Raison d'Etat et pensée politique à l'époque de Richelieu 9782226116659, 2226116656


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Raison d'Etat et pensée politique à l'époque de Richelieu
 9782226116659, 2226116656

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B i b l i o t h è q u e de VEvolution de

Etienne Thuau

Raison d’Etat et pensée politique à le )oque de Rie lelieu Postface de Gérard

Albin Michel

RAISON D’ÉTAT ET PENSÉE POLITIQUE A L’ÉPOQUE DE RICHELIEU

Bibliothèque de « L'Évolution de l'Humanité »

ÉTIENNE THU AU

RAISON D ’ETAT ET PENSÉE POLITIQUE À L ’ÉPOQUE DE RICHELIEU

Postface de Gérard M airet

Albin Michel

Bibliothèque de « L'Évolution de VHumanité »

Première édition : © Armand Colin, 1966

© Éditions Albin Michel, S.A., 2000 22, rue Huyghens - 75014 Paris www.albin-michel.fr

ISB N : 2-226-11665-6 ISSN : 0755-1770

SOM M AIRE

Introduction. L’idole, le scandale et l’énigme du siècle

...........

9

I.

Les croyances politiques communes

.....................

13

IL

L’accueil à Tacite et à Machiavel ou les deux raisons d ’État ................................................................

33

III.

L ’opposition à la « raison d ’Enfer»

103

IV.

Le courant humaniste

................................................

153

V.

Le courant étatiste et le triomphe de la «raison divine» ...........................................................................

166

C onclusion. La laïcisation de la pensée politique et les ruses de la raison d’É t a t .............................................................

411

B iblio g ra ph ie ......................................................................................

421

Index

des n o m s .........................................................................................

457

Index

des principaux thèmes

.............................................................

463

.............................................................

465

...........................................................................

489

P ostface T able

de

G érard M airet

analytique

INTRO D U CTIO N L’IDOLE, LE SCANDALE ET L’ÉNIGME DU SIÈCLE «...la France... n’a plus d’autre Religion que celle de l’État, fondée sur les maximes de Machiavel».

Mathieu

de

Morgues

En entreprenant cette étude, nous nous proposions de dégager de la litté­ rature politique du temps de Richelieu les principes de l'organisation civile qu’elle contient. Nous voulions rechercher les conceptions ainsi que les caté­ gories intellectuelles et imaginatives qui permirent à cette société de penser son organisation et son devenir. Un des attraits du XVIIe siècle est la clair­ voyance de ses penseurs et il vaut la peine de chercher si ces maîtres de la luci­ dité intérieure ne nous ont pas laissé aussi une leçon de lucidité politique. Mais, à mesure que notre enquête progressait, elle attirait notre attention sur un aspect capital de la pensée du siècle, particulièrement sensible sous Louis XIII : les divisions de cette période d ’unanimité. En effet ce qui frappe dans la pensée politique française au XVIIe siècle, c’est qu’elle traverse une crise. De loin, la monarchie de droit divin semble un dogme indiscuté et, à travers la majestueuse construction de Bossuet, elle a été longtemps regardée comme le type parfait du régime qui ignore les ten­ sions internes. Mais les historiens nous ont mis en garde contre cette vision académique du passé 1. Au XVIIe siècle, en effet, le renforcement de l’État, bouleversant les anciennes structures mentales, donne au développement de la pensée politique un caractère dramatique. Son histoire, qui à distance pa­ raissait se ramener au progrès linéaire de l’absolutisme, laisse voir dans son détail les incertitudes et les déchirements. Ignorant les certitudes olympiennes, en proie au doute et à l’inquiétude, ces Français d ’autrefois nous deviennent plus réels et plus proches. L’idée autour de laquelle semble se cristalliser l’inquiétude de l’époque est celle de la raison d ’État. Ce principe qui était, selon Conring, « l’étoile polaire de la politique moderne » et qui fut l’idée directrice du gouvernement de Richelieu nous conduit au cœur des débats idéologiques du temps. C ’est la notion politique qui s’imposa à la méditation des contemporains. La raison d ’État était-elle une idée bienfaisante ou une innovation néfaste ? Une foule d ’esprits, en France et en Europe, se posaient la question 12. 1. L. A n d r é , Les sources de l'histoire de France au X V I I e siècle, tome IV, introduction. 2. On peut appliquer aux Français de l’époque de Richelieu ce qu’un Allemand disait de ses compatriotes : « L’on entend tous les jours une infinité de gens qui parlent de la raison d’Ëtat. Tout le monde s’en mêle ; aussi bien ceux qui sont ensevelis dans la poussière de l’école, que ceux qui remplissent les charges de la magistrature : mais à bien considérer ce que c’est, il y en a peu

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RAISON D ’ÉTAT ET PENSÉE POLITIQUE

Le mal venait de loin. L’esprit étatiste de l'époque de Richelieu n'était pas une nouveauté absolue, car le règne de la raison d ’État avait été préparé par les Politiques qui entendaient séparer la religion et le gouvernement du royaume. Leur zèle était présenté par leurs adversaires d ’une façon carica­ turale, mais juste au fond, et ainsi un pamphlet de 1588 les définissait en ces termes : « Et pour autant que les uns et les autres crient sans cesse : L ’é t a t , l ’é t a t , l a p o l ic e , l a p o l ic e , sans se soucier en premier lieu de la sainte religion, voire disent la Police lui devoir être en tout et partout préférée, ils sont justement appelés Politiques1 ». Le pamphlet relevait et réfutait 70 propositions de ces défenseurs de l’État, qui préféraient favoriser les hérétiques plutôt que les « Catholiques zélés ». 11 les associait aux libertins, aux épicuriens et aux athées. Surtout il n ’omet­ tait pas de rappeler qu’ils étaient disciples de Machiavel. D'après leurs prin­ cipes, disait-il: « Il est licite aux Rois et aux Princes se parjurer, fausser la foi, prévariquer toutes pactions et promesses jurées, pour affaires de leur État. C'est le damnable conseil de l’Évangéliste de Cour, Machiavel, par lequel il tâche les rendre contempteurs de toute justice, paix, équité, loi, foi et reli­ gion : et de bons Princes faire les plus malheureux parjures, traîtres, déloyaux, infidèles, blasphémateurs et renieurs de Dieu qui soient sur la terre 2 ». Ainsi, derrière l’État, se profilait le fantôme de Machiavel que bien des hommes du XVIIe siècle ont regardé comme un esprit satanique. Or ce damna­ ble auteur était, comme nous le verrons, bien présent à cette époque. Ainsi, dans la seule librairie du XVIIe siècle que nous puissions regarder de nos yeux, celle de La galerie du Palais d ’A. Bosse, nous voyons l’auteur du Prince figurer en bonne place à l'étalage. La raison d ’État, qui pouvait se recommander du Florentin, révélait ce qu’il y avait d'inquiétant dans le règne du « Dieu mortel ».

qui s’en forment une juste idée. L’on dit souvent que telles et telles choses se sont faites par l’autorité souveraine, ou par raison d’Ëtat ; mais il y en a peu qui sachent ce que c’est que l’État, que la raison d’État, et jusqu’où doit s’étendre le pouvoir des Souverains. Il y a des disciples de Machiavel qui prennent pour raison d’État, laquelle ne devrait rien avoir que de très saint et de très salutaire aux peuples, une politique également opposée aux lois divines et humaines, et qui font d’une vierge toute pure et toute innocente, une vile et infâme prosti­ tuée *. ( Dissertatio de ratione status in imperio Romano-Germanico, pamphlet anti-Habsburg de Bogislav Chemnitz, publié peu après 1640, sous le pseudonyme d’Hippolithus a L apide , traduit en 1712 par M. Bourgeois du Chasteau sous le titre : Intérêts des Princes d'Allemagne ). Ces remarques donnent une bonne idée des réflexions des sujets de Louis X III, avec cette réserve que, distinguant moins facilement la bonne raison d’État de la mauvaise, la no­ tion leur paraissait dangereusement ambiguë. Dans son livre, Storia dell'eta baroca in Italia, Croce cite ( p. 76 ) un texte amusant de G. C. Cappacio ( I l forastiero, Napoli, 1634) qui fait la même constatation. Croce rappelle aussi que Don Quichotte, en bon italianisant, discute avec le curé et le barbier de la raison d’État et des façons de gouverner. 1. La foi et religion des politiques de ce temps, par L)o»i R ob e rt A., religieux bénédictin, d’après le P. Lelong, 93 p. BN : Lb34 435. iXeajpajusciri^L v ia citation sont dans le texte.) 2. Ibid., pp. 61-62.

INTRODUCTION

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Nous aurons à reconnaître quelle place tient cette notion dans la pensée po­ litique du temps1, comment elle s’est définie et quelles réactions elle a susci­ tées. Pour donner une idée de son importance, nous pouvons déjà citer un indice frappant de l’inquiétude des consciences devant le nouveau principe qui commande le destin de la collectivité, et ce témoignage a d ’autant plus de prix qu’il est involontaire. C ’est la dénonciation des impuretés du métier de roi qui nous est offerte par le théâtre. Dans les tragédies, il est notable, en effet, que le roi, pour rester sympathique ou respectable, tende à se retirer de l’action ou se décharge sur un comparse des responsabilités sanglantes que lui impose « l’art de régner ». Patin exagérait sans doute quand, dans son style passionné, il qualifiait Richelieu de « Jupiter massacreur 12 ». Néanmoins beaucoup de ses contemporains s’interrogeaient sur cette mystérieuse fatalité qui conduisait les tenants du pouvoir à se souiller de crimes et qui éloignait chaque jour da­ vantage la politique de la morale. Dans le deuxième quart du XVIIe siècle, la pensée politique française montre un visage plus brutal que majestueux. Or, comme le souligne M. Duverger, la politique frappe par son ambivalence, étant à la fois combat et moyen de réaliser un idéal d ’ordre et de justice 3. A l’époque où nous le considérons, l’absolutisme monarchique se présente moins sous son aspect d ’« intégra­ tion » que sous son aspect de « lutte ». C ’est ce second visage, un peu négligé, de l’absolutisme que nous serons amenés à examiner. Il ne s'agit pas là de s'attacher à « l’envers du Grand Siècle », mais d ’en étudier l'un des éléments constitutifs. Le fil directeur de notre enquête sera donc l’idée de raison d ’État. Par son importance, par la gravité des problèmes qu’elle soulevait, cette notion nou­ velle méritait d ’être appelée tour à tour « l’idole » et « le scandale du siècle ». L ’étude des idées politiques a traversé une période de défaveur. Elle fut en honneur au siècle dernier quand les idées étaient regardées comme le mo­ teur de l'Histoire. Lorsque cet idéalisme fut battu en brèche, la vogue alla aux études économiques, et les reines de l'Histoire devinrent ses servantes. Or il y a dans ce dédain quelque injustice. Chercher à connaître les idées, les croyances, les mythes qui constituent la conscience politique d ’une société est une façon de saisir cette société dans sa totalité. Les réflexions sur le pouvoir n'intéressent pas une partie limitée de la pensée : tout l’homme s’y reflète et s’y engage. Platon avait déjà observé que le style de l’autorité est déterminant dans les rapports humains. L’impor­ tance de l’option politique, c’est qu’au delà de l’accidentel elle enveloppe une idée de l’homme. Comme le remarque M. Raymond Aron, le style de l’autorité révèle le style d ’humanité d ’une société donnée. C ’est donc un moyen de mieux connaître l’homme du XVIIe siècle que de chercher ce que les con­ temporains de Richelieu pensaient du pouvoir.

1. Un juriste comme J. D eclareuil affirme : « La raison d’État est, bien autrement que le droit divin, l’assise et le fondement de la monarchie absolue * ( « Les idées politiques de G. de Balzac », Revue du droit public et de la science politique en France et à Γétranger, t. 24, 1907 ). 2. Cité par Sainte-B euve, Causeries du L undi, 3e édit., t. VIII, p. 121. 3. M. D u v e r g e r , Introduction à la politique, Paris, 1964, p. 20.

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RAISON D'ÉTAT ET PENSÉE POLITIQUE

Qu'il nous soit permis de remercier ici les maîtres dont la bienveillance et les précieux conseils ont rendu possible ce travail. Grâce à sa connaissance de la société et de la pensée du XVIIe siècle, M. Antoine Adam a éclairé pour nous le mouvement des idées de l'époque, attirant notre attention sur ses grandes lignes comme sur le détail des groupes où il s'est développé. En fai­ sant toute la lumière sur les érudits libertins et sur leur machiavélisme, M. René Pintard, qui a accepté de diriger notre thèse complémentaire, nous a apporté, à nous comme à tous ceux qui étudient le XVIIe siècle, une aide inappréciable. Nous sommes heureux que l'occasion nous soit offerte d’a­ dresser à ces maîtres des études « dix-septièmistes » l'expression de notre très vive gratitude.

CHAPITRE I

LES CROYANCES POLITIQUES COMMUNES Quel est le cadre historique où se place le mouvement d ’idées que nous nous proposons d ’étudier? La France que va gouverner Richelieu est un champ où s’affrontent plu­ sieurs forces politiques puissantes et, si l’on rattache ces forces à leur base sociale, on peut en distinguer cinq principales. Le peuple des campagnes, le plus important par son nombre, est celui qui compte le moins dans le monde politique. Vivant dans une campagne d ’aspect encore médiéval, la population rurale dépend étroitement des récoltes et elle est fréquemment frappée de terribles « mortalités ». Sa mentalité, fortement marquée par la précarité de son existence, est superstitieuse et magique. Inca­ pable de formuler sa pensée, ce peuple se manifeste parfois par de violentes et brèves révoltes, dont nous trouvons des traces dans les rapports d ’inten­ dants et surtout dans la peur et l’horreur qu’il inspire aux autres classes. Pénétrée de l’idée de ses privilèges, la noblesse possède le prestige, et oc­ cupe le premier rang dans la société. Cependant, si les liens vassaliques sont toujours forts, cette classe est sérieusement menacée. La diminution du revenu de la terre et l’importance croissante de l’argent viennent la frapper dans ses bases économiques. La noblesse est bien diverse, et la petite noblesse qui vit difficilement sur ses terres a peu de rapports avec le monde des Grands et ses vastes clientèles. Importante socialement et politiquement, cette classe n ’a guère produit d ’écrivains pour exposer ses vues politiques. Elle s’impose d ’ail­ leurs aux esprits, moins par une idéologie que par le costume, les bâtiments, les fêtes, le mode de vie, c’est-à-dire par une mythologie seigneuriale qui pé­ nètre la littérature et est, au fond, une sorte de religion de la terre L Dans ce siècle qu’on a parfois appelé le « grand siècle chrétien de notre histoire », il ne faut pas oublier l’importance des forces religieuses. Le clergé français, qui est en train d ’opérer sa réforme, est une grande puissance maté­ rielle et morale. Il a en face de lui une Église protestante vaincue, mais forte. Ce sont les religieux, qui, avec les bourgeois, vont fournir le plus important contingent d ’écrivains politiques au XVIIe siècle. La bourgeoisie, qui est la classe montante, se développe à l’ombre du trône. Renfermant en son sein tout un monde, depuis les artisans jusqu’aux négo­ ciants et aux magistrats, elle est dominée par la noblesse de robe, qui acquiert ses privilèges grâce à la vénalité des offices. A l’aristocratie des officiers se joindra, vers le milieu du siècle, une aristocratie de financiers. Telles sont les forces politiques qui sortent d ’une société en pleine évolu­ tion où la révolution économique déplace les fortunes.1 1. Voir Victor L. Tapié, Baroque et classicisme, Paris, 1957, pp. 142-145.

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RAISON D ’ÉTAT ET PENSÉE POLITIQUE

Enfin, dernier acteur du drame politique, n ’oublions pas le Pouvoir, qu’Henri IV a affermi, poursuivant l’œuvre séculaire de la monarchie. Les rois en effet, entourés de la garde prétorienne de leurs légistes, travaillent à réaliser la main-mise de l’État sur les peuples et menacent les autonomies : États gé­ néraux, Parlements, États provinciaux. Dans cette entreprise la monarchie de Louis XIII sera favorisée par plusieurs circonstances : elle possède une doctrine, la théorie du droit divin des rois, et elle peut jouer un rôle d ’arbitre dans une société où les deux classes rivales, noblesse et bourgeoisie, se font équilibre. En abordant l’histoire des conflits idéologiques du règne de Louis XIII, nous devons un peu oublier que nous connaissons leur dénouement. Quand Richelieu vient au pouvoir, les diverses forces politiques aux prises en France sont puissantes. Leur lutte est indécise. Les jeux ne sont pas faits. Au début de notre étude, il est nécessaire de souligner qu’au XVIIe siècle les Français s’accordent, en gros, sur ce qu’est la légitimité politique et qu’à cette époque on ne voit pas s’opposer une conception de la légitimité à une autre, comme après la Révolution. Touchant le pouvoir monarchique, les sujets d ’Henri IV et de Louis XIII ont en commun un certain nombre d ’ima­ ges, de croyances, d ’idées, qui ne s’organisent sans doute pas en un rigoureux système juridique ou philosophique, mais possèdent la relative cohérence qui suffît à la vie sociale. Cette idéologie monarchique, comme le rappelle Μ. V. L. Tapié dans son livre Baroque et classicisme, est au confluent de deux courants : d ’une part, une « philosophie » de la monarchie, œuvre des juristes et des théoriciens au service du roi, et, d ’autre part, une religion de la monarchie, qui par les fêtes et les cérémonies s’impose aux imaginations et aux sensibilités. Grâce à d ’excellentes études, les grands textes et les affirmations essen­ tielles de la philosophie de la monarchie ont été mis en pleine lumière. Citons les ouvrages « classiques » relatifs à la doctrine monarchique : Véducation politique de Louis X IV de Lacour-Gayet (1898) ; La doctrine de l'absolutisme de Hitier (1903) ; le cours d ’Olivier-Martin sur L'absolutisme français (19501951) ; Das politische Denken in Frankreich zur Zeit Richelieus de R. von Al­ bertini (1951) ; le cours de R. Villers sur L'esprit du droit public français au X V IIe siècle (1958-59), un numéro spécial de la revue Dix-Septième siècle de 1955 (n°* 25-26). Tous ces livres ont enrichi notre connaissance de la pensée politique au XVIIe siècle et nous permettent de la considérer sous des perspectives variées L1

1. Précisons les faits qu’ils mettent particulièrement en lumière et les points de vue qu’ils ont choisis : Jean H itier : La doctrine de Vabsolutisme, 1903. L’auteur formule la thèse absolutiste ( l’État absorbé dans le Prince ; la puissance du Prince illimitée). Il rappelle les arguments invoqués à l’appui de la doctrine absolutiste. L’argument principal est le droit divin ( principe invoqué contre le Pape, contre l’Empereur, contre le peuple ) que viennent renforcer des arguments secondaires ( intérêt général, indivisibilité de la souveraineté, prescription ). L’application du système entraîne la négation des droits de la nation et la négation des droits individuels. C’est ce que Hitier montre en examinant ce que deviennent, d’une part, les lois fondamentales, les États généraux, les Parlements, les trois ordres de l’État, les libertés locales et, d’autre

LES CROYANCES POLITIQUES COMMUNES

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On nous permettra, après avoir rappelé leur existence, de passer rapide­ ment sur les affirmations politiques communes : d ’une part, il est inutile de résumer d ’excellents livres ; d ’autre part, nous retrouverons ces croyances communes, contradictoirement interprétées, en examinant les divers courants de la pensée politique sous Louis XIII et nous constaterons que les luttes idéologiques du temps se déroulent non sur, mais dans la légitimité. Énumérons rapidement les divers points de la doctrine monarchique. LA DOCTRINE MONARCHIQUE Lorsqu’on lit un ouvrage politique du XVIIe siècle, il est rare qu’il ne dé­ veloppe pas quelques-uns des lieux communs de l’époque concernant l ’ori­ gine, la nature et la forme du pouvoir : 1/ la forme de l’État n ’est pas objet de discussion ; l’État est une monarchie, où la succession est établie de mâle en mâle par ordre de primogéniture. 2/ le pouvoir est d ’origine divine. Le principe du droit divin est enseigné par l’Écriture, et confirmé par l’histoire et le spectacle de la nature. Il est souvent part, la liberté de conscience, la liberté individuelle, le droit de propriété. Centrée sur le règne de Louis XIV, cette étude est schématique et peu favorable à la doctrine étudiée. G. L acour-Gayet, L'éducation politique de Louis X I V , 1908, 1923. On lira surtout le livre II : « La théorie du pouvoir royal chez les contemporains de Louis XIV ». En citant un grand nombre de textes et d’auteurs, ce livre nous donne une vue synthétique de la première moi­ tié du siècle. Il met en lumière l’opposition qu’il y a entre la thèse religieuse du droit divin et le droit divin des rois. Il montre que la doctrine du césarisme est constituée en 1661 et n’attend plus que le roi capable de l’incarner. Prendre la première édition, enrichie d’une bibliographie supprimée dans la seconde. A. L emaire, Les lois fondamentales de la monarchie française, 1907. L’auteur insiste sur le caractère coutumier de la constitution d’Ancien Régime. Il souligne la valeur de la tradition en droit constitutionnel. Cette perspective traditionaliste l’amène à juger sévèrement « l’ab­ solutisme autocratique », « l’absolutisme païen des Césars de Versailles * ( p. 331 ). Il détourne ses regards de Richelieu et de la raison d’État ( une seule allusion, défavorable, au despotisme du cardinal et à son mépris des traditions, p. 324 ). H. S ée , Les idées politiques en France au X V I I e siècle, 1923. Suivant les progrès de l'autori­ tarisme. H. Sée montre l’absolutisme tempéré régnant au début du siècle, puis une première victoire de l’absolutisme sans frein avec Richelieu, un recul pendant la Fronde et enfin le triom­ phe du pouvoir sans limite sous Louis XIV. A peine a-t-il atteint son apogée que le système commence à être critiqué. Livre jugé fort sévèrement par M. R. M ousnier dans les numéros 25-26 de la revue X V I I e siècle, p. 30. Olivier-Martin, L'absolutisme français, 1958-1951. Étude remarquable par la science juri­ dique et la vigueur de l’analyse. Tend à se placer dans une perspective traditionaliste ( à com­ pléter par : L'organisation corporative de la France d'Ancien Régime, 1938 ). R. von A lbertini, Das politische Denken in Frankreich zur Zeit Richelieus, 1951. Livre remar­ quable et indispensable pour la connaissance de l’époque de Louis X III. Sur les croyances communes, on lira les pages 22-127, où M. Albertini examine les points suivants : le droit divin, l’idée de souveraineté, « Si veut le Roi, si veut la Loi », les lois fondamentales, le Parlement, les États généraux, le droit de résistance, la question protestante, les autres formes constitu­ tionnelles. B.N. : 80 Z 32158 (I). R. Mousnier, « Comment les Français du XV IIe siècle voyaient la constitution » dans les nu­ méros 25-26 de X V I I e siècle, 1955. L’auteur montre que sur l’organisation du royaume les Français possèdent un certain nombre d’idées communes. Cette constitution coutumière, les gens du roi ont tendance à l’interpréter dans un sens despotique ; les parlementaires en don­ nent une interprétation large et rétrograde. Les choses étant ce qu’elles étaient ( famines, guerres, Grands insolents ), la vraie garantie des droits des Français, c’était le pouvoir royal.

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RAISON D ’ÉTAT ET PENSÉE POLITIQUE

résumé dans les deux formules : « Le roi ne tient sa couronne que de Dieu et de son épée ». « Le roi de France ne relève que de Dieu ». Le droit divin des rois, défendu par les légistes au service de la monarchie, ne s'accorde d ’ail­ leurs que bien imparfaitement avec le droit divin du pouvoir professé par l’Église. 3/ le roi possède toute la souveraineté. Les rois de France sont seuls vraiment souverains. C ’est une des tâches des publicistes royaux que d ’énumérer le dé­ tail des droits du monarque. 4/ le Prince, père et pasteur de son peuple, n ’est nullement un tyran. Il est soumis à des lois fondamentales ( loi salique ; commandements de Dieu ). 5/ la monarchie est le meilleur des régimes. C ’est un développement banal de la littérature politique que la comparaison des trois formes constitution­ nelles ( démocratie, aristocratie, monarchie ) et l'éloge de la royauté. 6/ le peuple est incapable de se conduire lui-même ; la démocratie est le pire et le moins glorieux des régimes. Ces affirmations, banales au XVIIe siècle, donnent naissance à une sorte de rhétorique politique commune. Elles définissent les présuppositions de la pensée collective et les cadres de la réflexion politique. Ces principes généraux de la réflexion politique ont été formulés par les grands auteurs politiques du début du siècle et souvent cités dans les études que nous avons énumérées plus haut L Pour illustrer cependant notre sec credo monarchiste, nous feuilleterons des ouvrages politiques secondaires de la même époque. Nous y retrouverons, plus ou moins bien exprimés, les principaux articles de ce credo. La théorie du droit divin des rois se présente souvent sous une forme ra­ massée dans l’expression : « Le roi est l’image de Dieu ». Il est peu d ’ouvrages politiques qui ne rappellent cette idée. En 1620, dans son livre De la souveraineté du Roi, Jean Savaron appelle le monarque un « Dieu corporel ». Les rois sont « des Dieux en terre, ou comme des hommes donnés de Dieu pour le bien et salut public » écrit, en 1621, Molinier dans ses Politiques chré­ tiennes. « Le Roi est l’image vivante du Tout-puissant, représentant entre les hom­ mes la figure de la majesté divine... Le Roi est la vraie image de Dieu, du Ciel et de la Terre» affirme en 1623 Louis Roland dans son livre De la dignité du Roi.1 1. Quelques ouvrages fondamentaux nous permettent de saisir ces idées politiques com­ munes : Guy Coquille, Institution au droit des Français, Paris, 1608. André D uchesne, Les antiquités et recherches de la grandeur et majesté des Rois de France, Paris, 1609. Jérome B ignon, De l'excellence des rois et du royaume de France, Paris, 1610. Charles L oyseau, Des seigneuries ( 1608 ) ; Des offices ( 1610 ). ( Loyseau donne trois freins à la puissance des monarques : les lois de Dieu, les lois naturelles et les lois fondamentales de l’État ). Sur l’idée de constitution coutumière, voir les textes cités parM. R Mousnibr ( X V I I · siècle, n° 25-26, pp. 11-12 ) et tirés des auteurs suivants : L oyseau, Traité des ordres et simples dignités, Paris, 1609. P oisson de la B odini&re, Traité de la majesté royale en France, Paris, 1597. Guy Coquille, Discours des États de France, 1588.

LES CROYANCES POLITIQUES COMMUNES

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Même expression dans l’ouvrage de Faret : Des vertus nécessaires à un Prince (1623). En 1624, C. Susanne rappelle que de tous temps les philosophes ont con­ sidéré les Princes « comme de beaux soleils parmi de petites étoiles », « les images d ’un Dieu qui dispose et met toutes choses en ordre », des « DemiDieux ». Les rois sont les « lieutenants de Dieu, les seconds après Dieu », dit, en 1625, la Réponse au manifeste de Soubise. En 1625 encore, le Catholique d'État affirme : «... les Rois sont les plus glorieux instruments de la divine Providence au gouvernement du monde. Les anciens qui n ’étaient point flatteurs vous appellent des " Dieux corporels et sensibles” ». En 1626, nous lisons dans U État chrétien de Vaure : « ...les Rois sont Dieux terrestres, substitués au gouvernement temporel de leur royaume, pour le vrai Dieu céleste ». Et plus loin : « Les Rois sont les images de Dieu en terre ». En 1631, Colomby écrit dans L'autorité des rois : « ...ils sont les vives images de Dieu ». La même expression se retrouve sous la plume de Gafridv dans L'impiété renversée. Dans les Politiques royales, Fr. de Gravelles (1596) rappelle les trois types de régimes distingués par Aristote et fait l’éloge de la monarchie. La royauté est la plus ancienne et «la plus excellente police de toutes». Conforme à l’ordre divin, elle est approuvée par la raison, et permet le meilleur exercice de la jus­ tice. Elle est confirmée par la nature, et «...reçue entre les mouches à miel et autres animaux sauvages et par les hommes en leur famille». La royauté suc­ cessive est le plus solide des régimes. Remarquons que F. de Gravelles se pro­ nonce pour une monarchie réglée 1. Le Traité de la majesté royale en France (1597) de Pierre Poisson de la Bodinière, «Conseiller du roi au siège présidial d ’Angers» précise ce qu’est la loi salique, loi fondamentale du royaume 12. Il fait ensuite l’éloge de la monarchie et célèbre les vertus de l’unité 3. Il associe Dieu et le roi dans les respects des Français : «...l’honneur et la crainte de Dieu sont inséparables d ’avec l’hon­ neur et la crainte du Roi » 4. Dans son livre Origines des dignités et magistrats de France ( 1600 ; pre­ mière édition 1584 ), Claude Fauchet, «Conseiller du Roi et naguère premier président en la cour des monnaies», nous offre une série de textes qui définis­ sent la constitution de la France. En 1609 paraît un traité en vers pour l’éducation du jeune prince : Le Dau­ phin, dû à la plume de Jacques de Lafons 5. Poète angevin, son auteur n ’est 1. «...le roi est un bon monarque, qui gouverne l’état public selon les lois établies en iceluy. * F. de Gravelles, Politiques royales, p. 25. «...le vrai roi est bien aise d’avoir des bornes » et sait « jusques où il se peut étendre légale­ ment *. ( Ibid., p. 30 ). 2. P. P oisson de la B odinière , Traité de la majesté royale, pp. 3-6. 3. «Nature a voulu en chacune espèce une prééminence, aux astres le soleil, ... entre les éléments le feu, entre les métaux l’or, entre les grains le tourment, entre les choses liquides le vin, entre les animaux à quatre pieds le lion, entre les oiseaux l’aigle ». (Ibid., p. 7 ). 4. Ibid., p. 21. 5. Vers 1575-1620. Avocat au Parlement de Paris.

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pas de la race des du Bellay et des Ronsard. Les médiocres vers qu’il nous offre n ’ont guère d ’autre mérite que de fixer quelques-unes des idées politiques communes. Lafons nous fait un tableau affreux de l’anarchie : «L’anarchie est un monstre, une Dire, une horreur», et lui oppose les bienfaits du régime monarchique. Sans doute les régimes varient avec les peuples \ mais la com­ plexion des Français est d ’être régis par des rois. Lafons rappelle le principe du droit divin 12. Il célèbre les vertus de l’unité 3 et condamne sans appel le ré­ gime populaire 4. Il fait l’éloge de la loi salique qui empêche de régner «les femmes imbéciles» 56. En effet : «Toute femme est fragile, inconstante et légère »®. Pour particulariser un peu le livre de Lafons, notons que sa monarchie est tempérée, puisqu’il demande au roi de consulter les États 7. Fondant l’État sur la religion 8, il condamne l’alliance turque 9. Comparé à Jacques de Lafons, P. de Nancel, auteur de La souveraineté des roiSy « poème épique divisé en trois livres » (1610), va nous paraître plus mauvais poète et plus piètre penseur101. Néanmoins cet homme, « bon catho­ lique et bon Français», nous offre une définition rimée du droit divin des rois u . 1. « Divers peuple requiert divers gouvernement », J. de L apons, Le D auphin, p. 7. 2. «........... les rois sur la terre. Nous sont les lieutenants du Dieu porte-tonnerre». (Ib id ., p. 3.) 3. « L’unité est divine, et pour n’être produite Ains vivant tout en soi ne peut être détruite ». ( Ibid., p. 13.) 4. Voir le chapitre VI : « De ne se fier en un peuple », et la peinture d’un « peuple furieux * : «Monstre qui va portant mille têtes sans yeux, Sans cervelle, sans nez, sans front et sans oreille. Sa rage seulement est l’âme qui réveille Et conduit ses esprits ; le sac, le sang, le feu Sont les cruels enfants qu’un populaire ému Au chaud embrassement de sa fureur engendre ». ( Ibid., p. 17.) Dans le même sens, nous lisons, p. 35 : « Les esprits les plus beaux suivent la monarchie Ennemis pour jamais de la démocratie.». 5. Ibid., p. 30. 6. Ibid., p. 32. 7. Ibid., p. 87. 8. Ibid., p. 89. 9. « Jamais impunément les Princes catholiques Ne se sont alliés des rois mahométiques ». ( Ibid., p. 144). 10. J. de N ancel, La souveraineté des rois, SI., 99 p., BN : Ye 7514. 11. Ibid., p. 60 : « Par moi régnent les Rois, dit la bouche suprême ; Ils tiennent de moi seul, en foi, leur diadème. J’orne leur main du sceptre et leur front du bandeau ; Bref, c’est de moi qu’ils l’ont, s’ils n’ont rien de plus beau ; J’ai gravé dessus eux les traits de mon image.» P. de Nancel rappelle que toutes les autorités morales ont commandé : « Qu’on respecte les Rois, qu’on craigne et qu’on honore Leur puissance après Dieu, que du ciel elle vient, Et qu’il résiste à Dieu qui, fol, y contrevient.*. Notons que notre auteur admet, dans une certaine mesure, le droit de remontrance, qu’il fonde sur le fait que le Prince est soumis à Dieu : « Nous vivons sous les Rois et les Rois dessous Dieu ». ( p. 61 )

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Si nous cherchons des textes sacrés pour justifier la monarchie, nous pou­ vons consulter le livre de Pierre Ragueau : Leges politicae ex sacrae scripturae libris collectae1 (1615). Il nous en fournira un grand nombre, qu’il veillera à ne pas interpréter dans un sens despotique 12. Le dictionnaire de droit de Bouchel (1615), en une phrase bien embarras­ sée, nous rappelle que le pouvoir des rois, comme celui des papes, vient direc­ tement de Dieu 3. Bouchel est gallican et, à l’article «puissance royale», re­ produit les arrêts du Parlement de Paris condamnant les thèses de Ballarmin. Le mépris du peuple, incapable de se gouverner, éclate dans les Discours politiques( 1619) de Baudoin et dans la Doctrine curieuse (1624) de G arasse4. 1. 2 vol. en un, 194 p. 219 p. Voir la 2e partie : pp. 26-52 : « De rege, principibus ». 2. R agueau cite le passage de Samuel souvent invoqué par les absolutistes: « Hoc erit jus regis, qui regnaturus est super vos, filios vestros tollet et ponet eos sibi in curribus suis et equitibus suis, et current ante currum ejus...» ( Samuel. I, 8, 11 ) Et il observe : « Verba sunt Samuelis ad populum, qui regem petebat : non ideo tamen haec omnia licent regibus.» 3. « Tout ainsi que notre bon Dieu, et créateur du monde, en l’ordonnance et composi­ tion d’icelui, a établi par sa bonté et sapience incompréhensible, en la région céleste, entre un million d’étoiles, et diverses planètes, deux plus grands luminaires, qu’il a mis et plantés au firmament du ciel, pour présider sur tout le reste, et servir de perpétuelle lampe et d’infaillible guide, aux habitants de la terre universelle : Ainsi la même providence éternelle, par le soin et amour qu’elle porte à l’homme, a constitué et commandé au milieu du siège, et centre du monde qu’il a fait deux sortes de gouvernements, excellents et nécessaires à la police humaine ; l’un pour l’état, association et compagnie de la vie terrestre, qu’il a nommé à cette occasion Empire, Gouvernement et Principauté politiques, sujette à prendre fin avec la machine du monde ; l’autre qui est l’ordre de prêtrise, concernant le royaume du Christ, perpétuel et in­ fini, allaité, assemblé et nourri par Je ministère des Pasteurs de l’Église, du lait et doctrine de sa parole, de la connaissance des mystères, ou de l’espérance céleste, et de l’administration, ou communication des signes, et sacrements de l’alliance, que la douceur divine a voulu faire avec nous, par l’entremise de notre médiateur Jésus-Christ, son divin fils. L’Empire donc et Royaume du monde a son but principal la justice, et les lois politiques de la terre, par les­ quelles la paix et discipline des hommes se peut entretenir selon le bon plaisir et volonté de Dieu, sous cette royale force et puissance sublime, au moyen de laquelle l’Écriture sainte appelle les Rois et les Princes Dieux, pour montrer que sans doute l’autorité de leur Empire et puis­ sance souveraine est établie et prend son origine de la divinité, le lieu et place de laquelle ils tiennent sur la terre.» (L a bibliothèque ou trésor du droit français). 4. Des Discours politiques ( BN : J 3628 ), on lira sur ce point le chapitre VI, 2 : « Des humeurs et mœurs ordinaires du menu peuple ». B audoin rappelle que Platon compare le menu peuple à une grande bête et estime qu’il est nécessaire de connaître son naturel pour l’appri­ voiser sans en recevoir de dommage. Et il poursuit : « Le menu peuple est une bête sans souci, et laquelle dans ses affaires ne met aucune distinction entre le mensonge et la vérité. Il lui faut tenir la bride serrée pour l’empêcher de remuer : car il ne désire rien tant que la nouveauté. Et certes la nature a fort bien fait de lui mettre fort peu de cervelle dans la tête, car le monde serait bien malheureux s’il fallait qu’il se gouvernât à sa mode.» «... la vile populace est un monstre terrible, inconstant, paresseux, timide, sans arrêt, ingrat, grand amateur de nouveautés et finalement un mélange de tous vices qu’aucune vertu n’accompagne.» ( Op.cit., p. 139 ). Dans sa Doctrine curieuse, Garasse approuve que l’on trompe le peuple, cet infirme men­ tal, pour le mieux conduire : « Cette vérité étant supposée, que la populace est un animal remuant, factieux et bi­ zarre, ç’a été toujours l’avis des plus sages mondains, qu’il faut endormir les mulots et entre­ tenir les esprits brouillons par quelque divertissement, afin qu’ils ne s’échappent de la main, et ne s’entretiennent en quelques mauvais desseins préjudiciables à l’État.» « Cette maxime n’est pas mauvaise », ajoute Garasse. Encore faut-il l’entendre comme

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LA RELIGION DE LA MONARCHIE Notre présentation de la pensée politique dans la première moitié du XVIIe siècle serait incomplète si nous limitions notre enquête aux écrits des théori­ ciens. Ceux-ci, juristes ou théologiens, donnent une expression trop ratio­ nalisée de la conscience politique de leur temps et sont portés à négliger l’en­ semble des légendes qui entourent la royauté et qui constituent ce qu'on peut appeler le « merveilleux monarchique ». Or, avant d ’être une philosophie, la royauté a été une mystique. Comme l’a écrit M. Bloch : « L ’absolutisme est une sorte de religion » 1. La religion de la monarchie, qui se manifeste avec vigueur sous Louis XIII, remonte au Moyen-Age et, sans doute, plus loin encore, aux royautés primi­ tives *12. Elle atteste la persistance des vieilles croyances sur le caractère sacré des conducteurs de peuples, croyances qui, aujourd’hui encore, ne sont pas éteintes. La recherche des expressions de ce merveilleux monarchique nous conduit à des penseurs de cinquième ordre et à des écrivains à gages. Mais leur mé­ diocrité intellectuelle ou leur vénalité tiennent ces écrivains au niveau des con­ ceptions ordinaires et nous aident à pénétrer dans la mentalité moyenne des hommes de l’ancienne France. Le caractère sacré du monarque n ’est si fort imprimé dans l’esprit public que parce qu’il revêt en certaines occasions des formes tangibles et est prouvé par la cérémonie du sacre et de Fonction. Cette solennité religieuse fait du roi le représentant de Dieu sur la terre par la participation du clergé et l’assenti­ ment du peuple. Grâce à l’onction 3, le roi acquiert un caractère sacerdotal. La qualité de roi-prêtre est reconnue au monarque par divers écrits. En 1607, André Duchesne, dans les Antiquités et recherches de la grandeur et majesté des rois de France, souligne le caractère à la fois laïque et religieux du prince : « La Religion et l’État sont les deux premières et plus anciennes colonnes de la société humaine, deux frères germains de même sang et de même nature, qui ont jeté en France les fondements d ’une durée infinie et d ’une éternité, pour avoir été de tout temps soumis à la protection et autorité de nos grands il faut : on peut « amuser * le peuple par tous les moyens, sauf « par des miracles controuvés et par des prodiges supposés ». ( Op.cit., p. 984 ) 1. Cet aspect des croyances monarchiques a été magistralement étudié dans son en­ semble par M. B loch dans ses Rois thaumaturges. Nous avons utilisé sa bibliographie ( pp. 214 ). Aux ouvrages qu’il mentionne, nous avons ajouté quelques textes rencontrés dans nos lectures : ceux du Mercure, de Dartis, du Père SufTren, de Rousselet, de Peyrat. 2. F razer écrit : « Telle est la continuité du développement humain que les institutions essentielles de notre société ont, pour la plupart, sinon toutes, de profondes racines dans l’état sauvage, et nous ont été transmises avec des modifications plutôt d’apparence que de fond.» ( Lectures on the early history of kingship, Londres, 1905, pp. 2-3.) 3. L’onction permet à L e B ret d’établir un parallèle entre les rois de France et ceux de Judée : « En même temps que Samuel eut épandu l’huile sacrée dessus le chef de Saül, ce Prince fut rempli de l’esprit de prophétie et Dieu lui donna un autre cœur, ... de même nos Rois, étant oints en leur sacre de cette miraculeuse liqueur que le Ciel leur a donnée, ils sem­ blent être élevés en une condition toute divine ». ( De la souveraineté, I, XVI, 32 ).

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Rois, qui n ’ont jamais été tenus purs laïques, mais ornés du Sacerdoce et de la Royauté tout ensemble » 1. En 1611, un prêtre, Claude Villette, publie un traité de liturgie souvent réédité par la suite : Les raisons de Γoffice et cérémonie qui se font en ΓÉglise catholique. Nous y trouvons les raisons théologiques de la nature mixte re­ connue au monarque par Duchesne. Commentant les rites du sacre, et en par­ ticulier l’onction sur les mains, les offrandes faites par le roi et surtout la com­ munion sous les deux espèces, Villette conclut que le roi est « personne mixte et ecclésiastique ». A propos de la communion, il écrit que le souverain « com­ munie sous les deux espèces comme fait le prêtre... afin que le Roi de France sache sa dignité être Presbitérale et Royale » 12. A l’appui de la thèse des deux « offices » de la royauté, la science des anti­ quités chrétiennes était venu apporter de nouveaux arguments, qui devien­ dront lieux communs au XVIIe siècle. En particulier, la vie de Constantin par Eusèbe, plusieurs fois imprimée, fournissait un passage où l’on voit l’empereur s’intituler τό&ν έκτος ύπό θεοϋ καθιστάμενος έπίσκοπος que l’on traduisait « évêque du dehors » et que l’on appliquait couramment au roi de France 3. En 1617, B. de la Roche-Flavin, dans ses Treize livres des Parlements, qua­ lifie le roi du titre d ’« Évêque commun de France : qui est l’éloge que le frag­ ment des Conciles donne à l’Empereur Constantin 45». La question du caractère sacerdotal du roi est le sujet d ’un ouvrage publié en 1616 par un théologien de Paris, Jean Filesac, sous le titre : De idolatria politica et legitima principis cultu. Malheureusement le h vre ne tient pas les promesses du titre et la pensée reste indécise. Filesac ne semble guère favorable à l’idée que l’onction confère au roi un caractère sacerdotal, mais il ne la com­ bat pas ouvertement et s’exprime d ’une manière ambiguë sur le culte que les sujets doivent au roi, culte semblable à celui que le fils doit à son père. Cet écrit semble vérifier la réputation que Filesac avait chez ses contempo­ rains et qui lui avait valu le surnom de « Monsieur le voici, le voilà 6 ». Roi-prêtre, le monarque est aussi Roi-thaumaturge. Aux grandes fêtes, les malades atteints d ’adénites tuberculeuses, ou écrouelles, viennent se faire toucher par le roi qui prononce la formule consacrée : « Le roi te touche et Dieu te guérit ». Cette croyance au pouvoir guérisseur du monarque donne tout son sens à l’expression de « miracle royal » et de « miracle perpétuel », employée par les apologistes de l’absolutisme e.

1. Antiquités..., pp. 38-39. Géographe, puis historiographe du roi, A. D uchesne ( 15841640 ) est l’auteur d’un grand nombre d’ouvrages d’histoire, de recueils de documents et d’éditions critiques. Un des grands érudits du temps. 2. Cité par M. B loch, Rois thaumaturges, p. 349. 3. Ibid., p. 350. 4. L a R oche-F lavin, Treize livres des Parlements, p. 758. 5. Cité par M. B loch, Rois thaumaturges, p. 354. 6. «Miracle perpétuel * se trouve chez du P eyrat, dans son H istoire ecclésiastique de la cour et chez B. du R iez dans L'incomparable piété des très chrétiens rois de France. En 1610, à propos de ces guérisons, l’historiographe Pierre Mathieu écrit dans son Histoire de Louis X I que c’est là « le seul miracle qui est demeuré perpétuel en la religion des Chrétiens et en la maison de France.·

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De nombreux témoignages attestent la croyance dans le pouvoir guérisseur des rois. En 1606, Jean Burel écrit dans son livre de raison : « Ici louerai-je Notre Seigneur de nous avoir fait cette grâce de nous avoir acquis un roi si catholique et tant bénin, heureux en tout ce qu’il entreprend, et qui a vaincu tous ses ennemis, étant si bien à la grâce de Dieu, guérissant les écrouelles 1 ». Duchesne, dans l’ouvrage cité plus haut, évoque le pouvoir guérisseur des rois de France qui fait accourir les étrangers et il mentionne : «...le grand nombre de tels malades, qui vient encore tous les ans d ’Espagne, pour se faire toucher à notre pieux et religieux Roi ; dont le capitaine qui les conduisait en l’année 1602 rapporta l’attestation des Prélats d ’Espagne, d ’un grand nombre de guéris par l’attouchement de sa Majesté ». Suivant la tradition de ses ancêtres, Louis XIII touche les malades aux grandes fêtes : Pâques, Pentecôte, Noël et Jour de l’An, parfois la Chandeleur, la Trinité, l’Assomption et la Toussaint. Quand la cérémonie a lieu à Paris, le Grand Prévôt la fait annoncer à son de trompe et par affiches. En temps d ’épidémie, cet afflux de malades risquait d ’être dangereux pour le roi. Il était cependant impossible d ’empêcher les malades de venir et le petit Louis XIII se plaignait de cette « persécution » : « Ils me persécutent si fort. Us disent que les rois ne meurent point de la peste... Ils pensent que je suis un roi de cartes 12 ». La presse du temps relate ces fêtes rituelles. Le Mercure français nous ap­ prend par exemple que, le 1er janvier 1633, le roi a touché 300 malades à Saint-Germain-en-Laye. La rédaction de l’évènement est d ’ailleurs peu nette et la gazette ne semble pas vouloir se prononcer sur le caractère naturel ou surnaturel des guérisons royales. En 1628, toujours suivant le Mercure, le roi touche les écrouelles à Étrées. Aux malades souffrant d ’adénites s’en joignent d ’autres, atteints d ’autres affections. En rapportant le nombre des guérisons le journal remarque : « Ces peuples avaient une ferme croyance que leurs malades guériraient infailliblement, s’ils étaient touchés de sa main : tant il est vrai que la piété et sainteté de vie tient un merveilleux empire sur les esprits humains ». A la différence de ce qui se passe en Angleterre, où le pouvoir thaumaturgique des rois suscita des contradicteurs violents, en France l’histoire du mi­ racle royal est assez paisible. Les sceptiques sont rares. Tout au plus en voit-on apparaître quelques-uns chez les protestants. En 1618 paraît un livre destiné à convaincre les incrédules en ce domaine : Les miraculeux effets de la sacrée main des Rois de France très chrétiens : pour la guérison des malades et conversion des hérétiques. L’auteur, Josué Barbier, ancien pasteur et converti au catholicisme, explique dans l’épitre au roi les circonstances et le dessein de son ouvrage. Il veut ouvrir les yeux de ses ex-corréligionnaires à la vérité du miracle royal. Il les accuse de ne pas croire à ces « miraculeux effets », soit qu’ils attribuent les prétendues guérisons à

1. Cité par D uby-M androux, Histoire de la civilisation française, Paris, 1958, I, p. 270. 2. H éroard, Journal, II, p. 237, cité par M. B loch , op.cii., p. 362.

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des « illusions du diable 1 », soit qu'ils en nient la réalité. Le zèle de ce nouveau converti n ’était peut-être pas exempt d ’arrière-pensées intéressées. C'est avec un manque total de charité qu'il parle des protestants qu’il vient de quitter, ces gens « qui ont l’âme ulcérée par l’hérésie infecte de Calvin ». Il prend le ton du dithyrambe pour parler de ce « miracle des miracles » et se propose de faire « voir combien grandes sont les vertus et faveurs divines, qui envi­ ronnent comme rayons votre sacré chef, et que votre dextre Royale distribue miraculeusement à la guérison des malades, conversion des hérétiques et grande édification de l’Église ». Le panégyrique ne remplit pas tout l’ouvrage, car on y trouve la descrip­ tion d ’une fête de Pentecôte, à Saint Germain en Laye, où le roi touche 1500 malades. Barbier nous fait voir la ferveur qui poussait vers le roi une foule de malheureux de toutes les nations : Espagnols, Portugais, Italiens, Alle­ mands, Suisses, Flamands, Français, « lesquels, écrit le narrateur, je vis dis­ tinctement rangés tout le long du grand chemin, et des ombrages du Parc, attendant et implorant à genoux leur salutaire délivrance, et la miséricorde divine, par le mystérieux ministère du roi ; les uns, tous rompus et lassés par le travail du long voyage, ou par la multitude d ’ulcères, gisaient étendus sur la terre ; les autres étaient soutenus à grand peine par leurs amis : et tous ensemble élevaient dévotement leurs cœurs à Dieu, ayant toujours les yeux fichés à l’endroit d ’où leur Silo et Royal Paraclet devait venir». Barbier nous décrit ensuite l’arrivée du roi : il « étendit sa dextre sacrée et médicale sur chacun d ’eux et croisant sa Royale main sur leurs faces pro­ nonça ces paroles pleines d ’efficace : "L e Roi te touche et Dieu te guérit” ». Cet « insigne miracle » remonte à l’époque de Clovis et de Saint Rémy. Le'don miraculeux de la Sainte Ampoule et la guérison des écrouelles, « miracle qui surpasse tous les miracles du passé », sont le témoignage certain de l'ap­ probation que Dieu apporte à la royauté française et à la religion catholique. L’écrit de Barbier, protestant converti au catholicisme, permet de caracté­ riser, par contraste, la littérature absolutiste d ’origine protestante. Il existe en effet des apologies protestantes de l’absolutisme et, en particulier, elles fleurissent pendant la Fronde, quand paraissent les écrits politiques de Moïse Amyraut, de Saumaise, de Pierre Dumouün le fils et de Samuel Bochart. Mais la monarchie dont ces loyaux sujets présentent l’image est une monarchie sans légende et sans miracle qui ne trouve d ’appui sentimental que dans le res­ pect de la Bible interprétée dans un sens absolutiste. Cette monarchie sans mer­ veilleux n ’était sans doute pas faite pour les masses. Le pouvoir guérisseur des rois est encore célébré dans la Harangue et très humble remontrance au roi pour Γ Université de Paris, par Jean d ’Artis, « avo­ cat en Parlement et Docteur Régent en Droit Canon en ladite Université», publiée en 1621. Jean d 'Artis rappelle le principe du droit divin des rois, qu’il ne semble pas pousser jusqu’à ses dernières conséquences absolutistes. Il écrit en effet : «...les Rois... sont des dieux ou images de Dieu, plus par la bonté que par la puissance absolue sur leurs sujets 12 ». 1. M. B loch, op.cit., p. 367. d’Artis Harangue..., p. 6.

2. J.

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Artis évoque ainsi le pouvoir thaumaturgique des rois de France, image du pouvoir plus général qu’a le roi de guérir les maux du royaume : « Sire, vous n ’êtes pas seulement médecin des malades que vous touchez et guérissez par un divin pouvoir, que Dieu n ’ayant point donné aux plantes, ni aux miné­ raux, a donné par spécial privilège aux Rois très Chrétiens ; car vous guérissez, Sire, d ’autres infinis maux ; c’est pourquoi les peuples sachant la vertu de vos mains viennent de toutes parts, et recourent à vous seul médecin universel des maladies de votre État, et tous ceux qui vous présentent des requêtes et les mettent devant vous sur l’autel de votre sacrée Majesté, ce sont autant de malades et d ’affligés qui implorent votre secours, ou pour leur religion ou pour leur bon droit, ou pour leur liberté, ou pour leur conservation, ou pour la restitution en leur premier état, ou pour leur grâce et rémission, ou pour la récompense due à leur vertu 1 ». Il ne se passe guère d ’année sans que les miraculeuses facultés du roi ne soient affirmées et démontrées dans les ouvrages les plus autorisés. En 1623, le sieur de Lancre, «conseiller du roi en son conseil d ’É tat12», publie un gros livre intitulé L'incrédulité et mécréance du sortilège pleinement convaincue. Son auteur avait été chargé par Henri IV de la répression de la sorcellerie et il a versé dans son ouvrage toute son expérience en la matière. Il traite des sortilèges, de la fascination, de l’attouchement, du scopélisme, et des apparitions. Mais il ne s’agit pas d ’un ouvrage d ’inspiration rationaliste : impi­ toyable à démasquer ceux qu’il considère comme des simulateurs, Lancre est convaincu de la réalité du fantastique qu’il étudie. C ’est dans le chapitre consacré aux guérisseurs que P. de Lancre est amené à traiter du pouvoir des rois de France. Il pose d ’abord que « le don de guérir et conférer la santé est un don surnaturel et une grâce donnée de Dieu ». Puis il entreprend de montrer combien sont peu fondées les prétentions des rois d ’Angleterre sur ce sujet. En effet une thèse blessante pour le patriotisme fran­ çais avait été soutenue par Guillaume Tooker dans son livre Charisma sive donum sanationis. Or, selon de Lancre, Tooker est coupable d ’une double imposture, en affirmant d ’une part que les rois d ’Angleterre guérissent les écrouelles, d ’autre part qu’ils ont transmis leur don aux rois de France. Les preuves de cette imposture sont nombreuses. Il suffit d ’abord de se reporter au livre du médecin d ’Henri IV, A. du Laurent, intitulé De mirabili strumas sanandi vi solis Galliae Regibus Christianissimis divinitus concessa..., publié en 1609 : «...il dit que cette grâce et facilité de guérir, concédée aux seuls rois de France, est dérivée de Clovis, premier roi de France chrétien, laquelle a été communiquée à tous (les) Rois ses successeurs ». Puis, abordant la ques­ tion des guérisons, Lancre insiste sur le nombre des malades guéris, tant Fran­ çais qu’étrangers. Contre les partisans de l’explication des guérisons par des causes naturelles, il maintient que le changement de climat n ’est pour rien dans l’amélioration de la santé des étrangers, et que, par exemple, « il est

1. J. d ’A r t i s , Harangue..., pp. 3-4. 2. Démonographe, né à Bordeaux, mort en 1630. D’une famille de magistrats, il fut con­ seiller au Parlement de Bordeaux. Il s’explique sur sa mission de chasseur de sorcières dans l’Avertissement de son Tableau de l'inconstance des mauvais anges et démons ( 1612 ).

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faux que les Espagnols guérissaient des écrouelles par le seul bon air et bonnes eaux de France ». Du pouvoir guérisseur des rois de France, les témoins sont innombrables. De Lancre évoque « ce petit monde du peuple de Paris, et cent mille étrangers qui y abordent de toute part, qui en voient faire l’expérience, et qui sont cu­ rieux de voir toucher les Rois trois ou quatre fois dans l’année ». Et, argument suprême, les Espagnols eux-mêmes reconnaissent le miracle : «Si le Roi d ’Espagne ne le croyait lui-même, il ne permettrait pas à tant de pauvres Espagnols affligés de los Lamparones de venir mendier leur santé en un pays que plusieurs siècles ont tenu communément pour ennemi. Outre qu’il sait bien qu’il se présente plus d ’Espagnols devant le Roi en une année que de toutes les autres nations en cinquante ». En 1626, le R. P. Hyppolite Raulin, « Religieux et prédicateur du sacré ordre des Minimes 1 », publie à Paris un livre au titre un peu bizarre : Panégyre orthodoxe, mystérieux et prophétique sur Vantique dignité, noblesse et splendeur des fleurs de lys, ensemble des bénédictions et prérogatives sur cé­ lestes et suréminentes des très Chrétiens et très invincibles Rois de la Monarchie Française sur tous ceux de la terre... avec privilège du Roi et approbation des docteurs. Il s’agit là d ’un panégyrique de la royauté française, qui exprime des idées fort orthodoxes, mais insiste sur les arguments d ’ordre non rationnel. Raulin part de la thèse du droit divin des rois. Pourquoi, demande-t-il, les hommes, si divers et si opposés, se soumettent-ils à un monarque ? C ’est parce que la royauté est 1’« œuvre de ce grand Monarque de l ’Univers duquel ce Prince n ’est que la vive image ». Les rois « sont toujours en la seule main de Dieu et portent sur leur front gravée et imprimée son image ». Entre Dieu et le roi existent des relations de type féodal, et Raulin évoque « l’hommage cordial que les Rois doivent à Dieu, leur très souverain duquel ils sont féodaux». Cette investiture divine conduit Raulin à attribuer au monarque un caractère sacré : « Non seulement le sujet doit regarder son Prince comme un Ange... mais qui plus est comme l’oint de Dieu et comme personne sacrée, sainte ainsi que les Égyptiens, pour leur porter plus grand respect et amour, les faisaient tous Prêtres ». Raulin s’engage ensuite dans des développements que juristes et théologiens négligent ordinairement. Il médite sur les lys, symboles de la monarchie ; il énumère les « louanges prophétiques et hiéroglyphiques de cette excellente fleur » que l’on trouve dans la Bible : les lys, qui apparaissent dans de nom­ breux passages de l’Écriture Sainte désignent et annoncent évidemment la France. Il cherche, d ’autre part, l’étymologie des termes : Gaule, Gaulois, Francs, France et Français, et appuie l’éloge de la France sur les propriétés symboliques du coq. Raulin examine ensuite ce qu’est « le don de guérison des écrouelles ou glandules ». Il fait l’historique du miracle royal et combat les prétentions des rois d ’Angleterre qui, selon une tradition, auraient jadis guéri du haut mal grâce à certains anneaux qu’ils bénissaient, de même que les comtes d'H abs­ bourg guérissaient du goitre avec de l’eau bénite. Mais ces pouvoirs miracu1. Né vers 1560 à Rethel ; mort en 1628 à Reims.

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leux restent problématiques et ce ne sont pas là « prérogatives infaillibles ». Au contraire, en France, l’attouchement des mains royales a toujours entraîné le rétablissement du malade. Son cérémonial remonte à Clovis. Saint-Louis, selon les Annales de Guillaume de Nangis, se borna à ajouter la bénédiction aux paroles consacrées : « Dieu te guérisse, le Roi te touche ». Le miracle des très Chrétiens Rois de France est si grand que Louis de Grenade fit aux Indes de nombreuses conversions en rapportant «...comme le roi des Français avait ce don et vertu de guérir du mal contagieux et incurable des écrouelles, sans emplâtre, sans saignée, sans purgation ni aucune autre médecine que son attouchement et ses paroles ». Le pouvoir guérisseur du roi pouvait s’exercer en quelque lieu que fût le monarque. Ainsi, le 23 avril 1629, en pleine guerre, à Suze, Louis XIII réalise un miracle, qui est ainsi raconté par son confesseur, le Père Suffren, dans une lettre à un ami : « J ’ai eu en présence de témoins les informations que je vous avais pro­ mises sur le miracle qu’il plut à Dieu de faire le jour de Pâques par le Roi très Chrétien. Une petite fille âgée de neuf ans, du pays de Vigliano, nommée Catherine Porchero, était atteinte de scrofules depuis deux ans et aveugle de­ puis sa naissance. Aussitôt qu’elle fut touchée par le Roi, ses yeux s’ouvrirent, elle vit son père et toutes les personnes présentes, et depuis ce jour elle n’a cessé de voir mieux. Le Roi ne veut pas qu’on parle de cette merveille, mais opera Dei revelare honorificum e s t.1 ». En 1628, Y Histoire généalogique de la maison de France, œuvre de Scévole et Louis de Sainte-Marthe, « frères jumeaux, avocats en Parlement et histo­ riographes du roi », offre en particulier au public un traité « des grandeurs, excellences, titres et prérogatives des Rois, maison et Couronne de France ». Cet écrit, comme ceux du même genre, affirme que la maison de France est « la plus auguste et première du monde ». Elle a été élue entre toutes les mo­ narchies par Dieu qui établit et maintient les puissances souveraines et les rois, ses vives images. Saint Grégoire écrit en effet des rois de France : « Ce sont eux qui surpassent d ’autant tous les autres Rois que la dignité royale est re­ levée par-dessus le commun et le vulgaire des hommes ». Le Pape Paul I a dit de Pépin « qu’il était le fondement et le chef des Chrétiens ». Boniface IX a donné au roi Charles VI le haut titre de « souverain Roi de toute la Chré­ tienté ». Preuve éminente de l’élection divine des rois de France : oints et sacrés d ’huile céleste, par leur attouchement, ils guérissent le mal des écrouelles. Les frères de Sainte-Marthe rappellent qu’au moment de la conversion de Clo­ vis, « la Sainte Ampoule, remplie d ’huile sacrée et d ’un baume odoriférant, fut envoyée du ciel par un religieux mystère ». Apportée par une colombe, « cette liqueur toute céleste et incorruptible... s’est conservée jusqu’à nos jours sans altération ni diminution quelconque ». Ce miracle confère aux rois de France un caractère quasi sacerdotal : « Par ce moyen nos Rois étant les oints de Dieu, et rendus plus vénéra­ bles, même sacro-saints, et inviolables, avec l’auguste qualité Royale partici1. F ouqueray, Le p ire Suffren, p. 47.

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pent aucunement à Téminente dignité du Sacerdoce. Aussi communient-ils sous les deux espèces, ce que ne font les autres Rois... En vertu de cette onction plus divine qu’humaine, une grâce et bénédiction, comme un rayon de la Divinité, a été infuse en nos Rois et continuée jusqu’à ce jour : le pou­ voir de guérir par le seul attouchement de leurs mains la maladie des écrou­ elles, que l’art humain a estimé incurable par médicaments terrestres ». Ce remède salutaire fait accourir les malades de toutes les parties de la Chré­ tienté, et le consentement universel reconnaît aux rois de France cette mer­ veilleuse faculté. La littérature relative aux fleurs de lys, blason de la France, produit en 1631 un gros ouvrage, Le lys sacré, dû au Père George Estienne Rousselet \ de la compagnie de Jésus. Cet in-quarto de presque 1500 pages, composé, docu­ menté, va au fond du sujet et peut satisfaire les curiosités les plus exigeantes. L’objet du livre est de démontrer l’excellence des fleurs de lys, d ’expliquer quelles sont les vertus qu’elles symbolisent et qu’ont illustrées les rois de France, enfin de raconter les miracles du roi Saint Louis et des autres monarques français. Selon Rousselet, le symbole des trois fleurs de lys remonte à Clovis qui, après son baptême, sur l’avertissement d ’un ange, les substitua aux trois cra­ pauds qui, suivant l’usage païen, décoraient son blason. Il est vrai que Gré­ goire de Tours ne dit rien de cet épisode. Mais ce silence n ’infirme pas la thèse de l’antiquité des trois fleurs de lys. Cette tradition est vérifiée par d ’autres auteurs, par des écrivains étrangers, par le témoignage des médailles royales et des statues. Rousselet rappelle les diverses significations que l’on a données de ce blason. Les uns y ont vu le symbole des trois parties de la France : Celtique, Belgique, Aquitaine. D ’autres y ont trouvé l’image des trois états du royaume : clergé, noblesse, tiers-état. Le fait, remarque le Jésuite, que l’un des fleurons est plus grand que les deux autres est là pour rappeler la place éminente qui revient au clergé dans l’organisation du royaume. Enfin ces lys symbolisent surtout la religion. Après cette entrée en matière, Rousselet va faire, à travers le portrait des rois de France et en particulier celui de Saint Louis, l’éloge du prince chrétien. Son livre est composé méthodiquement, mais suivant un plan allégorique. Chaque partie de la fleur correspond à une vertu de Saint Louis et des autres monarques français. La racine du lys est comparée à la foi ; sa tige, à la divine espérance ; sa fleur, à la charité ; son odeur, à la prudence ; sa symétrie, à la justice ; sa température, à la tempérance ; l’huile qu’on en tire, à la valeur guerrière ; ses facultés médicinales, aux guérisons surnaturelles opérées par les rois de France. Touchant le pouvoir thaumaturgique des rois de France, Rousselet entre dans des détails intéressants. Il part des vertus médicinales que, depuis Galien, les médecins ont reconnues au lys. Quelle maladie cette fleur ne guérit-elle pas ? Elle vient à bout des1 1. Né en 1583 à Vesoul, entré en 1605 dans la Compagnie. Enseigna, passa treize ans dans les missions et les controverses avec les hérétiques. Mourut à Vienne, en Dauphiné, le 30 déc. 1634.

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convulsions des nerfs et de la lèpre. Sa racine est fort utile aux asthmatiques. Son huile, mêlée de miel, éclaircit la vue. Pure et distillée dans l’oreille, elle « soulage l’ouïe, l’aiguise et la fortifie ». De plus, les lys « résolvent les super­ fluités du cerveau, purgent les cérosités des hydropiques par l’attraction des eaux citrines ». Elles sont un antidote contre la morsure des serpents, cica­ trisent les plaies, purifient les ulcères, amortissent toutes les inflammations et « les feux volages ». Femel, « l’honneur des médecins de France », témoigne que l’oignon de lys, cuit et mélangé avec de l’huile rosat, guérira les brûlures ; cuit dans le vin, il arrachera les durillons des pieds. Voici un témoignage du subtil Cardan : avec la seule huile du lys, il a rendu la santé « à un personnage qui était paralytique de tous les membres de son corps ». Ainsi toutes les par­ ties du corps retrouvent la santé grâce à l’illustre fleur de lys. On peut dire d ’elle ce que les Anciens ont écrit de la panacée d ’Esculape. Ces merveilles de la reine des fleurs, les rois de France vont les opérer sur un plan surnaturel. Si le lys ramollit et dissipe les écrouelles, le monarque français les guérit d ’une façon miraculeuse: « L a santé que ces pieux Rois rendent touchant les malades n ’est point naturelle comme celle de la racine d'asperge qui apaise la douleur des dents, ou de l’allisum qui guérit du hoquet ceux qui le tiennent en la main, ou de la persicaire, qui étant en la main arrête le sang : mais cette guérison est toute divine et pleine de miracle ». Rousselet nous fait assister à une cérémonie de l’attouchement des écrou­ elles. Il nous décrit ces « divins exercices », qui ont heu à Pâques, à la Pente­ côte, à la Toussaint, à Noël et « quand la nécessité des pauvres malades est grande ». Le roi assiste à matines, se confesse et va en « quelque heu fort spa­ cieux » où l’attendent un millier de malades. Ce chiffre peut aller jusqu’à 1500, en particulier à la Pentecôte, « en raison de la sérénité de l'air et de la bonace des mers». Ne se présentent que les malades munis d ’attestations des médecins du roi prouvant qu'ils sont véritablement malades, « afin de prévenir les abus qui pourraient s'ensuivre, et que les aumônes destinées aux pauvres travaillés des écrouelles ne fussent pas distribuées à quelques gueux contrefaisant les malades». En tête de ce cortège de la misère viennent les Espagnols ; les Français constituent la « dernière bande ». Les malades se mettent à genoux, mains jointes et levées vers le Ciel, attendant le divin remède. Sa Majesté s’avance, suivie des princes du sang, des principaux prélats et du grand aumônier. Le médecin prend par derrière la tête du malade, la présente au roi qui y trace un trait vertical, puis horizontal, prononce les paroles ritu­ elles : « Le Roi te touche... » et fait le signe de la croix. Après avoir touché les malades, il leur fait donner l’aumône et les renvoie « avec un notable al­ lègement de leurs douleurs. Tellement qu’en peu de jours la plupart se trou­ vent entièrement sains et gaillards». Rousselet nous raconte la même anecdote que le père Mainbourg sur l ’Espagnol que le roi Henri IV avait guéri en le saluant, mais il donne à son récit un tour moins anti-espagnol. Selon Rousselet, cet Espagnol, revenu en son logis après avoir salué le roi, «fut aussitôt saisi d ’une extraordinaire cha­ leur ». Le lendemain, il fut guéri et pubha partout ce miracle. Autre anecdote : au siège de la Rochelle, le roi touche 2666 malades dans la ville de Sugères. L’un d ’eux « ayant abjuré l’hérésie pour obtenir la guéri­ son, se trouva entièrement sain après l’attouchement ; mais ses parents héré-

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tiques l’ayant derechef plongé dans sa première erreur, lui attirèrent aussi derechef avec la maladie de l’âme celle du corps, les écrouelles l’ayant repris avec plus d ’obstination que jamais ». Selon Rousselet, Saint Louis, « lys souverain », aurait guéri toutes sortes de maladies. Le lys guérit le mal des yeux, les infirmités d ’oreille, les fièvres, empêche la podagre et enlève la paralysie. De même Saint Louis redonna la vue aux aveugles, rendit l’ouïe et le discours aux sourds-muets, guérit les fiévreux et les podagres et fit marcher les paralytiques. Dans les Questions décidées (1634), Arroy Besian 1 défend le pouvoir guérisseur des rois de France contre ses détracteurs 12. Nos monarques en effet ne guérissent point par remèdes naturels, ainsi que font les rois de Danemark le haut mal. Ils n ’usent pas non plus de sortilèges, car l’Église approuve toutes les cérémonies au cours desquelles ils accomplissent leur miracle. Besian entame une discussion avec les libertins... «...qui ne sont pas gens à digérer l’extraordinaire des effets qu’on donne à Dieu ou à la subtilité du diable, parce qu’ils ne reconnaissent ni l’un ni l’autre ». Contre leur scepticisme, Besian établit que les cures ne viennent pas de « l’imagination des malades 3 ». Il ne faut pas croire que seuls d ’obscurs apologistes de la monarchie re­ courent à l’argument des écrouelles. René de Ceriziers4 lui accorde une place importante dans l’ouvrage qu’il publie en 1633 : Les heureux commencements de la France chrétienne sous Γapôtre de nos rois Saint Rémy. Après avoir rap­ pelé le « miracle perpétuel » de la sainte Ampoule, le jésuite évoque le don qu’ont les rois de guérir les écrouelles : « C’est cette admirable puissance de guérir les écrouelles qui est peut-être une des plus éclatantes marques de la grandeur et de la majesté du sceptre français. Il est vrai que notre Monarque est seulement roi de France et de quelques autres provinces, mais il est médecin de toute la terre. Le Barbare, l’Indien et l’Espagnol lui sont sujets en ceci... Malgré toutes les inclinations naturelles, il faut que ceux qui ne l’aiment pas se mettent à genoux pour adorer un rayon de la divinité en sa personne. La nature n ’a presque point de remède dans tous ses simples, pour cette honteuse maladie ; mais la Providence de Dieu a pourvu à ce défaut, en ce qu’elle a planté un Lys miraculeux dans la France dont le seul attouchement est salutaire ».

1. Arroy B esian ( né vers 1590, mort en 1677 ) fut docteur en Sorbonne en 1624, enseigna la philosophie au collège de Navarre de Paris, puis chez les Jésuites de Lyon. En 1634, il est nommé théologal de l’Église de Lyon. La publication des Questions décidées en 1634 entraîne une riposte de J ansénius , le Mars français ( 1635 ), auquel ripostent les Vindiciae gallicae ( 1638 ) de P riezac et le Mercure espagnol de Besian. 2. Besian écrit dans ses Questions, à propos du miracle royal: «C’est... une insolente témérité à un particulier de le mettre en doute s’il est étranger, parce qu’outre qu’il y est igno­ rant, ce n’est pas son affaire, et s’il est nationaire, parce qu’il se présume plus sage que tous les siens, au préjudice du bien public, et au désavantage de la gloire de la nation * ( p. 26.) 3. Ibid., p. 44. 4. R. de Ceriziers ( 1603-1662 ). Entre chez les Jésuites en 1622, y enseigne les belleslettres et la philosophie, sort de la Compagnie en 1641 et devient aumônier du duc d’Orléans et de Louis XIV.

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Ce miracle n ’a point besoin d ’être longuement évoqué, puisque beaucoup de Français et beaucoup d ’étrangers seraient aujourd’hui malades si le pre­ mier Prince du monde ne leur avait dit : « Le Roi te touche, Dieu te guérit ». Après avoir décrit la cérémonie au cours de laquelle le roi touchait les ma­ lades, Ceriziers examine les théories qui ont été avancées au sujet de ces gué­ risons. Certains auteurs, peu favorables à la monarchie française, n’ont vu là q u ’un cas particulier d ’un phénomène plus général et ont cherché l’origine du pouvoir guérisseur des rois dans les « passe-droits 1 » accordés à la « di­ gnité des Rois ». Les empereurs païens avaient ce pouvoir : Pyrrhus guérissait du mal de la rate du seul attouchement de ses orteils. Ceriziers rejette ces « contes » qui, s’ils étaient véridiques, révéleraient seulement un pouvoir diabolique. D ’autres auteurs ont fait du pouvoir guérisseur une faveur gra­ tuite de Dieu à tous les Princes chrétiens. Ainsi les auteurs anglais affirment que leur roi, qui venait de la maison de Normandie, guérissait du mal caduc. Les Hongrois déclarent que leurs Princes « tirent la jaunisse ». Les Espagnols prétendent que leur roi chasse le diable du corps des « énergumènes ». Mais ces témoignages sont bien fragiles et restent affirmations gratuites plus que faits d ’expérience. Plus sérieux est un phénomène mystérieux que l’on observe en France : le privilège du septième garçon. En effet, le septième mâle « qui naît sans aucune interruption de femelles » peut guérir les écrouelles. Mais ce privilège du septième fils nous ramène à celui du roi de France : « la fleur de Lys qui paraît parfois sur le corps des septièmes marque cette faveur du crédit que nos Rois ont dans le Ciel ». Il faut donc en revenir à l’idée que le pouvoir guérisseur est un monopole des rois de France. La maladie des écrouelles a été médicalement décrite par M. du Laurent, « l’Esculape de son siècle ». Et Ceriziers termine son chapitre par un historique circonstancié du miracle des rois de France, en commençant à l’époque de Saint Rémy. La question du pouvoir guérisseur des rois de France retrouvait une acuité nouvelle en raison des polémiques entre Français et Espagnols. L ’illustre Jansénius ne dédaigna pas de descendre des hauteurs de la théo­ logie pour contester les prérogatives du roi de France en ce domaine. C ’est ce qu’il fit dans son Mars gallicus qu’il écrivit en fidèle sujet du roi d ’Espagne et qui lui valut son évêché d ’Ypres. Il ne niait pas le miracle français. Il en contestait simplement l’interprétation « nationaliste » donnée par les écri­ vains français et travaillait à démontrer que le don du miracle était reçu de Dieu à titre purement gratuit et ne prouvait ni la sainteté ni la supériorité du bénéficiaire. L ’ânesse de Balaam a prophétisé, observait-il : est-ce à dire q u’elle devait posséder sur le peuple des ânes les prérogatives du pouvoir suprême ? Mais pour réfuter ces thèses anti-françaises les écrivains étatistes avaient à leur disposition un solide argument : de nombreux Espagnols ne venaient-ils pas se faire toucher par le roi de France ? Cette dévotion « espagnole » au roi de France était d ’ailleurs attestée par le cérémonial : l’usage prévoyait que les malades espagnols seraient placés au premier rang. Le fait donnait matière

1. Ces « passe-droits * correspondent un peu, sur le plan surnaturel, aux «coups d'État * sur le plan politique : ce sont des idiotismes divins.

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à plaisanterie : pourquoi, au temps de la Ligue, Bellarmin, Commelet et autres lumières de la Compagnie de Jésus insistaient-ils tellement pour donner le ro­ yaume de France à la maison d ’Espagne ? C ’était par charité, afin de permettre à ce peuple scrofuleux de rendre facilement visite à son médecin attitré. Telle était du moins l’affirmation d ’André Rivet dans son Jesuita Vapulans. En 1640, à Rouen, dans un discours de distribution de prix, le Père Mainbourg 1 égayait son auditoire par une anecdote : un grand seigneur espagnol souffrait des écrouelles, mais son orgueil lui interdisait de confesser son mal et de venir se faire toucher par le roi de France, qui était pourtant sa seule chance de guérison. Il s’avisa d ’un subterfuge : il vint, comme en visite, à Fon­ tainebleau, où résidait alors Henri IV, cachant son cou malade dans les plis de sa large fraise. Le roi l’embrassa pour le saluer et ce contact le guérit12. D ’autres publicistes traitaient ce sujet sur un ton plus sérieux et utilisaient les sentiments connus des malades espagnols au profit de la propagande fran­ çaise. Ainsi, en 1640, Francisco Marti y Vilamador, écrivain du parti français en Catalogne, utilise l’argument du miracle pour rallier ses compatriotes à la cause de Paris. Il dédie un livre à Louis XIII et à Richelieu et s’étend sur les légendes des fleurs de lys et de l’oriflamme 3. La religion de la royauté ne disparaît pas à la fin du règne de Louis XIII. Sans vouloir poursuivre son histoire, fixons quelques repères qui indiquent sa vitalité et ses prolongements. Le caractère sacerdotal du roi est affirmé par l’aumônier Guillaume du Peyrat en 1645 4, par les Godefroy en 1649 56, par le Père Balthasar de Riez en 1672 e. Quant au pouvoir thaumaturgique du roi de France, c’est, avec la sainte ampoule, l’une des marques de la supériorité de la monarchie des lys que retient M arlot7, dans un livre consacré aux cérémonies du sacre, en 1643. Le merveilleux monarchique rencontrait pourtant des sceptiques, car Marlot devait consacrer un chapitre pour défendre la vérité de la sainte am­ poule « contre l’opinion flottante des historiens modernes ». Il s’en prenait aux machiavélistes : 1. Maimbourg Louis ( 1610-1686 ). Prédicateur, controversis te, historien. Devra quitter la Compagnie en 1681 pour avoir défendu les libertés de l’Église gallicane. 2. M. B loch, op.cit., p. 365. 3. On trouvera d’autres détails sur Louis X III, roi thaumaturge, dans le livre de Charles B ernard, Histoire de Louis X I I I , Paris, 1635. Voir en particulier les années 1610 ( p. 15 ), 1611 ( p. 21 ), 1628 ( p. 75 ). 4. Du P e y ra t, V Histoire ecclésiastique de la cour, Paris, 1645, p. 728 : «...encore que les Rois de France ne soient pas Prêtres comme les rois des païens... si est-ce qu’ils partici­ pent à la Prêtrise et ne sont pas purs laïques ». 5. Godefroy Théodore et Deny, Le cérémonial français, Paris, 1649. Dans le récit du sacre de Louis X III, nous lisons : « Il communia au précieux corps et sang de notre Seigneur sous les deux espèces du pain et du vin, après quoi on lui donna l’ablution comme aux prêtres pour montrer que sa dignité est royale et presbytérale.» 6. B. de Riez, V incomparable piété des rois de France. L’auteur y note que le sacre rend les personnes des rois «sacrées et en quelque façon sacerdotale » ( p. 12 ). 7. Guillaume Marlot, historien ( né à Reims en 1596, mort à Fives, près de Lille, en 1667 ). Il entre à treize ans comme novice à l’abbaye Sainte Nicaise, dont il deviendra grand prieur. Il publie en 1643 Le théâtre d'honneur et de magnificence préparé au sacre des rois auquel il est traité de Vinauguration des souverains.

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«...penser... que l’Archevêque Hincmar ait inventé le miracle pour rendre son Église plus illustre, c’est accuser son siècle de stupidité et d ’ignorance». Touchant les guérisons merveilleuses, Marlot reconnaissait que leur cause était quelque peu obscure, mais qu’elle ne pouvait être que l’onction du sacre. Dans le Journal des Voyages de M. de Monconys, « conseiller du roi en ses conseils d ’État et privé, et lieutenant criminel du siège présidial de Lyon», l’auteur exprime son scepticisme touchant le pouvoir guérisseur du roi d ’Angle­ terre. On sait que le pouvoir thaumaturgique du roi de France disparaît sous Louis XV L Au pouvoir guérisseur des rois, tous les théoriciens politiques n ’accordent pas la même importance et la littérature absolutiste se partage entre un cou­ rant vulgaire, qui lui fait une large place, et un courant philosophique, qui tend à le négliger12. Mais la distinction que l’on peut ainsi établir n ’a rien d ’absolu. Quand Balzac rappelle que « les personnes des Princes, quels qu’ils soient, nous doivent être inviolables et saintes », n ’exprime-t-il pas, sous une forme épurée, le même sentiment qui, de génération en génération, poussait aux pieds du roi une foule de malheureux ? C ’est un des traits curieux de l’époque de Richelieu que des écrivains poli­ tiques soutiennent toujours la thèse des rois thaumaturges et polémiquent avec les sceptiques. Cette vieille croyance, qui évoque les royautés primitives, coexiste avec d ’autres justifications, religieuses et rationnelles, de la monarchie. Rien mieux que cette survivance ne fait apparaître le caractère composite et peu cohérent des croyances politiques à une époque donnée. Touchant le pouvoir, les contemporains de Richelieu partagent donc un certain nombre d ’idées et de représentations. Mais, dans une société, l’exis­ tence de croyances communes n ’est pas nécessairement un gage d ’accord. On observe qu’on ne s’est jamais tant battu que dans les périodes d ’una­ nimité et qu’il n ’y a sans doute pas d ’hostilité plus grande qu’entre interpré­ tations divergentes d ’une vérité commune. Au XVIIe siècle, peut-on parler d ’un accord des pensées quand on voit par exemple l’idée de droit divin en­ tendue dans des sens opposés, tantôt comme un frein, tantôt comme un ren­ forcement du pouvoir ? Sources d ’union par certains côtés, les idées politi­ ques communes constituent aussi le matériel idéologique des luttes politiques. La guerre des propagandes ne part pas de rien et s’appuie sur une idéologie collective. Ne vaudrait-il pas mieux dire que la rhétorique politique commune de l’époque repose sur des équivoques et que, pour paraphraser Baudelaire, dans la société comme en amour, l’entente cordiale est le résultat d ’un malen­ tendu ? Que l’unanimité du XVIIe siècle ne soit pas bien solide et dissimule des oppositions profondes, c’est ce que nous allons reconnaître en considérant comment les contemporains de Richelieu ont réagi devant Tacite et Machiavel. 1. Voir \ Mémoires du marquis d ’ÀRGENSON ( I, p. 201 ). 2. Le Bret n’en dit que quelques mots. A propos des rois de France, il observe : « Ils guérissent les maladies les plus fâcheuses par le seul attouchement ; ils apportent la terreur à leurs ennemis. C’est pourquoi la Pucelle d’Orléans pressait si vivement Charles VII de se faire sacrer ».

CHAPITRE U

L’ACCUEIL A TACITE ET A MACHIAVEL OU LES DEUX RAISONS D ’ÉTAT «...les merveilleuses lumières de Machiavel* d ’A u b i g n é

«...ce barbare et sanglant politique» C. d e N o a i ll e s

«O n ne pense bien que sur les pensées d ’un autre», dit Alain. Illustrant cette remarque, les écrivains politiques du XVIIe siècle méditent les historiens et les philosophes qui les ont précédés, et, parmi les influences intellectuelles qui se sont exercées sur eux, on discerne au premier plan la double action de Tacite et de Machiavel. C’est d ’ailleurs autant comme « révélateurs » que comme sources d ’idées que ces deux grands auteurs agissent sur les esprits au XVIIe siècle : aux têtes politiques ils permettent de prendre conscience de leur idéal secret ou de l’objet de leur antipathie. C ’est pourquoi, utilisant Tacite et Machiavel comme pierres de touche, nous allons considérer la façon dont les écrivains les jugent et ré­ agissent devant eux. Nous pourrons peut-être reconnaître de cette manière quelques grandes divisions dans les familles d ’esprits politiques. *

*

*

Considérons d ’abord Tacite. Nous constatons que, dans les derniers siècles de notre histoire, son œuvre, et surtout le livre consacré au règne de Tibère ont été un champ de bataille où se sont affrontés partisans et adversaires du césarisme. Il faut ajouter que, selon les temps, l’historien latin a pris des visa­ ges bien différents et que son message politique a été interprété en des sens contradictoires. Des épisodes connus de la vie de Madame de Staël et de celle de Chateau­ briand nous rappellent que sous le Premier Empire l’opposition voit dans Tacite un libéral et un ennemi des tyrans tandis que Napoléon, qui se considère un peu comme le continuateur des Césars, défend la mémoire des empereurs romains L Le combat autour de Tacite reprendra sous le Second Empire. Au XVIIe siècle, au contraire, Tacite est admiré et détesté pour les raisons opposées, car il apparaît comme un autoritaire et le spécialiste des « secrets de la domination ». Aux contemporains de Richelieu et aux défenseurs de l’État, l’auteur des Annales apporte les leçons de la science politique antique et les principes de la monarchie romaine. Ses détracteurs ne contestent guère cette interprétation.1 1. Sainte-B euve, Œuvres, Pléiade, II, p. 1489, note 58. Cf. B oissieu, Tacite, chap. III.

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C ’est ce Tacite autoritaire, plus ou moins machiavéliste, que nous allons considérer maintenant, ainsi que les querelles dont il a été la cause ou le pré­ texte. Les réactions à la pensée de Tacite, comme celles provoquées par Ma­ chiavel, nous indiqueront quels esprits se sont montrés ouverts à l’influence de ces penseurs et quels esprits les ont rejetés. Elles opéreront une première division, grosse certes, mais significative, entre les tendances politiques du XVIIe siècle. En effet, le procès de Tacite et de Machiavel est celui de la rai­ son d ’État. Pour un certain nombre d ’esprits, l’œuvre de Tacite apparaît comme une mine de leçons politiques et comme une sorte de bible des gouvernants : telle est la constatation de deux critiques dont les jugements encadrent notre époque. En 1596, Scotus publie à Francfort un commentaire de Tacite qu’il dédie à Sixte Quint, ce Pape qui a possédé, écrit-il, « la prudence et la science du droit gouvernement». Dans la préface, il salue Tacite comme «le plus grand et le plus profond écrivain de l’histoire romaine », et il ajoute : « Pour son éloge, je laisserai de côté les autres observations possibles et je me bornerai pour l’instant à une remarque : ses écrits, les plus profonds et les plus sages Princes les ont placés si haut et tant appréciés que même au mi­ lieu des plus lourds soucis du règne, ils laissaient s’écouler peu de jours sans le lire avec soin et sans l’appliquer à leurs problèmes de gouvernement, en soulignant et en mettant à part pour leur usage, dans des annotations, des observations de leurs mains, les passages les plus remarquables de cet auteur1». Scotus observe encore que les « secrets de la domination ne doivent abso­ lument pas être communiqués au vulgaire 123». Il ne semble pas un partisan du pouvoir arbitraire, puisqu’il écrit : « Bien que le Prince soit délié des lois, il doit cependant vivre en accord avec elles 8 ». Il n ’est pas loin de considérer Tacite comme une encyclopédie dont il a dégagé l’aspect politique, laissant de côté ses enseignements philologiques ou historiques 4*. Au milieu de ces remarques abstraites, un développement plus personnel apporte quelque fraîcheur et vient colorer la physionomie de ce critique loin­ tain : Scotus évoque son travail pendant les vacances scolaires, dans ses mo­ ments perdus, aux heures de la canicule. Que le fruit de ces studieux loisirs soit de « brefs commentaires » de 688 pages in-folio ne peut qu ’inspirer le plus grand respect pour cet érudit d ’autrefois. A la fin du XVIIe siècle, dans son Dictionnaire historique et critique, Bayle note « l’estime que plusieurs princes ont eue pour les ouvrages de Tacite ». 1. « P. Cornelius Tacitus, summus Romanae historiae, et gravissimus scriptor. Cujus de laudibus cetera, quae dici possunt, praetermittendo, hoc tantum in praesenti dicam : illius scripta a gravissimis, ac sapientissimis Principibus tanti habita, et aestimata fuisse : ut pau­ cos dies inter gravissimas etiam Regiminis curas praeterire sinerent, quin illum studiose lege­ rent, et in rerum suarum usum converterent ; adnotationibus, observationibus manu etiam sua insigniores ejus Auctoris locos illustrando, ac sibi seponendo. Hac de causa ego adductus, dierum canicularium proxime elapsorum horis subcisivis, quibus graviora studia intermittere vetus est etiam in Gymnasiis consuetudo, in ipsius auctoris ( quem semper ego plurimi feci, et quam accuratissime pervolutavi ) Annales et Historias hos breves Commentarios confeci *. 2. «...Arcana dominationis nequaquam vulgo sunt efferenda ». 3. « Princeps licet legibus solutus, secundum tamen eas vivere debet ». 4. « Quare ex Tacito tantum ea hausi, quae ad Politicam et Aulas ut plurimum conse­ runt, ceteris fere omissis, quae ad grammaticam,jrel Historiarum seriem referuntur ».

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Ainsi « le pape Paul III avait usé tout son exemplaire à force de le relire. Cosme de Médicis, premier grand duc de Florence, faisait ses délices de cette lecture 1». Au témoignage de Baillet, la reine Christine était une lectrice assidue de Ta­ cite 12. Muret, auquel Bayle emprunte ses exemples, écrivait : « Assurément, aujourd’hui, beaucoup parmi les princes ou parmi les conseillers des princes lisent cet écrivain avec le plus grand soin et le considèrent en quelque sorte comme un maître de prudence 3 ». Tout en notant que les Allemands, après avoir lu les Dissertations de Scipion Ammirato, « aimèrent un peu trop à commenter de cet air-là les ouvrages de Tacite », Bayle s’empresse d ’ajouter que « les Français ne mordirent guère à la grappe 45». Il est certain, en effet, que les commentaires français de Tacite n ’atteignent ni l’ampleur ni le caractère systématique de ceux publiés en Alle­ magne. Toutefois, on peut se demander si Bayle n ’est pas porté à sous-estimer l’importance du « Tacitisme » en France parce que l’atmosphère intellectuelle de son temps n ’est plus favorable à ce genre de spéculation. C ’est pourquoi, quel que soit le respect que mérite son jugement, il vaut la peine de chercher si un certain nombre de Français n ’aimèrent pas en Tacite un maître de la science politique et si, pour reprendre l’image de Bayle, ils ne furent pas ame­ nés à « mordre à la grappe ». Que Tacite soit pour les esprits du XVIIe siècle un stimulant de la réflexion politique et que son œuvre apparaisse comme un manuel pour hommes de gouvernement, divers témoignages l’indiquent, corroborant ainsi les obser­ vations de Scotus et de Bayle. La Satyre Ménippée désigne Tacite comme « l’auteur qui sert aujourd’hui d ’Évangéliste à plusieurs ». En 1626, d ’Orléans fait l’éloge de ce Prince des historiens et note que les plus grands monarques ont eu pour son œuvre une sympathie particulière. Sous la plume des écrivains de l’époque, dès qu’il s’agit d ’évoquer une tête politique, la référence à Tacite s’impose. Dans ses lettres, Chapelain juge Salluste et Tacite « divins » et fait l’éloge de Perrot d ’Ablancourt, traducteur des Annales. Agrippa d ’Aubigné s’apprête à pré­ senter à ses lecteurs l’état politique de la Gascogne et en particulier l’attitude des réformés. A ceux qui trouveraient ce développement « épisodie plus propre aux poètes qu’aux historiens », il répond : «...mon maître Tacite me défendra contre les subtils qui m ’en attaqueront6 ». Loin d ’être l’objet d'une curiosité purement historique, Tacite sert de dé­ tour commode pour parler de l’époque contemporaine. Cet emploi abusif de Tacite, Balzac le signale et le raille dans une lettre à Boisrobert : « Si au lieu de parler bien, je traduisais mal Tacite, et si, en dépit de lui, je lui faisais dire son avis de toutes les affaires de notre temps, vous auriez sujet de me

1 . B ayle, Dictionn. hist, et critique, Paris, 1820, tome XIV, p. 11 . 2. Nous relevons le titre d’une étude suédoise sur ce point : Ahnlind. N. Drottning, « Kristina och Tacitus », Festkrift tillâgnad. Prof. N ils Sternberg, Stockolm, 1940. 3. B ayle, Dictionn., hist, et critique, t. XIV, p. 11. «Neque non hodie multi aut principum, aut eorum qui de summis rebus a principibus in consilium adhibentur, eundem studiose legunt, et quasi pro magistro quodam prudentiae habent ». 4. Ibid., p. 12. 5. A ubigné, Histoire univers., VII, p. 40.

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blâmer de faire venir de loin des choses qui ne sont pas excellentes et de pren­ dre la peine de me rendre ridicule 1 ». Dans ses Mémoires, Brienne se place sous le patronage de Tacite autant que sous celui de Machiavel. L ’image qu’il se fait de Tacite est celle d’un maître en clairvoyance politique, habile à mettre au jour et à démêler les secrets du cabinet. Ecoutons Brienne qui, s’apprêtant à faire le récit de sa vie et de sa disgrâce, en montre l’intérêt : « Il suffit de savoir que parmi le récit de ma disgrâce, de mes exils et de mes prisons, se rencontrent les plus beaux récits d ’armes de Louis le Grand, les motifs les plus secrets de ses hauts desseins et les ressorts les plus cachés de la politique espagnole et anglaise. Tout parle en cette histoire, et j ’ai tâché que chaque parole, à l’exemple de Tacite, renfermât quelque mystère, en un mot que chaque période fût pleine de quelque notable enseignement. C’est aux lecteurs à juger si j ’ai bien ou mal exécuté un si noble et si hardi dessein12». Se piquant d ’émulation, Brienne essaiera de montrer la même lucidité que le grand historien latin. La recherche des secrets calculs lui paraît l’idéal du mémorialiste. A propos des Mémoires de la régence de la reine Marie de Médicis, composés par feu M. le Maréchal d ’Estrée, il écrit : « Ceux qui auront lu ces deux livres, où il ne se trouve guère moins de politique que dans l’his­ toire du règne de Tibère écrite par Tacite et traduite si admirablement par d ’Ablancourt verront peut-être avec quelque plaisir l’extrait que j ’en ai fait ; et j ’espère qu’ils y trouveront même quelques particularités qui ont échappé aux yeux clairvoyants des auteurs que je suis à la piste, soit qu’ils les aient ignorées, soit qu’ils aient cru ne devoir pas les révéler ». La référence à Tacite est fréquente chez les écrivains étatistes. Ainsi Machon, qui fonde surtout son machiavélisme sur l’Écriture Sainte, invoque à plusieurs reprises l’historien latin, et le résume en plusieurs maximes aussi florentines que romaines. Il rappelle que, pour le Pouvoir, la force est le fondement du droit : « Aux éminentes fortunes, le plus puissant était estimé avoir plus de droit » ( « Id in summa fortuna, aequius quo validius » ) ; que savoir conduire le peuple par la force ou par la ruse, est le premier talent des gouvernants : ils doivent « avoir assez d ’adresse et de créance pour adoucir et flatter la populace », ( « Facundia adsit, mulcendique vulgus artes et auctoritas » ). Quand il s’agit de conduire le peuple, la manière forte est d ’ailleurs de plus d ’efficacité («In multitudine regenda plus poena quam obsequium valet »). Machon n ’omet pas les fières maximes du civisme antique : le dévouement à la patrie est le pre­ mier des devoirs et c’est faire le plus grand éloge d ’un monarque que de dire qu’il a préféré l’État à son fils. Mais la pente de son esprit le ramène vers les conseils d ’un réalisme dur : « On ne saurait ôter les vieilles et invétérées maladies des corps que par des remèdes âpres et violents » ( « Ne corporis quidem morbos 1. Lettre du 25 février 1624. 2. B rienne , Mémoires, I, p. 25. Louis Henri de Loménie, comte de Brienne, dit le Jeune Brienne ( 1636-1698 ). Reçu, en survivance de son père, secrétaire d’État aux Affaires Étrangères, il semblait promis à une belle carrière quand il tomba en disgrâce. La suite de sa vie ne fut que voyages, emprisonnements, excès de piété et de débauche. Homme d’un juge­ ment pénétrant ( L. André ).

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veteres et diu auctos nisi per dura et aspera coerceas » ), rappelle-t-il au Prince qui veut purger son État des désordres qui s’y sont introduits. Enfin, il cite la phrase de Tacite si en faveur auprès des machiavélistes : «Omne magnum exemplum habet aliquid ex iniquo, quod contra singulos utilitate publica rependitur ». Les Coups d'État de Naudé renferment un nombre limité de citations de Tacite, mais elles sont révélatrices. On y trouve évidemment la phrase sur les grands exemples. Un autre pamphlétaire du cardinal, D. de Priezac publie en 1652 des Dis­ cours politiques qui sont, pour une grande partie, un commentaire de Tacite. Du succès de Tacite au XVIIe siècle et de l’intérêt politique que lui portent ses lecteurs, nous avons des témoignages plus décisifs que ces mentions épiso­ diques : ce sont les commentaires qui lui sont consacrés. Or ils ne manquent pas. Juste Lipse a publié les œuvres de Tacite en 1574 et a écrit une sorte de grammaire de la politique : Politicorum sive civilis doctrinae libri sex, qui ad principatum maxime spectant. Ce livre est formé de maximes d ’auteurs anciens et surtout de pensées de Tacite. Quant au premier commentaire de l’historien latin, il remonte à 1581 : C. C. Taciti ab excessu divi Augusti Annalium libri quattuor priores et in his observationes C. Paschalii. L ’ouvrage de Charles Pascal est à nouveau publié en 1600 sous le titre : Gnomae seu axiomata poli­ tica ex Tacito. Quels sont les livres qui ont propagé la connaissance de Tacite sous Louis XIII? Le premier est sans doute l’ouvrage de François de Carrigny, sieur de Colomby, paru en 1613 : Observations politiques, topographiques et historiques sur Tacite. La préface à la reine mère insiste sur l’utilité que présente pour les Princes l’histoire et surtout celle de Tacite : «Entre tous les historiens profanes, Tacite est le plus recommandable pour les affaires d ’État. Il enrichit et délecte l’esprit par les belles choses qu’il récite. Il forme le jugement par les fortes raisons qu’il allègue et enseigne au Prince à bien vivre par les louanges des vertus et par le blâme des vices ». Dans son commentaire historique et politique du livre I des Annales, Colomby étudie les institutions. Il analyse la façon dont Auguste s’est assuré la domination. Il s’étend sur l’organisation de la légion. Il examine les qualités que doit posséder un bon conseiller. Cette édition de Tacite constitue un petit traité de politique. Relevons, à propos de Rome, cet éloge de la forme monarchique : « La plus excellente, la plus naturelle, la plus ancienne et la plus assurée manière de régir les peuples, à savoir la Monarchie, fut son établissement fon­ damental 1 ». Son admiration pour Rome n ’empêche cependant pas Colomby de sou­ ligner la supériorité que confère à la monarchie française sa perfection consti­ tutionnelle 12. 1. C o l om b y , Observations... no te p. 5. 2. « Mais je puis dire avec vérité qu’il s’en faut beaucoup que les Rois de Rome ne fus­ sent aussi absolus que les Rois de France. Leur État était mêlé aucunement d’Aristocratie,

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Observateur positif, Colomby s’intéresse au mécanisme du pouvoir et aux secrets de la domination. Mais ce goût de la technique, qui lui fait côtoyer la machiavélisme, ne l’empêche pas de juger en moraliste, et il sait montrer à la fois les lumières et les ombres de la monarchie romaine. D ’un côté, il dé­ mêle les divers procédés qui ont permis à Auguste de bâtir sa renommée : il a su gagner le cœur des soldats par des dons et celui du peuple par des distribu­ tions de vivres, s’attacher les gentilshommes par les richesses et les honneurs, placer ses créatures aux places importantes, se faire aimer de tout le monde par la douceur de la paix que son règne apportait. Mais Colomby ne se prive pas de juger les ruses que dissimulent les mesures d ’Auguste. Ainsi il nous ex­ plique pourquoi Octave abandonna le nom odieux de triumvir et prit la qualité de consul et de tribun : «... c’était en premier lieu afin que, si quelqu’un voulait faire ou le rebelle ou le tyran, il lui pût opposer la force des armes en qualité de consul et la résistance du peuple, en qualité de tribun : et sans doute qu’il ne fit jamais un si grand coup pour affermir son autorité que de prendre la protection du public1». . A la différence des machiavélistes, Colomby n ’approuve ni ce « coup », ni cet autoritarisme, et il commente en ces termes la mesure d ’Octave : « C’est le prétexte ordinaire de ceux qui troublent les États, la France ne le sait que trop. Voilà comme on asservit le peuple sous couleur de le défendre. Les Romains firent deux fautes irréparables en faisant Auguste Consul et tribun *12 ». On serait donc tenté de qualifier de monarchiste modéré l’auteur des Ob­ servations de 1613. D ’ailleurs son épître à la reine régente définit et loue un absolutisme réglé : « Vous nous faites bien connaître que la puissance royale n ’est point une licence de tout faire, mais une obligation à bien faire, et que les Rois doivent la même obéissance à la Raison que les sujets doivent à leurs Rois ». En 1619, J. Baudoin donne au public Les œuvres de C. Tacitus, avec des Discours politiques tirés des principales maximes de l'auteur, ouvrage traduit d ’Ammirato. La dédicace au bailli de Sillery présente l’œuvre de Tacite comme le bréviaire des hommes d ’État : « Entre tant d ’excellents auteurs, l ’inclina­ tion et l’expérience que vous avez aux affaires d ’État vous font estimer Tacite ». Ces Discours politiques christianisent Tacite et constituent un traité de gou­ vernement où les maximes chrétiennes voisinent avec des maximes positives. Nous examinerons plus loin cet effort de la pensée chrétienne pour assimiler le tacitisme. En 1622, un Tacite est dédié à Louis XIII par Dorléans, ancien ligueur, jurisconsulte et théoricien de la monarchie absolue qu’il a défendue contre Turquet de Mayeme. Il décerne à l’auteur latin le titre de « fleur des écrivains l’É tat de France est une pure Monarchie. Nos Rois ont six marques principales de l’Autorité souveraine. La première, c’est de donner Loi à tous leurs sujets sans le consentement de per­ sonne. La deuxième est la puissance de la vie et de la mort. La troisième d’établir tous les offi­ ciers et gouverneurs. La quatrième de traiter de la paix et de la guerre. La cinquième de faire battre et forger monnaie. La sixième de lever tailles, subsides et impositions ». Mais, ajoute Colomby après cette digression, · reprenons le chemin de Rome ». 1. Colomby, Observations..., p. i9. 2. Ibid., p. 49.

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et de prince des historiens 1 ». Il le lave de l’accusation de mensonge que lui a lancée Tertullien. Il loue ses qualités d ’historien : « Son style mâle, sa densité de pensée, la pénétration de ses questions, la netteté de ses récits, sa maîtrise dans la peinture des caractères », et il n ’a pas assez de mots pour représenter sa lucidité : «...sa façon de saisir, de mettre au jour, de révéler les secrets du pouvoir 12 ». Dorléans d ’ailleurs ne pose pas au spécialiste de la politique. Il observe que si, dans sa deuxième partie, il a placé des observations sur l’art de gou­ verner, il ne se flatte pourtant pas de pouvoir « satisfaire l’appétit des esprits poütiques ». Dans un poème latin, dédié à Pomponne de Bellièvre, chancelier de France, il se défend de vouloir se réserver l’étude des « secrets du pouvoir », ne s’en reconnaissant pas la capacité : il a simplement présenté cet aspect de Tacite pour rendre hommage à sa science politique 3. En 1626, R. le Maître, premier médecin des enfants de France, réimprime son Tibère français, ou les VI premiers livres des Annales. Dans la dédicace à Gaston d ’Orléans, il rappelle que l’ouvrage a été entrepris sur l’ordre de Henri IV, car le roi prisait fort Tacite «...vu le grand bien qui en pouvait réussir aux Rois, aux Princes, aux chefs d ’armées, aux conseillers d ’Ëtat, et généralement à tous, en paix et en guerre ». En effet l’œuvre de l’historien latin embrasse tout le champ de la science politique. Elle familiarise son lecteur avec la conduite des armées, avec les ruses et les exploits de guerre. Elle lui fait entendre les « causes civiles et criminelles agitées par le Sénat, les propositions, délibéra­ tions et résolutions du Conseil souverain de l’Empire du monde». Elle lui découvre les conspirations contre les souverainetés, les séditions et mutineries tant populaires que militaires. Elle offre des exemples de fidélité, de constance, de prudence, de modération, de probité. Elle résume donc toute la science civile. Si, comme l’écrit Le Maître : « L’Histoire est l’Académie des rois, où ils méprennent à conquêter les couronnes, manier les sceptres et conserver les Etats », quel règne mérite davantage leur intérêt que celui de Tibère ? En effet la vie de Tibère, ce « patron singulier de vigilance et de prévoyance pour le ma­ niement d ’un grand empire » enseigne « le bien pour l’ensuivre, le mal pour s’en garder : remplie au reste de maximes d ’État, qui paraissent autant d ’o­ racles pour l’instruction des rois et de ceux qui tiennent le timon des gouver­ nements ». Les leçons que l’on peut tirer de la vie de Tibère intéressent au pre­ mier chef un gouvernement centralisateur : « Votre Majesté y verra, non pas les feintes et fardées descriptions de quel­ ques guerres spécieuses, ni les vains et étendus discours des grands triomphes, ni les séditieuses contentions des anciens tribuns pour des lois agraires : exemples plus délectables que profitables pour les temps où nous sommes.

1. «...authorum flos et historicorum princeps». Baudoin Jean ( mort en 1650 ), un des premiers académiciens. 2. « Dictio ipsa mascula, sententiae crebrae, interrogationes acutae, narrationes perspi­ cuae, sensus alti, mores graphice picti, imperiorum arcana tacta, detecta, educta ». 3. » In altera autem parte, quaedam adnotata ex Taciti verbis elicita inservimus, quibus Politicorum ingeniorum orexin quodam modo levaremus, daremus in os quod paparent... ».

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Mais bien y pourra-t-elle voir les uns se bander contre les lois ; les autres ruiner les provinces par concussion ; plusieurs égaler l’opulence des maisons royales et par l’injustice rendre les Princes odieux à leurs sujets ; un conseil souvent occupé par les malversations des financiers ; sur les crimes de la Ma­ jesté, fausses accusations, empoisonnements et autres crimes infinis ; des peuples se mutiner contre la Royauté ; susciter des séditions dans les armées, saper par mauvais artifices les fondements des souverainetés, ou les pratiquer par dons et récompenses ; couvrir de beaux prétextes les conspirations et les trahisons... vous y lirez les confusions d ’une liberté flottante ». Dans sa préface aux Œuvres de Tacite, Le Maître défend la réputation de l’historien sur un point délicat, son hostilité aux chrétiens : « Tacite fut odieux aux premiers chrétiens par quelques calomnies contre Moïse et la loi judaïque, fondement de notre religion ». A cette critique, il répond que, le christianisme étant aujourd’hui solidement établi, l’œuvre de Tacite est sans danger pour le lecteur : «...en ce temps que le vent des calomnies païennes est insensible au roc de notre créance, nous donnons sans scrupule aux choses louables le crédit qu’elles méritent ». C ’est pourquoi il convient d ’honorer les œuvres de Salluste, de Tite-Live, de Plutarque, de Thucydide, de Platon et de Cicéron. En signalant que son Tibère fut commandé par Henri IV et qu’auparavant ce même roi avait fait faire un Louis X I par le sieur Mathieu, son historio­ graphe, « honneur des belles plumes de ce temps », Le Maître nous rappelle qu’il existe un Panthéon des étatistes dont ces deux princes constituent les plus belles figures. En effet, Tibère, Néron, Louis XI, objets de répulsion pour les humanistes, sont, pour les défenseurs de l’État, des exemples à méditer et à suivre. En 1644, Achille de Harlay, dédiant à Anne d ’Autriche ses Œuvres de Ta­ cite fait l’apologie de l’auteur latin. Il loue la pénétration de l’historien, qui a valu à ses œuvre d ’être placées parmi « les ouvrages des plus fameux Politi­ ques du monde ». A travers ces éloges on retrouve l’obsession du secret qui caractérise la littérature politique de la première moitié du XVIIe siècle. Le mot revient avec insistance sous la plume d ’A. de Harlay. Tacite « entre dans les plus secrets motifs des conseils ». 11 découvre « ces importants secrets d ’État par la puissance desquels les Césars se sont donnés l’Empire de toute la terre ». Il est accoutumé d ’entrer dans les cabinets des Princes et « de pénétrer bien avant dans le secret de leurs Conseils ». Grâce à cette sagacité, « il donne des préceptes à tous les autres Souverains ». Il leur communique «...les maximes politiques qu’il a puisées dans la conduite de cette puissante monarchie». Pour défendre Tacite contre les accusations d ’immoralité et d ’impiété, Harlay invoque le principe des deux morales. On blâme les maximes de Tacite lorsqu’on est « personne privée », mais on les pratique « lorsqu’on est appelé au maniement des affaires publiques ». Mais tous les noms que nous venons de citer sont éclipsés par celui de Per­ rot d ’A blancourt1, le grand traducteur de Tacite sous Louis XIII. Les deux*Il 1. Nicolas Perrot, sieur d’Ablancourt ( 1606-1664 ). D’une vieille famille parlementaire, il passa du protestantisme au catholicisme, puis revint à sa foi première. Voyageur et traducteur. Il entra à l'Académie en 1637.

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volumes des Annales, dédiés à Richelieu, sont publiés en 1640, la Germanie paraît en 1646 et les Histoires en 1651. Dans sa préface, d ’Ablancourt célèbre la valeur pédagogique du règne de Tibère, le maître des secrets d ’État : « J ’ai trouvé à propos de faire un volume à part du règne de Tibère ; c’est ici le chef-d’œuvre de Tacite et la vie d ’un grand politique, qui est la partie en quoi notre auteur excelle. Le reste de son Histoire pouvait être composé par un autre que lui ; et Rome ne manquait pas de déclamateurs pour peindre les vices de Caligula, la stupidité de Claudius et les cruautés de Néron. Mais pour écrire la vie d ’un Prince comme Tibère, il fallait un historien comme Tacite, qui pût démêler toutes les intrigues du cabinet, assigner les causes véri­ tables des évènements et discerner le prétexte et l’apparence d ’avec la vérité». Se rattachant à l’inspiration tacitiste, voici que paraît en 1648 le Tacite français ou le Sommaire de Vhistoire de France avec les réflexions chrétiennes et politiques sur la vie des Rois de France. Elle est l’œuvre de Ceriziers, aumô­ nier du roi. Des courants de pensée assez divers se mêlent dans ce livre. On y trouve des maximes absolutistes : Le pouvoir vient de Dieu : « L’Empire vient de l’Empirée ; toute puis­ sance humaine est une participation de la divine ; il n ’y a point de monarque en terre qui ne soit un peu Dieu ». La monarchie est le meilleur des régimes : il est plus glorieux et plus sûr d’obéir à un Prince qu’à un artisan. D ’ailleurs la démocratie est vouée à l’anar­ chie: « 11 est plus difficile de réduire toutes les têtes d ’une République à un même sentiment que de les faire entrer toutes dans un même chapeau ». Un roi doit être absolu : «...qui souffre de la diversité dans les opinions, le veut dans les mouvements ; qui tolère plus d ’un parti entretient la discorde. Un Dieu, une Loi font un Roi ». La souveraineté est indivisible : « Le monde ne peut souffrir deux soleils, ni la France deux monarques ». Le roi est indépendant du pape : « Le Prince n ’est pas obligé de faire la guerre au gré des Papes ». Les souverains doivent suivre l’Église, mais non pas les passions de ses ministres : «...la brebis doit aller au sacrifice, rien ne l’oblige de courir à la boucherie ». Il est souhaitable au roi d ’avoir un seul ministre : « Le corps politique aussi que le naturel doit avoir plusieurs membres, un seul chef1 ». A côté de ces maximes absolutistes, le Tacite français offre au lecteur des conseils machiavélistes. A la question : « S’il vaut mieux que le Souverain soit craint que chéri de ses vassaux», Ceriziers répond, parlant du sujet : «...ce qui le fait trembler a plus d ’efficace et de sûreté à le faire obéir 12 ». Le roi doit savoir se mettre au-dessus des lois, si la nécessité l’exige. Dans la préface du livre l’auteur disait, s’adressant aux politiques : «...vous y découvrirez quelques-unes de ces adresses que vous et tous ceux qui sont 1. Observons que le Tacite français condamne l’abus du monachisme : * Nos anciens Gaulois n’avaient que deux ou trois collèges de Druides, ils n’avaient pas aussi tant de fai­ néants que nous ; la terre était bien cultivée ; les autres arts fleurissaient *. 2. Ceriziers, Tacite français, p. 135.

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nés pour gouverner les hommes pratiquez ». Or, parmi ces « adresses », n’en est-il pas de meilleure que de faire croire que le Pouvoir est protégé du Ciel ? « Rien n ’avance tellement les affaires d ’un Prince que la croyance de son union avec Dieu ». Sur ce sujet, Ceriziers s’exprime comme Naudé. Il rappelle que Numa se mit en crédit en feignant un entretien familier avec la déesse Égérie. Il n ’est pas un législateur qui ne se soit vanté d ’un commerce parti­ culier avec le Ciel. Le succès de cette « finesse » s’explique : « Le vulgaire s’imagine toujours que l’équité est où la faveur du Ciel se tourne : on ne peut croire que Dieu délaisse ceux qu’il honore ». Les desseins d ’un monarque favorisé du Souverain des monarques finissent par se confondre avec ceux de la Providence. Dans cette pensée, les sujets y coopèrent avec zèle, « et cha­ cun croit faire une partie du miracle qu'il croit fait en faveur de son Prince1». A une époque où Pascal et Retz vont remarquer l’importance des mythes sociaux, Ceriziers explique « en quoi le mensonge peut servir les souverains », et remarque : «...chose étrange qu’on soit quelquefois obligé de mentir pour se faire croire, et que rien n ’exprime mieux la vérité que le mensonge qui la détruit ». Tous les Empires, à en croire les Histoires, ont commencé par des prodiges. « On ne veut pas que les princes meurent sans que le Ciel menace la Terre de quelqu'une de ses comètes, ni que les monarchies naissent sans que la Nature s’en étonne. La plupart de ces miracles n ’ont point d ’autres causes que l’esprit de ceux qui les inventent. La Politique approuve néanmoins sagement que l’Histoire trouve des feintes, qui font respecter les souverains et obéir les peuples 123». Voilà des pensées qui sentent étrangement le libertinage politique. Elles se mêlent à des réflexions où s'exprime le nouvel esprit laïcisé de la politique française. Ainsi le Tacite français affirme que le droit naturel fonde le droit des souverains et que le seul motif de la religion ne peut légitimer une guerre. Quand l’infidèle est de bonne foi et ne trouble pas le voisinage, on n 'a pas le droit de le combattre. Et Ceriziers ajoute : « La Religion vient du Ciel en terre pour perfectionner les vertus qu’elle y trouve, non pas pour les détruire. Il est vrai que cette excellente vertu forme la plus parfaite union que les hommes aient entre eux ; sans elle pourtant ils ont quelque société qui les obligent à la paix, ils sont de même espèce, cette considération fonde la charité naturelle ; ils possèdent légitimement leurs domaines ou parce que Dieu les leur a donnés, ou parce qu’ils les ont légiti­ mement acquis, le droit des gens et la justice civile sont appuyés sur ce prin­ cipe 8 ». Ceriziers est contre « la conversion par les armes » : « La conversion du pécheur doit être libre pour être bonne... la foi ne s'impose pas à coups d ’épée, et ...il faut d ’autres bouches que celles des canons pour persuader la religion 4 ».

1. Ceriziers , Tacite français, p. 332. 2. Ibid., p. 109. 3. Ibid., p. 183. La reconnaissance des vertus naturelles se retrouve chez des théologiens inspirés par Richelieu tels que Silhon. Remarquons encore que dans ce texte on voit s'es­ quisser le passage du droit naturel chrétien au droit naturel rationaliste qui se marque très nettement chez Qrotius. 4. Ibid., p. 379.

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Le Tacite de Ceriziers semble avoir fait partie du cabinet de presse de Ri­ chelieu. Si l’on veut voir à quelle exaltation de l’État aboutit le courant tacitiste au XVIIe siècle, il faut considérer le Tibère. Discours politique sur Tacite d ’Amelot de La Houssaye, qui parut en 1683. Amelot de La Houssaye défend et célèbre Tibère, le modèle des princes. Cet empereur, observe-t-il, a été bien décrié. Néanmoins les dix premières années de son règne font voir un excellent prince. Comme A. de Harlay, Amelot blanchit Tibère avec le principe des deux morales : «...il n ’en est pas des Princes comme des particuliers. Ceux-ci ne sauraient se faire estimer que par les vertus morales, parce qu’il n ’y a que ces vertus-là qui soient à leur usage : au lieu que c’est par les vertus civiles et politiques, où consiste l’art de gouverner, qu’il faut juger du vrai mérite des Princes ». Considéré sous cet angle, Tibère peut effectivement passer pour un modèle. Seul un autre monarque peut lui disputer la palme : Néron. Amelot de la Houssaye loue les «cinq premières années du règne de Néron, que Trajan trouvait si belles et presque inimitables, quoique, dès la première, il eût em­ poisonné son frère, et sacrifié sa femme et sa mère aux folles amours d ’une jeune affranchie ». Il serait en effet du dernier bourgeois, pour quelques dé­ tails de vie privée, de refuser à Néron ses qualités d ’homme d ’État. Passant à l’éloge de l’historien latin, Amelot insiste sur sa clairvoyance à démêler les secrets de la domination. Dans Tacite, les politiques « se sont étudiés à pénétrer les mystères et les secrets de l’art de gouverner dont il est le maître et l’oracle universel depuis 1500 ans ». Mais une partie de son œuvre tranche sur le reste : ce sont les chapitres consacrés à Tibère, qui constituent un élixir de toutes les œuvres de Tacite. On y peut « recueillir les instructions et les maximes d ’État répandues dans ( tous ) les livres ». C ’est là que l’on trouve « les plus hauts mystères de la politique ». Des critiques pourraient blâmer le caractère trop païen des autorités in­ voquées dans ces Discours politiques. Amelot, après un mot de déférence fort convenable pour l’Écriture Sainte, invoque la séparation de la politique et de la morale : « Je n ’ai cité l’Écriture Sainte, que six ou sept fois au plus, tant pour ne point mêler le Sacré au Profane, qui ne font pas une belle nuance ensemble que parce que la politique moderne ne s’accorde guère avec celle des rois d ’Israël et de Juda». Il mentionne deux autorités en science politique : « J ’ai souvent cité Commines, et presque point Machiavel parce que le pre­ mier est un auteur universellement approuvé et que le second passe pour un de ces politiques qui sont appelés par Tacite « pravi dominationis magistri, quoiqu’au témoignage de Juste Lipse sa politique, ni ses maximes ne soient à mépriser ». Machiavel se rencontre d ’ailleurs avec Tacite sur un point ca­ pital : dans les circonstances critiques, les Princes doivent tout mettre en œuvre pour sauver l’État. Quel est l’élixir politique de Tacite si vanté par son traducteur ? On en aura un aperçu en lisant ses maximes qui concernent les crimes d ’État. L’au­ toritaire le plus exigeant y trouvera peu à redire. Le « crime d ’État ou de lèsemajesté » sert d ’imputation à toutes les accusations qu’on ne saurait prouver. Son extension est merveilleuse. « Le sujet qui délibère s’il se révoltera est déjà criminel d ’État ». « Le sujet qui se munit d ’armes pour traiter avec son Prince

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est déjà criminel d ’État ». « Le sujet qui se targue insolemment du bouclier de son innocence, quand il est accusé par son Prince, devient criminel de lèsemajesté ». « Parler en républicain, étant sous la domination d ’un Prince absolu, c’est un crime d ’État ». « La curiosité de savoir combien durera le règne du Prince passe auprès de lui pour un indice de haine et par conséquent pour un crime de lèse-majesté ». Sans doute un personnage de Corneille raisonnait déjà de la sorte : « C ’est un crime d ’Êtat que d ’en pouvoir commettre ». Mais les lecteurs d ’Amelot qui ne sont pas des étatistes acharnés repren­ dront le mot de Saint-Evremond : « Les crimes d ’État sont les crimes ordi­ naires des innocents q u ’on veut opprimer ». En 1686, dans son livre La morale de Tacite. De la flatterie, A. de la Houssaye formule une dernière fois son interprétation politique de l’historien latinl. Chez ces traducteurs et ces commentateurs, nous observons donc, plus ou moins accentuée, la tendance à faire de Tacite un guide pour la politique moderne et le maître des intrigues du cabinet. Un autre fait va nous permettre de préciser cette interprétation de l’histo­ rien des Césars : le lien qui, dans de nombreux esprits, réunit, dans le même culte ou la même haine, Tacite et Richelieu. Sans prétendre énoncer une règle absolue, on peut dire q u ’au XVIIe siècle, Tacite tend à être regardé comme l'apologiste de la monarchie absolue. Pour des hommes comme Naudé, Machon, Priezac et A. de la Houssaye, l’auteur des Annales est assurément un étatiste et un théoricien de la raison d ’État. Inversement, pour les admirateurs de Tite-Live et de Lucain, il apparaît comme l’avocat de la tyrannie. C ’est pourquoi, sous le règne de Louis XIII, l’admi­ ration pour Tacite tend à aller de pair avec l’admiration pour Richelieu. Nous pouvons saisir cette corrélation chez plusieurs esprits éminents. Considérons Guy Patin, un « républicain », un homme du parti de Pompée comme il le dit lui-même. S’il rend hommage au génie politique de Tacite, il trouve naturel d ’en faire le livre de chevet du « cardinal tyran ». Regar­ dant Tacite comme «...un bréviaire d ’État et le premier grand maître des secrets du cabinet », il rappelle que Balzac l’a appelé « l ’ancien original des finesses modernes » et ajoute : «Le cardinal de Richelieu lisait et pratiquait fort Tacite : aussi était-il un terrible homme 12 ». 1. A. de la H oussaye, Morale de Tacite, Paris, 1686. « Il y a très peu de gens qui entendent bien ses Annales, et cela vient de ce qu’on s’arrête aux traductions et aux expositions des commentateurs, sans conférer ce qu’il raconte avec les mœurs et le procédé ordinaire des hommes, et particulièrement avec les actions des Prin­ ces ; car comme Tacite découvre tout ce que les Princes de son temps faisaient, les vertus et les vices de nos Princes donnent réciproquement l’intelligence de tout ce que dit Tacite. Au reste les gens qui auront fréquenté la Cour, ou les armées pourront expliquer fidèlement cet auteur sans le secours d’aucun interprète.» Amelot de la Houssaye ( Abraham Nicolas ou Nicolas ) ( 1634 ? -1 706 ). Secrétaire de l’ambassadeur de France à Venise, il ne s’enrichit point, ce qui lui valut les sarcasmes de Vol­ taire : « Un homme qui, ayant été secrétaire d’ambassade, n’a pas eu le secret de se tirer de la misère, entend mal à mon gré la raison d’É tat · ( préface de Y A m i-M achiavel ). Nombreuses traductions du latin, de l’italien et de l’espagnol. Apologiste de Tacite et de Machiavel. 2. G. P atin, Lettres choisies, Cologne, 1691, III, p. 255.

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Évidemment Patin ne place pas Tacite parmi ses auteurs favoris. Rappro­ chement significatif, il enveloppe dans la même condamnation Tacite et Ma­ chiavel. Mais il situe Tacite très au-dessus du Florentin qui n ’en est qu’un « dim inutif1 ». Balzac est un lecteur de Tacite. Veut-il rendre sensible à Conrart l’enche­ vêtrement des intrigues de la Fronde et montrer qu’elles défient les plus belles intelligences, il cite trois noms : « Il y a dans la maladie de l’État je ne sais quoi de divin, qui se moque de la raison humaine : Aristote, Tacite et Ma­ chiavel ne verraient goutte dans nos ténèbres. Toute la prudence humaine est ici accablée par la force du destin 12 ». En politique, Balzac semble ondoyant et divers. Dans une période de ré­ publicanisme, il trouve l’œuvre de Tacite pleine de « sales matières » et féli­ cite Perrot d ’Ablancourt d ’avoir apporté à son travail sur « l’histoire de l ’em­ pire corrompu » une âme digne de la « saine république ». «...je me prépare à je ne sais quoi de bien long sur le sujet de Tibère et de ses honnêtes successeurs. Il me fâche néanmoins de quitter la Liberté pour la Tyrannie, et mon Tite-Live pour votre Tacite... L ’important est que vous ne vous êtes point sali en maniant de sales matières, et que parmi les ordures de la Politique votre Morale s’est conservée dans sa pureté... Vous n ’êtes ni le seul généreux, ni le seul sage, qui vous êtes plu à considérer le mauvais temps, et qui avez travaillé sur l’histoire de l’Empire corrompu avec une âme digne de la saine République». L ’admiration pour Tacite semble grandir avec les sentiments absolutistes de ses lecteurs. Elle atteint un sommet chez Naudé et La Mothe le Vayer, esprits libertins et fidèles serviteurs des cardinaux-ministres. Le Vayer, dans son Jugement sur les orateurs anciens, célèbre les bons historiens qui ne se bornent pas à faire connaître la surface des choses. Il cite le vers des Géorgiques : « Felix qui potuit rerum cognoscere causas ». Il loue Tacite d ’être plein de justesse et de jugement : «...assez souvent l’on n ’y apprend pas moins par ce qu’il a laissé à dire que par ce qu’il a dit, son silence étant aussi instructif que son langage ». Le Vayer défend encore Tacite contre les attaques de Budé et de Casaubon et se range à l’opinion du « grand duc Cosme de Médicis, dont la mémoire ne manquera jamais de vénération aussi longtemps que la Science politique ou de bon gouvernement sera cultivée. Ce Prince choisit Tacite entre tous les Historiens, pour celui duquel il pouvait tirer le plus d ’instruction, et de solide satisfaction d ’esprit». Quant à l’admiration de Naudé pour Tacite, pour en donner une idée, il suffit de rappeler qu’elle lui fait éprouver une admiration presque religieuse. Dans sa Bibliographie politique, après un éloge de Thucydide, de Polybe et de Salluste, il en vient au grand historien latin : « Je dirais la même chose de Tacite, si, dans la scène du Théâtre des His­ toriens, il devait être mis au rang du commun. Mais parce qu’il est assis comme

1. G. P atin, Lettres choisies, III, p. 255. 2. Lettre du 20 juillet 1652.

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le Prince et l’Empereur au lieu le plus éminent et le plus honorable, voire même qu’il s'est placé comme dans une machine, d ’où avec l’étonnement et l’admi­ ration de tous les Doctes, il démêle et résout les difficultés de la Politique, surpassant par la majesté de ses vertus, tout ce qu’il y a de grand et de relevé parmi les hommes, je crois qu’il sera plus à propos de s’en taire et de le ré­ vérer comme l’on fait les Dieux, par un éloquent silence, que de parler de lui comme d ’un homme ordinaire, avec des paroles trop faibles ». Pour compléter notre étude de l’accueil qu'a reçu Tacite en France dans la première moitié du XVIIe siècle, nous allons passer des jugements favorables aux jugements réservés ou hostiles. Nous préciserons ainsi le portrait du Ta­ cite absolutiste, et un peu florentin, qui s’est à cette époque imposé à l’opi­ nion. Nous verrons aussi se dessiner un intéressant clivage de l’opinion, les ad­ versaires de Tacite étant en général des auteurs chrétiens. Sans doute, ce n’est pas là une loi absolue. Dans son De Rege Mariana range Tacite parmi les auteurs susceptibles de contribuer à la formation d'un jeune Prince, comme un bon observateur de l’art et des ruses du gouvernement x. Néanmoins l’opi­ nion contraire est plus fréquente, et les auteurs de « Politiques chrétiennes » sont, comme Mugnier, très sévères pour l’historien de « Tibère, père des Athées 12 ». Ces écrivains chrétiens vont nous renseigner sur le « poison » qui rend si dangereuse l’œuvre de Tacite. Dans ses Politiques chrétiennes, publiées en 1621, Molinier considère la po­ litique en théologien. Il condamne la philosophie païenne, qui détache la poli­ tique de la religion, et frappe par ricochet les hommes du XVIIe siècle qui re­ prenaient cette manière de voir : «...les philosophes païens qui ont traité de cette matière, n ’ayant pas connu Dieu comme la dernière fin de l’homme, voire ayant estimé qu'il n'y pouvait avoir entre ces deux infiniment distants ni amitié, ni correspondance mutuelle, ils n ’ont pas aussi rapporté à cette fin la société civile, ni ce qui dirige cette société 3 ». Cette observation générale laisse présager un jugement sévère à l ’égard de Tacite. En fait, on s’aperçoit que, dans ses citations de Tacite, Molinier opère un choix. Il rejette les maximes susceptibles de conduire à une politique machiavéliste : «...comme disait ce Barbare dans Tacite : " En une grande fortune ce qui est plus utile est plus équitableV’, ou comme blasphémait Eudemus : " Que tout ce qui est profitable aux Républiques est juste ", pervers axiomes que la nature condamne, la raison réprouve, Dieu abomine, tous les peuples dé­ testent, et qui sous ombre d ’utilité bâtissent la ruine, vu que bannir la Justice de la société des hommes, c’est arracher l’âme au corps, c’est ôter le soleil au monde, c’est changer, comme disait Saint Augustin, les Royaumes en bri­ gandages 4 ». 1. Mariana, De rege, 1620, B.N. A 833. 2. Mugnier , La véritable politique du Prince chrétien, p. 107. 3. E. Molinier , Politiques chrétiennes, au lecteur. Etienne Molinier : toulousain, prêtre, théologien, prédicateur apprécié ( mort en 1650 ). A écrit une oraison funèbre de Guillaume du Vair ( 1621 ). 4. Ibid., pp. 102-103.

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Mais, en d ’autres endroits, Molinier donne son approbation à des maximes morales. Ainsi il loue comme véritable ce précepte : « Que l’utilité privée est le venin et le poison du sain jugement et de la droite affection des hommes1 ». Molinier élimine ou condamne donc le Tacite machiavéliste en même temps qu’il approuve le Tacite moraliste. Il a même tendance à moraliser l’histoire de Rome puisque la cause de la durée de l’Empire, il la trouve dans le respect de la Justice pratiqué par le peuple-roi. Le Tacite moraliste de ces Politiques chrétiennes constitue donc, dans une certaine mesure, un antidote au Tacite réaliste des machiavélistes. Alors que Molinier moralise les œuvres antiques, celles de Tacite en parti­ culier, Vaure *2, dans son État chrétien (1626), ne s’appuie que sur des citations scripturaires et condamne tout ce qui vient de l’Antiquité. Politique chrétien, c’est de l’Écriture sainte qu’il tire les principes qui doi­ vent inspirer les Princes : «...je me suis hasardé d ’avancer l’Écriture, et faire voir que ses sacrés ca­ hiers nous doivent servir de flambeau pour éclairer nos pas, et réduire au vrai chemin les politiques abusés marchant dans les ténèbres du Paganisme 3 ». Il s’efforcera de dégager «...les vérités d ’État que la Sainte Écriture nous trace plus claires que le jour de midi 4*». Il montrera «...combien peut un mo­ narque animé de l’esprit de Dieu, et préférant les maximes de Religion à la fausse raison d ’État 6 ». Vaure condamne de la manière la plus ferme les «...fausses raisons de l’État des Anciens Grecs, Romains prophanes, et autres infidèles 6 ». Il se fait pres­ sant : « Évite tant que tu pourras les maximes des politiques tirées des Gen­ tils 7 ». Vaure établit une filiation entre Machiavel et les historiens latins. Le Flo­ rentin ne lui semble qu’une résurgence des «auteurs idolâtres de Rome ». Après avoir rappelé les incertitudes des politiques mondaines, il ajoute : « Cela m ’a fait conclure que Machiavel et ses fauteurs n ’avaient pu intro­ duire dans les États des maximes infaillibles pour gouverner, les ayant notam­ ment recueillies des auteurs idolâtres de Rome ancienne, la profane et autres monarchies et républiques infidèles, dont les règles d ’État irrégulières et san­ glantes, tirant sur l’anarchique, ne doivent avoir part dans les cours des Chré­ tiens 8 ». Vaure rejette avec la plus grande force les principes des politiques mon­ dains, c’est-à-dire. «...la raison d ’État qu’ils tirent d ’un Tacite, Valère le Grand, d ’un TiteLive et les autres, qui n ’ont fait état d ’autre droit, que de celui de la force des armes, croyant que le plus fort et le plus fin l’emportait justement 9 ». 1. E. Molinier , Politiques chrétiennes, p. 259 ( citation du livre 1 des Histoires ). 2. Claude V aure. Son État chrétien le présente comme «Auvergnat, Docteur en théologie, licencié ès Droit, chapelain ordinaire de la Chapelle et oratoire du roi et prieur de Braux ». Son Discours anagrammatique ajoute ce détail : «...naturel Français et natif du bourg de Vertezon en Auvergne ». 3. 4, 5, 6. C. Vaure, État chrétien, préface. 7. Ibid., p. 225. 8. Ibid., préface. 9. Ibid., p. 150.

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Vaure condamne une maxime de Salluste où il retrouve le même esprit : « Impune qualibet facere, id est regem esse » : Agir arbitrairement sans en­ courir de châtiment, voilà une conduite de roi. A la manière de Mobilier, Vaure interprète en théologien l ’histoire romaine et voit dans les progrès de Rome la récompense de son esprit religieux. Il cé­ lèbre la piété des Romains 1. Il les montre « religieux, obéissants et conqué­ rants 12 ». Leur foi est le ressort de leur politique et le secret de leur force : « Aussi n ’assuraient-ils leurs victoires et conquêtes qu’en l’opinion qu’ils avaient d ’être les plus dévots du monde 3 ». A propos de la destruction de Jérusalem par l’armée romaine, Vaure s’étend avec complaisance sur la fu­ reur des soldats ; il évoque les flammes, le sac, le pillage. En effet, quand un peuple s’est mutiné contre ses rois son châtiment est légitime : « Le tout ( fut ) exécuté par un très juste arrêt de Dieu 4 ». Pour être juste envers Vaure, admirateur des Romains, il faut ajouter que, pour lui, c ’est surtout à partir de Constantin que le peuple-roi devient un modèle 5. Le père Senault 6 semble vouloir détourner les esprits des politiques païens et diminuer le prestige de ces mauvais maîtres quand ils les met bien en-dessous de l’Écriture Sainte : « Il n ’y a point de secret d ’État dans Aristote ni dans Tacite que l’on ne puisse trouver dans la Sagesse et dans VEcclésiaste. Et je maintiens que ces deux livres peuvent enseigner aux plus grands princes la plus délicate et la plus fine politique du monde 7 ». On a parfois appelé « Tacitisme » le courant de pensée qui, considérant l’historien latin comme un théoricien politique, en fait l’avocat d ’un régime autoritaire. Or les faits que nous avons rapportés précédemment : références à Tacite, orientation absolutiste des commentaires, réunion de Tacite et de l’État dans les admirations et les haines, nous révèlent la présence d ’un tel courant sous le règne de Louis XIII. Il nous reste encore un moyen de le saisir et de le caractériser, c’est d ’interroger les générations suivantes. Rien ne permet mieux de reconnaître l’originalité du courant tacitiste dans la première moitié du XVIIe siècle en France que de voir la façon dont il est méconnu et critiqué dans la seconde. Remarquons que la critique du Tacitisme peut se rencontrer chez un étatiste non machiavéliste comme Silhon. L’auteur du Ministre d'État observe en effet que ceux qui lisent communément Tacite passent rapidement « sur les ruses et les finesses d ’État, dont ses écrits sont remplis jusques au-delà de la vraisemblance 8 ».

1. V a u r e , État chrétien, pp. 160-161.

2. 3. 4. 5. 6. toire en dication 7.

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Le P. 1618, avec

pp. 60-61. p. 63. pp. 144-145. p. 245. Jean François Senault ( né en 1601, à Anvers, mort en 1672 ). Entre à l’Ora­ y enseigne les humanités, puis, après sa prêtrise ( 1627 ), se consacre à la pré­ un grand succès. Adversaire des jansénistes. S enault, Le Monarque ou les Devoirs du Souverain, Paris, 1662. ( Cité par N our­ risson, Politique de Bossuet, 1867, p. 99 ). 8. Silhon, Le ministre d'Ê ta t, p. 113.

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Nous sommes déjà avertis d ’un changement de climat mortel au tacitisme en voyant, de Corneille à Racine, la politique perdre la première place dans la tragédie. Alors que Corneille et son public s’intéressent aux intrigues du cabinet et aux problèmes de la raison d ’État, Racine cherche la raison des mouvements de l’histoire, non dans les calculs des hommes d ’État, mais dans les plus secrètes passions du cœur humain. L’éclipse du Tacitisme fut constatée par les contemporains. Bayle, qui note la vogue de Tacite auprès des hommes politiques, appartient à une génération qui ne partage et ne comprend plus cet intérêt. Il articule donc contre Tacite, ou contre l’image qu’on s’en est faite, le grief essentiel de son temps : il montre une subtilité excessive et accorde trop d ’importance aux calculs des hommes d ’État. Bayle cite un extrait d ’un ouvrage de 1700, YAnonimiana, qui dénonce chez l’historien latin un goût exagéré pour les intrigues du cabinet et une fâcheuse inclination à voir la politique à travers le règne de Tibère : « Génie trop subtil, il voit du mystère dans toutes les actions de ce prince... Tibère n ’est jamais naturel ; il ne fait point sans dessein les actions les plus ordinaires aux autres hommes 1 ». Balzac que nous verrons traverser le machiavélisme de l’époque de Ri­ chelieu s’en est dépris et a critiqué avec verve les trop subtils interprètes de Tacite, « ces spéculatifs qui visent d ’ordinaire au delà du but », ces « Al­ chimistes » et ces « Souffleurs » qui « ont distillé les choses humaines, qui ont 1. Voici la vigoureuse critique du Tacitisme faite par YAnonim iana : « Tacite était un habile politique, et encore un plus judicieux écrivain ; il a tiré des con­ sequences fort justes sur les évènements des règnes dont il a fait l’histoire, il en a fait des maxi­ mes pour bien gouverner un État. Mais s’il a donné quelquefois aux actions et aux mouve­ ments de la république leurs vrais principes, s’il en a bien démêlé les causes, il faut avouer qu’il a souvent suppléé par trop de délicatesse et de pénétration à celles qui n’en avaient pas ; tant il est vrai que l’on se caractérise dans tout ce que l’on fait, et que l’histoire n’est jamais entre les mains qu’elle doit être, lorsque ceux qui se mêlent d’en écrire donnent pour la véritable cause de ce qu’ils ne connaissent pas ce qu’ils ont imaginé de moins sensible et de plus caché aux yeux du peuple. Il leur arrive souvent de faire d’un secret particulier au prince une affaire connue de tout le monde, et c’est un défaut si familier à Tacite, que j’oserais dire, appuyé d’ail­ leurs d’une infinité de bonnes raisons, que c’est lui faire trop de grâce que le regarder comme un historien fort exact et qui a écrit selon les règles... Il a choisi les actions les plus délicates et les plus susceptibles des délicatesses de l’art : les règnes auxquels il s'est principalement atta­ ché dans son Histoire n’en sont pas une petite preuve. Dans celui de Tibère, qui est sans con­ testation son chef-d’œuvre, et où il a le mieux réussi, il y trouvait une espèce de gouvernement plus accommodé au caractère de son génie. Il aimait, comme nous l’avons dit, à démêler les intrigues du cabinet, à en assigner les causes, à donner des desseins aux prétextes, et de la vé­ rité à de trompeuses apparences... Génie trop subtil, il voit du mystère dans toutes les actions de ce prince. Une sincère déférence de ses desseins au jugement du sénat était tantôt un piège tendu à son intégrité, tantôt une délicate manière d’en être le maître ; mais toujours l’art de le rendre complice de ses desseins et d’en avoir l’exécution sans reproches. Lorsqu’il punis­ sait les séditieux, c’était un effet de sa défiance naturelle pour les citoyens, ou de légères mar­ ques de colère répandues parmi le peuple, pour disposer les esprits à de plus grandes cruautés. Ici la contrariété d’humeur de deux chefs est un ordre secret de traverser la fortune d’un com­ pétiteur et le moyen de lui enlever l’affection du peuple. Les dignités déférées au mérite étaient voies d’éloigner un concurrent ou de perdre un ennemi, et toujours de fatales récompenses. En un mot, tout est politique ; le vice et la vertu y sont également dangereux, et les faveurs aussi funestes que les disgrâces. Tibère n’y est jamais naturel ; il ne fait point sans dessein les actions les plus ordinaires aux autres hommes. Son repos n’est jamais sans conséquence, et ses mouvements embrassent toujours plusieurs menées».

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donné plus de liberté q u ’ils ne devaient à leurs conjectures et à leurs soup­ çons ». Il dénonce des esprits faux dans ces « tireurs d ’essence 1 », dont les raisonnements partent d ’un invraisemblable postulat : « Ces Messieurs se figurent que, partout il y a du dessein et de la finesse et que toutes les actions des hommes sont méditées. Rien ne leur passe devant les yeux, dont ils ne cherchent le sens mystique et allégorique ». Si deux Princes s’affrontent en une guerre sans merci, ils voient là une entente secrète destinée à tromper l ’opinion internationale. Ils sont presque aussi plaisants que ceux qui disaient à Athènes « q u ’on ne se fiât pas à la mort du roi Philippe, et q u ’il s’était fait tuer tout exprès, pour attraper les Athéniens 12 ». Ces « docteurs subtils » se livrent à de trop fins commentaires dont l’ab­ surdité éclate aux yeux : « Pensez-vous... qu’Hannibal ne voulût pas prendre Rome, de peur de n ’être plus utile à Carthage, et de se voir obligé par là à finir la guerre qu’il avait dessein de perpétuer ? A votre avis, Auguste choisit-il Tibère pour son successeur, afin de se faire regretter, et rechercher de la gloire après la mort, par la comparaison d ’une vie qui devait être si différente de la sienne ? Vous imaginez-vous que le conseil qu’on trouve dans ses Mémoires de mettre des bornes à l’Empire, fut un effet de son envie contre la postérité ? Avait-il peur q u ’un jour un autre homme fût plus grand Seigneur que lui, et commandât à plus de sujets ? Est-il croyable que le même Auguste ne faisait l’amour que par maxime d ’État, et ne voyait-il les dames de Rome que pour apprendre le secret de leurs maris ? Y a -t-il de l’apparence que son âme ne se remuât que par règles et compas ; que toutes ses actions fussent si guindées et tous ses vices si étudiés ? A mon avis, c'est faire le monde plus fin qu'il n'est... 3 ». Ces extravagances s’évanouissent devant les grandes vérités du christia­ nisme. A ces « raffineurs », Balzac rappelle que « les grands évènements ne sont pas toujours produits par les grandes causes. Les ressorts sont cachés et les machines paraissent : et quand on vient à découvrir ces ressorts, on s’étonne de les voir si faibles et si petits ». Et il ajoute : « On s’est imaginé autrefois que c’étaient les intérêts des maîtres qui mettaient en feu toute la terre, et c’étaient les passions des valets 4 ». Si Balzac fait une part si petite aux calculs humains, c ’est q u ’il penche vers une conception providentielle de l’histoire : «...il est très vrai qu’il y a quelque chose de divin, disons davantage il n’y a rien que de divin dans les maladies qui travaillent les États. Ces dispositions et ces humeurs, dont nous venons de parler, cette fièvre chaude de rébellion, 1. « Ils mettent leurs avis à l’alambic, et les réduisent à néant, à force de les subtiliser : ils évaporent en fumée les plus solides affaires. Disons que ce sont des Hérétiques d’Ëtat qui veulent faire dans la Politique ce qu’Origène a fait dans la Religion. Ils suivent les ombres et les images des choses, au lieu de s’attacher à leur corps et à leur réalité. Ils embrassent la Vrai­ semblance, parce qu’ils l’ont peinte et embellie à leur mode ; mais ils rejettent la Vérité, à cause qu’elle n’est pas de leur invention et qu’elle a son fondement en elle-mémc ». ( A ristippe, p. 76 ). 2. B alzac, A ristippe., p. 76. 3. Ibid., p. 83 (souligné par nous). 4. Ibid., p. 83.

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cette léthargie de servitude viennent de plus haut qu’on ne s’imagine. Dieu est le poète et les hommes ne sont que les acteurs : ces grandes pièces qui se jouent sur la Terre ont été composées dans le Ciel, et c’est souvent un Faquin qui en doit être l’Atrée ou l ’Agamemnon 1 ». Dans ses Observations politiques sur la fortune 12, Saint-Réal critique l’es­ prit de Tacite qui ignore les faiblesses et les passions des hommes et veut que toutes leurs actions soient concertées. Il loue Salluste qui fait au contraire une large place au hasard. Le Père Rapin enveloppe dans la même condamnation Paterculus, Tacite, Machiavel, Paul Jove, Davila et la plupart des Italiens et Espagnols. Il affirme : «...la politique de Machiavel n ’est point vraie 3 ». Et, faisant remonter à Ta­ cite l’origine de ce travers d ’esprit, il s’écrie : « Qu’il a gâté d ’esprits par la fantaisie d ’étudier la politique qu’il inspire à tant de gens, et qui est l’étude la plus vaine de toutes. C ’est où tant d ’Espagnols, comme Antonio Perez, et tant d ’Italiens, comme Machiavel, ont échoué 4 ». Le dictionnaire de Trévoux, reprenant la critique d ’excessive subtilité adressée à Tacite, cite Fénelon : « Tacite montre beaucoup de génie, avec une profonde connaissance des cours les plus corrompues ; mais il affecte trop une brièveté mystérieuse... Il a trop d ’esprit, il raffine trop. Il attribue aux plus subtils ressorts de la politique, ce qui ne vient souvent que d ’un mé­ compte, que d ’une humeur bizarre, que d ’un caprice ». Si l’on avance dans le XVIIIe siècle, le changement de climat intellectuel est plus profond. Le Tacite machiavéliste cesse d ’être critiqué parce qu’il commence à être oublié. Une métamorphose surprenante s’opère : le froid technicien du pouvoir absolu cède la place à un Tacite libéral et sensible. Voici comment Gordon 5 présente ce nouvel avatar de Tacite : « C ’était un Politique profond, adroit à démasquer les artifices les plus cachés dont il développe tous les replis. Il aimait sincèrement sa patrie, était zélé pour la liberté publique et pour la prospérité de l’État. Il était ennemi juré des tyrans, et des suppôts de la Tyrannie, plein d ’humanité et de vertu, adorateur de la Liberté et de la Vérité 6». L’accusation de trop raffiner, souvent lancée contre Tacite, Gordon la rejette : « On l’accuse ...d ’outrer la finesse et la subtilité, de faire les actions de ses principaux personnages, les plus innocentes et les plus spécieuses, le résultat d ’un mauvais dessein et d ’un méchant cœur, d ’attribuer à la ruse et à la Po­ litique ce qui n ’était souvent que l’effet de la passion et d ’un penchant na­ turel. Cette imputation est à mon avis sans fondement : Tacite décrit les affaires et les hommes tels qu’ils sont, les actions des particuliers conformes à leur

1. B alzac, Aristippe, p. 238. ( Passages soulignés par nous ). 2. Œuvres de M . l'abbé de Saint Réal, Amsterdam, 1732, t. III, p. 91. 3. R apin, Œuvres, La Haye, 1725, t. II, p. 289. 4. Ibid., p. 319. 5. Thomas Gordon (fin X V IIe siècle-1750 ) : avocat, publiciste, traducteur de Tacite, de Salluste et des œuvres de Cicéron. 6. Th. Gordon, Discours historiques, critiques et politiques sur Tacite... traduits de l’an­ glais, Amsterdam, 1742, 2 vol., in-12, B.N : E 2877-2878, I, p. 3.

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caractère, leur situation et leurs vues : il représente les délibérations comme partant des sources qui vraisemblablement ont dû les produire 1 ». Si Tacite a longtemps passé pour un maître de tyrannie, la faute en est à de trop subtils commentateurs qui ont dénaturé sa pensée : « Il est moins raffiné que ces censeurs à qui une fausse délicatesse et la dé­ mangeaison de faire paraître leur pénétration, a fait écrire des observations tirées par les cheveux. Ils ont traité Tacite comme ils prétendent qu’il a traité Tibère ; ils corrompent et noircissent ses vues et subtilisent trop, pour être capables de lui rendre justice 12 ». Gordon affirme donc que les critiques de Bayle sont injustes 3. Celles de Boccalini et de ses imitateurs, qui découvrent des leçons de tyrannie dans les Annales, sont également impertinentes45. Boccalini, Scotus, Forstner, Schildus ne nous offrent que des déclamations bouffies, ennuyeuses, trop travaillées et qui n ’apprennent rien 6. De la peinture de la tyrannie des Césars, ce qui se dégage, selon Gordon, c’est une leçon de liberté e. Avec le Tacite de Gordon, patriote, républicain, aimant la Vertu, la Li­ berté et la Vérité, nous sommes en vue du Tacite libéral du début du XIXe siècle. Les textes que nous avons rapportés nous permettent donc d ’avancer que, dans la première moitié du XVIIe siècle, s’est développée une interpré­ tation politique de Tacite qui en fait un penseur autoritaire et rationaliste. Considéré comme le bréviaire des politiques, Tacite est admiré pour avoir analysé les mécanismes du pouvoir et pour avoir mis au jour les secrets de la domination. Il a en particulier fait revivre Tibère qui semble à plusieurs le modèle du Prince. Généralement loué par les étatistes, Tacite est vivement critiqué par les théologiens comme un dangereux représentant de la politique profane. Ce Tacite calculateur et autoritaire sera rejeté par les écrivains de la seconde moitié du XVIIe siècle comme un trop subtil interprète des secrets du cabinet. Cette interprétation absolutiste de Tacite, à laquelle on a parfois donné le nom de Tacitisme, ne fait qu’illustrer l’intérêt que les hommes de l’Ancien Régime portaient à la pensée antique. Alors que la France moderne est sans doute médiocrement sensible aux leçons politiques de la littérature latine, les hommes de la vieille France ont souvent demandé aux écrivains de Rome de les éclairer sur la vie en société. Il en est résulté une politisation de la litté­ rature latine et une division de ses auteurs en « césariens » et « républicains ». Si, au XVIIe siècle, Tite-Live, peintre de la vieille République, et Lucain le Pompéien servent fréquemment de livres de chevet aux opposants, Tacite, historien des Césars, et en particulier de Tibère, devient assez naturellement une source de pensée pour les théoriciens de l’État nouveau. Il leur offre la description d ’une forme constitutionnelle, la Rome impériale. Après son 1. 2. 3. 4. 5. 6.

Th. Gordon, Discours historiques, critiques et politiques sur Tacite, p. 35. Ibid., p. 48. Ibid., p. 51. Ibid., p. 70. Ibid., p. 70. Ibid., p. 90.

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éclipse durant le Moyen-Age ce modèle de l’organisation civile revient inspirer les théoriciens de l’absolutisme. L’auteur des Annales leur apporte aussi une méthode de pensée : il leur révèle l’efficacité de la raison naturelle enquêtant sur la réalité politique. C ’est d ’ailleurs ce rationalisme latent qui indispose les écrivains chrétiens contre le Tacitisme. Que l’interprétation absolutiste de Tacite repose sur un commentaire très fidèle de l’auteur latin, voilà qui semble douteux. Les sentiments politiques de Tacite semblent avoir été différents de ceux qu’on lui a prêtés au XVIIe siècle. L"Agricola, en se prononçant à la fois contre le despotisme de Domitien et contre les républicains intransigeants, paraît faire son idéal d ’un mé­ lange d ’autorité centralisée et de liberté. Les Histoires semblent considérer la monarchie comme nécessaire et bienfaisante, et se résigner aux mauvais empereurs. Le Tacite des écrivains étatistes est donc en partie inventé, et cette liberté dans le commentaire est assez dans la manière du temps. Éloigné du Tacite historique, le Tacite du XVIIe siècle se rapproche fort de Machiavel. En effet les hommes du XVIIe siècle tendent à modeler l’auteur des Annales sur celui du Prince et la subtilité qu’ils lui prêtent est proprement « florentine ». Tous deux techniciens du pouvoir absolu, spécialistes des secrets de la domination, ces écrivains païens semblent appartenir à la même famille d ’esprits. D ’ailleurs ils sont souvent rapprochés dans les éloges ou les blâmes et sont regardés comme les inspirateurs de la politique étatiste. Ils nous ont été présentés de cette manière par Patin, Brienne, Rapin, Vaure, Molinier, Mugnier, Ribadeneyra. En 1634, une traduction du Discours de l'état de paix et de guerre et du Prince est précédée d ’une préface qui loue Machiavel d ’avoir pénétré les secrets du gouvernement de Rome. Le nom de Tacite n ’est pas prononcé, mais la préoccupation centrale du Tacitisme, c’est-à-dire la mise à jour des maximes et des secrets de la monarchie romaine, est attribuée à Machiavel1. Quand il veut évoquer la politique païenne qui s’oppose à celle du chris­ tianisme, Mugnier cite les noms de Tacite et de Machiavel, et il s’étonne que l’on puisse prétendre accorder « 1’Alcoran et l’Évangile, Saint Paul et Tacite, Saint Louis et Machiavel ». Dans ses Discours politiques, Priezac nous présente un Tacite machiavélisant. Au chapitre « Des secrets de la domination », il détaille les finesses du pouvoir dans un esprit tout à fait « florentin ». A de la Houssaye lie expressément le cas Tacite au cas Machiavel : «...on ne saurait ni approuver, ni condamner l’un sans l’autre, de sorte que si Tacite est bon à lire pour ceux qui ont besoin d ’apprendre l’art de gou­ verner, Machiavel ne l’est pas moins ; l’un enseignant comment les empe-* 1. Un texte comme celui-ci permet de saisir l’état d’esprit qui tournait les mêmes hommes vers Rome, vers Tacite et vers Machiavel : * Ce qu’il a pour le présent le plus en la bouche, c’est Rome, sa Majesté, son Empire, sa Police excellente en temps de Paix, sa vertu et prouesse non pareille en guerre. Savez-vous quel moyen de procéder il tient : il vous apporte premièrement en peu de paroles la singularité de l’histoire romaine, selon que Tite-Live l’a écrite, puis sur icelle il débat les profondes matières vivement d’une part et d’autre pour enfin se résoudre en quelque haut paradoxe politique, et ce faisant vous découvre entièrement les secrets de ce grand gouvernement, lequel a conquis et assujetti le monde ·.

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reurs romains gouvernaient, et l'autre comment il faut gouverner aujourd’hui ». Le rapprochement Tacite-Machiavel n ’était pas nouveau. Trajano Boccalini dans ses Ragguagli di Parnasso avait violemment attaqué Tacite. La dé­ couverte d ’un de ses manuscrits dans une abbaye de Westphalie, il la quali­ fiait de « funeste trouvaille » et la comparait à l’invention de la bombarde, comme deux catastrophes pour l’humanité. Il comparait le prince machiavéliste à Caligula. Ce rapprochement était d ’ailleurs justifié. Les œuvres de Tacite et de Ma­ chiavel apparaissent comme complémentaires. L ’auteur du Prince laissait la curiosité des étatistes insatisfaite, puisqu’il n ’avait pas étudié l’empire romain, et c’est l’historien des Césars qui, convenablement interprété, per­ mettait de combler cette lacune. Leurs deux œuvres rendaient possible une étude complète de l’État. Pour les hommes du XVIIe siècle. Tacite et Machiavel appartiennent à la même famille d ’esprit : penseurs non chrétiens qui s’appuient sur les seules lumières de la raison, ils apparaissent comme les maîtres des « secrets de la domination » et les grands techniciens du pouvoir absolu. Pour mieux établir leur consanguinité, des auteurs soulignent la filiation qui rattache ces deux penseurs à une source commune : Aristote. Campanella, selon Renan, regardait le machiavélisme et l’averroïsme comme deux rejetons de la doc­ trine d ’Aristote. Priezac commente dans le même livre Tacite et Aristote. Après avoir examiné la façon dont l’opinion a reçu Tacite, il est naturel de considérer l’accueil qu’elle a fait à Machiavel. *

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*

Machiavel est, avec Tacite, la grande source de pensée pour les écrivains politiques du XVIIe siècle. Les étatistes s’en nourrissent. Ses adversaires, tout en le rejetant, sont marqués par lui. Les réactions de l’opinion à Machia­ vel vont reproduire, avec plus d ’amplitude, ses réactions à Tacite. A la fin du XVIe siècle, l’idée s’était répandue que l’Italie était l’école des hommes d ’État. Depuis Catherine de Médicis régnait un préjugé favo­ rable, sinon à la vertu des Italiens, du moins à leur habileté. En 1590 paraît un pamphlet intitulé : Traité de la grande prudence et subti­ lité des Italiens. 11 montre comment les conseillers de C. de Médicis ont mis la main sur les affaires de France et combien les Italiens l’emportent en fi­ nesse et en ruse sur les gens du Nord : « Cette nation est si ingénieuse et subtile que, sur la moindre occasion qui se présente, elle se prépare la voie pour entreprendre et exécuter les plus grands effets du monde... et cette nation sait de si loin préparer la voie et acheminer ses desseins que lors seulement les hommes s’en aperçoivent quand ils n ’ont plus de puissance d ’y trouver remède... qui est pour montrer com­ bien nous sommes grossiers en France, et l’Italien subtil et ingénieux à toute occasion qui se présente 1 ». Des professionnels de la politique comme Richelieu et le père Joseph admirent le pays de Machiavel et de Guichardin, de la diplomatie vénitienne 1. Cité par V. W a i l l e , Machiavel en France, Paris, 1884, p. 5.

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et pontificale. Le père Joseph considère comme indispensable un séjour à Rome pour connaître la quintessence de la finesse italienne. Richelieu fera entreprendre une apologie de Machiavel. Dans la formation de cette idée flatteuse du génie politique italien, quelle part revient aux hommes d ’État de la péninsule et quelle part à Machiavel ? Il est difficile de le dire. Pour beaucoup, semble-t-il, Machiavel paraît résumer en lui toute la finesse du peuple italien et se place parmi les maîtres de la science politique. La présence de Machiavel dans la société française au XVIIe siècle se manifeste de diverses manières. Un signe de la présence de Γ« Évangéliste de Cour » parmi les contem­ porains de Richelieu, c’est que devant la réalité politique la référence à l’auteur du Prince s’impose à eux, soit qu’ils cherchent en lui un inspirateur de leur conduite, soit qu’ils le considèrent comme un maître de lucidité. Sur ce point, ils n ’innovaient pas. Ainsi un homme d ’une génération pré­ cédente, Agrippa d ’Aubigné, distinguait dans l’enseignement de Machiavel une doctrine détestable et une méthode admirable. D ’un côté, il dénonçait l’éducation machiavéliste du roi Charles IX et nous rapportait ces propos de l’amiral de Coligny : « Voyez... quelle est l’éducation du roi, instruit à jurer à tous propos et à se parjurer en termes atroces, à se moquer de Dieu, à toutes vilenies et pé­ chés horribles, aux dissimulations, à y composer paroles, visage et contenance : sa bible est Machiavel1 ». 11 comparait donc le roi à Commode, à Caracalla, à Lysandre et à Galba. Mais, d ’un autre côté, d ’Aubigné savait célébrer « ...les merveilleuse lumières de Machiavel123». Le tour d ’esprit machiavéliste apparaît chez Brienne, appliqué à percer les attitudes feintes des hommes au pouvoir et à discerner leurs mobiles secrets. Ainsi la mort du maréchal d ’Ancres est interprétée par lui comme un « coup d ’État » de Richelieu. Comme Brienne demande à son père si Richelieu n ’était pas fâché de se voir défait du maréchel d ’Ancres, voici quelle petite leçon de politique il en reçoit : « En doutez-vous ? ...Il (Richelieu ) jugeait bien dès lors ce qui lui devait arriver, et il ne se trompa pas. Le duc de Luynes, qui se fit connétable sans n ’avoir jamais tiré l’épée que contre des cerfs et des sangliers, ne donnait aucun ombrage au Cardinal. Mais jamais il n ’eût été premier ministre tant qu’aurait vécu le Maréchal d ’Ancres, et celui-ci se serait bien gardé de lui procurer le chapeau de Cardinal. 11 fallait donc, pour venir à ses fins, laisser tuer son ami, et, quoique selon les règles de l’amitié et de la charité chrétienne l’action de l’évêque de Luçon ne se puisse justifier, selon les maximes de Machiavel et de la politique humaine, je la juge bonne, encore que je ne l’approuve pas ». Et Brienne ajoute : « Ainsi me parla mon père, dans un temps où j ’étais bien plus soigneux de lire le Prince de Machiavel que l’Évangile, et ce qu’il me dit, après que j ’y eus fait quelque attention, me parut fort vraisemblable 8 ».

1. A u b i g n é , Histoire, III, p. 298. 2. Ibid.t préface I, p. 7. 3. B rienne, Mémoires, I, p. 149.

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Les raisonnements machiavélistes sont familiers aux hommes du XVIIe siècle. Dans une dissertation politique, Balzac nous fait entrer dans les secrets de l’empereur Auguste : «...quelquefois il délibérait avec Mécénas de la vie et de la fortune d’Agrippa. Témoin, Madame, ce petit mot sur lequel un disciple de Machiavel composerait un grand discours : " Vous devez le faire mourir, ou le faire votre gendre. ” C’est-à-dire, il faut ou le perdre, ou le gagner tout à fait. Il faut s’assurer d ’une grandeur qui vous peut être suspecte, ou en l’ôtant du monde, ou en la mettant en votre maison ». Malgré l’ironie qui perce dans la référence au machiavélisme, Balzac se montre très capable de raisonner en disciple du Florentin. Les nombreux signes de la présence de Machiavel au XVIIe siècle expli­ quent la constatation mélancolique d ’un capucin : « Nous sommes arrivés au siècle des finesses et des artifices 1 ». Un autre indice de la fortune de Machiavel aux XVIe et XVIIe siècles en France se trouve dans le succès des mots qui désignent la philosophie ou les disciples de l’écrivain florentin. C ’est à la fin du XVIe siècle, pendant les troubles de la Ligue, que l’on voit apparaître les mots : « machiavélistes », « machiavéliser 123». Sous le ministère de Richelieu, le mot de « machiavéliste » est d ’un usage fréquent. Il se trouve généralement sous la plume d ’écrivains chrétiens comme une flétrissure destinée à marquer les Politiques, les Protestants ou les athées. Nous en rencontrerons des exemples. Le substantif « machiavélisme » ne se rencontre pas fréquemment. D’ail­ leurs l’époque n ’use guère de mots abstraits en politique, comme on peut le voir dans le cas du nom : « absolutisme ». Barthélémy Saint-Hilaire, dans le Dic­ tionnaire général de la Politique de Maurice Block, en attribue la paternité à Pierre Bayle. Mais C. Benoist en signale un emploi italien antérieur 8. En fait, on le trouve déjà au XVIe siècle. Gentillet, dans son Anti-Μαchiavel, dénonce non seulement les « machiavélistes » qui vont ruiner la France 4, mais encore un « arrêt de la cour de Parlement de Paris sentant le machiavélisme5 ». Le grand ennemi des Jésuites, Pasquier, dans son Catéchisme des Jésuites, va nous fournir tous les emplois souhaitables du mot. 1. R. P. S ébastien de Senlis, Les entretiens du sage, 1637, 530 p., B.N. : R 6195. 2. Agrippa d’AueiGNÉ écrit dans les Tragiques : « Nos rois ont appris à machiavéliser. Au temps et à l’Etat leur âme déguiser, Ploiant la piété au joug de leur service, Gardant religion pour arme de police ». ( Édit. Garnier, chap. II, p. 56 ). Le poète dénonce les « tours florentins », les « ruses florentines » de Catherine de Médicis, dont la Saint-Barthélémy fut le couronnement. Une édition de Juste-Lipse de 1634 reproduit, pour la réfuter, l’accusation de machia­ vélisme lancée contre l’auteur : « Ille Lipsius machiavelisat ». ( Ces exemples sont cités par C. Benoist ). 3. Dans un opuscule italien imprimé à Francfort en 1648 par Jean-Georges B emtlingbn qui écrit: « ...secondo il flnissimo machiavellismo...», «selon le plus fln machiavélisme». 4. G entillet, Discours d'fitat, p. 577. 5. Ibid., p. 977.

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A propos des mystifications religieuses de l’antiquité, il écrit : « Ce sont des Machiavélismes que les siècles anciens ont produits auparavant que Machiavel fût au monde 1 ». Il dénonce encore les « machiavélismes d ’Ignace » ainsi que le « Machiavélisme » qui entre dans les vœux des Jésuites 12. Silhon, dans son traité De la certitude des connaissances humaines, emploie au moins deux fois ce mot. Il écrit : « On voit... combien est impertinent le Machiavélisme... 3 ». Il cite encore l’exemple d ’un usurpateur péruvien : « Atabalipa, fils naturel de Guaynacapa, qui s’était emparé de cette Mo­ narchie par ruse et par force... pratiquant toutes les règles du Machiavélisme, sans jamais avoir ouï parler de Machiavel...4 ». Contzen avait déjà employé le mot en latin 56. Les Considérations... de Naudé nous offrent quelques emplois du subs­ tantif « machiavélisme 8 ». Dans la seconde partie du XVIIe siècle, cette famille de mots fait une belle carrière et s’enrichit d ’une grande variété de sens. Benoist donne un aperçu des variétés de machiavélismes que l’on inventorie à la fin du siècle : machiavélisme médical, machiavélisme juridique, machiavélisme érotique. Il s’y ajoutera plus tard un machiavélisme marital, qui d ’ailleurs ne sera pas une nouveauté, puisque Naudé, dans une anecdote gauloise de ses Consi­ dérations, faisait connaître, sinon le mot, du moins la chose. Avec la diffusion des mots qui définissent sa pensée et ses disciples, un autre signe de la présence de Machiavel, c’est la fréquence de l’accusation de machiavélisme. Richelieu est fréquemment présenté comme un adepte du philosophe florentin. L’abbé de Choisy écrit dans ses Mémoires : « Richelieu, né pour commander aux autres hommes, ami généreux, cruel ennemi, avait sur la même table son bréviaire et Machiavel7 ». Exacte ou non, cette assertion nous renseigne sur l’idée que de nombreux contemporains se font de l’inspi­ rateur de la politique française. Un chapitre des Entretiens de N. Campion examine le problème de l’obéissance des peuples. On y peut lire : c ’est là une «question qui a été renouvelée depuis peu par l’auteur italien (M a­ chiavel ) dont on prétend que notre Ministre se sert comme d ’un parfait mo­ dèle de politique 8 ». Sous la plume des adversaires du cardinal, cette accu­ sation est un lieu commun de la polémique. Un pamphlet en faveur d ’une «victime» de Richelieu et qui porte le titre significatif à'Ornano, martyr d'État, s’exprime en ces termes : « ...les habiles ne doutent point qu’Ornano ne fut empoisonné pour servir de victime à l’ambition tyrannique de Richelieu ; qui comme cet autre Prélat 1. P asquier, Catéchisme des Jésuites, 1602, p. 101. 2. Ibid., p. 100. 3. Silhon , De la certitude..., p. 152. 4. Ibid., p. 390. 5. Contzen, Politicorum libri decem, p. 9 : «...ad detestandum Machiavelismum ». 6. N audé, Considérations..., p. 15 : «...la longue pratique et expérience que vous avez de la Cour des plus grands Monarques, où ces Machiavélismes sont assez fréquents...» Cf. Ibid., p. 69 : «...un continuel Machiavélisme ». 7. Choisy, Mémoires, édit. Michaud et Poujoulat, p. 562. 8. Entretiens sur divers sujets d'histoire, de politique et de morale, p. 350.

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machiavéliste d ’Italie, disait, qu’en faisant mourir des personnes de la sorte, il ne faisait rien contre le devoir d ’un homme d ’Église, en ce qu'il n’épan­ chait point de sang, se contentant ou d ’endormir ou de suffoquer1». Un pamphlétaire du cardinal, Hay du Chastelet, dans la longue préface de son Recueil de 1635, rappelle que les ennemis du ministre l'accusent «...de pratiquer les maximes de Machiavel, de s'être fait cardinal par des moyens horribles, et de n ’avoir rien entrepris que pour son excessive ambi­ tion ». Hay du Chastelet cite encore le mot de Mathieu de Morgues : «...la France n ’a plus d ’autre Religion que celle de l’État, fondée sur les maximes de Machiavel... ». En 1636, le Catholicon jrançais ou Plaintes des deux châteaux met en scène Renaudot, « maître du bureau d'adresses » et lui fait apostropher ainsi le car­ dinal : « Tu te sers de la religion comme ton précepteur Machiavel t ’a montré que faisaient les anciens Romains, la tournant, virant, revirant, l’expliquant et l'appliquant selon qu'elle sera d ’humeur chaussante à l’avancement de tes desseins. Ta tête est aussi prête à porter le turban que le chapeau, pourvu que les Janissaires et les Bachatz ( Pachas ) te trouvent assez honnête homme pour t ’élire Empereur». Et, comme pour justifier les paroles de Renaudot, le Catholicon jrançais place perfidemment dans la bouche du cardinal cet aveu cynique : « J ’estime fort la France et travaille tant que je puis à sa conservation, mais j ’ai plus d ’intérêt à la mienne. Mon précepteur Machiavel m ’a donné cette leçon et ne l’oublierai jamais : qui fait les affaires d'autrui est un coyon, qui fait les siennes est un galant homme». Dans le même sens, le Trésor des Épitaphes nous apprend quel singulier prêtre fut Richelieu : « Il récitait pour son office Les heures de Machiavel 12 ». Tel maître, tels serviteurs. La Satyre d’État prend à partie le « Père Joseph qui a commenté et augmenté Machiavel». Aux dires de ses partisans, le cardinal n ’a sans doute rien d ’un disciple du Florentin. Mais, en politique, il leur apparaît cependant plus Italien que les Italien, ce qui, sous une forme laudative, revient un peu au même. Dans ses Lettres à Richelieu incluses dans le Recueil de Faret, Balzac montre le mi­ nistre de Louis XIII surpassant les Italiens dans les finesses : « Richelieu a battu les Italiens, subtils et qui croyaient être maîtres des raisons d ’État». Cette réputation a passé les frontières. Des bibliographies politiques alle­ mandes de la deuxième moitié du XVIIe siècle rangent Richelieu et Mazarin parmi les disciples de Machiavel. Un pamphlet de cette époque dénonce dans les deux cardinaux-ministres des épigones et presque des réincarnations de l’écrivain florentin 3. A travers ses chefs, c’est finalement la France de Ri­ chelieu et de Mazarin qui est soupçonnée de machiavélisme. 1. Ornano, martyr d'Elat, p. 50. 2. Trésor des épitaphes, 1643, p. 5. 3. Johan. Henr. F busking ( 1672-1713 ) écrit son Schediasma de Achitophelismo Mackiaveüi : %Vivit adhuc Machiavellus, si nullo alio nomine, certe quia humanae nequitiae aper·

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Pendant la Fronde, le nom de Machiavel est d ’un grand usage dans les polémiques. Mazarin étant Italien et considéré comme un maître en four­ berie, le rapprochement avec Machiavel s’imposait et machiavélisme devenait synonyme de mazarinisme. Parfois le nom de Richelieu était associé aux deux précédents et formait avec eux la trinité du mal en politique. S’attaquant aux partisans, le Médecin politique dénonçait leur protecteur, le machiavéliste Mazarin : « Leur chef, cet infâme Ministre d ’État, pour bâtir sa fortune sur notre ruine, n ’a rien omis de ce qu’Aristote et Machiavel ont mis par écrit pour former et établir la tyrannie ». Le Catéchisme de la Cour ( 1652 ) met dans la bouche des courtisans un Credo qui s’accorde avec les affirmations précédentes : 1. « Je crois au Roi pour mon intérêt, lequel est tout puissant à faire agir toutes choses. 2. Et au Mazarin, son unique favori. 3. Qui a été conçu de l’esprit de Machiavel, est né du cardinal de Riche­ lieu ». Mazarin « n ’avait point eu d ’autre religion que celle du divin Machiavel », dit la Lettre d'un religieux, qui ajoute que ce mauvais ministre a inculqué ses affreux principes au jeune Louis XIV. L'Illustre Prince duc de Beaufort ( 1649 ) formule contre Mazarin le même grief : « Cet esprit superbe et arrogant se servant... d ’une politique tout à fait machiavéliste ne pouvait qu’à grande force souffrir qu’un autre esprit que le sien fût bien avec son maître ». Dans Y Apologie pour Mgr le cardinal Mazarin ( 1649 ), l’intéressé recon­ naît que « c’est une méchante bête que le peuple » et que, pour le conduire, il faut mêler la peau du renard avec celle du lion. Au delà de Mazarin, le pam­ phlet attaque Richelieu : « grand écolier de Machiavel », il tenait pour maxime que « le tyran se devait introduire par la douceur et maintenir par la cruauté ». D ’une façon générale, le nom de Machiavel, souvent lié à ceux de Mazarin et de Richelieu, évoque tyrannie et immoralité l. Dans la France prosternée, les financiers sont envoyés au « fond des Enfers », où « leur méchant auteur Machiavel a entraîné après soi tant de mauvais politiques ». Signalons encore la parution pendant la Fronde d ’un Anti-Machiavel intitulé : Le fidèle empirique ou le puissant Héllébore Anti-Machiavel pour contenter les malcontents de l'État, et affermir la liberté des Peuples *12. Il s’agit Ussimus testis in Gallia : Haec enim ah ista labe prorsus non fuit immunis, lîini cuniculi huic suppositi sunt a binis, qui tygridis hujus maximam quoad partem suxerunt ubera, Armando Richelio, viro magnae prudentiae et qui huic substitutus, Julio Mazarino, Richelio exquisita prudentia et felici rerum progressu et exitu inter fortunae insultus haud secundo. Horum consilia et axiomata, plurimum cum Machiavellisticis symbolizant, passim candor abest, Machiavellus inest, quod et eruditi, et ipsa testimonia affatim perhibent ». 1. Machiavéliste devient aussi synonyme d ’Italien et de perfide. La Décision de la ques­ tion du temps (1649) déclare : «...il y a longtemps que les Français auraient eu juste sujet de se soulever et qu’ils l’au­ raient pu, ne m anquant point de cœ ur ni de force pour se maintenir, s’ils étaient machiavélistes, et pour to u t dire, s’ils étaient Italiens et non point Français ». 2. Paris, 1649, in-4.

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d ’un pamphlet en faveur du cardinal, ce qui lui vaut cette appréciation sévère de Prosper Marchand dans son Dictionnaire : « Mauvaise pièce en faveur du ministère mazarinesque, et conséquemment plus machiavélique qu’anti­ machiavélique ». Sa réputation diabolique rendait le nom de Machiavel très précieux dans les polémiques. C ’était un bon moyen de déconsidérer l ’adversaire que delui jeter au visage l’accusation d ’être disciple du secrétaire florentin. Aussi « Mes­ ser Niccolo », comme l’appelait Mathieu de Morgues, était-il accommodé de toutes les manières. Jésuites, Calvinistes, Politiques, Français, Espagnols, Richelieu, Mazarin, tous les acteurs du com bat politique ont été, un jour ou l ’autre, frappés de cette arme. A la fin du XVIIe siècle, un pamphlet alle­ mand de 1675, dénonçant l ’impérialisme français, montrait en Louis XIV la réincarnation de Machiavel L Cet emploi généralisé du nom de Machiavel comme projectile idéologique s’explique aisément : à une époque où les conflits politiques prennent vile un caractère religieux, cette machine de guerre porte d ’un camp à l’autre l’ac­ cusation d ’impiété. On peut vérifier sur cet exemple comme sur bien d’autres comment les mythes et les idéologies sont des armes qui passent avec la plus grande facilité d ’un côté à l’autre de la barricade 12. L ’usage universel de cette accusation au XVIIe siècle permet aussi de vé­ rifier une loi des polémiques qui est celle de Feffet-boomerang des armes idéologiques. Car on peut observer un fait curieux : après avoir servi à stig­ matiser les hérétiques et les libertins politiques, l ’accusation de machiavé­ lisme est revenue frapper les Jésuites. Si les Jésuites ont beaucoup écrit contre Machiavel, toute une branche de l ’abondante littérature anti-machiavéliste fait des disciples de Loyola des sectateurs de Machiavel 3. Les traductions d ’un livre étranger sont un autre indice de la popula­ rité d ’un auteur. Or l’abondance des traductions de l ’écrivain florentin at­ testent l’intérêt du public pour sa pensée. Au XVIe siècle, il a été plusieurs fois offert aux lecteurs français. En 1571, Jacques Gohory fait paraître une version des Discours. En 1583, Gaspard d ’Auvergne et Guillaume Cappel traduisent le Prince. En 1596, Jacques de Vintemille, à son tour, traduit le Prince. Prince et Discours réunis 1. Machiavellus Gallicus, seu Metempsychosis Machiavelli in Ludovico X I V , Gaüiarum rege... 2. Par exemple, pendant les guerres de religion, la thèse du régicide est défendue tour à tour par les Protestants et par la Ligue. 3. Citons quelques exemples des écrits qui assimilent jésuitisme à machiavélisme. La thèse du régicide étant un aspect de la théologie jésuite qui fait scandale, un presby­ térien de l’Église écossaise, D. H ume, amalgame Machiavel et la Compagnie de Jésus. Il expose sa thèse dans deux libelles en français : Le Contre-assassin ou réponse à Vapologie des Jésuites par un frère de la Compagnie de Jésus de Loyola, et réfutée par un très humble serviteur de Jésus-Christ de la Compagnie de tous les vrais Chrétiens (1612) et Y Assassinat du roi ou maximes du vieil de la montagne vaticane. En 1641, Gaspard Schopp, sous le nom d’Alphonse de V argas, publie un pamphlet: Relatio ad reges et principes christianos de strategematis et sophismatis politicis Societatis Jesu ad monarchiam terrarum sibi conficiendam. Un pamphlet allemand de 1717 porte ce titre parlant: Machiavellus mus jeauiticus, Trac­ tatus in quo arcana, artes et tam consilia quam monita secreta Societatis Jesu comprehenduntur.

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font l’objet de tirages nouveaux. Au total, de 1572 à 1600, Machiavel semble avoir été traduit au moins 8 fois. Au XVIIe siècle, le succès semble s’amplifier. De 1600 à 1646, il est traduit au moins 17 fois L Un témoignage iconographique de la popularité de Machiavel nous est fourni par la célèbre gravure d ’Abraham Bosse : La galerie du Palais. On remarque que la librairie présente au passant des bandes publicitaires et sur l’une d ’elles, à côté du nom de Sénèque, on lit celui de Machiavel. Notons que J. Gohory, dans son épître au lecteur, présente Machiavel comme « le plus gentil esprit qui soit apparu au monde depuis les derniers siècles ». Le premier mérite de l’écrivain italien, c’est la franchise : c’est un « homme rond et entier », « sa marchandise n ’est fardée ni parée ». D ’autre part, il incarne l’esprit toscan, si lucide et si subtil qu’il produit de remar­ quables banquiers 12. Rien d ’étonnant donc que nous trouvions chez Machia­ vel des « traits hardis de religion, de police et de guerre ». Ce genre d ’éloge de Machiavel, nous le retrouverons au XVIIe siècle sous la plume des « li­ bertins politiques ». Après les traductions, les jugements portés sur l’œuvre de Machiavel vont-ils nous permettre de mesurer son influence? Sur ce point notre enquête devient plus difficile, car le rayonnement de l’auteur du Prince se mesure moins facilement que celui d ’un autre écrivain. S’il est jugé, c’est dans des conditions particulières qui excluent liberté et sérénité des appréciations portées sur lui. En premier lieu, son succès est moins visible que celui de n ’importe quel écrivain, car ce n ’est pas un maître dont il soit prudent de se proclamer ouvertement le disciple. Ceux qui l’admi­ rent ne le crient pas sur les toits. Les Considérations politiques sur les coups d'État de Naudé paraissent d ’abord à une douzaine d ’exemplaires. Si le Prince de Balzac irrite Richelieu, c’est parce que l’ermite de la Charente divulgue des vérités qu’il est préférable de taire. C ’est une observation courante au XVIIe siècle que fréquemment tels condamnent à haute voix Machiavel qui le pra­ tiquent en secret. D ’ailleurs le premier devoir d ’un disciple de Machiavel n ’est-il pas de faire profession d ’anti-machiavélisme ? Au siècle suivant, Fré­ déric le Grand composera un Anti-Machiavel avant de léguer à la postérité un modèle de politique réaliste et Voltaire commentera : « Il crache au plat pour dégoûter les autres ». Or, au XVIIe siècle, l’interdit qui frappe Machiavel revêt la forme la plus précise. C ’est un auteur mis à l’Index et sa condamna-

1. Notons, d’après A. Gerber, les noms des imprimeurs parisiens qui ont édité : Discours, Art de la guerre, le Prince : Charles Chapellain 1614/15. Jean Gesselin 1614. Martin Gobert, Jean Houzé 1614/13. Claude Rigaud 1614. Gilles Robinot 1614/13. Claude Collet 1629. Tous­ saint Quinet 1629. Antoine Robinot 1629. Toussaint Quinet 1634. Michel Blazart et Michel Brunet 1637. Augustin Courbé 1637. Nicolas Bessin 1646. François Clousier 1646. D’autre part, Toussaint Quinet édite le Prince en 1640. 2. «...natif de Florence, ville capitale de la Toscane qui produit les plus clairs et subtils esprits de toute l’Italie ( comme l’Italie sur toutes autres nations ) tellement qu’ils vont par le monde garnis seulement de plume et d’encre... et en cet équipage manient toutes les finances de l’Europe sous titre de banquier : et en peu d’années par leur industrie, vigilance et inventions nouvelles sortent du pays où ils se sont transportés riches à milliers ». Remarquons ici l’alliance de l’esprit politique nouveau et de l’esprit du capitalisme naissant.

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tion a été renouvelée par le Concile de Trente. Des adversaires le réfuteront sans l ’avoir lu. Les témoignages écrits en faveur de Machiavel seront donc peu nombreux et ne révéleront sans doute q u ’une partie des admirateurs du philosophe flo­ rentin. Leur cohorte ne sera cependant pas négligeable et montrera que, sous Louis XIII, Machiavel a eu des approbateurs avoués et probablement beaucoup de disciples probables. Mais le meilleur témoignage du rayonnement d ’un auteur vient peut-être moins de ses admirateurs que de ses adversaires. Quelle plus grande preuve de la vigueur d ’une doctrine politique que la violence des attaques dont elle est l’objet ? Or, au XVIIe siècle, un Anti-Machiavel, quelle que fût sa valeur, était sûr de se vendre sur la seule foi de son titre 1. C ’est pourquoi l’on peut dire q u ’à cette époque le plus beau monument élevé à la gloire de Machiavel l’a été par ses détracteurs. Leur multitude arrachait déjà à Juste-Lipse cette exclamation : « De quelle main n ’est pas frappé aujourd’hui ce pauvre misé­ rable ! ». Cependant, en dépit, ou, peut-être, grâce à cette nuée d ’adversaires, le « pauvre misérable » se portait assez bien. Rappelons que, remontant à la fin du XVIe siècle, l’antimachiavélismc a une source protestante et s’est ensuite propagé par des canaux catholiques. En 1576 paraît un ouvrage anonyme de 976 pages : Discours d'État sur les moyens de bien gouverner et maintenir en bonne paix un Royaume, ou autre principauté : divisé en trois livres, à savoir du Conseil, de la Religion et de la Police que doit tenir un Prince. Contre Nicolas Machiavel Florentin... L’avertissement « au lecteur débonnaire» présente l ’auteur anonyme, « l’Anti-Machiavel », comme un « homme paisible, ami de lecture diverse de tous bons auteurs, adroit à manier la plume, non point à jouer des cou­ teaux...». Son ouvrage se propose de «confuter la doctrine de Machiavel» et, à l’occasion, de traiter quelques points de la science politique. La réfu­ tation du Florentin est particulièrement nécessaire, car ses livres sont «ΓΑ1coran des courtisans » : «...il est nécessaire de découvrir quelle est la doctrine et le docteur des courtisans d ’aujourd’hui, qui estiment que les méchants et damnables livres de cet athée doivent servir de règles pour conduire les affaires d ’État, comme le gouvernail sert à conduire le navire ». L’auteur de ce livre est un jurisconsulte protestant. Innocent Gentillet. Tout au long de l’ouvrage, « Messer Nicolas » est des plus malmenés. C ’est un « puant menteur », un « menteur effronté », un « vrai athéiste », un « être sans religion », un « homme plein d ’ignorance et bêtise », un écri­ vain « rempli de toute méchanceté, impiété et ignorance ». Lui et son école n ’ont jamais pu former autre chose que des criminels comme « ce petit tyran­ neau de C. Borgia ». 1. Adrien B a i l l e t , Des satyres personnelles, traité historique et critique de celles qui portent le titre d 'A n ti, Paris, 1689, 2 vol. in-12, B.N. Q 3795-3796. Baillet observe à propos du iivre de Gentillet : « Les éditions latines faites en Allemagne et en Hollande sont entre les mains de tout le monde. Mais il ne faut pas s’imaginer que ce soit au mérite du livre plutôt qu’à la prévention générale des esprits contre Machiavel que l’on doive attribuer la multitude de ces éditions >.

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Machiavel a enseigné « les principes de l’art de tromperie » et « l’art de tyrannie ». « Astuces et finesses » représentent le dernier mot d ’une politique qui fait litière de la morale. Surtout il semble avoir voulu bâtir sa renommée sur le scandale : « Il y a des méchantes et diaboliques natures qui sont de cette humeur, de vouloir rendre leur renommée immortelle par vices et méchancetés, comme a fait Machiavel, qui a si bien exploité qu’il sera mis au premier rang des Athéistes et impies, auprès d ’Arétin son compagnon, qui vécut de son temps, qui a écrit la louange de la sodomie, pour immortaliser sa mémoire 1 ». Le livre de Gentillet date du règne de Henri II l’infiltration de cette perni­ cieuse doctrine en France : «...de son règne et auparavant on s’était toujours gouverné à la Française, c’est-à-dire en suivant les traces et enseignements de nos ancêtres français : mais depuis on s’est gouverné à l’italienne ou à la Florentine, c’est-à-dire en suivant les enseignements de Machiavel Florentin12 ». Depuis cette époque, les courtisans italiens ou italianisés célèbrent la sa­ gesse de Machiavel et ses livres « comme si c'étaient livres des Sibylles ». La France a pâti de ce nouvel état de choses. Vivant selon les anciennes maximes, elle était conservée en paix et tranquillité, jouissant du libre com­ merce, « et les sujets ( étaient ) maintenus en la jouissance de leurs biens, états, franchises et libertés ». A ce gouvernement « par bonne raison et sage prudence » s’est substitué un régime néfaste : il a entraîné des guerres, la ruine du commerce et l’on a vu « les sujets privés de leurs anciennes libertés et franchises ». De l’introduction en France de l’esprit florentin. Gentillet donne un exem­ ple précis en rapportant un « arrêt de la cour du Parlement de Paris sentant le machiavélisme 3 ». Gentillet s’attache à quelques propositions machiavélistes dont il con­ damne particulièrement l’immoralité. Ainsi sa piété est scandalisée par la façon pragmatique dont Machiavel considère la religion, et ceci, chose cu­ rieuse, à propos de la religion des païens. En effet, selon Machiavel, dans l’antiquité tout alla bien tant que les hom­ mes crurent aux oracles ( bien que ces derniers fussent secrètement gouvernés par les princes ). « Mais incontinent que la tromperie et fausseté fut découverte, et qu’on connût que les prêtres de ces dieux-là faisaient faire des réponses à la fantaisie de ceux qui fournissaient à Ü’appointement, dès lors on com­ mença à laisser et mépriser iceux oracles, et à ne croire plus ni Dieu ni diable».

1. G e n t i l l e t , Discours d 'É ta t..., p. 285. 2. Ibid., p. 8. 3. Ibid., p. 250 «... ladite courût bien un passage qui semblait tenir un peu de cette doctrine de Machiavel. Car en'un procès qui était entre ceux du clergé de Notre-Dame de Paris, se disant avoir le chef Saint-Denis, et l’abbé et religieux de Saint-Denis en France, se disant avoir le corps tout entier, la Cour de Parlement déclara que ceux de Saint-Denis avaient le corps tout entier de Saint-Denis {’Athénien, et ceux de Notre-Dame le chef de Saint-Denis le Corinthien. Tellement que chacun fut content, combien que ceux de Notre-Dame n’avaient jamais pensé auparavant en ce Saint-Denys Corinthien, ni prétendu avoir son chef ains le chef de l’autre. Mais ce leur fut tout un, puisque la pratique ne diminuait point *.

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Or, par une sorte de solidarité des religions, Gentillet défend le caractère surnaturel des oracles païens contre l'accusation d ’hypocrisie. Il assigne seulement au surnaturel païen un caractère diabolique : «...il est certain que les oracles étaient réponses diaboliques que le diable faisait lui-même, ou fai­ sait faire par quelque prêtre ou prêtresse qu’il mettait en extase ou hors de son sens, et lui faisait dire ce qu’il voulait, comme il fait aux démo­ niaques ». Gentillet défend les oracles anciens pour la même raison que Bayle les attaque. La ruine du surnaturel païen, même d ’origine diabolique, entraînerait la ruine du surnaturel chrétien. Machiavel, comme Bayle, adopte l'explica­ tion humaine. Gentillet l’explication religieuse. Gentillet en effet mêle Dieu à l’histoire et, accordant sa foi et son patriotisme, se plaît à rappeler comment les armes françaises ont conservé la religion chrétienne au temps des croi­ sades. Gentillet montre du mépris pour les poètes de cour, flatteurs des puissants et approbateurs de la politique royale : « Au rang des jongleurs peuvent bien aussi être mis à bon droit ces poètes de notre temps, qui par leurs poésies pleines de flatteries et de menteries, cherchent le moyen de crocheter quelque abbaye ou quelque prieuré, ou bien d ’avoir quelque don en récompense de leurs adulations ». Si les poètes ont plus de licence à écrire les louanges que les orateurs et les historiens, ils ne doivent pas tomber dans les hyperboles absurdes. Or, constate Gentillet, les écrivains de son temps sont tombés dans ce dérègle­ ment et, par exemple, les épitaphes imprimées à Paris à la mort de Charles IX furent de sottes flagorneries. Gentillet s’en prend aussi au précepte de Machiavel selon lequel « cruauté qui tend à bonne fin n ’est pas répréhensible». Or, remarque-t-il, c’est là le prétexte habituel des crimes politiques. Leurs auteurs prétendent leurs for­ faits justifiés et fondés en bonne raison et équité. Ils affirment que « leurs exécutions sont une abréviation de justice, qui est coutumièrement trop longue. De sorte qu’au lieu de meurtriers et assassins ou massacreurs, ils n’ont point de honte de se dire abréviateurs de justice ». A propos de la Saint-Barthélémy, Gentillet montre la cécité des machiavélistes qui l’ont conseillée. Ils avaient cru que l’assassinat des chefs protes­ tants entraînerait en France la ruine de la religion réformée. Ils avaient compté sans le sursaut provoqué par le massacre. Ils avaient méconnu cette vérité que ce ne sont pas les chefs qui font naître les mouvements populaires, mais les mouvements populaires qui produisent leurs chefs : «...je dirai ceci en passant, que nos Machiavélistes de France, qui furent auteurs et entrepreneurs des massacres de la journée de Saint-Barthélémy n ’avaient pas bien lu ce passage de Machiavel que nous venons d ’alléguer : car ils disaient qu’il ne se fallait point muser à tuer des grenouilles, mais qu’il fallait attraper au filet les gros saumons, et qu'une tête de saumon vaut plus de dix mille grenouilles, et, quand on aurait tué les chefs des prétendus rebelles, qu’on viendrait facilement à bout de la fretaille, qui ne saurait rien entre­ prendre sans chefs. Ils devaient considérer ces vénérables entrepreneurs ce que dit ici leur docteur Machiavel (e t qu’ils ont vu depuis par expérience)

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qu’un peuple ne peut manquer de chefs qui lui renaissent toujours à foison, en la place de ceux qu’on tue 1 ». Ce massacre appelle le châtiment de Dieu 12 et, pour un protestant tué, les assassins se sont acquis dix ennemis 3. Une manifestation entre beaucoup d ’autres de l’intérêt provoqué par Machiavel à la fin du XVIe siècle se trouve dans les Opuscules politiques de Grimaudet, « avocat du roi et de Mgr le duc d ’Anjou au siège présidial d ’An­ gers 4 », publiés en 1580. Examinant, dans le neuvième opuscule, une maxime machiavéliste : « s’il est vrai qu’un empire, un royaume et une république ne se peuvent maintenir sans injure et sans injustice », Grimaudet se demande si, pour assurer son pouvoir dans un pays nouvellement conquis, le Prince peut recourir à des moyens tyranniques et moralement injustifiables. En rapportant les conseils « réalistes » de Machiavel sur la question 56, il établit une filiation entre le Flo­ rentin et Aristote, « patron de tyrannie e ». Grimaudet n ’est nullement indifférent à la morale et il cite le mot célèbre de Saint Augustin : «...les royaumes sans justice sont de grands brigandages, et les brigandages sont de petits royaumes 7 ». Mais, sans être machiavéliste, il fait leur part aux nécessités de la politique et, sous certaines conditions, adopte le conseil de Machiavel : quand il s’agit du salut de l’État, le Prince n’a pas à s’inquiéter du choix des moyens qu’il emploie : « Il faut donc conclure, que les rois et monarques souverains doivent faire tout ce qu’ils peuvent, pour maintenir leur État, ce qu’ils ne doivent douter de faire, encore qu’ès actions nécessaires pour la conservation, il se trouve apparence d ’injustice, pour le regard de quelques particuliers, ou étrangers, quand autrement l’État et le public ne peuvent être conservés. Ce qui est excusé et récompensé par la conservation de l’É ta t8». En 1610, P. Mathieu publie une Histoire de Louis XI, accompagnée d ’un recueil de Maximes, jugements et observations, tirés de Commines. Il cite souvent Tacite et quelquefois Machiavel. Il se montre pessimiste : « Le cœur des hommes est toujours à gauche et n ’est que trom perie9 ». Mais il ne déduit pas de cette constatation une politique «réaliste » et maudit les machiavélistes, conseillers d ’hypocrisie. Quelquefois pourtant il donne l’impression de n ’avoir pas lu impunément l’auteur italien. Ainsi il affirme que Louis XI n ’a pas été hypocrite, et qu’il a seulement poussé un peu loin la dissimula­ tion. Mais, d ’ordinaire, il laisse les euphémismes et parle en moraliste. Ainsi

1. G entillet, Discours d 'É ta t..., p. 925. Cette idée sera formulée plus tard par Retz et mise en lumière par M. A. A dam dans son étude sur le grand frondeur ( Histoire de la litté­ rature française au X V I I e siècle, tome IV, p. 142 ). 2. Ibid., p. 685. 3. Ibid., p. 771. 4. Juriste angevin ( 1520 ? - 1580 ). Aux États d’Anjou ( 1560 ), se fait remarquer par la violence de son réquisitoire contre les abus de l’Église. 5. G rimaudet, Opuscules polit., p. 74. 6. Ibid., p. 75. 7. Ibid., p. 76. 8. Ibid., p. 82. 9. P. Mathieu , Histoire de Louis X I , p. 188.

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il déplore que Louis XI ait ignoré la vertu de clémence : «...cette trompeuse maxime que la justice du Prince peut toujours et en tout cas esquiver, gau­ chir et coudre à la peau du renard celle du lion remplit son règne de tragiques exemples de sévérité et lui donna en mourant ce contentement de n’avoir laissé aucune offense impunie 1 ». Mathieu admet pourtant l ’emploi de la prudence, mais dans des cas limités 12. En 1610, Jacques Auguste de Thou condamne la politique de Machiavel et nous donne quelques exemples de ses maximes, qui ne sont que l’immoralité systématisée 3. Le règne de Louis XIII nous offre d ’assez nombreux jugements sur Ma­ chiavel, hostiles ou favorables. Comme il serait artificiel de les ranger dans des cadres définis à l’avance, le plus simple est de les relever dans l’ordre de leur parution et de dégager ensuite les résultats de cette enquête. Nous nous permettrons une dérogation à cette règle de prudence en ce qui concerne les écrits des Jésuites. Leur continuité d ’inspiration invite à les considérer en­ semble. La justification du réalisme politique se rencontre parfois sous des plumes où l ’on ne l’attendrait guère. C ’est ainsi qu’en 1615 Duvergier de Hauranne propose des maximes d ’État qu’il condamnera plus tard, quand il les trou­ vera appliquées par Richelieu. Il fut amené à exposer ces idées quand il écrivit Y Apologie pour Messire Henri Louis Chastaigner de la Rochepozay, évêque de Poitiers Contre ceux qui disent qu'il n'est pas permis aux Ecclésiastiques d'avoir recours aux armes en cas de nécessité 45. Sans doute il ne se réclame pas de Machiavel. Mais c ’est être un peu machiavéliste que de dire que les rois peuvent faire des actions condamnables aux yeux de la morale pourvu que la politique les justifie 6 ou encore que des procédés blâmables sont excusés par la droiture de l’intention e. De Hau­ ranne justifie aussi les alliances avec les infidèles, et affirme qu ’il faut «...s’ac­ commoder à la grande corruption du siècle » et accorder habilement l’hon­ neur de Dieu et l’intérêt de la chose publique 7. Il considère à ce moment que l’homme d ’État a un maître exigeant : la nécessité. Quand l’abbé de Saint-Cyran fut arrêté sur ordre de Richelieu, se souvint-il un instant de ce péché de jeunesse?8 1. P. Mathieu , H istoire de Louis X I , p. 497. 2. Ibid., p. 497 : « Le Prince peut mêler la prudence avec la justice, être colombe et ser­ pent, avec ces trois conditions que ce soit pour l’utilité nécessaire, évidente et importante de l’État, que ce soit avec mesure et discrétion, que ce soit à la défensive et non à l’offensive». 3. « Le duc de Nemours méprisant les ordres du duc de Mayenne, et n’ayant dans la bou­ che que le héros de Machiavel, il suivait dans le gouvernement public les maximes pernicieuses de sa politique, qui prescrit de paraître religieux sans l’être, de faire de grandes promesses, de les garder quand notre intérêt n’exige pas que nous les violions, et de les violer, quand il nous en revient de grands avantages*. ( De T hou, Histoire, livre CVII, trad, de Nicolas Rigault, 1742, in-4, t. VIII, p. 325, cité par A. F. A rtaud, Machiavel, II, p. 332 ). 4. 1616, 267 p., BN Ln27 4060. 5. D. de H auranne, Apologie..., p. 3. 6. Ibid., p. 222. 7. Ibid., pp. 46, 123, 104. 8. L’influence — provisoire — des maximes du siècle sur le jeune D. de Hauranne était déjà sensible dans une étude de morale civile qu’il publia en 1604 : « Question royale où est

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En 1621, Machiavel est condamné comme athée dans le livre d ’Étienne Molinier : Les politiques chrétiennes ou Tableau des vertus politiques consi­ dérées en l'État chrétien. L’objet de l’ouvrage est de prouver « que la vraie Sapience politique doit être prise du Ciel et de Dieu, contre les Machiavélistes ». Suivre « la folle Sapience de Machiavel », c’est, selon Molinier, courir à sa ruine et se con­ damner à être frappé de la vengeance de Dieu. L’ouvrage est, pour une large part, un Anti-Machiavel qui s’applique à réfuter les principales assertions du Florentin. Opposant le « prudence prise de Dieu » à la prudence de chair, il développe l’idée générale que « la vraie prudence politique doit être prise de la loi de Dieu ». La condamnation de Machiavel se rencontre dans des livres dont l’objet n ’est pas directement politique. Ainsi, en 1621, dans son traité sur Le salut d'Origène, Binet1 est amené à examiner deux questions : « savoir si Origène est sauvé ou damné » et ensuite « savoir s’il est vrai que les plus grands esprits soient les plus méchants bien souvent et damnés ». La réponse de Binet est guidée par cette idée que «...la charité édifie et console le cœur, mais ( que ) la science bouffit et remplit de vent la tête des hommes *12 ». Fort de cette conviction, il n ’est pas tendre pour les philosophes païens. Comme le remarque Jean Eymard, il met sans ambages Épictète, Sé­ nèque et Marc-Aurèle aux enfers sans leur accorder de circonstances atté­ nuantes. Il ne ménagera donc pas le Florentin et se plaira à faire le tableau de son impénitence finale, apportant ainsi à la légende noire de Machiavel son dernier et plus frappant épisode : « On arrive à ce détestable point d ’honneur où arriva Machiavel sur la fin de sa vie : car il eut cette illusion peu devant que rendre son esprit. Il vit un tas de pauvres gens, comme coquins, déchirés, contrefaits, fort mal en ordre, et en assez petit nombre : on lui dit que c’était ceux du paradis, desquels il était écrit: ,e Beati pauperes, quoniam ipsorum est regnum coelorum Ceux-ci étant retirés, on fit paraître un nombre innombrable de personnages pleins de gravité et de majesté, on les voyait comme un Sénat, où on traitait d ’affai­ res d ’État et fort sérieuses; il entrevit Platon, Aristote, Sénèque, Plutarque, Tacite, et d ’autres de cette qualité. Il demanda qui étaient ces Messieurs-là si vénérables, on lui dit que c’était les damnés, et que c’était des âmes réprou­ vées du Ciel: «Sapientia hujus saeculi inimica est Dei». Cela étant passé, on lui demanda desquels il voulait être. Il répondit qu’il aimait beaucoup mieux être en enfer avec ces grands esprits, pour deviser avec eux des affaires d ’État, que d ’être avec cette vermine de ces bélîtres qu’on lui avait fait voir.

montré en quelle extrémité, principalement en temps de paix, le sujet pourrait être obligé de conserver la vie du Prince aux dépens de la sienne. Sans doute, observe l’auteur, le suicide est interdit par Dieu. Mais, pour l’homme vivant en société, le sacrifice est permis s’il est légitime. L’homme est soumis à « une obligation étroite d’agir et de souffrir, de vivre et de mourir pour la chose publique » ( p. 34 ). Cf. J. O rcibal, J. Duv. de H auranne, Paris, 1947, II, p. 490. 1. Etienne Binet ( 1569-1639). Entra chez les Jésuites en 1590, devint recteur des col­ lèges de Rouen et de Paris, provincial de France, de Champagne et de Lyon. Prédicateur re­ nommé, son zèle mécontentait les gallicans. 2. B inet , Salut d'Origène, p. 358.

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Et à tant il mourut, et alla voir comment vont les affaires d ’État de l’autre m onde1 ». Dans le même livre, Binet, reprenant l’expression de Tertullien, désigne du titre de « Patriarches des Hérétiques » les grands maîtres de la pensée an­ tique : Socrate, Platon, Aristote, Sénèque, Averroès, Tacite, Lucien 12. Parmi les études sérieuses du penseur italien, il faut placer un livre paru en 1622 et qui s’intitule: Fragment de Vexamen du Prince de Machiavel où il est traité des confidents, ministres et conseillers particuliers du Prince, en­ semble de la fortune des favoris. Dans le cours de l’ouvrage, le titre prend une forme plus brève et devient simplement : Fragment contre Machiavel. La préface nous avertit que cet ouvrage est d ’auteur inconnu 3, qu’il fut rédigé dans les années 1605-1606 et qu’il présente des lacunes dues à l’inter­ vention de quelque Réformé ou de quelque « catholique scrupuleux » : l’hostilité de ce dernier aurait été provoquée par le respect que montre l’auteur du Fragment pour le roi légitime. Cette façon de situer l’auteur du livre à égale distance des protestants et des « catholiques scrupuleux » suggère l’idée d ’un « Politique » et d ’autres indications, dans la suite de l’ouvrage, vien­ dront appuyer cette hypothèse. L’auteur du Fragment commence par noter la diversité des jugements que l’on porte sur Machiavel : « Quelques-uns l’estiment le premier homme du monde en ce dont il s’est mêlé, qui est de discourir des gouvernements et de donner des préceptes et instruments pour le maniement des affaires d ’État ». D ’autres l’accusent d ’ignorance et d ’impertinence. Mais les uns et les autres s’accordent sur son peu de piété et de religion. Or, affirme notre auteur, tous se trompent, car Machiavel ne mérite pas d ’être élevé si haut. Pour sa part, il porte sur le Florentin un jugement nuancé. Il lui accorde un « fort bon esprit » et une expérience aigüe de son siècle corrompu, mais peu de science4. « De là est advenu, qu’étant né en un siècle le plus corrompu, et en un pays le plus abondant pour lors en exemples de perfidie, de lâcheté, d’im­ piété, et presque de tous les autres vices, dont l’histoire fasse m ention5, et n ’ayant fait autre étude que celle du monde... il s’est grandement fourvoyé en ses spéculations, et laissant à part les exemples de vertu ...il a comme voulu réduire en art l’impureté de son siècle 6 ». 1. B inet , Salut dyOrigène, pp. 359-360. 2. Ibid., p. 363. 3. On attribue ce livre à Didier Hérauld. Né vers 1579, mort en juin 1649, philologue et jurisconsulte, ce Protestant a publié en 1612 une dissertation latine contre les Jésuites: David is Leidhresseri super doctrinae capitibus inter Academiam parisiensem, et societatis Jesu Paires controversis, Dissertatio politica, 1612, 16 p., B.N. H 2979. Il y attaque les idées des Jésuites sur l’origine médiate et les limites du pouvoir des rois. Il y réfute les théories politi­ ques de Mariana. 4. « Machiavel a été homme de fort bon esprit, qui a eu connaissance des affaires de son temps, et particulièrement des affaires d’Italie. Il était Secrétaire de la République de Flo­ rence, et nous apprenons de l’Histoire, qu’il a été employé en quelques négociations. De science, il faut confesser qu’il en avait peu, et qu’il n’avait point été nourri ni bien institué aux lettres. Tout son savoir consistait en l’observation de ce qu’il avait vu, et qui s’était passé de sa con­ naissance. et en quelque peu de lecture de l’histoire ancienne ·. 5. Membre de phrase que reprendra Machon dans sa préface. 6. Fragment contre Machiavel, pp. III-IV.

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Le fond de la pensée de Machiavel n ’étant point bon, ni ses fondements bien assurés, il est peu surprenant que sa doctrine soit pleine de contradic­ tions et peu solide. La fermeté de pensée dont D. Hérauld fait preuve dans sa critique de Ma­ chiavel apparaît déjà dans une remarque préliminaire : l ’enseignement de l’écrivain florentin, valable pour de petites principautés italiennes, nées de l’artifice et de la violence, ne peut s’appliquer à de grandes monarchies L Le point de la doctrine machiavéliste sur lequel notre auteur fait porter sa critique, c’est celui du choix et des qualités d'un ministre, ou plutôt du ministre. Car il trouve légitime que le roi donne plus de pouvoir à quelque « ministre spécial », à condition toutefois qu'il s’agisse bien d ’un ministre et non d ’un favori, c’est-à-dire que son élection par le monarque résulte, non de la faveur, mais d ’un choix, « d ’une exacte opération de la raison et de l’in­ tellect 12 ». Notre auteur se montre donc partisan de ce qu’on appellera plus tard le « ministériat ». Se proposant de montrer les erreurs de Machiavel dans sa conception du ministre, D. Hérauld part de l’idée qu’il existe une science politique : peut-on admettre en effet que conduire « une charette, une barque, une na­ celle requiert un apprentissage » et que conduire un État n ’en demanderait pas ? D. Hérauld va consacrer son livre à préciser cette « science générale que le ministre doit avoir des choses servant à sa charge » et à montrer que cette science a été méconnue par Machiavel. Dressant le portrait du ministre idéal, le Contre Machiavel exige de lui un certain nombre de qualités bien absentes chez les gouvernants «florentins». D. Hérauld n ’admire pas les purs réalistes. Il ne fait pas son héros de Louis XI, «ce Prince, qui en toute sa vie n ’eut autre but que de venir à bout de ses affaires, sans s’arrêter beaucoup à l'apparence des moyens3». A l ’op­ posé des machiavélistes, trop empressés d'applaudir aux fourberies bien con­ duites, D. Hérauld condamne les « tours de souplesse, ...indignes d ’une âme bien faite 45». Soucieux de morale, il réclame chez le ministre principal l’intellect et la science, la conscience et la prudhommie. Au courtisan ambitieux et vil, qui fait ses affaires sans s’occuper des moyens, il oppose le ministre qui vise d ’abord à être homme de bien. Le ministre d ’État idéal est donc un ministre chrétien, mais chrétien sin­ cère et non superstitieux : «...ce Ministre et Confident du Prince doit non seulement être pieux et religieux », mais doit pratiquer la « religion avec science et connaissance, et non par une simple dévotion obséquieuse 6 ». 1. Fragment contre Machiavel, p. 2 : «...nous avons remarqué dès le commencement, et depuis en tant d’endroits, que le Prince de M ichiavel est, non un grand et puissant Mo­ narque, dominant en une Monarchie établie de longtemps, et fondée sur des lois certaines et équitables, mais un petit Prince, un petit Potentat, la domination duquel s’est formée par artifice, et se maintient par violence ». 2. Ibid., p. 22. 3. Ibid., p. 61. k. Ibid., p. 89. 5. Ibid., p. 87.

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RAISON 13'ÉTAT L I PENSÉE POLITIQUE

Le Ministre doit être courageux. Et, à ce propos, D. Hérauld s’indigne de l’indulgence que l’on témoigne d ’ordinaire pour les lâchetés des grands responsables, tandis que l’on châtie sans pitié les défaillances des gens de peu : « On fera le procès à un pauvre soldat, qui pour huit sous qu’on lui donne par jour, n ’aura point eu le cœur de hasarder sa vie en une bonne occasion, et un Conseiller d ’Ëtat, un Confident, un Ministre d ’un Prince, sur lequel il se repose d ’une partie de ses plus importantes affaires, et lequel à cause de ce il comble de biens et d ’honneur, après avoir ruiné les affaires de son maître, faute d ’avoir parlé, faute de l’avoir averti, faute de s’être opposé à ceux qui le trompaient ou qui le trahissaient, en sera quitte pour dire que, s’il eût fait autrement, il était en danger de se perdre soi-même. Cela ne se peut soutenir 1 ». Quand il affirme que le ministre doit être « généreux », D. Hérauld pré­ cise ce qu’il entend par courage. Il n ’approuve pas la « brutalité et férocité effrénée, que quelques-uns veulent faire passer pour générosité et hauteur de courage 12, mais il estime un courage réglé, nullement insolent et efficace dans les grandes occasions. Rappelant que le Ministre doit être exempt d ’avarice et d ’ambition, D. Hérauld ne sous-estime pas l’importance de ce mobile : «...il n ’y a personne qui ne désire se tirer de la poudre et de l’abjection ». Et il connaît les dangers de l’avarice : «...depuis qu’une fois cette faim canine a saisi un homme, il est bien malaisé de l’en guérir 3 ». Chez notre auteur, l’énumération des qualités du Ministre n ’a rien de banal, ni d ’abstrait. Il sait voir les difficultés que rencontre l’exercice de certaines vertus. Il s’arrête par exemple sur les dangers que présente pour le Ministre le fait d ’être « véritable », c’est-à-dire de ne jamais déguiser la vérité à son maître. Cette vertu est aussi périlleuse que difficile à pratiquer, comme le montre l’histoire de Papinien. On sait que Papinien, juriste renommé et préfet du prétoire sous Caracalla, refusa de justifier le meurtre commis par l ’empe­ reur sur la personne de son frère et qu’il paya de sa vie son attachement à la justice. Or, si le problème moral soulevé par la mort de Papinien a été souvent examiné par des écrivains politiques du XVIIe siècle, il a été résolu dans des sens assez différents et il est donc intéressant de voir la position de Hérauld sur ce point. Il formule le problème en ces termes : «...on demande, quand le mal est déjà fait, et qu’il n ’y a plus de remède, ce qu’un Ministre ou un grand Magistrat, qui n ’ont point eu de part en ce qui s’est passé, est obligé de faire 4 ». Or, sur ce point, les avis divergent. La conduite de Papinien, louée par l’antiquité, a suscité les réserves des modernes et, en particulier, de Bodin qui trouvait le geste du juriste inutile et finalement dommageable à l’État. Dans ses Discours politiques, Priezac opinera dans le même sens, après avoir glorifié l’opinion opposée dans sa jeunesse. Il est intéressant de noter que Hérauld n ’est pas de l’avis de Bodin. Il écrit en effet : 1. 2. 0. 4.

Fragment contre Machiavel, p. 120. Ibid., pp. 125-120. Ibid., p. 134. Ibid., p. 99.

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« ( Bodin ) dit que si Papinien se fût accommodé à la volonté de l’Empe­ reur, il se fut conservé pour servir encore utilement l’État, et rompre le cours de beaucoup de cruautés et de tyrannies. Or, à cela, je dis que Papinien eût pu voirement se conserver pour quelque temps, mais point ce grand Papinien, ce grand chef de la Justice, ce grand homme de bien et de vertu...». D ’autre part, cette approbation du crime n ’aurait fait qu’accélérer la dépra­ vation de Caligula. On aurait vu recommencer l’histoire de Néron, qui, ap­ prouvé de l’armée et du sénat après le meurtre de sa mère, se jeta dans toutes sortes de crimes : « Ce prince forcené voyant une telle prostitution de tous les ordres se porte à toutes sortes d ’énormités plus licencieusement que ja­ mais et ne craint plus rien 1 ». Pour ces diverses raisons, D. Hérauld oppose la fin misérable de Burrhus et de Sénèque à la mort heureuse et glorieuse de Papinien *2*. Il importe donc que le confident du roi soit « véritable » et ne se règle pas sur le « vulgaire des courtisans, qui croient que leur profession est d ’être courtois, c’est-à-dire selon le calepin de la Cour, d ’être complaisants et agré­ able, d ’appliquer des belles et riches paroles à un laid et misérable sujet, et en un mot, de tromper officieusement et gracieusement ceux avec qui il y a quel­ que chose à gagner 8 ». Quand D. Hérauld définit l’esprit chrétien de son Ministre, il nous donne d ’intéressants renseignements sur ses convictions personnelles et se situe par rapport aux dévots. A plusieurs reprises, il condamne sans équivoque la Ligue : les guerres de la Ligue étaient fondées sur l’ignorance des peuples 4 ; la Ligue fut « une des plus maudites factions qui jamais ait été 56» ; il faut se défier de ceux qui s’attachent seulement à l’extérieur de la religion, comme firent ceux de la Ligue ®. Il fait l’éloge du chancelier de l’Hôpital et des hommes de sa ten­ dance, qui « tenaient les maximes, qui étaient non seulement conformes à la piété et à la modération chrétienne, mais utiles pour la conservation de la paix et manutention de l’autorité du R o i7 ». A propos de ce conseil banal qu’un roi se doit méfier des conseillers qui veulent mettre la main sur ses affaires, D. Hérauld introduit des considéra­ tions d ’actualité et manifeste la plus grande défiance à l’égard des théologiens artificieux, et en général des « catholiques passionnés » : «...quand on a affaire à un Théologien, qui vous prend à la conscience par des raisons tirées des mystères de la religion, ou à quelque homme d ’État rusé, qui se sait escrimer des mêmes armes ; c’est alors qu’un homme ignorant se trouve bien empêché et où il demeure souvent ; et cela cependant arrive d ’autant plus souvent, d ’autant plus facilement, que beaucoup de gens se laissent persuader qu’en matière de religion, il s’en faut rapporter à messieurs t. 2. :i. 4. 5. 6.

Fragment contre Machiavel, p. 104. Ibid., p. 108. Ibid., pp. 109-110. Ibid., p. 49. Ibid., p. 171. 7. Ibid., pp. 84-85.

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les Docteurs, et q u ’il n ’est point loisible aux particuliers de jeter les yeux dans le Sanctuaire, d ’où sont nés et naîtront à l’avenir de très grands et très périlleux inconvénients, ces Messieurs faisant passer pour point de religion des résolutions qui sont purement politiques, et faisant tomber, quand bon leur semble, toutes les délibérations sur quelque point de conscience1». Il rappelle les maux qui se sont abattus sur la Chrétienté et sur la France quand de tels conseillers ont été écoutés : presque tous les États ont été tra­ vaillés de guerres très sanglantes « par le fait de la religion » ; la France s’est révoltée contre son Prince légitime ; un « Pauvre Prince » a été « misérable­ ment et proditoirement assassiné par un religieux possédé ». Et il conclut : « T ant a de pouvoir une superstition ignorante 12 ». Le roi doit se méfier des factions qui usent du prétexte de la religion. Cette ruse est très efficace, bien q u ’une amère expérience commence à «déniaiser» les hommes 3. En un mot, il ne doit pas se laisser surprendre par des «illu­ sions de bigotterie 4 ». Complément d ’une foi exempte de fanatisme et d ’une méfiance décidée à l’égard des dévots, nous trouvons chez notre auteur des dispositions favo­ rables aux protestants et un esprit de tolérance. 11 remarque que la différence de religion n ’est pas nuisible à l ’unité politique, tant q u ’une confession n’en­ seigne pas à s’opposer aux puissances établies ; que la religion protestante n ’a pas une préférence marquée pour les régimes aristocratique ou démo­ cratique au détriment du monarchique et q u ’elle ne conduit pas à l’esprit de faction : les Protestants n ’ont «jam ais eu dessein sur l’État, ni contre la personne du Prince 5 ». Si les Protestants se sont soulevés, ils ont des excuses : « Ils se sont lassés de souffrir les feux, les gibets, les proscriptions, les exils et pertes de leurs biens ; ils ont cru que ces mauvais traitements leur étaient suscités, ou du moins étaient envenimés par la haine artificieuse de gens qui se voulaient rendre agréables à leurs dépens, et qui sous prétexte de zèle à la religion catholique couvraient une grande faction 6 ». Ils ont licencié leurs armées quand ils ont eu « quelque espérance de pouvoir vivre à l’avenir en liberté de conscience 7 ». Sans doute la conduite des Protestants était condamnable, mais les catho­ liques n ’étaient pas irréprochables, et D. Hérauld les invite à faire leurmeaculpa : ces « messieurs de la Réformation » sont factieux, mais « nous, avec notre Union, nous faisions pareil, et même pire 8 » : la Ligue voulait en effet

1. Fragment contre M achiavel, pp. 45-47. 2. Ibid., p. 83. 3. Ibid., p. 144 : «...les factions de cette espèce ont ordinairement quelque sorte d’ap­ parence, qui peut surprendre les plus gens de bien. Car si l’on croit que la religion s’en va per­ due, qui est l’homme de bien qui n’embrasse le parti qu’il estime travailler à la manutention de la religion ? Certes le temps nous a dû assez déniaiser et assez instruire à ne point faire état d’une telle objection ». 4. Ibid., p. 175. 5. Ibid., p. 147. G. Ibid., p. 158. 7. Ibid., p. 159 8. Ibid., p. 170.

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ravir au roi sa couronne. D ’ailleurs, finalement, les Protestants sont revenus de leurs égarements et « ...se sont joints avec ce qui restait de sain entre nous, pour ruiner une des plus maudites factions qui jamais ait été 1 ». Après un tel secours, et tout bien considéré, les Français auraient tort de les regarder comme factieux. Si D. Hérauld adresse un blâme aux Huguenots, c’est le même que celui qu’il adresse aux dévots : celui de se servir de leur religion à des fins politi­ ques : « Vous voyez donc, Messieurs, de quoi on vous blâme, que vous avez des gens entre vous, qui sont Huguenots d ’État ; qui sont huguenots pour le bien de leurs affaires ; qui font servir votre religion d ’escalier pour parvenir où leurs desseins ambitieux les portent12 ». Ils ne doivent pas prendre les armes pour la question des places de sûreté, parce que, pour eux, les meil­ leures places de sûreté sont encore la bienveillance du Prince. D. Hérauld invite les Protestants à montrer leur adhésion sincère à la théo­ rie du droit divin des rois et à devenir, si l’on peut dire, des Protestants d ’État : «Témoignez par vos effets que vous croyez véritablement cette doctrine que vous publiez tant de bouche, que toutes personnes soient sujettes aux puissances supérieures. Car il n ’y a point de puissance, sinon de par Dieu, par quoi qui résiste à la puissance, résiste à l’ordonnance de Dieu. Rendezvous sujets à tout ordre humain, pour l’amour de Dieu, non seulement pour l’ire, mais aussi pour la conscience. Craignez Dieu, honorez le Roi 3 ». D. Hérauld évoque ainsi le climat de tolérance qui règne maintenant en France et les bonnes dispositions des peuples à l’égard des Protestants : « Il y a quelques années qu’ils ne respiraient que feux et flammes contre vous. On avait charmé et débauché leurs esprits. Aujourd’hui nous vivons tous ensemble en grande paix et amitié, et c’est ici le grand point ; c’est ici le ciment d ’une bonne et longue paix. Le mal est venu autrefois de la mau­ vaise disposition des peuples, pratiqués et ensorcelés 45». Toutes ces affirmations invitent à ranger D. Hérauld dans le groupe des « Politiques », qui rassemble les hommes favorables à l’affirmation du pou­ voir de l’État : « C’est une maxime infaillible en politique, et approuvé par le sens com­ mun, que s’il y a divers partis dans un État, il faut fortifier celui qui aime l’État et qui va à sa conservation, et affaiblir celui qui a une intention con­ traire 6 ». La première qualité du Ministre doit être son dévouement au roi et à l’État. Or, de nos jours, remarque D. Hérauld, la diversité des religions a tellement divisé les esprits que toutes sortes de factions dangereuses pour l’État sont nées. « La question sera si un homme qui a eu part dans ces factions, et qui a été nourri et s'est habitué dans la doctrine qui les avait formées 6 sera propre à servir le Prince 7 ». 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7.

Fragment contre Machiavel, p. 171. Ibid., p. 174. Ibid., p. 185. Ibid., pp. 186-187. Ibid., p. 54. En italique dans le texte. Ibid., p. 140.

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D. Hérauld semble donc exclure du pouvoir tout homme qui a été dans le passé Ligueur ou protestant factieux. Dans son livre Des vertus nécessaires à un Prince pour bien gouverner ses sujets, publié en 1623, Loyac 1 condamne les « finesses » et les procédés tor­ tueux que certains politiques ont présentés sous le faux nom de prudence. Il observe que le sage souverain se gardera d'être semblable à Louis XI, qui n ’aimait aucune de ses vertus à l’égal de la dissimulation, et prendra au con­ traire pour modèle Louis XIII, justement nommé le Juste. Pouvoir tout faire impunément n ’est pas le privilège de la royauté, mais la marque de la tyrannie. Rejetant l’exemple du Prince machiavéliste, Loyac exalte le Prince chrétien dont les vertus sont la religion, la prudence, la justice, la clémence, la libéra­ lité et la modestie. En 1626, Machiavel est condamné sans appel dans le livre de Claude Vaure : L ’État chrétien, ou Maximes politiques tirées de l'Écriture, contre les fausses raisons d'État des libertins politiques de ce siècle. Plus un discours pour la Providence divine contre la prétendue Fortune que les Courtisans et Mon­ dains admettent à son préjudice. Contre « Machiavel et ses compagnons de doctrine », contre « Machiavel, Bodin et leurs semblables », contre les « adhérents et fauteurs de Machiavel », Vaure défend une politique tirée de l’Écriture Sainte. On remarque déjà, dans le titre de l'ouvrage, la critique d ’une des notions clefs des machiavélistes, celle de Fortune. Pour Vaure, le monde n ’est pas l’empire de la force et de la ruse : «...Machiavel et ses compagnons de doctrine veulent que la base et fon­ dement du gouvernement des Princes Catholiques soit la raison d ’État, qu'ils tirent d ’un Tacite, Valère le Grand, d ’un Tite-Live, et autres, qui n ’ont fait état d ’autre droit que de celui de la force des armes, croyant que le plus fort et le plus fin l’emportait justement123». Pour Vaure, la religion est l’âme de l'État et assure son salut : « Le moindre châtiment que les Princes doivent attendre, préférant selon les Politiques, la raison d ’État à la Religion, c’est la perte de leurs Royaumes. Au contraire, leur agrandissement dépend de la préférence de la Religion à cette raison d ’État politique, qui n ’a raison aucune si elle prend le devant. Et cela est tellement véritable, que là où nous voyons la Religion placée sur son trône, et la raison d ’État, sa sœur cadette, assise sur le premier degré du trône, montrant en son abaissement l’honneur qu’elle doit à sa sœur aînée, là Dieu déploit d ’une main libérale les biens que les Jurisprudents, avec abus, appellent de F ortune8 ». Condamnant l’impiété de Machiavel, Vaure le rattache à Tacite : « Que devriez-vous attendre du disciple de Corneille Tacite, que les pré­ ceptes de son maître, idolâtre, païen, ennemi de Jésus et des Chrétiens, des­ quels il a parlé si abjectement, qu’il faut tenir celui privé de sens, et du rayon de foi qui n ’a à contre-cœur le souvenir d ’un homme si impie 4 ». 1. Jean de L oyac se présente comme «Conseiller, aumônier et prédicateur ordinaire de sa Majesté, et abbé de Gondon «, « docteur en Théologie ·. 2. V aure , Etat chrétien, p. 150. 3. Ibid., pp. 252-253. 4. Ibid., p. 277. Cf. même idée, p. 291.

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Signalons qu’en 1626 se publie à Paris le livre d ’un Écossais qui avait déjà écrit deux pamphlets contre les Jésuites : David Humii Apologia basilica seu Machiavelli ingenium examinatum in libro quem Princeps inscripsit, Paris, Blageart, 1626 L Paru en 1627, le livre de Theveneau 12, les Préceptes du roi Saint Louis, révèle par son titre une inspiration plutôt anti-machiavéliste. Pourtant, bien que chrétien, Theveneau n ’appartient pas à la famille d ’esprit de Molinier et de Vaure. Il montre une large indulgence à l’égard de Machiavel et se si­ tuerait plutôt dans la lignée de Charron. C ’est ce que montre une brève ana­ lyse des deux ouvrages de morale qu’il publia avant ses Préceptes. La conception de la «prudence» définie en 1607 dans ses Morales nous amène bien près du machiavélisme et nous fait penser à ce que Charron ap­ pelait « prudence mêlée ». En effet Theveneau rejette l’idée que les comman­ dements moraux puissent avoir une valeur absolue et subordonne la justice aux considérations d ’intérêt public. Sans employer le mot, il définit une morale de la raison d ’É ta t3. Après avoir observé que les jeunes princes se trompent souvent, « la jeu­ nesse ne leur donnant pas tant de prudence et de bon sens comme de franchise et de générosité », Theveneau conseille l’emploi d ’une prudence qui ressemble fort à celle que Naudé définit dans ses Considérations ou à celle que Priezac analyse dans son chapitre sur les secrets de la domination 4. Le Prince doit toujours avoir pour but le bien public, mais, quand il n ’y peut parvenir « par la droite voie », il doit « user de détour ». Comme l’a dit Cicéron, «...cette grande et victorieuse raison n ’a pas toujours le dessus. Il faut prendre la torse, si l’on ne peut tenir le droit chemin, et biaiser par dissimu­ lation et feinte s’il est requis ; où la nécessité et utilité publique appelle, là est l’honnêteté et la justice 5 ». La poursuite de l’intérêt public lave le Prince des reproches qu’il pourrait encourir. Théophraste avait déjà observé qu’Aristide était la droiture même dans la vie privée, mais qu’au gouvernement des affaires il faisait beaucoup de choses «selon l’exigence du temps®». 1. Ce livre est mentionné dans la Bibliothèque Historique de la France de L blong et F ontette, tome II, Paris, 1769, sous le n° 27092. Dans son Dictionnaire, Prosper Mar­ chand, qui avoue n’avoir jamais vu l’ougrage, suppose qu’il s’agit d’un Anti-Machiavel dirigé contre les Jésuites. Hume se trouve au British Museum. Nous ne l’avons pas consulté. Il doit être assez rare puisqu’il n’est pas signalé par J. F. Christius dans son De N . M a· chiavello... libri I I I . 1731. 2. Dans sa traduction du Codicille d'or, Claude J o l y nous donne cette notice sur The­ veneau : « M. Jean Theveneau, avocat au Parlement, ayant adressé ses Morales dès l’année 1607 à Messeigneurs les Dauphins et duc d’Orléans, fils de France, ou il y a un traité de YIn sti­ tution du Prince, fit en 1627 des Discours politiques et moraux sur les préceptes de Saint Louis à Philippe son fils qu’il dédia au défunt roi ». ( Op.cit., p. 4 7 ). 3. Cette justification de la raison d’État se trouve dans le chapitre XVIII dont le titre développé indique bien l’orientation générale : « De la dissimulation, et en quoi elle est louable ou non : la dissimulation éloignée de malice et perfidie est réputée Prudence ; la nécessité du bien public doit avoir plus de puis­ sance sur le Prince que sa propre gloire. Où est l’utilité publique, là est l’honnêteté. La fin du Prince caut est de tromper un chacun, et celle du sage est de pourvoir à ses affaires et de n’être trompé. Le perfide trompe les hommes et méprise Dieu ». ( Morales, p. 369 ). 4. P b ie za c , Discours politiques, 1666, p. 201. 5. 6. T heveneau , Morales, pp. 371-372.

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La seule concession de Theveneau à la morale, c ’est de déconseiller les violences inutiles. Utilisant le vocabulaire machiavéliste, il autorise le roi à vivre en renard, si la nécessité l’exige, et à user de finesses et de ruses1. Theveneau ajoute que, pour définir la conduite du Prince, les mots de « mensonge » et de « tromperie » défigurent sa pensée et que celui de « dissi­ mulation » serait plus juste 123. Mais notre auteur n ’est-il pas en train de jouer sur les mots et d ’user d ’euphémismes trompeurs ? Pas précisément, car la distinction q u ’il établit entre une bonne et une mauvaise dissimulation repose sur une morale d ’État et de salut public. Il condamne seulement les piperies gratuites ou qui procèdent de malice. Dissimuler pour le bien public est chose louable, le faire pour nuire est un acte répréhensible8. Dans ce chapitre Theveneau ne reconnaît plus que le vieil adage de la monarchie romaine : Salus patriae suprema lex esto 45. Dans ses Avis et notions communes, Theveneau définit une prudence mêlée et accepte l’emploi mesuré de la ruse dans l ’intérêt public : « Je hais ceux qui veulent que les Princes pour être prudents soient remplis de fraudes et cautelles, car serait de vice faire vertu : la fraude tend tout droit au dommage d ’autrui pour son profit particulier, et la prudence à l’utilité publique sans le dommage d ’autrui si faire se peut. La mauvaiseté du venin mis avec mesure ès médecines en est corrigée et devient salutaire : aussi la ruse mêlée attrempément parmi les actions ver­ tueuses n ’est que dextérité, et n ’est pas autrement dangereuse. La prudence conduit les grandes affaires au port de l'utilité et honnêteté : mais il est quelquefois besoin de ruse pour se démêler des fraudes d'autrui, et cela n ’est qu’une pratique de la prudence 6 ». M ontrant un souci de la mesure sans doute difficile à garder dans la pra­ tique, Theveneau souligne que « sans la justice la prudence dégénère facile­ ment en tromperies et fraudes 6 ». Et, dans le même esprit, il formule un idéal de gouvernement tempéré qui concilie un peu les contradictoires et écrit : 1. T heveneau , Morales, pp. 373*374. « ...il faut tenir pour chose certaine en matière d’É tat, que où l’injustice est plus grande que l’utilité publique, il ne la faut jam ais commettre, quelque prétexte qu’il y ait, et où l’utilité publique est plus grande, ou qu’elle contrepèse l’injustice, on la peut prendre et suivre, d’autant que celui qui la quitte et abandonne, ainsi que dit Cicéron, ne fait pas seulement contre raison, ains contre Nature : mais pour se saisir de cette utilité, il est nécessaire que le Prince en dissimulant die d’une façon, et fasse d’autre, qu’il vive en renard et use de finesse et de ruse ». 2. Ibid ., pp. 374-375. « Ainsi Pline qui a parlé en homme d’É tat ne dit pas que le Prince doive mentir et tromper ses sujets, mais que les décevoir en temps et lieu, c’est prudence : au contraire le mensonge, la tromperie, les ruses et finesses procèdent plutôt de faiblesse, de crainte et défiance que de sagesse et précaution ». 3. Ibid., p. 375. Theveneau définit ainsi la malice du mauvais prince: «...cette malice n’est autre chose que le plaisir qu’il prend à donner des balivernes et le change à toutes per­ sonnes et à leur faire un beau semblant pour les faire tomber dans le piège ». 4. Ibid., p. 370. «...il faut tenir pour chose certaine que la dissimulation en un Prince qui est aliène de malice et de perfidie est réputée Sagesse et Prudence, si elle a son regard sur l’utilité publique, à laquelle la sienne est conjointe, car la fortune et l’éminence de sa grandeur étant obligée d’avoir toujours la vue sur le bien public est contrainte de faire beaucoup de cho­ ses qui semblent n’avoir pas le lustre du vrai honneur ». 5. T heveneau , A vis et notions communes, p. 4. 6. Ibid., p. 11.

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« Le plus haut point de la sagesse et bonheur du Prince est de savoir tempérer la souveraineté de sa puissance avec la liberté de ses sujets 1 ». Cette sagesse réaliste se retrouve dans ses considérations sur la guerre où le souci de la jus­ tice et le sens du réel se com binent12. Les préceptes du roi Saint Louis ( 1627 ) nous offrent des maximes d ’esprit chrétien et des conseils d ’un caractère plus réaliste. Ils définissent une pru­ dence chrétienne proche de celle de Charron. A l’inspiration chrétienne du livre se rattache la condamnation de Ma­ chiavel. Saint Louis donne à son fils ce conseil : «...aime autant la vertu que l’homme illustre doit haïr le vice 3 » et il rejette l’emploi de la ruse, de la dis­ simulation, de la tromperie, du mensonge et de la trahison. En particulier, il maintient qu’un roi doit être fidèle à sa parole, sauf dans le cas où la reli­ gion et l’État sont en danger ; mais, à part cette circonstance, le roi doit gar­ der sa parole, même aux infidèles. Il ne faut pas écouter les maîtres de réa­ lisme: «...François Marie d u cd ’Urbin avait accoutumé de dire que si un gen­ tilhomme manquait à sa parole il en serait déshonoré, mais que le Prince Souverain par raison d ’État pouvait sans autre grand blâme, faire des traités et s’en départir 45». C ’est Machiavel qui a répandu de tels principes de cor­ ruption, car il ne prenait en considération que l’ambition du Prince : « Ma­ chiavel ayant eu égard par ses écrits à la seule ambition du Prince et à ses in­ térêts de grandeur, et accroissement de seigneurie, a levé toutes les bornes d ’honnêteté et fidélité, pour donner lieu à sa convoitise 6 ». Ces mauvais conseils donnés par Machiavel et ses sectateurs, un roi comme Louis XI pourra les suivre, mais des monarques chrétiens comme Saint Louis ou Louis XII s’en sont détournés e. Avec pénétration, Theveneau met au jour les présuppositions pessimistes de la politique de Machiavel qui se fonde sur l’idée de la méchanceté des hommes et considère que le pire est toujours sûr. Or ce calcul s’avère faux, car il contredit la loi naturelle et les exigences de la vie sociale. Theveneau écrit de Machiavel : « (II) présuppose que les hommes sont malins, avec lesquels la justice et la droiture ne peut être gardée, mais telle présupposition n ’est point infaillible, ni universelle, pour en tirer une maxime ; au contraire, elle est contre la pré­ somption civile et naturelle, parce que la nature ayant fait naître les hommes pour vivre socialement et civilement ensemble, elle leur a donné la parole pour la communication, et la foi pour l’entretenement de la parole: tellement

1. 2. 3. 4.

T h e v e n e a u , A vis et notions communes, p. 28. Ibid., pp. 61, 68. T heveneau, Préceptes du roi Saint Louis, p. 82. Ibid., p. 28. 5. Ibid., p. 84. Ailleurs, contre Machiavel, cet « empirique d’État *, qui conseille aux Princes d’utiliser la religion à des fins politiques, Theveneau affirme : «...le plus grand moyen pour ( les princes ) de se maintenir en leurs principautés est de servir à la Religion, et non la faire servir à leurs intérêts, parce qu’en la Religion la protection de Dieu est renfermée * ( p. 74 ). 6. Invitant le Prince à ne pas imiter Louis XI, Theveneau rappelle que ce tyran a vieilli dans les terreurs : «...pour avoir entretenu division entre les Princes, il l’a eu perpétuellement en lui-même, et avec eux * (p. 92). Ici, Theveneau cite Seyssel et l’approuve de mettre Louis XII au-dessus de Louis XI.

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que s’il y a aucuns qui y manquent, il ne s’ensuit pas que les Princes qui sont les chefs de la société des hommes ne doivent faire compte de leurs paroles et de leur foi envers tous 1 ». Mais, chez Theveneau, l’esprit chrétien n ’exclut pas la prudence et il juge licite l’emploi de la finesse dans le gouvernement des États. Son politique idéal, il le place entre ceux qui sont « trop naïfs et peu versés dans le commerce des hommes » et ceux qui sont « raffinés au point de devenir malicieux123». Les Princes prudents useront donc à l’occasion de la dissimulation, non pour leur ambition, comme le veut Machiavel, mais « pour la conservation de leurs États, car en ce cas le bien des particuliers, ou le public, attire comme avec une ventouse, ce qui pourrait être mauvais en leurs actions et déportements8». Si Theveneau distingue la « prudence des Justes » de la « prudence de Machia­ vel », il donne à ce mot de « Juste » une acception assez large. Le Juste selon Theveneau ressemble à un médecin qui use de poisons, mais pour guérir le malade : «...il faut bien souvent user de ruses et finesses, dissimulations et trom­ peries, ce qu’étant fait pour le bien particulier ou public, ceux qui en usent ne sont pas plus à blâmer que le médecin qui trompe le malade pour lui faire recouvrer la santé : mais, comme il est méchant, s’il infuse en la médecine plus de drogues vénéneuses qu’il en faut pour purger, ou s’il la donne pour faire mourir, ainsi en est des Princes qui employent la ruse, fraude et trom­ perie, non en la dose qui est requise pour bien faire ains pour mal faire à leurs voisins, ou bien à leurs sujets 45». Un esprit libéral circule dans le livre de Theveneau et son Saint Louis se prononce pour une monarchie réglée : « Ne pense, mon fils, que les Français soient les esclaves des Rois ; ains plutôt des lois du Royaume, auxquelles la vertu fait que les Rois s’y assujet­ tissent. Par ainsi use de la loi, et non de la puissance absolue, afin que la Jus­ tice et non la tyrannie soit le vrai et solide fondement de ta puissance 6*». Theveneau laisse voir aussi, semble-t-il, de l’esprit bourgeois dans son mépris du militaire, oisif contempteur d ’un «juste travail» et qui devient dangereux s’il n ’est soumis à une discipline sévère e. Pour achever le portrait de ce chrétien « libéral », il faut noter son esprit de tolérance. Theveneau pense que, s’il faut chasser l’hérésie, ce ne doit pas 1. T h e v e n e a u , Préceptes du roi Saint Louis, p. 87. Une conséquence de cette vue gé­ néreuse, c’est que le Prince, à la différence du tyran, doit apaiser les conflits qui s’élèvent entre les sujets. En effet l’abaissement et la pauvreté des sujets diminuent la force de l’Etat. 2. Ibid., p. 87. 3. Ibid., pp. 89-90. 4. Ibid., p. 90. 5. Ibid., p. 528. 6. Ibid., pp. 351-352 : «...les lois militaires doivent être différentes des civiles ; en ce que les civiles étant interprétées par douceur et équité, les militaires le doivent être par plus grande rigueur, afin de tenir le soldat en devoir, qui de soi sans discipline est injuste et méprise les lois et l’obéissance ; et, comme disait un grand capitaine, perd toute vergogne, s’adonne à une injuste oisiveté, et hait un juste travail ; passe les nuits en jeux, et les jours en blasphèmes ; mange son bien propre et dépense celui d’autrui : vit avec pauvreté toujours mal content, et avec richesse dans le vice ; se rend larron du bien de ses hôtes et sacrilège de celui des Églises, inhabile pour bien faire, et capable à mal faire ».

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être par la force des armes. Les Protestants à mettre hors d ’état de nuire sont les « hérétiques de faction 1 ». Pour les autres, il faut leur donner « liberté de conscience..., afin qu’ils soient vaincus par doctrine et bonne vie des Ecclé­ siastiques, et non par les armes 2 ». En effet « ...en réfutant les hérésies par doctrine et bonne vie, on ôte les hérétiques ; mais en faisant mourir nombre d’hérétiques, on n ’ôte pas toujours les hérésies 3 ». Theveneau traduit son idéal de tolérance au moyen d ’une image : «...hérésie est une maladie d ’es­ prit qui veut être guérie par diète et réformation et non par incision 4 ». Le complément de cette tolérance envers les hérétiques est évidemment une certaine défiance envers les ultramontains : « ...subtils politiques, plus politiques et charnels que spirituels et aimant le service de Dieu 5 ». En 1627, Machiavel est indirectement présenté au public français quand Mouchembert publie un gros commentaire 6 de son disciple Guichardin. Dans sa préface, Mouchembert loue en ces termes l’auteur italien : « Je tire les exemples ( de mon commentaire ) des cinq premiers livres de Guicciardin, lequel selon le jugement de Lipse non seulement s’est rendu écrivain très prudent et très expérimenté, mais encore rend tel tous ceux qui le lisent. L’exemplaire dont je me suis servi est imprimé avec privilège du Roi et dédié à la Reine Catherine de Médicis ». Indirect, cet hommage à Machiavel est surtout d ’une pauvreté insigne et Mouchembert ne peut pas être compté parmi les esprits qui ont contribué au développement de la pensée critique. En effet, ses morceaux choisis et son commentaire, assez sec, de Guichardin, s'attardent parfois à des ques­ tions de ce genre : le basilic tue-t-il les herbes de son haleine ? le crocodile croît-il jusqu’à la mort ? Mouchembert nous apprend encore qu’en une fon­ taine d ’Espagne il y a des poissons couleur d ’or. Si Mouchembert s’élève au-dessus de l’anecdote curieuse, c’est pour céder à la tentation du lieu commun moral. Il rappelle à son lecteur ces grandes vérités : l’ambition est dangereuse, la liberté est d ’un grand prix, la populace cause confusion, les États populaires sont les pires des gouvernements, le sol­ dat est encouragé par l’équité de sa cause, la vertu doit être chérie pour ellemême. Mais, à d ’autres moments, le développement reprend de la vigueur et la fermeté de pensée du trattatiste italien se laisse voir. Mouchembert nous fournit des préceptes de prudence : la défiance est mère de sûreté et des bons succès, la dissimulation est nécessaire, les alliances se fondent sur le profit, la fortune gouverne tout, la guerre est juste qui est engagée pour l’honneur et le bien de l’État, la nécessité est une dure loi à laquelle il faut se soumettre, il faut riposter à la tromperie par la tromperie, le Prince est autant à l’État que l’État est à lui. Confus et inégal, ce livre a pu, malgré ses faiblesses, contribuer à entre­ tenir la flamme machiavéliste. 1, 2. T h e v e n e a u , Préceptes du roi Saint Louis, p. '»63.

3. Ibid., p. 461. 4. Ibid., p. 461. 5. Ibid., p. 472. 6. M o u c h e m b e r t , A.M. de, Essais politiques et militaires, Paris.

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C ’est un esprit d ’une toute autre trempe que Vincent Cabot, dont les Politiques, en 1630, offrent au public un jugement nuancé sur l’auteur du Prince. Après avoir fait l ’éloge des grands Anciens, qui, comme Aristote et Platon, ont traité de la science politique, Cabot en arrive à l’époque contem­ poraine : « Pour ceux de notre temps et du siècle de nos pères qui en ont mieux écrit et qui doivent être en quelque estime, je mettrais volontiers Nicolas Machiavel, Florentin, et Jean Bodin... » Cabot ajoute que la science politique de Machiavel est très estimée ; que cet auteur a une vaste expérience, une grande vivacité d ’esprit, un bon et solide jugement, mais qu’il lui manque « l’intégrité et la science ». Ce que Cabot condamne sans restriction, c ’est l ’immoralité du machiavé­ lisme vulgaire : les actes d ’impiété et de perfidie peuvent paraître utiles un moment, mais ils « traînent d ’ordinaire par la suite du temps la ruine de ceux qui ont estimé en devoir user pour leur conservation 1 ». Un apologiste comme Sirmond ne peut que condamner Machiavel, mais il lui trouve des circonstances atténuantes et nous offre une interprétation intéressante de l’auteur italien. Sirmond rappelle le patriotisme de Machiavel, et, devançant même J.-J. Rousseau, il voit une inspiration, sinon « républi­ caine », du moins « nationaliste », dans le Prince qui, piège pour les puissants, serait vraiment un traité machiavélique : « Ce pernicieux discoureur d ’État, que le consentement universel des gens de bien a condamné, n ’eut possible pas entièrement tout le tort qu’on lui donne, si ce qu’il répondit à ceux qui le blâmaient d ’avoir publié des maximes autant éloignées de la piété que de la raison, est véritable : que voyant sa pauvre Italie déchirée par un grand nombre de petits tyrans, qui l ’avaient mise à la chaîne, il leur avait voulu dresser dans ses mauvais pré­ ceptes autant de pièges, pour faire tomber ceux qui seraient si mal avisés que de le croire, dans la ruine qu’il désirait12 ». En 1632, Y Empire du Juste de Charles de Noailles, évêque de Saint-Flour, nous permet de vérifier, une fois de plus, l’hostilité des « Politiques chrétien­ nes » à l’égard de Machiavel. En effet, ce livre dénonce les « écrits extrava­ gants et pernicieux de Machiavel, l’un des plus dangereux et plus impies poli­ tiques de nos siècles 3 ». Il réfute l’affirmation du Florentin suivant laquelle le christianisme amollirait les courages et affaiblirait les États. A plusieurs reprises, il maudit « ce corrupteur d ’État », ce « barbare et sanglant politi­ que », ce « barbare politique4 5» et voue à l’Enfer « l’Académie de Machiavel6». Dans ses Demandes curieuses et réponses libres, paru en 1635, Meynier· 1. Vincent Cabot ( vers 1560-1620 ). Toulousain, régent en droit civil et canon à l’Uni­ versité de Toulouse, puis recteur. Voir D uméz il , Un publiciste toulousain, 1882. BN : 8e Lb2733535. 2. Coup d ’État de Louis X I I I , p. 77, cité par S u t c l i f f e , G. de Balzac, p. 206. 3. N oailles , Em pire du Juste., p. 121. Évêque de Saint-Flour, Charles de Noailles fut ensuite appelé au siège de Rodez où il mourut en 1648. Protecteur de Mainart. 4. Ibid., pp. 121, 130, 134. 5. Ibid., p. 133. 6. Honorat de Meynier. Provençal, écrivain militaire ; célébra dans un pamphlet la libé­ ration de Condé, en 1619.

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ne juge pas le machiavélisme indigne d ’examen, mais il le condamne fina­ lement. Il pose par exemple la question suivante : « En quelle façon doit être entendue cette sentence de Sénèque : ,e Qui nescit dissimulare, nescit regnare ” que Louis XI... fit donner pour une seule leçon de langue latine à son fils Charles VIII... 1 ». Sa réponse est qu’on ne saurait être trop prudent dans l’emploi de sem­ blables maximes. Il faut, dit-il, se servir de tels remèdes «...comme des médicaments composés de venins, à savoir seulement quand on ne peut s’en passer et qu’il faut tout employer pour se conserver, et non autrement ni excessivement». Meynier montre la même prudence dans l’examen du précepte : « La mé­ fiance est mère de sûreté ». Esprit attaché à la morale, Meynier ne se fait pas beaucoup d ’illusions sur les dispositions de ses contemporains en politique. Il constate d ’une ma­ nière désabusée que l’intérêt public est maintenant la valeur suprême. Se de­ mandant quel est « le plus ferme et plus assuré lien de la société humaine », il répond en effet : « Les une disent avec beaucoup de raison que c’est la Religion, et de fait je crois qu’il le doit être puisqu’il procède d ’une grâce spéciale de Dieu. Mais les hommes de ce siècle n ’en font pas beaucoup de compte, et ne lui rendent pas tout l’honneur qu’ils lui doivent: les autres que c’est l’intérêt public... 12» Bien qu’il n ’appartienne pas à notre littérature, Campanella mérite une brève mention, car c’est à Paris qu’il fit paraître sa deuxième édition de VAtheismus triumphatus, dédiée à Richelieu 3. Il condamne Machiavel et ne conçoit pas l’État sans l’appui de la religion 4. Après ces condamnations et ces hommages réservés, il convient de men­ tionner deux éloges sans réticence. Deux écrivains en effet s’affirment des dévots de Machiavel : Machon et Naudé. Tous deux sont des partisans du Cardinal. Naudé place Machiavel au premier rang des écrivains qui ont employé leurs soins à percer les secrets des États. Il admire sa perspicacité d ’observateur politique et, le rapprochant de Crémonin et de Niphus, fait en ces termes l’éloge de leur lucidité : « Les secrets des Princes, les stratagèmes cachés, les fourberies des minis­ tres, ainsi que tous les ressorts du gouvernement des royaumes qui, comme les mystères d ’Éleusis doivent être ensevelis dans une nuit profonde, ils les

1. M e y n i e r , Demandes curieuses, p. 350. 2. Ibid., p. 61. 3. Ludovico Justo X I I I regi christianissimo ad Christianae rei patrocinium dedicat Fr. Thomas Campanella... tres hos libellos videlicet : Atheismus triumphatus, seu contra Antichristianismum ; De gentilismo non relinendo ; De Praedestinatione, Parisiis, 1636. 4. Il réfute Machiavel dans les pages 226-252. Il affirme : « Sine religione enim, ut probatum est, non stabit uno die civitas ulla, nec regnum *. ( p. 233 ). Et il juge le Florentin en ces termes : «...Machiavellum omnium scientiarum fuisse ignorantissimum, excepta historia humana : et politicam suam non per scientias, sed per astutiam et peritiam practicam examinasse : et quicumque ipsum sectantur praeponuntque verae philosophiae Sanctorum esse pueros...*

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tirent au grand jour et exposent Diane nue et sans voile aux regards de n’im­ porte quel profane 1 ». Guy Patin nous renseigne sur l ’adm iration que nourrissait Naudé pour Tacite et Machiavel, maîtres des secrets du cabinet. Selon son ami, le libertin aimait ces écrivains qui avaient eu le courage de dire la vérité et étaient exempts de l’hypocrisie com m une12. Le deuxième apologiste de Machiavel, Machon, ne craint pas d’avancer ce qui semble un paradoxe : il prétend trouver dans l’œuvre du Florentin un authentique esprit chrétien. Il écrit ainsi de l’auteur du Prince : « Il abhorre l’irréligion et rejette la perfidie. Il ne peut souffrir l’ambition déréglée, et condamne partout le vice, la cruauté et la tyrannie. Il élève la re­ ligion et la piété par-dessus toutes choses ; il en fait la base et l’unique appui des États. Bref il n ’y a rien de religieux dedans la morale, rien de saint dans la politique ni de sacré et de révéré parmi les hommes, q u ’il ne prêche et qu’il ne conseille avec ferveur, justice et piété ». Nous analyserons plus loin les Considérations politiques... de Naudé et Y Apologie pour Machiavel de Machon. Ce que l’honnête homme pouvait penser de Machiavel, nous en avons quelque idée en lisant les Entretiens des Campion. L ’un de ces entretiens nous fait assister à une discussion sur le précepte machiavéliste qui permet au Prince de manquer à sa parole, si la nécessité l ’exige. Critobule a dénoncé Machiavel comme un précepteur de violence et de déloyauté. Machiavel dit-il, foule aux pieds le devoir et l’honneur du Prince et il fournit d’argu­ ments les partisans du pouvoir arbitraire. « Si les concussionnaires, ajoute-t-il, les pirates et les voleurs de grand chemin raisonnaient », ils invoqueraient ces « maximes tyranniques ». Ariste prend alors la parole pour répondre à ce réquisitoire. Sans approuver toutes les maximes de l’écrivain florentin, il rend hommage à ses qualités : sa franchise, sa naïveté, son ingénuité, qui contrastent agréablement avec tant de protestations vertueuses qui ne sont q u ’hypocrisie. Ariste exprime avec force son am our de la franchise et de la vérité : «...je ne puis m ’empêcher de vous avouer que ce n ’est pas un petit plaisir pour moi de rencontrer un homme dans le siècle où nous sommes, qui parle ingénuement des choses ; et je ne vous cèle point que je suis si ennuyé de ne 1. N audé , Bibliographia politica: * Superiori vero ac nostra aetate non defuerunt sane qui eamdem de principatu tracta­ tionem laboribus suis illustrandam explicandamque susceperunt, ex quibus Niphus et Machiavellus principes suos effinxere quales ut plurimum deprehenduntur... Secreta principum occultasque fraudes et nequitias ministrorum ac omnia quae in politicis regnorum administrationibus velut sacra Eleusini nocte quadam obscura tegi debent, in apertum proferunt, nudamque et sine veste Dianam unicuique profano conspiciendam proebent, quemadmodum Procopius et Machiavellus ». 2. « Je ne veux point oublier que M. Naudé faisait état de Tacite et de Machiavel ; et quoi qu’il en soit, je pense qu’il était de la religion de son profit et de sa fortune, doctrine qu’il avait puisée et apprise in Curia Romana. M. Naudé faisait grand état des finesses du cabinet des Princes et de Tacite qui en est tout plein : il prisait aussi très fort Machiavel et disait de lui : Tout le monde blâme cet auteur, or tout le monde le suit et le pratique, et principalement ceux qui le blâment, tels que sont les moines, les supérieurs de religion, les théologiens, le Pape et toute la Cour romaine·. (Cité par L anson, Choix de lettres du X V I I * s., Paris, 1909, p. 2061.

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voir que de la dissimulation et de l’hypocrisie parmi ceux qui se veulent mêler d ’instruire les autres, que quand au lieu de la violence et de l’infidélité que Critobule reproche à cet auteur d ’enseigner, il nous apprendrait encore le par­ ricide et l’adultère, je souffrirais plus patiemment une profession ouverte de défendre le vice, que cette manière captieuse de nous proposer la vertu sous une idée que chacun voit clairement n ’être qu’un ouvrage de l’imagination de ceux qui nous la produisent de cette manière, quoiqu’ils en jugent sans doute tout autrement ». Et après avoir formé le vœu qu’on ne reçût parmi les moralistes que ceux dont les paroles sont d ’accord avec les pensées, Ariste poursuit : « Sans prétendre donc approuver toutes les maximes de votre politique italien, je ne saurais assez louer cette naïve expression de ses sentiments et cette déclaration hardie de toutes les maximes d ’État qui choquent le plus le sens commun des peuples qui sont ennemis de toutes les doctrines solides et qui n ’aiment que ceux qui les séduisent1 ». Pour la franchise, Ariste ne voit que Charron que l’on puisse comparer à Machiavel : «...expliquant tous deux admirablement bien ce que chacun de nous pense et n ’ose dire à soi-même comme si tout le mal était dans la prononciation des mots. Au lieu que l’art de tous les auteurs d ’aujourd’hui semble ne con­ sister plus qu’à cacher la vérité à nos esprits, ou du moins à les remplir telle­ ment d ’opinions fausses et affectées qu’il n ’y ait plus de place pour en recevoir de sincères et de véritables. Si bien qu’il n ’y a presque maintenant qu’un petit nombre d ’esprits libres et généreux qui osent s’affranchir de la tyrannie des opinions reçues 12 ». Comment l’opinion commune juge-t-elle ces « esprits libres et généreux » ? Elle les regarde comme « des libertins et des impies qui méprisent toutes les lois divines et humaines 3 ». L’honnêteté intellectuelle de Machiavel, prisée par Ariste, est générale­ ment goûtée par les esprits amoureux de vérité. Ainsi elle sera louée par A. France et A. Siegfried 4. 1. Entretiens..., pp. 412-414. Alexandre de Campion ( 1610-1670 ) fut d ’abord attaché au comte de Soissons et prit part à la guerre contre l’Espagne. A m ant de Mme de Chevreuse, il conspira contre Richelieu et s’enfuit à Bruxelles en 1641. Sera du côté des Frondeurs. Henri de Campion ( 1613-1663 ), frère d ’Alexandre, conspirateur émérite ; suspect lors de la conspiration de Cinq-Mars ; com­ promis avec le duc de B eaufort dans un complot contre Mazarin. Nicolas de Campion, des­ tiné à l’Église, m ourut prieur de Vert-sur-Avre. A uteur d 'Entretiens sur divers sujets d’his­ toire, de politique et de morale, édités en 1704 par un abbé de Garambourg. 2. Ibid., pp. 414-415. A travers Charron, Ariste retrouve ici la leçon de Montaigne prô­ nant la franchise et rejetan t la * cérémonie ». Cf. « Nous ne sommes que cérémonie : la céré­ monie nous emporte, et laissons la substance des choses» ( Essais, II, 16, Pléiade, p. 713 ). 3. Ibid., pp. 415-416. 4. A. F rance écrit dans les Opinions de Jérome Coignard : «...j’estime infiniment le se­ crétaire florentin qui le premier ôta aux actions des politiques ce fondement de la justice, sur lequel ils n ’établirent jam ais que des scélératesses honorées». (Edit. Calm. Lévy, 1920 p. 158). Dans son La Fontaine, Machiavel français, A. S i e g f r i e d écrit des deux écrivains men­ tionnés dans son titre : ·... cette honnêteté intellectuelle qui refuse de se prêter... à de commodes confusions me semble particulièrement rafraîchissante ». Il oppose ce tour d’esprit à l’hypo­ crisie d’un Gladstone ou à la volonté d’optimisme quand même.

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Il convient de citer ici le penseur le plus illustre de notre époque et de rap­ peler que des textes de Descartes attestent le prestige de l’écrivain florentin. Descartes est rangé par P. Janet parmi les « partisans d ’un demi-machiavé­ lisme » et cette appréciation est justifiée par des lettres du philosophe à la prin­ cesse Élisabeth. En 1646, il s’entretient avec sa correspondante des ouvrages de Machiavel et, moyennant quelques réserves, il lui est plutôt favorable. Il note que le Prince sent trop le plaidoyer pour César Borgia, ce qui diminue sa portée, et il ajoute : « ...j’ai lu depuis ses Discours sur Tite-Live, où je n ’ai rien remarqué de mauvais. Et son principal précepte, qui est d ’extirper entièrement ses ennemis, ou bien de se les rendre amis, sans jamais suivre la voie du milieu, est sans doute le plus sûr ; mais lorsqu’on n ’a aucun sujet de craindre, ce n’est pas le plus généreux ». Descartes approuve la distinction que Machiavel établit entre la justice d ’État et la justice idéale : «...la justice entre les souverains a d ’autres limites q u ’entre les parti­ culiers, et il semble qu’en ces rencontres Dieu donne le droit à ceux auxquels il donne la force. Mais les plus justes actions deviennent injustes quand ceux qui les font les pensent telles ». Descartes approuve que le Prince réduise les Grands à l ’obéissance. Π admet qu’il traite en machiavéliste ses ennemis et donne une définition large de ce dernier mot : « On doit distinguer entre les amis ou les alliés, et les ennemis. Car au regard de ces derniers on a quasi permission de tout faire, pourvu qu’on en tire quelque avantage pour soi ou pour ses sujets ; et je ne désapprouve pas en cette occasion q u ’on accouple le renard avec le loup et q u ’on joigne l’arti­ fice à la force. Même je comprends sous le nom d ’ennemis tous ceux qui ne sont point amis ou alliés, parce qu’on a le droit de leur faire la guerre quand on y trouve son avantage, et que, commençant à devenir suspects et redou­ tables, on a heu de s’en défier ». Descartes admet que le Prince soit amené à prendre des mesures sévères et préfère l ’utilité pubüque à celle des particuliers. Encore doit-il expliquer sa politique pour convaincre le peuple de sa nécessité. Ainsi Descartes semble partisan des sacrifices consentis: «...on ne doit pas entreprendre de faire venir tout d ’un coup à la raison ceux qui ne sont pas accoutumés de l’entendre ; mais il faut tâcher peu à peu soit par des écrits, soit par les voix des prédicateurs, soit par tels autres moyens, à la leur faire concevoir». Comme nous l’avons vu plus haut, les mazarinades malmènent souvent Machiavel, inspirateur des deux cardinaux-tyrans, et témoignent ainsi d ’une haine lointaine contre Richelieu. Mais il faut ajouter que, dans ces pamphlets, le Florentin n ’est pas toujours condamné et maudit. Loin d ’être régulièrement considéré comme l’incarnation du mal, il lui arrive aussi d ’être regardé comme une autorité en science politique. Mais cette sympathie a des raisons parti­ culières. Vagréable récit de ce qui s'est passé aux dernières barricades ( 1649) pré­ sente Machiavel comme un maître dont la doctrine est sans doute condamna-

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ble, mais dont certaines maximes peuvent être profitables. Il enseigne ainsi aux Frondeurs à se défier de certaines faveurs de la Cour : « Machiavel, grand politique. Qui des cours avait la pratique, Dans son damnable art de régner Ne l'a su que trop enseigner : Toutes ces faveurs apparentes Sont des marques très évidentes Du venin caché là-dessous». Quand une mazarinade défend les prérogatives des cours souveraines, elle cite le « politique florentin1 ». Un chapitre des Discours 2 voit en effet dans les pouvoirs du Parlement une des causes de la grandeur française. D ’autre pamphlets invoquent l’autorité de Machiavel sur des points précis : le danger des troupes mercenaires, les qualités d ’un premier ministre. Le grand ouvrage théorique produit par la Fronde, le Recueil de maximes véritables de Claude Joly, se place dans la tradition des « Politiques chrétien­ nes ». Il condamne donc Machiavel, mais avec de nombreuses circonstances atténuantes. Emporté par sa haine contre Mazarin, Joly montre de l’indul­ gence pour l’auteur italien. Il excuse «...Machiavel, duquel les plus dange­ reuses maximes sont moins mauvaises que celles dont les docteurs mazarinistes font à présent leçon 8 ». Non seulement Machiavel paraît bien innocent auprès du gredin de Sicile, mais surtout il a parlé favorablement de la France et de l’importance de son Parlement. Pour cette raison, il lui est beaucoup pardonné. Joly écrit : « Machiavel qui a semé dans ses livres plusieurs bonnes choses parmi les mauvaises », et il cite à deux reprises le Florentin. Ces quelques exemples montrent que, pendant la Fronde, Machiavel est considéré tantôt comme le symbole du mal, tantôt comme une autorité. Cité, corrigé, ou contredit, il est regardé comme un maître de la pensée politique. Mentionnons, sans l’étudier, un homme politique et un écrivain qui s’est formé sous Louis XIII et qui constitue un magnifique témoignage de l’influence du machiavélisme : Paul de Gondi. Il se signale par la publication d ’une Conjuration de Fiesque, d ’après Mascardi, ce qui lui vaut d ’être qualifié par Richelieu de « dangereux esprit ». La duchesse de Nemours attribue à la lecture de l’historien italien la naissance de l’ambition de Retz. Elle signale combien sa prétendue traduc­ tion respirait un esprit différent de l’original et montrait qu’il était « charmé et des révoltés et des révoltes ». Il est certain que plusieurs passages de Y Histoire de la conjuration de Fiesque pouvaient faire froncer les sourcils à Richelieu. A propos des deux Doria, le livre montre le danger que fait courir à l’État l’élévation extraordinaire de particuliers qui deviennent des tyrans 1234*. Il approuve et exalte une géné1. L'avis au sieur Mazarin pour la sortie de France. 2. M a ch i a v e l , Discours, III, 1.

3. C. J o l y , Recueil de m axim es..., p. 169. 4. On lira le chapitre consacré au cardinal de Retz par M. A. A dam dans son Histoire de la littérature française au X V I I e siècle, t. III. Dans l’édition A. Hoog du premier livre de Retz, les attaques contre les favoris se trouvent en particulier p. 51 et p. 77.

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reuse conspiration L Reflétant l’esprit amoral et précis du machiavélisme, il examine du point de vue technique une conjuration manquée 12, note que l’intérêt est le mobile de la plupart des hommes 3 et que le succès juge des entreprises 4. Les Mémoires de Retz garderont des traces de l’époque où s’est formé leur auteur. L’ancien frondeur y fera l’historique de la dégradation de la monarchie traditionnelle qui amène Richelieu à former, « dans la plus légi­ time des monarchies, la plus scandaleuse et la plus dangereuse tyrannie qui ait peut-être jamais asservi un État ». Par son goût du démasquage et de la mise à jour des intérêts, Retz ira des réflexions politiques aux réflexions mo­ rales, réalisant un passage amorcé par Béthune et Machon. Mais, écrivant à une époque où le Tacitisme est critiqué et où l’on n ’explique plus tous les évènements par les calculs des hommes d ’État, Retz renouvelera le machia­ vélisme par la découverte de l’importance des mythes sociaux. Dans sa vie et dans ses écrits, quand il poursuit le chapeau de cardinal, conspire contre Mazarin ou rédige ses Mémoires, Retz est un admirable exem­ ple de « libertinage politique ». Il n ’entre pas dans notre sujet de suivre le courant machiavéliste dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Pour montrer la vitalité de la tendance nous pouvons seulement rappeler l’estime où A. de la Houssaye tient Machiavel et son précurseur, Tacite. Nous observons encore une approbation mesurée de Machiavel dans le livre d ’Abraham Wicquefort : L'ambassadeur et ses jonctions. A propos de la politique d ’Henri III et de la mort des Guises, Wicquefort, dans la ligne de la pensée de Naudé, accepte les « coups d ’État » et approuve le philosophe qui les avait justifiés au XVIe siècle. Il écrit : « L'Histoire de Florence de Nicolas Machiavel est un ouvrage achevé, et presque inimitable. On sera peut-être scandalisé de ce que je dirai de toutes les œuvres de Ni­ colas Machiavel, qu’elles peuvent être d ’un grand secours à l’ambassadeur. Je ne prétends pas faire l’apologie de ce Politique Florentin, et j ’avoue qu’il y a des passages qui ne sont pas fort orthodoxes : mais je soutiens aussi qu’il y en a qui peuvent souffrir une explication plus favorable, que celle que le pé­ dantisme leur donne ordinairement. Il faut supposer qu’il dit presque par­ tout ce que les Princes font, et non ce qu’ils devraient faire, et, s’il s’y mêle parfois des maximes qui semblent être incompatibles avec les règles de la re­ ligion chrétienne, c’est pour faire voir comment les Tyrans et les Usurpa­ teurs en usent, et non comme les Princes légitimes en doivent user. Je suppose que l’ambassadeur a un fonds d ’honneur, et qu’il a ses lumières, qui lui feront voir les différences du bon et du mauvais, et qui lui feront prendre connais­ sance de Tun et de l’autre, pour embrasser le premier, et pour rejeter le se­ cond 5 ». 1. P. de Ibid., Ibid., fbid.,

2. •9. 4. 5.

G o n d i , Histoire de la conjuration de Fiesque Hoog, 1949, p. 77.

p. 1.Ί3. p. 67. p. 188. Λ. Wicqu e f o r t , L'ambassadeur et scs foncions, I, p. 174.

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Les coups d'État, Wicquefort en reconnaît la nécessité autant que l’im­ moralité : « Ces coups d ’État, quelque nécessaires qu’ils soient quelquefois, sont accompagnés d ’une irrégularité, qui ne s’accommode pas bien, ni avec l’hon­ neur, ni avec la conscience 1 ». Apologiste un peu honteux, Wicquefort contribue à répandre le « venin » machiavéliste. Nous examinerons à part les écrits où s’exprime l'antimachiavélisme jésuite en raison de l’unité de son inspiration et de sa continuité. L’antimachiavélisme des Jésuites s’était formulé bien avant le ministériat de Richelieu. Si nous voulons nous renseigner sur les griefs qu’ils nourrissent contre le philosophe florentin, nous pouvons commodément nous en instruire auprès de deux de leurs écrivains : Ribadeneyra et Possevin. L’ouvrage où les thèses jésuites et leurs implications politiques appa­ raissent avec le plus de netteté est peut-être le livre de l’Espagnol Ribade­ neyra 2 : De religione et virtutibus principis christiani adversus Machiavellum. Publié pour la première fois en 1597 et traduit en français en 1610, il résume d ’une façon excellente le réquisitoire des Jésuites. Le grief capital articulé par Ribadeneyra contre Machiavel, c’est d ’avoir complètement oublié la religion quand il édifiait sa science politique ou, pour parler comme l’auteur espagnol, quand il définissait sa « raison d ’État ». La méthode païenne de Machiavel entraîne pour le chrétien des conséquences inacceptables, et, en particulier, elle ravale la religion au rang de simple instru­ ment du pouvoir 123. L’intérêt de l’exposé de Ribadeneyra augmente quand le Jésuite envisage l’école politique qui est sortie de « cette doctrine de Machiavel », de « cette fausse et pernicieuse raison d ’État ». Car, pour lui, les disciples du Florentin ne sont autres que les « Politiques », et il les considère comme des ennemis bien autrement redoutables pour la foi catholique que les hérétiques : 1. A. W i c q u e f o r t , L'ambassadeur et ses fonctions, p. 81. A. Wicquefort ( 1598-1682 ), diplomate hollandais. Étant établi en France comme négociant, il offrit ses services à l’élec­ teur de Brandebourg et fut nommé par ce prince en 1626 son résident à Paris. Il le resta 32 ans. 2. Pierre de Ribadeneyra. Né à Tolède en 1527, mort à Madrid en 1611. Il professa en 1649 la rhétorique à Palerme, revint à Rome en 1552, fut envoyé en Belgique en 1555 pour y établir la Compagnie, devint provincial d’Étrurie, commissaire en Sicile, supérieur des maisons de Rome. 3. Voici comment s’exprime à ce égard l'Avis au lecteur de la traduction française : « Nicolas Machiavel fut homme qui s’adonna grandement à l’étude de la police, et du gou­ vernement de la chose publique, et de cette science, que communément on appelle raison d’État : et de fait ü a écrit aucuns livres, où il enseigne cette raison d’État, et la manière de former un Prince valeureux et magnanime, lui donnant les préceptes et avertissements, qu’il doit garder, pour conserver et augmenter ses États. Mais comme il était homme impie et sans Dieu, aussi sa doctrine ( comme l’eau coulante d’une fontaine infectée ) est trouble et venimeuse, et propre à empoisonner ceux qui en boivent : car comme il prend pour fondement que le blanc auquel doit toujours viser le Prince est la conservation de son État, et que, pour parvenir à ce but, faut qu’il se serve de tout moyen ( quel qu’il soit, bon ou mauvais, juste ou injuste, pourvu qu’il puisse aider pour parvenir à son dessein ) il met entre ces moyens notre sainte Religion, et dit que le Prince n’en doit faire non plus d’état, qu’il n’est convenable et utile à son État : davantage il ajoute que pour le conserver, il doit quelquefois se montrer religieux et dévot, encore qu’il ne le soit pas, et quelquefois embrasser quelque religion que ce soit, pour fausse et sotte qu’elle puisse être ».

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« ...les disciples de ce maître impie sont en si grand nombre, et les Politi­ ques, qui sous le nom de Chrétiens persécutent Jésus-Christ, sont tant multi­ pliés, et les dommages qu'ils font sont si grands, et l'état où ils ont réduit la chose publique est si piteux, et si misérable, q u ’il n'est pas à croire. Bien que les hérétiques soient des étincelles d'enfer, et ennemis de toute Religion, si font-ils profession de quelque Religion, et parmi plusieurs erreurs qu’ils enseignent, y mêlent toujours quelques points de vérité : Mais les Politiques, et les disciples de Machiavel ne suivent aucune Religion, ni ne leur chaut que la Religion soit fausse ou vraie, moyennant q u ’elle serve à leur raison d ’État : par quoi les hérétiques n'ôtent qu'une partie de la religion, là où les Politiques l’ôtent entièrement ; les hérétiques sont ennemis de l'Église Catho­ lique à découvert, et comme tels nous nous en pouvons garder : mais les poli­ tiques, étant amis couverts et dissimulés, sont en vérité des vrais et domestiques ennemis, qui, par un traître et faux baiser de paix, tuent comme des nouveaux Judas, et qui vêtus de la peau de brebis, mettent en pièces, et dévorent comme loups, le troupeau de Notre Seigneur, et, sous le manteau et masque de Catho­ lique, arrachent, détruisent et ruinent la Foi catholique». Après avoir indiqué le lien qui, à ses yeux, rattache les « Politiques » à Machiavel, Ribadeneyra dénonce un autre maître à penser de ces ennemis couverts de la religion catholique : Tacite. Le texte de Ribadeneyra est re­ marquable à un double titre : il rapproche Tacite de Machiavel comme les deux sources de la pensée des Politiques ; il désigne d ’autre part trois Français comme les premiers propagandistes de cette raison d ’E tat impie K Et il conclut : « Telles sont les sources et fontaines, desquelles boivent nos Politiques d ’aujourd'hui. Voilà les guides qu’ils suivent, les précepteurs q u ’ils oient et la règle à laquelle ils rapportent leurs conseils. Un Tibère très vicieux et abominable Empereur, Tacite Historiographe païen et ennemi des Chré­ tiens, Machiavel conseiller impie, la Noue soldat calviniste, M omay homme profane, Bodin ( pour parler de lui modestement ) qui n ’est ni versé en Théo­ logie, ni exercé en ce qui concerne la piété ».1 1. Ribadeneyra écrit: «...ils prennent pour règle ce qu’écrivent quelques autres auteun semblables à Machiavel ; car ils tiennent pour oracle ce que Cornile Tacitus, historien gentil, écrit en ses Annales du gouvernement de Tibère César, et vont louant et célébrant ce que Bodin Jurisconsulte et le sieur de la Noue soldat, et un certain Sr du Plessis ( tous trois Français) ont de notre temps écrit touchant cette matière. Mais, afin de montrer la folie de ceux qui étant chrétiens prennent pour leurs guides des hommes si aveuglés et fourvoyés comme ceux-ci, il suffira de dire que Cornile Tacitus était Gentil et idolâtre et ennemi tant de notre Sauveur Jésus Christ que des Chrétiens ( desquels en homme impie et hors de sens, il parle abjectement et avec mépris ) et que ce n’est pas raison qu’en matière de notre Sainte Religion, nous croyons à un homme tant contraire à la Religion et tant notre ennemi ; ni que les Princes chrétiens prennent pour patron et modèle de leur gouvernement les actions d’un Empereur tant vicieux, déshonnête, avare et cruel, et tant méprisé de tous les historiens, même Gentils, comme fut Tibère. Mais que dirai-je du Sieur delà Noue et de Mornay du Plessis, sinon que l’un a été héré­ tique calviniste, et l’autre l’est encore : au reste tous deux grands Politiques et ennemis de Jé­ sus-Christ, tant en la vie qu’en la doctrine, et tant en ce qu’ils ont fait qu’enseigné par écrit. Que dirai-je des œuvres de J. Bodin, qui courent par les mains des hommes d’État, et sont lues fort curieusement, et louées, comme écrites par un personnage docte, expérimenté, pru­ dent, et grand maître en toute bonne raison d’É tat?*.

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Ribadeneyra termine en opposant les deux raisons d ’État, l’une fausse, trompeuse et diabolique, l’autre assurée et divine : « ...l’une qui accommode la Religion à l’État, l’autre qui accommode l’État à la Religion, l’assujettissant à icelle: l’une vient des Politiques, et est fondée en vaine prudence, et sur des moyens humains et pervers, l’autre est enseignée de Dieu ». Ajoutons que Ribadeneyra, contre l’absolutisme de droit divin, rappelle que les Monarques ne sont que des Vice-Rois : « ...tous les Rois de ce monde ne sont pas rois propriétaires, ni souverains de leurs Royaumes, ains ViceRois seulement et Lieutenants de Dieu 1 ». Le paradoxe de l’antimachiavélisme jésuite, comme on l’avait déjà remar­ qué à la fin du XVIIe siècle, c ’est qu’il se documente auprès de VAnti-Ma­ chiavel du calviniste Gentillet. Cette adaptation de l’antimachiavélisme protestant aux thèses catholi­ ques fut l’œuvre du jésuite italien Possevin. Né à Mantoue en 1534, entré dans la compagnie de Jésus en 1589, Possevin prêcha avec succès et fut em­ ployé dans diverses missions diplomatiques. C ’est dans les dernières années du XVIe siècle qu’il fit paraître son livre : Judicium de Nicolai Machiavelli et Johannis Bodini quibusdam scriptis... avec ce sous-titre : Cautio de iis quae scripsit tum Machiavellus, tum is qui adversus eum scripsit Anti- Machia vellus, qui nomen suum non adscripsit. L'Anti-Machiavel anonyme est évidemment Gentillet. Renchérissant sur Ribadeneyra, Possevin exécute ainsi Machiavel : « De Machiavel, il faut retenir que c’est un homme aux conseils duquel quiconque ajouterait foi éprouverait bientôt comment, si solides qu’ils soient, un Principat, une République, un Royaume, un Empire, tout est ébranlé et s’écroule. Pouvait-il donner un avis plus pestilentiel que de persuader au Prince de mépriser tout conseil venant d ’autrui et de ne s’appuyer que sur sa propre et seule prudence ? La piété et la religion qu’il n ’a même pas de les afficher? Si quelque chose est faux dans la religion, de l’approuver et de l’affirmer, pourvu que cela serve à favoriser n ’importe quelle religion? De préférer la re­ ligion païenne à la religion chrétienne ? De croire que l’autorité de Moïse et celle de la loi s’appuyaient sur la force et sur les armes, non pas sur la foi et sur Dieu ? D ’attribuer le bonheur à la fortune et au hasard, non pas à la vertu et à la religion ? Et tout cela, cet organe scélérat de Satan, dans les deux pre­ miers livres où il traite du Prince, en a si bien gavé un monde imbécile qu’ayant bu ce poison, beaucoup qui se sont estimés grands politiques et con­ seillers ont compromis, dans une affaire facile, l’excellente situation d ’excel­ lents Royaumes 12 ». Or, dès le XVIIIe siècle, dans son Dictionnaire historique, à l’article « AntiMachiavélisme », Prosper Marchand observait que Possevin attribuait à Ma­ chiavel une division du Prince en trois livres parce qu’il ne l’avait jamais ou­ vert et qu’il le voyait à travers Gentillet. Avant lui, H. Coming avait malmené Possevin et dénoncé son « erreur monumentale » ( « causa crassi illius Possevini erroris » ). 1. H i b a d k n k y r a , De religione el virtutibus principis chrisliani..., p. 87.

2. B enoist, Le machiavélisme après Machiavel, pp. 35-36.

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Si, derrière les réquisitoires que Ribadeneyra et Posse vin prononcent contre Machiavel, nous cherchons les ouvrages de doctrine qui les étayent, nous rencontrons les grands théologiens de la Contre-Réforme : Bellarmin, Mariana et Suarez. Ils constituent la source principale du courant jésuite hostile aux machiavélistes et aux Politiques. Les Jésuites français qui, dans la première moitié du XVIIe siècle, ont dénoncé Machiavel n ’avaient donc rien à inventer en fait d ’arguments. Garasse, Mersenne, Caussin, Mugnier, Raynaud n’avaient qu’à puiser dans la doctrine de leurs théologiens et de leurs prédécesseurs pour trouver des armes contre le politique impie. En 1623, la Doctrine curieuse des beaux esprits du Père Garasse attaque fougueusement Machiavel et dénonce la conception politique qui fait de la religion une imposture utile: «Les beaux esprits ne croient point en Dieu, que par bienséance et maxime d ’État ». Selon eux, « ...il faut entretenir la po­ pulace par des miracles controuvés et des prodiges supposés ». Or « le premier qui ait introduit cette malheureuse maxime, ç’a été Machiavel, duquel on rapporte ce dicton si commun et si familier en la bouche des libertins, qu’un de nos Papes, homme de bon sens à leur dire, au lieu de dire et de prononcer comme les autres : Benedictio Patris... etc., il grommelait entre ses dents ces paroles : Quandoquidem populus iste vult decipi, decipiatur1 ». Cette fourberie est d ’ailleurs moins efficace que ne le disent les machia­ vélistes : « Il peut arriver pour un temps que celui qui abuse de la Religion pour tromper les hommes, aura quelque bon succès en ses affaires : mais il ne peut aller de longue, et pour un chétif avantage qu’il pourra retirer de son hypocrisie, il en recevra dix mille incommodités, et se verra enfin accueilli d ’une centaine de malheurs 12 ». Garasse associe libertins et Politiques : « Après Machiavel, les deux plus méchants libertins que je connaisse en cette matière ont été le misérable Lu­ cilio Vanini et le bonhomme Étienne Pasquier3». En 1624, dans Y Impiété des Déistes, Mersenne attaque Cardan, Machiavel, Bruno, « ces larrons de la foi ». L’année précédente, dans ses Quaestiones, il con­ damnait l’usage politique de la religion prôné par ce «Prince des Athées» et reprenait la formule rapportée par Garasse en montrant sa source païenne4. En 1624, dans la Cour sainte, ouvrage qui sera réédité 14 fois de son vivant, le père Caussin vilipende Machiavel, «cet esprit taré» 5. Il condamne sa pré­ tention d ’utiliser la religion comme un instrument du pouvoir. A ce cynisme borné, il oppose la pieuse conduite de Constantin qui triomphe, alors que Licinius, qui use de principes machiavélistes avant la lettre, est vaincu. Il rap1. Cité par Cher ri ., La pensée de Machiavel en France, p. 89. 2. G a r a ss e , Doctrine curieuse, p. 992. a. Ibid., p. 968. 4. M ERSENNE, Quaestiones, p. 379. Nicolaus Machiavellus A theorum hujus saeculi facile princeps commentariis ad Titum Livium, et libro de Principe, om nia quae divinam provi­ dentiam, bonitatem et justitiam valde com m endant falsa esse, e t a principibus ad incautae plebeculae instructionem conficta existim avit, ut qua ratio non posset ad officium, religio saltem duceret ; in quem finem licitum esse mentiri docuit etiam Socrates... e t Scaevola... qui dicere solebat, expedit in religione civitates falli, unde tritum fertu r adagium, Mundus vult decipi, decipiatur ergo ». 5. C a u s s i n , Cour sainte, p. 624.

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pelle que Julien l’Apostat réussit très mal, bien que possédant toutes les qua­ lités que Machiavel souhaite à son Prince. Il recourt au témoignage de Ma­ chiavel lui-même pour montrer la vanité de la politique humaine et évoque la fin dérisoire d ’un prince machiavéliste : « Le pernicieux Machiavel qui conseille cet art de tromper apporte l'exem­ ple d ’un Prince infâme, à qui les tromperies succédèrent si mal, que par mégarde il prit le poison qu’il avait préparé pour empoisonner un autre en un banquet et finit ainsi sa détestable vie... Cet homme n ’est-il pas bien abandonné de religion, de cervelle et de raison, de vouloir persuader la perfidie avec de si faibles exemples ? ». Le Regnum Dei du père Caussin n’apporte aucune idée nouvelle au ré­ quisitoire contre Machiavel, mais il le formule parfois d ’une façon heureuse. Comme les autres Jésuites, il dénonce les séductions et les dangers de la poli­ tique mondaine ; il maudit Machiavel et son disciple César Borgia L 11 prend en pitié « la vie honteuse et les pauvres ruses des Tibériens et des Machiavélistes 12 ». Aux « ruses de Tibère », il oppose la « Sagesse chrétienne 3 ». Il mal­ mène les politiques qui incarnent la raison d ’État païenne : Lysandre, Tibère, Louis XI et H am ilcar4. En 1647, le R. P. Hubert Mugnier 5 publie La véritable politique du Prince chrétien, à la confusion des Sages du monde et pour la condamnation des Poli­ tiques du siècle. Dans ce traité de politique chrétienne, Machiavel figure na­ turellement en bonne place parmi les « sages du monde ». Mugnier souligne avec force l’incompatibilité qui existe entre la politique chrétienne et la politi­ que du monde : «Comment... accorder deux qualités si extrêmes, deux extrêmes si con­ traires, et deux contraires si éloignés ? Comment joindre les ténèbres avec la lumière ? l’iniquité avec la justice ? la folie du monde avec la sagesse de Dieu ? Peut-on placer sur un même autel l’Arche et l’Idole de Dagon ? accorder l’Alcoran et l’Évangile ? honorer d ’un même culte Jésus-Christ et Platon ? Saint Paul et Tacite ? Saint Louis et Machiavel ? Comment peut-on entendre cela : être politique et être chrétien ? 6 ». Quand il relate la mort de Machiavel, lieu commun de la littérature antimachiavéliste, Mugnier lui donne un tour particulièrement blasphématoire : « Quelle a été la fin de Machiavel, ce grand et célèbre Docteur de la Politique mondaine ? On raconte à Florence que ce mauvais homme, étant sur le point

1. C.m s s i n , Heguum b e i, 105U, in-foJ. «Consilia profanorum hominum initio speciosa, progressu anxia, exitu semper horrida. Quis subdolas Politicorum artes curiosius indagavit quam Machiavellus tenebroso vir ingenio et libidine gubernandi par omnia venalis? Quis fidem audacius prostituit? Quis sibi principem tam laetum, tam fortunatos successus, tantas res et opes promisit? Dignus tam ferali magistro Caesar Horgia... » ( p. 60 i. 2. Ibid., p. 151. «Quam pudenda vita et infirmae artes Tiberianorum e t Machiavelistarum ». 3. Ibid., p. 152. Caussin oppose les «Tiberianae artes* à la «Sapientia Christiana*. 4. Ibid., p. 154. 5. H ubert Mugnier ( 1598-1651 ) : entre au noviciat en 1616 ; enseigne les hum anités, la philosophie et l’Écriture Sainte : fut. précepteur des enfants du prince de Condé et son con­ fesseur ; séjourna plusieurs années it Rome ; fui ensuite recteur à Sens. 6. MiGNiiiR, Véritable politique, p. 71.

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de rendre le dernier soupir, se souvint que les plus savants et les plus renom­ més dans l’antiquité étaient selon la créance de l’Église romaine au nombre des damnés, un Aristote, un Platon, un Socrate, un Alexandre, un Cyrus, un César, et autres tels personnages, qui ont rempli le monde de leurs mer­ veilles, et les Annales de leurs histoires ; et que les Saints qu’on tenait sauvés, n’étaient pour la plupart que des idiots, des pécheurs ignorants, des pauvres gueux déchirés par mains de bourreaux, la lie et la risée du monde. Sur cette pensée il meurt et dit en mourant : « J ’aime mieux descendre en enfer avec les bons esprits, que de monter au Ciel avec un tas de canailles...». Paroles horribles, mais dignes d ’un tel homme, qui doit servir de victime à la Justice de Dieu, et d ’avertissement aux Rois et aux Princes chrétiens de se retirer de ces pernicieuses maximes 1 ». En 1653, un nouveau réquisitoire contre Machiavel est prononcé par le père T. Raynaud dans ses Questions sur les mauvais et les bons livres, et sur leur juste ou injuste condamnation 12. Il ne faut pas attendre de Raynaud une mise au point mesurée sur l’auteur du Prince. C ’est avec passion qu’il l’atta­ que, et, quand il le résume, il caricature son enseignement et le ramène à des préceptes de ce genre : la piété n ’est qu’un masque utile ; quand la nécessité l’exige, il faut pécher avec intrépidité ; les Princes doivent gouverner le peuple avec de faux miracles ; ils doivent répandre le bruit qu’ils reçoivent des ré­ vélations du Ciel ; c’est le destin qui fait mouvoir toutes choses ; la justice d ’une guerre, c’est son utilité ; le Prince doit invoquer de spécieux prétextes contre ceux qu’il veut châtier ; il doit entretenir des divisions chez ses sujets ; il ne doit garder sa parole qu’aussi longtemps que cela lui est utile ; l’âme de l’homme disparaît comme celle de la brute. Le grand crime de Machiavel est d ’avoir divulgué ces maximes impies. Raynaud déclare : «... cet enseignement, ( Machiavel) ne le chuchotait pas en secret, mais il le répandait dans la foule, comme le note Catharinus qui remarque juste­ ment que ce sont là les canaux du Démon par lesquels il parle et fait perdre la raison à la plupart des gens sans qu’ils s’en aperçoivent ». Une telle doctrine est admirée par tous les athées secrets : elle doit être impitoyablement poursuivie. Le courant jésuite antimachiavéliste continue dans la deuxième partie du XVIIe siècle. Comme exemple des ouvrages qu’il inspire nous citerons le livre publié en 1667 à Montauban par le père Raymond de Saint Martin et dont voici le titre complet : La vraie religion en son jour contre toutes les erreurs contraires, des athées, des Libertins, des Mathématiciens ou autres qui établis­ sent le Destin et la Fatalité, des Païens, des Juifs, des Mahométans, des Sectes, des Hérétiques en général, des Schismatiques, des Machiavélistes et des Poli­ tiques. Comme on le voit, Politiques et Machiavélistes n ’arrivent qu’à la fin d ’une longue liste de dévoyés. 1. M u g n i e r , Véritable politique, p. 118. 2. Théophile Raynaud ( 1587-1663 ) : entre dans la compagnie en 1602, enseigne 10 an la théologie à Lyon. Ce Jésuite, dont l’éruilition a rempli vingt in-folio, écrit avec passion. D’ailleurs le dernier tome de ses œuvres, « Le bouc émissaire », fut mis à l’Index en raison des opuscules très violents qu’il renfermait ( « Calvinismus bestiarum religio » ).

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Le père Raymond de Saint Martin s’élève contre la laïcisation de la poli­ tique dont il fait porter la responsabilité à Machiavel et à ses disciples, les Po­ litiques. « Nous appelons... du nom de Politiques, écrit-il, une certaine race de gens qui pour être de toutes Religions ne sont d ’aucune 1 ». Contre ces Politiques, il établit que « le salut n ’est pas en toute religion, mais en la seule catholique 12 ». Contre les machiavélistes, il affirme que la vraie religion n ’est pas feinte, mais sincère 3. L’erreur de Machiavel est d ’avoir construit une politique purement mon­ daine et d ’avoir, pour ainsi dire, interprété sophistiquement le mot de JésusChrist : « Mon royaume n ’est pas de ce monde ». « Les Machiavélistes ont pour corps l’extérieur de la vertu, et pour âme l’intérêt de la terre, et, quand ce dernier demande que cet extérieur spécieux cède ou s’éclipse pour un temps, on y obéit sans délai. Notre Sauveur conver­ sant avec les hommes disait que «son Royaume n ’est pas de ce monde», et il semble que Machiavel a recueilli ces paroles pour en faire la matière d ’un avis important donné aux Grands du Siècle, comme si notre Seigneur eût voulu dire qu’il prenait pour soi le Royaume du Ciel, et qu’il laissait celui de la terre aux Princes en partage. « Jupiter et César se divisent l ’Empire », disait Martial, à savoir en telle façon que l’un ne prétend plus rien en la por­ tion de l’autre ; et c’est ainsi que Machiavel l’entend, quand il propose aux Souverains l’Empire du monde, comme leur Souverain Bien, pour l’acquisi­ tion ou conservation duquel toutes les autres choses les plus saintes et invio­ lables leur doivent servir de moyens 4 ». L’antimachiavélisme jésuite, dont nous venons de passer en revue les prin­ cipaux porte-parole français, se présente comme une véritable croisade euro­ péenne. Évoquons les grands ouvrages qui ont servi d ’armes de guerre contre le docteur des politiques mondains. Ils constitueront le fond de tableau sur lequel se détacheront les écrits des jésuites français. En 1613, le livre de Lessius, De providentia numinis et animi immortali­ tate libri duo adversus Atheos et Politicos, désigne Machiavel comme le « Prince des Politiques ». Il dénonce dans les Politiques des hommes qui rapportent toute religion à l’État et qui n ’estiment la religion que dans la mesure où elle sert le pouvoir5. En 1610, l’Anglais Fitzherbert publie à Rome un ouvrage en latin : An sit utilitas in scelere, vel de infelicitate principis Machiavellani, contra Ma-

R. de S a i n t -M a r t i n , La vraie religion, p. 103. R. de Saint-Martin ( 1601-1679 ) : il con­ vie à l’enseignement, à la prédication, aux missions. Ibid., chap. XI. Ibid., chap. XII. 4. Ibid., pp. 110-111. 5. L e s s i u s , De providentia..., pp. 4-5. Hos ...Politicos vocamus quia omnem Religionem ad Politiam, sive statum politicum referunt ; et quatenus Religio aliqua ad hunc conducibilis videtur, eatenus eam aestimant et usurpant. Ex horum numero non postremas tulit Nicolaus Machiavellus, et ex libris quos Italis conscripsit, et in primis ex libro de Principe, qui multorum manibus teritur, constat *. Léonard Leys : né près d’Anvers en 1554 ; entra au noviciat en 1572 ; professa sept ans la philosophie à Douai et de 1585 à 1600 la théologie à Louvain, où il mourut en 1623.

1. sacra sa 2. 3.

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chiavellum et politicos ejus sectatores 1. Le livre fut augmenté et traduit en anglais sous le titre : « The second part of a treatise concerning policy and religion ». La division police-religion révèle la source probable : Gentillet. L’origine de la crise de la Chrétienté, Fitzherbert la trouve dans la diffu­ sion du Protestantisme et du libertinage politique : «...tout le malheur de notre époque pervertie sort comme d ’une double source de deux groupes d ’hommes, les hérétiques et les machiavélistes (que l’on appelle couramment Politiques ) dont les premiers en religion, les autres autant en politique qu’en religion divaguent et s’égarent1 2 ». Pour provoquer l’indignation du lecteur, Fitzherbert dresse son catéchisme machiavéliste. Sans être mensongère, sa présentation un peu abrupte des maximes florentines leur confère un caractère scandaleux. En voici quelquesunes : L’honnêteté et l’utilité existent à part l’une de l’autre et n ’ont rien à faire l’une avec l’autre. L’État est fait pour les Princes et non les Princes pour l’État. Ce qui est dommage du commun peut être l’avantage du Prince. Il y a un solide et utile pouvoir en dehors de la vertu. Le Prince doit être excellent et très scélérat. Les tyrans peuvent par la cruauté et la scélératesse se conserver dans l’État. Les morts ne mordent pas. « Qu’ils haïssent pourvu qu’ils me craignent ». Diviser pour régner. Un tyran qui devient indulgent ne se con­ serve pas. La tyrannie est fondée sur le droit même et sur l’autorité des Saintes Écritures. Le bon succès des tyrans doit être rapporté au hasard et non au jugement divin. David et Moïse fondèrent leur empire sur nombre de mas­ sacres. Beaucoup se sont emparés de la tyrannie impunément 3. En 1620, le R. P. Contzen 4, dans ses Politicorum libri decem, condamne le « machiavélisme 5 » et flétrit en Machiavel un « honteux professeur de vice 6 ». Curieusement on trouve déjà chez Contzen, pour condamner l’im­ piété des politiques mondains, l’idée que « Si Dieu n ’existe pas, tout est per­ mis 78». Naturellement, il condamne toutes les conceptions du monde qui, rejetant la Providence, donnent au destin, au hasard ou à la fortune le gou­ vernement de l’univers et des États. Dans son Homme d'État chrétien, traduit en 1621, Marquez® se demande

1. « Le problème de l'utilité du crime ou le malheur du prince machiavélien, contre Ma­ chiavel et les Politiques, ses disciples *. Thomas Fitzherbert, né en 1552, dans le comté de Stafford, embrasse l’é ta t ecclésiastique en 1588, entra dans la compagnie en 1613, fut pendant 22 ans recteur du collège anglais à Rome, où il m ourut en 1640. 2. *...cum ...omnis horurn iniquissimorum temporum infelicitas... a duobus praesertim hominum generibus, tanquam a duplici fonte fluat, haereticis nempe et Machiavellistis ( qui nunc Politici vulgo vocantur ), quorum illi in religione sola, hi tam in politica quam in reli­ gione hallucinantur et errant *, cité par C. B e n o i s t , Le machiavélisme après Machiavel, p. 51. 3. Cité par B e n oi s t , Le machiavélisme après Machiavel, p. 51. 4. Adam Contzen ( 1575-1535 ) enseigna pendant plusieurs années l’Écriture sainte à Mayence et s’appliqua particulièrement à la controverse. En 1624, Maximilien de Bavière le prit pour confesseur. 5. C on t ze n , Politicorum libri decem., p. 9 « ad detestandum Machiavelisrnum ». 6. Ibid., p. 67. «...turpis vitiorum doctor Machiavellus ♦. 7. Ibid., p. 20. « Si Deus non est aut non regit mundum, sine metu sunt omnia ecelera ». 8. Théologien espagnol ( 1564-1621 ).

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«...jusqu’où se peut étendre la dissimulation du Prince, Gouverneur et Mi­ nistre chrétien 1 ». Ce lui est une occasion d ’attaquer violemment la « doc­ trine impie » de Machiavel et des politiques du siècle : « Chacun sait que ce qui aujourd’hui fait le plus la guerre à l’Église de Jé­ sus-Christ, est un présupposé que les auteurs de cette secte font, professent et enseignent sans rougir, que le Prince peut feindre, tromper, fausser sa foi et parole, promettre sans volonté d ’accomplir, et parvenir par astuce et cautelle et tromperie à ce qu’il ne pourrait par la force, s’il est utile à son État, et à propos pour sa conservation ; à l’imitation, disent-ils, de Hercule le Grand, qui joignit la peau du renard à celle du lion, non suffisante à lui couvrir le corps ; en somme, ils veulent guider le Prince par le sentier rude et étroit de la seule utilité, et l’éloigner du grand chemin de la vérité et de l’Évangile 12*». Il examine la question controversée de savoir si Moïse a usé de feintes et s’il faut tromper. Saint Jérome a cité plusieurs personnages bibliques qui ont été dissimulés, mais Saint Augustin a condamné absolument ces finesses. Dans son Monarque parfait, Bellarmin 3 oppose les rois chrétiens aux « politiques du monde ». Les rois chrétiens doivent imiter la prudence du roi David qui obéissait toujours aux commandements divins, et non le « roi Jéroboam, beaucoup plus fin et plus rusé que prudent », « roi malicieux », « dont l’esprit était toujours occupé de quelque tromperie ». Pour se main­ tenir en son royaume, il renonça à la vraie religion et peu après il perdit son trône : « Voilà le succès déplorable que ce roi Politique et ses successeurs eurent par leurs maximes d ’État. Ils corrompirent la religion pour conserver leur royaume, et néanmoins en fort peu de temps perdirent tous les deux sans au­ cune ressource 45». La « dangereuse et fausse prudence de Jéroboam » est celle de tous les politiques du monde : « ...combien sont vaines les ruses et les subtilités de ces politiques du monde qui veulent être appelés et estimés sages et prudents 6 ». En 1628, Menocchius publie son leropoliticon, sa «Politique chrétienne», Contre les politiques mondains, il y rappelle les grandes maximes de la poli­ tique chrétienne : que Dieu est la source du pouvoir et qu’il faut lui obéir ; que le Prince doit être religieux de cœur et qu’il ne doit pas être un tyran e. En 1637, une nouvelle édition du Machiavélisme égorgé par la Sagesse chrétienne d'Espagne et d'Autriche du père Claude Clément s’ouvre par une intéressante analyse de l’attitude des « Politiques» : « Réfléchissant sur la secte des Politiques, je ne sais ce que je dois en dire, ce que je dois en taire, de quel nom je dois l’appeler. La désignerai-je comme 1, 2. M a r q u ez , Homme d'État chrétien, chap. XIV, p. 132. 3. R obert Bellarmin ( 1542-1621 ) : un des grands théologiens de la Contre-Réforme. Il enseigna aux Pays-Bas et en Italie. Voir La S e r v i e r e , La théologie de Bellarmin, Paris, 1909. 4. B e l l a r m i n , Monarque parfait, p. 106. 5. Ibid., p. 111. 6. M e n o c c h i u s , leropoliticon. Livre I, chap. 3 ; Livre II, chap. 2 ; Livre IV, chap. 8. Jean Etienne Menochio ( né à Pavie en 1575, mort à Rome en 1655 ) professa les hum anités, l’Écriture Sainte et la Théologie à Milan ; devint supérieur à Crémone, Milan, Gènes ; provincial de Milan et de Rome ; fut enfin assistant d ’Italie.

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un Polythéisme ? Oui, sans doute, car le Politique respecte toute chose pour la seule raison politique. L ’appellerai-je Athéisme ? Ce serait juste, car le Po­ litique a un respect de commande que détermine la seule raison d ’État ; il change de couleur et de peau, plus capable de transformations que Protée. La nommerai-je Statolâtrie ? Ce serait le nom le meilleur et le plus juste. Si dans son indifférence générale le Politique respecte quelque chose, c’est pour accorder des honneurs divins à je ne sais quelle divinité, Dieu ou Déesse, que les Grecs anciens invoquaient comme la Cité, les Romains comme la Ré­ publique et l’Empire, les gens d ’aujourd’hui comme l’État : voilà la seule divinité des Politiques, voilà le nom le plus juste pour les désigner...1». C. Clément condamne la secte des Politiques parce qu’elle ne s’intéresse qu’au maintien et à l’agrandissement de l’État, et fait de la religion un simple moyen pour atteindre ce but 123*. Incidemment, il nous fournit un synonyme du nom de Politique (Politicus) : celui d ’Étatiste (S ta tis ta ) 8. Les Jésuites, adversaires de Machiavel, constituent l’aile marchante de l’opposition chrétienne. Ils précisent et accentuent les arguments que le parti religieux oppose aux disciples du Florentin. Ils dénoncent, dans son œuvre, une pensée païenne, issue de Tacite, qui tourne la religion en instrument du règne, qui est invoquée par les Politiques et conduit les royaumes à leur ruine. Cette fausse raison d ’État est, à leurs yeux, le véhicule de l’impiété politique. L ’acharnement des Jésuites contre Machiavel s’explique par le fait qu’ils le jugent toujours vivant et le maître à penser des Politiques, défenseurs de l’État nouveau. Le nom de Machiavel cristallise, avant celui de Hobbes, les haines des ennemis de l’État rationaliste. A consulter la littérature antimachiavéliste, on s’aperçoit que le scandale provoqué par le Léviathan n’est pas un fait isolé. Depuis longtemps les théories qui justifiaient l’État nouveau et tendaient à faire de la Cité la mesure de toutes choses excitaient la répro­ bation des milieux chrétiens. Le livre de Hobbes attira sur lui seul des foudres qui s’étaient dispersées sur des ouvrages qui n ’avaient ni son génie, ni son caractère systématique, mais qui s’inspiraient du plus grand philosophe poli1. Cl. Clehent, Machiavelismus Jugulatus, pp. 1*2. « Ego de Politicorum secta cogitans, quid de illa dicturus sim, quid taciturus, quo no­ mine eam appellaturus, nescio. Polytheismum vocabo ? prorsus : omnia enim colit Politicus propter unam Politiae rationem. Atheismum nominem ? et quidem jure : nam quidquid voles colit, et quid noles non colit Politicus propter unam Status rationem ; versicolor est, versipellis, et Proteo mutabilior. Politiolatriam vocem ? optime, propriissime : si quid enim colit dum nihil colit Politicus, divinos honores tribuit nescio cui numini, quod seu Dea seu Deus est, veteres Graeci Politiam, Romani Rempublicam et Imperium, Nuperi Statum indigebant: hoc autem esse unicum Politicorum numen, hoc esse propriissimum Politicorum nomen, sicut ex Aristotele, sicut ex eorum ritibus et sacris colligo ; quandoquidem Politicis credi Deum tantummodo ex usu vitae et regnandi est *. Cl. Clément ( né à Ornans, Doubs, vers 1594 ) enseigna la rhétorique à Dôle et à Lyon, puis les antiquités grecques et latines à Madrid où il mourut en 1642*1643. 2. Ibid., pp. 2-3. « Nimirum signifleat eorum sectam, qui in civili statu vel tuendo, vel augendo, omne nefas fas esse dictitant ; Religionem suscipiendam, deponendam, augendam, contrahendam, mutandam, vertendam, invertendam, proculcandam, prout e republics vel privatis rationibus videbitur, impiissime pronontiant ». 3. Epitome : Quaedam sit Pseudo-Politicorum, quos Statistas vocant, Religio : quis praecipuus eorum Deus : Religionem Statui politico postponunt... ».

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tique du siècle précédent, Machiavel. A travers les machiavélistes, réels ou supposés, qu’ils malmènent, ce sont les étatistes que visent les écrivains dé­ vots. A leurs yeux, l’étatisme est le visage du libertinage politique. L’influence de Machiavel sur la pensée politique du XVIIe siècle est at­ testée par de si nombreux écrits que l’abondance même de la littérature machiavéliste nous fait éprouver le besoin d ’en prendre une vue panoramique. Or, le secours va nous venir du XVIIe siècle même qui, avec une riche ma­ tière d ’étude, nous a légué aussi les premiers instruments pour l’étudier. En effet, à cette époque, la multiplication des ouvrages politiques, dont les écrits machiavélistes constituent un des secteurs les plus vivants, a fait naître des traités politiques qui, en nous aidant à débrouiller une matière complexe, ont le mérite de nous apporter les façons de penser des contemporains. Ces guides ne manquent pas. Dans sa Bibliographia historico-politico-philologica, publiée en 1677, Boeder nous signale que son siècle a vu paraître une foule de « manuels de politique » ( « compendia politica » ), qu’en raison de leur nombre « le monde en a une indigestion » ( « iisque orbis ad nauseam im­ pletus » ) et qu’il faut des guides pour se retrouver dans cette masse : d ’où l’utilité des bibliographies politiques commentées 1. Une amorce de bibliographie nous est fournie par le catalogue-matière de la bibliothèque royale de France, tome droit-jurisprudence 12. Ce cata­ logue fut dressé au XVIIIe siècle et son contenu nous renseigne sur l’évolu­ tion de la philosophie du droit. Car si, en accord avec l’esprit des Lumières, les ouvrages concernant le droit naturel sont mis en première place, comme constituant la base de la science juridique et politique, on discerne dans la bibliothèque tout un substrat, tout un « fonds ancien », datant du XVIIe siècle et dont l’essentiel est constitué par des commentaires d ’Aristote, de Machiavel et par les traités de la raison d ’État. Cette classification des ouvrages parus en un siècle et demi offre un raccourci de l’histoire de la littérature politique et montre l’évolution qui l’a fait passer du siècle de la raison d ’État et du machiavélisme au siècle du droit naturel. La Bibliotheca polit ica-heraldica selecta de Cari Amd 3 est l’œuvre d ’un esprit objectif et équilibré. Quand on sort des polémiques pour ou contre Machiavel, sa lecture remet les choses au point et guérit des exagérations dans un sens ou dans l’autre. Usant de distinctions simples, Amd range les commentateurs de Machiavel en trois catégories. En premier lieu, les panégyristes à outrance, aux jugements excessifs, « qui exaltent Machiavel de toutes les manières et excusent ses pires maximes». Peuvent être classés parmi ces ultra-machiavélistes : A. Gentilis, Va. Arith-

1. Pour nous ouvrir des chemins dans la littérature politique de l’époque, en plus de la bibliographie de Naudé, nous disposons de celles de Cari Arnd, de Boeder, de J. Groening, de G. Beyer. Le fait que ces auteurs soient en majorité étrangers ne diminue pas pour nous la valeur de leurs analyses. A cette époque, le latin, langue d’une bonne partie des écrivains politiques, supprime les barrières linguistiques et la science politique conserve encore un ca­ ractère européen. Naudé, dans sa Bibliographie politique, cite de nombreux auteurs étrangers et lui-même est cité par des Allemands ou des Hollandais. Il existe une Europe érudite. 2. Catalogue des livres imprimés de la bibliothèque du roi, Paris, 1753, tome II. 3. Polygraphe allemand ( 1678-1721 ).

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maeus, Casp. Scioppius, « secret apologiste de Machiavel » et A. de La Houssaye. Nous pourrions ajouter à cette liste : Naudé et Machon. Viennent ensuite les dénigreurs systématiques. « Ils rabaissent trop Ma­ chiavel, en dépréciant ses dons naturels et en attaquant de toutes les façons ses préceptes politiques ». Tels sont : Ambrosius Catharinus, Antoine Possevin, Innocent Gentillet. Appartiennent encore au même groupe : «ceux qui affirment à tort que Machiavel ne connaissait pas plus les choses civiles et séculières que l’âne de Bileam ne savait l’hébreu: François Hottman et Pierre Ribadeneyra ». Enfin Amd nomme les esprits mesurés qui « louent Machiavel pour sa science, ses dons naturels, son jugement, sa profonde connaissance de l’his­ toire et de la politique », mais le critiquent pour ses vues sur la religion et ses conseils « plus que diaboliques ». Après avoir ainsi classé logiquement les diverses attitudes contemporaines devant le machiavélisme, Amd prend des vues historiques de ce courant de pensée. Quand il considère le « machiavélisme avant Machiavel » ( « Machiavelli praeludia » ), il ne craint pas de remonter trop haut en fait d ’origine. Ce fu­ rent en effet, selon lui, Achitofel, Jéroboam, Lysandre, le tyran d ’Aristote et Tacite qui furent les initiateurs de ce mouvement. Touchant le grand his­ torien latin, Amd souligne sa parenté d ’esprit avec Machiavel : « Tacite en décrivant avec tant de soins tous les actes de Tibère et de Néron, ainsi que les dernières années d ’Auguste n ’offrit rien d ’autre qu’une vivante image des Princes qui sortent de l’école de Machiavel ». Aux machiavélistes avant la lettre, Amd ajoute encore quelques noms : Salluste et Ammien Mar­ celin. Après la mort de l’auteur du Prince, ses disciples ont répandu sa doctrine à travers l’Europe. Cette « école de Machiavel » ( « Machiavelli consecta­ ria » ) a eu des représentants dans tous les pays et elle fut illustrée par des hommes comme César Borgia, Ludovicus Pfortias, Juste Lipse, G. Naudé, Richelieu, Mazarin, les membres de la Curie romaine, les casuistes jésuites, ( dénoncés, note Amd, par Louis de Montalte dans ses Provinciales ) et les apologistes de la « tuerie parisienne », c’est-à-dire de la Saint Barthélémy. A propos des justifications de ce massacre, Amd approuve Johannes Cypria­ nus d ’avoir réfuté les Considérations... sur les coups d'État. Enfin, il existe un machiavélisme étemel et Machiavel est loin d ’être l’ini­ tiateur de l’immoralité politique : «...la doctrine de Machiavel ne renferme rien d ’insolite, car tous les pro­ cédés de tyrannie, quelque mauvais qu’ils fussent, ont déjà été livrés au public par les grands maîtres de la prudence civile, avec plus d ’abondance, de détail et de cynisme que par Machiavel. C’est ce que fait le prince des Philosophes, Aristote, au cinquième livre de ses Politiques ». Et, après avoir rappelé que Platon et Xénophon ont donné de semblables préceptes, Amd ajoute: «Ma­ chiavel ne renferme assurément aucune maxime de perfidie qui n ’ait été depuis longtemps exposée par ces philosophes ». Les polémiques autour du nom de Machiavel avaient tellement brouillé les notions de « machiavélistes » et de « politiques » qu’une mise au point s’avérait nécessaire. C’est un travail de clarification de ce genre qu’a entrepris

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H. Corning dans la préface de son édition annotée du Prince de MachiavelL Nous sommes fondés à utiliser ce livre, puisqu’il est dédié à un Français, Hugues de Lionne *2. Corning commence par montrer combien est injuste la sinistre légende qui a fait de Machiavel « l’instrument criminel de Satan » ( « sceleratum illud Satanae organum » ). Il rappelle qu’il existe un machiavélisme étemel où Machiavel n ’a point de part. Alors que l’opinion veut que Machiavel soit l’origine de la corruption politique, l’historien impartial est obligé de recon­ naître que les maximes machiavélistes sont aussi vieilles que le monde : les Athéniens, les Lacédémoniens, les Macédoniens, Louis XI n ’ont rien laissé à inventer à l’auteur du Prince. Conring relève un autre paradoxe de la réputation faite à Machiavel : l’écrivain florentin, si souvent taxé d ’athéisme, a trouvé beaucoup plus de pa­ pes pour l’approuver que pour le condamner. La raison de ces variations se trouve dans le fait que la politique pontificale a été souvent machiavélique : la conduite de César Borgia fut inspirée par Alexandre VI qui fut « d ’une perfidie plus que punique 3 ». Conring s’emploie à détruire les arguments de l’antimachiavélisme et à en montrer l’injustice et le vide : beaucoup d ’antimachiavélistes ont écrit contre l’auteur florentin sans l’avoir lu. Beaucoup d ’autres écrivains ont fait avant lui la théorie de la tyrannie : Platon, au livre VIII de sa République, Xénophon, dans son Hiéron, et surtout Tacite qui, en écrivant les histoires de Tibère, de Néron et d ’Auguste, semble avoir donné une véritable image du prince machiavélique45. Bien des antimachiavélistes pratiquent en secret l’auteur qu’ils condamnent : telle est l’attitude de Campanella. Alors que de grands esprits comme Juste Lipse et Possevin reconnaissent le génie de Machiavel, un plat adversaire comme Gentillet le taxe de sottise. Conring note encore que la religion n ’est pas combattue dans les écrits de Machiavel, puisque Le Prince conseille d ’en garder toujours les appa­ rences. S’il fait un reproche à l’auteur florentin, c’est d ’avoir vulgarisé et gé­ néralisé ses maximes : leur emploi doit être réservé à une élite et aux temps de crise6. Dans un autre livre, De civili prudentia ®, Conring rappelle qu’on regarde les Politiques comme des disciples de Machiavel et qu’on rattache à son επ­

ί. MachiavelXi Princeps cum animadversionibus politicis, Helmaestadii, 1686. 2. En réponse à répitre flatteuse de Conring, Lionne écrivit une lettre en latin où il approuvait l’auteur allemand d’avoir signalé combien Machiavel avait été calomnié. 3. « Alexandri sane sexti, qui utique perfidia fuit plus quam punica auspiciis, consiliis, et auctoritate gessit omnia Caesar Borgia... Aliorum Pontificum exquisite Machiavellicos, ut nunc appellantur, actus omnes recitare, infiniti fuerit laboris opus.» 4. « Nihil sane habet Machiavellus improbae fraudis quod non dudum ab illis clara sit in luce collocatum ». 5. ♦ In eo duntaxat Machiavellus merito reprehendus venit, quod deceptus vulgi pravis sententiis, non probe distinxerit illa quae vere utilia et quae non nisi brevi temporis commodo aliquo speciem utilitatis mentiuntur, in futurum noxia : quodque illa quae injusto sive partis sive parandis imperiis crebrius prosunt, nullo discrimine in universum et omnibus et semper commendat ». 6. Helmestadii, 1662, 372 p.

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seignement leur doctrine de la raison d ’État L C ’est pourquoi ils ont souffert — et bien injustement — de la sinistre réputation faite à leur maître spirituel. Un antimachiavélisme sommaire les représente comme des contempteurs de la morale, et comme des athées qui font passer la religion après l’Etat12. Il faut ajouter que la définition que nous propose Conring des «Politi­ ques » explique la confusion qui, dans l’opinion commune, a pu se produire entre eux et les machiavélistes : le Politique, nous dit-il, tend à juger de toute chose par la raison d ’État et à en faire la mesure du juste et de l’injuste3. *

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Quelles conclusions tirer de ces réactions diverses à Tacite et à Machiavel ? Comment interpréter ce qu’on peut appeler le « test Machiavel » ? Constatons d ’abord qu’il existe un courant de pensée machiavéliste dans la première moitié du XVIIe siècle. Nous essayerons plus loin de le circons­ crire et de le caractériser. Mais le simple fait de son existence mérite d’être souligné, puisque l’influence de Machiavel sur la pensée politique française a été parfois mise en doute. Or elle ne semble pas niable puisqu’elle est attestée par les machiavélistes et surtout par leurs adversaires. Précisons qu’on observe, dans notre XVIIe siècle, un « moment de Ma­ chiavel » qui correspond, en gros, à l’époque de Richelieu. Il est signalé par la vogue du Tacitisme. Notons surtout que le procès de Tacite et de Machiavel est aussi celui de la raison d ’État et qu’il nous permet de pressentir les grands courants politiques qui se partagent l’opinion. Les sujets de Louis XIII ont certes en commun un certain nombre de croyances concernant le pouvoir, mais cette unanimité de surface n ’exclut pas les tensions et il suffit du fantôme de Ma­ chiavel pour les faire apparaître. A la faveur des réactions qu’il suscite, nous discernons trois orientations de la pensée politique. Nous distinguons d ’abord les ennemis de Machiavel, qui sont aussi ceux de la raison d ’État et des Politiques. Liant étroitement la politique et la reli­ gion, l’État et l’Église, ils sont pleins de méfiance pour l’État moderne, trop païen à leurs yeux. C’est d ’un point de vue religieux qu’ils vitupèrent la raison d ’État. En complète opposition avec ce premier courant, nous observons ensuite des hommes qui écoutent avec indulgence, intérêt ou admiration les voix machiavélistes. Ils acceptent sans trop de déchirement [la séparation de la poli­ tique et de la religion et s’avouent serviteurs de la raison d ’État. Un troisième courant est comme coincé entre les deux précédents. Repré­ senté par des hommes comme Hérauld ou Theveneau, il est hostile à Machiavel comme aux « Catholiques zélés » et aux souvenirs de la Ligue. 1. « Machiavellus Politicorum antesignanus creditur... Illo magistro doctrina de Ra­ tione Status coepisse existimatur *. ( Index ). 2. « Qua acceptatione Politicus omnis est atheus, et politica est peritia prae utilitate reipublicae Deum religionemque omnem aspernandi * ( Op.cit., p. 6 ). 3. « Per affinis huic altera acceptatio est : qua Politicus audit sive solus sive quam ma­ xime is, qui ad rationem status quam vocant omnia exigens, fas omne et nefas una illa metitur, adeoque id demum censet agendum quod ratio status expostulat. Est autem et ille vocis usus forte post Machiavelli aetatem noviter exortus : quod hoc magistro eam doctrinam coepisse, ipse vero politicorum antesignanus existimetur ». ( Op.cit., p. 6 ).

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Dans la monarchie unitaire de Louis XIII, nous trouvons donc une con­ currence pour le pouvoir. Sans doute il ne s’agit pas là d ’un affrontement de programmes pareil à celui d ’une démocratie moderne. Alors que les dé­ mocraties d ’aujourd’hui sont des régimes pluralistes, l’Ancien Régime est moniste. Néanmoins ce monisme ne signifie pas l’absence d ’opinion publique, ni l’inexistence de conflits. Des courants se forment sur l’organisation de l’État, sur le « ministériat » ou sur les alliances protestantes. Dans ces con­ ditions, on peut dire que non organisée, non autorisée, non regardée comme normale la concurrence existe, au moins à l’état d ’ébauche. Les divisions découvertes de ce régime d ’unanimité justifient le sujet de notre étude et nous invitent à rechercher les conceptions avec lesquelles les hommes du XVIIe siècle ont pensé les relations humaines et le phénomène du pouvoir. Comme toute option politique enveloppe un système de pensée, il semble que, dans les trois attitudes notées plus haut, on puisse reconnaître trois perspectives sur le pouvoir. L’une repose sur une conception purement religieuse du monde. L’autre, que l’on peut qualifier d ’humaniste, fonde les rapports humains, sinon sur le consentement et la décision libre de l’homme, du moins sur un ordre issu de la raison humaine. La troisième intègre les hommes dans une collectivité plus vaste que les communautés médiévales et considère l’individu comme fait pour l ’État. La religion, l’homme, l’État : tels sont les fondements de ces trois perspectives politiques. Sans doute ces trois modes de pensée se rencontrent rarement à l’état pur. Mais, suivant qu’ils dominent chez un homme ou dans une œuvre, ils font naître un certain nombre d ’idées, d ’images et de sentiments. Que cette division tripartite ne soit pas une pure création logique, mais corresponde à la réalité politique française, c’est ce que nous essaierons de vérifier dans l’étude des pamphlets et des traités de l’époque de Richelieu. C ’est ce que l’on peut déjà constater en lisant un pamphlet de la fin du XVIe siècle. Rien de plus instructif sur les diverses attitudes politiques que l’on observe en France à la fin du XVIe siècle que le Dialogue sur les causes des misères de la France, publié en 1590 par Guy Coquille, « seigneur de Romanay, pro­ cureur général au grand duché de Nivernais ». Le dialogue met aux prises un « catholique ancien », lecteur de l’Évangile et défenseur de l’Église gallicane, un « catholique zélé », fougueux ultra­ montain, et un « Palatin », partisan de l’absolutisme. Le catholique zélé désire que l’on extermine les hérétiques «...incontinent et vivement et par la voie des armes ». Il invoque l’autorité du Pape et de la Sainte-Union. Il professe que le peuple a le droit de destituer le roi s’il le juge bon. Il affirme que «...des Etats, représentant tout le peuple de France, dépend l’autorité et puissance des rois». Et il ajoute : «...comme au peuple il ap­ partient de constituer un roi sur soi, aussi à lui appartient de le destituer. Quand il a dissipé le corps de son peuple, le chef n ’est plus rien, la règle générale en tous moyens et affaires est que qui a pouvoir de constituer, a pouvoir de destituer ». Le but dernier de la politique est la gloire de Dieu et la splendeur de l’Église. Le « Palatin » recommande une obéissance sans nuances : « Vous autres, qui êtes du simple peuple, et qui n’êtes nourris aux

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affaires, vous entrez bien avant en matière ; vous devriez laisser faire les grands, auxquels appartient d ’en raisonner, d ’entreprendre et d ’exécuter». Pour le « Palatin », l’humanité se divise en deux groupes : ceux qui com­ mandent et ceux qui obéissent : Nous devons, dit-il, «...reconnaître que nos supérieurs sont pour nous commander, et que nous ne devons murmurer contre eux ». Le « catholique ancien » fait preuve de plus de sagesse. Il ne parle pas d ’exterminer les hérétiques par les armes, mais « par l’exemple ». Il se méfie de ces grands mots de défense de la foi mis en avant par les catholiques zélés et découvre des motifs suspects dans les guerres entreprises au nom de la re­ ligion : « Je dirai donc, avec votre permission, mon avis sur la naissance des trou­ bles et des guerres civiles, et vous verrez que la religion n ’est pas la vraie cause de ces guerres, mais qu’il y a un mélange de l’intérêt des Grands, de l’intérêt des ecclésiastiques pour leurs aises et commodités, et de l’intérêt du peuple, auquel la patience est échappée, et peut-être aussi qu’il y a quelque chose de mêlé des princes étrangers ». Le catholique ancien ne reconnaît pas au peuple le droit de prendre les armes contre le monarque. Hostile à l’absolutisme sans frein, il est pour une autorité réglée et dénonce dans les abus du pouvoir les mauvais conseils des pestes de cour qui « disent et font croire aux rois que tout leur appartient et qu’ils peuvent disposer à leur volonté des biens de leurs sujets...» Les personnages de ce dialogue correspondent assez bien aux tendances que nous avons distinguées plus haut. Le catholique zélé incarne l’opposition catholique ; le palatin, l’étatisme ; le « catholique ancien », l’étatisme mo­ déré ou l’humanisme. Nous allons commencer notre revue des divers courants politiques de l’époque de Louis XIII par celui qui s’est farouchement opposé à la raison d ’État ou, pour employer son langage, à la « raison d ’Enfer ».

CHAPITRE ΙΠ

L’OPPOSITION A LA «RAISON D ’ENFER» « Dieu est l’auteur des É tats ; il en veut être le directeur ·.

Molinier « Si Dieu n’existe pas, to u t est permis ». H. P. Contzen

Une incursion au « pays de Machiavel et de Tacite 1 » nous a montré que l’hostilité manifestée à ces esprits jumeaux révèle un refus décidé de la raison d ’État et de la politique de Richelieu. Toute une série d ’écrits, de ton reli­ gieux, attaque la nouvelle politique française comme machiavéliste, impie et idolâtre du Pouvoir. Leurs auteurs considèrent la raison d ’Ëtat comme un principe purement négatif, la manifestation du « libertinage politique » et l’instrument du diable 12. C ’est en opposant la « vraie » raison d ’État à la fausse et en la subordonnant à la religion qu’ils entendent résoudre le pro­ blème posé par l’émergence du nouveau principe de gouvernement. Ils veu­ lent restaurer l’identité médiévale de la politique et de la foi. A l’époque de Richelieu, un large courant de la littérature d ’opposition manifeste un antimachiavélisme systématique et met au premier plan des arguments religieux. 11 comporte deux sortes d ’ouvrages. D ’une part, des pamphlets nés de circonstances précises et qui attaquent tel ou tel aspect de la politique de Richelieu. Composés en France ou venant de l’étranger, ils des­ sinent des choix politiques, ce qu’on peut appeler le programme de l’oppo­ sition dévote. D ’autre part, des traités qui définissent la politique chrétienne ou la « vraie » raison d ’État et sembleraient intemporels si leurs attaques contre les Politiques et les défenseurs de l’État ne permettaient pas de les situer dans les polémiques concrètes. Bien que n ’émanant pas des mêmes milieux, ces divers écrits méritent néanmoins d ’être réunis, car ils s’appuient sur un système de pensée identique. Ces écrits d ’opposition sont en moins grand nombre que les pamphlets gouvernementaux, pour la raison simple, sans doute, qu’ils émanent du parti qui a été temporairement vaincu et qui n ’a donc pu s’exprimer à son aise. Nous aurons à nous interroger sur ce qui constitue l’originalité dernière de ce courant. Est-ce son caractère religieux ? S’oppose-t-il au courant éta1. L'expression est de B alzac , Le Prince Paris, 1660, p. 329. 2. Les Italiens avaient déjà maudit la «diabolique * raison d'État. R. d e M a t t é i , dans son article « Il problema della Ragion di Stato nol Seicento », Rivista internationale di filosophia del diritto, ann. XXVI, ser. III, 1949, pp. 187-210, donne des exemples de ce genre d’épithètes : « ragion del diavolo *, * ragio d’inferno *, « ragion diabolica », « Status ratio est ratio diaboli ». Aux sources italiennes de l’expression relevées par R. de Mattéi, nous pouvons en ajouter d’espagnoles. La traduction par R. Gaultier du livre de L. d e l a P l e n t e : De la perfection du chrétien paraît en 1638. On y lit : ♦ Les méchants par raison d’Ëtat érigent des idoles de va­ nité que les autres adorent * ( 2° partie, p. 167 ). L’auteur ajoute que la nouvelle politique, c’est la guerre de Snlan contre Dieu. ( Voir BN : f> 7460 ).

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tiste comme une tendance religieuse à une tendance profane et mondaine ? 11 ne faut pas suivre aveuglément les publicistes dévots quand ils traitent leurs adversaires d ’impies, de machiavélistes et de païens, car ce sont là des ou­ trances de la polémique. A première vue même, dévots et étatistes semblent ne s’opposer que par des nuances, car les uns et les autres sont à la fois mo­ narchistes et chrétiens. Il y a seulement entre eux cette différence que les éta­ tistes sont plus politiques que chrétiens, les dévots plus chrétiens que politi­ ques. Unis dans l’intention d ’accorder raison d ’État et religion, ils accentuent différemment les deux termes. Mais cette différence de dosage entre l’élément religieux et l’élément laïque cache peut-être une différence de nature entre les deux types de pensée. Pour étudier ce courant de pensée, il est particulièrement utile de suivre l’ordre chronologique, et ce n ’est qu’après avoir analysé les écrits où il s’ex­ prime que nous pourrons dégager ses divers caractères. Dans l’histoire du parti religieux à l’époque de Richelieu, une coupure assez nette est constituée par la Journée des Dupes. Si, avant 1630, ce parti formule ses critiques essentielles de la politique de Richelieu, il procède de façon feutrée et les écrits d ’opposition les plus violents viennent de l’étranger. Après 1630, ce sera avec la liberté que leur donne l’exil que les publicistes dévots lanceront leurs pamphlets. LES ÉCRITS ANT1-ÉTATISTES En 1618 paraît un petit ouvrage au style embarrassé, mais qui contient l’essentiel de l’argumentation dévote. C ’est Y Apologie contre les Politiques ennemis de la Religion et de ΓÉtat, qui est due à la plume de Cherbeyt, dit Dardenne, « Prieur indigne ». La dédicace à Madame de Luynes, complétée par sa généalogie, permet de rattacher l’auteur aux milieux dévots, supposi­ tion que le contenu de l’écrit ne fait que confirmer. Le premier chapitre développe l’interprétation dévote du droit divin des rois qui, loin de dégager la puissance royale de toute entrave, la soumet au contraire à la religion. 11 est certain, rappelle Dardenne, que « la religion maintient les rois en leur autorité », car le Seigneur lui-même a dit : « Par moi régnent les Rois ». Dans la nature en effet les choses subsistent, non par elles-mêmes, mais par Dieu. La « raison même de nature » montre qu’il en est de même dans l’ordre civil : « ...toutes les Monarchies ne se maintiennent que par sa puissance et... c’est à lui seul à ôter ou perpétuer sur les trônes les enfants des rois, s’ils l’ont servi avec fidélité 1 ». Cette vérité fondamentale, qu’illustrent de nombreux exemples, bibli­ ques et antiques, dicte aux Princes leur conduite : ils doivent entretenir l’État et avancer l’honneur de Dieu en leur royaume 12. De ce principe général le chapitre deuxième tire cette conséquence parti­ culière que les Pères Jésuites sont nécessaires en France et empêchent la sub1. Dardenne, Apologie, p. 5. 2. Ibid., p. 6.

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version de l’État. Intervenant ainsi en faveur d ’un ordre dont le rôle est très discuté, Dardenne affirme que les Jésuites s’opposent comme «...une double muraille à l’infidélité des âmes qui méconnaissent un vrai Dieu et se laissent glisser à toute impiété et désobéissance vers le Roi, que Dieu nous a donné pour le représenter ici-bas comme image vivante de sa divinité 1 ». En effet « ils empêchent la ruine de l’État et le bouleversement des âmes 12». Pour appuyer ses affirmations, Dardenne renvoie aux « doctes écrits » des Suarez, Vasquez, Ribera, Saz, Becan et Coton ; il invoque également l’autorité de «...l’Illustrissime Cardinal Bellarmin3 » et se rattache ainsi explicitement à la pensée de la Contre-Réforme catholique. Après avoir interprété la théorie du droit divin comme un frein au pou­ voir et avoir plaidé la cause des Jésuites, Dardenne consacre le reste de son petit ouvrage à apostropher violemment ceux qu’il considère comme des enne­ mis de la religion. Opérant l’amalgame habituel aux polémistes dévots, il rap­ proche hérétiques, athées et « Politiques » pour dénoncer en eux des dangers pour la religion et la monarchie. Ainsi esquisse-t-il l’un des thèmes majeurs des pamphlets qui, à partir de 1625, attaqueront la politique française. Aux « Catholiques politiques » il reproche leur indifférence aux intérêts de la religion et leur souci exclusif de l’État. Il les dépeint sous cette forme imagée : « La fable représente... (que dans) l’assemblée des brutes et des oiseaux pour se faire la guerre, la chauve-souris seule se trouva à dire de l’un et l’autre parti, de sorte que depuis elle est demeurée neutre, n ’étant ni brute ni oiseau : les Catholiques politiques font le semblable, se tenant neutres aux différends de la religion ; ne veulent du tout improuver notre créance, mais adhèrent au parti des prétendus réformés 4 ». Aux yeux des dévots, la neutralité est le vice suprême des « Catholiques politiques ». C ’est pourquoi Dardenne dénonce en eux des « mignons d ’Epi­ cure » qui « n ’étant ni froids, ni chauds, jargonnant mal gracieusement aux dépens des Catholiques et indifférents aux hérétiques, blâment cruellement les bons religieux et nommément les pères Jésuites 5 ». Le Prince chrétien doit rejeter leurs conseils funestes et incliner vers le bon parti, car « ...Dieu dit que qui n ’est pas de son parti est contre lu i6 ». « Catholiques politiques » n ’est pas le seul terme des polémiques que rappelle Dardenne. Il ironise aussi sur le nom de « bons Français » que re­ vendiquaient les Politiques en face du parti « espagnol ». Assimilant ici les Politiques aux Protestants, il observe que les réformés, coupables de « lèseMajesté divine », ne respectent pas non plus la dignité royale ; mais, dans leur impudence, ils « ...appellent Espagnols ceux qui ouvrent la connaissance au Roi du dom1. Dardenne, Apologie..., p. 19. 2. Ibid., p. 20. 3. Ibid., p. 15. Parmi les autorités invoquées par Dardenne, notons encore « Florimond de Raymond, historien fidèle et véritable » ( p. 20 ). 4. Ibid., p. 26. 5. 6. Ibid., p. 27.

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mage que de telles pestes apportent en son royaume. Sont-ce pas de bons ser­ viteurs du Roi et bons Français que ces Rochelois, Genevois et tous Calvi­ nistes 1 ». De l’écrit de Dardenne se dégage l’image d ’un roi catholique, soumis à la religion et amis des Jésuites, hostiles aux « Politiques » et aux « bons Fran­ çais», dont le rôle profond est de «...maintenir en accord l’ordre et l’harmonie que Dieu a commandés en ce bas-monde12 ». *

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*

Rapprochons de ce pamphlet le petit livre de Jean Auvray : Discours apologétique en faveur des Jésuites, où sont amplement réfutées toutes les calo­ mnies et impertinences à eux imposées, tant par les religionnaires que machiavélistes de ce temps. Aubray reprend et réfute les accusations fréquemment lancées contre les Jésuites, à savoir qu’ils sont Espagnols, trop attachés au Pape et qu’ils sont meurtriers des rois. Comme on le voit déjà au titre du libelle, Auvray opère l’amalgame entre tous les adversaires des Jésuites et rapproche un peu abusivement : calvi­ nistes, luthériens, machiavélistes et Politiques. En un style pittoresque, il hous­ pille les «...machiavélistes, gens du monde, Rogers bontemps, catholiques à simple semelle...3 ». Il s’en prend à l’idée chère aux « Politiques » selon laquelle l’unité de re­ ligion n ’est pas nécessaire en un État. 11 y retrouve «...les maximes d ’État de nos machiavélistes » et, en termes heureux, il condamne dans l’idéal de to­ lérance une « Polygamie spirituelle 45». *

*

*

Les Politiques chrétiennes que Molinier6 pubüa en 1621 sont à la fois un Anti-Machiavel et un traité du Prince chrétien. D ’une part, elles apportent un antidote aux Politiques mondaines, d ’autre part, elles constituent un traité général de politique chrétienne. Cette double nature du livre nous le fait ran­ ger parmi les écrits anti-étatistes. C’est en moraliste que Molinier aborde la problème du gouvernement. Il avertit son lecteur qu’il examinera « moins la Politique que le Politique» et définira les vertus qui font le Prince chrétien. 11 groupera ces vertus autour de trois notions qui détermineront la division tripartite de son livre. D ’abord l’idée de « Sapience » qui rassemble les vertus qui donnent « suffisance et ca1. Dardenne, Apologie..., p. 34. 2. Ibid., p. 2.

3. J. Auvray, Discours apologétique, p. 9. 4. Ibid., p. 60. 5. L'Histoire de la ville de Toulouse, dédiée à Messieurs les Capitouls par M. J. R a^ nal, Toulouse, 1769, ( B N : 40 Lk7 9743) nous donne ( p. 363) quelques indications biographi­ ques sur Etienne Molinier : prêtre, docteur en théologie et en droit civil et canon, il suivit quel­ que temps le barreau dans le Parlement de Toulouse. Ayant embrassé l’état ecclésiastique il se livra principalement au ministère de la chaire. En 1629, il fut pourvu de la cure de Saiibens, dans le diocèse de Toulouse, qu’il garda jusqu’à sa mort, survenue vers 1651.

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pacité » et concernent l’entendement. Ensuite la « Prudence », ensemble des vertus qui tendent à rendre la volonté capable de bonté et de probité. C ’est dans cette deuxième partie qu’il examine ce qu’est le juste Prince et quels devoirs il a envers Dieu, envers lui-même et envers le public. La troisième partie du livre énumère les qualités qui donnent au Prince la force de bien agir. Ainsi, selon Molinier, les vertus-clefs du Prince chrétien peuvent se résumer en trois verbes : savoir, vouloir et pouvoir le bien. Ils constituent le fil con­ ducteur du livre, qui est plusieurs fois interrompu par de vives attaques contre les Politiques du siècle. Dans la première partie de son livre, Molinier cite de nombreux exemples de politiques qui, pour avoir négligé la loi de Dieu, ont couru à leur perte : Pharaon, Aman, Antiochus, Hérode, les Juifs crucificateurs du Messie, Julien l’Apostat. L ’enseignement de ces désastres de la politique mondaine, c’est que le Prince ne peut être absolu et ne peut évincer son Créateur, vérité que Molinier résume en une formule : « Dieu est l’auteur des États, il en veut être le Directeur1 ». Exprimant cette idée sous d ’autres formes, Molinier utilise l’image du pilote qui se règle sur le ciel12 ou qualifie d ’«amphibie» la nature du Prince, car il partage son temps entre le monde et Dieu 3. Dans la seconde partie, Molinier observe que « tout ce que bâtit l’iniquité des hommes, la Justice de Dieu le détruit 45». Si l’injustice et l’usurpation ont jeté le fondement de plusieurs États, c’est par la permission de Dieu qui veut parfois punir des méchants les uns par les autres. Contre les machiavélistes, Molinier avance qu’une action injuste ne peut être profitable et fait l’éloge du gouvernement de Louis le Juste. Il examine ensuite les qualités particulières qui composent la vertu générale de Justice : piété, droiture, bonne renommée, vie, mœurs et amour du bien public. Sa troisième partie passe en revue les vertus qui constituent la force : autorité, magnanimité, courage, éloquence. Les autres œuvres de Molinier sont de caractère religieux. Ne nous ap­ portent-elles pas, incidemment, des indications supplémentaires sur ses vues politiques ? Le Panégyrique du roi Saint Louis5 permet à Molinier d ’illustrer son idéal du Prince chrétien qui, dans sa vie privée comme dans sa politique, n ’a d ’autre guide que la religion. Son Discours funèbre sur la mort de Mon­ seigneur du Vair l’amène à louer la politique équilibrée du chancelier 6. Dans 1. M o l i n i e r , Polit, chrét., p. 30. (If. même idée p. 35 : « ...s’il est ainsi que la Nature, la rai­ son, la loi et l’Évangile le montrent si clairement que Dieu a fondé et établi les États, qu’il les maintient et les défend, et en a un soin si particulier, faut-il pas aussi que les États se règlent au niveau de sa loi? ». 2. Ibid., p. 47. 3. Ibid., pp. 58-59. 4. Ibid., p. 111. 5. M o l i n i e r , Panégyrique du roi Saint Louis, Paris, 1618, '»0 p., BN Lbl8 81. 6. M o l i n i e r , Discours funèbre sur la mort de Monseigneur du Vair. Relevons deux phrases : ♦...au temps de la Ligue, quand la religion et l’État s’entrechoquaient (du Vair) sauve l’État et la religion * p. 20, et pp. 28-29 : ♦ Les uns poussés d’un zèle de religion, mais zèle indiscret, avaient oublié qu’ils étaient Français, les autres passionnés pour l’État avaient oublié qu’ils étaient chrétiens». Notons colin que, dans ce discours, Molinier prend «les vues selon les divisions éta­ blies dans les Politiques chrétiennes.

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les Douze fondements de la Cité de Dieu, nous relevons d'abord un éloge de la clémence « autant ou plus nécessaire à la conservation des États que la justice1». Cette vertu n’a rien d ’anti-étatiste ; elle s’accorde peu, cependant, avec le cli­ mat autoritaire du gouvernement de Richelieu. Nous notons également, à propos de l’absolution des crimes, une atteinte au principe de l’absolutisme. Après avoir observé que « les rois et les souverains n’ont point de qualité qui les approche plus près de la divinité que la puis­ sance qu’ils ont de sauver les criminels du supplice », Molinier raye le droit de grâce des attributs de la Souveraineté ; il écrit des monarques : «...encore qu’ils soient souverains, leur puissance n’est pas du tout ab­ solue, pour pouvoir indifféremment absoudre tous criminels, et remettre tous les crimes selon leur appétit ou fantaisie123». Et il ajoute que Dieu seul a une puissance purement indépendante, sou­ veraine et absolue, sans aucune restriction. Dans l’Oraison funèbre du R. P. Ranquet, inquisiteur de la foi à Toulouse, Molinier cite cette parole de Saint Bernard, dont on peut faire l’application en politique : «...l’homme qui veut être pour soi et non pour Dieu, et pour faire ses propres volontés et non celles de Dieu, il commence d ’être un rien entre toutes choses, de la fin desquelles il s’éloigne pour son dérèglement3 ». * * * En 1624, Richelieu est au gouvernement et la nouvelle orientation qu’il donne à la politique étrangère française alarme les dévots. Un de leurs écrits révèle leur inquiétude et constitue une mise en garde discrète qui annonce les critiques sérieuses. Il s’agit du pamphlet intitulé : Le véritable ou le mot en ami sur l'état présent de ce royaume. Il est attribué à Pierre de Lugnet, ancien fonctionnaire de la régence de la reine-mère. S’adressant à la reine, il lui rappelle l’influence qu’elle a sur son fils. Il observe d’ailleurs que, les devoirs envers le père et la mère et ceux envers Dieu étant inséparables, c’est une obligation pour un fils d ’honorer sa mère. La reine-mère a réalisé le double mariage espagnol ainsi que « ...l’auguste alliance des deux plus puissantes couronnes de la terre 4 ». Ayant consolidé la religion et l’État, elle devait s’opposer à ceux qui allaient compromettre cette œuvre. La France était assez forte et puissante pour n ’avoir pas à s’in­ quiéter des progrès de l’Espagne. L’auteur évoquait ensuite la sage politique des anciens conseillers de la reine et leur opposition aux idées actuelles : « Ce serait donc épouser aujourd’hui une forme de gouvernement du tout contraire aux sages conseils de ceux qui vous ont si fidèlement assistée durant votre Régence s’il fallait voir en nos jours altérer ce que vous avez si sainte­ ment conservé5 ». 1. 2. 3. 4. 5.

Les douze fondements de la cité de Dieu, Toulouse, 1655, 908 p., D 44925 ( p. 777 )· Ibid., pp. 782-783. Oraison fun., p. 9. Le véritable, p. 4. Ibid., p. 6.

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«Ce discours», remarque-t-il, «semblera à quelques-uns n ’être pas le langage du temps, comme si ne parler selon leur goût n ’était pas être bon Français 1 ». 11 résume l’argumentation des politiques contre le prétendu impérialisme espagnol: «...de ces accusations, conclut-il, ...les hérétiques ont la bouche pleine ». Le pamphlétaire faisait des réserves sur la politique française en Valteline ; représentait l’injustice et l’impiété de l’assistance donnée par un roi catholique à la Bavière protestante contre le Palatinat ; parmi les alliés, il ne fallait pas protéger ceux qui ajoutaient au «crime d ’É tat» l’impiété12. La reine-mère devait s’entremettre entre les deux couronnes et éviter une guerre souhaitée seulement par ceux qui « ...n’ont d ’autre but que de pro­ fiter dans la confusion 3 ». Richelieu était, semble-t-il, visé dans « ...ces ministres de l’État qui, comme très illustres Prélats, sont touchés d ’un zèle fervent envers la Reli­ gion pour empêcher que l’Hérésie ne se prévale de la discorde des Princes Catholiques 4 ». Appel était fait aux sentiments religieux du roi : « J ’ose encore espérer que ce bon Religieux, qui a l’honneur d ’être direc­ teur de la conscience du Roi, le rendra si sensible aux intérêts de la religion que nulle considération d ’État ne le touchera, qu’autant que /’honneur de Dieu s’y trouvera conservé ; afin qu’en la qualité glorieuse qu’il possède d ’être fils aîné de l’Église, il surmonte en zèle tous les Princes de la terre 5 ». Les vrais chrétiens et les vrais Français se reconnaissaient à leurs sympa­ thies pour l’Espagne : « Ce sera à cette livrée qu’il ( le roi ) les remarquera être vraiment bons Français, et non à une passion turbulente qui, sous couleur de l'honneur de la France, nous jetterait en de si grands malheurs, qu’ils nous lairraient un éter­ nel regret de ces sages vieillards, lesquels par la grande modération de leurs esprits, ont toujours préféré le repos et la tranquillité du Royaume, à cette sorte de mouvements, pour spécieux qu’ils puissent être 6 ». Le libelle se terminait par des considérations d ’ordre pratique : l’évoca­ tion des maux d ’une guerre à l’issue incertaine et des menaces qu’elle ferait planer sur l’autorité royale. Envisageant l’attitude des protestants, il notait qu’il était aussi imprudent de les laisser spectateurs du conflit que de les y employer. Ce pamphlet, mesuré et dangereux pour Richelieu, contient toutes les accusations que les adversaires de sa personne et de sa politique lanceront plus tard. Hostile à tout conflit avec l’Espagne ainsi qu’aux alliances pro­ testantes, il montrait le souci de conserver la paix de la Chrétienté ; il affirmait l’accord des intérêts de l’État et de ceux de la Religion ; il définissait une mo­ narchie chrétienne : 1. 2. 3. 4. 5. 6.

Le véritable, p. 5. Ibid., p. 7. Ibid., p. 9. Ibid., p. 9. Ibid., p. 10. Ibid., p. 13 (souligné par nous).

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« ...tous les Rois Chrétiens ont jeté leurs sceptres et leurs couronnes aux pieds de la Croix du fils de Dieu, et se sont faits vassaux et tributaires de son règne 1 ». ♦ * * L’année 1625 voit se déclencher contre Richelieu une violente campagne de pamphlets d ’origine étrangère dont les plus importants sont les Mysteria politica et Y Admonitio. Les Mysteria 12, qui ont un caractère principalement politique, dénoncent la politique extérieure de Richelieu sous la forme de huit lettres supposées entre de hauts personnages. Ces lettres blâment le concours que la France serait amenée à donner au comte Palatin contre l’électeur de Bavière, du fait du mariage anglais. C’est probablement à ce pamphlet que fait allusion la Cabale espagnole en signalant les libelles diffamatoires que les Espagnols fai­ saient courir «...à Rome, à Madrid, en Allemagne, voire même dans les meilleures villes de France, contre cette glorieuse alliance d ’Angleterre, après n ’avoir pu ni la faire réussir pour eux, ni l’empêcher pour les autres ». L’essentiel du pamphlet se trouve dans la lettre VII, signée des noms de M. d ’Amblecourt et d ’Anserville, qui montre combien est injuste, impie et inutile la guerre avec l’Espagne. Mais au total les Mysteria invoquent plutôt des arguments d ’ordre poli­ tique et se posent autant en défenseurs des droits de la maison d ’Autriche qu’en catholiques soucieux des intérêts de la Chrétienté. Sur ce terrain, les pamphlétaires de Richelieu sont à l’aise. Lorsqu’un pamphlet ultérieur, YAdmonitio, viendra attaquer le cardinal sur le terrain religieux, les publicistes français, plus gênés, accoleront les deux livres. Cette tactique leur permettra de nationaliser le débat et de diluer, en quelque sorte, la question religieuse dans la polémique politique. C ’est encore en 1625 que fut publié l’ouvrage le plus dangereux pour Richelieu, Y Admonitio, dont le titre français complet est : Avertissement d'un théologien à Louis XIII, roi très chrétien de France et de Navarre, par lequel il est démontré brièvement et fortement que la France, en même temps qu'elle concluait honteusement une alliance impie, est entrée dans une guerre injuste contre les catholiques, guerre fatale à notre sainte religion. C’est un Jésuite que Richelieu incrimine comme l’auteur des Mysteria et de YAdmonitio, «...la pernicieuse doctrine qu’ils renferment étant, écrit-il, la doctrine particulière de leur Ordre ». Le pamphlet ne néglige pas les attaques personnelles contre Richelieu, lui reprochant sa passion du gain et des honneurs et son mépris pour les prin­ ces du sang. Mais, ce qui faisait la force du libelle, c’est qu’il portait ses ac­ cusations sur le terrain religieux et attaquait ainsi Richelieu par son point le plus vulnérable. Avec une grande violence, il montrait dans le cardinal

1. Le véritable, p. 15. 2. Mysteria politica : Epistolae arcanae virorum illustrium sibi mutuo confidentium lectu et consideratione dignae. Juxta copiam Neapoli impressam Antverpiae apud Henricum Aertsium, 1625, In-4, 32 p. BN : Lb36 2361.

L ’OPPOSITION Λ LA « RAISON D ’ENFER »

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le responsable d ’une politique qui tendait à la ruine du catholicisme et au triomphe du parti protestant. Le droit et l’honneur du souverain pontife, disait-il, étaient en cause ; le roi de France, victime de ses conseillers, était sans excuse ; une seule issue à la crise internationale était possible : le pape devait user de ses armes spirituelles, alerter la Chrétienté, excommunier le roi de France et ses ministres. Détachons de ce pamphlet les passages qui marquent les principaux points de son argumentation. Il affirme que la prospérité d ’un royaume dépend de son zèle à défendre la religion. Après avoir souhaité une bonne paix et montré « l’Iliade de maux irréparables » que menacent d ’apporter à la France ses « chaleurs martiales », l’auteur du pamphlet met le roi en garde contre les conseillers qui l’ont poussé à la guerre. Autrefois Dieu foudroya son peuple préféré de peines horribles pour s’être allié avec « les Palestins, Syriens et Égyptiens ». Or, ajoute-t-il, les mauvaises alliances risquent de faire perdre au roi son royaume, son âme, le paradis et Dieu même. Avec qui, en effet, s’est-il allié ? Avec les Hollandais qui sont «...vrais écumeurs de mer, asiles des perfides et scélérats, auprès desquels il n ’y a nul crime pendable que la vraie religion ». Le roi doit revenir de son erreur et tourner ses armes contre ses alliés d ’aujourd’hui : « C ’est contre telles racailles que le zèle de votre équité se doit allumer, non contre vos frères chrétiens ». L'Avertissement s’indigne de l’impiété des conseillers du roi de France et nous fait entendre leurs propos. Tantôt il met dans leurs bouches des dis­ cours sacrilèges : « O Dieu qui tenez tout enserré sous votre puissante main, et à qui per­ sonne ne peut résister, donnez en proie vos serviteurs, qui sont en la Valteline entre les mains des Grisons Hérétiques, vos ennemis. Rangez les Allemands sous le sceptre du Palatin calviniste, qu’il tienne les Évêques et Évêchés à sa volonté, qu’il gouverne les prêtres, moines, religieux, religieuses, tous enfin les catholiques ses serviteurs, afin qu’il les contraigne par feu, fer, flammes à renier leur foi, mépriser tes sacrements. Donne aussi à Gabor, aux Turcs et Tartares le reste de tes fidèles serviteurs, qui sont en Hongrie, Moravie, Boème et Autriche etc., pour les faire tous idolâtres et enfin vous renoncer. Que les rues et carrefours retentissent à leurs cris et gémissements. Que la terre soit énivrée de leur sang et larmes, que les Églises soient réduites en soli­ tudes et l’habitation des hiboux ». Tantôt, plus près de la réalité, il nous fait entendre la voix de ces Politi­ ques qui préconisent une politique purement temporelle et sont médiocre­ ment soucieux des intérêts du christianisme : « Quelqu’un bien versé au code machiavélistique me dira, que nous en chaut-il que fasse l’Anglais, le Danemarc, Gabor et le Hollandais, voire encore le Palatin contre la Religion, pourvu que le temps doré retourne ? Que nos soldats fassent à leur volonté, cela touche les confédérés. Ce n’est pas notre intention de nuire aux Catholiques ; nous rendons à un chacun ce qui lui ap­ partient. Notre guerre est civile, nous conservons nos États ; nous diminuons les forces de l’Espagnol, et pourvu qu’il soit rendu plus faible, que la Religion se perde, que Dieu s’aide, ce n ’est pas sa cause, mais c’est pour l’augmen-

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tation du Royaume. Car l’entretenement des États n ’est aucunement à négliger. La prudence pédantesque n ’admet ce conseil ; la bigotterie des femmelettes rompt tout bon conseil. Le royaume doit être gouverné par le Roi et les âmes par Jésus-Christ. Enfin si les confédérés font quelque mal, ce n ’est notre in­ tention; s’ils font du bien, nous en sommes contents; que le crime leur soit imputé, pourvu que le fruit soit nôtre. Ainsi parlent les Athéistes qui se pensent Catholiques, se moquant de Dieu sous le couvert du bien public 1 ». Mais les arguments des Politiques sont de purs sophismes : « La sentence de tous les Théologiens est que la loi de nature et divine commande de ne mettre un gouverneur hérétique où il y a un catholique capable de cet honneur ». Les alliances avec les hérétiques, prônées par ces mauvais conseillers, sont grosses pour la France de malheurs futurs : « Faire amitié et alliance avec ceux qui ne participent à la vraie et sainte Église n ’est autre chose sinon se soustraire à la protection de Dieu, et, quand le royaume ne dépend plus de lui, au premier souffle de l’adversité son bonheur et sa félicité se renversent... Le roi qui tourne la pointe de son cœur vers Dieu est invincible ; si, au contraire, il se frotte avec les vicieux, il n ’est pas loin d ’une ruine générale. Coulez vos yeux vers le passé, et vous verrez que pas un royaume n ’a péri pendant que la religion, l’équité et la modestie y avaient leur siège 12 ». La politique française tend à ruiner la Chrétienté : « Contre quels ennemis armez-vous et soudoyez-vous tant d ’hérétiques, athées, Turcs et Tartares ? Ne sont-ils pas de même religion et profession de foi comme vous ? Catholiques, apostoliques et romains, ils sont enfants de l’Église de laquelle vous êtes le premier ; vous priez avec tous, ils ont les mêmes sacrements et en usent comme vous, ils marchent à une même félicité par le même chemin que vous 3 ». Ce qu’il y avait de plus grave dans Y Admonitio, c’est que ce pamphlet contenait des appels à la rébellion. Non content de menacer le roi de France d ’un « naufrage éternel », il travaillait à lui préparer un naufrage temporel. Π professait en effet la séditieuse théorie que le sujet peut désobéir à son roi par motif de piété : «...le Roi légitimement ne peut contraindre son sujet de prendre un maître hérétique pour ses enfants, voire les enfants ne sont tenus de l’accepter, car la loi divine limite les droits Royaux. 11 faut ouïr le Roi des Rois, et non le Roi du peuple qui ne lui veut prêter hommage. Mais vous me direz pourquoi un

1. Admonitio, p. 7. 2. Cf. Admonitio, p. 9. « Principi imprimis curae debet esse religio. Crimen est in ejus tutela esse neglegentem... In suo regno ergo religionis custos est princeps, in alieno eam laedere non potest, neque hoc agere ut in vicino omnia scelera invalescant ». 3. Cf. dans le même sens : «O misera Galliae felicitas, si esse secura non potest, nisi Danus, Suecus, Gabor, Turea, Tartari Germaniam rapinis, stupris, coedibus, flammis, haeresis con­ taminent, evertant, vastant ». < Hélas, que notre France est misérable, si elle n’a autre pour l’assurer de son bonheur que Dannemarc, Suèce, Gabor, les Turcs et Tartares, par l’entier saccagement de l'Allemagne, la remplissent de meurtres, rapines, flammes et hérésies : en quel abîme de malheur plongeonsnous tout le monde par nos conseils 1».

L ’OPPOSITION

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si grand monarque n ’aura-t-il pas le pouvoir de commander absolument à son sujet qui lui a prêté le serment aucunement inviolable ? Je réponds que c’est à cause qu’il s’agit du salut de l’âme qui est à Dieu seul, et non au Roi ; et ne le peut bannir pour ce sujet : car il n ’est tenu d ’obéir avec perte de son âme, voire si ce citoyen et tous ses enfants étaient convaincus du crime de Lèse-Majesté, il ne le pourrait encore contraindre de prendre un maître hé­ rétique pour ses enfants en peine dudit crime. 11 peut bien leur faire perdre la vie, mais il ne peut toucher en ce qu’est de la Foi, ni même les mettre en hasard d ’être séduits : n ’être obéissant en tel commandement, c’est pro­ prement piété1 ». VAvertissement autorisait donc le droit de résistance des plus fortes raisons et fournissait d ’arguments les opposants désireux de recommencer les troubles de la Ligue. 11 lançait même cet appel à la révolte : « Quand un Prince porte les armes contre la Religion, les sujets ne sont tenus de lui obéir, mais de lui résister ». En parlant au nom de la Catholicité toute entière, ce pamphlet pouvait trouver dans la nation un large écho. Il répondait en partie aux sentiments du cardinal du Perron qui disait : « Aujourd’hui le Roi d ’Espagne seul entre les Princes chrétiens est re­ gardé et tenu comme protecteur de la Religion catholique, et, si nous avons une guerre en France, on verrait tous les catholiques jeter l’œil sur le roi d’Espagne et tous les huguenots sur le roi d ’Angleterre12 ». * * * L'État chrétien de Vaure, paru en 1626, nous ramène aux ouvrages de caractère théorique. L’inspiration générale du livre est précisée dans l ’Épître au roi et dans la préface. L’auteur se propose de réfuter les «...fausses raisons de l’État des anciens Grecs, Romains profanes et autres infidèles ». Il entend mettre devant les yeux de son lecteur « ...l’État chrétien pour l’opposer aux maximes païennes, avec lesquelles les politiques libertins avec Machiavel et ses consorts le veulent gouverner». A la fausse raison d ’État, aux maximes politiques tirées des Gentils, il va opposer la vraie raison d ’État d ’une monarchie chrétienne 3. Vaure condamne naturellement Machiavel, « disciple de Corneille Tacite 45», Bodin et ses autres disciples, «suppôts d ’enfer». Il rejette la notion ma· chiavéliste de Fortune qui est d ’inspiration diabolique : «...cette Fortune fut un des grands mystères de Satan pour introduire dans le monde l’idolâtrie * ». Vaure marque sa séparation d ’avec le parti espagnol et s’élève contre la prétention de Marquez de placer le roi d ’Espagne au-dessus du roi de France. Il pose que « ...si les rois ne sont pas bien avec Dieu, il est impossible qu’ils

1. 2. 3. 4. 5.

Admonitio, p. 19. Perroniana. V a u r e , État chrétien., p. 276.

Ibid., p. 277. Ibid.. D. 437.

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puissent bien gouverner leurs Royaumes 1 ». Contre les « tièdes... Politiques » il affirme la nécessité de maintenir l’unité de foi dans le royaume : « Tout royaume divisé sera désolé : or est-il qu’il n ’y a point au monde de division si grande que celle de la religion 12 ». Vaure ne ménage donc pas ceux qui « se disent chrétiens et... veulent diviser la robe sans couture ». Il condamne le « ...politique qui veut en même État la pluralité de religions 3 ». Le postulat de sa pensée est en effet qu’« un État monarchique ne peut durer endurant pluralité de religions 4 ». Les « Politiques », « aussi perfides que les Grecs avec leur cheval de Troie », prétendent qu’il faut subordonner la religion à l’intérêt de l’État, et laisser liberté à un chacun de faire élection de sa religion. Aux chrétiens soucieux de les éclairer, ils répliquent par des impertinences : « Tenez fort pour l’unité de religion, prouvez-la par l’Écriture : ils re­ partent tout incontinent que vous êtes un moine, que c’est une doctrine de cloître, qu’elle ne se trouve pas dans le bréviaire : en un mot que l’ecclésiasti­ que est, et doit être, ignorant des affaires d ’État 56». Convaincu que la grandeur des monarques ne les exempte pas des règles de la foi, le roi chrétien consultera d ’abord la religion et ce n ’est qu’en deuxième lieu qu’il se laissera guider par les maximes d ’État qui ne lui sont pas contraires. Ne subordonnant jamais la religion à l’État, il repoussera les sophismes des Politiques : « Les plus fins politiques, ou pour mieux dire, les Politiques athées nient qu’il y ait des maximes d ’État contraires à la religion, pourvu qu’elles soient utiles à l’État, qu’il faut faire de tout bois flèche : voire même rendre la Re­ ligion esclave de l’É ta t8 ». Quand il considère le fondement du pouvoir, Vaure conçoit naturellemnt l’autorité comme établie de Dieu, mais il subordonne singulièrement César à Dieu. Lorsqu’il emploie la formule « le roi, vice-roi de Dieu », c’est pour insister sur les restrictions au pouvoir qu’impliquent ces mots. Les théolo­ giens ont toujours affirmé des Princes «...qu’ils n ’étaient que les vice-rois et ministres en la Royauté et que leur puissance à l’endroit de Dieu n ’était absolue, mais respective et dépendante ». Vaure blâme les courtisans qui prétendent que la marque de la royauté est pour le Prince de faire ce qu’il veut sans en être repris. A ce compte, ajoute-t-il, la royauté serait un privilège de violence : l’utile raison d ’État ! L ’interprétation chrétienne du droit divin des rois s’oppose à celle des étatistes. Vaure insiste sur la soumission nécessaire du roi à la religion : « Non, non, ce n ’est pas à un Vice-Roi, ou lieutenant de province d ’outre­ passer la volonté du Roi, ni d ’user de maximes contraires à celles qu’il lui a prescrites et ordonnées : voire quand les lois du sujet gouvernant pour son Prince seraient bonnes de soi ; ce n ’est pas assez ; il faut qu’il gouverne

1. 2. 3. 4. 5. 6.

V aure, Étal chrétien, p. 57. Ibid., p. 156. Ibid., pp. 157-158. Ibid., p. 159. Ibid., p. 270. Ibid., p. 272.

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selon le bon plaisir de son Maître et Seigneur. Or est-il que Dieu est le Roi des Rois, par conséquent ils doivent gouverner selon son bon plaisir ; autre­ ment ils sont criminels de lèse-majesté 1 ». Ce serait renverser l’ordre naturel des choses que de professer des maximes contraires et de subordonner «...le Souverain à son sujet, l’infaillible au fautif, Dieu à l’homme et le facteur à la facture, l’auteur à son ouvrage, le Roi au Vice-Roi et Lieutenant en terre12 3». C ’est pourquoi le chrétien glorifiera toujours Dieu avant César. Ayant ainsi opposé l’ordre de la providence divine au désordre des Poli­ tiques8, Vaure rappelle que «...la plus grande malédiction qui saurait arriver à un royaume est la guerre intestine de ces deux sœurs, la Religion et la Raison d ’É ta t45». Politique et religion s’accordent selon la loi de Dieu : « ...en la République, l’État politique est le corps, la Religion est l’âme 6*». L’état d ’esprit du parti dévot apparaît nettement dans le discours du garde des sceaux Marillac en plein conseil du roi au début de 1626. Marillac pro­ testait violemment contre l’abandon de la Valteline aux Grisons et contre la paix envisagée avec les protestants du royaume. Il était d ’avis qu’il fallait « nettoyer le dedans » du pays e. Puisque nous rencontrons ici l’un des chefs du parti religieux et que nous retrouverons son frère dans le terrible réquisitoire que Hay prononcera contre lui, il est bon de préciser leur portrait. Nous connaîtrons ainsi les visages des Marillac, celui qu’ils offraient à leurs amis et celui que voyaient leurs ennemis. La physionomie politique de Michel de Marillac se précise quand nous considérons les quelques écrits qu’il nous a laissés ainsi que les témoignages des contemporains. Il fait montre d ’un ultramontanisme modéré ou prudent dans le petit livre qu’il publie en 1611 : Examen du livre intitulé « Remontrance et conclusion des gens du roi et arrêt de la Cour du Parlement du 26 nov. 1610 » attribué faussement à M. Servin, conseiller du roi en son conseil, et son avocat en la cour du Parlement de Paris, comme ayant été faite en ladite cour sur le livre du car1. Vaure, État chrétien, p. 243. 2. Ibid., p. 251. 3. Ibid., p. 178. 4. Ibid., p. 234. 5. Ibid., p. 235. 6. « Il n’est pas juste que trouvant une province délivrée de l’hérésie, où le nom de Dieu est purement invoqué, le roi ôte par ses armes cette province à Jésus-Christ et la rende à Sa­ tan... Quant à rechercher la paix des huguenots, ce serait la ruine de l’État, car leur insolence les portera à des demandes si étranges que l’on ne les pourra contenter sans ignominie. En quoi il faut remarquer qu’alors la France n’aura plus d’autres alliances qu’avec les hérétiques, les­ quels favoriseront ceux du royaume et les soutiendront pour avoir des conditions plus avan­ tageuses... Quand je considère les évènements et l’appréhension de cette dévastation, je crains que ce soit l’heure que plusieurs âmes très saintes prévoient de la punition de cet État, si on néglige les moyens que Dieu présente d’y ruiner l’hérésie ». Mémoires du cardinal de R i c h e l i e u , S.H.F., tome V, appendice VI, pp. 320-325. (Cité par J. L e c l er c , « Politique nationale et idée chrétienne », Études, 1933, p. 551 ).

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dînai Bellarmin, pour montrer les ignorances, impertinences, faussetés et prévoriration, qui se trouvent presque en toutes les pages. S’en prenant à un fougueux gallican, Marillac rectifie les imputations calomnieuses dont avait été chargé Bellarmin. Il affirme que l’on peut être à la fois bon chrétien et bon français. Marillac fut amené à s’expliquer sur sa participation à la Ligue et il le fit dans un Mémoire \ Dans le chapitre deux, il note qu’il y eut deux ligues. D ’une part, une ligue française, qui groupait ceux qui voulaient un roi catho­ lique et de la lignée royale, c’est-à-dire Henri IV se faisant catholique. D’autre part, une ligue espagnole qui réclamait un roi catholique, même espagnol. Marillac affirme n ’avoir fait partie que de la première ligue qui l’emporta. Pour sa part, il contribua à faire donner par le Parlement un arrêt concernant la loi salique. Dans cet écrit comme dans le précédent, Marillac proteste de sa fidélité à la religion et à l’État. Dans ses Mémoires, Fontenay-Mareuil1 nous donne quelques détails sur le parti et les idées des dévots 3. Il note la liaison qu’il y avait entre Marillac, Bérulle et la reine mère ainsi que la sainteté de vie des deux chefs de parti : «...eux ayant vécu et étant morts en saints». Mais il juge leur politique une erreur : ils se sont formé «...ainsi que la plupart des hommes font souvent, de leur passion une raison». Ils croient «...aussi aveuglément que durant la Ligue n ’avoir pour but que le bien et l’avancement de la religion ». Les Mémoires de Mathieu Molé contiennent une lettre de Marillac à Mole. 11 remarque que trois choses importent à l ’État : la religion, la justice et le soulagement des peuples. Il désapprouve les aventures en politique étrangère comme néfastes pour le pays : « Notre État est convalescent4 ». Richelieu se montre sévère pour le parti religieux. Après avoir affirmé que Marillac garda « fidélité au cardinal de Bérulle en toutes choses », il dé­ nonce la fausseté des dévots : «...les dévots savent donner de belles paroles aussi bien que les autres, avec cette différence qu'il y a plus de déguisement, et qu’on le connaît moins parce qu’on s’y fie davantage6 ». *

*

*

Si l’Italie avait produit le poison machiavéliste, elle avait aussi fourni le contre-poison. Certains de ses théoriciens avaient montré que l’on peut12345 1. Mémoire de Michel de M ari llac sur sa conduite pendant la Ligue, suivie d’une lettre au cardinal de Bérulle, dans Choix de Chroniques et Mémoires du X V I * siècle, Paris, Desrei, 1836, II, p. 527. BN, salle de travail, casier BC 49-63. 2. F o n t e n a y -M a r e u i l , Mémoires, édit. Michaud-Poujoulat, p. 202-203. 3. l'n document sur Louis de M ari ll ac , de caractère émouvant, est constitué par le Rêfiextons religieuses sur son arrestation. Dans l’épreuve, le chréUen s’y peint avec sa résigna­ tion et sa piété fervente. Nous n’y trouvons aucune considération politique, mais des indica­ tions sur l’étroite liaison qu’il y avait entre Marillac et Bérulle. Le prisonnier de Richelieu note qu’il lit « matines et laudes de Notre-Dame... dans le Journal de M. le cardinal de Bérulle qui m’est consolation ». Jetant un coup d’œil en arrière sur sa vie, il constate : · J ’ai bien à consi­ dérer que Dieu m’a lié en la terre à deux personnes pour travailler en son service : Mademoiselle Acahe et M. le cardinal de Bérulle ». 4. M ol2, Mémoires, II, p. 28. 5. R i c h e l i e u , Mémoires, VI, pp. 129. 199, 204.

L ’OPPOSITION A LA « RAISON D ’ENFER »

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accorder la religion et l'État. Contre la raison d ’État païenne, ils avaient précisé ce que pouvait être une raison d ’État chrétienne. En face de penseurs diaboliques comme Tacite et Machiavel, deux atti­ tudes sont en effet concevables chez le chrétien : ou bien les rejeter, ou bien les exorciser et les convertir. Dans de nombreux pamphlets, nous avons vu la pensée chrétienne repousser la raison d ’État et condamner sans appel Tacitisme et Machiavélisme. Nous allons considérer ici son effort pour as­ similer l’adversaire. En 1628 paraissent les Discours politiques et militaires sur C. Tacite ex­ cellent historien et grand homme d'État, dûs à la plume de S. Ammirato et traduits par Laurent Melliet. Ammirato appartient sans doute à la littérature italienne, mais comme ses Discours ont été présentés au public français par Melliet, il ne semble pas inutile d ’analyser leurs principales affirmations con­ cernant la raison d ’État. Ce livre constitue en effet une des sources de la pen­ sée politique sous Louis XIII et marque un effort pour assimiler le Tacitisme. Il nous permettra de voir s’il opère vraiment la réconciliation du christianisme et de la politique moderne. Dès le début du livre l’auteur laisse voir ses préoccupations religieuses et met le roi en garde contre les Protestants, « ces cauteleux Républiquistes, ces insidieux et perfides Sinons ». Le point de départ de ses réflexions sur la raison d ’État lui est fourni par le récit du mariage de Claude dans Tacite : « Julia Agrippina fut préférée par raison d ’État d ’être mariée à l’empereur Claude de préférence à Elia Petina, et Lollia Paulina afin qu’étant fille d ’Agrippina, qui était née de Julia, fille d ’Auguste, elle ne transportât en une autre maison l’excellence et renom des Césars ». Il est en effet utile, note Ammirato « de discourir sur la raison d ’État, vu que tous les jours nous disons que telles et telles choses se font par raison d ’État, sans bien entendre néanmoins ce qui est dénoté et spécifié par ce mot ». Pour bien conduire l’analyse en ces matières délicates, il convient de partir de quatre notions répandues « parmi la plupart des nations du monde » : raison de nature, raison civile, raison de guerre et raison des gens. Ensuite «...il faudra examiner ces diverses raisons, observer si en ces différentes rai­ sons il y a aucun ordre de supériorité et prééminence». « Tous les hommes sont créés d ’une même masse de chair, et par consé­ quent ils n ’ont différence de degré et sont nés libres ». A ce niveau d ’existence règne la raison naturelle. Mais l’humanité n ’est pas demeurée en l’état de nature. «Les premiers hommes sortis des bois et des forêts s’habituèrent en des maisons artificielles, dont se composèrent des peuplades et des villes. Pour la manutention de la première association des hommes, il fallut faire des établissements ». De la vie sociale naquirent les ventes, les emprunts, les contrats. C’est sur le plan de la société que naquit la raison civile, qui est supérieure à la raison naturelle et la contredit parfois légitimement. Avec les guerres, une nouvelle raison apparut qui, « contredisant aux lois civiles, occupa par force ce que les autres s’étaient légitimement acquis» et se l’appropria avec la « raison de l’épée» : ce fut la raison de guerre. Mais les

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hommes sentirent le besoin de trouver des remèdes à cet état violent. Ils créè­ rent des ambassadeurs inviolables et suivirent la raison des gens. Ces diverses raisons, qui correspondent à différents niveaux d ’existence des hommes, se limitent et s’opposent les unes aux autres : « Vous voyez donc qu’en une certaine façon la raison naturelle a été corri­ gée par la raison civile, et la civile surmontée par la raison militaire, et celle-ci restreinte et affaiblie par la raison des gens 1 ». Des considérations précédentes se dégage un principe général qui va nous permettre de comprendre la nature de la raison d ’État, sa légitimité et ses limites : « La moindre Raison plie et fléchit sous la plus grande ». Ainsi la raison d ’État rend permis un mariage prohibé par les lois. L’em­ pereur Claude épousa sa nièce « afin que le sang des Césars ne s’étendît en d ’autres familles ». Romulus fonda sa ville avec l’aide de scélérats et de vagabonds. Faut-il le condamner parce qu’il accueillit des bandits pour créer la ville qui ap­ prendrait un jour le droit à l’univers ? 12. C ’est encore la raison d ’État qui légitime le rapt des Sabines ou la me­ sure par laquelle Auguste ne voulut qu’aucun chevalier ne fût admis au gou­ vernement de l’Égypte. La raison d’État enseigne le sacrifice du particulier au général : « Il faut souffrir patiemment le dommage privé pour l’avancement du bien universel ». Un exemple éminent de sacrifice, non en faveur d ’un État, mais de l’humanité, nous est fourni par Jésus-Christ qui a porté sur sa personne toutes les iniquités des pécheurs. A ce propos, Ammirato offre aux politiques cette maxime tirée de Saint Jean : « Expedit unum hominem mori pro populo 3 ». Étrange appli­ cation de l’histoire sainte. La raison d ’État peut donc se définir comme «...une contravention aux raisons ordinaires pour le respect du bien public, ou pour le respect d ’une plus grande et plus universelle raison 4 ». Ammirato se rapproche des étatistes les plus autoritaires quand il veut établir que «...le politique, qui vise au bien public, ne se doit arrêter pour 1. A m m i r a to , Discours politiques , p. 337. 2. Voici, formulée par Ammirato, la justification de Romulus : « Il ne pourrait répondre autre chose avec vérité, sinon que contrevenant à la Raison civile, qui châtie et punit les méchants, il les mit à couvert et en sauvegarde par Raison d’État, pour faire une Cité, laquelle, étant alors la retraite et refuge des plus méchants et chétifs per­ sonnages, serait un jour à l’avenir, étant instituée avec de bonnes lois, le tribunal de Justice, qui purgerait le monde et nettoyerait toutes les provinces de l’Univers des mal vivants et mau­ vais garnements, de l’engeance desquelles elle aurait été à son commencement peuplée et habitée » ( Ibid., p. 339 ). 3. Ibid., p. 354. 4. Ammirato nous donne encore cette définition de la raison d’État : «...la Raison d’État n’est autre chose qu’un soin qui regarde le bien public, le seul mot de Raison d’État le mani­ feste, en ce que État n’est autre chose que Domination, Seigneurie, Royaume, Empire et tel autre nom que l’on voudra donner ; d’où résulte que Raison d’Ëtat n’est autre chose que Rai­ son de Domination, de Seigneurie, de Royaume, d’Empire. Et par aventure c’est de là que Tacite l’appelle « Arcana Imperii », Secret de Seigneurie, c’est-à-dire une certaine, profonde, intime et secrète loi, ou privilège, disposée en contemplation de la sûreté de l’État, Empire ou Seigneurie ; comme quand il veut couvrir la mauvaise Raison d’État il dit : « Cuncta ejus dominationis flagitia » ( Ibid., p. 357 ).

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l’incommodité et dommage évident des particuliers ». A ce sujet, il rappelle un épisode connu des Annales. On sait que, selon une vieille loi de Rome, si un « gentilhomme » était occis par quelques-uns de ses esclaves, tous les autres étaient mis à mort. Or, sous Néron, Pedianus, gouverneur de Rome, fut assassiné par l’un de ses esclaves. Comme l’application de la loi entraînait la mort de 400 esclaves, il en résulta une sédition et un débat au sénat. C. Cas­ sius se prononça pour l'observation stricte de la loi. Plaidant la sévérité, il conclut son discours par la phrase qui allait devenir le mot d ’ordre des étatistes au XVIIe siècle : « Habet aliquid ex iniquo omne magnum exemplum, quod contra singulos utilitate publica rependitur 1 ». « Tous actes exemplaires ont je ne sais quoi d’inique en eux, qui, rapportant du préjudice à quelques particuliers, est com­ pensé par une utilité que le public en reçoit». Tacite n ’est pas le seul à avoir formulé ce principe de salut public. Tite-Live a écrit : « Nulla lex satis commoda omnibus est : id modo quaeritur, si ma­ jori parti et in summa prodest ». Platon a observé qu’on fait périr un meur­ trier afin qu'il ne tue plus personne et pour donner aux autres un exemple. Au contraire, les Turcs ont commis une lourde faute, lorsqu’ils ignorèrent cette règle de gouvernement et n ’introduisirent pas l’imprimerie parmi eux, afin que tous ceux qui vivaient de copie ne fussent pas réduits à la mendicité. Ils ne furent guère prudents, car « ...l’imprimerie est un bien beaucoup plus grand et plus universel que la mendicité de ces copistes ne ferait de dommage ». Ces maximes seraient bien machiavélistes, si elles n ’étaient contrebalan­ cées par des affirmations plus chrétiennes. Ammirato condamne Machiavel a. Il souligne que, si la raison d'État a ses droits, elle a aussi ses limites. L’intérêt de l’État doit céder à celui de la re­ ligion, car « la raison divine a son autorité plus relevée que la raison d ’État ». Chez les Romains d ’ailleurs, l'autorité de la religion l’emportait sur celle de l’État. Ainsi les Romains, par le seul zèle de la religion, refusèrent l’alliance des Capouans, nonobstant l’utilité publique. Le respect de la religion est d ’ailleurs en accord avec l’intérêt : ceux qui préfèrent les choses divines aux terrestres sont à la fin rémunérés. On ne peut reprocher à Ammirato d ’éluder le problème qu’il veut résoudre et de rester, comme Vaure et Molinier, sur le ferme terrain du christianisme sans tenter une incursion chez l’ennemi. Il côtoie d ’assez près le machiavé­ lisme et semble s’approprier ses plus scandaleuses maximes. Mais cette au­ dace est finalement plus apparente que réelle, car sa conclusion nous ramène12

1. T a ci t e , Annales, XIV, 13. 2. Ammirato, traduit par Meillet, s’exprime ainsi : < Nicolas Machiavel, docte coryphée de cette satanique doctrine, le disciple duquel nous avons vu frappé de l’ire de Dieu, lorsque moins il y pensait et ainsi adviendra-1-il toujours à qui suivra les maximes d’un si exécrables et pernicieux précepteur ; précepteur si odieux en notre France et d’une si abominable réputation que tous les indévots, peu soucieux du service de Dieu, hérétiques masqués de Catholicisme, ou plutôt Athées, y sont appelés machiavélistes ( Le disciple de Machiavel visé dans ce passage est César Borgia ). Ammirato cite parmi les écrivains qui ont traité de la raison d’État : Isocrate ( en certaines oraisons ), Démosthènes, Thucydide, Xénophon, Polybe, César, Snlluste, Tite-Live, Plutarque, Tacite, Suétone, Dion, Procope, Guicliardin, Commines.

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à la position chrétienne traditionnelle. Comme les « Politiques chrétiennes », son livre vitupère la fallacieuse raison d ’État, source d ’athéisme ; il con­ damne Machiavel, son théoricien, et rapporte que le Pape Pie V appelait cette raison d ’État une « raison d ’Enfer ». Entre la prudence chrétienne et la rai­ son d ’État, il n ’y avait aucun compromis possible. Les doctrines, pas plus que les hommes où elles s’incarnaient, ne pouvaient durablement s’accorder. Ce que l’on peut retenir de cette tentative de christianiser la politique nouvelle, c’est qu’elle révélait la faiblesse de la thèse qu’elle prétendait dé­ fendre. Le fait d ’accepter la notion clef de l’adversaire et d ’essayer de l’assi­ miler dénonce le camp qui se tient sur la défensive et qui n ’est plus le maître de choisir son terrain de bataille. En France, au moins temporairement, l’idéo­ logie théocratique est agonisante. « Quand on soupe avec le diable, dit-on, il faut prendre une longue cuil­ lère ». Les écrivains chrétiens ont mis en usage ce précepte de prudence et sont restés à distance respectueuse de la «raison d ’Enfer». * * * Après la Journée des Dupes, le parti dévot fut vaincu, ses chefs chassés de France et la polémique gagna en violence. En politique étrangère, l’oppo­ sition ne formula pas d ’idées nouvelles. Mais en politique intérieure les dévots précisèrent leur critique de la tyrannie de Richelieu et leur idéal de monar­ chie réglée. Pour prendre une vue d ’ensemble des idées du parti dévot, il est commode de recourir au recueil que M. de Morgues 1 a composé : Diverses pièces pour la déjense de la reine mère du roi très chrétien Louis XIII. Il contient le pro­ cès de Richelieu et de sa politique. Pour une raison de commodité, nous plaçons à la date de 1637 notre étude de ce recueil, car la deuxième édition connue vit le jour cette année-là. Mais il est entendu que les pamphlets qu’il renferme ont été publiés de 1631 à 1637. La dénonciation de la tyrannie de Richelieu est le thème majeur des écrits de Mathieu de Morgues. Ces critiques sont intéressantes, car elles permettent de voir en quoi le cardinal est un tyran aux yeux des dévots. L’accusation a été souvent lancée contre le premier ministre de Louis XIII, mais pour des raisons différentes. Ainsi Guy Patin déchire dans ses lettres le « rouge tyran», mais ses critiques ne recouvrent que très partiellement celles des dévots. La vie est étouffante dans une France où l’on n ’ose ni parler, ni écrire. Un gentilhomme français, « bon catholique », évoque pour un ami ce climat d ’oppression : 1. Mathieu de M o r g u e s , sieur ou abbé de Saint-Germain (1582-1670), nous donne des indications sur sa biographie dans La lettre de change protestée ( 1637 ). Né près du Puys, fils d’un ligueur, il entra dans les ordres et sa notoriété comme sermonaire lui valut d’être nommé prédicateur de Marguerite de Valois, puis du roi Louis XIII en 1615, enfin de Marie de Médicis en 1620 II vécut dans l’entourage de la reine-mère, composant par ordre de Richelieu des ouvrages de polémique religieuse ou politique. L’accord du pamphlétaire et du cardinal se brisa en 1626 parce que Morgues n’aurait pu obtenir l’évêché de Toulon. Retiré quatre ans dans le Velay, il revient à Paris en 1630 pour être enveloppé dans la disgrâce de Marie de Mé­ dicis. Il la rejoint dans les Pays-Bas espagnols et devient son polémiste officiel. Il revint en France en 1643. Il mourut aux Incurables en 1670. Collaborateur du tout - puissant ministre, devenu ensuite son ennemi, il incarne, selon son biographe Perroud, le pamphlet sous Richelieu.

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« Monsieur, Vous me sollicitez de vous écrire des nouvelles, sans considérer la saison en laquelle nous vivons, et le lieu où nous sommes. Cela est bien aisé à vous autres, qui avez acheté vos libertés par la fuite, et qui vivez en un air, où il vous est permis de respirer tranquillement, et de dire librement, avec discrétion, votre sentiment sur toutes choses. Nous n ’en sommes pas de même : Paris n ’est plus Paris, et notre siècle est pire cent fois que celui des premières années de l ’empire de Tibère ; deux personnes n ’osant con­ verser familièrement comme amis, ni se parler à l’oreille, sinon portes fermées, et après avoir secoué les tapisseries, et examiné s’il y a quelques trous au plan­ cher, ou aux ferrures des portes, de là où leurs gestes puissent être aperçus. Le papier même pâlit quand on l’approche1 et murmure quand on commence à le plier pour écrire, crainte d ’être rendu complice de nos pensées et des paroles que nos langues n ’osent prononcer. Nos lettres propres nous donnent de l’ombrage : et bien que jamais je n ’ai rien écrit qui puisse offenser le Roi ou l’État, je n ’ai pourtant osé confier jusqu’à présent aucune de mes lettres à mes domestiques, ayant pris le soin et la peine de les aller consigner en per­ sonne chez le messager ; encore m ’est-il venu plusieurs fois en fantaisie de les cacher dans mes bottes, ou dans mes souliers. Comme ce pauvre idiot qui s’imaginait d ’avoir été accusé par la lettre qui l’avait vu manger des figues qu’il portait... A cette heure que M. le Cardinal a mené le Roi à Metz... j ’ai emprunté une nuit entière pour vous écrire à mon aise, ayant usé d’une feinte, et fait laisser la chandelle allumée en ma chambre, sous prétexte que je me trouvais un peu incommodé12 ». Les raisons les plus futiles servent de prétextes aux abus de pouvoir. Dans un spirituel plaidoyer pour lui-même, Morgues raconte comment il fut victime de la raison d ’État et fut contraint de s’exiler. Après la détention de la reinemère, en effet, il «...se retira de Paris aux montagnes du Languedoc : il était caché dans un ermitage à sept vingt lieux de la Cour, lorsqu’il fut si malheureux de se ren­ contrer dans quelque étrange songe de M. le Cardinal ; ce qui est suffisant, selon la sainte doctrine de Balzac, pour faire emprisonner un homme 3 ». Que deviennent les Français dans le nouveau climat de tyrannie établie par Richelieu ? Un pamphlet dont l’action se situe dans les Champs-Elysées les montre arrivant outre-tombe, muets et stupides, en raison du régime de silence forcé auquel ils ont été soumis : « On les a si bien accoutumés à se taire à Paris, à la Cour et par toute la France, qu’il leur eût fallu donner une question ordinaire et extraordinaire pour en tirer une parole, tant ils ont encore devant les yeux la peur des prisons, des gibets et des emprisonnements 4 ». Mais le silence contraint du pays, Richelieu aurait tort de le prendre pour hébétude et acceptation. Les Français le jugent silencieusement : « Vous vous êtes imaginé, parce que vous voyez les mains engourdies, 1. Notons cette pointe qui rappelle les vers du poignard de Pyrame et Thisbée. 2. Lettre d'un gentilhomme français, bon catholique, à un sien confident touchant les affaires du temps et l'état de la France , p. 16. :t. Reparties sur lu réponse île l ’humble remontrance au roi, d a n s Diverses pièces, p. 720. Conversation de M. Guillaume aux Champs Élysées, ibid., p. 6.

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et les langues attachées, que les esprits sont endormis, et les yeux fermés ; pour ne connaître et ne voir pas ce qui ne peut être ni ignoré, ni caché1 ». Pour sa part, Morgues exilé compte bien se rattraper du mutisme auquel il a été obligé : « Si vous liez les langues et les plumes en un pays, qui ne sera plus français s’il n ’est franc, permettez-nous qu’en lieu de sûreté nous criions au voleur et au meurtrier, lorsqu’il emporte notre bourse, notre liberté, la vie de nos amis, et qu’il poursuit la nôtre12». La tyrannie de Richelieu est synonyme de crime, de fourberie et de ruine. Contribuant à la formation de la légende de « l ’homme rouge», Morgues observe : «...sans compter le sang qui a été employé pour teindre son bonnet, il est cause de la mort de plus de deux millions de personnes 3 ». Quant à la fourberie du cardinal, elle n ’étonne pas chez un prélat qui, tout jeune, trompait le pape sur son âge. La prédiction de Paul V : « Ce jeune homme sera un grand fourbe » fut bien vérifiée par la suite. Sanglante et trompeuse, la politique de Richelieu sera désastreuse pour le pays. Morgues, qui revient souvent sur cette idée, l ’exprime une fois sous forme de calembour. Évoquant la petite ville de Richelieu, œuvre du ministre, il fait à son sujet ce pronostic : « On l’appellera Riche-lieu des ruines de la France, Riche-lieu de la dé­ solation de l’État, Riche-lieu du sang du peuple, Riche-lieu des larcins faits au roi et aux gens de guerre 4 ». L’ambition du cardinal se remarque à sa soif d ’honneurs et de titres. Ri­ chelieu «...sans avoir fait apprentissage est Généralissime, comme Éminentissime, et peu s’en faut qu’il ne se fasse appeler Ministrissime et Amiralissime 56». Les dithyrambes que ses flatteurs lui prodiguent sont un crime de lèse-majesté puisqu’ils privent le roi des éloges qui lui reviennent. L’ambi­ tion du maître a d ’ailleurs déteint sur ses collaborateurs ou plutôt sur ses complices®. La tyrannie de Richelieu est contraire aux traditions de liberté et de jus­ tice du pays : « Jamais ambitieux n ’a pris ce chemin dans un royaume libre, et parmi un peuple nourri sous la douceur d ’un Empire juste, qui l’ait pu tenir longtemps». De telles maximes ne peuvent que le conduire à sa ruine7. 1. Français fidèle, ibid., p. 160. 2. Jugement sur la préface du recueil : Diverses pièces. 3. Français fidèle, ibid., p. 160. 4. Remerciement de Caton chrétien au cardinal de Richelieu, dans Diverses pièces, p. 226. 5. Remontrance au roi, ibid., p. 35. 6. Dans la Remontrance au roi ( ibid., p. 58 ), Morgue malmène le père Joseph : «...ce bon Père qui crève d’ambition dans un sac de pénitence, qui veut tirer à soi les plus grandes dignités de l’Église avec une grosse corde, et qui a caché sous un rude capuchon le dé­ sir d’avoir le bonnet d’écarlate. C’est un homme qui a voulu fonder autrefois sur une révélation feinte une chevalerie qui ne dura que six mois, et qui devait prendre le grand Turc en un an ». 7. La Lettre d'un gentilhomme touchant les affaires du temps prédit l’échec du inachiavélisU cardinal : «...comme ses maximes sont trop violentes, à mon avis, il est impossible qu’il subsiste longuement, et qu’il n’entralne avec soi tous ses confédérés, autant catholiques qu’hérétiques Hors de là, elles ne sont pas impertinentes, selon les préceptes de Machiavel ; et vous ne vous

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La tyrannie du cardinal - ministre a pour corrélatif le développement de la propagande. Si nous voulons des renseignements sur la propagande de Richelieu, c’est à Morgues qu’il faut nous adresser. Sans doute il con­ vient d ’accueillir ses affirmations avec prudence. Mais le témoignage d ’un ancien collaborateur de Richelieu, passé au service de ses ennemis, n ’est pas à négliger. Pour qualifier le cabinet de presse du cardinal, Morgues trouve l’image de la volière de Psaphon : « Je ne dis rien d ’un tas de flatteurs de toutes conditions, qui vous assiè­ gent, et votre table ; qui sont payés aux dépens du roi et du public pour chan­ ter vos louanges, et pour vous servir de mouchards. Entre ceux-là sont vos écrivains à gages, qui sont la plupart vos pensionnaires et comme domesti­ ques nourris et récompensés pour aller de maison en maison relever vos actions, et faire toutes les semaines des libelles remplis de calomnies contre ceux que vous n ’aimez pas, et farcis de flatteries pour vous. Vous imitez en cela ce Psaphon, qui avait dans des cages quantité de perroquets, merles, pies, geais, sansonnets et autres oiseaux de semblable nature ; auxquels ayant enseigné, avec un très grand soin, à dire souvent « Psaphon est un grand dieu », et les ayant lâchés, ces écoliers qui répétaient toujours la seule leçon qu’ils savaient, attirèrent le peuple ignorant à dresser des autels à cet imposteur. Vos flatteurs, par parole et par écrit, vous procurent tant qu’ils peuvent les mêmes honneurs, et ne tient pas à eux que vous ne montiez au ciel « par les échelons du mensonge », ainsi que Tertullien disait « qu’on avait entrepris d’y faire aller Romulus 1 ». Morgues dénonce chez Richelieu et ses écrivains « ce prurit de barbouiller le papier *12 ». Il montre la part que le cardinal a prise à la rédaction des pam­ phlets, et les facilités qu’il a données à ses écrivains : « Le Cardinal a non seulement approuvé ces écrits, mais il leur a fait donner privilèges, a fourni les mémoires et a payé des écrivains pour décrier la Reine par toute la terre 3 ». Cette propagande ne s’adresse pas seulement à l’aristocratie : « Votre dessein n ’étant que d ’empoisonner à petits frais le petit peuple, vous ne voulez faire que des livrets d ’un sol ou de 18 deniers4 ». Par leurs cris, les vendeurs de feuilles gouvernementales troublent le calme de la capitale : «...les pauvres malades ont été sur le point de faire présenter requête au Lieutenant civil pour faire taire mille fainéants, payés pour les crier par toutes les rues et carrefours 5 ». Sans pitié pour les écrivains cardinalistes, Morgues accumule sur eux les termes de mépris : flagorneurs, parasites, sicophantes, écrivains payés

trom pez pas, q u an d v o u s d ite s q u ’il a ffecte la R o y a u té : il y co u rt au grand g a lo p , e t ne v e u t si m al au P a r le m e n t q u ’à ca u se q u ’il s ’en e s t aperçu e t q u ’il retarde ses d e sse in s ». 1. Remontrance de Caton chrétien au cardinal de Richelieu, ibid., p. 210. 2. Reparties sur la réponse à la très humble remontrance, d a n s Diverses pièces. 8. Lumières pour Vhistoire de France contre Dupleix . ibid., p. 708. Remontrance de Caton chrétien, ibid., p. 2 »8. 5. Diverses pièces, p. 102.

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pour mentir. A ces plumes vénales, il aime à opposer les écrivains qui ont choisi l’exil : « Si les parasites du cardinal sont des chiens qui lèchent celui qui tient en sa main droite le bâton que les menace, et leur présente avec la gauche le pain pour les ameuter contre ceux qu’il veut faire mordre ; qu’il considère que nous ne craignons point ses coups, étant en lieu de sûreté et que nous n ’aboyons point après ses biens, lui ayant abandonné les nôtres 1 ». Morgues malmène Renaudot et la « volière de Psaphon ». Il observe que le cardinal n ’a jamais été loué par un homme de bien. C ’est pourquoi «...il a dressé une école, ou plutôt une volière de Psaphon, l’Académie qui est en la maison du Gazettier, c’est-à-dire le père du mensonge. Là s’as­ semble un grand nombre de pauvres ardents qui apprennent à composer du fard pour plâtrer ses laides actions et à faire des onguents pour mettre sur les plaies du public et du cardinal. Il promet quelque avancement à cette ca­ naille qui combat la vérité pour du pain 12 ». Quant aux Gazettes, ce sont des « libelles diffamatoires avec permission » qui traînent dans la boue les Princes de l’Europe et répandent sur eux des fables ridicules3. Morgues accuse encore Richelieu d ’avoir domestiqué l’histoire et blâme Dupleix d ’avoir banni « la liberté de l’histoire pour la rendre esclave du temps ». Mais toute cette propagande a été démentie par les faits et n ’a finalement convaincu que son auteur: « Cet homme qui nous promettait un siècle d ’or ne nous a fait voir jus­ qu’à présent que celui de fer et de plomb. Il a tantôt fait du plus riche pays du monde un hôpital de pauvres et de malades ; et il s’imagine qu’il l’est encore de fols, lorsqu’il veut nous persuader dans les écrits de ses flatteurs qu’il est sage tout seul4 ». Après l’accusation de tyrannie, le deuxième grief de Morgues contre Ri­ chelieu, c’est qu’il inspire une politique étrangère anti-chrétienne et anti­ espagnole. 1. Ibui., p. 438. 2. Cité par D e l a v a u d , op.cit., p. 36. 3. « Tantôt dans la Gazette, ces Princes sont réduits à demander l’aumône, et les gardes de leurs personnes se vont mutiner ; tantôt tous leurs sujets sont sur le point de secouer le joug pour le mauvais traitement qu’ils reçoivent ; tantôt les Grands vont se révolter en Hongrie, en Bohème, en Autriche, en Castille, en Aragon, en Portugal, au royaume de Naples, à Milan et en Flandres. On dit que des prodiges, qui présagent leur ruine, ont paru à Vienne, à Madrid à Milan, à Naples, à Bruxelles, à Cambray, à Arras : qu’on a vu des oiseaux de diverses espèces, qui ont plumé un aigle en l’air, et qu’un chat sauvage, qui était le cimier des anciennes armes de Bourgogne, ayant passé au travers du régiment des gardes du roi, est venu se faire tuer aux pieds de S. M. De là on tire des conjectures de la ruine indubitable de la maison d’Autriche; cependant on assure qu’une colombe a accompagné six lieues la litière du cardinal duc, et lui a parlé à l’oreille ; laissant juger au lecteur si c’est celle qui instruisait Saint Grégoire, ou celle qui abusait Mahomet. Le roi d’Espagne, et ce sage conseil que Balzac veut faire passer pour fol et Ferrier pour méchant, vont à leurs Ans ; .et encore qu’ils ne courent point si vite, ils mé­ prisent ces clabaudeurs d’Écrivains, qui sont semblables aux chiens de villages qui mordenl les jarrets des chevaux des courriers, lesquels ne s’arrêtent pas pour cela et se moquent de la sottise de ces bêtes, qui sont en hasard de recevoir un grand coup de pied *. Jugement sur la pré­ face..., Diverses pièces, p. fiS4 ). 4. Observations sur la conduite du cardinal de Richelieu, Diverses pièces, p. 499.

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Balzac, le flatteur du cardinal, n ’a guère dissimulé les buts visés par son maître. Il a tâché de « faire passer pour règles de Justice les maximes de sa cruauté et de son inquisition d ’État» et n ’a cessé de « corner la guerre contre les Espagnols et les Italiens 1 ». Dans une lettre au Pape, la reine mère dénonce l’activité des ambassa­ deurs français qui travaillent à désunir les Princes chrétiens et à « mettre le feu aux quatre coins et au milieu de la Chrétienté 12 ». Après la victoire de La Rochelle, Richelieu prend Bois-le-Duc aux catho­ liques, c’est-à-dire qu’il détruit un bastion protestant en France pour en éta­ blir un autre chez des Princes chrétiens et veut ainsi « leur remettre l’épine au pied qu’il s’était arrachée ». Telles sont les premières conquêtes de son gouvernement3. A ceux qui lui reprochent d ’être « espagnolisé », Morgues réplique que la qualité de « bon Français » n ’est pas incompatible avec le respect dû aux Princes chrétiens 4. Morgues s’étend longuement sur le danger que représentent pour la France chrétienne la guerre avec l’Espagne et les alliances protestantes. Il cite les déclarations de la reine mère en faveur de la paix 5. Au zèle des Espagnols pour la religion, Morgues se plaît à opposer l’im­ piété de la politique française : «...quelle charité, je vous prie, de solliciter le Turc d ’entrer en la Chré­ tienté, et les Protestants d ’Allemagne à ruiner la Maison d ’Autriche, qui seule maintient aujourd’hui la religion catholique ? J ’ai honte de dire ceci contre notre réputation... Je m ’étonne sans mentir de la patience des Espagnols ; ils souffrent beaucoup d ’injures ». Morgues dénonce encore la politique de tolérance de Richelieu. Le car­ dinal prétend avoir pris La Rochelle pour défendre la foi : en fait, il a puni la rébellion et non la mécréance 6.

1. Réponse à la lettre de Balzac. 2. Recueil de pièces concernant Vhistoire de Louis X I I I , Paris, 1716, III, p. 345. 3. Lettre d'un gentilhomme touchant les affaires du temps. 4. Jugement sur la Préface..., Diverses pièces, p. 555. 5. La reine-mère rappelle au Pape quelle fut toujours sa politique : « Notre soin principal a toujours été ( dans l’autorité que nous avons en ce royaume ) de conserver la paix entre les deux couronnes, comme celle qui leur doit être également dési­ rable, et en laquelle consiste en grande partie la conservation de la religion catholique ». Avis sur une lettre présentée au roi, Diverses pièces, p. 606. Dans une lettre au Parlement, citée dans le Recueil de pièces... Louis X I I I , le reine-mère prononce un réquisitoire contre Richelieu. Il a fait des * traités avec les Protestants et les Hé­ rétiques de toutes les Nations, avec les infidèles et les ennemis du nom chrétien ». Il expose «...la Chrétienté aux infidèles, la religion catholique aux hérétiques*. Il songe à «entreprendre de galté de cœur la ruine des principales parties de la Chrétienté. ». Il ne veut pas « avoir soin de la religion catholique et de la paix de la Chrétienté ». 6. Des prétextes religieux de l’action contre La Rochelle, Morgues écrit : « C’est un discours pour amuser le simple peuple, qui s’imagine que l’Évangile n’est en sûreté que depuis qu’on a rasé le bastion que les Rochelois appelaient de l’Évangile, que la lumière de la foi éclatera davantage après la ruine de la tour de la lanterne, et que la digue a arrêté le cours des opinions de Luther et de Calvin. Ceux qui savent l’histoire du temps, ne peuvent ignorer que le cardinal n’ait fait la déclaration par écrit et scellée du grand sceau de France qu’il n’attaquait point l’opinion, mais la rébellion ».

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Les écrits de M. de Morgues développent une conception modérée de la monarchie. Ils rappellent les prérogatives des Parlements, qui gardent « quel­ que apparence de l’ancienne liberté des peuples1 » et sont faits pour « em­ pêcher les oppressions tant générales que partie ulières 123». Morgues conteste l’affirmation de Dupleix qu’un seul dirigeant soit né­ cessaire au bien de l’État. Il rejette l’idée que les rois «...ne doivent avoir qu’un Conseiller, parce que la perfection consiste en l’unité, que la monar­ chie est le plus excellent gouvernement, et qu'un carosse tiré par plusieurs chevaux va plus sûrement, comme celui qui n’est traîné par pas un 8 ». Le Français fidèle loue une monarchie tempérée par les Parlements, qui n ’use pas de « la pleine puissance » et ne fait pas tout par « autorité » : « Vous ramassez grand nombre de défenses faites aux Parlements de se mêler des affaires d ’État : nous ne doutons pas de la puissance que les Rois ont sur leurs officiers. Ceux qui les peuvent établir, interdire et destituer, peuvent à plus forte raison borner leur autorité : mais vous qui êtes si savant en l'Écriture Sainte, savez bien qui est celui qui a dit : « Tout m ’est loisible, mais tout ne m’est pas expédient ». Tâchez de faire trouver bon tout ce que le Roi veut, non tout ce qu’il peut. Nos Rois n ’ont pas pris la règle des Par­ lements, mais la leur ont donnée pour tempérer en quelque façon le pouvoir absolu de leur monarchie : ils ont appréhendé qu’elle ne se rendît odieuse aux peuples ; comme elle le devient insensiblement lorsqu’on use de la pleine puissance, et qu’on ne fait les choses que par autorité. Vous servez très mal votre maître en ne lui prêchant que cela 4 ». Morgues affirme même la nécessité pour une monarchie d'être tempérée d ’aristocratie. Les rois de France, observe-t-il, ont toujours eu en grande considération les Parlements, n ’ont jamais vu dans leurs membres de sim­ ples « greffiers » et ont accepté leurs remontrances. Ils savaient «...que les Monarchies qui n’avaient point de tempérament d ’aristocratie étaient de petite durée, parce qu’elles se rendaient premièrement suspectes et après odieuses aux peuples 5 ». C ’est pourquoi «...ils ne se servent jamais de tout le droit de la Souve­ raineté, qui doit être bien ménagé 6 ». Pour M. de Morgues, la monarchie ne connaît pas seulement le frein matériel représenté par les Parlements. Elle est aussi soumise à des freins moraux, la justice et la religion. Si Morgues condamne la tyrannie de Riche1. Dans la Remontrance de Caton chrétien au cardinal de Richelieu ( 1631 ), nous lisons: « Les Rois ont voulu que les Parlements retinssent quelque apparence de l’ancienne li­ berté des peuples et représentent en certaine façon les trois états, qui ne peuvent être appelés dans toutes les rencontres des affaires de grande conséquence ». Diverses pièces, p. 284. 2. Lettre de la Reine Mire à M M . du Parlement de Paris : « Comme vous êtes institués entre le Roi et les Peuples, pour être vers eux les dispensa­ teurs de la Justice et de l’autorité souveraine ; vous êtes entre eux et lui pour empêcher les op­ pressions tant générales que particulières... On vous reconnaît aujourd’hui la plus saine partie de l’État, et la plus considérable pour l’autorité et la dignité de vos charges, pour vos biens, et vos alliances, pour l’intérêt que vous avez au bien public, et pour l’affection que vous portes au Roi, Monsieur mon fils, et à la maison royale ». Ibid., p. 869. 3. Lumières pour Vhistoire de France, ibid., p. 373. 4. Diverses pièces, p. 145. ( Souligné par nous ). 5. 6. La très humble, très véritable et très importante Remontrance au Roi, ibid., pp. 70-71.

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lieu, c’est que ce nouveau régime s’oppose à la tradition chrétienne du royaume et suscite des apologistes comme Balzac, pour lesquels un soupçon, un songe autorisent le roi à s’assurer d ’un suspect. Il s’adresse ainsi à l’auteur du Prince : «.. .tu ne feras jamais recevoir ces opinions pour chrétiennes et humaines par un Roi très chrétien, qui est Prince d ’une nation, laquelle a été et veut être conduite par la douceur 1 ». La Déclaration du Roi sur la sortie de ta reine sa mère est commentée par Morgues. Il dénonce « la furie de Monsieur le Cardinal » qui fait « les choses à sa façon ordinaire, qui est de n ’observer aucune forme de Justice 12 ». Aux yeux de Morgues, Richelieu instaure le règne de la force et du fait : «...toutes choses sont réduites à la force, et la nécessité de retenir les villes dans l’obéissance, et de leur faire recevoir les nouveautés par les armes : là où auparavant l’Amour par sa douceur, et la Justice avec la baguette d ’un sergent faisaient sans bruit, ce que les armées ne peuvent faire lorsqu’on est contraint de les diviser en plusieurs pièces, et que les hôtes des soldats mal payés sont leurs plus grands ennemis 3 ». S’élevant jusqu’aux principes. Morgues attaque la doctrine de la raison d’État, qui, rendant le monarque irresponsable, lui ôte les freins que consti­ tuaient la loi de Dieu et la justice. Il s’adresse au sieur des Montagnes, apolo­ giste de la puissance absolue : «...vous apprendrez, quand il vous plaira, à mieux parler que vous ne faites de la Royauté : vous n ’établissez sa grandeur, « que dans l’opinion et appréhension de sa seule puissance» : vous aurez agréable que je vous avertisse, que sous le nom de la défense du Roi, vous le trahissez lorsque vous n’affermissez son autorité, que par l’opinion, non par la raison parmi les hom­ mes, et dans la parole de Dieu entre les Chrétiens. Vous avez tort de n ’ap­ puyer point les Couronnes des Rois sur la Justice, plutôt que sur la Puis­ sance : celle-là produit l’amour, et celle-ci ne donne que la crainte, qui cher­ che toute sorte de moyens pour s’assurer. Il ne se faut pas étonner, si vous avez oublié la première et la plus grande vertu Royale ; parce que vous avez fait vœu de n ’en parler jamais, et ne mettez rien devant les yeux de Sa Majesté que le pouvoir absolu 4 ». S’adressant au roi, juge souverain à qui Dieu a remis « l’épée de la Justice avec celle de la guerre », Morgues l’avertit que, en son nom, on multiplie les faux procès et les condamnations arbitraires. On couvre ces exactions du pré­ texte de la raison d ’État : 1. Réponse à la seconde lettre..., dans Diverses pièces, p. 406. 2. Ibid., p. 35. « On découvre bien ici la furie de Monsieur le Cardinal, et qu’il fait les choses à sa façon ordinaire, qui est de n’observer aucune forme de Justice. MM du Parlement ont rendu cette obéissance aveugle au commandement absolu du Roi et ce respect à sa présence qu’ils n’ont rien représenté sur ce sujet, mais ils voyaient bien qu’il est d’une périlleuse conséquence de dé­ créter devant que d’informer, de condamner devant que d’avoir ouï les parties, et de punir devant que d’avoir condamné *. 3. Diverses pièces, p. 8. 4. Vrais et bons avis de Français fidèle sur les calomnies et blasphèmes du sieur des M on­ tagnes ou examen du libelle intitulé: Défense du Roi et de ses ministres. 1631, ibid., p. 120.

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« On met en avant, pour relever des faits de petite importance, le salut de votre personne et de votre État ; on leur donne le nom formidable et scan­ daleux de crime de lèse-Majesté au premier chef, et on dit que votre autorité est perdue si ceux qu'on veut perdre ne sont perdus 1 ». Un régime dictatorial s’établit qui ne connaît que la sévérité et reste sourd aux plaintes des peuples : « On réduit toutes choses à l’autorité, on appelle les supplications rébel­ lions, et on ne vous parle jamais de bonté, de clémence, de justice, mais de sévérité, de rigueur et de force. On ne vous représente point la misère des peuples, les désordres des guerres, les ravages de la contagion, l’extrémité de la faim. Mais on vous fait dire par un bouffon que cet oison crie toujours, et se débat quand on le plume. On voudrait vous persuader que c’est un bon ménage de perdre les cœurs des hommes pour conserver le corps de l’État ; comme s’il pouvait vivre, étant privé de ce qui lui donne la vie et le mouve­ ment pour votre service 23». Morgues touche du doigt la conception volontariste de l’autorité qui est derrière la doctrine de la raison d ’État. Il rappelle que la loi et la justice sont antérieures aux décisions du Pouvoir et ne sont pas créées par lui. Il critique Dupleix en ces termes : « Il dit que « le Roi ne rend compte de ses actions qu’à Dieu seul, et qu’il peut faire honorer ceux que bon lui semble pour des considérations telles qu’il lui plaît ». Je m’assure que S.M., qui veut conserver le titre de Louis le Juste, ne demeurera pas d ’accord de cette règle : celle de la justice ne vient jamais de la volonté et de la puissance absolue ; mais de la loi qui ordonne d ’élever les hommes avec le poids, de les récompenser avec nombre, et se confier à eux avec mesure. Un flatteur semblable à Dupleix dit à Antigonus que toutes choses étaient honnêtes et justes pour les Rois. Ce sage Prince répondit que c’était une leçon pour les tyrans ; mais que pour les bons Rois il n ’y a rien d ’honnête que ce qui est honnête, ni de juste que ce qui est juste. En effet le Souverain est le protecteur et doit être le premier exécuteur de ce qui est équitable et honorable 8 ». Des écrits de Mathieu de Morgues, le lecteur retire une impression mé­ langée. Sans doute il est frappé par le talent du publiciste, par la vigueur de cet énorme réquisitoire contre le cardinal, parfois par son bonheur d’ex­ pression. Mais, d’un autre côté, il est déçu par l’idéologue. Morgues a été incapable, semble-t-il, de s’élever au-dessus des questions de personnes; il n ’a pas vu plus loin que l’indigne traitement infligé à la reine mère et que la tyrannie de Richelieu. Par manque d ’envergure et pour n ’avoir pas dominé l’enchevêtrement des faits, il n’a pas formulé les principes qui pouvaient justifier l’opposition. Les insuffisances de l’accusateur de Richelieu, Fagniez les a excellemment indiquées dans une étude sur M. de Morgues. Sans contester les justes observations de Fagniez, on peut y ajouter quel­ ques remarques. Il faut d ’abord noter que si M. de Morgues ne s’est pas élevé jusqu’aux principes, il a du moins formulé les linéaments d ’un « programme » : dénon· 1, 2. Remontrance au roi, ibid., pp. 40-41. 3. Diverses pièces, p. 644.

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ciation de la tyrannie de l ’État nouveau, condamnation de l'étatisme sans frein, idéal d ’une monarchie réglée, entente avec l'Espagne. Il faut ensuite signaler que les insuffisances des pamphlets de Morgues s’expliquent peut-être en partie par leur caractère d ’écrits d'opposition. Leur but est de renverser, ou, au moins, d ’ébranler le gouvernement de Ri­ chelieu. Ils multiplient donc la dénonciation des scandales et des cruautés du régime. Ils cherchent à soulever et à exploiter l’indignation du public, et leur ressassement — monotone, à notre goût — des griefs de la reine mère contre Richelieu n ’a pas d ’autre raison. Sans but constructif, ils consti­ tuent une entreprise de démolition, peut-être même seulement une action d'arrière-garde. En face des écrits négatifs de Morgues, la propagande cardinaliste de la même période ne se borne pas à réfuter les accusations de l'opposition : elle riposte, comme nous le verrons plus loin, par une série de gros ouvrages théo­ riques. Elle s'efforce donc, non seulement de neutraliser les critiques, mais de leur opposer une idéologie positive, qui a pour but d ’unifier et de renforcer le corps social. Dans les conflits idéologiques du XVIIe siècle, nous retrou­ vons l’opposition que les politicologues modernes établissent entre « pro­ pagande d'agitation » et « propagande d'intégration », la « summa divisio » du sujet. Mais, ces nuances introduites, le jugement de Fagniez garde toute sa force : Morgues manque tout de même de principes ! La raison en est peut-être que, si ce publiciste du cardinal est passé à l’opposition, ce transfuge n ’a pu devenir un traître. En effet, si les revendications de Morgues placent ses écrits dans le prolongement des pamphlets d ’opposition antérieurs à 1631, l’ana­ logie reste superficielle. Derrière les arguments de Dardenne, de Caussin et de Y Admonitio, il y a, s’opposant à la pensée étatiste, toute une philoso­ phie catholique ou plutôt théocratique de la société. Rien de tel chez l'abbé de Saint-Germain. Moins traître qu’il ne paraît, il a mis au service de la reine mère, non seulement sa plume, mais un tour d ’esprit relativement profane, qui a fait perdre à la littérature d ’opposition son soutien philosophique. S’il a trahi quelqu’un, c’est finalement les dévots, puisqu’il a laïcisé leur pen­ sée et lui a ôté son ressort profond. * * * Les pamphlets de M. de Morgues sont en accord avec les écrits d ’oppo­ sition semés par les partisans de l’Espagne dans les années 30. Aux anciens Gesta Dei per Francos, un libelle de 1632 oppose les Gesta impiorum per Francos. Dans les alliances conclues avec les Turcs, les Hollan­ dais et les Suédois, il montre autant d ’atteintes à la conscience catholique. Un de ces pamphlets étrangers est cité par le Mercure d'État de 1634. Ce recueil gouvernemental, sorte de livre blanc publié à la veille de la guerre, contient un manifeste pro-espagnol : Aux Princes catholiques sur Vétat présent des affaires publiques, qui est une réponse au Discours pour induire les Princes chrétiens à se libérer de la Tyrannie de la maison d'Autriche L Voici les points principaux de son argumentation :1 1. Traduction de l’original en latin.

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La Maison d ’Autriche pratique une politique désintéressée : elle protège la religion. La France pousse l’impiété jusqu’à s’allier aux Mahométans, aux Mores, aux Turcs et aux rebelles de Flandre et d ’Allemagne. Elle «...donne refuge et retraite à tous ceux qui se révoltent contre Dieu et contre leur Prince, pré­ textant toujours quelque raison d ’État qu’elle suppose, ou qu’elle prend en effet selon les occurrences». Scandale de cette politique, l’alliance avec Barberousse révèle une « fra­ ternité d ’esprits entre les Turcs et les Français ». La « conjonction de leurs armes » permet de rapprocher « la brutalité turque et la fureur française ». Cette politique plonge le peuple de France dans la misère. Alors que les pamphlets étatistes de cette époque saluent le roi de France du titre de « Libérateur de la Chrétienté », l’écrit étranger appelle le monar­ que espagnol : « Libérateur de la religion chrétienne ». Le Mercure d'État, dans sa préface, dit de ce libelle anti-français qu’il est « creux et saupoudré de faux Catholicon ». Un pamphlet en latin de 1626, les Quaestiones quodlibeticae tempori praesenti accommodatae, malmène Richelieu sur le mode plaisant et lui re­ proche ses alliances avec les hérétiques. Il l’interroge ironiquement : «Les cardinaux ont-ils un Enfer ? ...S ’ils en ont un, sont-ils obligés d’y croire ? Quels honneurs Cerbère leur rendra-t-il à l’entrée, civils, militaires ou les deux à la fois ? . . .Là ne sont-ils pas tenus de travailler à une alliance entre l’eau et le feu, le chaud et le froid ? N ’y a-t-il pas espoir qu’ils par­ viennent même à établir la paix entre Dieu et Bélial ? 1 » *

*

*

C’est parmi les Politiques chrétiennes qu’il faut ranger VEmpire du Juste de Charles de Noailles, évêque de Saint-Flour, qui fut publié en 1632. Nous avons déjà noté sa condamnation de Machiavel et de son académie. Nous devons ajouter que donner une vue d ’ensemble du livre de C.deNoailles n ’est pas chose facile. C’est un tableau des vertus du Prince chrétien qu’il offre à son lecteur, mais l’exposé prend si souvent un tour lyrique et allégo­ rique que la suite des idées devient bizarre ou peu nette 123*. Il adopte parfois aussi un ton apocalyptique et promet au roi de France la monarchie du monde8. 1. Quaestiones quodlibeticae... XXV. An cardinales etiam habeant Infernum ? XXVI. Si habeant Infernum, an teneantur illud credere ? et quibus ceremoniis Cer­ berus eos salute in limine, aulicis an militaribus, an utrisque ? , XXVII. An ibi non jubeantur inter aquam et ignem, calorem et frigus foedus componere ? XXVIII. An spes sit quod etiam inter Deum et Belial tandem pactum efficient ? » 2. Voici, pour donner le ton, le titre du chapitre V de Y Em pire du Juste : « La prudence qui est un trésor communicable reluit en toutes les vertus du Juste. Rare allégorie de l’Escar· boucle que Dieu donne pour bâtir Jérusalem il est parlé des villes de marque qui ont porté les plus grands Princes de la terre et qui sont comparées comme de l’or à de l’or *. 3. Voir L'Empire de Juste, chap. IV : « Réponse à cette question, si avant la fin du monde toutes les Monarchies seront soumises à un sceptre. Conjectures pour l’affirmative ». Noailles donne des preuves tirées de l’Écriture Sainte, de l’Histoire romaine, montre dans le royaume de France le successeur des « deux Empires, de la première Babylone d’Occident et de l’an­ cienne Babjdone d’Orient ». Une vieille tradition promet au roi de France la première monarchie du monde.

L ’OPPOSITION A LA « RAISON D ’ENFER »

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A côté de ces passages de visionnaire, l ’auteur fait la revue des vertus qui doi­ vent orner le monarque conforme à l’esprit chrétien : piété, force, magnani­ mité, tempérance, chasteté, sobriété, modestie. U Empire du Juste oscille ainsi entre l’œuvre visionnaire et le traité de morale. Il enrichit peu la pensée poli­ tique. *

*

*

L’opinion dévote ne s’exprime pas avec la même facilité, ni avec la même abondance que l’opinion gouvernementale. C’est pourquoi on est heureux d’en saisir les manifestations qui prouvent sa continuité et la permanence de ses idées. Un de ces témoignages est constitué par l’écrit publié en 1636 : Bemier avis à la France par un bon chrétien et fidèle citoyen. Son auteur considère que la politique d ’un Etat chrétien doit servir la re­ ligion et l’Église. Il dénonce donc l’alliance de Richelieu avec les hérétiques et suppüe le roi de cesser de nuire à la Chrétienté L Contre Richelieu, qui couvre sa tyrannie des mots d ’« autorité absolue », il fait appel à la tradition de liberté et de gouvernement réglé, qui est celle de la France 12. Il représente 1’« extrême misère » du « pauvre peuple », conséquence de la politique guerrière de Richelieu : « Mais qui est celui qui la peut représenter ? Sa nourriture n ’est plus que celle des bêtes, et sa condition celle des esclaves ; on a tiré la dernière goutte de son sang, et il semble qu’on veut faire sortir avec l’eau de ses larmes, la sueur froide de sa mort. Les villages ne sont plus que des lieux où se rencon­ trent des spectres, et les villes des hôpitaux de pauvres malades et des assem­ blées de mendiants. Ceux qui ont plus de courage vont faire des peuplades dans les terres de nos voisins ». Impie et ruineuse, telle est la politique de Richelieu. En 1634, Arroy Besian avait justifié la politique étrangère française dans 1. Contre Richelieu, le Dernier avis... affirme, p. 5 : « Son impiété a voulu perdre la reli­ gion ; si ceux avec lesquels il avait fait alliance étaient vivants, et si leurs progrès eussent ré­ pondu à leurs commencements, peut-être que la messe ne se dirait point aujourd’hui publi­ quement dans l’Allemagne, dans la France et dans l’Italie. Si Dieu n’eût donné la malédiction à ses desseins, il aurait établi à la porte d’une vieille monarchie catholique une jeune république huguenote, aussi forte que la France, pour changer du même coup l’État avec la Religion ». Il s’adresse en ces termes au roi : « Vous êtes un Prince craignant Dieu ; cependant, nous avons vu et voyons encore vos armes et vos finances employées pour l’assistance des Princes et Républiques hérétiques, pour rompre les desseins de la ligue catholique, et pour réduire l’empereur à la nécessité d’abandonner aux Protestants les biens des ecclésiastiques. Consi­ dérez, Sire, combien de maux l’impiété de votre ministre a faits à l’Église en laquelle il a l’hon­ neur d’être prince. Il s’est allié avec ceux qui ont brisé les autels, profané les temples, tué les prêtres, violé les vierges, rompu les images, jeté au vent leurs reliques, et foulé aux pieds le Saint Sacrement. ( Ibid., p. 9 ). 2. Cf. Ibid., p. 8 : « ...faisons quelque chose digne de notre nom pour le service de notre bon Prince, pour le salut de notre pays et pour notre liberté. Si, pour nous retenir, on nous pré­ sente l’autorité absolue de notre Roi, disons qu’il veut être juste, ce qui ne s’accorderait pas avec cette puissance sans règle que le bon prince rejette, et que le cardinal fait valoir pour maintenir sa tyrannie de laquelle le pouvoir qu’il prend et qui n’est point limité par la crainte de Dieu, par les lois et par la pudeur, est la plus assurée marque ». Cf. Ibid., p. 11 : «...(Richelieu) qui sous le prétexte de votre puissance absolue exerce tyran­ niquement celle qu’il usurpe sur les Princes, sur les Grands, sur la Noblesse, sur vos Officiers et sur votre pauvre peuple ».

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RAISON D ’ÉTAT ET PENSÉE POLITIQUE

son livre : Questions décidées sur la justice des armes des rois de France, sur les alliances avec les hérétiques ou infidèles... La propagande espagnole ré­ pliqua avec le Mars gallicus de Jansénius et la violence de cet ouvrage expli­ quera en partie la méfiance des milieux gouvernementaux français à l’égard des jansénistes. En 1637, le livre de Jansénius fut traduit en français sous le titre : Le Mm français ou la guerre de France, en laquelle sont examinées les raisons de la justice prétendue des armes et des alliances du roi de France. Jansénius exalte la catholique Espagne et rejette les justifications de la poli­ tique française. N ’ayant pas les mêmes raisons que Morgues de ménager le roi de France, il le menace d ’une condamnation papale. Évoquant les ser­ vices involontairement rendus par la France à l’hérésie, il admet que le roi n ’a pas voulu directement cet effet pernicieux. Mais il a dû le prévoir. Il de­ vient alors fauteur d ’hérésie et tombe sous le coup de l’excommunication prévue par la bulle In coena Domini. Pour Jansénius, la prospérité d ’un royaume dépend de sa piété. Il prédit donc la victoire du roi d ’Espagne, champion du catholicisme. Une première partie du Mars français réfute l’argumentation d ’Arroy qui appuyait sur leur onction la prétention des rois de France à l’autorité souveraine. Il conteste cette utilisation absolutiste de la religion du roi. Il éta­ blit que « l’onction ne donne point la souveraine puissance aux Rois, mais quelques autres prérogatives spirituelles » ; que « l’huile apportée du ciel ne donne pas une plus éminente puissance que celle qui est bénite de l’Église » ; que « la vertu de guérir les écrouelles ne donne pas une puissance plus ab­ solue et plus souveraine aux rois de France que celle des autres rois. Cette vertu de les guérir est nouvelle». Π rejette l’argumentation d ’Arroy comme contraire à la religion : «...ceux qui mesurent l’autorité souveraine des Rois par la communi­ cation de semblables grâces, que Dieu donne à qui lui plaît, quand il lui plaît, comme il lui plaît, ils renversent les fondements de la Foi chrétienne et atta­ quent ouvertement la religion1 ». Une deuxième partie du livre condamne comme impies les hostilités contre l ’Espagne : « Toute la guerre des États contre le Roi d ’Espagne est une guerre de re­ ligion, en son commencement, en son progrès et en sa fin. Par conséquent il n ’est pas permis de la renforcer par alliances ni par secours 12 ». C’est pourquoi le roi de France est obligé de rompre les alliances qu’il a avec les hérétiques, même au préjudice de son État 3. Jansénius réfute les objections des Politiques de France et dans leurs « ligues infâmes » dénonce une volonté tacite de ruiner la religion. Avec une logique de théoricien plus que d ’homme pratique, il pose que l’intérêt de l’État doit le céder à l’intérêt de la religion. S’adressant aux chrétiens, il écrit : « Mais croiront-ils qu’un État séculier et périssable le doive emporter sur la Religion et sur l’Église ? Je sais bien que la Politique de ce temps-ci tire 1. Jansénius, Mars français , p. 58. 2. Ibid., p. 244. 3. Ibid., p. 286.

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et fonde toutes ses maxmies sur cette croyance... Mais je n'ignore pas aussi que si elle passe pour certaine dans l’esprit des amateurs du siècle et de la fortune, ceux qui n ’aiment que la vérité l’abhorrent comme la peste du christianisme, le germe de l’athéisme, et la pierre fondamentale sur laquelle le diable pose le bâtiment qu'il veut élever sur la terre à la ruine de l’Égüse du fils de Dieu 1 ». Jansénius note encore que les rois sont « vassaux de la royauté de JésusChrist12». Et, dans une apostrophe aux Politiques, il condamne leur total dévouement au Dieu mortel : « Venez maintenant ici, Politiques, qui vous rendez idolâtres de l’É ta t3 ». *

*

*

Le renvoi du Père Caussin ( 1637 ) va nous donner l'occasion d'ouvrir une parenthèse et d'examiner un aspect particulier de la lutte idéologique entre étatistes et dévots : les conflits des confesseurs du roi avec Richelieu. Alors que les écrits précédemment examinés portaient le débat sur la place pubüque, les lettres que nous allons considérer ici n ’ont eu que l'audience la plus restreinte, puisqu’émanant des confesseurs du roi elles ne pouvaient atteindre, au delà de l'illustre pénitent, que le cercle limité de l’entourage du monarque. Leur grand intérêt est de nous permettre d ’entrevoir ce qu’étaient les conflits entre dévots et étatistes au pied du trône. Que la frontière entre la religion et la politique soit bien incertaine, c’est ce que montrent les différends qui s'élevèrent entre Richelieu et les Pères Caussin et Suffren. Dans une lettre au père Suffren, Richelieu marque nettement son désir de voir le Jésuite se tenir à l’écart de la politique. Il l’invite à se tenir en de­ hors des affaires d ’État, à n ’aller chez le roi que lorsqu’il y sera appelé et à ne pas vouloir dire son mot sur l’administration de l’Église 4. Pour éviter les heurts avec l'autorité séculière, le Père Suffren avait d ’ailleurs une ligne de conduite très prudente tracée dans les constitutions de son ordre. Une ré­ cente instruction du Père Général recommandait aux confesseurs des Princes d’user de circonspection avant de se mêler des affaires d ’É ta t5. Mais la distinction des affaires d ’État et des affaires de conscience n ’est pas toujours claire, et il y aura des questions politiques sur lesquelles le con­ fesseur sera amené à donner son avis. C'est ce que le Père Caussin explique dans une lettre à Richelieu. Il dis­ tingue trois sortes d'affaires d ’État : 1/ les unes sont purement séculières, comme faire des édits, ériger des chambres de justice, donner des commissaires pour instruire un procès, et commander des levées d ’argent : le confesseur n ’a pas à s’immiscer dans ces affaires purement civiles.

1. J ansénius, Mars français, p. 293. 2. 3. 4. 5.

Ibid., p. 296. Ibid., p. 327. P. F ouqubeay, Le Pire Suffren, p. 39. Ibid., p. 41.

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2/ les autres sont pieuses et spirituelles et de la seule compétence du con­ fesseur. 3/ d ’autres enfin sont mixtes et mêlent étroitement les affaires d ’État à celles de conscience : le confesseur a un droit de regard sur elles : «...les confesseurs devront exhorter les princes à conserver leur religion, à se faire protecteurs de la sainte Église, à rendre la justice à leurs peuples, à tenir leur royaume en paix, à chasser les vices, à récompenser les vertus 1 ». Le Père Caussin précise sa pensée sur les affaires mixtes dans ses lettres aux P. P. Jacques Sirmond et Gaspard de Séguiran : « Le prince a des péchés d ’homme et des péchés de roi. Il ne suffit donc pas de l’absoudre de ce qu’il fait comme homme 12 ». Parmi les péchés de roi, il mentionne : « Le trouble de l’Église, l’oppression des peuples, la division des proches, l’injustice qui s’exerce aux affaires générales du royaume 3*». Ces formules générales recouvrent des griefs précis et visent particuliè­ rement la politique étrangère française. L’opposition du père Caussin à Ri­ chelieu est en effet complète et elle se traduit par les critiques les plus vives. Dans une lettre à Vitelleschi, le père Caussin raconte ainsi l’intervention qu’il fit auprès du roi pour le détourner des alliances impies, intervention qui entraîna son renvoi : «Comme je savais de source sûre que les armes du Turc étaient sollici­ tées contre des chrétiens et que pesait sur l’Église un malheur qui serait pleuré dans tous les siècles, je ne pus dissimuler le crime au Roi très Chrétien, crime indigne du successeur de Saint Louis. Le zèle de la maison de Dieu m ’envahit, une force divine conduisit mes pas au milieu des précipices et la sainte crainte de Dieu dissipe toutes les frayeurs pour que je déjoue les machinations du moine politique 56 qui donnait ces conseils empoisonnés. Alors au Roi qui me demandait si cette politique était permise, je répondis avec la plus grande fermeté ce que la loi de Dieu et les raisons les plus saintes m’ordonnaiente. C ’est aujourd’hui la fête de la Mère Immaculée. Comprenez, ô Roi, l’esprit de Dieu, esprit d ’amour, de concorde et de paix. Quand donc s’élè­ vera cette paix, paix tant aimée du monde qui souffre ? Voici vos sujets : chaque jour, ils perdent tout, et jamais cependant ils ne perdront le sentiment d ’affection que leur cœur a pour vous. La terreur empêche leurs plaintes d’ar­ river jusqu’à votre trône. Mais mon ministère m’oblige à être leur représen­ tant auprès de vous, et à vous parler pour eux. Sous un Roi très chrétien, ils souffrent ce que, sous un maître infidèle, ont à souffrir des sujets à peu près esclaves. Que d ’hérétiques, que de peuples sans foi vivent en paix, pendant que le monde chrétien s’entre-déchire! Du faîte de votre gloire, regardez, ô mon Roi, vos sujets malheureux.

1. P. F ouqueray, Le Père Suffren,, p. 41. 2. R ochemonteix, le P. Camille de, Nicolas Caussin, Paris, 1911, pp. 65-66 (lettre non datée, écrite entre 1638 et 1641 ). 3. Ibid., p. 60. Ibid., p. 67. 5. Le père Joseph. 6. Lettre du 7 mars IG38.

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Je sais que votre cœur est droit et que vos mains sont pures ; et cependant je vois avec horreur tant de provinces catholiques ravagées, tant de temples renversés par les impies, tant de religieuses indignement souillées par des barbares, et l’Église, cette épouse du Christ, traînée dans le sang et la boue. Après cela, on prépare, dit-on, une alliance abominable avec les Turcs, alliance digne, même de par le nom seul, de l’exécration d ’un roi très chré­ tien. Jamais aucun théologien n ’a enseigné qu’il soit permis à un prince fidèle de se faire protéger et défendre par les armes des infidèles, au grand détri­ ment et au scandale de l’Église. Je ne vous dis rien de votre mère : vous savez que je suis en dehors de toute faction, que je n ’ai au fond de mon cœur aucun mauvais sentiment contre le Cardinal. Je ne demande pas pour elle une part dans le gouvernement du pays, mais mettez à l’abri, en sûreté, cette mère abandonnée et tremblante, chaque jour exposée aux coups d ’une multitude affolée. Je vous dis tout cela, pour décharger votre conscience et la mienne. Vous avez une âme immortelle qui un jour paraîtra au tribunal de Dieu. Voyez ce que vous répondrez à votre juge et au mien, et tremblez à la voix du Roi souverainement sage, qui a dit que les " puissants seront puissam­ ment tourmentés ” ». Dans ses lettres, le Père Caussin ne garde pas toujours le ton soutenu de cette exhortation chrétienne. Il emploie un langage plus direct et se révèle un adversaire acharné de Richelieu. Il déplore sa tyrannie. Il dénonce l’in­ conséquence de sa politique qui humilie les Protestants au dedans pour les assister d ’hommes et d ’argent au dehors. Il écrit : « Il est visible que, depuis sept ou huit ans, l’Église a plus souffert d ’op­ probres et d ’oppressions par les alliances des infidèles, pratiquées par le P. Joseph et maintenues par le cardinal, qu’elle n ’a fait sous Attila et sous Alaric1 ». Le passage des troupes protestantes fait revivre les horreurs des invasions barbares : « C’est la désolation de deux cents lieux de campagnes, le saccagement de tantjde villes florissantes, les vols et les sacrilèges des plus riches églises... On viole les religieuses, on fait brûler la poudre à canon sur la couronne des prêtres, on vend les enfants des chrétiens aux juifs, on a réduit les catho­ liques à telle extrémité que leurs misères ont surpassé de beaucoup les pro­ digieuses calamités de Jérusalem 123*». Contre Richelieu, auteur de ce « despotisme abhorré », il est violent : « Il fait de petites aumônes après de grandes rapines. Il aime les lettres, il avance les arts pour avoir des valets et des flatteurs. Il couvre toutes ses violences du prétexte du bien public, et, s’il défend l’autorité royale, c’est pour autoriser la sienne 8 ». 1. Voir, dans le livre de La R ochemontbix, les lettres au P. Sirmond, à M. des Noyers, au prince de Condé. 2. Ibid., lettre au père Sirmond, p. 59. 3. Ibid., p. 82. Ajoutons que nous possédons, dans une édition tardive, une lettre du Père Caussin à Richelieu que Barbier considère comme apocryphe, mais qu’André et Bour­ geois semblent regarder comme authentique. Ses analogies avec les lettres citées par La Rochemontex feraient pencher pour la seconde hypothèse. Le ton est le même : « Les princes qui ne veulent pas être vos valets sont vos victimes ; vous détruisez par

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RAISON D ’ÉTAT ET PENSÉE POLITIQUE

Le désaccord entre le cardinal et le confesseur étant complet, le renvoi du Père Caussin était inévitable et il fut annoncé, par la Gazette de France le 26 décembre 1638 : « Le P. Caussin a été dispensé de sa Majesté de la plus confesser à l’avenir, parce qu’il ne s’y gouvernait pas avec la retenue qu’il devait...» L’officielle Histoire du cardinal de Richelieu peint de couleurs noires l’activité du confesseur : «...il était impossible de concevoir la grandeur du péril où le père Caussin avait non seulement jeté la France, mais toute la Chrétienté, soit par une ignorance inexcusable, soit par un esprit de faction et une malice si noire qu’on n ’aurait même pas pu la prévoir». Et l’ouvrage cardinaliste exécute en ces termes le religieux : « C ’est un religieux plus plein de lui-même que de l’esprit de Dieu, plus simple que malicieux, plus dénué de jugement que de bonne volonté, brouillon, in­ quiet, artificieux. Il aime à s’occuper des affaires de l’État ; sous couleur de dévotion, il se mêle de toutes les intrigues de la Cour ; il joue un double jeu auprès du roi et du cardinal ». Le père Caussin, dont nous avons vu les violences épistolaires, nous a laissé un ouvrage où il définit son idéal du Prince chrétien : la Cour Sainte. Il y condamne la politique mondaine. Ses adeptes, qui ne croient pas à la Providence ( et il y a sans doute ici une allusion aux machiavélistes ), sont incapables de bâtir une société durable. Ces politiques «...qui ont dressé des autels et des tables à la Fortune... bâtissant une Monarchie sur des maximes humaines, ont bâti sur le vif-argent des fantômes de grandeur 1 ». Dans le cours de son livre, Caussin attaque encore «...ceux qui gouvernent par pure politique et prudence humaine, accom­ modant la religion à leurs intérêts *12 ». Un long chapitre de la Cour sainte, intitulé « Le Politique malheureux », nous représente sous les traits d ’Hérode le portrait affreux du politique mondain. Si Caussin n ’affranchit pas les rois des lois de la religion, il ne prône pas des doctrines hostiles aux monarques. Dans son Apologie pour la compagnie de Jésus, il défend son ordre de répandre la théorie du tyrannicide. Après quelques mots de pitié compréhensive pour la « pauvre multitude » égarée par des calomnies 3, il rappelle que les Jésuites ont toujours affirmé que le Prince est inviolable. Leur reprocher de prêcher le tyrannicide est donc une calomnie noire ; c’est utiliser une médisance bien usée. Caussin s’écrie à l’a­ dresse des ennemis de l’Ordre :

avance ce qui devrait naître d’eux, et vous n’aimez la virginité des princesses que pour l’immoler à votre fortune. Les évêques vous servent de passe-temps, les parlements de jouets... ( Lettre du P. Caussin à Mgr le cardinal de Richelieu, Sind, IV, 78 p., pp. 203-204 ). Caussin y définit aussi son « programme » : respect de Dieu, du Pape ; maintien des prérogatives de Gaston et des cours souveraines... ( Ibid., p. 204 ). 1. Caussin, Cour sainte, Paris, 1624. Préface. 2. Ibid., p. 552. 3. Caussin, Apologie pour la compagnie de Jésus, Paris, 1644, pp. 14-15.

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lui replâtrez le visage et la ramenez sur le théâtre, toute vieille réparée, sifflée, ruinée de créance dans les esprits raisonnables1 ». Richeome, Garasse n ’ont jamais qu’enseigné le respect envers personne des Rois 12 ». *

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Le dernier grand pamphlet dévot du règne de Louis X lll est sans doute l’éloquent ouvrage paru en 1640 sous le titre : La voix gémissante du peuple chrétien et catholique accablé sous le ja ix des désastres et misères des guerres de ce temps, « adressée au Roi très chré­ tien par un Français désintéressé». Ce livre dénonce l’impiété du cardinal. Sa malice a triomphé de la bonté du roi. Il favorise les Huguenots, alors qu’il aurait dû s’allier aux Espagnols pour qu’ils luttent ensemble contre les Infidèles et reprennent la Terre Sainte. La guerre contre l’Espagne n ’apporte que misère et revers. Richelieu expose la France et son roi à la vengeance du ciel : « Tous ceux qui ont persécuté les chrétiens ont été punis d ’une mort exemplaire». En dénonçant l’impiété des conseillers du roi, la Voix gémissante attaque violemment Balzac pour les maximes machiavélistes qu’il a avancées : « Il n ’est rien de plus aisé aux grands que de trouver, ou de faire des cou­ pables : toutes les défenses sont inutiles, quand la condamnation devance les crimes, et qu’on ferme les oreilles pour ne pas entrer dans les raisons des criminels présomptifs. Je sais bien que le sot Orateur de France et l’im­ pertinent flatteur du Cardinal dit dans son Prince que pour un léger soupçon, ou pour un songe qui met en peine les esprits du Roi, il leur est permis de faire prononcer un arrêt de mort contre leurs sujets. Je veux croire que son Émi­ nence a étudié dans l’École de Balzac puisqu’il en pratique si bien les leçons, et se rend si parfait disciple d ’un si brave maître : il lui faudrait donner une chaire dans la Sorbonne pour régenter les cas de conscience, puisqu’il a déjà fait paraître sa suffisance dans un si beau livre 3 ». Visiblement soucieux de se séparer des ultramontains et des santarellistes, l’auteur de la Voix gémissante admet le principe que les rois relèvent immédiatement de Dieu, mais interprète cette idée de manière à condamner les pouvoirs exorbitants du principal ministre. Il écrit : « Je dis en premier lieu, qu’il est vrai ce que la Sorbonne a décidé contre Santarelle, que les Rois relèvent immédiatement de Dieu, et ne dépendent d’aucune autre puissance supérieure sur la terre : c’est le ciel qui donne les sceptres et les couronnes à qui bon lui semble, et qui pour favoriser le peuple, ou pour le punir, choisit de bons ou de mauvais rois ; et comme il n’a pas jeté les yeux sur les sujets, qui leur doivent obéir ; aussi n’a-t-il pas voulu qu’ils en fissent la charge et prissent l’assurance de leur donner la loi 4 ». Mais, ayant reconnu le principe du droit divin des rois, la Voix gémis­ sante s’empresse d ’ajouter que ce qui vaut pour le maître ne vaut pas pour 1. 2. 3. 4.

Caussin, Apologie..., p. 182. Ibid., p. 192. Voix gémissante, p. 6. Ibid., p. 66.

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ses serviteurs : en particulier le droit divin ne justifie pas les exactions d’un premier ministre, qui comme Richelieu, prend les allures d ’un usurpateur1. Le pamphlet se fait violent pour attaquer les ambitions et l’orgueil du car­ dinal : «...il est Généralissime sur la terre, Amiralissime sur les mers, il est Éminentissime et ne tient pas à lui qu’il ne soit Papissime en Italie. Il aurait le pou­ voir de guérir les écrouelles, si la terre le donnait et si l’usurpation le lui pou­ vait acquérir 12 ». La France est devenue une terre de tyrannie. Le peuple ne regarde plus le palais des rois qu’avec « des lunettes de Galilée 3 ». Personne n ’ose plus ouvrir la bouche pour avertir le prince des dangers que Richelieu fait courir à son pays : «Malheureuse France... 11 n ’est plus permis aujourd’hui... ni de parler, ni d ’écrire, ni de faire des gestes ni de pleurer. Cet auguste Parlement qui avait l’autorité de représenter au Roi ce qui regardait la République, qui faisait la plus grande partie de son conseil, et qui soûlait entrer en partage de ses résolutions, n ’a plus la liberté de parler, et ceux qui, par un zèle con­ forme à l’obligation que chacun doit avoir de conserver sa patrie et d ’exercer sa charge, se sont émancipés de dire leur sentiment, ont été privés de leurs offices, ou menacés de l’être bientôt : de façon que la conservation des prin­ cipaux Ministres du Royaume dépend de l’observation du silence même dans les affaires où ils sont obligés de parler 45». Pour peindre la condition malheureuse du peuple français, l’auteur de la Voix gémissante utilise la légende des paroles gelées, popularisée par Rabe­ lais. Sous la tyrannie de Richelieu, les paroles qui dénoncent son ambition «...quoiqu'elles) soient arrêtées en l’air l’espace de six mois, viennent enfin à ses oreilles, et les auteurs en portent le châtiment 6 ». Le pamphlétaire fait l'éloge des rois pacifiques. 11 célèbre la prudence de Louis XI, qui a épargné le sang de son peuple et celui de ses voisins, et déplore les idées guerrières du roi de France : « Ces maximes sanglantes ne sont propres qu'aux Turcs, aux Barbares, aux Canadiens, aux Maures et aux Topinambous qui n ’ont pas plus d’hu­ manité que ce qui est requis pour ne pas être bêtes 6 ». Au lieu d ’attaquer les chrétiens, le roi ferait mieux d ’aller combattre les infidèles. Après avoir rappelé qu’un roi n ’a pas des pouvoirs illimités sur les biens de ses sujets 7, la Voix gémissante termine son réquisitoire par des menaces 1. « Il semble au peuple que ce lui est assez d’avoir un maître, à qui il doit une obéissance nécessaire, et de qui Dieu l’oblige de porter le joug, quelque rude qu’il puisse être, mais d’obéir à ceux qui ne sont pas ses souverains quand ils lui font du mai, quand ils triomphent de sa peine, quand ils se nourrissent de son sang, c’est pour lui une triste nécessité, et un dur essai de sa pa­ tience. M. de Cardinal usurpe manifestement l’autorité de V. M. et dispose de votre puissance t ( Ibid., p. 76 ). 2. Voix gémissante, p. 78. 3. Ibid., pp. 92-93. 4. Ibid., pp. 93-94. 5. Ibid., p. 4. 6. Ibid., p. 102. 7. Ibid., p. 106.

L ’OPPOSITION A LA « RAISON D'ENFER »

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contre le trône de France : le peuple ne va pas supporter indéfiniment les exactions du cardinal1 ; l’entêtement du roi à garder son ministre, à pré­ férer « perdre la France plutôt que... perdre son Éminence 12 » aura des suites funestes ; Dieu a frappé un premier coup de sa justice en faisant périr le roi de Suède, « criminel de lèse-majesté divine et humaine 3 ». Le libelle prend un ton de plus en plus anti-français, dénonce les cruautés commises par les armées suédoises 4, applaudit aux succès des Espagnols 56 et prédit à la France de sanglantes défaites. La voix du peuple malheureux, c’est la voix de Dieu e. 11 faut s’attendre à ce que, sans tarder, la vengeance du ciel frappe ce pays impie : « La Justice Divine manquerait à son devoir et donnerait sujet de rafraî­ chir les plaintes des Athées, si après que la France l’a si injustement irritée par l’effusion du sang de tant de peuples, elle ne lui faisait avouer qu’il y a un Dieu par-dessus les Rois, qui ne tolère leurs offenses que pour les punir avec plus de rigueur7 ». Nous pouvons encore rattacher au courant chrétien d ’opposition le ma­ nuscrit intitulé L'impiété des méchants par les Français ou l'impiété des Fran­ çais par les méchants, écrit en 1645 par un certain Tacquet8. Ce pamphlet critique vivement « l’alliance avec le Turc », la « protection de Genève », «la confédération avec l’Hollandais» et la « Ligue avec les Suédois», fruits empoisonnés de la nouvelle politique française. Il condamne ces «sociétés des Français avec les pervers » et cite la parole biblique : « Retire-toi du méchant et les maux te laisseront». Mais Tacquet n ’a pas la solidité des auteurs que nous avons vus précédemment. Son argumentation est confuse. 11 use curieusement d ’encres verte et rouge, et orne son texte de dessins géo­ métriques bizarres. Ce manuscrit donne un peu l’impression d ’avoir été rédigé par un extravagant. *

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Dans ses Morales chrétiennes (1638-1642), le P. Yves de Paris 9 montre les dangers de l’utilisation politique de la religion. En effet si cet artifice réussit au Prince, c’en est fait de sa foi : «...il se persuade que tout ce que l’on publie de la Religion n ’a point d ’autre principe que les intérêts et les adresses de ceux qui gouvernent10 ». Dans la seconde partie de son livre, L'agent de Dieu dans le monde ( 1656), Yves de Paris définit une politique chrétienne qui se rattache aux polémiques

1. Voix gémissante, p. 107. 2. Ibid., p. 114. 3. Ibid., p. 131. 4. Ibid., p. 142. 5. Ibid., p. 183. 6. Ibid., p. 222. 7. Ibid., p. 224. 8. BN., mns fr., 13642, 119 feuilles. 9. Yves de P aris ( vers 1590-1678 ). Au barreau de Paris jusqu’à 30 ans, il devint ca­ pucin en 1620. Il polémique contre les jansénistes et réfute les thèses de Barcos sur les limites du pouvoir pontifical. Sur ce théologien philosophe, voir la thèse de G. Chesnbau ( J ulien Eymard d’Angers ), Le père Yves de Paris et son temps, 2 vol., Paris, 1946, 4° Z 4077 ( 1-2 ). 10. Yves de P aris, Les murales chrétiennes, 1640 ( 3e édition ) : 664 p. BN : D 10567.

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de l’époque de Richelieu. Certaines de ses affirmations ont pour nous un air connu. Il conçoit le droit divin comme un frein au pouvoirL Le roi doit montrer son zèle à défendre les intérêts de l’Église 123. Il usera de son autorité pour ramener les hérétiques à la vérité. L ’Église en effet avec ses armes spiri­ tuelles est « trop faible pour abattre l’insolence de l’hérésie » ; elle doit être aidée du bras séculier 8. Le roi doit mettre au premier rang de ses préoccu­ pations les «intérêts divins», les «intérêts de D ieu4 ». Ainsi se traduira «cette secrète sympathie qu’a la religion avec l’É ta t5». Partisan de la manière forte pour régler le problème protestant, Yves de Paris prêche la modération quand il s’agit des différends entre États. Pour condamner les guerres nationales, il frôle l’idée et l’image des « Dieux ont soif6 ». Il déplore que la Chrétienté se déchire au lieu de tourner ses armes contre le T u rc7. Il condamne les politiques étrangères agressives en des termes qui semblent viser Richelieu 8. Il rappelle l’opinion de plusieurs «.. .qu’il serait fort à désirer que ceux qui dominent ne fussent pas absolus 910». Yves de Paris reprend donc les principaux thèmes de la littérature dévote du temps de Richelieu. La revue que nous venons de faire des écrits chrétiens d ’opposition montre la continuité du conflit qui opposa Richelieu aux dévots. Il frappa durement les têtes du parti dévot et la prison, l’exil ou la mort furent le châtiment de ceux qui méconnaissaient les devoirs dûs à l’État. Si Bérulle disparut avant l ’explication définitive, le cardinal ne l’épargna pas dans ses Mémoires1*. Marillac fut exécuté, Caussin exilé, Saint-Cyran emprisonné. Cette longue guerre entre le Pouvoir et ses adversaires fut coupée d ’accommodements politiques, de sorte que les rapports entre Richelieu et les opposants prirent l’aspect tantôt d ’un duel fourré, tantôt d ’une guerre ouverte. 1. Y ves de P aris, L'agent de Dieu dam le monde. 2e partie: «où les intérêts de Dieu sont représentés dans le gouvernement civil », p. 201. 2. Ibid., p. 207. 3. Ibid., p. 213 : « Le Prince qui est l’image de Dieu en doit représenter la justice comme la puissance, et cette puissance doit servir à sa justice pour confondre l’hérésie, pour lui fermer tous les passages à un Royaume catholique». 4. Ibid., p. 217, 232. 5. Ibid., pp. 244-245. 6. Après avoir évoqué les sacrifices des peuples primitifs, il ajoute «...aujourd’hui les Idoles sont animées et ...pour en mériter la faveur, il faut faire une plus grande effusion de sang, non pas d’esclaves ou de criminels, mais des plus illustres personnes d’Etat » Ibid., p. 251. ( Allusion au cardinal sanglant des pamphlets espagnols ? ) 7. Ibid., pp. 257-258. 8. Ibid., p. 260. « Il ne se trouve point d’État qui n’ait d’apparentes prétentions sur les autres, fondées sur des articles d’accord mal entendus ; sur des droits et des domaines inaliéna­ bles, à qui ni les transports ni les prescriptions n’ont pu faire de préjudice ; enfin sous le pré­ texte de protéger des alliés, de tirer un peuple de l’oppression, et comme ces anciens héros courir le monde pour lui rendre sa liberté ». Yves de Paris définit nettement et ironiquement les diverses stratégies de la politique étrangère de Richelieu. 9. Ibid., p. 275. 10. Les railleries à l’égard de Bérulle ne manquent pas dans les pamphlets étatistes. Nous trouvons cette pointe dans YHermite oalérien : « L’assoupissement me prit tel qu’il survient quelquefois au père Bérulle lorsqu’il se perd dans l’extase de ses conceptions politiques ». ( Cité par D blavaud, Quelques collabora­ teurs de Richelieu, p. 91 ).

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Choix politiques et système de pensée. Au terme de cette revue des principaux écrits dévots de l’époque de Ri­ chelieu, nous pouvons essayer de préciser les idées essentielles de l ’opposi­ tion religieuse. Émanant de divers milieux, dûs à des auteurs qui ne sont pas toujours liés ensemble, tantôt d ’origine française, tantôt venant d ’au-delà des frontières, ces ouvrages ont pourtant en commun un certain nombre de choix politiques, une conception générale de la société et un tour d ’esprit particulier, distinct de celui des étatistes. Ces divers textes définissent les grandes lignes d ’un programme concret. Négativement, ils s’accordent à rejeter la politique menée par Richelieu au dedans et au dehors. Au cardinal, ils reprochent sa tiédeur dans la lutte contre les Protestants de France, ses alliances avec les puissances protestantes, son hostilité à l’Espagne. Leurs][sympathies, dictées par leur foi, vont vers Rome et vers Madrid. Au-delà de ces options de circonstance, ces"*'écrits ne définissent-ils pas une conception générale de la société et du pouvoir ? Nous remarquons qu’ils laissent voir les linéaments d ’une philosophie politique très différente de celle des étatistes. Mais nous constatons aussi que, sous Louis XIII, la littérature du parti religieux, assez riche en pamphlets, est pauvre en ouvrages théoriques. Or cette pauvreté, plus apparente que réelle, s’explique par plusieurs rai­ sons. Tout d ’abord les écrits d ’opposition ne se produisaient pas facilement sous le régime de Richelieu. En particulier, les gallicans veillaient, prêts à faire tomber les foudres du Parlement sur les écrits ultramontains. En second lieu, la pensée du parti religieux, comme la pensée étatiste d’ailleurs, se précise à propos de polémiques particulières, en jugeant Tacite et Machiavel, ou en définissant les rapports du pouvoir spirituel et du pou­ voir temporel. Elle n ’apparaît, pour ainsi dire, qu’en pièces détachées. Enfin, et surtout, la théorie politique chrétienne ne se conçoit pas comme autonome, mais constitue un chapitre de la théologie. Les écrivains chrétiens sont peu portés à consacrer des livres à la politique seule. Car, sous ce rapport, les ouvrages relatifs à la politique chrétienne n ’avaient pas à être écrits : ils l’étaient déjà. Saint Thomas, Bellarmin, Suarez et Mariana fournissaient aux esprits religieux toutes les notions nécessaires pour comprendre la société. Néanmoins, faire cette constatation, c’est reconnaître une’certaine lacune dans la théorie catholique^de l’État. Car, si ces auteurs précisent ce qu’est l’État chrétien, quelle est son autorité, quels sont ses rapports avec l’Église, ils aident mal à comprendre la position des chrétiens devant l’État réel, l’État en développement, l’État absolu. Entre les invectives à l’égard des Politiques et les gros ouvrages de caractère intemporel, il y a un vide. On dirait que c’est avec lenteur et de mauvaise grâce que les théologiens ont défini les rapports des chrétiens avec l’État nouveau. Nous sommes ainsi amenés à nous poser ici, comme à propos de M. de Morgues, la question de l’indigence théorique de la littérature d ’opposition. Si, dans ses écrits, elle brûle en effigie Tacite, Machiavel, Bodin, les Politiques et les partisans de la Raison d ’État, cette violence cache mal une faiblesse et son impuissance à se définir devant la politique moderne. L’opposition se

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réfugie dans la critique morale et dans les excommunications par inadapta­ tion au réel. Elle représente une vieille France désorientée par une nouvelle France plus laïque. Les écrits chrétiens d ’opposition condamnent la politique purement hu­ maine. Comme Mugnier, ils la qualifieraient volontiers d ’« art de tromper », de «méchanceté instruite et disciplinée». Dans ses adeptes, ils dénoncent des politiques libertins. Comment, en effet, l’homme pourrait-il être son propre guide ? Réduit à sa seule nature, privé du secours du Ciel, l’homme souffre de l’aveuglement d ’esprit causé par le péché originel et n ’est qu’un puits de ténèbres. Les maxi­ mes mondaines ne sont pas seulement insuffisantes, elles sont encore perni­ cieuses. Les écrivains chrétiens nous font une peinture sinistre de la politique païenne, de la fausse raison d ’État qui tire ses principes des Gentils, de Tacite et de Machiavel. Tibère et César Borgia, qui sont ses grands hommes, sont des maîtres d ’athéisme. L’État qui ne prend pas la religion pour guide ne tarde pas à s’ériger en fausse divinité. Or une société qui s’organise en dehors des principes de la religion ne saurait être vraiment réglée. Elle constitue un désordre dans l’univers. C’est pourquoi les écrivains chrétiens font peser sur les politiques du monde la menace du châtiment de Dieu et les avertissent qu’ils vont à leur perte L Ce refus de la politique mondaine reflète, sous un aspect particulier, une condamnation plus générale des prétentions de la raison humaine à s’affran­ chir de la foi et à s’appuyer sur ses seules forces. Dans son étude sur Le pro­ blème religieux au XV IIe siècle, M. A. Adam a montré les deux traditions reli­ gieuses qui se partagent l’époque et comment un homme comme Bérulle s’op­ posait sur les plans religieux et politique aux tenants d ’un rationalisme chré­ tien. Pénétré de l’idée que la raison est incapable à elle seule d ’organiser la société, il se détournait de l’État et de l’ordre nouveau qu’il instituait. D ’ail­ leurs le spectacle des conflits sanglants qui déchiraient l’Europe ne pouvait que justifier sa vue pessimiste de l’homme.1

1. Il y a des constantes dans l’attitude des chrétiens en face de la société et Lamennais va nous fournir un commentaire à ce procès des étatistes par les dévots. Dans son livre De la religion considérée dans ses rapports avec l'ordre politique et civil, L ambnnai s dénonce le scandale d’une société coupée de Dieu. L’État, observe-t-il, ne connaît ni Dieu, ni ses commandements, ni vérité, ni devoir. Il est indifférent aux dogmes. La politique est devenue un système d’athéisme légal. Le titre du deuxième chapitre est significatif : . 5. M. de Morgues, L'avis d'un théologien sans passion dans Recueil de H ay, p. 646. 6. Ibid., p. 647. 7. Ibid., p. 663. 8. Ibid., p. 648.

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au décrit des Parlements, de la Sorbonne et des plus fidèles serviteurs du R o i1 » et maudit ces « plumes sanglantes 12 ». S’indignant de ces sacrilèges attentats et de ces blasphèmes contre les rois 3, il vitupère leurs auteurs : « Hommes sans raison, Chrétiens sans conscience, Théologiens sans science de Dieu, Prêtres sanguinaires. Religieux sans religion 45». Le Français qui a pris part à leur rédaction est un « ...Français dénaturé et Monstre de notre Nation 6 ». Morgues nous donne quelques indications sur l’origine des pamphlets étrangers. Rédigés et imprimés en Allemagne, ils ont été composés par un Français, un Italien et un Bavarois sur des mémoires envoyés de Paris par une « damnable cabale ». Morgues s’emploie à dénoncer l’hypocrisie de cette « Ligue catholique » et se propose de détromper les victimes des sophismes dévots e. Parfois il laisse entendre que les zélés sont des croyants sincères emportés par leur dévotion brutale 7. Mais, le plus souvent, il dénonce dans ces arguments religieux un masque8 ou un prétexte 9. Il s’indigne alors : « O Sainte Théologie, à quoi sers-tu aujourd’hui ! A quoi se prostituent ces faux prophètes d ’Achab et infâmes Docteurs de l’Antéchrist ? 101». S’ils ont entrepris de décrier la personne sacrée du roi de France, c’est pour plonger le pays dans les guerres civiles, décourager les fidèles serviteurs du monarque et peut-être armer la main d ’un nouveau Ravaillac. Ces écri­ vains forcenés sont «envieux de la gloire du plus grand Prince Chrétien, et jaloux de l’honneur de la plus religieuse Nation du monde ». Morgues riposte par un panégyrique du roi et du ministre. Il rappelle l’argent dépensé pour mater la rébellion de La Rochelle, les vertus de Riche­ lieu, la façon dont le roi l’a protégé dans le « grand orage ». Mais ces libelles diffamatoires sont en fait des panégyriques et témoignent des mérites d’un ministre, fidèle à son maître et fidèle à l’Église. C’est un bon exemple de pamphlet antidévot que l’écrit publié en 1626 sous le titre : Le jubilé d'un Espagnol, d'un Jésuite et d'un bon Français, ré­ vélé pour le salut de l'État à tous les vrais catholiques par le bon Génie de la France11.

1. M. de Morgues, L'avis..., Recueil de H ay, p. 652. 2. Ibid., p. 658. 3. Ibid., p. 651. 4. Ibid., p. 654. 5. Ibid., p. 649. 6. Ibid., p. 647. «...j’offenserai Dieu si je négligeai de donner un antidote aux fai­ bles esprits, qui s’empoisonnent aisément de ce qui porte le prétexte de piété, qui croient que tout ce qui se présente à eux avec l’habit de Religion, vient de la part de Dieu, et que celai qui prend la qualité d’un théologien est un Ange du ciel. Peu de personnes sont capables de re­ connaître si les passages qui sont cottés aux marges, comme tirés des Livres Saint sont géhennés, tronçonnés et appliqués à contresens. » D’ailleurs le langage religieux des étrangers ne doit pas tromper : «...c’est plutôt un art diabolique qui se sert comme fait la magie des pa­ roles sacrées, pour piper les ignorants et animer les furieux *. 7. Ibid., p. 652. 8. Ibid., p. 650. 9. Ibid., p. 650. 10. Ibid., p. 651. 11. Le jubilé d'un Espagnol, d'un Jésuite et d'un bon Français, B.N. Lb 36 2430.

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Parlant la langage de la Satire Ménippée, il prend à partie les malheureux Français séduits par d ’habiles charlatans qui les ont empoisonnés avec leur drogue de Catholicon l . Il raille les Espagnols, sujets aux écrouelles 123, dé­ nonce la « cabale de Loyola 8 », jette sur les Jésuites et les Espagnols la res­ ponsabilité de l’assassinat de Henri IV 45 et, naturellement, les accuse d ’hy­ pocrisie6. S’adressant au roi, il le met en garde contre la plus efficace des armes de la cabale dévote qu’il désigne d'une manière pittoresque : « ...la Ma­ chine des Machines, à savoir la Religion... 6 ». Comme exemple de pamphlet raisonné en faveur du cardinal dans la pé­ riode qui nous occupe, nous pouvons citer la Lettre de Pimandre à Théo­ pompe, publiée aussi sous le titre de Lettre déchiffrée (1627). C'est une réfu­ tation des « petits discours infâmes » qui cherchaient à salir Richelieu et un éloge du m inistre7. 2. - LES THÈMES PRINCIPAUX DE LA PRESSE GOUVERNEMENTALE DE 1624 A 1627

Au terme de cette revue sélective des pamphlets parus entre 1624 et 1627, essayons de dégager les principales affirmations de la presse cardinaliste. Elle nous semble insister sur trois points essentiels : la restauration du pou­ voir de l’État, le procès des Espagnols et celui de la cabale qui, en France, leur est favorable. a/ La restauration du pouvoir de PÉtat. Qu’une centralisation accrue soit l’idéal des pamphlets gouvernementaux, c’est ce qui apparaît d ’une façon négative dans leur condamnation de tout ce qui peut choquer l’autorité du roi : forces centrifuges des Protestants et des " zélés ”, « partis », « cabales », « divisions » causées par des « brouillons » ou «semées par les Espagnols 8 ». 1. Le jubilé..., pp. 3-4. 2. Ibid., pp. 6-7. 3. Ibid., p. 20. 4. Ibid., p. 13. 5. Ibid., p. 16. 6. Ibid., pp. 18-19. 7. Relevons dans ce pamphlet, à propos de la prudence avec laquelle Richelieu s’inspire des leçons de l’histoire, une définition de ce modernisme mesuré qui est un des caractères de la pensée étatiste : « Comme la diversité des mouvements célestes, qui vont sans cesse, fait que les Planètes ne se retrouvent jamais toutes en une même assiette, ne ramènent aussi jamais une même influence : la variété des intérêts particuliers qui changent selon les occurrences à toutes heures, fait pareillement que les affaires ne reprenant jamais en tout et partout une même face deux fois, ne rencontrent aussi jamais deux fois une même issue. De sorte que qui n’a point d’autre règle pour la direction des choses présentes, que la comparaison des choses passées, il n’est pas en moindre danger de faillir à tous coups que celui qui regarde derrière soi, quand il marche, de tomber ». Recueil de H ay, 1643, pp. 26-27. Notons aussi la dénoncia­ tion du rôle de l'argent au X V II·siècle : « ...en un siècle comme le nôtre, où l’on mesure le mé­ rite d’un homme à son revenu, et où l’argent fait, par manière de dire, le cinquième élément d’un chacun... » ( Ibid., p. 43 ). 8. Recueil de H ay , p. 5.

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Cette accentuation du pouvoir central est présentée, non comme une nouveauté, mais comme une rénovation. « Le Grand Henri » est célébré comme le « restaurateur de l’État 12 ». Le règne de Louis XIII est loué pour avoir apporté la « réformation de l’É ta t3 », le « rétablissement du bon o rdre4 ». Il s’est assigné comme tâche de «rendre à l'É tat son ancienne puissance et dignité5 » et de faire « d ’une France languissante une France triomphante 6 ». 11 promet un « siècle d'or à ce Royaume 7 ». Au XVIIe siècle, l’idée de l’État est encore trop abstraite pour l’esprit public et elle cède souvent la place à celle du roi, incarnation de la patrie. Les pamphlets gouvernementaux soulignent que ce roi « sait régner8» ; ils aiment à rappeler qu’« aujourd’hui tout procède avec l ’autorité, la puis­ sance et la majesté royale 9 ». Le roi est le centre d ’impulsion de la vie na­ tionale : «... de tout ce qui s’arrête au cabinet pour le bien de l ’État, sa Ma­ jesté est la première cause, d ’où toutes les inférieures dépendent, comme toutes les roues d ’une montre, de celle qui fait mouvoir les au tres10». Observons que parfois l’autorité tend à se confondre avec l’action de la raison. Célébrant la première administration de Richelieu, la Lettre déchijjrée déclare que «... jamais la raison ne s’accorda mieux avec la force pour main­ tenir le repos public». b/ Le procès de l'Espagne. S’il est vrai que la pensée politique se meut à l’intérieur de la catégorie ami-ennemi, les écrits gouvernementaux à l’époque de Richelieu sont nette­ ment orientés : pour ennemis, ils ont à l’extérieur les Espagnols, à l’intérieur les « zélés ». Les nombreux pamphlets qui exposent et justifient la nouvelle politique étrangère dénoncent les défauts des Espagnols : orgueil, ambition, absence de scrupules. Dans ce réquisitoire deux accusations reviennent fréquemment. La première est la dénonciation de l’impérialisme espagnol. Déjà en 1623, la France mourante montrait quel danger présentait pour la France la politique du roi d ’Espagne : « ... si on laisse affermir ses conquêtes, il est très certain qu’il se rend maître de toute l’Italie, et dominateur des Allemagnes, et par ce moyen il enclôt cette couronne de toutes parts de puissances si grandes qu’il sera im­ possible qu’elle puisse résister». Parmi les pamphlets qui développent ce thème, détachons le Discours salutaire sur l'état présent des affaires d'Allemagne (1626). Nous y trouvons

1. 2. 3. la prise y a été 4. 5. 8. 9. 10.

Recueil de H a y , p. 4. Ibid., pp. 32, 39. Ibid., p. 36. Cf. le Discours d'Élat sur les plus importants succès des affaires jusqu'à de La Rochelle. 1628. «...la France a repris un autre visage et plus de vigueur, l’ordre remis...» BN : Lb36 2671, p. 6. Ibid., p. 30. 6, 7. Ibid., p. 5. Ibid., p. 4. Ibid., p. 32. Ibid., p. 27.

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l’historique de l’ambitieux projet que forment les Espagnols d ’une monar­ chie universelle K Le Discours sur plusieurs points importants (1626) dénonce «... ceux qui ont toujours prétendu à l’Empire de l’Univers 123». La Lettre déchiffrée (1627) prend à partie la politique espagnole qui veut «... redresser les affaires du Ciel au niveau de celles de Madrid » et pour qui « tout ce qu’on fait pour le Vatican est crime, s’il n ’est ratifié dans l’Escurial 3 ». La réponse au mani­ feste du duc de Savoie (1628) rappelle que l’Espagne veut mettre l’Italie sous le joug, après l’avoir ravagée45. Elle évoque aussi les temps malheureux de la Ligue où la puissance d'Espagne dominait dans Parisδ. En 1626, la pré­ face de la Pierre de touche politique précise ainsi l’inspiration du livre : « ...il évente le dessein que les Espagnols ont d'opprimer tous leurs voi­ sins sous prétexte de Religion et de Charité, et d ’établir par ce moyen leur Monarchie universelle, et montre que cette Nation a toujours eu l’intérêt de Dieu et de l’Église en la bouche, et ne l’a jamais eu dans le cœur 6 ». Après l’accusation d ’impérialisme, le reproche le plus fréquemment adressé aux Espagnols, c’est d'employer le spirituel à des fins temporelles. Les écrivains cardinalistes ne cessent de dénoncer la « Ligue du Catholicon », les «matois transm ontains», les «porteurs de patenôtres», tous gens qui veulent faire « d'une guerre d ’État une guerre de Religion ». Les polémiques de 1625 développent souvent cet argument. Ainsi le Dis­ cours sur la Valte line et les Grisons dénonce ceux qui veulent « empiéter les États sous le prétexte de Religion ». Ce prétexte est habile. La religion «...quand même elle est feinte et déguisée, ne laisse pas d ’émouvoir puissamment les esprits ». Et l’histoire ne prouve-t-elle pas que « plusieurs princes, ou par le conseil de mauvais conseillers, ou par une insatiable convoitise d ’avoir des provinces, des royaumes, et des empires, n ’ayant point de juste titre pour prendre par justice ce qu’ils veulent prendre par les armes, par la force, ils empruntent soudain le prétexte de la Religion 7 ». De ces affirmations le Discours donne des preuves nombreuses. Il évoque tout le mal fait à la France par les Espagnols sous les plus pieux prétextes : Vêpres siciliennes, Sainte-Ligue. Il rappelle ce que fut la conquête des Indes : « Quelle entreprise peut-on imaginer plus catholique que celle des Indes ? » Il s’agissait seulement d ’y apporter l’Evangile. Mais l'évangélisation de ces pays a seulement servi de couverture aux pillages et aux massacres. c/ Le procès des dévots. En même temps qu’ils attaquent les Espagnols, les publicistes gouverne­ mentaux font le procès de leurs alliés français et dénoncent « ces grands catholiques qui n'ont du zèle qu’en la bouche ».

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1. Cf. texte cité p a r G e l b y , Fancan p. 279. 2. Recueil de Hay, p. 5. 3. Ibid., p. 41. 4. Ibid., p. 49. 5. Ibid., p. 51. 6. Pierre de touche politique tirée du mont du Parnasse, où il est traité du gouvernement des principales Monarchies du monde, traduite en français de l’italien de Trajano B occalini, Paris, 1626, BN : E 3089. 7. Gelfy, op.cit., p. 264.

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Il est significatif que le parti animé par la reine-mère, par Bérulle et par les Marillac nous soit parvenu sous les noms péjoratifs que les écrivains gouvernementaux lui ont prodigués : «zélotes», « catholiques zélés », « parti­ sans d ’Espagne », « faction d ’Espagne », « faction étrangère », « crédules bigots », « bigots espagnolisés », « matois transmontains ». Las de rappeler leur qualité d ’ultra-catholiques et de partisans de l’Espagne, un pamphlé­ taire invectivera en eux des « grenouilles d ’Egypte ». Les pamphlets ultramontains de 1625 n ’avaient fait que réveiller de vieilles querelles qui remontaient à la Ligue, et qui s’étaient poursuivies sous le règne de Louis XIII. Ainsi, en 1623, dans le pamphlet La France mourante, l’ombre de Bayard venait exprimer sa tristesse devant le spectacle d ’une France in­ fectée par les maximes dévotes. S’entretenant avec le Chancelier de l’Hôpital. Bayard lui exprimait sa crainte de ne plus voir bien reçus en France de « bons patriotes » comme eux. Il déplorait l’inclination des catholiques vers l’Es­ pagne et constatait la mort de la « vieille générosité gauloise 1 ». Les dévots offraient une riche matière aux critiques de leurs adversaires. Ils étaient l’objet d ’une accusation majeure, celle d ’hypocrisie : usant d’im­ posture, ils faisaient de la politique en parlant de religion et soutenaient la cause de l’Espagne en prétendant défendre le catholicisme. Aussi les « bons Français » ne cessaient-ils pas de dénoncer ceux qui usaient du « manteau de la religion » et qui se dissimulaient sous de « fausses apparences de piété et de religion 12 ». Ce grief fournissait aux écrivains gouvernementaux plusieurs thèmes à développer. Il permettait d ’évoquer les mauvais souvenirs des guerres de religion. Des Ligueurs aux dévots, la filiation n ’était-elle pas évidente ? C ’est pour­ quoi les pamphlets des « bons Français » rappellent souvent la Ligue comme un cauchemar susceptible de réapparaître. Déjà, en 1622, la Méditation de Vermite Valérien présentait à son lecteur une relique symbolique de cette époque : « Un échantillon de l’étendard béni que le pape Grégoire XIV donna à Sondrat son neveu, lorqu’il conduisit en ce royaume les troupes en­ voyées du Vatican au secours de la Sainte-Union Catholique, l’an 15913». Ce pamphlet se terminait par une « centurie » trouvée dans les papiers du « bon Ermite » et qui visait la politique catholique de Luynes : « La Sainte-Ligue culbutée Sous le règne du Grand Henri, Se trouvera ressuscitée Sous le règne d ’un favori ».

1. « Hélas ! Je crains qu’on ne nous y ( en France ) regarde de travers quand on saurn que nous sommes bons patriotes ; car il faut que tu saches qu’on tient aujourd’hui être impos­ sible d’être bon Français, non plus que d’être entaché d’hérésie, non plus que bon catholique à la mode, sans être Espagnol, qui est une très dangereuse incompatibilité pour le bien de cette monarchie. Et cependant la plupart du clergé, de la noblesse et du tiers-état sont infectés de ces apocryphes maximes. Et voilà pourquoi il ne se remarque plus aujourd’hui aucun vestige de cette vieille générosité gauloise ». ( Cité par G b l e y , Fancan, p. 141 ). 2. Mercure, 1625. 3. Cité par G elkv , Fancan, p. 86.

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Cette accusation était d ’ailleurs reprise dans la Chronique des Favoris qui, portant un jugement définitif sur «le règne de M. le Connétable», mon­ trait comment les Espagnols firent jouer la « cabale»: on « fut d ’avis de ra­ masser tous les vieux haillons de la Ligue pour en faire un beau manteau de religion, et, d ’icelui faire un riche présent à l’aîné de la faveur ». Luynes s’engagea donc dans la lutte contre les hérétiques et la guerre civile désola la France au plus grand avantage de l’Espagne. Au rappel du temps de la Ligue est lié l’évocation d ’un personnage dé­ testé des « bons Français » : le Jésuite. 11 apparaît fréquemment dans les polé­ miques. Aux « politiques », aux « gallicans », aux « bons Français », il per­ met une incarnation antipathique de l’adversaire. Son nom fouette le senti­ ment national qui l’accole au souvenir de la Ligue et à l’assassinat de Henri IV. Les Jésuites occupent une bonne place dans les libelles des années 10 : c’est ce qui apparaît dans Le voyage de M. Guillaume en Vautre monde vers Henri le Grand. Maître Guillaume observe, devant la maison d ’un libraire : « Mon capitaine, je vous prie d ’une chose, busquez à sa porte pour savoir si en fait de marchandise réglée et en trafic honnête et approuvé, il ne vou­ drait rien vendre contre les Pères Jésuites ; sachez demander s'il n’a point quel­ que Anti-Cotton de fraîche mémoire, quelque plaidoyer de nouvelle impres­ sion, quelque Toquesaint à prendre mouches à la pipée, quelque chose nou­ vellement imprimée ; car je vous jure qu’en toutes les compagnies où l’on se trouve, l’on ne parle maintenant d ’autre chose, et le monde est friand de ce qui parle des Jésuites, comme une truie en couche de lait doux ; on les tient au cul et aux chausses, de telle sorte que je ne sais ce qu’ils pourront de­ venir cette année1 ». En fait de « plaidoyer de nouvelle impression », maître Guillaume aurait pu acheter le Plaidoyer de M. Pierre de la Martellière... contre les Jésuites... Gallican, cet avocat s'élève, au nom du pouvoir des rois, contre les Jésuites, qui ont prêté serment de fidélité au Pape et qui ont la prétention de faire re­ connaître dans le gouvernement de l’Église « une puissance monarchique, universelle, absolue, infaillible 12 », et qui, par leur théorie du tyrannicide, ont provoqué l’assassinat de Henri IV. Les États de 1614 attirent sur eux l’attention de l’opinion. Les arrêts du Parlement contre le livre de Mariana, et la question du mariage d ’Espagne contribuent à grossir l’avalanche des pamphlets contre l’Ordre. 11 n’est guère de libelle de l’époque, sérieux ou bouffon, où ils ne figurent pas. C’est ainsi qu’on les trouve dans La chemise sanglante de Henri IV et dans La rencontre de Henri le Grand au Roi touchant le voyage d'Espagne, qui attaquait aussi le clergé, le maréchal d'Ancre et les cardinaux Sourdis et du Perron. Après l’assassinat du maréchal d'Ancre, les Jésuites sont enveloppés dans la même haine que le favori. En 1617 paraît à Paris le Dialogue de la Galligaya et de Misoquin esprit follet, qui lui amène son mari... Une illustration présente le « Fantôme de Concini » dans un habit d ’allure ecclésiastique 3. Dans un 1. Le voyage... Pnris 1612, p. 23. Cité par D elochk, Autour de la plume du cardinal de R i­ chelieu, p. 141. 2. Paris, 1611, p. 49. 3. D eloche, Autour de la plume du cardinal de Richelieu, p. 142.

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autre pamphlet, la Confession secrète de la marquise d'Ancre, le Maréchal avoue sa complicité dans l ’assassinat de Henri IV ainsi que celle du Père Coton et de l’Ordre des Jésuites. Quand en 1625 paraissent Y Admonitio et les Mysteria, il règne un climat franchement hostile aux Jésuites. Dans ces écrits Richelieu dénonce la main des Jésuites, « la pernicieuse doctrine qu’ils renferment étant la doctrine parti­ culière à leur ordre 1 ». Garasse dans ses Mémoires nous a laissé un vivant témoignage de l ’hostilité de l’opiniona. Il nous donne des détails pittoresques sur l'acharnement des ennemis de l’Ordre : « Dumoustier parcourait les libraires de la rue Saint-Jacques et demandait si on n ’avait pas Y Admonitio du Père Garasse. Raulan, domestique d ’un grand prélat et chanoine de Saint-Germain l’Auxerrois, fit un libelle sanglant con­ tre l’ordre ; Ferner fut ordonné par Richelieu pour répondre à ces propo­ sitions scandaleuses; il le fit platement et malicieusement, attaqua ouverte­ ment notre compagnie et moi, comme si j ’en eusse été l'auteur. Le recteur de l’Université endiablé contre nous entreprit avec Servin de répondre. On nous dénonça comme criminels de lèse-majesté, et les députés de la Sorbonne allèrent trouver le roi. On condamna le livre au feu. Mais on en fit un extrait qui reproduisit les principaux articles du libelle. Trois jésuites et moi désa­ vouâmes formellement le libelle, mais on ne nous crut pas 8 ». Le Miroir du temps passé attaquait nommément des personnalités jésuites. Usant du procédé de l’amalgame, il rapprochait Châtel et Ravaillac des théo­ logiens de l’ordre : Mariana, Grenet, Guignard, Bellarmin, Tollet, Suarez, Manuel Sa. Il évoquait aussi les « autres modernes éplucheurs de conscience » : les Pères Arnoux, Coton, Voisin, Garasse et Séguiran. Si l’on regroupe les accusations lancées contre les Jésuites, on voit qu’elles articulent les griefs suivants : Les Jésuites prêtent un serment d ’obéissance aveugle à un chef étranger « qui est et a toujours été sujet du roi d ’Espagne » ; ce sont les « vipères privées du roi d ’Espagne, qui mordent là où il lui plaît ». Ils sont les «ja­ nissaires » de la cause romaine. Ils ont été condamnés par le Parlement comme ennemis de l’État et de la vie des Rois. Ils sont corrupteurs de la jeunesse.123* 1. R i c h e l i e u , Mémoires, III, p. 22. 2. « Le diable fit paraître... un libelle diffamatoire contre le roi, son conseil et Richelieu: Admonitio ad regem christianissim um... Nos plus ardents ennemis, du Moustier, Laffemas, Favereau, agents du cardinal, l'attribuaient au Jésuite Eudémon Johannès ; d'autres l’attri­ buaient à Jean Boucher, ligueur théologal de Douai, qui s’en défendait comme d’une calomnie, d’autres à Scribani, jésuite, à Garasse, au Père Keller... etc. Ce libelle était très offensant pour Louis X III et pour Richelieu, composé en latin, imprimé en Italie. La traduction Avertissement au roi très chrétien est écrite avec fidélité, respect et vérité, où l’on montre avec non moins de conviction que de brièveté, que la France a honteusement contracté alliance avec les héréti­ ques, pour déclarer une guerre injuste aux catholiques, et qu’elle ne saurait continuer plus longtemps, sans violer les droits les plus saints et les plus religieux». (Cité par G b l e y , Fancan.. pp. 238-239 ). 3. Ibid., p. 239. La littérature anti-Jésuite a été rassemblée en 1626 dans un recueil Le Mercure Jésuite ou Recueil des pièces contenant le progrès des Jésuites, leurs écrits et diffé­ rends, depuis Van 1620 jusqu'à la présente année 1626. BN : Ld39 136, 887 p.

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Leur doctrine donne au pape le droit de dégrader, de faire tuer les rois ou de transférer leur couronne. Les arrêts de la cour ont condamné au feu certains de leurs livres approuvés par le général de leur ordre et nombre de leurs docteurs. Ils usent de leur influence sur les rois: «Ils ont l'oreille de nos rois, fouillent les secrets de sa conscience et approchent le plus près de sa personne ». La France mourante déclare : «T ant qu’on verra dans le Louvre, Un Jésuite pour confesseur L ’État ne sera pas sûr, Le temps passé nous le découvre ». Nous avons déjà observé que, par un curieux retour de la polémique, les Jésuites, adversaires systématiques de Machiavel, sont accusés de machia­ vélisme. Or, le procès de la « Filouterie spirituelle 1 », si fréquent sous Louis XIII, remonte au temps de la Ligue, et nous trouvons cet argument repro­ duit par Laurent Bouchel dans son Trésor du droit français à l’article « Prê­ cheur 12 ». Pasquier, cité par Bouchel, note d ’abord l’importance politique des prê­ cheurs : « ...ce n ’est pas un petit secret à un homme d ’État d ’avoir des Pré­ dicateurs à poste ». L’histoire de France fournit de nombreux exemples du rôle important joué par les prêcheurs, surtout pendant les guerres civiles. Ces « religieux pleins de persuasion » « font des miracles par ( leurs ) lan­ gues». D’ailleurs, à Rome, les tribuns ne remuaient-ils pas les humeurs des peuples contre les Grands sous le masque de la liberté ? En agitant les grands mots de « service de Dieu » ou de « bien public », les prêcheurs font les affaires des Princes qui « achètent leurs langues ». Le bon peuple se laisse tromper par eux avec une simplicité qui devient fureur à l’occasion. Le comble, c’est que ces dénonciateurs professionnels de Machiavel sont les vrais machiavélistes : « ...si vous oyez les prédicateurs d ’aujourd’hui dedans leurs chaires, ils n’ont autres déclarations dans leurs bouches que celles qu’ils font encontre Machiavel ; et néanmoins il n ’y a celui d ’eux qui ne soit vraiment machiavéliste, si nous appelons machiavéliser quand un Prédicateur est aux gages d’un grand seigneur pour induire le peuple à le suivre » ( Pasquier, livre 5 de ses Recherches, chap. 27 ) ». 3. - LA LAÏCISATION DE LA PENSÉE POLITIQUE

La conséquence de ce procès de l’Espagne et de ses partisans, c’est sans doute de rendre suspectes les justifications religieuses en politique. On ob­ serve ici un détail curieux de l’histoire de la pensée politique au XVIIe siècle : l’idée que la religion est une ruse des gouvernants et un secret de la domina1. La formule est de P ri ezac dans sa Défense des droits et prérogatives des rois de France, 1639, p. 425. 2. B ouchel Laurent, « avocat en la cour du Parlement », La bibliothèque ou Trésor du droit français, Parie, 1615, tome II, 1296 p.

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lion a été diffusée par les publicistes du Roi très Chrétien écrivant contre les pamphlétaires du Roi très Catholique. La conception qui fait de la reli­ gion une imposture des puissants a été, sinon produite, du moins renforcé par l’affrontement des grands États nationaux. La religion devenue ainsi suspecte, que pouvait-il rester comme loi des rapports internationaux sinon l’intérêt de chaque État et le droit naturel ? Et, en effet, si l ’on recherche la base que les écrivains étatistes donnent à la politique de Richelieu, on constate qu’ils invoquent de plus en plus l’in­ térêt national et la raison d ’État. Sans doute, ils ne font pas du royaume de France un État laïque, mais ils sont amenés à séparer plus nettement que leurs prédécesseurs et que leurs adversaires les intérêts de l’État de ceux de la religion. Le fait que l’Espagne et ses partisans insistent sur l’iinion de ï foi et de la politique contribue sans doute beaucoup à cette laïcisation. Suivant la tradition des «Politiques», les écrivains gouvernementaux s'appuyeo: sur le droit naturel plutôt que sur le droit ecclésiastique. Surtout ils dévelop­ pent le principe de la raison d ’État. S’ils mêlent encore arguments religieux et arguments rationnels, la prédominance de ces derniers est sensible. Dsuit de comparer leurs écrits aux ouvrages dévots pour reconnaître la relative laïcité de leur pensée. Cette évolution des principes politiques de l’État français est reconnue par les contemporains. Les adversaires la déplorent et s’en scandalisent En 1626, R. du Perron dans sa Vita illustrissim i... Richelii appelle le cardinal « l’Antéchrist sous la pourpre » ( « Antechristus purpuratus » ). Ses violence de langage annoncent le libelle de 1632 qui, aux anciens Gesta Dei per France opposera les Gesta impiorum per Francos. Si ces attaques étaient aussi injustes qu’excessives, elle n ’étaient cepen­ dant pas sans rapport avec la réalité. Prise entre ses alliés protestants et la catholique Espagne, la France de Richelieu se trouvait devant une option difficile. État ou religion : tel était le dilemme qui se posait à la conscience de nombreux Français et des écrits de l’époque attestent leur embarras. Les intérêts de la France et ceux du catholicisme divergent fortement. L’auteur du Discours de Fétat de tous les princes chrétiens (1624) le note: l’abaissement des protestants, avantageux pour la foi, est moins heureux pour la cause nationale. S’il déplore cette situation, le souci de l’intérêt fran­ çais l'emporte finalement dans son esp rit1.

1. «Le parti des Protestants, si insolent et si entreprenant auparavant, si fort roèmt et si puissant en l'opinion des hommes ( n'était qu’on a vu le contraire par les effets ) se peut dire aujourd'hui plus qu’à demi terrassé et estropié, sans force et sans espérance de se pouvoir remettre de longtemps sur pied. De quoi certes on aurait à se réjouir pour les avantages de la religion catholique par l’affaiblissement de ceux qui lui sont contraires, aussi n’a-t-on φκ trop de sujets d’en plaindre les pertes pour les intérêts de la France qui souffre en la ruine ou faiblesse de ses alliés, quels qu’il fussent, qu’elle avait elle-même unis et liés ensemble pour le contrepoids qu’ils faisaient et les grands effets qu'ils semblaient capables de produire au occasions contre la Maison d’Autriche en Allemagne, qui fait bonne partie de la grandeur do roi d’Espagne et que l’on tient même être comme la base et le fondement de ce grand bâtiment de sa Monarchie ot domination. C’est donc ce qui est à regretter aujourd’hui et même à renie dier, si les occasions s’en présentaient...· ( Mercure franç., pp. 65-66. Cité par Dpnotvin Le Pire Joseph, pp. -61 ).

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En 1626, dans son écrit : Vhomme d'État français vraiment catholique au roi très chrétien Louis le Juste, le sieur de Chiremont s’accorde avec l’auteur précédent pour définir la situation de la France. Mais, dévot, il appelle de ses vœux une politique différente 1. Le problème, remarque-t-il, est de savoir avec qui les Français doivent s’allier : avec l’Espagne ou avec les hérétiques ? Se joindre aux Espagnols, c ’est hasarder l’État; se rapprocher des hérétiques, c’est hasarder la religion. Pour sa part, il préfère exposer l’État plutôt que la religion. Mais, comptant que les grands déchirements seront évités, il es­ père que Louis XIII l’emportera sans guerre sur les Espagnols. La position personnelle du sieur de Chiremont importe peu ici. Ce qui est intéressant, c’est de voir le problème moral dans lequel se débattent les contemporains de Richelieu. Sans doute, « dévots » et « bons Français » se veulent à la fois catholiques et français. Mais ils ont quelque peine à accorder ces deux qualités et ne donnent pas à leurs deux devoirs la même importance. La nécessité de séparer la politique de la religion tendait à s’imposer à de nombreux esprits. Des pamphlétaires du cardinal rejetaient les arguments religieux mis en avant par les Espagnols et tranchaient le dilemme où s’en­ fermaient certains de leurs compatriotes. Ainsi l’auteur de La voix publique écrivait cavalièrement en 1624, en s’adressant au roi : « ...Votre Majesté doit résoudre hardiment les choses qui regardent sa conservation, elle doit voir librement Mansfeld, l’employer promptement, maintenir ses anciens alliés, sans s’arrêter aux spéculations des moines, ni du Nonce, lesquels ne prêchent que l’intérêt du Pape et non celui de votre service ». Sur un autre ton, Richelieu ne disait pas autre chose, et, dans les instruc­ tions à Schömberg souvent citées, nous pouvons lire : «Autres sont les intérêts d ’État qui lient les Princes et autres les intérêts du salut de nos âmes ». Bon gré, mal gré, la politique française tendait à se laïciser, et deux pro­ blèmes particuliers devaient hâter cette évolution : celui des alliances pro­ testantes et celui de la coexistence en France des catholiques et des protestants. Comme les pamphlets anti-français reprochaient au roi de France de s’être allié aux hérétiques et même aux Turcs, les publicistes gouvernementaux s’employaient à justifier les alliances conclues avec les non-catholiques. Les Espagnols, écrivait le Mercure 12, ne faisaient que « crier de la paix des Français avec les Turcs ». Les Politiques avaient depuis longtemps réfuté cet argument. Ils invoquaient le principe de légitime défense et le droit na­ turel. Ces alliances, disaient-ils, sont imposées par les circonstances ; elles sont d’ailleurs pratiquées par les Espagnols, et le roi de France les supporte plutôt qu’il ne les accepte.

1. F a g n i e z , dans son étude sur « L'opinion publique et la presse politique sous Louis XIII», Revue d'Histoire diplomatique, 1900, p. 396, nous donne quelques renseignements sur le sieur de Chiremont : ses vieux sentiments iigueurs lui donnaient l’audace de menacer le roi de la réprobation de ses sujets catholiques et le Mercure ne pouvait expliquer ses propos que par un certain dérangement d’esprit. Il avait été enfermé à la Bastille et au Châtelet ( Mercure français, XI, 113 ). 2. Mercure, t. X ( p. 110 ), cité par D e d o u v r e s , Le Père Joseph, p. 383.

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Dès 1614, dans son Discours d'État sur la protection des alliés, Bédé de la Gormandière défendait le principe de l’intérêt national. A ceux qui pré­ tendaient illégitimes les alliances avec des peuples d ’autre religion, Bédé de la G orm andière1 opposait la Bible et rappelait l ’entente d ’Abraham et d ’Abimélech, celle de Josué et des Gabaonites. A cette raison religieuse, il en ajoutait une autre, d ’ordre historique : la politique de la France, de l’Espagne et de l’Angleterre offrait de nombreux précédents de telles alliances. Puis, après avoir condamné « les disciples de Lysandre et de Machiavel» qui prétendent qu’on peut manquer de parole aux hérétiques, et après avoir invoqué l’autorité de Guichardin, notre écrivain affirmait que l’intérêt na­ tional obligeait à s’opposer par la force aux ambitions espagnoles : « ...quelque vermillon et blanc d ’Espagne q u ’on puisse appliquer pour falsifier la vérité ; si est-ce que la considération de notre péril ne peut recevoir de déguisement : car c’est une maxime indubitable et nécessaire à un Prince, et à tout État, de ne laisser jamais tellement grandir un autre, que par après il les puisse aisément opprimer». Et B. de la Gormandière conclut : toute guerre nécessaire est juste. En 1625, le pamphlet Les alliances du Roi avec le Turc va plus loin et assure que l'alliance de la France avec les Infidèles est, non seulement légi­ time, mais encore utile à l’ensemble de la Chrétienté : « Le Roi a la confédération avec le Turc, non pour ruiner les Chrétiens, mais pour se défendre des brigands... Peut-on ignorer que de cette alliance avec le Turc ne résulte un très grand profit non seulement aux Français, mais à tous les Chrétiens. Ceux qui, par une malice diabolique, blasphèment cette alliance, pourraient-ils nier qu'ils n ’en reçoivent beaucoup de bien ? N’est-ce pas en considération de nos seuls Rois que tant de Chrétiens vivent et font exercice de leur Religion ès pays du grand Turc ; que le Saint-Sépulchre y est conservé et visité par tant de pèlerins ? ». Allié aux hérétiques du dehors, le gouvernement pratique, d ’autre part, à l’égard des protestants français, une politique de tolérance. L’intérêt na­ tional conseille d ’accorder, en fait, une certaine liberté de conscience pour libérer le pays des influences étrangères. La fidélité de Richelieu à l’esprit de l’Édit de Nantes va faire passer l’unité du pays du plan religieux au plan politique. Le mot de « tolérance » peut paraître anachronique. Il se rencontre ce­ pendant, lui ou des synonymes, dans les écrits politiques de l’époque12. Mais il faut remarquer que la tolérance de l’époque de Richelieu n ’est pas fondée sur l’idée de la relativité des croyances, mais sur le souci de l’intérêt national 1. B édé ( Jean ) de la G o r m a n d i è r e ( 1563-1648 ). Angevin, calviniste, avocat au Parle­ ment de Paris et juriste. Il se signale dans la lutte contre les Jésuites. Son Droit des rois... expose les thèses pour lesquelles il combattra toute sa vie. 2. Voici quelques exemples de ces emplois : Dans la table des matières du Conseiller d’État de P. de B é t h u n e au chapitre XVII, nous lisons : « De la tolérance de deux religions dans un État ». S i l h o n , dans la troisième partie de son M inistre d ’État, traite « De la liberté de conscience que les Princes permettent quelquefois dans leur É tat » ( édit. d'Amsterdam, 1762, p. 357 ). ÙAtheomastix affirme ( p. 91 ) : < Pacem igitur perturbat diversarum religionum tolerantia ». Le Sacrifice des Muses emploie également le mot de « tolérance ». La Guerre libre ( 1641 ) réclame la « liberté de conscience au fait des armes ».

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Cette idée n'est pas prônée comme une valeur, mais comme un conseil de la prudence politique ; elle n'est pas la vertu suprême célébrée par des « philo­ sophes», mais un mal nécessaire, un pis-aller auquel les politiques se ré­ signent plus ou moins volontiers. C'est en effet le bien de l'État qui conseille de faire vivre en bonne intelligence protestants et catholiques, car le main­ tien de la paix intérieure permettra au roi de renforcer son pouvoir et d ’exer­ cer son influence au dehors. Diverses raisons fondent la tolérance pratiquée à l’époque de Richelieu. Certains publicistes défendent une conception épurée de la religion qui refuse de mettre la force au service de la foi. En 1623, la Rencontre d'Henri IV avec le duc de Bouillon dans les Champs Elysées contient cet éloquent appel à la tolérance : «Il n’est point en la puissance d'un prince de la terre d ’avoir un empire sur les consciences, qui dépendent entièrement de la Divinité. D'ailleurs ni le feu ni les supplices ne sont pas les armes qui attirent les âmes à la conver­ sion, mais la parole et la raison. Les rois, à l’imitation du monarque des mo­ narques, doivent laisser le culte et la dévotion en liberté ; les volontés ne doivent être en aucune façon contraintes. Les corps sont de la terre, et les rois ont puissance sur eux ; mais les âmes sont du ciel, et la juridiction en ap­ partient au souverain Roi du ciel et de la terre 1 ». D’autres écrivains, plus politiques, dénoncent dans les guerres de religion un piège tendu par la cabale espagnole pour affaiblir la France 12. Enfin, des publicistes invoquent des arguments positifs et évaluent le pré­ judice causé au pays par ces guerres fratricides. La Lettre déchiffrée (1624) entre dans des détails de chiffres et rappelle le prix des guerres de religion : « ...sans parler des ruines de 900 hôpitaux, de 2000 monastères et de plus de 20000 autres églises, le sang de 765.000 hommes répandu par le fait de la Religion en France, dans moins de vingt ans, a plus affaibli la puissance

1. Cité par G e l e y , Fancan, p. 174. A ce texte, nous pouvons en joindre d’autres: le Mercure français de 1624 expliquait «...pourquoi il ne fallait recommencer en France la guerre contre le parti huguenot... c’était du Ciel qu’il fallait attendre la conversion des dévoyés *. Le Manifeste du sieur de Soubise, reproduit dans le Mercure français de 1625, déclare : « La vraie extirpation des hérésies ne se fait que par le glaive de Dieu et par la doctrine des Prélats ». Les alliances du roi avec le Turc ( 1625 ) rappellent l’avis d’Érasme que les exemples, plus que les armes, sont des moyens de convertir. 2. En 1626, le pamphlet : Su r la nécessité de la paix du dedans, attribué à F ancan , rappelle que les ( Ibid., p. 46 ). 5. Ibid., p. 45. 6. Ibid., p. 517, ( Remontrance à M onsieur). Cf. Même affirmation dans la Réponse eu libelle intitulé Très humble..., 1632, ibid., p. 592. 7 . Ibid., p . 8 0 7 : Observations sur la vie et la condamnation du maréchal de Marillac, 1633). 8. Ibid., p. 355, ( Défense du roi et de ses ministres, 1631 ). 9. Ibid., Au lecteur, p. 68. Cette hostilité des rois de France à la Ligue et à son souvenir est soulignée par les écrivains traditionalistes d’après la Révolution. Ainsi B onald écrit dans ses Pensées sur divers sujets et Discours politiques, 1817, in-8, Tome I, p. 17 : « Nos rois, depuis Henri IV, et nos philosophes ont de concert décrié la Ligue ; ceux-ci parce qu’elle avait empêché la démocratie calvinienne de s’établir en France, ceux-là, parce qu’elle avait fait de la religion de l’État une condition nécessaire de la royauté...» ( Cité par L abitte, La démocratie chez les prédicateurs de la Ligue, II ).

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La presse gouvernementale se plaît à dénoncer les manèges de la cabale dévote. Un pamphlet de 1631 cite ces paroles du président Janin: «...les plus fins sont attrapés par ces hypocrites, qui font les chatemites, et sous prétexte de dévotion vous donnent de la griffe. Et notre Seigneur ne nous avertit-il pas de nous garder de ces " loups qui viennent avec des peaux de brebis ” 1». Un écrivain gouvernemental nous rapporte les paroles doucereuses de Bérulle en faveur de Marillac : « Il faut oublier le passé... et n ’y songer plus : c’est un bon homme et pieux, qui ne blasphéma jamais ” 123 4». Alors que Jes « zélés » dénonçent Γ« idole » de la raison d ’État, les étatistes condamnent la malfaisance des écrits de l’opposition ultra-catholique, qui s’est forgé un « Dieu de sang », ennemi des puissances légitimes. Les maximes de ces dévots n ’ont-elles pas déjà conduit des fous au tyrannicide ? Dans la préface de son Recueil, Hay s’exprime en ces termes : «... ces hypocrites se font un Dieu de sang, vengeur injuste de leurs pas­ sions, ennemi de l’esprit de l’Église, et destructeur de la paix. Sous le nom et sous l’autorité de cette Idole, ils arment les méchants contre les Puissances légitimes, et veulent que les gens de bien soient des victimes consacrées à cette fausse divinité. Nous ne pouvons penser avec assez d ’horreur à la mort de nos deux derniers Rois 3 4 ». Le procès des dévots, commencé par la presse gouvernementale dans les années 20, tend à disqualifier les justifications religieuses en politique. La même conclusion, nous le verrons plus loin, se dégagera de la campagne de presse menée par les publicistes français contre l’Espagne. Les considéra­ tions religieuses ne réglant plus le commerce des États, il ne reste plus en pré­ sence que les égoïsmes nationaux. A la faveur des polémiques avec les enne­ mis du dehors et du dedans, l’idée se répand que le guide des gouvernants n’est plus l’intérêt du Ciel, mais celui de l’État. d/ Les ParlementSy cours de Justice. Dans la première moitié du XVIIe siècle, le pouvoir des Parlements est matière à de vives discussions où s’affrontent partisans et adversaires de leurs prérogatives. Pour les premiers, les Cours souveraines sont une suite de la vieille Cour le Roi et possèdent à ce titre un droit de regard sur les affaires de l’État. Pour les écrivains gouvernementaux, les Parlements sont de simples cours de justice. Cette position officielle est souvent rappelée sous Louis XIII. La Défense du Roi et de ses ministres affirme que « les Cours souveraines

1. Recueil de H ay, p. 223, ( Les entretiens des Champs Élysées ). 2. Ibid., p. 224. Bérulle est souvent malmené par les écrivains cardinalistes. L. Guron, dans son Histoire du temps, raille ses illuminations politiques. Bérulle prétendait se guider «... non par la voie ordinaire, qui par un exact examen de ce qui est possible, utile et nécessaire, fait selon les règles de la prudence former un avis et prendre une résolution *, mais en prenant ses conseils « d’en haut par voie extraordinaire * ( Op.cit., p. 46 ). Bérulle, comme Marillac, mérite d’être qualifié de ♦... renart vêtu de la peau d’un agneau » ( Ibid., p. 98 ). 3. Ibid., p. 825. 4. Ibid., p. 68. Les deux rois en question sont Henri III et Henri IV. Henri de Rohan montre le même esprit positif quand il écrit : « La bigoterie est une mauvaise conseillère à qui s’en coiffe *. Cité par F. Meinecke, Die Idee der Staatsräson, München, 1957, p. 211.

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sont tellement unies à la Royauté que sans elle leur corps n'est qu’une ombre1» Le Discours au Roi touchant les libelles insiste sur l'idée que le Parlement est, si l’on peut dire, une chambre d ’enregistrement : «... les Édits et Déclarations que les Rois envoient à leurs Parlements est plutôt par honneur, et pour être publiés et envoyés aux juges inférieurs qu’autorisés. D ’autant qu'ils prennent leur force et leur vigueur de la volonté et du pouvoir absolu du Prince, qui est la Loi mouvante de l'État, qui seule a l’autorité et l’exécution, qui seule peut faire et défaire, qui seule commande et ne dispute point. Car tout le bonheur de la Majesté Royale est de pouvoir ce qu’elle veut, et son vouloir n ’a pour objet que les choses justes. Et tout ainsi qu’aux commandements de Dieu, et aux Mystères de la Foi, on ne doit ni éplucher, ni curieusement enquérir ; mais on se doit soumettre, et regar­ der seulement à la puissance et à la volonté de celui qui commande, et le de­ voir suivre, le croire et lui obéir ; de même aux Édits et Déclarations des Rois, ce serait une trop grande témérité aux sujets de vouloir pénétrer dans l’inten­ tion secrète du Prince : ils doivent seulement regarder à sa volonté mani­ festée par son Edit 123». Le roi n ’a pas ménagé les Parlementaires indociles, et, à l’occasion, leur a vertement signifié qu’ils n ’étaient faits que pour juger des contestations entre Maître Pierre et Maître Jean. L'année de Corbie, il condamne toute résistance comme une trahison 8. En 1640, dans ses Réflexions politiques... sur le gouvernement de Mgr le cardinal duc de Richelieu, le sieur Julien F. du Run parle aux cours souveraines le langage de la fermeté. Il rappelait que le temps n ’était plus de délibérer sur les matières d'É tat : « Quand le Roi leur envoyait ses Édits, c’était pour les exécuter et non pas pour les modifier, pour les faire recevoir de ses peuples, et non pas pour leur inspirer le désir d ’en demander la révocation ; que ces prétendues mo­ difications étaient contraires à la grandeur d ’un État conquérant, qu’elles nuisaient à l’autorité du Prince, faisaient tort à la prudence de son conseil d ’État, et n ’étaient bonnes qu’à fonder une puissance Aristocratique sur la ruine ou la diminution de la Majesté royale. C ’est pour leur avoir fait com­ prendre que comme le Roi leur avait laissé le libre usage de la Justice privée et distributive sur tous les particuliers de son État, de même il s’était réservé à lui seul l’exercice de la politique sur toutes les têtes éminentes de son obéis­ sance 45». Un des plus fermes rappels à l'ordre du Parlement date de février 1641 et est constitué par Y Édit qui défend aux Parlements et autres cours de justice de prendre à l'avenir connaissance des affaires d'État et d'administration..}. Ce texte commence par poser que l'unité de direction est l ’âme des monar­ chies. Il rappelle les désordres qu’a entraînés dans le passé l’oubli de cette 1. Recueil de H ay, p. 355. 2. Ibid., p. 442. 3. Mémoires de M. Molé , II, p. 354. « Je ne veux pas que mon Parlement se mêle des affaires de l’État. Je lui montrerai bien que je suis le maître. Je suis satisfait en général delà Compagnie, mais il y en a deux ou trois qui font semblant d’être mes serviteurs, mais dont la conduite est espagnole ». 4. J. F. du R u n , Réflexions..., p. 11. 5. I sambbrt, Recueil général des anciennes lois françaises, Paris, 1829, tome XVI, p. 524.

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maxime et fait une mention spéciale de la Ligue. Or ces errements semblent sur le point de se renouveler puisque le Parlement veut ordonner du gouver­ nement du royaume. Le pouvoir de l’État est affaibli et le prestige de la France au-dehors diminué. Heureusement, Louis XIII a restauré l’autorité de l’État. Il n’est pas disposé à tolérer qu’on mette la main à son sceptre et qu’on par­ tage son autorité. Si le cardinal n ’a jamais envisagé que le Parlement possédât la moindre parcelle de souveraineté, il est cependant piquant de relever des variations dans son attitude touchant les cours souveraines. Quand il est encore parmi les opposants, il loue le « courage » avec lequel le Parlement défend les gens de bien1 et le traite de « grand Sénat » dont l’autorité est « nécessaire à la manutention de l’État 12 ». Quand, devenu ministre, le cardinal se heurte à un Parlement hostile, il dénonce en lui une « assemblée de factieux ». En 1636, il fait dire au Parlement par le Chancelier : « Vous n ’avez d ’autre autorité que celle que le roi vous a donnée, ni de puissance que celle qu’il vous a com­ muniquée, et il semble que vous trouviez à redire au gouvernement de mon État». Si les parlementaires ne peuvent juger des problèmes politiques, ce n’est pas seulement parce que l’autorité souveraine ne peut être divisée, mais aussi parce qu’ils ne disposent pas de tous les éléments d ’appréciation pour juger des affaires d ’État 3. Ils sont, d ’autre part, prisonniers de l’optique limitée de leur profession 45. e/ Justification du « ministériat ». On a donné le nom de « ministériat » au système de gouvernement pra­ tiqué par Richelieu et qui faisait régner le roi par l’intermédiaire d ’un « prin­ cipal ministre ». Ce système, en grande partie le fruit des circonstances, était modelé sur la personnalité exceptionnelle du cardinal. Mais, comme il était dénoncé par l’opposition comme l ’odieuse tyrannie d ’un favori, Richelieu et ses écrivains sentirent le besoin de le justifier. Ils bâtirent donc une théorie qui fondait sur des raisons religieuses, pratiques ou historiques la toute-puis­ sance du premier ministre. Les pamphlets groupés dans le Recueil de Hay présentent diverses justi­ fications du ministériat. Un écrit de 1632 établit sa légitimité au moyen d ’une analogie biblique : Dieu a utilisé Moïse pour retirer son peuple d’Égypte ; le Ministre est au roi ce que Moïse fut à Dieu. Il donne au chef des Hébreux le titre un peu anachronique de « principal ministre » du royaume de Dieu 6. En faveur du ministériat, la Remontrance à Monsieur (1631) invoque un ar­ gument d’ordre pratique : le roi ne peut suffire seul à sa tâche écrasante et agit par des « causes secondes 6 ». Enfin, comme le fait remarquer la Défense 1. R ic h e li e u , M é m o ir e s , I, p. 49. 2. I b id ., p. 367. 3. La d é c laratio n a u P a rle m e n t d u 4 ja n v ie r 1627 affirm ait : t...le m a ître d u v aisseau ne rend p o in t de ra iso n de la façon av ec laquelle il le co n d u it * ...c a r « il y a des affaires d o n t le succès ne d épend q u e d u se c re t e t b e au co u p de m oyens propres à une fin ne le so n t p lu s lo rs­ qu’ils sont d ivulgués ». C ité p a r L a v i s s e , H isto ir e de F ra n c e , V I, tom e 2, p. 260. 4. R i c h e li e u , T e s ta m e n t , p. 187. 5. R ecu eil de Hay, p. 575. 6. I b id ., p. 518.

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du roi (1631), «... la puissance du Cardinal, qui n ’est pas trop grande, n’est pas seulement fondée en raison, mais en exemple 1 ». Buckingham et Olivarès ont joué un rôle analogue auprès de leur Prince. Mais, légitime à plusieurs titres, le ministériat ne doit jamais faire oublier que le roi est le centre de l’impulsion nationale et que le ministre n ’a aucune autorité qui lui soit propre. Diverses images traduisent la relation du maître et de son serviteur. Le ministre est au roi ce que les rayons sont au soleil *, ce que l’ombre est au corps 8, ce que les Saints, « causes secondes » des mi­ racles, sont à Dieu 123456. Les ministres sont les « formes assistantes et non infor­ mantes » de la volonté du monarque δ. En 1631, Silhon publie le Ministre d'État, apologie du régime établi par Richelieu. Il montre dans le premier ministre un homme providentiel créé pour réparer le désordre du monde et pour le bien de la France. En lui prêtant une obéissance absolue, les peuples ne font que respecter la volonté de Dieu. En 1634, dans son Histoire de Vadministration du cardinal d'Amboise, Baudier célèbre le premier ministre, « bon génie de l’État ». L ’année suivante, dans son Histoire de Vadministration du cardinal Ximénès, il affirme que «... le ministre est dans l’État ce que le Soleil est dans l’univers, la représen­ tation de l’autorité souveraine ». La Vie du cardinal d'Amboise par le sieur des Montagnes s’exprime en termes analogues. Dans son Histoire de Louis le Juste, de 1635, Scipion Dupleix se demande s’il est préférable que le roi ait un ou plusieurs ministres. Les avantages de l ’unité de direction lui font approuver le système du ministériat e. Dans le Testament politique, Richelieu a examiné le problème posé par l ’existence d ’un principal ministre et note que l’on doit lui demander quatre qualités : capacité, probité, courage et application. Sa capacité doit être non « pédantesque » : «... il n ’y a rien de plus dangereux pour l’État que ceux qui veulent gouverner les royaumes par les maximes qu’ils tirent de leurs livres». La probité lui est nécessaire, car « le dérèglement de la conscience est la vraie source de toutes les imperfections de l’homme ». Mais cette probité ne signifie pas une conscience inquiète et « scrupuleuse », c ’est-à-dire qui se trouble trop aisément. Dans ce portrait du conseiller idéal, qui est un auto-por­ trait, on a souvent relevé les phrases hautaines où Richelieu se peint en ser­ viteur de l’É ta t7. 1. Recueil de H a y , p. 369. 2. Ibid., p. 498. 3. Ibid., p. 574. 4. Ibid., p. 718. 5. Ibid., p. 464. 6. Histoire de Louis le Juste, pp. 373-374. 7. « Il ( le conseiller d ’É t a t ) d o it sav o ir q ue le tra v a il q u e l ’on fa it p o u r le public n'est s o u v e n t reco n n u d ’au cu n s p a rticu liers, e t q u ’il n ’en fa u t e sp é re r d ’a u tr e réco m p en se en terre q u e celle de la renom m ée, propre à p a y e r les g ran d es âm es. Il d o it s a v o ir de p lu s que les grands h o m m es q u ’on m e t au g o u v ern em en t des É t a ts s o n t com m e ceu x q u ’on c o n d am n e au supplice, a v ec c e tte différence que ceux-ci reço iv en t la peine de leu rs fa u te s, e t les a u tre s de leur mérite. D e p lu s il d o it sav o ir q u ’il n ’a p p a rtie n t q u ’a u x g ran d e s âm es de s e rv ir fid èlem en t les rois, et s u p p o rte r la calom nie... sans d égoût e t san s se re lâ c h er d u serv ice q u ’ils s o n t obligés de leur re n d re ... E nfin il d o it sav o ir que ceux qui s o n t d a n s le m in istè re de l ’É t a t s o n t obligée d ’imiter les a stre s , q u i n o n o b s ta n t les abois des chiens, ne la is se n t p a s de les é cla ire r e t de suivre leur

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Corollaire de la dépendance absolue du ministre par rapport au roi : la protection du roi est assurée au ministre. Il est avéré en effet que les mi­ nistres sont les têtes de Turc habituels des factieux et qu’on leur impute tous les malheurs du temps : « Tous ceux qui ont eu envie de brouiller ont tou­ jours pris pour fondement telles sortes de plaintes, n ’osant pas nommer la personne du Prince pour la blâmer : mais au contraire protestant de lui être fidèles, et de n’en vouloir qu’à ceux qui causent les désordres 1 ». La critique du ministre est la ruse ordinaire de ceux qui veulent médire du roi. C’est pourquoi « ...les voies de fait contre ceux qui sont en faveur auprès des Prin­ ces, sont qualifiées du crime de lèse-majesté d ’autant que, sous l’ombre du serviteur, on en veut communément au Maître *12 ». 6. Le Pouvoir et le peuple. Dans le régime autoritaire de Richelieu, le peuple ne se voit reconnaître aucun droit et l’on sait, d ’autre part, qu’il paya de cruelles souffrances la «grande politique » conçue par le ministre. Sa sottise et son inconstance sont un des lieux communs de la littérature politique. On pourrait donc s’attendre à ne le voir guère figurer dans les écrits gouvernementaux. Il n’en est rien cepen­ dant et le souci du peuple apparaît comme l’une des premières préoccupa­ tions du pouvoir. Que le roi soit pénétré de son rôle de Père du peuple et sincèrement dési­ reux de le soulager, c’est ce que répètent les écrits gouvernementaux. Le Discours sur plusieurs points importants (1626) affirme que le roi désire « sou­ lager son pauvre peuple 3 ». En 1630, un écrivain cardinaliste dénonce l’hy­ pocrite pitié du peuple témoignée par les « brouillons », qui n’aboutit d’ail­ leurs qu’à le ruiner. En contraste, la politique royale terminera ses souffran­ ces. Aussi voit-on le«... pauvre peuple de la France se consoler en soi-même de l’espérance d ’être bientôt déchargé de leurs plus pesants fardeaux, et de jouir d’une longue p aix 4 ». En 1631, commentant un passage d ’une lettre de Monsieur qui déplorait les « misères » du peuple, un écrivain officiel s’in­ digne qu’on puisse douter de la sollicitude du roi pour ses sujets, alors que le soulagement des souffrants est le but ultime de sa politique : « ...comme si un Roi pieux et plein de charité comme le nôtre n’avait pas les sentiments qu’il doit avoir pour son peuple, qui n ’est chargé pour un temps, que pour avoir moyen de le soulager pour toujours 56». Si le roi est intervenu en Italie pour éteindre les tentatives futures sur la France, c’est par « commisération de son peuple, abattu sous le faix des charges », déclare la Relation de ce qui s'est passé... en Italie de 1631 ®. Dans une lettre ouverte à Monsieur, le roi affirme : ( Je n ’ai agi contre vous que ) « ...pour empêcher la désolation et

cours». (C ité p a r J . J . C h e v a l l i e r , Histoire des idées politiques, Cours de droit, P aris, 1953-54, p. 218). 1. Recueil de H a y , p. 158. 2. Ibid., p. 433. 3. Ibid., p. 10. 4. Ibid., p. 162. 5. Ibid., p. 289. 6. Ibid., p. 522.

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la ruine de mon pauvre Peuple causé par ces misérables révoltes » 1. A un écri­ vain d ’opposition qui soutient que «... le Cardinal ne présente point au Roi la misère du Peuple», la Réponse au libelle intitulé Très humble... riposte: « Le Roi n ’ignore point que son peuple a beaucoup souffert, et c’est pour­ quoi il a double affliction des désordres causés par les mauvais esprits qui sont auprès de Monsieur, et de la Reine Mère, d'autant que cela accroît la misère et la foule de ses sujets, qu'il voulait soulager 123». Dans une déclara­ tion du 18 janvier 1634 et en préface à une suppression d'imposition, le roi revendique le titre et les préoccupations de Père de son peuple : « Nous dé­ sirons, afin de joindre de plus en plus au titre auguste de Fils aîné de l’Église celui de Père de notre Peuple, de commencer à témoigner par de notables effets la volonté constante et déterminée que nous avons, non seulement de le soulager de ses misères, mais de le faire jouir, moyennant la grâce de Dieu, d ’une entière félicité 8 ». Cette sollicitude pour le peuple est l’aspect positif du paternalisme gou­ vernemental. Son revers, c’est le sentiment de son incapacité politique. Sou­ vent même Caliban est peint sous les couleurs les plus noires, comme bête, insolent, injuste et cruel 4. 7. Du droit divin des rois à la religion de Vobéissance. Le principe du droit divin des rois, lieu commun de la littérature politique au XVIIe siècle, revêt sous les plumes gouvernementales une forme particu­ lière qui le transforme en instrument de renforcement du pouvoir. Nous avons déjà rencontré cette interprétation étatiste d'une croyance politique com­ mune. Nous la retrouvons dans les écrits gouvernementaux des années 30. Le droit divin est fréquemment invoqué ou rappelé dans le Recueil de Hay 5. Dans la Vie du cardinal d'Amboise (1631) nous lisons : « Dieu nous demande de révérer les puissances supérieures 67» et : « La Royauté a été éta­ blie de Dieu, pour rendre la Justice aux peuples, et les protéger contre ceux qui les veulent opprim er7 ». U innocence justifiée (1631) qualifie de « sainte» et de « sacrée » l’autorité des rois 8. Du roi la protection de Dieu s’étend sur son premier ministre. La Réponse au libelle intitulé Très humble remon­ trance (1632) déclare au sujet de Richelieu : « Dieu qui l’a maintenu jusques à cette heure le protégera jusqu'à la fin pour le service du roi, et le défendra des embûches de tous les mauvais Français, afin que sa Majesté par lui les mette si bien à la raison, que tous ceux qui se voudraient à l’avenir élever contre la puissance des Rois, soient réprimés et tenus en leur devoir par leur exemple ». Il n ’est guère d ’ouvrages en faveur du gouvernement qui n’af­ firme le principe du droit divin des rois. En 1631, dans l ’Autorité des Rois,

1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8.

R e c u e il de H a t , p. 694. I b id ., p. 604. I b id ., 903. Cf. R e c u e il de H a y , pp . 11, 23, 26. R e c u e il de p iè c e s , 1635, pp. 347, 355, 371 ( c ita tio n s de l’É c ritu re ). I b id ., p. 394. I b id ., p. 420. I b id ., p. 458.

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Colomby qualifie les monarques de « vives images de Dieu ». La même ex­ pression se trouve sous la plume de Gafridy dans Y Impiété renversée. Dans la Recherche des droits de roi et de la couronne de France, Cassan définit avec vigueur et netteté l’idée du droit divin 1. Le caractère tendancieux de l’interprétation étatiste du droit divin éclate quand on la compare à celle qu’en donnaient les « catholiques zélés ». C ’est ce qui apparaît quand on examine les Observations de Hay sur la procès de Marillac. Ce procès opposa des monarchistes à des monarchistes, des chré­ tiens à d’autres chrétiens. Mais ces catholiques ne se faisaient pas la même idée de leurs devoirs respectifs envers Dieu et envers le Roi, son lieutenant. Lorsque Hay affirme que la politique de Richelieu est celle des « âmes chré­ tiennes et françaises », dans cette définition le second adjectif nuance et tem­ père le premier. C ’est pourquoi il relève contre l’accusé le grief d ’utiliser la religion contre la monarchie en professant une conception subversive des devoirs du chrétien. Le réquisitoire de Hay appelle deux remarques. La pre­ mière, c’est que son argumentation est fond& et qu’on aurait tort d ’y voir un simple sophisme d ’accusateur public. Nous avons vu en effet comment, dans la littérature chrétienne d ’opposition, le terme de «vice-roi de Dieu», appliqué au roi, marquait une réserve à l’égard de l’absolutisme. La seconde, c’est que Hay retrouve ici l’inspiration du Catholique d'État pour définir un christianisme autoritaire. Le Dieu dont le roi est le représentant est un Dieu d’ordre, vengeur des intérêts du roi et de l’État. Ce Dieu n ’est évidemment ni celui de Bérulle et des Marillac, ni celui de Claude Joly. L’interprétation étatiste du droit divin va encore se durcir dans l’at­ mosphère du régime et donner naissance à une religion de l’obéissance. Que le climat du règne soit l’autoritarisme, l’ensemble des écrits gou­ vernementaux l’atteste. Dans les déclarations officielles, la révolte devient le premier des crimes et est passible des plus terribles châtiments. Ainsi, en 1630, au moment de la sédition de Dijon, le garde des sceaux Marillac déclare : «Quand l’inférieur vient à ce point d ’audace de s’élever contre le supérieur, il met toutes choses en confusion ». Et il cite le cas du grand prêtre Abimélech qu’un roi d’Israël fit mettre à mort pour rébellion avec 85 autres prêtres, les hommes, les femmes, les enfants à la mamelle et jusqu’aux bestiaux, tant les Rois sont sensibles au point de l’obéissance et de la fidélité qui leur est due. On sait, d ’autre part, que les écrivains étatistes aiment l’autorité. Pour eux obéir et commander sont les deux devoirs dont doivent se pénétrer gou­ vernés et gouvernants. A leurs yeux, il semble que le Prince ne puisse trop user de la souveraineté et les abus mêmes du pouvoir leur semblent préféra1. C as s an , R echerches , p. 7 : « C’e st un noble p arta g e que Dieu a fa it aux Rois de s’être réservé le Ciel, e t le u r a v o ir d o n n é la T erre ; e t q u o iq u ’ils soient m ortels, de leu r av o ir co m m u ­ niqué des m arques illu s tre s de sa d o m in a tio n im m ortelle. C’est sans d oute une h a u te félicité, de les avoir éta b lis L ie u te n a n ts de sa p uissance, po u r régner sur les peuples e t rep ré sen te r d an s le inonde un m odèle d u g o u v e rn e m e n t éte rn e l q u ’il a dans le Ciel. Ce qui a fa it dire que les M o­ narchies é ta ien t ch efs-d ’œ u v re s accom plis de la m ain de Dieu, e t les Rois ses Im ages v iv a n te s, et comme d isait H om ère, ses e n fa n ts e t ses nourrissons, en la M ajesté desquels nous v o yons imprimés de v rais p o rtr a its de sa D iv in ité. C’est pourquoi certaines natio n s lui re n d a ie n t les mêmes h onneurs q u 'a u x D iv in ité s célestes e t to u te s en général o n t cru q u ’ils é ta ie n t créés de la plus pure e t p a rfa ite s u b sta n c e des élém en ts : que p a r leu r ém inence ils p résid aien t a u m onde, et tenaient le s o m m e t d ’excellence s u r to u te s choses hum aines ».

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blés au péché de faiblesse. Dans les pamphlets des années 30, ils répètent inlassablement que le premier devoir des sujets est l’obéissance et que cette obéissance doit être absolue. Lieu commun de la presse gouvernementale, le devoir d ’obéissance des sujets est tantôt explicitement rattaché à l’origine divine du pouvoir, tantôt formulé comme une évidence allant de soi. Dans son article : les « religionnaires français pires que le Turc », le Mercure fran­ çais de 1628 affirmait : « Il faut obéir aux Rois ; la guerre contre le Prince est défendue par Dieu ». Dans la Défense du roi et de ses ministres par le sieur des Montagnes, c’est un peuple païen, celui des Perses, qui est présenté comme un modèle d ’obéissance civile : « Les Perses étaient bien plus religieux à l’endroit de leurs Rois, comme nous l’apprenons par l’entretien d ’Artabanus avec Thémistocle, auquel il disait : « Que parmi les Grecs, rien n ’était en plus grande recommandation que la liberté : mais parmi nous la plus belle et sainte ordonnance que nous ayons est celle qui nous commande d ’honorer, servir et révérer le Roi, comme l’image du Dieu vivant, qui régit et gouverne le monde ». Ce qui est bien discouru pour un païen : étant vrai qu’encore que tous les hommes soient créés avec cette même image et ressemblance ; nous pouvons toutefois dire, qu’outre cette générale similitude, les Rois en ont une particulière : attendu qu’ils sont constitués sur la terre, comme vrais Lieutenants de Dieu, au gouvernement de leur Empire ; n ’y ayant rien ici-bas qui plus naïvement représente la Divinité que la puissance Royale 1 ». Dans VImpiété renversée, Gafridy signale une conséquence paradoxale du dogme du droit divin des rois : l’obéissance est due aux rois, même infi­ dèles, la papauté l’ordonne a. Aux ouvrages des publicistes qui glorifient l’obéissance absolue s’ajou­ tent les écrits des juristes au service du roi. Le manuscrit 18429 de la Biblio­ thèque Nationale nous présente un recueil composé par T. Godefroy avec les papiers de P. Dupuy sur les procès faits aux Grands. Il traite « du sacri­ lège et parricide public ». Il nous offre un discours intitulé : « De l’obéis­ sance due aux rois quoique tyrans et hérétiques ». Il ne reconnaît aucune raison de désobéissance aux sujets. Un curieux témoignage du respect de l’autorité qui s’observe dans les an­ nées 30 nous est offert par une tragédie de Scudéry. Dans La mort de César Scudéry met dans la bouche de Brutus une profession de foi monarchique ! Le grand républicain s’exprime en ces termes : « Les peuples que le sort a soumis à des Rois, En doivent révérer la personne et les lois,12 1.

R e c u e il de Hay p. 347. 2. G a f r i d y , I m p ié té renversée , p. 65 : « L a piété de c e tte o rd o n n a n c e a quelquefois étonné le v u lg aire ig n o ra n t, lequel tro p adonné à son sens b ru ta l, parle des in té rê ts des R ois avec une s o tte lib e rté . Il ose bien voler au-delà de ses forces, p o rte r ses pensées d a n s les cabinets, où les P rin ces tr a ite n t leurs plus im p o rtan te s affaires, e x am in er leurs conseils, e t en p eser les progrès. D e là v ie n t q u ’il ju g e m al des évènem ents, e t a b h o rre p a r des im pies calom n ies ce que les plus sages th éo logiens e stim e n t e t ré v èren t. C ette crim inelle lib e rté m é rite p u n itio n p arce q u ’elle les re n d co u p ab les de rébellion envers leur P rince, e t de désobéissance e n v ers D ieu, q u i l’a établi et q u i le co n d u it. Il fa u t obéir au R oi com m e à Dieu, d ’a u ta n t q ue la M ajesté de D ieu relu it en celle d u R oi, com m e en son im age ; ainsi l’a ordonné le V erbe étern el a u te u r des M onarchies ».

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C'est là mon sentiment, et je tiens que sans crime On ne peut renverser un trône légitime. Mais César est injuste...» Le roi est si proche de Dieu que l'obéissance due au Prince se confond pratiquement avec celle qui est due au Créateur. C'est pourquoi les écrivains étatistes ne se lassent pas d ’insister sur le caractère religieux de l’obéissance civile. Dieu a fait des rois ses « vivantes images », rappellent en 1635 les Vé­ rités françaises. En conséquence Dieu a ordonné « que l’on obéisse sans murmures aux Princes et aux Puissances souveraines : c’est pour cela qu’il menace d’un sévère châtiment ceux qui par une désobéissance pernicieuse troubleront l’ordre des Républiques et la police de l’Univers». Le même pamphlet précise que cette obéissance s’adresse à la fonction, et non à l’indi­ vidu qui est investi de l’autorité souveraine. Les peuples ont toujours honoré la dignité de roi et non le mérite personnel de celui qui est sur le trône. Le caractère sacré de l’autorité royale s’étend jusqu’à son principal ministre et, par conséquent, ce dernier peut exiger des sujets le même genre d’obéissance que le souverain. C’est pourquoi, dans le Sacrifice des Muses, l’Estoile adresse à Richelieu ce syllogisme étatiste : « Être votre ennemi, c’est l’être de mon Roi, Et l’être de mon Roi, c’est l’être de Dieu même». La proximité où vivent Dieu et le Roi fait de la désobéissance un crime à la fois religieux et civil. Parlant des rois, les Vérités françaises emploient une expression significative et affirment : « ...quiconque leur résiste ouver­ tement, ou empêche, en quelque façon que ce soit, le bien qu’ils procurent en un État par leur sage conduite, se rend coupable de lèse-Majesté divine et humaine1 ». Puisque l’obéissance due aux rois est un devoir religieux, la désobéis­ sance, et, à plus forte raison, la révolte apparaissent comme des actes dia­ boliques. La Réponse au libelle intitulé Très humble remontrance... (1632) s’en prend à la présomption de ceux qui ont osé s’élever contre la volonté du Prince et les compare à Satan : « Quelle plus grande présomption que de s’estimer devoir faire la loi à son Souverain ? Quelle plus insolente que de lui faire la guerre, comme Lucifer voulut faire contre D ieu?12». En 1635, dans ses Histoires tragiques de notre temps, Malingre offre au public, avec « plusieurs belles maximes d ’État », de solides principes d ’o­ béissance. Il invite d ’abord les rebelles éventuels à la sagesse en leur rappe­ lant que toute révolte est fatale à ses auteurs : « ...il est bien difficile en un État monarchique qu’un petit compagnon fasse bande à part et porte sa pen­ sée à la rébellion contre son Souverain sans y trouver aussitôt la ruine 3 ». Mais, ce qui fait l’énormité du crime de désobéissance, c’est que la rébellion contre le roi est un crime contre Dieu : « Les lois et les ordonnances des rois étant comme les branches et rameaux des lois et ordonnances divines, comme 1. Souligné par nous. 2. Recueil de H ay, p. 605. 3. M a l i n g r e , H isto ir e s tr a g iq u e s ..., p. 390.

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celles-ci sont saintes et sacrées, aussi celles-là le doivent être ; et de même qu’il y a injonction de peine de mort à ceux qui violent la loi divine, aussi les infracteurs et violateurs des lois des princes doivent être frappés1». Ainsi se justifie le châtiment de Bouteville et de Chapelles. En 1641, dans ses Réflexions chrétiennes et politiques, Ceriziers développe un autre argument de l ’obéissance et rappelle qu’au moment de l’élection de Pharamond le peuple a fait au roi la cession de tous ses droits 12. S’étant ainsi solennellement dessaisi de ses droits entre les mains du monarque, le peuple est obligé à une soumission absolue. Pour déconsidérer davantage toute rébellion, Ceriziers observe qu’elle ne peut venir que de sots de la plus basse extraction : « ...il y a bien de l’apparence que ceux qui ne savent pas conduire une boutique se mêlent de réformer un État 3 ». Notre écrivain pousse le respect des puissances jusqu’à affirmer : « On ne doit jamais parler des Grands sans louanges, ou l’on n ’en parle pas sans crime, leurs défauts mêmes ont de la majesté 4 ». Le roi de la terre est si près du roi du ciel que sa justice prolonge la justice divine. Mais ce rapprochement va, non dans le sens de la miséricorde, mais dans celui de la rigueur. Un publiciste rappelle que nul obstacle n ’a pu empê­ cher le roi de punir les Rochelois et qu’il a bénéficié de l’aide de Dieu : « Toutes ces traverses ne purent faire perdre au Roi le désir de revenir au siège, à la fin duquel Dieu fit voir un acte d ’une double justice, en faisant périr par la faim tout le peuple qui fut l’auteur de tant de révoltes passées, et rendant à cette monarchie l’une de ses plus importantes villes et qui de­ puis soixante ans avait été la seule pierre d ’achoppement de toutes les af­ faires 56». Le châtiment de la ville de Privas fut le résultat de l'action conjuguée du roi et de Dieu : « L’embrasement de la ville de Privas, où la Justice du Roi se fit voir par la punition des rebelles, suivie de la vengeance divine, qui permit que l’impé­ tuosité des vents portât le feu jusqu’à la dernière maison, et qu’il n'y eût autre reste des hommes et des bâtiments que des cendres, étonna tellement les autres villes de Languedoc, qu’elles se mirent à la discrétion du vainqueur·». « En matière de crime d ’État, il faut fermer la porte à la pitié » écrivait Richelieu. Le Dieu des étatistes semble pénétré de cette maxime. De la nature quasi divine du roi, les écrivains étatistes tirent ces deux con­ séquences qu’il ne peut être attaqué dans les polémiques et qu’il possède des lumières dont sont démunis les autres hommes. Doué d ’une nature surhumaine, le roi est soigneusement épargné dans les pamphlets et les critiques s'arrêtent à ses pieds. En compensation, il se trouve toujours auprès de lui des « pestes de Cour » pour expliquer ses fautes et en endosser la responsabilité. On dirait même qu’une attribution du pre*

1. 2. 3. 4. 5. 6.

M a l i n g r e , H isto ir e s tra g iq u e s..., p. 314. C e r i z i e r s , R éflexion s ch ré tie n n e s..., pp. 27-28. 28-29. 29.

I b id ., p. I b id ., p. R é p o n se I b id ., p.

a u libelle in titu lé T rès h u m b le.... R ec u e il de H à y , p. 783.

785.

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mier ministre est de se charger des fautes du roi et d'assurer le loyalisme de l’opinion en offrant le spectacle utile du mauvais conseiller trompant le bon roi. Cette institution d'un bouc émissaire fait penser à l'histoire, sans doute légendaire, du gamin qu'on aurait fouetté quand le dauphin avait commis quelque faute. Exemple de cette manière de penser, Brienne écrit, en 1643, du feu roi : «... ce Prince n'était méchant que par accident. Dans tout le cours de son règne, qui fut assez agité, il ne fit que le mal qu’on lui fit faire ». Ce respect s'étend à toutes les têtes couronnées. Si Balzac dénonce la politique impérialiste de l’Espagne, c'est après avoir protesté de son respect pour le roi de ce pays et avoir incriminé son conseil K Les écrivains cardinalistes mon­ trent les mêmes égards pour la reine mère. En 1631, le Coup d'État de Louis XIII dénonce « ...les artifices de ceux qui séduisant l'esprit de la meilleure Princesse de l’Univers abusaient de son autorité 123». Pour innocenter la reine mère, M. de Morgues raffine et suggère aux adversaires de la Princesse cette curieuse fiction : « Vous deviez consulter Messieurs du Parlement de la ma­ nière qu’il faut tenir à parler des Puissances supérieures. Ils vous eussent appris qu'il est plus séant d'attribuer les défauts qu'ils veulent blâmer à des causes surnaturelles que décrier leurs personnes : comme ils le pratiquèrent avant le partement de la Reine Mère pour aller à Blois : disant au Roi : « Que la Reine-mère, de son naturel affectionnée au bien du Roi et de l’État, avait été abusée par des arts magiques et inconnus ; que la simplicité du sexe avait été surprise et trompée par la subtilité de ces âmes détestables ; que cela était excusable à une femme 8 ». Même pendant la Fronde le roi est un sujet tabou. Dans la préface de son Recueil de maximes véritables Claude Joly cherche la raison pour laquelle les formes traditionnelles de la monar­ chie se sont altérées et il la trouve dans l'éducation que Mazarin a donnée au jeune Louis XIV. Ce roi a eu le même malheur que ses prédécesseurs : «... en même temps que leurs inclinations ont penché du côté du bien de leurs sujets, elles ont été diverties par la malice de leurs favoris et ministres qui, pre­ nant trop d’ascendant sur l'esprit de leurs maîtres, leur ont, s’il faut ainsi dire, crevé les yeux ». Selon le principe anglais « The king can’t do no wrong » et un mauvais génie doit expliquer les erreurs politiques du Prince. Ces curieux transferts de responsabilité, que nous saisissons ici dans les polémiques, se retrouvent au théâtre45. Placé si haut au-dessus des hommes, le roi est d'une autre essence qu'eux et possède des dons qui manquent à l’humanité vulgaire. Le protection de Dieu fait bénéficier son intelligence de lumières spéciales qui s'ajoutent aux lumières naturelles qu'il possède déjà. Mentionnant ce privilège des Princes, YAvertissement aux Provinces (1631) évoque «...le don extraordinaire de ce rayon céleste de prudence, dont la grâce divine éclaire particulièrement les Rois6». Le même pamphlet rappelle que «.. .le roi .. .par-dessus ces grandes 1. Cité p ar S u t c l i f f e , G uez de B a lza c et son te m p s, p. 233. 2. Recueil de H a y, p. 257. 3. Ibid., p. 367. 4. Voir B a u d i n , « L ’a r t de rég n er in X V II th cen tu ry French tragody », M o d em language notes, 1955, BN : 4 °X 5 9 4 . 5. Recueil de H a y, p. 474.

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lumières d ’esprit qu’il tient de la nature ... est encore assisté de ces grâces particulières du Ciel, que Dieu donne en préciput aux Souverains 1 ». La Re­ montrance à Monsieur (1631) ajoute aux « lumières naturelles» les «grandes connaissances que les Princes tiennent de D ie u 2 ». L'innocence justifiée (1631) adresse cet éloge à Louis XIII : « ...par une présence d ’esprit mira­ culeuse vous trouvez incontinent, sans tourner, le point principal, le centre du cercle et le remède aux affaires les plus épineuses, où vos Ministres, sou­ vent quelque raffinés et consommés qu’ils soient en toutes choses, n’y vont qu’aux atteintes 123 ». La surhumanité du roi et ses lumières supérieures ont pour conséquence qu’il est sacrilège de disputer de ses jugements. Un Dis­ cours au roi de 1631 le rappelle aux « langues serpentines » qui l’ont oublié4. Une théorie totalitaire de l’obéissance est développée par le Discours au Roi touchant les libelles... (1631). Le pamphlétaire invite les parlementaires à ne pas vouloir « pénétrer dans l’intention secrète du Prince ». De la soumis­ sion à montrer devant le roi, Richelieu donne le premier l’exemple, puisque Louis XIII, à propos de son ministre, parle de « sa religieuse obéissance56». La croyance en la clairvoyance supérieure du roi aboutit ainsi à ce que M. G. Couton a nommé une sorte de « racisme monarchique ». 8. L'affirmation du principe de la raison d'État. Les pamphlets gouvernementaux des années 30 insistent, comme ceux des années 20, sur le renforcement de l ’autorité opérée par Richelieu, et l’absolutisme ouvre la voie à la raison d ’État. Les pamphlets du Recueil de Hay louent souvent Richelieu d ’avoir res­ tauré l’autorité royale e. La Déjense du roi et de ses ministres (1631) décerne au cardinal cet éloge : « Dieu est témoin, et sa Majesté en sera le Juge, avec quel zèle il a travaillé pour agrandir son autorité Royale 7 ». Le Discours 1. Recueil de H a y , p. 500.

2. Ibid., 509. 3. Ibid., p. 464. 4. Recueil de H a y , p. 442 : «... aussi est-ce une espèce de sacrilège de d is p u te r du juge­ m e n t d u P rin ce, e t de vouloir ré v o q u er en d o u te s ’il a bien ou m al fa it à q u e lq u ’un. La condi­ tio n des R o is s e ra it bien rav alée e t abaissée, s ’ils é ta ie n t obligés de re n d re c o m p te de leurs ac­ tions. L ’on en d o it p lu tô t ad m ire r les effets, que d ’en re c h erch e r les causes. N o u s devons croire q u e D ieu ne les élève pas en de si h a u te s préém inences, q u ’il ne le u r d o n n e des grâces propor­ tio n n ées à leurs charges. Ce q ui e st cause, com m e je crois, q ue l’on ne les p e u t fixem ent regar­ d e r san s s ’éblouir. C ar il s o rt de leurs M ajestés de c e rta in s feux é tin c e la n ts q u i nous étonnent, com m e lo rq u e les A nges se p ré s en te n t à nos yeu x , c’est to u jo u rs a v ec tro u b le e t étonnement. N ’allez d o n c p lus b lâ m a n t, langues serpentines, la ré p u ta tio n de ceu x q u e le R oi estime pour le u rs m érites, e t p o u r les services signalés q u ’il en a reçus. N ’enviez p a s la confiance que le Roi a en eu x : tâch ez p lu tô t à les im ite r que d ’en m édire. N ’écrivez p lu s si lib rem e n t, e t ne parles p lu s si lég èrem en t des actio n s des Princes, lesquels, non p lus que D ieu, ne fo n t rien qui implique c o n tra d ic tio n , e t d o n t les pensées ne se m e su ren t pas au ju g e m e n t de le u rs su jets. Car ils ont des in telligences séparées d u com m un, des conseils im p é n é tra b le s e t des cou p s réservés. Il vous e st b e au co u p plus honorable e t m oins périlleux, d ’obéir sim p le m en t à leus v o lo n tés que d ’éplu­ c h er e t faire un ju g e m e n t tém éraire de leurs in te n tio n s ». D an s le Trompeur puni (1631), de S c u d é r y , nous lisons : « P o u r ju g e r des Rois, il faut ê tre d es D ieux *. 5. D an s la Réponse du roi à la lettre de la reine.

6. Recueil de H ay, p. 82. 1. Ibid., p. 364.

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d'un vieil courtisan (1631 ) souligne que Richelieu a rendu effectif un pouvoir absolu, jusque-là verbal : « Auparavant lui ( Richelieu ), les Rois pouvaient commander, mais maintenant ils se peuvent faire obéir de tous : ce qu’ils ne pouvaient pas alors 1 ». b*Avertissement aux Provinces (1631) fait remon­ ter à 1624 les premiers effets salutaires du gouvernement de Richelieu. Dans une optique autoritaire, il s’exprime comme le fera, deux siècles plus tard, Napoléon III : « L’autorité fut rendue aux lois, et la réputation aux armes. Les bons commencèrent à espérer, les méchants à craindre, et tous ensemble à sentir qu’ils étaient entrés dans un autre règne, sans avoir changé de Roi 12 ». Le Coup d’État de Louis XIII (1631) célèbre, à propos du cardinal Ximénès, les vertus du pouvoir absolu : « ...ce pouvoir absolu qui fut par manière de dire comme le nerf de tout ce q u ’il exécuta généreusement pour le service de ceux qui le soutenaient3 ». Les formules autoritaires émaillent le Recueil de Hay et, derrière elles, s’introduit le dogme de la raison d ’État. L'innocence justifiée (1631) déclare : « C’est un crime de taire et de receler une conspiration qui se trame contre le Prince». La Défense du Roi et de ses Ministres (1631), après avoir rappelé que les rois ont « puissance et raison de faire châtier ceux qui faillent45», affirme brutalement : « ...en matière d ’État, on n ’excuse personne 6 ». A propos de la « sevère prudence » des Espagnols et de la façon dont ils éliminent les offi­ ciers d’une fidélité douteuse, l 'Avertissement aux provinces (1631) conclut : « ...ces gens-là savent régner 6 ». Cet art de régner ne doit rien aux maximes évangéliques. Le principe romain du « Salus patriae suprema lex esto » est expressé­ ment formulé. La Vie du cardinal d'Amboise (1631) affirme : « ...il n’y a rien à négliger en matière d ’État ;... les retardements sont très périlleux, et, quand il s’agit de la conservation de la tranquillité publique, cette considération va devant toutes les autres : le salut du peuple étant la suprême lo i7». Devant la raison d ’État, toutes les autres considérations s’effacent. Ainsi les lois du royaume portent que les prisonniers seront ouïs dans les 24 heures. Mais « ...cela n ’est pas en crime d ’État de lèze-Majesté, esquels, comme ils sont plus énormes que les autres, les lois communes ne doivent pas être observées 8 ». L’opposition de la raison d ’État et des considérations d ’humanité n ’é­ chappe pas à Hay. Il affirme, à propos de Richelieu, qu’on ne saurait ima­ giner « ...quel a été dans son âme le combat de la nécessité des peuples et de celle des affaires 9 ». L’issue de ce combat n ’est guère douteuse chez un poli­ tique comme Richelieu : il doit suivre la raison d ’État ou, en d ’autres termes,

1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9.

Recueil de diverses pièces„ p. 45a. Ibid., p. 477. Ibid., p. 254. Ibid., p. 35/. Ibid., p. 359. Ibid., p. 488. Ibid., p. 425. Ibid., p. 600. Ibid., p. 59.

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obéir à la nécessité. Les gouvernants sont les hérauts et les serviteurs de la nécessité 1. Le roi et son conseil peuvent être amenés à abolir les lois an ciennes, à en faire de nouvelles ou à abolir le droit des gens. « Car un Prince ne doit point rendre autre raison de ce q u ’il fait que sa volonté absolue, quand il est juste et pieux ». C ’est là un de «... ces mystères d ’Ëtat que les hommes les plus religieux révèrent12». Placé au-dessus des considérations humaines et religieuses, l’État est donc soumis à une nécessité particulière. Obéissant à ses lois propres, la raison d ’État apparaît comme une réalité scandaleuse et toute-puissante, dont la na­ ture échappe à l’intelligence et constitue un mystère. L’État a donc ses rai­ sons que ne connaissent ni les sentiments, ni la religion. De l'idée de l ’autonomie de la politique on passe facilement à celle d’une certaine tolérance. Nous pouvons relever quelques affirmations en ce sens et les ajouter à des textes déjà cités. Dans une lettre à Charles de Montchal, archevêque de Toulouse, du 25 janvier 1635, Balzac condamne les persécutions et cet éloge, sinon de la tolé­ rance, du moins des conversions par la douceur, n ’est pas sans avoir des rai­ sons politiques. Balzac condamne la violence exercée sur les consciences «... je ne puis comprendre, et il ne peut être que les pasteurs et les chrétiens deviennent bouchers de leurs troupeaux, et que l'Église, qui jusques à ici a souffert, commence maintenant à persécuter ». Il dénonce les convertisseurs: « Ils appellent zèle leur colère et quand ils tuent ils pensent sacrifier», lise félicite de la disparition de l’esprit ligueur et de son christianisme étranger: « La Ligue est morte et l’Espagne bien malade. Nos oracles ne sont plus ins­ pirés par une divinité étrangère ». Un discours d ’État de 1642, La France sauvée, écrit en l’honneur du roi et de Richelieu par un M. de Gellerain, fait l'éloge de la politique du cardinal qui permet aux fidèles des deux religions d ’être unis dans une même patrie. Il critique la Ligue dont le zèle menaçait l ’intégrité du royaume :

1. R e c u e il de H ay, p. 442 : «Sire, A u g u ste C ésar, c o m m a n d a q u ’on m it s u r la porte decesop erb e P a la is q u ’il fit b â tir ap rès la g u erre P h ilip p iq u e, c e tte ric h e d ev ise « P a rc e tempori »«Par d o n n ez a u te m p s » p o u r nous in s tru ire q u ’il y a des te m p s q u i o b lig e n t les P rinces à des choses q u ’ils ne fe ra ie n t pas s ’ils n ’é ta ie n t pressés de la n écessité. C’e s t en ce p o in t où consiste une p a rtie de la sagesse de ceux qui g o u v e rn e n t les M onarchies, d ’o b s e rv e r les tem ps et d'obéir i iceu x : c ’est-à-d ire , à la nécessité p ré sen te ; p o u r s u b v e n ir à la q u e lle, ils se d é p arte n t de U loi, afin de m a in te n ir l’É t a t e t les affaires pu b liq u es. A ussi a rriv e -t-il s o u v e n t des occasions, au quelles les offices e t a ctio n s d ’un hom m e de bien s o n t c h an g és, e t où il co n v ie n t de faire tout le c o n tra ire . Le Soleil, qui a le m o u v em en t plus réglé, e t q u i s e r t de m esu re au x mouvement» d es a u tre s P la n è te s, q u a n d il e st m û du m o u v e m e n t de tré p id a tio n , sem b le biaiser plus que de co u tu m e . D ieu m ôm e change s o u v en t les d écrets de sa v o lo n té , e t to u jo u r s p o u r notre bien, en co re q u e nous ne le reconnaissions s u r le c h am p . De m êm e, si v o tre M ajesté, pour donner u n fin g lorieuse a u x g ran d es conquêtes q u ’elle a fa ite s d e p u is q u e lq u e s an n ées, principalement p o u r le secours de vos Alliés, a chargé son P eu p le o u tre l’o rd in a ire, elle en d o it être excusée L es c h arg es n ’en sero n t pas continuelles, ains se ro n t rem ises, la n écessité publique cessant. Q u ’ils n ’ac c u sen t donc p o in t de b arb arie, com m e ils fo n t p a r le u rs le ttre s , les levées que l'on a é té c o n tra in t de faire, puisque la nécessité e t le p ro fit qui en v ie n d ra à l’av en ir d ’une haute e t h eu re u se p a ix , décharge sa M ajesté d ’in ju stice vo lo n taire. C ar le g o u v e rn e m e n t ne peut pas ê tre si te m p é ré , q u ’il puisse c o n te n te r tous ses P euples com posés de si d iv erses humeurs et qui se p la ig n e n t to u jo u rs de ceux q u i les c o m m a n d en t ». 2. G a f r i d y , I m p ié té renversée, 1632, p. 103.

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«Ces rebelles toutefois qui ont osé partager autrefois le gouvernement avec les Rois sont maintenant fidèles sujets. On voit bien deux sortes de reli­ gions en France, mais on n ’y voit qu’un parti. Ce qui faisait sa faiblesse fait sa force. Au reste cette fâcheuse Ligue, cette Hydre qui fut défaite par cet Hercule français, Henri le Grand, n ’allait-elle pas assujettir la France au Castillan, feignant de la conserver à l’Église ? On vit néanmoins enfin que ceux qui s’entendaient avec lui furent ses plus grands adversaires, et la reli­ gion ayant causé les soulèvements du royaume lui causa aussi un parfait repos1». La France sauvée dénonce l’Espagne et « ses stratagèmes sourds123*». Notons que la nouvelle idée de «tolérance» n ’a pas totalement éclipsé la vieille conviction que l’unité du royaume est incompatible avec l’existence de deux religions 8. La presse gouvernementale, dont nous venons de considérer la campagne contre les partisans de la reine mère, frappe par ses qualités littéraires et par la fermeté de sa pensée. Sa valeur lui a certainement permis de contribuer au progrès de la prose française dans le deuxième quart du siècle. Importante pour le développement des idées politiques, elle a répété à satiété que les « puissances secondes » devaient être entièrement soumises au Pouvoir. La presse cardinaliste, comme celle d ’aujourd’hui, s’intéresse plus aux acteurs et aux péripéties du drame politique qu’aux principes mis en cause. Quand elle exalte le Pouvoir, elle le glorifie davantage dans la personne du roi que dans la notion abstraite de l ’État. En personnalisant le débat idéologique, elle a mis à la portée du public la politique de centralisation du régime. Mais, aux esprits plus réfléchis, la propagande gouvernementale offre à la même époque des traités théoriques, manifestant ainsi son désir d ’agir en profondeur sur l’opinion. Ce sont ces ouvrages plus élaborés, la deuxième vague de persuasion étatiste, que nous allons envisager maintenant. VI.-LES OUVRAGES THÉORIQUES DES ANNÉES 1631-1633 Les années 1631-1633 nous font assister de la part de la presse gouver­ nementale à un redoublement d ’efforts qui n ’a de comparable que l’activité déployée par elle après la parution des Mystères politiques en 1625. Accom­ pagnement et suite du « Grand orage », nous avons vu de nombreux pam­ phlets s’acharner à ruiner dans l’opinion le parti de la Reine Mère et de Gaston. Parallèlement à ces écrits fugitifs, paraissent des traités, plus graves et plus abstraits, qui justifient la centralisation monarchique. Cette coïncidence n ’est

1. La France sauvée ou Discours politique sur les plus mémorables événements de Van 42, et en particulier sur la guérison du roi et de Mgr VÊminentissime Cardinal, duc de Richelieu. 1642,14 p., In-4. BN : L b36 3313 (p. 5). 2. Ibid., p. 8. 3. La Déclaration du roi... d u 18 ja n v ie r 1634 rappelle que «... la conform ité de créance ... est un p uissant lien p o u r u n ir les hom m es» ( Recueil de H a y , p. 899 ). U Avertissement aux Provinces (1631) é ta b lit un lien e n tre la lib e rté de conscience e t l’e sp rit d ’insoum ission (I b id .,

p. 478 ).

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probablement pas le fait du hasard. M. de Morgues y dénonçait une stra­ tégie de la propagande de Richelieu. L ’année 1631 voit paraître les traités de Colomby, de Balzac et de Silhon. 1.-VAUTO RITÉ DES ROIS DE COLOMBY

Placé à côté des traités de Le Bret et de Silhon, le mince ouvrage de Co­ lomby paraît d ’une simplicité scolaire. Il se ramène à un discours en quatre points qui affirme : — que toutes les formes de gouvernement se ramènent à trois espèces ; — que la monarchie est la plus digne de toutes ; — qu’elle est la plus naturelle ; — qu’elle est la plus juste et la plus commode. L’écriture sainte, l’histoire ancienne et l’histoire moderne sont invoquées à l’appui de la thèse du livre et prouvent la supériorité et l’excellence de la monarchie absolue. Le livre n ’est pas exempt de banalités : il démontre la su­ périorité du régime monarchique 1 et condamne sans appel les gouvernements populaire et aristocratique23. Mais d ’autres affirmations lui donnent une physionomie plus originale : il prend nettement position en faveur d’une monarchie absolue, tempérée de quelques scrupules moraux ; il fait l’éloge de la Souveraineté, « esprit vital » du corps politique ; du droit divin des rois, il donne une interprétation autoritaire, digne du Catholique d'Êtat8. Ainsi, sans avoir l’ampleur des livres de Balzac, de Le Bret et de Silhon, VAutorité des Rois de Colomby est une honorable contribution à la campagne absolu­ tiste des années 31-32. 2. - LES ÉCRITS POLITIQUES DE BALZAC

Balzac n ’a pas attendu 1631 pour s’intéresser à la politique. Il est avant tout un publiciste, et, comme l’observe M. A. Adam: « Il ne cessera pas, toute sa vie, de penser en premier ministre possible 4*». L ’aspect politique de son inspiration apparaît d ’ailleurs dès ses Premières lettres publiées en 1624. Balzac leur a expressément reconnu ce caractère et son confident, l’abbé 1. Constatant que l’univers n’est pas régi par la fortune, mais par un Dieu unique, Co­ lomby montre que la « monarchie humaine * est d’autaut plus excellente qu’elle se rapproche davantage de la < monarchie divine ». Le spectacle de la nature ne fait-il pas voir la supériorité de la monarchie ? Remarquant que les oiseaux reconnaissent la souveraineté de l’aigle et les bêtes celle du lion, Colomby en déduit que « les animaux les plus ingénieux et les plus sociables ont quelque forme de monarchie * ( A u to r ité d es R o is , p. 2 ). 2. Colomby note que la division est partout où est l’égalité et que jamais parti ne Ût de grands progrès sans avoir un chef absolu ( Ibid., p. 7 ). Dans l’É tat populaire, il dénonce un chaos de dissensions, la subversion de tous les ordres : « ceux qui sont les plus exécrables sont les plus puissants ·. La vertu y est persécutée, comme le montre l’histoire du paysan votant l’ostracisme d’Aristide ( Ibid., p. 16 ). Les plus étranges calamités qui soient arrivées aux peuples sont ordinairement venues de la confusion des États aristocratique et populaire ( Ibid., p. 26 ). 3. « Il y a une autre secte de gens qui confessent bien que Dieu est auteur des Monarchies, mais ils nient que la puissance des Rois soit absolue. Je réfuterai cette erreur ·. 4. L’aspect politique des P re m iè re s L e ttres de Balzac a été mis en lumière par Μ. Λ. A das dans son H is to ir e de la litté ra tu re fra n ç a ise a u X V I I e siècle, t. I, p. 242 et suivantes.

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Ogier, a vu l’une des causes de leur succès dans l’étouffement de l’éloquence politique et la recherche d ’un dérivatif. L’esprit de ces lettres est très autoritaire et Balzac donne des leçons de soumission à ses lecteurs : « Nous ne sommes pas venus au monde pour faire des lois, mais pour obéir à celles que nous avons trouvées, et nous contenter de la sagesse de nos pères comme de leur terre, et de leur soleil1 ». A plu­ sieurs reprises, Balzac met en garde son public contre les dangers du juge­ ment individuel et, à propos d ’une émeute de critiques, il remarque : « Il ne faut... pas laisser faire de ces mauvais exemples, ni permettre à un particulier de quitter la foi du peuple, pour s’arrêter à son propre sens, et si ce désordre continue, les artisans et les villageois voudront à la fin réformer l’É ta t123*». Balzac donne lui-même l’exemple de cette soumission à l’orthodoxie et pro­ teste qu’il s’est toujours soumis « à l’autorité de l’Église et au consentement des peuples8 ». Le premier Balzac est pénétré de maximes machiavélistes. A ses yeux, le respect de la justice ne doit pas arrêter l’homme politique qui a pour pre­ mier devoir d’assurer le salut de l’État : « Π n’y a rien de si aisé à un grand Prince que de trouver ou de faire des coupables, et personne ne doute que la tromperie ne soit juste quand elle réussit au bien et à l’avantage de ceux qu’on trompe. Si un furieux était ca­ pable de recevoir des remèdes, ne serait-il pas permis de le guérir sans lui en demander son consentement ? Faudrait-il qu’un père laissât noyer son fils de peur de le prendre par les cheveux? Faudrait-il laisser perdre l’État pour ne le pouvoir pas sauver par les formes ordinaires ?... les lois de la nécessité nous dispensent toujours de celles de la bienfaisance ». Pour Balzac, le salut de l ’État justifie toutes les entorses à la morale et per­ met au roi de recourir à ce que Naudé appellera des «coups d’État». D ’ailleurs la Providence semble agir suivant les mêmes maximes : la mort de Rucelaï, ennemi personnel de la reine, fut une sorte de coup d ’État divin : « ...nous devons reconnaître en cela le doigt de Dieu et avouer qu’il punit quelquefois les coupables sans observer les formes de la justice ». L’esprit machiavéliste répandu dans la première œuvre de Balzac donne pour fondement à son orthodoxie politique, non le respect, mais le cynisme. Au centre des relations humaines, Balzac voit des rapports de force. Il affirme que « ...c’est la force qui fait les rois » et qu\< il n ’y a point aujourd’hui de légitime puissance dont le commencement n ’ait été injuste ». Balzac nous fait parfois songer au neveu de Rameau quand il déploie devant nous sa vue cynique de la comédie du monde : « ...je n ’ai remarqué parmi les hommes qu’un commerce de pipeurs et de niais, des vieillards corrompus par leurs pères, qui corrompent leurs

1. B alzac , Premières lettres, édit. Bibas-Butler, I, p. 48. 2. Ibid., II„ p. 85. 3. « Et véritablement quelque débauché qu’ait été mon esprit, je l’ai toujours soumis à l'autorité de l’Église et au consentement des peuples. Et comme j’ai cru qu’une goutte d’eau se pouvait beaucoup plus aisément corrompre que toute la mer, aussi j’ai pensé que les opi­ nions particulières ne sauraient être si saines que les générales... et puisqu’il est certain que la raison des hommes ne s’étend pas si loin que la vérité des choses, au lieu de plaider les points de la Religion, il nous suffit d’en adorer les mystères ». Ibid., I, p. 39.

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enfants, des esclaves qui ne se peuvent passer de maîtres, de la pauvreté en la condition des gens vertueux, et de l’avarice en l'âme des Princes1». En 1630 et 1631, Balzac public deux lettres au Cardinal qui constituent en quelque sorte son introduction au livre du Prince qu'il prépare. La première est datée du 4 août 1630. Balzac commence par protester de son admiration et de son « culte » pour le ministre, et, pour prouver la sin­ cérité de ses sentiments, il annonce la mise en chantier d ’un ouvrage sur la politique, qui sera la glorification du régime. Le premier livre traitera « ...de la Vertu, et des Victoires du Roi ; de la Justice de ses armes, de la Royauté et de la Tyrannie ; des usurpateurs et des Princes légitimes ; de la Rébellion châtiée, et de la Liberté maintenue ». Le second livre montrera la supério­ rité du roi de France sur les autres monarques de l'Histoire et découvrira les vices des Grands « avec une grande liberté », mais corrigée par « une telle discrétion qu’elle ne viole point le respect qui est dû à la qualité qu’ils ont portée 23». La troisième partie contiendra « les principaux préceptes de la science civile, plusieurs considérations touchant l’État et la Religion, et les plus nécessaires règles pour bien gouverner8 ». Balzac précise ensuite son idéal littéraire : il entend joindre l'art à la science, le plaisir à l’utilité et écrire pour les honnêtes gens en essayant de « civiliser la doctrine, en la dé­ paysant du collège et la délivrant des mains des Pédants, qui la gâtent et la salissent en la maniant... 4 ». Il termine sa lettre par l’éloge des victoires du roi et la condanimation des mauvais Français qui sont aveugles à ses écla­ tants mérites. La seconde lettre, signée du 3 mars 1631, constitue la préface du Prince. Balzac assure Richelieu de sa franchise, affirme qu’il gardera un juste tempé­ rament « Inter abruptam audaciam et deforme obsequium » et s’exprimera avec la liberté d ’un citoyen respectueux des lois : « Si aucunefois j ’ai eu des sentiments assez libres, il me semble que ma liberté est semblable à celle des Républiques bien policées, où l’on ne laisse pas d ’obéir aux Lois, et de con­ server ensemble sa franchise 5 ». Mais il ne s’interdira pas de parler de l’am­ bition des Espagnols, des maximes du conseil d'Espagne et des ambitions de ce pays. Balzac rappelle le respect incroyable que les Romains avaient pour leurs monarques : « ...on leur donnait de l’Éternité, et de la Divinité, comme on donne à nos Souverains de la Majesté, et de l’Altesse 6 ». Ce qu’on appelle aujourd’hui «crime de félonie» s'appellait alors «crime d’impiété» et les rebelles étaient des impies. Or, ce style n'est pas celui de l’empire ro­ main païen, mais de l’Empire christianisé, et il a reçu l’assentiment des Saints Pères et des conciles. Fort de ces autorités, Balzac s’estime donc autorisé à parler de son roi en employant les termes d ’éloge qu’il mérite, et il faut avouer

1. B alzac, Premières Lettres, II, p. 41. 2. Recueil de H ay, 1643, p. 544. 3. Ibid., p. 545. 4. Ibid., p. 546. Balzac signale qu'il s’est parfois laissé emporté « & cette raisonnable fureur... qui pousse l’Orateur à des mouvements si étranges qu’ils paraissent plutôt inspirés que naturels ». 5. Ibid., p. 550. 6. Ibid., p. 551.

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qu’il n’est pas loin de le diviniser. 11 observe en effet à propos du langage à employer à l’égard des gouvernants : «Pourvu que l’honneur que l’on rend à ces personnes sacrées ne soit pas injurieux à Dieu, il ne peut y avoir de l’excès à les honorer. Pourvu que les louanges qu’on leur donne n ’offensent point une plus grande majesté que la leur, elles ne peuvent être immodérées. Nous devons même révérer leur ombre et fléchir le genou devant leur figure. Tout ce qui les approche nous doit paraître plus pur et plus lumineux par la communication qu’il reçoit de leurs rayons. Le respect qu’on leur porte doit aller jusqu’à leurs livrées, et à leurs valets et s’étendre à plus forte raison sur leurs affaires et sur leurs ministres...1 ». Après avoir assuré Richelieu de son loyalisme à toute épreuve 12, Balzac loue le ministre d ’avoir surmonté victorieusement le dernier assaut de ses ennemis et d’être désormais assuré de son pouvoir 3. Le Prince de Balzac a la réputation d ’un livre mal composé. Sans être inexact, ce jugement est sévère. En effet on peut remarquer d ’abord que ce défaut n’est pas propre à Balzac et que l’organisation du Ministre d'État de Silhon est peut-être plus négligée encore. On peut observer surtout que Balzac a nettement indiqué les grandes lignes de son ouvrage. A travers l’éloge de Louis XIII, il fait le portrait du Prince parfait. Il glorifie les deux aspects de son œuvre : la réformation du royaume, terminée par la prise de La Rochelle, et la libération de la Chrétienté, inaugurée par l’intervention française en Italie. Il énumère les qualités du monarque qui l’ont rendu ca­ pable d’exécuter cette double action. Dans une sorte de préface, Balzac expose les circonstances dans lesquelles il a formé le projet d ’écrire le Prince. Dans sa retraite en Charente, il goûtait les charmes de la campagne et se livrait, avec quelques amis, aux plaisirs de conversations familières d ’où étaient bannies « les affaires d ’État, les con­ troverses de la Religion et les questions de Philosophie ». Mais il fut brus­ quement réveillé de sa torpeur champêtre par le récit que lui fit un gentil­ homme flamand, récemment évadé d ’Alger. Celui-ci lui raconta la querelle qui s’était émue entre deux prisonniers des barbaresques, un Français et un Espagnol, à propos du siège de La Rochelle, et rendit hommage au patrio­ tisme du Français. Puisqu’un malheureux au milieu des chaînes défendait 1. Recueil de H a y , pp. 552-553. 2. Ibid., p. 553 : « ...je n’ai garde de murmurer contre le gouvernement de mon pays, ni de trouver mauvais ce qui se passe dessus ma tête. Je me contente toujours de la probité présente et de la sagesse qui est en usage. Je ne dispute jamais contre le pilote qui me mène et ne suis point curieux d’une nouveauté, à laquelle, quelque bonne qu'elle fût, j’aurais peutêtre de la peine à m’accoutumer. Je souffre de la tyrannie, et désire la juste administration. Quand mes supérieurs sont fâcheux, j ’ai de la docilité et de la patience : et quand ils sont tels qu’ils doivent être, j’ai de la reconnaissance et de l’amour *. Cf. Ibid., p. 551 : « Que s’il était défendu de faire profession de la vérité, je ne serais pas pour cela rebelle, ni ne m’opposerais à l’ordre établi. J’obéirais à une loi si fâcheuse, à cause que je suis bon Citoyen : mais ce serait par mon silence et non par ma lâcheté ». 3. Ibid., pp. 554-557. Balzac note respectueusement : « La crédulité de la meilleure Reine du monde a servi d’innocent instrument à la malice de nos ennemis ». Elle ne reconnut pas «la conjuration qui s’était formée contre la France et qu’on lui avait déguisée sous un voile de dévotion ».

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avec passion la réputation de son Prince, un Français qui profitait de la paix restaurée dans le royaume ne devait-il pas témoigner sa reconnaissance pour l’auteur du bien universel ? Cette réflexion décida Balzac à consacrer une étude politique à son Prince. Balzac ouvre l’ouvrage proprement dit en célébrant la prise de La Ro­ chelle, « commencement d ’un siècle nouveau ». En effet l’autorité royale est rétablie, les rebelles sont abattus et les grands humiliés. Désormais, écrit Balzac : « L ’État ne donnera pas plus de peine à conduire qu’une maison bien réglée. Tout obéira, depuis les enfants jusqu’aux mercenaires ; et cette multitude de Rois, qui a si longtemps partagé la France, sera enfin réduite au droit commun, et rendra à un seul la souveraineté qui était divisée entre plusieurs 1 ». A l’avenir la contrainte sera inutile et l ’État se maintiendra par la seule autorité du Prince : « Deux lignes signées de sa main, et portées par un valet de pied, feront obéir ceux qui eussent voulu l’autre jour des traités de paix, des conférences réglées pour rentrer avec cérémonie dans leur de­ voir 12 ». S’arrêtant un instant sur la personne du duc de Rohan, à qui il re­ connaît de nombreuses qualités, Balzac évoque la condition misérable d’un chef de parti, exposé aux affronts d ’un régime populaire : « Son autorité, qui n ’a pour fondement que la passion du menu peuple, est bâtie sur de la boue : elle dépend de la fantaisie d ’un artisan, qui croit avoir droit de lui demander raison de tout ce qu’il fait et de tout ce qu’il ne fait pas 3». Il doit comprendre le mot d ’Homère « ...que ceux qui obéissent en ce monde sont plus heureux que ceux qui commandent aux Enfers 4 ». Son seul salut est d ’implorer le pardon du roi qui accueillera sa prière avec bienveillance. Quant au reste des rebelles, il est odieux. Une vénération universelle entoure le roi : « En une si juste affection le Huguenot est rival du Catholique ; toute la France est également amoureuse de son Roi 5 ». Le Protestant est sans amertume et trouve un avantage par­ ticulier dans la ruine de son parti: «Il ne se plaint point de sa chute, n’étant tombé que dans le sein de son père ». Sous un roi si bienfaisant, Balzac n’aura pas à écrire un éloge ou un panégyrique. Il rendra à la postérité un témoi­ gnage de la vertu de son Prince. La première vertu du Prince est la piété et, à ce propos, Balzac distingue la vraie piété de la fausse. La fausse piété se présente sous deux visages, celui de la dévotion maladivement scrupuleuse et celui de la « dévotion d’appa­ rence et de grimace ». La première est une « ...dévotion tremblante, et perpétuellement effrayée, qui pense que Dieu n ’est occupé dans son bienheureux repos, qu’à lui préparer des peines et des supplices ; et qu'il afflige les Royaumes, et envoie les pestes et les stérilités pour la seule haine qu’il lui porte. Les visions sortent en foule de son imagi­ nation troublée, qui lui reviennent après au devant comme des monstres étrangers et inconnus. Il ne se passe nuit que les morts ne s’aperçoivent à elle 1. 2. 3. 4. 5.

B alzac , Le Prince, 1660, pp. 27-28.

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

p. p. p. p.

29. 34. 37. 47.

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avec des formes étranges, et un attirail qu’elle leur donne. Jamais elle ne ouït de cri parmi les ténèbres qu’elle ne crût que ce fut la voix d ’une âme qui se plaignit : elle ne saurait voir une partie de l’air plus sombre et plus épaisse que l’autre, qu’elle ne se figure que c ’est un fantôme. Toutes les maladies lui sont des possessions, et où il ne faut que des médecins, elle emploie les exorcistes1 ». Mais ceux qui entendent mal la religion ne se tiennent pas dans les bornes de cette « innocente folie 123». Il se trouve parmi eux des « Pipeurs » qui jouent la comédie et « ne louent la Justice qu’afin d ’être injustes plus finement8 ». C’est à cette dévotion trompeuse et intéressée que Balzac va s’en prendre maintenant, et, du même coup, il fera le procès de la piété espagnole et de son hypocrisie. Bien qu’usé, en effet, le masque de cette belle dévotion ne laisse pas de servir toujours et d ’abuser encore les peuples. Balzac dénonce claire­ ment l’hypocrisie et l’avidité des Espagnols dans une page qui est la plus violente peut-être que les écrivains français aient consacrée au colonialisme de la nation rivale : «Ne connaissons-nous pas ceux-là qui mêlent Dieu parmi toutes leurs passions ; qui le font entrer dans tous leurs intérêts, et l’emploient à toutes sortes d’usages ? S’ils usurpent un royaume, sur lequel ils n ’ont aucun droit que celui de la bienséance ou de la force, ils disent que c’est pour empêcher que les ennemis de l’Église ne s’en saisissent, et pour aller au-devant d ’un mal qui n’arrivera possible jamais. Si leur avarice les fait traverser les mers, et courir au bout du monde, ils publient que c’est le bien des âmes qui les y attire, et le désir de sauver les infidèles. Et toutefois il est vrai que la charité deces bons Chrétiens ne va qu’aux pays où le soleil fait de l’or, et ne s’est point encore tourné vers les dernières parties du Septentrion, où il y a bien des âmes à convertir, mais où il n ’y a que de la glace et des neiges à gagner. Ils ne veulent le salut que des peuples du Pérou et de la Mexique ; et en­ core, étant arrivés chez eux, ils leur parlent si peu de notre foi et leur vendent si chèrement un crayon confus et imparfait qu’ils leur en figurent, qu’il est aisé de voir que le prétexte qu’ils prennent n ’est pas la cause de leur voyage ». Et Balzac conclut cette page éloquente par cette phrase : « De manière qu’il ne vient pas une pistole en Europe, qui ne coûte la vie d’un Indien, et qui ne soit le crime d ’un Catholique 45». La « vieille Théologie », sévère et fidèle à l’esprit du christianisme, est éclipsée par une « autre Théologie, plus douce et plus agréable ; qui se sait mieux ajuster à l’humeur des Grands ; qui accommode toutes ses maximes à leurs intentions, et qui n ’est pas si rustique et si incivile que la première 6 ». Il est difficile de ne pas reconnaître les Jésuites dans ces docteurs de Cour «qui ont trouvé le moyen d ’accorder le vice d ’avec la vertu, et de joindre ensemble des extrémités si éloignées 6 ».

1. B alzac, Le Prince, 1660, pp. 67-68.

2. 3. 4. 5. 6.

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

p. 72. p. 73. pp. 77-78. p. 79. p. 79.

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Le roi de France, lui, pratique la vraie piété. Exemple d ’une religion qui a plus de « solidité que de montre », il n ’a nul besoin de ces vendeurs de fard et de plâtre. Il rejette la « Théologie complaisante » et ne cultive pas une religion « secrète et mentale ». Cette vertu éclairée et active a valu au roi de France le nom de « Très Chrétien ». S’étendant sur l’exemple de Louis XIII, Balzac montre que la vertu du Prince doit être agissante et fertile en bonnes œuvres : il doit sagement gouverner son peuple, délivrer les faibles de l’oppression des plus forts et faire du bien à tout le monde. « Ce n ’est pas la puis­ sance de Dieu qui est imitable aux hommes, mais c ’est sa bonté et sa justice1». Π arrive cependant que les devoirs du monarque contrarient ceux du chrétient et que le roi doive cacher sa bonté naturelle sous la sévérité de sa fonction : « ...quelquefois il a pris la cause du public contre ses sentiments et ses affections particulières, et ... il a passé sur toutes sortes de respects, pour obéir à la sou­ veraine raison 2 ». Ainsi, bien q u ’il ait accordé leur grâce à une infinité de rebelles, Louis XIII n ’a pu pardonner à M. de Bouteville. En cette circonstance, il obéissait, comme toujours, à l’intérêt suprême de l ’État : «... faisant voir en tout, q u ’il ne va qu’à mesure que la Raison le remue, et que le Roi est tellement séparé de l ’homme, et l’esprit a tellement détruit la matière, que les intérêts de son État lui tiennent aujourd’hui lieu des passions de son âme3». Après un long développement moral et oratoire sur la chasteté de Louis XIII, Balzac envisage ce que doit être la science du Prince. A l’image du roi de France, le Prince doit être cultivé et ne mépriser ni la musique, ni la pein­ ture. Néanmoins, suivant l’exemple des Lacédémoniens et des Romains, Balzac veut que la science et la philosophie du monarque soient pratiques et tournées vers l’action. Ce fut en effet l’opinion de ces sages Romains « qu’il suffisait de goûter de la philosophie, mais q u ’il ne fallait pas s’en soûler45». C ’est pourquoi les sages et vertueux magistrats de l’ancienne Rome ont à plusieurs reprises chassé, non seulement les mathématiciens et les philosophes, mais encore les rhétoriciens. Il est assez curieux de voir « l’unico eloquente» partir en guerre contre les Lettres et accuser les écoles d ’avoir ruiné la vie économique du pays, d ’avoir affaibli l’État et d ’être à l’origine delà lâcheté du siècle. Si dans un si vaste royaume on ne lève que de si petites armées, c’est, remarque-t-il, parce que trop de mains sont employées à écrire. Ainsi la France est-elle encombrée de spéculatifs, qui ne s’aperçoivent du danger que lorsque le feu a gagné leur cabinet6. Mais, pressentant peut-être l’étonnement de son lecteur, Balzac se défend de vouloir « abrutir le monde» pour ramener les hommes à la barbarie d ’avant la Renaissance e. Il précisera donc ce qu’est le bon usage de l’étude et de la science. Ce q u ’il veut dire, c ’est q u ’à côté des bonnes lettres, « il y en a de mauvaises 7 ». Ces dernières 1. B a l z a c , L e P r in c e , p. 98. 2. I b id ., p. 1000. 3. I b id ., p. 101. 4. I b id ., p. 130. 5. Nous trouvons la môme idée dans le T e sta m en t p o litiq u e de R i c h e l i e u . 6. « Je ne veux point faire revenir cette nuit obscure, qui couvrait la face de la terre, lorsque les Princes de Valois et ceux de Médicis furent divinement envoyés pour chasser la Bar­ barie du siècle * ( L e P r in c e , pp. 135-136 ). 7. I b id ., p. 137. « Je soutiens seulement qu’il y en a de mauvaises, qui ne sont que

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font de ridicules savants qui, courant nuit et jour après la quadrature du cercle ou le mouvement perpétuel, sont impropres à la vie civile : « Ce sont des membres à retrancher de la commune société ; ce sont des superfluités de la République ». Voilà le mauvais usage de la science et des Lettres que la cité rejettera L Mais il y a des sciences hautement utiles au Prince. Il devra connaître l’Histoire, car « c’est ordinairement des choses passées qu’on ap­ prend les choses à venir *123». Il devra également posséder la morale et la poli­ tique. Balzac va interrompre l’exposé des vertus du roi pour célébrer la réfor­ mation du royaume dont il a été l’artisan. Grâce à Louis XIII, l’État a été rénové89et une révolution morale s’est opérée chez les Français54. On a rompu avec les déplorables méthodes de gouvernement du passé. Jusqu’ici en effet « ...il se peut dire que la Fortune a gouverné parmi nous souverainement, et qu’en la conduite de nos affaires elle n ’a laissé que fort peu de part au sens et à la raison. On a mis en proverbe notre légèreté, notre inconstance, et notre folie6». Depuis Henri II, la France n ’a connu que des guerres civiles®. Son histoire n’est qu’une suite d ’injustices et de désordres7. L’indulgence des rois était une rente et un revenu certain aux méchants 8. L'État français a duré contre toutes les apparences humaines : « C’est un vieux débauché, qui a fait ce qu’il a pu pour mourir, et qui vit en dépit des médecins °». La France a été maintenue en vie par le hasard et la fortune, ou, pour parler plus chrétiennement, par la Providence. Enfin Louis le Juste vint et détourna les affaires du mauvais cours qu’elles avaient prise. Il « a porté l’autorité royale jusqu'où elle peut aller sans tyrannie10». Sa prud’hommie lui a fait renoncer aux « petites finesses » d ’un politique sans grandeur. de vains amusements de l'esprit, des songes et des visions de gens qui veillent, des travaux qui n’aboutissent à rien et n’apportent ni force ni embellissement à la Patrie ». 1. Notons ici le retour que Balzac fait sur lui-même et son ambition d’être un écrivain utile : « Nous ne condamnons pas ces Orateurs, qui persuadent la vérité, et font naître l’amour de la vertu dans le cœur des hommes ( et peut-être qu'on croira un jour que nous avons quelque intérêt à les défendre ) * ( Le Prince, p. 138 ). 2. Ibid., pp. 140-141. 3. Balzac évoque le nouvel édifice de l’État français dans des termes qui nous font penser à la petite ville de Richelieu, si curieusement géométrique : « Toutes les pièces de cette superbe Masse, qui a branlé si longtemps, sont maintenant affermies. Tout est composé avec une admi­ rable justesse : pas une pierre ne pousse hors de son alignement * ( Ibid., p. 149 ). 4. « Ce n’est plus la France de dernièrement, si déchirée, si malade, si caduque. Ce ne sont plus les Français, si ennemis de leur patrie, si languissants au service de leur Prince, si décriés parmi les Nations étrangères. Sous les mêmes visages je remarque d’autres hommes, et dans le Royaume un autre État. L’ancienne apparence reste, mais l’intérieur est renouvelé. U s’est fait une révolution morale ». ( Ibid., p. 150 ). 5. Ibid., p. 153. 6. Ibid., p. 156 : ... Notons, à propos de l’essor du protestantisme, et des moyens qui auraient pu l’arrêter cette vue machiavéliste, qui est aussi celle de Richelieu : « Ce dernier parti qu’il fallait étouffer au berceau, lorsqu’il n’était qu’à demi-formé, et que les plus débiles mains le pouvaient défaire, a crû par l’indulgence du Souverain ». 7. « Les Grands ont toujours offensé impunément les petits. Les faibles ont toujours été la proie des plus forts. On a toujours marché sur ceux qui se sont humiliés », p. 159. 8. Ibid., p. 162. 9. Ibid., p. 164. 10. Ibid., p. 167.

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Revenant à son propos, Balzac va définir une autre vertu du Prince, la Prudence, et va, sur ce point, s’écarter quelque peu de l’idéal du Monarque chrétien. Habile à « prendre le point de l ’occasion » et à pousser son entreprise, Louis XIII a donné de nombreux exemples de prudence et de courage. Le plus remarquable fut sans doute le coup d ’État célèbre qui, en frappant le maré­ chal d ’Ancre, lui permit de séparer les intérêts de l’État d ’avec ceux d’un usurpateur. Rien de plus juste que « la mort de deux serpents ». Un tel coup peut se recommander de la Bible : le « divin Moïse » n ’a-t-il pas commencé la délivrance de son peuple par le meurtre d ’un Égyptien qui frappait un Israélite ? La sagesse du roi se manifeste dans de pareils emplois de la vio­ lence : « Quelquefois il a opposé la force toute prête à la violence qui se pré­ parait 1 ». Balzac dit encore : « Il a peut-être diminué la France de deux ou trois têtes, dont le repos public avait besoin pour son affermissement*». Mais ces exemples de sévérité sont rares dans le règne de LouisXIII. Il con­ sidère qu’il vaut mieux arrêter un coupable en projet que le châtier une fois son forfait accompli. C ’est pourquoi, pour prévenir le mal, il usera de l’ar­ restation préventive. Quelles preuves seront nécessaires au roi pour prendre de telles mesures ? Ici Balzac laisse au pouvoir la plus large faculté d’appré­ ciation, et c’est sur ce point que sa complaisance envers les gouvernants scan­ dalisa ses contemporains : « Sur un simple soupçon, sur une légère défiance, sur un songe qu’aura fait le Prince, pourquoi ne lui sera-t-il pas permis de s’assurer de ses sujets factieux, et de se soulager l’esprit, en leur donnant pour peine leur propre repos 8 ». Emporté par cette inspiration romaine, ou machiavéliste, Balzac s’en prend au formalisme juridique qui prétend s ’appuyer sur des preuves pour rendre ses arrêts : « Je parle de cette ponctuelle et scrupuleuse Justice, qui ne veut point remédier aux crimes qui se forment, parce que ce ne sont pas des crimes for­ més ; qui veut attendre que les rebelles aient ruiné l ’État, afin d ’agir contre eux légitimement ; qui veut que pour observer les termes d ’une loi on laisse périr toutes les lois. Ce souverain droit est une souveraine injustice...1 234». Des mesures comme les coups d ’État et les arrestations préventives défi­ nissent une politique machiavéliste et ne se justifient que si l’État est la va­ leur suprême. Nous ne sommes donc pas surpris de voir Balzac écrire une phrase très probablement inspirée de la maxime de Tacite sur les grands exemples et que nous avons déjà trouvée chez des disciples du Florentin : « L’utilité publique se fait souvent du dommage des particuliers 5 ». Le plus souvent, les exigences de l’État prennent la forme de levées d ’impôts qui im­ posent au peuple de lourds sacrifices. Balzac trouve la formule imagée pour peindre la nécessité des cruels remèdes : « Le Prince voit avec douleur la mi-

1. 2. 3. 4. 5.

B alzac , Le Prince, 1660, p. 178.

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

pp. 178-179. p. 183. pp. 184-185. p. 187.

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sère de son peuple, mais il n ’a pu s’empêcher de l’amaigrir en le guérissant1 ». Il sait également manier la litote pour exprimer son loyalisme : « La liberté de notre Patrie et le repos de notre postérité nous devaient bien coûter quel­ que chose1 2 ». Entrant dans la deuxième partie de son livre, Balzac va considérer la politique extérieure du Prince parfait. L ’intervention de Louis XIII en Italie est désintéressée et glorieuse pour la France. En descendant les Alpes, le roi « ouvre les prisons à toute une nation captive, et fait savoir à ceux qui se plaignent des tyrans, que leur Libérateur est venu3 ». A la différence des Romains, qui prenaient la défense des autres peuples pour mieux étendre leurs conquêtes, le roi de France ne travaille que pour le service de Dieu, le bien général de la Chrétienté, sa réputation et sa gloire. Balzac peut donc célébrer en ces termes sa mission : « Être protecteur des faibles et libérateur des opprimés, c’est être véritablement Prince ; c’est tenir la place de Dieu sur la terre ». A la glorification de la politique française succède la condamna­ tion de la politiques espagnole. Mais Balzac ne s’engage pas dans cette voie sans avoir protesté de son profond respect pour le roi d ’Espagne et sans avoir rejeté sur son Conseil, « Monstre » qui menace toute la République chrétienne, la responsabilité des initiatives criminelles de l’Espagne. Curieux et courant exemple de transfert de responsabilité, qui épargne les têtes couron­ nées et s’en prend à leur mauvais génie, individuel et collectif. Balzac con­ damne donc le dessein de monarchie universelle conçu sous le roi Ferdinand, éclos sous l’empereur Charles et entretenu par le conseil d’Espagne. Cette funeste politique, qui a mis en ruine l’Italie et l’Allemagne, s’est cherché des justifications et a invoqué des droits imaginaires sur les pays visés par l’ambition espagnole : « Le Monstre se veut fonder en raison et cherche des titres de sa tyrannie 45». Le plus employé de tous les hameçons dont use le Conseil d’Espagne est celui de la religion : « Devant le monde il se couvre tout de prétextes spécieux ; et ses habillements sont tous semés de noms de Jésus et de croix peintes 6 ». Mais, en secret, il se moque de ces belles rai­ sons et suit de pures maximes machiavélistes ·. Telle étant la situation inter­ nationale, la Chrétienté a de grandes obligations au roi de France qui s’op­ pose aux entreprises du Monstre. Tout Français ne peut qu’éprouver une juste fierté : « Nous devons, certes, être bien glorieux de ce qu’un Français est aujourd’hui nécessaire à toute l’Europe...7». Libératrice de l’Europe, la France est assurée d ’une gloire étemelle, tandis que les Espagnols seront en exécration dans tous les siècles comme les dévastateurs de la Chrétienté. Ici, Balzac interrompt une nouvelle fois son exposé pour chanter les ver­ tus du roi de France. Il le loue en particulier d ’être un conducteur de peuples éclairé par Dieu 8, d ’avoir acquis son expérience au milieu des épreuves ( « La 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 5.

B aliac, Le Prince, p. 177 ( sommaire de 1660 ). Ibid., p. 178. Ibid., p. 194. Ibid., p. 208. Ibid., p. 217. Voir le catéchisme machiavéliste de la p. 218. Ibid., p. 222. Le roi < ...est guidé par une plus pure lumière, que celle de la raison ordinaire. La plu-

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tempête lui a appris l’art de naviguer» ) 1, et enfin d ’être habile et secret1. Mais on dirait à ce moment que Balzac, ayant un peu oublié son Prince chrétien pour un monarque romain, veuille rassurer son lecteur : « Tout cela néanmoins ne doit pas faire peur à qui que ce soit *123 ». Et, par un jeu de bascule qui lui est familier, il va préciser ce q u ’est la probité du Prince parfait. Ses pouvoirs, illimités en principe, restent mesurés. « Le Prince peut tout, mais il ne fait que ce qu’il doit 4 ». En effet, s’il n ’a pas peur des hom­ mes, il craint Dieu. « Sa prudence politique n ’est point contraire à la simpli­ cité des Chrétiens : il a mis la probité dans le trône 56». La fin du Prince est occupée par une tentative, parfois peu convaincante, pour accorder la prudence et la probité. Cet accord s ’annonce difficile, car la politique s’est toujours écartée de la morale : « La République du monde la moins corrompue autorise le mal, pourvu q u ’il se fît avec un peu de sub­ tilité 8 ». A Lacédémone, on punissait, non pas ceux qui dérobaient, mais ceux qui ne savaient pas dérober. N ’a t-on pas donné de l ’ambassadeur cette définition plaisante : « L’Ambassadeur est un homme grave, envoyé au loin, afin de mentir pour la République » ? 7. Rejetant cette morale facile, Balzac maintient que le Prince ne doit pas appartenir à la race des « pipeurs » ni faire de la finesse une vertu. Il est petit-fils de Saint Louis et non de la race des Ottomans. Il repousse les doctrines empoisonnées qui font de la Politique «... un Art de tromper, une méchanceté instruite et disciplinée, un amas de règles et de préceptes, pour parvenir à une mauvaise fin 8 ». Pourquoi les Chrétiens refuseraient-ils de moraliser la politique, puisque les païens n’ont jamais professé le cynisme dans la vie publique ? Bien que vivants dans les ténèbres du paganisme, « ils ont trouvé quelquefois la Vérité aux flam­ beaux 9 ». « Et quoiqu’ils aient cru que la Raison eût son étendue plus libre et moins indéterminée en la Politique qu’en la morale, ils n ’ont pas cru pour­ tant que cet espace dût être infini, et que tout ce qui est mauvais et défendu dans les familles fut bon et légitime dans l’É ta t101». La bonne foi doit régner entre les hommes, et particulièrement entre les Princes n . Contre le machiapart des grandes résolutions qu’il a prises lui ont été envoyées du Ciel. La plupart de ses con­ seils partent d’une prudence supérieure, et sont plutôt des inspirations venues immédiatement de Dieu, que des propositions faites par des hommes » ( B al zac , Le Prince, p. 252 ). 1. Ibid., p. 255. 2. Ibid., p. 256. 3. Ibid., p. 259. 4. Ibid., p. 258. 5. Ibid., p. 263. 6. Ibid., p. 266. 7. Ibid., p. 267. 8. Ibid., p. 271. 9. Ibid., p. 272. 10. Ibid., p. 272. 11. Ibid., p. 274. Relevons cette remarque qui nous explique comment, dans les tragé­ dies, les Princes sont toujours généreux et les gens de peu sont voués aux rôles de traîtres: « Dans les anciennes Fables, qu’on représentait par l’autorité du Magistrat, pour l’instruction du Peuple, et qui sont encore les vrais miroirs de la vie humaine, nous voyons que les Princes et les Héros protestent hautement qu’ils haïssent la feinte plus que la mort, et qu’il n’y a point moyen qu’ils se puissent résoudre à tromper : là où ce sont les valets et d’autres gens de néant, qui sont employés à tramer les trahisons, et qui font les fourbes et les intrigues » ( Ibid., p. 274).

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vélisme, Balzac a une remarque profonde : «... la tromperie est une tacite confession de faiblesse ». Il condamne donc les monarques artificieux : Tibère, le duc de Valentinois, Louis XI. Il rejette leur « prudence malicieuse1 ». Frap­ pant à la fois les machiavélistes et les Espagnols, il dénonce une impiété dans le projet d ’établir une monarchie universelle12. Ceux qui tiennent ces maximes sont des Turcs déguisés en Chrétiens. Quand il voulut armer mo­ ralement un peuple conquérant, Mahomet ne fabriqua-t-il pas une religion sur mesure ? 3. Il faut suivre l’exemple des Grecs et des Romains qui ne se moquaient pas du droit et de l’équité, et n ’approuvaient que les guerres ou justes, ou nécessaires ou honnêtes. Il faut repousser le principe des deux mo­ rales 4. Dans la religion chrétienne, la raison et l’équité sont les deux bornes de la volonté des rois. Le Prince se termine par une justification de la guerre étrangère. Balzac remarque que les Espagnols ne peuvent alléguer aucune raison pour justifier leurs conquêtes, si ce n ’est «... cette malheureuse fantaisie de Monarchie qu’on leur a mise dans la tête 5 ». Modèles de vertu patriotique, ils se sont rendus odieux par leur orgueil. Tous les peuples doivent donc approuver et aider le roi de France, libérateur de l’Italie. A ce propos, Balzac souligne la légitimité des alliances protestantes. En une si pressante nécessité, les Ca­ tholiques ne doivent point faire de scrupule de se joindre aux Protestants: «Ils le peuvent faire en saine conscience 6 ». Le scrupule ne doit point servir de prétexte à la lâcheté 7. D'ailleurs « Dieu est pour nous 8 ». C'est Dieu en effet qui a voulu donner un chef à la Chrétienté, au « bon parti ». Ayant réformé la France au dedans et s'apprêtant à rétablir la Chré­ tienté, Louis XIII est « le Prince par excellence 9 ». Mélange peu cohérent de monarque romain et de monarque chrétien, trop marqué par le désir de plaire au cardinal, le Prince de Balzac atteste la séduction exercée sur un esprit chrétien par le règne de la raison d’État. 3. - L E M IN IS T R E D 'É T A T DE SILHON

La publication, en 1631, du Ministre d'État de Silhon nous donnera l’oc­ casion de nous arrêter un instant sur ce dévoué publiciste du cardinal qu’est

1. Balzac, Le Prince, p. 282. 2. Ibid., p. 294. 3. Ibid., p. 300. 4. Ibid., p. 302. 5. Ibid., p. 316. « Au milieu de la paix ils ont l’esprit armé... Les raisons d’État les tourmentent jour et nuit. Ils ne sont maigres ni malades que de cela, et leur jaunisse perpé­ tuelle est le signe extérieur de la convoitise de régner qui les brûle et les consumme au dedans... Us font ... la guerre à la liberté des Peuples ». 6. Ibid., p. 377. 7. Ibid., p. 341. 8. Ibid., p. 353. 9. On sait que, destiné dans l’esprit de Balzac à attirer l’attention et la faveur de Ri­ chelieu sur son auteur, Le Prince ne réussit qu’à déplaire au cardinal. Justification non agréée du régime, Le Prince nous parait cependant mériter de figurer dans les ouvrages, sinon gou­ vernementaux, du moins para-gouvernementaux parus au début des années 30.

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Silhon L Nous choisissons évidemment cette date pour la commodité de l’ex­ posé, car l’activité de Silhon, au service de l ’État, signalée dès 1627 par sa lettre du Recueil de Faret, s’est continuée jusqu’à la mort de Richelieu et s’est même poursuivie en faveur de Mazarin. La plus importante contribution de Silhon à la propagande cardinaliste dans la période qui nous occupe est constituée par la publication, en 1631, de la première partie de son Ministre d'État. Mais il a défendu les thèses étatistes dans d ’autres ouvrages que nous devons brièvement évoquer. C ’est en 1627, dans le Recueil de Faret, que Silhon annonçait comme un ouvrage d ’une parfaite orthodoxie politique et religieuse ce qui devait être son Ministre d'État. Notons qu’en 1629, il se prononce publiquement pour le premier ministre dans son Panégyrique à Monseigneur le cardinal de Richelieu sur ce qui s'est passé aux derniers troubles de France. Écrit à Ve­ nise, le 20 décembre 1628, après la prise de La Rochelle, ce pamphlet résume et glorifie la politique de Richelieu. Quand, en 1634, Silhon publie un traité philosophique sur l'Immortalité de l'âme, le panégyrique du cardinal est re­ pris sous le titre d'Épître dédicatoire à Richelieu, et il en est de même dans les éditions suivantes. Panégyriste, Silhon n ’a pas de mots assez forts pour chanter les mérites1

1. Silhon naquit à la fin du XV Ie siècle dans une petite ville de l’Agenais et mourut en 1667. Dans une requête adressée à Louis XIV pour obtenir le paiement de sa pension, il rappelle les principaux évènements de sa vie d’écrivain gouvernemental et ouvre son épttre par la phrase suivante : « J ’ai servi dix-huit ans et plus dans les afTaires les plus importantes de l’État, sous les ordres de Monsieur le Cardinal ». 11 évoque la publication du Ministre d’État et l’énorme travail de secrétariat qu’il accomplit au service de son Éminence : « Le souvenir de cet excessif et violent travail me fait encore peur, et il m’en coûta une maladie qui me mit à la dernière extrémité, comme toute la Cour sait ». Durant les troubles de la Fronde, il souffrit « pour la bonne cause » et eut sa maison pillée. Enfin, en 1660, il vient de publier la dernière partie de son M inistre d’État qui comprend deux livres : «... l’un est de la vérité de la religion chrétienne contre les impies ; ... l’autre est de l'obéissance que les peuples doivent à leurs sou­ verains, où entre autres choses je détruis avec tant d’évidence et si démonstrativement la faus­ seté de la puissance indirecte que quelques-uns attribuent au pape sur le temporel des Princes chrétiens ; que je suis certain que les partisans de cette opinions si contraire à l’indépendance des princes et qui a de si dangereuses conséquences pour eux, n’y sauraient répondre rien qui vaille ». Après avoir demandé la continuation de sa pension interrompue pendant les troubles et fait allusion aux arrérages de cinq années qui lui sont dûs, il promet «... d’employer ce qui me resterait de vie et de santé, à servir la religion et l’État, de ma plume et de ma petite in­ dustrie ». Complétons ce curriculum vitae par quelques indications : — en 1619, Silhon se lance dans la vie de cour où il essuie des déconvenues ; en 1626, il publie les Deux vérités où ses positions d’apologiste et d’absolutiste apparaissent déjà prises ; de 1625 à 1632, il com­ pose divers mémoires concernant la guerre d’Italie ; en 1635 il entre à l’Académie. Il est en correspondance avec Chapelain et Balzac ; le 1er mai 1638, Chapelain remercie Silhon pour la préface du Parfait capitaine de Rohan ; en 1642, il entre pour vingt ans au service de Ma­ zarin. Chapelain adresse des éloges aux ouvrages politiques de Silhon : « Ils le font voir un de nos meilleurs écrivains en matières politiques. On en ferait aisément un bon historien s’il se laissait conseiller, car il est très informé des Intérêts de l’Europe, et il a eu participation de choses ignorées de tout autre que lui. Ses mœurs sont bonnes, ses intentions droites, ses maxi­ mes toutes pour le bien de l’É tat et pour la gloire du Prince, sans préoccupation pour les étran­ gers. Son style est beau et soutenu, orné même, et s’il était plus étendu et un peu plus pur il n’y aurait rien à souhaiter. Il a de l’éloquence et du savoir, peu de lettres humaines, assez de théologie. Si rien ne lui défaut, c’est l’ordre et la méthode dans les longues pièces ; et s’il n’a rien de trop, c’est l’opinion très avantageuse de lui » ( Mélanges de littérature, p. 234 ).

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de Richelieu1. Le cardinal est pour lui l'incarnation du ministre idéal qui sait garder un équilibre entre ses devoirs religieux et ses devoirs politiques 12. De l'éloge de l’inspirateur de la politique française, Silhon passe à l’apologie de son action. Célébrant les victoires de l’île de Ré et de La Rochelle, il approuve la guerre menée contre les Huguenots, mais en précisant qu'elle était dirigée contre leur rébellion, et non contre leur mécréance. Comme Béthune, il distingue entre la foi et l’obéissance, et montre que, si les rois du siècle précédent ont eu tort de massacrer les huguenots pour leurs opi­ nions religieuses, Richelieu a eu raison de les écraser pour leur rébellion politique : «Vos conseils, Monseigneur, ont été plus généreux, plus fidèles, plus selon l’esprit de Dieu et le génie du christianisme que ceux des ministres qui gouvernaient en ce temps-là. Le roi qui s’en est servi a bien toujours eu de la pitié pour les huguenots et pleuré sur l’erreur des dévoyés et l’endurcissement des incrédules. Mais il n ’a eu de la colère que contre ses mauvais sujets ni pris les armes que contre les rebelles de son royaume. Il a distingué entre deux maladies fort compliquées et presque confuses, la désobéissance et l’hérésie : il n ’a attaqué que celle qui était de sa tâche et de son département ». Silhon justifie les alliances conclues avec les puissances hérétiques et ob­ serve que, pour les condamner, il faut « avoir l’âme toute ligueuse », cesser d’être français et « être originaire de Castille ». Il condamne les intrigues de l’Espagne, qui n ’a pas hésité à jeter la brouille dans la famille royale. Il déplore, une fois de plus, la sottise et la malveillance du peuple 3. Il termine en évoquant le grand rôle international de la France, devenue la libératrice et l’arbitre de la Chrétienté. La France en effet est maintenant « ...un État qui est le seul asile de ses voisins affligés, et l’espérance de toute l'Europe agi­ tée», et ses voisins « ...regardent le Roi, comme un Prince élu pour le bien du monde, et pour être l’Arbitre des différends de la Chrétienté ». Les Fran­ çais ne peuvent donc avoir assez de reconnaissance pour Richelieu, premier mobile des desseins du roi et principal instrument des grandes choses qu’il doit faire. Ce ministre, qui néglige sa santé et méprise sa vie pour le salut du public, est le génie tutélaire de la monarchie des lys. Il défend les intérêts

1. « ...pour les merveilles qui reluisent en votre personne, ou qui éclatent en votre vie, le nombre en est si grand et la diversité si vaste, que de les vouloir mettre toutes en un peu d’espace et les ranger dans le détroit d’une lettre, ce serait vouloir enfermer tout l’Océan dans le canal d’une rivière. La morale n’a point de préceptes si difficiles pour former l’homme, dont vous n’ayez donné des exemples et vous êtes parvenu à cet excès de bien qu’elle attribue aux Héros et qui a fait les Dieux de l’Antiquité. Les maximes de votre politique ne sont pas des maximes communes, et à voir la prospérité de l’État, et le bonheur des affaires, depuis que vous gouvernez, on dirait que votre prudence fait la fortune, et que vous ne croiriez pas que vos conseils fussent assez sages si les évènements n’en étaient heureux ». 2. « ...en l’observation de ce tempérament de faire rendre à Dieu ce qui lui appartient et à César ce qui lui est dû consistent aujourd’hui l'accomplissement de la science civile et la perfection du Ministère ». 1. « ...le peuple est naturellement contraire à ceux qui gouvernent, et injuste envers ses supérieurs. 11 se prend toujours à eux des maux qui lui arrivent et leur impute la peine de ses folies et les effets de son malheur... Il blâme en eux les vertus qui ne sont pas de son usage, ou qui sont au-dessus de son sens : et la magnificence lui est odieuse, à cause qu’il ne peut l’exercer et la Prudence politique lui est suspecte, d’autant qu’il ne la peut comprendre ».

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RAISON

d ’é t a t e t p e n s é e p o l i t iq u e

de la religion, la réputation de la France, la gloire du roi et le respect de la vertu. Ce panégyrique de Richelieu, nous allons le retrouver, sous la forme d’un traité de science politique, dans le Ministre d'Êtat. La première partie du Ministre d'Êtat fut publiée en 1631. Pour ne pas morceler l’exposé, nous y joindrons la présentation de la deuxième partie, publiée à la fin du règne de Louis XIII, et la troisième, qui, éditée en 1660 était, d ’après l’Avertissement au lecteur, rédigée depuis 18 ans. Cette pré­ sentation ne nous paraît pas trop altérer la physionomie de l’ouvrage et Pu­ ni té de son inspiration. Le Ministre d É ta t de Silhon n ’est pas d ’une composition très rigoureuse. Aux conseils sur l’art de gouverner, qui constituent l’essentiel du livre, se mêlent des fragments historiques et des éloges du roi et de Richelieu. Le traité s’ouvre d ’ailleurs par un panégyrique des hommes providentiels chargés de sauver les États qui annonce un grand plaidoyer en faveur du principal mi­ nistre de Louis XIII. De même que Balzac peignait dans Louis XIII « le Prince par excellence », Silhon évoquera à travers le portrait de Richelieu le Mi­ nistre parfait. Mais cet ouvrage d ’actualité a une signification plus générale, et définit l’idéal politique de Silhon, l ’alliance de la Foi et de la Politique. Pour Silhon, Richelieu est l’exemple accompli du « Chrétien politique1». La première partie du Ministre d É ta t énumère les principales qualités du parfait ministre : il doit avoir un pouvoir fort libre, surtout en guerre ; il doit savoir garder le secret, avoir l’âme égale, être capable de juger les hommes, ne pas imiter les exemples étrangers. Il ne doit pas s’attacher à suivre ce qui s’est toujours fait dans l’État, montrer du respect et de l’indépendance dans ses rapports avec les Papes ; posséder, comme le médecin, la vertu de prudence. L ’ouvrage n ’est pas exempt de banalités. Cependant, au milieu d ’idées courantes chez les écrivains politiques de l’époque, on rencontre des vues plus originales qui définissent l’étatisme chrétien propre à Silhon. Silhon blâme l’humeur médisante du peuple 12, incapable de comprendre les grands changements qui s’opèrent sous ses yeux. Il célèbre le règne actuel, qui a ré­ tabli l’autorité du roi, bien entamée dans les siècles passés 3. Il s’affirme bon gallican 4. Contre les politiques impies, il souligne que c’est la Providence,

1. Richelieu · ...a rendu à Dieu et à César ce qui leur appartenait et a soutenu égale­ ment la qualité de Ministre de l'État et de Prince de l’Église. Il n’ignore pas le tempérament qui doit être entre un zèle aveugle et une licence peu catholique » ( M inistre d 'Ê tat, p. 183 ). C'est pourquoi il peut être justement qualifié de « Chrétien Politique » ( Ibid., p. 184 ). 2. « Ç’a toujours été l’humeur du peuple d’être le censeur des desseins des Princes, et de la conduite de leurs Ministres. C’est une maladie dont on ne le saurait guérir, et il lui semble qu'après s’être fait des supérieurs, et remis ses biens et sa vie entre leurs mains, il lui est pour le moins demeuré la liberté de juger de leur suffisance. Étrange folie *. ( Ibid., p. 171 ). 3. « ...le Roi avait toujours des compagnons dans son Royaume, et tout au plus la sujé­ tion de la moitié des Français consistait à lui laisser le nom de souverain en partageant sa puis­ sance » ( Ibid., p. 161 ). 4. Des hommes ont amené les Papes à se jeter dans d’autres intérêts que ceux de Dieu et à vouloir étendre trop loin leur pouvoir : «... ils leur ont fait venir l’audace de fouler aux pieds les Couronnes des Souverains, et de marcher sur la tête de ceux qui ne reconnaissent que Dieu au-dessus d’eux pour la domination temporelle» p. 176.

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et non la Fortune, qui guide les évènements L 11 dénonce la confusion inté­ ressée de la politique et de la religion établie par la maison d'Autriche et son hypocrisie12. Chez Silhon, nous trouvons l'esprit pragmatique et empirique qui anime de nombreux étatistes. Remarquant que la conduite des États varie d ’un pays à l’autre, il condamne l'emploi des maximes universelles en politique : « ...il ne fait pas toujours sûr d'agir par imitation ; ... l’exemple de ce qui se pratique en une nation est un mauvais principe pour le gouvernement d’une autre : ... les propositions universelles sont dangereuses dans la Poli­ tique, et ... vouloir établir des règles générales pour être observées de tous les peuples, et à toutes les occurrences, c'est vouloir ajuster la robe des fables à tous les États de la Lune 3 ». Comme les étatistes, Silhon admire les Romains. Moyennant de légères réserves, il vante l’adresse de Louis XI, et pour sa valeur pédagogique, place son règne au-dessus de celui de Tibère. Il approuve dans de nombreux cas la maxime : « Qui ne sait pas dissimuler ne sait pas régner». Tout en s’en défendant, il adopte lui aussi le principe des deux morales, puisqu’il admet que le Pouvoir use de «... cette justice d ’État, qui donne tant à la bienséance, ne fait guère distinction entre le malheureux et le coupable, et qui cherche d’ordinaire l’avancement du bien public dans la ruine des particuliers4 5». Il connaît la force de la nécessité et rappelle qu’en matière d ’État les gouver­ nants font quelquefois ce qu’ils ne voudraient pas faire et qu’il y a des fautes inévitables. Les ministres ne sont pas toujours « maîtres des affaires ». Et quand Silhon les montre emportés par « l’impétuosité du Destin et de quelque cause plus forte qu’eux », on se demande comment il accorde cette vue avec sa condamnation de la Fortune. L’idée qui rattache le plus clairement Silhon au groupe étatiste, c’est que l’intérêt guide la conduite des Princes. Silhon se rencontre avec Béthune et Rohan quand il remarque : «... la plupart des Princes n’ont ni haine, ni ami­ tié que par bienséance, et ... ils ne prennent point de passion que celle que l’intérêt leur donne 6 ». Chez Silhon, comme chez Machon, nous croyons déjà entendre la voix de La Rochefoucauld. Un texte sur la raison d ’Etat,

1. La Fortune est «... un fantôme que la Philosophie n’a jamais adoré, et que la Reli­ gion a aboli en défaisant l’idôlatrie ». Ce n’est pas la Fortune, mais la Providence qui envoie les hommes exceptionnels qui sauvent les États. 2. C’est dans la deuxième partie du Ministre d'État que nous trouvons ce réquisitoire contre l’Espagne. Pour détromper les victimes de la propagande espagnole, Silhon rappelle «... que le zèle qui semble la brûler pour la Religion n’est quelquefois qu’un feu en pein­ ture, et qu’un zèle en apparence, et que cette belle montre qui donne si fort dans la vue de tant de gens, ressemble aux couleurs de l’arc-en-ciel, qui ne sont qu’illusion et que tromperies pour les yeux des simples » ( Ibid., p. 32 ). Silhon condamne ces mélanges hypocrites de la foi et de l'intérêt : «... comme il n’y a point de guerre d’une nécessité si forte, et qui ait le dehors si spécieux, que lorsque la piété s’y trouve jointe avec la justice, qu’on défend les autels en maintenant ses intérêts, il faut bien éviter aussi d’intéresser Dieu en ses desseins, si véritablement il n’y est intéressé * ( Ibid., p. 42 ). 3. Ibid., p. 229. 4. Encore une paraphrase de la maxime de Tacite sur les grands exemples. 5. Ibid., p. 257.

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dans son fond comme dans les termes, annonce notre moraliste, grand lec­ teur d ’ouvrages politiques : « Ces belles passions de ressentiment de bienfaits, et de reconnaissance ne sont que pour les particuliers et le vulgaire. Elles ne naissent guère entre les Princes : c'est un trafic et non pas un commerce d'amitié ce qui se pratique parmi eux ; les lois de la marchandise entrent bien mieux dans leurs Traites, que celles de la Philosophie : l'intérêt est le seul lien qui les serre ; et d’autant que la raison d ’État n ’apprend pas à bien faire généreusement, ce n ’est pas merveille s’ils ne savent ni bien devoir, ni bien reconnaître 1 ». Les Histoires remarquables de Silhon nous offrent, avec un certain nombre de thèmes propres à la propagande cardinaliste au début des années 30, des idées qui appartiennent plus particulièrement à leur auteur. Silhon y glorifie Henri IV, « Prince restaurateur de la France 12 ». Il célè­ bre le règne de Louis XIII qui « principalement en ces dernières années est plein d ’accidents étranges et de succès émerveilla blés 3 ». Il montre le rôle prépondérant qui revient en Europe à la France, libérateur et arbitre de la Chrétienté45. Gallican, il affirme l’indépendance nécessaire de la France à l’égard de Rome. Dans l’esprit de l ’Édit de Nantes, il rappelle que les diffé­ rends religieux doivent se régler par la persuasion et non par la force. Auto­ ritaire, il nourrit un parfait mépris pour 1*« inconstance éternelle » du peu­ ple 6. N ’oubliant pas les Espagnols, notre pamphlétaire dénonce leurs travers : leur vanité, leur habileté à prendre un masque, leur penchant à éblouir le monde par des déclarations pompeuses °. Les Espagnols ne connaissent que leur intérêt : « ...l’intérêt est la règle commune de leurs actions, et l’utilité la fin de leur politique». Ils ignorent la charité : « ...c’est la coutume des Espagnols de ne pas faire mal à demi quand ils le peuvent, et d ’être constants dans la malice quand ils s’y je tte n t7 ». Silhon condamne avec la même force les machiavélistes et les déistes qui « croient que la vraie Religion n ’est autre que vivre selon la raison8 », qui réservent au vulgaire les cérémonies du culte, « laissant cette bride au peuple pour le retenir dans le devoir 9». Son idéal est un étatisme chrétien, c’est « l’accord des maximes de conscience avec celles de l’É ta t10 ». L ’ouvrage de Silhon De la certitude des connaissances humaines fait une large place à la politique : il éclaircit « le point de l’obéissance que les sujets doi­ vent à leur Prince » et se propose de justifier par les plus fortes raisons la soumis­ sion des hommes à l’État. Son auteur est en effet un partisan convaincu de 1. I b id ., p. 258 ( c’est nous qui soulignons ). Cf. La Rochefoucauld, maxime LXXV1: « Ce que les hommes ont nommé amitié n’est qu’une société, qu’un ménagement réciproque d’intérêts et qu’un échange de bons offices ; ce n’est enAn qu’un commerce où l’amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner ». 2. S i l h o n , Histoires remarquables, p. 30. 3. I b id ., épltre. 4. Ibid., p. 41. 5. Ibid., p. 11. 6. Ibid., pp. 46-48. 7. Ibid., pp. 87-88. 8. Ibid., p.9. 9. Ibid., p. 9. 10. Ibid., p. 59.

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l’absolutisme. Dès le début du livre, en fidèle sujet de « la première monar­ chie du monde », Silhon pose le principe de la complète souveraineté du roi et rejette les prétentions des États Généraux comme celles du Pape. La logi­ que de sa pensée l'amènera également à affirmer cette indépendance du pou­ voir à l'égard des volontés du peuple. Le sujet de l'obéissance civile, remarque Silhon, est mal entendu et con­ troversé1, les hommes n ’étant pas d'accord sur l'étendue des restrictions que le droit des gens a apporté au droit de nature. Pour résoudre cette diffi­ culté, Silhon rappelle d ’abord que le lien gouvemants-gouvemés est un contrat, exprès ou tacite, et qui établit des relations d’obligation et de devoir entre les supérieurs et ceux qui dépendent d'eux 12. Silhon considère ensuite l’origine du pouvoir et se demande d'où a procédé l’institution des souve­ rains et si l’autorité vient du peuple ou d ’en haut. A cette question, il apporte la réponse chrétienne traditionnelle, mais l’infléchit dans un sens étatiste : si les peuples sont la source prochaine du pouvoir. Dieu en est la cause éloi­ gnée, et cette deuxième source éclipse la première 3. Dépendant d ’une auto­ rité fondée sur la religion, le lien d ’obéissance est aussi nécessaire que sacré et se rattache à la loi de dépendance universelle. L’Univers peut être regardé comme « ...un Ouvrage artificiel, et une Machine sortie de l’Idée de quelque haute intelligence, qui par les divers degrés de cette dépendance qu’on voit partout, nous donne moyen comme une échelle dressée, de monter jusqu’à celui qui en est le sommet et le faîte 4 ». De la religion, un catholique d'État comme Silhon se fait une conception très autoritaire. Elle constitue à ses yeux le ciment civil par excellence et sa supériorité comme discipline sociale éclate quand on la rapproche de la re­ ligion païenne, qui n ’était qu’un très imparfait instrument de police. A cet égard l’infériorité du paganisme vient de ce qu'il n ’inspirait pas aux hommes la véritable crainte du Ciel, car ses dieux grossiers impressionnaient moins «... que la révérence d'un Être éternel et incorruptible, Tout-puissant et Toutjuste, Immortel ennemi de tous vices et vengeur irréconciliable des révoltes des sujets contre les Souverains, qui sont ses images5». Mieux que l'idolâtrie, née de la force et de l’industrie humaine, la religion chrétienne a enseigné l’obéissance absolue aux rois, bons ou mauvais. Elle « ...est venue déclarer que toutes les Puissances de la terre sont descendues du Ciel, et que celui qui leur fait résistance, résiste à l'ordre que Dieu a fait et se rend coupable de la damnation qu’il a préparée à ceux qui lui sont rebelles 6 ». Le tour autoritaire de la pensée de Silhon explique le peu de place qu’il accorde au droit de résistance. Quand il examine la question de savoir « quel genre d’opposition les sujets peuvent faire aux volontés des souverains», c’est pour réduire ce droit au minimum. La simple évocation de la désobéis-

1. S ilh o n , De la certitude des connaissances . . . , p. 204.

2. 3. 4. 5. 6.

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

p. 206. p. 211. p. 212. p. 217. pp. 232-233.

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sance semble provoquer en lui une sorte d ’horreur physique1. Silhon ne con­ sidère pourtant pas l’obéissance des sujets comme un devoir absolu, mais comme une obligation conditionnelle. Se demandant « s’il y a des cas où il soit loisible aux sujets de n ’obéir pas à leur souverain » et s’ils peuvent user du droit de résistance, c ’est-à-dire « opposer la force qui protège à la violence qui opprime », il admet deux situations qui les délient de leur devoir de sou­ mission : quand ils se voient commander des choses « qui sont contre la con­ science et où Dieu serait offensé » ; lorque le Prince entreprend de changer les lois fondamentales de l’État, comme cela se produirait en France si le roi voulait porter atteinte à la loi Salique. Cependant, même dans ces cas, tous les genres d ’opposition ne sont pas permis aux sujets. L ’insurrection armée est naturellement interdite et les seules voies d ’opposition aux volontés du souverain sont le recours à de « très humbles supplications et remontrances *», la désobéissance passive, la « non-violence8 ». Et pour q u ’aucune pensée subversive ne vienne alors effleurer la conscience des sujets, ils doivent garder présente à l’esprit l’idée qu’ils résistent, non au Prince, mais aux ennemis de l’État qu’il favorise momentanément. Une raison d ’un autre ordre explique l ’autoritarisme de Silhon : l’inca­ pacité politique du peuple, perpétuel mineur qui doit être, non seulement di­ rigé, mais encore protégé contre lui-même. Du naturel du peuple, Silhon a la plus piètre estime, n ’y remarquant que mobilité, inconstance et insatis­ faction perpétuelle. Il écrit : «... il est vrai que le vif-argent n ’est pas plus mobile, ni plus inquiet pour le dire ainsi, que le naturel des peuples. Ils ne sont jamais contents de l’état où ils se trouvent. Ils oublient presque toujours ce qu’ils ont et soupirent après ce qu'ils n ’ont p a s1234. Impossible de plaire à des « esprits si dégoûtés et si bizarres ». S'ils avaient le droit d ’élire leur souverain, ils en changeraient sans cesse, « et on les verrait toujours occupés après ces charmantes mutations, comme des malades qui demandent toujours à changer de lit, espérant d ’être soulagés par ce changement de la fièvre qui les travaille 5 ». Incapable de juger et de se diriger, le peuple doit obéir sans murmure et, même soumis à un régime sévère, doit supporter patiemment toutes sortes de monarques, les Louis XI comme les Louis XII. Comme les étatistes, Silhon fait l’éloge de Louis XI et sait rappeler que les règnes bien­ faisants sont parfois lourds à supporter : « Louis XI a foulé son peuple ; il a été moins aimé que Louis XII. Mais il a sans doute plus fait pour le bien de son État. Il en est des Princes comme des médecins : celui qui achève la guéri­ son est plus aimé que celui la commence 6 ». Pour « renouveler et comme ra1. Ibid., pp. 240-241. «Certes ces mots de désobéissance, d'opposition et de résistance sont généralement parlant d'un goût si amer, et d’une odeur si mauvaise, et la chose est en elle-même si contraire au bien de la société, et à la beauté du corps politique, qu’elle n’y doit jamais entrer que comme font les poisons dans le corps humain. Afin qu’elle y soit soufferte, il faut qu’elle n’y soit employée que contre des maux extrêmes, et qu’elle soit tempérée de tant de correctifs, qu’on soit assuré qu’elle profitera sans nuire, et que le remède ne laissera point d’impression maligne, ni de semence dangereuse dans le corps du malade ». 2. Ibid., p. 240. 3. Ibid., p. 243. 4. Ibid., p. 333. 5. Ibid., p. 334. 6. Ibid., p. 365.

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jeunir l’État », il faut du temps et de la peine avant d ’en goûter les fruits. Le devoir des peuples qui traversent ces périodes difficiles est de « ...travailler sans murmure avec le Pilote, qui fait ce qu’il peut pour sauver le vaisseau et le garantir du naufrage 1 ». Silhon prêche donc au peuple la résignation et l’obéissance. Mais pour être contemporain de Richelieu et l’avoir vu gou­ verner d’une main parfois lourde, il n ’ignore pas jusqu’où peuvent aller les «souffrances et mécontentements des peuples 2 ». Cependant il ne considère pas que ces épreuves soient « ...un motif valable pour les dispenser de la fi­ délité et de l’obéissance qu’ils doivent aux Prince 3 ». On ne peut lui repro­ cher de voiler la misère des sujets : « Je veux donc que le Prince maltraite en certaines occasions tant q u ’on voudra ses sujets : qu’il les dépouille et mette en chemise ; qu’il fasse profusion de leur sang et de leur substance. Ces maux ont ce lénitif inévitable, pour en corriger l’amertume et en adoucir la violence, qu’ils ne sont point incurables et ne peuvent être éternels45». Les sujets doivent donc considérer que les choses changeront et excuser le roi, en pensant que la nécessité des affaires l’emporte sur sa résolution de sou­ lager ses peuples et de les rendre heureux. Silhon justifie aussi les dépenses de prestige. Si le roi dépense son argent en triomphes ou pour quelque favori, les sujets doivent comprendre que ces sommes ainsi répandue ne sont pas immenses. Les critiques élevées à ce sujet partent de motifs bas: « ...c’est l’esprit de la pauvreté et de la faiblesse d ’avoir toujours de l’envie contre les richesses, et de la haine contre la puissance6». Pour être naturelles, les plaintes du peuple n ’en sont pas moins injustes. Ce sont protestations de malades qui gémissent devant une opération néces­ saire : « Ils désirent en même temps des choses incompatibles : ils voudraient la fin et non pas les moyens d ’où elle doit naître ; ils voudraient que les Princes les délivrassent des maux présents et les préservassent des maux futurs sans qu’il leur en coûtât rien, et qu’ils y missent de leur substance ; ce qui fait voir le dérèglement de leur raison, et la dépravation de leur appétit6 ». A propos des devoirs des sujets, Silhon considère le problème de l’obéis­ sance due aux tyrans et aux usurpateurs dont le régime s’est consolidé : l’acte violent et illégal qui leur a donné le pouvoir pèse-t-il toujours sur leurs domi­ nations, ou s’efface-t-il avec le temps ? Si c’est l’exemple de Chilpéric et de Charles de Lorraine qui conduit Silhon à poser la question, on peut penser que, d’une certaine manière, le ministériat de Richelieu la rendait d ’actualité. D’ailleurs la tragédie de Cinna débattait le même problème en amenant le spectateur à se demander si les crimes d ’Octave étaient lavés par la politique bienfaisante d ’Auguste. Avec le temps et l'établissement de la paix, un tyran peut-il effacer le péché originel de son pouvoir ? Ne se faisant pas d ’illusion sur l’origine des empires, Silhon affirme qu'un ordre établi par la violence ( et tout pouvoir est fondé sur la violence ) doit être respecté. Le péché ori­ ginel du pouvoir s’efface avec le temps 7. 1. S ilh o n , De la certitude des connaissances..., p. 369. 2,3,4. Ibid., p. 359. 5. Ibid., p. 361. 6. Ibid., p. 492. Notons que Silhon reconnaît aux rois tout pouvoir sur la vie et les biens de leurs sujets ( Ibid., pp. 273-287 ). 7. Ibid., pp. 316-317. Parlant de P« ordre reçu*, Silhon écrit: « Qu’...il ne s’en trou-

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Les sentiments étatistes de Silhon, qui inspirent ses considérations sur l’obéissance civile ne doivent pas faire oublier l ’aspect chrétien de sa pensée. En effet dans son livre De la certitude des connaissances humaines, il n’a pas seulement écrit un traité de l’obéissance, mais à sa façon il a rédigé un Catholique d'État. Aussi étatiste que Naudé quand il s’agit de définir les devoirs des sujets, Silhon se sépare de ce libertin par un antimachiavélisme plusieurs fois affirmé. Il condamne l’immoralisme du Florentin : « On voit par là combien est im­ pertinent le Machiavélisme et combien il renverse l'ordre des choses et en ruine la contexture ; de vouloir qu’on marche s’il en est besoin sur les ruines de la vertu pour arriver aux honneurs et à la puissance 1 ». Silhon rejette l’o­ pinion de Machiavel qui veut « ...que la Religion abaisse le courage des Chré­ tiens, et les empêche d ’entreprendre de grandes choses 2 ». Il cite, pour le blâmer, le conseil machiavéliste de Guillaume d ’Orange au duc d ’Alençon de subordonner la religion à l’ambition et de croire que...« pour passer à la Souveraineté, il n ’y avait rien qui ne dût servir de planche 8 ». S’il est le pre­ mier à considérer que « les Princes peuvent châtier leurs peuples quand ils se rendent coupables de félonie, et leur infliger un châtiment mérité », il con­ damne le procédé tortueux qui consiste à induire le peuple à faillir pour le punir. Des Princes, il écrit : «... ils ne doivent jamais travailler à les faire devenir coupables, pour avoir heu de les châtier de telles peines. Cela n’est ni de l’Esprit de Dieu, ni de la vraie Prudence Civile ; mais de la Politique de Machiavel, et du génie de la Tyrannie 4 ». Où éclate le plus nettement l ’opposition qu’il y a entre l’étatisme de Silhon et celui de Naudé, c’est dans les jugements qu’ils portent sur la Saint-Barthé-

vera point de si bien établi, ni de si autorisé, contre lequel on n’ait quelquefois péché impuné­ ment et avec succès : qui n’ait été violé avec quelque espèce d’approbation, et n’ait eu quel­ que suite que le temps et les hommes ont consacrée. En ceci la fontaine a été gâtée ; mais le ruisseau s’est purifié en coulant, et l’eau qui en son origine était trouble, s’est éclaircie en sa course. Ce sont des fautes que Dieu laisse faire aux hommes pour le châtiment des princes, et qu’il entend qu’elles tiennent quand elles sont faites, et après que le temps les a purgées, et comme rectifiées. Bien qu’il n’approuve pas qu’on coupe les branches légitimes et naturelles, pour en insérer à leur place de bâtardes et d’étrangères ; il veut pourtant qu’après qu’elles ont pris racine avec le temps, et qu’il s’en est fait un nouvel ordre, cet arbre demeure, et que les maîtres jouissent en paix et sans trouble des fruits qu’il porte, et de l’abondance présente. La raison de cette conduite, que nous avons expliquée plus au long en la première partie du Afinistre d'É tat est la paix et le repos dans lequel il désire en tant qu’il est en lui que le monde vive. Ainsi est-il arrivé aux exemples préallégués de Chilpéric et de Charles de Lorraine. Quoi­ que la déposition de l’un et l’exclusion de l’autre, aient été des attentats que Dieu n’a point approuvés, cela n’a pas empêché que la chose ayant été faite du consentement de tous les Fran­ çais, et s’étant enracinée sans contradiction de personne, il n’ait voulu qu’elle demeurât et entendu que les descendants des Princes usurpateurs fussent possesseurs de bonne foi, et re­ cueillissent légitimement le bien mal acquis par leurs ancêtres. E t comme le mal a été au com­ mencement, en ce que l’ordre reçu a été violé, et le courant des choses rompu ; le mal n’eût pas été moindre, de pervertir l’ordre nouvellement établi et enraciné, et de changer la seconde face d’un État, à laquelle les peuples se se sont accoutumés, et de laquelle ils se sont trouvés bien ». 1. S il h o n , De la certitude des connaissances..., p. 221. 2. Ibid., p. 167. 3. Ibid., p. 223. 4. Ibid., p. 254.

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lémy. Alors que l'écrivain machiavéliste fait l'apologie du massacre de 1572, Silhon le condamne de toutes ses forces, comme contraire à la religion, à l'hon­ neur, et au sens politique. Il reconnaît qu’il est difficile de voir clair dans une «matière si ambiguë et si pleine de ténèbres». Mais, admettant l'hypothèse de la préméditation, il ne peut que dénoncer dans ce coup d ’état une erreur et une faute. Son réquisitoire avance trois griefs : 1/ Cet attentat était contraire à la parole donnée, à la stabilité des conventions, au droit des gens et à la sûreté publique. 2/ Les avantages politiques qui servent à le justifier avaient moins de poids que ses inconvénients. 3/ Enfin, cette entreprise demandait la complicité du peuple, qui, livré à ses bas instincts, allait répandre partout la cruauté et la confusion L Et Silhon conclut : « ...c’est une vilaine tache à la nation française, quand elle aurait été nécessaire, qu'on accouple les ma­ tines de Paris avec les Vêpres de Sicile 12». Antimachiavéliste et réprouvant la Saint-Barthélémy, Silhon se prononce avec la même énergie contre l’esprit de la Ligue, soulignant à plusieurs re­ prises combien était subtil et contagieux le venin de cette faction 3. La Ligue, explique-t-il, était inutile. Mieux aurait valu « ...laisser pren­ dre son cours à l’humeur prodigue de Henri III et à la passion éperdue qu’il avait pour ses favoris ; que de l’avoir voulu arrêter avec des soulèvements et des révoltes ». La menace des Huguenots ne motivait pas la formation de ce parti : on aurait pu ramener à l ’obéissance les hérétiques par « des adres­ ses4». D’autre part, la Ligue était dangereuse pour le trône, par les idées 1. Voici cette page importante d’un étatiste chrétien qu’il faut mettre en face de celle du machiavéliste Naudé : «... s’il était vrai, comme il n’est pas tout à fait constant qu’il le fut, que le projet du mariage du Roi de Navarre, n’eût été qu’un leurre et qu’un appât pour attirer les chefs du parti huguenot à Paris, et les envelopper tous comme d’un coup de filet pour s’en défaire ; ce projet qui blessait ouvertement la sûreté publique et la foi donnée ne se peut dé­ fendre en bonne conscience. Le droit des gens s'y oppose, et la stabilité *tée des conventions faites avec qui que ce soit, pourvu qu’elles ne soient point contraires à la Loi de Dieu ; il n’y a plus de société raisonnable, il n 'y a plus de commerce légitime : il n’y aura que des pièges et des ha­ meçons pour s’attraper et pour se surprendre les uns les autres. Que si l’on répond que cela ne se doit point faire que pour quelque intérêt pressant et important ; j’aimerais autant qu’on me dit qu’on pourrait arracher les fondements d’un édi­ fice pour se délivrer de l’incommodité de quelque cheminée qui fume, ou de quelque chambre mal percée ; qu’on pourrait couper un arbre à la racine, pour le garantir du dommage qu’il reçoit en sa nourriture de la trop grande quantité de branches qui en sont des empêchements. Or qui ne sait que la bonne foi est un des fondements et des principaux, et une des racines, et des plus fortes, de la Société Civile » ( Ibid., p. 296 ), (souligné par nous). Silhon ne s’accorde avec Naudé que pour condamner la barbarie du peuple dont l’inter­ vention acheva de donner à la Saint-Barthélémy son caractère de tuerie inintelligente : «... c’est un malheur sans pareil à un Prince, d’être obligé, pour quelque sujet que ce soit, d’employer les mains d’un grand peuple à quelque sanglante exécution. Dès que cette bête à tant de têtes et à tant de bras est déchaînée, il n’y a plus moyen de la retenir. Elle court furieuse après la proie qu’on lui expose : elle verse le sang humain sans distinction : elle poursuit ses haines parti­ culières, sous couleur de venger l’injure du Prince. En un mot, elle lâche ei fort la bride à la partie irascible et se repaît de carnage avec tant d’insatiabilité que, plus elle mange, moins elle se saoule, et sa faim s’irrite plus elle lui donne de quoi l’apaiser. C’est ce qu’on a vu en cette malheureuse nuit, où Paris a vu couler à grands flots par ses rues tant de sang proscrit et in­ nocent, Huguenot et Catholique ». 2. Silhon , De la certitude des connaissances..., p. 302. 3. Ibid., pp. 344, 350. 4. Ibid., p. 373.

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extravagantes qu’elle répandait et qui tendaient à ruiner la monarchie. Silhon écrit : « Je ne veux point parler des raisonnements en l ’air et des suppositions métaphysiques de quelques docteurs, qui laissent aux peuples le faculté de déposer les Princes, et de faire quelque chose de pis en certains cas, et après certaines précautions et certaines formalités préalables. De quelque façon que cela soit, la doctrine n ’en vaut rien,et une telle intempérance déraisonner et d ’écrire ne doit pas être soufferte1 ». Si l’on se rappelle quel est le naturel du peuple, «...on peut juger par là, en quelle longue et déplorable confusion tomberaient les États, où les peuples auraient la puissance de faire et de défaire les Souverains, comme il leur semblerait bon 12 ». Enfin, et c’est le dernier point du réquisitoire de Silhon, la Ligue travaillait en fait pour l’étranger. Son action s’était conjuguée avec les intrigues de l ’Espagne, trop heureuse de saisir une occasion de jeter en France des pommes de discorde, en ayant « pour prétexte et pour appât, la défense de la religion menacée de ruine3». Dans cette circonstance, le grand art des Espagnols fut de se ménager en France des intelligences en gagnant les Grands et les Supérieurs de religion4. A la trahison de ces âmes dévoyées et de ces mauvais Français, Silhon se plaît à opposer le patriotisme dont fit preuve le Parlement de Paris à la même époque 56. L ’exemple funeste de la Ligue ne peut qu’amener Silhon à condamner toutes les guerres de religion, dans la crainte, trop souvent vérifiée, que la pas­ sion religieuse ne soit exploitée par d ’hypocrites politiques et par des doc­ teurs qui frelatent et sophistiquent la foi e. Si le mot n ’était anachronique, on pourrait dire que notre auteur condamne le « fanatisme » : « ...l’ambition et les jalousies des Grands d ’un État ne manquent jamais de se saisir quand ils le peuvent du manteau de la Religion, pour en couvrir leurs passions et les faire agréer aux peuples ; voilà pourquoi la Raison d’État et la véritable prudence conseillent de n ’émouvoir jamais en aucune Religion le zèle de ses sectateurs, quand il est armé de puissance et qu ’il ne peut éclater qu’avec de grandes ruines 7 ». Loin du fanatisme politico-religieux de la Ligue, Silhon prône une poli­ tique de coexistence avec les protestants. Certes le devoir des rois, expressément rappelé dans le serment du sacre, est de ne pas souffrir dans leur royaume d ’autre religion que la catholique, de s’opposer de toutes leurs forces à la naissance des hérésies, et même de les écraser quand elles ne sont qu’en germe. Mais, lorsque dans un État l’hérésie s’est développée, la sagesse politique conseille de montrer un esprit de tolérance : «... lorsque, par quelque malheur fatal, et par le concours de certaines causes dont ils n ’ont pu détourner l’opération, le mal a fait un progrès no-

1. S il h o n , De la certitude des connaissances..., p. 347. 2. Ibid., p. 337. 3. Ibid., pp. 350-351. 4. Ibid., 354. 5. Ibid., p. 354. 6. 7. Ibid., p. 487. Sur ce point, Silhon se rencontre avec B éth u n e qui, dans son Con­ seiller d'É ta t, évoque les dangers d’un « zèle précipité *, d’un « zèle inconsidéré * en religion. ( Op.cit., pp. 67-68. )

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table dans leur Royaume, et q u ’il s’y est formé un parti assez puissant pour tenir en échec leur autorité, ou pour ne pouvoir être détruit que par une grande effusion de sang français, et par une diminution par conséquent des forces de la monarchie, la prudence veut et la nécessité le conseille qu’ils souffrent l’hérésie pourvu qu’elle ne dégénère pas en rébellion, et qu’ils atten­ dent du temps et de la disposition du ciel que le mal finisse sans violence1 ». Ayant à la fois écrit un traité de l’obéissance et essayé de définir un catho­ licisme d’État, Silhon révèle ainsi nettement un type d ’esprit politique, étatiste et chrétien. Il marque ainsi son originalité, se séparant d ’une part des machiavélistes, exploiteurs cyniques de la religion, et des dévots, trop portés à sacrifier les intérêts nationaux aux intérêts, réels ou supposés, de l’Eglise. Son idéal à lui, maintes fois exprimé, est d ’accorder la raison d ’État avec la loi de Dieu. Silhon n ’entend pas laisser aux Espagnols la gloire d ’avoir offert au monde l’idéal d ’un roi à la fois politique et chrétien. Affirment-ils de leur roi Ferdinand « ...que jamais Prince n ’avait su si bien que lui accorder et mettre en bonne intelligence la Raison d ’État et la Loi de Dieu ? 12*». Silhon conteste à ce roi le mérite « ...d’avoir su mieux que Prince du monde, accorder la Raison d ’État avec la Loi de Dieu 8 ». Pour répondre à ces affir­ mations présomptueuses, Silhon cite l’exemple parfait, à ses yeux, du prince politique et chrétien : Saint Louis. Ce nom n ’est pas celui que prononcent d’ordinaire les étatistes quand ils cherchent l’image de leur monarque idéal. Ils préfèrent généralement Tibère, Néron, Louis XI et laissent volontiers à des humanistes chrétiens, comme Claude Joly, le soin de se réclamer de Saint Louis. Silhon fait donc preuve d ’originalité en annexant Saint Louis à l’éta­ tisme. On peut toutefois remarquer qu’il « durcit » la figure de Saint Louis et, en particulier, accentue son gallicanisme 4*. Se séparant à la fois des machiavélistes et des chrétiens espagnolisés, Sil­ hon fait dans sa politique une large place à la raison et au droit naturel. Cet apologiste représente la tendance des « gens du roi » qui entendent servir à la fois Dieu et l’État. 4.

- LE BRET : D E L A S O U V E R A IN E T É D U R O I

«... la souveraineté n 'est non plus divisible que le point en la géométrie ». LE B R E T

Les théories qui ont été les plus accréditée dans notre société occidentale justifient le commandement politique par sa cause efficiente. Ce sont les théo­ ries de la souveraineté. Elles expliquent le pouvoir par la possession d ’un droit illimité de commander, qu’il émane de Dieu ou de la totalité sociale. 1. Silhon , De la certitude des connaissances..., pp. 252-253. 2, 3. Ibid., p. 174. 4. Ibid., pp. 176-177 : «C’est véritablement notre Saint Louis, qui a su admirablement bien accorder la raison d’É tat avec la Loi de Dieu, et maintenir la concorde entre deux choses si aisées à brouiller. On remarque de lui entre autres choses qu’il ne fut jamais d’enfant de l’Église plus soumis à cette Mère, ni plus respectueux en son endroit. Mais on remarque aussi qu’il ne fut jamais de Prince qui souffrît moins que lui qu’on entreprît sur ce qui lui apparte­ nait, ni qui s’opposât avec plus de fermeté aux invasions qu’on voulait faire sur les droits de sa couronne, de quelque part qu’elles vinssent ».

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Ce droit qui transcende tous les droits particuliers ne saurait être la propriété d ’un homme ou d ’un groupe d ’hommes. Il suppose un titulaire auguste. Au XVIIe siècle, ce titulaire est Dieu ; au XVIIIe, ce sera la Société. Dans la première moitié du XVIIe siècle, le plus célèbre des théoriciens qui aient développé la théorie de la souveraineté est Cardin le Bret. Ayant vécu une partie de sa longue vie sous Louis XIII, il est souvent présenté comme le juriste de Richelieu. Néanmoins, sa « prud’hommie » le sépare de nom­ breux étatistes et il est encore proche de Bodin et de Loyseau K Dans son traité, Le Bret analyse la notion de souveraineté qu’il définit comme «... une suprême puissance déférée à un seul, qui lui donne le droit de commander absolument et qui n ’a pour but que le repos et l’utilité pu­ blique ». Ce qui fonde la souveraineté, c’est son origine divine : « On ne doit attribuer le nom et la qualité d ’une souveraineté parfaite et accomplie qu’à celles qui ne dépendent que de Dieu seul et qui ne sont sujettes qu'à ses lois». Certains Princes ne méritent pas le titre de rois, car ils ne possèdent pas une totale indépendance. Tels sont les rois de Naples, de Pologne, d ’Angleterre qui ont prêté hommage au Pape. Tels sont encore les Princes d ’Allemagne et d ’Italie, vassaux de l’Empire. Au contraire, le roi de France est complète­ ment indépendant vis-à-vis du pape et de l’empereur. Les peuples ont pu, à l’origine, détenir la puissance souveraine. Mais ils s’en sont dépossédés en faveur du roi et cette aliénation est définitive. Le Bret énumère ensuite les caractères de la Souveraineté. Elle a un carac­ tère non patrimonial et est indivisible. A ce propos. Le Bret trouve une for­ mule destinée à devenir célèbre : « ...la souveraineté n ’est non plus divisible que le point en la géométrie ». Dans sa forme comme dans son fond, l’ex­ pression se rattache au rationalisme de l ’époque. Non patrimoniale, la sou­ veraineté est aussi publique. Elle vise l’intérêt général. Ainsi Le Bret justifie la souveraineté royale sur les fleuves au nom de l’intérêt commercial et de­ mande qu’une autorisation royale soit donnée pour la constitution de tous les corps, collectivités, universités... etc. Touchant l’étendue des droits du roi sur les biens des sujets, notre auteur n ’est pas d ’une parfaite netteté. D’un côté, il déduit du caractère non patrimonial de la souveraineté le principe1 1. Sa biographie révèle le serviteur du roi. Son père est avocat du roi à Gisors. Sa jeunesse est mal connue. En 1590, il est nommé avocat général à la Cour des Aides de Paris. En 1604, il est nommé avocat général au parlement de Paris et exerce cette charge jusqu’en 1619. En 1614, il appuie la politique de la Régente et de Louis XIII envers les États généraux. En 1617, il approuve le programme de Louis XIII après l'assassinat de Concini. 11 conduit le procès dosa femme, Léonora Galigal. En 1624, Richelieu lui donne sa confiance. Pour défendre les droits du roi en Lorraine, il investit Le Bret de l’intendance des Trois Évêchés. La manière intransi­ geante dont il mène sa mission lui attire des ennuis. Pour récompense de ses services, Le Bret, sieur de Flacourt, est nommé par le roi « conseiller en nos conseils d’É tat et privé ». Auprès des États de Bretagne, il vient jouer le même rôle qu’il a joué en Lorraine et restaure les droits du roi. En 1631, il fait respecter les droits du roi quand la cour des Aides résiste au comte de Boissons, représentant du roi. En 1632, il est de la commission nommée pour juger Marillac et, selon G. Patin, « ce fut lui qui donna le coup de la mort ». En 1634, il est nommé co-intendant de la Normandie troublée et semble avoir gardé un certain ressentiment contre les Rouennais, car il écrit dans la Souveraineté qu’on a bien fait de révoquer les privilèges de la ville « pour avoir souffert sans remédier une effrénée émotion du menu peuple ». (111, 10 ). Le Bret fut membre de nombreuses commissions extraordinaires. Il mourut en 1655, âgé de 97 ans. U ayait vu se succéder sept rois.

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que le roi « a bien la juridiction, comme disait Sénèque, sur tous les biens de ses sujets, mais non la propriété, pour en disposer contre leur consentement ». Mais il écrit aussi, en sens contraire : « Le Prince a la puissance de disposer des terres des particuliers contre leur volonté ». Le Bret observe que la dis­ tinction est parfois malaisée entre une décision d ’intérêt général et une déci­ sion arbitraire : « II y a beaucoup de choses qui, bien qu'elles paraissent injustes ou tyranniques au regard des particuliers, ont un autre visage quand on les considère au regard du public1 ». Le Bret distingue la souveraineté elle-même, indivisible par essence, et l ’exercice de la souveraineté, au contraire, divisible. Il lie intimement État et gouvernement, l'É tat abstrait et l’appareil d’État. Il est partisan du gouvernement par commissaires et par intendants. Sans nier le rôle des États et du Parlement, il fournit au pouvoir un argument de plus à la thèse de la centralisation. Sur le contenu de la souveraineté, Le Bret se montre peu original, expo­ sant le régime à confusion de pouvoirs qui est celui de son temps. Il énumère les différents droits du roi : celui de faire des lois ; la création des officiers ( Le Bret est hostile à la vénalité des charges ) ; le droit de lever des tailles et des subsides ; le droit de juger en dernier ressort ; le pouvoir de police ; le droit de battre monnaie ; le droit de guerre et de paix. Absolutiste, Le Bret recommande néanmoins de la mesure dans l’exer­ cice du pouvoir et fait preuve de « prud’hommie ». Il observe que le roi doit se conformer aux traditions du royaume et assurer à ses sujets liberté et pro­ priété : « Un bon roi doit être père très débonnaire, provide et sage, modé­ rateur, gouverneur vigilant, bénin et gracieux aux bons, austère et terrible aux méchants 123». Cette vertu de père de famille se résume en trois traits. Elle est soucieuse de justice : « La justice sera toujours le plus assuré moyen de conserver en leur entier les États souverains et les bornes de leur Empire 8 ». Par exemple, un roi n ’est pas juridiquement tenu de payer les dettes de son prédécesseur, mais ce serait commettre une injustice que de ne pas les payer. En second lieu, le roi doit toujours garder beaucoup de modération dans les actions qu’il entreprend: « L ’excès (est) toujours blâmable, même en cho­ ses honnêtes 4 ». En particulier, le roi doit être modéré dans les levées d’im­ pôts. Enfin, il doit user de modération envers les forces indépendantes qui font concurrence à la royauté : Église et restes de la féodalité. La conception politique de Le Bret nous apparaît comme un assemblage de notions traditionnelles et modernes, dont l’insuffisante fusion donne par­ fois naissance à des disparités visibles. Ouvrage d'un homme de près de 75 ans, elle renferme, à côté de prescriptions qui reflètent le climat sévère de l’é­ poque de Richelieu, des influences plus anciennes et modératrices. D ’un côté, Le Bret ne songe pas à rompre avec le passé. Il fonde le pouvoir sur Dieu. Pessimiste, il ne fait pas confiance aux forces spontanées de l’homme. Con­ scient de l’intervention de Dieu dans les affaires humaines, il y sent peut-être

1. 2. 3. 4.

Le B ret, Ibid., I ll, X III, 124. Cité par Picot, Cardin Le Bret, p. 81. Actions, 8, 453, Ibid., p. 193. Décisions, 11, 310, ibid., p. 193. Souveraineté, II, IV, 102.

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aussi la présence du diable l. Il ne rejette pas toute idée d ’une monarchie réglée et évoque le roi comme un père de son peuple. D ’un autre côté, Le Bret est ouvert aux influences modernes. Admirateur du droit romain, il est rationaliste. Il a le souci d ’unifier et de rationaliser les règles constitutionnelles. Les juristes qui ont examiné le traité de Le Bret y reconnaissent, non un sys­ tème où tout s’enchaîne logiquement, mais une doctrine assez éclectique répondant à des besoins pratiques. « La seule logique de Le Bret, dit Picot, c’est celle de l’efîicacité du pouvoir12 ». Dans le domaine des idées politiques, Le Bret peut être valablement pré­ senté comme la conscience de son temps, ou plutôt de son gouvernement. On a relevé des concordances nombreuses entre les idées de Richelieu et de Le Bret : sur les fortifications, sur l’armée, sur la puissance sur mer, sur le commerce, les impôts, la vénalité, les duels, l ’organisation des conseils, ils pensent de même. Ils divergent seulement à propos de la régale. C’est pour­ quoi L. André voit dans Le Bret la source du Testament politique. 5. - L E C O N S E IL L E R D 'É T A T DE P. DE BÉTHUNE « Raison d’É tat n’est autre chose que raison d’mtéréü BÉTHUNE

Le Conseiller d'État se présente comme un manuel général de politique ainsi que l’indique son sous-titre : Recueil des plus générales considérations servant au maniement des affaires publiques. L ’ouvrage nous fait faire le tour des principales questions soulevées par l’existence du pouvoir et des gouver­ nants. Envisageant d ’abord la forme de l’État, il en indique les principaux types. Il évalue les avantages et les désavantages de l ’État populaire, de la Seigneurie ( l’Aristocratie ) et de la Principauté. Il examine le degré de dé­ pendance des États les uns par rapport aux autres ainsi que les problèmes posés par l’élection, la succession et l’usurpation. Il consacre ensuite plu­ sieurs chapitres à la religion et étudie les moyens extraordinaires qui contri­ buent à l’établissement de la vraie religion, les moyens humains qui permet­ tent d ’établir les autres religions. La diversité des religions et les moyens de conserver la vraie retiennent aussi son attention. Il poursuit son enquête en examinant ce que doivent être le Conseil et la puissance de commandement. Les chapitres sur la loi, les officiers et les magistrats font place à des remar­ ques militaires sur les forces de l’État. Béthune se fait ensuite économiste pour préciser ce qui fait les richesses de l’État : agriculture, manufactures, commerce avec l ’étranger, revenus ordinaires et extraordinaires, maniement et bon ménage des finances. Il revient à la politique pour traiter des affaires étrangères et des diverses sortes de traités. Le livre se rapproche ensuite d’un traité de morale pratique quand son auteur définit les qualité nécessaires au Prince : libéralité, justice, qualités d'administrateur, réputation, prudence, finesse. Béthune termine en étudiant les causes de la ruine et de l’accroisse­ ment des États. 1. Voir P ic o t , op.cit., p p . 78-79. 2. P ic o t , op.cit., p. 83.

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Cet ouvrage clair se présente comme un traité général, mais s’accorde souvent avec les tendances du gouvernement de Richelieu. Béthune partage les préventions de son temps contre l’État populaire et ne montre quelque indulgence pour la démocratie suisse que parce que les défauts du système sont atténués par l'ivrognerie de ses habitants. Touchant la religion, qu’il regarde sous son aspect de « Police », Béthune montre un mélange d'esprit dogmatique et d ’esprit relativiste. Il note, dans la ligne de Montaigne: « Nous appelons ordinairement barbares les peuples qui ne se gouvernent comme nous et selon notre opinion1 ». Distinguant la vraie religion des autres, il ré­ serve à la première les moyens d ’établissement surnaturels et examine en ma· chiavéliste les moyens humains qui sont à l’origine des secondes. Ces consi­ dérations positives font du livre de Béthune une lointaine préfiguration de YEsprit des Lois. Il note que la plupart de ceux qui ont voulu établir une reli­ gion nouvelle ont toujours mieux aimé emprunter le nom de réformation del’ancienne que se dire auteurs d'une nouvelle opinion : le nom de nouveauté effraie toujours le peuple. Gallican, Béthune rappelle que chez les chrétiens, la puissance spirituelle a toujours été fort respectée, mais seulement quand elle s’exerçait aux choses spirituelles. Il repousse les prétentions du spirituel en matières temporelles. Ce fut une opinion absurde de dire que « ...l'obéis­ sance du sujet envers le Prince, laquelle étant chose temporelle ne peut être réputée que temporelle, pouvait être interdite par la puissance spirituelle la­ quelle n’a toutefois que voir sur les choses temporelles 123». Béthune est par­ tisan de la tolérance. Il demande aux hérétiques non leur conversion, mais l’obéissance civile. Il faut punir ceux qui sèment de nouvelles opinions, non ceux qui les gardent dans leur cœur : « Car de rechercher le profond des consciences d ’un chacun, c'est mettre le feu en l’État, et découvrir un mal qu’il est plus expédient de cacher et dont le scandale est dangereux. N ’étant d ’ailleurs le mécréant punissable qu’en tant qu’il est désobéissant et nonchalant observateur des institutions qui sont établies, mais non pour la mécréance. Car c’est bien malice de ne se ran­ ger pas sous les lois et observations publiques ; pour ce que de nous y ranger ou non dépend de notre volonté : mais quant à la créance, l'on ne la reçoit point par dessein, par commandement, ni par l’exemple8». Des royaumes ont pu vivre avec deux religions, mais ont été ruinés par les guerres civiles 45. La contrainte est inefficace pour convertir et ne sert qu'à raidir les volontés. A l’égard des protestants, il faut donc « ...leur accorder la tolérance de l’exercice de leur Religion ès lieux où ils puissent moins ap­ porter de scandale à ceux qui leur sont contraires6 ». En ce qui concerne l’observations des lois, il faut y soumettre les Grands

1. B é t h u n e , Le Conseiller d'État, p. 46. 2. Ibid., p. 69. 3. Ibid., p. 46. 4. A l’opposé V au r e voit un péril pour l’État dans la pluralité de religions : «Tout royaume divisé sera désolé : or est-il qu’il n’y a point au monde de division si grande que celle de la re­ ligion » ( État chrétien, pp. 156-157 ). Il maudit les « Politiques attiédis > qui professent des maximes contraires ( Ibid., p. 159 ). 5. B é t h un b , Le Conseiller d'État, p. 79.

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et veiller à « ...voir les actions des Grands conformes à la régie commune1». Toutefois cette sévérité ne vise pas « les plus secrètes méchancetés », mais celles qui peuvent être de mauvais exemples. « Aussi est-il certain que les peines établies par les Lois sont plus pour le scandale que pour le crime duquel Dieu est le principal vengeur, et non pas tant pour punir le délit passé que pour donner terreur aux méchants à l’avenir 2 ». Béthune semble se rapprocher du machiavélisme en ce qu’il autorise le Prince à user de certaines finesses. Par exemple il pourra « ...se dépêcher et faire mourir secrètement, et sans forme de Justice, ceux qui ne peuvent être punis sans trouble et sans danger de l’État. Si au fond ils méritent la mort, le Prince qui peut dispenser les autres des formes, s’en peut dispenser pour la sûreté de son État. Rogner les ailes, et raccourcir les moyens de quelqu’un qui s’élève et se fortifie trop en l’État, et se rend redoutable, avant qu’il ait commodité d ’entreprendre. Fouiller d ’autorité en la bourse des plus riches en une grande nécessité et pauvreté de l’État. Révoquer les privilèges donnés à quelqu’un ou quelque communauté ou particuliers, au préjudice du souverain et de l’État. Se saisir d ’une place voisine, de crainte qu’un autre l’occupant il ne nous fasse la guerre et nous ruine. Toutes ces choses sont de soi injustes ; mais cette injustice est contrepesée par la nécessité et utilité publique. La nécessité, comme on dit, n ’a point de loi 3*». L’esprit positif de Béthune apparaît dans la place importante qu’il accorde aux considérations d ’intérêt. Se retrouvant avec Rohan, il fait de l’intérêt la loi de l’État et nous offre, à ce propos, cette définition : « Venons aux traités de neutralité, laquelle semble naturelle aux Princes qui n’aiment ni haïssent absolument aucune chose ; mais se gouvernent en leurs amitiés selon leurs intérêts. Et en effet Raison d'État n'est autre chose que raison d'in­ térêt 4 ». En parfaite communauté d ’idées avec Rohan, il affirme que les Princes ne se gouvernent que par les intérêts : « Ne faut croire trop facilement ce que les Princes disent, et dont ils font apparence, mais considérer ce que raisonnablement selon leurs intérêts, leur humeur et les affaires du temps, ils peuvent désirer, et ne s’arrêter à l’alliance, amitié, ou parenté, parce que leur intérêt leur fait oublier tout cela, et à aucuns leur foi, s’ils ont quelque couleur pour la rom pre5 ». C ’est l’état d ’esprit ici défini par Béthune qui explique la naissance des « anatomies de l’Europe » que nous verrons plus loin. Au moment où la politique intérieure amène les écrivains cardinalistes à affirmer, dans les pamphlets et les traités, le principe de la souveraineté de l’État, la politique étrangère et l'approche de la guerre franco-espagnole vont provoquer de nouvelles justifications de la raison d ’État.

1, 3.

2. B é t h u n e ,Le Conseillerd'État, Ibid., p. 403.

Ibid., p. 319 (souligné par nous). 5. Ibid., p. 326. 4

p. 123.

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VII.-LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE DE 1631 A 1642 OU LA GUERRE LIBRE « Les Princes commandent aux peuples et l’intérêt commande aux Princes *. H. de R ohan • L’intérêt de la France... suüit pour toute raison » Mercure de 1634

Nous avons groupé à part les pamphlets qui, en partie ou en totalité, traitent de politique étrangère et nous allons essayer d ’en dégager les thèmes principaux. Concernant surtout l’entrée de la France dans la guerre euro­ péenne, ces écrits ont sans doute pour objet immédiat la dénonciation de l’am­ bition de l’Espagne et des dangers que son impérialisme fait courir à ses voi­ sins. Mais, au delà de l'actualité prochaine, ils envisagent le problème des rapports internationaux et c’est sous cet aspect qu'ils présentent pour nous leur plus grand intérêt. Pour introduire quelque clarté dans l’exposé des con­ ceptions qui, sous Louis XIII, ont voulu rendre compte du commerce des États, nous allons distinguer les utopies des vues positives. Certains esprits rêvent de paix universelle, de croisade ou d ’empire, alors que d ’autres, plus près de la réalité, s’interrogent sur le rôle de la France en Europe ou sur la possibilité d’établir un équilibre des États. Le caractère chimérique des pre­ miers projets est dénoncé par les contemporains. Pour ne pas éparpiller les écrits de politique extérieure, nous joindrons aux utopies caressées parfois dans les milieux gouvernementaux des utopies d'autres provenances. Il s’agit là d'ouvrages peu nombreux, secondaires et qui serviront de fond de tableau aux autres. UTOPIES 1. L'idée de paix universelle. En ce siècle de guerres civiles et internationales, parler de paix univer­ selle pouvait sembler une amère dérision, et les esprits pacifiques ne pouvaient espérer atteindre leur idéal que sous une forme personnelle, dans la retraite, en Charente ou en Hollande. Toutefois le rêve pacifiste ne s'évanouit pas en­ tièrement, et on peut le suivre à la trace dans cette première moitié du siècle. Sous Henri IV, fait notable, c'est un professionnel de la politique qui évo­ que le rêve d’une paix générale. Dans une lettre à notre ambassadeur à Lon­ dres, Villeroy, qui dirige la politique française, ne juge pas impossible de «bâtir et rendre durable pour nos jours une paix universelle en la Chrétienté1 » En 1615, les mariages espagnols provoquent une vive polémique en France et divisent l’opinion, car ils posent le problème de l’alliance avec l’Espagne. Parmi les nombreux pamphlets mis en circulation figure un libelle violent, dû à un partisan des princes mécontents. Il invite Louis XIII à rompre avec l’Espagne et à venger la mort de Henri IV, qu'il attribue à Concini et à Marie de Médicis. C'est à ce propos que l'idée de paix universelle est effleurée :

1. Voir: A. S a itta , «Une reformatore pacifiste contemporaneo del Richelieu: Cruce*, Riviiia stör, italiana, 1951, fase. 2.

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l’ombre de Henri le Grand, voulant dissuader son fils de conclure le mariage espagnol, lui conseille de délivrer l ’Allemagne de la tyrannie autrichienne et lui assure que par ce moyen il établira « la paix universelle entre les chrétiens, qui lui donneront pour ce bienfait tant signalé ces grands éloges d’Auguste, de pacifique 1 ». Observons le caractère « impur » de ce projet pacifiste, puis­ qu’il suppose, pour être réalisé, une conflit préalable. En 1615 encore, un ancien ministre d ’État écrit au Chancelier, qui était alors Étienne d’Aligre et lui recommande toute une politique « pour la conservation de la paix uni­ verselle 21 ». Aux indications précédentes, ajoutons un projet de paix uni­ verselle adressé en 1634 à Richelieu 3, et une mention dans Y Histoire Univer­ selle de d ’Aubigné. Ainsi la paix universelle est présentée, tantôt comme un état désirable et naturel entre les princes chrétiens, ce qui est la survivance de l’idée de Ré­ publique chrétienne, tantôt comme la conséquence heureuse d ’une guerre victorieuse de la France. On peut donc dire que l ’idée d ’une paix, chrétienne ou impériale, flottait dans l’air dans la première moitié du XVIIe siècle. Mais c’est surtout dans les pages des Économies Royales de Sully consacrées au « Grand Dessein 45» et dans le Nouveau Cynée de Crucé que ce rêve a été formulé avec un certain ampleur. 2. Vidée de croisade. Aussi chimériques que les rêveurs de paix universelle, certains esprits forment le projet d ’une union de l’Europe chrétienne contre les Turcs. L’idée de croisade a en effet survécu aux croisades et on la rencontre dans la litté­ rature politique du XVIIe siècle sous la forme d ’une conception mi-politique, mi-religieuse qui reflète la nostalgie d ’une Chrétienté unie. Sans doute cette idée ne donne pas naissance à un courant de pensée puissant, mais elle de­ meure vivante néanmoins et inspire des œuvres de caractère utopique. Elle constitua même le projet chéri d ’un politique comme le père Joseph qui essaya, vainement, de lui donner corps. En 1588, R. de Lusinge prône la ruine de l ’empire turc dans son livre : De la naissance et chute des États, qui parut ensuite sous le titre d ’Histoire de Γorigine, progrès et déclin de l'empire turc. La Noue, dans son 22ème Discours et Sully développent la même idée. En 1614, Le certifica­ teur de la paix 6 assure que, grâce aux Français, l ’on verra la punition des mécréants et la « ruine totale des Ottomans 6 ». Il évoque la gloire que cette 1. La rencontre de Henri le Grand au roi touchant le voyage d*Espagne, Paris, 1615. 2. Le Caton du siècle, ou conseil salutaire d'un ancien ministre d 'É ta t pour la conservation de la paix universelle, Paris, 1615. 3. De universi orbis christiani Pace et Concordia per em inentissim um cardinalem ducm constituenda, epistola ad eumdem per J. B. M illerium ., Paris 1634. 4. Sur le Grand dessein et sa bibliographie, voir P fister , < Les économies royales et le Grand Dessein de Henri IV» Revue hist., 1894. 5. Le certificateur de la paix, Paris, 1614, 15 p., Lb36 269. 6. « Cette valeur héréditaire à la France et aux Français sera opposée à l’injuste usur­ pation des mécréants et nos gens de guerre accoutumés aux triomphes et aux palmes iront recevoir le salaire de leurs armes à la ruine totale des Ottomans. Soline, déshonorée de leurs impiété, se recevra sous la domination du Christianisme et le Croissant fera place à la Croii ». ( Le certificateur de la paix, p. 8, cité partiellement par von Albertini, op.cit., p. 165 ).

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expédition fera rejaillir sur les « banderoles chrétiennes1 ». Il observe que cette conquête sera la réalisation d ’une prophétie de F Alcoran 123. Un ouvrage de 1617 propose l’institution d ’un nouvel ordre de chevalerie dont les membres, renonçant à la stérile pratique du duel, auront pour mis­ sion d’aller combattre les infidèles. 11 s’agit des Révélations de l'ermite soll· taire8 dû à la plume de Jean Chenel, sieur de la Chappronnaye 4. Selon la préface du livre, ce projet de croisade est surtout destiné à susciter et à réveiller le sentiment religieux. Loin de répondre à une vive poussée de la foi, il part de la constatation que l’heure de l’idéalisme est passée et que les maximes machiavélistes sont en usage: « ...le malheur du siècle et la diversité de Re­ ligion entraîne la plupart des beaux-esprits à un Athéisme, se trouvant plu­ sieurs à présent qui nient la Sainte Écriture comme si c’était une fable, et croient que la Religion n ’est nécessaire que comme politique, pour maintenir le peuple en quelque règle de société et d ’obéissance ». Ces nouveaux croisés porteront le nom de « chevaliers de l’ordre de la Madeleine ». Ils reprendront la tradition des Gesta Dei per Francos, car, pour J. Chenel, cette croisade aura un caractère strictement national : sa gloire, et aussi ses bénéfices, reviendront à la France et à Louis XIII. Une « Prière pour le roi dont le sujet est tiré du XIX psaume de David, en faveur de l’institution des Chevaliers de la Sainte Madeleine» affirme : « Qu’établissant en France un ordre salutaire, Il établisse ainsi l’ordre des Chevaliers, Qui lui rendront bientôt le Levant tributaire. Et reviendront chargés de gloire et de lauriers. C’est à leurs bras vainqueurs, ô Dieu, que tu réserves La conquête d ’Asie et l’orgueil du Turban ; Fais donc que la fortune et la vertu leur servent Pour les couronner tous des palmes du Liban... Permets que mon monarque en chérisse la gloire, Qu’il soit le Conducteur de leur brave projet Et que nos successeurs lisent dedans l’histoire Qu’enfin tous les mortels ont été ses sujets... Promets à nos désirs que depuis le Bosphore Jusqu’aux derniers confins des terres de l’aurore Vous ferez une mer du sang des circoncis». J. Chenel évoque la glorieuse perspective d ’une délivrance de la Grèce et montre l’avenir brillant de « l’Empire des Lys ». Ainsi un parfum d’impé­ rialisme vient se mêler à l’enthousiasme de la foi. 1. «La croix va intimider l’insolence des Barbares», et le Seigneur fera des miracles, «faisant tomber une grande multitude, sous le pouvoir d’un petit nombre ». 2. « Toutes ces troupes amassées au nom de sa Majesté iront sur l’Empire de Grèce, pour le réunir à la Chrétienté, et le partager également envers les Princes qui seront à la conquête » {Le certificateur de la paix, p. 15 ). 3. Les Révélations de Vermite solitaire, sur Vétat de la France, Paris, 1617, 107 p. 4. Chenel de la Chappronnaye Jean. Gentilhomme breton. Π vient à Malte dans l'espoir de combattre le Turc. Il rencontre en Sicile un ermite qui lui aurait prédit que la France pé-

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Au début du règne de Louis XIII, un ancien ambassadeur à Constanti­ nople, de Brèves \ publie un Discours abrégé des assurés moyens d'anéantir et ruiner la Monarchie des Princes Ottomans. 11 y étudie les causes du déclin de l’empire turc et dresse un plan d ’attaque. Il faut ajouter que de Brèves semble davantage un diplomate expert dans l ’art de former des plans de politique extérieure qu’un croyant soucieux de détruire l’ennemi de la foi. Il nous a laissé en effet un autre opuscule 2, sorte de solution de rechange, et qui, à l’opposé, prône l’alliance avec le Turc. Il s’agit donc pour lui d’une politique et non d ’une mystique. En 1637, le seigneur de la Borde, « colonel en l ’armée de la Milice chré­ tienne » donne au libraire son projet de croisade 3. Il veut, déclare-t-il au roi, « faire changer la loi mahométane à celle de votre Majesté sacrée » et faire célébrer la sainte messe à Péra et à Galata, à Constantinople. L’occasion est favorable, l’empire turc est affaibli, les rois de Fez et du Maroc distraits de son obéissance, le roi de Perse serait notre allié et combattrait le Turc en Ar­ ménie : l’empereur d ’Abyssinie, sur le point de se convertir, se joindra aux Français. Et de la Borde s’écrie : « C ’est donc à vous, Sire, que s’adresse cette heureuse entreprise, et que le roi de France, votre Majesté, sera un jour orné des couronnes impériales d ’Orient et d ’Occident, et plantera la foi comme fils aîné de l’Église, étant assisté des autres Rois et Princes chrétiens, à quoi les Grecs se joindront, et feront leur devoir pour être par votre moyen relevés du joug de ces nations barbares ». Un écrit de 1640 prédit que le roi de France deviendra le chef de la Chré­ tienté : le grand Turc sera défait et la fleur de lys se verra aux quatre coins de la terre 4. Si la croisade ne fut pas faite par les guerriers, elle fut souvent entreprise par les poètes. Les écrivains de la fin du XVIe siècle et du XVIIe siècle ont fréquemment célébré, en prose et en vers, le « Grand Dessein », c’est-à-dire le projet prêté à Henri IV, puis à Louis XIII, puis à Louis XIV de devenir l’arbitre de l’Europe et de refouler les Turcs en Asie. Jean Godard, Desportes, Bertaut, A. de Verneuil, Malherbe, Racan, Régnier ont consacré des vers à cette chimère 5. Cette mode aura la vie dure, puisque Boileau, après l’avoir raillée dans son Épître I, y succombera dans l’Ëpître IV.12345

rirait si la coutume du duel n’y était pas supprimée. Il s’efforça de constituer son ordre. Il avait reçu de Louis X III l’autorisation verbale de porter une croix montrant d’un côté l’efflgie de Saint Louis, et de l’autre celle de Sainte Madeleine. 1. Savary de Lancosme, seigneur de Brèves ( 1560-1623 ) fut ambassadeur de France à Constantinople de 1591 à 1601, conseiller d’État en 1607. Il partit en 1608 comme ambassadeur à Rome. 2. Discours sur l’alliance qu’a le roi avec le Grand Seigneur et de l’utilité qu’elle apporte à la Chrétienté, sind, 22 p. 3. L ’État des affaires chrétiennes représenté au Roi, sur les occasions présentes. Par le Seig­ neur de L a B o r d e , colonel en l’armée de la Milice chrétienne, Paris, 1637, 16 p., BN : Lb 36. 3143 ( p. 13 ). 4. Prédictions royales du bonheur de la France : sur les conquêtes et victoires qui doioeni arriver à sa Majesté, contre ses ennemis, et sur le bruit des armes au Grand Turc, avec sa totale ruine, prédite en 1640, 4 p. 5. Voir dans le Dictionnaire des Lettres françaises, (Paris, 1954) l ’étude de M. P. Moheac et les textes cités (article «Grand D essein·). Détachons-en seulement deux citations:

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Sous Louis XIII, l’idée de croisade a trouvé un illustre champion dans la personne du Père Joseph. De 1616 à 1625, il essaya de rassembler les princes chrétiens dans une guerre contre le Turc. Puis il se consola de son échec en entreprenant une longue épopée latine en cinq livres: la Turciade. Urbain VIII goûta cette œuvre qu’il alla jusqu’à nommer « l’Énéide chrétienne ». Elle resta inachevée 1. L’idée du « Grand dessein » se retrouve dans des pamphlets. Ainsi le Franc Gaulois (1618) s’écrie : « Il faut ruiner l’Empire de Mahomet*12 ». Il rappelle les exploits de Cyrus, d ’Alexandre le Grand et de Jules César et s’adresse ainsi au jeune roi : « Le feu roi de glorieuse mémoire, votre père, Sire, après avoir conquis à l’épée ( déjà avancé en âge ) le plus puissant royaume de la terre était en voie de planter les fleurs de lys dans Constantinople et dans la Palestine, si un monstre infernal imbu d ’une maudite doctrine ne lui eût au milieu de ses triomphes retranché ses jours 3 ». Évoquant le profit des conquêtes, cet écrit dégage un léger parfum impérialiste. Remarquons que chez Sully l’idée du « Grand dessein » amène un parallèle entre Henri IV et César45. L’idée du «Grand Dessein » trouvera encore en 1661 un écho sympathique chez Guy Patin, qui ne dissimulera pas d ’ailleurs le caractère utopique du projet : «On parle d ’un grand dessein, qui est de faire la guerre au Turc, afin de le chasser de l’Europe, ce que l ’on ferait aisément, et en viendrait-on à bout si tant de Princes chrétiens qu’il y a dans l’Europe, étaient assez gens de bien pour s’accorder et unir toutes leurs forces ensemble. Sed talis Sapientia apud nos non habitat. Le Moscovite, le Polonais l’attaqueraient d ’un côté ; les Vé­ nitiens, le Pape et autres Princes d ’Italie avec le Roi d ’Espagne sur la mer Méditerranée ; nous y contribuerions de forces, hommes et argent. L’empereur des Abyssins attaquerait l’Égypte, le Persan, du côté de la Mésopotamie. Sed desine : videtur enim mihi somnio simillima isthaec narratio 6 ». Mais, si l’idée de croisade est évoquée au XVIIe siècle, beaucoup d’es­ prits y reconnaissent un projet noble, certes, mais parfaitement utopique. On ne semble guère y croire dans les milieux étatistes. Le Catholique d'État remarque que si tous les Chrétiens courent chez les Turcs, ce n ’est pas pour Racan se réjouit d’avance d’assister aux « funérailles * des peuples vaincus, qui... « Pleureront leurs maisons superbes Quand on moissonnera les gerbes Sur les ruines de Memphis ». Il fallut qu’«Apollon, par la grâce de Jupiter, roi du Parnasse et de l’Hélicon * portât cet arrêt : «Défendons à tous faiseurs d’odes et de poèmes en l’honneur du roi, d’envoyer sa Majesté sur les murs de Memphis et de Babylone ». 1. On trouvera une étude sur le Père Joseph, apôtre de la croisade contre le Turc, et sur sa Turciade dans le livre de L. D edouvres, Le Père Joseph de Paris, Paris, 1932, I, pp. 431-459. 2. Le Franc Gaulois, 1618, 16 p. BN : Lb36 1119 ( mentionné par Von Albertini, op.eit., p. 165 ). 3. Ibid., pp. 13-14. 4. Au tome V I I I des Économies royales, S u lly développe en vers l’idée que César et Henri IV furent assassinés au moment où ils allaient entreprendre de grandes conquêtes. ( Voir J. C a r c o p i n o , Points de vue sur l'impérialisme romain, Paris, 1934, p. 153 ). 5. P ati n , Lettres, BN : Z 14423, 1 janvier 1661, pp. 208-209.

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combattre les infidèles, mais pour obtenir leur alliance. Richelieu semble sans illusion sur la possibilité d ’une croisade x. Le Père Joseph a longtemps essayé d ’entraîner la France et l’Europe dans une croisade. En 1622, le refus du roi d ’Espagne de lui laisser établir sa Milice chrétienne dans ses États le fit renoncer à son projet. Il se bornera à écrire contre les infidèles sa Turcioâ. Dans une lettre à sa mère, il dénonce dans l ’ambition espagnole un obstacle insurmontable au projet de croisade 12. Chez Silhon, collaborateur du cardinal et apologiste, nous trouvons même une étrange négation de l’idée de Croi­ sade. Il condamne comme illégitime la guerre contre les Infidèles et refuse aux Croisades des motifs spirituels : « ...la Religion toute seule, soit pour la planter aux lieux où elle n’est pas, soit pour la défendre dans les États où elle est persécutée, ne peut être le fondement d ’une juste guerre. Que si les écrits de quelques saints person­ nages ne sont semés que d ’exhortations aux Chrétiens de prendre les armes contre le Turc, et si les Prédicateurs tâchent tous les jours de les enflammer de ce saint zèle ; si les Papes ont autrefois publié des Croisades pour ce sujet, et si les plus grands Princes de la Chrétienté s’y sont enrôlés, et ont mis pour cela sur pieds de formidables armées, il ne faut pas s ’imaginer que c’eût été directement pour exterminer la Secte de Mahomet, et pour abolir ΓAlcoran qu’on ait pris les armes... Notre Religion en la primitive Église ne voulait pas se répandre par la force. C’est donc dans les limites de l’intérêt temporel, que la guerre contre le Turc est premièrement restreinte, c’est directement contre la puissance des Ottomans, et non pas contre les erreurs de Mahomet, que les Chrétiens tirent l’épée3 ». Les Croisés de Silhon ont lu l’Édit de Nantes. 3. Le rêve impérial. Les idées politiques de VEmpire français. Dans son livre Paix et guerre entre les nations, M. Raymond Aron observe que l’ordre international peut être établi par deux moyens : par la loi ou par l’empire. Au XVIIe siècle, c’est dans ces deux directions que les esprits sou­ cieux de mettre fin aux guerres ont cherché un remède aux maux de l’Europe. Tandis que certains comptaient sur la loi naturelle ou sur la loi chrétienne pour pacifier le commerce des nations, d ’autres, plus «nationalistes», rê­ vaient d ’un grand empire français. Il est inutile de dire que ni les forces de la France, ni la situation de l’Europe ne donnaient à ce projet beaucoup de chances d ’être réalisé. Richelieu n ’avait ni l’esprit ni les moyens de Napoléon. Cependant un courant impérialiste traverse la littérature politique au XVIIe 1. Mémoires de R ic h e l ie u , 1, pp. 115, 116, 129. 2. « Quant au grand affaire, toute la Chrétienté y est entièrement disposée... les Turcs... ont dépossédé leur empereur et ont mis un jeune enfant en sa place... les seuls Espagnols tien­ nent le monde en échec et arrêtent ce bon œuvre et disposent la Chrétienté de se trouver en­ veloppée en de prochaines guerres, plus périlleuses qu’aucune que nos pères aient vue, cidevant et, desquelles nos enfants ne verront pas la fin... Il s’est découvert depuis peu un des­ sein qu’ils avaient sur Venise, qui est la plus prodigieuse chose qui se puisse imaginer ». ( Cité par F a g n ie z , Le Père Joseph et Richelieu, p. 21 ). 3. S il h o n , M inistre d'État, II, pp. 48-49. Sur ce point Silhon se rencontre avec A lbebicds G e n t il is , théoricien absolutiste d’Angleterre, De jure belli (1588), pour qui la religion n’est pas une cause de guerre légitime.

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siècle. Certains écrits présentent en effet un caractère nettement impérialiste, soit qu’ils affirment les droits du roi de France sur la couronne impériale, soit qu’ils prônent une politique générale d ’expansion. Le rêve impérial1 a des origines lointaines. Au XVIe siècle, il apparaît dans la Défense et illustration de la langue française. Henri IV semble avoir un instant envisagé de faire valoir ses droits sur le trône impérial12. Ce projet, Sully en nie l’existence dans ses Économies royales 3. Or Sully avait été en 1600 partisan de la candidature royale. Mais l’opinion n ’était pas favorable et il semble avoir voulu dans ses Mémoires effacer ce souvenir. Le Dauphin, œuvre de J. de Lafons que nous avons déjà citée, promet au roi des Français, premier prince chrétien, la monarchie de l’univers. On voit ici l’idée de croi­ sade, réservée aux Français, conduire au rêve impérial45. Pendant la régence de Marie de Médicis, des écrits font allusion au projet impérial, révélant ainsi la persistance de ce courant. En 1614, Rubis, dans sa Conférence des prérogatives d'ancienneté et de noblesse de la Monarchie, Rois, Royaumes et maison royale de France, dénonce l’ingratitude du pape contre les rois de France et lui reproche « ...de les avoir ainsi dépouillés de voie de fait de ce nom et titre d ’empereurs ». En 1617, un anonyme publie un Dis­ cours auquel est examiné s'il serait expédient au roi d'entendre à l'Empire pour lui, ou seulement de tenir la main pour le faire tomber à un autre Prince qui ne lût point de la maison d'Autriche 6. Ni Richelieu, ni Louis XIII ne mettent le projet impérial au premier rang de leurs préoccupations. Pourtant, sous leur gouvernement, le courant impé­ rial circule souterrainement. Un écrit de 1625, Le grand merci de la Chré­ tienté au roi, assigne au roi de France la mission d ’être le libérateur de la Chré­ tienté. Or cette mission n ’est pas exempte d ’arrière-pensées annexionnistes, car, selon cet écrit, le titre d ’empereur revient naturellement au roi de France e. Ala fin de 1631, le bruit circule que Louis XIII est décidé à se faire élire em-

1. Sur cette question, voir G. Z e l l e r , « Les rois de France candidats à l’Empire », Revue historique, 1934, ( pp. 237-311 ; pp. 457-534 ). 2. Ibid., p. 516. 3. Ibid., pp. 517-518. 4. Dans l’Epître, Lafons s’adresse ainsi au roi : «... Vous êtes le fils aîné de l’Église chré­ tienne, la France est le peuple chrétien, vous êtes notre Josué, et toutes les terres infidèles nouseont terres de promission, votre tige et votre nom vous y convient. Les barbares appellent tousles chrétiens Franki, comme si Jésus-Christ tirait de la bouche de ses ennemis cette pro­ phétie, que tous les Chrétiens seront Français, et parce que tous les bords de la terre sont pro­ mis au Christianisme, nous pouvons inférer qu’ils sont promis aux Français : c’est pour cela que Saint Grégoire disait que le roi de France s’élevait autant sur les autres rois, que les autres rois sur le commun peuple. Mon Prince, soyez donc ce Gallus dont parle le paraphraste chaldéen au Ps. 49, qui aura le pied sur la terre, et la tète dedans le ciel, et auquel l’Empire de tout le monde est promis. Oyez David qui prie tous les jours pour vous, et qui a intitulé son Ps. 79: pour les fleurs de lys. Voyez comme au cantique des cantiques, Jésus-Christ a choisi ses délices parmi les lys. Saint Augustin vous promet la Monarchie de l’Univers, l’Alcoran porte en mots exprès, que l’Empire mahométan passera sous l’épée chrétienne >. Nous lisons encore ( p. 11 ) à propos du Grand Turc : « Ce tyran périra, et les Princes de France Régneront à leur tour en la grande Bizance ». 5. Inséré dans le Recueil de quelques discours politiques écrits... depuis 15 ans en çà, 1632. 6. Cf. V on A l b b r t i n i , Das politische Denken,... p. 155.

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pereur. G. Zeller cite le rapport d ’un agent hollandais à son gouvernement et celui du nonce à Rome. Or dans les milieux gouvernementaux venait d’être formulée une thèse radicale, de nature à fournir les meilleures justifications d ’un tel projet. En effet Jacques Cassan, avocat au siège présidial de Béziers, avait été chargé par le roi en 1627 de travailler à établir ses droits « sur plu­ sieurs états, duchés, comtés, villes et pays distraits de sa souveraineté ». Trai­ tant de l’Allemagne, Cassan montre qu’elle ne possède aucun titre à être le siège de l’Empire, et que tous les pays dont elle se composait avaient été jadis des dépendances du royaume de France. Il concluait en ces termes: « Ce qui fait voir que l’Empire n ’est à présent tenu que par usurpation sur la couronne de France, et que la couronne impériale appartient légitimement aux Rois très Chrétiens, à l’exclusion de tous autres Princes ». Un autre théo­ ricien des droits du roi, Charles Hersent, parle des usurpations allemandes et énumère toutes les raisons qui autorisent le roi à s’intituler empereur1. Un esprit nettement annexionniste inspire le livre de Besian Arroy: Questions décidées sur la Justice des armes des rois de France, sur les alliances avec les hérétiques ou infidèles, et sur la conduite de la conscience des gens de guerre. Besian Arroy, « docteur en Théologie de la Faculté de Paris et Théo­ logal de l’Église de Lyon » soutient une politique étrangère agressive. Il exa­ mine les « raisons justes que les rois de France ont de faire la guerre » et affirme : « Louis le Juste a les mêmes droits qu’avaient Charlemagne et Louis le Dé­ bonnaire son fils ; il a donc les mêmes raisons de reconquérir l’Allemagne, l’Italie, la Flandre, et de demander les hommages de Castille, Aragon et Ca­ talogne 12 ». Arroy énumère les droits particuliers de la France sur « l’Empire, la Flandre, l’Artois, le duché de Milan, Naples, la Sicile, Lorraine, Portugal, Espagne, Castille, Aragon, Catalogne, Majorque ». A côté des ouvrages d ’inspiration gouvernementale, il y en a d’autres, dûs à des particuliers, où l’idée impériale prend une forme plus outrée et plus irresponsable. Tel est le livre du sieur de Bois-Normand : Vordre militaire pour Γaccomplissement des prédictions de la monarchie française, ruine de ΓEmpire ottoman (1633). Cette plaquette de 16 pages se présente comme le ré­ sumé de deux ouvrages destinés à Richelieu. L ’œuvre achevée devait montrer comment « bien ordonner la Police civile et militaire, afin que rien ne résiste à l’avancement de la monarchie française». L ’auteur affirme sa foi dans le destin de la France : «... Dieu prépare la voie à sa Majesté pour les conquêtes des mondes entiers ». En 1637, Le roi triomphant de René de la Chèze évoque les conquêtes du roi Louis XIII, et fait parler la France en ces termes : «Je suis en grandeur sans seconde, Et mon Roi le plus grand des Rois, Puisqu’un jour l’Empire du monde N ’aura d ’autre loi que ses lois. Car pour augmenter ses Couronnes, Sa gloire ayant planté mes bornes 1. De la souveraineté du roi à Metz et pays messin, 1632, 'Les rois de France candidats à l’Empire’*, p. 521. 2. B esian A rb o y , Questions décidées, p. 89.

p.

207. ( Cité

p a r G . Z eller,

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Au delà des peuples noircis : Il réduira ( ce brave p r i n c e ) Malgré 1O ttom an circoncis, L ’Univers en une Province ». Plus près du réel se place l’écrit intitulé Avis important sur l'état et occur­ rence des affaires, dû à Henri de Montégut, magistrat du cercle de Schöm­ berg, gouverneur de Languedoc, et publié en 1641. Cette sorte de rapport, dédié, semble-t-il, à Richelieu, envisage l’annexion de la Suisse 1. En 1641 également, le Dauphin reçoit la dédicace d ’une Généalogie de la Maison de France, qui va d ’An ténor, « duc des Troyens scitiques », tué par les Goths en 433 avant J.-C., à Monseigneur le Dauphin, né à Saint-Germain, le 5 sep­ tembre 1638. La première planche, intitulée: «Europe française», présente la carte de tous les États qui avaient pu être jamais gouvernés par un membre de la famille royale de France : Portugal, Navarre, Hongrie, Pologne, Jéru­ salem, Naples et Sicile, empire d ’Allemagne et de Constantinople 12. Mais le chef-d’œuvre de l ’utopie impériale sous Louis XIII est incontes­ tablement représenté par un manuscrit anonyme adressé à Richelieu et inti­ tulé : Les idées politiques de l'Empire français. Il constitue un témoignage frappant de la vigueur du courant impérialiste en France et aussi de la fécon­ dité cérébrale des faiseurs de projets de l’époque. La deuxième page du livre est ornée d ’une illustration : trois cercles con­ centriques, image symbolique de l ’Empire français. Le plus petit de ces cercles représente Lutèce ; le second, la « peripheria Galliarum » ; le troisième, le « Circulus Imperii Galliarum ». Paris, la France, l’Empire français : tels sont les trois éléments de la hardie conception politique que cet écrit va dé­ velopper sous nos yeux. L ’auteur fixe à l’Empire les plus lointaines limites : à l’est, les mers du Levant ; au midi, le détroit de Gibraltar ; à l’ouest, le grand océan ; au nord, la Moscovie. Paris, la « ville impériale », aura une beauté et une forme dignes du grand empire dont elle sera la tête. S’interrogeant sur son plan idéal, notre auteur raisonne ainsi : « Le corps suit le cœur. Quel sera le centre, telle sera la circonférence. Formons Paris et donnons à son corps et plan la plus noble, la plus ample et la plus parfaite de toutes les fi­ gures, savoir la figure ronde et circulaire, et non ovale comme l’antique ». Notre intrépide géomètre trace donc deux diamètres perpendiculaires de 4000 toises. Celui qui est orienté nord-sud s’étend « de delà le faubourg Saint-Jacques au delà du faubourg Saint-Martin ». Le diamètre est-ouest va «du dehors de Saint-Antoine au delà de la porte de la conférence». Avec ses 12000 toises de circonférence, Paris sera plus grande que toutes les villes de l’Europe, mais, observe l ’auteur, plus petite que le tiers de Nankin. Rien n’égale pourtant « la beauté, symétrie et claustrure de Paris ». « Bâtissons, s’écrie son créateur, la ville platonique et Impératrice des villes de l’Europe ». «Pulchritudo digna est im perio» : aussi la ville impériale s’appellera-t-elle Calliste. Et, pour donner ses titres de noblesse à Caliiste, notre auteur forge

1. Voir B a ro n d e B a tz , « L ’opinion annexionniste en 1641 », Revue de Gascogne , 1920. 2. Lacour-Gaybt, Véducation politique de Louis X I V % ( 1923 ), pp. 140-141.

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une antique prophétie, ni meilleure ni pire que bien d ’autres qu’inventèrent les esprits politiques : il rappelle le jugement de Pâris et la « pomme d’or, symbole de la monarchie impériale des Gaules ». Quoi de plus évident en effet que la filiation qui rattache la mythologie grecque à l’histoire de France ? Cette pomme ronde envoyée à Pâris, et donnée par lui à la plus belle « pro­ phétisait une ville de ce nom et de cette forme... devoir être la dominatrice de l’Europe». Revenant à sa ville, et à sa description, l’écrivain l’enferme dans une muraille de 12.000 toises, percée de 50 portes, à égales distances et protégée par cent bastions. Cette construction géométrique n ’est pas sans raison : « Contractionis decens symmetria oculis oblectationem et populis admirationem parit ». En cent endroits de la muraille, les noms et les armes de sa Majesté et de son Éminence s’offriront aux regards ainsi que l’inscrip­ tion : « Imperante Ludovico Justo et Duce Armando Eminentissimo ». Telle est la figure précise et quelque peu extravagante que l’écrivain donne à son imaginaire capitale d ’empire. Il nous apprend encore qu’elle sera en­ tourée par la Rue Impériale, grand boulevard extérieur, tronçonné en 50 subdivisions ; elle comprendra 100 paroisses, et, à propos de leurs chefs spi­ rituels, l’auteur fait cette recommandation : « Que les curés soient tous doc­ teurs de la Sorbonne et que leur vie suive celle du curé de Saint-Nicolas du Chardonneret ». Mais nous quittons bientôt la fiction et nous revenons à la réalité avec des projets de réformes pour la ville de Paris : simplification de la Justice, mesures de police « contre voleries et séditions », réglements du négoce des marchands. Ces développements donnent à l’écrit anonyme son intérêt, car ils manifestent un sens du concret et un net souci d ’humanité. Ainsi l’auteur se penche sur « la police des malades ». « Les forces des Empires, observe-t-il, sont en la quantité et qualité des hommes. C ’est pourquoi il faut conserver ces images de Dieu. Que d ’hommes se perdent promptement par une trop grande négligence. Quel grand nombre d ’hommes meurt tous les jours dans l’Hôtel-Dieu de Paris pour être mal assistés, demeurant en un air souvent infecté, couchés trois, quatre ou plusieurs ensemble, l’un mort, l’autre prêt à mourir, l ’autre fort malade parmi plusieurs lits semblables ». Notre auteur nous fait un effrayant tableau de la condition des malades à l’Hôtel-Dieu: il s’y trouve souvent en même temps mille cinq cents à deux mille malades, avec seulement un ou deux médecins pour les assister. Aussi chaque année dix mille malades y perdent-ils la vie. Et, pour avoir une idée exacte de la mor­ talité à Paris, il faut encore considérer que tous les malades ne sont pas à l ’hôpital. Combien de domestiques, par exemple, meurent chez leurs maîtres, faute de soin. Soucieux d ’éliminer tous les fléaux sociaux susceptibles de diminuer la population de l ’Empire, notre auteur examine le problème de l’avortement. Il passe en revue les causes de ce mal social et, pour y remédier, propose au roi de créer dans chaque quartier une sorte de Maternité libre : « Établissez une maison libre, où toutes femmes grosses puissent se retirer en liberté pour accoucher heureusement sans scandale, et où l ’enfant soit reçu et baillé en nourrice selon l’ordre qu’on avisera ». Les préoccupations démographiques de notre auteur se rencontrant avec son rêve impérial, il fait au roi cette prière : « Défendez à toute femme grosse de se pourmener en carosse sur peine de

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punition exemplaire et vous sauverez grand nombre d ’enfants qui serviront un jour à peupler l’Empire français1 ». Il ne suffit pas d ’amener heureusement à l’existence les futurs membres de l’Empire français, il faut encore les former : aussi notre auteur consacre-t-il un chapitre à l’éducation des enfants. Cette éducation, il faut le remarquer, tend à former non l’individu, mais le citoyen. Il est utile à l’État que les en­ fants de l’Empire français, dès le berceau ou tôt après, soient accoutumés au travail, à l’étude, et reçoivent « les instructions et préceptes tant de l’homme que du chrétien, et de l’art auquel ils sont voués ». Chaque paroisse aura donc sa petite école ou son petit séminaire, qui instruira l’enfant aux bonnes mœurs, au Christianisme et à l’obéissance de leur Prince Notre utopiste préconise une sorte de dirigisme de l’éducation. Comment se fait habituellement, demande-t-il, l’éducation des enfants ? D ’ordinaire on leur fait étudier : 1/ les lettres humaines : grammaire, poésie, rhétorique, histoire, fable, philosophie et mathématiques, et, conjointement, trois langues principales : latine, grecque et hébraïque. 2/ l’une des trois sciences : Théo­ logie, Jurisprudence, et Médecine, selon l’élection libre de chaque adolescent. Or, ce système devrait être modifié dans l’intérêt de la société : « Il convient avoir une réforme générale et particulière en telle sorte que les seuls capables et reconnus très doctes reçoivent le signalé titre et nom de docteur en Théo­ logie, Jurisprudence, Médecine ». Si l’élite des enfants est admise à bénéficier de l’enseignement supérieur, les autres, loin d ’être négligés, seront formés aux arts mécaniques. On observe, dans ce passage, une réhabilitation du mé­ tier manuel et un net souci du développement économique procuré par l ’en­ seignement professionnel. Notre écrivain loue l’Angleterre qui contraint cha­ cun dès sa jeunesse à apprendre quelque art ou métier. L’aîné des meilleures maisons tient la place héréditaire du père de famille. Les autres, par honneur et coutume, apprennent un métier et tiennent le rang de serviteurs, d ’artisans ou de valets. Les Grecs aussi avaient l’habitude de faire instruire leurs enfants en quelque art utile. Il faut donc imiter ces peuples. Quand les enfants seront instruits et occupés en quelque art, ils n ’auront plus l’esprit porté ou accou­ tumé aux débauches et à la fainéantise. Ils « sauront gagner leur vie, et, du travail de leurs mains, l’État sera servi et enrichi et libéré de gueuserie sédi­ tieuse». L’intérêt porté aux arts mécaniques, si net à l’époque de Rabelais ou au siècle des Lumières, est moins fréquent au XVIIe siècle. Une société aristocratique et l’idéal du loisir noble font perdre aux contemporains de Richelieu le respect des artisans. Pour faire exception à cet esprit général, notre auteur anonyme mérite quelque considération. Le réformateur entre ensuite dans des détails relatifs à la milice et à l’administration des finances. Toujours concret, il insiste sur les dépôts de maté­ riel destinés à l’armée et sur les infirmeries où médecins, chirurgiens et apo­ thicaires veilleront sur les blessés. Il nous brosse enfin le tableau séduisant d’un empire français purgé de tous les abus : le peuple n ’y mange plus son «pain de douleur», sa Majesté défendant au soldat de prendre un œuf au la­ boureur. Si un militaire vole, que le roi fasse ouvrir l’estomac du soldat qui aura dérobé une écuelle de lait, comme fit jadis Tamerlan. Alors la France, 1. Cité par V on A lbertini, Das politische Denken..., p. 157.

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jouissant d ’une paix augustéenne, pourra reprendre l’hymne d ’actions de grâces de Virgile : « Deus nobis haec otia fecit ». Les Idées de /’Empire français se terminent par l’examen de savoir s’il est expédient de faire la paix ou de continuer la guerre. Sans doute cette ques­ tion ne peut être décidée que par le Cardinal, «qui seul sait l'état des affaires». Néanmoins l’écrivain dira son sentiment sur la question. S’il fallait, observe-t-il, recueillir les suffrages de tous les peuples tant français qu’étrangers, la majorité serait pour la paix. Bien plus, nous trouverions « nombre de Fran­ çais bourrus et sots, et le jugement si blessé ou mal timbré qu’ils ne soient honteux de professer qu’il faut la paix à tel prix que ce soit ». Pour avoir la paix, ils seraient d ’avis de rendre toutes les terres et places obtenues par la victoire sur les ennemis, tout cela pour mettre fin aux « misères et oppres­ sions des peuples ». A ces défaitistes, notre écrivain répond que, si la paix est le souverain bien et le but de la politique, il ne faut pas cependant signer une paix honteuse: « Nous avons la Justice de la guerre de notre côté que Dieu favorisera toujours ; nous avons sur nos ennemis obtenu les plus signa­ lées et prodigieuses victoires...». Il faut donc faire confiance à son Éminence qui « mettra bas les ennemis, donnera la paix et la liberté aux peuples, la guerre continuelle aux ennemis, l’Empire à sa Majesté. Donc point de paix avec nos ennemis, mais la paix à la France ainsi et par les moyens que portent et déclarent nos Idées ». C ’est donc un idéal de paix par l'empire que pro­ pose l’auteur des Idées politiques de ΓEmpire français. Des Idées de ΓEmpire français, nous ignorons l’auteur et les circonstances de la composition. Si l’ouvrage est bizarre, ce n ’est pas une raison pour en faire l’œuvre d ’un fou, dénuée de toute signification. Ce manuscrit est peutêtre le travail d ’un faiseur de projets, ou, comme on disait alors, d'un «don­ neur d ’avis », d ’un « brasseur d ’affaires 1 ». Il nous reste à indiquer brièvement quelle fut la descendance des ouvrages impérialistes que nous avons vus. La tendance se maintient et va s'accentuant au cours du siècle. En 1649, Aubery, dans son livre De la prééminence de nos rois et de leur préséance sur Γempereur et le roi d'Espagne, ne recule pas de­ vant les affirmations les plus hardies : « La dignité impériale est notoirement de l’invention ou du caprice des hommes, au lieu que l'autorité royale est 1. Dans les Fâcheux de M o l i è r e , l’un des importuns qui Viennent assaillir Éraste est un donneur d’avis. Ce n’est pas la pierre philosophale qu’Ormin prétend avoir trouvée, ni l’un de ces « sots projets » de ces « gueux d'avis * qui ne parlent que de faire gagner au roi 20 au 30 mil­ lions. Lui, il promet un bénéfice annuel de 400 millions grâce à l’installation de bons ports sur les côtes de France. Éraste s’en débarrasse en lui donnant deux pistoles sur les droits futurs de l’avis. Le X V IIe siècle est riche en cerveaux inventifs qui, pauvres hères ou aventuriers, cherchent à écouler le fruit de leurs veilles contre rémunération. En 1697, Defoe publie un Essay on projects où il décrit cette famille de penseurs et note que les Français sont moins fer­ tiles que les Anglais en inventions et expédients. Defoe est sans doute injuste pour nos compa­ triotes puisque les · donneurs d’avis * pullulent à Paris et se trouvent en particulier à la sortie du Palais, place du Change. L’un des plus célèbres d’entre eux est apparu sous Louis XIII et est devenu l’un des collaborateurs de Richelieu : c’est Théophraste Renaudot, fondateur du journalisme et directeur du « bureau d’adresses ». Il est possible que les Idées politiques de VEmpire français soient nées de la plume d’un de ces esprits inventifs, pleins d’extravagance et de logique.

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sans contredit d ’institution divine. Les droits de la couronne ne se peuvent valablement aliéner, nous concluons nécessairement de ce principe que nos rois continuent toujours d ’être les seuls et légitimes empereurs d ’Allemagne ». En 1667, Aubery publiera ses Justes prétentions du Roi sur ΓEmpire, ex­ posé officiel des prétentions de la monarchie française, qui d ’ailleurs ameutera l’Europe contre la politique de Louis XIV. L’ouvrage s’appuie sur de nom­ breuses références tirées d ’auteurs anciens et modernes et constitue une dissertation historico-juridique bien organisée. Le traité se divise en trois par­ ties. La première, d ’ordre juridique, établit que la monarchie française est sous Louis XIV la même que sous Clovis : le domaine et les droits de la Cou­ ronne ne peuvent être ni aliénés ni prescrits. La deuxième est historique et pose que le roi de France peut légitimement annexer la plupart des États allemands, comme étant « le patrimoine et l’ancien héritage des princes fran­ çais, ayant été possédés par Charlemagne en tant que roi de France et non point en tant qu’empereur ». La troisième concerne les prérogatives de la France : la monarchie française a succédé à celle des Romains ; le titre de roi est plus auguste que celui d ’empereur. Dieu l’a signifié : il est commu­ nément appelé le roi des rois et « le service divin ne se faisait autrefois que par des rois ». A cette monarchie plus ancienne, plus auguste, plus puissante que tout ce qui existe dans le monde doit revenir le titre impérial au profit de Louis XIV ou de son héritier. Ce manifeste empreint de mégalomanie suscita une violente protestation des princes et des pamphlétaires allemands. Il valut à son auteur un bref séjour à la Bastille, exempt d ’ailleurs de sévérité. RÉALITÉS Les écrits que nous venons de parcourir méritaient d ’être qualifiés d ’uto­ piques, car ils restaient loin de la réalité et leur caractère chimérique n’échap­ pait pas aux contemporains. Nous allons considérer maintenant les écrits de politique étrangère qui, nettement à part des précédents, reflètent dans une large mesure la pensée du gouvernement français. Nous examinerons en premier lieu les écrits anti-espagnols qui dénoncent au public la menace que représente pour la France la politique de Madrid. Nous passerons ensuite aux ouvrages qui définissent l’attitude du roi de France : son légitime souci de se défendre, son désir d ’être le libérateur et l’arbitre de la Chrétienté, ses arrière-pensées annexionistes. Nous terminerons par les tableaux de l’Europe. Nous irons ainsi des ouvrages de polémiques à des ouvrages plus sereins, d’une vision passionnée et partisane des rapports internationaux à une vision plus froide et plus impartiale1.

1. Rappelons que V on A l b e r t i n i consacre un chapitre à la politique étrangère de Riche­ lieu et aux rapports de la France et de l’Europe. Il y examine les points suivants : la France et la politique espagnole, les ambitions de la France, le problème de la paix perpétuelle ( op.cit., pp. 137-174 ).

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1. Le procès de ΓEspagne: la « Filouterie spirituelle1». La pensée politique gouvernementale se définit d ’abord négativement en alertant l’opinion française devant le danger espagnol. Il est peu de pamphlets de politique étrangère qui ne dénoncent pas l ’impérialisme de Madrid. Relevons parmi eux les Discours sur Γoccurrence des affaires étrangères et particidièrement sur le sujet des affaires d'Allemagne, écrit après la conclu­ sion de la guerre avec l’Angleterre et après l’Édit de grâce d ’Alais. Dans un style un peu pénible, il invite le roi à « jeter les yeux dehors », vers l’Italie et vers l’Allemagne. Il observe que la tâche de la diplomatie française est déücate. D ’un côté, la France doit régler la succession de Mantoue et s’op­ poser aux prétentions que le duc de Savoie élève sur le Montferrat. De l’autre, elle doit, en Allemagne, arrêter l’expansion de la maison d ’Autriche et pour cela favoriser l’élection du duc de Bavière. 11 importe que l’Empire reste élec­ tif. L ’auteur du pamphlet dénonce « les attaques, les machines et les mines d ’Espagne aspirant depuis si longtemps à sa Monarchie, dont la France, et plus que jamais, est l’obstacle ». Filant les métaphores empruntées à l’art des sièges, il invite le roi à « ...tâcher d ’ébranler une bonne fois ce grand bâti­ ment qui, croissant d ’étage en étage depuis tantôt deux siècles, et se rehaus­ sant de temps en temps sur les autres, s’est rendu tel qu’il semble menacer de les pouvoir à la longue battre en ruine, si par des Conseils prudents et ca­ chés, comme par des mines secrètes, on ne lui donne le saut et fait voler en l’air ce qu’il y a de plus beau, de plus fort et de plus redoutable ». S’assigner cette tâche, c’est un « ouvrage royal certes ». Sur un ton plaisant, un pamphlet de 1631, les Entretiens des Champs-Ély­ sées, montre que la mauvaise réputation des Espagnols est parvenue jusqu’aux Enfers. Au moment où le marquis Spinola s’apprêtait à passer dans sa barque, « ...Caron d ’une voix furieuse s’écria : " Q u’on me chasse cet Espagnol d ’ici, de peur qu’il ne vienne troubler le repos des Bienheureux, comme ceux de sa Nation font toute la terre en l’autre monde12” ». Le même écrit montre les Espagnols ne cessant de machiner des « guerres colorées de religion3» et intriguant par le moyen de leurs religieux4. En 1631, la Vie du cardinal d'Amboise dénonce les conseils d ’Espagne comme « cauteleux et pleins de tromperies5». Au moment où la France va entrer dans la guerre européenne,le Mercure d'État de 1634 instruit systématiquement le procès de la nation rivale. Il rappelle la maxime machiavéliste des conseillers du roi d ’Espagne : « L’ap­ parence de religion sert grandement aux affaires des Princes ». Il dégage l’as­ pect véritable du conflit qui ravage l’Europe : « On connaît aujourd’hui que la religion et la piété sont des masques pour faire passer pour belle et honnête l’injuste usurpation des États d ’au tru i6». Et il conclut : «...le désir de

1. L’expression est de D. de P ri e za c , Défense des droits et des prérogatives des rois de France, (1638), p. 425. 2. Entretiens, dans le Recueil de Ha y , p. 204. 3. Ibid., p. 217. 4. Ibid., p. 237. 5. Ibid., p. 207. 6. Mercure français, 1634, p. 172.

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régner est la seule cause de la guerre ». La Déclaration du Roi du 18 janvier 1634, s’en prenant à la monarchie espagnole, dénonce l’impérialisme de « ...cette Maison qui par une ambition sans pareille s’efforce d ’élever sa gran­ deur sur la ruine des Princes et des Républiques 1 ». L’ouverture des hostilités est le signal d ’une vaste campagne de presse. Le Recueil de Hay, sorte de Livre blanc, revient souvent, dans sa préface, sur l’imposture des Espagnols. Les pamphlets qu’il renferme vont voir leur action prolongée et renforcée par de nombreux livres de caractère officieux. La Pierre de touche, ou Satyre du temps contre Γambition des Espagnols (1635), se propose de donner à ses lecteurs la plus fine intelligence de leur poli­ tique et de montrer les dangers qu’elle représente pour la France. La même année, le Manifeste du Roi, contenant les justes causes que Sa Majesté a eues de déclarer la guerre au Roi d'Espagne fait l’historique des relations franco-espagnoles et analyse la politique de Madrid. Il rappelle « ...la pré­ tention imaginaire de leur Monarchie sur la Chrétienté, et leurs entreprises sur tous les Princes 12 ». Il signale que « ...le prétexte de la Religion, dont ils ont voulu se servir jusques ici, ne leur sert plus que d ’un manteau pour couvrir leurs desseins déréglés 3 ». Cette menace justifie l’alliance de la France et des puissances protestantes. Le libelle montre donc « les plus sages entre les Pro­ testants unis à cette Couronne par l’intérêt de la liberté publique4 5» et il évoque « ...l’assistance juste et raisonnable que sa Majesté a donnée à ses Alliés Protestants 6 ». Le pamphlet se termine sur l’espoir qu’une paix pro­ chaine permettra au roi de soulager ses pauvres sujets. Les Vérités françaises opposées aux calomnies espagnoles 6 sont un livre qui, par sa violence, remplit les promesses de son titre. Le premier volume, publié en 1635, montre que depuis le XVIe siècle la France est en butte à la haine d’un pays voisin qui s’arme du prétexte de la religion. Le deuxième volume, publié en 1637, continue cette histoire tendancieuse et fait voir que, sous Henri IV et pendant la régence, les Espagnols ont continué leurs entre­ prises et leurs conspirations contre la France, dans le dessein de parvenir à la monarchie de l’Europe et du monde. Il ne ménage pas l’ennemi national et la « faction d ’Espagne » : « Les Espagnols sont toujours Espagnols, c’està-dire fourbes, perfides et trompeurs ». Ils s’imaginent être encore au temps de la Ligue où les affaires de Rome et de France se gouvernaient par leur ordre. A cette époque « ...les Papes s’étaient engagés fort avant dans les passions des Ministres d ’Espagne : l’on voyait en cette rencontre que les affections purement temporelles l’emportaient sur celles de la Religion ». Le pamphlé­ taire ne dissimule pas les souffrances que le conflit entraîne pour l’ensemble du pays. Mais il invite tous les éléments de la population à se grouper autour du roi : le peuple, la noblesse, le clergé, les magistrats doivent contribuer 1. Recueil de H ay, 1643, p. 900. 2. Manifeste du roi..., Paris, 1635, p. 20. 3. Ibid., p. 20. 4. Ibid., p. 8. 5. Ibid., p. 4. 6. Les vérités françaises opposées aux calomnies espagnoles ou Réfutation des impostures contenues en la déclaration imprimée à Bruxelles sous le nom du cardinal infant, par un gentil­ homme de Picardie, Beauvais, 1635, 336 p. 1637, 416 p. ( de Binville, selon Barbier).

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de leurs forces aux desseins « d ’un Prince que le Ciel a choisi pour le réta­ blissement de cette Monarchie et pour mettre en liberté les peuples opprimés». Et il ajoute : « ...il vaut mieux souffrir pour un peu de temps les incommo­ dités de la guerre, afin de jouir ensuite d ’un repos certain, que de vivre tou­ jours en crainte à la faveur d ’une paix chancelante et mal assurée1». C ’est de la même encre qu’un « gentilhomme » écrit le Monstre du con­ seil d'Espagne démasqué (1636). Il fait un éloge dithyrambique de la France et de ses rois, élus de Dieu et gratifiés du pouvoir de guérir les écrouelles. Puis il passe à la dénonciation du conseil d ’Espagne qui « porte tantôt le turban d ’un Mahométan, tantôt la robe de Machiavel», tantôt s’habille en hérétique ( comme on le voit, les arguments ordinaires de la propagande espagnole sont retournés à leurs auteurs ). Mais le déguisement habituel du conseil d ’Espagne, c’est l’habit de dévot : « ...par dessus tout on le voit couvert de croix, d ’images, de chapelets et des heures d ’un catholique». Or ces dehors pieux ne dissimulent que ruses, perfidies et « cauteleux artifices». Cet amalgame scandalise notre pamphlétaire : « ...je ne puis comprendre comme l’Espagnol, croyant à l’Évangile, suive 1’Alcoran ». L’explication de cette énigme, c ’est que l’Espagnol a trouvé une «nouvelle Théologie» ( Balzac avait déjà employé cette expression ). La première maxime de leurs casuistes est en effet que « ...les avantages de la religion sont pour les Princes et les scrupules pour les sujets». Heureusement pour l’Europe, LouisXIII, « nouveau Hercule françois », après avoir dompté en France le monstre de l’hérésie, va étouffer au dehors cet autre monstre. Tous ces pamphlets procèdent par affirmations brutales. Un libertin au service du cardinal publie sur le conflit franco-espagnol deux livres raisonnés. La Mothe le Vayer ne va-t-il pas nous permettre de mieux comprendre les polémiques franco-espagnoles par la différence des sensibilités religieuses des deux peuples ? Dans son livre : En quoi la piété des Français diffère de celle des Espagnols dans une profession de même religion, Le Vayer reste au niveau des polémi­ ques. Il argumente pour établir deux points : la France a rendu plus de ser­ vices à l’Église et aux papes que l’Espagne; les alliances protestantes sont légitimes. Dans un exposé historique il montre que les papes et le Saint-Siège ont reçu de nombreux témoignages du zèle des Français et que la religion a senti partout les effets de leur dévotion. Il reprend des arguments courants de la presse cardinaliste ; par exemple, il rappelle aux Espagnols leurs crimes outre-mer. Les Espagnols, dit-il, sont ridicules s’ils pensent avoir mérité le ciel par leur découverte de mondes nouveaux : « La façon dont ils ont an­ noncé notre foi est trop différente de celle des Apôtres ». Le Vayer nous intéresse davantage quand il met au jour les principes mondains des rois très catholiques. Ils sont, dit-il, sans doute fort bons religieux au fond de leur cœur, mais dans les principales actions de leur gouvernement, le temporel l’emporte sur le spirituel. A propos de la politique de Philippe II et de ses prédécesseurs, il écrit : «... la raison d ’État prévalait dans l ’esprit de ces Prin­ ces sur celle de la Religion 12 ». 1. Vérités françaises, II, p. 415. 2. L a M othk le V a y e r , E n quoi la piété des Français..., pp. 23, 24.

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Le Vayer s’élève à une vue plus philosophique de la question dans son Discours de la contrariété d'humeurs qui se trouve entre certaines nations, et singulièrement entre la Française et l'Espagnole. S’appuyant sur l’idée de l’influence des climats, il fait la psychologie des deux peuples et se livre à un amusant parallèle des caractères espagnol et français. 11 se permet naturelle­ ment de nombreux coups de patte aux Espagnols. Il écrit par exemple : «Quand en 1610 les Espagnols chassèrent 900.000 Morisques d ’Espagne, ils firent paraître plus de crainte, d ’avarice, d ’inhumanité et de raison d ’État que de Religion ». Il raille « cette charmante, mais diabolique imagination d’une monarchie universelle 1 ». Mais l’influence des milieux ne lui paraît pas une raison suffisante du différend qui sépare les deux peuples. L’anta­ gonisme politique qui oppose les deux États dominants de l’Europe et la différence de leurs polices lui semblent les raisons profondes de leur hostilité. C’est dans les polémiques franco-espagnoles qu’apparaissent le mieux les méthodes de propagande du XVIIe siècle. Elles ne sont pas entièrement différentes de celles du XXe siècle. Cette propagande procède par affirma­ tions brutales. L’Espagnol, disent les écrivains français, dissimule son impé­ rialisme sous le voile de la religion, mais l’Hercule français châtiera ce monstre et délivrera les peuples d ’Europe de la menace d ’asservissement qui pèse sur eux. Les écrivains pro-espagnols ripostent : « Nous défendons la foi chré­ tienne contre Richelieu, cardinal des athées». Cette propagande repose d’autre part sur une vision manichéenne du monde et fait de la guerre une croisade : une défense de la religion pour les Espagnols, une défense de la li­ berté pour les Français. Elle présente enfin un caractère obsessionnel : les écrits des deux camps ne se lassent pas de répéter l’acte d ’accusation de l’ad­ versaire 12. Nous pouvons reprendre, d ’autre part, l’observation que nous avons faite sur les campagnes de presse des années 1625-1626. Un des premiers effets de ces polémiques d ’État à État fut certainement d ’inspirer la méfiance de­ vant les justifications religieuses en politique. Les dangers d ’une semblable 1. La M o th e l e V a y e e , D is c o u r s d e la co n tra rié té d * h u m e u r ..., pp. 43 e t 121.

2. Un thème de la propagande française semble avoir frappé les imaginations : celui de la cruauté des expéditions coloniales espagnoles. Ainsi nous en trouvons, semble-t-il, un signe dans un sermon d’Ogier. François O g i e r , ami de Claude Joly, chanoine de Paris, partage le pa­ cifisme de l’auteur des Maximes véritables. D’ailleurs dans son Voyage fait à Munster en Westphalie... en 1646 et 1647, C. Joly lui décerne le titre d’« Évangéliste de la paix». Or, dans son Panégyrique de Saint François Xavier, nous trouvons une condamnation du colonialisme, sans référence explicite à l’Espagne, mais qui fait penser aux textes anti-espagnols de l’époque de Louis XIII : « A votre avis, Messieurs, qu’est-ce qu’un vaisseau qui part des ports de l’Occi­ dent pour les Indes ? C’est un magasin d’ambition, de cruauté, de rapine et d’avarice, qui vo­ gue sur les eaux. C’est une arche où il se rencontre fort peu d’hommes, mais beaucoup d’ani­ maux ; animaux pour la plupart immondes, venimeux et farouches : c’est une sentine compo­ sée de toutes les mauvaises humeurs dont un État politique se décharge sur des provinces éloignées, pour tenir le dedans en vigueur et en santé. Les uns sont magistrats et capitaines, destinés pour le gouvernement des peuples ; gens dont l’ambition ne se peut assouvir que par de nouveaux mondes. Les autres sont gens de guerre, qui ne respirent que violence et cruauté : les autres sont des marchands, qui ont déjà englouti d’espérance tout l’or, les perles et les dia­ mants des Indes, par un infâme et frauduleux trafic de leur verre et de leurs bagatelles. Les derniers enfin sont des mariniers, plus infidèles que la mer, plus à craindre que les écueils mêmes et les rochers les plus diffamés des naufragés *. ( O g i e r , Actions publiques, Paris, 1652-1655 ).

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profanation de la religion n ’échappaient pas aux contemporains. Ceriziers notait qu’elle constituait une impiété. Il observait : « Tout doit servir à la Religion, et la Religion à Dieu seul. Vouloir appuyer l ’intérêt de l’État sur l’autel, c ’est le rendre profane. Il n ’y a point de plus criminelle impiété que l’hypocrisie ; parce que c’est un mensonge qui tâche de tromper Dieu, comme le mensonge est une hypocrisie qui veut séduire l ’homme». Cet usage poli­ tique de la religion ne peut que détourner les hommes du christianisme. Il maudit les « Religieux à fleur de peau » et rejette sur les Espagnols la respon­ sabilité de cette profanation de la foi. Il s’emporte contre leur colonialisme couvert des plus saints prétextes : « Malheur à ceux qui feignent de mener Dieu chez les étrangers et qui mènent les étrangers en Enfer : souvent on fait des Athées ou des déséspérés pensant faire des chrétiens ». Ainsi, bien avant Molière, le problème de Tartufe était posé à l’opinion et le poison de l’hypocrisie religieuse était dénoncé dans les relations entre États avant de l’être dans les relations individuelles. Patin nous apprend un jour que Sorbière « ...a tourné sa jaquette, en se faisant catholique romain à la sollicitation de l’évêque de Vaison, des cardinaux de Richi et Barberin». Et il ajoute : «Voilà des miracles de nos jours qui sont plutôt politiques et économiques que métaphysiques ». Cette méfiance de Patin à l’égard des mani­ festations publiques ou officielles du sentiment religieux, les pamphlets anti­ espagnols et anti-dévots ont dû l ’apprendre à bien des sujets de Louis XIII. 2. Les libérateurs et les arbitres de la Chrétienté. C ’est le souci d ’une légitime défense et la conscience d ’une vie nationale menacée qui inspiraient les pamphlets précédents. D ’autres écrits font ap­ paraître des sentiments différents. Ils rappellent, d ’un ton plus calme, la puis­ sance de la France et le rôle qu’elle a à jouer en Europe. En face de l’ambition espagnole, l’État le plus puissant de l’Occident a le devoir de libérer la Chré­ tienté des menaces qui pèsent sur elle. Bien plus, l’expression de la volonté de puissance française n ’exclut pas le désir de rétablir un ordre international. En même temps qu’il s’affirme, l’État national reconnaît les autres États. C ’est pourquoi, dans les nombreux écrits qui précisent ou exaltent le rôle de la France en Europe, une idée revient obstinément : celle de l’équilibre européen qui assurera la liberté des différents États. Or, dans ce deu­ xième quart du XVIIe siècle, l’équilibre européen n ’existe plus. Il a été rompu par l ’ambition démesurée de l’Espagne et c’est à la France que revient la mis­ sion de remettre les choses en état. Les écrivains étatistes revendiquent cou­ ramment pour les Français les titres glorieux de « libérateurs » et d’« arbi­ tres de la Chrétienté». Cette manière de parler était des plus officielles. Richelieu lui-même dé­ finit en ces termes les buts de la politique française : « ...aider à rendre la li­ berté à ses anciens alliés, restituer la paix à l ’Allemagne et y remettre les cho­ ses en une juste balance que si l’on n ’y pourvoyait présentement, la maison d ’Autriche, dans six ans au plus tard, lorsqu’elle n ’aurait plus rien à conqué­ rir en Allemagne, tâcherait de s’occuper en France à nos dépens1 ». C’est au nom de la cause de l’émancipation européenne que Richelieu justifie son 1. R i c h e l i e u , Mémoires, V, p. 193.

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intervention dans les affaires d ’Italie, d ’Allemagne et des Pays-Bas l. A cha­ que action militaire ou diplomatique, il s’agit d ’affranchir un peuple ou un Prince de « l’oppression des Espagnols », de la « tyrannie de la maison d ’Au­ triche», de la terreur causée par « l’avidité insatiable» de cette maison «enne­ mie du repos de la chrétienté », d ’arrêter « ses usurpations », de garantir l’Italie de son « injuste oppression », de veiller à son salut. Déjà, en 1625, Le grand merci de la Chrétienté au Roi assignait à Louis XIII la mission de refaire l’Europe 12. En 1628, le Discours de l'état de la Cour à la prise de la Rochelle voyait dans la défaite des Protestants le prélude à «la délivrance d ’Italie» et à « l ’affranchissement général de toute l’Europe de dessous le joug injuste de la Tyrannie de la Maison d ’Autriche ». Nous retrouvons la même idée dans le pamphlet de 1630 intitulé : Lettres, décla­ rations et manifestes de son Altesse de Savoye examinés et intentions de sa Ma­ jesté et actions de Monsieur le Cardinal de Richelieu justifiées 345. Balzac a souvent célébré l’action libératrice de la France. Dans ses Pre­ mières Lettres il affirmait fièrement : « ...nous serons les libérateurs de toute la Terre4 ». Et, en 1631, dans son Prince, il mettait en parallèle l’impérialisme espagnol et la politique généreuse de la France : « Nous devons ... être bien glorieux de ce qu’un Français est aujourd’hui nécessaire à toute l’Europe ; de ce qu’il est l’attendu et le désiré de tous les Peuples ». Des Monstres pou­ vaient bien s’élever, la Chrétienté était « assurée d ’un libérateur ». La mis­ sion dont le roi s’était chargé en partant pour l’Italie faisait de lui un être plus qu’humain : « Être protecteur des faibles et libérateur des opprimés, c’est être véritablement Prince ; c’est tenir la place de Dieu sur la Terre ». En 1633 le Réveil-Matin de ΓAnti-Espagnol contre les nouveaux desseins et entreprises du roi d'Espagne promettait à Louis XIII « pour glorieux Tro­ phée ce titre magnifique de Libérateur de la Chrétienté 6 ». Mademoiselle de Goumay glorifie en vers la politique libératrice du R o ie, tandis que, dans 1. Voir A. T h i e r r y , Essai sur Vhistoire du Tiers-État, Paris, 1863, pp. 237-238. 2. Ce pamphlet affirmait : « Le Ciel, la Terre, les Hommes, les Anges sont pour lui, afin qu’il remette la Chrétienté en son ancienne splendeur ». Et il concluait sur cette exortation : «Il faut mettre l’ouvrage à l’ongle et parachever ce haut chef-d’œuvre, libérer les peuples de la tyrannie, les remettre en leur première liberté, faisant demeurer chacun dans les limites de son devoir, le tout à la gloire de Dieu ». ( Cité par V on A l b e r t i n i , op.cit., p. 155 ). 3. Sans prononcer le mot de « libérateur », ce pamphlet définissait la chose : « C’est le même Dieu, qui veut que les Rois, qui sont les Images de sa puissance, s’arment, ou pour pro­ téger leurs sujets, ou pour garder d’oppression les faibles, ou pour secourir les Alliés, et nous déclare qu’un bon courage est animé par la Justice, lorsqu’il s’emploie pour rendre ou pour faire rendre à chacun ce qui lui appartient ». 4. Cf. V on A l b e r t i n i , op.cit., p. 145. 5. Le pamphlet interpelle ainsi le roi, en l’invitant à s’opposer à l’Espagne : « Quant à vous, Grand Roi Très Chrétien, qui êtes l’appui de la liberté chrétienne, et le grand mobile qui fait mouvoir tous les autres, reconnaissez la facilité de ce dessein et la gloire qui vous y est réservée, pourvu que comme vous l’avez entreprise avec Justice et courage, vous le poursui­ viez avec soin et constance. Dieu vous fasse la grâce de vous y conduire par sa main, et de vous faire prospérer en telle sorte que vous en remportiez pour glorieux Trophée ce titre magni­ fique de Libérateur de la Chrétienté ». 1. Nous lisons dans le P a r n a s s e r o y a l : «L ’Europe affligée Pense à n'avoir autre recours Qu’au seul appui de ton secours Pour se voir bientôt soulagée ».

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sa Piété des Français, Le Vayer montre l’Italie qui « n ’attend sa liberté que de la France » et voit avec joie « l’Hercule Gaulois » franchissant les Alpes. Qui est capable de libérer les autres États peut arbitrer les conflits de la Chrétienté. Les deux titres d ’arbitre et de libérateur sont souvent associés dans les éloges décernés à Louis XIII. A propos du conflit du duc de Savoie et du duc de Mantoue, Rohan écrit : « ...le roi de France ... était arbitre, ou, pour mieux dire, maître de ce différend 1 ». En 1631, L'entretien des Champs Élysées proclame le roi « l ’Arbitre des différends de la Chrétienté12». Dans le Discours tenu par Mgr le Prince à l'ouverture des États généraux de la Bour­ gogne, le 4 novembre 1632, Louis XIII est présenté comme le « meilleur des Rois... qui a conquis en dehors tout ce qu’il a voulu, qui tient la balance dans toute la Chrétienté, de laquelle sa générosité l’a rendu l’unique arbitre3». Louis XIII est « l’appui de la Liberté chrétienne et ce grand mobile qui fait mouvoir tous les autres » affirme Y Avis au Roi et à tous les princes de l'Europe. Dans sa Politique du temps (1642), Boyer des Roches écrit : « La puissance française est la seule dont l’appui fait les heureux et l ’abandonnement les mi­ sérables ». Le Parnasse Royal glorifie à plusieurs reprises la politique française qui n ’a pour but que la pacification de la Chrétienté 4. Être « libérateur de la Chrétienté » peut inspirer une juste fierté à la col­ lectivité digne de revendiquer ce titre. Comme l’époque de Corneille ne fait pas de l’humilité une vertu, les écrivains cardinalistes vont reprendre la vieille tradition qui exalte la monarchie des lys. Expression du sentiment patriotique, conscience naissante du grand rôle qui allait être celui de la France en Europe, l'idée de la supériorité de la monarchie française revient souvent dans la lit­ térature étatiste. Ces affirmations de l'orgueil national n ’ont pas attendu Richelieu pour apparaître. En 1609, Duchesne déclare, dans les Antiquités et Recherches de la grandeur et Majesté des Rois de France : « Le Royaume de France, par consentement universel, a toujours été tenu le premier Royaume de la Chré­ tienté, pour la dignité, pour la puissance, pour l’autorité et pour les vertus vraiment royales des Rois qui la gouvernent ». En 1614, Rubis écrit que la couronne de France est « par dessus toutes les autres couronnes ». En 1621, dans une lettre, le Père Joseph assure que la France est pour l’Europe ce qu’est le cœur pour le corps humain. A propos des maux dont souffre l'Europe, il écrit : « C’est de la France que doit venir le remède, comme étant le cœur de ce corps...». La même image se retrouve sous la plume de Richelieu. En 1633, Besian Ajrroy en appelle à l’autorité de Saint Grégoire qui, à propos de Chil1. Rohan, M ém o ire s s u r la gu erre d e la V aU eline, p. 15. 2. Ce p a m p h le t déclare : «... com m e le R oi T rès C h ré tie n a re h a u ss é d 'u n e m ain son Allié, e t a v ec lui to u s les am is de sa C ouronne ; de l'a u tr e , il a te lle m e n t a b a iss é les Espagnols, qu'il sem b le les av o ir c o n d u its s u r un p e n ch a n t, e t ê tre en son p o u v o ir de les faire to u rn er au bas d e la roue de la fo rtu n e : é ta n t a u jo u rd ’hui en é ta t d ’ê tre l’A rb itre d es d ifférends de la Chré­ tie n té ».

3. R ec u e il de Hay, p. 44. 4. B oisrobebt écrit, s ’a d re ssa n t au roi : « A ccordez to u s les R ois F a ite s p a rto u t la p a ix , D onnez p a rto u t des Lois ·

( P a r n a s s e r o y a l , p. 23 )

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debert, affirme : « Le Roi de France est aussi excellent par-dessus les autres Rois comme la Majesté Royale excelle par dessus la condition des autres hommes ». Quelles sont les qualités qui expliquent la supériorité de la France? Pour Bignon, c ’est l’absolutisme qui met le roi de France au-dessus des autres monarques : la France offre le type parfait du régime monarchique. Pour Duchesme le royaume de France se place au-dessus des autres pays par son indépendance. La Mothe le Vayer insiste sur l’absolutisme et l’indépen­ dance du roi de France. Le Bret souligne la durée de la monarchie française. Remarquons que la supériorité culturelle n ’est pas invoquée comme preuve de la supériorité de la France sur les autres pays. Ses dimensions non plus : tout au plus Priezac loue-t-il la France pour ses qualités équilibrées. Fina­ lement, plus que ses qualités constitutionnelles ou géographiques, c’est une vertu mystique qui explique la supériorité de la France : son élection par Dieul. La supériorité de la monarchie des lys est chantée par Lasserteur dans sa Gloire du royaume de France (1633). Dédié au cardinal, l’ouvrage a un caractère mystique et allégorique 12, et son lyrisme obscur est justifié par son auteur comme imitant « l ’enthousiasme des vieux Poètes». Qui peut d ’ail­ leurs douter que la protection de Dieu ne s’étende spécialement sur la France devant les signes matériels de cette élection : l’onction de ses rois par l’huile sainte et leur pouvoir guérisseur ? La religion de la monarchie ne pouvait que confirmer les Français dans l’idée que leur pays avait une mission et qu’il continuait la tradition des Gesta Dei per Francos si bien exprimée par le mot de Jeanne d’Arc : « Ceux qui font la guerre au Saint Royaume de France font la guerre au roi Jésus ». Des idées de libération de la Chrétienté et de supériorité de la monarchie française, on passe insensiblement à des vues annexionnistes. On décèle en 1. Voir les te x te s cités e t com m entés p a r V o n A l b e r t i n i , Das politische Denken in Frankreich..., pp. 128 e t sq. D étach o n s-en deux e x tra its : Dans La recherche des droits de Roy, (1632), C a s s a n définit ainsi c e tte p ré é m in e n ce : « S u r tous les Rois qui com m andent dans l’Univers, Dieu a choisi p a r p ré ro g a tiv e les R ois de F rance, pour graver en leurs M ajestés des traits et linéam ents plus a u g u ste s de sa D ivinité, les a y a n t relevés sur l’ascendant e t la sphère plus haute des R oyales g ra n d e u rs. Il a voulu que leur Couronne fû t d ’un or plus fin que celle de toutes les au tres couronnes de la T erre, com m e il n ’y a q u ’une seule Couronne au Ciel en tre les Astres». ( Recherches..., p. 2 ). Le légiste de Richelieu, Le B r b t , souligne que la F rance a toujours bénéficié de la p ro te c tio n de la Providence : «... il n ’y a jam ais eu M onarchie, qui ait duré si longtem ps en sa s p len d eu r, ni qui dans l’é ta t où elle est à présent se puisse p ro m ettre à l’avenir plus de gloire e t de félicité que celle de la France. Car bien que sa fo rtu n e a it été sou­ vent agitée par de furieuses te m p ê tes qui lui o n t été souvent suscitées ou p a r l’envie de ses voisins, ou par la p ro p re m alice de ses peuples : toutefois Dieu l’a toujours relevée au-dessus de l’orage, et l’a ren d u e plus p u issa n te q u ’elle n ’é ta it a u p arav a n t *. ( De la Souveraineté, p. 6 ). 2. Le titre développé d u livre de L a s s e r t e u r «docteur en théologie e t p réd icateu r du R oi* en donne assez bien le to n : « ...exposition e t déchiffrem ent des h u it m ystiques sta tu e s qui font la décoration du p o rta il e t to u t le frontispice du très superbe et très royal H ôtel du L u x em ­ bourg : auquel est assez c la ire m en t d ém o n tré que vraim ent le R oyaum e de F ran ce a été élu et choisi de Dieu l’É p o u x céleste de Jésus-C hrist, p ar un titre et avan tag e de p récip u t su r tous les autres R oyaum es e t G o u v ern em en ts de la terre, pour lui servir plus p articu lièrem en t e t aux yeux de tous d ’un trè s m agnifique th é â tre , où chacun puisse voir e t reco n n aître à l’œil l’ordonnance entière de son sacré e t m ystique ballet, su jet du C antique des C antiques du R oi Salomon ».

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effet un esprit impérialiste dans les ouvrages qui établissent historiquement ou juridiquement les droits de la France sur les pays voisins. Entre les écrits annexionnistes que nous allons considérer maintenant et les utopies impé­ riales que nous avons évoquées précédemment, la différence est non seulement de degré, mais encore de nature. Celles-là formaient des plans d ’action éloignés de la réalité. Les écrits que nous allons examiner visent à fournir des dossiers aux diplomates. Richelieu fait systématiquement rechercher ce qui peut fonder les reven­ dications de la France. Le 20 septembre 1641, il écrit au chancelier : « Je vous ai demandé un abrégé des droits du roi sur Milan, sur Naples, sur Sicile, sur le Piémont et lieux adjacents ; comme aussi ce que nous avons à dire pour nous défendre des prétentions que les ennemis ont sur le duché de Bourgogne. Je vous prie de me les envoyer promptement, parce que j ’en ai besoin pour l’instruction de la paix ». A ce genre d ’ouvrages appartient celui de C. Her­ sent, «Chancelier de l’Église cathédrale de Metz et prédicateur», publié en 1632 et dont le titre indique clairement l’objet : De la souveraineté du roi à M etz, pays metsin, et autres villes et pays circonvoisins qui étaient de Pancien royaume d'Austrasie ou Lorraine. Contre les prétentions de l'Empire, de l'Es­ pagne et de la Lorraine et contre les maximes des habitants de Metz, qui ne tiennent le roi pour leur protecteur. Le plus célèbre traité de ce genre publié sous Louis XIII est celui de Cassan 1 : La recherche des droits du roi et de la couronne de France : sur les royaumes, duchés, comtés, villes et pays occupés par les princes étrangers, appartenant aux rois très chrétiens par conquêtes, successions, achats, donations, et autres titres légitimes. Ensemble de leurs droits sur Γempire, et des devoirs et hommages dûs à leur couronne par divers princes étrangers, à Monseigneur le cardinal de Richelieu. La dédicace au ministre révèle les virtualités annexionnistes de l ’ouvrage : «Monseigneur, ... Les titres de cette couronne, la première du monde, vous doivent être légitimement présentés, puisque toutes vos actions ne tendent qu’à l’accrois­ sement de sa grandeur et de sa gloire...». Les deux collaborateurs de Riche­ lieu les plus importants pour cette tâche sont Dupuy et Godefroy, mais leurs ouvrages seront publiés après la mort du ministre. Dupuy compose un Traité touchant les droits du roi très chrétien sur plusieurs états et seigneuries possé­ dées par divers princes voisins ( publié en 1655 ) et Godefroy est l’auteur des Mémoires et instructions pour servir dans les négotiations et affaires concer­ nant le roi de France ( publié en 1665 ). La base juridique sur laquelle reposent ces prétentions est la loi fonda­ mentale du royaume qui donne au roi l ’usufruit de la Couronne, mais lui in­ terdit de rien aliéner du domaine royal. Toute aliénation est considérée comme nulle. Le temps n ’amène aucune prescription. Cassan écrit dans La recherche des droits... : « La vieillesse de ces droits si anciens ne peut affaiblir ou dimi­ nuer leur vigueur : au contraire cette profonde antiquité en augmente la force. Car les couronnes de France ne sont pas hommagères de la vicissitude du temps, ains la dignité royale possède une si éminente vertu q u ’exempte des lois et de l’empire de la fortune, elle conserve sa prérogative malgré les révo-1

1. J a c q u e s de C assan, prem ier a v o c a t a u présidial de B éziers.

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lutions des années ». Le Bret, pour soutenir les droits du roi sur Metz, Toul et Verdun, invoque la possession paisible : « ...le Roi peut légitimement garder Metz, Toul et Verdun, quand bien ces places auraient été injustement occupées ». Mais les adversaires de Richelieu dénoncent dans ces recherches de sim­ ples prétextes à une politique aggressive, génératrice de misère publique. La voix gémissante du peuple chrétien déclare : « C’est en vain que vous vous travaillez l’esprit à recouvrer les pertes des premiers successeurs de Charle­ magne et à déterrer ces vieilles querelles, dont à grand peine l’Histoire a pu conserver quelque vestige qui fût entier et quelque lumière qui ne fût point troublée1 ». Que Richelieu ait eu à cœur de convaincre le public du bien-fondé de la cause française et de la perfidie espagnole, c’est ce que prouve sa tentative pour transformer le théâtre en une tribune politique. 3. Le théâtre, tribune politique: Europe. La défense et l’illustration de sa politique étrangère, Richelieu a eu l’idée de la confier au théâtre. Sans doute la mort lui a ôté la possibilité de donner tous les développements possibles à l’utilisation de la scène pour diffuser ses idées. Il nous a laissé cependant un monument de cet art de propagande, ou plutôt de ce théâtre national : c’est la pièce allégorique à'Europe, dont il confia l’exécution à Desmarets 12. L’ouvrage publié est précédé d ’un «Avis au libraire» qu’avait sans doute inspiré Richelieu et qui mettait en relief l’aspect patriotique de la pièce : « Quiconque aime la France, aimera cet ouvrage ; Et qui ne l ’aime pas en maudira l’auteur. Tu vas me contenter, qui que tu sois, Lecteur, Des uns j ’aime la joie, et des autres la rage». Résumant la pièce, la préface la rattache aux polémiques soulevées en France par l’introduction de libelles injurieux pour le gouvernement. Europe se propose de peindre l’ambition espagnole et d ’exalter le rôle libérateur de la France : « ...elle représente l ’ambition des Espagnols pour se rendre maîtres de l’Europe et la protection que lui donne le roi avec ses alliés pour la garantir de servitude...3 ». La pièce est un drame allégorique qui met en scène la reine Europe, Francion, Ibère, Germanique, Ausonie ( l ’Italie), Parthénope (N aples), Mélanie ( Milan ) et Austrasie ( la Lorraine ). La « reine des reines », Europe, courtisée par Francion et par Ibère, repousse dans Ibère le faux amoureux qui ne songe qu’à l’enchaîner, et, de Francion, son chevaleresque amant, elle fait son champion. C ’est pour elle qu’il combat, c’est pour elle qu’il 1. Cité p a r V o n A l b e r t i n i , Das politische denken..., p. 154. 2. Sur la re p ré s e n ta tio n d ’E urope e t sa date, voir R . P i n t a r d , « P asto ra le e t com é­ die héroïque chez R ichelieu », Revue d'Histoire littéraire de la France, 1964, n° 3, p. 447. 3. Notons, à la fin de c et « avis », le souci d ’épargner dans les critiques le souverain d ’E s ­ pagne, beau-frère du roi trè s C hrétien. Exigence de l’esprit de fam ille. Exigence plus générale du respect m onarchique q u i, d a n s les polém iques, considère les rois com m e un su je t tab o u .

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l’emporte en assurant sa propre indépendance. La victoire de la France signi­ fie la délivrance de l’Europe. Ce qui nous intéresse dans cette pièce, ce ne sont pas les assez froides péripéties de l’action, mais les déclarations que les principaux personnages sont amenés à venir faire sur le théâtre et qui constituent le message politique de l’ouvrage. Francion, qui a raffermi son pouvoir à l’intérieur — allusion à la vic­ toire de La Rochelle — peut désormais jouer en Europe le rôle qui lui revient et parler à Ibère le langage de la fermeté. Il se pose en justicier et en arbitre de l’Europe : « Ibère, laissez là vos espoirs chimériques. Ne le tourmentez plus, vapeurs mélancoliques ! Ma valeur maintenant agit en liberté. Je ne suis plus chez moi de troubles agité, Ni trahi par les miens, ni surpris par les vôtres. Contenez-vous, Ibère, en vos justes limites, Sinon bientôt le Ciel les rendra plus petites. Sa justice bientôt agira par mon bras, Pour vous aller punir jusque dans vos États ». La guerre que Francion entreprend est une croisade de la liberté. Il s’écrie : « Je veux exterminer les tyrans de la terre ». C’est à la fois par générosité et en légitime défense que Francion inter­ vient en Europe : Ibère trouble tout, partout sème l’effroi, Émeut sang contre sang, sujet contre son Roi, Dépouille l’innocent, opprime le pupille, Croit que tout lui soit dû, s’il lui paraît utile : Aux biens d ’un Prince mort, il a toujours des droits ; Et tout ce qui lui plaît est sujet à ses lois. Il juge criminel qui lui fait résistance, Et refuser son joug, c’est lui faire une offense. J ’ai droit de m ’opposer à son injuste effort. L’innocent et le faible ont en moi leur support. Je suis né le tuteur de tous les jeunes princes... Partout mes alliés implorent mon secours, C ’est avec raison, Princesse, que j ’y cours, Il faut que maintenant je montre ma puissance, De peur d ’être impuissant pour ma propre défense. Enfin il faut la guerre et j ’y suis emporté, Non par ambition, mais par nécessité». Francion ne ménage pas les reproches à Ibère. Il dénonce son faux pacifisme : Ibère, dit-il, « ...sait parler de paix ; et moi je la sais faire. Il la fuit et la craint, je la cherche et l’espère.

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Il dit bien qu’il ne veut que le commun repos, Puis soudain les effets démentent ses propos. Et moi, sans affecter d ’être cru pacifique J ’établis en effet la liberté publique». Quand Ibère refuse de justifier sa conduite sous le prétexte qu’il n ’a à en ré­ pondre qu’à Dieu, Francion dénonce ce sophisme : « O l’excellent prétexte aux desseins tyranniques, Et non raison solide aux sages Politiques. C’est se moquer des Dieux, que les prendre à garants, Alors que l’on commet les crimes les plus grands. Dieu seul juge les Rois : mais il veut que leur vie Pour s’exempter de blâme à tous se justifie ». Francion dépeint à Europe l’inconstance — c’est-à-dire l’insatiable ambi­ tion — d’ibère, qu’il oppose à sa propre fidélité : « Ibère est bien constant ? Il voit la nymphe Afrique, Il court la belle Indie, il possède Amérique : Puis il veut vous avoir ; rien ne peut l’assouvir. Pour moi je ne prétends que l’heur de vous servir ». Francion célèbre les héros de la lutte contre l’Espagne : Gustave Adolphe, B. de Saxe-Weimar et Henri de Nasseau dont il fait l’éloge. Si Francion est glorifié dans l’œuvre cardinaliste, Ibère y est littéralement écrasé. Tout au long du drame, il révèle les procédés et les objectifs de sa poli­ tique. Il en reconnaît aussi l ’échec. Ibère avoue son désir de conquérir Europe et s’applique à lui faire la cour : « Tantôt pour l’émouvoir je me rends redoutable : Tantôt je m ’adoucis pour me rendre agréable. Europe, belle Europe, objet de mon amour, Ah ! ne pourrais-je point te posséder un jour ? ». Ces galanteries, qui rappellent un peu celles du Matamore de Corneille, ne semblent pas payées de retour et Ibère doit reconnaître les avantages de son adversaire français : « Mais le Franc est adroit, beau, courtois, libéral. Ce sont des qualités à craindre en un rival. » Ces appréhensions ne sont que trop justifiées puisqu’Europe, clairvoyante, fait de Francion son champion. Ibère s’en irrite : « Donc elle me fuiera comme un usurpateur, Et suivra Francion comme un libérateur». Amoureux éconduit. Ibère confesse un autre échec : celui de sa campagne de presse contre les dirigeants français : « En vain dans ses États je sème des libelles, Contre ses grands desseins, contre ses plus fidèles...»

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Germanique, à qui il fait cette confidence, montre sa droiture en blâmant ces procédés : « Ces infâmes amas d ’écrits injurieux Semblent partir d ’un cœur et faible et furieux». Enfin, Ibère jette le masque. Révélant une ambition sans borne, dont la conquête d ’Europe n ’est que le premier acte, il rêve d ’avoir un jour «l’hon­ neur de commander au monde ». Cynique, il reconnaît que les autres consi­ dérations ne pèsent guère devant son appétit de domination : « Les prétextes pieux m ’ont été bons un temps ». Et, un peu plus tard, il montre son vrai visage : «... Pour mon ambition J ’immole honneur, parents, respects, religion. Au besoin, pour avoir l’autorité suprême, J ’immolerai encore une part de moi-même. Je veux placer mon trône au-dessus de cent rois, Par le mépris du sang, par le mépris des lois. Par la force, par l’art, par l ’honneur, par la honte, Il ne m ’importe pas par quels degrés j ’y monte ». Même pressé par Francion et ses alliés, Ibère garde une résolution farouche et exhale sa rage en des imprécations inspirées de celles du Curiace de Cor­ neille : « Que le Ciel, que l’Enfer, que la Mer, que la Terre, Assemblent leurs efforts pour me faire la guerre ; Je ne tremblerai pas malgré tout leur pouvoir. Non, non, j ’espère encore aux coups du désespoir ». Complétant les déclarations d ’ibère et de Francion, l’héroïne de la pièce développe les principaux thèmes de la propagande française. Elle dénonce le « colonialisme » d ’ibère : « Ibère, on vous connaît : cherchez quelques Sauvages Qui par simplicité vous ouvrent leurs rivages : Pour vous comblez de biens, comblez-les de malheur : Et contre un peuple nu montrez votre valeur1 ». Ibère sème la guerre civile en France et use du manteau de la religion pour troubler les esprits : « Il inspire aux sujets le mépris de leurs Princes, Et d ’un venin subtil infecte mes provinces 12 ». Quand Europe a choisi Francion pour champion, elle exalte la mission libératrice de la France et s’adresse ainsi à son défenseur : 1. 2.

Europe , Ibid., p .

I,

3.

Ill,

1.

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« Votre bras contre Ibère est mon espoir unique : Avec vous je ne crains, ni lui, ni Germanique. Allez, mon chevalier, domptez ces insolents : Dissipez par valeur leurs desseins violents. Poursuivre les tyrans, venger ceux qu’on oppresse, Agir sans intérêt, par valeur, par sagesse, Délivrer ses amis, son pays, ses autels, De l’éclat de sa vie éblouir les mortels ; Ce sont là des effets d ’une vertu sublime1 ». Europe rassure les consciences alarmées par les alliances que Francion a dû faire avec les hérétiques : elles sont parfaitement légitimes. « N ’appelle pas ennemis des Dieux, s’écrie-t-elle, « .. .ces invincibles cœurs, Qui tiennent un beau rang entre mes défenseurs. S’ils n ’ont point comme nous d ’autels, de sacrifices, Pour le moins, comme Ibère, ils n ’ont point d’artifices. Ils disent franchement ce qu’ils pensent des Dieux ; Et l’autre, en m ’opposant, fait le religieux. Par eux je me maintiens et m ’affranchis d ’outrages. En plaignant leur erreur, j ’admire leur courage». Unique par sa conception, la pièce d'Europe marqua, moins d ’un mois avant la mort de Richelieu, la consécration de sa politique étrangère. 4. La balance des forces et l'équilibre européen. Un esprit laïque, machiavéliste peut-être, enseigne aux gouvernants un réalisme indépendant des formules chrétiennes. Cette relative indifférence religieuse entraîne l’abandon de l’idée de la « res publica Christiana » au pro­ fit de l’idéal de l’équilibre des forces. Les relations de la France et des autres pays de l’Europe, les écrivains étatistes les ont généralement conçues sous l’aspect d’une balance des forces. Leur idéal est le rétablissement et le main­ tien d’un équilibre entre les Princes et les États de la Chrétienté. La recherche par la France des alliances protestantes et turques sont une des conséquences scandaleuses de cette nouvelle façon de voir 12. Le principe de l’équilibre dans les relations internationales avant 1789 a été l’objet d ’une belle étude de G. Zeller. Prenant son article pour point de départ de notre enquête, nous en rappellerons brièvement les points qui concernent la première moitié du XVIIe siècle. Nous apporterons ensuite quelques textes de l’époque de Louis XIII qui viendront la confirmer.

1. Francion rép liq u e en v ra i ch ev alier : « L a gloire e s t m on seul b u t, c’est to u t ce qui m ’anim e >. 2. Sur l’usage d u c o n ce p t m écaniste de « balance » dans la pensée p olitique e t écono­ mique, voir K in g J . E ., Science and rationalism in the government o/ Louis X l V t B altim o re 1949, Sur la balance des forces, pp . 51-52. S u r la balance comm erciale : pp. 45, 185, 186, 197199, 201-202, 219-220, 225, 227, 232-233.

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L ’idée d ’équilibre européen, G. Zeller la montre déjà nettement formulée, à la fin du XVIe ou au début du XVIIe siècle, dans les Mémoires de Gaspard de Saulx-Tavanes L Elle est la base des vues politiques de Bacon, dans ses Considérations politiques pour entreprendre la guerre contre l'Espagne12. Elle est présente tout au long du livre d ’Henri de Rohan : De Vintérêt des princes et des États de VEurope 3. G. Zeller la retrouve dans le traité d ’alliance signé par Mazarin avec le roi Christian IV de Danemark, le 26 novembre 1645, ainsi que dans les instructions de Mazarin à son représentant à Munster45. Passant les frontières, la métaphore de la balance apparaît dans un écrit rédigé en français, en 1647, aux Provinces-Unies δ. A l’époque de Richelieu, nous rencontrons de nombreuses expressions de cette nouvelle manière de voir qui, ramenant l’Europe à un jeu de forces et d ’intérêts, pose les problèmes internationaux en termes de mécanique ou de dynamique. Cette optique positive est sensible dans la langue et les mots d* «équilibre », de « balance des forces » et de « contrepoids » deviennent fréquents. Un absolutiste comme Bédé de la Gormandière affirme dans le Discours d'État sur la protection des alliés : « C ’est une maxime indubitable et nécessaire à un Prince, et à tous États, de ne laisser tellement agrandir un autre, que par après il les puisse aisément opprimer. D ’où procède le principal fondement des Alliances même entre ceux qui ne se veulent guère de bien, leur sûreté consistant en un contre­ poids égal des uns et des autres 6 ». Richelieu dit de Louis XIII, au moment de l’affaire de la Valteline: « L ’intérêt de son État et de toute l’Europe est grand ; l’union des États de la Maison d ’Autriche séparés ôte le contrepoids de la puissance de France qui donne la liberté à la chrétienté 7 ». « Les princes protestants faisaient jadis le contrepoids à la grandeur de la Maison d ’Autriche...» lit-on dans Quatre raisons d'Etat... (1624). « Il faut rechercher » les « contrepoids plus que jamais nécessaires aux Français», dit le Mercure français de 1625, en recommandant à la France de s’opposer aux progrès de l’Espagne8. 1. C et ancien officier m o n tre les p e tits Ë t a ts d ’E u ro p e s u rv e illa n t la F ran ce et l’Espagne e t c ra ig n a n t q ue l’u ne de ces d eux puissances ne s ’élève à la m o n a rc h ie universelle. Leur poli­ tiq u e c o n sta n te , d it-il, e st d ’aid er le plus faible c o n tre le p lu s fo rt, « p e s a n t leu r salut à la ba­ lan ce e t ég alité de ces d eu x puissances ». 2. F a is a n t l’h isto riq u e des lu tte s qui o n t opposé H en ri V I I I , F ran ç o is I e t Charles Quint, B aco n m e t la recherche de l’équilibre à la base de leu rs p o litiq u e s. Il em ploie le mot « contrep o iser ». 3. N ous a n aly sero n s plus loin cet ouvrage. 4. L ’article 12 d u tra ité stipule : « Com m e la lib e rté de com m erce consiste principale­ m e n t en ce q ue les choses so ien t m ain ten u es d a n s l’océan o ccid en ta l, d a n s la m er septentrio­ n ale e t d a n s la m er B altiq u e, au m êm e é ta t q u ’elles o n t été ju s q u ’à p ré s en t, l ’un et l’autre roi tr a v a ille ra e t s’em ploiera po u r que cet ancien e t salu ta ire éq u ilib re, q u i a servi jusqu’à pré­ s e n t d e fo n d e m e n t à la p a ix e t à la tra n q u illité p ublique, s o it co n serv é p a r to u t sans aucune a lté ra tio n ». 5. N ous y lisons : « L a C hrétienté e st to u te balancée p a r ces d e u x g ran d es puissances do F ra n c e e t d ’A u trich e, d o n t to u te s les a u tre s p a rtie s d é p e n d e n t ». 6. B. de la G o r m a n d i è r e , Discours d 'É ta t..., p . 9. 7. R i c h e l i e u , Mémoires , IV, p. 220. 8. Mercure (1625), p. 61.

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Quelques pages plus loin, le Mercure nous offre un petit exposé de dynamique internationale. Son style pénible montre les progrès que la prose politique avait encore à faire et nous fera apprécier la netteté de Béthune dans l’ex­ pression de la même idée. Le Mercure écrit : « ...considérant et pesant avec le poids de la raison et eu égard au temps l’état de la Chrétienté, on voit qu’en cette balance des forces de France et d’Espagne qui tirent après elles comme à leur branle et par les ressorts qui les meuvent toutes les autres de l’Europe par leur importance, tout ce qui s’accroît à l’une déchet visiblement à l’autre, et à mesure que l’une aug­ mente de prix l’autre en ravale d ’autant ; et quoiqu’elle ne semble perdre rien du sien pour le gain et l’accroissement de son contraire, qu’elle diminue et perd néanmoins, pensant se conserver entière, si elle permet qu’elle emporte ou tire à soi plus qu’il ne lui appartient. Raison sur laquelle se juge et l’intérêt et le besoin qu’a la France de s’opposer aux entreprises et progrès de l’Es­ pagne, bien qu’elle les fasse ailleurs que sur elle 1 ». Quand on s’est dégagé de cette phrase, c'est plein de reconnaissance pour Béthune qu’on lit, dans son Conseiller d'État, ce théorème des relations in­ ternationales : « La sûreté des États consistant principalement en un contre­ poids égal de puissance des uns et des autres, et la grandeur d ’un Prince atti­ rant après soi la ruine de ses voisins, c’est sagesse de l’empêcher 123*». Signalons, pour terminer, une autre expression de cet idéal d ’équilibre international dans un pamphlet de 1649 8. 5. Les « anatomies » de l'Europe. L’idée d’équilibre européen n ’est pas seulement importante en ce qu'elle signifie la reconnaissance de l’égoïsme sacré des États et consacre la disloca­ tion de l’ancienne république chrétienne. En montrant les États nationaux en état de rivalité permanente et en transformant l’image de l’Europe, elle va donner naissance à un genre particulier d ’écrits politiques, les tableaux des intérêts des Princes chrétiens, qui vont contribuer à changer la pensée historique du siècle. Cette manière nouvelle de voir l’Europe, qui frappait dans le Discours de 1623-1624, inspire les études de politique étrangère faites pour le gouver1. Mercure (1625), p. 67. 2. B éth u n e , Conseiller d'État, p. 37. 3. Le card in al M azarin e s t re p ré sen té , co n v ersa n t avec « M..., hom m e de pro b ité e t ex ­ cellent casuiste >. Il s’e x p rim e ain si : < Q ue vous entendez m al la Politique. Ce n ’est pas mon but de pousser les c o n q u êtes de la F ra n c e plus a v a n t, et, q uand je le voudrais, je ne le p o u r­ rais pas. La raison de cela e st, q u e la F ran c e e t la M aison d ’A utriche so n t les deu x pôles su r lesquels repose la tra n q u illité de l ’E u ro p e, p o u rv u que leurs puissances soien t égales. E t c’est dans ce contrepoids q u e les a u tre s p e tits É t a ts tro u v e n t leur sûreté ; de là v ie n t q u ’ils se r a n ­ gent toujours du côté d u p lus faible. Car, si la F rance a v a it subjugué l’Espagne, ou l'E sp ag n e la France, les a u tre s p e tite s s o u v e rain e té s v ien d ra ie n t d ’elles-mêmes se ren d re au vain q u eu r. Témoins les H ollandais q u i n ous o n t a b an d o n n és, tém oins les Suisses qui n ’o n t jam ais voulu permettre de nous re n d re m a ître s de la F ranche-C om té, e t tém oin enfin l’échouem ent de l’a m ­ bition d ’Espagne, q u i a p ré te n d u v a in e m e n t à la M onarchie universelle ». Ce raiso n n em en t est admis p a r l’ad v ersa ire d u c ard in a l. L e u r divergence porte seulem ent su r la d ate à laquelle Uconvient de d e m a n d er la p aix . ( Recueil de diverses pièces qui ont paru durant les mouvements de Vannée 1β49, P a ris, 1650, 7'i6 p., B N Lb37 30, «Apologie p o u r le c ard in al M azarin», p. 231).

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nement français. Elle ramène les rapports entre les nations à un jeu de forces et d ’intérêts et conduit les écrivains politiques à dresser des tableaux de l’Eu­ rope sous un angle purement rationnel. Cette optique se précise dans les pamphlets du temps et, en particulier, est sensible dans un livre publié en 1632 et intitulé : Recueil de quelques discours politiques écrits sur diverses occur­ rences des affaires et guerres étrangères depuis quinze ans en çà. Anonymes, parus de 1617 à 1629, ces écrits constituent des mémoires de politique étrangère, et d ’intéressantes études d ’histoire contemporaine. Un fil relie ces discours : l’idée que la raison d'É tat est le guide des gouvernants. Le premier s’intitule : Discours auquel est examiné s'il serait expédient au roi d'entendre à l'empire pour lui, ou seulement de tenir la main pour le fm tomber à un autre Prince qui ne soit pas de la maison d'Autriche ( sept. 1617). La thèse de ce discours est qu’il convient d ’écarter de l’Empire à la fois le roi de France et un membre de la famille autrichienne. On y trouve déjà les thè­ mes qui deviendront habituels dans la propagande française : il faut que la France s’oppose à l’impérialisme espagnol1 ; le roi de France doit devenir « l ’arbitre de tous» et tenir « la balance du monde en ses mains12». Une heureuse image compare les partisans de l’Espagne, engourdis, mais toujours dangereux, à des « serpents en hiver 3 ». On y relève aussi les idées essentielles qui inspirent les tableaux de l’Europe de cette époque : «... tous les Princes et Républiques ( sont ) guidés de leurs intérêts particuliers45» ; la raison d ’État est la boussole, ou plutôt « l’aiguille m arine6 » qui indique aux gouvernants leur route. Dans le Discours auquel il est montré qu'il est à propos de laisser l'Empire en la maison d'Autriche ( sept. 1617 ), nous retrouvons la raison d’État, guide des Princes 6 et maîtresse de leurs sentiments 7. Le Discours sur ce qui peut être plus expédient et à moyenner au sujet des guerres entre l'empereur et le palatin ( août 1621 ) invite le roi de France à jouer son rôle d ’arbitre entre le palatin et l ’empereur. La France doit sou­ tenir les Protestants et la question de la religion ne doit pas faire objection : ce n ’est pas la religion, mais la raison d ’État qui doit déterminer la politique française. Le pamphlet examine les « raisons et considérations d'État et de Religion qu’aucuns mettent en avant pour dissuader le roi d ’assister le comte palatin ». Un parti, en effet, place la religion au-dessus de la politique: ceux-là « voudraient régler les affaires d ’État par les seuls intérêts et avantages de la 1. R e c u e il de quelques d isc o u rs..., p. 19 : «... quelle p lu s u tile e t h o n o ra b le entreprise toot ensem ble, e t plus digne d u roi, que d é ra cin er ce g ra n d a rb re , q u i j e t t e ses racines si avant, e t co u p er ses b ra n c h es qui fo n t om bre depuis t a n t d ’a n n ées à to u te la C h rétien té, abattre un des co rp s de ce m oderne G érion d ’Esp ag n e, qui tâ c h e p a r ses d é m a rc h e s furieuses de s’avan­ cer à la M onarchie ». 2. I b id ., p. 43. 3. I b id ., p. 39. 4. I b id ., p. 3. 5. I b id ., p. 33 : «... c e tte raison d ’É t a t, q u ’on ap p elle, q u i f a it fa ire jo u g à tontes les a u tre s, e t q ui s e rt d ’o rd in aire au x S ouverains, p a rtic u liè re m e n t a u x p lu s faib les e t qui craignent les a u tre s, com m e d ’aiguille m arine, p o u r co n n aître a u m ilieu des o rag es e t inconstances des affaires d u m onde, à q uoi p rin cip alem en t ils d o iv e n t d resser le u rs d essein s e t intentions ». 6. I b id ., p. 54. 7. I b id ., p. 78.

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religion». Notre écrivain rejette ce point de vue. C ’est en effet une vérité communément admise « que la considération de la Religion ne doit détruire celle de l’État et que l’une et l ’autre ensemble ne sont pas incompatibles ». Ainsi les Vénitiens, bons catholiques, sont attachés aux alliances protestantes. Or ils suivent cette poütique «... au vu et à l’aveu de toute la Chrétienté, plus échauffés en cela de courage à la manutention de leur État que refroidis de zèle pour la Religion qui permet ces remèdes, et ne veut pas qu’on perde la terre pour gagner le Ciel, puisqu’on peut conserver l’une et acquérir l’autre par des moyens justes et légitimes ». D ’ailleurs les Espagnols suivent les mê­ mes maximes. Leur haine pour les Protestants est « un effet plutôt de leur ambition à l’avancement de leurs affaires que de zèle à la religion». Cette défense de la religion dont les Espagnols font un véritable programme est en réalité un « puissant moyen et instrument à eux de grandeur et de domina­ tion»: «Sous le masque de la piété, ils poursuivent des guerres d ’É tat1». L’idée que chaque prince doit surveiller attentivement les mouvements de ses voisins est familière aux écrivains politiques. Un pamphlet de 1628 rappelle que « ...chacun a l’œil ouvert pour empêcher l’agrandissement de ses voisins12 ». Mais la politique étant l’art de prévoir, la prévision des mou­ vements des autres pays n ’est possible que par la connaissance de leurs in­ térêts. Ceux qui traitent avec les princes ne doivent s’arrêter ni à leur exté­ rieur, ni à leurs paroles, ni à leurs promesses, ni à leurs caresses, mais à ce qui leur est utile. En effet : « ...leur intérêt est le Pôle autour duquel ils tour­ nent tous leurs mouvements et fondent leurs résolutions 3 ». Une excellente définition de ce que doit être chez un chef d ’État la capa­ cité nécessaire au maniement des grandes choses nous est donnée par le Coup d'État de Louis X III (1631). Selon cet écrit, celui qui tient le gouvernail public doit posséder une parfaite connaissance des intérêts et des mérites de ses ser­ viteurs et de ses ennemis, des forces, des revenus et des liaisons de tout l’État, des incünations, des alliances, des intérêts de ses voisins 4. La doctrine de la raison d ’État fait apparaître un nouveau tour d ’esprit chez les observateurs. Significative est l’expression que nous rencontrons dans le Mercure d'État de 1634 : « Le lecteur trouvera dans ce même recueil une anatomie judicieuse des Princes et des États les plus considérables de la Chré­ tienté, avec leurs liaisons, sympathies, intérêts, forces, desseins et tout ce qui sert à priser et à dépriser ». Ce sont en effet des « anatomies » de l’Europe que ces tableaux des intérêts des Princes et ils constituent un genre bien défini dans la littérature politique. Ses deux chefs-d’œuvre sont, comme l’a montré F. Meinecke, le Discours anonyme de 1623-24 et l’ouvrage de H. de Rohan. Faire l’anatomie des États, c'est déterminer la nature et l’orientation des 1. Cf. « C'est donc ainsi et par les appâts de cet hameçon que ceux d'Autriche pèchent en eau trouble, comme on dit, et font venir en leur nasse ce qu'ils jugent plus expédient pour leur grandeur et leur sûreté, faisant sous main bien souvent par leur puissance, aidée d’artifice, tourner les affaires et sous l’apparence d’une fausse peur de changement de religion en un État changer l'État à leur avantage par les ressorts de la Religion *. Ils ont beau dire : le zèle de la maison de Dieu les dévore moins que celui de leur ambition et avancement particulier. 2. Réponse au manifeste de M . de due de Savoie, dans le Recueil de H a y , p. 55. 3. Discours d ’État, 1628, pp. 21-22, BN : Lb36-2671. 4. Recueil de H ay , pp. 260-261.

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forces qui les constituent. C'est trouver dans leurs intérêts dominants la loi de leur action. C ’est appliquer la formule de Béthune: « Raison d’État n’est autre chose que raison d ’intérêt». Le postulat de ces études de politique con­ temporaine a été nettement formulé par Rohan qui écrit : « ...ce qu’il y a de Princes au monde ne se gouverne que par les Intérêts ». Et il précise ainsi sa pensée : « Les Princes commandent aux peuples, et l’intérêt commande aux Princes L La connaissance de cet intérêt est d ’autant plus relevé par­ dessus celle des actions des Princes q u ’eux-mêmes le sont par-dessus les peu­ ples. Le Prince se peut tromper, son conseil peut être corrompu ; mais l’in­ térêt seul ne peut jamais manquer; selon q u ’il est bien ou mal entendu,il fait vivre ou mourir les États 12 ». En cherchant la loi du mouvement des États existants, les observateurs introduisent des préoccupations empiriques dans la réflexion politique qui passe ainsi du plan normatif au plan positif. Ces tentatives n ’ont pas pour seul résultat de renouveler la science politique en la ramenant de l’abstrait au concret. Elles renferment aussi des germes d ’esprit historique. L’historio­ graphie traditionnelle ne voit dans les États particuliers que des variations brodées sur des formes générales : pour elle, l’histoire est un perpétuel re­ commencement. Au contraire, la doctrine du meilleur intérêt de l’État, née de préoccupations pratiques et utilitaires, a un sens du particulier et de l'historique dont sont dénuées les anciennes conceptions de l’histoire. Bien que ces recherches aient parfois les limites des vues trop empiriques, elles inau­ gurent pourtant une transformation des idées. Elles sont destinées à modifier profondément la conscience politique et la conscience historique de l’époque. Nous allons maintenant considérer le chef-d’œuvre de ce nouveau genre de la littérature politique : De l'intérêt des Princes et États de la Chrétienté d ’Henri de R ohan3. Comme le Discours de 1624, l ’ouvrage de Rohan 1. Formule reprise par A melot de la H o u s s a ye dans sa préface au Prince de Machia­ vel : « ...Machiavel raisonne en tout comme Politique, c’est-à-dire selon l’Intérât d’Ëtat, qui commande aussi absolument aux Princes que les Princes à leurs sujets ». 2. Cité par von A l b e r t i n i , op.cit., p. 178. La connaissance des intérêts des États de­ vient la science royale. J. E l s e vi e r écrit, dans le préface de YAristippe de Balzac: ( Op.cit., p. 445 ). 3. P r i e z a c , Discours politiques, 1666, p. 209.

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Touchant cette notion ambiguë, tantôt raison divine, tantôt raison d’enfer, nous allons demander quelques lumières à des théoriciens du XVIIe siècle qui n ’ont pas tardé à s’aviser de cette difficulté et ont tenté de la résoudre. Ils nous apporteront un témoignage supplémentaire de la place importante que cette notion tient dans la pensée du temps. Ils nous faciliteront aussi son intelligence. Observons que Γ« idole de la raison d ’État » est dénoncée dans des pam­ phlets étrangers qui, dans la tradition de VAdmonitio, attaquent Richelieu et son étatisme. Un libelle de 1642, la Théologie française expliquant la déifi­ cation de Richelieu opérée par la puissance du langage x, s’en prend au fond d ’idolâtrie que recouvre le culte de Richelieu. Il développe méthodiquement le chef d ’accusation et se demande si Richelieu fut un Dieu, s’il fut doué du don de prophétie, s’il est né sur la terre ou est descendu du ciel, s’il fut exempt de la tache originelle. Il examine ensuite quel genre de Dieu il fut : omnipotent, miraculeux, tout-puissant par sa parole. Comme preuves de l’i­ dolâtrie cardinaliste, il cite des panégyriques comme le Parnasse royal et le Sacrifice des Muses. Un autre écrit étranger de 1659 dénonce comme «dia­ bolique » la politique du cardinal 12. Il condamne la séparation opérée par le ministre de Louis XIII entre la politique et la religion. Il cite Le Bret qui, selon lui, aurait condamné les alliances avec les infidèles et les hérétiques, alors que Richelieu les a pratiquées. Pour nous aider à éclaircir la notion de raison d ’État, nous pouvons con­ sulter un spécialiste de science politique comme Corning, et lire sa Disser­ tatio de ratione status de 1651. Il nous offre des distinctions précises et utiles. Il observe que, si la raison d ’État est devenue comme « l’étoile polaire» de la politique moderne, sa définition soulève bien des controverses, même entre les doctes. La meilleure façon de définir cette notion, selon lui, serait de dire : l’intérêt général de la cité ou de l ’État. Ce qui est utile à une répu­ blique, voilà ce que réclame sa raison d ’État ; et régler sa politique sur la rai­ son d ’État ne signifie rien d ’autre que prendre pour fin de ses actions le salut public. Cette définition, remarque-t-il, ne renferme rien de condamnable. Coming en arrive ensuite à une deuxième conception de la raison d ’État, moins innocente celle-là, et fondée sur la violence et la ruse. C ’est cette raison d’État qui pourrait se définir par le mot mis par Plutarque dans la bouche de Jason : « Il est nécessaire que se conduise mal dans les petites choses celui qui veut réussir dans les grandes» ou par ces vers des Phéniciennes d ’Euripide, que César avait toujours à la bouche : « S’il faut violer la justice, il faut le faire pour régner ; C ’est dans d ’autres domaines qu’il faut cultiver la piété». 1. Th. A l e t h i n u s , Theologia gallica transubstantiationem Bichelii in Deum ex vi verborum factam expendens, Coloniae Agripinae, 1642. BN : Lb36 3285. 4°, 27 p. On y peut lire : «Volui igitur paucis foliis ostendere Galliam, olim Regionem prudentissimam, in sui Richelii cultu deli­ rare, illi ritu idolatrico omnes praerogativas adtribuendo, quas in Deo Optimo Maximo Religio Romana profitetur *. 2. Differentiae inter politicen genuinam ac diabolicam cum nonnullis actis publicis et arti­ culis Pacis inter ambas coronas initae, ex gallico in latinum translatae à Joachimo Pastorio, Amsterdam, 1659, in-12, 15 p., E 2829.

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C’est cette deuxième raison d ’État qui a produit ce que Tacite nomme les « hontes » et les « crimes du pouvoir ». Ces réflexions de Coming ont le mérite de montrer les deux pôles entre lesquels se situe la notion de raison d ’État et son ambiguïté fondamentale. Une définition des « raisons d ’État » nous est donnée par un pamphlet du temps de la Fronde, Le mot à Γoreille ou le Miroir qui ne flatte point. Cet écrit qui attaque violemment Mazarin, détestable politique, maître de perfi­ dies, fait au contraire un vif éloge de Richelieu. Π rattache les raisons d ’État à la prudence politique et y voit l ’art, non de former, mais de réaliser les en­ treprises. Sa définition, où il entre des conseils moraux, n’est d ’ailleurs pas d’une parfaite netteté *. Qu’éclaircir la notion de raison d ’État soit une tâche difficile, c’est ce que répètent les théoriciens allemands. Un écrit de 1685, qui constitue une longue étude de la question, s’intitule : L'équivoque monstrueuse de la raison cTÉtat *. Son auteur, Caspar Klockius, après avoir rappelé que la raison d’État se couvre de noms divers, ajoute : « ...la Raison d’État demeure l’énigme du siècle, une matière à subtilités; avec Protée, c’est Thétis; avec Pâris, Hélène; avec Ulysse, Pénélope 8 ». Ne se laissant pas rebuter par la difficulté de son sujet, Caspar Klockius s’essaye à définir cette notion fuyante. Π note surtout l’évolution subie par ce qu’il faut bien appeler « l’idole de la raison d’État » : «Ce mot a d ’abord désigné le salut et les nécessités de la République, et l’honnête jeu de l’administration civile ; maintenant la plupart de ceux qui s’appellent étatistes en font une idole, qui, si l’on peut dire, par ses oracles, par sa pression toute-puissante, est le moteur de tout ce qui se fait pour ac­ quérir, conserver, renforcer une domination, contre les lois divines et hu­ maines, par violence et par ruse, et dont les démarches sont dissimulées au vulgaire4». On peut résumer Klockius en disant que le mot de raison d’État1234

1. «...la prudence politique est une vertu de l'entendement, qui ne se nourrit que de preuves et de conjectures : elle s’occupe d’ordinaire en la recherche des expédients qui sont le plus convenables pour arriver à la fin que nous nous sommes proposée, et par conséquent il faut qu'elle consiste en une vigoureuse force d’esprit et en une expérience consommée au ma­ niement des affaires publiques, dont la connaissance est très difficile. Cette science royale a la finesse, la fourbe et l’imprudence pour ennemies ; et quelques éloges que la secte mazariniste puisse donner aux supercheries, si est-ce pourtant qu’eUes ne sauraient être reçues, ni admises en l’ordre de la prudence. Ce ne sont que des servantes de Pénélope, capables de préoccuper des insensés et de rebuter des sages. ...Les raisons d’État ne visent pas tant à faire des desseins et des entreprises qu’à balancer les moyens plus propres et plus dispo­ sés à les faire réussir heureusement comme on souhaite ; et pour cela il faut avoir une connais­ sance parfaite des hommes, des affaires, des pays, et être adroit et savant à toutes sortes d’occurrences ; il faut estimer ses ennemis capables de tout entreprendre ; il ne faut pas pré­ sumer trop de soi, ni se détourner jamais du bon chemin, pour quelque considération que ce puisse être ; il faut n'avoir rien qui ressente ni le flatteur ni l’esclave ; il faut sacrifier ses in­ térêts particuliers pour ceux du public, et ne résoudre jamais quoi que ce puisse être, ni par vindication, ni par colère ». ( Recueil de 200 pièces..., p. 504 ). 2. Rationis status monstrosa aequivocatio, 1685. 3. «...ut hinc apposite valde vir quidam Excellentissimus dixerit. Ratio Status manet aenigma aeculi, materia subtilitatum ; cum Proteo, Thetis ; cum Paride, Helena ; cum Ulysse, Penelope ·. 4. Idoli Rationis Status : « Rationem Status primum Salutem et necessitates Reipublicae honestumque administrationis civilis συνυπόκρισιν denotasse, nunc illum a plerisque Statists -

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est passé du sens d ’art de gouverner à celui de technique des coups d’État, du sens de gouvernement ordinaire à celui de gouvernement extraordinaire. Ludovicus Septalius nous a laissé un traité consacré à la raison d’État1. Un poème y chante la raison d ’État, « mens imperantium, anima imperio­ rum». Dans le livre I, Septalius note que ceux qui ont écrit de la raison d’État ont tiré leurs maximes du secrétaire florentin et de l’histoire de Tibère par Tacite. Il définit la raison d ’État comme la faculté de connaître les manières et les moyens propres à établir et à conserver n ’importe quelle forme de ré­ publique 2. Il observe encore que le sens de cette expression oscille entre celui de « prudence politique » et celui de « pratique des secrets de la domination ». Le dictionnaire de Richelet, dans son édition remaniée de 1727, nous offre, à l’article « État », un abrégé de l’histoire des idées politiques. Dans les exemples qu’il propose, les maximes autoritaires cèdent peu à peu la place à des maximes libérales 3. 5. Conclusion. De la « raison divine » au droit naturel. L ’ambiguïté de la raison d ’État, mise en lumière par les auteurs du XVIIe siècle, a tendance à être méconnue par les modernes qui succombent à la ten­ tation de la faire disparaître en privilégiant un aspect de cette notion. C ’est ainsi que certains historiens adoucissent l ’idée de raison d’État. Us n ’ont pas de mal à montrer qu’il ne faut pas confondre ce principe de gou­ vernement avec une image grossière et presque mélodramatique de l’absolu­ tisme : assassinats des Guise et de Coligny, masque de fer, cage du cardinal La Balue et cachots du Mont-Saint-Michel. Ils rappellent que la raison d’État n ’autorise pas nécessairement la violation de la loi divine et du droit naturel ; elle permet seulement de passer outre au droit commun en considération du bien de tous, mais est éloignée de ce qu’on entend communément par machiavélisme politique. Les mêmes historiens notent encore que raison d ’État ne signifie pas despotisme. Ainsi, dans le préambule de ses actes, le roi s’explique souvent des mesures qu’il prend. Mais il y a des cas où cela est impossible et les sujets ne lui en font pas grief. Us font confiance à ses lumières123 rom, ut vocant, Idolum haberi, cujus tanquam oraculi, vehementiori impulsu, quaecumque parandi, retinendi, intendendi dominatus ergo, citra aut contra Jus et fas, per vim et dolum geruntur, patrata in vulgu subtenduntur ». 1 . Ludovici Seplalii Patricii Mediolanensis De ratione Status libri septem , de Italico in Latinum versi a Johanne Garmers, Hamburg!, 1659. 2. « ...facultas est cognoscendi media et modos idoneos ad introducendam conservandamque quamvis rei publicae formam ». 3. A l’inspiration étatiste se rattachent des phrases comme : « Ce Prince a fait un grand coup d’É tat ». « L’intérêt particulier cède à la raison d’État ». « En matière d’État, un crime possible est regardé comme déjà commis * ( Amelot ). Corneille écrit dans un même sens : « C’est un crime d’État que d’en pouvoir commettre ». « La justice n’est pas une vertu d’État ». Et Quinault, que Boileau nous présente comme un doucereux, affirme : « Mais la raison d’État veut souvent qu’on préfère A la vertu nuisible un crime nécessaire ». Mais, en 1727, l’étatisme a été regardé avec des yeux critiques et le dictionnaire de Riche­ let nous offre ces réflexions de Saint-Évremond : « En matière d’État, être malheureux ou im­ prudent, c’est presque la même chose ». « Les crimes d’État sont les crimes ordinaires des inno­ cents qu’on veut opprimer ».

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et ne le regardent pas pour autant comme un tyran. Les gouvernants modernes font-ils mieux ? A l’opposé, d'autres écrivains ne voient que les aspects né­ gatifs de la raison d ’État. Dans une page violente, S. Weil compare Richelieu à Hitler1. J. Daniélou discerne dans la raison d’État quelque chose de « dé­ moniaque » 123*. Ainsi, chez les modernes, la raison d’État est toujours matière à discussion. Elle a ses ennemis. Si elle a trouvé des avocats, ce sont des dé­ fenseurs un peu honteux qui l'affadissent. Elle n’a trouvé personne pour la qualifier de « divine ». Or le grand mérite de F. Meinecke est de n ’avoir pas éludé le problème et d’avoir mis en lumière les deux visages de la raison d ’État. D ’une part, la raison d’État traduit l’appétit de puissance qui habite l’État. Volonté de puissance collective, elle ne connaît d ’autre loi que celle de son intérêt, d'autre procédé que l’emploi de la violence et de la ruse, et, suivant les circonstances, elle se présentera comme un autoritarisme brutal ou comme un machiavé­ lisme policé. D ’autre part, elle est une puissance d’organisation et a pour but lointain d’établir une cité harmonieuse. Instrument de lutte et principe d’ordre, elle établit, tant bien que mal, un lien entre le monde de la force et celui de lajustice. Elle résume parfaitement l’ambiguïté de l’État qui, créature amphibie, est volonté de puissance autant que poursuite de valeurs. La double postulation qui définit la vie de l’État explique les écarts que Ton observe dans la conduite des gouvernants. Des mobiles de deux ordres qui les meuvent, souvent les plus brutaux tendent à prévaloir. Les adversaires de Richelieu et de Mazarin qui dénoncent la tyrannie et l’immoralité des ministres n’ont pas toujours tort. Mais, contre ces critiques, et sans vouloir diviniser la politique des cardinaux ministres, on peut faire une remarque : leurs méthodes, parfois détestables, de gouvernement proviennent, non de leur perversité, mais de la pression de la nécessité et sont peut-être, dans une certaine mesure, indispensables à la vie des États et des Nations 8. La raison d ’État apparaît donc comme une notion médiatrice qui essaie de ménager le passage de la volonté de puissance amorale à un ordre supé­ rieur. Cette nature amphibie explique qu’elle fasse problème. Elle peut ou­ vrir la voie aux pires excès. Elle peut aussi se rapprocher d ’une sorte de pru­ dence. L’ambivalence de la raison d ’État se retrouve chez ses publicistes. Tantôt les écrivains étatistes ne voient en elle qu’un principe négatif, qu’une immo­ ralité organisée, dont ils prennent plus ou moins facilement leur parti. Ils adoptent d'ailleurs ainsi, sans trop s'en rendre compte, le point de vue de leurs adversaires dévots. Tantôt, au delà de la violence assumée, ils considèrent la raison d’État comme un principe positif de gouvernement, le moyen de 1. S. Wbil, Écrits historiques et politiques, Paris, I960, pp. 16-17. 2. J. D a n i él o u , < Le démoniaque et la raison d’État >, Atti del I I Congresso internatio­

nale di Studi Umanistici, 1952. J. Daniélou écrit : « La pensée de Machiavel nous laisse entre­ voir que la raison d’État n’est pas sans entretenir quelques relations avec le démoniaque * (p. 26). 3. L’appétit de puissance joue dans la conduite des États le même rôle ambigu que les passions dans la conduite des individus. Rappelons-nous la réponse de l’ermite à Zadig qui dé­ plore les effets funestes des passions : « Ce sont les vents qui enflent les voiles du vaisseau... elles le submergent quelquefois ; mais sans elles il ne pourrait voguer... Tout est dangereux ici-bas, et tout est nécessaire * ( V o l t aï r k , Romans et contes, Pléiade, p. 60 ).

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réaliser un nouvel ordre rationnel entre les hommes. Ainsi, suivant qu’ils assument simplement la violence ou la dépassent, leur idéal oscille continuel­ lement entre la raison d ’État et l’État de la Raison. Mais les côtés négatifs de la raison d ’État ne doivent pas faire oublier son autre aspect, l’ordre rationnel du Léviathan. L ’État représente un nouveau genre de rapports sociaux très différents des anciens. Un symbole frappant de ce nouvel ordre collectif nous est offert par le bourg de Richelieu, édifié par le cardinal, et dont les rues en damier, les maisons identiques traduisent une volonté de discipline que l’on ne trouve pas dans les agglomérations ca­ pricieuses et désordonnées qui sont le produit du temps et du hasard. La raison d ’État est, d ’une certaine façon, un moyen de détruire les tra­ ditions et les lois établies. Se définissant déjà par ce qu’il nie, l’étatisme s’op­ pose aux formes de vie rurales et terriennes héritées du Moyen-Age et absorbe les forces spontanées des anciens rapports collectifs. Aux structures natu­ relles, un peu hésitantes et contradictoires, sa volonté froide et persévérante entend substituer une organisation rationnelle de contrainte et d ’obliga­ tion. Il remplace un ordre naturel par un ordre humain L Cet ordre nouveau paraît scandaleux aux esprits traditionalistes. Pour nous, habitués à un État centralisé, il va de soi et semble « naturel ». Mais, pour bien des contempo­ rains de Richelieu, il n ’était qu’artifice et tyrannie. Si nous voulons retrouver l’impression de scandale qu’il produisit alors, nous devons penser à des pen­ seurs traditionalistes, plus proches de nous et qui repoussent l’héritage ro­ main et sa volonté de rationalisme collectif : Chateaubriand ou Lamennais par exemple. Mais ce qu’il faut noter chez les traditionalistes d ’hier ou d ’avant-hier, c’est que ces adversaires de l’État ne sont pas des individualistes qui défendent la personne contre les empiètements de la société, mais des dé­ fenseurs des disciplines naturelles contre une discipline artificielle. La transformation qu’opère la raison d ’État dans la pensée politique est fiée au changement de la société et au passage d ’une France rurale à une France commerçante et bourgeoise. L’État de Richelieu, conquérant et or­ ganisateur, moderne et mercantiliste, apparaît par certains côtés comme une des premières formes de l’entreprise capitaliste. Son rationalisme et sa poli­ tique d ’intervention à outrance, la recherche de l’intérêt érigé en loi, sa con­ ception de la vie internationale comme compétition permanente, sa demimorale qui s’excuse par le souci de l’intérêt général sont autant de traits de l’entreprise capitaliste naissante. Sans doute, son souci du prestige et de la grandeur place l’État de Richelieu au-dessus du plat utilitarisme des répu­ bliques marchandes. La « gloire» se mêle à l ’esprit calculateur et le mercan­ tilisme est ennobli par le césarisme. Mais par son organisation, par sa lar­ geur de vue, par sa continuité d ’action et son dynamisme, l’État nouveau incarne l’esprit d ’entreprise du siècle du mercantilisme12.

1. L’opposition entre la vieille et la nouvelle France, entre la politique traditionaliste et la politique de la raison se retrouve au X IX e siècle. Elle a été présentée d’une façon épique par Claudel, dans YOtage, sous les traits de Coûfontaine et de Turelure. 2. U argent et la gloire. Dans les écrits politiques, les considérations économiques ne tien­ nent pas toujours la première place. Les calculs d’argent sentent les républiques marchandes et semblent indignes d’occuper la pensée d’un roi épris de gloire. Hay du Chastelet exprime

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Dans une pensée célèbre, Pascal a évoqué la relation mouvante et l’im­ possible accord de la justice et de la force. Plus près du réel, l’étatisme de l’épo­ que de Richelieu, assumant la violence pour la dépasser, a tenté d ’accorder la force et la raison*1. Visant à réconcilier la violence et la raison, côtoyant le machiavélisme pour le dépasser, l ’étatisme a propagé une nouvelle con­ ception des rapports des hommes entre eux et de l’homme avec Dieu. En laïcisant la pensée politique, il développe le droit naturel et une théologie nouvelle. Les étatistes refusent d ’abord toute religion qui mêle trop Dieu aux affaires humaines et qui est prêchée par des gens « plus politiques et charnels que spirituels », comme disait Theveneau. Ils jugent fort suspectes les entreprises politico-religieuses à la mode espagnole, telles que la Ligue, l’Évangélisason dédain pour la politique strictement utilitaire des républiques de marchands : « 11 n’est permis d’être timides qu’à ces petits Princes qui ne portèrent jamais l’épée que dans les céré­ monies, qui ne furent jamais armés qu’en peinture, et qui n’ont guère d’autres intérêts à la guerre que la sûreté de leur commerce, le débit de leurs denrées et le cours de la monnaie. Mais un Roi de France, souverain de tant de peuples belliqueux... » ( Recueil, Au lecteur, p. 56 ). Cependant, malgré ces déclarations, des préoccupations économiques apparaissent dans le Re­ cueil de Hay. Témoignage indirect, la Lettre déchiffrée ( 1627 ) déplore le progrès de l’esprit de calcul et d’intérêt. Le pamphlet évoque « ...ce bon vieux temps de nos pères, où la vertu tenait dans le monde le rang que la corruption des mœurs lui a fait perdre depuis. Mais qu’en un siècle comme le nôtre, où l’on mesure le mérite d’un homme à son revenu et où l’argent fait, par ma­ nière de dire, le cinquième élément d’un chacun... ( Recueil... de Hay, p. 43 ). Les écrivains gouvernementaux sont touchés par l’esprit nouveau. Le Discours sur plusieurs points importants 11626 ) fait l’éloge de Richelieu, fondateur d’une compagnie de commerce et rénovateur de notre marine ( ibid., p. 10 ). L ’A vis d ’un théologien sans passion ( 1626 ) célèbre l’action de Ri­ chelieu en faveur du commerce maritime ( ibid., p. 662 ). La Réponse au manifeste de Mgr le duc de Savoie ( 1628 ), après avoir fait un tableau optimiste de la situation économique en France, souligne le profit qui revient au pays de ses exportations « ...des vins, des blés, du bétail, de toiles et autres marchandises, qui sont les mines qui remplissent le Royaume de ces grandes sommes d’argent, lesquelles tous les ans s’y renouvellent * ( ibid., p. 58 ). Une déclaration du roi du 18 janvier 1634 montre les préoccupations commerciales de la France. Le roi s’y affirme résolu « ...d’introduire... l’abondance dans nos états, par l’établissement d’un grand commerce fortifié d’un puissant nombre de vaisseaux de guerre * ( Ibid., p. 903 ). -Ainsi prennent place dans la politique, à côté du noble et traditionnel souci de la gloire, des préoccupations modernes et mercantilistes. 1. Lorsque l’on considère la raison d’État, il ne faut pas rester prisonnier d’une perspec­ tive moralisante et voir la victoire des étatistes comme celle des cyniques sur les belles âm es. Ce fut là le point de vue des théocrates. Ce fut aussi le point de vue d’étatistes « déniaisés » comme Naudé, tout heureux d’exalter l’immoralisme de la raison d’État en face des préjugés communs. Mais l’emploi de la violence est vieux comme le monde et ne choquait pas en luiméme. Le parti religieux, les Espagnols, les Jésuites n’ignoraient aucun des procédés tortueux qu’ils dénonçaient chez les Français : les écrivains cardinalistes le leur rappelaient fréquem­ ment. On observe en effet que les « passe-droits * accordés aux gouvernants par les étatistes scandalisent moins par eux-mêmes que par l’esprit nouveau qu’ils révèlent. Tel est le climat de ce siècle dur que peu de penseurs ont rejeté l’emploi de la violence pour le bon motif. Aussi soucieux d’efficacité que les machiavélistes, des théologiens ont justifié le régicide et la guerre civile. Les Jésuites sacrifient tout à la raison de l’Église comme les étatistes à la raison d’État. Dans le crime politique d’ailleurs, ce qui choque ordinairement, ce n’est pas le meurtre en luiméme, mais l’esprit dans lequel il est commis. Chaque groupe a son idée du bon et du mauvais usage de la violence, et, à part quelques humanistes chrétiens nourris d’Érasme, les partis aux prises ne diffèrent que par l’idée qu’ils se font du bon emploi du crime. Si les machiavélistes font scandale, c’est parce qu’ils sont, à l’occasion, criminels sans remords et avec ingénuité. C’est leur « naïveté » qui leur a valu les plus solides haines ainsi que la sympathie des « esprits libres ». Or le crime des étatistes se réduit bien souvent à partager cette franchise.

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tion des Indes, la guerre sainte contre l’hérétique ou l’infidèle. Ils ont souci d ’une religion plus pure, plus intérieure, débarrassée des intérêts matériels et des étroitesses de dogme. Séparant très nettement leurs devoirs de Fran­ çais de leurs devoirs de chrétiens, ils prônent une certaine tolérance à l’inté­ rieur du pays. Mais, unis dans leur refus d ’une théologie espagnolisée, ils se divisent sur la conception religieuse qui soutient leur politique. Les libertins, en bons disciples de Machiavel, rejettent tout surnaturel et ravalent la reli­ gion au niveau d ’un moyen de gouverner. Des esprits religieux, souvent en­ couragés par le Pouvoir, édifient un étatisme chrétien. Ferner écrit le Catho­ lique d'État. Silhon entend accorder la raison d ’État et la loi de Dieu. Π re­ pousse le machiavélisme comme le déisme et fait de Richelieu le « Chrétien politique ». Balzac condamne une dévotion inquiète au même titre que la « dévotion d ’apparence et de grimace » des Espagnols et que la théologie trop accommodante des Jésuites. Contre les machiavélistes et les Espagnols il défend la « vieille Théologie ». Cet étatisme chrétien fait une large con­ fiance à la volonté humaine pour édifier la société civile. Il s’appuie sur les ra­ tionalismes anciens et modernes et accorde une grande autonomie à l’État. Enfin, en réfutant les pamphlets espagnols et en invoquant le droit naturel, la presse étatiste contribue à répandre le déisme. 11 en est en effet des polé­ miques politiques avec l’Espagne comme des polémiques de Pascal avec les Jésuites : elles ont beaucoup fait pour séculariser la pensée et pour répandre la morale et la politique des honnêtes gens. Également éloignée de la Théologie espagnolisée que de l’athéisme de Machiavel, la politique des honnêtes gens — ou, plus exactement, celle des bourgeois, des hommes de loi et des fonctionnaires tend à se donner pour fon­ dement le droit naturel, un rationalisme chrétien et, assez souvent, le déisme. Généralement marqués par le droit romain, « la raison écrite », ces serviteurs du roi ont le sentiment que la raison naturelle a été donnée par la divinité à l’homme pour qu’il organise la société. Nous avons rencontré diverses expressions de cette conviction. Contre le scepticisme de Machiavel, Theveneau rappelle que, sans le droit naturel, il ne peut exister de société. Silhon con­ damne la Saint-Barthélémy comme contraire au droit des gens et à la stabilité des conventions. Dans son Tacite français, Ceriziers note que, la religion venant du ciel pour y perfectionner les vertus naturelles, non pour les détruire, il existe un droit naturel. Enfin, et surtout, toutes les justifications de la poli­ tique étrangère de Richelieu reposent sur le droit naturel. Cette manière de voir n ’était pas nouvelle puisqu’on la trouve excellem­ ment formulée dans un livre de G. Maran, publié en 1621 : Discours poli­ tiques de rétablissement et conservation des lois et de la justice. Répondant à Hotmann, détracteur du droit romain, Maran 1 établit que les jurisconsultes latins sont les inspirateurs de la législation française. Contre la thèse de Hot­ mann, Maran montre dans le droit romain, non seulement un chef-d’œuvre de la raison humaine, mais encore une création de la Providence 12. En effet l’homme possède une lumière naturelle qui lui permet d ’établir et de main1. Guillaume de M a r a n , jurisconsulte, né à Toulouse en 1549, mort dans cette même ville en 1621. Professeur de droit à l’Université de Toulouse en 1582. 2. M a ra n , Discours politiques..., dédicace au roi.

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tenir la société et, par conséquent, le droit ne dépend pas de l’opinion comme le veulent les cyniques. Au-dessus des lois particulières, il existe une loi qui ne s’apprend point, qui naît avec nous, que nous avons prise, sucée et tirée de la nature même. 11 ne faut que rentrer en soi pour entendre sa voix1 et elle est l’empreinte de la justice divine dans nos âmes. Nature et raison natu­ relle sont à l’origine du droit des gens et des lois civiles12. Ainsi la providence de Dieu a pourvu au gouvernement des hommes « ...les conduisant comme par la main, pas à pas, et leur ayant tracé en leur propre raison comme plan et dessin général de tout droit divin et humain, public et privé suivant lequel ils peuvent dresser leurs lois et mœurs appropriées aux besoins, utilités et nécessités du pays 1 ». Et Maran ajoute : « Cette même raison naturelle leur a fait connaître qu’il n ’y a rien de plus juste et raisonnable que ce qui va à la commodité publique et au bien et salut de l’État». L’idée de droit naturel avait donc été excellemment définie par Maran et les écrivains cardinalistes n ’avaient guère à ajouter à sa formulation théorique. Πmanquait cependant à cette conception l’essentiel : un début de réalisation concrète. Ce sera l’œuvre des étatistes du règne de Louis XIII que de faire entrer ces idées dans les faits. La méthode de Richelieu ne sera pas spécu­ lative et c’est par la violence qu’il changera les rapports humains existants. D vérifiera d’ailleurs par là l’idée de son temps suivant laquelle tout ordre politique s’établit par la force et s’humanise peu à peu. Ainsi, par une curieuse convergence de l’action et de la pensée, l’étatisme de Richelieu complète paradoxalement l’œuvre de Grotius. Alors que le droit naturel de Grotius se dresse contre la guerre qui désole la Chrétienté, le droit naturel propagé par les écrivains de Richelieu sort de la guerre qui détruit la République chrétienne. Par un étrange détour, la raison d ’État ouvre la voie au droit naturel et au déisme.

1. Maran, Discours politiques..., p. 4. 2. Ibid., p. 11.

CONCLUSION

LA LAÏCISATION DE LA PENSÉE POLITIQUE ET LES RUSES DE LA RAISON D’ÉTAT • ... tromper avec gloire et innocence... » Macho* «... présider aux hommes à cause des hommes »... P eieiac 1

L’étude de la raison d ’État nous a permis d'observer le mouvement de la pensée politique à l’époque de Richelieu. Nous avons vu l’apparition d'une nouvelle politique, les résistances qu’elle a provoquées, les plaidoyers qui l’ont soutenue, et ce violent conflit de la résistance et du mouvement a quel­ que peu étouffe les voix humanistes. Dans cette lutte entre la vieille et la nou­ velle France, dont le groupe étatiste sort vainqueur, les opposants dénoncent la violence de l’étatisme que ses partisans ne cachent pas. La raison d ’État, c’est-à-dire la nouvelle politique sécularisée, révèle et résume l’ambiguïté de l’entreprise étatiste, à la fois volonté de puissance et volonté d ’organisation. L’ambiguïté de la politique de Richelieu reconnue, sa gloire et ses ombres s’expliquent ainsi que le scandale qu’elle a provoqué chez les partisans d’une théocratie. Mais une large partie de l’opinion approuve cette politique et pourrait signer la lettre que Voiture rédige l’année de Corbie12. En effet, la raison d’État a un côté positif et le mérite de ses partisans était, en dépas­ sant l’alternative : raison divine — raison diabolique, de réaliser un net progrès de la pensée politique. Au terme de notre étude, il convient de préciser quel fut l’apport de l’épo­ que de Richelieu à la science politique française. En effet la valeur et même la réalité de cet apport ont été contestées, les vues optimistes des hommes du XVIIe siècle contrastant avec les jugements sévères des modernes. C’est une notion assez généralement répandue au XVIIe siècle qu’il existe une science politique à l'élaboration de laquelle les écrivains ont l’ambition de collaborer. Les désaccords ne portent guère que sur la conception — re­ ligieuse ou laïcisée — qu’il convient de s’en faire3.

1. P ri eeac , Discours politiques , 1666, p. 49 : « La tutelle sane doute et non pas la ser­ vitude des sujets a été commise au Prince ; U est leur Protecteur comme il est leur Seigneur, sa principauté veut être alliée avec leur liberté, et il n’est monté sur le trône que pour dé­ couvrir de plus loin leurs nécessités, et présider aux hommes à cause des hommes». 2. Celle du 25 décembre 1636. 3. Parmi les écrivains qui se sont consacrés à la politique il se rencontre des extravagants. Ainsi en 1625, un certain François Marchant, dans la préface de La science royale ( Saumur, 131-144 p., BN : F 16141 ) nous apparaît comme un solitaire et un exalté qui pense avoir trouvé la Vérité : « ...après 32 ans de labeurs opiniâtres, et sans exemple, en l’exercice des deux charges d'avocat et de juge, accompagnés de prodigieux accidents, m’étant retiré au désert, pour va-

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L ’idée et l’expression de « science politique » sont banales. Au début de son Anti-Machiavel, Gentillet indiquait son intention de toucher quelques points de la «science politique». En 1618, P. de la Mare emploie indiffé­ remment les mots de « Science royale » ou de « Science politique ». En 1621, dans les Politiques chrétiennes, Molinier ramène la politique à la pratique de la « Sapience politique », une sagesse éclairée par la foi, naturellement. En 1631, Γ« avis au lecteur » des Politiques de Cabot nous apprend que, dans sa jeunesse, l’auteur était « amoureux de cette belle science de la politique ». Cabot consacre deux chapitres à exposer « l’excellence de la politique», puis la « nécessité de la politique ». Pourquoi Dieu a-t-il donné à l’homme la science politique ? « Il lui a donné la science politique afin de vivre en société dans le monde créé par lu i1 ». C ’est la « première et la maîtresse des sciences ». Elle n ’a d ’autre but que le bien public. Aristocratique, elle s’adresse à une élite, à des « hommes de bon heu, bien nés et élevés, qui ordinairement ont l’âme généreuse, haute et capable de grandes affaires ». Elle sera interdite au vulgaire, aux gens sortis de « la lie du peuple » et brusquement enrichis*12. Nous savons que, si Le Vayer est sceptique sur la possibilité de constituer une science politique, Naudé est d ’un avis opposé et étudie les « coups d’État ». En 1646, le Commerce honorable définit la « Science politique » comme « ...l’é­ tablissement et... l’ordonnance de plusieurs inférieurs sous la dépendance des supérieurs », et se préoccupe surtout de l’organisation économique de la société. Boyer de Roche, dans sa Politique du temps (1642), souligne les diffi­ cultés de la politique qui, s’attachant à une matière aussi changeante que le peuple, ne peut arriver à des maximes universelles et reste donc plus un art qu’une science 3. En 1647, H. Mugnier, dans La véritable politique du prince chrétien, donne une interprétation religieuse de la « science » du gouverne­ ment, « l’Art des Arts 4 ». Plusieurs fois rééditées, les Résolutions politiques de J. de Mamix expri­ ment bien les idées courantes du temps touchant « l’Art des Arts ». Mamix part de l’évidence « qu’il y a une science politique » : « Si tant est qu’il y a une science en toute chose, jusques à la conduite d ’un chariot et gouvernement d ’une barquette : comment n ’y en aurait-il aucune pour la conduite et gou­ vernement d ’un corps civil, d ’un État ou d ’une République ?». Cette science est la plus nécessaire et la plus difficile : « Celui qui veut maîtriser un oiselet doit bien savoir la méthode : combien plus celui qui veut se rendre maître de l’homme, l’animal le plus fantasque de tous et qui veut être mené avec plus grande dextérité?» quer au service de Dieu dans son Église, et secourir un grand ordre, mon esprit a été illuminé d’une science inconnue aux humains, laquelle m’a donné l’assurance de pénétrer jusqu’aux plus profonds abîmes de la vérité des causes essentielles de la corruption publique et des remè­ des convenables ». L’extrême confusion du livre du « directeur du conseil de l’ordre de Fontevraut » ne permet pas de partager son heureuse conviction. 1. Op.cit., p. 18. 2. La préface de L. Campistron, dédiée à Richelieu, montre l’intérêt et l’actualité du livre de Cabot qui apprend à «découvrir et ruiner les plus dangereuses conjurations», à concevoir de «grands desseins», à «détruire les rébellions les mieux prétextées», à arrêter «la cupidité d’un ambitieux voisin ». 3. Op.cit. y pp. 31 et 34. 4. Op.cit., p. 73.

CONCLUSION

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Pour Mamix, la science politique n ’est pas seulement le vieil art de manier le peuple. C’est aussi l’art de conduire les évènements. Car le monde n ’est pas dominé par la fortune et les choses n ’arrivent ni fortuitement, ni néces­ sairement, ni f a t a l e m e n t L ’ultime fondement de la science politique, c’est le libre arbitre de l’homme. L ’existence de Dieu ne supprime pas la respon­ sabilité humaine, ce que M amix exprime avec clarté et pittoresque : «...tant s’en faut que la volonté divine amortisse le franc arbitre des hommes, ou les doive rendre négligents en leurs affaires et en la recherche et application des préceptes de bien gouverner, qu’au contraire ils peuvent tirer de là une grande occasion de s’évertuer, considérant que leur coopéra­ tion n’est pas inutile, mais très nécessaire, car en veillant, en faisant et en se bien conseillant, toutes choses succèdent heureusement, en épargnant d’autre part sa peine et tenant les bras croisés, on n ’a garde de voir tomber du Ciel les alouettes rôties ». Mais, si les contemporains de Louis XIII ont cru à la valeur de leur science politique, bien des modernes ne partagent pas leurs certitudes et mon­ trent la plus piètre estime pour leurs réflexions sur le pouvoir. Exemple de cet état d’esprit, Nys écrit dans son livre Les théories politiques et le droit international en France jusqu'au X V IIe siècle (1899) : « Durant presque tout le XVIIe siècle il ne paraît en France sur le droit politique que peu de livres de sérieuse valeur ; il y a d ’énormes compilations où les prétendus droits des rois sont énumérés ; des écrivains aux gages de la couronne se font les pané­ gyristes de l'absolutisme ». G. H. Sabine est aussi dur dans son History of political theory. Ces jugements sévères correspondent-ils à la réalité ? Bien que reflétant l’incompréhension de libéraux et de constitutionalistes pour une époque autoritaire, ils ne sont pas dénués de fondement. Si l’on considère les grands ouvrages de philosophie politique du XVIIe siècle, on remarque qu'ils viennent surtout d ’Angleterre et des Pays-Bas : ce sont ceux de Grotius, de Hobbes, de Spinoza et de Locke. Au contraire en Espagne, en Italie et en Allemagne les théoriciens politiques innovent peu. L’originalité française s'épanouit dans l’art, la philosophie ou la science, et non dans la pensée politique. Certains historiens voient un parallélisme entre le dévelop­ pement de la pensée politique et celui du capitalisme : les pays capitalistes et protestants seraient favorables à son essor ; le catholicisme et l’économie agraire le freineraient. On a encore nié la possibilité d ’une science politique en régime autoritaire. On a rappelé que l’intolérance et le dogmatisme ren­ daient impossible toute science véritable qui se nourrit de l’esprit d’examen. On a justement dit que, tant que les phénomènes politiques demeuraient classés dans la catégorie du sacré, il n ’était pas possible de les étudier. Par certains côtés, l’idéologie absolutiste semble une simple défense et illustration de l’or­ dre établi, qui ne peut faire naître que des œuvres de courtisans. Tous ces points accordés, nous ne pouvons cependant pas suivre les dé­ tracteurs de la science du gouvernement au XVIIe siècle, car les écrivains de1 1. Voir les chapitres 2, 3 e t 4 de la première partie de son livre. Relevons encore la croyance, chez Marnix, en an progrès de l’a rt de gouverner : « C’est une science véritablement, d’autant que le temps l’enrichit, l’augm ente, l’éclaircit et la perfectionne de plus en plus... ».

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l’époque de Richelieu, les étadstes surtout, ont fait progresser la pensée poli­ tique française en travaillant à sa laïcisation. Mais cet enrichissement de la science politique a été méconnu en raison d ’une particularité de son origine qui ne pouvait que choquer aux époques de libéralisme. Parce qu’elle est la conscience d ’un monde en lutte, la pensée étatiste est soumise à toutes les servitudes de l’action. Fille de l’État, en même temps dirigée et libre, elle frappe par des caractères contradictoires. Accordons à ses adversaires que la pensée étatiste semble moins destinée à éclairer les hommes qu’à les asservir. Affligée d ’une sorte de péché originel, elle est trop engagée dans l’action pour avoir eu le temps de pousser son éla­ boration théorique1 et elle souffre d ’un manque de systématisation. Elle frappe par son caractère composite et des discordances singulières s’observent dans l’image que les sujets de Louis XIII se font du roi, à la fois roi-thauma­ turge, César, Prince chrétien et Prince machiavéliste. Les bigarrures de l’idéo­ logie étatiste tiennent à la diversité de ses sources et à leur incomplète fusion : Aristote, le droit romain, Tacite, la théologie chrétienne, les maximes machiavélistes ont été mis à contribution pour constituer les justifications théori­ ques de l’État absolutiste, et le travail d ’élaboration de la doctrine monar­ chique par les écrivains au service du Prince n ’est pas sans analogies avec ce que Stendhal nous dit de la « cristallisation » amoureuse : « ...l’opération de l’esprit qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections». Dans son grave traité, Marca ne parle-t-il pas des « amants pieux et dévoués de la royauté123» ? Grâce à des déformations créa­ trices et à des falsifications respectueuses, les juristes, les théologiens et les hommes de lettres ont travaillé à la « cristallisation étatiste ». Comme, à l’op­ posé, l’idéologie des « dévots » se désagrège s, on peut dire qu’à la cristalli­ sation étatiste correspond une décristallisation théocratique. Pourquoi la pensée étatiste est-elle restée une idéologie en quête d ’un phi­ losophe ? Sans doute en raison d ’une nécessité de fait et parce qu’une période de crise ne se prête guère aux vues ordonnées. Trop mêlée à l’histoire pour être parfaitement élaborée, la pensée étatiste de l’époque de Richelieu souffre, d ’autre part, d ’avoir été diffusée par des

1. Rappelons, comme l’un des signes du dédain des publicistes étatistes pour la rigueur théorique, la façon dont ils déforment sans scrupule leurs sources. Leur Tacite autoritaire et machiavéliste constitue sans aucun doute un contre-sens sur l’historien latin. Mais c’est juste­ ment la fausseté de ce portrait qui lui a permis d’exercer une action importante sur les esprits. Le rayonnement du Tacitisme comme celui du Machiavélisme permet de vérifier un fait fré­ quent dans l’histoire des idées, que l’on peut appeler la loi de la déformation créatrice : si la force interne d’une doctrine est due à sa cohérence logique, son influence historique se mesure à sa capacité de déformation et à son aptitude à s’adapter à des situations nouvelles ( voir la remarque de P. V e r n i è r e sur l’influence du spinozisme dans son S p in o z a et la pensée fran­ ç a ise a v a n t la R é v o lu tio n , Paris, 1954, I, p. 3 ). La fécondité du Tacitisme et du Machiavélisme au X V IIe siècle, c’est qu’ils aient pu se déformer jusqu’à se fondre dans la doctrine de la raison d’État. 2. M arca, D e con cordia sa c e rd o tii et im p e r ii , II, 2 ,1 : « ...ap u d pios e t devotos Regum cul­ tores... *. 3. La pensée théocratique est en retard sur l’évènement, soit qu’elle invoque un système correspondant à une réalité politique dépassée, soit qu’elle se montre incapable d’intégrer l’État nouveau. Elle est tantôt périmée, tantôt inadaptée.

CONCLUSION

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hommes plus soucieux d ’efficacité que de vérité. Mathieu de Morgues pré­ sente les écrivains cardinalistes comme des spécialistes du mensonge et un observateur pessimiste pourrait qualifier tous les ouvrages politiques du temps de «littérature de propagande». Les écrits du parti religieux comme ceux du groupe étatiste frappent en effet autant par le style de propagande qu’ils emploient que par les concep­ tions philosophiques qui les soutiennent. Le style dévot se reconnaît à l’em­ ploi d’arguments religieux. Réduits à la défensive, les dévots se livrent à une propagande d ’agitation qui vise à diviser l’opinion en inspirant la crainte de Dieu. Tout en exaltant la mystique du chef, les publicistes gouvernemen­ taux usent surtout d ’arguments rationnels. Travaillant à la fois à ruiner les réquisitoires des dévots et à consolider l’opinion, ils se livrent à une propa­ gande d’agitation comme à une propagande d ’intégration. S’ils jouent aussi de la peur pour agir sur l’opinion, c’est la menace espagnole qu’ils agitent. Un trait de la propagande cardinaliste mérite d ’être relevé : sa tendance à donner une vue brutale de la réalité. On remarque que, participant de l’ambi­ guité de la politique, la propagande peut insister soit sur les conflits, soit sur l’harmonie future de la société. Elle met donc en lumière, tantôt l’aspect «lutte», tantôt l’aspect «intégration» de l’activité politique. Or, sous Louis XIII, les tensions intérieures et internationales sont trop vives pour permettre une vue rose de la réalité. La presse cardinaliste tend donc à présenter la vie politique comme un affrontement de forces, optique dure qui semble aux « esprits libres » un signe de vérité. Ce trait de l’époque de Richelieu frappe si l’on compare ses productions à celles d ’une époque ultérieure. Un livre comme les Discours politiques de Priezac, parus en 1652-1654, use de l’autre méthode de propagande : théoricien euphorique, il donne au public une présentation tranquillisante de la réalité. La brutalité de l’époque de Louis XIII rendait impossible les bergeries politiques. La philosophie politique du régime de Richelieu est donc moins le fruit de la réflexion désintéressée que le masque de la volonté de l’État et un instru­ ment de la domination. L ’impression d ’inachevé que donnent ses ouvrages vient de leurs visées pratiques. Profondément marqués par les servitudes de l’action, ces écrits témoignent de cette vérité fréquemment vérifiée : l’écri­ ture a moins souvent pour but de répandre les lumières que d’affermir les do­ minations L Mais cette pensée oppressive est aussi un instrument de libération. Dans leur aspect positif, les ouvrages étatistes de notre période contribuent à laï­ ciser l’Etat et la société des nations, et le fait le plus remarquable de cette in­ fluence, c’est que le progrès du rationalisme est parallèle à celui de l’État. D’un côté, le rationalisme soutient la politique étatiste. La spéculation théorique fournit d ’armes les hommes de gouvernement. Les rationalismes anciens et modernes viennent donner aux publicistes gouvernementaux les éléments d ’une philosophie de l’absolutisme. Aristote, le droit romain, Tacite, Machiavel, le mercantilisme servent à la cristallisation étatiste. D ’un autre côté, la politique stimule le rationalisme et contribue à son progrès. La Rai-1 1. Cf. C. L évi-S thauss, Tristes tropiques, Paris, 1955, p. 318.

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son du XVIIe siècle naît, dans une large mesure, de l ’action collective et des be­ soins pratiques de l’entreprise étatiste. Les thèmes de la propagande cardinaliste répandent des manières de penser laïques. La séparation de la politique et de la religion, la justification d ’une tolérance de fait et des alliances protestan­ tes, la dénonciation de l'imposture religieuse des Espagnols, tous les mots d ’ordre de la presse gouvernementale sont autant de leçons d ’un rationa­ lisme concret. On peut même préciser que la sécularisation de la politique étrangère a précédé celui de la politique intérieure, car la dénonciation inces­ sante de l’ennemi national et l’exaltation de l'égoïsme sacré de l’État achèvent de ruiner l’idée d ’une République chrétienne. Les ambitions de l'État fran­ çais encouragent aussi la recherche historique. Parmi des ouvrages d’his­ toire assez médiocres, les « anatomies » de l'Europe se distinguent par leur esprit positif et leur fermeté de pensée. Elles vérifient les remarques de Nietz­ sche sur la volonté de puissance, instrument de connaissance L L ’appui que la politique apporte à la pensée indépendante avait été jus­ tement dénoncé par les théologiens qui voyaient dans la « libido dominandi » une tendance aussi diabolique que les concupiscences de l ’esprit ou de la chair. Or, si l’on va au fond de la pensée étatiste, on trouve le machiavélisme et l’impiété politique. Sans doute, nous savons que la plus grande partie des étatistes sont des « catholiques d ’État » et qu’ils sont aussi bons chrétiens que bons Français. Il serait donc imprudent de suivre l’opposition dévote quand elle les taxe de « libertinage politique ». Néanmoins leur avant-garde a pour Évangile Machiavel, et la méfiance des dévots leur avait fait prendre conscience de cette grande vérité que le progrès de la pensée indépendante est liée au développement de l'É tat moderne. Les nécessités de l’action sont l’une des sources de la libre pensée et l’on comprend que Machiavel et Hobbes, théoriciens de l’État, aient été dénoncés comme des penseurs sataniques. Ainsi l’État absolutiste, développant une nouvelle conception de l’homme et des rapports sociaux, contribue au progrès du rationalisme. Cette philo­ sophie marque l’intervention de la volonté humaine dans la société. Elle ré­ pond au désir qu’a l’homme de se rendre maître et possesseur de la nature sociale. La Raison du XVIIe siècle est donc, dans une certaine mesure, fille de l’État de Richelieu. Mais ce progrès du rationalisme est, nous l’avons vu, incomplet. Le ratio­ nalisme politique est travaillé de contradictions. Si l ’État se détache de la vieille théologie, l’autoritarisme sans frein contribue à réintroduire du sacré autour de l’État et à glorifier le « Dieu mortel ». La Raison politique est souveraine, mais dans certaines limites. Le bon sens auquel elle fait appel n ’est pas la chose du monde la mieux partagée : il reste l’apanage d ’une élite d ’hommes de droit divin et d ’experts. Pour résoudre le problème de leur destin collectif, les étatistes hésitent entre deux solutions : s'en décharger sur des hommes de droit divin, faire confiance aux lumières. S’ils divinisent l’in­ telligence des gouvernants, ils méprisent les gouvernés : convaincus de la misère des hommes, ils croient à la puissance des chefs auprès des foules mi­ neures et hypnotisées. Il faudrait un bel optimisme pour confondre la politique1

1. N ie t z s c h e , La volonté de puissance, Paris, 1913, Mercure de France, II, p. 7.

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de Richelieu avec l’exercice de la raison pure. Si le dévouement à l’État pro­ duit ses vertus, il développe aussi ses vices : admiration pour la force, passion d’obéir, servilité, sous-produits d ’une grande idéologie. D ’ailleurs les con­ temporains n’ignoraient pas les ravages de la statolâtriel . La pensée politique développée par la raison d ’État, à la fois ambiguë et positive, ne mérite donc ni les condamnations sommaires, ni les panégy­ riques sans réserves. Elle n ’est pas la simple défense et illustration du régime existant. Visant à rénover, cette idéologie n ’a pas justifié l’ordre établi, mais l’ordre en train de s’établir. Raison en liberté surveillée, elle a donné à son temps une science politique, c’est-à-dire une technique à la disposition du groupe pour se fortifier et fonctionner de la façon la plus efficace. Loin d ’être inexistante comme le prétendent Nys et Sabine, elle est une pensée politique accomplie, car, si elle commence par s’inspirer du précepte machiavéliste : «Gouverner, c’est faire croire », elle finit par donner naissance à une sorte de despotisme éclairé. C ’est une entreprise de mystification des hommes qui tourne à leur libération. L’aspect ambigu de cette idéologie se retrouve chez ses idéologues. Les publicistes gouvernementaux (juristes, apologistes, hommes de lettres), dévoués à l’État, ne pensant qu’à travers lui, sont bien éloignés des philoso­ phes qui, au XVIIIe siècle, considèrent librement le Pouvoir et la société. Loin de s’identifier à la liberté de l’esprit, ils semblent un excellent exemple de ce qu’est la pensée captive et la trahison des clercs. Or, s’ils ne sont pas des modèles de liberté intellectuelle, ils ont pourtant peut-être autant travaillé à l’élaboration de la France moderne que les philosophes du XVIIIe siècle. Garde prétorienne constituée autour des monarques omnipotents, ils ont bâti une science politique qui a exalté l’État souverain et ils ont, sans trop levouloir, transformé la société. Si la France moderne doit beaucoup aux phi­ losophes de l’époque des Lumières, elle a aussi une dette à l’égard des légistes et des publicistes du XVIIe siècle, nourris de l’exemple romain et de Machiavel. Dans la vieille France, l’esprit de gouvernement a précédé l’esprit politique. Les imperfections et les impuretés de la pensée étatiste sous Richelieu tiennent sans doute pour une large part aux temps critiques où elle s’est dé­ veloppée. Mais elles sont aussi liées aux conditions générales de l'action poli­ tique et à son ambiguïté a.12 1. Que le dévouement à l’État puisse parfois dégénérer en servilité, c’est ce que montre la lettre suivante, écrite au Cardinal par une de ses créatures, le 1er janvier 1636 : «Monseigneur, Pour les mêmes raisons qui m’ont conduit à me jeter aux pieds de V. E. pour me con­ sacrer à elle par un lien indispensable d’obéissance, que je lui ai... signé de ma main..., consti­ tué en la présence de Dieu, de la glorieuse vierge Marie, de notre bienheureux frère Saint Domi­ nique, de tous les Saints et Saintes du Paradis, ego frater Johannes Baptiste Carré ordinis prae­ dicatorum, vestri novitiatus generalis prior, voveo et promitto obedientiam tibi domino eminentissimo Armando cardinali duci de Richelieu usque ad mortem... C’est le seul et unique présent que je puis faire à votre Éminence... Je proteste à V. E. que, si notre père Général s'est tant oublié que d’avoir fait ou dit quelque chose contre le service de sa Majesté ou de V.E., dorénavant il ne me sera plus rien in omnibus et per omnia que suivant les commande­ ments de V.E. qui sera, s’il lui plaît, toute sa vie, mon général... *. «Cas monstrueux *, dit D ufoubcq , qui cite cette lettre dans Le Christianisme et la réorga­ nisation absolutiste, t. II, p- 486. 2. Sous une forme abstraite, cette ambiguité se manifeste par le caractère apparemment

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L’ambiguïté de l’action gouvernementale se révèle dans son mélange de violence et de raison, et les étatistes ont eu conscience que « l’art de régner» était la tragédie moderne. Les théologiens ont, en effet, raison : la politique est un pacte avec des puissances infernales, un culte rendu à des Dieux qui ont soif de sang. Au XVIIe siècle, ce caractère de la politique est souvent reconnu et dénoncé... chez l’adversaire. Le P. Yves de Paris déplore que soit venu le temps des « Idoles animées » qui exigent « la plus grande effusion de sang », tandis que Hay du Chastelet dénonce, dans la religion des « Théologiens de feu », un « Dieu de sang », une « idole », une « fausse divinité » qui a déjà coûté la vie à deux rois de France. Mais il arrive aussi que les acteurs du drame politique reconnaissent et assument la^violence inhérente à l’action, et ne se bornent pas à une dénonciation unilatérale du fait. La franchise, la «naïveté» des machiavélistes, et de nombreux étatistes, enchantait les « esprits libres », et Machon n ’avait pas tort quand il disait que le machiavélisme reflétait fi­ dèlement l’époque et choquait par sa vérité même. Une philosophie qui assu­ mait la violence pour la dépasser ne pouvait qu’être en accord avec ce siècle dur, et Y Apologie de Machon méritait le sous-titre de Miroir du siècle1. Visible dans l’élément de violence qui entre dans l’art de régner, l’ambi­ guïté de l’action politique se traduit encore par le fait qu’elle échappe par­ tiellement à ses auteurs. Un malin génie dénature leurs actes qui ne répondent plus à leurs intentions. M. Merleau-Ponty applique aux hommes d ’État ce que Diderot dit du comédien : quiconque joue un rôle traîne après lui un «grand fantôme», dont il est responsable, même s’il ne s’y reconnaît pas. Le malin génie est à l’œuvre dans les mythes qui emplissent la conscience politique de l’époque de Louis XIII. Aux yeux des adversaires de la « raison d ’Enfer», un Satan machiavéliste inspire le gouvernement de Richelieu, et aux yeux des étatistes, le Jésuite, subtil agent de l’Espagne, incarne le parti religieux *12. Ces représentations collectives ne correspondent assurément pas à la réalité. Les gens du roi sont des légistes, des fonctionnaires et des bourgeois qui n ’ont rien de diabolique. Inversement, les défenseurs d ’une politique chrétienne ne sont pas des fourbes qui ont décidé de jouer du « manteau de la religion ». Pourtant ces caricatures d ’eux-mêmes les définissent auprès de lar­ ges secteurs de l’opinion et constituent une partie de leur personnalité sociale. Ainsi les acteurs du drame politique finissent par être enveloppés par de grands fantômes, dans lesquels ils ne se reconnaissent pas, mais avec qui on les confond. Mais le malin génie se joue d ’une manière plus subtile des acteurs de la politique, ou, pour employer le langage de Hegel, on observe dans l’histoire

illogique de l’histoire des idées. Nous avons pu observer que le triomphe d’un principe marque souvent l’avènement du principe opposé. Dans le C atholique d 'É t a t , le durcissement du droit divin conduit à affirmer l’autonomie de la politique et sa relative indépendance à l’égard de la religion. Le régime de Richelieu, pareil au Léviathan de Hobbes, constitue un exemple de libé­ ralisme autoritaire. Dans l’histoire des idées humanistes, Grotius nous fait passer du droit na­ turel chrétien au droit naturel rationaliste, mais son absolutisme fait écran et dissimule la ré­ volution qu’il opère. 1. Ce genre de titre est en faveur au X V IIe siècle : M ir o ir d u te m p s p a s s é , M ir o ir des d a m e s , M ir o ir des P rin c e s.

2. Voir R. M o u s n i e r , L ’a s s a s s in a t d ’H e n r i I V , p. 212.

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des « ruses de la ra iso n 1 ». Sécularisant d ’une certaine façon l’idée des « des­ seins cachés » de la Providence, Hegel remarque que les individus, en pour­ suivant leur projet singulier, finissent par actualiser un projet total dont le sens est au-delà du sens visé par eux. Ainsi, dans le capitalisme libéral, le jeu des intérêts privés développe le bien-être général. Ainsi encore, exemple émi­ nent des étranges détours de l ’histoire, l’assassinat d ’Henri IV eut un résultat opposé à celui qu’escomptait le meurtrier. Ravaillac voulait provoquer un retour à une politique catholique et arrêter le développement de la « tyrannie » royale. Or son crime provoqua un raidissement de l’attitude protestante et aida au succès de l’absolutism e12. Nous observions précédemment que les étadstes animés par Richelieu, un peu d’ailleurs comme les hommes politiques présentés par Thucydide 3, cherchent moins à accorder la justice et la force que la raison et la violence. La raison d ’État, âme de l’É tat moderne, les conduit dans cette zone cré­ pusculaire de la vie collective où la volonté de puissance se transforme en rai­ son. Leurs écrits nous ont présenté ces étranges métamorphoses où la violence devient raison et la raison violence. Nous avons vu leurs efforts pour se rendre maîtres des raisons d ’État. Or, on peut se demander si la raison d ’État du XVIIe siècle n ’a pas rusé avec ses serviteurs. Ils se plaisaient à analyser les ruses du Pouvoir et, encore en 1652, dans ses Discours politiques, Priezac inti­ tulait un de ses plus vivants chapitres : « Des secrets de la domination ou de la raison d ’É tat» . En cherchant à pénétrer dans les secrets de la science royale, les étatistes se souciaient surtout de renforcer le Pouvoir. Mais l’État national de Richelieu, en brisant les structures communautaires de la vieille France terrienne, ressemblait au Léviathan de Hobbes et faisait naître une société bourgeoise, formée d'une addition de citoyens. Ainsi, par une ruse suprême de la raison d ’État, une entreprise de domination s’achevait en entre­ prise de libération.

1. Voir J. H y p p o l i t e , « Ruse de la raison et histoire chez Hegel », dans A m del I I Con­ gresso internationale d i S tu d i U manistici, Rome-Milan, 1952, p. 87. 2. Voir R. Mousnibr , V assassinat d'H enri IV . Qth*nipn