Psychologie en néphrologie 9782842542214

Il est suffisamment rare qu'un ouvrage soit le premier dans son champ de recherche à être publié pour mériter qu�

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French Pages 161 [158] Year 2006

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Table of contents :
LISTE DES AUTEURS
SOMMAIRE
Pour une écoute plurielle
L’AURA en quelques mots et chiffres, les nouveaux enjeux de la dialyse
Aspects psychologiques de la dialyse et de la greffe rénale
La réactualisation des conflits d’adolescence chez le patient dialysé et le patient greffé
Psychopathologie du patient en dialyse péritonéale continue ambulatoire
La greffe rénale parmi les autres greffes d’organe : intérêt de l’éclairage psychanalytique
L’angoisse de recevoir et de transmettre une maladie rénale génétique
Impact de l’insuffisance rénale terminale d’un père sur son enfant
La qualité de vie du patient transplanté : le point de vue du médecin
La qualité de vie subjective de patients en hémodialyse en centre, en autodialyse, en dialyse péritonéale et à domicile
Bibliographie
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Psychologie en néphrologie
 9782842542214

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Psychologie en néphrologie

COLLECTION PLURIELS DE LA PSYCHÉ La passion et le confort dogmatiques sont sclérosants, voire parfois meurtriers, et la meilleure façon d’y échapper est d’ouvrir nos théories et nos pratiques à la lecture critique d’autres théories et pratiques. Tel est l’horizon que veut maintenir cette nouvelle collection de psychopathologie psychanalytique, sachant que ce champ ne se soutient dans une avancée conceptuelle que d’un travail réalisé avec d’autres disciplines, comme les neurosciences à une extrémité et la socio-anthropologie à l’autre. Directrice de la collection D. CUPA Comité directeur E. ADDA, C. ANZIEU-PREMMEREUR, J. BIROUSTE, A. SIROTA, F. MICHEL-CHARNOZ Comité de rédaction M.L. GOURDON, H. LISANDRE, J.-P. MARTINEAU C. MÉAGLIA, S. MISSONNIER, H. RIAZUELO-DESCHAMPS A. SAVET, J.-M. VIVES

Éditions EDK 10, Villa d’Orléans 75014 PARIS Tél. : 01 40 64 27 49 © Éditions EDK, Paris, 2002 ISBN : 2-84254-043-3 Il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage – loi du 11 mars 1957 – sans autorisation de l’éditeur ou du Centre Français du Copyright, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

AVEC LE SOUTIEN DES LABORATOIRES ORTHO BIOTECH, DIVISION DE JANSSEN-CILAG.

Sous la direction de Dominique CUPA

Psychologie en néphrologie

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LISTE DES AUTEURS

Jean-François Allilaire, Professeur de psychiatrie, Université de Paris-V, 75006 Paris. Hôpital de la Pitié-Salpêtrière, 75005 Paris. Claude Buisson, Directeur médical de l’AURA, 75013 Paris. Silla M. Consoli, Professeur de psychiatrie, Université de Paris-VI, 75005 Paris. Chef du Service de psychologie clinique et psychiatrie de liaison, Hôpital Européen Georges-Pompidou, 75015 Paris. Dominique Cupa, Psychanalyste, Professeure de psychopathologie, Université de Paris-X Nanterre, 92001 Nanterre. Directrice de l’Équipe d’Accueil « Corps, lien, culture » et du LASI, Laboratoire de psychopathologie des Atteintes Somatiques et Identitaires de l’Université de Paris-X Nanterre, 92001 Nanterre. Directrice de l’Unité de Psycho-néphrologie, AURA, 75013 Paris. Dimitri Damigos, Professeur de psychologie, Laboratoire de psychologie médicale, Faculté de médecine, Iomina, Grèce. Alice Dazord, Directrice de Recherche INSERM, SCRIPT, INSERM, Hôpital St-Jean-de-Dieu, 69002 Lyon. Jean-Pierre Dubois, Directeur de l’association AURA, 75013 Paris. Claire-Antoinette Dupuy, Médecin néphrologue, AURA, 75013 Paris. Marie-Laure Gourdon, Psychologue, Unité de Psycho-néphrologie, AURA, 75013 Paris. Équipe d’accueil « Corps, lien, culture », Laboratoire de psychopathologie des Atteintes Somatiques et Identitaires (LASI), Université de Paris-X Nanterre, 92001 Nanterre. Jean-Pierre Juquel, Médecin néphrologue, AURA, CEHD, 75013 Paris. 5

Christophe Legendre, Professeur de néphrologie, Université de Paris-VII, Chef du Service de Néphrologie et transplantation rénale, Hôpital St-Louis, 75010 Paris. Micheline Lévy, Docteure, Unité INSERM 535, Génétique épidémiologique et Structure des Populations Humaines, Bâtiment INSERM Gregory-Pincus, Hôpital du Kremlin-Bicêtre, 94276 Le Kremlin-Bicêtre. Sylvie Pucheu, Psychologue clinicienne, Service de psychologie clinique et psychiatrie de liaison, Hôpital Européen GeorgesPompidou, 75015 Paris. Équipe d’accueil « Corps, lien, culture », Laboratoire de psychopathologie des Atteintes Somatiques et Identitaires (LASI), Université de Paris-X Nanterre, 92001 Nanterre. Paul Raymond, Médecin néphrologue, AURA, CEHD et Dialyse péritonéale, 75013 Paris. Hélène Riazuelo-Deschamps, Psychologue, Unité de Psycho-néphrologie, AURA, 75013 Paris. Équipe d’accueil « Corps, lien, culture », Laboratoire de psychopathologie des Atteintes Somatiques et Identitaires (LASI), Université de Paris-X Nanterre, 92001 Nanterre.

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SOMMAIRE Liste des auteurs ..............................................................

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D. Cupa, Pour une écoute plurielle....................................

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J.-P. Dubois, L’AURA en quelques mots et chiffres, les nouveaux enjeux de la dialyse..................................................

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J.-F. Allilaire, Aspects psychologiques de la dialyse et de la greffe rénale .....................................................................

21

S.M. Consoli, La réactualisation des conflits d’adolescence chez le patient dialysé et le patient greffé .........................

35

M.-L. Gourdon, H. Riazuelo, D. Cupa, Psychopathologie du patient en dialyse péritonéale continue ambulatoire...

49

S. Pucheu, La greffe rénale parmi les autres greffes d’organe : intérêt de l’éclairage psychanalytique .....................

55

M. Lévy, L’angoisse de recevoir et de transmettre une maladie rénale génétique .........................................................

73

D. Cupa, Impact de l’insuffisance rénale terminale d’un père sur son enfant..............................................................

97

C. Legendre, La qualité de vie du patient transplanté : le point de vue du médecin....................................................

117

D. Cupa, A. Dazord, J.-P. Juquel, M.-L. Gourdon, H. Riazuelo, C.-A. Dupuy, P. Raymond, D. Damigos, C. Buisson, La qualité de vie subjective de patients en hémodialyse en centre, en autodialyse, en dialyse péritonéale et à domicile ....................................................................................

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Bibliographie.....................................................................

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D. CUPA

Pour une écoute plurielle

À la suite du premier colloque que nous avons organisé en janvier 2001, au Palais du Luxembourg, à Paris, sur la psychologie en néphrologie, nous avons décidé de publier cet ouvrage composé des interventions qui y ont été faites, ainsi que de quelques autres travaux. Réalisé par des néphrologues, un transplanteur, une généticienne, des psychiatres, des psychologues, une psychanalyste et un administratif, ce livre montre avant tout l’intérêt que les différents acteurs de services médicaux portent aux problèmes psychologiques liés à une pathologie lourde comme l’insuffisance rénale terminale, et combien ils recherchent un mieux-être pour leurs patients. Il démontre également que la psychologie n’est pas une chasse gardée réservée aux seuls psychologues.

Problématique psychique du patient en insuffisance rénale terminale Pour introduire les travaux présentés dans cet ouvrage par J.-F. Allilaire, S. Consoli, M.-L. Gourdon et al., M. Lévy, S. Pucheu qui approfondissent certains des aspects psychologiques des patients insuffisants rénaux traités par la dialyse ou par la transplantation rénale, je propose un portrait dans lequel je tente de pointer ce qui me paraît être l’essentiel de la problématique psychique de ces patients. L’insuffisant rénal chronique est un patient atteint d’une maladie mortelle. Il vient à l’hôpital non pas pour guérir, mais parce que les médecins lui proposent, grâce à des techniques avancées, de reculer les limites entre vie et mort. Il se trouve par là

même dans la situation d’un survivant. La spécificité de la position existentielle du dialysé se caractérise par la présence de la mort que révèle la défaillance organique, mais aussi par la nécessité des soins qui le placent dans une dépendance absolue marquant son impuissance radicale, identique à celle d’un nourrisson incapable de subvenir à ses besoins. Ses difficultés psychologiques seront ainsi d’une part liées à sa maladie mortelle et d’autre part aux soins. La maladie marque la perte d’une fonction vitale entraînant avec elle de multiples pertes réelles et ouvre sur l’espace d’un deuil infini, car les soins qui ne sont que palliatifs rappellent répétitivement cette perte et ne permettent pas l’oubli qui appartient au travail de deuil. L’impuissance à se faire vivre, faute d’avoir des reins en bonne santé, entraîne de nombreuses angoisses réactivées par les dialyses. La machine ainsi que les soignants deviennent au niveau fantasmatique une sorte de mère toute-puissante, un vampire dangereux ou d’autres figures de notre univers psychique archaïque. L’état de passivité, voire de passivation, auquel est contraint le dialysé peut conduire à des formes de régression dangereuse. Par ailleurs, le sang qui circule à l’extérieur du corps (ou le dialysat en dialyse péritonéale), le « bon rein » à l’extérieur du corps rendent problématique l’intégrité des enveloppes somato-psychiques. Les soins dévorent aussi le temps du patient comme Chronos ses enfants, et la chronicité et sa fin fatale ne se résolvent que dans l’espoir de la transplantation. Celle-ci est ouverture sur l’avenir, à la fois idéalisée « comme ce qui remet à neuf », re-naissance, mais elle est aussi effrayante avec ses risques de mort, de rejet. L’organe étranger à accepter psychiquement porte les qualités d’une puissance retrouvée qui répare la perte réelle, mais il peut devenir objet persécuteur ; agent d’un bon nombre d’ennuis, il ne représente plus alors la fiabilité absolue du rein artificiel que le patient peut toujours retrouver. Le transplanteur est vécu comme celui qui a donné la vie et la dette psychique à l’égard du donneur vivant ou mort entraîne parfois honte et culpabilité. Ces patients à la vie si particulière vont pour la plupart affronter leur insuffisance radicale. L’envie de vivre, la joie de vivre sont acquises par des stratégies qui dépendent de l’histoire du patient et que nous devons apprendre à respecter. Mais qu’on ne s’y trompe pas, les patients qui s’adaptent le mieux à leur nouvelle vie, et ce n’est pas sans souffrances ni moments diffi10

ciles, sont ceux qui sont le mieux soutenus, aidés par leur famille et par les équipes soignantes qui ont une très grande importance pour eux, comme A. Kaplan Denour (1971) nous l’a montré depuis longtemps. Dans notre clinique de la vie quotidienne avec ces patients, nous rencontrons cette appétence relationnelle qui a été largement confirmée par la recherche comparative sur la qualité de vie subjective dans les différents types de dialyse que nous proposons dans ce livre. Le travail de C. Legendre sur la qualité de vie du transplanté permet de mettre en perspective celui sur la qualité de vie subjective des patients en dialyse, et manifeste aussi que l’objectif d’un transplanteur est beaucoup plus ambitieux que le bon fonctionnement du greffon.

Remaniements dans la famille L’expérience clinique avec les familles conduit à repérer selon le membre de la famille qui est atteint, le père, la mère ou un enfant, quels sont les bénéfices qu’ils peuvent tirer de la maladie au niveau familial et quelles sont les conséquences de la maladie sur la vie familiale. Voici quelques scénarios schématiques de transformations familiales que nous pouvons observer. Le parent malade demande à l’autre parent un soutien important, lui déléguant entièrement ce rôle dans la famille. Cela constitue alors soit une charge supplémentaire pour l’autre parent, soit un soutien insuffisant pour les enfants qui sont délaissés. Le parent malade peut exclure l’autre parent, demandant à être le pôle unique de la famille, car il se considère comme une victime sur laquelle tous les regards doivent se tourner et les efforts se concentrer. L’angoisse et la désorganisation familiale est alors importante, ce qui s’observe aussi lorsqu’un parent régresse profondément en devenant enfant lui-même. Dans d’autres cas, soit le père malade abandonne son rôle de gardien de la loi et les enfants perdent leurs repères, soit la mère malade n’intervient plus dans les transactions familiales. Le climat familial devient alors beaucoup plus agressif. L’activité professionnelle peut constituer un pôle de suractivité dans lequel le malade fuit, confrontant la famille à une absence 11

supplémentaire ; a contrario certains patients désertent leur travail s’accordant un répit avec le risque de devenir trop présent au sein de sa famille. La vie de couple est aussi modifiée et nous constatons un réaménagement des différents vecteurs libidinaux et agressifs qui constituent les liens du couple : tendresse, sexualité, relations de forces et de maîtrise, relations de dépendance, conflits, activités intellectuelles et artistiques communes. Lorsqu’il y a un désir de rupture, il peut se concrétiser s’il n’est pas trop entravé par la culpabilité. Dans cet ouvrage je propose un travail centré sur une fillette dont le père est en insuffisance rénale. En effet il nous est rarement demandé par un parent dialysé de voir un enfant qui aurait des difficultés psychologiques. Pourtant à la suite d’un travail de sensibilisation, nous avons reçu quelques enfants très perturbés par la maladie de leur parent, présentant une symptomatologie traumatique : angoisse et cauchemars, hypermaturité, syndrome dépressif avec des troubles de la scolarité et une instabilité psychomotrice, attachement au parent insécure. La psychothérapie familiale présentée met en lumière les fantasmes partagés par la famille et montre combien une prise en charge de ces enfants conduit à une amélioration très satisfaisante. Il montre aussi l’intérêt d’un travail de prévention auprès de familles dans lesquelles un parent est en insuffisance rénale terminale. Le travail de M. Lévy, généticienne, se situe au niveau intergénérationnel. Partant de nombreux témoignages, elle décrit l’angoisse de transmettre et de recevoir une maladie rénale génétique, ainsi que les divers sentiments qui y sont associés comme la culpabilité et le deuil. Elle montre aussi l’intérêt d’un médecin « non-psy » pour l’impact psychologique d’une maladie grave et toute la sensibilité et l’empathie qu’éprouve un médecin « non-psy » au contact des patients.

Travail du « psy » avec les patients Du côté des patients peu de demandes sont formulées directement aux « psy », ce qui se conçoit très bien : être malade so12

matiquement, être l’objet de soins fréquemment rendent difficiles la prise de conscience supplémentaire d’un mal-être psychique et l’accès à une demande d’aide psychologique. Par l’intermédiaire des équipes médicales et soignantes, nous rencontrons cependant de nombreux patients en état de crise, particulièrement anxieux et/ou déprimés. Le travail est dense, car il s’agit tout à la fois de pouvoir faire un diagnostic, de repérer le contexte de la vie actuelle du patient et de recueillir des éléments de son histoire et d’en transmettre certains à l’équipe afin de l’éclairer, tout en préservant la confidentialité des propos recueillis. Il est essentiel aussi de tenter d’intéresser le patient à sa vie psychique, voire à l’existence de son inconscient. Certains patients pourront alors progressivement formuler une demande d’aide, de soutien, pouvant conduire à une psychothérapie. En général, les patients demandent une résolution ponctuelle de leurs difficultés. Situation de crise ou situation conflictuelle liée à un événement familial, somatique, professionnel dont ils n’ont pas forcément conscience, désespérance devant la chronicité ou l’attente de la greffe, angoisse face aux risques de telle ou telle intervention, envie de mourir et peur de la mort, incapacité à respecter le régime, contraintes de la dialyse, telles sont quelques-unes des raisons qui nous font intervenir auprès des patients. Le travail du « psy », et plus précisément psychanalytique auprès des patients, s’appuie sur certains types d’interventions dont quelques-uns ont été bien mis aussi en évidence par B. Brusset (1998). Il paraît central que nous intervenions : – de façon à témoigner d’une écoute au-delà et en deçà de ce qui est effectivement dit par le patient prenant acte de ce qu’il veut dire avant d’analyser ce qu’il dit sans le vouloir ; – en proposant des formulations qui ouvrent de nouvelles dimensions de sens ; – en mettant en correspondance les émotions et des images proposées par le patient lui permettant ainsi de créer de nouveaux liens ; – en témoignant de notre attention, de notre mémoire, de notre souci de compréhension de l’expérience du patient, en particulier de sa souffrance et de ses craintes de la mort. Le processus qui s’engage permet alors que le patient, au-delà de ses souffrances, arrive à éprouver un certain plaisir, à s’inté13

resser à son propre fonctionnement psychique et à retrouver sa propre histoire. Ainsi pouvons-nous commencer à redonner et rétablir une meilleure homéostasie narcissique chez ces patients, et faire en sorte que la blessure narcissique que constitue la maladie soit moins hémorragique. Ce faisant leur corps apparaîtra plus fiable pouvant encourir les risques du plaisir sans pour autant en mourir. Les éléments dépressifs pourront s’atténuer et permettront une reprise de l’activité et un rapport à la passivité moins angoissant, moins pris dans la dépendance traumatique aux soins. Il sera possible de constater corrélativement un relâchement progressif des défenses archaïques telles qu’elles sont décrites dans cet ouvrage par J.-F. Allilaire. Les relations interpersonnelles deviendront plus souples, l’agressivité et les conflits seront ressentis comme moins désastreux. Le vécu des soins sera moins persécutif malgré sa dimension aliénante. La pensée se libèrera, plus créatrice, moins entravée par la lutte anxieuse face aux pertes et au risque de mourir. Le patient se réappropriera, dans l’écoute empathique de son intimité et ce qu’elle a de plus inédit, son histoire et son corps, son destin devenant alors moins menaçant.

Travail du « psy » avec les équipes Quoique l’on puisse dire, les médecins « non-psy » s’intéressent à la vie, aux éprouvés de leurs patients, à leur bien-être, à l’individu pris dans une histoire qui bascule brutalement par l’annonce de la mise en dialyse. Il en est de même pour les infirmières, les aides-soignantes, les assistantes sociales, les secrétaires qui, au fil des rencontres avec les patients, se questionnent sur eux, leurs difficultés, et ressentent certains de leurs désarrois et certaines de leurs joies. En fait, les uns et les autres se trouvent pris dans le maillage complexe de relations affectives, d’histoires humaines touchantes, angoissantes, dévorantes, vivifiantes ou attristantes qu’ils tentent de comprendre. Si la médecine moderne se divise, voire se morcelle par spécialités centrées sur la pathologie d’un ou de quelques organes, (le patient ne serait « qu’un rein » pour son médecin), il n’en reste pas moins que les 14

néphrologues et les personnels soignants des services de néphrologie sont à l’écoute eux aussi de patients malades des reins ayant un corps grand ou petit, jeune ou vieilli, beau ou laid, homme ou femme, qui souffrent un peu ou beaucoup somatiquement, mais aussi psychiquement. La présence du « psy » confirme d’abord l’intérêt des équipes médicales, soignantes et administratives pour le patient, pour la relation avec lui et pour son bien-être. C’est avec les équipes médicales et infirmières que « le psy », dans un service de médecine, travaille d’abord afin de les aider à mieux connaître, comprendre et soigner les patients. Cela ne se fait pas sans difficultés qui tiennent principalement à trois raisons. Premièrement, le « psy » a peu d’efficacité immédiate, et ce faisant il n’accroît ni l’efficacité médicale, ni le pouvoir médical. Deuxièmement, le « psy » affirme cette chose folle qu’il y a un texte en nous qui fait loi et que nous ne connaissons pas, qu’il y a des désirs en nous que nous ne connaissons pas et que ce sont eux qui nous gouvernent. Troisièmement, pour le « psy » le corps du patient est avant tout un corps érogène qui souffre et éprouve du plaisir et n’est pas régi uniquement par des faits biologiques, anatomiques, physiologiques. « Psy », médecins et ensemble des personnels arrivons cependant, dans un jeu d’apprivoisement réciproque, à collaborer très activement. L’écoute d’un même patient par les somaticiens et les « psy », écoute plurielle, permet que, dans un travail élaboratif, soit reconnu et rendu aux patients ses différentes facettes, souffrances et douleurs et qu’en particulier, ne s’instaure pas un clivage entre le corps et le fonctionnement psychique dont on connaît bien les effets désastreux, délabrants. Il nécessite pour cela que chacun occupe la place de sa spécificité et accepte d’être ni tout-puissant, ni omniscient. C’est à cette condition que vont devenir possibles la qualité des soins et la qualité de vie de nos patients. À cet égard, on ne saurait sous-estimer l’importance des relations avec les personnels administratifs. Ceux-ci, par leur écoute et leur aide matérielle, ont leur place dans le processus des soins adressés aux malades, ainsi qu’en témoigne le propos introductif de cet ouvrage que signe J.-P. Dubois. Ce travail d’écoute plurielle, de « co-pensée » et de « co-construction » demande une véritable alliance de travail entre les différents partenaires, c’est-à-dire que s’instaure entre eux 15

un lien suffisamment confiant. Le désir engagé de part et d’autre est d’abord centré sur le savoir : en savoir plus sur le patient, sa maladie, ses souffrances, sur sa mort et par conséquent sur soimême. Désir de savoir qui nous pousse aussi à faire ensemble des recherches et pourquoi pas un ouvrage comme celui-ci. C’est important, car dans un service de malades chroniques où la mort rôde et frappe souvent, si nous voulons tenir les uns et les autres, éviter de nous chroniciser, de nous décourager, l’espace de la recherche comme espace de reprise, de dégagement, est nécessaire. Il ne fait pas qu’enrichir notre travail thérapeutique, il permet son maintien. En nous accordant des gratifications narcissiques auxquelles nous sommes peu habitués avec nos patients en raison même de la chronicité de leur maladie et de la répétition des échecs, les colloques et les publications d’ouvrages compensent le peu de bénéfices que nous retirons de notre activité. De ce point de vue, la réalisation, la création d’un objet nouveau comme ce livre constituent aussi un témoignage de notre vivacité, de la force de la vie.

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J.-P. DUBOIS

L’AURA en quelques mots et chiffres, les nouveaux enjeux de la dialyse

À travers mon intervention, je souhaiterais présenter l’association AURA ainsi que son activité et soumettre quelques réflexions sur les nouveaux enjeux imposés par l’amélioration continue de la qualité des soins dans le respect des limites budgétaires de plus en plus contraignantes. Dans la région parisienne, l’AURA (Association pour l’Utilisation du Rein Artificiel) a été créée le 10 mars 1967, sur l’initiative du Professeur Hamburger, chef du service de néphrologie à l’hôpital Necker, de Monsieur Breton, Directeur général de la Caisse Régionale d’Assurance Maladie, et de Monsieur Damelon, Directeur général de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris. Sa création répondait initialement au besoin de développer le traitement de l’insuffisance rénale chronique terminale par l’hémodialyse à domicile, seule technique substitutive à l’époque à la dialyse en centre lourd dont l’offre de soins à l’hôpital public était très largement déficitaire. Au-delà de cette priorité, sa mission statutaire lui a dévolu un rôle plus général et plus dynamique dans l’évaluation des différentes méthodes thérapeutiques et dans la recherche d’une diminution du prix de revient des traitements dialytiques. Cette mission est plus que jamais d’actualité. Le Conseil d’Administration de l’Association est composé de 34 membres dont : – 18 représentants des Caisses d’Assurance Maladie de la Région d’Ile-de-France ; – 11 médecins des hôpitaux de Paris, néphrologues ; – 5 administrateurs siégeant ès qualités (représentant du Conseil de Paris, Directeur de l’Assistance Publique, Directeur de la Caisse Régionale d’Assurance Maladie d’Ile-de-France, de

la Caisse Primaire d’Assurance Maladie de Paris, représentant de la Mutualité Sociale Agricole). L’Association est aujourd’hui en mesure de proposer aux patients l’ensemble des traitements de suppléance actuellement possibles : en centre, en centre allégé, en autodialyse, en hémodialyse à domicile et en dialyse péritonéale. Elle prend en charge environ 1 200 patients, soit 1/20e de la population française dialysée et un quart de la population francilienne. Trente-sept p. cent (soit 450 patients) sont suivis en centre, et 63 p. cent (soit 750 patients) dans les structures hors centre à raison de 32 p. cent (380 patients) en dialyse péritonéale, 18 p. cent (210 patients) en unité d’autodialyse et 13 p. cent (160 patients) en hémodialyse à domicile. Comme l’ensemble des activités de soins, le traitement par dialyse est encadré par la loi hospitalière du 31 juillet 1991 et les ordonnances du 24 avril 1996 qui imposent de nouvelles règles du jeu dans le souci de maîtriser les dépenses de santé. Les procédures instaurées s’inscrivent dans une logique de réduction de l’offre de soins excédentaire en amont et d’une meilleure répartition de cette offre par le biais des nouvelles règles de planification sanitaire (autorisations à durée limitée par exemple) pour aboutir en aval à une diminution des dépenses hospitalières. Ces règles qui visent essentiellement le secteur du court séjour en hospitalisation complète sont difficilement applicables aux traitements par dialyse qui s’adressent à un nombre grandissant de patients (l’incidence de l’IRCT est estimée à 5 p. cent par an en moyenne) de plus en plus âgés. De ce fait les dépenses liées à la dialyse augmenteront inévitablement. Toute la difficulté de gestion des structures de dialyse réside dans l’équilibre à rechercher entre la satisfaction des besoins des patients et la modération des coûts de traitement. Dans cet objectif deux axes doivent être privilégiés. Tout d’abord il convient de développer les techniques nouvelles adaptées à la population qui sont certainement moins coûteuses que la dialyse en centre traditionnelle. Ce sont les centres allégés, les unités pour personnes âgées, la dialyse longue, la dialyse quotidienne. Il faut également sensibiliser les pouvoirs publics à prendre en considération, dans leur approche économique, non plus seulement la seule prestation de dialyse (séance d’hémodialyse ou forfait 18

de dialyse péritonéale), mais la globalité du traitement de l’insuffisance rénale qui recouvre les hospitalisations, mais aussi les aspects sociaux et psychologiques du patient et de son entourage, s’agissant de patients souffrant d’une pathologie chronique invalidante. Cette reconnaissance d’une prise en charge globale, médicale, sociale, psychologique est insuffisamment appréciée au regard des règles tarifaires et des modes de régulation en place. Le soutien psychologique, comme social, hormis l’intérêt qu’il présente pour le patient et sa famille, peut aussi être bénéfique pour la collectivité et ses finances dans la mesure où la qualité de vie qu’il apporte est potentiellement réductrice de certaines dépenses : moins d’hospitalisations, maintien à domicile, moins de frais de transports. L’intervention des psychologues dans le suivi des patients traités par dialyse apparaît de plus en plus nécessaire et constitue sans aucun doute un élément important dans la recherche de l’amélioration continue de la qualité, démarche qui conditionne l’accréditation des établissements de santé.

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J.-F. ALLILAIRE

Les aspects psychologiques de la dialyse et de la transplantation rénale

Comme ancien élève de Jean Hamburger et comme participant, dans les années soixante, à l’épopée de la transplantation rénale et des premières mises en place hospitalières de centres de transplantation et de dialyse péritonéale, j’ai eu l’opportunité d’examiner les greffés cardiaques du Professeur Cabrol, auteur des premières greffes en France. Ces faits sont en effet à l’origine de mon intérêt pour ce sujet et pour les aspects psychologiques des greffes d’organes. J’ai de plus eu l’occasion d’en avoir une petite expérience, d’abord comme jeune médecin en formation, puis plus tard comme psychiatre. D’une certaine manière, les nouvelles techniques médicales et les progrès de la médecine et de la science ont profondément transformé la vie des malades. La chronicité était bien connue en psychiatrie depuis Pinel et Esquirol : l’observation de maladies évoluant au long cours, le constat d’altérations ou d’anomalies du comportement humain que le médecin d’alors était condamné à canaliser, à soigner ou atténuer, était un aspect bien identifié en psychiatrie mais peu connu en médecine. Par ailleurs, les progrès de cette dernière ont fait émerger de nouvelles questions : comment s’occuper de malades qui ont une souffrance durable ; comment leur apprendre à vivre avec le handicap ; comment leur apprendre à s’adapter à de nouveaux modes de vies extrêmes ? Ces progrès ont progressivement conduit à faire évoluer les mentalités et à transformer à la fois l’imaginaire, mais aussi les pratiques des médecins, des soignants et des malades. Nous avons vécu, dans ces quelques dernières dizaines d’années, des bouleversements dont les progrès accélérés ont obligé tous les médecins à plusieurs révolutions

culturelles successives. Le développement de la dialyse et de la greffe rénale a été un de ces temps forts auquel j’ai eu la chance de participer. Dans les années soixante, la greffe cardiaque a été aussi un des moments de cette évolution et a obligé les équipes soignantes, les malades et toute la société à faire un effort d’adaptation considérable dont les conséquences ne sont probablement pas encore entièrement maîtrisés à l’heure actuelle.

Anatomie fantasmatique Il semble que l’homme ait beaucoup de difficultés à se représenter les fonctions biologiques autrement que sous des formes magiques. Ou bien les organes sont surchargés d’affects au point d’en détenir les sources et les secrets, on parle d’« avoir du cœur », on « localise l’âme dans certaines parties du cerveau », ou bien les organes sont réduits à l’état d’objet, ce sont des pompes, des vases, des poches purement mécanisées et autonomes. Dans la hiérarchie des organes telle qu’elle est admise dans nos cultures, les reins occupent d’une certaine façon une position tout en bas de l’échelle. Ils ont même le triste privilège d’être l’organe sur lequel le plus d’erreurs anatomiques et topographiques sont commises. Les reins désignent plus souvent la fonction et la région lombaire (on a mal au rein, on se fait un tour de rein, on donne un coup de rein), que l’appareil de filtration et d’excrétions urinaires. La connotation sexuelle, surtout masculine, est aussi très présente et se rattache aux pulsions archaïques profondément enfouies, l’expression sonder les reins et les cœurs en attestant. Si l’urine provient de la vessie et s’écoule par les voies excrétrices, les reins sont souvent exclus du processus de sa formation ; ignoré ou méconnu, le rein est donc un organe muet dont le signifiant désigne un autre signifié n’existant que grâce à une erreur anatomique et fonctionnelle ; il change de nom lorsqu’il se matérialise sous la forme d’objet consommable. En revanche, la fonction d’uriner est beaucoup mieux cernée, fonction sur laquelle s’exerce le contrôle volontaire du sujet, elle marque un stade du développement psychomoteur par la maîtrise qu’il en 22

a. Chez l’homme, cette fonction contribue à symboliser la permanence de la virilité. Si son contrôle est source de gratification, on conçoit que sa perte soit vécue comme une frustration. L’urine constitue un témoin de la qualité du bon fonctionnement du corps. Elle matérialise les échanges liquidiens entre le dedans et le dehors, elle objective l’équilibre entre les entrées et les sorties dans une économie simpliste et très opératoire. Il y a pour les patients équivalence entre les quantités liquidiennes à ingérer et à excréter. Ce qu’ils ont du mal à comprendre, c’est que l’ajustement n’est pas seulement quantitatif, mais également qualitatif. L’insuffisance rénale chronique pose en effet la problématique des échanges spécifiques entre intérieur et extérieur. Lorsque rien ne vient perturber l’homéostasie corporelle, l’intérieur du corps reste un espace clos où les fantasmes s’apaisent et où l’investissement s’équilibre. La maladie rénale libère les fantasmes et les affects qui demeuraient enfermés dans le corps et ce d’autant que le rein est un organe méconnu et mystérieux. La méconnaissance initiale favorise la reviviscence d’un intérieur mal limité, flou, bouleversant la fantasmatique et les vécus corporels. L’insuffisance rénale chronique oblige ainsi le sujet à se rappeler que si l’intérieur du corps est un lieu de plaisir, il est aussi celui de la possession. Cette double polarité est redécouverte avec angoisse, le contrôle du dedans est-il encore possible ; n’est-il pas possédé, influencé par la machine ; mais qui contrôle la machine ; le patient lui-même qui scrute les appareils, le médecin qui contrôle tout ? En réalité si ces fantasmes apparaissent peu souvent, sauf dans les cas de décompensation psychiatrique survenant lors des premières dialyses surtout au début des dialyses, phénomème en réalité pour une bonne part révolue aujourd’hui, une rupture brutale du Moi peut toujours se produire constituant un danger latent contre lequel le sujet doit mobiliser des défenses psychologiques importantes, inconscientes pour la plupart, parfois extrêmement coûteuses pour son économie psychique. L’identification au médecin par la connaissance précise des techniques de la machine constitue à la phase chronique, l’essentiel du mécanisme de lutte, le moyen le plus efficace de maîtriser les fantasmes dangereux et intrusifs.

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L’adaptation psychologique à la dialyse Elle est un processus d’ajustement continuel dont les modalités varient selon le mode d’entrée dans la maladie chronique. D’un point de vue évolutif ou diachronique, il existe une modification considérable de la mentalité des patients liée de plus en plus à un dépistage précoce de l’insuffisance rénale. À l’extrême éviter la dialyse par une greffe devient une éventualité possible. D’un point de vue synchronique la majorité des patients entrent dans l’épuration extra-rénale alors que les perturbations biologiques n’ont encore entraîné ni trouble ni inconfort marqué. Pour certains malades cependant c’est la constitution rapide d’un tableau clinique gravissime avec l’apparition en quelques jours de troubles digestifs, hémodynamiques, psychiatriques qui amènent le patient à la dialyse. Les descriptions classiques de l’adaptation psychologique à l’épuration extra-rénale qui mettent en avant des mécanismes de coping, les quatre stades classiques de la période d’apathie c’est-à-dire l’apathie extrême, à laquelle succède une période d’euphorie coïncidant avec l’amélioration somatique obtenue lors des premières dialyses, puis la période d’anxiété liée au poids des contraintes tout à fait importantes du traitement, et enfin la période de lutte et d’ajustement à la maladie chronique ne constituent en fait qu’un schéma descriptif de base classique commode pour décrire les différents temps du parcours du combattant de l’insuffisant rénal. Il apparaît cependant plus simple d’envisager deux périodes. Une période initiale peut être décrite comme une période de sidération du sujet, sidération du Moi avec mise en jeu d’un mécanisme adaptatif particulier, et comme une phase traumatique accompagnée de bouleversements émotionnels où le sujet est amené à redécouvrir les fantasmes liés à l’intérieur du corps. Une deuxième période consiste en un temps d’ajustement chronique réalisant des modalités adaptatives variées où le Moi du sujet, redevenant en parti opérationnel et fonctionnel, va mettre en œuvre différents mécanismes défensifs notamment la régression et l’identification. Cette période est caractérisée par le contrôle et la maîtrise du « dedans et du dehors », c’est là que le rôle des équipes psychologiques qui doivent s’associer de plus en plus au travail du néphrologue acquiert toute son importance. 24

On sait que les premières dialyses constituent le moment charnière où ce qui était inconnu, refoulé, repoussé devient réalité. C’est une phase d’inhibition du sujet et d’apparition d’une angoisse avec des manifestations dépressives qui en constituent les éléments dominants. Fréquemment, un premier signe annonce l’irrévocable proche, la décision médicale de mise en place de la fistule artério-veineuse, ce qui peut produire chez le patient des fantasmes d’effraction. Quand la fistule est fonctionnelle, son existence et ses manifestations sont vite oubliées ou refoulées. Quelques patients notent tout au plus l’existence la nuit du souffle, porte entrouverte sur l’intérieur du corps. Par son ronronnement, la fistule rassure sur son état de bon fonctionnement, mais fait aussi peur car le patient entend un bruit habituellement inaudible, celui de la circulation sanguine. En règle générale, ce n’est pas la première dialyse qui produit la rupture, au contraire, elle marque la fin d’une période d’attente vécue dans l’anxiété, elle apporte un soulagement. Elle permet une vérification du caractère supportable de l’épreuve. L’impossibilité d’admettre l’irréversibilité de la dialyse, l’interrogation maintes fois réitérée que lorsque ça ira mieux on pourra s’en passer constituent les éléments les plus minimes d’une attitude qui à l’extrême prend la forme d’un déni de la maladie. Cela se manifeste d’autant qu’il n’y a pas eu de troubles somatiques sérieux antérieurement et pas de symptomatologie douloureuse. Après une phase d’espoir et de satisfaction liée à l’amélioration procurée par les premières dialyses, l’anxiété va dans bien des cas s’accentuer, l’angoisse peut devenir très prégnante, angoisse de mort ou angoisse pour la vie, appréhension de l’avenir. Cette angoisse peut se manifester sous une forme plus ou moins revendicative dans certains cas et poser de difficiles problèmes aux équipes médicales. Des difficultés liées à des états pathologiques particuliers lors des premières dialyses confèrent à l’hémodialyse par l’inconfort, les malaises physiques, l’aspect d’une contrainte souvent insoutenable. C’est le cas notamment des diabétiques où l’hypotension, l’instabilité glycémique difficile à maîtriser, crée des situations d’intolérances aiguës avec risques d’acting suicidaires ou de fugues. Au cours de la phase chronique en principe va se produire l’adaptation à la dialyse ; le patient doit intégrer le caractère chronique définitif de la maladie, il a perdu la santé c’est-à-dire l’état 25

habituel d’équilibre de l’organisme, il a perdu aussi son indépendance, sa capacité à s’assumer seul, à être intégralement responsable de ses succès et de ses échecs. Les symptômes tant physiques que psychiques à cette phase persistent, à côté d’une amélioration de l’état général souvent spectaculaire : insomnies sans beaucoup de rêves, anxiété latente évoluant par crises qui peut parfois aider à l’adaptation à la dialyse du fait d’un désir de maîtrise et d’un perfectionnisme dans le maniement des techniques. Elle va se traduire aussi dans la réalité par des réactions phobiques : agoraphobie, peur de voir du sang, phobie des piqûres, des examens biologiques dont on ne veut pas connaître les résultats et que parfois on ne fait plus sous prétexte que cela ne sert à rien. L’agressivité est le plus souvent réprimée surtout vis-à-vis de l’équipe médicale. Si un médecin est mis en cause, il s’agit souvent d’un généraliste qui n’a pas vu ou su résoudre en phase initiale un problème simple. L’agressivité vis-à-vis de l’infirmière est encore moins apparente, elle se manifeste parfois dans des dessins humoristiques où les rôles sont inversés, et constitue une identification à l’agresseur. Parfois se produisent de véritables crises de colères clastiques libératrices des tensions dirigées contre la famille et les appareils, manifestées de façon répétée en parole ou en acte, ces crises peuvent représenter une véritable urgence pour la greffe. La dépression chronique constante imprime au quotidien ces manifestations habituelles : pleurs, apathie, anorexie, parfois tentatives de suicides, la culpabilité est toujours présente d’autant que la sanction thérapeutique très contraignante peut prendre des allures de châtiment. Le sujet est amené à chercher la faute qu’il a pu commettre, il évoque souvent la négligence à se soigner, sa non-observance de certaines règles d’hygiène ou des fautes qu’il a pu commettre envers un autre et dont il serait puni. L’idée d’invalidité peut aussi se développer et est surtout grave chez les jeunes qui n’ont encore rien produit pour la société. Ils se sentent à la charge des autres sans avoir contribué à la solidarité familiale (« Suis-je digne d’être en bonne santé ? »), et peut conduire à un repli et à un enkystement familial. La honte existe aussi du fait du remaniement du corps réel et par là de l’image corporelle du patient. Obésité, cicatrices, acné, vergetures peuvent entraîner l’apparition d’une véritable dépersonnalisation, 26

d’autant que la vue de son propre sang à l’extérieur de soi lors de la dialyse n’est pas faite pour faciliter le sentiment de son intégrité corporelle. Pourtant les mécanismes défensifs s’organisent durant cette phase, le déni est moindre qu’au départ. Il existe encore cependant des périodes de doutes explicables par le fait que le malade souffre peu. D’autres mécanismes vont se mettre en place plus lentement, tantôt de type passif, tantôt de type actif. La passivité, le repli sur soi, la régression vers des positions infantiles entre les mains de l’équipe médicale, voire de la famille peuvent dominer. Cela se traduit par une absence d’initiative, un découragement, une obéissance sans dynamisme. Les seuls plaisirs peuvent se situer au niveau d’une sublimation intellectuelle avec un désintérêt des besognes journalières, une passion pour la philosophie, la métaphysique, voire des phénomènes parapsychologiques. La preuve d’un fonctionnement en système clos est apportée par la fréquence accrue d’une activité auto-érotique assez fréquemment décrite au cours des dialyses. À l’inverse, l’activisme peut primer, véritable fuite en avant comme pour ne plus avoir le temps de penser à ce qui se prépare. Les phénomènes d’identification à l’autre, en particulier au médecin sont sous-jacents, les projections sont fréquentes sur le milieu familial, sur le milieu thérapeutique ou sur l’ensemble de la société. L’obsessionnalisation, la manipulation active de la réalité vont accentuer l’importance des horaires réguliers, des explications précises du contrôle du maniement de la machine, des équipes et du temps. Elles ont l’avantage de permettre une bonne adaptation, en particulier dans les dialyses à domicile. Je passerai sur les transformations de la vie familiale, pour insister plus sur le risque de mort, soit au cours de la vie de tous les jours, soit en cours de dialyse, risque qui infiltre la vie des dialysés, maintient une angoisse latente, aggravée par toute maladie somatique, obligeant à peser le bénéfice d’une fatigue supplémentaire, d’un déplacement, d’un effort physique. Certains mythes circulent parmi les malades comme celui de la mort lors d’un rapport sexuel, exprimant l’impression que tout plaisir est sinon interdit, du moins extrêmement dangereux. Très souvent revient la notion de malédiction, de fatalité, de punition inhérente à une faute inconnue ; ce prix chèrement payé peut d’ailleurs soulager la culpabilité de certains patients. En somme la 27

vie quotidienne de ces malades est faite de privation, de frustration occasionnant une pathologie dépressive qu’on qualifiait de réactionnelle, d’autant plus aiguë que les mécanismes de décharge habituelle sont impossibles dans des activités, dans le sport, dans la fuite. Le caractère indéfini de la maladie, l’obligation d’abandonner les investissements antérieurs et l’absence d’avenir modifient nécessairement l’équilibre fondamental de l’individu. La mobilisation émotionnelle de la famille surtout dans les premiers temps de la maladie va apporter des remaniements considérables sous la forme de soins, d’attention et de gratification. Il peut dans certains cas en résulter une régression plus ou moins importante surtout chez les jeunes, mais de plus en plus on insiste dans les travaux sur l’importance de ce support apporté par l’entourage dans la qualité de l’observance et de la compliance du sujet à toutes les contraintes liées à la dialyse. Je voudrais dire quelques mots des relations ou des rapports entre soignants et soignés qui sont déterminés par l’option technique. Bien entendu la dialyse n’impose pas du tout les mêmes contraintes que la transplantation rénale qui va souder les membres de la famille, membres permettant d’opposer une équipe thérapeutique à une autre ayant des choix thérapeutiques différents. Certaines d’entre elles s’opposent de façon catégorique à la greffe alors que d’autres la favorisent. Il est intéressant de noter que celles qui dénient le plus la gravité de la maladie, l’importance du handicap et de la dépendance sont en général celles qui sont le plus hostile à la greffe, c’est-à-dire à ce qui pourrait les diminuer. À l’inverse les pressions systématiques pour la greffe constituent une autre forme d’activisme, cherchant à réparer un préjudice physique, rétablir une fonction. Il existe peu d’exemples analogues en médecine où l’on trouve un tel antagonisme entre deux techniques thérapeutiques. Je crois que ces antagonismes se sont quand même largement atténués au fil des années. Suivant les équipes le temps de la dialyse est un temps mort où l’on assiste à une infantilisation, voire à une chosification du malade ou au contraire un temps actif, spécialement dans les équipes de dialysés au long cours où la maladie est niée et ne représente qu’un petit secteur de la vie. Équipes et malades doivent s’accommoder aussi longtemps qu’il le faudra de la situa28

tion créée par la maladie. En toute hypothèse il s’agit là d’un contrat de longue durée, mais le contrat n’est pas toujours le même de chaque côté de la machine. L’équipe a pour but d’assurer la survie et la qualité de la vie, mais la demande fondamentale du malade est la qualité de vie.

Aspects psychologiques et psychopathologiques de la transplantation Il convient d’insister en particulier sur le fait que la transplantation rénale consiste à introduire dans le corps du patient insuffisant rénal un organe nouveau, anonyme, appartenant à un autre. Dans ce contexte, la notion de greffe psychique est très importante. La greffe est entachée de nombreux fantasmes et un temps long est nécessaire au sujet pour s’approprier le greffon. Le travail psychologique vise alors à renouer les liens affectifs entre un organe et un être humain reconstruit et extirpé de son handicap afin que ce dernier retrouve un sentiment d’unité des différentes parties du corps saisi à nouveau comme un tout et comme un univers familier. Dans ce travail de greffe psychique, le travail de mentalisation est très important dans le sens où le patient doit pouvoir se représenter, se figurer effectivement l’intégration de cet organe dans son corps reconstitué avec tout ce que cela représente de mécanismes d’incorporation dans un premier temps, puis de mécanismes d’introjection où le Moi du sujet fait sien l’objet et l’admet en soi. La phase qui suit ce temps de reconstruction du convalescent conduit de ce fait à une sorte de réconciliation entre un corps amputé et un organe greffé investi de façon variée : du greffon mauvais objet interne, persécuteur jusqu’au greffon magnifié, idéalisé, porteur de toutes les valeurs de la vie, objet d’une idéalisation à connotation mystique de la greffe et de la survie. En pratique, l’expérience montre que la plupart des patients arrivent plus ou moins vite à intégrer ou mieux encore à incorporer le greffon. Ils parviennent à projeter plus ou moins vite leur propre imaginaire sur l’organe d’autrui puis à élaborer des représentations mentales et affectives qui vont favoriser une ap29

propriation complète du greffon. Ainsi, va se recomposer une véritable homéostasie corporelle qui permet pour la plupart des patients une compliance aux soins concernant la greffe. Qu’ils soient dialysés ou transplantés, l’anxiété est très présente au début de ces traitements pénibles. Les patients sont très ambivalents face à ces traitements qui les placent dans la dépendance vis-à-vis des soignants auxquels ils prêtent un pouvoir de vie et de mort sur eux, cette dernière étant elle aussi présente. La mort a en effet une place très importante du fait des risques, des complications létales, de l’espérance de vie réduite, du décès d’autres patients et de la banalisation par la routine des soins qui masquent sans l’annuler la gravité de la menace et donnent une apparence d’immuabilité de la situation, alors que tout le monde sait parfaitement que celle-ci peut à tout moment basculer dans l’horreur et la déréliction. Un autre aspect psychologique peut être évoqué, c’est la notion de double lien que F. Alexander avait introduite. En effet ces patients sont confrontés à une contrainte paradoxale : il s’agit d’être aussi autonome que possible tout en acceptant une dépendance quasi totale à la machine, aux soignants, aux traitements. L’obligation et la tension d’une maîtrise et d’un contrôle permanent de soi sont nécessaires pour se soumettre à la fois aux soins et aux traitements et en même temps dompter ces besoins et ces désirs constamment frustrés. Tous ces facteurs aboutissent à faire du patient dialysé ou greffé, une personne humaine pour qui le simple bien-être n’existe plus au sens strict du terme. C’est là que la qualité du support soignant et de l’entourage est déterminante. À partir de la richesse de leur expérience, Kaplan de Nours et al. (1971) ont montré dès le début de leurs travaux que la qualité de la relation soignant-soigné influence fortement l’observance du traitement qui perturbe toute la vie familiale, relationnelle, sexuelle du patient et influence le risque de survenue de complications létales, pour les greffes en période post-opératoire. Dans ce contexte, une des difficultés des soignants est de se défendre par un mécanisme de déni de la gravité de la situation, en surestimant, par exemple, la capacité du patient à s’adapter au traitement. En me référant aux travaux de S. Consoli (1990) sur la prévalence et la survenue des troubles psychopathologiques au cours 30

des différents temps du parcours de ces malades, j’avancerai que le moment de proposition de la transplantation rénale est toujours vécu comme un choc par le patient, car la proposition signifie l’absence d’alternative thérapeutique, elle confirme la limitation de l’espérance de vie et elle est souvent accueillie avec incrédulité ou a contrario avec une résurgence d’espoir. Si cette proposition est faite dans un contexte d’urgence, on peut parfois observer des réactions de stupeur, de colère, de déni et même parfois de refus lié à un manque de temps pour réaliser une certaine adaptation émotionnelle. C’est dans ces moments-là qu’on constate à quel point est indispensable l’intervention précoce des psychologues. À la phase du bilan de pré-transplantation, l’anxiété contraint le patient à afficher le masque du bon candidat ou au contraire à manipuler les autres en dramatisant certains aspects de ses troubles pour forcer la main. Il est classique de dire que ces comportements s’amendent lorsqu’on permet au patient d’exprimer ses sentiments contradictoires. Là encore, apparaît l’importance d’un espace de parole qui va permettre au patient d’élaborer aussi complètement que possible l’accomplissement des perspectives que représente pour lui la transplantation. Cette période nécessite une double capacité d’adaptation, car le patient doit d’une part accepter de perdre la maîtrise dans une situation de mort imminente et d’autre part accepter la dépendance totale. Ce que l’on observe souvent, à cette phase, c’est une amplification de l’irritabilité, de la dépressivité, des symptômes dysphoriques, voire l’apparition d’une forte agressivité. Il est aussi fréquent de constater des interruptions de la pensée, sorte de pensée opératoire qui se met à fonctionner chez ces patients avec un scotome de l’angoisse et des mécanismes de déni importants. Il existe ici d’ailleurs une différence intéressante entre ce que l’on voit dans les transplantations rénales et dans les transplantations cardiaques : dans les transplantations rénales, il y a une solution de retour en arrière avec la dialyse, alors que dans les transplantations cardiaques, il y a un point de nonretour souvent très fortement vécu par ces patients. Un pareil point de non-retour était présent chez les dialysés quand les transplantations rénales n’existaient pas encore. Les plus anciens des patients s’en souviendront. Aujourd’hui cela ne se voit plus en néphrologie alors que pour d’autres transplanta31

tions d’organes comme celle du cœur ou du foie, on peut encore repérer ce point de non-retour qui est un moment fort et un opérateur important de la prise en charge psychologique. À ce stade, la survenue de troubles mentaux organiques, confusionnels, délirants d’allure onirique, voire des encéphalopathies peuvent apparaître, ainsi que des troubles anxieux, des troubles de l’humeur accompagnés d’un vécu de désillusion. Il est alors fréquent de remarquer dans ces cas-là que le patient n’a pas pu suffisamment préparer le travail de deuil de l’organe perdu et que ce travail doit être poursuivi à cette phase. De nombreuses décompensations à type de confusion mentale en post-opératoire sont aussi à noter et se pose alors la question du rôle des traitements immunosuppresseurs. On sait qu’au début des transplantations l’importance des cortico-thérapies joue un rôle considérable sur les troubles psychiques qui étaient induits par les transplantations. Pour ce qui est des épisodes psychotiques aigus, on se pose toujours la question du rôle des facteurs métaboliques ou toxiques, ou encore du rôle de l’environnement traumatique et je crois qu’il ne faut pas simplement se la poser mais qu’il faut évoquer tous ces facteurs, et que la cohésion de l’équipe médico-chirurgicale et psychologique joue son rôle à plein. Pour ce qui est des suites de transplantation, il s’agit de décompensations d’une affection psychiatrique ou psychopathologique antérieure ou d’une vulnérabilité dont il n’avait pas été assez tenu compte avant la greffe et je voudrais insister sur le fait que cette évaluation psychologique avant greffe est aussi un des rôles de l’équipe psychologique en milieu néphrologique. Je conclurerai sur quelques remarques générales afin de souligner que la fréquence des complications psychologiques, psychopathologiques et psychiatriques dans l’hémodialyse et dans la transplantation rénale rend désormais indispensable une collaboration entre somaticiens et psychologues autour des patients, qu’ils soient dialysés ou transplantés. La question se pose de savoir si on peut décrire une psychopathologie spécifique de l’hémodialysé ou du transplanté et je voudrais avancer avec S.M. Consoli (1990) que les phénomènes décrits ne semblent être ou n’apparaissent que comme des réactions que l’on peut attendre devant des situations qui associent stress intense, durable, répété et de caractère intrusif. Par ailleurs, les nouvelles 32

voies thérapeutiques, les progrès de la médecine en général ouvrent l’espoir d’un allégement des traitements et partant des complications psychologiques de l’hémodialyse et de la transplantation. Je terminerai sur le fait que la formation d’équipes psychologiques intervenant directement au sein des équipes de dialyse et de transplantation est de nos jours une nécessité et une ardente obligation de la médecine et de la société vis-à-vis des malades.

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S.M. CONSOLI

La réactualisation des conflits d’adolescence chez le patient dialysé et le patient greffé

Nous avons tous été adolescents, certains d’entre nous sont à présent parents d’adolescents, d’autres enfin s’occupent professionnellement d’adolescents, mais tous, nous connaissons les particularités, les difficultés et les paradoxes de cette période de la vie. Certes, lorsque nous prenons en charge des patients insuffisants rénaux, il ne s’agit pas forcément d’insuffisants rénaux adolescents, mais de patients de tous âges. Est-il pertinent de mettre en parallèle ces deux domaines, l’adolescence et l’insuffisance rénale, et les problématiques qui leur sont liées ? Peuton, grâce à la grille de lecture de l’adolescence, mieux comprendre les comportements et les difficultés de parcours rencontrées par les patients insuffisants rénaux, dialysés ou greffés, et par les équipes soignantes qui en ont la charge ? Telles sont les interrogations qui vont guider les réflexions qui suivent.

L’insuffisance rénale et ses remaniements psychiques Toute insuffisance rénale induit un bouleversement de l’image du corps qui va se décliner de plusieurs manières : difficulté à effectuer le deuil de la fonction urinaire et de son symbolisme sexuel ; difficulté à accepter la présence, dans le corps, d’organes non fonctionnels, et cela même chez les transplantés, puisque les reins non fonctionnels sont généralement maintenus en place sans qu’il y ait de néphrectomie ; renversement des notions du dehors et du dedans : le rein artificiel est hors du corps,

la fistule devient une zone de passage énigmatique et inquiétante entre l’intérieur et l’extérieur du corps ; idéalisation et/ou méfiance persécutive à l’égard de la machine de dialyse qui représente une sorte d’extrusion d’une partie intime de l’individu ; enfin difficulté à supporter les déformations du corps (œdèmes, infiltration) liées à l’insuffisance rénale, du fait des écarts de régime, ou aux effets iatrogènes des médicaments immunosuppresseurs, notamment des corticoïdes (S.M. Consoli, 1990). L’insuffisance rénale induit également une relation de dépendance obligée : dépendance par rapport aux besoins fondamentaux, notamment à la soif, qui peut prendre une allure torturante chez les dialysés, mais aussi dépendance à l’équipe soignante, à l’autorité de laquelle il faut se soumettre avec confiance. Il n’est pas rare qu’une telle perte de maîtrise et la passivité qu’elle implique engendrent à leur tour des réactions de prestance et des comportements de susceptibilité, y compris chez des dialysés qui ne présentaient au préalable aucun trait de personnalité sensitive ou paranoïaque. Ce sont là les engrenages classiques de l’humiliation et de la provocation dont sont coutumiers les Centres de dialyse. Ailleurs, l’intolérance de la régression et les tentatives de couper le cordon ombilical laissent la place à des comportements de nature opposée, parfois tout aussi éprouvants pour les équipes soignantes, avec une tendance pour certains patients à chercher à profiter de la situation, voire à s’installer dans les bénéfices secondaires de la régression. Il a été noté que les insuffisants rénaux en dialyse étaient bien souvent centrés sur l’acte et le ressenti, plus que sur la réflexion, la rêverie et l’imagination. Un certain nombre d’études laissent à penser qu’il existe chez eux un certain degré d’alexithymie, c’est-à-dire une difficulté à identifier et communiquer leurs émotions, ce qui est observable par ailleurs dans beaucoup d’autres maladies somatiques. Une étude récente portant sur la qualité de vie (S. Pucheu et S.M. Consoli, 1998) a, par exemple, montré que la composante alexithymique était corrélée à la durée de l’évolution de la maladie sous dialyse. Tout se passerait donc comme si la dialyse chronique exerçait un effet d’usure, en asséchant la vitalité psychique des patients et en les ancrant chaque jour davantage dans le concret et le factuel. Toute insuffisance rénale renvoie aussi à la problématique de la dette : dette à l’égard de l’équipe soignante, qui fait tout ce 36

qu’elle peut pour maintenir en vie le patient, dette à l’égard du donneur, lorsqu’il va être question de transplantation, donneur dont le candidat à la greffe prend la place (du moins pour les greffes de rein de cadavre) et dont il aura souhaité secrètement la mort, pour pouvoir enfin vivre mieux sans dialyse. La problématique de l’identité, ravivée par la dialyse et plus encore par la transplantation rénale, prend une tournure particulière lorsque la maladie rénale est d’origine héréditaire, ce qui n’est le cas que pour certaines insuffisances rénales. Cependant tout patient greffé, au moins dans un premier temps après la transplantation, est amené à s’interroger sur la bienveillance ou la malveillance du corps étranger que désormais il abrite et qui lui permet de survivre sans plus dépendre de la procédure de dialyse. J’avais eu l’occasion, jadis, de suivre une femme qui, à la suite d’une transplantation, alors qu’elle se sentait en principe délivrée de l’enfer que représentait la longue période de dialyse, s’était mise à se déprimer (S. Consoli et J. Bedrossian, 1979). Parallèlement, s’étaient installés un sentiment de dépersonnalisation et des idées délirantes a minima, que cette patiente avait pu verbaliser, non sans une pointe d’amusement : elle avait, par exemple, remarqué toute une série de changements de ses goûts. Elle, qui n’avait auparavant aucun plaisir à manger du chocolat, en était devenue folle ; elle s’était mise à s’acheter des robes de « gamine », en décalage total avec son âge (elle avait 50 ans). Tout se passait comme si des qualités appartenant, selon elle, au donneur dont provenait son rein, avaient été incorporées et la parasitaient, voire la persécutaient. L’anecdote de cette histoire c’est qu’un jour cette patiente avait eu l’opportunité de consulter son dossier médical et qu’elle y avait appris que son donneur était une jeune fille de 17 ans... Qu’il s’agisse du rein, du cœur ou d’un autre organe, les greffes renvoient à un fantasme d’auto-engendrement, à la notion d’une nouvelle naissance et à un sentiment de rajeunissement : la réalité rejoint ici la fiction tant de fois déclinée, ne serait-ce que dans la légende de Faust. Il faudra généralement un certain temps pour que l’organe greffé, considéré initialement comme un corps étranger, finisse par être assimilé, approprié, « accorporé » (plutôt qu’incorporé), comme cela a été évoqué par plusieurs auteurs (C. Crombez et J. Lefebvre, 1973), et soit, un jour, 37

oublié. Néanmoins, avant de disparaître du champ quotidien de la conscience, l’organe greffé aura été l’objet d’un conflit (« c’est lui ou moi »), conflit nécessaire, bruyant ou silencieux, faute de quoi un rein greffé ne sera jamais autre chose qu’un rein étranger. Dialyse et greffe retentissent aussi, au plus haut point, sur la fonction sexuelle : la dialyse, en raison des perturbations métaboliques ou hématologiques fréquentes dans l’insuffisance rénale, ou des effets iatrogènes d’un certain nombre de médicaments ; la greffe, généralement dans un sens inverse, avec la retrouvaille du désir et de la puissance sexuels, mais aussi la retrouvaille de la possibilité de procréer. Il y a donc, dans cette trajectoire chaotique, qui va de l’insuffisance rénale terminale à la transplantation rénale, quelque chose de l’ordre de l’épreuve initiatique, comme s’il fallait en passer par là pour s’affranchir ou, pourrait-on dire, pour devenir un adulte, homme ou femme, enfin « guéri » de son insuffisance rénale. Avec toutefois une particularité de taille : l’affranchissement n’est jamais total, car le transplanté reste un individu surveillé, qui va continuer à dépendre des soins et de l’univers médical. Or on sait combien cette réalité peut être parfois mal anticipée par certains patients et par conséquent source de malentendus cuisants.

La problématique de l’adolescence L’adolescence, c’est d’abord une crise, une période de réorganisations, de tensions, instable par elle-même. C’est un temps de passage, de conflits psychiques, et généralement de conflits interpersonnels plus ou moins bruyants, un temps d’opposition, de provocation, de recherche de nouveaux repères, de jeu avec ses propres limites. Cette crise est un moment dramatique, mais c’est un moment potentiellement fécond qui appelle une résolution. L’adolescence est typiquement une période de la vie marquée par des transformations physiques liées à la puberté et à la poussée hormonale, avec l’apparition des caractères sexuels secondaires et de la maturation génitale. Mais l’adolescent n’est pas 38

maître de ces transformations physiques, ni de l’éveil des désirs sexuels qui leur sont liés : il les subit passivement, comme s’ils lui étaient imposés et qu’ils venaient de l’extérieur. L’accès à une sexualité comparable à celle des adultes au cours de l’adolescence va accélérer le processus d’individuationséparation : l’adolescent va progressivement faire le deuil de son enfance, se détacher de l’univers familial, acquérir son indépendance ; il va faire le deuil de ses anciens objets d’amour, en particulier les parents, pour mieux les intérioriser. Mais paradoxalement, pour réussir dans cette entreprise, l’adolescent a besoin de s’être suffisamment appuyé sur les modèles offerts par ses parents et d’avoir reconnu ses attaches. Le paradoxe de l’adolescence revêt la forme d’un double lien, l’adolescent entendant à la fois : « Tu dois être indépendant..., mais pour être indépendant tu dois accepter de te reconnaître dépendant de tes parents et accepter de recevoir d’eux ce qui te permettra d’être toimême ». L’adolescent doit donc lutter sur deux fronts : un front externe et un front interne. Le front externe c’est celui des parents, des adultes, dont l’adolescent essaie de se détacher et dont il va critiquer les valeurs ; le front interne, celui des désirs infantiles, dont il garde la nostalgie et dont en même temps il se défend, car ils constituent une menace de régression et d’asservissement (P. Jeannet et al., 1996). À l’adolescence, le vécu immédiat devance la représentation du changement. L’adolescent est beaucoup plus dans le vécu de ce qui se passe que dans la pensée, qui va venir dans un deuxième temps. Le changement est subi avant d’être assimilé. Et pour contrôler cette rapidité du changement et l’angoisse qui l’accompagne, l’adolescent aura recours à toute une série de stratégies de comportements : recours par exemple à l’ascétisme avec une négation des besoins corporels et des besoins affectifs ; attrait pour des comportements de maîtrise, par exemple au niveau alimentaire, ou au travers d’exercices physiques permettant de mater ce corps qui par ailleurs échappe ; recours à l’intellectualisation, voire mise en place, dans certains cas, d’une inhibition de la pensée ; recours également au corps pour exprimer un malaise, et utilisation de plaintes somatiques à la place d’une expression d’affects, comme des affects de dépression ou d’angoisse ; ou encore utilisation d’attitudes caricaturales pour accuser les traits de virilité et de féminité et éviter toute ambiguïté 39

au niveau de la bisexualité psychique qui caractérise l’évolution de l’enfant jusqu’à l’adolescence. D’où aussi une sensibilité au groupe et aux modèles offerts par le groupe, pour se rassurer sur son image. On connaît enfin l’attirance, chez l’adolescent, pour les rites d’initiation. Dans certaines sociétés, ces rites peuvent être strictement codifiés, organisés ; ailleurs, ils seront inventés ou réinventés par l’adolescent lui-même. Et qui dit rites d’initiation, dit séparation brutale d’avec le monde de l’enfance et d’avec la mère, accès à une identité sexuée unique et non équivoque, et enfin épreuve à surmonter, avec toujours une menace corporelle dont le futur adulte doit sortir victorieux.

Pierre ou les paradoxes d’une dialyse interminable J’ai vu pour la première fois Pierre il y a quinze ans : il avait à l’époque 21 ans. Pierre, qui avait déjà été greffé puis détransplanté, m’avait été adressé par son néphrologue pour un avis quant à une éventuelle réinscription sur une liste de transplantation. La maladie avait marqué ce patient dès son plus jeune âge : il était né, en effet, avec une malformation urinaire, qui avait nécessité dans un premier temps une urétérostomie (abouchement des uretères à la peau), puis une intervention réparatrice, destinée à rétablir la continuité des voies excrétrices. Ce premier bouleversement de son schéma corporel allait, en quelque sorte, préfigurer celui, plus tardif, de la fistule artérioveineuse rendue nécessaire par l’hémodialyse chronique. Pierre avait ainsi passé les premières semaines de sa vie partagé entre le domicile familial et l’hôpital. En raison de la précarité de sa fonction rénale, il avait dû se soumettre, dès son enfance, à de nombreuses contraintes de régime : il m’avait expliqué comment, avec sa mère, ils s’obligeaient à tout peser, tout trier. La mère était effectivement très vigilante et très respectueuse de cette surveillance médicale, espérant peut-être grâce à une telle discipline rigoureuse déjouer le risque de survenue, tôt ou tard, d’une insuffisance rénale. Hélas, à 15 ans, Pierre apprend qu’il devra être dialysé, et c’est très rapidement, quelques mois après, qu’a lieu la première 40

séance de dialyse. Pierre m’explique qu’il s’était imaginé que quand on parlait de « rein artificiel », il s’agissait d’une sorte de rein qu’on allait lui transplanter. Quand il a compris que la dialyse ce n’était pas la même chose que la transplantation et que c’était « parti pour durer », il a déchanté. Très vite s’est installée la série des routines, des contraintes et des restrictions, propres à toute dialyse chronique. Cela n’a pas empêché cet adolescent de poursuivre sa scolarité et de bénéficier d’une formation d’électromécanicien. Au bout d’un an et demi de dialyse, donc vers 17 ans, Pierre est transplanté. Comme de nombreux autres dialysés, et peutêtre plus particulièrement comme de nombreux adolescents dialysés, Pierre s’était imaginé que tout serait fini avec la transplantation et qu’il ne serait plus malade. Là aussi il avait dû déchanter. Il s’était rendu compte, notamment, qu’avec les corticoïdes (à l’époque il n’y avait pas de ciclosporine) son visage avait commencé à gonfler. Il se percevait « soufflé », selon ses propres termes, aspect qu’il supportait particulièrement mal. C’est dans ce contexte de nouvelles désillusions et de réactivation d’une image du corps persécutrice que Pierre allait devenir moins scrupuleux quant à son suivi ; il lui était arrivé de partir, par exemple, en vacances en province avec ses parents pendant plusieurs semaines, alors que l’équipe de néphrologie souhaitait maintenir un suivi extrêmement serré, et déjà il avait laissé entendre qu’il ne prenait pas ses immunosuppresseurs tous les jours ou d’une manière très stricte. L’apparition de quelques nouveaux signes physiques aurait pu l’inquiéter et le faire consulter en urgence, mais Pierre n’y avait pas prêté attention. Quant au père de Pierre, il n’avait pas jugé opportun d’intervenir, considérant que son fils était désormais majeur et capable de gérer seul sa santé. La fonction rénale va progressivement se dégrader dans ces conditions et à 20 ans Pierre devra être remis en dialyse. C’est à nouveau « l’enfer » pour lui. Pierre souhaite une nouvelle transplantation, mais son néphrologue hésite, à cause de la suspicion de non-observance. Certes, désormais il y a la ciclosporine, ce qui devrait permettre de prescrire des doses bien plus faibles de corticoïdes, mais Pierre sera-t-il capable de prendre son traitement scrupuleusement ? C’est une époque où il se retrouve sans travail ; et pourtant il ne se décourage pas : il a demandé à avoir des horaires de dialyse vespéraux pour pouvoir chercher plus 41

facilement un emploi. La mère, au chômage pendant cette même période, s’est proposée de l’aider à se faire dialyser à domicile ; elle a même fait aménager une pièce du pavillon dans ce but. L’apparence physique de Pierre à cette époque est remarquable : c’est un jeune homme gracile, de petite taille (l’insuffisance rénale et la mise en dialyse précoce semblent avoir joué un rôle dans un tel retard, puis dans le blocage de sa croissance) ; il tient cependant à se donner un air viril, grâce à une petite moustache et en portant souvent un blouson en cuir qui lui permet de « jouer les durs ». Il discute pied à pied avec son néphrologue de son « poids sec », de la durée de chaque séance ; néanmoins il se rend à toutes ses dialyses. Il peut aussi parfois se montrer irascible, par exemple quand il estime qu’on lui manque de respect. Il a tout fait pour masquer sa maladie à ses camarades de classe, puis à ses copains, et se dit culpabilisé d’avoir été un poids et une source de souci pour sa famille. Pierre est issu d’un couple mixte : une mère française et un père d’origine étrangère, arrivé en France à l’âge de 17 ans. Ce dernier n’a jamais parlé sa langue maternelle en famille et n’a jamais évoqué avec ses enfants ses origines, l’histoire de ses propres parents et sa propre histoire. Pierre est le deuxième d’une fratrie de quatre : il a un frère aîné et deux sœurs cadettes. C’est un garçon qui ne peut se montrer déprimé : lors de l’émergence d’affects dépressifs, il réagit par des attitudes de prestance, voire par une tendance épisodique à l’alcoolisation. La fragilité de ce jeune homme apparaissant clairement, malgré la présence de ressources psychiques non négligeables chez lui, il me semble utile de lui proposer une aide psychothérapique, avant que ne soit prise une décision définitive de remise sur une liste de transplantation. En fait, malgré ces recommandations, il n’y aura pas de prise en charge psychologique. Je perdrai de vue Pierre et ne le reverrai que six ans plus tard. Il a alors 27 ans. Il n’a pas réussi à trouver du travail : les patrons n’osent pas prendre un « handicapé » comme lui. Or il joue franc jeu, en leur disant qu’il est insuffisant rénal et dialysé. Il reçoit une Allocation d’Adulte Handicapé, dont il verse une partie à sa mère : c’est sa façon à lui de rembourser sa dette et de prendre soin d’elle. La dialyse à domicile a été un échec et Pierre a dû retourner en centre de dialyse. Il avait une copine, dont il s’est séparé. Il dit ne pas en souffrir et préférer dans un premier temps 42

se trouver une « situation ». J’apprendrai plus tard que la copine en question était la meilleure amie de sa sœur, ce qui avait eu pour effet de rendre cette dernière particulièrement jalouse de leur liaison. Ne supportant pas de faire souffrir sa sœur, Pierre avait préféré s’effacer. Pierre m’explique qu’au cours des dernières années il s’est engagé dans des compétitions sportives pour dialysés, dans lesquelles il s’est beaucoup investi. Il a toujours préparé très soigneusement sa forme physique pour être parmi les meilleurs ; il a même décroché un certain nombre de médailles. Il me laisse toutefois entendre que, comme il veut garder la ligne pour être performant, il lui arrive de se faire vomir. Son néphrologue, auquel il n’a pas caché un tel comportement, se montre très préoccupé à l’idée que la persistance de vomissements provoqués, après la réalisation d’une nouvelle greffe, ne compromette gravement le succès de cette dernière. Quand je revois Pierre deux mois plus tard il a trouvé un travail temporaire. Il prépare une nouvelle compétition. Il a réussi à augmenter son poids sec d’un kilo : il a donc eu le dernier mot dans son marchandage avec son néphrologue et il en est extrêmement fier parce que, dit-il, « c’est un kilo de muscles ». Quelques mois plus tard son néphrologue m’adresse à nouveau Pierre : celui-ci est engagé dans un travail durable. Il n’a même pas une demi-journée de libre au cours de la semaine et il est donc encore moins question pour lui de rencontrer un psychologue ou un psychiatre que par le passé. Il a même dû temporairement renoncer aux compétitions pour dialysés, pour privilégier son travail et garder ce statut social. Hélas, il continue à se faire vomir, car il se sent « gonflé » chaque fois qu’il fait un repas un peu trop salé. En réalité, il présente surtout des accès boulimiques nocturnes. Pierre vit toujours chez ses parents, mais il ne peut pas parler à sa mère de ce qui lui importe le plus. De toute façon, ses pensées les plus éprouvantes sont aussitôt courtcircuitées par un accès boulimique. À nouveau je tente de confier Pierre à un psychiatre-psychothérapeute proche de son domicile, mais apprenant que ce collègue n’est pas conventionné, Pierre ne donnera pas suite. Je le revois un an après : il a cette fois-ci 28 ans. Il a eu un accident de moto qui a entraîné plusieurs fractures, dont une fracture du crâne, avec perte de connaissance. Il a décidé de prendre un 43

tranquillisant avant chaque dialyse, « pour ne pas penser » ; ainsi, il s’endort sans voir le temps passer. Il s’est quand même trouvé une nouvelle copine, qu’il connaissait en réalité depuis l’adolescence. Il vomit un peu moins souvent, tous les trois jours. J’essaie, pour tenir compte des aspects financiers, d’adresser Pierre dans un dispensaire d’hygiène mentale. Il n’ira pas. Je le revois deux ans plus tard : il a maintenant 30 ans. Il a dû être hospitalisé dans cet intervalle, à la suite d’une grande déshydratation en rapport avec ses vomissements provoqués. Les néphrologues restent très réticents pour le re-transplanter. Je parviens cette fois-ci à confier Pierre à une psychologue psychothérapeute de notre service, qu’il rencontrera plusieurs fois. J’apprendrai, quand je le reverrai après quelque temps, qu’il a cessé de voir cette collègue, sans s’expliquer avec elle : il trouvait que tout cela n’était pas très efficace sur ses vomissements, mais il n’a pas osé lui parler de son insatisfaction. Je revois Pierre à l’âge de 33 ans : il en a marre de la dialyse, habite désormais seul, a quelques copains, pas de copine, aimerait être transplanté, mais il ne peut jurer qu’il arrêterait de vomir dans cette éventualité. Devant la ritualisation, le caractère quasi automatique du trouble du comportement alimentaire qui s’est mis en place, je lui propose une thérapie de type cognitif et comportemental, pour essayer de désamorcer ce symptôme conditionné. Inutile de dire qu’il n’ira pas non plus. J’ai eu récemment des nouvelles de Pierre : il est toujours dialysé, il a un travail à mi-temps, il fait beaucoup de musculation, mais il reste réservé quant à l’idée de se faire transplanter...

Une adolescence « détournée »

Quels commentaires nous inspire ce cas ? Il s’agit d’abord d’un patient qui a été malade dès sa prime enfance et qui a pris depuis longtemps l’habitude de souffrir et de faire des concessions. On peut dire aussi qu’il n’a pas pu profiter suffisamment de l’enfance, que la maladie l’a fait mûrir précocement, qu’il y a eu, en quelque sorte, un « vol » de son enfance dû à sa maladie rénale (S. Consoli, 1985). Cette maladie l’a poussé à « jouer les durs » pour ne pas se faire plaindre. Atteint dans son intégrité physique dès sa naissance, Pierre garde toujours sa petite taille, qui le 44

stigmatise et le renvoie à son enfance maladive. Cette importante blessure narcissique entraîne une série d’attitudes compensatrices pour « sauver les apparences », quitte à prendre des risques majeurs avec sa santé : hyperinvestissement du muscle, opposé à l’eau et à la graisse, passion de la moto, préparation méticuleuse des concours sportifs. Une dimension phallique et une dimension exhibitionniste coexistent bien entendu dans le fait de se montrer « fort » et « à la hauteur ». La greffe est idéalisée par Pierre comme l’aboutissement logique de son parcours de combattant et comme la fin magique de sa longue relation de dépendance à sa mère et à la médecine. Comment comprendre alors le paradoxe de son trouble du comportement alimentaire ? Car Pierre, qui veut en apparence s’affranchir de tout lien de dépendance, reste en fait, à cause de ses accès boulimiques et de ses vomissements provoqués, un objet de préoccupation pour ses médecins et pour sa mère. Il sait pertinemment qu’on ne pourra pas lui donner le feu vert pour le transplanter dans ces conditions. Il garde donc avec sa mère une relation très proche, dont il dit tirer un sentiment de culpabilité. Il est d’ailleurs possible que la tentative de dialyse à domicile, avec ce qu’elle a comporté de rapprochés corporels entre Pierre et sa mère, ait conféré à une telle proximité une valeur transgressive génératrice d’angoisse. Le père de Pierre est décrit par ce dernier comme un homme capable de respecter les marques de maturité et d’autonomie chez son fils. Mais c’est un père qui ne sait pas non plus jouer un rôle de séparateur d’avec la mère, un père qui n’est peut-être pas suffisamment présent, et surtout, un père qui a peut-être failli, sans doute parce que c’était là une entreprise trop difficile pour lui, à sa fonction de transmission. C’est en effet un père qui n’a pas su inscrire ce garçon dans une généalogie, dans une histoire familiale et dans la langue qui leur était associée. Pierre nous donne à voir, à travers sa souffrance et la gamme de ses comportements, toute sa difficulté à liquider la dette dont il se sent redevable, dette à l’égard de ses parents et des remaniements entraînés par sa propre maladie sur la vie familiale, que la relation de soin vient redoubler. Mais cette dette humilie Pierre et le piège, contrairement à une autre dette dont il aurait pu être fier, qu’aurait constitué le legs éventuel de son père, en 45

termes de discours sur ses origines, de références symboliques et d’attaches culturelles. Assurément Pierre a du mal à penser et à élaborer ses émotions : il y a manifestement une dimension alexithymique chez lui. Cette difficulté n’est peut-être pas constante, mais il a une propension à court-circuiter sa pensée par le recours à l’agir ; d’où peut-être aussi sa difficulté à s’engager dans un travail psychothérapique durable, même si cela témoigne aussi de l’intensité de son lien transférentiel avec moi et de son retour répétitif à une « source » qu’il a investie et dont il attend disponibilité et appui, au-delà de ce que les contraintes de la réalité rendent envisageables. Il y a enfin chez Pierre une difficulté à s’affronter aux autres et à tolérer le conflit : il lui est plus facile de s’agresser, notamment par ses troubles du comportement alimentaire, que d’agresser ses interlocuteurs ; il ne veut pas faire de peine à sa mère, il ne veut pas faire de peine à sa sœur, il ne veut pas faire de peine à sa psychothérapeute. C’est lui qui s’efface quand le conflit surgit. La seule personne qui, peut-être, a du répondant face à Pierre, est son néphrologue, qui arrive, avec douceur, mais fermeté, à le tenir en main. On peut donc se demander si les troubles du comportement alimentaire ne s’adressent pas en premier lieu à ce néphrologue, et si ce n’est pas, pour Pierre, une façon indirecte de s’affronter avec ce dernier, sa seule façon acceptable de s’affronter, de chercher une butée, une limite.

L’adolescent qui sommeille chez tout patient chronique

Le cas de Pierre est un cas certes particulier, de par le télescopage, que nous montre ce patient insuffisant rénal, entre une crise d’adolescence, qui n’a pas vraiment eu lieu chez lui, et la période de mise sous dialyse, puis celle de sa première transplantation (D. Becker et al., 1979 ; S.M. Melzter et al., 1989 ; S. Pucheu et al., 1999). En réalité, nous pouvons retrouver chez tout dialysé et chez tout transplanté une problématique similaire à celle de Pierre : la problématique de l’adolescence est toujours prête à se réactualiser et à imprégner les comportements de santé, les attitudes à l’égard des soignants, les schémas de pensée des insuffisants rénaux. Cela est également le cas pour beau46

coup de maladies chroniques. Il y a toutefois une particularité dans l’insuffisance rénale terminale : c’est que, dans les meilleurs des cas, il s’agit d’une période qui aura une durée déterminée, comme c’est le cas pour l’adolescence. Or cette opposition entre la fin de l’adolescence (en particulier l’affranchissement du monde des adultes), d’une part, et le statut de l’insuffisant rénal greffé (statut caractérisé par le maintien d’une relation de dépendance à l’égard de l’univers médical), d’autre part, est quelque peu schématique. En réalité, quel que soit notre âge, nous sommes tous les adolescents de quelqu’un, au moins dans notre tête. C’est une problématique toujours présente, qui concerne le maintien de notre autonomie, au prix de l’acceptation d’un certain nombre de contraintes, mais aussi grâce au bon usage que nous pouvons faire de ce qui nous a été légué. La prise en charge des insuffisants rénaux, dialysés ou transplantés, qui présentent une souffrance psychique et/ou des troubles du comportement, est souvent délicate. Elle se doit d’être, aussi souvent que possible, multidisciplinaire. Elle ne peut être faite que de présence, de fermeté et de tact. Il s’agit, au fond, de permettre à ces insuffisants rénaux, qui souffrent dans leur corps et dans leur âme, que le conflit autonomie/dépendance, le conflit activité/passivité, le conflit entre sexualité adulte et sexualité infantile mise en latence puissent être élaborés ou réélaborés, et puissent se jouer ailleurs que sur la scène médicale. Il s’agit aussi de permettre à l’agressivité d’être entendue pour ce qu’elle est en réalité : non pas comme une attaque des soignants, ou une attaque des adultes, mais comme le témoignage d’une lutte engagée par les patients contre leurs propres besoins de sécurité, de passivité et d’insouciance. Si de tels besoins poussent certains de nos patients à adopter une attitude d’autant plus offensive qu’ils sont ressentis par eux comme une blessure narcissique, ils nous révèlent en même temps l’importance de l’appétence relationnelle qui les anime et nous incitent à la plus grande vigilance pour préserver le lien thérapeutique, précieux et fragile à la fois, de toute attaque qui risquerait de le mettre en péril.

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M.-L. GOURDON, H. RIAZUELO-DESCHAMPS, D. CUPA

Psychopathologie du patient en dialyse péritonéale continue ambulatoire

Notre activité au sein de l’Unité de Psycho-Néphrologie de l’AURA nous conduit à intervenir dans différents centres de cette association auprès de patients hémodialysés en centre, en autodialyse et à domicile, et auprès des patients en dialyse péritonéale. Outre une psychopathologie commune chez tous les dialysés induite par l’insuffisance rénale chronique, la diversité thérapeutique crée des différences dans les aménagements psychiques qui apparaissent spécifiques à chaque méthode de dialyse. En France, depuis 1967, des études de psychopathologie sur les hémodialysés (G. Raimbault, 1967 ; D. Becker, 1973, A. Kaplan de Nour, 1976 ; D. Cupa, 1981, 1985, 1992, 1995 ; S. Consoli, 1990), ont permis de mieux comprendre l’impact du traitement par hémodialyse sur le fonctionnement psychique. Sans doute parce que c’est une thérapeutique plus récente, nous trouvons peu d’études de psychopathologie sur le fonctionnement psychique du sujet en dialyse péritonéale. Dans l’Unité de dialyse péritonéale du Centre Pasteur Valléry-Radot, en collaboration avec l’équipe médicale et soignante, nous voyons les patients en dialyse péritonéale dans certains contextes cliniques et à différents stades de leur traitement : au début, à l’occasion de l’enseignement des manipulations liées à ce traitement, mais aussi durant une période critique où la dialyse péritonéale est interrompue afin d’enrayer une infection ou une complication mécanique par exemple.

Le corps du patient en dialyse péritonéale continue ambulatoire

Le cathéter

De la pose du cathéter aux manipulations des poches de dialysat, chaque étape de la dialyse péritonéale sollicite la zone particulièrement érogène qu’est la ceinture abdominale, ce qui implique très directement une fantasmatique sexuelle et les tabous associés. C’est donc à un vécu particulièrement conflictuel et difficile à dire comme tel, que nous sommes confrontées. Le vécu corporel est modifié d’abord par la pose du cathéter abdominal qui nécessite la création d’un orifice artificiel sur l’abdomen. Tous les orifices corporels sont les lieux d’investissements érotiques et peuvent être la source d’angoisses de pénétration, d’intrusion, de viol, mais aussi de pertes. La création de l’orifice artificiel est vécue d’abord comme une béance qui répète sur la surface du corps le « trou » occasionné par le rein manquant et défaillant. Il en va de même pour le péritoine traversé par le cathéter, « péritoine percé », qui soulève des inquiétudes au sujet de l’intégrité du corps. Les patients perçoivent et décrivent le cathéter comme « un corps étranger », inspectant avec minutie « le tuyau qui sort du ventre » et mettant en place des stratégies pour le dissimuler sous leur vêtement. Voici ce que nous dit Bernard, qui est bien représentatif de ce que nous entendons communément : « Au début le cathéter, je le préservais, je le mettais sous un filet, j’osais à peine le toucher. Et puis petit à petit je l’ai accepté, j’ai cessé de le voir comme un corps étranger, il faisait partie de moi ; alors du jour au lendemain, j’ai enlevé le filet et je l’ai laissé pendre. Je le sentais continuellement contre ma jambe mais il ne me gênait pas. Comme il faisait partie de moi, il bougeait quand je bougeais ». Le cathéter est vécu par Bernard comme un objet étranger à lui-même, objet fragile, précieux, qui a besoin de protection, qu’on n’ose pas toucher par crainte de l’abîmer. Ce patient manifeste une ambivalence certaine à l’égard du cathéter : il protège l’objet face à ses propres désirs hostiles (sous-jacents aux 50

craintes que le cathéter soit abîmé), puis se l’approprie (« il fait partie de moi ») et peut alors le sentir contre sa jambe, montrant par là qu’il investit sensoriellement, voire sensuellement cet objet. Le cathéter est d’un côté détesté, rejeté par les patients, car représentant son insuffisance, et de l’autre côté il est accepté et vécu comme un objet familier toujours craint à cause des infections possibles, mais aimé car permettant la vie. Le cathéter est aussi investi comme un espace intermédiaire entre le dedans et le dehors du corps par lequel se font les échanges liquidiens. Il laisse au même titre qu’un cordon ombilical, pénétrer un liquide vivifiant avec le risque que ne pénètrent des infections représentant un univers hostile : agressions en provenance des autres, maladies, voire mort.

Le dialysat

Entre chaque manipulation, la présence du dialysat pendant la stase procure des sensations de pesanteur dont les patients parlent beaucoup. D’après M. de Massougnes (1987), ces sensations corporelles peuvent renvoyer fantasmatiquement à l’état de grossesse et donc à un certain bien-être de complétude qui permet de mettre à distance le manque lié à l’absence ou à la diminution de la fonction rénale. Mais en même temps le poids du dialysat signe l’insuffisance du patient et renforce les sentiments d’impuissance. Un patient se sent comme « un colosse qui s’est écroulé n’ayant plus qu’un gros ventre ». Tout un monde imaginaire se construit à partir du dialysat. Bien souvent, celui-ci est assimilé à un liquide corporel et prend diverses connotations selon les moments et selon les patients. Il faut savoir aussi qu’au niveau inconscient, le sens dedans/dehors est identique au sens dehors/dedans dans les échanges corporels. Ainsi le dialysat est rêvé comme du sperme « liquide qui passe dans le petit zizi cathéter », comme de l’urine ou comme du liquide amniotique qui circule entre une mère et son enfant. D. Cupa (1995) a montré que l’on pouvait étudier les liquides corporels selon trois axes fantasmatiques. Nous en avons travaillé deux. Un premier axe fantasmatique concerne la question des limites du corps, ce qui échappe au corps, ou ce qui y pé51

nètre et concerne par conséquent les capacités que le sujet a de contrôler ou non les flux de son corps. Chez nos patients on remarque qu’ils préfèrent parler « des poches » que du dialysat. Ainsi nomment-ils le contenant et non pas le contenu, comme si le fait de parler de « poches » était un moyen de délimiter, de donner une forme à ce liquide qui par définition n’en a pas, l’écoulement du liquide pouvant conduire aux angoisses de se vider. Le suintement du liquide est rarement abordé ; il véhicule pourtant aussi l’angoisse, car il échappe au contrôle du patient et s’écoule du ventre en dehors des phases de manipulation. Il s’agit des « fuites de dialysat, moments pendant lesquels il ne faut pas paniquer, il faut rester calme », cette perte du contrôle évoquant également la perte des limites et des angoisses de vidage (D. Cupa, 1995). De manière générale, les patients qualifient le drainage et l’infusion du dialysat comme « des tâches éprouvantes » qu’ils expliquent par la tension importante ressentie compte tenu des risques infectieux. Selon son degré, cette angoisse peut avoir des conséquences quant à la qualité des manipulations et ainsi augmenter les menaces d’infection (S. de Lattre, 1985 ; M. de Massougnes, 1987). Le second axe fantasmatique met en évidence que les liquides du corps jouent un rôle dans la construction de l’identité (D. Cupa, 1995). Ainsi, par exemple les patients peuvent s’attarder sur la description du dialysat, sa couleur, sa densité qu’ils observent par transparence dans la poche : « Il est jaunâtre à cause des impuretés », « C’est propre ». Cette inspection minutieuse du contenu des poches permet un contrôle sur l’aspect « pur » ou « impur » « propre » ou « sale » qui renvoie à une image de soi bonne ou mauvaise. À travers ces représentations, le patient en dialyse péritonéale se constitue une identité personnelle organisée selon un système de valeurs positives ou négatives du dialysat qui semble être soumis au même clivage que les représentations sociologiques et collectives des liquides du corps décrites par P. Oliviero : il y a d’une part les liquides « paradisiaques » qui réunissent le beau, le bien et le bon et d’autre part les liquides « infernaux » qui symbolisent les substances de la corruption, de l’effondrement, voire de la maladie et de la mort.

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Les difficultés sexuelles

La sexualité n’est pas un thème facilement abordé par les patients, ce sont des femmes qui ont principalement exprimé leurs difficultés dans ce domaine. Ainsi une de nos patientes, Pierrette, se plaint-elle de sa frigidité, mais ce n’est pas pour autant qu’elle n’a pas de désir. Les femmes qui nous ont parlé de leur sexualité avaient du désir, mais pas ou peu de plaisir génital. Ainsi Isabelle remet-elle en question ses relations sexuelles, car le cathéter est gênant et disgracieux, il matérialise et aggrave la blessure narcissique occasionnée par la maladie et son soin. Une autre patiente est largement handicapée par une phobie des contacts qui date de la mise en place du cathéter. Elle a peur qu’il bouge, qu’il s’abîme pendant l’acte sexuel. L’effraction que constitue le cathéter, le remplissage du dialysat semblent aussi réactualiser les angoisses de la femme liées à la pénétration. Pour les hommes, les sentiments d’impuissance et de castration dominent. Charles se plaint de ne plus pouvoir « porter de poids » depuis qu’il a son cathéter ; il pense que celui-ci « est castrant ». En effet le cathéter signe la dimension castratrice de la maladie et du soin manifestant directement que les patients ont besoin d’un autre pénis. Le cathéter est en effet souvent une représentation du pénis, certains patients pouvant se l’approprier ainsi : « Il est le pénis pour l’urine, l’autre sert pour faire l’amour ». S. de Lattre (1985) et M. de Massougnes (1987) constatent une incidence sur la sexualité du partenaire.

Le temps du patient en dialyse péritonéale continue ambulatoire La question de la temporalité apparaît comme une difficulté pour les patients en dialyse péritonéale. Comme pour l’hémodialysé, la plainte est centrée sur le rythme imposé par les dialyses. Ici, c’est plusieurs fois par jour qu’ils doivent exécuter les manipulations et les soins nécessaires au déroulement de la dialyse et il faut qu’ils réorganisent leur temps par rapport à la dialyse. Pour Rolande, c’est la course au temps. Le temps ne se dissocie plus des dialyses. Elle rumine sans cesse qu’il lui « fau53

dra tout le temps courir ou ne plus faire autre chose », « que les journées passent très vite ». Elle donne l’impression de ne pas vouloir être rattrapée, de fuir. Son temps semble envahi par l’extérieur : « Je n’arrive pas à m’habituer à ces poches qui reviennent tout le temps ». Thierry est effondré depuis qu’il doit faire quatre poches par jour : « Depuis le début je le savais, mais quand même, trois poches ça pouvait aller, mais quatre j’ai toujours su que je ne pourrais pas supporter ». Le discours de ces patients évoque la contrainte importante du traitement : ils y sont soumis ; y manquer reviendrait à se condamner. Souvent les patients en dialyse péritonéale n’envisagent l’avenir que sous un regard pessimiste ; comme pour l’hémodialyse, la mort se rappelle à eux à chaque dialyse. Mais pour les patients en dialyse péritonéale s’ajoutent les risques d’interruption de la méthode en raison des possibilités d’infections, de complications mécaniques, mais aussi de l’affaiblissement de la qualité épuratrice du péritoine au fil des dialyses. Ces risques conduisent à la crainte de l’interruption de la dialyse péritonéale au profit de l’hémodialyse et ce faisant à un sentiment de précarité, voire d’insécurité. Les patients évoquent « un essai » et disent « on verra bien si cela marche ». Dans de telles conditions, l’avenir paraît plus difficile à investir même si les progrès techniques et une meilleure connaissance du traitement tendent à faire diminuer les arrêts de la méthode. Lorsque les patients en dialyse péritonéale doivent interrompre leur traitement, ils traversent une période difficile qui se traduit souvent par un vécu douloureux, tant physique que psychique, et une grande culpabilité liée à l’idée d’avoir fait de « fausses manœuvres » provoquant des mouvements dépressifs et parfois des mouvements caractériels. Pour finir, ils nous semblent important d’insister sur les difficultés sexuelles du patient en dialyse péritonéale. Cliniquement, elles nous ont paru beaucoup plus envahissantes que chez l’hémodialysé chronique, ce que l’étude sur la qualité de vie subjective que nous avons menée (voir plus loin dans cet ouvrage) confirme largement. Par ailleurs la précarité de ce traitement renforce les sentiments d’insécurité des patients.

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S. PUCHEU

La greffe rénale parmi les autres greffes d’organe : intérêt de l’éclairage psychanalytique

Dans le cadre d’une réflexion sur les greffes d’organe, je voudrais tenter de montrer par ce travail que, quel que soit le contexte vital de la greffe, les antécédents du vécu de la maladie pour laquelle cette greffe est envisagée, la symbolique de l’organe, l’intégration du greffon et la dette à l’égard du donneur, tout cela, la plupart du temps, n’est pas au premier plan des préoccupations psychiques des patients et se pose de manière similaire quelle que soit la greffe. De fait, la greffe en tant que telle n’apparaît pas (plus) comme un élément déclenchant de conséquences psychopathologiques dans la plupart des cas. Mon hypothèse est que ce sont seulement les patients pour qui le moment de la greffe va constituer un bouleversement interne particulier, c’est-à-dire décalé de ce que l’on peut observer d’une manière générale, qui « décompenseront ». Pour eux, tout se passe comme si cette renaissance, les retrouvailles avec une projet de vie possible se posaient de manière trop déstabilisante par rapport à ce qui fondait leur équilibre psychique avant la maladie, qu’il s’agisse de facteurs externes (support social, statut professionnel) et internes (sens de la vie). Je vais envisager tout d’abord l’intérêt de l’approche psychanalytique dans le suivi de patients atteints gravement dans leur corps, puis la description des réactions psychologiques communes à tous les patients ayant à vivre une greffe d’organe et enfin l’illustration par plusieurs exemples cliniques du sens que peut prendre la greffe pour certains d’entre eux, ce qui relève en quelque sorte de l’irréductibilité subjective, car c’est ici que l’éclairage psychanalytique prend tout son poids.

Psychosomatique psychanalytique/médecine scientifique : complexité des processus en jeu Vivre depuis plusieurs années au sein d’un hôpital général, c’est-à-dire en quelque sorte plongée dans la réalité des maladies, des techniques, des thérapeutiques qui s’appuient sur la médecine scientifique dite « objective », m’a obligée à clarifier ce qu’est, pour moi, le savoir psychanalytique ou en tout cas quel type de rapport il entretient avec les savoirs issus de la science expérimentale dans l’approche clinique des patients atteints de pathologies somatiques graves. Deux images opposées me viennent à l’esprit concernant la médecine scientifique : la première est sa capacité, dans de nombreuses situations, à ressusciter des patients qui semblent à l’article de la mort. On ne peut s’étonner que cela suscite un sentiment de toute-puissance et d’idéalisation tant chez ceux qui la pratiquent que chez ceux qui en ont besoin un jour, ou qui l’observent comme c’est le cas du psychologue à l’hôpital. Je m’appuie souvent, dans certaines situations de détresse des patients où il leur faut avant tout faire face, sur cette force de la médecine pour contenir, apaiser la douleur psychique par l’espoir qu’elle peut représenter. La deuxième image opposée à la première est l’inexorabilité de certains processus somatiques (le vieillissement en fait partie), qui échappent à tout contrôle : nous devons mourir un jour. Qui que nous soyons comme soignants, il nous faut admettre que la mort est l’autre face de la vie, c’est-à-dire qu’elle n’est pas forcément synonyme d’impuissance, d’échec ou de désespoir. C’est en tout cas ce que m’a appris le travail spécifique de psychologue à l’hôpital général. Et cette philosophie m’aide à mieux supporter ce qu’il nous est parfois donné à vivre à travers des deuils répétés. Concernant maintenant plus spécifiquement les liens psychésoma, l’approche scientifique expérimentale et le savoir psychanalytique me semblent complémentaires. L’approche expérimentale contribue à mettre en évidence des liens entre facteurs psychologiques, que ce soit des comportements, des traits psychologiques, ou des états psychiques, et l’apparition et/ou l’évolution de pathologies somatiques. Une approche, comme le 56

point de vue psycho-neuro-endocrino-immunologique, envisage même ces liens d’un point de vue cellulaire. Les liens psychosomatiques sont appréhendés à un certain niveau d’analyse. Ce que le savoir psychanalytique apporte ne me semble pas du même ordre, et la question de montrer scientifiquement, en termes de causalité linéaire, les liens psyché-soma à partir de ce savoir me paraît vouer à l’échec, car c’est d’un autre type de causalité dont il s’agit ici. L’interprétation que je pourrais faire des liens entre psyché et soma à propos d’un patient aura cependant pour toile de fond la connaissance objective de la pathologie qu’il présente et notamment de son étiologie connue. Cette confrontation m’aide à entrevoir ce qui est de l’ordre d’une réalité objective contre laquelle le patient ne peut rien, et ce qui est de l’ordre d’une réalité subjective qui, elle, peut être mobilisée et élaborée. L’écoute psychanalytique, quelle que soit la pathologie somatique envisagée, se centre sur l’unité de la personne, par opposition au corps morcelé appréhendé par la médecine scientifique. Elle s’adresse directement au sentiment d’identité, qui se définit à plusieurs niveaux : – pouvoir être toujours le même ; – être différent des autres ; – se sentir appartenir à la communauté des humains ; – se sentir appartenir à une communauté. Elle s’adresse à cette conscience de l’être humain qui sait qu’il existe et qu’il mourra un jour. Elle recherche les pensées latentes à travers le discours manifeste. Ce que nous sommes, ce que nous vivons, ce que nous ressentons, renvoient à notre enfance. Il existe une part de nousmêmes qui échappe à notre contrôle : ainsi pourrait être défini l’inconscient. Cette théorie du fonctionnement mental, qui prend en compte un corps imaginaire différent du corps biologique, me paraît toujours aussi pertinente pour donner un sens à la souffrance humaine, à la subjectivité, à l’intersubjectif. Elle peut offrir aussi une théorisation plus générale sur les mécanismes psychiques en jeu dans tel ou tel type de situation ou événement de vie, comme c’est le cas d’une greffe d’organe. Enfin, la théorie psychanalytique est un savoir, mais elle permet aussi un savoirêtre, car nous travaillons avec notre propre personne ; le savoir acquis vient tout autant de ce qui est observé que de ce qui est 57

vécu et ressenti par la personne de l’analyste, l’écoute et la parole étant ses outils essentiels. Évoquant la technique psychanalytique dans Conseils aux médecins (1910), Freud rappelle l’intérêt de « l’attention flottante » qui s’oppose à une attitude où l’on court « le risque de ne trouver que ce l’on savait d’avance ». « Les meilleurs résultats thérapeutiques au contraire », nous dit-il, « s’obtiennent lorsque l’analyste procède sans s’être préalablement tracé de plan, se laisse surprendre par tout fait inattendu, conserve une attitude détachée et évite toute idée préconçue ». Aussi s’agit-il avec un patient atteint d’une maladie somatique non pas de tenter d’expliquer la maladie par une causalité linéaire, mais plutôt de laisser advenir, par les associations du patient, une histoire qui étant la sienne donne un sens à sa maladie. Cette reconstruction permet au patient de mieux tolérer les traumatismes inhérents à un état dans lequel l’angoisse de mort est centrale. Pour le psychologue de formation analytique, mais réceptif à d’autres niveaux de compréhension de la maladie, il s’agit donc de raisonner avec les savoirs objectifs et de résonner en écho à ce que dit le sujet de sa subjectivité, ce que l’on appelle résonance. Mais là encore, dans l’équilibre psychique d’un individu, il est complexe de déterminer ce qui relève de facteurs externes comme la qualité du réseau affectif et social depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte, ou encore du cumul ou de l’absence d’événements de vie éprouvants, et ce qui relève de facteurs internes comme la résonance individuelle, la notion de traumatismes inconscients d’où peuvent émerger une solidité ou une fragilité narcissique. Tout le travail psychique qu’apporte l’écoute psychanalytique contribuera donc à une meilleure connaissance de soi, laquelle permet un meilleur bien-être.

Généralités sur le vécu d’une greffe d’organe Concernant la greffe d’organe, dont les implications morales et éthiques ont été acceptées par la société à travers le « Comité 58

d’éthique », il me semble que ce qui était une technologie « hors du commun » avec tous les fantasmes pouvant y être associés, s’est beaucoup banalisée chez les receveurs, leur entourage et le public en général. Être greffé fait aujourd’hui partie du langage courant. S’agit-il d’un déni, d’un clivage généralisé ? Toujours est-il qu’à l’opposé, le don d’organe présenté comme un cadeau ultime que l’on peut faire, s’appuyant sur la symbolique du don, de la solidarité, suscite encore beaucoup de fantasmes et de craintes diverses, réveillant la peur d’une fin traumatique. Il y a là un décalage de sens évident, peut-être en partie responsable de la pénurie de dons. Quel que soit l’organe envisagé, le vécu de la maladie grave qu’implique la greffe d’organe réveille dans un premier temps l’angoisse de mort, puis dans un deuxième temps, la greffe permet d’espérer en la survie (cœur, poumon, foie) ou en une meilleure qualité de vie (rein). Déni et clivage sont au premier plan : les deux représentations susceptibles de réactiver l’angoisse de mort et la culpabilité, à savoir la représentation de sa propre mort, et l’idée impensable d’attendre la mort de quelqu’un d’autre pour survivre soi-même, semblent évacuées. Les rares propos sur le donneur sont très pragmatiques et ne seront parfois même jamais envisagés, du moins consciemment, par les receveurs. Ces représentations paraissent entrer difficilement dans le champ de l’élaboration. Après l’intervention, il en sera de même. Assez rares encore sont les patients qui se questionnent sur la personne du donneur ou sa famille. On voit apparaître assez fréquemment depuis quelque temps, en particulier au décours de l’intervention pour les greffes cardiaques et pulmonaires, des passages confuso-oniriques, voire hallucinatoires ou délirants à thème de mort ou de persécution, attribuables aux traitements médicamenteux (corticoïdes, morphine...), mais aussi aux circonstances de la réanimation souvent très traumatiques pour les patients. Faut-il pour autant attribuer les angoisses persécutives et la culpabilité concernant certains proches à un déplacement de la culpabilité à l’égard du donneur resurgissant tout à coup ? Sans doute en partie, mais les images qui surgissent semblent le plus souvent en rapport avec la dynamique inconsciente et les conflits relationnels éventuels avec l’entourage. Peut-on dire que la reconnaissance de la dette à l’égard du donneur se déplace sur la redevabilité à l’égard de l’équipe et 59

le désir d’être un bon patient observant ? Mais cette relation de dépendance et d’idéalisation appartient aussi à d’autres pathologies où les patients ont le sentiment qu’on leur a sauvé la vie (cancer, etc.). Pour quelques-uns, il faudra passer par le militantisme en faveur du don d’organe ou d’un travail associatif d’aide aux transplantés, mais souvent le remaniement psychique se fera de manière discrète, à l’insu même du patient, qui cherchera à retrouver ses références de vie antérieures. Peut-être le poids des contraintes permet-il de mieux tolérer la redevabilité, mais ce poids est aussi celui de beaucoup de patients chroniques. La qualité de vie de ces patients est perçue dans les trois types de greffe comme bonne, tant que celle-ci permet les effets escomptés et malgré le prix à payer que sont les contraintes médicales. Le pronostic est différent selon les greffes et ceci peut interférer dans le vécu de la greffe, considérée alors parfois comme un sursis et favorisant peut-être plus le déni. Les premiers écrits psychanalytiques dans les années soixantedix sur la greffe ont centré beaucoup l’interprétation du vécu d’une greffe d’organe sur les mécanismes d’intégration du greffon dans le schéma corporel. Il s’agissait avant tout des greffes rénales. On a évoqué par la suite les processus d’incorporation, d’introjection, d’identification vis-à-vis du nouvel organe avec des phases progressives d’assimilation depuis l’organe étranger « ajouté au corps propre » à l’acceptation de l’organe au point que l’on n’y pense même plus. Crombez et Lefèvre (1973) ont préféré le terme « accorporation », comme un mécanisme différent de l’incorporation, car ce qui est extérieur doit devenir intérieur et le rester contrairement à l’incorporation. Ces auteurs soulignent aussi l’aspect figé, pétrifié des fantasmes, tandis que Basch (1973) évoque l’idée qu’il existe un mode particulier à chaque patient selon son fonctionnement psychique antérieur, ses autres relations d’objet et les particularités de la transplantation. Dans un second temps, toujours à propos des transplantations rénales, Crombez et Lefèvre (1973) ont traduit la possibilité de retrouver un emploi, la fécondité, voire une sexualité plus acceptable pour le transplanté comme un retour à une complétude narcissique, comme une sorte de « rephallicisation » chez l’homme et de « refertilisation » chez la femme. 60

Pour ma part, j’ai eu deux patients qui, ayant adopté des enfants, ont comparé le processus d’adoption à l’assimilation de leur greffon (ce qui est étranger devient mien). Tout se passe comme si cette appropriation du greffon se réalisait « naturellement » à partir du moment où une place lui était faite. Le deuil de l’organe défaillant comme le deuil d’un enfant à naître permet que l’organe puisse s’installer à la place vacante, comme l’enfant venant combler le vide de l’absence d’enfant. S. Consoli et M. Baudin (1994) ont souligné dans les transplantations cardiaques l’importance des relais psychiques : quand le patient se trouve en situation de ne plus pouvoir penser ou élaborer, le déni lui permet de faire face à la gravité de la situation, telle l’attente d’une transplantation cardiaque. Tout se passe alors comme si le conjoint ou le proche fonctionnait pour un temps comme l’auxiliaire de l’appareil psychique du patient, offrant une enveloppe étayante et contenante, ressentant à sa place l’angoisse, mais tout en croyant à la solution de la transplantation comme espoir de vie.

Illustrations cliniques : le sens de la greffe pour chacun Les remaniements psychiques des patients dont je vais maintenant parler n’ont pu se faire de manière discrète comme c’est le cas de beaucoup d’entre eux, c’est-à-dire par une adaptation sans trop de souffrance à la greffe qui est vécue comme la possibilité d’une vie meilleure ou d’une vie tout court. Pour ceux-là, il semble que ce passage au statut de transplanté ne puisse se faire sans une nécessaire élaboration. Selon mon hypothèse, si le remaniement psychique peut exister plus ou moins à l’insu du sujet, l’élaboration, quant à elle, suppose un travail psychique de mise en sens.

De l’incorporation ou de l’accorporation du greffon : la reconnaissance de la dette

Flore, 34 ans, originaire des Caraïbes, a reçu une greffe de rein il y a dix-sept jours, qui fonctionne parfaitement. Elle déam61

bule le plus souvent dans les couloirs le regard préoccupé, la tête dans ses pensées. Lorsque les soignants lui parlent, elle met un certain temps à leur répondre. Parlant bien le français, mais de langue maternelle anglaise, il semble que les mots lui viennent difficilement. Elle est dans un état d’anxiété manifeste, ce qui a occasionné de la part des soignants la demande du psychologue. Lors du premier entretien Flore paraît dans un état de sidération. Transplantée brutalement si l’on peut dire, de la Guadeloupe à l’hôpital, le jour de sa transplantation rénale, elle est venue contre son gré, poussée par son mari avec qui elle a cinq enfants âgés de seize à sept ans. Elle se savait inscrite depuis sa mise en dialyse il y a cinq ans, mais elle n’y pensait plus. Elle avait trouvé son équilibre. La séparation de ses enfants qu’elle sait entre de bonnes mains et sans problèmes n’est pas au premier plan. Elle communique trois à quatre fois par jour par téléphone avec sa famille. Mais ce qui ressurgit de manière aiguë est la question du donneur : « Est-il blanc ou noir ; était-il une bonne personne ; croyant ? ». Le rein, organe étranger, appartient encore à l’autre et peut parasiter l’identité de Flore. Dans le même temps, celle-ci craint avec intensité que le rein ne fonctionne pas, ce qui décevrait tous ceux qui attendaient pour elle cette chance. Elle réalise, ce qu’elle n’avait pas fait antérieurement, que le temps à passer en France (au moins trois mois) est long. Dès qu’elle a mal au ventre, ce qu’elle assimile à la présence du greffon, elle y voit un mauvais signe de rejet de celui-ci. Flore se décrit comme très croyante. En lui demandant si, à ce titre, elle n’a pas justement l’habitude de donner, elle se reconnaît effectivement dans la figure de quelqu’un « qui donne » depuis l’âge de dix-huit ans ; ainsi se sent-elle exister dans le regard des autres. Le fait que dans la situation où elle se trouve, c’est elle qui, cette fois-ci, reçoit un cadeau, de plus sans pouvoir remercier quiconque, ce qui la rend redevable à son tour, lui est intolérable, ou suscite en tout cas chez elle beaucoup d’angoisse. On peut penser qu’à ce stade elle en est encore à la première phase d’internalisation du greffon. L’organe n’appartient pas encore au corps propre, et il est idéalisé alors même que l’organisme de Flore l’a accepté. Il y aurait certainement à approfondir son besoin de donner, mais ce serait dans l’immédiat une trop grande remise en question de son identité déjà 62

malmenée. Elle s’est sentie rassurée par l’idée qu’accepter à son tour un cadeau était une manière d’évoluer.

Dialectique dépendance/indépendance

Danielle a 45 ans, elle m’est envoyée en raison d’une inobservance du traitement immunosuppresseur ayant entraîné un rejet de sa greffe de rein reçue il y a six mois. En réalité, elle a réduit de son propre chef les doses de ciclosporine et de corticoïdes, considérant que ces produits pouvaient avoir des effets néfastes si les doses étaient maintenues trop fortes. Elle a une formation d’infirmière, mais ne pratique pas. Danielle a beaucoup de mal à intégrer le médicament comme bon pour elle. Elle ne s’est jamais considérée comme malade, c’est-à-dire, diminuée, affaiblie, et c’est véritablement le médicament qu’elle considère comme un corps étranger nocif. Lorsqu’elle eut vingt ans, l’année où elle commençait ses études d’infirmière, on diagnostiqua chez elle une pyélonéphrite bilatérale, mais l’insuffisance rénale terminale ne se déclara que des années plus tard. Elle resta alors six mois en dialyse. Elle se décrit comme une malade qui n’a jamais été très docile. Elle reconnaît avoir eu le privilège des bénéfices secondaires de la maladie lorsqu’elle était étudiante seule à Paris, « chouchoutée » par les monitrices de l’école d’infirmière. Par la suite pour gérer sa maladie, elle fit appel en plus du suivi médical traditionnel, aux médecines douces dont les conceptions, notamment dans le rapport corps-esprit, lui semblaient plus pertinentes. Ce recours aux médecines douces a été manifestement pour elle un moyen de retrouver une maîtrise sur son corps face à l’incertitude de l’évolution de sa maladie. C’est donc quelqu’un qui en réalité se prend en charge et fait très attention à ellemême et à son corps ; avec la greffe, elle ne se reconnaît plus et ne comprend plus ses réactions corporelles. « S’il y a rejet, me dira-t-elle, il ne viendra ni de la greffe, ni des médicaments, mais plutôt de mon rapport aux médecins ». Elle a été très perturbée par l’attitude de ces derniers qui l’ont rejetée comme une mauvaise malade ayant osé toucher à son traitement. Danielle était encore une jeune fille de vingt ans quand elle a connu ses médecins, néphrologues de renom et à forte per63

sonnalité ; trois ans plus tard, à vingt-trois ans, elle perdait son père. Nous avons pu mettre à jour ensemble qu’elle supportait mal et avait même peur des femmes médecins autoritaires (son médécin-femme transplanteur lui ayant déclaré qu’elle regrettait de lui avoir donné un rein), les identifiant à sa mère qui avait été peu chaleureuse et autoritaire. Et même vis-à-vis de son médecin homme avec lequel elle avait pourtant un rapport quasi filial d’ailleurs partagé, elle avait eu le sentiment, en modifiant son traitement, elle qui avait eu la chance de bénéficier d’une greffe, de s’être montrée une fille indigne, ce médecin lui ayant renvoyé cet acte comme un affront à leur relation privilégiée. Pendant toutes les années de son suivi médical, elle se rendit compte qu’elle avait été comme une petite fille idéalisant ses médecins, identifiés inconsciemment à des images parentales, qu’elle craignait leur autorité et de perdre leur amour. Au moment de la greffe, son néphrologue lui avait dit : « Danielle, on est fier de toi », mais quand elle se mit à suivre mal son traitement, il lui déclara : « Tu m’as beaucoup déçue ». En réalité la greffe dans ce contexte s’était révélée comme le moyen pour elle de s’émanciper, de remettre en question autorité et dépendance, de vivre pour soi-même, de tester peut-être l’amour de ces figures transférentielles. Elle se sentait la préférée du médecin comme elle avait été la privilégiée de son père. Elle fit d’ailleurs un rêve intéressant à ce sujet : son néphrologue lui enlève les ovaires ; elle associe : à vingt-trois ans, son néphrologue lui conseilla de faire un avortement thérapeutique ; elle venait de rencontrer l’homme avec qui elle vécut onze ans. Au début de la greffe, elle se tenait comme une femme enceinte, ça lui faisait une boule sur le ventre. Elle voudrait que la greffe soit comme le fœtus, c’est-à-dire comme un corps étranger accepté par le corps maternel. Sa culpabilité durera plusieurs mois à l’égard des médecins. Un an après sa greffe, elle aurait voulu qu’on l’appelle comme on fête un anniversaire, car pour elle cela était vraiment une renaissance. Elle retrouve une qualité de vie perdue depuis longtemps. Elle fêtera aussi l’anniversaire du rejet, un mois après, mais cette fois-ci elle accepte les médicaments et leur toxicité comme le prix à payer de cette qualité de vie retrouvée.

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De la subtilité des liens entre facteurs externes et facteurs internes dans l’équilibre psychique

Dès le moment du bilan psychologique de pré-transplantation cardiaque, je suis frappée par la dureté de l’entourage de Norbert, sa mère lui déclarant notamment : « Mais tu es bien à l’hôpital, tu n’as pas besoin de nous ». À 26 ans, il est en réanimation cardiaque pour une cardiomyopathie dont l’origine semble due à une alcoolisation excessive depuis l’âge de treize-quatorze ans, tout d’abord pour fuir, dit-il, les problèmes familiaux. Il a ensuite augmenté de nouveau sa consommation lorsque sa petite amie a été enceinte à l’âge de dix-sept ans et s’est fait mettre à la porte du foyer où elle était placée pour toxicomanie et absence d’entourage ; lui-même avait alors dix-neuf ans et avait été jeté à la porte de chez ses parents qui n’ont, semble-t-il, jamais cherché à l’aider en aucune façon. Il est l’aîné de trois enfants, et ses parents se comportent manifestement très différemment avec les deux autres. Physiquement il ne leur ressemble pas du tout non plus, au point que je me suis demandée si sa mère ne le rejetait pas à ce point parce qu’il n’était pas de son mari. Il est né alors que son père était à l’armée. Il a été un enfant battu par sa mère (qui parfois battait le père aussi). Depuis l’époque de son bilan, il y a neuf ans, je n’ai jamais perdu le contact avec Norbert qui vient régulièrement me voir en consultation. Le travail a consisté à faire le deuil de ce qu’il pourrait attendre de ses parents, des autres, et tenter de retrouver en lui-même un projet de vie. Aucune aide ne lui a été apportée de leur part pendant toutes ces années. Comme pour réparer les blessures d’enfance, il a donc connu la mère de sa petite fille qui avait trois ans à l’époque de la transplantation. Il l’a « sortie de la galère », mais très vite n’a pas trouvé de soutien de sa part ; bien au contraire, pendant toute cette période, elle n’a absolument pas supporté sa maladie, sa gravité, a abusé de son argent. Sans nul doute, Norbert a rejoué de répétition en répétition les souffrances passées se retrouvant chaque fois dans des situations où l’on a abusé de lui. La greffe venue si jeune, si tôt, a été tout d’abord traumatique, comme les suites immédiates, mais la rencontre avec l’encadrement des soins tant médicaux, infirmiers, psychologiques, sociaux, lui ont permis progressive65

ment de créer des liens stables, « fidèles » en quelque sorte, sur lesquels il peut toujours compter. Le binôme assistante sociale/ psychologue notamment a permis de pallier pour lui dans une certaine mesure les carences familiales. Par ailleurs, non marié et n’ayant pas l’autorité parentale, il lui a fallu retrouver sa place de père, sa fille représentant beaucoup pour lui, et son ex-compagne, en se détournant de lui, l’empêchant de la voir. C’est dans le cadre de nos rencontres qu’il a trouvé l’appui nécessaire pour exister auprès d’elle. Je l’ai aidé à ne pas rompre les liens avec la mère malgré ce qu’elle lui avait fait vivre. Quoique définitivement séparés, ils ont pu normaliser leurs relations, ce qui lui a permis de prendre sa fille avec lui régulièrement. Norbert a trouvé une forme d’équilibre, bien qu’il n’ait jamais pu retravailler, faute de formation, ni rencontré d’autre femme, complexé qu’il est, entre autres, par sa cicatrice de greffe. Il a poursuivi à domicile une activité d’haltérophilie pour laquelle il manifeste des aptitudes. Après m’avoir dit que sachant que la greffe ne durait que dix ans, il lui était difficile de s’engager dans une relation affective, il a recommencé depuis deux ans à envisager des relations de séduction avec des femmes. Il a aussi noué quelques relations amicales. Ses problèmes sociaux dus au manque de revenus sont multiples et l’entravent considérablement. À leur départ en retraite, ses parents, qui ont décidé de vivre loin de lui, lui ont cependant offert une mobylette neuve qui lui a permis de retrouver une certaine liberté de déplacement. Il en a été tout étonné, l’étonnant étant surtout, d’après moi, qu’il ne se soit jamais complètement déprimé et qu’il ait toujours gardé la faculté de se battre.

Des liens particuliers mère-enfant : les relais psychiques

J’ai rencontré Corolle à l’âge de treize ans et demi. Atteinte de mucoviscidose, elle a été transplantée six mois auparavant. Tout s’est passé particulièrement bien. Corolle était arrivée mourante pour la transplantation, et, dit sa mère, a eu une rémission extraordinaire après la greffe. Elle est même passée dans une émission télévisée pour le don d’organe, pour parler de son vécu. C’est une enfant entourée, aimée, choyée. Elle manifeste 66

un côté séducteur à l’égard des hommes et a écrit une déclaration d’amour au médecin transplanteur qui l’a prise en charge en réanimation. Elle dit aussi « être la fille à son papa » : un « bon œdipe » dans les règles, mais sans rivalité excessive avec la mère. Après six mois, les difficultés respiratoires qu’elle n’avait plus connues depuis la greffe, signe d’un rejet chronique, la bronchiolite oblitérante, réapparaissent. Au début de l’hospitalisation, nous pouvons parler de sa vie, de ses études, de ses projets, elle veut faire de la peinture sur vitraux comme sa mère qui est peintre. Elle en a marre d’être là, mais tient le coup. Les semaines passant, son état respiratoire se dégrade rapidement. Il n’est plus question de ressortir de l’hôpital. L’angoisse, les pleurs surviennent ; elle ne veut pas voir la psychologue, car elle a plutôt besoin de « réponses concrètes », « techniques » selon ses termes. La mère se consacre entièrement à sa fille. Une chose l’effraie, c’est qu’elle ne soit plus là ; elle ne veut pas qu’elle souffre, « c’est une enfant qui avait tout ». La mère se désintéresse de ce qui peut arriver à son mari, à son fils aîné de vingt ans, et s’en inquiète. Elle a toujours cru en la transplantation. On parle maintenant de retransplantation. Elle voudrait que Corolle y croit aussi. État d’attente, parenthèses, elles font des jeux, regardent la télévision. Corolle ne parle pas beaucoup, mais je vais la voir régulièrement pour maintenir le lien. Elle aurait dit à une infirmière : « De toutes façons, je vais mourir ». Corolle s’est décidée à une nouvelle transplantation. Sa mère me dit : « J’ai une fille très intelligente, elle a pris sa décision. J’ai beaucoup de chance ». Corolle me demande quelque chose pour la première fois. Elle voudrait que j’interprète un rêve. « Elle se trouve au bord d’une falaise, d’énormes vagues frôlent celle-ci, c’est angoissant ». Elle a aussi rêvé d’une guêpe qu’elle avalait ; sa mère lui disait : « Sors-la de ta bouche ». Je lui parlerai de sa peur de mourir, que je peux comprendre ; j’interpréterai sur le fait que sa mère tente de la retenir vers la vie pour lutter contre ce mal qui l’étouffe. Après six mois, Corolle a pu vivre un peu chez elle, mais elle ne fait plus rien, et est très vite de retour à l’hôpital, car elle a des crises d’angoisse quand elle étouffe. « J’ai peur que la machine s’arrête », me dit-elle. Sa mère quant à elle se sent dans un état bizarre : « Je ne pleure plus, je ne ressens plus rien, je ne 67

sais pas si c’est bien ». Pour la première fois, elles qui se disaient tout, ne se disent plus rien. Et si l’attente dure longtemps, Corolle va-t-elle tenir, se demande la mère. Corolle se sent plus en sécurité à l’hôpital. Sa mère nous confie : « J’ai eu beaucoup de chance dans ma vie, on pourrait croire que ce qui se passe avec Corolle c’est pour payer cela, mais c’est une sorte de chance aussi c’est très riche, Corolle a eu une enfance gâtée, elle a profité de beaucoup de choses ». Corolle meurt lors de la deuxième transplantation à l’âge de quatorze ans.

Greffe, culpabilité et complétude narcissique Catherine, âgée de 40 ans, est venue me voir il y a un an sur le conseil d’un interne qui l’a reçue aux urgences de l’hôpital, où elle est suivie pour une double greffe rein-pancréas. Elle venait de faire une deuxième tentative de suicide, par absorption de médicaments et d’alcool. Elle est diabétique depuis l’âge de 18 ans. Après une dialyse de six mois, elle a été greffée. Sa greffe, qui a quatre ans, fonctionne très bien. Elle est même citée comme un cas de réussite totale. Le vécu de Catherine cependant est ambivalent. D’une part elle ne s’est jamais sentie aussi bien physiquement depuis des années. La transplantation est pour elle une renaissance lui permettant d’entretenir avec son corps une relation toute nouvelle. Ce qui était impossible, devient possible ; elle a des projets comme avoir un enfant. On reconnaît là ce que Crombez et Lefèvre (1973) ont nommé la refertilisation grâce à la greffe. Il se trouve que, juste un an après sa greffe, elle s’est mariée avec un Africain, de dix ans plus jeune qu’elle, diabétique lui aussi, rencontré dans son pays où elle était partie travailler. C’est un homme qu’elle décrit comme très beau : elle est fière d’être à ses côtés dans la rue. De plus, elle n’avait jamais éprouvé auparavant, avec d’autres hommes, le plaisir physique qu’elle connaît avec lui. Apparemment, elle a donc toutes les raisons de se sentir mieux. Mais par ailleurs elle a des difficultés à penser que la greffe a été une chance pour elle. De plus, elle ne supporte plus 68

l’état de dépendance dans lequel se trouve son mari qui vit à « ses crochets » et ne cherche pas de travail. Par ses difficultés à vivre, celui-ci la renvoie aussi à ce qu’elle a vécu, à ce qu’elle pourrait retrouver : la maladie. Au fond, elle lui reproche de ne pas être assez redevable de ce qu’elle fait pour lui en lui permettant de vivre en France et en l’entretenant. Autre source d’angoisse : vu son âge, il faudrait qu’elle se décide à faire un enfant, mais la situation de son mari lui apparaît par trop précaire ; de plus, cette décision lui fait peur depuis que ce projet peut devenir réalité. Catherine est issue d’une famille provinciale bourgeoise plutôt conformiste ; elle a plusieurs frères et sœurs dont beaucoup ont eu des difficultés psychologiques. Seule d’entre eux à avoir quitté sa province pour s’installer à Paris, elle s’est toujours trouvé un peu en marge, ce qu’aurait pu venir renforcer son mariage avec un Africain : cela n’a pas été le cas, son mari se trouvant bien accepté par sa famille. À la découverte de son diabète, Catherine avait engagé une longue psychanalyse qui dura dix ans et qui l’aida beaucoup. Lors de sa mise en dialyse, elle a repris une nouvelle tranche. Par ailleurs, elle a fréquenté assidûment une association de diabétiques, sans plus savoir aujourd’hui si elle est encore diabétique ou non. En tout cas, dans la mesure où elle n’a plus à gérer ce problème de diabète, elle se sent décalée par rapport aux préoccupations des malades de cette association. De même, elle a du mal à quitter sa diabétologue à laquelle elle reste très attachée. En réalité, elle se sent encore coupable d’avoir mal géré son diabète par des crises de boulimie qu’elle considère en partie responsables de son atteinte rénale. En même temps elle pense que si elle n’avait pas eu tous ses problèmes de santé, sa vie aurait été sans doute autre, affectivement et professionnellement. Autre source importante de culpabilité : l’âge de son donneur. Elle a su que celui-ci était un homme de trente-trois ans. Elle ne supporte pas de fêter l’anniversaire de sa greffe comme le font certains patients, car pour elle agir ainsi reviendrait à fêter l’idée que quelqu’un est mort. Sa culpabilité à recevoir un cadeau espéré par tant de patients, alors même qu’elle considère ne pas le mériter puisqu’elle se sent responsable de son atteinte rénale, s’en trouve comme augmentée. De ce point de vue son mariage 69

avec un homme ayant le même âge que le donneur se révèle comme une manière de payer sa dette en aidant un diabétique. Progressivement, elle va renoncer sans trop de souffrance à son identité de diabétique et décider de ne plus aller aux réunions de l’association. Par ailleurs après un certain temps, elle décide de quitter son mari.

En guise de conclusion Ainsi l’éclairage psychanalytique nous permet-il de comprendre le retentissement psychologique individuel de la greffe d’organes et les mécanismes sous-jacents en jeu. La spécificité du travail psychanalytique dans ce contexte de réalité (à savoir l’idée de sa propre mort comme de celle d’un autre pour survivre ou mieux vivre) consiste plutôt à créer un cadre contenant où il s’agit tout d’abord d’apaiser les fantasmes et les angoisses parasitantes dans les phases aiguës du processus de greffe. Il sera parfois nécessaire d’interpréter ce que nous livrent les patients débordés par des fantasmes qu’ils ne comprennent pas, mais il vaut peut-être mieux ici employer le terme d’explication que celui d’interprétation : expliquer, faire des hypothèses avec eux sur ce qui a pu motiver de telles pensées, ce partage permet souvent l’apaisement. C’est aussi en les resituant dans la communauté des transplantés, en « banalisant » certaines de leurs réactions, que ces patients parviennent à retrouver leur sentiment de continuité. C’est lorsqu’on s’éloigne du risque vital ou tout au moins de la période de vulnérabilité physique (la greffe va-elle marcher ?) qu’un travail d’élaboration proprement dit peut avoir lieu en donnant un sens subjectif à ce qui est vécu dans ce nouveau statut de transplanté. Cette nécessité d’un travail d’élaboration ne concerne cependant que certains transplantés. Pour terminer, je voudrais dire que d’une manière générale, et pour avoir observé de nombreux patients confrontés à des situations limites entre vie et mort où la vulnérabilité humaine est exacerbée (comme cela est le cas dans les situations de greffes d’organe), je me sens autant interrogée par la difficulté de 70

certains à s’adapter à leur maladie et à toute nouvelle thérapeutique ou technologie, que par la facilité avec laquelle la plupart s’adapte lorsqu’il s’agit de survivre. Craindre la mort paraît avoir un effet mobilisateur, quel que soit le bien-être ou le mal-être ressenti dans la vie actuelle.

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M. LÉVY

L’angoisse de recevoir et de transmettre une maladie rénale génétique

Introduction Annoncer à un patient qu’il a une maladie rénale héréditaire, ou annoncer à des parents que leur enfant a une maladie rénale héréditaire, c’est donner une autre dimension à la maladie, puisque « la maladie comme une malédiction ne s’abat pas seulement sur une personne, mais sur une famille entière » (C. Delaporte, 1994). « Recevoir », « transmettre » une maladie génétique ont des implications différentes selon que la maladie est récessive ou dominante. Comme le montre la figure 1, dans une maladie récessive, le plus souvent un seul sujet est atteint dans une fratrie. En revanche, faire le diagnostic d’une maladie dominante chez un individu implique généralement qu’il existe des sujets atteints de la même maladie dans les différentes générations de sa famille.

Sources Les réflexions sur ce que peuvent ressentir les patients atteints de maladies rénales dominantes sont fondées sur les réponses que nous avons obtenues au cours des enquêtes menées auprès de patients atteints de syndrome d’Alport (M. Levy et al., 1994),

Fig. 1. Arbres généalogiques. Les hommes sont représentés par des carrés et les femmes par des cercles. Les sujets atteints sont en noir. Les sujets décédés sont indiqués par un trait diagonal. Le sujet consultant est indiqué par une flèche.

de maladie de von Hippel-Lindau (M. Levy et S. Richard, 2000), et de polykystose rénale dominante autosomique (résultats non publiés). Elles proviennent également du livre d’un patient atteint de polykystose rénale dominante autosomique, livre intitulé Chemin héréditaire, de la dialyse à la greffe (F. Regnault, 1996). En revanche, n’ayant mené aucune enquête auprès de parents ayant un enfant atteint d’une maladie rénale récessive, nous avons puisé quelques réflexions dans un livre intitulé La rage d’espérer, la génétique au quotidien, écrit par le Pr Arnold Munnich, chef du service de Génétique de l’hôpital NeckerEnfants Malades à Paris (A. Munnich, 1999). Enfin, étant correspondante scientifique de l’AIRG, l’Association de patients pour l’Information et la recherche sur les maladies Rénales Génétiques1, nous rapportons certains des témoignages de patients (appels téléphoniques, courrier, et lettres publiées dans le bulletin de l’association, Néphrogène).

1. AIRG, BP 78, 75621 Paris Cedex 06, site Internet : airg.free.fr. Toutes les associations de malades sont sur le site Internet http://orphanet.infobiogen.fr/ associations.

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Maladies rénales récessives autosomiques Ce sont des maladies rares. Les premières manifestations rénales surviennent le plus souvent dans l’enfance, voire chez le nouveau-né, et par conséquent les patients sont vus par le néphrologue pédiatre (Annexe I).

Annonce du diagnostic

L’enfant atteint, un garçon ou une fille, naît le plus souvent de l’union de 2 parents normaux (Fig. 1). Lors de l’annonce du diagnostic, les parents apprennent que leur enfant est atteint d’une maladie rénale chronique, sévère, sinon mortelle, et que cette maladie est génétique, héréditaire. À ces mots, ils veulent savoir qui a transmis la maladie et découvrent que, bien qu’indemnes, ils sont tous les deux porteurs d’une anomalie génétique. Comme l’a dit sobrement un père : « Ce fut terrible. » Ils s’inquiètent sur le risque que cette maladie puisse exister chez les enfants déjà nés. Assez souvent, il est possible de les rassurer si les enfants sont bien portants. Mais, si comme dans la néphronophthise, les premières manifestations sont tardives, l’étude des frères et sœurs peut permettre de dépister un enfant dont le trouble de concentration était jusque-là passé inaperçu. Dans une lettre, une mère parle de sa détresse lorsqu’elle a appris que ses deux fils étaient atteints, une insuffisance rénale terminale ayant été découverte fortuitement chez le second âgé de 11 ans et l’exploration radiologique de l’aîné, âgé de 14 ans, révélant qu’il avait, lui aussi, des petits reins. Ces parents vont ressentir des émotions et des sentiments diffus de culpabilité, de deuil d’un enfant « comme les autres » qui vont se mêler plus tard à la nécessité d’un passage à l’action pour organiser de façon nouvelle leur famille (P. Canouï, 1997). Il leur faudra aider l’enfant atteint à prendre conscience de sa maladie, et ses frères et sœurs non atteints à trouver leur place dans une famille perturbée par les péripéties de la maladie et souvent le poids des soins (P. Canouï, 1998). Enfin, les parents veulent connaître le risque que la maladie puisse survenir à nouveau chez les enfants à naître. Ils apprennent que le risque d’avoir un enfant atteint à chacune des gros75

sesses ultérieures est de 25 %. Mais que signifient ces pourcentages pour des parents ? Ce qu’ils comprennent, c’est que leur enfant sera malade ou qu’il ne le sera pas. Lorsque ce diagnostic est faisable (et il ne l’est pas toujours), les parents sont informés qu’il existe un diagnostic prénatal leur donnant la possibilité de savoir si l’enfant à naître a ou non hérité de l’anomalie génétique préalablement identifiée dans la famille. Le diagnostic prénatal suivi d’une interruption volontaire de grossesse pour motif médical si le fœtus a hérité de l’anomalie permet d’éviter la naissance d’un enfant atteint (Code de la santé publique, loi no 2001-588). Bien que l’interruption de grossesse soit réductrice, traumatisante, elle est parfois présentée avec un optimisme un peu excessif par les médecins ! Inversement, le diagnostic prénatal permet de rassurer un couple lorsque le fœtus n’est pas atteint.

Options s’offrant aux parents

En définitive, après la naissance d’un enfant atteint, quelles solutions s’offrent à des parents qui doivent brutalement réviser leur projet parental ? (S. Aymé, 1998) : – décider d’avoir un autre enfant malgré le risque encouru ; – renoncer à avoir un autre enfant, et cette décision peut revêtir un caractère définitif, certains couples choisissant que l’un, voire les deux, soient stérilisés ; – recourir à une forme de procréation assistée, don de sperme ou don d’ovocytes ; – adopter un enfant ; – se séparer, la maladie chronique d’un enfant cristallisant bien souvent des problèmes conjugaux préexistants ; – demander un diagnostic prénatal en vue d’une interruption de grossesse. Diagnostic prénatal et interruption de grossesse

La loi autorise une interruption volontaire de grossesse pour motif médical « lorsqu’il existe une forte probabilité que l’enfant à naître soit atteint d’une affection d’une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic » (Loi 2001-588). Mais qu’est-ce qu’une affection d’une particulière gra76

vité : gravité pour l’enfant à naître ou déjà né, pour l’adolescent, pour l’adulte, pour les parents, pour les médecins, pour la société ? Chacun a sa conception personnelle, la conception des parents pouvant différer de celle des médecins (M.L. Briard et A. Nivelon-Chevallier, 1998). Voici ce qu’a écrit A. Munnich à propos de l’interruption de grossesse : « Pour douloureuse qu’elle soit, la décision de proposer l’interruption médicale de grossesse au couple n’en est pas moins relativement simple à prendre pour une affection à tous coups mortelle en quelques semaines ou quelques mois, incurable, sans le moindre espoir d’un régime, d’un médicament ou d’une greffe qui viendraient infléchir le cours du destin. » Dans le paragraphe suivant, il ajoute : « L’ambiance du diagnostic prénatal est toute différente et les enjeux éthiques biens plus délicats pour une maladie génétique non mortelle, mais lourdement invalidante. Ce n’est plus du risque d’une mort rapide et certaine qu’il est question, mais de la prédiction d’une vie lourdement grevée par une maladie chronique, un handicap moteur, mental, malformatif, sensoriel. La vie sauve, mais quelle vie ? ». Ces dernières phrases s’appliquent bien aux maladies rénales citées précédemment, commençant tôt dans l’enfance. La vie est sauve, mais au prix de traitements médicaux extrêmement lourds et de régimes parfois introduits dès la naissance, de retard de croissance, de dialyse ou de transplantation tôt dans la vie. Et lorsque le diagnostic prénatal a été décidé, imagine-t-on la souffrance et l’angoisse de ces femmes qui attendent un enfant, dont la vie est suspendue au résultat d’un prélèvement et qu’elles ne pourront peut-être jamais mettre au monde ? Munnich écrit : « ... l’attente sera longue : plusieurs semaines avant le prélèvement2, puis l’attente interminable des jours qui précèdent le résultat3. Comment aider les futures mères à maîtriser l’angoisse à peine descriptible de cette attente, sinon en nous tenant à leur écoute ? » Mais cette écoute, les parents l’ont-ils ? Voici le témoignage d’un père d’un enfant atteint de cystinose sur la consultation de conseil génétique obligatoire avant le diagnostic prénatal : « Un 2. Le prélèvement de villosités choriales qui permet l’étude génétique du fœtus a lieu vers la 10-11e semaine de la grossesse. 3. Le résultat du test est habituellement donné dans la semaine.

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staff médical accorde ou n’accorde pas l’interruption de grossesse. On le sait avant la grossesse. Nous avons eu une visite de conseil génétique et on nous a dit : “Vous aurez droit à une interruption médicale de grossesse.” Et nous avons décidé d’avoir un autre enfant. Sinon nous n’aurions pas fait d’autre enfant. » À propos du diagnostic prénatal, sa femme étant enceinte, ce père déclare : « Le problème, ce sont les délais. On est loin des neuf semaines. Moi je ne le porte pas (il parle de l’enfant), je le vis, mais je ne le porte pas. Mon épouse le porte. Le moment où cela (le prélèvement) peut théoriquement se faire, c’est un week-end, c’est-à-dire le moment où l’équipe présente doit partir. On vous demande de remettre à la semaine suivante. Et c’est intolérable ! Et tout cela, il faut le remettre en question. Quand vous prenez la décision d’une interruption de grossesse, même si vous avez l’envie de ne pas vous attacher à cet enfant sans avoir le résultat, il est parfaitement humain, malgré tout, d’avoir un espoir. Vous avez beau ne pas vouloir vous accrocher à l’idée qu’il sera malade, en vous disant : “On n’y pense pas, on attend d’avoir les résultats”, vous souhaitez au fond de vous qu’il (le fœtus) ne soit pas malade. Le jour où on vous apprend qu’il est malade, il y a tout un support psychologique pour aider les gens aussi bien le père que la mère. Il faut de longues semaines, de longs mois pour s’en remettre. Ce support que nous n’avons pas trouvé, il est à mettre en place. » Et il termine son témoignage par ces phrases : « Cet enfant, il est venu, il a existé un moment ou un autre, même s’il y a eu interruption de grossesse. Et cette idée-là est assez insupportable. » Un exemple, les demandes de diagnostic prénatal pour la polykystose rénale récessive autosomique

La polykystose rénale récessive autosomique est définie par la présence de kystes dans les reins et d’anomalies hépatiques. Dans une forte proportion de cas, la diffusion des lésions kystiques rénales est telle qu’elle entraîne une hypoplasie pulmonaire par compression et aboutit à la mort in utero ou néonatale. Lorsque les lésions kystiques sont moins importantes, la maladie est découverte dans le premier mois. Une meilleure prise en charge médicale, et en particulier le traitement de l’hypertension artérielle, a amélioré le pronostic vital. Il persiste cependant un risque d’évolution vers l’insuffisance rénale et de complications 78

de l’hypertension portale. La maladie est suffisamment grave pour qu’un diagnostic prénatal soit souhaité par les couples ayant un premier enfant atteint. Le diagnostic génétique permet de répondre à cette attente, mais les conditions nécessaires à la réalisation ne sont pas toujours réunies. De mars 1994 à mars 1999, 48 couples en France ayant un enfant atteint avaient demandé une étude en biologie moléculaire en vue d’un diagnostic prénatal au centre de génétique de l’hôpital Necker-Enfants malades (M.F. Gagnadoux et al., 2000). Les demandes étaient plus fréquentes si le premier enfant était décédé en période néonatale. On ignore cependant le nombre de couples n’ayant pas fait la demande. Le diagnostic prénatal était, pour des raisons techniques, impossible dans 5 des 48 familles. Ces impossibilités ont placé le couple à risque dans la même situation de choix délicate que lorsque le diagnostic prénatal n’était pas possible. Parmi les 43 familles pour lesquelles le diagnostic était envisageable, 14 n’ont pas encore demandé de diagnostic prénatal (résultats trop récents ; décision de ne pas avoir d’autre enfant ; séparation des parents ?). Vingt-neuf familles ont demandé un diagnostic prénatal, cette demande ayant été faite lors d’une grossesse dans 23 familles, de 2 grossesses successives dans 5 familles et de 3 grossesses successives dans 1 famille. Ces données montrent que quelques femmes ont subi plusieurs fois le traumatisme de l’interruption de grossesse. Le laboratoire ayant répondu que 24 des 36 fœtus n’étaient pas atteints, la grossesse a été poursuivie jusqu’à la naissance d’un enfant normal. En revanche, 11 fœtus étaient porteurs des gènes défectueux et la grossesse a été interrompue. Enfin dans 1 cas, le laboratoire n’ayant pu conclure sur l’atteinte du fœtus, les parents ont dû laisser naître un enfant, malgré le risque encouru, sans savoir si cet enfant pouvait ou non développer la maladie. Et lorsque le diagnostic prénatal n’est pas techniquement possible, lorsque le gène d’une maladie rare n’a pas été identifié, les parents souffrent et s’indignent parfois en disant que la Science n’a pas fait de progrès, que ni les médecins, ni les laboratoires ne s’intéressent à leur cas. Et certains partent dans une quête désespérée de renseignements dans des revues médicales, sur Internet, ou bien vont consulter d’autres médecins, à l’étranger parfois. 79

Ceux qui sont contre l’interruption de grossesse

Certains couples sont, et le plus souvent pour des raisons religieuses ou culturelles, contre l’interruption de grossesse. A. Munnich cite cet exemple : « Il (le père) nous dit (...) son refus absolu de l’avortement. (...) C’est un meurtre, un double meurtre : interrompre la grossesse d’un enfant comme Mathias, c’est comme si je tuais Mathias. Je ne pourrais plus vivre avec un tel crime sur la conscience. » Mathias, le petit garçon, est atteint d’une maladie neuromusculaire chronique, invalidante, mais non létale. Et quelle souffrance supplémentaire lorsque, comme dans ce couple, existe un conflit majeur, la mère étant pour l’interruption de grossesse et le père contre ? Ceux qui sont contre l’interruption de grossesse, mais pour le diagnostic préimplantatoire

Cette technique consiste à prélever une cellule sur un embryon conçu in vitro et à rechercher le gène défectueux de la maladie dont il risque d’être atteint. Seuls les embryons indemnes sont replacés dans l’utérus de la future mère. C’était le souhait d’un grand-père, dont la fille avait eu 2 enfants décédés en période néonatale de polykystose rénale récessive autosomique et qui a écrit pour se renseigner sur cette possibilité. Arnold Munnich écrit : « Quoique convaincus du caractère sacré de la vie, dès l’instant de la fécondation, nombre de couples, font de manière pragmatique, une différence très nette entre l’embryon de quelques cellules qui attend dans une éprouvette son éventuel transfert intra-utérin et le fœtus de trois mois qui commence à bouger dans le ventre de sa mère... ». Ce mode de diagnostic paraît pour l’instant réservé à quelques cas exceptionnels (les maladies neurodégénératives, par exemple). Ses indications dans les maladies rénales seront sans doute limitées.

Transmettre une maladie rénale récessive

Jusqu’à présent, beaucoup de ces maladies étaient incompatibles avec une survie prolongée et avec une grossesse. Avec l’amélioration des traitements, des patientes transplantées vont souhaiter avoir des enfants et pourront mener des grossesses à 80

terme. D’où l’inquiétude de cette jeune fille qui, ayant une néphronophthise, a demandé si elle risquait d’avoir un enfant atteint. En raison de la rareté de la maladie, mais à condition qu’elle ne se marie pas avec l’un de ses cousins ou avec un sujet également atteint de néphronophthise, la probabilité d’avoir un enfant atteint est infime. Évidemment, il lui a été conseillé de consulter un généticien avant toute grossesse.

Maladies rénales dominantes Les maladies dominantes sont, selon la localisation du gène défectueux responsable, autosomiques (la polykystose rénale dominante autosomique, la maladie de von Hippel-Lindau) ou liées au chromosome X (la forme la plus fréquente de syndrome d’Alport). Elles se révèlent souvent tardivement, plus volontiers à l’âge adulte (voir Annexe 2). Contrairement aux maladies récessives, leur expressivité est variable, les manifestations cliniques et l’évolution diffèrent d’un patient à l’autre et, au sein d’une même famille, d’un apparenté à l’autre. Bien que « Recevoir » et « Transmettre » soient intimement liés dans la vie d’un patient atteint de maladie dominante, nous les envisagerons successivement.

Recevoir une maladie dominante

Un enfant atteint a le plus souvent un parent atteint (Fig. 1). Lors des enquêtes que nous avons menées, nous avons rencontré des situations différentes. Patient étant le premier atteint dans la famille

Il peut arriver en effet qu’il n’y ait aucun antécédent familial, une nouvelle mutation étant apparue dans l’une des gamètes de l’un des parents. Comme le montre Ch. Delaporte (1994), la révélation du diagnostic peut être un traumatisme, et le fait que le patient apprenne que l’atteinte est héréditaire peut avoir « des répercussions néfastes sur l’équibre affectif familial ». 81

Patient n’ayant pas perçu l’histoire de maladie rénale qui existait dans la famille

Les raisons de cette non-perception sont multiples : – les parents ont caché la maladie familiale ; – les relations entre apparentés sont mauvaises, voire nulles. Un patient, atteint de polykystose, dit ne pas avoir compris pourquoi ses reins « profitaient », et n’avoir réalisé qu’il avait une polykystose rénale, comme son père, qu’au moment où il avait appris que sa sœur était également atteinte et qu’elle était dialysée depuis plusieurs années ; – ou bien, comme dit une patiente : « On mourrait, et on ne savait pas qu’on avait une maladie des reins ». Patients connaissant la maladie rénale dans la famille, mais ne sachant pas qu’ils risquaient d’être atteints

Les trois témoignages suivants montrent les différentes réactions des patients : – c’est à l’âge de 36 ans qu’une hématurie est découverte en médecine du travail chez Mme A. Elle savait que sa grand-mère était décédée d’urémie, que son oncle et sa tante étaient urémiques, que son père avait été dialysé. Mais elle ne pensait pas qu’elle aussi pouvait être atteinte. Quelle avait été sa réaction à l’annonce du diagnostic ? Elle répond : « Je ne me sentais pas malade, alors je n’en ai pas fait une maladie ». Elle avait deux enfants qui, à cette époque, étaient petits. Elle dit : « Je n’étais pas inquiète pour eux » ; – en raison d’une hypertension artérielle découverte en médecine du travail, M.B. va consulter un néphrologue et apprend qu’il a une polykystose rénale et que, son insuffisance rénale étant sévère, il sera rapidement mis en dialyse. Il savait que sa mère et son frère étaient « malades des reins », mais il ne pensait pas que, lui, risquait d’être atteint. Il apprend d’un coup qu’il est gravement malade et que sa maladie est héréditaire. « J’ai reçu un coup sur la tête », dit-il. « J’ai mis plus de trois mois à m’en remettre ». Sa fille était alors âgée de 27 ans. Il n’ose lui parler de sa maladie. Il ne se décide que plusieurs mois plus tard à lui donner l’ordonnance d’échographie rénale prescrite par son propre néphrologue. C’est ainsi qu’une prescription d’échographie, dont les conséquences pour la patiente et ses enfants sont les mêmes que celles d’un test génétique, a été remise sans que 82

cette patiente n’ait eu un entretien avec un néphrologue en vue d’anticiper les conséquences des résultats sur son avenir. De même, les résultats lui ont été donnés directement, sans précautions, par l’« échographiste » (M. Levy, 2001). Heureusement, elle n’avait pas de kystes ! ; – c’est à l’occasion d’un examen de l’estomac que Mme C., âgée de 35 ans, apprend qu’elle a des kystes dans les reins et le foie. Cela lui fait l’effet d’une « bombe ». Elle savait que son père avait une « maladie des reins », mais personne n’en parlait dans la famille. Elle se rappelait avoir eu, sans explication, une urographie intraveineuse à l’âge de 16 ans. Les images étaient normales. Elle n’a plus jamais eu d’examens. « Ma mère a laissé tomber », dit-elle et elle répète : « Elle a laissé tomber ». « Auriez-vous voulu savoir plus tôt que vous étiez porteur du gène de la maladie ? » À cette question, ces deux derniers patients, bien que faisant des reproches, l’un à sa sœur, l’autre à sa mère, ont répondu « Non ». Cette question, nous l’avions posée à tous les patients participant aux enquêtes et leurs réponses étaient variées. Peu ont répondu oui. L’un, atteint de maladie de von Hippel-Lindau, a déclaré : « J’ai été soulagé de savoir » Les réponses de la plupart ont été : « Non, oh non ! », « J’ai bien vécu jusque-là », « Je préfère avoir été insouciante », « Cela m’aurait gâché la vie », « Je n’aurais pas eu mes enfants ». Certains ont dit ne pouvoir répondre. Ces réponses font réfléchir. Combien d’investigations cliniques et/ou de tests génétiques sont proposés à des sujets asymptomatiques au cours d’enquêtes familiales ? Il faut se rappeler que, le plus souvent, ces sujets n’ont rien demandé et qu’ils ont le droit de ne pas savoir (M.L. Briard et A. Nivelon-Chevallier, 1996). Patients sachant qu’ils risquaient d’être atteints

– M. D. est interrogé au cours de l’enquête sur le syndrome d’Alport. Son frère étant dialysé, il savait qu’il risquait d’être atteint. Adolescent, il avait « peur, très peur ». On lui découvre une hématurie microscopique à 19 ans. Il refuse toute surveillance médicale. « Il s’en f..... ! » Il ne revient consulter que cinq ans plus tard. Il est alors en insuffisance rénale. – Dans une lettre reçue à l’AIRG, Mme E. décrit l’état dans lequel se trouve son fils : « ... notre fils a 20 ans, et ne veut pas 83

faire d’échographie, il dramatise énormément, mais ne se sent pas capable d’assumer ce qu’on risque de lui révéler, il a très peur d’être atteint comme son père et son grand-père, il parle même de suicide, s’il savait... ». – Le troisième témoignage est celui de F. Regnault (1996). Il avait commencé son livre en 1989 au début de la dialyse, et il l’a écrit pendant les séances de dialyse et les hospitalisations suivant la transplantation. Il meurt en 1996. Dans les années 50 sa mère était tombée malade à l’âge de 30 ans. Petit garçon, il l’avait vue aller en cure à St-Nectaire, suivre un régime, puis sa fonction rénale s’était progressivement dégradée. Dans le chapitre II de son livre, il écrit : « Je suis marqué du signe familial. J’ai une polykystose rénale, comme ma mère, mon oncle, mon frère. Lourde hérédité que nous nous transmettons de génération en génération. Mon grand-père maternel, lui aussi, sans doute... Depuis combien de temps, connais-je l’existence de cette maladie ? Je ne sais pas répondre à cette question ». Un peu plus loin : « Les traces d’albumine dans mes urines relevées de temps à autre à l’école et qui invitent à des examens plus approfondis, me renvoient l’image de ma mère, des cures... Sombre pressentiment, esquisse d’une réalité future ? Impossible pour moi de trancher et nulle envie de demander pour savoir ; il sera toujours temps, le jour venu de comprendre... J’ai dix ans, je suis en bonne santé. Mais déjà le message s’insinue, inconsciemment, en douceur (...) un enfant normalement intelligent ne peut pas ne pas faire quelques liaisons entre tous ces événements pour peu qu’en plus il se pose comme c’était mon cas de nombreuses questions sur la vie, la mort, alors il comprend presque malgré lui qu’il s’agit là d’une marque familiale et que lui aussi sera peut-être confronté un jour à des difficultés du même type. Mais tout ceci est sans angoisse ». La mère est dialysée (c’est une des premières malades de l’hôpital Necker, dialysée à domicile). François alors âgé de 19 ans, ainsi que son père et son frère aîné, apprennent à la dialyser. Le frère de leur mère décède d’urémie. Parlant de cette période, il écrit au chapitre IV : « Notre mère, cependant, s’inquiétait pour nous. Allions-nous, comme elle, être victimes de la polykystose ? Comment prévenir, si cela était possible ? Quels choix devionsnous faire ? C’est la question qu’elle posa un jour à un médecin à brûle-pourpoint, lors d’une visite médicale de routine à la84

quelle je l’accompagnais... J’avais dix-neuf ans et l’échographie rénale ne permettait pas alors de poser à cet âge un diagnostic fiable. Le médecin me conseilla cependant un emploi stable, avec une bonne protection sociale, fonctionnaire par exemple. Cette réponse m’a longtemps hanté (...) Ma mère et moi avions la conviction que si l’un de ses enfants devait être à son tour victime de la polykystose, ce serait moi. Étaient-ce les traits héréditaires multiples qu’elle m’avait transmis, le souvenir de l’albuminurie enfantine, le daltonisme hérité de sa famille (mais mon frère jumeau aussi est daltonien), la déformation de mon pied droit, identique à la sienne, nos psychologies propres ? Je ne sais, mais cette certitude m’a longtemps habité ». La mère meurt. François a une première hématurie ; il décrit son parcours de patient dans les services de néphrologie. Au chapitre V, il parle de ses frères et sœurs : « Chacun de notre côté, nous avons vécu notre vie en oubliant ou en faisant semblant d’oublier que cette maladie héréditaire ne nous épargnerait peut-être pas. De toutes façons, puisqu’on ne sait pas arrêter son développement, à quoi bon savoir à l’avance ? En dehors de la surveillance de la tension artérielle, on ne sait rien faire d’autre qui soit utile. (...) Sans surprise, je vais d’ailleurs découvrir petit à petit que chacun de mes frères et sœur (...) a subi une échographie rénale pour savoir s’il présente des kystes rénaux. Mais chacun le fait sans en parler aux autres. Gestion personnelle de sa propre angoisse et crainte d’éveiller celle des autres (...) Moi, je suis le premier. Suis-je le seul de la famille ? Si oui, pourquoi moi ? Si non, qui d’autre ? Qui a perdu à la loterie, qui a tiré le mauvais gène ? »

Avoir transmis, ou transmettre, la maladie à ses enfants, et à ses petits-enfants

D’abord un bref rappel de génétique formelle permettant comprendre la transmission d’une maladie dominante. Lorsque la maladie est dominante autosomique (la polykystose rénale, la maladie de von Hippel-Lindau), le sujet atteint transmet la maladie à un enfant (garçon ou fille) sur deux. La proportion d’enfants atteints est la même dans une maladie dominante liée au chromosome X comme le syndrome d’Alport, s’il s’agit de 85

l’union d’une femme atteinte avec un homme normal. Mais, de l’union d’un homme atteint de syndrome d’Alport et d’une femme normale naissent seulement des filles atteintes et des garçons normaux. En raison de cette complexité, beaucoup de patients, et en particulier ceux qui ont une maladie dominante liée au chromosome X, n’ont qu’une connaissance imparfaite, sinon nulle de la transmission de la maladie à leurs enfants, et cependant, c’est sur cette mauvaise compréhension qu’ils fondent leurs décisions. Patients ayant renoncé à avoir des enfants

Certains (hommes ou femmes) ont souhaité une stérilisation. D’autres recourent à une forme de procréation assistée ou adoptent un enfant. – Une femme parlant de son conjoint déclare : « Je me sépare de lui, s’il veut des enfants ». – Un autre patient dit : « Je ne veux pas lui (mon enfant) faire subir ce que j’ai subi ». – Voici une lettre envoyée à l’AIRG pour publication. M. F. raconte qu’en 1967, hospitalisé à l’âge de 25 ans pour hématurie, il a alors compris que sa mère était polykystique, et appris par des lectures que la maladie entraînait « inexorablement une insuffisance rénale terminale pendant la quatrième ou la cinquième décennie de vie »4 « et qu’il a une chance sur deux de transmettre la maladie ». Il prend alors plusieurs décisions, dont celle-ci : « ... je ne me marierai jamais, afin de n’imposer à personne ni le fardeau du garde-malade, ni, a fortiori, le risque d’une ou plusieurs grossesses susceptibles d’engendrer une descendance polykystique. Je m’enorgueillissais même de ce renoncement à la lignée, puisque celle-ci aurait toutes les chances d’être viciée à la base ». Il se marie cependant, mais cette union « ne me permettait pas de remettre en question certains aspects du dogme, dont celui de la paternité interdite, à cause du fameux risque à 50 %. D’enfants possibles, nous ne parlâmes jamais... ». Des années plus tard, dialysé, ne vivant plus en couple, il reconnaît que « ... ce n’est pas la polykystose qui m’a déconseillé la paternité, mais plutôt de reproduire à l’identique un milieu 4. Les néphrologues savent maintenant, trente ans plus tard, que l’insuffisance rénale terminale n’est pas inexorable.

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familial sans grand amour dans lequel j’avais grandi... Je tenais le mariage de mes parents pour une sorte d’erreur qu’il ne fallait pas répéter - la maladie est venue à point servir de béquille à cette conviction ». Patients ayant eu des enfants alors qu’ils ne savaient pas qu’ils étaient atteints, ou qu’ils n’avaient pas été informés du risque

Voici quelques réactions, plus ou moins intenses, de mères ou de grands-mères : – Mme G., dont le mari est dialysé pour polykystose rénale, fait part dans une lettre de sa grande inquiétude pour ses enfants, des adolescents n’ayant pas eu d’échographie : « ... mais mes enfants se trouvent devant ce problème, alors qu’ils n’ont pas fait leur vie, contrairement aux autres membres de la famille qui étaient mariés et avaient un métier. Que sera leur vie après une telle révélation ? Un handicap dans leur vie active, pour se faire embaucher, pour fonder un foyer, quel lourd héritage ! » – Mme H., dialysée pour polykystose rénale, parle de ses deux filles âgées d’une quarantaine d’années : « Maintenant que je suis en dialyse, ça me tracasse ! Avant, cela ne m’avait pas effleuré qu’elles puissent l’avoir. Mon Dieu, pourvu qu’elles ne l’aient pas ! Je n’y avais pas réfléchi avant la dialyse ». Pour beaucoup de patients ayant une polykystose rénale, c’est la dialyse qui est la maladie. Avant d’être dialysés, ils ne se considéraient pas comme malades. – Comme le médecin lui avait conseillé, Mme I., atteinte de polykystose rénale et récemment dialysée, avait fait faire une échographie à sa fille lorsque celle-ci avait 15 ans. L’échographie était normale. Mais le médecin ne lui avait pas parlé de surveillance ultérieure. La fille a une quarantaine d’années. Elle a trois enfants. La patiente est inquiète, non pour sa fille avec laquelle elle n’est pas en bons termes, mais pour ses petits-enfants, et surtout pour l’aîné, âgé de 20 ans. « Quand j’y pense, cela me tracasse ». – Mme J., cette autre grand-mère, est dialysée à domicile pour polykystose. Elle supporte bien la dialyse. Elle a quatre enfants. Deux fils, âgés de plus de 30 ans, ne veulent pas savoir s’ils sont atteints et n’ont pas eu d’enfants. Les deux autres enfants, un fils et une fille, sont malades et ont eux-mêmes des enfants. Chez l’un des petits-enfants, des kystes rénaux ont été découverts à 87

la naissance. Les trois autres enfants, âgés de moins de 10 ans, ont déjà eu une échographie ; les images étaient normales. Elle dit : « C’est la fatalité ! Je parle de ma maladie avec mes petitsenfants sans problème. Ils vivent ma maladie. C’est normal qu’ils assistent à la dialyse ». Elle répète : « C’est la fatalité ! » Bien que Mme J. paraisse très sereine, ne faudrait-il pas se demander ce que ressentent des enfants de moins de 10 ans, peut-être euxmêmes atteints, assistant aux séances de dialyse de leur grandmère ? Patients ayant eu des enfants malgré le risque encouru qu’ils connaissaient

Assez souvent, ils ont pris ce risque parce qu’ils ne se sentaient pas malades. M.K., atteint de polykystose rénale, a eu trois enfants, qui ont maintenant moins de 10 ans. Il regrette d’avoir cédé aux indications d’un pédiatre qui, mal informé, avait fait faire une échographie au second pour une maladie intercurrente survenue à l’âge de 9 mois. L’échographie avait montré quelques kystes. Il dit : « C’est vrai, ma fille est plus fragile que les deux autres ». Est-ce vrai ? Pourquoi cette petite fille serait-elle plus fragile ? Mais les parents la considèrent comme fragile, et vont sans doute la surprotéger. Le père envisage de faire faire une échographie aux deux autres enfants vers 16 à 18 ans, comme le recommandent les néphrologues. Il ne paraît pas inquiet, mais se demande comment sa femme et lui vont gérer cette situation familiale. Comme M.K., les patients ayant eu des enfants s’inquiètent. Faut-il faire des investigations, une échographie, ou des tests génétiques (lorsqu’ils sont techniquement possibles) chez un mineur asymptomatique ? Et à quel âge ? Beaucoup des patients interrogés souhaitent que leurs enfants subissent des investigations très précocement, parfois dans la petite enfance ou même peu de temps après la naissance. Mais, curieusement, certains n’auraient pas voulu savoir plus tôt qu’ils étaient porteurs du gène défectueux. Ils ont en fait l’espoir que les tests génétiques leur montreront que leur enfant n’est pas atteint. Il est difficile de leur faire comprendre que l’intérêt de l’enfant mineur prime l’intérêt des parents (M.L. Briard et A. Nivelon-Chevallier, 1998). Si la reconnaissance précoce de la maladie (comme dans la maladie de von Hippel-Lindau) peut améliorer le soin, la préven88

tion, il existe un bénéfice direct pour l’enfant. Dans le cas contraire, la connaissance de son avenir ne peut que le perturber, parfois gravement (J. Fanos, 1997 ; D.C. Wertz et P.R. Reilly, 1997). Un décret de juin 2000 (Décret no 2000-570) a précisé les conditions dans lesquelles un test génétique pouvait être prescrit à un mineur asymptomatique : « que si ce dernier ou sa famille peuvent personnellement bénéficier de mesures préventives ou curatives immédiates ». Lorsque le test génétique est possible, d’autres questions se posent à des parents souvent non préparés à anticiper l’impact des résultats sur l’avenir de leurs enfants. Quand dire la vérité à l’enfant s’il est atteint, mais encore asymptomatique ? Qui doit la dire ? Certains parents, avant le test, affirment : « Je dis tout à mon enfant », « Je lui dirai la vérité s’il est atteint ». D’autres font faire les tests sans donner d’explication. L’un des parents dit : « On lui parlera quand on sera au pied du mur ». Enfin, quelle attitude faut-il avoir avec l’enfant s’il est atteint ? Comment gérer ses réactions ? Et que proposer aux frères et sœurs non atteints ? Comment gérer leurs réactions émotionnelles ? Patients souhaitant un diagnostic prénatal

En raison de la révélation le plus souvent tardive et de l’expression clinique variable des maladies rénales dominantes, l’interruption de grossesse est une question délicate. Contrairement à ce qui se passe dans les maladies récessives, dans les maladies dominantes, « On n’est pas capable de prédire les méfaits du gène » (A. Munnich, 1999). Dans la polykystose rénale dominante, la demande de diagnostic prénatal est exceptionnelle. En cas de maladie de von Hippel-Lindau et de syndrome d’Alport, maladies pouvant débuter dans l’enfance, un diagnostic prénatal est parfois demandé par les parents. Nos enquêtes menées en dehors de toute grossesse, ont montré que 35 % des patients atteints de maladie de von Hippel-Lindau pensaient qu’ils demanderaient une interruption de grossesse si le fœtus était atteint, et que 70 % des femmes atteints de syndrome d’Alport pensaient qu’elles demanderaient une interruption de grossesse si un fœtus mâle était atteint. En fait, le pourcentage de patients souhaitant un diagnostic prénatal afin de connaître le statut de leur enfant dès la naissance est plus important. Tous ne souhai89

taient cependant pas une interruption de grossesse. Or, la lecture des textes juridiques montre bien que, dans l’esprit du législateur, diagnostic prénatal et interruption de grossesse sont étroitement liés. Les souhaits des parents et les sentiments des médecins sont cependant parfois contraires. C’est aux parents que devrait appartenir la décision finale. Un père, atteint de maladie de von Hippel-Lindau, dit s’être effondré, au premier mois de la grossesse de sa femme, lorsque le généticien leur a dit que le diagnostic prénatal n’était pas possible. Eux avaient compris, après un premier entretien, que le diagnostic était possible. Il dit, parlant de l’enfant : « On ne l’aurait pas gardé ! » Il ne pardonnait pas au généticien qui, selon lui, étant contre l’interruption de grossesse, de leur avoir refusé cette possibilité.

Conclusion Comme le montrent les différents témoignages rapportés, les réactions des patients sont variées. Mais dans ces réactions, quels sont les poids respectifs, non seulement du vécu propre de l’individu malade et du vécu de sa famille par rapport à la pathologie rencontrée, de sa connaissance de la maladie et de sa connaissance de la transmission d’une génération à l’autre, mais aussi de la religion, de l’éducation, de l’environnement, de la structure familiale ? Sans que l’on connaisse la hiérarchie de ces facteurs, l’expérience de ceux qui s’intéressent à ces questions fait apparaître que les réactions et les réponses des patients sont imprévisibles. Et quelles sont les réactions de patients n’appartenant pas à notre société occidentale ? Comme le montre M. de Montalembert dans sa thèse sur la drépanocytose (1994), dans la société africaine, la maladie de l’enfant est le signe d’une faute, et cette faute doit être recherchée dans la conduite de la mère. La séparation du couple, ou plutôt la répudiation de la mère, est une attitude commune. De plus, l’avortement est jugé comme un acte maléfique, risquant d’amener les aïeux à frapper d’une malédiction terrible l’enfant suivant. Comment se passe une consultation 90

réunissant d’un côté un patient africain et de l’autre un médecin européen qui détient le savoir, mais qui ignore la religion, les traditions, le savoir de son interlocuteur ? Les explications scientifiques sur la transmission des maladies génétiques sont considérées comme un discours de « blanc ». Il y a vingt, vingt-cinq ans, les connaissances en génétique étaient modestes. Certains des patients rencontrés n’avaient pas bénéficié des bouleversements de la génétique et de ses applications. Mais en fait, comme le demandent M.L. Briard et A. Nivelon-Chevallier (1998), est-on sûr que la connaissance de son statut personnel, ou celui de ses enfants, apporte toujours un bienfait ? À la fin de ce travail, nous voudrions poser plusieurs questions. Les patients reçoivent-ils des informations nécessaires sur les risques concernant leur descendance ? Les néphrologues perçoivent-ils et prennent-ils en compte les attentes sur ce sujet des patients atteints de maladie rénale génétique ? Prennent-ils suffisamment en compte les perturbations psychologiques inhérentes à la transmission génétique d’une maladie ?

Annexes

Annexe 1. Maladies récessives rénales Début

Évolution

Syndrome néphrotique congénital de type finlandais

in utero

Néphrectomie Transplantation à 2 ans

Polykystose rénale récessive autosomique

– in utero – 1 mois

– décès pré- ou périnatal – IRT vers 10 ans ou plus tard

Cystinose

5 à 6 mois

IRT 6 à 12 ans

Néphronophtise

5 à 8 ans

IRT 10 à 12 ans

Oxalose

0 à 60 ans (moyenne 5 ans) IRT 1 à 60 ans (moyenne 25 ans)

Ce tableau indique le début à l’âge pédiatrique et l’évolution de quelques-unes des maladies rénales récessives autosomiques conduisant à l’insuffisance rénale terminale et nécessitant un traitement de suppléance, dialyse ou transplantation. IRT, insuffisance rénale terminale.

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Annexe 2. Quelques données cliniques sur les maladies dominantes rénales citées dans le texte La polykystose rénale dominante autosomique

La néphropathie est caractérisée par la présence de kystes multiples dans les deux reins, visibles à l’échographie. Ces kystes augmentent de volume, se multiplient et aboutissent à la destruction progressive des reins. Les premiers symptômes apparaissent généralement vers 25-30 ans. L’insuffisance rénale chronique touche 60 à 80 % des patients. Le stade terminal est atteint à un âge moyen de 55 ans ; 5 % progressent vers ce stade avant 40 ans, 20 % environ après 65 ans. Vingt à 40 % des patients n’évoluent pas vers l’insuffisance rénale terminale. En raison de difficultés techniques, le diagnostic génétique n’est pas encore fait en routine. L’examen de dépistage demeure l’échographie. Le syndrome d’Alport

Il est caractérisé par l’association d’une néphropathie hématurique et progressive et d’une surdité de perception également progressive. Chez le garçon, l’atteinte rénale est généralement détectée au cours des 10 à 12 premières années et progresse toujours vers l’insuffisance rénale terminale. La rapidité d’évolution est variable selon les familles. Dans certaines familles, l’insuffisance rénale terminale survient chez les hommes vers l’âge de 20 ans, et dans d’autres vers 40 à 50 ans. L’évolution se fait vers l’insuffisance rénale terminale chez 20 % des femmes, à l’âge de 40 ans ou plus tardivement. Le diagnostic génétique est possible. La maladie de von Hippel-Lindau

Elle se caractérise par le développement de tumeurs, le plus souvent bénignes, affectant avec prédilection le système nerveux central et la rétine, les reins, les surrénales, le pancréas. Les reins sont le siège de kystes, mais aussi de cancers. Les manifestations cliniques apparaissent habituellement entre 18 et 30 ans, mais dans 10 % des cas se révèlent dans l’enfance. Le développement de ces tumeurs nécessite une surveillance régulière et ininterrompue, tout au long de la vie, des différents organes cités afin de dépister et de traiter les tumeurs le plus pré92

cocement possible. L’insuffisance rénale terminale est la conséquence d’une éventuelle chirurgie pour cancers du rein. Le diagnostic génétique est possible.

Annexe 3. Le diagnostic prénatal

La loi (Loi no 2001-568) autorise une interruption volontaire de grossesse « à toute époque » de la grossesse, lorsqu’il « existe une forte probabilité que l’enfant à naître soit atteint d’une affection d’une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic ». Elle impose une consultation médicale de conseil génétique en vue d’informer la femme sur les contraintes et les risques du prélèvement. Cette consultation permet aussi d’évaluer la probabilité d’être atteint pour l’enfant à naître. La loi exige un consentement écrit de la femme. La loi supprime l’ancienne référence au « motif thérapeutique » et lui substitue les termes « motif médical ». Le motif médical sera apprécié par une commission pluridisciplinaire et il est prévu que la femme (ou le couple) puisse(nt) être entendu(s) par cette commission.

Annexe 4. Le diagnostic génétique

Un test génétique, révélant une anomalie susceptible d’entraîner à terme le développement d’une maladie chez un sujet à risque et éventuellement dans sa descendance, n’est pas un test neutre. Pour cette raison, l’examen des caractéristiques génétiques d’une personne fait l’objet d’un encadrement législatif et réglementaire spécifique, avec depuis 1994 une double mention, l’une dans le code civil, qui restreint la pratique des examens génétiques aux finalités médicales et de recherche et introduit l’obligation de recueil de consentement, et l’autre dans le code de la santé publique. Le décret de juin 2000 (Décret no 2000-570) a fixé les conditions de prescription et de réalisation de ces tests en séparant deux situations, les test diagnostiques et les test présymptomatiques, et en introduisant des contraintes chez les sujets mineurs. Les personnes asymptomatiques doivent être informées des caractéristiques de la maladie recherchée, des moyens de la dé93

tecter, et des possibilités de prévention et de traitement. La consultation médicale individuelle, tant à l’occasion de la prescription que de la communication des résultats, est nécessaire. De plus dans cette situation, s’ajoute la nécessité pour le médecin prescripteur d’appartenir à une équipe pluridisciplinaire rassemblant des compétences cliniques et génétiques. S’appuyant sur de nombreux travaux, notamment en GrandeBretagne, qui ont conclu que l’intérêt du mineur devait primer celui de ses parents, le décret précise que l’examen ne peut être prescrit à un mineur asymptomatique « que si ce dernier ou sa famille peuvent personnellement bénéficier de mesures préventives ou curatives immédiates ».

Glossaire Maladie dominante autosomique

La maladie survient chez les sujets porteurs d’un exemplaire du gène défectueux, ce gène étant localisé sur l’un des autosomes, c’est-à-dire l’un des chromosomes 1 à 22. Les critères de reconnaissance sont les suivants : tout patient a un parent atteint ; tout sujet atteint transmet la maladie à un enfant sur deux ; la maladie touche également les deux sexes. Mais ces règles peuvent se trouver en défaut : il peut arriver qu’un sujet naisse de parents indemnes, la mutation du gène s’étant produite dans l’un des gamètes parentaux ; il peut arriver qu’un sujet porteur du gène défectueux soit sain, ou que la maladie n’apparaisse que très tardivement. Quelques maladies rénales : acidose tubulaire distale primitive de type I (également une forme récessive autosomique), amyloses familiales, glomérulosclérose dominante autosomique, hypoplasie glomérulokystique familiale, maladie kystique de la médullaire, maladie de von Hippel-Lindau, néphropathie hyperuricémique, ostéoonychodysplasie, polykystose rénale autosomique dominante, pseudo-hypoaldostéronisme de type II ou syndrome de Gordon, sclérose tubéreuse de Bourneville, syndrome branchio-oto-rénal, syndrome de Kallmann (aussi récessif autosomique et lié au chromosome X), syndrome de Liddle, syndrome rein-colobome. 94

Maladie dominante liée au chromosome X

La maladie survient chez des sujets porteurs d’un gène défectueux localisé sur le chromosome X. Elle est moins grave chez la fille que chez le garçon. Deux types d’union sont à considérer. Parmi les enfants issus de l’union d’une femme atteinte et d’un homme normal, un garçon sur deux et une fille sur deux sont atteints. De l’union d’un homme atteint et d’une femme normale naissent des filles malades et des garçons normaux. Quelques maladies rénales : rachitisme hypophosphatémique, syndrome d’Alport, syndrome oro-facial-digital type I. Maladie récessive autosomique

La maladie survient chez des sujets porteurs de deux exemplaires du gène défectueux, ce gène étant localisé sur l’un des chromosome 1 à 22. Les critères de reconnaissance sont les suivants : – un sujet atteint naît dans l’immense majorité des cas de l’union de deux sujets normaux, mais tous deux porteurs d’un exemplaire du gène défectueux ; – les deux sexes sont également atteints ; – une proportion de un quart de sujets malades caractérise les fratries de sujets malades ; les parents sont souvent apparentés. Quelques maladies rénales : acidose tubulaire distale primitive (aussi dominant autosomique), cystinose, cystinurie de type I, déficit en lécithine-cholestérol-acyl-transférase, diabète insipide néphrogénique (le plus souvent récessif lié au chromosome X), dystrophie thoracique asphyxiante de Jeune, fièvre méditerranéenne familiale, glycogénose de type I, hyperoxalurie (oxalose), néphronophthise, polykystose rénale récessive autosomique, pseudo-hypoaldostéronisme type I (également dominant autosomique), rachitisme hypophosphatémique avec hypercalciurie, syndrome d’Alport (le plus souvent dominant lié au chromosome X), syndrome de Bardet-Biedl, syndrome de Bartter, syndrome de Gitelman, syndrome de Kallmann (dominant autosomique et récessif lié au chromosome X), syndrome de Meckel, syndrome de Zellweger, syndrome néphrotique congénital de type finlandais, syndrome néphrotique corticorésistant familial. 95

Maladie récessive liée au chromosome X

La maladie survient chez des sujets porteurs du gène défectueux sur le chromosome X. Elle ne se manifeste généralement que chez l’homme. La femme porteuse du gène défectueux est dite conductrice. Parmi les enfants issus de l’union d’une femme atteinte et d’un homme normal, 1 garçon sur 2 est malade et une fille sur 2 est conductrice. De l’union d’un homme atteint et d’une femme normale naissent des filles conductrices et des garçons normaux. Quelques maladies rénales : diabète insipide néphrogénique (ainsi qu’une forme récessive), maladie de Fabry, néphrolithiase hypercalciurique liée au chromosome X, syndrome de Kallmann (autosomique dominant et autosomique récessif), syndrome de Lesch-Nyan, syndrome oculo-cérébro-rénal de Lowe.

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D. CUPA

Impact de l’insuffisance rénale terminale d’un père sur son enfant

Travaillant depuis longtemps avec des hémodialysés chroniques, j’ai souvent eu l’occasion de constater que les enfants de ces patients pouvaient être très perturbés par l’état du parent malade. Toutefois, dans ma pratique, il m’est rarement demandé par un parent dialysé de voir un enfant qui aurait des difficultés psychologiques. Ce fait est par ailleurs corroboré par les résultats que nous avons obtenus lors d’une enquête par questionnaire réalisée auprès de 175 patients dialysés à domicile1. Cette enquête nous a en effet permis de constater que 56 % des patients considéraient que leurs enfants n’avaient pas d’inquiétude au sujet de leurs dialyses (57,5 % chez les pères dialysés, 52 % chez les mères dialysées), 44 % des parents avançaient que leurs enfants avaient des inquiétudes au sujet de la dialyse et parmi ces parents-là, seulement 5,3 % d’entre eux en avaient parlé à l’équipe soignante ou à quelqu’un d’autre. Mon propos n’est pas, ici, d’analyser les réticences, voire les résistances de ces parents. Je m’en tiendrai à noter que ce n’est que depuis peu, que j’ai systématiquement interrogé nos patients dialysés au sujet de leurs enfants. Je remarque aussi que si l’impact de la maladie mentale d’un parent sur les enfants vivants avec ce dernier a fait l’objet de nombreuses réflexions, en particulier à la faveur de la politique de secteur, l’incidence d’une affection somatique grave chronique, invalidante, et plus spécifiquement l’insuffisance rénale terminale, a fort peu retenu l’attention en général et en particulier. Cela se manifeste, entre autres, au niveau de la littérature française et anglo-saxonne qui

1. L’enquête a été réalisée par l’équipe soignante et médicale du Centre d’Hémodialyse à domicile du Centre Pasteur-Valléry-Radot.

comporte fort peu de références. Il en est de même pour les troubles de la parentalité associés à ce genre de maladie. En ce qui concerne l’enfant, il ressort que la vulnérabilité psychologique de celui-ci dépend de la structure familiale et en particulier de la vie de couple (M. Mass et A. Kaplan-de-Nours, 19752 ; P. Tridon, 19863) et de la structure psychopathologique des parents. Les particularités de la maladie somatique, plus précisément son caractère héréditaire et son évolutivité, sont à prendre en compte, la dimension héréditaire étant un facteur supplémentaire d’anxiété et de culpabilité des parents concernant une transmission possible (P. Tridon, 1986). La façon dont sont expliquées la maladie et les peurs associées a aussi une incidence certaine, mais aucun travail systématique n’a été entrepris. Le sexe du parent atteint paraît être une variable importante et il semble y avoir plus de retentissements psychologiques lorsque le père est atteint (M. Mass, A. Kaplan-de-Nours, 1975 ; P. Tridon, 1986). L’âge de l’enfant, lorsque la maladie survient, n’est pas indifférent : plus l’enfant est jeune, mieux il s’adaptera à ce parent qu’il aura toujours connu ainsi (P. Tridon, 1986). Ce point me paraît discutable d’emblée, car nous connaissons les effets délabrants sur le jeune enfant des dépressions maternelles (T.M. Field et al., 1988 ; E.Z. Tronick et T.M. Field, 1989 ; N. Guedeney, 1989 ; H. Sitbon et P. Mazet, 1989 ; M.K. Lowenstein et T.M. Field, 1990 ; P. Mazet, 1990, par exemple). Il faut savoir que l’hémodialysé chronique est un déprimé chronique (D. Becker et al., 1974 ; M.R. Lowry, E. Atcherson, 1979 ; J.L. Craven et al., 1987 ; D. Cupa, 1992, 1995). La façon dont le patient vit sa maladie et ses contraintes, les frustrations qui en découlent ne sont pas sans avoir des effets sur l’enfant. Une variable déterminante quant à la sévérité des troubles des enfants semble être le soutien social de la famille qui va de pair avec une reconnaissance sociale de la maladie (R.W. Evans, 1978). P. Tridon (1986) a proposé une sorte de portrait de l’enfant qui a un parent atteint d’une maladie invalidante. Apparemment la plupart des enfants vivent cette situation sans trop de difficul2. La recherche de M. Mass et A. Kaplan-de-Nours a été faite sur 13 familles de patients hémodialysés en centre. 3. Le travail de P. Tridon est une synthèse réalisée à partir de divers articles sur les effets de maladies parentales invalidantes diverses : hémiplégie, sclérose en plaque, cardiopathie sévère, néphropathie conduisant à la dialyse, etc.

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tés. Mais qu’en est-il dans le fond ? Une hypermaturité précoce est repérée, comme chez les enfants dont un parent est malade mental, la dépression est courante et souvent masquée par des troubles de la scolarité, une instabilité psychomotrice. Les éléments agressifs sont fréquents, l’enfant en veut à son parent de n’être plus un élément de sécurité et culpabilise au sujet de son agressivité. La gêne et la honte sont fréquentes à certains âges et l’enfant, en particulier lorsque le parent est à domicile, évite de faire venir chez lui ses pairs (M. Mass, A. Kaplan-de-Nours, 1975). M.O. Tsaltas (1976) a réalisé une étude sur 15 enfants provenant de 6 familles. Elle constate que tous les enfants sont déprimés. Ils se sentent tristes tout en déniant que cela peut avoir un rapport avec la maladie du parent. Les deux tiers des enfants ont des difficultés scolaires avec une faible capacité d’attention, une fuite dans l’imaginaire importante et une hyperactivité. Elle rapporte aussi une restriction des affects, de l’anxiété et des préoccupations concernant le corps. Un travail comparatif (D. Cupa, L. Morisseau)4 a permis de dégager une similitude entre ce syndrome et celui présenté par les enfants ayant subi un traumatisme psychique de guerre. L’objectif du présent travail est de montrer l’impact de la maladie d’un père qui a une insuffisance rénale terminale sur le fonctionnement psychique de sa petite fille et de tenter de mettre en évidence les remaniements auxquels la prise en charge psychothérapeutique conduit. Du point de vue méthodologique, le matériel étudié provient d’une psychothérapie dont le setting comprend deux temps. Premièrement, une psychothérapie de soutien avec un père malade, associée à la tentative infructueuse d’adresser la mère et l’enfant pour un suivi thérapeutique à une collègue et l’arrêt de la psychothérapie individuelle, mais avec un rendez-vous pris six mois plus tard, pour « faire le point ». Deuxièmement, un travail psychothérapeutique entrepris avec l’ensemble de la famille. L’équipe soignante a été informée de ce travail. Le matériel, prises de notes après-coup et dessins, a été analysé selon la méthode d’analyse de contenu classique avec des chercheurs 4. Travail réalisé dans le groupe clinique de la WAIMH-France « Enfants de parents en souffrance ».

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du LASI (Laboratoire de Psychopathologie des Atteintes Somatiques et Identitaires, Université Paris X-Nanterre : H. Deschamps-Riazuelo, C. Meaglia, F. Michel-Charnoz, L. Valdès). S. Lebovici m’a par ailleurs aidée dans l’élaboration des éléments transféro-contre-transférentiels.

Première période de la thérapie C’est une infirmière d’un autre service de dialyse qui me demande de voir Octave. Depuis plusieurs mois, elle le tient à bout de bras. Il est triste, ne fait plus rien, elle n’en peut plus. Comme c’est très souvent le cas avec des patients qui ont une atteinte somatique, ce n’est pas à leur demande que nous répondons d’abord, mais à celle d’un membre de l’équipe soignante. Octave est atteint d’une insuffisance rénale terminale depuis 1992. L’insuffisance rénale est une maladie chronique irréversible qui apparaît lorsque les reins n’assurent plus suffisamment leurs fonctions. Elle nécessite un traitement contraignant : la dialyse ou la greffe rénale sous peine d’une issue mortelle à brève échéance. Octave est hémodialysé durant quatre heures, trois fois par semaine. En 1992 et en 1995, il sera transplanté mais rapidement détransplanté. Aussi Octave pense qu’il est un « destructeur de rein » et qu’il est pour quelque chose dans le rejet de ses greffons. Octave est donc en hémodialyse lorsque je le vois pour la première fois. Voici comment il décline, lors du premier entretien, sa situation familiale. « Je suis marié, j’ai une petite fille, Julie, qui a l’âge de ma maladie, elle avait trois mois quand je suis tombé malade ». Ainsi, d’emblée, dans le système triadique (père-mère-enfant) la maladie apparaît avec toute son importance. En particulier, on voit combien la maladie et l’enfant sont liés intimement. « J’ai ma petite fille qui à l’âge de ma maladie ». Durant un an et demi, je réalise avec Octave un travail psychothérapeutique à raison d’une séance par semaine comme je le fais avec des dialysés qui ont une demande. Ce qui caractérise le plus Octave à cette époque et corrobore ce qu’il me dit lors du premier entretien est la façon dont sa vie s’organise autour de deux pôles : la maladie et sa fille, Julie, d’une certaine ma100

nière indissolublement liée. Il ne s’occupe que de Julie et n’a qu’un seul projet : une troisième greffe. Il ne fait aucun projet professionnel. Pendant cette première période de thérapie, deux éléments de transfert sont particulièrement saillants. Il réalise un transfert paternel sur moi et, sur un mode parfois ambivalent, il fait revivre son père qui s’est suicidé. Je représente aussi la machine qui lui permet de survivre et qui est différente puisqu’il peut quitter mes soins sans pour autant mourir. Octave est ingénieur commercial. À la suite de l’échec de sa première greffe, son employeur comprenant qu’il est en dialyse le licencie. Depuis lors il est au chômage. Sa femme, plus jeune de deux ans, est également ingénieur commercial. Elle a un poste important dans une grande entreprise. En thérapie, nous abordons la question des blessures narcissiques provoquées par la maladie, les soins machiniques, la perte de son travail, la position qu’il a dans le couple. Nous touchons ainsi ses difficultés identificatoires en partie liées à la maladie. En effet, la situation dans laquelle se trouve Octave le renvoie violemment à l’histoire de son père. Celui-ci a été atteint d’une tuberculose entre 20 et 30 ans. À cet âge-là, il s’est marié avec la mère d’Octave, elle aussi tuberculeuse. À 50 ans, il s’est retrouvé au chômage et s’est déprimé. Présentant alors d’après Octave une symptomatologie maniaco-dépressive, il s’est suicidé à l’âge de 57 ans. Octave entre en dialyse un mois après la mort de son père. La situation est d’autant plus pénible que son père l’a déshérité au profit de sa sœur. C’est pourtant avec son père qu’il s’entendait bien, il le trouvait affectueux et câlin au contraire de sa mère avec qui il semble avoir été toujours en opposition et qui apparaît comme une personne froide, dure et autoritaire. Lorsqu’il était petit, elle le battait, lui donnant une éducation « militaire » avec des plannings très serrés « comme l’est aujourd’hui le planning de la dialyse ». Ainsi actuellement se « suicide-t-il » comme le fit son père en rejetant ses greffes ; il câline sa fille comme son père le câlinait ; comme son père, il est « la femme de la maison », sa femme ayant le rôle de l’homme qui « fait vivre la famille » ; comme son père il est malade et au chômage. Par ailleurs, comme sa mère, Octave donne des plannings très serrés à sa fille, et a sans doute un côté un peu maltraitant avec elle. Nous comprenons aussi que dans ses relations avec sa femme il lui réserve le rôle de 101

mauvaise mère, tandis qu’il est la bonne mère. À côté de cette image féminine et d’homme abîmé, Octave revendique cependant un rôle de père. Au bout d’un an et demi de thérapie, pour me montrer sa force, une certaine autonomie et que, sans moi, il peut vivre, il me demande d’arrêter la thérapie. Ce que j’accepte pour cette raison, tout en lui donnant un rendez-vous six mois plus tard.

Période intermédiaire Quelques mois plus tard, Octave vient demander au centre de dialyse à domicile, auquel je suis directement attachée, de le prendre en charge, car finalement il pense que pour lui la dialyse à domicile est ce qui lui convient le mieux. Il n’échappe à aucun membre de l’équipe que le transfert idéalisant qu’il faisait sur moi s’est déplacé sur le système de soins choisi. Rien ne peut être élaboré à ce sujet avec Octave, il va donc partir en dialyse à domicile avec sa femme, formule où il se dialysera seul avec l’aide de celle-ci. Deux semaines plus tard, il demande à me voir le plus vite possible. Les séances de dialyse se passent très mal. Il est dialysé en fin de journée à l’heure où d’habitude il donne le bain à Julie et où il la fait dîner. Sa femme Sabine n’arrive pas à s’occuper correctement de sa fille, la petite hurle et la mère la bat. Julie en a même saigné du nez. Il s’est débranché alors de dialyse mettant sa vie en danger. Ce jour-là j’ai le sentiment qu’il y a un réel danger de mort dans cette famille.

Deuxième période de la thérapie C’est à partir de ce moment-là que je travaille avec toute la famille dans un système que progressivement je mets en place. Je continue à voir le père seul. Par ailleurs, à un autre moment de la semaine, je vois toute la famille, puis les parents, puis Julie seule, systématiquement. La mise en place de ce setting assez 102

compliqué tient au fait que très rapidement, après des tentatives infructueuses, je comprends qu’il faut que ce soit un seul thérapeute qui travaille avec cette famille. En effet ses membres ne supportent pas qu’un d’entre eux s’investisse seul ailleurs. Cette nouvelle organisation de la situation thérapeutique va largement modifier le style de relation instituée jusqu’alors : je fais désormais face à trois protagonistes en interaction entre eux et avec moi. L’interaction est beaucoup moins nuancée que dans la situation matériellement caractérisée par la présence d’un patient qui parle et d’un thérapeute qui l’écoute, qui l’écoute en particulier ici parler de son épouse et de sa fille. Il s’agit d’une situation tout à fait différente, désormais essentiellement organisée autour du pôle intersubjectif. J’y suis infiniment plus engagée, au moins en apparence, parce qu’il m’est encore davantage demandé de prendre partie dans les conflits évoqués, alors que je ne désire « qu’être » avec mes trois partenaires. Mais l’expérience que nous accumulons au cours des psychothérapies qui concernent le nourrisson et ses parents nous ont montré l’importance de nos capacités d’identification aux différents protagonistes de la situation thérapeutique (B. Cramer et F. PalacioEspasa, 1994). Ce qui revient à dire que notre capacité empathique doit dépasser ici largement la compréhension des effets de transfert des patients sur leur thérapeute et des réactions contre-transférentielles que le transfert peut déclencher. Il faut dans cette situation nous montrer présents et savoir comment notre identification intellectuelle et affective peut nous permettre de proposer des métaphores plus constructives qu’interprétatives. On sait surtout que nous pouvons « être avec eux », c’està-dire co-penser avec eux (D. Widlocher, 1996) et même cosentir et co-créer (S. Lebovici, 1997). Avec ces patients regroupés en famille, il ne s’agit pas de porter un jugement sur leur conduite interactive, mais de leur montrer comment leur dia- (ou tri-) logue est construit, non à partir des faits, même conflictuels, mais à partir des positions que leur confère leur situation, non pas dans la filiation instituée, mais dans la filiation narcissique. Cette dernière s’exprime dans le mandat intergénérationnel et les place dans l’arbre de vie qui leur confère un rôle dans le double processus de filiation et de parentalisation. Comme on le verra, les conflits de la sphère intersubjective ne sont pas incompatibles avec un processus et leur survenue dans le cadre 103

des représentations préconscientes et sont faciles à reconnaître en raison de la netteté avec laquelle ces représentations apparaissent. Voici maintenant quelques séances de thérapie avec cette famille. Je polarise mon propos sur Julie, acteur central dans le processus thérapeutique. Ce qui me semble très important à noter d’emblée est le rôle-clé de Julie dans la thérapie familiale. Julie est une ravissante petite fille blonde de quatre ans et demi qui ressemble à son père ; elle est très mature pour son âge et par là même souffre d’être en moyenne section de maternelle. Si, comme je vais le montrer, elle est l’agent de mort de son père, elle est aussi l’agent thérapeutique majeur de cette triade. La psychothérapie avec elle se structure à partir de dessins qu’elle me fait à chaque séance et que nous travaillons plus ou moins, car elle a, les premiers temps du moins, du mal à me parler ; comme son père, elle présente une agitation anxieuse diminuant cependant considérablement lorsqu’elle dessine. Le dessin est une activité qu’elle investit beaucoup et elle y montre de grandes capacités.

Séance no 1 C’est la première séance. Julie m’apporte de la maison trois dessins séparés. Les membres de la famille ne peuvent pas être dessinés ensemble, la famille est morcelée. Le premier dessin (Fig. 1) représente le père en dialyse5. Il a un visage assez effrayant. Il est dans son lit connecté par un bras à la machine qui contient quelques bidons rouges. Du mauvais côté, figure le bras de la fistule6 représentée de façon extrêmement importante. Le deuxième dessin (Fig. 2) est un portrait de Julie. Elle aussi a un visage assez effrayant et je suis frappée par la tâche rouge qui se trouve au bas du dessin et qui ressemble à la fistule de son père ce qu’elle va exprimer. Je fais remarquer que c’est grâce

5. Les huit figures de cet article se trouvent regroupées dans le cahier horstexte no 1. 6. Abord artério-veineux créé chirurgicalement au niveau de l’avant-bras qui permet les deux ponctions nécessaires pour la dialyse. C’est une zone corporelle hyperinvestie par les hémodialysés, car leur dialyse en dépend.

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à la fistule que papa est connecté à la machine et que c’est par là que le sang circule et qu’il est nettoyé. Le troisième dessin (Fig. 3) figure la mère. Il est aussi effrayant. Comme les autres, il montre des dents très grandes et révèlent sans doute des fantasmes qui signent la projection d’une forte hostilité et des angoisses archaïques de type dévoration. Il comporte aussi une tâche rouge. Je fais remarquer que tout le monde a « une tâche rouge ». Les tâches rouges sont une condensation du rein malade, mauvais, et de la fistule qui fait vivre. Elle représente la castration du père et celle de sa fille. Et par ailleurs, Julie s’identifie et identifie sa mère à la maladie du père, au père malade. Il y a un fantasme de contamination : « Tout le monde a attrapé la maladie de papa ». P. Wilgowitcz (1991) évoque ce type de fantasme sur la transmission vampirique. Je constate aussi que tout le monde a l’air d’avoir peur et j’associe cet affect aux événements récents en dialyse. Julie me dit qu’elle a sur le visage « un masque de mort ». Elle serait donc porteuse de mort. Ce fantasme est nourri d’une forte culpabilité et agressivité face à son père défaillant. Pendant les séances suivantes, les préoccupations vitales sont sur le devant de la scène et je rencontre Sabine, la maman. Cette maman très déprimée a un père psychotique qui a beaucoup violenté sa mère et son frère aîné. Il a même tenté de les tuer. Elle peut alors s’expliquer plus longuement sur ses difficultés avec sa fille, tout en revendiquant une position plutôt masculine. Sabine présente sa mère comme n’ayant aucune féminité et ne l’ayant jamais initiée aux choses féminines : maquillage, vêtements, sous-vêtements, etc. Je pense alors que sa mère n’a investi ni la féminité de sa fille, ni son corps. Sabine n’aime pas s’occuper de la maison ; de toutes les façons son mari s’en débrouille très bien. Quant à sa fille, elle a beaucoup de mal à parler de ce qu’elle fait avec elle. Ce qui l’intéresse, ce sont surtout les activités intellectuelles. Elle paraît avoir laissé très rapidement au père les soins de Julie et celui-ci lui rappelle que la seule fois où elle a coupé les ongles de sa fille, elle l’a blessée. Elle dit avoir horreur de donner des soins. Et si elle a accepté la dialyse à domicile pour son mari, si elle a accepté d’aider son mari en dialyse, c’est à cause de « l’aspect technique » des soins. Par ailleurs, c’est toujours pendant les 105

soins donnés par la mère à Julie que les dialyses se passent très mal. Au contraire de mon habitude, j’interviens au niveau de la réalité en demandant à ce que le bain et le dîner de Julie ne soient pas donnés durant la dialyse, car il m’apparaît que c’est à ce moment-là que la famille joue et rejoue un scénario qui est ce qui les a inconsciemment conduits à la dialyse à domicile. De fait la mère donne des soins à Julie, la maltraite et la met d’une certaine façon en danger, devenant ainsi un agent mortifère. En miroir, le père soigné par sa machine maltraitante se met en danger, « se suicide ». La maltraitance des grands-parents maternels et paternels, la dimension mortifère des grands-parents, ne sont-ils pas ici rejoués ? On remarque que dans ce scénario, Julie est aussi l’agent de la mort de son père, car c’est à cause d’elle qu’il est obligé de se débrancher mettant sa vie en danger pour la protéger. Réapparaît ici ce qui a été dit dès le premier entretien : c’est à la naissance de sa fille qu’il est tombé malade. Fantasmatiquement, il ne peut devenir père qu’en tombant gravement malade. D’autre part, son propre père a été père en étant lui-même malade.

Séance no 2 Rapidement Julie fait un transfert intense. Lors d’une séance, elle ne peut nommer le personnage d’un de ses dessins qui est, en quelque sorte, « enceinte » (Fig. 4). Ce n’est cependant que lorsqu’elle achève sa série de dessins que je fais le commentaire suivant sur le premier : « On dirait un papa avec une petite fille en lui ». M’appuyant sur le transfert et les angoisses de séparation qui sont vives, je traduis à l’enfant son désir d’être très proche de son père et de le protéger, sa difficulté à s’en séparer, ainsi que le souci du père de la protéger, elle, et sa difficulté à lui de se séparer d’elle. Dans la relation fusionnelle entre le père et la fille, chacun protège l’autre à son tour et le contient de façon maternelle. En fin de séance, Julie me dira qu’elle « soigne papa, avec maman, pour qu’il vive ». Je pense que c’est à partir de cette époque qu’elle s’identifie à moi comme thérapeute. 106

Julie a un fantasme réparateur : sur l’un des dessins, grâce à la toute-puissance réparatrice, les parents détruits et elle-même sont en bon état et souriants, il n’y a plus de machine ; ellemême remplace la machine : elle est mère de survie de son père qui est lui-même sa propre mère de survie. Julie fantasme qu’elle est une machine qui fait survivre son père, fantasme de toutepuissance où l’un et l’autre se font vivre dans un registre vampirique. D’où d’ailleurs l’attachement anxieux de Julie à son père : sans elle, il est en danger et réciproquement. Il y a aussi chez elle, des fantasmes de protection, de soins. Julie est mise et se met dans une place où elle est parentifiée (d’où son hypermaturité). Elle s’occupe de son parent malade, le protège contre les risques létaux et ses propres désirs agressifs ; bref elle est son thérapeute. Il y a une confusion des générations et la représentation familiale est encore, comme lors de la première séance, scindée en trois dessins.

Séance no 3 Pour la première fois, Julie fait un dessin où la famille est rassemblée. Elle est, là encore, sur son père pour le protéger et se protéger, mais nous sommes moins dans les fantasmes de toute-puissance : la machine est nécessaire. Elle représente un thérapeute extérieur, c’est-à-dire moi. Le transfert s’organise à ce moment-là sur moi comme mère toute-puissante : porteuse à la fois de vie et de mort (Fig. 5).

Séance no 4 Lors de cette séance, je vois Julie avant de voir la famille, car elle a un secret important à me confier. Elle fait « un roi lion ». (Le roi lion est une histoire pour enfants où un petit lion perd son père et croit qu’il est fautif). Julie considère le premier dessin comme « raté », elle n’est pas contente du second non plus. Ce dessin représente sans doute sa culpabilité associée à ses désirs 107

meurtriers à l’égard de son père. Ceux-ci prennent une valeur très particulière, compte tenu de ce qui s’est passé par deux fois dans la réalité des dialyses. Toutefois, à la suite de cela, elle me dit qu’elle « veut partir avec son papa et laisser sa maman. Sa maman n’est pas gentille, son papa est très gentil ». Elle reprend le clivage bonne mère/ mauvaise mère de son père. À un certain niveau, elle se protège, ainsi que son père, des dangers d’une mère mauvaise, tout en manifestant ses désirs œdipiens. La culpabilité à l’égard de sa mère, malgré les défenses par le clivage, apparaît de façon intense. S’y associent alors des angoisses hypocondriaques et de mort : et si « elle allait aussi avoir un rein malade et mourir ! » Je lui dis alors qu’elle sait bien que les papas ne partent pas avec les petites filles. Son inquiétude concernant la maladie persistant, je demanderai un rendez-vous avec un néphrologue afin qu’il lui explique ce qu’est la maladie de son père.

Séance no 5 Julie dessine une famille avec quatre personnages : la mère, elle-même, le père avec « une petite fille » dans les bras (Fig. 6). Les membres de la famille sont rassemblés, et le bébé semble être à la fois Julie, le bébé de ses désirs œdipiens mais aussi moi-même, comme quatrième personnage qui après avoir été du côté de la machine, bascule du côté vie. Ses représentations, comme celles de sa famille, se modifient à partir de cette séance où le quatrième personnage, la machine, disparaît au profit d’un bébé. En fait le désir d’avoir un enfant va apparaître comme étant un souhait de tous. Octave veut faire un bébé pour Julie, comprend que c’est avec elle et que ce souhait manifeste ses désirs incestueux. Sabine veut faire un bébé avec Octave, mais seulement un garçon et comprend que c’est pour remplacer Octave au cas où il viendrait à mourir. C’est là, aussi, une manifestation du transfert familial. Plus tard ce désir d’enfant apparaîtra sous la forme d’un désir de transplantation rénale. Sabine donnerait à Octave un rein qui 108

re-naîtrait à une nouvelle vie. On pourrait penser que ce désir d’enfant partagé par la famille est du ressort du déni de la réalité de la mort dans cette famille. Or il me semble plutôt que ce mouvement de vie procède d’un processus de « revitalisation » de la famille qui psychiquement est plus vivante. Par ailleurs, cette famille a pu acquérir en écho à mon travail de « rêverie », « une capacité de rêverie » au sens où W.R. Bion l’entend (1962), ce qui lui permet de rêver la vie sans pour autant dénier massivement la mort. Je constate à cet égard qu’aucune tentative n’a été mentionnée pour faire, dans la réalité, un enfant et que le désir de transplantation d’un rein de Sabine a été très vite reconnu comme irréalisable. Je reviendrai en conclusion sur la façon dont j’envisage les « capacités de rêverie » et « le travail de rêverie » de l’analyste.

Séance no 6 Julie commence par le dessin du petit lion qu’elle n’achève pas, préférant me dessiner sa mère et elle-même montées sur un poney qu’elle nomme « Black ». Black représente une activité ludique qu’elle apprécie beaucoup et qu’elle partage avec son père : ses leçons de poney où il la conduit régulièrement. C’est le premier dessin où apparaît la dimension ludique. La mère guide la triade, ce qui correspond à la position qu’elle revendique à la maison. Il y a des interactions visuelles entre les trois personnages, le tiers est ici inclus (Fig. 7). Dans le dessin suivant (Fig. 8), il me semble que nous avons à faire plutôt à une scène primitive. Les chevaux représentent le couple parental et la fillette, Julie, se trouve en interactions visuelles avec Black qui représente le père. Un petit cheval est en position d’exclu. Il représente à la fois Julie comme exclue de la scène primitive et comme ce qui peut manifester son inclusion c’est-à-dire le cheval-bébé qu’elle aurait fait avec son père, le quatrième personnage étant aussi la thérapeute et les identifications de Julie au thérapeute. Cette configuration me permet de penser, qu’à partir de cette époque le système relationnel de la famille a pu s’organiser plus fermement autour de ses valences 109

œdipiennes et que les relations archaïques en particulier du registre fusionnel vie-mort ont été pour une part désinvesties. Ce jour-là, j’apprends les circonstances de la naissance de Julie : après son accouchement, Sabine a été déprimée et Octave a dû prendre en charge les soins du nourrisson. Il s’est senti très fatigué, a eu des nausées ; il ne savait pas encore à ce moment-là qu’il était malade. De plus, il venait de perdre son père. Aussi a-t-il eu beaucoup de mal à s’occuper du bébé, en particulier lorsqu’il pleurait la nuit. Sabine ne prit pas au sérieux les sensations de fatigue d’Octave. Elle se sentit seule, abandonnée, incapable de s’occuper de son nourrisson. Octave lui aussi se sentit seul, abandonné, non reconnu dans sa souffrance. C’est le pédiatre de Julie qui, à la suite d’une visite pour une gastro-entérite du bébé, mit en évidence la maladie du père. Survint alors la question de l’hérédité de la maladie. Il se trouve que la maladie d’Octave n’était pas génétique, mais chacun conserva une grande rancune et de l’amertume envers l’autre, Octave dans sa détresse décidant de « survivre » pour Julie : « Julie me fait survivre », me dit-il plusieurs fois. Le couple reconnaît maintenant combien l’un et l’autre ont vécu une expérience de grande détresse solitaire et que les scories de celle-ci persistent. Pendant cette séance, je montre à Sabine que, malgré ses difficultés, elle est présente psychiquement auprès de sa fille. À partir de ce moment-là, ce couple comprend qu’il vit de façon fusionnelle et que l’un et l’autre sont attachés dans un fantasme de vie et de mort à l’autre. Si Octave a besoin à présent d’une mère-machine-Sabine qui le fait vivre, lorsqu’ils se sont rencontrés, Sabine était très suicidaire et « il lui a sauvé la peau ».

Séries représentationnelles mises en évidence Dans les aléas de ce travail, quatre grandes séries de représentations partagées par la triade (père, mère, enfant) émergent progressivement, la maladie, la mort, la survie, le bébé. Je ne rapporte ici que les plus prégnantes.

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Représentations concernant la maladie

Chaque membre de cette famille s’identifie à un membre malade. Le père d’Octave était malade quand il a eu son fils ; du coup Octave fantasme qu’il ne peut être père qu’en étant à son tour malade, ce que cautionne la réalité. Par ailleurs, il identifie son enfant à sa maladie : « Julie est ma maladie », me dit-il à plusieurs reprises. Enfin, lors des premières séances où elle manifeste une identification à son mari malade, Sabine, la mère de Julie, déclare : « Nous sommes malades ». Quant à Julie, elle symbolise à travers ses premiers dessins (Fig. 1, 2, 3), non seulement ses propres identifications à son père malade par le biais de la fistule, mais encore l’ensemble du système identificatoire familial.

Représentations concernant la mort

Les représentations de la mort sont très présentes et partagées par chacun de la façon suivante : Octave, identifié à son père qui s’est suicidé, a une maladie mortelle ; il est « un destructeur de rein ». Il peut mourir en dialyse et en a même joué le scénario. Sabine, dont le père a tenté de faire mourir sa mère, est parfois submergée par les représentations de la mort de son mari dont elle serait coupable par une maladresse pendant la dialyse. Elle a été elle-même très suicidaire. Julie est, elle aussi, agent mortifère, identifiée aux fantasmes paternels dont elle serait la maladie ou la cause de la maladie. Elle s’identifie aussi à son père atteint d’une maladie mortelle. Pendant les dialyses de son père, sa mère la met en danger de mort.

Représentations concernant la survie

Octave a besoin d’une machine pour survivre dans la réalité. En le dialysant et par son travail, sa femme le fait survivre. Lorsque sa femme était suicidaire, il l’a maintenue en vie. Dans un registre fusionnel, l’un sans l’autre ne peuvent vivre. Sabine pense aussi que c’est grâce à elle que son mari survit aussi bien par la dialyse que par son apport financier. Par les soins qu’elle prodigue à son mari, elle répare ce qu’elle n’a pas pu faire avec 111

sa fille. Quant à Julie, si c’est pour elle que son « père survit », de son côté, elle peut se dessiner remplaçant la machine, elle est mère de survie de son père qui est lui-même sa propre mère de survie. Ils se font vivre l’un l’autre, là aussi dans un registre fusionnel (voir Fig. 4). Cette série indique bien pourquoi il était impossible de faire un travail psychothérapeutique en séparant dans un premier temps les membres de cette triade.

Représentations concernant le bébé

Au moment où la famille se met à aller mieux, apparaît le désir très investi par chacun d’avoir un bébé. Cela participe des désirs incestueux reconnus par Octave. En voulant avoir un petit garçon comme Octave, Sabine assure d’une autre manière la survie de celui-ci. Julie veut elle aussi faire un bébé avec son père. Dans le transfert familial, le nourrisson est le représentant de vie que j’incarne à la place de la machine - personnage de mort - dont le transfert familial m’a d’abord fait porter les oripeaux. Le travail fait avec cette famille a montré combien dans une famille, en particulier par le biais des jeux identificatoires, des représentations sont partagées et provoquent une condensation qui noue le système représentationnel familial. Cela va de pair avec un système triadique qui fonctionne au début de la thérapie sur un mode fusionnel. L’ensemble de ces représentations montre plus profondément une perturbation de la construction des fantasmes originaires. La scène primitive et la séduction, figées en mythes familiaux, sont chargées de désir, d’un risque de mort. Ces fantasmes s’articulent paradigmatiquement au transgénérationnel à travers la réalité de la mort : le suicide du grand-père se nouant avec la naissance de Julie qui se noue elle-même avec la maladie mortelle du père. Il n’est pas rare de repérer de tels agencements dans les familles psychosomatiques (M.C. Célérier, 1989) ou dans les familles où un membre présente des somatisations graves (D. Cupa-Pérard, 1987). Les caractéristiques sous-jacentes du fonctionnement de Julie, qui s’articulent à ces représentations centrales de la problématique familiale, sont les suivantes : 112

– Une série identificatoire concernant le parent malade et la maladie de celui-ci conduit à une représentation de soi dévalorisée, des préoccupations concernant le corps et la maladie et des angoisses de castration et de mort qui se manifestent dans les relations sociales, et à travers des difficultés scolaires pour lesquelles nous sommes en général sollicités. – Julie se vit comme agent de la maladie de son père en miroir des fantasmes paternels, « elle a l’âge de ma maladie » qui la désigne comme cause de la maladie. La culpabilité que cette fantasmatisation véhicule s’alourdit des conflits œdipiens et préœdipiens et des angoisses sous-jacentes qu’elle accentue. – Face à cela, l’enfant recherchera une place réparatrice. Julie est celle par qui son père survit. Cette position la maintient dans un attachement anxieux à son père, d’autant plus que la situation familiale renforce ses sentiments d’insécurité. Ces caractéristiques sont repérables, compte tenu des variations inhérentes à chaque cas, chez tous les enfants et adolescents ayant un parent dialysé qu’il m’a été donné de voir. Elles éclairent les diverses composantes dégagées en particulier par M. Mass et A. Kaplan-de-Nours (1975), M.O. Tsaltas (1976) qui sont à la fois des éléments dépressifs et anxieux allant de pair avec une hyperactivité, des troubles de la scolarité et de la socialisation, des préoccupations corporelles. Il me semble important d’être très vigilant à l’égard des enfants qui ont un parent présentant une maladie grave invalidante et en particulier une insuffisance rénale terminale dont la chronicité, même si le parent est greffé, pèse lourdement sur le développement psycho-affectif de l’enfant. Dans un premier temps l’équipe soignante doit être sensibilisée à ces difficultés. Dans un second temps, elle peut à partir d’un cadre mis au point très précisément, informer la famille et l’enfant, le psychothérapeute n’intervenant qu’à la demande de l’équipe ou de la famille. À partir du suivi de Julie et de sa famille, on peut décrire le travail thérapeutique ainsi : – horizontalement, à travers la mobilité empathique du thérapeute, il a permis de délier les identifications problématiques. L’enfant, comme symptôme de la famille, tout particulièrement comme agent de mort dans le système et par ses désirs réparateurs, a pu devenir l’agent thérapeutique en s’identifiant au thérapeute. Ma sensibilité à cet élément du système vient du travail 113

que j’ai fait avec S. Lebovici qui, par ailleurs, a bien montré (1991) combien dans les thérapies bébé-parent, le nourrisson peut être un « thérapeute » auxiliaire. M. David (1981), J. Hochmann et al. (1984) voient l’enfant de certaines mères psychotiques comme « objet médicament » ce qui est différent dans la mesure où il n’y a pas chez ces enfants-là, d’activité réparatrice, seule leur présence est en jeu. C. Villeneuve (1990), comme thérapeute familial, a insisté sur le fait que le travail au niveau interpersonnel-intrafamilial signifie que les membres de la famille en tant qu’objets réels sont participants et thérapeutes et que leurs interactions servent de levier thérapeutique. Le thérapeute s’attend alors à ce que chacun des membres de la famille apporte sa contribution à la tâche. Cela fut d’autant plus à l’œuvre dans la famille d’Octave, qu’il y avait déjà un type de prise en charge thérapeutique familiale via la dialyse. C’est le fonctionnement thérapeutique de la famille lui-même qu’il a aussi fallu modifier. Ainsi, le thérapeute, comme quatrième personnage, s’est-il trouvé lui-même investi comme machine mortifère, puis est-il devenu un personnage vivant représentant d’un désir d’enfant ; – verticalement, le thérapeute dans le mouvement de la mort vers la vie a remplacé les grands-parents tueurs. Ce faisant, il a comme grand-père, permis au père de prendre sa place d’homme et de père. Cela a donc conduit à un mouvement transgénérationnel qui a pu se continuer puisqu’il a permis un désir de bébé. Pour terminer, je tiens à proposer quelques éléments de réflexion sur la position existentielle du dialysé, Octave, qui donnera dans l’après-coup un éclairage supplémentaire et justifiera mes assertions quant au travail de rêverie de l’analyste. Octave est donc atteint d’une maladie mortelle. Les médecins proposent grâce à une technique avancée de reculer l’échéance de la mort non pas en réparant une fonction vitale dont le but est de donner à l’organisme son autonomie vivante, mais en ajoutant une prothèse qui met le sujet dans une dépendance absolue au sens de D.W. Winnicott (1940). Aussi, Octave se trouve-t-il dans la position d’un survivant, c’est-à-dire de qui n’a pas « succombé dans un événement funeste », comme l’écrit B. Pascal (1670), événement qui est traumatique au sens freudien du terme, « catastrophique » pour W.R. Bion, et laisse une trace dont la nature révèle la survivance « comme existence après la mort » (B. Pascal, 1670). 114

Cette trace est inscrite dans son corps comme manque réel d’une fonction vitale, marque qui est ineffaçable, bien que prise en compte par la prothèse machinique qui permet la vie. Le rein artificiel, de l’extérieur, impose la répétition. Aussi Octave est-il entré dans un deuil sans fin, où fantasmer, rêver sont presque impossibles, la machine lui rappelant, ainsi qu’à sa famille et de manière tri-hebdomadaire, sa mort. Le travail que nous avons fait avec Octave est passé par un premier temps de re-narcissisation, de remise en vie de la psyché en général assez mourante en ce qui concerne les patients que je vois, pour accéder à un travail de reconnaissance de la mort et de « détoxication » des représentations de celle-ci. La capacité de rêverie de la mère s’adresse pour W.R. Bion à « n’importe quel contenu » (1962) et particulièrement au contenu chargé d’agressivité et de haine. Il me semble que les représentations de sa mort, de la mort de l’autre, liée aux désirs agressifs en particulier, concernent au plus haut point cette capacité qui permet de les rendre plus supportables sans pour autant les dénier et conduit donc à une modification des investissements tels que je les ai décrits plus haut. Cela implique que nous acceptions que le patient, ici la famille, dépose en nous une sorte de douleur difficile à reconnaître et à supporter par moments, que nous prenions, dans l’espace transférentiel, des places de morts ou de meurtriers. On se souviendra aussi que W.R. Bion a toujours souligné que la capacité de rêverie permettait un vécu émotionnel plus agréable, mais qu’elle permettait aussi à « l’appareil à penser » de penser.

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C. LEGENDRE

La qualité de vie du patient transplanté : le point de vue du médecin

Voici quelques réflexions à propos de la vision d’un médecin néphrologue sur la qualité de vie du patient transplanté. Lorsqu’on parle de qualité, il convient d’abord de commencer par la qualité des résultats que l’on obtient en transplantation rénale, résultats obtenus au cours des vingt dernières années. Dans les années 1975, les résultats étaient certes encourageants, mais encore loin d’être excellents. Grâce à la contribution des médecins, des infirmières, des malades, de l’industrie pharmaceutique, on pourra probablement arriver à dépasser les 100 % au début des années 2000 ! Ces chiffres représentent, bien sûr, une tendance. À l’hôpital Saint-Louis, avec une expérience d’une quinzaine d’années, voici les résultats que l’on obtient à un an : la mortalité des patients est de l’ordre de 2 %, ce qui est très faible si on prend en compte cette longue période ; à cinq ans, quoique encore trop élevée, elle n’est que de 7 %, et de 15 % globalement à 10 ans. Si maintenant l’on s’intéresse à la survie des greffons, on constate que l’amélioration est moins nette, mais qu’elle est quand même assez satisfaisante puisqu’on estime que sur cette période d’une quinzaine d’années et sur 700 patients transplantés dans cet intervalle, 90 % des patients ont un greffon fonctionnel à un an, qu’ils sont encore 80 % cinq ans après et 65 % dix ans après. Un petit personnage heureux de vivre, voici à peu près la conception qu’ont un grand nombre de médecins néphrologues de la qualité de vie du patient transplanté : c’est intéressant, mais encore relativement fruste et il convient donc d’évaluer la qualité de vie de façon plus précise. Ce travail est divisé en cinq parties, la première concerne l’évaluation de la qualité de vie des patients en général et en parti-

culier celle des patients transplantés, la seconde concerne l’analyse des données de la littérature sur cette évaluation, la troisième a trait à l’étude de l’impact des immunosuppresseurs sur la qualité de vie. La quatrième partie tente d’apporter des éléments de réponse à la question suivante : quand une transplantation est-elle vraiment réussie ? Enfin la dernière partie compare l’amélioration de la qualité de vie apportée par la transplantation rénale et la possible amélioration de la quantité de vie.

Définition de la qualité de vie La définition de la qualité de vie donnée par l’OMS en 1948 est la suivante : il s’agit d’un état de bien-être à la fois physique, psychique et social et non pas seulement l’absence de maladie ou d’infirmité. Elle constitue la définition de base fournie comme point de départ de toutes les analyses de la qualité de vie. Celle-ci s’évalue de façon très scientifique ; elle est représentée par la lettre Q qui est fonction d’un certain nombre de critères objectifs figurant sur l’axe des Y et un certain nombre d’items plus subjectifs figurant sur l’abscisse : la conjonction de ces items objectifs et subjectifs détermine la qualité de vie (M.A. Testa et al., 1996). Pour l’évaluer, on s’intéresse essentiellement à trois domaines, physique, psychologique et social. Pour chacun de ces trois domaines, une lettre, résultante d’une analyse objective et d’une analyse subjective, est donnée. Pour chacun de ces trois domaines, on dispose d’un certain nombre d’items qui vont tous être étudiés : par exemple, dans le domaine physique certains symptômes, une analyse plus fonctionnelle, une analyse du handicap. Chacun de ces items sera également coté selon des critères objectifs et des critères subjectifs. Finalement, la résultante de l’analyse de ces différents facteurs représentera la qualité de vie. Pour appliquer cette théorie, on dispose d’un certain nombre d’échelles qui reprennent ces différents critères et permettent de les analyser à l’échelon des patients. Certaines sont globales et représentent la qualité globale de la santé d’un individu. Les plus connues sont la Nottingham Health Profile et la SF-36 qui est 118

une partie de ce vaste ensemble. On dispose aussi d’un certain nombre d’échelles qui sont plus spécifiques, adaptées à certaines maladies et en particulier, aux maladies rénales : une a été publiée à la fin des années 80 par Parfrey (P. Parfrey et al., 1986) qui permettait de comparer les patients traités par différents modes de dialyses ; d’autres s’intéressaient plus particulièrement à la transplantation et enfin des échelles beaucoup plus récentes comme celle publiée, il y a deux ans dans Nephron (G.H. Franke et al., 1999) qui s’intéresse uniquement à la qualité de vie des patients transplantés et à l’impact des immunosuppresseurs sur cette qualité de vie.

Analyse des données de la littérature Il est d’usage de dire que la transplantation améliore la qualité de vie et que l’on dispose d’assez peu de données pour appuyer cette assertion. En fait cela est faux comme le démontre une méta-analyse qui a repris entre 1962 et 1995, l’ensemble des publications sur la qualité de vie chez les patients transplantés d’organes, article publié dans Transplantation (M.A. Dew et al., 1997). Ces publications concernaient différents organes, mais environ 30 % de ces études au nombre total de 218, s’intéressaient aux transplantations rénales, ce qui correspond au contingent le plus important. Non seulement le nombre d’études est important, mais le nombre de patients étudiés est également important, au total environ 14 500 étudiés dans 218 études. Les critères physiques étudiés ont été la douleur, la fatigue, le sommeil, l’activité de jour et la façon dont l’activité physique était perçue par le malade. En ce qui concerne les critères psychiques, ont été analysés la gêne occasionnée par les différents symptômes, les symptômes de dépression, éventuellement des anomalies psychiatriques, l’image de soi, les possibilités d’attention, de concentration, les possibilités de mémorisation. En ce qui concerne les aspects plus sociaux : les différentes interactions sociales, les relations avec la famille, les amis, les capacités de reprise d’activité professionnelle, l’activité sexuelle et la satisfaction qu’on en retire et enfin les activités de loisirs. 119

Il faut remarquer d’emblée que, lorsque l’on compare la qualité de vie des patients avant la transplantation et après la transplantation, on note globalement une amélioration : 100 % des patients transplantés rénaux considèrent que leur qualité de vie s’est améliorée après la transplantation. Lorsqu’on analyse cependant plus en détail les différents domaines, on s’aperçoit qu’on atteint effectivement 100 % en ce qui concerne la qualité des relations sociales, les caractéristiques psychiques et même l’activité physique mais pas dans d’autres domaines. Cette étude a également essayé de comparer la transplantation à certains états pathologiques de nature à peu près équivalente comme l’insuffisance cardiaque, l’hypertension artérielle chronique : on voit là que les patients qui sont transplantés ont un résultat à peu près équivalent en terme d’amélioration à ces maladies qu’il s’agisse de l’analyse globale et des différentes caractéristiques psychiques, sociales et physiques. Il convient toutefois de remarquer que le nombre d’études en question est relativement faible. Autre question : les patients transplantés ont-ils une qualité de vie comparable à des individus non malades ? Là encore, les résultats sont un peu surprenants : si l’on considère par exemple l’amélioration de l’activité physique, on constate à l’évidence que le nombre d’études qui rapportent un bénéfice est relativement faible, de l’ordre de 20 %. Ce résultat est légèrement meilleur si on prend en compte les caractéristiques psychiques. En ce qui concerne les caractéristiques sociales, le résultat est intermédiaire. En revanche, si l’on compare la qualité de vie des patients telle qu’ils la perçoivent à celle des individus qui ne sont pas malades, de façon assez surprenante, il existe une quasiégalité comme si le niveau de qualité de vie espéré par les patients transplantés était moindre que ce qu’il est chez les individus sains. D’autres études ont été publiées plus récemment, en particulier l’étude de 1998 en provenance du centre de Minneapolis (A.J. Matas et al., 1998), centre pratiquant la transplantation depuis très longtemps et ayant par là même une grande expérience. Cette étude a été effectuée chez 1 138 patients transplantés rénaux et reins-pancréas, dont environ la moitié était diabétique. Ces patients ont été interrogés grâce au questionnaire SF-36 à des intervalles variables après la transplantation, 120

de 1 à 10 ans. Les résultats de cette étude sont les suivants : la qualité de vie perçue chez les patients transplantés reste stable dans le temps, elle est considérée comme diminuée par rapport à une population d’Américains non malades, elle est équivalente à celle de patients présentant une hypertension artérielle chronique, mais elle est supérieure à celle de patients dépressifs, de patients atteints d’insuffisance cardiaque ou de patients atteints d’une bronchopathie chronique obstructive. Par ailleurs une expérience espagnole (R. Jofré et al., 1998) de moindre importance, mais néanmoins intéressante a été publiée l’année dernière. Chez 93 patients ayant bénéficié d’une transplantation rénale et dont 88 ont été effectivement transplantés avec un greffon qui a fonctionné, la qualité de vie a été évaluée grâce à deux questionnaires, avant la greffe et en moyenne 17 mois après la transplantation. Les résultats sont les suivants : les patients décrivent une qualité de vie améliorée de façon globale, cette amélioration étant plus marquée chez les hommes que chez les femmes (tendance que l’on retrouve dans d’autres études). L’âge et le nombre de co-morbidités présentes chez ces patients au moment de l’étude minorent cet effet d’amélioration de la qualité de vie. Les patients plus âgés et ayant plusieurs co-morbidités avaient une amélioration moins marquée de la qualité de vie après transplantation.

Impact des immunosuppresseurs sur la qualité de vie L’équipe de Louvain (S. De Geest et al., 1999) a travaillé sur l’impact des immunosuppresseurs depuis de nombreuses années. Il s’agit d’une étude qui a été rapportée au CITIC à Lyon en juin 1999. Cette étude concerne 113 patients transplantés depuis au moins six mois après la greffe à qui a été proposé un questionnaire utilisé initialement en cancérologie, questionnaire étudiant d’une part, la survenue de différents symptômes chez les patients transplantés et d’autre part, la gêne que ces symptômes vont occasionner chez ces patients. La combinaison de ces données permet de définir un score qui repose sur l’analyse de 29 symptômes différents (la survenue de chaque symptôme 121

étant cotée de 0 (lorsque le symptôme n’est jamais observé) à 4 (lorsque le symptôme est toujours observé). La gêne occasionnée par un symptôme est cotée de 0 (lorsque ce symptôme ne provoque aucune gêne au patient) à 4 (lorsque cette gêne est très marquée). La première conclusion de cette étude est que les symptômes sont à la fois plus fréquemment rapportés et la gêne occasionnée par ces symptômes plus importante chez les femmes transplantées que chez les hommes. Les symptômes les plus fréquemment rapportés chez les hommes sont les ecchymoses (tous ces patients recevaient une triple immunosuppression associant des stéroïdes, de l’azathioprine et de la cyclosporine), puis l’hirsutisme et enfin, la fatigue musculaire. Chez les femmes, les symptômes les plus fréquemment rapportés étaient la fragilité cutanée, les ecchymoses et enfin, l’hirsutisme. Si on détermine ensuite les symptômes considérés comme les plus gênants, chez la femme, on retrouve la fatigue musculaire, les céphalées et l’hyperplasie gingivale et chez l’homme, l’impuissance, les dorsalgies et la baisse de l’acuité visuelle. Ces données sont utiles à connaître à l’heure actuelle, car on dispose d’un grand nombre d’agents immunosuppresseurs qui tous présentent des effets secondaires. Une meilleure connaissance de la perception des patients peut probablement aider à mieux comprendre la non-compliance de certains patients.

Qu’est ce qu’une transplantation réussie ? Nous avons abordé l’impact de la transplantation en général sur la qualité de vie des patients, l’impact sur cette qualité de vie des immunosuppresseurs. Il convient ensuite de déterminer si la qualité du rein transplanté influence la qualité de vie des patients transplantés. Autrement dit, est-ce qu’un patient transplanté pendant une période courte a réellement bénéficié de sa transplantation ? Il y a très peu de données rapportées dans la littérature. Une étude intéressante a été rapportée dans l’American Journal of Kidney Disease (D.F. Aultman et al., 1999). Il s’agissait de 159 patients divisés en trois groupes, un groupe de 122

patients dont la transplantation avait duré moins de six mois, un groupe de patients dont la transplantation avait duré plus de six mois, mais moins de trois ans, et un troisième groupe de patients qui avait eu une transplantation ayant duré pendant plus de trois ans. Si l’on compare le nombre de rejets aigus dans ces trois groupes, la fréquence de rejet était de 0,6 rejet par patient et par an dans le premier groupe, souvent des rejets sévères. Au contraire, chez les patients avec une greffe ayant duré plus de trois ans, le taux de rejet était relativement faible. En revanche, chez les patients dont la greffe a duré entre six mois et trois ans, le taux de rejet était de 2,4 par patient et par an. Les conséquences en terme de qualité de vie sont assez évidentes : en ce qui concerne le nombre d’hospitalisations par an, le groupe deux a en moyenne trois hospitalisations par an, contre 1,3 chez les patients qui ont perdu rapidement leur greffon et 0,8 chez les patients du groupe 3. Si l’on tient compte du nombre moyen de jours d’hospitalisations par an, ce nombre était significativement plus élevé chez les patients dont la greffe avait duré de six mois à trois ans. Enfin et c’est sans doute le plus important, la quantité de vie, c’est-à-dire la survie des patients dans ces trois groupes, était significativement différente entre ces 3 groupes ave une survie de 90 % dans le groupe 3, une survie de 83 % chez les patients ayant eu une greffe durant moins de six mois et 76 %, c’est-à-dire une mortalité d’environ 25 %, chez les patients ayant eu une greffe durant moins de trois ans. Certes, cette étude concerne effectivement un petit nombre de patients et ses résultats mériteraient d’être vérifiés à une plus large échelle, mais elle montre clairement qu’une transplantation qui ne dure pas très longtemps, n’est sans doute pas un bénéfice réel pour les patients.

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De la qualité à la quantité ? Depuis longtemps il était clair pour beaucoup que la transplantation apportait un bénéfice au patient en terme de qualité de vie. Un certain nombre de données viennent d’être publiées qui montrent que la transplantation rénale apporte peut-être également un gain en terme de quantité de vie aux patients en hémodialyse. Il s’agit d’une étude publiée dans le New England Journal of Médicine (R.A. Wolfe et al., 1999). Cette étude américaine a concerné un très grand nombre de patients, environ 40 000 en dialyse. Parmi ces 40 000, 22 000 ont effectivement été transplantés. Ces patients ont été suivis à partir du moment où ils étaient inscrits sur la liste d’attente, le suivi étant interrompu soit en décembre 1997, soit en cas de décès. Quelles sont les conclusions de cette étude ? Les patients transplantés ont schématiquement un risque trois fois plus important de décéder très rapidement après la greffe que les patients restés en hémodialyse. Au 106e jour post-transplantation, le risque de mortalité devient équivalent en transplantation et en dialyse. Au 244e posttransplantation, la survie des patients devient équivalente, qu’ils soient transplantés ou dialysés. Après cette date, la quantité de vie apportée par la transplantation ne cesse d’augmenter par rapport à la dialyse. Il n’est pas certain que ces données puissent être transposées à l’Europe ou à la France, mais il s’agit à l’évidence d’une expérience qu’il conviendrait d’analyser. En conclusion, la transplantation apporte aux patients une amélioration globale et incontestable de leur qualité de vie. Les questions importantes en suspens sont les suivantes : quel niveau d’exigence doit-on proposer aux patients en matière d’utilisation de reins limites et quelle est l’influence des immunosuppresseurs sur la qualité de vie des patients et sur leur future compliance thérapeutique ?

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D. CUPA, A. DAZORD, J.-P. JUQUEL, M.-L. GOURDON, H. RIAZUELO, C.-A. DUPUY, P. RAYMOND, D. DAMIGOS, C. BUISSON

Étude comparative de la qualité de vie subjective de patients en hémodialyse à domicile, en centre, en autodialyse, et en dialyse péritonéale1

Depuis sa création, l’Association pour l’Utilisation du Rein Artificiel (AURA) a développé diverses méthodes alternatives à l’hémodialyse en centre : hémodialyse à domicile, autodialyse, dialyse péritonéale, les équipes médicales s’attachant à donner au patient, dans la mesure du possible, le moyen de traitement qui lui est le plus adapté. Lors d’une réunion en 1995 qui abordait les réticences des néphrologues à orienter de nouveaux patients vers l’hémodialyse à domicile, les médecins responsables de l’hémodialyse à domicile au sein de l’AURA proposent de s’intéresser à la qualité de vie des patients dialysés. À partir de cette date, avec la psychologue du service ils rencontrent différentes équipes de recherche, dont l’équipe Script-Inserm qui a mis au point un questionnaire de Qualité de vie Subjective

1. Cette étude a été réalisée avec la collaboration des équipes médicales et soignantes suivantes : Unité d’autodialyse Compoint, Hôpital Bichat, 75017 Paris ; Unité d’autodialyse horaire libre St. Ouen, Hôpital Bichat, 75017 Paris ; Unité de dialyse péritonéale, Hôpital Broussais, 75014 Paris ; Association des dialysés de France à domicile, Mutuelle Générale de l’Éducation Nationale, Centres d’autodialyses, 75013 Paris ; Centre d’entraînement à l’autodialyse à domicile, 75013 Paris ; Unité d’autodialyse de Pontoise, Centre hospitalier René Dubos, 95000 Pontoise ; Unité de dialyse péritonéale, Hôpital Kremlin-Bicêtre, 94000 Kremlin-Bicêtre ; Unité d’autodialyse et de dialyse à domicile, Centre hospitalier intercommunal A. Grégoire, 93000 Montreuil ; Unité d’autodialyse, Hôpital national de Saint-Maurice, 94200 Saint-Maurice ; Unité de dialyse péritonéale, Centre hospitalier Louise-Michel, 94000 Évry ; Unité d’hémodialyse itérative et unité de dialyse péritonéale, Hôpital Tenon, 75020 Paris ; Centre Henri Küntziger, 75015 Paris ; Centre hospitalier Pasteur Valléry-Radot, 75013 Paris.

(PQVS). La collaboration avec cette équipe est décidée en raison de l’abord qualitatif des patients et de la possibilité de faire des comparaisons avec d’autres cohortes de patients étudiés par cette équipe. La recherche a commencé en 1998. La définition de la qualité de vie issue des articles conceptuels de D. Patrick (D. Patrick et al., 1973) peut se résumer comme étant le degré de satisfaction d’un sujet dans les différents domaines de sa vie que sont la santé, la vie relationnelle, les conditions matérielles, la vie psychique et affective. Cette définition a été affinée par l’équipe Script-Inserm en prenant en compte, outre la satisfaction concernant ces domaines, l’attente qui s’y rapporte, c’est-à-dire l’évolution attendue, crainte ou souhaitée par le patient. D’une manière générale, l’évaluation de la qualité de vie des patients en médecine est une problématique relativement récente qui s’est développée dans les années 60 aux États-Unis dans le sillage du mouvement des consommateurs et plus récemment en France (A. Dazord et al., 1995). Si les articles conceptuels initiaux insistaient sur la nécessité de prendre en compte le vécu du sujet indépendamment de sa pathologie, les instruments qui ont été construits ont visé à recueillir auprès du patient des caractéristiques de sa symptomatologie : il s’est ainsi le plus souvent agi de questionnaires de santé et non de questionnaires de qualité de vie (voir par exemple V.C. Lee et al. 1966, pour ce qui est des patients douloureux chroniques), ce qui a conduit l’équipe Script-Inserm à développer et valider un instrument français centré sur la satisfaction du sujet, en dehors de tout cadre nosographique, le questionnaire « PQVS » ou « Profil de la Qualité de Vie Subjective » (A. Dazord et al., 1995). Ce questionnaire a été validé et utilisé auprès de très nombreuses populations françaises (la base de données actuelle étant de 13 000 sujets) porteuses de pathologies somatiques ou psychiatriques variées. Ce questionnaire a été également utilisé dans une enquête épidémiologique lorraine auprès d’un échantillon de six mille sujets choisis de manière aléatoire (N. Chau et al., 2001), et validé aux États-Unis (A. Bonami et al., 2000). Les résultats ont eu l’intérêt : 1) de préciser la demande et les besoins des patients au vu des profils de satisfaction obtenus au sein des divers sous-groupes ; 2) de pouvoir préciser l’impact de différents facteurs sur le vécu du patient ; 3) de suivre l’évolution des 126

patients en cours de traitement dans des domaines de la vie habituellement non pris en compte par les évaluations médicales classiques ; 4) enfin, parallèlement aux satisfactions des patients, l’équipe Script-Inserm a pu montrer qu’il était capital de prendre en compte les attentes des patients dans les différents domaines de la vie. Ces attentes, en effet, apparaissent d’autant plus importantes que le vécu du patient est douloureux (A. Dazord, 2001). Le but principal de cette recherche est de décrire la qualité de vie de patients insuffisants rénaux chroniques bénéficiant de traitements différents, afin de pouvoir mieux apprécier leurs besoins et leurs demandes, et comparer les différentes prises en charge. Selon les différentes équipes, les hypothèses relatives à la satisfaction des patients sont variables : pour certaines, l’hémodialyse à domicile est le type de traitement le plus satisfaisant, tandis que d’autres cherchent à promouvoir l’autodialyse.

Méthodologie La recherche s’est effectuée dans plusieurs centres AURA de la région parisienne (voir note 1, page 125).

Protocole et instruments

L’inclusion des patients s’est déroulée d’octobre 1997 à décembre 1999. Trois cent soixante-deux patients ont été interrogés. Les critères d’exclusion étaient les suivants : sujets mineurs, patients ne souhaitant pas répondre au questionnaire, ou présentant une souffrance psychique incompatible avec la participation à un protocole de recherche. Les patients ont répondu à l’auto-questionnaire PQVS (Profil de la Qualité Subjective) qui comporte 40 items, concernant les domaines mentionnés plus haut (santé, domaine relationnel, conditions matérielles, registre psycho-affectif) (voir figures 1 et 2, pages 132 et 133). À chaque item sont appliqués deux questionnements, respectivement relatifs au vécu concernant cet item (degré de satisfaction), et à l’attente qui s’y attache. Les paliers 127

de réponse aux questions relatives à l’attente et à la satisfaction vont de - 2, à + 2, et sont définis de la manière suivante pour ce qui est du vécu : - 2, vécu très pénible, très désagréable ; - 1, vécu plutôt pénible, plutôt désagréable ; 0, indifférent ; + 1, vécu plutôt agréable ; + 2, vécu très agréable ; pour les attentes, les paliers sont définis ainsi : - 2, attente d’un changement très défavorable, - 1, défavorable, 0, attente que rien ne change, + 1, attente d’un changement plutôt favorable, + 2, attente d’un changement très favorable. Un troisième questionnement, degré d’importance accordé à chaque item, est présent. Quatre paliers de réponses sont possibles de 0, sans importance, à 3, très important. Les réponses à ce questionnement étant stables au cours du temps dans toutes nos études, cette sous-échelle est essentiellement destinée à valider le questionnaire. Deux cent soixante-seize des 362 patients ont également rempli un auto-questionnaire évaluant leur anxiété, le questionnaire STAI (State-Trait Anxiety Inventory) (C.D. Spielberger, 1983), outil qui permet de quantifier de façon indépendante l’anxiété actuelle au moment de la passation (l’anxiété-état) et le tempérament anxieux habituel du sujet (l’anxiété trait). Ce questionnaire largement utilisé dans la littérature internationale a été validé auprès de plus de 5 000 sujets. L’équipe de psychologues a fait passer une échelle de dépression, la MADRS (Montgomery Ashberg Depression Scale) (S.A. Montgomery et M. Asberg, 1979). Cette échelle, très largement utilisée en France et dans les pays scandinaves, est centrée sur le domaine psychique et non sur les manifestations somatiques de la dépression. À chacun des dix items correspond six degrés de gravité. Cette échelle différencie bien les différents degrés de gravité et a été largement utilisée dans les essais de psychotropes. L’équipe médicale a rempli une fiche médicale rassemblant les données médicales et sociales les plus importantes du patient.

128

Validation du questionnaire PQVS dans cette population

Le coefficient de Cronbach a été utilisé pour vérifier la fidélité interne2. Des analyses en composantes principales sont pratiquées pour vérifier si le regroupement des différents items est cohérent. Quant à la validité prédictive du questionnaire, elle est vérifiée en corrélant ses items avec les échelles MADRS et STAI qui apprécient des domaines voisins (anxiété et dépression).

Analyse des données

Les tests statistiques ont d’une part été des tests statistiques classiques, test t de student, Chi2, rho de Pearson, mais aussi compte tenu de la nature qualitative des données, des tests non paramètriques : rho de Spearman, test de Wilcoxon de comparaison de moyennes pour séries appariées. Ce dernier a été utilisé pour mesurer les écarts entre les différents temps. Des analyses de variance ont été pratiquées, le test F permettant de rendre compte du poids de différents facteurs. Le logiciel utilisé a été Statistica (Statsoft, Tulsa, Oklahoma).

Résultats

Population

La population comporte 362 patients, dont 67 % d’hommes. L’âge moyen est de 56 ans +/- 15. Le patient le plus âgé a 89 ans, le plus jeune 21 ans.

2. Le coefficient de Cronbach est un coefficient destiné à apprécier la fidélité interne du questionnaire en calculant un coefficient moyen de corrélation entre tous les items du questionnaire, en prenant en compte l’ensemble des combinaisons possibles de sous-groupes.

129

Différentes modalités de prise en charge

Cent deux patients ont une hémodialyse à domicile, 100 en centre, 86 sont en autodialyse ; dans cette prise en charge le patient réalise lui-même sa dialyse, sous surveillance d’une infirmière. Quant aux dialyses péritonéales, elles sont toujours réalisées à domicile (74 patients) selon deux modalités « continue autonome » dans la journée pour 47 sujets ou « automatisée » la nuit pour 27 autres. Durée du traitement : entre 1 et 5 ans : 66 % des patients ; entre 5 et 10 ans : 16,34 % ; entre 10 et 15 ans : 6,09 % ; entre 15 et 20 ans : 5,54 % ; entre 20 et 25 ans : 4,71 %.

Données médicales

Cinquante-six p. cent des sujets ont une insuffisance rénale chronique isolée. Trente-quatre p. cent d’entre eux ont des maladies graves surajoutées, 20 % ont des complications graves liées au traitement, 22 % une insuffisance organique en plus de l’insuffisance rénale. Les antécédents de transplantation concernent 15 % des patients et 40 % sont inscrits sur une liste de transplantation3.

Données sociales

Soixante-six p. cent des patients sont d’origine française, la moitié d’entre eux sont propriétaires de leur logement. Soixante et un p. cent vivent maritalement. Un peu moins d’un tiers n’ont fait que des études primaires. Un quart des patients travaillent à plein temps pour 38 % de patients actifs, tandis que 39 % sont retraités et 16 % sont en invalidité4.

3. L’annexe 1 (cahier hors-texte no 2) détaille les données médicales en fonction des différentes modalités thérapeutiques. Les annexes de cet article sont regroupées dans le cahier couleurs hors texte no 2. 4. L’annexe 2 (cahier hors-texte no 2) détaille les données sociales en fonction des différentes modalités thérapeutiques.

130

Qualité de vie Profil de satisfaction

Il est clair au vu de la figure 1, qui montre les profils de satisfaction des sujets à l’aide d’une échelle allant de - 2, vécu très pénible, à + 2, vécu très agréable, que la qualité de vie de ces sujets est relativement préservée pour tous les items relationnels, en particulier la relation avec les soignants (colonnes hachurées de la figure 1 et annexe 5 (cahier hors-texte no 2)) avec des valeurs moyennes proches de 1. Le domaine somatique est celui dont les patients sont le plus insatisfaits. Des valeurs négatives sont notées en particulier pour la « forme générale » (moyenne = - 0,34) : les « douleurs » (moyenne = - 0,22) ; la « santé » (moyenne = - 0,44) ; les « capacités physiques » (moyenne = - 0,44) ; la « durée des ennuis de santé » (moyenne = - 1,21). L’item « ce qui se passe dans le monde » recueille un score moyen également très péjoratif (- 0,93), mais ceci est une constante dans toutes les études faites par Script-Inserm (A. Dazord et al., 1995, A. Bonami et al., 2000). Profil des attentes

Attentes observées modérées Elles se situent le plus souvent autour de 0,5. Seules quelques variables relationnelles (« couple », « relation avec les enfants », « proches », « soignants », « confiance dans la famille ») recueillent des scores moyens proches de 1 (voir figure 2 et annexe 6 (cahier hors-texte no 2)). Ce profil est proche de celui trouvé dans la plupart des maladies somatiques, et se distingue très nettement en revanche de celui caractérisant les patients présentant une symptomatologie dépressive, où les attentes sont nettement plus élevées pour la plupart des items, atteignant des valeurs proches de 1 (A. Dazord et al., 1996).

Retentissement émotionnel

Il est relativement peu important comme l’atteste la valeur moyenne obtenue par l’échantillon à la MADRS (score moyen de 12, alors que le seuil habituellement admis pour parler d’état dépressif est de 15) (voir annexe 3) et à l’échelle STAI (note de 131

Fig. 1. Qualité de vie. Profils de satisfaction.

132

Fig. 2. Qualité de vie. Attentes.

133

38 pour l’anxiété état, et de 41 pour l’anxiété trait) (voir annexe 4) ce qui correspond (C.D. Spielberger, 1983) à des niveaux d’anxiété faible.

Validation de l’échelle de qualité de vie

La validation de l’échelle PQVS dans cette population est confirmée par un coefficient de Cronbach tout à fait satisfaisant à 0,92. Comme dans la plupart des études faites avec le PQVS, l’analyse en composantes principales révèle deux facteurs, un facteur regroupant les items relationnels et psycho-affectif qui rend compte de 27 % de la variation des réponses et un facteur regroupant les items somatiques rendant compte de près de 5 % de la variation. Ces deux tests de validation ont été effectués en utilisant les questions concernant l’importance accordée à chaque item. Enfin, il existe une corrélation très nette entre le score de satisfaction (obtenu en faisant la somme des notes obtenues à chaque item) et le score de dépression à la MADRS : r = 0,52 p < 0,0001 ; le score de satisfaction est également corrélé nettement avec les scores du STAI r = 0,49 p < 0,0001 avec la note d’anxiété état, et 0,53 p < 0,0001 avec la note d’anxiété trait.

Impact des différents traitements sur la qualité de vie

Le tableau I résume les données obtenues en comparant, dans les différents sous-groupes de traitement, le score d’attente et celui de satisfaction : il apparaît assez clairement que le score de satisfaction est le plus élevé en hémodialyse à domicile, tandis que le score d’attente est le plus élevé chez les patients en autodialyse. Dans des études précédentes (A. Dazord, 2001 ; P. Nayme et al., 2001) l’attente était apparue comme l’indicateur le plus fiable du vécu des sujets. C’est pourquoi au vu de ce tableau nous aurions tendance à émettre l’hypothèse que la prise en charge qui suscite le plus de satisfaction est l’hémodialyse à domicile (score de satisfaction le plus élevé, et score d’attente le plus bas), et que la prise en charge qui suscite le vécu le plus pénible est l’autodialyse (score de satisfaction peu différent de celui des groupes autres que l’hémodialyse à domicile, mais 134

TABLEAU I. - IMPACT DES DIFFÉRENTES MODALITÉS DE PRISE EN CHARGE SUR LA QUALITÉ DE VIE

Scores de satisfaction dans les différents sous-groupes Échantillon global Domicile Centre Autodialyse Dialyse péritonéale *Continue, jour *Automatisée, nuit

0,31 0,43 0,22 0,28 0,29 0,28 0,32

Score d’attente dans les différents sous-groupes Échantillon global Domicile Centre Autodialyse Dialyse péritonéale *Continue, jour *Automatisée, nuit

0,28 0,16 0,19 0,48 0,32 0,32 0,32 MADRS

Échantillon global Domicile Centre Autodialyse Dialyse péritonéale

12 10 13 11 12 STAI

Échantillon global Domicile Centre Autodialyse Dialyse péritonéale

A (état) 38 39 44,3 41,6 40,6

B (trait) 41 35,6 41,5 37,7 39,3

score d’attente très nettement supérieur). La prise en charge en centre est vraisemblablement intermédiaire dans la mesure où le score de satisfaction moyen est très bas, mais le score d’attente raisonnable. Il est à noter que pour le score de satisfaction, la différence est significative entre le score de satisfaction rapporté à l’hémodialyse à domicile et celui noté dans toutes les autres prises en charge : p = 0,001 pour la comparaison domicile/centre ; p = 0,03 pour la comparaison domicile/autodialyse et enfin p = 0,05 pour la comparaison domicile/dialyse péritonéale. Pour ce qui est du score des attentes, la différence est très significative entre autodialyse et centre (p = 0,0001), entre autodialyse et dialyse à domicile (p = 0,0001), et même entre autodialyse et dialyse péritonéale (p = 0,02). 135

Ces résultats sont confirmés par les valeurs moyennes obtenues par la MADRS et la STAI au cours des différentes modalités thérapeutiques (voir annexes 5, 6 (cahier hors-texte no 2) et tableau I). Impact de différents facteurs sur la qualité de vie

Cet impact peut être évalué soit en pratiquant des corrélations entre la valeur ou le score du facteur explicatif et les valeurs des items de qualité de vie (satisfactions ou attentes), soit en pratiquant des tris (et en comparant les moyennes des satisfactions, ou d’attentes) dans différents sous-groupes, soit enfin en pratiquant des analyses de variances (le score global de qualité de vie étant la variable dépendante, les différents facteurs médicosociaux et les variables indépendantes). Soulignons d’emblée qu’un certain nombre de facteurs semblent sans effet : l’âge, la durée du traitement actuel, la durée de la dialyse. Impact combiné et comparatif des traitements et de facteurs médico-sociaux sur les attentes

Le tableau II montre que des attentes supérieures sont trouvées dans un certain nombre de situations sociales ou médicales (groupe II) que nous pourrions a priori qualifier de situations rendant vulnérables : le fait d’être d’origine étrangère, d’être locataire de son appartement, d’être en invalidité, de vivre seul, et d’être sans enfants. Dans les facteurs associés à une attente importante apparaît également le fait d’être en activité : apparemment il est plus satisfaisant lorsqu’on est porteur d’insuffisance rénale d’être retraité qu’en activité professionnelle. Le seul résultat paradoxal est celui obtenu avec l’index de co-morbidité (somme de tous les handicaps ou insuffisances autres que l’insuffisance rénale) ; cet index s’accompagne d’attentes faibles. L’explication pourrait résider dans le fait que, parmi les sujets ayant des facteurs de co-morbidité surajoutés, on note significativement plus de retraités : 47 % au lieu de 27 % p = 0,0001 et que les retraités porteurs d’insuffisance rénale ont 136

TABLEAU II. - IMPACT DE DIFFÉRENTES SITUATIONS SOCIO-MÉDICALES DANS DIFFÉRENTS SOUS-GROUPES DE PATIENTS DIALYSES SUR LES ATTENTES DES PATIENTS

Groupe 1

Groupe 2

Nombre d’attentes supérieures dans le Groupe 2

Propriétaires appartement Locataires

34

Retraités

Actifs

33

Retraités

Invalides

33

Hommes

Femmes

17

Français

Étranger

15

Couple

Seul

10

Enfants

Pas d’enfant

9

Études supérieures

Pas d’études supérieures

6

Non inscrits

Inscrits sur liste de transplantation

33

Autres modalités

Auto-dialyse

38

Co-morbidité

Absence de co-morbidité

12

une meilleure qualité de vie (appréciée par l’attente) que ceux qui sont en activité. Parallèlement, comme déjà noté plus haut, les traitements semblent également être très discriminants : l’autodialyse est le traitement qui s’accompagne du nombre d’attentes le plus élevé. Il se pose alors la question de savoir dans quelle mesure ces différentes situations interagissent entre elles ou au contraire sont indépendantes, ce que nous avons vérifié par des analyses de variance. Le tableau III montre les résultats d’une analyse de variance avec les différentes valeurs du test F. Les facteurs qui ont le plus de poids sont les traitements, l’origine des patients, la retraite et le logement. Deux facteurs interagissent avec les traitements : l’inscription sur la liste de transplantation, et l’origine des patients, mais ils ne concernent pas la modalité auto-dialyse comme le montre le tableau IV où il apparaît clairement qu’au sein des patients pris en charge en auto-dialyse le score d’attente est le même, que les patients soient ou non d’origine étrangère, soient ou non inscrits sur la liste de transplantation (différence très faible p = 0,05). 137

TABLEAU III. - ANALYSE DE VARIANCE. IMPACT DE DIFFÉRENTS FACTEURS (VARIABLES INDÉPENDANTES) SUR LE SCORE DES ATTENTES (VARIABLE DÉPENDANTE)

Variables indépendantes

Test F

P

Traitement (4 modalités)

11,49

0,00001

Traitement (autodialyse et autres)

27

0,00001

Étranger ou français

30

0,00001

Oui

Inscription/liste

31

0,00001

Oui

8,2

0,00002

Non

Activités Retraité/actif

Interférence avec le traitement

14,29

0,00002

Non

Actif/chômeur ou invalide

0,6

NS

Non

Enfant (oui/non)

3,55

0,05

Non

,41

NS

Non

Études primaires vs autres

,12

NS

Non

Études supérieures vs autres

,56

NS

Non

16,48

0,0021

Non

2,05

0,07 NS

Non

Études

Logement propriétaire vs locataire Co-morbidité score de 0 à 5 Co-morbidité (oui/non)

6,09

0,01

Non

Sexe

7,78

0,005

Non

TABLEAU IV A. - ORIGINE DES PATIENTS ET TRAITEMENT : INFLUENCE SUR LES ATTENTES

Traitement

Origine

N

Score attente

Auto-dialyse

français

43

0,48

Auto-dialyse

étranger

40

0,49

Autres traitements

français

184

0,11

Autres traitements

étranger

76

0,49

Domicile

français

75

0,09

Domicile

étranger

23

0,36

Centre

français

58

0,07

Centre

étranger

33

0,35

DP

français

51

0,2

DP

étranger

20

0,58

138

p

NS

0

0

0

0

TABLEAU IV B. - INSCRIPTION SUR LISTE ET TRAITEMENT : INFLUENCE SUR LES ATTENTES

Traitement

Liste

N

Score attente

Auto-dialyse

oui

54

0,56

Auto-dialyse

non

32

0,34

Autres traitements

oui

91

0,34

Autres traitements

non

182

0,14

Domicile

oui

36

0,2

Domicile

non

65

0,13

Centre

oui

29

0,31

Centre

non

69

0,13

DP

oui

26

0,56

DP

non

48

0,19

p

0,05

0

NS

0,05

0

Impact combiné des traitements et de facteurs médico-sociaux sur les satisfactions

D’une manière générale comme le montre le tableau V le score de satisfaction est moins sensible à l’impact des facteurs médico-sociaux que le score des attentes. Par ailleurs dans la plupart des cas de figure, il y a une bonne cohérence entre les réponses aux questionnements relatifs aux attentes et ceux relatifs aux satisfactions : quand les sujets dans une situation donnée ont des attentes élevées, parallèlement ils ont des satisfactions moindres. La seule exception concerne le type d’activité des patients (voir tableau VI), où la situation est plus complexe. Si l’on considère le score de satisfaction, les sujets les plus satisfaits sont ceux qui travaillent à temps complet, les moins heureux les sansemploi et les patients en invalidité, les retraités et les personnes travaillant à temps partiel ayant une position intermédiaire. En revanche en prenant en compte le score des attentes, le meilleur vécu concernerait les retraités. Il n’est pas impossible que, à propos de cet item, la réponse au questionnement relatif à la satisfaction soit influencée par une part de déni, ou par des considérations plus ou moins inconscientes de désirabilité sociale. 139

TABLEAU V. - ANALYSE DE VARIANCE. IMPACT DE DIFFÉRENTS FACTEURS (VARIABLES INDÉPENDANTES) SUR LE SCORE DES SATISFACTIONS (VARIABLE DÉPENDANTE)

Variables indépendantes

Test F

P

Traitement (4 modalités) Traitement (domicile et autres) Étranger ou français Inscription/liste Activités Retraité/actif Actif/invalide ou sans emploi Enfant (oui/non) Études Études primaires vs autres Études supérieures vs autres Logement propriétaire vs locataire Comorbidité score de 0 à 5 Comorbidité (oui/non) Sexe

3,53 9,27 0,5 0,28 5,81 5,46 19,2 1,72 1,37 2,16 2,63 5,92 0,59 6,09 3,75

0,01 0,002 NS NS 0,0003 0,01 0,0001 NS NS NS NS 0,01 NS NS 0,05

Interférence avec le traitement

Non Non Non Non Non Non Non Non Non Non Non Non Non

TABLEAU VI. - ACTIVITÉ ET QUALITÉ DE VIE

Type activité Temps plein Temps partiel Sans emploi Retraité Invalide

Score attente ,30 ,46 ,39 ,13 ,28

Score satisfaction ,46 ,36 ,20 ,30 ,10

Comparaison avec une autre population dialysée en Grèce Caractéristiques générales

Quatre-vingt-seize sujets ont été étudiés à Ioannina (Grèce) par D. Damigos ; 66 % sont des hommes, l’âge moyen est 41,33 +/- 15 ; le patient le plus âgé a 79 ans et le plus jeune 16 ans. Trente-deux sont hémodialysés à domicile, 64 hémodialysés en centre. Trente-sept p. cent ont des maladies graves surajoutées. Trente p. cent ont des complications graves liées au traitement. Dix ont déjà été transplantés, 30 sont inscrits sur une liste de transplantation. La durée du traitement est dans 44 % de 1 à 5 ans, dans 22 % de 5 à 10 ans, et dans 32 % de plus de 10 ans. 140

Satisfactions et attentes

Les profils de satisfaction sont parallèles à ceux obtenus en France. Néanmoins les Français sont significativement plus satisfaits à propos de 18 items. Les patients grecs (voir figure 3) expriment en revanche plus de satisfaction à propos de l’alcool, de la sexualité, et ils sont moins insatisfaits de ce qui se passe dans le monde, et de la durée de leurs problèmes de santé.

Fig. 3. Comparaison entre 362 patients dialysés en France et 96 en Grèce. Qualité de vie. Profils de satisfaction (différences statistiquement significatives (p = 0.06)).

141

Des résultats en miroir sont trouvés pour les attentes qui globalement sont plus souvent significativement élevées dans la population grecque (11 différences significatives en particulier à propos des items relationnels, voir figure 4). En revanche les attentes des patients grecs dans le domaine de la santé sont moins importantes que celles des patients français.

Fig. 4. Comparaison entre 362 patients dialysés en France et 96 en Grèce. Qualité de vie. Attentes de changement.

142

On note peu d’éléments modulateurs concernant les satisfactions ; les attentes sont plus importantes chez les patients hémodialysés à domicile, tandis que dans la cohorte française les attentes des patients en hémodialyse à domicile sont celles qui sont les plus basses. Les femmes ont une attente significativement plus importante que les hommes dans les deux cohortes. Ceci constitue un facteur de vulnérabilité. Les différences entre les deux cohortes sont significatives, pour les relations avec les gens, l’argent, la liberté, la sexualité, le traitement, les conséquences de la maladie sur la vie en général. Il est difficile à l’heure actuelle d’interpréter ces différences ; il pourrait s’agir de différences culturelles (on note par exemple chez les patients grecs une satisfaction importante liée à l’alcool qui n’a été retrouvée dans aucune de nos populations françaises, et dont l’explication résiderait dans le fait que la consommation d’alcool en Grèce est liée à la notion de fête et de convivialité), ou des différences entre les systèmes de soin.

Discussion

Comparaison avec d’autres pathologies

Une comparaison avec la base de données de Script-Inserm montre qu’en termes de scores de satisfaction les sujets dialysés ont une qualité de vie moins bonne que des sujets tout venant (étude épidémiologique effectuée en Lorraine, N. Chau et al., 2001), ou les patients porteurs de cancers non invasifs (G. Freyer et al., 1999), ou d’hypertension asymptomatique (A. Dazord et al., 1995), mais en revanche ils ont une qualité de vie bien supérieure à celle des patients déprimés (A. Dazord, F. Noël, 1996), aux patients présentant des lombalgies chroniques (P. Nayme, 2001) ou porteurs de pathologies cancéreuses invasives. À titre d’illustration la figure 5 montre le profil de satisfaction obtenu dans une cohorte de patients déprimés traités en ambulatoire. La différence est très grande avec les patients dialysés. Aucun item n’a de valeur positive chez ces patients déprimés, la plupart des items sont autour de - 0,05, et les items évaluant 143

Fig. 5. Patients déprimés. Niveaux de satisfaction.

la sphère somatique sont très négatifs. Le tableau VII permet de faire une comparaison avec les scores de satisfaction que l’on obtient dans d’autres populations. Les comparaisons à propos des attentes conduisent à des conclusions voisines (tableau VIII). Les attentes sont modérées dans la plupart des pathologies somatiques, mais très élevées en psychiatrie, en particulier lorsqu’il y des conduites addictives (A. Dazord, B. Broers et al., 1998), et chez les patients lombalgiques chroniques (P. Nayme et al., 2001) chez lesquels une 144

TABLEAU VII. - SCORES DE SATISFACTION OBTENUS AUPRÈS DE DIVERSES POPULATIONS

Population

Nombre de sujets

Score global

Déviation standard

Patients en dialyse

362

0,312

0,48

Migraines

110

0,426

0,47

Cancer de la thyroïde non invasif (génétique)

77

0,897

0,34

Patients déprimés

1 059

0,431

0,43

Lorraine : étude épidémiologique (sujets en bonne santé)

3 501

0,914

0,44

0,11

0,66

Adénocarcinome mammaire invasif

59

Cancer métastatique du rein

182

0,017

0,72

Toxicomanies

102

0,204

0,57

Traumatismes crâniens

75

0,37

0,57

Familles de traumatisés crâniens

75

0,68

0,45

68

0,356

0,43

429

0,62

0,92

Score global

Déviation standard

Lombalgies Hypertension asymptomatique TABLEAU VIII. - SCORES ATTENTES DE CHANGEMENT

Population

Nombre de sujets

Dialysés

362

0,282

0,43

Migraines

110

0,295

0,31

Cancer de la thyroïde (génétique)

77

0,33

0,28

Patients déprimés hospitalisés

64

1,01

0,41

Patients déprimés (ambulatoire) Toxicomanies Lombalgies

1 059

0,477

0,48

102

0,88

0,37

68

0,792

0,42

structure psychiatrique est souvent présente de même qu’une accoutumance aux antalgiques. À titre d’exemple la figure 6 montre le profil des attentes de patients déprimés alcooliques : les valeurs moyennes sont nettement plus élevées que chez les patients dialysés, la plupart des items atteignant des valeurs proches de 1.

145

Fig. 6. Patients déprimés hospitalisés. Attentes.

Comparaison avec d’autres études de la littérature

La littérature concernant des études comparatives sur la qualité de vie des patients dialysés est peu abondante. De plus les comparaisons de nos résultats avec la littérature concernant la qualité de vie des patients dialysés est difficile, car les instruments et les prises en charge diffèrent. Nous avons exclu les 146

études croisant leurs résultats avec des paramètres biologiques comme la créatinine ou l’hémoglobine, car ces critères ne sont pas présents dans notre travail, et nous avons retenu uniquement les études ne mentionnant pas ces aspects biologiques. Dans une étude comparant des patients en dialyse péritonéale (DPCA), en hémodialyse à domicile et des transplantés, R.W. Evans et al. (1985) concluent que si la meilleure qualité de vie se trouve chez les transplantés, la qualité de vie des patients en hémodialyse à domicile est meilleure que celle des patients en dialyse péritonéale. Ceci va dans le même sens que nos résultats. F. et W. Dekker et al., 1994, et P. Maruschka et al., 1997, trouvent à propos de la douleur, des capacités physiques, des émotions et de la santé mentale que les sujets en dialyse péritonéale ont de meilleurs scores. Nous avons également trouvé une différence significative concernant la douleur entre les patients en centre et les autres patients. Les scores globaux calculés par F. et W. Dekker n’objectivent pas de différence entre la dialyse péritonéale et l’hémodialyse en centre. De manière voisine, nous trouvons un score de satisfaction de 0,22 en centre pour un score de 0,29 en dialyse péritonéale, ces différences n’étant pas significatives. J.A. Diaz-Buxo et al., 2000, partant d’une cohorte très importante, avancent que le score de santé mental est meilleur en dialyse péritonéale qu’en hémodialyse, mais que le score des performances physiques est moins bon en dialyse péritonéale. Les scores concernant les processus mentaux sont plus favorables en DPCA qu’en DPA et c’est le contraire pour les performances physiques. Nous n’avons pas objectivé de différences significatives entre ces deux modalités thérapeutiques dans notre travail, qu’il s’agisse des scores de satisfaction ou d’attente. M. Majkowicz et al., 2000, ont fait une comparaison entre une cohorte de patients en bonne santé, des hémodialysés et des patients en DPCA. Les dialysés ont une qualité de vie dans le domaine social, cognitif et émotionnel plus pauvre que les sujets du groupe contrôle, ce que montrent aussi P. Maruschka et al. et P. Carmichael et al., 2000. Pour M. Majkowicz il n’y a de différences significatives en dialyse péritonéale (DPCA) avec la cohorte en bonne santé que pour la vie sociale et professionnelle. 147

B. Mozes et al., 1997 et D. Di Corrado et al., 2000, retiennent un impact significatif du niveau scolaire sur la qualité de vie de patients en hémodialyse, ce que nous n’avons pas trouvé. E. Szabo et al., 1997, montrent que les patients bien informés ayant choisi leur propre méthode de traitement ont tendance à être plus satisfaits de leur qualité de vie, peut-être par une meilleure connaissance de leur traitement. Nos résultats concernant la dépression sont identiques à ceux trouvés par des études qui identifient la dépression chez les patients dialysés (T.E. Stell et al., 1996 ; S. Pucheu et al., 1997 ; N.R. Schidler et al., 1998). La dépression est chez le dialysé un peu plus élevée qu’au sein de populations tout venant, et la qualité de vie s’avère d’autant plus détériorée que la dépression est importante. L’intérêt du travail entrepris ici auprès de cette population, constituée de patients porteurs d’insuffisance rénale chronique est d’abord de décrire de manière objective le vécu de ces sujets et de pouvoir comparer les différentes prises en charge, mais aussi de mettre en évidence l’impact d’autres facteurs. Un certain nombre d’arguments plaident en faveur de l’hémodialyse à domicile, les sujets étant à la fois plus satisfaits, moins déprimés avec des attentes moindres. On peut expliquer ces résultats (en accord avec nos observations cliniques) par le fait que cette modalité thérapeutique nécessite une plus grande implication des sujets qui apparaissent comme psychiquement plus actifs. Néanmoins certains auteurs (P.W. Shambaugh et al., 1969 ; G.D. Chawanee et al., 1982 ; G.M. Brunier et al., 1993) suggèrent que les épouses de dialysés sont souvent épuisées par l’accumulation des responsabilités. Une recherche de ce type est prévue dans le cadre de l’AURA. Nous avons été surpris des résultats relatifs à l’autodialyse : attentes élevées et scores de satisfaction plus faibles qui laissent supposer que l’autodialyse soit n’est pas adéquate, soit nécessiterait des aménagements supplémentaires. Il convient néanmoins de préciser que les résultats de cette étude, compte tenu du protocole de la recherche (pas de répartition aléatoire des patients) ne peut aboutir pour l’heure qu’à des hypothèses de travail et non à des conclusions définitives.

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