La méthode scientifique en philosophie et notre connaissance du monde extérieur

(backcover) BERTRAND RUSSELL (1872-1969) philosophe et mathématicien anglais, Prix Nobel de littérature en 1950, fut san

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French Pages 250 [257] Year 1971

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Table of contents :
LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE EN PHILOSOPHIE
et
Notre connaissance du monde extérieur
PRÉFACE A L’ÉDITION FRANÇAISE
PRÉFACE DE L’ÉDITION ANGLAISE
PREMIÈRE CONFÉRENCE
1
LA PHILOSOPHIE OFFICIELLE
DEUXIÈME CONFÉRENCE
2
L’ESSENCE DE LA PHILOSOPHIE : LA LOGIQUE
TROISIÈME CONFÉRENCE
3
NOTRE CONNAISSANCE DU MONDE EXTÉRIEUR
QUATRIÈME CONFÉRENCE
4
MONDE PHYSIQUE ET MONDE SENSIBLE
CINQUIÈME CONFÉRENCE
5
LA THÉORIE DU CONTINU
SIXIÈME CONFÉRENCE
6
HISTORIQUE DU PROBLÈME DE L’INFINI
SEPTIÈME CONFÉRENCE
7
LA THÉORIE POSITIVE DE L’INFINI
HUITIÈME CONFÉRENCE
8
LA NOTION DE CAUSE
APPLICATION AU PROBLÈME DE LA LIBERTÉ
APPENDICE
INDEX
TABLE DES MATIÈRES
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La méthode scientifique en philosophie et notre connaissance du monde extérieur

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PETITE BIBLIOTHÈQUE PAYOT

BERTRAND RUSSELL

LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE EN PHILOSOPHIE Notre connaissance du monde extérieur

Philosophe et mathématicien anglais, Prix Nobel de littérature en 1950, Bertrand RUSSELL (1872-1969) fut sans conteste l’une des plus fortes personnalités de notre époque. La multiplicité de ses écrits témoigne de la variété de ses centres d’intérêt, jusqu’en dehors même de la stricte philosophie.

Dans cet ouvrage, Russell tente de montrer, à l’aide d’exemples, la nature, les espérances et les limites de la méthode scientifique en phi­ losophie. Cette méthode, elle s’est imposée progressivement à lui, au cours de ses recherches, « comme quelque chose de parfaitement dé­ fini, susceptible de se ramasser en formules, et capable de fournir adéquatement, dans toutes les branches de la philosophie, toute la connaissance scientifique objective qu’il est possible d’atteindre ».

Du même auteur, chez le même éditeur : Introduction à la philosophie mathématique. L’analyse de la matière. L’analyse de l’esprit (épuisé). Problèmes de philosophie (PBP n° 79). La conquête du bonheur (PBP n° 12) (épuisé).

BERTRAND RUSSELL

LA MÉTHODE

SCIENTIFIQUE EN PHILOSOPHIE et Notre connaissance du monde extérieur

Traduit de l’anglais par Philippe DEVAUX

Préface de Marcel BARZIN Professeur honoraire à l’Université Libre de Bruxelles

171 PETITE BIBLIOTHÈQUE PAYOT

106, Boulevard Saint-Germain, Paris (6e)

Institut International de Philosophie

Président : Sir Alfred Ayer Commission des Traductions Président : Ph. Devaux - Reviseur : Dr P. Gochet

Du même traducteur

Bertrand Russell — L’Analyse de la Matière Paris, Payot. Bertrand Russell — Signification et Vérité Paris, Flammarion. Bertrand Russell — De la Dénotation Paris, Dunod (L’Age de Science).

la

A. N. Whitehead — Le Devenir de la Religion

Paris, Aubier. A. N. Whitehead — La Fonction de la Raison et autres essais Paris, Payot.

Une précédente édition de cet ouvrage a été publiée par la Librairie Philosophique Vrin. Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays. B. Russell, Our Knowledge of the External World. G. Allen & Unwin, London. Couverture de Bénédicte Dintrich.

PRÉFACE A L’ÉDITION FRANÇAISE

Bertrand Russell est, sans conteste, le plus important des philosophes anglais d’à présent. Son œuvre abon­ dante est d’une originalité de pensée et d’une finesse d’analyse remarquables. Elle est écrite, contrairement à tant de pesants volumes philosophiques, dans un style vif et limpide qui en rend la lecture aisée. Il n’est pas demeuré inconnu du public de langue française. On a traduit ses œuvres maîtresses. On l’apprécie très haut. Pourtant, il semble bien que sa pensée n’ait pas sur nous l’action qu’elle devrait exercer. On peut dire que la pensée française a échappé presque complètement à son influence. Aucune étude d’ensemble ne lui a été consacrée. C’est pourquoi, en présentant aux lecteurs, cette traduction d’un livre qui, avec l’Analyse de l’Esprit et l’Analyse de la Matière occupe dans sa production une place privilégiée, j’essaierai de fixer rapidement quelques-uns des traits qui m’apparaissent essentiels dans son système (1). (1) Ces deux traductions (Paris, Payot) ont été suivies de quelques autres. L’auteur de cette préface n’a pu tenir compte de l’étude d’ensemble de l’œuvre de Russell, due au traducteur du présent ouvrage et publiée chez Seghers (Paris, 1967) ni de l’importante analyse de La Première philosophie de Bertrand Russell (Paris, Colin, 1968) de M. J. Vuillemin, ni de la traduction française parue chez Flammarion, sous le titre Signification et Vérité (1969). Aucun n’avait vu le jour au moment de la rédaction de cette préface. (N. de T.)

5

I

Un penseur élabore généralement sa philosophie, sous l’influence d’une des disciplines qui lui sont subordonnées : psychologie, morale, ou logique. On peut dire, par exemple, que la philosophie de Bergson est un « psychologisme » ou celle de Nietzsche un « moralisme ». Bertrand Russell, lui, a été tout d’abord un logicien et l’est resté. C’est vraiment sa logique qui est au centre de son système. Il rejoint ainsi, par-dessus le romantisme philosophique, la grande tradition classique. Cette logique, il en a exposé les bases et discuté les fondements dans les Principles of Mathematics parus en 1903. II l’a développée dans un grand ouvrage en trois volumes Principia mathematica — en collaboration avec un autre philosophe de grande valeur, A. N. Whitehead. Habituellement, un logicien établit ses résultats en se servant du langage commun et sans se refuser l’usage d’aucune pièce de l’appareil logique dont nous usons habituellement tous. La méthode de Russell et Whitehead est tout autre. Leur logique est vraiment un sys­ tème déductif. Partant de quelques notions fondamentales, et de quelques postulats réglant l’usage de ces notions, ils nous démontrent les lois logiques pas à pas, par une suite de démarches rigoureuses ; et en n’utilisant dans leur preuve que les vérités postulées ou celles qu’ils ont démontrées auparavant. Il est évident que cette façon de procéder est la seule rigoureuse et qu’elle s’imposera à tous les logiciens futurs. Mais elle met celui qui veut parler de leur logique dans un cruel embarras. Car il est impossible de résumer un système de démonstrations : il faut le refaire pas à pas, avec les auteurs. Tout au plus, donc, ici, pourrais-je indiquer quelques tendances de leur vaste construction — et peut-être aussi dissiper quelques malentendus que cette même méthode a fait naître. Pour la pratiquer, il fallait inévitablement renoncer au langage du sens commun et adopter un symbolisme. Théoriquement, on aurait pu s’en dispenser : et il est possible, en effet, si vous voulez considérer une des démonstrations de Principia, de l’exposer parfaitement 6

au moyen du langage courant. Pratiquement, semblable construction était impossible sans les outils appropriés qui sont des signes convenablement choisis. La logique, en effet, se meut dans l’évidence. Tel principe de logique découle de tel autre, mais tous deux nous apparaissent aveuglants de vérité. Établir dans ces conditions les démarches par lesquelles on peut démontrer le second à partir du premier, présente une difficulté insurmon­ table : on ne peut, en effet, apprécier la portée démons­ trative d’une raison, que lorsque la conclusion qu’elle vient étayer était douteuse dans notre esprit. Alors, nous sentirons vraiment notre doute vaciller puis s’éva­ nouir. Et cela nous permettra de déclarer que la raison est vraiment convainquante. Mais si vous vous mouvez dans une série de vérités dont l’évidence est égale, il vous sera impossible d’en discerner les relations logiques. Si vous voulez vous en convaincre, examinez les deux propositions suivantes : « Deux propositions réunies par ou pourront être permutées sans changer en rien notre affirmation » et « Si une proposition implique la négation d’une autre, alors cette autre implique la négation de la première », les deux propositions sont équivalentes. Dans l’ordre adopté par Russell et Whitehead, on dérive la seconde de la première. Essayez d’obtenir ce résultat : vous y parviendrez peut-être, mais avec combien de peine. Or, dans les Principia, la démonstration tient en trois formules. Ajoutons que le langage courant, fait pour la pratique et non pour la pensée rigoureuse, contient dans ses mots, de redoutables équivoques. Il peut introduire à notre insu, dans notre raisonnement, des postulats implicites. Au contraire, implacable comme une machine, le calcul symbolique ne peut s’effectuer qu’en vertu de procédés réglés qui nous garantissent contre tout sournois appel à des évidences inconscientes. Partout ce symbolisme indispensable a été la source d’une série d’équivoques sur la portée de l’œuvre de Russell et Whitehead. Comme elle se présentait sous un aspect extrêmement différent de celui de la logique familière, on l’a baptisée de noms nouveaux : « logistique », « logique mathématique » qui semblaient en faire un département spécial de la logique, un département limité qu’on pouvait ignorer sans cesser d’être un logicien, ni de répéter avec docilité les formules incomplètes d’Aris7

tote. Dans la plupart des chaires de logique, en Europe, on enseigne aujourd’hui encore les théories du terme, du jugement et du syllogisme ; dans la plupart des récents traités de logique, on se débarrasse en une phrase de la logistique, pour ressasser de vieilles ques­ tions épuisées. Il faut le répéter avec force : il n’y a qu’une seule logique. La prétendue « logistique » étudie les mêmes problèmes que la logique classique ; seulement, à côté d’eux, elle en étudie beaucoup d’autres. Et ceux qui reculent devant l’effort d’acquisition de son langage de signes, se condamnent à ignorer les acquisitions des quarante dernières années. Quarante années qui, par leur fécondité, balancent bien des siècles passés. Quand on nomme la logique de Russell et Whitehead une logique mathématique, on commet une équivoque qui, si elle a des effets tout aussi dangereusement stérilisants, est du moins plus excusable. La logique nouvelle s’est présentée chez tous ceux qui l’ont exposée, comme une théorie des fondements des mathématiques. Nous avons vu que les titres des ouvrages de Russell et Whitehead étaient Principles of Mathematics et Principia mathematica. Les deux autres penseurs qui ont contribué à renouveler la logique, Peano et Frege ont appelé leurs œuvres, l’un Formulaire des Mathématiques, l’autre Lois fondamentales de l’Arithmétique. Ces coïncidences sont significatives, et elles nous révèlent évidemment un rapport entre logique et mathé­ matiques, qui était inconnu autrefois. Pour les fervents de la logique classique, il indiquait évidemment le carac­ tère limité des logiques nouvelles, qui n’étaient évidem­ ment que de la logique appliquée — et qui ne méritaient à vrai dire qu’une petite mention dans la méthodologie. Mais nous savons déjà qu’il n’en va pas ainsi, que la logique de Russell et Whitehead, ainsi d’ailleurs que celle de leurs émules, est une logique générale. Elle s’applique chaque fois que nous opérons une déduction. Il faut donc chercher ailleurs le rapport nouveau qu’on entrevoyait entre logique et mathématique. Le mérite de l’avoir défini clairement revient à Russell. Pour lui, en effet, si les mathématiques sont plus étroi­ tement apparentées à la logique que les autres départe­ ments de l’activité humaine, c’est à leur nature qu’il faut l’attribuer. Elles sont, en effet, des sciences purement 8

formelles, comme la logique elle-même. Elles ne for­ mulent jamais que des affirmations vides, ne portant que sur des variables. Leurs théories ne porteront sur des existences, qu’après remplacement de ces variables par des objets empruntés à notre expérience. La logique présente exactement les mêmes caractères. Chacun de ses principes est une forme vide, qui ne nous renseigne que sur le possible et l’impossible et jamais sur le réel ou le non-être. Or, il ne peut y avoir deux sciences formelles différentes. Entre mathématiques et logique, il ne peut donc y avoir de différence de nature. La logique sera une mathé­ matique plus générale, la mathématique une logique portant sur des objets plus complexes et d’utilisation plus courante. Aussi doit-il y avoir continuité entre les deux disciplines, et les mathématiques doivent-elles sortir de la logique, comme les conséquences sortent de leurs prémisses. Les Principles of Mathematics appli­ quèrent cette thèse ; les Principia en constituent la démonstration symbolique. Nous n’oserions dire que cette démonstration est sans appel. On se souvient du débat fameux qu’elle suscita dans les pages de la Revue de Métaphysique et de Morale, entre Couturat et Henri Poincaré — qui, d’ailleurs, absorbé par son génial labeur, n’avait pas eu le temps d’étudier la logique moderne et la confondait trop facilement avec l’aristotélisme. Mais la querelle, pour être moins bruyante, dure encore aujourd’hui, où l’in­ tuitionnisme, représenté par Brouwer, penseur obscur et sans doute profond, dénonce l’universalité du principe de tiers exclu. Si nous essayons de nous faire une conception rapide du plan de la logique nouvelle, nous serons d’abord frappé par ceci qu’elle constitue un renversement total de l’ordre aristotélicien. Le Stagyrite mettait à la base de la logique, la théorie du concept, sur laquelle il as­ seyait celle des jugements, qui se liaient enfin en rai­ sonnements. Pour Russell et Whitehead, au contraire, c’est du raisonnement que l’on part. Aucune déduction ne peut être faite, sans impliquer la connaissance des opérations élémentaires du raisonnement. La première étude à faire est celle de la théorie de la déduction. Or, il y a des déductions purement formelles qui sup­ posent sans doute des propositions particulières, mais 9

qui sont valides quelles que soient les propositions qui leur servent de termes. Ce sont celles qui reposent sur les rapports qui lient les propositions. Ces rapports sont au nombre de trois. Une proposition peut être la négation d’une autre. Elle peut s’unir à une autre pour former une disjonction. Ou bien p, ou bien q — p et q représentant ici des propositions absolument quelconques. Enfin, une proposition peut découler d’une autre, être la conséquence d’une autre : dans ce cas, existera entre nos deux propositions, un rapport d’implication ; on dira que cette autre est impliquée par la première. Une définition exacte et précise de ces notions, et quelques postulats explicitant leurs rapports les plus simples nous permettront de démontrer toute la série des principes logiques qui règlent chacun de nos raison­ nements, quelle qu’en soit la matière. Par exemple, le principe du syllogisme, le principe d’identité, le principe de contradiction, le principe de la double négation sont autant de conséquences qui trouvent leur place parmi les conclusions de la théorie de la déduction. Maintenant, il faut briser la proposition que nous avons considérée jusqu’ici comme un tout pour faire la théorie de ses éléments. Les constituants essentiels de la proposition sont l’individu, le groupe d’individus ou la classe, et enfin les relations qui les unissent. Car Russell brise délibérément avec l’habitude artificielle de la logique classique qui veut que toute proposition se compose d’un sujet, de la copule et d’un attribut. Le verbe être n’est qu’une relation parmi d’autres. Et il faut considérer qu’elle n’a pas de privilège sur l’égalité, par exemple. Quand nous disons A = B, notre jugement n’affirme pas que A possède un attribut qui serait égal à B, mais nous considérons deux sujets A et B, et nous affirmons entre eux une relation spéciale qui est l’égalité. Pour étudier l’individu, la classe, la relation, nous faudra-t-il chaque fois une théorie nouvelle avec des notions fondamentales et des postulats nouveaux? Russell et Whitehead sont parvenus à unifier leur cons­ truction et à faire découler ces trois théories de la théorie de la déduction, en introduisant une notion auxiliaire, qui paraît au premier abord, extrêmement artificielle, mais qui l’est beaucoup moins qu’elle ne le paraît. C’est celle de fonction propositionnelle. Considérons une pro­ position : cette feuille de papier est blanche. Remplaçons-y 10

le sujet par une variable : x est blanc. Cette dernière expression est une fonction propositionnelle. On voit qu’il s’agit d’une forme, d’une espèce de moule à pro­ positions, qui en engendre une — vraie ou fausse —chaque fois que nous substituons un objet quelconque à la va­ riable. Toutes ces propositions ainsi obtenues à partir d’une fonction propositionnelle auront même forme. On peut dire que la fonction propositionnelle est le symbole de la constance, au sein d’un groupe de propo­ sitions, d’une forme déterminée. Maintenant, moyennant quelques postulats, nous pourrons étendre sans difficulté les théorèmes de notre théorie de la déduction aux fonctions propositionnelles. La nature de ces dernières, étroitement apparentée à celle des propositions, rend cette opération extrêmement aisée. Une théorie de la fonction propositionnelle est donc aussitôt construite. A présent, reprenons notre fonction de tantôt x est blanc, et remarquons que si nous remplaçons la variable par tous les objets possibles, nous engendrerons ainsi une infinité de propositions, dont la plupart seront fausses. Mais un petit groupe sera vrai : celui des objets blancs. Ainsi au moyen de la notion de vérité — qui est primitive pour Russell et Whitehead — et de la notion de fonction propositionnelle, nous pouvons définir un groupe d’objets, ou en d’autres termes une classe. Et il deviendra possible de tirer toutes les propriétés de la classe — l’équivalent du concept d’Aristote, pris en extension — de celles de la fonction propositionnelle. Au lieu de considérer une fonction propositionnelle à une seule variable, prenons une fonction propositionnelle contenant deux variables, par exemple, x est plus grand que y. Ici encore, en remplaçant x et y, par tous les couples d’objets possibles, nous obtiendrons une infinité de pro­ positions dont quelques-unes seulement seront vraies. Mais ces quelques-unes définiront une classe de couples privilégiés. C’est cette classe de couples que nous appel­ lerons une relation binaire. On voit que la relation est définie en extension aussi bien que la classe. La signi­ fication de la relation n’est pas primitive, mais se réduit à une sorte de propriété commune à une série de couples donnés. Enfin, l’individu nous sera livré par un processus analogue. Il s’agit bien entendu d’un particulier que nous 11

connaissons non par expérience, mais par description. Russell et Whitehead appellent une description, c’està-dire une expression du genre « l’auteur des Fleurs du Mal » ou encore « le Roi d’Angleterre ». Si nous dévelop­ pons ces expressions, pour éclairer leur sens, nous verrons qu’on peut leur donner les formes suivantes : L’être qui a écrit « les Fleurs du Mal », — L’être qui est tel qu’il a écrit « les Fleurs du Mal », l’x qui est tel que x a écrit « les Fleurs du Mal » et enfin L’x qui rend vraie la fonction x a écrit « les Fleurs du Mal ». Notre dernier énoncé fait voir que les descriptions sont susceptibles d’une analyse très voisine de celles qu’avaient déjà subies classes et relations. Elles peuvent aussi se ramener à la théorie de la déduction par l’intermédiaire de la fonction pro­ positionnelle. Une fois établies ces théories, nous possédons les élé­ ments généraux de la logique, et nous pouvons entrevoir l’économie de la construction grandiose de Russell et Whitehead! Cette esquisse est évidemment trop brève et, par là même, certainement inexacte sur bien des points. Force nous est pourtant de la laisser telle quelle et de nous tourner vers les applications de cette logique à d’autres champs du savoir. Avant de la quitter, je m’en voudrais pourtant d’être historien par trop incomplet et de ne pas signaler que si Russell et Whitehead ont eu le mérite d’écrire l’ouvrage qui doit rester le point de départ de tous les logiciens futurs, ils en partagent la gloire sur bien des points avec Frege. S’il est vrai qu’ils le remplacent, il ne faudrait pas qu’ils nous fassent oublier l’incontestable originalité de leur prédécesseur.

II

Selon Russell, tout problème philosophique, après qu’on l’a analysé et purifié, se réduit ou bien en une question qui n’est pas réellement philosophique, ou bien en une question de logique (1). Il faut observer, à ce propos, qu’il y a beaucoup plus dans les Principia mathematica, que ne requièrent les questions philosophiques : seuls les fondements de la logique nouvelle ont une impor­ tance cardinale pour le philosophe. Mais pourtant, les (1) Voir plus loin 2e Conférence p. 32.

12

développements ultérieurs présentent encore, pour lui, une grande utilité : ils lui suggèrent, en effet, de fécondes hypothèses qui ne sauraient avoir été imaginées sans eux. C’est aussi à l’aide de cette méthode que Russell va entreprendre l’analyse de notre Connaissance du Monde extérieur. Tout problème philosophique a une matière qui lui est donnée. Dans celui qui nous occupe, nous trouvons d’abord notre connaissance des objets particuliers de notre expérience ; puis, l’extension de cette connaissance à d’autres objets avec lesquels nous n’avons pas de contact personnel, pays lointain, temps passé, etc. : enfin, la systématisation en vue de traiter ces connaissances fragmentaires en science physique. Quel sera le rôle de la philosophie vis-à-vis de ces données? Elle ne peut les rejeter en bloc. Elle ne pourrait le faire, que si elle possédait un procédé propre de découverte qui lui per­ mettrait de substituer au sens commun, un autre corps de connaissance. Or, il est évident que la philosophie est dépourvue d’un pareil instrument : sur ce point, Russell rejette radicalement l’intuitionnisme bergsonien. Tout ce que nous pouvons faire, c’est scruter la connais­ sance déjà possédée, la vivifier et l’épurer. L’attitude du philosophe vis-à-vis du sens commun doit donc être une acceptation globale, tout en conservant vis-à-vis de chacune de ses affirmations, une défiance critique aiguë. La première distinction à faire dans cette masse qui nous est donnée, c’est qu’une grande partie n’est pas pre­ mière, mais dérivée. Cette dérivation se fait à partir d’autres données, soit par déduction logique, soit par une déri­ vation psychologique. Un exemple capable d’illustrer ce second mode de dérivation, c’est l’interprétation de l’état d’âme de la personne avec qui nous conversons, d’après les jeux de son visage. Il y a peut-être moyen de déduire logiquement de telle contraction de ses traits, qu’elle est en colère : mais nous n’employons jamais ce procédé, nous passons directement de l’expression de la face, à l’état psychologique auquel elle est liée. Si bien que notre croyance peut être considérée comme psychologiquement dérivée, mais logiquement pri­ mitive. Or il se fait que la plupart de ces croyances — et pro­ bablement, toutes — quand elles sont soumises à l’ana13

lyse, ou bien seront justifiées par une déduction logique et cesseront ainsi de rester primitives, ou bien, au contraire, deviendront de plus en plus incertaines au fur et à mesure que nous y réfléchirons. Quant aux données immédiates d’où tout dérive, celles qui nous apparaissent tout d’abord sont d’une part, les données des sens, débarrassées évidemment des apports de la mémoire, des jugements d’interprétation, etc. ; d’autre part, les principes de la logique. Il faut, encore y joindre d’autres faits : les faits de mémoire — plus spé­ cialement, de mémoire récente — ; les faits que nous révèlent la conscience ; de plus, dans les données des sens, il faut inclure certaines relations spatiales et tem­ porelles (celles qui prennent place dans le présent immé­ diat) et des faits de comparaison, tels que la ressemblance ou la dissemblance de deux nuances, par exemple. On peut maintenant se faire une claire idée de ce que sera, pour Russell, la méthode en philosophie, méthode qui sera d’une rigueur vraiment scientifique. Elle consis­ tera à justifier celles de nos croyances dérivées qui peuvent l’être, en mettant au jour les déductions logiques sur lesquelles elles reposent ; sa tâche négative consistera à faire naître le doute, et à évaluer le degré de probabilité de celles qui ne sont pas susceptibles de pareilles éluci­ dations. Résumons brièvement deux exemples d’application de cette méthode. L’espace de la géométrie et celui de la physique sont constitués par une infinité de points. Il est à peine besoin de dire que ces points ne sont atteints par aucun de nos sens : ils ne sont donc pas des données immédiates. Il nous faudra donc découvrir quels sont les objets d’où nous pouvons inférer l’existence des points. Ou plutôt, il nous faudra découvrir une construction opérée à partir des données des sens, qui possédera toutes les propriétés du point géométrique. Pareille construction a été faite par A. N. Whitehead. Et Russell la reprend à son compte. Voici en quoi elle consiste : Toute donnée des sens a une certaine étendue ; et nous assumons qu’il en sera de même des éléments constituant du monde physique. Mais si nous considérons un tout spatial, nous pourrons toujours le diviser en parties. Si nous divisons les parties de ces parties, et ainsi de suite, nous obtiendrons une série d’espaces contenus entiè­ rement les uns dans les autres et formant ainsi une série. 14

Chacun d’entre eux a, avec tout ceux qui le précèdent dans la série, la relation de contenu à contenant. Tous ces contenus pris ensemble définissent un point. Ces séries d’espaces emboîtés les uns dans les autres ont toutes les propriétés que la géométrie ou la physique attribuent aux points. Passons maintenant au second exemple qui se rapporte à la causalité. Définissons d’abord ce que nous entendrons par la loi causale : ce sera toute proposition universelle, en vertu de laquelle il est possible d’inférer l’existence d’un événement de celle d’un autre ou d’autres événe­ ments. Pour autant que la loi causale puisse être véri­ fiable, il faut que tous ces événements soient des données immédiates, ou ce que nous pouvons encore appeler des particuliers. D’autre part, les caractéristiques de ces particuliers n’ont pas d’importance pour la loi causale — puisqu’elle doit être universelle : il suffira qu’ils appar­ tiennent à un genre déterminé. Il doit de plus, puisque la causalité se déroule dans le temps, y avoir une relation temporelle de succession entre l’événement-cause et l’événement-effet ; et cette relation temporelle doit être susceptible d’une certaine précision. La première question que nous avons à nous poser concernant ces propositions est de savoir de quelle nature est notre certitude que ces lois causales ont été vérifiées dans le passé, et plus exactement, dans les portions du passé, observées. La première démarche de notre esprit à ce sujet est la découverte de certaines successions uniformes. La répétition de ces successions engendre chez nous, un sentiment d’attente qui se manifeste chaque fois que le premier événement se produit. C’est là l’état où Hume avait laissé la question. Maintenant, il faut ajouter que ces attentes bien que le plus souvent satisfaites comportent toujours quelques exceptions. Les corps qui ne sont pas soutenus dans l’air tombent, mais les ballons montent. Mais, dans ce cas, nous sommes capables de remplacer l’uniformité démentie, par une uniformité plus large qui englobe l’exception. Aussi, nous remplacerons notre vérité sur la chute des corps par les principes de la mécanique — qui eux nous expliqueront notamment pourquoi les ballons s’élèvent. Nous possédons donc maintenant le fondement empi­ rique de la croyance en des lois causales. Il nous faut à présent examiner une question nouvelle, à savoir les 15

raisons que nous avons de croire que les lois causales resteront permanentes dans le futur, ou qu’elles ont agi uniformément dans le passé. Or, sur ce point, les habitudes que nous avons fournies en contrôlant les répétitions de certaines séquences ne peuvent absolument rien nous apprendre. Il nous faut un principe nouveau qui nous garantisse la légitimité de notre extrapolation. On pourrait à la rigueur contester ce principe, et en même temps la validité de toutes nos inférences concernant l’avenir et le passé non directement observé. Ce sera le principe d’induction, qui doit évi­ demment — en vertu de tout ce qui précède — être un principe a priori. Enfin, le mot causalité est lié par le sens commun à l’idée de volition : c’est dans ce sens qu’une cause produit son effet. Il y a là une invasion illégitime de notions psychologiques. La cause telle que la science l’emploie est simplement un groupe d’événements d’un certain genre relié par une relation à un groupe d’événements appartenant le plus souvent à un genre différent. De plus, la cause, pour le sens commun, est un événement simple. Au contraire, il semble bien que pour que l’infé­ rence de la cause à l’effet soit vraiment Indubitable, il faudrait que nous comprenions sous le mot cause, non pas tel événement, ou tel groupe d’événements, mais l’état total de l’univers. Dans des buts pratiques et scientifiques, nous rassemblons les événements qui nous intéressent en groupes qui paraissent à peu près indépen­ dants du restant de l’univers. Résumons cette analyse. Elle aboutit à nous montrer que la loi de causalité universelle et rigoureuse, dont discutent les philosophes, est un idéal peut-être vrai, mais dont nous n’avons aucune preuve. Tout ce que nous savons, c’est que jusqu’à présent toutes les lois causales qui échouèrent devant des exceptions ont pu être rem­ placées par d’autres lois causales qui faisaient rentrer dans l’ordre, les phénomènes rebelles. Mais il pourra toujours y avoir des exceptions, aussi longtemps que notre cause ne sera pas l’état total de l’univers à un moment donné. Le principe de causalité n’est donc pas une certitude : tout ce qu’il nous fournit, c’est une direction de recherches.

16

III Jusqu’à présent, Russell s’est occupé du monde extérieur. Et dans les opinions que nous avons passées en revue, rien n’empêcherait de le classer parmi les idéa­ listes empiristes, du genre de Berkeley, par exemple. Nous allons voir que tel n’est pas le cas si nous le suivons dans les applications de la même méthode à la vie psy­ chologique. Une théorie universellement répandue fait de la notion de sujet ou de conscience la notion fondamentale de la psychologie. Si nous essayons de serrer cette notion de plus près, nous verrons que toute pensée peut se décom­ poser en trois éléments, que nous appellerons, pour suivre Meinong, l’acte, le contenu et l’objet lui-même. L’acte reste identique dans deux pensées de même espèce ; il est, si vous voulez, la forme de la pensée ; il représente précisément le rôle du sujet dans le processus. Le contenu de la pensée doit rester différent de l’objet, puisque le contenu doit être présent dans ma pensée tandis qu’au contraire, l’objet peut en être absent ; c’est par le contenu qu’une pensée diffère d’une autre pensée. Prenons un exemple : je pense, en écrivant ceci, à Russell. L’acte, c’est ma part dans ce processus qui resterait identique si, au lieu de penser à Russell, j’avais pensé, par exemple, à Descar­ tes ou à n’importe quel objet. Le contenu, c’est la représen­ tation que je me fais du philosophe anglais — qui peut être extrêmement différente de la personnalité vraie du philo­ sophe anglais, occupé pour le moment à des travaux que j’ignore. Russell s’insurge, en fait, contre cette analyse. Tout d’abord, l’acte lui paraît inutile. Il lui paraît impossible de découvrir quoi que ce soit qui réponde à cette notion dans une pensée particulière quelconque. La pensée se confond entièrement pour lui avec le contenu de la pensée. L’acte ou si l’on veut le sujet lui paraît une notion méta­ physique du même genre exactement que le substrat que l’on voulait à toute force insérer dans les qualités d’une chose sensible. « On suppose que les pensées ne peuvent aller et venir toutes seules, mais ont besoin d’une personne pour les penser. » Or, il est impossible de retrouver la personne dans telle ou telle pensée parti17

culière, mais au contraire, la personne n’est autre chose qu’un faisceau organisé de pensées particulières, qui restent sans changement quel que soit le faisceau original dont elles sont un constituant. En ce qui concerne les rapports du contenu et de l’objet, naissent d’autres difficultés. Le contenu de la pensée ici encore constitue sa seule réalité. Mais quand nous croyons que ce contenu représente un objet, c’est que ce contenu est accompagné de certaines croyances. Par exemple, je pense que devant ma fenêtre frémit le feuillage d’un large platane. Je crois que ma représen­ tation est conforme à l’objet représenté : ceci veut dire, en langage strict, que je crois que je verrais, si je me dirigeais vers la croisée, une masse verte et mouvante, et que si j’entrouvrais les battants, j’entendrais le cris­ sement particulier des feuilles déjà sèches que meut un vent léger. Puisque je puis avoir d’autres pensées qui ne sont pas accompagnées de ces croyances, j’aurai alors des contenus sans objets. Ou plutôt, il vaudra mieux abandonner cette dualité et ne nous servir pour désigner nos pensées que du terme objet. Car on commettra une erreur moindre, en disant, devant des objets imaginaires, qu’on se trouve devant des objets sans contenu, puisque ce que l’on voit et entend fait réellement partie du monde physique, bien qu’il ne s’agisse pas ici de matière au sens physique du mot. Après cette simplification de l’analyse de la pensée, il devient difficile d’expliquer la différence qui existe entre psychologie et physique. Nous avons vu au para­ graphe précédent que la théorie définitive de ce que nous appelons en gros la matière, doit consister en dernière analyse, en constructions logiques précises sur les données des sens. Voici maintenant que la donnée des sens est identique à la sensation que nous en avons. Il semble donc qu’il devienne impossible de maintenir entre pensée et matière la distinction tranchée qu’y faisait le sens commun. Laissons de côté cette question sur laquelle nous reviendrons dans le paragraphe suivant, et men­ tionnons tout de suite deux traits caractéristiques de la vie mentale. Le premier est l’existence des images. Il semble que la distinction entre sensations et images ne présente aucune difficulté, l’image étant une représentation formée en l’absence de toute stimulation extérieure. On a proposé 18

trois critériums pour les distinguer les uns des autres : 1° la vivacité moins grande des images ; 2° l’absence de croyance à la réalité physique des images ; 3° le fait que les images diffèrent des sensations par leurs causes et effets. Le premier ne mérite pas d’être conservé puisque, dans certains cas, exceptionnels à vrai dire, celui des hallucinations, l’image est aussi vive, parfois plus que les sensations réelles. Le second, si on cherche à serrer sa réalité de près, se ramène au troisième : Que voulonsnous dire lorsque nous disons qu’une image manque de réalité physique? Simplement, qu’elle n’est pas accom­ pagnée par les concomittants habituels de la sensation correspondante. Si nous évoquons l’image d’un ami, nous n’aurons aucune envie de lui serrer la main, parce que nos doigts n’étreindraient que le vide. En d’autres termes, les images n’obéissent pas aux lois physiques. Mais elles obéissent pourtant à d’autres lois, et ce sont ces autres lois qui nous fournissent la seconde caracté­ ristique du mental. Ce sont les lois mnémoniques dont nous supposions plus haut déjà l’existence. Cette action du passé sur le présent est la grande caractéristique qui nous oblige à reconnaître l’originalité de la vie mentale. C’est notamment elle qui a conduit Bergson à rejeter hors de la vie psychique toute causalité, en général. Par­ tant de ce fait indéniable, que la même stimulation à des moments différents de notre vie produira sur nous des effets variables, il rejette la loi de causalité. Il semble pourtant qu’il suffise, pour la conserver, de tenir compte de faits passés, et de les englober dans notre conception de la cause. Avec les sensations, les images et la causalité mné­ monique, nous possédons tous les éléments de l’esprit, aux­ quels nous pouvons ramener les différents fonctionne­ ments dont l’ensemble constitue la vie psychologique.

IV Pour terminer cette étude, il faudrait aborder à présent la métaphysique de Russell, métaphysique d’ailleurs claire comme toute son œuvre. Russell ne lui a consacré de ses efforts, que ce qu’il n’a pu lui dérober. Car un de ses traits caractéristiques, c’est une vigoureuse «positivité». Il se défie radicalement des constructions ambitieuses 19

de la philosophie, et ne s’aventure parmi elles qu’avec une évidente répugnance. Mais toute construction de pensée implique une métaphysique. Russell en a senti la nécessité et s’est expliqué sur ces matières, avec la robuste franchise qui lui est propre. Dans cette sommaire esquisse, je me bornerai à deux problèmes essentiels : 1° son attitude devant la raison ; 2° les rapports de l’esprit et de la matière. Nous avons vu précédemment, à propos de la discussion sur la cau­ salité, que Russell estimait nécessaire, pour justifier notre confiance dans les prédictions scientifiques, d’admettre un principe a priori. Nous l’avons vu aussi distinguer parmi les données immédiates dont le philosophe doit partir, les principes de la logique mis en face des sensa­ tions. Russell n’est donc pas radicalement empiriste et il ne cherche pas à tout dériver de l’expérience sensible. S’il est possible, à la rigueur, de croire que les mots généraux peuvent être engendrés par une collection de sensations semblables, ou qu’ils ne consistent qu’en une image-type qui nous sert d’étalon, nous aurons tout de même besoin pour formuler cet énoncé empiriste d’un universel authentique, à savoir la relation de ressemblance. L’existence des universels est donc chose certaine. Mais comment existent-ils? Seront-ils de nature mentale? Non, car ils existent au sein des données des sens. Quand on dit qu’Edimbourg est au nord de Londres, on énonce un fait qui n’a rien de psychologique, qui resterait vrai même s’il n’y avait aucun esprit pour le formuler. L’universel doit donc avoir une existence objective. Mais cette existence s’oppose à celle que nous attri­ buons, par exemple, au monde physique. Bien que nous les dégagions de notre expérience sensible, ils ne lui appartiennent évidemment pas. Les universels consti­ tuent un monde distinct du monde du devenir : ils sont éternels et immuables. Ils forment l’être tandis que ce que nous appelons l’univers physique constitue le monde de l’existence. Les universels ont entre eux des rapports que nous pouvons saisir exactement de la même manière que nous percevons le monde sensible. Ce sont les vérités de la logique et des mathématiques. Elles sont au rebours des propositions des sciences physiques, éternelles. Mais, en revanche, elles ne peuvent nous apprendre aucune exis20

tence : elles ne nous montrent que le possible, c’est-à-dire les lois auxquelles tout ce qui a existé ou existera a dû ou devra se conformer. Mais elles ne peuvent nous fournir aucune prédiction concernant l’avenir, à moins que nous remplissions leur cadre vide avec des données sensibles. Passons maintenant aux rapports entre l’esprit et la matière. Si nous laissons de côté les images et la causalité mnémonique, nous verrons qu’ils ont entre eux, une pro­ fonde communauté de matière. Le monde physique est fait de données sensibles, reliées entre elles par des uni­ versels. Or, nous avons vu que l’esprit tout entier est fondamentalement constitué par ces mêmes données sensibles. Le problème devient donc non plus de les rap­ procher, mais au contraire de les distinguer. Pour Russell, esprit et matière ne sont que deux modes d’organisation du même matériel. Pour donner une idée de ces deux modes d’organisation, nous allons étudier brièvement la nature d’un objet matériel, et celle d’un esprit. Quand plusieurs personnes voient simultanément le même objet, chacune d’entre elles voit un aspect diffé­ rent de cet objet. Le sens commun a substantialisé comme support de toutes ces apparences l’objet réel. Mais cet objet réel est une hypothèse métaphysique gratuite. Le véritable objet, c’est la collection de toutes ses apparences actuelles et possibles. Si nous les relions entre elles, nous obtenons la chose matérielle (1). Mais faisons une autre hypothèse. Supposons qu’au lieu de lier entre eux les aspects différents de l’objet, nous n’en considérons qu’un seul vu d’un point déter­ miné, et que nous y joignions les aspects de ses autres objets qu’on peut voir de ce centre. Nous obtiendrons ce que Russell appelle une perspective — c’est-à-dire, au fond, un moment d’un esprit. Si maintenant nous faisons varier ce centre de manière continue et que nous tenons compte des changements qui se produisent simultané­ ment dans les aspects sensibles, nous obtiendrons une série de perspectives, organisée en biographie, c’està-dire le schéma fondamental d’un sujet. On voit que l’esprit perd toute substantialité ; et aussi que cette conception a le mérite de se défaire de l’hétérogénéité entre esprit et corps, qui a grossi la philosophie de tant de débats stériles. (1) Cf. l’Analyse de la Matière, tr. fr. Devaux. Paris, Payot, 1965.

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V

L’esquisse que je viens de tracer présente bien des lacunes : j’en ai pleinement conscience. J’ai voulu, d’autre part, qu’elle ne contienne aucune critique. Elle n’a d’autre but que d’éveiller la curiosité de celui qui aura voulu la lire, en lui faisant saisir l’envergure de ce système. Il est, sans doute, très proche de l’école néo­ réaliste américaine ; mais surtout il me paraît renouer, par-dessus la crise d’hégélianisme qui a tourmenté l’An­ gleterre depuis 1870, environ, la grande tradition philo­ sophique anglaise, celle des Locke, des Berkeley et des Hume. Université de Bruxelles, novembre 1928. † Marcel Barzin.

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PRÉFACE DE L’ÉDITION ANGLAISE

Les conférences qui suivent (1) tentent de montrer, à l’aide d’exemples, la nature, les espérances et les limites de la méthode analytico-logique en philosophie. Cette méthode, dont le premier échantillon parfait se trouve dans les ouvrages de Frege, je l’ai vue d’ellemême progressivement s’imposer à moi, au cours de mes recherches, comme quelque chose de parfaitement défini, susceptible de se ramasser en formules, et capable de fournir adéquatement, dans toutes les branches de la philosophie, toute la connaissance scientifique objective qu’il est possible d’atteindre. La plupart des méthodes pratiquées jusqu’à ce jour ont prétendu nous donner des résultats plus ambitieux que ceux auxquels une analyse logique peut prétendre atteindre. Malheureusement, ces résultats ont toujours été tels que mainte autorité philosophique les considérait (1) Conférences données sous les auspices des Lowell Lectures

à Boston (mars-avril 1914). — Our Knowledge of the Externat

World, édité en 1914 parl’Open Court Publ. Cy (paru également sous le titre Scientific Method in Philosophy, qui est l’exacte reproduction du premier), a été réédité en 1926 chez Georges Allen. Cette troisième édition a été complètement revue et rema­ niée. Nous avons collationné les deux éditions. Notre traduction est celle du texte de la troisième édition, sinon qu’il nous a paru utile de conserver une démonstration qui figurait dans la première édition et qui fut écartée de la deuxième. On la trouvera dans l’Appendice placé à la fin du présent volume. Nous avons maintenu le titre plus suggestif de la réédition par l’Open Court Cy. (N. d. T.)

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comme inadmissibles. Envisagés simplement comme hypothèses auxiliaires de l’imagination, les grands systèmes du passé servent véritablement des fins très utiles et sont amplement dignes d’étude. Mais autre chose est requis pour que la philosophie devienne une science et vise des résultats indépendants des goûts et du tempérament du philosophe qui les expose. J’ai tenté plus loin de montrer, quoiqu’imparfaitement, la voie à suivre pour combler, je crois, ce vœu. Le problème central au moyen duquel je cherche à illustrer la méthode est celui de la relation des données sensibles brutes avec l’espace, le temps et la matière de la physique mathématique. J’ai pris conscience de l’importance de ce problème grâce à mon collègue et collaborateur le docteur Whitehead, à qui je dois la plupart des divergences que l’on trouvera entre les opinions que j’exprime ici, et celles que je suggérais dans les Problèmes de Philosophie (1). Je lui dois la défini­ tion des points, l’idée de traiter les instants et les « choses » comme je l’ai fait, et la conception entière du monde physique comme une construction plutôt que comme le fruit d’une inférence. Ce que j’expose à ce sujet ici, ne donne, en fait, qu’une idée préliminaire grossière des résultats plus précis que lui-même donnera dans le quatrième volume de nos Principia mathematica (2). On verra que, si cette manière d’envisager ces questions peut être menée à bonne fin, les éternelles controverses entre réalistes et idéalistes en recevront une lumière nouvelle, et que l’on aura trouvé une méthode pour résoudre tout ce qu’il est possible de résoudre au sujet des problèmes qu’ils posent. (1) Traduit en français par Mlle Renaud : Paris, Alcan, 1923 (rééd. tr. fr. S. M. Guillemin, Payot 1965). (2) Premier volume (Cambridge, University Press, 1910), deuxième (Ibid, 1912), troisième (Ibid, 1913). — Une réédition parut en 1927. De ce quatrième volume, il ne semble plus être question. A. N. Whitehead a d’ailleurs publié depuis lors : Principles of Natural Knowledge (1919), Concept of Nature (1920), et enfin Principle of Relativity, et en 1926, Science and the Modem World, avant de s’aventurer dans la cosmologie et la métaphysique. (N. d. T.)

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Les spéculations du passé sur la réalité ou l’irréalité du monde physique furent, au début, en l’absence de toute théorie satisfaisante de l’infini mathématique, bien hésitantes. L’œuvre de Georges Cantor a écarté cette difficulté. Mais la solution positive et détaillée de ce problème au moyen de constructions mathéma­ tiques basées sur nos données d’objets sensibles n’est seulement devenue possible que par les progrès de la logique mathématique, sans laquelle il est pratique­ ment vain de vouloir manipuler des idées qui doivent avoir un haut degré d’abstraction et de complexité. Cet aspect de la question, laissé quelque peu dans l’ombre dans le résumé de vulgarisation que constituent les conférences qui suivent, prendra un sens positif dès que les ouvrages de Whitehead seront publiés. En logique pure, matière qui ne sera discutée que très brièvement dans ces leçons, j’ai profité des découvertes non encore publiées et de la plus haute importance de mon ami M. L. Wittgenstein (1). Mon but étant d’illustrer une méthode, souvent j’y ai joint des tentatives incomplètes. On ne connaît pas un procédé de construction par la seule étude des structures achevées. Sauf en ce qui concerne la théorie de l’infini de Cantor, je ne prétends avoir rien atteint de décisif dans les théories que j’ai suggérées. Mais je crois que là où il faudra y apporter une modification, la même méthode, en substance, permettra de les découvrir, qui les a actuellement fait apparaître comme probables, et c’est à ce prix que je demande au lecteur d’excuser leur inachèvement.

Cambridge, juin 1914.

(1) Cf., p. 166 du présent ouvrage. Il s’agit bien entendu du Tractatus logico-philosophicus (C. U. Press, 1922), trad. française Klossowski (Gallimard, 1961). (N. d. T.)

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PREMIÈRE CONFÉRENCE

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LA PHILOSOPHIE OFFICIELLE

Depuis les temps les plus reculés, plus que toute autre branche du savoir, la philosophie a eu le plus d’ambition et atteint le moins de résultats. Depuis l’époque où Thalès déclarait que tout est eau, il s’est toujours trouvé des philosophes prêts à se livrer à toutes sortes d’affirmations sur la totalité des choses, et pareillement, il s’en est toujours trouvé d’autres pour se répandre en toutes sortes de négations depuis l’époque où Thalès fut contredit par Anaximandre. Je crois le moment venu de mettre fin à cet état de choses déplorable. J’essaierai, dans les causeries qui suivent, en prenant principalement certains problèmes spéciaux à titre d’exemples, d’indiquer en quoi les prétentions de ces philosophes furent excessives, et comment il se fait que leurs travaux n’aient pas eu plus de succès. Méthodes et problèmes philosophiques furent, je crois, mal conçus par toutes les écoles. Beaucoup de problèmes tradi­ tionnels sont insolubles au moyen des instruments de connaissance dont nous disposons, tandis que nous pouvons donner une solution à d’autres problèmes, plus négligés, mais non moins importants, à l’aide d’une méthode plus patiente et plus adéquate, compor­ tant toute la précision et la certitude auxquelles ont atteint les sciences les plus avancées. On peut distinguer de nos jours trois types princi­ paux de philosophies, souvent combinés suivant des 27

proportions variables par un même philosophe, mais distincts dans leur essence et leur tendance. Le premier, que j’appellerai la tradition classique, est issu princi­ palement de Kant et de Hegel. Il représente l’effort d’adaptation aux besoins présents des méthodes et des résultats des grandes philosophies constructives depuis Platon. Le deuxième type, que l’on peut appeler l’évo­ lutionnisme, acquit sa vogue depuis Darwin, et l’on doit reconnaître que Herbert Spencer fut son premier repré­ sentant philosophique. Mais plus récemment, il est devenu, surtout avec William James et Bergson, bien plus hardi et infatigable dans ses innovations qu’il ne l’était avec Herbert Spencer. Le troisième type, qui peut s’appeler « l’atomisme logique », faute d’un meil­ leur terme, s’est progressivement introduit en philo­ sophie sous l’influence de l’examen critique des mathé­ matiques. Le type de philosophie que je désire développer ici n’a pas encore beaucoup de partisans convaincus, mais le « néo-réalisme » qui vit le jour à l’Université de Harvard, est très profondément empreint de son esprit. Il représente, je crois, le même progrès en philosophie que celui introduit par Galilée en physique : substitu­ tion de résultats partiels et de détail, mais vérifiables, à de vastes généralités sans fondement, se recomman­ dant uniquement de certain appel à l’imagination. Avant de comprendre les changements que réclame cette nouvelle philosophie, nous devons brièvement examiner et critiquer les deux autres types de philo­ sophie qu’elle combat. A. — LA TRADITION CLASSIQUE

Lorsque, il y a vingt ans, la tradition classique eut évincé la tradition opposée des empiristes anglais, presque toutes les universités anglo-saxonnes suivirent le mouvement sans le mettre en question. Aujourd’hui, quoiqu’elle perde du terrain, presque tous les maîtres les plus éminents y adhèrent. En France, elle est bien plus puissante dans l’enseignement académique, malgré Bergson, que tous ses adversaires réunis ; et en Allemagne 28

elle trouvait de sérieux défenseurs. Cependant, dans l’ensemble, elle représente une force sur son déclin, elle ne s’est pas adaptée aux exigences de notre temps. Ses défenseurs sont d’ordinaire plutôt ceux dont les connaissances extra-philosophiques sont littéraires, que ceux dont l’inspiration est scientifique. Tous arguments de raison mis à part, elle a contre elle certaines forces intellectuelles très générales, ces mêmes forces qui sont en train de renverser les grandes synthèses du passé et font de notre époque une des plus tourmentées et des plus tâtonnantes. Nos aînés ne connurent que les lumi­ neuses clartés d’une certitude ingénue. Le mouvement dont est issue la tradition classique sous sa forme développée, se trouve dans la croyance naïve des philosophes grecs à la toute-puissance du raisonnement. La découverte de la géométrie a empoi­ sonné leur croyance, ses méthodes déductives a priori paraissant pouvoir s’appliquer universellement. C’est ainsi qu’ils se flattaient de démontrer que toute la réalité est une, qu’il n’y a point de changement, que le monde sensible est un monde illusoire. Et ils n’étaient pas inquiets de l’étrangeté de leurs résultats, parce qu’ils croyaient à la certitude de leurs raisonnements. Ils en vinrent donc à croire que la pensée seule suffirait à établir les vérités les plus surprenantes et les plus impor­ tantes à l’égard de la réalité prise en son intégrité, avec la certitude qu’aucune observation contraire ne pourrait y contrevenir. Lorsque l’impulsion vivante des premiers philosophes eut disparu, l’autorité et la tradition la remplacèrent, renforcée, au Moyen Age et jusqu’à nos jours, par la théologie systématique. Depuis Descartes, la philosophie moderne, qui n’était cependant pas liée par l’autorité comme la philosophie médiévale, accepta dans un esprit plus ou moins critique la logique aristotélicienne. De plus, sauf en Grande-Bretagne, elle croyait que le raisonnement a priori nous révélerait des secrets sur l’univers que l’on n’aurait pas découverts autrement, et qu’elle pourrait démontrer que la réalité différait complètement de ce qu’elle semblait être à l’observation immédiate. C’est cette croyance que je 29

considère, plus que toute conséquence particulière, comme la caractéristique distinctive de la tradition classique, et qui a été jusqu’ici le principal obstacle à une attitude scientifique en philosophie. On comprendra mieux la nature de la philosophie se rattachant à la tradition classique, en prenant un exemple qui l’illustre à un exposant particulier. Consi­ dérons à cet effet pour un moment, les doctrines de Bradley, qui est probablement en Angleterre le repré­ sentant le plus distingué de cette école (1). Appearance and Reality de Bradley est un ouvrage qui comprend deux parties, la première s’appelle « Apparence », la seconde « Réalité ». La première examine et condamne à peu près tout ce qui constitue notre vie quotidienne : les choses et leurs qualités, les relations, l’espace et le temps, le changement, la causalité, l’activité, le moi. Tout cela n’a pas la réalité sous laquelle cela nous apparaît, quoique ce soient des faits qui, dans une certaine mesure, qualifient la réalité. Ce qui est réel, c’est un tout unique, indivisible, intemporel, appelé l’Absolu, spirituel en un certain sens, mais qui ne con­ siste pas en des âmes ou des pensées ou des volontés comme nous les connaissons. Tout ceci s’établit par un raisonnement logique abstrait qui se vante de découvrir les contradictions internes des catégories condamnées comme de simples apparences, et de ne laisser place à aucune alternative sinon celle du genre d’Absolu dont on affirme finalement la réalité. Un bref exemple suffira pour illustrer la méthode de Bradley. Le monde paraît rempli de bien des choses diversement en relation les unes avec les autres, à droite, à gauche, avant, après, père et fils, etc. Mais à l’examen, les relations sont, d’après Bradley, contradic­ toires entre elles, et par conséquent impossibles. D’abord, son argumentation consiste à dire que, s’il y a des rela­ tions, il doit y avoir des qualités entre lesquelles elles aient lieu. Cette partie de la démonstration ne doit pas nous retenir. Voici comme il procède ensuite : (1) F. H. Bradley (1846-1924). (N. d.T.)

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« Comment les relations peuvent-elles être liées aux qualités? Ceci paraît, d’autre part, inintelligible. Si elles n’ont rien à voir avec les qualités, les qualités ne sont donc point en relation du tout ; et, dès lors, comme nous le disions, les qualités ont cessé d’être des qualités et leur relation n’est pas une entité. Mais que si la relation a quelque chose à voir avec les qualités, dès lors nous aurons recours évidemment à une nouvelle relation pour les relier. Car la relation peut difficilement se réduire à un simple adjectif d’un ou deux de ses termes ; ou bien alors, comme telle, elle paraît indéfendable. Étant donc quelque chose de propre, si elle ne comporte pas ellemême une liaison des termes, comment pourrait-elle d’une manière intelligible réussir à être quelque chose pour les qualités ? Encore une fois, nous sommes entraînés dans une dialectique sans espoir, faisant cercle, puisque nous sommes obligés sans fin de chercher des relations nouvelles. Un anneau unit les chaînons, et cet anneau qui les unit est un chaînon qui a également deux bouts, et ceux-ci requièrent respectivement un nouveau chaî­ non pour les joindre à l’ancien. Il s’agit dans le problème de trouver le lien qui pourrait exister entre la relation et ses qualités, et ce problème est insoluble » (op. cit., p. 32-33). Je ne me propose pas d’examiner cet argument dans le détail, ni de montrer exactement les points où, à mon avis, il est fallacieux. Je ne l’ai cité que comme un exemple de méthode. Beaucoup conviendront, je pense, que l’effet est calculé en vue de produire plus de trouble que de conviction, car il y a plus de chance d’erreur dans un argument subtil, abstrait et difficile, que dans un fait aussi manifeste que la relation des choses entre elles dans le monde. Pour les Grecs des premiers âges, pour qui la géométrie était pratiquement la seule science connue, il était possible de poursuivre un raisonnement en consentant aux conclusions les plus étranges. Mais pour nous, qui possédons des méthodes expérimentales et d’observation, une connaissance de la longue histoire des erreurs a priori réfutées par la science empirique, il est devenu naturel de soupçonner qu’il y a un sophisme 31

dans toute déduction dont la conclusion semble contre­ dire des faits évidents. Il est aisé de pousser cette suspi­ cion trop loin, et il est fort souhaitable, si possible, que l’on découvre la nature exacte de l’erreur en question, si elle existe. Mais il est certain que ce que nous pouvons appeler l’attitude empirique est devenu une habitude des esprits les mieux éduqués, et c’est cela même, plus que tout argument défini, qui a diminué l’emprise de la tradition classique sur les étudiants de philosophie, et généralement sur les gens éclairés. Le rôle de la logique en philosophie, comme j’essaierai de le montrer plus tard, est excessivement important. Mais je ne pense pas que, ce rôle, nous devions l’imaginer comme le considérait la tradition classique. Dans cette tradition, la logique devient constructive au prix d’un certain nombre de négations. Lorsqu’un nombre d’alter­ natives semblent, à première vue, également possibles, la logique doit les condamner toutes, sauf une, et déclarer celle-ci réalisée dans notre monde. Le monde est donc construit au moyen de la logique sans faire appel, ou très peu, à l’expérience concrète. Le rôle véritable de la logique, à mon avis, est exactement l’opposé de celui-là. Dans la mesure où elle s’applique à un contexte qui fait l’objet de l’expérience, elle est plus analytique que constructive. Prise a priori, elle montre la possibilité d’alternatives insoupçonnées jusqu’alors, plus qu’elle ne montre l’impossibilité d’alternatives qui semblaient de prime abord possibles. Ainsi, tandis qu’elle offre à l’imagination ce que le monde peut être, elle se refuse de légiférer sur ce que le monde est. Ce changement, qui est dû à une révolution interne de la logique, a écarté les constructions ambitieuses de la métaphysique tradi­ tionnelle, même chez ceux qui ont la foi la mieux trempée dans la logique ; tandis que pour la majorité de ceux qui considèrent la logique comme une chimère, les systèmes paradoxaux auxquels elle a donné naissance ne semblent pas même valoir la peine d’être réfutés. Ainsi de tous côtés, ces systèmes ont cessé de nous attirer, et le monde philosophique lui-même tend de plus en plus à les négliger. 32

Nous mentionnerons une ou deux doctrines favorites de l’école en question, afin d’illustrer la nature de ses prétentions. L’univers, nous dit-on, est une « unité organique », comme un animal ou une parfaite œuvre d’art. Il faut entendre par là, à la rigueur, que toutes les parties diverses sont réunies, coopèrent et sont ce qu’elles sont à raison de leur place dans l’ensemble. Cette croyance, on l’affirme tantôt comme un dogme, tantôt on la défend à grand renfort d’arguments logiques. Si elle est fondée, chaque parcelle de l’univers est un microcosme, reflétant en miniature l’ensemble. Et suivant cette doctrine, si nous nous connaissions parfaitement nous connaîtrions toutes choses. Le sens commun objecterait naturellement qu’il y a des gens, en Chine par exemple, avec lesquels nous sommes en relation si peu directe et d’une façon si peu intime que nous ne pouvons déduire quoi que ce soit d’important à leur sujet à partir de quelque fait touchant nousmêmes. S’il y a des êtres vivants sur la planète Mars ou dans quelque partie plus éloignée de l’univers, le même argument devient encore plus puissant. Bien plus, peut-être tout l’espace dans lequel nous vivons ne formet-il qu’un des nombreux univers, chacun d’eux parais­ sant du dedans être complet. La conception de l’unité nécessaire de tout ce qui est, se réduit dès lors à la misère de notre imagination, et une logique plus libre nous débarrasse d’une conception bornée dans laquelle l’idéalisme veut bénévolement voir enfermée la totalité de l’être. Autre doctrine très importante, dont se réclament la plupart, sinon tous les représentants de l’école que nous examinons, c’est la doctrine suivant laquelle tout le réel est « mental » ou « spirituel » ; ou, du moins, tout le réel dépend, quant à son existence, de ce qui est mental. Cette conception est souvent plus spécialement présentée dans les termes suivants : la relation du con­ naissant au connu est fondamentale, rien ne peut exister à moins de connaître ou d’être connu. Ici de nouveau l’argumentation a priori s’assigne la même fonction législatrice. Une réalité qui ne serait pas connue 33

serait, pensent-ils, contradictoire. Encore une fois, si je ne m’abuse, l’argument est sophistique, et une logique plus avertie nous montrera qu’aucune limite ne peut être assignée à l’étendue et à la nature de l’inconnu. Et lorsque je parle de l’inconnu, je n’entends pas sim­ plement ce que, personnellement, nous ignorons, mais ce qu’ignorent tous les esprits quels qu’ils soient. Ici comme ailleurs, tandis que l’antique logique excluait les possibles et emprisonnait notre imagination entre les quatre murs de ce qui nous était familier, la logique nouvelle nous montre plutôt ce qui peut advenir et refuse de se prononcer sur ce qui doit advenir. La tradition classique en philosophie représente le dernier rejeton survivant issu de parents très différents : la croyance des Grecs à la raison, et la croyance médiévale à la hiérarchie de l’univers. Pour les hommes de l’École, vivant parmi les massacres, les guerres et les fléaux, rien ne paraissait plus agréable que l’ordre et la sécurité. Dans leurs rêves, leur idéal c’est l’ordre et la sécurité : l’univers de Thomas d’Aquin ou de Dante est aussi étroit et aussi net qu’un intérieur hollandais. Pour nous, la sécurité est devenue monotone et les sauvage­ ries primitives de la nature sont si éloignées de nous qu’elles deviennent un simple condiment à notre rou­ tine ordonnée. Le monde de nos rêves est fort différent de ce qu’il était pour ceux qui vivaient du temps des guerres entre Guelfes et Gibelins. De là, la protestation de James contre ce qu’il appelle « l’univers-bloc » de la tradition classique ; de là, l’exaltation de la force chez Nietzsche ; de là, la soif de sang, toute verbale, de beaucoup d’hommes de lettres inoffensifs. Le substrat barbare de la nature humaine, ne pouvant se satisfaire dans l’action, trouve un dérivatif dans l’imagination. En philosophie comme ailleurs, cette tendance est visible, et c’est cela, plutôt que des arguments formels, qui nous fait rejeter la tradition classique au profit d’une philosophie qui s’estime plus virile et plus vivante (1). (1) Rappelons que ceci fut écrit avant le mois d’août 1914. (N. d. T.)

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B. — Évolutionnisme

L’évolutionnisme, sous quelque forme que ce soit, est la croyance qui prévaut de notre temps. Il domine notre politique, notre littérature, et surtout notre philo­ sophie. Nietzsche, les pragmatistes, Bergson, sont les phases de son développement philosophique, et leur popularité en dehors du cercle des philosophes profes­ sionnels montre qu’il est conforme à l’esprit de notre époque. L’évolutionnisme croit pouvoir se baser soli­ dement sur la science, libératrice des espérances, inspi­ ratrice d’une foi accrue dans les puissances de l’homme, antidote radical contre l’autorité raisonneuse des Grecs et l’autorité dogmatique des systèmes médiévaux. Contre une croyance si fort en vogue et si agréable, il peut sembler vain d’aventurer une protestation ; tout homme moderne ne peut manquer de sympathiser avec la majeure partie des idées qui caractérisent ce courant. Mais je pense que, enivré par un succès rapide, l’on a oublié bien des choses importantes et vitales pour la compréhension véritable de l’univers. Il faudra combiner quelque hellénisme à l’esprit nouveau, avant de passer de l’ardente jeunesse à la sagesse virile. Il est temps de se souvenir que la biologie n’est pas l’unique science, ni le modèle dont doivent s’inspirer toutes les autres sciences. L’évolutionnisme, comme j’essaierai de le montrer, n’est pas une vraie philosophie scienti­ fique, ni par ses méthodes, ni par les problèmes qu’il envisage. Une véritable philosophie scientifique a quelque chose de plus aride et de plus vaste. Elle tou­ chera beaucoup moins profondément le monde, parce qu’elle requiert une discipline bien plus sévère, avant de pleinement réussir dans la pratique. L’Origine des espèces de Darwin nous a persuadés que la différence entre les espèces animales et végétales n’est pas tranchée, si immuable qu’elle paraisse. La doctrine des genres dans la nature, qui a facilité et mieux précisé les classifications qu’apportait la tradi35

tion aristotélicienne, et que protégeait le dogme parce qu’il la croyait nécessaire à l’orthodoxie, a été brusque­ ment exclue à jamais de la biologie. La différence entre l’homme et les animaux inférieurs, qui paraissait énorme à notre amour-propre, on ne la vit plus que comme un perfectionnement graduel passant par des êtres intermédiaires que l’on ne pouvait faire appartenir ni exclure avec certitude de la famille humaine. Laplace avait déjà montré que le soleil et les planètes prove­ naient très probablement d’une nébuleuse primitive plus ou moins indifférenciée. Les anciennes frontières apparurent donc indécises et indistinctes, et les contours précis se brouillèrent. Choses et espèces perdirent leurs liens et personne ne pouvait plus dire où elles commen­ çaient, ni où elles finissaient. Mais si l’amour-propre de l’homme fut un instant troublé par sa parenté avec le singe, il trouva aussitôt un moyen de s’affirmer à nouveau, et ce moyen c’est la « philosophie » de l’évolution. Une lignée allant de l’amibe à l’homme apparaissait aux yeux des philo­ sophes comme un progrès évident — on ignore d’ailleurs l’avis de l’amibe. La suite de changements, que la science avait décrite comme l’histoire probable du passé, fut donc la bienvenue, puisqu’elle révélait la loi d’un déve­ loppement tendant vers le bien dans l’univers — l’évo­ lution d’un idéal lent à se dévoiler et à s’incorporer à l’actuel. Pareille vision, quoiqu’elle pût satisfaire Spencer et ceux que nous pouvons appeler les évolu­ tionnistes hégéliens, les partisans convaincus du chan­ gement ne pouvaient la juger adéquate. L’idéal dont approche continûment le monde est, pour ces esprits, trop mort et trop statique pour être l’inspirateur de ce monde. Les aspirations et l’idéal lui-même doivent changer et se développer au cours de l’évolution. Point de but. Ajustage continu de besoins nouveaux sous l’im­ pulsion de la vie, qui seule donne de l’unité au processus. Depuis le xviie siècle, ceux que James appelait les « tendres » se sont toujours trouvés engagés dans un conflit désespéré avec ceux qui adoptaient la vision mécaniste de la nature que la science semble imposer. 36

Une grande part de l’attrait qu’eut la tradition classique était due à ce qu’elle permettait d’échapper au méca­ nisme. Mais, sous l’influence de la biologie, les « tendres » pensèrent y échapper plus complètement, rejetant non seulement les lois physiques mais tout l’appareil appa­ remment immuable de la logique avec ses concepts fixes, ses principes généraux et ses raisonnements qui semblaient capables d’enlever même le consentement du plus têtu. C’est pourquoi, l’ancien finalisme qui consi­ dérait la Fin comme un but défini, déjà partiellement visible, dont nous approchions graduellement, est rejeté par Bergson parce qu’il porte atteinte à l’absolue souve­ raineté du changement. Après avoir expliqué pourquoi il n’accepte pas le mécanisme, Bergson poursuit (1) : « Mais le finalisme radical nous paraît tout aussi inac­ ceptable et pour la même raison. La doctrine de la finalité sous sa forme extrême, telle que nous la trouvons chez Leibniz, par exemple, implique que les choses et les êtres ne font que réaliser un programme une fois tracé. Mais s’il n’y a rien d’imprévu, point d’invention ni de création dans l’univers, le temps est encore inutile. Comme dans l’hypothèse mécanistique, on suppose encore ici que tout est donné. Le finalisme ainsi entendu n’est qu’un mécanisme à rebours. Il s’inspire du même postulat, avec cette seule différence que dans la course de nos intelligences finies le long de la succession toute apparente des choses, il met en avant de nous la lumière avec laquelle il prétend nous guider, au lieu de la placer derrière. Il substitue l’attraction de l’avenir à l’impul­ sion du passé. Mais la succession n’en reste pas moins une pure apparence, comme d’ailleurs la course ellemême. Dans la doctrine de Leibniz, le temps se réduit à une perception confuse, relative au point de vue humain, et qui s’évanouirait, semblable à un brouillard qui tombe, pour un esprit placé au centre des choses. « Toutefois le finalisme n’est pas, comme le mécanisme, une doctrine aux lignes arrêtées. Il comporte autant d’infléchissements qu’on voudra lui en imprimer. La (1) Évolution Créatrice (p. 42-43 de la 24e édition, Paris, Alcan).

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philosophie mécanistique est à prendre ou à laisser : il faudrait la laisser, si le plus petit grain de poussière, en déviant de la trajectoire prévue par la mécanique, manifestait la plus légère trace de spontanéité. Au contraire la doctrine des causes finales ne sera jamais réfutée définitivement. Si l’on en écarte une forme, elle prendra une autre. Son principe, qui est d’essence psychologique, est très souple. Il est si extensible, et par là même si large, qu’on en accepte quelque chose dès qu’on repousse le mécanisme pur. La thèse que nous exposerons dans ce livre participera donc nécessaire­ ment du finalisme dans une certaine mesure... » La forme du finalisme de Bergson est solidaire de sa conception de la vie. Chez lui, la vie est un flux continu dans lequel les divisions sont artificielles et irréelles. Choses discontinues, commencement, terme, ne sont que fictions commodes. Tout s’écoule sans solution de continuité. Nos croyances d’aujourd’hui sont vraies aujourd’hui, si elles m’emportent sur le courant. Demain, elles seront fausses. De nouvelles croyances devront les remplacer pour parer à de nouvelles situa­ tions. Tout notre entendement est tissu de fictions commodes. Glaçons imaginaires du fleuve. La réalité s’écoule en dépit de nos fictions. On la vit, on ne la conçoit pas. Parfois, sans que ce soit explicite, nous nous abandonnons à la certitude que l’avenir, quoique nous ne puissions le prévoir, sera meilleur que le passé ou le présent, comme un enfant attend un bonbon parce qu’on lui a dit d’ouvrir la bouche et de fermer les yeux. Logique, mathémathiques, physique disparaissent de cette philosophie. Trop « statiques ». Ce qui est réel, c’est un effort, un mouvement vers un but qui recule, comme l’arc-en-ciel, à mesure que nous approchons, et rend chaque endroit différent, lorsque nous y attei­ gnons, de ce qu’il apparaissait à distance. Je n’ai nullement l’intention de faire un examen technique de cette philosophie. Pour le moment je désire seulement formuler deux critiques : d’abord, que la vérité de cette philosophie ne suit pas de tout ce que la science a rendu probable dans l’ordre des faits de 38

l’évolution, et ensuite, que les motifs et les intérêts qui l’inspirent sont exclusivement pratiques, et les problèmes qu’elle se pose tellement spéciaux, que l’on peut diffi­ cilement la considérer comme ayant réellement touché à quelqu’une des questions qui, à mon sens, constituent la véritable philosophie. 1° Ce que la biologie a rendu probable, c’est que les diverses espèces descendent par adaptation d’un ancêtre moins differrencié qu’elles-mêmes. Ce fait est en soi excessivement intéressant, mais il n’appartient pas au genre de faits dont on peut tirer des conséquences philosophiques. La philosophie est générale et prend un intérêt pour tout ce qui existe, sans accorder de privi­ lège à quoi que ce soit. Les changements subis par d’infimes portions de matières à la surface du globe ont de l’importance pour nous, en tant qu’êtres doués de sensibilité ; mais ils n’ont pour nous, en tant que phi­ losophes, pas plus d’intérêt que les autres changements subis ailleurs dans toute autre portion de matière. Et si les changements à la surface du globe, au cours des quelques derniers millions d’années, nous apparaissent, avec nos notions d’éthique actuelle, comme des progrès dans la nature, ce n’est pas une raison pour croire que le progrès soit une loi générale de l’univers. Si ce n’est sous l’influence d’un désir, personne n’admettrait un instant une généralisation si brutale, s’inspirant d’un choix si maigre de faits. Ce qui résulte, non pas spécia­ lement de la biologie, mais de toutes les sciences qui traitent de ce qui existe, c’est que nous ne pouvons comprendre l’univers à moins de comprendre le change­ ment et la continuité. Ceci est même plus évident en physique qu’en biologie. Mais l’analyse du changement et de la continuité, ce n’est pas un problème sur lequel la physique ni la biologie apportent quelque lumière. C’est un problème d’un ordre nouveau. La question de savoir si l’évolutionnisme donne une réponse vraie ou fausse à ce problème n’est donc pas une question que l’on pourrait résoudre en faisant appel à des faits parti­ culiers, comme ceux que la physique ou la biologie nous révèlent. C’est en supposant dogmatiquement une 39

réponse déterminée à cette question que l’évolutionnisme cesse d’être scientifique, en dépit du fait que c’est uni­ quement en touchant à cette question que l’évolution­ nisme trouve matière à philosophie. L’évolutionnisme se compose donc de deux éléments : l’un non-philoso­ phique, généralisation hâtive que les sciences spécialisées pourraient plus tard confirmer ou infirmer, l’autre non-scientifique, dogme sans fondement, philosophique par son objet, que rien ne permet de déduire des faits sur lesquels repose l’évolution. 2° L’intérêt prédominant de l’évolutionnisme réside dans la question de la destinée humaine ou du moins de la destinée de la vie. Ces préoccupations morales et eudémonistes l’emportent sur l’intérêt de la connais­ sance en elle-même. Il faut reconnaître que l’on peut en dire autant de beaucoup d’autres philosophies et que le désir de posséder le genre de connaissance que la philosophie peut réellement donner est vraiment rare. Mais si la philosophie doit devenir scientifique — et c’est notre objet de découvrir comment cela peut être mené à bonne fin — il est nécessaire d’abord et avant tout que les philosophes acquièrent la curiosité intellec­ tuelle désintéressée qui caractérise le véritable savant. La connaissance de l’avenir — indispensable pour nous fixer sur la destinée humaine — n’est possible que dans de proches limites. Il est impossible de dire jus­ qu’où pourront reculer ces limites grâce au progrès du savoir. Mais il est évident que toute proposition concer­ nant l’avenir appartient par son objet à quelque science particulière et ne peut être affirmée avec quelque certi­ tude, s’il en est, qu’à l’aide des méthodes propres à cette science. La philosophie n’est pas un chemin raccourci pour atteindre aux mêmes résultats que ceux que l’on poursuit dans d’autres sciences. Si elle a un véritable objet, elle doit avoir son domaine propre, et chercher des résultats que les autres sciences ne peuvent, ni prouver, ni controuver. S’il existe une pareille étude, l’idée d’une philosophie qui consiste en propositions que les autres sciences ne rencontrent pas est grosse de conséquences. Toutes les 40

questions qui ont un intérêt humain — comme, par exemple, la question de la vie future —, du moins en théorie, appartiennent à des sciences spéciales et peuvent recevoir, en théorie du moins, une preuve empirique. Les philosophes se sont trop souvent permis, par le passé, de se prononcer sur des questions empiriques, et se sont trouvés finalement en conflit, d’une façon désas­ treuse, avec des faits bien attestés. Nous devons donc renoncer à l’espoir que la philosophie puisse promettre satisfaction à nos désirs pratiques. Ce qu’elle peut, lorsqu’elle en est complètement purifiée, c’est nous aider à comprendre les aspects généraux du monde et l’ana­ lyse logique des choses familières mais complexes. En exécutant ce plan, en suggérant de fécondes hypo­ thèses, elle peut être immédiatement utile aux sciences, notamment aux mathématiques, à la physique et à la psychologie. Mais une véritable philosophie scientifique ne peut se flatter d’en appeler à personne d’autre qu’à ceux qui ont le désir de comprendre, et d’échapper à certain obscurantisme intellectuel. Elle procure dans son domaine le genre de satisfaction que procurent les autres sciences. Mais elle n’apporte, ni ne veut apporter une solution au problème de la destinée humaine ou de l’univers. Si ce que nous venons de dire est exact, l’évolution­ nisme doit être considéré comme une généralisation hâtive, bâtie sur certains faits plutôt spéciaux, qui rejette en même temps dogmatiquement toute tenta­ tive d’analyse, et inspirée par des intérêts pratiques plu­ tôt que théoriques. C’est pourquoi, encore qu’il en appelle aux constatations de détail des diverses sciences, on ne peut pas plus le considérer comme véritablement scientifique que la tradition classique qu’il a remplacée. J’essaierai de montrer comment la philosophie peut devenir scientifique et quel est son véritable objet, d’abord par des exemples constituant des résultats achevés, et plus généralement par la suite. Nous com­ mencerons par le problème que posent les concepts physiques de l’espace, du temps et de la matière, qui font, nous l’avons vu, l’objet de critiques de la part des 41

évolutionnistes. Que ces conceptions requièrent une reconstruction, on l’admettra. Les physiciens eux-mêmes en proclament de plus en plus l’urgence. On admettra également que cette reconstruction doit tenir plus grand compte du changement et du mouvement universel que les anciens mécanistes avec leur conception d’une matière indestructible. Mais je ne pense pas que la reconstruction requise se fasse sur le plan Bergsonien, ni que le rejet de la logique puisse ne pas avoir de néfastes conséquences. Je n’adopterai cependant pas une méthode de discussion visant explicitement des doctrines définies, mais une méthode de recherche indé­ pendante, prenant son point de départ dans ce qui, à un stade pré-philosophique, paraissait être de l’ordre des faits, et puisant toujours à ces données initiales autant que la cohérence requise le permettra. Bien que les controverses explicites soient toujours stériles en philosophie, pour cette raison qu’il n’y a pas deux philosophes qui s’entendent jamais, il semble cependant nécessaire de dire quelque chose, au début, qui justifie l’attitude scientifique vis-à-vis de l’attitude mystique. Dès l’origine, la métaphysique prit son essor dans l’union ou le conflit de ces deux attitudes. Parmi les philosophes grecs primitifs, les Ioniens étaient plus scientifiques, et les Siciliens plus mystiques (1). Chez ces derniers, Pythagore, par exemple, représentait un mélange des deux tendances : l’attitude scientifique l’amena à sa proposition sur les triangles rectangles, tandis que son intuition mystique lui inspira que c’est un mal de manger des fèves. Ses sectateurs se divisèrent naturellement en deux groupes, ceux qui aimaient les triangles rectangles et ceux qui abhorraient les fèves. Mais la première secte se dispersa, léguant toutefois son troublant parfum mystique à la majeure partie de la spéculation mathématique grecque et en particulier à la vision platonicienne des mathématiques. Platon s’assi­ mile évidemment l’attitude scientifique et mystique d’une manière plus parfaite que ses prédécesseurs, mais (1) Cf. Burnet, Early Greek Philosophy, p. 85. L’Aurore de la philosophie grecque, tr. fr. Paris, Payot, nelle édit. 1970.

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l’attitude mystique est clairement la plus forte des deux et emporte la victoire suprême toutes les fois que le conflit est aigu. Au surplus, Platon hérita des Éléates le procédé qui consiste à déjouer le sens commun par l’emploi de la logique, et à laisser ainsi le champ libre au mysticisme — principe encore appliqué de nos jours par les partisans de la tradition classique. Que la logique serve à défendre le mysticisme, c’est, me semble-t-il, une erreur logique, et dans une prochaine causerie, je la critiquerai de ce point de vue. Mais les mystiques extrêmes n’emploient pas la logique. Ils la dédaignent. Ils en appellent directement aux données immédiates de leur intuition. Quoique le scepticisme intégral soit rare en Occident, beaucoup d’esprits en sont teintés, surtout lorsqu’il s’agit de matières sur lesquelles leurs fortes convictions ne se basent pas sur la certitude. Tous ceux qui sont passionnément à la recher­ che de biens difficiles et fugitifs sont convaincus irrésis­ tiblement qu’il est au monde quelque chose de plus profond, de plus significatif que la foule des petits faits rapportés et classés par la science. Sous le voile des événements de ce monde, ils sentent que quelque chose de totalement différent luit dans l’ombre, et brille de toute sa splendeur dans les grands moments d’illumi­ nations. Ces moments seuls donnent ce qu’il est digne d’appeler la connaissance réelle de la vérité. Rechercher de tels moments, c’est donc pour eux la voie de la sagesse, bien plus que de faire comme le savant, observer froide­ ment, analyser sans émotion, et accepter sans difficulté l’égale réalité de l’accidentel et de l’essentiel. J’ignore tout de la réalité ou de l’irréalité du monde mystique. Je ne désire point le nier, ni déclarer même que l’intuition qui le révèle ne soit pas une vision véritable. Ce que je désire maintenir — et ici l’attitude mystique est impérative — c’est que la vision intérieure, sans témoins, sans confirmation, est une garantie insuffi­ sante de vérité, en dépit du fait que beaucoup de vérités essentielles sont d’abord suggérées grâce à elle. On parle communément d’opposition entre raison et instinct. Au xviiie siècle, cette opposition était tranchée en faveur 43

de la raison, mais sous l’influence de Rousseau et du mouvement romantique, l’instinct reçut la préférence, d’abord de ceux qui s’insurgeaient contre des formes artificielles de gouvernement et de pensée, et ensuite de tous ceux qui, à cause des difficultés croissantes que la tradition théologique rencontrait à se défendre par des arguments purement rationnels, sentirent dans la science une menace aux croyances qu’ils associaient à une vision spiritualiste de la vie et du monde. Bergson, sous le nom d’ « intuition », a fait de l’instinct le seul arbitre de la vérité métaphysique. Mais en fait l’opposi­ tion instinct-raison est purement illusoire. Instinct, intuition ou vision intérieure, c’est ce qui nous amène d’abord aux croyances que la raison confirme ou infirme par la suite. La confirmation, lorsqu’elle est possible, consiste, en dernière analyse, dans l’accord d’une croyance avec d’autres croyances non moins instinc­ tives. La raison harmonise, contrôle, et ne crée point. En logique pure même, c’est une vision intérieure qui fait d’abord découvrir la nouveauté. Si raison et instinct entrent parfois en conflit, c’est au sujet de croyances isolées, que l’on tient d’instinct, mais avec une telle détermination qu’aucun degré d’incompatibilité avec les autres croyances ne nous amène à les abandonner. L’instinct, comme toutes les facultés humaines, est exposé à l’erreur. Ceux chez qui la raison est molle sont souvent peu portés à admettre ceci quant à eux-mêmes, cependant que chacun l’admet pour autrui. L’instinct est le moins sujet à erreur dans les choses pratiques, où le jugement exact est un auxi­ liaire dans notre lutte pour la vie. Ainsi, l’amitié et l’hostilité d’autrui, nous les ressentons souvent avec une acuité extraordinaire sous le masque le mieux composé. Mais même en pareilles matières, des flatteurs ou des gens réservés peuvent nous donner une impres­ sion fausse. Et pour des choses moins directement pratiques, comme celles dont s’occupe la philosophie, de fortes croyances instinctives peuvent être complète­ ment erronées. Nous le savons en constatant leur incom­ patibilité avec d’autres croyances tout aussi fortes. 44

Ce sont des considérations de cet ordre qui nécessitent la médiation harmonisatrice de la raison, qui atteste nos croyances par leur compatibilité mutuelle, et cherche dans les cas douteux les sources d’erreur possibles de part et d’autre. En elle, point d’opposition à l’instinct pris en son intégrité, mais uniquement à une confiance aveugle en un seul aspect intéressant de l’instinct, à l’exclusion des autres plus communs, mais non moins dignes de confiance. C’est ce parti pris, et non l’instinct lui-même, que la raison veut corriger. On peut illustrer ces truismes plus ou moins vulgaires en les appliquant au plaidoyer de Bergson en faveur de 1’ « intuition » contre « l’entendement ». « Il y a », dit-il (1), « deux manières profondément différentes de connaître une chose. La première implique qu’on tourne autour de cette chose ; la seconde qu’on entre en elle. La première dépend du point de vue où l’on se place et des symboles par lesquels on s’exprime. La seconde ne se prend d’aucun point de vue et ne s’appuie sur aucun symbole. De la première connaissance on dira qu’elle s’arrête au relatif ; de la seconde, là où elle est possible, qu’elle atteint l’absolu » (p. 1). La seconde, l’intuition, est, dit-il, « cette espèce de sympathie intellectuelle par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il y a d’unique et par conséquent d’inexprimable... » (p. 3). Il donne à titre d’exemple la connaissance intime de soi : « Il y a une réalité au moins que nous saisissons tous du dedans, par intuition et non par simple analyse. C’est notre propre personne dans son écoulement à travers le temps » (p. 4). Toute la philosophie de Bergson consiste à transposer, en se servant des moyens imparfaits que sont les mots, la connaissance acquise par intuition et à condamner par conséquent complètement tout le savoir acquis par la science ou le sens commun. Cette argumentation, puisqu’elle prend parti dans un conflit de croyances instinctives, aurait besoin de se justifier en prouvant que les croyances dans tel parti (1) Introduction à la Métaphysique, Revue Métaphys. Morale, janvier 1903.

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sont plus dignes de confiance que celles dans l’autre. Cette justification, Bergson la tente de deux manières — d’abord, en expliquant que l’entendement n’est qu’une simple faculté pratique dont la fin est d’assurer des succès biologiques ; secondement, en mentionnant des exploits remarquables de l’instinct chez les animaux et en mettant en relief des merveilles de l’univers qui confondent l’entendement quand il essaie de les inter­ préter, quoique l’intuition puisse les saisir. De la théorie de Bergson suivant laquelle l’entende­ ment est une faculté purement utilitaire, développée au cours de la lutte pour la survivance, et non une source de croyances vraies, nous pouvons dire d’abord que c’est par l’entendement uniquement que nous connais­ sons la lutte pour la vie et les ancêtres biologiques de l’homme ; que si l’entendement nous dévoie, cette his­ toire de l’homme entière, que nous avons simplement inférée, sera fausse, il faut le présumer ; que si, d’autre part, nous pensons avec Bergson que l’évolution fut bien celle à laquelle songea Darwin, alors ce n’est pas seulement l’entendement, mais toutes nos facultés qui se sont développées sous l’injonction des exigences pra­ tiques. Où l’on voit le mieux à l’œuvre l’intuition, c’est dans son emploi direct, par exemple, en ce qui touche au caractère ou aux dispositions d’autrui. Apparemment, Bergson croit que la possibilité d’une telle connaissance s’explique moins facilement par la lutte pour l’existence que, par exemple, la possibilité des mathématiques pures. Cependant le sauvage trompé dans son amitié peut devoir payer son erreur de sa vie, tandis que même dans les sociétés les plus civilisées les hommes ne sont pas mis à mort pour incompétence mathématique. Ses plus frappants exemples d’intuition chez les animaux ont une réelle valeur immédiate pour leur survivance. Cela tient sans doute à ce que intuition et entendement se sont développés à raison de leur utilité, et que, grossiè­ rement parlant, ils sont utiles lorsqu’ils fournissent la vérité et deviennent nuisibles lorsqu’ils nous trom­ pent. Chez les civilisés, l’entendement comme la puis­ sance artistique n’a dépassé les limites de ce qui est 46

utile à l’individu que d’une manière occasionnelle ; l’in­ tuition par ailleurs semble diminuer dans l’ensemble à mesure que s’étend la civilisation. En général, elle est plus vivace chez l’enfant que chez l’adulte, chez l’homme non éduqué que chez l’homme éduqué. Elle dépasse probablement chez le chien tout ce que l’on peut trouver chez l’homme. Mais ceux qui voient dans ces faits une recommandation en faveur de l’intuition devraient re­ tourner à l’état sauvage, au fond des forêts, et vivre, tatoués, parmi l’aubépine et l’églantier. Examinons maintenant si l’intuition possède l’infailli­ bilité que lui attribue Bergson. Le meilleur exemple c’est, d’après lui, notre conscience immédiate de nous-mêmes, quoique la connaissance de soi-même soit proverbiale­ ment rare et difficile. La plupart des hommes sont, par exemple, de nature basse et vaniteuse ; ils sont envieux et sans en avoir conscience le moins du monde, mais leurs meilleurs amis s’en aperçoivent sans difficulté. En vérité, l’intuition comporte une évidence qui manque à l’entendement. Tant qu’elle est présente, il est abso­ lument impossible de douter de sa vérité. Mais s’il pa­ raît à la réflexion qu’elle est au moins aussi faillible que l’entendement, sa certitude subjective plus intense se retourne contre elle-même, puisqu’elle n’est que la cer­ titude la plus irrésistiblement trompeuse. En dehors de la connaissance de soi, un des exemples les plus notoires d’intuition est la connaissance que nous pensons avoir de ceux dont nous sommes amoureux. La cloison qui sépare les diverses personnalités semble devenir trans­ parente et nous pouvons voir dans l’âme d’autrui comme dans la nôtre. Cependant, les tromperies en pareils cas réussissent constamment, et même lorsqu’il n’y a pas intention de mensonge, l’expérience prouve progressi­ vement, en règle générale, que la vision intérieure que nous croyions avoir était illusoire et que les méthodes plus lentes, plus tâtonnantes de l’entendement sont, à tout prendre, finalement les méthodes les plus dignes de confiance. Bergson prétend que l’entendement ne peut s’inté­ resser aux choses que dans la mesure où elles ont été 47

l’objet d’une expérience passée, tandis que l’intuition a le pouvoir d’appréhender l’aspect unique, original qui leur appartient sans cesse à chaque instant nouveau. Qu’il y ait quelque chose d’unique et de nouveau à cha­ que instant, c’est incontestablement vrai. Et il est éga­ lement vrai que cette originalité ne peut s’exprimer adéquatement au moyen de concepts intellectuels. La connaissance immédiate peut seule nous révéler ce qui est unique et nouveau. Mais cette connaissance immédiate, la sensation nous la donne, et pleinement. Elle ne requiert, pour autant que j’y puisse voir, aucune faculté spéciale d’intuition pour la saisir. Ce n’est ni l’entendement, ni l’intuition, mais la sensation qui nous fournit nos données originales. Et lorsque les données sont nouvelles, par quelque côté remarquable, l’entendement est bien plus capable de s’en occuper que l’intuition. La poule à la­ quelle on a donné à couver des œufs de canard a sans aucun doute des intuitions qui semblent l’installer au sein même de sa couvée, elle ne semble pas la connaître par des méthodes purement analytiques. Mais lorsque les poussins se jettent à l’eau, toute sa prétendue intui­ tion se révèle illusoire, et la poule demeure désespérée sur la berge. En fait, l’intuition est un aspect, un développe­ ment de l’instinct, et, comme tous les instincts, il est admirable dans la sphère ordinaire où se modèlent les habitudes de l’animal en question, mais il est totalement incompétent dès que le milieu change et réclame une manière d’agir inaccoutumée. La compréhension théorique du monde, qui est l’am­ bition de la philosophie, n’importe pas bien fort, ne présente pas beaucoup d’importance pratique pour les animaux, ni pour les sauvages, ni même pour la plupart des hommes civilisés. C’est pourquoi il est difficile de supposer que les méthodes rapides, grossières et toutes prêtes de l’instinct ou de l’intuition trouvent dans ce domaine un champ favorable d’application. Ce sont nos anciennes manières d’agir, celles qui font apparaître notre parenté avec des générations éloignées d’animaux ou d’ancêtres à moitié humains, qui manifestent le mieux l’intuition. Dans l’instinct de conservation ou 48

dans l’amour par exemple, l’intuition opérera parfois, sinon toujours, avec une promptitude et une précision qui jettent l’intelligence critique dans l’étonnement. Mais la philosophie n’est pas de ces recherches qui illus­ trent notre affinité avec le passé. C’est une recherche très raffinée, hautement civilisée, requérant en vue de son succès un certain affranchissement de la vie instinc­ tive, et même parfois un certain détachement à l’égard de toutes les espérances et de toutes les inquiétudes de ce monde. C’est pourquoi, ce n’est pas en philosophie que nous pouvons espérer voir le mieux opérer l’intuition. Au contraire, puisque les objets véritables de la philo­ sophie et les habitudes d’esprit requises pour les saisir sont étranges, inaccoutumés et malaisés, c’est ici plus que partout ailleurs que l’entendement montre sa supériorité sur l’intuition et que les convictions hâtives, mal ana­ lysées, méritent le moins d’être acceptées sans critique. Avant de nous embarquer dans les discussions assez difficiles et abstraites qui nous attendent, il serait utile de jeter un coup d’œil sur les espérances que nous pou­ vons encore caresser et sur celles que nous devons aban­ donner. L’espoir de satisfaire nos désirs les plus humains — l’espoir de démontrer que le monde a tel ou tel carac­ tère moral souhaitable — n’est pas de ceux que, pour autant que j’en puisse juger, la philosophie sache satis­ faire en quelque manière. La différence entre un monde mauvais et un monde bon est une différence propre aux caractères particuliers des choses particulières qui exis­ tent dans notre monde. Ce n’est pas une différence suffi­ samment abstraite pour entrer dans le domaine de la philosophie. L’amour et la haine, par exemple, sont des oppositions morales, mais pour la philosophie, ce sont rigoureusement des attitudes analogues en face des objets. La forme générale et la structure de ces attitudes à l’égard des objets, qui constituent des phénomènes mentaux, sont un problème de philosophie, mais la différence entre l’amour et la haine n’est pas une diffé­ rence de forme ou de structure, et c’est pourquoi elle appartient à la science spécialisée qu’est la psychologie plutôt qu’à la philosophie. Ainsi, les intérêts moraux, 49

qui ont souvent inspiré des philosophes, doivent rester à l’arrière-plan. Un certain intérêt moral peut bien inspi­ rer l’ensemble de l’étude, mais il ne doit jamais gêner le détail, ni être recherché en même temps que des résul­ tats particuliers. Si cette vue paraît d’abord nous décevoir, rappelonsnous que, pour toutes les autres sciences, on a jugé né­ cessaire un changement du même ordre. On ne demande pas au physicien, ni au chimiste, de prouver l’importance morale de ses ions et de ses atomes. On n’attend pas du biologiste qu’il prouve l’utilité des plantes et des ani­ maux qu’il dissèque. Dans les âges pré-scientifiques, ce n’était pas le cas. On étudiait l’astronomie, par exem­ ple, parce que les hommes croyaient à l’astrologie. On pensait que les mouvements des planètes avaient l’in­ fluence la plus directe et la plus décisive sur la vie hu­ maine. Et sans doute lorsque cette croyance fut déçue et que l’étude désintéressée de l’astronomie commença, beaucoup, qui avaient trouvé l’astrologie intéressante au plus haut point, décidèrent que l’astronomie avait trop peu d’intérêt humain pour valoir la peine d’être étudiée. La physique du Tintée de Platon, par exemple, est remplie de notions morales. Un de ses objets princi­ paux, c’est de montrer que la terre est digne d’admira­ tion. Le physicien moderne, au contraire, malgré qu’il ne désire pas nier que la terre soit admirable, ne s’occupe pas comme physicien de ses attributs moraux. Il ne s’occupe que de trouver des faits et ne considère pas s’ils sont bons ou mauvais. En psychologie, l’attitude scientifique est plus récente et plus malaisée que dans les sciences physiques. C’est un penchant spontané de considérer que la nature humaine est ou bonne ou mau­ vaise, et de supposer que la différence du bien et du mal, si importante en pratique, doit avoir également son importance en théorie. Ce n’est qu’au cours du dernier siècle que s’est développée une science psychologique, neutre à l’égard du moral, et là aussi la neutralité au point de vue moral a été essentielle au succès scientifique. Jusqu’ici en philosophie on a rarement recherché et jamais franchement atteint la neutralité au point de vue 50

moral. Les hommes se sont souvenus de leurs désirs et ont jugé les philosophes en fonction de leurs désirs. Chas­ sée des sciences particulières, la croyance que les no­ tions de bien et de mal fourniraient la clé de la compré­ hension de l’univers a cherché son refuge en philosophie. Mais cette croyance, de ce suprême refuge même, il faut la chasser, si la philosophie ne veut demeurer un jeu de rêves amusants. C’est un lieu commun de dire que le bonheur n’est pas plus parfait chez ceux qui l’assignent comme but immédiat de leur recherche, et il semble que ce soit également vrai du bien. Au point de vue de la pen­ sée du moins, ceux qui oublient le bien et le mal et ne cherchent qu’à savoir des faits sont plus proches du bien parfait que ceux qui voient le monde réfracté au travers de leurs désirs. L’immense extension de notre connaissance des faits dans les temps récents a produit, comme à la Renais­ sance, deux effets sur l’attitude intellectuelle de chacun. D’une part, elle a rendu l’homme méfiant à l’égard de la vérité des systèmes vastes et ambitieux. Les théories viennent et disparaissent rapidement. Chacune sert un moment à classer les faits connus et à stimuler la re­ cherche de faits nouveaux. Chaque théorie manifeste à son tour son impuissance à s’accommoder avec des faits nouvellement découverts. En science, les inventeurs de théories eux-mêmes ne les considèrent que comme un pis-aller temporaire. L’idéal d’une synthèse intégrale que le Moyen Age avait cru avoir atteinte, recule de plus en plus par delà les limites du possible. Dans un tel monde, comme dans le monde de Montaigne, rien ne semble avoir de la valeur sinon la découverte de plus en plus de faits, chacun soufflant à son tour la mort sur quelque théorie favorite. Créer un ordre intelligible devient un rude labeur, et à force de désespoir un labeur maussade. D’autre part, les faits nouveaux ont accrû notre pou­ voir. Le contrôle physique que l’homme exerce sur les forces de la nature a crû avec une rapidité sans précédent et promet de croître à l’avenir au-delà de toutes les bornes assignables. Ainsi, à côté de la déception dans l’ordre théorique le plus élevé, un optimisme immense 51

au point de vue pratique : ce que l’homme peut accom­ plir semble presque sans limite. On ne pense plus aux anciennes bornes de la puissance de l’homme, comme la mort, ou la dépendance de l’espèce des forces cosmi­ ques équilibrées, et on se refuse aux réalités les plus bru­ tales qui ébranleraient le mirage de la toute-puissance. Une philosophie qui assignerait des bornes à notre pou­ voir de satisfaire nos désirs ne serait pas tolérable. C’est ainsi que l’on invoque la déception théorique même pour réduire au silence le moindre doute touchant la perfec­ tibilité dans l’ordre pratique. En réservant un bon accueil aux faits nouveaux et la suspicion à l’égard de tout dogmatisme sur l’univers en général, l’esprit moderne paraît à mon avis, tout en progrès. Mais dans ses prétentions pratiques comme dans son désespoir théorique, il me semble aller trop loin. Tout ce qu’il y a de plus grand dans l’homme est mis à l’épreuve par les contrariétés que ses espérances rencontrent devant les obstacles de la nature, tandis que son ambition de toute-puissance le rend trivial et quelque peu absurde. Je crois que dans l’ordre théorique, la vérité métaphysique ultime, moins totale, et moins aisée à atteindre qu’il ne parut à quelques philosophes du passé, ceux-là pourront la découvrir qui veulent combiner l’espoir, la patience, et la largeur d’esprit de la science avec quelque chose du sentiment des Grecs pour la beauté du monde logique abstrait et pour la valeur intrinsèque de la contemplation du vrai. C’est pourquoi, la philosophie qu’inspire véritable­ ment l’esprit scientifique s’occupe de matières arides et abstraites, et ne doit pas espérer trouver une réponse aux problèmes pratiques de la vie. Pour ceux qui sou­ haitent comprendre ce qu’il y a d’obscur et de compli­ qué dans le passé de la constitution de l’univers, c’est une grande compensation que de s’offrir des triomphes aussi notoires que ceux de Newton ou de Darwin, et si importants finalement pour la formation de nos ha­ bitudes d’esprit. La philosophie apporte avec elle, comme le fait toute nouvelle méthode d’investigation féconde, un sens à notre puissance, l’espoir d’un pro52

grès plus digne de confiance, mieux assis que toutes ces promesses qui reposent sur des généralisations hâtives et illusoires quant à la nature de l’univers. Beaucoup d’espérances que la philosophie ne peut prétendre satisfaire, inspirèrent les philosophes par le passé, mais il en est d’autres, plus purement intellectuelles, aux­ quelles elle peut pleinement répondre, et mieux qu’on ne l’aurait cru jadis possible à des esprits humains.

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DEUXIÈME CONFÉRENCE

L’ESSENCE DE LA PHILOSOPHIE :

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LA LOGIQUE

Tous les problèmes dont nous avons parlé dans notre première leçon et dont nous reparlerons par la suite, peuvent se réduire, pour autant qu’ils soient spécifique­ ment philosophiques, à des problèmes de logique. Et ceci n’est pas accidentel, étant donné que tout problème philosophique, soumis à une analyse et à une élucidation indispensable, se trouve, ou bien n’être pas philosophi­ que du tout ou bien logique, dans le sens où nous em­ ployons ce terme. Le sens de ce mot « logique » n’étant jamais pareil chez deux philosophes, il s’agit de préala­ blement faire entendre ce que signifie ce terme à mon avis. Depuis le Moyen Age jusqu’à nos jours, l’enseigne­ ment n’entend par la logique qu’un recueil scolastique de termes techniques et de règles du syllogisme. Aristote avait parlé. Aux hommes d’humblement répéter sa leçon. Cette tradition, tissu d’absurdités, fait encore l’objet d’examens universitaires, et l’on trouve d’émi­ nents esprits pour la défendre comme une excellente « propédeutique » — ce qui veut dire un excellent en­ traînement au solennel charlatanisme qui est d’un si grand usage dans la vie. Lorsque je dis que la philoso­ phie entière, c’est la logique, ce n’est pas celle-là que j’entends célébrer. Depuis le début du xviie siècle tous les esprits bien pensants qui se sont occupés de l’in54

férence en logique ont abandonné la tradition médié­ vale et ont essayé d’élargir l’objet de la logique. Bacon et Galilée ont commencé d’introduire la mé­ thode inductive, le premier sous une forme théorique et entachée d’erreurs, le second en jetant les assises de la physique et de l’astronomie moderne. Cette extension de l’ancienne logique nous est familière. Mais si impor­ tante que soit l’induction comme méthode de recherche, elle ne semble pas subsister après cette recherche. Une science atteignant sa perfection définitive ne nous feraitelle pas croire qu’elle doit être toute déductive ? Si l’induction subsiste de quelque façon (ce qui est une question difficile), elle ne subsistera que comme un des principes suivant lesquels s’accomplit la déduction. D’où il semble que l’introduction de la méthode induc­ tive n’ait point comme résultat ultime la création d’un nouveau genre de raisonnement, à savoir un raisonne­ ment non déductif, mais plutôt l’élargissement du domaine de la déduction, par un moyen de déduire, certainement non-syllogistique, et situé hors du cadre de la logique médiévale. La question du domaine et de la valeur de l’induction est fort difficile. Elle a une grande importance pour notre connaissance. Si l’on nous demande : « Le soleil se lèvera-t-il demain? » d’instinct nous avons le senti­ ment que d’abondantes raisons nous permettent de répondre qu’il se lèvera, puisqu’il s’est levé tant de matins précédents. Est-ce bien fondé? Je ne sais, mais j’ose croire que oui. Quel est alors le principe d’inférence qui nous permet de passer de levers du soleil passés à des levers futurs? Stuart Mill répondait que l’inférence dépendait de la loi de causalité. Supposons que ce soit vrai. Pourquoi croyons-nous à la loi de causalité? Trois réponses sont possibles. Ou bien cette loi est connue a priori (1). Ou bien c’est un postulat (2). Ou bien enfin, c’est une généralisation empirique de cas passés pour lesquels on a pu voir qu’il en était bien ainsi (3). La théorie « a prioriste » ne peut être franche­ ment réfutée, mais en formulant exactement la loi et en montrant encore qu’elle est beaucoup plus compliquée 55

et moins évidente qu’on ne le suppose généralement, on peut rendre cette théorie fort peu plausible. Quant à la théorie qui fait de la causalité un postulat, une loi arbitraire, que nous posons tout en sachant qu’elle pourrait être fausse, nous sommes également incapables de la réfuter. Mais cette théorie ne pourrait justifier aucun usage de la loi d’inférence. Ce qui nous amène à la théorie soutenue par Mill, à savoir que la loi est une généralisation empirique. S’il en est ainsi, comment les généralisations empi­ riques peuvent-elles se justifier? Leur évidence ne peut être empirique, puisque nous voulons nous appuyer sur ce qui fut observé pour en déduire ce qui ne l’est pas encore, ce qui n’est possible qu’au moyen d’une relation de ce qui fut observé à ce qui ne l’est pas. Or, ce qui ne l’est pas, par définition, n’est pas connu empi­ riquement, et par là, sa relation à ce qui est observé, si elle est connue, doit l’être indépendamment de l’évi­ dence empirique. Voyons ce que dit Stuart Mill à ce sujet. La loi de causalité, dit-il, est prouvée par un procédé qu’il appelle « l’induction par simple énumération » dont il admet les faiblesses. « Elle consiste à attribuer le caractère de vérités générales à toute proposition dont la vérité a été reconnue dans chaque cas rencontré » (Logique, III, ch. 3, § 2). Quant à la caducité de la méthode de l’énumération, il la déclare « en raison inverse de l’ampleur de la généralisation. Elle est illusoire et insuffisante dans l’exacte proportion où l’objet de l’obser­ vation est spécial et d’étendue limitée. Élargissez la sphère de l’observation et cette méthode non-scientifique vous exposera de moins en moins à l’erreur. La classe la plus universelle de vérités, la loi de causalité, par exemple, les principes de la géométrie et de l’arithmé­ tique, sont bel et bien prouvés par cette seule méthode et ne sont susceptibles d’aucune autre preuve » (Ibid. III, ch. 21, § 3). Cette argumentation pèche par deux évidentes lacunes : 1° Comment se trouve justifiée la méthode de l’énumération même? 2° Quel est le principe logique, 56

s’il en est, qui ait le même fondement que cette méthode sans être solidaire de ses défaillances? Répondons d’abord à cette dernière question. Lorsqu’une méthode, dans son emploi comme preuve directe, donne lieu tantôt à l’erreur, tantôt à la vérité, comme la méthode de l’énumération simple, il est évident qu’elle ne peut être valide, puisque la validité d’une méthode exige qu’elle nous donne une vérité invariable. Pour la rendre valide, il faut donc l’établir autrement que Stuart Mill. Nous dirons, tout au plus, que nos données nous fournissent un résultat « probable » ; nous dirons que la causalité vaut pour chaque cas dans lequel nous avons été capable de l’attester ; d’où il suit qu’elle vaut probablement dans ces cas dont nous ne sommes pas témoins. Cette notion de probabilité présente de très graves difficultés, mais nous pourrons les laisser de côté pour le moment. Du moins possédons-nous ce qui « pourrait » être un principe logique, s’il ne souffre aucune exception. Lorsqu’une proposition est vraie dans chaque cas connu, et que le nombre de cas est très élevé, nous disons d’après ces données, qu’il est très probable que notre proposition sera vraie dans n’importe quel cas. Notre proposition ne serait pas infirmée, si ce que nous décla­ rions probable n’arrive pas toujours, car un événement peut être probable, et pourtant ne pas se produire. Une analyse plus poussée pourrait l’établir plus exactement. Il faudra dire alors que chaque cas de vérité d’une pro­ position (1) accroît la probabilité de sa vérité dans un cas nouveau, et que, en l’absence de cas contraires, un nombre suffisant de cas favorables rend la probabilité de la vérité de nouveaux cas indéfiniment proche de la certitude. La validité de la méthode de l’énumération simple doit dépendre d’un principe de ce genre. Mais ceci nous ramène à la question de savoir comment (1) Ou plutôt, d’une fonction propositionnelle. La fonction propositionnelle fx établit quelque chose de fixe, f concernant la variable x : elle devient une proposition lorsque l’on donne une signification déterminée en substituant un argument (que ce soit une constante numérique ou verbale) à la variable x. (N. d. T.)

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reconnaître la vérité de notre principe. Il est évident que ce principe, l’induction ne peut le prouver, puisqu’il doit justifier l’induction, et que les données empiriques ne peuvent à elles seules le prouver, puisqu’il les sur­ passe ; qu’aucune enfin de ces données ne peut le rendre même probable à quelque degré, puisqu’il doit justifier toute inférence allant des données empiriques à ce qui les surpasse. D’où il suit que, si nous connaissons ce principe, ce n’est pas par l’expérience, mais indépen­ damment de l’expérience. Ce qui ne signifie pas que le principe nous soit connu, mais que ce principe, ne pou­ vant se justifier empiriquement, est requis pour justifier les inférences tirées de l’expérience qu’admettent les empiristes (1). Pareille conclusion convient à tout autre principe logique, en usant d’arguments identiques. La connais­ sance logique ne peut dériver de l’expérience seule, et l’empirisme ne peut pour ce motif être intégralement accepté, quelle que soit son excellence en maintes ma­ tières non logiques. Tout autre est la voie suivie par Hegel et ses disciples pour élargir le domaine de la logique — voie que je crois trompeuse et qui requiert un examen critique, ne fût-ce que pour mieux marquer en quoi leur conception diffère de celle dont je me suis fait le défenseur. Prati­ quement, ils identifient, dans leurs ouvrages, logique et métaphysique. Sans trop entrer dans le détail, voici comment cela s’est produit. Hegel croyait que l’on pourrait montrer au moyen d’un raisonnement a priori les caractères nécessaires, essentiels et variés que le monde doit avoir et sans les­ quels un monde eût été impossible et contradictoire. Ainsi, ce qu’il appelle « logique » c’est la recherche de la nature de l’univers dans la mesure où il est possible de la déduire de ce seul principe que l’univers doit être logiquement et intrinsèquement cohérent (logically selfconsistent). Pour ma part, je ne puis pas croire que quoi que ce soit d’intéressant puisse être déduit de cet unique (1) Causalité et induction seront reprises dans la 8e conférence.

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principe relativement à l’univers existant. Quoi qu’il en soit, le raisonnement de Hegel fût-il valide, je ne le considérerais pas comme proprement logique, j’y verrais plutôt une application de la logique au monde actuel. La logique devrait plutôt s’occuper de la question de savoir ce qu’est cette cohérence. Hegel, autant que je sache, ne la met pas en discussion. Critique de la logique tra­ ditionnelle qu’il prétend remplacer par une logique per­ sonnelle plus parfaite, il ne fait, en un sens, que supposer sans cesse au cours de son raisonnement, inconsciemment et sans critique, cette même logique traditionnelle. Il me paraît qu’il ne faut pas le suivre dans sa réforme de la logique. C’est une recherche plus profonde, plus pa­ tiente, moins ambitieuse, qui s’impose, ayant pour objet les présuppositions logiques que son système partage en commun avec celles de la plupart des philosophes. Un exemple, dans le système hégélien, de cet appel à la logique ordinaire critiqué par la suite, nous est fourni à mon sens, par l’usage continuel de la notion générale de « catégorie ». Cette notion ne me paraît essentielle­ ment que le produit d’une confusion logique. Elle tra­ duit en quelque manière le concept de « qualité de la réalité prise en son intégrité ». Bradley a développé une théorie suivant laquelle tout jugement constitue une prédication de la réalité prise en son intégrité. Cette théorie vient de Hegel. La logique traditionnelle consi­ dère la proposition comme l’attribution d’un prédicat à un sujet, ce qui permet de passer aisément à l’idée qu’il n’y a jamais qu’un sujet, à savoir l’absolu, car s’il y en avait deux, la proposition qu’il y en a deux n’attri­ buerait pas de prédicat à chacun d’eux. Cette idée dans la logique hégélienne, qu’une proposition philosophique est de la forme : « L’Absolu est ceci et cela », provient de la croyance traditionnelle à l’universalité de la forme sujet-prédicat. Et cette croyance, à peine consciente, jugée de peu d’importance, opère sourdement. Elle est impliquée dans des arguments qui, à juger par la réfu­ tation que l’on fait de la réalité des relations, semblent à première vue établir sa vérité. C’est de cette manière principalement que Hegel suppose sans critique la logi59

que traditionnelle. Il l’a fait pour des matières de moin­ dre importance, mais assez importantes pour être la source de concepts aussi essentiels à l’hégélianisme que « l’universel concret » ou « l’identification des contra­ dictoires ». On les trouvera dans sa logique formelle proprement dite (1). Mais une autre voie s’est ouverte au progrès technique de la logique. Je veux parler de la logistique ou logique mathématique. Cette logique est mathématique à deux titres : d’abord parce qu’elle est une branche des mathé­ matiques, et ensuite parce que la logique s’applique spé­ cialement aux autres parties des mathématiques. His­ toriquement, elle a fait son apparition comme une simple branche des mathématiques. Ce n’est que récemment qu’elle a pu être appliquée aux autres parties des mathé­ matiques. Sous ces deux aspects, elle répond au projet que Leibniz caressa, sa vie durant, et tenta de mener à bien avec toute l’ardeur de son étonnante intelligence. Ses travaux ont été publiés récemment ; d’autres pen­ seurs, depuis, avaient refait les mêmes découvertes que les siennes. S’il ne les publia pas lui-même, c’est qu’il se voyait sans cesse en contradiction sur certains points avec la doctrine traditionnelle du syllogisme. Nous sa­ vons maintenant que la doctrine traditionnelle faisait (1) Voyez la traduction (anglaise) de H. S. Macran, Hegel’s Doctrine of Formai Logic, Oxford 1912. Le raisonnement de Hegel dans cette partie de sa « Logique » repose d’un bout à l’autre sur la confusion du « est » de la proposition prédicative, comme dans « Socrate est mortel », avec le « est » d’identité, comme dans « Socrate est le philosophe qui but la ciguë ». Grâce à cette confu­ sion, il pense que « Socrate » et « mortel » doivent être identiques. S’apercevant qu’ils sont différents, il n’en conclut pas, comme d’autres l’eussent fait, qu’il doit y avoir une erreur quelque part, mais qu’ils montrent « l’identité dans la différence ». De même, « Socrate » est particulier, « mortel » universel. C’est pourquoi, dit-il, puisque Socrate est mortel, il suit que le particulier est l’universel — prenant constamment « est » pour l’expression de l’identité. Mais dire que « le particulier est l’universel » est contra­ dictoire. Hegel, de nouveau, ne soupçonne pas une erreur, mais il poursuit sa démarche en synthétisant le particulier et l’uni­ versel dans l’individuel ou universel concret. Voilà un exemple comme, faute de soin au point de départ, on construit de vastes et imposants systèmes philosophiques sur des confusions misé­ rables et grossières, que l’ serait tenté d’appeler des calembours, n’était le fait presqu’incroyable que l’intention n’y est pour rien.

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erreur sur ces points, mais le respect dans lequel Leibniz tenait l’autorité d’Aristote l’empêcha de consentir à la possibilité de cette erreur (1). Les progrès modernes de la logique mathématique datent des « Lois de la pensée » de Boole (1854). En fait, lui et ses successeurs, avant Frege et Peano, ont surtout, sauf pour quelques détails, perfectionné l’invention d’un symbolisme mathématique de la déduction, commune aux nouvelles méthodes et aux méthodes d’Aristote. Cette étude, d’un intérêt considérable pour les mathé­ matiques, n’en avait pas autant pour la logique propre­ ment dite. Deux mathématiciens, Frege et Peano, indépendamment l’un de l’autre, marquèrent un sérieux progrès, le seul qu’on ait fait en logique depuis les Grecs. Tous deux aboutirent par une analyse des mathématiques à leurs résultats logiques. La logique traditionnelle considérait les deux propositions « Socrate est mortel » et « Tous les hommes sont mortels » comme des propositions de même forme (2). Peano et Frege montrèrent leur profonde différence de forme. Et l’im­ portance philosophique de la logique trouve une illus­ tration dans le fait que cette confusion (à laquelle beau­ coup n’échappent pas encore) a obscurci non seulement l’étude entière des formes du jugement et de l’inférence, mais également l’étude des relations des choses à leurs qualités, de l’existence concrète aux concepts abstraits, du monde sensible au monde intelligible de Platon. Peano et Frege, ne s’appliquant qu’au développement technique de leur logique, n’ont dénoncé cette erreur que pour des motifs techniques, mais l’importance du pro­ grès philosophique qu’ils réalisèrent ne peut à la vérité être exagérée. La logique mathématique, même sous sa forme la plus moderne, n’a d’intérêt philosophique immédiat que dans sa première partie, le reste appartient plutôt aux mathématiques qu’à la philosophie. Je serai bref au sujet de cette première partie, proprement philosophique. (1) Cf. Couturat, La logique de Leibniz, pp. 361, 386. (2) On y reconnaissait bien quelque différence, mais sans l’es­ timer fondamentale, ni fort importante.

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Toutefois, les développements de cette partie qui ne sont pas d’intérêt directement philosophique nous pa­ raîtront par la suite d’un usage très appréciable pour philosopher. Ils nous mettront en possession de concep­ tions abstraites que le raisonnement verbal ne peut nous fournir ; ils nous suggéreront des hypothèses fécondes auxquelles sans eux nous n’aurions songé que difficile­ ment. Ils nous permettent de voir rapidement le mini­ mum de matériaux requis pour élever un édifice logique ou scientifique. La théorie des nombres de Frege qui fera l’objet de la 7e conférence, la théorie des concepts physiques, esquissée dans les deux prochaines leçons, sont inspirées de la logique mathématique et ne pour­ raient être conçues sans elle. Dans ces deux cas et dans bien d’autres, nous aurons recours à un principe dit « principe d’abstraction ». Il pourrait aussi bien s’appeler le « principe qui dispense d’abstraire ». Grâce à lui se trouve écarté un incroyable fatras de vieilleries métaphysiques. Si la logique mathé­ matique l’a directement inspiré, son usage pratique et sa preuve eussent pu s’obtenir sans son secours. Nous expliquerons ce principe dans notre quatrième leçon. Cependant, son usage peut être brièvement indiqué dès maintenant. Lorsqu’un ensemble d’objets possède cette ressemblance que nous sommes enclins d’attribuer à la possession d’une qualité commune, le principe dont nous parlions nous montre que la notion « être mem­ bre de l’ensemble » correspond exactement à la notion de qualité commune, et que pour cela, à moins que nous ne connaissions de fait une qualité commune, la no­ tion d’ensemble ou de classe d’objets pareils peut rem­ placer la qualité commune — ensemble ou classe dont on n’a point besoin de supposer l’existence. Ici et ailleurs, l’usage indirect des développements mêmes de la lo­ gique mathématique est fréquent. Mais il convient d’en­ visager maintenant ses fondements philosophiques. Toute proposition, toute inférence se présente, si l’on met à part son contenu, sous une certaine « forme », sous un certain agencement de ses constituants. Quelque chose de commun, indiqué par le verbe être, se retrouve 62

dans « Socrate est mortel », « Jean est fâché », « Le soleil est chaud ». Ce quelque chose de commun à ces propo­ sitions, à savoir leur « forme », ne figure pas comme un constituant réel de ces propositions. Si je dis de So­ crate qu’il était athénien, qu’il épousa Xanthippe, qu’il but la ciguë, toutes ces propositions ont bien un constituant commun, à savoir Socrate, mais elles sont de « forme » différente. Si, au contraire, je prends une de ces propositions pour y remplacer ses constituants chaque fois par d’autres, la « forme » de cette proposi­ tion demeure constante, mais non ses éléments. Ainsi, dans « Socrate but la ciguë », « Coleridge but la ciguë », « Coleridge but de l’opium », « Coleridge mangea de l’opium », dans tous ces exemples la forme ne change pas, mais les constituants changent. La forme diffère donc des constituants, elle n’est que la liaison, l’agencement sous lequel figurent les constituants dans une proposi­ tion. C’est dans ce sens que la logique philosophique n’a pour objet que la forme des propositions et des inférences. Il est évident que la connaissance des formes logiques diffère complètement de la connaissance des choses existantes. La proposition de la forme : « Socrate but la ciguë » n’est point une chose existante comme Socrate ou la ciguë, et elle n’a même pas de rapport si étroit aux choses existantes que le boire. La forme est à la fois plus abstraite et plus subtile. Il arrive que nous entendions séparément chacun des mots composants une phrase sans entendre la phrase entière — il suffit que la phrase soit longue et alourdie de subordonnées. Dans ce cas, nous connaissons les constituants sans la forme. Il arrive aussi que nous connaissions la forme, tout en ignorant les constituants. Si je dis : « Rorarius prit de la ciguë », ceux qui, parmi vous, n’ont jamais entendu parler de Rorarius (supposé qu’il y en ait) (1), saisiront la forme sans connaître tous ses constituants. On ne (1) Certains lecteurs ne se souviendront peut-être pas de l’article Rorarius du Dictionnaire de Bayle, où ce dernier traite en note les rapports de l’intelligence des animaux et de l’harmonie préétablie dans la doctrine de Leibniz. Rorario (1486-1556?) est connu par un petit traité sur l’intelligence des animaux. (N. d. T.).

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comprend une phrase que par la connaissance de ses constituants et de la forme particulière qui les lie. Une phrase ne nous « informe » que si certains objets connus sont en relation suivant une forme connue. Bref, malgré que pour la plupart des hommes ce ne soit pas explicite, une certaine connaissance des formes logiques est enve­ loppée dans l’intelligence de tout discours. C’est à la logique philosophique d’extraire cette connaissance de ses scories concrètes, de la rendre explicite et pure. De même, la forme seule est essentielle dans toute inférence. Le contenu particulier importe peu, sinon pour garantir la vérité des prémisses. De là, l’importance de la forme logique. Dans : « Socrate est un homme, tous les hommes sont mortels, donc Socrate est mortel », la connexion entre conclusion et prémisses ne dépend en aucune façon de Socrate, de l’homme ou de la mortalité sur lesquels j’opère. La forme générale de l’inférence pourrait aussi bien s’exprimer dans les termes suivants : « Lorsqu’une chose possède certaine propriété et que tout ce qui possède cette propriété a également une autre propriété, cette chose alors possède cette autre propriété ». Plus de propriétés ou de choses particulières cette fois. La proposition est absolument générale. Toute inférence, établie sans omission, n’est qu’un exemple de proposi­ tion possédant cette sorte de généralité. Si elle a l’air de dépendre de son contenu autrement que de la vérité des prémisses, c’est parce que celles-ci sont demeurées implicites dans une certaine mesure. C’est pure perte de temps en logique, que de se préoccuper d’inférences portant sur des cas particuliers. La logique n’a jamais affaire qu’à des implications purement formelles et tout à fait générales. Aux autres sciences d’examiner la vé­ rité ou la fausseté des hypothèses de leurs inférences. Mais les inférences ne sont pas les formes les plus simples de propositions. Elles sont toujours hypothé­ tiques, puisqu’une proposition n’est vraie que si une autre proposition l’est. La logique doit donc considérer les formes plus simples que présuppose l’inférence. C’est ici que les défaillances de la logique traditionnelles écla­ tent. Elle n’accordait qu’une seule forme de proposition 64

simple, c’est-à-dire de proposition n’établissant pas déjà une relation entre deux ou plusieurs autres propositions, à savoir la proposition sujet-prédicat. C’est la forme appropriée pour affirmer des qualités d’une chose. Nous pouvons dire : « Cette chose est ronde, rouge, etc. » L’usage grammatical est en faveur de cette forme. Mais du point de vue philosophique, elle est si peu universelle, qu’elle n’est même pas très commune. Quand nous di­ sons : « Ceci est plus grand que cela », ce n’est pas la pro­ priété « ceci » que nous affirmons, mais une relation de « ceci » à « cela ». Le même fait s’entendrait en disant que « cela est plus petit que ceci », et, grammaticalement, le sujet aurait changé. Il suffît donc de propositions établissant une relation entre deux choses pour qu’elles diffèrent quant à la forme des propositions sujet-prédicat. Faute de s’être aperçue ou de convenir de cette diffé­ rence, la métaphysique traditionnelle est tombée dans une foule d’erreurs. La croyance ou la conviction inconsciente qu’il n’y a pour toute proposition que la forme sujet-prédicat, en d’autres termes, que tout fait consiste en la possession d’une qualité par une chose, a rendu la plupart des phi­ losophes incapables de justifier d’aucune façon la science ou la vie quotidienne. S’ils avaient sincèrement été pressés d’en rendre compte, ils eussent sans doute découvert très rapidement leur erreur, mais la plupart d’entre eux étaient moins pressés de comprendre la science ou la vie quotidienne que de convaincre celles-ci d’irréalité au profit d’un monde « réel » supra-sensible. La croyance à l’irréalité du monde sensible provient irrésistiblement de certaines dispositions d’esprit qui doivent avoir, j’imagine, une cause simplement physiolo­ gique, mais n’en sont pas moins puissamment persua­ sives. La conviction qui naît de ces états d’âme est sou­ vent la source de mysticisme et de métaphysique. Que subsiste l’intensité émotive de ces états, et un homme, habitué au raisonnement, cherchera des arguments logiques en faveur de sa croyance intime. Toutefois, sa croyance présente ne le rend pas réfractaire aux rai­ sons qui se présentent spontanément à son esprit. Les 65

paradoxes que sa logique entend appuyer sont bien les paradoxes du mysticisme, et il sent que sa logique doit tendre à les réduire pour se trouver en accord avec son intuition. Platon, Spinoza et Hegel, ces grands philo­ sophes mystiques, ont fait de la logique dans cette voie. Comme ils tenaient pour garantie l’intuition de leur émotion mystique, leur doctrine logique présentait une certaine aridité et leurs disciples la croyaient complè­ tement indépendante de la soudaine illumination dont elle procédait. Pourtant, leur doctrine se ressentait de cette origine ; elle avait, comme dit Santayana, quelque chose de malveillant à l’égard du sens commun et de la science. C’est la seule explication de la complaisance avec laquelle ces philosophes acceptèrent l’incompa­ tibilité de leur doctrine avec tous les faits que la science ou le sens commun considèrent comme les mieux éta­ blis et les plus valides. La logique du mystique fait naturellement éclater les défauts inhérents à toute démarche où joue quelque malice. Tant que l’état mystique prédomine, le besoin de logique reste latent. Qu’il vienne à disparaître, et la tendance logique s’affirme de nouveau, mais avec le désir de retenir l’intuition qui va s’atténuant ou du moins de démontrer que c’était une intuition, et que ce qui semble la contredire est illusoire. Cette logique n’est donc pas tout à fait désintéressée, ni tout à fait impar­ tiale. Un certain dégoût de la vie quotidienne, à laquelle elle doit s’appliquer, l’inspire. Et ce n’est pas une pareille attitude qui aboutira aux meilleurs résultats. Chacun sait qu’en lisant un auteur dans l’unique but de le ré­ futer, on se trouve dans les meilleures dispositions pour ne pas le comprendre. Aborder la Nature, convaincu qu’elle est un tissu d’illusions, n’est rien moins que ce qu’il faut pour la comprendre. Pour que notre logique parvienne à l’intelligence du monde de sens commun, elle ne peut lui être hostile — mais l’on ne trouve guère de métaphysicien qu’inspire l’acceptation pure et simple du monde de sens commun. En affirmant que toutes les propositions sont de la forme sujet-prédicat, la logique traditionnelle est in66

capable d’admettre la réalité des relations. Celles-ci se réduisent aux propriétés des termes apparemment en relation. Cette opinion peut être réfutée de diverses manières. Dans ce but, je vais exposer d’abord deux manières indépendantes de classer les relations. Lorsque certaines relations lient A et B, il arrive qu’elles lient B et A. La relation de fraternité est de ce type. Si A est le frère ou la sœur de B, B est frère ou sœur de A. A ce type appartient également toute rela­ tion de dissimilitude. Lorsque la couleur de A diffère de celle de B, celle de B diffère de celle de A. Des relations de ce genre s’appellent symétriques. Dès lors que A est en relation avec B et que B est en relation avec A, la relation est symétrique. Toute relation qui n’est pas symétrique est « nonsymétrique ». La relation « frère de » est non-symétrique, puisque A étant le frère de B, il se peut faire que B soit sœur de A. On appelle relation asymétrique toute relation qui, existant entre A et B, n’a jamais lieu entre B et A. Époux, père, grand-père, etc., sont des relations asy­ métriques. Avant, après, plus grand, au-dessus, à droite de, etc., en sont également. Toutes les relations qui engendrent des séries sont de ce type (1). La classification des relations en relations symétri­ ques, asymétriques et simplement non-symétriques est la première dont nous parlions. La seconde, classe les relations en relations transitives, intransitives et simplement non-transitives. On les définit comme suit : Une relation est dite transitive si, chaque fois qu’elle existe entre A et B et entre B et C, elle existe entre A et C. Avant, après, plus grand, au-dessus sont des relations transitives. Toutes les relations qui engendrent des sé­ ries sont transitives, mais beaucoup d’autres le sont également. Les relations transitives mentionnées étaient (1) Il faut dorénavant entendre le terme de « série » dans un sens large et non exclusivement mathématique ; par série, on entendra une suite quelconque de termes se succédant dans un ordre, déterminé empiriquement ou suivant une loi quelconque. (N. d. T.)

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asymétriques, mais beaucoup de relations transitives sont symétriques : l’égalité sous quelque rapport, l’exacte identité de couleur, l’égalité numérique (ap­ pliquée à des collections), etc. Une relation est dite non-transitive toutes les fois qu’elle n’est pas transitive. Ainsi, la relation « frère de » est non-transitive, puisque le frère du frère de quelqu’un peut être le frère du frère de quelqu’un qui est soi-même. Toute dissimilitude est non-transitive. Une relation est dite intransitive, lorsqu’il existe une relation entre A et B, et une relation entre B et C, et qu’il n’existe jamais une relation entre A et C. Ainsi « père de » est une relation intransitive, ou « plus grand d’un pouce », ou « une année après ». Revenons maintenant, à la lumière de cette classi­ fication, à la question de savoir si toutes les relations peuvent se réduire à l’attribution de prédicats. Dans le cas des relations symétriques — relations entre A et B, et B et A — la doctrine est défendable. Une relation symétrique, transitive, comme l’égalité, peut à la rigueur exprimer la possession d’une qualité commune, tandis qu’une relation symétrique qui n’est pas transitive, comme l’inégalité, peut à la rigueur ex­ primer la possession de propriétés différentes. Mais si l’on passe aux relations asymétriques comme « avant, après, plus grand, plus petit, etc. », la tentative de ré­ duction à des propriétés devient radicalement impos­ sible. Deux choses sont, par exemple, inégales ; mais nous ignorons quelle est la plus grande. Cette inégalité, dira-t-on justement, résulte de ce qu’elles ont des gran­ deurs différentes, l’inégalité étant une relation symé­ trique. Mais dire, lorsqu’une chose est plus grande qu’une autre et non pas simplement inégale, que cela signifie encore qu’elles ont simplement des grandeurs différentes, c’est se mettre dans l’impossibilité d’expliquer les faits. Car aussi bien, si l’autre chose eût été plus grande que la première, les grandeurs eussent encore été différentes, quoique le fait à expliquer n’eût plus été pareil. Donc la simple différence de grandeur n’est pas tout ce qui est impliqué, puisque, dans ces conditions, il n’y aurait 68

aucune différence entre une chose plus grande qu’une autre et cette autre plus grande que la première. Nous dirons nécessairement qu’une grandeur est plus grande qu’une autre, et nous ne serons pas débarrassés de la relation « plus grande que ». Bref, la possession d’une même propriété et la possession de différentes propriétés sont des relations symétriques qui ne sauraient à ce titre rendre compte de l’existence de relations asymétriques. Il y a des relations asymétriques dans toute série — l’espace et le temps, plus grand et plus petit, le tout et la partie, et bien d’autres caractères essentiels du monde actuel. Et c’est pourquoi, la logique réduisant toutes choses à des sujets et des prédicats, est obligée de reje­ ter cet aspect de choses comme erreur et simple appa­ rence. Ceux qui se refusent à toute prestidigitation en logique, se refusent à une condamnation aussi absolue. Et de fait, aucun motif, sinon un préjugé, me semblet-il, ne nous permet de nier la réalité des relations. Leur réalité une fois admise, tous les arguments « logiques » qui nous font supposer que le monde sensible est illu­ soire, disparaissent. Pour le supposer au nom d’un argu­ ment quelconque encore, il faut se placer franchement et simplement sur le plan de l’intuition mystique. Et alors il devient impossible d’arguer contre ce qui se réclame de l’intuition, tant qu’un système d’arguments n’est pas élaboré en faveur de cette intuition. C’est pour­ quoi, comme logiciens, nous pouvons admettre la pos­ sibilité du monde mystique, tandis que nous devons continuer, aussi longtemps que nous n’avons pas cette intuition, d’étudier le monde quotidien qui nous est familier. Mais lorsque le mystique prétend que notre monde est impossible, dès lors notre logique est prête à repousser son attaque. Et le premier pas dans la voie de l’élaboration d’une logique capable de nous rendre ce service, c’est de reconnaître la réalité des relations. Les relations à deux termes sont un type de relations. Mais il y en a à deux, trois, quatre, ou n’importe quel nombre de termes. Les relations à deux termes, en raison de leur simplicité, ont attiré l’attention presque exclusive des philosophes, tant de ceux qui acceptent, que de 69

ceux qui rejettent la réalité des relations. Mais d’autres relations ont leur importance et sont indispensables à la solution de certains problèmes. La jalousie, par exem­ ple, est une relation à trois termes. Royce indique la relation de donner comme une relation à trois termes : A donne B à C (1). Qu’un mari dise à son épouse : « Ma chère, je vous serais reconnaissant de convaincre Angéline d’épouser Edwin », son vœu constitue une relation à quatre termes : lui-même, son épouse, Angéline et Edwin. Ces relations ne sont donc pas le moins du monde abstruses ou rares. Cependant, pour expliquer exac­ tement la différence entre ces relations et celles à deux termes, nous devons nous engager dans une classifica­ tion des formes logiques des faits — première tâche de la logique où la logique traditionnelle s’est montrée le plus insuffisante. Le monde existant se compose d’un grand nombre de choses ayant de nombreuses qualités et relations. Sa description complète exigerait que l’on fît, non seule­ ment un catalogue des choses, mais aussi une mention de toutes leurs qualités et relations. Il ne suffirait pas de savoir qu’il y avait cette chose-ci, celle-là, et cette autre, mais encore de savoir si l’une était rouge, l’autre jaune, si l’une précédait l’autre, si l’un venait parmi d’autres, etc. J’appelle « fait » non pas une simple chose dans le monde, mais certaine chose dotée de certaine qualité, ou certaines choses ayant certaine relation. Je ne dirai donc pas que Napoléon est un fait, mais c’est un fait qu’il était ambitieux ou qu’il épousa Joséphine. Dans ce sens, un fait n’est jamais simple, mais comprend deux ou plusieurs constituants. Lorsqu’il consiste sim­ plement dans l’attribution d’une qualité à une chose, il ne comprend que deux éléments, la chose et la qualité. Lorsqu’il consiste dans une relation entre deux choses, il comprend trois éléments, les choses et la relation. Lorsqu’il consiste dans une relation entre trois choses, il y a quatre éléments, etc. Les constituants des « faits », dans l’acceptation définie, ce ne sont pas d’autres faits, (1) Encyclopœdia of the Philosophical sciences, vol. I, p. 97.

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mais des choses et leurs qualités ou relations. Parler de relations à plus de deux termes, c’est parler de faits simples constitués par une relation simple et plus de deux choses. Nous ne voulons pas dire par là qu’une relation à deux termes liant A et B, lie aussi A et C comme, par exemple, tel homme, fils de son père, et également fils de sa mère. Dans ce cas, il y a deux faits bien distincts. Que si l’on préfère traiter cela comme un fait, c’est un fait constitué élémentairement de faits. Mais les faits dont j’ai parlé n’ont pas de faits comme éléments constitutifs. Ainsi, lorsque A est jaloux de B, relativement à C, il n’y a qu’un fait impliquant trois êtres. Il n’y a pas deux jaloux, mais un seul. Je parle de relation à trois termes quand le fait le plus simple qui est l’objet de la relation comprend trois choses plus la relation. Même application pour les relations à quatre, cinq ou quelqu’autre nombre de termes. Toutes ces re­ lations font partie de l’inventaire des formes logiques des faits : deux faits impliquant le même nombre de choses sont de même forme, et deux faits impliquant un nombre différent de choses sont de forme différente. Étant donné un fait, il y a une assertion qui l’exprime. Le fait en lui-même est objectif et indépendant de notre pensée ou de notre opinion à son égard. L’assertion implique la pensée, et peut être vraie ou fausse. Elle peut être positive ou négative. Nous pouvons déclarer que Charles Ier fut exécuté ou qu’il ne mourut pas au lit. Une assertion négative est une négation (denial). Étant donné des mots disposés selon une forme, qui doit être vraie ou fausse, comme « Charles Ier mourut au lit », nous pouvons affirmer ou nier cette forme ver­ bale. Dans le premier cas, nous avons une assertion po­ sitive, dans le second une assertion négative. Une forme verbale qui doit être vraie ou fausse, je l’appellerai proposition. Ce que l’on peut asserter ou nier d’une ma­ nière expresse est donc la même chose qu’une proposi­ tion. Toute proposition exprimant ce que nous avons appelé un fait, à savoir toute proposition qui, une fois assertée, affirme qu’une chose a certaine qualité ou que certaines choses ont certaine relation, nous l’appelle71

rons proposition atomique. Car il est d’autres proposi­ tions, formées de propositions atomiques, de même que les atomes composent la molécule. En dépit de ce que les propositions atomiques, comme les faits, peuvent avoir des formes infiniment nombreuses, elles n’appar­ tiennent qu’à un seul type de propositions ; tous les autres types sont plus compliqués. Pour indiquer dans le langage le parallélisme des faits et des propositions, nous appellerons « faits atomiques » les faits étudiés jus­ qu’ici. Les faits atomiques déterminent donc l’affirma­ tion ou la négation des propositions atomiques. Quant à savoir s’il faut affirmer ou nier une proposi­ tion atomique comme « ceci est rouge » ou « ceci précède cela », c’est affaire de connaissance empirique. Peut-être qu’un fait atomique peut parfois se déduire d’un autre, quoique cela semble très douteux, mais de toute ma­ nière il ne peut se déduire des prémisses dont une au moins ne serait pas un fait atomique. Il en résulte que, si des faits atomiques sont jamais connus, c’est que certains au moins le sont sans inférence. Les faits atomiques connus de cette manière sont les faits de la perception sensible. En tout cas, les faits de la perception sensible sont sûre­ ment et de toute évidence ceux que nous apprenons à connaître de cette manière. Si nous connaissions tous les faits atomiques et s’il n’y en avait pas d’autres que ceux que nous connaissons, nous pourrions théorique­ ment déduire toutes les vérités de quelque forme que ce soit (1). C’est alors que la logique nous fournirait tout l’appareil requis. Mais dans l’acquisition première de la connaissance des faits atomiques, la logique n’est d’aucune utilité. La logique pure ne mentionne jamais de fait atomique. On s’y confine strictement aux formes sans se demander quels objets s’inséreraient dans ces formes. La logique pure est indépendante des faits ato­ miques, et inversement ces faits sont, en un sens, indé­ (1) Ceci exige une réserve relative aux faits tels que croyances ou désirs, puisque ces faits sont apparemment composés de propo­ sitions. Ces faits peuvent, encore qu’ils ne soient pas rigoureu­ sement atomiques, être considérés comme tels, si la thèse est exacte.

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pendants de la logique. Logique pure et faits atomiques sont deux pôles, celui de l’a priori total, et celui de l’empirique total. Entre ces deux pôles, il y a une vaste région intermédiaire que nous devons brièvement explo­ rer maintenant. Les propositions « moléculaires » se reconnaissent à ceci qu’elles contiennent des conjonctions si, et, ou, à moins que, etc. Considérez l’assertion : « S’il pleut, j’emporterai mon parapluie. » Cette assertion peut aussi bien être vraie ou fausse que l’assertion d’une proposition atomique, mais il est évident que le fait correspondant, et la nature de la correspondance au fait, doivent être différents de ce qu’ils sont dans la proposition atomique. Qu’il pleut, et que j’em­ porte mon parapluie, ce sont respectivement matières à fait atomique, vérifiables par l’observation. Mais la connexion de ces deux faits qu’enveloppe mon expres­ sion « si l’un arrive, dès lors l’autre arrivera », diffère radicalement de l’un ou l’autre pris à part. Point n’est besoin, pour qu’elle soit vraie, qu’il pleuve actuellement ou que j’emporte mon parapluie actuellement. Que le ciel soit même sans nuages, il n’en demeure pas moins vrai que j’eusse emporté mon parapluie, si le temps eût été différent. Nous avons ici une connexion entre deux propositions qui ne dépend pas de ce qu’elles sont affir­ mées ou niées, mais uniquement de ce que la seconde peut être déduite de la première. C’est pourquoi, de telles propositions diffèrent quant à la forme de toute propo­ sition atomique. De telles propositions sont importantes en logique. Toutes les inférences en dépendent. Si je vous dis que dans le cas où il pleuvrait, j’emporterai mon parapluie, et si vous voyez une averse drue, vous pourrez en dé­ duire que j’emporterai mon parapluie. Il n’y a aucune inférence, si on n’établit pas de connexion entre des pro­ positions, de telle façon que de la vérité ou de la fausseté de l’une quelque chose s’ensuive quant à la vérité ou la fausseté de l’autre. Il apparaît que nous pouvons connaître des propositions moléculaires, comme dans l’exemple précédent du parapluie, sans que nous sachions 73

si les propositions atomiques qui les composent sont vraies ou fausses. L’utilité pratique de l’inférence dérive de là. L’autre catégorie de propositions à considérer est celle des propositions générales, telles que « tous les hommes sont mortels », « tous les triangles équilatéraux sont équiangles ». Les propositions où l’on rencontre le mot « quelque » (some) y appartiennent également. « Quelques hommes sont philosophes », « quelques phi­ losophes manquent de sagesse. » Ces propositions sont la négation des propositions générales, notamment (dans les exemples précédents), la négation de « tous les hommes sont non-philosophes », et de « tous les philosophes sont des sages ». Appelons propositions générales négatives celles contenant le mot « quelque » et celles contenant le mot « tous » appelons-les propo­ sitions générales positives. On pourra constater que dans les manuels de logique, on commence par traiter ces propositions comme les autres. Mais leur complexité et leurs caractères particuliers échappent aux manuels, et les problèmes qu’ils suscitent n’y sont discutés que très superficiellement. En discutant la question des faits atomiques, nous avons vu que nous pourrions, théoriquement, inférer de la connaissance de tous les faits atomiques, par la lo­ gique, toutes les autres vérités, à condition de savoir également qu’il n’existe pas d’autres faits atomiques que ceux dont nous aurions connaissance. Savoir qu’il n’y a pas d’autres faits atomiques, c’est une connais­ sance générale positive. Elle me dit que « tous les faits atomiques me sont connus » ou du moins que « tous les faits atomiques font partie de ma collection »—quelle que soit la manière dont cette collection m’est donnée. Il est facile de voir que des propositions générales comme : « tous les hommes sont mortels » ne peuvent être connues en les déduisant des seuls faits atomiques. Quand bien même nous connaîtrions chaque individu, et que nous saurions qu’il est mortel, nous ne serions pas capable de savoir que tous les hommes sont mortels, à moins de savoir que ce sont bien là tous les hommes qui existent 74

— ce qui est une proposition générale. Si nous connais­ sions chaque autre chose de l’univers, et si nous savions que chaque chose prise séparément n’était pas un homme immortel, cela ne nous donnerait pas encore une justification de la proposition générale, à moins de savoir que l’on a exploré l’univers entier, c’est-à-dire à moins de savoir que « toutes les choses appartiennent à la collection des choses examinées ». On ne déduit pas des vérités générales de vérités particulières seulement. Pour les connaître, il faut ou bien qu’elles soient évi­ dentes en soi, ou bien déduites de prémisses dont une au moins est une vérité générale. Cependant toute évidence empirique relève des vérités particulières. S’il existe donc une connaissance quelconque des vérités générales, il doit exister quelque connaissance des vérités générales indépendantes de l’évidence em­ pirique, c’est-à-dire qui ne dépende pas des données sensibles. La conclusion précédente, dont le principe de l’in­ duction nous avait donné un exemple, est importante parce qu’elle nous fournit une réfutation des anciens empiristes. Ils croyaient que toute notre connaissance dérivait et dépendait des sens. Nous voyons que pour en rester à cette attitude, il faut se refuser la connais­ sance de toute proposition générale. Logiquement, ce serait parfaitement possible, mais il ne paraît pas qu’il en soit de fait ainsi. Personne ne songerait à soutenir semblable vue, sinon un théoricien réduit à la dernière extrémité. Nous devons donc admettre qu’il y a des connaissances générales, ne dérivant pas des sens, et que certaines de ces connaissances ne s’obtiennent pas par déduction, mais constituent des connaissances primitives. Ces connaissances générales, on les trouve en logique. Existe-t-il des connaissances générales ne dérivant pas de la logique ? Je l’ignore. Mais quoi qu’il en soit, nous possédons en logique cette connaissance. Rappelons que de la logique pure sont exclues des propositions du genre : « Socrate est un homme, tout homme est mortel, donc Socrate est mortel », parce que Socrate, 75

homme et mortel sont des termes empiriques à quoi l’expérience particulière seule peut donner un sens. La proposition correspondante en logique pure, c’est : « Si quelque chose possède certaine propriété et si tout ce qui possède cette propriété possède certaine autre propriété, alors la chose en question possède cette autre propriété. » Cette proposition est absolument générale. Elle s’applique à toutes les choses et à toutes les pro­ priétés. Elle est évidente en soi. Ces propositions de la logique pure nous donnent les propositions générales évidentes que nous cherchions. Une proposition du type : « Si Socrate est un homme et que tous les hommes sont mortels, alors Socrate est mortel » est vraie en vertu de la seule forme. Sa vérité, sous sa forme hypothétique, ne dépend ni de ce que Socrate est un homme, ni du fait que tous les hommes meurent. Elle est également vraie si nous substituons d’autres termes à Socrate, homme et mortel. La vérité générale dont elle est un exemple est purement formelle et appartient à la logique. Comme cette vérité générale ne mentionne aucune chose particulière, ni même aucune qualité ou relation, elle est totalement indépendante des faits accidentels du monde actuel. On peut la connaî­ tre théoriquement sans aucune expérience des choses particulières ou de leurs qualités et relations. La logique, dirons-nous, comprend deux parties. Dans la première, on recherche ce que sont les proposi­ tions et les formes qu’elles revêtent. On y énumère les différentes espèces de propositions atomiques, de propositions moléculaires, de propositions générales, et ainsi de suite. Dans la seconde partie, on envisage certaines propositions extrêmement générales, qui affir­ ment la vérité de toutes les propositions de certaine forme. Cette partie empiète sur les mathématiques pures, dont toutes les propositions sont, en dernière analyse, des vérités formelles générales de ce genre. La première partie qui énumère simplement des formes, est la plus difficile et la plus importante, philosophique­ ment parlant. Et ce sont les progrès récents de cet ordre, plus que toute autre chose, qui ont rendu possible une 76

discussion scientifique précise de beaucoup de problè­ mes philosophiques. Le problème de la nature du jugement ou croyance peut être pris comme exemple de problème dont la solution dépend d’un inventaire exact des formes logi­ ques. Nous avons déjà vu comment la forme sujetprédicat, que l’on supposait universelle, avait empêché toute analyse exacte des suites ordonnées, et rendu par là l’espace et le temps inintelligibles. Mais il ne fallait alors consentir qu’à des relations de deux termes. Le cas du jugement demande que l’on admette des formes plus compliquées. Si tous les jugements étaient vrais, nous pourrions supposer qu’un jugement consiste à saisir un fait et que cela constitue une relation de l’esprit au fait. La pauvreté de l’inventaire logique a souvent permis de soutenir cette opinion. Mais elle mène à des difficultés absolument insolubles dans le cas de l’erreur. Supposons que je croie que Charles Ier mourut dans son lit. Il n’y a pas de fait objectif comme « la mort de Charles Ier dans son lit » avec lequel je puisse être en relation afin de l’appréhender. Charles Ier, mort, et son lit, sont objectifs, mais ils ne sont pas réunis, sinon dans ma pensée, comme le suppose ma croyance fausse. Il est donc nécessaire, quand on analyse une croyance, de chercher une autre forme logique que celle des relations à deux termes. Pour avoir négligé d’admet­ tre cette nécessité, tout, ou à peu près tout ce qui a été écrit jusqu’ici sur la théorie de la connaissance est, à mon avis, vicié. Le problème de l’erreur devient inso­ luble, et la différence entre croyance et perception, inexplicable. La logique moderne, j’espère l’avoir rendu évident, a pour effet d’élargir notre imagination abstraite, et de fournir un nombre infini d’hypothèses éventuellement applicables à l’analyse de n’importe quel fait complexe. A cet égard, elle s’oppose à la logique classique tradition­ nelle. Dans cette dernière, on prouve que les hypothèses possibles à première vue sont nettement impossibles et on décrète d’avance que la réalité aura certain carac­ tère spécial. Dans la logique moderne au contraire, 77

tandis que les hypothèses premières demeurent, en règle générale, admissibles, d’autres, que la logique seule peut suggérer, grossissent notre patrimoine et devien­ nent souvent indispensables lorsqu’on recherche une analyse exacte des faits. L’ancienne logique réduisait la pensée en esclavage. La logique nouvelle lui donne des ailes. A mon avis, elle a fait accomplir le même progrès à la philosophie que Galilée à la physique, mon­ trant du moins le genre de problèmes susceptibles de recevoir une solution et ceux dont la solution doit être abandonnée parce qu’elle dépasse les forces humaines. Et là où une solution semble possible, la logique nou­ velle nous fournit une méthode qui nous permet d’obte­ nir des résultats qui ne sont pas dus à des idiosyncrasies personnelles, mais forcent l’asssentiment de tous ceux qui sont capables de se former une opinion.

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TROISIÈME CONFÉRENCE

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NOTRE CONNAISSANCE DU MONDE EXTÉRIEUR

Beaucoup de chemins mènent à la philosophie. Un des plus anciens et des plus battus est celui du doute sur la réalité du monde sensible. Dans le mysticisme Indien, dans la philosophie moniste grecque, depuis Parménide jusqu’au monisme moderne, chez Berkeley, dans la physique moderne, pour divers motifs trou­ blants, l’apparence sensible est critiquée et condamnée. Le mystique la condamne au nom de la connaissance immédiate d’un monde plus réel, dont le sens nous serait voilé. Parménide et Platon la condamnent parce qu’ils pensent que le changement continu du monde sensible est incompatible avec la nature immuable des entités abstraites que nous révèle l’analyse logique. Berkeley donne plusieurs arguments, dont le principal est celui de la subjectivité des données sensibles, de l’indépen­ dance de notre organisation et du point de vue du spec­ tateur. Et la physique moderne, en se basant sur l’évi­ dence sensible elle-même, soutient qu’il n’y a qu’une danse folle d’électrons qui ressemble, superficielle­ ment du moins, aux objets immédiats de la vue et du toucher. Chacune de ces vagues d’assaut que subit le monde sensible soulève des problèmes d’un intérêt capital. Tant que le mystique ne s’en réfère qu’à une révélation positive, on ne peut la réfuter ; mais quand il refuse aux objets sensibles la réalité, on peut l’interroger sur ce 79

qu’il entend par « réalité », on peut demander comment l’irréalité des objets sensibles découle de la réalité attri­ buée au monde supra-sensible. En répondant à ces ques­ tions, il en vient à professer une logique qui touche à celle de Parménide, de Platon, et de la tradition idéaliste. La logique idéaliste traditionnelle est devenue pro­ gressivement très complexe et très abstruse, comme on a pu voir par l’échantillon de Bradley, examiné au cours de notre première causerie. Si nous essayions de traiter à fond de cette logique, nous n’aurions pas le temps de toucher un autre aspect de notre sujet. C’est pourquoi, tout en reconnaissant qu’elle mérite un long examen, nous passerons sous silence ses doc­ trines centrales, quitte à les critiquer occasionnellement pour illustrer d’autres matières et à concentrer notre attention sur des questions telles que les objections de cette logique à la continuité du mouvement et à l’infi­ nitude de l’espace et du temps — objections auxquelles ont pleinement répondu les mathématiciens modernes, assurant par là un triomphe définitif à la méthode de l’analyse logique en philosophie. Ces objections, et leurs réponses modernes, occuperont nos cinquième, sixième et septième leçons. Les attaques de Berkeley, renforcées par la physio­ logie des organes des sens, du cerveau et des nerfs, sont très puissantes. Je pense qu’il faut admettre que les objets immédiats des sens dépendent probablement, quant à leur existence, de nos conditions physiologi­ ques, et que, par exemple, les surfaces colorées que nous voyons cessent d’exister lorsque nous fermons les yeux. Mais ce serait une erreur d’en déduire que ces objets sensibles immédiats sont dépendants de l’esprit, qu’ils ne sont pas réels tandis que nous les voyons, ou qu’ils ne sont pas l’unique base de notre connaissance du monde extérieur. Nous développerons cette ligne d’ar­ gumentation au cours de cette leçon. La différence entre le monde du physicien et le monde sensible, dont nous nous occuperons dans la quatrième conférence, se trouvera être plus apparente que réelle, et nous montrerons que toutes les raisons que nous 80

avons de croire à la physique peuvent probablement s’interpréter d’une manière qui soit compatible avec des données sensibles. Notre instrument de recherche est, d’un bout à l’autre, la logique moderne, science fort différente de la logique des manuels et de la logique idéaliste. Nous en avons donné une brève idée dans notre deuxième conférence, ainsi que des points où elle s’écarte des différentes logi­ ques traditionnelles. Dans notre dernière causerie, après une discussion de la causalité et de la liberté, nous essaierons de donner une idée d’ensemble de la méthode analytico-logique d’une philosophie scientifique, et nous tenterons d’appré­ cier les espérances de progrès philosophique qu’elle nous permet d’entretenir. Mais, pour l’instant, je voudrais appliquer la méthode analytico-logique à l’un des plus antiques problèmes de la philosophie, à savoir le problème de notre connais­ sance du monde extérieur. Ce que j’en dirai ne consti­ tuera pas une réponse exacte et dogmatique. Nous ne parviendrons qu’à analyser et à poser les questions qui se trouvent impliquées dans le problème, tout en indi­ quant dans quelle direction il faut chercher leurs solu­ tions. Mais si nous n’apportons pas encore une solution définitive, ce que nous pouvons dire pour le moment me semble apporter des éclaircissements tout nouveaux sur le problème, et indispensables non seulement pour la recherche de sa solution, mais pour celle de la ques­ tion préalable de savoir quelles sont les parties de ce problème qui peuvent recevoir une solution certaine. Dans tout problème philosophique, nos investigations partent de ce que l’on peut appeler des « données », par quoi j’entends ces matériaux de la connaissance com­ mune, vagues, complexes, inexacts comme l’est toujours la connaissance commune, mais entraînant cependant de quelque manière notre assentiment, et certainement vrais moyennant certaine interprétation. Dans notre problème, les connaissances communes relèvent de genres différents. Il y a d’abord la conscience des objets particuliers de la vie quotidienne — meubles, maisons, 81

villes, nos semblables, etc. Ensuite, il y a l’extension de cette connaissance particulière à des choses parti­ culières qui ne font pas partie de notre expérience personnelle, au moyen de l’histoire, de la géographie, des journaux, etc. Enfin, il y a la systématisation de toute cette connaissance des choses particulières au moyen de la science physique, qui ne doit sa force immense de persuasion qu’à son pouvoir étonnant de prévoir l’avenir. Qu’il y ait des erreurs de détail dans cette connaissance, nous sommes parfaitement d’ac­ cord pour l’admettre mais nous croyons qu’elles sont décelables et corrigibles par les méthodes qui nous ont fourni nos croyances, et, en pratique, nous n’envisage­ rons pas un seul instant l’hypothèse que l’édifice entier soit bâti sur des fondations mal assurées. C’est pour­ quoi, dans l’ensemble, et sans dogmatisme absolu pour telle ou telle partie, nous pouvons accepter en bloc la connaissance commune. Elle fournit les données de notre analyse philosophique. On pourrait objecter (et cette objection doit être envisagée dès le début) qu’il est du devoir du philo­ sophe de mettre en question les croyances éventuelle­ ment erronées de la vie quotidienne et de les remplacer par quelque chose de plus solide et d’incontestable. Et c’est vrai en un sens, et c’est ce qui s’effectue au cours de l’analyse. Mais en un autre sens, essentiel, c’est tota­ lement impossible. En admettant qu’il soit possible de mettre en doute toute notre connaissance commune, nous ne devons pas moins accepter cette connaissance dans son ensemble, sans quoi il n’y aurait plus de philosophie possible du tout. Le philosophe n’atteint pas une quintessence de connaissance d’où il puisse procéder pour critiquer l’ensemble de la connaissance quotidienne. Tout ce que nous pouvons faire, c’est d’exa­ miner et de purifier notre connaissance commune en se servant d’elle-même, en postulant les canons qui nous ont permis de l’obtenir, et en les appliquant avec plus de soin et de précision. La philosophie ne peut pas se vanter d’avoir atteint un tel degré de perfection dans la certitude qu’elle ait autorité pour prononcer la condam82

nation des faits de l’expérience et des lois scientifiques. C’est pourquoi, la sagacité philosophique, quoique scep­ tique à l’égard de chaque détail, ne l’est pas à l’égard de l’ensemble. En d’autres mots, la critique d’un point de détail ne sera basée que sur la relation de ce détail à d’autres, et non sur quelque critère extrinsèque qui pourrait s’appliquer également à tous les détails. La raison de cette abstention d’une critique universelle ne nous vient pas d’une confiance dogmatique, mais exactement de l’opposé. Non que la connaissance commune doive être vraie, mais nous ne possédons au­ cun genre de connaissance radicalement différent, qui nous viendrait d’une autre source. Le scepticisme uni­ versel, logiquement irréfutable, est pratiquement sté­ rile. C’est pourquoi, il ne peut donner à nos croyances qu’un parfum d’incertitude, et ne peut servir à subs­ tituer d’autres croyances à celles-ci. Quoiqu’on ne puisse critiquer les données qu’au moyen d’autres données, et non au moyen d’un étalon extrinsèque, nous pouvons cependant distinguer divers degrés de certitude dans les différents genres de connais­ sance commune que nous énumérions, il y a quelques instants. Ce qui ne dépasse pas notre conscience sensible personnelle sera pour nous ce qu’il y a de plus certain, car ce que l’on met proverbialement le moins en ques­ tion, c’est 1’ « évidence sensible ». Ce qui dépend d’un témoignage, comme les faits historiques ou géographi­ ques en tant que connaissances livresques, possède di­ vers degrés de certitude suivant la nature et l’étendue du témoignage. Douter de l’existence de Napoléon passe pour une plaisanterie, tandis que l’historicité d’Agamemnon est un légitime sujet de discussion. A son tour, la science nous offre tous les degrés de certitude, du moindre au plus élevé. La loi de gravitation, du moins comme vérité d’approximation, a acquis de notre temps le même genre de certitude que l’existence de Napoléon, tandis que l’on reconnaîtrait universellement que les spéculations les plus récentes relatives à la constitu­ tion de la matière n’ont en leur faveur qu’une faible probabilité. Ces divers degrés de certitude relatifs à nos 83

différentes données peuvent être considérées comme faisant partie de ces données. Ceux-ci s’insèrent parmi les autres données formant le corps de connaissances vagues, complexes et inexactes que le philosophe a pour tâche d’analyser. La première chose qui nous frappe, lorsque nous commençons d’analyser notre connaissance commune, c’est qu’une part est dérivée, tandis que l’autre est primitive, c’est-à-dire que nous ne croyons à certaine part qu’à cause d’autre chose d’où, en un certain sens, nous l’avons déduite, quoique ce ne soit pas en un sens rigoureusement logique, tandis que nous croyons à d’autres parties pour elles-mêmes, sans avoir recours à quelque certitude extrinsèque. Il est clair que les sens nous donnent une connaissance de ce dernier genre : les faits immédiatement perçus par la vue, le toucher ou l’ouïe n’ont pas besoin d’être prouvés par un raison­ nement ; ils sont complètement évidents par eux-mêmes. Les psychologues, toutefois, nous ont fait remarquer que ce qui est actuellement donné aux sens est beau­ coup plus restreint que ne le supposeraient naturelle­ ment la plupart des gens, et que bien des choses, qui à première vue nous semblent données, sont en réalité inférées. Ceci s’applique plus particulièrement à nos perceptions spatiales. Ainsi, nous inférons d’instinct la grandeur et la forme « réelles » d’un objet visuel de sa forme et de sa grandeur apparentes, relativement à la distance qui nous en sépare et à la perspective sous laquelle il nous apparaît. Lorsque nous entendons parler, il manque ordinairement à nos sensations actuelles une grande partie de ce que dit notre interlo­ cuteur, mais nous y suppléons au moyen d’une infé­ rence inconsciente. Nous nous trouvons apparemment durs d’oreille lorsque cette conversation a lieu dans une langue étrangère, où notre procédé réussit moins aisément, et nous avons besoin, par exemple, de nous tenir plus près de la scène au théâtre qu’il ne serait nécessaire dans notre propre pays. Le premier pas dans l’analyse des données, à savoir la découverte de ce qui est réellement donné aux sens, est donc hérissé 84

de difficultés. Nous ne nous appesantirons cependant pas sur ce point. Cette difficulté dans notre analyse peut subsister, car sa solution exacte n’apporte pas de grandes modifications à notre problème général. Le second pas dans notre analyse, c’est de chercher d’où nous viennent les parties dérivées de notre connais­ sance commune. Ici, nous nous égarons dans un enche­ vêtrement de logique et de psychologie. On dira d’une croyance qu’elle est psychologiquement dérivée, lors­ qu’elle est causée par une ou plusieurs autres croyances, ou par un fait sensible que n’affirme pas simplement la croyance. Dans ce sens, des croyances dérivées se forment invariablement sans la moindre inférence logique, simplement par une association d’idées ou quelque autre processus, également extra-logique. Nous jugeons ce que sent un homme par l’expression de son visage. Nous dirons le voir en colère, mais, en fait, nous ne voyons qu’un froncement de sourcils. Nous ne jugeons pas de cet état d’esprit par un processus logi­ que. Souvent ce jugement naît en nous sans que nous soyons capables de préciser le signe physique de l’émotion que nous avons aperçu en réalité. En pareil cas, psycho­ logiquement, la connaissance est dérivée, mais en un sens elle est logiquement primitive, puisqu’elle n’est la conséquence d’aucune déduction logique. Il se peut qu’il y ait ou non une déduction aboutissant au même résultat, mais qu’il y en ait ou non, nous ne l’employons certainement pas. Si nous appelons « logiquement primitive » une croyance que telle quelle nous n’avons pas obtenue au moyen d’une inférence logique, d’in­ nombrables croyances seront logiquement primitives qui, psychologiquement, seront dérivées. La distinction radicale de ces deux genres de primitivité est capitale pour notre discussion présente. Lorsque nous réfléchissons aux croyances qui sont logiquement primitives, mais non psychologiquement, nous voyons que, à moins de pouvoir, à la réflexion, les déduire par un procédé logique de croyances qui sont également psychologiquement primitives, notre confiance dans leur vérité tend à diminuer à mesure 85

que nous y réfléchissons. Nous croyons naturellement que, par exemple, tables, chaises, arbres et montagnes n’en sont pas moins là lorsque nous leur tournons le dos. Je n’ai nulle envie de soutenir un seul instant qu’il n’en soit pas ainsi, mais je soutiens que la question de savoir s’il en est ainsi ne peut être immédiatement résolue en se basant sur quelque évidence que ce soit. La croyance à la persistance de ces choses est chez tout le monde, sauf chez quelques philosophes, logiquement primitive, mais elle n’est pas psychologiquement primitive. Psy­ chologiquement, elle ne naît que parce que nous avons vu ces chaises, tables, arbres et montagnes. Dès lors que la question se pose sérieusement de savoir si, les ayant vus, nous avons le droit de supposer qu’ils sont encore là, nous avons le sentiment qu’il nous faut produire un argument quelconque et que s’il n’est pas possible d’en produire, notre croyance n’est rien d’autre qu’une pieuse opinion. Nous n’avons pas un pareil sentiment pour ce qui touche aux objets immédiats des sens : ils sont là, et tant qu’il ne s’agit que de leur existence momentanée, aucun argument supplémentaire n’est requis. Il est plus urgent donc de justifier nos croyances psychologiquement dérivées que de justifier celles qui sont primitives. Nous voici amenés à faire une vague distinction entre ce que nous pouvons appeler les données « solides » et les données « floues ». En ne la prenant pas trop au pied de la lettre, elle peut nous aider à éclaircir la situa­ tion. J’entends par données « solides » celles qui résistent à l’influence dissolvante de la réflexion critique, et par données « floues » celles qui, à la même opération, deviennent plus ou moins douteuses pour notre esprit. Les données les plus solides des données solides sont de deux sortes : les faits sensibles particuliers, et les vérités générales de la logique. Plus nous y réfléchis­ sons, mieux nous nous rendons exactement compte de ce qu’elles sont et de ce que signifie positivement un doute à leur égard, plus elles deviennent lumineuse­ ment certaines. Le doute « verbal » est même pos­ sible à leur égard, mais le doute verbal n’a lieu que si 86

ce dont on doute nominalement ne se trouve pas réelle­ ment dans notre pensée, et que ce ne sont que des mots qui sont actuellement présents à notre esprit. Je pense que des doutes réels dans ces deux cas seraient d’ori­ gine morbide. En tout cas, ces données me paraissent tout à fait certaines et je supposerai que vous êtes d’accord avec moi sur ce point. Sans cette supposi­ tion, nous nous exposons à tomber dans ce scepti­ cisme qui est, comme nous le disions, aussi stérile qu’irréfutable. Si nous voulons continuer de philoso­ pher, nous devons poliment abandonner l’hypothèse sceptique et, tout en admettant l’élégance raffinée de sa philosophie, continuer d’envisager d’autres hypothèses, qui ne sont peut-être pas certaines, mais qui ont du moins le même droit à notre respect que l’hypothèse sceptique. Si nous appliquons notre distinction des données « solides » et « floues » aux croyances psychologiquement dérivées mais logiquement primitives nous verrons que la plupart, sinon toutes, doivent êtres classées parmi les données « floues ». Il se peut qu’à la réflexion elles ad­ mettent une preuve logique, et sous cette forme elles font l’objet d’une nouvelle croyance, mais ce ne sont déjà plus des données. En tant que données, quoiqu’elles aient droit à certaine considération limitée, on ne peut les placer sur le même plan que les faits sensibles ou les lois logiques. La considération dont elles jouissent me semble consister en ceci qu’elles nous permettent d’espérer, sinon en toute assurance, que les données « solides » les rendent au moins probables. Ainsi, si les données solides n’apportaient aucune lumière sur leur vérité ou leur fausseté, nous aurions le droit, je pense, de donner plus de poids à l’hypothèse de leur vérité qu’à celle de leur fausseté. Toutefois, pour le moment, bornons-nous aux données solides, dans l’intention de savoir quel genre de monde nous pouvons construire avec leur seule aide. Nos données primitives sont donc les faits sensibles (c’est-à-dire les faits de nos propres données sensibles) et les lois logiques. Mais le contrôle le plus sévère nous 87

autorisera tout de même à faire quelques ajoutes à ce mince bagage. Certains faits de la mémoire, spécialement de la mémoire récente, paraissent certains au plus haut degré. Certains faits d’introspection sont aussi cer­ tains que des faits sensibles. Et les faits sensibles euxmêmes, pour l’objet de nos recherches, nous devons les interpréter avec une certaine largeur de vue. Ils doivent parfois comprendre des relations spatiales et temporelles, comme dans le cas d’un mouvement rapide se produisant intégralement dans un présent spécieux (1). Et certains faits où l’on établit une comparaison, comme la ressem­ blance ou la différence de deux nuances, doivent sans aucun doute être compris parmi les données « solides ». Nous devons aussi nous souvenir que la distinction des données solides et floues est psychologique et subjective, de telle sorte que s’il y a d’autres esprits que les nôtres, ce qui semble présentement fort douteux, le catalogue des faits solides pourrait différer pour eux de ce qu’il est pour nous. Il y a des croyances communes qui sont exclues sans aucun doute des données solides. Telle notamment la croyance à la persistance des objets sensibles en général, lorsque nous ne les percevons pas. Telle encore, la croyance à l’existence d’autres esprits. Cette croyance est psychologiquement dérivée de notre perception des corps. Nous sentons qu’il lui faut une justification logique, dès que nous constatons son caractère dérivé. La croyance au témoignage d’autrui, y compris le témoignage livresque, est comprise dans le doute qui nous assaille quant à l’existence des autres esprits. D’où il suit que le monde sur lequel nous devons reconstruire est très fragmentaire. Le mieux que nous puissions dire (1) On appelle « présent spécieux > la durée d’une sensation, si courte, qu’elle semble se réduire à une durée présente, mais dont le contexte se prolonge cependant au-delà du présent immé­ diat de la sensation dans un passé immédiat où la différence entre l’image et la sensation est indiscernable. Ce présent est spécieux parce qu’il déguise une succession à laquelle nos organes des sens sont grossièrement inexercés. L’exemple classique est celui de l’étoile filante. C’est sur ce fait physiologique que s’appuie le principe du cinématographe. (N. d. T.)

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en sa faveur, c’est qu’il est un peu plus étendu que celui auquel aboutit Descartes par un procédé analogue, puisque ce monde ne contenait rien d’autre que luimême et ses pensées. Nous sommes maintenant en état de comprendre et de poser le problème de notre connaissance du monde extérieur, et d’écarter différents malentendus qui ont obscurci la signification de ce problème. En réalité, il se pose comme ceci. Peut-on déduire de l’existence de nos données solides quoi que ce soit d’autre que l’exis­ tence de ces données ? Avant de considérer ce problème, disons brièvement ce qu’il n’est pas. Quand, au cours de cette discussion, nous parlons du monde « extérieur », il ne s’agit pas du monde « extérieur dans l’espace », à moins que l’espace ne soit interprété dans un sens particulièrement riche. Les objets immédiats de la vue, les surfaces colorées qui constituent le monde visible, sont extérieurs spatialement dans l’acception naturelle de cette phrase. Nous les sentons « là » par opposition à « ici ». Sans faire aucune supposition relative à l’existence d’autre chose que des données « solides », nous pouvons plus ou moins apprécier la distance à laquelle se trouve une surface colorée. Il paraît probable que les distances, à condition de ne pas être trop grandes, sont données actuellement avec plus ou moins d’exacti­ tude dans la vision. Quoi qu’il en soit, on peut approxima­ tivement apprécier les distances ordinaires à l’aide des seules données sensibles. Le monde de nos données immédiates est spatial. De plus, il n’est pas complète­ ment contenu dans notre propre corps, du moins dans le sens large du terme espace. Dans ce sens, notre connais­ sance de ce qui est extérieur ne souffre donc aucun doute. On pose souvent la question sous une autre forme : « Pouvons-nous connaître l’existence d’une réalité quelconque indépendante de nous-mêmes ? » La question présente sous cette forme une ambiguïté due aux mots « indépendants » et « nous-mêmes ». « Nous-mêmes » d’abord. La question de savoir ce qu’il faut attribuer au moi et ce qu’il ne faut pas y attribuer, est extrêmement 89

difficile. Parmi les nombreuses significations du Moi, nous pouvons en choisir deux, à raison de leur impor­ tance particulière, à savoir 1° le sujet pur, qui pense et a conscience des objets ; 2° l’ensemble de choses qui cesserait nécessairement d’exister si nous cessions de vivre. Le sujet pur, s’il existe, est le produit d’une inférence, et ne fait pas partie de nos données. C’est pourquoi, nous pouvons ignorer cette signification du Moi dans notre présente recherche. Il n’est pas aisé de préciser la seconde signification, puisque nous ne savons pas trop quelles choses dépendent de notre vie quant à leur existence. Et puis, sous cette forme, la définition du Moi introduit le mot « dépendant », qui soulève les mêmes questions que le mot « indépendant ». Attachonsnous au sens du mot « indépendant », nous reviendrons au Moi plus tard. Quand nous disons d’une chose qu’elle est « indépen­ dante » d’une autre, nous pouvons entendre par là, ou bien qu’il est logiquement possible pour l’une d’exister sans l’autre, ou bien qu’il n’y a pas entre elles de relation causale telle que l’une ne se produise que comme l’effet de l’autre. La seule manière, autant que je sache, dont une chose peut logiquement dépendre d’une autre, c’est lorsqu’elle en fait partie. L’existence d’un livre, par exemple, dépend logiquement de celle de ses pages. Sans les pages, pas de livre. Ainsi, la question « Pouvonsnous connaître quelque réalité qui soit indépendante de nous-mêmes ? » se réduit à : « Pouvons-nous connaître l’existence de quelque réalité dont notre Moi ne fasse pas partie ? » De cette manière, la question nous ramène au problème de la définition du Moi. Mais, je pense que, de quelque manière que l’on définisse le Moi, même s’il est pris comme le sujet pur, on ne peut supposer qu’il fasse partie des objets immédiats des sens. Donc, la question étant prise sous cette forme nous devons admettre que nous pouvons connaître l’existence de réalités indépendantes de nous-mêmes. Quant à la dépendance causale elle est bien plus difficile. Pour savoir si un genre de choses est causalement indépendant d’un autre, nous devons savoir qu’il 90

se produit actuellement sans l’autre. Or, il est trop clair que, quelque signification légitime que nous donnions au Moi, nos pensées et nos sentiments dépendent dans l’ordre causal de nous-mêmes, c’est-à-dire qu’ils ne se produisent pas quand il n’y a pas de moi auquel appar­ tenir. Mais dans le cas des objets des sens, cela n’est plus évident. En effet, le sens commun, comme nous le disions, croit que de tels objets persistent en l’absence de tout être pour les percevoir. Si c’est vrai, ils sont donc causalement indépendants de nous-mêmes. Sinon, ils ne le sont pas. Donc, sous cette forme, la question se réduit à savoir si nous pouvons avoir connaissance de l’existence de ces objets des sens ou d’objets quelconques qui ne soient pas nos pensées et nos sentiments, à cer­ tains moments, lorsque nous ne les percevons pas. C’est sous cette forme où ne paraît plus le mot difficile : « indépendant » que nous avons, il y a un instant, posé le problème. Sous cette dernière forme, notre question soulève deux problèmes distincts qu’il importe de considérer séparément. D’abord, pouvons-nous savoir que ces objets des sens ou des objets fort semblables existent, à cer­ tains moments lorsque nous ne les percevons pas? En second lieu, si nous ne pouvons le savoir pouvons-nous savoir que d’autres objets, que l’on peut déduire des objets des sens, mais ne leur ressemblant pas néces­ sairement, existent, lorsque nous percevons les objets des sens, ou à tout autre moment ? Ce dernier problème pose, en philosophie, le problème de la « chose en soi », et en science, le problème de la matière que suppose la physique. C’est ce dernier problème que nous allons d’abord envisager. D’après certains auteurs — parmi lesquels j’ai figuré précédemment — il faut distinguer la sensation, qui est un événement mental, de son objet, qui est une tache de couleur, un bruit ou n’importe quoi. Si l’on fait cette distinction, l’objet de la sensation s’appelle une « donnée sensible » ou un « objet sensible ». Aucun point touchant les problèmes que nous discutons dans cet ouvrage-ci ne dépend de la question de savoir si cette distinction 91

est valable ou non. Si elle ne l’est pas, sensation et donnée sensible sont identiques. Si elle l’est, c’est la donnée sensible qui nous intéresse ici, et non la sensation. J’en suis arrivé, pour des motifs que j’ai exposés dans mon Analyse de l’Esprit (1), à rejeter cette distinction, et à identifier donnée sensible et sensation. Mais il ne faudra pas faire état de l’exactitude de cette manière de voir dans ce qui suit. Lorsque je parle de l’objet sensible, il doit être en­ tendu qu’il ne s’agit pas de choses, comme par exemple une table, qui est à la fois visible et tangible, visible simultanément par plusieurs personnes, et plus ou moins permanente. Ce que j’entends par là, c’est uniquement cette tache de couleur, momentanément visible quand je regarde la table, ou uniquement cette dureté parti­ culière que je sens lorsque j’appuie dessus, ou uniquement ce son particulier que j’entends lorsque je la touche. La chose-en-soi du philosophe et la matière du physicien se présentent toutes deux tant comme cause de l’objet sensible que de la sensation (s’il est vrai qu’objet sensible et sensation sont distincts). Quel est le fondement commun à cette opinion du philosophe et du physicien ? Je pense que dans chaque cas cette opinion résulte d’une combinaison de la croyance à quelque chose qui persiste indépendamment de notre conscience et qui se fait connaître par la sensation. Cette croyance se com­ bine avec le fait que nos sensations changent souvent de manière telle que celles qui semblent dépendre de nous, plutôt que de toute chose supposée persister indépendamment de nous. De prime abord, nous croyons sans réfléchir que chaque chose est comme elle semble être, et que, si nous fermons les yeux, les objets que nous regardions restent tels qu’ils étaient, quoique nous ne les voyions plus. Il y a contre cette opinion, des arguments que l’on trouve généralement concluants. Il est extrêmement difficile de voir ce que prouvent au juste ces arguments. Mais si nous voulons faire un progrès quelconque dans le problème du monde exté(1) Analyse de l’Esprit, trad. franç., Paris, Payot, 1926.

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rieur, c’est avec eux que nous devons tâcher de nous familiariser. Une table que nous regardons en nous plaçant en un endroit ne nous apparaît pas de la même façon que si nous la regardons en nous plaçant à un autre endroit. Tel est le langage du sens commun. Mais ce langage suppose déjà qu’il y ait une table dont nous voyons les apparences. Essayons d’établir ce qui est connu, en termes d’objets sensibles seulement, sans aucun élément hypothétique. Nous trouvons qu’en nous promenant autour de la table, nous percevons une série d’objets visuels changeant progressivement. En parlant de « se pro­ mener autour de la table », nous faisons déjà l’hypothèse qu’il y a une table unique en connexion avec toutes les apparences. Ce que nous devons dire, c’est que, tandis que nous éprouvons ces sensations musculaires et autres, qui nous font dire que nous nous promenons, nos sensa­ tions visuelles changent continûment de telle sorte que, par exemple, une tache de couleur qui nous frappe ne se remplace pas soudainement par quelque chose qui en diffère totalement mais par des couleurs légèrement différentes et par des formes légèrement différentes, changeant d’une manière insensible. Voilà ce que nous connaissons réellement par expérience, lorsque nous avons affranchi notre esprit de la supposition de « choses permanentes » ayant des apparences changeantes. Ce que nous connaissons en réalité, c’est une corrélation entre des sensations musculaires, des sensations éprou­ vées dans notre corps et des changements de sensations visuelles. Ce n’est pas seulement en se promenant autour de la table que se modifient ses apparences. Nous pouvons fermer un œil, mettre des lunettes bleues, regarder au microscope. Toutes ces opérations, de diverses manières, modifient l’apparence visuelle dont nous disons qu’elle est celle de la table. Les apparences des objets plus éloignés se modifieront si (comme nous disons) l’état de l’atmosphère change — s’il y a du brouillard ou de la pluie ou du soleil. Des changements de nature physiolo­ gique modifient également les apparences des choses. 93

Si nous acceptons l’hypothèse du sens commun, tous ces changements, y compris, ceux que nous attribuons à des causes physiologiques, sont des changements du milieu intermédiaire. Il n’est pas si aisé de mettre, comme dans les cas précédents, ce genre de faits sous une forme où l’on ne suppose rien que les objets sensibles. Tout ce qui intervient entre nous-même et ce que nous voyons doit être invisible. Notre vue est limitée dans toutes les directions par l’objet visible le plus proche. On objectera qu’un carreau souillé, par exemple, est visible malgré le fait que nous voyons les choses au travers. Mais dans ce cas, nous voyons en réalité un ensemble de taches ; celles du carreau sont visibles, et les parties qui ne sont pas souillées sont invisibles et nous laissent voir ce qui est au-delà. D’où il suit que la notion de milieu inter­ médiaire, affectant l’apparence des choses, ne peut être une découverte que nous ne ferions que grâce au sens de la vue. Prenons le cas le plus simple, celui des lunettes bleues. Il peut servir de cas type. La forme des lunettes est évidemment visible, mais le verre bleu, s’il est propre, est invisible. La tonalité bleue, que nous disons être celle du verre, nous apparaît dans les choses que nous voyons à travers ces verres. Les verres eux-mêmes, nous les connaissons grâce au sens du toucher. Pour savoir qu’ils sont entre nous et les objets vus au travers, il nous faut pouvoir établir une corrélation entre l’espace du toucher et celui de la vue. Établir cette corrélation ellemême en seuls termes de données sensibles est un simple jeu. Elle ne présente aucune difficulté de principe, et nous pouvons donc la supposer accomplie. Une fois accomplie, il devient possible d’attacher un sens à l’idée que les verres bleus, que nous pouvons toucher, se trouvent entre nous et les objets vus, comme nous disons, « au travers ». Nous n’avons pas encore complètement réduit le concept de choses à leurs données immédiates sensibles. Nous avons versé dans l’hypothèse que l’objet dont nous avons conscience en le touchant (les lunettes bleues), existe encore lorsque nous cessons d’y toucher. Tant que 94

nous le touchons, rien sinon notre doigt ne peut se voir au travers de la partie touchée, et c’est la seule partie dont nous sachions immédiatement qu’il y existe quelque chose. Si nous voulons rendre compte de l’appa­ rence bleue d’objets autres que les lunettes, lorsque nous regardons au travers, il pourrait sembler nécessaire de supposer l’existence des lunettes, même lorsque nous ne les touchons pas ; et si cette supposition est réellement nécessaire, notre problème général a sa réponse : nous possédons des moyens de connaître l’existence présente d’objets qui ne sont pas donnés aux sens et qui sont cependant un même genre que les objets d’abord donnés aux sens. On pourra toutefois se demander si l’on ne peut réellement éviter cette supposition, encore que ce soit évidemment la plus naturelle que l’on puisse faire. Nous pouvons dire que l’objet dont nous avons conscience, lorsque nous touchons les lunettes, continue d’avoir des effets par la suite, quoiqu’il n’existe peut-être plus. Dans ce cas, l’hypothèse d’une existence d’objets sensibles qui se continue après que ces objets ont cessé d’être sensibles serait, basée sur le fait qu’ils produisent encore des effets, une inférence erronée. On suppose souvent que tout ce qui a cessé d’exister ne peut conti­ nuer de produire des effets, mais ce n’est qu’un préjugé dû à une conception fausse de la causalité. C’est pour­ quoi, nous ne pouvons pas rejeter notre hypothèse en nous basant sur une impossibilité a priori. Nous devons aller plus loin et examiner si elle peut vraiment rendre compte des faits. On pourrait dire que notre hypothèse est non-avenue dans le cas où nous ne touchons pas du tout aux lunettes bleues. Comment alors justifierons-nous l’apparence bleue des objets? Plus généralement, qu’allons-nous faire des sensations hypothétiques du toucher que nous associons à des objets non touchés, visibles, vérifiables, n’est-ce pas, si nous le voulions, quoi qu’en fait nous ne les vérifions pas? Est-ce que ce ne sont pas des pro­ priétés nécessairement permanentes des objets, celles que nous révélerait le toucher ? 95

Considérons d’abord la question la plus générale. L’expérience nous a enseigné que là où nous voyons certaines surfaces colorées, nous pouvons grâce au toucher, nous attendre à obtenir certaines sensations de dureté ou de molesse, de forme, etc. Ce qui nous amène à croire que ce que nous voyons est tangible à l’ordi­ naire, et possède, que nous le touchions ou non, la dureté ou la mollesse que nous pourrions nous attendre à sentir si nous y touchions. Mais le simple fait que nous sommes capables de déduire ce que seraient nos sensa­ tions tactiles, montre qu’il n’est pas logiquement néces­ saire de supposer les qualités tactiles avant de les avoir senties. Tout ce que nous savons, en réalité, c’est que l’apparence visuelle en question, combinée avec le toucher, nous donnera certaines sensations, que nous pouvons nécessairement déterminer en termes d’appa­ rence visuelle, puisque autrement nous ne pourrions pas les déduire de l’apparence visuelle. Nous voici arrivés au point où nous pouvons rendre compte des faits de l’expérience relative aux lunettes bleues, et fournir une interprétation des croyances de sens commun, sans rien supposer en dehors de l’existence des objets sensibles, au moment où ils sont sensibles. L’expérience de la corrélation des sensations du toucher et de la vue nous permet d’associer un endroit déter­ miné de l’espace du toucher à un endroit déterminé correspondant de l’espace de la vue. Parfois, notamment dans le cas des choses transparentes, nous trouvons un objet tangible à un endroit du toucher, sans qu’il y ait aucun objet visible à l’endroit correspondant de la vue. En pareil cas, et c’est celui des lunettes bleues, nous trouvons que tout objet visible dans la même ligne de visée, à l’endroit visuel vide, a une couleur différente de celle qu’il a lorsqu’il n’y a pas d’objet tangible à l’endroit intermédiaire du toucher. Lorsque nous déplaçons l’objet tangible dans l’espace tangible, la tache bleue se déplace dans l’objet visuel. Que si maintenant nous trouvons une tache bleue se déplaçant de cette façon dans l’espace visuel, lorsque nous n’avons pas d’expé­ rience sensible d’un objet tangible intermédiaire, nous 96

en inférons néanmoins que, si nous plaçons notre main à certain endroit de l’espace du toucher, nous aurions l’expérience d’une sensation tactile déterminée. Si nous voulons éviter des objets non-sensibles, tel doit être le sens complet de notre pensée, lorsque nous disons que les lunettes bleues sont à un endroit déterminé, quoique nous ne les ayons pas touchées et que nous ayons seulement vu d’autres choses rendues bleues par leur interposition. Je pense que l’on peut généralement affirmer, pour autant que la physique et le sens commun soient véri­ fiables, qu’ils doivent pouvoir s’interpréter uniquement en termes de données sensibles concrètes. La raison en est simple. Toute vérification n’est que la réalisation d’une donnée sensible attendue. Des astronomes nous disent qu’il y aura une éclipse de lune. Nous regardons la lune et nous voyons l’ombre de la terre y mordre, c’est-à-dire que nous voyons une apparence tout à fait différente de la pleine lune ordinaire. Or, si une donnée sensible attendue, constitue, en se réalisant, une véri­ fication, nos affirmations ne pouvaient porter que sur des données sensibles, ou du moins, si la totalité de nos affirmations ne portait pas sur des données sensibles, celles-là seules portant sur des données sensibles ont été vérifiées. En fait, il y a une certaine régularité, une certaine conformité à une loi, dans les données sensibles ; mais celles qui se produisent à un certain moment ont souvent un lien causal avec celles qui se produisent à de tout autres moments, et non, ou du moins pas très étroitement avec celles qui se produisent à des moments rapprochés. Si je regarde la lune et qu’immédiatement après j’entends arriver un train, il n’y a pas de liaison causale entre les deux données sensibles. Mais si je regarde la lune après une semaine, il y a un lien causal très étroit entre les deux données sensibles. On établit le plus simplement, ou du moins le plus aisément, une connexion, en imaginant une lune « réelle » qui dure, que je la regarde ou non, fournissant une série de données sensibles possibles, dont ne sont réelles que celles qui appartiennent aux moments choisis pour regarder la lune. 97

Mais le degré de vérification que l’on peut obtenir par cette voie est peu élevé. Souvenons-nous qu’au degré de doute où nous sommes, nous ne sommes pas libres d’accepter le témoignage d’autrui. Lorsque nous enten­ dons certains bruits, qui seraient ceux que nous pronon­ cerions si nous souhaitions exprimer une certaine pensée, nous supposons que cette pensée ou quelque chose d’approchant, s’est trouvé dans l’esprit d’autrui et a donné naissance à l’expression que nous entendons. Que si, au même moment, nous voyons un corps ressem­ blant au nôtre, mouvant ses lèvres comme nous, lorsque nous parlons, nous ne pouvons nous empêcher de croire qu’il est vivant et que ses sentiments intimes perdurent lorsque nous ne le regardons pas. Lorsque nous voyons notre ami laisser tomber un objet pesant sur son pied et que nous l’entendons dire ce que nous dirions en pareilles circonstances, le phénomène peut s’expliquer sans aucun doute, en s’abstenant de supposer que notre ami n’est qu’une série de formes vues et de bruits enten­ dus par nous. Et pratiquement, personne n’est à ce point pourri de philosophie qu’il ne puisse être certain que son ami ait senti le même genre de douleur qu’il eût lui-même senti. Nous considérerons la légitimité de cette croyance au cours de cette conférence. Pour le moment, je désire simplement faire remarquer qu’elle nécessite le même genre de justification que notre croyance à l’existence de la lune, lorsque nous ne la voyons pas, et que sans cela, le témoignage lu et entendu se réduit à des bruits et des formes, et ne peut rendre certains les faits rapportés. La vérification physique, qui est possible à ce moment de notre démarche, ne correspond qu’au degré de vérification possible au moyen d’observations faites par un homme isolé, ce qui ne nous mène pas loin dans l’établissement d’une science complète. Avant d’aller plus loin, récapitulons nos arguments. Notre problème est celui-ci : « Pouvons-nous déduire de nos propres données solides l’existence de quoi que ce soit d’autre ? » C’est une erreur que de poser le pro­ blème dans la forme : « Pouvons-nous connaître l’exis98

tence de quoi que ce soit d’autre que nous-même et nos états ? » ou bien : « Pouvons-nous connaître l’existence de quoi que ce soit d’indépendant de nous-même? », par suite de l’extrême difficulté où l’on est de définir exactement le « Moi » et l’ « indépendance ». La passivité éprouvée dans la sensation est hors de question, puisque, supposé même qu’elle prouve quelque chose, elle prou­ verait à la rigueur que les sensations sont causées par des objets sensibles. La croyance naturelle naïve, c’est que les choses vues persistent lorsqu’on ne les regarde pas, exactement ou approximativement comme elle sont apparues lorsque nous les vîmes. Mais cette croyance s’expose à quelque atténuation, car ce que le sens commun considère comme l’apparence d’un objet change selon les changements dans le point de vue et le milieu intermédiaire, y compris nos organes des sens, nos nerfs et notre cerveau. Ce fait, à peine posé, suppose déjà le monde des objets permanents du sens commun, que l’on se propose grâce à lui de mettre en question. C’est pourquoi, avant de considérer son apport précis à notre problème, nous devons trouver un moyen de le poser qui n’implique aucune des suppositions que ce fait est destiné à rendre douteuses. Ce que nous trouvons alors comme résidu pur de l’expérience, c’est que les changements progressifs de certaines données sensibles sont corrélatifs à des changements progressifs de certaines autres, ou que les changements progressifs des mouve­ ments de notre corps sont en corrélation avec les autres données sensibles elles-mêmes. L’hypothèse de la persistance des objets sensibles lorsqu’ils ont cessé d’être sensibles, — par exemple, la dureté d’un corps visible, découverte par le toucher et qui continue, lorsque nous ne touchons plus le corps, — peut être remplacée par l’idée que les effets des objets sensibles persistent, c’est-à-dire que ce qui se produit maintenant ne peut s’expliquer, dans bon nombre de cas, qu’en tenant compte de ce qui se produisit auparavant. Tout ce qu’un homme, par son expérience personnelle, peut vérifier des données du monde du sens commun et de la physique s’expliquera par de pareils moyens, 99

puisque la vérification ne consiste simplement que dans l’attente d’une donnée sensible. Mais ce qui dépend du témoignage, par ouï-dire ou par lecture, ne peut s’expli­ quer de la sorte, puisque le témoignage dépend de l’existence d’esprits différents du nôtre et requiert donc une connaissance de quelque chose qui n’est pas donné aux sens. Avant d’examiner la question de notre connaissance des autres esprits, revenons à la question de la chose-en-soi, à savoir, à la théorie qui prétend que ce qui existe, à certains moments, lorsque nous ne percevons pas un objet sensible donné, est quelque chose de totalement différent de cet objet, quelque chose qui, réuni à nous et à nos organes des sens, cause nos sensations, mais n’est jamais donné soimême dans la sensation. La chose-en-soi, si nous partons des hypothèses du sens commun, est la solution pour ainsi dire naturelle des difficultés dues aux changements des apparences de ce que l’on suppose être un objet. On suppose, par exemple, que la table cause nos données sensibles visuelles et tactiles, mais qu’elle doit être, puisque ces dernières se modifient suivant le point de vue et le milieu intermédiaire, totalement différente des données sensibles qu’elle engendre. L’objection que l’on fait à cette théorie vient, je pense, de ce que l’on ne se rend pas compte de la nature originale de la reconstruction qu’exigent les difficultés dénoncées par cette théorie. Nous ne pouvons légitimement parler de changements dans le point de vue et le milieu intermédiaire, tant que nous n’avons pas construit un monde plus stable que celui de la sensation instantanée. Notre discussion relative aux lunettes bleues et à notre promenade autour de la table aura éclairci cela, je l’espère. Mais ce qui est loin d’être clair, c’est la nature de la reconsti­ tution requise. Quoique nous ne puissions demeurer satisfait de la théorie de tout à l’heure dans les termes où nous la formulions, nous ne devons pas moins la traiter avec un certain respect, parce qu’elle résume la théorie sur laquelle sont édifiées la physique et la physiologie et 100

qu’elle doit, pour cela, être susceptible de recevoir une interprétation vraie. Voyons comment il la faut faire. La première chose dont il faut se convaincre, c’est qu’il n’y a pas « d’illusions des sens ». Les objets sensibles, même lorsqu’ils se produisent en rêve, sont, sans aucun doute, des objets réels, que nous connaissons. Qu’est-ce donc qui nous les fait appeler irréels dans le rêve? Simplement la nature inaccoutumée de leur connexion avec les autres objets sensibles. Je rêve que je suis en Amérique, mais je me réveille et je me vois en Angle­ terre, sans avoir connu ce séjour sur l’Atlantique qui est, hélas! inséparablement lié à une visite « réelle » à l’Amérique. On dit des objets sensibles qu’ils sont « réels » lorsqu’ils possèdent le genre de connexion avec les autres objets sensibles que l’expérience nous a amenés à considérer comme normal. Lorsque cela leur fait défaut, on les appelle « illusions ». Mais ce qui est illusion, ce ne sont que les inférences auxquelles ils donnent naissance ; en eux-mêmes, ils sont aussi réels que tout objet de la veille. Inversement, il ne faut pas s’attendre à ce que les objets sensibles de la veille aient plus de réalité intrinsèque que ceux du rêve. Rêve et veille, dans nos premiers efforts de reconstruction, doivent être traités avec un égal respect. Ce n’est qu’au nom d’une réalité qui n’est plus simplement sensible que les rêves peuvent être condamnés. Nous acceptons l’indubitable réalité instantanée des objets sensibles. Il importe ensuite de noter la confusion qui est à la base des objections s’inspirant du caractère changeant des objets sensibles. Lorsque nous nous pro­ menons autour de la table, ses aspects changent, mais nous pensons qu’il est impossible de soutenir, soit que la table change, soit que ses aspects variés puissent « réellement » exister à la même place. Si nous pressons un globe oculaire, nous verrons deux tables. Mais ce serait mal à propos que de soutenir qu’il y ait « réellement » deux tables. De tels arguments semblent cependant envelopper l’hypothèse qu’il puisse y avoir quelque chose de plus réel que les objets sensibles. Si nous voyons deux tables, dès lors il ya deux tables visuelles. 101

Parfaitement vrai que, au même moment, le toucher nous permet de découvrir qu’il n’y a qu’une seule table tangible. C’est ce qui nous fait déclarer que les deux tables visuelles sont une illusion, puisque ordinairement un objet visuel correspond à un objet tactile. Mais tout ce dont nous pouvons être sûrs, c’est que, dans ce cas, la corrélation entre le toucher et la vue est inaccoutumée. De même, lorsque l’aspect de la table change, en la contournant, et que nous disons qu’il ne peut y avoir des aspects si différents à la même place, la réponse est simple. Que faut-il entendre par « la même place » en critiquant l’idée de la table ? L’emploi de ces termes présuppose que toutes nos difficultés ont été résolues. Jusqu’ici, nous n’avons pas le droit de parler de « place », sauf en nous référant à un groupe de données des sens instantanées. Lorsque toutes changent à la suite d’un mouvement de notre corps, il n’est de « place » qui demeure la même. Ainsi, la difficulté, s’il en est, n’a du moins pas encore été envisagée correctement. Maintenant, recommençons en adoptant une méthode différente. Au lieu de rechercher le minimum d’hypothèse requis pour expliquer le monde sensible, nous allons, dans le but de disposer d’une hypothèse type, d’un auxiliaire de l’imagination, construire une explication plausible (non nécessaire) des faits. Peut-être sera-t-il alors possible d’écarter ce qu’il y a de superflu dans notre hypothèse, et ce résidu, nous pourrons le considérer comme une réponse abstraite à notre problème. Imaginons que chaque esprit ait vue sur le monde, comme dans la monadologie de Leibniz, d’un point de vue qui lui soit particulier. Pour simplifier, confinonsnous au sens de la vue, puisque nous ne connaissons pas d’esprits qui en soient dépourvus. Chaque esprit voit à chaque moment un monde à trois dimensions, formi­ dablement complexe. Mais il n’y a absolument rien qui soit vu par deux esprits simultanément. Lorsque nous disons que deux êtres voient la même chose, nous découvrons toujours, à raison de la diversité des points de vue, des différences, si minimes soient-elles, entre leurs objets sensibles immédiats. (Je suppose ici la validité 102

du témoignage, mais puisque nous ne construisons qu’une théorie possible, cette supposition est légitime.) C’est pourquoi, le monde à trois dimensions, vu par un esprit, n’a rien de commun avec celui vu par un autre, car toute localisation ne peut être constituée que par des choses qui s’y trouvent ou qui les entourent. Nous pouvons donc supposer, malgré les différences entre les divers mondes, que chaque monde existe exactement, dans sa totalité, comme il est perçu, et pourrait être exac­ tement, comme il est, même s’il n’était pas perçu. Nous pouvons aller plus loin et supposer qu’il y a une infinité de mondes pareils qui sont en fait inaperçus. Deux personnes sont assises dans une chambre ; deux mondes sont perçus à peu près pareillement. Entre une troisième personne, qui s’assied entre les deux premières, un troisième monde, intermédiaire entre les deux précédents, commence d’être perçu. Il est vrai que nous ne pouvons raisonnablement supposer que ce soit précisément ce monde-là qui ait existé auparavant, puisqu’il est condi­ tionné par les organes des sens, les nerfs et le cerveau du nouvel arrivant, mais nous pouvons raisonnablement supposer que certain aspect de l’univers existait de ce point de vue, quoique personne ne le perçoive. Le sys­ tème total des vues de l’univers perçu et inaperçu, je l’appellerai le système des « perspectives ». Je réserverai l’expression de « mondes particuliers » aux vues de l’univers que sont les perceptions actuelles. Un « monde particulier » est donc une « perspective » perçue. Il peut exister un nombre indéfini de perspectives inaper­ çues. Deux êtres perçoivent parfois des perspectives pa­ reilles, tellement pareilles, qu’ils peuvent user des même termes pour les décrire. Ils disent qu’ils voient la même table, parce que les différences entre les deux tables qu’ils voient sont légères et sans importance pratique. Il est donc possible, parfois, d’établir une corrélation de ressemblance entre un grand nombre de choses en fonction d’une certaine perspective et un grand nombre de choses en fonction d’une autre perspec­ tive. Quand la ressemblance est très grande, nous disons 103

que les points de vue des deux perspectives sont proches dans l’espace, mais cet espace dans lequel elles sont proches est totalement différent des espaces compris dans les deux perspectives. C’est une relation entre les deux perspectives. Cet espace n’est pas en elles et ne vient pas d’elles. Personne ne perçoit cet espace, et s’il doit être connu, ce ne peut être que par inférence. Entre deux perspectives pareilles perçues, nous pouvons imaginer toute une série d’autres perspectives, dont quelques-unes au moins sont inaperçues et telles qu’entre deux quelconques, cependant pareilles, il y en ait d’autres n’étant cependant plus pareilles. De la sorte, on peut rendre continu l’espace qui consiste dans les relations entre les perspectives, et (arbitrairement) lui donner trois dimensions. Nous pouvons maintenant définir la « chose » momen­ tanée du sens commun par opposition aux apparences momentanées. La ressemblance des perspectives voisines permet d’établir une corrélation entre beaucoup d’objets de l’une et beaucoup d’objets de l’autre, notamment entre les objets pareils. Étant donné un objet dans une perspective, formez le système de tous les objets en corrélation avec lui dans toutes les perspectives. Ce système peut s’identifier avec la « chose » momentanée du sens commun. Un aspect de la « chose » est donc un membre du système d’aspects qui est la « chose » à ce moment. (La corrélation temporelle des diverses perspectives entraîne certaines complications du genre de celles que l’on envisage dans la théorie de la relativité, mais nous pouvons les ignorer pour le moment.) Tous les aspects d’une chose sont réels, tandis que la chose n’est qu’une simple construction logique. Celle-ci a toutefois le mérite d’être neutre parmi les divers points de vue, d’être visible pour plus d’une personne, dans le seul sens où elle puisse jamais être visible, à savoir dans le sens où chacun voit un de ses aspects. On observera que tandis que chaque perspective contient son propre espace, il n’y a qu’un seul espace dont les perspectives elles-mêmes sont les éléments. Il y a autant d’espaces particuliers qu’il y a de perspectives. 104

Il y en a donc au moins autant qu’il y a de sujets perce­ vants, et il peut y avoir un nombre quelconque d’espaces en dehors de ceux-là, qui ont une existence matérielle et ne sont vus par personne. Mais il n’y a qu’un seul « Espace de perspective » (1), dont les éléments sont les perspectives singulières, chacune avec son espace propre particulier. Nous devons expliquer maintenant comment l’espace particulier d’une perspective singulière est en corrélation avec une partie de l’Espace de perspective un et total. L’Espace de perspective est le système des « points de vue » des espaces (perspectives) particuliers, ou plu­ tôt, puisque nous n’avons pas défini les « points de vue », nous pouvons dire que c’est le système des espaces particuliers eux-mêmes. Ces espaces particuliers comp­ teront chacun comme un point, ou du moins comme un élément dans l’Espace de perspective. Ils sont ordonnés au moyen de leurs ressemblances. Supposons, par exem­ ple, que nous partions d’une perspective qui contient l’apparence d’un disque, que nous appellerions un sou, et supposons que cette apparence dans la perspective en question soit celle d’un cercle et non d’une ellipse. Nous pouvons alors former toute une série de perspec­ tives contenant une suite progressive d’aspects de cercles de grandeurs diverses. A cet effet, nous n’avons qu’à nous approcher ou nous éloigner, comme nous disons, du sou. On dira que les perspectives dans les­ quelles le sou paraît un cercle sont en ligne droite dans l’Espace de perspective, et leur ordre sur cette ligne sera celui des grandeurs des divers aspects circulaires. Bien plus, — quoique ceci doive être retenu pour être examiné plus loin, — les perspectives dans lesquelles le sou paraît grand, on dira qu’elles sont prises de plus près du sou que celles où il paraît petit. Remarquez également que nous aurions pu choisir toute autre « chose » que notre sou pour définir les relations de nos perspectives dans l’Espace de perspective, et que l’ex(1) Nous introduisons cette désignation de l’espace total par une majuscule pour le distinguer plus aisément des espaces par­ ticuliers propres à chaque perspective perçue. (N. d. T.)

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périence montre qu’il en serait résulté le même ordre spatial de perspectives. Pour expliquer la corrélation des espaces particuliers avec l’Espace de perspective, nous devons d’abord expliquer ce qu’il faut entendre par « le lieu (dans l’Es­ pace de perspective) où se trouve une chose ». A cet effet, considérons de nouveau notre sou. Il apparaît dans beaucoup de perspectives. Nous avons formé une ligne droite de perspectives sur laquelle il apparaissait comme un cercle, et nous étions tombés d’accord que nous devions considérer les perspectives où il paraissait plus grand comme celles où nous étions plus près du sou. Nous pouvons former une autre ligne droite de perspectives, où il est vu de côté et apparaît comme un trait d’une certaine épaisseur. Ces deux lignes se ren­ contreront en un certain endroit de l’Espace de pers­ pective, c’est-à-dire dans une perspective déterminée que l’on peut définir comme « l’endroit (dans l’Espace de perspective) où se trouve le sou ». Il est vrai que pour prolonger nos lignes jusqu’à ce qu’elles atteignent cette place, nous devrons employer d’autres choses, voisines du sou, puisqu’aussi loin que va l’expérience, le sou cesse de présenter toute apparence dès que nous nous sommes tellement approchés qu’il touche notre œil. Mais ceci ne présente pas une difficulté réelle, car l’ordre spatial des perspectives se trouve empiriquement indépendant des « choses » particu­ lières choisies pour définir cet ordre. Nous pouvons, par exemple, éloigner notre sou et prolonger cha­ cune de nos lignes droites jusqu’en leur intersection, en plaçant d’autres sous en deçà, de telle sorte que les aspects de l’une soient des cercles où les aspects de notre sou primitif étaient des cercles, et que les aspects de l’autre soient des traits droits où les aspects de notre sou primitif étaient des traits droits. Il y aura alors précisément une perspective où l’un des nouveaux sous paraît un cercle et un autre un trait droit. Ce sera, par définition, l’endroit où se trouvait le sou primitif dans l’Espace de perspective. Ce que nous venons d’exposer ne représente évidem106

ment qu’une grossière esquisse de la voie à suivre pour atteindre notre définition. Nous avons négligé la gran­ deur du sou, et nous avons supposé que nous pouvons écarter le sou sans être dérangés simultanément par des changements de position des autres objets environ­ nants. Mais il va de soi que de telles subtilités ne peu­ vent affecter le principe et ne font qu’introduire des complications dans son application. Après avoir défini la perspective, qui est l’endroit où se trouve une chose donnée, nous pouvons comprendre que les perspectives où une chose paraît grande soient plus voisines de la chose que celles où elle paraît petite : de fait, elles approchent plus de la perspective où est la place de la chose. Nous pouvons maintenant expliquer la corrélation de l’espace particulier, et des parties de l’Espace de perspective. Étant donné un aspect d’une chose donnée dans un certain espace particulier, nous mettrons en corrélation le lieu où cet aspect se rencontre dans l’es­ pace particulier avec le lieu où la chose se trouve dans l’Espace de perspective. « Ici » se définira comme le lieu, dans l’Espace de perspective, occupé par notre monde particulier. Nous pouvons ainsi comprendre ce que signifie parler d’une chose proche ou éloignée d’« ici ». Une chose est proche « d’ici » lorsque le lieu où elle se trouve est proche de mon monde particulier. Nous comprendrons également ce qu’il faut entendre par notre monde particulier à l’intérieur de nos têtes, car notre monde particulier est un endroit dans l’Espace de perspective et peut faire partie de l’endroit où se trouve notre tête. On fera remarquer que deux endroits de l’Espace de perspective sont associés à chaque aspect d’une chose, notamment l’endroit où se trouve la chose, et l’endroit qui est la perspective dont l’aspect en question fait partie. Chaque aspect d’une chose est membre de deux classes différentes d’aspects, à savoir : 1° les divers aspects de la chose, dont un au moins apparaît dans quelque perspective donnée, 2° la perspective dont l’aspect donné est membre, c’est-à-dire celle où la 107

chose a l’aspect donné. Le physicien range évidemment les aspects dans la première classe, le psychologue dans la seconde. Les deux endroits associés à un aspect uni­ que correspondent aux deux moyens de la classer. Nous distinguerons ces deux endroits, celui auquel (at which) et celui duquel (from which) l’aspect apparaît. L’« en­ droit auquel » est l’endroit de la chose auquel appartient l’aspect ; l’« endroit duquel » est l’endroit de la pers­ pective duquel est pris l’aspect. Essayons d’établir le fait que l’aspect présenté par une chose à un endroit donné est affecté par le milieu intermédiaire. On doit imaginer que les aspects d’une chose dans diverses perspectives se propagent hors de l’endroit où est la chose, et subissent divers changements en s’écartant de cet endroit. Les lois suivant lesquelles les aspects changent ne seront pas établies, si nous ne tenons compte que des aspects à proximité de la chose ; ces lois requièrent également la prise en considération des choses aux endroits d’où apparaissent ces aspects. C’est pourquoi nous pouvons interpréter ce fait empi­ rique dans les termes de notre construction. Nous avons donc construit une image du monde, très hypothétique, contenant et rangeant les faits de l’ex­ périence, y compris ceux qui nous viennent par témoi­ gnage. Le monde que nous avons construit peut, au prix de quelque embarras, servir à interpréter les faits bruts des sens, les faits de la physique et les faits de la physiologie. C’est pour cela que c’est un monde qui peut être actuel. Il cadre avec les faits et il n’y a pas d’argument empirique contre lui ; il est également dépourvu d’impossibilités logiques. Mais avons-nous aucune raison plausible de supposer qu’il est réel? Ceci nous ramène à notre premier problème, relatif aux fondements de la croyance à l’existence de quoi que ce soit en dehors de mon monde particulier. Il résulte de notre construction hypothétique que nous n’avons aucun argument contre la vérité de cette croyance, mais nous n’avons découvert aucun argument positif en sa faveur. Poursuivons notre enquête en 108

reprenant la question du témoignage et de l’évidence de l’existence des autres esprits. Il faut d’abord convenir que l’argument en faveur de l’existence des autres esprits ne peut être concluant. Un fantôme semblera dans nos rêves avoir un esprit — un esprit contrariant, en général. Il nous donnera des réponses inattendues, refusera de se conformer à nos désirs et montrera tous les autres signes d’intelli­ gence auxquels nous sommes habitués dans nos rela­ tions au cours de la veille. Et cependant, lorsque nous sommes éveillés, nous ne croyons pas que le fantôme représentait, comme les apparences des gens à l’état de veille, un monde particulier auquel nous n’avons pas d’accès direct. Si nous croyons cela des gens que nous rencontrons lorsque nous sommes éveillés, ce doit être en vertu de quelque argument sans démonstration, puisqu’il est évidemment possible que ce que nous appelons la veille ne soit qu’un cauchemar d’une per­ sistance rare et périodique. Il se peut que notre imagi­ nation invente tout ce que les autres gens semblent nous dire, tout ce que nous lisons, toutes les nouvelles des quotidiens, des hebdomadaires, toutes les histoires des revues mensuelles et trimestrielles qui distraient nos pensées, toutes les réclames de savon et tous les discours de politiciens. Il se peut que ce soit vrai, puis­ qu’il n’est pas possible de montrer que c’est faux. Per­ sonne ne peut cependant réellement croire que ce soit faux. N’y a-t-il aucun argument logique qui nous auto­ rise à considérer comme improbable cette possibilité? Or n’y a-t-il rien en dehors de l’habitude et du préjugé? Les esprits des autres personnes font partie de nos « données » dans le sens très étendu où nous avons em­ ployé d’abord ce terme. Ce qui veut dire que, lorsque nous commençons à réfléchir, il se fait que nous y croyons déjà, non en raison d’un argument quelconque, mais parce que cette croyance nous est naturelle. Cepen­ dant, c’est une croyance psychologiquement dérivée, puisqu’elle résulte de l’observation du corps de nos semblables ; ainsi que d’autres croyances pareilles, elle n’appartient pas aux plus solides de nos données solides, 109

mais devient, à la lueur de la réflexion philosophique, suffisamment douteuse pour nous faire désirer quel­ que argument la mettant en connexion avec les faits sensibles. L’argument d’évidence dérive d’une analogie, cela va sans dire. L’esprit d’autrui se comporte comme le nôtre, lorsque nous avons certaines pensées et sentiments. De là, par analogie, il est naturel de supposer qu’un pareil comportement soit en connexion avec des pensées et des sentiments comme l’est le nôtre. Quelqu’un nous dit : « Attention! » et nous voyons que nous allions nous faire renverser par une automobile. Nous attribuons donc les mots que nous avons entendus à la personne en question, qui vit l’automobile en premier lieu ; et c’est là un cas où nous n’avons pas directement cons­ cience de l’existence de certaines choses. Cependant toute cette scène, notre déduction comprise, peut se produire en rêve, cas où l’on considère généralement que la déduction est fausse. Y a-t-il quelque chose qui rende l’argument par analogie plus contraignant, lors­ que nous sommes (pensons-nous) éveillés? L’analogie de la veille a nos préférences sur celle du rêve uniquement parce qu’elle est plus étendue et plus consistante. Si un homme rêvait, chaque nuit, d’une sorte de gens qu’il ne rencontre jamais le jour, ayant des caractères cohérents, vieillissant au cours des années, il pourrait, comme le personnage de la pièce de Calderon, trouver difficile de décider quel était le monde du rêve et quel était le monde dit « réel ». Ce n’est que le défaut de nos rêves à constituer un ensemble cohérent, soit avec chaque rêve, soit avec la veille, qui nous les fait condamner. On observe certaines unifor­ mités dans la veille, tandis que les rêves semblent tout à fait déréglés. L’hypothèse naturelle serait que des démons et des esprits de la mort nous visitent pendant notre sommeil, mais l’esprit moderne, en général, se refuse d’entretenir cette vue, quoiqu’il soit difficile de voir ce que l’on pourrait lui objecter. Par ailleurs, le mystique, dans les moments d’illumination, semble se réveiller d’un songe qui a rempli toute sa vie dans 110

le monde ; tout le monde sensible devient fantasmago­ rique, et il voit, avec la clarté et la conviction qui appar­ tiennent à nos réveils d’après le rêve, un monde pro­ fondément différent de celui de nos soucis et de nos inquiétudes quotidiennes. Qui le condamnera? Qui le justifiera? Ou bien, qui justifiera l’apparente solidité des objets communs, parmi lesquels nous supposons que nous vivons nous-mêmes? Il faut admettre, je pense, que l’hypothèse des autres esprits ne peut trouver aucun auxiliaire bien puissant dans l’argument par analogie. En même temps, c’est une hypothèse qui systématise un vaste corps de faits et ne conduit jamais à l’une ou l’autre conséquence que l’on aurait une raison de penser fausse. Il n’y a donc rien à dire contre sa vérité, et de bonnes raisons de s’en servir comme d’une hypothèse féconde. Une fois admise, elle nous permet d’étendre notre connaissance du monde sensible par témoignage, et nous conduit donc au sys­ tème des mondes particuliers que nous supposions dans notre construction hypothétique. Quoique nous tentions de penser en philosophe, en fait, nous ne pou­ vons nous empêcher de croire aux autres esprits, de sorte que la question de savoir si notre croyance se justifie n’a qu’un intérêt spéculatif. Et si elle se justifie, alors il n’y a plus de difficulté de principe à admettre l’extension amplifiée de notre connaissance par-delà nos données particulières, connaissance que nous trou­ vons dans la science et le sens commun. Cette conclusion un peu maigre ne doit pas passer pour la conclusion totale de notre longue discussion. Le problème de la connexion de nos données sensibles avec la réalité objective est ordinairement traité d’un point de vue où l’on ne pousse pas le doute aussi loin que nous l’avons fait. Beaucoup d’auteurs, consciem­ ment ou non, ont supposé qu’il faut admettre le témoi­ gnage d’autrui, et par là, au moins par implication, qu’il y a d’autres esprits. Les difficultés qu’ils ont ren­ contrées sont nées, après l’avoir admis, de la différence qu’il y a entre l’apparence que présente un objet phy­ sique à deux personnes aux mêmes moments, ou à une 111

personne à deux moments dans l’intervalle desquels on ne peut supposer que l’objet ait changé. On a émis bien des doutes devant de telles difficultés, quant à l’étendue de l’information de la connaissance sensible sur la réalité objective, et on a songé à des arguments positifs dans le but de controuver cette connaissance. Notre construction hypothétique rejoint ces arguments, et montre que la vision du monde, de la science physi­ que et du sens commun, s’interprète sans objections logiques et trouve une place pour toutes les données, tant celles qui sont vagues que les plus solides. C’est cette construction hypothétique, réconciliatrice de la psychologie et de la physique, qui est le résultat prin­ cipal de notre discussion. Cette construction n’est probablement nécessaire qu’en partie, comme hypo­ thèse initiale, et peut s’obtenir par des méthodes logi­ ques avec des matériaux moins considérables comme le prouvera l’exemple des définitions des points, des ins­ tants et des particules. Mais j’ignore jusqu’ici dans quelle proportion pourra s’accomplir cet allégement.

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QUATRIÈME CONFÉRENCE MONDE PHYSIQUE ET MONDE SENSIBLE

Parmi les objections que l’on adresse à la réalité des objets sensibles, il en est une qui dérive de la différence apparente entre la matière, telle que nous la présente la physique, et les choses, telles qu’elles nous appa­ raissent dans la sensation. Beaucoup de savants vou­ draient condamner les données immédiates, à raison de leur « simple subjectivité », tout en maintenant la vérité de la physique, déduite de ces données. Mais quoiqu’il soit peut-être possible de justifier pareille atti­ tude, il est évident que l’on ne peut se dispenser de cette justification ; la seule qui puisse y prétendre présentera la matière comme une construction logique à partir des données sensibles — à moins cependant qu’il n’existe quelque principe totalement a priori grâce auquel on puisse déduire des entités inconnues à partir de celles que nous connaissons. Il est donc nécessaire de jeter un pont au-dessus du fossé qui sépare le monde physique du monde sensible, et c’est ce problème qui va nous occuper au cours de cette causerie. Les physi­ ciens paraissent ne pas soupçonner l’existence de ce fossé, tandis que les psychologues qui en ont conscience ne possèdent pas les connaissances mathématiques requises pour l’apprécier. Le problème est difficile, et j’ignore la solution dans le détail. Tout ce que je puis espérer, c’est de le faire comprendre, et d’indiquer le genre de méthodes propres à sa solution. 113

Commençons par une brève description des deux mondes opposés. Nous prendrons d’abord le monde physique, car pour nous, en dépit du fait que l’autre monde est donné, et que le monde physique est déduit, c’est maintenant le monde physique qui est le plus familier, le monde purement sensible étant devenu étrange et difficile à redécouvrir. La physique partait de la croyance du sens commun aux corps bien rigides et bien permanents — tables, chaises, pierres, monta­ gnes, terre, lune, soleil. On devrait le noter, cette croyance de sens commun est une audacieuse théorie métaphysique. Les objets ne sont pas continuellement présents à la sensation, et l’on a le droit de douter s’ils sont là lorsqu’ils ne sont ni vus, ni sentis. Ce problème qui a pris plus d’acuité depuis Berkeley, le sens commun l’ignore, et voilà pourquoi jusqu’ici les physiciens l’ont ignoré. Nous avons donc ici une première manière de nous éloigner des données immédiates de la sensation, quoique ce soit une manière de s’en écarter par simple voie d’extension, extension accomplie probablement par nos ancêtres à l’état sauvage, à une époque très reculée de la préhistoire. Mais tables et chaises, pierres et montagnes ne sont pas absolument permanentes, ni absolument rigides ; les tables et les chaises se disloquent, le gel fend les pierres, les éruptions et les tremblements de terre entr’ouvrent les montagnes. Ensuite, il y a d’autres choses qui semblent matérielles, et qui ne manifestent aucune permanence ni rigidité. L’haleine, la fumée, les nuages en sont des exemples, et de même, à un moindre degré, la glace et la neige ; et les rivières et les mers, quoique bien permanentes, ne sont à aucun degré rigides. Haleine, fumée, nuages, et en général, les choses que l’on peut voir et non toucher, on les a crues bien réelles ; et de nos jours, la caractéristique d’un revenant est encore sa visibilité, quoiqu’on ne puisse le toucher. De tels objets avaient ceci de particulier qu’ils semblaient disparaître complètement, et non pas simplement se transformer en autre chose. La neige et la glace dispa­ raissent, et sont remplacées par de l’eau, et il n’a pas 114

fallu un grand effort théorique pour inventer l’hypo­ thèse que l’eau était la même chose que la neige ou la glace, mais transformées. Lorsque les corps solides se brisent, leurs parties sont pour ainsi dire de la même forme et de la même grandeur qu’auparavant. On peut réduire une pierre en poudre, mais cette poudre est constituée de grains qui possèdent les caractères qu’ils avaient avant d’être pulvérisés. C’est ainsi que l’idéal des corps absolument rigides et absolument permanents, poursuivi par les premiers physiciens par-delà les chan­ gements apparents, semblait pouvoir être atteint en imaginant que les corps ordinaires sont composés d’un grand nombre de menus atomes. Cette vision de la matière sous la forme de billes de billard domina l’ima­ gination des physiciens jusqu’aux temps modernes, jusqu’à ce que, en fait, elle eut été remplacée par la théorie électromagnétique, qui se mue à son tour, pour le moment, en un nouvel atomisme. Sauf la théorie atomique, spécialement inventée pour les besoins de la chimie, un certain atomisme a dominé toute la dyna­ mique traditionnelle et s’est trouvé impliqué dans l’établissement de toutes ses lois et de tous ses axiomes. L’atomisme, sous sa forme moderne, considère que toute la matière se compose de deux genres d’éléments, les électrons et les protons, indestructibles les uns comme les autres. Tous les électrons, dans la mesure où nous pouvons nous en rendre compte, sont parfai­ tement semblables, et de même quant aux protons. A cette forme d’atomisme, qui diffère à peine de celui des Grecs, sauf qu’il a une base expérimentale, vient s’ajouter un atomisme de forme complètement diffé­ rente, introduit par la théorie des quanta. Ici l’élément indivisible est un élément d’« action », c’est-à-dire un produit d’énergie et de temps, ou un produit de masse et de distance multiplié par une vitesse. Les concepts traditionnels ne nous permettaient pas du tout de nous représenter l’atomisme avec des quantités de ce genre. Mais la relativité rend cet atomisme moins surprenant, encore que jusqu’ici elle ne puisse déduire sous aucune forme, ancienne ou nouvelle, la propriété atomique, 115

de ses axiomes fondamentaux. La relativité a introduit une analyse complètement nouvelle des concepts phy­ siques, et grâce à elle il est devenu plus facile qu’auparavant de jeter un pont entre la physique et les données sensibles. Pour rendre ceci clair, il faudra toucher un mot de la relativité. Mais avant de le faire, examinons notre problème de l’autre bout, à savoir du point de vue des données sensibles. Le monde des données immédiates est complètement différent. Rien n’y est permanent. Même les choses que nous croyons être pour ainsi dire permanentes, comme les montagnes, ne deviennent des données que lorsque nous les voyons, et leur existence à d’autres moments ne nous est pas immédiatement donnée. Ce n’est pas un espace comprenant tout, qui nous est donné, mais il y a divers espaces au contraire pour chaque personne, suivant ce que l’on peut appeler l’espace des différents organes des sens qui nous donnent des relations que l’on peut appeler spatiales. L’expérience nous apprend à en former un espace par corrélation, et combinée avec une tendance instinctive à la théorie, à mettre nos espaces en corrélation avec ceux que nous croyons exister dans le monde sensible d’autrui. La construc­ tion d’un temps unique présente moins de difficulté tant que nous nous confinons au monde particulier d’une personne, mais la corrélation d’un temps parti­ culier avec un autre est un sujet extrêmement difficile. Et puisque nous parlons de constructions logiques, possédant la nécessité logique, nous pouvons nous consoler en sachant que les choses permanentes, l’es­ pace et le temps, ont cessé de faire partie pour la phy­ sique relativiste du squelette de l’univers, et que l’on y reconnaît maintenant des constructions. C’est pour­ quoi, notre tentative de les construire avec des données sensibles et des éléments d’une structure analogue aux données sensibles, ne fait que pousser un peu plus avant le procédé de la théorie de la relativité. La croyance aux « choses » indestructibles prit très tôt la forme de l’atomisme. Le motif secret de cette croyance à l’atomisme ne fut pas, je pense, un succès 116

quelconque dans l’interprétation des phénomènes, mais une croyance instinctive que, par-delà tous les changements du monde sensible, il devait y avoir quel­ que chose de permanent et d’immuable. Sans aucun doute, cette croyance fut fortifiée et nourrie de ses succès pratiques, et atteignit son point culminant dans l’idée de la conservation de la masse. Mais elle ne fut pas produite par ces succès. Au contraire elle les pro­ duisit. Des philosophes parlent parfois de la physique comme si la notion de conservation de quelque chose était essentielle à la possibilité d’une science, mais c’est là, je crois, une opinion complètement erronée. Si la croyance a priori à la permanence n’avait pas existé, les mêmes lois qui sont maintenant formulées en termes de cette croyance auraient tout aussi bien pu se formu­ ler sans elle. Pourquoi supposerions-nous que lorsque la glace fond, l’eau qui la remplace est la même chose sous une forme nouvelle? Simplement parce que cette supposition nous permet d’expliquer le phénomène d’une manière conforme à nos préjugés. Ce que nous savons en réalité, c’est que, à certaines conditions de température, l’apparence que nous appelons de la glace est remplacée par une apparence que nous appelons de l’eau. Nous pouvons élaborer des lois en vertu des­ quelles une de ces apparences sera suivie de l’autre, mais il n’y a pas de raison, sinon un préjugé, qui nous les fasse considérer toutes deux comme les apparences d’une même substance. Si ce que nous venons de dire est exact, une tâche qui nous incombe, en essayant d’établir une connexion entre le monde sensible et le monde physique, c’est de reconstruire le concept de matière sans les croyances a priori qui, historiquement, lui ont donné naissance. En dépit des résultats révolutionnaires de la physique moderne, les succès empiriques de la conception de la matière nous indiquent qu’il doit exister quelque con­ ception légitime qui remplit approximativement les mêmes fonctions. Ce n’est pas tout à fait le moment d’établir d’une manière précise ce qu’est cette concep117

tion légitime, mais nous pouvons nous rendre compte d’une manière générale de ce qu’elle doit à peu près être. Dans ce but, il suffît de prendre les positions habi­ tuelles du sens commun ordinaire et de les reformuler sans faire usage de cette hypothèse de la substance permanente. Nous disons, par exemple, que les choses changent progressivement — parfois très rapidement, sans toutefois manquer de passer par une série continue d’états intermédiaires ou du moins une série continue approchée, si l’on démontrait que les discontinuités de la théorie des quanta sont ultimes. Cela signifie que, une apparence sensible quelconque étant donnée, il se produira ordinairement, si nous y faisons attention, une suite continue d’apparences en liaison avec celle qui nous fut donnée, menant par des gradations impercep­ tibles aux apparences nouvelles que le sens commun considère comme celles appartenant à une seule et même chose. On peut donc définir une chose comme une suite déterminée d’apparences, en liaison continue les unes avec les autres suivant certaines lois causales. Cela se voit aisément dans le cas où les choses changent lentement. Considérez, par exemple, un papier de tapisserie qui pâlit au cours des années. Vous n’essayez pas de le concevoir comme une « chose » dont la teinte soit légèrement différente à un moment de ce qu’elle est à un autre. Car, que savons-nous en réalité? Nous savons que dans des circonstances convenables — c’est-à-dire lorsque nous sommes, comme on dit, « dans la chambre » — nous percevons des couleurs déter­ minées formant un certain dessin, pas toujours exac­ tement les mêmes, mais suffisamment pareilles pour que nous ayons la sensation qu’elles sont familières. Si nous pouvons établir les lois suivant lesquelles la couleur varie, nous pouvons établir tout ce qui est empiriquement vérifiable. L’hypothèse d’une entité constante, le papier de tapisserie, qui « a » des couleurs variées à des moments différents, est un échantillon de métaphysique gratuite. Nous pouvons, si nous le voulons, définir le papier de tapisserie comme la série de ses aspects. Ceux-ci sont réunis en collection pour 118

les mêmes motifs qui nous ont amené à considérer le papier de tapisserie comme une chose, à savoir une combinaison de la continuité sensible et de la connexion causale. Plus généralement, une « chose » se définira comme une série déterminée d’aspects, notamment ceux dont on pourrait communément dire qu’ils sont des aspects de la chose. Dire qu’un certain aspect est un aspect de la chose déterminée, signifiera simplement que c’est un de ceux qui, pris en série, sont la chose. Tout se passera comme auparavant. Tout ce qui était vérifiable n’aura pas changé, mais notre langage s’interprétera de telle façon qu’il évitera l’inutile hypo­ thèse métaphysique de la permanence. Ce rejet des choses permanentes fournit un exemple de la maxime qui inspire toute philosophie scientifique, à savoir « le rasoir d’Occam » : Il ne faut pas multiplier les entités inutilement. En d’autres mots, de quelque sujet que vous traitiez, découvrez les entités qui y sont indubitablement enveloppées, et établissez toute chose dans les termes de ces entités. Le plus souvent, il en résulte une attitude plus compliquée et plus difficile que celle qui suppose, comme le sens commun et beau­ coup de philosophes le font, des entités hypothétiques dont l’existence n’est pas bien justifiée. Nous trouvons plus commode d’imaginer un papier peint avec des couleurs changeantes, que de simplement penser à une série de couleurs. Mais c’est une erreur de supposer que ce qui est facile et naturel à la pensée soit le plus à l’abri des hypothèses que l’on ne peut garantir, comme l’illustre fort à propos le cas des « choses ». La sommaire explication précédente de la genèse des « choses », correcte peut-être dans l’ensemble, a omis certaines difficultés sérieuses qu’il est nécessaire de considérer brièvement. Partis d’un monde chaotique de données sensibles, nous désirions les réunir en séries, chacune d’elles pouvant passer pour constituer les apparences successives d’une « chose ». Il y a, d’abord, une opposition entre ce que le sens commun considère comme une chose, et ce que la physique considère comme une collection de particules sans changement. 119

Pour le sens commun, le corps humain est une chose, mais pour la science, la matière qui le compose est continuellement changeante. Cette opposition n’est cependant pas radicale, et, comme nous ne poursuivons d’abord qu’un but général, nous pouvons l’ignorer franchement. Le problème est de savoir quels principes nous permettront de choisir certaines données dans ce chaos et de les appeler toutes des apparences de la même chose. Donner une réponse approchée et générale à cette question n’est pas très difficile. Il y a des ensembles d’apparences parfaitement stables comme les paysages, les meubles d’un appartement, les visages familiers. Dans ces cas, nous hésitons à peine, nous les considérons en chaque occasion comme les apparences d’une même chose ou d’une collection de choses. Mais, comme le montre La comédie des Erreurs, nous pouvons nous fourvoyer, si nous jugeons sur la foi de la simple ressem­ blance. Ceci prouve que quelque chose de plus s’y trouve impliqué, puisque deux choses différentes peu­ vent avoir entre elles tous les rapports de ressemblances qui vont de degré en degré jusqu’à l’exacte similitude. Autre critère insuffisant de la chose : la continuité. Comme nous l’avons déjà vu, si nous observons ce que nous appelons une chose qui change, nous trouvons ordinairement que ses changements sont continus dans la mesure où nos sens sont exercés à les percevoir. Nous en arrivons donc à supposer que, si nous voyons deux apparences différant positivement à deux moments, et si nous avons des raisons de les considérer comme appartenant à la même chose, il y avait une série continue d’états intermédiaires de cette chose pendant le temps que nous ne l’observions pas. Et ainsi nous sommes amenés à penser que la continuité du change­ ment est nécessaire et suffisante pour constituer une chose. Mais, en fait, elle n’est ni l’un, ni l’autre. Elle n’est pas nécessaire, parce que les états non observés, dans le cas où notre attention n’a pas été concentrée sur la chose au cours de toute son existence, sont pure­ ment hypothétiques, et ne peuvent fonder notre suppo120

sition que les apparences de tantôt, et celles de tout à l’heure, appartiennent à la même chose. Au contraire, c’est parce que nous supposons cela que nous supposons des états intermédiaires inobservés. La continuité est également insuffisante, puisque nous pouvons, par exemple, passer par des degrés sensibles continus d’une goutte d’eau quelconque de la mer à quelque autre goutte. Ce que nous pouvons dire tout au plus, c’est que la discontinuité, pendant une observation ininter­ rompue, est en règle générale, un signe qu’il existe une différence entre des choses, quoiqu’on ne puisse même pas l’affirmer dans des cas comme de soudaines explo­ sions. (Il n’est question ici d’un bout à l’autre que d’ap­ parence sensible immédiate, ce qui semble continu passant pour continu, et ce qui semble discontinu passant pour discontinu.) Cependant, cette hypothèse de la continuité, la physique la fait avec beaucoup de succès. Cela prouve quelque chose, quoique ce ne soit pas d’une évidente utilité pour notre problème actuel, cela prouve que rien dans le monde que nous connaissons sauf, peut-être, des phénomènes « quantiques », n’est incompatible avec l’hypothèse que tous les changements sont réellement continus, alors qu’à raison de leur trop grande rapidité ou de notre manque d’observation, ils peuvent ne pas toujours paraître continus. Sous cette acception hypothétique, la continuité ou le changement, même brusque, qui sont conformes aux principes quantiques, peuvent passer pour une condition nécessaire quand on doit classer deux apparences comme apparences d’une même chose. Mais ce n’est pas une condition suffisante, comme le montre l’exemple des gouttes d’eau de la mer. Il faut chercher quelque chose de plus, avant même de donner la définition la plus générale de la « chose ». Ce qui est requis de plus me semble relever des lois causales. Présentée ainsi, cette notion est fort vague, mais nous essaierons de la préciser. Quand je parle de « lois causales », j’entends toute loi établissant une connexion entre des événements à des moments diffé121

rents, ou même, cas limite, entre des événements simul­ tanés, pourvu que la connexion ne soit pas logiquement démontrable. Sous cette acception tout à fait générale, les lois de la dynamique sont des lois causales, et de même les lois qui mettent en corrélation les diverses apparences simultanées d’une « chose » à différents organes des sens. La question est donc : Comment de pareilles lois nous permettent-elles de définir la « chose » ? Pour y répondre, nous devons examiner ce que prouve le succès empirique de la physique. Ce que cela prouve, c’est que ses hypothèses, quoique invérifiables quand elles dépassent les données sensibles, ne sont sur aucun point en contradiction avec les données sensibles, mais qu’elles sont au contraire les hypothèses idéales pour introduire le calcul dans les données sensibles, en par­ tant d’une collection suffisante de données appartenant toutes à une période donnée du temps. C’est empiri­ quement que la physique a découvert la possibilité de réunir les données-des-sens en séries, chaque série passant pour appartenir à une « chose » et se comportant, eu égard aux lois physiques, de telle sorte que les séries n’appartenant pas à une chose, ne se comporteraient en général pas ainsi. Si l’on peut savoir sans ambiguïté, quand deux apparences doivent ou non appartenir à la même chose, c’est qu’il n’y a qu’un moyen de grouper les apparences de telle manière que les choses qui en résultent obéissent aux lois de la physique. Il serait fort difficile de prouver qu’il en est bien ainsi, mais nous pouvons laisser ce point pour le moment de côté, et supposer qu’il n’y a vraiment qu’un moyen. Notre définition de la « chose » doit comprendre ces aspects, s’il en est, qui ne sont pas observés. Nous pouvons donc proposer la définition suivante : les choses sont les séries d’aspects qui obéissent aux lois physiques. Que de telles séries existent, c’est un fait empirique, et il constitue le caractère vérifiable de la physique. On pourrait cependant objecter que la « matière » du physicien est différente des séries de données sen­ sibles. Les données sensibles, pourrait-on dire, relèvent de la psychologie et sont subjectives, en un certain sens 122

du moins, tandis que la physique est complètement indépendante de considérants psychologiques, et ne suppose pas que sa matière n’existe que lorsqu’elle est perçue. A cette objection il y a deux réponses, toutes deux de quelque importance. a) Nous avons envisagé précédemment la question de la vérification en physique. La possibilité de vérifier n’est pas du tout la même chose que la vérité ; c’est, en fait, quelque chose de beaucoup plus subjectif et psychologique. Pour qu’une proposition soit vérifiable, il ne suffit pas qu’elle soit vraie, mais il faut que nous puissions également découvrir sa vérité. La possibilité de vérifier dépend donc de notre capacité d’acquérir nos connaissances et non seulement de la vérité objective. En physique, comme on le proclame ordinairement, beaucoup de choses sont invérifiables. Il y a des hypo­ thèses relatives (a) à l’apparence des choses pour un observateur en un endroit où il n’y a pas d’observateur, (β) à l’apparence des choses à des moments où, en fait, elles n’apparaissent à personne, (y) à des choses qui n’apparaissent pas du tout. Toutes sont introduites pour simplifier l’établissement des lois causales, mais aucune ne forme une partie complète de ce qui est reconnu vrai en physique. Ceci nous amène à notre seconde question. b) Si la physique entière consiste en propositions dont on sait qu’elles sont vraies, ou du moins suscep­ tibles d’être prouvées ou controuvées, les trois sortes d’entités hypothétiques que nous venons d’énumérer doivent pouvoir se réduire à des fonctions logiques des données sensibles. Pour montrer comment cela serait possible, rappelons-nous l’univers leibnizien imaginé dans notre troisième causerie. Dans cet univers, nous avions un nombre indéterminé de perspectives, et il n’y en avait jamais deux possédant une entité commune, mais souvent elles contenaient des entités que l’on aurait pu suffisamment mettre en corrélation pour considérer qu’elles appartenaient à une même chose. Nous appellerons monde particulier « concret » 123

une perspective quelconque, dont un observateur réel se rend compte, et « idéal », un monde construit sim­ plement grâce aux principes de continuité. Une chose physique se compose à chaque instant de la collection complète de ses aspects à cet instant, dans tous les mondes divers. Un état momentané de la chose, c’est donc tout un ensemble d’aspects. Une apparence « idéale » ne sera qu’un aspect calculé, en fait perçu par aucun spectateur. Un état « idéal » d’une chose, ce sera un état à un moment où toutes ses apparences sont idéales. Une chose idéale sera une chose dont à tout moment les états sont idéaux. Apparences, états de choses idéales, puisqu’ils sont calculés, doivent être fonc­ tion des apparences, états et choses actuelles. Et en fait, en dernière analyse, ils doivent être fonction des apparences actuelles. Il n’est donc pas nécessaire, pour énoncer les lois de la physique, d’assigner une réalité quelconque aux éléments idéaux : il suffît de les accepter comme constructions logiques, pourvu que nous ayons des moyens de déterminer quand ils deviennent actuels. Ceci, nous l’avons en fait, avec quelque degré d’approxi­ mation. La voûte étoilée, par exemple, devient ac­ tuelle toutes les fois que nous la regardons. Nous sommes autorisés à croire que les éléments idéaux existent, et il n’y a pas de raison pour ne pas le croire. Mais à moins que ce ne soit en vertu de quelque loi a priori, nous ne pouvons les connaître, la connaissance empirique se confinant à ce que nous observons actuellement. Nous en arrivons maintenant à la notion d’espace. C’est ici qu’il importe surtout de faire une distinction tranchée entre l’espace physique et celui de l’expérience individuelle. Ce dernier doit d’abord nous occuper. Ceux qui n’ont jamais lu d’ouvrages de psychologie se représentent rarement l’effort mental énorme em­ ployé à construire un espace embrassant tout et qu’oc­ cuperaient les objets sensibles. Kant, qui sortait du commun par son ignorance de la psychologie, décrivait l’espace comme « un ensemble infini donné », tandis qu’un moment de réflexion psychologique montre que l’espace infini n’est pas donné, et qu’un espace que 124

l’on peut dire donné n’est pas infini. La question de la nature réelle de l’espace « donné » est une question difficile, au sujet de laquelle les psychologues ne sont pas du tout d’accord. Mais on peut faire certaines remarques générales, qui suffiront à indiquer les pro­ blèmes, sans prendre parti pour aucune des positions encore en litige en psychologie. La première chose à remarquer, c’est que les différents organes des sens ont différents espaces. L’espace visuel est bien différent de l’espace du toucher. Ce n’est que par l’expérience, pendant notre enfance, que nous ap­ prenons à les mettre en corrélation. Plus tard, lorsque nous voyons un objet dans notre champ de préhension, nous savons comment le toucher, et l’impression globale qu’il nous laisserait. Lorsque nous touchons un objet, les yeux fermés, nous savons où nous devrions jeter nos regards, et à peu près ce que nous verrions. Mais cette connaissance dérive de l’expérience primitive de la corrélation de certaines sensations du toucher avec certaines sensations de la vue. L’espace unique, dans lequel s’insèrent à la fois ces deux genres de sensations, est une construction intellectuelle et non une donnée. Et à côté du toucher et de la vue, il y a d’autres genres de sensations qui donnent d’autres espaces, quoique moins importants. Ceux-ci doivent s’insérer aussi dans l’espace unique au moyen de corrélations, qui font l’objet de l’expérience. Que l’on se souvienne du pro­ blème de l’existence des choses et de sa solution. Eh bien, c’est exactement la même solution ici. L’espace unique embrassant tout, s’il présente quelque commodité pour le langage, point n’est besoin de supposer qu’il existe réellement. Tout ce que l’expérience comporte de certain, c’est que les divers espaces des divers sens sont en corré­ lation suivant des lois découvertes empiriquement. Il se peut que l’espace unique soit valable comme cons­ truction logique, en tant que composition de divers espaces, mais il n’y a pas de motif suffisant pour croire à sa réalité métaphysique indépendante. Un autre aspect sous lequel les espaces de l’expérience immédiate diffèrent de l’espace de la géométrie et de la 125

physique, c’est celui des points. L’espace de la géométrie et de la physique est constitué par un nombre infini de points, mais personne n’a jamais vu ni touché un point. Alors, s’il y a des points dans l’espace sensible, c’est que ces points y sont par inférence? Mais il est malaisé de trouver un moyen quelconque de les déduire valablement de nos données, en tant qu’entités indépendantes. Il faudra donc encore une fois rechercher, si c’est possible, une construction logique, un assemblage complexe d’objets immédiatement donnés, qui auront les pro­ priétés des points requises par la géométrie. On a l’ha­ bitude de se représenter les points comme des infiniment petits, simples, mais la géométrie n’exige pas du tout que nous nous les représentions de cette manière. Tout ce qui est nécessaire pour la géométrie, c’est qu’ils aient des relations réciproques, possédant certaines propriétés abstraites à énumérer, et il se peut qu’une combinaison de données sensibles réponde à ce but. Comment cela peut-il se faire exactement, je ne le sais pas encore, mais il paraît bien certain que cela puisse se faire. La méthode explicative suivante, simplifiée dans le but de la rendre plus aisément maniable, a été inventée par Whitehead pour montrer comment on pourrait fabriquer des points, avec des données sensibles ou des éléments de structure analogue. Il a exposé cette mé­ thode dans Principles of Natural Knowledge (Cam­ bridge, 1919) et dans Concept of Nature (Cambridge, 1920). On ne trouvera nulle part ailleurs un exposé plus concis de cette méthode que dans ces deux ouvrages, auxquels nous renvoyons donc le lecteur. Quelques mots pour expliquer les principes généraux à la base de la méthode ne seront cependant pas déplacés. Nous devons d’abord observer qu’il n’y a pas de données sensibles infinitésimales. Toute surface visible, par exemple, doit avoir une certaine étendue finie. Nous supposons que cela s’applique non seulement aux données sensibles, mais à toute la matière consti­ tuant le monde. Tout ce qui n’est pas une abstraction possède une grandeur spatio-temporelle, quoique nous ne puissions trouver une limite inférieure aux grandeurs 126

possibles. Mais ce qui d’abord apparaît comme un tout indivis, se trouve, à la suite d’un effort d’attention, se réduire à des parties contenues dans l’ensemble. Ainsi, une donnée spatiale peut être contenue dans une autre, et complètement. Cette relation de contenant à contenu (relation of enclosure) nous permettra, en nous aidant d’une hypothèse fort naturelle, de définir un « point » comme une certaine classe d’objets spatiaux ; pour faire court, cette classe sera composée de tous les vo­ lumes dont on pourrait naturellement dire qu’ils contiennent le point (1). Remarquons que les méthodes logiques d’abstrac­ tion de A. N. Whitehead s’appliquent également à l’espace psychologique, à l’espace physique, au temps et à l’espace-temps. Appliquées à l’espace psychologi­ que, elles ne rendent cependant pas la continuité (de cet espace) à moins d’imaginer que les données sensibles se composent toujours de parties qui ne sont pas des données sensibles. Les données sensibles ont un mini­ mum en deçà duquel nous n’avons plus aucune expé­ rience. Mais les méthodes du docteur Whitehead postu­ lent qu’il n’y a pas de ces minima. Nous ne pouvons donc pas construire un continuum sans imaginer l’existence d’éléments singuliers dont nous n’avons aucune expé­ rience. Ceci ne constitue pas toutefois une difficulté réelle, puisqu’il n’y a pas de motif de supposer que l’espace de notre expérience immédiate possède la continuité mathématique. C’est pourquoi les métho­ des de Whitehead sont d’un usage plus fécond quand il s’agit de l’espace physique que de l’espace de l’expé­ rience. Nous reprendrons cette question plus tard lors­ que nous examinerons l’espace-temps physique et ses corrélations fragmentaires avec l’espace et le temps de l’expérience. On trouvera une tentative très curieuse pour mon­ trer les genres de géométries que l’on peut construire avec des éléments sensibles dans La Géométrie dans le monde sensible (Paris, Alcan, 1923) de Jean Nicod. (1) Cf. notre Appendice à la fin du volume reproduisant le texte de la 1re édition. (N. d. T.)

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La question du temps, tant que nous nous confinons à un monde particulier, est beaucoup moins compli­ quée que celle de l’espace, et nous voyons très claire­ ment comment on pourrait la traiter avec des méthodes pareilles à celles que nous venons d’envisager. Les évé­ nements dont nous avons conscience durent plus qu’un instant mathématique ; ils durent toujours un temps fini, si court soit-il. S’il y avait même un monde phy­ sique tel que l’imagine la théorie mathématique du mouvement, il n’en demeure pas moins que les impres­ sions sur nos organes des sens produisent des sensations qui ne sont pas rigoureusement instantanées, sans plus, et c’est pourquoi les objets sensibles dont nous avons immédiatement conscience ne sont pas rigoureusement instantanés. Et c’est pourquoi encore, les instants ne sont pas parmi nos données de l’expérience. S’ils sont légitimes, c’est parce que nous les déduisons ou les construisons. Il est difficile de voir comment on les dé­ duirait valablement. C’est donc qu’il faut les construire. Comment y arriver ? L’expérience immédiate nous fournit deux relations temporelles entre événements : ils peuvent être simul­ tanés, ou l’un peut être antérieur à l’autre. Ces deux relations font partie de nos données brutes. Les évé­ nements ne sont pas donnés isolément, notre activité subjective venant y surajouter leur ordre temporel ; dans certaines limites, l’ordre temporel est donné aussi bien que les événements. Tout roman d’aventure contient des passages de ce genre : « Avec un sourire cynique, il braqua le revolver sur la poitrine de l’intré­ pide jeune homme. « A trois », dit-il, « je fais feu ». Un et deux avaient déjà été prononcés avec une netteté froide et résolue. Le trois se formait sur ses lèvres. A ce moment, un éclair aveuglant déchira l’air... » Nous avons ici de la simultanéité qui n’est pas due, comme Kant voudrait nous le faire croire, à la subjectivité mentale du jeune intrépide, mais donnée aussi objec­ tivement que l’éclair et le revolver. Et les mots un et deux, précédant l’éclair, cela, l’expérience immédiate le donne également. Ces relations temporelles ont lieu 128

entre des événements qui ne sont pas rigoureusement instantanés. C’est ainsi qu’un événement peut commen­ cer plus tôt qu’un autre, donc se produire avant lui, mais il peut se prolonger après que l’autre a commencé, et donc se produire simultanément aussi. S’il persiste, lorsque l’autre est passé, il se produira encore plus tard que l’autre. Plus tôt, simultané, plus tard, ont une cer­ taine cohésion entre eux lorsque nous considérons des événements qui durent un temps fini, si court soit-il. Ils perdraient cette cohésion si nous considérions quel­ que chose d’instantané. Observons que nous ne pouvons fixer des dates dont on pourrait dire qu’elles sont absolues, mais seulement des dates déterminées par des événements. Nous ne pouvons toucher le temps lui-même, mais quelque événement se produisant à ce moment-ci. Ce qui n’est pas une raison pour imaginer, dans l’expérience, des temps s’opposant à des événements. Des événements ordonnés par des relations de simultanéité et de succes­ sion, c’est tout ce que fournit l’expérience. C’est pour­ quoi, à moins d’introduire des entités métaphysiques superflues, nous devons, en définissant ce que nous pouvons considérer comme un instant, procéder au moyen d’une construction qui ne suppose rien en dehors des événements et de leurs relations temporelles. Si nous désirons assigner une date rigoureuse au moyen d’événements, comment procéderons-nous ? En prenant quelque événement, nous ne pouvons assigner rigoureusement notre date, puisque l’événement n’est pas instantané, c’est-à-dire qu’il peut être instantané relativement à deux événements, qui ne sont pas simul­ tanés l’un par rapport à l’autre. Pour assigner une date rigoureuse, nous devons pouvoir déterminer théori­ quement si quelque événement donné se produit avant, en même temps, ou après cette date, et nous devons savoir que toute autre date se produit soit avant, soit après cette date, mais n’est pas simultanée. Soit main­ tenant que, au lieu de prendre un événement A, nous prenions deux événements A et B et que A et B inter­ fèrent en partie, mais que B finisse avant A. 129

Un événement simultané à A et B à la fois, doit se produire pendant le temps où A et B B----------------------interfèrent. Nous sommes donc arrivés à une date plus pré­ C------cise que lorsque nous prenions A et B séparément. Soit C un événement simultané à A et B à la fois, mais qui prend fin avant que A et B aient pris fin. Un événement simultané à A, B et C doit exister pendant le temps où tous les trois in­ terfèrent, ce qui est déjà un temps plus court. En procédant de la sorte, en prenant toujours plus et plus d’événements, un nouvel événement, dont la date est simultanée à tous ceux-ci, sera progressivement daté avec de plus en plus de rigueur. Ceci suggère un moyen de définir une date avec une rigueur complète. Prenons un groupe d’événements, dont quelque couple que ce soit interfère. En sorte qu’il y a un mo­ ment, si court soit-il, où tous existent. S’il y a quelque autre événement simultané à tous ceux-ci, ajoutonsle au groupe. Continuons, jusqu’à ce que nous ayons construit un groupe tel qu’aucun événement extérieur au groupe soit simultané avec eux tous, mais que tous les événements intérieurs au groupe soient simultanés les uns avec les autres. Définissons ce groupe, dans son ensemble, comme un instant. Reste à montrer qu’il possède les propriétés requises par l’instant. Quelles sont les propriétés requises des instants ? D’abord, ils doivent former une suite : dans n’importe quel couple, il faut que l’un précède l’autre, et l’autre ne peut précéder le premier. Lorsque l’un précède l’au­ tre, et que cet autre précède un troisième, le premier doit précéder le troisième. En second lieu, tout événe­ ment doit occuper un certain nombre d’instants. Deux événements sont simultanés s’ils se produisent au même instant, et l’un précède l’autre, s’il y a un instant pen­ dant lequel l’un a lieu, qui précède n’importe quel ins­ tant pendant lequel l’autre a lieu. Troisièmement, si nous supposons qu’il se produit toujours quelque changement pendant le temps où quelque événement donné s’achève, A____________

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la série des instants devra être compacte, c’est-à-dire que, étant donné un couple d’instants quelconque, il devra y avoir d’autres instants entre les deux instants donnés. Les instants définis plus haut ont-ils ces pro­ priétés ? Nous disons d’un événement qu’il a lieu « à » tel ins­ tant, lorsqu’il est membre du groupe au moyen duquel l’instant est constitué, et nous dirons qu’un instant précède un autre, si le groupe qui est cet instant, contient un événement antérieur, et non simultané, avec n’im­ porte quel événement du groupe qui fait l’autre instant. Quand un événement est antérieur, mais non simul­ tané à un autre, nous disons qu’il « précède totalement » cet autre. Nous savons donc que de deux événements qui ne sont pas simultanés, et faisant partie d’une expérience unique, il en faut un qui précède totalement l’autre, et dans ce cas, l’autre ne peut totalement pré­ céder le premier ; nous savons également que lorsqu’un événement précède totalement un autre, et que cet autre précède totalement un troisième, que le premier précède totalement le troisième. De ces faits il est facile de déduire que les instants définis forment une série. Nous devons ensuite montrer que chaque événement a lieu au moins « à » un instant, c’est-à-dire que, étant donné un quelconque événement, il y a au moins une classe (comme celle dont nous nous sommes servis pour définir les instants), dont il soit membre. A cet effet, considérez tous les événements simultanés à un événe­ ment donné, et qui ne commencent pas plus tard, c’està-dire qui ne sont pas totalement postérieurs à quoi que ce soit qui lui soit simultané. Nous les appellerons des « contemporains initiaux » de l’événement donné. On verra que cette classe d’événements est le premier instant auquel l’événement donné existe, pourvu que chaque événement, totalement postérieur à quelque événement contemporain de l’événement donné, soit totalement postérieur à quelque contemporain initial de celui-ci. Enfin, étant donné deux événements quelconques, dont l’un précède totalement l’autre, la série d’instants sera compacte, s’il y a des événements totalement pos131

térieurs à l’un et simultanés avec quelque chose de to­ talement antérieur à l’autre. S’il en est ainsi ou non, c’est une question empirique. Mais s’il n’en est pas ainsi, il n’y a pas de raison de s’attendre à ce qu’une série temporelle soit compacte (1). Notre définition des instants correspond à tout ce qu’exigent les mathématiques, sans avoir à présumer de l’existence d’aucune entité métaphysique discutable. Les mêmes remarques s’imposent pour ce qui touche au caractère compact du temps dans une expérience individuelle, que lorsqu’il s’agissait de l’espace. Les événements qui forment notre expérience n’occupent pas seulement une durée finie, mais une durée qui ne peut pas devenir inférieure à un minimum déterminé ; ils ne formeront donc le tissu d’une série compacte que si, d’une part nous y insérons des événements complè­ tement en dehors de notre expérience, ou bien si nous (1 ) Nous avons fait, dans ce qui précède, en ce qui concerne les relations temporelles, les hypothèses suivantes : I. Pour que les instants forment une série, nous supposons que : a) Aucun événement ne se précède totalement soi-même. (On définit « l’événement » tout ce qui est simultané avec quelque chose). b) Si un événement précède totalement un troisième, le premier précède totalement le troisième. c) Si un événement précède totalement un autre, il ne lui est pas simultané. d) De deux événements qui ne sont pas simultanés, l’un doit totalement précéder l’autre. II. Pour que les contemporains initiaux d’un événement donné forment un instant nous supposons que : e) Un événement totalement postérieur à quelque événement contemporain d’un événement donné, est totalement postérieur à quelque contemporain initial de l’événement donné. III. Pour que les séries d’instants soient compactes, nous supposons que : f) Si un événement précède totalement un autre, 11 y a un évé­ nement totalement postérieur à cet événement, et simultané avec quelque chose de totalement antérieur à l’autre. Cette hypothèse entraîne que, si un événement s’écoule pendant la totalité d’une portion de temps précédant immédiatement un autre événement, dès lors, il doit avoir un instant au moins en commun avec l’autre événement, c’est-à-dire qu’il est impossible qu’un événement cesse exactement avant qu’un autre commence. Je ne sais pas s’il faudrait le considérer comme inadmissible. Pour l’exposé mathématico-logique du sujet cf. N. Wiener, A Contri­ bution to the theory of Relative Position. (Proceedings of Cam­ bridge Philosophical Society, XVII, 5, pp. 441-449.)

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imaginons les événements de l’expérience composés de parties dont nous n’avons aucune expérience, ou bien si nous postulons que notre expérience peut porter d’un tenant sur un nombre infini d’événements. Encore une fois, l’application intégrale de notre méthode logicomathématique n’est possible ici que lorsqu’il s’agit du temps physique. Nous reprendrons ce sujet vers la fin de la cinquième conférence. Les instants peuvent également se définir au moyen de la relation de contenant à contenu, exactement comme nous l’avons fait pour les points. Un objet sera contenu temporellement dans un autre lorsqu’il est simultané avec un autre, mais ni avant, ni après. Tout ce qui contient temporellement ou est contenu temporellement, nous l’appellerons un « événement ». Pour qu’une relation de contenant à contenu temporelle puisse engendrer des instants, il faut 1° qu’elle soit transitive, c’est-à-dire que si un événement en contient un autre, et cet autre un troisième, le premier contient le troi­ sième ; 2° que chaque événement se contienne soi-même mais que si un événement en contient un autre, dès lors cet autre ne contient pas le premier ; 3° que, étant donné toute collection d’événements telle qu’un événement au moins soit contenu en tous, il y ait un événement qui renferme tous ceux qu’ils renferment à eux tous, et contenu lui-même en eux tous ; 4° qu’il y ait au moins un événement. Pour qu’il y ait divisibilité infinie, chaque événement doit encore renfermer des événements diffé­ rents de lui-même. En supposant ces caractéristiques, la relation temporelle de contenant à contenu peut en­ gendrer une série compacte d’instants. Nous pouvons maintenant former une « série de contenant-à-contenu » d’événements, en choisissant un groupe d’événements tel que de deux quelconques d’entre eux l’un contienne l’autre ; ce sera une série « ponctuelle de contenant-àcontenu », si, étant donné toute autre « série de conte­ nant-à-contenu » telle que chaque membre de notre pre­ mière série renferme quelque membre de notre seconde série, si chaque membre de notre seconde série contient quelque membre de notre première. Dès lors, un « ins133

tant » est une classe de tous les événements qui renfer­ ment les membres d’une série ponctuelle donnée de contenant-à-contenu. La corrélation des temps des divers mondes parti­ culiers est un sujet plus difficile. Nous avons vu, dans la troisième causerie, que les divers mondes particuliers contiennent souvent la mise en corrélation d’apparences du genre de celle que le sens commun appelle des appa­ rences de la même « chose ». Lorsque deux apparences appartenant respectivement à des mondes différents sont mises en corrélation pour appartenir à 1’ « état » momentané d’une chose, il faudrait les considérer natu­ rellement comme simultanées, et comme telles appor­ tant de simples moyens de mettre en corrélation divers temps particuliers. Mais ceci ne peut être considéré que comme une première approximation. Pour ce que nous appelons un son, ceux qui se trouvent plus près de la source sonore l’entendront plus tôt que ceux qui s’en trouvent plus éloignés, et la même remarque s’applique, quoique moins rigoureusement, à la lumière. Ainsi deux apparences mises en corrélation dans différents mondes ne doivent pas nécessairement s’être produites à la même date du temps physique, quoiqu’elles fassent partie d’un état momentané de la chose. C’est le désir d’assurer l’expression la plus simple aux lois physiques qui régit la corrélation de différents temps particuliers, et donne donc naissance à des problèmes techniques plutôt compli­ qués ; la théorie de la relativité s’occupe de ces problèmes et montre qu’il est impossible de construire valablement un temps unique comprenant tous les temps particuliers, ayant une signification physique quelconque. Que l’on ne cherche pas autre chose qu’une sugges­ tion, qu’une tentative, dans le bref exposé qui précède. Nous avons voulu simplement montrer la voie à suivre pour que, étant donné un monde possédant les proprié­ tés que les psychologues trouvent dans le monde sensible, il soit possible, au moyen de constructions purement logiques, de le traiter mathématiquement en définis­ sant des séries et des classes de données sensibles qui puissent respectivement s’appeler particules, points et 134

instants. Si de pareilles constructions sont possibles, dès lors la physique mathématique s’applique au monde réel, en dépit du fait que ses particules, points et ins­ tants ne se trouvent pas parmi les entités existant actuel­ lement. Il n’y a pas un rapport très étroit entre l’espacetemps physique et l’espace et le temps dont est fait le monde d’une expérience individuelle. Tout ce qui se produit dans l’expérience d’un être doit pouvoir se localiser, du point de vue de la physique, dans le corps de cet être — ce qui est évident en vertu de la conti­ nuité causale. Ce qui se produit lorsque je regarde une étoile, c’est l’aboutissant d’ondes lumineuses excitant la rétine et causant un processus dans le nerf optique et le cerveau ; aussi est-ce dans le cerveau que doit se pro­ duire l’événement qui s’appelle « regarder une étoile ». Si nous définissons un fragment de matière comme un groupe d’événements (suivant notre suggestion pré­ cédente), la sensation de regarder une étoile constituera l’un des événements qu’est le cerveau du sujet qui per­ çoit, au moment de la perception. Ainsi tout événement de mon expérience sera l’un des événements constitu­ tifs d’une partie quelconque de mon corps. L’espace, disons, de mes perceptions visuelles n’est en corré­ lation avec l’espace physique, que d’une manière plus ou moins approximative ; du point de vue physique, tout ce que je vois est dans ma tête. Je ne vois pas d’objet physique. Je vois les effets qu’ils produisent dans la région où se trouve mon cerveau. La corrélation de l’espace physique et visuel devient approximative par suite du fait que mes sensations visuelles ne pro­ viennent pas complètement chacune de quelque objet physique, mais en partie aussi du milieu intermédiaire. De plus, la relation de la sensation visuelle et de l’objet physique est de un-à-plusieurs, et non univoque, en raison du plus ou moins d’imprécision de nos organes sensibles : la diversité des choses au microscope peut être indiscernable à l’œil nu. Toutes nos déductions de faits physiques à partir de la perception dépendent de lois causales qui nous permettent d’en faire l’histoire 135

passée. Ainsi, quand nous venons d’examiner un objet au microscope, nous nous imaginons qu’il est encore fort semblable à ce que nous avons vu, ou plutôt à ce que nous déduisons qu’il était de ce que nous voyons. L’histoire et le témoignage, avec les lois causales, nous permettent d’arriver à la connaissance du physicien qui est bien plus précise que tout ce que nous déduisons de la perception d’un moment. Histoire, témoignage et lois causales sont évidemment, à divers degrés, sujets à caution. Mais nous ne nous demandons pas pour le moment si la physique est vraie, mais quel est, supposé qu’elle soit vraie, le rapport du monde physique au monde sensible. Pour ce qui touche au temps, le rapport de la psycho­ logie à la physique est singulièrement simple. Le temps de notre expérience, c’est le temps qui provient en phy­ sique de ce que nous prenons notre propre corps comme origine. Tous les événements de mon expérience se pro­ duisent pour la physique dans mon corps, l’intervalle de temps entre eux étant ce que la théorie de la relati­ vité appelle 1’ « intervalle » (dans l’espace-temps) entre eux. Ainsi, l’intervalle temporel entre deux événements de l’expérience d’un seul être comporte une signification physique immédiate dans la théorie de la relativité. Mais la fusion de l’espace et du temps physique en espace-temps ne correspond à rien en psychologie. Deux événements simultanés de mon expérience peuvent être séparés dans l’espace psychique, comme par exemple lorsque je vois deux étoiles à la fois. Mais dans l’espace physique ces deux événements ne sont pas séparés, et en effet, ils se produisent au même endroit de l’espacetemps. A cet égard donc, la théorie de la relativité a compliqué le rapport de la perception et du monde physique. Le problème que nous nous flattions d’élucider au moyen des considérations qui précèdent est un de ceux dont l’importance et l’existence est demeurée cachée à cause de la déplorable séparation qu’il y a entre les diverses sciences, et qui prévaut dans le monde civilisé entier. Les physiciens, ignorant et méprisant la philo136

sophie, se sont contentés de supposer en pratique leurs particules, leurs points et leurs instants, tout en concé­ dant, avec une politesse ironique, que leurs concepts ne prétendaient avoir aucune valeur métaphysique. Les métaphysiciens, hantés par la croyance idéaliste à la seule réalité de l’esprit, et, avec Parménide, au réel sans changement, ont répété l’un après l’autre les contra­ dictions présumées des notions de matière, d’espace et de temps, et n’ont pas essayé, pour cette raison, d’in­ venter une théorie soutenable des particules, des points et des instants. Les psychologues, qui ont accompli un labeur inappréciable en éclairant la nature chaotique des matériaux bruts produits par la sensation brute, ont ignoré les mathématiques et la logique moderne, et se sont contentés de dire que matière, espace et temps sont des « constructions intellectuelles », sans essayer de montrer dans le détail, et comment l’intellect peut les construire, et ce qui leur confère la validité pratique que la physique montre qu’ils possèdent. Les philosophes, espérons-le, en arriveront à reconnaître qu’ils ne peuvent atteindre un bon résultat dans de pareils problèmes sans quelque connaissance de logique, de mathématiques et de physique. En attendant, faute de chercheurs bien équipés, ce problème vital demeure inconnu et ne tente personne (1). Il y a, il est vrai, deux penseurs, tous deux physiciens, qui ont quelque peu attiré l’attention des savants sur ce problème. Ces deux penseurs sont Poincaré et Mach, Poincaré en particulier dans Science et hypothèse, et Mach dans son Analyse des sensations. Tous deux, cependant, si admirables que soient leurs ouvrages, me paraissent atteints d’un préjugé philosophique général. Poincaré est Kantien, Mach empiriste radical. Pour Poincaré toute la partie mathématique, pour (1) Nous écrivions ceci en 1914. Depuis lors, en grande partie par suite de la théorie générale de la Relativité, on a accompli beau­ coup de bon ouvrage. Je voudrais surtout citer Eddington, Whitehead et Broad pour leur contribution, de divers points de vue, à la solution des problèmes abordés dans cette conférence (1926).

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ainsi dire, de la physique n’est que convention, tandis que pour Mach, la sensation comme événement mental s’identifie avec son objet comme partie du monde physique. Toutefois, ces deux penseurs, et surtout Mach, ont le mérite d’avoir sérieusement contribué à l’examen de notre problème. Définir le point et l’instant comme une classe de qualités sensibles, produit au premier abord une im­ pression analogue à celle du paradoxe volontairement ébouriffant. Mais certaines considérations viennent à leur place ici, qui garderont leur valeur, lorsque nous en viendrons à la définition des nombres. Il y a tout un ensemble de problèmes qui peuvent être résolus par des définitions semblables, et qui feront toujours d’abord plutôt l’effet d’un paradoxe. Étant donné une collection d’objets dont deux quelconques sont en relation dite « symétrique et transitive », il est absolu­ ment certain que nous arriverons à les considérer comme ayant tous une qualité commune ou comme ayant tous la même relation à quelque objet extérieur à la collection. Ce cas est important, et je vais donc tâcher de le rendre clair, fût-ce au prix de quelques répétitions de nos définitions précédentes. Une relation est dite « symétrique » lorsque, un terme ayant cette relation avec un autre, cet autre a également cette relation avec le premier. « Frère » ou « sœur » est une relation symétrique. Quand une personne est le frère ou la sœur d’un autre, l’autre est frère ou sœur de la première. De même, la simultanéité est une relation symétrique, et de même l’égalité de grandeur. Une relation est dite « transitive », si un terme ayant cette relation à un autre, et cet autre à un troisième, le pre­ mier a cette relation au troisième. Ces relations symé­ triques que nous venons de mentionner sont également transitives, pourvu que, dans le cas de «frère »ou «sœur », nous admettions qu’une personne puisse être son propre frère ou sa propre sœur, et pourvu que dans le cas de la simultanéité, nous entendions la simultanéité complète, c’est-à-dire commençant et finissant en même temps. Mais beaucoup de relations transitives ne sont pas 138

symétriques — par exemple, les relations comme « plus grand que », « plus tôt que », « à la suite de », « ancêtre de » ; en fait, toutes les relations qui engendrent des séries. D’autres relations sont symétriques sans être transitives, par exemple, la différence, sous tous les rapports. Si A a un âge différent de B, et B un âge différent de C, il ne s’ensuit pas que A soit d’un âge différent de G. De même, la simultanéité, dans le cas d’événements qui ne durent qu’un temps fini, ne sera pas nécessairement transitive, si elle signifie seulement que le temps des deux événements interfère. Si A finit exactement après que B a commencé, et que B finit exactement après que C a commencé, A et B seront simultanés dans ce sens, et B et C aussi, mais A et G ne seront pas simultanés. Toutes les relations que peut présenter l’égalité sous quelque aspect, ou la possession d’une propriété com­ mune, sont symétriques et transitives — ceci s’applique, par exemple, à des relations comme celles d’être de la même grandeur ou du même poids ou de la même couleur. Grâce au fait que la possession d’une propriété commune, donne lieu à une relation symétrique transitive, nous imaginons facilement que partout où se produit pareille relation, ce doit être à cause d’une propriété commune. « Être numériquement égal » est une relation symétrique transitive de deux collections. De là, nous imaginons que toutes deux ont une propriété commune, appelée leur nombre. « Exister à un instant donné » (dans le sens où nous avons défini l’instant), c’est une relation symé­ trique transitive. De là que nous pensons qu’il y a réel­ lement un instant qui confère une propriété commune à toutes les choses existant à cet instant. « Être des états d’une chose donnée » c’est une relation symétrique transitive. De là, nous imaginons qu’il y a réellement une chose, différente de la série des états, et qui rend compte de la relation symétrique transitive. Dans tous ces exemples, la classe des termes qui ont la relation symétrique transitive donnée à un terme donné, rem­ plira toutes les exigences formelles de la propriété commune de tous les membres de la classe. Puisqu’il 139

y a sûrement la classe, tandis que toute autre propriété commune peut être illusion, il est prudent, afin d’éviter des hypothèses inutiles, de substituer la classe à la propriété commune que l’on suppose ordinairement. Telle est la raison pour laquelle nous avons adopté les définitions précédentes, et telle est la source des appa­ rents paradoxes. Nous ne faisons tort à rien s’il y a des propriétés communes, comme le suppose le langage. Nous ne les nions pas, nous ne faisons que nous abstenir de les affirmer. Mais s’il n’y a dans aucun cas donné de pareilles propriétés communes, dès lors notre méthode nous aura prémuni contre l’erreur. C’est pourquoi, en l’absence d’une connaissance spéciale, la méthode que nous avons adoptée est la seule qui soit sûre, et qui nous évite le risque d’introduire des entités métaphysiques fictives.

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CINQUIÈME CONFÉRENCE

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LA THÉORIE DU CONTINU

La théorie du continu, dont nous nous occuperons dans la présente conférence, est, dans la plupart de ses raffinements et de ses développements, un sujet pure­ ment mathématique — très beau, très important et très divertissant, mais non philosophique, rigoureu­ sement parlant. Seule, la base logique de la théorie appartient à la philosophie, et seule aussi nous retien­ dra-t-elle ce soir. Voici comment, à larges traits, se pose le problème du continu en philosophie. Pour les mathé­ maticiens, l’espace et le temps se composent de points et d’instants ; ils ont une propriété, plus facile à sentir qu’à définir, qui s’appelle la continuité, et que beaucoup de philosophes croient disparue dès lors que l’espace et le temps sont réduits à des points et à des instants. Zénon, comme nous le verrons, démontra que l’analyse en points et en instants était chose impossible si nous acceptions l’idée que le nombre de points ou d’instants dans un espace ou un temps fini dût être fini. Plus tard, des philosophes, croyant à une contradiction interne dans le nombre infini, y ont trouvé une antinomie. L’espace et le temps ne pouvaient se composer d’un nombre fini de points et d’instants, pour les mêmes raisons que celles qu’indiquait Zénon ; ils ne pouvaient se composer d’un nombre infini de points et d’instants, puisque, par hypothèse, les nombres infinis contenaient une contradiction interne. Et c’est pourquoi, si l’espace 141

et le temps sont réels, il ne faut pas les considérer comme des composés de points et d’instants. Mais quand bien même on rejetterait points et instants en tant qu’entités indépendantes, comme ils le furent dans la théorie défendue au cours de notre dernière leçon, les problèmes du continu, comme j’essaierai de le montrer aujourd’hui, n’ont pas pratiquement changé d’aspect. Commençons donc par admettre points et instants, et considérons les problèmes liés à cette hypo­ thèse plus simple, ou du moins plus familière. Dans la mesure où elle repose sur les difficultés que l’on attribue au nombre infini, nous rejetons l’objection que l’on fait au continu dans la théorie positive de l’infini, qui fera l’objet de notre septième causerie. Un sentiment persiste toutefois — qui amena Zénon à défendre l’idée que la flèche est au repos dans son vol — et qui suggère que les points et les instants, même s’ils sont en nombre infini, ne peuvent donner lieu qu’à un mouvement par bonds, à une succession de différentes immobilités, et non à ces douces transitions rendues familières par nos sens. Ce sentiment provient, je crois, d’un défaut d’imagination aussi bien que d’abstraction quant à la nature des séries continues telles qu’elles apparaissent en mathématiques. Quand nous avons compris la logique d’une théorie, il faut souvent un long et sérieux labeur pour en avoir le sentiment. Il faut s’y appesantir, arracher une à une de l’esprit les suggestions erronées des théories fausses mais familières, conquérir cette intimité qui nous permette, comme quand une langue étrangère nous est devenue très fami­ lière, de penser et de rêver dans cette langue, au lieu de construire des phrases laborieusement, à coup de dictionnaire et de grammaire. C’est, je crois, un manque d’intimité de ce genre qui fait que beaucoup de philo­ sophes considèrent la doctrine du continu mathéma­ tique comme une explication inadéquate du continu dont nous avons l’expérience dans le monde sensible. Je vais d’abord essayer d’expliquer en raccourci, dans cette conférence, ce qu’a d’essentiellement impor­ tant, au point de vue philosophique, la théorie mathé142

matique du continu. Il ne sera pas question d’abord d’application à l’espace et au temps réel. Je ne vois aucun motif de supposer que les points et les instants, introduits par le mathématicien pour traiter de l’espace et du temps, soient des entités actuelles ayant une exis­ tence physique, mais je vois des raisons de supposer que le continu spatial et temporel sont plus ou moins analogues au continu mathématique. La théorie mathé­ matique du continu est une théorie logique abstraite, dont la validité ne dépend d’aucune propriété de l’espace et du temps de l’expérience. Ce qu’elle proclame, quand elle est bien comprise, c’est que certains caractères de l’espace et du temps, qu’il était fort difficile d’analyser auparavant, ne présentent plus aucune difficulté logique. Ce que nous savons empiriquement de l’espace et du temps est insuffisant pour nous permettre de décider entre plusieurs alternatives mathématiquement pos­ sibles, mais toutes ces alternatives sont pleinement intelligibles et en conformité complète avec les faits observés. Pour le moment cependant, il sera bon d’oublier l’espace, le temps et le continu dans le devenir, de manière à revenir à ces matières munis de la théorie abstraite du continu. La continuité en mathématique ne peut être que la propriété d’une série de termes, c’est-à-dire de termes rangés suivant un ordre de telle sorte que nous puissions désigner celui qui de deux termes quelconques vient avant l’autre. Des nombres rangés suivant leur ordre de grandeur, des points répartis sur une ligne de gauche à droite, les moments du temps sont des exemples de séries. La notion d’ordre, introduite ici, n’est pas requise dans la théorie du nombre cardinal. On peut savoir que deux classes ont le même nombre de termes sans connaître l’ordre suivant lequel il faut les prendre. Nous en avons un exemple dans les époux anglais et les épouses anglaises. Nous voyons qu’il doit y avoir le même nombre d’époux que d’épouses, sans devoir les ranger en série. Mais la continuité que nous allons considérer est essentiellement la propriété d’un ordre ; elle n’appartient pas à une collection de termes en eux143

mêmes, mais seulement à une collection où règne un certain ordre. Une collection de termes que l’on peut ranger dans un ordre peut toujours être également rangée suivant d’autres ordres, et une collection de termes que l’on peut ranger dans un ordre continu peut toujours être rangée dans des ordres qui ne le sont pas. L’essence donc du continu ne doit pas se chercher dans la nature de la collection des termes, mais dans la nature de leurs arrangements en série. Les mathématiciens ont distingué divers degrés de continuité et ont fait du terme de « continu » un terme technique réservé à des séries ayant un degré très élevé de continuité. Mais pour la recherche philosophique, tout ce qu’il y a d’important dans la continuité s’in­ troduit au degré le moins élevé de la continuité, qui s’appelle le caractère « compact ». On dit qu’une série est « compacte » lorsqu’il n’existe pas de paire de termes dont l’un soit le successeur immédiat de l’autre, mais qu’au contraire, il existe toujours d’autres termes entre eux. Un des plus simples exemples de série com­ pacte est celui d’une suite de fractions rangées suivants leur ordre de grandeur. Étant donné deux fractions, si voisines soient-elles, il existe d’autres fractions plus grandes que l’une et plus petites que l’autre, et c’est pourquoi il n’existe pas deux fractions qui soient consé­ cutives. Il n’y a pas, par exemple, de fraction qui suive immédiatement 1/2 ; si nous choisissons quelque frac­ tion un peu plus grande que 1/2, soit 51/100, nous pouvons en trouver d’autres telles que 101/200 qui soient plus voisines de 1/2. Ainsi, entre deux fractions quelconques, de si peu qu’elles diffèrent, il y a un nombre infini d’autres fractions. L’espace et le temps mathé­ matiques possèdent également la propriété d’être « compacts », quoique la question de savoir si l’espace et le temps empiriques la possèdent, soit une autre question, dépendant de l’évidence empirique, à quoi nous serions probablement incapables de répondre avec certitude. Dans le cas d’objets abstraits, comme les fractions, il est peut-être assez facile de se représenter leur possi144

bilité logique de former une série compacte. Les diffi­ cultés que l’on peut éprouver sont relatives à l’infinitude, car dans les séries compactes, le nombre de termes entre deux termes quelconques doit être infini. Mais lorsque ces difficultés se trouvent résolues, la propriété seule d’être compact n’offre pas en soi d’obstacle bien grand à l’ima­ gination. Dans les cas plus concrets, comme le mouve­ ment, c’est alors que le caractère compact répugne beaucoup plus à nos habitudes de pensée. Il sera donc désirable de considérer explicitement la manière dont la mathématique rend compte du mouvement, en faisant sentir la possibilité logique de cette analyse. L’analyse mathématique du mouvement n’a peut-être qu’une simplicité descriptive artificielle si l’on considère ce qui se produit en fait, dans le monde physique, mais ce qui se produit actuellement dans le inonde doit pouvoir tomber, à la suite de réductions logiques, sous la juri­ diction de la mathématique et donner naissance, grâce à l’analyse, aux mêmes problèmes que, sous une forme plus simple, provoque cette explication. C’est pourquoi, négligeant pour le moment la question de la conformité physique, appliquons-nous simplement à considérer cette explication dans la mesure où elle peut établir d’une façon formelle la nature du mouvement. En vue de simplifier autant que possible notre pro­ blème, imaginons une raie très fine de lumière se dépla­ çant le long d’une échelle graduée. Que signifie : le mouvement est continu? Nous ne devons pas nécessai­ rement envisager tout ce que le mathématicien entend par là. Il n’y a que ce qu’il entend par là, philosophi­ quement parlant, qui soit important. Ce qu’il entend en partie, c’est que si nous considérons deux positions quelconques de la tache à deux instants quelconques, il y aura d’autres positions intermédiaires occupées à des instants intermédiaires. Si voisines que nous prenions les deux positions, la tache ne sautera pas brusquement de l’une à l’autre, mais passera, chemin faisant, par une infinité de positions. Toute distance, si petite soit-elle, se franchit en passant par toute une série de positions intermédiaires entre les deux extrémités de la distance. 145

Au point où nous en sommes, l’imagination suggère que nous pouvons décrire la continuité de mouvement en disant que la raie passe toujours d’une position à la position voisine, d’un instant à Tintant voisin. Dès lors que nous disons ou imaginons ceci, nous faisons erreur, parce qu’il n’y a point de point voisin d’un autre, ni d’instant voisin. S’il y en avait, les paradoxes de Zénon seraient en quelque manière inévitables, comme le montrera notre causerie suivante. Un paradoxe simple suffît à titre d’exemple. Si notre raie se déplace le long de l’échelle graduée au cours d’un temps déter­ miné, elle ne peut se trouver au même point à deux moments consécutifs. Mais elle ne peut se déplacer autrement, d’un instant à l’instant voisin, que d’un point au point voisin, sinon il n’y aurait pas d’instant pour les positions intermédiaires, entre celles du pre­ mier instant et de l’instant voisin, et nous étions tombés d’accord pour exclure la possibilité de bonds brusques au nom de la continuité du mouvement. Il suit que notre raie doit passer en se déplaçant, d’un point au point voisin, d’un instant à l’instant voisin. Il n’y aura donc qu’une vitesse parfaitement définie, qui déterminera la place de tous les mouvements. Aucun mouvement ne sera plus rapide ou plus lent que celui-ci. Comme cette conclusion est fausse, nous devons rejeter l’hypo­ thèse qui en est la base, à savoir qu’il existe des points et des instants consécutifs (1). D’où il suit que la conti­ nuité du mouvement ne peut consister dans l’occupation par un corps de positions consécutives à des dates consécutives. Les difficultés auxquelles se heurte l’imagination proviennent, en grande partie, je pense, de la diffi­ culté que nous éprouvons à éviter la suggestion de distances et de temps infinitésimaux. Supposez que nous divisions une distance donnée en deux, puis que nous divisions cette moitié en deux et ainsi de suite, (1) Ce paradoxe est essentiellement le même que l’argument du stade de Zénon que nous considérerons dans notre prochaine conférence.

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nous pouvons continuer aussi longtemps que cela nous plaît, et plus nous continuons, plus petite deviendra la distance qui en résulte. Cette divisibilité infinie paraît, à première vue, impliquer qu’il y a des distances infi­ nitésimales, c’est-à-dire des distances si petites qu’une fraction finie quelconque d’un pouce lui serait supérieure. Ceci, cependant, est une erreur. La fragmentation continuée en moitiés de notre distance, tout en nous donnant continuellement des distances de plus en plus petites, nous donne toujours des distances finies. Si notre distance originelle mesurait un pouce, nous attei­ gnons successivement un demi-pouce, un quart de pouce, un huitième, un seizième, etc. ; chaque élément de cette série infinie de segments qui vont en diminuant, est fini. « Mais, aventurera-t-on, à la fin, la distance deviendra infinitésimale. » Eh bien non, parce qu’il n’y a pas de fin. La fragmentation en moitiés peut théoriquement se prolonger toujours, sans qu’on atteigne jamais aucun terme dernier. L’infinie divi­ sibilité des distances, que l’on doit admettre, n’implique donc pas qu’il y ait de si petites distances que toute distance finie quelconque lui soit supérieure. Il est facile dans ce genre de questions de tomber dans une grossière erreur de logique élémentaire. Étant donné quelque distance finie, nous pouvons lui trouver une distance inférieure, ce qui peut s’exprimer sous la forme ambiguë : « Il y a une distance inférieure à toute distance finie. »Mais si l’on interprète cecipar : « Il y aune distance telle que, quelque distance finie que nous puis­ sions choisir, la distance en question est inférieure », dès lors notre proposition est fausse. Le langage du sens commun est mal fait pour exprimer des matières de ce genre et il a fréquemment dérouté les philosophes qui s’y sont fiés. Nous dirons donc que, dans un mouvement continu, à tout moment donné, le corps en mouvement occupe une certaine position, et qu’à d’autres instants, il occupe d’autres positions. L’intervalle entre deux instants quelconques et deux positions quelconques est toujours fini, mais la continuité du mouvement ressort du fait 147

que, si voisines que nous prenions deux positions, si voisins deux instants, il y a une infinité de positions encore plus voisines, occupées à des instants qui sont également plus voisins. Le corps en mouvement ne saute jamais d’une position à une autre, mais passe toujours par une série de transitions progressives, par un nombre infini d’intermédiaires. A un instant donné, il est où il est, comme la flèche de Zénon (1), mais nous ne pou­ vons pas dire qu’il soit au repos à cet instant, puisque l’instant ne dure pas un temps fini, et il n’y a ni commen­ cement ni fin de l’instant avec un intervalle entre eux. Le repos consiste dans l’occupation d’une même posi­ tion à tous les instants d’une certaine période finie, si petite soit-elle. Il ne consiste pas tout bonnement dans l’existence d’un corps où il se trouve, à un instant donné. Il est clair que toute cette théorie dépend de la nature des séries compactes, et exige pour être parfaitement comprise, que l’imagination, autant que la pensée ré­ fléchie, se familiarise avec les séries compactes. Ces exigences peuvent s’exprimer en langage mathé­ matique en disant que la position d’un corps en mou­ vement doit être fonction continue du temps. Pour définir rigoureusement ce que cela signifie nous procé­ derons comme suit. Considérez une particule au mo­ ment t au point P. Choisissez une petite portion quel­ conque P1 P2 du chemin parcouru par la particule, cette portion contenant P. Nous dirons P1 P P2 Q que, si le mouvement de la particule est continu au moment t, on doit pouvoir trouver deux instants t1 et t2, l’un antérieur à t, l’autre postérieur, tels que pendant tout le temps qui s’écoule entre t1 et t2, inclusivement, la particule soit entre P1 et P2. Et nous voyons que cela doit encore se produire, si petite que nous fassions la portion P1-P2. Dans ce cas, nous dirons que le mouvement est continu au temps t, et lorsque le mouvement est tout le temps continu, nous dirons que l’ensemble du mouvement est continu. Il est clair que si la particule devait brusquement sauter (1) Voir conférence suivante.

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de P en un autre point quelconque Q, notre définition serait en défaut, car tous les intervalles P1-P2 seraient trop petits pour comprendre Q. Notre définition nous permet l’analyse de la continuité du mouvement, en admettant les points et les instants, et en rejetant les distances et les périodes infinitésimales. Souvent, par ignorance de l’analyse du mathémati­ cien, des philosophes ont adopté d’autres méthodes plus héroïques pour traiter les difficultés manifestes du mouvement continu. Un exemple typique et récent de théorie philosophique du mouvement nous est donné par Bergson, dont j’ai examiné l’attitude ailleurs (1). Les arguments définis exceptés, certains sentiments, plutôt que des raisons, nous poussent à accepter la théo­ rie mathématique du mouvement. Et d’abord, lorsqu’un corps se déplace très rapidement, nous voyons son mou­ vement exactement comme nous voyons sa couleur. Mais nous ne connaissons un mouvement lent, comme celui de la petite aiguille sur le cadran d’une montre, que suivant les exigences mathématiques, à savoir en observant le changement de position après un laps de temps, mais lorsque nous considérons le mouvement de l’aiguille des secondes, nous ne voyons pas seulement une position d’abord, puis une autre — nous voyons quelque chose d’aussi directement sensible que la cou­ leur. Qu’est-ce que nous voyons pour l’appeler le mou­ vement visible ? Quoi que ce soit, ce n’est pas l’occupa­ tion de positions successives. Quelque chose qui dépasse la théorie mathématique du mouvement est requis pour l’expliquer. Les contradicteurs de la théorie mathéma­ tique appuient sur ce fait. « Votre théorie », disent-ils, « peut-être très logique, elle peut s’appliquer admira­ blement à un autre monde quelconque, mais dans le monde actuel, les mouvements sont tout à fait diffé­ rents de ce que prétend votre théorie, et ils requièrent donc une philosophie différente de la vôtre pour en donner une explication adéquate. » Cette objection, je ne désire nullement en faire fi, (1) Monist, July 1912, pp. 337-341.

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mais je crois que l’on peut y répondre complètement sans se départir des méthodes et du point de vue qui ont mené à la théorie mathématique du mouvement. Essayons d’abord de nous représenter complètement l’objection. Si la théorie mathématique est adéquate, il ne se produit rien d’autre lorsqu’un corps se déplace sinon qu’il se trouve à des endroits différents à des moments différents. Dans ce sens, la grande aiguille et l’aiguille des secondes de la montre sont l’une comme l’autre en mouvement, quoique l’aiguille des secondes marque un mouvement qui a quelque chose de perceptible pour nos sens, et qui fait défaut pour l’aiguille des heures. A chaque moment, nous verrons l’aiguille des secondes en train de se mouvoir, ce qui ne revient pas au même que de la voir d’abord à un endroit, puis à un autre. Ceci paraît impliquer le fait que nous la voyons simul­ tanément en un certain nombre de places, tout en im­ pliquant le fait aussi que nous la voyons en quelqu’une de ces places antérieurement à d’autre. Si, par exemple, je meus ma main de gauche à droite, rapidement, vous croirez voir le mouvement dans son ensemble, d’un te­ nant, en dépit du fait que vous savez que cela commence à gauche et finit à droite. Ce sont des considérations de ce genre qui amenèrent Bergson et beaucoup d’autres à prendre le mouvement comme un ensemble réellement indivisible, et non comme la série de ses états séparés imaginée par le mathématicien. A cette objection, il y a trois réponses supplémen­ taires empruntées à la physiologie, à la psychologie et à la logique. Nous les envisagerons successivement. 1° La réponse fournie par la physiologie montre seu­ lement que si le monde physique est comme l’imagine le mathématicien, il n’en faudra pas moins s’attendre à ce que ses apparences sensibles soient pourtant ce qu’elles sont. Cette réponse prétend simplement mon­ trer que l’explication mathématique n’est pas impossi­ ble pour le monde physique ; elle n’essaie même pas de montrer qu’elle est nécessaire, ou qu’une explication analogue s’applique en psychologie. 150

Quand on stimule un nerf de telle façon qu’il s’ensuit une sensation, la sensation ne cesse pas instantanément lorsque cesse le stimulus, mais va en diminuant, pen­ dant un temps limité assez court. Un éclair, si bref soitil pour notre vue, est plus bref encore en tant que phé­ nomène physique. Nous continuons de le voir, pendant quelques moments, lorsque les ondes lumineuses ont cessé de stimuler l’œil. Ainsi, dans le cas d’un mouve­ ment physique, s’il est suffisamment rapide, nous verrons de fait, à un instant déterminé, le corps se déplaçant sur une portion finie de sa course, et non au point exact où il est à cet instant. A mesure que s’écoule la durée, les sensations s’affaiblissent progressivement, et la sen­ sation due à un stimulus qui est récemment passé, n’est pas exactement la même que la sensation due à un sti­ mulus présent. Il s’ensuit que, lorsque nous voyons un mouvement rapide, nous ne verrons pas seulement simultanément un certain nombre de positions du corps en mouvement, nous les verrons à divers degrés d’in­ tensité — la position présente d’une manière plus forte, et les autres avec une vivacité qui va en diminuant, jusqu’à ce que la sensation s’évanouisse dans la mé­ moire immédiate. Cette vision des choses rend fort bien compte de la perception du mouvement. Un mouvement se perçoit et ne se déduit pas simplement, lorsqu’il est suffisamment rapide pour être sensible, à un moment, sur plusieurs positions, et les dernières et les premières parties d’un mouvement perçu se distinguent par la plus grande et la moins grande vivacité des sensations. Cette réponse montre que la physiologie peut expli­ quer notre perception du mouvement. Mais la physiolo­ gie, en parlant de stimulus et d’organes des sens et de mouvement physique distincts de l’objet immédiat des sens, suppose la vérité de la physique, et ne peut donc montrer que la possibilité de l’explication phy­ sique et non sa nécessité. Ces considérations nous amè­ nent à la réponse de la psychologie. 2° La réponse de la psychologie à notre difficulté au sujet du mouvement, fait partie d’une vaste théorie, encore inachevée, et qui ne peut être que vaguement es151

quissée pour le moment. Nous avons envisagé cette théorie dans la troisième et la quatrième conférence. Il suffira d’esquisser simplement son application au problème présent. Le monde physique ima­ giné dans la réponse de la physiologie se déduit évidemment de la donnée sensible. Mais dès que nous considérons sérieusement ce qui est réellement donné dans la sensation, nous la trouvons apparemment très différente du monde physique. Force nous est donc de nous demander : La déduction de la physique partant du sensible est-elle valable? Je crois que la réponse est affirmative, pour les raisons que j’ai suggérées dans la troisième et quatrième leçon, mais la réponse ne peut être ni brève, ni commode. Dans l’ensemble, il s’agit de montrer, en dépit du fait que les points, les instants et les particules dont fait usage la physique, ne sont pas donnés comme tels dans l’expérience, et ne sont pas vraisemblablement des choses actuellement exis­ tantes, que toutefois, avec les matériaux fournis dans la sensation, et des éléments d’une structure analogue à ces matériaux, il y a moyen d’élaborer des construc­ tions logiques, jouissant des propriétés mathématiques que la physique attribue aux particules, points et ins­ tants. Si l’on y parvient, toutes les propositions de la physique peuvent dès lors se traduire, au moyen d’une sorte de dictionnaire, en propositions portant sur le genre d’objets donnés dans la sensation. En appliquant ces considérations générales au mou­ vement, nous trouvons que, même dans la sphère des données immédiates des sens, plutôt que de s’en tenir à toute autre conception aussi simple, il est nécessaire ou du moins plus conforme aux faits, de distinguer les états instantanés des objets, et de considérer ces états comme des séries compactes. Observons un corps qui se déplace assez rapidement pour que son mouvement soit perceptible, et assez lentement pour que son mou­ vement ne soit pas entièrement compris en une sensa­ tion unique. En dépit du fait que nous voyons une éten­ due finie du mouvement à un instant, l’étendue que nous voyons à un instant diffère de celle que nous voyons 152

à un autre instant. Nous sommes donc après tout ramenés à une série de vues momentanées d’un corps en mouve­ ment et cette série sera compacte, comme les séries phy­ siques précédentes de points. En fait, les termes de la série dussent-ils sembler différents, que le caractère mathématique de la série ne changera pas, et toute la théorie mathématique du mouvement s’y appliquera strictement. Si nous examinons les données réelles de la sensation dans cette connexion, il importe de bien nous repré­ senter que les données sensibles peuvent et doivent parfois différer entre elles, lors même que nous ne sommes pas capable de percevoir une différence entre elles, Poincaré a insisté sur la raison, ancienne mais non concluante, d’y croire (« Continu mathématique », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 1, p. 29). Dans tous les cas de données sensibles susceptibles de changements progressifs, nous trouverons une donnée sensible indis­ cernable d’une autre et cette autre indiscernable d’une troisième, tandis que la première et la troisième sont parfaitement discernables. Imaginez, par exemple, qu’une personne tienne dans sa main un poids, et qu’elle ait les yeux fermés, et que quelqu’un y ajoute sans bruit un autre poids léger. Si le poids supplémentaire est assez léger, elle ne percevra aucune différence sensible. Quelque temps après, on peut encore y ajouter un autre poids léger et aucun changement ne sera encore perçu. Mais si les deux poids supplémentaires avaient été ajoutés en même temps, il se pourrait que le change­ ment fût parfaitement perceptible. Ou bien encore, prenez les nuances d’une couleur. Il serait facile de trouver des substances telles que l’on ne pourrait pas percevoir la différence entre la première et la deuxième, ni entre la deuxième et la troisième, tandis que la pre­ mière se distinguerait de la troisième. En pareil cas, la deuxième ne peut être la même que la première, ou elle se distinguerait de la troisième, ni la même que la troisième, ou elle se distinguerait de la première. Elle doit donc être, quoique indiscernable des deux autres, réellement intermédiaire entre elles. 153

De telles considérations prouvent que, si nous ne pouvons distinguer des données sensibles à moins qu’elles ne diffèrent entre elles de plus que d’un certain degré, il est parfaitement raisonnable de supposer que les données sensibles d’un genre déterminé, telles que poids ou couleurs, forment réellement des séries compactes. Les objections du point de vue psychologique à la théo­ rie mathématique du mouvement ne sont donc pas des objections à la théorie orthodoxe, mais à une hypothèse, qui n’est pas nécessaire, relative à la simplicité des objets instantanés des sens. Dans le cas d’un mouve­ ment visible, nous dirons de l’objet immédiat des sens qu’il est à chaque instant dans toutes les positions qui demeurent sensibles à cet instant ; mais cette collection de positions change continûment d’instant en instant et on peut la traiter exactement par une réduction ma­ thématique comme un simple point. Quand nous affir­ mons qu’une explication mathématique du phénomène est correcte, tout ce que nous affirmons élémentairement, c’est que quelque chose de définissable en termes de phénomènes bruts satisfait à notre formule, et dans ce sens la théorie mathématique du mouvement s’appli­ que aussi bien aux données de la sensation qu’aux par­ ticules imaginées par la physique abstraite. Un certain nombre de questions prêtent à confusion, lorsqu’on dit que le continu mathématique ne s’appli­ que pas aux faits sensibles. Nous pouvons les ranger suivant un ordre de généralité décroissante, comme suit : a) Les séries jouissant de la continuité mathéma­ tique sont-elles logiquement possibles? b) Supposé qu’elles le soient, n’est-il pas impossible de les appliquer aux données sensibles immédiates puisque, parmi les données sensibles immédiates, il n’existe pas de ces termes mutuellement extérieurs et fixes, comme on en trouve, par exemple, dans les séries de fractions ? c) L’hypothèse des points et des instants ne rendelle pas toute l’explication mathématique fictive ? d) Enfin, passant condamnation sur toutes ces 154

objections, n’y a-t-il dans le fait empirique concret, au­ cune raison suffisante de croire que le monde sensible est continu ? Considérons successivement chacune de ces ques­ tions : a) La question de la possibilité logique du continu mathématique touche en partie aux malentendus élé­ mentaires que nous avons considérés au début de cette leçon, en partie à la possibilité de l’infini mathémati­ que qui nous occupera dans nos deux prochaines leçons, et en partie à la forme logique de la réponse à l’objection bergsonienne que nous exposions il y a quelques instants. Je n’en dirai pas davantage sur ce sujet pour le moment. Il faut d’abord exposer intégralement la réponse de la psychologie. b) La question de savoir si les données sensibles sont composées d’unités mutuellement extérieures ne se résout pas par l’évidence empirique. On prétend sou­ vent, au nom de l’expérience immédiate, que le flux des sensations ne présente pas de divisions et qu’il est faussé par les coupures qu’y pratique l’intelligence. Je ne dé­ sire nullement soutenir que cette vision des choses soit contraire à l’expérience immédiate. Je désire seulement maintenir qu’on ne peut pas lui trouver de preuve for­ melle dans l’expérience immédiate. Comme nous le disions, il doit y avoir parmi les données sensibles, des différences si minimes qu’elles sont imperceptibles ; le fait que les données sensibles sont des données immé­ diates ne signifie pas que les différences entre elles doi­ vent également être des données immédiates (quoiqu’elles puissent l’être). Supposons, par exemple, une surface colorée dont la couleur change progressivement — si bien que la différence de couleur est imperceptible dans deux régions très voisines, tandis qu’elle est parfaite­ ment sensible pour deux régions fort éloignées. L’effet produit en pareil cas sera exactement celui « d’interpé­ nétration », de transition — ce qui ne convient pas à des unités discrètes. Et puisqu’on tend à supposer que les couleurs, données immédiates, doivent paraître différentes si elles le sont, il semble qu’il s’ensuive aisé155

ment que « l’interpénétration » doive être l’explication dernière adéquate. Mais ceci ne suit pas de cela. C’est une hypothèse inconsciente, une sorte de prémisse d’une réduction à l’absurde du type analytique : Si A et B sont des données immédiates, et que A diffère de B, dès lors le fait qu’ils diffèrent doit être également une donnée immédiate. Il est difficile d’expliquer comment naquit cette hypo­ thèse, mais je pense qu’il faut la rattacher à la confusion entre connaissance immédiate ou intuition (acquaintance) et connaissance proprement dite ou science (knowledge about). La première dérive des sens, et n’implique même pas, théoriquement du moins, la moindre « connaissance », c’est-à-dire qu’elle n’implique la connaissance d’aucune proposition touchant l’objet dont nous avons quelque intuition. C’est une erreur que de parler comme si l’intuition avait des degrés. Il y a intuition, où il n’y en a pas. Quand nous disons que, par exemple, « nous nous familiarisons » avec une per­ sonne, nous ne pouvons vouloir dire qu’une chose, c’est que nous nous familiarisons avec un plus grand nombre d’aspects partiels d’un ensemble déterminé ; mais l’in­ tuition de chaque partie est intégrale, ou elle n’est pas. C’est donc une erreur de dire que, si nous étions parfai­ tement familiers avec l’objet, nous le connaîtrions intégralement. Quant à la « connaissance » ou science, c’est la connaissance de propositions, connaissance que n’enveloppe pas nécessairement l’intuition des consti­ tuants de ces propositions. Savoir que deux nuances diffèrent, c’est la « connaissance » dont nous parlions. De là, que l’intuition des deux nuances ne nécessite d’aucune façon la connaissance de leur différence. Il suit de ce que nous venons de dire que la nature des données sensibles ne peut valablement servir à prouver que celles-ci ne sont pas composées d’unités mutuellement extérieures. On peut admettre d’autre part que rien ne nécessite spécialement dans leur carac­ tère empirique l’idée de la composition d’unités mutuel­ lement extérieures. Que si l’on maintient cette vue, ce doit être pour des raisons logiques, et non empiriques. 156

Je crois que ces raisons logiques cadrent avec la conclu­ sion. Elles reposent, en définitive, sur l’impossibilité d’expliquer le complexe sans supposer ses constituants. Ainsi, il est indéniable que le champ visuel soit com­ plexe. Et autant que je sache, il y a toujours une contra­ diction interne dans les théories qui essaient, tout en admettant cette complexité, de nier qu’elle résulte d’une combinaison de termes mutuellement extérieurs. Mais, poursuivre ce sujet nous écarterait trop de notre objet principal. Je n’en dirai donc pas plus. c) On prétend parfois que l’explication mathématique du mouvement n’est qu’une fiction, parce qu’elle sup­ pose des points et des instants. Il faut ici distinguer deux questions. Il y a la question de l’espace et du temps, absolus ou relatifs ; et il y a la question de savoir si ce qui occupe l’espace et le temps doit se com­ poser d’éléments sans étendue ni durée. Et chacune de ces questions peut revêtir à son tour deux formes, à savoir : (a) l’hypothèse est-elle compatible avec les faits et avec la logique? (β) La nécessité vient-elle des faits ou de la logique? Je désire répondre dans chaque cas, oui à la question sous sa première forme, et non sous sa seconde forme. Mais en aucun cas, l’explication mathématique du mouvement ne sera une fiction, pourvu que l’on interprète exactement les termes de « point » et « d’instant ». Quelques mots et chacune des alternatives deviendra claire. Au point de vue formel, la mathématique adopte une théorie de l’espace et du temps absolus, c’est-à-dire qu’elle suppose que, en dehors des choses qui sont dans l’espace et dans le temps, il y a aussi des entités, appelées « points » et « instants » qui sont occupés par les choses. Cette vue des choses, en dépit du fait qu’elle a été dé­ fendue par Newton, les mathématiciens l’ont considérée longtemps comme une fiction simplement commode. Il n’y a, me semble-t-il, aucune évidence pour ou contre. Elle est logiquement possible, et cohérente avec les faits. Mais les faits sont également compatibles avec la négation des entités spatiales et temporelles posées en plus des choses en relation dans l’espace et dans le 157

temps. De là, conformément au « rasoir d’Occam » nous ferons bien de nous abstenir soit de supposer, soit de nier les points et les instants. Ceci signifie, tant qu’il s’agit du point de vue pratique, que nous adoptons la théorie des relations car, en pratique, s’abstenir de l’hypothèse des points et des instants a le même effet qu’une fin de non-recevoir radicale. Mais rigoureusement parlant, en théorie, les deux attitudes diffèrent complè­ tement, puisque la négation radicale introduit une affirmation dogmatique invérifiable, totalement absente, quand nous ne faisons que suspendre notre jugement. Donc, bien que nous dérivions points et instants des choses, nous laisserons l’alternative ouverte quant à leur existence indépendante comme entités simples. Venons-en à la question de savoir s’il faut concevoir les choses dans l’espace et dans le temps comme des composés d’éléments inétendus et sans durée, c’està-dire d’éléments qui n’occupent qu’un point et un ins­ tant. La physique suppose formellement, par ses équa­ tions différentielles, que les choses consistent en éléments qui n’occupent qu’un point à chaque instant, mais per­ sistent au cours du temps. Pour des motifs que j’ai expliqués dans la quatrième leçon, la persistance des choses au cours du temps doit être considérée comme le résultat formel d’une construction logique, et non comme impliquant nécessairement une permanence de fait. Les mêmes motifs, en fait, qui conduisirent à la division des choses en particules ponctuelles, doivent probablement conduire à leur division en particules instantanées, de sorte que le constituant ultime et formel de la matière en physique sera une particulepoint-instant. Pareils objets, de même que les particules de la physique, ne sont pas des données. Le même prin­ cipe d’économie d’hypothèses, qui nous dicta, en pra­ tique, l’adoption d’un espace et d’un temps relatifs plutôt qu’absolus, nous dicte également, en pratique, l’adoption d’éléments matériels qui aient une étendue et une durée finie. Puisque, comme nous l’avons vu dans la quatrième conférence, points et instants se peuvent construire comme des fonctions logiques d’élé158

ments de ce genre, l’explication mathématique du mouvement, dans laquelle une particule passe conti­ nûment par une série continue de points, peut s’inter­ préter sous une forme qui ne suppose que des éléments ayant, conformément à nos données concrètes, une extension et une durée finies. Ainsi, l’explication mathé­ matique du mouvement peut échapper, dans la mesure où il y est question de l’emploi de points et d’instants, à l’accusation de faire usage de fictions. d) Passons maintenant à la question : y a-t-il, dans le fait empirique actuel, une raison suffisante quel­ conque de croire que le monde sensible soit continu? La réponse doit ici, je pense, être négative. Nous pou­ vons dire que l’hypothèse de la continuité est parfai­ tement compatible avec les faits et la logique, et qu’elle est plus simple, au point de vue technique, que toute autre hypothèse soutenable. Mais comme notre pouvoir de discrimination entre des objets sensibles fort pareils n’est pas infiniment précis, il est tout à fait impossible de décider entre différentes théories, qui ne sont séparées que par ce qui est en marge de la discrimination. Si, par exemple, la surface colorée que nous voyons, consiste en un nombre fini de très petites surfaces, et si le mou­ vement que nous voyons consiste, comme au cinéma­ tographe, dans un très grand nombre fini de positions successives, empiriquement, nous ne pourrons rien découvrir qui nous montre que les objets sensibles ne sont pas continus. Il y a dans ce que nous appelons la continuité expérimentée, comme celle, par exemple, que l’on dit donnée aux sens, un élément négatif im­ portant. L’absence de perception d’une différence a lieu dans des cas dont on pense qu’ils donnent la per­ ception de l’absence de différence. Ainsi, quand nous ne pouvons distinguer une couleur A d’une couleur B, ni B d’une couleur C, mais bien A de C, l’indiscernabilité est un fait purement négatif, à savoir que nous ne per­ cevons pas de différence. Eu égard même aux données immédiates, ce n’est pas une raison pour nier qu’il y ait une différence. Si donc nous voyons une surface colorée dont la teinte change progressivement, nous ne saurons 159

pas distinguer, lorsque le changement est continu, ses apparences sensibles de ce qu’elles seraient si le change­ ment s’opérait par petites sautes finies. Si cela est vrai, à ce qu’il me semble, il suit qu’il ne peut jamais y avoir de certitude empirique pour démontrer que le monde sensible est continu, et n’est pas une collection d’élé­ ments finis en très grand nombre, dont chacun diffère de son voisin à un degré fini, mais très minime. La continuité de l’espace et du temps, le nombre infini de nuances diverses du spectre, etc., sont des hypothèses de nature invérifiables — parfaitement possibles logi­ quement, parfaitement compatibles avec les faits connus, et d’une technique plus simple que toute autre hypothèse, mais non les seules hypothèses qui soient logiquement et empiriquement admissibles. Si l’on construit une théorie de la relation des instants, où « l’instant » soit défini comme un groupe d’événements simultanés, tout événement extérieur au groupe n’étant pas tout à fait simultané, dès lors, si notre série résul­ tante d’instants est compacte, il doit être possible, si x précède totalement y, de trouver un événement z simul­ tané en partie avec x, qui précède totalement quelque événement précédant totalement y. Mais ceci requiert que le nombre d’événements en question soit infini pour toute période finie. Si c’est le cas dans le monde des données sensibles d’un être individuel, et si chaque donnée sensible doit avoir au moins une certaine étendue temporelle finie, il faudra supposer que nous avons toujours un nombre infini de données sensibles simul­ tanées dans toute donnée sensible actuelle. En appli­ quant des considérations analogues à l’espace, et en supposant que les données sensibles doivent avoir au moins une certaine étendue spatiale, il faudra supposer qu’un nombre infini de données sensibles interfèrent spatialement dans toute donnée sensible actuelle. Cette hypothèse est admissible, si nous supposons qu’une donnée sensible singulière, par exemple de la vision, occupe une surface finie, enveloppant d’autres surfaces, qui sont également des données sensibles singulières. Mais une telle hypothèse présente des difficultés, et je 160

ne sais pas si l’on pourrait les surmonter avec succès. Sinon, nous devons nous résoudre à une des deux choses suivantes : ou bien déclarer que le monde des données sensibles d’un individu n’est pas continu, ou bien refuser d’admettre une limite quelconque inférieure à la durée et à l’étendue d’une donnée sensible singulière. La dernière hypothèse paraît insoutenable, de sorte qu’il semblerait que nous devrions conclure que l’espace des données sensibles n’est pas continu ; mais cela ne nous empêche pas d’admettre que les données sensibles se composent de parties qui ne sont pas des données sensibles et que l’espace de ces parties peut être continu. L’analyse logique que nous avons examinée nous outille pour traiter ces diverses hypothèses, et le verdict empi­ rique en faveur de l’une ou l’autre est un problème qu’il faut laisser résoudre par le psychologue. 3° Nous devons maintenant considérer la réponse de la logique aux difficultés alléguées contre la théorie mathématique du mouvement, ou plutôt la réponse de la logique à la théorie positive défendue dans l’autre camp. La théorie défendue explicitement par Bergson, et impliquée dans la doctrine de beaucoup de philo­ sophes, c’est qu’un mouvement est quelque chose d’indivisible et qu’on ne peut réduire par l’analyse à la série de ses états. Ceci n’est qu’une face d’une doc­ trine plus générale, qui prétend que l’analyse use tou­ jours d’artifices, parce que les parties d’un ensemble complexe diffèrent, combinées dans l’ensemble, de ce qu’elles pourraient être isolément. Il est fort difficile de présenter cette doctrine sous une forme qui ait une signification précise. Souvent interviennent des argu­ ments qui n’ont rien à voir avec la question. On prétend ainsi que la paternité modifie la nature d’un homme à cause de la relation nouvelle dans laquelle il se trouve, en sorte qu’il n’est pas strictement identique à l’homme qui auparavant n’était pas père. Il se peut que ce soit vrai, mais c’est un fait qui relève de la causalité psy­ chologique, non un fait logique. La doctrine, poussée à bout, finirait par dire qu’un homme qui est père ne peut être identique à un homme qui est fils, parce qu’il 161

est modifié d’une part par la relation de paternité, et de l’autre par celle de fils. En fait, nous pouvons très bien rendre la doctrine que nous combattons sous la forme : Il ne peut jamais y avoir deux faits qui concernent la même chose. Un fait concernant une chose constitue ou implique une relation à une ou plusieurs entités ; ainsi deux faits, concernant une même chose, envelop­ peraient deux relations de la même chose. Mais la doc­ trine en question prétend qu’une chose est modifiée suivant ses relations de telle sorte que ce ne peut être la même chose dans une relation que dans une autre. D’où, si cette doctrine est exacte, il ne peut jamais y avoir plus d’un fait concernant une chose quelconque. Je ne pense pas que ces philosophes se soient bien repré­ senté que telle est l’attitude précise qu’ils défendent, parce que, sous cette forme, elle est si contraire à la vérité commune que sa fausseté éclate dès lors qu’on la formule. Mais la discussion de cette question enveloppe tant de subtilités logiques, elle est hérissée de tant de difficultés que je ne la poursuivrai pas à présent. Dès que l’on rejette la doctrine générale qui précède, il est évident que, où il y a changement, il doit y avoir succession d’états. Il ne peut y avoir changement — et le mouvement n’est qu’un cas particulier du chan­ gement, s’il n’existe à un certain moment, quelque chose de différent de ce qui existe à un autre moment. C’est pourquoi, le changement enveloppe des relations d’ordre complexe, et requiert l’analyse. Tant que notre analyse n’atteint que de plus petits changements, elle est incomplète. Si elle est complète, elle doit aboutir à des termes qui ne sont plus des changements, mais sont en relation d’antériorité et de postériorité. Dans le cas de changements qui paraissent continus, comme les mouvements, il semble impossible de trouver quoi que ce soit d’autre que du changement, tant que nous avons affaire à des périodes finies du temps, si courtes soient-elles. Nous sommes donc ramenés, par une nécessité logique, à la conception d’instants sans durée, ou du moins sans la moindre durée que nos instruments mêmes les plus délicats puissent nous déceler. Cette 162

conception, quoiqu’elle paraisse malaisée, est réellement plus commode que toutes celles auxquelles nous auto­ risent les faits. C’est une sorte de canevas logique dans lequel doit pouvoir tenir toute théorie — qui n’expose pas nécessairement les faits bruts, mais se présente sous une forme où l’exposé authentique des faits bruts peut se faire au moyen d’une interprétation convenable. Nous avons entrepris les faits bruts du monde physique dans les leçons précédentes ; nous nous sommes occupés dans celle-ci de montrer qu’il n’y a dans les faits bruts rien d’incompatible avec la doctrine mathématique du continu, ou qui requière un continu radicalement différent de celui du mouvement en mathématiques.

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SIXIÈME CONFÉRENCE

HISTORIQUE DU PROBLÈME

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DE L’INFINI

On se souvient que, lorsque nous avons énuméré les arguments au nom desquels on avait mis la réalité du monde sensible en question, nous avons mentionné, entre autre, la prétendue impossibilité de l’infini et du continu. Notre discussion précédente de la physique pourrait laisser croire qu’il n’y a pas de certitude empi­ rique concluante en faveur de l’infinitude et de la conti­ nuité des objets sensibles et de la matière. Quoi qu’il en soit, l’explication qui suppose l’infini et le continu demeure, au point de vue scientifique, incomparable­ ment plus aisée et plus naturelle que toute autre, et depuis que Georges Cantor a montré que les prétendues contradictions étaient illusoires, il n’y a plus désormais de raison pour s’acharner à donner une explication finitiste du monde. Toutes les difficultés touchant le continu découlent du fait qu’une série continue doit avoir un nombre infini de termes, et ne sont en fait que des difficultés concernant l’infini. D’où il suit qu’en affranchissant l’infini de contradiction, nous montrons en même temps la possibilité logique du continu que suppose la science. La manière dont on a usé de l’infini pour discréditer le monde sensible peut s’illustrer au moyen des deux premières Antinomies Kantiennes. Prenons d’abord la thèse : « Le monde a un commencement dans le temps, 164

et pour ce qui regarde l’espace, il est borné ». Antith èse : « Le monde n’a pas de commencement, ni de limites dans l’espace ; il est infini dans l’espace et dans le temps. » Kant entend démontrer ces deux propositions, alors que, si ce que nous avons dit de la logique moderne est vrai, il doit être impossible de prouver l’une ou l’autre. Toutefois, pour sauver le monde sensible, il suffit de ruiner une des deux preuves. Pour notre objet présent, c’est la preuve du monde fini qui nous intéresse. L’ar­ gument Kantien de l’espace repose ici sur celui du temps. Nous ne devons donc examiner que celui qui concerne le temps. Voici ce qu’il dit : « Supposons donc que le monde n’ait pas de commen­ cement dans le temps, de telle sorte qu’à chaque instant donné une éternité se soit écoulée, et qu’une série infinie d’états successifs des choses se soit écoulée dans le monde. Mais l’infinitude d’une série ne consiste qu’en ceci qu’elle ne peut jamais se compléter par une synthèse successive. C’est pourquoi, une série infinie dans le passé du monde est impossible, et par conséquent, un commencement au monde est une condition nécessaire de son existence. Ce qui était la première chose à démontrer. » On peut formuler plusieurs critiques contre cet argu­ ment, mais nous nous contenterons du strict minimum. Et d’abord, c’est une erreur de définir l’infinitude d’une série comme « l’impossibilité de la compléter au moyen d’une synthèse successive ». La notion d’infini, comme nous le verrons dans la prochaine leçon, est avant tout une propriété de classes, et n’est que secondairement applicable aux séries. Les classes infinies sont données dans leur intégrité par la définition des propriétés de leurs membres, de sorte qu’il n’est pas question de les « compléter » ou de « synthèse successive ». Et le terme de « synthèse », qui suggère l’activité de synthèse de l’esprit, introduit, plus ou moins subrepticement, la référence à l’esprit dont toute la philosophie de Kant est infectée. En second lieu, lorsque Kant dit qu’une série infinie ne peut « jamais » être complétée par une synthèse successive, tout ce qu’il a le droit de dire, c’est qu’on ne peut pas la compléter tout au plus dans 165

un temps fini. Ce qu’il prouve donc réellement, c’est, à la rigueur, si le monde n’a pas de commencement, qu’il doit avoir déjà existé un temps infini. Ce n’est qu’une très pauvre conclusion, dont il n’a que faire pour son objet. Et devant ce résultat, nous pouvons, si nous le voulons, abandonner la première antinomie. Il vaut cependant bien la peine de chercher comment Kant en vint à faire une erreur si grossière. Ce qui se produisit dans son imagination fut quelque chose comme ceci : Partant du présent pour rétrograder dans le temps, nous avons, si le monde n’a pas de commencement, une série infinie d’événements. Comme le montre le terme de « synthèse », il imagina un esprit s’efforçant de les saisir successivement, dans l’ordre inverse de leur apparition, c’est-à-dire en allant du présent vers le passé. Cette série-là n’a évidemment pas de fin. Mais la série des événements qui aboutit au présent a un terme, puisqu’elle aboutit au présent. Par suite du subjectivisme invétéré de ses habitudes d’esprit, il ne prit pas garde qu’il avait renversé le sens de la série, en substituant une synthèse allant vers le passé à l’ap­ parition des événements qui se produisent dans la di­ rection du présent, et il s’imagina ainsi qu’il était né­ cessaire d’identifier la série mentale, qui n’avait pas de terme dernier, avec la série physique, qui en avait un, mais pas de commencement. Ce fut cette méprise, je pense, qui l’amena inconsciemment à attribuer de la valeur à un pauvre et singulier raisonnement entaché d’erreur. La seconde Antinomie illustre la subordination du problème du continu au problème de l’infini. Thèse : « Dans le monde, toute substance complexe est cons­ tituée de parties simples, et il n’existe que du simple ou du composé de simple. » Antithèse : « Il n’existe pas dans le monde de choses complexes formées d’éléments simples, et il n’existe nulle part rien de simple. » Ici, comme précédemment, les preuves de la thèse et de l’antithèse prêtent le flanc à la critique, mais si l’on veut justifier le monde physique et le monde sensible, il suffit de dénoncer l’erreur dans l’une des preuves. 166

Nous choisirons à cet effet la preuve de l’antithèse, qui se présente comme suit : « Supposez qu’une chose complexe (une substance) soit constituée de parties simples. Puisque toute relation extérieure, et donc toute composition de substances, n’est possible que dans l’espace, l’espace occupé par une chose complexe doit se composer d’autant de parties que la chose. Toutefois l’espace ne se compose pas de parties simples, mais d’espaces. » Le reste de l’argument ne doit pas nous retenir, parce que le nerf de la preuve gît dans : « l’espace ne se compose pas de parties simples, mais d’espaces ». Ceci ressemble à l’objection de Bergson contre « l’absurde proposition qui dit que le mouvement est fait d’immobilités ». Kant ne nous renseigne pas pourquoi il prétend qu’un espace doit plutôt se composer d’espaces que de parties simples. La géométrie considère l’espace comme fait de points, qui sont simples ; et quand bien même, comme nous l’avons vu, cette vision ne serait pas scientifiquement ou logi­ quement nécessaire, elle reste de prime abord possible, et sa seule possibilité suffit à vicier l’argument de Kant. Car, si la preuve de la thèse de l’antinomie était valable, et si l’on ne pouvait éviter l’antithèse qu’en supposant des points, dès lors l’antinomie elle-même apporterait un argument concluant en faveur des points. Pourquoi donc Kant a-t-il pensé qu’il était impossible que l’espace fût composé de points? Je crois que deux considérations doivent l’avoir probablement influencé. D’abord, l’essentiel dans l’ordre spatial c’est l’ordre spatial, et de simples points, comme tels, n’expliquent pas l’ordre spatial. Il est clair que son argument suppose l’espace absolu, mais seules les rela­ tions spatiales importent, et elles ne peuvent se réduire à des points. Le fond de son attitude dépend donc de son ignorance de la théorie logique de l’ordre, et de ses hésitations entre l’espace absolu et relatif. Mais son opinion a un autre fondement, qui touche plus à notre sujet. Elle repose sur la divisibilité infinie. On peut diviser un espace en deux, le diviser encore, et ainsi de suite à l’infini, et à chaque étape de l’opération, les 167

parties sont encore de l’espace, et non des points. Pour obtenir des points par cette méthode, il faudrait arriver au bout d’une opération interminable, ce qui est impos­ sible. Mais, tout comme une classe infinie peut inté­ gralement être donnée par le concept qui la définit, quoiqu’on ne puisse en atteindre [le contenu] par énumé­ ration successive [de ses termes], de même un groupe infini de points peut être donné intégralement comme formant une ligne, une aire ou un volume, quoiqu’ils ne puissent jamais être atteints par des divisions suc­ cessives. La divisibilité infinie de l’espace n’est donc pas un argument contre un espace composé de points. Kant ne donne pas les raisons de sa fin de non-recevoir, et nous ne pouvons donc que faire des conjectures. Mais les deux motifs précédents, dont nous venons de dé­ noncer la fausseté, semblent suffire à rendre compte de son opinion, et nous pouvons donc conclure que l’anti­ thèse de la seconde antinomie est sans preuve. Nous n’avons introduit l’exemple des Antinomies Kantiennes que pour montrer comment le problème de l’infini relève du problème de la réalité des objets sensibles. Dans la suite de cette leçon, je désire poser et expliquer le problème de l’infini, montrer comme il naît, et combien toutes les solutions des philosophes sont irrelevantes. Dans la leçon suivante, j’essaierai d’expliquer la véritable solution, découverte par des mathématiciens, mais qui n’appartient pas moins essen­ tiellement à la philosophie. Leur solution est définitive, en ce sens qu’elle satisfait entièrement et convainc tous ceux qui l’étudient avec soin. Car il y a plus de deux mille ans que ce problème déjoue l’intelligence humaine ; tant d’erreurs, et ce succès final, rendent ce problème spécialement précieux quand il s’agit d’illustrer une méthode. Le problème semble s’être posé à peu près de la ma­ nière suivante (1). Pythagore et ses disciples, qui s’in(1) Pour ce qui touche aux débuts de la philosophie grecque, j’ai largement puisé dans l’excellent ouvrage de Burnet, Early Greek Philosophy (London, 1908) (traduit en français : L’Aurore de la Philosophie grecque, Paris, Payot, 1970). J’ai reçu également

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téressaient, comme Descartes le fera, à l’application du nombre à la géométrie, adoptèrent dans cette science des méthodes arithmétiques, au lieu de celles avec les­ quelles Euclide nous a familiarisés. Ils croyaient, ou leurs contemporains, les atomistes, croyaient apparem­ ment que l’espace est composé de points indivisibles et le temps, d’instants indivisibles (1). Cette croyance n’aurait pas par elle-même soulevé les difficultés qu’elle rencontra, mais elle allait probablement de pair avec une autre croyance, à savoir que le nombre de points de toute aire finie, ou le nombre d’instants de toute période finie, devait être fini. J’imagine que cette dernière croyance n’était pas consciente, parce qu’aucune autre possibilité ne s’était probablement présentée à leur es­ prit. Mais la croyance n’en opéra pas moins, et les mit bientôt en conflit avec les faits qu’ils découvraient euxmêmes. Avant d’exposer comment ceci se produisit, il est nécessaire de dire un mot pour expliquer les termes : « un nombre fini ». L’explication exacte fait l’objet de la prochaine leçon ; qu’il nous suffise pour le moment de dire que j’entends par là, 0, 1, 2, 3, etc., une fois pour toutes — en d’autres mots, tout nombre que l’on peut obtenir par addition successive de nombres. Ceci com­ prend tous les nombres exprimables au moyen des nom­ bres ordinaires, et puisque pareils nombres peuvent être de plus en plus grands, sans jamais atteindre un maximum que l’on ne peut surpasser, il est facile de supposer qu’il n’existe pas d’autres nombres. Mais cette supposition, si naturelle qu’elle soit, est une erreur. Quant à savoir si les Pythagoriciens eux-mêmes consi­ déraient l’espace et le temps comme des composés de points et d’instants indivisibles, c’est discutable (2). Il de précieux conseils de M. D. S. Robertson de Trinity College. Il m’a aidé de sa connaissance du grec, et a attiré mon attention sur d’importantes références. (1) Cf. Aristote, Métaphysique, M. 6, 1080 b, 18 sq, et 1083 b, 8 sq. (2) Il y a quelque raison de croire que les Pythagoriciens distinguaient la quantité discontinue de la continue. G. J. Allman dans sa Greek Geometry from Thales to Euclid dit (p. 23) que « les Pythagoriciens divisaient la science mathématique en quatre branches, attribuant une part à la quantité discrète, τό πὸσον,

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semble que la distinction entre l’espace et la matière ne fut pas encore clairement établie, et que lorsqu’ils ex­ priment une idée atomiste, il est donc malaisé de déci­ der s’ils entendent parler de particules matérielles ou de points de l’espace. Il y a un intéressant passage (1) de la Physique (2) d’Aristote où il dit : « Tous les Pythagoriciens prétendent que le vide existe, et disent qu’il entre dans les cieux-mêmes par un souffle illimité, d’autant plus que les cieux respirent dans le vide également, et que le vide différencie les natures, à peu près comme sont séparées les choses qui se succè­ dent, ce qui constitue pour ainsi dire leur différenciation ; et que ceci se passe d’abord également pour les nombres, car c’est le vide qui les différencie. » Ceci paraît impliquer qu’ils considéraient la matière comme constituée d’atomes séparés par de l’espace vide. S’il en est ainsi, ils devaient penser qu’il y avait moyen d’étudier l’espace en ne faisant attention qu’aux atomes, car autrement on expliquerait difficilement leurs mé­ thodes arithmétiques en géométrie, ou leur proposition que « les choses sont des nombres ». La difficulté qui embarrassait les Pythagoriciens dans leurs tentatives d’appliquer les nombres, provenait de leur découverte des incommensurables, et celle-ci se produisit, à son tour, comme suit. Pythagore, comme et une part à la quantité continue, τό πηλίκον ; et ils assignaient à chacune une subdivision en deux branches. Car ils disaient que la quantité discrète, ou le combien nombreux (how many), subsiste tantôt par elle-même, ou doit tantôt être considérée en relation à quelque chose d’autre ; mais que la quantité continue, ou le combien grand (how much), est ou bien stable ou bien en mou­ vement. De là, qu’ils affirmaient que l’arithmétique contemple la quantité discrète, qui subsiste d’elle-même, et la musique celle qui est en relation à une autre ; et que la géométrie considère la quantité continue pour autant qu’elle soit immobile, et que l’astronomie (τήν σφαιρκήν) contemple la quantité continue, pour autant qu’elle soit de nature à se mouvoir spontanément. — (Proclus, édit. Friedlein p. 35. Quant à la distinction entre τὸ πηλίκον continu, et τὸ πόσον quantité discrète, voyez Jambl. in Nicomachi Geraseni Arithmeticam introductionem, édit. Tennulius, p. 148) ». Cf. p. 48. (1) Cité par Burnet, op. cii. (p. 120 édit. angl.) (2) IV, 6, 213 b, 22 ; H. Ritter et L. Preller, Historia Philosophiœ Graecae, 8e éd. Gotha, 1898, p. 75 (toute référence à cet ouvrage se fera dorénavant sous les initiales R. P.).

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nous l’avons tous appris dans notre jeunesse, découvrit la proposition que la somme des carrés construits sur les côtés d’un triangle rectangle est égale au carré de l’hypothénuse. On rapporte qu’il sacrifia un bœuf lors de la découverte de ce théorème. S’il en est bien ainsi, ce bœuf fut le premier martyr de la science. Mais on s’aperçut très vite que ce théorème, en dépit du fait que ce soit demeuré le grand titre de gloire de Pythagore, était plein de conséquences fatales à l’en­ semble de sa philosophie. Considérez le cas d’un triangle rectangle dont les deux côtés sont égaux, un triangle formé par les deux côtés d’un carré et de sa diago­ nale. En vertu du théorème, le carré de la diagonale est égal au double du carré construit sur l’un des côtés. Mais Pythagore, ou ses disciples immédiats, démon­ trèrent aisément que le carré d’un nombre entier ne peut être le double du carré d’un autre (1). Ainsi, la longueur du côté et celle de la diagonale sont incom­ mensurables ; c’est-à-dire que, si petite que soit l’unité de mesure choisie, si elle est contenue un nombre exact de fois dans le côté, elle ne l’est pas dans la diagonale, et vice versa. Toute philosophie aurait pu assimiler ce fait sans difficulté, mais il fut absolument fatal à la philosophie Pythagoricienne. Pythagore prétendait que le nombre constitue l’essence de toutes choses, et voici que deux nombres ne pouvaient pas exprimer le rapport du côté d’un carré à la diagonale. Il semble que nous pourrions accroître son embarras, sans nous départir de sa pensée, en imaginant que, pour lui, le nombre d’atomes contenus (1) La démonstration pythagoricienne est à peu de chose près la suivante. Supposons que le rapport de la diagonale au côté du carré soit m/n n où m et n sont des nombres entiers sans facteur commun. Nous devons ensuite avoir m2 = 2 n2. Or le carré d’un nombre impair est impair, et m* étant égal à 2 n3, doit être pair. D’où m sera pair. Mais alors, le carré d’un nombre pair se divise par 4, et n2 qui est la moitié de m2 doit être pair. D’où n doit être pair. Mais puisque m est pair et que m et n n’ont pas de facteur commun, n doit être impair. Donc n doit être à la fois pair et impair, ce qui est impossible. C’est pourquoi, la diagonale et la cathète ne peuvent avoir de rapport rationnel.

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dans une ligne déterminait sa longueur — une ligne de deux pouces contiendrait deux fois plus d’atomes qu’une ligne d’un pouce, et ainsi de suite. Mais si cela était vrai, il devrait y avoir un rapport numérique défini entre deux longueurs finies quelconques, puisqu’on supposait fini le nombre d’atomes de chacune, si grand soit-il. Il y avait là une contradiction insoluble. Les Pythago­ riciens, dit-on, résolurent de garder dans un profond se­ cret l’existence des incommensurables, que l’on ne révé­ lait qu’à quelques fortes tètes de la secte ; et l’on raconte que l’un d’eux, Hippasos de Métaponte, fut précipité à la mer pour avoir dévoilé, l’impie, la terrible découverte à leurs ennemis. Rappelez-vous que Pythagore était fondateur d’une religion nouvelle autant que professeur d’une science nouvelle ; que si l’on mettait la science en doute, les disciples pourraient pêcher, et peut-être manger des fèves, ce qui, aux yeux de Pythagore, était un aussi grand crime que l’anthropophagie. Le problème soulevé d’abord par la découverte des incommensurables, se montra, à la longue, un des plus graves et des plus profonds à la fois auquel ait eu à faire face l’intelligence humaine essayant de comprendre le monde. Il montrait tout à coup que les mesures numé­ riques des longueurs exigeaient, pour être rigoureuses, une arithmétique plus élaborée et plus difficile qu’aucune de celles que possédaient les Anciens. Ils s’attachèrent donc à reconstruire une géométrie sur une base qui ne supposait pas la possibilité universelle de la mesure numérique — reconstruction qu’ils effectuèrent, comme on peut le voir par Euclide, avec un talent extraordi­ naire et une grande finesse logique. Les modernes, sous l’influence de la géométrie Cartésienne, ont réaffirmé la possibilité universelle de la mesure numérique, élargis­ sant en partie l’arithmétique dans le but d’y comprendre ce que l’on appelle les nombres « irrationnels », qui don­ nent des rapports du type des longueurs incommensu­ rables. Malgré le long usage que l’on fit, sans le moindre scrupule, des nombres irrationnels, ce n’est qu’au cours de ces dernières années que l’on en a donné des défini­ tions logiques satisfaisantes. Grâce à ces définitions, 172

les premières formes, et les plus manifestes, de la diffi­ culté, que rencontrèrent les Pythagoriciens, ont été réso­ lues ; mais la difficulté reste à envisager sous d’autres formes, et ce sont celles-là qui nous introduisent dans le problème de l’infini sous sa forme pure. Nous avons vu qu’en acceptant l’idée de la longueur composée de points, l’existence des incommensurables nous prouve que chaque longueur finie doit contenir un nombre infini de points. En d’autres termes, si nous devions retirer chaque point, un à un, nous ne les aurions jamais retiré tous, si long que soit le temps de cette opé­ ration. C’est pourquoi, on ne peut compter le nombre de points, parce que compter est une opération qui énu­ mère les choses une à une. Cette incapacité d’être comptées caractérise les collections infinies, elle est cause de beaucoup de leurs qualités paradoxales. Ces qualités étaient si paradoxales jusqu’à nos jours que l’on pensait qu’elles constituaient des contradictions logiques. Une longue lignée de philosophes, depuis Zénon (1) jusqu’à Bergson, ont basé une grande part de leur métaphysique sur la prétendue impossibilité de collections infinies. Toutes les difficultés furent dans l’ensemble dénoncées par Zénon et rien n’y fut ajouté en substance jusqu’aux Paradoxien des Unendlichen de Bolzano, petit ouvrage écrit entre 1847 et 1848, et dont la publication posthume date de 1851. Toutes les tentatives pour aborder le pro­ blème, dans l’intervalle, sont sans valeur et par consé­ quent négligeables. Nous devons la solution définitive des difficultés, non à Bolzano, mais à Georges Cantor, dont l’ouvrage traitant ce sujet parut d’abord en 1882. Pour comprendre Zénon et le faible apport de la méta­ physique orthodoxe moderne à l’œuvre parfait des Grecs, nous devons considérer, un moment, son maître Parménide, à cause duquel furent inventés les paradoxes (2). (1) En ce qui concerne Zénon et les Pythagoriciens, j’ai trouvé de nombreuses informations et des critiques précieuses chez M. P. E. B. Jourdain. (2) C’est ce que Platon fait dire à Zénon dans le Parménide de l’ensemble de sa philosophie, et intrinsèquement autant qu’extrinsèquement tout est en faveur de cette thèse.

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Parménide exposa ses idées dans un poème divisé en deux parties, le Chemin du vrai, et le Chemin de l’opinion, comme l’Apparence et la Réalité de Bradley, sauf que Parménide nous parle de la réalité avant de parler de l’apparence. Le Chemin de l’opinion c’est en gros, dans sa philosophie, le Pythagorisme. Il commence par un avertissement : « Je cesse ici mon discours proprement dit et mes pensées sur la vérité. J’étudie désormais l’opi­ nion des mortels, attentif à l’ordre décevant de mes pa­ roles. » Ce qui précédait, était révélé par une déesse, qui lui révélait ce qui est réellement. La réalité, dit-elle, est incréée, indestructible, inchangeante, indivisible, elle est « immobile dans des chaînes puissantes, sans commencement ni fin, la naissance et le devenir ayant été éloignés, la croyance vraie les ayant fait échouer ». Le principe fondamental de sa recherche est posé dans une phrase qui ne serait pas déplacée chez Hegel (1) : « Tu ne peux connaître ce qui n’est pas, c’est impossible — ni l’exprimer, car c’est la même chose ce qui est pen­ sable et ce qui est. » Et de même : « Il faut que ce soit ce dont on peut parler et ce à quoi on peut penser, car cela seul peut être, et il n’est pas possible à ce qui est de ne rien être. » L’impossibilité du changement suit de ce principe, car de ce qui est posé on peut parler, et, par principe donc, est encore. La grande conception d’une réalité par-delà les illu­ sions passagères des sens, d’une réalité une, indivisible, inchangeante, fut ainsi introduite dans la philosophie occidentale par Parménide, non, semble-t-il, pour des motifs religieux ou mystiques, mais sur la foi d’un argu­ ment logique relatif à l’impossibilité du non-être. Tous les grands systèmes métaphysiques — notamment ceux de Platon, Spinoza et Hegel — sont l’abou­ tissant de cette idée fondamentale. Il est difficile de départir le vrai du faux dans cette idée. La thèse de l’irréalité du temps et du caractère illusoire du monde sensible doit, je pense, reposer sur une fausse argumen(1) « Avec Parménide, dit Hegel, commence proprement la philosophie » (Werke, édit. 1840, vol. XII, p. 274).

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tation. Toutefois, sous une certaine acception — dont on a le sentiment plus aisément qu’on ne l’exprime — le temps n’est qu’un caractère superficiel et sans impor­ tance de la réalité. Il faut reconnaître au passé et au fu­ tur autant de réalité qu’au présent, et il est de l’essence de la pensée philosophique de s’émanciper de la servi­ tude du temps. Le temps a plus d’importance pratique que théorique, et il est plus en relation avec nos désirs qu’avec la vérité. On obtiendra, je pense, une image plus vraie du monde en décrivant les choses comme s’insé­ rant dans le cours du temps et venant d’un monde éter­ nel, qu’en considérant le temps comme un tyran dévo­ rant tout ce qui existe. Se rendre compte à la fois par la pensée et le sentiment du peu d’importance du temps, c’est franchir le seuil de la sagesse. Mais ce peu d’im­ portance n’est pas de l’irréalité, et c’est pourquoi ce que nous dirons des arguments de Zénon, s’appuyant en cela sur ceux de Parménide, ne doit être considéré que d’un point de vue critique. Platon (1) explique les rapports de Zénon et de Par­ ménide dans le dialogue où Socrate, encore jeune homme, apprend les subtilités de la logique et le désintéresse­ ment philosophique par leur dialectique. J’emprunte le passage à la traduction de Jowett (2) : « Je comprends, Parménide, aurait observé Socrate : ce n’est pas seulement de toute ton amitié que Zénon se veut rendre inséparable, c’est aussi de ton œuvre. C’est, en quelque façon, ta thèse qu’il récrit ; mais, par le tour qu’il donne, il s’essaie à nous faire accroire que c’est une autre thèse. Ainsi, toi, dans ton poème, tu affirmes que le Tout est un, et tu en donnes force belles preuves ; lui, à son tour, affirme l’inexistence du multiple, et, de preuves, lui aussi fournit beau nombre et de belle taille. Quand, le premier affirmant l’Un, le second niant le Multiple, vous parlez chacun de votre côté de façon à sembler ne rien dire de pareil, bien que disant tout juste (1) Parménide, 128-A-D. (2) Nous donnons le texte de la traduction française de ce dialogue d’après l’édition des Œuvres Complètes de Platon, t. VIII, p. 56. Collection Budé des Universités de France, Paris, BellesLettres, 1923. (N. d. T.)

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la même chose, c’est par-dessus nos têtes, à nous pro­ fanes, que m’ont l’air de se discourir vos discours. « Soit, Socrate, aurait dit Zénon. Tu n’as donc pas absolument saisi le réel caractère de mon livre. C’est certes avec le flair des chiennes de Laconie que tu vas quêtant et poursuivant les pensées à la trace. Et cepen­ dant, voici ta première méprise : si haut vraiment ne se guinde point mon livre, que de prétendre, écrit dans les intentions que tu imagines, dérober aux humains le grandiose dessein qu’il poursuit. Ce dont tu viens de parler, ce sont là résultats accessoires. Ce que veut, en vérité, mon livre, c’est défendre à sa manière la thèse de Parménide contre ceux qui s’essaient à la bafouer et, de l’unité par elle affirmée, prétendent tirer force consé­ quences où la thèse se ridiculise et se contredise. A la réplique donc, il vient contre ceux qui affirment le mul­ tiple, et rend les coups avec usure, et entend montrer qu’encore plus ridicule que celle de l’Un apparaîtrait leur hypothèse du multiple, à qui serait capable d’en par­ courir les conséquences. » Les quatre arguments de Zénon contre le mouvement voulaient dénoncer les contradictions résultant de l’hy­ pothèse qu’il y aurait quelque chose comme du change­ ment, et donc appuyer la doctrine Parménidienne de la réalité inchangeante (1). Malheureusement, nous ne connaissons ses arguments que par Aristote (2), qui les rapporte dans le but de les réfuter. Les philosophes de notre temps qui ont vu leurs doctrines exposées par des adversaires comprendront qu’on ne peut s’attendre raisonnablement de la part d’Aristote à un rapport adé­ quat et juste sur l’attitude de Zénon. Mais en mettant quelque soin dans l’interprétation, il paraît possible de reconstruire les fameux « sophismes » « réfutés » par tous les débutants, depuis lors jusqu’à nos jours. (1) Cette interprétation est combattue par Milhaud (Les Phi­ losophes de la Grèce, p. 140 n), mais ses raisons ne me semblent pas convaincantes. Toutes les interprétations dans ce qui suit prêtent le flanc à la critique, mais elles s’appuient toutes sur des autorités réputées. (2) Physique, VI, 9, 2396 (R. P., p. 136-139).

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Les arguments de Zénon paraissent être des argu­ ments ad hominem, c’est-à-dire qu’ils semblent supposer des prémisses sur lesquelles ses adversaires sont d’accord, et montrer que, étant d’accord sur ces prémisses, il est possible de déduire des conséquences que ses adversaires doivent rejeter. Pour décider si ce sont des arguments valables ou des « sophismes », il est nécessaire de conjec­ turer des prémisses tacites et de savoir quel était cet « homme » qu’ils visaient. Quelques-uns soutiennent qu’ils étaient dirigés contre les Pythagoriciens (1), d’au­ tres ont prétendu qu’ils voulaient réfuter les atomistes (2). Evellin prétend, au contraire, qu’ils constituent une réfutation de la divisibilité infinie (3), tandis que G. Noël, en coquetterie avec Hegel, soutient que les deux premiers arguments réfutent la divisibilité infinie, mais que les deux suivants réfutent les indivisibles (4). Parmi tant d’interprétations déconcertantes et variées, nous ne pouvons du moins nous plaindre, nous n’avons que l’embarras du choix. Les questions historiques soulevées par les discus­ sions mentionnées plus haut sont sans aucun doute en grande partie insolubles, étant donné la pauvreté des matériaux sur lesquels asseoir notre certitude. Les points qui paraissent suffisamment clairs sont les suivants : 1° qu’en dépit de Milhaud et Paul Tannery, Zénon tient à prouver que le mouvement est réellement impossible, et qu’il désire le prouver parce qu’il suit Parménide dans sa fin de non-recevoir de la pluralité (5) ; 2° que le troisième et le quatrième argument procèdent de l’hy(1) Cf. Gaston Milhaud, Les Philosophes de la Grèce, p. 140 n ; Paul Tannery, Pour l’histoire de la Science Hellène, p. 249 ; Burnet, op. cit., p. 362. (2) Cf. R. K. Gaye, On Aristotle, Physics, Z. IX. Journal of Philology, vol. XXXI, en particulier, p. 111. Et Moritz Cantor, Vorlesungen über Geschichte der Mathematik, 1re éd. 1880, vol. 1, p. 168, qui adopte cependant plus tard l’opinion de Paul Tannery, Vorlesungen, 3e éd., vol. 1, p. 200. (3) Le mouvement et les partisans des indivisibles, Revue de Méta­ physique et de Morale, vol. 1, pp. 382-395. (4) Le mouvement et les arguments de Zénon d’Elée, Rev. Met. Mor., vol. 1, pp. 107-125. (5) Cf. M. Brochard, Les prétendus sophismes de Zénon d’Elée, Rev. Mét. Mor., vol. 1, pp. 209-215.

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pothèse des indivisibles, hypothèse qui, adoptée ou non par les Pythagoriciens, était sûrement fort à la mode, comme on peut le voir par le traité Des lignes indi­ visibles attribué à Aristote. Quant aux deux premiers ar­ guments, ils paraissent valables dans l’hypothèse des indivisibles, et le seraient également, sans cette hypo­ thèse, si les contradictions traditionnelles des nombres infinis étaient insolubles. Ce qui n’est pas. C’est pourquoi, nous pouvons conclure que la polé­ mique de Zénon est dirigée contre la thèse que l’espace et le temps consistent en points et en instants, et qu’en tant qu’adversaire de la thèse qu’un fragment fini d’es­ pace ou de temps consiste en un nombre fini de points et d’instants, ses arguments ne sont pas des sophismes, mais sont parfaitement valables. La conclusion à laquelle Zénon désire nous voir aboutir, c’est que la pluralité est une erreur, et qu’es­ pace et temps sont réellement indivisibles. L’autre conclusion possible, à savoir que le nombre de points et d’instants est infini, n’est pas défendable, tant que l’infini demeure encombré de contradictions. Dans un fragment, qui n’est pas un des quatre fameux arguments contre le mouvement, Zénon dit : « Si les choses sont une pluralité, elles doivent être exactement autant qu’elles sont, ni plus, ni moins. Or, si elles sont autant qu’elles sont, elles doivent être en nombre fini. Si les choses sont une pluralité, elles seront en nombre infini ; car il y aura toujours d’autres choses entre elles, et d’autres choses entre ces dernières. Donc, les choses sont en nombre infini (1). » Cet argument entend démontrer que s’il y a une pluralité de choses, leur nombre doit être à la fois fini et infini, ce qui est impossible ; d’où nous conclurons qu’il n’y a qu’une seule chose. Mais le point faible de l’argument se trouve dans la phrase : « que si elles sont exactement autant qu’elles sont, elles auront un nombre (1) Simplicius, Phys., 140,28 D (R. P. p. 133) ; Burnet, op. cit., pp. 364-365.

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fini ». Cette phrase n’est pas très claire ; il est certain qu’elle suppose l’impossibilité des nombres infinis déter­ minés. Sans cette supposition, dont on sait aujourd’hui la fausseté, les arguments de Zénon, quoiqu’ils suffisent à écarter (au nom de certaines hypothèses très raison­ nables) l’hypothèse des indivisibles finis, ne suffisent pas pour démontrer que le mouvement, le changement et la pluralité sont impossibles. Ce ne sont cependant sous aucun rapport simplement jeux de mots piquants, ce sont des arguments sérieux, soulevant des difficultés telles qu’il a fallu deux mille ans pour trouver une ré­ ponse, et qui même maintenant sont fatals pour la doctrine de beaucoup de philosophes. Le premier argument de Zénon est celui du champ de course que Burnet paraphrase comme suit (1) : « On ne peut atteindre le bout d’un champ de course. On ne peut traverser un nombre infini de points en un temps fini : il faut d’abord traverser la moitié de toute distance donnée avant de la traverser en son entier, et la moitié de celle-ci avant de la traverser. Ceci va à l’infini, de sorte qu’il y a un nombre infini de points dans tout espace donné, et l’on ne peut atteindre, un par un, dans un temps fini, un nombre infini (2). » (1) Op. cit., p. 367. (2) Les termes d’Aristote sont : Le premier est celui de la nonexistence du mouvement basé sur ce principe que ce qui se meut doit toujours atteindre le point situé à mi-chemin du but plus tôt que le point final, chose sur quoi nous donnâmes notre avis au début de notre discours. Phys., VI, 9, 939 B (R. P. 136). Aristote semble s’en référer à Phys. VI, 2, 233 A B (R. P. 136 A) : « Tout espace est continu, parce que le temps et l’espace sont divisés en un nombre égal et identique de divisions. C’est pourquoi aussi l’argument de Zénon est faux, qui dit qu’il est impossible de traverser une collection infinie ou d’atteindre terme par terme une collection infinie dans un temps fini. Car il y a deux acceptions sous lesquelles le terme d’« infini » peut s’appliquer à la fois aux longueurs et aux temps, et en fait, à toute chose continue, soit eu égard à la divisibilité, soit eu égard aux termes finaux. Il n’est pas possible d’atteindre des choses infinies eu égard au nombre, dans un temps fini, mais il est possible d’atteindre des choses infinies eu égard à la divisibilité : car le temps lui-même est éga­ lement infini dans ce sens. De sorte que nous traversons un infini (espace) en un infini (temps) et ce dans un (temps) non fini, et nous atteignons les choses infinies avec des choses infinies, non avec des choses finies. Philoponus, commentateur du XVIe siècle (R. P. 136 A, Exc. Paris, Philoponus in Arist. Phys., 803, 2 Vit.)

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Zénon en appelle d’abord au fait que toute distance, si petite soit-elle, peut être divisée en deux. De ceci il suit évidemment qu’il doit y avoir un nombre infini de points dans une ligne. Mais Aristote le représente comme défendant l’idée que l’on ne peut atteindre un nombre infini de points un par un dans un temps fini. Ces mots « un par un » sont importants. 1° S’il s’agit de tous les points atteints, dès lors, quoique nous les parcourions continûment, nous ne les atteignons pas « terme par terme », c’est-à-dire que, après avoir atteint l’un vous n’atteignez pas son voisin, car il n’y a pas deux points voisins l’un de l’autre. Entre deux points quelconques, il y en a toujours une infinité d’autres, que l’on ne saurait énumérer un à un. 2° S’il ne s’agit d’autre part que des points situés chaque fois à mi-chemin de la distance à parcourir, et obtenus en divisant en deux ce qui reste chaque fois du parcours, dès lors les points sont atteints un à un, et, quoiqu’en nombre infini, ils sont en fait tous atteints dans un temps fini. L’argument contraire pourrait passer pour un appel à la thèse qu’un temps fini doit consister en un nombre fini d’instants, dans lequel cas ce qu’il dit serait parfaitement vrai, pourvu qu’il soit absolument possible de faire une dichotomie continue. Si, d’autre part, nous supposons l’argument dirigé contre les par­ tisans de la divisibilité infinie, nous pouvons l’imaginer procédant comme suit (1) : « Les points obtenus par la division successive par moitié des distances qui sont encore à parcourir sont en nombre infini et sont atteints successivement, chacun l’étant un temps fini après le précédent, mais la somme d’un nombre infini de temps finis doit être infinie, et c’est pourquoi l’opération ne sera jamais achevée. » Il est fort possible que ce soit l’exacte interprétation historique, mais sous cette l’illustre comme suit : « Car si une chose se meut, d’une coudée en une heure, tout espace contenant un nombre infini de points, la chose en mouvement devra nécessairement toucher tous les points de l’espace : elle traversera une collection infinie dans un temps fini, ce qui est impossible. » (1) Cf. M. C. D. Broad, Note on Achilles and the Tortoise. Mind N. S., vol. XXII, pp. 318-319.

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forme l’argument n’est pas valable. Si la moitié du parcours dure une demi-minute et le quart suivant un quart de minute, et ainsi de suite, la course entière prendra une minute. La force apparente de l’argument, suivant cette interprétation, repose uniquement sur la supposition erronée qu’il ne peut rien y avoir de supérieur à l’ensemble d’une série infinie — chose dont l’observation démontre la fausseté, puisque 1 est supé­ rieur à l’ensemble de la série infinie de fractions : 1/2, 3/4, 7/8, 15/16... Le deuxième argument de Zénon, concernant Achille et la tortue, est plus célèbre que les autres. Burnet le paraphrase ainsi (1) : « Achille ne rattrapera jamais la tortue. Il doit d’abord atteindre l’endroit d’où est partie la tortue. Pendant ce temps la tortue aura de nouveau gagné du terrain. Achille doit de nouveau le rejoindre et la tortue aura de nouveau gagné du terrain. Il approche toujours, mais il ne la rejoint jamais (2). » Cet argument est essentiellement le même que le précédent. Il montre que si jamais Achille rattrape la tortue, ce doit être après un nombre infini d’instants écoulés depuis son départ. En fait, c’est vrai. Mais l’idée qu’un nombre infini d’instants constitue un temps infiniment long n’est pas vraie, et c’est pourquoi la conclusion qu’Achille ne rattrapera jamais la tortue ne s’ensuit pas. Le troisième argument (3), celui de la flèche, est très intéressant. Le texte a été mis en doute. Burnet accepte les gloses de Zeller, et paraphrase ainsi : « La flèche tirée est au repos. Car, s’il est vrai qu’une chose est au repos, lorsqu’elle occupe un espace égal à soi-même, et si ce qui vole, à tout moment donné, (1) Op. cit. (2) Aristote écrit : « Le second est celui dit d’Achille. Il consiste en ceci que le plus lent ne sera jamais dépassé dans sa course par le plus rapide, car le poursuivant doit toujours d’abord atteindre le point d’où le poursuivi vient de partir, en sorte que le plus lent doit nécessairement toujours être plus ou moins en avance. » Phys., VI, 9. 239 B (R. P. 137). (3) Phys., VI, 9.239 B (R. P. 138).

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occupe toujours un espace égal à soi-même, ce qui vole ne peut se mouvoir. » Mais suivant Prantl, la traduction littérale du texte non amendé d’Aristote sur l’argument est la suivante : « Si toute chose dont le comportement est uniforme est, soit continuellement en mouvement, soit au repos, mais si ce qui se meut est toujours dans le maintenant, la flèche est immobile. » Sous cette forme, l’argument manifeste plus clairement toute sa force que dans la glose de Burnet. Il semble qu’ici, sinon dans les deux premiers argu­ ments, la thèse qu’une partie finie du temps se compose d’une série finie d’instants successifs soit bien posée : quoi qu’il en soit, la valeur de l’argument semble dé­ pendre de l’hypothèse qu’il y a des instants consécutifs. Pendant un instant, dit-on, un corps en mouvement est où il est. 11 ne peut bouger pendant cet instant, puisque cela exigerait que l’instant eût des parties. Considérons donc, mettons une période de mille instants, et une flèche volant pendant cette période. A chacun des mille instants, la flèche est où elle est, cependant qu’à l’instant voisin, elle est quelque part ailleurs. Elle ne bouge jamais, mais par miracle, le changement de position doit se faire entre les instants, à savoir, à aucun moment. C’est ce que Bergson appelle une représen­ tation cinématographique du réel. Plus on médite la difficulté, plus elle devient réelle. La solution se trouve dans la théorie des séries continues. Comment ne pas imaginer, lorsque la flèche vole, une position voisine occupée au moment voisin2 Mais, en fait, il n’y a pas de position voisine, ni de moment voisin, et dès lors que notre imagination est arrivée à se le représenter, la difficulté disparaît. Le quatrième et dernier argument de Zénon est celui du stade (1). Burnet expose l’argument comme suit : « La moitié d’un temps peut être égale au double. Supposons trois rangées de corps, dont l’une (A) est (1) Phys., VI, 9.239 B (R. P. 139).

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au repos, tandis que les deux autres (B, C,) se meuvent avec une vitesse égale dans des directions opposées. Dans le temps où il en sont tous arrivés au même point Première position A. . . . B. . . . C. . . .

Deuxième position A. . . . B. . . . C. . . .

de la course, B aura dépassé deux fois autant de corps en C qu’en A. C’est pourquoi, le temps mis à dépasser C est deux fois plus long que le temps mis à dépasser A. Mais le temps que prennent B et C pour atteindre la position de A est pareil. Donc le double de temps est égal à la moitié. » Gaye (1) a consacré un intéressant article à l’inter­ prétation de cet argument. Sa traduction de l’exposé d’Aristote est la suivante : « Le quatrième argument est celui qui concerne les deux rangées de corps, chaque rangée étant composée d’un nombre égal de corps d’égale grandeur, se dépas­ sant sur le stade en avançant, à vitesse égale, dans des directions opposées. Une rangée occupant, au début, l’espace compris entre le but et le point situé à mi-che­ min de la distance à parcourir, l’autre celui compris entre le point situé à mi-chemin et le point de départ. Il pense que cela implique que dès lors la moitié d’un temps donné est égale au double de ce temps. L’erreur de son raisonnement gît dans la supposition qu’un corps occupe un temps égal à dépasser, à vitesse égale, un corps en mouvement et un corps d’égale grandeur au repos — supposition fausse. Soit par exemple, AA... (c’est ainsi que se présente l’argument) les corps sta­ tionnaires d’égale grandeur ; soit BB... les corps, égaux en nombre et en grandeur aux AA..., et occupant à l’ori­ gine la moitié du parcours, du point de départ jusqu’au milieu des A ; soit CC... ceux qui occupent à l’origine l’autre moitié allant du but au point situé à mi-chemin (1) Loc. cit.

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du parcours des A, égaux en nombre, grandeur et vitesse aux BB... Trois conséquences s’ensuivent. D’abord, lorsque les B et les C se dépassent mutuel­ lement, le premier B atteint le dernier C au même mo­ ment où le premier C atteint le dernier B. En second lieu, à ce moment, le premier C a dépassé tous les A, tandis que le premier B n’a dépassé que la moitié des A, et n’a, par conséquent mis que la moitié du temps mis par le premier C, quoique chacun mette un temps égal à dépasser chaque A. En troisième lieu, au même mo­ ment, tous les B ont dépassé tous les C. Car le premier C et le premier B atteindront simultanément les deux termes opposés du parcours, mais, du moins Zénon l’a dit, le temps mis par le premier C à dépasser chaque B est égal à celui mis par celui-ci à dépasser chaque A, parce que le premier B et le premier C mettent à la fois un temps égal à dépasser tous les A. Tel est l’argument. Mais il présuppose l’hypothèse erronée énoncée plus haut. » Il n’est pas très facile de suivre cet argument, et il n’est valable que lorsqu’il s’oppose à l’hypothèse d’un temps fini composé d’un nombre fini d’instants. Nous pouvons l’exposer à nouveau dans un langage différent. Supposons trois sergents instructeurs A, A’, A" sur un rang, tandis que deux files de soldats les dépassent dans des directions opposées. Au premier moment considéré, les trois hommes B, B’, B" et les trois hommes C, C’, C", sont respectivement opposés à A, A’ et A".

Première position B

B’

B"

A

A’

A"

C

C’

C"

Deuxième position

C

B

B’

A

A’

A"

C’

C"

B"

Au moment suivant, chaque file s’est déplacée, et B et C" sont opposés à A’. Donc B et C" sont opposés l’un à l’autre. Quand donc alors B a-t-il dépassé C’? 184

Ce doit avoir été dans l’intervalle de deux instants que nous imaginions consécutifs, et c’est pourquoi, les deux moments ne peuvent réellement avoir été consécutifs. Il s’ensuit qu’il doit y avoir d’autres moments entre deux moments donnés quelconques, et qu’il doit y avoir un nombre infini de moments dans tout intervalle de temps donné. La difficulté de tout à l’heure, à savoir que B doit avoir dépassé C’ à certain moment dans l’intervalle de deux moments consécutifs, est réelle, mais n’est pas précisément la difficulté de Zénon. Ce que Zénon entend prouver, c’est que « la moitié d’un temps est égale au double de ce temps ». L’explication la plus intelligible de l’argument, à ma connaissance, est celle de Gaye (1). Toutefois, comme son explication ne se résume pas facilement, j’exposerai encore une fois ce qui me paraît être essentiel au point de vue logique dans la thèse de Zénon. Si nous imaginons le temps comme une suite d’instants consécutifs, et le mouvement comme le par­ cours d’une suite de points consécutifs, le mouvement le plus rapide possible alors est celui qui, à chaque ins­ tant, se trouve au point suivant celui où il se trouvait à l’instant précédent. Tout mouvement plus lent sera un mouvement semé d’intervalles de repos, et tout mouvement plus rapide doit omettre complètement certains points. Tout ceci est évident, puisque nous ne pouvons avoir plus d’un événement à chaque instant. Mais dans le cas des A, des B et des C, B s’oppose à un nouvel A à chaque instant, et c’est pourquoi le nombre d’A dépassés donne le nombre d’instants depuis le début du mouvement. Au cours du mouvement, B a dépassé deux fois plus de C et ne peut cependant en avoir dépassé plus d’un à chaque instant. D’où il suit que le nombre d’instants depuis le début du mouvement est égal à deux fois le nombre d’A dépassés, quoique nous ayons vu précédemment qu’il était égal à ce nom­ bre. Ce résultat entraîne la conclusion de Zénon. Les arguments de Zénon ont apporté de quelque (1) Loc. cit., p. 105.

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manière des arguments à toutes les théories de l’espace, du temps et de l’infini, construites jusqu’à nos jours. Nous avons vu qu’ils sont tous valables (sous la réserve de certaines hypothèses raisonnables), du moment que l’on suppose que les espaces et les temps finis se compo­ sent d’un nombre fini de points et d’instants, et que le troisième ou le quatrième argument du moins, partaient certainement de cette hypothèse, tandis que le premier et le second, qui devaient peut-être réfuter l’hypothèse adverse, étaient faux dans ce cas. C’est pourquoi, nous pouvons échapper à ses paradoxes, soit en soutenant que, quand même l’espace et le temps seraient compo­ sés de points et d’instants, leur nombre dans tout inter­ valle fini est infini ; ou bien, en niant catégoriquement que l’espace et le temps sont composés de points et d’instants ; ou bien enfin, en niant à la fois la réalité de l’espace et du temps. Il semblerait que Zénon même, en bon disciple de Parménide, imagina la dernière de ces trois déductions possibles, à tout le moins en ce qui touche le temps. De ce côté, beaucoup de philosophes l’ont suivi. Bien d’autres, comme Bergson, ont préféré nier la composition de points et d’instants de l’espace et du temps. Chacune de ces solutions rencontrera les difficultés que formula Zénon. Mais, nous l’avons vu, on rencontrera les mêmes difficultés en admettant les nombres infinis. Et cependant, si l’on se reporte aux arguments fondamentaux, indépendamment de l’es­ pace et du temps, on doit admettre de toute manière les nombres infinis, et les séries où il n’y a pas deux termes consécutifs (1). Car, considérez, par exemple, toutes les fractions inférieures à 1, disposées suivant l’ordre des grandeurs. Entre deux fractions quelconques, il en existe d’autres, par exemple, la moyenne arithmé­ tique des deux. Ainsi il n’y a pas deux fractions consé­ cutives, et leur nombre total est infini. On constatera cependant qu’une grande part des affirmations de Zénon touchant les séries de points sur une ligne peut (1) Les séries compactes, par définition (N. d. T.)

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aussi bien s’appliquer aux séries de fractions. Et nous ne pouvons nier qu’il y ait des fractions, de sorte que deux de nos échappatoires se trouvent fermées. Il s’en­ suit que, si nous voulons résoudre toutes les difficultés dérivant par analogie de celles énoncées par Zénon, nous devons découvrir quelque théorie des nombres infinis qui soit défendable. Quelles sont alors les difficultés qui, jusque ces trente dernières années, ont porté les philosophes à croire que les nombres infinis ne sont pas possibles? Les difficultés de l’infini sont de deux sortes ; on peut dire que les premières sont de prétendues difficul­ tés. La solution des autres contient un certain nombre de pensées à la fois nouvelles et malaisées. Les préten­ dues difficultés sont celles que suggère l’étymologie, et que suggère la confusion de l’infini mathématique avec ce que des philosophes appellent incongrûment le « véritable infini ». Étymologiquement, « infini » signi­ fierait « n’ayant pas de fin ». Mais en fait, il y a des séries infinies qui sont bornées, et d’autres qui ne le sont pas ; alors que certaines collections sont infinies sans être des séries, ce qui fait qu’on ne peut vraiment les considérer ni comme ayant une borne, ni comme n’en ayant pas. La série d’instants allant de quelque instant antérieur à quelque instant postérieur (inclusi­ vement) est infinie, mais elle a deux bornes : la série d’instants depuis le commencement des temps jusqu’au moment présent a une borne, mais elle est infinie. Kant semble soutenir, dans sa première antinomie, qu’il est plus difficile pour le passé d’être infini que pour l’ave­ nir, et il se base sur le fait que le passé est complet maintenant, et que rien d’infini ne peut être complet. Il est extrêmement difficile de voir comment il a pu imaginer un sens quelconque à cette remarque ; mais il paraît fort probable qu’il pensait à l’infini comme « ce qui n’a pas de fin ». Il est étrange qu’il n’ait pas vu que le futur a également une borne, le présent, et qu’il est sur le même plan que le passé. Cette manière de les différencier illustre chez lui précisément ce genre de servitude à l’égard du temps, dont, comme nous en 187

étions tombés d’accord en parlant de Parménide, le vrai philosophe doit apprendre à se débarrasser. Les confusions introduites parmi les notions des phi­ losophes par le prétendu infini « véritable » sont curieuses. Ils s’aperçoivent que cette notion n’est pas la même que l’infini mathématique, mais ils préfèrent croire que les mathématiciens essaient en vain d’atteindre leur notion. Et ils avertissent les mathématiciens, poliment mais fermement, qu’ils se trompent en adhérant au « faux » infini parce qu’il est clair que le « véritable » infini est quelque chose de tout à fait différent. Nous répondrons à ces philosophes que ce qu’ils appellent le « véritable » infini n’a absolument rien à voir avec l’infini mathéma­ tique, avec lequel il n’a qu’une analogie verbale et de pure fantaisie. Il lui est si étranger que je ne désire pas créer de confusion dans nos conclusions, ne fût-ce qu’en mentionnant ce qu’est le « véritable » infini. C’est le « faux » infini qui nous intéresse, et nous devons montrer que cette épithète est imméritée. Il y a incontestablement de réelles difficultés à com­ prendre l’infini ; il y a certaines habitudes d’esprit qui dérivent de la considération des nombres finis, et que l’on étend aisément aux nombres infinis sous le couvert de cette fausse idée que ces habitudes représentent des nécessités logiques. Ainsi, chacun des nombres auxquels nous sommes habitués, sauf zéro, est précédé im­ médiatement d’un autre nombre, dont il résulte moyen­ nant l’addition de l’unité ; mais le premier nombre infini n’a pas cette propriété. Les nombres qui le précèdent forment une série infinie, contenant tous les nombres finis ordinaires, sans maximum, sans nombre fini qui soit le dernier, à la suite duquel un petit coup de pouce nous plongerait dans l’infini. Si l’on s’imagine que le premier nombre infini s’obtient par une succes­ sion de petites démarches, il est facile d’en dénoncer la contradiction interne. Le premier nombre infini est, en fait, au-delà de l’ensemble de la suite sans fin des nombres finis. « Mais, dira-t-on, il ne peut rien y avoir au-delà de l’ensemble d’une série sans fin. » Ceci, remarquons-le, c’est le principe authentique sur lequel 188

s’appuie Zénon dans les arguments du champ de course et d’Achille (1). Reprenez la première aporie : il y a le moment où le coureur n’a plus qu’une moitié de la dis­ tance à parcourir, puis le moment où il n’a plus qu’un quart à parcourir, puis celui où il n’a plus qu’un huitième, et ainsi de suite, en série rigoureusement sans fin. Au-delà de l’ensemble de cette série il y ale moment où il atteint le but. Il peut donc certainement y avoir quelque chose au-delà de l’ensemble d’une série sans fin. Reste à démontrer que ce fait n’est que ce que l’on aurait pu espérer. La difficulté, comme toutes les difficultés plus vagues encombrant l’infini mathématique, provient, je pense, de l’idée plus ou moins consciente de l’opération de compter. Si vous vous mettez à compter les termes d’une collection infinie, vous n’aurez jamais accompli votre tâche. Et dans le cas du coureur, si la moitié, les trois quarts, les sept huitièmes, et ainsi de suite, du parcours étaient marqués, et que le coureur ne pouvait dépasser aucune des marques avant que l’arbitre n’ait dit : « main­ tenant ! » la conclusion de Zénon serait vraie en pra­ tique, et il n’atteindrait jamais le but. Mais il n’est pas essentiel à l’existence d’une collection, ni même essentiel à la connaissance que nous en avons, ni à notre raisonnement concernant celle-ci, que nous soyons capables de passer ses termes en revue un par un. Cela se voit dans le cas des collections finies ; nous pouvons parler de l’ «humanité» ou du « genre humain », tout en ne connaissant personnellement pas beaucoup d’individus de cette collection. Et nous le pouvons parce que nous connaissons diverses caractéristiques que possède chaque individu s’il appartient à la collec­ tion, et dont il est dépourvu s’il n’y appartient pas. Et c’est exactement pareil dans le cas des collections in­ finies. On les connaît par leurs caractéristiques, tout en ne pouvant énumérer leurs termes. Dans ce sens, une suite sans fin peut pourtant former un ensemble, et il peut y avoir de nouveaux termes au-delà de son ensemble. (1)

La première et la deuxième aporie. (N. d. T.)

189

Des particularités arithmétiques des nombres infinis peuvent également avoir produit de l’embarras. A cet égard, un nombre infini ajouté à un autre n’accroît pas un nombre infini, ni le double d’un nombre infini. De telles particularités ont semblé aux yeux de beaucoup contredire la logique, mais en fait elles ne contredisent que des habitudes mentales. Toute, la difficulté du sujet réside dans la nécessité d’adopter une manière de penser qui nous est peu fa­ milière et de nous représenter que beaucoup de pro­ priétés que nous pensions inhérentes au nombre sont en fait des particularités des nombres finis. Si l’on s’en souvient, la théorie positive de l’infini qui occupera la prochaine leçon, ne sera pas si difficile qu’elle l’est pour ceux qui, obstinément, se cramponnent aux préjugés, dont l’arithmétique qu’ils ont apprise dans leur enfance les a imprégnés.

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SEPTIÈME CONFÉRENCE LA THÉORIE POSITIVE DE L’INFINI

La théorie positive de l’infini et la théorie générale des nombres qui en dérive sont un des triomphes de la méthode scientifique en philosophie, et conviennent donc spécialement à l’illustration du caractère analyticologique de cette méthode. La tâche en cette matière a été accomplie par des mathématiciens et les résul­ tats peuvent s’exprimer au moyen du symbolisme mathématique. Comment alors, dira-t-on, la question pourrait-elle être plutôt philosophique que mathé­ matique? Ceci soulève une question difficile, touchant en partie l’usage des mots, en partie la fonction de la philosophie, et d’une réelle importance, si l’on veut comprendre cette fonction. Toute matière, semble-t-il, peut provoquer des recherches philosophiques, de même qu’elle provoque la science qui lui est appropriée, la différence entre les deux modes de traitement se trou­ vant dans leur tendance et le genre de vérité qu’elles cherchent à établir. Dans les sciences spécialisées, lorsqu’elles ont atteint leur plein développement, la démarche est progressive et synthétique, elles vont du simple au plus complexe. Mais en philosophie, nous suivons une direction inverse, nous nous acheminons du composé relativement concret vers le simple et l’abs­ trait, au moyen de l’analyse, en cherchant, au cours de la démarche, à éliminer la particularité de la matière 191

originelle et à confiner notre attention uniquement dans la forme logique des faits en question. Il y a une certaine affinité entre la philosophie et les mathématiques pures, dans le fait que toutes deux sont générales et a priori. Ni l’une, ni l’autre n’affirment des propositions qui, comme celles de la géographie et de l’histoire, dépendent de faits concrets eux-mêmes. Nous pouvons illustrer ces caractéristiques à l’aide de la conception leibnizienne des mondes possibles dont un seul est réel. Dans tous les mondes possibles, philosophie et mathématiques seront pareilles. Il n’y aura de différence qu’en ce qui concerne les faits particuliers réunis dans les sciences descriptives. Et c’est pourquoi, toute qualité, distinguant notre monde actuel des autres mondes abstraitement possibles, doit être ignorée du mathématicien, et du philosophe également. Mais mathé­ matiques et philosophie diffèrent dans leur manière de traiter les propriétés générales attribuées à tous les mondes possibles, car tandis que les mathématiques partent de propositions comparativement simples et cherchent à élever des constructions de plus en plus complexes par synthèse déductive, la philosophie part de données de sens commun, cherche à les épurer, à les généraliser, sous les rapports abstraits les plus simples que l’on puisse obtenir par l’analyse logique. La différence entre philosophie et mathématiques se manifeste, dans le problème actuel, notamment au sujet de la nature des nombres. Toutes deux partent de cer­ tains faits relatifs aux nombres, faits évidents à la réflexion. Mais les mathématiques utilisent ces faits pour en déduire des théorèmes de plus en plus compli­ qués, tandis que la philosophie cherche par l’analyse à passer de ces faits à d’autres, plus simples, plus fondamen­ taux, plus inhérents, mieux appropriés pour former les prémisses de la science arithmétique. La question : « Qu’est-ce qu’un nombre ? » est la question philosophique capitale en cette matière, mais le mathématicien ne se la pose pas, à vrai dire, il lui suffit de connaître les propriétés des nombres qui lui permettent de déduire ses théorèmes. Notre objet étant philosophique, nous 192

devons nous accrocher à la question du philosophe. Il se fera que la réponse à : « Qu’est-ce qu’un nombre ? » que nous donnerons dans cette leçon, sera également, par voie d’implication, la réponse aux difficultés de l’infini que nous avons envisagées dans notre confé­ rence précédente. Fort récemment encore, la question : « Qu’est-ce qu’un nombre? » était de celles que l’on n’envisageait jamais d’assez près pour aboutir à une réponse précise. Les philosophes se contentaient de quelque vague dicton comme « le nombre est l’unité dans la pluralité ». Une définition typique du genre de celles qui satisfaisaient les philosophes est la suivante, prise à la Logique (§ 66, 3e section) de Sigwart : « Tout nombre n’est pas seulement une pluralité, mais une pluralité que l’on pense réunie et fermée, et à ce titre, une unité. » Il y a dans de pareilles définitions une erreur élémentaire grossière, du même genre que celle que l’on commettrait en disant que « les fleurs sont jaunes » parce que quelques fleurs sont jaunes. Prenez, par exemple, le nombre 3. On pourrait concevoir une seule collection de trois choses décrite comme « une pluralité réunie et fermée, et, à ce titre, une unité », mais une collection de trois choses n’est pas le nombre 3. Le nombre 3 est quelque chose qu’ont en commun toutes les collections de trois choses. C’est pourquoi la définition, sans insister sur ses autres défauts, n’atteint pas le degré d’abstraction nécessaire : le nombre 3 est quelque chose de plus abstrait que toute collection de trois choses. Des définitions philosophiques aussi vagues demeu­ rèrent toutefois inopérantes, à cause de leur extrême imprécision. Ce que la plupart des hommes, qui pensent aux nombres, avaient en réalité dans l’esprit, c’était que les nombres sont le résultat de l’opération de compter. C’est « sur la conscience que nous avons de la loi de compter », dit Sigwart, au début de sa discussion du nombre, « que repose la possibilité de prolonger spon­ tanément la suite des nombres à l’infini ». C’est cette vision du nombre, qui a été le principal obstacle psy­ chologique à l’intelligence des nombres infinis. A cause 193

de sa familiarité, l’opération de compter passe à tort pour être simple, tandis qu’elle est en fait une opération excessivement complexe, dénuée de sens si les nombres atteints par l’opération n’ont pas quelque signification indépendante de l’opération par laquelle on les atteint. De plus, les nombres infinis ne peuvent être atteints par cette voie. Cette erreur ressemble à peu près à celle que l’on ferait en définissant un bœuf : « ce que l’on peut acheter au marchand de bétail ». Pour quelqu’un qui connaîtrait différents marchands de bétail, mais qui n’aurait jamais vu un bœuf, cela pourrait passer pour une admirable définition. Mais si, dans ses voyages, il se trouvait parmi un troupeau de bœufs sauvages, il devrait déclarer que ce ne sont pas des bœufs du tout, puisqu’aucun marchand de bétail ne pourrait les lui vendre. De même, pour les nombres infinis : ils ne sont point des nombres, dit-on, parce qu’on ne peut pas les atteindre en comptant. Arrêtons-nous à considérer un moment ce qu’est réellement l’opération de compter. Nous comptons un groupe d’objets en promenant notre attention d’un objet à l’autre, jusqu’à ce que nous ayons observé chacun un temps, en disant les noms des nombres dans l’ordre de la succession des actes d’attention. Le dernier nombre prononcé au cours de cette opération est le nombre d’objets et c’est pourquoi, compter est un moyen de trouver quel est le nombre d’objets. Mais cette opération est en réalité très compliquée, et ceux qui s’imaginent que c’est la source logique des nombres se montrent remarquablement incapables d’analyse. En premier lieu, lorsque nous disons « une, deux, trois... » en comptant, nous ne découvrons pas le nombre d’objets comptés, à moins d’attacher quelque signification aux mots un, deux, trois... Un enfant peut apprendre à connaître ces mots dans l’ordre, et les répéter correcte­ ment, comme les lettres de l’alphabet, sans y attacher de sens. Cet enfant peut compter correctement du point de vue d’un observateur adulte, sans avoir aucune idée des nombres. L’opération de compter ne peut, en fait, être accomplie intelligemment que par une per194

sonne qui a déjà une idée de ce que sont les nombres, et il s’ensuit que l’opération de compter ne donne pas la base logique du nombre. Ensuite, comment savons-nous que le dernier nombre atteint dans l’opération de compter est le nombre d’objets comptés? Voilà précisément un de ces faits qui sont trop familiers pour que l’on y attache de l’impor­ tance, mais ceux qui désirent devenir logiciens doivent prendre l’habitude de s’arrêter à de pareils faits. Il enveloppe deux propositions : d’abord, que le nombre de nombres de 1 à tout nombre donné est ce nombre donné — par exemple, que le nombre de nombres 1 à 100 est une centaine ; en second lieu, que si un ensemble de nombres peut désigner un ensemble d’objets, chaque nombre ne se produisant qu’une fois, c’est que le nombre de nombres employés comme dénominations est le même que le nombre d’objets. La première de ces propositions peut se démontrer, du moment qu’il ne s’agit que de nombres finis : il est facile d’en donner une démonstration arithmétique ; mais pour les nombres infinis, dès le premier, elle cesse d’être vraie. La deuxième proposition demeure vraie, et en fait elle est, comme nous le verrons, une conséquence immédiate de la définition du nombre. Mais étant donné la fausseté de la première proposition, lorsqu’il s’agit de nombres infinis, l’opération de compter, même si elle était pratiquement possible, ne serait pas une méthode valable pour découvrir le nombre de termes d’une collection infinie, et donnerait en fait des résultats différents, suivant la manière dont on l’accomplirait. Les nombres infinis connus diffèrent des nombres finis sous deux rapports : d’abord, les nombres infinis ont une propriété, que n’ont pas les nombres finis, et que j’appellerai la réflexivité ; en second lieu, les nombres finis ont une propriété, que n’ont pas les nombres infinis, et que j’appellerai l’inductivité. Considérons successivement ces deux propriétés : (1) Réflexivité. — Un nombre est réflexif lorsqu’il n’est pas accru par l’adjonction d’une unité. Il s’ensuit évidemment que tout nombre fini peut être ajouté à un 195

nombre réflexif sans l’accroître. Cette propriété des nombres infinis passait toujours, et fort récemment encore, pour contenir une contradiction interne ; mais, grâce aux travaux de Georges Cantor, on en est arrivé à reconnaître que, encore qu’elle soit d’abord étonnante, elle n’est pas plus contradictoire que le fait que les gens aux antipodes ne font pas la culbute. En vertu de cette propriété, étant donné une collection infinie d’objets, tout nombre fini d’objets peut être ajouté ou soustrait sans accroître ou diminuer le nombre de la collection. Même un nombre infini d’objets peut, sous certaines conditions, être ajouté ou retranché sans altérer le nombre. Ceci peut s’éclaircir à l’aide de quelques exemples. Imaginez-vous la suite naturelle des nombres 0, 1, 2,3,... écrite sur une ligne et immédiatement en-dessous écrivez les nombres 1, 2, 3, 4... de telle manière que 1 soit en dessous de zéro, 2 sous 1, et ainsi de suite. 0, 1, 2, 3.............................. 1, 2, 3, 4..............................

n n + 1

Chaque nombre de la ligne supérieure possède un nom­ bre en dessous de soi dans la ligne inférieure, et aucun nombre ne se reproduit deux fois dans aucune ligne. Il suit que le nombre de nombres des deux lignes doit être le même. Mais tous les nombres qui se produisent dans la ligne inférieure se présentent également dans la ligne supérieure avec un nombre supplémentaire, à savoir zéro. Donc le nombre de termes de la ligne supérieure s’obtient en ajoutant une unité au nombre de la ligne inférieure. C’est pourquoi, tant que l’on suppo­ sait que le nombre était accru par l’addition d’une unité, cet état de choses constituait une contradiction et conduisait à contester le droit d’existence des nom­ bres infinis. L’exemple suivant est encore plus surprenant. Ecrivez la suite naturelle des nombres 1, 2, 3, 4... dans la ligne supérieure, et les nombres pairs 2, 4, 6, 8... dans la ligne inférieure, de sorte que sous chaque nombre de la ligne supérieure se trouve son double dans la ligne 196

inférieure. Comme précédemment, le nombre de nom­ bres des deux lignes est le même, cependant la seconde ligne résulte de la suppression des nombres impairs — collection infinie — de la ligne supérieure. Leibniz donne cet exemple pour prouver qu’il ne peut y avoir des nombres infinis. Il croyait aux collections infinies, mais, pensant qu’un nombre devait toujours être accru par l’addition, ou diminué par la soustraction, il sou­ tenait que les collections infinies n’ont pas de nombre. « Le nombre de tous les nombres », dit-il, « implique contradiction, et je le montre comme ceci : A chaque nombre, il y a un nombre correspondant égal à son double. C’est pourquoi, le nombre de tous les nombres n’est pas plus grand que le nombre des nombres impairs, c’est-à-dire que l’ensemble n’est pas plus grand que sa partie ». (Phil. Werke, éd. Gerhardt, vol. I, p. 338.) Pour traiter cet argument, nous devons substituer « le nombre de tous les nombres finis » au « nombre de tous les nombres » ; nous obtenons alors exactement l’image donnée par nos deux lignes, l’une contenant tous les nombres finis, l’autre les nombres pairs finis seulement. On verra que Leibniz considère qu’il est contradictoire de soutenir que l’ensemble ne soit pas plus grand que sa partie. Mais le terme « plus grand que... » a plusieurs acceptions ; pour notre part, nous devons y substituer la phrase moins ambiguë : « contenant un nombre supérieur de termes ». Dans ce sens, il n’y a pas de contradiction à ce qu’ensemble et partie soient égaux. Il faut se représenter ce fait pour que soit possible la théorie moderne de l’infini. Il y a une discussion intéressante sur la réflexivité des ensembles infinis, dans le premier dialogue de Galilée sur le mouvement. Je l’emprunte à une traduction publiée en 1730 (1). Les personnages du dialogue sont (1) Mathematical Discourses concerning two new sciences relating to mechanics and local motion, in four dialogues, by Galileo Galilei, Chief Philosopher and Mathematician to the Grand Duke of Tuscany. Done into English from the Italian, by Tho. Weston, late Master, and now published by John Weston, present Master, of the Academy at Greenwich. Cf. pp. 46 ff.

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Salviati, Sagredo et Simplicius, et voici comme ils argumentent : — Simplicius. « Ici naît déjà un doute que je ne pense pas que l’on puisse dissiper. Et c’est le suivant : Puis­ qu’il est évident qu’on nous donne une ligne plus grande qu’une autre, et que toutes deux contiennent une infinité de points, nous devons nécessairement en déduire avec certitude que nous avons trouvé dans une même espèce quelque chose de plus grand que l’infini, puisque l’infinité de points de la plus grande ligne excède l’infinité de points de la plus petite. Mais voilà, déterminer un plus grand infini qu’un infini, c’est ce que je ne puis concevoir. » — Salviati. « C’est une des nombreuses difficultés que soulèvent les réflexions de notre entendement fini sur les infinis, en leur attribuant des attributs que nous donnons aux choses finies et bornées, procédé tout à fait impropre, à mon avis, parce que ces attributs de supériorité, d’infériorité et d’égalité, ne conviennent pas aux infinis, dont on ne peut dire qu’ils sont supé­ rieurs, inférieurs ou égaux à d’autres. Pour prouver ce que j’ai dans l’esprit et me faire mieux comprendre, je proposerai ma démonstration à Simplicius, qui a soulevé la difficulté, sous forme d’interrogations. Com­ mençons : je suppose que vous savez ce que sont les nombres carrés et ceux qui ne le sont pas ? » — Simplicius. « Je sais fort bien qu’un nombre carré est un nombre formé du produit de tout nombre par soi-même. Ainsi 4 et 9 sont des carrés, l’un de 2, l’autre de 3, multipliés par eux-mêmes. » — Salviati. « Fort bien. Et vous savez également que si les produits s’appellent carrés, les facteurs s’appellent racines ; et que les autres nombres qui ne proviennent pas de nombres multipliés par eux-mêmes, ne sont pas des carrés? Donc, en prenant tous les nombres, les carrés et ceux qui ne le sont pas, et si je disais que ceux qui ne sont pas carrés sont plus nombreux que les carrés, n’aurais-je pas raison? » — Simplicius. « Très sûrement. » — Salviati. « Que si je poursuis et que je vous de198

mande : Combien de nombres carrés y a-t-il? Vous pouvez en vérité y répondre, qu’il y en a autant que de racines respectives, puisque chaque carré a sa racine propre et chaque racine son carré et qu’aucun carré n’a plus d’une racine, ni aucune racine plus d’un carré. » — Simplicius. « Très vrai. » — Salviati. « Maintenant, que si je vous demandais combien de racines il y a, vous ne pourriez nier qu’il y en a autant qu’il y a de nombres, puisqu’il n’y a pas de nombre qui ne soit la racine de quelque carré. Et ceci étant garanti, nous pouvons affirmer pareillement qu’il y a autant de nombres carrés qu’il y a de nombres, car il y a autant de carrés que de racines et autant de racines que de nombres. Et cependant, au début, nous disions qu’il y avait beaucoup plus de nombres que de carrés, la majeure partie des nombres n’étant pas des carrés. Et quoique le nombre de carrés décroisse dans une large proportion, à mesure que nous avançons dans les grands nombres — car en comptant jusque cent, on trouve dix carrés, à savoir : 1, 4, 9, 16, 25, 36, 49, 64, 81, 100, ce qui revient au même de dire que la dixième partie est constituée de carrés ; pour dix mille, ce n’est plus que la centième partie ; pour un million, plus que la millième — cependant dans un nombre infini, si nous pouvons le concevoir, nous pouvons dire que les carrés sont aussi nombreux que tous les nombres réunis. » — Sagredo. « Que faut-il faire dans ce cas? » — Salviati. « Je ne vois pas d’autre moyen que de dire que tous les nombres sont infinis, les carrés sont infinis, les racines infinies, et que le nombre de carrés n’est pas inférieur au nombre de nombres, ni celui-ci inférieur à celui-là. Pour conclure, les attributs ou ter­ mes d’égalité, supériorité ou infériorité n’ont pas de place parmi les infinis, et ne s’appliquent qu’aux quan­ tités bornées. » La manière d’exposer le problème, dans la discussion qui précède, est digne de Galilée, mais la solution sug­ gérée n’est pas la bonne. Il se fait que le nombre de nombres carrés (finis) est le même que le nombre de nombres (finis). Le fait que, tant que nous nous confi199

nons à des nombres inférieurs à quelque nombre fini donné, la proportion de carrés tend vers zéro, à mesure que le nombre fini donné croît, ne contredit pas le fait que le nombre de tous les carrés finis est le même que le nombre de tous les nombres finis. Ceci n’est qu’un exemple du fait, familier maintenant aux mathémati­ ciens, que la limite d’une fonction quand la variable approche d’un point donné, peut n’être pas la même que sa valeur lorsque la variable atteint réellement le point donné. Mais quoique les nombres infinis dont Galilée discute soient égaux, Cantor a montré que ce que Simplicius ne pouvait concevoir, est vrai, à savoir qu’il y a une infinité de nombres infinis différents et que le concept supérieur et inférieur peut parfaitement s’y appliquer. Tout l’embarras de Simplicius vient, c’est évident, de ce qu’il croit que lorsqu’on peut appli­ quer les termes « supérieur » et « inférieur », une partie d’une collection infinie devrait avoir moins de termes que l’ensemble ; et si l’on nie cela, toutes les contra­ dictions disparaissent. Pour les longueurs, les lignes plus grandes ou plus petites — point de départ de la discussion qui précède — ceci enveloppe une signifi­ cation des qualificatifs « supérieur » et « inférieur » qui n’est pas arithmétique. Le nombre de points est le même dans une longue ligne que dans une courte ligne, puisque c’est en fait le même que le nombre de points dans tout l’espace. En géométrie métrique, « supérieur » et « inférieur » impliquent le nouveau concept métrique de congruence qui ne peut uniquement s’exprimer par des considérations arithmétiques. Mais cette question n’a pas l’importance fondamentale de la théorie arith­ métique de l’infini. (2) Non-inductivité. — La seconde propriété qui distingue les nombres infinis des nombres finis, c’est la propriété de non-inductivité. La définition de la propriété positive d’inductivité, caractérisant les nom­ bres finis, permettra de l’expliquer facilement. Elle doit son nom à la méthode de démonstration connue sous le nom d’« induction mathématique ». Considérons d’abord ce que l’on entend par ce que 200

l’on appelle une propriété « héréditaire » dans une série donnée. Soit la propriété de s’appeler Jean. Si un homme s’appelle Jean, son fils portera le même nom. Nous appellerons cette propriété de s’appeler Jean, hérédi­ taire, eu égard à la relation de père à fils. Si un homme s’appelle Jean, tous ses descendants mâles en ligne directe s’appellent Jean. Ceci suit du fait que la pro­ priété est héréditaire. Maintenant, au lieu de la relation de père à fils, considérez la relation d’un nombre fini à ses successeurs immédiats, c’est à savoir la relation de 0 à 1, de 1 à 2, de 2 à 3, et ainsi de suite. Si, sous ce rapport, une propriété des nombres est héréditaire, et si elle appartient, disons, à 100, elle doit appartenir également à tous les nombres finis supérieurs à 100 ; car, étant héréditaire, elle appartient à 101, puisqu’elle appartient à 100, et à 102 puisqu’elle appartient à 101, et ainsi de suite, jusqu’à ce que cet « ainsi de suite » nous amène, tôt ou tard, à n’importe quel nombre fini donné, supérieur à 100. Ainsi, la propriété d’être supérieur à 99 est héréditaire dans la suite des nombres finis, et en général une propriété est héréditaire dans cette suite quand, un nombre donné possédant cette propriété, le nombre consécutif la doit toujours possé­ der également. On verra qu’une propriété héréditaire, quoiqu’elle doive appartenir à tous les nombres finis supérieurs à un nombre donné possédant la propriété, ne doit pas appartenir à tous les nombres inférieurs à ce nombre. Par exemple, la propriété héréditaire d’être supérieur à 99 appartient à 100 et à tous les nombres supérieurs, mais à aucun nombre inférieur. Pareillement, la pro­ priété héréditaire de se nommer Jean appartient à tous les descendants mâles en ligne directe de ceux qui ont cette propriété, mais non à tous ses ancêtres, puisque nous rencontrons, en dernier lieu, le premier Jean, dont les ancêtres n’avaient pas de prénom. Il est cependant évident que toute propriété héréditaire possédée par Adam doit appartenir à tous les hommes et pareillement toute propriété possédée par zéro à tous les nombres finis. Tel est le principe de ce que 201

l’on appelle l’« induction mathématique ». Il arrive fréquemment que, désirant prouver que tous les nom­ bres finis possèdent une propriété déterminée, nous ayons d’abord à prouver que zéro la possède, et ensuite que la propriété est héréditaire, c’est-à-dire que si elle appartient à un nombre donné, dès lors elle appartient au nombre consécutif. Comme on appelle ces preuves des preuves « inductives », j’appellerai les propriétés auxquelles elles s’appliquent des propriétés «inductives». Donc une propriété inductive de nombres est une pro­ priété héréditaire et appartenant à zéro. Prenons un nombre quelconque de la suite naturelle des nombres, disons 29. 11 est aisé de voir qu’il doit posséder toutes les propriétés inductives. En effet, comme de telles propriétés appartiennent à zéro et sont héréditaires, elles appartiennent à 1, et puisqu’elles sont héréditaires, elles appartiennent à 2 et ainsi de suite. En répétant vingt-neuf fois ces arguments, nous montrons qu’elles appartiennent à 29. Nous pouvons définir les nombres « inductifs » : tous ceux qui possèdent toutes les propriétés inductives. Ce seront les mêmes que ceux qu’on appelle les nombres « naturels », c’està-dire les nombres entiers finis ordinaires. On peut par­ faitement appliquer l’induction mathématique à tous ces nombres. Ce sont, à la rigueur, les nombres que l’on peut construire depuis zéro par addition successive d’unités ; en d’autres mots, ce sont tous les nombres que l’énumération peut atteindre. Mais par-delà tous ces nombres, il y a les nombres infinis, et les nombres infinis n’ont pas toutes les pro­ priétés inductives. Ces nombres peuvent donc s’appe­ ler non-inductifs. Toutes les propriétés des nombres, prouvées par une opération idéale, exécutée de proche en proche sur chaque nombre, puis sur le suivant, ris­ quent de faire défaut quand on en arrive aux nombres infinis. Car le premier nombre infini n’a pas de prédé­ cesseur immédiat, puisqu’il n’y a pas de nombre fini qui lui soit supérieur. Donc aucune démarche successive, d’un nombre au suivant, n’atteindra jamais un nombre infini en partant d’un nombre fini, et la méthode de

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démonstration, qui va de proche en proche, est en défaut. Autre raison de s’imaginer que le nombre infini est contradictoire. La plupart des propriétés les plus familières des nombres, que nous considérons, par habi­ tude, comme logiquement nécessaires, ne sont en fait démontrables que par une méthode qui les établisse de proche en proche, et ne sont plus vraies des nombres infinis. Mais dès que nous nous représentons la nécessité de prouver ces propriétés [des nombres finis] par l’in­ duction mathématique et le domaine rigoureusement limité de cette méthode de démonstration, les préten­ dues contradictions vont à l’encontre, non pas de la logique, mais de nos préjugés et de nos habitudes seu­ lement. La propriété d’être accru par l’addition d’une unité — c’est-à-dire la propriété de non-réflexivité — peut servir à illustrer les limitations de l’induction mathé­ matique. Il est facile de montrer que zéro est accru par l’addition de 1, et que si un nombre donné est accru par l’addition de 1, le suivant l’est aussi, c’est-à-dire le nombre obtenu par l’addition de l’unité. Ceci suit, dans l’ensemble, de l’argument général, et pour chaque cas particulier, il suffit d’appliquer l’argument le nombre de fois nécessaire. Nous prouvons d’abord que 0 n’est pas égal à 1 ; ensuite, la propriété d’être accru par 1 étant héréditaire, il suit que 1 n’est pas égal à 2 ; d’où il suit que 2 n’est pas égal à 3, et si nous désirons prou­ ver que 30 000 n’est pas égal à 30 001, nous pouvons le faire en répétant 30 000 fois ce raisonnement. Mais nous ne pouvons pas démontrer par ce moyen que tous les nombres sont accrus moyennant l’addition de l’unité ; nous ne pouvons le prouver que pour des nombres obtenus par l’addition successive d’unités en partant de zéro. Les nombres réflexifs, qui sont par-delà tous ceux que l’on obtient par cette voie, ne seront, de fait, pas accrus moyennant l’addition de l’unité. On n’a pas encore été jusqu’à prouver que les deux propriétés de réflexivité et de non-inductivité, que nous avons considérées comme les caractéristiques des nombres infinis, se trouvent toujours réunies. On sait 203

que tous les nombres réflexifs sont non-inductifs, mais on ignore si tous les nombres non-inductifs sont réflexifs. Plusieurs auteurs, dont moi-même, ont publié de fausses démonstrations de cette proposition, mais jusqu’à ce jour on n’a découvert aucune preuve valable. Cepen­ dant les nombres infinis actuellement connus sont tous aussi bien réflexifs que non-inductifs ; donc, en pratique, sinon en théorie, les deux propriétés se trouvent tou­ jours associées. C’est pourquoi, dans le cadre de nos recherches, il sera préférable d’ignorer la pure possibilité de nombres non-réflexifs non-inductifs, puisque tous les nombres connus sont ou inductifs ou réflexifs. Lorsqu’on introduit pour la première fois les nombres infinis dans le sens commun, ce dernier se sent porté à leur refuser le titre de nombres, parce que leur com­ portement est si différent de celui des nombres finis qu’il semble que ce soit un abus volontaire des termes que d’oser les appeler des nombres. Pour aller au-devant de ce sentiment, nous devons maintenant nous tourner vers la base logique de l’arithmétique et considérer les définitions logiques des nombres. La définition logique des nombres, quoiqu’elle pa­ raisse un élément essentiel de la théorie des nombres infinis, fut, en fait, découverte indépendamment de celle-ci, et par un autre penseur. La théorie des nom­ bres infinis — c’est-à-dire la partie arithmétique, par opposition à la partie logique de la théorie — fut décou­ verte par Georges Cantor, et publiée en 1882-1883 (Grundlagen einer allgemeinen Mannichfaltigkeitslehre, et Acta Mathematica, vol. II). La définition du nom­ bre fut découverte à peu près en même temps par un penseur dont le génie n’a pas reçu l’hommage qu’il mérite — je veux parler de Gottlob Frege, de Iéna. Son premier ouvrage, Begriffschrift, publié en 1879, contenait la théorie très importante des propriétés héréditaires d’une série à laquelle j’ai fait allusion en parlant de l’inductivité. Sa définition du nombre est contenue dans son second ouvrage, publié en 1884, et qui s’intitule : Die Grundlagen der Arithmeitk, eine logisch-mathematische Untersuchung ueber den Begriff 204

d r Zahl (1). C’est avec ce livre que commence la théorie e logique de l’arithmétique, et nous serons récompensés d’examiner l’analyse de Frege de plus près. Frege fait d’abord remarquer le désir croissant de rigueur logique dans les démonstrations mathématiques, qui distingue les mathématiciens modernes de leurs prédécesseurs ; il fait ressortir que ce désir doit nous amener à une investigation critique de la définition du nombre. Il montre ensuite l’inadéquation des théo­ ries philosophiques précédentes, surtout de la théorie « synthétique a priori » de Kant, et de la théorie empi­ riste de Mill. Ce qui l’amène à la question : « A quel genre d’objets attribuer proprement le nombre? » Il fait remarquer que les objets physiques peuvent être considérés comme un et comme plusieurs : par exemple, si un arbre a un millier de feuilles, on peut les prendre toutes à la fois comme constituant son feuillage, ce qui compterait pour un et non pour mille, et une paire de souliers est le même objet que deux souliers. Il s’ensuit que les choses physiques ne sont pas les sujets dont le nombre soit proprement le prédicat : car lorsque le sujet propre est découvert, l’attribution du nombre doit se faire sans ambiguïté. Ceci conduit à une discus­ sion d’une idée qui prévaut beaucoup, à savoir que le nombre est en réalité quelque chose de psychologique et de subjectif, idée que Frege rejette avec insistance. « Le nombre », dit-il, « est autant un objet psycholo­ gique ou un produit de processus psychologiques que la mer du Nord... Le botaniste désire établir quelque chose qui ait autant de titre à valoir comme un fait, quand il donne le nombre de pétales d’une fleur, que quand il donne sa couleur. L’un dépend aussi peu que l’autre de notre caprice. C’est pourquoi, il y a une cer­ taine similitude entre le nombre et la couleur ; mais elle ne consiste pas dans le fait que toutes deux sont (1) La définition du nombre, contenue dans ce livre et élaborée dans les Grundgeseize der Arithmetik (vol. I,1893 ; vol. II, 1903), je la redécouvris alors que j’ignorais l’œuvre de Frege. Je désire faire remarquer, aussi bruyamment que possible — ce qui paraît encore ignoré — que sa découverte précède la mienne de dix-huit ans.

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perceptibles aux sens dans les choses extérieures, mais dans le fait que toutes deux sont objectives » (p. 34). Et il continue : « Je distingue ce qui est objectif de ce qui est palpable, spatial, réel. L’axe de la terre, le centre de la masse du système solaire, sont objectifs, mais je ne les qualifierais pas de réels comme la terre elle-même » (p. 35). Il conclut que le nombre n’est pas spatial, ni physique, ni sub­ jectif, mais non-sensible et objectif. Cette conclusion est importante, puisqu’elle s’étend à toute la matière des mathématiques et de la logique. Beaucoup de phi­ losophes ont pensé qu’à eux deux, le physique et le mental épuisaient l’être. Quelques-uns ont avancé que les objets des mathématiques n’étaient pas de toute évidence subjectifs et qu’ils devaient donc être physi­ ques et empiriques ; d’autres ont avancé qu’ils n’étaient pas physiques, de toute évidence, et qu’ils devaient donc être subjectifs et venir de l’esprit. Des deux côtés on avait raison dans ses fins de non-recevoir, et tort dans ses affirmations. Frege a le mérite d’accepter l’une et l’autre négation, et de trouver une troisième affirma­ tion, en reconnaissant le monde logique, qui n’est ni physique, ni spirituel. C’est un fait, comme le remarque Frege, qu’il n’y a pas de nombre, même 1, qui soit applicable aux choses physiques, mais qu’il ne l’est qu’aux termes généraux ou descriptions, tels que « homme », « satellite de la terre », « satellite de Vénus ». Le terme général « homme » est applicable à un nombre d’objets déterminé. Il y a par le monde autant d’hommes. L’unité, dont les philo­ sophes ont le sentiment légitime qu’elle est nécessaire pour affirmer un nombre, est l’unité du terme général, et c’est le terme général qui est le sujet propre du nombre. Ceci s’applique également, qu’il y ait ou non un objet tombant sous la juridiction du terme général. « Satel­ lite de la Terre » n’est un terme applicable qu’à un seul objet, à savoir, la Lune. Mais « un » n’est pas une pro­ priété de la Lune elle-même, que l’on peut aussi bien considérer comme beaucoup de molécules : c’est une propriété du terme général « Satellite de la Terre ». De 206

même, 0 est une propriété du terme général « Satellite de Vénus », parce que Vénus n’a pas de satellite. Ici, au moins, avons-nous une théorie intelligible du nombre 0. C’était chose impossible quand les nombres s’appli­ quaient aux objets physiques, parce que, de toute évidence, aucun objet physique ne pouvait avoir 0 comme nombre. Donc, en recherchant notre définition du nombre, nous en sommes arrivés à ce résultat que les nombres sont des propriétés des termes généraux ou des descriptions générales, et non des objets physiques ou des épisodes mentaux. Au lieu de parler de terme général, tel que « homme », sujet dont un nombre peut s’affirmer, nous pouvons, sans apporter de changement sérieux, prendre le sujet comme la classe ou collection d’objets — c’est-à-dire « l’humanité » dans l’exemple qui précède — à quoi le terme général en question est applicable. Deux termes généraux, tels que « homme » et « bipède sans plumes » applicables à la même collection d’objets, auront évidem­ ment le même nombre d’exemplaires, donc le nombre dépend de la classe et non du choix de tel ou tel terme général qui la décrive, pourvu que divers termes géné­ raux se puissent trouver pour décrire la même classe. Mais il faut toujours quelque terme général pour décrire une classe. Lors même que les termes sont énumérés, comme dans « ceci, cela » et « cet autre », la collection est constituée par la propriété générale d’être soit ceci, soit cela, soit cet autre, et n’acquiert que de cette manière l’unité qui nous permette d’en parler comme d’une collection. Et dans le cas d’une classe infinie, l’énumération est impossible, de sorte que la description au moyen d’un caractère général commun et spécifique aux membres de la classe, est la seule des­ cription possible. Ici, on le voit, la théorie du nombre à laquelle aboutit Frege, à la suite de considérations purement logiques, devient utile pour montrer comment les classes infinies peuvent être ramenées au nombre, en dépit du fait que nous sommes incapables de les énumérer. Frege se demande ensuite : Quand deux collections

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ont-elles le même nombre de termes? Dans la vie quotidienne, nous tranchons la question en comptant. Mais compter, nous l’avons vu, n’est pas possible dans le cas des collections infinies et n’est pas logiquement fondamental pour les collections finies. Nous avons donc besoin d’une méthode différente pour répondre à notre question. Un exemple nous aidera à rendre claire la méthode. J’ignore quel est le nombre d’hommes mariés en Angleterre, mais je sais que le nombre est le même que celui des femmes mariées. La raison pour laquelle je le sais, c’est que la relation d’époux à épouse lie un homme à une femme et une femme à un homme. Une relation de ce genre s’appelle une relation terme-àterme (one-one). La relation de père à fils est une relation de un-à-plusieurs (one-many), parce qu’un homme n’a qu’un père, tandis qu’il peut avoir plusieurs fils ; inversement, la relation de fils à père s’appelle une relation de plusieurs-à-un (many-one). Mais la relation de mari à femme (dans les pays chrétiens) s’appelle relation terme-à-terme parce qu’un homme ne peut avoir plus d’une femme, ni une femme plus d’un mari. Chaque fois qu’il y a une relation terme-à-terme entre tous les termes respectifs d’une collection, et tous les termes respectifs d’une autre collection, comme pour les époux anglais et les épouses anglaises, le nombre de termes est le même dans chaque collection ; mais lors­ qu’il n’y a pas telle relation, le nombre diffère. Telle est la réponse à la question : Quand deux collections ontelles le même nombre de termes? Nous pouvons enfin répondre à la question : Qu’entend-on par nombre de termes d’une collection donnée ? Lorsqu’il y a une relation terme-à-terme entre tous les termes respectifs d’une collection et tous les ter­ mes respectifs d’une autre, nous disons que les deux collections sont « semblables ». Nous venons de voir que deux collections semblables ont le même nombre de termes. Ceci nous amène à définir le nombre d’une collection donnée comme la classe de toutes les collections semblables à celle-ci ; c’est-à-dire que nous posons la définition formelle suivante : 208

« Le nombre de termes d’une classe donnée » se définit : « la classe de toutes les classes semblables à la classe donnée ». Cette définition, comme le montre Frege (en l’expri­ mant en des termes légèrement différents), donne les propriétés arithmétiques usuelles des nombres. Elle s’ap­ plique également aux nombres finis et infinis, et n’exige aucune sorte d’entité métaphysique nouvelle et mysté­ rieuse. Elle montre que ce n’est pas un objet phy­ sique, mais des classes ou termes généraux qui les définissent, auxquels on attribue positivement des nombres. Elle s’applique à 0 et à 1, sans toutes ces difficultés que rencontrent les autres théories devant ces deux cas spéciaux. La définition précédente produira sûrement, à pre­ mière vue, une impression de singularité, qui peut lais­ ser une certaine déception. Elle définit le nombre 2, par exemple, comme la classe de tous les couples, et le nombre 3 comme la classe de tous les trios. Ceci ne paraît pas signifier ce que nous entendions jusqu’ici en parlant de 2 et de 3, quoiqu’il soit difficile d’exprimer ce que nous entendions signifier. On ne répond pas à une impression par un argument logique ; il n’empêche que la réponse conserve son importance dans ce cas. D’abord, on verra que lorsqu’une idée s’est formée familièrement en nous comme un tout non-analysé, et se réduit exac­ tement aux parties qui la composent — ce que nous faisons en la définissant — l’analyse produit toujours un effet d’étrangeté, qui nous pousse à protester contre la définition. En second lieu, on peut admettre que la définition, comme toutes les définitions, est dans une certaine mesure arbitraire. Dans le cas des petits nombres finis, comme 2 et 3, il serait possible de forger des défini­ tions qui concorderaient même avec le sentiment brut que nous y attachons ; mais cette méthode manquerait d’uniformité et faillirait tôt ou tard — au plus tard lorsque nous rencontrerions les nombres infinis. En troisième lieu, la véritable exigence d’une défini­ tion comme celle du nombre, ce n’est pas de représenter d’aussi près que possible les idées de ceux qui n’ont 209

pas fait l’analyse requise pour arriver à une définition, mais de nous donner des objets ayant les propriétés requises. Les nombres doivent de fait satisfaire aux formules de l’arithmétique. Tout groupe d’objets répon­ dant adéquatement à ces exigences peut s’appeler nom­ bre. Et de fait, le plus simple groupe connu, répondant à ces exigences, c’est celui qu’introduit la définition donnée plus haut. En comparaison de ce mérite, la question de savoir si les objets auxquels s’applique la définition sont pareils ou non aux idées vagues de nombre, dont se servent ceux qui ne savent pas en donner la définition, a fort peu d’importance. Toutes les exigences importantes requises sont satisfaites par la définition donnée plus haut, et l’impression étrange, d’abord inévitable, se trouve disparaître promptement à mesure que l’on se familiarise avec elle. Il existe cependant une doctrine logique, qui pourrait bien formuler une objection à la définition précédente des nombres comme classes de classes — j’entends la doctrine qui prétend qu’il n’y a pas du tout d’objets que l’on puisse appeler des classes. On pourrait penser que cette doctrine ne ferait qu’une bouchée de la théorie qui réduit le nombre aux classes et de toutes les autres théories où nous avons fait usage des classes. Ce serait toutefois une erreur : aucune de ces théories ne se porte mal par suite de la doctrine selon laquelle les clas­ ses sont des fictions. Je vais essayer d’expliquer cette doctrine et la raison pour laquelle elle ne ruine aucune de nos positions. Ayant constaté certaines difficultés plutôt compli­ quées, accentuées encore par des contradictions déter­ minées, j’ai été amené à l’idée que tout ce qui peut se dire de significatif sur les choses, c’est-à-dire sur les objets particuliers, peut s’affirmer d’une manière signifi­ cative (c’est-à-dire en vrai ou en faux), des classes de choses. C’est-à-dire que si vous substituez, dans n’importe quelle phrase où se trouve mentionnée une chose, et que vous substituez une classe à une chose, vous n’aurez plus qu’une phrase dénuée de sens. La phrase ne sera ni vraie ni fausse, elle ne formera qu’une 210

collection de mots sans signification. L’apparence du contraire se dissipe après un moment de réflexion. Par exemple, dans la phrase : « Adam raffole de pommes », vous substituerez l’humanité et direz : « L’humanité raffole de pommes. » Il est évident que vous ne voulez pas dire qu’il y a un individu, appelé « l’humanité», qui mange des pommes. Vous entendez que les individus séparés composant l’humanité sont chacun séparément friands de pommes. Or si rien de significatif sur une chose ne peut non plus se dire d’une classe de choses, il suit que des classes de choses ne peuvent avoir le même genre de réalité que les choses. Car, si elles l’avaient, on pourrait subs­ tituer une classe à une chose dans une proposition dont le prédicat serait le genre de réalité commune à la classe et à la chose. Cette conception est, en réalité, conforme au sens commun. Au 111e ou ive siècle avant notre ère, vivait en Chine un philosophe, qui s’appelait Hui Tzù, et qui prétendait « qu’un cheval brun et une vache brune font trois (choses) ; parce que, prises séparément, elles sont deux, et prises ensemble, elles sont une : deux et un font trois » (1). L’auteur que je cite dit que Hui Tzù « avait une prédilection marquée pour des jeux de mots dont les sophistes et les penseurs hétérodoxes de la Grèce antique étaient très friands », et ceci représente sans aucun doute le jugement du sens commun sur de pareils arguments. Cependant, si les collections de choses étaient des choses, sa position serait inébranlable. Ce n’est que parce que le cheval brun et la vache brune réunis ne font pas une chose nouvelle que nous pouvons échapper à la conclu­ sion qu’il y a trois choses partout où il y en a deux. Dès lors qu’on admet que les classes ne sont pas des choses, on doit se demander : Qu’entendons-nous par des énoncés traitant nominalement de classes ? Pre­ nez un énoncé comme : « La classe de gens s’intéressant à la logique mathématique n’est pas très nombreuse. » Cela se réduit évidemment à : « Il n’y a pas beaucoup (1) Giles, Civilisation of China. Home Univ. Library, p. 147.

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de gens qui s’intéressent à la logique mathématique. » Pour plus de rigueur, substituons quelque nombre par­ ticulier, 3 par exemple, à « beaucoup de gens ». Notre énoncé devient : « Il n’y a pas trois personnes qui s’intéressent à la logique mathématique. » Ce qui peut s’exprimer sous la forme : « Si x s’intéresse à la logique mathématique et y aussi, et z aussi, dès lors x est identique à y, ou x est identique à z, ou y est identique à z ». Il n’y a déjà plus d’appel du tout à une « classe ». D’une manière analogue, tous les énoncés portant nominalement sur des classes peuvent se réduire à des énoncés relatifs à ce qu’entraîne l’hypothèse d’une chose quelconque possédant la propriété qui définit la classe. Tout ce qui est donc requis en vue de rendre légitime l’usage verbal des classes, c’est une méthode uniforme d’interprétation des propositions dans les­ quelles cet usage se rencontre, de manière à former des propositions où il n’est plus question de cet usage. La définition d’une telle méthode est affaire technique, dont le docteur Whitehead et moi-même avons traité ailleurs, et dont il n’est pas besoin de parler ici (Principia mathematica, § 20, et Introduct., ch. III). Si l’on accepte la théorie des classes à titre de purs symboles, il s’ensuit que les nombres ne sont pas des entités de fait, mais que les propositions où se rencontrent verbalement des nombres n’ont en réalité aucun consti­ tuant correspondant à des nombres ; ils n’ont qu’une certaine forme logique qui ne fait pas partie des proposi­ tions de cette forme. C’est, en fait, le cas de tous les objets apparents de la logique et des mathématiques. Des mots tels que ou, pas, si, il y a, identité, supérieur, plus, rien, chaque, fonction, etc., ne sont pas des noms d’objets définis, comme « Jean » ou « Jeannot », mais des mots qui requièrent un contexte pour avoir une signification. Tous sont formels, ce qui signifie que leur présence indique une certaine forme de proposition, et non un certain constituant. Bref « les constantes logi­ ques » ne sont pas des entités. Les mots qui les expriment ne sont pas des noms, et ne peuvent sensément être transformés en sujets logiques, sauf lorsque ce sont les 212

mots eux-mêmes, par opposition à leurs significations, qui sont en discussion (1). Ce fait a une très grande portée pour toute la logique et la philosophie, puisqu’il montre en quoi elles diffèrent des sciences spéciales. Mais les questions qu’il soulève sont si profondes et si difficiles qu’il est impossible de les poursuivre plus avant cette fois.

(1) Cf. Tractatus logico-philosophicus, par Ludwig Wittengstein (Kegan Paul, 1922).

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HUITIÈME CONFÉRENCE

LA NOTION DE CAUSE APPLICATION AU PROBLÈME

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DE LA LIBERTÉ

Nous pouvons maintenant poser en termes généraux la nature de l’analyse philosophique que nos leçons pré­ cédentes ont illustrée. Nous sommes partis d’un corps de connaissances de sens commun constituant nos don­ nées. A l’examen, nous avons trouvé que ces données étaient complexes, plutôt vagues, et liées entre elles par une dépendance logique. Nous les avons réduites par l’analyse à des propositions, autant que possible simples et précises, et nous les avons arrangées dans un enchaînement de déductions auxquelles un certain nombre de propositions initiales donnent une garantie logique. Ces propositions initiales sont les prémisses du corps de connaissances en question. Elles diffèrent donc complètement des données — elles sont plus simples, plus précises, et moins encombrées de superfluités logiques. Si l’analyse a été poussée jusqu’au bout, les prémisses seront totalement affranchies de cette sura­ bondance logique, elles seront bien précises, et aussi simples que c’est logiquement compatible avec le corps de connaissances données. La découverte de ces pré­ misses appartient à la philosophie, alors que la tâche qui consiste à en déduire le corps des connaissances communes revient aux mathématiques, si l’on inter­ prète « mathématiques » dans un sens large. Mais, à côté de l’analyse logique de la connaissance commune qui forme nos données, il y a la considération 214

de son degré de certitude. Quand nous avons atteint ses prémisses, il peut se faire que nous en trouvions quelques-unes qui prêtent au doute, et que nous nous apercevions ensuite que ce doute s’étend aux don­ nées originelles dépendant de ces prémisses douteuses. Nous avons vu, dans notre troisième leçon, par exemple, que la partie de la physique qui dépend du témoignage, et par conséquent de l’existence d’autres esprits que le nôtre, ne paraît pas si certaine que la partie qui dépend exclusivement de nos données sensibles individuelles et des lois logiques. De même, on a l’habitude de croire que les parties de la géométrie qui dépendent de l’axiome des parallèles ont moins de certitude que celles qui sont indépendantes de cette prémisse. Nous pouvons dire, en général, que ce qui passe communément pour de la connaissance n’a pas de certitude univoque, et que le degré de certitude d’une conséquence quelconque des prémisses, quand l’analyse en prémisses a été effectuée, dépendra de la prémisse la plus douteuse mise en œuvre pour prouver cette conséquence. Ainsi, l’analyse en prémisses ne se fait pas dans un but logique seulement, mais dans le but également de faciliter une estimation du degré de certitude qu’il faut attacher à telle ou telle croyance dérivée. Si l’on veut dénoncer les risques d’er­ reur que courent toutes les croyance humaines, il sem­ ble que l’accomplissement de cette tâche soit du moins aussi important que les services purement logiques ren­ dus par l’analyse philosophique. Je désire appliquer, dans cette leçon, la méthode analytique à la notion de « cause » et illustrer la discus­ sion en l’appliquant au problème du libre-arbitre. Dans ce but, je rechercherai : I. Ce que l’on entend par loi causale ; IL Quelle preuve nous avons jusqu’ici de la valeur des lois causales ; III. Quelles preuves nous avons qu’elles vaudront encore à l’avenir ; IV. En quoi la causalité scientifique diffère de celle du sens commun et de la philosophie traditionnelle ; V. Quelle lumière nouvelle notre analyse de la notion de « cause » apporte à la question du libre arbitre. I. — Par « loi causale » j’entends toute proposition 215

générale, en vertu de laquelle il est possible d’inférer l’existence d’une chose ou d’un événement, de l’exis­ tence d’une autre chose ou d’un autre événement ou d’un certain nombre d’autres choses ou événements. Si vous entendez le tonnerre, sans avoir vu l’éclair, vous en déduisez qu’il n’y en a pas moins eu un éclair, à cause de la proposition générale : « Tout coup de tonnerre est précédé d’un éclair. » Quand Robinson Crusoë voit une empreinte de pas, il en déduit l’existence d’un être humain et il pourrait justifier son inférence par la pro­ position générale : « Toutes les marques sur le sol qui ont la forme du pied humain sont la conséquence de la présence d’un être humain à l’endroit où sont les marques. » Quand nous voyons le coucher du soleil nous nous attendons à ce que le soleil se lève de nouveau le lendemain. Lorsque nous entendons parler un homme, nous en inférons qu’il a certaines pensées. Toutes ces inférences sont dues à des lois causales. Une loi causale, disions-nous, nous permet d’inférer l’existence d’une chose (ou d’un événement) de l’exis­ tence d’une autre chose ou d’un autre événement, ou de plusieurs autres choses ou événements. Le mot « chose » doit s’entendre ici comme s’appliquant à un être singulier, en excluant les objets logiques tels que nombres ou classes ou propriétés abstraites et relations, et en y comprenant les données sensibles avec tout ce qui est du même type logique que les données sensibles (1). Dans la mesure où une loi causale est directement véri­ fiable, la chose inférée et la chose dont elle est inférée doivent être toutes deux des données, sans devoir être des données se produisant toutes deux au même mo­ ment. En fait, une loi causale qui doit servir à étendre notre connaissance de l’existence doit s’appliquer à ce qui n’est pas une donnée, à ce moment. L’éventualité d’une telle application constitue l’utilité pratique d’une loi causale. Toutefois, le point important, pour notre (1) Nous n’employons donc pas ici « chose » dans le sens de classe d’« aspects » en corrélation, comme dans la 3e conférence. Chaque « aspect » comptera séparément pour l’établissement des lois causales.

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présent propos, c’est que ce que l’on infère est une « chose », un « être singulier », un objet ayant ce genre de réalité qui appartient aux objets sensibles et non aux objets abstraits, comme la vertu ou la racine carrée de deux. Mais nous ne pouvons appréhender un objet parti­ culier à moins qu’il ne soit une de nos données immé­ diates. C’est pourquoi, l’élément particulier inféré d’une loi causale ne peut être que décrit avec plus ou moins de rigueur. On ne peut lui donner de nom tant que l’inférence n’a pas été vérifiée. Bien plus, puisque la loi causale est générale et susceptible de s’appliquer à beaucoup de cas, la donnée particulière dont nous ti­ rons l’inférence doit nous autoriser à inférer en vertu de quelque caractéristique générale, et non en vertu de ce qu’il est précisément l’objet particulier qu’il est. Ceci est évident dans tous nos exemples précédents : nous déduisons l’éclair inaperçu du tonnerre, non pas en vertu de quelque particularité du tonnerre, mais en vertu de sa ressemblance avec d’autres éclats de ton­ nerre. Une loi causale doit donc établir que l’existence d’une chose d’une certaine catégorie (ou d’un nombre de choses appartenant à un nombre défini de catégories) implique l’existence d’une autre chose en relation à la première, qui demeure invariable, tant que la première appartient au genre en question. Il faut observer que ce qui est constant dans une loi causale, ce n’est pas l’objet ou les objets donnés, ni encore l’objet inféré, qui peuvent varier dans une large mesure, mais la relation de ce qui est donné à ce qui est inféré. Le principe : « même cause, même effet », dont on dit parfois qu’il est le principe de causalité, a une portée plus restreinte que le principe de causalité que l’on rencontre réellement dans la science ; en vérité, rigoureusement interprété, il n’a aucune portée du tout puisque la « même » cause ne se reproduit jamais. Nous reviendrons sur ce point, quand nous serons à un stade plus avancé de la discussion. L’élément particulier que nous inférons, peut être déterminé uniquement par la loi causale, ou peut ne se 217

décrire qu’en termes si généraux que beaucoup d’êtres particuliers différents pourraient satisfaire à la descrip­ tion. Ceci dépend de ce que la relation constante affir­ mée par la loi causale est ou bien une relation que peut avoir un terme unique avec les données, ou bien que peuvent avoir plusieurs termes. Si plusieurs termes peuvent avoir la relation en question, la science ne sera pas satisfaite tant qu’elle n’aura pas trouvé quel­ que loi plus rigoureuse, qui nous permette de déterminer uniquement les choses inférées. Comme toutes les choses connues sont dans le temps, une loi causale doit tenir compte des relations tempo­ relles. Établir une relation de succession ou de coexis­ tence entre la chose donnée et la chose inférée, fait partie de la loi causale. Quand nous entendons le ton­ nerre et que nous inférons qu’il y a eu un éclair, la loi établit que la chose inférée est antérieure à la chose donnée. Inversement, quand nous voyons un éclair et que nous attendons le coup de tonnerre, la loi établit que la chose donnée est antérieure à la chose inférée. Quand nous déduisons de ses paroles les pensées d’un homme, la loi établit que les deux sont (du moins ap­ proximativement) simultanées. Si la loi causale doit atteindre à la précision parfaite à laquelle aspire la science, elle ne peut se contenter d’une vague antériorité ; elle doit établir ces choses avec une précision mathématique. Ce qui veut dire que la relation temporelle entre la chose donnée et la chose inférée doit établir un rapport exact, et ordinai­ rement, l’inférence que l’on veut découvrir diffère sui­ vant la longueur et la direction de l’intervalle qui sépare les deux choses. « Il y a un quart d’heure, cet homme était vivant ; dans une heure, son corps sera froid. » Un rapport de ce genre enveloppe deux lois causales, l’une inférant d’une donnée quelque chose qui existait il y a un quart d’heure, l’autre inférant de la même don­ née quelque chose qui existera dans une heure. Souvent une loi causale n’enveloppe pas une, mais plusieurs données qui ne doivent pas toutes être simul­ tanées, quoique leurs relations temporelles doivent 218

nous être données. Le schéma général d’une loi causale sera le suivant : « Chaque fois que des choses se produisent suivant certaines relations (parmi lesquelles il faut comprendre leurs relations temporelles), une chose ayant une rela­ tion fixe à ces choses, se produira à une date fixée rela­ tivement à leurs dates. » Les choses données ne seront pas, en pratique, des choses qui n’existent qu’un instant, car de telles choses, s’il en est, ne peuvent jamais être des données. Les choses données occuperont chacune un temps fini quelconque. Ce peuvent être des choses qui ne sont pas statiques, des processus, en particulier des mouvements. Nous avons considéré, dans une leçon précédente, le sens dans lequel un mouvement peut être une donnée, et nous ne devons pas revenir sur ce sujet. Il n’est pas essentiel dans une loi causale que l’objet inféré soit postérieur à quelques-unes des données ou à toutes. Il peut aussi bien être antérieur ou se produire au même moment. La seule chose essentielle, c’est que la loi soit telle qu’elle nous permette d’inférer l’existence d’un objet que nous pouvons plus ou moins rigoureu­ sement décrire dans les termes des données. II. — J’en arrive à notre deuxième question, à sa­ voir : Quelle est la nature de la certitude que possèdent jusqu’ici les lois causales, du moins dans les régions observées du passé? Il ne faut pas confondre cette question avec la suivante : Cette certitude garantit-elle l’idée que les lois causales seront vraies à l’avenir et l’ont été dans les portions non observées du passé? Pour le moment, je demande seulement quels sont les principes qui nous amènent à croire aux lois causales, et non si ces principes conviennent pour soutenir la croyance à la causalité universelle. Le premier pas, c’est la découverte, sans analyse, d’uniformités approximatives de succession ou de co­ existence. Le tonnerre suit l’éclair, la douleur le soufflet, la chaleur l’approche du feu ; de même, il y a des uni­ formités de coexistence, entre le toucher et la vue, par exemple, entre certaines sensations dans la gorge et 219

le bruit de notre propre voix, et ainsi de suite. Toute uniformité de succession ou de coexistence de ce genre, après avoir été expérimentée un certain nombre de fois, est suivie de l’attente d’une répétition en des occa­ sions futures, c’est-à-dire que là où l’on trouvera l’un des événements, on trouvera corrélativement l’autre aussi. La liaison de l’uniformité de l’expérience passée à l’attente du futur est précisément une de ces unifor­ mités de succession dont nous avons observé la vérité jusqu’ici. Ceci rend psychologiquement compte de ce que l’on peut appeler la croyance animale à la causalité, puisque c’est une chose que l’on peut observer chez les chevaux et les chiens, et qui constitue plutôt une habi­ tude qu’une croyance réelle. Jusqu’ici, nous n’avons fait que répéter ce que disait Hume, qui poussa la dis­ cussion de la causalité jusqu’en ce point, mais, appa­ remment, ne se rendit pas compte de tout ce qui restait à dire. Y a-t-il, en fait, une caractéristique quelconque, qui pourrait s’appeler causalité ou uniformité, qui se main­ tient de fait à travers tout le passé observé? Et s’il en est ainsi, comment faut-il l’énoncer? Les uniformités particulières que nous avons mention­ nées précédemment, telle que l’éclair suivi du tonnerre, ne sont pas à l’abri des exceptions. Parfois nous voyons l’éclair sans entendre le tonnerre ; et quoiqu’en pareil cas nous supposions que le tonnerre aurait pu s’enten­ dre, si nous avions été plus près de l’éclair, c’est une supposition théorique, et par conséquent, impuissante à consolider la théorie. Ce que semble cependant mon­ trer l’expérience scientifique, c’est que là où fait défaut une uniformité observable, on trouve une uniformité plus large, embrassant plus de circonstances, et subsu­ mant à la fois les cas favorables et les manquements à l’uniformité précédente. Les corps sans appui dans l’air tombent, à moins que ce ne soient des ballons ou des avions, mais les principes de mécanique nous donnent des uniformités s’appliquant aux ballons et aux avions aussi rigoureusement qu’aux corps qui tombent. Il y a une très grande part d’hypothèse, et plus ou moins 220

d’artifice, dans les uniformités de la mécanique, parce que quand on ne peut pas autrement les appliquer, on en infère la présence de corps inobservés pour rendre compte de singularités observées. Cependant, c’est un fait empirique qu’il est possible de sauver les lois en imaginant de tels corps, et que l’on ne doit jamais en imaginer dans les circonstances où ils devront être observables. On peut donc admettre la vérification empirique des lois de la mécanique, tout en admettant également qu’elle est moins complète et triomphante qu’on ne le suppose parfois. Supposons maintenant, ce qui est fort douteux, que l’ensemble du passé se soit produit suivant des lois inva­ riables, que pouvons-nous dire de la nature de ces lois ? Elles ne seront pas du type simple qui affirme que la même cause produit toujours le même effet. Nous pou­ vons prendre la loi de gravitation comme un échantillon du genre de loi qui se présente comme vérifiée sans exception. Pour énoncer cette loi sous une forme que puisse confirmer l’observation, nous la confinerons au système solaire. Elle énonce alors que les mouvements des planètes et de leurs satellites ont à chaque instant une accélération composée des accélérations dans la direction de tous les autres corps du système solaire, proportionnelle à la masse de ces corps et inversement proportionnelle au carré de leurs distances. En vertu de cette loi, étant donné l’état du système solaire au cours d’un temps fini quelconque, si court soit-il, un état antérieur ou ultérieur quelconque de ce système, est déterminé excepté si d’autres forces que la gravi­ tation ou d’autres corps que ceux du système solaire entrent en jeu. Mais ces autres forces, pour autant que la science les découvre, paraissent aussi régulières, et doivent pouvoir se subsumer sous des lois causales uniques. Si l’explication mécanique de la matière était complète, toute l’histoire physique de l’univers, passée et future, pourrait être inférée d’un nombre suffisant de données concernant un temps fini déterminé, si court soit-il. Dans le monde de l’esprit, la certitude de l’univer221

salité des lois causales est moins complète que dans le monde physique. La psychologie ne peut se vanter d’aucun triomphe comparable à la gravitation astro­ nomique. Il n’empêche que la certitude n’est vraiment pas fort inférieure à celle que l’on a pour le monde phy­ sique. Les lois causales brutes et approximatives dont part la science sont exactement aussi faciles à découvrir dans la sphère de l’esprit que dans la sphère physique. Il y a pour commencer, dans le monde sensible, les corré­ lations de la vue et du toucher et ainsi de suite, et les faits qui nous amènent à lier diverses catégories de sensations avec les yeux, les oreilles, le nez, la langue, etc. Il y a ensuite des faits comme le mouvement de notre corps en réponse à nos voûtions. Sans doute, existe-t-il des exceptions, mais on peut les expliquer aussi aisé­ ment que les exceptions à la règle que les corps sans appui tombent. En fait, les lois causales d’ordre psycho­ logique ont exactement le degré de certitude dont le psychologue veut se porter garant, en les supposant valables ainsi, mais elles n’ont pas un degré suffisant pour dissiper tous les doutes d’un chercheur sceptique. II faudrait faire observer que les lois causales dont le terme donné est mental et le terme inféré physique, ou vice versa, sont au moins aussi faciles à découvrir que les lois causales dont les deux termes sont mentaux. On aura remarqué que, pour n’avoir parlé jusqu’ici que de lois causales, nous n’avons pas encore introduit jusqu’ici le terme de « cause ». Il serait bon, en ce mo­ ment, de dire quelques mots de l’usage légitime et illé­ gitime de ce terme. Le terme de « cause » appartient seulement aux premiers stades de l’explication scien­ tifique du monde, lorsque l’on n’atteint que de petites généralisations préliminaires, approximatives, dans l’intention d’arriver à des lois subséquentes plus amples et plus invariables. Nous pouvons dire : « L’arsenic cause la mort », tant que nous sommes ignorants du processus précis qui amène le résultat. Mais dans une science suffisamment avancée, le terme « cause » ne se représentera plus dans aucune loi invariable. Toutefois, il y a un usage vulgaire et mal défini du terme « cause » 222

que l’on peut conserver. Les uniformités approximatives, qui conduisent à son usage préscientifique, peuvent devenir vraies dans toutes les circonstances, sauf de rares exceptions, et ainsi, par hasard, pour toutes les circonstances qui se produisent en ce moment. En pareil cas, il est commode de pouvoir parler de l’événement antécédent comme de la « cause » et du conséquent comme d’un « effet ». Dans ce sens, pourvu que l’on se représente que la séquence n’est pas nécessaire, et souf­ fre des exceptions, il est toujours possible d’employer les mots « cause » et « effet ». C’est dans ce sens, et dans ce sens seulement, que nous entendons ces mots, lors­ que nous parlons d’un événement particulier « causant » un autre événement particulier, comme nous devrons par­ fois le faire pour éviter des circonlocutions intolérables. III. — Nous en arrivons maintenant à notre troisième question, à savoir : Quelle raison peut-on invoquer pour justifier notre croyance à des lois causales valables pour l’avenir ou valables pour des portions inobservées du passé? Ce que nous avons dit jusqu’à présent, c’est que l’on a observé jusqu’ici certaines lois causales, et que toute l’évidence empirique que nous possédons est compa­ tible avec l’idée que toute chose, tant mentale que physique, dans la mesure où a pu s’étendre notre obser­ vation, s’est produite suivant des lois causales. La loi de causalité universelle que suggèrent ces faits, peut s’énoncer comme suit : « Il y a des relations invariables telles qu’entre diffé­ rents événements, au même moment ou à des moments différents, étant donné l’état de l’ensemble de l’univers au cours de n’importe quelle période finie, si courte soit-elle, chaque événement précédent et subséquent peut se déterminer théoriquement comme une fonction des événements donnés pendant ce temps. » Avons-nous quelque raison de croire à l’universalité de cette loi? Ou bien, pour poser la question plus modes­ tement, avons-nous quelque raison de croire qu’une loi causale particulière, telle que la loi de gravitation, continuera de valoir à l’avenir ? 223

Parmi les lois causales observées, il y a celle-ci, que l’observation des uniformités est suivie de l’attente de leur retour. Un cheval que l’on a conduit sans cesse sur une même route s’attend à y être conduit de nou­ veau ; un chien que l’on nourrit toujours à une certaine heure attend sa nourriture à cette heure, et à aucune autre. De telles attentes, comme le remarqua Hume, expliquent fort bien la croyance de sens commun aux successions uniformes, mais elles n’apportent absolu­ ment aucun fondement logique aux croyances relatives au futur, ni même à la croyance que nous continuerons d’attendre la continuation des uniformités expérimentées ; car c’est précisément une de ces lois causales à laquelle il faut chercher un fondement. Si l’explication de la causalité de Hume est le dernier mot, nous n’avons, non seulement aucune raison de supposer que le soleil se lève demain, mais aucune raison de supposer que dans cinq minutes nous attendrons encore qu’il se lève demain. On peut dire, bien entendu, que toutes les inférences relatives au futur sont, en fait, sans valeur et je ne vois rien à objecter à cette attitude. Mais, tout en admettant sa légitimité, nous pouvons tout de même nous deman­ der : Si des inférences relatives au futur sont valables, quel principe enveloppent-elles, quand nous les faisons ? Le principe qu’elles enveloppent est le principe d’in­ duction (1) qui, s’il est vrai, doit être une loi logique a priori, que l’expérience ne peut ni prouver ni controuver. C’est une question difficile que de savoir comment on doit formuler ce principe, mais si c’est pour garan­ tir les inférences que nous désirons faire grâce à lui, il faut le ramener à la proposition suivante : « Si, dans un grand nombre d’exemples, une chose d’un certain genre est associée, d’une certaine manière, à une chose d’un certain autre genre, il est probable qu’une chose du premier genre soit toujours pareillement associée à une chose de l’autre genre ; et, à mesure que croît le nombre (1) Consultez à ce sujet le Treatise on Probability (Mac­ millan, 1921), de Keynes.

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d’exemples, la probabilité se rapproche indéfiniment de la certitude. » On peut bien se demander si cette proposition est vraie ; mais si nous l’admettons, nous pouvons inférer que toute caractéristique de l’ensemble du passé observé a des chances de s’appliquer au futur et au passé inobservé. C’est pourquoi, si cette proposi­ tion est vraie, elle garantira l’inférence que les lois causales tiennent probablement à tout moment, dans le futur aussi bien que dans le passé ; mais sans ce prin­ cipe, les cas vrais observés de lois causales ne fournissent pas de présomption quant aux cas inobservés, et, pour ce motif, l’existence d’une chose qui n’est pas directe­ ment observée ne peut jamais être valablement inférée. C’est donc le principe d’induction, plutôt que la loi de causalité, qui est le fondement de toute inférence relative à l’existence de choses qui ne sont pas immédia­ tement données. Avec le principe d’induction, tout ce qui est requis pour de telles inférences peut être prouvé ; sans lui, toutes ces inférences sont sans valeur. Ce prin­ cipe n’a pas reçu l’attention que mérite sa grande im­ portance. Ceux qui s’intéressaient à la logique déduc­ tive l’ignoraient naturellement, tandis que ceux qui insistaient sur la portée de l’induction, souhaitaient maintenir que toute logique fût empirique, et on ne pouvait donc pas attendre de ceux-ci qu’ils se repré­ sentent que l’induction elle-même, leur propre favorite, requérât un principe logique qui ne pouvait évidemment être prouvé inductivement, et devait donc être a priori, si on le connaissait jamais. Quiconque se représente la complication du principe ne peut, je pense, soutenir l’idée que la loi de causalité elle-même est a priori. Énoncé sous la forme : « Chaque événement a une cause », ce principe paraît simple, mais à l’examen « cause » se mue en « loi causale », et la définition d’une « loi causale » se trouve loin d’être simple. L’inférence qui passe de l’existence d’une chose à celle d’une autre, si pareille inférence est jamais valide, doit nécessairement envelopper quelque principe a priori. A la suite de l’analyse précédente, il semblerait que le principe en question soit l’induction et non la 225

causalité. La question de la validité des inférences allant du passé au futur dépend totalement, si notre discussion est sans défaut, du principe d’induction : s’il est vrai, de pareilles inférences sont valables ; s’il est faux, elles ne le sont pas. IV. — J’en arrive maintenant à la question de savoir comment la conception de lois causales, à laquelle nous avons abouti, est en relation avec la conception tradi­ tionnelle de cause que l’on rencontre en philosophie et dans le sens commun. Historiquement, la notion de cause a été associée à celle de volition humaine. Le type de cause serait le fiat d’un roi. On suppose la cause « active », l’effet « passif ». De là, il est aisé de se laisser suggérer qu’une cause « vraie » doit contenir quelque prévision de l’effet ; de là, l’effet devient une « fin » à laquelle aspire la cause, et la téléologie remplace la causalité dans l’explication de la nature. Mais toutes les idées de ce genre, appliquées à la physique, ne sont que superstitions anthropomor­ phiques. C’est pour réagir contre ces erreurs que Mach et d’autres ont insisté en faveur d’une vision purement « descriptive » de la physique. La physique, disent-ils, n’aspire pas à nous dire « pourquoi » se produisent les choses, mais seulement « comment » elles se produisent. Et si la question « pourquoi? » signifie quelque chose de plus que la recherche d’une loi générale de production du phénomène, dès lors il est certain que l’on ne peut pas répondre à cette question en physique et qu’on ne doit pas y répondre. Dans ce sens, la vision descriptive est indubitablement ce qui convient. Mais en se servant des lois causales pour appuyer les inférences allant de l’observé à l’inobservé, la physique cesse d’être purement descriptive, et ce sont ces lois qui donnent la part scientifiquement utile de la notion de « cause ». C’est pour cela qu’il faut conserver quelque chose de cette notion, quoique ce soit une part très minime de ce que suppose communément la métaphysique orthodoxe. Pour comprendre la différence entre le genre de cause dont use la science, et le genre de cause que nous ima­ ginons naturellement, il est nécessaire de rejeter, par 226

un effort, tout ce qui différencie le passé du futur. C’est une chose extraordinairement difficile à faire, parce que notre vie mentale est intimement associée à cette différence. La mémoire et l’espoir ne donnent pas seulement une tonalité différente à nos sentiments touchant le passé et le futur, mais tout notre vocabulaire, pour ainsi dire, est rempli de l’idée d’activité, de choses accomplies maintenant en vue de leurs effets futurs. Tous les verbes transitifs enveloppent la notion de cause conçue comme activité, et devraient être rem­ placés par quelque périphrase incommode, avant que cette notion puisse être éliminée. Considérez un énoncé comme « Brutus assassina César ». Dans d’autres cas, Brutus et César pourraient retenir notre attention, mais pour le moment c’est l’assassinat que nous devons étudier. Nous pouvons dire qu’assassiner une personne, c’est causer sa mort inten­ tionnellement. Ceci signifie que le désir de la mort d’une personne cause un certain acte, puisqu’on croit que cet acte causera la mort de la personne ; ou plus exactement, le désir et la croyance joints causent l’acte. Brutus désire la mort de César, et croit que ce dernier mourra s’il est poignardé ; c’est pourquoi, Brutus le poignarde, et le poignard cause la mort de César, ce que Brutus attendait qu’il produisit. Tout acte réa­ lisant un but enveloppe deux démarches causales de la façon suivante : C est désiré, et l’on croit (en vérité, si le but est atteint) que B causera C ; le désir et la croyance réunis causent B, qui cause à son tour C. Nous avons donc d’abord A, qui est un désir de C et une croyance que B (un acte) causera C ; nous avons ensuite B, l’acte causé par A, et dont on croit qu’il est la cause de C ; enfin, si la croyance était exacte, nous avons C, causé par B, et si la croyance était inexacte, nous sommes déçus. Considérée scientifiquement seulement, cette série A, B, C, nous pouvons aussi bien l’envisager dans l’ordre inverse. C’est ce que fera le « coroner » à l’enquête. Mais du point de vue de Brutus, le désir, qui vient au début, est ce qui rend la série entière intéressante. 227

Nous sentons que si ses désirs avaient été différents, les effets qui se sont produits ne se seraient pas produits. Ceci est vrai, et donne à Brutus le sens de son pouvoir et de sa liberté. Il est également vrai que si les effets ne s’étaient pas produits, ses désirs eussent été diffé­ rents, puisque étant comme ils furent, les effets se pro­ duisirent. Les désirs sont donc déterminés par leurs conséquences exactement autant que les conséquences par les désirs ; mais comme nous ne pouvons savoir (en général) d’avance les conséquences de nos désirs sans connaître nos désirs, cette forme d’inférence est sans intérêt quand on l’applique à ses propres actes, quoique tout à fait vitale quand elle s’applique à ceux d’autrui. La causalité scientifique n’a rien d’analogue à la volition qui nous fait imaginer que l’effet est obtenu de force par elle. Une cause est un événement ou un groupe d’événements, ayant quelque caractère général connu, et ayant une relation connue à quelque autre événement, appelé l’effet ; la relation est telle qu’un seul événement, ou à la rigueur un seul genre d’événe­ ment bien défini, peut être en relation avec la cause donnée. On a l’habitude de ne donner le nom « d’effet » qu’à un événement postérieur à la cause, mais il n’y a aucune raison à cette restriction. Nous ferons mieux de permettre à l’effet d’être avant la cause ou de lui être simultané, parce qu’il n’y a rien de scientifiquement important qui dépende de ce qu’il est après la cause. Si l’on veut être certain de son inférence causale, il semble qu’il est difficile de se borner dans l’ordre causal, sans être obligé d’envisager l’ensemble de l’uni­ vers. La moindre omission peut altérer l’effet attendu. Mais pour des fins pratiques et scientifiques, on peut réunir les phénomènes en groupes qui soient, en tant que causes, bornés à ces groupes, ou à peu près. Dans la notion commune de causalité, la cause est un événe­ ment unique, nous disons que l’éclair cause le tonnerre, et ainsi de suite. Mais il est difficile de savoir ce que nous entendons par événement unique, et il apparaît généralement que, pour être à peu près certain au sujet 228

de l’effet, il est nécessaire de comprendre beaucoup plus de circonstances dans la cause que ne le suppo­ serait le sens commun, non scientifique. Souvent une liaison causale probable, dont la cause est suffisamment simple, a plus d’importance pratique qu’une liaison plus certaine dont la cause est si complexe qu’il est malaisé de s’en assurer. En résumé, la loi de causalité rigoureuse, certaine, que défendent les philosophes, est une loi idéale, peutêtre vraie, mais dont on ne connaît pas la vérité en vertu de quelque évidence accessible. Ce qui est connu réel­ lement sans conteste dans la science empirique, c’est que certaines relations constantes s’observent entre les membres d’un groupe d’événements, à certains moments, et que si ces relations viennent à faire défaut, comme il arrive parfois, il est ordinairement possible de découvrir une relation nouvelle, plus constante, en élargissant le groupe. Toute relation constante de ce genre entre événements de catégories déterminées, séparés par des intervalles de temps donnés, est une « loi causale ». Mais toutes les lois causales sont sujettes à des exceptions, si la cause ne comprend pas l’état total de l’univers ; nous croyons, en nous basant sur bon nombre d’expériences, que de telles exceptions peuvent se traiter en élargissant le groupe que nous appelons la cause, mais cette croyance, partout où elle est encore sans vérification, ne doit pas passer pour une certitude. Il n’y a là qu’une directive suggérée à nos recherches ultérieures. Un groupe causal fort commun, ce sont les volitions et les actes corporels qui en sont la conséquence, quoique ce groupe soit sujet à des exceptions, comme (par exem­ ple) dans la paralysie soudaine. Une autre liaison très fréquente (quoiqu’ici les exceptions soient beaucoup plus nombreuses) est celle entre un acte corporel et la réalisation d’un but qui mène à l’acte. Ces liaisons sont manifestes, lors même que les causes du désir sont plus obscures. Il est donc naturel de commencer les séries causales par les désirs, de supposer que toutes les causes sont analogues aux désirs, et que les désirs 229

eux-mêmes naissent spontanément. Cependant, aucun psychologue sérieux ne soutiendrait pareille idée. Ceci nous amène à la question de l’application de notre analyse de la cause au problème du libre arbitre. V. — Le problème du libre arbitre est si intimement lié à l’analyse de la causalité que, si ancien qu’il soit, nous ne devons pas renoncer à jeter de nouvelles lu­ mières sur celui-ci à l’aide des idées nouvelles que nous possédons sur la notion de cause. Le problème de la liberté a profondément agité, de tous temps, les passions des hommes, et la crainte que la volonté ne soit pas libre a été pour certains hommes la source d’un grand malaise. Je crois que, à la lueur d’une froide analyse, on reconnaîtra que nous avions tort d’attacher l’impor­ tance affective qu’on attribue parfois aux questions si douteuses impliquées dans ce problème, puisque les conséquences désagréables que l’on s’imaginait découler de la négation de la liberté, n’en découlent pas sous quelque forme que l’on croie devoir la formuler. Ce n’est pas d’ailleurs sous cet angle que je désire principale­ ment discuter le problème. J’y tiens plutôt parce qu’il fournit un bon exemple de la clarté que projette l’ana­ lyse, et des controverses interminables qui peuvent s’élever quand on la néglige. Essayons d’abord de découvrir ce que nous désirons réellement, quand nous désirons le libre arbitre. Dans notre désir de libre arbitre, il y a des motifs profonds, et d’autres qui sont mesquins. A commencer par les premiers, nous ne désirons pas nous sentir aux mains du hasard, de telle façon que, malgré notre désir ardent d’une chose, nous puissions néanmoins être contraints par une force extérieure à en vouloir une autre. Nous ne voulons pas penser que, désireux de bien agir, l’hérédité et le milieu puissent nous forcer de mal agir. Nous désirons avoir le sentiment, en cas de doute, que notre choix importe et réside en notre pouvoir. A côté de ces désirs, qui méritent tout notre respect, nous en avons d’autres, qui ne sont pas si respectables et qui nous font également désirer le libre arbitre. Nous n’ai­ mons pas penser que d’autres, s’ils étaient suffisam230

ment renseignés, pourraient prédire nos actions, quoi­ que nous sachions souvent prédire les actions des autres, surtout s’ils ont un certain âge. Dans quelque haute estime que nous tenions le vieux monsieur, notre voisin de campagne, nous savons que si l’on fait allusion aux coqs de bruyères, il nous racontera l’histoire du coq de bruyère dans le réduit aux fusils (1). Mais nous-mêmes, ne sommes pas si mécaniques, nous ne racontons ja­ mais deux fois la même anecdote à la même personne, ni même une, sans être sûr du plaisir qu’elle lui causera ; nous avons bien rencontré, mettons, Bismarck, mais nous sommes parfaitement capables d’entendre y faire allusion sans rapporter l’occasion où nous le rencon­ trâmes. Dans ce sens, chacun pense avoir quant à soi son libre arbitre, quoique chacun sache que personne d’autre ne l’a. Le désir de cette sorte de liberté ne pa­ raît être rien d’autre qu’une forme de vanité. Je ne crois pas que ce désir puisse être satisfait sûrement, mais les autres, plus respectables, ne sont, je crois, incompatibles avec aucune forme acceptable du déter­ minisme. Nous avons donc à considérer deux questions : 1° Les actions humaines peuvent-elles être prévues théorique­ ment à partir d’un nombre suffisant d’antécédents? 2° Les actions humaines sont-elles sujettes à la contrainte extérieure? Les deux questions, comme j’essaierai de le montrer, sont entièrement distinctes, et nous pouvons répondre à la première par l’affir­ mative, sans être forcés pour cela de donner une réponse affirmative à la seconde. 1° Peut-on prévoir théoriquement les actions humaines à partir d’un nombre suffisant d’antécédents? Efforçonsnous d’abord de préciser la question. Nous pouvons la poser de cette manière : Existe-t-il entre un acte et (1) Cette histoire d’un coq de bruyère égaré dans le réduit aux fusils, s’il faut en croire Goldsmith (The Works of O. Goldsmith by Gibbs, 5 vol. London Bell, 1912 vol. II, page 232, dans She stoops to conquer -1773), fut à la mode pendant la seconde moitié du xviiie siècle. Nous n’en avons pas retrouvé d’autre trace. (N. d. T.)

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un certain nombre d’événements précédents, une rela­ tion constante telle que, quand les événements précé­ dents sont donnés, un seul acte, ou tout au plus, des actes ayant un caractère bien défini, puissent avoir cette relation aux événements précédents? Si c’est le cas, dès lors, dès que les événements précédents sont connus, il est théoriquement possible de prévoir l’acte déterminé, ou du moins son caractère nécessaire corres­ pondant à la relation constante. Bergson a donné une réponse négative à cette ques­ tion, sous une forme qui met en question la possibilité générale d’appliquer la loi de causalité. Il prétend que chaque événement, et plus particulièrement chaque évé­ nement mental, s’incorpore à ce point au passé qu’il ne pourrait s’être produit plus tôt, et diffère pour cela nécessairement et complètement de tous les événements précédents et subséquents. Si je relis, par exemple, plusieurs fois un poème, les lectures précédentes modi­ fient chaque fois mon expérience, et mes émotions ne se répètent jamais exactement. Le principe de causalité, à ses yeux, affirme que la répétition de la même cause produit le même effet. Mais grâce à la mémoire, prétendil, ce principe ne s’applique pas aux événements men­ taux. Ce qui est apparemment la même cause, en se répétant, se modifie simplement par suite du fait de la répétition, et ne peut produire le même effet. Bergson en déduit que chaque événement mental est une nou­ veauté originale, que l’on ne peut prédire en partant du passé, puisque le passé ne contient rien d’exactement pareil à cet événement-ci qui nous permettrait de l’ima­ giner. Et c’est sur la foi de ce principe qu’il considère la liberté comme inattaquable. La thèse de Bergson contient sans aucun doute une grande part de vérité, et je n’ai nulle envie de nier son importance. Mais je ne pense pas que les conséquences du déterminisme soient celles qu’il croit. Le détermi­ niste n’a pas besoin de soutenir qu’il peut prévoir toute la singularité de l’acte qui sera accompli. S’il pouvait prévoir que A assassinera B, sa prévision ne perdrait pas de sa valeur du fait qu’il ne parviendrait 232

pas à connaître l’infinie complexité de l’état d’esprit de A en commettant le meurtre, ni du fait qu’il ignorait que le meurtre s’accomplirait au moyen d’un couteau ou d’un revolver. Si le genre d’acte futur peut être prévu dans des limites voisines, il y a peu d’intérêt pratique à ce qu’on ne puisse prévoir de subtiles nuances. Sans aucun doute, chaque fois que l’on racon­ tera l’histoire du coq de bruyère dans le réduit aux fusils, il y aura de légères différences dues à une habi­ tude croissante, mais elles n’infirmeront pas la prédic­ tion que l’histoire sera racontée. Et rien dans l’argu­ ment de Bergson ne démontre que nous ne puissions jamais prédire le genre d’acte qui s’accomplira. De même, sa définition de la causalité est inadéquate. La loi n’établit pas simplement que si la même cause se répète, le même effet en résulte. Elle pose plutôt qu’il existe une relation constante entre causes d’une sorte déterminée et effets d’une sorte déterminée. Si, par exemple, un corps tombe, il y a une relation constante entre sa hauteur de chute et le temps mis à parcourir cette hauteur. Il ne faut pas que le corps tombe de la même hauteur que celle que l’on a observée précédem­ ment, pour que nous soyons à même de prédire le temps de chute. S’il le fallait, il n’y aurait plus moyen de rien prévoir, puisqu’il serait impossible de rendre exacte­ ment pareilles, à deux reprises, les hauteurs de chute. De même, l’attraction que le soleil exercera sur la terre, nous ne la connaissons pas seulement aux distances observées, mais à toutes les distances, puisqu’on sait qu’elle varie en raison inverse du carré de la distance. En fait, ce qui se répète, c’est toujours la relation de cause à effet, et non la cause elle-même ; tout ce qui est nécessaire eu égard à la cause, c’est qu’elle soit du même genre (sous le rapport envisagé) que les causes précédentes dont on a observé les effets. La définition de la causalité de Bergson est inadé­ quate à un autre égard. Il s’imagine que la cause doit être un événement, tandis qu’elle peut comporter deux événements ou plus, ou même quelque processus continu. La question capitale à trancher, c’est de savoir 233

si les événements mentaux sont déterminés par le passé. Dans un cas comme la lecture répétée d’un poème, il est évident que nos sentiments à la lecture du poème dépendent plus fortement du passé, mais non d’un évé­ nement unique dans le passé. Toutes nos lectures précé­ dentes du poème doivent être comprises dans la cause. Mais nous percevrons facilement une loi, en vertu de laquelle l’effet varie à mesure que le nombre de lectures précédentes croît, et en fait, Bergson lui-même suppose tacitement une telle loi. Enfin, nous décidons de ne pas relire le poème, parce que nous savons que cette fois l’effet serait ennuyeux. Nous pouvons ignorer les raffinements et les nuances de l’ennui que nous éprou­ verions, mais nous savons prendre une décision, et la promesse de l’ennui n’est pas moins vraie pour être plus ou moins générale. Les cas choisis par Bergson ne sont pas suffisamment topiques pour démontrer l’im­ possibilité de prévision, dans le seul sens où la prévision ait un intérêt pratique et affectif. Nous pouvons donc cesser de considérer ces arguments et aborder directe­ ment nous-mêmes le problème. La loi de causalité, suivant laquelle des événe­ ments prochains peuvent être théoriquement prédits au moyen d’événements précédents, a souvent passé pour une loi a priori, pour une nécessité de la pensée, une catégorie sans laquelle la science serait impossible. Ces prétentions me paraissent excessives. Parfois, on a vérifié la loi empiriquement ; dans d’autres cas, il n’y a pas d’évidence positive contre elle. Mais la science peut s’en servir où elle s’est trouvée vraie, sans être forcée de supposer jamais sa vérité dans d’autres do­ maines. C’est pourquoi, nous n’avons le sentiment d’aucune certitude a priori quant à l’application de la causalité aux volontés humaines. La question de savoir jusqu’à quel point la volonté humaine est sujette aux lois causales est une question purement empirique. Il paraît empiriquement évident que la majeure partie de nos voûtions ait des causes, mais cela ne suffit pas pour qu’il soit nécessairement certain que toutes en aient. C’est cependant exacte234

ment le même genre de motif que pour les événements physiques, qui nous fait envisager la probabilité que toutes nos voûtions ont des causes. Nous pouvons imaginer — quoique ce soit douteux — qu’il y a des lois de corrélation du mental et du physi­ que, en vertu desquelles, étant donné l’état de toute la matière dans le monde, et par conséquent de tous les cerveaux et de tous les organismes vivants, l’état de tous les esprits dans le monde pourrait s’en déduire, tandis qu’inversement, l’état de toute la matière dans le monde pourrait se déduire, si l’on donnait l’état de tous les esprits. Il est clair qu’il y a corrélation à quelque degré, entre le cerveau et l’esprit, et il est impossible de dire à quel point elle peut être complète. Ceci n’est pas toutefois le point que je désire faire ressortir. Ce que je désire faire ressortir, c’est que, même si nous admettons les prétentions extrêmes du déterminisme, et la corréla­ tion du cerveau et de l’esprit, les conséquences incompa­ tibles avec ce qui vaut la peine d’être préservé dans le libre arbitre ne s’ensuivent cependant pas. Croire qu’elles s’ensuivent provient uniquement, je pense, de l’assimilation de la causalité à la volonté, et de l’idée que les causes contraignent leurs effets, à peu près comme une autorité humaine peut contraindre un homme à faire ce dont il s’abstiendrait volontiers. Cette assimi­ lation, dès lors que l’on se représente la vraie nature des lois causales scientifiques, n’apparaît plus que comme une pure erreur. Mais ceci nous amène à la seconde question que nous avons posée au sujet du libre ar­ bitre, à savoir si, en supposant le déterminisme, nous ne devions pas considérer dans un sens défini quelconque nos actions comme contraintes par des forces exté­ rieures. 2° Les actions humaines sont-elles sujettes à la contrainte extérieure ? Nous avons, quand nous délibérons, un sens subjectif de liberté, que l’on allègue parfois contre l’idée de volition ayant des causes. Ce sens de la liberté n’est cepen­ dant que le sens de pouvoir choisir, d’un nombre d’alternatives, celle qui nous plaît. Il ne nous montre 235

pas l’absence de connexion causale entre ce qu’il nous plaît de choisir et notre vie passée. L’incompatibilité imaginée entre celles-ci a sa source dans l’habitude de concevoir les causes comme analogues aux voûtions — habitude qui survit souvent inconsciemment chez ceux qui se proposent de concevoir les causes d’une manière plus scientifique. Si une cause est analogue à une volition, les causes extérieures seront analogues à une volonté étrangère, et les actes prévisibles pour des causes extérieures seront sujets à la contrainte. Mais la science ne prête aucun appui à cette image de la causalité. Nous l’avons vu, les causes ne contraignent pas leurs effets, pas plus que les effets ne contraignent leurs causes. Il y a entre eux une relation mutuelle, de sorte que l’un ou l’autre peut se déduire de l’autre. Quand le géologue déduit l’état passé de la terre de son état présent, nous ne dirons pas que l’état présent contraint l’état passé d’avoir été ce qu’il fut ; cependant, comme une des conséquences des données, c’est une nécessité, sous la seule acception où des causes rendent des effets nécessaires. A cet égard, la différence, dont nous avons le sentiment, entre les causes et les effets, n’est qu’une idée confuse, provenant du fait que nous nous sou­ venons d’événements passés, tandis que nous n’avons pas de mémoire du futur. L’indétermination apparente du futur, sur laquelle quelques défenseurs du libre arbitre s’appuient, résulte seulement de notre ignorance. Il est évident que l’on ne peut jamais désirer un libre arbitre ne dépendant que de notre ignorance ; car, dans ce cas, les animaux seraient plus libres que l’homme, et les sauvages, que les civi­ lisés. Le libre arbitre doit être compatible, pour être recevable, avec la connaissance la plus poussée. Main­ tenant, toute hypothèse relative à la causalité mise à part, il est évident qu’une connaissance intégrale embrasserait le futur aussi bien que le passé. Notre connaissance du passé n’est pas entièrement basée sur des inférences causales, mais dérive en partie de la mémoire. Ce n’est qu’un simple accident de ne pas avoir de mémoire du futur. Nous pourrions — comme 236

dans les prétendues visions des voyants — voir im­ médiatement les événements futurs de la façon dont nous voyons les événements passés. Ils seront sûrement ce qu’ils seront, et, dans ce sens, exactement aussi déterminés que le passé. Si nous étions capables de voir les événements futurs de la même manière immédiate que nous voyons des événements passés, quel genre de libre arbitre serait encore possible? Conçu de cette manière, le libre arbitre serait complètement indépen­ dant du déterminisme : il ne pourrait même pas être contraire au règne universel le plus complet de causalité. Et un tel libre arbitre contiendrait tout ce qui a quelque valeur dans le libre arbitre, puisqu’il est impossible de croire que la simple ignorance puisse être une condition essentielle de quoi que ce soit de bon. Imaginons donc des êtres qui connaissent l’ensemble de l’avenir avec une certitude absolue, et demandons-nous s’ils auraient quoi que ce soit qui ressemble à ce que nous pourrions appeler le libre arbitre. Ces êtres imaginaires ne devraient pas attendre l’événement pour connaître la décision qu’ils adop­ teraient en quelque occasion future. Ils sauraient maintenant ce que seraient leurs volitions. Mais n’au­ raient-ils aucun motif de regretter cette connaissance? Sûrement non, à moins que les volitions prévues ne soient en elles-mêmes regrettables. Et il est moins probable que les volitions prévues soient regrettables, si nous pouvions également prévoir les démarches qui nous y amèneraient. On échappe difficilement à l’idée que ce qui est prévu soit prédestiné, et doive se produire, plus on le redoute. Mais les actions humaines sont le produit du désir, et aucune prévision ne peut être vraie, à moins de tenir compte du désir. Une volition prévue devra être une volition qui ne devient pas odieuse en étant prévue. Les êtres que nous imaginons finiraient par connaître facilement les liaisons causales des voli­ tions, et c’est pourquoi leurs volitions seraient mieux calculées dans le but de satisfaire leurs désirs, que ne le sont les nôtres. Comme les volitions sont le produit des désirs, une prévision de volitions contraires aux 237

désirs ne pourrait être vraie. Il faut se rappeler que la prévision imaginée ne créerait pas le futur, pas plus que la mémoire ne crée le passé. Nous ne pensons pas ne pas avoir été nécessairement libres dans le passé, tout simplement parce que nous pouvons nous souvenir maintenant de nos voûtions passées. Pareillement, nous pourrions être libres dans le futur, même si nous pou­ vions savoir maintenant ce que devraient être nos futures voûtions. Bref, la liberté, dans toute acception recevable, exige seulement que nos voûtions soient (ce qu’elles sont) le produit de nos propres désirs, et non d’une force étrangère nous contraignant de vouloir ce que nous ne voudrions plutôt pas. Tout le reste est confusion, provenant du sentiment que la connaissance exerce une contrainte sur la production de ce que nous connaissons quand il s’agit du futur, en dépit du fait qu’il saute tout de suite aux yeux que la connaissance n’a pas de pareil pouvoir à l’égard du passé. C’est pourquoi le libre arbitre n’est vrai que sous une forme, la seule qui soit importante ; et on ne le souhaite sous d’autres formes que faute d’une analyse suffisamment poussée. Au point de vue de la méthode philosophique, nous avons, dans les leçons précédentes, plutôt employé des exemples de cas particuliers que des préceptes géné­ raux. Il n’y a que les exemples pour mettre en valeur une méthode. Mais maintenant, au terme de notre étude, nous pouvons réunir certaines maximes générales, qui peuvent éventuellement aider à acquérir une habitude philosophique de pensée, et guider la recherche dans la solution des problèmes philosophiques. La philosophie ne devient pas scientifique en faisant usage des autres sciences, à la manière d’Herbert Spencer, par exemple. La philosophie aspire à ce qui est général, et les sciences spéciales, tout en suggérant d’amples généralisations, ne peuvent les rendre certaines. Une généralisation hâtive comme celle de l’évolution chez Spencer, n’en est pas moins hâtive parce qu’elle généralise la théorie scientifique la plus récente. La philosophie est une étude à part des autres sciences. Ces dernières ne peuvent établir des résultats philoso238

phiques et, inversement, ces résultats ne peuvent être tels que l’on conçoive qu’une autre science les contredise. Prophétiser, par exemple, sur l’avenir de l’univers, ce n’est pas l’affaire de la philosophie ; si l’univers est progressif, rétrograde, ou stationnaire, ce n’est pas au philosophe de le dire. Pour devenir un philosophe pratiquant la philosophie comme une science il faut une certaine discipline parti­ culière de l’esprit. Il faut que soit présent, avant tout, le désir de connaître la vérité philosophique, et ce désir doit être suffisamment puissant pour survivre des années durant, quand ne surgit aucun espoir d’y donner satisfaction. Le désir de connaître la vérité philoso­ phique est très rare dans sa pureté et on ne le rencontre même pas fréquemment parmi les philosophes. Souvent — et particulièrement après de longues périodes de recherches infructueuses — le désir de penser que nous savons l’obscurcit. Quelque opinion plausible se présente à notre esprit et, détournant notre attention des objec­ tions qu’on lui fait, ou simplement ne faisant pas de grands efforts pour y trouver des objections, nous pouvons en arriver à y croire confortablement, encore qu’en résistant au désir de confort, nous nous serions rendus compte que l’opinion était fausse. De même, souvent le désir de vérité pure s’obscurcit, chez les philosophes professionnels, par amour du système. Le petit fait qui n’entre pas dans l’édifice du philosophe, on le poussera, on le torturera jusqu’à ce qu’il paraisse y consentir. Cependant le petit fait est probablement plus important pour l’avenir que le système avec lequel il est incompatible. Pythagore inventa un sys­ tème qui convenait admirablement à tous les faits qu’il connaissait, sauf à l’incommensurabilité de la diagonale d’un carré par rapport au côté. Ce petit fait tint bon et demeura un fait après qu’Hippasos de Métaponte eut été noyé pour l’avoir révélé. Pour nous, la découverte de ce fait vaut à Pythagore son titre principal de gloire, tandis que son système n’est plus que matière à curiosité historique (1). C’est pourquoi (1) Les remarques précédentes adoptent, en vue d’illustrer

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l’amour du système et la vanité du faiseur de système qui s’y associe, sont un des pièges dont doivent se garder les étudiants en philosophie. Le désir d’établir tel ou tel résultat, ou généralement de découvrir la preuve de résultats agréables, de n’im­ porte quel genre, a été, bien entendu, l’obstacle princi­ pal à la probité philosophique. Les hommes sont si étrangement pervertis par des passions qu’ils mécon­ naissent qu’une anticipation sur telle ou telle conclusion passe généralement pour une marque de vertu et que ceux dont les recherches mènent à une conclusion opposée passent pour des méchants. Sans aucun doute, il est plus commun de souhaiter d’arriver à un résultat agréable que de souhaiter d’arriver à un résultat vrai, Mais seuls ceux chez qui le désir d’arriver à un résultat vrai est supérieur, peuvent en s’appliquant à la philoso­ phie, espérer être utiles à une bonne cause. Même quand le désir de connaître existe avec la force requise, la vision de l’esprit à quoi se reconnaît la vérité abstraite, se distingue difficilement des images vivaces et des idées conformes à nos habitudes mentales. Il faut pratiquer le doute méthodique, comme Descartes, pour s’affranchir du pouvoir des habitudes de l’esprit ; et il faut cultiver l’imagination logique, pour tenir à sa disposition un certain nombre d’hypothèses, et ne pas devenir l’esclave de l’une d’elles que le sens commun a rendue facile à imaginer. Ces deux procédés, douter de ce qui est familier et imaginer ce qui n’est pas familier, sont corrélatifs, et forment la part essentielle de l’entraî­ nement de l’esprit, requis pour un philosophe. Les croyances naïves, que nous trouvons en nous, quand nous commençons de réfléchir en philosophes, peuvent finir par être à peu près toutes soumises à une interprétation vraie ; mais elles doivent toutes, avant d’être admises en philosophie, être soumises à l’épreuve de la critique sceptique. Tant qu’elles n’ont pas subi cette épreuve, elles ne sont que d’aveugles habitudes, des manières de se comporter plutôt que des convictions notre pensée, une des nombreuses opinions possibles sur chacun des nombreux points disputés.

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intellectuelles. Et quoique une majorité d’entre elles subisse avantageusement l’épreuve, nous pouvons être bien sûrs que quelques-unes ne la subiront pas et qu’une nouvelle et sérieuse mise au point de notre attitude devra en résulter. Pour rompre l’envoûtement de l’habitude, nous devons faire de notre mieux pour douter des sens, de la raison, de la morale, bref de toutes choses. Il sera possible de douter dans certaines directions ; dans d’autres, nous serons mis en échec par cette vision directe de la vérité abstraite dont dépend la possibilité de la connaissance philosophi­ que. En même temps, et comme un auxiliaire essentiel à la perception directe de la vérité, il faut acquérir une imagination fertile en hypothèses abstraites. C’est, je pense, ce qui a le plus manqué en philosophie. L’appareil logique était si maigre que toutes les hypothèses que pouvaient imaginer les philosophes se trouvaient incompatibles avec les faits. Trop souvent, cet état de choses conduisit à adopter des mesures héroïques, telle qu’une fin de non-recevoir en masse des faits, alors qu’une imagination, mieux fournie d’outils logiques, aurait trouvé la clé du mystère. C’est de cette manière que l’étude de la logique devient l’étude centrale de la philosophie. Elle donne une méthode de recherche à la philosophie, exactement comme les mathématiques à la physique. Et comme la physique, qui ne fit aucun progrès depuis Platon jusqu’à la Renaissance, demeura obscure et superstitieuse, pour devenir une science grâce aux observations nouvelles des faits par Galilée, et à une manipulation mathématique subséquente, la philosophie a eu le même sort, et, de nos jours, devient scientifique par l’acquisition simultanée de faits nou­ veaux et de méthodes logiques. Cependant, en dépit des possibilités nouvelles de progrès en philosophie, le premier effet de cette attitude c’est, comme en physique, de diminuer fortement l’étendue de ce que l’on croit connaître. Avant Galilée, on se croyait en possession d’une connaissance immense sur toutes les questions les plus intéressantes de la 241

physique. Il établit certains faits relatifs à la chute des corps, pas très intéressants en soi, mais d’un intérêt inappréciable comme exemples de connaissance réelle, et à l’aide d’une méthode nouvelle dont il avait lui-même deviné la fécondité future. Mais ces quelques faits ont suffi pour détruire tout le vaste système de connaissance imaginaire manié depuis Aristote, comme le plus pâle soleil du matin suffit à faire pâlir les étoiles. De même en philosophie. Des philosophes ont cru à un système, d’autres à un autre, mais presque tous crurent connaître à peu près tout ; cependant, toute cette connaissance imaginaire contenue dans les systèmes traditionnels doit être rejetée, et il faut tout recommencer, recom­ mencement que nous estimerons plus heureux, en vérité, s’il atteint des résultats comparables à la loi de la chute des corps de Galilée. La pratique du doute méthodique, réelle et prolongée, conduit à certaine modestie quant à notre connaissance ; nous sommes déjà trop contents de savoir quelque chose en philosophie, même d’apparemment trivial. C’est d’un manque de modestie qu’a souffert la philo­ sophie. Elle a commis l’erreur de s’attaquer tout de suite aux problèmes intéressants, au lieu de procéder patiemment et lentement, en accumulant toute la connaissance solide possible, et en confiant les grands problèmes à l’avenir. Les savants n’ont pas honte de ce qui est intrinsèquement trivial, si les conséquences paraissent probablement importantes. Le résultat immédiat d’une expérience n’est presque jamais inté­ ressant en soi. De même, en philosophie, il est souvent désirable de mettre du temps et du soin à des matières qui, jugées isolément, pourraient paraître frivoles, car ce n’est souvent que par la considération de pareilles matières que l’on peut approcher les grands problèmes. Quand on a choisi le problème, et acquis la disci­ pline intellectuelle indispensable, la méthode à pour­ suivre est tout bonnement uniforme. Les gros problèmes que provoque la recherche philosophique se trouvent, à l’examen, complexes, et composés d’un certain nombre de problèmes dont ils dépendent, ordinairement plus 242

abstraits que ceux dont ils sont les composants. On s’apercevra généralement que toutes nos données ini­ tiales, tous les faits que nous paraissons connaître pour commencer, souffrent d’imprécision, de confusion et de complexité. Les idées philosophiques courantes par­ tagent ces défauts. C’est pourquoi, il faut se créer un outil, à savoir des conceptions précises, aussi géné­ rales et aussi dénuées de complexité que pos­ sible, avant de pouvoir analyser les données en vue d’en dégager le genre de prémisses que la philosophie aspire à découvrir. Dans cette démarche de l’analyse, on traque les difficultés de plus en plus profondément jusqu’à leur source, elles deviennent à chaque moment plus abstraites, plus raffinées, plus difficiles à appré­ hender. On s’apercevra ordinairement qu’un certain nombre de questions, extraordinairement abstraites, contiennent un des grands problèmes capitaux. Quand on a tout accompli du côté de la méthode, on a atteint une position où seule la vision philosophique directe peut entrer plus avant dans la matière. Ici, seul le génie sera utile. Ce qui est requis, en principe, c’est un nouvel effort d’imagination logique pour découvrir une possi­ bilité jamais conçue auparavant, et aperçue dans un éclair, et enfin la perception directe que cette possibi­ lité se réalise dans le cas envisagé. Car ne pas pouvoir penser à la possibilité requise entraîne des difficultés in­ solubles, des controverses, des embarras extrêmes, et on désespère. Mais la possibilité correcte, en principe, dès qu’elle est conçue, se justifie rapidement par son pouvoir étonnant d’absorber des faits en conflit. A par­ tir de ce moment, la tâche du philosophe est synthé­ tique, et comparativement aisée. C’est aux derniers degrés de l’analyse que réside la difficulté réelle. Il serait précipité de parler avec confiance du progrès à venir de la philosophie. Beaucoup de problèmes phi­ losophiques traditionnels, peut-être la plupart de ceux qui ont intéressé un cercle plus étendu que celui des techniciens, ne paraissent pas solubles par des méthodes scientifiques. De même que l’astronomie perdit une grande part de son intérêt humain, quand elle cessa 243

d’être astrologique, de même la philosophie doit perdre de son attrait en devenant moins prodigue de promesses. Mais la méthode nouvelle, couronnée de succès déjà dans des problèmes aussi antiques que ceux du nombre, de l’infini, du continu, de l’espace et du temps, devrait faire appel (ce que les vieilles méthodes ont complè­ tement négligé de faire) à ce vaste groupe d’hommes, toujours croissant, à la recherche de la science — à ces hommes qui jusqu’à présent, non sans raison légitime, se sont détournés de la philosophie avec un certain mé­ pris. La physique avec son principe de relativité et ses investigations révolutionnaires sur la nature de la ma­ tière, éprouve un besoin de renouveler ses hypothèses fondamentales, et la philosophie scientifique aspire à faci­ liter sa tâche. La seule et unique condition, je crois, qui soit nécessaire pour assurer à la philosophie dans un avenir prochain une perfection surpassant tout ce qui a été atteint jusqu’ici par les philosophes, est la création d’une école de penseurs, ayant un entraînement scien­ tifique, et des intérêts philosophiques, débarrassés des traditions du passé, et ne se laissant pas égarer par des méthodes littéraires, qui copient les Anciens en toutes choses, excepté leurs mérites.

244

APPENDICE

Bertrand Russell présentait la définition du point dans la première édition de la manière suivante : « Cette relation de contenant-à-contenu nous permet­ tra de définir un « point » comme une certaine classe d’objets spatiaux, à savoir tous ceux (comme il paraîtra à la fin) dont on pourrait dire naturellement qu’ils contiennent le point. Pour obtenir une définition du « point » par ce moyen, nous procédons comme suit : Soit une collection quelconque de volumes ou de surfaces. En général, ces derniers ne convergeront pas vers un point. Mais s’ils deviennent de plus en plus petits, tandis qu’il en est toujours un sur deux de la collection qui contient l’autre, dès lors nous commen­ çons d’avoir le genre de conditions qui nous per­ mettraient de les traiter comme ayant un point à leur limite. Les hypothèses requises par la relation de conte­ nant-à-contenu sont : (1) la transitivité, (2) l’impossi­ bilité pour deux objets spatiaux différents de contenir chacun l’autre, un objet spatial singulier par contre se contenant toujours soi-même, (3) l’existence d’une li­ mite ou minimum à toute collection d’objets spatiaux, telle qu’il y ait un objet spatial au moins contenu en eux tous, c’est-à-dire un objet contenu en eux tous et conte­ nant tous les objets qui sont contenus en eux tous, (4) enfin, pour prévenir des objections sans valeur, nous ajouterons qu’il doit exister des exemples de contenant245

à-contenu, c’est-à-dire qu’il doit réellement y avoir des objets dont l’un contient l’autre. Quand une relation de contenant-à-contenu a ces propriétés, nous dirons qu’elle est « productrice de point ». Étant donné une re­ lation quelconque de contenant-à-contenu, nous di­ rons d’une collection d’objets qu’elle est une « série de contenant-à-contenu » si l’un des objets d’un couple quelconque d’entre eux est contenu dans l’autre. La condition requise pour qu’une « série de contenant-àcontenu » converge vers un point s’obtient comme suit : Prenons une série de contenant-à-contenu » telle que, étant donné toute autre « série de contenant-à-contenu », des membres de celle-ci sont renfermés dans un membre quelconque arbitrairement choisi de notre première série. Il y a dès lors des membres de notre première série contenus dans un membre quelconque arbitraire­ ment choisi dans notre seconde série. Dans ce cas, notre première « série de contenant-à-contenu » peut s’appe­ ler « une série ponctuelle de contenant-à-contenu ». Un « point », c’est donc tous les objets qui contiennent les membres d’une série ponctuelle de contenant-àcontenu. Pour assurer la divisibilité à l’infini, une nou­ velle propriété est requise qu’il faut ajouter à celles qui définissent les propriétés productrices de points, à savoir que tout objet qui se contient soi-même contient égale­ ment un autre objet que soi-même. Les « points » engen­ drés par des propriétés productrices de points se trouve­ ront, avec cette propriété supplémentaire, répondre aux exigences de la géométrie. »

246

INDEX

Absolu, 30, 59 Abstraction, 62, 127 Achille (Argument de Zénon), 181 Activité, 227 Allman, 169 Analyse, 84, 191, 209, 214, 243 — sa légitimité, 161 Anaximandre, 27 Antérieur-Postérieur, 128 Antinomies Kantiennes, 164 Aporie de la Flèche, 181 Aquin, 34 Aristote, 61, 169, 170 sq., 181 n., 242 Assertion, 71 Atomisme logique, 28, 72 Atomistes, 115, 169 Bacon, F., 55 Barzin, 5-25 Bayle, 63 n. Bergson, 28, 35, 37 sq., 149 sq., 161,167,173,182,186,232 sq. Berkeley, 79, 80, 114 Bolzano, 173 Boole, 61 Bradley, 30, 59, 174 Broad, 137 n., 180 n. Brochard, 177 n. Burnet, 42 n., 168 n., 170 n., 178 n., 179

Calderon, 110 Cantor, G., 25, 164, 173, 196, 200, 204 sq. Cantor, M., 177 n.

Catégorie, 59 Causales (lois), 121, 215 Certitude des, 219 en psychologie, 222 Causalité, 55 sqq., 90 loi de, 215 sqq., 223 pas a priori, 225, 234 Cause, 222, 226 Certitude (degrés de), 83, 222 Champ de course (Zénon), 179 Changement (analyse), 162 Chose en soi, 91, 100 Choses, 104 sqq., 118 sqq., 216 Cinéma, 159, 182 Classes, 208 — non existence de, 210 sqq. Classique (tradition), 28 sqq., 77 Complexité, 157, 166 sqq. Compter, 173,189,193 sqq.,208 Congruence, 199, 200 Connaissance immédiate, 48, 156 Connaissance (à propos de), 156 Consécutif, 146 Conservation, 117 Constantes logiques, 212 Constituants des faits, 70 Construction (cf. inférence), 24 Contemporains initiaux, 131 Contenant à contenu (relation de), 127, 133, 245 Continuité, 80, 141 sqq., 153 sqq., 164 sqq. — du changement, 118, 120 Contrainte, 231, 235 sqq. Corrélation (entre le cerveau et l’esprit), 233

247

Couturat, 61 n. Croyance, 65, 77 — primitive et dérivée, 84

Dante, 34 Darwin, 28, 35, 46, 52 Date, 130 Définition, 209 Descartes, 29, 89, 240 Descriptions, 206, 217 Désir, 229, 240 Déterminisme, 235 Devaux, Ph., 5n., 57 n., 63n., 88 n., 175 n., 186 n., 189 n., 231 n. Données, 81, 216 — floues et solides, 86 sqq. Doute, 240 Durée, 158, 162 Eddington, 137 n. Effet, 223 Éléates, 43 Empirisme, 58 Entendement, 45 Énumération, 207 Espace, 89, 104 sqq., 116, 124 sqq., 149 — absolu-relatif, 157, 167 — antinomies, 164 sqq. — particulier, 105 — perception de, 84 — de perspective, 105 sqq. — tactile et visuel, 94, 125 Étendue, 157, 160 Euclide, 172 Évellin, 177 Évolutionnisme, 28, 35 sqq. Extérieur (connaissance du monde), 79 sq.

Fait, 70 sqq. (atomique), 72 Finalisme, 37 sqq. Forme (logique), 61 sqq, 192, 212 Fractions, 144, 186 Frege, 23, 61, 204 sq. Galilée, 28, 55, 75, 197, 199, 241, 242 Gaye, 177 n., 183, 185 Géométrie, 29 Giles, 211 n.

Harvard, 28 Hegel, 28, 58 sqq., 66, 174

248

Héréditaires (propriétés), 201 Hippasos, 172, 239 Hui Tzù, 211 Hume, 220, 225 Hypothèses (en philosophie), 241

« Ici », 89, 107 Illusions, 101 Incommensurables, 170, 239 Indépendance, 89 sqq. (causale et logique), 89 sqq. Indiscernabilité, 153, 159 Indivisibles, 169 Induction, 55, 225 Mathématique, 200 sqq. Inductivité, 195, 200 sqq. Inférence, 62, 64, 73 Infini, 25, 80, 145, 160, 186 — (historique de 1’), 164 sqq. — « véritable », 187, 188 — théorie positive de, 191 sqq. Infinitésimaux, 146 Instants, 129 sqq., 141,157,219 — (définition de), 130 Instinct c. raison, 43 Intelligence — (comme manifestée par au­ trui), 109 — (Inadéquation de sa manifestation), 110 Interpénétration, 155 James, W., 28, 34, 36 Jourdain, 173 n. Jowett, 175 Jugement, 77

Kant, 28,124,128,164 sqq.,205 Keynes, 224 n. Langage (inadéquat), 147 Laplace, 36 Leibniz, 37, 60, 61 n., 102, 123, 192, 197 Logique, 206 — analytique non-construc­ tive, 32 — aristotélicienne, 29 — constante, 212 — et faits, 72 — inductive, 55, 225 — mathématique, 25, 60 sqq. — mystique, 66 — et philosophie, 32, 54 sq., 240 Lois de la nature, 219 sqq.

Mach, 137, 226 Macran, 60 n. Mathématiques, 61, 76 Matière, 91, 113 sq. (permanence de la), 92 Mémoire, 232, 236, 238 Mensuration (à propos de), 171 Méthode analytico-logique, 23, 81, 214-215, 238 sqq. déductive, 29 Milhaud, 176 n., 177 n. Mill (J. S.), 56, 205 Moi, 89-90 Monde concret et idéal, 123 — possible, 192 — particulier, 103 Montaigne, 51 Mouvement, 142, 219 — Arguments de Zénon sur, 175 sqq. — continu, 145, 147 — perception du, 149 sqq. — théorie mathématique du, 145 Mysticisme, 43, 66, 79, 110 Néo-réalisme, 28 Newton, 52, 157 Nicod (J.), 127 Nietzsche, 34, 35 Noël, 177 Nombre — cardinal, 143, 192 sqq. — fini, 169, 195, 201 — inductif, 200 sqq. — infini, 186, 188, 195 sqq., 202, 203 — réflexif, 195 sqq.

Occam, 119, 158 Ordre, 143 Parménide, 79, 173 sqq., 186 Passé et futur, 226, 236 sqq. Peano, 61 Perception sensorielle, 72 Perspectives, 105 sqq., 123 Philopon, 179 n. Philosophie domaine de la, 40, 48-49, 191 et éthique, 49 sqq. et mathématiques, 191 scientifique, 27, 30, 42, 238 sqq. Physique, 113 sqq., 158, 241,

descriptive, 226 variabilité de la, 97, 123 Place —, 101, 104-105 — où et d’où, 108 Platon, 28, 42, 43, 50, 66, 80, 173 n., 174 Poincaré H.. 137, 153 Points —, 126 sqq., 141, 167 — définition, 24, 126 Pragmatisme, 21 Prantl, 182 Prémisses. 214 Prévisibilité, 231 sqq. Probabilités, 57 Propositions —, 72 atomiques, 72 générales, 74 moléculaires, 73 Pythagore, 42, 168 sqq., 239

Réflexivité, 195 sqq. Relations, 65 — asymétriques, 67 — externes, 161-162 — intransitives, 68 — multiples, 70 — terme à terme, 208 — raison contre les (Bradley), 30 — réalité des, 69 — symétriques, 67 — transitive, 67-68 Relativité, 115-116, 244 Répétition, 232 sqq. Repos, 148 Rêves, 101, 109 Ritter et Preller, 170 n. Robertson, D. S., 169 n. Rorarius, 63 Rousseau, 44 Royce, 70

Santayana, 66 Scepticisme, 82-83 Sens (donnée des), 79, 81, 91, 122, 154, 155, 216 et physique, 24, 80, 97, 112, 113 sqq., 152 infinitude des (?), 160, 168 Sensation, 48, 91, 137 — et stimulus, 151 Séries, 69 compacité, 144, 154 continuité, 144-145 Sigwart, 193 Simplicius, 178 n. Simultanéité, 128

249

Spencer H., 28, 36, 238 Spinoza, 66, 174 Stade (argument de Zénon du), 146 n., 182 sqq. Sujet-prédicat, 65 Supérieur-Inférieur, 200 Synthèse, 165

Tannery (Paul), 177 n. Téléologie, 226 Témoignage, 83, 88, 98, 103, 109, 215 Temps, 127 sqq., 141,164 sqq., 174, 218 absolu ou relatif, 157

250

local particulier, 116, 134 Thalès, 27 Un et le multiple (F), 175 sqq. Uniformités, 219-220 Unité organique, 33 Universel et particulier, 60 n. Volition, 226 sqq. Whitehead, 24, 137 n, 212 Wittgenstein, 25, 213 n. Zeller, 181 Zénon, 141, 146, 148, 173

TABLE DES MATIÈRES

Préface

a l’édition française......................

5

Préface

de l’édition anglaise......................

23

I . — La philosophie officielle..................

27

IL — L’Essence de la Philosophie : la logique

54

III. — Notre connaissance du Monde extérieur

79

IV. — Monde physique et monde sensible. .

113

V. — La théorie du continu ........................

141

VI. — Historique du Problème de l’infini ..

164

VIL — La théoriepositive del’infini..............

191

VIII. — La notion de cause : application au problèmedelaliberté.... 214 Appendice.............................................................

245

Index .....................................................................

247

PETITE BIBLIOTHÈQUE PAYOT 1. — SCHWEITZER : Les grands penseurs de l’Inde. 2. — WOOD : La pratique du yoga. 3. — AEPPLI : Les rêves. 4. — ANGAS : Placements et spéculation en bourse. 5. — HATZFELD : Histoire de la Grèce ancienne. 6. — FREUD : Introduction à la psychanalyse. 7. — BOCHENSKI : La philosophie contemporaine en Europe. 8. — GROUSSET et DENIKER : La face de l’Asie. 9. — LORTZ : Histoire de l’Église. 10. — RISLER : La civilisation arabe. 11. — ALEXANDER : La médecine psychosomatique. 12. — RUSSEL : La conquête du bonheur. 13. _ WATT : Mahomet. 14. — WERNER : La philosophie grecque. 15. — ADLER : L’enfant difficile. 16. — ROPKE : La crise de notre temps. 17. — CLARK : La préhistoire de l’humanité. 18. — RUSH : L’origine de la vie. 19. — EPSTEIN : Le judaïsme. 20. — BARROW : Les Romains. 21. — COHEN : Les origines de la physique moderne. 22. — SEN : L’hindouisme. 23. — LE FLOC’HMOAN : La genèse des sports. 24. — CHILDE : L’Europe préhistorique. 25. — DORST : Les migrations des oiseaux. 24. — ROMER : La découverte de l’atome. 27. — NETTL : Mozart. 28. — FERENCZI : Thalassa. Psychanalyse des origines de la vie sexuelle. 29. — BOUTHOUL : Le phénomène-guerre. 30. — SMITH : La théorie de l’évolution. 31. — HESNARD : La sexologie. 32. — AMIS : L’univers de la science-fiction. 33. — CHASSIN : La conquête de la Chine par Mao Tsé-toung. 34. — TYRRELL : Au-delà du conscient. 35. — DUPUIS : Histoire de l’Inde. 36. — LAWRENCE : Les sept piliers de la sagesse (Tome I). 37. — LAWRENCE (Tome II). 31 — LIU WU-CHI : La philosophie de Confucius. 39. — PIETSCH : La révolution industrielle. 40. — MAHOMET : Le Coran (Tome I). 41. — MAHOMET : Le Coran (Tome II). 42. — WJORA : Les quatre âges de la musique. 43. — LÉNINE : La révolution bolchéviste. 44. — FREUD : Essais de psychanalyse. 45. — STANISLAVSKI : La formation de l’acteur. 46. — STAUDER : Les instruments de musique. 47. — EINSTEIN-INFELD : L’évolution des idées en physique. 48. — BLOCH-NIEDERHOFFER : Les bandes d’adolescents. 49. — BERENDT : Le jazz. 50. — RISLER : L’Islam moderne. 51___ WELTER : Histoire de Russie. 52. — GAMOW : La gravitation. 53. — JUNG : L’homme à la découverte de son âme. 54. — FINK et LUTYENS : La physique de la télévision. 55. — SCHUMPETER : Capitalisme, socialisme et démocratie. 56. _ MUELLER : La psychologie contemporaine.

59. — MARTHE ROBERT (Tome II). 60. — BERTAUX : La mutation humaine. 61. — BOUTHOUL : La surpopulation. 62. — EINSTEIN : La relativité. 63. — MONTIGNY : Histoire de la musique. 64. — OVENDEN : La vie dans l’univers. 65. — PALOU : La franc-maçonnerie. 66. — LEMAIRE : La relaxation. 67 — GAUTIER : Le passé de l’Afrique du nord. 68. — OPIK : Initiation à l’astronomie. 69. — VOYENNE : Histoire de l’idée européenne. 70. — BOILEAU-NARCEJAC : Le roman policier. 71. — NACHT : Le masochisme. 72. — PIERRE-HENRI SIMON : L’homme en procès. 73. — PAGE : Le radar. 74. — LE ROY : Initiation à l’archéologie romaine. 75. — ATKINSON : Histoire d’Espagne et du Portugal. 76. — CHERTOK : L’hypnose. 77. — FREUD : Totem et tabou. 78. — OLIVIER : L’évolution et l’homme. 79. — RUSSELL : Problèmes de philosophie. 80. — SCHOELL : Histoire des États-Unis. 81. — SAWYER : Introduction aux mathématiques. 82. — HADFIELD : L’enfance et l’adolescence. 83. — DUYZINGS : La mafia. 84. — FREUD : Cinq leçons sur la psychanalyse. 85. — MOSCA-BOUTHOUL : Histoire des doctrines politiques. 86. — BALINT : Le médecin, son malade et la maladie. 87. — DIEL : Le symbolisme dans la mythologie grecque. 88. — GUSDORF : Pourquoi des professeurs ? 89. — SOMBART : Le bourgeois. 90. — ADLER : Connaissance de l’homme. 91. — Dr P. SIMON : Le contrôle des naissances. 92. — FOIX : La graphologie. 93. — JASPERS : Initiation à la méthode philosophique. 94. — FARRINGTON : La science dans l’antiquité. 95. — MALINOWSKI : La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives. 96. — P.-H. SIMON : Témoins de l’homme. 97. — FREUD : Psychopathologie de la vie quotidienne. 98. — PARAF : Le racisme dans le monde. 99. — OSBORN : Marxisme et psychanalyse. 100. — DAUZAT : Tableau de la langue française. 101. — SEBAG : Marxisme et structuralisme. 102. — MAUSS : Manuel d’ethnographie. 103. — TINBERGEN : La vie sociale des animaux. 104. — SAPIR : La langage. 105. — MARTHE ROBERT : L'ancien et le nouveau (de Don Quichotte à Kafka). 106. — HERSKOVITS : Les bases de l’anthropologie culturelle. 107. — THOMAS MANN : Goethe et Tolstoï. 108. — HUIZINGA : Le déclin du moyen âge. 109. — MALINOWSKI : Trois essais sur la vie sociale des primitifs. 110. — Dr R. HELD : Psychothérapie et psychanalyse. 111. — WEIGALL : Histoire de l’Égypte ancienne. 112. — M. KLEIN et J. RIVIERE : L’amour et la haine. 113. — BOUTHOUL : Les structures sociologiques. 114. — VALABRÈGUE : La condition masculine. 115. — MASNATA : Pouvoir blanc, révolte noire.

DIEL : La peur et l’angoisse. BOUTHOUL : Variations et mutations sociales. MOSSÉ : Introduction à l’économie. Dr BERGE : Les défauts de l’enfant. ELIADE : Le yoga. RANK : Le traumatisme de la naissance. MAGNY : Essai sur les limites de la littérature. ALEXANDER : Principes de psychanalyse. JUNG et KERÉNYI : Introduction à l’essence de la mythologie. KING : Combats pour la liberté. RONDIÈRE : Rendez-vous 1980. ADLER : Le sens de la vie. OTTO : Le sacré. DOURLEN-ROLLIER : Le planning familial dans le monde. Dr LAFORGUE : Psychopathologie de l’échec. BULTMANN : Le christianisme primitif. EVANS-PRITCHARD : Anthropologie sociale. CROISET : La civilisation de la Grèce antique. STÉPHANE : L’univers contestationnaire. KÖNIG : Sociologie de la mode. CLARK : Ghetto noir. LOWIE : Traité de sociologie primitive. Dr BERGE : Les maladies de la vertu. KEYNES : Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie. 140. — MOULOUD : Langage et structures. 141. — STENDHAL : Vie de Napoléon. 142. — FRAZER : Mythes sur l’origine du feu. 143. — RUEFF : Des sciences physiques aux sciences morales. 144. — P.-H. SIMON : L’esprit et l’histoire. 145. — ABRAHAM : Psychanalyse et culture. 146. — WATTS : Le bouddhisme zen. 147. — CHASSEGUET-SMIRGEL : La sexualité féminine. 148. — CHOMSKY : Le langage et la pensée. 149. — VALABRÈGUE : La condition étudiante. 150. — HUXLEY : L’art de voir. 151. — ADLER : Le tempérament nerveux. 152. — JASPERS : Essais philosophiques. 153. — DEUTSCH : Problèmes de l’adolescence. 154. — CHOMBART DE LAUWE : Des hommes et des villes. 155. — EVANS : Entretiens avec C. G. Jung. 156. — MALINOWSKI : La vie sexuelle des sauvages du Nord-Ouest de la Mélanésie. 157. — GRENIER : Les Gaulois. 158. — CORNEVIN : Histoire de l’Afrique, des origines à la 2e guerre mondiale. 159. — MUELLER : L’irrationalisme contemporain. 160. — LEFRANC : Essais sur les problèmes socialistes et syndicaux. 161. — MASNATA : Pouvoir, société et politique aux États-Unis. 162. — BALINT : Techniques psychothérapeutiques en médecine. 163. — CHOMBART DE LAUWE : Images de fa culture. 164. — LE WIN : Phantastica (drogues psychédéliques, stupéfiants, hallucinogènes). 165. — DIEL : Psychologie de la motivation. 166. — M. RUBEL : Pages de Karl Marx. 1. Sociologie critique, 167. — M. RUBEL : Pages de Karl Marx II. Révolution et socialisme. 168. — GALBRAITH : La crise économique de 1929. 169. — NElLL : La liberté-pas l’anarchie.

116. — 117. — 118. — 119. — 120. — 121. — 122. — 123. — 124. — 125. — 126. — 127. — 128. — 129. — 130. — 131. — 132. — 133. — 134. — 135. — 136. — 137. — 138. — 139. —

170. 171. 172. 173. 174. 175. 176. 177. 178.

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BRAUNSCHWEIG et FAIN : Éros et Antéros. RUSSELL : La méthode scientifique en philosophie. MARKALE : L’épopée celtique d’Irlande. SCHELER : Nature et formes de la sympathie. MARKALE : L’épopée celtique en Bretagne. DAVID : L’état amoureux. LEISEGANG : La gnose. PIROUÉ : Comment lire Proust? TAJAN et VOLARD : Pourquoi des dyslexiques?

Si vous appréciez les volumes de cette collection et si vous désirez être tenu au courant des publi­ cations des ÉDITIONS PAYOT, PARIS, découpez ce bulletin et adressez-le à :

ÉDITIONS PAYOT, PARIS 106, Bd Saint-Germain Paris 6e

Je m’intéresse aux disciplines suivantes : ACTUALITÉ, MONDE MODERNE ARTS ET LITTÉRATURE ETHNOGRAPHIE, CIVILISATIONS HISTOIRE ET GÉOGRAPHIE PHILOSOPHIE, RELIGION PSYCHOLOGIE, PSYCHANALYSE SCIENCES (Naturelles, Physiques) SOCIOLOGIE, DROIT, ÉCONOMIE (Marquer d’une croix les carres correspondant aux matières qui vous intéressent.)

Suggestions :

171 Imprimerie Bussière à Dépôt légal : Ie trim. 1971.

Saint-Amand (Cher), France. — 1971

IMPRIMÉ EN FRANCE

N° d’imp. 816.

philosophe et mathématicien anglais, Prix Nobel de littérature en 1950,fut sans conteste une des plus fortes personnalités de notre époque. La multiplicité de ses écrits reflète la variété des problèmes auxquels il s’est intéressé. Dans cet ouvrage, il a voulu montrer, à l’aide d’exemples, la nature, les espérances et les limites de la méthode scientifique en philosophie. Une méthode qui s’est progres­ sivement imposée à lui au cours de ses recherches “ comme quelque chose de par­ faitement défini, susceptible de se ramasser en formules, et capable de fournir adéqua­ tement, dans toutes les branches de la philo­ sophie, toute la connaissance scientifique objective qu’il est possible d’atteindre."

PETITE BIBLIOTHÈQUE PAYOT

à la portée de chacun un livre petit format un livre de bibliothèque en édition intégrale Payot, Paris

B. RUSSELL

BERTRAND RUSSELL (1872-1969)

LA M ÉTHODE SCIENTIFIQUE EN PHILOSOPHIE

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