 : il est indéniable que le Dialogo présente sous un jour avantageux une doctrine qu'il était interdit, depuis 1616, de déclarer vraie ; mais ces fautes ne suffisaient pas à le faire soupçonner d'impiété. Mutatis mutandis, il était apparemment plus proche d'un Kepler, décidé à apporter aux théologiens une aide efficace pour mieux faire rayonner la gloire divine, là où leur incompétence éclatait (sans, pour autant, leur manquer délibérément de respect), que d'un Cremonini. A l'opposé de son ancien collègue de Padoue, qui devait sa tranquillité relative à sa position académique et à l'efficace protection de Venise 3 , Galilée ne s'aventura jamais explicitement jusqu'à la dangereuse frontière où la physique touche à la métaphysiqué: et rien, dans sa volumineuse correspondance, ne permet d'affirmer que cette réserve était due à la crainte, s'il ouvrait son cœur, d'en laisser échapper les preuves de son hétérodoxie. Cette volonté de rester un spécialiste de domaines précis (même si ces domaines occupaient une position clef), alors que, par bien des côtés, son œuvre semblait capable d'entraîner une remise en cause de l'ensemble de la philosophie, pose évidemment un problème qu'Eugenio Garin a très clairement formulé et qui est apparu du vivant même de Galilée (la der2. Tout dépend de l'existence ou de la non-existence du fameuxprecetto par lequel Bellarmin, en février 1616, aurait interdit spécifiquement à Galilée de défendre le copernicianisme, soit oralement, soit par écrit. On sait qu'une copie de ce document apparut lors du procès, copie dont l'authenticité n'a jamais pu être établie de manière indéniable. Voir M. D' Addio, Considerazioni sui processi a Galileo, Roma, Herder, 1985, 49-51 ; et la thèse de Francesco Beretta, dont la première partie est parue sous le titre : Galilée devant le tribunal de l'Inquisition. Une relecture des sources, Fribourg, 1998. 3. Sur Cremonini, voir L. Mabilleau, Etude historique sur la philosophie de la Renaissance (C. Cremonini), Paris, Hachette, 1881 ; A. Favaro, "C. Cremonini e lo Studio di Padova ", Archivio Veneto, ser. II, xxv, 1883, 430-450 ; R. Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVII' siècle (1943), rééd. Genève, Slatkine, 1983, p. 107-109, 169-172; M.A. del Torre, Studi su C. Cremonini, Padova, 1968; P. Marangon, "Aristotelismo e cartesianesimo: filosofia accademica e libertini ", dans G. Arnaldi et M. Pastore Stocchi (eds), Storia della cultura veneta. IV; 2. Il Seicento, Vicenza, Neri Pozza, 1984; C. Cremonini (1550-1631). Il suo pensiero e il suo tempo, Cento, 1990 ; A. Poppi, Cremonini, Galilei e gli inquisitori del Santo a Padova, Padova, Centra Studi Antoniani, 1993; H.C. Kuhn, Venetischer Aristotelismus amEnde der aristotelischen Welt. Aspekte der Welt und des Denkes des C. Cremonini, Francfort, Lang, 1996. Pour une analyse
nuancée des relations entre aristotélisme et libertinisme aux XVIe et XVIIe siècles, voir T. Gregory, "Aristotelismo e libertinismo ", dans L. Olivieri (ed.), Aristotelismo veneto e scienza maderna, Padova, Antenore, 1983, 279-295. 4. Professeur de mathématiques à Padoue, Galilée n'avait pas à s'occuper de la nature de l'âme ou d'autres questions de ce genre ; et plus tard, devenu philosophe du grand-duc de Toscane, il continua à se consacrer aux mêmes sujets : la mécanique et la cosmologie. Dans ce dernier domaine, il évita même soigneusement de se prononcer clairement sur les questions délicates, comme celle de l'infini ; il penchait sans doute pour un ciel illimité mais ne voulait pas montrer le moindre signe de brunisme: voir M.-P. Lerner, Le monde des sphères, t. II: La fin du cosmos classique, Paris, Les Belles Lettres, 1997, 166-175. Le Galilée hérétique de Pietro Redondi (Paris, Gallimard, 1985; 1re éd. italienne, 1983) a soulevé un autre problème important en montrant que l'atomisme adopté par Galilée pouvait paraître menacer un dogme aussi central que celui de la transsubstantiation. Il n'en demeure pas moins que Galilée, dans ses écrits, n'utilise cette doctrine que pour résoudre certains problèmes physiques précis (comme celui des corps flottants ou de la sensation) et ne procède jamais à un examen global de ses implications.
GALILÉE, L'ÉGLISE CONQUÉRANTE ET LA RÉPUBLIQUE DES PHILOSOPHES
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nière partie de cet article insistera sur ce point)5 . Mais pour aller au-delà de cette constatation, il faudrait s'interroger sur les intentions et chercher l'implicite derrière les textes. Il n'est pas non plus possible de tirer parti d'indices aussi incertains que la dénonciation d'un serviteur congédié, accusant son ancien maître de vendre ses horoscopes comme infaillibles : le témoin était mû par la malveillance et mal préparé à juger des liens subtils entre nécessité et Providence; d'autre part on s'étonnerait que Galilée, dont le sens commercial était solide, ait commis la sottise de se priver du meilleur recours des astrologues contre les réclamations de leurs clients déçus 6 . Quant à la cordialité attestée des relations entre Galilée et Cremonini, elle ne prouve rien: par sa magnificence et l'éclat de sa personnalité, le "prince" Cesare attirait puissamment la sympathie et l'admiration; et il n'est guère étonnant que les deux professeurs les plus brillants de l'université (avec Fabrizio d' Acquapendente) aient éprouvé une forme de solidarité, renforcée peut-être par le fait qu'ils furent, chacun de son côté et avec une gravité inégale, inquiétés par l'Inquisition; ce qui ne les empêchait pas d'adopter des méthodes et des positions philosophiques diamétralement opposées. Je n'hésite pas à suivre les conclusions de Manlio Pastore Stocchi, quand il montre, après Giorgio Spini7 , combien le climat philosophique de l'université de Padoue convenait mal à Galilée et a dû peser sur lui, bien que je n'ose reprendre à mon compte les termes vigoureux dont il qualifie l'attitude de Cremonini, parlant de squallido libertinismo residuato dalle polverose soffite del Peripatetismo accademico padovano 8. Le principe voulant que l'on ressemble à ceux que l'on fréquente souffre de nombreuses exceptions, et ceux qui voudraient l'appliquer strictement à Galilée risqueraient de commettre une injustice, en l'accusant d'être un caméléon, un opportuniste, voire un traître. Car il a traversé des milieux divers et s'est lié successivement (parfois même simultanément) avec des personnages appartenant à des camps opposés, soit politiquement, soit scientifiquement. Il ne choisissait pas non plus ses élèves pour leurs idées (et ceux-ci, probablement, voyaient d'abord en lui un excellent professeur de mathématiques): nous estil donc permis de ne retenir parmi eux que les protestants et les futurs libertins (ils étaient nombreux à Padoue), et d'en tirer des conclusions sur son enseignemenë ? Quant à ses relations avec les cercles de Pinelli et de Moro5. Voir notamment E. Garin," Il caso Galileo nella storia della cultura maderna", dans P. Galluzzi (ed.), Novità celesti e crisi del sapere, Firenze, Barbera, 1984, 5-14. 6. Sur cette affaire, voir A. Poppi, Cremonini, Galilei... (1993), cité supra. L'affaire eut lieu en 1604; le dénonciateur accusait aussi Galilée de "vivre en hérétique", sans donner de précisions convaincantes. 7. G. Spini, Ricerca dei libertini, 2e éd., Firenze, 1983, 387-393 (Pastilla Galileiana). 8. M. Pastore Stocchi, "Il periodo veneto di G. Galilei ", Storia della cultura veneta, Iv-2, op. cit., 52. 9. Sur cet aspect, et pour une discussion du dossier présenté sur cette question par Aldo Stella, voir infra.
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ISABELLE PANTIN
sim, et surtout avec Paolo Sarpi, que nous révèlent-elles de plus, sinon son goût constant, quel que fût l'endroit où il se trouvait, pour ceux dont le commerce offrait le plus d'intérêt, et l'attraction qu'il exerçait inmanquablement sur eux: il n'était ni sauvage, ni sectaire (malgré ses convictions bien ancrées), et pouvait sympathiser avec un Cremonini ou un Liceti comme avec un savant Jésuite, jusqu'au moment où il lui prenait fantaisie de le tourner en dérision. Des études convaincantes ont en tout cas montré qu'il n'a sans doute jamais partagé les vues religieuses et politiques de Sarpi, même au temps où il discutait avec lui des sujets qui lui tenaient le plus à cœur : les lois du mouvement, les marées, l'héliocentrisme 10. Pour prolonger la revue des modèles libertins auxquels Galilée ne ressemblait pas, je me permettrai de reprendre le parallèle bien usé entre lui et Giordano Bruno. Notre Florentin n'a jamais manifesté cet étrange enthousiasme qui avait poussé le Nolain à envisager globalement une réforme conjointe des croyances religieuses, des idées philosophiques, des normes morales et des organisations politiques ; non seulement, comme je viens de le dire, il est toujours resté sur son terrain propre, mais sa manière de poursuivre un but unique (en revendiquant exactement la part de gloire et de reconnaissance dont il se jugeait digne) va jusqu'à donner 1' impression qu'il se désintéressait des autres. Sa correspondance, par exemple, est consacrée essentiellement à ses soucis familiaux et domestiques, à ses ennuis de santé, à l'entretien de son réseau de relations, et surtout à ses travaux et à leur réception : cela suffit amplement à assurer sa richesse et son intérêt, tout en semblant indiquer un cercle de préoccupations relativement limité. Galilée n'était pas un curieux ouvert à tout, encore moins un prophète investi d'une mission polyvalente, ou un aventurier dont l'excentricité débordante aurait trouvé issue dans une multiplicité de comportements déviants. Son cas paraît d'ailleurs d'une simplicité extrême si on le compare à celui que nous restituent les documents rescapés du procès de Bruno où s'accumulent des chefs d'accusation divers: écarts de langage, écarts de conduite, déclarations hétérodoxes ou blasphématoires, positions philosophiques simplement imprévues ou gravement contraires au dogme 11 . Après cela, il ne resterait plus grand espace à concéder au libertinage galiléen, si le condamné de 1633 n'était devenu, pour les philosophes de son siècle et leurs successeurs, le plus bel emblème de la résistance de 1' esprit en quête de vérité contre l'oppression du dogmatisme et de l'aveuglement religieux. Il s'agit là d'un mythe dont le rôle historique est bien connu. La seule part ouverte à l'interprétation concerne ses fondements et les modalités de sa cons10. Voir C. Vivanti, "Religion et science dans la pensée de P. Sarpi ", Magia, astrologia e religione neZ Rinascimento, Wroclaw, 1974, 210-226 ; G. Cozzi, " G. Galilei, P. Sarpi e la società veneziana ", Paolo Sarpi tra Venezia e l'Europa, Torino, Einaudi, 1979, 135-234; V. Ferrone, "Galileo tra P. Sarpi e F. Cesi ", dans P. Galluzzi (ed.), Novità celesti. .. (1984), cité supra, 239253. 11. Voir L. Firpo, Il processo di G. Bruno, éd. par D. Quaglioni, Roma, Salerno, 1993.
GALILÉE, L'ÉGLISE CONQUÉRANTE ET LA RÉPUBLIQUE DES PHILOSOPHES
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truction, avec une interrogation première : Galilée y a-t-il collaboré et coïncidait-il, au moins pour partie, avec l'orientation de son travail? Les raisons ne manquent pas d'éluder cette question aux allures pompeuses et à l'arrière-plan un peu vague, de la réputer sans espoir, ou de la juger hors du champ d'une honnête enquête érudite. Et pourtant de récents développements de l'historiographie galiléenne donnent envie de la poser. Depuis une quinzaine d'années, et à l'exception très notable du Galilée hérétique de Pietro Redondi, plusieurs entreprises se donnant pour but de reconsidérer la figure de Galilée et de la mettre en perspective dans le contexte de son époque, semblent être allées dans la même direction, malgré la différence de leurs méthodes et de leurs conclusions. Pour le dire un peu brutalement, elles ont fait apparaître un Galilée plus conformiste et ont tendu à embrumer les contours de sa personnalité philosophique. Il était certainement utile d'achever de substituer à l'image stéréotypée d'un Galilée libre-penseur, un portrait plus nuancé, moins anachronique, et pourvu d'un véritable arrièreplan, mais il est permis de se demander si l'excès de déférence et le parti-pris d'héroïsation qui ont longtemps dominé tout un courant des études galiléennes, incitant à projeter la lumière sur ce que le philosophe avait d'original, de novateur, voire de rebelle, n'aurait pas été remplacé par un excès inverse. A force de l'expliquer par son contexte et de rattacher les principaux éléments de son discours à une topique largement traditionnelle, on finit par perdre de vue certaines vérités premières - ou à ne plus pouvoir se les expliquer : que Galilée a été reconnu de son vivant comme un être exceptionnel, capable de mener à bien une sorte de révolution intellectuelle, et que son œuvre a fait l'objet d'une condamnation d'une extrême sévérité. Pour choisir à dessein des exemples très différents, il ressort des travaux de W.A. Wallace et de Mario Biagioli l'image d'un personnage largement façonné par les structures et les idées reçues de son temps : habitué à penser à travers les catégories de la scolastique, ou sachant habilement combiner les intérêts de la "nouvelle science" et ceux d'une carrière exemplaire. Qu'il soit un bon élève impeccablement dressé par les maîtres du Collegio Romano 12 , ou un courtisan virtuose, plus attentif aux procédures qu'aux contenus et trop sou12. Voir W.A. Wallace, Galileo and his sources: the heritage of the Collegio Romano in Galileo's science, Princeton, U.P., 1984; idem, Galileo's !agie of discovery and proof: the background, content and use of his appropriated treatises on Aristotle's Posterior Analytics, Dordrecht, Kluwer, 1992. Il est assurément précieux de savoir que Galilée, quand il était un jeune professeur, s'est servi des cours de mathématiciens et de logiciens jésuites et a bien assimilé leur méthode. Mais les études de sources ou d'influences, quand on leur demande des clefs d'interprétation, risquent toujours de surévaluer les éléments de continuité ou de répétition. On en dirait autant, par exemple, de certaines des études menées sur les rapport de Galilée et de "l'Ecole de Padoue", comme le livre de J.H. Randall, The School of Padua and the emergence of modern science, Padova, 1961, dont la thèse a été critiquée par N.W. Gilbert, "Galileo and the school of Padua ",Journal of the history of philosophy, 1 (1963), 223-231. Voir aussi M. Soppelsa, Genesi del metodo galileiano e tramonto dell'aristotelismo nella scuola di Padova, Padova, 1974; L. Olivieri (ed.), Aristotelismo Veneto ... , cité supra.
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cieux de se placer sur l'échiquier social pour se sacrifier à la philosophie 13 , Galilée n'est plus qu'un héros ambigu pour la cause de la liberté de pensée qui exige une dose raisonnable d'indépendance et de dévouement à un intérêt supérieur 14. Que dire de l'hommage rendu à sa mémoire par la Commission présidée par le Cardinal Poupard et par le pape lui-même? Par un étrange marché, Galilée s'est vu octroyer sa" réhabilitation", sous la forme d'une sorte de certificat de vertu (son honnêteté, sa foi chrétienne et même la justesse de son approche exégétique étant reconnues), en échange d'une part importante de ce qui a fait son prestige, notamment la clairvoyance et la cohérence de sa position épistémologique15. A tort ou à raison, il peut sembler que ces différentes tentatives de réévaluation aboutissent à ramener dans le troupeau un personnage si longtemps considéré sous le signe de l'écart ; et ce sans avoir l'air de s'en inquiéter beaucoup ou de s'interroger sur les implications d'une telle évolution ; ce qui invite à se demander pour quelle raison le point de vue traditionnel, celui qui privilégie les éléments de rupture et montre en Galilée un peu plus que l'auteur de quelques découvertes ou le promoteur d'une géniale méthode, ne pourrait survivre à l'épreuve de la contextualisation. Afin d'amorcer cette enquête, je me propose de revenir sur la question des relations de Galilée avec l'Eglise, sans aborder celle de ses convictions religieuses, ni celle de son procès, mais en m'intéressant à la manière dont il envisageait le rôle de son activité scientifique à l'intérieur du monde catholique, et d'achever cette étude par une réflexion sur la formation du mythe galiléen.
La Lettre à Castelli ou la Lettre à la grande-duchesse Christine de Lorraine sont couramment - et justement - lues comme la revendication d'un philo13. Mario Biagioli, Galileo courtier. The practice of science in the culture of absolutism, Chicago, U.P., 1993. 14. Il va sans dire que cette vision un peu ternie du galiléisme n'est pas partagée par tous. Eugenio Garin, par exemple, a toujours défendu son importance philosophique : en étudiant sa relation avec les courants les plus novateurs de la pensée de la Renaissance, et en montrant qu'il contenait des éléments de rupture irrévocable avec le passé. Voir E. Garin, Scienza e vita civile neZ Rinascimento, 1re éd., Bari, Laterza, 1965, 109-170; "Il caso Galileo ... ", art. cit. ; et, plus récemment," Galileo: gli scandali della nuova filosofia ", Nuncius, 8 (1993), 417-430. 15. Voir Cardinal P. Poupard (éd.), Après Galilée. Science et foi: nouveau dialogue, Paris, Desclée de Brouwer, 1994,99-107: "Discours de Jean-Paul II à l'Académie pontificale des sciences. 31 octobre 1992 ". Jean-Paul II reproche à Galilée d'avoir "refusé la suggestion qui lui était faite de présenter comme une hypothèse le système de Copernic, tant qu'il n'était pas confirmé par des preuves irréfutables. C'était pourtant là une exigence de la méthode expérimentale dont il fut le génial initiateur" (102, souligné dans le texte); en revanche, il fait l'éloge du "petit traité d'herméneutique biblique " que constituent la lettre à Castelli et celle à Christine de Lorraine : selon lui, "Galilée, croyant sincère, s'est montré plus perspicace [... ] que ses adversaires théologiens", en sachant établir la distinction entre l'Ecriture et son interprétation. En somme, seul Robert Bellarmin aurait "perçu le véritable enjeu du débat", sur le double plan philosophique et théologique, comme le montrerait sa lettre à Foscarini d'avril1615 (104). Ces conclusions reprennent celles de W. Brandmüller, Galilei e la Chiesa, ossia il diritto ad errare, éd. ital. augm., Città del Vaticano, Libr. Vaticana, 1992 (1re éd.: Galilei und die Kirche... , Regensburg, 1982).
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sophe souhaitant développer ses recherches sans rendre de comptes aux autorités théologiennes, évidemment incompétentes en dehors de leur champ propre. Cette interprétation est solidement fondée, et elle correspond bien à la situation d'un savant malheureusement né à une époque où la liberté de philosopher, après des temps plus généreux, se trouvait confinée dans les bornes les plus étroites 16 . Mais elle peut prêter à certains malentendus. Galilée refusait assurément d'être mis sous tutelle, mais ne formait pas pour autant le rêve d'une science laïque, c'est-à-dire séparée, désolidarisée de l'Eglise. Une telle séparation était alors sans doute hors de portée, et Galilée était apparemment bien loin d'y songer. On sait qu'il semble être passé, presque sans transition, d'un extrême à l'autre: d'un nicodémisme complet lorsqu'il était à Padoue, où il n'exposa jamais publiquement le copernicianisme, fût-ce en se plaçant du strict point de vue mathématique ou en " parlant en philosophe ", à une stratégie de persuasion qui visait directement à attaquer le problème le plus sensible, celui de la compatibilité de l'héliocentrisme et de l'Ecriture: dès le moment de la rédaction des Lettres sur les taches solaires, c'est-à-dire en 1612, il s'aventura délibérément sur ce terrain risqué, de sorte que les censeurs l'obligèrent plusieurs fois à revoir son texte 17 . Certains témoins avisés mais qui l'observaient de loin, comme Kepler, purent penser d'abord qu'il n'en faisait pas assez, puis qu'il en faisait trop; et quelques critiques plus récents ont utilisé ce revirement pour parachever un portrait moral peu flatteur du philosophe, passé d'une indigne couardise à une aveugle témérité 18 ; d'autres n'ont su trouver de raisons philosophiques à un comportement si inconséquent et ont préféré se placer dans un cadre d'explication sociologique : Galilée aurait échangé son premier état de professeur discret contre celui de porte-drapeau du prestige des Médicis, obligé par sa position à " faire du bruit". Mais sans aller chercher si loin, on voit facilement que l'apparente incohérence de ce parcours exprime au moins un parti-pris très ferme: celui de ne jamais toucher, fût-ce du bout des doigts, à cette doctrine de la" double vérité" qui a fait la gloire de l'aristotélisme padouan. La grande idée des " lettres coperniciennes " tient dans la comparaison entre les deux "livres" où s'inscrivent les vérités divines, et dans la mise en évidence de la qualité différente de leur langage d'où vient leur complémentarité. La Nature, dit Galilée en substance, parle de façon rigoureuse et constante, mais elle n'est intelligible qu'à un petit nombre d'experts, tandis que l'Ecriture, dont le mes16. Voir L. Firpo, "Filosofia italiana e Controriforrna ", Rivista di filosofia, 41 (1950), 150173; W.R. Shea," La Controriforrna e l'esegesi biblica di G. Galilei ",dans A. Babolin (ed.), Problemi religiosi e filosofia, Padova, La Garangola, 1975, 37-62 (spécialement 37-46). 17. W.R. Shea, "La Controriforrna ... ",cité supra, 47-48. 18. C'est, à peu de chose près, le point de vue d'Arthur Koestler, qui accuse Galilée d'avoir d'abord eu peur du simple ridicule, puis d'avoir obstinément suivi un plan impraticable, par pure vanité. Voir Les somnambules, trad. fr. Paris, Calrnann-Levy, 1960, IVe p., VIII ("L'Eglise et le système de Copernic "), et ve p., 1 (" Qui doit fournir une preuve ? ").
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sage est essentiel au salut de chacun, s'adapte à la compréhension de lecteurs aux compétences variées : comme tous les textes littéraires, elle possède une abondance de sens, au prix d'une relative indétermination 19 . Dieu ne s'exprime pas de façon redondante, ce qui rend chacun de ses " livres " irremplaçable, et tous deux solidaires. C'est parce qu'il accordait de l'importance à la concordance entre les deux livres que Galilée a tenu à donner une interprétation héliocentrique du miracle de Josué, à moins de considérer sa tentative comme une pure manœuvre sophistique à l'usage de dévots peu perspicaces. Comme la plupart des coperniciens de son temps, il ne croyait pas que deux vérités pussent se contredire. Il n'a donc pas cherché à éluder l'épreuve de l'herméneutique biblique, non plus qu'à éviter l'Eglise, puisqu'au contraire il voulait la convaincre. C'est une évidence qu'on a bien le droit de répéter dans un ouvrage consacré au libertinisme. Peut-on aller plus loin et considérer qu'il s'attribuait un rôle important dans l'œuvre de la Contre-Réforme, si nous entendons par là l'entreprise de reconquête qui mobilisa les énergies catholiques après le grand désarroi du xvre siècle ? Delio Cantimori a ouvert cette piste dans son dernier travail, resté inachevé, sans avoir eu le temps de commencer à l'explorer. Par un geste d'hommage, et pour leur grand intérêt, je voudrais rappeler certaines des idées développées dans cet article, intitulé " Galileo e la crisi della Controriforma " et paru à titre posthume grâce aux soins d'Eugenio Garin 20 . Une grande place y est consacrée à une réflexion sur la notion même, toute anachronique, de " ContreRéforme": les contemporains pensaient plutôt vivre une" réforme", l'une de celles qui ont jalonné l'histoire de l'Eglise, mais rendue spécialement âpre par la nouvelle scission de la Chrétienté. Le trait nouveau qui caractérisait la situation au sortir de la Renaissance, c'était le sentiment d'une rupture radicale entre deux blocs désormais consolidés, celui des catholiques contre celui des luthériens et des calvinistes. Dans ce contexte, le courant iréniste, celui, tout au moins, qui allait jusqu'à encourager la "liberté de philosopher", n'avait plus que des partisans dispersés, un Kepler en Allemagne, un Sarpi ou un De Dominis en Italie. Et la Guerre de Trente Ans elle-même put apparaître à ses
débuts comme une lutte religieuse où les forces représentant l'Eglise romaine semblaient destinées à reconquérir un peu du terrain perdu en Allemagne, et que les missions extrême-orientales avaient d'ailleurs compensé, en gagnant de vastes terres à la catholicité 21 .
19. Pour une analyse éclairante, voir notamment P. Rossi, "Galileo e il libro dei Salmi ", Rivista di Filosofia, 69 (1978), 45-71. 20. D. Cantimori, Storici e storia, Torino, Einaudi, 1971, 657-674. 21. Ibid., 669.
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Dans l'optique ainsi définie, même des personnages formellement désavoués par l'Eglise pourraient être considérés comme des acteurs de la "Contre-Réforme". On pense évidemment à Campanella, et Cantimori lui même comptait insister sur le cas de Galilée. Ses notes contiennent en effet le projet d'un parallèle entre son attitude et celle, toute conquérante, d'un Passevin ou d'un Bellarmin: Non mancano cenni di Galileo sulla importanza delle praprie invenzioni e scoperte, rivendicate in onore del cattolicesimo italiano contrai pratestanti, ma anche, in generale, di contra alla gente d'oltralpe, e in essi suona un accento vicino a quello delle avvertenze del Bellarmino, di antagonismo italiano verso gli altri paesP 2 . Il est important de signaler que Cantimori n'attribue en rien ce comportement au zèle religieux, car il ne prête à Galilée qu'une foi tranquille, et presque de l'indifférence pour les enjeux théologiques, en le comparant sur ce point à Sarpi et à son disciple, Fulgenzio Micanzio23 . Sa conception n'oblige en effet nullement à exagérer le côté "bon fils de l'Eglise" du philosophe toscan, comme l'ont fait certains biographes 24 ; en revanche, elle interdit de se le figurer en iréniste, voire en œcuméniste. Ici, il vaut la peine de se reporter aux travaux sur les relations de Galilée avec certains mouvements hétérodoxes se développant à Venise. Dans un article riche et suggestif, Aldo Stella a, par exemple, réfléchi sur la signification de la présence de nombreux Polonais parmi les élèves de Galilée 25 . Après avoir rappelé combien les idées hétérodoxes ont circulé entre la Pologne et l'Italie du Nord aux xvie et xvne siècles 26 , il attire l'attention sur la coexistence de deux traits distinctifs chez plusieurs 22. Ibid., 657. Ce passage, donné en note, est un fragment, trouvé dans les papiers de Cantimori. 23. Ibid., 657-658: Dai punta di vista teologico, per quanta semplice, immediata e quieta potesse essere la sua posizione religiosa, Galileo sembra sostanzialmente indifferente, come i suai amici, Sarpi e Micanzio. Cantimori est de ceux qui n'attribuent pas une signification profonde à la thèse exégétique des " lettres coperniciennes " : La discussione sulla importanza della Sacra Scrittura per la scienza, è di tipo controversistico generale ; cioè non è derivata da una convinzione teologico-religiosa profonda da far valere ad agni casto, ma dalla necessità di ottenere, attraverso l' argomentazione esegetico-teologica, lo spazio necessario per que llo che rea/mente gli premeva: il proprio lavoro scientifico e la comunicazione pubblica dei risultati di esso (ibid., 658). 24. Ceux qui ont voulu opposer la figure du" héros chrétien de la science", acceptant finalement son humiliation pour se soumettre à la vérité supérieure de l'Eglise, à celle du " héros de la libre-pensée ". Cette tradition est encore présente dans des livres récents, ainsi celui de M. D'Addio (Considerazioni... , op. cit.). M. Bucciantini (Contra Galileo... , op. cit., 14-15) a montré qu'elle tire partiellement son origine du plan adopté par Viviani pour sauver la mémoire de son maître. 25. A. Stella, "Rapporti di Galileo con eterodossi ", dans P. Galluzzi (ed.), Novità celesti... , cité supra, 421-429. Voir aussi A. Favaro, G. Galilei e lo studio di Padova, Padova, Antenore, 1966 (l'e éd. 1883), t. 1, 145-146, 156-158; L. Rossetti," Dottorati polacchi dal1600 al1744 ne! Sacro Collegio dei filosofi e medici di Padova ", dans Relazioni tra Padova e la Polonia, Padova, 1964 ; B. Bilinski, G. Galilei e il monda polacco, Wroclaw, 1969 ; A. Stella, "L'università di Padova al tempo del Cremonini ",dans C. Cremonini... (1990), op. cit., 71-82. 26. Voir D. Caccamo, Eretici italiani in Moravia, Polonia, Transilvania (1558-1611), Firenze, 1970.
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disciples ou admirateurs polonais de Galilée (notamment Jan Brozek27 et Yoseph Delmedigo 28 ), un copernicianisme militant et certaines tendances religieuses et intellectuelles, plus ou moins dérivées du socinianisme29 : un esprit de tolérance, allant jusqu'à l'œcuménisme, et une façon de considérer les rapports entre la révélation biblique et les progrès de la science qu'on pourrait rapprocher des "lettres coperniciennes " 30 . S'appuyant sur ces coïncidences remarquables, Aldo Stella suggère une influence réciproque et une assez large communauté de vues entre le maître et ses élèves. L'idée est attirante et doit contenir une certaine part de vérité: comme l'a montré sa diffusion, et même sa publication Q'y reviendrai un peu plus loin), la Lettre à la grande-duchesse Christine a rencontré des échos dans des milieux protestants, hétérodoxes, libertins, et rien ne permet d'exclure que des influences mêlées aient joué un rôle dans sa genèse. Mais on peut hésiter à aller plus loin. D'abord pour une raison peut-être discutable : Delia Cantimori, si bien placé pour avoir un avis sur la question, penchait plutôt pour une thèse inverse ; ensuite parce la majorité des indices ne va pas dans ce sens. Au début du xvne siècle, la doctrine du chanoine Copernic était bien pour les fidèles de l'Eglise Romaine un objet à reconquérir. Qu'on le prît pour une simple hypothèse ou pour une vérité, l'héliocentrisme n'avait guère été exploité que dans le cadre des universités luthériennes d'Allemagne, principalement pour le calcul des mouvements célestes mais aussi, avec Maestlin, Rothmann et surtout Kepler, pour développer une réflexion cosmologique innovante31 . La supériorité de l'Europe du Nord dans le domaine astronomique était écrasante, évidente, et elle coïncidait avec la prise en compte de la révolution copernicienne, surtout si l'on veut bien voir que la floraison de systèmes 27. Voir H. Barycz, Cracovia nello sviluppo delle teorie copernicane, Wroclaw, 1978; B. Bilinski, G. Galilei. .. , cité supra, 72-82. Brozek arriva trop tard à Padoue pour connaître Galilée (il obtint son doctorat en médecine en 1623 ; voir L. Rossetti, "Dottorati ... ", art. cit., no 47, 15), mais il avait eu pour maître à Cracovie l'un de ses élèves, Martinus Derslaus Zborowski; il se procura le Sidereus nuncius, la Difesa contre Capra et le traité sur le compas géométrique (conservés à la bibliothèque Jagellone de Cracovie), et écrivit à Galilée le 28 mai 1621 pour entrer en contact avec lui. 28. Voir I. Barzilay, Yoseph Shlomo Delmedigo, Leiden, 1974. 29. Sur le socinianisme, mouvement né à Vicenza dans les années 1540, autour de Lelio et
Fausto Sozzini, et plus tard centré en Pologne, voir D. Cantimori, Eretici italiani del Cinquecento,
Firenze, Sansoni, 1939 (repr. 1967), 128-183, 231-246, 340-384, 413-431; J. Tedeschi, Italian Reformation Studies, Firenze, 1965; A. Stella, Dall'anabattismo al socinianesimo nel Cinquecento veneto, Padova, 1967 ; idem, Anabattismo e antitrinitarianismo in !tatia neZ XVT secolo. Nuove ricerche storiche, Padova, 1969; M. Firpo, Antitrinitari nell'Europa orientale del '500, Firenze, 1977. 30. A. Stella," Rapporti ... ",cité supra, 423-424. 31. Voir O. Gingerich, "The role of E. Reinhold and the Prutenic Tables in the dissemination of the Copernican theory ", Studia copernicana, VI, Warsawa, 1973, 43-62; R.S. Westman, "The Melanchthon circle, Rheticus, and the Wittenberg interpretation of the Copernican theory ", Isis, 66 (1975), 165-193 ; idem, "Three responses to the Copernican theory : J. Praetorius, Tycho Brahe and Michael Maestlin ", dans The copernican achievement, Berkeley, Univ. of California, 1975, 285-345; W. Thuringer, "Paul Eber (1511-1569). Melanchthons Physik und seine Stellung zu Copernicus ",dans Melanchthon in seinen Schülern, Wolfenbüttel, 1997, 285-321.
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géo-héliocentriques à la fin des années 1570 (celui de Tycho Brahe, celui de Raimar Ursus, et d'autres) n'était qu'un contre-coup de cette révolution 32 . Les catholiques n'avaient suivi ce mouvement qu'avec retard et de façon très limitée : les auteurs du calendrier grégorien, promulgué en 1582, et Giovanni Antonio Magini avaient adopté certains schémas géométriques issus du De revolutionibus et certains éléments de théorie (par exemple pour la huitième sphère) parce qu'il était impossible de faire autrement sans produire des tables ridiculement arriérées, mais ils s'étaient arrêtés là. Le copernicianisme, au temps de Galilée, était perçu comme une doctrine protestante par les catholiques qui s'exagéraient même son succès chez les hérétiques. Un catholique copernicien, et pourvu d'une certaine ambition, pouvait donc se trouver plongé dans une situation assez complexe : il devait éprouver de la solidarité intellectuelle envers les collègues d'outre-mont qui partageaient les mêmes idées, mais compensée par un fort sentiment de rivalité et presque d'humiliation. On est tenté d'attribuer à ce dernier sentiment l'indifférence marquée de Galilée à l'égard des astronomes germaniques, son refus de leur emprunter quoi que ce soit, de suivre les mêmes voies ou de reconnaître leur utilité, bref son désir de se rattacher directement à Copernic, en oubliant qu'une riche tradition copernicienne s'était déjà développée en Europe du Nord 33 . Avec ses découvertes de 1610 et la publication du Sidereus nuncius, il eut peut-être l'impression grisante d'avoir regagné en un moment et à lui seul tout le temps perdu: alors que les Allemands s'évertuaient depuis soixante ans à perfectionner leurs tables, et tandis que Kepler continuait à se perdre dans sa quête des harmonies cosmiques, il avait réussi, grâce à un simple instrument, à faire voir le ciel autrement. Les quelques allusions semées dans le texte à une inspiration divine et à une mission qui lui aurait été confiée par le Créateur prennent du relief si nous admettons qu'il se voyait dans le rôle de celui qui allait ramener la véritable astronomie dans le giron de la véritable Eglise34 . Si c'était son point de vue, d'autres le partageaient, comme en témoigne la lettre de félicitation que lui envoya Tommaso Campanella, le 13 janvier 1611, 32. Voir C. Jones Schofiels, Tychonic and Semi-Tychonic World Systems, New York, Arno, 1981; O. Gingerich et R.S. Westman, The Wittich Connection: Conflict and Priority in Late Sixteenth-Century Cosmology, Transactions of the American Philosophical Society, 78-7, 1988; M.A. Granada, El debate cosmologico en 1588, Napoli, Bibliopolis, 1996. 33. Sur ce point, et sur le développement qui précède, voir 1. Pantin, " New philosophy and old prejudices. Aspects of the reception of Copernicanism in a divided Europe", Studies in history and philosophy of Science, 30 (1999), 237-262, qui contient une bibliographie plus complète sur la question. 34. G. Galilei, Le opere. Edizione nazionale, éd. par A. Favaro, 20 vol., Florence, 1890-1909, réimpr. 1964-1968 (édition désormais désignée par le sigle" E.N. "),III, 56, 60, 80; Galilée, Sidereus nuncius - Le messager céleste, éd. et trad. par 1. Pantin, Paris, Belles Lettres, 1992, 3, 7, 28. Ces allusions mettent plus l'accent sur l'élection personnelle de Galilée que sur la bonté de la Providence qui révèle aux hommes les arcanes de la nature, ce qui les distingue des fréquentes variations de Kepler sur Veritas filia temporis. Sur ce point, voir infra.
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et qui est toute inspirée par l'esprit de la reconquête: le patriotisme italien, la joie de voir inversé ce mouvement de la translatio studii qui semblait inexorablement pousser la philosophie et les mathématiques vers le Nord, s'y mêlent à la vision triomphale du règne universel de l'Eglise Romaine : Equidem subirascebar Italiae nostrae, quod, cum imperii sit mater et religionis sanctae tribunal, in caeteris scientiis externorum ope indigeret ; et licet tanquam domina utatur ancillis vocatis ad arcem, tamen vidi ancillas super dominam superbire. Aristoteles factus erat oraculum philosophorum, Homerus poetarum, Ptolemeus astronomorum, Hippocrates medicorum, et ipse Virgilius palmam eancedit[ ... ]. Sed cum et hae primariae artes ad Hispanos et Germanos migrassent, nulla nabis reliqua laus est[ ... ]. Sed profecto viget adhuc imperium Italicum: nam Pontifex Maximus supereminet cunctis principibus terrae, et theologia Romana cunctis scientiis praescribit leges. Tati est nota munda Italiae virtus, sibi uni ignota : et quidem in doctrinis inferioribus /tafia praepollet jam cunctis. Reliquum est ut infideles expellat ancillas, et ex propriis sibi paret auxiliares. Telesius expulit justissime Aristotelem ; sed tamen funera hujus 35 adhuc honorantur: Virgilius et Danthes Homerum obscurarunt [... ].In judiciis astrorum Cardanus Arabes profiigavit. In astronomia nos Ptolemeus et Copernicus pudefaciebant : sed tu, Vir Clarissime, non modo restituis nabis gloriam Pythagoreorum, a Graecis subdolis subreptam, eorum dogmata resuscitando, sed tatius mundi gloriam tuo splendore extinguis [... ]36 . En dehors de son intérêt propre, qui est notamment de montrer comment le nationalisme italien, présent aux origines de l'humanisme et nourri par Dante et Pétrarque, a pu se mêler au courant de la Contre-Réforme, ce texte nous renseigne-t-il vraiment sur la position de son destinataire ? Son éloquence, sa tendance à l'exagération enthousiaste sont toutes campanelliennes, et il faudrait en gommer au moins les deux tiers pour lui donner une allure un peu galiléenne. Mais quant au fond, et même si l'association audacieuse de la "mort d'Aristote " et de 1' empire de " la théologie romaine sur toutes les sciences " n'engageait que son auteur, il n'est nullement contredit par l'attitude de notre philosophe qui réalisa l'" italianisation " de Copernic (en le marquant de son propre style, à la fois littéraire et philosophique) avec autant d'ardeur qu'il essaya de le faire accepter par l'élite éclairée de l'Eglise 37. Dans ces deux tâches, il fut vivement encouragé et secondé par les Lincei dont la position pourrait beaucoup nous éclairer sur son projet, si elle nous était plus transparente. L'on possède une ample documentation sur leur acadé35. Souligné de la main de Galilée. 36. E.N. XI, 23. Voir M.-P. Lerner, "La science galiléenne selon T. Campanella", Bruniana & Campanelliana, 1 (1995), 121-156, notamment 123 et 155. 37. Sur les efforts de Galilée pour convaincre les jésuites, les cardinaux et le Pape, voir P. Redondi, Galilée hérétique, et M. Biagioli, Galileo courtier, tous deux cités supra.
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mie 38 , mais qui donne parfois des indices un peu divergents. Son fondateur et inspirateur unique, Federico Cesi se posait avant tout en prince de la République des Lettres ; il défendait dans ses écrits un idéal de curiosité intellectuelle et d'amour désintéressé de la science (avec un programme où dominaient deux thèmes: le rejet de l'autorité aristotélicienne et la préférence accordée à l'investigation directe et à l'expérimentation), permettant d'ignorer, dans une certaine mesure, les barrières de nationalité et même de confession39 . D'autre part il ne voulait à aucun prix se trouver engagé dans des querelles ou des controverses, qu'elles fussent religieuses, politiques ou philosophiques: il poussait cette horreur des disputes, en partie dictée par la prudence40 , jusqu'à préférer aux rencontres et aux assemblées la communication silencieuse par la lettre ou par le livre 41 . Mais d'un autre côté cet iréniste et cet " universaliste " semblait loin de se désintéresser du sort de l'Eglise. Ses déclarations répétées recommandant aux Lincei une orthodoxie sans faille ne doivent pas être de simples précautions oratoires ou des conseils uniquement inspirés par la peur de provoquer troubles et répression. Il était visiblement obsédé par le désir de préserver autour de son académie le climat de tranquillité parfaite nécessaire à ses travaux, et G. Olmi a sans doute raison d'interpréter en ce sens ses prescriptions touchant l'obligation de respecter à la lettre les décisions de l'Eglise et d'obéir à son prince en le louant, quoi qu'il pût faire, voce et scriptis42 . Pourtant cette obéissance zélée semble avoir eu aussi quelque motivation positive. 38. Voir G. Gabrieli, Contributi alla storia della Accademia dei Lincei, Roma, 1989, 2 vol. (repr.); idem (ed.), Il Carteggio Linceo, Roma, 1996 (repr.); A. Alessandrini, Cimeli Lincei a Montpellier, Roma, 1978 ; J.-M. Gardair, "I Lincei : i soggetti, i luoghi, le attività ", Quaderni storici, 48 (1981), 763-787; G. Olmi," In essercitio universale di contemplatione, e prattica: F. Cesi e i Lincei ", dans L. Boehm etE. Raimondi (eds), Università, Accademie e società scientifiche in Italia e in Germania dai Cinquecento al Settecento, Bologne, Il Mulino, 1981, 169-235 ; V. Ferrone, "Galileo tra P. Sarpi e F. Cesi ", art. cit. ; E. Garin, "Fra '500 e '600: Scienze nuove, metodi nuovi, nuove accademie ", Nuncius, 1 (1986), 3-23 ; S. Ricci, " Una Filosofica Milizia ". Tre studi sull'Accademia dei Lincei, Udine, Campanotto, 1994. Richard Westfall a apporté un éclairage différent sur l'académie de Cesi en la montrant organisée selon les règles du système du "patronage" (" Galileo and the Accademia dei Lincei ", dans P. Galluzzi (ed.), Novità celesti... , cité supra, 189-200). 39. Dans une lettre à Galilée du 3 novembre 1612 (Carteggio Linceo, n° 176), Cesi fait l'éloge de la liberté philosophique régnant en Allemagne (sono liberi ne! filosofare). Le prince s'intéressait, par exemple, aux travaux de Kepler, et sollicita même sur eux l'avis de Galilée qui se montra récalcitrant (lettre du 21 juillet 1612, E.N. XI, 366). Voir M. Bucciantini, "Dopo il Sidereus nuncius: il copernicanesimo in ltalia tra Galileo e Keplero ", Nuncius, IX, (1994), 15-35. 40. G. Olmi ("In essercitio ... ", 192-199) remarque que la plupart des sociétés savantes d'Europe respectaient la même règle, pour éviter la persécution. 41. Ces différents éléments de la doctrine de Cesi sont amplement développés dans ses lettres ainsi que dans ses textes programmatiques ou prescriptifs : un discours prononcé en 1616 (édité dans G. Govi," Intorno alla data di un discorso inedito pronunciato da F. Cesi e da esso intitolato : Del natural desiderio di sapere et Institutione de Lincei per adempimento di esso ", Atti della R. Accademia dei Lincei. Memorie della classe di scienze morali, storiche e filologiche, 5, 18791880, 244-261), les Praescriptiones Lynceae, éditées par Joannes Faber (Interamna, Th. Guerrieri, 1624) et le Lynceographum, inachevé, dont Olmi (art. cit.) donne une analyse partielle. 42. Voir le Lynceographum (Lincei, Ms 4 bis, f. 1-242), f. 87, 89, 94 (Rejiciantur illa omnino, quae a Sancta Catholica Ecclesia damnata sunt, et veluti impura, mendosa, et inania habeantur), et f. 96 pour ce qui touche à l'abstention politique et à l'obéissance au prince (Olmi, 192-193).
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Les Praescriptiones Lynceae s'achèvent ainsi par un discours au ton fervent qui semble faire des Lincei une sorte d'ordre chevaleresque dédié à la quête de la vérité, mais pour le plus grand rayonnement de la catholicité : Illud autem Lynceus summe cordi, et curae perpetua sit, ut Principibus Christi fidelibus omnibus, ac praesertim Ecclesiasticis devotissimi vivant, et dum scientias in publicam utilitatem, pacisque propagationem cessuras, an.xie disquirunt ; ad legum quoque fidam custodiam, innocenti observatione haud segniter solicitentur : Principibus etiam suis, quibus semper inservire studeant, illorumque Vicariis et Administris, imo viris probis quibuscumque, officiorum genere se gratos praestare studiosissime laborando : tum vero litteratos omnes sincero amore, et praesertim Teologos summa etiam veneratione prosequantur. Commonentur insuper Dea Optima Maxima [... ] omnia posthabere debere, eumque unum super omnia amabilia diligere, illi servire supplicareque, uti pias Lynceorum mentes respicere, Spiritus Sancti numine, et lumine illustrare, Academicoque huic Confessui, et quod anhelantibus discupiunt votis, bono publico litterariae rei et tatius Orthodoxi Christiani arbis optatum incrementum, et supplementum felicissimum largiri, pacisque et tranquillitatis bonum, indefessum imperturbatumque in studiis laborem, cum virtutis fructu ad aeternae vitae gloriam conducentem, donare dignetur ; atque ob id benignos Protectores, et prose apud Deum intercessores, Beatam Mariam Dei Genitricem semper Virginem, Sanctum Joannem Apostolum et Evangelistam, Sanctam Catharinam Virginem et Martyrem, omnesque sanctos Doctores et Philosophas : Divum Thomas Aquinatem inprimis, ac Divum Carolum, nec non Divum Ignatium Loyolam utpote qui bonas litteras semper extulerint ac promoverint, precibus incessanter solicitatos conciliabunt : praesertim vero in majoribus S.R.E. solemnitatibus, et festivitatibus horum Protectorum, omnes et singuli Lyncei hujusmodi preces, tum etiam pro viventibus mortuisque fundere, et elemosinas inter Sacerdotes vitae exemplo clariores, quilibet pro Sacrorum celebratione et orationibus, ut devotio et vires fugerent, erogare cum primis exhortantur43 . Dans ce texte, le progrès des " Lettres " et celui du " monde chrétien orthodoxe" (mais tout dépend bien sûr de ce que l'on met sous ces mots44 ) vont de pair, et la note prédominante est celle de l'espoir plus que de la précaution craintive. Il semble donc que G. Olmi aille un peu trop loin lorsqu'il affirme que Cesi, voyant disparaître la grande decompartimentalizzazione du savoir, propre à la Renaissance, s'était convaincu du danger de tout engagement dans la cité comme de l'impossibilité de concilier la recherche critique et 43. Praescriptiones Lynceae, 10-11. 44. Kepler, qui n'envisageait nullement de se soumettre au Saint-Siège, se déclarait bien, avec sa sincérité coutumière, Ecclesiae filius, et partisan de la doctrina catholica, dans l'Admonitio ad bibliopolas exteros, praesertim !talas qu'il adressa aux libraires italiens après la mise à l'Index de son Epitome astronomiae copernicanae en 1619 ; voir J. Kepler, Gesammelte Werke, dir. par W. von Dyck et M. Caspar, Munich, 1937 (désormais cité comme G.W.), VI, 543.
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l'activité publique, et avait décidé de se replier in un ambito privato, seul espace concédé à la liberté 45 . En effet il existe un aspect politique dans l'activité des Lincei, qui transparaît notamment dans leur diplomatie. Comme on l'a souvent fait remarquer, le choix des membres de l'académie, en Italie ou à l'étranger, n'obéissait pas seulement à des critères scientifiques et moraux: le statut social, la religion 46 , jouaient aussi un rôle. Et le fait de coopter des personnalités influentes doit-il être uniquement attribué soit à la nécessité de se protéger, comme le suggère Olmi, soit au désir de jouer pleinement le jeu du "patronage", voire de consolider la fortune chancelante de la famille Cesi, selon les vues de Westfall et de Biagioli ? Les Lincei se sont liés à d'importants acteurs de la Réforme catholiqueen donnant à cette expression le sens élargi que désirait Cantimori47 - , des Allemands comme Caspar Schopp, partisan actif de la " reconquête " mais selon des principes opposés à ceux de la Compagnie de Jésus 48 , et Mark Welser, ou des Italiens comme Virginio Cesarini ou Giovanni Ciampoli, si désireux de réclamer "pour l'Eglise le progrès de l'intelligence " 49 . Et s'il avait voulu rester sur la défensive, Cesi, passionné par la botanique et la zoologie, aurait amplement trouvé de quoi satisfaire ses goûts scientifiques en cultivant ces dis45. Art. cit., 200. Gabrieli, déjà, insistait sur l'apolitisme des Lincei (Voir notamment le Carteggio Linceo, 545). Notons pourtant une certaine contradiction dans l'article d'Olmi qui, tout en soulignant le désir de Cesi di elevare attorno alla ricerca scientifica un apposito recinto neZ quale essa poteva svilupparsi liberamente lontana dal monda della politica e della teologia (210), dresse le portrait richement documenté d'un prince très engagé dans la cité, même si c'était au service exclusif de la liberté de philosopher. Il va jusqu'à suggérer, très prudemment, que la chute des Lincei a pu avoir des raisons politiques, Urbain VIII, très francophile, ayant vu d'un mauvais œil une société qu'il jugeait trop amie du parti espagnol (231-234). 46. Voir la lettre où Mark Welser signale à Johann Faber la difficulté de trouver de bons candidats qui ne soient ni entrés dans les ordres, ni teintés d'hérésie : VS. sa che in Germania moiti letterati si applicano alle religioni, principalmente de' Giesuiti; all'incontra non pochi sono macchiati d'eresia (Augsbourg, 2 août 1613; Carteggio Linceo, 373, no 257). 47. Il ne s'agit pas de faire des Lincei, des champions de la Contre-Réforme" officielle", tendance un peu suivie par A. Alessandrini, "Un personaggio della rinascenza : G. Galilei Iinceo. Origini cattoliche dell' Accademia ", Studi cattolici, 52-53 (1965), 35-44. 48. Schopp reprochait aux Jésuites de ne rien comprendre aux hérétiques, et notamment de ne pas voir que leur force venait de ce qu'ils avaient de mieux que les catholiques, par exemple la liberté de penser. Ainsi son Satyricon (1603, Florence, Bibl. Medicea Laurenziana, Cod. S. 206) contient une analyse très critique de la pédagogie jésuite. Il s'intéressa de près à Campanella et tenta un moment de rapprocher de Rome Paolo Sarpi. Sans appartenir aux Lincei, il était en relation avec Mark Welser et Johann Faber. L'un de ses points de rencontre avec Cesi, outre son idéal de liberté intellectuelle, était son attachement à la morale stoïcienne et son intérêt pour les travaux de Juste Lipse. Voir M. D' Addio, Il pensiero politico di Gaspare Scioppio e il machiavellismo del Seicento, Milano, Giuffré, 1962, qui cite de longs passages du Satyricon (185 V 0 , 191 V 0 ) mettant en évidence les effets pernicieux de l'Index (46-47), ainsi que le très sévère jugement des Exercitationes Propheticae (Bibl. Medicea Laurenziana, Cod. S. 214, f. 178 r 0 ) sur la condamnation de Galilée (175). Galilée mentionne e 'l Sig. Scioppio dans sa lettre à Cesi du 8 juin 1624 où il évoque un entretien avec le cardinal Zoller (très lié à Schopp) qui lui a dit avoir déclaré à Urbain VIII sa conviction que tous les protestants étaient coperniciens et que, pour cette raison même, l'Eglise devait bien réfléchir avant de condamner l'héliocentrisme([ ... ] e come gli heretici sono tutti della sua opinione [= del Copernico] e l'hanna per certissima e che pero è da andar molto circospetto neZ venir a determinazione alcuna [... ] : Carteggio Linceo, 889, n° 754. 49. Cité parE. Raimondi, Letteratura barocca. Studi sul Seicento italiano, Firenze, 1961, 350.
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ciplines alors peu risquées. Il n'avait nul besoin de jeter son dévolu sur l'auteur du Sidereus nuncius, et de lui promettre, dès ses premières batailles, le soutien unanime de sa " milice philosophique " 50 . Son enthousiasme et ses espoirs au moment de la parution de la Lettera de Foscarini sont également très significatifs51. D'autre part, la correspondance de Galilée lui-même suggère qu'il ne se sentait pas, vis-à-vis de l'Eglise, dans la position d'un homme qui aurait bien voulu qu'on le laissât tranquille, ou d'un adversaire obligé de ruser, mais plutôt dans celle d'un précieux allié incompris, en butte à un puissant parti d'ennemis. Le 16 août 1631, pendant l'impression du Dialogo, il glissait cette remarque amère dans une lettre à Diodati: Ho, dopa malte difficoltà, ottenuto di stampare i miei Dialoghi, ancorché la materia che tratto, e la maniera con che la porto, meritasse ch'io fussi pregato di pubblicargli da que' medesimi che ànno Jatte le difficoltà, come, in leggendogli a suo tempo, V.S. comprenderà 52 . Mis en cause, puis condamné, il donna un tour précis à son ressentiment, se plaignant d'avoir été injustement rejeté dans le camp des ennemis de l'Eglise. Dans une lettre écrite à Peiresc en février 1635, non content de revendiquer la parfaite orthodoxie de son livre et la pureté de ses intentions, il osait un étrange parallèle avec les " Saints Pères " (les Pères de l'Eglise ?). Il possédait, affirmait-t-il, deux motifs de consolation: l'uno èche nella lettura di tutte l'opere mie non sarà chi trovar passa pur minima ombra di casa che declini dalla pietà e dalla riverenza di S.ta Chiesa; l'altro è la propria coscienza, da me solo pienamente conosciuta in terra, e in Cielo da Dio, che ben comprende che nella causa per la quale io patisco, moiti ben più dottamente, ma niuno, anco dei Santi Padri, più piamente né con maggior zelo verso S.ta Chiesa, né in somma con più santa intenzione di me, havrebbe potuto procedere e parlare : la quai mia religiosissima e santissima mente, quanta più limpida apparirebbe quando fussero esposte in palese le calunnie, le fraudi, gli strattagemi e gl'inganni, che 18 anni fa furono usati in Roma per abbarbagliar la vista ai superiori! [... ]53 . A plusieurs reprises revient dans ses lettres l'expression de son amer chagrin d'être considéré comme "plus nuisible à l'Eglise que Luther et Calvin". Il s'en plaint à Diodati dès janvier 1633, quand il lui annonce qu'il va devoir se rendre à Rome, convoqué par le Saint Office, car les pères Jésuites ont fait croire cette calomnie à des personnages de première importance (i Padri Giesuiti haver fatto impressioni in teste principalissime che tal mio libro è esecrando e più pernitioso per Santa Chiesa che le scritture di Lutera e di 50. Voir, par exemple, sa lettre à Galilée du 6 octobre 1612, à propos de la querelle des corps flottants et de la publication des lettres sur les taches solaires : M' assicuro, tutti [= i Lincei] sentiranno con V.S. e si moveranno contra suai aversari [... ]" (Carteggio Linceo, 278, n° 169). 51. Voir notamment le Carteggio Linceo, 489, no 387, 502, no 401. 52. E.N. XIV, 289, n° 2199. 53. 21 février 1635 ; E.N. XVI, 215, n° 3082.
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Calvino) 54 . Trois ans plus tard, en juillet 1636, il rapporte à Micanzio le jugement inchangé du pape sur son malheureux livre (che la lettura del mio Dialogo era alla Cristianità perniziosissima)55 , et le même été il insiste encore davantage sur cette idée lorsqu'il expose sa position au roi de Pologne, Ladislaw IV, en soulignant combien il se trouve victime d'un scandaleux malentendu. Sa condamnation, explique-t-il, vient d'avoir publié le Dialogo qui avait pourtant été autorisé con la licenza del medesimo Sto Offizio, cioè del Maestro del Sacra Palazzo di Roma. So che tali libri ne son pervenuti in coteste parti, onde e la M. V. e i suai scienziati possano haver compreso quanta sia vero che in quelli sia sparsa una dottrina più scanda/osa, più detestanda e più perniciosa per la Cristianità, di quanta si contiene ne i libri di Calvino, di Lutera e di tutti gl'eresiarchi insieme; e pur questo concetto è stato talmente impressionato nella mente del Papa, che illibro resta proibito [... ]56 . La façon dont Galilée évoque ici l'obtention de l'imprimatur manque d'exactitude, mais sa déformation des faits doit peut-être davantage à l'aveuglement qu'à une simple mauvaise foi. A ses yeux, de toute évidence, le texte du Dialogo méritait la pleine approbation de l'Eglise, et sa lecture objective suffisait à le laver de tous soupçons, comme le roi et les savants de sa cour avaient dû l'éprouver, et comme le pape et les théologiens, il l'espéra longtemps, finiraient par s'en convaincre. Le 7 mars 1634, il avait confié à Diodati qu'il souhaitait que le Dialogo fût apporté à Libert Froidmont il quale tra i filosofi non assoluti matematici mi par dei men duri. Deux ans plus tôt, la lecture " alla spezzata " de l'Ant-aristarchus, paru à Anvers en 163157, lui avait en effet inspiré un commentaire paradoxal, étant donné la teneur de l'ouvrage, long réquisitoire contre l'héliocentrisme: il marquait de l'estime pour le professeur de Louvain, et au contraire une grande sévérité pour ceux qu'il réfutait, principalement Kepler et Lansberg58 accusés d'affaiblir la cause du copernicianisme en le déformant par leurs extravagances : parendomi che questi (come si suol dire) ne habbiano voluto troppo ; onde molti neZ ponderare certe lor fantasie, e forse credendo che siano concetti dell'istesso Copernico, mi pare che non senza raggione (come fa il Fromondi) si burleranno di tal dottrina. Fra gl'oppositori del Copernico il Fromondi mi par il più sensato e capace di alcun altro che sin qui io habbia veduto. E veramente se io havessi veduto questi libri a tempo, 54. 15 janv. 1633 ; E.N. xv, 25, no 2384. 55. 26 juillet 1636 ; E.N. XVI, 455, no 3326.
La lettre rapporte les résultats d'une audience accordée par Urbain vm à l'ambassadeur de France et au cardinal Antonio Barberini. 56. S.d. (juillet-août 1636); E.N. XVI, 458, n° 3330. 57. Sur Froidmont, voir A.-C. Bernès (éd.), Libert Froidmont et les résistances aux révolutions scientifiques, Haccourt, 1988. Je n'ai malheureusement pu consulter aucun exemplaire de ces actes dont la diffusion semble avoir été plus que confidentielle. 58. Philippe Lansberg, auteur de Commentationes in motum terrae (Middelbourg, 1630) était la première cible de Froidmont.
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non harei mancato di avvertire illettore che, anco in dottrine salde e profonde, possono da alcuni, o per troppa confidenza di sé stessi o per poca intelligenza, essere inserite case leggiere e stravaganti, casa che non fece mai il Copernico59. L'antipathie foncière de Galilée pour l'astronomie septentrionale ressort évidemment dans ce texte qu'expliquent aussi certains caractères de l'Antaristarchus : sa relative modération, puisqu'il se refuse à faire de l'héliocentrisme une hérésie à moins que l'Eglise n'en décide autrement 60 , et la façon systématique dont il écarte, tantôt au nom de la raison, tantôt par l'autorité des Ecritures, un grand nombre des arguments keplériens qui ne pouvaient que déplaire au philosophe toscan, soit parce qu'ils lui étaient totalement étrangers (comme la thèse du magnétisme )61, soit parce qu'il risquaient de concurrencer les siens (comme l'explication des courants marins) 62 . Froidmont se moquait aussi de la tendance qu'avait Kepler à associer l'héliocentrisme à une attitude religieuse selon lui propre aux réformés: il commentait en ce sens un passage de l'introduction de l'Astronomia nova qui invite les idiotae à lever leur regard vers les cieux pour adresser leur actions de grâce au Créateur : Aut haec non intelligo, aut vult, solos Lutheranos suas, aut quicumque Fidei Catholicae obedientiam excusserint, Astronomiae vacare, ceteris ad stivam, aut alio subactis63 . Il ne pouvait échapper au lecteur le moins attentif que Froidmont faisait du copernicianisme une erreur typiquement protestante, fruit d'un complet laxisme dans l'interprétation des Ecritures : Fidei tamen Catholicae alienas praecipue haec secta invasit, qui licet sacrarum Scripturarum (quae minime Copernicanae esse videntur) non omnino contemptores, interpretationis tamen liberiores, eas cereas magis habent, ut quocumque libuerit fere ducant ; cum neminem in terris a Deo positum interpretem agnoscant, cui velint acquiescere64.
59. 2 avril1632, à Diodati; E.N. XIV, 340-341, n° 2256. La lettre à Diodati du 15 janvier 1633 exprime un jugement moins positif sur Froidmont (E.N. xv, 24-25, n° 2384). 60. Liber! Froidmont, Ant-aristarchus, Anvers, off. Plantiniana, 1631, cap. 5, 26 sq. Voir notamment la conclusion (29) : !taque Copernicum apertae haereseos condemnare nondum ausim, nisi a Capite ipso Ecclesiae catholicae expressius aliud videam [... ]. Temeraria nihilominus, ut minimum, est Copernicanorum opinio, et altero saltem pede intravit haereseos limen : nisi Sanctae Sedi aliter visum. 61. Ibid., 9 (à propos des fibres magnétiques donnant à la terre son mouvement), 10 (à propos du soleil fons du mouvement de la terre). 62. Ibid., 10-11. Quoique son objet fût différent, cette explication pouvait entrer en contradiction avec la théorie des marées du Dialogo. 63. Ibid., 4. Le passage commenté et cité de Kepler va de Qui vero hebetior est, quam utAstronomicam scientiam capere possit, jusqu'à cui Deus hoc dedit, ut mentis oculo, perspicacius videat, quaeque invenit, super iis Deum suum et ipse celebrare possit et velit (G.W., III, 33). 64. Ad lectorem, * 4 r Ce passage est suivi d'une longue liste de protestants coperniciens qui inclut même de simples partisans du mouvement diurne de la terre. 0
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Galilée se voyait généralement cité de façon neutre, voire plutôt élogieuse, dans l'Ant-aristarchus, comme l'auteur du Sidereus nuncius et l'interprète des taches solaires, même si Froidmont, qui connaissait les " lettres coperniciennes", montrait en lui l'un de ces "curieux" en quête d'originalité qui commençaient à répandre la " secte " hors d' Allemagné5 . Il put donc croire, lui qui ne voulait pas être copernicien à la manière des protestants mais presque contre eux, que la voie la plus raisonnable consistait à convaincre ce théologien point trop "dur" et qui semblait en vouloir davantage à Kepler qu'à Copernic. Mais au moment où il confiait ce projet à Diodati, Froidmont avait déjà fait imprimer sa Vesta, nouvelle offensive contre Lansberg, qui durcissait encore le propos de l'Ant-aristarchus et, ce qui était pire, offensait mortellement Galilée en annonçant sa condamnation (avec la publication intégrale de la lettre envoyée par le Nonce apostolique à Bruxelles) et en la présentant triomphalement comme exemplaire et salutairé6 . S'il avait perdu un lecteur de poids, il lui restait l'espoir d'en gagner d'autres, malgré l'interdiction qui frappait son œuvre67 . Après 1633, elle ne pouvait plus, théoriquement, être publiée qu'en terre protestante; or Galilée nourrit longtemps le projet de la faire imprimer en France ou encore dans une ville de l'Empire. Giovanni Pieroni, ingénieur à Vienne, se chargea de cette dernière entreprise en épousant ses vues : il déplorait que le monde catholique fût privé d'une œuvre si précieuse et regrettait qu'on n'eût pas permis, au moins, une version expurgée du Dialogo : Se si fusse possuto levarne qua/che cos a a gusto de' superiori, e lasciar il resto che si ristampasse libero a tutti, sarebbe veramente stato grato a moiti : altrimenti sarà necessitato qua/che ingegno a cavarne quelle belle cose che vi sono, e sotto altra forma palesarle al monda, o, per meglio dire, a i lettori cattolici68 . Sa mission se limitait à l'édition des Discorsi dont le fils de Cosme II, le prince Matthias, lui avait transmis un manuscrit : après avoir écarté l'idée de Vienne où résidait le père Scheiner qui s'évertuait à donner de la publicité à la condamnation de Galilée, il fit des tentatives à Olmutz et à Prague, où il pouvait compter sur la protection des archevêques Franz Dietrichstein et Ernst Adalbert d'Harrach. Le premier obstacle était matériel, dans un pays désorga65. [... ]nam praeter Maestlinum nuper, Rothmannum, Keplerum, et Origanum in Germania, Patritium, Galilaeum, et Foscarinum in !tafia, Gilbertum in Anglia, Philip. Lansbergium in Zelandiam, plurimos alios per totam Europam sparsim hodie (maxime qui inopinabilibus admirationem et famam colligere amant) consectaneos habet (2). 66. Vides igitur, iterum Romae per Ementissimos Cardinales damnatam erroris hoc anno Pythagorae et Copernici sententiam, et omnes Sedis Apostolicae subditos ab ista doctrina jam arceri [... ] (Vesta sive Ant-aristarchi Vindex, Anvers, off. Plantiniana, 1634, *** 2 r 67. Voir la lettre de Micanzio à Galilée du 10 février 1635 (E.N. XVI, 208-210). Voulant faire réimprimer le Discorso sulle gallegianti et le Saggiatore à Venise, Micanzio avait consulté le Père Inquisiteur qui lui avait rappellé l'interdiction portant sur toutes les œuvres de Galilée de editis omnibus et edendis. 68. 15 déc. 1635: Giovanni Pieroni (Vienne) à Galilée, E.N. XVI, 359, no 3223; c'est nous qui soulignons. 0
).
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nisé par la Guerre de Trente Ans: Pieroni pensa d'abord récupérer les presses installées par Wallenstein à Sagan, puis utiliser celle de l'archevêque d'Olmutz qui, cependant, manquait d'ouvriers; ensuite il fallait trouver pour dédicataire un grand prince catholique: l'Empereur, d'abord pressenti, comptait dans son entourage beaucoup d'adversaires de Galilée et le roi de Pologne parut un meilleur choix, mais l'échec du projet mit un terme à ces hésitations 69 . Le mathématicien Pierre de Carcavy, conseiller au Parlement de Toulouse, agissait au nom des amis français de Galilée ; il envisagea de faire imprimer non seulement les Discorsi mais les œuvres complètes de Galilée, soit en latin, soit en italien. Ses démarches auprès des libraires, qui craignaient sans doute l'interdiction de l'édition, ne purent cependant aboutir et il abandonna tout espoir en août 163770 . La solution protestante resta donc la seule envisageable. Elie Diodati71 avait été le premier à la proposer : en expédiant dès 1633 un exemplaire du Dialogo à Matthias Bernegger pour qu'il en réalisât une version latine 72, et en mettant en relation Galilée et Louis Elzevier73 . Passer par l'officine de Leyde n'offrait pas seulement le moyen d'éluder l'interdiction, mais assurait des conditions de diffusion inégalables: les libraires néerlandais dominaient alors nettement le commerce international du livre, ils étaient même désormais les seuls à avoir accès au domaine allemand 74 . Galilée fut assurément satisfait de voir paraître sous leur adresse, en 1635, la traduction de Bernegger (intitulée Systema cosmicum ), puis, l'année suivante la première édition (en italien et en latin) de la Lettre à Christine de Lorraine, mais il n'en est pas moins significatif qu'il ait continué, parallèlement, à encourager des projets de publication en terre catholique, fût-ce en Moravie où, comme l'en avertissait 69. Voir les lettres de Pieroni à Galilée : 11 août 1635, E.N. no 3167; 15 déc. 1635, no 3223 ; 9 févr. 1636, no 3261 ; 1er mars 1636, no 3266 ; 19 avril 1636, n° 3289. 70. Voir notamment ses lettres à Galilée des 21 oct. 1635, E.N. no 3199, et 5 juin 1637, n° 3494, et la lettre de Diodati du 18 août 1637, n° 3546. Sur les liens de Carcavy et Galilée, voir A. Favaro, Amici e corrispondenti di Galileo, Firenze, Salimbeni, 1983 (repr.), t. III, 1403-1405. 71. Diodati, né à Genève et protestant, mais d'origine italienne, était avocat au Parlement de Paris; ami des frères Du Puy, de Naudé, de Gassendi et de Peiresc, il était aussi lié avec Bernegger, Campanella, Grotius, etc. Sa correspondance avec Galilée commence en 1620, et dès le 27 août de cette année, il lui avait conseillé de publier ses livres à l'étranger. Voir C. Rizza, " Peiresc et sa correspondance avec E. Diodati ", Bulletin de la société historique et archéologique de Genève, 13, 1966, 349-357; J.M. Gardair, "E. Diodati ela diffusione europea del Dialogo ", dans P. Galluzzi (ed.), Novità celesti... , cité supra, 391-398. S. Garcia prépare actuellement, à l'Université de Lausanne, une thèse sur Diodati qui met au jour beaucoup de documents nouveaux. 72. Bernegger, protestant et ami de Kepler, avait déjà publié à Strasbourg, en 1613, une traduction latine du Compassa, sans connaître ni consulter Galilée. Voir A. Favaro, Amici... , t. IIJ, 1349-1373. 73. Les Elzevier étaient implantés à Leyde, à La Haye et à Copenhague ; ils avaient un dépot à Venise et à Francfort et entretenaient des liens étroits avec Londres, Paris et Florence. Voir A. Willems, Les Elzevier, Bruxelles, 1880; A. Favaro, Amici... , t. III, 1401-1409; R.S. Westman, "The reception of Galileo's Dialogue. A partial world census of extant copies", dans P. Galluzzi (ed.), Novità ce/esti ... , cité supra, 329-371. 74. Voir H.J. Martin, Livre, pouvoir et société à Paris au XVII' siècle (1598-1701), Genève, Droz, 1969 (repr. 1984), 304-305 et 311-316.
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Pieroni, la qualité de la typographie était pis que médiocre. C'est apparemment qu'il aurait vu là une forme de réparation à laquelle il attachait le plus grand prix, et comme le début d'une reconquête. Quoi qu'il en fût, il prêtait l'oreille aux conseils de Diodati, et dès le mois de juin 1636 (plus d'un an avant que Carcavy ne se fût découragé), il commença à réunir des traductions latines de ses œuvres pour Elzevier, qui séjournait alors à Venise 75 . Le libraire se borna cependant à publier les Scienze nuove, dédiées au comte de Noailles, au début de 1638. Une fois que les livres qui l'exposaient le plus directement aux foudres de l'Eglise eurent été imprimés grâce aux protestants, Galilée se résigna mal à en voir réserver le fruit au public étranger; il ne rêvait que d'en obtenir des exemplaires pour les faire lire en Italie et se lamentait de la parcimonie d'Elzevier. Ainsi, le 12 juillet 1636, il se plaignait à Micanzio de ne pouvoir distribuer la Lettre à Christine : Jo gusterei assai che il S. Lodovico ne facesse venir buon numero a Venezia, e poi di costi qua, a confusione de' miei nimici calunniatorP6. Quand le projet d'une édition collective de ses œuvres prit forme, il s'engagea à acheter cent exemplaires, d'abord pour garantir un profit à Elzevier, mais aussi sans doute pour être sûr de ne pas voir tous les volumes se disperser hors de son contrôle 77 . Son procès, et la persécution dont il fit l'objet, n'avait donc nullement fait oublier à Galilée sa préférence pour le public italien et catholique, et pourtant, là réside un de ses paradoxes, il n'hésita pas à accepter de bonne grâce l'aide d'hérétiques, et même leur amitié (le cas le plus évident est celui de Diodati), et il ne s'opposa pas aux interprétations qui tiraient son œuvre vers l'universalité. Certains amis italiens de Galilée, comme Micanzio, ou ses amis étrangers, comme Peiresc78 et son cercle, ou encore François de Noailles79 , accordaient évidemment à sa philosophie une portée qui dépassait largement l'Italie et qui avait peu de rapport avec les destinées de l'Eglise. 75. Voir la lettre de Diodati du 17 juil. 1635, E.N. no 3158, et les lettres entre Galilée et Micanzio (à Venise): 21 juin 1636, no 3313; 28 juin 1626, no 3317; 5 juil. 1636, no 3319; 12 juil. 1636, no 3320; 26 juil. 1636, no 3336; 16 août 1636, no 3343. A partir d'octobre 1636, c'est à Diodati que Galilée fait part de ses tractations avec Elzevier, et de ses doléances. 76. E.N. XVI, 449, n° 3320; voir aussi sa lettre du 28 juin 1636 (no 3317). Toujours à propos de la Lettre, il confiait à Bernegger, le 15 juillet 1636 :Jo non dubito, che trasmettendone in ltalia, avrebbe grand'esito [... ] (E.N. XVI, 451, no 3322). 77. A Micanzio, 28 juin 1636 (n° 3317) et 12 juil. 1636 (n° 3320). 78. Peiresc avait été étudiant à Padoue quand Galilée y était professeur (voir E.N. XII, 403 ; E.N. XVI, 27); lecteur enthousiaste du Sidereus, il demanda (et obtint) un exemplaire du Discorso sulle gallegianti (E.N. XII, 114, 118, 142). Il usa de toute son influence pour aider Galilée pendant et après son procès. Voir A. Favaro, Amici... , t. III, 1537-1582; C. Rizza," Galileo nella corrisondenza di Peiresc ", Studi francesi, 5 (1961), 433-451; eadem, Peiresc e l'ltalia, Torino, 1965. 79. François de Noailles avait été l'un des élèves particuliers de Galilée à Padoue, aux alentours de 1603 (voir E.N. VIII, 17; II, 534). Ambassadeur à Rome, il intervint en faveur de Galilée, voir E.N. XVI, 164, 166, 171, 200, 245, 256 etc.; Galilée lui confia en 1636 un manuscrit des Nuove scienze (E.N. xix, 621), et lui dédia le livre lorsqu'il fut imprimé. Voir A. Favaro, Amici... , t. III, 1319-1345.
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Micanzio, dès la première nouvelle de la suspension du Dialogo, annonçait au livre un sort brillant au-delà des frontières (e vedrà V.S. che si trasportarà in altre lingue), et invitait Galilée à continuer à accomplir sa mission :Ma, per amor di Dio, non si perda d'anima; corraggiosamente operi alla gloria e all'humanità. Dio e la natura l'ha fatta a quest' opera; se lei non la perfettiona, altri non la speri più 80 . Cette idée selon laquelle l'œuvre galiléenne constituerait un progrès non seulement pour la philosophie mais pour le monde et l'humanité en général pourrait trouver des correspondances dans certains thèmes développés par Cesi, mais elle semble dépasser la représentation même que Galilée, qui n'était point modeste, se faisait de sa propre œuvre. Or Micanzio semble y avoir tenu : [... ] cose di tanta prezzo non periscano, ma giovino alla posterità; e sono tali che, teste Deo et conscientia, le credo il maggior progressa neZ filosofare che sia fatto da due mila anni in qua, e che 'l defraudarne il monda sia una malignità contra l'humanità [... ]81 . Dans un registre moins exalté, François de Noailles, remerciant pour la dédicace des Discorsi, souligne aussi la valeur universelle du philosophe toscan, même s'il limite son idée à l'avancement de la République des Lettres. Malgré sa cécité, dit-il, Galilée doit continuer à répandre la lumière dans les sciences: " [... ] il fault esperer que vous continuerez d'y dissiper les tenebres qui y restent encore a percer. Rien ne peut oster a vostre grand esprit le mouvement qu'il a osté au soleil ; il faut qu'il agisse tousjours selon son naturel, pour sa gloire et pour l'utilité commune des hommes studieux " 82 . Mais ce sont peut-être les éditions elzéviriennes, surtout les deux premières, qui attestent de ce recentrage. Réalisées par une équipe presqu'entièrement protestante, elles en évitent toutes les marques trop évidentes : elles soulignent l'importance religieuse des livres de Galilée, mais au sein d'une Eglise qui se situerait au-delà des divisions confessionnelles. Ainsi la traduction de Bernegger restitue-t-elle fidèlement les visas et autorisations ecclésiastiques de 1632, tout comme l'épître "au discret lecteur" qui fait l'éloge du décret anti-copernicien de 1616 ; or ces pièces, dont la présence dans le Dialogo originel se justifiait parfaitement, entrent en contradiction avec la logique ayant présidé à l'organisation du volume de 1635. Car le Systema cosmicum, accompagné par un large extrait de l'introduction de Kepler à l'Astronomia nova et par la Lettre de Foscarini (traduite par David Lotaeus), et bientôt complété par la Lettre à Christine, se présente très explicitement dès son titre comme une démonstra80. 14 août 1632, E.N. XIV, 372, n° 2286. Cf 18 sept. 1632 (390, no 2304): [... ]Il munda non è ristretto in un solo angola: V.S. lo vedrà stampato in più luoghi e lingue [... ] ; 9 oct. 1632: (404, no 2319): [... ] ma V.S. tenga per indubitato che sarà stampato, e le nationi estere più libere non vorrano esserne prive [... ]. 81. 10 févr. 1635, E.N. XVI, 209, n° 3075. 82. 20 juil. 1638, E.N. XVII, 357-358, no 3763.
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tion de la vérité de l'héliocentrisme et de sa compatibilité avec l'Ecriture83 . D'autre part les liminaires, qui n'hésitent pas à s'indigner du traitement honteux réservé à Galilée, se gardent de faire de lui une victime de l'Eglise romaine: suivant l'attitude adoptée par le philosophe lui-même et par tous ses défenseurs, ils attribuent sa chute à la jalousie d'une " secte scélérate " qui, sous couvert d'une fausse religion (ficto et ementito Pietatis et Religionis Zelo amicti) 84 , vise à s'approprier ses dépouilles en le faisant passer pour hérétique : [... ] his dicteriis ilium, ut nocentissimum, et atrocissimis haeresibus impietatibusque contra Catholicam Ecclesiam ac fidem inquinatum, aeterna infamia obruere fatagentes non alio verisimiliter anima, nisi ut (si res illis ex voto succedat) sibi velut autoribus in posterum illius inventa tribuant et arrogent85. A cet égard, les éditions elzéviriennes, malgré leur thèse directement contraire au jugement du Saint-Office, ne pouvaient en aucun cas passer pour une réponse aux traités si agressivement catholiques de Froidmont. Leur touche protestante, qui existait pourtant, restait discrète, presque implicite. Elle était présente dans la réconciliation de Kepler et de Galilée, réunis pour la première fois dans un même volume, ou encore dans le développement de certains thèmes, caractéristiques du discours des astronomes de l'Europe du nord, comme Tycho Brahe ou Kepler : en premier lieu celui de la Veritas filia temporis, du dévoilement progressif des dernières arcanes de la nature par la volonté du Créateur. Par un glissement léger mais significatif, le " messager céleste " n'est plus, dans la préface de Bernegger, ce héros de l'Eglise triomphante qu'encensait Campanella, mais l'instrument choisi par la Providence pour révéler à l'humanité la vérité jusque-là cachée, ou douteuse, du ciel : Qua in re libet sane mirari & adorare Divinam Providentiam, quod nostro hoc plusquam ulla alio tempore, Caelestium operum penetralia pandat. Cum enim antehac ipsa illa sententia non nisi quibusdam astronomicis, iisque probabilius potius quam necessariis rationibus niteretur, à Naturalis autem Philosophiae principiis penitus abhorrere videretur ; hodie per ea, quae seculis omnibus abscondita Magnus Galilaeus, Telescopii, divini Inventi à se perfecti beneficia, in Caelo detexit, argumenta ilia Topica, planefacta suntApodictica [... ]86 . Cette figure de Galilée apportant la lumière à tous les hommes (dans la préface à 1'édition elzévirienne de la Lettre à Christine de Lorraine, il est comparé à Prométhée) se précise au moment où l'œuvre du philosophe, éditée à Leyde 83. Pour une étude plus précise des éditions de 1635 et 1636, avec d'assez larges citations, voir 1. Pantin, "New philosophy ... ", cité supra, et S. Garcia, "L'édition strasbourgeoise du Systema
cosmicum (1635-1636), dernier combat copernicien de Galilée", Bulletin de la Société de l'Histoire du protestantisme français (sous presse). 84. Nova-antiqua Sanctissimorum Patrum [... ] doctrina ... (=Lettre à Christine de Lorraine), Leyde, Elzevier, 1636, A3 r 0 • Micanzio utilise l'expression de sciagurata setta dans sa lettre du 18 sept. 1632 (E.N. XIV, 390, n° 2304). 85. Nova-antiqua Sanctissimorum Patrum [... ] doctrina ... , A3 r 0 -V 0 • 86. Systema cosmicum, Leyde et Strasbourg, Elzevier, 1635, 4 r 0 •
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(et bientôt à Lyon, puis à Londres), commence à rayonner à partir d'un autre centre que l'Italie. Elle ne peut se superposer exactement à une seconde figure possible, celle du champion de la reconquête, élu pour ramener Copernic à Rome, et avec lui la liberté philosophique. Toutes deux cependant correspondent à des interprétations permises (bien qu'elles ne soient ni l'une, ni l'autre authentifiées par une déclaration explicite du maître) : la seconde parce qu'elle semble traduire la logique de l'activité de Galilée entre 1610 et 1632, la première parce qu'il l'a vue se dessiner, puis devenir publique, avec une sorte d'approbation tacite (c'est après avoir reçu les liminaires de la Lettre à Christine de Lorraine qu'il exprimait son désir que le livre se répandît en Italie). Quand on réfléchit sur les origines, il est bien permis d'hésiter entre les deux, mais la perspective change entièrement dès qu'on envisage le développement dans le temps du mythe galiléen, car Rome a repoussé l'offre du philosophe au point de risquer de s'identifier avec la " secte" qu'il dénonçait : entre le libre penseur et le bon catholique il n'est plus resté de place pour le réformateur.
UN MOINE À L'ESPRIT LIBRE
Armand BEAULIEU
Au xvne siècle, les membres des ordres religieux à vœux solennels continuaient à porter le nom de" Moines", par référence au monachus (solitaire) fondateur 1. C'est dans l'un de ces ordres, celui des Minimes, que Marin Mersenne fit profession en 1617. La règle était très stricte. L'Ordre passe pour avoir été le plus sévère de l'Occident chrétien. Au reste, la Sorbonne, qui assurait la sauvegarde de la foi et des interprétations, savait réagir avec fermeté contre les religieux de n'importe quel ordre si le besoin s'en faisait sentir. Mersenne le comprit fort bien, du moins pendant les premières années de sa vie religieuse. Son comportement, par la suite, variera et s'adaptera. Sa sensibilité et son intelligence, en prise directe sur la "Révolution scientifique", le conduiront progressivement de l'apologétique scientifique, qu'il croit péremptoire, à un catholicisme plus éclairé qu'il estimera pouvoir être adopté par des incroyants. Les mathématiques et la physique, dont il est informé mieux que tout autre en son temps, font partie des fondements essentiels. Elles lui permettent de formuler des arguments puissants, qu'il soumet alors à ses adversaires. L'attitude est novatrice et suppose une mentalité nouvelle : il faut chercher la vérité au-delà de ce que l'on a dit auparavant. La science doit se contrôler. La Bible exige explication. La religion demeure. Encore faut-il, avec précaution, rejeter les altérations qui ont pu ternir cette dernière. La liberté de penser est une nécessité. Et Mersenne, loin des sentiers battus, se prête, sans trop le savoir, au " libertinage " du XVII" siècle - du moins dans le sens où l'a récemment défini, par exemple, Jacques Prévot2 . Il en sera même un maître. Les pages qui suivent permettront de souligner quel1. Les ordres religieux à vœux solennels (comme les Chartreux, les Bénédictins ou les Minimes) diffèrent des congrégations religieuses à vœux simples, orientées vers la prédication ou 1' instruction (seuls les Jésuites font exception, ils prononcent des vœux solennels). 2. Libertins du XVIle siècle, l, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1998, Introduction. Le libertin, selon J. Prévot, n'est pas l'incrédule mais celui qui s'émancipe de l'autorité pour penser librement.
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ques-unes de ses attitudes et de comprendre combien la science était pour lui primordiale. UN VIGOUREUX DÉFENSEUR DE LA RELIGION
Au début de sa vie conventuelle, une période de réflexion intense et deux traités de vie spirituelle: L'Usage de la raison et L'Analyse de la vie spirituelle (début de 1623l Dans le premier -le seul qui nous soit conservé -l'intérêt de Mersenne pour les sciences est déjà bien marqué. Encore faut-il ne pas faire de la science un objet de contentement spirituel : les Pythagore et Archimède qui semblent lui conférer une place de premier plan sont sévèrement incriminés. En 1623 paraissent également les Quaestiones in Genesim, un ouvrage dogmatique en latin sur la Bible, rédigé à la façon des Sommes du Moyen Age. Dès le titre, nous sommes renseignés : Les Questions les plus célèbres de la Genèse. En ce volume, les athées et les Déistes sont pris à parti et mis en déroute ... 4 C'est un livre d'exégèse, mais aussi un livre de combat contre les adversaires de la religion: les athées qui refusent l'existence de Dieu, et les déistes qui l'acceptent mais rejettent la Révélation. A maintes reprises, au fil des 1828 colonnes qui tissent cet in-folio, les exposés philosophiques et scientifiques prolongent la démarche apologétique5 . On exhorte aussi les théologiens à " se pencher sur toutes les sciences " et à " scruter les œuvres de Dieu " afin de découvrir " la signification de la volonté divine " (Quaestiones in Genesim, col. 2). Un an plus tard (1624), Mersenne publie L'Impiété des Déistes: Athées et Libertins de ce temps, combattus et renversés de point en point. Le mot " Libertins " qualifie ici les individus qui préfèrent se contenter de leurs pauvres raisonnements humains au lieu de croire en la parole de Dieu et de se ren3. Voir pour plus de détails A. Beaulieu. Mersenne le grand minime, Bruxelles, Fondation Nicolas Claude Fabri de Peiresc, 1995, 25. 4. Voir A. Beaulieu, ibid., 27 sq. et P. Dear, Mersenne and the learning of the Schools, lthaca and London, Cornell University Press, 1988, 264. 5. Le cheminement de ses idées est perceptible, 1) dans ses ouvrages (liste dans A. Beaulieu, Mersenne ... , 327-330); 2) dans sa Correspondance, éditée et commentée d'abord parC. De Waard (t. 1-X), puis par B. Rochot (t. XI-XII), enfin par A. Beaulieu (t. XIII-XVII) : t. l-Ill, Paris, Beauchesne, 1933; t. IV-XVII, Paris, C.N.R.S., 1934-1988. Dans cette Correspondance, que nous citerons dorénavant CM, sont reproduites aussi les Préfaces des ouvrages de Mersenne. Une excellente bibliographie sur Mersenne a été présentée par D. Duncan, "An international and Inter Disciplinary Bibliography of Marin Mersenne", dans Boil. di storia delle filosofia dell'Università degli studi di Lecce, vol. IX, 1986-1989, 201-242. Les actes d'un important colloque international consacré à Mersenne ont été publiés en 1994 par le Centre d'Impression et d'Edition de l'Université du Maine. Parmi les intervenants: G. Barbin, A. Beaulieu, J. Brunault, P. Costabel, L. Desgraves, A. Gabbey, J. Mesnard, R. Talon, ... Voir aussi Les nouvelles pensées de Galilée, par Marin Mersenne, éd. critique par P. Costabel et M.P. Lerner, Paris, Vrin, 1973, 2 vol. Sur le Minime et sur les réserves qu'il proposait: J.L. Lagrée, "Mersenne traducteur d'Herbert de Cherbury ",Les études philosophiques, janv.-juin 1994, 25-40; F.P. Raimondi, "Vanini et Mersenne", Kairos [Toulouse, Faculté de philosophie], n° 12, 1998, 181-253; et ici-même, ci-après, la communication d'Antonella Del Prete:" Réfuter et traduire: Mersenne et la cosmologie de Bruno".
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dre à l'évidence. Ceux-là méritent la malédiction exprimée dans la Préface: "Malheureux, ne crains-tu point que la Terre s'entrouvre sous tes pieds pour t'engloutir tout vivant quand tu blasphèmes furieusement contre Jésus Christ? " 6 . En 1625, enfin, Mersenne publie La Vérité des sciences. Il veut surtout combattre les sceptiques. Dans sa dédicace " A Monsieur frère du roi ", il précise quels sont les ennemis de la vérité des sciences: "Ils s'appellent sceptiques et sont gens libertins et indignes du nom d'hommes qu'ils portent. Comme oiseaux funestes de la nuit [... ], ils se limitent à la seule portée des sens [... ] et nous ravalent à la condition la plus basse des bêtes les plus subtiles " 7 . Devant de pareils portraits, on peut se demander comment se pratiquait la Caritas, ce mot qui figurait en premier dans la règle des Minimes et qui s'inscrivait en grandes lettres au fronton de tous leurs monastères. On peut remarquer pourtant que les termes de " libertins " ou de " libertinage " disparaissent presque entièrement dans les écrits suivants de Mersenne. Et dans la vie du Minime se produit un changement imperceptible, mais radical. LA RUPTURE AVEC L'ÉCOLE
A travers cette rupture, Mersenne se conforme aux jugements des personnages de son époque, qu'il s'agisse de Descartes, Gassendi ou, plus tard, Pascal. Vouloir adopter, sans réfléchir, des raisonnements d'Aristote, même revus ou modifiés par saint Thomas d'Aquin, c'était trop demander au xvne siècle. "Aristote est l'un des plus grands fripons du monde": le Minime fait parler l'Alchimiste des " débauches" et lubricités du Spagirite 8 . Certes, il reconnaît l'importance de son apport dans les domaines scientifiques ; il faut prendre connaissance de ses idées, de ses expériences. Mais ne pas croire à l'autorité magique de son nom. Il faut contrôler ses dires et n'accepter ses conclusions que si l'on peut les vérifier: en science, l'argument d'autorité n'a aucune valeur. Et ce que Mersenne dit d'Aristote s'applique à tous les philosophes de l'Antiquité ou des autres temps. Même à saint Thomas. La réflexion est indispensable. Il s'agit alors d'une libération de la pensée, premier pas vers le libertinage scientifique. Quand, vers la fin de sa vie, Mersenne passa par la ville de Toulouse et qu'il eut l'occasion d'aller voir le tombeau de saint Thomas d'Aquin, on aurait pu 6. CM, 1, 447. Le plus célèbre de ces libertins était Théophile de Viau (à côté de lui étaient visés son ami Jacques des Barreaux et sans doute aussi François Lhuillier : cf. C.M., 1, 166). Théophile, décrété de prise de corps, s'était enfui et fut condamné par le Parlement à être brûlé en effigie. 7. La vérité des sciences, 119. 8. Ibid., 85. Sur le plan philosophique, l'étude de R. Lenoble demeure indispensable: Mersenne ou la naissance du mécanisme, Paris, Vrin, 1943, rééd. 1971.
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s'attendre à des exclamations dont le Minime était coutumier et des louanges au philosophe et théologien. Il n'en fut rien: il fit seulement mention de la majesté du lieu et de l'épée de feu que brandit saint Thomas. MERSENNE ET LE MONDE EXTÉRIEUR
L'ordre des Minimes était fort austère. On acceptait que ses membres prêchent la bonne doctrine ou qu'ils confessent les pécheurs, mais d'autres contacts avec des laïcs étaient strictement prohibés. Il en fut autrement pour Mersenne. Doué pour les sciences et voulant convertir par les écrits, il se donnait la mission de connaître la littérature païenne des sciences et les ouvrages récents. Il demandait tous les cinq ans des permissions canoniques de l'Index pour lire les ouvrages prohibés. Mais parfois on dut lui refuser ces autorisations qu'il aurait dû solliciter par la curie de son ordre à Rome. Alors- aux grands maux les grands remèdes- il s'adressa à Giovanni Battista Doni, secrétaire du Sacré Collège9 . C'était un ami de Mersenne, partageant avec lui la passion de la musique ancienne : les permissions furent accordées. Après le départ de Rome de Doni, Mersenne écrivit directement pour cette même autorisation, au cardinal Antonio Barberini10. Cette malice n'était pas trop grave, mais opportune. Une autre demande de Mersenne à Doni : désirant se rendre à Rome, il devait en demander la permission à son Père Général. Mais Mersenne pria Doni de s'entrèmettre pour influencer ledit P. Général 11 . Il y eut aussi le cardinal Aldobrandi qui dut s'en mêler 12 . En fait, Mersenne ne se rendit pas en Italie à cette époque. Mais il est assez surprenant qu'il ait osé chercher des secours étrangers pour influencer ses propres supérieurs. Y aurait-il eu manque d'obéissance? Suppression des difficultés? Non, plutôt une justification supérieure : la vocation scientifique de Mersenne ne méritait-elle pas de chercher des appuis pour la réaliser ? Il avait peut-être appris chez les Jésuites de La Flèche que la fin justifiait les moyens. Le monde extérieur auquel Mersenne pensait devoir s'intégrer, ce pouvaient être des religieux et de bons catholiques très fréquentables. Parmi eux, il cherchait des interlocuteurs, surtout par correspondance et par publications. Mais les autres : les incrédules ou les apostats ? Avec ceux-là, malgré les difficultés de discussion, Mersenne se prenait à la tâche avec enthousiasme. Il ne se refusait rien : ni les allusions ni la controverse, oralement, par écrit ou par personnes interposées. La caritas n'était pas de mise. Il fallait laisser place au bon droit et à la catéchèse. 9. CM, IV, 91 et 384 ; V, 32 ; IX, 150, 218, 486. 10. CM, XII, 93. 11. CM, V, 393 et 530; VI, 99. 12. CM, VI, 19 et 99.
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Pourtant, parmi les croyants non catholiques, il y avait des personnalités de valeur avec qui l'on pouvait débattre en respectant leurs convictions. Avec eux, Mersenne se sentait libre d'agir à sa convenance. Il ne demandait aucune permission à ses supérieurs, du moins n'en avons-nous trouvé aucune trace. Il jugeait de la nécessité de ses propres faits et gestes. Les premiers de ces correspondants furent les protestants. Certes, depuis l'édit de Nantes (1598), ils étaient moins soumis qu'auparavant à l'anathème, mais les religieux de tous ordres agissaient vis-à-vis d'eux avec beaucoup de circonspection. Pourtant Mersenne fut correspondant fidèle et ami intime du pasteur André Rivet qui s'était établi en Hollande. Nous possédons encore 77 lettres de Mersenne à Rivet (il semble qu'il y en aurait eu le double) et 9 de Rivet à Mersenne 13 . Rivet, combatif, avait publié en 1629 Le catholicisme orthodoxe [=protestant] opposé au catholicisme papiste 14. Il tenait fermement à ses idées théologiques. Mersenne aussi. Tous deux avaient trouvé un terrain d'entente sur l'Ecriture Sainte, les Pères de l'Eglise et les principaux théologiens. On évitait les questions trop brûlantes et si l'un d'eux soulignait, l'autre essayait de minimiser. Aucune exaspération. Aucune recherche de conversion. On cherchait à se comprendre. Heureusement, il y avait en plus un terrain scientifique ou bibliographique sur lesquels on était d'accord. Mais une telle sympathie qui devint amitié entre un moine convaincu et un pasteur qui ne l'était pas moins, peut étonner 15 . Au xvne, elle n'est pas commune. Une autre amitié de Mersenne avec un protestant est aussi surprenante : c'est celle qu'il noua avec Thomas Hobbes 16 . Une certaine philosophie pouvait les rapprocher, ainsi que la physique (surtout l'optique) 17. Cet exilé politique d'Angleterre avait une grande confiance en Mersenne et ce dernier a toujours gardé le secret de la présence de l'Anglais à Paris. Lors d'une maladie de Hobbes, le Minime, qui lui rendait de fréquentes visites, ne put se retenir et " se mit à disserter quelque peu sur la puissance qu'a l'Eglise romaine de remettre les péchés " 18 . Hobbes éluda la réponse. Mersenne n'insista pas et sa démarche, d'ailleurs, ne correspondait pas à ses manières: d'ordinaire, il semblait trop respecter les opinions de ses interlocuteurs, surtout quand ils étaient amis. Amis de Mersenne, beaucoup l'étaient, protestants ou même incroyants. De 13. CM, XVII, 148 et 155. 14. CM, II, 23. 15. Mersenne prit part aussi à la peine de Rivet quand son fils passa au catholicisme (C.M., XIII, 41). 16. Voir A. Beaulieu," Les relations de Hobbes avec Mersenne", dans Y.C. Zarka et J. Bernhardt (eds), Thomas Hobbes, Paris, P.U.F., 1990, 181-190. 17. Dans ses propres œuvres, Mersenne publia deux textes de Hobbes: un Tractatus opticus (formant le tome VII des Opticorum Libri septem dans l'Universae Geometriae Synopsis) et un résumé de la philosophie de Hobbes dans les Cogitata 5, Ballistica, Préface. 18. Traduction de Thomas Hobbes, Vita, Caropoli, apud Eleutherium, sub signo Veritatis, 1681, 7; CM, xv, 526.
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Hollande, il y eut les Huygens 19, Anna Maria van Schuuzman20, Isaac Beeckman21, qui se rencontraient sur les mêmes terrains que Mersenne, sur la musique, la poésie, les sciences. D'Angleterre, il y eut Théodore Haak22 , Charles Cavendish 23 , John Pe11 24 , qui préféraient la physique. De Pologne, il y eut Echstadius 25 , Georges Fhelav26 , avec qui on pouvait parler d'astronomie. Et beaucoup d'autres avec qui Mersenne prenait la liberté d'échanger des idées sans que puissent être compromises les convictions de chacun. Encore plus surprenante fut son attitude vis-à-vis des Sociniens27 . Ces derniers rejetaient le baptême, la Cène et les dogmes fondamentaux du christianisme. Mersenne s'intéresse à eux en 1637; il en réfère à Rivet qui, lui, les attaque vigoureusement28 . Le Minime cherche à entrer en contact avec eux, il écrit à Martin Ruar, l'un de leurs pasteurs et demande communication des écrits sociniens 29 . En 1642, il reçoit à Paris deux jeunes étudiants de la secte, revenant de Hollande 30 . Et lorsqu'il apprend qu'on voudrait brûler à tour de bras, en Pologne, ces "impudents sociniens ", sa réaction est charitable: "Je voudrais savoir si vous connaissez la raison de ne pas admettre les Sociniens avec vous dans vos églises, alors qu'ils acceptent l'Evangile et toute la Sainte Ecriture et ne paraissent pas être criminels envers la République. Et pourtant pourquoi sont-ils condamnés comme c'est récemment arrivé à Schlichting que j'apprends avoir été envoyé en exil ct dépouillé de ses biens ? Pourquoi tuezvous celui qui par obéissance à sa conscience affirme qu'il se sent obligé à ceci ou cela ? " 31 . Où s'arrête la liberté?
19. Sur Constantin Huygens, reste l'article d'E. Michel dans la Revue des deux mondes, 1893, 568-609. Sur lui et son fils Christiaan, voir le recueil dirigé par R. Taton, Huygens et la France, Paris, Vrin, 1982, et A. Beaulieu, Mersenne ... , passim. 20. CM, VIII, 484 ; X, 18 ; XIII, 293. 21. CM, II, 217, etc. 22. CM, VI, 293; VIII, 580, etc. Sur cette correspondance, voir A. Beaulieu," Problèmes d'édition de la Correspondance d'un homme prodigieux: Marin Mersenne", dans T.H. Levere (ed.),
Editing texts in the History of science and medicine, New York and London, Garland Pub!., 1982, 101-116. 23. CM, IX, 315. 24. CM, VIII, 622, etc. 25. CM, XVI, 522. 26. Ibid., 131 et 176. 27. A. Beaulieu, Mersenne ... , 305-308. 28. CM, XI, 38 et 40. 29. CM, XII, 93. 30. CM, XI, 38. 31. CM, XVI, 141 la lettre (en latin) est adressée en 1648 au célèbre astronome de Dantzig Johann Hôwelcke (Hevelius).
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LES RÉFLEXIONS DE MERSENNE
Quand on lit les premiers ouvrages de Mersenne ou quand l'on parcourt sa correspondance de l'époque, on est frappé par sa décision bien délibérée de réduire à néant les non-chrétiens. Cette agressivité se tempéra sous l'influence de son ami Nicolas Claude Fabri de Peiresc, qui lui conseilla plus de modération32. C'était une invitation à plus de réflexion personnelle.
L'héliocentrisme Faut-il croire en l'Ecriture qui certifie le mouvement du Soleil autour de la Terre, ou plutôt les opinions des astronomes qui assurent que la Terre tourne autour du Soleil? Le début du xvne siècle se passionnait pour ce problème33 . Dans son tout premier ouvrage de 1623, L'Usage de la Raison, Mersenne s'oppose nettement à l'héliocentrisme. La même année, dans les Quaestiones in Genesim, il cite la censure ecclésiastique de 1605 contre Copernic. Mais avec L'Impiété des Déistes (1624), il commence à changer: la force de la réflexion annonce l'évolution. En 1631, Mersenne écrivit à Jean Rey que " la Terre se meut autour du Soleil comme [l'affirment] Copernic et la plupart des meilleurs astronomes qui vivent " 34. A trois reprises il chercha à entrer en contact épistolaire avec Galilée35, et dans la dernière lettre, le Minime lui propose de publier en France l'ouvrage qu'il prépare à Florence et qui risque les foudres de l'Inquisition36 . Avait-il songé aux dangers ecclésiastiques auxquels il pouvait s'exposer? En fait, Galilée est condamné en 1633. En 1634, Mersenne publie les Questions théologiques. Dans la question XLV il rapporte l'essentiel du Dialogo de Galilée sur le mouvement de la Terre et il conclut par le texte de la condamnation romaine et la liste des cardinaux qui y ont pris part37 . Mais ce qui complique les choses, c'est qu'il existe plus loin dans les mêmes Questions théologiques une nouvelle Question XLV38 : le texte d'introduction est différent bien que ressemblant à celui de la précédente Question XL v mais la sentence romaine n'est pas reproduite et les noms des cardinaux sont omis. Cette double démarche de Mersenne montre qu'il ne comprend pas bien la condamnation contre Galilée et les omissions finales sont une preuve de refus : pour lui cela ne vaut pas la peine de s'y arrêter. 32. A. Beaulieu, Mersenne ... , 60 et Mersenne et Peiresc: une amitié constructive (sur Internet). 33. Ibid., 107-117. 34. CM, III, 186. 35. CM, II, 173; VI, 339; IX, 300. 36. A. Beaulieu, Mersenne ... , 108. 37. Questions théologiques, Question 45 (éd. Fayard, 384-393). 38. Ibid., 423-425.
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Les copies de la sentence furent envoyées par Rome aux inquisiteurs et aux nonces, mais non pas aux universités. Légalement, on pouvait donc ignorer ces textes au moins un certain temps, mais ils circulaient. Mersenne avait écrit à Peiresc : " Je travaille à répondre pour lui [Galilée] à tous les envieux dont j'ai lu les livres, en détruisant leurs raisons et en affermissant les siennes lorsque je les trouvais véritables après les avoir examinées à la pierre de touche ... ". Il concluait: "J'ai entrepris de défendre la vérité qui me sera connue " 39 . Pendant ce temps parvenaient à Mersenne de nombreuses questions sur la condamnation et sur l'attitude à prendre. Descartes fut l'un des premiers à s'en inquiéter. Il connaissait malles théories de Galilée. En 1633, il avait cherché, sans succès, à se procurer l'ouvrage incriminé. Mais il apprend que l'œuvre a été brûlée et que l'auteur a été condamné. Aussitôt, il écrit à Mersenne que pour marquer son obéissance à l'Eglise, il arrête la préparation de son livre Le Monde, auquel il travaillait et où il professait l'héliocentrisme. A la fin de 1633, craignant que sa première lettre ne soit perdue, il réitère auprès du Minime sa décision d'arrêter Le Monde. En mai 1634, il formule la même décision. Mersenne lui conseille de publier ce qu'il croit être la vérité. Descartes continue en 1637 à refuser de joindre "mon premier discours [l'héliocentrisme] à ma physique. Et je n'ai pu m'empêcher de rire en lisant l'endroit où vous dites que j'oblige le monde à me tuer afin qu'on puisse voir plus tôt mes écrits " 40 . Avouons que ce conseil qu'un homme d'Eglise adresse à un laïc est assez étonnant... Mersenne et Epicure Dans les Quaestiones in Genesim, Mersenne s'était élevé avec force contre Epicure, qu'il considérait comme un athée incontestable et semblable à Lucien, le" coryphée des Athées "41 : "Epicure semble parfois croire aux dieux, pourquoi alors seraient-ils dominés par la nature ? "42 . A la rigueur, pourtant, le Minime semble accepter l'atomisme comme hypothèse de travail au point de suggérer que les poussières qu'on voit danser dans un rayon de soleil pourraient provenir des astres et des atomes43 . La lettre que Mersenne avait envoyée au médecin Deschamps en 1640 est malheureusement perdue, mais d'après la réponse de ce dernier, on voit que le Minime avait soulevé laquestion des vides entre les atomes comme une chose déjà naturelle 44 . Dans les Questions théologiques, il rapporte, sans la critiquer, l'opinion de "ceux qui 39. 40. 41. 42. 43. 44.
CM, IV, 404. CM, VI, 233. Quaestiones in Genesim, col. 365 et 1829. Ibid., col. 29-30 et 735. Par exemple: CM, III, 18, 161, 331; IV, 67, 271; VI, 2. C.M., IX, 538-542.
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composent les corps d'atomes "45 . Ailleurs, il en parle encore et rejette l'opinion de ceux qui recourent aux atomes pour expliquer en musique les sons différents46. Mais surtout, il y a plusieurs années déjà, Gassendi et Mersenne avaient lié une profonde amitié qui ne devait se terminer que le jour où Gassendi, effondré, assista son ami lors de ses derniers momenté7 . A tous deux une telle amitié permettait fréquemment un échange de pensées. Confidences sur leurs recherches. Nivellement d'opinions. Dès lors, les dithyrambes de Mersenne paraissent plus acceptables: "J'ajoute la proposition qui suit, dont j'ay pris le discours dans l'Apologie que Monsieur Gassendi, Theologal de Digne, m'a fait voir en faveur des atomes d'Epicure laquelle contient la Physique beaucoup plus parfaitement que nul autre livre que j'aye jamais veu; car elle comprend tout ce que l'on peut s'imaginer de plus subtil, et de plus excellent dans toutes les Hypotheses des anciens et des Modernes, dont elle peut aysément suppléer tous les livres; j'espere qu'il la donnera bien-tost au public et que l'on ne sera pas si ignorant qu'auparavant, apres qu'on l'aura leue, et entendue "48 . Cette amitié se confirme dans la correspondance, une amitié qui fut pour Mersenne une raison suffisante pour abandonner ses médisances contre le philosophe grec. La chymie Au début du XVII" siècle, beaucoup de savants s'interrogèrent sur la chymie. Devait-on la considérer comme une science valable? Devait-on lui faire confiance? Mersenne fut du nombre de ceux qui cherchèrent des solutions raisonnées. Cette fois, il n'eut pas besoin de conseillers: la réflexion personnelle lui permit de trouver des conclusions pertinentes. Au début de sa vie de travail, il est un peu perdu, il ne comprend pas bien ce que font ces chymistes qui se penchent sur la nature et semblent la commander à la suite d'opérations ou analyses suspectes, de raisonnements mystérieux ... Les Quaestiones in Genesim sont pleines d'interrogations plus que de condamnations. Pourquoi inventer de nouveaux miracles alors que l'Ecriture nous en fournit d'incontestables49 ? Pourquoi, comme Thomas Erasticus, faudrait-il chercher une nouvelle médecine50 ? Pourquoi l'alchimie dissimule+ elle ses objectifs et ses méthodes51 ? Pourquoi veut-elle se couvrir indûment 45. Questions théologiques, Question 21 (éd. Fayard, 297). (Des orgues), proposition XLIII, 397. 47. CM, XVI, 504. 48. Préludes de l'Harmonie universelle, Question 2, Corollaire III (éd. Fayard, 562). 49. Quaestiones in Genesim, col. 83. 50. Ibid., col. 711-712. 51. Ibid., col. 653.
46. Harmonie universelle, Traité des instruments, 1. VI
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de l'autorité de la Bible52 ? Pourquoi, malgré son agitation et sa fébrilité, ne produit-elle rien de sérieux53 ? "Heureux temps où il n'y avait pas de Galien ni de Paracelse "54 . Naturellement, dans toutes les questions que pose Mersenne, le vocabulaire passe allégrement de la moquerie à l'invective, de la plaisanterie aux reproches... En fait, le Minime, embarrassé, est plutôt pessimiste : " Honte à ces vauriens qui mériteraient d'être attachés à une meule et engloutis dans les profondeurs de l'océan de peur que les procréateurs de telles impiétés n'entraînent la pluralité des hommes loin de la foi antique de l'Eglise et de sa sainteté "55 . Mais c'est dans La Vérité des Sciences (1625) que Mersenne entame les hostilités contre le chymiste. Il compose une sorte de dialogue à la suite duquel celui-ci sera confondu : un philosophe et un sceptique attaquent le chymiste : vous ne pouvez rien savoir, lui dit-on, vous ne savez ce que sont l'âme, les sciences, la métaphysique, la morale ... Le chymiste évidemment n'est pas convaincu, il se défend, cependant Mersenne essaie de trouver une solution. Il convient de réfléchir. Réfléchissons donc : il faut créer une académie de 1'Alchimie où les chymistes feraient part au public de leurs découvertes vraies ou prétendues56 . On pourrait les discuter et voir qui a raison. Mersenne montre une fois de plus que la liberté de pensée doit être sauvegardée à tout prix. Mais le contact seul, surtout avec les antagonistes païens ou irréligieux, peut s'avérer profitable. Lui-même durant son voyage en Belgique et en Hollande (1630), rencontra Jan Baptist Van Helmont qui se qualifiait de medicus Hippocraticus et Hermeticus. Il faisait plus ou moins partie des RoseCroix. Il eut affaire aux Tribunaux ecclésiastiques, dut subir la prison et vit ses livres brûlés. Mersenne fut enchanté de le connaître. Dans les Questions inouyes, Mersenne, malgré quelques réserves envers les chymistes, propose de les mettre sous la direction des médecins : " Les Médecins qui tirent de nouveaux remedes de cet art (étude des matières se trouvant dans la nature) pour la guarison des maladies sont les plus sages de tous, c'est pourquoy il seroit à propos de mettre les Chymistes sous leur direction, afin que le public fust soulagé par leurs labeurs et qu'il contribuast à leur entretien et aux despenses qu'il faut faire pour les fourneaux, les vases, et les ustensiles qui sont necessaires pour extraire des plantes, des animaux des mineraux et des metaux tout ce qui peut servir à l'usage des hommes. [... ] il faut permettre aux Chymistes de jouir du plaisir qu'ils reçoivent de s'appeler enfans de la doctrine 52. Ibid., col. 653 et 1706. 53. Ibid., col. 1483. Voir A. Beaulieu, "L'attitude nuancée de Mersenne envers la chymie ", dans J.-C. Margolin et S. Matton (eds), Alchimie et philosophie à la Renaissance, Paris, Vrin, 1993, 395-403, ici 396. 54. Quaestiones in Genesim, col. 1214. 55. Ibid., col. 653. 56. A. Beaulieu, Mersenne ... , 173 sq.
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et de cacher leurs petits secrets [... ]"57 . Cette Académie particulière ne se réalisa jamais. Mais l'idée de Mersenne est précieuse, elle nous permet de constater l'évolution de sa pensée. Certes, il continue à considérer les chymistes comme des gens qui posent question. Ils ont été condamnés par l'Eglise et peut-être ont-ils mérité châtiment. Attendons des preuves. Mais si toute leur cuisine chymiste est sans danger, faisons-les suivre par des hommes de sciences et des médecins. On voit que, pour Mersenne, tout ce qui peut faire avancer la science est primordial. Eglise romaine ou Eglise gallicane ?
A plusieurs reprises, Mersenne dut prendre position entre des interprétations différentes selon qu'elles provenaient de Rome ou de Paris. Rome gardait la suprématie. Mais par le gallicanisme, la France défendait des franchises et des libertés de France à l'encontre de Rome. Une polémique religieuse qui s'éleva au début du xvue siècle mit le Minime dans un certain embarras. Saint-Cyran58 , bien qu'ami de Bérulle (fondateur de l'Oratoire)59 , s'était déjà distingué dans sa première publication en affirmant que les ecclésiastiques pouvaient porter les armes en cas de nécessité. Un peu plus tard, il assura que l'on pouvait pratiquer l'abstention de la communion pendant plusieurs mois et admettre la nécessité relative de la confession. Cela s'ajouta à plusieurs imprudences au sujet d'éditions récentes et lui valut un emprisonnement à Vincennes. Ces complications n'empêchèrent pas Mersenne de prendre son parti. En 1638, il écrit à Rivet une longue lettre où il lui communique un résumé en trente points de l'information officielle de la procédure ouverte contre Saint-Cyran60 . Le Minime la termine prudemment: "Si vous communiquez ces articles à vos amis, il n'est pas à propos que l'on sache qui vous les a envoyés". Mersenne a lu l'Augustinus et en donne le résumé à Rivet: "C'est un livre où il traite tout au long les doctrines de la chute et réparation de l'homme, du Franc arbitre, de la grâce et de son efficace, de la prédestination et réprobation " 61 . Par ailleurs, Saint-Cyran, dès 1622, s'était lié avec la famille Arnauld : les frères Robert et Antoine (le Grand Arnauld) et leur sœur Angélique, abbesse de Port-Royal62 . On les appela" jansénistes". Mersenne connaissait la famille et l'appréciait. Il suivait de très près le développement de ce 57. Questions inouyes, Quest. XXVIII (éd. Fayard, 78). 58. L'abbé de Saint-Cyran s'appelait Du Vergier de Hauranne (1581-1642). 59. Congrégation religieuse fondée en 1611 et destinée à la fois à la prédication, aux recherches érudites et à l'enseignement. 60. CM, VIII, 240-245. 61. CM, x, 284. La première édition parut à Louvain en 1640 et la seconde, l'année suivante à Paris. 62. La communauté avait quitté Port-Royal pour Paris en 1622.
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jansénisme avec sympathie et il en avisa Rivet63 . La situation se compliqua au début de 1644. Mersenne communiqua la nouvelle: "Les livres contre le sieur Arnauld se multiplient toujours sans qu'il y ait puissance de répliquer parce que Mr le Chancelier ne veut pas bailler privilèges et même menace de l'envoyer à Rome rendre compte de sa doctrine " 64 . Un peu plus tard, Mersenne annonce avec sérénité qu'" Arnauld s'est retiré quelque part propter metum fortiorum (par crainte de plus forts) " 65 . Cette dispute semblerait devoir rester sur le plan anecdotique, mais elle pouvait concerner des problèmes de foi. En ce cas, les gallicans n'auraient pas le droit de légiférer. Ne redoutant pas un développement tragique, Mersenne semblait prendre un malin plaisir à rappeler la fugue d'Arnauld: " [... ] On voulait l'envoyer à Rome, mais il s'est absenté. Nous verrons avec le temps où cette affaire aboutira " 66 . Cependant les jésuites réagissaient. Le P. Denis Petau écrit contre Arnauld qui réplique. Mersenne écrit : " Le Sr Arnauld a répondu au P. Petau, mais comme le Chancelier ne lui veut point donner privilège pour son livre, il ne se vend qu'en secret. Il est fort bien fait. Je crois que quelqu'un vous le pourra envoyer si déjà vous ne l'avez vu " 67 . L'attitude de Mersenne, on le voit, demeure prudente, mais les allusions que l'on peut trouver dans ses lettres montrent qu'il se donne des libertés pour favoriser les tendances gallicanes qui s'opposent à celles de Rome. CONCLUSION
Certains correspondants de Mersenne furent vraiment des amis : Peiresc, Gassendi ... Parfois ses relations sont plus fréquentes, quand le destinataire a besoin de bibliographie ou de conseils. C'était le cas de Descartes, qui lui écrivait par exemple: "Pour ma Métaphysique, vous m'obligez extrêmement des soins que vous en prenez et je me remets entièrement à vous pour en corriger ou changer tout ce que vous en jugerez à propos " 68 . Cette requête n'est qu'un exemple, parmi beaucoup d'autres, de l'estime en laquelle les contemporains tenaient Mersenne pour son savoir et sa droiture. Après la mort du Minime, les réactions de ses amis sont souvent
touchantes : par exemple celle de Louis de Valois, gouverneur de Provence, qui écrivait à Gassendi : " Mersenne est mort, lui très savant et très pieux. Il partira pour le ciel, lui qui avait étendu sous ses yeux tout l'univers de la terre, lui le plus grand mathématicien, le plus humble religieux, le plus prodigieux des 63. 64. 65. 66. 67. 68.
CM, XI, 72; XII, 341 et 364. CM, XIII, 38 et 89. Ibid., 103. Ibid, 105 et 122. Ibid, 124 CM, x, 343-344.
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hommes ... " 69 . On trouve aussi le souvenir de Hobbes, le philosophe anglais qui, vingt-quatre ans après la mort de Mersenne, le citait en une douzaine de vers latins dont je ne cite (en traduction) que les premiers et derniers : " Il y eut parmi les Minimes un fidèle ami, 1 Un homme savant, sage et parfaitement bon, [... ] Autour de Mersenne se tournait comme autour d'un axe, 1 Chaque lumière du savoir dans sa propre sphère " 70 . Ces deux éloges s'ajoutent à tous ceux qui s'égrenèrent. Ils marquent l'affection admirative en laquelle on tenait le savant et le religieux. Le libertinage érudit s'élaborait depuis longtemps. C'était l'étincelle d'un esprit français toujours prompt à plaisanter, à juger ou critiquer ; l'héritage d'un XVIe siècle qui avait su retrouver l'érudition de l'antiquité païenne, la liberté de penser malgré les interdits religieux ou sociaux ; une attitude qui se confortait par des réunions, des correspondances de qualité, des échanges incessants grâce à l'imprimerie en plein développement. Malgré la clôture monacale, Mersenne s'intégrait dans ce libertinage qui semblait fait pour lui. Spécialiste du dialogue, il savait aussi prendre en religion ou en ascèse des attitudes que nous pourrions trouver hasardeuses. Doué pour les mathématiques et surtout pour la physique, il avait su utiliser ses dons pour la catéchèse et l'attaque des non-chrétiens. Plus tard, au cours des ans, au contraire, sans oublier l'objet de sa vie d'évangélisation, il préférera l'étude pacifique de ces sciences qui le passionnaient... Point n'est besoin de répéter les arguments théologiques. Mersenne mena une vie active. Il voulut la modeler à sa façon. Il avait des sautes d'humeur, mais elles n'étaient pas bien profondes. Tel qu'il était, il s'imposait au milieu de la République des Lettres dont il était l'un des principaux fleurons.
69. CM, XVI, 507-508. 70. Ibid., 546 (cf. Vita carmina expressa scripta anno 1672, dans Opera philosophica quae latine scripsit omnia, éd. Molesworth, vol. I, Londoni, 1839, 149. Le texte a également été reproduit dans CM, I, XLVII).
RÉFUTER ET TRADUIRE : MARIN MERSENNE ET LA COSMOLOGIE DE GIORDANO BRUNO
Antonella DEL PRETE
Les études classiques d'Antoine Adam, René Pintard et John Stephenson Spink, ainsi que des ouvrages plus récents relatifs au libertinage, ont déjà souligné l'importance du tournant des années 1620 dans la vie culturelle de la France. Juste après la condamnation de Cesare Vanini, les apologistes déclenchent une véritable campagne d'opinion contre les "libertins", qui aboutit à des résultats significatifs 1. Théophile de Viau échappe au bûcher, mais il n'en est pas de même pour tous ses compagnons de débauche. Les philosophes un tant soit peu hétérodoxes sont alors obligés de dissimuler leurs opinions sous une écorce érudite que seul le lecteur averti sait percer. Ce qui, chez Montaigne, n'était souvent qu'un jeu littéraire, hérité de l'humanisme (l'habillage de la pensée par des citations des Anciens), est devenu pour eux une nécessité. Certes, la représentation des incroyants que nous offrent les apologistes n'est pas toujours aisément définissable : ils sont qualifiés, indifféremment ou presque, de "libertins", "déistes", "sceptiques", "épicuriens", "stoïciens", "athées". François Garasse s'en prend aux poètes licencieux, tandis que Marin Mersenne semble plutôt viser toutes les formes d'hétérodoxie engendrées par la Renaissance. Cette dernière démarche s'attaque à l'une des 1. A. Adam, Théophile de Viau et la libre pensée française en 1620, Genève, 1935, rééd. Slatkine Reprints, 1966 ; R. Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVII" siècle, Paris, 1943, rééd. Genève, Slatkine Reprints, 1983; A. Adam, Sur le problème religieux dans la première moitié du XVII' siècle, Oxford, Clarendon Press, 1959; J.S. Spink, French free-thought from Gassendi ta Voltaire, Londres, The Athlone Press, 1960, trad. fr. : Paris, 1966; A. Adam, Les libertins au XVII" siècle, Paris, Buchet-Chastel, 1964, puis 1986; G. Schneider, Der Libertin. Zur Geistes- und Sozialgeschichte des Bürgertums im 16. und 17. Jahrhundert, Stuttgart, J.B. Metzler, 1970; S. Bertelli (ed.), lllibertinismo in Europa, Milan et Naples, Ricciardi, 1980; D. Bosco, Metamorfosi del "libertinage ". La "ragione esigente " e le sue ragioni, Milan, Vita e Pensiero, 1981; T. Gregory et alii (eds), Ricerche su letteratura libertina e letteratura clandestina ne! Seicento, Florence, La Nuova ltalia, 1981 ; T. Gregory, Etica e religione nella critica libertina, Naples, Guida, 1986; F. Charles-Daubert, Les libertins érudits en France au XVI( siècle, Paris, P.U.F., 1998.
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ANTONELLA DEL PRETE
visées les plus importantes des libertins, qui s'efforcent en effet de tisser une nouvelle généalogie philosophique, en rupture avec une tradition multi-séculaire qui était parvenue à intégrer l'Antiquité dans le christianisme. Ils poursuivent aussi le travail commencé par Pomponace et l'Ecole de Padoue, en redécouvrant la véritable pensée des Anciens défigurée par la philosophie scolastique. S'intéressant aux novateurs italiens de la seconde moitié du xvre siècle, les libertins se détachent enfin de la tradition platonicienne et aristotélicienne pour mieux apprécier d'autres propositions philosophiques -celles avancées par les Présocratiques, mais aussi par les écoles stoïcienne, épicurienne et sceptique 2 . Mersenne, lui, n'a pas seulement à l'esprit le combat contre l'hétérodoxie. On remarquera qu'il n'a jamais rédigé d'ouvrage de controverse confessionnelle, quoiqu'il n'hésite pas à rattacher le déisme au calvinisme. Son but principal est d'empêcher que la science moderne naissante ne s'oriente dans une direction areligieuse, sinon ouvertement antireligieuse. Il veut donc, en premier lieu, démontrer que la théologie catholique sait s'éloigner d'Aristote et de Thomas d'Aquin, si la vérité l'impose3 ; il se propose, ensuite, de séparer les théories physiques et astronomiques de toute philosophie contraire aux dogmes de la foi, notamment des doctrines dangereuses élaborées depuis la Renaissance, engendrées par la crise de la physique péripatéticienne4 . Ces tâches accomplies, et la crise des années 1620 passée, il sait enfin manifester dans la recherche de la vérité une certaine indépendance de jugement, qui lui permet de traduire dès 1634 la sentence de condamnation de Galilée et ses Méchaniques (lesquelles ne verront le jour en italien que plusieurs siècles plus tard)5, et de garder le contact avec toute l'Europe savante sans devoir pour autant embrasser 2. Après les contributions importantes de J.-R. Charbonnel (La pensée italienne au xvi' siècle et le courant libertin, Paris, Champion, 1919) et de H. Busson (Le rationalisme dans la littérature française de la Renaissance, Paris, Vrin, 1922, éd. revue en 1957), la littérature sur ce sujet s'est immensément élargie ; je me bornerai à renvoyer à L. Bianchi, Rinascimento e libertinismo. Studi su Gabriel Naudé, Naples, Bibliopolis, 1996, 21-34, où le lecteur trouvera une excellente mise au point bibliographique. 3. M. Mersenne, Fratris Marini Mersenni Minimi, Celeberrimae Quaestiones in Genesim cum accurata textus explicatione, Lutetiae Parisiorum, 1623, préface non paginée. 4. R. Lenoble, Mersenne et la naissance du mécanisme, Paris, Vrin, 1943, puis 1971, 109-76;
W.L. Hine, " Marin Mersenne : Renaissance naturalism and Renaissance magic ", dans B. Vickers
(ed.), Oc cult and scientific mentalities in the Renaissance, Cambridge, Cambridge University Press, 1984, 165-76; à propos de Vanini, voir plus spécialement idem," Mersenne and Vanini", Renaissance quarter/y, XXIX, 1976 1 1, 52-65, et P. Raimondi, "Vanini e Mersenne", Scuola e cu/tura nella realtà del Salento, I, 1995, 9-62 (trad. fr. dans Kairos, n° 12 = Vanini, 1998, 181254). 5. M. Mersenne, Les Questions théologiques, physiques, morales, et mathématiques. Où chacun trouvera du contentement ou de l'exercice. Composee par L.P.M., dans Questions inouyes.
Questions harmoniques. Questions théologiques. Les Méchaniques de Galilée. Les Préludes de l'harmonie universelle, Paris, Fayard, 1985, 385-393; idem, Les Méchaniques de Galilée, dans ibid., 429-513. En 1639, Mersenne proposera au public français sa propre version des Discorsi e dimostrazioni matematiche de Galilée : pour mieux apprécier 1' attitude de Mersenne, il faut se rappeler que ce livre n'avait pas été imprimé en Italie, mais à Leyde, en raison de la condamnation de 1633 interdisant à Galilée de publier ses ouvrages.
MARIN MERSENNE ET LA COSMOLOGIE DE GIORDANO BRUNO
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les doctrines philosophiques ou théologiques de ses correspondants, même celles des plus inébranlables dans leurs opinions, comme Descartes 6 . LES QUAESTIONES IN GENESIM ET LA DOCTRINE DE LA PLURALITÉ DES MONDES
Mersenne publie, entre 1623 et 1625, une réfutation de Francesco Giorgio Veneto ; les Quaestiones in Genesim, véritable somme -dont une grande partie est demeurée inédite-, où il passe au crible les théories des novateurs, de Telesio à Kepler ; deux volumes consacrés aux Quatrains du déiste et à d'autres représentants de la Renaissance à l'allure libertine; un ouvrage contre les sceptiques et les alchimistes. Il est légitime de se demander si l'on trouve trace, dans cette vaste production, d'une doctrine que les Voyages sur la Lune de Cyrano et les Entretiens de Fontenelle nous ont accoutumés à considérer comme typiquement libertine: celle de l'infinité et de la pluralité des mondes. Mersenne aborde en effet ce problème à deux reprises et de deux points de vue différents : il consacre une Quaestio des Quaestiones in Genesim à la théorie de la pluralité des mondes et il se livre à une longue réfutation de De l'infinito, universo et mondi de Giordano Bruno dans le deuxième volume de L'impiété des déistes. On décèle aisément, on le verra tout à l'heure, de profondes différences entre ces deux ouvrages, mais aussi des ressemblances 7 . En 1623 Mersenne soutient que la pluralité des mondes est un problème propre à la Theologia argumentatrix : d'une part, la Bible ne mentionne que notre monde; d'autre part, l'Eglise ne s'est jamais prononcée à ce propos et il est impossible de développer un syllogisme avec deux prémisses de fide qui démontre l'unicité de notre monde à partir des textes sacrés 8. L'attitude du Minime est donc tolérante: s'il conclut à l'unicité, il résume patiemment tous les arguments en faveur de la pluralité des mondes sans accuser leurs partisans d'hérésie. 6. Sur le lien entre apologétique et curiosité scientifique chez Mersenne, voir A. Beaulieu, Mersenne. Le grand Minime, Bruxelles, Fondation Nicolas-Claude Fabri de Peiresc, 1995, ainsi que la contribution du même auteur ci-avant dans le présent recueil. 7. Les opinions de Mersenne sur la théorie de la pluralité et de l'infinité des mondes ont été maintes fois analysées: S. Ricci, La fortuna del pensiero di Giordano Bruno (1600-1750), Florence, Le Lettere, 1990, 86-96 et 117 ; A. Del Prete, " L'univers infini : les interventions de Marin Mersenne et de Charles Sorel", Revue philosophique de la France et de l'Etranger, 1995 1 2, 145164 ; M.A. Granada, " Palingenio, Patrizi, Bruno, Mersenne : el enfrentamiento entre el principio de plenitud y la distinciôn potentia absoluta 1 potentia ordinata Dei a propôsito de la necesidad y la infinitud del universo ", communication au colloque Potentia Dei. La omnipotencia divina en la filosofia natural de los sig/os X1ll y XVII, Barcelone, 15-16 décembre 1995; S. Ricci, "La forluna di Giordano Bruno in Francia al tempo di Descartes", Giornale critico della filosofia italiana, LXXV, 1996, 20-51; C. Gômez, "Marin Mersenne: la polémica acerca de la pluralidad de los mundos en las Quaestiones celeberrimae in Genesim y sobre el infinitisme de Giordano Bruno en L'impiété des déistes, athées et libertins de ce temps", Endoxa, Series Filosôficas, 8, 1997, 163-192; A. Del Prete, Universo infinito e pluralità dei mondi. Teorie cosmologiche in età maderna, Naples, 1998, 139-161. 8. Mersenne, Quaestiones in Genesim, col. 1079-80.
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En mettant de côté les arguments issus de la philosophie antique9 , qui retiennent à peine l'attention de Mersenne, on peut diviser les autres en deux groupes. On trouve en premier lieu des preuves de la pluralité des mondes de nature théologique : Dieu manifesterait davantage sa gloire dans un univers plus grand; il créerait le meilleur, et plusieurs mondes seraient mieux qu'un seul ; il en aurait créé plusieurs parce que notre imagination ne saurait devancer son opération et que nous sommes en mesure de concevoir plusieurs mondes10. En deuxième lieu, Mersenne relate certaines découvertes astronomiques qui sembleraient infirmer la doctrine de l'unicité du monde. Ainsi, les observations télescopiques de Galilée nous ont révélé une étroite ressemblance entre la Terre et la Lune ; les corps qui semblent entourer Saturne aussi bien que les satellites de Jupiter et les taches solaires, pourraient être des mondes habités ; si les étoiles fixes brillent de leur propre lumière, il est possible qu'elle soient entourées de planètes habitées. Même l'étoile observée par Tycho Brahe pourrait provenir d'un autre monde 11 . Les réponses de Mersenne laissent entrevoir les principes qu'il utilisera ensuite contre Bruno : la perfection divine trouve en elle-même sa réalisation, dans le rapport existant entre les trois personnes de la Trinité, et elle ne doit être comparée à aucun être créé ; la création est le produit de la libre volonté de Dieu, qui a choisi de donner l'existence à un monde unique. L'unicité du monde est non seulement, comme le voulait Platon dans le Timée, un reflet de l'unicité divine, mais- tout comme sa finitude dans le temps- elle témoigne aussi du caractère contingent de l'être créé; en même temps, l'ordre qui règne dans notre monde manifeste suffisamment la sagesse de Dieu. On constate que Mersenne ne distingue pas entre les versions ancienne et moderne de la théorie de la pluralité 1 infinité des mondes : Kepler, en répondant au Sidereus nuncius de Galilée, supposait l'existence de plusieurs mondes, car il croyait que les planètes et les satellites de notre système solaire pouvaient être semblables à la Terre et donc être habitées ; Mersenne, cependant, conçoit les mondes comme des univers séparés du nôtre, à la manière des mondes d'Epicure 12. De toute façon, ces pages des Quaestiones in Genesim nous indiquent qu'en 1623 le Minime a bien saisi les aspects théologiques de la théorie de la pluralité et de l'infinité des mondes. Cependant, ne les repérant pas dans la philosophie naturelle moderne (ses sources sont Kepler, Galilée et Tycho Brahe), il traite les deux problèmes séparément: d'abord les arguments théologiques, ensuite les théories astronomiques. En outre, dans son compte rendu de la tradition doxographique, il ne distingue guère entre la pluralité et l'infinité des mondes, deux hypothèses qui pourtant avaient eu leur propre histoire pendant 9. Ibid., col. 1073-1075. 10. Ibid., col. 1075. 11. Ibid., col. 1075-1076. 12. Ibid., col. 1090-1092.
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l'Antiquité, au cours du Moyen Age et à la Renaissance 13 ; il les oppose toutes les deux à la doctrine de l'unicité du monde, la seule qui soit orthodoxe. Mersenne ignore également (délibérément ?) le débat médiéval sur la pluralité des mondes, qui permettait de dépasser les limites imposées par la physique aristotélicienne et d'exalter la toute-puissance de Dieu, en supposant qu'il aurait pu créer plusieurs mondes tout en n'en ayant créé qu'un 14. Son analyse des rapports entre Dieu et le monde, enfin, vise à rétablir la distance entre le créateur et la créature et l'interprétation orthodoxe du rôle de la liberté de Dieu : il semble s'acharner contre le désir impie de faire du monde un être infini et parfait comme Dieu.
13. J. Cohn, Histoire de l'infini. Le problème de l'infini dans la pensée occidentale jusqu'à Kant [Leipzig, 1896], Paris, Ed. du Cerf, 1994; G. McColley, "The seventeenth-century doctrine of a plurality of worlds ", Annals of science, I (1936), 385-430 ; P. Duhem, Le système du monde. Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, t. VII, Paris, Hermann, 1956, 92-152, et t. IX, 1958, 363-408; R. Mondolfo, L'infinito nel pensiero dell'antichità classica, Florence, La Nuova ltalia, 1967 [Florence, 1934]; A. Koyré, Du monde clos à l'univers infini [Baltimore, 1957], Paris, Gallimard, 1988 ; E. Grant, Much Ado about Nothing. Theories of space and vacuum from the Middle Ages to the Scientific Revolution, Cambridge, Univ. Press, 1981; S.J. Dick, La pluralité des mondes [Cambridge, 1982], Arles, Actes Sud, 1989; N. Kretzmann (ed.), Infinity and continuity in ancient and medieval thought, lthaca et Londres, Cornell Univ. Press, 1982; K.S. Guthke, Der Mythos der Neuzeit: das Thema der Mehrheit der Welten in der Literatur- und Geistesgeschichte von kopernikanische Wende bis zu Science Fiction, Bern, Franke, 1983 ; F. Monnayeur (ed.), Infini des mathématiciens, infini des philosophes, Paris, Belin, 1992; L. Sweeney, Divine infinity in ancient and medieval thought, New York, Bern, Frankfurt, P. Lang, 1992; E. Grant, Planets, Stars and Orbs. The medieval Cosmos, 1200-1687, Cambridge, Univ. Press, 1994; F. Monnayeur (ed.), Infini des philosophes, infini des astronomes, Paris, Belin, 1995; A. Del Prete, Universo infinito e pluralità dei mondi, op. cit., 31-138; A. Sani, Infinito, Florence, La Nuova ltalia, 1998, 1-65. 14. A. Koyré," Le vide et l'espace infini au XIVe siècle", Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Age, XXIV (1949), 45-91; P. Duhem, Le système du monde, op. cit., t. VII, 1956, 92-152, et t. IX, 363-408; F. Oakley, Omnipotence, Covenant and Order. An excursion in the history of ideas from Abelard to Leibniz, Ithaca et Londres, Cornell Univ. Press, 1984, 48-90; W.J. Courtenay, "The dialectic of Omnipotence in the high and late Middle Ages", dans T. Rudavsky (ed.), Divine omniscience and omnipotence in medieval philosophy. Islamic, jewish and christian perspectives, Dordrecht, Boston, Lancaster, D. Reidel, 1985, 243-269 ; A. Funkenstein, Théologie et imagination scientifique du Moyen Age au XVII' siècle [Princeton N.J., 1986] Paris, P.U.F., 1995, 141-174 ; A. V ettese (ed. ), Sopra la volta del monda : onnipotenza e potenza assoluta di Dio tra medioevo e età maderna, Bergame, Lubrina, 1986; E. Randi, Il sovrano e l'orologiaio: due immagini di Dio nel dibattito sulla potentia absoluta fra XIII e XIV secolo, Florence, La Nuova Italia, 1987; W.J. Courtenay, Capacity and volition: a history of the distinction of absolute and ordained power, Bergame, Lubrina, 1989; Luca Bianchi, Il vescovo e i filosofi. La condanna parigina del 1277 e l'evoluzione dell'aristotelismo scolastica, Bergame, Lubrina, 1990, 120-132; idem, Vérités dissonantes: Aristote à la fin du Moyen Age [Rome et Bari, 1990], Paris, Ed. du Cerf, 1993 ; L. Moonan, Divine power. The medieval Power distinction up to its adoption by Albert, Bonaventure, and Aquinas, Oxford, Clarendon Press, 1994; G. van den Brink, Almighty Gad: a study of the doctrine of divine omnipotence, Kampen, Kok Pharos, 1996 ; Luca Bianchi, "Le università e il "decollo scientifico" dell'Occidente ", et "La struttura del cosmo ", dans La filosofia nelle università. Secoli XIII-XIV, Florence, La Nuova ltalia, 1997, 38-40 et 284-289 ; F. Oakley, "The absolute and ordained power of God in sixteenth- and seventeenth-century theology ",Journal of the history of ideas, LIX (1998), 437-461.
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L'année suivante, Mersenne se sent en devoir de revenir sur le même sujet. La cible de sa polémique a changé et sa stratégie argumentative aussi : il nous propose une réfutation détaillée des ouvrages de Giordano Bruno. Mersenne a une très vaste connaissance des écrits du philosophe italien : il mentionne de lui deux traités latins (le De minima et le Sigillus sigillorum) et deux dialogues italiens (le De l'infinito, universo et mondi et le De la causa, principio et uno 15 ). Seul Gabriel Naudé aurait pu se flatter, à cette époque et en France, d'une connaissance plus approfondie de Bruno, puisque d'après le catalogue de sa bibliothèque, il possédait l'Acrotismus, La cena de le Ceneri, le De minima, le De monade, le De umbris idearum et le Candelaio 16 - il devait en outre avoir quelque idée du Sigillus, car il parle de " contractions " en se référant à Marsile Ficin et Giordano Bruno dans ses Considérations politiques sur les coups d' estat 17 . Le nom de Bruno apparaissait déjà dans la préface des Quaestiones in Genesim, en compagnie de ceux de Campanella, Telesio, Kepler, Galilée et Gilbert; dans L'impiété des déistes, Bruno est associé à Charron et à Cardan dès le début du premier volume 18 : il est donc rapproché de deux auteurs fétiches du libertinisme, ce qui s'explique aisément par les ouvrages cités par le Minime. Mersenne mentionne le De minima et le Sigillus et il souligne deux thèmes qu'il qualifie d'hétérodoxes : la transmigration des âmes, qui détruit le dogme chrétien de l'immortalité de l'âme rationnelle, et l'essai de rapporter l'ensemble du sacré- y compris les miracles et les prophéties- à des causes naturelles, en particulier les capacités de notre âme 19 . Ce sont deux sujets typiquement libertins : le premier est le problème théologique sous-tendu par la querelle sur l'âme des bêtes qui, de Montaigne à Bayle, parcourt les xvie et xvne siècles. Le deuxième s'insère dans cette critique de la religion qui, de manière plus ou moins ouverte, se prolonge par la théorie de l'imposture, par les premiers essais d'histoire comparée des religions et par la tentative d'expli15. L'étude de la continuation manuscrite des Quaestiones, restée inédite, révèle aussi la connaissance du De immenso : cf C. Buccolini, " Una Quaestio inedita di Mersenne contra il De immenso ", Bruniana & Campanelliana. Ricerche filosofiche e materiaU storico-testuali, v, 1999, 167-175. 16. Lorenzo Bianchi, Rinascimento e libertinismo, op. cit., 254, 265 et 267. 17. [G. Naudé], Considérations politiques sur les coups d'estats. Par G. N. P., Romae, 1639 (réimpr. anastatique avec introduction et notes par F. Charles-Daubert, Hildesheim, Zürich, New York, 1993), 49. 18. M. Mersenne, L'Impiété des Deistes, Athees, et libertins de ce temps, combatuë, et renversee de point en point par raisons tirees de la Philosophie, et de la Theologie. Ensemble la refutation du Poeme des Deistes. Œuvre dediée à Monseigneur la Cardinal de Richelieu, Par F. Marin Mersenne, de l'Ordre des P.P. Minimes, Paris, 1624 (réimpr. anastatique Stuttgart, Bad Cannstatt, 1975), préface non numérotée; il revient encore en compagnie de Machiavel (et, une nouvelle fois, de Cardan), 220; de Vanini, 237; de Gorlaeus, Charpentier, Basson, Hill, Campanella et Vanini, 238. 19. Ibid., 230-235.
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quer par des causes naturelles les événements à l'apparence surnaturelle ou magique. Ces pages de L'impiété des déistes nous offrent également une esquisse des critiques adressées par Mersenne à la cosmologie de Bruno. Elles semblent s'organiser suivant deux thèmes en apparence séparés, mais étroitement liés dans le deuxième volume de cet ouvrage apologétique. Mersenne distingue les théories philosophiques et mathématiques de Bruno de celles qui ont un caractère antichrétien. L'univers infini se rangerait dans le premier groupe, si cette thèse n'était pas développée par le philosophe italien de façon à mettre en doute la liberté de Dieu : cette allusion du Minime est un peu énigmatique, mais elle sera expliquée par la suite 20 . Dans le second volume de L'impiété des déistes, Mersenne consacre 150 pages à la discussion des thèses de Bruno. Dans le premier volume, il avait transcrit les passages les plus importants des Quatrains du Déiste avant de les réfuter soigneusement ; il choisit dans le deuxième de résumer les opinions de son adversaire. Plus précisément, il traduit des passages de De l'infini et de De la cause, si bien que ces pages nous offrent la première traduction française certes fragmentaire et incomplète - des dialogues du philosophe italien21 . L'ouvrage de 1624 peut donc être considéré comme un véritable laboratoire des préoccupations de Mersenne : il y expose ses arguments apologétiques, mais aussi sa passion pour la vulgarisation scientifique, ce qui l'amène à instruire son interlocuteur de la magnificence de Dieu et de la compétence de ses ministres. En même temps, il fait place à ses amis : il imprime les vers de ses confrères, de la même manière qu'il imprimera plus tard les traités de Roberval. Et il traduit. Certes, on ne saurait mettre sur un même plan sa traduction des dialogues de Bruno et celles des écrits de Galilée ou de Cherbury: l'attitude du traducteur envers ces textes est trop différente. Dans les cas de Galilée et de Cherbury, Mersenne présente au public français des ouvrages dont il apprécie l'esprit et les résultats, même s'il ne partage pas toutes les vues de leurs auteurs. Il fait montre d'une grande liberté envers le texte original : il peut décider d'en supprimer des parties, ou d'intégrer des expériences qui confirment ou réfutent les thèses de l'auteur, comme c'est le cas des traductions de Galilée 22 . Il peut aussi imposer au texte un maquillage idéologique, comme 20. Ibid., 229-230 et 231-232. 21. Pour voir paraître une autre traduction en français d'un ouvrage philosophique de Bruno, il faudra attendre le siècle suivant : en 1750 voit le jour une assez libre (et, encore une fois, incomplète) version du Spaccio de la bestia trionfante, qui s'éloigne de l'original déjà dans le titre: G. Bruno, Le Ciel réformé. Essai de traduction de partie du livre italien Spaccio de la bestia trionfante, s.l., 1750. 22. P. Costabel et M.-P. Lerner, Introduction à M. Mersenne, Les nouvelles pensées de Galilée Mathématicien et Ingénieur du Duc de Florence. Traduit d'italien en français [par le R.P. Marin Mersenne], Paris, Vrin, 1973, 15-51; W.R. Shea, "Marin Mersenne: Galileo's 'traduttoretraditore' ", Annali dell'Istituto e Museo di storia della scienza, Il, 1977/1, 55-70.
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pour le De veritate de Cherbury, où les doctrines déistes sont infléchies dans un sens iréniste chrétien 23 . Tout en conservant des traits communs avec les traductions ultérieures, la traduction de Bruno insérée dans L'impiété des déistes possède un statut différent : se présentant comme un résumé des doctrines soutenues par les libertins, on pourrait s'attendre à ce qu'elle ne soit pas une reproduction intégrale et entièrement fidèle des dialogues du philosophe italien. C'est pourtant assez souvent le cas. Néanmoins il y a sélection. Analyser la réfutation de Bruno proposée par Mersenne suppose donc de travailler à la fois sur le plein et sur le creux, sur ce qu'il rapporte des théories du philosophe italien et sur ce qu'il en tait. Quels sont, au juste, les passages choisis par Mersenne ? Tout d'abord, le Minime semble bien plus intéressé par De l'infini que par De la cause : il traduit une bonne partie du premier et le début du deuxième dialogue de l'ouvrage consacré à l'univers infini, tandis qu'il se limite à choisir très peu de passages de l'écrit métaphysique par excellence de Bruno. Venons-en aux détails. Le De l'infini, on l'a dit, se propose de démontrer l'infinité de l'univers. Il utilise deux arguments principaux, et un argument secondaire : d'une part, il polémique contre la notion aristotélicienne du lieu et la remplace par celle d'espace infini, homogène et parsemé d'un nombre également infini de systèmes solaires semblables au nôtre. D'autre part, il essaie de démontrer qu'un univers infini est le produit nécessaire de l'étroite union existant entre la puissance et la volonté de Dieu 24 . On pourrait les définir comme la preuve physique et la preuve théologique de l'univers infini 25 . Bruno 23. J. Lagrée," Mersenne traducteur d'Herbert de Cherbury ",Les études philosophiques, 1994 1 1-2, 25-40, qui ne se prononce pas sur les intentions de Mersenne, mais remarque que les écarts entre le texte source et le texte cible signalent les " points névralgiques du texte de Cherbury " (39). 24. G. Bruno, De l'infini, de l'univers et des mondes, éd. G. Aquilecchia et alii, dans Œuvres complètes, dirigées par Y. Hersant et N. Ordine, t. IV, Paris, Les Belles Lettres, 1995, 8-18 et 60106. 25. Pour une analyse du problème de l'infinité de l'univers chez Bruno, voir tout d'abord M.A. Granada, Introduction à Bruno, De l'infini, op. cit.; ensuite A. Koyré, Du monde clos à l'univers infini, op. cit., 66-78; P.-H. Michel, La cosmologie de Giordano Bruno, Paris, Hermann, 1962, 165-191; H. Védrine, La conception de la nature chez Giordano Bruno, Paris, Vrin, 1967, 149175 et 237-259; A. Ingegno, Cosmologia e filosofia nel pensiero di Giordano Bruno, Florence, La Nuova ltalia, 1978, 98-169 et 223-236 ; H. Blumenberg, Aspekte der Epochenschwelle : Cusaner und Nolaner, Frankfurt, Suhrkamp, 1985, 109-163; M. Ciliberto, Giordano Bruno, Rome, Bari, Laterza, 1990, rééd. 1992, 103-122 et 231-241; J. Seidengart, "La cosmologie infinitiste de Giordano Bruno", dans Infini des mathématiciens, infini des philosophes, op. cit., 59-82; M.A. Granada, "Bruno, Digges e Palingenio : omogeneità ed eterogeneità nella concezione dell'universo finito ", Rivista di storia della filosofia, XLVII, 1992 1 1, 47-53; idem, "Il rifiuto della distinzione tra potentia absoluta e potentia ordinata di Dio e l'affermazione dell'universo infinito in Giordano Bruno", Rivista di storia della filosofia, XLIX, 1994, 3, 495-532; idem, El debate cosmolôgico en 1588. Bruno, Brahe, Rothmann, Ursus, R(jslin, Naples, Bibliopolis, 1996, 15-30; J.R. Poulain, "Giordano Bruno, une éthique de l'infini", Bibliothèque d'humanisme et renaissance, LIX, 1997, 2, 305-320; A. Del Prete, Universo infinito e pluralità dei mondi, 68-95 ; M.A. Granada, "L'infinité de l'univers et la conception du système solaire chez Giordano Bruno", Revue des sciences philosophiques et théologiques, LXXXII, 1998, 243-275 ; A. Del Prete, Bruno, les mondes et l'infini, Paris, P.U.F., 1999.
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nous présente enfin un autre genre de raison, qu'on peut cependant ramener à sa conception des rapports entre l'infini en acte et l'infini en puissance et, en dernier ressort, à la preuve théologique. Au début du deuxième dialogue il nous explique que nous sommes en mesure d'imaginer des grandeurs qui s'accroissent à l'infini ; de même, le feu pourrait embraser des objets infinis, si on en lui donnait l'aliment: si Dieu n'avait pas produit un monde infini, nos capacités et celles du feu seraient supérieures aux capacités de Dieu (qui n'aurait pas su engendrer un univers infini), ce qui est impossible 26 . Le reste de l'ouvrage est consacré à une soigneuse réfutation de la physique péripatéticienne, notamment des notions de lieu, mouvement et élément, et à la présentation d'une cosmologie qui fait des astres des êtres animés se mouvant grâce à leur propre âme, mais qui met aussi à jour des doctrines, comme celle relative à l'espace, qui ont de nombreux points en commun avec la philosophie naturelle moderne. On peut commencer l'analyse de la traduction de Mersenne par l'examen des coupes qu'il apporte au texte de Bruno. Le Minime ignore presque totalement les arguments plus spécifiquement physiques de Bruno, qui pourtant occupent la quasi-totalité de l'ouvrage; en revanche, il traduit ou résume les passages concernant la preuve théologique, même ceux qui sont les plus liés à la discussion médiévale sur la toute-puissance de Dieu, désormais un peu périmés au xvne siècle 27 . Il y a deux exceptions: il relate la discussion initiale de De l'infini sur le rôle des sens et de l'entendement dans la connaissance de l'infini, et il déclare que le feu ne saurait jamais s'accroître à l'infini 28 . On peut aisément expliquer le premier écart : Mersenne s'intéresse aux discussions gnoséologiques et il a embrassé une forme modérée de scepticisme29 (les hommes ne sont pas en 26. Bruno, De l'infini, 108-110. 27. An cours de la discussion sur l'infinité du monde, Bruno utilise la distinction entre puissance infinie intensivement et puissance infinie extensivement qui, à l'origine, avait été inventée par les commentateurs de la Physique d'Aristote afin d'expliquer pourquoi le mouvement du Premier Mobile n'est pas infiniment rapide, voire instantané, alors que la puissance motrice de Dieu est infinie: Bruno, De l'infini, 94-106. 28. M. Mersenne, L'Impiete des Deistes, et des plus subtils Libertins découverte, et refutee par raisons de Theologie, et de Philosophie. Avec un poëme qui renverse le poëme du Deiste de point en point. Ensemble la refutation des Dialogues de Jordan Brun, dans lequels il a voulu establir une infinité de mondes, et l'ame universelle de l'Univers. Avec plusieurs difficultez Mathematiques qui sont expliquées dans cet œuvre. Le tout dedié à Monseigneur le Procureur General du Roy, par F. Marin Mersenne, de l'Ordre des PP. Minimes. Seconde partie, Paris, 1624, 281-283 et 296297. 29. M. Mersenne, La Verité des Sciences. Contre les Sceptiques ou Pyrrhoniens. Dedié a Monsieur Frere du Roy, Par F. Marin Mersenne de l'Ordre des Minimes, Paris, 1625, 14-15 (réimpr. anastatique, Stuttgart, Bad Cannstatt, 1969) ; sur le scepticisme de Mersenne et sur son refus d'attribuer à la physique le caractère de science démonstrative, qu'il accorde en revanche aux mathématiques, voir R.H. Popkin, The history of scepticism from Erasmus to Spinoza, Berkeley, Los Angeles, Londres, Univ. of California Press, 1979 [l'e éd. Assen, 1960], 129-141; P. Dear, Mersenne and the learning of the Schools, Ithaca et Londres, Cornell Univ. Press, 1988, 53, 71, 73 ; V. Carraud, " Mathématique et métaphysique : les sciences du possible", Les études philosophiques, 1994, 145-159; C. Buccolini, "Il ruolo del sillogismo nelle dimostrazioni geometriche della Vérité des Sciences di Marin Mersenne", Nouvelles de la république des lettres, 1997, 7-36.
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mesure de connaître l'essence des choses, mais doivent se borner à en décrire les effets). Il peut à la fois reconnaître le bien fondé de la distinction proposée par Bruno entre la connaissance sensible, rationnelle et intellectuelle (tout en croyant que les deux derniers termes ne font qu'un), et soutenir que son adversaire en tire de fausses conséquences. Quant au second écart, sa présence ne doit pas nous étonner : Mersenne résume la troisième preuve de l'infinité de l'univers en accentuant sa conformité à l'argument théologique. Le Minime suit donc le raisonnement de Bruno, se permettant parfois d'en déplacer les arguments, ce qui cependant n'en altère pas le sens profond30 . L'univers serait infini car l'entendement et la volonté de Dieu sont une même chose, ainsi que sa nécessité et sa liberté. Puisque la puissance d'un être se constate à ses effets, si l'univers était fini il s'ensuivrait que la puissance de Dieu serait de même finie. Cela dit, l'infinité de Dieu et celle du monde ne seraient pas identiques, car ce qui change est le rapport entre le tout et ses parties, les attributs de Dieu étant infinis, alors que les parties de l'univers ne le sont pas 31 . La traduction de Mersenne s'interrompt, nous l'avons dit, aux premières pages du deuxième dialogue de De l'infini; il se limite à extraire un autre passage traitant de l'âme du monde comme principe de mouvement 32, ce qui s'explique par les chapitres suivants de L'impiété des déistes consacrés à cette notion. Les extraits de De la cause traduits par Mersenne - sauf une allusion rapide aux limites de notre entendement, qui ne saurait jamais connaître Dieu par ses effets- ne concernent à vrai dire qu'un seul problème, l'existence de l'âme du monde et ses rapports avec l'âme de l'homme 33 . Mersenne doit avoir jugé que le déterminisme théologique de Bruno était suffisamment prouvé, même sans en signaler les traces dans l'utilisation des doctrines de Marsile Ficin et Nicolas de Cuse proposée par Bruno dans De la cause. Si l'on analyse plus en détail la traduction de Mersenne, on remarque d'abord certains choix d'ordre lexical. Le Minime semble vouloir donner une patine scolastique au langage de Bruno: il traduit chaque fois "l'efficiente" par " la cause efficiente " ou par " causes ", et " efficacia " par " puissance ". Cette décision pourrait attester un désir de christianiser Bruno - comme le Minime s'y emploiera plus tard avec Herbert de Cherbury 34 . On peut d'ailleurs signaler deux usages par Mersenne des termes de "Dieu" et de "Créateur", 30. Il faut cependant remarquer que Mersenne néglige le passage où Bruno, polémiquant contre les calvinistes, explique que son déterminisme théologique ne saurait éliminer la liberté de l'homme et montre sa confiance en l'accord entre la philosophie et la théologie, confiance fondée sur la séparation entre le peuple (auquel s'adressent les préceptes religieux) et le sage (qui n'a besoin que de la philosophie): Bruno, De l'infini, 90-94. 31. Mersenne, L'impiété des déistes, t. II, 284-297. 32. Ibid., 11, 297-298. 33. Ibid., 11, 358-363 ; G. Bruno, De la cause, du principe et de l'un, éd. G. Aquilecchia et alii, dans Œuvres complètes, t. III, Paris, Les Belles Lettres, 1996, 105, 107, 113, 117, 135 et 137-39. 34. J. Lagrée, "Mersenne traducteur d'Herbert de Cherbury ", art. cit.
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sans qu'il en soit question chez le Nolain, ainsi qu'un passage où il primo principio devient " Dieu ", et un ajout de veine apologétique où les mondes infinis seraient les miroirs de la grandeur de Dieu, comme notre monde refléterait sa bonté. Cette hypothèse serait cependant contradictoire avec le dessein de Mersenne, qui vise à réfuter un déiste dangereux. Il n'a aucune raison de vouloir dissimuler l'hétérodoxie de Bruno, alors qu'il avait toutes les raisons de christianiser un texte comme le De veritate de Cherbury, qu'il souhaitait présenter positivement au public. Evoquera-t-on un réflexe inconscient du Minime ? Nous ne pouvons exclure a priori cette hypothèse, cependant il faut remarquer que cet automatisme n'agit pas constamment. Mersenne se détache de Bruno en mentionnant Dieu seulement à trois endroits, alors qu'il lui est fidèle dans d'autres passages où le philosophe italien parle de primo efficiente, agente, efficiente fisico universale : même quand il ne traduit pas à la lettre ces expressions, il ne fait aucun effort pour les déplacer d'un contexte métaphysique à un contexte théologique. Les autres traits de la traduction de Mersenne ne dépendent pas de ses choix linguistiques (il s'agit en effet, de ce point de vue, d'une traduction très fidèle), mais des coupes qu'il effectue dans les passages sélectionnés. Parfois, ces raccourcis influent peu sur la compréhension de la philosophie de Bruno : le Minime, par exemple, traduit infinità intensiva par " une puissance infinie de mouvoir intensive", ou infinità intensiva, con la quale puà far mondi innume-
rabili, muovere mondi innumerabili, e ciascuno di quelli e tutti quelli insieme muovere in uno istante par "l'intensive [infinité], par laquelle il peut mouvoir infiniment". Ce faisant, Mersenne simplifie le raisonnement de Bruno, qui lie étroitement la manifestation de la puissance infinie intensive de Dieu par un mouvement infini, avec son déploiement dans un univers infini. Cependant le contexte reste suffisamment clair pour que la démarche de De l'infini demeure compréhensible. Ailleurs, la pensée de Bruno apparaît davantage déformée par les résumés de Mersenne. La démonstration" théologique" de l'infinité de l'univers, on l'a vu, est fondée chez Bruno sur trois éléments: la puissance infinie de l'efficient, la capacité infinie de 1'espace, et la réalisation concrète de ces possibilités dans des mondes infinis -la capacité infinie de l'espace ne pouvant passer à l'acte sans la sanction supérieure constituée par la coïncidence en Dieu du pouvoir et du faire. La traduction de Mersenne ne rapporte que les deux premiers éléments, sans mentionner l'infinito atto di existenza: la seule évocation de la capacité de l'espace semble entraîner automatiquement l'existence d'un univers peuplé de mondes infinis. A la rigueur, les lignes qui suivent, dont les protagonistes sont la puissance infinie de la cause efficiente et l'espace plein, suffiraient à dissiper les équivoques. A d'autres endroits, les conséquences des coupes apportées par le Minime sont plus sérieuses, sans qu'elles compromettent pour autant la compréhension des thèses principales sur l'univers infini et l'âme du monde. Ainsi les premières lignes exposant le contenu de De l'infini
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semblent attribuer l'impossibilité de saisir l'infini par les sens à une insuffisance d'ordre quantitatif (ils ne nous montrent que les objets qui nous entourent), tandis que Bruno la ramenait aussi à leur incapacité de nous dévoiler l'essence et la substance des choses. En conclusion, la traduction de Mersenne est, à plusieurs égards, remarquablement fidèle à l'original: quand le Minime ne fait que traduire, il respecte en effet le texte de Bruno. Deux éléments finissent, au contraire, par nous donner une image fausse de De l'infini et de De la cause: Mersenne nous présente des morceaux choisis, qu'il abrège parfois, en en altérant le contenu, et il en néglige d'autres, qui pourtant consignent d'importantes théories du philosophe italien. Reconnaissons cependant que le Minime ne déforme pas à dessein les opinions de son adversaire, dans l'intention de le mieux réfuter. Il a bien saisi l'enjeu du problème soulevé par la doctrine de l'univers infini, même s'il ne s'intéresse qu'à ses conséquences théologiques, alors qu'en traitant de l'âme du monde, il finit par interpréter Bruno sub specie libertinismi, comme on le verra par la suite. La lecture par Mersenne des dialogues de Bruno a donc transformé sa perception du problème des dimensions du monde : Mersenne concentre son attention sur la théorie de l'infinité de l'univers, laissant de côté l'hypothèse de la pluralité des mondes, et il s'intéresse seulement aux aspects qui relèvent de la théologie, sans mentionner les conséquences astronomiques et physiques des doctrines du Nolain. Il suffit de remarquer que, s'en tenant aux extraits contenus dans L'impiété des déistes, le lecteur n'aurait jamais su que Bruno était un partisan de Copernic et qu'il liait étroitement infinité de l'univers et héliocentrisme. Non que Mersenne ait perdu sa vocation à la vulgarisation scientifique : au contraire, plusieurs chapitres du deuxième volume de L'impiété des déistes sont consacrés à la discussion de problèmes d'optique et d'astronomie. On peut alors supposer un choix délibéré de Mersenne dont la conséquence est double: tout d'abord, la philosophie de Bruno en ressort amoindrie et l'on ne fait de lui qu'un hérétique condamné au feu par Rome; ensuite, les évolutions de l'astronomie moderne sont nettement séparées de la dangereuse philosophie de Bruno. A cette époque, le Minime ne saurait être considéré comme un sympathisant de Copernic (il semble préférer le modèle de Tycho). On ne peut donc lui attribuer la volonté de ne pas l'associer à Bruno afin de ne pas compromettre ce système35 . Toutefois, le silence de Mersenne sur le copernicianisme de Bruno et sur les aspects les plus strictement astronomiques de sa pensée masquent au lecteur les conséquences hétérodoxes qui pouvaient être tirées de l'héliocentrisme. Cette omission est d'autant plus significative que les pages consacrées par Bruno à la réfutation de la notion péripatéticienne de lieu 35. L'attitude de Mersenne envers le copernicianisme a été étudiée par W.L. Hine, "Mersenne and copernicanism ",Isis, LXIV (1973), 18-32, et P. Costabel," Mersenne et la cosmologie", dans 1588-1988. Quatrième centenaire de la naissance de Marin Mersenne. Actes du Colloque scientifique international et de la célébration nationale, Le Mans, Faculté des Lettres, 1994, 47-55.
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s'inspirent ouvertement de Lucrèce, ce qui aurait donné l'occasion au Minime d'accuser Bruno d'une autre impiété, celle d'être un partisan d'Epicure. Mersenne semble en outre ignorer que, dès le début, la discussion sur les dimensions du monde était liée au problème théologique de la toute-puissance divine : la correspondance entre Tycho Brahe et Christophorus Rothmann nous révèle que le choix entre géo-héliocentrisme et héliocentrisme passe à travers une interprétation différente de cet attribut divin 36 . La réfutation de Mersenne se fonde sur des principes théologiques. Son refus de l'univers infini ne découle pas de la doctrine aristotélicienne, qui niait l'existence de tout corps infini en acte. Il n'a pas encore trouvé une démonstration certaine de cet axiome péripatéticien, il croit même que la toute-puissance de Dieu peut réaliser tout ce qui n'est pas contradictoire, y compris l'infini en acte 37 . Ce que Mersenne reproche à Bruno est d'avoir fait de Dieu un agent nécessaire, alors qu'il y a une différence entre les possibles infinis conçus par son entendement, et le nombre fini de choses que sa volonté choisit de créer. Nous sommes autorisés à identifier la puissance de Dieu à sa volonté lorsque nous parlons des rapports existant entre les trois personnes de la Trinité, ce que les théologiens appellent l'action ad intra, et non pas des rapports entre Dieu et le créé, soit son action ad extra 38 . Dans le premier volume de L'impiété des déistes, Mersenne avait d'ailleurs déjà soutenu que les objets de la sagesse-entendement de Dieu et ceux de son pouvoir-volonté sont différents : Dieu conçoit des choses qu'il ne crée pas. Cependant la nécessité de réfuter les Quatrains du déiste, et de sauvegarder les principes de bonté et d'immutabilité divines, l'avait conduit à souligner, à la fois, que les attributs divins ne font qu'un avec l'essence divine, et que c'est notre entendement limité qui nous oblige à distinguer entre plusieurs raisons formelles pour mieux comprendre les perfections divines 39 . Il s'ensuit que Dieu pourrait créer un univers infini mais qu'il ne le veut pas, et que seul le Verbe est une image parfaite de Dieu le Père, ce qui est l'exact contre-pied des opinions soutenues par Bruno40 . 36. T. Brahe, Opera omnia, éd. l.L.E. Dreyer, t. VI, Hauniae, 1919, 216 et 220-222. Sur ces pages, voir M.A. Granada, El debate cosmologico en 1588, op. cit., 71-75. 37. Mersenne, L'impiété des déistes, t. II, 349-350. 38. Ibid., t. II, 299-317, 321-322. V. Carraud ("Mathématique et métaphysique ... ", art. cit.) a remarqué que la séparation entre entendement et volonté de Dieu remonte aux Quaestiones in Genesim, qui nous expliquent que la nature divine seule est nécessaire, tandis que la création est contingente. L'allusion au dogme de la Trinité témoigne de la grande sensibilité théologique de Mersenne : les actes du procès nous révèlent en effet que Bruno avait nourri des doutes sur ce dogme dès sa jeunesse (L. Firpo, Il processo di Giordano Bruno [Naples, 1949] Rome, Salerno, 1993, 168-71). Si Mersenne avait lu le Spaccio de la hestia trionfante et La cabala de l'asino pegaseo, il aurait sans doute démasqué la violente polémique menée par Bruno contre le Christ et sa prétention à être médiateur entre Dieu et les hommes, alors que la véritable image de Dieu est l'univers. 39. Mersenne, L'impiété des déistes, t. 1, 390-391, 409-414, 429-432, 447-450. 40. Ibid., t. II, 333-335.
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En conséquence, on ne saurait juger du pouvoir divin à partir des créatures : Dieu serait parfait même s'il n'avait rien créé, et la séparation entre le créateur et la créature, fondée sur la différence entre ce qui est nécessaire et ce qui est contingent, resterait entière même si la créature était infinie en grandeur. D'ailleurs, tout être créé, aussi petit et humble soit-il, témoigne de la grandeur et de la bonté de Dieu, si on le considère correctement41 . Mersenne affirme en outre que le monde est le produit de la volonté de Dieu. Il faut entendre cette affirmation dans son sens le plus radical : non seulement nous ne pouvons donner des raisons a priori des phénomènes naturels, ce qui explique pourquoi la physique n'est pas une science démonstrative au même titre que les mathématiques, mais il faut aussi ramener la structure des objets qui nous entourent à la volonté de Dieu, qui a choisi de les créer tels qu'ils sont. Les dimensions de l'univers et les mouvements des corps sont un résultat du libre choix de Dieu, ce choix étant à tel point insondable que, dans les pages qui précèdent les chapitres consacrés à Bruno, Mersenne admet qu'on ne devrait pas préférer le modèle astronomique de Tycho à celui élaboré par Copernic sur la base de considérations théologiques (Dieu peut bien créer l'univers immense nécessaire au système héliocentrique), mais qu'il faut trouver d'autres preuves 42 . Le Minime cherche à démontrer que la structure du monde n'a aucune nécessité, afin de rétablir, contre les déistes et les libertins aussi bien que contre Bruno, la dépendance de la créature à l'égard du créateur. Si on appliquait à la lettre ses principes, il s'ensuivrait que nous ne sommes jamais en mesure d'expliquer pourquoi un objet a certaines propriétés plutôt que d'autres sans remonter à la volonté de Dieu. Cette thèse l'éloigne non seulement du platonisme de Kepler, qui aurait voulu rapporter la structure du système solaire, les dimensions des planètes et leurs distances à des proportions physiques ou mathématiques, mais aussi de l'essai de Descartes de donner une explication génétique de l'univers en se servant seulement des propriétés de la matière et des lois du mouvement. Dieu a créé le monde numero, pondere et mensura, mais plusieurs interprétations de cette affirmation de la Bible sont possibles: selon Kepler, Dieu a suivi des lois mathématiques qui s'imposent à sa volonté ; Descartes veut qu'il ait respecté des vérités éternelles qui sont pourtant créées par lui; d'après Mersenne, Dieu a tout simplement choisi les dimensions du monde et de tous les êtres créés, sans qu'on puisse en trouver une règle au-delà de la volonté divine. Il nie que la disposition des planètes suive une nécessité imposée par la matière (comme le voudraient les déistes et 41. Ibid., t. II, 322-328, 331-333 et 378. L'indépendance des attributs de Dieu de leurs effets avait été soutenue aussi dans le premier volume de L'impiété des déistes, 341-342 et 504-505. 42. Mersenne, L'impiété des déistes, t. I, 96-100, 129-130, 231-232, 463-464, 478-479, 519521, 622-627; t. II, 186-201, 304-305, 317-319. Mais voir aussi les Questions théologiques, 341346 et 353-355. Les opinions astronomiques de Mersenne ont été analysées par Lenoble dans Mersenne ou la naissance du mécanisme, op. cit., 454-461.
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les libertins) ou bien par l'activité de l'âme du monde, visant à la conservation des êtres (comme le voulait Bruno)43 . En dernier ressort, cette conviction de Mersenne élimine toute interrogation indiscrète sur les voies de Dieu (sur celles de la grâce aussi bien que sur les lois naturelles) et toute tentative de donner une explication naturelle des miracles, comme il nous l'explique en réfutant les opinions de Bruno sur l'âme du monde. Si Dieu était dépourvu de liberté, comme le voudrait le philosophe italien, il ne saurait intervenir dans l'histoire par des miracles, lesquels seraient en revanche l'effet des causes naturelles 44 . Ramenant tout au libre choix de Dieu, depuis la décision de créer le monde jusqu'à celle d'accorder certaines propriétés à ses parties, Mersenne ne s'aperçoit pas que, d'après Bruno, le tout et ses parties ne se situent pas au même niveau. S'il est absolument nécessaire que l'univers soit infini, dans le cas des êtres particuliers, au contraire, on ne peut parler que d'une nécessité conditionnée, qui découle de l'interaction de deux principes, la loi de la vicissitude qui impose à chaque partie de la matière de réaliser tour à tour toutes les formes possibles, et l'essai accompli par tout être de se conserver comme telle plus longtemps possible, grâce à l'aide de son âme, particularisation de l'âme du monde, qui dicte ses mouvements. Il est donc tout à fait erroné de demander, comme le fait Mersenne, pourquoi Bruno ne déduit pas de son déterminisme théologique l'existence d'un homme infiniment grand, alors qu'il croit nécessaire que le monde soit infini45 . LA RÉFUTATION DE LA DOCTRINE DE L'ÂME DU MONDE
Venons-en aux problèmes posés par l'âme du monde 46 . Plusieurs critères interprétatifs s'entrecroisent dans les pages de Mersenne. Tout d'abord, il émet deux sortes d'avis sur cette doctrine, l'un philosophique, l'autre théologique. Ensuite, il tient à nuancer son jugement selon le sens que l'on confère à la notion. Enfin, il distingue les philosophes antiques des libertins modernes. Nous avons déjà signalé que le choix des passages traduits de De la cause est encore plus sélectif que celui de De l'infini: Mersenne se contente d'extraire les pages traitant du problème de l'âme du monde, ce qui n'est pas sans conséquence, comme on le verra par la suite. Dissociées de leur arrièreplan métaphysique, les opinions du philosophe italien en ressortent parfois comme peu intelligibles, même si Mersenne est en mesure de saisir le dessein 43. Mersenne, L'impiété des déistes, t. I, 262-227; t. II, 317-319. 44. Ibid., t. 1, 519-521 ; t. II, 365-368. 45. Ibid., t. II, 339-340. 46. La réfutation de la théorie de l'âme du monde élaborée par Mersenne a été soigneusement analysée par C. Gômez, " Marin Mersenne versus Giordano Bruno : la crîtica mersenniana al concepto de anima mundi y la condena de la magia ", L1m11ov. Revista de filosofia, XIV (1997), 93109.
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général de Bruno visant à redéfinir les rapports entre Dieu et l'univers. Alors que Bruno était le seul protagoniste des pages consacrées à l'infinité de l'univers, ses thèses sur l'âme du monde sont comparées à celles de plusieurs philosophes antiques (comme les platoniciens et les stoïciens), et contemporains (comme Etienne Roderic). Le jugement porté par Mersenne sur ces personnages et leurs doctrines est plus ou moins sévère, mais il est évident, par le choix réduit des passages traduits et le ton de leur réfutation, que cette fois, il ne s'intéresse pas spécifiquement à Bruno mais voit en lui un simple représentant de ce type de libertinage qui aspire à se dispenser de Dieu et de la Révélation pour vivre librement selon " les lois de la nature ". D'un point de vue philosophique, la doctrine de l'âme du monde semble à Mersenne tout à fait inutile. Elle prétendrait mieux expliquer les phénomènes naturels en posant qu'ils sont l'effet du rapport entre cette forme universelle et les accidents du corps particulier qu'elle anime. Mais, contre cette supposition, le Minime avance deux objections. Tout d'abord, elle ne nous renseigne pas sur ce que sont exactement ces accidents. Ensuite, ne connaissant pas la forme interne des choses, il vaudrait mieux s'en tenir à ce que nous percevons de leur apparence extérieure; puisque nous n'observons pas un être unique mais des objets tous différents, il est plus vraisemblable qu'il existe plusieurs formes particulières qu'une seule forme universelle. Enfin, la théorie de l'âme du monde ne contribue pas à nous donner une conception plus élevée de Dieu, parce que, comme toute créature, l'âme du monde ne doit pas être prise comme critère pour juger de l'excellence de l'action divine, comme Mersenne l'a déjà dit en rejetant l'infinité de l'univers. Si, d'ailleurs, on cherche une trace de l'unité divine dans les créatures, comme le font les platoniciens, on peut la trouver dans chaque être singulier sans recourir à cette supposition 47 . Quant aux critiques adressées spécifiquement à Bruno, nous pouvons les regrouper en trois catégories principales : objections ressortissant de la philosophie naturelle, de la morale et de la théologie. Les premières se situent dans la droite ligne des griefs que l'on vient d'évoquer: les qualités que la philosophie traditionnelle attribue aux choses suffisent à expliquer les phénomènes naturels sans qu'on ait à postuler l'existence de l'âme du monde. Le Minime pense ensuite que les doctrines de Bruno ne sauraient expliquer la diversité des êtres et l'alternance des formes extérieures: pourquoi l'âme du monde, étant une et unique, éprouverait-elle le besoin de se revêtir de tant d'apparences différentes, quittant les unes pour s'envelopper dans d'autres? Faute d'avoir mieux examiné les ouvrages de Bruno, Mersenne ne semble pas avoir compris le rôle de la notion de "vicissitude ", donnant une explication du changement. Selon le philosophe italien, la simple infinité spatiale de l'univers ne lui permettrait pas d'être l'image du premier principe: il est vrai que l'univers infini 47. Mersenne, L'impiété des déistes, t. 11, 370-381.
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contient toutes les formes possibles, comme Dieu, mais il les possède de façon "expliquée", c'est-à-dire que chaque forme singulière est finie. Ne pouvant réaliser tous les possibles au même instant, chaque partie de la matière doit revêtir tour à tour toutes les formes afin de devenir tout successivement et dans le temps 48 . Faute d'avoir mis en relation la doctrine de la vicissitude et les définitions de l'infinité de Dieu et de l'univers de De l'infini, qu'il a pourtant traduites 49 , Mersenne croit avoir réfuté Bruno en faisant remarquer au Déiste que la seule façon d'expliquer la diversité que nous admirons dans le monde est d'en appeler au libre choix de Dieu, voie interdite à ces libertins qui veulent tout ramener à une nature (ou âme du monde) impersonnelle et dépourvue de volonté 50 . Ces équivoques ne sont pas sans conséquences : toutes les objections à la morale qui procéderait de la théorie de l'âme du monde se fondent sur un double présupposé. D'une part, nul être ne serait responsable de ses actions, imposées par l'âme du monde; d'autre part, les crimes les plus épouvantables perdraient toute importance, les êtres particuliers n'étant que des épiphénomènes de la forme universelle, qui seule existerait réellement. De ces principes découleraient de fâcheuses conclusions ébranlant tout ordre social : l'âme du monde étant la même en tout homme, et le mérite individuel étant aboli, les sujets n'auraient plus aucune raison de respecter le pouvoir de leurs maîtres ou de leurs gouvernants51 . Les craintes de Mersenne ne correspondent guère aux opinions réelles de Bruno. Nous avons déjà remarqué que, dans des pages de De l'infini négligées par le Minime, Bruno défendait la liberté de l'homme et le principe de responsabilité individuelle, polémiquant implicitement contre le dogme réformé du salut par la foi seule: la conscience de n'être qu'une manifestation fugace de la forme universelle sert au Sage pour éloigner la crainte de la mort, mais la morale des Fureurs héroïques s'oppose à la fois à toute tentation de cupio dissolvi et à toute débauche justifiée par le refus du système normatif traditionnel. De toute façon, Bruno, aussi bien que les libertins, distingue soigneusement entre la morale du Sage et celle du peuple, ce dernier ayant besoin, en raison de son ignorance, de croire dans les dogmes de la religion- souvent faux d'un point de vue philosophique, mais qui gardent donc une utilité pratique considérable. Evoquant les censures théologiques de la doctrine de l'âme du monde, Mer48. G. Bruno, Le souper des cendres, éd. G. Aquilecchia et alii, dans Œuvres complètes, t. II, Paris, Les Belles Lettres, 1994, 254-256 ; mais voir aussi De la cause (ibid., t. III), 276-278, et De immenso et innumerabilibus, dans Opera latine conscripta, Naples, D. Morano, 1879 (réimpr. anastatique Stuttgart, Bad Cannstatt, 1962), t. I-1, éd. F. Fiorentino, 204. 49. Dieu est "tout infini" et "totalement infini", tandis que l'univers est "tout infini" mais non pas " totalement infini ". 50. Mersenne, L'impiété des déistes, t. II, 382-383, 386-390, mais aussi 395-396. 51. Ibid., t. II, 397-403. Les soucis d'ordre social de Mersenne ont été soulignés par N. BadaJoni, "Appunti intorno alla fama del Bruno nei secoli XVII e XVIII", Società, xrv, 1958, 487-519.
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senne revient à deux reprises sur ce problème, réfutant d'abord les théories de Bruno, développant ensuite sa pensée à la fin d'un examen général des formes différentes revêtues par cette notion. Examinant les thèses de De la cause, il s'oppose à l'identification de l'âme ou de l'entendement (intelletto) du monde avec le principe efficient : il a bien compris que la philosophie de Bruno abolit le dogme de la création. Il signale ensuite qu'aucune forme nouvelle ne pouvant être engendrée ou créée, on devrait renoncer de même à l'incarnation du Verbe et à la transsubstantiation. Il faudrait se défaire aussi de la grâce divine et du salut éternel, puisque le libre arbitre et l'immortalité de l'âme seraient abolis52 . Les derniers chapitres de L'impiété des déistes s'étendent davantage sur ces problèmes. La cible du Minime n'est plus Bruno, mais des Platoniciens ou des déistes, dont on ne précise pas l'identité et qui, d'après Mersenne, se considèrent comme de bons catholiques tout en adhérant à la doctrine de l'âme du monde. Les objections de Mersenne se fondent sur le présupposé qu'il est impossible de bâtir une morale une fois que l'on a effacé toute différence entre l'âme des hommes et celle des bêtes. Dans ce cas, un nombre important de dogmes serait renversé. Si notre âme n'est qu'une partie d'une forme plus universelle qui anime tout l'univers, aucune différence substantielle n'apparaît plus entre nous et les bêtes, elles aussi jouissant d'une âme qui est partie de celle du monde : pourquoi devrions-nous alors nous considérer comme immortels ? Il n'y aurait plus, en outre, aucune raison de croire en la liberté de notre volonté, ni en la résurrection des corps, ni en la doctrine de la grâce, ces dogmes présupposant que seul l'homme est inclus dans l'économie du salut et que l'âme humaine est individuelle53 . Ces pages de Mersenne suscitent trois sortes de considérations. En premier lieu, face aux impiétés avancées par certains novateurs, le Minime semble tâtonner. Il ne veut pas passer pour un défenseur outré du péripatétisme, comme il l'a dit dans la préface des Quaestiones in Genesim ; cependant il est parfois obligé de défendre certaines doctrines scolastiques, comme les notions de forme et de matière, soit faute de mieux, soit parce qu'il les trouve efficaces pour défendre les dogmes chrétiens (l'immortalité de l'âme, l'incarnation du Verbe, la transsubstantiation). Ces dettes envers le péripatétisme ne l'empêchent pas d'afficher une certaine pru-
dence dans les domaines gnoséologique et métaphysique (nous ne connaissons pas le fond des choses), qui a pu être interprêtée comme une marque de scepticisme. En deuxième lieu, son jugement des doctrines de Bruno semble double. En examinant les thèmes cosmologiques du philosophe italien, celui-ci est présenté comme un libertin, mais il finit par se détacher des autres auteurs réfutés 52. Mersenne, L'impiété des déistes, t. II, 381-382 et 404-406. 53. Ibid., t. II, 432, 438-459, 470-479, 481-483.
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par Mersenne à cause de l'originalité de ses opinions54 . En revanche, dès qu'il s'agit de problèmes relevant de la morale (les" contractions" du Sigillus ou la théorie de l'âme du monde de De la cause), Bruno est rapproché d'autres philosophes et décrit comme un simple représentant du libertinage. Le jugement de Mersenne peut être aisément expliqué : il ne semble pas avoir connu les dialogues moraux, les Fureurs héroïques, la Cabale du cheval pégaséen, et l'Expulsion de la bête triomphante. La polémique du Minime répond dans ce cas, non pas aux problèmes soulevés par les ouvrages de Bruno, mais aux sollicitations de la situation historique. Les libertins rejettent les dogmes chrétiens et le surnaturel, identifiant Dieu à la nature, et ils proposent une morale inspirée des préceptes stoïciens ; les doctrines morales choisies dans les ouvrages de Bruno sont donc celles qui peuvent le mieux s'inscrire dans ce contexte. Les omissions de Mersenne sont parfois macroscopiques : il se limite à indiquer rapidement que la doctrine de l'âme du monde peut servir à justifier la magie, sans se donner la peine de rédiger une véritable réfutation de cette dernière. Pourtant ce thème apparaît très clairement dans les passages de De la cause traduits par le Minime, et le temps où Bodin publiait la Démonomanie des sorciers n'est pas tellement éloigné. Nous disposons donc d'une confirmation indirecte d'une remarque faite par d'autres auteurs: les libertins utilisent les philosophes de la Renaissance italienne, notamment Machiavel, Cardan et Pomponace, appréciant leur tentative de donner une explication exclusivement naturelle du monde ; mais ils épurent leurs théories de toute référence à l' astrologie et à la magie, qui pourtant étayaient souvent ces tentatives 55 . La section de L'impiété de déistes consacrée aux objections théologiques contre la théorie de l'âme du monde renvoie souvent à la dogmatique chrétienne. On a pu, à partir de la réfutation des Quatrains du déiste, parler de "déisme avec les dogmes" pour désigner la religion de Mersenne56 . Sa position face à Bruno ne nous paraît pas correspondre à ce modèle. Le Minime, il est vrai, n'insiste guère sur la Révélation et les Ecritures, et semble davantage apprécier la théologie positive et le dogme de l'incarnation du Christ. Il faut cependant remarquer que le problème de l'identification de l'âme du monde avec Dieu ou le Saint Esprit, qui était le problème théologique par excellence soulevé par cette doctrine pendant le Moyen Age et la Renaissance, ne retient pas l'attention de Mersenne, ses préoccupations étant de type moral, ce qui 54. Nous avons cependant déjà souligné que l'interprétation de De l'infini donnée par Mersenne est très sélective, et qu'elle néglige la plus grande partie de la polémique menée par Bruno contre la physique aristotélicienne. Mersenne s'attaque aux aspects théologiques de la cosmologie de Bruno à cause de nécessités apologétiques naissant ailleurs que chez lui, cependant ce hasard se révèle heureux, puisque la démonstration de l'infinité de l'univers suppose chez Bruno une conception de la divinité opposée à celle du christianisme. 55. T. Gregory, "Illibertinismo nella prima metà del Seicento. Stato attuale degli studi e prospettive di ricerca ", dans Ricerche su letteratura libertina, op. cit., 3-47 56. J. Beaude, "Le déiste selon Mersenne", dans Illibertinismo in Europa (op. cit.), 199-208.
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peut être un indice des opinions des libertins visés par L'impiété des déistes 57. Quoi qu'il en soit, il est certain que le Minime, tout en exprimant sa prédilection pour la philosophie traditionnelle et sa distinction entre forme et matière, ne semble pas s'inquiéter des conséquences matérialistes induites par certaines interprétations de la doctrine de l'âme du monde (cette âme pouvant être identifiée avec l'esprit du monde, qui peut aisément être compris, soit comme le véhicule des opérations magiques, soit comme un élément exclusivement corporel permettant d'expliquer les phénomènes qui traditionnellement relevaient du domaine de l'incorporel58) et que son seul souci est d'exclure l'âme humaine de ce procès. Si tel est le jugement porté par Mersenne sur les opinions de Bruno, L'impiété des déistes ne condamne pas en bloc la doctrine de l'âme du monde, mais tient à en distinguer différentes formules. La première démarche du Minime vise à empêcher les libertins d'élaborer une généalogie respectable de leurs opinions à partir de la philosophie antique. Pour ce faire, Mersenne est disposé à reconnaître, sinon la validité de la théorie platonicienne et stoïcienne de l'âme du monde, du moins sa compatibilité avec la doctrine chrétienne: d'après lui, elle serait une déformation de certains dogmes communément admis par les juifs et les chrétiens. En essayant de comprendre la divinité, les Anciens auraient comparé Dieu à la nature, à l'esprit, à l'âme du monde. Dans cette tentative d'attribuer à Dieu les aspects excellents du créé, ils se seraient arrêtés avant d'atteindre les vérités révélées; leurs efforts pour décrire l'omniprésence, l'omniscience et la providence divines ne doivent pas être méprisés, car leurs intentions étaient droites, contrairement à celles des libertins modernes qui veulent substituer la nature à Dieu. Mersenne semble donc suivre une analyse comparée des religions qui se rapproche de la prisca theologia des platoniciens florentins et qui sauvegarde la primauté de la Révélation judéo-chrétienne, en supposant que toutes les théories philosophiques qui rappellent certains dogmes chrétiens ne représentent qu'une dégénérescence de cette première tradition59 . 57. Sur l'identification de l'âme du monde avec le Saint-Esprit au Moyen Age et à la Renaissance, voir T. Gregory, Anima mundi. La filosofia di Guglielmo di Conches ela scuola di Chartres, Florence, Sansoni, 1955, 123-74, et D.P. Walker, The Ancient Theo/ogy. Studies in christian platonism from the fifteenth ta the eighteenth century, Londres, Duckworth, 1972, 37-38 et 110122. 58. Pour les rapports entre l'âme et l'esprit du monde, voir D.P. Walker, Spiritual and Demonic Magic from Ficino ta Campanella [Notre Dame et Londres, 1975], Paris, Albin Michel, 1988 et Il concetto di spirito o anima in Henry Moree Ralph Cudworth, Naples, Bibliopolis, 1986. Les développements matérialistes de la théorie de l'âme du monde sont bien représentés dans les traités clandestins et leurs sources : un texte d'importance capitale se trouve dans G. Lamy, Discours anatomiques. Explication méchanique et physique des fonctions de l'âme sensitive, éd. A. Minerbi Belgrado, Paris, Universitas, et Oxford, Voltaire Foundation, 1996, 99-106. Sur la fortune de ce passage voir l'introduction de A. Minerbi Belgrado, 28-30, et J.S. Spink, "Libertinage et "spinozisme": la théorie de l'âme ignée", French studies, l, 1947, 219-231. S. Matton, dans "Alchimie et stoïcisme " (Chrisopœia, v, 1992-96, 5-152), a donné une étude très détaillée de la théorie du spiritus mundi dans la tradition alchimique et de ses ascendances philosophiques. 59. Mersenne, L'impiété des déistes, t. 1, 282-285; t. II, 410-420 et 425.
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La deuxième démarche de Mersenne consiste à montrer l'existence de plusieurs versions de la théorie de l'âme du monde, et leur compatibilité avec les dogmes de la foi. Pour certains, l'âme du monde serait le lien animé qui unit tous les corps particuliers, sans que ces derniers perdent leur identité propre (forme, matière et accidents). Pour d'autres, l'âme du monde serait en revanche une forme universelle embrassant tous les objets, à l'exception de l'homme, qui a sa forme propre: l'âme raisonnable. L'âme du monde pourrait enfin être une forme assistante, entretenant avec le monde le même rapport qui existe entre les anges et les cieux qu'ils meuvenë 0 . Ces théories, comme celle de Bruno, se révèlent finalement inutiles, car elles ne nous aident pas à mieux philosopher; elles ne découlent pas de l'observation des phénomènes naturels et elles ne contribuent pas à nous donner une image plus digne de Dieu. Cependant elles ne sont pas hérétiques 61 . Seul le dogme de la transsubstantiation semble poser problème: les pages consacrées par Mersenne à l'eucharistie nous permettront de résumer sa complexe stratégie face à la doctrine de l'âme du monde. Il en parle, en effet, à deux reprises: la première fois, s'agissant des opinions de Bruno, il est très ferme dans sa condamnation. Le dogme nous oblige à croire que la substance du pain se transforme en celle du corps du Christ, alors que les accidents extérieurs, comme la couleur, la saveur, la figure et la quantité, demeurent. Si la forme de tous les êtres est la même- l'âme du monde-, et qu'elle acquiert diverses capacités en se revêtant d'accidents, on ne peut plus parler alors de présence réelle, ni de transsubstantiation. L'âme du Christ, en effet, serait une partie de l'âme du monde et les accidents extérieurs du pain demeureraient identiques après la consécration. Mersenne s'oppose à tous ceux qui logent la différence entre les êtres dans les accidents -lesquels sont, d'après lui, figure, quantité, saveur et couleur. Ceci doit retenir notre attention : quelques décennies plus tard, quand Descartes, tout en éliminant les qualités secondes, affirmera que les corps se différencient à cause du mouvement, de la figure et de la quantité, Mersenne ne semblera plus s'inquiéter du sort des explications eucharistiques traditionnelles. En 1624, il avait rappelé les décrets du Concile de Trente pour mieux repousser la doctrine de l'âme du monde 62 . Revenant une seconde fois sur cette question, Mersenne se refuse cependant à condamner les auteurs qui croient que tous les corps ont une même forme, 60. Ibid, t. II, 428-431. 61. ibid., II, 371. 62. Ibid., 11, 406, 450-455. L'étude de reférence sur le débat eucharistique dans la tradition cartésienne reste 1.-R. Armogathe, Theologia cartesiana. L'explicationphysique de l'Eucharistie chez Descartes et Dom Desgabets, La Haye, Nijhoff, 1977; pour les développements chez Malebranche et dans la littérature clandestine, voir N. Malebranche, Œuvres complètes (éd. P. Costabel, A. Cuvillier, A. Robinet), t. XVII /1 : Pièces jointes. Ecrits divers, Paris, Vrin, 1960, 447-457, ainsi que notre édition des Explications sur le mystère de l'Eucharistie, à paraître dans A. Mothu et G. Mori (eds), "Le philosophe " et autres petits écrits clandestins de l'âge classique, Paris, Champion.
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mais qui en exceptent l'hommé3 . A vrai dire, ses éclaircissements ne sont pas pleinement convaincants : si la forme des corps est la même, comment soutenir que celle du pain se transmue en corps du Christ ? Le Minime emploie ici de subtiles distinctions scolastiques, cependant le lecteur éprouve le sentiment qu'il tient davantage à sa conclusion qu'à la force de son raisonnement. Selon lui, toutes les versions de la doctrine de l'âme du monde ne soulèvent pas de problèmes théologiques. Il ne les condamne pas d'emblée comme hérétiques, même si, d'un point de vue philosophique, elles lui apparaissent comme des hypothèses inutiles. Pour terminer, il paraît intéressant de comparer la réfutation par Mersenne des thèses de Bruno avec les opinions d'autres auteurs qui, comme Charles Sorel et Pierre Gassendi, figuraient parmi les correspondants du Minime et avaient parfois collaboré avec lui ou avaient eu connaissance de ses ouvrages apologétiques. Ecrivain et historiographe, Sorel poursuit tout au long de sa vie un grand projet encyclopédique: parus depuis 1634, à mesure de leur rédaction, les quatre volumes de la Science universelle prennent leur forme définitive en 166864 . En l'espace de plus de trente ans, les idées de l'auteur ont parfois évolué. Par exemple, le jugement qu'il porte sur les" Novateurs" est d'abord négatif, pour devenir ensuite positit65 . Quand il présente la philosophie de Bruno, il suit de près L'impiété des déistes. L'infinité de l'univers serait une doctrine relevant de la théologie, et elle devrait être rejetée parce qu'elle donne une image déterministe de Dieu. Faisant montre d'une prudence gnoséologique qui rappelle Gassendi, Sorel se refuse à dépasser les données de l'expérience, lesquelles ne sauraient prouver l'existence d'un univers infini. Il se permet cependant de réhabiliter Bruno et de critiquer le tribunal de l'Inquisition qui l'a condamné à cause de théories qu'on peut lire aussi dans Lucrèce. Ce n'est pas tout: encore une fois comme Gassendi, Sorel semble dissimuler ses véritables opinions sur des arguments suspects à l'orthodoxie religieuse, usant pour ce faire d'une complexe stratégie de rédaction. Ainsi, quand il traite ex professa du problème de l'infinité de l'univers, il refuse de suivre les hypothèses de Bruno ; toutefois, décrivant la structure du monde, il accepte tacitement d'autres éléments de la cosmologie du philosophe italien. Le monde serait alors homogène (il est
formé de planètes ressemblant à la Terre et d'étoiles ressemblant au Soleil, le cinquième élément n'existe pas et les sphères célestes non plus), indéfini ou 63. Mersenne, L'impiété des déistes, t. II, 481-485. 64. C. Vasoli, L'enciclopedismo del Seicento, Naples, Bibliopolis, 1978, 54-71; F. Garavini, La casa dei giochi. Idee e forme neZ Seicento francese, Turin, Einaudi, 1980 (spéc. 144-196). 65. Ch. Sorel, La Science des Choses Corporelles. Première partie de la science humaine. Où l'on connoist la Verité de toutes les choses du Monde par les forces de la Raison; Et l'on en treuve la refutation des Erreurs de la Philosophie vulgaire, Paris, 1634, 391, 400-401, 404; et De la perfection de l'homme, ou les vrays biens sont considerez, et specialement ceux de l'ame; avec les methodes des sciences, Paris, 1655, 210-211.
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immense, et n'aurait pas de centre absolu. Sorel66 rejette ainsi la doctrine de l'univers infini, mais il semble accepter la théorie de la pluralité des mondes habités. Quant aux objections qu'il oppose à la doctrine de l'âme du monde, elles ne sont pas sans rappeler celles de Mersenne : la nature des choses suffit à expliquer les effets dont cette âme serait la cause; si notre âme n'était qu'une partie de l'âme du monde, toute liberté serait abolie, ainsi que tout mérite, et les crimes les plus affreux seraient permis. Sorel doit cependant avoir eu aussi d'autres sources d'inspiration: il néglige les critiques théologiques du Minime, se bornant à remarquer que l'âme du monde n'est pas toute puissante, ce qui empêche de l'identifier à Dieu et de lui attribuer la création du monde. La difficulté majeure se trouve, d'après lui, dans la conception même du cosmos comme animal. D'une part, l'âme du monde est censée être une intelligence supérieure qui gouverne l'univers; d'autre part, si "elle opere selon les organes qu'elle treuve ",végétant dans les plantes, sentant dans les bêtes et raisonnant dans les hommes, son intelligence atteindrait son sommet chez l'homme, pourtant dépourvu de tout pouvoir sur la totalité du monde. D'ailleurs, on ne repère pas dans l'univers des organes permettant à l'âme du monde d'exercer des fonctions vitales 67 . Si telle est l'opinion de Sorel dans les pages explicitement consacrées à la doctrine de l'âme du monde, on constate aisément que d'autres sections de la Science universelle identifient cette notion, soit à l'esprit universel ou éther (substance corporelle diffusée partout afin de lier tous les corps et faire du monde un seul être, dont chaque globe est un membre), soit à la chaleur naturelle. On peut partir de ces prémisses pour élaborer l'interprétation matérialiste de la théorie de l'âme du monde que nous avons déjà évoquéé8 . Le Syntagma philosophicum se présente comme un ouvrage où la voix de l'auteur ne se confond pas avec celle de ses sources, comme il arrive parfois dans la Science universelle. Chaque chapitre donne un tableau doxographique très soigné, suivi de la discussion de la tradition philosophique : aucune méprise sur les opinions de l'auteur ne semble possible. Toutefois, Gassendi se conduit souvent comme Sorel : il réfute une théorie, mais il en laisse agir certains éléments dans d'autres passages de son écrit. Ainsi rejette-t-illes arguments de Bruno et d'Epicure en faveur de l'univers infini pour des raisons à la 66. Ch. Sorel, La Science Universelle de Sorel. Qui contient la suite des considerations des choses corporelles touchant l'action du Soleil sur les autres corps, et la production des Meteores, des Plantes et des Animaux. Avec le Traictez des choses spirituelles, de l'Ame humaine et de son Immortalité; des Anges et des Demons; de Dieu, de sa toute puissance et de sa Providence et autres attributs, et des Idées Universelles. Volume second, Paris, 1647, 118-162, 229-246, 357376, 496-502; et De la perfection, 238-242. Nous avons déjà analysé la stratégie de Sorel dans "L'univers infini" (art. cit.), 145-164, et dans Universo infinito (op. cit.), 162-179. 67. Ch. Sorel, La Science Universelle, t. II, 531-537; mais voir aussi 455-456. 68. Ch. Sorel, La Science Universelle de Sorel. La premiere partie de la Science Universelle, qui considere l'Estre et les proprietez de toutes les choses du monde. Et premierement des Choses Corporelles, Paris, 1641, 52 et 62 (l'édition princeps de 1634 donne des explications abrégées par rapport à l'édition de 1641); et La Science Universelle, t. II, 222.
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fois théologiques et philosophiques 69 ; mais si le lecteur a la patience de le suivre, il lui laisse entendre qu'il ne s'oppose pas à la théorie de la pluralité des mondes, esquissant un univers proche de son exposé des thèses de Bruno. De même, il critique la doctrine de l'âme du monde, que les Anciens identifiaient à Dieu ou à la chaleur, parce que l'univers n'a aucune fonction animale (il ne se reproduit pas, ni ne se nourrit, ni n'éprouve des sensations ou des émotions), et parce que la cause qui produit et gouverne l'univers doit être distinguée de lui. Il semble pourtant reconnaître une certaine valeur à ces fables en tant que prénotions de l'idée de totalité du monde 70 . Bien plus, s'il stigmatise la tentative de faire de l'âme du monde la source de l'âme humaine, il se laisse séduire par la théorie de l'âme ignée: encore une fois, nous nous trouvons à la source de certains développements matérialistes de la doctrine de l'âme du monde aux XVIIe et XVIIIe siècles 71 . L'œuvre apologétique de Mersenne laissa donc des traces, tant dans le débat sur l'infinité de l'univers, lié au nom de Bruno, que dans l'examen de la théorie de l'âme du monde, où l'apport du philosophe italien n'apparaît pas. Au cours du xvne siècle, le refus du Minime s'émoussera, rendant possible l'élaboration d'autres notions, comme la pluralité des mondes habités et l'esprit universel, offrant une nouvelle vie aux spéculations de la Renaissance.
69. P. Gassendi, Syntagma Philosophicum, in quo Capita praecipua tatius Philosophiae edisseruntur, Pars Prima, sive Logica, itemque Partis Secundae, seu Physicae Sectiones duae priores I. De Rebus Naturae Universae, II. De Rebus Caelestibus, dans Petri Gassendi Opera Omnia in sex tomas divisa, Lugduni, 1658, t. 1, 135a-144b, 151a-152b, 280a-b, 505b, 508b, 512b, 524b539b, 555b, 556a, 579a, 586b, 666a-b, 668a-669a. Pour une analyse de ces pages, voir O.R. Bloch, La philosophie de Gassendi. Nominalisme, matérialisme et métaphysique, La Haye, Nijhoff, 1971, 334-338 et 385-390; A. Del Prete, Universo infinito, 179-209. 70. J.-Ch. Darmon, "L'épicurisme et les fables du monde: remarques sur Gassendi et Cyrano", Littératures classiques, XXII, 1994, 3, 87-125. 71. Gassendi, Syntagma philosophicum, op. cit., t. I, 155a-162b; t. II, 244a-250b; voir O. Bloch, La philosophie de Gassendi, 362-376 ; J.S. Spink, "Libertinage et 'Spinozisme' ", art. cit. Les opinions de Gassendi étaient autrefois bien plus proches de celles de Mersenne : sa réfutation de Robert Fludd ne laisse affleurer aucune sympathie pour la hiérarchie platonicienne des êtres, la notion d'âme du monde étant taxée de faire de Dieu un être composé et se mêlant aux créatures, de favoriser donc l'idolâtrie, de mettre sur un même plan les hommes et les bêtes, et d'annuler tout mérite ou responsabilité morale individuelle, reconduisant à une forme universelle le principe de l'action (P. Gassendi, Examen Philosophiae Roberti Fluddi Medici, dans idem, Opera omnia, t. III, 221a-222b, 236a-237b).
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M. Mersenne, L'impiété des déistes, t. II, 281-298. L'entree de son discours fut prise de nostre ignorance, et du peu de sçavoir que nous avions en ce monde icy, dans lequel il n'y avoit rien de certain : il disoit que nous estions comme des moucherons, ou des fourmis sans pouvoir cognoistre la grandeur de ce monde ; que le sens ne pouvait estre iuge de l'infinité du monde pour le peu d'estenduë de son action,
et qu'il appartient à l'entendement de iuger, et rendre raison des choses absentes, et esloignees de nous par la distance du temps, et par l'intervalle des lieux. Que les sens ne servent qu'à éveiller la raison, indiquer, et decouvrir les choses, et a en rendre quelque leger témoignage ; car pour en iuger, et decider, ils ne le peuvent, d'autant qu'ils ne sont iamais sans quelque trouble, d'où il arrive que la verité depend bien en sa cognoissance des sens, comme d'un principe d'icelle, mais tres-foible, et tres-incertains, et qu'elle ne reside point dans les sens, mais dans l'objet sensible, comme dans un miroir, dans la raison par forme de discours, dans l'entendement par maniere de conclusion, dans l'esprit, et dans l'ame cognoissante en sa propre, vive, et naturelle source. Ce qu'il mettait en avant pour m'introduire dans l'infinité du monde; car bien que les sens ne se portent que iusques aux estoiles, neantmoins la raison nous monstre, disoit-il, qu'il
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G. Bruno, De l'infinito, universo e mondi.
(59) Non è senso che vegga l'infinito, non è senso da cui si richieda questa conchiusione : per ché l'infinito non puà essere oggetto del senso [... ] (59-61) A l'intelletto conviene giudicare e render raggione de le cose absenti e divise per distanza di tempo et intervallo di luoghi. [... ] (61) Ad eccitar la raggione solamente, ad accusare, ad indicare e testificare in parte : non a testificare in tutto ; né meno a giudicare, né a condannare. Perché giamai (quantum que perfetti) son senza qualche perturbazione. Onde la verità come da un debile principio è da gli sensi in picciola parte : ma non è nelli sensi. [... ] Ne l'oggetto sensibile come in un specchio. Nella raggione per modo di argumentazione e discorso. Nell'intelletto per modo di principio o di conclusione. Nella mente in propria e viva forma. [... ]
(79) Perché infinito spacio ha infi-
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y a un espace infiny hors la convexité du premier mobile, lequel a une aptitude, et capacité infinie de contenir, puis que la cause efficiente a une puissance infinie. [... ]
nita attitudine, et in quella infinita attitudine si Ioda infinito atto di existenza; per cui l'efficiente infinito non è stimato deficiente, e per cui l'attitudine non è varra. [... ]
La cause efficiente à une puissance infinie, pourquoy donc cet espace ne sera t'il pas remply ? Et par consequent le monde sera infiny. S'il n'y avoit rien hors de ce monde, il seroit vray de dire que le monde est nulle part : pourquoy voulez vous croire que 1' agent, qui peut faire un bien infiny, le fasse finy? Et l'ayant fait finy, pourquoy voulez vous croire qu'il a peu le faire infiny ? le pouvoir, et le faire estant en luy une mesme chose, puis qu'il est immuable, et ne se treuve point de contingence, ny en sa puissance, ny en son operation ; et puis que d'une puissance determinee sort tousiours un effet determiné, et cela immuablement; d'où il arrive que comme il ne peut estre autre qu'il est, aussi ne peut il operer autrement que comme il peut, il ne peut vouloir que ce qu'il veut, et necessairement ne peut faire autre chose que ce qu'il fait, d'autant que c'est le propre des choses mobiles d'avoir une puissance distinguee de leur acte.
(61-69)
Le monde ne peut qu'il ne soit infiny procedant de l'action de Dieu, qui est necessaire, d'autant qu'elle procede d'une volonté, laquelle est de soy-mesme tres-immuable, voire l'immutabilité mesme, et la mesme necessité; d'où on peut conclurre qu'en luy volonté, liberté, et necessité sont une mesme chose ; et en suitte le faire, le pouvoir, et le vou-
(89) Quai raggione vuole che vogliamo credere che l'agente che puo fare un buono infinito lo fa finito ? e se lo fa finito, perché doviamo noi credere che possa farlo infinito, essendo in lui il possere et il fare tutto uno ? Perché è inmutabile, non ha contingenzia nell'operazione, né nella efficacia, ma da determinata e certa efficacia depende determinato e certo effetto inmutabilemente ; onde non puo essere altro che quello che è ; non puo essere tale quale non è ; non puo posser altro che quel che puo ; non puo voler altro che quel che vuole ; e necessariamente non puo far altro che quel che fa : atteso che l'aver potenza distinta da l'atto conviene solamente a cose mutabili. [... ]
(89) essendo l'azzion sua necessaria, perché procede da tai volontà, quale per essere inmutabilissima, anzi la immutabilità istessa, è ancora la istessa necessità ; onde sono a fatto medesima cosa libertà, volontà, necessità, et oltre il fare col valere, possere et essere.
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loir aussi une mesme chose. De ce que dessus il tiroit ces deux conclusions : la premiere. Si la premiere cause voulait faire autre chose que celle qu'elle veut faire, elle pourrait alors faire autre chose que ce qu'elle fait, mais elle ne peut faire autre chose que celle qu'elle veut faire, (à raison de son immutabilité), donc elle ne peut faire autre chose, que ce qu'elle fait: par consequent qui dit l'effet finy, met, et suppose la puissance finie : La seconde.
La premiere cause ne peut faire que ce qu'elle veut faire, or est-il qu'elle ne veut faire que ce qu'elle fait reellement, donc elle ne peut faire que ce qu'elle fait : par consequent qui nie le monde estre infiny, nie l'infinité de la puissance du Createur. En suitte dequoy il disoit qu' Aristote considerant le mouvement du premier mobile, qu'il attribuoit à la cause premiere, fut reduit à nier que la puissance divine fust infinie intensivement, et advoüer qu'elle estoit infinie extensivement. La raison du premier estoit qu'en Dieu la puissance, et l'acte estant une mesme chose, arrivant qu'il meust le Ciel infiniment, il le mouvroit aussi d'une vigueur infine ; et le Ciel seroit meu en un istant, puis que plus le moteur est fort, plus le mouvement est viste, et estant infiniment fort, le mouvement doit estre instantanée. La raison du second estoit, qu'éternellement il mouvoit le Ciel en la mesure finie, et determinee, comme nous voyons : il est donc aysé de voir pourquoy il luy accorde une
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(91) Il primo efficiente, se volesse far altro che quel che vuol fare, potrebe far altro che quel che fa ; ma non puo voler far altro che quel che vuol fare : dumque non puô far altro che quel che fa. Dumque chi dice
l'effetto finito, pone l'operazione e la potenza finita.
Oltre (che viene al medesimo) : il primo efficiente non puo far se non quel che vuol fare ; non vuol fare se non quel che fa : dumque, non puo fare se non quel che fa. Dumque chi nega l'effetto infinito nega la potenza infinita. [... ] (95-97) [... ] se mi potrete risolvere di uno importantissimo argomento per il quale è stato ridutto Aristotele a negar la divina potenza infinita intensivamente, benché la coueedesse estensivamente. Dove la raggione della negazione sua era che essendo in Dio cosa medesima potenza et atto, possendo cossi movere infinitamente, moverebe infinitamente con vigore infinito ; il che se fusse vero, verrebe il cielo mosso in istante : perché, se il motor più forte muove più velocemente, il fortissimo muove velocissimamente, l'infinitamente forte muove istantaneamente. La raggione della affirmazione era che lui eternamente e regolatamente muove il primo mobile, secondo quella raggione e misura con la quale il muove. Vedi dumque per che raggione li attri-
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puissance infinie de mouvoir extensive, mais non intensive, pour s'accomoder à nous, et au monde. D'où ie pris l'occasion de dire que comme sa puissance infinie de mouvoir est reduite à l'acte de mouvoir selon une vitesse finie, de mesme la puissance infinie de creer un infiny, est reduite, et limitee par sa volonté à produire un monde finy, et limité, comme disent les Theologiens, lesquels outre qu'ils avoüent l'infinité extensive, de laquelle il meut successivement l'Univers, admettent aussi l'intensive, par laquelle il peut mouvoir infiniment.
buisce infinità estensiva, ma non infinità absoluta, et intensivamente ancora : per il che voglio conchiudere che si come la sua potenza motiva infinita è contratta all'atto di moto secondo velocità finita, cossi la medesima potenza di far l'inmenso et innumerabili è limitata dalla sua voluntà al finito e numerabili. Quasi il medesimo vogliono alcuni teologi, i quali oltre che concedono la infinità estensiva, con la quale successivamente perpetua il moto dell'universo, richiedeno ancora la infinità intensiva, con la quale puo far mondi innumerabili, muovere mondi innumerabili, e ciascuno di quelli e tutti quelli insieme muovere in uno istante. [... ]
Si tost qu'il eut entendu cela, et qu'il eut apperceu que ie voulois condurre que le monde est fin y, (car bien que Dieu ait une puissance de creer infinie, neantmoins quant à l'effet ill' a temperee par sa volonté, et restrainte à la production de ce monde seul, car il en pouvoit creer une infinité), il respondit incontinent que mal à propos la divine volonté est supposee regler, modifier, et determiner la puissance divine, et que de cette maxime suivent infinies absurditez en la Philosophie ; et mesme que les Theologiens n'admettront iamais qu'un attribut dépende de l'autre, que la volonté divine soit plus que sa puissance, ou sa bonté pour les regir ; et generalement qu'un attribut convienne à la divinité selon plus grande raison, et consideration, qu'un autre.
(97) [... ] cossi ha temprato con la sua voluntà la quantità della moltitudine di mondi innumerabili [... ]
(97-99) [... ] si vuole che la volontà divina sia regolatrice, modificatrice e terminatrice della divina potenza. Onde seguitano innumerabili inconvenienti, secondo la filosofia al meno : lascio i principii teologali, i quali con tutto cio non admetteranno che la divina potenza sia più che la divina volontà o bontà ; e generalmente che uno attributo secondo maggior raggione convegna alla divinità, che un altro. [... ]
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le luy demandé s'il ne demeurait pas d'accord que Dieu, qui a une puissance de mouvoir infinie, et infiniment forte, ne meut pourtant pas selon l'estenduë de toute cette puissance, mais avec une determinee, comme nous faisons, ainsi qu'il est manifesté dans l'opinion qu'il tient du mouvement de la terre, [... ] ce qui paroist aussi dans les Cieux, et dans les autres corps mobiles, lesquels Dieu pourrait mouvoir plus viste, s'il voulait.
(99)
Mais il repartit incontinent, qu'il ne faut point chercher de moteur externe, qui soit la cause du mouvement des creatures, et des mondes, car tout ce qui se meut, vient à se mouvoir par la vertu d'un principe interne, qui leur est communiqué pour cet effect, qui n'est autre que leur ame, et leur propre forme, par laquelle les astres se meuvent aussi sans dependre du mouvement des orbes, ou les Mathematiciens les attachent comme des clous, ainsi qu'il a esté remarqué avec d'autres, que la terre se meut autour de son centre, et autour du Soleil.
(99-101) [... ] prima, che essendo l'universo infinito ed immobile, non bisogna cercare il motor di quello. Seconda, che essendo infiniti gli mondi contenuti in quello, quali sono le terre, li fuochi et altre specie di carpi chiamati astri, tutti se muoveno dai principio interna che è la propria anima, come in altro loco abbiamo provato : e pero è vano andar investigando il lor motore estrinseco. Terza, che questi carpi mondani si muoveno nella eterea regione non affissi, o inchiodati in corpo alcuno, più che questa terra (che è un di quelli) è affissa: la quai pero proviamo che dall'interno animale instinto circuisce il proprio centra in più maniere, et il sole. [... ]
Et puis Dieu est un estre immuable, qui donne pouvoir à une infinité de mondes de se mouvoir par des principes particuliers. A quoy ie respondy que Dieu estant intimement en toutes choses, il les meut luymesme, et par consequent qu'il ne les meut pas infiniment, selon qu'il maintenait. Mais il repliqua, supposant cela en faveur de l'ame du
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monde (qu'il dit estre la vie de toutes les vies, et l'essence des essences) que toutes choses participent deux sortes de mouvement, le premier à cause de ce moteur premier, et universel, lequel mouvement estant instantanee par les raisons susdites, il sensuit que les choses n'en sont pas plus mobiles pour cela ; au contraire elles en sont plus stables; l'autre à raison de ce principe interne, lequel estant finy, cause aussi un mouvement finy, et limité
(101) [... ] è la essenzia de le essenzie, vita de le vite, anima de le anime; [... ] (103) Dico dumque che nelle cose è da contemplare (se cossi volete) doi principii attivi di moto : l'uno finito, secondo la raggione del finito soggetto, e questo muove in tempo ; l'altra infinito, secondo la raggione dell'anima del mondo, overa della divinità, che è come anima de l'anima, la quale è tutta in tutto e fa esser l'anima tutta in tutto; e questo muove in istante. [... ]
Et comme ie tirais une absurdité de sa doctrine, sçavoir est qu'il s'ensuivrait d'icelle que le monde serait infiniy, comme Dieu, ce qui est impossible ; il respondit que l'infinité de l'Univers estoit differente de celle de Dieu, d'autant que l'Univers est tout infiny, parce qu'il n'a aucun terme, ou surface, qui le borne, mais il n'est pas totalement infiny, parce que chaque partie de cet Univers est finie, et de l'infinité des mondes chacun est finy ; or Dieu est tout infiny, par ce qu'il exclud toutes bornes, et touts ses attribus sont unité, et infinité : et est totalement infiny, par ce que selon tout son estre il est en tout l'Univers, et en chaque partie d'iceluy infiniment, et totalement, au contraire de cette infinité de l'Univers, qui est totalement en tout, et non en chacune de ses parties, si nous les pouvons appeller parties les rapportans à un tout infiny. En suitte dequoy, voicy comme il pressa ses raisons.
(87) Io dico l'universo "tutto infinito " perché non ha margine, termino, né superficie ; dico l'universo non essere " totalmente infinito " perché ciascuna parte che di quello possiamo prendere è finita, e de mondi innumerabili che contiene, ciascuno è finito. Io dico Dio " tutto infinito " perché da sé esclude ogni termine, et ogni suo attributo è uno et infinito ; e dico Dio " totalmente infinito " perché tutto lui è in tutto il mondo, et in ciascuna sua parte infinitamente e totalmente ; al contrario de l'infinità de l'universo, la quale è totalmente in tutto, e non in queste parti (se pur referendosi all'infinito possono esser chiamate parti), che noi possiamo comprendere in quello. [... ]
Pourquoy voulons nous, ou comment pouvouns nous penser que la
(83-85) [... ] perche vogliamo o possiamo noi pensare che la divina effi-
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divine puissance soit oysive ? pourquoy voulons nous dire que la bonté divine, qui se peut communiquer à choses infinies, et se peut infiniment épandre, soit écharse, et se restreigne au neant ? Attendu que toutes choses finies au regard de l'infiny sont un pur neant : pourquoy voulez vous que ce centre de la divinité, lequel se peut infiniment estendre en un infinité de mondes, comme envieux demeure plustost sterile, que de se rendre communicable selon l'estenduë de son infinité? comme un pere fecond, beau, et tres glorieux. Pourquoy vouloir qu'il se communique avec diminution ? qui est à luy ne point se communiquer, plustost que de se communiquer selon sa toute puissance, et l'infinité de son estre : pourquoy frustrer la capacité de cet espace infiny, frustrer la possibilité de tant de mondes, autant de miroirs de ses grandeurs, comme le nostre l'est de sa bonté? pourquoy preiudicier aussi à l'excellence de la grandeur de Dieu ? la frustrant d'une image qui puisse representer son infinité par une infinité d'effects emanez de sa toute puissance : pourquoy mantenir une opmwn, laquelle entraîne tant d'absurditez, et sans favoriser en rien ny la foy, ny la religion, ny la police, ou les meurs ; enfin pourquoy destruire tant de beaux principes de la Philosophie ?
cacia sia ociosa ? Per che vogliamo dire che la divina bontà la quale si puà communicare alle cose infinite e si puà infinitamente diffondere, che voglia essere scarsa et astrengersi in niente (atteso che ogni cosa finita al riguardo de l'infinito è ni ente) ? Perché volete che quel centro della divinità, che puà infinitamente in una sfera (se cossl si po tesse dire) infinita amplificarse, come invidioso, rimaner più tosto sterile che farsi comunicabile, padre fecondo, ornato e bello ? voler più tosto comunicarsi diminutamente e (per dir meglio) non comunicarsi, che secondo la raggione della gloriosa potenza et esser suo ? Per che deve esser frustrata la capacità infinita, defraudata la possibiltà de infiniti mondi che possono essere, pregiudicata la eccellenza della divina imagine, che deverebe più risplendere in un specchio incontratto, e secondo il suo modo di essere, infinito, imenso ? Perché doviamo affirmar questo che posto mena seco tanti inconvenienti, e senza faurir leggi, religioni, fede o moralità in modo alcuno, destrugge tanti principii di filosofia ? [ ... ]
Est-il pas vray qu'un corps se peut augmenter iusqu'à l'infiny, comme il se voit au feu, lequel croistroit sans doute iusqu'à l'infiny, si on luy approchoit de la matiere ; maintenant par quelle raison le feu, qui
(111) Appresso se perla qualità corporale veggiamo che un corpo ha potenza di aumentarsi in infinito ; come si vede nel fuoco il quale (come ognun concede) si amplificarebe in infinito, se si gli avicinasse
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peut estre infiny, et par consequent peut estre fait infiny, par quelle raison, dis-je, ne peut-il estre, et se treuver actuellement infiny ? certes ie ne puis comprendre comme il se peut faire qui se treuve une puissance passive infinie en la matiere, qu'en mesme temps il ne s'en treuve une active correspondante en la cause efficiente, et par consequent en l'acte, ou l'acte mesme.
materia et esca : quai raggion vuole che il fuoco, che puo essere infinito e puo esser per consequenza fatto infinito, non possa attualmente· trovarsi infinito ? Certo non so come possiano fengere nella materia essere qualche cosa in potenza passiva, che non sia in potenza attiva nell' efficiente : e per conseguenza in atto, anzi l' istesso att o. [... ]
Dieu estant un este tres simple, s'il estoit finy quand à un de ses attributs, il serait finy en tous ; disons donc que dans l'Univers, qui est infiny, il y a une infinité de parties finies, non pas que ces mondes finis soient parties de l'Univers infiny, car il y a une tres-grande difference entre dire parties en l'infiny, et parties de l'infiny, le premier de peut dire, le second non.
(109) Per che il primo principio è simplicissimo, pero se secondo uno attributo fusse finito, sarebe finito secondo tutti gli attributi [... ]
A quoy il adioustoit que cet Univers immense est un animal, bien qu'il n'ait aucune figure determinee, ny de sens qui s'estende, ou se rapporte aux choses exterieures, par ce qu'il a toute l'ame dans soy, et comprend tout ce qui est animé, voire est tout cela mesme. Or estant infiny en soy, et animé, il a une infinie vertu motrice, et un suiet d'infiny mouvement, mais cela separément, non en ses parties, car il n'en a point estant infiny, mais és autres parties qui sont dans luy, par ce que tout l'Univers pris en soy, et comme un infiny continu, est immobile, tant du mouvement circulaire, lequel est autour de quelque centre, et milieu, comme du droit, qui est du milieu, ou au milieu, puis que l'infiny n'a ny milieu, ny extremitez. [... ]
(165) [... ] Perché da quel che l'universo è infinito e che in esso (non dico di esso, perché altro è dir parti nell'infinito, altro parti dell'infinito) sieno infinite parti [... ] (177) Oltre dico, che questo infinito et inmenso è uno animale, benché non abia determinata figura, e senso che si referisca a cose esteriori : perché lui ha tutta l'anima in sé, e tutto lo animato comprende, ed è tutto quello. Oltre dico non seguitar inconveniente alcuno, come di doi infiniti ; perché, il mondo essendo animato corpo, in esso è infinita virtù motrice et infinito soggetto di mobilità, nel modo che abbiamo detto, discretamente : perché il tutto continuo è immobile, tanto di moto circulare, il quale è circa il mezzo, quanto di moto retto, che è dai mezzo o al mezzo ; essendo che non abbia mezzo né estremo. [... ]
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M. Mersenne, L'impiété des déistes, t. II, 358-363. Il commença par la cognoissance de l'Univers disant que cognoistre l'Univers n'est rien cognoistre de l'essence, ny de la substance du premier principe, parce que c'est comme le cognoistre par les accidens des accidens, d'autant que ces effets ne sont point l'estre de Dieu, et bien qu'ils soient l'estre des choses creées, ils sont neantmoins comme accidens, si nous les comparons à l'estre divin; les Platoniciens les appellent vestiges de sa puissance, les Peripateticiens effets tres-esloignez, les Cabalistes vestemens, et comme couvertures, les Talmudistes les espaules, et le derriere, les Apocalyptiques miroir, ombre, et Enigme. [ ... ]
Il ajousta que la premiere cause efficiente de l'Univers est l'intellect de l'ame du monde, car il fait trois sortes d'entendemens, le divin qui est tout : celuy de l'ame du monde, qui fait tout : et les particuliers, qui se font, et se convertissent en tout en cognoissant tout. Il veut que toutes choses soyent, si non animaux, aux moins animees et participantes un esprit de vie,
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G. Bruno, De la causa, principio e
uno.
(105) [... ] conoscere l'universo, è come conoscer nulla dello essere e sustanza del primo principio, per che è come conoscere gli accidenti de gli accidenti. [... ] gli effetti della divina operazione; li quali, quantumque siano la sustanza de le cose, anzi e l'istesse sustanze naturali, tutta volta sono come accidenti remotissimi, per fame toccare la cogmzwne apprehensiva della divina sopranaturale essenza. [... ] (107) [... ] per modo di vestigio come dicono i Platonici, di remoto effetto come dicono i Peripatetici, di indumenti come dicono i Cabalisti, di spalli o posteriori come dicono i Talmutisti, di spechio, ombra et enigma come dicono gli Apocaliptici. [... ] (113) [... ] dico l'efficiente fisico universale essere l'intelletto universale, che è la prima e principal facultà de l'anima del mondo, la quale è forma universale di quello. [... ] (117) Son tre sorte de intelletto : il divino che è tutto, questo mundano che fa tutto, gli altri particolari che si fanno tutto; [... ] (135) [... ] perché quel spirto si trova in tutte le cose, le quali se non sono animali, sono animate ; se non sono secondo l'atto sensibili d'animalità e vita, son pero secondo il principio e certo atto primo d'animalità e vita. E non dico di vantaggio, perché voglio supersedere circa la proprietà
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ce qu'il dit paroistre aux racines mortes, qui ont la vie sensible, parce qu'elles purgent; aux pierre precieuses, qui produisent mille passions, et rares effets ; aux Negromanciens, qui esperent produire plusieurs choses miraculeuses par les os des morts, et croyent que ces os retiennent en eux ie ne sçay quel acte de vie qui puisse servir à produire des effets extraordinaires.
di moiti lapilli e gemme : le quali rotte e recise e poste in pezzi disordinati, hanno certe virtù, di alterar il spirto et ingenerar novi affetti e passioni ne l'anima, non solo nel corpo. [... ] oltre che il medesmo veggiamo sensibilmente ne' sterpi e radici smorte, che purgando e congregando gli umori, alterando gli spirti, mostrano necessariamente effetti di vita. Lascio che non senza caggione gli necromantici sperano effettuar moite cose per le ossa de morti : e credeno che quelle ritegnano, se non quel medesmo, un tale pero e quale atto di vita, che gli viene a proposito a effetti estraordinarii. [... ]
Il dit encore que tout ayant vie par l'ame du monde, qu'elle est non seulement la cause efficiente des choses, mais aussi la qualité, et l'estre de leur principe formel, maniant entierement la matiere, l'animant, et la conformant exterieurement pour faire telles, et telles operations ; d'où il conclud que la forme interne des choses ne perit iamais, et que les seules formes exterieures se changent, et sont reduites à neant, parce qu'elles ne sont point choses, mais choses des choses ; elles ne sont point substances, mais seulement accidents, et couvertures, ou circonstances des substances : autrement si quelques substances venoient à s'annuller, le monde pourroit finir. C'est ainsi qu'il veut que rien ne perisse en la mort, que ce qui resulte de la composition, qui sont les accidens, de maniere qu'il pense que c'est une folie de craindre la mort,
(137-39) L'anima dumque, del mondo è il principio formale constitutivo de l'universo, e di cio che in quello si contiene; [... ] quella per tutto è presidente alla materia, e signoreggia nelli composti, effettua la composizione e consistenzia de le parti. E pero la persistenza non meno par che si convegna a cotai forma, che a la materia. [... ] Dumque le formi esteriori sole si cangiano, e si annullano ancora, perché non sono cose, ma de le cose ; non sono sustanze, ma de le sustanze sono accidenti e circostanze. [... ] Certo, se de le sustanze s'annullasse qualche cosa, verrebe ad evacuarse il mondo. [... ]
(139-41)
MARIN MERSENNE ET LA COSMOLOGIE DE GIORDANO BRUNO
comme ruinant, et destruisant nostre estre : et dit que toute la nature crie à haute voix contre cette fole opinion, nous asseurant que ny le corps, ny l'ame ne doit craindre la mort, parce qu'autant la forme, que la matiere sont principes de toutes choses, tres-stables, tres-constans, et tres-permanens : Il finit son discours par un Entousiasme avec ces vers 0 genus attonitum gelidae formidine mortis, Quid styga, quid tenebras, et nomina vana timetis Materiam vatum falsique pericula mundi? Corpora sive rogus ftamma, seu tale [sic] vetustas Abstulerit, mala posse pati non ulla putetis: Morte carent animae, dominibus habitantque receptae Omnia mutantur, nihil interit A quoy il disoit que Salomon estoit conforme en ces paroles, quid est, quod est ? ipsum quod fuit : quid est quod fuit, ipsum quod est ; nihil sub sole novum.
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(141) Contra la qual pazzia crida ad alte voci la natura, assicurandoci che non gli corpi né l'anima deve temer la morte, perché tanto la materia quanto la forma sono principii constantissimi: [... ]
0 genus attonitum gelidae formidine mortis, Quid styga, quid tenebras, et nomina vana timetis Materiam vatum falsique pericula mundi? Corpora sive rogus ftamma, seu tabe vetustas Abstulerit, mala posse pati non ulla putetis: Morte carent animae, dominibus habitantque receptae Omnia mutantur, nihil interit Conforme a questo mi par che dica il sapientissimo e stimato tra gli Ebrei Salomone : " Quid est, quod est ? ipsum quod fuit. Quid est quod fuit ? ipsum quod est. Nihil sub sole novum ".
ROBERVAL : NI DIEU, NI ATOMES
Vincent JULLIEN
J'ai déjà eu l'occasion de présenter les aspects principaux de la doctrine des indivisibles géométriques de Roberval, tels qu'ils sont mis en œuvre dans son traité de mathématiques auquel d'ailleurs ils donnent son titre 1. C'est vers le physicien que je souhaite aujourd'hui me tourner : physicien au sens traditionnel de celui qui propose une philosophie naturelle, un système du monde à tout le moins, et physicien dans le sens plus moderne - que Roberval contribue à instituer - de celui qui propose des interprétations cohérentes, théoriques et expérimentales, de phénomènes aussi précisément délimités que possible. Roberval concevait-il une matière divisible à l'infini, une matière diversifiée mais essentiellement homogène et peu compatible avec le vide ou, à l'inverse, défendait-il l'existence des atomes, éléments ultimes insécables qui se partageraient l'univers avec le vide ? Il faut se rendre à l'évidence: la réponse éventuelle ne sera pas très explicite, puisque les documents, textes ou témoignages sur la question de la matière du monde et de la nature des éléments qui le composent sont rares et semblent contradictoires. Hormis un passage de l'Optique de Nicéron, que l'on sait être de Roberval et dans lequel celui -ci évoque les " petits atomes dont j'ai parlé ailleurs", je n'ai connaissance d'aucune mention nette à ce sujet 2 . Seuls s'y rapportent quelques témoignages indirects et extrêmement fragiles. Ils ont tous à voir avec Descartes. 1. " Les indivisibles de Roberval, une " petite différence " de doctrine, une moisson de résultats", dansE. Pesta, V. Jullien et M. Torrini (eds), Atomisme, vide et géométrie dans l'école de Galilée, Paris, ENS Editions, 1998, 55-78. 2. La Perspective curieuse du R.P. Niceron, Minime, divisée en quatre livres avec l'optique et la Catoptrique du R.P. Mersenne, du mesme Ordre, mise en lumière après la mort de l'auteur, éditée par Roberval. A Paris, chez le veusve F. Langlois, dit Chartres, 1652. De larges extraits sont reproduits et analysés par Robert Lenoble dans" Roberval éditeur de Mersenne et du P. Niceron ", Revue d'histoire des sciences, t. x (1957), 235-254. Je reviendrai plus loin sur le statut de ce texte, au paragraphe concernant la lumière.
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VINCENT JULLIEN
Lors de son voyage français de 1647, ce dernier rencontre Pascal le 23 septembre et discute avec lui du vide. Une Lettre de Jacqueline Pascal à Madame Perrier, sa sœur, datée du 25 septembre nous apprend que Roberval était présent, invité par Pascal3 . Curieusement, Adrien Baillet n'en dit presque rien, il évoque seulement le regret qu'éprouva Descartes de voir Pascal" opposé [aux principes de sa philosophie] par l'engagement & l'uniformité d'opinions où il était avec M. de Roberval & les autres qui soutenaient le vuide " 4 . On parla d'abord de la machine arithmétique" que Roberval montrait. Ensuite on se mit sur le vide ". Roberval objecta contre la matière subtile " avec civilité "et Descartes répondit "avec un peu d'aigreur" qu'il en parlerait avec Pascal mais non pas avec lui. Descartes et Roberval partirent ensemble au Faubourg Saint Germain; "Descartes l'y mena et ils se chantèrent goguette un peu plus fort que jeu à ce que nous dit M. de Roberval... ". Un point semble donc acquis: l'opposition de Roberval à la matière subtile de Descartes. Baillet consacre presque tout le chapitre XIV du tome Il de La Vie de Monsieur Descartes aux rapports Descartes-Roberval5 ; il évoque un épisode du troisième voyage de Descartes à Paris en 1648 : le repas de gala organisé en juillet 1648 par l'abbé César d'Estrée (futur cardinal) pour sceller la réconciliation entre Descartes et Gassendi. Cette soirée à laquelle Gassendi, malade, ne put se rendre, eut tout de même lieu avec pour invités : M. de Launoy, l'abbé de Marolles, l'abbé de Marivaux, Roberval, Mersenne et le père Hilarion de Coste. Roberval, relate Baillet, "veut démontrer l'impossibilité du mouvement dans le plein", c'est-à-dire (car c'est le même pour Baillet) "démontrer l'impossibilité du mouvement sans le vide" (344). Descartes réplique, Roberval s'échauffe. Cette opposition se poursuit lors de diverses rencontres, soit chez l'abbé Picot, soit aux Minimes. On refait souvent l'expérience du vide. Un second point semble acquis: Roberval est un tenant du vide. Peut-être y a-t-il davantage, à savoir la reprise par Roberval d'une thèse atomiste fondamentale que Bernier résume ainsi, en citant Sextus Empiricus: "S'il y a du mouvement, il y a du vide ; or il y a du mouvement, donc il y a du vide " 6. Il est bien sûr question ici des vides intersticiels et non des vides sensibles, qui répondent à d'autres nécessités. Cette thèse du mouvement impossible sans 3. Œuvres complètes de Blaise Pascal, éd. J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1964-1992 (4 vol. parus), t. II, 481. A l'exception de la remarque tirée de Baillet, les citations de ce paragraphe sont toutes extraites de la lettre de Jacqueline Pascal. 4. Adrien Baillet, La Vie de M. Descartes, 2 vol., Paris, Daniel Horthemels, 1691, reprint Genève, 1970 et Hildesheim, 1972, t. II, 330. 5. Baillet, ibid., t. II, 344-350. Sur les rapports entre Descartes et Roberval, on pourra consulter notre article: "Descartes-Roberval, une relation tumultueuse", Revue d'Histoire des Sciences, (1998), 361-369. 6. François Bernier, Abrégé de la philosophie de Gassendi, Lyon, Anisson, Posuel & Rigaud, 7 tomes, 1684 ; rééd. Paris, Fayard, 1992, t. II, livre 1, 126.
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vide est une sorte de "signature" de l'atomisme. Cette piste est validée dans la suite du témoignage. A l'occasion de l'une de ces rencontres chez "une personne de marque", rapporte Baillet, Roberval pousse en effet la polémique sur tous les points de physique en désaccord: manifestement, il n'est ni de l'Ecole, ni cartésien. "Il l'attaqua [Descartes] non seulement sur le vide et sur l'impossibilité du mouvement dans le plein, mais encore sur les atomes qu'il rejetait, et sur la matière qu'il supposait divisible à l'indéfini" (345). Faut-il aller chercher davantage ? Roberval serait bien atomiste, le passage cité semble en faire un défenseur explicite des atomes et un adversaire de la matière continuement divisible 7 . J'observe cependant que l'on ne nous apprend rien sur le fond des arguments de Roberval concernant le vide, les atomes et la matière. On apprend seulement qu'il combat Descartes, ce qui n'est évidemment pas suffisant pour définir une doctrine. Il paraît bien que ce soit l'avis de Descartes" qui ne réplique pas et réclame des arguments écrits. Roberval refuse systématiquement " (346). On accordera toutefois que ceci est extrêmement fragile ; il est curieux qu'un atomiste convaincu, engagé dans les expériences et débats théoriques concernant le vide, l'astronomie, la pesanteur, la percussion, la mécanique des forces n'ait pas trouvé d'autres occasions de défendre les atomes. Par ailleurs, comment allons-nous concilier ceci avec le jugement de l'un des rares savants du XIXe siècle, lecteur de Roberval, Jean-Baptiste Delambre qui écrit dans son Histoire de l'astronomie moderne que" les idées [de Roberval] sont celles de Descartes pour la matière fluide du monde " 8 . En l'absence de textes spécifiquement consacrés au sujet, il faut donc chercher dans l'œuvre des traces, des expressions de sa conviction profonde. Je l'ai mentionné, il s'est occupé de presque tous les sujets de physique sensibles au xvue siècle ; il serait bien surprenant que nous n'y puissions surprendre sa véritable doctrine. LA DOCTRINE DE L'ARISTARQUE
Si nous laissons de côté les traités de mécanique (achevés ou en préparation en 1636 et 1640), parce qu'ils ne nous apprennent rien le sujet, nous devons nous arrêter à un curieux traité au statut assez particulier, l'Aristarque. L'affaire est bien connue: en 1644 paraît à Paris, un petit volume de 148 pages 7. Telle est la conclusion- un peu légère, comme je le montrerai- d'Alexandre Koyré qui écrit : " Gassendi, Roberval, Boy le (les meilleurs représentants de leur groupe), Hooke, opposent tous " la philosophie corpusculaire " plus timide, plus prudente et plus sûre, au pan-mathématisme de Galilée et de Descartes " (Etudes newtoniennes, Paris, Gallimard, 1968, 33). 8. Jean Baptiste Delambre, Histoire de l'astronomie moderne, 2 vol., Paris, 1821 (cité par Léon Auger dans sa thèse : Gilles Personne de Roberval, Professeur au Collège Royal, membre fondateur de l'Académie des sciences, Faculté des Lettres de Paris, mars 1956, 224).
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intitulé Aristarchi Samii de Mundi Systemate, partibus, & motibus ejusdem, Libellus. Adjectae sunt notae ineundem libellum AE.P. de Roberval... Paris, Antonium Bertier, 1644. Ce traité se présente comme la traduction anonyme, en latin, d'un texte d'Aristarque de Samos transmis par un manuscrit arabe. Sur instance du P. Mersenne et de Pierre Brulart, Roberval aurait accepté d'en améliorer le style et de l'annoter pour la placer sous l'éclairage des découvertes astronomiques récentes. D'Aristarque, qui fut l'élève du troisième chef du lycée d'Aristote, Straton, ne nous est parvenue qu'une œuvre Les Distances de la Lune et du Soleil. Le traité n'a pas laissé indifférent et eut un réel impact; en témoignent la réédition qu'en fait Mersenne en 1647 en l'intégrant au tome III de ses Novarum Observationum, les réactions favorables de Frénicle de Bessy, Ménage ou Des Noyers et l'hostilité inévitable de Descartes. Torricelli se montre aimablement sceptique dans une lettre à Mersenne de 1645. L'Aristarque semble avoir été bien connu en Italie, comme l'atteste l'usage à des fins polémiques qu'en fait le jésuite Bettini en 16559. Mersenne, pour sa part, ne ménage pas ses louanges en écrivant perfidement à Descartes que " tous lui applaudissent de ce traité comme d'une œuvre héroïque que même les anciens n'eussent pu si bien faire, quand même c'eût été Aristarque Samius ou Archimède. Et vous nous obligeriez tous de nous desiller les yeux en cela; et même je crois, l'auteur vous en saura gré " 10 . Dans son Histoire de l'astronomie moderne, Delambre mentionne longuement ce texte. "Ce système- écrit-il- un peu moins extravagant que celui des tourbillons, a fait moins de bruit, peut-être pour cette raison même, ou peut-être encore parce qu'il venait trop tard " 11 . Je montrerai à quel point ce rapprochement que fait Delambre est pertinent. Il est nécessaire de signaler que les Principia Philosophiae de Descartes paraissent l'été de la même année à Amsterdam, en latin. Mersenne a été tenu informé des thèses principales du traité à venir au cours des années 1642 et 1643. Roberval ne pouvait donc qu'être pïécisément au fait de cette maturation et nous avons là un argument extrêmement fort pour associer l'Aristarque aux Principia et pour lire celui-là en fonction de ceux-ci. La mise en circulation en France des premiers exemplaires des Principia a lieu alors même que l'auteur y séjourne. Les conditions d'une" confrontation" sont bien réunies. 9. Mario Bettini, Appendix exfucatoria ... , Venetiis, apud Paulum Baleonium, 1655, 61. Sur les termes de la polémique, voir Denise Arico, " Philosophie et nouvelle science dans la polémique entre Mario Bettini et Giovan Battista Riccioli ", dans Atomisme, vide et géométrie dans l'école de Galilée, op. cit., 268-279. 10. Mersenne à Descartes, 22 mars 1646, A.T. IV, 739. 11. J.-B. Delambre, Histoire de l'astronomie moderne, 2 vol., Paris, 1821, t. II, 518.
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J'estime pouvoir tirer quatre enseignements de l'étude du pseudo traité d' Aristarque 12 : 1. Il développe une argumentation sérieuse et raisonnée en faveur du système copernicien. 2. Il consiste en une libre variation sur le système du monde (ou sur les systèmes). Tel est précisément le statut que son auteur entend lui donner, sans prétendre à la vérité de la cosmologie qui y est exposée. En ce sens exact, c'est une œuvre anti-cartésienne puisqu'elle ajoute une rêverie possible à la" fable du monde " dont elle constitue sans doute un pastiche. 3. On y trouve convoqués ou élaborés certains des concepts principaux que Roberval emploie dans l'étude des phénomènes physiques que sont les effets barométriques, l'attraction, la lumière et même la composition des mouvements et des forces. 4. Les trois enseignements précédents font de l'Aristarque un manifeste significatif en faveur d'un certain scepticisme scientifique, ou phénoménisme. Je présente ici quelques arguments en faveur de chacun de ces quatre points. 1. VAristarque est, en fait, une claire défense de Galilée. Tout lecteur informé sait, en 1644, que se réclamer du Samien équivaut à se dire copernicien, et même partisan de Galilée. Celui-ci a bien associé l'ancien héliocentriste à Copernic lorsqu'il a proclamé [son] " admiration sans limite face à un Aristarque et à un Copernic chez qui la raison a pu faire une telle violence aux sens jusqu'à devenir, malgré les sens, maîtresse de leur croyance " 13 . L'affaire est entendue, chez les partisans comme chez les adversaires du nouveau système : juste après la publication du Dialogue, en 1633, un jésuite traditionaliste (en fait défenseur du système de Tycho), Liber Froidmont avait combattu l'héliocentrisme dans un livre intitulé L'Anti-Aristarque. On doit cependant rappeler que Copernic avait renoncé curieusement à toute référence explicite à Aristarque, alors que celui-ci était mentionné dans les marges de ses notes préparatoires 14. Quoi qu'il en soit, la réplique de Roberval, est sans équivoque : "Voici donc ce petit ouvrage mis en style clair, sinon élégant ; mes notes sont courtes, mais toutes favorables: car je n'ai pu découvrir par moimême, ni chez les adversaires du système, rien qui fût de nature à l'ébranler. Pour une apologie, vous n'en trouverez point ; nul besoin en effet, ni pour les savants, ni pour le vulgaire, de faire l'apologie d'un livre qu'Archimède, prince des géomètres, l'ayant lu, approuva et adopta au point de conformer son calcul de l'Arénaire à l'opinion de l'auteur; d'un livre, dis-je, au sujet duquel et à raison de ce système, Aristarque, trainé par Cléanthe devant l' Aéropage sous 12. Cette étude est loin d'être terminée et j'espère avoir bientôt la possibilité de donner une traduction commentée. 13. Dialogue sur les deux grands systèmes du monde [Florence, 1632], 3e journée, d'après l'édition française donnée par René Fréreux et François De Gan dt, Paris, Seuil, 1992, 331. 14. On verra sur ce point l'article" Aristarque", signé par William H. Stahl, du Dictionary of Scientific Biography, New York, Charles Scribner's sons, 1981, vol. 1, 246-250.
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l'accusation de sacrilège, fut renvoyé absous avec force louanges par ces illustres juges, et l'accusateur, confondu sous les risées " 15 . On a beaucoup souligné, avec juste raison, qu'il n'y avait, dans ce traité, ni calculs, ni arrangements savants d'épicycles ou d'équants, mais seulement deux schémas. Pour exacte que soit cette observation, elle appelle deux remarques. Premièrement, les Principia de Descartes se placent au même niveau de technicité. Les troisième et quatrième parties décrivent le système cosmologique selon un registre équivalent : organisation générale du système solaire, matière du monde, principes de ses mouvements et de sa stabilité générale, description de la Terre et de ses environs, exhalaisons, comètes. C'est donc un genre parfaitement recevable à l'époque et l'absence d'arguments techniques ne l'invalide en rien. Les points délicats et controversés reçoivent, dans l'Aristarque, des explications générales destinées au public éclairé et non seulement aux astronomes professionnels : phases de Vénus, précession des équinoxes, apogées, trajectoires elliptiques, comètes etc. Secondement, Roberval montrera, peu après la publication de l'Aristarque, qu'il est un professionnel et un technicien compétent dans le relevé et l'exploitation des données d'observations et des calculs astronomiques. En 1645, grâce à une lunette, il réalisera des mesures nouvelles sur le soleil ; en 1647 et en 1666, des observations sur les éclipses de Vénus par la Lune; en 1667 et 1668, il calculera la hauteur du méridien de l'étoile polaire. De tout ceci, il tirera argument en faveur du système héliocentrique et aussi de sa théorie de l'attraction. Il aura de longs échanges - directs et indirects- avec Huygens sur la nature des anneaux de Saturne. On connait au total treize manuscrits de Roberval concernant ce genre d'observations et de mesures. La "légèreté" et la nature " qualitative " de l'Aristarque sont donc le choix d'un savant au fait des aspects quantitatifs et observationnels les plus récents et les plus controversés ; son style ne décrédibilise pas le traité, mais contribue à lui donner une large audience. En conséquence, il convient d'écarter cet argument complètement sans valeur qui vise à discréditer a priori l'Aristarque. Dans l'histoire de l'astronomie, à côté de quelques rares et indispensables ouvrages de haute technicité mathématique (l'Almageste, le De revolutionibus, l'Astronomia nova, les Principia de Newton par exemple) il existe un bon nombre d'œuvres de grande importance qui ne présentent que les lignes générales ou conclusives des théories, accessibles à un public non mathématicien et qui n'en a pas d'usage pratique : les premières éditions de la Spherae mundi de Jean de Hollywood, le Trésor de l'Astronomie [Tadhkira] de Nasir al-Din al-Tùsi, le Comentariolus de Copernic lui-même, la Narratio Prima de Georg Joachim Rheticus, la qua15. Dans Préface-dédicatoire à Brûlart. Le récit au sujet de Cléanthe le stoïcien est transmis par Plutarque. Voir le Dictionary of Scientific Biography (ibid.), art. "Aristarque".
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tri ème partie des Principia de Descartes, et même le Dia logo de Galilée (ou encore, plus tard, le Cosmotheoros de Huygens). Je ne commente pas les précautions prises par Roberval dans sa préface, sur la relativité des hypothèses ptoléméenne, tychonienne et copernicienne. Il faudrait comparer les motivations fort distinctes des auteurs de l'époque lorsqu'ils évoquent l'équivalence des hypothèses et ce n'est pas ici le lieu d'un pareil examen. 2. Roberval s'engage dans la description du fonctionnement et de la genèse du système tout entier. Le premier mot du traité, Intelligatur, donne le ton à tout l'ouvrage. "Prenons comme hypothèse", "admettons" ou "supposons": cette expression est véritablement scandée au fil des 148 pages. De vastes hypothèses, nous déduisons des effets dont l'exactitude valide la possibilité, la légitimité de ces hypothèses et non - bien sûr - leur vérité. " Supposons que le Soleil soit conçu comme puissamment chaud, ou du moins comme pourvu d'une puissante capacité de chauffer, et que la matière dont le monde est composé (à part la Terre, les astres et quelques corps qui sont tout proches de ces derniers) soit conçue comme fluide, liquide, perméable, diaphane et susceptible d'être rendue plus rare ou plus dense par une force de chaleur plus forte ou plus petite »1 6. La matière du monde est par la suite, à plusieurs reprises, qualifiée de liquida et permeabilis (38). Un point est clair : les atomes ne sont pas mentionnés et l'on a - au contraire- une matière homogène. C'est ce que confirment tous les passages du traité relatifs à la " matière du monde ". On peut ici faire un rapprochement avec la matière première aristotélicienne ou encore avec la matière subtile de Descartes. La matière des cieux, extérieure à l'atmosphère supérieure des sous-systèmes planétaires est appelée " partie éthérée " et dans l'Epilogue (141), les environs du Soleil sont nommés materiam aetheram. Voici sans doute qui explique l'appréciation de Delambre. La seconde remarque est valable pour tout le traité : aucun principe spirituel originel n'est invoqué ; aucun Dieu créateur dont les attributs fonderaient la genèse et l'organisation du monde. En lieu et place, il y a un corps d'hypothèses possibles. Un passage - au moins - écarte ce recours au créateur. L'auteur décrit les effets du soleil sur la terre, " comme si les deux corps ou l'un des deux seulement commençait à exister ou bien était juste produit" (45), avec le choix délibéré de productum au moment où l'on attendrait creatum ... Il n'y a pas de création, mais un état hypothétique originel. La cause de l'organisation et des mécanismes cosmologiques, c'est le temps: "cela posé, tout ce dont on démontrera par la raison l'existence dans le temps, cela, il sera bien clair que c'est arrivé à cause (propter) du temps écoulé" (45). 16. lntelligatur Sol patenter calidus, veZ certe potenti virtute calefaciendi praeditus. Materia autem ex qua Mundus componitur, (praeter terram, astra, & quaedem corpora ipsis proxime adjacentia, de quibus infra) esse fluida, liquida, permeabilis, diaphana, quaeque vi ca/oris majoris et minoris, rarior aut densior effici possit. (1, traduction Gisèle Besson).
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Il n'est pas possible de décrire les systèmes et l'enchaînement des phénomènes tels qu'ils sont passés en revue. Je me borne à mentionner les sous-titres du traité : " Du mouvement du Soleil ", " Du mouvement périodique des planètes ", " Du mouvement diurne ", " De la déclinaison de la lune ", " Des apogées et périgées ", " De la précession des équinoxes ", " Des comètes ", à quoi il convient d'ajouter une série de notes concernant les phénomènes qu'Aristarque ne pouvait pas connaître, comme les satellites de Jupiter ou la forme elliptique des orbites. Roberval se sépare radicalement des principes explicatifs cartésiens - et aussi de ceux de l'Ecole- lorsqu'il avance quelques principes généraux d'organisation du monde. On pourrait parler de "lois de la nature" en soulignant cependant que ces principes généraux ne font aucun usage du mécanisme. Premier principe d'organisation du Monde: le soleil, un gigantesque système qui attire la matière environnante, la chauffe et l'expulse violemment par des sortes de canaux ou tuyères. Une sorte de respiration immense et violente s'exprime par ces tuyères, qui jouent alors le rôle de réacteurs faisant tourner l'astre sur lui-même. Roberval le compare à l'éolipile, chaudière sphérique inventée par Héron d'Alexandrie, pouvant tourner autour d'un axe 17 . Le système solaire peut d'ailleurs être transporté dans les espaces infinis si la résultante des réacteurs a un moment non nul. Second principe: la matière du monde est d'autant plus raréfiée qu'elle est chauffée. Le rôle central de la raréfaction-dilatation est d'ores et déjà présent (on le retrouvera dans les discussions sur le vide). On a ainsi des densités variables et les corps de densité égale se réunissent naturellement (comme dans la flottaison; le système s'appuie fortement sur des considérations d'hydrostatique). Les différences de densités de la matière fluide du monde viennent de ce que le soleil chauffe inégalement les parties. Troisième principe : il existe, dans toute la matière du monde, une certaine propriété par la force de laquelle toute cette matière se réunit en un seul corps continu dont les parties se portent les unes vers les autres dans un effort permanent pour se joindre étroitement. La tendance générale est donc à la constitution d'une forme sphérique dont le soleil occupe le centre. Cette hypothèse d'attraction universelle et mutuelle des corps est explicitement opposée à la conception d'un centre du monde vers lequel les corps se dirigeraient - " ce que croient quelques ignorants " (3) : Praeterea tati illi materiae mundanae & omnibus atque singulis ejus partibus, insit quaedam proprietas, seu quoddam accidens, vi cujus tata illa materia agatur in unum idemque corpus continuum, cujus partes omnes continuo nisu serantur ad se invicem, seseque reciproce, attrahant ut arcte cohaerant (ibid.). 17. On trouve plusieurs références à l' œolipile chez Descartes, à propos des vapeurs (5 oct. 1637, A.T. 1, 430-431; 30 oct. 1638, A.T. I, 614; 3 fev. 1643, A.T. III, 612).
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L'action de ces grands principes produit un mouvement général des parties du monde dont résulte la formation de sous-systèmes à peu près stables, de densité et de chaleur moyennes semblables. La distance au soleil des sous-systèmes planétaires évolue jusqu'à ce qu'ils trouvent une région de densité moyenne égale à la leur. Un des principes explicatifs mobilisés pour la mise en rotation des sous-systèmes est celui de la composition des mouvements. La terre et ses environs sont organisés selon cette attraction et le poids des corps en est un effet particulier. Roberval y considère trois éléments : la terre, puis l'eau qui la recouvre en partie et comble les cavités, enfin l'air beaucoup plus raréfié que les deux autres, et qui non seulement couvre et entoure la terre et l'eau, mais forme avec ces deux corps un certain système 18 . Les accidents du système terrestre sont présentés sous l'hypothèse de l'existence d'exhalaisons et de vapeurs auxquelles sont consacrés de longs développements qui font immanquablement penser aux exhalaisons des Météorologiques d'Aristote. Les vapeurs et les exhalaisons aristarco-robervaliennes s'échappent continuellement du globe terrestre: elles sont à la fois sèches, grasses ou visqueuses, parfaitement agglutinées et capables de brûler. Les exhalaisons et vapeurs issues de la terre subissent un réchauffement qui les dilate, fait pression sur les inégalités de la terre (montagnes) et la mettent en mouvement. Les accidents du système terrestre sont ce qu'ils sont "compte tenu de l'humidité et de la sécheresse, de la chaleur et du froid" (106). Cet hommage rendu à la physique aristotélicienne est repris au moins une autre fois au cours du traité (112). Il faut encore constater que ce système ne laisse pas de place au vide complet. Les allusions qu'y fait Roberval tendent plutôt à réfuter sa possibilité. En effet, l'attraction pousse la matière fluide à remplir les espaces libérés et Roberval évoque les forces surhumaines qu'il faudrait pour combler des espaces devenus vides. Descartes a violemment réagi contre l'Aristarque 19 . Ses trois arguments principaux sont que Roberval est a priori un incapable prétentieux, que son concept d'attraction est ridicule et qu'il suppose un monde animé. Un bref commentaire du troisième argument n'est pas inutile. Roberval joue habilement de l'hypothèse d'une âme (ou de diverses âmes) du monde. En tant qu'il s'agit du texte d'Aristarque lui-même, il entre dans cette hypothèse et expose comment les divers corps animés contribuent à l'organisation du système; puis, revêtant son identité d'éditeur moderne, il s'en dissocie en remarquant que les principes généraux (chauffage, raréfaction et attraction) suffisent à rendre compte des effets atteints, même si c'est avec une moindre précision. 18. Voir, sur ce point l'article de Léon Auger, "Les idées de Roberval sur le système du monde ",Revue d'histoire des sciences, t. x (1957), 226-234. 19. Lettre à Mersenne du 20 février 1646, A.T. IV, 392-393.
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J'ajoute que des correspondants de Descartes aussi "respectables" qu'Henry More, par exemple, approuvent cette animation des objets cosmiques. Si donc le traité est empreint d'une sorte d'animisme longuement repris dans l'Epilogue (il peut y avoir une âme du monde, et même de chaque soussystème), je ne crois pas que cette position corresponde à une conviction profonde chez Roberval. Qu'une activité spirituelle transcendante puisse offrir des explications causales conformes au système du monde, voilà ce qu'admet Roberval et voilà pourquoi il peut prêter à Aristarque une telle explication (peut-être suppose-t-il qu'elle avait la faveur des Anciens ou de certains d'entre eux?). Cependant ce qui lui importe surtout est de montrer que l'on peut se dipenser d'une telle hypothèse animiste, qu'elle peut s'effacer sans dommage, les phénomènes s'expliquant tout aussi bien sans recourir à une âme; tel est le rôle que jouent ses notes additionnelles. Cette position constitue l'essentiel de l'Epilogue de l'Aristarque. Une première justification du titre que j'ai donné à cet exposé est ainsi établie : un ou des Dieux ne sont pas utiles et peuvent donc être congédiés de la spéculation astronomique; les atomes- on l'a vu- ne sont pas davantage évoqués. Voici donc un vaste système du monde tout entier fondé sur des hypothèses plutôt gratuites et non expérimentables. Systématiquement, Roberval recourt à un style hypothétique, à un subjonctif conditionnel, à des alternatives équivalentes quant à leurs effets. Son système du monde dérive en fait d'une hypothèse non démontrée mobilisant une certaine conception a priori de la matière, des éléments, des principes des mouvements des corps célestes, des exhalaisons, etc. La fonction de cette construction me semble être la suivante : ennemi de l'ancienne physique, Roberval ne veut pas pour autant se ranger sous la bannière de la nouvelle philosophie cartésienne. La fable du Monde cartésienne ne lui semble pas bien fondée puisqu'elle est métaphysique et a priori. Voici donc qu'il réplique par une autre fable, ni mieux ni moins bien fondée. C'est une manière de manifester le peu de crédit qu'il convient d'accorder aux tourbillons cartésiens et aux lois déduites de l'immutabilité divine. Descartes propose une hypothèse globale et explicative, en voici une autre, concurrente possible, " moins extravagante " dira Delambre ... 3. Le troisième enseignement que je tire de cette lecture concerne des notions qui seront mises en œuvre dans des spéculations plus " régionales " et plus sujettes à controverses expérimentales. Un concept central de la cosmologie de l'Aristarque est la raréfaction de la matière. Le monde de Roberval est un monde sans vide absolu : des régions peuvent être très peu denses, très pauvres en matière, mais pas vides. Ceci peu paraître surprenant puisque l'on trouvera Roberval du côté de Pascal dans les débats sur les expériences de Torricelli. Bien au contraire, il semble qu'il y ait une profonde continuité entre le Roberval de l'Aristarque et celui des deux Narrations sur le vide. Il en va exactement de même au sujet de l'attraction. La thèse que Roberval défendra
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au cours de la discussion sur la pesanteur est attractioniste. Un des principes explicatifs mobilisés pour la mise en rotation des sous-systèmes est celui de la composition des mouvements et il est assez piquant de lire sous la plume d'Aristarque " que les choses soient ainsi est manifeste à celui qui est informé de la doctrine de la composition des mouvements" (34). J'observe là encore, qu'au sein de son vaste pastiche cosmologique, Roberval introduit un des concepts principaux de sa propre physique rationnelle. Ainsi il mobilise, dans l'Aristarque, certaines hypothèses qu'il croit probables ou en tout cas puissamment représentatives des phénomènes. 4. En définitive, si Roberval ne croit pas davantage à la vérité de son grand système qu'à tout autre que l'on pourrait concevoir, il se réserve le droit d'y faire jouer certaines hypothèses qui, par ailleurs, et dans des conditions où elles peuvent être mises à l'épreuve, lui paraissent les plus aptes à" sauver les phénomènes". J'ai insisté sur la multiplication des "mises sous hypothèse" des explications avancées. Je veux ajouter qu'en de multiples occasions, souvent importantes, Roberval ouvre des alternatives en soulignant bien l'impossibilité et même l'inutilité qu'il y aurait à prétendre affirmer quelle est la bonne solution. De stellis fixis quid censendum sit difficilius est statuere (20) ; l'hypothèse selon laquelle elles sont des soleils au centre d'autres grands systèmes, ne dépend que de pures conjectures et n'est confirmée ni par la raison, ni par l'expérience, pas plus qu'elle n'est contredite par celles-ci : ex mera conjectura pendet, nullaque ratione aut experientia confirmatur sicuti neque contrariâ ratione aut observatione falsa esse convincitur ; ideo nos ipsam negligimus ne ea damnemus que vera esse farsan non repugnat ; aut iis assentiamur de quorum veritate nec ratione nec sensu quidquam deprehendi potuit (20-21). On a d'autres exemples de cette manière de raisonner; ainsi lorsque Roberval évoque des hypothèses alternatives susceptibles de rendre compte de l'action du soleil20 . Il s'agit, dans tous les cas, de montrer que les causes premières sont inaccessibles, sauf à demeurer parfaitement hypothétiques. LA QUESTION DU VIDE
La discussion sur le vide, menée notamment dans les milieux français des années quarante, engage des conceptions sur la nature ultime de la matière. Trois grandes explications s'y opposent: les scolastiques et leur "horreur du vide ", les cartésiens et leur matière subtile, les atomistes enfin. Roberval fut un acteur de premier plan dans cette affaire : peut-être nous livrera-t-il alors son choix, si nous l'y suivons. 20. "Et ceci est la première des deux manières par laquelle[ ... ] pouvait être expliqué un mouvement quelconque dans le système du monde, savoir par la force interne du soleil qui peut être dite cause interne. La seconde qui procède du soleil lui-même comme cause externe ... " (37).
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Roberval a eu l'occasion de discuter de vive voix de ces sujets avec Pascal et Descartes, à Paris, en 1647. Il se montre adversaire résolu de l'impossibilité du vide et surtout un adversaire de la matière subtile. Comment concilier cette position avec une interprétation de l'Aristarque comme une description véridique de ce monde-ci ? Si tel était le cas, le vide serait effectivement impossible. Il écrit deux lettres à Pierre Des Noyers sur la question, connues comme De vacuo narrationes. La première narratio du 20 septembre 1647 contient le récit des expériences faites à Rouen par Blaise Pascal et Pierre Petit ainsi que des observations qu'il a lui-même réalisées. Ceci se passe avant l'expérience du Puy de Dôme. La seconde narratio, des 15 mai et mi-octobre 1648, donne de nouveaux comptes rendus d'expériences, en particulier des expériences du vide dans le vide. Les narrationes sont donc légèrement antérieures (sauf peutêtre la fin de la seconde) à l'expérience du Puy de Dôme de Florin Périer (19 sept 1648). "Comme il se doit- écrit-il dans la première narratio- devant un fait nouveau, dont ils [les spectateurs] ignoraient les causes, ils se partagèrent entre divers avis. Certains pensant que dans cet espace restait le vide pur, défendaient aisément leur avis contre les objections des autres ; mais ils n'apportaient aucune preuve effective, faute de raisons pour démontrer sans appel qu'aucun corps, fût-ce le plus subtil, n'avait pénétré dans cet espace. Certains, surtout des péripatéticiens [ ... ] prétendaient qu'il était resté une goutte d'air toute petite et peut-être imperceptible aux sens, laquelle se raréfiait jusqu'au point où elle put ainsi venir en aide à la nature en peine. Mais ils n'obtenaient pas beaucoup de succès. Beaucoup ont une telle horreur [du vide] qu'ils admettraient n'importe quoi plutôt qu'un tel espace sans corps ,m_ En tant que facteur explicatif de la hauteur du mercure, l'hypothèse de l'air raréfié n'est pas recevable et Roberval argumente de manière serrée contre cet aspect-ci des positions péripatéticiennes. Par contre, en tant que fait possible, quoique sans effet notable sur la hauteur du mercure et abstraction faite de l"' horreur du vide", l'hypothèse ne peut être catégoriquement rejetée, ce qui fait écrire à Roberval que " toutefois, rien de certain ne put être établi quant à cet espace qui apparaît comme vide, dans lequel le mouvement des corps se fait avec succession et par lequel passe la lumière avec les couleurs " 22 .
Or, si le vide n'est pas prouvé, son impossibilité est aussi une thèse dogmatique. Cependant, à ce moment-là, Roberval est favorablement disposé en faveur de certains aspects de cette thèse puisqu'il affirme que " quoiqu'il en soit, presque tout le monde convient désormais que, si ce vide n'est pas pur, du moins est-il vide des corps dont il est question dans la philosophie péripatéticienne, savoir la terre, l'eau, l'air, le feu et le ciel " 23 . C'est pour mieux s'en 21. Première De vacuo Narratio de Roberval, dans J. Mesnard (ed.), Œuvres complètes de Pascal, op. cit., t. II, 462 et 4 72. 22. Ibid., II, 472. 23. Ibid., Il, 472-473.
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prendre alors à la thèse cartésienne: "Il n'en manque pas qui aimeraient mieux recourir à quelque matière très subtile, dans laquelle l'air et les autres corps tant durs que fluides flotteraient, du fait qu'elle pénètre par les pores de tous très facilement et presque sans résistance, et remplit absolument tout espace. Ce qui, affirmé gratuitement, pourra toujours être nié gratuitement, jusqu'au moment où ils pourront appuyer l'existence d'une matière semblable par des arguments solides. D'autant plus qu'à beaucoup l'existence du vide pur ne semble pas plus difficile que celle d'une telle matière, dont n'apparaît dans la nature, ni la nécessité, ni l'usage " 24 . On va dès lors constater une double évolution: l'abandon de la thèse- un instant caressée- de l'attraction comme explication de la hauteur de mercure et la reprise de la thèse de la raréfaction. C'est ce dont témoigne la seconde narratio. Roberval s'intéresse à des aspects fort importants de la question et multiplie ses propres expériences. Il insiste particulièrement sur une notion que ses contemporains ne mettent pas au premier plan: la raréfaction de l'air. En chauffant la partie réputée vide du tube, le mercure descend. Il y a donc de la matière susceptible de se dilater en ce lieu ; il examine à la loupe les microbulles adhérentes à l'intérieur du tube et qui semblent disparaître. Des bulles introduites dans le bas du tube manifestent une capacité à enfler considérable. Avec son dispositif de vessie de carpe, qui se gonfle et se dégonfle dans le vide ou quasi-vide, il montre que la dilatation et la raréfaction de l'air sont possibles25. "Monsieur de Roberval fait ici des merveilles et réussit fort bien l'opération de la vessie de carpe. Il a un grand nombre d'auditeurs", écrit Jean Pecquet 26 . Roberval conclut à une raréfaction de l'air, qualité inhérente à cet élément et susceptible de degrés, à l'exemple de la pesanteur: hypothèse qui oblige à être plus circonspect quant à la production d'un vide complet dans le haut du tube de Torricelli. On retiendra donc que l'expérience de physique n'a pas pour fonction de valider une théorie générale (le vide existe ou il n'existe pas) mais de tester une hypothèse plus précise (la relation entre la pression et la hauteur de mercure) et d'apporter ainsi un argument dans la discussion critique générale. Dans la seconde narratio qu'il envoie à Des Noyers, Roberval estime avoir prouvé que le haut du tube, que l'on croyait vide, était occupé par l'air raréfié et il conclut : " J'ai fait ainsi justice de la prétendue découverte expérimentale [c'est nous qui soulignons] que les protecteurs du vide opposaient à la doctrine du plein. J'ai ainsi ramené la question aux termes où elle se posait avant 24. Ibid., II, 473. 25. Voir le descriptif dans R. Dugas, La mécanique au XVII' siècle, Paris, 1954, 233. 26. Jean Pecquet, lettre à Mersenne du 5 mai 1648, dans la Correspondance de Mersenne [Paris, Beauchesne puis C.N.R.S., 1933 sq.], t. XVI (A. Beaulieu éd.), 300.
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l'expérience de Torricelli; je l'ai renvoyée du laboratoire à l'Ecole qui la discutera peut-être éternellement " 27 . Voici qui fait dire à René Dugas que " Roberval se refuse à discuter ce qui se passerait si l'on parvenait à chasser intégralement tout l'air du tube. Il admet cependant que, étant plus proche de Pascal que de Descartes, l'hypothèse du vide lui paraît probable sans qu'il y ait lieu de s'arrêter aux chimères des adversaires du vide " 28 . Les acteurs qui se rangent sous la bannière de la possibilité du vide : Torricelli, Mersenne, Pascal, Roberval, ne pensent pas avoir percé les secrets de la nature de l'espace torricellien et sont extrêmement prudents quant à l'existence réelle du vide. S'ils adoptent des positions en évolution, ils défendent de plus en plus fermement la possibilité du vide (même s'il n'est pas pur), et surtout le fait que cette hypothèse est la plus puissante, la plus efficace pour rendre compte des phénomènes expérimentaux et naturels. Mersenne affirme ainsi dans son Harmonie universelle que la question du vide ne peut être tranchée par la théorie. Pascal maintient la distinction entre le vide apparent et le vide réel, en particulier dans ses Expériences nouvelles touchant le vide (octobre 1647). Il ne pense pas tenir encore (après l'expérience de Torricelli) cette preuve irréfutable du vide que l'expérience de Torricelli, contrairement aux vues sommaires d'un Magni, ne suffisait pas à établir. A partir des conclusions nécessaires et désormais bien admises (premièrement, la cause de la hauteur du mercure est la pression de l'air, et deuxièmement, les matières ordinaires sont absentes ou du moins raréfiées à l'extrême) peut-on conclure nécessairement à la vacuité absolue et détruire la thèse cartésienne ? Roberval, dans sa seconde narratio, ne se prononce pas sur la nature de ce vide. Son idée essentielle est que l'éventuelle matière subtile de Descartes est inaccessible à l'expérience; elle n'est pas un être de laboratoire, mais demeure une hypothèse théorique. En tant que telle, elle n'est pas invalidée par les dernières expériences (Puy de Dôme, vide dans le vide, vessie de carpe ... ). Ainsi que le note René Dugas, Roberval se heurte à l'opposition cartésienne, selon laquelle la raréfaction est inintelligible, et aux tenants du vide et
des atomes pour lesquels la raréfaction est une simple augmentation des distances entre atomes dans un espace qui demeure vide29 .
En conclusion de ce point, on voit donc Roberval refuser la victoire aux atomistes comme aux plénistes (traditionnels ou cartésiens). 27. Seconde De vacuo Narratio, dans Œuvres de Blaise Pascal, éd. L. Brunschvicg et P. Boutroux, Paris, 1910, vol. 2, 283-340 et dans l'éd. Mesnard (op. cit.), t. n, 603-611 (extraits et traduction). 28. Compte rendu de la première des expériences de la seconde Narratio, rapporté par R. Dugas, La mécanique au XVlle siècle, op. cit., 235. 29. R. Dugas, ibid., 234.
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La même démarche est repérable en ce qui concerne la question de la lumière, puisqu'aussi bien les discussions allaient bon train, dans le premier xvne siècle, tant sur ses accidents phénoméniques que sur sa nature. Roberval fut aussi un acteur important de cette controverse. Du point de vue des textes, il avance masqué. Robert Lenoble a mis les choses au point et, convaincu par ses raisons, j'attribuerai ici à Roberval les passages que cet historien des sciences a précisément attribué au professeur royal 30 : "Je ne parleray point aussi de la nature ou de l'essence de la lumière, à sçavoir si c'est l'accident péripatétique ou une substance corporelle très déliée ; ou le seul mouvement des petits atomes, dont j'ay parlé ailleurs, car il faut consulter les philosophes sur cecy, si l'on n'ayme mieux employer le tems à des choses plus certaines, puis qu'ils n'ont encore rien trouvé de certain en cette matière si claire à l'œil et si obscure à l'esprit qu'elle convainct notre ignorance [... ] " 31 . Par ailleurs:" Les uns veulent nous faire croire que la lumière se réfléchit par ressort; d'autres par une continuation du même mouvement actuel des corpuscules qui la font ; d'autres par la continuation du même mouvement de ces prétendus corpuscules, non pas actuels, mais seulement en puissance; telle que serait l'action de plusieurs boules disposées en ligne droite contigument dont la première toucherait une muraille et la dernière serait poussée par quelque force qui voudroit les faire mouvoir toutes à la fois le long de la mêsme ligne droite, vers la mêsme muraille; d'autres encore se servent de la comparaison d'un baston jetté par force perpendiculairement ou obliquement contre un plan; d'autres ont d'autres visions encore moins vraisemblables [ ... ]. Mais sa nature (de la lumière), la cause de son existence, de sa production, de sa réflexion, de sa fraction, etc. nous est inconnue, [ ... ]c'est pourquoi nous ne nous en représentons que des idées très imparfaites [ ... ] comme sont les idées de certains corpuscules envoyés du Soleil en terre en si peu de tems qu'il passe pour un moment : ou celles de certaine matière très subtile composée d'un nombre innombrable de boules parfaitement rondes, si petites qu'il y en a des millions en un seul grain de sable, et qui se touchent sans discontinuation depuis le Soleil jusque icy. [ ... ] Voici quel était en substance, le raisonnement de ce grand philosophe et mathématicien [Roberval parle de Roberval !], sur le sujet des dogmatistes de ce temps qu'il nommait les sçavans visionnaires, tant en philosophie, que mathématiques et autres sciences "32 . La position, claire et nette, se résume à un effort intense pour refuser toutes les thèses explicatives. Le dogmatisme ancien (celui de la scolastique) tend à 30. Voir R. Lenoble, " Roberval éditeur de Mersenne et Nicéron ", art. cit., 235-254, d'après La Perspective curieuse du R.P. Niceron ... , op. cit. 31. Nicéron, ibid., Partie Thaumaturgus opticus, 136; cité parR. Lenoble, "Roberval éditeur de Mersenne ... ", art. cit., 242. 32. Lenoble, ibid., 247-249.
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céder le terrain aux " dogmatistes de ce tems " qui sont tout autant à combattre, davantage même, car ils sont bien plus vigoureux. Reste à savoir si - à côté du dogmatisme cartésien, clairement dénoncé- Roberval considère les atomistes modernes ; ce que je crois. Il est évident que la charge anti-cartésienne est cependant plus soutenue, mais, encore une fois, sans que Roberval ne tombe dans les bras des atomistes. LE DÉBAT SUR LA PESANTEUR ET LA GRAVITÉ
L'enquête est légitime, puisque disposer d'une théorie de la pesanteur, c'est
ipso facto, disposer d'une conception de la matière et de ses principes essentiels. Or, à deux reprises, Roberval est confronté à ces questions: à l'occasion d'une correspondance avec Fermat en 1636 et lors des débats de l'Académie de l'année 1669 sur la nature de la pesanteur33 . En ces deux occasions, Roberval fait montre d'une attitude constante. Le premier échange entrait dans le cadre de la discussion qui suivit la publication- très attendue, très décevante- par Jean de Beaugrand, en mai 1636, de sa Geostatice seu de varia pondere gravium secundum varia a terrae centra intervalla dissertatio mathematica. Fermat acceptait le principe géostatique défendu par Beaugrand d'une pesanteur diminuant avec la proximité du centre de la Terre. Roberval et Pascal, de leur côté, critiquent l'attraction imaginée entre deux points des corps (le centre de pesanteur et le centre de la terre) et y substituent l'attraction entre deux corps: "Ce principe, écrivirent-ils, paraît fort plausible. Mais quand il est question de principe, vous savez quelles conditions lui sont requises pour être reçu : desquelles conditions, cette principale manque au principe dont il s'agit ici, savoir que nous ignorons quelle est la cause radicale qui fait que les corps pesants descendent et d'où vient l'origine de cette pesanteur. Ainsi, nous n'avons rien de connu assurément de ce qui arriverait au centre où les choses pesantes aspirent, ni aux autres lieux hors la surface de la terre, de laquelle, pource que nous y habitons, nous avons quelques expériences sur lesquelles nous fondons nos principes. 11 Car il se peut faire que la pesanteur est une qualité qui réside dans le corps même qui tombe ; peut-être qu'elle est dans un autre, qui attire celui qui descend, comme la terre. Il se peut faire aussi, et c'est fort vraisemblable que c'est une attraction mutuelle ou un désir naturel que les corps ont de s'unir, comme il est clair au fer et à l'aimant[ ... ], or, de ces trois causes possibles de la pesanteur, les conséquences seront fort différentes, ce que nous ferons connaître en les examinant l'une après l'autre". 33. Voir respectivement la lettre de Roberval et Etienne Pascal à Fermat du 16 aout 1636, dans J. Mesnard (ed.), Œuvres complètes de Pascal, op. cit., t. II, 129 sq., et les Archives de l'Académie des sciences de Paris, Registres manuscrits des procès-verbaux des séances de 1'Académie royale des sciences de Paris, au 7 août 1669.
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Les auteurs examinent alors certaines conséquences logiques de ces trois positions en considérant d'abord la première (la pesanteur comme qualité inhérente au corps qui tombe), puis, ensemble, les deux autres (attraction terrestre seule ou attraction mutuelle). En conclusion, ils ajoutent : " Puis donc que, de ces trois causes possibles de la pesanteur, nous ne savons quelle est la vraie, et que même nous ne sommes pas assurés que ce soit l'une d'icelles, se pouvant faire que ce soit une autre, de laquelle on tirerait des conclusions toutes différentes, il nous semble que nous ne pouvons pas poser d'autres principes en cette matière que ceux desquels nous sommes assurés par une expérience continuelle, assistée d'un bon jugement[ ... ]. Or, ce qui arrive aux corps qui s'éloignent ou s'approchent du centre, c'est ce que nous désirerions bien de savoir; mais, ne trouvant rien qui nous contente sur ce sujet, nous laissons cette question indécise et nous raisonnons seulement sur ce que les anciens et nous en avons pu découvrir de vrai jusques à maintenant "34 . Trente années ont passé lorsque Roberval, discutant cette fois avec Huygens, revient sur la question. La thèse cartésienne est maintenant bien connue de tous: "C'a été jusqu'ici une question dans les Ecoles, savoir si la pesanteur résidait dans le seul corps pesant ; ou si elle était réciproque entre le corps pesant et celui vers lequel il est porté, ou si elle était produite par l'effort d'un tiers qui pousse le corps pesant.// Les auteurs de la première opinion veulent qu'il y ait dans le corps pesant une qualité qui le porte en bas ; ceux de la seconde veulent que ce soit une qualité attractive et mutuelle entre toutes les parties d'un corps pour s'unir ensemble le plus qu'elles pourront. Et ceux de la troisième ont d'ordinaire recours à quelque corps très subtil qui se meut d'un mouvement très vite qui s'insinue facilement entre les parties des autres corps plus grossiers, de sorte qu'en les pressant il les pousse vers le haut ou vers le bas ; et par ce moyen ils font la pesanteur ou la légèreté [ ... ]. Or quoiqu'entre ces opinions il y ait une contrariété manifeste, elles ont néanmoins ceci de commun qu'elles sont fondées seulement sur les pures pensées et imaginations de leurs auteurs qui n' [en] ont aucun principe clair et évident ; et par conséquent ils n'ont aucune preuve certaine de ce qu'ils disent sur le sujet. // [ ... ] De ma part, je n'ai rien trouvé dans les auteurs et je n'ai rien pu penser qui me contentât sur ce point. Je doute fort que les hommes ne manquent des sens spécifiques propres à reconnaître ces objets; ainsi ils n'en peuvent juger, non plus que les aveugles nés des couleurs ou de la lumière [ ... ]. Cependant si on suppose des qualités occultes [ ... ] cette seconde opinion me semble la plus vraisemblable des trois. Peut-être aussi que toutes les trois sont fausses, et que le vrai nous est inconnu, tant en soi, dans sa propre existence que dans les opinions que nous en avons. // [ ... ] Sur ce fondement j'établirais comme a fait [Archimède] mes raisonnements sur la mécanique, sans me mettre en peine de savoir à fond les principes et les causes de la pesanteur, me réservant à suivre 34. Cité in extenso dans J. Mesnard (ed.), Œuvres complètes de Pascal, op. cit., t.
II,
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la vérité, si elle veut bien se montrer un jour clairement et distinctement à mon esprit. // C'est la maxime que je veux toujours suivre dans les raisonnement incertains, si quelque nécessité morale ne m'oblige à prendre parti " 35 . La seconde hypothèse du premier document a disparu (attraction par la seule vertu de la terre), la thèse cartésienne est prise en considération et la conclusion de Roberval est la même : je ne puis savoir. Il est bien connu qu'une thèse explicative de la pesanteur mobilisait une conception de la matière et c'est justement sur ceci que Roberval ne veut conclure: pas de matière-étendue, conséquence des idées claires et distinctes, garanties par la véracité divine, pas non plus d'atomes explicatifs de tous les phénomènes. Il polémique contre la doctrine cartésienne et ne mentionne pas les rayons attractifs faits d'atomes crochus et rameux proposés par Gassendi 36 . Rappelées ou tues, ces doctrines ne sont, pour Roberval, que des imaginations au sujet desquelles "nous n'avons rien de connu assurément "37 . UNE POSITION RADICALE DE REFUS DES EXPLICATIONS GÉNÉRALES. UNE PHYSIQUE HYPOTHÉTIQUE
En conclusion, citons ce court passage d'un texte inédit où Roberval exprime son rejet violent de toute prétention à fonder la physique sur la métaphysique : " Touchant les parties de la philosophie, la logique peut surprendre et être surprise. La morale est changeante, flatteuse et veut être flattée : elle est souvent remuée et ruinée par ses ennemis. La métaphysique est fort chymérique. La physique est toute véritable, mais elle est fort cachée ; elle ne se découvre aux hommes que par la vertu de ses effets. Elle n'est ni flatteuse, ni susceptible de flatterie. Les chymères sont anéanties par son seul aspect avec autant de facilité que les ténèbres par la lumière: elle n'est jamais contraire à elle-même; quoiqu'elle produise des effets contraires ou qui nous semblent tels. Partout elle est absolument invincible. On ne la peut détruire, non pas même l'altérer en la moindre chose; quoique les corps dans lesquels elle se rencontre puissent changer de mouvement, de figures et d'autres accidents. D'où il s'en suit que tous les hommes ensemble ne peuvent rien contre elle. Les uns peuvent bien, par leurs artifices, la faire croire aux autres toute différente qu'elle est en effet : mais malgré leur logique captieuse, malgré les chymères de leur creuse métaphysique, la nature demeure toujours telle, constante 35. Registres de l'Académie des sciences, t. V, 129 sq., 7 août 1669, cité in extenso par R. Dugas, La mécanique au XVII' siècle, op. cit., 313-314 36. Il faut reconnaître que le gassendiste Bernier admettait prudemment " qu'il est non seulement difficile, mais impossible de connaître le véritable moyen par lequel la nature interne des choses exécute ces admirables opérations. Aussi, bien loin de prétendre dire quelque chose de certain, nous n'apportons que de faibles conjectures, à dessein d'inviter les autres à chercher quelque chose de meilleur, et de plus vraisemblable " (F. Bernier, Abrégé de la philosophie de Gassendi, éd. cit., t. II, 204). 37. Lettre à Fermat du 16 août 1636 (cf supra, note 33), 129.
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en son être véritable: et la morale, avec toute sa flatterie, avec toute l'autorité de ses partisans, quelque nombre de voix qu'elle produise dont elle mendie les suffrages ne recevra qu'un affront si elle entreprend quelque chose à son préjudice. Enfin au préjudice de la physique, quoiqu'elle soit aussi ancienne que le monde, elle ne vieillit jamais, car le temps n'est que son vassal: elle est toujours vieille dans ses productions, sans se soucier ni des vieilles ni des nouvelles chymères que les visionnaires ont fait et font encore tous les jours à son égard " 38 .
38. Roberval, L'Evidence, le fait avéré, la chymère: manuscrit coté Ph 4 dans le catalogue Gabbey, partiellement transcrit par L. Auger dans Un savant méconnu: Gilles Personne de Roberval (1602-1675), Paris, Blanchard, 1962, 136-137. Je ne peux résister au jeu des citations comparées en relevant ce paragraphe de la Préface sur le traité du vide de Pascal où il écrit : " Les secrets de la nature sont cachés; quoiqu'elle agisse toujours, on ne découvre pas toujours ses effets: le temps les révèle d'âge en âge, et quoique toujours égale en elle même, elle n'est pas toujours également connue" (éd. J. Mesnard, t. II, 780-781).
SCEPTICISME ET SCIENCES MODERNES (XVIe-xyne SIÈCLES) 1
Richard H. POPKIN
La réapparition de l'ancien scepticisme grec au cours de la Renaissance, réapparition qui joua un si grand rôle dans la naissance de " 1' esprit moderne ", s'est produite à peu près aux mêmes lieux et en même temps que le développement de la science moderne. Les relations entre ces deux mouvements intellectuels ont été présentées de bien des manières : les uns y ont vu deux phénomènes absolument indépendants, les autres un seul et même phénomène. La question s'est compliquée du fait de la persistance d'un préjugé historiographique tenace associant le scepticisme à l'incrédulité naissante. Mon intention ici sera de tracer ce que je considère comme les liens historiques réels entre les deux mouvements, et d'indiquer quel fut le rôle, à mon avis décisif, joué par les sceptiques de la Renaissance et du début du xvrre siècle dans la clarification des buts, des limites et des méthodes de la science moderne, mais aussi le rôle qu'ils ont joué en combattant la science nouvelle comme n'importe quelle autre forme de dogmatisme. A l'origine de la renaissance du scepticisme, il y a les œuvres de Gianfrancesco Pico della Mirandola (1469-1533), de Henri Cornelius Agrippa van Nettesheim (1486-1535), de Michel de Montaigne (1533-1592) et de Francisco Sanches (1552-1623). Paul Oskar Kristeller découvrit en 1955 à Madrid un manuscrit latin du xve siècle contenant une traduction de Sextus Empiricus, le plus important des sceptiques grecs2 . Plus récemment, le professeur Charles 1. Cet article est la version revue et complétée d'une étude ancienne intitulée "Le scepticisme pour et contre les sciences à la fin du XVIe siècle", publiée dans Sciences de la Renaissance, Paris, Vrin, 1973, 83-99 (Actes du VIle Congrès International de Tours, 1965). On trouvera des informations complémentaires sur les auteurs et les écoles de pensée évoqués ici dans R.H. Popkin, The history of scepticism from Erasmus to Spinoza, Berkeley, University of California Press, 1979 (trad. fr.: Paris, P.U.F., 1995); dans idem, The thirdforce in seventeenth-century philosophy, Leiden, Brill, 1992; et dans R.H. Popkin et A. Venderjagt (eds), Scepticism and irreligion in the XVII 1h and XVIIfh centuries [Wassenaar Conference, 1990], Leiden, Brill, 1993. 2. Madrid, Biblioteca Nacional, Ms. 10112, fol. 1-30. Selon les informations dont je dispose, ce manuscrit et d'autres du XVIe siècle sont en cours d'édition par une équipe de recherche espagnole rattachée à l'Université d'Aicala de Henares.
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Schmitt prouva que Sextus était lu en Italie dès 1441 3 . La renaissance du scepticisme se présente d'abord comme à la fois anti-philosophique et anti-scientifique. Nous savons maintenant que le prédicateur dominicain Girolamo Savonarola (1452-1498), prieur du couvent Saint-Marc à Florence, ordonna à trois de ses moines, en 1497-1498, de traduire en latin les écrits de Sextus Empiricus. A cette époque se trouvaient cinq manuscrits grecs de Sextus à la bibliothèque du monastère Saint-Marc, soit davantage que dans n'importe quelle autre bibliothèque en Europe. Le projet de Savonarole n'aboutit pas, en raison de son arrestation puis de son exécution en 1498, cependant son disciple, Gianfrancesco Pico, le neveu du grand humaniste, publia en 1520 un ouvrage, Examen vanitatis doctrinae gentium et veritatis Christianae disciplinae, qui reprenait les arguments de Sextus pour attaquer la philosophie et la science aristotéliciennes 4 . On y exhortait le lecteur à accepter la Révélation comme le guide unique de la connaissance : c'est la position même que Savonarole avait épousée dans ses dernières années. Les écrits de Gianfrancesco Pico n'eurent, apparemment, qu'une faible influence. Quelques années plus tard, Agrippa de Nettesheim, un docteur en médecine, un défenseur de la Kabbale et des écrits hermétiques, publia un ouvrage violemment sceptique, De incertitudine et vanitate scientiarum declamatio invectiva (1527), qui s'en prenait à toutes sortes de sciences, ou supposées telles. Plus tard, Agrippa mit au jour une œuvre importante de philosophie occulte, le De occulta philosophia (1530-1533), qui fit croire à certains que le traité précédent ne représentait qu'une étape provisoire de la pensée d'Agrippa, lequel avait finalement trouvé la certitude dans les sciences occultes. Cependant le De occulta philosophia est une œuvre de jeunesse, et même si Agrippa continua à y travailler vingt ans duranë, je suis d'avis qu'il ne l'améliora et ne le publia 3. Voir notre article "The rediscovery of skepticism in modern times", dans Myles Burnyeat (ed.), The skeptical tradition, Berkeley et Los Angeles, Univ. of California Press, 1983, 235-251. On trouvera sur le site WEB " Sextus Empiricus " de Luciano Floridi la liste de tous les manuscrits connus de Sextus Empiricus. 4. Pour plus de détails sur le projet de Savonarole et Gianfrancesco Pico, voir R.H. Popkin, "Prophecy and scepticism in the sixteenth and seventeenth centuries", British journal of the history ofphilosophy, IV-1 (1996), 1-20. Voir en outre Charles B. Schmitt, Gianfrancesco Pico, 14691533, and his critique of Aristotle, The Hague, Martinus Nijhoff, 1972, et plus récemment G. Garfagnini (ed.), Studi savonaroliani. Atti del primo seminario (Firenze, 14-15 juin 1995), Florence, 1996; idem," La Vita Savonarolae di Gianfrancesco Pico", Rinascimento, seconda serie, XXXVI, 1996, 49-72. 5. Voir V. Perrone Compagni (ed.), Cornelius Agrippa, De occulta philosophia libri tres, Leyde, New York, Cologne, E.J. Brill, 1992, Introduction. Nous n'avons pas encore eu le loisir de consulter cette édition, non plus que les travaux suivants sur les rapports entre le De vanitate et le De occulta philosophia: P. Zambelli, "A proposito del De vanitate scientarum et artium di Cornelio Agrippa", Rivista critica di storia della filosofia, xv, 1960, 167-181; idem, "Cornelio Agrippa nelle fonti e negli studi recenti ", Rinascimento, VIII, 1968, 169-99 ; M.H. Keefer, "Agrippa's dilemna: hermetic Rebirth and the ambivalence of De vanitate and the Occulta philosophia ",Renaissance Quarter/y, XLI, 1988, 614-653. Pour une interprétation du De vanitate comme une declamatio rhétorique très proche de l' Encomium moriae d'Erasme, voir B.C. Owen, " Cornelius Agrippa's De vanitate : polemic or paradox? ", BHR, XXXIV, 1972, 249-256 ; E. Korkowsky, "Agrippa as ironist ", Neophilologus, LX, 1976, 594-607.
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que dans le dessein de donner une édition correcte d'un texte qui circulait dans de mauvaises versions manuscrites. Quoi qu'il en soit, la Vanité des Sciences est une diatribe à portée universelle sur l'inutilité de l'activité intellectuelle de l'homme sous toutes ses formes : activité jugée futile et dangereuse, qui ne peut jamais conduire à la vérité. La seule source de vérité, c'est la foi. Le livre passe en revue toutes sortes de sciences et de techniques, depuis la logique, les mathématiques, la grammaire, l'histoire, la métaphysique, la médecine, jusqu'à la musique et au jeu de dés. Il ne présente aucun argument théorique, mais stigmatise toutes les activités humaines en vertu de leur foncière impuissance. La vraie connaissance procède de Dieu par la Révélation, et les savants sont les moins disposés à la recevoir, car ils s'obstinent à recourir aux sens et à la raison, et veulent appréhender l'univers en se fondant sur l'opinion des philosophes païens. Le scepticisme envers la science et la philosophie de Gianfrancesco Pico demeura peu connu ; quant à la diatribe sceptique d'Agrippa, elle ne constituait pas vraiment une attaque épistémologique des sciences ancienne et moderne. Avec Montaigne, nous avons affaire à une argumentation beaucoup plus systématiqué. Dans la fameuse Apologie de Raimond Sebond, Montaigne s'en prend à la fois aux savants scolastiques et à ceux de la Renaissance. Les premiers se sont fondés sur les sens, qui sont trompeurs, et sur des raisonnements incertains : leurs conclusions sont fausses, inutiles, ou hautement douteuses. Et pourquoi Aristote aurait-il donné le dernier mot des connaissances scientifiques? Cependant Montaigne n'est pas plus favorable aux "nouveaux" savants. VApologie montre qu'il ne se laisse pas impressionner par les nouveautés révolutionnaires en astronomie, en mathématiques ou en médecine. Il rapporte une conversation avec Jacques Peletier du Mans sur la géométrie; dans une science présentée comme aussi certaine, il y a pourtant des démonstrations qui contredisent l'expérience ordinaire. Même attitude à l'égard de Copernic: cette théorie présentée comme neuve a déjà été discutée par Cicéron il y a bien longtemps 7 . Quelqu'un surviendra, un jour, qui renversera à la fois l'astronomie de Copernic et celle de Ptolémée. Quant à la médecine, Montaigne remarque que, selon Paracelse, les médecins sont plus facilement parvenus jusqu'ici à tuer leurs malades qu'à les guérir. Pour autant que l'on sache, Paracelse ne fait pas mieux, et les découvertes récentes faites en Amérique montrent que nous avions bien des idées fausses sur la nature de l'homme. Au lieu de chercher inutilement la vérité sur la nature, avouons donc notre ignorance: "Or n'y peut-il avoir des principes aux hommes, si la divinité ne les leur a revelez : de tout le demeurant, et le commencement, et le milieu, et 6. Le scepticisme de Montaigne a fait l'objet de travaux récents: F. Brahami, Le scepticisme de Montaigne, Paris, P.U.F., 1997; J. Miernowski, L'ontologie de la contradiction sceptique: pour l'étude de la métaphysique des Essais de Montaigne, Paris, Champion, 1998. 7. Signalons l'étude de Charles B. Schmitt, Cicero scepticus, The Hague, Martinus Nijhoff, 1972.
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la fin, ce n'est que songe et fumée". On retrouve la même attitude critique à l'égard de la science chez deux disciples de Montaigne, le P. Pierre Charron (1541-1603) et l'évêque Jean-Pierre Camus (1584-1654). Pour Charron, dans La Sagesse, " la vraye science et le vray estude de l'homme, c'est l'homme". En s'examinant, l'homme comprend que sa connaissance provient de ses sens et de sa raison. La critique sceptique révèle l'incertitude des données sensibles, et la discussion des sceptiques, de Carnéade et Sextus jusqu'à Montaigne, prouve qu'il n'est pas de critère valable pour une connaissance rationnelle. Le plus grand effort du rationalisme fut de justifier des hérésies nouvelles ou d'en renverser d'anciennes. Dans une œuvre antérieure, Les Trois Véritez, Charron avait montré que le péché majeur de Calvin était le rationalisme, qui fait de la raison le juge de la Vérité Divine. Dans La Sagesse, Copernic et Paracelse sont accusés d'un deuxième péché, celui de remplacer d'anciennes erreurs par de nouvelles. Le second livre de La Sagesse contient le " discours de la méthode " de Charron : tout examiner sans préjugé, émotion ni passion ; rejeter toute conclusion douteuse, ce qui conduit en fait à rejeter toute conclusion. Mais en vidant ainsi notre esprit, nous préparons notre âme à recevoir la Révélation : un sceptique ne peut pas être un hérétique.
I.:Essay sceptique de Camus, écrit en 1603, présente une autre version de cette hostilité à l'égard de la connaissance scientifique et de cette attitude sceptico-fidéiste. Dans cet ouvrage écrit avant son ordination, Camus met en forme l'argumentation de Sextus et de Montaigne de la façon suivante : Thèse : on ne peut rien savoir ; Antithèse : on peut savoir quelque chose ; Synthèse : suspendons notre jugement. La Thèse forme l'essentiel de l'ouvrage, Camus y attaque toute science, en particulier l'astronomie, la physique, les mathématiques, la logique, la jurisprudence, 1' astrologie, la science politique, 1' économie, 1'histoire, la grammaire et la musique. Le système de Copernic sert à montrer qu'il n'y a pas de principe si accepté qui ne soit nié par quelqu'un. I.:Antithèse tente, sans conviction, de montrer qu'il y a quelques principes indubitables: un monde existe, deux et deux font quatre. La Synthèse recommande l' époché pyrrhonienne, la suspension du jugement sur ce que l'on peut réellement savoir. La philosophie naturelle est " un abysse confus, et un chaos d'embrouillemens un labyrinthe inextricable". I..:homme ne peut connaître que ce qu'il a plu à Dieu de lui révéler:" tout le reste n'est que songe, vent, fumée, opinion". Cette attitude anti-scientifique et sceptico-fidéiste atteint son sommet avec François La Mothe le Vayer (1588-1669), héritier du royaume de Scepticisme par la grâce de M11e de Gournay, la" fille d'alliance" de Montaigne. Quoiqu'il fût un ami intime de plusieurs des maîtres de la révolution scientifique, Gassendi, Mersenne et Hobbes, son Discours pour montrer que les doutes de la Philosophie Sceptique sont de grand usage dans les sciences (vers 1669) est surtout destiné à montrer que, si le scepticisme peut être utile aux sciences, c'est en les détruisant. Il s'en prend d'abord à la logique pour démontrer, en
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recourant à des lieux communs traditionnels, que tout y est douteux. A propos de la physique, il oppose les opinions contradictoires des Démocritéens et des Aristotéliciens (il est remarquable qu'il ne cite pas les physiciens modernes, bien que Galilée et Descartes soient déjà célèbres). Mais surtout, il souligne la difficulté fondamentale en ce domaine : les physiciens tentent de connaître les principes de la Nature, alors que la nature est la libre manifestation de la volonté de Dieu et n'est pas soumise aux règles d'Aristote ou d'Euclide. Dieu est libre, donc il n'y a pas de connaissance nécessaire ou de science, au sens métaphysique du mot. Vouloir décrire les principes de la Nature, c'est restreindre la liberté de Dieu, c'est pour ainsi dire blasphémer. Dieu peut, s'ille veut, changer le jeu des causes secondes, et rendre fausse toute découverte en physique. Les savants doivent comprendre que Dieu n'a pas voulu que nous connaissions le monde. C'est ainsi que la pensée sceptique vient au secours de la science et des savants, non en les aidant à clarifier leurs problèmes ou à éliminer leurs erreurs, mais en les faisant renoncer à une recherche inutile, sans espoir, et finalement impie. Ainsi, d'Agrippa de Nettesheim à La Mothe le Vayer, la pensée sceptique adopte une attitude fondamentalement négative à l'égard des sciences. Cependant, pendant la même période, se manifeste une autre tendance du scepticisme, qui va tenter de définir un nouveau rôle et une nouvelle méthode des sciences dans la quête de la connaissance. Présentée par le réfugié juif hispano-portugais Francisco Sanches, cette tendance va tenter de réunir un complet scepticisme épistémologique et une défense de la connaissance purement empirique. Né aux frontières de l'Espagne et du Portugal, élevé à Bordeaux, élève du Collège de Guyenne, Francisco Sanches étudia la médecine à Montpellier et en Italie, avant de devenir professeur de philosophie, puis de médecine, à Toulouse. Il était sans doute cousin de Montaigne, mais il ne semble pas l'avoir connu8 . Son œuvre principale, le Quod nihil scitur (écrit en 1576, publié en 1581), fut écrit, selon Joachim de Carvalho, à la suite d'une visite de Giordano Bruno à Toulouse, et constitue le fondement d'un scepticisme" constructif " 9 . 8. Plusieurs Sanches ont épousé des Lapez, de la famille de la mère de Montaigne, mais le grand nombre de ces mariages rend difficile la définition exacte de leur degré de parenté : ils étaient au moins cousins au douzième degré, au mieux, au second ou troisième degré. Sanches avait vingt ans de moins que Montaigne. Quand il vivait à Bordeaux, Montaigne n'y était pas, et il était à Toulouse quand Montaigne était à Bordeaux. Par contre, Charron a dû rencontrer Sanches à Montpellier vers 1570. 9. Voir J. de Carvalho, "Francisco Sanches versus Giordano Bruno. Una conjectura acerca do Quod nihil scitur ", en appendice à son édition du Quod nihil scitur dans F. Sanches, Opera philosophica, Impressa de Coimbra, 1957, 209-224 (édition à part de la Revista da Universidade de Coimbra, vol. XVIII). Signalons l'édition plus récente de F. Sanches, That nothing is known. Quod nihil scitur. Edited by Elaine Limbrick and Douglas Thompson, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 1988.
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De manière traditionnelle, Sanches commence par montrer que toute connaissance, surtout au sens aristotélicien, est impossible. Toute science commence par des définitions, mais une définition n'est qu'un nom arbitrairement assigné aux choses, et qui ne nous enseigne rien sur leur nature. Selon Aristote, la science doit abstraire des concepts généraux ou universels à partir de concepts particuliers. Or le réel particulier, que l'on est supposé expliquer de cette manière, est plus clair que les idées abstraites qui doivent le clarifier. Les savants perdent leur temps à discuter de concepts abstraits et imaginaires, au lieu de s'occuper du réel. En outre, la méthode aristotélicienne ne permet aucune découverte, car les prémisses sont tirées des conclusions. Enfin, la recherche aristotélicienne des causes est également futile, car si la connaissance complète d'une chose inclut la connaissance de toutes ses causes, on ne connaîtra jamais rien : il faudra connaître la cause de la cause de la cause, à l'infini. A cette conception fausse et inutile de la science, Sanches oppose la vraie connaissance d'un objet : Scientia est rei perfecta cognito. Cette connaissance est l'appréhension immédiate et intuitive de toutes les qualités réelles de l'objet, compris en soi et par soi. Au-delà de ce niveau de certitude, toute généralisation introduit confusion et chimères. Cet idéal scientifique limité ne peut cependant être atteint, d'abord parce que toutes les choses sont liées et que, ne pouvant les connaître toutes, nous ne pouvons en connaître aucune ; ensuite parce qu'elles changent, et que nous ne pouvons à aucun moment connaître toutes leurs propriétés ; enfin parce que nos sens ne connaissent que la surface des choses, et non leur vraie nature. Aucune connaissance scientifique n'est donc possible. Cependant Sanches conclut en disant que l'homme doit faire ce qu'il peut, c'est-à-dire acquérir une connaissance imparfaite et limitée des choses, en rassemblant soigneusement les faits et en jugeant avec précaution. Cette conclusion positive allait être développée au début du xvne siècle, et devenir une méthode rationnelle pour la " nouvelle science " grâce au P. Marin Mersenne et au P. Pierre Gassendi. Dans l'ouvrage massif (1000 pages) qu'il publie en 1625, La Vérité des Sciences Contre les sceptiques ou pyrrhoniens, Mersenne admet que les arguments des sceptiques sont irréfutables, mais affirme cependant que nous possédons des connaissances certaines, et qui nous
suffisent. "Il faut quitter le Pyrrhonisme si l'on ne veut perdre le jugement et la raison". Il n'est pas nécessaire d'affirmer, à la manière de Descartes, qu'il existe un critère absolu de la vérité. Il n'est pas nécessaire de réfuter l'argumentation des sceptiques. Le fait est que nous " connaissons " des relations entre les phénomènes, que nous " connaissons " des vérités mathématiques indubitables, et que nous pouvons utiliser avec succès ces " connaissances " dans notre vie. Les trois-quarts du livre sont alors consacrés à l'exposé de ces connaissances certaines en mathématiques et en physique. Sans doute ignorons-nous si la réalité est telle que nous la voyons, et même s'il existe un monde réel. Mais peu importe, si notre connaissance du monde des phénomè-
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nes nous permet pratiquement de surmonter les difficultés que nous rencontrons. Dans ses ouvrages ultérieurs, Mersenne développe clairement ces idées. Nous ne pouvons pas assurer que notre connaissance est vraie, en mathématiques ou en physique. Ces sciences ne sont pourtant ni douteuses ni inutiles. La physique ne nous renseigne que sur les effets extérieurs des choses, non sur leur vraie nature. Les vérités mathématiques ne sont vraies que si les axiomes sont vrais. Mais ces sciences ne sont pas incertaines, ni psychologiquement, ni parce qu'elles nous permettent de prédire le cours des choses. Une telle connaissance du monde des apparences nous suffit," jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de nous délivrer de cette misère, et nous dessiller les yeux par la lumière qu'il réserve à ses vrays adorateurs " 10. Cette réunion d'un scepticisme épistémologique et d'une interprétation positive et pragmatique de la connaissance scientifique se trouve développée par le meilleur ami de Mersenne, Gassendi 11 . Son premier ouvrage, Exercitationes paradoxicae adversus Aristoteleos (1624), tend à prouver "qu'il n'y a pas de science, mais surtout pas de science aristotélicienne ". L'argumentation est celle des sceptiques, mais Gassendi laisse entendre qu'un autre type de science serait possible. L'analyse est poussée beaucoup plus loin dans le Syntagma philosophicum, qui accorde aux sceptiques l'impossibilité d'une connaissance absolue des choses en soi, telle que l'affirment les dogmatistes, mais leur reproche d'aller trop loin, en niant que nous ayons aucune assurance de rien et aucun moyen de comprendre le monde où nous vivons. Même les sceptiques doivent avouer que nous connaissons les apparences, que nous sommes instruits par l'expérience des sens, que nous pouvons tirer de ces données quelques conclusions évidentes, interpréter notre expérience, et donc atteindre une connaissance limitée sur les objets qu'elle nous présente. Un jugement soigneux peut corriger les erreurs de nos sens, et l'expérience ultérieure peut corriger notre jugement. Entre la connaissance au sens des dogmatistes et le doute complet des sceptiques, il y a le niveau de la connaissance scientifique, " ombre de la vérité " plutôt que vraie connaissance. C'est dans cet esprit que Gassendi ne présente pas sa théorie atomiste comme une image vraie de la réalité, mais comme l'hypothèse la plus conforme aux données de l'expérience. 10. Renvoyons sur Mersenne aux analyses de Peter Dear, Mersenne and the learning of the schools, lthaca, Cornell University Press, 1988. 11. The selected Writings of Pierre Gassendi, trad. Craig Brush, New York, Johnson Reprint, 1972. Pour une plus ample information sur sa pensée, voir par exemple B. Rochot, Les travaux de Gassendi sur Epicure et l'atomisme, Paris, Vrin, 1944; T. Gregory, Scetticismo ed empirismo. Studio su Gassendi, Bari, Laterza, 1961; O. Bloch, La philosophie de Gassendi. Nominalisme, matérialisme et métaphysique, La Haye, Nijhoff, 1971 ; Lynn S. Joy, Gassendi the atomist, Cambridge, Cambridge University Press, 1987; et les travaux réunis récemment par Sylvia Murr dans Gassendi et l'Europe (1592-1792), Paris, Vrin, 1995.
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Mersenne et Gassendi ne jugeaient donc pas possible de repousser l'attaque des sceptiques, mais ils jugeaient possible de la négliger, dans la mesure où une certaine information ne pouvait pas, en fait, être mise en doute, et où l'utilisation de cette information par les méthodes d'une science empirique fournissait les moyens de régler beaucoup de problèmes. Les difficultés soulevées par les sceptiques révélaient l'impuissance des dogmatiques, mais ne prouvaient pas que l'homme fût incapable d'atteindre une certitude limitée, qui ne touchait qu'au monde des apparences, mais suffisait aux besoins humains. Le scepticisme, au lieu de déboucher sur l'attitude destructive et anti-scientifique de La Mothe le Vayer, pouvait donc conduire à un effort constructif pour découvrir toujours mieux le monde des apparences, puisque l'on ne peut rien savoir du monde réel. Comme disait l'Abbé Lenoble, Mersenne et Gassendi réfutaient le scepticisme de la même manière que Diogène avait réfuté Zénon. Ce dernier prétendait que le mouvement était impossible: Diogène s'était levé et s'était mis à marcher. Ainsi Mersenne et Gassendi ne s'occupaient que de ce que l'on pouvait connaître: le monde de l'expérience sensible. En fait, Diogène n'avait pas réfuté les arguments de Zénon: il avait montré le fait du mouvement, sans l'expliquer ni le justifier. Plus clairement encore, Mersenne et Gassendi acceptaient l'argumentation des sceptiques, la jugeaient bonne contre les dogmatistes, mais soutenaient qu'elle ne valait rien contre la connaissance que nous possédons en fait, même si nous ignorons si elle est certaine ou nécessaire. Mais celui qui a porté le plus loin l'art de tirer un parti positif de la pleine reconnaissance de la force du scepticisme, c'est Blaise Pascal. Plus clairement que personne au XVII" siècle, il a montré le caractère hypothético-probabiliste du raisonnement scientifique. Dans le fragment De l'esprit géométrique et de l'art de persuader, comme dans les Pensées, il montre que toute science qui repose sur des axiomes est sujette au doute sceptique : qui peut prouver que l'axiome le plus clair est vrai? Il faut admettre des principes connus par l'instinct et l'intuition, non par la raison : " le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point". Mais ce recours fondamental au" cœur" n'est pas à l'abri de la critique sceptique : l'homme " est en doute si ces principes nous sont donnés ou véritables, ou faux, ou incertains, selon notre origine " (Pensées, Br. 434,
Lafuma 131). Sur le plan religieux, la solution est: "Ecoutez Dieu". Sur le plan scientifique, c'est un scepticisme constructif qui conduit, compte tenu de la nature humaine, à une méthode géométrique imparfaite, plutôt qu'idéale: définir les termes jusqu'à ce que l'on atteigne les plus clairs possibles; partir des principes les plus certains selon nos façons naturelles de voir ; procéder alors avec soin et méthode pour tirer des conclusions de ces définitions et de ces principes, sans oublier jamais le caractère conditionnel des vérités que nous démontrons, car leur certitude dépend des pouvoirs de l'homme. Pour Pascal, donc, l'examen des réalisations de l'intellect humain conduit à la conclusion que "le pyrrhonisme est le vrai", jusqu'à ce que Dieu nous
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révèle la vérité. Cependant, même dans l'état misérable de l'homme sans Dieu, nous pouvons atteindre une connaissance mathématique et scientifique assez certaine et utile. Des deux attitudes du scepticisme à l'égard de la science nouvelle, la plus ancienne, celle de Gianfrancesco Pico, d'Agrippa, de Montaigne et de La Mothe le Vayer, disparaît à mesure que la révolution scientifique triomphe au xvne siècle, malgré la publication, en 1699, des Réflections upon the Sciences de Thomas Baker. Le scepticisme constructif ou mitigé, qui sépare la science empirique de la métaphysique, allait devenir un lieu commun à la fin du xvne siècle. Le Jésuite anti-cartésien René Rapin l'utilise contre le fanatisme métaphysico-théologique de Descartes ; les chefs de la nouvelle Société royale d'Angleterre, comme l'évêque Wilkins et Joseph Glanvill, font du scepticisme mitigé l'un des principes de travail de la Société 12. John Wilkins (1614-1668) fut le directeur du Wadham College pendant la révolution puritaine. Il organisa le "Collège Invisible" d'Oxford, où l'on débattait de la science nouvelle. Il traduisit plusieurs écrits de vulgarisation de l'astronomie copernicienne ainsi que de la physique galiléenne. Pendant la Restauration, il fut nommé évêque de Chester. Il joua un rôle important dans l'établissement de la Royal Society for promoting useful knowledge. Dans son écrit posthume On the Principles and Duties of Natural Religion (1673), il plaida pour une théorie de la certitude limitée. Il distinguait la " certitude infaillible" (infallible certainty) de la " certitude indubitable " (indubitable certainty ). La première ne peut en aucun cas être fausse ou douteuse, elle est inaccessible à l'homme. La seconde peut être fausse, mais aucune raison ne permet de douter d'elle. Ceci alors laisse place à un type de certitude valable en matière religieuse, scientifique et juridique (la théorie du doute raisonnable). Cette théorie fut développée avec davantage de détails dans plusieurs ouvrages de Joseph Glanvill (1636-1680): The Vanity of Dogmatizing (1661), Scepsis Scientifica (1664), et Essays on Severa[ Important Subjects in Philosophy and Religion (1676). Glanvill insista sur le fait qu'une science dogmatique, pleinement certaine, n'était pas accessible aux êtres humains. Les sciences d'Aristote et de Descartes étaient fondamentalement incertaines et seulement hypothétiques. On devrait bien plutôt asseoir sa science sur ces informations qui ne peuvent raisonnablement être mises en doute. Nos informations sensorielles et nos raisonnements sont certes parfois douteux, cependant nous devons prendre comme un article de foi le fait que nos facultés en elles-mêmes ne sont pas trompeuses. Sur cette base, il nous est possible de développer les sciences empiriques, et une religion raisonnable. Un scepticisme aménagé ou mitigé peut ainsi devenir la base d'une compréhension non dogmatique du monde. Et c'est ceci que les membres de la Royal Society et les Anglicans libé12. Voir R.H. Popkin, "The philosophy of the Royal Society", Columbia history of western philosophy, New York, Columbia University Press, 1999, 258-263.
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raux s'attachaient à développer 13 . Boyle, Hooke et d'autres pensent que les résultats de leurs recherches empiriques ont mis un terme à la recherche des causes ultimes et ouvert la voie à la découverte de " connaissances utiles", qui aideront l'homme dans cette vallée de larmes. L'évêque Pierre-Daniel Huet, l'un des derniers représentants de la grande tradition sceptique française, considère que l'esprit de la Société royale "approche fort de la Doctrine des Sceptiques". Et Pierre Bayle, le plus grand des sceptiques du xvue siècle, pouvait résumer ainsi la situation dans son Dictionnaire (art. "Pyrrhon", remarque B) : "Il nous doit suffire qu'on s'exerce à chercher des hypothèses probables, et à recueillir des Expériences ; et je suis fort assuré qu'il y a très peu de bons Physiciens dans notre siècle, qui ne se soient convaincus que la Nature est un abîme impénétrable, et que ses ressorts ne sont connus qu'à Celui qui les a faits et qui les dirige. Ainsi tous ces Philosophes sont à cet égard Académiciens et Pyrrhoniens". Les sceptiques mitigés et constructifs, à partir de Sanches, ont donc fait du scepticisme, non un moyen de détruire la science, mais la base d'une nouvelle "vue scientifique". Ils ont séparé la recherche scientifique de la quête d'une vérité absolue, en la ramenant à la recherche de relations entre phénomènes observables plutôt qu'entre réalités inconnaissables. Le scepticisme constructif a séparé la science de la métaphysique et a clarifié le rôle de la méthode empirique comme moyen de découvrir des vérités scientifiques. Son succès a été si complet que David Hume, dans son Histoire d'Angleterre (1754-1761), rédigée à l'acmé des" Lumières", a pu résumer ainsi les succès de Newton (qu'il considère comme la plus grande intelligence produite par les îles Britanniques) : "En paraissant ôter le voile qui cachait certains mystères de la Nature, il a montré en même temps l'imperfection de la philosophie mécaniciste, et donc rendu les ultimes secrets de cette Nature à l'obscurité qui les a toujours couverts et qui les couvrira toujours " 14. Au cours des Lumières 15 , une autre forme de scepticisme favorable aux sciences et hostile à la religion se développe chez les philosophes. Voltaire d'abord, puis Diderot, d'Alembert et d'autres adhèrent à une version sceptique de l'empirisme lockien selon laquelle l'essence véritable des choses nous est à jamais inaccessible et seules nous sont connaissables leurs qualités empiriques. 13. Sur cette question, on lira avec profit les études de Theodore Waldman, "Origins of the legal doctrine of reasonable doubt ",Journal of the history of ldeas, xx (1959), 299-316 ; Charles Webster, The Great Instauration, London, Duckworth, 1975 ; Henry Van Leeuven, The problem of certainty in english thought, 1630-1680, The Hague, Nijhoff, 1970; Michael C.W. Hunter, Science and cociety in Restauration England, Cambridge, Cambridge University Press, 1981; Barbara J. Shapiro, Probability and certainty in seventeenth-century England, Princeton, Princeton University Press, 1983; Richard Kroll (ed.), Philosophy, science and religion in England, 16401700, Cambridge, Cambridge University Press, 1991; Martin I.J. Griffin, Latitudinarianism in the seventeenth-century Church of England, Leiden, E.J. Brill, 1992. 14. On trouve cette citation en appendice au dernier volume de History of Great Britain (1761 ). 15. Voir Scepticism in the Enlightenment. Essays by Ezequiel Olaso, R.H. Popkin and Giorgio Tonelli, Dordrecht, Kluwer Academie Publishers, 1997.
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Notre connaissance ne pourra jamais s'étendre au-delà de l'expérience; d'où il s'ensuit que toute métaphysique et toute théologie sont fondamentalement douteuses. Cependant contenir ainsi la science dans les limites de la stricte connaissance empirique n'était pas seulement une position théorique, c'était aussi un moyen de libérer l'homme de l'emprise dogmatique des monarques et des prêtres. Condorcet et Brissot, les deux chefs de file des Girondins à la fin du xvme siècle, développèrent un scepticisme épistémologique plus énergique encore que celui de David Hume, couplé à une vision optimiste de la science, étroitement conçue comme le véhicule des progrès indéfinis de l'esprit humain16 . Cependant leurs fins tragiques sous le règne de la Terreur laissaient présager une conception plus pessimiste et sceptique de la condition humaine. Après avoir connu diverses pérégrinations idéologiques au cours du XIXe siècle, le scepticisme mitigé est maintenant de nouveau regardé comme fondamental aux sciences - systèmes d'hypothèses vérifiables par leurs résultats pratiques17. Simultanément, le message de Pascal selon lequel la Vérité absolue ne dépend pas de l'homme, mais de Dieu, a encore une certaine actualité philosophique.
16. Voir pour plus de détails R.H. Popkin, "Brissot and Condorcet: skeptical philosophers ", dans R.H. Popkin et J. van der Zande (eds), The skeptical tradition around 1800, Dordrecht, Kluwer Academie Publishers, 1998, 31-39. 17. R.H. Popkin," Scepticism and modernity ",dans Tom Sorell (ed.), The rise of modern philosophy. The tension between the new and traditional philosophies from Machiavelli ta Leibniz, Oxford, Clarendon Press, 1993, 15 sq.
IMAGES DE LA RAISON HUMAINE DANS LE SCEPTICISME DE LA MOTHE LE
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Le scepticisme, tel qu'on le redécouvre et qu'il se développe au début de l'âge moderne, se nourrit d'une attitude philosophique double et opposée à l'égard de la raison: d'une part, une caractérisation forte du sujet de la connaissance, point d'observation choisi sur soi-même et sur le monde; d'autre part, une impulsion significative envers la relativisation du sens et envers l'importance que la créature humaine s'accorde dans la nature. La raison se juge elle-même et évalue l'homme dans l'ensemble de ses qualités et de ses comportements; l'éloge qu'elle fait de sa propre puissance s'accompagne de la description critique de ses limites et défaillances, comprises comme résultant de sa finitude naturelle, ou de l'effet de brouillement et d'instabilité produit par les passions humaines. Dans la première moitié du xvne siècle, ces thèmes philosophiques et moraux trouvent une expression unitaire exemplaire dans l'œuvre de François de La Mothe le Vayer, notamment dans les Dialogues faits à l'imitation des anciens, qui peuvent être regardés comme le manifeste de toute une génération d"' esprits forts" ou" libres", qui a fleuri sur la plante tortueuse de l'irréligion des Vanini et des Théophile de Viau avant de se replier prudemment, dans le Paris de Richelieu, dans la confidentialité d'entretiens intellectuels" privés " 1. 1. Les Dialogues ont paru, probablement, pour la première fois en deux volumes séparés en 1630 (Quatre dialogues) et en 1631 (Cinq dialogues) sous une fausse date: voir R. Pintard, La Mothe le Vayer, Gassendi, Guy Patin. Etudes de bibliographie et de critique, suivies de textes inédits de Guy Patin, Paris, Boivin, 1943, 5-31. Les notes de cette étude se réfèrent à l'édition donnée peu après (probablement entre la fin de 1632 et le début de 1633) par Jean Sarius : Quatre dialogues faits à l'imitation des anciens par Orasius Tubera," à Francfort, 1506"; Cinq dialogues du mesme autheur, faits comme les précédents à l'imitation des anciens, "à Francfort, 1606" (2 tomes en 1 vol.). On ne citera que le titre de chaque dialogue (avec les initiales des mots toujours en forme minuscule), Je tome et les pages du passage considéré. Pour les autres œuvres, on se référera aux Œuvres de François de La Mothe le Vayer, nouv. éd. revue et augmentée, Dresde, M. Groell, 1756-1759, 7 tomes en 14 volumes (réimpr. anastatique, Genève, Slatkine, 1970). Nos citations conserveront la graphie propre à chaque édition.
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Dans les Dialogues, l'oscillation est constante entre l'exaltation du rôle et des potentialités de la raison et la dénonciation de sa faiblesse cognitive ; cette oscillation s'insère dans une structure argumentative tissée de paradoxes et bâtie sur un déplacement permanent du plan du discours. L'ambiguïté qui s'en dégage semble délibérée et correspondre à une intention philosophique précise, celle d'atteindre un "point de vue" sur le monde fondamentaleme nt instable et indéfinissable, et cependant fort sous l'aspect de la critique, difficile à décrypter philosophiquement. Cette attitude intellectuelle, à la fois perspective de recherche et position dans le monde, qui est celle du scepticisme pyrrhonien, représente pour le libertin le meilleur moyen de réaliser sa critique de toutes les affirmations" dogmatiques", tout en se soustrayant aux conséquences philosophiques et sociales de certaines de ses assertions. Elle oblige celui qui cherche à comprendre un auteur comme La Mothe le Vayer, à toujours tenir compte de certains éléments caractéristiques de cette attitude: l'esprit déniaisé, appliqué à tout objet d'étude; la méfiance constante envers le sens commun, mais sur la base d'un bon sens intellectuel ; le conditionnemen t sciemment subi par la morale sociale et religieuse ; une habitude de respect et de crainte à la fois, face au contrôle exercé sur l'activité intellectuelle par les institutions ecclésiastiques et séculières. Il reste néanmoins possible de démêler cette trame complexe de motivations et d'impulsions contrastées, voire opposées, d'élaguer cette présentation hétérogène et parfois ambiguë de thèmes philosophiques et culturels. C'est là une opération critique qui conduit, non seulement à identifier certaines constantes de la pensée de La Mothe le Vayer à travers la construction en spirale de son mode de raisonnement, mais aussi à formuler un jugement et une évaluation d'ensemble de son approche critique fuyante. Tout en résistant, autant que faire se peut, à la tentation d'une synthèse très difficile, voire impossible, cela pourrait permettre de saisir comment le sceptique libertin envisage et juge la raison, ses instruments et son extension, et en quoi son modèle de la raison participe ou se démarque des idées philosophiques et scientifiques nouvelles. En somme, il s'agit pour nous de préciser les contours et limites d'une "raison libertine ". Si nous abordons dans cette perspective la trame complexe et ambiguë du discours qui traverse l'œuvre entière de La Mothe le Vayer, il nous apparaît que celui-ci alterne ou superpose à dessein trois attitudes qui correspondent à trois images de la raison. En premier lieu, à travers le recours à une critique conforme à la tradition pyrrhonienne et" sextienne ",l'attention du philosophe libertin semble entièrement confinée au dedans du sujet, considéré dans sa faiblesse cognitive et assumé comme " point de vue " sur le monde. Le monde, de son côté, paraît dépourvu d'indépendance, comme subsumé dans l'activité même de la raison. Ailleurs, au contraire, La Mothe le Vayer propose un modèle fort de raison, à partir de ses potentialités critiques et gnoséologiques, pour soutenir sa prétention à "occuper", aux frais de la théologie, l'espace
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entier de la connaissance. Dans cette perspective, la raison est considérée d'une façon objective dans la nature. Elle permet à l'homme de saisir le rôle privilégié qui lui est assigné dans la création, mais aussi de saisir tout ce qui l'éloigne, tant de l'univers chaotique et incertain de la vie et des opinions humaines, que des " vérités absolues " : principes premiers ou secrets de la nature jugés définitivement obscurs et insondables. Enfin, selon une troisième formule, la raison libertine choisit de se placer au cœur du monde, de se reconnaître comme une partie de lui. Le philosophe se fait" monde", tout en renonçant à le comprendre et donc à le connaître. Il lui échoit en revanche un rôle intellectuel distinct, privilégié, socialement "différent". Mais dans cette troisième position, la raison, entendue ici sur le mode " libertin ", se dissout comme point d'observation subjective (c'est-à-dire:" comme point d'observation du sujet ") et de connaissance. T.RS OSCILLATIONS DE LA RAISON SCEPTIQUE
La pensée de La Mothe le Vayer est généralement considérée par l'historiographie comme une forme de critique morale, sociale ou religieuse de la culture et des hommes de son temps. En réalité, ce regard qui privilégie les aspects culturels et sociaux révèle la présence et le développement dans son œuvre d'une forme de scepticisme qui, même s'il fait appel à l'outillage conceptuel antique, se présente sous un aspect globalement nouveau, tributaire de Montaigne et de Charron. Si l'on examine les Dialogues faits à l'imitation des anciens, qui représentent la matrice fondamentale de toutes les œuvres ultérieures de La Mothe le Vayer2 , on constate en effet d'emblée que la description 2. Si l'œuvre de La Mothe le Vayer s'étage sur une période de plus de quarante ans, des années 1630 jusqu'à sa mort en 1672, pendant laquelle il publie des dizaines d'ouvrages, les arguments
fondamentaux de son scepticisme et sa définition du rôle et des tâches du philosophe sont déjà entièrement formulés dans son premier essai, les neuf Dialogues, écrits déjà dans la maturité (l'auteur a plus de quarante ans). Ceux-ci, dans leur ensemble, tendent à répéter certains aspects topiques du pyrrhonisme de l'auteur. On peut les partager selon leur sujet: De la philosophie sceptique, introduction et centre de sa pensée, est avec De l'ignorance louable et De l'opiniastreté le lieu de la présentation générale des fondements et des questions du scepticisme ; De la vie privée et De la politique contiennent les arguments en faveur du choix de la retraite intellectuelle de la vie civile et politique, en raison de l'irrationalité qui règne dans les sociétés humaines et de l'impuissance de la science politique à l'égard de ces sociétés ; De la divinité (= De la diversité des religions dans l'édition de 1671) est axé sur la distinction des domaines de compétence de la raison et de la foi et sur la démonstration de la valeur historique des religions ; les trois derniers dialogues, Le banquet sceptique, Du mariage et Des rares et eminentes qualitéz des asnes de ce temps, ont le ton badin du dialogue classique (mais sous le paradoxe de l'éloge de l'âne, par exemple, s'élabore une éthique fondée sur la valeur classique de la modération de l'esprit et du contrôle des passions). Les écrits suivants ne feront que développer les thèmes des Dialogues. Aux œuvres écrites pour la cour de France, où ces thèmes privilégiés sont masqués par un style d'écriture plus tempéré, s'ajoutent De la vertu des payens (1642), seul écrit à présenter un caractère systématique, où l'auteur, analysant des sources chrétiennes, avance que l'on peut admettre le salut de l'âme même pour ceux qui n'adhèrent pas à la Révélation, s'ils ont vécu selon la vertu; l'Opuscule ou Petit traité sceptique sur cette commune façon de parler. N'avoir pas le sens-commun (1646), où l'approche sceptique se mêle aux raisons d'une vraie critique sociale ; et, enfin, la Prose chagrine (1661), livre de confessions non entièrement dépourvu d'arguments sceptiques et érudits.
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"d'école" de la structure de la connaissance (selon les Hypotyposes sextiennes), à savoir l'exposé des raisons et du fondement du doute conduisant à 1' bwxn, via la critique de la connaissance démonstrative dogmatique (et des sciences), est surmontée par une théorie et un usage particuliers des instruments sceptiques, englobés dans une conception d'ensemble du monde, plus encore que dans une évaluation précise des capacités cognitives de l'homme. Le scepticisme ancien, tel du moins qu'il fut transmis et compris à l'époque moderne, avait pour axe philosophique principal la considération objective du rapport de connaissance entre le sujet et l'objet. Il établissait l'impossibilité de trouver un critère d'adéquation fiable (absolu, indépendant) entre ces deux pôles et, partant, il concluait à l'impossibilité de parvenir à des données certaines à travers l'activité des sens. Cependant il présupposait au moins l'existence d'une réalité objective, provisoirement ou définitivement inconnaissable. Ce réalisme disparaît de l'horizon critique du scepticisme libertin de La Mothe le Vayer. Chez lui, l'objet de la recherche n'est pas tant la réalité telle que nous la représentent nos sens, mais la pensée elle-même, ou, pour mieux dire, ce qui se présente à notre esprit. C'est cela -l'ensemble et la structure de nos sensations, connaissances et opinions- qui constitue la nature, objet d'observation et objet de doute. Si l'on trouve bien dans ses œuvres quelques références à la faiblesse cognitive des sens, il s'agit d'allusions sommaires, insérées le plus souvent dans des renvois scolaires à la doctrine du scepticisme ancien3 : l'attention de La Mothe le Vayer est clairement déplacée des sens, en tant que sources de l'activité cognitive, vers l'intellect lui-même. C'est bien ce que dit l'auteur dans l'une de ses rares allusions à l'activité sensorielle, quand il évoque la" disproportion qui se trouve entre l'essence des choses et la capacité de nos sens, suivie de celle de nostre intellect " 4 . En réalité, non seulement l'intellect ne paraît pas en mesure d'élaborer de manière cohérente les données sensorielles, et donc de restituer l'essence des choses, mais encore il tend constamment à brouiller le processus même de la connaissance, en filtrant et en organisant les sensations avant même que nous en ayons conscience. C'est ainsi que La Mothe le Vayer écrit dans son Petit traité sceptique sur cette commune façon de parler. N'avoir pas le senscommun : " la partie de nôtre esprit, qui doit rectifier toutes les autres facultés est souvent celle qui les déprave " 5. Si donc la raison humaine ne peut avoir de données assurées, ni de la vérité objective des choses, ni même (pour ainsi dire) du contenu de 1' expérience sensible, la réalité extérieure, par rapport à 3. Un des passages les plus étendus sur la connaissance sensible se trouve dans De la philosophie sceptique, l, 14-15. On trouve ailleurs de fréquentes allusions à ce topos classique du scepticisme, par exemple dans De l'ignorance louable (II, 10), où l'auteur souligne la nécessité de "[s'accommoder] doucement au rapport de nos sens, reconnoissans bien que sans cela la vie ne pourrait pas subsister; encores que nous sçachions d'ailleurs la tromperie ordinaire d'iceux, d'où naist en partie nostre suspension ". 4. De l'opiniastreté, Il, 210-211. 5. Petit traité sceptique... , Œuvres, t. v, 2e partie, 170.
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l'intellect, perd toute sa valeur pour la connaissance. Elle est exclue du domaine de l'observation et de la compréhension, où les sensations, mais aussi les opinions, se mêlent et se confondent inéluctablement. Dans son dialogue De la philosophie sceptique, notre sceptique écrit : " cependant c'est chose fort vraisemblable que tout dépend de ces fantaisies et opinions", puis conclut à propos des secondes:" c'est d'elles que nous sommes touchez, et non des choses mesmes. Ce qui fait aussi imaginer à Protagoras que l'homme se pouvait appeler la mesure de toutes choses, et répéter si souvent à ce grand Empereur Philosophe Marc Antonin cette maxime, ÔtL navta UJtOÀYJ\jJLÇ, quod omnia opinionibus constant " 6 . Il ne s'agit pas là d'un jugement sommaire de teneur morale sur les limites de la raison humaine et sur sa présomption. La Mothe le Vayer, en effet, s'emploie souvent, et soigneusement, à décrire comment naît ce processus de développement et d'obscurcissement simultané de la connaissance humaine. Dans le Petit traité sceptique, par exemple, utilisant le récit biblique de Samson comme allégorie du rôle du philosophe pyrrhonien, il écrit : " ce Samson Sceptique montre si visiblement les tromperies ordinaires des sens, qu'il ne laisse aucune regle certaine pour connoitre la vérité, se macquant de cet imaginaire instrument rationel que les Ecoles nomment XQLL'IÎQLOV tiïç aÀnôdaç, puisqu'il n'y a que la fantaisie qui juge des apparences comme bon lui semble " 7 . C'est bien la seule fantaisie - que parfois La Mothe le Vay er préfère appeler "imagination "- qui élabore les données transmises par les sens; c'est elle qui domine le processus de la connaissance. L'auteur connaît évidemment l'interprétation que la tradition philosophique donnait du rôle de cette faculté intellectuelle dans l'expérience sensible8 , mais toute son œuvre montre qu'il lui attribue une fonction absolument prédominante et la responsabilité, non seulement d'une réélaboration libre de nos représentations, mais aussi de la construction autonome d'images qui se mêlent aux données sensibles et enchaînent l'esprit humain et la raison à son exercice. La référence constante à l'absolue centralité de la fantaisie dans le processus de la connaissance - ou, pour mieux dire, de la formation des images dans l'esprit- nourrit évidemment l'anthropologie sceptique de La Mothe le Vayer. L'homme, constitutivement dominé par le pouvoir de son imagination, ne dispose d'aucun point stable d'observation et de connaissance. Sa raison, à cause de la diversité physique et de l'inconstance psychique des hommes, paraît inapte à identifier des principes universellement valides. Elle ne peut pas davantage se doter de règles certaines, incapable qu'elle est de conserver dans 6. De la philosophie sceptique, l, 22. 7. Petit traité sceptique... , 198. C'est moi qui souligne. 8. Voir par exemple la référence à la doctrine aristotélicienne contenue dans le même essai, 132.
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le temps la même position et le même jugement: " [... ) nous ne sommes tous constans que dans nôtre inconstance " 9 ; " [1' âme] est telle dans son inconstance, qu'il ne faut que le songe d'une nuit, dit l'Ecclesiastique, pour changer toutes ses notions et toute sa science " 10 ; et encore : " toute la bonté ou malice des actions humaines procede des iugemens differens des hommes, qui approuvent aujourd'huy ce qu'ils detestaient hier " 11 . L'origine et la nature de cette "constante inconstance", défaut qui paraît constitutif de la volonté humaine, s'expliquent notamment par les diverses attitudes d'esprit que l'homme exprime selon ses divers états physiques et psychiques. L'auteur le souligne dans un passage qui reprend, au moins en partie, le contenu du quatrième trope de Sextus Empiricus : " chacun de nous peut rendre asseuré tesmoignage que nous pensons bien des choses en un temps qu'en un autre, jeunes que vieux, affamez que rassasiez, de nuict que de iour, faschez que ioyeux, varians ainsi à toute heure par milles autres circonstances, qui nous tiennent en une perpetuelle inconstance et instabilité " 12 . Même si une action supérieure de la raison parvient parfois à coordonner les déterminations diverses engendrées par certaines de ces circonstances, et surtout des états physiques, l'exercice de ce rôle paraît tout de même vicié à l'origine, dès lors que, au cours du processus de connaissance, on est contraint à constater l'intervention incessante des passions et leur constante influence sur l'activité de l'intellect: "Et comme les Sens imposent la plûpart du tems à l'entendement, il ne leur est pas à son tour plus fidele, leur faisant trouver beau et bien formé le matin, par une prévention d'amour, ce que l'aprèsdinée peutêtre il leur représentera laid et si difforme par une passion contraire " 13 . DE LA CRITIQUE DES OPINIONS À LA CRITIQUE DE L'" OPINIÂTRETÉ "
Avec l'apparition, dans le discours, des passions et de leur influence sur la raison, donc sur le processus de la connaissance, l'auteur paraît en mesure d'amplifier la perspective initialement proposée et d'observer comment, en même temps que la tendance à l'inconstance, agit aussi dans notre esprit une force opposée qui le pousse à s'arrêter et à s'établir dans une opinion. C'est un 9. De la connaissance de soi-même, Œuvres, t. III, 2e partie, 468. 10. Discours ou Homilies académiques, XIV. De la diversité, ibid., 377. Le ton rappelle Montaigne. 11. De l'ignorance louable, II, 92-93. 12. De la philosophie sceptique, 1, 22. 13. Petit traité sceptique...• 170-171. L'état de trouble profond et d'oscillation qui caractérise la condition de l'âme humaine est bien décrit dans ce passage de De l'opiniastreté (II, 209-210): "A la verité, comme chascun considere les choses d'un œil different, ce n'est pas merveilles s'il en prononce si diversement. La pluspart des objects de nostre esprit font le mesme effect que ces images plissées, qui nous representent des figures toutes differentes, selon l'endroit d'où nous les regardons. La raison nous faict voir d'une maniere, ce que la passion nous crayonne d'une autre ; 1' amour nous fait trouver beau, ce que la haine nous rend difforme ; et il y a peu de choses que nous ne revestions ainsi de nos propres qualitez au mesme temps que nous les envisageons ".
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"mouvemen t double" que celui de l'esprit humain, mouvement qui montrerait déjà, en contre-jour, la possibilité de développer un processus d'amendement intellectuel, à partir des instruments de recherche sceptiques. A la condition, toutefois, que l'homme soit en mesure d'opposer à la tendance à l'inconstance du jugement, comme à la sédimentation et à la sclérose des opinions, un point subjectif stable dans la connaissance ; et qu'il soit prêt, partant des données de l'observation et de la réflexion, à soumettre son jugement à une vérification constante. "Or de l'heure qu'un esprit pour bon souvent qu'il soit, c'est ainsi laissé prevenir de quelque particuliere imagination, et a pris a party de la soustenir, sa force ne luy sert plus qu'à se confirmer et roidir en icelle, rejettant animeusement tout ce qui semble luy pouvoir contrarier. C'est ce que Verulamius c'est advisé de fort bien appeller idola specus en son nouvel organe [... ] ; et nous pouvons bien dire en ce sens, que l'homme est un grand idolatre, n'y ayant peut estre que le seul Sceptique qui se puisse aucunement exempter de tomber en cette flatteuse idolatrie de ses fantaisies à cause de l'indifferente constitution interieure de son esprit " 14 . Il peut être utile de remarquer d'abord que- comme Bacon qu'il cite dans ce passage 15 - La Mothe le Vay er inclut dans le faisceau des opinions (objet 14. Ibid., 199. 15. En lisant certains passages des Dialogues, on a le sentiment d'entendre l'écho de la polémique contre la vanité et la présomption de la philosophie dogmatique du Novum Organum, en particulier dans les pages du livre premier des aphorismes, où il décrit et critique les idola. La Mothe le Vayer pourrait sans doute souscrire au raisonnement du philosophe anglais, développé dans l'aphorisme 41 : Falso [... ] asseritur, sensum humanum esse mensuram rerum; quin contra, omnes perceptiones tarn sensus quam mentis sunt ex analogia hominis, non ex analogia universi. Estque intellectus humanus instar speculi inaequalis ad radios rerum, qui suam naturam naturae rerum immiscet, eamque distorquet et inficit (Novum organum, dans The Works of Francis Bacon, éd. J. Spedding, R.L. Ellis, D.D. Heath, London, 1, 1857). Ces affinités polémiques sont plus évidentes encore si l'on compare certains textes. Ainsi, les deux arguments que Le Vayer utilise pour ruiner la conviction commune -et " un des plus celebres axiomes de vos Philosophes " - " que la Nature face tout pour le mieux, et rien en vain ", coïncident dans un ordre inversé avec les deux causes premières indiquées par Bacon pour expliquer la formation des idola de la tribu, dans les aphorismes 45 et 46 du livre 1. La Motbe Le Vayer souligne que la première cause" de ce grand respect et admiration dont nous sommes prevenus " envers la nature est " que de tant de choses vaines, defectueuses, et impertinentes qu'elle intente et machine tous les iours, il n'en reste pas le moindre vestige, n'y ayant que ce qui reüssit de parfait qui se puisse conserver et perpetuer " (De la philosophie sceptique, I, 62); il accuse ainsi la faiblesse humaine de n'admettre que les signes qui nous confortent dans notre opinion. Dans l'aphorisme 46 du N.O., Bacon écrit aussi: lntellectus humanus, in iis quae semeZ placuerunt (a ut quia re cepta sunt et credita, aut quia delectant), alia etiam omnia trahit ad suffragationem et consensum cum illis [... ].Et de poursuivre, en citant Cicéron : !taque recte respondit ille, qui, cum suspensa tabula in templo et monstraretur eorum qui vota solverant quod naufragii periculo elapsi sint, atque interrogando premeretur anne tum quidem deorum numen agnosceret, quaesivit denuo, At ubi sint illi depicti qui post vota nuncupata perierint? (N.O., 166). L'affinité du deuxième argument de La Mothe le Vayer avec l'aphorisme 45 de Bacon est encore plus évidente : lntellectus humanus ex proprietate sua facile supponit majorem ordinem et aequalitatem in rebus quam invenit (165) ; plus loin, dans l'aphorisme 52, il définit de la manière suivante la cause de la formation des idola de la tribu : ex aequalitate substantiae spiritus humani (169). Le Vayer utilise presque les mêmes termes : "La seconde raison de nostre grand respect et veneration [de la Nature], vient peut estre de la qualité et condition de nosIre esprit, comme estant une substance égale en soy, uniforme, et de terminée ; car ne concevant rien qu'à sa mode, et selon sa portée, il presuppose volontiers une plus grande égalité et uniformité aux choses de la nature qu'il n'y en a " (De la philosophie sceptique, I, 63).
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de l'imagination), non seulement les opinions communes, mais aussi celles des philosophes et, plus généralement, des hommes de lettres. Car " celuy qui s'adonne aux Mathematiques, veut tout soubmettre aux demonstrations de son art, celuy qui aime la fable et la mythologie, ne discourt, et ne s'explique que par parabole " 16 . Notre auteur souligne que ces savants, comme tout un chacun, ne parviennent pas à se forger des convictions libres de toute influence passionnelle. Le ressort qui pousse tous les hommes à conserver leurs opinions est sans doute une des formes de manifestation de l'amour-propre -ou amour de nous-mêmes, ou philautie, termes utilisés par La Mothe le Vayer pour stigmatiser cette passion " irrésistible " qui détermine la forme auto-référentielle de toute réflexion humaine : " cet Amour de nous mêmes est si puissant, que nous ne considérons nos pensées que comme une partie de nôtre être, sans les examiner davantage ; comme une folle mere qui ne trouve rien de si beau que son enfant, quelques défauts qu'il ait, parce qu'il est le sien " 17 . C'est donc à partir de la considération de l'action constante de la philautie -et d'une " certaine vanité qui [... ] tient [les esprits] de paroistre sçavans en toutes choses, et de posseder une capacité universelle de tout mesconte " 18 que La Mothe le Vayer pense saisir une liaison indissoluble entre les opinions et l'" opiniastreté " avec laquelle chacun défend aveuglément ses convictions, considère comme honteux de "changer d'advis" et préfère contredire les 16. " Ainsi le Philosophe Musicien Aristoxenus dans Cicéron, ab artificio sua non recedit, voulant que nostre ame ne soit autre chose qu'une douce harmonie; ainsi Pythagore assubiettissoit toute sa philosophie aux mysteres de ses nombres ; Aristote luy-mesme aux regles de sa Logique; Platon à ses Idées ; Democrite et vostre Epicure à leurs Atomes ou corps insectiles [... ] ; bref, chascun se forme une ratiocination, et en suitte un systeme à part, et à sa mode " (De l' opiniastreté, II, 198-199). 17. Petit traité sceptique... , 136. On lit dans la Prose chagrine:" Il faut que je m'interroge ici moi-même d'où peut proceder cette grande animosité, que chacun presque fait paroitre à maintenir ses opinions, autant de fois qu'elles lui sont contestées. N'est-ce point qu'aimant naturellement comme nous faisons tout ce qui vient de nous, et prenant par ce même instinct la protection de tout ce qui nous appartient, il ne se peut faire que nous ne soions portés à défendre avec obstination nos sentimens, et nos opinions, parce que nous les considérons comme des productions de nôtre ame, et comme des fruits de nôtre jugement, que nous mettons au jour par le moien de nôtre discours interieur" (Œuvres, t. Ill, 1re partie, 318-319). Dans une page de De l'ignorance louable, La Mothe le Vayer, par la bouche de Telamon, met en évidence que l'action des passions, et en premier lieu de la philautie, influence le processus de développement de la réflexion mentale et de formation des données de la connaissance humaine : "Il n'y a chose aucune si naturelle à l'homme que de se tromper luy-mesme, la philautie luy fait approuver quasi toutes ses pensées, et s'il n'a quelque chose qui le guide dans ses plus abstraittes meditations, ou qu'il ne soit fort exercé en l'art du discours mental, c'est le lieu où il commet les plus lourdes fautes, et où il se trompe le plus grossierement" (De l'ignorance louable, II, 40). Notons que dans une note de l'essai De la vertu des payens, La Mothe Le Vayer propose une distinction entre amour-propre et amour de soimême: "quand Dieu nous a commandé d'aimer nôtre prochain à l'égal de nous-mêmes, il a bien montré que nous pouvions avoir de l'amour pour nôtre propre personne, sans offenser sa Majesté Divine" (Œuvres, t. V, 1re partie, 67, note q). Sur ce thème, voir aussi l'Homilie XIII. De l'amitié, Œuvres, t. m, 2e partie, 197-202. 18. De l'opiniastreté, II, 207.
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autres plutôt que soi-même 19 . Ce rapport conséquentiel entre les "opinions" et l"' opiniastreté ",que l'auteur croit pouvoir fonder aussi sur un étymon commun aux deux termes 20 , met clairement en évidence que ce qui obscurcit la raison et invalide ses résultats n'est pas seulement un défaut structurel, mais plutôt la pollution qu'y introduit la volonté, qui se veut en tout et partout juge du vrai et du faux et arbitre des mouvements de l'esprit humain. Cette même opiniâtreté avec laquelle les hommes confirment et figent leurs opinions dans la conviction qu'il s'agit de vérités de raison, nourrit la défense des lois et des mœurs qui fondent et règlent la vie de toutes les sociétés humaines. On sait que le " libertinage érudit " hérite de la leçon de Montaigne puis de Charron la critique du fondement naturel de la coutume, par la contestation de l'existence d'un consensus gentium sur les contenus de la loi naturelle. " Nous croyons tousiours faire avec raison et iustice ce que nous faisons par usage et imitation ", écrit La Mothe le Vay er dans De la philosophie sceptique21. De même que l'amour-propre et la vanité convainquent l'être humain de la validité de ce que son imagination a produit et le persuadent à tort que c'est le fruit d'un examen individuel libre, ainsi l'imitation, puis l'habitude, l'amènent à suivre les comportements des autres, répandus et codifiés dans la vie sociale. La force de la coutume, interprétée comme reflet social de l'amour-propre, se révèle donc dans la tendance à absorber en soi le monde extérieur - comme si l'homme pouvait être la règle de toutes choses 22 - et elle se nourrit d'une résistance naturelle à l'égard de ce qui lui paraît nouveau23 . Dès lors, la confrontation entre les opinions et les mœurs de peuples différents, que les livres classiques et les relations de voyage modernes présentent en abondance, est pour La Mothe le Vayer le " lieu " philosophique à partir duquel il peut élargir cette dimension d'inconstance et de variété propre à la raison humaine et à ses produits : avec le changement dans le temps des états de l'âme et des attitudes de l'esprit, la diversité des hommes se mélange et 19. Ibid., II, 209-212. 20. Soliloques sceptiques, VI, réimprimé sur l'édition unique de 1670, Paris, Isidore Lisieux, 1875, 19-20. 21. De la philosophie sceptique, l, 32. 22. "Tant il se trouve vrai que l'homme est la mésure de toutes choses, qui deviennent telles qu'il se les représente : et tant il est constant que nos biens, et nos maux, croissent ou multiplient selon nôtre constitution intérieure, et selon que nous voulons les considérer " (Prose chagrine, 338). 23. "[ ... ] c'est un certain amour de nous-mesmes qui nous represente jusques à la beauté des Dieux en figure humaine, comme si chaque espece du reste des animaux ne pouvait pas former une mesme conception à son advantage, et à sa mode, la Taupe se figurant un Dieu aveugle, l'Aigle un Dieu volant, le Dauphin quelque Triton fendant les eaux. Ce qui vient d'un charme physique, que la Nature, comme maquerelle d'elle-mesme, dit Ciceron, a imprimé en tous ses ouvrages, qui s'estiment chacun pour le plus beau et accomply, tarn blanda conciliatrix et quasi sui lena Natura" (Des rares et eminentes qualitéz... , l, 211).
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s'entrelace. "Chacun a son sens et sa phantaisie à part; car, comme l'on dit, autant de testes, autant d'opinions", lit-on dans De la philosophie sceptique (I, 21) 24 ; et, dans le Petit traité sceptique:" Les inclinations si dissemblables des hommes, et leurs occupations si contraires, montrent bien qu'ils jugent tout autrement les uns que les autres des choses du Monde " 25 . Se rapportant constamment, dans ses œuvres, au dixième trope sceptique, La Mothe le Vayer en arrive à déduire de l'hétérogénéité des mœurs et des opinions, non seulement l'inexistence ou l'impossibilité de connaître une loi de nature, mais aussi la profonde diversité intérieure du genre humain. " Rien ne m'étonne de plus -affirme Xilinus dans le cinquième dialogue de la promenade - que la diversité de tant de millions de personnes, dont deux ne se trouvent jamais si semblables, qu'il n'y ait toujours en elles quelque diversité, qui les fait distinguer " 26 . Le Vayer va jusqu'à prétendre, comme Montaigne dans ses Essais, qu'il y a souvent plus de différence entre deux hommes qu'entre un homme et une bête 27 . Il faut encore souligner que La Mothe le Vayer, tout en recourant souvent à de longues listes d'opinions, lois ou habitudes morales de pays différents, applique- serait-ce de façon très personnelle -les divers aspects du dixième trope sceptique indiqués par Sextus. Pour lui qui croit que les opinions sont la première source de tromperie de la raison, et donc l'objet d'attention principal de la polémique sceptique, le dixième trope -le seul qui ne concerne pas directement la relation sujet/objet, par rapport à la question de l'authenticité de nos représentations- lui paraît, dans ses conclusions, le meilleur pour résumer effectivement les neuf autres, voire pour les représenter à lui seul, au lieu du huitième trope auquel Sextus avait justement assigné ce rôle. C'est ainsi que, dans De la philosophie sceptique (point de départ et centre de l'exposé libertin de la doctrine sceptique), Eudoxus s'adresse à son interlocuteur sceptique, Ephestion, après que celui-ci a comparé les lois et les mœurs des peuples du monde entier : " Vous avez eu raison de dire dés le commencement, que cette matiere s'estendoit iusques à l'infiny; ce que vous avez rendu d'autant plus veritable, que n'ayant fait profession d'entrée d'examiner qu'un seul des 24. On lit dans La promenade, III dialogue, Œuvres, t. IV, l'e partie, 105; "[ ... ]l'homme est le plus divers et le plus bizarre de tous les animaux. Toutes ses sensations, de quelque coté que vous les envisagiés, varient selon le tems, les lieux, et les personnes[ ... ]. L'homme seul diffère de tous ceux de son espéce ; autant de têtes autant de fantaisies différentes sur toutes choses, où chacun s'opiniâtre, étant persuadé, qu'il possede seul le meilleur usage. Nous faisons nôtre Dieu de l'or du Perou; ceux du nouveau Monde, d'où il vient, lui préferent de petits grains de verre, qui ne sont ici de nulle consideration". Une des réflexions les plus significatives de La Mothe le Vayer sur la diversité de la nature et des hommes figure dans l' Homilie XXIV. De la diversité, 375395). 25. Petit traité sceptique... , 184. 26. La promenade, v dialogue, 147-148. 27. Discours pour montrer que les doutes de la philosophie sceptique sont de grand usage dans les sciences, Œuvres, t. v, 2e partie, 59-60.
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dix moyens de vostre Epoche, vous n'avez laissé, ce me semble, de donner une forte atteinte à tous les autres, ayant fait de ce dixiesme à peu prés ce que vous disiez de celuy de la relation, qui les comprenait tous en soy " 28 . FAIBLESSE OU IMPUISSANCE COGNITIVES DES INSTRUMENTS SCEPTIQUES
Le recours au dixième trope paraît aussi plus complexe chez La Mothe le Vayer que dans sa version " scolaire", à en juger par l'usage qui en est fait dans le raisonnement critique. L'auteur y recourt selon deux modes différents. Par le premier, il critique le consensus gentium, en tant qu'instrument de validation de la connaissance. Par le second, il critique le sens commun, dépôt présumé et gardien de vérités universellement reconnues29 . L'analyse de ces deux modes permet de saisir si l'auteur des Dialogues, au-delà de l'exposé exhaustif des motifs des limites et de l'impuissance de la raison, est en mesure aussi de proposer une explication des difficultés fonctionnelles de la connaissance ou, au moins, de suggérer des formes et des moyens de corriger des erreurs. [Premier mode]. Si l'on examine De la philosophie sceptique et, en particulier ce qui, dans ce dialogue, peut être regardé comme l'un des plus formidables dénombrement de mœurs et d'opinions de la littérature libertine30 , on peut voir comment La Mothe le Vayer distribue dans le discours, par groupes de contraires, des informations hétérogènes et parfois contraires sur les divers peuples de la terre, tirées de quelques auteurs classiques (Hérodote, Pline, Strabon, etc.) ou encore de relations de voyage modernes. La pluralité des comportements et des usages paraît être simultanément l'instrument et l'objectif critique du raisonnement, dont le caractère à la fois destructeur et spécieux s'exprime à travers un tissu désordonné d'informations totalement hétérogènes provenant du monde entier, relatives à des principes politiques, des normes morales, des usages sociaux et des habitudes esthétiques dictées par la mode. [Second mode]. Dans la deuxième partie du dialogue, l'auteur soumet à révision quelques notions du sens commun, relatives, par exemple, à la recon28. De la philosophie sceptique, 1, 66. 29. Le recours à ces deux procédures critiques du discours semble conscient, comme le suggère un passage du Petit traité sceptique... : "[ ... ] quand je viens d'écrire mon avis sur cette façon de parler, qui a passé en Proverbe, N'avoir pas le Sens commun, et que selon ma coûtume j'ai suivi mon caprice là où il m'a voulu porter, je n'ai pas laissé de prononcer que ce Sens commun n'était vraisemblablement connu de Personne ; que quand ille serait, ce n'était pas à dire pourtant qu'il fût le meilleur " (Petit traité sceptique ... , 194; c'est moi qui souligne). Des considérations analogues aux nôtres ont été développées par Hélène Ostrowiecki dans " Dialogue et érudition. A propos du Dialogue sur le sujet de la divinité de La Mothe le Vayer" (dans Libertinage et philosophie au XVII' siècle, 2: La Mothe le Vayer et Naudé, Saint-Etienne, 1997, 49-62), mais dans une perspective de recherche différente et aussi avec des conclusions différentes. Dans la formation de la pensée de La Mothe le Vayer, H. Ostrowiecki considère la forme dialogique comme étant fondée sur un schéma d'argumentation double:" le conflit théorique (oppositions binaires [d'affirmations et de négations]) et la pluralité des voix (listes d'opinions diverses)" (53). 30. De la philosophie sceptique, 1, 26-45.
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naissance présumée des fils envers les pères, au profit qu'on aurait à vivre dans des Etats bien réglés, ou à la certitude d'une relation nécessaire entre la santé du corps et la durée de vie31 . Ici, l'approche critique, tout en restant sur un plan argumentatif "horizontal", devient plus complexe: l'objectif polémique n'est pas tant la diversité culturelle, que le contenu dogmatique de certains affirmations communes. La comparaison entre les différentes opinions s'accorde alors au renvoi à des preuves démonstratives, accueillies positivement pour le temps bref de l'argumentation. Pourquoi, demande par exemple l'auteur, un fils devrait-il éprouver de la reconnaissance pour celui qui l'a engendré, puisqu'au moment de la conception, il n'existait pas (il ne pouvait donc contracter cette obligation), et puisque ce rapport est initié par l'intérêt de l'obligeant seul (soit, le plaisir qu'il prit lors de l'acte procréateur)? Dans cet exemple, la" démonstration" sceptique s'appuie sur l'exclusion de la position du sujet, de la structure circulaire du raisonnement même ; raisonnement qui emploie maintenant des outils rationnels affirmatifs pour attaquer, de façon plus profonde, la cohérence intérieure de la proposition dogmatique. Dans l'ensemble de son œuvre, La Mothe le Vayer entrelace savamment les deux procédures (" diversité " et " contradiction " des mœurs et opinions), très conscient qu'il est de la puissance destructrice contenue dans la première, mais aussi de l'inefficacité argumentative d'un relativisme radical qui envelopperait dans le doute toutes les connaissances sans pouvoir vraiment en critiquer la validité. Si la comparaison, simple et absolue, des opinions vient au secours de l'auteur des Dialogues, notamment dans son attaque des défenseurs du caractère naturel de la morale sociale, la critique des affirmations dogmatiques au moyen d'autres affirmations assumées provisoirement, ouvre la voie à la négation de l'autorité de principe des sources et à leur usage libre et sans préjugés. La nécessité de faire appel tantôt à l'une, tantôt à l'autre approche critique, est mise à jour avec une netteté particulière dans De l'ignorance louable. Parlant des fondements présumés de la morale traditionnelle, La Mothe le Vayer pose et examine un schéma récapitulatif qui oppose des vertus et des vices 32 . L'auteur fonde d'emblée l'indifférence des actions sur l'impossibilité de tirer d'une norme naturelle la bonté ou l'iniquité d'un acte, en raison du jugement différent que les peuples portent ou ont porté sur les notions de " bien " et de "mal". Le fondement objectif d'une notion de "bon" et de "mauvais" est ensuite critiqué à partir de la réversibilité des prétendus vices et vertus, précisément par l'appréciation, d'abord déniée, des comportements humains. Dans ce second cas, le jugement moral sur les actions n'est plus exclu a priori comme dans le premier, mais il est constamment "déplacé", chaque élément critique prenant appui sur des canons provisoires tirés de la tradition aristoté31. Ibid., 45-66. 32. De l'ignorance louable,
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licienne ou stoïco-chrétienne33 . Il en ressort que ce qui est censé être une vertu ou un vice n'est pas toujours effectivement tel. Néanmoins, pour soutenir cela, La Mothe le Vayer doit bien à chaque fois recourir à une notion du bien et du mal, serait-elle éloignée du sens commun 34 . Chez La Mothe le Vayer, l'examen méthodique des sources, souvent prisonnier d'une trame redondante de citations érudites, dissimule donc (mais en transparence) l'intention d'affaiblir les fondements dogmatiques de la culture commune de son temps. Il s'agit de les priver de la force des critères de vérité généralement admis, en premier lieu celui fondé sur le consensus gentium. Sous cette notion -entendue au sens large comme le fondement de la connaissance commune, mais aussi des idées philosophiques - il est possible d'englober tous les principes de vérité appuyés seulement sur l'autorité des sources. Remarquons que le sceptique risque alors de construire un cercle vicieux utilisant la potentialité critique même du consentement universel : la polémique, en effet, est conduite par l'auteur au moyen du refus des notions universellement reconnues et sans que soit contestée, d'un point de vue cognitif, la force des arguments que l'on voudrait fonder sur le consensus gentium. Considérée comme autonome, cette procédure critique risque ainsi de se retourner contre l'intention d'affaiblir l'autorité de la tradition, puisqu'elle semble confirmer, comme critère de connaissance, le principe de la comparaison des opinions et des mœurs, sur lequel s'asseoit justement le consentement universel. L'élément de "preuve" représenté par l'hétérogénéité des opinions subit et reflète alors le caractère et la nature du concept qui fait l'objet de la révision critique. Du reste, les limites cognitives du consensus gentium en tant que principe de validation de la connaissance apparaissent très évidentes dans ce passage : "Mais supposons avec vous qu'il faille compter et non peser les suffrages, et que nous soyons obligez d'acquiescer à la pluralité des voix; quelle arrogance, et quelle impertinence sera-ce à celuy qui se voudra attribuer cet advantage, puis qu'on ne le peut faire avec fondement raisonnable, qu'après les avoir tou33. Deux exemples, parmi d'autres (Ibid., 106-107): "La force et grandeur de courage[ ... ] n'a rien de si relevé en ses operations [... ] qu'un peu d'opium à un Turc, un peu de poudre à canon dans de la bière à un Holandois, et une bouteille de malvoisie à un François, ne leur face aisement faire", où ce n'est pas la valeur de la force et du courage qu'il nie, mais le véritable cercle vertueux entre l'intention et l'acte." D'ailleurs, Aristote dit que de ne pas craindre la tonnerre, la lempeste, et choses semblables, c'est plustost demence que vaillance, de laquelle les choses inanimées participeraient plus que nous si elle ne consistait qu'à ne rien apprehender", où nous remarquons une nouvelle fois que l'auteur ne doute pas du caractère vertueux du courage ou de la vaillance, mais seulement de la possibilité d'identifier la présence de ces deux qualités. 34. "La cholere a tellement son fondement en la nature, qu'il n'y a si petite mouche ny fourmy qui n'ait la sienne", écrit-il, avant de poursuivre: "Tout ce qu'ont peu dire donc les plus religieux, c'est qu'il en faloit eviter l'extremité, irascimini, et nolite peccare; par où on voit desia que toute cholere n'est pas un vice". Le vice, aussi, est reconnu pour ce qu'il est; il est seulement partiellement justifié, en raison de son fondement naturel, dans les termes d'une aristotélicienne "médiocrité" (Ibid., 114. C'est moi qui souligne).
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tes parcourues et recueillies ? " 35 . Compter et non peser les opinions : le principe du consentement universel montre aussitôt ses limites comme critère de la connaissance, son exigence étant si extensive qu'elle empêche a priori une connaissance qu'un seul exemple contraire pourrait invalider. C'est peser et non compter qu'il faudrait faire, suggère La Mothe le Vayer, qui s'approche ainsi d'une conception " intensive " de la vérité ; mais cela ramène le problème aux termes de la première partie de notre propos. En effet, une fois que le monde (entendu comme monde de suggestions et d'opinions) est subsumé par la raison elle-même dans l'articulation des procédures cognitives, il est évident que le sujet de la connaissance coïncide avec son objet, qu'il ne rencontre précisément pas par intuition directe, mais au travers d'une sorte de " duplication" de la raison (sujet et objet à la fois), devant laquelle s'ouvre donc la nécessité d'un processus d'autocorrection intellectuelle. LA PUISSANCE DU SCEPTICISME ET L'ÉLOGE DE LA CRITIQUE" PAULINIENNE" : LA CONNAISSANCE RATIONELLE IUXTA PROPRJA PRJNCIPIA
La structure critique sceptique, dans la forme particulière qu'elle prend chez La Mothe le Vayer, recèle donc une tension constante entre une dimension forte et une dimension faible de la raison, la première étant entendue comme le lieu de l'" affirmation" du doute, la deuxième comme le domaine d'ensemble de la connaissance qui comprend, dans le sens exprimé jusqu'à présent, tant le sujet que l'objet. Ces deux aspects sont difficilement harmonisables sous le rapport gnoséologique, mais en même temps, ils sont en mesure de créer une idée de la raison "forte" plus conforme à l'approche libertine, et cela à partir de la considération de son rôle critique à l'égard de l'autorité de la tradition, de la présomption savante ainsi que de la vanité des sciences. C'est dans cette dimension unitaire du sujet, où la connaissance du monde extérieur devient l'objet de sa révision, que la raison sceptique déploie toute sa puissance. Une question se pose alors : que peut réellement connaître la raison? Dans toutes ses œuvres, La Mothe le Vayer annexe son " pyrrhonisme " à une profession de foi chrétienne (et catholique) prudente, affirmant -en conformité avec la critique paulinienne de l'arrogance savante -la supériorité du scepticisme sur toute autre philosophie, par sa capacité à délivrer l'être humain des fausses connaissances et de le rapprocher de Dieu. " La Sceptique se peut nommer une parfaicte introduction au Christianisme " 36 . Cette position, notre sceptique l'énonce de façon récurrente dans ses écrits, au point de rendre vaine toute tentative de comprendre quelle part de sincérité, de prudence et de sens commun, la nourrissent à la racine. Il est probable que ces trois aspects coexistent dans cette forme d'argumentation ambivalente qui veut affirmer un usage 35. De la philosophie sceptique, 36. De la divinité, II, 132.
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potentiellement libre et illimité de la raison, tout en respectant à la fois le dogme catholique. Cependant, quelles que fussent les intentions véritables de l'auteur, il est important de comprendre à quelles conséquences sa position conduisait concernant la fonction de la raison et la possibilité de la connaissance. La clef harmonique d'une position intellectuelle, qui combine à la fois critique sceptique et respect strict de l'orthodoxie catholique, réside chez La Mothe le Vayer dans l'affirmation de la distinction stricte entre les domaines de compétence de la foi religieuse et de la raison, qui rappelle la thèse d'origine averroïste proposée, dans la pensée moderne, par le De fato de Pomponazzi. A partir de la nette séparation entre l'éternel et le mortel, l'infini et le fini, notre libertin adopte sur ce point une position très claire : " Scachez donc que quand nous nions la verité et certitude que chacun veut establir dans la science qu'il professe, et qu'en ce faisant nous les rendons toutes suspectes de vanité, ou de faulseté, nous ne disons rien neanmoins de preiudiciable à nostre Theologie Chrestienne, parce qu'encore qu'improprement, et en quelque façon elle soit par fois appellée science, si est-ce que les plus saincts Docteurs conviennent en cela qu'elle n'est point vraiement ou purement une science qui demanderait des principes clairs et evidens à nostre entendement, là où elle prend quasi tous les siens des mysteres de nostre foy, laquelle est un vray don de Dieu, et qui surpasse entierement la portée de l'esprit humain. C'est pourquay, au lieu que dans les sciences nous acquiesçons facilement à l'evidence des principes connus par nostre intellect, dans nostre Theologie nous consentons à ses principes divins par le seul commandement de nostre volonté, qui se rend obeïssante à Dieu aux choses qu'elle ne voit et ne comprend pas, en quoy consiste le merite de la foy Chrestienne, fides non consentit per evidentiam objecti, sed ex imperia voluntatis, dit S. Thomas " 37 . Si on ne peut définir " sciences " que les domaines intellectuels fondés sur des" principes clairs et evidens ", ou, comme il l'écrit dans son Petit discours chrétien sur l'immortalité de l'ame, des principes "premiers, necessaires, éternels, et immediats "38 , la théologie en est exclue, car on ne connaît ses vérités que par l'obéissance au commandement divin, c'est-à-dire par l'intervention d'une volonté de foi pure, d'un acte sincère de dévotion. Il s'agit d'un principe aux conséquences philosophiques remarquables, puisqu'il délivre la raison du lien qui la rattache aux vérités de la foi et lui offre en puissance un horizon illimité d'intervention. Chez La Mothe le Vayer, ce dernier aspect trouve sans doute une explicitation plus claire et plus marquée que le premier. En réalité, La Mothe le Vayer prive la théologie de tous les objets de la réflexion rationnelle bien plus qu'il n'exclut les arguments de foi de la discus37. Ibid., 129-130. 38. Petit discours chrétien de l'immortalité de l'ame, Œuvres, t. III, 1re partie, 454.
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sion philosophique. Si, par exemple, il invite à considérer le thème de l'immortalité de l'âme comme un dogme chrétien, insondable rationnellement39 , cette conclusion ne l'empêche pas de citer et de discuter les arguments des différentes écoles philosophiques sur le sujet, serait-ce dans le seul but de réviser l'interprétation scolastique d' Aristoté 0 . La Mothe le Vayer accueille d'ailleurs la thèse de l'absence de vérités scientifiques dans les Saintes Ecritures. Cellesci se fondent, au contraire, sur un récit de la puissance et de la création divines qui a un caractère" mythique" et est destiné à impressionner l'esprit et l'âme humains : " C'est pourquoy Foscarini a fort hardiment discouru sur le subiect du mouvement de la terre, qu'il n'y avoit pas lieu de s'arrester aux passages de l'Escriture saincte qui semblent asseurer sa stabilité [... ] ". Quelques lignes plus loin, La Mothe le Vayer conclut : " ainsi Moyse, au lieu de nous descrire des epycicles, et des excentriques, s'est contenté de dire, fecit duo luminaria magna, mettant la Lune en parallele de grandeur avec le Soleil, bien qu'elle soit six mille fois plus petite, et que la moindre estoille du firmament soit dix huict fois plus grande que la terre, laquelle surpasse la Lune trenteneuf fois en grandeur, voire quarante trois fois selon les observations de Copernic "4 1, mettant ainsi en évidence que les affirmations qui n'ont pour sources que l'Ancien 39." C'est faire tort au Christianisme, [d']authoriser [la thèse de la mortalité de l'âme], et avec luy l'immortalité de l'ame, sur des opinions humaines prises de la Philosophie, où tout est problématique, vue que nous devons tenir cela de la foy, dans laquelle tout doit estre certain" (De l'ignorance louable, 265. Voir, aussi le Petit discours chrétien, déjà cité, et l'Homilie XII. De l'Ame, Œuvres, t. Ill, 2e partie, 174-188). 40. L'intention de distinguer la pensée aristotélicienne de la tradition scolastique ressort aussi bien de la tentative de démontrer l'incompatibilité des idées du Stagirite avec les dogmes chrétiens, que de la dénonciation d'une discontinuité profonde dans la tradition chrétienne à l'égard d'Aristote. Voir respectivement, d'une part, De l'ignorance louable, 11, 72-73: "Aristote mesme se contrarie dans ses propres escrits, estant tout apparent que si 1' on en regarde certains passages, l'ame vient de dehors, et se conclud immortelle, mais que si l'on a esgard à ses principes, il faut de necessité qu'elle soit mortelle [... ]. Voire mesme la propre definition qu'Aristote donne de l'ame serait tout à fait vicieuse, anima est actus corporis organici; car si elle est immortelle, il s'ensuit qu'elle n'est coniointe au corps que par un temps de nulle consideration, eu es gard à l' eternité qu'elle demereura se parée, et par consequent cet estat de separation luy doit estre reputé naturel, et celuy de son information du corps accidentel ; or on n'a jamais ou y parler de definir par ce qui est accidentel et contre nature ; et partant la definition d'Aristote demeurerait ridicule et insoustenable ".Voir d'autre part De la divinité, II, 133-134: "quant aux Peripatetiques, avec leur
eternité du monde (de la quelle Aristote ne s'est jamais departy, au rapport d'Alexandre d'Aphrodisée) c'est merveille comme [... ] ils ayent peu, nonobstant l'impieté de la pluspart de leur dogmes, s' establir si magistralement dans toutes les escholes Chrestiennes. Car encores que les premiers peres de 1'Eglise eussent tout declamé contre le lycée, et que S. Ambroise eust prononcé dans ses offices, qu'il estait bien plus à craindre que les Jardins d'Epicure, sa Metaphysique ayant mesme esté bruslée publiquement soubs le regne de Philippe Auguste [... ];si est-ce que depuis le Docteur Angelique eut le premier baptisé Aristote dans l'Eschole, pour user des termes de Campanella, on luy a de tous endroits tendu la main, avec un si general applaudissement, que les Theologiens de Cologne ont bien osé le nommer praecursorem Christi in naturalibus, ut Johannes Baptista in Gratuitis [... ] ". Sur ce sujet, voir en particulier T. Gregory, "Aristotelismo e libertinismo ", Giornale critico della filosofia italiana, 1982, 153-167, et Etica e religione nella critica libertina, Naples, Guida, 1986. 41. De la divinité, II, 134-135.
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et le Nouveau Testament et la parole des prophètes sont dépourvues de fondement scientifique. RAISON ET FOI DANS LA CRITIQUE DE LA CRÉDULITÉ POPULAIRE
"Mes pensées purement naturelles" : c'est ainsi que, dans sa Lettre introductive à la première partie des Dialogues, La Mothe le Vayer qualifie l'objet de son attention intellectuelle. "Je n'ay rien écrit qu'en Philosophe ancien et Payen in pu ris naturalibus ", dit-il encoré 2 , confirmant son intention de ne pas aborder le sujet religieux. Au-delà des évidentes raisons de prudence qui inspirent ces propos, on peut affirmer que la critique se nourrit chez lui d'une forte inspiration naturaliste -si l'on entend par là l'inclination à interpréter tous les phénomènes comme strictement naturels. Cela est évident quand il critique la crédulité populaire à l'égard des prodiges et des événements jugés miraculeux, prolongeant la tradition de l'aristotélisme padouan et du naturalisme de la Renaissance italienne. Déjà ébauchée dans le scepticisme antique, l'intention de distinguer les domaines de la connaissance (l'astronomie de 1' astrologie, la physique de la magie, la chimie de 1' alchimie) sur la base de la fiabilité de leurs prémisses respectives, se trouve également chez La Mothe le Vayer. Dans son cas aussi, l'approche libertine vise davantage à dénoncer la duperie (avec ses origines psychologiques, sociales et politiques) que dissimulent certaines fausses sciences, qu'à examiner critiquement leurs contenus propres. Leurs fondements sont pris à partie polémiquement et non pas sur la base de leur valeur scientifique, et leur force est rapportée à la faiblesse de l'humaine raison: "la plupart des hommes attribuent à Magie tout ce qu'ils voient faire d'extraordinaire, et dont ils ne peuvent pas bien comprendre la cause " 43 . C'est ainsi que dans les quelques pages du chapitre de l'Instruction de M. le Dauphin consacré à l'astronomie(" science du mouvement des Cieux"), La Mothe le Vayer se concentre sur le problème de l'influence des astres sur les choses humaines et sur les bénéfices politiques que le souverain peut en tirer44 . Dans la longue partie consacrée à l'astrologie judiciaire, qui étudie plus précisément cette influence des astres, il fait montre d'une grande clairvoyance quant aux raisons qui en déterminent le succès. Les arguments qui soutiennent ou contredisent cette prétendue science sont spécialement intéressants. Contre la tromperie des astrologues et des souverains qui utilisent leurs prédictions, il distingue l'astronomie de l'astrologie, mais davantage sur la base de leurs fins que sur celle de leurs contenus : " Encore qu'on confonde souvent 1'Astrono42. Quatre dialogues ... , Lettre de l'autheur, 3 et 7. 43. De l'instruction de M. le Dauphin, Œuvres, t. I, 1re partie, 357. 44. Ibid., 177-181.
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mie et l'Astrologie, je commencerai neanmoins par la distinction que met l'Ecole entre l'une et l'autre, la premiere étant une science qui rend raison autant que faire se peut de la grandeur et du mouvement des Cieux, et des Plane tes ; et la seconde une discipline qui s'attache particulierement aux effets de ces corps superieurs sur les choses d'ici bas "45 . Dans le développement de l'argumentation, ce préliminaire nous introduit au problème, d'inspiration scolastique et bien évidemment aristotélicienne, de la relation entre les causes générales et les effets particuliers. Problème que La Mothe le Vay er résout ainsi : " [lorsque 1' astrologie judiciaire] se contente de considerer le Ciel comme une cause universelle, donnant ses jugemens generaux des tems, des saisons, et des dispositions que reçoit toute la matiere, sans rien determiner de particulier, ni de necessaire, sur tout aux sujets qui ont la liberté d'agir comme il leur plait, elle ne peut certes être trop estimée. Mais quand elle se vante de prédire les choses singulieres et contingentes ; de juger des destinées des Etats aussi bien que des Religions; et d'annoncer aux hommes qui sont assez simples pour l'écouter, la bonne ou mauvaise fortune qui leur doit arriver; c'est alors qu'on la doit rejetter comme un art plein d'imposture, lui faire la guerre comme à une impie " 46 . La Mothe le Vayer a visiblement mûri son éloignement par rapport au naturalisme du XVIe siècle (à la manière de Cardan), en exprimant son souci de défendre le libre arbitre. On relève le même souci dans une autre page, où il nous dit que " le mouvement et la lumiere [du Ciel] peuvent bien agir sur elle [la terre] comme causes universelles, mais sans rien determiner aux sujets particuliers, et sur tout à l'égard des hommes, à cause de l'independante liberté de leurs actions " 47 . Ainsi, le " Ciel " peut nous faire pencher vers le bien ou vers le mal, mais rien de plus. C'est sans doute une concession importante à la doctrine de saint Thomas, mais qui peut aussi préluder la " fondation " d'un ciel indifférent aux choses humaines. Pour La Mothe le Vayer, on ne peut correctement étudier les cieux et les planètes lorsqu'on distingue leur observation et celle du monde physique, moral et historique des êtres humains, l'astronomie ne pouvant connaître que " les differentes saisons de 1' année, les eclipses et même les Cometes "48 . NATURALISME, OBSCURITÉ DE LA NATURE, LUMEN NATURALE: CONSIDÉRATIONS SUR LA " MODERNITÉ " DE LA MOTHE LE V A YER
Au-delà des intéressants éléments critiques utilisés pour combattre la prétention de l'astrologie judiciaire à rattacher les Cieux aux vicissitudes humai45. 46. 47. 48.
Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,
272. 273. 259. 277.
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nes 49 , la rupture de ce même lien ne détermine pas, dans sa pensée, le déplacement des Cieux dans une dimension purement naturelle. Ici, le discours de La Mothe le Vayer se fait soudainement opaque- en raison peut-être de son intention de laisser de côté toute discussion d'ordre métaphysique, où une certaine prudence est de rigueur. Toujours est-il que sa conception naturaliste s'arrête au seuil d'une définition claire et qu'il semble suspendu alors entre une affirmation de la vanité du savoir de l'homme, "comme si la Nature n'avoit point d'autre étenduê que sa connaissance " 50 , et l'obscurité qui enveloppe la création comme les vérités éternelles (car" [il est] raisonnable, s'il en faut faire quelque plainte, d'en accuser la Na ture, qui a voulu cacher cette verité que vous cherchez " 51 ). Dans un opuscule sur le thème du mensonge, il écrit: "la Nature nous a bien donné l'instinct de savoir la verité des choses, et même les instruments qui semblent propres à cette poursuite ; mais certes nous avons pas ceux qui seroient requis pour la possession, ni pour en prendre des notions parfaites " 52 . Et, dans le Petit traité, avec une formule non moins hermétique : " nous [avons] bien les instrumcns pour [... ] chercher Jla ]vérité, mais non pas ceux qui seroient nécessaires pour la réconnoitre " 5 . Ailleurs, son opinion est plus précise et plus radicale encore : " En vérité nous présumons trop de nôtre savoir, et je ne suis pas même hors de soupçon que ce ne soit quelque sorte d'impieté, de vouloir établir les mêmes bornes aux œuvres de Dieu et de la Nature, qu'ils ont données à nôtre cannoissance. Car il semble au contraire que l'un et l'autre aient pris plaisir à couvrir 49. Dans la structure en spirale (assez caractéristique des écrits postérieurs aux Dialogues, où l'auteur prend constamment appui sur les thèses orthodoxes et fait profession de sa foi chrétienne) de ce réquisitoire complexe contre l'astrologie judiciaire, La Mothe le Vayer met en relief certains arguments décisifs qui permettent d'inscrire son naturalisme en direction d'une conception " scientifique " moderne de la nature (c'est une des rares pages de son œuvre où il cite Copernic et Kepler). Avant tout, il se réfère à la contestation première (citée par Cicéron) adressée à l'astrologie judiciaire par ses détracteurs : "La Judiciaire n'est fondée que sur les experiences. Or est-il que les Etoiles et les Plane tes n'ont jamais eu deux fois une même disposition entre elles, puisque la grande revolution celeste ne s'acheve qu'en trente-six mille ans, ou même selon quelques-uns en quarante neuf mille pour ne rien dire des supputations de Copernic. Par consequent les Astrologues n'ont pu faire deux experiences semblables depuis la creation du Monde, qui n'est pas si vieil de beaucoup" (ibid., 294). Le deuxième argument, aussi considérable, définit comme "une moquerie " " de penser juger de [!]'influence [des Cieux] par des regles qui supposaient une égalité de mouvement", c'est-à-dire le mouvement local des corps célestes, en affirmant l'hypothèse des" notables changemens" intervenus dans la "disposition des Cieux" (ibid., 295). La thèse de La Mothe le Vayer prétend déduire l'absence de fondement de l'astrologie judiciaire de la fragilité de ses connaissances : " les jugemens de la Judiciaire ne peuvent subsister, si les Hypotheses du Ciel qui les soutiennent ne sont veritables", remarque-t-il, en déniant l'existence de données scientifiques à la base de cet art de la prédiction. 50. Petit traité sceptique ... , 141-142; cf. aussi De l'ignorance louable, II, 21: "la science[ ... ] n'estant que des choses universelles et infaillibles [... ] n'a nulle convenance avec nostre nature singuliere et caduque [... ] ". Dans l'interprétation de la pensée de La Mothe le Vayer proposée par Gianni Paganini, qui souligne en particulier la possibilité d'aller au-delà du sens commun, voire même contre le sens commun, par le biais de la raison, ce passage même du Petit traité est lu comme une forme de confiance élargie dans les potentialités humaines et les connaissances scientifiques nouvelles (G. Paganini, Scepsi maderna. Interpretazioni dello scetticismo da Charron a Hume, Cosenza, Il Busento, 1991, 65). 51. De l'ignorance louable, II, 11. 52. Opuscules ou Petits traitéz, IV partie, VI. Du mensonge, Œuvres, t. III, pe partie, 124. 53. Petit traité sceptique ... , 167.
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d'un voile obscur les plus agréables objets de nos contemplations ; et que nous présentant d'une main les effets, ils nous en cachent de l'autre les causes, comme celles ~ui sont beaucoup au dessus de nôtre portée, Gloria Dei est celare verbum" 4. Si l'approche que La Mothe le Vayer a de la connaissance est certainement sceptique, tendant à une lecture de la nature et de son ordre iu:xta propria principia, au sein de laquelle le rôle de l'homme est relativisé 55 , il est vrai aussi que cette recherche débouche sur une critique des formes de superstition et de crédulité qui emprisonnent l'esprit humain, y compris les miracles religieux, et qu'elle ne se fonde pas sur une définition claire de l'idée de nature, de son " extension " et des principes qui la régissent. La construction même du discours de La Mothe le Vayer fait croire que sa pensée est fortement soumise à la volonté ou au devoir de respect dû à l'Eglise catholique de la Contre-réforme et à ses dogmes. Il est donc impossible d'affirmer avec certitude la thèse d'une claire matrice athée de sa pensée, comme d'établir sa véritable position philosophique sur le rapport entre Dieu et la nature. Cependant, derrière cette opacité, c'est l'approche intellectuelle même de l'écrivain libertin qui est prise dans une attitude critique sans issues positives56 . Les références de La Mothe le Vayer à certains arguments, principalement cosmologiques de la science nouvelle (de la théorie héliocentrique à la pluralité des mondes} paraissent dictées davantage par l'intention de railler le savoir pédantesque5 et la crédulité populaire ou par une curiosité érudite, que guidées par 54. Opuscules... , IV partie, VII, Des monstres, Œuvres, t. Ill, l'e partie, 165-166. 55. "Dans la belle position de cet endroit charmant et solitaire, je m'imagine quelquefois
que tout ce que je découvre au dessus et à l'entour de moi, n'a été produit que .J:lOur me plaire, m'appropriant ainsi avec innocence le bien d'autrui sans faire tort à personne" (Prose chagrine, 276). La critique de l'anthropocentrisme, surtout de caractère religieux, représente un thème " classique " de la culture hétérodoxe du naturalisme de la Renaissance et du " libertinage érudit " ; elle se fonde sur la conviction que seule une vision " neutre " de la nature engendre les conditions d'émergence d'une science nouvelle. En revanche, au début de ce texte, nous avons souligné la nécessité de mettre cette question en rapport avec l'exaltation de la puissance de la raison qui caractérise la pensée de La Mothe le Vayer et des libertins érudits en général. Contredisant en partie la citation précédente, il faut lire par exemple ce passage du dialogue De l'ignorance louable presque" à la Pascal" : "l'ignorance Sceptique sera bien mieux prise pour nous faire differer des autres animaux, qui ne sçavent pas qu'ils ignorent, ny mesme que c'est que cette loüable ignorance " (II, 20). 56. Reason, then, for [La Mothe le Vayer et Bayle] is a critical and not a creative tool, it can tell what truth is not, but is hard pressed to establish what truth is (Ruth Whelan, " The wisdom of Simonides: Bayle and La Mothe le Vayer ",dans R.H. Popkin et A. Vanderjagt [edsl, Scepticism and irreligion in the seventeenth and eighteenth centuries, Leiden, New York, Ki:iln, 1993, 245). Sur la relation entre critique et philosophie dans le libertinage érudit, voir Carlo Borghero, La certezza e la storia. Cartesianesimo, pirronismo e conoscenza storica, Milan, Franco Angeli, 1983, surtout 1-2. 57. La Mothe le Vayer utilise souvent le mot" pédantesque" pour stigmatiser le savoir dogmatique scolastique et le contrôle sur les contenus de la culture exercé par les institutions. L'accent fortement social de cette critique transparaît avec une particulière netteté dans De l'ignorance louable, II, 16-17 : " Car, qui vous a si bien instruit des sentimens de nostre eschole, que de nous faire condamner simplement et absoluëment tout ce que vous appeliez science et discipline, nous, dis-je, qui n'abbandonnans jamais nostre suspension Sceptique, ne pourrions par consequent juger si defimtivement sans nous contredire nous mesmes. Et pourquoy nous imputez-vous de ruiner tous les colleges, et de destruire les Universitez, si tout au contraire nous faisons profession de les frequenter autant et plus que tous autres, quoy que pour en recueillir une instruction assez differente. Sçachez que nous ne condamnons point la connaissance des lettres et des sciences, comme vous dites, mais que nous en blasmons seulement l'arrogance, et nous contentons d'en moderer l'opiniastreté. Car comment pourrions-nous reprimer l'audace de tant de Pedans Dogmatiques, avec qui nous sommes journellement aux prises, les ayant tous unis contre nous, si nous ne sçavions JUsques où s' estend leur suffisance lettrée ? ".
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la perspective d'une nouvelle fondation de la connaissance philosophique et scientifique, ou par le souci de défendre une approche cognitive fondée lato sensu sur l'observation directe. D'ailleurs, ces références sont occasionnelles et décontextualisées58 . En réalité, la critique libertine du savoir " livresque " ne porte pas sur la valeur des sources -classiques ou modernes, auxquelles La Mothe le Vayer fait appel de manière éclectique59 - mais sur l'affirmation dogmatique de vérités assises sur le principe d'autorité. Et si dans quelques passages de ses essais, il manifeste un clair intérêt à l'égard de la pensée des modernes et semble prendre position en leur faveur contre les anciens 60, ailleurs, il renverse cette perspective en annonçant préférer, dans la meilleure tradition humaniste, les bonnes et irremplaçables lectures classiques61 . 58. Si chez notre auteur apparaissent des allusions au contrôle de l'Eglise sur la _pensée scientifique, indices évidents de son attention à cette question (c'est le cas des deux SUJets évoqués : infinité des mondes dans De la vertu des payens, 281 ; héliocentrisme dans La physique du Prince, Œuvres, t. II, 1re partie, 66-67), il est vrai aussi qu'en général les références aux connaissances nouvelles ne se présentent pas comme essentielles dans 1' économie du discours. Elles paraissent même parfois équivoques. Ainsi, on lit dans De la philosophie sceptique que " les plus celebres esprits de ce siecle ont si vraisemblablement demonstré [!]immobilité [du Soleil], comme estant le centre du monde, qu'il reste peu de gens de sçavoir, s'ils ne sont dans la prevention et opiniastreté pedantesque, qui ne reçoivent et agréent ce nouveau systeme de Philosophie" (1, 64); mais dans un autre dialogue "fait à l'imitation des anciens", Le banquet sceptique, il mentionne avec un détachement ironique les observations nouvelles faites avec le télescope : " Ainsi le Soleil, a la clairté et pureté duquel rien n'estait entré jusques icy en comparaison, est accusé d'avoir en son corps des marques noires, ou macules sombres, par ceux qui croyent l'avoir mieux consideré avec leurs telescopes et lunettes d'approche. Chacun a ses visions, et ses preventions, comme ces lunettes, qui luy font voir les abjects à leur mode, la couleur, ou le vice du verre s'attribuant aisément à ce qui est regardé" (1, 131-132). Sur l'attitude de La Mothe le Vayer à l'égard des théories scientifiques nouvelles et sur leur écho dans son œuvre, voir avant tout G. Paganini (dont je ne partage cependant pas toutes les conclusions, pour ainsi dire, favorables à l'auteur): Scepsi maderna ... , op. cit., 59-83; "Pyrrhonisme "tout pur" ou "circoncis"? La dynamique du scepticisme chez La Mothe le Vayer ",dans Libertinage et philosophie au XVII' siècle, 2 ... ,op. cit., 7-31 (voir aussi: "Temps et histoire dans la pensée libertine", Archives de philosophie, t. 49 (1986), 583-602). 59. "Que s'il fallait donner son vœu et son suffrage en faveur de quelqu'une [secte de Philosophie], j'estimerais sur toutes celle à laquelle Potamon d'Alexandrie donna le nom de ÈXÀEXTLX'i], ou eslective, parce qu'elle faisait choix de ce qui luy plaisait en toutes les autres, dont elle composait son systeme à part, comme un agreable miel du suc d'une diversité de fleurs " (De la vie privée, 1, 146-147). 60. Le passage de La Mothe le Vayer le mieux connu sur ce sujet figure en ouverture du dialogue Des rares et eminentes qualitéz des asnes de ce temps (1, 188-190), où il souligne l'identité absolue des hommes de tous les temps et s'oppose à l'idée traditionnelle de la supériorité des anciens sur les modernes. C'est ainsi que La Mothe le Vayer participe, à mon avis, à l'œuvre de " dénaturalisation des métaphores du vieillissement " qui amène à ne plus percevoir la contemporanéité comme une époque de décadence, mais comme le moment historique de la maturité, contribuant ainsi à l'élaboration de l'idée moderne de progrès (voir Reinhart Koselleck, Progressa, Venezia, Marsilio, 1991, 33-38; éd. orig. : Fortschritt, in Geschichtliche Grundbegriffe... , Stuttgart, Ernst Klett Verlag, 1975). 61. Voir Prose chagrine, 285; Homilies académiques, XXII. Des auteurs, 347-359. Le passage le plus significatif sur cette attitude double se trouve dans un dialogue de La promenade où l'auteur, après avoir dit apprécier quelques œuvres des" novateurs" (qu'il exalte ici de façon particulière, les définissant comme des" instaurateurs" ou des" fondateurs"), conclut ainsi: "vous savez combien c'est une chose odieuse et mal prise en nos jours, de dire qu'on neglige les livres nouveaux. Et néanmoins, quoi que nous soions interessés vous et moi en cela, je vous avoue que les Anciens me satisfont tout autrement que les modernes, et que ceux-ci ont peu d'agrément pour moi, s'ils ne ressemblent aux premiers, et s'ils n'ont quelque air de la savante et admirable antiquité " (La promenade, II dialogue, 75-79).
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Toutefois, en dépit de ces oscillations, fréquentes dans tous les écrits de La Mothe le Vayer, malgré la possibilité d'interpréter quelques propositions comme annonciatrices d'une philosophie nouvelle, et malgré sa connaissance effective du travail de plusieurs novateurs scientifiques, la structure de sa pensée demeure imperméable à ces idées. Ce qui frappe le plus est que l'ensemble de son œuvre, élaborée au cours de ces quelques décennies du XVII" siècle qui furent décisives pour la philosophie et pour les sciences, ne présente aucun signe d'évolution, aucun effet évident d'une quelconque influence, même infieri62 . Au fil du temps, ses sources et références restent les mêmes, attestant, peut-être, d'une formation intellectuelle initiale conclue et définitive. "En vérité ", écrit La Mothe le Vay er dans les Soliloques sceptiques, " si nous y prenons garde de près, et si nous voulons reconnoistre franchement ce qui en est, l'homme n'est pas capable de sçavoir la raison d'autre chose, que de ce qu'il exécute à sa mode, ni comprendre d'autres sciences, que celles dont il fait soi-mesme les principes", avant de conclure: "ce qui se peut facilement prouver en considérant de bonne sorte les Mathématiques " 63 . Ce qui apparaît ici est la définition potentielle, aux accents qui rappellent presque Vico, d'un espace de compréhension et de recherche circonscrit au monde humain, seul domaine d'intervention possible d'une raison finie et limitée (aveugle devant l'infini et l'éternel), seul domaine où l'homme paraît en mesure d'exercer son libre arbitre. Cette sphère de la connaissance, caractérisée seulement en puissance, est destinée à intervenir dans la pratique quotidienne ; elle vise au façonnement et à la régulation de la morale. C'est la sphère, aussi, d'une sagesse à la Charron, qui repose sur la " prud'homie " et qui opère, abstraite, au-dessus du mouvement cyclique des événements humains. Ce qui inspire cette conception est une doctrine du lumen naturale qui, au moyen de l'argumentation complexe et minutieuse développée dans l'important traité consacré à la vertu des païens, étaye les raisons d'une religion naturelle et (en filigrane) de 1' autonomie et de 1' autosuffisance de la vertu. Chez un auteur tel que La Mothe le Vayer, si profondément sceptique, l'espace pour définir les enseignements positifs issus de cette source naturelle de connaissance est bien plus étroit que chez Charron. Par-delà ces rappels humanistes aux vertus classiques qui, chez La Mothe le Vayer, croisent les critiques scep-
tiques de la possibilité de discerner le bien et du mal, le lumen naturale semble ne pouvoir apprendre au philosophe pyrrhonien que l'indifférence d'esprit (et la retraite du monde) et l'obligation de suivre la coutume de son pays en tant que loi universelle.
62. Voir supra, note 2. 63. Soliloques sceptiques,
II,
6-7.
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Qu'est-ce donc que cette" droitte raison" que La Mothe le Vayer présente si souvent avec emphase comme l'horizon philosophique de la sagesse sceptique ? Quels sont ses pouvoirs ? L'écrivain libertin semble la considérer aussi bien comme un principe et guide moral et intellectuel de la raison, que comme une faculté humaine critique. En premier lieu, elle est une manière d'être de l'esprit et une manière d'être pratique, elle caractérise une attitude face au monde. En second lieu, elle use d'une approche rationnelle différente dans la considération de ce même monde. Au caractère fondamentalement passif de la nécessité et de l'exigence d'une vision détachée et consciente des erreurs et des faiblesses qui marquent la vie de la plupart des hommes, répond donc la proposition, active, d'amender les unes comme les autres. " Pour moi", écrit La Mothe le Vayer dans son traité Des monstres, " comme je suis résolu de ne reçevoir pour véritables les choses de cette nature, qu'autant que j'en prens de connoissance certaine, et jamais sur les premiers rapports, ni sur les bruits qui courent :Aussi ne voudrois-je pas mécroire absolument celles qui nous paroissent étranges d'abord, parce qu'elles ne sont pas ordinaires ; ni rébuter un évenement comme impossible, sur ce mauvais fondement que je n'en comprens pas bien la cause ou la possibilité " 64 . Pourtant, cette proposition claire de corriger l'attitude de la raison à l'égard de la connaissance précède immédiatement et contredit le passage cité relatif à l'ambition et à la vanité du savoir et à l'obscurité qui enveloppe la nature et ses principes régulateurs 65 . Chez La Mothe le Vay er, en réalité, l'espace ouvert à une tentative d'amendement intellectuel et de construction d'une approche critique n'est jamais clairement précisé, ainsi que nous l'avons déjà remarqué. En effet, ce qu'il énonce est seulement, ou surtout, l'aspiration et l'invitation à un usage de la raison aussi autonome et libre de conditionnements que possible, source d'authentification des données qui lui parviennent. Ainsi peut-on lire dans la Prose chagrine:" L'on a droit de soutenir de même, qu'on peut se prévaloir legitimement, et sans honte de certains lieux communs, lors que ce ne sont point ceux des autres, qu'on les emploie à propos, et qu'on ne les doit qu'à son travail et à ses veilles précédentes"; et, quelques lignes auparavant: "L'importance est de les avoir choisies soi-même, sur les lieux de leur premiere origine, de ne devoir rien à personne de cet amas, et de les avoir digérées si bien, que dans leur application elles paroissent propres à celui qui s'en sert " 66 . 64. Opuscules... , IV partie, 65. Voir supra, note 53. 66. Prose chagrine, 287.
VII.
Des monstres, 165.
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Encore une fois, la position soutenue par le sceptique ne suggère rien quant à l'objet de son activité cognitive. Notre philosophe accueille avec avidité et de manière désordonnée nombre de notions et de données hétérogènes, qu'il extrait pour la plupart de sa bibliothèque et de sa correspondance privée, et qu'il apprécie à l'aune de son bon sens intellectuel67 . Le dialogue même n'est pas le lieu de la confrontation et de la construction du savoir, mais 1' espace de la collection et du compte rendu des habitudes, des mœurs et des opinions qui proviennent du monde, qu'il soit réel ou fantastique. Si Descartes juge que la connaissance du " grand livre du monde " et des différences coutumières que l'on y observe constitue une expérience nécessaire préalable au rejet de l'" exemple " et de la " coutume " comme sources cognitives et préalable à l'élaboration d'une méthode prenant d'abord appui sur l'observation de soimêmé8. Si Charron, de son côté, croit possible de définir et de décrire la nature humaine, non seulement à travers un examen complet de soi-même, mais aussi après avoir pris connaissance de " toutes sortes d'hommes, de tous airs, climats, de tous naturels, aages, estats, professions ", de "leurs mouvemens, inclinations, actions, non seulement publiques [... ] mais privees, et specialement les plus simples et naïfves, produites de leur propre et naturel mouvement " et après avoir réuni ces éléments " tous ensemble pour en faire corps entier et jugement universel " 69 , La Mothe le Vayer, en revanche, et nous l'avons déjà observé, voit dans la diversité et l'inconstance humaines une limite à la fois subjective et objective à la possibilité de bâtir une méthode apte à fournir des connaissances stables et certaines dans le temps. Il semble, en outre, exclure la possibilité d'" examiner et recueillir" toutes les opinions pour déterminer des données et principes anthropologiques ayant valeur universelle70. La vérité est un objet qui demeure étranger à la recherche de La Mothe le Vayer, il n'essaie pas même de la délimiter ou de la définir. Sceptique fidèle aux principes de son école, il déclare ne vouloir suivre que l'" apparent" et le "vraisembable ", notion qu'il évoque fréquemment mais ne spécifie guère; dans l'un des rares passages où il s'y emploie, il affirme qu'il ne l'entend pas comme une " ressemblance avec aucune verité positivement establie par nous,
mais seulement avec ce qui est reputé vray par les autres "71 . Selon cette acception, l'adjectif" vraisemblable" ne renvoie pas à un semblant de vérité des choses, mais acquiert une valeur sociale : il rappelle la position que le sceptique libertin assume à l'égard des "vérités" orthodoxes et du sens cornmun. 67. La promenade, l dialogue, 23. 68. Discours de la méthode, A.-T. VI, 9-11. 69. Petit traicté de Sagesse, dans De la Sagesse, 70. Cf supra, note 35. 71. De l'ignorance louable, II, 9-10.
Paris, Fayard,
1986, 831.
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Le concept qui peut le mieux représenter la manière d'être du philosophe est, pour notre écrivain, celui de médiocrité, par lequel il synthétise la juste indifférence, la suspension d'esprit du sceptique ainsi que sa modération, au niveau passionnel et dans l'action pratique en général ; une attitude de prudence, donc, à l'égard de l'acquisition de connaissances comme de l'agir moral au sein de la société humaine. Pour La Mothe le Vayer, la référence classique de ce modèle intellectuel est, plus encore que Pyrrhon, Socrate, l'un des pères de l'école sceptique et des sciences morales72 , fondateur du principe de l"' ignorance louable", exemple de modération et de sagesse73 , et enfin modèle philosophique de la retraite du sage de la vie active. Cependant, écritil en soulignant la tâche difficile de l'intellectuel libertin, "[ ... ] la mediocrité que les sages ont voulu prescrire en cecy, donnant l'exterieur au peuple, avec reservation du dedans, est chose plustost imaginaire, que possible et pratticable dans le train et commerce ordinaire de la vie [... ) " 74 . IMAGES DE LA " FUITE DU MONDE " DANS LA PENSÉE DE LA MOTHE LE VAYER
L'invitation à pratiquer une "médiocrité dorée" implique le choix d'une position particulière dans la société, symboliquement représentée par l'image, chère à Montaigne, de la retraite dans l'arrière-boutique. Cependant, les contours de ce choix, centre de gravité et clef de voûte du néo-scepticisme de La Mothe le Vayer, ne sont pas définis de manière claire et univoque. L'auteur semble en effet ébaucher et mêler, avec attention et prudence, trois versions différentes de ce même choix. En premier lieu, à partir de la leçon des Essais, il croit nécessaire de protéger sa liberté intérieure du conditionnement du monde. Entre ces deux sphères, le sage installe une barrière infranchissable. Le consentement passif qu'il accorde, extérieurement, au sens commun, aux mœurs et aux lois de son pays, a pour fonction de préserver l'activité intérieure et la connaissance de soimême. Le vraisemblable, qu'il accepte sans critique, a son point de repère privilégié dans ce que le grand nombre - ou la société dans son ensemble regarde comme la vérité. Le philosophe considère alors " intensivement " la sphère intérieure qu'il a sauvegardée comme le lieu d'un processus d'auto72. Ibid., 33. Dans ce même dialogue, La Mothe le Vayer en vient à attribuer à Socrate la thèse selon laquelle la distinction entre la vertu et le vice est fondée sur la coutume (ibid., 117-118). L'éloge le plus passionné que La Mothe le Vayer fait de Socrate figure dans la deuxième partie de De la vertu des payens (109-130) : le philosophe grec est en tête de liste des personnages anciens dont la vertu pourrait justifier leur salut éternel. Voir aussi De la connaissance de soimême, 445: "Socrate Pere commun de tous les Philosophes, sur tout à l'égard de la Morale". 73. "La moderation de Socrate à ne rien determiner, sa façon d'enseigner en s'enquerant, et doutant des choses les plus resolues, sa douceur inimitable, qui le tient tousiours enjoué sans estre jamais alteré, sont des images de veneration, que les yeux de mon ame ne se lassent iamais de contempler et d'adorer tout ensemble" (De l'opiniastreté, II, 203). 74. De la philosophie sceptique, 1, 53.
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réflexion, de développement d'un " discours intérieur " ; mais il pense aussi et surtout cette sphère" extensivement ", comme la dimension d'une exploration intellectuelle de la connaissance. Dans cette perspective, pour le sceptique, le lieu physique où ce choix se réalise est indifférent: "Ce n'est pas pour cela que nous quittions les villes pour habiter les bois et les montagnes sauvages, nostre esprit trouve son hermitage par tout, et dans les plus nombreuses assemblées d'hommes des plus grandes villes, je m'y trouve souvent au desert [... ]. Pourvu que mon ame puisse conserver sa liberté, et que ses fonctions ne soient oppressées soubs le faix de vos importunes affaires, exempte de passion et de trouble, elle trouvera par tout les Dieux avec qui converser, elle se promenera par toute l'estendue de la Nature, et par le moyen d'une forte et vigoureuse contemplation, fera des voyages de long cours, et des navigations spirituelles, où elle descouvrira des Ameriques et des nouveaux mondes, pleins de richesses et de merveilles iusques icy inconnues [... f 5 . Si la retraite intellectuelle est d'abord un espace spirituel, on trouve aussi chez La Mothe le Vayer l'évocation d'un choix d'isolement physique, condition non suffisante en soi, mais peut-être nécessaire pour acquérir la juste tranquillité et endiguer, voire effacer la mauvaise influence que la société exerce sur nous. L'évocation constante de la campagne qui, selon une tradition littéraire classique, est le lieu privilégié de la réflexion et de la conversation érudite, et qui, en l'occurrence, fournit un cadre rhétorique à la construction humaniste des Dialogues, exprime l'exigence de s'éloigner du bruit et de l'agitation de la vie civile. La Mothe le Vayer dénonce le caractère chaotique et sauvage des villes et, plus généralement, celui des communautés humaines 76 . Il développe ainsi le thème de l'opposition entre la nature et la coutume civile: "[ ... ] cette divine Nature, laquelle ne se reconnoist quasi plus dans la corruption des Cours et des villes ", dit Télamon dans le dialogue consacré à la politique77. Cette image physique de la retraite du philosophe renvoie plus directement à sa décision de se tenir à l'écart du "tracas" et de l"' agitation" du " commerce " de la société civile et surtout de la participation à toute forme de
vie civile. Il dit préferer " la solitude d'une campagne, le silence d'un bois, la veuë d'une montagne, l'obscurité d'un antre, et le murmure d'une fontaine, à toutes les dorures d'un Louvre, à toutes ses impertinentes cabales, à tous ses plus raffinez conseils " 78 . Ces deux images de la retraite du monde, l'une 75. De la vie privée, I, 181-182. 76. Voir De la philosophie sceptique, I, 55 : "Toutes ces grandes communautez de peuples, ces nombreuses congrégations de familles, sont autant de tânieres sauvages, et de repaires de bestes farouches, qu'une commune malediction semble avoir réunies et ramassées, comme en une forest". Et ensuite ibid., 52-53:"[ ... ] telles societez et polices ne sont autre chose qu'un amas et multitude d'esprits populaires, impertinents, et malfaits". 77. De la politique, Il, 313. 78. Ibid., 311.
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essentiellement spirituelle, l'autre explicitement physique, spatiale, en engendrent une troisième, sans doute la mieux appropriée pour définir la position que le philosophe libertin embrasse dans le secret de son otium : " [Sénèque dit :] Tenez vostre loisir le plus caché qu'il vous sera possible ; mais en tout cas, gardez-vous bien d'en tirer advantage, et de vous en prevaloir sous le tiltre de Philosophie ; imputez-le plustost à une indisposition qui vous contraint au repos; dites, que vostre imbecillité vous esloigne forcément de l'action, ou que vostre mauvaise fortune vous recule des charges et emplois, à regret ; bref accusez-vous plustost de nonchalance et de faineantise, que de laisser penetrer vostre secret", et ainsi conclut-il: bene vixit qui bene latuit79 . La Mothe le Vayer semble donc proposer un choix de vie prudent, presque une forme de " solitude publique " ; un espace secret produit plus par une sorte de duplication de la dimension publique que par la séparation d'un " soi " privé de la conscience de la vie extérieure. Cet espace secret, l'écrivain libertin le cultivera tout au long de son existence, même lorsqu'il fréquentera la Cour80 . Il s'agit d'une position issue de modalités et de procédés qui caractérisent la raison libertine et son impasse, mais qui en même temps nourrit cette même raison et en précise les limites : " nous ne sommes pas pour reformer le monde", écrit-t-il dans Petits traitez en forme de lettres 81, formule heureuse qui synthétise le sens et la conclusion du Petit traité sceptique, l'un de ses 79. De la vie privée, I, 165-166. 80. Dans les dernières œuvres de La Mothe le Vayer se trouvent souvent des références à sa vie à la cour française et à la liberté intellectuelle qu'elle lui procure. Voir par exemple la Lettre LXVI. Des nouvelles de la Cour (Petits traitez en forme de lettres, Œuvres, t. VI, 2e partie, 140146), mais surtout les considérations contenues dans la Prose chagrine. 81. Petits traitez en forme de lettres, Lettre XII. Des bonnes et des mauvaises compagnies, Œuvres, t. VI, 1re partie, 121-124. F. Charles-Daubert a le mérite d'avoir éclairci les extrémités de la question : " derrière ce que R. Pintard décrit et privilégie comme réalité sociale et psychologique, [il y a] une position philosophique conséquente, qui dépend d'une thématique précise et cohérente dont cette attitude sociale est semble-t-il le reflet. C'est la référence à cette attitude philosophique commune qui rend intelligibles des conduites sociales que la crainte du pouvoir ne peut suffire à expliquer, comme on l'a vu pour la dimension du secret ou de la duplicité" ("Le 'libertinage érudit' : problèmes de définition", dans Libertinage et philosophie au XVII' siècle, 1, Saint-Etienne, 1996, 24). Même si j'estime que le problème de la définition précise du rapport entre la position intellectuelle et sociale des écrivains libertins reste ouvert, cet article représente une tentative nouvelle de donner une définition du " libertinage érudit " par recension des sujets élaborés par ses représentants. A mon sens, le problème de l'indication à la fois d'une position philosophique et des auteurs qui la représentent est encore irrésolu lorsque la définition du 'libertinage érudit' se résout dans la notion" étroite" d'une attitude morale et sociale de l'intellectuel de l'âge moderne, ou bien dans celle potentiellement sans limites de l'hétérodoxie philosophique contre toute la culture " officielle " et traditionnelle. Il est possible alors, je crois, d'utiliser cette notion comme catégorie historiographique, immédiatement compréhensible par les spécialistes, ou comme adjectif qualifiant des idées et des comportements des hommes de lettres de l'époque plus que comme un nom ou comme une définition possible d'une notion-, justement à partir de la grille d'arguments proposée par Charles-Daubert (voir aussi son" Le libertinage et la recherche contemporaine", dans XVII' siècle, n° 149 (1985), 409-432). On peut trouver une tentative analogue de délimitation synthétique de 1'aire de référence du libertinage érudit dans T. Gregory, " Il libertinismo della prima metà del Seicento. Stato attuale degli studi e prospettive di ricerca " (dans Ricerche su letteratura libertina e letteratura clandestina nel Seicento, Florence, La Nuova Italia, 1981, spéc. 6).
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essais les plus brillants et complets. Dans la perspective sceptique de l'auteur des Dialogues, la raison ne peut ni ne veut représenter un critère de connaissance, et le sujet non plus n'est pas en mesure de s'adonner à une activité de transformation des choses : la revendication d'un espace libre de la conscience et de la connaissance, nous l'avons souligné, se résout en une énonciation pure et ne donne pas lieu à la création d'une région explorable par la raison, qui, d'ailleurs, ne sait pas construire un monde au dedans de soi et qui ne le tente pas non plus. C'est le sceptique libertin, alors, qui se fait " monde ", en acceptant de se confondre avec lui et en y trouvant une place particulière. La conclusion du Petit traité sceptique, selon laquelle le fait d'imaginer un monde de sages est une folie encore plus grande que le fait de constater tous les jours l'existence d'un monde de fous, est à la fois le produit d'une considération de caractère social et politique et une explicite admission de l'impossibilité de reformer la raison elle-mêmé2 . Au-delà du paradoxe sceptique dont il use fréquemment et de manière instrumentale, La Mothe le Vayer reste convaincu, et de l'incompatibilité entre l'idée traditionelle de vérité et la diversité qui caractérise le monde, et de la possibilité de saisir des traits positifs dans chacun des termes des couples infinis d'éléments opposés qui structurent naturellement la réalité dans son ensemblé3 . Et la diversité humaine, et l'opposition des contraires, déterminent un processus de métamorphose de la vérité qui, réfractée en miroir dans mille fragments, paraît comme multipliée infiniment et diffusée dans le monde. "Qu'iray-je choisir? -se demande Montaigne dans l'Apologie de Raymond Sebond- Ce qu'il vous plaira, pourveu que vous choisissiez ! -Voilà une sotte responce, à la quelle pourtant il semble que tout le dogmatisme arrive, par qui il ne nous est permis d'ignorer ce que nous ignorons " 84 . Si, dans la pensée de Montaigne, la suspension du jugement fait figure de réaction lucide, enragée ou résignée, devant le constat de l'impuissance de la raison et devant les difficultés extrêmes qui entravent la connaissance, cette même attitude devient, dans le libertinage érudit, l'affirmation consciente d'un non-choix qui libère la raison et délivre le philosophe de tous les principes de vérité. Bien que plus attentif que Montaigne à l'égard de la philosophie nouvelle, l'auteur des Dialogues- pour le ton et l'esprit qui caractérise son œuvre, davantage 82. Mes conclusions en ce qui concerne cette partie finale coïncident dans une large mesure avec celles de Sylvia Giocanti, qui a récemment proposé une interprétation très incisive du rôle et de l'usage de la raison, son inconstance et sa mobilité, dans la pensée de La Mothe le Vayer. Toutefois, elle ne souligne pas suffisamment l'importance politique déterminante du sens commun, comme garantie d'ordre et de cohésion sociale, aux yeux de l'écrivain libertin. Or, en attribuant à ce fondement communautaire un caractère essentiellement passif, on limite sa possibilité d'y trouver une source de connaissance (S. Giocanti, "La perte du sens commun dans l'œuvre de La Mothe le Vayer ", dans Libertinage et philosophie au XVII' siècle, 1, op. cit., 27-51 ; voir aussi, sur le sens et l'importance de la "diversion" dans l'œuvre de l'écrivain: "La Mothe le Vayer: modes de diversion sceptique", dans Libertinage et philosophie au XVII' siècle, 2, op. cit., 33-48). 83. Cf. Petit traité sceptique... , 163-166. 84. Michel de Montaigne, Essais, livre II (Paris, Garnier Flammarion, 1979, II, 170).
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que pour son contenu- a probablement partagé cette affirmation tirée de l'Apologie : " Le ciel et les estoilles ont branlé trois mille ans ; tout le monde l' avoit ainsi creu jusques à ce que Cleanthes le Samien ou, selon Theophraste, Nicetas Siracusien s'avisa de maintenir que c'estois la terre qui se mouvoit par le cercle oblique du Zodiaque tournant à l'entour de son aixieu; et, de nostre temps, Copernicus a si bien fondé cette doctrine, qu'il s'en sert très-reglément à toutes les consequences Astronomiques. Que prendrons nous de là, sinon qu'il ne nous doit chaloir le quel ce soit des deux? Et qui sçait qu'une tierce opinion, d'icy à mille ans, ne renverse les deux precedentes? " 85 . Face à cette perception nouvelle du monde, l'intellectuel déniaisé se reflète dans l'oscillation constante qui distingue la raison humaine et ses facultés. Il propose alors l'image d'une raison" légère" : "Ma main est si genereuse, ou si libertine, qu'elle ne peut suivre que le seul caprice de mes fantaisies ; et cela avec une licence si independante et si affranchie, qu'elle fait gloire de n'avoir autre visee, qu'une naïfve recherche des veritez ou vraisemblances naturelles, ny plus important objet, que ma propre satisfaction, qui se trouve dans cet innocent entretien " 86 . Le sceptique libertin se fait alors" monde" et il renonce d'emblée à sa raison comme point d'observation et de réflexion stable. L'inconstance naturelle qui pousse l'homme à approuver "le matin ce qu'il condannera le soir" devient ainsi, chez La Mothe Le Vayer, un précepte intellectuel et un style de vie et de pensée caractéristiques : "je réserve toujours la faculté aux pensées de la nuit, de corriger celles du jour, si elles le jugent à propos : et je veux, que ma plume ressemble à celle du Paon, qu'elle soit susceptible de toutes couleurs, et qu'elle change comme elle [... ] " 87 .
85. Ibid., 235. 86. Quatre dialogues ... , Lettre de l'autheur, l, 8. 87. Petit traité sceptique... , 195. La citation relative à l'inconstance qui pousse l'homme à approuver "le matin ce qu'il condannera le soir" est empruntée à La promenade, VII dialogue, 216.
LA GÉNÉRATION SPONTANÉE DE L'HOMME
François
DE GRAUX
"Ensuite il s'est mis à marmotter je ne sais quoi de graines, de lambeaux de chair mis en macération dans de l'eau, de différentes races d'animaux successifs qu'il voyait naître et passer. Il avait imité avec sa main droite le tube d'un microscope, et avec sa main gauche, je crois, l'orifice d'un vase; il regardait dans le vase par ce tube; et il disait: Voltaire en plaisantera tant qu'il voudra ; mais l' Anguillard a raison. J'en crois mes yeux. Je les vois. [... ]L'éléphant, cette masse énorme, organisée, le produit subit de la fermentation ? Pourquoi non ? [ ... ] Vous avez deux grands phénomènes, le passage de l'état d'inertie à l'état de sensibilité ; et les générations spontanées ; qu'ils vous suffisent " 1.
Le second roman de Cyrano de Bergerac (1619-1655), les Estats et Empires du Soleiz2, est en grande part composé de réarrangements de textes classiques. Parmi les plus frappantes de ces réécritures, il en est une que les lecteurs contemporains ont dû remarquer tout particulièrement, tant la matière subversive 1. Denis Diderot, Le Rêve de d'Alembert, éd. J. Varloot [précédé par Le Neveu de Rameau, éd. R. Desné], Paris, Editions sociales, 1984, 258 sq. et 261 sq. Les pages qui suivent ne représentent guère qu'une esquisse du traitement que requiert un tel sujet, et même plutôt une compilation qu'une véritable étude. Aussi bien, leur intention n'est que de rapporter à un contexte textuel précis un bref passage de Cyrano. Alain Mothu et moi avons le projet d'une étude plus consistante (qui réexaminera la plupart des auteurs ici seulement mentionnés ou abordés indirectement), amplement étendue aux enjeux du XVIIIe siècle. 2. Le premier roman, L'Autre Monde ou les Estats et Empires de la Lune (achevé probablement en 1649), dont nous sont parvenus trois manuscrits, a été publié pour la première fois à Paris en 1657, dans une version considérablement expurgée établie par Henri Le Bret, son ancien camarade dans le "meslier de la guerre", sous le titre Histoire comique [ ... ] contenant les Estats et empires de la Lune. Voir l'édition critique de Madeleine Alcover, Paris, Société des Textes Français Modernes, 1977. Le second roman, inachevé, dont on ne connaît pas de version manuscrite (ni donc éventuellement le titre original), fut publié en 1662 par le même libraire (Charles de Sercy), dans un volume de Nouvelles Œuvres assez hétéroclite et dont le préfacier est resté anonyme, sous le titre Histoire comique des Estats et Empires du Soleil. Il n'en existe pas encore d'édition critique à proprement parler ; en attendant celle de M. Alcover à paraître prochainement chez Champion, on se reportera au texte procuré par Jacques Prévot dans les Œuvres complètes de Cyrano de Bergerac, Paris, Belin, 1977.
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en était au goût du jour. Le narrateur, parvenu fortuitement jusqu'à l'une "de ces petites Terres qui voltigent à l'entour du Soleil, que les Mathematiciens appellent des Macules ", y rencontre " un petit homme tout nu assis sur une pierre", qui lui tient ce discours: "Regardez bien la terre où nous marchons, elle estoit il n'y a gueres une masse indigeste et broüillée, un cahos de matière confuse, une crasse noire et gluante dont le Soleil s'étoit purgé. Or après que par la vigueur des rais qu'il dardoit contre, il a eu rneslé, pressé et rendu compacts ces nombreux nuages d'atôrnes; apres, dis-je, que par une longue et puissante coction, il a eu separé dans cette boule les corps les plus contraires, et reüny les plus semblables, cette masse outrée de chaleur a tellement sué, qu'elle a fait un deluge qui l'a couverte plus de quarante jours; car il fallait bien à tant d'eau cet espace de temps pour s'écouler aux régions les plus penchantes et les plus basses de nostre globe "3 . Cette perspective diluvienne a son importance et nous y reviendrons ; mais l'essentiel est après: "De ces torrens d'humeur assemblez, il s'est formé la Mer, qui témoigne encor par son sel que ce doit estre un arnas de sueur, toute sueur estant salée. Ensuite de la retraite des eaux, il est demeuré sur la terre une bourbe grasse et feconde où quand le Soleil eut rayonné, il s'éleva comme une arnpoulle, qui ne pût à cause du froid pousser son germe dehors. Elle receut donc une autre coction ; et cette coction la rectifiant encore et la perfectionnant par un rneslange plus exact, elle rendit ce germe qui n'estoit en puissance que de vegeter, capable de sentir : Mais parce que les eaux qui avoient si longtemps croupy sur le limon, 1' avoient trop morfondu, la bube ne se creva point ; de telle sorte que le soleil la recuisit encor une fois ; et après une troisième digestion, cette matrice estant si fort échauffée, que le froid n'aportoit plus d'obstacle à son accouchement, elle s'ouvrit, et enfanta un Homme, lequel a retenu dans le foye, qui est le siège de l'arne végétative, et l'endroit de la première coction, la puissance de croistre; dans le cœur, qui est le siège de l'activité, et la place de la seconde coction, la puissance vitale ; et dans le cerveau, qui est le siège de l'intellectuelle, et le lieu de la troisième coction, la puissance de raisonner. Sans cela, pourquoy serions-nous plus long-temps dans le ventre de nos rneres, que tout le reste des animaux, si ce n'estoit qu'il faut que
nostre embrion reçoive trois coctions distinctes, pour former les trois facultez distinctes de nostre arne ; et les bestes, seulement deux, pour former ses deux puissances ? [ ... ] Cependant, me direz-vous, on ne voit point dans nostre Monde aucun Homme engendré de bouë, et produit de cette façon ? Je le croy bien, vostre Monde est aujourd'huy trop échauffé; car si-tost que le Soleil attire un germe de la terre, ne rencontrant point ce froid humide, ou pour mieux dire ce période certain d'un mouvement achevé qui le contraigne à plusieurs coctions, il s'en forme aussi-tost un vegetant; ou s'il se fait deux coc3. Œuvres complètes, éd. cit., 449.
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tions, comme la seconde n'a pas loisir de s'achever parfaitement, elle n'engendre qu'un insecte "4 , Ce récit de génération spontanée de l'être humain, publié posthume en 1662, pouvait facilement éveiller quelque écho parmi ses lecteurs, puisqu'il reprenait à sa façon le canevas d'une théorie fort célèbre transmise par l'historien Diodore de Sicile et exposée notamment, à la même époque, par Hobbes (De homine, 1658), Gassendi (Syntagma philosophicum, posthume, 1658) et dans le Theophrastus redivivus (manuscrit anonyme probablement mis en circulation peu après 1659). Il sera d'autant plus aisé de présenter, à la fois, le texte de Diodore, avec la tradition antique qui s'y agrège, et l'idée que pouvait en avoir un contemporain de Cyrano, qu'il devrait suffire de recopier- en y apportant quelques précisions- plusieurs pages du chapitre fort détaillé que François Bernier (16201688), d'après Gassendi (1592-1655)5 , consacre au sujet dans la seconde édition (1684) de son Abrégé. On examinera ensuite brièvement la position singulière du Theophrastus redivivus, en liaison avec l'autre grande tradition relative à la génération spontanée de l'être humain, celle issue d'un petit écrit d'Avicenne sur les déluges, selon laquelle, sans préjuger des conditions d'apparition d'un éventuel premier homme, l'espèce pourrait bien n'avoir survécu au déluge universel que parce que de nouveaux individus seraient alors apparus à partir de la putréfaction7 . LA FABLE COMMUNE D'ÉPICURE
"Pour s'en tenir donc aux choses terrestres", écrit Bernier, "l'on en fait deux espèces, en ce que les unes naissent de semences visibles ou de leurs semblables par propagation, et les autres comme d'elles mesmes, et sans aucune semence qu'on apperçoive. Or pour ce qui est des dernières, véritablement il n'y a pas grande difficulté ; parce que de mesme que présentement il y 4. Ibid., 449 sq. 5. Cf. Gassendi, Opera omnia, Lyon, 1658, tome 1, 486-494 (Syntagma philosophicum, 2" pars : Physica, l, VII, 7 : Ut rebus seme! constitutis, se primœ deinceps Generationes habuerint). 6. Sur la composition de l'Abrégé, voir les études de Sylvia Murr, "Bernier et le gassendisme ", Corpus, 20/21, 1992, 115-135, et" Bernier et Gassendi: une filiation déviationniste?", dans S. Murr (ed.), Gassendi et l'Europe (1592-1792), Paris, Vrin, 1997, 71-114. 7. Il n'existe pas, à ma connaissance, d'étude d'ensemble sur l'histoire de ces deux traditions qui finissent naturellement par se mêler dès le début du XVI 0 ; voir cependant Paola Zambelli, "Uno, due, tre, mille Menocchio. Della generazione spontanea (o della cosmogonia" autonoma" di un mugnaio cinquecentesco) ", Archivio Storico !taZiano (1979), 51-90, en particulier 75-80 et 89 (cet article est un long compte-rendu de Carlo Ginzburg, Il formaggio e i vermi, Torino, Einaudi, 1976; à l'occasion de la traduction française, Ginzburg est revenu sur l'article de P. Zambelli : voir Le Fromage et les vers. L'univers d'un meunier du xvf' siècle, Paris, Aubier, 1980, 201-203).
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en a plusieurs qui naissent d'elles-mêmes du limon de la Terre, ainsi rien n'a empesché que ces mesmes choses ne soient nées de la sorte : mais la difficulté est à l'égard des premières, et principalement à cause des hommes [ ... ], [et] c'est une chose digne de compassion de voir l'aveuglement, et les fictions fabuleuses des Philosophes " 8. Bernier passe rapidement sur Aristote (" comme il a nié le commencement du monde, il a conséquemment nié qu'il y ait eu un premier homme") et annonce deux " Opinions Philosophiques " dont la principale " regarde ceux qui ont cru que les hommes estoient nez de la Terre " 9 . Il en indique sans s'y arrêter plusieurs témoins, dont Archélaos " qui estimoit que les Hommes, et les autres Animaux estoient sortis de la Terre, qui leur avait fourni un limon semblable à du laict pour leur nourriture " 10 , et Démocrite" qui a cru que les premiers hommes avoient esté engendrez d'eau, et de limon, et ainsi que l'a écrit Lactance, repandus dans la pourriture comme des Vers " 11 . Il parvient enfin au morceau de choix : " Pour ne nous arrêter point, dis-je, à toutes les différentes Opinions, et parler particulièrement d'Epicure, comme estant celuy dont la fable s'est rendue plus célèbre, en ce qu'il a tasché d'expliquer comment les Plantes, les Animaux et les Hommes mesme furent premièrement engendrez ; Ce Philosophe s'est imaginé que dans la première nouveauté du Monde, la Terre estant encore molle, et dans sa pleine vigueur, et ayant esté echauffée par les Rayons du Soleil, fit de tous costez paroistre sa fecondité 12 [ ... ]. Et pour ce qui est des Animaux, ajoute-t'il, la Terre qui n'estoit encore point épuisée, et qui contenait encore en elle mesme toutes les semences génitales, et prolifiques, poussa hors d'elle comme de certaines outres ou peaux, membranes ou pellicules qui avoient quelque ressemblance avec des matrices, qui avec le temps parvinrent à leur maturité, et qui s'estant rompues par la force de la Nature donnèrent et pousserent au jour de tendres animaux; la Terre se trouva là ensuite comme regorgeante d'une certaine humeur ressemblante au laict qui sort des mammelles des femmes, et qui servit d'aliment, et de nourriture à ces nouveaux Enfans. C'est à peu près ce que dit Censorin, lors qu'ayant rapporté l'Opinion d'Empedocle et de Democrite, il ajoute qu'Epicure n'estoit pas éloi8. François Bernier, Abrégé de la philosophie de Gassendi, Paris, Fayard, 1992, tome III, livre Il, ch. VI (" De quelle manière, les choses ayant esté une fois establies, les premières Générations se firent et suivirent "), 261. 9. L'autre" opinion" fait l'objet de l'Annexe présentée à la fin de cet article. 10. Cf Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Il, 17 (= Diels-Kranz 60 A 1), Paris, LGF, 1999, 224-225 (trad. M. Narcy): "[Archélaos] déclare que les êtres vivants sont engendrés à partir de la terre, quand elle chaude et qu'elle émet une boue qui, se rapprochant du lait, est comme un aliment; c'est bien de cette façon qu'elle a fait aussi les hommes." On notera qu'en X, 12, Diogène Laërce rapporte d'Epicure que" selon Dioclès, c'est surtout Anaxagore qu'il appréciait, bien qu'en certains endroits il l'ait contredit, ainsi qu'Archélaos, le maître de Socrate" (éd. citée, 1246, trad. J.F. Balaudé). 11. Cf Lactance, Institutions divines, VII, 7, 9 (= DK 68 A 139). 12. Cf Lucrèce, De rerum natura, v, 780 sq.
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gné de ce sentiment 13 . [ ... ] Lactance rapporte aussi que c' es toit là 1' opinion d'Epicure 14, [ ... ];mais voyez Lucrèce qui employe toute son eloquence poëtique à exprimer la chose, et [ ... ] prevenir les difficultez [ ... ] : Pour la première fois, la terre produisit des hommes. Chaleur, humidité abondaient dans les champs ; aussi, dans tous les lieux où le terrain était favorable, fixées au sol par des racines, des matrices poussaient qu'en la saison mature ouvraient les nouveau-nés dont l'âge fuyait l'eau et recherchait les airs, puis la nature tournait vers eux les canaux de la terre qu'elle forçait à verser par ses veines ouvertes un suc semblable au lait ; ainsi, aujourdhui, la femme après l'enfantement s'emplit d'un lait suave, toute nourriture vers les mamelles s'élançant.l 5 [ ... ] D'ou il est aisé de voir que ce que rapporte Diodore Sicilien ne peut estre pris que d'Epicure. Que la Terre au commencement estoit molle et limoneuse, que par le feu du Soleil qui ne commençait alors qu'à naistre, elle fut rafermie, et rendue plus solide, et que sa superficie estant ensuite fermentée par la chaleur, quelques corps humides s'enflèrent en divers lieux, et se trouvèrent comme des pustules environnées de pellicules, ce qui arrive encore à present dans les Etangs, et dans les lieux marécageux, lorsque le sol ayant esté rairaichi, l'Air vient à s'enflammer tout d'un coup. Or ces corps humides, ajoûtet'il, ainsi animez par la chaleur estoient pendant la nuit entretenus et nourris du brouillar qui tomboit dessus, et le jour raffermis par la chaleur qui survenait, de sorte que les fœtus qui estant là dedans renfermez estant enfin parve13. Comme on pourra le vérifier à la note suivante, c'est en fait le texte de Lactance qui est ici fidèlement traduit. Quant au petit traité doxographique De die natali, composé par Censorinus en 238 (éd. princeps, Bologne, 1497), il est vrai qu'il dit à peu près la même chose:" [Selon Empédocle], en premier lieu, des membres séparés sont apparus ça et là au jour comme si la terre les enfantait, puis ils se sont réunis et ont constitué la matière de l'être humain complet, faite tout ensemble d'un mélange de feu et d'élément liquide. [ ... ] Pour Démocrite d'Abdère, les hommes ont été d'abord créés à partir de l'eau et du limon. Epicure ne pense pas d'une manière très différente ; cet auteur a cru, en effet, qu'en premier lieu ont poussé des sortes de matrices accrochées à la terre par des racines ; elles ont engendré des nourrissons auxquels elles ont fourni, avec l'aide de la nature, un liquide analogue à du lait qu'elles sécrétaient et ces nourrissons ainsi élevés et amenés à l'âge adulte ont assuré la propagation de la race humaine" (Le jour natal, 4, 8-9, trad. G. Rocca-Serra, Paris, Vrin, 1980). 14. Voici le texte de Lactance (De opificio Dei, 6): Terram novum semen genitale retinentem folliculos ex se quosdam in uterorum similitudinem protulisse, de quibus Lucretius [v, 808] : crescebant uteri Terrœ radicibus apti; eosque cum maturuissent, Naturâ cogente ruptos, Animalia tenera profudisse ; deinde Terram ipsam humore quodam qui esset lacti similis, exuberasse, eoque alimenta Animantes esse nutritas. 15. De rerum natura, v, 805-815. J'ai remplacé le texte latin que donne Bernier par la traduction de José Kany-Turpin (éd. et trad., Paris, Aubier, 1993, 360-361). Aux vers 795-800, Lucrèce avait précisé que "la terre a bien mérité son nom de mère" et que puisque encore aujourd'hui "beaucoup d'animaux sortent de la terre, formés par les pluies et la chaleur du soleil", il n'y a pas lieu de s'étonner que, lors de la nouveauté du monde, il en soit sorti de plus nombreux et de plus grands. Comme ille rappelera aux vers 821-836, la terre n'a plus la même fécondité, elle est comme" une femme épuisée par l'âge".
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nus à leur maturité, et à leur grandeur, et les petites membranes estant bruslées et rompues il parut une infinité d'Animaux de toutes sortes d' especes, de formes, et de figures. [ ... ] 16 Ovide decrit aussi conformement à l'Opinion d'Epicure ce qui arrive après l'innondation du Nil. Car voici comme il parle premierement de la generation des Animaux après le Deluge : La terre enfanta d'elle-même les autres animaux sous des formes diverses, lorsque l'humidité qu'elle retenait encore se fut échappée sous les feux du soleil, lorsque la chaleur eut enflé la fange et les eaux marécageuses, lorsque les germes féconds des choses nourris par un sol vivifiant se développèrent comme dans le sein d'une mère et prirent avec le temps des figures différentes. Et Voicy comme il poursuit : Ainsi, quand le Nil aux sept embouchures a quitté les champs inondés et ramené ses flots dans leur ancien lit, quand du haut des airs l'astre du jour a fait sentir sa flamme au limon récent, les cultivateurs, en retournant la glèbe, y trouvent un très grand nombre d'animaux. Ils en voient qui sont à peine ébauchés, au moment même de leur naissance, d'autres imparfaits et dépourvus de quelques-uns de leurs organes ; souvent dans le même corps une partie est vivante, l'autre n'est encore que de la terre informe 17. Voila à peu près à quoy se reduisent toutes les fables des Anciens sur la Naissance première des choses " 18 . Sont donc ainsi rassemblées, sous la bannière d'Epicure, la plupart des sources classiques attribuant à la spontanéité de la matière la première génération de l'homme. On apportera quelques remarques. -Aucun texte conservé d'Epicure ne fait mention de cette théorie. Tout repose sur l'autorité de Lucrèce, qui est le seul garant de la validité des témoignages de Censorinus et de Lactance 19 . Ceux-ci étant par ailleurs les seuls à attribuer à Démocrite une opinion semblable, cette dernière ne peut que très indirectement corroborer l'opinion attribuée à Epicure. La critique moderne 16. Bernier donne ici une version latine du passage de Diodore (r, VII, 3-4) qu'il vient de traduire, qui est celle que propose Gassendi (op. cit., 490) après avoir cité le texte grec Ge n'ai pas vérifié si cette version est établie par Gassendi ou s'il s'agit de celle du Pogge ou de Rhodoman, [cf infra, note 23] mais ce n'est en tout cas pas celle que l'on trouve dans le Theophrastus redivivus ou chez Russiliano). 17. Métamorphoses, I, 416-421 et 422-428. Je donne, au lieu du latin mis par Bernier, la traduction de Georges Lafaye ("Folio-Classique", 1992, 57). Le texte d'Ovide se poursuit ainsi (429-437) : "En effet, lorsque l'humidité et la chaleur se sont combinées l'une avec l'autre, elles conçoivent ; c'est de ces deux principes que naissent tous les êtres ; quoique le feu soit ennemi de l'eau, un rayonnement humide engendre toutes choses et la concorde dans la discorde convient à la reproduction. Donc, aussitôt que la terre, couverte de boue par le déluge récent, recommença à recevoir du haut des airs la chaleur des rayons du soleil, elle donna le jour à des espèces innombrables ; tantôt elle rendit aux animaux leur figure primitive, tantôt elle créa des monstres nouveaux " (trad. citée, ibid.). 18. Abrégé de la philosophie de Gassendi, t. Ill, 265-269. 19. On prendra garde toutefois à ne pas se méprendre sur le semen genitale de Lactance (cf supra note 14, et le passage afférent de la citation de Bernier) : il n'y a là rien qui se rapproche de la notion de " germes préexistants " ; ces " semences génitales et prolifiques " ne sont que les genitalia corpo ra et les semina rerum de Lucrèce (voir r, 55-61 et passim), c'est-à-dire les atomes.
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n'a guère ajouté à ces témoignages qu'un fragment de Diogène d'Oenanda20 . Il ne semble toutefois pas qu'il y ait lieu d'en contester l'authenticité épicurienne, et ils confirment en un sens le lien relevé par Diogène Laërce entre Epicure et Archélaos d'Athènes, " le dernier des naturalistes". - Le mécanisme de la génération décrit par Lucrèce doit, comme il l'indique lui-même 21 , se comprendre sur le modèle de celui qu'il a exposé au chant II, à l'occasion d'une discussion sur le passage de l'état inanimé à l'état sensible, où la génération spontanée d'animaux à partir de matières putréfiées est présentée comme l'effet du mouvement et de l'arrangement des atomes, en quelque sorte comme le processus séminal de combinaisons atomiques sans cesse renouvelées : "Nous voyons en effet des vers surgir tous vifs de la fange immonde quand la terre, baignée de pluies excessives, tombe en putréfaction, et toutes choses ainsi se métamorphoser. [ ... ] Puisqu'en oisillons vivants nous voyons les œufs se changer et les vers grouiller quand la putréfaction a saisi la terre lors de pluies excessives, nous voici certains que le sensible nait de l'insensible. [ ... ] Aussi n'ai-je point dit, il conviendra de t'en souvenir, que les corps créateurs des choses, étant tous sensibles, produisent aussitôt la sensibilité. D'abord l'extrême petitesse, les mouvements, la forme, l'ordre, enfin la position de ces corps, voilà ce qui compte pour former la sensibilité. Dans le bois et la terre, il n'y satisfont en rien, mais quand ceux-ci sont comme putréfiés par les pluies ils engendrent des vers parce que leurs atomes, déplacés de leur ordre ancien par l'apport nouveau, se combinent de manière à devoir créer des êtres vivants " 22 . -Les termes du récit d'Ovide ne sont conformes "à l'opinion d'Epicure" que dans la mesure où ils sont effectivement proches de ceux du récit de Diodore imputé par Gassendi à l'influence directe d'Epicure. En réalité, les productions spontanées de la terre décrites par Ovide ne concernent pas l'homme ni l'origine première des vivants. Et cette différence a son importance, puisque Pierre Bayle, comme on le verra, reprendra le récit d'Ovide lorsqu'il s'agira de disculper Césalpin de toute contamination par la théorie épicurienne. 20. Ed. Smith, fr. 11. 21. Voir la note 15 ci-dessus. 22. De rerum natura, II, 871-874, 927-930, 891-901 (éd. et trad. cit., 162-165).
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Voyons maintenant dans son ensemble le récit des ongmes transmis par Diodore de Sicile23 : "Eh bien donc, à l'égard de la première origine de l'humanité, deux opinions se sont fait jour parmi les plus autorisés des naturalistes et des historiens. Les uns, adoptant l'hypothèse d'un univers incréé et impérissable, ont déclaré que le genre humain lui aussi existe de toute éternité et que la suite des générations n'a jamais connu de commencement. Les autres, admettant que l'univers est créé et périssable, ont dit que les hommes sont apparus comme lui à une époque déterminée. D'après ces derniers, lors de la formation originelle de l'univers, le ciel et la terre avaient un même aspect et leurs natures étaient confondues. Mais par la suite, les corps s'étant séparés les uns des autres, l'univers adopta dans toutes ses parties l'arrangement que nous observons aujourd'hui. L'air se trouvant soumis à un mouvement perpétuel, sa partie ignée s'élança vers les régions les plus élevées [ ... ]. Au contraire, toute la matière, boue ou fange, qui était pénétrée d'humidité se concentra en un même lieu sous l'effet de la pesanteur. Tournant sur elle-même et ne cessant de se condenser, elle forma de ses parties humides la mer, de ses éléments solides une terre argileuse et tout à fait molle. Puis cette terre, chauffée par les feux du soleil, prit d'abord de la consistance; ensuite, comme sa surface fermentait sous l'effet de la chaleur, certaines de ses parties humides se gonflèrent en maints endroits et des pustules apparurent, enveloppées d'une membrane mince; c'est précisément ce phénomène que l'on peut observer actuellement dans les marais et les terrains inondés, quand la région s'est refroidie et que l'air devient brûlant d'un seul coup et sans transition. Les parties humides fécondées par la chaleur, ainsi que nous l'avons dit, recevaient aussitôt pendant la nuit la nourriture que leur apportait la brume venue de l'air ambiant; pendant le jour, elles se solidifiaient sous l'effet de l'ardeur solaire. Finalement ces 23. Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, Livre 1, VI, 3 - VII, 6 (éd. P. Bertrac, trad. Y. Vernière, Paris, Les Belles Lettres, 1993, 34 sq.). L'œuvre de Diodore, dont seuls les livres 1 à v et XI à XXII (sur quarante) nous sont parvenus, a été composée sur une trentaine d'années, approximativement entre 60 et 30 avant notre ère. L'édition princeps du livre I, aux soins d'Henri Estienne, parut à Genève en 1559. Elle avait été précédée, notamment, par une traduction latine due à Poggio Bracciolini (Bologne, 1472, multiples rééditions), une traduction française due à Antoine Macault (Paris, 1535) et une traduction italienne (Florence, 1526). Une autre traduction latine, par Laurent Rhodoman, a été publiée, accompagnant la reprise du texte grec d'Estienne, à
Hanovre en 1604, puis, seule, en 1611 et enfin, accompagnant la nouvelle édition du texte grec
due à Pierre Wesseling, à Amsterdam en 1745. Par ailleurs, les chapitres VI et VII du livre 1 pouvaient d'autant moins passer inaperçus qu'ils étaient cités intégralement par un autre ouvrage fort lu alors, la Préparation évangélique (1, 7, 1-9) d'Eusèbe de Césarée. H. Diels fait figurer le ch. VII (1-6) parmi les fragments de Démocrite (DK 68 B 5, qui contient également le témoignage de deux érudits byzantins tardifs, Jean Tzétzès et Jean Catrarès, plagiaires de Diodore; voir la trad. de J.P. Dumont dans Les Présocratiques, Paris, Gallimard, 1988, 839-843) et W. Theiler parmi ceux de Posidonius. On verra, dans l'éd. citée, l'introduction de P. Bertrac, XI-XII, la notice d'Y. Vernière, 5-6, et 185 note 3, pour toutes les références bibliographiques concernant ces attributions et d'autres, notamment les travaux de W. Spoerri qui semblent avoir suffisamment démontré le caractère syncrétique de ce récit. Ni Hobbes (cf Opera philosophica quae latine scripsit omnia, London, 1839-1845, vol. II, 1-2, et Traité de l'homme, trad. P.-M. Maurin, Paris, Blanchard, 1974, 35-36), ni le Theophrastus redivivus, ni Russiliano, ne l'attribuent à un auteur en particulier, quoique ce dernier indique un rapprochement possible avec Empédocle (voir infra).
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germes ayant atteint leur plein développement et leurs membranes s'étant desséchées et déchirées, les espèces animales les plus variées vinrent au jour. Mais celles qui avaient assimilé le plus de chaleur devinrent ailées et s'élevèrent dans les airs; celles qui s'étaient fortement attachées à la nature de la terre prirent rang parmi les reptiles et les bêtes terrestres ; celles enfin qui avaient participé surtout à la nature humide se rassemblèrent dans le milieu de même origine et reçurent le nom d'animaux aquatiques. Cependant, comme la terre se solidifiait de plus en plus sous l'effet de l'ardeur solaire et des vents, elle devint finalement incapable d'enfanter les plus grands animaux et toutes les espèces vivantes ne purent se reproduire qu'en s'unissant entre elles". Aux yeux de ceux qui s'en réclamèrent par la suite, ce récit théorique se trouvait habituellement confirmé par le rappel d'une "observation" concrète que Diodore rapporte peu après: "Eh bien donc, les Egyptiens affirment qu'à l'origine, lors de la création de l'univers, c'est en Egypte que naquirent les premiers hommes grâce à l'heureux climat de la région et à la nature du Nil. Ce fleuve en effet est très fécond et fournit spontanément toutes sortes d'aliments. [ ... ] De cette priorité de l'apparition de la vie dans leur pays, ils donnent aussi pour preuve ce qui se passe de nos jours encore dans la province de Thébaïde où, à certains moments, il naît spontanément une telle quantité de mulots si énormes que tous les observateurs en sont frappés d'étonnement. En effet, certains de ces animaux ne sont complètement formés et capables de se mouvoir que jusqu'à la poitrine et aux pattes de devant, tandis que le reste de leur corps demeure informe, la masse boueuse conservant encore son caractère originel. [ ... ] En somme, selon leurs dires, si, lors du déluge contemporain de Deucalion, [ ... ] comme certains l'affirment, la destruction des êtres vivants fut totale, et si la terre dut enfanter encore une fois de nouvelles races animales, [ ... ] on peut admettre que la genèse première des êtres vivants revient à ce pays. [ ... ] De fait, à notre époque encore, lors des inondations de l'Egypte, dans les eaux qui s'écoulent les dernières, on observe nettement la génération de certaines espèces animales "24 . Quoi qu'il en soit des sources précises de ces deux récits, on se contentera de noter ici, d'une part, la proximité du premier avec l'anthropogonie du traité hippocratique Des Chairs, où déja l'origine de la vie est rapportée à l'apparition de pustules ou de putréfactions25 , et d'autre part, la parenté diffuse du second avec une remarque des Problemata 26 attribués à 24. Diodore, Bibl. Hist., 1, X, 1-6 (trad. citée). 25. Cf éd. Joly, Paris, Les Belles Lettres, 1978, 188-189. 26. Problemata, x, 13, 892 a 23-29 : "Pourquoi parmi les êtres vivants, y en a-t-il qui naissent les uns des autres, et d'autres de certaines combinaisons par une génération semblable à celle qui fut la leur à l'origine? A la façon dont les décrivent les naturalistes qui disent qu'au tout début la génération des êtres vivants s'est effectuée sous l'influence des changements et des bouleversements du monde et de l'univers, qui furent d'une ampleur si considérable. Et maintenant, si le phénomène doit se reproduire, il faut que surviennent d'abord certains changements de même genre. [ ... ]",(éd. et trad. P. Louis, Paris, Les Belles Lettres, 1991, tome 1, 159).
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Aristote, laquelle aura par ailleurs quelque influence sur l'élaboration de la tradition avicénienne. (INTERMÈDE) LA GÉNÉRATION SPONTANÉE COMME PARADIGME
S'il n'est pas question ici de donner une analyse détaillée des discussions relatives à la génération spontanée des animaux, élaborées depuis Aristote jusqu'à Pasteur27 , j'aimerais en revanche attirer l'attention sur une constante, au moins jusqu'à la diffusion des travaux de Francesco Redi (1668), de la présence de cette notion 28 . L'état de fait ordinaire et " visible " que sont les générations spontanées, a servi constamment de véhicule, et de terme de comparaison idéal, à l'exposé d'innombrables autres notions bien plus problématiques. En voici, pèle-mêle, quelques unes, qui aideront à se persuader que la génération spontanée n'est aucunement de l'ordre de l'aberration ou du prodige (et, en tous cas, qu'elle n'induit aucune difficulté théologique), mais qu'au contraire, son inscription dans l'ordre simple et courant des choses, son évidence tout autant que sa spécificité, permettait souvent d'appréhender, par dérivation ou par analogie, cer27. On dispose, pour aborder ce sujet, de deux ouvrages d'une grande richesse : Jacques Roger, Les sciences de la vie dans la pensée française du XVIII'. La génération des animaux de Descartes à l'Encyclopédie, Paris, Albin Michel, 1993 (1'e éd., 1963) et Catherine Wilson, The invisible world. Early modern philosophy and the invention of the microscope, Princeton University Press, 1995. Pour le premier, voir en particulier 79-81 (Fortunio Liceti), 101 (Van Helmont), 108 (Senneri), 138-140 (Gassendi), 145-146 et 153 (Descartes et Regius), 329-333 et 492-493 (gén. spont. et préexistence des germes), 500-508 et 725-730 (Needham et Spallanzani; voir encore 741-742: Voltaire), 549-550 (Buffon), 660-667 (Diderot et le Rêve de d'Alembert); pour le second, 114-115 (Kenelm Digby), 199 (Hooke), 200-201 (Redi), 202 (Malebranche), 203 (Leeuwenhoek) et passim. La présentation des travaux de Needham par André Pichot, Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard, 1993, 431-442, complète utilement celle de J. Roger. L'article de Giulia Sissa, "La génération automatique", dans B. Cassin, J.L. Labarrière, G. Romeyer-Dherbey (eds), L'Animal dans l'antiquité, Paris, Vrin, 1997, 95-111, rassemble dans ses notes l'essentiel de la bibliographie sur Aristote. On aura aisément accès au " Mémoire sur les corpuscules organisés qui existent dans l'atmosphère. Examen de la doctrine des générations spontanées" [1861-1862], dans Louis Pasteur, Ecrits scientifiques et médicaux, éd. A Pichot, Paris, GF-Flammarion, 1994, 85-171. On n'oubliera pas le très beau livre de Piero Camporesi, La Carne impassibile. Salvezza e salute fra Medioevo e Controriforma, Milano, Garzanti, 1994 (1'e éd. 1983), qui cite, quant à l'imaginaire de la putréfaction et des " animalcules ", de nombreux textes souvent ahurissants et hallucinés
(voir notamment 91-99, 105-107, 178-179, 310-323); malheureusement, la traduction française (La Chair impassible, Paris, Flammarion, 1986) tronque parfois les citations. Une étude complète devrait prendre en compte également la génération artificielle, notamment celle de l'homunculus, dont les procédés s'étayent souvent sur les données de la génération spontanée. On verra, au moins, Paul Kraus, Jabir Ibn Hayyan. Contribution à l'histoire des idées scientifiques dans l'Islam, Paris, Les Belles Lettres, 1986, [1'e éd. Le Caire, 1942], 103-119, et Walter Pagel, Paracelse. Introduction à la médecine philosophique de la Renaissance, trad. fr., Paris, Arthaud, 1963, 116-118; voir encore infra, n. 43. 28. La compilation qui suit devrait permettre également d'écarter une confusion que risquent d'entraîner les théories de la génération spontanée de l'homme, confusion qui consisterait à attribuer d'office un caractère matérialiste à la notion même de génération spontanée, dans son acception courante, celle qui concerne toutes sortes de larves, de parasites, de vers, d'insectes, et divers autres petits animaux.
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tains états plus occultes de la " nature " 29
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1. Les productions spontanées d'animaux par la terre prennent place, alignées sur la génération des plantes et des minéraux, parmi les raisons qui fondent la hiérarchie animiste qu'expose Marsile Ficin (il s'agit en l'occurrence des âmes rationnelles des sphères élémentaires) au livre IV de la Platonica Theologia [1482] : "Nous tenons pour certain que là où la nutrition et la croissance suivent la génération, il y a vie et âme. Nous voyons la terre engendrer, grâce à des semences particulières, une multitude d'arbres et d'animaux, les nourrir et les faire croître ; nous la voyons faire croître même des pierres comme ses dents[ ... ]. Dira-t-on que le sein de cet être femelle manque de vie, lui qui spontanément engendre et entretient tant de rejetons [ ... ] ? Il en est de même du corps de l'eau. L'eau et la terre ont donc une âme, à moins de prétendre que ces êtres vivants que nous disons produits par l'âme de la terre ou de l'eau, parce qu'ils semblent manquer de germes particuliers, naissent non pas d'une telle âme, mais de l'influx des âmes célestes. [ ... ]Les causes naturelles, parce qu'elles agissent suivant leur nature, sont portées vers un effet déterminé comme par une raison déterminée de leur nature. [ ... ] Par conséquent, les végétaux et les animaux qui semblent naître dans la terre par la seule putréfaction ne doivent pas moins naître de causes particulières que ceux qui naissent par propagation. Mais où sont ces causes particulières ? Il est hors de doute que les causes particulières des vies terrestres sont dans la vie de la terre. Car bien qu'on les attribue aux âmes célestes, il faudra néanmoins que les instincts célestes et communs soient concentrés par l'âme universelle de la terre sur les âmes terrestres et particulières[ ... ]. Ces causes seront donc dans l'âme de la terre qui par l'idée et la raison naturelle de la vigne produira des plants 29. La génération spontanée pouvait même, au contraire, permettre d'éviter le recours aux prodiges. On s'en persuadera en lisant par exemple Plutarque, Vie de Cléomène, LXXIV (trad. Amyot: Paris, Gallimard, Bibl. de La Pléiade, 1951, II, 659) : "ceux qui étaient ordonnés pour garder le corps de Cléomène pendu en croix aperçurent un fort grand serpent entortillé à l'entour de sa tête, qui lui couvrait tout le visage, de sorte que nul oiseau de proie n'en approchait pour en manger, dont le roi entra en une superstition et frayeur, craignant d'avoir offensé les dieux ; ce qui donna occasion aux femmes de sa cour de faire plusieurs sacrifices de purification pour nettoyer ce péché, se persuadant qu'ils avaient fait mourir un personnage bien voulu et aimé de la divinité, et qui avait quelque chose de plus que homme. Les citoyens mêmes de la ville d'Alexandrie allant sur le lieu, lui faisaient prières et l'invoquaient comme un demi-dieu, en le nommant fils des dieux, jusques à ce que les plus savants les ôtèrent de cette erreur, en leur remontrant que tout ainsi comme des bœufs, quand ils viennent à se pourrir, s'engendrent les abeilles ; des chevaux, les mouches guêpes ; et semblablement des ânes, quand ils viennent aussi à putréfaction, grouillent des escarbots ; aussi les corps des hommes, quand la liqueur de la moelle vient à se fondre et à se figer ensemble au dedans, produisent des serpents ( ... ] ". C'est la même rationalité, malgré les apparences, qui anime encore cette histoire rapportée par Ambroise Paré : " Estant en une mienne vigne pres le village de Meudon, où je faisois rompre de bien grandes et grosses pierres solides, on trouva au milieu de l'une d'icelles un gros crapaud vif, et n'y avoit aucune apparence d'ouverture : et m'esmerveillay comme cest animal avoit peu naistre, croistre et avoir vie. Lors le carrier me dit qu'il ne s'en falloit esmerveiller, par-ce que plusieurs fois il avoit trouvé de tels et autres animaux au profond des pierres, sans apparence d'aucune ouverture. On peut aussi donner raison de la naissance et vie de ces animaux : c'est qu'il sont engendrés de quelque substance humide des pierres, laquelle humidité putrefiée produit telles bestes " (Des monstres et prodiges (1573], chap. 19, dans Animaux, monstres et prodiges, Paris, Le club français du livre, 1954, 138).
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de vigne, par la raison des mouches produira des mouches. [ ... ] Nombreux sont les êtres animés qui naissent tant dans la terre que dans l'eau par la seule putréfaction, sans aucune semence corporelle. Plus nombreux encore, ceux qui, à partir de germes projetés par les animaux, se multiplient longtemps après, les uns fomentés du dehors, les autres sans agent manifeste. Toutes les plantes et les arbres, bien qu'on les propage chaque jour par ensemencement ou par plantation, naissent cependant tous les jours spontanément en bien des endroits sans semence ou sans germe corporel, sans parler du fait que de nombreux philosophes estiment qu'après des déluges extraordinaires la terre procrée des animaux encore plus parfaits30 . [ ... ] Tout cela montre qu'il y a partout sur la terre et dans l'eau, dans une nature industrieuse et vitale, des semences spirituelles et vivifiantes de toutes sortes qui, d'une part, engendrent par elles-mêmes partout où les semences corporelles font défaut et qui, d'autre part, réchauffent les semences abandonnées par les animaux [ ... ] " 31 . Sur d'autres brisées du même Ficin32 , les pages inaugurales des Traictez du vrai sel secret des philosophes et de l'esprit general du monde (1621) de Cio30. Comme le signalent les éditeurs du Theophrastus redivivus (179, n. 2), Ficin envisage plus au long cette "estimation" dans son Epitome du Ménexène de Platon (cf. Opera omnia, Bâle, 1576, t. II, 1395-1396). 31. Marsile Ficin, Théologie platonicienne de l'immortalité des âmes, éd. et trad. R. Marcel, Paris, Les Belles Lettres, tome 1, 1964, (IV, 1) 144-147 (trad. légèrement modifiée): Exploratum autem habemus, ubi generationem nutritio et augmentum sequitur, ibi vitam animamque inesse. Terram vero videmus seminibus propriis generare innumerabiles arbores animantesque et nutrire et augere. Augere etiam lapides quasi dentes suas[ ... ]. Quis foeminœ huius ventrem vita carere dixerit, qui tam multos sponte sua pa rit foetus et alit [ ... ] ? Eadem est de aquœ corpore ratio. Habent igitur animam aqua et terra, nisi forte quis dixerit viventia ilia quœ nos, cum seminibus propriis carere videantur, ab anima terrœ fieri dicimus aut aquœ, non ex tali anima nasci, sed ex influxibus cœlestium animorum. [ ... ] Causœ na tura les, quia per naturam suam agunt, ideo ad certum effectum non aliter quam certa naturœ suœ ratione feruntur [ ... ]. Quapropter herbœ animantesque quœ sola putrefactione nasci videntur in terra, non minus a propriis causis oriri debent quam quœ propagatione nascuntur. Sed ubinam sunt hœ propriœ causœ ? Proculdubio in terrena vita sunt terrenarum vitarum causœ propriœ. Nam etsi eas cœlestibus animis attribueris, apportebit tamen cœlestes communesque instinctus ad terrenas particularesque animas per universalem terrœ animam contrahi, [ ... ]. Erunt igitur illœ causœ in anima terrœ, quœ per naturalem ideam rationemque vitis vitem, per muscarum rationem muscas efficiet. [ ... ] Plurimœ animantes tum in terra, tum in aqua sola putrefactione nascuntur absque ulla semine corporali. Quamplurimœ ex seminibus procul iactis ab animali diu postea partim fomenta quodam extraneo accedente, partim
sine manifesta fomenta pullulant. Herbœ omnes arboresque, quamdam vel serendo vel plantando quotidie propagantur, tamen quotidie multis in lacis absque semine veZ germine corporali sponte nascuntur, ut omittam quod multi philosophi post aquarum miranda diluvia etiam animalia perfectiora ex terra existimant procreari. [ ... ] Hœc omnia significant adesse ubique per terram et aquam in natura quadam artificiosa vitalique spiritalia et vivifica semina omnium, quœ ipsa per se gignant ubicumque semina corporalia desunt, semina rursus derelicta ab animalibus foveant, [... ]. 32. Pour tout cela, voir Sylvain Matton, "Marsile Ficin et l'alchimie: sa position, son influence ", dans J .C. Margo lin et S. Matton (éds), Alchimie et philosophie à la Renaissance, Paris, Vrin, 1993, [123-192], 138-146; idem, "La figure de Démogorgon dans la littérature alchimique", dans D. Kahn et S. Matton (éds), Alchimie, art, histoire et mythes, Paris, S.E.H.A.; Milan, Archè, 1995, [265-346], 308-317; idem," Alchimie et stoïcisme", Chrysopoeia, v (19921996), [7-144], 77-80.
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vis Hesteau de Nuysement prennent occasion des générations spontanées (et artificielles33) pour préparer, cette fois, à la démonstration de " certain esprit radical et nourrissant ", infus en toutes choses en tant qu'opérateur intermédiaire entre elles et l'âme du monde (identifiée à " la méditation & pensée de Dieu "), et dont la " minière " est au cœur de la terre : " [ ... ] le monde universel est universellement remply de vie. Tellement que la vie de chacune espece individue n'est sinon une vie participante de cette généralle vie du monde, qui seul peut veritablement estre dit animal. Aux elemens corporels duquel sont encloses les occultes semences de toutes les choses visibles et corporelles. Car nous voyons naistre plusieurs corps sans expresses semences precedentes, comme les plantes, et sans conjonction de masle et femelle, comme certains animaux engendrez de corruption. [ ... ]Que si dans les elemens n'estait occultement contenue certaine vertu secrette produisante, en laquelle gist en puissance une faculté d'engendrer, plusieurs herbes ne sortiroient pas de terre, ny de mesme des murailles plus eslevées, que jamais n'y ont esté semées ou plantées, et dont auparavant on n'avoit connaissance. Et tant d'animaux divers ne seroient engendrez en la terre, et en l'eau, sans précédente copulation des sexes, qui toutefois croissent, et puis par commixion de masle et de femelle produisent leurs semblables à la perpétuité de leurs especes, encore qu'ils ne soient engendrez par semblable assemblement de parens. Cela s' espreuve assez par la génération des anguilles, produittes du limon, et des mouches, ou bestions qu'on voit naistre des excremens des autres animaux. De quelle vie dira t'on que vivent les huistres, les esponges, et plusieurs choses aquatiques, lesquelles méritent mieux le nom de plantanimaux, que celuy de poissons ? Or tous ces corps ne vivent point tant de vie qui leur soit proprement particulière, que de celle de l'univers, qui est generale et commune; [ ... ]. Nous voyons bien aucunes-fois que sans accouplement de masle et de femelle, voire sans l'un ny l'autre, plusieurs choses sont engendrées, ausquelles par naturelle fomentation est inspirée la vie, de la vie de l'univers, comme quelques uns artificiellement font esclore des poulets, sans que la poule en ait couvé les œufs. Et d'autres préparent certaines matières, et les font putrifier, desquelles s'engendrent des animaux estranges, comme le Basilic d'un œuf de Coc, ou des menstrues d'une femme rousse; le scorpion, de l'herbe dite Basilic; des entrailles d'un bœuf la mouche à miel; des branches ou feuilles de certain arbre tombant en la mer, une espece d'oiseaux semblables à nos canes; et tant d'autres choses à nous et à notre monde incogneuës, plus digne de admiration 33. On en verra infra (dans le mémoire de Filesac) quelques autres, héritées pour la plupartcomme chez Nuysement- des Métamorphoses d'Ovide. Le modèle prestigieux, ici, est constitué dans l'enseignement dispensé à Aristée par sa mère, tel qu'on le lit dans les Géorgiques (IV, 295314 et 548-558). On notera que le" prodige soudain et merveilleux à dire (subitum ac dictu mirabile monstrum) ", c'est la circonstance: la production sacrificielle d'une espèce particulière (les abeilles) à partir de la décomposition d'une espèce particulière (le bœuf), -mais non pas le phénomène en soi. Voir les pages éclairantes que Jackie Pigeaud consacre à la bugonia dans son Introduction à Virgile, Géorgiques, Paris, Les Belles Lettres, 1998, XLII-XLIV.
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que de créance, pour estre hors du train commun de la nature, attirant la vie de cette vie universelle à certaines matières, en certain temps et certain lieu ; tant le monde est plein de vivacité preignante, et toujours en action vitale " 34 . 2. Le très riche mémoire sur la lycanthropie rédigé en 1603 par un certain Filesac, membre du Parlement de Bordeaux, où sont examinées les " quatre sortes de transformations " possibles des corps (divine, naturelle, fantasmatique, maléficiée ), donne, en passant, une assez bonne idée des autorités alors admises par l'opinion "cultivée", et de la variété figée des phénomènes de génération spontanée35 : "L'autre espèce est physique et naturelle dont l'on peut voir des exemples dans Aristote, Sénèque, Albert le Grand, Pline, Athénée et Ovide au livre 15 des Métamorphoses, la nature transmuant et diversifiant les espèces. Selon Ovide livre 15, nec species sua cuique manet rerumque novatrix ex aliis alias, reparat natura figuras. Nonne vides quacumque mora fluidove calore corpora tabuerint, in parva animalia verti36 . Les corps des animaux venant à mourir et leur chair à se corrompre, une partie s'exhale et se convertit en élément, et du restant s'engendrent des animaux de diverse forme selon Plutarque en la vie de Cleomènes37 , comme de la chair corrompue d'un bœuf ou taureau ou d'un lyon, des mouches à miel; des chevaux, des frelons et mouches guespes ; des cygnes, des escarbots38 ; [ ... ] des chancres de mer mis dans terre leur coupant les bras, des scorpions ; du basilique pilé, des scorpions aussi ; des fragments pourris d'un vaisseau de mer, des cravants ; du limon de la terre, des anguilles, des grenouilles; des cheveux d'une femme 34. Clovis Hesteau de Nuysement, Les Visions hermétiques [ ... ] suivis des Traictez du vray sel [ ... ],éd. S. Matton, Paris, CAL (Bibliotheca Hermetica), 1974, 147-149. 35. Le mémoire de Filesac est édité par Robert Mandrou dans Possession et sorcellerie au XVII' siècle. Textes inédits, Paris, Fayard, 1979, 42-109. 36. Métamorphoses, xv, 252-253 et 361-362: "Rien ne conserve son apparence primitive; la nature, qui renouvelle sans cesse l'univers, rajeunit les formes les unes avec les autres. [ ... ] Ne voyez-vous pas des corps, que l'action du temps et de la chaleur a décomposés, se transformer en petits animaux?" (trad. G. Lafaye," Folio-classique", 1992, 488 et 492). 37. Cf. supra note 29. 38. Il vaut peut-être la peine, en passant, de citer quelques extraits du long article que Furetière consacre à l'escarbot:" Espece d'insecte qu'on nomme en général scarabœus, & particulierement celuy qu'on appelle fouillemerde. [ ... ]Il y en a un qu'on nomme escarbot-licorne; [ ... ]on peut faire voir de petits poux qui s'attachent à son corps; et cet animal se forme de la grosse sorte de ce ver qui s'engendre dans le bois, qu'on nomme cossus. Hoefnagel donne les figures de vingt sortes d'escarbots ordinaires & sept d'extraordinaires. Goudard en décrit dix-neuf sortes et Swammerdam trente-deux sortes. Il y en a de longs, de courts, de ronds, de découppez ou fendus, de colorez, de velus, de farineux comme les papillons. Il y en a dont la surface du corps est inégale & parsemée d'yeux & de petites taches. [ ... ] Il y a des escarbots verds et dorez fort puants, qui sont des especes de cantharides. [ ... ] Il y en a qui rendent un son si clair, que quelques-uns ont crû la nuict que c'estoit la voix de quelques Lutins ou Esprits follets. On le nomme scarabœus, ou escarbot bruyant. Swammerdam l'appelle soni-cephalus, [ ... ].Il y en a un autre qui ressemble à des tortuës, qu'on appelle testudinatus; [ ... ].Il y a une sorte d'escarbots qu'on trouve auprès des fours & dans les ordures des cuisines, que Moufet appelle blatta. Il y en a encore six sortes dont le nez ressemble à celuy d'un pourceau, & on les nomme pourceaux volants. Il y en a un autre qu'on appelle staphilinus, ou devorant, qui se ruë sur les vers de terre, les tuë, & en sucee la substance. [ ... ] ".
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dans du fumier et de la moelle du dos d'un homme, des serpents [ ... ] "39 . Filesac, développant un argument déja avancé par le Malleus Maleficarum40, indique que les Démons, s'ils "ne peuvent rien de surnaturel" et ne peuvent pas faire n'importe quoi à partir de n'importe quelle semence, ont par contre " une merveilleuse intelligence de toutes choses de ce monde élémentaire " et peuvent en effectuer toutes les productions : " Mais nous ne leur pouvons dénier que par les agents naturels, ils ne puissent transformer ce qui naturellement peut changer de forme; et partant l'abbé Trithemius, De admirandis operibus infidelium, traitant cette matière : si les hommes, dit-il, exercés aux secrets occultes de la nature par une application de la matière à la forme produisent des effets non accoutumez et merveilleux aux autres hommes, comme de la rosée, des anguilles ; de la chair de veau, des mouches à miel ; des racines de quelques herbes, des serpents et autres choses semblables, qui niera que les Démons qui sont d'une trop plus subtile nature avec l'expérience de tant de siècles ne puissent opérer par la nature des choses inconnues aux autres hommes? "41 Anticipant ici sur son examen de la transformation " par sorcellerie ", Filesac insiste sur la distinction à établir entre la simple reproduction par les démons, à leur guise, des" opérations de nature", et certaines" conversions" problématiques telles que celle opérée par les " magiciens de Pharaon " qui "jettant leurs verges firent naistre des dragons " : " car la nature ne produit de nouvelles espèces d'une matière non auparavant disposée et préparée ; le temps y est nécessairé 2 [ ... ]. Or est-il que la matière d'une verge semble fort éloignée de recevoir à l'instant la forme d'un serpent ou d'un dragon". Sans toutefois clairement se prononcer en faveur de ceux qui ne voient là que "prestiges et illusions" des magiciens, ni de ceux qui tiennent "l'opinion de la vérité des dragons", Filesac conclut ainsi: "Quoy qu'il en soit, nous ne sommes en cette espèce de transformation qui se fait par les agents naturels car la nature ne produit des loups non plus que des lyons, des ours, des chiens et autres semblables animaux de la seule corruption ou simplement de limon de la terre, quelque chose qu'en ait raconté Diodore au livre 1er de son histoire. Cela ne se voyant qu'ès petits animaux comme rats, grenouilles, mouches à miel, anguilles, lézards, et autres que nous appelions imparfaits et aux insectes. Mais les parfaits naissent seulement de la génération des deux sexes, et de leur charroigne et corruption ne reviennent jamais des animaux de même 39. Filesac, apud Mandrou, op. cit., 71. 40. Voir Henry Institoris, Jacques Sprenger, Le marteau des sorcières [Strasbourg, 1486 ; plus de 30 éditions jusqu'en 1669), trad. A. Danet, Grenoble, Millon, 1990, I (10), 212, et Il (8), 317. 41. Filesac, apud Mandrou, op. cit., 75. 42. Ibid., 77. A l'appui de cette remarque, il allègue à nouveau quelques vers des Métamorphoses d'Ovide (xv, 375-377 et 383-384) : voir la trad. citée, 492-493.
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espèce "43 . 3. Dans un autre registre, c'est tout aussi naturellement que Mersenne, dans les Secondes Objections (1641) aux Méditations, fait appel à la visibilité de la génération spontanée afin d'illustrer sa contestation -assez confuse- du caractère inné de l'idée de Dieu: "Mais dites-vous, l'effet ne peut avoir aucun degré de perfection, ou de réalité, qui n'ait été auparavant dans sa cause. Mais (outre que nous voyons tous les jours que les mouches, et plusieurs autres animaux, comme aussi les plantes, sont produites par le soleil, la pluie et la terre, dans lesquels il n'y a point de vie comme en ces animaux, laquelle vie est plus noble qu'aucun degré purement corporel, d'où il arrive que l'effet tire quelque réalité de sa cause, qui néanmoins n'était pas dans sa cause) ; mais dis-je, cette idée n'est rien autre chose qu'un être de raison, qui n'est pas plus noble que votre esprit qui la conçoit "44 . Descartes, dans sa Réponse, rejette la pertinence de cet argument sans mettre en cause les productions spontanées de la matière, mais il ne s'en tient plus à l'hypothèse du mécanisme exposé dans ses Primae cogitationes circa generationem animalium (rédigées entre 1637 et 1648, publiées en 1701) ; il la contrebalance, cette fois, avec une hypothèse proche de l'une de celles que réfutera Gassendi dans le Syntagma philosophicum (1658, posthume), laquelle revient plus ou moins à reconnaître aux animaux ainsi nés une origine pour partie surnaturellé5 : " Et ce que vous dites des mouches, des plantes, etc., ne prouve en aucune façon que quelque degré de perfection peut être dans un effet qui n'ait été dans sa cause. Car, ou il est certain qu'il n'y a point de perfection dans les animaux qui n'ont point de raison qui ne se rencontre aussi dans les 43. Ibid., 78. On remarquera que Tommaso Campanella parvient à peu près aux mêmes conclusions quant à la possibilité, pour le " mage ", de faire naître artificiellement des animaux (mais seulement ceux qui sont ordinairement le produit de la putréfaction), et quant à l'improbabilité des récits d'Avicenne, Epicure ou Diodore : cf Del senso delle case e della lora magia, a cura di A. Bruers, Bari, Laterza, 1925, lib. IV, cap. 18 [19 dans les éditions latines], 310-311. La version italienne, dont la rédaction date de 1603, est restée inédite jusqu'à l'éd. Bruers. La version latine (De sensu rerum et magia) fut publiée à Francfort en 1620, puis à Paris en 1637. Cette dernière édition contient, en appendice au chapitre en question, une assez longue et ambivalente analyse de 1'expérience de génération d'un homunculus (à partir de sperme humain putréfié, enfermé dans un matras pendant quarante jours à la chaleur du fumier) décrite dans le Denatura rerum de Paracelse (cf De sensu rerum, 1637, 207-208, et l'éd. Bruers 313-314, qui reproduit cet Appendix); on verra à ce propos M.-P. Lerner, " Campanella et Paracelse ", dans Alchimie et philosophie à la Renaissance, op. cit., 390-392. Dans la foulée, il faudrait également prêter attention à ce que pointe Mersenne parmi les arguments des athées contre la résurrection (Quaestiones in Genesim, Paris, 1623, col. 649) : Paracelsus contendit non esse difficilius ut quis suscitetur quam ut ex lima virtute salis vermis, culex, rana aut quidpiam simile nascatur, cum ex calore putredini mixto aliquem reviviscere passe existimat [Paracelse assure que rendre la vie à quelqu'un, n'est pas chose plus difficile que la naissance des vers, moustiques, grenouilles ou petits animaux semblables à partir de la boue et par l'effet du soleil, parce que, selon lui, on peut faire revivre quelqu'un à l'aide de la chaleur mêlée à la putréfaction], cité par F.P. Raimondi," Vanini et Mersenne", Kairos, 12 (1998), 215. 44. A.-T., IX, 97-98 (trad. Clerselier, 1647). 45. Voir J. Roger, Les sciences de la vie... , op. cit., respectivement 146 et 138. Voir toutefois le traitement particulier de cette difficulté par Pierre Gassendi, Disquisitio Metaphysica [Doutes et Instances contre René Descartes] [1644], éd. et trad. B. Rachat, Paris, Vrin, 1962, v, 3, 274-275.
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corps inanimés, ou, s'il y en a quelqu'une, qu'elle leur vient d'ailleurs, et que le soleil, la pluie et la terre ne sont point les causes totales de ces animaux. Et ce serait une chose fort éloignée de la raison si quelqu'un, de cela seul qu'il ne connaît point de cause qui concoure à la génération d'une mouche et qui ait autant de degrés de perfection qu'en a une mouche, n'étant pas cependant assuré qu'il n'y en ait point d'autres que celles qu'il connaît, prenait de là occasion de douter d'une chose laquelle [ ... ] est manifeste par la lumière naturelle "46 . 4. Enfin, brièvement, on n'omettra pas de signaler que la génération spontanée, si elle n'est aucunement de l'ordre du merveilleux ou du tératologique, n'en est pas moins susceptible d'être rattrapée par ceux-ci, comme n'importe quel autre domaine des sciences, et qu'elle a connu, de tous temps, au même titre que la génération sexuée, ses prodiges. En l'occurence, les prodiges sont déterminés par toute contrainte de matériau que le mythe (ou la contamination mythique du discours) rajoute à la probatio générique du fait. On peut sans doute citer ici le cas typique de la bernacle, appelée aussi macreuse, ou encore gravaigne, sorte d'oie ou de canard que l'on rangeait parmi les poissons et dont la consommation était donc autorisée en temps de carême. Képler47 , dans une note du Somnium (1634, posthume) auquel Cyrano a emprunté nombre d'éléments " psycho-géographiques " des Estats du Soleil, en fait mention et y ajoute même une observation de son cru: "Sous l'effet de la chaleur, la résine sort des poutres des navires et s'agglomère en une boule, d'où naissent des canards. Leur bec est la dernière partie de leur corps à se développer ; quand il est dégagé, ils se jettent à l'eau, comme le dit Scaliger dans ses Exercices [59, 2, où ils s'appellent "bernacles"]. On cannait aussi l'arbre d'Ecosse fréquemment cité, qui donne naissance aux mêmes animaux. En 1615, pendant un été très sec, j'ai vu à Linz une branche de génévrier qui venait des plaines désertes de la Traun. Elle avait donné naissance à un insecte d'une forme 46. A.-T., IX, 105-106 (trad. Clerselier). 47. Johann Kepler, Le Songe, ou astronomie lunaire, texte et trad. Michèle Ducos, Presses Universitaires de Nancy, 1984, 121. Cette note se rapporte au passage suivant de la description principale de la lune : " Ça et là, on trouve sur le sol des masses dispersées qui ont la forme de nos pommes de pins. Dans la journée leur enveloppe brûle superficiellement ; le soir, ces espèces de cachettes s'ouvrent et laissent sortir des êtres vivants" (ibid., 47). On sait, par ailleurs, que Képler établit à plusieurs reprises une analogie entre les productions spontanées de la terre et la naissance des poux ou autres parasites dans le corps des hommes : voir par exemple Gérard Simon, Képler astronome astrologue, Paris, Gallimard, 1979, 186 (citant un passage de L'Harmonie du Monde) et Johann Képler, L'Etrenne ou la neige sexangulaire [1611], trad. Robert Halleux, Paris, Vrin, 1975, 75. Quant aux autres noms de ces" oiseaux", voir Guillaume de Salluste du Bartas, La Sepmaine [1581], éd. Y. Bellenger, Paris, S.T.F.M., 1994, 300-304 (Sixième Jour, 1047-1054): " Ainsi sous soy Boo te es glacieuses campaignes, 1 Tardif, void des oysons qu'on appelle Gravaignes : 1 Qui sont fils, comme on dit, de certains arbrisseaux 1 Qui leur feuille feconde animent dans les eaux. 1 Ainsi le vieil fragment d'une barque se change 1 En des Canars volans : ô changement estrange ! 1 Mesme corps fut jadis arbre verd : puis vaisseau, 1 N'aguere champignon, et maintenant oiseau", et, pour les "macreuses", Cyrano, Estats et Empires du Soleil, éd. citée, 492, ou bien le Dictionnaire de Furetière, s. v. ; voir également supra les" cravants" mentionnés par Filesac.
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étrange, qui avait la couleur du scarabée cornu. L'insecte se tenait au milieu de la branche et bougeait lentement. Sa partie postérieure qui adhérait à l'arbre était faite de résine de génévrier ". Mais la génération à partir de matières putrides pouvait encore s'aller dénicher dans le lieu même de la génération ordinaire. Ainsi le médecin toulousain Jacques Ferrand, donnant "quelques remèdes particuliers pour les femmes, lors qu'on craint qu'elles deviennent folles d'amour, comme il arrive trop souvent", rapporte pour finir celui-ci: "Les femmes qui ont voulu escrire ce qu'elles scavoient en Medecine, comme Cleopatre sœur d' Arsenoës, nous ont donné plusieurs remèdes à ces fins, & si le mal aja terminé en manie ou fureur uterine, ceste bonne Dame [ ... ] enseigne sa fille Theodota de mettre dans ledit lieu radiculam panna involutam, & ce qui est merveilleux, elle dit qu'on trouvera dans ce drapeau, quand on le retirera de la porcherie de Venus, de petits vermisseaux "48 . LA THÉORIE DILUVIENNE
1. La position du Théophrastus redivivus est assez singulière 49 . Très ferme partisan de l'éternité du monde (cela même fonde son athéisme radical: mundus ab œterno est, deus igitur nihil est), c'est donc un adversaire virulent de toute considération favorable à une origine de l'homme dans le temps. Il rapporte dans le détaille récit transmis par Diodore, en le confrontant au récit de la Genèse, mais ne se préoccupe pas de leur incompatibilité: l'une et l'autre opinion se rejoignent pour lui dans l'aberration. Cependant, l'autre grand caractère de sa critique radicale du christianisme est sa polémique contre l'anthropocentrisme ; et cette position a une conséquence dont il est probablement l'unique représentant parmi les tenants de l'éternité du monde: quoique l'espèce humaine ait toujours existé, elle peut toutefois disparaître: "L'homme, en fait, lui qui se vante d'être un animal parfait, est moins assuré de l'éternité et de la continuité de son espèce, que ces animaux que l'on appelle insectes. En effet, pour que l'homme soit engendré, il est nécessairement besoin de l'homme, lequel peut disparaître d'innombrables manières et 48. Jacques Ferrand, De la Maladie d'Amour ou Melancholie Erotique, Paris, 1623, 202-203.
Sur la censure de la première édition (Traicté de l'essence et guerison de l'Amour ou de la Melancholie Erotique, Toulouse, 1610), voir les études mentionnées dans la" Bibliographie vaninienne" établie par D. Foucault et F.P. Raimondi (dans Kairos, 12, 1998) sous les no 1983-2 et 1989-1. On considérait (à la suite de Galien, Des lieux affectés, VI, 5) la " fureur utérine " ou " suffocation de matrice", c.-à-d. l'hystérie, comme l'effet du pourrissement de la semence féminine chez celles qui n'avaient pas ou plus de rapports sexuels. 49. Theophrastus redivivus, ed. prima e critica a cura di Guido Canziani e Gianni Paganini, Firenze, La Nuova ltalia [désormais Milan: Franco Angeli], 1981. Voir Tullio Gregory, Theophrastus redivivus. Erudizione e ateismo neZ Seicento, Napoli, Morano, 1979; G. Canziani, " Une encyclopédie naturaliste de la renaissance devant la critique libertine du XVIIe siècle : le Theophrastus redivivus lecteur de Cardan", XVII' siècle, 149 (1985), 379-406; G. Paganini, "L'anthropologie naturaliste d'un esprit fort. Thèmes et problèmes pomponaciens dans le Theophrastus redivivus ", ibid., 349-377; idem, "Le Theophrastus redivivus et Vanini: une lecture sélective", Kairos, 12 (1998), 255-274.
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être totalement anéanti, et ne plus jamais se rétablir dans la nature ; de fait, s'il ne restait plus d'hommes pour en procréer d'autres, inévitablement l'espèce en demeurerait tout à fait éteinte et consumée. Mais les insectes, pour être engendrés, n'ont besoin que du soleil et du limon de la terre, ou de la putréfaction, ou autres matériaux constants : lesquels étant éternels, les espèces qui en naissent sont forcément éternelles. Et à supposer qu'un accident quelconque anéantisse tous les serpents et les souris issus de la putréfaction ou les chenilles, ou quelque autre l'ensemble des insectes, immédiatement nous en verrions d'autres renaître de la même façon que les premiers. Car le matériau de ceuxci est éternel et ne saurait manquer tant que le soleil, par sa chaleur, fera fermenter la terre "50 . Ainsi, l'homme est-il encore plus vil que les plus dérisoires des animaux et des plantes dont la nature prend bien mieux soin51 . Et le Theophrastus redivivus rejette catégoriquement la théorie qu'Avicenne, dans un court appendice à son commentaire des Météorologiques, avait avancée et qui connaîtra une grande fortune auprès de Pomponazzi et de son entourage : théorie selon laquelle un déluge universel pourrait certes anéantir l'ensemble des individus humains, mais non pas leur espèce, puisqu'il peuvent être engendrés à partir de la putréfaction, par une "influence" astrale 52 : "Je ne saurais concéder qu'un homme, ou l'un de ces animaux que l'on dit parfaits, puisse naître de la boue ou de la pourriture, ou en soit un jour sorti, quoique cette opinion ait eu la plus grande valeur chez beaucoup de gens ; parmi lesquels Pic de la Mirandole 53 qui, dans ses 900 conclusions proposées à Rome, établit 50. Theophrastus redivivus, Il, 1, 177- 178 :Homo enim ille, perfectum se animal esse iactans, de aeternitate ac duratione suae speciei non tarn certus est, quam ea animalia quae vocantur insecta. Nam ut homo generetur, homine necessario opus est, qui innumeris modis perire et ad internectionem usque deleri potest, et numquam in rerum naturam revocari ; cum enim nulli homines superessent qui alios procreare passent, necesse profecto esset speciem istam penitus consuptam extinctamque remanere. Insecta vero, ut generentur, sole tantum opus habent et terrâ et lima terrae, aut putredine, aut aliâ indelebili materiâ : quae cum sit aeterna, animalium etiam ex illâ nascentium species aeternas esse necesse est. Et quamvis casus aliquis cunctos serpentes et mures ex putredine ortos, vel erucas, aut aliud insectum omnino extinxisset, alia confestim, eodem modo quo extincta nata erant, renasci videremus ; illorum namque materia aeterna est, nec umquam cessare potest dum sol ca/ore sua terras fovebit. 51. Voilà, pour un aristotélicien, de l'Aristote bien renversé. On sait que pour ce dernier, les individus (qui ne sont pas éternels) participent à l'éternité en se reproduisant, c'est-à-dire en participant à la propagation de leur espèce (qui est éternelle), au contraire de ceux qui sont le produit de la génération spontanée (cf De l'âme, 415 a 26- b 7). 52. Voir Bruno Nardi, "Pietro Pomponazzi e la teoria di Avicenna intorno alla generazione spontanea dell'uomo ",dans Studi su Pietro Pomponazzi, Firenze, Le Monnier [désormais: Olschki], 1965, 305-319. 53. C'est effectivement la cinquième des "Douze conclusions selon Avicenne" ; cf Jean Pic de la Mirandole, 900 conclusions [1486], éd. et trad. Bertrand Schefer, Paris, Allia, 1999, 48-49. Mais on se reportera également à la sixième des" Quarante-et-une conclusions selon Averroès" (ibid., 40-41): "Il est impossible qu'une même espèce soit engendrée par propagation et par putréfaction " (Impossibile est eandem speciem ex propagatione et ex putrefactione generari). Bien qu'elle ne soit pas programmée parmi les "Conclusions conciliantes", on peut imaginer qu'une tentative de concorde de ces deux thèses aurait pris place au cours de la discute publique qui fut interdite par Innocent VIII. Sur la critique d'Averroès à l'égard cette "opinion" d'Avicenne, voir N ardi, op. cit., 311.
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d'après l'opinion d'Avicenne qu'un homme peut être engendré à partir de la putréfaction. Cardan est du même avis et grand nombre des anciens également, comme on peut l'inférer de Diodore de Sicile. Il ne manque pas de gens pour croire fermement à cette fable, dit Vanini : ils assurent que des formes peuvent parfois être produites par une conjonction astrale, lesquelles sont disposées de telle sorte dans la matière que des hommes peuvent naître ainsi. Mais la seule expérience quotidienne suffit à convaincre cela de mensonge 54 . Car s'il est établi que des animaux naissent de la putréfaction et de la boue, c'est parce que nous en voyons chaque jour être ainsi engendrés, tels que les serpents, les souris, les insectes. Mais, parmi les "parfaits", qu'il s'agisse d'un homme ou d'une quelconque tête de bétail, on n'en a encore jamais vu aucun qui soit issu d'une pareille génération "55 .
2. Je dirai ici trois mots de deux auteurs assez peu connus, mais dont la contribution au caractère très critique du débat issu du texte d'Avicenne fut considérable. Blaise de Parme (Biagio Pelacani da Parma, ca 1347-1416), dont l'œuvre 54. L'auteur du Theophrastus résume ici, de manière plus affirmée, les quelques répliques sceptiques par lesquelles Giulio Cesare Vanini (1585-1619), au début du dialogue XXXVII du De Admirandis Naturae [... ]Arcanis (Paris, 1616,232 sq.), évoque le récit de Diodore et rappelle une "supposition" de Cardan (sur quoi, voir les textes cités par Alfonso Ingegno, Saggio sulla fi/osafia di Cardano, Firenze, La Nuova Italia [désormais Milano: Franco Angeli], 1980, 239-242), et expose brièvement, sans l'attribuer nommément à quiconque, ce processus de génération par un concours des astres. Mais Vanini rapporte encore que" d'autres ont rêvé que le premier homme était né de la pourriture de plusieurs cadavres de singes, de porcs et de grenouilles, car entre la chair et les mœurs de ces animaux et celles de l'homme il y a une grande ressemblance. Cependant, quelques athées plus traitables ne donnent qu'aux Ethiopiens les singes pour ancêtres, parce qu'ils ont la peau de la même couleur" (De Admirandis ... , 233; trad. X. Rousselot in Vanini, Œuvres philosophiques, Paris, 1842, 214). Il est fort possible qu'il y ait quelque ironique réminiscence de cette réplique lorsque Cyrano, immédiatement à la suite du texte cité supra (Estats et Empires du Soleil, 450 in fine), ajoute:" Aussi j'ai remarqué que le Singe, qui porte comme nous ses petits pres de neuf mois, nous ressemble par tant de biais, que beaucoup de Naturalistes ne nous ont point distingué d'espece; et la raison c'est que leur semence à peu pres tempérée comme la nostre, pendant ce temps a presque eu le loisir d'achever les trois digestions. "
55. Theophrastus redivivus, n, 1, 178-181 ; Nunquam autem concesserim hominem, aut aliud
ex iis animalibus quae perfecta vocantur, ex putredine et lima terrae passe oriri, aut umquam ortum esse, quamvis haec opinio apud multos plurimum valuerit; ex quibus est Ficus Mirandulanus qui inter nangentas suas conclusiones Romae propositas ponit ex A vicennae opinione hominem passe ex putrefactione generari. Cuius etiam sententiae Cardanus est et permulti quoque veterum, ut ex Diodoro Siculo colligi potest. Hancque fabulam pro verâ historiâ non desunt qui crediderint, inquit Vaninus, siderum enim conventu asserunt fieri aliquando passe formas, quae ita in materiâ imponantur, ut homines ad hune modi nasci queant, sed ad convincenda et refellenda eiusmodi mendacia solâ quotidianâ opus experientiâ. Quae enim animalia ex putredine et lima terrae sic oriri statutum est, ea quotidie generari et oriri videmus, ut serpentes, mures, et alia insecta. At nullum ex perfectis, sive homo sit, sive aliud quoddam pecus, per eiusmodi generationem ortum umquam habuisse, nul/us adhuc vidit.
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et la personnalité56 étaient bien connus de Pomponazzi57, est certainement le premier à avoir relancé sans aucune ambiguïté l'hypothèse avicennienne. Dans les Quaestiones de anima qui reproduisent son enseignement donné à Padoue vers 1385, il examine en effet le cas du déluge universel, rejetant l'arche de Noé comme un" racontar de bonnes femmes", et conclut qu'il advint donc un temps où, la terre entière ayant été submergée, plus un seul homme ne subsistait. Aussi, puisqu'après le temps du déluge le monde fut restauré, il est évident que l'homme nouveau fut alors engendré à partir de la putréfaction; et même, "à supposer l'éternité du monde, il n'y a aucune objection à ce qu'une semblable disposition des astres (constellatio) réapparaisse", et qu'à nouveau des hommes soient engendrés de la putréfaction58 . La conclusion s'impose: "Que l'âme intellective de l'homme soit tirée de la puissance de la matière, engendrable et corruptible, il n'est pas difficile de l'admettre, puisqu'on a vu qu'il arrive que l'homme soit engendré de la putréfaction, par le seul concours d'une influence astrale "59 . Tiberio Russiliano, hérétique (et relaps) qui eut la bonne fortune de se soustraire aux rudes mains de l'Inquisition, consacre un long chapitre de son Apologie contre les encapuchonnés60 (on pourrait encore traduire contre la 56. L'œuvre de Blaise de Parme fut très célèbre en son temps, notamment ses travaux d'optique théorique, mais vite oubliée par la suite. Il sera toutefois encore mentionné, quoique indirectement, dans les Curiositez inouyes sur la Sculpture Talismanique des Persans, Horoscope des Patriarches et Lecture des Estoiles (Paris, 1629) de Jacques Gaffarel, 233 : "Car souvent les Nues espaisses et polies reçoivent les rayons et especes des choses d'icy bas, ce qui faict que nous les voyons comme dans une glace à raison de quoy Cardan dit qu'un jour à Milan on veid un Ange dans les mesmes Nues qui causa un profond estonnement à tout le peuple jusques à ce que Pelacanus Philosophe leur fit voir que ces! Ange n'estait que 1'Image de celuy qui estait sur le sommet du Temple de Saine! Godart, laquelle estait représentée dans les Nues comme dans un miroir". Pour le texte de Pelacani, voir G. Federici Vescovini," Le Questioni di Perspectiva di Biagio Pelacani da Parma ", Rinascimento, XII (1961), 241-242; voir encore, en rapport avec Pomponazzi, Eugenio Garin, Le Zodiaque de la Vie. Polémiques antiastrologiques à la Renaissance, trad. fr., Paris, Les Belles Lettres, 1991, 162-163. 57. Voir B. Nardi, op. cit., 294-295. 58. Graziella Federici Vescovini (ed.), Le Quaestiones de anima di Biagio Pelacani da Parma, Firenze, Olschki, 1974, 1, 8 (Utrum anima intellectiva possit a corpore separari), 78-79. L' explicit de l'un des manuscrits de ces Quaestiones, conservé à Naples, le qualifie de doctor dyabolicus. 59. Ibid., 79: Ultima conclusio: quod anima intellectiva hominis sit educta de potentia materiae, generabilis et corruptibilis, habet quilibet de piano concedere. Patet, postquam contingit hominem generari ex putrefactione, sola influentia astrorum concurrente. Voir aussi les textes cités par G. Federici Vescovini dans "Arti " e filosofia ne! secolo XIV. Studi sulla tradizione aristote/ica e i "moderni ",Firenze, Vallecchi, 1983, 93-100. 60. Paola Zambelli, Una reincarnazione di Pico ai tempi di Pomponazzi, con l'ed. critica di Tiberio Russiliano Sesto Calabrese, Apologeticus adversus cucullatos, Milano, Il Polifilo, 1994. L'ouvrage de Russiliano, condamné au feu peu après sa parution, est devenu extrèmement rare: deux exemplaires seulement sont connus, conservés l'un à Bologne, l'autre à Paris (Bibliothèque Mazarine); ce dernier fut rapporté d'Italie par Gabriel Naudé, lequel présente Russiliano dans le Judicium qui introduit son édition d'Agostino Nifo, Opuscula moralia et politica, Paris, 1645: outre l'introduction de P. Zambelli, 16-19, voir René Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVII' siècle [1943], rééd., Genève-Paris, Slatkine, 1983, 467. A peu près tout ce qu'il y a à savoir sur Russiliano est donné par Paola Zambelli dans l'ensemble de son Introduction, 11-94.
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moinerie), imprimée clandestinement à Parme en 1519, à une très éclectique démonstration de la thèse d'Avicenné 1. Je n'en donne ici qu'un échantillon. Lors des déluges universels, qui reviennent périodiquement, tous les êtres vivants périssent; ils ne réapparaissent qu'à partir de la putréfaction:" Qu'une telle génération soit possible, Avicenne le démontre dans son codicille De diluviis : Tous les animaux se désagrègent immédiatement dans les éléments, ils peuvent donc immédiatement s'en reformer. Les astres et les éléments peuvent détruire immédiatement tous les animaux, sans l'assistance d'aucun agent particulier, aussi peuvent-ils les engendrer immédiatement. [ ... ] Empedocle et Euripide partagèrent cette opinion, admettant la confusion du monde qui détruit les animaux en tous lieux, après quoi la chaleur du soleil épaissit la terre glèbe, qui se déchire en petites peaux semblables à des ventricules dont sortent divers animaux différenciés selon leur mélange, les plus légers en volatiles, les plus lourds en animaux terrestres, puis la terre s'épaississant encore elle se rompt en ventricules plus nobles d'où emergent les animaux parfaits, enfin des plus parfaits ventricules ils estiment que les hommes sont engendrés. Cette opinion est celle de tous ceux qui admettent les déluges universels. Ils disent en effet qu'à la suite des inondations diluviennes, la terre demeure gravide, parce qu'au retrait des eaux, par son accouplement au soleil, il se fait en elle divers réduits dans lesquels des esprits et des âmes sont engendrés par le soleil et les astres " 62 . 3. Il ne devrait pas être inutile, maintenant, de citer au long la Remarque que le Dictionnaire historique et critique (1697) de Pierre Bayle consacre à l'examen de cette théorie telle qu'ilia lisait dans les Questions Péripatéticiennes63 61. Il y pousse la concorde sarcastique jusqu'à faire mine de ranger Moïse sous sa bannière. Par ailleurs, quoique tout aussi tenace partisan de l'éternité du monde que l'auteur du Theophrastus redivivus, ii cite et reprend à son compte l'ensemble du récit de Diodore (cf. Apologeticus, 174175)- mais il en replace l'action après l'un des déluges universels qui se répètent périodiquement à l'infini. 62. Apologeticus, éd. citée, 173: Quod autem talis generatio possibilis sit, arguit Avicenna in codicillo De diluvio : animalia cuncta immediate resolvuntur ad elementa, igitur immediate ex eis confici poterunt. Item stellae et elementa possunt immediate animalia cuncta absque aliquo agentium particularium adiutorio destruere, quare et immediate poterunt generare. [ ... ] Huius quoque opinionis fuere Euripides et Empedocles, qui mundi confusionem concedentes animalia quaecum-
que diruunt, verum postmodum terra mollis Salis ardore densior Jacta, in pelliculas ventriculis similes rupisse, a quibus secundum mixtionum variationem varia prodiere animalia, leviora quidem in volatilia, graviora in terrestria, postmodum dum magis densa Jacta quidem in nobiliores ventriculos prorumpit, ex quibus animalia perfecta emersere ex ventriculisque perfectioribus homines genitos esse autumant. Hanc opinionem asserunt omnes hii, qui diluvia universalia concedunt. Nam dicunt post diluviorum inundationes terram gravidam et pregnantem remanere ex aquis superinundantibus, quae cum ab aquis derelinquitur ex Salis cum ea mixtione varias in se generat cellulas, in quibus a sole et ab astris spiritus et animae generantur. 63. Quaestionum Peripateticarum Libri V, Venise, 1571. Bayle, par ailleurs, consacre une autre Remarque de son article Césalpin à montrer que " ses principes ne différaient guere de ceux de Spinoza". Sur Andrea Cesalpino, on verra en particulier l'Introduction de Maurice Dorolle à sa traduction partielle des Questions Péripatéticiennes (Paris, Felix Alcan, 1929) 3-92, ainsi que A. Capecci, "Finalismo e meccanismo nelle ricerche biologiche di Cesalpini ed Harvey", dans L. Oliveri (ed.), Aristotelismo veneto e scienza maderna, Padova, Antenore, 1983, 477-507.
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d'Andrea Cesalpino (1519-1603). Bayle manifeste une sympathie certaine à l'égard de Césalpin:" Il a été un très-habile homme, tant en Philosophie qu'en Médecine. [ ... ] Un auteur moderne le compte parmi les plus grans génies qu'on ait jamais vus", même si" pour bien dire, c'était un très-mauvais Chrétien eu égard aux opinions". Toutefois "il croioit, dit-on, que les premiers hommes furent formez de la manière que plusieurs Philosophes s'imaginent que s'engendrent les grenouilles" et Bayle s'efforce de l'en disculper, ce qui nous vaut, outre une éclairante explication des tenants et aboutissants de la théorie avicennienne, un bel échantillon de la stratégie libertine du Dictionnaire: sous l'apparente bénignité d'une volonté d'exactitude philologique et historiographique, Bayle en vient peu à peu à attribuer au texte de Césalpin, sans la moindre réprobation, toutes les caractéristiques d'une dissimulation de la doctrine impie de l'éternité du monde- et à chercher du côté des conséquences de cette doctrine de quoi justifier, chemin faisant, ce qu'il " avoue " avoir trouvé chez Césalpin. Dans la mesure où il est établi que cela ne concerne pas une origine première, peu importe finalement que les hommes aient été formés un jour ou l'autre" comme s'engendrent les grenouilles": si l'on a démontré que Césalpin n'a pas dérogé aux principes d'Aristote (ou tout au moins qu'il a suivi le péripatétisme avicennien et non pas la doctrine " épicurienne "), son honneur est sauf. " [ ... ] J'ai cherché dans les Ecrits de ce Philosophe ce qui pouvait avoir donné lieu à lui imputer ce sentiment64 , & j'ai trouvé un grand mécompte. J'ai trouvé qu'en raisonnant sur les principes d'Aristote il établit, que tout ce qui est fait de semence peut être produit sans semence, quaecumque ex semine fiunt, eadem fieri passe sine semine; c'est le titre de la première Question du livre v; mais d'abord il déclare qu'il ne croit point que l'ame de l'homme, ni celle des bêtes puissent avoir pour principe une matière corrompue. Un peu après, il distingue entre la premiere production des animaux & des autres êtres, & leur succession. Il suppose que la première production émana de la premiere cause au commencement, & qu'ensuite les especes se conservèrent par des générations successives, & que la pr()duction des individus soit qu'elle vienne de semence, soit qu'elle vienne d'une matiere corrompue, apartient à cette conservation successive des especes, & non pas à leur formation primitive : de sorte que s'il a quelquefois dit que les animaux parfaits furent engendrez d'un ver au commencement, il ne faut point entendre cela d'une premiere production proprement dite; ce n'est qu'un renouvellement des individus, se pouvant faire dans le cours d'un tems infini que tous les individus d'une espece meurent, auquel cas il n'en peut point naitre de nouveaux par une génération univoque, il faut donc chercher un nouveau commencement dans quelque matiere 64. Cette imputation est le fait de Saldenius (Otiis Theologicis, Amsterdam, 1684). L'extrait qu'en donne Bayle au début de sa Remarque, rapporte l'opinion de Cesalpin aux" hypothèses" de Démocrite et d'Epicure telles que les présente Censorinus.
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corrompue. C'est, ce me semble, le vrai sens du Texte Latin que je m'en vais raporter [ ... ]65 . Et notez que Césalpin ne supposant point que tous les hommes aient jamais péri, on ne peut pas lui imputer d'avoir prétendu que les premiers hommes aient été engendrez d'une matière pourrie. Il veut que selon l'Hypothèse d'Aristote toutes les especes soient éternelles, & que leur éternité soit une cause sufisante à rétablir les individus, s'il arrivait une interruption aux générations ordinaires ; si, dis-je, cette interruption arrivait par la mort de tous les individus.[ ... ] J'avoue qu'il fait entendre que cette interruption serait possible dans l'espece humaine; mais ce n'est point dire ce qu'[on] lui impute. Au reste, c'était l'opinion courante de l'antiquité, que toutes les especes d'animaux pouvoient être renouvellées sans 1' aide du mâle & de la femelle [ ... ]66 . Un commentateur a dit sur cela, qu'Avicenne a cru que les semences humaines ranimées par le soleil dans les cadavres de ceux qui avaient peri au tems des deluges ont redonné de nouveaux hommes. [ ... ] Il faut observer encore une chose pour mieux entendre la doctrine que Cesalpin a débitée, fondée sur les principes d'Aristote, à ce qu'il prétend. Il veut que cette Maxime, l'homme & le Soleil engendrent l'hommé7 , signifie, non pas que l'adjonction du Soleil est nécessaire à la production de l'homme, mais que le Soleil sans l'aide de l'homme est une cause sufisante de la production de l'homme. Il prétend que la matière de tous les êtres sublunaires n'est qu'une puissance passive, qui acquiert par le mouvement des cieux toute son actualité. Il donne à l'intelligence motrice des cieux la premiere formation des êtres comme à la cause principale, & aux cieux comme à la cause instrumentale. Tout cela s'accorderait aisément avec le dogme que la Secte des Lettrez a embrassé dans la Chine, qu'il n'y a point d'autre premier principe que le ciel matériel, ou ses parties les plus subtiles qui sont comme sa vertu efficiente". 4. On signalera, enfin, que l'opinio Avicennœ figure en bonne place parmi les griefs énoncés à l'encontre de Giordano Bruno dans la première dénonciation de Giovanni Mocenigo (23 mai 1592) à l'Inquisition de Venise: " [Je l'ai entendu dire, chez moi,] que de même que les bêtes brutes naissent de la putréfaction, de cette façon naissent les hommes lorsqu'ils réapparaissent après les 65. Voici ce texte: Prœtera cum alia sit prima omnium animalium & cœterorum entium creatio quae a primo ente in principio effluxit : alia eorundem successio : dicimus ortum ex putredine similem esse ei ; qui fit ex semine, ad successionem scilicet institutum, non ad primam specierum dependentiam atque productionem : Nisi enim hœc prœcessisset, nequicquam neque ex semine neque ex putredine ortum esset. Quod si aliquando meminerim primam perfectorum animalium generationem ex verme fieri, sic intelligimus primam, qui in tempore infinito, quod supponitur a Peripateticis, deficientibus in aliquo tempore omnibus singularibus alicujus speciei, primum aliquod ex putredine oriri potest, ex cujus semine propagetur species, nec quibusdam contigit ex putredine tantum propagari (Quaest. Peripat., (2° éd., Venise 1593], f. 104v). 66. Après une courte introduction sur Ovide qui, au sujet du déluge," n'a fait que rapporter la commune tradition des grecs", Bayle cite maintenant en latin les vers 416-421 et 434-437 du premier Livre des Métamorphoses ; voir supra, note 17. 67. Aristote, Physique, II, 2, 194 b 13.
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déluges " 68 . Mais les Inquisiteurs ne semblent pas avoir insisté sur ce sujet qui fut abordé au cours du cinquième interrogatoire (3 juin 1592) et que Bruno luimême élude ("Je crois que c'est là l'opinion de Lucrèce, je l'ai lue et j'en ai entendu parler ; mais je ne m'y suis jamais référé comme mienne, et encore moins l'ai-je jamais soutenue, et lorsque j'ai eu à m'en préoccuper, ce n'était qu'en rapportant l'opinion de Lucrèce, Epicure et autres; et cette opinion ne peut aucunement être déduite des principes et des conséquences de ma philosophie, comme il apparaîtra aisément à qui la lit " 69 ) : ainsi, dans le Sommario du procès, cette opinion, apparaissant sous la rubrique Circa animas hominum et animalium, ne fait l'objet que d'un seul paragraphe et est en quelque sorte noyée dans la masse des accusations qui ont trait à la métempsychose ou transmigration des âmes, auxquelles seules ici renvoient les dénonciations complémentaires de Mocenigo et des mouchards compagnons de cellule de Bruno70 . Il y a lieu toutefois de remarquer que l'attribution à Epicure de la théorie d'Avicenne n'est aucunement soutenable, et que l'idée d'une pareille re-génération de l'homme est formellement exclue par Lucrèce; peut-être Bruno n'at-il entretenu cette confusion qu'à seule fin de noyer le poisson.
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Le récit très matérialiste de Cyrano, comme on le voit, a pour matrice celui de Diodore, et il est probable que l'élément diluvien renvoie à la tradition avicennienne. Dans le même temps, l'insistance sur le lien entre chaleur et perfection, sur le mot même de coction, sont absolument conformes à ce 68. Jo Zuane Mocenigo [ ... ] dinuntio a Vostra Paternità [ ... ] haver sentito dire a Giordano Bruno nolano, alcune volte che ha ragionato meco in casa mia: [ ... ] che come nascono gl'animali brutti di corrutione, cosi nascono anco gl'huomini, quando doppo i diluvii ritornano a nasser (apud Luigi Firpo, Il processo di Giordano Bruno, Roma, Salerno, 1993, 143-144). 69. Ei dictum: Raccordatevi se havete mai detto, tenuto o creduto che li huomini si creino di corruptione come gli a/tri animali, et che cio è stato dai diluvio in qua ; Respondit : Credo che questa sia l' opinione di Lucretio, et io ho letto quest 'opinione et sen titane par/ar ; ma non so d'haver/a mai rifferita per mia opinione, né mena l'ho mai tenuta né creduta, et quando ne ho raggionato o letto, è stato refferendo l' opinione di Lucretio et Epicuro et a/tri simili ; et questa opinione non è manco conforme né possibile a tirarsi dalli principii et conclusione della mia filasofia, come à chi la legge appar facilmente (apud Firpo, op. cit., 187). 70. Voir l'édition de cette rubrique (22e; § [178]-[189]) du Sommario del Processo (Rome, mars 1598) dans Firpo, op. cit., 283-285. Dans le De l'infinito, universo et mondi (Londres 1584), Bruno ne mentionne cette" opinion" qu'en passant (Giordano Bruno, De l'infini, de l'univers et des mondes, éd. G. Aquilecchia, trad. J.P. Cavaillé, Paris, Les Belles Lettres, 1995, 366-367: "Je laisse le fait que s'il arrive qu'un monde soit détruit et renouvellé, la production des animaux, aussi bien parfaits qu'imparfaits, est effectuée par la force et la vertu de la nature, sans qu'il y ait un acte de génération au commencement"). Toutefois, l'adhésion de Bruno à la théorie avicennienne semble bien avérée par un passage du De Immenso (VII, 18) : voir M.A. Granada, " Introduction" à De l'infini... , éd. citée, LXIV-LXVII, en particulier les notes 108 et 110.
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qu'Aristote instaure dans la Génération des animau:x? 1. Enfin, le processus tripartite est constitué par analogie, d'une part avec l'embryogenèse galénienne (pour l'ordre de succession des organes dans la formation du fœtus), d'autre part avec la pneumatologie galénique (pour l'élaboration par coction dans ces trois organes de trois agents, trois spiritus, naturel, vital, animal), bien que le vocabulaire de l'âme demeure aristotélicien. On pourrait, pour terminer, se poser la vaine question de savoir si l'auteur des Estats et Empires du Soleil croyait ou non à ce qu'il écrivait. On se contentera plutôt de l'ironie avec laquelle le narrateur évacue la science qui lui fut dispensée par le petit homme de la" macule", et de l'insistance burlesque sur le vocabulaire morbide, ampoulle, tumeur, apostume, bubon, qui suggère assez que la génération première de l'homme pourrait n'avoir été rien d'autre qu'un écoulement de sanie ... 72 Surtout, on appréciera ici encore cet art du couper court dont la maîtrise est une caractéristique essentielle de l'écriture de Cyrano, et des plus réjouissantes parmi celles qui portent son vandalisme critique : " [ ... ] mais après une conference encor plus particuliere de secrets forts cachez qu'il me revela, dont je veux taire une partie, et dont l'autre m'est échapée de la mémoire, il me dit qu'il n'y avoit pas encore trois semaines qu'une mote de terre engrossée par le Soleil, avoit accouché de luy. "Regardez bien cette tumeur". Alors il me fit remarquer sur de la bourbe je ne sçay quoi d'enflé comme une taupinière: "C'est, dit-il, une apostume, ou pour mieux parler une matrice qui recelle depuis neuf mois l'embrion d'un de mes freres. J'attends icy à dessein de lui servir de sage Femme". Il auroit continué, s'il n'eut apperceu à l'entour de ce gazon d'argile le terrain qui palpitait. Cela luy fit juger, avec la grosseur du bubon, que la Terre estoit en travail, et que cette secousse estoit déja l'effort des tranchées de l'accouchement. Il me quitta aussi-tost pour y courir; et moy j'allay rechercher ma Cabanne ,m_
71. Voir, par exemple, II, 1, 732 b 31-32: "Les animaux les plus parfaits sont ceux qui ont par nature plus de chaleur et d'humidité et pas de terre", et 733 b 1-2: "Les animaux plus parfaits et plus chauds produisent un petit qui est achevé quant à la qualité"; et, d'autre part, III, 11, 762 a 9-15: les animaux qui se forment par génération spontanée "naissent tous manifestement au milieu d'une putréfaction", mais la putréfaction n'est elle-même que" le résidu de ce qui a subi une coction" (éd. et trad. P. Louis, Paris, Les Belles Lettres, 1961, 50, 51, 130). 72. Sur l'extraordinaire fécondité des pustules, furoncles, et toutes excroissances formées de matières putrides dans le corps de l'homme malade, voici l'opinion d'Ambroise Paré: "Je dis encore qu'aux apostemes, il se trouve des corps fort estranges, comme pierre, croye, sablon, charbon, coquilles de limaçon, espics, foin, cornes, poil et autres choses, ensemble plusieurs et divers animaux, tant morts que vivans. Desquelles choses la generation (faite par corruption et diverse alteration) ne nous doit estonner beaucoup, si nous considerons que [ ... ] Nature feconde [n'est] jamais oisive quand la matiere ne luy defaut point" (Des monstres et prodiges, chap. 16 : "De certains animaux monstrueux qui naissent contre nature aux corps des hommes, femmes, et petits enfans ", éd. citée, 135). 73. Cyrano, éd. Prévot, 451.
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ANNEXE "Cela est fort beau mais j'ai de la peine à croire que je descend d'une morue " (Voltaire).
Parmi les " fictions fabuleuses des Philosophes " que rapporte Bernier (à la suite de Gassendi), la première est celle d'Anaximandre" qui tenoit que tous les Animaux, et les premiers Hommes estoient nez des Eaux selon le témoignage des Poëtes qui veulent que l'Océan ait donné la naissance à toutes choses ". Il en reconstitue ainsi, avec prudence, le raisonnement : " Comme on a observé que la Mer est plus fertile que la Terre, soit acause de la grande quantité de Sel, soit pour quelque autre raison; et que d'ailleurs on aveu que la Mer engendre des Hommes marins, ou au moins des Tritons, des Nereides, et autres semblables Animaux, au nombre desquels l'on pourroit mettre ce que présentement on appelle des Evesques, des Moines, et autres qui ont la forme humaine, sinon entierement, du moins en partie, et à l'égard des membres principaux74 ; les Philosophes pourraient bien avoir pensé que la mer auroit aussi pû en avoir produit qui eussent entièrement la forme humaine, et qui ayant sorti de la Mer, et s'estant peu à peu accoutumez à la Terre, eussent commencé la propagation, si principalement il est vray que les Tritons, comme on dit, ayent tant de passion pour les femmes, quand ils en rencontrent quelque une sur le Rivage, que nos Histoires content que Meroé nasquit d'un accouplement de la sorte " 75 . Toutefois, les principaux témoignages sur l'anthropogenèse d'Anaximandre (où l'on ne peut manquer de reconnaître les prémisses de ce transformisme dont Benoît de Maillet sera plus tard un curieux partisan76 , et qui occasionnera l'irritation de Voltaire), ceux de Censorinus et du pseudo-Plutarque, font apparaître quelque chose de beaucoup plus précis : " Pour Anaximandre, les premiers êtres vivants ont été engendrés dans l'humidité, ils étaient enveloppés par une écorce épineuse; mais au fur et à mesure qu'ils avançaient en âge, ils ont abordé la terre ferme et, leur écorce se déchirant, en peu de temps, ils ont 74. Sur ces monstres marins anthropomorphes et certains de leurs " historiographes " (Guillaume Rondelet, Pierre Belon, Ambroise Paré), voir J. Céard, La nature et les prodiges. L'insolite au xvi' siècle, en France, Genève, Droz, 1977, 298-301. Voir également Pierre Gassendi, Vie de Peiresc [1641], trad. R. Lassalle, Paris, Belin, 1992, 253. 75. Abrégé, t. III, 262-263. 76. Sur Benoît de Maillet (1659-1738) et son Telliamed, ou Entretiens d'un philosophe indien avec un missionnaire sur la diminution de la mer, la formation de la terre, l'origine de l'homme, etc., (publié en 1748 mais dont circulaient déja des versions manuscrites vers 1720), voir J. Roger, op. cit., 520-525, et Miguel Benitez, La face cachée des Lumières. Recherches sur les manuscrits philosophiques clandestins de l'âge classique, Oxford, Voltaire Foundation, 1996, 215-304.
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changé de mode de vie " 77 ; "Anaximandre de Milet croit que, à partir de la terre et de l'eau devenues chaudes, seraient sortis des poissons ou des êtres vivants tout à fait semblables à des poissons, en eux se seraient développés des êtres humains, retenus à l'intérieur jusqu'à leur puberté sous formes d'embryons puis, ces animaux ayant éclaté, en seraient sortis des hommes et des femmes déja en état de se nourrir '>78 . Au regard de l'habituelle précision doxographique de Gassendi (suivie par Bernier)79 , le vague de cette notice a de quoi surprendre- à moins qu'il ne s'agisse là, en réalité, non pas tant d'un commentaire sur Anaximandre que d'une allusion habile à quelque singulière facétie de l'un de ses amis. Et il y a lieu de supposer que ce ne fut pas là le seul écho de cette facétie. En effet, une note d'Alain Mothu a récemment attiré l'attention sur l'intérêt que présente L'Athéisme convaincu : Traité démonstrant par raisons naturelles qu'il y a un Dieu (Orange, 1659) de David Derodon80 , et en a cité les deux extraits que voici : " J'ay trouvé dans le monde trois sortes d'Athées ; à sçavoir des raffinez, des débauchez & des ignorants. Les Athées raffinez sont des personnes qui ayans l'esprit subtil & quelque vaine Philosophie, cherchent des raisonnemens contre la Divinité, tâchent à répondre aux raisons qui demonstrent son existence ; & se trouvans dans les bonnes compagnies, insinue doucement & finement dans l'esprit de ceux qu'ils frequentent, le venin dont ils sont infectez. J'ay parlé à un qui me fit la première & la sixième réponse que j'ay réfutées cy-dessus, lequel avoit composé des Dialogues contre toutes les Religions ; mais quelques temps apres il devint frenetique, & perit misérablement " (L'Athéisme convaincu, 148) ; " La sixième Réponse des Athées est, qu'encor que les hommes n'eussent pas esté de toute eternité, il ne s'ensuivroit pas qu'ils eussent esté produits par quelque cause superieure & divine: veu qu'on pourroit dire qu'ils ont l'origine de quelques Tritons & femmes marines, qui apres les déluges universels, sont devenus peu à peu amphibies, & puis terrestres. Et de fait les Historiens nous marquent plusieurs choses qui semblent la vérifier. [ ... ] Acosta au livre 3 ch. 18 de ses Relations, décrit les Uros comme une autre espece d'hommes aquatiques, & marque qu'eux-mesmes disoient qu'ils n'estaient pas hommes. Nicolo Conti dans Ramnusio raconte, qu'en la rivière qui passe à Cochin, il se trouve des poissons de forme si 77. Plutarque, Opinions des philosophes, 908 D [= Aétius, V, 19, 4], éd. et trad. Guy Lachenaud, Paris, Les Belles Lettres, 1993, 181. 78. Censorinus, Le jour natal, 4, 7, trad. citée, 6. Sur ces deux témoignages (réunis dans DK, 12 A 30), voir G.S. Kirk, J.E. Raven, M. Schofield, Les philosophes présocratiques, trad. franç. [d'après l'éd. Cambridge, 1985], Paris, Ed. du Cerf; Fribourg, Editions Universitaires, 1995, 148150, et Jean Bollack, "L'homme entre son semblable et le monstre", dans L'animal dans l'Antiquité, op. cit., 377-381. 79. Gassendi (Opera omnia, l, 487) fait bien mention de ces deux témoignages, mais Bernier qui traduit très fidelèment, dans le passage cité supra, l'interprétation de Gassendi, a bien vu qu'ils ne disaient pas la même chose que celle-ci, et c'est probablement la raison pour laquelle il omet de les traduire. 80. "Un témoignage (oublié) de 1659 ",La lettre clandestine, no 3 (1994), 55-56.
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humaine, qu'estans pris on y remarque la difference du sexe aux masles & aux femelles toute pareille à la nostre ; adjoûtant qu'ils ont bien l'industrie sortant de l'eau la nuict, de faire du feu avec des caillous qu'ils trouvent & en allumer du bois, à la lueur duquel ils prennent les autres poissons qui y accourent " (ibid., 109 sq.). Or il me semble que l'auteur de ces "Dialogues contre toutes les Religions " peut être identifié, et que la " sixième Réponse des Athées " est effectivement un rare et précieux témoignage : à peu de choses près, une exacte citation des Dialogues de La Mothe le Vayer - dont la diffusion, comme on le sait, fut très restreinte 81 . Voici ce que l'on peut lire dans Le Banquet sceptique, au cours d'un développement sur" l'accouplement [de l'homme] avec des especes differentes de la sienne". C'est Erastus (alias Jean-Jacques Bouchard82) qui parle: "Nicola Conti [Ramusio] nous conte, qu'en la rivière qui passe à Cochin, il se trouve des poissons de forme si humaine, qu'estans pris, comme ils sont souvent, on y remarque jusques à la difference du sexe aux masles et aux femelles toute pareille à la nostre ; adjoustant qu'ils ont bien l'industrie, sortans de l'eau la nuict, de tirer du feu des cailloux qu'ils trouvent, et en allumer du bois, à la lueur duquel ils prennent les autres poissons qui y accourent. Les Uros d' Acosta [l. 3, c. 10], qui habitent la grande lagune Titicaca, se disaient n'estre pas hommes, mais Uros seulement; et à la vérité il nous les descrit comme une differente espece d'hommes aquatiques. Surquoy je ne puis me retenir de vous exposer icy la pensée d'un des plus sublimes et Metaphysiques esprits de ce temps [P. Paulo], qui s'estait persuadé que le genre humain estait originaire de quelques Tritons et femmes marines ; soit qu'il eust esgard à l'opinion de Thalès qui tenait l'eau pour le seul Element de toutes choses, Oceanum divum genesim Tethymque parentem [Homerus] 83 ; soit qu'il regardast les cataclismes et deluges universels, apres lesquels ne restant plus que les animaux aquatiques, il creust que par succession de temps ils se faisaient amphibies, et puis apres terrestres tout à fait. Son opinion se trouvant aussi fort authorisée de celle des Egyptiens dans Diodore Sicilien [lib. 1], qui tenaient l'homme, lacuste animal et paludibus cognatum, ex naturae qua81. Les deux premières éditions des Quatre Dialogues faits à l'imitation des Anciens, sous le pseudonyme d'Orasius Tubero, parues probablement entre 1630 et 1633, n'ont été tirées qu'à très peu d'exemplaires, avec des mentions de date et de lieu fictives, et ils ne seront pas réédités avant 1671 ; les mentions contemporaines sont rarissimes. Voir René Pintard, "Sur les débuts clandestins de La Mothe le Vayer: la publication des Dialogues d'Orasius Tubera", dans La Mothe le Vayer- Gassendi- Guy Patin. Etudes de bibliographie et de critique[ ... ], Paris, Boivin, 1943, 517. Pintard, qui connaît pourtant l'ouvrage de Derodon (cf. Le libertinage érudit, 29 et 72), ne paraît pas avoir fait le rapprochement. 82. R. Pintard suggère cette identification dans La Mothe le Vayer- Gassendi - Guy Patin ... , op. cit., 24. 83. Cf. Iliade, XIV, 201 (répété en XIV, 302) : " Okéanos, dont sont issus les dieux, et Téthys leur mère". Sur le mythe d'Okéanos, en particulier sur la grande fortune de ce vers et de celui auquel Gassendi fait référence (cf. Iliade, XIV, 246 : " Okéanos qui est naissance pour toutes choses", et Virgile, Géorgiques, IV, 382), voir Kirk, Raven, Schofield, op. cit, 10-17.
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litate ac laevore conjectantes, et quod humido magis quam sicco nutrimento indigeat " 84 . Il faudra revenir ailleurs plus longuement sur cette rencontre et reprendre dans le détail l'examen de L'Athéisme convaincu 85 . Je me bornerai pour l'instant à supposer que ce P. Paulo tenu ici pour l'un" des plus sublimes et metaphysiques esprits de ce temps" n'est autre que Le Vayer lui-même, ou l'un de ses proches, et que ce canular érudit nous transmet une plaisanterie qui a pu connaître un certain succès parmi les amis d'Orasius Tubero, jusqu'à être resservie, par moquerie ou provocation, un jour ou l'autre, à David Derodon, texte à l'appui; et même avoir été discrètement rappelée dans le Syntagma philosophicum de Gassendi et ainsi traduite par Bernier.
84. François de La Mothe le Vayer, Dialogues faits à l'imitation des Anciens, Paris, Fayard,
1988, 98. J'ai réintégré dans le texte les références données dans la marge. La référence finale est
à Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, 1, XLIII, 2 (éd. et trad. citée, 95): " [Les Egyptiens] croient que l'homme est une créature sortie des eaux stagnantes et des marécages, et appuient cette opinion sur la douceur de sa peau, sa constitution physique et aussi le fait qu'illui faut une nourriture plutôt humide que sèche". 85. On en profitera pour comparer le portrait de" l'Athée raffiné" de Derodon (voir ci-dessus) et ces quelques mots de Bayle dans la Remarque C de l'article Vayer: "Le cardinal de Mazarin se connaissait trop en gens pour ne savoir pas qu'un philosophe qui se laisse aller au pyrrhonisme de religion, par je ne sais quelle enfilade de raisonnemens, est d'un tout autre caractère qu'un homme qui devient impie par brutalité et par débauche. Un tel philosophe, s'il ressemble d'ailleurs à la Mothe le Vayer, serait bien marri que des personnes capables d'en faire un mauvais usage fussent imbues de ses sentiments ". L'ensemble de cet article est reproduit dans la belle édition de l'ouvrage ultime de Le Vayer, l'Hexameron rustique (1670), établie par G. Los d'Urizen et D. Rose, chez Paris-Zanzibar (1997).
UNE RECETTE ALCHIMIQUE AU XVIIe SIÈCLE POUR CONVERTIR LE PAIN EN CHAIR ET EN SANG
Didier KAHN
La recette alchimique qui fait l'objet de cette note, découverte par hasard au cours du dépouillement d'un simple recueil de recettes comme il en existe tant de par le monde dans les bibliothèques publiques et dans les fonds privés, tire son intérêt de ce qu'elle soulève une fois de plus tout le problème des collusions entre irréligion et alchimie au seuil de l'âge classique 1. Si l'alchimie est à même de reproduire à volonté le mystère de la transsubstantiation, l'intervention divine dans ce mystère est de facto niée. Il est vrai qu'on affirme fréquemment au xvne siècle, comme on le faisait déjà au Moyen Age, la dimension sacrée de l'alchimie et la nécessité d'obtenir le donum Dei pour devenir un " adepte ", un des rares possesseurs de la pierre philosophale. Mais dans un recueil de recettes tel que celui qui nous occupe, la practica- c'est-à-dire la recette- ne s'inscrit dans aucun contexte; dépourvue de theorica, elle ne délivre d'autre sens que celui de l'opération qu'elle est censée réaliser. Le blasphème, dans le cas de cette recette, n'en est que plus violent, quoique la place toute discrète qu'elle occupe dans le recueil invite paradoxalement le chercheur à s'interroger sur le degré d'innocence qui paraît être le sien, et sur les intentions réelles qui présidèrent, d'une part, à son élaboration en tant que texte ; d'autre part, à son insertion dans ce recueil de recettes assez banal. Le manuscrit où elle se trouve, le Cod. alchim. 670 de la Staats- und Universitiitsbibliothek Carl von Ossietzky de Hambourg, ne contient en effet que des recettes éparses de chimie, d'alchimie et de cosmétique. Sur la base de son 1. Voir notamment à ce sujet R. Halleux," Helmontiana ", Academiae analecta. Mededelingen van de koninklijke academie voor wetenschappen, letteren en schone kunsten van België. Klasse der wetenschappen, 45, n° 3 (1983), 35-63 ; A. Mothu, "La pensée en cornue : considérations sur le matérialisme et la chymie en France à !afin de l'âge classique", Chrysopoeia, 4 (1990-1991), 307-445; du même," Hermétisme et' libre pensée'. Note sur l'esprit universel", La lettre clandestine, 1 (1992), 11-13; du même: "L'évangile paracelsien du sieur Parisot", dans F. Greiner (ed.), Aspects de la tradition alchimique au XVIf siècle, Paris, Milan, 1998 (Textes et Travaux de Chrysopoeia, 4), 347-382.
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écriture et de l'identité de son premier possesseur connu, ce manuscrit est daté du xvne siècle par Julian Paulus, le rédacteur du futur catalogue des manuscrits d'alchimie de cette bibliothèque. Ce premier possesseur, un certain Johann Schroedters, posséda également de nombreux autres manuscrits d'alchimie conservés à Hambourg. A en juger par certains autographes en sa possession, il dut connaître personnellement plusieurs alchimistes et paracelsiens de la première moitié du xvue siècle 2. D'autres éléments glanés dans le manuscrit même qui nous occupe tendent à confirmer cette datation. Ce manuscrit paraît être l'œuvre d'un scribe ne maîtrisant pas entièrement le français, à en juger par de légères fautes de langue -confusion de genres, fautes de conjugaison- que n'aurait pas commises un Français de souche. Or parmi les recettes recopiées par ce scribe, on en trouve cinq attribuées à un " M' Millet " qui pourrait bien ne faire qu'un avec Millet de Bosnay, collectionneur, éditeur et traducteur de textes d'alchimie dans les deux premières décennies du xvne siècle3. A l'appui de cette hypothèse, on trouve dans le titre de l'une de ces recettes mention d'un certain" s'Phoenix d'Anvers"; or Millet de Bosnay, dans une dédicace datant de 1609, évoquait son récent voyage en Flandre, effectué " par le commandement de Sa Majesté " (le roi de France Henri IV) dans le but d'apprendre, d'un alchimiste qu'il s'abstenait de nommer, "plusieurs certitudes de ceste science si incertaine à plusieurs " et de voir " maintes confirmations de ceste vérité tant cachée " 4. Il est tentant de voir dans ce mystérieux alchimiste le "s' Phoenix d'Anvers" mentionné dans le manuscrit de Hambourg. De même, il est tentant de voir dans une autre recette attribuée à un " Monsieur de Pant " une déformation de " Monsieur du Pont ", très proche ami de Millet de Bosnay, tout aussi impliqué que lui dans le milieu alchimique de la cour d'Henri Iv5. Ces noms renvoient bien au début du xvue siècle et aux cercles alchimiques de la cour du roi de France, ce que pourrait encore confirmer une recette intitulée Ciment de Monsieur Ganmont, s'il est permis d'y reconnaître le nom du poète alchimiste Christofle de Gamon (1574-1621), qui dédia en 1600 à Henri IV son Jardinet de poesie6 . 2. Lettre de Julian Paulus (18 septembre 1995), que je remercie vivement de son concours. 3. Hambourg, Staats- und Universitiitsbibliothek Carl von Ossietzky, Cod. alchim. 670, 128129: [Mars] en [Lune] faict par M' Miliet; 143-145: Augment de [Solei~ par M'Millet; 158163: Euvre du s'Millet & du s'Phoenix d'Anvers tres certayne; 335 (à la fin d'un ensemble de
recettes): "Cet eau [sic] transmue toutes les Planettes en [Soleil.] Tout cecy est de Monsieur Millet" ; 320 (reliée après la p. 293) : De Mons' Millet. Sur Millet de Bosnay, voir F. Secret, "Réforme et alchimie", Bulletin de la Société de l'histoire du protestantisme français, 124 (1978), 173-186, spéc. 178-180; mon article" Le fonds Caprara de manuscrits alchimiques de la Bibliothèque Universitaire de Bologne", Scriptorium, 48 (1994), 62-110, ici 88-91, ainsi que ma thèse de doctorat, Paracelsisme et alchimie en France à la fin de la Renaissance (1567-1625), Université de Paris IV, 1998, 2e partie, chap. 6, 652-658. 4. D. Kahn, Paracelsisme et alchimie en France à la fin de la Renaissance, 653. 5. Cod. alchim. 670, 320-323 (reliées après la p. 319) : Œuvre de Monsieur de Pant. Sur le baron Du Pont, voir F. Secret," Réforme et alchimie", 178-180, ainsi que D. Kahn, ibid., 652-661. 6. Cod. alchim. 670, 236-237. Sur Christofle de Gamon et Henri IV, voir D. Kahn, ibid., 671-
673.
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Comment la recette qui nous occupe invite-t-elle à changer le pain en chair et en sang ? En voici le texte, désarmant de simplicité : " Convertir le pain en chair & sang. Recipe pain blanc de bonne farine cuit competemment & assez. Soullever la croute & la miette soit mise dans matras sigillé. Le vase soit ensepvely des 2/3 en fien de cheval peu [de7] mois au bout duquel temps trouverrés chose admirable & sera le pain converty en chair & sang. Le sang a puissance de congeler le mercure comme amalgame & le teindre de coulleur d'or estant projecté sur le mercure chault8 ". Il s'agit là d'une recette à visée transmutatoire : le sang obtenu est censé "teindre" le mercure et lui donner la couleur de l'or, ce qui semble indiquer qu'il ne s'agit que d'une teinture superficielle, qui ne transforme pas réellement le mercure en or. Sur la façon dont le pain se transforme, rien de plus n'est précisé. Trouve-t-on dans ce recueil d'autres recettes du même genre, c'est-à-dire produisant un effet d'ordre miraculeux? Si l'on passe sur de simples curiosités comme un procédé "pour blanchir le sperme de baleyne " 9, seule une autre recette mérite d'être mentionnée: "Pour avoir une fleur de tant de coulleurs que l'on vouldra qui tiendra de plus [de] 20 fleurs 10 . Recipe la graine de fleurs que vouldrés de 8 ou plus de sortes. Mets touts ensemble dans une canne ou autre tuyau & les enterrés en terre & quand la tige sera sortie fendés la canne & plantés la tige en bonne terre 11 ". Rien de plus marquant dans cette recette qu'un certain optimisme sur les pouvoirs de l'art, conçus implicitement comme supérieurs à ceux de la nature. En somme, ce manuscrit de Hambourg ne se signale guère par son extravagance. Avant d'aller plus loin, encore faut-il se demander si ce type de recettes n'est pas plus courant dans les réceptaires de la même époque qu'on ne serait disposé à le croire a priori. Je n'ai cependant rien vu de tel dans des manuscrits français comparables 12 , si ce n'est toutefois un Arcane sur le vin pour transmuer l'eau en vin. Il s'agit de décomposer le vin par distillation et de réincorporer les divers distillats les uns aux autres, afin d'obtenir" une matiere fixe liquide qui ira en projection sur l'eau commune. Une goutte sur un sceau d'eau en tres bon vin " 13 . Il est intéressant à cet égard de retrouver chez Pierre Borel, premier bibliographe de l'alchimie, parmi le catalogue des raretés de 7. peu 2 mois sic cod. 8. Cod. alchim. 670, 217-218. 9. Ibid., 193-194. 10. de om. cod. Il 20 add. inter!. cod. 11. Cod. alchim. 670, 297-298. 12. J'ai dépouillé à cet effet les mss. suivants: Paris, Bibl. de l'Arsenal, ms. 2507; ms. 2522; ms. 3023, fol. 70-127 ; BNF, ms. fr. 14807 ; ms. fr. 14818. Il faudrait évidemment, pour bien faire, explorer la vaste littérature de secrets de la fin de la Renaissance ... 13. BNF, ms. fr. 14818, fol. 63 ro.
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son propre cabinet de curiosités, "une poudre qui change l'eau en vin " 14 ; mais la portée de cette transformation est évidemment moindre d'un point de vue théologique que celle d'une transformation de type eucharistique. Ce qui ressort de ce très bref parcours à travers les recettes du début du xvne siècle, c'est que certaines d'entre elles paraissent avoir proposé d'obtenir des résultats d'ordre miraculeux par le biais de l'alchimie. Cette prétention de l'alchimie était tout particulièrement liée, au début du xvne siècle, à un nom : celui de Paracelse. Dès le début des années 1570, l'œuvre polémique du médecin et théologien calviniste Thomas Erastus (1524-1583) avait en effet dénoncé les dangereuses propensions de Paracelse et de ses disciples posthumes à expliquer par des causes dites " naturelles " des effets relevant traditionnellement du miracle : " Et voici là-dessus ce que ses disciples les plus en vue osent affirmer [ ... ]:la nature, disent-ils, ne reconnaît pas d'autres principes des corps que les corps mêmes 15 ". Il est vrai que l'alchimie à proprement parler ne saurait être entièrement confondue avec les doctrines de Paracelse, et ce principalement pour deux raisons : 1o parce que le médecin suisse rejetait lui-même avec mépris, dans l'alchimie, le projet de la fabrication de l'or, ne s'intéressant à cette discipline que dans la mesure où, servante de la médecine, c'est elle qui permettait de préparer les remèdes au laboratoire, et en ce qu'elle lui fournissait un excellent modèle explicatif du fonctionnement de l'homme-microcosme et du mondemacrocosme ; zo parce que bien des critiques portées par les théologiens contre le paracelsisme concernaient davantage la magie naturelle que l'alchimie, comme le montre par exemple la querelle de l'unguentum armarium qui, au cours des deux premières décennies du xvne siècle, opposa au jésuite Roberti le médecin calviniste Goclenius, puis le jeune Jean-Baptiste van Helmont 16 . Et cependant, le fait que presque tous les disciples de Paracelse furent, contre sa propre pensée, de vigoureux tenants de l'alchimie transmutatoire contribua à mêler inextricablement paracelsisme et tradition alchimique médiévale ; en outre, certains paracelsiens développèrent assez tôt, d'abord en Allemagne, mais aussi (quoique plus rarement) en France, une sorte d'alchimie spirituelle où le Verbe créateur issu de l'Ecriture était tenu pour l'instrument de toute
merveille opérée en ce monde par tout homme qui saurait, par la prière, la 14. P. Borel, Les Antiquitez, raretez, plantes, mineraux, & autres choses considerables de la Ville, & Comté de Castres d'Albigeois, & des lieux qui sont à ses environs, avec l'Histoire de ses Comtes, Evesques, &c. Et un recueil des Inscriptions Romaines, & autres antiquitez du Languedoc, & Provence. Avec le Roolle des principaux Cabinets, & autres raretez de l'Europe. Comme aussi le Catalogue des choses rares de Maistre Pierre Borel, Docteur en Medecine Autheur de ce Livre, Castres, 1649, ze part., 149. 15. Thomas Lieber, dit Erastus, Disputationum de Medicina nova Philippi Paracelsi Pars secunda, Bâle, 1572, 35 : Accedit huc, quod praeclarissimi ejus discipuli ausi sunt affirmare [ ... ]. Natura, inquiunt, alia principia nulla agnoscit corporum, quam corpora. 16. Sur cette querelle, voir notamment R. Halleux, "Helmontiana" (cf n. 1).
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vertu et la grâce, devenir le réceptacle de sa puissance divine. Dans de telles conceptions, alchimie et magie naturelle devenaient pleinement sœurs ou cousines et se trouvaient légitimement associées dans les condamnations de leurs adversaires. De fait, après Eraste, nombre de pères jésuites, tel Martin Del Rio, mais aussi dans le camp protestant l'alchimiste luthérien Andreas Libavius, fustigèrent à leur tour le paracelsisme, lui adressant tantôt le reproche d'Eraste cité plus haut, tantôt celui de confondre, comme les alchimistes, le domaine de la science avec celui de la foi, ou l'accusant enfin de magie démoniaque. Dans la France des années 1620, le père Garasse et le père Mersenne se firent volontiers l'écho de leurs anathèmes, et le paracelsisme vit ainsi se dresser contre lui en France toutes les forces de la Contre-Réforme 17 . Il n'est donc pas sans intérêt de rechercher dans l'œuvre de Paracelse les sources éventuelles de la recette qui nous occupe. Cette recherche ne s'avère que partiellement fructueuse. A la fin du fragment De sanguine ultra mortem liber, inclus dans la Philosophia magna de Paracelse que Gérard Dorn traduisit en latin dès 1569, le médecin suisse s'interrogeait en effet sur trois sortes de sang distinctes de celui qui coule des blessures après la mort quand le cadavre est mis en présence du criminel qui l'a frappé: "Pour parler enfin plus amplement de l'origine du sang, il peut arriver que parfois du sang soit trouvé dans les herbes ou dans leurs racines, de même dans les arbres entaillés, et dans le pain, ce dont on parle beaucoup mais sur quoi il est très difficile de philosopher, bien que le fait existe. Mais [pour abréger tout en traitant la question de façon suffisante], trois choses sont surtout nécessaires à sa pleine et entière connaissance : l'incantation, la nymphe, et le miracle 18 ". La première sorte de sang était, selon lui, produite par des incantations ; ce n'était toutefois pas du vrai sang, mais une similitude, une image, une sorte 17. Sur tout cela, voir ma thèse de doctorat, 1'e partie, II, chap. 3, 126-133; III, chap. 1, 180183 ; 3e partie, II, 797-893. Voir aussi, sur la seule question de l'alchimie transmutatoire, la précieuse mise au point de S. Matton, criblée de coquilles mais étroitement tissue d'érudition : " Les théologiens de la Compagnie de Jésus et l'alchimie", dans F. Greiner (ed.), Aspects de la tradition alchimique au XVII" siècle (cf. n. 1), 383-501. 18. Je donne ici délibérément non pas le texte allemand (cf. Paracelse, Samtliche Werke, eds. K. Sudhoff, W. Matthiessen, K. Goldammer et al., ici 1, 14 [1933], 110-113), mais la version latine que chacun pouvait aisément lire en France à partir de 1569 : Philosophiae magnae Aureoli Philippi Theophrasti Paracelsi, Helvetii, ab Hohenhaim, Philosophorum atque Medicorum omnium facile principis, Collectanea quaedam: quorum summarium post Apologiam invenies, trad. Gérard Dom, Bâle, s.d. [1569], 94-95 : Tandem ut de sanguinis origine disseramus latius, evenire potest, ut aliquando sanguis in herbis veZ in radicibus earum, item in arboribus incisis, & in pane reperiatur, de quo loqui maximum, & philosophari difficilimum licet existat, in ejus tamen plenam cognitionem tria potissimum sunt intellectu necessaria : scilicet, incantatio, nympha, & miraculum. Dans la version allemande (p. 110), la fin de ce passage depuis in ejus tamen ... se présente ainsi : aber die ding zu kürzen und doch gnugsam für zu halten, seind drei ding hie zuverstên. die zauberei, die nymphen, die miraculen.
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d'empreinte19 . La deuxième sorte de sang, celle qui sortait d'un tronc d'arbre entaillé, n'était autre que celui des nymphes qui habitaient ces arbres; ces nymphes, " autrefois appelées sylphes " -esprits élémentaires rendus célèbres en 1670 par Montfaucon de Villars dans Le Comte de Gabalis- pouvaient en effet, si un démon les possédait, être introduites dans des arbres où dès lors elles résidaient comme deux corps en un 20 . Restait le sang qui se trouvait dans le pain. Paracelse en distinguait de deux origines, l'une naturelle, l'autre supernaturelle; ce dernier cas n'était compréhensible que par une philosophie authentiquement chrétienne, fondée sur la sainte Ecriture et la foi 21 . Mais le cas de l'origine naturelle du sang issu du pain était tout autre: "Le troisième [type de] sang, celui qui coule parfois du pain, a une double origine, à savoir naturelle et supernaturelle : la première se produit, ou de tout pain mis à la digestion par l'art de la transmutation, qui devient comme du sang, mais ce n'est pas du vrai sang; ou pour qu'il se fasse réellement du sang, il faut que le pain soit mangé: alors l'estomac a le pouvoir de le cuire en sang, ce à quoi il est destiné 22 ". Ajoutant un autre exemple, Paracelse précisait enfin : " Tous ces faits sont des choses naturelles dont il n'y a pas lieu de s'étonner, ni d'elles ni d'autres choses semblables; il sera traité de la plupart d'entre elles plus amplement, et ce dans le livre qui leur sera consacré 23 ". On aura noté l'allusion à un procédé alchimique, celui de la " digestion", qui pourrait bien renvoyer à la recette même sur laquelle porte le présent article: j'y reviendrai plus loin. Quoi qu'il en soit, Thomas Eraste, à partir de ce fragment de Paracelse, en vint à formuler en 1571 une dénonciation rédigée en ces termes : " Du vrai sang, affirme Paracelse, est produit à partir des herbes, du pain et de semblables choses par la 19. Ibid., 95: [... ]non verus est sanguis, sed similitudo quaedam & imago, vel signum ejus, non signatum ipsum [ ... ]. 20. Ibid., 95-97, ici 96: [ ... ] hac via Nymphae transformantur in arbores, non tamen arbores existunt, quamvis humanus effluat sanguis : hoc est, duo corpora sunt in uno corpore. Nymphes est spiritus ad hominem comparata, quod illa muras praeter eorum forationem penetre! : non est Lympha, vel aquatica Nympha, sed Nymphes est Pygmaeorum species, quae vetusto nomine Sylphes appellatur [ ... ]. Introducuntur itaque Sylphes in arbores a diabolis, quas inhabitant, quibus etiam conscissis, quod effluit, sanguis & sudor earum est[ ... ].
21. Ibid., 97: Alter ex imaginibus aliquando supernaturaliter manat, ut ex pane quandoque
verus, alias non verus sanguis, qui sane peculiarem Philosophiam ad ejus noticiam expetit, ac talem, quae non alias quam ex scriptura Sacra fideque potest intelligi. 22. Ibid., 97 : Tertius qui fluet ex pane nonnunquam sanguis duplicem habet originem, utpote naturalem & supernaturalem : prior fit, aut ex omni pane per transmutationis artem in digestionem posito, qui tanquam sanguis efficitur, sed non est verus sanguis : vel ut vere sanguis fiat, necessum est edatur panis, tune ventriculus eum in sanguinem coquendi potestatem habet, cui destinatus fuit. Cf. Paracelse, Siimtliche Werke, I, 14, 113 : Nun zum dritten wil sich hie nicht gebüren zu reden, ais das etwan das brot blut wird. hat zwo ursach, die ein natürlich, die ander ubernatürlich. die erst ist also : ein ieglich brot, das in der kunst transmutationis in ein digest geleit wird, das wird wie blut aus eigner natur, aber es ist nicht blut ; weiler mag es kein blut geben, alein es wer dan gessen. ais dan hat der magen die kraft, das ers in blut kocht, darzu es verordnet ist. 23. Ibid., 97: Haec omnia sunt naturalia, quorum non est, quod miretur quispiam, nec aliorum similium, quae plurima suoque libro declaranda sunt apertius.
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force de l'incantation 24 ". Et cette dénonciation fut reprise mot pour mot en 1578 dans une liste de 59 propositions de Paracelse censurées par la Faculté de théologie de Paris à la demande de la Faculté de médecine de la même ville, qui espérait par là pousser le Parlement de Paris à condamner le médecin paracelsien Roch Le Baillif, et avec lui l'œuvre même de Paracelse25 . Il est vrai que cette liste resta à peu près inconnue de tous. La phrase d'Eraste n'en dénonçait pas moins l'explication" naturelle" ou magique par Paracelse d'un fait relevant de la catégorie du miracle, c'est-à-dire de la seule intervention divine: explication "naturelle" ou magique, selon que l'on jugeait qu'aux yeux de Paracelse l'incantation produisait son effet par la seule vertu de l'imagination de l'homme, ou que l'on jugeait au contraire que l'effet produit ne pouvait résulter que de l'intervention d'un esprit- qu'il fût bon ou méchant. Et c'est bien ce type de griefs que l'on allait dresser non seulement contre Paracelse, mais même contre l'alchimie en France au cours des années 1620. Voici en effet l'argumentation avancée par Eraste à l'intention de Furnus, l'alchimiste fictif avec lequel il dialogue dans ses Disputationes: "Assurément les forces des choses de la nature sont limitées et destinées à produire un effet précis, et ce à condition que la matière soit arrangée convenablement et soit propre à subir l'effet de la vertu agissant de cette façon. Ce qui se fait hors de ce cadre est, et est appelé miraculeux. Le pain, par exemple, est évidemment propre à être coupé, broyé dans les mains, réduit en poudre, grillé au feu, consumé; seuls l'estomac et les veines lui permettent d'être changé en chyle et en sang. Si maintenant le feu, à partir du pain, produit du sang ou de la chair véritables, ce sera une transformation miraculeuse, car le pain se transformera ainsi contre l'aptitude et la nature de sa matière. FUR. : - Si le pain peut être changé en sang dans l'estomac et le foie ou dans les veines, en quoi cette autre transformation s'oppose-t-elle à sa nature? ER. : - Il peut être changé ainsi par ses propres parties, mais il ne peut être ainsi transformé par le feu. Il répugne donc et ne répugne pas à la nature du pain que du sang en soit produit, selon que l'on considère l'une ou l'autre des causes agentes. Et c'est là ce que disent les philosophes, que les choses naturelles agissent de façon définie et limitée et que rien ne peut être mû par quoi que ce soit en quelque façon que ce soit. Ainsi un verrou de fer est propre à être changé de lieu par des mains d'homme robuste, mais non par une force spirituelle et occulte émanant du corps humain. Aussi serait-ce un vrai miracle, si ce qu'Albert raconte de manière impie était vrai. Si en effet quelque chose de semblable a jamais été fait, il est sûr et certain que ce n'est pas par la vertu 24. Thomas Lieber, dit Erastus, Disputationum de Medicina nova Philippi Paracelsi Pars prima, Bâle, 1571, 48 : Sanguis, inquit, verus ex herbis, pane, & similibus vi incantationis gignitur. 25. Voir D. Kabn, "Cinquante-neuf thèses de Paracelse censurées par la Faculté de théologie de Paris, le 9 octobre 1578" (à paraître dans Documents oubliés sur l'alchimie, la kabbale et Guillaume Postel offerts à François Secret, Genève, 2000), prop. 6.
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naturelle du corps que des portes ont été ouvertes, mais par des esprits, qu'ils fussent bons ou mauvais 26 ". Dans ces conditions, était-il innocent de recopier au xvne siècle une recette prétendant changer le pain en chair et en sang27 ? De fait, l'alchimie ne cessait, depuis la fin du xvre siècle, d'annexer à ses propres fins des terrains relevant de la religion. Une tradition d'exégèse alchimique de la Bible avait certes existé dès le Moyen Age, mais elle ne s'était manifestée qu'exceptionnellement avant la Renaissance. En 1572, l'éditeur Pietro Perna, à Bâle, s'était même refusé à imprimer le texte de l'Aurora consurgens, traité du xrve siècle parfois attribué à Thomas d'Aquin, où nombre de passages du Cantique des cantiques et d'autres écrits sacrés s'entrelaçaient inextricablement à des allégories alchimiques, amenant à penser que l'Ecriture même n'avait d'autre sens qu'alchimique. Ce refus n'était que plus frappant de la part d'un éditeur aussi téméraire que Perna, qui par ailleurs ne craignait guère de publier au même moment -et depuis déjà des années- un auteur aussi hérétique que Paracelse28. Un quart de siècle plus tard, Nicolas Barnaud, pamphlétaire calviniste et médecin alchimiste, n'eut pas la même timidité pour publier la messe alchimique de Nicolas Melchior de Sibiu (c. 1490-1516). Dans ce texte surprenant qui détourne le rituel sacré au profit de l'alchimie29 , Melchior," pris d'une crainte révérentielle" au moment de la consécration, n'avait toutefois osé "déformer 26. Eraste, Disputationum de Medicina nova Philippi Paracelsi Pars prima, 50-51 Ge remercie vivement Sylvain Matton de son aide dans la traduction de ce passage): Quippe limitatae sunt rerum naturalium vires, & ad certum effectum producendum destinatae, idque si materia sit apte disposita, & ad patiendum a virtute eo modo agente idonea. Quod praeter haec fit, miraculosum est ac dicitur. Panis exempla causa, aptus quidem est, ut secetur, manibus frietur, in pulverem vertatar, ab igne torreatur, comburatur : a salis ventriculo & venis idoneus est, ut in chylum & sanguinem permutetur. lam si ignis ex pane verum generet sanguinem aut carnem, miraculosa erit mutatio, quia contra materiae habilitatem atque naturam sic mutat. FUR. Si potest in ventriculo & jecinore seu venis in sanguinem verti, quomodo pugnat cum natura ipsius mutatio haec ? ER. Potest ab his partibus ita mutari, at ab igne non sic potest alterari. Pugnat igitur & non pugnat cum natura panis, ut fiat sanguis, prout ad causas agentes comparatur alias atque alias. Et hoc est, quod Philosophi dicunt, res naturales definite & limitate agere, nec quidvis a quovis moveri quomodolibet passe. Sic pessulus ferreus aptus est, ut ab hominis robusti manibus loco moveatur, a vi spirituali & occulta ex hominis corpore effluente sic moveri aptus non est. Quare verum fuisset miraculum, si verum esset, quod Albertus impie fabulatur. Si enim aliquid tale factum est unquam, certo certius est, non a naturali corporis virtute, .5ed vel a bonis vcl a malis spiritibus fores reseratas fuisse. Voir aussi ibid., III (Pars tertia), 41-42. 27. Cette question relève d'une méthodologie sur laquelle je reviendrai à la fin de cet article. 28. Sur Perna et l'Aurora consurgens, voir D. Kahn, " Alchimie et architecture : de la pyramide à l'église alchimique", dans F. Greiner (ed.), Aspects de la tradition alchimique au XVIIe siècle (cf n. 1), 295-335, ici 312-314. Plus généralement, sur les rapports de plus en plus étroits et conflictuels à la Renaissance entre alchimie et religion, voir ma thèse de doctorat (cf. n. 2), 3e partie, 11, 779-925. 29. Je
cite ici R. Halleux, Les Textes alchimiques, Turnhout, 1979 (Typologie des sources du Moyen Age occidental, fasc. 32), 143. Sur Melchior et sa messe (éditée sous le titre de Processus Sub Forma Missae par Nicolas Barnaud dans son Commentariolum in Aenigmaticum quoddam Epitaphium, Bononiae studiorum, Ante multa secula Marmoreo lapidi insculptum. Huic additi sunt Processus Chemici non pauci. Nihil sine Numine, Leyde, 1597, 37-41), voir C. G. Jung, Psychologie et alchimie e1944, 2 1952), trad. franç., Paris, 1970 (rééd. 1986), 503-517.
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les paroles sacramentelles du Canon pour les appliquer à la transmutation, mais toute la liturgie [acheminait] vers ce couronnement hérétique". Dans quelle intention Nicolas Barnaud édita-t-il ce texte? A s'en tenir à ce qu'il écrit lui-même, il n'aurait vu dans la messe de Melchior qu'un processus alchimique parmi d'autres, assez intéressant pour être tiré de l'oubli30 . Il est toutefois tentant de rapprocher l'édition de cette messe de ce qu'on connaît par ailleurs de la personnalité de Barnaud. Encore faudrait-il savoir quel versant de ses activités choisir : sa passion quasi religieuse pour l'alchimie, qui se teinta deux ans plus tard d'un millénarisme prononcé, ou son activisme en faveur de la cause calviniste31 ? Ne cherchait-il pas secrètement à contribuer à ruiner le sacrement majeur de la religion catholique, laissant entendre que le sens ultime de la messe, loin d'être théologique, n'était autre qu'alchimique? Une autre piste serait la réputation désastreuse de Barnaud dans ses dernières années, telle du moins que la rapporte un pamphlet catholique de 1612, Le magot genevois, qui offre un compte rendu du synode national de Privas de 1612 explicitement destiné à discréditer le parti réformé. A en croire ce pamphlet, Barnaud, "convaincu d' Arrianisme ", aurait été excommunié pour avoir composé "un livre abominable, duquel le tiltre seul faisait dresser les cheveux de la teste, l'ayant intitulé, De rebus arbis impostoribus, Mose, christo & Mahumede ". Il est vrai que les frères Haag qualifient cette accusation d"' erreur grossière " et d"' imposture .m. Mais le fait que ce bruit ait couru est significatif dans la mesure où, dans le pamphlet en question, l'évocation de ce prototype fantôme du Traité des trois imposteurs accompagnait celle des activités alchimiques de Barnaud33 . On a là un exemple frappant des contaminations possibles entre 30. N. Barnaud, Commentariolum, 37 : Addam Et Processum Sub Forma Missae, a Nicolao Melchiori, Cibinensi, Transsilvano, ad Ladislaum Ungariae, & Bohemiae Regem olim missum, Quartus Processus. Ce texte vient en effet à la suite de trois autres Processus (p. 32-37) et en précède un cinquième (p. 41-45). 31. Sur Nicolas Barnaud, voir notamment Eugène et Emile Haag, La France protestante, 2° éd. augm. (sous la dir. de H. Bordier), Paris, 1877-1888, 1, col. 840-853; H. Hauser, Les Sources de l'Histoire de France. xvf' siècle (1494-1610), III: Les Guerres de religion (1559-1589), Paris, 1912, 250, et ma thèse de doctorat (cf n. 3), passim, spéc. 646-652 et 715-716. 32. E. etE. Haag, La France protestante, 2e éd. augm., 1, col. 841. 33. Signalé par F. Berriot, Athéismes et athéistes au xvi' siècle en France, Paris, s.d. [1977], 1, 587-590. Voici le passage (dans Le Magot genevois, Descouvert és Arrests du Synode national des Ministres reformez tenu à Privas, l'an mil six cens douze e1612), s.!., s.n.e., 1613, 56-57): "Il falut en fin juger l'affaire de Bansillon contre lequel le Capitaine Gautier Gouverneur de Peccais avoit escript au Synode des lettres par lesquelles il 1'accusait d'avoir affronté de quatre mil escus un Medecin Papiste de Lion nommé Richardon, luy vendant une recepte pour la terrecture des Metaux, laquelle estait fausse : Item de travailler tout les jours à l'alchimie, empoisonner plusieurs personnes par ses sublimez, antimoines & autres drogues venimeuses, faire mesme la fausse monnaye : mestiers qu'il aurait appris d'un Medecin dict Barnaud, lequel il avoit retiré en sa maison, nonobstant qu'il fust excommunié pour estre convaincu d' Arrianisme, & avoir faict un livre abominable, duquel le tiltre seul faisait dresser les cheveux de la teste, l'ayant intitulé, De rebus arbis impostoribus, Mose, christo & Mahumede ". Sur Le Magot genevois, texte d'attribution incertaine, dont l'édition de 1612 se trouve à la Bibl. Mazarine (cote: 37275), voirE. Bourgeois et L. André, Les Sources de l'Histoire de France. XVII' siècle (1610-1715), IV: Journaux et pamphlets, Paris, 1924, 65-66, n° 2006.
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libertinisme et alchimie. De fait, le père Garasse ne manqua pas de relever en 1625, au cours d'une longue diatribe dirigée contre l'alchimie, la publication par Barnaud de la messe alchimique de Melchior : " [ ... ] je dis en general que c'est une profanation punissable, de laquelle les Alchymistes se sont advisez de long temps, quand pour donner quelque lustre à leurs impietez, ou pour le moins à leurs impertinences, ils ont meslé dans leurs resveries le sacré mystere de la Trinité : il y a plus de cent ans que quelques esprits desreglez se sont advisez d'exposer cet ancien enigme qui commence Aelia, Laelia, Crispis, &c. touchant l'Alchimie, disant que par le mot d' Aelia, se doit entendre le Pere, par le mot de Laelia le Fils, & par celuy de Crispis le S. Esprit 34, & là dessus ils ont dressé une Messe, qui s'appelle Miss a pro Alchymistis ad Sanctissimam Trinitatem, & elle se void imprimee à Leyden par Bernatius l'an MDC. comme nous avons des Messes au S. Esprit & à Nostre Dame pour noz necessitez particulieres : & là dedans apres mille profanations & oraisons tres-ridicules, on qualifie la tres-saincte Trinité, La source du tres-haut, tres-excellent, & tresineffable mystere de l'Alchymie35 . [ ... ] l'Alchymie est en ce faict semblable à la Magie, qu'elle ne penserait pas estre assez criminelle, si pour venir à bout de ses desseins elle n'avait employé les mysteres de nostre Religion36 ". De telles publications n'étaient pas, on le voit, fort bien reçues dans les milieux français de la Contre-Réforme. Non seulement elles s'étaient multipliées depuis le début du xvrre siècle, mais elles entretenaient plus d'une affinité, souterrainement ou non, avec l'irréligion. Outre la messe alchimique éditée par Barnaud, nombre de médecins paracelsiens -notamment Gérard Dom, Joseph Du Chesne et Oswald CraUs'étaient livrés à une lecture alchimique de la Genèse, sous l'influence de Paracelse lui-même qui, dans son œuvre, avait ouvert la voie à ce courant en affirmant que toute chose au monde se composait en dernier lieu de sel, de soufre et de mercure, principes constitutifs isolables au laboratoire, et en décrivant la Création du monde comme un processus de séparation37 . Dans les années 1624-1625, un flot de publications venues principalement de Francfort, traductions latines d'œuvres allemandes ou éditions tardives de traités médiévaux, visiblement destinées au public français, vint grossir ce cou-
rant. Il y avait là précisément l'Aurora consurgens que Pietro Perna s'était refusé à publier un demi-siècle plus tôt, mais aussi, par exemple, l'Aureum 34. Je n'ai pas vu dans le Commentariolum de Barnaud le passage allégué par Garasse. 35. Ce passage ne se trouve pas dans le texte de Melchior de Sibiu. 36. F. Garasse, La Somme theologique des veritez capitales de la religion chrestienne, Paris, 1625, 500. Ce dernier grief s'éclaire mieux si on le rapproche des positions respectives de Mersenne et de Gassendi étudiées par J.-C. Darmon, "Quelques enjeux épistémologiques de la querelle entre Gassendi et Fludd: les clairs-obscurs de l'Ame du Monde", dans F. Greiner (éd.), Aspects de la tradition alchimique au XVII" siècle (cf n. 1), 63-84, ici 68 et n. 12. 37. Voir à ce sujet ma thèse de doctorat, 3e partie, n, chap. 1, 789-791.
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seculum redivivum du médecin paracelsien Hadrianus à Mynsicht (1603-1638), qui offrait une nouvelle lecture alchimique du Cantique des cantiques. Au même moment, en France, on traduisait l'œuvre d'Oswald Croll et l'on se préparait, semble-t-il, à traduire ou à rééditer l'Amphitheatrum Sapientiae Aeternae, solius verae, Christiano-Kabbalisticum, Divino-Magicum, nec non Physico-Chymicum, Tertriunum, Catholicon de Heinrich Khunrath (1609), qui établissait un rapport constant entre l'alchimie et les textes sacrés38 . Comme l'écrivit le père Mersenne, la Bible risquait d'être ainsi réduite à un traité de physique 39 . Libertinisme et alchimie tissaient ainsi des liens imprévus, mais fort perceptibles. En 1623, le père Garasse avait profité de l'affaire des placards parisiens de la Rose-Croix pour établir un parallèle entre la mystérieuse Fraternité et la secte des libertins amis de Théophile de Viau40 . Selon lui, l'athée Vanini, maître à penser de Théophile, était d'ailleurs- amalgame significatif -l'abrégé de Pomponace, d'Agrippa, de Cardan et de Paracelse. Au reste, en 1615, l'Amphitheatrum aeternae Providentiae du même Vanini, divino-magicum, Christiano-physicum, necnon Astrologo-Catholicum, avait visiblement calqué son titre sur celui de l'Amphitheatrum de Khunrath; Vanini se vantait d'ailleurs d'avoir écrit un "traité physico-magique" dont on n'a pas retrouvé trace41 . L'année suivante, son De admirandis naturae arcanis fut imprimé par Adrien Périer, dont le frère, Jérémie, fut lui-même l'éditeur des versions françaises de trois des alchimistes paracelsiens les plus influents de l'époque: Michael Sendivogius (1609), Basile Valentin (1624) et surtout Clovis Hesteau de Nuysement (1620), que Mersenne attaqua précisément pour ses utilisations abusives des Ecritures: et comme l'écrivit Wallace Kirsop dès 1960, "la rencontre fortuite de ces auteurs est déjà l'ébauche d'un programme intellectuel "42 . Et lorsque Vanini s'enfuit de Paris en 1617, c'est tout naturellement 38. Ibid., 3e partie, II, chap. 2, 881-888. 39. Voir notamment S. Matton, Introduction à J.-A. Belin, Les Aventures du philosophe inconnu (11646), Paris, 1976 (coll. "Bibliotheca Hermetica "), 13-69, ici 31-32; du même, " Créations microcosmique et macrocosmique. La Cabala Mineralis et l'interprétation alchimique de la Genèse", dans Siméon Ben Cantara, Cabala Mineralis, Paris, 1986, 25-33, ici 26-29. 40. Bien repéré par L. Godard de Donville," Théophile, les 'Beaux Esprits' et les Rose-Croix: un insidieux 'parallèle' du père Garasse", dans W. Leiner, P. Ronzeaud (éds), Correspondances. Mélanges offerts à Roger Duchêne, Tübingen, Aix-en-Provence, 1992 (Etudes littéraires françaises, 51), 143-154 Ge remercie Michel Lerner de cette référence). Plus généralement, voir ma thèse, 3e partie, II, chap. 2, 813-853 (version anglaise : "The Rosicrucian Hoax in France (1623-1624) ", à paraître dans Archimedes, 2000). 41. Signalé par F. Berriot, Athéismes et athéistes au xvi" siècle en France (cf n. 33), II, 804. Il n'y a rien à tirer des élucubrations de H. Dethier, " Giulio-Cesare Vanini et I'Amphithéatrum [sic] de Heinrich Khunrath ", Tijdschrift voorde studie van de Verlichting en van het Vrije Denken, 18 (1990), 263-298. 42. W. Kirsop, Clovis Hesteau, sieur de Nuysement, et la littérature alchimique en France à la fin du xvt' et au début du XVII" siècle, thèse dactylogr., Université de Paris, 1960, I, 153.
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qu'il se fit passer pour médecin empirique 43 . De même Théophile de Viau, malade en 1626, fut soigné par son ami Guy de La Brosse, "l'entrepreneur d'orgies, le conseiller ès vomissements de Son Excellence le Surintendant " 44 , mais aussi l'alchimiste semi-paracelsien fondateur du Jardin des plantes, ce qui devait faire dire au Mercure françois que Théophile mourut victime d'un chimiste45. D'autres exemples peuvent être ajoutés au dossier. Ne voit-on pas à travers la correspondance échangée entre Agrippa d'Aubigné et Jean Ribit de La Rivière- étroit collaborateur de Joseph Du Chesne- s'affirmer, chez ce premier médecin d'Henri IV converti au paracelsisme, un scepticisme face au miracle, au surnaturel et à la sorcellerie qui autorise à le classer d'emblée parmi les libertins 46 ? En 1623, dans La Doctrine curieuse, le père Garasse stigmatisera à son tour certains alchimistes qui prétendent " monstrer que la Resurrection est une action aussi naturelle que la naissance d'un poulet" : Mersenne s'en était déjà pris à ce thème, reprenant à son compte une diatribe d'Eraste contre Paracelsé7. La question de la transsubstantiation, que touche directement la recette du manuscrit de Hambourg, était elle-même devenue un point sensible en contexte alchimique. En 1624, quatorze thèses alchimiques et matérialistes allaient être soutenues publiquement par Antoine de Villon, Jean Bitaud et Etienne de Clave 43. Scipion Dupleix, Histoire de Louis le Juste XIII du nom, Roy de France et de Navarre, Paris, 1637, 113 (année 1618) (ce passage est absent de l'éd. de 1635): "Cet impudent [l'Espagnol Piespordius, auteur d'une fausse généalogie de la maison d'Autriche] taschoit de faire bresche à la Couronne d'une Majesté humaine: mais il s'en produisit un autre qui attaqua en mesme temps la Divine, en dogmatizant & preschant l'atheisme. Ce fut un Italien nommé Lucilio Vanini: lequel j'ay cognu à Condom, où il passa en l'an MDCXVII, & y sejourna environ deux mois comme Medecin Empyrique ". 44. R. Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVII' siècle e1943), rééd. augm., Genève-Paris, 1983, 199. Le surintendant dont il s'agit là était Claude de Bullion. 45. Théophile de Viau, Œuvres poétiques, éd. G. Saba, Paris, 1990 (" Classiques Garnier"), xv; R. Pintard, ibid., 198. 46. H. Trevor-Roper, "The Sieur de la Rivière, Paracelsian Physician of Henri IV", dans A.G. Debus (ed.), Science, medicine and society in the Renaissance. Essays to honor Walter Pagel, New York, 1972, II, 227-250, spéc. 237-246 (version revue et corrigée dans H. Trevor-Roper, Renaissance Essays, Londres, 1985, 200-222, ici 210-221). François Berriot signalait quant à lui (Athéismes et athéistes, II, 718) qu'un ami du ligueur François Feu-Ardent, le franciscain Jean Benedicti, s'était scandalisé en 1584 [et non en 1594] des théories matérialistes sur l'âme comme quintessence. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, il ne s'agit pas là d'une idée d'origine alchimique ou paracelsienne, mais d'une simple allusion à Cicéron: voir J. Benedicti, La Somme des pechez, et le remede d'iceux. Comprenant tous les cas de conscience, & la resolution des doubtes touchant les Pechez, Simonies, Usures, Changes, Commerces, Censures, Restitutions, Absolutions, & tout ce qui concerne la reparation de l'ame pecheresse par le Sacrement de Penitence, selon la doctrine des saincts Conciles, Theologiens, Canonistes & Jurisconsultes, Hebrieux, Grecs & Latins e1584), !iv. 1, chap. III (rééd. corr. et augm., Paris, 1601, 11). 47. F. Garasse, La Doctrine curieuse des beaux Esprits de ce temps, ou pretendus tels. Contenant plusieurs maximes pernicieuses à la Religion, à l'Estal, & aux bonnes Mœurs. Combattue et renversee par le P. François Garassus, de la Compagnie de Jesus (Paris, 1623), rééd. ibid., 1624, 296-299. Cf. R. Lenoble, Mersenne ou la naissance du mécanisme e1943), 2° éd., Paris, 1971, 148.
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lorsqu'elles furent violemment condamnées par le Parlement de Paris sur la base d'une censure de la Sorbonne. Cette censure relevait notamment parmi ces quatorze thèses des propositions contraires à la doctrine de l'Eucharistie, les auteurs ayant rejeté catégoriquement la théorie de la matière aristotélicienne sur laquelle se fondait ce dogme, appuyé par l'enseignement de Thomas d' Aquin48 . Et c'est précisément Thomas d'Aquin que le père Mersenne, dans La Verité des sciences, prit la peine de soustraire aux mains des alchimistes, qui lui attribuaient différents traités auxquels la tradition avait lié son nom. Mersenne avança alors un argument qui nous éclaire enfin sur l'origine de la recette qui nous occupe. C'est le Philosophe chrétien de son dialogue qui s'en chargea, niant vigoureusement que Thomas fût l'auteur du livre dit "des Secrets d'alchimie" : " & n'est pas croyable que si ce qui est dit dans le 6. chapitre [ ... ] (sçavoir est que Dieu avoit plûtôt choisi le pain de froment pour être transsubstantié dans le corps de notre Sauveur & Redempteur, qu'aucune autre chose, parce que le froment se convertit en chair mêlée avec du sang, si on le fait pourrir soubs le fumier de cheval par l'espace de neuf jours) qu'il ne s'en fut souvenu lors qu'il a traitté si doctement, & si pieusement du mystere de l'Eucharistie dans la troisième partie de sa somme, & dans l'office qu'il a fait sur ce sujét pour le jour, & pour toute l'octave de la Feste-Dieu [ ... ]49 ". C'est en effet au chapitre 6 du De esse et essentia mineralium faussement attribué à Thomas d'Aquin- ouvrage paru dans le petit recueil Secreta alchimiae magnalia D. Thomae Aquinatis en 1579- qu'on peut lire, sous une forme légèrement différente de celle du manuscrit de Hambourg, la recette qui fait l'objet du présent article50 : "Il y a aussi une autre pierre, qui selon Aristote est une pierre et non-pierre. Elle est en effet minérale, végétale et animale rationnelle ; elle se trouve en tout lieu, en tout temps, chez tout homme. Tu dois la putréfier sous le fumier ; place ce qui est putréfié dans une cucurbite avec son alambic et extrais-en les éléments de la même façon que ci-dessus, 48. Voir à ce sujet ma thèse de doctorat, 1re partie, IV, chap. 3, 358-406. L'édition critique de ces thèses, qui s'y trouve, doit paraître en 2000 dans la Revue d'Histoire des Sciences. 49. Marin Mersenne, La Verité des sciences. Contre les septiques ou Pyrhonniens, Paris, 1625, 171. 50. [Ps.]-Thomas d'Aquin, Secreta alchimiae magnalia D. Thomae Aquinatis, De Corporibus supercoelestibus, & quod in rebus inferioribus inveniantur, quoque modo extrahantur : De lapide minerali, animali, & plantali. Item Thesaurus Alchimiae secretissimus, quem dedit fratri suo Reina/do. Accessit et Joannis de Rupescissa Liber lucis, ac Raymundi Lullii opus pulcherrimum, quod inscribitur Clavicula & Apertorium : in quo omnia quae in opere Alchimiae requiruntur, venuste declarantur, & sine quo, ut ipse testatur Lullius, alii sui Libri intelligi nequeunt, ed. D. van Broeckhuis, Cologne, 1579, 23-24: Est & alius lapis qui secundum Aristotelem est lapis & non lapis. Est etenim mineralis vegetabilis & animalis rationalis, qui reperitur in omni loco & in omni fernpore, & apud omnem hominem, quem debes putrefacere sub fimo, & putrefactum pone in cucurbita cum suo alembico, & extrahe elementa, eo modo quo supra, & conjunge, & eveniet tibi lapis minoris efficatiae & virtutis quam superior. Et non mireris quia dixi tibi quod putrefiat sub fimo equino calido, sic debet artifex attentare, ut si panem frumenti sub eo ad novem dies posuerit, efficietur vera caro admixta sanguine, propter quod credo Deum potius elegisse panem frumenti, ut in corpus substantiaretur, quam quicquam aliud, & forte ab isto possunt educi quatuor elementa, & fieri aliquod bonum opus.
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conjoins-les, et il te viendra une pierre de moindre efficace et vertu que la précédente. Et ne t'étonne pas que je t'aie dit de la faire putréfier sous le fumier chaud de cheval: c'est ainsi que l'artiste doit s'évertuer, de même que s'il place du pain de froment sous le fumier jusqu'à neuf jours, il s'en fera de la chair véritable mêlée de sang; je crois que c'est pour cela que Dieu a choisi le pain de froment plutôt que toute autre chose pour le changer en corps, et peutêtre les quatre éléments peuvent-ils en être tirés et peut-on en faire quelque chose de bon ". Or ce traité De esse et essentia mineralium du pseudo-Aquinate était en fait un fragment d'un plus ample ouvrage, paru dès 1488 sous le titre d'Opusculum praeclarum Beati Thomae Aquinatis. Quod de esse & essentiis tum realibus tum intentionalibus inscribitur, lui-même composé entre 1296 et 1309 par un dominicain nommé Thomas, chapelain de Robert d'Anjou, roi de Naples (1278/1309-1343), auquel l'œuvre était dédiée 51 . Ainsi la recette pour changer le pain en chair et en sang, loin de trouver son origine dans l'œuvre de Paracelse, figure déjà dans un traité des environs de 1300 ! Peut-être même se trouve-t-elle dans d'autres textes alchimiques médiévaux: la question mériterait une plus ample recherche, nécessitant le dépouillement d'un certain nombre de traités antérieurs ou contemporains de celui-ci. Il semble bien, en tout cas, que c'est à elle que songeait Paracelse lorsqu'il évoquait la possibilité de produire du sang à partir du pain" par l'art de la transmutation". On voit enfin dans quel contexte troublé, autour des années 1620, s'insérait cette recette: la réaction de Mersenne montre qu'elle avait toutes chances de ne pas passer inaperçue. Il importe cependant, au terme de cette recherche, de réaffirmer les principes sur lesquels repose de façon générale l'étude de la littérature de recettes : les réceptaires se forment par agglutination ; une recette se transmet fort longtemps à travers les siècles, parfois depuis l'Antiquité tardive52. Il n'est donc guère pertinent de se demander- comme je l'ai pourtant fait plus haut- dans quelle intention l'on recopie une recette, lorsque celle-ci n'est qu'une des nombreuses composantes d'un recueil de ce type de textes. 51. [Ps.]-Thomas d'Aquin, Opusculum praeclarum Beati Thomae Aquinatis. Quod de esse & essentiis tum realibus tum intentionalibus inscribitur. Cuius emendatissima instauratio ad instan-
tiam generosi viri Francisci Bol/ani : olim clarissimi candiani oratoris ac patrici Veneti : qui in utraque sapientia profunde scripsit : per celeberrimum Ludovicum Rigium decore variarum scientiarum ornatum confecta estfoeliciter incipit, Venise, 1488. Sur ce traité, voir ma thèse de doctorat, l'e partie, 1, chap. 1, 64-65. Voici les principales variantes, pour le texte de la recette qui nous occupe, entre cet incunable (sigle /ne.), fol. Cl r 0 -V 0 , et l'édition de 1579: putrefactum: putrefactionem Inc. 11 eveniet tibi lapis minoris : eveniet ter lapis majoris Inc. Il dixi tibi quod putrefiat sub fimo equino : dixi quod putrefiet sub fimo Inc. Il sic debet artifex : sicut debent artifices Inc. 11 ad novem dies posuerit, efficietur : ad decem dies ponas, efficitur Inc. Il substantiaretur : transsubstantiaret Inc. Il quicquam: aliquid !ne. Il ab isto: ab ista re Inc. 52. Voir à ce sujet R. Halleux, Les textes alchimiques (cf. n. 29), 74-79 (fondamental). Un exemple caractéristique de ce mode de transmission, souvent insoupçonné, se trouve par exemple chez L. Thorndike, A history of magic and experimental science, v, New York, 1941, v, où l'auteur finit par retrouver dans un manuscrit du XIIIe siècle la trace d'une recette médicale donnée par le médecin Lorenz Pries en 1518.
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Compte tenu de la façon dont celle qui nous occupe se présente dans le manuscrit de Hambourg, il paraît désormais évident, à la lumière des recherches ici exposées, que son insertion dans ce recueil ne répondait à aucune intention spéciale. Transmise comme tant d'autres par une tradition vieille de plusieurs siècles, elle contribuait surtout à affirmer la prééminence de l'art sur la nature: l'innocence avec laquelle elle apparaissait ne permet tout au plus que de soupçonner quelque malice chez celui qui confectionna le recueil. On ne saurait nier, en revanche, que l'une des grandes ambitions de l'alchimie fut souventquoique pas toujours, loin de là- de dépasser les bornes de la nature, ce qui devait nécessairement provoquer des heurts au temps de la Contre-Réforme53 .
53. Sur la question art/nature dans l'alchimie médiévale, voir notamment W. Newman, "Technology and alchemical debate in the late Middle Ages", Isis, 80 (1989), 423-445 ; B. Obrist, "Art et nature dans l'alchimie médiévale", Revue d'histoire des sciences, 49 (1996), 215286.
RÉFLEXIONS SUR LA QUESTION DE L'ÂME CHEZ QUELQUES MÉDECINS" LIBERTINS" (FIN XVIIe- DÉBUT XVIIIe SIÈCLE)
Ann THOMSON
Le débat sur l'âme agite profondément les esprits de la deuxième moitié du
xvne siècle et du début du siècle suivant. L'hypothèse cartésienne des bêtes machines, qui prétend résoudre cette question en ce qui concerne les animaux, en leur déniant toute âme immatérielle et donc toute réflexion, soulève en même temps quantité de problèmes qui ont souvent été étudiés 1. Mais la question de l'âme humaine, qui est intimement reliée à celle des animaux, prend aussi à l'époque une autre forme. Elle fut soulevée en particulier à la suite des écrits de Hobbes et des attaques contre lui (notamment par Henry More dans son ouvrage sur l'immortalité de l'âme), et sous l'influence de l'épicurisme. Le débat tournait autour de la nature de notre âme et de son lien avec le corps. Les tentatives pour démontrer l'immortalité de l'âme soulignaient sa nature incorporelle et sa distinction d'avec la matière: elles suscitèrent en retour diverses tentatives d'expliquer son apparente dépendance des états corporels, tentatives qui prirent en compte certains acquis de la science contemporaine. Ces questions concernaient tout spécialement le monde médical. La physiologie aristotélo-galéniste posait un certain nombre de défis à l'enseignement de l'Eglise, concernant notamment le rapport de l'âme spirituelle et immortelle aux "facultés ". Par ailleurs, il subsistait une forte tradition matérialiste qui remontait à l'atomisme grec2 tandis que l'alchimie et le paracelsisme favori1. Voir en particulier Leonora Cohen Rosenfield, From Beast-Machine to Man-Machine: Animal Sou[ in French Letters from Descartes to La Mettrie, New York, O.U.P., 1941, et Heikki l(jrkinen, Les origines de la conception moderne de l'homme machine, Helsinki, 1960. 2. Voir Jacques Roger, Les sciences de la vie dans la pensée française du XVllle siècle, ze éd, A. Colin, 1971, 95-96 ; également John Henry, "The matter of souls : medical theory and theology in seventeenth-century England ", dans Roger French et Andrew Wear (ed.), The Medical Revolution of the Seventeenth Century, Cambridge U.P., 1989, 88-89.
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saient les spéculations sur la matière pensante 3 . Si les médecins s'efforcèrent en général, par divers moyens, de concilier l'enseignement physiologique et la doctrine chrétienne, certains d'entre eux remettaient plus ou moins ouvertement en cause l'enseignement de l'Eglise concernant l'existence de l'âme immatérielle et immortelle et tentaient d'expliquer le fonctionnement de l'intellect en termes strictement matériels. A tel point que Saint-Evremond affirmait ce qui semble être une opinion généralement reçue à son époque, que c'est parmi les médecins que l'on trouve la plus forte opposition à l'immortalité de l'âme 4 . En effet, la tentation de nier l'existence d'une âme immatérielle séparée du corps en fournissant une explication toute matérielle des fonctions intellectuelles, donna lieu, au tournant des xvne-xvme siècles, à certains ouvrages médicaux dans lesquels cette conclusion était au moins implicite et parfois même ouvertement affirmée. Pour essayer de cerner les contours de ce matérialisme médical et les diverses formes qu'il prenait, nous allons, dans cet article, étudier la conception de l'âme chez quelques auteurs parmi les plus significatifs, auteurs qui se situent dans le courant d'idées que l'on peut définir comme" libertin", dans la mesure où ils refusaient de se soumettre à l'autorité de l'Eglise plutôt qu'à la raison. Leur conception de l'âme et leurs tentatives de proposer une alternative à l'âme immatérielle démontrent les difficultés d'une telle entreprise. Tout d'abord, il faudrait rappeler l'importance d'un médecin qui exerça une grande influence sur tous ceux qui, à la fin du xvne siècle et au début du xvme, discutent d'un point de vue médical de la question de l'âme, du lien entre l'âme et le corps, et du cerveau. Il s'agit de l'Anglais Thomas Willis, professeur de philosophie naturelle à l'Université d'Oxford dans les années 1660 et auteur célèbre, notamment, du De anima brutorum (1672)- ouvrage issu de ses cours sur la physiologie et l'anatomie du cerveau. Il est reconnu comme le père de la localisation des fonctions cérébrales et comme l'inventeur du système nerveux5 . Ennemi de la scolastique, influencé par Gassendi, et partisan de la nouvelle science, Willis est membre d'un cercle de chercheurs regroupés à Oxford pendant les années 1650 et 1660 et qui prônent l'observation et l'expérimentation6 . La médecine est particulièrement importante pour ces scientifiques qui développent l'étude de l'anatomie sur des bases fournies par 3. Voir à ce sujet Alain Mothu, "La pensée en cornue : considérations sur le matérialisme et la" chymie" en France à la fin de l'âge classique", Chrysopoeia, IV (1990-1991), 307-445; "Le mythe de la distillation de l'âme au XVIIe siècle en France", dans J.-C. Margolin et S. Matton (éds), Alchimie et philosophie à la Renaissance, Paris, Vrin, 1993, 435-461; "Une théosophie matérialiste clandestine au siècle des Lumières", Chrysopoeia, v (1992-1996), 751-798. 4. Lettre reproduite par Pierre Bayle dans la Bibliothèque volante, citée par H. Kirkinen dans Les origines de la conception moderne de l'homme machine, op. cit., 222, n. 5. 5. Pour ce qui regarde la vie et les écrits de Willis, voir Hansruedi Isler, Thomas Willis 16211675, New York, Hafner, 1968. 6. Sur les recherches des scientifiques d'Oxford pendant cette période, voir Robert G. Frank jr., Harvey and the Oxford Physiologists, University of California Press, 1980.
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Harvey, mais sous l'influence du mécanisme et de la chimie. Dans ses ouvrages très influents, Willis fournit une description du fonctionnement du cerveau et des nerfs, appuyée sur de nombreuses illustrations de dissections çlç ÇÇf-
veaux d'animaux, dont beaucoup sont dessinées par le futur grand architecte Christopher Wren. Combinant atomisme et chimie, il décrit le fonctionnement de l'âme des bêtes, âme corporelle et ignée constituée d'esprits animaux circulant dans les nerfs, et donc présente dans la totalité du corps. Ces esprits agissent, non par contact et choc, mais suivant un processus comparé à une explosion7 . Bien qu'il distingue clairement l'âme rationnelle et spirituelle dans l'être humain, de l'âme corporelle, son analyse accorde néanmoins une forme de raisonnement aux brutes. Willis était conscient des possibles dangers de ses théories et il se défendit d'encourager à l'irréligion. De telles protestations d'orthodoxie étaient, bien sûr, courantes chez des sceptiques, mais chez Willis, elles semblent avoir été sincères. Lui-même fut membre convaincu de l'Eglise anglicane (il participa même à des messes clandestines à Oxford pendant l'époque révolutionnaire, activité qui comportait des risques) 8, mais il essayait de concilier des positions politiques et théologiques difficilement compatibles. Le dilemme auquel il se trouvait confronté est dû en grande partie au fait qu'il soulignait les ressemblances physiques entre le cerveau de certains animaux et celui de l'être humain: en effet, il s'appuie beaucoup sur les enseignements de l'anatomie comparée. Les différences de capacités intellectuelles entre homme et animal s'expliqueraient par le fonctionnement de l'âme immatérielle et immortelle, que cependant il situait dans une partie du cerveau et dont il expliquait les dysfonctionnements par des causes physiques. En même temps, il soulignait la supériorité du système nerveux de l'homme créé par Dieu 9 . Il n'est donc peut-être pas étonnant que ses écrits aient exercé une influence sur les médecins "libertins", qui voulaient étendre à l'homme la description de l'âme corporelle des animaux et faire dépendre toutes les fonctions intellectuelles du cerveau matériel et des esprits animaux. Même s'il est difficile de soupçonner Willis d'avoir délibérément voulu faire naître de telles idées dans l'esprit de ses lecteurs, les problèmes soulevés par ses écrits furent utilisés à des fins matérialistes. Son influence put donc se conjuguer à l'hypothèse de Locke concernant la possibilité d'une matière pensante10 . Certains chercheurs ont déjà souligné l'influence exercée sur Locke par l'anatomie cérébrale de 7. Sur l'explication du cerveau et des esprits animaux de Willis, voir notamment Georges Canguilhem, La formation du concept de réflexe Paris, Vrin, 1955 ; Alfred Meyer et Raymond Hierons, "On Thomas Willis's concepts of neurophysiology ",Medical History, vol. 9 (1968), 1-15, 142-155. 8. Voir l'ouvrage déjà cité d'Isler, Thomas Willis ... , 13. 9. Voir à ce sujet, et surtout au sujet des problèmes entraînés par la tentative de Willis de corréler structure et fonction, William F. Bynum, "Anatomical Method, Natural Theology, and the Functions of the Brain", Isis, 64 (1973), n° 5-6, 445-468. 10. A ce sujet, voir John W. Yollon, Thinking Matter, Blackwell, Oxford, 1984, et Locke and French Materialism, Clarendon Press, Oxford, 1991.
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Willis et mis en lumière plusieurs parallèles entre l'hypothèse du premier et des passages du second 11 . Pour les médecins matérialistes, Willis faisait figure de précurseur et ils s'appuyèrent souvent sur des exemples puisés dans ses ouvrages. Dans ce qui suit, j'étudierai principalement les écrits de deux médecins de la fin du xvne siècle, médecins dont les ouvrages sont très différents mais dont les noms ont été liés : il s'agit du Français Guillaume Lamy et de l'Anglais William Coward 12. Mais l'on ne peut pas passer sous silence le médecin Gaultier, protestant de Niort, dont la Réponse, publiée en 171413 , développe de nombreux arguments matérialistes, notamment pour démontrer, contre les Cartésiens, que la matière peut sentir et que l'on peut expliquer la sensation (des animaux et, implicitement, des hommes) par le seul fonctionnement du corps. Cet ouvrage, transformé en rarifé de la vie er de la more. sera absorbé par le courant clandestin du xvme siècle. Enfin, j'évoquerai La Mettrie, dont les écrits, publiés au milieu du siècle, et également liés à la tradition clandestine, se situent clairement dans la continuation des œuvres des libertins de la fin du siècle précédent. Guillaume Lamy, docteur-régent épicurien de la Faculté de Médecine de Paris, expose ses idées concernant l'âme dans les Discours anatomiques (1675) et dans l'Explication mécanique et physique des fonctions de l'âme sensitive (1677). Le premier ouvrage, publié à Rouen, suscite de vives critiques de la part de certains médecins cartésiens de la Faculté de Paris, et 1' auteur fait donc paraître une seconde édition augmentée, à Bruxelles, en 1679. Le deuxième ouvrage est publié à Paris avec l'approbation de la Faculté14 . L'œuvre de Lamy se caractérise par son antifinalisme et par une tentative d'expliquer les fonctions intellectuelles, sans recours à l'âme spirituelle (malgré quelques précautions prises à 1' attention la censure). Lamy présente ses idées comme des conjectures et, comme Willis, qu'il utilise, il prétend ne traiter que des fonctions de l'âme sensitive commune à l'homme et aux animaux; il affirme s'incliner devant les enseignements de la foi pour ce qui regarde 11. Voir Isler, Thomas Willis ... , 178, et John P. Wright, "Locke, Willis and the seventeenthcentury Epicurean sou!", dans Margaret J. Osier (ed.), Atoms, Pneuma and Tranquillity, Cambridge U.P., 1991, 239-258. 12. Le lien entre ces deux médecins est souligné notamment par Giuseppe Ricuperati, qui affirme, sans cependant donner de preuve, que Coward avait étudié et même traduit Lamy (" Il problema della corporeità dell'anima dai libertini ai deisti" dans Sergio Bertelli (ed.), Illibertinismo in Europa, Milan, Riccardo Ricciardi, 1980, 381-382). 13. Le titre de l'ouvrage est: Réponse en forme de dissertation à un théologien qui demande ce que veulent dire les Sceptiques, qui cherchent la vérité par tout dans la Nature, comme dans les écrits des Philosophes; lors qu'ils pensent que la Vie & la Mort sont la même chose... Il fut publié avec privilège à Niort chez Jean Blies. 14. Une édition de ces deux ouvrages fut récemment procurée par Anna Minerbi Belgrado (Paris, Universitas, et Oxford, Voltaire Foundation, 1996). C'est à cette édition que je renverrai désormais.
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l'âme spirituelle 15 . Néanmoins il distingue le domaine de la foi de celui de la philosophie et il semble insinuer que la philosophie n'enseigne pas l'existence d'une âme immatérielle. C'est bien dans ce sens matérialiste qu'il fut lu à l'époque, car sa description de l'âme matérielle, substance déliée et très agile, fut incorporée dans la tradition de la pensée antireligieuse clandestine : le passage qui la décrit est reproduit, par exemple, dans L'Ame matérielle et dans L'Esprit de Spinoza 16 . L'œuvre, comme la carrière, de l'Anglais William Coward sont très différentes. Après des études de médecine à Oxford, où il enseigne pendant deux ans en tant que" fellow" de Merton College, il pratique la médecine, d'abord à Northampton et ensuite à Londres à la fin du siècle. Ses ouvrages doivent être replacés dans un contexte polémique qui débute avec la publication des œuvres de Hobbes et qui marque la tradition " mortaliste " anglaise. Les mortalistes, qui nient l'immortalité de l'âme, estimant pour la plupart que l'homme entier ne ressuscite qu'au jugement dernier, appartiennent à une longue tradition qui fleurit à l'époque de la Révolution anglaise au milieu du xvne siècle. Ses représentants les plus connus, à cette époque, sont Overton et Milton, et l'on peut estimer que Hobbes s'y rattache également 17. La polémique est relancée à la fin du siècle par un certain Henry Layton (1622-1705), qui entreprend de répondre à un prêche célèbre de Bentley prononcé le 4 avril 1692 dans le cadre des Boyle Lectures contre les incroyants, et notamment contre la philosophie épicurienne: Matter and Motion cannat think or A Confutation of Atheism from the Faculties of the Sou/18 . Layton prolonge ensuite sa réfutation de Bentley dans un ouvrage intitulé A Search After Souls and Spiritual Operations in Man, qui est publié sans indication de lieu ni date. Il explique qu'il a formé ses opinions après avoir médité la question de l'âme pendant l'été de 1690, à la suite de sa lecture du De anima brutorum de Willis. Il affirme même que ce dernier était de toute évidence convaincu de la matérialité de l'âme de l'homme comme de celle des animaux, mais qu'il n'osa pas l'affirmer ouvertement19. L'œuvre de Coward prolonge cette polémique, notamment avec les Second Thoughts concerning Human sou/, livre publié sous le nom de "Estibius Psychalethes" en 1702, et brûlé l'année suivante sur l'ordre du Parlement. Il développe ses arguments dans The Grand Essay, or a Vindication of Reason and Religion, against Impostures of Philosophy, 1704, écrit en réponse au livre de John Broughton intitulé Psychologia et qui critique le premier livre 15. Voir par exemple la Réponse aux raisons, par lesquelles le sieur Galatheau prétend établir l'empire de l'homme sur tout l'Univers, publiée avec l'Explication mécanique... 16. A ce sujet, voir en particulier J.S. Spink, La libre pensée de Gassendi à Voltaire [éd. orig., Londres, 1960], Paris, Editions sociales, 1966, 138-151; voir aussi l'édition citée de Belgrado, 28. 17. Voir à ce sujet notamment Norman T. Burns, Christian Mortalism from Tyndale to Milton, Harvard U.P. 1972. J'ai traité plus longuement de ce sujet dans mon article: "Matérialisme et mortalisme ", à paraître dans les Mélanges Olivier Bloch. 18. Sermon reproduit dans R. Bentley, Works, éd. A. Dyce, vol. III, 1838, 35-50. 19. Second Part of a Treatise intitled a Search after Souls, 22.
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de Coward20 . La réprobation que soulèvent les écrits de ce médecin se voit dans le fait que la Convocation de l'Eglise d'Angleterre essaie de condamner conjointement Coward et Toland - dont les Letters to Serena paraissent la même année- en 170421 . La polémique durera jusqu'au départ du médecin de Londres vers 1706. Coward s'appuie sur de nombreuses citations des Ecritures et il refait l'historique des opinions concernant la nature de l'âme pour démontrer que son immortalité est une doctrine païenne, introduite par l'Eglise catholique pour des raisons d'intérêt et comme un moyen de contrôler le peuple. Mais une grande partie de son argumentation, dans The Grand Essay encore plus que dans son premier livre, s'appuie sur des exemples physiologiques décrivant la façon dont les fonctions intellectuelles dépendent du corps. Coward développe sa théorie également dans un ouvrage médical écrit en latin et intitulé Ophthalmiatria (1706), consacré au fonctionnement de la vision. Dans ce livre, il critique la doctrine cartésienne de la glande pinéale et il rejette une nouvelle fois l'existence de toute substance immatérielle, car c'est le cerveau qui produit la pensée. Willis est, comme l'on pouvait s'y attendre, largement cité 22 . Pour mieux faire ressortir les ressemblances ainsi que les différences entre ces auteurs, et comprendre les enjeux des débats en France et en Grande-Bretagne, nous proposons d'examiner certains thèmes essentiels des écrits de ces médecins, notamment leur conception de l'âme, avant d'aborder l'un de leurs continuateurs ouvertement matérialiste et athée : La Mettrie. Le problème essentiel, pour toute explication matérialiste des facultés humaines, était d'expliquer comment la matière peut d'abord sentir et ensuite penser : toute matière peut-elle devenir sensible ? les plus infimes parties de la matière, ou atomes, sont-elles sensibles et capables de pensée ? est-ce une organisation particulière de la matière qui produit la sensation et la pensée ou doit-on plutôt postuler une matière subtile, c'est-à-dire une âme matérielle? Ces questions ne pouvant pas être clairement résolues, les médecins recourent 20. Second Thoughts concerning Human soul, demonstrating the notion of human soul as believed to be a spiritual immortal substance, united to human body, to be a plain heathenish invention, and not consonant to the princip/es of philosophy, reason or religion, but the ground only of many absurd, and superstitious opinions, abominable to the reformed churches and derogatory in general to true christianity, London, R. Basset, 1702; W.C.M.D.C.M.L.C. The Grand Essay, or a vindication of reason and religion, against impostures of philosophy. Proving according to those ideas and conceptions of things human understanding is capable of forming to it self, 1. That the existence of any immaterial substance is a philosophie imposture, & impossible to be conceived 2. That all matter has originally created in it, a principle of internai of self-motion 3. That matter & motion must be the foundation of thought in men & brutes. To which is added A Brief Answer to Mr.Broughton's Psycologia ... , London, John Chantry, 1704. 21. Voir M.C. Jacobs, The Newtonians and the English Revolution, Cornell U.P., 1976, 216217. Elle cite les Observations made by the President and his Suffragen Bishops in the Convocation of Canterbury upon a paper delivered [. .. ] by the prolocutors of the lower house, 1704 (Patrick mss, Queen's College, Cambridge). 22. William Coward, Ophthialmiatria : quae accurata & integra Oculorum male affectorum instituitur Medela: nova methodo aphoristico concinnata. London, J. Chantry, T. Atkinson, 1706.
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à des explications diverses du sentiment et de la pensée, explications qui entraînent des conceptions divergentes de l'âme. Willis, comme nous l'avons vu, distingue l'âme humaine de l'âme animale, celle-ci divisée en âme sensitive et âme vitale. C'est l'âme animale qui est une substance matérielle particulière représentée par les esprits animaux, ou esprits ignés. Willis recourt ici à l'explication épicurienne d'une matière subtile qui peut être sensible, mais il reste très prudent quant à la question de savoir si elle peut penser, préférant s'en tenir à l'hypothèse d'une âme intellectuelle immatérielle et immortelle. Une position semblable est adoptée par Guillaume Lamy. Dans ses Discours anatomiques, consacrés à la structure du cerveau, il souligne la façon dont ses fonctions sont subordonnées au corps et augmentent avec la force de celui-ci, et sont troublées par la maladie ou par l'opium ... Ensuite, il passe en revue les différentes théories concernant l'âme, comme le feront plusieurs textes clandestins du xvme siècle, pour terminer avec une version de la théorie de l'âme du monde, dans le passage déjà évoqué, qui est par la suite incorporé dans plusieurs ouvrages antireligieux 23 . Mais quand il définit l'âme sensitive dans son Explication mécanique et physique... , Lamy se limite à dire que c'est " un corps très subtil, toujours en mouvement, dont le réservoir est dans le cerveau "24 et il ne fait pas sienne la théorie de l'âme du monde, comme il l'avait fait dans l'œuvre précédente. Dans ce deuxième ouvrage, Lamy décrit le fonctionnement des sens, des passions et des mouvements volontaires, en évitant de parler des facultés intellectuelles. Il commence avec cette définition de l'âme sensitive comme un corps très subtil. Ainsi, comme ille précise dans la conclusion du livre, l'âme et les esprits sont la même chose : il utilise plutôt le mot esprits quand il est question des nerfs, et le mot âme quand il s'agit du cerveau (176). Même si Lamy, par prudence, affirme que la foi nous enseigne l'existence d'une âme spirituelle et immortelle, et s'il prétend s'en tenir à l'âme sensitive, il est clair qu'il est partisan de la théorie de l'âme matérielle. Sa défense de cette conclusion, inspirée de Gassendi, est toute théorique, car il explique que les seules alternatives sont la solution enseignée par la foi, selon laquelle l'âme est une substance incorporelle, et la théorie des péripatéticiens, selon laquelle elle est une forme corporelle : " Or l'Ame sensitive n'est point incorporelle, puisque toutes ses fonctions dépendent absolument du corps, et les bêtes, qui n'ont rien que de corporel, ont une Ame sensitive [ ... ]. On ne peut pas dire non plus que l'âme sensitive soit une forme corporelle, ou un mode de la matière, ce serait trop ravilir sa nature et ôter tous les moyens d'expliquer ses actions. Et on peut fort bien démontrer, comme j'ai fait ailleurs, que les formes des péripatéticiens sont chimériques. Il faut donc absolument conclure que l'âme sensitive est un corps" (146). 23. Discours anatomiques, 99-100. 24. 142; voir aussi 145-146.
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Et il répète encore une fois: "il faut conclure que l'âme sensitive est un corps d'une nature particulière et différente des autres, dont les mouvements sont des perceptions ou des passions" (147-148). Dans les tentatives de donner une explication matérialiste des fonctions de l'âme, cette conception, d'inspiration épicurienne, qui faisait consister l'âme sensitive (et, par insinuation, l'âme intellectuelle de l'homme) en une matière particulière, s'opposait à une autre interprétation selon laquelle les fonctions du cerveau résultent de l'organisation de cet organe, et non de l'intervention d'une matière particulière25 . Lamy emprunte des éléments d'une explication des fonctions de l'âme par la structure du cerveau, mais, finalement, il privilégie l'explication par une substance particulière26 . Pour Lamy, comme pour Willis et la tradition gassendiste, l'âme sensitive est une substance, et elle équivaut aux esprits qui sont distillés du sang. On peut estimer que Lamy veut laisser comprendre que l'âme humaine est de même nature, car il prend soin de rappeler au lecteur que ses ennemis affirmeront que son explication est dangereuse, " car on pourrait dire la mesme chose de l'âme raisonnable" (156). Et c'est bien en ce sens que les matérialistes l'ont lu. Le médecin Coward, par contre, tout en citant Willis, présente une solution assez différente. Son but essentiel est de nier l'existence d'une substance spirituelle et immortelle et de démontrer que l'âme n'est que la vie infusée par Dieu dans la matière27 , doctrine qui, selon lui, s'accorde aux enseignements de la Bible. Ainsi, les Second Thoughts sont précédées d'une dédicace au clergé anglais dans laquelle Coward affirme que sa doctrine est compatible avec leur enseignement, à la différence des théories" ridicules" des philosophes concernant l'âme. Pour lui, la vraie notion de l'âme est évidente: "life and soul are the same ; and the grounds of making a real distinction between one and the other is nothing but for want of a due consideration of the true estimate and value of life, which can proceed from none but an omnipotent power. Here we also learn the consequences of life, which are sensation, thinking and reasoning etc, by which it is demonstrated to be a meer figment and idle and vain philosophy, to frame an idea of a spiritual substance in man " 28 . La doctrine qui affirme l'existence d'une substance spirituelle dans l'homme aurait été inventée par l'église catholique. Dans Second Thoughts, après 25. A ce sujet, voir l'article d' Aram Vartanian, "Quelques réflexions sur le concept d'âme dans la littérature clandestine", dans O. Bloch (éd.), Le matérialisme du XVIII' siècle et la littérature clandestine, Paris, 1982, 149-165. 26. Voir l'analyse faite par Anna Minerbi Belgrado de cette tentative de concilier des théories opposées, dans son introduction aux deux textes de Lamy, 20-24. 27. Second Thoughts on the Human Soul, 49. 28. Second Thoughts, 122 ("la vie et l'âme sont la même chose; et les raisons de faire une réelle distinction entre les deux viennent uniquement du manque de réflexion sur la vraie valeur de la vie, qui ne peut venir que d'une puissance omnipotente. Ici, nous apprenons également les conséquences de la vie, qui sont : la sensation, la pensée, le raisonnement, etc., d'où il est prouvé que c'est une imagination et une philosophie vaine et futile que de former l'idée d'une substance spirituelle dans l'homme").
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quelques réflexions générales concernant le fondement de la croyance et une critique de la doctrine qui soutient que l'âme humaine est une substance spirituelle unie au corps, Coward présente ce qui est selon lui la vérité : les êtres humains, comme les bêtes, meurent complètement et il n'existe pas de vie après la mort. Tout en admettant que ses principes sont fortement teintés de Hobbisme, et en se référant favorablement à l'atomisme de Démocrite, Coward insiste donc sur la compatibilité de son système (qui s'inspire peut-être de Locke, malgré le fait que Locke et Collins ne manifestent que du mépris pour son ouvrage, ce qui n'est guère étonnant) 29 avec les enseignements du Christianisme. Ces thèses sont encore développées dans The Grand Essay, où, comme il l'indique sur la page de titre, il prétend prouver que la matière et le mouvement doivent être le fondement de la pensée dans les hommes comme dans les bêtes. Pour lui, Dieu est une puissance autosuffisante ou indépendante (60) qui dote la matière de principes permettant aux esprits animaux de produire la pensée, au moyen du mouvement, même si la façon dont cela se produit demeure incompréhensible. Mais c'est clairement le cerveau qui produit la pensée, et cela nécessite une organisation particulière de l'être humain: ici, il précise que cette organisation ne consiste pas seulement en organes appropriés, et notamment le cerveau, mais également en un juste tempérament du sang30 . La matière est elle-même naturellement passive, car elle a besoin d'une puissance immatérielle et active qui l'excite à l'action31 . Nous voyons ici l'importance du rôle de Dieu dans la pensée de Coward. En effet, en répondant à la critique selon laquelle sa théorie réduit l'homme à un mécanisme, une horlogerie curieuse ou une machine raisonnante, Coward réplique que Dieu seul peut créer une telle machine raisonnante à partir de la matière inerte32 . Il faut cependant préciser que le Dieu de Coward n'est pas une substance, mais une puissance. Il a créé la matière avec la capacité de se mouvoir : ainsi, selon Coward : " ail substance or materia informata has in it a principle of selfmotion, and would always exert itself did not the Almighty restrain it to preserve the due frame and order of the universe " 33 . Coward ne semble pas s'inquiéter de la contradiction entre une telle affirmation et son insistance, ailleurs, sur la passivité essentielle de la matière. A 29. Voir la lettre de Locke a Collins, le 28 février 1704: "by what 1 have seen of him already, 1 cau easily think his arguments not worth your reciting" (Correspondence, éd. E.S. De Beer, Clarendon Press, vol. 8, 1989, 217); et celle de Collins à Locke, le 16 février 1704: "his arguments are very far from proving either and are too mean to give yon any account of" (ibid., 198). 30. Second Thoughts, 105. 31. Grand Essay, 17. 32. Second Thoughts, 123-4. 33. Grand Essay, 43 : "toute substance ou materia informata possède un principe d'automotion, et ce principe s'exercerait toujours si le Tout-Puissant ne le retenait pas, pour préserver l'organisation et l'ordre de l'univers".
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l'époque, on a souvent lu ses affirmations réitérées concernant Dieu comme un stratagème libertin destiné à masquer une théorie essentiellement athée34 . Il est difficile de trancher, mais il est certain que, malgré les nombreuses références bibliques qui parsèment ses œuvres, le fait qu'il s'appuie sur des explications physiologiques permet de détacher ses arguments du cadre religieux. Ainsi Giuseppe Ricuperati estime que ses ouvrages constituaient une radicalisation du débat en Angleterre 35 . Il est clair que, malgré ses références à Willis, Coward abandonne toute distinction entre des âmes différentes pour affirmer ouvertement que toute pensée résulte de la matière et du mouvement, et qu'il n'existe pas d'âme immortelle. De telles thèses sont, comme je l'ai déjà indiqué, dans la lignée des "mortalistes" anglais qui, depuis le XVIe siècle, nient que l'âme survit à la mort du corps et affirment la résurrection de l'homme en entier au jour du Jugement dernier, opinion défendue également par Thomas Hobbes 36 . A la différence du matérialisme de Lamy, celui de Coward s'inscrit dans un contexte ouvertement polémique, et il constitue un défi aux autorités religieuses, chose qui, tout en comportant certaines risques, fut possible en Angleterre. Il ne s'abrite pas derrière une explication apparente de l'âme sensitive, mais affirme hautement que l'âme humaine est mortelle, conforme selon lui, à la vérité chrétienne. Par ailleurs, Coward ne soutient pas l'existence d'une âme matérielle: au lieu d'affirmer que l'âme doit être un corps, il estime qu'elle n'est que la vie. Mais, dès qu'il s'agit de tenter une description de la façon dont les idées sont produites, Coward a, de même que Lamy, recours aux esprits animaux. Ce dernier reprenait le schéma cartésien des traces laissées dans le cerveau par les esprits, schéma utilisé également par Willis37 . Pour Coward, les choses sont moins claires. Il affirme que les esprits animaux, qui sont, comme pour Willis, distillés du sang, créent la pensée par leur motion dans le cerveau. Ces esprits animaux semblent non seulement laisser des traces sur le cerveau, mais également produire la pensée d'une façon difficile à comprendre. Dans The Grand Essay, il définit la pensée comme : " the Result of certain Effluviums from the Brain, raised and continued by a perpetuai Circulation or Rotation of Ideas thereon impressed, as by God originally so ordained, which last clause I have added because I think it impossible for any man in the world by meer Philosophy to explain How Material or Immaterial Substances either are able to 34. Voir par exemple le compte rendu dans les Nouvelles de la république des lettres, janvierjuin 1704, 596. 35. G. Ricuperati, "Il problema della corporeità dell' anima dai libertini ai deisti ", dans Sergio Bertelli (ed.), Il libertinismo in Europa, Milan, Riccardo Ricciardi, 1980, 381. 36. Voir Leviathan, III, ch. 38 et IV, ch. 44. 37. Voir Explication, éd. Minerbi, 142 sq.
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think "38 . L'agitation des esprits animaux, comprimés dans le cerveau, produit donc non seulement les émotions mais également la pensée ; la motion de ces esprits animaux, qui reçoivent les impressions des sens, est comparée à l'agitation provoquée par le feu dans l'esprit de vin hautement rectifié, ou purifié (134). Nous ne trouvons pas ici de description physiologique claire, mais plutôt une explication de la façon dont l'état des esprits affecte la pensée et les émotions de l'homme. Et Coward insiste à plusieurs reprises sur le pouvoir qu'a Dieu de rendre la matière capable de penser, c'est-à-dire de "juger des idées" imprimées sur ce qu'il décrit comme "de petites parties différentes de la matière, appellées des esprits animaux de l'homme entier" (142), ou, comme ille dit dans Second Thoughti3 9 , " to create an active power in dull heavy and unactive matter, by which it is enabled to perform ali those noble operations it doth ".Il semble bien, alors, que Coward ne veut pas affirmer l'existence d'une âme matérielle, car pour lui les esprits animaux - qui sont une forme très purifiée de la matière, comme l'est l'âme matérielle de Lamy- ne sont pas l'âme, l'âme n'étant que la vie. Les esprits fournissent les impressions des sens ou les idées, et la motion des esprits produit la pensée. Ainsi les esprits animaux sont la "fondation de la pensée" de l'hommé0 . Mais cela ne semble pas signifier qu'eux-mêmes pensent. Il écrit aussi," the Notion of a Soul which 1 propound, wholly depends on Matter asto its operation; and if any of the wheels of that material fabrick be out of arder, it must be very much impeded in its actions, or totally obstructed "41 . Il veut, semble-t-il, souligner le fait que c'est l'organisation de la matière qui produit la pensée, et il tente d'éviter une conception substantialiste de l'âme, même si son utilisation de Willis semble le tirer dans ce sens. Ici paraît clairement la difficulté de fournir une explication matérialiste de l'homme. Il est apparemment impossible d'aller plus loin que des exemples qui démontrent la dépendance de la pensée vis-à-vis du corps, et qui ont pour but de réfuter les arguments concernant la nécessité d'une âme immatérielle. Il est intéressant de constater que l'ouvrage d'Abraham Gaultier ressemble assez à celui de Coward, par sa méfiance envers la notion d'une âme matérielle. Il souligne surtout qu'une seule substance est responsable de tous les 38. The Grand Essay, 1704, 129 ("le résultat de certains effluves émanant du cerveau, soulevés et poursuivis grâce à une circulation ou une rotation perpétuelles des idées imprimées sur lui, comme par Dieu ordonné à l'origine. J'ai ajouté cette dernière clause, car je crois impossible à n'importe quel homme au monde d'expliquer par la philosophie seule comment des substances matérielle ou immatérielle sont capables de penser "). 39. Second Thoughts, 101 ("de créer une puissance active dans la matière lourde et inactive, qui lui permet d'accomplir toutes les opérations nobles qu'elle fait"). 40. The Grand Essay, préface. 41. Second Thoughts, 111 ("La notion de l'âme que je propose dépend totalement de la matière quant à ses opérations ; et si un seul des rouages de ce tissu matériel est dérangé, elle doit être ou fortement empêchée dans ses actions ou totalement bloquée ").
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phénomènes et que tout s'explique par des "modes" de cette substance. Il n'existe donc pas d'âme séparée du corps, car l'âme n'est pas une substance particulière, même corporelle, mais bien le corps même et ses fonctions : " La vie des animaux, ou ce qui est la même chose, leur âme sensitive ne peut donc être que les fonctions qui naissent de leurs organes ... " 42 . Gaultier, comme Lamy, ne parle ouvertement que des animaux et de l'âme sensitive, mais, comme Lamy, il insinue clairement que c'est bien de l'homme qu'il s'agit également43 . Malgré ceci, il semble très proche de Coward quand il affirme que l'âme est la vie. Pour lui, les petites parties de la matière nepossèdent pas la sensibilité, laquelle résulte de nombreuses causes différentes (154), et les esprits animaux ne possèdent pas non plus de sentiment (158). A la différence de Coward, il n'essaie pas d'expliquer la production de la pensée. Il se montre hostile envers Willis, qu'il ne cite que pour critiquer la localisation des fonctions cérébrales, et il nie que l'origine des nerfs soit dans le cerveau44 . Le but de Gaultier n'est pas avant tout d'expliquer les fonctions intellectuelles, mais de démontrer contre les théologiens que la vie est le résultat d'une organisation matérielle. Ainsi, l'âme étant la vie, elle ne peut consister qu'en les fonctions matérielles. Il est remarquable, en effet, que ces médecins libertins de la fin du xvrre ou début du XVIII 0 siècle ne fournissent pas de description très détaillée du fonctionnement du cerveau. Même si ni Coward ni Lamy ne critiquent, comme Gaultier, la localisation des fonctions cérébrales, l'utilisation des expériences physiologiques de Willis est relativement limitée. Dans un passage assez bref du sixième Discours anatomique (96-98), Lamy reprend rapidement la description du médecin anglais, avant de passer à l'énumération des différentes théories concernant l'âme. Quant à Coward, c'est surtout dans son Ophthialmiatria qu'il reprend ce qu'avait écrit Willis concernant la structure et le fonctionnement du cerveau. Dans ses ouvrages polémiques en anglais, la structure du cerveau n'est évoquée qu'en passant. Ce n'est qu'au milieu du xvme siècle qu'un La Mettrie essaiera d'expliquer comment le cerveau peut produire la pensée. Mais ce faisant, il se retrouvera confronté aux mêmes difficultés qu'avaient affrontées un Lamy, un Coward ou un Gaultier: comment donner une explication claire de la façon dont la matière produit la pensée et comment décider s'il existe une âme matérielle ou si l'âme n'est autre chose qu'un nom commode pour parler de la vie ? Et comment alors définir cette matière qui peut tout expliquer ? La Mettrie tente de répondre à ces questions dans son premier ouvrage philosophique, L'Histoire naturelle de l'âme (1745), remanié sous le titre du 42. Réponse ... , éd. O. Bloch, 142. Voir aussi 170: "L'âme des bêtes est seulement les fonctions de leur corps ". 43. Voir à ce sujet l'introduction d'Olivier Bloch, éd. cit., 106-109. O. Bloch estime par ailleurs que Gaultier a dû connaître l'œuvre de Lamy, dont s'inspire son antifinalisme. 44. Réponse... , éd. O. Bloch, 150-153.
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Traité de l'âme en 1750. Dans cet ouvrage, comme dans le plus célèbre Homme machine (1747), il remet en cause l'existence de l'âme immortelle et il tente de montrer comment la matière peut être la cause de toutes les fonctions de l'homme. Le premier ouvrage commence donc avec une discussion concernant la matière et ses propriétés qui reprend les catégories scolastiques, mais de cette discussion relativement confuse, il ressort uniquement que la matière, telle qu'on l'observe dans les corps organisés, possède toujours certaines propriétés, y compris la faculté de se mouvoir et de sentir : " Nous ne connaissons dans les corps que la matière, et nous n'observons la faculté de sentir que dans ces corps : sur quel fondement donc établir un être idéal désavoué par
toutes nos connaissances ? "45 . Dans la suite de l'ouvrage, La Mettrie abandonne toute tentative de comprendre l'essence de la matière, préférant s'en tenir à la matière organisée et à ses qualités. Mais, malgré ce refus apparemment clair d'une âme immatérielle qu'il appelle "un être idéal", il retient l'hypothèse des trois âmes et, comme Lamy, il prétend ne discuter que de l'âme sensitive. Ses protestations de foi concernant l'existence de l'âme intellectuelle et immortelle sont alors encore moins crédibles que celles de son prédécesseur. Il s'appuie sur des données physiologiques pour décrire le fonctionnement des nerfs et du cerveau comme sensorium commune, reprenant les descriptions déjà fournies dans sa traduction des Institutions de Hermann Boerhaave46 . Le modèle ici retenu est celui des esprits animaux cartésiens, pour démontrer que le sensorium commune, ou le siège de l'âme, à l'origine des nerfs dans le cerveau, occupe la totalité de ce dernier. Quant à la nature de l'âme, il hésite entre plusieurs explications. Dans sa traduction de Boerhaave, il s'était limité à évoquer l'hypothèse de Locke "que Dieu, qui a donné aux bêtes la faculté d'apercevoir, de se souvenir, d'avoir quelques idées, ait pu communiquer à nos organes plus déliés une intelligence bien supérieure " 47 . Dans L'Histoire naturelle de l'âme, après avoir cité favorablement la description faite par Lamy de l'âme du monde dans le sixième Discours anatomique48 , il semble pencher plutôt pour une explication de la pensée comme le produit d'une organisation particulière de la matière. Il ne peut pas expliquer l'origine du sentiment et doit se borner à constater qu'il existe dans des corps qui ne se composent que de matière, sans pouvoir décider s'il procède ou non de l'organisation: "nous ignorons si la matière a en soi la faculté immédiate de sentir, ou seulement la puissance de l'acquérir par les modifications, ou par les formes dont elle est susceptible ; car il est vrai que cette faculté ne se montre que dans les corps organisés "49 . 45. Traité de l'âme, ch. VI, éd. Th. Verbeek, Utrecht, 1988, t. 1, 24*. 46. Institutions de médecine de M. Hermann Boerhaave, 2e édition, t. v (1747), 90 sq. 47. Ibid., t. I (1743), 104. Voir à ce sujet mon article:" La Mettrie, lecteur et traducteur de Boerhaave", Dix-huitième Siècle, n° 23 (1991), 23-29. 48. Traité de l'âme, ch. VIII, éd. T. Verbeek, t. I, 27*-28*. 49. Ibid., ch. VI, éd. T. Verbeek, t. I, 24*.
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Il va plus loin dans L'Homme machine, ouvrage dans lequel il abandonne toute prudence sur la question. Il cite de nombreuses expériences faites sur les animaux pour démontrer que les plus petites parties de matière organisée, c'est à dire les fibres, possèdent la capacité de réagir et de se mouvoir même quand elles sont séparées du reste du corps, et il fait grand cas de l'anatomie comparée des animaux et de l'être humain. Il n'est plus question de l'hypothèse des trois âmes: La Mettrie nie désormais ouvertement l'existence de toute âme, matérielle comme immatérielle. Il va jusqu'à déclarer: "L'Ame n'est donc qu'un vain terme dont on n'a point d'idée, et dont un bon Esprit ne doit se servir que pour nommer la partie qui pense en nous. Posé le moindre principe de mouvement, les corps animés auront tout ce qu'il leur faut pour se mouvoir, sentir, penser, se repentir, et se conduire en un mot dans le Physique, et dans le Moral qui en dépend "50 . Il ne tente plus, comme dans L'Histoire naturelle de l'âme, de décrire la structure et le fonctionnement du cerveau. Il préfère rapporter des résultats d'expériences sur des animaux démontrant, par exemple, l'action des muscles. De même, bien qu'il continue à utiliser la terminologie cartésienne des esprits animaux, ces esprits ne semblent plus jouer de rôle véritable dans son système. Pour décrire le fonctionnement du cerveau, il préfère s'en tenir à des images et à des métaphores51 . Sa conception de l'âme est tout aussi floue. Cette " partie qui pense en nous " est également définie comme suit : " [ ... ] 1'Ame n'est qu'un principe de mouvement, ou une partie matérielle sensible du cerveau, qu'on peut, sans craindre l'erreur, regarder comme un ressort principal de toute la machine [ ... ] "52 . Il continue ainsi à manifester de la sympathie pour tous les médecins qui ont tenté de fournir une explication purement matérielle de la pensée, comme il avait accueilli favorablement l'hypothèse de Lamy dans l'ouvrage antérieur. Dans L'Homme machine, il parle favorablement de Willis et de Perrault, " [qui] paraissent avoir mieux aimé supposer une âme généralement répandue par tout le corps, que le principe dont nous parlons. Mais dans cette hypothèse, qui fut celle de Virgile, et de tous les Epicuriens [ ... ], les mouvements qui survivent au sujet dans lequel ils sont inhérents, viennent d'un reste d'âme, que conservent encore les parties qui se contractent, sans être désormais irritées par les sens et les esprits. D'où l'on voit que ces écrivains, dont les ouvrages solides éclipsent aisément toutes les fables philosophiques, ne se sont trompés que sur le modèle de ceux qui ont donné à la matière la faculté de penser, je veux dire, pour s'être mal exprimés, en termes obscurs, et qui ne signifient rien" (188). 50. L'Homme machine, éd. A. Vartanian, Princeton, 1960, 180. 51. Voir A. Thomson," L'homme machine, mythe ou métaphore?", Dix-huitième Siècle, 20 (1988), 374. 52. L'Homme machine, éd. A. Vartanian, 186.
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Pour La Mettrie, finalement, peu importent les termes utilisés par ces médecins, si leurs explications peuvent être jugées compatibles avec son matérialisme. Il assimile les théories de Willis à la sienne, qui ressemble aussi par certains côtés à celle de Coward, pour qui l'âme est tout simplement la vie, théorie également défendue par Gaultier. Ainsi, la distinction, réelle, entre l'affirmation d'une âme matérielle et la tentative d'expliquer les fonctions attribuées à l'âme en termes du fonctionnement du corps, et notamment du cerveau, n'est pas toujours si tranchée qu'il apparaît à première vue53 . De même, le recours aux esprits animaux peut coexister avec des modèles explicatifs divers. Au tournant des xvne et xvme siècles, les médecins " libertins " qui veulent utiliser les données de la médecine pour nier l'immatérialité et l'immortalité de l'âme, peuvent faire appel à des traditions philosophiques anciennes, mais ils éprouvent des difficultés à proposer une alternative claire. Le recours à l'âme matérielle reste une solution favorisée par l'anatomie comparée, qui permet d'assimiler l'âme sensitive des bêtes à l'âme tout court et de lui attribuer les fonctions intellectuelles. Mais il existe une volonté d'expliquer la pensée par la structure du cerveau et de se passer d'une âme substantielle, volonté qui ne procède pas simplement du mécanisme cartésien. Dans les ouvrages de La Mettrie, au milieu du xvme siècle, nous retrouvons ces difficultés sous une forme exacerbée. Ce médecin ouvertement matérialiste et athée reste proche par maints côtés de ses prédécesseurs du tournant du siècle. Comme eux, il vise avant tout à discréditer la notion de l'âme immatérielle et immortelle et il est tenté d'avoir recours à une âme matérielle, en attribuant à l'âme sensitive des fonctions intellectuelles. Comme eux, il fait appel à des doctrines philosophiques diverses ainsi qu'à des données expérimentales. Mais ces données, tout en appuyant l'hypothèse que la pensée est produite par le cerveau matériel, ne permettent pas de donner une explication satisfaisante de la façon dont cela se fait. Il ne peut, finalement, aller plus loin que la volonté de discréditer la doctrine de l'âme immatérielle et affirmer que la matière peut produire la pensée. Pour le reste, il doit avouer son ignorance.
53. A. Vartanian, dans "Quelques réflexions sur le concept d'âme dans la littérature clandestine" (art. cit., 149-150), fait également remarquer que deux conceptions se retrouvent parfois dans un même ouvrage clandestin.
MATHÉMATIQUES ET LIBERTINISME
Alain
MOTHU
"L'étude des mathématiques, en comprimant la sensibilité et l'imagination, rend quelquefois l'explosion des passions terrible" (Mgr. F.-A.-P. Dupanloup, De la haute éducation intellectuelle, Orléans, 1855)1.
Le 23 avril 1625 meurt le fils de Guillaume le Taciturne: Maurice de Nassau, prince d'Orange, l'un des plus fameux capitaines de son temps, expert dans l'art militaire et dans celui des fortifications, amateur réputé de mathématiques. Guez de Balzac, dans son Socrate chrétien (1652) 2 , nous relate sa dernière heure: "le théologien protestant qui prêchait d'ordinaire devant lui l'était venu visiter accompagné de deux ou trois autres de la même communion. S'approchant de son lit avec une profonde révérence, il le conjura au nom de toute leur église de vouloir rendre quelque témoignage de la religion qu'il professait et de faire une espèce de confession de foi qui pût être recueillie de la compagnie, afin, disait-il, que les dernières paroles d'un si grand témoignage se conservassent dans la mémoire des hommes et donnassent de l'autorité à l'opinion qu'il avait suivie. A cette demande le prince se mit un peu à sourire et lui répondit incontinent après : Monsieur mon ami, j'ai bien du déplaisir de ne vous pouvoir donner le contentement que vous désirez de moi. Mais vous voyez que je ne suis pas en état de faire de longs discours ni de vous rendre compte de ma créance par le menu. Je vous dirai seulement en peu de mots que je crois que deux et deux font quatre et quatre et quatre 1. Cité par G. Bechtel et J.-C. Carrière, Dictionnaire de la bêtise et des erreurs de jugement, Paris, Laffont, coll. "Bouquins", 1992, 271. 2. Socrate chrétien, 1652, 181 (Nassau n'est pas explicitement nommé; Balzac le louait fréquemment dans sa jeunesse : cf J. Jehasse, Guez de Balzac et le génie romain, Pub!. de l'Univ. de Saint-Etienne, 1977, 32 et 85, n. 51). Nassau, né en 1567, avait pris pour maître et bientôt r.our ami le mathématicien hollandais Simon Stevin (1548-1620), apôtre très positiviste d'un "siècle sage" non crédule: voir l'éd. donnée par Albert Girard de ses Œuvres mathématiques, Leyde, 1634, spéc. 2e p., 106 sq. (où l'on soupçonne quelques insinuations un peu" libres" relatives à nos préjugés linguistiques et culturels). L'édition française de ses Mémoires mathématiques, trad. Jean Tuning, Leyde, 1608, est dédiée par Stevin à son protecteur et ami Nassau- dédicace éclairante sur la passion mathématicienne du prince (au reste courante à l'époque parmi les personnes de son rang: voir par ex. P. Taillefer, Méthodiques institutions de la vraye etfarfaite arithmetique de Jacques Chauvet, Paris, 1615, Epître au gouverneur d'Avranches: "[ ... les Mathematiques, dont se repaissent les esprits des Roys, Princes et Seigneurs, [... ], ces nobles, royales, et divines sciences [... ] ").
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font huit. Monsieur Tel (montrant du doigt un mathématicien qui était là présent) vous pourra éclaircir des autres points de notre créance". Exacte ou supposée, cette anecdote que nous rapporte également Tallemant des Réaux dans ses Historiettes, semble avoir profondément marqué les esprits au xvne siècle, et ceux encore du siècle suivant, passant comme emblématique de certaine position "libertine" (plus rationaliste que sceptique) à l'endroit des certitudes religieuses 3 :croyances que l'éclat des certitudes mathématiques ravalerait au rang de convictions irrationnelles et de préjugés culturels. Comment, en effet, croire aussi certainement que 2 et 2 font 4 ou que la somme des angles d'un triangle équivaut à deux droits, et que Dieu a créé le monde, qu'il est un en trois personnes, qu'il s'est incarné, qu'il manifeste sa présence dans la consécration eucharistique, qu'il réalisa en chair des miracles, etc. ? Les croyances religieuses ne représentent-elles pas le type même du préjugé au sens où l'entendait justement Descartes? Le succès du bon mot de Nassau, véritable "mot de passe" des athées, selon G. Rodis-Lewis4 , et que l'on retrouve en effet dans la bouche de Dom Juan5 , puis dans divers écrits clandestins de la fin du xvnc et du début du xvme siècles 6 , sera encore vers 1760 "l'axiome favori" du héros athée de La république des incrédules de Michel3. Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, La Pléiade, I, 1960, 226. Selon cette version un peu plus malicieuse, c'est Maurice de Nassau qui prend l'initiative: " Etant à 1' extrémité ", " il fit venir un ministre et un prestre, et les fit disputer de la religion ; et après les avoir oüy assez long-temps: je voy bien, dit-il, qu'il n'y a rien de certain que les Mathematiques ". Une note marginale postérieure sur le manuscrit de Tallemant dit : " On conte d'un prince d'Allemagne fort adonné aux Mathematiques, qu'interrogé à l'article de la mort par un confesseur s'il ne croyoit pas, etc. : Nous autres mathematiciens, luy dit-il, croyons que 2 et 2 font 4, et 4 et 4 font huit " (éd. Adam, note). Ceci suggère que Tallemant connut l'histoire par deux voies, la seconde étant peut -être Balzac. 4. G. Rodis-Lewis, Descartes. Biographie, Paris, Calmann-Lévy, 1995, 94; cf aussi O. Bloch, "Quelques aspects de la tradition libertine ... " [1989], dans Matière à histoires, Paris, Vrin, 1997, 242. 5. Acte III, sc. 1. A Sganarelle qui lui demande à quoi il croit, Dom Juan répond : "Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit". Réplique de Sganarelle : " La belle croyance et les beaux articles de foi que voilà ! votre religion, à ce que je vois, est donc l'arithmétique? Il faut avouer qu'il se met d'étranges folies dans la tête des hommes ... " (Œuvres complètes, éd. P.-A Touchard, Paris, Seuil, 1962, 297; éd. G. Coulon, Pléiade, II, 57). Cet "article de foi", que Sganarelle rapporte à un pauvre quelques vers plus loin dans la même scène, fera polémique :voir les pièces contemporaines publiées par G. Coulon, ibid., 1204 et 1222. Molière possédait les Œuvres de Monsieur de Balzac, édition donnée en 1665 par Valentin Conrart (Paris, T. Jolly et Th. Billaine, 2 vol. in-fol. : voir l'Inventaire après décès du dramaturge dans M. Jurgens et E. Maxfield-Miller, Cent ans de recherches sur Molière, Paris, Impr. Nationale, 1963, 575). Dom Juan fut représenté à Paris pour la première fois le 15 février 1665. 6. Ainsi dans le fameux De tribus impostoribus~ MDJJC, écrit en 1688 (cf W. Schriider dans La lettre clandestine, no 7 (1998), 15-40) : Non obstat, quod ut cognoscatur, bis duo esse quatuor, omnes Mathematicos congregare. Res enim non est eadem, namqui nemo visus est [... ], qui dubitarit, an bis duo quatuor sint, cum e contrario religiones nec in fine nec in principiis nec in mediis concordent (Vienne Cod. 10450, fol. 12 f 0 ). Ou dans la Préface du traité sur la religion de M... (Bibl. Arsenal, ms. 2239) : "il n'y a point de verité plus claire et plus convaincante que celle-ci: Deux et deux font quatre, cependant si l'on enseignait aux hommes dès leur enfance comme un mistere de la Religion que dans certaines circonstances, deux et deux font sept, et si on les obligeait de le croire sous peine de la damnation eternelle, je suis sur que de cent hommes, il y en auroit au moins quatre vingt dix huit qui admettraient ce paradoxe ridicule" (f. 38-39) · et plus loin : " Si quelqu'un avançait que deux et deux ne sont pas quatre, chacun croirait qu'il est insensé, que c'est une proposition contre la raison. Or les mis te res du christianisme n'ont ils pas les mêmes car~cteres de fausseté [?] " (f. 54). G. Mori attribue ce manuscrit au curé Guillaume, auteur d'un tratté Des trois imposteurs perdu où un argument comparable, sait-on, était développé ("Un frammento del Traité des trois imposteurs di Etienne Guillaume", Rivista di storia della filosofia, 1993/2, 359-376). On pourrait multiplier les exemples.
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Ange Marin7 . Il doit tout à cette persuasion, apparemment florissante au xvne siècle, selon laquelle seules les vérités mathématiques nous restituent l'essence des choses et sont fondées en certitude. JÉSUS OU PYTHAGORE
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Les exemples d'objections mathématiciennes aux vérités de foi sont légion à l'âge classique. Certains blasphèmes le manifestent avec évidence. Mentionnons le sarcasme antitrinitaire si répandu dans la littérature hétérodoxe et iconoclaste de l'âge classique, selon lequel, pour citer un vers censuré de Boileau, "trois font trois et ne font jamais un " 8. Dans une autre version, géométrique et non plus arithmétique, on se plaît quelquefois à opposer au dogme trinitaire le rigoureux théorème de Pythagore9 . Certes, Lucien avait déjà moqué le dogme dans les mêmes termes dans son Philopatris : devant Triéphon qui s'exclamait: "Un de trois & de trois un. C'est là le vray Dieu, & le Souverain qu'il te faut adorer", Critias s'étonnait: "La Divinité est donc un nombre & un secret d'Arithmetique, tel que celuy de Nicomaque le Gerasenien ; & je n'entends point tes trois d'un, & ton un de trois. Est-ce le fameux Quatre de Pythagore, ou le nombre de 8. & de trente? " 10 . Par ailleurs, il faut reconnaître que l'a-rationalité du mystère trinitaire ("outre la raison") est une revendication chrétienne primordiale. Luther lui-même l'avait rappelé: "Comment la raison peut-elle s'accommoder de l'idée ou même croire que trois sont un et que un est trois? " 11 . C'est évidemment dans un tout autre sens que le rationalisme critique aborde le mystère à l'âge classique: celui-ci n'est plus que l'équivalent de l'irrationnel, autrement dit de l'absurde. "Quand certaines Eglises ajoutent que Dieu a pris une forme humaine [... ],cela ne me paraît pas 7. Le baron Van-Hesden, ou la république des incrédules, Toulouse, A. Birosse, 1762, 5 vol., 21 (voir en particulier 1, 15-21). 8. Satires, 1, éd. de 1666, v. 192 (vers supprimé à partir de 1683). On repère ce sarcasme dans plusieurs manuscrits "philosophiques clandestins " du début du XVIII 0 siècle : par exemple dans le "pseudo-Vallée", ca. 1705-1710 (selon le dogme trinitaire," un et un font aussitôt six, et six deux, comme trois font un et un trois" : ms. Moscou, B. Lénine, f. 218, vol. 10 A, no 972, 26), les Difficultés sur la religion, ca. 1712 (la Trinité aurait confondu Euclide ... : ms. Munich, cod. gall. 887, 418), chez Meslier (rien de plus absurde qu'un Dieu" qui en fait trois, ou de trois qui n'en font qu'un" : Œuvres, éd. Desné, Paris, Anthropos, 1970, 1, 381) ou dans le traité Des trois imposteurs du curé Guillaume : auteur qui, vers 1720, au dire de Mirabeau, " se donnoit une peine horrible pour prouver que deux et deux font quatre, et que trois ne sauraient faire un" (cité par G. Lanson, R.H.L.F., XIX, 1912, 22). Ce sarcasme, Montesquieu le glissera encore sous la plume du persan Rica dans ses Lettres persanes, XXIV (le Pape est un grand magicien " qui fait croire que trois ne sont qu'un ... "). Voir aussi ce que l'Encyclopédie, art. "Pyrrhonienne ou Sceptique [Philosophie]", rapporte du De typha generis humani... de Hieronimus Hirnhaym [Pragae, 1676, mis à l'mdex en 1682 pour scepticisme outrancier]: Encyclopédie, XIII, Paris, 1765, 612 (repris par Naigeon dans l'Encyclopédie méthodique). 9. Voir Diderot, Pensées philosophiques (1746), § LIX : "Pourquoi donc exiger de moi que je croye qu'il y a trois personnes en Dieu, aussi fermement, que je crois que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits. Toute preuve doit produire en moi une certitude proportionnée à son degré de force; & l'action de démonstrations Géométriques, Morales & Physiques sur mon esprit, doit être différente, ou cette distinction est frivole" (éd. R. Niklaus, Genève, Droz, 1965, 44, et la variante 74). Voir de même ce que déclare l'athée au §xx (ibid., 14-15). 10. Philopatris ou le Catéchumène, trad. Perrot d'Ablancourt, nouv. éd., Amsterdam, Mortier, 1709, II, 433. 11. Siimtliche Schriften und Werke, Leipzig, 1729, XIV, 13, cité par L. Feuerbach, L'essence du christianisme [1841], éd. fr. J.-P. Osier, Paris, Maspero, 1968, 385. IV,
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moins absurde que de dire que le cercle a pris la forme du carré", écrit Spinoza à Oldenburg - passage que reprendra le manuscrit clandestin La vie et l'esprit de Spinoza 12 . Autant de remarques qui, pour rhétoriques et triviales qu'elles soient, témoignent symptomatiquement de l'irruption, ailleurs plus systématisée, par exemple dans certains manuscrits clandestins du début du XVIIIe siècle 13 , voire quasiment institutionnalisée, dans les milieux proches de l'Encyclopédie 14 , d'une incrédulité à prétention mathématicienne qui n'entend plus seulement mettre en doute les articles de foi en s'armant d'érudition historique et de relativisme sceptique, mais qui prétend les invalider épistémologiquement. Et, par cela, définitivement. Pour ne pas abuser d'exemples, ne mentionnons que quelques cas représentatifs. Prenons par exemple les Difficultés sur la religion proposées au père Malebranche, texte "philosophique clandestin" composé entre 1710 et 1712, qui contient, aux dires de Frédéric Deloffre et de William Trapnell, " le témoignage le plus intime, le plus touchant et le plus significatif de la " crise de la conscience européenne" décrite par Paul Hazard " 15 . L'auteur, très certainement l'écrivain Robert Challe (1658-1720 ?), se dit" un peu physicien" et prétend avoir "quelque entrée de mathématiques " 16 : il ne cesse d'opposer aux religions révélées ou " factices " les démonstrations rigoureuses d'une géométrie qui, de surcroît, ne produit ni passions, ni guerres... Prenons ensuite le fameux Traité des trois imposteurs, composé à la charnière des xvrre et xvme 12. Lettre LXXIII à Oldenburg, dans Œuvres, éd. de La Pléiade, 1283. Repris dans La vie et l'esprit de Spinoza, X, 55-59, selon S. Berti (cf. Heterodoxy, Spinozism and Pree Thought in EarlyEighteenth-Century Europe, Dordrecht, Boston, London, Kluwer A.P., 1996, 44, et son édition du traité: Torino, Einaudi, 1994). La vie et l'esprit de Spinoza est une refonte de L'esprit de Spinoza, imprimé en 1719, qui courut également en manuscrit. Heidegger caractérisera la philosophie chrétienne comme un cercle carré ... 13. Renvoyons aux exemples donnés par M. Benitez dans La face cachée des Lumières, Paris, Universitas et Oxford, Voltaire Foundation, 1996, 327-340, passim (le commentaire de Benîtez est cependant contestable). 14. Mentionnons Pierre-André Leguay de Prémontval, étudié par G. Dulac ("Louis-Jacques Goussier, encyclopédiste et... 'original sans principes'", dans J. Proust [ed.], Recherches nouvelles sur quelques écrivains des Lumières, Genève, Droz, 1972, 63-110, spéc. 74-76; cf. aussi F. Venturi, Jeunesse de Diderot, Paris, Skira, 1939, 31-35). L'Ecole gratuite de mathématiques qu'il ouvrit près de la place Maubert vers 1737 prospéra jusqu'à compter près de quatre cents élèves en 1744. Prémontval avait souci de fortifier" l'mfluence secrète de la justesse mathématique [... ] dans les choses mêmes qui semblaient en devoir être les moins susceptibles " (Discours sur l'utilité des mathématiques, Paris 1742, 9). Il avait précocement mis ce principe à exécution en adressant en 1735 au P. Tournemine une réfutation" géométrique" du dogme de l'eucharistie. L'école, fréquentée par plusieurs futurs encyclopédistes (dont Diderot, qui dédiera à Mme de Prémontval ses Mémoires de mathématique), eut la réputation d'être une école d'impiété. Elle dut fermer en 1744 sous la pression des jésuites et des dévots. Il fut question d'embastiller Prémontval sous prétexte qu'il se donnait l'air d'attaquer la Religion par démonstrations mathématiques" (Prémontval, Mémoires, La Haye, 1749, 357; G. Dulac, 75). Autre exemple bien connu: Buffon, sommé en 1751 par la Faculté de théologie de revenir sur l'affirmation que "l'évidence mathématique et la certitude physique sont les deux seuls points sous lesquels nous devons considérer la vénté ; dès qu'elle s'éloignera de l'une ou de l'autre, ce n'est plus que vraisemblance et probabilité". Buffon saura s'incliner devant les" axiomes immuables" des théologiens et reconnaître qu'il est d'autres vérités certaines et éternelles, surtout en métaphysique et en morale (cf. J. Roger, Buffon, Paris, Fayard, 1989). 15. "The identity of the 'Militaire philosophe' : further evidence", Studies on Voltaire and the eighteenth century, vol. 341, Oxford, 1996, 27. 16. Robert Challe, Difficultés sur la religion proposées au père Malebranche, éd. F. Deloffre et M. Menemencioglu, Oxford, Voltaire Foundation, 1983, "Lettre dédicatoire", 43.
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siècles et qui sera mille fois copié ou édité au xvme siècle. L'auteur de ce bestseller proclame que les mathématiques " et quelques autres sciences " sont un outil de libération à l'égard du préjugé (religieu~ qui voudrait que la vérité soit "au-dessus des forces de l'esprit humain " 1 . Autre exemple: le roman célèbre de Tyssot de Patot, Voyages et avantures de Jaques Massé, publié entre 1714 et 1717 sous la fausse date de 1710. Tyssot de Patot (1655-1738), passionné de mathématiques, qu'il enseigna d'ailleurs à Deventer aux Pays-Bas, considéré à juste titre par Gustave Lanson comme l"' un des témoins les plus sûrs et les plus authentiques du mouvement philosophique [... ]dans les dernières années du xvue siècle " 18 , s'emploie constamment à dénoncer dans la Bible - ce "roman assez mal concerté", ce tissu de "fables sacrées"- les éléments bibliques qui défient les lois des mathématiques. Pour Tyssot, " il est sûr que le but du Saint Esprit n'a jamais été de nous rendre Mathématiciens & Philosophes " 19 . Dans ses Lettres choisies (1727), qui sont de la même veine que ses Voyages, l'écrivain confesse pour lui-même ce qui semble valoir pour plusieurs générations de libertins amateurs de sciences: "Il y a tant d'années que je me promène dans les chemins vastes et éclairés de la géométrie, que je ne souffre qu'avec peine les sentiers étroits et ténébreux de la religion. Tout ce qui ne se démontre pas m'est suspect " 20 . Enfin, on peut rappeler cette anecdote qui fait en quelque sorte boucle avec celle de Nassau, l'une et l'autre illustrant un siècle et demi de conflit mathématico-religieux. L'histoire - sans doute répandue par Frédéric II en personne 21 - fit le tour de Berlin vers 1775. Elle fait état d'une plaisanterie dont Diderot aurait été victime lors de son séjour à Saint-Pétersbourg à la cour de Catherine II : un " philosophe russe, savant mathématicien et membre distingué de l'académie" aurait infligé à Diderot une formule mathématique de l'existence de Dieu: a+ bn 1 Z =x, donc Dieu existe. Diderot, confondu, serait resté sans voix; l'événement hostile aurait même, selon la légende, précipité 17. Traité des trois imposteurs, s.l., 1777 [rééd. par P. Rétat, Saint-Etienne, 1973], chap. II, § 5, 17; cf aussi M. Benîtez, La face cachée des Lumières, 337-338. 18. G. Lanson," Origines et premières manifestations de l'esprit philosophique dans la littérature française, de 1675 à 1748 ", Revue des cours et conférences, déc. 1908, 267 ; R. Trousson, Préface aux Voyages et avantures, Genève, Slatkine Reprints, 1979, XXII. Sur Tyssot de Patot, sa formation scientifique et sa passion mathématicienne, on verra surtout A. Rosenberg, Tyssot de Patot and His Work (1655-1738), The Hague, M. Nijhoff, 1972 (cf 62-65 et passim), avec sa réédition des Voyages et avantures de Jaques Massé, Paris, Universitas; Oxford, Voltaire Foundation, 1993 (cf 7-10). 19. Voyages et avantures de Jaques Massé, Bordeaux, 1710, 381. 20. Lettres choisies, La Haye, 1727, I, 67. 21. Selon A Hytier, " Le philosophe et le despote : histoire d'une inimitié, Diderot et Frédéric II", Diderot Studies, VI, 1964, 55-88, ici 73 ; et A-M. Chouillet, "L'anecdote Diderot-Euler ou Dieu prouvé par A+ B ",Dix-huitième siècle, na 10 (1978), 319-328, ici 327-328. A-M. Chouillet fait incidemment remarquer l'analogie que cette histoire présente avec les moqueries adressées par Voltaire à Maupertuis dans son Histoire du docteur Akakia et du natif de Saint-Malo- moqueries qui lui vaudront son expulsion de Berlin. Dans cet opuscule qui fit scandale (rééd. J. Tuffet, Paris, Nizet, 1967), Voltaire raille Maupertuis d'avoir voulu, dans son Essai de cosmologie (1750), prouver Dieu par " Z égal à BC divisé par A plus B " (10), ou par " A plus B divisé par Z " (32) allusions à son principe physique de la moindre action. Ce principe de Maupertuis, académicien protégé de Frédéric II, avait reçu le soutien d'Euler (Tuffet, uv). Voltaire entendait faire ressortir l'absurdité d'une démonstration physico-mathématique de Dieu; plus tard, il décélera au contraire dans la tentative de Maupertuis une manifestation insidieuse de son athéisme (Tuffet, cm).
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sa décision de revenir en France en mars 177422 . Que cette anecdote soit authentique ou non importe peu ici, car ce qui était visé n'était pas tant Diderot en personne que ce qu'il représentait aux yeux de beaucoup: autrement dit, la prétention, visiblement trop fréquente parmi les "philosophes ", à faire usage des mathématiques ou du label mathématique pour discréditer Dieu et la religion23. En contrepoint, l'identification traditionnelle et cependant tardive du "philosophe russe" avec l'illustre mathématicien Euler- bâlois, mais académicien de Russie effectivement présent à Saint-Pétersbourg à l'époque de l'anecdote-, savant pénétré de respect pour la religion et volontiers apologiste, sera destinée à étayer l'idée selon laquelle la compétence mathématique était du côté de Dieu 24 . L'était -elle vraiment ? Les apologistes (catholiques ou réformés) ne se sont pas privés de citer les noms de très illustres mathématiciens qui n'étaient pas 22. Dieudonné Thiébault relate l'histoire: "[ ... ] Diderot, dès son arrivée, avoit été fort bien reçu, et défrayé de tout par l'impératrice, qu'il amusait beaucoup par la fécondité et la chaleur de son imagination, par l'abondance et la singularité de ses idées, et par le zèle, la hardiesse et l' éloquence avec lesquels il prêchait publiquement l'athéisme: que néanmoins quelques vieux courtisans, plus expérimentés et plus faciles à alarmer, représentèrent et persuadèrent à cette souveraine autocrate, que ce genre de prédication pourrait avoir de fâcheuses suites, à la cour surtout, où une nombreuse jeunesse, destinée aux premiers postes de l'empire, saisissait cette doctrine avec plus d'avidité que d'examen; que l'impératrice alors désirant que l'on pût imposer silence à Diderot sur ce chapitre, pourvu toutefois qu'elle ne parût y avoir aucune part, et qu'on n'y employât point l'autorité, on avoit un soir annoncé au philosophe français, qu'un philosophe russe, savant mathématicien, et membre distingué de l'académie, offrait de lui démontrer l'existence de Dieu, algébriquement et en pleine cour, que Diderot ayant témoigné qu'il serait bien aise d'entendre une démonstration semblable, à la réalité de laquelle, au surplus, il ne croyait guères, on avoit pris jour et heure pour le satisfaire; que le moment étant venu, toute la cour présente, c'est-à-dire, les hommes, et surtout les jeunes gens, le philosophe russe s'était approché gravement du philosophe français, et lui avoit dit, du ton de la conviction, Monsieur, [a + bn 1 Z = x]; donc Dieu existe: répondez; que Diderot, voulant prouver la nullité et l'ineptie de cette prétendue preuve, mais ressentant malgré lui l'embarras où l'on est d'abord lorsqu'on découvre chez les autres le dessein de nous jouer, n'avait pu échapper aux plaisanteries dont on étoit prêt à l'assaillir; que cette aventure lui en faisant craindre d'autres encore, il avoit témoigné, peu de Jemps après, le désir de retourner en France " (Mes souvenirs de vingt ans de séjour à Berlin, 2n e éd. revue et corrigée, Paris, an
[1805), III, 157 -159). 23. On rappelera que des mathématiciens sont à deux reprises les interprètes des considérations philosophiques hardies de Diderot : l'aveugle Saunderson dans la Lettre sur les aveugles (1749) et d'Alembert malade dans Le rêve de d'Alembert (1769). Sur la question controversée de l'authenticité de l'anecdote, voir A.-M. Chouillet, "L'anecdote Diderot-Euler... ", 322 et note 3, qui pour sa part conclut prudemment (328) que "le séjour de Diderot en Russie est à l'origine d'une sorte XIII
de folklore dans lequel chacun a plongé au gré de ses préférences idéologiques ". 24. Les intentions apologétiques de Euler sont patentes dans Rettung der gottlichen Offenbarung gegen die Einwürfe der Freigeister, Berlin, 1747 (= Défense de la Révélation contre les objections des esprits forts, dans Bibliothèque impartiale, XJ, juin 1755, 394 sq. et XII, oct. 1755, 288 sq.) et dans ses Lettres à une princesse d'Allemagne sur différents sujets de physique et de philosophie, Saint-Pétersbourg, 1768-1772 (cf Chouillet, art. cit., 325-326). L'identification du " philosophe russe " à Euler est générale chez les historiens des mathématiques, depuis A. de Morgan (Lettre à l'Athenaeum, 31 déc. 1867, puisA Budget of paradoxes, Londres, 1872, 250 et 474; rééd. New York, 1915) jusqu'à M. Guillen, Bridges to infinity, Los Angeles, 1983, Introduction. Tous se plaisent à présenter Diderot comme un lettré incompétent en mathématiques. Ce n'était cependant pas tout à fait le cas : "l'ambition de s'illustrer dans cette science a dominé sa jeunesse et l'a hanté encore dans l'âge mûr" (J. Mayer, Œuvres complètes, éd. DPV, II = Philosophie et mat~ématique, Paris, Hermann, 1975, 221, cf 221-226). Diderot, qui étudia beaucoup les mathéma!Iq!-'es da~s sa j.eunesse (le fonds Vandeul a révélé des essais inédits) et les enseigna pour se noumr, pubha d'mlleurs en 1748 des Mémoires sur différents sujets de mathématique qui furent favorablement accueillis par ses contemporains. Il fournira par la suite plusieurs articles de mathématiques à l'Encyclopédie (les plus importants ont pour objet le calcul des probabilités). Pour une plus JUSte appréciation de ses compétences, voir les références données par A.M. Wilson dans son Diderot [Oxford, 1957-1972], tr. fr. Paris, Laffont, "Bouquins", 1985, 75-77 (notes), et les références complémentaires fournies par A.-M. Chouillet dans" L'anecdote Diderot-Euler. .. ".
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moins profondément chrétiens. De Galilée à Newton, en passant par Descartes et Leibniz, la liste en est bien longue. Pascal ne fut pas le moins cité. Pour cause, il s'était lui-même complaisamment prêté au jeu: on n'ignore pas qu'après sa" nuit de feu" et sa grande" conversion" des sciences à la religion (1654), il avait refait surface, en 1658, pour lancer un défi retentissant à tous les mathématiciens européens au sujet de la courbe cycloïde ou" roulette " 25 . Une série de témoignages émanant de la famille Périer nous renseigne assez bien sur les circonstances et les mobiles du concours que Pascal mit sur pied alors qu'il travaillait simultanément à son Apologie contre les incrédules : lors d'une nuit de souffrance et d'insomnie, il aurait fait comme malgré lui des découvertes sur la roulette ; le duc de Roannez, dont la conversion avait suivi de peu la sienne, et sans doute aussi quelques autres amis jansénistes, lui représentèrent combien ces découvertes pouvaient servir la cause de Dieu contre les athées: "Dieu avait peut-être permis cette rencontre pour luy procurer un moyen d'établir et donner plus de force à l'ouvrage qu'il meditait contre les Athées et les libertins, parce qu'en leur faisant voir par ce qu'il avait trouvé quelle estait la profondeur de son génie, il leur ostoit l'objection ordinaire qu'ils font aux preuves de la Religion, qui est de dire qu'il n'y a que les esprits faibles et credules, et qui ne s'entendent pas en preuves, qui admettent celles par lesquelles on soutient la verité de la Religion Chretienne " 26 . Ou, comme l'expliquait la nièce de Pascal: " [... ]dans le dessein où il estait de combattre les athées, il fallait leur montrer qu'il en savait plus qu'eux tous en ce qui regarde la geometrie et ce qui est sujet à demonstration; et qu'ainsy, s'il se soumettait à ce qui regarde la foy, c'est qu'il savait jusques où devoient porter les demonstrations ; et sur cela il [Roannez] luy conseilla de consigner 60 pistoles, et de faire une espece de defi à tous les mathematiciens habiles qu'il connaissait et de proposer le prix pour celuy qui trouverait la solution du probleme. M. Pascal le crut et consigna 60 pistoles " 27 . On sait ce qui s'ensuivit. Pascal, sous le ~seudonyme d'Amos Dettonville (Amos, ce prophète de l'Ancien Testament... 2 ), adressa en juin 1658 une lettre circulaire aux académies européennes qui soumettait à leurs experts mathéma25. On trouve toutes les pièces relatives à ce concours dans les Œuvres complètes de Pascal, éd. J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, IV, 1992, 189 sq. Voir l'introduction de Jean Mesnard (147-188) et sa bibliographie. Voir aussi I (1964), 649-651 ("Récit anonyme sur le concours de la roulette") et 1103-1104 (récit de Marguerite Périer). Voir également J. Mesnard," Jansénisme et mathématiques. Autour des écrits de Pascal sur la roulette", Annales Universitatis Saraviensis. Philosophie-Lettres, II (1953), 3-30 (nous remercions M. Mesnard de nous avoir communiqué cet article) et son livre Pascal et les Roannez, Desclée de Brouwer, 1965, II, 645-649. 26. "Récit anonyme sur le concours de la roulette" (par Florin, Etienne ou Louis Périer), d'après J. Mesnard, Pascal et les Roannez, II, 646-647; Œuvres complètes, I, 651. Voir aussi fa Vie de M. Pascal de Gilberte Périer (sœur de Pascal) qui servira de Préface aux Pensées à partir de 1686: l'idée du concours" ne regardait que l'honneur de Dieu". On sait que Pascal lui-même, dans une lettre célèbre à Fermat du 10 août 1660, déclare être revenu aux mathématiques " par une raison tout à fait singulière ". 27. Marguerite Périer, citée par J. Mesnard, Pascal et les Roannez, Il, 647; Œuvres complètes, 1,1104. 28. Observation de J. Mesnard," Jansénisme et mathématiques", 10. C'est sous ce nom aussi que Pascal publia ses résultats sur la cycloïde, voulant signifier que " celui qui démontra les propriétés de la roulette était d'abord et surtout un chrétien appliqué à la méditation de la Bible". Le pseudonyme global d'Amos Dettonville est bien sûr un anagramme de Louis de Montalte, nom utilisé par Pascal dans ses Provinciales.
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ticiens six questions difficiles, fixant le terme du concours au 1er octobre. En dépit de ce délai par trop bref, notamment pour les étrangers, le concours suscita un vif intérêt. Cependant personne, de l'avis de Pascal, ne parvint à résoudre à temps et de manière satisfaisante les six problèmes posés. Celui-ci conserva donc ses 60 pistoles et publia un historique du concours puis ses propres résultats, démontrant que l'on pouvait être à la fois excellent chrétien et le meilleur mathématicien qui fût 29 . Leibniz avouera exactement les mêmes intentions que Pascal et se fera son émule, voulant marquer la supériorité de ses propres efforts et résultats. Il assurera avoir étudié les mathématiques, non pour elles-mêmes, mais "afin d'en faire un jour un bon usage [... ] en avançant la piété " 30 . Dans un post-scriptum à sa lettre à Thomas Burnet du 1/11 février 1697, il s'étend sur le crédit que ses découvertes mathématiques vont conférer à ses " méditations PhilosophicoThéologiques ". On peut rapporter quelques mots de sa conclusion : " Ainsi si les belles productions de M. Pascal dans les sciences les plus profondes devoient donner du poids aux pensées qu'il promettait sur la verité du Christianisme, j'oserais dire que ce que j'ay eu le bonheur de decouvrir dans les mêmes sciences ne feroit point de tort à des méditations que j'ay encor sur la religion ; d'autant que mes meditations sont le fruit d'une application bien plus grande et bien plus longue que celle que M. Pascal avoit donnée à ces matieres relevées de Théologie [... ]. Enfin si Dieu me donne encor pour quelque temps de la santé et de la vie, j'espere qu'il me donnera aussi assez de loisir et de liberté d'esprit pour m'acquitter de mes vœux, faits il y a plus de trente ans, pour contribuer à la gieté et à l'instruction publique sur la matiere la plus importante de toutes " 1. SAINTS OU MATHÉMATICIENS?
Les exemples de Pascal et de Leibniz n'empêcheront pas que les mathématiciens soient en général, au xvne siècle, assez fréquemment suspectés d'indévotion, voire de franche incrédulité. Un proche de Pascal comme Pierre Nicole semble en convenir dans sa Préface aux Nouveaux éléments de géométrie d'Antoine Arnauld (1667, 2e éd. 1683). Après avoir célébré l'étude de la géométrie, sans "aucune liaison avec la concupiscence ", comme une école de discernement, il stigmatise un excès "assez ordinaire à quelques Géomètres" consistant à rejeter" tout ce qui n'est pas proposé avec l'evidence Geometrique" : "La Geometrie apprend [... ] à reconnoistre & à ne se laisser pas tromper par quantité de maximes obscures 29. A. Koyré fait observer que les conditions du concours favorisaient évidemment Pascal, qui selon ses propres mots médita1t sur la cycloïde " depuis plusieurs mois " déjà, et laissa peu de temps à ses concurrents; en outre, son verdict fut sévère. Voir" Pascal savant" (1956], repris dans Etudes d'histoire de la pensée scientifique, Paris, Gallimard, 1973, 362-389, spéc. 371-375. 30. Die Werke von Leibniz, éd O. Klopp, Hannover, 1864-1884, IV, 444, cité par J. Baruzi, Leibniz et l'organisation religieuse de la terre, Paris, Alcan, 1907, 222, et Y. Belaval, Leibniz lecteur de Descartes, Paris, Gallimard, 1960, 13. Michel Fichant nous informe que cette déclaration de Leibniz est récurrente dans son œuvre. Pour une vue d'ensemble sur l'influence de Pascal sur Leibniz, voir Baruzi, ibid., 220-230, et V. Carraud, "Leibniz lecteur des Pensées", XVII' siècle n° 151 (1986), 107-124, spéc. 113-114. ' 31. Die Philosophischen Schriften, éd. Gerhardt, III, Berlin, 1887 (Olms, 1996), 196-197.
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& incertaines, qui servent de principes aux faux raisonnemens dont les discours sont tout remplis ; [... ] en fournissant des principes vraiment clairs, elle nous donne le modelle de la clarté & de l'evidence pour discerner ceux qui l'ont de ceux qui ne l'ont pas; [... ] elle accoûtume l'esprit à [ ... ] estre toujours en garde contre les équivoques des mots et contre les principes confus, qui sont les deux sources les plus communes des mauvais raisonnemens. // Il ne faut pas dissimuler néanmoins, que cette coûtume même de rejetter tout ce qui n'est pas entierement clair peut engager dans un défaut tres considérable, qui est de vouloir pratiquer cette exactitude en toute sortes de matieres, & de contredire tout ce qui n'est pas proposé avec l'evidence Geométrique [... ]. C'est [... ] un fort grand défaut que [... ] d'exiger par tout cette suitte methodique de propositions, que l'on voit dans la Geometrie; de faire difficulté sur tout, & de croire avoir droit de rejetter absolument un principe, lors qu'on juge qu'il peut recevoir quelque exception en quelque rencontre. // Mais si ce défaut est assez ordinaire à ~elques Geomètres, il ne naist pas néanmoins de la Géométrie même[ ... ]" . Bayle, dans l'article qu'il consacre à Pascal dans son Dictionnaire historique et critique (1696), se fera l'écho d'une franche réputation d'indévotion frappant les mathématiciens en général: "On ne peut disconvenir qu'il ne soit rare de voir une grande dévotion dans les personnes qui ont une fois goûté l'étude des Mathématiques, & qui ont fait dans ces Sciences un progrès extraordinaire. Je ne sai [sic] si l'on n'en peut pas dire ce que l'Abbé Furetiere disoit des Procureurs : Il y a des Saints qui ont été Avocats, Sergens, Comediens même, enfin il n'y a point de profession, si basse qu'elle puisse être, dont il n'y ait eu des Saints; mais il n'y en a point de Procureurs " 33 . On sait que près de quarante ans plus tard, Berkeley, dans The Analyst (1734) 34 , émettra un constat plus explicite encore à propos de ses contempo32. A. Arnauld, Nouveaux élémens de géométrie. Seconde édition, Paris, Desprez, 1683, Préface [IV-VI]. Nous n'avons pu vérifier si cette Préface figurait déjà dans l'édition de 1667; au moins est-elle bien de la plume de Nicole, si l'on en croit la précision donnée dans l'édition par G. Du Pac de Bellegarde et J. Hautefage, des Œuvres de Messire Antoine Arnauld, Paris-Lausanne, tome XLII, 1781. 33. Dictionnaire historique et critique [1697], 6e éd., Bâle, Brandmuller, 1741, 606a, citant le Fureti[e]riana ou les bons mots et les remarques[ ... ] de Mr Furetière (1696). Bayle présente Pascai comme une exception et il relève, après l'avoir fait dans les Nouvelles de la république des lettres de décembre 1684 (531-33), à propos de la réédition des Pensées en 1684, "l'avantage que l'on peut tirer de la dévotion extraordmaue d'un si excellent Mathématicien, & d'un si grand Philosophe. Elle sert[ ... ] à réfuter les Libertins; ils ne peuvent plus nous dire qu'il n'y a que de petits esprits qui ayent de la pieté ". 34. The Analyst; or, a discourse addressed ta an Infidel Mathematician. Wherein it is examined whether the Object, Principles, and Inferences of the modern Analysis are more distinct/y conceived, or more evident/y deduced, than Religious Mysteries and Points of Faith, London, 1734. Voir Berkeley, Œuvres, éd. G. Brykman, Paris, P.U.F., II, 1987, 257 sq., avec la présentation de M. Blay. Berkeley fait valoir que les méthodes infinitésimales de ces "grands maîtres en raison" que sont les mathématiciens ne sont pas moins obscures, incertaines et même contradictoires : ils ont eux-mêmes leurs "mystères" et croient d'autorité et sans examen. Citons ces quelques questions conclusives : "63. Ces mathématiciens qui crient contre les mystères ont-ils jamais examiné leurs propres principes? 64. Les mathématiciens, qui sont si susceptibles sur les questions religieuses, sont-ils d'une rigueur aussi scrupuleuse dans leur propre science? Ne se soumettent-ils pas à l'autorité, n'acceptent-ils rien de confiance et ne croient-ils pas à des règles mcompréhensibles ? N'ont-ils pas leurs mystères et, ce qui est pis, leurs incohérences et leurs contradictions? [... ]. 66. L'analyse moderne ne fournit-elle pas un puissant argumentum ad hominem contre les incrédules contemporains amoureux des mathématiques?" (L'analyste, Œuvres, 332).
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rains mathématiciens, apparemment très enclins à disqualifier les " mystères de la religion et les règles de la foi" au nom de la rigueur et de l'évidence rationnelle qui oblitèrent leur propre discipline. L'ouvrage déclenchera d'ailleurs une importante polémique visant tant la valeur du calcul infinitésimal (mise en doute en riposte par Berkeley) que l'idée d'une compromission des mathématiciens avec l'irréligion35 . Dans A Defence of Free-thinking in Mathematics (1735), Berkeley se défendra aussitôt d'avoir soutenu que "les mathématiciens, comme tels, sont des incrédules, ou que la géométrie est amie de l'incrédulité " 36 . Cependant, il devra le confesser, beaucoup le sont devenus par ignorance ou par vanité, et le respect qu'ils inspirent au commun des mortels est bien nuisible à la religion37 . Comparant ensuite les mystères de la religion à ceux, finalement équivalents, des mathématiciens, l'évêque Berkeley, donnant involontairement corps aux aveux insolents de Dom Juan, ne sera pas loin d'opposer une religion mathématicienne à la religion chrétienne ... 38 Vaut-il la peine de chercher à inscrire des noms sous les propos de Nicole, Bayle et Berkeley? Là n'est certainement pas l'essentiel. Cependant on doit noter que cette mauvaise réputation des mathématiques ne reposait pas entièrement sur un préjugé ancien, évoqué déjà par Roger Bacon39 au milieu du 35. Voir M. Blay dans ibid., 263, qui renvoie à plusieurs études sur cette controverse. Ne mentionnons ici que le libelle violent de J. Jurin, alias Philalethes Cantabrigiensis: Geometry no Friend to infidelity, or a Defence of Sir Isaac Newton and the British Mathematicians (1734), qui allait susciter A Defence of Free-thinking in Mathematics (1735). 36. Œuvres, Il, 337 sq. 37." l'éclat et l'évidence que l'on prête à leur science donne du crédit à leur incrédulité". Trop d'hommes assurément" se moquent des mystères, admirent pourtant les fluxions et accordent à un simple mortel [Newton] la foi qu'ils refusent à Jésus-Christ dont ils travaillent à discréditer la religion". Or, "un incrédule qui croit à la doctrine des fluxions est incohérent lorsqu'il prétend rejeter la religion chrétienne parce qu'il ne peut pas croire ce qu'il ne comprend pas, parce qu'il ne peut pas donner son assentiment sans évidence, ou parce gu' il ne peut soumettre sa foi à l'autorité" (ibid., 341). 38. Loin d'avoir admis" que ceux qui savent raisonner sont des ennemis de la religion", Berkeley entend faire valoir " que ces gens-là sont défaillants, quant à la raison et au jugement et qu'ils font cela même qu'ils semblent mépriser" (ibid., 340-341). Sur la" religion" de Dom Juan, cf supra, note 5. 39. Dans sa Lettre à Clément IV (accompagnant l'Opus maius, 1266), Bacon rend compte des jugements négatifs des Pères" contre le nom des mathématiques", conçues par eux" comme une partie de la magie" incluant au premier chef l'astrologie (cf R. Imbach et M.-H. Méléard, Philosophes médiévaux des XIII" et Xlv" siècles, Paris, U.G.E, coll. 10/18, 1986, 145-146). Naudé distinguera les deux disciplines dans son Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés de magie, Paris, 1625, chap. v(" Que les mathématiques ont fait soupçonner comme magiciens beaucoup de ceux qui les ont pratiquées") : l'astrologie judiciaire "est fort à propos condamnée par l'Eglise, non point comme suspecte de magie, mais comme celle quae stellis ea quae geruntur in terra consecrat, [qui) nous rend captif des destinées, et combat directement toutes sortes de religions" (in fine). Pour une vue d'ensemble sur ce discrédit des mathématiques ainsi comprises, voir K. Thomas, Religion and the decline of magic [1971), rééd. London, Penguin Books, 1991, 130-131, 426 sq.; Lorenzo Bianchi, "Renaissance et libertinage chez Gabriel Naudé ",Libertinage et philosophie, n° 2, Saint-Etienne, 1997, spéc. 83-84 et 87-88. Voir enfin la remarque de Hobbes, Leviathan [éd. angl. 1651, éd. latine 1668), chap. 5: Geometry they have thought Conjuring (Geometriam aliqui pro arte magica habuerunt) et l'illustration comique qu'en donne Cyrano de Bergerac dans ses Etats et empires du Soleil (la" Physique de Monsieur des Cartes " prise pour un grimoire de sorciers : éd. Prévot, Paris, Belin, 1977, 432 ; cf. le commentaire de P.A. Brun dans Cyrano de Bergerac, Paris, 1893, 258). Sur la persistance de l'assimilation astrologie = mathématiques, cf. A.G. Debus, "Mathematics and nature in the chemica! texts of the Renaissance", Ambix, xv (1968), 1-28, spéc. 8 et sq. Nous estimons que le spinozisme, d'une certaine manière, réveillera la défiance chrétienne envers le déterminisme astrologico-mathématique (cf. infra), qui s'était auparavant cristallisée sur la personne de Cardan ou encore sur Cosme Ruggieri, l'astrologue de Marie de Médicis qui ne crut jamais" ni Dieu ni Diable", refusa les sacrements, et dont le cadavre fut traîné à la voirie en 1615 (cfF. Garasse, La doctrine curieuse des beaux-esprits de ce temps, Paris, 1623, 157).
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xme siècle, assimilant cette science à la magie ou la réduisant à la seule astrologie (assimilations encore courantes au début du xvne siècle). Prenons pour fil conducteur l'inspiration probable du seul Baylé0 . Celui-ci n'ignorait rien du préjugé évoqué. Il n'ignorait pas non plus la retentissante déclaration du prince d'Orange, athée vertueux "qui aimoit & qui entendait beaucoup les Mathematiques"," dont M. Balzac nous apprend dans le Socrate Chrétien les dernières paroles " 41 . Mais il connaissait aussi certains géomètres qui gravitèrent autour des frères Dupuy ou de Mersenne dans son " académie [... ] toute mathématique " 42 ; de ces mathématiciens, peut-être, dont Mersenne lui-même évoquait certaines audaces philosophiques dans sa lettre fameuse au socinien Floranius Crusius en 1645 -lettre que Bayle connaissait assurément, puisqu'il l'éditera dans ses Réponses aux questions d'un provincial (1704) 43 . De ceux, aussi, qui adressèrent à Descartes quelques objections indignées relatives à son affirmation -sous-tendue par sa doctrine fameuse de la libre création par Dieu des vérités éternelles- selon laquelle les vérités métaphysiques comme l'existence de Dieu et sa véracité sont plus certaines que les vérités mathématiques, entièrement suspendues aux précédentes : de sorte que Dieu eût fort bien pu faire, de toute éternité, que 2 plus 3 ne fassent pas 5 (" Il se peut faire qu'il ait voulu que je me trompe toutes les fois que je fais l'addition de deux et de trois ... ") et qu'un athée, repoussant Dieu et sa véracité, ne 40. Nos remarques n'ont qu'une valeur indicative: il faudrait étudier en détail les œuvres de Bayle. Dans l'analyse qui suit, nous faisons bien sûr abstraction de la mauvaise réputation qui frappait le cartésianisme (soupçonné de conduire à l'athéisme) aux Pays-Bas, à la fin du XVIIe siècle. Notons cependant que Bayle ne pouvait pas ignorer la tradition d'opposition des mathématiques à la théologie dont Pic de La Mirandole, puis divers "libertins érudits", ainsi que nous le verrons, s'étaient fait l'écho. Berkeley, pour sa part, avait particulièrement en vue Edmund Halley (1656-1742). Cependant il évoque une "liberté" antireligieuse répandue chez "beaucoup trop d'autres personnes de (son) espèce" (Œuvres, 271). 41. Voir respectivement Dictionnaire... , art" Stevin" (éd. 1741, IV, 279a) et Pensées diverses sur la comète, éd. A. Prat revue par P. Rétat, Paris, Nizet, 1984, II, 111. Voir aussi R. Zuber, "Guez de Balzac et Pierre Bayle" Littératures classiques, n° 33, printemps 1998, 115-125. 42. Correspondance, V, 209 (lettre à Peiresc du 23 mai 1635). Les participants:" ce sont Messieurs Pascal, président aux Aides à Clermont en Auvergne, Mydorge, Hardy, Roberval, des Argues [Desargue], l'abbé Chambon et quelques autres" (ibid., v, 371). Pour identifier ces "quelques autres", on puisera dans J.-B. du Hamel, Regiae Scientiarum Academiae Historia, Paris, 1698, 7 (mention de Descartes, Gassendi, Hobbes, Roberval, Pascal père et fils, Blondel) et dans la liste des proches de Mersenne publiée par son biographe Hilarion de La Coste dans La vie du R.P. Mersenne (1659); cf Correspondance, I, Préface, XXX-XLIII. 43. Lettre publiée par Thomas Théodore Crenius dansAnimadversiones Philologico-historicae, 3e part., Leyde, 1678, 93, traduite par Bayle dans ses Réponses aux questions d'un provincial (1704), III, 2 (éd. de Rotterdam, 1727, 3e partie chap. 15, 943 ; voir Œuvres de Pierre Bayle, Rotterdam, IV, 1707, chap. XV, 226-227), puis dans le recueil Epistolae celeberrimorum virorum ... , Amsterdam, 1715, 297-300. Reproduite dans la Correspondance de Mersenne (XIII, 530-532), elle est citée par Lenoble dans Mersenne ou la naissance du mécanisme, Paris, Vrin, 1943, 243-244. L'existence de Dieu est réputée indémontrable par Mersenne et il évoque l'opinion des " géomètres " de son époque (nostri Geometrae), qui " croient que le soleil et les autres choses pourraient exister par eux-mêmes (ex seipsis), sans que cela implique perfection" et qui " conçoivent que le Soleil est tel par nature, sans commencement ou éternel, ainsi que nous le concevons de Dieu ". Cette dernière " impiété " est naturellement à mettre en rapport avec le développement de l'héliocentrisme; chez Kepler s'observe une "assimilation tangentielle de Dieu au soleil" (J.-L. Marion, Sur la théologie blanche de Descartes, Paris, P.U.F., 1981, 195).
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peut jamais rien savoir avec certitude 44 . Il vaut la peine de s'arrêter quelques instants sur ces objections, qui mettaient très clairement en balance certitudes métaphysico-religieuses et certitudes mathématiques et qui connurent une très large publicité, dès lors qu'elles furent publiées à la suite des Méditations. Le développement le plus copieux et le plus précis apparaît chez Gassendi, dans ses Objections, dénommées cinquièmes dans l'édition des Méditations, puis dans ses Instances publiées seulement dans la Disquisitio metaphysica. Gassendi, rappelons-le, louait dès ses Exercitationes paradoxicœ adversus Aristoteleos (1624) les mathématiques, "science vraie et légitime des choses", prétendant que c'est par elles seulement " que nous savons quelque chose, si nous savons quelque chose " (siquid scimus, 107a). Sa troisième objection à la cinquième Méditation est pour nous la plus intéressante. Cette cinquième méditation avait pour cible principale et disons même exclusive le spectre d'une science (et spécialement d'une mathématique) athée 45 : Descartes entendait démontrer que Dieu était la condition nécessaire de nos perceptions claires et distinctes. Il soutenait donc que la vérité de toute science, et de la géométrie par excellence, était suspendue à la véracité divine, laquelle seule pouvait valider l'immutabilité et donc la nécessité de nos idées claires et distinctes 46 . Devant ce métaphysicien, Gassendi faisait front en psychologue. L'imposture était selon lui flagrante : Descartes n'avait pas attendu de connaître le vrai Dieu pour être convaincu des vérités géométriques. Et même : " [... ] quoiqu'il soit vrai autant qu'une chose peut l'être que Dieu existe, qu'il est l'auteur de toutes choses et qu'il n'est point trompeur, comme cependant il semble que ces vérités soient d'une évidence moindre que ces démonstrations géométriques, en vertu de ce seul argument que beaucoup discutent de l'existence de Dieu, de la création des choses et d'autres vérités concernant Dieu, mais que personne ne révoque en doute les démonstrations en question, est-il quelqu'un qui puisse se laisser persuader que celles-ci n'empruntent leur certitude que de celles-là. Et qui admettrait que Diagoras, Théodore et autres semblables Athées, s'il en est, ne puissent être rendus absolument certains de ces sortes de démonstrations47 ? Et combien peu y a-t-il de croyants qui, interrogés sur la raison de la certitude qu'ils ont 44. Ces thèses sont développées tout au long dans la cinquième Méditation. "Pour ce qui regarde la science d'un athée", explique ainsi Descartes, "il est aisé de montrer qu'il ne peut rien savoir avec certitude et assurance; car [... ] d'autant moins puissant sera celui qu'il reconnaîtra pour l'auteur de son être, d'autant plus aura-t-il occasion de douter si sa nature n'est point tellement imparfaite qu'il se trompe, même dans les choses qui lui semblent très évidentes " (Sixièmes réponses, AT IX, 230). Nous traiterons plus loin des vérités éternelles. 45. Voir le commentaire acéré que donne de cette méditation Georges J .D. Moyal, " Veritas œterna, Deo volente ",Les études philosophiques, oct.-déc. 1987, 463-467. 46. Méd. V, AT VII, 69-70. 47. Gassendi reviendra sur ce point dans ses Instances: on peut devenir athée après avoir été pieux (comme on le prétend de Di agoras) sans pour autant cesser de croire aux démonstrations des mathématiciens (Disquisitio, 384b; Rochot, 514). Rappelons après Rochot (508, n. 511) que les deux athée.s cités figurent chez Cicéron (De natura deorum, J, J) et chez Sextus Empiricus, lequel leur assoc1e tantôt le tyran Critias (Pyrrhoniarum hypotyposeon, III, 218), tantôt Evhémère et Prodicos (Adversus Mathematicos, IX, 51). On retrouve aussi les deux noms chez Mersenne, dans le Colophon adversus atheos original (non cartonné) des Quaestiones in Genesim [exemplaire de la BNF A. 952 (1), col. 669 sq.] : s'y ajoutent cette fois les noms de Protagoras, de Lucien et de l'" insensé" du Psaume 13.
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que dans un triangle rectangle le carré de la base est égal aux carrés des côtés, seraient prêts à répondre : parce que je sais que Dieu existe et ne peut me tromper, et que c'est lui qui est l'auteur de cette vérité aussi bien que de tout le reste ; et non pas plutôt : parce que je le sais et en suis persuadé par une démonstration indubitable? Combien à plus forte raison n'est-ce pas ainsi que répondraient Pythagore, Platon, Archimède, Euclide, et autres Mathématiciens dont il semble que pas un seul n'ait pensé à Dieu pour être rendu très certain de telles démonstrations48 ? ". La réponse de Descartes sera double. Il répondra, d'une part, que les sceptiques " doutaient même des démonstrations géométriques ". A quoi Gassendi répliquera à bon droit, dans son Instance, que le doute sceptique ne portait pas sur les démonstrations géométriques elles-mêmes (comme d'ailleurs sur aucun phénomène), mais seulement sur les hypothèses à portée ontologique que l'arrogance dogmatique formulait à leur sujet, concernant par exemple "la divisibilité du point, de la ligne, de la surface ... ". Le second argument de Descartes sera que la vérité d'une chose ne dépend pas de notre certitude psychologique et surtout pas "du fait qu'elle semble vraie à plus de personnes", mais qu'elle est d'abord d'ordre métaphysique(" il y en a une qui apparaît comme premièrement connue, plus évidente et plus assurée "). Gassendi répondra en distinguant soigneusement le plan de la nécessité, applicable par excellence à l'existence de Dieu, et celui de l'évidence, qui se rapporte à notre pouvoir de connaître et qui est évidemment supérieure dans le cas des démonstrations géométriques. Gassendi, citant peut-être avec un peu de malice Pic de La Mirandole - salué déjà comme un maître dans la Préface des Exercitationes de 1624: nous reviendrons sur lui-, fera même ressortir qu'il peut être bien périlleux pour la religion de vouloir comparer les deux ordres de choses: "Rien n'est plus dangereux pour un théologien que de connaître les Eléments d'Euclide". L'objection de Gassendi, on le sait, ne fut pas isolée. Dans les secondes Objections adressées par Mersenne au chantre des idées claires et distinctes, on peut lire aussi ce reproche : " un athée connaît clairement et distinctement que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits, quoique néanmoins il soit fort éloigné de croire l'existence de Dieu, puisqu'ilia nie tout à fait... " 49 . Même chose dans les sixièmes Objections50 et surtout dans la lettre qui y est ajoutée, adressée par " Des philosophes et géomètres à Monsieur Descartes "51 . Lettre assez virulente où on lit notamment : " Le nœud que nous trouvons en cecy [= la distinction de 1'âme et du corps] est que nous compre48. Disquisitio, 383b, trad. Rochot, 508. Les objections de Gassendi et les réponses de Descartes ne sont pas reproduites dans AT IX (cf. la Préface des éditeurs, VII). Pour le texte latin, cf. AT VII, 327-328 pour le passage cité. 49. AT IX, 99; AT VII, 125 pour la version latine. 50. Sixièmes objections, Quatrième scrupule, AT IX, 219-220. 51. AT IX, 223-225 ; éd. Garnier, II, 858-860. Mathématiciens, précise Alquié, qui gravitaient autour de Mersenne.
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nons fort bien que 2 & 3 joints ensemble font le nombre de 5, & que, si de deux choses égales on oste choses égales, les restes seront égaux : nous sommes convaincus par ces veritez & par mille autres, aussi bien que vous ; pourquoy donc ne sommes-nous pas pareillement convaincus par le moyen de vos idées, ou mesme par les nostres, que l'ame de l'homme est réellement distincte du corps, & que Dieu existe ? " (AT IX, p. 224). La réponse de Descartes à toutes ces objections restera invariable: il n'est de science que fondée métaphysiquement, par le détour de la véracité divine ; la science d'un géomètre athée ne saurait être vraie, puisqu'elle peut être rendue métaphysiquement douteuse (dans l'hypothèse du malin génie); il est des vérités (métaphysiques) plus certaines que les vérités géométriques, et cellesci sont entièrement suspendues à celles-là; etc. 52 . Que retiendront les lecteurs des Méditations? A défaut de pouvoir être jugé impartial et représentatif, le témoignage du héros des Voyages et avantures de Jacques Massé de Tyssot de Patot paraît au moins suggestif: Jacques Massé, qui est censé avoir fréquenté des mathématiciens familiers de Mersenne, avoue avoir été poussé sur" le grand chemin de l'athéïsme" par l'apprentissage des sciences et par la lecture des Objections aux Méditations. Et il laisse clairement entendre qu'il ne fut pas le seul à emprunter ce chemin (ce que tendrait à confirmer une remarque d'Arnauld rapportée par Bayle)53 . De même que pour Tyssot, on ne peut douter que les objections aux Méditations furent à l'horizon de Bayle (qui les cite d'ailleurs à plusieurs reprises), quand il se porta malicieusement témoin du peu de dévotion des mathématiciens. Ajoutons que Bayle pouvait aussi avoir à l'esprit quelques cas particuliers plus ou moins notoires et qu'il avait en tout cas toutes les chances de connaître, compte tenu de sa position privilégiée au carrefour principal de la République des Lettres à la fin du xvne siècle.
52. Cf. par ex. AT IX, 111 (Secondes réponses; AT VII, 125 pour la version latine): "[ ... ] qu'un Athée puisse connoistre clairement que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits, je ne le nie pas; mais je maintiens seulement qu'il ne le connoist pas par une vraye & cer-
taine science, parce que toute connaissance qui peut estre renduë douteuse ne doit pas estre apelée
science; & puisqu'on supose que celuy-là est un Athée, il ne peut pas estre certain de n'estre point deceu dans les choses qui lui semblent estre tres-evidentes comme il a desja esté montré cydevant ; & encore que peut estre ce doute ne lu y vienne point en la pensée illuy peut neantmoins venir, s'ill'examine, ou s'illuy est proposé par un autre; & jamais il ne sera hors du danger de l'avoir, si premierement il ne reconnais! un Dieu". 53. Voir les Voyages et avantures de Jaques Massé, éd. A. Rosenberg, 39 et passim (Massé est supposé être venu à Paris vers 1640 quand " la Philosophie & les Mathématiques semblaient être devenuës à la mode", et avoir gravité un temps dans l'entourage de Mersenne et de ses amis mathématiciens, comme Desargues, Mydorge et Morin). Voir, d'autre part, P. Bayle, Dictionnaire historique et critique, art" Pomponace ",Rem. E: "J'ai lu dans un Livre de Mr. Arnauld, que la Replique de Gassendi à Descartes a fait dans Naples beaucoup d'incredules". Bayle précise que cette incrédulité a porté sur" le chapitre de l'immortalité de l'ame", mais on peut raisonnablement soupçonner un impact plus large.
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Mentionnons Roberval, qui aux chimères de la métaphysique opposait la physique et la mathématique" toutes véritables "54, et dont Pascal s'était détaché vers 1649 après avoir reconnu" combien il étoit mediocre metaphysicien sur la nature des choses spirituelles & combien il étoit important qu'il se tût toute sa vie sur les opinions des libertins et des déistes "55 . Mentionnons également Adrien Auzoult (1622-1691), qui après avoir été collaborateur d'Etienne Pascal, un ami de Blaise et un augustinien fervent, en vint à tenir sur Moïse des propos certainement peu flatteurs et à croire l'âme corporelle56 . Citons Jacques Le Pailleur, qui succédera jusqu'en 1654 à Mersenne dans la surintendance de son académie, et que René Pintard décrit positivement comme un "esprit fort "57 . Mentionnons encore Thomas Hobbes, " corporaliste " et même " mortaliste " fameux qui séjourna souvent et parfois durablement en France, y fréquenta l'académie de Mersenne et y découvrit les mathématiques (révélation euclidienne), vers l'âge de quarante ans: elles devinrent bientôt à ses yeux le modèle indépassable de toute démarche rationnelle (on sait par exemple quelle place tient le calcul mental et verbal dans sa psychologie) et il les enseignera au prince de Galles en exil, le futur Charles n 58 . On peut enfin mentionner Jacques Rohault (1618-1672), célèbre professeur parisien de mathématiques qui fut lié à Cyrano de Bergerac, à Molière et vraisemblablement à d'autres esprits libres au milieu du xvne siècle59 . Il est peut-être l'auteur, sinon l'inspirateur évident, d'un Fragment de physique 54. Fragment manuscrit reproduit par Boutroux et Brunschvicg dans leur édition des Œuvres de Pascal, Paris, Hachette, coll." Les Grands Ecrivains de la France", 1904-1914, II, 49-51 :" [... ] La Metaphysique est fort chymerique. La Physique est toute veritable. [... ] Les chymeres sont aneanties par son seul aspect, avec autant de facilité que [la nuit] les tenebres par la lumiere. [... ] La Mathematique a toutes les belles prerogatives de la physique en ce qui est d'estre veritable, immuable, et invincible", etc. Fragment reproduit également par L. Auger dans Un savant méconnu: Gille Personne de Roberval (1602-1675), Paris, Blanchard, 1962, 136 sq. R. Lenoble et Y. Belaval qualifient Roberval de " premier ~nostique au sens moderne " (Histoire générale des sciences, éd. R. Talon, 11, Paris, P.U.F, 1969 , 205). Voir l'étude que lui consacre ici Vincent Jullien. 55. A. Baillet, La vie de Monsieur Des-Cartes, Paris, 1691, II, 381; voir aussi Pascal, Œuvres, éd. Boutroux-Baillet, 45 et n. 1 (renvoi à l'étude de V. Cousin) et L. Auger, Un savant méconnu... , 176. La foi que Roberval affichait dans Je seul témoignage des sens n'était pas faite pour lui épargner tout soupçon. 56. Voir Huygens, Journal de voyage à Paris et à Londres oct. 1660-mai 1661, d'après H.L. Brugmans, Le séjour de Christian Huygens à Paris est ses relations avec les milieux scientifiques français, Paris, Pierre André, 1935, 139 (26 décembre 1660): "[Auzoult et moi] parlames de Moise, de l'âme, qu'Auzou[J]t croit estre corporelle". Henri Busson tenait Auzoult pour Je "maître en incrédulité" de Huygens (La religion des classiques, Paris, P.U.F., 1948, 108 ; cf. 119). Sur Auzoult augustinien, voir principalement E. Jovy, Etudes pascaliennes, 1 : Pascal et Saint-Ange, Paris, 1927 ; H. Gouhier, Pascal et les humanistes chrétiens. L'affaire Saint-Ange, Paris, Vrin, 1974. 57. Le libertinage érudit dans la première moitié du XVII' siècle, Paris, Boivin, 1943, 349-350. Le Pailleur mourut en 1654 : cf. Jean Mesnard, "Pascal à l'Académie Le Pailleur ", dans L'œuvre scientifique de Pascal, Paris, Centre international de Synthèse, 1964. 58. Les performances de Hobbes dans la discipline elle-même ont néanmoins été très controversées (il s'épuisa en vaines recherches sur la quadrature du cercle et la duplication du cube ... ). Sur Hobbes et les mathématiques, voir les études répertoriées par S. Shapin dans The Scientific Revolution [Chicago, 1996], tr. fr. : La révolution scientifique, Paris, Flammarion, 1998, 216, et M. Blay, Les raisons de l'infini, Paris, Gallimard, 1993, passim. 59. Voir P. Clair, Jacques Rohault (1618-1672). Bio-bibliographie. Avec l'édition critique des Entretiens sur la philosophie, Paris, C.N.R.S., 1978 (Recherches sur le XVII' siècle, n° 3), 31 sq.
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(imprimé dans les Nouvelles œuvres de Cyrano en 1662) d'inspiration globalement cartésienne où il est fait bien peu de cas de la foi et du Dieu des philosophes60. Plus tard, Rohault s'assagira, mais il aura encore quelques démêlés célèbres avec l'Eglise. Son Traité de physique (Fe éd. 1671), maintes fois réédité, y compris en contrefaçon, sera lacéré et brûlé par la main du bourreau. Sur son lit de mort, cet au moins hérétique, ou hérétique présumé, sera exhorté à confesser qu'il croyait fermement aux mystères du christianisme, notamment à la transsubstantiation 61 . Bayle pouvait également songer à Christiaan Huygens, avec lequel il fut en correspondance dix ans durant et qui, du reste, fut en relation directe avec la plupart de ceux que nous venons de nommer, notamment dans le cadre de l'Académie de Montmor62 . On sait que Huygens se lia à quantité d"' esprits forts " plus ou moins notoires lors de son séjour parisien en 1660-1661 63 . En février 1661, on rapporte qu'il se rendit avec Jean Chapelain et Benjamin Amproux chez un autre mathématicien (traducteur d'Euclide et de Viète) et en même temps orientaliste, Claude Hardy (ca. 1598-1678), pour se faire conter " avec beaucoup de circonstances comme il avait vu le livre de 3 impostoribus " 64 . C'est au contact des milieux savants parisiens et du spinozisme que Huygens, selon Henri Busson, aurait glissé dans un scepticisme reli60. La question de J'attribution (traditionnelle) du Fragment à Rohault est controversée. Madeleine Alcover a étudié la question en détail et croit ce texte de Cyrano - mais inspiré par Rohault (cf. Cyrano relu et corrigé, Genève, Droz, 1990, 139 sq.). Un doute subsiste. 61. Clerselier, dans sa Préface aux Œuvres posthumes de M. Rohaut (Paris, 1682), fait état des persécutions injustes, à son sens, dont son gendre fut victime (cf. aussi P. Clair, cité ci-dessus, 69 sq.). Notons que la Dédicace de Clerselier dresse une analogie entre religion et mathématiques qui, tout innocente qu'elle soit dans l'intention, révèle significativement ce qui les distingue et l?ermet de les opposer (puisque c'est à une vérité posée comme univoque que toutes les deux aspuent) : "Entre toutes les connaissances auxquelles l'Esprit humain se peut appliquer, il n'y en a point qui ayen! plus de rapport à la Religion que les Mathematiques. Toutes les sciences se proposent également la recherche de la verité, mais il n'y a qu'elles seules qui se puissent vanter incontestablement de l'avoir atteinte. En effet, si la Religion, par les Jumieres surnaturelles de la foy, nous fait jour à ce qui est au-dessus de la portée de nos esprits, les Mathematiques, par Je seul moyen de ce Flambeau intérieur et naturel que Dieu a allumé en nous, & à la faveur des premieres veritez generales qui sautent d'abord aux yeux de tout Je monde, nous introduisent dans une longue suite de plusieurs autres veritez, qui en dépendent, et qui ne sont pas moins certaines que leurs principes ". 62. Les lettres ou minutes conservées de la correspondance Bayle-Huygens s'étagent de 1683 à 1693 (4 lettres de Bayle, 5 de Huygens): voirE. Labrousse, Inventaire de la correspondance de Pierre Bayle, Paris, Vrin, 1961, 363 ; cf. 34. 63. Comme Mitton, Je chevalier de Méré ou encore " M. de la Pereire Je preadamite " [Isaac de La Peyrère, auteur des Praeadamitae, 1655] : voir sur ces contacts et sur d'autres encore, non
moins suspects, le Journal de voyage précédemment cité, accompagné des notes de Brugmans. C'est Huygens lui-même qui qualifie d'" esprits forts" les deux premiers (ibid., 30 déc. 1660, 140). Le second est décrit comme l"' inventeur des partis dans le jeu" (il fut en effet à l'origine des recherches de Pascal et Fermat, 1654, donc indirectement aussi de celles de Huygens : De ratiociniis in ludo aleae, 1657). 64. Voir Journal de voyage, éd. cit., 149-150 (2 février 1661) et Je témoignage concordant de Chapelain à Huet du 4 février 1662: Lettres de Jean Chapelain, éd. Tamizey de Larroque dans Documents inédits de l'histoire de France, vol. 81, Paris, Imp. Nat., 1880-1883, II, 199-201, ainsi que les Nouvelles littéraires du 9 nov. 1715, où un certain" M.D.L." rapporte qu'à sa connais-
sance, Hardy serait le seul à avoir vu ce livre fameux : "Il me raconta qu'un étranger Je lui avoit montré et que l'impression ressemblait aux livres imprimés à Racovie [Rakow]" (289). Hardy "grand géomètre et grand orientaliste" selon Leibniz (Œuvres, éd. Dutens, 1768, v, 610), était un ancien du Cabinet Dupuy et de l'" académie" de Mersenne; il avait été lié à Descartes par J'entremise de Mydorge. Sur ses activités scientifiques, voir H.L.L. Busard dans Ch. Coulston Gillispie, Dictionary of Scientific Biography, New York, VI, 1972, 112-113.
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gieux radical 65 . Il se serait défié très tôt de la métaphysique cartésienne (comme, du reste, de sa physique), puis, bientôt, de toute mét~hysique, jugeant qu'" on ne sauroit rien dire de convaincant en ces matieres " 6 et ne se fiant plus qu'aux démonstrations "apodictiques" de la géométrié 7 . Son attitude face à la mort vint apparemment confirmer cette disposition d'esprit. Pendant la grave maladie qui l'atteignit en 1670, il aurait déclaré que l'immortalité était " une question problématique ", ce qui suscita un grand émoi parmi ses proches 68 . Vingt-cinq ans plus tard, la mort étant cette fois au rendez-vous, il serait resté sourd aux exhortations d'un ami pasteur avant de prétexter que " les gens, s'ils apprenaient ses opinions et sentiments au sujet de la religion, le déchireraient " 69 . Bayle, en somme, pouvait être informé sur un certain nombre de mathématiciens peu portés à la sainteté. Cependant cette question n'a, au fond, qu'un intérêt secondaire. On peut facilement se persuader, comme Bayle le fut certainement, qu'aucune liste de mathématiciens irréligieux n'égalait en nombre ct en prestige, au xvne siècle, la liste de ceux qui se voulaient ou se croyaient sincèrement chrétiens. Aussi est-il clair que sa remarque n'avait aucune portée statistique et qu'elle visait moins le tréfonds des consciences personnelles qu'une science mathématique jugée à l'époque, dans ses fondements supposés, insidieusement nuisible à la religion. Bayle ne déclare-t-il pas ailleurs que si, poussant à l'extrême le vœu de Descartes, on devait faire de la démonstration le critère de toute vérité, alors "ce principe de philosophie seroit l'éponge de toutes les religions " 70 ? Il y a lieu de préciser maintenant en quoi la "Révolution scientifique", en ses fondements épistémologiques réels ou supposés, aurait été concernée par cette déclaration. 65. La religion des Classiques, spéc. 116-120 et 328-329. Voir également Y. Belaval, "Huygens et les milieux parisiens", dans Huygens et la France, Paris, Vrin, 1981, 49-56, spéc. 52-53. Sur les rapports de Huygens avec Spinoza et le spinozisme, voir plus spécialement P. Vernière, Spinoza et la pensée française avant la Révolution, Paris, P.U.F., 1954, 94-97 et passim. Vernière soupçonne Huygens- qui fut le voisin de Spinoza à Voorburg et échangea par la suite une correspondance avec lui- d'avoir été l'un des premiers agents de diffusion du Tractatus theologico-politicus en France. Huygens avait dans sa bibliothèque ln Renati Descartes Principia Philos., Amst. 1663 et BDS opera posthuma. 1677 (A. Robinet," Huygens et Malebranche", dans Huygens et la France, ibid., 223-239, ici 238). 66. Œuvres complètes de Christian Huygens, La Haye, VI, 1895, lettre no 1728 (réponse au baron Nulandt qui lui avait soumis une critique du système cartésien). 67. En 1660, il déclarait au jésuite André Tacquet, qui souhaitait le convaincre de la vérité catholique:" Vous m'alléguez en effet l'autorité de livres qui ont pu être corrompus et d'hommes qui ont pu être abusés, enfin comme tout cela est éloigné de 1' évidence apodictique des démonstrations géométriques ! " (Librorum enim auctoritatem adducitis qui corrumpi potuerunt, hominum, qui decipi potuerunt ; quam longe denique haec omnia absunt a geometricarum probationum evidentia !) : Œuvres complètes de Christian Huygens, III, 1890, lettre 766 (cité aussi par Brugmans, op. cit., 105, n. 1 ; voir 105 sq. sur l'insignifiance que Huygens attacha1t à la foi). En 16861687, Huygens assure ne rien com~rendre aux preuves cartésiennes de l'existence de Dieu (Œuvres, XXI: Que penser de Dieu ? . 68. Œuvres, VII, n° 1807, 27-28 ( ettre de Constantyn Huygens à Lodewijk, 22 mai 1670). 69. Œuvres, XXII, n° 776. Brugmans renvoie à Constantin Huygens (le jeune), Journalen (1692-1696), dans Hist. Gen. Utrecht, Niewe Serie, 23 25, 32, Neeuwe Reeks, 46, Utrecht, 187678, spéc. aux 25 mai, 20 juin, 11 juillet 1695. On appréciera d'après cela ce que valent les affirmations du Cosmotheoros posthume (1698) relatives à une intelligence suprême, providentielle et ordonnatrice de l'univers ... 70. Nouvelles de la république des lettres, nov. 1684, art. I, 889 (à propos de F. Bernier, qui rapporte dans son Abrégé de la philosophie de Gassendi l'opinion d'un Persan sur la Fatalité des stoïciens).
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DE LA MÉLANCOLIE AU NOUVEAU PARADIGME
Un premier constat s'impose: la thèse selon laquelle mathématiques et métaphysique ou religion ne doivent pas être placées sur le même plan et même s'opposent d'une certaine façon, n'est en rien un acquis du xvue siècle et de la " Révolution scientifique ". Quand d'Alembert martèle cette opinion dans son Essai sur les éléments de philosophie (1759), il reprend un poncif vieux de plusieurs siècles 71 . Nous avons déjà évoqué, d'après Roger Bacon, l'assimilation ancienne des mathématiques à l'astrologie et à la magie, qui fit que les Pères et les théologiens se prononcèrent "contre le nom des mathématiques " 72 . N'est-on pas également convaincu depuis longtemps que les mathématiciens se caractérisent par une complexion cérébrale imaginative ou " mélancolique " qui les rend inaptes à toute saisie des vérités métaphysiques, indépendantes de l'espace comme du temps? "Ces gens-là ne croient pas aux démonstrations si l'imagination ne les accompagne [... ], ils ne peuvent croire qu'il y ait dans le monde des êtres incorporels, soit en lieu ou en temps[ ... ], ils ne peuvent croire ni concevoir qu'il y ait quoi que ce soit en dehors de l'univers c'est à dire hors du monde r... l- Ils ne peuvent élargir leur intelligence au-delà de l'emplacement et de la grandeur, sur quoi se fondent les choses mathématiques " 73 . Pareil bilan, établi par un théologien exactement contemporain de Bacon, Henri de Gand (1217-1293), et qui procède apparemment d'Averroës 74 , semble bien porter également en germe l'argument d'opposition que nous rencontrons fréquemment à l'âge classique. De fait, c'est certainement de Henri de Gand - chez qui tout est assurément semper sublime et venerandum 75 - que Pic de La Mirandole s'inspirera en énonçant cette "conclusion mathématique " qui restera fameuse parmi les érudits du xvne siècle : Nihil magis nociuum Theo logo, quam frequens & assidua in mathematicis Euclidis exerci71. Essai... , spéc. chap. XV, éd. Fayard, 120 (" Il semble que les Géometres devraient être excellens Métaphysiciens, au moins sur les objets dont ils s'occupent; cependant il s'en faut bien qu'ils le soient toujours ... " ; " Ces mauvais Métaphysiciens, dans une science où il est si facile de ne pas l'être ... "," Non seulement l'esprit métaphysique et l'esprit géometre ne se rencontrent pas toujours ensemble ... ", etc.). Les mathématiciens sont comparés à des hommes dont l'un des sens
-précisément le sens métaphysique- serait atrophié : nous en reparlerons.
72. R. Bacon, Lettre à Clément IV, dans Philosophes médiévaux, éd. cit., 145-146. 73. Henricus de Gandavo [Henri de Gand], Quodlibeta, Paris, 1518, fol. XXXIV r 0 (Q. II, Quaest. 9) cité par R. Klibansky, E. Panofsky, F. Saxi, Saturne et la mélancolie ... [1964], tr. fr., Paris, Gallimard, 1989, 533, n. 187 (nous retouchons légèrement la traduction). Nous remercions François de Graux d'avoir attiré notre attention sur ce texte. 74. Allégué par Henri de Gand (Commentator super secundum Metaphysicae). La corrélation entre mélancolie et imagination procède bien sûr d'abord d'Aristote : Problemata, Xl 38 ; Eth. Nic., 1150 b; Div. Somn., 464 a. Voir pour plus de détails, outre R. Klibansky et al. (Saturne et la mélancolie, 532-533), J. Pigeaud, La maladie de l'âme. Etude sur relation de l'âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique, Paris, Belles Lettres, 1989, passim. 75. De Hominis Dignitate, dans Œuvres philosophiques, Paris, P.U.F., 1995, 46.
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tatio76 . Formule où Pic signifiait, commente Mersenne dans ses Questions inouyes (1634), "que ceux qui sont accoustumez à raisonner par l'analyse Geometrique ne veulent rien admettre sans demonstration, laquelle n'a point de lieu dans la Theologie, à raison que ces principes ne nous sont pas evidens " 77 . Le même Mersenne énoncera ailleurs comme une cause manifeste et apparemment perpétuelle de l'athéisme l'opinion que" toutes les vérités exigeaient un même genre de preuve, et que même dans les choses morales et divines, il fallait une démonstration mathématique " 78 . Et brossant un tableau des libertinages de son temps, à l'attention de son ami Rivet, il placera en tête de liste ces effrontés qui " veulent des démonstrations dans la religion, comme dans les mathématiques " 79 . Citerait-il quelques noms? Certes pas. Témoin discret de la République des Sciences et digne apologiste, il se plaît plutôt à avancer qu'il connaît des savants" aussi bons Catholiques que bons Mathematiciens, qui sont capables de perfectionner les Mathematiques "80 . Cependant nous avons vu plus haut qu'il connaissait forcément quelques-uns de ces esprits téméraires. Quant aux plus anciens, ignorés peut-être de lui-même, ils sont pour nous également plus difficiles à détecter. Rappelons seulement que dès le XIV" siècle, un Blaise de Parme81 à l'orthodoxie pour le moins douteuse, 76. Conclusiones nongentae in omni genere scientiarum [Rome, 1486], Conclusiones de mathematicis, na 6, dans Opera omnia, Bâle, 1572, 101. Cette these ne figure pas parmi les treize qui valurent à Pic un proces et la censure de ses Conclusiones, cependant celui-ci revient sur la question dans son Apologia de 1487 et il renvoie exfressément à Henri de Gand, qui marqua le caractère " déraisonnable " des mathématiciens, ma disposés ";;our 1' étude de la philosophie naturelle, et J?iS pour l'étude de la Métaphysique, et fort mal pour 1 étude de la Théologie, qui roule sur des matieres encore plus abstraites" (Opera, Bâle, 1572, I, 133, d'après R. Klioansk:y et al., Saturne et la mélancolie, 543-544. Henri de Gand était déjà loué par Pic dans les Conclusiones). Pic de La Mirandole, dont les Œuvres connurent dix éditions et plusieurs contrefa~ons entre 1496 et 1601, était une lecture humaniste particulièrement prisée des' libertins érudits' comme Naudé ou La Mothe le Vayer. Gassendi, avons-nous vu, cital!la conclusion de Pic au cours de sa controverse avec Descartes. 77. Rééd. Paris, Fayard, 1985, q. XXIX, 80-81. Mersenne objecte que" si l'on prend la peine de lire les Commentaires de S. Thomas sur les livres qu'a fait Aristote de la demonstration, et de l'analyse, l'on avouëra que ce Saine! a entendu ces livres analytiques aussi parfaictement que ceux qui usent continuellement des propositions d'Euclide, et des autres Geometres, et consequemment que cet art ne nuis! nullement aux Theologiens, qui ont un bon jugement comme S. Thomas, et qui sçavent tres-bien discerner ce qui est suject à la demonstration et ce qui est exempt de sa juridiction, comme il arrive aux saincts mysteres de nostre religion". Dans l'Harmonie universelle (II, 1637, rééd. C.N.R.S., 1963, III, De l'utilité de l'harmonie et des autres parties des mathématiques, 13), Mersenne opposera à la sixième conclusion de Pic-" à sçavoir que l'estude d'Euclide est nuisible aux Theologiens"- ses 4e et lle conclusions. 78. Quia existimant quaecunque vera esse dicuntur, eodem modo probari, atque adeo res morales, et divinas sub mathematicam demonstrationem cadere debere (Quaestiones in Genesim, col. 231, d'après Lenoble, Mersenne ... , 228). 79. "Nous sommes en un étrange siècle pour les différentes sectes de libertinages, qui arrivent à tel point en plusieurs cerveaux que les raisons ni 1'Ecriture ne les peuvent faire fléchir à la vérité : les uns veulent des démonstrations dans la religion, comme dans les mathématiques, et les autres s'imaginent que tout est faux ou du moins que nous ne pouvons nous assurer d'aucune chose, toutes choses ayant deux anses ; et les autres maintiennent que tout est Dieu, que tout est bon à l'égard de Dieu, n'y ayant ni mal ni péché, ni de coulpe, ni de peine suivant ce vers: Jupiter est quodcumque vides" (A Rivet, 25 mars 1637: Correspondance, VI, 228-229) 80. La vérité des sciences contre les septiques ou pyrrhoniens, Paris, 1625, 752. 81. Les écrits qui nous restent de Blaise de Parme (Biagio Pelacani da Parma, ca 1347-1416), qui s'adonna à la logique, aux mathématiques, à la philosophie naturelle et à l'astrologie, trahissent un esprit foncièrement hétérodoxe : déconsidération de la Bible ; déterminisme astrologique appliqué aux religions, y compris la chrétienne ; négation de l'immortalité de l'âme individuelle; affirmation de l'éternité de la matière et même identification de Dieu à "la matière régissant l'univers"; etc. Voir sur tout ceci G. Federici-Vescovini, "Il problema dell' ateismo di Biagio Pelacani da Parma ", Rivista critica di storia della filosofia, 28 (1973), 123-137. La qualification de doctor diabolicus lui fut contemporaine. Nous remercions de nouveau François de Graux d'avoir mis sa documentation à notre disposition.
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puisque qualifié de doctor diabolicus, se prêtait peut-être déjà à quelque insinuation particulièrement malveillante à l'endroit de la religion, quand il soutenait : " On doit assurer avec force que celui qui possède une seule conclusion de géométrie est plus savant que celui qui possède toute la théologie et toute la philosophie naturelle. Et la raison en est que les conclusions des sciences mathématiques sont déduites des principes premiers, auxquels, une fois connus les termes l'intelligence ne peut refuser son assentiment. Mais cela ne se vérifie pas dans la philosophie naturelle, parce que la matière des choses naturelles n'est pas susceptible de démonstration, et encore moins les conclusions des théologiens " 82 . Et des affirmations comparables reviennent plus ou moins explicitement chez Pierre de La Ramée et chez divers dialecticiens ramistes du XVIe siècle dont André Robinet a justement montré l'impact sur la pensée cartésienné3 . Ainsi, dans un manifeste de 1567 sur la " profession royale en mathématiques", La Ramée, s'opposant aux anciens détenteurs de sa chaire au Collège Royal, déclarait au sujet des Eléments d'Euclide: " [... ]c'est, Messieurs, un volume contenant en quinze livres tout ce que les hommes depuis la creation du monde ont acquis de vraye & solide science : deux fois deux se sont quatre, & ont esté quatre et seront quatre eternellement, cela n'est point subiect à l'opinion ny à l'authorité des hommes [... ] " 84 . Où l'on croit lire une préfiguration- nullement malicieuse- du 2 + 2 = 4 de Maurice de Nassau. Est-ce à dire que l'opposition des certitudes mathématiques et religieuses ressort d'un fond rationaliste qui précède de beaucoup la " Révolution scientifique"? L'examen de cette question impose plusieurs remarques. D'abord, la reconnaissance de la perfection formelle et de l'exemplarité des procédures mathématiques, soit l'aveu de leur caractère "certissime ", est parfaitement traditionnel. Ensuite, cet autre aveu que la raison ne suffit pas à provoquer l'adhésion à la vérité religieuse, a un chemin lui aussi bien tracé dans l'histoire occidentale. Nicolas de Cues s'en était fait, au xve siècle, l'un des principaux avocats (De docta ignorantia, 1440) et le déni calviniste des preuves naturelles de l'existence de Dieu renforcera cette conviction. Enfin, dans l'ordre théolo82. Immo forte tenendum est quod habens unam conclusionem in geometria est magis sciens quam habens totam theologiam et totam philosophiam naturalem. Et ratio est quia conclusiones mathematicorum deductae sunt ex principiis primis, quibus notis terminis, intellectus non potest
deassentire. Sed in philosophia naturali hoc non reperitur, quia materia rerum naturalium non
patitur demonstrationibus et minus conclusiones theologicorum : Quaestiones de anima, quaest. IV, ms. Vat. Chig. O. IV. 41, f. 113 r 0 -V0 , cité par V. Sorge (ed.), Biagio Pelacani da Parma, Quœstiones de anima. Alle origini del libertinismo, Naples, 1995, Introduzione, 13. Voir également l'article de G. Federici-Vescovini cité ci-dessus et son" L'importanza della matematica tra aristotelismo e scienza maderna in alcuni filosofi padovani alla fine del secolo XIV ", dans L. Olivieri (ed.), Aristotelismo veneto e scienza maderna, Padoue, 1983, 661-684. Voir encore (non consultés par nous), idem, Astrologia e scienza. La crisi dell'aristotelismo sul cadere del Trecento e Biagio Pelacani da Parma, Florence, 1979, 58, etE. Garin, Umanisti, artisti, scienzati. Studi sul Rinascimento italiano, Rome, 1989, 213. 83. A. Robinet, Aux sources de l'esprit cartésien (L'axe La Ramée-Descartes. De la Dialectique de 1555 aux Regulae), Paris, Vrin, 1996, spéc. Livre IV, chap. 1 :"La Ramée et les mathémaliques ", 153 sq. 84. La Remontrance de Pierre de la Ramee faite au conseil privé, en la chambre du Roy au Louvre, le 18. de Janvier 1567. Touchant la profession Royalle en Mathematique, Paris, André Wechel, 1567, 9-10, signalé à nous par Jean Letrouit; cité également par A. Robinet, Aux sources de l'esprit cartésien... , 154.
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gique, il est bien clair que l'attribut chrétien de la toute-puissance divine a toujours achoppé sur certaines évidences " naturelles" ou éternelles : " Dieu ne peut pas tout", écrivait Porphyre, "il ne peut faire qu'Homère n'ait pas été poète, qu'Ilion n'ait pas été détruite, que deux fois deux fassent cent, et non pas quatre " 85 . Dès lors, on peut comprendre que la mise en contraste des vérités mathématiques et religieuses ne présente aucune originalité dans les temps modernes - ou que leur mise en opposition est préformée de manière ancestrale. Cependant, voir les choses ainsi reviendrait à négliger ce changement essentiel qui se produit au tournant des xvre et xvue siècles dans la façon savante, puis commune, de regarder les mathématiques - changement qui confère une tout autre densité épistémologique à la " certitude " mathématique, et une tout autre gravité métaphysique à l'argument d'opposition qui nous préoccupe. Les historiens l'ont souvent noté: les mathématiques, avant le xvne siècle, sont essentiellement une " science d'ingénieur", à vocation technique utilitaire, et cette image persistera pendant une bonne partie du xvne siècle86 . Quant à l'arithmétique et à la géométrie pures, que l'on enseigne dans les collèges, où elles servent principalement à la formation logique, on ne conçoit pas qu'elles puissent s'appliquer au monde naturel -sinon pour "sauver" par hypothèse quelques "apparences " 87 . La conception scolastique dominante était que les objets mathématiques, êtres abstraits, n'avaient qu'une réalité mentale et que leur science se mouvait dans le seul champ (imaginaire) du possible. Ainsi, on a pu montrer que même les calculatores " mertoniens " d'Oxford et leurs disciples français ou italiens, au xrve siècle, à travers leur souci de quantifier le savoir (et les qualités), aspiraient bien moins, en fait, à mathématiser la nature que le discours scolastiqué8 . La référence au plan empirique avait pour eux une valeur essentiellement instrumentale : la réalité physique représentant moins un objet d'étude et une fin en soi, que le lieu de production de nouvelles règles et de " puzzles logiques " (les sophysmata phy85. Contre les chrétiens, fgt. 94 Harnack [1916], cité par P. de Labriolle, La réaction païenne, Paris, 1942, 277. 86. Bien des contemporains de Descartes témoignent de la persistance de cette représentation pratique: G. Naudé, Apologie pour tous les grands personnages ... , chap. V, sur les" mathématiciens " accusés de magie ; René François [= Etienne Binet], Essay des Merveilles deNa ture et des plus nobles artifices, Paris, 1621, puis 1657; Conférences du Bureau d'adresse de Renaudot (cf. ici S. Mazauric, Savoirs et philosophie à Paris dans la première moitié du XVII' siècle, Paris, Klincksieck, 1997); etc. Pour un plus large aperçu, voir par ex. G. Rodis-Lewis, L'œuvre de Descartes, Paris, Vrin, 1971, chap. 1, passim ; Gilson, éd. Descartes, Discours de la méthode, Paris, Vrin, 1966, 53 ; S.J. Harris dans L. Giard, Les jésuites à la Renaissance, Paris, P.U.F., 1995, 239 sq., avec les réf. ad loc. 87. Cette applicabilité avait été expressément niée par Aristote (Métaphysique, II, 3, 995a; VI, 1, 1025b; Physique, II, 2, 193b-194a; Ethique à Nicomaque, 1, 1, 1094b). Références médiévales dans E. Kessler, " Clavius entre Proclus et Descartes", dans L. Giard, Les jésuites à la Renaissance, 285 sq. 88. Ce qu'ils voulaient était" donner une certaine homogénéité formelle au savoir, en essayant d'appliquer les mêmes méthodes rationnelles et les mêmes instruments linguistiques aux problèmes " scientifiques " aussi bien qu'à la réflexion sur les contenus de la foi " (L. Bianchi, " L'impossible exactitude. Science et calculationes au XIVe siècle ", dans L. Bianchi et E. Randi, Vérités dissonantes. Aristote à la fin du Moyen Age, Fribourg, Paris, Ed. du Cerf, 1993 [éd. orig. Rome-Bari, 1990], chap. v, 160). La vertu, la béatitude ou la santé étaient ainsi quantifiées de la même manière que la vitesse, l'espace ou la chaleur.
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sicalia), censés affiner l'habileté dialectique89 . Dans ces conditions, l'opposition entre discours naturel ou physique et discours mathématique ou sophistique était positivement maintenue; et c'est par référence à l'imagination, non au réel ou à l'effectif, que le second se trouvait défini: les calculatores mertoniens raisonnaient secundum imaginationem 90 . Leur domaine spécifique était celui du possible logique, réalisable tout au plus de potentia Dei absoluta. Certains, comme Henri de Gand, n'hésitèrent pas à juger que les mathématiques, toutes certaines qu'elles fussent, correspondaient chez l'homme à un mode de connaissance mineur, un modus deficiens ... 91 . Nous disons bien chez l'homme, car cette représentation ne concernait en effet que l'exercice humain de cette science, Dieu lui-même étant souvent décrit au Moyen Age comme Mensurator primus et certissimus- Omnia in mensura, et numero, et pondere disposuisti, disait le livre de la Sagesse (xr, 21), souvent cité déjà par les calculatores médiévaux 92 . Ainsi, on ne doutait pas tant de la dignité des mathématiques en elles-mêmes, que de notre aptitude à posséder réellement cette science. Ou, pour mieux dire, notre entendement fini n'étant nullement proportionné à la raison infinie de Dieu, on doutait profondément que mathématiques humaine et divine pussent coïncider, et que l'on pût obtenir, via nos mathématiques imaginaires, une connaissance adéquate de la subtile ordinatio divine, ni même aucune certitude empirique93 . Les mathématiques - non mystiquement interprétées- restèrent donc disjointes de la physique ou " philosophie naturelle". Quelque chose change au tournant des xvie et xvue siècles, qui conduit à considérer que l'homme peut, par ses mathématiques, appréhender correctement la réalité empirique. Avènement d'une nouvelle Weltanschauung d'inspi89. Voir A. de Libera, La philosophie médiévale, Paris, P.U.F., 1989, 64, qui conclut: "le progrès se fait ici sur le terrain de l'analyse logique, non sur celui de l'induction scientifique" ; et L. Bianchi," L'impossible exactitude ... ", 153-168. 90. Voir L. Bianchi," L'impossible exactitude ... ", spéc. 164-165, et en outre H. HugonnardRoche, "Analyse sémantique et analyse secundum ymaginationem dans la physique parisienne au Xiv" siècle", dans S. Caroti (ed.), Studies in Medieval Natural Philosophy, Florence, Olschki, 1989, 133-153. Inutile de préciser que l'imagination d'alors n'était en rien la" folle du logis". 91. Pour Henri de Gand, rappelons-le, la mélancolie propre aux mathématiciens (l'attachement à la représentation spatiale ou temporelle) correspond à un obscurcissement de l'intellect: les mathématiciens sont des personnes déficientes du point de vue cognitif (parmi les " athées " du XVIIe siècle se répandra au contraire l'idée que ce sont les catholiques qui sont mélancoliques, car leur entendement est obscurci par " mille scrupules et superstitions " : cf Mersenne, Quaest. celeb. in Genesim, Paris, 1623, col. 15, qui vise peut-être Vanini). 92. On trouvera toutes les références utiles dans l'étude citée de Luca Bianchi. 93. Luca Bianchi soutient cette thèse dans "L'impossible exactitude ... ", spéc. 181-194. Il explique en substance que l'on a cru, au Moyen Age, à un ordre rationnel du créé dissimulé sous la matière fluctuante ; cependant la mathématique divine était perçue comme " substantiellement différente de celle des Grecs qu'on enseignait dans les écoles" (183). Dieu connaît l'infini comme nous comprenons le fini (il connaît le nombre infini de points composant la ligne) ; nous sommes quant à nous inaptes à connaître " les proportions précises des choses du monde " (dixit Nicolas Oresme) et condamnés à des mesures impropres, grossières, conventionnelles. On saisit combien cette these (inspirée de A. Maier, cf. infra, n. 95) s'éloigne de celle d'A. Koyré (cf" Du monde de l'à-peu-près à l'univers de la précision" [1948], dans Etudes d'histoire de la pensée philosophique, Paris, Colin, 1961, 311 sq.; Etudes galiléennes, 1966; Etudes newtoniennes, 1968; Etudes d'histoire de la pensée scientifique, 1966 ; etc.), selon qui notre monde sublunaire était perçu, fondamentalement, comme celui del"' à-peu-près" et paraissait irréductible à l'exactitude des formes géométriques (le monde supralunaire, celui des sphères, obéissant seul à la stricte ordinatio géométrique divine).
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ration platonicienne94 ? Plus modeste renoncement humaniste à l'idéal paralysant de l'exactitude absole 95 ? Tenons simplement pour acquis, ici, qu'en l'espace de quelques décennies, les savants et bientôt une majorité d'esprits en viennent à considérer les mathématiques comme une science définitivement univoque, absolument identique pour l'homme comme pour Dieu, et à la tenir pour la science des princifes de la réalité. L'homme (et non pas seulement l'initié aux arcanes divins 9 ), serait-ce en balbutiant, semble enfin pouvoir parler la même langue que Dieu -la langue même de Dieu97 . Les étants qu'il manipule ne sont plus regardés comme des abstractions de l'esprit, non supposées se référer à des existants : ils paraissent désormais positivement fondés, à la fois dans Dieu, mathématicien suprême, dans sa création " écrite en s1nes mathématiques", et dans sa plus digne créature, faite à l'image de Dieu9 . Relevons alors cette conséquence si importante pour notre propos : puisque les mathématiques sont la science des principes de la réalité, elles sont par conséquent aussi la science universelle des sciences de la réalité, et c'est dans un sens tout nouveau que se voit définie leur" certitude". Eckhard Kessler l'a fort bien exprimé dans son article sur le jésuite platonicien Christoph Clavius 94. En dépit des incontestables mérites de son étude ("L'impossible exactitude ... "), Luca Bianchi fait peut -être trop peu de cas du platonisme et de sa percée culturelle à la Renmssance, pour expliquer la réévaluatiOn des mathématiques par rapport au monde naturel -soit leur transformation de science des concepts abstraits en science des principes de la réalité. L'étude de AG. Debus, " Mathematics and nature ... " (art. cit. ), quoique centrée sur les platoniciens hermétistes, est de ce point de vue éclairante. EtE. Kessler a récemment rappelé, après d'autres (cf. G. Crapulli, Mathesis universalis, Rome, Atenao, 1969), combien la redécouverte du commentaire de Proclus aux Eléments d'Euclide (grâce à Clavius, notamment) avait pu être déterminante (" Clavius entre Proclus et Descartes", dans Les jésuites à la Renaissance, op. cit., 285-308). Sur le " platonisme " de Galilée et de Descartes, on pourra voir respectivement P .A. Giustini dans L. Olivieri (ed.), Aristotelismo veneto e scienza maderna, op. cit., 695 sq., et P. Mouy dans F. Le Lionnais (ed.), Les grands courants de la pensée mathématique, Cahiers du Sud, 1948, 370-377. C'est aussi de façon assez authentiquement platonicienne (dans le sens où l'ontologie platonicienne conçoit les êtres mathématiques comme intermédiaires entre le monde matériel et le monde immatériel) que s'expriment les mathématiciens chrétiens du XVIIe siècle, pour qui la pratique des mathématiques nous rapproche de Dieu (voir P. Thuillier, "Les mathématiques mènent-elles à Dieu? ",La recherche, no 184, janvier 1987, 116-119, repris dans Les passions du savoir, Paris, Fayard, 1988, 9-22). 95. La thèse deL. Bianchi doit beaucoup à Anneliese Maier (Metaphysisische Hintergründe, Rome, 1955, spéc. 308-402), qui inspire également A. Funkenstein, Theology and the scientific imagination ... l1986], trad. fr: Théologie et imagination scientifique du Moyen Age au XVII' siècle, Paris, P.U.F., 1995, 355 sq. 96. Tels ces néo-pythagoriciens hermétistes et kabbalistes (R. Bostocke, G. Dom, Th. Tymme, R. Fludd surtout) étudiés par Debus, qui entretiennent, à l'aube de la Révolution scientifique, une conception mystique des mathématiques (Debus, "Mathematics and nature ... ", art. cit., spéc. 1420). 97. Confrontés à l'immensité et à la complexité infinie du donné empirique, les savants durent souvent confesser le caractère essentiellement hypothétique ou approximatif de leurs assertions physiques. Au moins le réel, produit par une intelligence supérieure, ne semblait-il plus " constitutivement étranger à nos critères de rationalité " -comme le dit maladroitement Luca Bianchi à propos de Galilée dans "L'impossible exactitude ... ", 187-188 (car s'il y a "approximation" humaine possible du réel, comme Bianchi l'explique ensuite- la révolution épistémologique consistant selon lui dans la libération du "mythe paralysant de l'exactitude absolue"- c'est bien qu'il y a langage commun entre l'homme et Dieu). On doit ainsi distinguer le plan strictement mathématique, lieu des vérités nécessaires et indubitables, de celui, plus ou moins certain, des énoncés de la physique mathématisée. 98. Notre citation est bien sûr empruntée au Saggiatore 6 (Opere, Florence, Barbera, 19291939, VI, 232-233; cf. la lettre à F. Liceti de janvier 1641 :Opere, XVIII, 293 sq.). La nature" agit en tout mathématiquement", dira de même Descartes à Mersenne (11 mars 1640, AT III, 37). Voir le commentaire de M. Blay dans Les raisons de l'infini (op. cit.), Avant-propos.
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(1538-1612): "au moment, écrit-il, où les mathématiques se transforment de science des concepts mentaux formels en science de la réalité concrète, l'argumentation [relative à leur certitude] ne se limite plus à la structure idéale de la science comme telle, mais s'ouvre à une comparaison directe avec les autres sciences de la réalité quant à la connaissance réelle que chacune d'elles apporte ". Dans cette comparaison, les sciences traditionnelles ont tôt fait d'apparaître comme de" simples accumulations d'opinions sans nulle certitude des principes ni ordre dans le raisonnement ni encore fiabilité des conclusions, alors que les mathématiques peuvent satisfaire toutes ces exigences et, de plus, se consacrent exclusivement à enseigner la vérité au point non seulement d'exclure toute espèce de fausseté, mais aussi toute chose qui semble vraie mais n'est pas démontrée, c'est-à-dire, ce qui est vraisemblable ou probable "99 . Comment les assertions religieuses de toute nature n'auraientelles pas été emportées par la même vague de discrédit épistémologique que les sciences verbales traditionnelles ? PÉRILS DE L'UNIVOCITÉ
Les historiens des idées ont maintes fois évoqué l'extraordinaire promotion épistémologique dont jouissent, au xvne siècle, les mathématiques, devenues la clef d'intelligibilité de la Création, élevées enfin, comme dit Descartes, à leur "vrai usage" d'interprétation (mécaniste) de la nature 100 . Cette promotion, qu'accompagnait le constat de leurs prodigieuses performances explicatives et déductives dans les domaines de la dynamique, de la mécanique céleste ou de l'optique, correspondit aussi à une formidable promotion méthodologique. Au xvne siècle, peu à peu, les mathématiques deviennent en effet le paradigme de tout savoir. L'éducation, tant chez les jésuites que dans les collèges de l'Oratoire, leur accorde d'ailleurs une place sans cesse croissante 101 . Ce prestige culminera avec Newton, mais entre l'époque où Descartes conçoit son projet de mathesis universalis, jusqu'à la "crise de la géométrisation de l'univers 99. E. Kessler, " Clavius entre Proclus et Descartes", art. cit., 297. 100. Descartes, Discours de la méthode, l, A.T. VI, 7 ("au collège, je ne remarquais point encore leur vrai usage ... "). Encore faudra-t-il, bien sûr, que les mathématiques soient expurgées d'un mysticisme pythagorisant toujours latent, on le sait, chez un" moderne" comme Ke)?ler (cf. G. Simon, Kepler astronome astrologue, Paris, Gallimard, 1979, spéc. chap. 3, 134-174), voire chez P. Gassendi (cf. P. Magnard, "La mathématique mystique de Gassendi" dans S. Murr [ed.J, Gassendi et l'Europe, Paris, Vrin, 1997, 21-29), mais patent et revendiqué par le grand adversaire de ces derniers: Robert Fludd (et d'autres étudiés par Debus, "Mathematics and nature ... ", art. cit.). Le débat intellectuel qui les opposa mettait bien en jeu le sens des mathématiques (cf par ex. P. Béhar, Les langues occultes à la Renaissance, Paris, Desjonquères, 1996, 201 sq. : " De Fludd à Kepler: la métamorphose de l'occulte"). Voir incidemment J. Bernhardt, éd. de Hobbes, Court traité des premiers principes, Paris, P.U.F., 1988, 65. 101. Voir S.J. Harris," Les chaires de mathématiques", dans L. Giard (ed.), Les jésuites à la Renatssance, op. Clt., 239 sq., et le recueil Enseignement et diffusion des sciences en France au XVIII' siècle, Pa!is, ~ermann, 1?86 (spéc. l~s études de F ..de Dainville et de P. Costabel), où l'on trouvera des pomts bibliographiques essentiels sur la questton. L'enseignement des mathématiques f\lt intro