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French Pages [146] Year 2017
Un film de Frédéric Fougea et Jérôme Guiot
PASCAL PICQ
Flammarion
PREMIER HOMME
Ce livre réalisé simultanément au tournage d’un documentaire nous entraîne dans l’histoire d’une magnifique évolution que nous allons suivre depuis les grands singes de la fin de l’ère tertiaire au déploiement d’Homo erectus au cœur de l’ère quaternaire, c’est-à-dire celle du temps des hommes.
Catherine Laulhère-Vigneau Manon Clercelet conception graphique Marie Laure Miranda fabrication Titouan Roland photogravure Bussière suivi éditorial relecture
Toutes les images de cet ouvrage ont été fournies par Nilaya Productions – Boréales – AT Productions. La frise chronologique en page 29 a été réalisée par Frédérique Deviller. © Flammarion, Paris, 2017 87, quai Panhard-et-Levassor 75647 Paris cedex 13 Tous droits réservés N° d’édition : L.01EBAN000478.N001 ISBN : 9782841101825 Dépôt légal : mars 2017 www.editions.flammarion.com
Achevé d’imprimer en février 2017 par Gorenjski, Slovénie
PREMIER HOMME PASCAL PICQ
Flammarion
SOMMAIRE Préambule | 7 Introduction | 9 Chapitre 1
Pierolapithecus
ou des grands singes européens près des origines des hominidés | 12 Chapitre 2
Toumaï
Autour des premiers hominidés | 38 Chapitre 3
Homo naledi
Premier homme en question | 60 Chapitre 4
Homo erectus
Les fondements de l’humanité | 80
Le film et le tournage | 116
PRÉAMBULE
Dans toutes les familles, il y a des noms et des prénoms. C’est pareil en paléoanthropologie. Les termes de singe et homme ne servent à rien, comme si, dans votre famille, vous disiez moi et les autres sans savoir qui sont vos grands-parents, vos cousins, vos tantes… Les espèces ont des noms et sont rangées dans des catégories en fonction de leurs relations de parenté (c’est la classification) qui, elles-mêmes, reçoivent des noms selon des règles très précises (c’est la taxonomie). Les singes dits modernes appartiennent tous à l’ordre des Primates et se classent dans l’infraordre des Anthropoïdes. Cela signifie que, depuis plus de trente millions d’années, les singes Anthropoïdes fossiles et actuels possèdent tous 32 dents à l’âge adulte, des yeux démunis de tapis réfléchissant (sans vision nocturne) situés de part et d’autre de la racine du nez, un nez avec de vraies narines rapprochées (et non pas une truffe ou rhinarium comme chez les autres mammifères), une face expressive (mimiques), des membres terminés par cinq doigts, tous munis d’ongles… Des caractères qui nous sont familiers, d’où le nom d’Anthropoïdes signifiant « qui ressemblent aux hommes ». Nous sommes donc tous des Anthropoïdes depuis l’Oligocène d’Afrique, entre 34 et 23 millions d’années auparavant. Au début de la longue période suivante, le Miocène, se dessinent deux grandes lignées au sein des Anthropoïdes appelées superfamilles : les cercopithécoïdes ou les singes ayant une queue et les hominoïdes ou ceux n’ayant plus de queue. L’originalité n’est pas d’avoir conservé un appendice caudal, un attribut ancien que l’on retrouve chez tous les mammifères (caractère dit « archaïque »), mais bien de l’avoir perdu (caractère évolué). Notons que cette différence s’observe dans la nature actuelle, mais pas chez les plus anciens hominoïdes du Miocène inférieur dont la plupart possédaient une queue. Comme nous le verrons, ce sont les hominoïdes de plus grande taille et habitués à se mouvoir verticalement (orthogrades) qui se débarrassent de leur extrémité caudale.
Les hominoïdes font donc partie d’une catégorie (taxon) plus resserrée autour de la lignée humaine. Ils se subdivisent en trois familles actuelles – on aura compris qu’une superfamille réunit plusieurs familles : – la famille des gibbons et des siamangs d’Asie du Sud-Est appelés hylobatidés – la famille des grands singes asiatiques dite des pongidés dont ne subsistent que les orangs-outans de Sumatra et de Bornéo – les hominidés ou la famille des grands singes africains à laquelle nous appartenons avec les chimpanzés et les gorilles. Tous les hominoïdes sont reconnaissables par une cage thoracique peu profonde entre le sternum et la colonne vertébrale mais large d’un côté à l’autre, des omoplates situées dans le haut du dos, un bas du dos court avec peu de vertèbres lombaires, une queue réduite au coccyx et l’aptitude à se suspendre sous une branche (suspension) et à se déplacer ainsi alternativement au bout de bras tendus (brachiation). Autant de caractères qui nous sont très familiers, ce qui mérite bien une catégorie digne d’une superfamille. Ils sont tous orthogrades, ce qui signifie qu’ils ont l’habitude de se tenir verticalement dans leurs postures et leurs déplacements. Dans les sciences de l’évolution, la devise n’est pas « qui se ressemble, s’assemble », mais tout ce qui se ressemble doit l’être sur la base de caractères évolués qui proviennent d’ancêtres plus ou moins récents. Donc, nous sommes des hommes (Homo) qui faisons partie de la sous-famille des homininés (lignée humaine) au sein de la famille des grands singes africains (hominidés), elle-même comprise dans la superfamille des hominoïdes avec tous les autres grands singes, qui se retrouve dans l’infraordre des Anthropoïdes, et tout ce beau monde si diversifié des « singes » – une centaine d’espèces actuellement – appartient, avec d’autres grandes lignées non évoquées, à l’ordre des Primates – environ 200 espèces de nos jours. Il faut préciser ce que signifie les termes de caractères archaïques ou évolués. Pour les évolutionnistes, archaïque ne veut pas dire que c’est dépassé, désuet, en décrépitude ou toutes les acceptions péjoratives couramment associées à ce terme. Cela veut dire qu’un tel caractère est apparu plus anciennement dans l’histoire d’une lignée. De la même façon, un caractère n’est pas dit évolué sur des critères d’appréciation subjectifs, mais tout aussi simplement parce qu’il se manifeste plus récemment dans l’histoire d’une lignée. Par exemple, avoir cinq doigts est archaïque chez les mammifères, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu des évolutions fonctionnelles considérables, comme le pouce préhensile chez les singes puis opposable dans la lignée humaine. Par contre, la perte de la queue est un caractère récent, donc évolué, qui distingue les grands singes hominoïdes actuels. Donc, ces termes n’ont de sens qu’au sein des lignées et entre lignées proches. Aucun caractère n’a de signification archaïque ou évoluée absolue. Si on parle de bipédie, c’est un caractère archaïque chez les oiseaux hérité de leurs ancêtres dinosaures tandis que c’est un caractère évolué dans la lignée humaine parmi les hominoïdes.
INTRODUCTION
Au commencement étaient les hominoïdes Dans des contrées pas si lointaines, mais il y a très longtemps, un peuple encore à peine connu dominait le monde des forêts de tout l’Ancien Monde. Sorti d’Afrique il y a dixsept millions d’années, il profita d’un réchauffement climatique exceptionnel alors que la Terre ne cessait de se refroidir depuis l’événement de « La Grande Coupure », il y a plus de trente millions d’années. Ce peuple des forêts se diversifia tant et si bien qu’il fonda la vraie « Planète des grands singes », celle des hominoïdes. Cet empire des canopées ne dura que quelques millions d’années. Tous les éléments de la nature se liguèrent en asséchant des mers, en modifiant les courants atmosphériques, en favorisant l’expansion des savanes et des plaines herbeuses et en se précipitant dans les tumultes des âges de glace. Les forêts reculèrent tandis que d’autres singes, les cercopithécoïdes, disputèrent les derniers refuges arborés des hominoïdes. Ces derniers disparurent d’Europe, puis furent sévèrement décimés en Asie. Dans cette débâcle au cœur de la guerre écologique entre les singes, une lignée d’hominoïdes se releva, celle des hominidés, celles des grands singes africains qui se lancèrent à la conquête des savanes arborées d’Afrique avec les australopithèques et, bientôt, partirent à la reconquête de la Terre avec un hominoïde d’un nouveau genre, droit sur ses jambes : Homo erectus. Depuis le début des années 2000, les paléoanthropologues ont doublé le nombre d’espèces fossiles mises au jour, que ce soit autour des origines de la lignée humaine en Afrique avec Toumaï ou vers la fin de la préhistoire avec les hommes et les femmes de Denisova ou de Florès. Les préhistoriens décrivent de nouveaux sites dont les vestiges lithiques et artistiques peignent un tableau toujours plus dense des innovations techniques et culturelles de
nos ancêtres. Il y a aussi ce faisceau convergent de recherches en éthologie et en psychologie comparée qui montre combien les grands singes actuels se révèlent de plus en plus humains, jetant de ce fait des lueurs encore plus humaines sur tous nos ancêtres. Il y a aussi les avancées fulgurantes de la génétique du passé, la paléogénétique, qui décrit les origines et les migrations, comme les relations entre les espèces d’hommes qui se côtoyaient, pour le meilleur et pour le pire, avant que le dernier âge glaciaire (le plus sévère), vienne geler cette ultime diversité des hommes et qu’une seule espèce ne survive à cette épreuve : la nôtre. Ce livre décrit l’aventure entre les sciences du passé de l’Homme et le septième art, deux champs de la connaissance et de la création bousculés par les nouvelles technologies.
Quatre grands moments de notre histoire évolutive Au fil de notre histoire, nous survolerons les origines des singes Anthropoïdes de l’Oligocène et du début du Miocène entre 30 et 15 millions en Afrique de l’Est avant d’aller à la rencontre des derniers grands hominoïdes de la fin du Miocène autour des Pierolapithecus qui vivaient vers 12 millions d’années en Espagne. Ensuite, nous irons à l’époque de la séparation de la lignée entre les chimpanzés et l’homme, parmi les hominidés africains, avec Toumaï ou les Sahelanthropus tchadensis vers 7 millions d’années au bord du lac Tchad. Après cela, cap au sud autour des origines des premiers hommes avec les Homo naledi vers 2 millions d’années. Puis, nous terminerons notre odyssée avec de vrais hommes en Chine, les Homo erectus, au seuil de l’humanité moderne vers 1 million d’années. Chemin faisant, notre histoire se déroulera sur plus de dix millions d’années et sur les trois continents de l’Ancien Monde (Afrique, Asie, Europe).
Chapitre 1
Pierolapithecus ou des grands singes européens près des origines des hominidés
L’AUBE DES HOMINIDÉS L’âge d’or des grands singes hominoïdes se caractérise par leur domination dans les forêts de l’Ancien Monde entre 15 et 6 millions d’années (Miocène moyen). Leurs origines sont africaines, mais à la faveur de la disparition d’une mer recouvrant le ProcheOrient vers 17 millions d’années – la Téthys –, ils se répandent en Eurasie en suivant l’expansion des forêts au cours d’une période climatique chaude. Une lignée se développe dans le sud de l’Europe avec des fossiles originaux comme Dryopithecus, Oreopithecus, Pierolapithecus et beaucoup d’autres. Ils sont tous d’assez grande taille, ont perdu l’appendice caudal, se suspendent et se déplacent de différentes façons (le plus souvent quadrupèdes sur de grosses branches ou au sol, mais aussi de façon bipède sur de grosses branches en s’accrochant à des branches plus hautes avec les mains ou en utilisant leurs bras comme des balanciers au sol). Des changements climatiques, certains provoqués par les jeux de la tectonique des plaques, sonnent leur déclin vers 8 millions d’années et à cette donnée climatique s’ajoute l’expansion des singes à queue, les macaques en Asie et, plus tard, les babouins en Afrique. Les hominoïdes disparaissent donc d’Europe, la plupart des lignées par extinction, d’autres ayant peut-être migré en Asie et d’autres vers l’Afrique. C’est d’ailleurs là qu’ils se déploient à nouveau avec les hominidés, notre famille africaine.
La Costa del Sol en ce temps-là Pierolapithecus catalaunicus a été découvert par une équipe de paléontologues espagnols dans la commune de Els Hostalets de Pierola, près de Barcelone, en Catalogne. À l’heure actuelle, ce site paléontologique est le plus important pour cette période avec, autour de Pierola, pas moins de cinq autres singes fossiles. Le nom de l’espèce signifie « les singes de Pierola en Catalogne ». Son existence est annoncée en 2004 et, d’emblée, ses inventeurs en font un hominoïde fossile daté de 12 millions d’années et proche de l’origine de la lignée des hominidés, la famille des hommes et des grands singes africains actuels. Alors, que fait-il en Espagne ? N’est-il donc pas Africain ? C’est ce que nous allons découvrir. Nous sommes à la fin la fin du Miocène moyen, il y a environ 12 millions d’années. Cette période fait suite à ce qu’on appelle l’optimum climatique du Miocène moyen comprise entre 18 et 14 millions d’années, avec une température moyenne supérieure de quatre degrés par rapport à aujourd’hui et un air plus humide. De vastes forêts subtropicales et d’autres tempérées chaudes et humides couvrent tout le sud de
l’Eurasie depuis la péninsule Ibérique et la France jusqu’en Chine. Plusieurs grandes lignées de singes s’y déploient, dont les hominoïdes en Europe, et les pliopithèques, plus archaïques. À leurs côtés, on trouve une grande diversité de mammifères qui, comme les oiseaux, évoquent les groupes actuels. Certains ont des origines africaines, comme tous les singes et les grands singes, mais aussi des éléphants, des oryctéropes, des chauvessouris, des gazelles… et d’autres venues d’Asie, comme les bovidés et, bientôt, des équidés (hipparions), des camélidés, des carnivores, petits et grands, comme des panthères à longues canines. Cette période s’appelle le Vallésien (11,6-9 Ma « millions d’années ») et glisse vers une nouvelle période appelée le Turolien (9-5,3 Ma), de plus en plus marquée par des changements environnementaux avec, finalement, la dispa-
Paysage
de forêts denses au
Miocène
moyen.
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rition de Pierola et des autres singes d’Europe de l’Ouest et centrale. Le succès de la planète des singes hominoïdes se termine vers 7 millions d’années, juste au moment où notre lignée africaine entame son aventure.
Pierola descend du singe À quoi ressemble un grand singe hominoïde de la fin du Miocène moyen ? Les singes dits modernes ou Anthropoïdes apparaissent en Afrique au cours de l’Oligocène, entre 35 et 23 millions d’années. Tous sont des quadrupèdes arboricoles nantis d’une longue queue. Ils ont une face assez courte et 32 dents, exactement comme nous, avec, par demi-mâchoire, deux incisives, une canine, deux prémolaires et trois molaires à l’âge adulte (et, comme pour nous et tous les singes actuels, 20 dents déciduales dites de « lait » dans la jeune enfance). Ils sont frugivores (mangeurs de fruits) et complètent leurs besoins en protéines par des feuilles tendres, des noix de toutes sortes et des insectes.
La vision : un sens très développé Les singes jouissent d’une vision colorée trichromatique basée sur trois registres de couleurs fondamentaux grâce à des pigments logés dans les cônes de la rétine qui sont sensibles, respectivement, à des longueurs d’ondes proches du jaune, vert et bleu. Ils se distinguent par la perte du tapis réfléchissant situé au fond de la rétine présent chez les autres mammifères, le tapetum lucidum. Cette structure utile pour la vision nocturne est une réminiscence de l’ère secondaire quand les dinosaures et leurs comparses reptiliens en tous genres dominaient dans le monde du jour, obligeant nos lointains ancêtres mammifères à opter pour des modes de vie nocturnes. Toutes les lignées de mammifères ont conservé ce souvenir anatomique, ce qui surprend et, parfois, nous inquiète, quand on croise le regard d’un chat, d’un chien ou d’un lapin dans la nuit. La vision colorée réapparaît chez les singes entre 40 et 30 millions d’années, d’abord chez les femelles, puis chez les mâles. Comment ? Les gènes qui permettent de voir les couleurs se trouvent sur le chromosome 7 et le chromosome sexuel X. Des mutations sur ces gènes ont permis de voir d’autres couleurs et c’est ainsi qu’on passe d’une vision bichromatique répandue chez tous les mammifères à une vision trichromatique chez les singes. Et comme les femelles en ont deux (XX), elles ont été les premières à voir en couleur avant que cela ne s’installe et se stabilise chez les mâles (XY). La vision devient l’organe des sens le plus développé chez les singes au détriment de l’odorat. La convergence des yeux et de leurs orbites de part et d’autre de la racine du nez réduit les fosses nasales, mais favorise une excellente vision de près et des reliefs. Cela s’accompagne d’un système nerveux et cérébral très complexe. Alors que chez les mammifères le nerf optique gauche et ses fibres se projettent sur le lobe occipital droit du cortex cérébral et inversement (les aires visuelles), cette séparation (ou chiasma optique) n’est pas complète chez les singes. Une partie des fibres nerveuses venant de l’œil gauche part sur le lobe occipital du même côté – de même pour l’œil droit – et ce
sont justement ces fibres qui assurent la vision stéréoscopique. Donc, les singes voient très bien de près, en couleur et en relief, ce qui va complètement changer leur vie et, aussi, leur environnement. C’est grâce à cette adaptation que nous pouvons regarder nos écrans, chose impossible pour les autres animaux, excepté les chats.
VIVRE LE JOUR ET AVEC LES AUTRES Vivre le jour présente plusieurs avantages : former des groupes et favoriser la vie sociale, trouver des partenaires sexuels, se déplacer plus facilement (surtout dans les arbres), mieux repérer les sources de nourritures, autoriser la diffusion des expériences. La vie en groupe a aussi ses désavantages, comme la compétition pour les ressources alimentaires et la propagation des maladies. La vie diurne présente aussi des inconvénients, comme les risques de prédations, notamment les rapaces, et le stress dû à la chaleur. La vie est toujours un compromis et les singes ont inventé des comportements
Les
couleurs des forêts sont liées à la vision colorée des singes.
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pour pallier ces inconvénients, comme une vigilance collective pour repérer les prédateurs ou en instaurant la sieste en milieu de journée. Les singes sont de gros dormeurs. Pendant la nuit, ils s’endorment dans les parties les moins accessibles aux prédateurs de la couronne des arbres. Dans la nature actuelle, ils dorment beaucoup plus que les hommes, bien que leur sommeil profond soit de moins bonne qualité. Car pour bien dormir, il faut se sentir en sécurité. Le sommeil profond permet au cerveau de se débarrasser des stimuli et des informations non utiles et de fixer celles qui le sont. Ces phases de sommeil se caractérisent par une agitation des globes oculaires et une relaxation du tonus musculaire. Il vaut donc mieux être bien calé. Les prédateurs dorment fort bien dans leurs tanières et ils sont peu dérangés. Les singes ont un double problème : ils sont des proies potentielles et ils dorment dans les arbres. Même si, globalement, vivre dans la canopée offre une meilleure sécurité, il y a des panthères et des pythons qui s’y promènent en quête de proies, sans oublier les aigles. Tout cela s’apprend et nécessite un gros cerveau. Bien dormir, c’est aussi une question de statut social. Comparés à des mammifères de même taille corporelle, les singes possèdent des cerveaux plus gros. Un cerveau aux capacités cognitives plus développées sert à beaucoup de choses, notamment à vivre longtemps et dans des groupes sociaux plus importants. Le cerveau est l’organe qui se développe le plus vite au cours de la gestation et il exige beaucoup d’énergie transmise par la mère. Chez les singes, les femelles ne mettent qu’un seul petit au monde au terme d’une gestation de plusieurs mois. Après la naissance, le petit s’allaite en n’ayant le choix qu’entre deux mamelles (les cas de jumeaux sont rares). Le sevrage arrive deux ou trois années plus tard. Commence alors une enfance assez longue, jusqu’à la maturité sexuelle, pendant laquelle le jeune fait son apprentissage social. Puis, après une adolescence courte, le singe, qui a entre 6 et 10 ans, entre dans l’âge adulte. Et là, selon qu’il soit femelle ou mâle, le singe reste près des siens ou quitte le groupe. Donc, un cerveau développé s’associe à tous les aspects de la vie, ce qu’on appelle les paramètres d’histoire de vie : gestation, sevrage, enfance, adolescence, une vie de plusieurs décennies (si tout va bien) et dans un contexte social intense. Vivre longtemps est moins une question de taille corporelle que de taille du cerveau.
PARTIR POUR SE REPRODUIRE De manière générale, chez toutes les espèces sociales, un des deux sexes s’en va vers la fin de l’adolescence pour se reproduire. Il n’y a pas d’inceste dans la nature et les observations montrent que les femelles restent ensembles (matrilocales) tandis que les mâles partent (exogamie des mâles). La raison provient du fait que les femelles s’investissent beaucoup plus pour assurer leur reproduction : gestation, allaitement, protection, éducation… Elles ont
donc besoin de plus de nourriture que les mâles, besoin d’y avoir accès et pour se faire, de disposer de sécurité. Elles ont donc intérêt à contrôler un territoire dont elles connaissent les ressources. Les mâles, généralement plus corpulents et plus forts que les femelles, deviennent alors gênants, au mieux encombrants, parfois agressifs. Chez la plupart des mammifères, les femelles, qu’elles soient solitaires ou en groupe, limitent leurs relations avec les mâles au moment des amours ou les maintiennent à la périphérie. Mais ce n’est pas le cas chez les singes où les mâles ont « le droit de rester ». Les singes vivent dans des régions forestières situées de part et d’autre de l’équateur – la bande équatoriale – où ils trouvent des nourritures végétales toute l’année, même si leur qualité et leur abondance varient entre les saisons humides et sèches. De ce fait, les
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main se coordonne avec la vue, cela permet de cueillir et de manipuler toutes sortes de nourritures et d’objets.
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femelles ne présentent pas de période de reproduction ; autrement dit, une femelle peut se retrouver fécondable à n’importe quel moment de l’année, ce qui oblige les mâles à une présence assidue et, souvent, jalouse. Chez les espèces vivant sous des altitudes plus hautes avec des différences marquées entre les saisons, les naissances se font vers la fin du printemps, au moment où les nourritures sont les plus abondantes. Les tigres des régions chaudes n’ont pas de saison des amours, contrairement aux tigres de Sibérie qui vivent dans la région du fleuve Amour. De même, les populations de macaques actuelles, installées dans la bande des tropiques, n’observent pas de saison de reproduction contrairement à celles du Tibet et du Japon. Et les humains ? Ils ont évité la saisonnalité en tropicalisant leurs environnements avec la construction d’abris et la constitution de foyers familiaux. Le mythe des amours de printemps est donc une belle invention des poètes…
Mâles et femelles Les femelles n’acceptent pas facilement l’arrivée d’un nouveau mâle. Elles craignent les inconnus susceptibles d’être violents, surtout envers leurs petits, et les risques de coalitions entre mâles. Le nouveau devra « faire ses preuves » en donnant des offrandes et surtout en se montrant très attentif envers les petits (dont il n’est pas le géniteur). Cela s’appelle courtiser. C’est ainsi que les femelles favorisent l’insertion d’un mâle tolérant avec lequel elles auront une relation privilégiée au cours de leur prochaine période de fécondité. Par contre, la relation avec les autres mâles est plus complexe, surtout avec les plus dominants qui font tout pour s’accaparer l’accès aux femelles. Dans de telles circonstances, le soutien entre femelles s’avère particulièrement important.
LES JARDINIERS DES FORÊTS ET LEURS CULTURES On distingue chez les singes deux grands types de régimes alimentaires ; ceux qui préfèrent les feuilles et les nourritures fibreuses (folivores) et ceux qui préfèrent les fruits agrémentés d’insectes, de jeunes pousses, de noix et, parfois, de viande (frugivores). La devise « Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es » s’applique ici avec toute sa pertinence. Comparée à celle des frugivores, la vie des folivores est moins à envier. Ces singes vivent dans des groupes moins importants, se déplacent modérément, possèdent un cerveau plus petit et manifestent des vies sociales moins intenses. Tout cela est lié à la piètre qualité de leur régime alimentaire. Comme toujours dans l’évolution, manger
en haut Quand Pierola quitte son clan, il va se retrouver seul pendant un temps, et sera plus vulnérable : c’est la période la plus dangereuse de sa vie. en bas L’accès à des nourritures végétales tout au long de l’année détermine le lieu où les singes peuvent survivre.
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principalement des feuilles présente des avantages et des inconvénients. Les feuilles ne manquent jamais dans les forêts tropicales ou tempérées chaudes et c’est pour cette raison que les singes, à quelques exceptions près, vivent dans la bande des tropiques, là où les forêts ne perdent jamais leurs feuilles. C’est l’accès à des nourritures végétales tout au long de l’année qui détermine là où ils peuvent survivre, d’autant qu’ils sont territoriaux et ne migrent pas. Ces singes s’installent assis sur des branches, leur longue queue pendue vers le bas, ce qui fait descendre le centre de gravité de leur corps et les stabilise. De leurs mains libres, ils cueillent les feuilles qu’ils portent à leur bouche. Les singes sont d’ailleurs les seuls mammifères à se nourrir ainsi et non pas à tendre la gueule vers les vivres. Après mastication, ces feuilles tombent dans un gros estomac compartimenté où commence leur fermentation, avant de poursuivre dans un intestin très développé. Ce processus prend du temps pour un rendement nutritif et calorique assez médiocre. De plus, les feuilles contiennent souvent des produits chimiques secondaires désagréables et parfois dangereux (strychnines, alcaloïdes, tanins…). La vie des folivores se fait donc au rythme de la mastication et de la digestion. Il en va autrement chez les frugivores qui recherchent des fruits distribués de façon discrète dans le temps et dans l’espace. Ils se déplacent sur de plus grandes distances sur des territoires (domaines vitaux) plus étendus qu’ils doivent connaître. Leurs groupes rassemblent plus d’individus avec un tissu de relations sociales plus complexe. Leur cerveau est plus développé, en relation avec la richesse de leurs comportements sociaux et de leur régime alimentaire. Cependant, même si on naît frugivore, on doit apprendre à se comporter comme tel. Ces singes jouissent d’un palais délicat avec un sens du goût très développé ; l’appétence et le plaisir pour des fruits succulents et certains insectes sont des incitations à les rechercher. Les nourritures les plus goûteuses font l’objet d’échanges sociaux pour séduire ou se faire des alliés. Chez quelques espèces, des individus utilisent des outils, comme des bâtons ou des pierres pour briser des cosses dures. Tout cela s’appuie sur des connaissances et des expériences car, si le goût motive ces actions, il peut entraîner de mauvais choix avec des risques d’intoxications, voire d’empoisonnements. Les mères apprennent à leurs jeunes quels aliments choisir, quelles parties consommer et comment les manger ce qui, selon les groupes, donne lieu à des traditions. Il en va de même avec des plantes qui atténuent divers troubles digestifs ou autres. Ainsi, manger des fruits et des nourritures succulentes oblige à grimper dans l’arbre des connaissances. Tous ces comportements, toutes ces adaptations entrent dans un processus plus large appelé coévolution. En effet, les espèces doivent s’adapter à un environnement qu’elles
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feuilles ne manquent jamais dans les forêts tropicales ou tempérées chaudes. C’est pour cette raison que les singes vivent dans la bande des tropiques.
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finissent par transformer. Nécessité donc d’une nouvelle adaptation entraînant la répétition du processus. Admettons que vous soyez un arbre qui pense. Comme toute plante à fleurs et à fruits, vous avez des ennemis et des amis. Parmi les premiers, les insectes ravageurs, comme les chenilles, qui dévorent les feuilles, et les singes folivores. Alors, les arbres ont engagé une course aux armements avec le développement des produits chimiques secondaires et en étant solidaires. Quand, dans une forêt, des chenilles attaquent un arbre, des messages chimiques passent par les racines et préviennent les autres arbres qui, stimulés, augmentent la concentration de leurs défenses toxiques. La forêt est un enfer chimique vert et les singes folivores prennent garde à ne pas s’empoisonner, en consommant différents types de feuilles et, parfois, en ingurgitant de la terre ou du charbon de bois qui ont un effet tampon et atténuent les chocs toxiques. Du côté des amis, il y a les animaux butineurs, comme les insectes, les oiseauxmouche et les chauves-souris. Ils assurent la fécondation des arbres en allant chercher du pollen et en passant de fleur en fleur. La fleur devient alors un fruit avec une concentration en sucre (fructose), en vitamine et en eau. Un trésor coloré que les singes frugivores convoitent, saisissent avec leurs mains et consomment avec plaisir. La vision des couleurs, la main habile et le goût s’associent de façon intelligente. Puis, en se déplaçant, ces singes rejettent les graines et les noyaux, dont certains ont fermenté dans leurs intestins, et favorisent la reproduction de leurs arbres préférés. Dans ce processus de coévolution, les frugivores ont développé un goût toujours plus fin pour les fruits et favorisé une diversité d’arbres et d’arbustes produisant des fruits toujours plus colorés et goûteux.
DES RELATIONS D’AIDE ENTRE LES ESPÈCES On observe aussi des relations d’entraide entre des espèces très différentes. Par exemple, des singes frugivores peuvent se faire aider par des voisins folivores, plus corpulents et avec lesquels ils ne sont pas en concurrence pour la nourriture, pour repousser une incursion sur leur territoire de congénères d’un autre groupe de leur propre espèce. Ces associations permettent aussi de mieux détecter la menace d’un prédateur. Les gazelles adorent les feuilles des arbres, mais ne peuvent pas les atteindre. Les singes, sans forcément le faire exprès, en laissent tomber volontiers, ce qui attire les gazelles. Tout le monde en tire avantage puisque, hauts perchés, les singes sont « les yeux de la forêt » et les gazelles, « les oreilles de la forêt ». Plusieurs espèces de singes, comme les babouins, recherchent ces associations, n’hésitant pas, parfois, à attraper une jeune gazelle pour la croquer…
Lorsque
les singes descendent des arbres, ils guettent ensemble le danger, et se préviennent les uns les autres en poussant des cris.
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Certaines espèces de singes (vervets) ont développé des cris d’appels spécifiques pour alerter de l’arrivée d’un prédateur particulier. Ils lancent un cri désignant un python rampant sournoisement, un autre pour une panthère à l’affût et encore un autre pour les aigles agressifs et autres grands rapaces. Ces cris sont appris mais les singes se montrent plus ou moins attentifs selon le niveau d’expérience ou le statut social de l’auteur de l’avertissement. Ainsi, si un jeune singe, encore inexpérimenté et impressionnable, lance un cri de panique, le groupe ne s’affolera pas et analysera la situation avant de déclencher tout mouvement de fuite.
Le fonctionnement de la coévolution : une intelligence écologique Dans des systèmes écologiques complexes, avec des espèces prédatrices qui obligent à se défendre et d’autres qui se rendent des services, se met en place un système de coévolution. Cette intelligence écologique n’est évidemment pas consciente mais s’avère être à l’origine de l’extraordinaire richesse des forêts tropicales. Car plus il y a d’interdépendance entre les plantes et les animaux, plus il y a de diversité. Dès lors, on comprend l’étroite interdépendance entre les singes et les forêts. Cette coévolution commence au début de l’ère tertiaire et se développe au fil des périodes géologiques. La grande aventure des singes et des grands singes du temps de Pierola est intimement liée à celle des extensions et des régressions des forêts du Miocène moyen.
AUX ORIGINES DES HOMINOÏDES Tout ce qui précède se fonde sur les connaissances des singes actuels de l’Ancien Monde, c’est-à-dire l’Afrique, l’Asie et l’Europe. Les comportements évoqués proviennent de différentes espèces de macaques, babouins, vervets, colobes, entelles, cercocèbes, gibbons… Il est peu probable qu’ils se manifestent avec une telle complexité chez les premiers singes qui émergent au cours de l’Oligocène d’Afrique entre 35 et 23 millions d’années. Ils apparaissent beaucoup moins diversifiés qu’au cours des périodes plus récentes et on est encore loin, évidemment, de celles des singes actuels. On entre alors dans le Miocène inférieur d’Afrique, entre 23 et 16 millions d’années. Les hominoïdes sont là et très diversifiés. En effet, c’est bien notre superfamille, celle des hominoïdes, qui domine dans les forêts d’Afrique. On recense une trentaine d’espèces. Celles de petite et de moyenne tailles – entre 3 et 20 kg – sont quadrupèdes avec une longue queue. Les plus massives appartiennent à un genre appelé Proconsul, les plus corpulentes pouvant peser plus de 60 kg (poids d’un chimpanzé mâle actuel bien portant). Elles adoptent des mœurs plus terrestres et ont perdu leur queue. On rencontre aussi le Morotopithecus, d’assez grande taille, certainement dépourvu de queue et, semble-t-il, capable de se suspendre. D’un point de vue très généraliste, tous ces hominoïdes évoquent une diversité comparable à celle de toutes les espèces de singes et de grands singes frugivores actuelles.
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Pour l’heure, tous ces hominoïdes proviennent de sédiments d’Afrique de l’Est, à l’exception d’une forme massive (Afropithecus) également présente dans la péninsule arabique, ce qui n’a rien de surprenant puisque nous sommes dans la même province paléontologique pour cette époque, ainsi que pour la période précédente. Car jusque vers la fin du Miocène inférieur, une grande mer isole le continent africain et la péninsule arabique au sud de l’Eurasie du Nord. Ce qu’on appelle le Proche et le MoyenOrient de nos jours est recouvert par une mer épicontinentale appelée Téthys. Toute cette région est secouée par la remontée vers le nord de la plaque africaine avec pour conséquence la fragmentation à plusieurs reprises de cette mer entre 19 et 16 millions d’années, puis sa disparition de cette région. Des échanges de faunes se font depuis l’Asie vers l’Afrique et dans l’autre sens, dont certainement une première vague d’hominoïdes vers l’est que l’on retrouve au Pakistan et en Chine (Dionysopithecus, Platydontopithecus…). La vague suivante, plus conséquente, se déploie vers 17 millions d’années, ce qui nous conduit dans le Miocène moyen et dans ce qu’a été la vraie planète des singes (hominoïdes).
La (vraie) planète des singes Les hominoïdes, très dépendants des forêts, se déploient partout où elles s’étendent, en Afrique bien sûr, mais aussi sur toute la partie méridionale de l’Eurasie. Nous nous trouvons dans une période de réchauffement particulière appelé l’optimum climatique du Miocène moyen alors que la tendance climatique générale va vers un refroidissement depuis 40 millions d’années. La première partie du Miocène moyen (le Langhien) se caractérise par cet optimum climatique qui favorise l’expansion des forêts tropicales et tempérées chaudes sur l’Eurasie. Les singes hominoïdes et d’autres arrivent au cours de la période suivante, le Tortonien. C’est là que l’on retrouve Pierola et d’autres hominoïdes dans le sud de l’Europe (Espagne, Italie, France, Grèce, Hongrie) et en Asie (Turquie, Pakistan, Chine). Les paléontologues recensent une centaine d’espèces fossiles connues. On pourrait dire que tout va bien pour ces grands singes pendant le Miocène moyen, mais leur expansion s’inscrit dans un processus de dégradation climatique et environnemental qui, dans un premier temps, favorise leur diversification et qui, dans un deuxième temps, va leur être fatal. Grandeur et décadence inéluctables
Quand
les uns sont à terre, un autre guette l’ennemi.
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PREMIER HOMME
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des grands singes hominoïdes d’Europe et d’Asie en raison d’un faisceau de changements tectoniques, climatiques et écologiques. Pour appréhender l’importance de cet événement particulier, il faut prendre du recul. Tout commence avec la « Grande Coupure », à la limite entre l’Eocène et l’Oligocène, vers 34 millions d’années. Cet événement européen décrit l’extinction d’une grande partie des faunes régionales (endémiques) et l’arrivée de faunes depuis l’Asie (migrants). Il est surtout marqué par un refroidissement brutal de la température mondiale d’environ 15° C, ce qui est considérable. Auparavant, l’Eocène était une période très chaude avec des forêts tropicales s’étendant d’un cercle arctique à l’autre. Les primates profitaient de ce réchauffement et on les trouvait partout (sauf en Amérique du Sud). Puis arrive ce refroidissement brutal, dont la cause principale s’explique par l’isolement du continent Antarctique qui se détache de l’Amérique du Sud (passage de Drake) d’un côté, et de l’Australie (passage Tasmanien) de l’autre. Un courant océanique se forme aux abords de l’Antarctique et des vents puissants tournent autour du continent (quarantièmes rugissants et cinquantièmes hurlants). Cet isolement entraîne la formation de la calotte polaire arctique et un abaissement du niveau des océans de plus de 50 m. À cela s’ajoutent les impacts de grosses météorites et, plus tard, ceux d’un épisode volcanique gigantesque en Amérique du Nord (La Garita Caldera). Les continents passent par une phase de dislocation maximale au cours de la première partie de l’ère tertiaire. Puis, au fil des millions d’années, l’Inde remonte vers le nord, fragmente la Téthys avec pour conséquences la formation de l’océan Indien et l’érection de l’Himalaya. Les poussées tectoniques accentuent l’orogenèse des jeunes chaînes de montagnes sur tous les continents (Andes, Rocheuses, Himalaya, Alpes) avec des modifications de la circulation atmosphérique. Le régime des moussons se met en place dans l’océan Indien, affectant donc l’Afrique de l’Est, avec l’apparition des savanes, des grandes plaines et des toundras. Les plantes graminées se développent et, avec elles, les herbivores qui s’adaptent à leur consommation. Les grandes lignées de mammifères d’avant la Grande Coupure s’éteignent, tandis que d’autres que nous connaissons bien apparaissent : les rhinocéros, les chevaux, les ruminants, les chameaux et d’autres lignées éteintes depuis. Certaines espèces atteignent des tailles gigantesques, comme le Paraceratherium, proche des rhinocéros, qui mesurait près de 5 m au garrot.
Paysage
présumé où
Pierola s’installe.
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Les forêts tropicales se resserrent sur la bande équatoriale et, comme pour les autres lignées de mammifères, on assiste à l’émergence des singes dits modernes en Afrique et dans la péninsule arabique. À l’Oligocène succède le Miocène qu’on pourrait appeler l’ère des hominoïdes. La tendance au refroidissement global de la Terre se poursuit avec l’élévation des jeunes chaînes de montagnes, l’amorce d’une glaciation bipolaire, la formation des courants océaniques actuels et l’aridification de l’intérieur des continents. Parmi tous ces facteurs, le plus important concerne les fluctuations de la partie orientale de la calotte polaire antarctique. Celle-ci aurait régressé, favorisant l’optimum climatique du Miocène moyen, avant de se développer à nouveau. C’est donc au cours d’une période assez brève à l’échelle des temps géologiques, la deuxième partie du Miocène moyen comprise entre 12 et 7 millions d’années, que des singes hominoïdes sortis d’Afrique se déploient, se diversifient et installent la vraie planète des singes.
Miocène -17
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Pliocène Pléistocène HOMO NALEDI AUSTRALO-
TOUMAÏ
PIEROLA
Millions d’années
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-6
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PITHÈQUES
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-3
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HOMO ERECTUS
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0
BONOBO CHIMPANZÉ
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-5
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L’ARRIVÉE DE PIEROLA L’Europe méridionale bénéficie d’un climat chaud. De nombreux hominoïdes et d’autres singes, comme les pliopithèques, s’ébattent dans les forêts. On rencontre des Dryopithecus et des Pliopithecus un peu partout en Europe – dont en France où ils ont été découverts en premier, à la fin du xixe siècle : des Anoiapithecus, des Hispanopithecus et des Pliobates à côté de Pierola en Espagne, des Oreopithecus isolés en Italie et, un peu plus récemment, des Ouranopithecus, des Griphopithecus et autres Graecopithecus en Grèce, en Hongrie sans oublier sur quelques sites d’Allemagne, d’Autriche, de Bulgarie et, plus loin à l’est, en Géorgie et en Turquie. L’Europe, tout au moins pour les hominoïdes du Miocène, est une réalité.
Ce que l’on sait de Pierola Le squelette de Pierola se compose d’une partie du crâne, dont la face, de la cage thoracique (côtes), du bassin, d’une épaule (clavicule), d’un bras et d’une main. Un fossile aussi complet est rare, surtout quand des parties du crâne sont associées de façon certaine avec celles du corps.
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Comparé aux grands singes actuels, il conserve une face plutôt aplatie, modérément projetée vers l’avant (prognathisme) et assez large, mais on ne connaît pas précisément la taille de son cerveau (probablement autour de 300 cm3, ce qui serait plus qu’honorable pour cette époque). On dispose de très peu de données en ce qui concerne les autres hominoïdes fossiles de cette époque mais on suppose que Pierola possède des « neurones miroirs » qui jouent un rôle considérable pour l’apprentissage, l’imitation et l’empathie, conditions nécessaires pour mener des vies sociales de singes. Un caractère de Pierola peut nous étonner : ses grandes canines. Chez les singes, la taille des canines n’a rien à voir avec le régime alimentaire, mais avec l’intensité de la compétition sexuelle entre les mâles. On appelle cela un « caractère sexuel secondaire ». De tels caractères permettent d’impressionner les autres mâles et, si nécessaire, de les combattre. Donc, plus les mâles se trouvent en compétition entre eux pour accaparer des femelles, plus ils sont grands par rapport à ces dernières et plus ils ont des canines développées. C’est la sélection sexuelle intraspécifique, autrement dit le développement de caractères liés à la compétition entre des membres du même sexe, en l’occurrence les mâles (cela peut arriver entre des femelles, mais c’est rare chez les mammifères contrairement aux oiseaux). De tels caractères peuvent séduire des femelles désirant des mâles protecteurs. Cependant, elles se montrent aussi très attentives à leur belle apparence, comme les couleurs de leur pelage et leur aptitude à les séduire, ce qui, chez les singes, passe par des offrandes, de l’épouillage, de l’attention envers les enfants, etc. C’est dans ce registre que l’on observe des comportements spectaculaires, comme des parades, parfois risquées. Avec ses belles canines et sa corpulence, Pierola a tous les attributs pour affronter d’autres mâles, d’autant moins amènes qu’ils ne sont pas ses apparentés. Il a donc de beaux atours pour séduire les très jolies et exigeantes femelles. Pierola est un beau garçon qui pèse entre 30 et 35 kg. C’est une taille importante avec de multiples implications pour le régime alimentaire, les déplacements, les risques de prédation et la vie sociale. Voilà qui peut nous surprendre ! En fait, parmi la centaine d’espèces actuelles de singes, très peu dépassent la quarantaine de kilogrammes, sauf les mâles comme par exemple chez les babouins. Les plus corpulents sont, justement, les grands singes : chimpanzés, orangs-outans, gorilles et hommes. Après les gorilles, les hommes sont les plus imposants. Cette comparaison vaut aussi pour le passé, puisque, par exemple, les australopithèques comme la célèbre Lucy, pesaient une trentaine de kilogrammes (certes, avec beaucoup de variations autour de cette moyenne). Pierola est donc déjà un grand singe hominoïde qui annonce le succès des descendants de sa lignée. Avoir une grande taille lui permet de se déplacer sur de plus grandes distances, notamment au sol, et de dissuader les prédateurs les moins imposants, mais il aura plus de difficultés à se déplacer dans les arbres. Pierola annonce le répertoire locomoteur qui fera le succès des hominoïdes du Miocène moyen. L’anatomie du bras, du coude et de la main, avec ses doigts et son pouce assez
courts, ressemble encore à celle des singes quadrumanes, qui se déplacent à quatre pattes au-dessus des branches. Tous les singes se montrent très à l’aise dans cet exercice, notamment grâce à un pouce écarté et parfois préhensile assurant une meilleure prise des branches. Il en est de même pour le pied et le gros orteil, d’où le nom de quadrumanes – quatre mains – donnée aux Anthropoïdes. Cependant, ce mode de locomotion s’avère moins stable quand la taille corporelle augmente. Alors, pour rester à l’aise dans les arbres, les grands singes hominoïdes ont inventé de nouvelles postures et de nouvelles allures mobilisant la verticalité. On passe d’une locomotion quadrupède dite pronograde à une locomotion verticale, comme grimper, dite orthograde. D’un point de vue anatomique, cela se traduit par des épaules écartées, des omoplates situées dans le dos, une cage thoracique large d’un côté à l’autre et peu profonde entre le sternum et la colonne vertébrale, un bas du dos compact avec peu de vertèbres lombaires robustes, l’absence de queue et un bassin élargi. Les singes quadrupèdes et quadrumanes, comme tous les mammifères quadrupèdes (mais pas quadrumanes), ont une cage thoracique et des épaules étroites
Les
rivalités entre les mâles peuvent être très violentes. canines servent à impressionner mais aussi à se battre.
Leurs
grandes
d’un flan à l’autre, des omoplates sur le côté, une région lombaire longue et souple qui se prolonge postérieurement par un bassin effilé et une longue queue. Une différence importante toutefois : chez les singes, le centre de gravité du corps se trouve au niveau du bassin, ce qui leur confère une meilleure stabilité en position assise et au cours de leurs sauts, alors qu’il se situe au niveau du haut du dos – le garrot – chez les autres mammifères. Bien qu’on ne connaisse pas les membres inférieurs de Pierola, nous voici avec un grand hominoïde capable de grimper verticalement le long de troncs et de branches maîtresses, comme de se déplacer avec aisance à quatre pattes sur une grosse branche peu inclinée, tout en pouvant pratiquer une bipédie assistée en s’accrochant à d’autres branches. Une fois au sol, il préfère l’assurance de la marche quadrupède tout en se montrant apte, si les circonstances l’exigent, à marcher debout sur de courtes distances, utilisant ses bras comme balancier ou à traverser une mare d’eau, parfois en s’aidant d’un bâton.
La
cueillette des baies est une activité sociale de première importance.
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Ce répertoire locomoteur facilite ses déplacements dans les arbres, entre les arbres et dans les clairières. Cet éclectisme s’accorde avec un régime alimentaire frugivore/omnivore composé de fruits, de baies, de jeunes pousses, mais aussi de quelques insectes et, de façon très opportuniste, d’un petit mammifère ou d’une grenouille arboricole. Pierola adore aussi les noix et les fruits protégés par des enveloppes dures qu’il peut mastiquer grâce à l’émail épais de ses molaires. Ce type de nourritures, délicieux durant les saisons sèches, mais protégé par des cosses dures, se mérite. Là aussi, cela dépend des groupes et de leurs traditions. Ces comportements culturels sont connus chez les chimpanzés et les orangs-outans actuels. Comme leurs lignées respectives se sont séparées vers 13 millions d’années, soit à l’époque de Pierola, on peut s’autoriser cette reconstitution (principe de parcimonie).
Autour de Pierola Du temps de Pierola, la Catalogne héberge la plus grande diversité d’hominoïdes et de singes connue au Miocène moyen. Le Dryopithecus a une forme plus robuste, notamment au niveau du crâne et des dents, indiquant un régime incluant plus de nourritures coriaces. Son répertoire locomoteur ressemble à celui de Pierola, avec des aptitudes plus prononcées pour la marche debout. Plusieurs espèces de dryopithèques occupaient les forêts d’Europe de l’Ouest et centrale. Hispanopithecus semble avoir une masse corporelle plus importante que Pierola, environ 40 kg pour les mâles. Son squelette locomoteur évoque un répertoire locomoteur comparable – marche quadrupède palmigrade sur les branches et aptitudes orthogrades –, avec toutefois des capacités à se suspendre plus abouties du fait de la robustesse et la longueur des phalanges de ses mains. Le genre Pliopithecus, très différent, conserve de nombreux caractères archaïques des premiers singes modernes au niveau du crâne, comme un nez étroit et des orbites pas complètement en façade. Il se déplace comme un quadrumane habile, capable de sauter et de s’agripper, mais pas en position verticale. Toujours en Catalogne, donc chez Pierola, on croise l’Anoiapithecus, à la face très plate. Il évoque les gibbons actuels d’Asie du Sud-Est, mais n’est pas leur ancêtre et encore moins de leur lignée. Ce qui nous amène au dernier fossile découvert, appelé Pliobates, dont le nom évoque justement celui des gibbons : Hylobates. Ces deux singes présentent donc des caractères anatomiques du crâne et du squelette locomoteur correspondant, de façon analogique, à ceux des gibbons d’aujourd’hui, qu’on nomme, faute de mieux, les petits grands singes. Les découvertes récentes indiquent que plusieurs lignées de petits hominoïdes, dont le gabarit varie de 5 à 15 kg, se sont déployées avec une belle aisance dans les canopées des forêts du Miocène moyen, toutes orthogrades, capables de grimper verticalement et, certaines, de pratiquer la brachiation qui consiste à se suspendre sous les branches et d’avancer par le balancement alternatif des bras. Les gibbons et les siamangs actuels sont les derniers représentants de ces lignées dont l’agilité et l’élégance évoluent depuis le temps de Pierola. Donc, se dessine déjà à cette époque une tendance générale dans l’évolution des hominoïdes : celle d’un répertoire locomoteur plus souple avec l’affirmation de dépla-
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cements orthogrades, d’abord avec le « grimper vertical » comme chez Pierola, puis avec la suspension comme chez Pliobates et d’autres, pour les formes les plus récentes, avec la brachiation. Il n’y a plus d’hominoïdes pronograde vers la fin du Miocène. Tous ces hominoïdes et les autres singes composent une diversité comparable à celle observée dans les écosystèmes tropicaux actuels les mieux préservés et les plus riches. L’Europe de l’Ouest du Miocène moyen a été un paradis pour les hominoïdes. Mais le paradis n’est pas éternel dans une période géologique et climatique aussi perturbée.
LA DISPARITION DES GRANDS SINGES EUROPÉENS Les immenses glaciers de la partie orientale de l’Antarctique se développent à nouveau, enclenchant progressivement un processus de refroidissement global du climat, rejoint par le début de la formation de la calotte polaire arctique, annonçant les glaciations bipolaires de l’ère quaternaire. Le climat devient globalement plus sec et plus saisonnier, ce qui ne convient pas aux forêts et aux singes qui s’y accrochent, même avec élégance. Le plus grand succès des hominoïdes d’Europe se déroule au Tortonien (11,6-7,2 Ma). Rappelons que nous sommes après l’optimum climatique et que, depuis presque 2 millions d’années, les forêts subtropicales et les forêts tempérées chaudes régressent lentement. Alors, comment expliquer une telle diversité de singes hominoïdes ? Une vaste région allant de l’Espagne à l’Allemagne voit son couvert forestier se fragmenter, ce qu’on appelle un paysage en mosaïque. Or, d’une façon générale, ce genre de milieu favorise la diversification des espèces par divergence écologique. Selon les lignées, des espèces se spécialisent dans une vie arboricole plus affirmée en consommant toutes sortes de fruits et en adoptant des modes de locomotions plus orthogrades (Pierola, Anoiapithecus, Hispanopithecus, Dryopithecus, Pliobates, Pliopithecus), tandis que d’autres adoptent des mœurs plus terrestres et pronogrades (Ouranopithecus, Griphopithecus, Graecopithecus). Des études récentes décrivent deux grandes provinces écologiques : l’une avec les hominoïdes arboricoles inféodés aux couronnes des arbres en Europe occidentale et une partie de l’Europe centrale, et l’autre, plus à l’est, en Europe orientale et en Asie occidentale, où l’on trouve des hominoïdes de grande taille – des quadrupèdes terrestres aux faces et aux mâchoires robustes avec des dents solides à émail épais, adaptées à des savanes parsemées de buissons. Le recul des forêts tempérées chaudes devant l’avancée des forêts à feuilles caduques va d’abord être fatal aux hominoïdes arboricoles, disparus vers 9 millions d’années. Les autres, ceux qui se sont adaptés aux régions semi-arides de la Bulgarie, de la Grèce, de la Macédoine, de la Géorgie, de la Turquie… survivent jusque vers 7 millions d’années. Ainsi se termine l’aventure des hominoïdes du Miocène moyen d’Europe, rattrapés par la tendance générale au refroidissement et à l’assèchement du climat (amorce des
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glaciations bipolaires, formation de l’isthme de Panama et du Gulf Stream), et avec le coup de grâce asséné par l’assèchement de la Méditerranée. Un basculement tectonique de l’Afrique ferme le détroit de Gibraltar entre 7 et 6 millions d’années. Or, le bassin méditerranéen est déficitaire puisqu’il s’évapore plus d’eau que n’en apportent les pluies, les fleuves et les rivières. C’est l’océan Atlantique qui comble la différence. Le Messinien correspond à cette période de salinisation dramatique de la Méditerranée qui a certainement dû voir le détroit de Gibraltar s’ouvrir et se fermer plusieurs fois, plus ou moins complètement. L’événement dit du Zancléen marque la réouverture du détroit de Gibraltar et le retour de la Méditerranée, elle qui est si bien nommée « mer au milieu des terres ». Mais le temps des hominoïdes est définitivement révolu et une autre planète des singes va se mettre en place avec l’arrivée de Mesopithecus. Ce n’est pas un hominoïde, mais un cercopithécoïde et il annonce l’expansion des singes à queue, notamment les macaques en Asie et, plus tard, les babouins en Afrique, au détriment de notre superfamille. Mesopithecus fait partie des cercopithécoïdes mangeurs de feuilles, une spécialisation alimentaire qu’on ne trouve pas chez les derniers hominoïdes européens, et il est donc mieux adapté à des environnements devenus à la fois moins arborés et plus saisonniers. Au Messinien, les hominoïdes d’Europe vont disparaître.
LA DESCENDANCE DE PIEROLA Est-ce que Pierola a disparu sans descendance ? Peut-être pas. Car, à la même époque, le Sahara se couvrait de forêts tropicales chaudes et humides. Par ailleurs, les agitations tectoniques de l’Afrique autour de Gibraltar et les variations du niveau des mers ont fait émerger à plusieurs reprises une vaste étendue de terre entre l’Espagne et le Maroc. Des animaux, tels que des cousins des chameaux, ont traversé à plusieurs occasions. Il est donc tout à fait possible que des hominoïdes de la partie basse de l’Europe de l’Ouest aient suivi une voie de migration vers le sud, rejoignant peut-être des congénères très proche encore inconnus. Cette hypothèse dite du « retour en Afrique » n’a rien d’incongrue pour toutes les raisons évoquées et, surtout, à la fois par son âge et ce qu’il est, Pierola reste l’hominoïde fossile le plus proche des hominidés africains, dont le plus ancien se trouve justement au Tchad (le célèbre Toumaï que nous allons découvrir).
Pierola : grandeur et déclin des hominoïdes Pierola s’inscrit dans une période de l’évolution des hominoïdes comprise entre 14 et 7 millions d’années. C’est exactement la durée qui nous sépare, nous les Homo sapiens, des premiers hominidés africains comme Toumaï. Cette brève histoire des hominoïdes bouscule toutes celles qu’on a pu connaître auparavant sur notre évolution et sur celle des grands singes.
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PREMIER HOMME
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Ce que savait Charles Darwin et autres errements Charles Darwin, en son temps, connaissait l’existence des dryopithèques et des pliopithèques à peine découverts dans le sud de la France. Mais il avait bien vu qu’ils n’étaient pas nos ancêtres et qu’il fallait aller les rechercher en Afrique. Lorsqu’il propose cette hypothèse dans La Filiation de l’Homme en 1871, il prévient cependant que les fossiles à découvrir ne devraient certainement pas ressembler plus à l’homme qu’aux chimpanzés ou aux gorilles actuels. Cet avertissement ne sera pas compris puisque, vers la fin du xixe siècle, on considère que les gibbons actuels sont proches de l’ancêtre des premiers hommes et on lance des recherches en Asie. Plus tard, dans les années 1960, on regardera du côté des orangs-outans, plus précisément vers les Sivapithecus d’Asie, contemporains de Pierola. D’autres persistent à voir dans les chimpanzés africains l’ancêtre qui se redresse bravement dans les savanes. Pourquoi autant d’errements ? Ces errements peuvent s'expliquer au moins pour deux raisons. L’une provient d’une conception erronée et encore persistante de notre évolution qui dit qu’à part nous, les autres singes ont cessé d’évoluer. Comme les grands singes hominoïdes sont plus proches de nous, on pensait qu’ils offraient une image convenable de nos ancêtres juste avant l’avènement des premiers hommes. Plus encore, comme les grands singes font partie de la superfamille des hominoïdes, cette lignée en ressortait comme plus évoluée et récente par la grâce de son prestigieux apparentement avec l’homme. Et voilà qu’on découvre que les singes cercopithécoïdes, considérés plus archaïques car plus éloignés de nous, se sont déployés à la fin du Miocène, ont concurrencé et battu les hominoïdes, notamment en Asie, puis en Afrique. Il y a eu une première planète des singes hominoïdes au cours du Miocène moyen, suivie d’une planète des singes cercopithécoïdes au Miocène récent, qui existe encore de nos jours. Les chiffres sont éloquents puisque l’on part d’une centaine d’espèces d’hominoïdes fossiles au Miocène moyen pour seulement quelques-unes connues de cercopithécoïdes fossiles, alors qu’actuellement, on dénombre cinq à sept espèces de grands hominoïdes (chimpanzés, gorilles, orangs-outans et hommes ; une quinzaine d’espèces si on ajoute les gibbons) contre une centaine de cercopithécoïdes. Ce constat nous amène à la deuxième raison des errements autour de la quête de nos origines : c’est tout simplement parce que nous sommes dans une superfamille en voie d’extinction, donc avec peu de références fossiles. Heureusement, Pierola et d’autres apportent quelques lueurs sur une période clé de l’évolution de notre famille, même s’il reste encore beaucoup à découvrir, dont certainement de grandes surprises sur notre passé. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la difficulté à reconstituer le commencement de la lignée humaine, celui du déclin de notre belle superfamille des hominoïdes. Ces derniers disparaissent d’Europe vers 7 millions d’années ; ils déclinent sévèrement en Asie, où il ne reste plus que les orangs-outans, mais on ne se sait pas vraiment ce qui se passe en Afrique au cours de cette période. Une seule lignée se relève sur ses deux pieds dans ce déclin généralisé, celle des hominidés, un succès d’abord africain avec les australopithèques, puis planétaire avec les hommes. Une
fois au sol, toujours un guetteur dans le groupe. Pierola préfère l’assurance de la marche quadrupède tout en se montrant apte, si les circonstances l’exigent, à marcher debout sur de courtes distances, utilisant ses bras comme balancier ou à traverser une mare d’eau, parfois en s’aidant d’un bâton.
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Chapitre 2
Toumaï autour des premiers hominidés
LE TCHAD EN CE TEMPS-LÀ Sahelanthropus tchadensis a été découvert là où, jusqu’au début des années 2000, les paléoanthropologues ne l’attendaient pas, tant les regards se fixaient sur les généreux sites fossilifères de l’Afrique de l’Est. Pourtant, les paléoanthropologues savaient qu’il s’était passé des choses à l’ouest des vallées du Rift, et plus précisément les paléoanthropologues français.
Représentation
de l’Afrique de l’Est, il y a
7
millions d’années.
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Camille Arambourg, l’un des grands fondateurs de la paléoanthropologie africaine du xxe siècle, avait arpenté cette région tout comme celle d’Afrique de l’Est. Un de ses jeunes collaborateurs, Yves Coppens, l’accompagnait et avait mis au jour un fossile très controversé nommé Tchadanthropus. De nombreux sites étaient connus et bien répertoriés, mais ce terrain prometteur avait été délaissé après les découvertes provenant de la vallée du Rift à partir des années 1960, attirant tous les chasseurs de fossiles, dont Yves Coppens qui parle d’une « Ruée vers l’os ». Tandis que toute les attentions se fixent sur l’Afrique de l’Est – délaissant aussi pour un temps l’intérêt pour l’Afrique du Sud – deux paléontologues reprennent les prospections en Afrique centrale : Michel Brunet et Abel Archambault. Après des années d’explorations, une première découverte bouscule le petit monde des australopithèques avec l’annonce, en 1996, de la découverte d’Australopithecus bahrelghazali : l’australopithèque de la rivière des gazelles. Il reçoit le nom d’Abel en hommage à Abel Archambault décédé avant cette découverte majeure, et les ossements, bien que réduits à une simple mandibule, attestent de la présence des australopithèques dans cette immense région d’Afrique. Un pan encore inexploré de notre grande histoire évolutive pointe hors des sédiments du désert. Cela questionne donc le modèle de l’East Side Story proposé par Coppens au début des années 1980. Jusqu’à la découverte d’Abel, les plus anciens fossiles connus de la lignée humaine se trouvent à l’est de la vallée du grand Rift africain (Éthiopie, Kenya, Tanzanie) et sans aucune présence attestée d’ancêtres des grands singes actuels, tandis que ces derniers vivent à l’ouest. Toutefois, Abel est daté de 3,5 millions d’années – quasi « contemporain » de Lucy (3,2 Ma) – alors que les origines de la lignée humaine se situent entre 5 et 7 millions d’années. Pas de quoi récuser l’East Side Story, jusqu’à la découverte de Toumaï en 2002. Actuellement, on admet un scénario inverse, celui de la West Side Story avec Toumaï à l’ouest, et des fossiles d’Éthiopie mis au jour au cours de cette même période appelés Ardipithecus. Les premiers vestiges d’Ardi commencent à se faire connaître à la fin des années 1990. Puis, d’autres découvertes se sont accumulées décrivant un hominidé proche du dernier ancêtre commun (DAC), mais plus près de la lignée des chimpanzés. C’est donc du côté de Toumaï et à l’ouest de la vallée du Rift que nous poursuivons notre histoire.
OÙ SONT PASSÉS LES HOMINOÏDES AFRICAINS ? Plus de cinq millions d’années s’écoulent entre Pierola et Toumaï. Cette période correspond au tronc commun avant la séparation entre les paninés et les homininés. Jusqu’à récemment, très peu de fossiles étaient connus dans ce qu’on appelle l’African ape gap ou le vide de grands singes africains. Le fossile de Samburupithecus a été mis au jour en 1982. Il faut attendre les années 2000 pour qu’il soit rejoint par Otavipithecus, Chororapithecus, Nakalipithecus et Nacholapithecus ; un puzzle très fragmenté d’os et
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de dents indiquant leur existence et leur diversité passées, bien que l’on soit encore loin de ce qu’a été leur succès en Eurasie au cours de la même période. Pour l’heure, ces fossiles se placent près des origines de la lignée des gorilles et, selon les analyses, des chimpanzés. Mais tout cela reste très controversé. Le mieux est de présenter un schéma indiquant les positions relatives de ces fossiles autour du DAC. Alors, est-ce que le tronc commun avant le DAC s’ancre sur des hominoïdes de la fin du Miocène moyen d’Afrique, ou sur ceux connus dans la province d’Europe occidentale et d’Asie orientale ou, comme nous en avons fait le choix, sur ceux du sud de l’Europe occidentale via l’Afrique du Nord ? Aucun de ces scénarios n’est complètement satisfaisant car tous trop incomplets. La paléoanthropologie est la science du temps de nos ancêtres, et la résolution de la question de nos origines se résoudra dans les découvertes de nouveaux vestiges des temps du passé, au rythme des sciences en train de se faire.
CE QUE NOUS SAVONS DE TOUMAÏ De lui, nous ne connaissons que le crâne assorti de quelques mandibules. C’est un hominidé dont la masse corporelle doit être d’environ 40 kg, comme chez les chimpanzés actuels. Sa boîte crânienne abrite un cerveau de taille modeste (300 cm3), dont l’organisation des grandes parties reste archaïque. Sa face est robuste, surtout au niveau de la jonction entre le dessus des orbites et l’os frontal, très incliné, qui forme une barre impressionnante (torus sus-orbitaire). C’est une face courte et haute, une caractéristique des hominidés. Les incisives sont développées tandis que la canine dépasse à peine des dents voisines et s’use par la pointe ; autant de spécificités propres à la lignée des homininés. La base du crâne se présente courte, large et fléchie avec un trou occipital en position avancée – le foramen magnum, par où la moelle épinière sort de la base du cerveau pour descendre dans la colonne vertébrale –, une anatomie liée à la bipédie et la marche debout que l’on retrouve chez tous les homininés plus récents (australopithèques et hommes).
ci-contre Découvert en 2002,Toumaï est le plus ancien hominidé connu. page de droite Toumaï est frugivore et omnivore. Il utilise des outils quand c’est nécessaire.
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Comment marchait Toumaï ? On n’en sait rien en l’absence d’éléments fossiles du squelette locomoteur. Pour en avoir une idée, et selon le principe gradualiste évoqué en introduction, on se reporte sur les fossiles d’hominidés de cette période (la fin du Miocène), que sont Orrorin et Ardipithecus.
LES DÉCOUVERTES D’ORRORIN TUGENENSIS ET D’ARDIPITHECUS RAMIDUS Présenté comme le « fossile du millénaire » en l’an 2000, Orrorin tugenensis vient des collines Tugen du Kenya. Âgé de 6 millions d’années, il présente des caractères archaïques de grand singe robuste pour sa mandibule et ses dents, dont une canine puissante. En revanche, le fémur est robuste avec un col et une tête développés, ce qui témoigne d’une bipédie assez évoluée et fréquente. Quant aux os du bras, ils témoignent d’aptitudes à la suspension dans les arbres au niveau de l’articulation du coude et par la longueur et l’incurvation des phalanges. Nous voici avec un hominidé plus grand que Toumaï, à la face plus archaïque et robuste, capable de marcher debout facilement et encore à l’aise dans les arbres. Ardipithecus ramidus, quant à lui, arrive avec une canine enchâssée dans un fragment de mandibule en 1994. D’abord présenté comme un australopithèque, ses inventeurs consentent à en faire un genre distinct. Depuis, les découvertes se sont multipliées. Ardipithecus est le fossile le plus complet de la fin du Miocène avec deux espèces : Ardipithecus ramidus, daté de 5 millions d’années et Ardipithecus kadabba, un peu plus âgé. Sans trop entrer dans les détails, ce que l’on connaît de la boîte crânienne indique un cerveau de taille modeste. La face et les dents ressemblent plus à celle d’un ancêtre des chimpanzés que d’un homininé. La base du crâne est vraiment courte et fléchie, en accord avec la marche bipède, mais avec des détails anatomiques que l’on retrouve aussi chez les chimpanzés. Le squelette locomoteur s’accorde avec un tronc et des bras associés à la suspension et à la brachiation, tandis que les parties connues du bassin et des jambes indiquent de bonnes aptitudes à la marche bipède. D’un point de vue gradualiste, les hominidés de la fin du Miocène d’Afrique représentent un grade diversifié avec des formes assez imposantes – entre 40 et 60 kg –, parfaitement orthogrades dans les arbres et au sol. Entre Pierola et Toumaï, les quelques lignées d’hominoïdes ayant survécu ont toutes évolué vers de grandes tailles corporelles et un répertoire locomoteur associant le grimper vertical, la suspension et la brachiation. Cela se retrouve chez tous les grands singes actuels avec les orangs-outans, les chimpanzés, les gorilles et les hommes. En revanche, la lignée asiatique des pongidés n’a jamais développé la bipédie. La lignée africaine des hominidés, telle qu’elle se dessine avec les fossiles décrits, raconte une toute autre histoire puisqu’elle témoigne d’une diversité de bipédies plus ou moins affir-
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mées depuis plus de 7 millions d’années. Mais alors, pourquoi les grands singes africains actuels – chimpanzés, bonobos et gorilles – ne marchent pas debout ?
L’ENVIRONNEMENT DE TOUMAÏ Les fossiles d’animaux, les vestiges de plantes et les caractéristiques des sédiments du temps de Toumaï décrivent un paysage en mosaïque avec des forêts-galeries denses et humides près des rives du lac Paléo-Tchad comme le long des fleuves et des rivières. On y trouve des singes colobes mangeurs de feuilles, des galagos et des pythons. On y trouve aussi des parcelles plus ou moins marécageuses. La diversité des poissons fossiles découverts montre des espèces adaptées aux eaux profondes, d’autres à des eaux plus marécageuses. Il y a aussi des loutres, des hippopotames, des oryctéropes, des crocodiles, des gavials, des tortues et des chevrotains d’eau. Ce paysage s’éclaircit vers des savanes plus ouvertes avec des éléphants, des girafes, des
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face de Toumaï est robuste, courte et haute, une caractéristique des hominidés. Les incisives sont développées tandis que la canine dépasse à peine des dents voisines et s’use par la pointe.
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antilopes, des chevaux, des hyènes et de redoutables tigres à dents de sabre. Les espèces plus forestières et celles plus savanicoles ne vivent pas ensemble, mais elles se retrouvent au bord de l’eau pour boire. Ces paysages en mosaïque et leur enchevêtrement sont propices à une plus grande diversité d’espèces et donc de ressources végétales, animales et aquatiques. Toumaï profite de ces opportunités en jouissant d’un répertoire locomoteur éclectique et de capacités cognitives lui permettant de collecter toutes sortes de nourritures, notamment celles protégées de la dessiccation par des moyens physiques, comme les coquilles de noix, les cosses des légumineuses, ou en étant enfouies en profondeur, comme les parties souterraines des plantes (tubercules, oignons, rhizomes…). L’usage de pierres et de bâtons permet à Toumaï d’accéder à des ressources hors de portée sans ces outils. Ces nouvelles straté-
page précédente Reconstitution des environnements en Afrique orientale, au bord de lacs et de cours d’eau. ci-dessus Chaque soir, le clan construit des nids dans les arbres, sur de grosses branches solides, peu accessibles aux prédateurs.
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gies, surtout avec les nombreux usages possibles des bâtons (briser les coquilles, fouiller et explorer le sol, agresser et se défendre), sont appelées à se développer dans la lignée humaine et vont assurer le succès de son adaptation. À cela s’ajoute la chasse, opportuniste et de plus en plus organisée. On reconstitue des environnements comparables pour Orrorin et Ardi en Afrique orientale, au bord de lacs et de cours d’eau afférents, mais globalement plus humides et moins saisonniers. Ces différences sensibles n’en sont pas moins significatives pour la suite de l’évolution des hominidés. L’environnement de Toumaï atteste de zones désertiques qui annoncent la formation du Sahara. L’accentuation de la saisonnalité, l’expansion de forêts moins humides et plus saisonnières s’accordent avec une évolution accentuant la marche bipède, la collecte de nourritures de plus en plus coriaces – avec l’acquisition de dents, de mâchoires et de faces de plus en plus robustes – et l’usage d’outils plus diversifiés. Quant à l’Afrique de l’Est, on peut admettre qu’Orrorin et Ardi y annoncent le développement de lignées devenant plus adaptées à des forêts humides, esquissant celles des chimpanzés et des gorilles actuels, redevenant plus arboricoles et perdant une partie de leurs aptitudes à la marche bipède, surtout chez les formes les plus massives comme les gorilles, moins chez les plus graciles comme les bonobos. C’est ainsi que les découvertes récentes renversent tous les schémas édifiés au cours des dernières décennies de la fin du xxe siècle : les origines de notre lignée se trouvent à l’ouest et non pas à l’est ; notre premier ancêtre homininé ne vivait pas dans une forêt tropicale humide ; tous étaient bipèdes dans des paysages en mosaïque ; la bipédie se renforce dans notre lignée en relation avec un habitat forestier de plus en plus fragmenté et saisonnier ; les ancêtres des chimpanzés et des gorilles actuels ont investis les forêts plus humides avec une tendance à perdre la locomotion bipède. Une vraie révolution pour notre évolution.
UNE SOCIÉTÉ MASCULINE ET… TRÈS HUMAINE Presque toutes les sociétés de singes s’organisent autour de femelles apparentées. Mais toute règle comportant ses exceptions, chez les chimpanzés robustes et graciles comme dans la très grande majorité des sociétés humaines actuelles – là aussi, il existe quelques exceptions –, les groupes sociaux se présentent autour de mâles apparentés tandis que les femelles migrent à l’adolescence. Ce sont des sociétés dites patrilocales. On suppose qu’il en était de même chez Toumaï.
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Quand et comment les mâles ont-ils accompli ce coup d’état sociologique ? On n’en sait rien et, comme toujours dans l’évolution, il n’est pas facile de discerner ce qui tient des causes ou des conséquences. Comparés aux espèces actuelles les plus proches, les chimpanzés et les hommes se distinguent par des comportements très humains et pratiquent la politique ou se font la guerre. Si les mâles se montrent plus enclins à s’engager dans ces jeux de pouvoir au sein du groupe et entre groupes, quelques femelles n’hésitent pas à y participer. Certaines se révèlent très subtiles dans les intrigues politiques quand d’autres se montrent très agressives. Tout cela ne vient pas de la génétique, mais d’une histoire sociale qui nous échappe. Les sociétés humaines ont apporté une formidable diversité de réponses mythologiques à ces questions dans leurs récits fondateurs, mais sans aucune pertinence historique ou scientifique. Les sciences humaines restent centrées sur l’homme – et même sur une certaine idée de l’homme, et ignorent tout des autres espèces. Elles proposent parfois des hypothèses scientifiques testables sur les origines de nos systèmes sociaux qui sont réfutées par les chimpanzés.
ET LES BONOBOS ? Les autres chimpanzés actuels, les bonobos, se montrent moins turbulents que leurs cousins robustes. Chez eux aussi, les mâles passent leur vie sur le territoire et dans le groupe dans lequel ils sont nés et les femelles migrent à l’adolescence. Cependant, leurs mœurs, comparées à celles des autres singes, seraient plutôt du genre « faites l’amour et pas la guerre ». Les femelles usent de leurs charmes pour éviter les conflits comme pour éviter les coalitions des mâles. Les mères maintiennent leur dominance sur leurs fils et tissent des liens de solidarité avec les autres femelles, même si elles ne sont pas apparentées. Dans la plupart des situations susceptibles de devenir conflictuelles, comme l’accès ou le partage de nourritures prisées ou le désir de s’installer sur une branche confortable, les bonobos optent pour une relation sexuelle. Faire l’amour sert à éviter les conflits violents et à pacifier les tensions. Et la diversité des situations s’accompagne de la diversité des relations. Pour autant, l’ensemble des mœurs des bonobos s’apparente à celles des chimpanzés et des hommes, mais sur un registre beaucoup plus apaisé favorisé par la domination des femelles.
Les mœurs de Toumaï Les mœurs de Toumaï ressemblaient-elles plus à celles des hommes et des chimpanzés, avec des mâles plus politiques, plus violents, plus chasseurs, ou à celles des bonobos, plus empreintes du sens de la négociation et de relations hédonistes, avec des femelles
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groupes voisins ont des conflits parfois très violents. Les mâles peuvent patrouiller aux frontières de leur territoire, et s’ils rencontrent un mâle d’un autre groupe, ils l’agressent et parfois le tuent.
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plus solidaires et dominatrices ? Notre Toumaï et son groupe apparaissent plus humains, donc plus chimpanzés que bonobos. Pourquoi ? D’abord parce que les chimpanzés présentent un ensemble de comportements plus proche de celui des sociétés humaines et, ensuite, parce que vivant dans un milieu en mosaïque et ayant des mœurs plus terrestres, les risques de danger, notamment avec les prédateurs, sont plus forts. Or, de manière générale, les espèces plus terrestres et moins arboricoles – comme les chimpanzés comparés aux bonobos –, se caractérisent par des mâles plus puissants et capables de s’allier pour mener une attaque ou se défendre.
Une vie culturelle qui s’enrichit Cela concerne tous les aspects de la vie. Les façons de s’épouiller, de se saluer, d’interpeller les femelles pour un échange sexuel et certaines vocalisations varient d’une communauté à l’autre ; ce sont des coutumes. À cela s’ajoutent d’autres savoir-faire, comme l’art de se soigner. Selon les communautés, les chimpanzés possèdent différentes connaissances médicinales, allant quérir des plantes pour soigner leurs maux.
Vie sociale Les cas d’adoptions et de protections ne sont pas rares chez les chimpanzés. C’est évidemment très difficile pour un enfant non sevré, moins pour les autres. Cependant, les autres mères doivent allaiter et assurer l’éducation des enfants plus âgés. Pas de répit et pas de loisir pour prendre un autre enfant en charge. Alors, quand un petit orphelin tente de se rapprocher de ces femelles, ne serait-ce que pour un réconfort ou quelques soins, il se fait repousser. Il a une chance d’être adopté par une femelle qui n’a pas à allaiter un petit, surtout si elle était une amie de sa mère. Parfois, un événement complètement inattendu vient tout changer, comme dans le film Chimpanzé. Le petit Oscar perd sa mère, tuée par un léopard. Toutes les femelles sont déjà très investies avec leurs petits et ne répondent pas à ses sollicitations. Pendant ce temps, les mâles, dont le dominant, doivent repousser les incursions et les attaques des mâles voisins de plus en plus hostiles. Alors, le petit Oscar mène sa vie comme il peut, sans protection, sans soutien et avec le risque grandissant d’un abandon total et de sa disparition. Soudain, une sorte de miracle se produit. La paix étant revenue, le mâle dominant décide de l’adopter, de l’éduquer et de le protéger. Oscar revient à la vie. Un coup du destin puisque, au cours d’une belle journée, il passe du statut d’enfant abandonné à celui d’enfant qui, grâce à son tuteur, apprendra à devenir un mâle dominant. La vie et la mort marquent profondément l’esprit des individus comme celui du groupe. Une naissance suscite un grand moment d’empathie et de curiosité chez les femelles et
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mœurs de Toumaï ressemblaient à celles des hommes et des chimpanzés ; les mâles sont puissants et capables de s’allier pour mener une attaque ou se défendre.
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les enfants, mais aussi chez les mâles. Toutefois, chez eux comme chez nous – et comme chez Toumaï –, cela dépend aussi du tempérament de chaque individu. La plupart des mères se montrent admirables, attentives et empathiques avec leurs enfants et ceux des autres, d’autres sont plus indifférentes et il en va de même pour les mâles. Et chez les chimpanzés comme chez nous, des individus, femelles ou mâles, peuvent souffrir de troubles psychologiques les amenant à être agressifs, parfois même à tuer de jeunes enfants. Alors, bien qu’il y ait des notions de mal et de bien dans ces groupes sociaux, il n’est jamais facile d’agir à l’encontre de telles déviances. Heureusement, de tels cas restent rares. On a peu de constatations sur ces moments importants pour la vie des individus et du groupe, que ce soit autour de la naissance ou de la mort, surtout dans la nature. Un jour, des observateurs ont vu des chimpanzés s’approcher du corps de l’un des leurs, un mâle adulte qui avait disparu depuis quelques jours. Il avait été tué par une panthère. Alors qu’ils découvrent le corps inanimé dans une clairière, les singes marquent l’arrêt. Seuls les grands mâles s’approchent et, après quelques hésitations, ils commencent à l’épouiller. Or, auparavant, ce mâle de rang subalterne se devait d’épouiller les mâles dominants, pas l’inverse. Par ailleurs, ces derniers évitent de toucher les traces de sang, devenues taboues. Ensuite, les membres de la famille du défunt se joignent à la scène, suivis quelques temps après par les autres membres du groupe. Tous finissent par faire une sorte de ronde autour du corps avant de le recouvrir de grandes feuilles. Ils finissent par quitter la clairière ; la vie continue. Est-ce que les chimpanzés ont une perception de la mort ? Difficile à dire, mais les événements décrits attestent, a minima, d’une profonde interrogation et d’un sentiment de peine. Les cas de suicides sont tout aussi difficiles à établir, mais pas impossible… Notamment quand on voit un chimpanzé mâle se jeter dans l’eau pour échapper à l’agression mortelle d’une coalition d’autres mâles, et qu’il se noie, alors que cette espèce déteste l’eau et ne sait pas nager. Là aussi, les proches et les individus qui l’appréciaient se montrent affectés – certains pleurent, ce qui n’est pas le cas des mâles comploteurs. Ces événements marquent la vie des individus et du groupe. Heureusement, quand la hiérarchie sociale est stable, que les voisins sont tranquilles et que les prédateurs se reposent, la vie se déroule au fil des jours entre quêtes de nourritures, partages, amours licites ou cachés, petites rivalités, siestes et longues séances d’épouillage. Quand le groupe se rassemble, on voit les grands mâles chahuter délicatement avec les petits, très espiègles ; les garçons préfèrent les jeux de bâtons et les petites bagarres tandis
La vie et la mort marquent profondément l’esprit des individus comme celui du groupe. Quand un individu meurt, les autres éprouvent de la peine et le groupe s’arrête pour épouiller son corps avant de repartir, car la vie continue. Ce ne sont pas encore des rituels, mais Toumaï a la perception de la mort.
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que les filles jouent à la poupée avec une petite sœur. Tout cela se fait sous l’œil très attentif des mères et des grand-mères, et sous la vigilance continue des grands mâles qui, s’ils perçoivent quelque chose d’anormal, intiment aux autres de faire silence d’un simple signe. Et puis la vie reprend son cours. Les rivalités politiques et les mauvaises actions qui déstabilisent la paix sociale ne sont pas des faits quotidiens et ne doivent pas laisser penser que les chimpanzés, surtout les grands mâles, sont des individus violents dénués de tout sentiment aimable. Tout au contraire. Le rôle des dominants comporte des obligations, comme éviter les conflits et intercéder pour les réconciliations. Il peut arriver que le groupe s’unisse pour contrer un abus de pouvoir ou un acte excessif, même envers un dominant de haut rang. Les adultes affichent une très grande tolérance envers les jeunes, et même quand leurs jeux dégénèrent, un signe des mères suffit à les calmer mais si, comme cela arrive parfois, les mères prennent parti, alors les femelles dominantes rétablissent le calme. Dans ces groupes, il y a toutes sortes de caractères avec des gentils, des fourbes, des méchants, des tempéraments gais ou tristes, des heureux et des malheureux, des intelligents et aussi des simplets. Leur empathie les amène à consoler et à réconforter un individu atteint d’un malheur physique ou psychologique, comme une vilaine blessure, une maladie, la perte d’un proche… Un dominant accepte un écart de comportement de la part d’un individu faible ou simplet, ce qu’il ne ferait pas pour un rival dont les intentions ne lui échappent pas. Quand le groupe se déplace, les dominants ralentissent l’allure afin que les handicapés ou les affaiblis puissent suivre. De même, quand un individu joue avec un bâton, une pierre ou une liane et, sans le faire exprès, heurte un congénère, il va s’excuser envers le dominant ou le réconforter si c’est un proche. Empathie, solidarité, sympathie, affection… tout cela peut sembler humain, mais toutes les choses de la vie évoquées ici ont été observées et continuent de l’être parmi les dernières populations de chimpanzés survivant sur une Terre envahie par les hommes.
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ces groupes, il y a toutes sortes de caractères avec des gentils, des fourbes, des méchants, des tempéraments gais ou tristes, des heureux et des malheureux, des intelligents et aussi des simplets.
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Et comme ils sont capables d’apprécier les situations et leurs significations, il leur arrive de rire lorsqu’elles sont décalées ou comiques. On pourrait dire qu’il ne leur manque que le langage et le sacré. Les chimpanzés utilisent une grande diversité de cris et de vocalises et, surtout, une diversité de gestes et d’attitudes corporelles, en accord avec la richesse de leurs comportement sociaux qui, comme on l’a vu, varient culturellement d’un groupe à l’autre. S’ils n’ont pas de
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rôle des dominants comporte des obligations, comme éviter les conflits et intercéder pour les réconciliations.
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langage articulé, on pourrait dire qu’il ne leur manque que la parole. C’est d’autant plus troublant qu’ils utilisent des codes difficiles à déceler pour nous. Comme cette observation étonnante d’un groupe de chimpanzés qui, à l’heure la plus chaude de la journée, s’arrête pour faire la sieste. Le dominant indique qu’il est l’heure de se reposer en frappant sur un tronc d’arbre : un coup, pour une courte sieste ; deux coups, pour une sieste plus longue. Mais il y a encore plus étrange. Au cœur de la forêt, on trouve un gros tronc d’arbre mort dans lequel les chimpanzés ont mis de grosses pierres. On peut voir un chimpanzé qui s’agite comme s’il entrait en transe, le corps tendu, et qui pousse des cris de plus en plus soutenus avant de s’élancer sur le tronc en le frappant de ses mains et de ses pieds ; ou prendre une pierre et la jeter sur le tronc. Ce comportement n’est pas lié à la recherche de nourriture, ni accompli dans le cadre d’une parade sociale ou d’intimidation car, le plus souvent, l’acteur est seul. Pourquoi de telles incantations ? Est-ce que les chimpanzés croient ou craignent des esprits de la forêt ? Plus on les connaît, plus on découvre tout ce que nous partageons avec eux depuis nos origines communes, et plus ils deviennent humains. Est-ce que Toumaï, si proche de nos origines communes avec les chimpanzés, avait déjà tous ces comportements ? Est-ce que la devise « tel père, tel fils » ou « telle mère, telle fille » s’applique comme dans nos histoires de famille ?
La grosse barre osseuse qu’il a sur son front lui donne un air farouche ! Son cerveau est petit, l’émail de ses dents très épais, et il devait mesurer 1 m, pour environ 40 kg.
Chapitre 3
Homo naledi premier homme en question
LE TEMPS DES AUSTRALOPITHÈQUES Que se passe-t-il après la séparation des différentes lignées de la famille des hominidés autour de Toumaï ? À vrai dire, on ne sait presque rien sur l’évolution qui conduit aux chimpanzés et aux gorilles actuels, et qui a permis l’adaptation de certains individus au monde des forêts tropicales humides. Beaucoup de lignées, comme celle d’Orrorin et d’autres à découvrir, se sont éteintes sans descendants actuels. On n’en sait guère plus sur notre lignée entre Toumaï et les premiers australopithèques, ce qui fait un grand vide entre six et quatre millions d’années. Et pourtant, il a dû exister plusieurs branches au regard de la grande diversité des australopithèques qui occupent l’Afrique orientale, l’Afrique centrale et l’Afrique australe, là où se poursuit notre grande aventure. La plus célèbre des australopithèques est Lucy, ou Australopithecus afarensis, découverte en Ethiopie en 1974. Nous sommes donc en Afrique de l’Est. Le petit monde de Lucy se complète de trois autres types d’australopithèques avec Australopithecus anamensis, Kenyanthropus platyops et le dernier découvert à ce jour, Australopithecus deyiremeda. On en connaît au moins un au Tchad surnommé Abel, ou Australopithecus bahrelghazali, et à tous ceux-là s’ajoutent ceux d’Afrique du Sud avec Australopithecus africanus – le premier mis au jour en 1924 –, rejoint récemment par Australopithecus sediba et un autre surnommé Little Foot (petits pieds) ou Australopithecus prometheus. Leur stature varie entre 1 et 1,5 m pour une masse corporelle de 30 à 60 kg. Ils sont plus grands que les chimpanzés actuels, mais pas plus lourds. La taille du cerveau va de 350 et 500 cm3, ce qui est plus que chez les chimpanzés actuels. Mais le plus spectaculaire concerne la hauteur de leur face, la robustesse des mâchoires et la taille des dents, surtout les prémolaires et les molaires recouvertes d’un émail très épais. Ils possèdent l’appareil masticateur les plus puissant de tous les grands singes connus, actuels ou fossiles. On les appelle les « mégadontes » : ceux aux très grosses dents. Le plus surprenant vient de la mosaïque de leurs anatomies avec des associations disparates entre des cerveaux plus ou moins développés, des faces plus ou moins courtes ou longues, des bipédies plus ou moins affirmées et dans toutes sortes de combinaisons. Autrement dit, les différentes parties du corps se présentent plus ou moins archaïques ou
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ne sait pas grand-chose, voire presque rien, sur l’évolution qui conduit aux chimpanzés et aux gorilles actuels, celle qui s’adapte au monde des forêts tropicales humides.
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évoluées sans aucune corrélation évidente. Une telle diversité suggère que les australopithèques proviennent de lignées antérieures encore à découvrir. Et, d’un autre côté, cela pose une question très controversée depuis soixante ans : quel est, parmi les australopithèques les plus récents compris entre 3 et 2 millions d’années, le plus proche des premiers hommes ? Cette question se complique du fait que les paléoanthropologues ne s’accordent pas sur ce que devraient être les premiers hommes. Comment comprendre un tel succès de la lignée des grands singes africains, alors que les autres ont disparu ou sont en voie de régression sur les autres continents ? Car, au rythme des découvertes récentes, il semble qu’on est loin d’avoir complété l’arbre de famille des hominidés, qui s’étendait sur la plus grande partie de l’Afrique, plus précisément sur les régions géographiques qui entourent la grande forêt tropicale actuelle (ou ce qu’il en reste). En attendant d’autres surprises, nos connaissances actuelles décrivent une lignée d’hominidés qui s’adapte aux forêts humides – dont les représentants actuels sont les chimpanzés, les bonobos et les gorilles – et une autre lignée qui vit dans des habitats plus ouverts, avec les australopithèques et les hommes. Pour résumer, nous sommes partis du temps de Toumaï, d’Orrorin et d’Ardi avec des hominidés bipèdes vivant dans des forêts plus ou moins humides près de l’eau, entre 7 et 5 millions d’années en Afrique. De là, une ou plusieurs lignées se sont adaptées à la vie dans les forêts tropicales humides, et une ou plusieurs lignées se sont adaptées aux forêts plus sèches et aux savanes arborées. Les premières ont abandonné leur bipédie et acquis des faces moins puissantes. Les autres se sont réparties en marge de forêts humides en diversifiant leur bipédie et en développant de puissants appareils masticateurs : ce sont les australopithèques.
L’AFRIQUE EN CE TEMPS-LÀ Nous sommes entrés dans le Pliocène, la dernière période de l’ère tertiaire. La tendance au refroidissement général du climat à l’échelle globale se concrétise, mais pas de façon régulière. Un léger réchauffement se manifeste au cœur du Pliocène, ce qui profite, comme on le sait, aux hominoïdes en général et aux hominidés africains en particulier, et tout spécialement aux australopithèques. Comparés aux écosystèmes actuels, où une seule espèce représente sa lignée, les écosystèmes de l’époque comptent plusieurs espèces contemporaines : au moins cinq types d’éléphants, des gazelles et des antilopes à foison, ainsi que des zèbres et de grands
Une étape de l’évolution des hominidés : les s’affranchiront de la dépendance au monde
hommes des arbres.
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bovidés, etc. On imagine aisément la grande diversité des proies, au regard de la guilde des grands prédateurs qui sont au sommet de la pyramide alimentaire : plusieurs espèces de lions, de hyènes, de léopards, dont certains de grande taille, sans oublier les tigres à dents de sabre. Il y a aussi des canidés ancêtres des lycaons, des chacals et des ours. Ce constat vaut également pour les singes cercopithécoïdes, en pleine expansion avec les babouins, dont certaines espèces sont impressionnantes, comme les dinopithèques (les « singes terribles »). Tout ce beau monde – proies et prédateurs – se retrouvait le soir près des rives des lacs, des marécages et des cours d’eau pour boire, là où vivaient justement les australopithèques.
L’aptitude
à survivre pendant les saisons sèches va favoriser l’émergence de deux grandes lignées : celle des paranthropes et celle des hommes.
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Une telle biodiversité s’accompagne d’une grande mosaïque de paysages, avec des espaces occupés par des plantes plus arbustives (type C3 : arbres, buissons et autres) et de plus en plus pénétrés par l’extension des étendues herbeuses à graminées (type C4). Les premières dominent pendant les périodes climatiques chaudes, ce qui convient aux hominidés, tandis que les secondes tirent parti des périodes plus sèches et saisonnières, ce qui profite plus aux singes cercopithécoïdes, bien qu’ils ne consomment pas directement les plantes de type C4. Ce qui importe ici, c’est que ces derniers sont les concurrents directs des hominidés et, bientôt, des australopithèques. Alors qu’on ne sait pas grand-chose de l’évolution de notre lignée depuis Toumaï, si ce n’est le cas d’Ardipithecus du côté des chimpanzés, on assiste à une radiation spectaculaire des australopithèques au sens large, à la faveur du léger réchauffement climatique du milieu du Pliocène. Puis, la tendance au refroidissement s’affirme à nouveau à cause de plusieurs évènements consécutifs aux jeux de la tectonique des plaques. L’Amérique du Sud se rattache à l’Amérique du Nord avec la formation de l’isthme de Panama, ce qui modifie les courants océaniques avec la mise en place de la circulation thermohaline. En plongeant dans l’Atlantique nord, le Gulf Stream emporte de la chaleur et du sel, ce qui a pour effet de refroidir la région arctique. La calotte polaire se développe et on entre bientôt dans les derniers âges glaciaires. Les périodes froides se caractérisent par un assèchement généralisé sous les latitudes basses, comme en Afrique. Les déserts et les savanes s’étendent aux dépens des forêts. Toujours en Afrique, à ces facteurs globaux s’ajoutent des évènements locaux, comme la formation du grand Rift avec l’apparition du rift occidental. L’élévation des hauts plateaux d’Afrique de l’Est modifie le régime atmosphérique et accentue l’assèchement et la saisonnalité de l’environnement. Les plantes et les animaux s’adaptent à ces changements. Qu’advient-il alors des australopithèques ? Leur aptitude à survivre pendant les saisons sèches va favoriser l’émergence de deux grandes lignées : celle des paranthropes (Paranthropus) et celle des hommes (Homo). Pendant les saisons sèches, deux ressources alimentaires s’avèrent vitales
Pendant
les saisons sèches, les parties souterraines des plantes, protégées de la dessiccation, s’avèrent vitales pour les homininés.
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pour les homininés : les parties souterraines des plantes protégées de la dessiccation (bulbes, racines, rhizomes, oignons) et la viande (la mortalité des animaux est élevée). Des lignées d’australopithèques accentuent leur spécialisation dans la collecte et la consommation des parties inférieures des plantes tandis que d’autres vont rechercher plus de viande.
La vie des australopithèques Une telle diversité est la marque d’une radiation adaptative de notre famille avant l’apparition des premiers hommes dans les savanes arborées d’Afrique. C’est la « phase mégadonte » de notre lignée africaine. Les parties anatomiques les mieux connues de ce peuple des australopithèques sont les dents, les mandibules, les faces et les boîtes crâniennes. C’est beaucoup plus disparate pour les squelettes locomoteurs, quasi complets pour certains, inconnus pour d’autres. Tous possèdent des dents de plus en plus grosses et larges depuis la première prémolaire à la dernière molaire. Les prémolaires « molarisées » et les molaires offrent une surface masticatrice impressionnante. Les canines dépassent encore des dents voisines, et sont plus développées chez les mâles que chez les femelles. Les incisives restent assez grandes et forment un arc serré. Toutes ces dents aux racines puissantes s’insèrent dans des os très robustes de la mandibule et du maxillaire. La face des australopithèques est courte et haute, ce qui confère une grande efficacité aux actions des muscles masticateurs, très développés. Tous ces caractères révèlent un appareil masticateur très puissant adapté à leur régime alimentaire composé essentiellement de racines, oignons, rhizomes, bulbes. Ces aliments sont de bonne qualité nutritive mais, mangés crus, ils nécessitent une forte mastication. Cependant, il faut les collecter et les préparer avant de les ingérer, ce qui requiert des outils et des techniques portés par des savoirs et des traditions. Autre problème : une digestion plutôt lourde due à un estomac et des intestins très développés. Cependant, ils n’étaient pas condamnés à mastiquer. Ils ne se privaient pas, quand l’occasion se présentait, de consommer des fruits, des noix et des légumineuses mais aussi des insectes et de petits animaux. L’usage d’outils, et surtout de bâtons à fouir, leur permettait d’accéder aux parties enfouies des plantes, ce que ne pouvaient pas faire des concurrents comme les babouins et les cochons. L’expansion des australopithèques est étroitement associée à la diversification de ces plantes qui leur assurent des réserves pour traverser les saisons sèches. Les caractères anatomiques des australopithèques, comme leurs systèmes sociaux, proviennent de phases de sélection drastiques au cours de ces saisons stressantes.
La
mastication devient tout un art.
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La fabrication d’outils Les bâtons servent à casser des noix et des cosses, à gauler des fruits, à creuser le sol, à occire un petit animal, à attaquer et à se défendre… Les australopithèques utilisaient des pierres comme marteaux et enclumes. On sait aussi qu’ils fabriquaient des outils avec des éclats tranchants, mais pour quoi faire ? L’action de trancher ou de couper n’a jamais été observée chez d’autres espèces actuelles que les hommes, même pas chez les chimpanzés. Donc, comparés à ces derniers, les australopithèques ont inventé le bâton à fouir et l’éclat tranchant qui leur donnent accès à des nourritures de leur environnement peu accessibles aux autres. Ils pouvaient donc déterrer des vivres, les écraser et les couper avant de les ingérer pour les mastiquer. Or, l’action d’ingérer est dédiée, chez les singes frugivores, aux incisives. Celles-ci sont relativement peu développées chez les australopithèques, leur rôle étant assuré par la main et l’outil. Les plus anciennes traces connues de découpe à l’aide d’éclats de pierre tranchants remontent à cette période. Elles ont été mises en évidence sur des os. Est-ce à dire que les australopithèques exploitaient les carcasses de grands herbivores ? Cette hypothèse avait été évoquée par Raymond Dart, le grand pionnier de la paléoanthropologie africaine qui découvrit le premier australopithèque en 1924. Il avait imaginé une culture appelée ostéo-donto-kératique : ce qui signifie de gros os, des mâchoires dentées et des cornes utilisés comme outils et surtout comme armes. Utiliser les bâtons de différentes façons, notamment pour se défendre contre des prédateurs insistants tout en leur jetant des pierres – ce qu’ils détestent – étaient tout à fait dans les aptitudes des australopithèques. De même, les outils permettant de briser des noix et couper des tubercules servent aussi à l’exploitation des carcasses, pour couper des morceaux de viande ou briser de gros os pour extraire la moelle ; une hypothèse proposée il y a une trentaine d’années par Mary Leakey, grande pionnière de la préhistoire africaine. Seulement, manger de la viande sur des carcasses peut s’avérer dangereux, pas seulement à cause de la multitude des grands carnivores de cette époque, mais en raison des risques d’intoxication et d’empoisonnement. Les australopithèques restent donc essentiellement des mangeurs de végétaux coriaces qui hésitaient à s’aventurer trop loin des arbres protecteurs, mais qui ne dédaignaient pas de consommer la viande encore comestible d’une carcasse de grand herbivore trouvée dans leur habitat arboré, surtout pendant la saison sèche où de telles opportunités sont plus fréquentes. Leurs organisations sociales s’adaptent à ces nouveaux modes de vie. Des mœurs plus terrestres, des concurrents plus nombreux et une pression de prédation plus intense dans un environnement plus ouvert : autant de facteurs qui favorisent les mâles les plus corpulents. Ces facteurs de sélection naturelle se renforcent de facteurs de sélection sexuelle, les femelles recherchant la protection de mâles expérimentés et puissants pour elles et leurs petits. C’est l’organisation sociale que l’on observe, par exemple, chez les gorilles et les babouins hamadryas, avec des harems plus ou moins proches selon les relations de
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parenté ou d’amitié entre les mâles. Chez les gorilles, les harems vaquent à leurs occupations plutôt indépendamment dans leurs habitats forestiers. Chez les hamadryas, vivant dans des régions semi-désertiques d’Éthiopie, les harems se montrent plus liés, ce qui dépend des affects entre les mâles comme de la distribution des ressources de nourritures au fil des saisons. Chez les gorilles, les femelles choisissent de se placer sous la protection d’un mâle et, si elles en ont l’occasion ou le désir, peuvent changer de harem. Il en va tout
L’anatomie
des australopithèques leur permet de se déplacer plus facilement.
autrement chez les hamadryas, dont les chefs de harem sont très jaloux et agressifs, et où il y a des codes précis qui font qu’un mâle évite de courtiser une femelle d’un autre harem sous peine de risquer un conflit mortel. De telles structures de harems polygynes (un mâle et plusieurs femelles) se caractérisent par des mâles deux fois plus corpulents que les femelles et, souvent, nantis de caractères sexuels dits secondaires, comme une toison développée sur certaines parties du corps ou, parfois, d’armes de dissuasion et d’attaque, en l’occurrence les canines chez les singes. Les gorilles mâles possèdent, en effet, de grandes canines et une toison gris clair sur le dos, tandis que les hamadryas se parent d’une magnifique fourrure de lion autour du cou et de la tête et exhibent de formidables
Un
exemple d’habitat dans les arbres.
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canines tranchantes comme des rasoirs ; de quoi dissuader sérieusement un concurrent tout comme un prédateur mal intentionné. Ces différences de tailles, de formes et de caractères entre les mâles et les femelles constituent le dimorphisme sexuel. Qu’en est-il chez nos australopithèques ? Bien que ce sujet ait nourri une longue controverse, on constate que le dimorphisme sexuel s’accentue, ce qui indique une évolution sociale vers des structures de harem polygyne avec, comme on l’a vu, des mâles apparentés. C’est tout à fait cohérent avec ce qu’on observe chez des espèces actuelles vivant dans un environnement arboré, mais ouvert, qui nécessite de longs déplacements pour rechercher des victuailles. Donc, la taille corporelle des mâles se développe (contrairement à celle des femelles), mais pas leurs canines. Ces dernières restent certes un peu saillantes par rapport aux dents voisines, mais rien de comparable à celles des chimpanzés ou des gorilles et, encore moins, à celles des hamadryas. Les canines modestes des australopithèques s’expliquent par le fait que ces mâles sont apparentés et donc susceptibles d’être plus solidaires et tolérants et, de façon plus technique, parce qu’ils ont des faces courtes et hautes qui ne favorisent pas l’exhibition d’un tel caractère. Ce « déficit » canin devait être compensé par des toisons et autres favoris et, surtout, par des comportements de démonstration et des parades impressionnantes ; certainement avec des manipulations de bâtons, des jets de pierres, etc. Par la suite, cette évolution sociale va s’affirmer chez les descendants robustes des australopithèques – les paranthropes –, tandis qu’elle va s’orienter vers une réduction du dimorphisme sexuel dans le genre Homo, avec des mâles apparentés et de plus en plus solidaires, mais non sans inventer des codes efficaces pour s’assurer des liens pérennes avec de jeunes femelles devenues adultes. La
mosaïque des habitats des australopithèques s’accorde avec celle de leurs anatomies
locomotrices.
Tous ont conservé des aptitudes aux déplacements dans les arbres avec une cage thoracique en tronc de cône, des clavicules solides, de long bras avec des articulations du coude verrouillées en extension et des grandes mains très allongées avec des doigts aux phalanges incurvées et robustes. Les membres supérieurs sont plus longs que les membres inférieurs (indice intermembral supérieur à 100). Ces derniers, ainsi que le bassin, présentent une plus grande variation chez les espèces pour lesquels on dispose de fossiles. On ne connaît donc rien du squelette locomoteur d’Australopithecus bahrelghazali, d’Australopithecus deyiremeda ou de Kenyanthropus platyops. Le fémur d’Australopithecus anamensis, le plus ancien de tous les australopithèques, s’accorde avec une bipédie assez efficace. Les squelettes locomoteurs d’Australopithecus afarensis (Lucy) et d’Australopithecus africanus se présentent avec un bassin assez large et évasé sur les côtés, des fémurs adaptés à la marche debout (col dégagé et diaphyse inclinée), mais pas très robustes, une articulation du genou assez lâche et des pieds avec de longs orteils, dont le premier encore divergeant. Tous ces caractères décrivent un mode de vie encore arboricole, avec des excursions courantes au sol. Un autre australopithèque d’Afrique du Sud,
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surnommé Little Foot ou Australopithecus prometheus, contemporain de Lucy, complète cette description. Leurs déambulations bipèdes mobilisaient des rotations alternatives des épaules et des hanches et une recherche constante de stabilité grâce aux balancements des bras (mais rien à voir avec la superbe mécanique de la marche humaine que nous verrons au chapitre suivant). Les australopithèques avançaient en posant leurs pieds en appui sur les bords latéraux (en valgus). Cette reconstitution se fonde sur l’analyse fonctionnelle de leurs caractères anatomiques et aussi grâce à la reconstitution des traces de pas conservées dans les cendres volcaniques solidifiées de Laetoli, en Tanzanie, datées de 3,6 millions d’années. Ces australopithèques se montrent donc encore très à l’aise dans les arbres et capables de marcher sur le sol, mais pas de courir en position bipède (une exclusivité humaine). Il valait donc mieux ne jamais trop s’éloigner des arbres ou savoir se défendre collectivement, mais cela dépend de la taille des prédateurs et de leur nombre car ces australopithèques ne sont pas très corpulents. Et le danger ne vient pas que du sol quand on sait que nombre d’australopithèques d’Afrique du Sud ont été attrapés par des léopards, très à l’aise dans les arbres, comme en témoignent des marques de crocs retrouvées dans les crânes. En fait, les riches sites à australopithèques de cette région s’avèrent être des antres de prédateurs qui, avec le temps, se présentent comme des fossoyeurs utiles aux paléoanthropologues. Un des australopithèques les plus récents se nomme Australopithecus sediba. Son statut d’australopithèque ne fait aucun doute, bien qu’il se présente avec une autre mosaïque de caractères. Sa cage thoracique, ses épaules et ses bras conservent une excellente adaptation à l’arboricolisme. Par contre, sa main possède des capacités à la dextérité plus évoluée que celles des autres australopithèques et plus proche de celles des hommes. La partie lombaire de la colonne vertébrale reste flexible, accuse un creux marqué (lordose lombaire) et se rapproche de celle connue aussi chez les hommes. Les membres inférieurs indiquent une marche bipède plus affirmée que chez les autres australopithèques, grâce à une jambe en extension complète, une bonne articulation du genou, et l’anatomie du pied qui va avec. Voici donc un Australopithecus sediba avec une bipédie et une main plus proches de celles des premiers hommes que tous les autres australopithèques. Ses dents, sa face et son crâne sont beaucoup moins robustes que celles des autres australopithèques, ce qui pourrait aussi le rapprocher des hommes, mais son cerveau fait à peine 450 cm3, ce qui est petit par rapport à celui des premiers hommes. Australopithecus sediba, daté d’un peu moins de 2 millions d’années, serait-il le chaînon manquant entre des australopithèques plus anciens (comme Australopithecus afarensis et Australopithecus africanus, aux bipédies moins stables et datés de plus de 3 millions d’années) et les premiers hommes ? Cela voudrait dire que les origines du genre humain commencent résolument par les jambes et les pieds et non pas par l’acquisition d’un plus gros cerveau et d’une face moins robuste. Ou bien faut-il y voir une lignée particulière qui, dans le contexte de changement d’environnement évoqué, se serait adaptée en acquérant
une bipédie plus performante tout en conservant d’excellentes aptitudes à grimper, à se réfugier et à se déplacer dans les arbres ? Par ailleurs, cela pose un problème chronologique puisque ce bel australopithèque se trouve contemporain des premiers hommes. C’est dans ce contexte qu’arrive, au début de l’automne 2015, une découverte toute aussi récente que spectaculaire venant d’Afrique du Sud : Homo naledi.
HOMO NALEDI EST-IL UN HOMME ? Comment autant d’individus des deux sexes et de tous les âges ont-ils pu se retrouver dans un tel endroit ? Plus de 1 500 ossements appartenant à une quinzaine de personnes gisent dans une cavité à peine accessible du sous-sol perturbé d’Afrique du Sud (une découverte que l’on doit à des spéléologues avertis et instruits de paléoanthropologie). En plus d’être tout simplement exceptionnelle, cette accumulation d’ossements est une énigme car on ne trouve aucun vestige d’autres animaux – ce n’est donc pas une tanière –,
Les
membres inférieurs indiquent une marche bipède plus affirmée, autorisant notamment la traversée, à gué de cours d’eau.
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les os ne manifestent aucune marque de dents ni de déplacements désordonnés et il n’y a aucun vestige archéologique (outils ou traces d’occupations). Il semble que ces corps ont été déposés là intentionnellement. Pourquoi ? Serait-ce la plus ancienne « chapelle ardente » de l’aube de la préhistoire et du genre Homo ? Homo naledi a une stature d’environ 1,5 m et pèse environ 50 kg. Il est nettement plus grand et longiligne que les australopithèques. Cela vient de ses longues jambes, un caractère propre au genre Homo. À quelques détails près, comme une légère incurvation des orteils, son pied ressemble à celui des hommes avérés comme Homo erectus, avec
La
longueur des jambes est un caractère propre au genre
Homo.
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des orteils courts, le premier accolé aux autres, et une voûte plantaire bien formée. De la partie inférieure du bassin aux extrémités du pied, Homo naledi a une anatomie de marcheur efficace sur de longues distances, mais on ne sait pas s’il était capable de courir comme les hommes. En effet, le haut du bassin reste encore évasé sur les côtés, la cage thoracique est en tronc de cône alors que les épaules et les bras, bien que moins longs, restent adaptés à l’arboricolisme. La main conserve aussi des phalanges incurvées, mais avec des doigts plus courts, un pouce allongé et opposable, et une paume élargie, autant de caractères associés à une régression des fonctions brachiatrices comme à l’acquisition de meilleures capacités manipulatoires. La morphologie de la boîte crânienne, de la face et de la mandibule sont vraiment très proches de celles des autres fossiles candidats au statut de premiers hommes connus en Afrique de l’Est et d’autres, certes plus rares et plus fragmentaires, en Afrique du Sud. Cela se traduit par un appareil masticateur beaucoup moins puissant. L’arrangement des dents dessine une parabole harmonieuse avec des incisives assez développées, une canine réduite ressemblant plus à une incisive, des prémolaires simples et des molaires, certes encore grandes, mais avec une tendance à la réduction, notamment pour la dernière. Tous ces caractères distinguent nettement Homo naledi d’un australopithèque et sont ceux qu’on attend d’un premier représentant du genre Homo. Néanmoins, pour certains paléoanthropologues, il lui manque l’essentiel : il a un cerveau de taille modeste, entre 450 et 550 cm3. Mais est-ce si rédhibitoire ? Après tout, les paléoanthropologues n’ont pas cessé de se tromper sur les soi-disant caractères du propre de l’homme – comme pour la bipédie – et est-il raisonnable de s’accrocher à cet ultime critère purement quantitatif ? Mais à bien y regarder, personne ne conteste le statut humain parmi les plus anciens fossiles d’Afrique de l’Est et de Dmanisi en Géorgie, bien que certains possèdent des cerveaux qui ne font guère plus de 500 cm3. Plus que la taille du cerveau, c’est son organisation qui importe, et ce que l’on peut en déceler sur les boîtes crâniennes d’Homo naledi s’accorde avec ce qu’on connaît chez les plus anciens hommes, notamment pour le développement des aires pariétales, temporales et frontales impliquées dans la communication et les relations sociales. Alors, est-ce qu’en dépit de cette petite taille, le cerveau d’Homo naledi témoigne d’une évolution associée à de nouvelles capacités cognitives ? Difficile à dire en l’absence totale de vestiges archéologiques. Le faible dimorphisme sexuel
La diversité des prédateurs est immense : lions, hyènes, léopards…
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s’accorde avec une organisation sociale plus humaine, avec des mâles apparentés, plus solidaires et développant une relation privilégiée avec une ou quelques femelles/ femmes. Enfin, comment expliquer une telle concentration d’individus ? S’agit-il d’une volonté de rassembler les défunts dans un lieu protégé, notamment des prédateurs ? Difficile de l’affirmer, mais on a vu les comportements complexes, pour ne pas dire ritualisés, des chimpanzés face à la mort. D’une certaine façon, les observations récentes des comportements très humains des chimpanzés actuels autorisent un regard plus humain sur les premiers hommes. Reste ce nombre exceptionnel d’individus. Ontils été disposés là en plusieurs fois ? Est-ce qu’un groupe d’Homo naledi a été frappé brutalement par une épidémie ou victime d’une intoxication virulente due, par exemple, à la consommation de la viande de la carcasse d’un animal mort de maladie infectieuse ou contaminée par des prédateurs ? Homme ou pas, telle est la question qui agite la paléoanthropologie depuis plus d’un demisiècle. Homo naledi n’annonce pas moins une évolution résolument engagée dans des savanes plus ouvertes, avec un régime alimentaire incluant moins de nourritures végétales coriaces et certainement plus de viande. Il utilisait, lui aussi, toutes sortes d’outils, bien qu’on ne dispose d’aucun vestige archéologique. Mais la panoplie connue des australopithèques aurait amplement pourvu à ses besoins. Reste une question cruciale : l’âge d’Homo naledi. Par la mosaïque de son anatomie, et en référence à ce qu’on connaît d’Australopithecus sediba et des premiers hommes plus ou moins avérés, cela semble tout à fait cohérent ; même si, depuis le début du xxie siècle, la paléoanthropologie ne ménage pas les surprises. Quelques paléoanthropologues ont suggéré qu’Homo naledi représente une lignée para-humaine qui aurait pu survivre longtemps après l’émergence et l’expansion des vrais hommes. C’est peu probable pour une raison toute simple : comme nous allons le voir, toutes les espèces trop proches des hommes disparaissent, sauf si elles ont eu le temps de suffisamment diverger, comme les paranthropes. Alors, homme ou pas, Homo naledi ouvre un nouveau chemin de l’évolution dans l’histoire des hominidés depuis plus de dix millions d’années : la vie loin des arbres.
Toutes
les espèces trop proches des hommes disparaissent, sauf si elles ont eu le temps de suffisamment diverger…
Chapitre 4
Homo erectus les fondements de l’humanité
AVANT LA SORTIE D’AFRIQUE La suite de notre grande histoire se passe en Chine, il y a environ 1 million d’années. Depuis quand des hommes se baladent si loin de leur berceau africain ? Les origines du genre Homo se trouvent en Afrique. Jusque-là, tout le monde est d’accord. Mais qui sont ces premiers hommes ? Une condition nécessaire tient à l’affranchissement de la dépendance au monde des arbres, que ce soit pour se nourrir ou se protéger. Homo naledi dispose de plusieurs atouts, comme sa grande taille et une excellente capacité à la marche sur de longues distances. Cependant, la conservation de ses aptitudes à se déplacer dans les arbres suggère qu’il y cherchait refuge, au moins pour y dormir et se protéger en cas de danger. On peut considérer qu’il représente une étape intermédiaire avant que les vrais hommes – Homo erectus – ne franchissent vraiment le pas. Qu’en est-il pour les autres candidats au statut de « premiers hommes » connus en Afrique de l’Est ? Le plus ancien fossile rapporté au genre Homo, ou proche de ses origines, provient du site de Ledi-Geraru en Éthiopie et remonte à 2,8 millions d’années. On ne connaît qu’une partie de sa mandibule et quelques dents. Le plus célèbre est Homo habilis, ou l’homme habile, dont les divers fossiles se répartissent entre 2,5 et 1,6 millions d’années. Seulement, la diversité des ossements connus – notamment pour les crânes, les mandibules et les dents – présente une variation qui pourrait recouvrir deux espèces : Homo habilis au sens strict et Homo rudolfensis. Homo habilis est de taille modeste : moins de 1,2 m, pour un poids de 30 à 40 kg. Sa face, sa mandibule et ses dents montrent une tendance à la réduction de leur taille et de leur robustesse, propre au genre Homo (même comparés aux australopithèques les plus graciles). Son attribut le plus humain tient à la taille de son cerveau qui varie de 550 à 650 cm3. C’est à la fois relativement et absolument plus grand que chez tous les hominidés antérieurs ou contemporains, que ce soient les australopithèques ou même Homo naledi. Le cerveau d’Homo habilis possède des aires du langage et des aires frontales nettement plus développées. Ses membres inférieurs s’accordent avec une bipédie plus évoluée que chez les australopithèques, mais il conserve de longs bras, avec un indice intermembral comparable à celui de Lucy. Encore un souvenir de la vie dans les arbres. Cependant, sa main se montre très proche de celle des Homo erectus, d’où son nom
Outre
une bipédie plus évoluée que chez les australopithèques, on notera la longueur des bras avec un indice intermembral comparable à celui de Lucy.
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d’Homo habilis. Alors, est-il le premier homme grâce à sa main et son cerveau ? Il s’en approche si on se focalise sur ces caractères, mais s’en éloigne si on considère son squelette locomoteur et les traits archaïques de sa mandibule. En comparaison, Homo rudolfensis apparaît plus grand, avec des jambes plus longues et doué d’une marche plus efficace. Sa face, sa mandibule et ses dents sont plus robustes et sa boîte crânienne abrite un cerveau encore plus développé (650-750 cm3). Grâce à ces caractéristiques, il semble mieux adapté à la vie dans les savanes plus ouvertes. L’Afrique de l’Est et l’Afrique du Sud dressent le tableau d’une période de transition marquée, elle aussi, par une diversité des espèces de toutes sortes et comparable à celle évoquée du temps des australopithèques. Donc une autre radiation adaptative et des évolutions en mosaïque alors que les environnements deviennent plus secs et plus saisonniers. On y rencontre les « premiers hommes » et aussi les paranthropes, ou australopithèques robustes. Pour toutes ces lignées, on constate des bipédies plus affirmées, des mains aux doigts plus courts, avec un pouce plus puissant et opposable et une paume plus large. Les formes sud-africaines conservent leurs aptitudes à la vie arboricole, ce qui est beaucoup moins le cas pour les formes est-africaines. La taille du cerveau augmente sensiblement chez les formes sud-africaines, mais de façon beaucoup plus significative chez les formes est-africaines. C’est aussi chez ces dernières qu’on trouve systématiquement les plus anciens outils de pierre taillée dont certains datent de 3 millions d’années. Il n’est pas facile de s’y retrouver, mais ce n’est pas surprenant quand on connaît la mosaïque des australopithèques qui les précède, alors que se précise la divergence écologique entre leurs descendants. Les paranthropes – genre Paranthropus – suivent cette tendance évolutive générale, mais en se spécialisant encore plus pour la consommation de nourritures végétales coriaces. Les plus anciennes formes d’australopithèques robustes se nomment Australopithecus garhi et Australopithecus aethiopicus, sont âgées d’environ 2,5 millions d’années et viennent d’Afrique de l’Est. Puis arrivent leurs successeurs, les paranthropes, très spécialisés avec leurs faces très hautes et très courtes ainsi que la taille impressionnante des muscles qui composent l’appareil masticateur le plus puissant de tous les singes actuels et fossiles connus. Les prémolaires et les molaires des paranthropes sont énormes, très larges et recouvertes d’un émail très épais. Par contre, les incisives et les canines sont petites et forment un arc restreint coincé à l’avant de l’arcade dentaire, entre les deux rangées des énormes dents broyeuses. Ils utilisaient peu leurs dents antérieures pour ingérer les nourritures, tâche dévolue à la main et aux outils. On a longtemps négligé cette branche, cousine des premiers hommes, en raison de leur face puissante et si plate que vu de profil, les pommettes se trouvent devant l’ouverture nasale. Eux aussi utilisaient toutes sortes d’outils, chassaient de façon opportuniste et n’hésitaient pas à exploiter ce
Certains
outils de pierre taillée datent de
3
millions d’années.
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qui était encore consommable sur les carcasses de grands animaux. Leurs systèmes sociaux devaient ressembler à ceux décrits chez les australopithèques, avec des mâles au moins deux fois plus corpulents que les femelles ; donc à des structures de harems polygynes plus ou moins associés. Cette adaptation en marge des forêts et des savanes arborées, et jamais trop loin de l’eau, leur assure un beau succès en Afrique du Sud et de l’Est, jusqu’à leur disparition vers 1 million d’années. Comment ? Certainement en raison de l’accentuation de l’assèchement de leurs habitats, de la concurrence avec les babouins et, surtout, des hommes ou Homo erectus. Alors, lequel de ces « premiers hommes » peut prétendre être à l’origine des vrais hommes, les Homo erectus ? Quel critère retenir ? Tous les caractères décisifs avancés auparavant tel qu’un cerveau plus gros, une bipédie perfectionnée, la chasse ou encore l’outil de pierre taillée se retrouvent parmi tous ces hominidés d’Afrique orientale et australe, entre 3 et 2 millions d’années. Tout cela s’inscrit dans une tendance
Les
premiers hommes vivaient à l’écart des savanes arborées.
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évolutive générale – un grade pré-humain en quelque sorte – avec, dans l’état actuel de ce tableau, des espèces ayant toutes des bipédies efficaces, presque humaines. Cependant, les formes d’Afrique du Sud conservent un haut du corps archaïque et un cerveau moins développé. Pour l’Afrique de l’Est, on peut dire que c’est l’inverse avec Homo habilis, où c’est plutôt le haut du corps, la taille du cerveau et la face plus gracile qui le rapprochent du genre Homo. Et il y a aussi Homo rudolfensis, certainement mieux adapté aux savanes plus ouvertes et tout à fait honorable par la taille de son cerveau, mais avec une face encore robuste. À ces caractères anatomiques s’ajoutent des connaissances venant de l’archéologie préhistorique pour l’Afrique orientale, mais beaucoup moins documentées pour l’Afrique australe. Les plus anciens outils de pierre taillée remontent au temps des australopithèques et de Lucy, comme ceux du site de Lomekwi 3 sur la rive occidentale du lac Turkana, daté d’un peu plus de 3 millions d’années. La technique de taille, si on doit
Les
australopithèques choisissent toujours de s’installer à proximité de points d’eau.
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l’appelée ainsi, consiste à jeter un gros caillou sur une pierre plus grosse et d’en récupérer les éclats souhaités. C’est aussi fruste qu’efficace. À quoi pouvait servir ces outils ? Dans un autre site d’Éthiopie du même âge, à Dikika, on a trouvé des os de grands herbivores avec des traces de décharnement fait par des outils de pierre tranchants. Cependant, comme on l’a vu, de tels outils avaient des usages polyvalents, et étaient certainement utilisés sur le bois ou pour traiter des nourritures végétales. Ces découvertes très récentes décrivent une étape de l’évolution technique, avec l’usage des fonctions de découpage et de raclage. Cette culture lithique la plus ancienne, certes fort simple, se nomme le Lomekwien. Il est certainement illusoire de vouloir attribuer l’invention à un hominidé ou à un autre – Australopithecus ou Kenyanthropus – et encore moins un usage exclusif à l’une de ces espèces, toutes douées de capacités d’observation, d’imitation et d’innovation. Une certitude toutefois, ils ne peuvent pas être qualifiés de « premiers hommes ». Ces derniers attestent aussi, en plus de leur évolution anatomique, d’une évolution technique avec une culture appelée l’Oldowayen, d’après le site d’Olduvai en Tanzanie où a été trouvé Homo habilis et Paranthropus boisei. La reconstitution des techniques de taille – on parle de chaîne opératoire – montre que ces « ancêtres » saisissaient un bloc de pierre dans une main et, à l’aide d’un autre, frappaient son pourtour pour en extraire des éclats. La majorité de ces artisans de l’aube de l’humanité étaient droitiers, en accord avec une anatomie plus asymétrique entre les deux moitiés du cerveau. Les éclats sont très coupants et ce qui reste du bloc de pierre – le nucléus – se tient très bien dans la paume de la main et fait un excellent hachoir pour briser des carcasses, des crânes et des os longs, mais aussi pour couper des branches et toutes sortes de végétaux ou encore pour fendre du bois, utilisations qui se lisent sur leurs traces microscopiques d’usure. Dès lors, les outils deviennent indissociables de l’adaptation de tous les hominidés. Cela se traduit par des connaissances empiriques sur les propriétés physiques des roches propices à la taille (silex, basaltes, grès…) et les gisements où les trouver. Il y a 2,3 millions d’années, des hominidés – mais qui ? Homo habilis, Homo rudolfensis, Paranthropus ? – organisaient des expéditions pour atteindre des gisements de pierre de bonne qualité physique et propice à la taille. Durant des dizaines de millénaires, des groupes sont allés sur le site de Lokalelei, sur les rives occidentales du lac Turkana. Pendant que quelques individus s’occupaient de l’approvisionnement – dont de succulents œufs d’autruche –, les autres s’organisaient en ateliers. Ils débitaient des centaines d’outils et n’emportaient que ceux qui leur convenaient. Ces hominidés exploitent de plus grands domaines vitaux à la fois pour trouver des vivres mais aussi des matières premières de bonne qualité. Il est possible qu’au sein de leurs sociétés, de petits groupes se forment au gré des circonstances comme des besoins (fusion/fission).
On ne sait pas si Homo erectus sait travailler les peaux ni s’il se maquille. Mais l’homme est la seule espèce qui aime modifier son apparence par des maquillages, des scarifications, des habits, des parures.
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Les archéologues voient se dessiner une archéologie du paysage avec l’apparition de sites dédiés à différentes activités. On trouve des sites de débitage de carcasse, d’autres attribués à des sites de boucherie ou de consommation et d’autres considérés comme des caches à outils. On ignore comment ils transportaient ces outils, l’invention de la besace échappant aux archéologues. Il faut imaginer des groupes très mobiles exploitant de grands territoires, connaissant les ressources de nourritures végétales au fil des saisons, sachant où trouver des gisements de pierre de bonne qualité et recherchant des carcasses de grands herbivores. La mortalité des grands herbivores augmente au cours des saisons sèches et la majorité d’entre eux viennent mourir dans les zones arborées ou à proximité. C’est là que vivent nos hominidés et on sait que la viande reste consommable pendant plusieurs jours. Évidemment, il fallait composer avec tous les formidables prédateurs carnassiers rodant aussi dans les parages. En disposant de caches à outils à divers endroits, les hominidés pouvaient donc débiter assez rapidement des morceaux de carcasses et aller les manger ailleurs, bien à l’abri dans les arbres, – ce que font d’ailleurs les léopards, rares prédateurs très à l’aise dans les arbres, pour ne pas être importunés par les hyènes et les lions de toutes sortes. Voici donc comment se dessine ce grade « pré-humain » de l’évolution de notre lignée entre 3 et 2 millions d’années en Afrique, entre celui des australopithèques et celui des vrais hommes : plus bipèdes, plus corpulents, plus manipulateurs, plus encéphalisés et avec plus d’outils. La diversité déconcertante des combinaisons de leurs caractères anatomiques témoigne tout simplement d’une capacité d’adaptation dans des environnements devenant globalement plus secs et plus saisonniers – mais jamais loin des arbres. Les processus cognitifs leur permettent d’adopter de nouvelles formes d’organisations sociales et, surtout, grâce à de nouveaux outils et à leurs usages, ils peuvent accéder à des ressources alimentaires végétales et animales. C’est dans ce contexte que le genre Homo apparaît, engageant une évolution qui s’éloigne résolument des arbres et s’ouvre vers de nouveaux horizons.
LA SORTIE D’AFRIQUE Il y a environ 2 millions d’années, les communautés écologiques savanicoles s’étendent vers l’Eurasie. C’est la communauté des animaux des savanes avec des lions, des éléphants, des mammouths, des rhinocéros, des antilopes, des guépards, de grands babouins (théropithèques) et autres. Parmi eux, les premiers Homo erectus. Comment étaient-ils ? Sont-ils vraiment des Homo erectus ?
L’apparition d’Homo
erectus s’accompagne de nouveaux types d’outils, comme des silex symétriques et pointus appelés bifaces, et des hachereaux, très efficaces pour briser toutes sortes d’objets.
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Les plus anciens Homo erectus avérés en Afrique se nomment aussi Homo ergaster. Son représentant le plus emblématique est le squelette quasi-complet de l’adolescent de Nariokotome sur les rives du lac Turkana au Kenya ; un individu d’une dizaine d’années qui mesure déjà 1,60 m ! Son squelette locomoteur se compare au nôtre dans toutes ses parties, sauf le haut de la cage thoracique qui n’est pas aussi souple (dernière réminiscence du monde des arbres). La face est moins robuste. Les incisives et les canines forment un bel arc arrondi et se prolongent par des prémolaires et des molaires de tailles réduites. Comparées à celles des « pré-humains » précédents, les dents antérieures d’Homo erectus sont plus développées tandis que les dents postérieures sont plus petites. La tendance évolutive au sein du genre Homo conserve l’arc incisive/canine alors que la taille des molaires va en régressant, en commençant par la dernière (ou la troisième, dite « de sagesse »). La boîte crânienne porte des marques d’insertions musculaires moins importantes et renferme un cerveau de plus de 800 cm3. Annoncé en 1985, ce fossile exceptionnel surnommé le « Turkana Boy » décrivait, avec d’autres fossiles d’Afrique de l’Est plus fragmentaires, l’émergence des vrais hommes, de grandes tailles et doués d’une excellente bipédie pour la marche et, aussi, la course. À cela s’ajoutait un grand cerveau et ce qui en découle : le langage, des outils plus complexes et plus diversifiés (comme les bifaces emblématiques de la culture acheuléenne), le savoir-faire pour allumer un feu et l’aptitude à construire des abris. À partir de là, on imaginait une expansion géographique d’abord en Afrique puis en Eurasie à compter de 1 million d’années. Tout semblait cohérent avec l’émergence et l’expansion du genre Homo. Depuis, cette hypothèse a été complètement remise en cause avec la découverte en 1992 d’une mandibule sur le site de Dmanisi, en Géorgie, datée de 1,8 million d’années. Nous sommes aux portes de l’Asie et de l’Europe. Cela signifie que des hommes sont sortis d’Afrique il y a environ 2 millions d’années ; d’autant qu’ils semblent déjà présents à Modjokerto, au cœur de Java, il y a 1,8 million d’années, là justement où a été découvert le premier Homo erectus en 1891 sous le nom de Pithecanthropus erectus. Du coup, nous voilà à nouveau avec le problème de ces « premiers hommes » qui précédent les Homo erectus, mais hors d’Afrique. Les hommes de Dmanisi présentent une diversité morphologique plutôt étonnante. Si les différents crânes connus avaient été trouvés sur des sites différents, on aurait certainement les mêmes questionnements que pour les Homo habilis au sens large : à savoir s’ils recouvrent une ou plusieurs espèces. Le fait qu’ils proviennent du même site et qu’ils soient contemporains révèle une grande plasticité anatomique à partir d’un échantillon d’individus qui a été sélectionné par les carnivores. Ces hommes de Dmanisi présentent une mosaïque de caractères qui évoquent les Homo habilis au sens large et les Homo erectus au sens strict. On les appelle Homo georgicus et aussi Homo erectus georgicus.
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Leur face, leur mandibule et leurs dents en font des Homo erectus. Par contre, la taille du cerveau varie de 550 à 780 cm3, une variation qui recouvre celle des Homo habilis/ rudolfensis d’Afrique. Comme ils manifestent une taille modeste inférieure à 1,40 mètre, cela veut dire que le volume relatif de leur cerveau reste tout aussi modeste. Les parties connues des membres inférieurs s’accordent avec une bipédie tout à fait humaine. Par contre, l’anatomie du bras (humérus) conserve encore des caractères archaïques. Dans l’ensemble, la collection des fossiles de Dmanisi établit une transition mosaïque entre les « premiers hommes » et les Homo erectus de type Homo ergaster. On parle d’Homo erectus archaïques. Les restes de faunes et de flores de Dmanisi indiquent un climat de type tempéré chaud et un paysage en mosaïque très diversifié en raison des reliefs du Caucase : des plaines herbeuses dans les vallées et des forêts étagées en fonction de l’altitude. De tels paysages favorisent une grande diversité d’espèces avec des faunes de type eurasiatique à côté de faunes de type africain. Des chevaux, des rhinocéros, des cerfs, des antilopes, des chèvres, des cousins des girafes… pour les herbivores, accompagnés d’une guilde impressionnante de prédateurs avec des ours, des loups mais aussi des panthères géantes et des tigres à dents de sabre. La particularité des hommes de Dmanisi est qu’ils faisaient partie des prédateurs comme des proies. Les archéologues n’ont pas trouvé de traces d’usage du feu, ni de vestiges de construction d’abris. Cela se comprend quand on sait que tous les individus retrouvés ont été attrapés par des prédateurs. Le site de Dmanisi a donc été occupé régulièrement à la fois par des prédateurs et par des hommes, comme en témoigne le nombre et la densité des outils de pierre mis au jour. Ils appartiennent à la culture oldowayenne dont les origines sont africaines. L’analyse des os décharnés de grands herbivores montre que les marques de découpes laissées par les tranchants des outils précèdent celles des carnivores et des charognards. Il convient de préciser que la distinction entre chasseurs et charognards est plus académique que réelle, les lions étant aussi charognards que les hyènes, sauf que ces dernières ont des mâchoires qui leur permettent de briser les gros os. Donc, aucun prédateur ne se prive de se servir sur une carcasse plus ou moins fraîche. Et c’est là que les choses se compliquent. Les hommes ne peuvent pas consommer une viande trop avariée et sont très sensibles aux parasites et aux toxines et doivent donc exploiter les carcasses consommables en premier. Même les félins se montrent assez peu tolérants à la viande avancée, ce qui n’est pas du tout le cas des hyènes. Le problème des hommes était donc d’exploiter les carcasses avant les autres prédateurs, leurs crocs et leurs parasites. Dans cette esquisse de la vie de ces premiers hommes, il ne faut pas croire qu’ils étaient dans la position écologique la plus fragile. Des hommes en groupe, bien organisés et munis d’armes et de projectiles, même frustes comme des bâtons – certainement épointés –, de gros os et des pierres, font reculer les prédateurs. Par contre, un individu isolé passe subitement du statut de prédateur à celui de proie. Donc, plus que la chasse, c’est la stratégie de collecteurs et d’exploiteurs habiles de carcasses de grands animaux – abondantes dans
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des écosystèmes avec une telle diversité de prédateurs et de proies – qui définit l’originalité de l’adaptation de ces Homo erectus archaïques, comparables en cela aux « premiers hommes » africains. En fait, ils ont développé leurs aptitudes à chasser des proies de petite et de moyenne taille et ont transféré leurs compétences à exploiter des nourritures végétales aux carcasses. L’action de casser des noix et briser des os et des crânes, – peu accessibles aux autres prédateurs, sauf aux hyènes –, mobilise les mêmes techniques. La vie sociale de ces « premiers hommes » d’Eurasie devait être la même que celle esquissée pour ceux d’Afrique. On a évoqué des groupes d’une à quelques dizaines de personnes organisés autour de mâles – hommes – apparentés et certainement coopératifs. Peut-être aussi des sous-groupes qui se font et se défont selon les compétences, comme pour rechercher des carcasses, chasser, débiter les morceaux, trouver des outils et en fabriquer et, peut-être, des répartitions des tâches plus marquées entre les sexes. Les fossiles de Dmanisi apportent un fait nouveau avec le crâne d’un individu assez âgé, complètement édenté et ayant survécu de nombreuses années dans cet état handicapant. Cela veut dire qu’a minima, il avait les moyens de se nourrir avec des aliments végétaux et carnés nécessitant peu de mastication, donc de bonne qualité, et préparés extra oralement à l’aide d’outils et de diverses techniques de découpage et d’écrasement et, aussi, qu’il bénéficiait d’entraide et de solidarité de la part de ses congénères. En revanche, on ne dispose d’aucune preuve archéologique de rituels autour de la mort. Ces
« premiers hommes » adaptés à des environnements plus ouverts et plus saisonniers, depuis l’Afrique du Sud jusqu’au Caucase, en passant par l’Afrique orientale – ce devait aussi être le cas en Afrique centrale, mais on manque cruellement de sites archéologiques. Mais, après tout, est-ce si surprenant de les voir si anciennement aux portes de l’Eurasie ? Certainement pas si on comprend que d’un point de vue écologique et latitudinal de part et d’autre de l’équateur, les régions d’Afrique du Sud se comparent à celles du sud de l’Eurasie. Alors, qu’est-ce qui a poussé les premiers hommes à migrer au nord depuis l’Afrique et, très vite à l’échelle de la préhistoire, vers l’Asie du côté est et, un peu plus tard, vers l’Europe du côté ouest ? Il semble qu’ils ont, dans un premier temps, tout simplement suivi leurs communautés écologiques et qu’au fil des millénaires, des latitudes et des longitudes, ils se soient adaptés à d’autres communautés écologiques, surtout vers l’est. Et l’adaptation qui leur permet cela repose sur leurs capacités à exploiter les ressources carnées par la chasse et le charognage, la viande étant la seule nourriture potentiellement accessible sous découvertes récentes dépeignent un tableau impressionnant de ces
en haut La vie sociale de ces « premiers hommes » s’organise probablement en groupes d’une à quelques dizaines de personnes. en bas Homo erectus est physiquement très proche de l’homme contemporain. Des pieds au cou, il nous ressemble, et ses mains ne lui servent plus à se déplacer.
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toutes les latitudes et en toutes saisons ; ce qui ne doit pas faire oublier leurs compétences pour quérir les ressources végétales physiquement protégées. Alors, quand sont-ils sortis d’Afrique ? On l’a dit, autour de 2 millions d’années. Les paléoanthropologues évoquent ce qu’on appelle « l’effet de pompe du Sahara ». Pendant les périodes glaciaires le désert s’étend, alors qu’il redevient couvert d’immenses savanes arborées pendant les épisodes interglaciaires. Ces alternances ont, par analogie, un effet de pompe écologique : attirant les communautés savanicoles pendant les périodes plus humides et les repoussant à sa périphérie pendant les phases plus sèches. L’expansion des faunes africaines et savanicoles vers le nord se fait naturellement, grâce à la continuité écologique entre l’Afrique orientale et les régions tempérées chaudes du sud de l’Eurasie. Sauf qu’on n’imaginait pas que cette grande arche écologique avait embarqué aussi tôt des hommes à peine humains. Voilà donc éclaircie la question de la sortie d’Afrique des premiers hommes. Mais, de ce fait, nous voilà confrontés à une nouvelle question : les Homo erectus, ou les vrais hommes, ont-ils émergé depuis ce stock de « premiers hommes » en Afrique ou ailleurs en Eurasie ?
VOICI L’HOMME Nous retrouvons l’Homo erectus et ses amis du côté de la Chine – là où se situe l’un des plus grands sites préhistoriques connus, celui de Zhoukoudian (la colline du dragon) –, en 1927, quand on découvre les célèbres sinanthropes ou « hommes de Pékin ». Historiquement, les plus anciens Homo erectus découverts proviennent du Java – les pithécanthropes –, et de Chine – les sinanthropes. Alors, est-ce que les origines d’Homo erectus seraient asiatiques ? Question redevenue pertinente au regard de ce qui précède et d’autant plus que les plus anciennes traces archéologiques de présence humaine en Chine remontent à 1,7 million d’années, comme à Majuangou dans le bassin de Nihewan et à Yuanmou dans le Shanxi ; deux autres sites de Chine, Longgupo et Renzidong, donnent des dates encore plus anciennes, autour de 2,3 millions d’années, mais avec des problèmes de stratigraphie et de présence incertaine d’hominidés. Les outils trouvés correspondent à l’Oldowayen au sens large. Une telle universalité de cette culture paléolithique est facile à comprendre car plus une technique est simple, plus elle est pratiquée, avec évidemment des différences régionales dues aux matières premières disponibles comme aux choix faits par les « premiers hommes » et leurs divergences culturelles. Il y a donc eu une première vague d’occupation de l’Asie à partir de 2 millions d’années, partie d’Afrique, et qui atteint la Chine et Java dès 1,7 million d’années. Les rares fossiles humains disponibles ne
Des
populations d’Homo erectus d’Afrique utilisaient des colorants rouges, comme l’ocre, et noirs, comme le manganèse. L’ocre sert à assainir un sol ou des peaux et aussi à colorer.
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permettent pas de les identifier clairement, mais il y a de fortes chances qu’ils aient ressemblé aux hommes de Dmanisi et soient donc des Homo erectus archaïques accompagnés des cultures oldowayennes. Une nouvelle étape de l’évolution humaine se concrétise avec Homo erectus, à la fois sur le plan biologique et culturel. Un nouveau processus évolutif se met en place : la coévolution, ou comment les innovations techniques et culturelles interagissent avec la biologie. Cette coévolution ouvre une nouvelle ère de l’évolution de la lignée humaine, qui s’affranchit de plus en plus des contraintes écologiques. Dans l’état actuel des connaissances, les plus anciens Homo erectus apparaissent avec les Homo ergaster (en toute rigueur, Homo erectus ergaster) d’Afrique de l’Est. On l’a vu, Homo erectus est un homme de grande taille, avec un cerveau à la fois absolument et relativement plus grand dont les aires du langage sont développées. Commençons par évoquer son corps, sa physiologie et sa sexualité.
LE COUREUR ENDURANT DES SAVANES Mis à part le haut de la cage thoracique encore rigide, le corps d’Homo erectus est comme le nôtre. L’épaule, le bras et la main se sont affranchis des caractères associés aux déplacements dans les arbres. La cage thoracique a désormais une forme en tonneau et sa partie inférieure se sépare nettement du bord supérieur du bassin (la taille). Ce dernier a une forme en cuvette, avec des ailes (ilions) portées vers l’avant. La distance entre le sacrum (les vertèbres sacrées qui s’enchâssent profondément entre les parties postérieures des ilions) et la cavité qui contient la tête du fémur (acetabulum) est courte, ce qui permet une transmission efficace des charges du haut du corps vers les jambes. D’une certaine façon, l’homme, depuis Homo erectus, a le système locomoteur le plus simple : une seule allure, le trot, que ce soit pour marcher ou courir. Le trot, pratiqué par tous les mammifères quadrupèdes, consiste à avancer en même temps le bras droit avec la jambe gauche, et inversement (on dit se déplacer par bipèdes diagonaux). C’est une allure à deux temps. Chez l’homme, la marche se différencie de la course car, pour la première, il y a toujours un appui au sol, mais pour la seconde, il y a une phase sautée, autrement dit sans appui. Cette apparente simplicité s’accompagne d’une biomécanique corporelle et d’une mécanique cérébrale très évoluées qui font de l’homme – depuis Homo erectus – un animal qui ne va pas vite, même en courant, mais qui est le plus endurant à avoir jamais foulé la Terre. Chez les autres bipèdes, les bras sont courts (kangourous, tyrannosaures…) ou servent à autre chose, comme le vol (oiseaux). Chez Homo, les bras, bien que plus courts que chez tous les autres hominidés encore habitués à se mouvoir dans les arbres, conservent une
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suivant ses proies
Homo
erectus découvre d’autres paysages et d’autres clans.
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longueur importante et s’articulent sur des épaules larges, ce qui permet de stabiliser la marche et la course. En effet, si on avance la jambe gauche, cela fait tourner le corps vers le côté droit, mais en avançant le bras droit, on compense cette rotation. Par ailleurs, les masses musculaires des jambes et des bras se concentrent vers leurs parties hautes ou proximales (respectivement le fémur et l’humérus), ce qui réduit le déplacement de masses éloignées de l’axe du corps. Enfin, une tête avec un gros cerveau a pour effet de stabiliser les balancements du corps par inertie. Tout cela fait que pendant la marche et la course, le centre de gravité du corps est d’une très grande stabilité et permet une grande économie d’énergie. À cela s’ajoute une jambe longue, en complète extension, avec un genou solide et verrouillé, ce qui limite l’élévation du corps après chaque appui d’un pied sur l’autre pendant la marche. Homo possède l’une des mécaniques les plus performantes pour se déplacer avec économie sur de très longues distances. Cette superbe biomécanique est gérée par un cervelet non moins exceptionnel. De manière générale, le cervelet des hominoïdes arboricoles doués de suspension et de brachiation est plus développé que chez les mammifères quadrupèdes de même taille, même chez les singes cercopithécoïdes. Cette partie de notre cerveau longtemps négligée est plus importante chez les hominoïdes orthogrades, habitués à se déplacer dans un environnement en trois dimensions, à contrôler leurs prises, à rechercher des trajets dans l’espace et à éviter de chuter. Au cours de leur évolution, le cervelet devient encore plus développé chez les grands singes arboricoles et entraîne la plasticité de leur répertoire locomoteur, puis dans notre famille africaine des hominidés en relation avec la diversité des bipédies et, plus encore, dans le genre Homo. Notre cervelet comprend plus de 70 milliards de neurones connectés à l’ensemble de notre corps et à toutes les parties de notre cerveau. Ces adaptations biomécaniques et neuronales s’accompagnent d’une adaptation physiologique tout aussi incroyable avec les glandes sudoripares et une pilosité particulière. La transpiration permet d’évacuer la chaleur pendant l’effort en produisant de la sueur qui se dépose sur la peau : une adaptation très rare dans le monde animal. La transpiration peut avoir différentes fonctions, comme trahir un état de stress, la peur ou disséminer des hormones, notamment sexuelles. Seul l’homme possède une peau assez mince et couverte de glandes sudoripares et de poils courts sur tous le corps – le moyen le plus efficace pour évacuer la chaleur produite pendant la marche, la course et tout ce qui requiert des efforts importants. Toute augmentation de la température du corps peut provoquer des dommages physiologiques graves, surtout au niveau du cerveau. Son enveloppe protectrice, composée des méninges, acquiert un système de drainage veineux plus dense et plus efficace pour éviter de tels traumas. Ces capacités de thermorégulation se complètent d’une respiration dont le rythme est indépendant de celui des membres ; les flux aériens étant facilités par le haut de la cage thoracique dont les premières côtes sont souples et par une descente du larynx dans le pharynx. Ainsi, Homo, l’animal le plus endurant ayant jamais foulé la Terre est, de ce fait, un prédateur d’un nouveau genre qui peut traquer ses proies sur de très longues distances et pendant des heures.
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UNE SEXUALITÉ ORIGINALE La bipédie permanente et une pilosité si particulière modifient complètement les jeux de l’amour, de la reproduction et, donc, la société. Le dimorphisme sexuel concerne moins la différence de taille entre les femmes et les hommes que les différences de formes qui se manifestent au cours d’une longue adolescence. Comparée à celle de leurs ancêtres australopithèques au sens large, la différence de taille corporelle entre les femmes et les hommes tend à diminuer. Cette évolution traduit une tendance à la monogamie et à la collaboration entre les hommes, ce qui ne va pas sans l’édification de nouvelles règles sociales. Les femmes acquièrent trois caractères originaux : le camouflage de l’œstrus, une réceptivité sexuelle constante et un corps avec des formes particulières. Le camouflage de l’œstrus signifie que les femmes n’affichent aucun changement physiologique ou comportemental évident de leurs périodes d’ovulation. Leur sexe est dissimulé par les pilosités pubiennes et l’anatomie bipède. Elles peuvent avoir des relations sexuelles à tout moment au cours de leurs cycles (réceptivité constante). Enfin, le corps s’érotise à l’adolescence
Homo
erectus franchit la dernière étape de l’évolution de notre lignée en devenant un bipède.
avec le développement des parties adipeuses des hanches, l’acquisition de seins proéminents et la formation de la taille (corps en violoncelle). Du côté des hommes : une adolescence plus longue et donc une taille plus grande, la mue de la voix, une musculature et des épaules plus puissantes (corps en trapèze), un pénis développé dépourvu d’os pénien et pendant avec des testicules de taille moyenne. On retrouve la pilosité pubienne chez les deux sexes, cachant le sexe des femmes, ne dissimulant que les testicules chez les hommes. Or, c’est exactement l’inverse chez les chimpanzés où il n’y a pas une telle pilosité, exposant le sexe des femelles tandis que le pénis se rétracte dans un fourreau chez les mâles. De plus, bien que cela ne soit pas conscient, la pilosité pubienne comme celle des aisselles (pilosité axillaire) jouent un rôle de messager en concentrant des sécrétions et des phéromones. Et pour terminer sur la pilosité, une chevelure à pousse constante protège la boîte crânienne de l’ensoleillement et, surtout, joue un rôle important selon les codes sociaux, culturels et sexuels. Comparés aux espèces actuelles, Homo se distingue par un affichage frontal des caraccar la bipédie permanente a pour conséquence d’exposer les parties les plus fragiles du corps – viscères, poitrine, gorge, sexe – qui sont, tout au contraire, les plus
tères sexuels,
On
remarque une différence notable entre les caractères physiques des mâles et des femelles.
dissimulées ou protégées chez les quadrupèdes. Est-ce que tout cet arsenal érotique et sexuel apparaît avec les « premiers hommes » ? On n’en sait rien. Des femmes et des hommes constamment attirants n’impliquent pas des sociétés hédonistes et tolérantes ; hélas. Toutes les sociétés humaines ont développé des règles et des interdits. Ce qui est certain, c’est qu’une telle transformation anatomique s’accompagne de nouveaux codes sociaux que l’on attribue de façon raisonnable à Homo erectus.
DE NOUVELLES ORGANISATIONS SOCIALES Les sociétés humaines sont de type multi-femmes/multi-mâles et patrilocales (à de rares exceptions près). Les relations interindividuelles se font préférentiellement entre les hommes, puis entre les femmes et les hommes et enfin entre les femmes. Ce sont évidemment là des tendances générales avec des variations selon les sociétés et les affinités entre les personnes des deux sexes. La tendance à la monogamie repose sur une nécessité : l’investissement parental des mâles, en l’occurrence des hommes. Donc, même si la sexualité humaine autorise une grande liberté, il n’en n’est rien quant à la reproduction et à l’éducation. Pour que les
Particularité
de la bipédie : l’exposition de la poitrine qui est généralement dissimulée chez les quadrupèdes.
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hommes participent à l’éducation et aux besoins des enfants, ils doivent avoir une assurance sur leur paternité, ou tout au moins s’inscrire dans un réseau d’obligations sociales comme, par exemple, pourvoir à l’éducation des enfants de leur sœur ou d’autres. C’est ainsi que sont nées les règles de filiations et de parentés et cela nécessite un langage. Le propre de l’homme ne réside pas, par exemple, dans l’interdit de l’inceste, mais dans son tabou et son énonciation (règles discursives). Les cérémonies de mariages servent à établir collectivement qui est la femme ou le mari de qui, et qui doit s’investir dans l’éducation de tel ou tel enfant. Cela se traduit par des obligations en termes de coiffures, de signes, de parures, de lieux de résidences, d’activités et tous les rituels d’initiation qui s’y attachent… Pourquoi
un tel changement dans les sociétés humaines alors que la monogamie est
rare chez les mammifères,
les femelles assurant le fardeau de la gestation, de l’allaitement et de l’éducation ? Parmi les mammifères, c’est chez les singes que la monogamie est la plus fréquente – environ 10 % des espèces, dont les gibbons, la pratique. Mais, dans ce cas, le couple et leurs enfants vivent sur des territoires indépendants et entretiennent des relations assez tendues avec leurs voisins. On réalise à la fois l’originalité et la complexité des sociétés humaines : une tendance à la monogamie malgré un arsenal corporel et comportemental de séduction inouï dans des groupes multi-femmes et multi-hommes. On pourrait croire que la condition des femmes se compare avantageusement à celle des femelles des autres espèces… ce n’est pas le cas. On a évoqué les conséquences de la bipédie permanente sur la sexualité d’Homo, notamment un bassin en cuvette dont les ailes se referment vers l’avant tandis que le sacrum s’enfonce profondément entre leurs parties postérieures. Cette disposition fait que, vu de dessus, ce qu’on appelle le petit bassin n’a plus une forme ovale mais une forme de rein ou de haricot. Ce qui veut dire qu’au moment de l’accouchement, la tête du fœtus doit faire une rotation sur le côté et, en même temps, subir une flexion vers l’avant. Cette mécanique existe déjà chez tous les autres hominidés antérieurs mais nul ne sait si, déjà pour Lucy, l’accouchement était long et douloureux, puisque la taille du cerveau restait modeste. Il en va autrement pour Homo dont la taille absolue et relative du cerveau augmente alors que celle du bassin (petit bassin) ne change pas. L’évolution du genre Homo aurait donc pu s’arrêter à cause de sa trop grosse tête. Au lieu de cela, la gestation passe par une adaptation unique dans toute l’évolution : l’altricialité secondaire. De manière générale, la durée de la gestation, comme celle de toutes les périodes de la vie (sevrage, enfance, adolescence, âge adulte, espérance de vie ; ce sont les paramètres d’histoire de vie ou âges de la vie), est corrélée à la taille du cerveau. L’essentiel de son développement se fait in utero, avec une croissance rapide en
Le
corps des femmes change (les seins apparaissent, la taille se dessine) et les rapports sociaux également.
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fin de gestation, puis un taux de croissance beaucoup plus faible après la naissance et jusqu’au sevrage. Selon ces règles empiriques générales, la gestation devrait durer plus de 18 mois pour notre espèce actuelle ! Alors, que s’est-il passé ? Un processus de sélection terrifiant est apparu chez les Homo erectus : toutes les femmes qui, par variation biologique, tardaient à accoucher avec un fœtus possédant un trop gros cerveau, mourraient. Un mécanisme s’est alors mis en place, déclenchant l’accouchement au neuvième mois. Puis, après la naissance, le bébé poursuit son développement cérébral comme s’il était in utero jusqu’à vingt mois : c’est l’altricialité secondaire. Il ne naît donc pas immature, comme on lit souvent – c’est en plus un très gros bébé –, mais poursuit un développement cérébral qui exige un apport nutritif considérable et une protection. Les mères doivent disposer d’un minimum de soutien de la part du groupe et des hommes, d’une façon ou d’une autre, ce qui se traduit par la diversité des formes de parentés et de familles. À partir des premiers Homo erectus, les âges de la vie tendent à s’allonger (sauf pour la gestation). On le sait par l’analyse des âges d’éruption de leurs dents et des
Au
fil des saisons, ils organisent des expéditions pour chercher des matières premières pour leurs outils, suivre de grands troupeaux ou tuer des animaux.
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marques de croissance qu’elles ont laissées. Chez les plus anciens Homo erectus, ces âges de la vie restent proches de ceux des hominidés plus anciens et des chimpanzés actuels : gestation de huit à neuf mois ; sevrage à quatre ans ; adolescence entre huit et dix ans ; espérance de vie de trente à cinquante ans. Donc, c’est à partir d’Homo erectus que les nouveaux-nés deviennent des nourrissons, dont une partie de plus en plus importante du développement cérébral passe de l’utérus maternel à un utérus culturel, riche de tous les stimuli sensoriels et sociaux. C’est dans un tel contexte que s’inscrivent tous les changements sociaux qui caractérisent les sociétés humaines. L’altricialité secondaire, imposée par une contrainte biologique née de la rencontre de deux adaptations relativement indépendantes, que sont une bipédie perfectionnée et le développement du cerveau, met plus tôt un « enfant au monde » ; autrement dit, une partie du développement cérébral baigne dans un contexte culturel, notamment l’écoute d’une langue. Le langage articulé se développe chez Homo erectus. Sur le plan anatomique, cela s’explique par des aires pariétales et temporales plus grandes, et par la descente du larynx
Les
longs cheveux d’Homo erectus le protègent du soleil et ont également une fonction sociale.
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profondément dans le pharynx, qui va permettre de produire des sons comme les voyelles. Cette disposition provient plus d’une adaptation au flux aérien pendant la course, mais se trouve investie par le langage qui devient articulé, ce qui correspond à une innervation plus dense. Toutes ces tendances évolutives et toutes ces adaptations procèdent de « bricolages » dus aux contraintes qui lient les différentes parties des organismes, le cerveau et ses régions, comme le cervelet. Les parties antérieures du cerveau, comme les lobes frontaux, deviennent plus grandes et plus actives, comme en atteste la densification du réseau des veines méningées. Ces régions cérébrales interviennent dans les émotions, l’empathie, la sympathie et la qualité des relations sociales. Ces changements se lisent dans l’archéologie, les bifaces acheuléens exprimant les mêmes séquences cognitives que le langage. Ce qu’on appelle le « cerveau social » traduit une vie dans des groupes plus nombreux, aux activités plus diversifiées, sur des territoires plus étendus. Ces relations s’étendent aux autres groupes, aux voisins, qu’ils soient amis ou ennemis, ne serait-ce que pour échanger des outils, établir des alliances, échanger des femmes, organiser des rencontres annuelles… Tout cela exige un moyen de communication qui permet d’échanger des informations pour s’organiser dans le temps et l’espace, mais aussi d’exprimer toutes sortes de règles et d’obligations, surtout dans des sociétés où se diversifient les activités de collectes de nourritures et de créations techniques faisant l’objet d’échanges et de partages : le langage. Telles sont les caractéristiques d’Homo : Homo erectus par sa bipédie exceptionnelle et sa puissance physique ; Homo faber par sa créativité technique et esthétique ; Homo narrens par sa nécessité de dire et de raconter.
CULTURE, CERVEAU ET COÉVOLUTION L’âge de la pierre est avant tout un âge du bois. Seulement, ce matériau traverse mal les épreuves du temps. On a vu que les plus anciens éclats de pierre étaient utilisés sur des matières végétales et ligneuses. Les plus anciens vestiges d’outils en bois – un gourdin et des bâtons à fouir – proviennent du site des chutes de Kalambo (Kalambo Falls), en Zambie. L’humidité de l’endroit a favorisé la conservation du bois. Ce site a livré un arc de cercle fait de pierres, qui aurait servi à caler un coupe-vent installé sur une plage de graviers, certainement une halte de chasse. On y trouve aussi des os d’animaux portant des traces de passage au feu. Nous sommes autour de 1 million d’années et il s’agit d’Homo erectus africains, contemporains de nos héros courant en Chine. Le grade Homo marque une étape considérable dans l’évolution de la lignée humaine. Les hommes s’affranchissent définitivement du monde des arbres, ce qui signifie qu’ils peuvent s’installer où ils le désirent : abris sous roches, creux des falaises, entrées de grottes bien orientées et, surtout, des abris pour une nuit ou des cabanes plus pérennes.
L’arsenal
corporel et comportemental de séduction est très vaste.
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Le plus ancien vestige de cabane se manifeste par un cercle de pierres sur un espace sableux aménagé au bord d’un lac, à Olduvai. Daté de 1,8 million d’années, s’agit-il d’un reste des derniers Homo habilis/rudolfensis ou des tout premiers Homo ergaster/erectus ? Nous opterons pour la deuxième hypothèse. Car, pour s’installer ainsi pour passer la nuit, il faut disposer de moyens de se défendre. On pense à l’usage du feu. Les plus anciennes traces d’usage du feu proviennent de sites d’Afrique de l’Est (Koobi Fora, Chesowanja) et d’Afrique du Sud (Swartkrans, Wonderwerk) et datent de 1,7 à 1 million d’années. Les plus anciens vestiges d’habitats construits apparaissent au cours de cette période. Mais il n’y a pas que cela : une nouvelle culture technique du paléolithique inférieur se manifeste vers cette époque. C’est l’Acheuléen, avec ses outils emblématiques comme les bifaces, dont les plus anciens témoignages se trouvent aussi en Afrique de l’Est (Kokiselei) et en Afrique du Sud (Swartkrans). Or, fabriquer de tels outils requiert des chaînes opératoires beaucoup plus complexes que les quelques étapes mobilisées pour les galets aménagés et les éclats de l’Oldowayen. L’ensemble des chaînes opératoires se compare, d’un point de vue cognitif, à la construction d’une phrase (récursivité, sens, syntaxe…). Ce sont les mêmes régions du cerveau qui sont impliquées dans ces deux actions ; cette période correspond donc aussi au développement des régions corticales chez Homo erectus. Homo ergaster/erectus édifie une nouvelle étape de l’évolution de l’homme, qui associe étroitement les aspects biologiques et culturels (coévolution). D’un point de vue biologique, la grande taille corporelle et l’accroissement de celle du cerveau exigent des apports nutritifs de très bonne qualité. L’intensification des activités physiques et cérébrales s’accompagne d’une réduction de tout l’appareil digestif : taille des dents, des muscles masticateurs et des intestins. Or, ils puisent dans les mêmes ressources que les « premiers hommes ». Qu’est-ce qui a changé ? Le feu et la cuisson. Consommer de la viande crue ou cuite ne change pas grand-chose d’un point de vue physiologique, mais la cuisson donne un meilleur goût et attendrit les fibres. Donc, moins de mastication, une digestion sensiblement facilitée et, surtout, l’élimination des toxines et des parasites. Les avantages de la cuisson se révèlent bien plus importants pour la digestion des ressources végétales, et tout particulièrement pour les parties souterraines des plantes. La cuisson se compare à une prédigestion qui rend l’amidon beaucoup plus digeste et évite un effort métabolique considérable au niveau
en haut Paysage d’Afrique de l’Est probablement inchangé. en bas Reconstitution d’objets emblématiques datant de plus d’un million d’années.
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des intestins. Autrement dit, les intestins et le cerveau ont des requis métaboliques qui contraignent la physiologie de l’organisme. La cuisson permet une économie d’énergie considérable au niveau de la digestion, énergie qui devient disponible pour le développement du cerveau et de ses activités. Les premiers Homo erectus sont contemporains des derniers Homo habilis/rudolfensis. Les fossiles témoignent de la longue cohabitation entre les cultures anciennes de l’Oldowayen et les nouvelles de l’Acheuléen. Ces « premiers hommes » représentent l’aboutissement d’une adaptation à toutes sortes de nourritures acquises, préparées et consommées à l’aide d’outils, mais sans l’usage du feu, depuis les australopithèques. Même s’ils accédaient à des vivres de bonne qualité mangés crus – comme le miel, les fruits, les noix, la cervelle et la moelle –, ces ressources ne sont pas suffisamment abondantes pour faire sauter le mur physiologique franchi par Homo erectus. C’est pour toutes ces raisons qu’ils conservent encore des dents et des mâchoires puissantes, une taille du corps et du cerveau modestes et recherchent des abris sûrs, comme les arbres ou des escarpements protégés, pour y passer la nuit. Homo erectus/ergaster invente la coévolution qui allie physiologie, taille du cerveau, outils, cultures, communication et sociétés. Tout cela ne s’est pas fait en un jour, mais en plusieurs centaines de millénaires entre 1,7 et 1 million d’années, d’abord en Afrique, puis sur le reste de l’Ancien Monde. Entre-temps, les « premiers hommes » disparaissent, ainsi que les paranthropes, car Homo a une puissance écologique qui n’admet plus d’espèces concurrentes trop proches de lui. À partir de 1 million d’années, notre famille des hominidés, jusque-là si diversifiée, se réduit à une seule branche, le genre Homo, présent déjà partout en Afrique et sous les latitudes moyennes d’Eurasie. Dans sa foulée, se déploient l’Acheuléen, la construction et l’aménagement d’abris (extérieurs ou sous roche) et l’usage contrôlé du feu. Le feu et les abris établissent des foyers et offrent un nouveau temps social. Le langage et les réunions autour du feu sont propices aux narrations. Les premiers récits sur le monde émergent certainement vers cette époque, car l’homme est un constructeur de monde avec un besoin de plus en plus viscéral d’imaginaire. Le langage, les parures, les habits, et tout ce qui modifie l’aspect du corps, s’affirment à partir de 1 million d’années. L’homme invente un ensemble toujours plus complexe de médiations symboliques avec le monde réel, qu’il soit social, physique ou céleste : récits sur le monde, esthétique des objets, colorants et tout ce qui ne laisse pas de traces archéologiques comme les habits, les coiffures, les maquillages, les scarifications… Les cosmologies et la cosmétique ont la même racine étymologique : le rapport au cosmos. Les récits, pas encore les mythes, établissent des relations rationnelles entre ce qui devient la condition humaine et le cosmos. Nous n’avons aucun vestige archéologique pour nous renseigner sur les rituels autour de la mort. On pense que les premiers vestiges remontent au moins à 500 000 ans, mais aucune chance d’en trouver avant l’invention de la mise en terre.
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Le feu et la sécurité permettent aussi aux hommes de bien dormir. On l’a vu, les singes et les hommes sont de gros dormeurs, mais l’homme dort en moyenne un tiers d’une journée alors que les singes dorment la moitié du temps. Moins de sommeil, mais de meilleure qualité, grâce à la sécurité de l’état de prédateur et grâce à une digestion facilitée par la cuisson. C’est aussi l’invention du repas ; l’homme devient un mangeur de plus en plus social et symbolique. Évidemment, tout cela ne va pas sans quelques désagréments. Ils occupent des territoires de plus en plus vastes sur lesquels ils organisent leurs activités. Ils se contentent de simples abris pour y passer la nuit lors de leurs expéditions de chasse ou pour quérir diverses matières premières. Ils construisent des cabanes plus grandes et plus structurées sur leurs lieux de résidence privilégiés selon les saisons. Le fait de dormir régulièrement au même endroit favorise l’apparition des puces et de leurs vilains désagréments. Il y a aussi les poux et autres parasites très désagréables. Comment faisaient-ils pour s’en débarrasser ? Il y a l’épouillage, bien sûr, et sa forme sophistiquée, la coiffure. Autre problème, notamment en Afrique ou quand il fait chaud : les insectes, qui sont attirés par une peau mince et peu velue. Une bonne protection consiste à se couvrir le corps de terre, de glaise ou de cendres. À partir de là, les tracés du bout des doigts ou à l’aide d’une tige, et bientôt les maquillages, s’invitent spontanément. On ne sait rien de leurs vêtements, il faut donc oublier les femmes et les hommes préhistoriques et leurs peaux de bête et autres lambeaux improbables de fourrures ; le travail des peaux exigeant un ensemble d’opérations chimiques et physiques complexes, comme l’emploi de l’ocre pour les assainir. Les plus anciennes traces d’utilisation de l’ocre apparaissent aussi avec les sols des plus anciens habitats, moins pour des raisons esthétiques que prophylactique. Les écorces, les feuilles, les végétaux en général, les fibres comme le raphia, offrent une diversité étonnante de moyens de se vêtir et de se protéger. En Asie, le bambou sert à de multiples usages (bâtons, lances, structures d’habitats…) et ses feuilles sont coupantes comme des rasoirs. Enfin, fait important, les habits ne servent pas qu’à se protéger du temps qu’il fait, mais aussi à exprimer une identité ethnique, statutaire, individuelle ou sexuelle. Un corps de femme et d’homme, quel que soit son dénudement ou ses appareils, exprime un ensemble de codes et de messages sociaux. Seuls les femmes et les hommes se parent de rôles sociaux en jouant de leurs apparences, que ce soient pour les respecter ou les contourner.
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ÉPILOGUE ? Il y a donc deux millions d’années, les Homo erectus archaïques de culture oldowayenne sortent d’Afrique avec leurs communautés écologiques. Ils poussent d’abord vers l’est et, un peu plus tard, vers l’Europe. Pendant ce temps, les vrais Homo erectus apparaissent en Afrique. Leur évolution biologique en fait des bipèdes doués d’une endurance exceptionnelle et plus intelligents. Leur émergence s’accompagne de nouvelles techniques de la taille de la pierre, de la construction et de l’aménagement d’abris loin des arbres et d’un usage de plus en plus fréquents du feu avant de le maîtriser. Ce processus de coévolution se met en place entre 1,7 et 1 million d’années, toujours en Afrique. Ils cohabitent un temps avec les derniers Homo habilis/rudolfensis africains qui finissent par disparaître. Pendant ce temps, les Homo erectus archaïques d’Eurasie poursuivent leur expansion avec leurs cultures oldowayennes. Puis, vers 1,5 million d’années, on voit se déployer les cultures acheuléennes en Afrique, au Proche-Orient jusqu’aux confins de l’Inde et en Europe. Une grande ligne géographique partant de l’Europe au nord-ouest et tirant vers le sous-continent indien au sud-est démarque deux grandes aires paléolithiques avec l’Acheuléen à l’ouest et l’Oldowayen à l’est : c’est la ligne dite de Movius. Est-ce que cela signifie qu’on a deux types d’Homo erectus et de traditions culturelles de part et d’autre de cette ligne ? Rien de moins évident puisqu’on trouve des sites acheuléens en Chine et en Corée du Sud datés de plus de 1 million d’années. En Asie comme en Afrique auparavant, des Homo erectus archaïques et leurs traditions oldowayennes ont cohabité avec des Homo erectus porteurs de l’Acheuléen. Mais plus qu’un schéma dichotomique, il faut imaginer une mosaïque de situations à la fois pour ces hommes et ces cultures ; la transition biologique mosaïque entre les Homo erectus archaïques et les vrais Homo erectus se compare à celle entre certaines traditions oldowayennes et les premières cultures acheuléennes partout dans l’Ancien Monde. Les uns ont pu emprunter les techniques des autres et choisir tel ou tel outil selon les circonstances. Tout cela est aussi complexe qu’humain. Entre 1,5 et 1 million d’années, toutes les terres habitables de l’Ancien Monde appartiennent aux Homo erectus. Ils poursuivent leur évolution biologique avec un cerveau toujours plus gros (1 000 à 1 300 cm3) et en acquérant un squelette aux os incroyablement robustes. Les parois des os des membres et de la boîte crânienne deviennent deux fois plus épaisses que chez nous. On ignore la signification adaptative d’une telle robustesse, mais cela donne une idée de la puissance physique de ces hommes, bien plus forts et rapides que nos meilleurs athlètes modernes. Puis, à partir de ce grand tronc commun des Homo erectus au sens large réparti sur tout l’Ancien monde, plusieurs lignées humaines se séparent. Leurs descendants seront des ; d’autres des Homo neanderthalensis, les Homo sapiens, donc nous, en Afrique Néandertaliens, en Europe et en Asie occidentale ; d’autres les encore mystérieux hommes de Denisova en Asie centrale et, peut-être, en Asie orientale. Ces lignées se séparent entre
1 million d’années et 500 000 ans. Une autre diversité humaine, celle de la fin de la longue Préhistoire de l’Homme, se met en place au fil des changements climatiques, des migrations et des extinctions imposées à la fois par les rythmes et les effets plus intenses des glaciations. Les recherches sur les fossiles, les gènes et les cultures n’ont pas encore complètement élucidé les relations entre des populations de différentes espèces qui se rencontrent, échangent des techniques et même quelques caractères génétiques. Et, surtout, on commence à comprendre tout ce que ces autres espèces, comme les Néandertaliens et les Denisoviens, nous ont donné. Beaucoup de questions, beaucoup de nouvelles questions restent sans réponses et on peut s’attendre à des découvertes sensationnelles en Afrique, en Europe et, surtout, venant de l’immense Asie qui garde encore tant de secrets pour notre espèce Homo sapiens. Car, si les origines de notre espèce sont africaines et si une partie des populations de notre espèce conserve un héritage génétique et culturel provenant de ses échanges et de ses amours avec les Néandertaliens du Proche-Orient, du corridor de la Mer Noire et d’Europe orientale, on ne connaît qu’une infime partie de ce que nous ont légué les femmes et les hommes de Denisova et d’autres populations d’Asie orientale. Notre Préhistoire n’a pas fini de faire son cinéma. À suivre…
Le film et le tournage un docu-fiction qui se déroule sur une période de
15 millions d’années
Comment écrire et réaliser un film qui retrace le grand récit de l’évolution de la lignée humaine, alors qu’il ne se passe pas une semaine sans que de nouvelles découvertes viennent bousculer ce que l’on croyait fermement établi ?
ENTRE SCIENCE ET CINÉMA L’idée du scénariste : suivre l’évolution de notre famille au travers de personnages. Mais qui évoluent comment ? Il a fallu sélectionner des épisodes qui, comme autant de passages initiatiques, correspondent à des périodes charnières de l’histoire évolutive de notre famille. Le choix du scientifique : tenir compte de découvertes très récentes qui révèlent des connaissances de moins en moins fragmentées de notre passé.
Dialogue autour des origines et de la méthode pour les raconter Frédéric, le scénariste, voulait raconter une histoire avec un héros des temps anciens qui, au fil des époques, devient un homme ; un récit passant de métamorphose en métamorphose. L’idée narrative pourrait faire référence à un registre analogique longtemps prisé dans les grands récits sur l’évolution, celui des rapports entre la vie d’un individu – l’ontogenèse – et l’histoire de son espèce et de celles qui l’ont précédé – la phylogenèse. Est-ce que, selon la célèbre expression, l’ontogenèse récapitule la phylogenèse ? Cet aphorisme contient un lourd héritage qui hante les théories de l’évolution depuis la fin du xixe siècle, quand d’immenses savants mettaient en évidence que les grands stades de notre développement in utero – l’embryogenèse –, reproduisaient les grandes étapes de l’évolution des espèces ; c’est le principe de récapitulation. Notre histoire n’emprunte pas cette voie. Il
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s’agit d’un parti pris fictionnel qui permet de suivre les transformations de la lignée humaine, depuis ses origines lointaines, jusqu’au seuil de l’apparition de notre espèce, en observant une « famille ». Car il s’agit bien de cela, d’une histoire de famille qui, dans le cadre des théories modernes de l’évolution, respecte des règles narratives très précises.
La machine à remonter le temps La paléontologie et le cinéma se sont rencontrés à la fin du xixe siècle et, depuis, ne cessent de renouveler leurs imaginaires. H.G. Wells, l’auteur de La machine à explorer le temps, avait étudié et travaillé avec les plus grands évolutionnistes de son temps, dont Thomas Huxley, « le bulldog de Darwin », et son petit-fils Julian, autre grand théoricien de l’évolution et premier Secrétaire général de l’UNESCO. Depuis cette époque, la paléoanthropologie a fait des pas de géant, en comblant les blancs du grand récit de l’histoire de la lignée humaine grâce à sa propre machine à remonter le temps : la phylogénétique. Les principes de la méthode semblent triviaux, mais il a fallu tout de même un siècle après Darwin pour les comprendre et en développer les outils, comme la systématique phylogénétique. Cette dernière repose sur un premier postulat : aucune espèce actuelle n’est plus évoluée que les autres ; elles sont toutes récentes. Il faut donc bannir l’expression « l’homme descend du singe », comme si ces derniers avaient cessé d’évoluer. Car nous sommes tous des singes récents, au même titre que les babouins, les macaques, les chimpanzés, les gorilles… Deuxième postulat : les espèces qui se ressemblent le plus partagent le plus grand nombre de caractères communs. Et ces caractères proviennent d’un ancêtre commun exclusif appelé Dernier Ancêtre Commun ou DAC. Autrement dit, si les chimpanzés et les hommes d’aujourd’hui sont les plus proches dans la nature actuelle, c’est parce qu’ils partagent un ancêtre commun récent exclusif et forcément fossile. Aucune espèce actuelle de grands singes, même celle des chimpanzés, ne ressemble à notre ancêtre commun, donc il incombe aux paléoanthropologues de chercher et de trouver les fossiles les plus proches de celui-ci. À quoi pouvait ressembler un ancêtre commun aux chimpanzés et aux hommes actuels ? On est en mesure de reconstituer un portrait minimal à partir des caractères partagés par ses descendants, mais on ne pourra jamais dire avec certitude si tel ou tel fossile est le DAC. Il s’agit donc d’élaborer une sorte de portrait-robot à partir d’indications plus ou moins précises. Les paléoanthropologues, en revanche, ne parlent pas de portrait-robot, mais de morphotype ancestral composé à partir du plus grand nombre de caractères communs conservés chez ses descendants. C’est exactement comme les relations de parentés entre les parents et les enfants. Ces derniers se reconnaissent comme frères et sœurs en raison de tous les caractères qu’ils ont hérité de leurs parents, bien que l’ensemble de ces caractères ne décrivent pas tous ceux de leurs parents, eux-mêmes n’étant pas identiques. Si on élargit la méthode aux cousins, alors le DAC prend la figure des grands-parents, et ainsi de suite. Il en va exactement de même entre les espèces.
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L’HOMME DESCEND DU SINGE Pour prétendre reconstituer un portrait aussi complet que possible du DAC, il faut connaître ses descendants, soit pour notre histoire, les chimpanzés, les gorilles, les orangs-outans, les gibbons et, pour des ancêtres plus anciens, les babouins, les vervets… La pensée dominante dans le champ des disciplines s’intéressant à l’homme (philosophie, théologie, sociologie, anthropologie, psychologie… ) n’arrive pas à se dégager du dualisme singe/homme, acceptant au mieux l’expression « l’homme descend du singe ». Or, le singe n’est jamais défini et toujours relégué dans la nébuleuse floue de l’animal. L’animal est encore un autre concept jamais défini, si ce n’est par défaut par rapport à l’homme (actuel). Les certitudes pompeuses sur ce qu’est l’homme sont donc fondées sur l’ignorance et la méconnaissance des espèces les plus proches de nous, que ce soit dans la nature actuelle ou dans les natures du passé.
Or, si la préhistoire existe depuis un siècle et demi, cela fait à peine un demi-siècle que l’on s’intéresse aux singes et aux grands singes pour ce qu’ils sont. Et quelle découverte ! À la fin du xixe siècle, on ne connaissait pas grand-chose des comportements et des capacités cognitives des singes et des grands singes. La prodigieuse avancée des connaissances de la paléoanthropologie moderne permet de compléter en partie ce manque d’information. Définir ce qui fait l’homme commence, en fait, très bas dans l’arbre de l’évolution des grands singes hominoïdes. Le principe phylogénétique est aussi lié au principe de parcimonie qui affirme que si deux espèces sont sœurs, alors les caractères qu’elles partagent viennent de leur DAC. Cela n’exclut pas des parallélismes ou des convergences, mais reste l’option la plus modérée. Donc, si les hommes et les chimpanzés présentent des comportements sociaux ou cognitifs communs, on admet que ces comportements exisComme le disait George John Romanes, taient chez leur DAC fossile. jeune collègue de Charles Darwin à la À ces deux principes s’ajoute un troifin de sa vie : « On comprend comment, sième : le principe d’actualisme. Si partie de si haut, la psychologie du singe des adaptations se trouvent corrélées peut engendrer celle de l’homme. » à des caractères anatomiques dans la nature actuelle, on admet qu’il en était de même dans les natures du passé si on les retrouve sur des fossiles. Il est tout à fait possible que des caractères anatomiques changent de fonction au cours de l’évolution – ce qu’on appelle des exaptations –, mais c’est moins probable quand les espèces sont phylogénétiquement proches, ce qui est le cas pour les espèces fossiles que nous rencontrerons, toutes appartenant à notre lignée des hominoïdes.
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Enfin, la démarche suivie pour la reconstitution de la vie de nos ancêtres s’inspire du gradualisme. Ce concept n’est plus utilisé dans son acception classique, qui présuppose des niveaux d’évolution définis de façon arbitraire avec l’homme, étalon de référence, et qui consiste à prétendre que l’homme, le grade ultime, descend d’un grade inférieur, celui du singe. L’expression « l’homme descend du singe » colle à cette représentation erronée de l’évolution. Le gradualisme utilisé dans notre histoire s’appuie sur les espèces fossiles connues de la lignée humaine pour chaque période concernée. Par exemple, la question de l’apparition de la lignée humaine – la famille des hominidés –, tourne autour de Toumaï, un fossile du Tchad daté d’environ 7 millions d’années dont on n’a trouvé que le crâne. On sait qu’il marchait debout, qu’il était donc bipède. Mais quel type de bipédie ? Pour le découvrir, on se réfère à des fossiles de la même période, du même grade donc, pour lesquels on connaît le squelette locomoteur : en l’occurrence Orrorin tugenensis du Kenya, daté de 6 millions d’années, et Ardipithecus d’Éthiopie, un peu plus récent. Du « bricolage », sans aucun doute, mais basé sur des éléments concrets, d’autant que tous ces fossiles ont été, à un moment ou un autre, présentés comme proches des origines de notre lignée.
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Chapitre 1
Pierolapithecus près des origines des hominidés
Les hominoïdes apparaissent au cours du Miocène ancien en Afrique et se diversifient rapidement. Tous sont quadrupèdes (pronogrades), sauf l’assez controversé Morotopithecus. Puis arrive le Miocène moyen, avec une première expansion des hominoïdes vers l’Asie autour de 16 millions d’années et, un peu plus tard, une deuxième vague vers l’Europe. Évidemment, d’autres hominoïdes vivent en Afrique, mais beaucoup moins qu’au cours de la période précédente. Il est possible que les mouvements tectoniques, les modifications des mers et des courants océaniques, et les changements climatiques associés aient repoussé vers le nord la bande forestière tropicale, à la faveur de l’optimum climatique de l’Oligocène moyen. Quoi qu’il en ait été, Pierola et les autres singes apparaissent en Europe occidentale, avant de décliner à partir de 9 millions d’années. Dans leur diversité, ils décrivent la tendance aux déplacements le corps redressé (orthogrades) qui se manifeste dans toutes les lignées d’hominoïdes, notamment en relation avec l’augmentation de la taille corporelle. La verticalité ne vient donc pas d’excursions au sol, mais de postures et de déplacements dans les arbres. C’est de là que, plus tard, viendront les bipédies de notre lignée. Et pas que de notre lignée, comme en témoigne Oreopithecus, un grand singe proche des hominoïdes, à la fois capable de se suspendre et de marcher debout sur le sol. Il a vécu à la fin du Miocène moyen, vers 8 millions d’années, dans une région isolée telle une grande île réunissant la Toscane et la Sardaigne. Il s’est éteint sans laisser de descendants.
MISE EN SCÈNE Notre héros entre en scène de façon hésitante. C’est un moment de sa vie important et très risqué puisqu’il doit tenter de s’insérer dans un groupe de son espèce qui n’est pas son groupe natal. S’il ne réussit pas là ou avec un autre groupe, il ne pourra pas
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trouver de partenaire sexuel et assurer sa descendance. Les péripéties qu’il va connaître peuvent sembler banales, comme des grands singes qui se déplacent de jour dans et entre les arbres, voient en couleur, s’épouillent, vivent en groupe avec des clans amis et rivaux, mangent des fruits, se baladent au sol, dorment plus ou moins confortablement sur la fourche d’une grosse branche… En fait, toutes ces caractéristiques anatomiques, comportementales, cognitives et sociales procèdent d’une évolution particulière, celle des singes et, pour l’espèce qui nous intéresse (Pierolapithecus), celle des grands singes hominoïdes. Il est possible que notre héros vous semble exagérément humain, alors que l’action se déroule il y a environ 12 millions d’années en Espagne. Ce n’est pas le cas puisque les éléments du scénario proviennent des formidables découvertes faites depuis le début du xxie siècle chez les grands singes actuels et fossiles. Il restait à en faire une histoire : la nôtre.
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La couleur dorée des yeux de la femelle convoitée par notre héros, reste très rare et ce choix est un « clin d’œil » à la vision particulière des singes, dont la pupille est entourée d’un blanc, qu’on appelle le sclérotique. Ce caractère – présent chez tous les humains –, s’observe rarement chez les singes, si ce n’est chez quelques chimpanzés. Mais c’est bien ainsi que se fait l’évolution : une mutation crée un caractère inédit, qui peut soit donner un avantage, un désavantage ou être neutre mais qui, s’il est sélectionné, notamment par le jeu de l’attirance des partenaires – la sélection sexuelle –, peut se diffuser et se fixer dans une population. Notre personnage principal n’a pas eu le choix : il a dû quitter le confort de son groupe natal et son territoire. Pourquoi ? Parce que les femelles, surtout chez les singes, représentent le « sexe écologique ». Quand il arrive près du groupe de Pierola, il doit résoudre deux défis : séduire une ou plusieurs femelles et s’imposer face aux autres mâles qui, on l’a compris, ne sont pas de sa famille. Il repère une jolie femelle, en compagnie de sa mère et de son jeune fils à peine sevré. L’élue reste avec sa génitrice car, en tant que jeune mère, elle n’a pas beaucoup
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d’expérience. Elle apprend donc à être une maman sous le regard et les indications de la sienne. C’est, là aussi, l’avantage pour les femelles de rester dans leur groupe natal : bénéficier de l’expérience des aînées et des consœurs. D’ailleurs, encore adolescentes, les jeunes femelles adorent jouer à la poupée en tentant de tenir des petits, ce qui se fait sous le regard très vigilant des mères. C’est également un privilège qui fait l’objet de négociations très sérieuses, car les mères ne confient pas leurs petits facilement, et favorisent leurs sœurs ou leurs grandes filles, à une jeune femelle moins apparentée ou moins proche, ce qui requiert de la part de celle-ci force épouillage. Il s’agit, ni plus ni moins, de négociations sociales. Notre ami arrive à un bon moment, puisque la femelle qu’il a repéré va bientôt cesser d’allaiter et donc redevenir fécondable (l’allaitement bloque l’ovulation). Par contre, il se trouve aussi confronté au comportement entreprenant de la mère de celle-ci. C’est une bonne chose, mais plutôt risquée. L’avantage serait qu’un enfant né d’une union avec la femelle plus âgée, au statut social important, bénéficierait de sa protection et de son expérience. Le problème est qu’elle a des relations privilégiées avec le mâle dominant
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qui, quant à lui, ne voit pas les choses de la même façon. Mais, si notre jeune mâle n’a pas encore assez de puissance physique, il a d’autres atouts auxquelles tiennent les femelles. Il est intelligent, il négocie habilement son entrée dans le groupe et il présente bien.
PIEROLA Sa face, charmante avec ses yeux expressifs (sclérotique) et dépourvue de poils en son centre, lui permet de manifester ses émotions et ses intentions par des mimiques. Sa tête est ornée de toupets et de favoris colorés. Là, nous nous sommes inspirés des gibbons actuels et des singes cercopithèques d’Afrique de l’Est, dont la belle diversité inspire les masques des ethnies africaines. On est plus accoutumé à voir de telles variations colorées chez les oiseaux que chez les mammifères. Pourquoi ? On l’a vu, les mammifères ne distinguent pas les couleurs, d’où leurs pelages ternes jouant sur les tons blancs, noirs, marrons ou beiges. En revanche, les singes perçoivent les couleurs et, comme les plumages des oiseaux, les pelages colorés interviennent dans les choix des partenaires. Notre héros ne manque donc pas d’atouts. On peut regretter que notre lignée, celle des grands singes africains, se montre si peu colorée – les sociétés humaines inventeront les maquillages, les tatouages, les bijoux, les habits, les coiffures… ce que notre nature a délaissé a été réinventé par nos cultures. Sommeil Quand notre personnage arrive dans un autre groupe de Pierola, il ne peut pas prétendre occuper les meilleurs endroits pour dormir car ils sont réservés aux dominants. Cris d’appel Lors de l’arrivée de prédateurs, les singes qui les aperçoivent lancent des cris pour alerter les autres. À chaque menace correspond une vocalise spécifique. Dans notre histoire, le héros lance un cri de panique comme si un aigle approchait alors que c’est un Galornis inoffensif, mais gigantesque, qui passe en planant au-dessus de la canopée pour aller à la pêche. Il faut dire qu’il n’en avait jamais vu et qu’il y a de quoi être impressionné quand un oiseau de six mètres d’envergure jette une ombre au ras de la canopée. Mais, le groupe ne s’y trompe pas et, d’une certaine façon, s’en moque dans tous les sens du terme.
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Chapitre 2
Toumaï autour des premiers hominidés
La reconstitution Toumaï. Le protagoniste de cette époque est donc Toumaï (Sahelanthropus), avec dans les seconds rôles importants Orrorin du Kenya, daté de 6 millions d’années et Ardipithecus d’Éthiopie, daté de 5 millions d’années.
MISE EN SCÈNE Notre héros et ses comparses vivent en Afrique centrale sur les bords de l’immense lac Paléo-Tchad. Le second épisode de notre histoire se passe entre 6 et 7 millions d’années. Nous sommes dans une période charnière, celle où se séparent les deux lignées sœurs de la famille des hominidés : la sous-famille des paninés qui évoluera vers les chimpanzés robustes (Pan troglodytes) et les chimpanzés graciles ou bonobos actuels (Pan paniscus), et la sous-famille des homininés qui aboutira à l’homme actuel (Homo sapiens). Nous sommes donc proches de notre DAC. Nos personnages et leurs sociétés ont beaucoup changé depuis la période flamboyante des hominoïdes du Miocène moyen. Leur taille corporelle a augmenté, ils ont des faces plus longues et des cerveaux plus grands. Ils vivent plus fréquemment sur le sol et se déplacent sur des territoires étendus dans des paysages en mosaïque. L’organisation sociale se fait autour de mâles apparentés, avec de nouveaux comportements conduisant à un avenir parfois dramatique : la politique et la guerre. C’est aussi l’affirmation d’inventions techniques avec différentes sortes d’outils de bois et de pierre, ainsi que de nouvelles stratégies collectives pour quérir des vivres, comme la chasse. Tous ces comportements se retrouvent chez les chimpanzés et les hommes actuels. On ignorait que cela venait d’ancêtres aussi lointains, comme la conscience de la mort et d’autres, encore plus troublants, évoquant les fondements des premiers rituels.
Une journée chez Toumaï Du côté de chez Toumaï, notre histoire commence le matin. D’une certaine façon, chacun vaque à ses occupations. Les sociétés des hommes, des chimpanzés et des bonobos sont dites de fusion/fission, ce qui veut dire qu’au sein d’une communauté de plusieurs dizaines d’individus, ils choisissent de rester ensemble pour des raisons sociales (fusion) ou de se disperser sur leur territoire par petits groupes pour aller en quête de nourriture ou tout simplement faire une escapade (fission). Donc, on se réunit pour mener les affaires sociales, s’épouiller, jouer, se reposer, partager des vivres, tout en bénéficiant d’une meilleure vigilance envers les prédateurs, ou on se disperse selon les affinités familiales et amicales, parfois amoureuses. Comme beaucoup d’animaux, de grands singes et d’hommes, Toumaï adore le miel. Mais notre personnage ne semble pas très expérimenté et s’acharne sur un vieux tronc d’arbre qui sert de nid à des guêpes. Les autres le laissent faire, car ils savent qu’ils n’y a pas de miel ; sinon ils ne manqueraient pas l’occasion. Et puis, c’est aussi un jeu et notre jeune Toumaï apprend.
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L’affaire devient plus délicate avec les noix. Elles sont dures et il faut savoir s’y prendre pour les caler, les briser avec le bon outil, avec la force et la précision nécessaires pour ne pas louper son coup ou en faire une vilaine bouillie. Les jeunes apprennent en regardant faire leur mère. Puis, ils se lancent : échecs, doigts meurtris, déceptions et quelques réussites émaillent un apprentissage par l’expérimentation. Tout cela sous le regard attentif des mères qui, parfois, interviennent pour leur montrer comment placer une grosse pierre comme enclume, bien caler la noix et utiliser une autre pierre ou un gros bout de bois comme marteau. Une parfaite maîtrise s’acquiert après quelques années. Les femelles se montrent beaucoup plus douées que les mâles, comme, d’ailleurs, pour tout ce qui touche à l’usage d’outils. Il en va de même pour la pêche aux termites ou aux fourmis. Les femelles – toujours chez les chimpanzés – choisissent une branche mince, longue et souple qu’elles effeuillent. Elles l’introduisent dans un trou de la termitière ou de la fourmilière et attendent que les insectes attaquent cet objet intrusif. « Ça mord », au sens propre comme au figuré. Ces insectes agressifs mordent tout ce qu’ils peuvent de leurs petites mâchoires, la petite branche, mais aussi les lèvres, la langue et les muqueuses de la bouche du singe. Alors, les chimpanzés utilisent différentes techniques : faire passer la branche couverte d’insectes d’un côté de la bouche à l’autre et avaler très vite ; les saisir dans la main, les écraser et les avaler d’un coup ; les mélanger avec des feuilles et bien mastiquer. Ces différentes façons de faire, comme le choix du type d’insecte préféré, font l’objet de traditions et de cultures variant entre les groupes de chimpanzés et transmises par les femelles. On a cru que les femelles se montraient plus douées pour casser des noix ou pêcher des insectes parce que moins intéressées par la chasse, plus pratiquée par les mâles. Cependant, il y a quelques années, on a observé un groupe de femelles tranquillement installées dans un arbre. À un moment, elles décident de briser des branches minces et de les effeuiller, tout en prenant soin de conserver le bout acéré de la brisure. Puis, elles se déplacent et se rapprochent d’un trou dans une grosse branche. Et là, elles transpercent les corps de galagos endormis, de petits primates nocturnes aussi mignons que délicieux. C’est la « brochette façon madame chimpanzé ». Voilà un très bon exemple de la polyvalence d’usages d’un outil (la petite branche), qui sert à différentes actions planifiées alliant une série efficace d’étapes. De même, des brindilles plus petites servent à se curer les dents, mais aussi à prodiguer des soins, certains individus sachant les manipuler pour nettoyer le nez ou les dents d’un congénère. Est-ce à dire que la branche est le « couteau suisse » des chimpanzés (et de notre Toumaï) ? Dans l’évolution biologique comme dans celle des techniques, un outil simple voit souvent ses usages se diversifier selon les problèmes ou les tâches à accomplir, et dépend aussi de l’intelligence pratique des individus. Certains se montrent désintéressés, d’autres très maladroits, d’autres franchement doués, sans oublier les petits malins qui s’arrangent pour bénéficier des compétences des autres. Ces différences interindividuelles deviennent plus intéressantes quand elles se diffusent, deviennent des traditions
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et des phénomènes culturels qui, par définition, se manifestent différemment d’un groupe à l’autre. Cette capacité adaptative des chimpanzés s’observe par la diversité des outils utilisés, comme des sandales pour grimper le long d’un tronc épineux, des grandes feuilles en guise de parapluies, d’autres feuilles en guise de gobelets pour puiser de l’eau, boire ou se toiletter, une poignée de mousse comme éponge… et, bien sûr, des nids confortables et sûrs pour la nuit. Il en va de même pour les bâtons. Ils servent pour se défendre, menacer ou attaquer. Ils sont utiles pour fouiller un sol meuble, soulever une pierre ou un tronc, explorer un terrier et aussi pour sonder la profondeur d’une étendue d’eau pour traverser. Ces recherches opportunistes permettent aux chimpanzés de trouver de petites proies fragiles, comme les jeunes faons des gazelles qui dorment blottis dans un nid d’herbe, respirant doucement, sans bruit et sans dégager d’odeur. Les prédateurs passent à côté ; pas les chimpanzés, qui inspectent délibérément et à vue. Ils apprennent aussi en regardant les autres espèces, comme les cochons, très doués pour remuer le sol, sans se priver de croquer un porcelet en passant. Il s’agit plus là de stratégies de collecte, même si de petits animaux font partie du menu. Mais il y a aussi la chasse. Les chimpanzés pratiquent des chasses collectives impressionnantes. D’autres espèces de singes le font, comme les babouins. Mais, après l’homme, ce sont les chimpanzés les plus redoutables. Ces actions semblent plus motivées par le plaisir de l’excitation en groupe et l’appétence pour la viande que par une nécessité alimentaire. La viande représente, en effet, une part vraiment minime de leur alimentation. Alors qu’ils viennent de manger, un groupe de chimpanzés repère des singes colobes passant dans la canopée. Ils se regardent et décident d’aller en cueillir un ou deux pour le dessert. La traque se fait sous la conduite d’un individu reconnu comme le plus compétent pour la réussite de l’opération, le plus souvent un mâle, mais rarement le dominant. Ils repèrent où s’agitent les colobes et se séparent, chacun grimpant dans un des arbres à proximité de celui occupé par les colobes. Puis, ils convergent au travers de la canopée, courant avec force cris et agitations de branche en branche. Les colobes s’enfuient et, pour leur malheur, se précipitent vers là où se trouve le mâle tueur qui en saisit un ou deux. C’est l’hallali pour les colobes ; le festin pour les chimpanzés. Celui qui a occis la proie devient la « puissance invitante », il se réserve « la part du chef » que sont les yeux et la cervelle. Tous les participants quémandent une part, même les dominants. Tous ceux et celles impliqués recevront un morceau. La consommation de la proie prend beaucoup de temps ; c’est un banquet. Il arrive que des individus confectionnent des boulettes avec des morceaux de viande et des feuilles. C’est le seul exemple connu de la recherche d’un autre goût par association de différents aliments. Cela permet de prolonger la mastication et d’extraire d’autres saveurs. Il arrive aussi que des boulettes passent d’une bouche à l’autre. Comme pour toutes les actions décrites auparavant, ces comportements varient d’un groupe à l’autre et participent aussi de marques culturelles.
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Le clan est dominé par un vieux mâle qui sent que son statut vacille. Il s’efforce de le réaffirmer par des démonstrations de force, avec des vocalisations puissantes et des gestes violents, bousculant tout sur son passage, lançant des pierres et des bouts de bois, secouant des arbres et frappant de ses pieds et de ses mains des troncs pour impressionner. Puis, il attend des gestes de respect, des salutations formelles de la part des principaux membres du groupe, mâles et femelles. Si son pouvoir est solide, il n’a pas besoin d’avoir souvent recours à de telles parades et les autres viennent l’épouiller spontanément. Sinon, dans des circonstances moins stables, il va épouiller ses alliés pour renforcer ses liens, tout en s’efforçant de faire en sorte que les autres ne s’épouillent pas entre eux et ne mangent pas ensemble, autant de situations propices à l’émergence de coalitions rivales. Les signaux faibles annonciateurs d’une rébellion se voient dans le manque de plus en plus affirmé du respect des marques formelles de domination. Et, comme chez nous, il y a différents types de dominants, des plus tyranniques aux plus magnanimes, des plus tolérants aux plus machiavéliques, comme il y a des courtisans opportunistes et des alliés fidèles. La perfidie des chimpanzés mâles peut aller jusqu’au meurtre délibéré et prémédité. Les bagarres sont spectaculaires. Elles commencent souvent par quelques vocalises, une branche portée dans la bouche, un raidissement du corps, très tendu, et l’érection des poils qui donne une formidable impression de puissance. Cela peut s’arrêter à une frappe violente sur le sol ou un tronc d’arbre, mais peut aussi donner lieu à une démonstration plus féroce, qui peut se poursuivre par une vilaine correction et, parfois, un pugilat à plusieurs protagonistes. Ces altercations s’illustrent de petites fourberies, comme tendre la main pour une réconciliation et en profiter pour saisir le naïf, qui reçoit une raclée. Les provocations et les insultes font partie du jeu, comme lancer une poignée de terre au visage de l’adversaire ou, pire, l’éclabousser. Les bagarres se font à coups de claques puissantes et bruyantes en raison de mains et de pieds de grandes tailles. Les coups et les cris résonnent puissamment. Les mâchoires et les grandes canines infligent de très graves blessures, parfois mortelles. Couper des doigts et arracher des testicules sont leurs sales coups préférés. Enfin, comme les chimpanzés ont, comme nous, la capacité de se représenter l’état d’esprit des autres – empathie, sympathie, théorie de l’esprit –, ils peuvent aussi chercher à leur faire du mal sciemment, autrement dit, torturer. Ces comportements aussi peu sympathiques qu’humains se retrouvent dans les conflits entre groupes voisins. Les mâles décident d’aller patrouiller à la limite de leur territoire en mode commando. Ils avancent en silence tandis que d’autres grimpent dans un arbre pour observer le territoire ennemi. S’ils croisent une femelle de l’autre clan et si elle n’est pas en période fécondable, ils peuvent la rouer de coup et, si elle a un enfant, le tuer et le dévorer en partie. Mais ils cherchent avant tout à coincer un mâle adverse imprudent et l’agresser méchamment jusqu’à le tuer, parfois avec sadisme. Il s’agit, ni plus moins, de guerres, comme entre des ethnies ou des clans. Cela prend parfois des formes plus
organisées, avec un groupe de quelques mâles avançant en silence tandis que d’autres font grand bruit, attirant l’attention des mâles voisins qui, pendant ce temps, se font contourner et attaquer. Ces agressions entre voisins sont des vendettas incessantes, sauf quand les mâles d’un groupe finissent par éliminer les mâles rivaux, élargissant leur territoire et accaparant les femelles. Ces conflits peuvent être motivés par la volonté de s’emparer de ressources alimentaires, comme des arbres produisant des noix. Les noix offrent une chair délicieuse, de grande qualité nutritive, qui se conserve au fil des saisons et très prisée pendant les saisons sèches. On peut suivre une telle histoire dans le superbe film Chimpanzés tourné avec la communauté de chimpanzés de la forêt de Taï, en Côte d’Ivoire. Ce groupe est connu pour la diversité de ses comportements sociaux autour des outils, de la chasse, de la politique et même de rituels autour de la mort et d’objets. Beaucoup de scènes reconstituées autour de notre famille de Toumaï s’inspirent de ces chimpanzés.
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Les membres du groupe de Toumaï s’aventurent aux confins de leur territoire, là où ils vont rarement car ils savent qu’ils risquent une mauvaise rencontre. Ils sont donc surpris de voir deux jolies femelles, attirantes, se nourrir de délicieux fruits. Mais il faut être vigilant car les autres mâles ne sont certainement pas loin. Combien sont-ils ? Car, si le clan ne vient pas souvent dans ces parages, c’est que les mâles de l’autre clan étaient, jusqu’à récemment, plus nombreux. Après quelques cuisantes déconvenues, un compagnon tué et deux autres blessés, le clan que nous suivons avait cédé le terrain. Alors, où se trouvent les mâles de l’autre clan ? Les grands mâles avisent les environs et constatent qu’ils ne sont pas plus nombreux et pas si impressionnants. L’occasion est trop belle, d’abord de se venger, puis d’attraper de jolies femelles et d’agrandir le territoire avec de beaux arbres fruitiers. Les chimpanzés procèdent de la même manière. Avant d’attaquer, ils prennent garde de bien apprécier les forces adverses et ne le font que s’ils sont en supériorité numérique. Cela n’évite pas de vilaines déconvenues, surtout si les agressés sont soudés autour d’un mâle puissant, expérimenté et motivé ; autrement dit, un vrai chef. C’est ce qui arrive dans le film Chimpanzés où, bien qu’en infériorité numérique, le mâle alpha mène une contre-attaque vigoureuse qui repousse les assaillants et leur assure un peu de répit pour un temps. Ces descriptions nous livrent une image violente des chimpanzés mâles. Mais c’est ce qu’on observe dans toutes les sociétés humaines, qu’elles soient traditionnelles ou au cœur de nos cités. Cependant, chez les chimpanzés comme chez les hommes, il n’y a pas un état de guerre permanent : les mâles nouent des intrigues avec les femelles et se montrent aussi très tolérants et protecteurs avec les jeunes, souvent très joueurs, parfois les initiant à des comportements sexuels ou politiques.
Une vie sociale : des joies et des peines Dans notre histoire, une vieille femelle aime à s’installer sur une branche haute ou un rocher pour dominer son petit monde. C’est la marque d’une dominante, dont les aptitudes physiques déclinent, mais qui a un rôle important pour réguler les bonnes relations entre les individus qui, en retour, la respectent, même les mâles dominants. Car, sans son soutien garant du consentement des femelles, aucun mâle ne peut prétendre acquérir ou conserver le pouvoir. La mère de la femelle convoitée par notre héros s’inspire d’une chimpanzée très politique et célèbre du zoo d’Arnhem (Pays-Bas), appelée Mama. De telles femelles, même devenues chétives avec l’âge, n’hésitent pas à se lancer au milieu d’un conflit pour ramener la paix ou à intercéder pour que les protagonistes fâchés en viennent à se réconcilier ; ce qui ne manque ni de courage, ni de panache, quand on connaît la puissance des mâles et, pour certains, leurs penchants vindicatifs. Les intrigues politiques et sociales motivent les comportements les plus nobles, comme l’empathie et l’entraide, mais aussi les plus vils. Notre héros a envie d’une escapade avec sa femelle, ce qu’on appelle partir en safari : jeux, découvertes, partages, baisers, étreintes… loin des regards et des gêneurs. Le couple décide de se retrouver discrètement.
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Pendant ce temps, le petit en profite pour explorer les bords du marigot où il n’a pas le droit d’aller. C’est bien pour cela que les femelles n’aiment pas les conflits, car ils déstabilisent le groupe et peuvent mettre les enfants en danger. Aussi innocent qu’imprudent, le petit se rapproche de l’eau et se fait attraper par un vilain crocodile. Malheureusement, l’attaque est mortelle pour le petit. Sa mère le porte contre elle, tente de l’embrasser et de l’épouiller, essaye de le réanimer, saisit un membre pour voir s’il réagit, cherche à sentir un souffle… mais en vain. Les mères se résolvent difficilement à abandonner leur enfant mort. Elles restent déconcertées pendant des jours, revenant régulièrement vers le petit corps dans l’espoir d’un signe de vie. Le reste du groupe ressent cette peine, mais arrive le moment où il faut se déplacer pour trouver de la nourriture. Alors, la mère emporte son enfant inanimé, parfois accroché sur son dos et, le soir venu, le tient près d’elle dans le nid fait pour la nuit. Mais elle finit par se résigner au fil des jours face à ce petit corps de plus en plus désarticulé, décomposé. Ces drames de la vie se produisent aussi quand une mère meurt, laissant un orphelin. S’il n’a pas été sevré, le jeune meurt rapidement à moins d’avoir la chance d’être adopté par une autre femelle. Ces puissants liens affectifs donnent parfois des tragédies, comme avec la vieille femelle déjà évoquée. Très âgée – elle a une cinquantaine d’années –, elle met au monde un petit. Mais elle a déjà un autre enfant, très capricieux qui, normalement, devrait être sevré. Celui-ci, jaloux de son petit frère, fait tout pour accaparer le sein de sa mère. Cette dernière n’a plus assez de volonté pour faire cesser ces harcèlements incessants. Elle s’épuise, donne moins de lait et le petit frère finit par mourir. L’enfant capricieux et égoïste, car trop possessif d’une mère qui n’a plus su assurer le sevrage, est ravi. Mais la vieille maman meurt d’épuisement. Le groupe se montre affecté par la mort de cette femelle à l’origine d’un clan important au sein de la communauté. Cependant, il faut partir. Impossible de séparer l’enfant du corps de sa mère. Le groupe finit par s’éloigner. L’enfant reste et finit par mourir de chagrin, de faim et d’épuisement. Pour ne pas avoir été sevré, il est incapable de s’éloigner du corps de sa mère et d’accepter une autre protection.
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Chapitre 3
Homo naledi le premier homme en question
MISE EN SCÈNE Nous nous retrouvons en Afrique du Sud dans des paysages de savanes arborées. Nous sommes dans une période marquée par des changements climatiques provoqués par l’accentuation du dernier grand âge glaciaire qui annonce l’ère quaternaire. Le temps des australopithèques, pourtant si diversifiés, touche à sa fin. L’environnement devient globalement plus sec et plus saisonnier, surtout sous les latitudes d’Afrique du Sud, mais les babouins poursuivent leur grande expansion. C’est alors que se dessine la deuxième grande divergence de la famille des hominidés à partir des australopithèques. D’un côté, certains vont renforcer leurs adaptations à des régimes alimentaires contenant toujours plus de nourritures coriaces – comme les parties souterraines des plantes, les noix et les légumineuses – et deviendront les australopithèques robustes ou paranthropes. D’un autre côté, des groupes vont développer une nouvelle expérience écologique en osant s’aventurer loin du monde protecteur des arbres, notamment pour quérir plus de viande. Ce seront les premiers hommes. Nous abordons un épisode crucial de notre évolution, avec beaucoup d’incertitudes sur les choix de ces premiers hommes ; et encore plus d’incertitudes chez les paléoanthropologues pour décider, parmi les fossiles connus, qui mérite le statut de premier homme. Nous voici au Pliocène, la dernière période de l’ère tertiaire, celle de l’âge d’or de notre famille africaine, les hominidés. Nous retrouvons nos héros vers 2 millions d’années en Afrique du Sud, à une époque où les dernières populations d’australopithèques doivent faire des choix vitaux pour leur avenir alors que l’environnement devient résolument plus sec, saisonnier et ouvert.
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Notre famille entre dans l’âge des hommes C’est le principe de divergence écologique : quand l’environnement change et que d’autres espèces concurrentielles accentuent leur pression – les babouins –, les lignées issues d’un même stock ancestral – les australopithèques – doivent diverger écologiquement au risque de disparaître. Les aventures de notre mâle, pas encore tout à fait humain, se déroulent dans ce contexte aussi dramatique qu’ouvert sur de nouveaux horizons encore inexplorés…
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Chapitre 4
Homo erectus les fondements de l’humanité
MISE EN SCÈNE Nous suivons un groupe de chasseurs à la poursuite d’une proie. Ils lisent les traces laissées par ses sabots fendus dans la terre ; certainement un beau cerf ou une biche. La traque a commencé juste après le lever du soleil et on arrive bientôt à l’heure de midi – quand l’astre du jour est au zénith, moment le plus chaud de la journée –, où, normalement, les animaux tentent de se reposer. Mais les chasseurs ne s’arrêtent pas. Car un prédateur d’un nouveau genre vient d’apparaître : Homo erectus. Il est grand, très musclé et incroyablement endurant. Sa marche est aussi rythmée qu’efficace et il peut courir même sur de très longues distances. Certes, il n’est pas très rapide, mais grâce à un corps couvert de poils courts et de glandes sudoripares, il évacue efficacement la chaleur produite par ses efforts musculaires. Alors, même si les proies s’enfuient rapidement, il faut les poursuivre car elles finissent par s’épuiser. En suivant ces proies, les Homo erectus découvrent d’autres paysages, d’autres animaux, mais aussi d’autres clans Homo erectus. Alors ils se rencontrent, entrent en conflits ou nouent des liens. Ils échangent des expériences, des outils, des techniques et arrangent des mariages. C’est ainsi que les Homo erectus tissent les fondement d’une humanité qui s’étend sur tout l’Ancien Monde, tout en inventant des représentations symboliques du monde grâce au langage et, bientôt, aux parures. L’homme devient un créateur de mondes. Nous sommes du côté de la Chine, là où se situe l’un des plus grands sites préhistoriques connus, celui de Zhoukoudian (la colline du dragon), découvert en 1927. Ce sont les célèbres sinanthropes ou hommes de Pékin. Historiquement, les plus anciens Homo erectus découverts proviennent de Java – les pithécanthropes, et de Chine – les sinanthropes.
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LA CHASSE À COURRE D’HOMO ERECTUS Le groupe d’Homo erectus est parti en chasse depuis les premières heures du jour. Ils suivent les traces d’une biche qu’ils avaient aperçue au matin. Pour l’instant, elle est hors de vue. Elle s’est enfuie au galop dès qu’elle a senti la présence des hommes. Elle file à toute vitesse jusqu’à ce qu’elle doive reprendre son souffle. Elle s’arrête, hume l’air, boit un peu d’eau, en profite pour brouter… Les hommes apparaissent à nouveau sur la colline ou dans la plaine. Elle a beau courir très vite, elle ignore que les marques de ses sabots dans la terre la trahissent à chaque foulée. Alors elle repart. Plus les heures passent, plus elle s’essouffle. Elle a de plus en plus de mal à évacuer la chaleur de ses muscles, à contrôler son rythme cardiaque qui s’emballe comme celui de sa respiration. Elle s’épuise. De plus en plus stressée, elle recherche des mares d’eau pour y refroidir son corps ou tout au moins soulager ses membres endoloris. Et ils sont toujours là. Son dernier coucher de soleil se précise. Alors elle s’immobilise. Non pas qu’elle renonce, mais son corps refuse de bouger, tétanisé. Puis c’est le coup de grâce alors que tombe le crépuscule. Homo erectus est un prédateur d’un genre nouveau. Il pratique les battues, organise des embuscades, pousse les animaux dans des pièges ou sur des terrains meubles comme les rives des lacs, des rivières et des marais, enfume des tanières. Aucun prédateur n’use d’autant de techniques et, surtout, aucun prédateur ne pratique la chasse à courre par épuisement des proies. Il n’y a guère que les loups et les chiens sauvages, mais pas avec une telle endurance. Les prédateurs et leurs proies sont liés par des processus de coévolution multiséculaires. Ceux-ci s’attaquent préférentiellement à des animaux vieux, malades, chétifs ou jeunes ; rarement aux adultes en pleine forme, capables de s’enfuir rapidement et même de se défendre. Alors quand les prédateurs se pointent, les proies s’enfuient. Ils n’ont droit qu’à un seul essai car ils s’épuisent vite. C’est le plus rapide qui gagne. Le jeu n’est plus du tout le même avec Homo erectus. Quand une proie les repère, elle fait comme à l’accoutumée : un grand galop à en perdre haleine, le cœur battant et le souffle court ; ce qui suffit d’ordinaire, mais pas avec Homo erectus. Ils la poursuivent, elle s’enfuit d’une course stressante, fait une halte, doit repartir encore et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle tombe de fatigue. Les proies n’ont pas eu le temps de s’adapter à ce nouveau prédateur arrivé si soudainement sur deux pieds sur la scène de l’évolution. La plupart des prédateurs se montrent assez spécialisés quant à leurs proies favorites, moins par goût que par nécessité, tant la chasse est une pratique difficile et à haut risque (une mâchoire brisée d’un coup de sabot ou à cause d’une mauvaise prise et c’est la mort assurée). Les Homo erectus se montrent nettement plus éclectiques. Les reliefs de leurs repas révèlent la consommation d’animaux de petite et moyenne taille qui intéressent peu les grands prédateurs, mais aussi des proies de grande taille, dont des individus adultes dans la force de l’âge difficiles à abattre par les autres prédateurs. Les traces laissées par les tranchants des outils sur les ossements indiquent que les hommes
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sont les premiers consommateurs et que les charognards et autres opportunistes passent après. Avec Homo erectus, l’homme s’impose au sommet de la pyramide alimentaire, ce qui n’est pas forcément la position la plus sereine, puisqu’il dépend de la santé et de l’abondance des proies. Les relations entre tous ces formidables prédateurs se font à coups d’épieux, de silex, de crocs et de griffes car ils n’hésitent pas à se chasser entre eux ou à se battre pour défendre une carcasse.
HOMO-ERECTUS ET L’ÂGE DES HOMMES Dans notre histoire, nous suivons un groupe d’hommes guidé par une femme (cela ne doit pas surprendre car, dans beaucoup de sociétés de chasseurs-collecteurs, les femmes chassent et il n’est pas sûr que les interdits et les tabous des sociétés actuelles existaient en ce temps-là), à la poursuite d’une biche, rappelons-le. Seulement, l’animal se montre plus endurant que prévu et les voilà de plus en plus loin de leurs terrains habituels, et bientôt en terre inconnue alors que la nuit approche. Ils décident de faire une halte pour la nuit. Pendant que quelques-uns se chargent de dresser un abri sous le couvert d’un grand arbre (toujours utile au cas où un grand fauve viendrait roder dans le coin), d’autres regardent ce qu’ils peuvent collecter alentour sur le sol et dans le sol. C’est à ce moment qu’ils se font surprendre par un incendie de plaine déclenché au loin par un orage. Ils ont l’expérience du feu, mais ne le maîtrisent pas. Le vent pousse le mur de flamme à une telle vitesse qu’ils n’ont pas le temps de s’enfuir. Une seule échappatoire, l’eau qu’il faut atteindre en traversant une rive boueuse. Précipitation, chutes… le danger passe et, après la panique, un grand rire général. Ça détend l’atmosphère et, en plus, certains parmi eux sont comiques car tout couverts de boue. Il s’ensuit quelques expériences plus ou moins brûlantes. Bien sûr, ils connaissent le feu, mais même s’ils arrivent à le subtiliser à la nature en attrapant une branche enflammée tombée d’un arbre frappé par la foudre, ils n’arrivent pas à le maintenir en vie. La branche s’éteint inexorablement. Ils tentent de la réanimer par le souffle, mais elle s’éteint à nouveau. Par contre, ils savent que le passage du feu a pu piéger de petits animaux, ce qui ne manquera pas de les ravir car ils préfèrent la viande cuite. Avant de mordre la chair, il faut se débarrasser de la croûte noire et insipide. Il y a aussi les insectes grillés : un délice. Et puis, il y a ces parties de plantes cramées. Est-ce que c’est bon ? Là, mauvaise surprise car le tubercule conserve encore la chaleur du feu, comme une vilaine braise. Et, autre anecdote pour témoigner des dangers du feu, certains se laissent surprendre pour avoir posé le pied sur une braise encore chaude dissimulée sous la cendre ; seul le personnage qui a la plante du pied couverte d’une boue qui durcit sur le sol chaud échappera à la brûlure. Après le passage du feu, les insectes reviennent par nuées se repaître de toutes ces charognes. C’est insupportable pour les Homo erectus, sauf pour celui qui est tombé de tout son long dans la boue et qui n’a pas eu le temps de se nettoyer. Le voilà protégé bien malgré lui et cela ne passe pas inaperçu aux yeux de ses amis.
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C’est alors qu’ils perçoivent une lueur dans la nuit. Ils décident d’attraper du feu, une fois de plus. Mais ils tombent sur un groupe d’hommes inconnus tranquillement installés autour d’un foyer. Ils n’ont jamais vu cela. Ces hommes discutent entre eux pendant que certains taillent des outils inconnus (bifaces). Leurs habits et leurs coiffures sont plus sophistiqués. De temps à autre, l’un d’entre eux jette des brindilles dans le foyer, d’autres des morceaux de viande et même des tubercules qu’ils enfouissent dans la braise à l’aide d’un bâton. Un autre s’amuse à tailler le bout d’une branche solide et droite et la met dans le feu, puis la retire, la retaille et ainsi plusieurs fois. Une fois la tension dissipée, ils commencent à échanger. Alors, ces hommes les invitent à faire cuire la viande selon les goûts, que ce soit à la broche, en brochette, sur une pierre chaude… et surtout les tubercules sous les cendres. En ayant poussé très loin par-delà leur territoire, le groupe a rencontré des Homo erectus de Zhoukoudian. Eux et d’autres savent faire du feu et le contrôler depuis environ 1 million d’années. Quant au groupe, il maintient des traditions culturelles et techniques héritées des Homo erectus archaïques. Ils ne pourront pas résister à l’expansion de ces Homo erectus conquérants. Quand des groupes se rencontrent, il peut y avoir des échauffourées, mais le plus souvent il y a des échanges d’outils et de pendeloques, et surtout des femmes qui rejoignent un autre groupe d’Homo erectus. Les organisations sociales de ces hommes dépassent les limites de leur groupe et de leur territoire. Au gré des saisons, de la distribution spatiale et temporelle des ressources, comme les déplacements des troupeaux, ils se rencontrent régulièrement au cours de cérémonies festives et d’échanges. Le cerveau social poursuit son œuvre en favorisant des relations, des alliances, des obligations entre les groupes, mais sans oublier les conflits et les hostilités séculaires. Les hommes sont les hommes depuis Homo erectus. À partir de 1 million d’années, les populations d’Homo erectus règnent par leur diversité, leur intelligence, leur prestance, leur mobilité et par le feu, sur tout l’Ancien Monde.
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LE FILM
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