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French Pages [356] Year 2000
Lettres gothiques
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POÉSIE LYRIQUE LATINE DU MOYEN AGE
Dans Le Livre de Poche « Lettres gothiques » LA CHANSON DE LA CROISADE ALBIGEOISE.
TRISTAN ET ISEUT (Les poèmes français — La saga norroise). JOURNAL D'UN BOURGEOIS DE PARIS. LAIS DE MARIE DE FRANCE. LA CHANSON DE ROLAND. LE LIVRE DE L'ÉCHELLE DE MAHOMET.
LANCELOT DU Lac (tomes 1, 2 et 3). FABLIAUX ÉROTIQUES. LA CHANSON DE GIRART DE ROUSSILLON. PREMIÈRE CONTINUATION DE PERCEVAL: LE MESNAGIER DE PARIS. LE ROMAN DE THÈBES. CHANSONS DES TROUVÈRES.
LE CYCLE DE GUILLAUME D'ORANGE. RAOUL DE CAMBRAI.
NOUVELLES COURTOISES.
LE ROMAN D'ENÉAS.
Chrétien de Troyes : LE CONTE DU GRAAL. LE CHEVALIER DE LA CHARRETTE. EREC ET ENIDE. LE CHEVALIER AU LION. CLIGÈS.
François Villon : POÉSIES COMPLÈTES.
Charles d'Orléans : RONDEAUX ET BALLADES.
Guillaume de Lorris et Jean de Meun : LE ROMAN DE LA ROSE. Alexandre de Paris : LE ROMAN D'ALEXANDRE. Adam de la Halle : CEUVRES COMPLETES.
Antoine de La Sale: JEHAN DE SAINTRÉ. Louis XI : LETTRES CHOISIES.
Benoît de Sainte Maure: LE ROMAN DE TROIE.
Guillaume de Machaut : LE VorR-Drr. Marco Polo: LA DESCRIPTION
DU MONDE.
Dans la collection «La Pochothéque» 1 . Chrétien de Troyes : ROMANS. À Dictionnaire des Lettres françaises : LE MOYEN-AGE.
LETTRES
GOTHIQUES
Collection dirigée par Michel Zink
POÉSIE LYRIQUE LATINE DU MOYEN ÂGE Choix et présentation par Pascale Bourgain
LE LIVRE DE POCHE
Pascale Bourgain est archiviste-paléographe et professeur d'histoire littéraire médiévale à l'Ecole nationale des Chartes. Ses recherches portent sur la transmission par voie manuscrite des textes, surtout historiques et poétiques, et sur la stylistique latine, avec l'accent porté sur le rapport du texte et de ce qui le transmet, les modes d'écriture et de lecture. © Librairie Générale Française 2000, pour la présente édition.
LA POÉSIE MÉDIÉVALE LATINE Des deux formes de la poésie latine, l’aînée, la plus prestigieuse,
éclipse
dans
nos
cadette. Parente pauvre, née poésie rythmique fait un peu tiellement victime de l'intérét cialistes des origines des vers
mémoires
sa
soeur
beaucoup plus tard, la figure de bátarde, parque lui portent les spéromans. Proposer une
traduction d'un choix de ces poémes, c'est réver de
débarbouiller un peu la cendrillon: c'est tenter de montrer qu'elle fut, lors de son jaillissement, une réponse authentique à l’immortel Besoin de poésie qui nous travaille, et qu'à cette source, à l'occasion, nous pouvons encore faire halte. Aux grands siécles de la poésie classique, la poésie était métrique: elle reposait sur l'alternance de syllabes longues et bréves, effective dans la phonologie de la langue, puisque la quantité des voyelles différencie des mots écrits de la méme façon. C'était un systéme bien adapté à la langue grecque et, bien qu'on ait douté que ce soit le système latin primitif, la littérature latine le développa dans tous ses perfectionnements sitót la Gréce conquise. Un vers était constitué d'un certain nombre de pieds, chacun formé d'un temps fort et d'un temps faible; la place des longues et des bréves caractérisait chaque type de pied. La variété des combinaisons de pieds à l'intérieur du vers, de vers à l'intérieur des strophes, les substitutions possibles, le jeu des coupes permettaient une grande souplesse et donnaient à ce systéme poétique sa richesse
et sa diversité.
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La poésie médiévale latine Mais à partir du i* siècle de notre ère, l'accent du
mot, qui n'avait aucun
róle dans un vers latin, de
musical qu'il était devint de plus en plus nettement un accent d'intensité. Parallélement, la distinction des bréves et des longues s'affaiblit dans la langue parlée. On prononga bientót longues les syllabes accentuées, sur lesquelles l'articulation se faisait plus énergique. Les autres tendirent à s'abréger. Le systéme poétique en fut largement atteint. Comme un poéte frangais moderne hésite à admettre dans son vers les syllabes muettes, que des régles séculaires l'obligent à compter, les latins, à partir du 1v? siècle, se trouvaient pris entre les lois prosodiques et les impératifs de leur oreille. Le systéme poétique n'avait plus de base naturelle dans la langue. La correction prosodique, méme pour les lecteurs capables de la percevoir, n'avait plus valeur esthétique mais seulement normative. Licences légéres, inexactitudes, abandon
des régles classiques en dehors des temps forts du poéme, bien des tentatives furent faites avant que ne se crée un systéme en accord avec l'irrésistible évolution de la langue. Ce systéme fut rythmique, fondé sur la place de l'accent des mots, sur le nombre des
syllabes et non plus sur leur quantité, et bientót aussi sur l'assonance et la rime, bien que celles-ci, d'abord
apparues en prose, ne soient pas exclusives du vers rythmique. On continuait à écrire des vers métriques: c'était le moule de la tradition, le seul qui pouvait convenir à des réalisations de haut vol. Il supposait, chez le poéte et son
public,
un
long entrainement
scolaire,
une
mémoire sans défaut des modéles antiques qui attestaient la quantité de chaque mot, donc beaucoup d'étude, d'érudition et de lectures, soutenues par une
grande ferveur pour l'héritage classique, une volonté de fidélité à travers les siècles fascinante par sa nostalgie obstinée. Les poésies métriques médiévales sont le fruit d'un effort si enthousiaste qu'il ne sent pas toujours l'effort. Mais peu de lecteurs étaient à méme de l'apprécier. Nous laisserons de cóté leur jeu artificiel
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et splendide, aussi fou que n'importe quel effort pour anéantir le temps
et nier l'histoire, fût-ce celle des
langues. Cependant la poésie rythmique ouvre une voie nouvelle à l'expression poétique. Moins soumise à la tradition classique, moins haut prisée dans l'échelle littéraire (ce qui ne veut pas dire que certains poétes n'ont pas cultivé les deux modes: une méme culture, à des degrés divers, baigne tous les clercs; la poésie rythmique est le produit d'une société intellectuelle dans ses heures les moins intellectuelles), elle était
davantage proche des nouveaux aspects de la sensibilité notamment
religieuse; moins ambitieuse, plus
malléable, elle se trouvait plus apte à exprimer ce qu'on n'avait pas encore eu le besoin d'exprimer, parce que sa langue était celle que l'on utilisait couramment, d'abord dans sa course de plus en plus rapide vers les différentes langues romanes, puis, à partir de la réforme grammaticale carolingienne, sous cette forme semi-savante et semi-usuelle, à évolution lente, que fut le latin médiéval.
Utilisant la langue latine telle qu'elle était prononcée et entendue, la poésie rythmique fut tout naturellement chant, et chant plus directement perceptible que celui de la poésie savante, elle aussi proclamée comme un chant (carmen). Certes, on rencontre dans
certains recueils des fragments de poésie classique munis d'une notation musicale, où il ne semble d'ail-
leurs pas que l'alternance longue-bréve joue le moindre róle. Mais ces mises en musique de textes dont il faut par ailleurs reconstituer intellectuellement le nombre, non prononcé et toujours sujet au doute, sont rares et
accessibles seulement à un petit nombre de lettrés. Lorsqu'il s'agissait d'obtenir l'adhésion émotive d'un plus vaste public, la parole poétique se faisait chant tout naturellement sous forme rythmique: dans les chants de guerre, les déplorations et les chants religieux, qui sont les plus anciennes formes conservées. Et ce lien avec la musique, en quoi tient à l'origine la définition de la poésie lyrique, est resté si fort qu'il
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n'est guére de textes rythmiques dont on puisse penser qu'ils n'aient pas été conçus pour être chantés, sauf aux xIv-xv? siècles. Nous verrons que la musique eut son influence sur la création de formes nouvelles. Or la tradition de ces chants était en partie orale. On notait comme aide-mémoire les paroles, mais l'air était connu d'oreille. La musique nous est donc rarement parvenue, et quand elle a été notée, aprés l'invention de moyens de notation au IX* siècle, son interprétation
reste
souvent
sujette à controverse.
Comme pour les troubadours, et à peu prés dans les mémes proportions de mélodies conservées, comme
pour les trouvéres, nous cherchons à saisir une ceuvre d'art à deux faces dont l'une reste dans l'ombre. La perte n'est cependant pas irrémédiable. D'une part, des œuvres dont nous conservons la notation il
existe à présent bon nombre d'interprétations pour nous donner une idée de leur présence musicale. D'autre part les mélodies resservaient, tel ou tel timbre pouvait recevoir de nouvelles paroles, presque à l'infini. Il est assez délicat de déterminer dans chaque cas si la musique a été faite pour les paroles ou les paroles pour la musique. Assez curieusement, les tropeurs qui adaptaient des paroles à une mélodie liturgique se souciaient parfois assez peu de faire correspondre les temps forts de la musique aux accents de la phrase, leur union n'est donc pas organique, et il n'y eut jamais de confusion totale entre le rythme musical et celui du vers, celui-ci pouvant servir à faire passer quelque irrégularité de celui-là. Le texte, en tous les cas, a le pouvoir d'exister par lui-méme, sauf aprés le XIII? siècle où souvent la musique prime tout, entrainant une diminution de la valeur poétique du texte. Dans l'éventualité oà un lecteur médiéval aurait trouvé un texte écrit inconnu de lui, il n'aurait pas
manqué de retrouver dans sa mémoire une mélodie qui puisse s'y adapter. A défaut, il lui restait, comme à nous, la musique des mots et leur rythme, qui est une des formes de musique artificielle, créée par l'homme,
reconnue
par les théoriciens.
Nous avons
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pris l'habitude, depuis le xive siècle, de nous contenter de cette musique des mots et de leur chant, qui ne dépend pas de notes de musique. La conception de la poésie comme chant ne renvoie qu'illusoirement à ces derniéres, et n'est qu'un aspect du besoin impérieux de dire quelque chose que les mots de tous les jours ne peuvent contenir, et qui est donc à l'expression quotidienne ce que le chant est à la parole. Or la poésie rythmique, par sa simplicité de manœuvre pour l'auteur et sa limpidité de perception par l'auditeur, dans une liberté qui se redonnait à elle-méme ses propres règles, issues de la recherche du plaisir auditif£, permit de retrouver les sources vives du chant. En elle se firent jour des formes neuves, liées
à l'expression de sentiments qui n'avaient pas encore trouvé d'issue littéraire. Non qu'elle fût naive ou fit table rase, mais étant moins tenue par l'expérience du passé, elle permettait d'expérimenter des voies nouvelles dans la connaissance de soi et la capacité de lexprimer. Cela jusqu'à ce qu'elle devienne son propre passé et se taise.
La grande époque de la poésie rythmique, celle des œuvres les plus accomplies techniquement, va du xir* au XIII* siècle. L'épanouissement de la poésie en langue vulgaire, en France notamment,
est donc exactement
contemporaine. Techniquement, les vers romans sont proches des vers rythmiques. Poétiquement, les thémes sont analogues. Il serait vain de dresser entre les langues des barriéres excessives ou de vouloir prouver l'influence de l'une sur l'autre ou vice versa dans d'autres cas. La littérature vernaculaire et la latine s'entraínaient l'une l'autre. Beaucoup d'auteurs composaient dans les deux langues, selon le type d'œuvre envisagée et le public. Un peu plus clerc, ou entre
étudiants,
on
écrivait
en latin; un peu
moins
clerc, ou devant un auditoire plus large, on composait en français, en provençal, ailleurs en allemand, en anglais et en italien. Une eau qui veut jaillir emploie toutes les issues possibles: il fut un temps oü une littérature nouvelle jaillit sous diverses formes. Le
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bilinguisme du répertoire au xir siècle (couplets latins, refrains francais, anglais ou allemands) est suffisam-
ment éloquent. Loin d'étre sans contact avec la culture savante, les auteurs vernaculaires
avaient générale-
ment au moins esquissé des études qui leur rendaient accessibles,
outre les chants religieux, le répertoire
des étudiants. La connaissance des compositions latines est donc nécessaire
au médiéviste
pour une
compréhension
d'ensemble du milieu culturel. Entre les. Géorgiques et l'auditeur de pastourelles, cantiques mystiques et pastourelles en latin ont constitué un réseau d'étapes lointaines et parfois inconscientes, mais dont le vague souvenir oriente un paysage mental. Mais plus encore
que pour l'historien, ces piéces ont été choisies pour leur présence poétique, pour le pur plaisir du lecteur. Elles sont peu connues, alors que certaines correspondent par bien des cótés à notre sensibilité de modernes, et qu'il suffirait d'un effort minime (la bar-
rière linguistique n'étant aprés tout guère plus contraignante que l'évolution des formes et du vocabulaire morphologique dans le domaine de l’art) pour qu'elles fassent chanter en nous quelque chose d'analogue, sinon d'identique, à ce qu'elles ont soulevé dans les àmes
de nos lointains semblables,
et
pour que nous les reconnaissions pour des fragments de poésie universelle, que leur éloignement de nos actuelles poétiques ne prive pas totalement de leur charge expressive. Dans cette perspective, la qualité intrinséque, subjectivement ressentie, a peut-étre été privilégiée aux
dépens de la représentativité historique, avec cette excuse que l'histoire littéraire se condamne au désenchantement si elle ne privilégie pas l'exceptionnel. Pour l'historien serait plus utile un recueil des ceuvres à succés, celles dont les témoins
conservés
se chif-
frent par dizaines. Or parmi les ceuvres ici retenues, il en est que l'on reconstitue à partir de fragments dans les marges, ou qu'un seul manuscrit conserve. Les
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pertes définitives sont probablement innombrables. Tout en admettant la part du hasard, rappelons-nous combien rarement la diffusion contemporaine d'une ceuvre correspond à la valeur que lui accordent les siècles. Les différentes sections de ce recueil ne sont donc pas représentatives par leur volume. Certaines, presque expérimentales, montrent ce que les poètes médiévaux pouvaient tirer de leur outil, même s'ils l'ont rarement fait. D'autres sections sont proportionnellement
défavorisées.
En
volume,
les
neuf
dixiémes au moins des textes conservés sont religieux — mais l'effort de conservation était aussi sûrement plus grand à leur égard. Or il n'est pas un chrétien de cette civilisation chrétienne qui n'ait entendu, au fil des jours et des fétes liturgiques, chanter des chants latins rythmiques. C'est donc le creuset et la source des développements dans les autres domaines;
sachant le latin, nos auteurs sont
tous clercs, donc gens d'Eglise de prés ou de loin. Pourtant une faible proportion de ces textes sont présentés ici, car une invitation à la lecture ne peut s'appuyer que sur des textes d'appréhension directe, qui ne nécessitent pas un trop long commentaire.
Trop
théologiques, ou faisant appel à trop de connaissances savantes, exégétiques ou bibliques, des hymnes et des satires ont été à regret laissées de cóté, de méme que dans le domaine amoureux d'autres accessibles seulement à qui connaît à fond la mythologie ovidienne. Notre conception de la poésie pése sur la reconnaissance que nous entreprenons de l'éternel humain, en son
identité essentielle,
à travers
l'altérité irréduc-
tible (et tout aussi indispensable à nos prises de conscience) de ces voix sauvées du temps. La culture médiévale était théocentrique, exemplaire, orientée vers la recherche de l'unité et de l'universel. La nótre est anthropocentrique, centrifuge, et valorise la diversité et le particulier. Si différentes soient-elles, les deux conceptions s'imbriquent en cette aurore de l'Europe moderne, oü l'une commence à se dessiner
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sous l'autre. Toutes deux sont riches de possibilités poétiques. Si une réaction instinctive nous porte vers des manifestations qui commencent à nous ressem-
bler, une curiosité plus réfléchie peut nous faire apprécier la richesse d'une autre conception du monde, qui fait confusément partie de notre lointain héritage. Sans l'ignorer totalement, le choix souvent
porté sur des textes peu diffusés mais jugés par nous poétiquement suggestifs fausse sans doute la vision d'ensemble, car les œuvres qui, par leur fantaisie, leur démarche intuitive ou allusive, leur ambiguité
symbolique ou ludique, leur épaisseur de significations implicites, correspondent le mieux à notre propre disponibilité au jeu poétique, se trouvent ainsi privilégiées: cela méritait une mise en garde. *
On a défini l'esthétique médiévale comme esthétique de l'identité, opposée à notre moderne esthétique de la rupture. C'est vrai dans la plupart des cas. C'est à l'intérieur d'un systéme de pensée que le poéte reformule ce que d'autres ont déjà exprimé avant lui. Le poéme est ainsi concu et percu comme une glose,
une traduction nouvelle d'un thème où l'auditeur se reconnaît, en une poétique de «thème et variation»
qui permet tous les plaisirs de l'identification, de la retrouvaille, et ceux plus subtils de l'appréciation des infractions à l'intérieur ou en lisière de la norme, où
l'effet de surprise est d'autant plus délectable qu'il est mieux encadré dans une esthétique du connu. Un tel univers culturel est fait de reflets qui jouent avec l'attente de l'auditeur. Une ceuvre n'est pas un tout solitaire, elle est accueillie dans des mémoires à la fois réceptives et actives, qui reconnaissent au passage le moindre renvoi à des motifs si connus qu'une allusion suffit à faire vibrer tout un monde de connotations. Par exemple, si un homme s'adresse à une femme en lui disant «Surge, soror», à travers ces mots
du Cantique des cantiques le clerc médiéval entend
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aussitót l'appel de l'Époux à l'Épouse, du Christ à l'Eglise, qu'il peut également ressentir comme un appel de Dieu à l'àme. Dans une poésie amoureuse, le méme appel de «sœur» (soror electa, dans la version sensuelle de Jam dulcis amica venito, n9 53 b) donne à
l'appel de l'amoureux la méme profondeur impérieuse de tendresse mystique, pimentée par la diversité du registre. Le méme réseau intertextuel qui relie chaque formulation au patrimoine biblique ou classique les relie également entre elles, par tout un jeu de reprises, gloses, contrafactures et parodies : les poétes les plus subtils ont joué de contrepoints divers en multipliant les références attendues et inattendues. Si dans le détail beaucoup de jeux de reflets nous échappent, parce que la culture sous-jacente s'est éloignée de nous et que certains éléments en sont perdus, la topique elle-méme est bien connue. La plupart des thémes sont aisément répertoriables; on peut faire l'inventaire de ce qui se chante et de ce qui ne se chante pas. Parmi les absents,/le succès matériel et le sentiment de la nature, à l'exception des saisons, symboliquement liées au devenir humain. Absent aussi, chez ces clercs dont certains pourtant
peuvent se marier, l'amour conjugal, trés présent par contre dans la premiére poésie chrétienne et qui réapparaîtra au XVI* siècle. Nous indiquerons rapidement les thèmes les plus fréquents dans chacune des cinq sections qui envisagent l'homme qui chante sous un angle d'approche particulier; ce sont comme cinq sous-espèces de l’homo poeticus : homo spiritualis, homo socialis, homo
irascibilis, homo sensualis,
homo ludens...
Origine et développement historique Le plus ancien poéme rythmique conservé est le Psalmus composé en 393 par saint Augustin pour lut-
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ter contre l'hérésie des donatistes,
à la maniére
de
ceux que les évéques donatistes faisaient chanter à leurs adeptes. On ne sait trop ce qu'imitent ces vers de seize syllabes à coupe régulière, mais à coup sûr le systéme n'a rien de quantitatif. De la méme facon, à l'usage d'un auditoire populaire ou semi-cultivé,
des tentatives furent faites, à
partir du v-vr? siècle, pour composer des prières et des hymnes selon un systéme plus accessible que celui des lettrés. La méthode utilisée fut de lire un poéme quantitatif avec les accents de la parole courante, en observant oü se trouvent les fins de mots et les coupes, puis de faire des vers avec les mémes accents et la répartition des coupes de mots, mais sans tenir compte de la quantité.
Les modèles antiques qui, par hasard, donnent des alternances régulières d'accent ont plu particulièrement, peut-étre parce que cela facilitait le chant: ils ont donc été imités de facon préférentielle,
notam-
ment chez les poétes de l'époque carolingienne formés en Italie; cela aboutissait à un nouveau principe de composition, fondé sur l'alternance réguliére de l'accent, surtout dans les formes issues d'une imita-
tion des vers trochaiques et iambiques. Une autre méthode consistait à imiter seulement le rythme des cadences
finales, à la rime et en fin de
vers: on aboutissait à des vers qui ne gardaient de l'apparence du vers métrique originel que le nombre des syllabes, la coupe fixe et les cadences finales. Épisodiquement, là oü l'accent était peu prononcé (chez les Irlandais et les Anglo-Saxons du haut Moyen Age, pour qui le latin n'était qu'une langue lue, apprise dans les livres, et au xv? siécle), on aboutit à des vers
oü l'accent est indifférent, et qui ne se caractérisent que par le nombre des syllabes et la coupe, et non par la cadence finale, soulignée uniquement par la rime. La diversité des vers métriques ainsi imités à l'origine donna naissance à un assez grand nombre de vers rythmiques, groupés en strophes d'abord analogues aux strophes utilisées dans la poésie métrique,
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et de plus en plus agrémentés d'assonances puis de rimes, procédés venus de la prose artistique, et d'alli-
térations en pays d'influence germanique. La musique contribua à émanciper les schémas rythmiques des modéles métriques. Une syllabe non accentuée pouvait, comme une mesure d'attaque, étre ajoutée ou retranchée en début de vers. D'autre part des répons de priéres, repris par la foule, pouvaient, bien qu'étant de la prose chantée, avoir un schéma rythmique séduisant, repris en refrain dans d'autres priéres, puis servir à leur tour de modèles imbriqués dans de nouvelles formes de strophe. Dés l'époque mérovingienne, on rencontre ainsi des formes qui ne peuvent avoir pour origine des schémas métriques. (Voir le n? 46, où une prose d'allure incantatoire se transforme presque insensiblement, par concentration de l'expression, en passages rythmés et rimés.) Le mouvement s'accélére à l'époque carolingienne, avec les tropes et les séquences. Les tropes sont une interpolation de texte ou de musique, ou des deux à la fois, avant, pendant ou aprés un texte liturgique. La séquence (ce qui «suit») en est la forme la plus achevée et spécialisée. Un texte complet, en rapport
avec la célébration du jour, s'adapte à la mélodie d'une vocalise liturgique, puis en se développant crée à son tour sa propre mélodie qui s'insére dans la célébration. Les plus anciennes étaient souvent rimées en —a pour retomber sur le -a final de l'Alléluia qui était leur localisation la plus fréquente ; d'autres en —e soutenaient et développaient le Kyrie, d'autres s'entrelacaient à d'autres textes liturgiques. La forme la plus caractéristique de la séquence vient de l'habitude de chanter à deux chœurs, ténors et sopranes (moines et novices): chaque phrase mélodique, ou clausule, chantée par un chœur est reprise par l'autre, sur le méme air mais avec des paroles différentes; la musique, donc la structure, change à chaque double clausule; il y a généralement une clausule d'introduction et une de sortie, chantées en commun par les deux chœurs, donc non répétées.
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La poésie médiévale latine C'était la porte ouverte à l'invention. Des centaines
de séquences, sur des mélodies célébres ou chacune
sur sa propre musique, furent composées du 1x* au xiii? siècle. Les centres de création les plus productifs furent Saint-Gall en Suisse, avec Notker le Bégue et ses successeurs,
et Saint-Martial de Limoges, oü les
moines rassemblérent un abondant répertoire provenant des provinces du Centre de la France et de la Normandie. Dès le xr* siècle apparaissent des séquences profanes qui attestent le succés de cette forme. La raison de cet engouement était la grande plasticité du genre. A l'origine totalement libérée des habitudes poétiques par la musique, la séquence se donna les ressources de sa propre musicalité: assonance, cadence rythmée, puis rime, qui firent rapidement de véritables vers rythmiques de ces formes originellement libres. Vers l'an mille s'opére un rapprochement entre ce vers nouveau,
issu de la musique liturgique, et l'an-
cien vers rythmique issu de modéles métriques. On applique désormais aux clausules de la séquence les règles qui se sont dégagées d'une nouvelle organisation du systéme poétique: les séquences se font de plus en plus réguliéres, avec des vers de type courant qu'on avait bien dans l'oreille, les clausules auparavant de longueur variable se rapprochent de la régularité des strophes des hymnes; et au xir? siècle, à Saint-Victor de Paris, seule la répétition de la phrase musicale en fait caractéristiquement des séquences. Ce qu'on appelle le «lai lyrique», caractérisé par la répétition d'une méme structure, prolonge l'héritage de la séquence. Beaucoup d'autres vers et groupements de vers sont alors expérimentés qui ne doivent
rien à l'héritage métrique: tel le fameux vers dit goliardique (7 pp + 6 p), sans modèle antique. Les poétes ont retenu de la séquence la liberté: créatrice, mais se sont créé un système cohérent qui
repose sur le nombre des syllabes, l'identité homo-: phonique des finales (rime de plus en plus riche au XII* siécle), l'identité ou l'alternance de leur cadence
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rythmique (place de l'accent en fin de vers), et éventuellement la régularité des accents à l'intérieur du vers. Une régularité de plus en plus parfaite dans les strophes isométriques, des vers de plus en plus courts et variés (dès la fin du xir? siècle, le choix des
types de strophes est à peu prés sans limite, et la fascination
exercée
par les vers courts provoque
une
accélération du tempo caractéristique), des sonorités de plus en plus recherchées, un doigté de plus en plus sûr dans les combinaisons strophiques aboutissent à une virtuosité éblouissante, une légéreté qui fait danser les mots assemblés comme par miracle. C'est l'époque des grands recueils qui nous sont parvenus: le chansonnier de Cambridge, du xr* siècle, en
appendice à un manuel scolaire, le recueil Arundel centré probablement autour de l’œuvre de Pierre de Blois, celui de Saint-Omer autour de Gautier de Chá-
tillon, le chansonnier de Ripoll, les carnets où à Saint-Martial de Limoges on rassemblait toute sorte de poésie chantée, des priéres aux piéces licencieuses, le recueil de Benediktbeuren
(Carmina Burana) vers
1230, le plus célébre de tous. C'est une époque d'assurance joyeuse, parcourue de jubilation, méme dans la mélancolie. Chaque poète se fixe à lui-même les régles d'un jeu qu'il veut de plus en plus difficile, s'impose les combinaisons les plus contraignantes. La Renaissance carolingienne s'était plu aux tours de force, acrostiches, poémes figurés qui dessinent sur
le parchemin des sortes de calligrammes. La poésie rythmique des xi-xirr? siècles dessine des arabesques de mots, s'oblige à en retrouver le contour précis de strophe en strophe, trouve sa liberté créatrice dans l'exigence formelle. Cette virtuosité ne serait rien sous la plume de médiocres. Mais, anonymes ou connus, certains poétes
à forte individualité ont tiré de l'instrument ainsi rodé de riches possibilités expressives. Trés différents de statut social et de genre de vie, ils chantent leur foi, leurs indignations, leurs amours, parfois leurs fantasmes, selon leur caractére, leur áge et le degré jus-
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qu'oü les a portés la fortune. Mais ils les chantent en utilisant les motifs traditionnels auxquels ils s'identifient et qui permettent à l'auditoire de les reconnaítre: il est souvent illusoire de vouloir tirer une biographie trop précise des détails de leur ceuvre, qui renvoient aux types et attitudes attendus, pénitent morfondu, pauvre poéte affamé, amoureux dolent, à travers lesquels ils s'expriment et que leur personnalité ne fait qu'infléchir. Des signes d'essoufflement se marquent au xiII* siècle. L'émerveillement de la découverte manque désormais: on raffine les tours de force, on varie le décor de sentiers rebattus. Les langues vulgaires suffiront désormais aux délassements profanes, méme pour les intellectuels, en attendant le renouveau de la poésie savante à la Renaissance.
Aux XIV* et xv? siècles subsiste essentiellement une poésie rythmique religieuse. Non sürement que les étudiants soient devenus plus vertueux; mais dans des universités désormais nationales, ils vivaient dans
un milieu culturel oü le latin n'était plus qu'un outil de moins en moins littéraire, et la spécificité de leur formation latine ne les prédisposait plus à former un monde culturel distinct. La piété elle aussi, méme si l'on chante des séquences jusqu'au xvr? siècle, peut désormais s'exprimer couramment par des voies plus proches de la langue quotidienne. La poésie religieuse de la fin du Moyen Age, bien qu'abondante, se fait plus litanique, répétitive, plus insistante que par le passé, s'allongeant en méditations (pia dictamina) et en priéres de plus en plus panégyriques, formelles et cérémonielles.
ORIENTATION
BIBLIOGRAPHIQUE
L'ouvrage fondamental est celui de Dag NoRBERG, Introduction à l'étude de la versification latine médiévale, Stockholm, 1957, paru la méme année que l'ouvrage de Michel BURGER, Recherches sur la structure et l'origine des vers romans, Genéve et Paris, 1957,
qui donne sur la nature des vers rythmiques le point de vue des romanistes. La présentation la plus compléte de la poésie latine médiévale a été donnée par F. J. RABv, en deux volets:
A History of Christian Latin Poetry from The Beginnings to The Close of The Middle Ages, 2* éd., Oxford,
1953, et A History of Secular Latin Poetry in The Middle Ages, 2 vol., 2* éd., Oxford, 1957.
Une partie des nombreux travaux de Peter DRONKE ont été rassemblés dans son recueil, Poet and His World, Rome, 1984.
The Medieval
Sur la poésie religieuse, voir les travaux de J. SzóVERFFY,
notamment
Die
Annalen
der
lateinischen
Hymnendichtung, Berlin, 1964-1965, 2 vol., et Patrick S. DIEHL, The Medieval European Religious Lyric : An Ars Poetica, Berkeley-Los Angeles-Londres,
1985.
Pour la poésie profane, voir Guy de VALOUS, Divertissements de clercs : la poésie amoureuse, Copenhague, 1956; Peter DRONKE, Medieval Latin and The Rise of European Love Lyric, 2* éd., Oxford, 1968; J. Szó-
vERFFY, Weltliche Dichtungen des lateinischen Mittelalters, I, Berlin, 1970, continué par Secular latin lyrics
and minor poetic forms of the Middle Ages from the tenth to the fifteenth century, Concord New Hampshire, 4 vol., 1991-1995.
20
Orientation bibliographique
Sur les goliards, voir A. G. R166, « Golias and other pseudonyms », dans Studi medievali 18 (1977), p. 65109; P. G. WALSH, «Golias and Goliardic Poetry», dans Medium aevum 52 (1983), p. 1-9, et Jill MANN,
«Satiric Subject and Satiric Object in Goliardic Literature», dans Mittellateinisches Jahrbuch
15 (1980),
p. 63-86. Sur la réaction par la satire aux changements de société, voir R. W. THOMSON,
«The Origins
of Latin Satire in Twelfth Century Europe»,
dans
Mittellateinisches Jahrbuch 13 (1978), p..73-83.
La théorie poétique médiévale est étudiée par Paul KropscH, Einführung in die Dichtungslehren des lateinischen Mittelalters, Darmstadt, 1980. Plusieurs arts poétiques sont édités par E. FARAL, Les Arts poétiques
du xIr et du xrir° siècle, Paris, 1924. Plus spécialement les traités de poésie rythmique sont édités par G. MARI, I trattati medievali di ritmica latina, Milan,
1899. Le plus important, celui de Jean de Garlande, est édité par Traugott LAWLER, The Parisiana Poetria of John of Garland, New Haven, London; 1974. Recueils et éditions — Une excellente anthologie est celle de F. J. E. RaBv, The Oxford Book of Medieval Latin Verse, Oxford, 1959 (ici abrégé: Raby).
On peut lire les piéces religieuses, entendues largement, dans les Analecta hymnica de G. DREVES et C. BLUME, Leipzig, 1886-1911, 55 vol., qui sert de collection de référence, ou avec une traduction francaise dans le recueil de H. SPITZMULLER, Poésie latine
chrétienne du Moyen Age, Paris, 1971. Les plus célébres des poésies anciennes sont traduites et commentées en annexe au manuel de Dag NORBERG,
Manuel pratique de latin médiéval,
Paris,
1968. Un choix de poésies de l'époque carolingienne est accessible dans P. GODMAN, Poetry of the Carolingian Renaissance, Londres, 1985, avec traduction anglaise et une excellente introduction (ici Godman), et, avec traduction italienne, et une forte prédominance des poémes métriques, dans F. STELLA, La poesia carolingia, Firenze, 1995.
Orientation bibliographique
21
Un choix des poésies des goliards est traduit en français par Olga DOBIACHE-ROJDESTVESNSKY, Paris, 1931; en italien par E. Massa, Carmina burana e altri canti della goliardica medievale, Rome, 1979.
Les Carmina burana sont à lire dans l'édition de A. HiLkKA et O. SCHUMANN (puis B. BISCHOFF), Heidelberg, 1930-1960, 3 vol., et un volume de commentaire, 1930; ou dans l'édition de K. FISCHER, Carmina burana lateinisch und deutsch, Zürich-München, 1974, avec
traduction allemande.
Les Carmina Cantabrigiensia
(Chansonnier de Cambridge), dans l'édition de Karl STRECKER pour la MGH, Berlin, 1926, ou dans l'édition de Jan ZIOLKOWSKI, avec traduction anglaise,
1994. Le recueil Arundel et celui d'Hugues Primat à Oxford ont été rassemblés par C. J. McDoNoucH,
The
Oxford Poems of Hugh Primas and the Arundel Lyrics, Toronto,
1984
(ici McDonough).
Les poémes
attri-
buables à Pierre de Blois sont édités par C. WoLLIN, Petri Blesensis carmina, Turnhout, 1998 (dans la collection Corpus Christianorum, Cont.,mediev. 128),
dont l'abondante bibliographie se trouve étre l'outil de travail le plus récent sur la poésie de cette époque. Les autres éditions sont indiquées en note. Pour chaque texte on n'a cité que l'édition la plus accessible ou la plus importante, avec éventuellement un commentaire essentiel.
NOTE SUR LES TEXTES Faites pour étre chantées, ces poésies ne nous sont
pas parvenues à travers des traditions limpides, mais par des voies obscures sur lesquelles le hasard croise les défaillances de la mémoire, alliées au besoin du souvenir. Tant que ces poésies étaient chantées, le besoin de les noter n'était pas aussi vif qu'il l'eüt été pour des genres plus étroitement liés à l'écriture. Cela est vrai méme des poésies religieuses, en principe plus susceptibles d'étre jugées dignes d'étre notées, en fait, du moment qu'elles n'entraient pas dans une liturgie officiellement
constituée,
aussi
fugaces,
aussi
sou-
mises à l'érosion des coutumes qui changent et des besoins qui évoluent, à l'effritement et à la recomposition du souvenir qui s'éloigne. Ce qui nous reste, souvent sur des marges ou des pages laissées blanches, plus rarement, et tardivement pour la poésie profane, en recueils, ce sont des traces éparses et divergentes,
et comme l'écume fossilisée de voix qui se sont tues. Pour les faire renaître à partir de ces débris, les édi-
teurs depuis des siécles se sont d'archéologue. Certains des textes pas dans tous les manuscrits le strophes, ni le méme sens selon contiennent.
livrés à un travail ici présentés n'ont méme nombre de les variantes qu'ils
Et les reconstitutions
ingénieusement
tentées sont parfois plus nombreuses que les témoins subsistants. Ce sont autant de réponses à l'appel qui nous est adressé, devenu si faible au cours des siècles : ces réponses sont aussi divergentes que les person-
nalités de ceux qui l'ont entendu, et, s'agissant de
24
Note sur les textes
textes poétiques, il est sans doute bon qu'il en soit ainsi et que toute la science des exégètes soit mise au
service
de réactions
beaucoup
plus profondes
et
moins conscientes.
Il n'est pas question de faire dans le cadre de ce recueil une revue critique de l'état du texte qui nous est parvenu et des différents essais de restauration. Devant des interprétations aussi autorisées que discordantes, il a fallu choisir.
Il reste qu'en quelques endroits — à compter sur les doigts d'une main - j'ai conscience que le texte latin choisi n'est peut-étre pas le meilleur. C'est que le bon texte a refusé de se laisser faire, tandis qu'une autre lecture se coulait plus cálinement le long de la phrase française. Je verse ces quelques leçons où je m'écarte de propositions que je reconnais bien fondées au chapitre de mes remords, sans m'en repentir provisoirement.
Le texte latin n'est donc pas forcément conforme aux éditions citées, tant pour la ponctuation que, plus rarement, pour certaines lectures, parfois contrólées à
nouveau sur les manuscrits. Quelques interprétations diffèrent des analyses les plus récentes, parmi lesquelles j'ai suivi bien souvent celles de Peter Dronke, dont la connaissance approfondie de ces textes privilégie toujours l'individualité poétique de l'auteur. I] m'est arrivé d'admettre des versions raccourcies: c'est généralement qu'elles figurent telles dans certains
recueils,
non
pas pour
des raisons
maté-
rielles, mais parce que le choix des contemporains a privilégié tel aspect, toujours cohérent et compact, de l’œuvre appréciée. Il est parfois difficile pour les éditeurs de reconstituer les strophes telles qu'elles étaient perques, car les vers rythmiques sont le plus souvent copiés à la suite, sans solution de continuité comme de la prose. Lorsqu'il y a une notation musicale, elle s'arréte sauf pour les séquences à la fin de la première strophe, encore ne donne-t-elle pas le découpage des vers que la rime devrait suffire à marquer, si le goüt pour les
Note sur les textes
rimes
intérieures
ne
venait
pas
25
tout
compliquer:
a-t-on affaire à plusieurs vers courts ou à un seul avec des rimes aux coupes? Ce qui fait une différence dans une mise en page moderne n'en fait guére à l'oreille. Pourtant les contemporains avaient de la structure des strophes une idée trés précise, comme il apparait dans les exemples donnés par les théoriciens. Pour lire les poémes latins L'orthographe est celle du latin médiéval, mettre une lecture qui s'approche au mieux rités de celui-ci. Certes la prononciation a dans cette langue qui est restée parlée en
pour perdes sonopu varier, plusieurs
siécles et bien des pays, et a subi l'influence
de la
langue maternelle de ceux qui l'utilisaient. Mais l'orthographe courante rend suffisamment compte des différences de prononciation avec le latin classique telles qu'elles se reflétent d'ailleurs dans les langues romanes. Les diphtongues ae et oe ofit disparu, le 4 consonne est bien un v, le i consonne est prononcé dj,
puis j au xiii? siècle. De méme c et g, devant e et i, se prononcent grosso modo comme en français. Devant
e et i, le t est prononcé, et parfois écrit, c. Contrairement aux Italiens, Espagnols, Allemands et Anglais, les Français ont perdu l'habitude de prononcer l'accent latin. C'est regrettable dans le cas présent, une des finesses reposant sur l'alternance de finales accentuées différemment. Pour percevoir la musicalité du vers latin, il est donc souhaitable de saisir, outre la rime ou l'assonance, la cadence des accents, surtout en fin de vers. J'ai donc placé un
schéma rythmique auprés des poémes aux strophes réguliéres (pour les autres, de type séquence, l'apparat eût été trop lourd). Cela suffit pour percevoir sur quelle cadence préférentielle les mots se mettent en place. Selon l'un des systémes conventionnels en usage, un chiffre signifie le nombre de syllabes, suivi
de p si le mot final est paroxyton (accent sur l'avantderniére syllabe), de pp s'il est proparoxyton (accent
26
Note sur les textes
sur la troisiéme syllabe à partir de la fin, la syllabe suivante étant bréve). La traduction
La traduction n'est qu'une invite à retrouver la complétude originelle du sens et des sons, un fil conducteur pour les latinistes, un pas à la rencontre du texte pour tous. Il a fallu choisir à chaque ligne entre l'exactitude et le plaisir des sons, entre fidélité à
la lettre et fidélité à l'esprit. N'étant pas toujours possible, la rime, ou à défaut l'assonance, a sans doute
moins d'importance que la cohérence rythmique, beaucoup moins que la finesse du sens, sauf dans les quelques textes oü tout tient dans la virtuosité. Parfois, pour plus d'immédiateté, la traduction introduit dans le texte la glose qu'il faudrait mettre en note. Ailleurs elle choisit à regret entre plusieurs interprétations possibles. L'intertextualité vivante de ces textes posait un probléme. Ils sont souvent un tissu d'allusions au répertoire antérieur, classique, biblique ou presque contemporain. Les textes pour lesquels un décryptage eüt été indispensable ont été écartés. Pour d'autres, il n'était pas question d'indiquer tous les clins d'oeil à l'auditoire que telle alliance de mots pouvait suggérer. Mais au besoin, la traduction ne s'est pas interdit d'autres clins d'ceil, rappel de textes postérieurs à l'original latin, mais qui sont le substrat plus ou moins conscient de notre propre mémoire poétique, donc capables éventuellement de tisser pour nous un réseau de résonances analogues à celles qui vibraient pour leur auditoire derrière les phrases latines.
LE CHANT DE L'HOMME DEVANT DIEU Dans l'arc-en-ciel de la rythmique médiévale, l'arc de la poésie religieuse est le plus consistant, celui qui a la plus longue portée, le premier à apparaitre, le dernier à se dissiper. Les cinquante-cinq volumes des Analecta hymnica ne suffisent pas à la.contenir. Parce que nous avons probablement perdu la plupart des chants non religieux des premiers siécles, les autres
genres ont l'air de ne se développer que sous son influence protectrice et peut-étre d'en étre issus.
Nous
n'évoquerons donc que quelques aperçus de cette voie royale. La fonction de la poésie religieuse est louange et prière, célébration et communication. Ses usages sont donc généralement liturgiques ou paraliturgiques. Ils magnifient des instants de communication avec le divin. Mais cette communication, du moment qu'elle est chantée et non silencieuse, est en fait orientée vers
la communauté d'individus simultanément pris dans la méme expérience: la poésie religieuse n'est pas uniquement réponse de l'homme à Dieu. Prise dans un langage, une mélodie, un culte, elle s'adresse aussi
à l'humanité engagée dans la méme recherche. C'est ce qui explique la trés forte pression des croyants, selon les époques et les lieux, pour que les formes poétiques annexes de la célébration répondent à leur
28
Poésie lyrique latine du Moyen Âge
attente: les tendances unificatrices de l'Église n'ont pu réduire la diversité des réponses, en relation avec l'évolution des sensibilités religieuses — sujet beaucoup plus vaste que notre propos, mais qu'il faut avoir à l'esprit lorsqu'on explore cette diversité. Tous ces textes ont en commun une forte empreinte
biblique. Mais autant et plus que du texte, la Bible méme, la poésie médiévale se nourrit des explications dont elle fut l'objet pendant des siècles, de l'habitude de la lire comme porteuse d'une vérité.à différents niveaux, selon la lettre et selon l'esprit. La poésie religieuse est un support à la méditation: celle-ci, dans tous les foyers de culture et de vie spirituelle, était entraînée à une lecture des textes saints orientés vers l'approfondissement spirituel; chaque passage des textes sacrés avait plusieurs sens, l'un apparent, historique, et d'autres qui annongaient ou représentaient de facon symbolique l'aventure de l'Eglise, celle de chaque âme, ou le devenir du monde: ce sont les sens
spirituels. Cette lecture à plusieurs nivéaux nourrit une mentalité symbolique omniprésente, qui suppose sous les mots une richesse de significations non explicites destinée à se dévoiler à la méditation. Or ceci est une démarche poétique, puisque la force expressive d'un texte dépasse le simple exposé grammatical. C'est l'exégése qui fournit les thèmes récurrents des poésies religieuses: l'étre humain est le temple du Seigneur, dont il doit restaurer et entretenir la beauté (cf. Virgines caste, n° 6, Cum recordor,
n? 8); la faute d'Eve a été rachetée par la Vierge Marie, qui est donc la seconde mére de l'humanité, comme le Christ est le second Adam (Scalam ad celos, n? 4; Cum recordor, n? 8); l'homme est en exil
sur cette terre, alors qu'il est appelé, s'il le mérite, à retourner vers sa véritable patrie, l'amour de Dieu
(Clangam filii, n° 5 ; Ut qui jubes, n° 7 ; Tandem audite me, n? 17 ;Quis est hic, n? 11). L'amour de Dieu pour
l'homme revét l'expression poétique de l'amour de l'Époux pour l'Epouse dans le Cantique des cantiques; le combat spirituel, des vices contre les ver-
Le chant de l'homme devant Dieu tus, des saints contre
29
les forces du mal, de Marie
contre le démon, nourrit toute une thématique militaire. On parle parfois d'une hymnodie impersonnelle du premier millénaire, peu à peu pénétrée par le subjectivisme et par une approche plus individuelle du probléme du destin. C'est bien sûr une simplification. Des hymnes ambrosiennes aux séquences de saint Thomas d'Aquin, il existe toute une veine de poésie dogmatique et claire, oü les faits sont posés avec assurance et sérénité, les correspondances entre l'ancien
et le nouveau, en tant que promesse et réalisation, établies en pleine lumiére. C'est le genre d'hymnes que próne la hiérarchie ecclésiastique. Et il existe aussi,
dès l’époque carolingienne, une poésie du clairobscur, où la lumière finale prend d'abord l'aspect des ténébres et de l'inquiétude, une poésie mystique que sa quéte de l'indicible voue aux recherches les plus aventureuses dans les noeuds sémantiques de l'inconscient. Le chant de l'homme devant Dieu peut étre célébration ou désir, ou les deux à la fois.
Les premiéres hymnes rythmiques La hiérarchie ecclésiastique était longtemps restée réticente devant l'élément esthétique, éventuellement incontrólé, du chant sacré. Il fallut comme garant la
limpidité dogmatique, la clarté mesurée des hymnes de saint Ambroise de Milan ou avant lui d'Hilaire de Poitiers pour qu'on admette leur usage, déjà établi dans les faits. Une hymne ambrosienne du vr? siécle (n? 1) peut servir d'exemple: louange et prière à la fois, cette poésie calme, en vers de huit syllabes directement hérités du dimétre iambique de saint Ambroise, utilise le «nous », pluriel de communauté caractéristique de la forme hymnique. Face à cette limpidité, les hymnes irlandaises (non présentées), par l'exubérance de leur recherche verbale (mots rares, sonorités recherchées),
représentent la face baroque de l'hymnodie ancienne.
30
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
Les séquences carolingiennes
Les séquences ici présentées partent d'un passage de la Bible figurant dans la liturgie du jour et en approfondissent la signification actuelle. Stans a longe (n° 2), du début du 1x° siècle, proba-
blement laudes
en provenance du
dixième
de Saint-Amand,
dimanche
aprés
pour les
la Pentecôte,
montre une tendance à l'assonance en -a sur un rythme syllabique pur, oà la place de l'accent ne compte pas, suivant la mélodie de l'Alléluia du jour. Le publicain, qui se tient avec humilité au fond du temple, n'est pas nommé, mais reconnu à son attitude (Stans a longe), qui est méditée, puis assumée par l'as-
sistance, selon la recommandation évangélique. Les séquences de Notker le Bégue, moine à l'abbaye suisse de Saint-Gall, sont parmi les plus célébres de l'époque carolingienne. Certaines sont remarquables par leur richesse de signification. La séquence de Rachel (n? 3) reprend un théme fréquemment utilisé pour la féte des saints Innocents, celui de la douleur de Rachel pleurant symboliquement sur ses enfants, d'aprés une prophétie de Jérémie appliquée au massacre des Innocents par saint Matthieu. Rachel, l'épouse préférée de Jacob, qui avait épousé aussi sa sœur aînée Lia, est dans cette séquence, inusuelle au IX* siécle par son manque de clausule d'introduction, à la fois la Vierge Marie pleurant son fils mort (virgo mater), l'Eglise pleurant ses enfants perdus dans le péché, et n'importe quelle femme pleurant son enfant. Mais tous les sens sont imbriqués, fondus l'un en l'autre, et l'on ne sait quelle est la voix, affectueuse
et un peu ironique à la fois, qui dialogue avec Rachel. C'est elle qui apporte le réconfort final: le fils pleuré posséde le régne des cieux - et cette allusion suffit à renvoyer aux saints Innocents, fétés ce jour-là. La séquence Scalam ad celos (n° 4), pour la fête des saintes ni vierges ni martyres, utilise de facon encore plus surprenante un texte alors peu répandu, les
Le chant de l'homme devant Dieu
$1
visions de sainte Perpétue. Avant son exécution, Per-
pétue avait décrit les visions que lui inspiraient l'épreuve qu'elle allait subir et la récompense éternelle qu'elle attendait. Notker donne un résumé succinct, elliptique, de ces visions fulgurantes, pour en transformer l'intention: ce qu'il próne à cette occasion, ce n'est pas la vertu héroique du martyre, mais les vertus quotidiennes, humbles et efficaces, des épouses et des méres, aussi glorieuses aux yeux de Dieu. Dieu est capable de faire méme des prostituées (allusion à sainte Marie-Madeleine) un temple pour lui-même, puisque toute âme fidèle est le temple du Seigneur. Et comme Marie a racheté la faute d’Eve, l'homme méme après le péché peut se tourner vers Dieu avec confiance. Notker pose donc d'abord une image violente, expressive, une vision de douleur (Rachel) ou de combat (Scalam ad celos) qui se trans-
forme par la méditation en priére, confiance, sérénité retrouvée. La méme démarche apparait dans la Séquence du cygne (Clangam filii, n° 5) du 1x* siècle, dont l'image-
rie est plutót exégétique que biblique. L'oiseau perdu sur la mer est chez saint Augustin et saint Grégoire le symbole
de l’âme
exilée
en
ce monde,
les étoiles
représentent dans les Moralia in Job de saint Grégoire le ciel et le désir de la révélation. L'assimilation du poéte, ou de l'auditeur, avec l'oiseau perdu sur la mer est compléte, mais implicite, autant que les cir-
constances de cet exil. Glissés parmi les motifs d'impuissance et de peur, quelques mots aux harmoniques spirituelles fortes aiguillent comme inconsciemment la lecture en un sens spirituel, mais ce n'est qu'avec l'aurore, qui donne
des forces comme
la révélation
donne la grâce, que le poème s'éclaircit aux deux sens du terme. L'assimilation du cygne à l'àme perdue dans la nuit du péché n'est évidente que dans l'acclamation
finale, lorsque les oiseaux
invités à se ras-
sembler chantent la gloire de Dieu. Un peu différente est la séquence
Virgines caste
(n° 6, fin xi? siècle), pour un couvent de femmes. Elle
32
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
pourrait d'ailleurs étre écrite par une religieuse, et
ouvre en tout cas un aperçu sur leur conception de leur mode de vie, leurs aspirations et la sublimation
effectuée par elles. Cette célébration des valeurs spirituelles de la virginité s'ouvre par une procession grandiose, toutes les vierges à la suite de la Vierge, reine
des cieux. Toutes les religieuses sont les épouses du Christ. La métaphore du mariage mystique, inspirée du Cantique des cantiques, prend dans le contexte du monachisme féminin des aspects presque voluptueux, oü l'érotisme sous-jacent du Cantique n'est nullement gommé. Les religieuses ne peuvent ressentir leur chasteté comme un manque, puisqu'elles ont le Christ. La multiplicité des épouses de celui-ci, qui vient d'un croisement entre le Cantique et l'Apocalypse, transforme l'assemblée des vierges en une sorte de harem de souverain oriental, bien gardé par les anges. Mais le Christ, roi des cieux, est en méme temps l'Agneau pascal; et avec un fondu dans les images dont seule Hildegarde de Bingen donnera l'équivalent, tandis que les vierges se transforment en fleurs, sans cesser d'étre femmes, l'Epoux se transforme en agneau bondissant capricieusement parmi ces fleurs, sans cesser
d’être amant, dans une atmosphère de plénitude printaniére, sereine et voluptueuse à la fois, où le don total
des religieuses consacrées et comblées trouve à se réaffirmer comme le temple du Seigneur. Les méditations C'est sans
doute
avec
Gottschalk
d'Orbais,
vers
840, qu'apparaît pour la première fois la poésie religieuse à la premiére personne du singulier, pénitentielle et méditative (n? 7). Connaissant les orages de
la vie de Gottschalk, ses démélés avec ses supérieurs pour sa liberté ou pour ses opinions, ses fuites et ses prisons, les critiques ont lu longtemps Ut quid jubes comme une ceuvre autobiographique, adressée à un ami pendant son exil en Frioul. Mais les allusions à la mer, à la désolation du peuple d'Israél captif à
Le chant de l'homme devant Dieu
33
Babylone (str. 5, d'aprés le psaume 136), traditionnellement liée à un exil spirituel, montrent que nous sommes dans le registre de la Séquence du cygne, et la lamentation s'achéve tout naturellement sur un chant de louange, priére et espoir de pardon. L'ami sur lequel Gottschalk s'attendrit peut n'étre qu'un autre aspect de lui-méme. Tel qu'il est dans son ambiguité, ce poéme aux inflexions cálines et désolées, coulé dans une forme aux raffinements sonores sans précédent, est à juste titre un des plus célèbres de la Renaissance carolingienne. La méme
veine égocentriste est représentée,
à la
charnière entre le xr* et le xir* siècle, par le Cum recordor (n? 8) de Marbode, évéque de Rennes, célébre
par ses poésies religieuses et profanes, métriques et rythmiques, dans le milieu du Val de Loire alors trés réceptif à toute sorte de poésie. C'est une méditation pénitentielle sur le péché et la mort, d'un type extrémement fréquent à partir du xI° siècle avec saint Pierre Damien. Chez Marbode la relation trés personnelle entre le pécheur et Dieu, à la premiére personne du singulier, tant que dure l'élan de terreur et
de repentir, retrouve le pluriel hymnique de la communion des fidéles pour la priére finale. Autre exemple tiré des Carmina burana: Iste mundus, sur le rythme haché qui est propre à la fin du xri et au xt‘ siècle, brasse des thèmes courants (passer comme l'ombre, comme l'herbe des champs, comme
la feuille de l'arbre; opposition du présent mortel au futur éternel) de la façon la plus impersonnelle. Là aussi la premiére personne du pluriel apparait au moment des résolutions finales. Philippe le Chancelier, chancelier de l'université de Paris à la fin du xir? siècle, reprend le thème sur le ton autoritaire de la prédication, à la deuxiéme personne du singulier (Ad cor tuum, n? 10). Les souve-
nirs bibliques, figuier stérile, habit de féte à prendre pour les noces, parabole des vierges sages et des vierges folles, sont uniquement tirés du Nouveau Tes-
34
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
tament, ce qui correspond à une évolution générale de la pastorale. Méditations bibliques
La méditation sur les textes sacrés donne lieu à des contrafactures poétiques qui aident à en expliciter le sens profond. Tel est le trés célébre Quis est hic (n° 11), de la fin du xr? siècle, qu'une
récente et controversée
donne
attribution
à Bruno
de Segni.
C'est une broderie sur le Cantique 5, 2-7, un des pas-
sages les plus dramatiques de l'épithalame biblique avec son alternance d'appel et d'absence. Le poéte élimine tout ce qui dans la Bible renvoie à une civilisation ou à une poétique étrangére et risque donc de
détourner l'attention de l'essentiel. Il reste l'appel, la réponse de l'Epouse à cet appel, sa déception et l'épisode brutal des gardes de la ville qui emménent l'épouse errant désolée dans les rues. Les commentaires donnaient du texte deux interprétations, l'une
allégorique, l'autre morale: la voix qui parle à la premiére personne est celle de l'Eglise, ou bien la voix
de l’âme appelée par Dieu. Les gardes de la ville sont les docteurs de l'Eglise, ou les fléches de l'amour de Dieu,
qui, le Christ étant reparti aux
cieux,
restent
comme guides à l'Eglise ou à l'áàme. L'épisode dans le poéme est beaucoup moins brutal que dans la Bible, et se termine par une sorte de procession triomphale, incompréhensible si on ne se souvient pas de l'interprétation allégorique optimisante. Se projetant dans la situation biblique, le poéte en a retenu le mouvement
essentiel,
d'enthousiasme ouvert,
l'atmosphére
nocturne,
et de déception.
lisible au niveau
Son
des sentiments
l'alternance
poéme
reste
humains
et
symboliques à la fois: c'est une poésie du clair-obscur.
Le chant de l'homme devant Dieu
35
Nouvelles directions de la poésie liturgique au xIr* siècle Alors qu'au xir? siècle la séquence se rapproche de plus en plus des hymnes, des personnalités fortes explorent des solutions qui ne seront pas reprises par la suite: Abélard et Hildegarde de Bingen sont de celles-là. Entre 1130 et 1140, Pierre Abélard a complété pour le Paraclet le cycle des hymnes qu'on y utilisait, qui étaient tirées de la liturgie cistercienne. Il le fait avec l'assurance et l'originalité qui le caractérisent: ses hymnes sont toujours admirablement accordées à la célébration du jour, et riches d'une portée dogmatique trés réfléchie. Et il ne suit pas les modes contemporaines: il évite les rimes dissyllabiques qui sont en train de devenir la régle, et ses schémas rythmiques, trés variés, sont également inusuels. In montibus hic saliens (n° 12) utilise le Cantique (2, 8-9: «voix de mon bien-aimé: voici qu'il vient,
sautant dans les montagnes, passant d'un bond les cols») à propos de l'Ascension, ce qui est inaccoutumé. Abélard explicite petit à petit une vision initiale extrêmement libre: il vient, et appelle l'épouse avec les mots du Cantique et ceux du Christ à saint Pierre (me sequere). Chaque détail ensuite améne à deviner intuitivement qu'il s'agit bien du Christ, qui n'est nommé qu'à la derniére strophe. Prévu pour matines, avant le jour, c'est un type de poéme en nocturne, qui va de l'obscur au lumineux. Pour les saints Innocents (n? 13), Abélard s'inspire
de saint Matthieu comme Notker le Bégue avant lui (cf. n9 3). Il part d'un choc émotionnel violent, réac-
tualisation dramatique du strophes pour exprimer la de Rachel, au présent. Les sont en compléte rupture
passé biblique: quatre sauvagerie de la douleur deux derniéres strophes de ton: Rachel ou les
mères des Innocents se taisent, la raison, apaisante,
montre que le sort des Innocents fut, au passé, objec-
36
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
tivement merveilleux. Rejoignant la poésie de glorification, Abélard change alors de procédé: par des antithèses qui rejoignent chez lui son goût de logicien pour la symétrie et le parallélisme, il fait valoir avec émerveillement le paradoxe de la religion chrétienne.
La sainte visionnaire Hildegarde de Bingen (10981179) est encore plus détachée des lois littéraires de son époque. Elle a laissé des séquences, des antiennes et des répons qui ne ressemblent à rien d'autre. On a cru expliquer leur irréductibilité à la norme en faisant valoir que, n'ayant pas eu une formation littéraire compléte, elle pensait en allemand, et que pour écrire en latin elle dut se faire aider au début par un prétre de son entourage. C'est faire un sort injustifié au topos obligatoire de la modestie de l'auteur. Ses ceuvres,
en prose ou non,
attestent une
connaissance
profonde de la littérature patristique et exégétique, impossible si elle avait imparfaitement maîtrisé le latin. Lorsqu'elle se dit peu adroite, c'est une facon d'affirmer son refus d'une forme ou d'une pensée toute faite. Hildegarde n'a que dédain pour ce qui risquerait d'entraver la spécificité de ce qu'elle sent le besoin impérieux d'exprimer,
elle femme
et reli-
gieuse et donc en apparence doublement soumise, mais que rien ne pourra faire taire. Sa concentration sur le sens fait que chez elle le souci formel est exclusivement recherche de la signification la plus dense; à cause de cette liberté, ses œuvres poétiques furent parfois prises pour des canevas en prose. Hildegarde commence le plus souvent par une invocation (O cohors...) qui se déroule ensuite d'un seul souffle, comme une mélodie irrépressible (c'est l'impression que donne la musique, au phrasé long et lié). Ce qu'elle invoque lui apparait en sa vérité profonde, qu'elle exprime par des images nourries d'une méditation séculaire mais liées l'une à l'autre par une réflexion originale. Une image, équivalent à une idée, en attire aussitót une autre, indispensable à son accomplissement, en une sorte de chaine compacte,
Le chant de l'homme devant Dieu
37
aux maillons serrés, mais où chaque idée, qui chez
quelqu'un d'autre serait abondamment développée, cède aussitôt la place à une autre tout aussi urgente et indispensable au cheminement de la méditation. Soit le début de l'antienne pour les apôtres (n° 14): nombreux et unis, les apôtres forment une troupe: o cohors. L'idée de troupe attire celle de milice du Christ qui vient de saint Paul: militie. Une armée a un chef, ce chef est à distinguer immédiatement dans son essence unique: il est une fleur, la fleur attendue
de la Tige de Jessé, cette tige sans épine comme la Vierge est sans péché. La troupe des apótres fait la valeur de notre terre, c'est elle qui en est la musique (sonus), le chant profond, ce qui renvoie à une cos-
mogonie exprimée en rapports musicaux, le chant des sphéres étant l'harmonie premiére du monde. Et son action est d'étre en ce monde, toujours mobile comme le Christ l'a commandé aux apôtres, mais sans
en
étre,
sans
entrer
(circumiens)
dans
cette
«région des sens déréglés», comme’ l’a appelé saint Paul. Et ainsi de suite, jusqu'à la finale triomphante, au rythme abrupt, qui se moque de la déception des impies qui ont cru avoir mis le Christ en leur puissance («sous leurs mains», terme à la fois juridique et concret), lui l'incréé, et qui ne l'ont pas retrouvé au
tombeau au matin de Páques - mais la formule, beaucoup plus vaste, implique qu'ils ne l'y retrouveront jamais, qu'en aucun cas ils ne peuvent l'emporter. L'enchainement syntaxique et sémantique est chez Hildegarde si compact qu'il la méne inévitablement et d'un seul jet du point de départ de sa contemplation au centre de sa foi, parce que tout se tient.
Le répons pour les Innocents (n? 15) est à comparer au méme théme traité par Notker le Bégue et Abélard (n° 3 et 13). Il est d'une concision allusive
qui convient au contexte liturgique oü il était chanté ; son refrain a la particularité rare d'étre apparemment, par son théme de lamentation,
en désaccord
avec le sens du couplet, qui est un chant de victoire.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
Poésie mystique des cisterciens
La poésie cistercienne ou d'inspiration cistercienne se concentre souvent sur l'aspiration mystique à se fondre dans l'amour de Dieu. Dans Tandem audite me (n? 17), qu'on a attribué à saint Bernard mais qui
est un peu plus tardif, l'élan mystique part une fois de plus du Cantique des cantiques (5,8), puis s'en détache pour exprimer le ravissement et l'aspiration à l'anéantissement en Dieu. On peut en rapprocher une hymne pour les martyrs de date incertaine (Quid, tyranne, n° 18), parce
que l'aspiration à la mort par amour, ici provocante dans son défi au Persécuteur, y est exprimée un peu dans les mêmes termes. Mais le premier poème assimile la douleur qu'est le désir de Dieu et l'amour,
celui-ci oppose triomphalement l'amour de Dieu à la douleur, extérieure et non intérieure. Poésie émotive de méditation sur la Passion
Les franciscains ont donné une direction nouvelle à la piété des fidéles en les invitant à méditer avec le plus d'engagement possible sur les souffrances du Christ et de sa mére lors de la Passion. La plupart des plaintes de la Vierge qui se multiplient à partir du xir siècle sont d'inspiration franciscaine. Mais la tendance est plus ancienne. Ainsi le trés célébre Planctus ante nescia (n9 19),
lamentation de la Vierge au calvaire, est de Godefroi de Saint-Victor, donc sort à la fin du xn siècle de cette abbaye de chanoines mystiques et savants aux portes de Paris. Le monologue dramatique de la Vierge y prend un double aspect, tantót méditation sur le sens religieux de l'engagement du Christ, tantót manifestation d'une douleur toute humaine, avec
des motifs que l'on retrouve dans les planctus profanes (plutót mourir vite que souffrir longtemps, cf. n? 28, in fine).
Le chant de l'homme devant Dieu Les plaintes de Marie-Madeleine,
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autre témoin de
la Passion et sainte extrémement populaire, ont été
traitées de la méme façon. C'est peut-être Gautier de Chátillon, contemporain de Godefroi de Saint-Victor,
qui est l'auteur du planctus fragmentaire Amoris studio (n? 20), peu répandu d'ailleurs, qui a peut-étre servi pour un drame liturgique de la Passion. Le théátre religieux n'est certes pas issu de ce genre de monologues, mais les a abondamment utilisés. Poésie dogmatique des dominicains Face à cette poésie d'apitoiement sentimental a toujours coexisté une poésie.plus intellectuelle d'évidence et de limpidité, comme chez Adam de SaintVictor au XII? siècle. Moins suspects de vagabondage spirituel que les franciscains, les dominicains l'ont cultivée de préférence. C'est à saint Thomas d'Aquin que le pape, fondant la féte nouvelle du Corpus Christi (la Féte-Dieu) en 1264, demanda de compo-
ser les chants de la liturgie de cette cérémonie. La poésie de saint Thomas est claire, régulière, logique. Il enseigne et explique tout en célébrant. La séquence Lauda Sion est un exposé complet du dogme de l'eucharistie. Les équivalences typologiques (sacrifice d'Isaac, agneau pascal, manne dans le désert) sont données ensuite, à titre d'accessoires: elles ne sont pas à la source de l'idée poétique. La splendeur du poème nait d'un ordre si bien agencé que chaque élément trouve sa place juste sous la lumière qui lui est due.
1. Jam lucis orto sidere Jam lucis orto sidere
Deum precamur supplices ut in diurnis actibus nos servet a nocentibus. Linguam refrenans temperet, ne litis horror insonet,
visum fovendo contegat ne vanitates hauriat.
Sint pura cordis intima, absistat et vecordia, carnis terat superbiam
potus cibique parcitas,
ut cum dies abscesserit noctemque sors reduxerit, mundi per abstinentiam ipsi canamus gloriam. Hymne ambrosienne, v*-vi? siècle. 4 (8 pp), assonance.
1. A prime L'astre de lumiére est levé et nous prions Dieu, suppliant
que dans nos actions de ce jour il nous préserve des méchants. Qu'il refréne notre langue, empéchant l'horreur des disputes, qu'il détourne notre regard d'absorber tout ce qui est vain.
Que le fond de nos coeurs soit pur et exempt de toute folie,
que la mesure en notre table contraigne l'orgueil de la chair, pour que, au déclin de ce jour quand l'heure raménera le soir, nous étant abstenus du monde,
nous chantions nous-mémes Sa gloire. Analecta hymnica, LI, p. 40-41.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
2. Stans a longe Stans a longe qui plurima perpetrarat facinora
atque sua revolvens secum crimina
nolebat alta contemplari celi sidera,
sed pectus tundens hec promebat ore lacrimans:
« Deus, propitius
et mea omnia
mihi peccatori esto
pius dele facinora.»
Hac voce benignam promeruit clementiam,
necnon et justificatus venit domum suam.
Cujus nos sacra sectantes exempla
« Deus benigne, nostri miserere,
dicamus Deo:
laxans debita mitis et nos justifica. »
Séquence, milieu 1x° siècle. Répertoire de Saint-Martial de Limoges.
3. NOTKER LE BÈGUE Quid tu, virgo
mater, ploras, Rachel formosa,
cujus vultus Jacob delectat?
Le chant de l'homme devant Dieu
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2. Séquence du publicain Debout au fond,
lui qui avait commis tant de mauvaises actions, méditant en lui-méme ses fautes, il ne voulait pas lever les yeux sur les hautes étoiles des cieux,
mais il se frappait la poitrine et pleurait, en disant: « O Dieu, sois bienveillant pour moi, qui suis un malfaiteur,
et efface dans ta bonté tous mes péchés. » Par ces paroles, il mérita une indulgence pleine de bonté,
et même il rentra chez lui justifié. Suivons son exemple sacré, disons à Dieu: « Dieu de bonté, de nous aie pitié, remets-nous notre dette,
et dans ta douceur renvoie-nous justifiés. » Pour les laudes du 10° dimanche après la Pentecôte, sur la mélodie de l’Alléluia ; d’après Luc 18, 10-13. Analecta hymnica, VII, 231.
3. Séquence de Rachel Pourquoi pleures-tu, vierge mère, Rachel si belle,
toi dont le visage enchante Jacob?
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
Ceu sororis anicule
lippitudo eum juvet!
Terge, mater,
Quam te decent genarum rimule!
fluentes oculos! Heu, heu, heu,
quid me incusatis fletus incassum fudisse,
cum sim orbata nato, paupertatem meam qui solus curaret,
qui non hostibus cederet
quique stolidis fratribus,
angustos terminos
quos multos, pro dolor, extuli,
quos mihi Jacob adquisivit,
esset profuturus ?
- Numquid flendus est iste qui regnum possedit celeste, quique prece frequenti miseris fratribus apud Deum auxiliatur? Séquence. Saint-Gall, aprés 862. Notker le Bégue, moine à Saint-Gall dans la seconde moitié du IX* siécle, passe pour avoir mis au point la forme de la séquence classique.
4. NOTKER LE BEGUE
In Natale sanctorum feminarum Scalam ad celos subrectam, tormentis cinctam,
cujus ima draco servare
cautus invigilat jugiter,
ne quis ejus vel primum gradum possit insaucius scandere,
Le chant de l'homme devant Dieu
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Comme si les yeux bigles de ta sceur déjà vieille lui plaisaient! Mére, essuie les larmes de tes yeux!
Leurs sillons sur tes joues, crois-tu qu'ils te convien[nent ?
— Hélas, hélas, pourquoi m'accuser de verser des pleurs sans raison,
alors que j'ai perdu mon enfant, le seul qui eût pu à ma pauvreté,
[remédier
qui n'aurait pas abandonné aüx ennemis les étroits domaines que Jacob m'a acquis,
et qui à ses fréres stupides, que j'ai par malheur en grand nombre enfantés, aurait pu étre utile? — Faut-il pleurer celui qui possède le règne des cieux,
4
et qui, par sa constante prière,
à ses misérables frères sert de soutien auprès de Dieu ? Godman,
n° 58, p. 320. Norberg, Manuel pratique de latin
médiéval, p. 176-178.
4. Pour la fête de la Nativité des Saintes Femmes Une échelle dressée vers le ciel, entourée de tourments,
dont un dragon vigilant surveille la base, sans répit, pour que personne ne puisse seulement poser le pied sur le premier degré sans être attaqué,
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
cujus ascensus extracto
Ethiops gladio vetat exitium minitans,
hanc ergo scalam ita Christi amor feminis fecit perviam, ut dracone conculcato
et Ethiopis gladio transito,
cujus supremis innixus
juvenis splendidus ramum aureolum retinet: per omne genus tormentorum celi apicem queant capere et de manu confortantis
regis auream lauream sumere.
Quid tibi profecit,
profane serpens, quondam unam
cum virgo pepererit incarnatum
Dei patris
decepisse mulierem,
unicum dominum Jesum?
Qui predam tibi tulit et armilla maxillam forat*,
ut egressum Eve natis fiat, quos tenere cupis.
Nunc ergo temet virgines
et maritatas parere
vincere cernis, invide,
filios Deo placitos,
et viduarum maritis fidem nunc ingemis integram,
qui creatori
fidem negare persuaseras virgini.
Feminas nunc vides in bello que filios suos instigant contra te acto duces existere, fortiter tua tormenta vincere.
Le chant de l'homme devant Dieu
47
dont un Éthiopien interdit la montée, glaive dégainé, en menagant de mort, dont le sommet est occupé par un jeune homme resplendissant qui tient un rameau doré.
Eh bien, cette échelle, l'amour du Christ l'a rendue si aisée pour les femmes que, le dragon piétiné, le glaive de l'Éthiopien laissé en arriére, en traversant toute espéce d'épreuves, elles peuvent atteindre le plus haut du ciel, et prendre de la main du roi qui les accueille le laurier d'or de la victoire.
Que t'a-t-il servi, serpent impie, d'avoir jadis trompé une femme, une seule,
puisqu'une vierge a enfanté, incarné de Dieu le Pére, notre unique seigneur, Jésus?
Il t'a enlevé ta proie et a percé ta mâchoire d'un anneau* 3 pour permettre l'évasion aux enfants d'Eve, que tu veux retenir.
Et maintenant,
malveillant,
tu vois les vierges te
vaincre,
et les femmes mariées mettre au monde des enfants qui plaisent à Dieu,
et tu gémis de voir les veuves conserver leur foi intacte à leur mari, toi qui avais persuadé une vierge de refuser sa foi au Créateur. Et maintenant tu vois des femmes diriger la guerre menée contre toi,
en encourageant leurs enfants à vaincre tes tourments avec courage. * Percé ta máchoire d'un anneau: ce que Dieu fit à Léviathan, Job 40, 21.
[
48
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
Quin et tua vasa et hec sibi templum meretrices Dominus emundat. dignatur efficere purgatum.
Pro his nunc beneficiis
qui et stantes corroborat
in commune Dominum
et prolapsis dexteram
nos glorificemus
porrigit, ut saltem
et pecccatores et justi,
post facinora surgamus.
Séquence. Saint-Gall, aprés 862.
5. Clangam, filii Clangam, filii,
ploratione una
alitis cygni, qui transfretavit equora.
O quam amare lamentabatur, arida
se dereliquisse florigera — aiens: «Infelix sum avicula : et petisse alta maria, heu mihi, quid agam [misera ?
Pennis soluta inniti lucida non potero hic in stilla.
Undis quatior, procellis hinc inde nunc allidor exsulata.
Angor inter arta gurgitum cacumina, gemens alatizo intuens mortifera,
Cernens copiosa piscium legumina,
non conscendens supera.
alimenta optima.
non queo in denso gurgitum assumere
Le chant de l'homme devant Dieu
Bien plus, méme
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tes réceptacles, les prostituées, le
Seigneur les nettoie, et trouve bon d'en faire pour lui-méme un temple purifié. Maintenant,
pour
tous
ces bienfaits,
glorifions en-
semble le Seigneur, tant les pécheurs que les justes, car il fortifie ceux qui tiennent, il tend la main à ceux
qui tombent, pour qu'au moins aprés nos fautes nous nous relevions. Godman, n? 57, p. 318.
5. Séquence du cygne J
Je vais crier, enfants, en une complainte commune,
la plainte du cygne ailé, qui a traversé les océans. Combien amérement il se lamentait d'avoir laissé la terre fleurie, et d'avoir gagné la haute mer! Il se disait:
«Malheureux
oiselet que je suis, hélas
que faire, misérable? Épuisé, je ne pourrai prendre appui sur mes plumes
d'ici, sur l'onde aux gouttes étincelantes. Me voilà secoué par les eaux, ballotté de-ci de-là par la tourmente, perdu loin de chez moi. Enfermé entre les hautes crétes des lames, je bats des ailes en gémissant, je vois la mort autour de moi,
incapable de m'élever vers le ciel. J'aperçois les algues plantureuses qui nourrissent les poissons, mais je ne puis aller chercher cette nourriture excellente dans le gouffre des eaux profondes.
50
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
Ortus, occasus, plage poli, Sufflagitate Oriona,
administrate lucida sidera! effugitantes nubes [occiduas ! »
Dum hec cogitaret tacita, Oppitulata afflamine venit rutila cepit virium adminicula aurora. recuperare fortia. Ovatizans
hilarata
jam agebatur
ac jucundata
inter alta
nimis facta,
et consueta nubium
penetrebatur marium
sidera,
flumina.
Dulcimode cantitans volitavit ad amena
Concurrite omnia alitum et conclamate
arida.
agmina: Regi magno sit gloria!
Séquence, 1X? siècle.
6. Virgines caste Virgines caste, virginis summe decus precinentes
ceteras quoque condignas laude post hanc venerantes,
Le chant de l'homme devant Dieu
51
Orient, occident, horizons du ciel, faites apparaitre les claires étoiles,
dégagez Orion, mettez en fuite les nuages du couchant! »
Il pensait cela sans mot dire, et voici que vint l'aurore éblouissante à son secours. Avec l'aide de la brise du matin, il commença à retrouver ses forces. Et le voilà, triomphant, qui s'éléve à travers hautes étoiles et les nuages, sa patrie.
les
Rendu au comble de la joie et du bonheur, il traverse les courants des océans.
Chantant doucement,
il s'envola vers la terre ferme,
le séjour de délices. Accourez tous, troupes
d'oiseaux, ;exclamez-vous
ensemble:
Gloire au supréme roi! Godman, n? 59, p. 322; Norberg, Manuel pratique, p. 175.
6. Pour la féte des saintes vierges Que les chastes vierges qui chantent l'honneur de la plus haute Vierge et vénérent aprés elle toutes les autres vierges dignes aussi d'étre louées,
50
Poésie lyrique latine du Moyen Âge psalmis et imnis, canticis dignis sibi colloquentes, solvant in istis debite laudis hostias sollemnes.
Hec est adextrix assistens regis,
illa regina, juncta latere sola cum rege procedit ipsa, aurata veste varietate circumamicta.
Tanquam dominam sequitur ipsam queque beata. Post eam adducte
virgines devote regi sunt oblate, Christo consecrate ; talis erat Thecla, Agnes et Lucia,
Agathes et multa virginum caterva.
Filie Tyri, munera ferentes
x
Le chant de l'homme devant Dieu
s'adressant à elle par des psaumes et des cantiques, des chants dignes d'elle,
lui rendent par ces chants l'offrande solennelle de l'honneur qui lui est dû. C'est elle qui se tient à la droite du roi, c'est elle la reine,
prés de son cóté, seule avec le roi,
elle qui s'avance, tout enveloppée d'un manteau doré et tout chamarré. Comme à leur Dame toutes les saintes
lui font cortège. Venant à sa suite
les vierges vouées sont offertes au roi, au Christ consacrées: telles furent Thècle, Agnès et Lucie,
Agathe et tant d’autres,
troupeau virginal. Les filles de Tyr, portant des présents,
53
54
Poésie lyrique latine du Moyen Áge et in his regis vultum deprecantes, hostias cunctis habent puriores, corpore munde, corde sanctiores.
Holocaustum domino offerunt ex integro virgines carne, integre mente,
immortalem sponsum eligentes Christum. O felices nuptie,
quibus nulle macule, nulli dolores partus sunt graves,
nec pelex timenda, nec nutrix molesta. Lectulos harum Christo vacantes
angeli vallent custodientes : ne quis incestus temeret illas, ensibus strictis arcent immundos. Dormit in istis
Christus cum illis: felix hic somnus, requies dulcis,
quo, cum fovetur
E
Le chant de l'homme devant Dieu
implorent par eux la faveur royale.
Les victimes qu'elles offrent sont de toutes les plus pures, immaculées de corps, de cceur plus saintes encore.
Elles offrent au Seigneur un sacrifice total,
vierges en leur chair, intégres en esprit,
en choisissant pour époux
immortel le Christ.
Bienheureuses noces, oü il n'est point de souillure, point de ces terribles douleurs de l'enfantement, pas de belle-mére à craindre,
pas de nourrice pénible. Les anges protégent les lits de ces vierges, vides pour le Christ,
et font bonne garde: pour que nul inceste ne les profane,
de leur glaive nu ils écartent les infámes. Le Christ dans ces lits s'endort avec elles: heureux ce sommeil et doux ce repos,
où la vierge fidèle
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56
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
virgo fidelis inter amplexus sponsi celestis,
dextera sponsi sponsa complexa,
capiti leva dormit submissa : pervigil corde corpore dormit et sponsi grato sinu quiescit.
Approbans somnum sponsus beatum, inquietari
prohibet illam: « Ne suscitetis,
inquit, dilectam, dum ipsa volet, ita quietam. »
Hic ecclesiastici flos est ille germinis, tam rosis quam liliis multiplex innumeris, quorum est flagrantiis ager sponsi nobilis naribus et oculis eque delectabilis. Ornate tam bissina veste quam purpurea,
leva tenent lilia, rosas habent dextera, et, corona gemina
redimite capita, agni sine macula percurrunt itinera.
x
Le chant de l'homme devant Dieu étant à l'abri entre les deux bras
de l'époux céleste,
le bras droit de l'époux entourant l'épouse, l'autre sous sa téte, elle dort soumise: son cceur veille,
son corps sommeille, elle repose sur le sein chéri de l'époux. Comme il apprécie cet heureux sommeil,
l'époux interdit qu'on la réveille: « Ne dérangez pas, dit-il, mon aimée, tant qu'elle le veut, ainsi apaisée. »
D
C'est cela la fleur de la plante qu'est l'Eglise, plante aux tiges innombrables, tant roses que lys, et par leur éclat le noble champ de l'époux est tout aussi délectable à l'odorat qu'à la vue. Embellies d'habits
tant de lin que de pourpre, dans la main gauche des lys, dans la droite des roses, la téte ennoblie d'une double couronne, elles suivent les voies
de l'agneau sans tache.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge His quoque floribus semper recentibus sanctorum intexta capitum sunt serta. His agnus pascitur
atque reficitur, hi flores electa sunt illius esca. Hic, choro talium vallatus agminum, hortorum amena discurrit hac illac,
qui non comprehensus ab his, nunc elapsus
quadam quasi fuga petulans exultat. Crebro saltus dat hic agnus, inter illas discurrendo,
et cum ipsis requiescit
fervore meridiano. In earum pectore cubat in meridie, inter mammas virginum collocat cubiculum. Virgo quippe cum sit ipse virgineque matre natus,
Le chant de l'homme devant Dieu C'est aussi de ces fleurs
toujours fraîches que sont serties les couronnes
de leurs saintes tétes.
De ces fleurs aussi l'Agneau tire sa páture, elles sont, choisie entre toutes, sa nourriture.
Et lui, entouré par la troupe de pareille armée, parcourt cà et là les plaisirs de ce jardin de fleurs, et, sans étre retenu
par elles, parfois leur échappe en une sorte de fuite E bondissante et capricieuse. Sans cesse il bondit, cet Agneau,
en folátrant parmi elles,
et avec elles
prend son repos dans la chaleur de midi.
Sur leur poitrine il se couche en plein midi, entre les seins de ces vierges il se niche à l'abri. Et comme il est
lui-même vierge et né d'une mére vierge,
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
virginales super omnes amat et querit amplexus. Somnus illi placidus in castis est sinibus,
ne qua forte macula sua fedet vellera.
Hoc attende canticum,
devotarum virginum insigne collegium, quo nostra devotio majore se studio templum ornet Domino.
*
Amen. Séquence tardive, sous forme de lai lyrique. Fin xr? siècle.
7. GOTTSCHALK D'ORBAIS Ut quid jubes,
pusiole,
quare mandas, carmen dulce
filiole, me cantare,
cum sim longe
exul valde
Le chant de l'homme devant Dieu
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i] aime et recherche plus que les autres les caresses virginales. Son sommeil est paisible sur les seins si chastes,
pour qu'aucune tache ne vienne souiller sa toison.
Ecoute ce chant, sainte communauté des vierges consacrées,
pour que notre dévotion ait encore plus d'ardeur 4 à embellir le temple du Seigneur. Amen.
Sources: Le Cantique, 6, 7 parle de soixante reines et quatrevingts concubines - 8, 3: «son bras gauche est sous ma tête.»
- L'Apocalypse, 14, 4 parle de 144 000 hommes vierges servants de l'Agneau. Saint Cyprien, De habitu virginum, parle des anges qui servent militairement pour les vierges. Éd. P. Dronke dans Lateinische Dichtungen des X. und XI. Jhdts : Festgabe W. Bulst, Heidelberg, 1981, p. 93-96.
7. Ut quid jubes Pourquoi vouloir, mon tout petit, me demander, enfant chéri, de chanter un chant de douceur,
quand je suis loin, tant exilé
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge intra mare? O cur jubes canere? Magis mihi,
miserule,
flere libet, puerule, plus plorare quam cantare carmen tale jubes quale, amor care. O cur jubes canere? Mallem scias, pusillule, ut velles tu, fratercule,
pio corde condolere mihi atque prona mente conlugere. O cur jubes canere? Scis, divine tyruncule, scis, superne clientule, hic diu me exulare, multa die sive nocte tolerare.
O cur jubes canere?
Scis captive plebicule Israheli cognomine preceptum in Babylone decantare extra longe fines Jude. O cur jubes canere? Non potuerunt utique,
nec debuerunt itaque carmen dulce coram gente aliene nostri terre resonare*. O cur jubes canere?
4
Le chant de l'homme devant Dieu
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dans l'océan de douleur? . Pourquoi me dire de chanter? Il me faut bien plutót pleurer, pauvre petit, mon pauvre enfant, plutót sangloter que chanter comme tu veux, toi que j'aime tant, un pareil chant. Pourquoi me dire de chanter? Je préférerais, mon petit, que ce soit toi, mon petit frére, qui veuilles bien, d'un cœur aimant
et de tout ton attachement, sur moi gémir et lamenter. Pourquoi me dire de chanter?
Tu le sais, apprenti de Dieu, tu sais, petit client des cieux, ^
que je suis en exil ici de longtemps, de jour et de nuit, en grand tourment. Pourquoi me dire de chanter?
Tu sais qu'au peuple prisonnier du nom d'Israél dénommé il fut ordonné de chanter à Babylone, là-bas si loin de la Judée!
Pourquoi me dire de chanter? Mais méme ainsi ils n'ont pas pu leur obéir, ils n'ont pas dà
faire entendre un chant de douceur devant le peuple d'une terre étrangère*. Pourquoi me dire de chanter? * Allusion au psaume 136: les Hébreux emmenés captifs à Babylone ne veulent pas chanter pour leurs vainqueurs.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
Sed quia vis
omnimode,
osodalis egregie, canam patri filioque simul atque procedente ex utroque.
Hoc cano ultronee. «Benedictus es, domine, pater, nate, paraclite, deus trine, deus une, deus summe, . deus pie,
.
deus juste. » Hoc cano spontanee.
«Exulego
diuscule
hoc in mari
sum, domine,
annos nempe nosti fore,
duos fere sed jam jamque
miserere.
Hoc rogo humillime.
Plenus enim
facinore
egosum,o
rex optime,
pleniorem
secte vere
pietatem
novi esse
fateorque. Hoc credo firmissime. Propterea, piissime, miserere jam, domine,
pietatis,
rector clare,
famulique,
rex eterne,
memorare. Prono posco pectore. Reduc me velocissime, o ductor clementissime.
Nolo hic me |magis esse, pater sancte, flatus alme
Le chant de l'homme devant Dieu
Mais puisque c'est ta volonté, ó mon compagnon distingué. je chanterai au Pére, au Fils
et à Celui-là qui procéde de tous les deux. Cela je chante volontiers. « Tu es béni, seigneur, Pére, Fils et Protecteur,
Dieu triple, Dieu unique, Dieu de grandeur, Dieu de bonté, Dieu de justice. » Cela je chante volontiers.
«Je suis exilé de longtemps, Seigneur, parmi cet océan:
voilà bientót presque deux ans, oui tu le sais, mais désormais
sois clément:
c'est ce que j'implore humblement. Je suis tout rempli de péché, ó roi de magnanimité, et je sais, je reconnais
que la piété de tes élus est bien plus pure. Je crois cela trés fermement. C'est pourquoi, ó Dieu de douceur, aie pitié de moi, Seigneur, roi éternel, roi de splendeur,
rappelle-toi ton serviteur et ta douceur:
je t'implore du fond du cœur. Raméne-moi trés vite à toi,
ó guide trés compatissant. Je ne veux pas rester ici, Pére saint, bienfaisant Esprit
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
veridice. Hoc rogo precipue. Interim cum pusione situs hac in regione, psallam ore, psallam corde, psallam die, psallam nocte carmen dulce tibi, rex piissime. » : 2 (4p + 4 pp}, 2 (4 p + 4p) 4p, 7 pp, rimé en -e. Vers
825. Moine
oblat à Fulda,
le Saxon
Gottschalk
eut de
longs et amers démélés avec ses supérieurs sur des points disciplinaires et théologiques (la prédestination), ce qui lui valut, aprés de longues luttes, de finir ses jours en prison.
8. MARBODE Cum recordor quanta cura sum sectatus peritura
et quam dura sub censura mors exercet sua jura,
in interiori meo, quod est patens soli Deo, dans rugitum sicut leo
pro peccatis meis fleo.
Cum recordor transiturum me per mortis iter durum et quid de me sit futurum post examen illud purum, mentis anxius tumultu, que virtutum caret cultu, tristi corde, tristi vultu,
preces fundo cum singultu.
Le chant de l'homme devant Dieu de vérité,
c'est ce que j'implore instamment. »
B»
*
Entre-temps, avec mon petit,
dans cette région d'attente, je dirai de bouche et de cœur, je dirai de jour et de nuit un chant de douceur pour toi, trés bienfaisant Seigneur. » Godman, n? 33, p. 228.
8. Cum recordor quanta cura Quand je me rappelle le mal que j'ai pris à chercher ce qui doit périr, et sous quelle dure loi la mort exerce ses droits,
dans le plus secret de mon áme qui n'est visible qu'à Dieu seul, en rugissant comme un lion sur mes péchés je fonds en larmes.
Quand je me rappelle qu'il faut passer par le dur chemin de la mort,
et tout ce qui va m'arriver aprés l'inflexible pesée,
angoissé par les remous de mon âme inaccoutumée aux vertus, triste de cœur et de visage, je méle priére et sanglots.
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Poésie lyrique latine du Moyen Âge
Cum singultu preces fundo, flecto genus, pectus tundo,
ore loquens tremebundo ad te clamans de profundo. Jesu Christe, fili Dei, consubstantialis ei, factor noctis et diei,
:
quero, miserere mei.
Per parentis prime morsum
lapsi sumus huc deorsum, gravant nobis culpe dorsum quas commisimus seorsum.
Per secundam genetricem, seculi reparatricem,
veterem converte vicem, corpus lavans atque psychen. Sit laus Christo, nostro Patri, sit laus sue sancte Matri, qui nos tueantur atri
a suppliciis barathri. 4 (8 p), rimé aaaa.
Marbode d'Angers, évéque de Rennes, mort en 1120, jouissait d'une grande célébrité comme poéte métrique et rythmique.
9. Iste mundus furibundus Iste mundus furibundus quia fluunt et decurrunt
falsa prestat gaudia, ceu campi lilia.
Le chant de l'homme devant Dieu
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Je méle sanglots et priéres, à genoux, me frappant le cœur, ma bouche tremble quand je parle, criant vers toi des profondeurs. Jésus Christ, toi fils de Dieu et consubstantiel à lui,
toi qui fis le jour et la nuit, aie pitié de moi, je t'en prie.
Un coup de dents de notre premiére mére nous a faits tomber ici-bas,
et nous portons sur nos-épaules chacun nos fautes personnelles. Or par notre seconde Mére, celle qui rachète ce siècle,
restaure notre ancien état z en nous lavant le corps et l'âme. Louange au Christ, à notre Pére,
louange à sa trés sainte Mére,
qu'ils nous protégent des tourments de l'abime ténébreux. Raby, p. 210.
Cet univers
tout de fureur
ne donne que fausses
joies,
car elles passent les champs.
et se défont
comme les lys dans
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
Laus mundana,
vita vana
vera tollit premia,
nam impellit et submergit animas in tartara. Lex carnalis et mortalis valde transitoria fugit, transit velut umbra, que non est corporea. Quod videmus veltenemus in presenti patria, dimittemus et perdemus quasi quercus folia. Fugiamus, contemnamus hujus vite dulcia, ne perdamus in futuro pretiosa munera! Conteramus,
confringamus
ut cum justis
etelectis
gratulari
mereamur
carnis desideria,
in celesti gloria per eterna secula!
4 p 4 p + 7 pp. Rimé aab ccb ddb... avec irrégularités.
10. PHILIPPE LE CHANCELIER Ad cor tuum revertere, condicionis misere homo! cur spernis vivere? Cur dedicas te vitiis?
Cur indulges malitiis? Cur excessus non corrigis
nec gressus tuos dirigis in semitis justitie,
sed contra te cotidie iram Dei exasperas? In te succidi metue radices ficus fatue, cum fructus nullos afferas!
Le chant de l'homme devant Dieu
Louange mondaine, récompenses,
existence vaine
14
ôtent les vraies
car elles poussent et engouffrent les âmes dans les enfers. La loi charnelle, loi mortelle et tout à fait passagère passe et s'enfuit, ombre qui fuit et n'a rien de matériel. Ce que nous voyons, ce que nous tenons dans notre patrie présente
nous le perdrons et quitterons comme des feuilles mouvantes. Aussi fuyons et méprisons les douceurs de cette vie pour ne pas perdre à l'avenir d'autrement précieux bienfaits. Macérons-nous et SOGAR les appétits de la chair pour mériter d'étre accueillis parmi la gloire céleste avec les justes et les élus pour l'éternité des siècles. #
Carmina burana 24.
10. Ad cor tuum revertere Reviens à toi et à ton coeur,
homme à Pourquoi pourquoi Pourquoi
condition de misére! négliges-tu de vivre, t'adonnes-tu aux vices? te complais-tu au mal?
Pourquoi rester dans tes excés
sans vouloir diriger tes pas sur les voies de la justice? mais chaque jour tu exaspéres
le courroux de Dieu contre toi. Tremble donc qu'il n'arrache en toi la souche du figuier stérile, toi qui ne portes pas de fruit!
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Poésie lyrique latine du Moyen Âge O condicio misera! Considera. quam aspera sit hec vita, mors altera, que sic immutat statum! Cur non purgas reatum sine mora,
cum sit hora tibi mortis incognita? et in vita
caritas que non proficit prorsus aret et deficit nec efficit beatum. Si vocatus ad nuptias advenias sine veste nuptiali,
x
a curia regali expelleris, et obviam si veneris Sponso lampade vacua, es quasi virgo fatua. Ergo vide ne dormias,
sed vigilans aperias Domino, cum pulsaverit. Beatus, quem invenerit vigilantem cum venerit! Philippe, chancelier de l'école de Notre-Dame de Paris (mort en 1236), est l'auteur de sermons, de traités théologiques, et de
poèmes religieux, souvent en l'honneur de la Vierge, et satiriques. Voir n° 37 et 38.
Le chant de l'homme devant Dieu
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Ó condition de misére! Considére combien amére est cette vie, autre mort
qui change ainsi notre sort! Pourquoi ne pas purger ta faute sans nul délai,
puisque l'heure de la mort t'est inconnue, puisqu'en cette vie la charité qui ne progresse pas du coup régresse et disparaît
et ne te rend pas bienheureux. Si lorsqu'on t'invite à des noces tu y vas sans l'habit nuptial,
>
on te chassera de la cour royale, et si tu vas à la rencontre de l'Epoux sans huile à ta lampe, tu n'es qu'une vierge folle. Veille donc à ne pas dormir,
mais reste éveillé pour ouvrir au Seigneur, quand il frappera. Heureux celui qu'il trouvera vigilant quand il reviendra! Str. 1 - le figuier stérile: Mt. 3,10. Str. 3 — la robe de fête:Mt. 22, 1-14; les vierges folles: Mt. 25, 2. Carmina burana 26.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
11. BRUNO DE SEGNI (?) Quis est hic qui pulsat ad ostium, noctis rumpens somnium ?
Me vocat: «O virginum pulcherrima, soror, conjux, gemma splendidissima, cito surgens aperi, dulcissima! . Ego sum summi regis filius, primus et novissimus,
qui de celis in has veni tenebras liberare captivorum animas,
passus mortem et multas injurias. » Mox ego dereliqui lectulum, cucurri ad pessulum,
ut dilecto tota domus pateat et mens mea plenissime videat quem videre maxime desiderat.
»
At ille jam inde transierat,
ostium reliquerat. Quid ergo, miserrima, quid facerem ? Lacrimando sum secuta juvenem manus cujus plasmaverunt hominem.
Vigiles urbis invenerunt me, exspoliaverunt me,
abstulerunt et dederunt pallium, cantaverunt mihi novum canticum quo in regis inducar palatium. 10 pp, 7 pp, 3 (11 pp) rimé aabbb. Fin xI° ou début xii*. Longtemps attribué à saint Pierre Damien, il l’est à présent à Bruno de Segni (cf. Medium Aevum 39, 1970, p. 170), attribution encore controversée mais acceptée par
J. Szóverffy (A Concise History of Latin Hymnody, p. 66).
Le chant de l'homme devant Dieu
11. Quis est hic qui pulsat? Qui est-ce qui frappe à la porte, rompant le sommeil de la nuit? Il m'appelle: «O toi la plus belle de toutes, ma
soeur, mon
épouse, ma perle entre toutes,
léve-toi vite, ouvre, ma toute douce.
Je suis le fils du roi des rois, commencement et fin de toutes choses, venu des cieux dans les ténébres d'ici-bas
pour libérer les âmes prisonnières en souffrant la mort et bien des tourments. »
Aussitót j'ai abandonné ma couche, j'ai couru tirer le verrou, pour que toute ma demeure s'ouvre à l'aimé et que mon esprit puisse voir pleinement celui qu'elle désire voir ardemment.
Mais il était déjà passé, il n'était pas resté à ma porte. Que faire alors, malheureuse, que faire?
En pleurant, j'ai suivi celui dont les mains ont façonné l'homme. Les gardes de la ville m'ont trouvée, ils m'ont déshabillée, ils ont remplacé par un autre mon
manteau,
ils m'ont chanté un cantique nouveau pour me conduire au palais du roi. Inspiré du Cantique 5, 2. Raby
n? 115, p. 158.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
12. ABÉLARD In montibus hic saliens venit colles transsiliens, sponsam vocat
de montis vertice : Surge, soror,
et me jam sequere.
Ad paternum palatium, ad patris scandens solium,
sponse clamat: Dilecta, propera, sede mecum in patris dextera. Omnis turba te civium,
te regnum manet patrium, tue tota cum patre curia presentie
requirit gaudia.
Que regis sponse congruant, que regine conveniant,
hic intextas ex auro cyclades cum purpuris
gemmatis indues.
Sit Christo summo gloria, qui scandens super sidera cum Spiritu,
cum Patre supera Deus unus
regit et infera.
E
Le chant de l'homme devant Dieu
12. Hymne pour l'Ascension, à prime Bondissant dans les montagnes, il vient, sautant les collines, du haut des monts
il appelle sa fiancée: « Léve-toi, ma sceur, et viens avec mol.»
Tout en montant au palais paternel,
vers le siége oü tróne son pére, il crie à sa fiancée: « Vite, ma bien-aimée,
assieds-toi avec moi à la droite du Pére. C'est toi qu'attend la foule et le royaume paternel, toute la cour
^
avec mon pére
requiert la joie de ta présence. Ce qui convient à l'épouse d'un roi, ce qui est bon pour une reine, robes à traîne tissée d'or,
habits de pourpre et de joyaux, ici tu les revêtiras. » Au Christ très haut soit toute gloire qui montant au-delà des astres, avec l'Esprit, avec le Père,
dieu unique, gouverne les cieux et les enfers.
77
78
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
2 (8 pp), 2 (4 p * 6 pp), rimé aabb. Pierre Abélard (1079-1143) estle professeur de logique et de théologie le plus marquant de son siécle. Vers 1138-1140, il compose tout un recueil d'hymnes pour les religieuses du Paraclet, que dirige sa femme Héloise.
13. ABÉLARD In festo
Innocentum, ad laudes
Est in Rama
vox audita Rachel flentis super natos interfectos
ejulantis. Lacerata
jacent membra parvulorum, et tam lacte quam cruore rigant humum. His incumbens orba parens ejulando recollecta fovet frusta sinu pio.
Tundit pectus, scindit sinus cecus furor, quem maternus et humanus facit amor.
Le chant de l'homme devant Dieu
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Théme: Cant. 2, 8-9. Ed. J. Szóverffy, Hymnarius Paraclitensis, n? 62, p. 133.
13. Hymne
pour la féte des Innocents, à laudes Dans Rama résonne une voix: c'est celle de Rachel qui pleure, qui se lamente sur ses enfants massacrés.
Déchiquetés gisent à terre les membres des nouveaunés. Ils trempent le sol de lait autant que de sang.
Penchée
sur
eux,
la mère
désertée,
en
hurlant,
réchauffe sur son cœur aimant les fragments qu'elle a rassemblés.
Elle se frappe la poitrine, se déchire le cœur, en une rage aveugle, causée par l'amour, l'amour maternel, l'amour naturel.
80
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
Interfecti sunt inviti
sed pro vita: meritorum fuit nullum,
merces multa. Merces ipsa fuit vita, quam et ipsi moriendo, non loquendo, sunt confessi. 6 (4 p), rimé aabccb.
HILDEGARDE
DE BINGEN
14. Antiphona O cohors militie floris virge non spinate, tu sonus orbis terre, circuiens regiones insanorum sensuum,
epulantium cum porcis, quos expugnasti per infusum adjutorem,
ponentem radices in tabernacula pleni operis Verbi Patris. Tu etiam nobilis es gens Salvatoris, intrans viam regenerationis aque per Agnum, qui te misit in gladio inter sevissimos canes,
qui suam gloriam destruxerunt in operibus digitorum suorum, statuentes non manufactum
Le chant de l'homme devant Dieu
81
Ils ont été tués, malgré FAReux, mais^ pour que7, vive la vie. D Ils n'y ont eu aucun mérite, mais quelle récompense!
Car la récompense,
ce fut la Vie, qu'eux-mémes,
en
mourant — non en parlant - ont proclamée. Théme: Mt. 2, 18.
Ed. J. Szóverffy, Hymnarius Paraclitensis, n° 104, p. 216.
14. Antienne pour les Apótres Ó troupe de l'armée de la Fleur de la tige sans épine, tu es le chant du monde, toi qui parcours l'empire des sens déréglés, de ceux qui font bombance avec les porcs, que tu as vaincus gráce à l'aide versée en toi de Celui qui assure ses racines dans le tabernacle de l'oeuvre du Verbe du Pére en sa plénitude. Tu es le peuple noble du Sauveur,
toi qui t'avances dans la voie de la renaissance par l'eau gráce à l'Agneau, qui t'a envoyé sous la loi du glaive parmi les chiens enragés, ceux qui ont détruit leur propre gloire par les ceuvres de leurs propres mains, en cherchant à mettre Celui qu'aucune main n'a fait
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge in subjectionem manuum suarum, in qua non invenerunt eum.
HILDEGARDE
DE BINGEN
15. Responsorium Rex noster promptus est suscipere sanguinem Innocentum.
Unde Angeli concinunt et in laudibus sonant. sed nubes super eundem sanguinem plangunt. Tyrannus autem in gravi somno mortis
propter malitiam suam suffocatus est, sed nubes super eundem sanguinem , plangunt.
Gloria Patri et Filio et Spiritui sancto. Sed nubes super eundem sanguinem plangunt.
HILDEGARDE
DE BINGEN
16. Antiphona Caritas abundat in omnia de imis excellentissima super sidera, atque amantissima in omnia, quia summo Regi osculum pacis dedit.
Le chant de l'homme devant Dieu
83
dans la sujétion de leurs propres mains: ils ne l'y ont pas trouvé!
15. Répons
pour la féte des
Innocents
Notre Roi est prét
à faire monter à lui le sang des Innocents. Aussi les chœurs des anges résonnent de leurs louanges, mais les nuages sur le sang innocent pleurent. Quant au tyran, dans le profond sommeil de la mort il est englouti pour le mal qui est en lui, mais les nuages sur le sang innocent pleurent. / Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Mais les nuages sur le sang innocent
pleurent.
16. Antienne La Charité inonde l'univers,
des profondeurs
s'étendant à l'infini jusqu'au-delà
des étoiles, aimante à l'extréme envers l'univers,
.parce qu'au roi supréme elle a donné le baiser de paix. 14, 15 et 16: Hildegard,
Lieder, éd. P. Barth,
I. Ritscher,
J. Schmidt-Goerg, Salzbourg, 1969, n? 24, p. 238, n? 42, p. 262, 192716:*p.228:
84
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
17.
Tandem audite me
Tandem audite me, Sionis filie! egram respicite, dilecto dicite: amore vulneror, amore funeror.
s
Fulcite floribus fessam languoribus, stipate citreis et melis aureis : nimis edacibus
liquesco facibus. Huc odoriferos,
huc soporiferos ramos depromite, rogos compromite, ut phenix moriar! in flammis oriar... An amor dolor sit, an dolor amor sit, utrumque nescio. Hoc unum sentio:
jucundus dolor est, si dolor amor est. Quid, amor, crucias? Aufer inducias,
lentus tyrannus es, momentum
annus
tam tarda funera tua sunt vulnera.
est,
Le chant de l'homme devant Dieu
1 Ó filles de Sion,
écoutez-moi enfin! Regardez mon état,
dites à Celui que j'aime: je suis blessée d'amour et je me meurs d'amour. Recouvrez-moi de fleurs,
je m'éteins de langueur, couvrez-moi de citrons et de pommes dorées: je me consume et fonds sous des feux trop voraces. Posez ici des branches, des branches odorantes, porteuses de sommeil, faites-en un bücher, mourant telle un phénix,
je naîtrai dans les flammes... Si l'amour est douleur ou la douleur amour,
je ne sais lequel c'est, mais je sens qu'en tout cas la douleur est bonheur si douleur est amour.
Pourquoi tant de tourments, Amour ? va donc plus vite,
tu es un lent tyran: un an n'est qu'un moment, si tard, si longuement l'on meurt de tes blessures.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge Jam vite stamina rumpe, o anima!
ignis ascendere gestit, et tendere ad celi atria: hec mea patria! 6 (6 pp), rimé aabbcc. XII? siècle.
18. Quid, tyranne, quid minaris Quid, tyranne, quid minaris ? Quid usquam penarum est? Quicquid tamen machinaris* hoc amanti parum est. Dulce mihi cruciari,
parva vis doloris est; malo mori quam fedari, major vis amoris est.
Para rogos, quamvis truces, et quicquid tormenti est, adde feras, adde cruces:
nihil adhuc amanti est. Dulce mihi cruciari,
parva vis doloris est; malo mori quam fedari, major vis amoris est.
Nimis blandus dolor ille! Una mors quam brevis est! Cruciatus amo mille,
omnis pena levis est.
Le chant de l'homme devant Dieu Mon âme, brise enfin
les chaines de la vie! Le feu qui me consume veut monter, veut partir
vers les séjours du ciel: c'est là qu'est ma patrie! Raby, Christian Poetry..., p. 331.
18. Hymne pour un martyr Tyran, pourquoi tant menacer,
jusqu'où accumuler les peines? Tout ce que tu peux inventer : est peu de chose pour qui aime. Il m'est doux d’être torturé, la douleur a peu de puissance: mieux vaut mourir qu'être souillé,
l'amour a bien plus de puissance. Va pour les bûchers, même horribles,
pour toutes sortes de supplices, et puis les fauves, et puis les croix: ce n'est toujours rien pour qui aime. Il m'est doux d'étre torturé,
la douleur a peu de puissance: mieux vaut mourir qu'être souillé,
l'amour a bien plus de présence. Cette douleur est trop plaisante. Que c'est court, une seule mort! C'est mille tourments que j'espère et toute peine m'est légère.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
Dulce mihi sauciari,
parva vis doloris est; malo mori quam fedari, major vis amoris est. 2 (8 p + 7 pp dont la finale est est).
19. GODEFROID
DE SAINT-VICTOR
Planctus ante nescia,
planctu lassor anxia, crucior dolore ;
orbat orbem radio, me Judea filio, gaudio, dulcore.
Fili, dulcor unice,
singulare gaudium, matrem flentem respice conferens solacium. Pectus, mentem, lumina
tua torquent vulnera. Que mater, que femina tam felix, tam misera!
Flos florum,
dux morum
venie vena,
quam gravis in clavis est tibi pena. Proh dolor,
effugit oris,
hinc color
Le chant de l'homme devant Dieu
Il m'est doux d'étre déchiré, la douleur a peu de puissance, mieux vaut la mort que le péché,
l'amour a plus de violence. L. Spitzmuller, Poésie latine..., p. 1178.
19. Plainte de la Vierge Naguère ignorant les pleurs, me voici brisée de plaintes, crucifiée par la douleur.
Les Juifs ont privéla terre
^
de sa lumiére, moi de mon fils, de ma joie, de mon bonheur.
Fils, mon unique douceur,
ma joie singulière, regarde ta mère en pleurs et soulage ma douleur. Mon cœur, mon esprit, mes yeux
sont percés par tes blessures. Peut-on trouver mère ou femme plus heureuse et plus à plaindre? Fleur des fleurs,
guide des cœurs
source de miséricorde,
sous les clous que ta peine est profonde. Quel malheur, la couleur quitte son visage,
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge hinc ruit, hinc fluit unda cruoris.
O quam sero deditus,
quam cito me deseris, o quam digne genitus, quam abjecte moreris! O quis amor corporis tibi fecit spolia,
o quam dulcis pignoris quam amara premia!
O pia
gratia
sic morientis,
ozelus,
o scelus,
invide gentis!
Ofera dextera crucifigentis, olenis in penis mens patientis!
O verum eloquium justi Simeonis! Quem promisit gladium sentio doloris. Gemitus, suspiria lacrimeque foris vulneris indicia sunt interioris.
Parcito proli, mors, michi noli, tunc michi soli sola mederis.
Le chant de l'homme devant Dieu delà roule,
de là coule
un ruisseau de sang. Toi qui fus tant attendu, que tu m'abandonnes vite, engendré si noblement,
que tu meurs ignoblement!
Oh quel grand amour a fait de ton corps une dépouille? Quelle récompense amére d'un si tendre engagement! Oh généreuse bonté de qui peut mourir ainsi!
Jalousie criminelle d'un peuple saisi d'envie!
»
Oh main féroce de qui enfonce les clous! Oh douceur dans les supplices de celui qui les supporte! C'est la vérité qu'il a dit,
Siméon le juste! Je sens, comme il l'a prédit, le glaive de douleur. Gémissements, soupirs et larmes sont à l'extérieur les visibles marques de ma blessure intérieure.
Épargne mon enfant, ó mort, mais pas moi:
ainsi seulement tu peux me guérir.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
Morte, beate, separer a te,
dummodo, nate, non crucieris.
Quod crimen, que scelera gens commisit effera! Vincla, virgas, vulnera, sputa, spinas, cetera
sine culpa patitur. Nato, queso, parcite,
matrem crucifigite aut in crucis stipite
nos simul affligite! male solus moritur. Reddite mestissime
corpus vel exanime, ut sic minoratus crescat cruciatus
osculis, amplexibus!
Utinam sic doleam ut dolore peream, nam plus est dolori sine morte mori quam perire citius.
(25
Le chant de l'homme devant Dieu
93
Que la mort, mon bien-aimé, de toi me sépare, pourvu que, mon fils,
tu évites ce supplice. Quel crime, quel grand forfait ont commis ces gens barbares! Les liens, les coups, les blessures et les épines, et les crachats, il n'a rien mérité de cela.
Épargnez mon fils, par pitié, et mettez sa mére en croix,
ou clouez-nous tous les deux sur cet arbre de la croix:
c'est mal qu'il meure tout seul. 4
Rendez-moi, dans ma douleur, son corps méme
inanimé,
pour qu'ainsi diminué mon tourment puisse s’accroître à l'étreindre, à l'embrasser!
Puissé-je souffrir au point de mourir de ma douleur,
car il est plus douloureux de mourir sans en mourir qu'en un instant d'en finir. Carmina
burana
14*;
Ph.
Delhaye,
Le
«Microcosmus»
de
Godefroid de Saint-Victor, p. 252. Cf. H. Barré, «Le Planctus Mariae attribué à saint Bernard», dans Revue d'ascétique et de mystique, 1952, p. 245.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
20. GAUTIER DE CHÁTILLON (?) Amoris studio
Jesum colueram
cujus remedio flevi quod feceram: En crucifigitur cui me devoveram, non mirum igitur si planctus exeram! Transfixis pedibus quos tersi crinibus,
non his ulterius Quid infelicius?
— quos fletu laveram, .ore lambueram,
hanc eddam operam. .O me jam miseram!
Cruorem fluidum
dant quinque vulnera.
O nefas orridum,
o seva scelera!
Non dictat equitas, Virtutum [puritas]
non lex, non ratio ut ruat gladio.
8 x 6 pp, rimé ababcdcd. Gautier de Chátillon, né à Lille vers 1135, fit partie de la chan-
cellerie de Henri II Plantagenét et jouit d'une grande réputation littéraire. Voir n° 22, 35, 36 et 52.
21. SAINT THOMAS D'AQUIN Lauda, Sion, salvatorem,
lauda ducem et pastorem in hymnis et canticis : quantum potes, tantum aude, quia major omni laude, nec laudare sufficis. Laudis thema specialis panis vivus et vitalis
Le chant de l'homme devant Dieu
95
20. Plainte de Marie-Madeleine J'avais aimé Jésus d'un amour passionné,
car par lui j'ai pleuré sur mon triste passé. le voilà crucifié, à qui j'étais vouée, il ne faut s'étonner si je suis affligée! Ses pieds sont transpercés, que j'ai lavés de larmes, séchés de mes cheveux, de mes lévres effleurés,
je ne leur rendrai plus ces dévoués services. Quoi de plus malheureux ? Que je suis misérable! Des riviéres de sang coulent de ses cinq plaies. O sacrilége affreux, ó monstrueux forfait! Ni justice, ni loi, ni raison n'exigeaient que soit ainsi frappée la vertu absolue.
A. Wilmart, «Poèmes de Gautier de Châtillon dans un manuscrit de Charleville», dans Revue Bénédictine 49, p. 157.
21. Séquence pour la féte du Corpus Christi (Féte-Dieu) Loue, Sion, ton sauveur,
loue ton guide et ton pasteur par des hymnes et des cantiques; ose tout ce que tu peux: il dépasse toute louange,
tu ne peux le louer assez.
En théme spécial de louange nous est proposé aujourd'hui
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Poésie lyrique latine du Moyen Âge hodie proponitur, quem in sacre mensa cene turbe fratrum duodene datum non ambigitur. Sit laus plena, sit sonora, sit jucunda, sit decora
mentis jubilatio: dies enim sollemnis agitur,
in qua mense prima recolitur hujus institutio. In hac mensa novi regis
novum pascha nove legis phase vetus terminat ; vetustatem novitas,
umbram fugat veritas, noctem lux eliminat. Quod in cena Christus gessit,
faciendum hoc expressit in sui memoriam ;
docti sacris institutis,
panem, vinum in salutis consecramus hostiam.
Dogma datur christianis quod in carnem transit panis et vinum in sanguinem.
Quod non capis, quod non vides, animosa firmat fides preter rerum ordinem. Sub diversis speciebus,
signis tantum et non rebus, latent res eximie: caro cibus, sanguis potus, manet tamen Christus totus sub utraque specie.
Le chant de l'homme devant Dieu le pain vivant, le pain de vie,
qui à la table de la sainte Céne fut donné, à n'en pas douter, à la troupe des douze frères. Que la louange soit pleine et sonore, que soit joyeuse et honorable la jubilation de notre áme, car c'est jour de trés grande féte,
oü l'on célébre la premiére institution de cette Table. À cette table du nouveau roi,
la nouvelle páque de la nouvelle loi termine l'ancienne période; le nouveau abolit l'ancien et la vérité les ténèbres, la lumière chasse la nuit. , Ce que fit le Christ à la Céne, il fit savoir qu'il nous fallait le faire en mémoire de lui. Instruits par ses saintes paroles, nous consacrons le pain, le vin en offrande de salut.
Ce dogme est donné aux chrétiens que le pain se transforme en chair, le vin est changé en sang. Ce qu'on ne voit ni ne comprend, la foi l'affirme avec constance,
contre l'ordre naturel. Sous les diverses espéces, qui ne sont que signe et non réalité, se cachent des choses sublimes; la nourriture est chair, la boisson sang,
et le Christ tout entier pourtant demeure sous les deux espéces.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
À sumente non concisus,
non confractus, non divisus, integer accipitur;
sumit unus, sumunt mille, quantum isti, tantum ille, nec sumptus consumitur.
Sumunt boni, sumunt mali,
sorte tamen inequali vite vel interitus : mors est malis, vita bonis.
Vide paris sumptionis quam sit dispar exitus! Fracto demum Sacramento, ne vacilles, sed memento
tantum esse sub fragmenta quantum toto tegitur: nulla rei fit scissura,
signi tantum fit fractura, qua nec status nec statura
signati minuitur.
Ecce panis angelorum factus cibus viatorum,
vere panis filiorum, non mittendus canibus: in figuris presignatur, cum Isaac immolatur,
agnus pasche deputatur, datur manna patribus. Bone pastor, panis vere, Jesu, nostri miserere, tu nos pasce,
nos tuere,
tu nos bona fac videre in terra viventium.
Tu qui cuncta scis et vales,
Le chant de l'homme devant Dieu
Par qui communie il n'est pas coupé, il n'est brisé ni divisé, il est reçu en son entier; que l'un le prenne ou bien cent mille, les uns ont tout autant que l'autre, en prendre ne l'amoindrit pas. Les bons, les méchants le consomment, mais pour un sort fort différent,
pour leur vie ou bien pour leur perte: mort aux méchants, vie pour les bons,
vois comme inégale est l'issue d'une méme communion.
Lorsque l'hostie est fractionnée, ne tremble pas, mais souviens-toi
qu'il y a, dans chaque fragment, invisible, autant que dans tout. La chose en soi n'est pas atteinte,
le signe seul est fragmenté, mais ni l'état ni la stature
du signifié n'est diminué. Voilà que le pain des anges devient l'aliment des passants, or c'est bien le pain des enfants, à ne pas jeter aux chiens. C'est lui qui est préfiguré quand Isaac est sacrifié et l'agneau pascal partagé, quand la manne est donnée aux Péres. Ó bon pasteur, pain véritable, Jésus, aie pitié de nous, fais-nous paitre, protége-nous,
fais-nous voir ce qui nous est bon en cette terre des vivants. Toi qui sais tout et qui peux tout,
100
Poésie lyrique latine du Moyen Áge qui nos pascis hic mortales, tu nos ibi commensales, coheredes et sodales fac sanctorum civium.
2 (20u 30u 4 x 8 p, 7 pp) avec variantes, rimé aabccb. Composé en 1264.
Le chant de l'homme devant Dieu
101
qui nous garde ici-bas mortels, fais-nous là-bas les commensaux, cohéritiers et compagnons des saints de la cité du ciel. Analecta hymnica, L, n? 385, p. 584. Cf. W. Ong, dans Speculum 22 (1947), p. 320 s.; P.-M. Gy, dans Revue des sciences
théologiques 64 (1980), p. 491.
Pr
CANTINE,
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PO LJ
,
TS
E-
.
VAR
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II LE CHANT DE L'HOMME DEVANT LUI-MEME La condition humaine
De la condition humaine, presque tout est dit dans un contexte religieux. Lorsque celui-ci passe au second plan ou s'estompe, l'homme se retrouve seul face au destin qui lui impose de vivre et de mourir. Les réponses lyriques sont alors timides et éparses. L'amour pour les enfants
La tendresse envers les enfants n'est guére un thème littéraire. Il eût fallu pour trouver des modèles remonter à la tragédie antique, mal connue, ou aux inscriptions chrétiennes, capables de susciter des
lamentations sur des enfants morts jeunes: les saints Innocents,
nous
l'avons
vu,
ont
cristallisé
sur
eux
l'apitoiement sur la souffrance des enfants en permettant de lui donner un sens. Quant aux enfants vivants,
le silence des textes lyriques médiévaux est en partie celui de clercs auxquels depuis le xi* siècle on tente d'imposer le célibat, du moins pour les ordres majeurs, en partie celui d'une société où l'enfant n'a
pas encore de voix propre. Nous n'avons pu en trouver que deux exemples, encore sont-ils assez ambigus. Au poéte Gautier de Chátillon naquit un jour de
104
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
printemps une fille. Est-ce vrai? Nous avons peu de chance de le savoir jamais. La part de l'autobiographie, méme chez des poétes à personnalité forte comme
celui-ci,
reste
controversée.
Cependant,
le
théme est bizarre et il oblige Gautier, pour le traiter, à jouer fortement des contrastes entre l'attendu et l'inattendu qu'il n'est pas impossible que ce soit vrai. Accoutumé amoureux,
à traiter de tout, de thémes religieux, satiriques (contre la société vénale, la
curie, les femmes trop cupides) et épiques, le poéte choisit cette fois pour thème sa paternité (n° 22). Réelle ou imaginaire, celle-ci appelle le registre du poéte malheureux. Car ce n'est pas un chant de joie, certes non! Théme printanier, alourdi d'une certaine fatigue, chez un homme pour qui tout cela n'est plus neuf, et qui se méfie de ses appétits qui permettent l'illusion de l'amour. L'amour? La conjonction de deux sexes contraires et discordants (comme les lois
de la société humaine,
car cela évoque le titre du
traité du juriste Gratien, Concordantia discordantium canonum), qui, par la force de la nature, vont rendre
ce qu'ils ont reçu: la vie. Strophe abstraite et complexe, qui annonce Jean de Meung.
À ce jeu, les uns sont gagnants, d'autres non. Gautier de Chátillon se range parmi les perdants. L'amour ne lui rapporte rien qu'amertume, et qu'une fille. Il se console cependant, avec une sorte d'attachement égoiste, en imaginant l'affection et les services qu'elle lui rendra plus tard: pragmatisme oü la résignation de la sagesse des nations se méle suggestivement aux motifs bibliques de la vieillesse affaiblie. À travers l'expression de cette résignation s'infiltre une sorte de tendresse honteuse d'elle-méme (puellula, petite fille). L'étonnant
est de l'avoir traitée sur le mode
lyrique, en ce poéme hors norme oü chaque strophe est d'un registre différent. Le second exemple (Dormi, fili, n° 23) est encore plus douteux. À vrai dire, cette berceuse, éditée plu-
sieurs fois au début du xix° siècle, d’après des manus-
Le chant de l'homme devant lui-méme
105
crits qu'on n'a pas retrouvés, éveille la suspicion. On
l'a attribuée au v* siécle, ce qui semble impossible à cause des rimes partiellement dissyllabiques, ou plus prudemment à une date indéterminée. Au xix? siécle, les éditeurs protestants ont jugé sévérement que cela sentait la supercherie jésuite. Certes le jeu des rimes et la préciosité extréme empécheraient de toute facon de placer cette berceuse
avant le xim-xiv* siècle, ou
méme le xv° siècle, époque à laquelle l'attendrissement sur la maternité de la Vierge et le culte récent porté à saint Joseph pourraient éventuellement justifier cet épanchement tout humain. Car, bien que le texte soit répertorié comme un hymne de Noël, grâce aux strophes finales qui parlent de la créche et des bergers (celles-ci pourraient d'ailleurs étre une addi-
tion à un chant d'inspiration profane, pour l'adapter à la Vierge), l'alibi de cette finale ne suffit pas pour en faire un chant religieux : l'élan principal du texte est un attendrissement qui ne recule devant aucune miévrerie. À ce titre et malgré le doute qui plane sur son authenticité, il représente dans ce recueil l'amour maternel, sous forme d'une tendresse libérée de toute vergogne
qui passe
assez
rarement
au niveau
littéraire. La vieillesse et la mort
Il arrive qu'une réflexion voisine de la poésie pénitentielle dérive inconsciemment ou par recherche d'une tenue classicisante vers une formulation qui n'est pas fonciérement chrétienne. Plutót qu'une pensée religieuse, elle véhicule alors un moralisme mélancolique qui concorde avec certains aspects de la philosophie antique. Ainsi Omnis mundi creatura (n° 24), qui a été attribué à Alain de Lille, docteur en
théologie et philosophe platonisant qui finit ses jours cistercien, auteur d'épopées cosmogoniques: cette piéce combine des souvenirs de l'Ecclésiaste (l'homme n'est que paille) avec des réminiscences de Manilius, Horace et Perse, et, malgré les exhortations finales, est
106
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
plutót une méditation d'allure philosophique sur la fragilité humaine et la toute-puissance de la mort. On peut en dire autant du Cur mundus militat (n? 25) jadis attribué au franciscain
Jacopone de Todi : son immense
succés provient de la force qu'il donne au théme de l'Ubi sunt des splendeurs passées, en appelant au mépris du monde par la constatation mélancolique de la vanité de toutes choses humaines. »
Les aléas de la fortune L'inconstance du sort se concrétise sous l'apparence de la Fortune aveugle et capricieuse, de la chance qu'il faut saisir aux cheveux (Fortune plango vulnera, n° 26). La roue de la Fortune, toujours en mouvement, symbolise traditionnellement la mobilité du sort, l'incertitude des lendemains, la fragilité des
situations acquises, à laquelle personne, n'échappe, pas même les grands de ce monde. Le sort adverse : les planctus Le malheur a beaucoup plus de présence poétique que le bonheur: pour quelques chants de triomphe, que de lamentations! La plainte (planctus en latin, planh en provengal) devint tout naturellement un genre poétique, largement représenté dans la littérature médiévale. Si le poéte se plaint en son nom, il revét le personnage du pauvre poéte et se livre alors à un jeu de cache-cache avec son propre masque oü sa propre vérité emprunte la pente des motifs traditionnels pour les entrainer sur ses propres voies (Verna redit temperies, n° 22, et l'Archipoéte, n9» 70-71). Dans le planctus pur, il revét également un personnage et se
glisse dans la douleur d'autrui pour lui donner un chant, issu à la fois de la situation du héros lointain et des réactions du poéte présent. Ainsi pour la Vierge Marie et Marie-Madeleine (n° 19 et 20).
D'autres registres s'ouvraient à l'identification lit-
Le chant de l'homme devant lui-méme
107
téraire. Les plus anciens modèles de planctus se trouvent dans la Bible: les lamentations de héros bibliques sont nombreuses, mais généralement leur situation est sentie comme une belle histoire dramatique par ses implications humaines, trés peu par sa signification religieuse. L'histoire de Samson et Dalila était dans toutes les mémoires, exemple de duplicité féminine toujours prét à étre brandi comme une menace de déchéance envers quiconque faisait confiance à une femme. Le livre des Juges (14-16) raconte le mariage de Samson avec une Philistine, sa brouille avec sa belle-famille,
sa vengeance et les exploits subséquents qui firent de lui le héros d'Israél contre les Philistins. La force de Samson, choisi par le Seigneur dés sa naissance, tenait dans ses cheveux: il eut la faiblesse de le confier à Dalila, qu'il aimait, et que les chefs philistins avaient soudoyée. Elle lui coupa les cheveux pendant son sommeil, devenant à jamais symbole de trahison. Lorsque les cheveux de Samson eurent repoussé, il mit fin à son esclavage en faisant écrouler sur lui et sur eux le temple des Philistins. On peut comparer deux traitements de ce théme. Pierre Abélard a composé six déplorations sur des thémes bibliques. Celui qu'il consacre à Samson (n? 27) montre le héros écrasé par la honte. Les exploits romanesques du guerrier prestigieux ne l'intéressent pas. Abélard insiste en aristocrate sur la déchéance sociale de Samson: il n'était pas accoutumé à des exercices aussi dégradants, lui qui ne savait que se battre, et les coups d'aiguillon des Philistins qui traitent le héros comme un áne lui semblent un comble d'horreur, qui le fait se retourner vers Dalila pour l'accuser, l'obli-
ger à voir ses responsabilités. L'effondrement du temple n'est pas une victoire, c'est un acte de désespoir. La mort des ennemis, semble-t-il, n'est qu'une conséquence secondaire du fait que Samson a voulu mourir, étant arrivé au fond de la déchéance et de la
souffrance, en un point où méme la vengeance ou le désir de délivrer son peuple ne le touchaient plus.
108
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
Abélard n'y voit ni gloire ni rachat, mais la déréliction de l'homme
de douleur,
trahi comme
Adam,
tombé comme lui, qui meurt dans la rage et la honte, sans
compensation
ni
espoir.
Les
suites
de
sa
pitoyable aventure avec Héloise le rendaient peutétre spécialement sensible à la honte, et la longueur de l'invective antiféminine peut s'expliquer parce qu'elle touchait chez lui le souvenir d'un désastre dá à sa propre faiblesse devant une femme: mais plus largement ses capacités intellectuelles et ses habitudes d'introspection l'ont mené, dans ses six Planc-
tus, à une profondeur de compréhension des douleurs humaines qui l’entraîne toujours bien au-delà la surface des choses. Trés sensible au contraire aux aspects romanesques
et à la gloire du héros, de son vivant et dans sa mort théâtrale, le planctus Samson, dux fortissime (n° 28), fin xir* siécle, fait revivre l'histoire bien connue avec
un art du fondu dans le temps qui n'a rien à envier aux modernes flash-back. Samson prisonnier revit au présent et au passé à la fois ses exploits passés, sa défaite et sa revanche future. Le mélange des temps, la concision
des allusions, le manque
de transition
entre les épisodes évoqués font de cette piéce un modèle d'esthétique parataxique, cependant que par moments le jeu rhétorique s'exaspére jusqu'à annoncer les rhétoriqueurs. Le sort des héros antiques également offrait de riches sujets d'inspiration, généralement traités plutót en vers métriques. Il subsiste plusieurs plaintes de Didon abandonnée par Enée, le chant IV de l'Enéide
étant un des plus lus dans les écoles. Il ne s'agit pas de rivaliser avec Virgile, mais, à partir de l'histoire
qu'il a immortalisée, de trouver d'autres Comparer la séquence Anna soror (n°
accents. 29), du
XiII* siècle, avec son lointain modèle, est trés instruc-
tif. La Didon médiévale est beaucoup moins süre d'elle, plus hésitante et redoutant plus la mort que la splendide héroine virgilienne, qui poursuit son idée fixe sans dévier. Elle est moins véhémente et plus
Le chant de l'homme devant lui-méme
109
amére, comme si elle avait toujours su qu'Énée ne se raviserait pas. Ce n'est donc pas une simple réfection de Virgile, et les souvenirs littéraux sont rares. Vir-
gile a fait réver l'auteur, et de cette réverie est née une modulation toute différente, non seulement par
- ren et son rythme, mais par ses résonances proondes. Emotions collectives
Une douleur réelle suscite un autre type de planctus: on chante ainsi un chef mort au combat, ou un
événement
historique
mérovingienne,
marquant.
Depuis
l'époque
ces chants faits pour entraîner
les
foules sont toujours en vers rythmiques. Il nous reste ainsi les débris de chants de guerre proches de la langue parlée. Lorsque le latin rénové se fut séparé de la langue romane à l'époque caxrolingienne, un grand nombre furent composés, souvent par des lettrés de la cour. Il est probable que la compréhension restait possible entre les deux façons de s'exprimer, selon des modalités qui nous échappent partiellement. Significativement, les chants qui expriment les émotions profanes d'une collectivité ne sont généralement pas postérieurs au X* siécle. Par la suite, ils célébrent toujours un prince et se rattachent au genre panégyrique, en perdant toute spontanéité.
La déploration de la bataille de Fontenoy (Aurora cum primo, n? 30) en 841 est la seule piéce de ce recueil dont nous sachions que ce n'est pas un clerc qui l'a écrite. La guerre civile opposait le fils aîné de Louis le Pieux, Lothaire, à ses cadets Louis le Ger-
manique et Charles le Chauve. Il fut battu à Fontenoy le 25 juin 841. D'aprés le texte, c'est un de ses partisans, Angilbert, «seul survivant de la première ligne», qui exprima sa désolation en un poéme abécédaire (la premiére lettre de chaque strophe correspond à l'ordre de l'alphabet). La génération des années 840 comprend plusieurs écrivains laïcs: elle a bénéficié des efforts de Charlemagne pour assurer
110
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
une bonne formation à tous ceux, clercs et laics, dont
il aurait besoin pour administrer son empire. Angilbert se sert de réminiscences classiques pour évoquer l'ardeur de la bataille, bibliques lorsqu'il pense au nombre des morts. Quarante ans plus tard, une invasion hongroise menaçant Modène, on institua une garde sur les murs.
Le chant des veilleurs de Modéne
(n? 31) est
célèbre. C'est une pièce composite, où s'entrelacent des exhortations nourries d'exemples antiques et des appels au Christ dieu des combats, qui donne la victoire. C'est une ceuvre de clercs, mais en Italie, vers 883, elle était sans doute encore comprise à peu prés
par les combattants. Une veine analogue parcourt le chant de pélerins O Roma nobilis (n9 32), également célébre. C'est une
piéce religieuse, mais oü l'émotion se concentre sur la gloire imprescriptible de Rome, devenue centre du monde chrétien. Les deux apótres Pierre et Paul, dont
les tombeaux sont le but des pélerins, sont invoqués comme de puissants protecteurs, dispensateurs des bienfaits divins. L'ensemble respire une grande ferveur pour Rome et ses martyrs et refléte l'admiration des visiteurs pour la grandeur passée et présente de la Ville.
II LE CHANT DE L'HOMME DEVANT LUI-MEME
22. GAUTIER DE CHÁTILLON
Verna redit temperies prata depingens floribus, telluris superficies nostris arridet moribus, quibus amor est requies,
cybus esurientibus. Duo quasi contraria miscent vires effectuum,
augendo seminaria reddit natura mutuum: ex discordi concordia prodit fetura fetuum. Letentur ergo ceteri,
quibus Cupido faverit, sed cum de plaga veteri male michi contigerit, vita solius miseri amore quassa deperit. Ille nefastus merito dies vocari potuit,
qui sub nature debito natam michi constituit,
dies qui me tam subito relativum instituit. Cresce tamen, puellula,
patris futura baculus:
22. Verna redit temperies La saison du printemps revient
qui parsème les prés de fleurs, la terre en son aspect nouveau sourit à nos moeurs,
pour qui l'amour est le repos, la nourriture de notre faim. Deux puissances presque contraires
mélent les forces de leurs effets, en multipliant les semences la nature rend ce qu'elle a reçu: d'une concorde discordante elle tire progéniture. Que les autres se réjouissent
à qui Cupidon fut propice, mais comme de ma plaie ancienne je me suis fort mal trouvé,
ma vie à moi seul, malheureux dépérit par l'amour brisée.
On peut l'appeler justement jour funeste que celui-ci, qui, pour payer la dette de nature, m'a gratifié d'une fille,
ce jour qui si subitement m'a fait chargé de famille. Grandis pourtant, petite fille, futur soutien de ton vieux pére:
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge in senectute querula, dum caligabit-oculus,
mente ministrans sedula plus proderis quam masculus. 6 (8 pp), rimé ababab. Voir n? 20.
23. Dormi, fili (Beata Maria ad filium in preseplo) Dormi, fili, dormi! mater cantat unigenito,
dormi, puer, dormi! pater nato clamat parvulo. Millies tibi laudes canimus,
mille mille millies. Lectum stravi tibi soli, dormi, nate bellule ! stravi lectum feno molli: dormi, mi animule! Millies tibi...
Dormi, decus et corona! dormi, nectar lacteum! dormi, mater dabo bona, dabo favum melleum. Millies tibi... Dormi, nate mi mellite! dormi, plene saccharo, dormi, vita mee vite, casto natus utero. Millies tibi...
»
Le chant de l'homme devant lui-même
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dans ma vieillesse bougonne, lorsque mes yeux s'obscurciront, tu t'occuperas bien de moi, bien plus utile qu'un garcon. K. Strecker, Die Lieder Walters von Chatillon in der Handschrift 351 von Saint-Omer, Berlin, 1925, n° 20, p. 33.
23. Berçeuse de la Vierge Dors, mon fils, dors! chante la mére à son unique enfant, dors, enfant, dors! redit le père à son fils tout nouveau-né.
— Nous te chantons mille louanges, mille et mille et mille fois.
J'ai fait ton lit pour toi tout seul, dors, mon petit fils joli! j'ai fait le matelas de foin moelleux, dors, mon petit cœur chéri!
— Nous te chantons... Dors, mon trésor et ma fierté, dors, mon régal, doux comme dors, ta maman va te donner
lait,
des bonbons, du gáteau de miel. — Nous te chantons... Dors, mon petit enfant chéri, dors, mon petit bout de sucre, dors, toi la vie de ma vie, né de mes chastes entrailles. — Nous te chantons...
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge Quicquid optes, volo dare: dormi, parve pupule! dormi, fili! dormi, care
matris deliciole! Millies tibi... Dormi, cor et meus thronus r
dormi, matris jubilum! aurium celestis sonus et suave sibilum. Millies tibi... Dormi, fili! dulce, mater, dulce melos concinam: dormi, nate! suave, pater,
suave carmen accinam. Millies tibi... Ne quid desit, sternam rosis, sternam fenum violis,
pavimentum hyacinthis et presepe liliis. Millies tibi... Si vis musicam, pastores
convocabo protinus; illis nulli sunt priores: nemo canit castius. Millies tibi laudes canimus,
mille mille millies. 2 (8 p + 7 pp), rimé abab. Refrain: 9 pp + 7 pp.
Le chant de l'homme devant lui-méme
IT
Tu auras tout ce que tu veux: dors, mon tout petit poupon, dors, mon fils! dors, ó délices de ta maman qui t'aime tant. — Nous te chantons... Dors, mon royaume et mon cceur, dors, toi qui fais mon bonheur! À mes oreilles ta voix résonne comme un doux son venu du ciel. — Nous te chantons... Dors, mon fils, dors! bien tendrement maman va te chanter un chant. — Dors, mon enfant! tout doucement
ton pére reprendra ce chant. — Nous te chantons...
;
Pour compléter, je vais joncher ton lit de roses et de violettes,
parsemer le sol de jacinthes et toute la créche de lys. — Nous te chantons...
Si tu veux de la musique, je dirai aux bergers de se rapprocher: ce sont les meilleurs pour chanter, nul ne le fait plus saintement. - Nous te chantons mille louanges, mille et mille et mille fois. E. du Méril, Poésies populaires latines antérieures au xir siècle, Paris, 1843, p. 110-111, d'aprés Folien, A/te christliche Lieder, je dUne
118
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
24. ALAIN DE LILLE (?) Omnis mundi creatura
quasi liber et pictura nobis est in speculum, nostre vite, nostre mortis, nostri status, nostre sortis
fidele signaculum. Nostrum statum pingit rosa, nostri status decens glosa, nostre vite lectio,
que dum primo mane floret defloratus flos effloret vespertino senio.
Ergo spirans flos expirat, in pallorem dum delirat oriendo moriens, simul vetus et novella,
simul senex et puella, rosa marcet oriens.
Sic etatis ver humane juventutis primo mane
reflorescit paululum, mane tamen hoc excludit vite vesper, dum concludit vitale crepusculum. Cujus decor dum perorat ejus decus mox deflorat etas in qua defluit, fit flos fenum, gemma lutum, homo cinis, dum tributum huic morti tribuit.
Le chant de l'homme devant lui-méme
24. Omnis mundi creatura Toute créature du monde est comme un livre, une peinture,
pour nous servir de miroir, fidele représentation de notre vie, de notre sort, de notre état, de notre mort. Notre condition est peinte par la rose,
de notre état fort bonne glose et lecon de notre existence: au petit matin épanouie, elle fleurit, fleur défleurie en sa vieillesse du soir.
En respirant la fleur expire, en pálissant elle délire, en naissant commence
à mourir.
À la fois ancienne et nouvelle,
à la fois vieille et jouvencelle, la rose se fane en naissant.
Ainsi le printemps de notre áge, tout au matin de la jeunesse, fleurit pour un bref instant,
mais ce matin est tót exclu par le soir, tandis que conclut le crépuscule de la vie.
En mettant fin à sa beauté, l’âge, où le cours du temps l'emporte, déflore bientót sa splendeur. La fleur devient fruit, la gemme boue,
l'homme poussiére, et à la mort il paie ici-bas son tribut.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge Cujus vita, cujus esse pena, labor et necesse vitam morte claudere: sic mors vitam, risum luctus, umbra diem, pontum fluctus,
mane claudit vespere. In nos primum dat insultum pena mortis gerens vultum, labor, mortis histrio; nos proponit in laborem, nos assumit in dolorem,
mortis est conclusio. Ergo clausum sub hac lege statum tuum, homo, lege, tuum esse respice,
»
quid fuisti nasciturus, quid sis presens, quid futurus diligenter inspice. Luge penam, culpam plange, motus frena, fastum frange,
pone supercilia; mentis rector et auriga,
mentem rege, fluxus riga, ne fluant in devia.
2 (8 p + 8 p + 7 pp), rimé aabccb.
25. Cur mundus militat Cur mundus militat sub vana gloria cujus prosperitas est transitoria ?
Le chant de l'homme devant lui-méme Car sa vie, car son étre sont
peine, douleur, nécessité
de finir sa vie par la mort. Ainsi la mort ferme la vie, le deuil les ris, l'ombre le jour,
le jusant la mer et le soir le matin. La première attaque nous vient
du chagrin au visage de mort, du malheur qui singe la mort ; il nous soumet à la peine, il nous fait étres de douleur,
et c'est la mort qui conclut. Donc, enclose sous cette loi, déchiffre, homme, ta condition,
regarde bien ce qu'est ton étre, ce que tu fus avant de naître, ce que tu es, ce que tu seras, approfondis cette vision. Pleure ta peine, déplore ta faute, contiens tes élans, brise ton faste,
dépouille-toi de ton orgueil ; meneur et cocher de ton âme, dirige-la, oriente son cours
pour ne pas dévier vers le mal.
Raby, n? 242, p. 369.
Zr Pourquoi le monde est-il enrólé sous vaine gloire, dont la prospérité reste si transitoire ?
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge Tam cito labitur ejus potentia quam vasa figuli, que sunt fragilia.
Plus fides litteris scriptis in glacie quam mundi fragilis vane fallacie; fallax in premiis, virtutis specie, qui nunquam habuit tempus fiducie. Credendum magis est viris fallacibus quam mundi miseris prosperitatibus, falsis insaniis et vanitatibus falsisque studiis et voluptatibus. Quam breve festum est hec mundi gloria! Ut umbra hominis, sic ejus gaudia,
que semper subtrahunt eterna premia et ducunt hominem ad dura devia,
O esca vermium! o massa pulveris! O ros, o vanitas, cur sic extolleris ?
Ignorans penitus utrum cras vixeris,
fac bonum omnibus, quamdiu poteris. Hec carnis gloria, que tanti penditur, sacris in literis flos feni dicitur: ut leve folium quod vento rapitur, sic vita hominis luci subtrahitur. Nil tuum dixeris quod potes perdere, quod mundus tribuit intendit rapere. Superna cogita, cor sit in ethere: felix qui potuit mundum contemnere! Dic, ubi Salomon, olim tam nobilis, vel ubi Samson est, dux invicibilis, vel pulcher Absalon, vultu mirabilis, vel dulcis Jonathas, multum amabilis ?
Le chant de l'homme devant lui-méme
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Sa puissance s'effondre aussi facilement que des vases d'argile, qui sont chose fragile. Plus sûres sont des lettres écrites sur la glace que la vaine illusion de ce monde fragile;
sous couleur de vertu, trompeur en ses promesses, ce monde n'eut jamais le temps de la confiance. Mieux vaudrait se fier à des miroirs trompeurs qu'aux pauvres avantages offerts par notre monde, à ses fausses folies, ses fausses vanités, à ses passions trompeuses et à ses voluptés.
La gloire de ce monde est un bref jour de féte. Comme
l'ombre de l'homme,
ainsi sont ses plaisirs,
qui lui dérobent l'éternelle récompense et le mènent toujours à de dures errances. Á
Nourriture des vers! pauvre tas de poussiére,
goutte d'eau, vanité, pourquoi tant d’arrogance ? Tu ne sais méme pas si demain tu vivras:
fais donc du bien à tous tant que tu le pourras. La gloire de la chair, que l'on prise si haut, dans la Bible on la dit semblable à l'herbe folle: comme
la faible feuille emportée par le vent,
ainsi la vie de l'homme est arrachée au jour. Ne considère pas tien ce que tu peux perdre.
Ce que le monde donne, il entend le reprendre. Pense plus haut, place ton cœur parmi les cieux: Heureux qui aura pu mépriser notre monde! Dis, où est Salomon, jadis si renommé,
oü encore est Samson, le guerrier invincible, et le bel Absalon, au visage superbe, et le doux Jonathan, si digne d'étre aimé?
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge Quo Cesar abiit, celsus imperio,
vel Dives* splendidus, totus in prandio? Dic, ubi Tullius, clarus eloquio, vel Aristoteles, summus ingenio?
Tot clari proceres, tot rerum spatia, tot ora presulum, tot regna fortia, tot mundi principes, tanta potentia,
in ictu oculi clauduntur omnia. 4 (6 pp + 6 pp), rimé aaaa.
le
Peut-être de Jacopone de Todi, xirr* siècle. Il en subsiste au moins cinquante manuscrits.
26. Fortune plango vulnera Fortune plango vulnera stillantibus ocellis, quod sua michi munera subtrahit rebellis. Verum est quod legitur: fronte capillata, sed plerumque sequitur Occasio calvata. In Fortune solio sederam elatus, prosperitatis vario flore coronatus ;
Quicquid enim florui, felix et beatus, nunc a summo
corrui
gloria privatus.
Le chant de l'homme devant lui-méme
125
Où est parti César, si grand par son empire? Et ce Riche* splendide, amateur de banquets? Dis, où est Cicéron, à l'éloquence insigne,
et où est Aristote, le plus grand par l'esprit?
Tant de chefs prestigieux, tant de vastes pays, tant de bouches disertes, tant de vastes royaumes,
tant de princes en ce monde, de si grandes puissances, l'espace d'un clin d'oeil, et tout est terminé. Raby n? 284, p. 433.
20° Je plains les coups de la Fortune aux yeux étincelants, qui se refuse à moi soudain et m'ôte ses présents. C'est bien vrai, ce que l'on raconte! elle a des cheveux par-devant, mais derriére elle, l'Occasion
est chauve, trop souvent. Sur le tróne de la Fortune
glorieux je siégeais, couronné des fleurs inconstantes de tous les succès;
tant que ma chance fleurissait, heureux et content, me voici tombé du sommet,
déchu à présent. * Le Riche doit étre Lucullus, aux festins proverbiaux, plutót que le riche banqueteur de l'Évangile, que Lazare vit en enfer.
126
Poésie lyrique latine du Moyen Áge Fortune rota volvitur: descendo minoratus, alter in altum tollitur; nimis exaltatus rex sedet in vertice — caveat ruinam!
nam sub axe legimus
Hecubam* reginam.
|
4 (8 p + 7 pp), rimé ababcdcd.
27. ABÉLARD
Abissus vere multa judicia Deus tua eo plus formidanda quo magis sunt occulta et quo plus sunt ad illa quelibet vis infirma. Virorum fortissimum,
nuntiatum per angelum, Nazareum inclitum, Israelis clipeum, cujus cor vel saxeum non fleat sic perditum ? Quem primo Dalila sacra cesarie,
hunc hostes postea privarunt lumine. Exaustus viribus, orbatus oculis
:
Le chant de l'homme devant lui-méme La roue de Fortune tourne: amoindri je descends, un autre entame l'ascension; au comble de l'élévation
le roi siège au pinacle — mais gare à la chute: les livres disent que sous l'axe git la reine Hécube*. Carmina burana 16.
27. Planctus de Samson C'est un abîme insondable
— ;
que tes jugements, Ô Dieu,
et d'autant qu'ils sont et que face toute force
plus redoutables plus secrets aux yeux à eux est impuissante.
Le plus valeureux des guerriers, lui que l'ange avait annoncé, la fierté de Nazareth, le bouclier d'Isra&él,
quel cœur méme de pierre ne pleurerait sa perte amère ?
D'abord Dalila l'a privé de sa chevelure sacrée, ensuite les ennemis
l'ont privé de la lumiére. Sans force, épuisé,
et les yeux crevés, * Hécube: reine de Troie devenue esclave des Grecs.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge mole fit deditus athleta nobilis. Clausus carcere
oculorumque lumine jam privatus,
quasi geminis ad molam sudans tenebris. est oppressus ;
ludos martios plus exercere solitos frangit artus. Hos cibario vix sustentans edulio jumentorum,
quod et nimius labor hic et insolitus sumit rarum,
crebris stimulis agitatur ab emulis ut jumentum. Quid tu, Dalila, quid ad hec dicis impia,
que fecisti? Quenam munera
per tanta tibi scelera conquisisti ?
Nulli gratia per longa manet tempora proditori.
Le chant de l'homme devant lui-méme
à la meule il est condamné, ce noble guerrier. Enfermé dans sa prison, déjà privé de la lumiére de ses yeux, peinant à la meule, il est accablé de doubles ténébres.
Il se brise les membres, plutót accoutumés aux jeux martiaux. Pour les soutenir, n'ayant
que l'immonde pitance des animaux, et encore trop rarement
pour ce labeur excessif, si peu habituel,
à coup d'aiguillons il est poussé par des envieux
comme une béte. Toi, Dalila, mauvaise,
que dis-tu de cela, ton ceuvre ?
Qu'as-tu donc gagné pour de si grands crimes, en récompense ? La reconnaissance
ne dure jamais bien longtemps envers un traitre.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge Renatis jam crinibus reparatis viribus, temulentis hostibus lusurus inducitur, ut morte doloribus
finem ponat omnibus. A jocis ad seria
à
fertur mens diu concita ;
tam leva quam dextera columnis applicita hostium et propria miscet dolor funera. O semper fortium ruinam maximam et in exitium
creatam feminam!
Hec patrem omnium
dejecit protinus et mortis poculum propinat omnibus.
David sanctior, Salomone prudentior quis putetur? At quis impius
magis per hanc vel fatuus repperitur ? Quis ex fortibus non ut Samson fortissimus enervatur ?
Adam nobile
divine plasma dextere mox hec stravit,
x
Le chant de l'homme devant lui-méme
Quand ses cheveux ont repoussé, quand ses forces sont réparées, les ennemis bien avinés l'aménent pour s'en amuser pour qu'il mette fin par la mort à la somme de ses douleurs.
Son âme exaspérée longtemps passe des jeux au sérieux:
de ses mains, à droite et à gauche lorsqu'il empoigne les colonnes, sa douleur ne fait qu'une mort des ennemis et de la sienne. Oh toujours la pire ruine des hommes forts, femme, créée
pour leur malheur!
;
C'est elle qui fit tomber le pére de l'humanité et qui verse à tous les humains la coupe de la mort. Pourrait-on trouver
plus saint que David, plus sage que Salomon? Mais qui, par elle, se trouve plus impie ou plus fou qu'eux? Qui parmi les braves comme Samson, le brave des braves, n'est annihilé ?
Adam, noble création de la main divine, elle eut tót fait de le ruiner,
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge quam in proprium acceperat auxilium hostem sensit. Ex tunc femina virorum tela maxima fabricavit.
Sinum aspidi vel igni prius aspidi, quisquis sapis,
quam femineis te committas illecebris, nisi malis
ad exitium properare certissimum cum predictis. Lai lyrique. Voir n° 12 et 13.
28. Planctus Samsonis Samson dux fortissime, victor potentissime,
quid facis in carcere, victor omnium ? Quis te quivit vincere
vel per somnium ? O victor
omnium,
o captor o raptor
principum, captus es, civium, raptus es.
victus es,
Le chant de l'homme devant lui-méme
comme une aide il l'avait reque, mais il s'est aperqu que c'était l'ennemi.
Et depuis c'est la femme qui tisse pour les hommes les pires pièges. Ouvre ton cceur plutót au serpent ou au feu, si tu es sage,
que de te confier aux délices féminins, si tu ne veux
courir à ta perte combien certaine, comme ceux-là.
7
Éd. Giuseppe Vecchi, I Planctus, Modena, 1951, p. 57-61.
28. Plainte de Samson
Trés valeureux chef, Samson, vainqueur trés puissant,
que fais-tu là en prison, héros invincible? Qui a pu te vaincre, même en ton sommeil ? Vainqueur de tous,
preneur de princes,
ravisseur des peuples,
te voilà vaincu,
te voilà pris,
te voilà saisi.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge Samson dux mirabilis, modo miserabilis,
quid agis in angulo tetri carceris ?
Te dedit ergastulo fraus mulieris. Avulsis oculis cecus es, jam tonsis crinibus calvus es, sed si recreverint, salvus es.
— Sponsa michi placuit alienorum,
adamavi virginem Philistinorum,
favum michi reddidit rex bestiarum,
junxi caudas vulpium plus trecentarum, dissipavi palmites tot vinearum,
et combussi segetes agricolarum. Mille rupi vincula mille per pericula, propter te, juvencula, feci tot miracula. Post in solitudine,
magna multitudine, gravi fortitudine, constipati veniunt, capere me cupiunt,
pauci vix effugiunt. Circumdor ab hostibus cum armis et fustibus, instant totis viribus,
lanceis et ensibus, solus ipse nisibus prevalebam milibus.
-
Le chant de l'homme devant lui-méme Samson, chef admirable, à présent misérable,
que fais-tu dans un coin de ce cachot sordide? C'est la ruse d'une femme qui t'a jeté dans la geóle. Les yeux arrachés, tu es aveugle, les cheveux tondus,
tu es chauve,
mais s'ils repoussent,
tu es sauf.
- J'ai voulu pour épouse une étrangère, : j'ai aimé une fille des Philistins. Le roi des animaux m'a donné son miel, j'ai lié les renards par la queue
^
plus de trois cents,
j'ai saccagé les palmiers d'autant de vignes,
et j'ai brülé les moissons des paysans. Mille fois j'ai rompu mes liens en mille périls, pour toi, jeune fille,
j'ai fait mille prodiges. Puis quand j'étais seul, en troupe innombrable, avec leur force entiére, ils viennent tous ensemble,
ils veulent me prendre, bien peu ont pu s'échapper. Encerclé par les ennemis avec leurs armes et leurs gourdins, ils me pressent de toutes leurs forces, de leurs armes et leurs boucliers,
moi seul j'étais plus fort que leurs milliers d'efforts.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge Mille viros mortibus
in prelio meis dedi manibus et gladio. Mille viros mortibus mandibula tuis dedi morsibus, asellula.
Sed quantum proicio vehementer sicio,
sed aquam exibuit que sitim compescuit. Ve tibi Philistiim sub tributis Effraim, cui sic allophili reputantur nichili. Servitores Baalim servierunt Neptalim, optimates Ismael servierunt Israel. Urbemque vallaverant et me quasi vinxerant fraudenter. Nocte diluculo surrexi clanculo silenter,
valvasque cum postibus evellens radicitus potenter, montis supercilium scando risor hostium gaudenter. Post amavi Dalidam,
virginem pulcherrimam, corpore juvenculam, fraudibus vulpeculam. Cum libaret poculum, porrigebat osculum,
i
Le chant de l'homme devant lui-méme
En ce combat j'ai donné mille guerriers à la mort, de mes mains,
de mon épée. J'ai donné à la mort mille guerriers par la morsure de la máchoire d'un áne mort.
Mais quand je la jetai javais tellement soif, il en jaillit de l'eau qui étancha ma soif. Malheur à vous, Philistins,
tributaires d'Ephraim, par qui ces étrangers
furent ainsi méprisés. Les serviteurs de Baal durent servir Neptalim, les princes d'Ismaél durent servir Israël. Ils avaient encerclé la ville,
ils m'avaient presque saisi par traitrise,
mais au milieu de la nuit je me levai en cachette sans bruit et en arrachant les portes complétes avec les montants fortement,
jescalade la montagne, me moquant des ennemis gaiement.
Puis j'ai aimé Dalila, elle était si belle, corps de jouvencelle, ruses de renarde. Tout en me versant à boire, elle m'offrait ses baisers,
d
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge serviens ad oculum, seducebat seculum.
« Dic michi, carissime, virorum fortissime,
ubi polles viribus pre cunctis mortalibus ? Ubi robur corporis, ubi virtus pectoris, utrum divo numine
prevales an carmine ? » — «Si nervicis funibus vinciar ac restibus, circumplexis crinibus cum licio, par ero mortalibus », sic aio.
Quicquid audit perfida temptat arte callida,
sed rumpuntur laquei velud funes stuppei. Femine ter restiti,
quarto victus extiti. Qui vincebam omnia,
victus sum a femina. Proh dolor, proh dolor,
detego miraculum, proh pudor, proh pudor, virtutis signaculum: « Prope rasis crinibus rasorio,
par ero mortalibus calvicio. » Voluptatis premio meretricis gremio
-
Le chant de l'homme devant lui-méme
servant au doigt et à l'ceil, elle trompait bien son monde. « Dis-moi, mon trés cher amour,
toi le plus fort des héros, où se tient ta force étonnante, supérieure aux autres mortels? D'où vient la vigueur de ton corps et la force de ta poitrine? Est-ce par un don du ciel ou bien par magie? » — «Si l’on m'attache avec des liens ou des filets faits de nerfs, si l'on m'attache les cheveux avec du cordon, je serai semblable aux autres », je lui réponds. /
La perfide habilement fait l'essai de ce qu'elle entend. Mais tous les liens se coupent comme des fils d'étoupe. Trois fois à cette femelle j'ai résisté, la quatriéme j'ai cédé. Moi jusqu alors invaincu, une femme m'a vaincu. Malheur, malheur à moi,
je lui révèle le prodige, honte, honte sur moi,
le sceau de ma force: « Qu'on rase de prés au rasoir mes cheveux, je serai comme les autres,
sans cheveux. » Récompense voluptueuse,
sur le sein de la putain
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge jam privatus dormio virtutis auxilio. Illa mordax vipera, agna prius tenera,
furtim rapit forcipes et clamavit principes. « Philistei, Philistei, surgite,
clipeos et lanceas arripite leto,ieto hostem victum teneo, 1 et o, i et o,
calvatum derideo. » Amorrei, Chananei, Jebusei veniunt,
Idumei, Gergezei, Pherezei capiunt,
Philistei verberant, Ethei me lacerant.
Orbaverunt lumine consecratum numine.
Tanto perit fulmine qui se credit femine. Nolunt michi, nolunt michi parcere, capior, vincior, crucior in carcere,
heu me, heu me,
cogor ibi molere. Perfero ludibria,
risus et obprobria. Quando festa veniunt, ludere me faciunt.
Le chant de l'homme devant lui-méme
je dors déjà privé de ce qui fait ma force.
Cette vipére mordeuse, auparavant tendre agnelle, empoigne au vol ses ciseaux, lance aux princes son appel:
« Phililistins, Philistins, debout! Prenez lance et bouclier, eh oh, oh eh, je tiens l'ennemi à merci, eh oh, oh eh,
il est rasé et je m'en ris!» Les Amorréens, les Cananéens, les, Gébuséens surviennent,
Les Iduméens, les Gergéséens, les Phéréséens me
prennent,
je suis battu par les Philistins et lacéré par les Ethéens. Ils m'ont privé de la lumière, moi que Dieu avait consacré.
Ainsi périt foudroyé qui se fie à une femme. Ils ne veulent pas,
ne veulent pas m'épargner, je suis pris, enchaîné, en prison tourmenté. Malheur à moi, malheur,
on m/y fait tourner la meule. Je supporte les sarcasmes, les rires et les insultes. Quand viennent les jours de féte, ils me font les amuser,
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge Sed cum crines creverint,
reddam quicquid fecerint. Dies festus aderat, et senatus sederat. More dicunt solito: « Gaude, ludos nobis facito,
plaude. » Crines creverunt, vires venerunt,
hostes riserunt, postes ruerunt.
Ludens lugebam, lugens dolebam,
risi plangendo, lusi plorando. Columnas arripui, totam domum subrui. Glorianter crucior,
crucianter glorior. Fere tria milia
occidi par atria. Pro tanta victoria
Samson sit in gloria. xiII* siècle.
29. Anna soror Anna soror,
ut quid mori tandem moror ?
Le chant de l'homme devant lui-méme
mais si mes cheveux repoussent
je leur rendrai ce qu'ils m'ont fait. C'était jour de féte,
les anciens siégeaient. On me dit, comme
d'ordinaire:
« Allons gai, fais tes jeux pour nous, fais le fou.» Mes cheveux ont repoussé, mes forces sont revenues. . Les ennemis ont ri,
les murs se sont abattus.
En jouant je pleurais, en pleurant je souffrais, jai ri dans ma douleur,
j'ai joué en pleurs. J'ai empoigné les colonnes, j ai fait effondrer l'édifice. Ma gloire est dans mon supplice, mon supplice fait ma gloire: ils étaient presque trois mille, ceux qu'au palais j'ai tués. Pour une telle victoire que Samson soit dans la gloire. Théme: Judic. 14-16. Ed. T. Hunt, dans Medium Aevum 28 (1959), p. 192-194.
29. Plainte de Didon Anne, ma sceur,
pourquoi faire demeure à mourir enfin?
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge Cui dolori reservor misera?
O ha nimis aspera vite conditio! Mortis dilatio mihi mors altera.
Ut exponat
.
me tormentis
vela donat ille ventis, non horret maria.
O ha fides Phrygia, o fides hospitis, que sic pro meritis
rependit odia!
Abit ille, querens Scylle se vel Charybdi tradere. Aquiloni quam Didoni
magis elegit credere. Festinat classem solvere cum federe,
nec date memor dextere dat temere vela fidemque ventis! Hospes, abi!
quid elabi furtive fugam rapere? Quid laboras? Dido moras nullas festinat nectere, sed brume tamen sidere
vult parcere tibi prolique tenere nec tradere vos Nerei tormentis.
]
Le chant de l'homme devant lui-méme
Pour quelle douleur me réservé-je, malheureuse?
Ah, situation trop affreuse de vivre encore! Ce retard à mourir m'est une seconde mort.
Pour m'exposer aux tourments il offre sa voile aux vents, il ne craint pas l'océan! Ah foi d'un Phrygien, foi due par un hóte! : En échange de mon accueil,
me rendre ainsi haine et deuil!
Il s'en va, pour se jeter
sur Charybde ou sur Scylla. Il préfére se confier à l'aquilon qu'à Didon. Il s'empresse de dégager sa flotte ainsi que son serment, oublieux de son engagement il donne hardiment ses voiles et sa foi aux vents! Hóte, va-t'en!
Pourquoi t'esquiver et t'enfuir furtivement ? Pourquoi prendre tant de peine?
Didon ne cherche pas en háte à retarder ton départ, mais par ce temps d'hiver, elle veut t'épargner, toi et ton tendre enfant,
et ne pas vous livrer aux dangers de la mer.
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Poésie lyrique latine du Moyen Âge
Quid, Enea,
natum dea te jactas Cypride ? ha perfide,
genus quid jactitas ? Vultus quos astruit illa redarguit mentis atrocitas. Parentem serenissimo
vultu promittis Cypridem, sed matrem tibi tigridem teste fateris animo. Sed querelis his crudelis hospes non flectitur. Quid igitur, quid restat misere ? quid agam, misera? Mors agat cetera! Mors mihi vivere. Mors vite claudat orbitam,
mors mali tollat cumulos. Insignes ferat titulos, qui sic delusit hospitam. An expectem destrui que statui
urbis nove menia ? Nos odia dire cingunt Lybies. Hinc Yarbas* emulus Numadumque populus, inde fratris rabies nos odiis et preliis infestat.
Le chant de l'homme devant lui-méme
Pourquoi, Énée, tant te vanter
d'étre fils de Cypris la déesse? Ah perfide, et pourquoi t'enorgueillir de ta naissance? La beauté qu'elle modèle en toi, la noirceur de ton âme la dément! Par ton superbe visage, tu assures être fils de déesse,
mais par ton âme sauvage, tu t'avéres fils de tigresse. Mais par mes plaintes cruelles mon hôte n'est pas attendri. Que reste-t-il donc à faire,
que reste-t-il dans ma misére? misérable, que vais-je faire?
Que la mort chasse tout cela! Vivre est comme la mort pour moi. Que la mort referme la boucle de ma vie, que la mort efface l'excés de mon mal,
et qu'il emporte ce beau titre de gloire, celui qui a trompé ainsi celle qui l'avait recueilli. Vais-je attendre que soient détruits
les murs neufs de ma ville, que j'ai construits ? Nous sommes cernés
par la haine de la sauvage Libye. D'un cóté Hiarbas*, qui nous envie, et le peuple de Numidie, de l'autre mon frère en furie nous harcélent de combats et de haine.
* Hiarbas: roi de Gétulie.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge Meos quoque Tyrios
jam dubios, jam offensos video;
displiceo meis ipsis civibus. Urbe tota canitur: « Dido spreta linquitur suis ab hospitibus; de Phrygio suffragio nil restat.
Ipsa me perdidi: quid Phryges arguo? Merori subdidi vitam perpetuo. Heu me miseram,
igni credideram nunc uri metuo.
Quanta sit sentio mei conditio supplicii, ni gladii fruar obsequio. O luce clarior, Anna pars anime,
his quibus crucior me malis adime. Quousque patiar ? Ne semper moriar,
me semel perime. xiir* siècle (P. Dronke, dans Aspetti della letteratura latina del secolo x111, 1986, p. 38-39).
Le chant de l'homme devant lui-méme
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Aussi mes Tyriens,
je les vois déjà douter, déjà offensés ; je suis en défaveur prés de mes propres citoyens. On chante par toute la ville: « Didon méprisée est abandonnée par ses hótes: il ne reste rien de l'appui du Phrygien. » C'est moi qui me suis perdue: Pourquoi accuser les Phrygiens? J'ai condamné ma vie à une éternelle douleur. Hélas malheureuse,
je m'étais confiée aufeu: maintenant brûler me fait peur. Ce genre de supplice est pour moi trop grand, je le sens, si je n'ai le secours d'une épée. Anne ma sceur lumineuse, toi qui fais partie de mon
áme,
arrache-moi aux maux qui me torturent.
Combien de temps vais-je souffrir? Pour ne pas toujours mourir,
tue-moi une seule fois. Éd. A. Wilmart,
dans
Medieval
and Renaissance
(1958), p. 35-37. Raby, n? 236, p. 359.
Studies,
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Poésie lyrique latine du Moyen Âge
30. ANGILBERT Aurora cum primo mane
sabbati non illud fuit,
tetra noctis dividit,
sed Saturni dolium,
de fraterna rupta pace
gaudet demon impius.
Bella clamant, hinc et inde
pugna gravis oritur,
frater fratri mortem
parat,
nepoti avunculus,
filius nec patri suo
exhibet quod meruit.
Cedes nulla pejor fuit
campo nec in Marcio;
fracta est lex christianorum;
sanguinis hic profluit
unda manans, inferorum |gaudet gula Cerberi. Dextera prepotens Dei
victor ille manu sua
protexit Hlotharium,
pugnavitque fortiter.
Ceteri si sic pugnassent,
mox foret victoria.
Ecce olim velut Judas Salvatorem tradidit, sic te, rex, tuique duces tradiderunt gladio.
Esto cautus, ne frauderis
agnus lupo previus.
Fontaneto fontem dicunt villam quoque rustice, ubi strages et ruina Francorum de sanguine. Horrent campi, horrent silve, horrent ipsi paludes.
Gramen illud ros et imber in quo fortes ceciderunt,
nec humectet pluvia prelio doctissimi,
i
Le chant de l'homme devant lui-méme
157
30. Planctus sur la bataille de Fontenoy Lorsque l'aurore, au petit jour, dissipa les terreurs de la nuit, ce ne fut pas jour de sabbat, mais le chaudron Saturne.
de
De voir brisée la paix entre les fréres, le Mauvais exulte. Les cris de guerre s'élévent. De part et d'autre un rude combat s'engage. Le frére porte la mort au frére, l'oncle au neveu, et le fils ne montre pas à son pére le respect qu'il lui doit. Méme au champ de Mars, il n'y eut pire carnage. La loi des chrétiens est brisée. Ici s'écoule une rivière de sang, dans les enfers jubile la gueule de Cerbére. La main toute-puissante de Dieu a protégé Lothaire,
vainqueur dans ses propres combats, il s'est battu vaillamment. Si les autres s'étaient battus ainsi, la victoire aurait vite été nótre.
Mais comme jadis Judas a livré le Sauveur, ainsi, Ô roi, tes généraux t'ont trahi au combat. Sois prudent, ne te laisse pas duper comme un agneau
face au loup. Dans la langue du pays on appelle Fontenoy la fontaine et le domaine oü s'est produit le massacre et la ruine du sang des Francs.
C'est l'horreur dans les champs, dans les foréts, dans les marais mémes. Que la rosée, l'averse et la pluie n'humectent plus l'herbe oü sont tombés
bien se battre,
les valeureux,
ceux
qui savaient
si
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
pater, mater,
soror, frater,
quos amici fleverant.
Hoc autem scelus peractum, |quod descripsi ritmice, Angelbertus ego vidi, pugnansque cum aliis solus de multis remansi prima frontis acie. *
Ima vallis retrospexi in collis cacumine, ubi suos inimicos rex fortis Hlotharius
debellabat fugientes
|usque foras rivulum.
Karoli de parte vero,
Hludovici pariter
albescunt campi vestimentis mortuorum lineis, velut solent in autumno albescere avibus. »
Laude pugna non est digna, Oriens, meridianus,
nec canatur melode.
occidens et aquilo
plangant illos qui fuerunt
tali pena mortui.
Maledictus ille dies, nec in anni circulo numeretur, sed radatur ab omni memoria,
jubar solis nec illustret
aurore crepusculum.
Nox et sequens dies illam, nox que dira nimium, nox illa que planctu mixta et dolore pariter, hic obit et ille gemit, cum in gravi penuria. O luctum atque lamentum! .Nudati sunt mortui, illorum carnes vultur, corvus, lupus vorant acriter, horrent, carent sepulturis, vanum jacet cadaver.
Ploratum et ululatum
nec describo amplius.
Le chant de l'homme devant lui-méme
que leurs parents, leurs frères et sœurs, amis ont pleurés.
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que leurs
Ce forfait qui s'est accompli, que j'ai chanté en vers rythmiques, moi, Angilbert, je l'ai vu, en me battant avec les autres,
je mci resté seul survivant, de tous ceux de premiére igne. Du sommet de la colline, je me suis retourné vers le fond de la vallée où Lothaire, le roi valeureux, repoussait au-delà du ruisseau ses ennemis en fuite, tandis que du cóté de Charles, et de Louis aussi,
les champs blanchissaient du manteau de lin des morts, comme en automne ils blanchissent recouverts d'oiseaux. 4 Ce combat ne mérite pas d’être célébré, ni chanté avec art. Que l'orient, le midi, l'occident et le nord
pleurent ceux qui moururent de mort si amére. Maudit
ce jour, qu'il ne soit plus compté
dans le
cercle de l'année,
mais qu'il soit rayé de la mémoire de tous, que ne l'éclaire plus l'éclat du soleil ni la lueur de l'aurore. Cette nuit et le jour qui suivit, cette nuit fut trop terrible,
cette nuit traversée de plaintes et de douleur l'un trépasse, l'autre gémit dans la pesante agonie. Ó deuil et lamentation! les morts sont dépouillés,
vautours,
corbeaux
et loups
dévorent
avidement
leurs membres, ils se raidissent, sans sépulture, cadavres gisants et nus.
Je ne décris pas plus longtemps les pleurs et les hurlements.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
Unusquisque quantum potest restringatque lacrimas. Pro illorum animabus |deprecemur Dominum. 3 (8 p + 7 pp) non rimé.
à
841. Lothaire contre Charles le Chauve nique.
et Louis le Germa-
31. 0 tu qui servas O tu qui servas
noli dormire,
armis ista menia,
moneo, sed vigila!
Dum Hector vigil extitit in Troia, non eam cepit fraudulenta Grecia. Prima quiete dormiente Troia, laxavit Synon fallax claustra perfida. Per funem lapsa occultata agmina invadunt urbem et incendunt Pergama. Vigili voce avis anser candida fugavit Gallos ex arce Romulea. Pro qua virtute facta est argentea et a Romanis adorata ut dea. Nos adoremus celsa Christi numina, illi canora demus nostra jubila,
illius magna hec vigilantes Divina, mundi
fisi sub custodia, jubilemus carmina! rex Christe, custodia,
sub tua serva hec castra vigilia. Te vigilante nulla nocet fortia, qui cuncta fugas procul arma bellica. Tu cinge nostra
hec, Christe, munimina,
defendens ea tua forti lancea. Quo duce victrix est in bello dextera etsine ipso nihil valent jacula.
Le chant de l'homme devant lui-méme
155
Que chacun retienne ses larmes autant qu'il lui est possible,
et prions le Seigneur Dieu pour l’âme de ces héros. Éd. D. Norberg, Manuel pratique de latin médiéval,p. 165-172 (très différent de MGH, Poetae II, p. 138); Godman, n° "o, 22625
31. Chant des veilleurs de Modéne O toi qui surveilles sous les armes ces murailles, ne t'endors donc pas, je t'en avertis, mais veille! Tant qu'Hector fut là pour veiller sur Troie, la Grèce trompeuse ne put en venir à bout. Sitôt qu'en repos s’est endormie Troie,
le traître Sinon ouvrit la cache sournóise. Les troupes embusquées le long d'une corde se laissant glisser envahissent la cité et livrent Pergame aux flammes. D'un cri vigilant,
l'oie, l'oiseau immaculé,
du donjon de Romulus mit en fuite les Gaulois. Pour ce coup d'éclat en argent on la sculpta, comme une divinité les Romains l'ont adorée. Et nous, adorons
le trés haut pouvoir du Christ,
modulons pour lui
nos sonores chants de joie,
et en nous confiant
en sa garde prestigieuse,
que tout en veillant
exultent bien haut nos chants.
Divin protecteur,
Christ, roi de tout l'univers,
sous ta surveillance garde nos murs que voici. Si c'est toi qui veilles, nulle force ne peut nuire, toi qui chasses au loin toutes les forces armées. Prends en charge,
en les défendant Avec lui pour chef, tandis que sans lui
ó Christ, nos fortifications,
de ta valeureuse lance. nos bras sont victorieux, nos armes ne peuvent rien.
156
Poésie lyrique latine du Moyen Áge Fortis juventus, virtus audax bellica, vestra per muros audiantur carmina. Etsitin armis alterna vigilia, ne fraus hostilis hec invadat menia. Resultet echo: «comes, eia vigila! »,
per muros «eia»,
dicat echo,
«vigila!»
5 + 7 pp, rimé en -a. Vers 883.
32. O Roma nobilis O Roma nobilis, orbis et domina, cunctarum urbium excellentissima,
roseo martyrum albis et virginum
sanguine rubea, liliis candida,
salutem dicimus
tibi per omnia,
te benedicimus:
salve per secula!
Petre, tu prepotens celorum claviger, vota precantium exaudi jugiter. Cum bis sex tribuum sederis arbiter,
factus placabilis judica leniter, teque precantibus nunc temporaliter ferto suffragia misericorditer. O Paule, suscipe nostra precamina, cujus philosophos vicit industria;
factus oeconomus in domo regia, divini muneris appone fercula, ut que repleverit
ipsa nos repleat
te sapientia
tua per dogmata.
6 (6 pp + 6 pp). Une rime par strophe. X* ou XI* siècle.
Le chant de l'homme devant lui-méme
Fervente jeunesse,
157
forts et audacieux guerriers,
que vos chants résonnent
tout au long de nos mu-
railles,
et relayez-vous sous les armes pour veiller, pour que l'ennemi ne prenne nos murs par ruse. Que l'écho répète: «Compagnon, allons, veillons », tout le long des murs,
«allons», en écho, «veillons ! »
Éd. S. Roncaglia, dans Cultura neolatina, 8, 1948, p. 5-46 et 205-212; Godman, n? 60, p. 324.
32. Hymne de pélerins à Rome Ó Rome prestigieuse et maítresse du monde, de toutes les cités la plus prééminente, rouge du sang vermeil de tes nombreux martyrs, blanche des robes blanches et des lys de tes vierges, nous te disons en tout les meilleurs de nos voeux et nous te bénissons: salut de siècle en siècle! Ó Pierre, tout-puissant porte-clés du Royaume, exauce incessamment les vceux des suppliants. Puisqu'aux douze tribus tu sers de gouvernant, laisse-toi attendrir et juge doucement, et à ceux qui t'implorent en ce temps de la terre, apporte ton appui en ta miséricorde.
Ó Paul, accepte aussi nos ferventes prières, toi dont l'art a vaincu les savants de la terre;
devenu l'intendant des demeures royales, distribue les dons de la table divine,
afin que la sagesse, elle qui t'a comblé, nous comble nous aussi par ton enseignement. L. Traube, O Roma nobilis. Philologische Untersuchungen aus der Mittelalter, Munich, Augusto Campana,
1891. M. De Marco, dans Miscellanea
Padoue,
1981, p. 231-255.
III LE CHANT VENGEUR
La colére est une émotion forte qui se préte bien à étre chantée, pourvu
qu'elle soit vertueuse.
L'amer-
tume personnelle pousse à se venger par les mots, lorsque tout le reste est impuissant. La colére vertueuse engendre la satire. Celle-ci apparait chez des réformateurs
religieux,
comme
Pierre
Damien,
au
xI® siècle. Mais l'explosion généralisée date du XII* siècle, au point de poser un probléme historique quant aux changements sociaux et culturels qui ont pu faire naître l'indignation chez tant de monde à la fois. Les torts subis
Hugues Primat, maître de grammaire, enseignait à Orléans et ailleurs, vers 1150. Son sobriquet, Primat,
est une facon de réclamer la primauté parmi les poétes. Ce surnom devint ensuite générique, appliqué à des piéces généralement ácres et violentes, et cela surtout en France. Si on l'en croit, Hugues Primat était laid, pauvre et malchanceux. Si l'on en croit ses vers d'ailleurs admirablement tournés, il était en outre querelleur, rancunier, plaintif et doué d'une
langue impitoyable. Sa véhémence donne une valeur absolue à la noirceur qu'il reproche à ses ennemis, pourvus de tous les vices, lorsqu'il en appelle au
160
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
jugement public. Dans Dives eram (n? 33), il cherche à rattraper un faux pas: accueilli parmi des cha-
noines, il les a quittés pour aller dans un autre établissement, peut-étre un hospice, et, pour avoir pris la défense d'un pensionnaire maltraité, il en a été
expulsé par un chapelain qu'il pare de toutes les trahisons et de tous les vices. L'histoire qu'il raconte pour rentrer en gráce au premier endroit, en strophes
monorimes de longueur inégale, un peu à la façon des laisses épiques, avec une tendance à s'enchainer l'une à l'autre par des reprises de mots, n'est pas trés claire et peut-étre pas vraie dans les détails, mais elle se fait irrésistible par son rythme taraudant et autoritaire, par l'impudence avec laquelle Hugues se fait plébisciter par l'assistance. Peut-étre s'agit-il d'un pastiche sur le mode burlesque d'une élégie d'exil d'Hildebert
de Lavardin.
L'œuvre
d'Hugues
Primat,
qui comporte aussi des ouvrages plus scolaires, montre bien la précarité de l'existence de clercs peu fixés par une régle comme lui. Il est passé à Paris, Reims,
Sens, Amiens,
Orléans,
enseignant
la gram-
maire ou gagnant la bonne gráce de l'évéque et des chanoines du lieu par ses talents poétiques et son don d'amuseur. Les vagants ou semi-vagants comme lui dépendaient de l'accueil des établissements ecclésiastiques, chanoines ou moines. Ceux-ci finissaient par se lasser de leurs devoirs d'hospitalité, la charge représentée par ces hótes de passage, qui parfois s'incrustaient, pesant parfois lourdement sur les finances de l'établissement. Econduits, les clercs vagabonds passaient trés vite de la flagornerie joyeuse aux imprécations, ce qui explique en partie la virulence des attaques contre l'avarice des nantis. L'incompatibilité perçue par les uns entre la charité et la bonne gestion suscite l'aigreur des autres; mais celle-ci se donne un exutoire poétique, alors que la voix des gestionnaires
ne
peut
s'exprimer
ainsi.
Dans
leur
sphére, qui est celle de la manipulation des mots, des textes allégués et de l'auditoire, les poétes ont tou-
Le chant vengeur
161
jours le dernier mot, comme Hugues Primat sur le chapelain. Hilaire, chanoine au Ronceray prés d'Angers, puis maitre de grammaire à Orléans (si c'est bien le méme), était accouru, comme
tant d'autres, écouter
Abélard lorsqu'il avait repris ses cours au Paraclet, prés de Troyes, vers 1125-1126. L'ermitage de ce moine autorisé à quitter son abbaye n'était guère fait pour recevoir des cohortes d'étudiants de toute origine. Saint Bernard et d'autres commengaient à prendre ombrage de ce rassemblement en pleine campagne d'étudiants sans encadrement, sans discipline, sans garants, autour d'un maître qui représentait à leurs yeux la nouvelle et présomptueuse puissance des logiciens. Abélard, semble-t-il, prit peur. Sur le rapport d'un serviteur, il voulut obliger ses étudiants à aller résider au village voisin. La réaction d'Hilaire (n? 34) est violente, contre le délateur d'abord, beau-
coup plus profondément contre Abélard. La situation difficile de son maître, enseignant sans aval officiel non loin de l'ceil soupçonneux du tout-puissant abbé de Clairvaux, ne lui est rien à cóté de sa dignité de clerc qu'on veut faire marcher matin et soir. Il ne dit rien de la cause de cet exil; mais il est l'auteur par
ailleurs, outre de drames liturgiques avec des passages en français, comme ici le refrain, de plusieurs poésies dont un bon tiers de «paidikon» adressées à de jeunes garçons, d'un apparent amoralisme dont nous ne saurons jamais quelle est la part du littéraire et du vécu. Ceci pourrait à la rigueur expliquer cela, et la réticence d'Hilaire sur le contenu des calomnies en question. Mais les hypothéses de ce type sont des constructions hasardeuses: le dernier éditeur des vers d'Hilaire ne le juge-t-il pas, en 1125, déjà trop fixé dans l'existence pour s'étre précipité au Paraclet? La piéce en question broderait sur une anecdote entendue par oui-dire, et l'apostrophe d'Hilaire à luiméme ne serait qu'une signature littéraire. Sans tomber dans le doute universel de l'hypercritique, mieux
162
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
vaut se souvenir qu'il est bien hasardeux d'écrire les détails de l'histoire avec des poémes lyriques.
Colère contre les puissants et l'argent Trés fréquemment l'indignation prend pour cible les puissants qui abusent de leur force, les avides dont
l'argent est le dieu, la corruption de la société en général et plus précisément de la curie papale, créatrice d'une fiscalité de pointe fort mal ressentie. Cette. sainte colére est plus vertueuse que subversive, elle attaque les déviations et non le principe de la société. Elle reflète, aux xir? et xii? siècles, des tensions nou-
velles dans un monde où l'argent prend de plus en plus d'importance et où se développent des structures bureaucratiques lourdes, le désarroi de ceux qui refusent cette évolution, ou des jeunes intellectuels en mal d'emploi qui n'ont pas encore de place au soleil. C'est à ce genre de piéces que les copistes accolent généralement la mention « Golias», comme une sorte d'étiquette plus que comme un nom d'auteur. Golias est un personnage mythique, le masque que coiffe le meneur de toute troupe estudiantine décidée, en pourfendant l'hypocrisie, à n'épargner personne, et secondairement à s'amuser: le personnage de Golias passe du redresseur de torts au bon vivant à la fin du xir? siècle. Les motivations de ce genre de colére se veulent religieuses, en tout cas d'un moralisme intransigeant. Ce n'est pas un type de production qu'on soit automatiquement obligé de désavouer en montant en grade. Effectivement, parmi les textes présentés, certains sortent de plumes célèbres. Déjà rencontré (n° 20 et 22), Gautier de Chátillon, Lillois, écolátre à Laon,
puis secrétaire d'Henri II Plantagenét et chanoine d'Amiens, s'illustra par une épopée, l'Alexandréide, dont le succés fit baisser la lecture de Virgile dans les écoles. Ecce mundus demundatur (n° 36) est une chan-
son pour la féte du Báton, féte des premiers jours de l'année, où dans les églises collégiales les enfants de
Le chant vengeur
163
chœur et les moindres de la hiérarchie prenaient pour un jour le pouvoir, symbolisé par le báton du roi de la fête; ils remplaçaient les grands et disaient à tous la vérité. Belle occasion pour le poéte, qui tonne et fustige, sans oublier de jouer avec les mots et de faire étinceler les néologismes (mundus demundatur...) :le poète est le maître des mots, et Gautier de Châtillon en est spécialement conscient. C'est son adresse à jongler avec les réminiscences et à manipuler les mots qui lui donne droit à la parole justicière. Mais Gautier de Chátillon, contrairement à Primat,
ne raconte pas, ne s'implique pas dans son accusation: il affirme, de facon toute générale, il dénombre des abus avec une ironie mordante mais presque impersonnelle (Licet eger, n? 35). Philippe, chancelier de Notre-Dame de Paris, est un grand personnage qui eut haute main sur les écoles qui seraient bientót l'Université. Milieu houleux, oü sa verve trouvait à s'employer dans les querelles entre enseignants et administratifs et avec la papauté, ce qui explique sa pugnacité (Bulla fulminante, n? 38), parfois profondément religieuse (n? 37).
Trés abondante, la poésie satirique est souvent trés savante et met en jeu d'innombrables allusions, parfois classiques (tous ont lu Horace, Perse et Juvénal),
mais surtout essentiellement bibliques. On stigmatise la vénalité des biens spirituels du nom de simonie, en rappelant Simon le mage qui fut confondu et puni par saint Pierre (n? 39). Colére contre l'infidélité Le dépit amoureux suscite une indignation analogue. Si un homme est trompé, il l'est non par ses démérites bien sûr, mais parce que la femme est vénale par nature. Tous les poncifs de la misogynie antique et patristique se concentrent sur cette convic-
tion impersonnelle à force d'étre générale. Mensonge, ruse, fausseté, tout s'explique par la vénalité. Gautier de Chátillon, capable d'une réflexion qui semble venir
164
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
de beaucoup plus profond sur la concorde discordante du couple (n? 22), est l'auteur d'une dizaine de
piéces sur ce théme commode. L'argent montre
ici toute
sa force négative,
qui
sépare nettement la satire misogyne des plaintes du mal-aimé. L'argent ne peut étre chanté que de facon négative, c'est-à-dire quand il manque. Il manque au prétendant malheureux devant plus riche que lui. Il manque à qui refuse de plier son âme devant sa puissance. Il sort de force de la bourse du joueur. Le gain ne se chante pas, ni la richesse, à moins de l'avoir
perdue. Il y a une parenté profonde, en dépit des apparences, entre le poéte qui crie son besoin d'argent — il le fait comme quelqu'un qui n'en aura jamais - et celui qui méprise celui des autres. Sur le plan religieux ou sur le plan humain, il faut n'en pas avoir, ou se placer en dehors
de sa sphére. Autre-
ment on perd sa voix en poésie. Mais la femme qui quitte le poéte passe à l'ennemi. Quisquis eris (n° 40), broderie sur un vers de Mar-
bode, est un condensé des poncifs sur la vénalité féminine qui ne se signale que par son rythme. Rumor letalis (n? 41), en associant comme malgré soi
les souvenirs de l'amour heureux aux pires accusations, oscille entre le ressentiment et le regret avec une amertume qui fait son charme. On y touche du doigt combien les deux motifs sont différents. Celui du bruit qui court, plus rare et susceptible de variations, honte, douleur, conseils ironiques, s'entrelace
à celui de l'amour qui se refroidit. Quand le poéme bascule du cóté de la vénalité, le ton se raidit, se fige
sur des antithéses crispées. D'amour il n'est plus question, le masque convenu de la femme à vendre tombe entre les deux protagonistes et inexorablement les sépare, avec la force des situations toutes faites et des malentendus irrémissibles.
III LE CHANT VENGEUR
33. HUGUES
PRIMAT
Dives eram et dilectus,
inter pares preelectus: modo curvat me senectus et etate sum confectus. Unde vilis et neglectus a dejectis sum dejectus,
quibus rauce sonat pectus, mensa gravis, pauper lectus, quis nec amor nec affectus,
sed horrendus est aspectus. Homo mendax atque vanus,
infidelis et profanus me dejecit capellanus, veteranum veteranus, et injecit in me manus
dignus dici Dacianus*. Prius quidem me dilexit fraudulenter et illexit. Postquam meas res tranvexit,
fraudem suam tunc detexit. Primas sibi non prospexit neque dolos intellexit, donec domo pulsus exit. Satis erat bonus ante, bursa mea sonum dante,
^
33. Dives eram et dilectus J'étais riche, j'étais aimé, entre mes pareils préféré - maintenant de vieillesse courbé et par le grand áge accablé. Aussi négligé, avili, je suis exclu par des exclus qui ont la toux dans la poitrine, table morose et pauvre lit, qui n'ont amour ni affection, , mais sont épouvantables à voir. Un homme menteur et frivole, sans loyauté ni religion, ce vieil homme, le chapelain, m'a chassé, son contemporain, et a porté sur moi la main,
digne d’être appelé Dacien*. Avant bien sûr il m'aimait bien, son faux-semblant m'a abusé.
Quand tout mon bien lui est passé, il a montré sa fausseté.
Primat ne s'était pas méfié et n'avait pas compris sa ruse,
jusqu'à ce qu'il fût expulsé. Avant, il était plutót bon,
quand ma bourse sonnait le plein; * Dacien: persécuteur de saint Vincent chez Prudence.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge et dicebat michi sancte:
Frater, multum diligam te. Hoc deceptus blandimento, ut emunctus
sum
argento,
cum dolore, cum tormento sum dejectus in momento,
rori datus atque vento.
Vento datus atque rori, vite prima turpiori redonandus et errori,
pena dignus graviori et ut Judas dignus mori, qui me tradens traditori dignitatem vestri chori, tam honesti, tam decori,
permutabam viliori. Traditori dum me trado qui de nocte non est spado, me de libro vite rado
et, dum sponte ruens cado, est dolendum quod evado. Inconsulte nimis egi: in hoc malum me impegi, ipse meum
collum fregi,
qui vos linquens preelegi ut servirem egro gregi,
vili malens veste tegi quam servire summo regi
ubi lustra tot peregi.
Aberravi, sed pro Deo indulgete michi reo! Incessanter enim fleo,
pro peccato gemens meo.
.
Le chant vengeur il me disait avec onction: « Mon frére, je t'aimerai bien.»
Trompé par cet accueil charmant, sitót torché de mon argent, dans la douleur, dans le tourment,
je fus chassé en un moment, donné à la pluie et au vent. Donné au vent et à la pluie, rendu à mon ancienne vie,
bien plus honteuse et dévoyée! digne de peine supérieure, comme Judas digne de.mort,
puisqu'en me livrant à un traître jai échangé pour une moindre la dignité de votre chœur, si superbe et si plein d'honneur! Quand à ce traítre je me livre, ! qui n'est guére eunuque la nuit, je me raie du livre de vie et, chutant de mon propre fait, si je m'en tire c'est mal fait!
J'ai agi trop étourdiment, c'est moi qui me suis mis dedans! Je me suis mis la corde au cou en choisissant de vous quitter pour aller servir à l'hospice, vétu d'ignominieux surcot,
au lieu de servir le seul Roi là où j'ai passé tant d'années. J'ai eu tort, mais au nom de Dieu
soyez indulgents au coupable! car je ne cesse de pleurer en gémissant sur mon péché.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge Fleo gemens pro peccatis, juste tamen et non gratis; et non possum flere satis,
vestre memor honestatis et fraterne karitatis. O quam dura sors Primatis,
quam adversis feror fatis! Segregatus a beatis, sociatus segregatis, vestris tantum fidens datis,
:
pondus fero paupertatis. Paupertatis fero pondus: meus ager meus fundus, domus mea totus mundus, quam pererro vagabundus. Quondam felix et fecundus et facetus et facundus, movens jocos et jocundus,
quondam primus, nunc secundus victum quero verecundus. Verecundus victum quero, sum mendicus. Ubi vero
victum queram nisi clero, enutritus in Piero,
eruditus sub Homero? Sed dum mane victum quero et reverti cogor sero, jam in brevi (nam despero) onerosus vobis ero.
Onerosus et quo ibo? Ad laicos non transibo. Parum edo, parum bibo, venter meus sine gibbo et contentus pauco cibo plenus erit parvo libo et, si fame deperibo, culpam vobis hanc ascribo.
Le chant vengeur Si je gémis sur mes péchés, c'est justement, non pas pour rien,
et je ne peux assez pleurer quand de votre accueil je me souviens, de votre aimante charité. Qu'il est dur le sort de Primat et comme adverse est son destin! Exclu du bonheur des élus et mis au nombre des exclus,
sous le poids de la pauvreté sur vos dons seuls je peux compter.
Je plie sous la pauvreté. Mon champ, c'est ma propre personne, ma maison, c'est le monde entier
que je parcours en vagabond.
Jadis heureux et fortuné et beau parleur et bien joyeux, plein de bons mots et de beaux jeux, jadis Premier, rétrogradé, À je cherche mon pain tout honteux.
Tout honteux je cherche mon pain, je suis mendiant. Mais où vraiment mendier mon pain, sinon aux clercs,
moi que les Muses ont nourri, moi qui eus Homère pour maître ?
Mais si je vais chercher mon pain dès le matin, jusqu'au soir tard,
rapidement - quel désespoir! je me ferai de vous mal voir. Sitót mal vu, où m'en aller? Prés des laics? Trés peu pour moi. Je mange peu, je bois fort peu, mon ventre n'a pas de rondeur; se contentant d'une bouchée, il se remplit d'une gorgée, et si je dois mourir de faim, je vous en fais les responsables!
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
Vultis modo causam scire, causam
litis, causam ire,
que coegit nos exire? Brevi possum expedire, si non tedet vos audire.
— Nos optamus hoc audire plus quam sonum dulcis lyre.
- Quidam frater claudo pede est eadem pulsus ede violenter atque fede,
ut captivus et pars prede, alligatus loris rede a Willelmo Palamede vel per noctem Ganimede**. Frater membris dissolutus qui deberet esse tutus (nam pes erat preacutus), nichil mali prelocutus sed mandata non secutus, calciatus et indutus est in luto provolutus, provolutus et pollutus.
Provolutus est in luto frater pede preacuto. Quem clamantem dum adjuto, et putabam satis tuto,
fui comes provoluto et pollutus cum polluto. Provoluto comes fui et in luto pulsus rui. Dum pro bono penas lui, nullus meus, omnes sui.
Le chant vengeur
173
Voulez-vous à présent savoir la cause des cris et de l'ire qui nous a forcés à sortir? Je peux en peu de mots le dire, si l'entendre ne vous ennuie. — Oh oui, nous désirons l'ouir plus que le doux son de la lyre. - Voilà: un frére au pied boiteux fut chassé de cette maison violemment, honteusement, comme
un captif mis à rançon
ligoté par des étriviéres, par Guillaume le Palaméde qui la nuit se fait Ganymède**. Ce frére aux membres tout perclus qui aurait dà étre à l'abri (car il est pied-bot de plus), sans avoir rien dit de mal
4
mais n'ayant pas bien obéi, avec ses chausses et son habit
on l'a envoyé rouler dans la boue, tout souillé! Oui, il a roulé dans la boue, ce frère, avec son pied-bot. Il crie, et je lui viens en aide, pensant que c'était sans danger,
et avec lui je fus roulé et dans la boue tout souillé.
Avec lui envoyé rouler dans la boue je m'effondrai. Puni pour avoir bien agi, nul ne fut pour moi, tous pour lui. ** Palaméde: réputé inventeur du jeu de dé; Ganymède : favori de Jupiter, symbole de l'homosexualité.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge Adjuvabant omnes eum, Chananei Chananeum, Ferezei Ferezeum et me nemo preter Deum,
dum adjuto fratrem meum nil merentem neque reum. Solus ego motus flevi, fletu genas adinplevi ob magistri scelus sevi et dolorem jam grandevi. Quis haberet lumen siccum, cernens opus tam iniquum, sacerdotem impudicum, corruptorem meretricum, matronarum et altricum,
sevientem in mendicum claudum, senem et antiquum,
dum distractus per posticum appellaret, replens vicum, adjutorem et amicum ? Nec adjutor est repertus nec sacerdos est misertus, ita solus est desertus,
totus luto coopertus nec quo pedem ferret certus. Accusabam turpem actum propter fratrem sic confractum, claudum, senem et contractum, et dum dico «male factum », accusatus dedi saltum.
Accusatus saltum dedi: post hec intus non resedi neque bibi nec comedi, capellani jussu fedi,
^
Le chant vengeur
Et lui, tout le monde l'aidait,
tous paiens aidant l'idolátre, Cananéens, Phérézéens, et moi personne sinon Dieu
tandis que j'assiste mon frére innocent qui n'avait rien fait. Seul attendri, seul j'ai pleuré, sur mes joues les larmes ont coulé pour le forfait de ce brutal et la douleur de ce vieillard. Qui aurait gardé les yeux secs en voyant pareille injustice, en voyant un prétre impudique, grand corrupteur de prostituées, de matrones et de nourrices, sévissant sur un mendiant,
un vieillard boiteux et infirme, tandis que traîné sur le seuil il appelait à travers rues un ami qui lui vienne en aide? Il n'a pas trouvé de soutien et le prétre n'eut pas pitié: ainsi il est resté tout seul,
entièrement couvert de boue, ne sachant oü porter ses pas. Je condamnais cette infamie,
vu que ce frére est contrefait, boiteux, vieux et paralysé, et, en disant «C’est fort mal fait! », condamné, on me fait sauter!
Condamné, j'ai fait la culbute: depuis, je ne suis plus entré,
je n'ai plus bu et plus mangé, sur l'ordre du vil chapelain,
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge qui, quod sacre datur edi,
aut impertit Palamedi aut largitur Ganimedi aut fraterno dat heredi aut asportant cytharedi, ut adquirat bonus credi. Modo, fratres, judicate, neque vestro pro Primate aberrantes declinate a sincera veritate:
an sit dignus dignitate vel privandus potestate senex carens castitate et sacerdos honestate, caritate, pietate, plenus omni feditate,
qui, exclusa caritate, nos in tanta vilitate,
quorum fama patet late, sic tractavit? Judicate! 8 p, laisses monorimes. Vers 1150.
34. HILAIRE Lingua servi, lingua perfidie, rixe motus, semen discordie, quam sit prava sentimus hodie, subjacendo . gravi sentencie! Tort a vers nos li mestre. Lingua servi, nostrum discidium, in nos Petri commovit odium.
Quam meretur
ultorem gladium,
-
Le chant vengeur qui, des dons faits à la Maison, donne sa part à Palaméde, fait cadeau à son Ganyméde, ou bien les donne à son neveu,
ou les gaspille en musiciens pour qu'on le croie homme de bien. Fréres, c'est à vous de juger, mais sans dévier et sans quitter pour l'amour de votre Primat la pure voie de vérité: est-il digne de sa dignité, ou à priver de son pouvoir,
ce vieil homme sans chasteté, ce prêtre sans honnéteété, sans charité et sans pitié,
plein de toutes obscénités, qui, contre toute charité, a osé ainsi me traiter, moi dont on sait la renommée, si vilement? Vous, jugez-en! Raby, n? 175, p. 251; McDonough, n? 23, p. 66.
34. Lingua servi (Contre Pierre Abélard) Langue de serf, langue de perfidie,
source de trouble, graine de zizanie! Nous voyons bien aujourd'hui sa bassesse en subissant une grave sentence!
Envers nous le maítre a grand tort.
Cause d'exil, une langue de serf nous a valu la colére de Pierre. Elle mérite un coup d'épée vengeur
peni
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Poésie lyrique latine du Moyen Âge quia nostrum extinxit studium. Tort a vers nos li mestre. Detestandus est ille rusticus per quem cessat a scola clericus. Gravis dolor, quod quidam puplicus id effecit ut cesset logicus! Tort a vers nos li mestre.
Est dolendum quod lingua servuli,. magni nobis causa periculi, susurravit in aurem creduli per quod ejus cessent discipuli. Tort a vers nos li mestre. O quam durum magistrum sencio, si pro sui bubulci nuncio,
qui vilis est et sine precio, sua nobis negetur lectio. Tort a vers nos li mestre. Quam crudelis est iste nuncius dicens: «Fratres, exite cicius, habitetur vobis Quinciacus,
alioquin
non leget monachus. »
Tort a vers nos li mestre. Quid, Hilari, quid ergo dubitas? Cur non abis et villam abitas? Sed te tenet diei brevitas, iter longum et tua gravitas. Tort a vers nos li mestre.
Ex diverso multi convenimus Quo logices fons erat plurimus;
sed discedat nam negatur
primus et minimus: quod hic quesivimus.
Tort a vers nos li mestre.
Le chant vengeur
parce qu'elle a mis fin à nos labeurs! Envers nous le maítre a grand tort. Ce paysan est à vitupérer
qui fait manquer le clerc à son étude. C'est scandaleux, que cet homme de rien ait pu rendre inactifs des logiciens! Envers nous le maítre a grand tort. Il est fácheux qu'une voix subalterne,
cause pour nous d'un important dommage, ait susurré dans l'oreille crédule de quoi mettre ses éléves au chómage. Envers nous le maítre a grand tort. Je trouve aussi notre maître bien dur,
pour un rapport de son garcon vacher, un étre vil et de nulle valeur,
de refuser de nous donner leçon.
Envers nous le maítre a grand tórt. Combien cruel fut-il, ce messager annonçant : «Frères, allez-vous-en bien vite, et désormais habitez à Quincey, sinon le moine annulera ses cours.»
Envers nous le maítre a grand tort. Eh bien, Hilaire, pourquoi donc hésiter
à t'en aller habiter au village? Ce qui t'empéche, ce sont les jours trop courts, la route longue, et puis ta dignité. Envers nous le maître a grand tort.
Nous sommes venus nombreux et de partout là où coulait plus forte la logique, mais partons tous du premier au dernier: ce que nous y cherchions nous est dénié! Envers nous le maítre a grand tort.
179
180
Poésie lyrique latine du Moyen Âge Nos in unum traxit aura
passim et publice torrentis logice.
Desolatos, magister, respice, spemque nostram, que languet, refice. Tort a vers nos li mestre. Per inpostum, per deceptorium, sinegare vis adjutorium,
hujusloci nomen
non oratorium
erit,
sed ploratorium.
Tort a vers nos li mestre. 4 (4 p + 6 pp), une rime par strophe.
1126-1127.
35. GAUTIER DE CHÁTILLON »
Licet eger cum egrotis et ignotus cum ignotis
fungar tamen vice cotis* jus usurpans sacerdotis. Flete, Sion filie! presides ecclesie imitantur hodie Christum a remotis. Si privata degens vita vel sacerdos vel levita sibi dari vult petita, hac incedit via trita: previa fit pactio Simonis auspicio,
cui succedit datio, sic fit Giezita.
Le chant vengeur
181
C'est le renom de l'as de la logique qui nous a rassemblés du monde entier. Maître, vois comme
nous sommes
effondrés
et rétablis notre espoir en déroute. Envers nous le maître a grand tort. Pour un trompeur, pour un vil imposteur si tu ne veux nous porter assistance, ce lieu ne sera plus un oratoire,
mais on pourra l'appeler ploratoire. Envers nous le maítre a grand tort.
Éd. Häring, dans Studi medievali, 1976, p. 936. Éd. M.L. Bulst et W. Bulst, Leiden/Cologne,
1989.-
35. Licet eger cum egrotis 4
Bien que malade avec des maladifs et inconnu parmi des inconnus,
je vais pourtant faire la pierre à aiguiser* en jouant le rôle d’un prêtre. Filles de Sion, pleurez! : de nos jours, les chefs de l'Eglise imitent le Christ du plus loin possible. Qu'un diacre ou un prétre jusque-là vivant simplement veuille qu'on lui donne ce qu'il demande, il met le pied sur une voie glissante: d'abord un arrangement sous des auspices démoniaques, vient ensuite un don d'argent, il se retrouve simoniaque. * La pierre à aiguiser: cf. Horace, Art poétique, 204.
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Poésie lyrique latine du Moyen Âge Jacet ordo clericalis in respectu laicalis, sponsa Christi fit mercalis,
generosa generalis; veneunt altaria, venit eucharistia, cum sit nugatoria
gratia venalis. Donum Dei non donatur nisi gratis conferatur; quod qui vendit vel mercatur lepra Syri vulneratur**. Quem sic ambit ambitus, idolorum servitus,
templo sancti Spiritus non compaginatur. Si quis tenet hunc tenorem,
frustra dicit se pastorem nec se regit ut rectorem, renum mersus in ardorem. Hec est enim alia
sanguisuge filia***, quam venalis curia duxit in uxorem.
In diebus juventutis timent annos senectutis,
ne fortuna destitutis desit eis splendor cutis. Et dum querunt medium, vergunt in contrarium;
fallit enim vitium specie virtutis.
Le chant vengeur
183
L'ordre des clercs est bien bas face à celui des laiques, l'épouse du Christ est à vendre, de haute dame fille publique. On vend les autels et l'eucharistie,
car vendre une gráce n'est que peccadille. Le don de Dieu n'est plus un don si on ne le donne pour rien: celui qui l'achéte ou le vend a pris la lépre du Syrien**. Celui que l'ambition détient aux idoles asservi,
n'a plus rien en commun avec le temple de l'Esprit.
Quiconque s'en tient à ces moeurs se prétend faussement pasteur, ^
il ne se conduit pas en maître, l'ardeur de ses reins le domine. Car c'est cela, la seconde
fille de la sangsue***, que la curie vénale a pris pour compagne.
Durant les jours de leur jeunesse ils craignent le temps de vieillesse, et que la splendeur de leur corps ne les quitte avec l'heureux sort. Et en cherchant un moyen, ils aboutissent à l'inverse: le vice fait œuvre perverse sous apparence de vertu. ** Le Syrien: un serviteur d'Isaie, Giezi, ayant accepté de l'argent d'un Syrien que son maître avait guéri de la lèpre, devint lépreux (IV Reg. 5, 20). *** La fille de la sangsue: cf. Prov. 30, 15.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge Ut jam loquar inamenum, sanctum chrisma datur venum, juvenantur corda senum nec refrenant motus renum. Senes et decrepiti quasi modo geniti nectaris illiciti hauriunt venenum. Ergo nemo vivit purus,
castitatis perit murus,
commendatur Epicurus nec spectatur moriturus. Grata sunt convivia ;
auro vel pecunia cuncta facit pervia pontifex futurus. 4 (8 p), 3 (7 pp), 6 p, rimé aaaabbba. Vers 1170. Voir n? 20.
36. GAUTIER DE CHÁTILLON (?) Ecce mundus demundatur: totus enim vacuatur
mundus a mundicia. Nichil habet mundi mundus, cum in sola sit fecundus viciorum copia.
Regnum mali semper crescit
et valescens invalescit et vigorem recipit. Homo nudus a virtute
Le chant vengeur
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Je dirai plus amer encore: on vend le saint chréme à prix d'or, les cœurs des vieillards reverdissent et lâchent bride à leurs désirs.
Vieux et décrépits, comme nés du matin, avalent le venin
du breuvage interdit. Aussi personne ne vit pur, le mur de chasteté s'effondre,
chacun se veut fils d'Epicure sans songer qu'il lui faut mourir. On se plait aux banquets: par or ou par argent le prélat futur aplanit son chemin. Carmina burana 8; McDonough,
The Oxfórd Poems..., p. 108.
36. Ecce mundus demundatur Voilà le monde démondé: il est en effet tout vidé
de tout le bien qui le fait monde. Le monde n'est plus rien qu'immonde,
la seule chose en quoi il abonde, ce sont les vices, à foison!
Le royaume du mal est en progrés constant, il gagne en vigueur et en force
d'instant en instant. Mais l'homme vide de vertus,
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge viciorum senectute
pueratus desipit.
Homo, terra procreatus, terre semper quasi natus pendet ab uberibus: matrem semper amplexatur, nec jam senex separatur matris ab amplexibus. Adam nobis inest multus,
Adam nobis est sepultus in sepulcro pectoris. Illum quidem redolemus, et saporem retinemus
noxialis arboris. Ille pater in peccatis preparavit viam natis
dampnans partus proprios. Patrem proles imitatur:
culpa patris dirivatur in sequentes filios. Patris munus sunt dolores: heu quam multos possessores habet hoc hereditas! Patris munus est peccatum:
in se tamen tale datum duplicat posteritas. Noe paret archam rursus, Noe ferat rursum cursus super mare montium: rursus gentes peccaverunt et peccantes meruerunt aliud diluvium.
Sunt qui tendunt ad honores et in famam precursores
x
Le chant vengeur en la vieillesse de ses vices,
est aussi fou qu'un enfant. L'homme, de la terre créé, est toujours comme un nouveau-né,
pendu au sein de la terre: il étreint toujours sa mére, il ne peut s'en séparer, méme en un áge avancé.
Beaucoup d'Adam demeure en nous: Adam est enterré en nous, dans le tombeau de notre cœur. Nous sentons Adam à plein nez, nous avons gardé son odeur, celle de l'arbre du malhéur.
Lui, notre pére, par ses péchés il nous a préparé la route,
condamnant ses propres enfants. Les enfants imitent leur père: : la faute d'Adam se disperse en tous ses enfants à venir.
Ils en ont recu la douleur: hélas, combien de possesseurs
sont tenus par cet héritage! Ils en ont recu le péché, mais ce don, la postérité
en soi l'a multiplié. Qu'à nouveau Noé monte l'arche, qu'il trace sa route à nouveau
sur la mer qui couvre les monts: les gens ont péché à nouveau et leurs péchés ont mérité
encore une fois le déluge. Certains recherchent les honneurs et corrompent par leurs présents
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Poésie lyrique latine du Moyen Âge
premiis alliciunt. Ore lambunt, manu palpant, dando semet sic exaltant, dando laudem faciunt. Sunt qui lota candent cute, sed mentita sub virtute
feda tegunt vicia. Templa petunt, sed non corde, labra movent, sed in sorde natat conscientia.
Sunt qui bello curiali semper pugnant, et venali lingua reos muniunt. Isti legem dant pro datis,
sed sub nube veritatis jus injustum faciunt. Sunt qui turres fabricantes, celi regnum ut gygantes petunt artificio. Hi descendunt ascendendo, terram petunt fugiendo, terram sapit actio.
In turrita sedent sede, celum quidem petunt pede, sed non petunt opere. Opus terram semper lambit, terram prius pectus ambit cum sit pes in aere.
At vos certe plus iniquos, plus dampnandos dico, si quos vexat avaricia. Alieni vos predones, vos arpie, vos bubones estis inter omnia.
*
Le chant vengeur
ceux qui font déjà parler d'eux. Lèche-bottes et mains sous la table,
c'est par pots-de-vin qu'ils s'élèvent se rendant ainsi honorables. Certains ont l'air immaculé, mais sous ce mensonge édifiant
ils cachent d'ignobles péchés. Ils vont à l'église, mais leur caeur est absent, ils remuent les lévres, mais leur conscience
nage dans un bourbier. D'autres, aux combats du tribunal font profession de se battre, leur langue vénale défend les coupables; ils vendent la loi contre des épices, et sous ombre de vérité
rendent injuste la justice. Certains se construisent des tours,
c'est par la technique qu'ils tendent vers le ciel, comme les géants: en croyant monter, ils descendent, en fuyant la terre ils la trouvent,
car leur acte n'est que terrestre. Ils se tiennent en tour élevée, mais s'ils cherchent le ciel du pied, dans leurs actions rien ne le cherche: leurs actions sont à ras de terre, et leur cœur veut d'abord la terre
tandis qu'ils ont les pieds en l'air. Mais c'est bien vous les plus infects,
les plus condamnables, tous ceux que l'amour de l'argent tourmente. Certes vous étes pour autrui
entre tous les maux, des bandits, des rapaces et des vautours.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge Opes mundi vos voratis,
sed cum archas impleatis, mens
est tamen vacua.
Mens est capax plus quam mare, mens se nequit saciare,
cum sit inter pascua. Vos habendo non habetis: opes enim quas fovetis serviunt inopie. Nec jam vobis famulantur, immo suis dominantur dominis divicie. Adhuc vobis vivit Otto: vivit et in orbe toto
licet absens imperat: ille summus, ille dives, ille summus inter cives, qui vix sua numerat.
Omnes tales ab hoc festo procul eant ;procul esto! tales odit baculus. Illi vultus huc advertant quorum dextre dando certant, quorum patet loculus. 2 (2x 8p, 7 pp), rimé aabccb; Voir n? 20.
37. PHILIPPE LE CHANCELIER Dic, Christi veritas, dic, cara raritas, dic, rara Caritas, ubi nunc habitas?
Le chant vengeur Vous dévorez les biens du monde,
mais quand vous remplissez vos coffres, votre âme n'en est pas moins vide.
L'âme est plus vaste que la mer, l'àme ne peut se rassasier lorsqu'elle a de quoi se repaître. Vous possédez sans posséder:
les biens où vous vous complaisez ne servent qu'à votre indigence.
Elles ne sont plus vos servantes, vos richesses, bien au contraire,
puisqu'elles dominent leurs maítres. Pour vous, Otton est encore vivant: il vit, et sur le monde entier
bien qu'absent étend son empire; c'est lui le plus grand, le plus riche et le premier des citoyens, à peine il peut compter ses biens. Pareils pingres, qu'ils soient bannis de notre fête; loin d'ici!
le Báton ne peut les sentir. Mais que se tournent par ici ceux dont les mains donnent à l'envi, ceux dont la bourse sait s'ouvrir. Éd. A. Wilmart dans Revue bénédictine 49 (1937), p. 121.
37. Dic, Christi veritas Dis, Vérité du Christ, dis, toi si rare et chére, dis, rare Charité, où es-tu à présent?
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge aut aut aut aut
in in in in
Valle Visionis ? throno Pharaonis? alto cum Nerone? antro cum Theone?
vel in fiscella scirpea cum Moyse plorante ? vel in domo Romulea cum Bulla fulminante ?
Respondit Caritas: «Homo, quid dubitas ? Quid me sollicitas ?
:
Non sum quo mussitas, nec in euro nec in austro,
nec in foro nec in claustro, nec in bysso vel cuculla, nec in bello nec in bulla: de Jericho sum veniens, ploro cum sauciato,
quem duplex Levi transiens non astitit grabato. » O vox prophetica, o Nathan, predica: culpa Davitica patet non modica! Dicit Nathan: « Non clamabo,
neque David planctum dabo. Cum sit Christi rupta vestis contra Christum Christus testis. » Ve, ve vobis, hypocrite,
qui culicem colatis! Que Cesaris sunt reddite,
ut Christo serviatis! 4 (6 pp), 4 (8 p), 2 (8 pp + 7 p), rimé aaaabbccdede. Début xii siècle. Voir n? 10.
Le chant vengeur
193
dans la Vallée des Visions? sur le tróne de Pharaon?
ou au pinacle avec Néron? ou dans la grotte avec Théon? ou dans la corbeille d'osier avec l'enfant Moise en larmes? ou dans la Demeure romaine avec la Bulle fulminée ?
La Charité répond: «Homme, pourquoi douter? Pourquoi me harceler? Je ne suis pas oü tu vas chercher, ni à l'est ni au midi,
ni sur la place ni au couvent, ni sous le lin ni sous la bure,
ni au combat ni au pouvoir: Je viens toujours de Jéricho et je pleure avec le blessé, celui que n'ont pas assisté sur son lit de douleur,
les deux prêtres qui sont passés. »^ Voix du prophéte, Ô Nathan, élève la voix:
la faute de David apparait trop énorme! Nathan répond: «Je ne crierai pas,
sur David je ne pleurerai pas. Puisque la robe du Christ est déchirée,
contre le Christ c'est le Christ qui témoigne.» Malheur à vous, hypocrites,
tout occupés de moustiques! Rendez à César ce qui est sien pour rendre au Christ votre service. Théme str. 2, Jéricho: Lc 10, 30-37; str. 3, Nathan et David: II
Reg. 1-3. Culicem colare, filtrer les moustiques, est appliqué par saint Jéróme à ceux qui s'occupent de choses sans importance. Carmina burana 131.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
38. PHILIPPE LE CHANCELIER Bulla fulminante sub judice tonante, reo appellante, sententia gravante, veritas supprimitur,
distrahitur et venditur, justicia prostante ; itur et recurritur ad curiam, nec ante
quid consequitur quam exuitur quadrante. Si queris prebendas, vitam frustra commendas ; mores non pretendas,
ne judicem offendas! Frustra tuis litteris inniteris,
moraberis per plurimas kalendas, tandem exspectaveris a ceteris ferendas,
paris ponderis pretio nisi contendas. Pape janitores Cerbero surdiores. In spe vana plores, nam etiamsi fores Orpheus, quem audiit Pluto deus Tartareus,
non ideo perores, malleus argenteus
E
Le chant vengeur
38. Bulla fulminante Sous les éclairs des bulles fulminées et le tonnerre de la voix du juge, tandis que le coupable fait appel et que les sentences s'amoncellent, la vérité est supprimée, dépecée, achetée et la justice est prostituée ; on va, on court, on revient
à la curie, et on n'obtient rien
avant d'y avoir laissé ses biens. Tu demandes une prébende ? Inutile que tu recommandes ta vie et tes mceurs excellentes, tu offenserais ton juge! y
Inutile de faire valoir tes capacités,
tu pourras attendre pas mal de calendes;
d'autres enfin remporteront l'objet de ton attente, si tu ne peux te défendre en y mettant prix égal. Les huissiers du pape sont plus sourds que Cerbére. C'est sans espoir, tu peux pleurer, quand bien méme tu serais Orphée, que Pluton, le dieu des enfers, daigna exaucer,
tu ne finiras pas méme de parler, si un marteau d'argent
195
196
Poésie lyrique latine du Moyen Áge ni feriat ad fores ubi Proteus variat mille colores. Jupiter, dum orat Danen, frustra laborat ; sed eam deflorat auro dum se colorat:
auro nil potentius, nil gratius, nec Tullius
facundius perorat.
:
Sed hos urit acrius quos amplius honorat ; nichil justius, calidum Crassus dum vorat*! 2 (6 p + Wo aaaabbbababa.
PE
SPORT
D
PR
Début xii siècle. Voir n? 10.
39. Judas gehennam meruit Judas gehennam meruit quod Christum semel vendidit ;
vos autem michi dicite: qui septies cotidie corpus vendunt dominicum,
quod superat supplicium? Perpendite subtiliter: cum vendant missam viliter
PE
Le chant vengeur
197
ne toque pas à la porte que garde Protée aux couleurs variées. Tant qu'il supplie Danaé, Jupiter y perd sa peine; mais il la déflore dés qu'il se colore d'or: rien de plus puissant que l'or, rien de plus persuasif, méme Cicéron
n'est pas plus éloquent. Mais il brûle plus âcrement ceux qu'il honore le plus;
rien de plus juste: Crassus dut bien l'avaler bouillant* ! Carmina burana 131a.
39. Judas a mérité l'enfer parce qu'il a vendu le Christ une fois. Eh bien vous, dites-moi,
ceux qui chaque jour sept fois vendent le corps du Seigneur, quel supplice sera le leur? Réfléchissez-y bien à fond: quand ils vendent la messe à grand honte * Crassus: Florus, Épitome 1, 46 (III, 11), raconte qu'après la défaite et la mort de ce roi célèbre pour sa richesse, on lui remplit la bouche d'or en fusion.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
et peccent in alterutrum sumendo plus vel modicum,
quod anhelant ad munera, finis est avaritia.
Petrus damnato Simone gravi sub anathemate docuit ut fidelibus non esset locus amplius in donis spiritalibus emptis a vendítoribus. Multi nunc damnant Simonem Magum magis quam demonem, heredes autem Simonis suis fovent blanditiis. Simon nondum est mortuus, si vivit in heredibus.
6 (8 pp), rimé aabbcc.
æ
40. Quisquis eris qui credideris Quisquis eris qui credideris fidei mulieris, nonne vides quam curta fides manet in muliere? Crede mihi, si credis ei, quia decipiere. Nam dabit ipsa fidem tibi, quam violabit ibidem, cumque tibi jurat quod te super omnia curat,
aspice quod jurat quam parvo tempore durat. Nil tibi debebit, postquam quod habes habebit. Postquam discedes et eam fidam tibi credes, accipiens munus,
si tunc accesserit unus
quislibet ignotus, Turpis velluscus
tu mox erit inde remotus. si sit vel corpore fuscus,
Le chant vengeur
199
et se font tort l'un à l'autre en prenant peu ou prou d'argent, parce qu'ils ne révent que profit, s'enrichir est leur but supréme. Ayant condamné Simon Mage sous un anathéme cuisant,
saint Pierre enseigna aux fidéles de ne plus jamais se méler d'acheter à qui les vendraient les dons spirituels. Beaucoup condamnent de nos jours Simon Mage comme un démon,
mais ils couvrent les héritiers de ce Non, Simon n'est puisqu'il vit dans
de leurs faveurs Simon. pas erícore mort ses successeurs.
Carmina burana 9.
40. Qui quetu sois,
ne vois-tu pas endroit ? Crois-moi,
toiquicrois
quelle courte
situla crois,
à la femme et à sa foi,
foi
se trouve
en cet
tu en seras la proie.
Elle te donnera sa foi pour la violer au méme endroit. Quand elle te jure qu'elle te prise outre mesure, regarde le temps que dure tout ce qu'elle jure! Elle ne te devra plus rien quand elle aura tous tes biens. Quand tu t'en iras, présents acceptés,
la croyant fidéle à ta foi, si alors vient à passer
le premier venu, tu seras bientót au rebut. Qu'il soit borgne ou bossu, ou bien noir et disgracié,
200
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
hunc tibi preponet, Jurat ei,
si magna munera donet.
per membra Dei,
per membra piorum,
quemquam preter eum quod non amat illa virorum. Ergo cave netu prave capiaris ab ulla: namque fidem servare quidem scit femina nulla. Hexamètres léonins. xii? siècle.
41. Rumor letalis Rumor letalis me crebro vulnerat meisque malis dolores aggerat. Me male multat vox tui criminis,
que jam resultat in mundi terminis. Invida Fama tibi novercatur: cautius ama, ne comperiatur!
Quod agis, age tenebris, procul a Fame palpebris! Letatur amor latebris cum dulcibus illecebris et murmure jocoso.
Nulla notavit te turpis fabula, dum nos ligavit amoris copula, sed frigescente
-
Le chant vengeur
il te sera préféré,
201
s'il sait abondamment donner.
Sur les corps saints,
sur les membres
divins,
elle
lui donne sa parole qu'à partlui elle n'aime personne. Donc évite prudemment d’être honteusement attrapé par quelqu'une, car conserver la foi donnée ne sait femme aucune. Chansonnier de Ripoll 18, éd. T. Latzke, dans Mittellateinische
Jahrbuch 10 (1975), p. 193.
41. Une rumeur mortelle me crible de blessures et à mon malheur ajoute sa douleur. Je suis à la torture
;
par le bruit de ta faute, que le monde entier fait déjà résonner. La Renommée envieuse
te maltraite en marátre: sois plus astucieuse,
aime sans qu'on le sache! Ce que tu fais, fais-le dans les ténébres,
loin des regards du Qu'en-dira-t-on! L'amour se plaît aux retraites secrètes
pleines de douces délices et de chuchotements joyeux. Aucun bruit honteux ne t'a entachée
tant qu'un lien d'amour nous a attachés. Quand notre désir
202
Poésie lyrique latine du Moyen Áge nostro cupidine,
sordes repente funebri crimine. Fama letata
novis hymeneis irrevocata
ruit in plateis. Patet lupanar omnium pudoris, en, palatium,
nam virginale lilium marcet a tactu vilium
commercio probroso.
Nunc plango florem etatis tenere,
nitidiorem Veneris sidere, tunc columbinam mentis dulcedinem, nunc serpentinaim amaritudinem.
Verbo rogantes
.
removes hostili, munera dantes foves in cubili.
Illos abire precipis a quibus nichil accipis ; cecos claudosque recipis, viros illustres decipis cum melle venenoso.
6 (5 p + 6 pp), 4 (8 pp), 7 p, rimé ababcdcdefefgggg-A.
Le chant vengeur s'est refroidi,
survint le scandale de ta faute fatale. La voix publique, mise en joie par tes récentes liaisons, inarrétable, court sur les places et les voies. Le palais clos de ta pudeur s'est fait bordel ouvert à tous, car ton lys virginal se flétrit sous des mains immondes en un commerce ignominieux.
Je pleure la fleur de ton áge tendre,
plus resplendissante quel'étoile du soir. Je pleure ton áme, jadis douceur de colombe, amère à présent
comme fiel de serpent. Ceux qui te prient poliment 4 sont chassés d’un mot méchant,
ceux qui te donnent des présents sont accueillis dans ton lit. Ils peuvent s’en aller, ceux qui ne t'ont rien donné: tu prends aveugles et boiteux, mais les hommes de valeur, tu les leurres
avec ton charme vénéneux. Carmina burana 120.
203
IV LE CHANT DE L'INSTANT SAVOUREUX « Carpamus dulcia » : les joies de la vie « Du vin, des femmes et des chansons!»
C'est l'as-
pect le plus tapageur, le plus brillant de la société cléricale qui s'exprime ici, dans ses moments de détente et de douce folie. Des clercs joyeux compères existaient antérieurement,
tel à la Renaissance
carolin-
gienne Sedulius Scottus, qui écrit en vers métriques; mais le phénomène se développe du xi* au xii siècle, en rapport avec l'expansion des milieux scolaires. Un foisonnement de poésies rythmiques témoigne alors de l'existence d'un public avide de chants qui expriment son ardeur à vivre: joie d'exister, d'aimer, joie
plus pure encore de chanter cette joie. L'impression dominante est celle d'un jaillissement de jeunesse, avec tout ce que cela comporte d'avidité, d'assurance et d'inquiétude mélées, et d'égocentrisme. On envoyait les garçons aux écoles très jeunes, et les études duraient longtemps, trés longtemps pour ceux qui étaient obligés d'enseigner tout en étudiant. Et comme la société médiévale a tendance à considérer comme jeunes tous ceux qui ne sont pas établis dans l'existence, on perçoit parfois l'étonnement de certains de ces vieux jeunes gens à se découvrir les cheveux gris, alors qu'ils se sentent encore en harmonie
206
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
avec la légèreté, la fougue et l'insouciance de leurs vertes années.
La jeunesse est leur étendard, qui justifie tout le reste. Ils sont sans doute des apologistes de la vie instinctive, qui répondent avec sympathie aux impulsions profondes de la nature humaine, en réaction au
contróle que la société et l'Eglise leur opposent. Mais cette réaction est peu philosophique, ils ne cherchent pas à la justifier sinon sur le plan ludique; ils savent que ce n'est qu'une parenthése et qu'en leur automne ils s'assagiront (n? 42). Bien des pièces se moquent avec une répulsion instinctive d'un homme már et amoureux, lorsqu'il est vu de l'extérieur. Ceux qui par la suite font carriére souhaiteront fort peu que leur nom désormais respectable reste attaché à ces fantaisies, encore chantées par leurs benjamins; et ceux-ci se soucient peu de retenir les noms des anciens dont ils chantent les refrains. Trés vite, les plus célébres
deviennent mythiques: des sobriquets qui se rapportent plutót à tel genre poétique, Golias, Primat. La critique moderne a bien du mal à percer l'anonymat qui est de régle. 3 Retrempant
leurs
souvenirs
tout
frais
d'Ovide,
Horace et Virgile à travers une technique résolument différente, les chœurs d'étudiants célèbrent les écarts que la jeunesse justifie — ou qu'elle impose, ont-ils tendance à suggérer par provocation. D'abord le vin. Le théme traditionnel, qui n'était pas absent des chansons monastiques (cf. Vinum bonum et suave, n? 75),
reprend de la virulence dans les tavernes des villes universitaires. Lieu de rencontre, de chaleur, de confraternité, la taverne est considérée avec une sorte
de gratitude, comme un symbole d'indépendance, comme le lieu où monte le plus fraternellement la douce griserie qui rend irrévérencieux et spirituel (In taberna, n° 85; Estuans intrinsecus, n° 70).
Le vin et la poésie sont étroitement liés par l'ivresse que tous deux procurent, mais celle-ci n'est pas d'une qualité égale. Les trois divinités du vin, de l'amour et de l'inspiration poétique, Bacchus, Vénus et Phébus,
Le chant de l'instant savoureux
207
forment une chaîne indissoluble (Dulce cum sodalibus, n? 43), mais Bacchus est au bas de la hiérarchie,
car il n'est que la premiére étape vers l'épanouissement. Seule la poésie est essentielle au poète, infiniment plus précieuse que le prétexte qui la fait jaillir — c'est son bien le plus cher, auquel il ne peut renoncer sans perdre son identité (et il s'imagine dans la posture héroique du martyr sommé d'abjurer par un «tyran», le nom qui traditionnellement stigmatise les persécuteurs des martyrs). De méme l'Archipoéte (n° 70) ne peut renoncer au vin, non pour lui, mais
parce qu'il est l'étape indispensable vers la création poétique.
Mais l'amour est mieux encore que le vin assorti à la jeunesse. Certes les poémes d'amour subsistant depuis le xi* siècle ne sortent pas tous du milieu étudiant, méme entendu largement. L'imitation des classiques en suscite un bon nombre chez des prélats lettrés, notamment dans la vallée de la Loire à la fin du xi? siècle. Mais à partir de cette époque les thèmes amoureux s'imposent dans la poésie rythmique avec des caractéres nouveaux et une allégresse estudiantine. Les poésies en latin sont unanimes: le clerc aime mieux que le chevalier. Cette conviction souvent réaffirmée ne serait que rengaine de coterie vite transformée en parodie si elle ne recouvrait la conviction d'être mieux à méme, par le mode de vie et l’entraînement littéraire, de ressentir et d'exprimer des sentiments gratuits, apparemment sans utilité sociale: éblouissement devant la beauté de la femme, attendrissement devant son mystère (Stetit puella, n° 48), obsession qui se concentre sur elle-méme (Dum estas, n° 60, dont la dernière strophe, si compactement
réduite à des verbes et des pronoms qu'elle a été jugée suspecte et trop rocailleuse par les éditeurs, se termine sur le souhait d'une fin qui serait à la fois celle de la souffrance et du désir). Ces thémes ne sont pas sans rapport avec les thémes courtois appréciés par
les chevaliers eux-mémes à partir de 1150, ce qui justifie ces déclarations de rivalité. Un chevalier qui
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
s'intéresse à la poésie a déjà fait un pas dans le domaine
réservé des clercs, celui du savoir dire. À
cette atteinte à leurs priviléges intellectuels ceux-ci répondent avec défi, persiflage (n? 78), fascination (n? 62) ou intérét. Entre les deux groupes culturels, souvent de méme origine sociale, circulent des transfuges, chevaliers ou jongleurs convertis, étudiants qui retournent au siécle, littérateurs en quéte d'un public quel qu'il soit, qui assurent la perméabilité des deux cultures, attestée à partir du xii siècle par les pièces bilingues. Auparavant, avant la séparation des
deux langues, lorsque le latin à peine différencié servait encore dans les rues et dans les cours, cette per-
méabilité n'est attestée que par des épaves, lambeaux échappés à la disparition des chansons quotidiennes trop simples pour étre conservées (le n? 46, du vie siècle, modèle de lettre entre amants où nagent parmi la prose des fragments d'allure poétique, représente ici l'amour à l'époque mérovingienne). La symbiose de l'amour et de la jeunesse se fait au printemps. Jeunesse de l'homme et renouveau de la nature forment l'accord parfait sur lequel s'éléve le chant d'amour. Le printemps déferle dans la poésie amoureuse avec une force irrépressible qui lui donne valeur cosmique, force de loi rythmique du monde (n** 49, 50). C'est un appel auquel on ne résiste pas. Dans certaines poésies anciennes (Levis exsurgit
zephirus, Xi* siècle, n° 47), cet appel se réduit à une inquiétude sourde, presque implicite. Ailleurs, dans telle pastourelle (Exii diluculo, n9 63), il est présent
avec une naiveté volontairement désarmante. L'amour en hiver (De ramis cadunt folia, n° 51, et Importuna Veneri de Gautier de Chátillon, n? 52) est une variante
assez tardive, un brillant paradoxe, qui raffine sur l'effet de contraste. L'appel du plaisir est parfois chanté pour lui-méme (Omittamus studia, n? 44), avec une jubilation qui en
fait un hymne à la joie, spécialement suggestif dans son évocation du plaisir de la vue et du mouvement (dernière strophe); et parfois s'accompagne d'une
Le chant de l'instant savoureux
recherche
de toutes
les formes
d'agrément,
209
luxe,
musique, bonne chére, qui en fait un véritable hédonisme : Jam dulcis amica venito, n° 53, du x-xr° siècle,
peut-étre en Italie, dont Baudelaire s'est souvenu dans « Mon enfant, ma sceur...», et dont il subsiste deux versions, l'une oü l'invitation à l'amour se clót sur un demi-aveu plein de réserve de la jeune fille, l'autre beaucoup plus pressante de la part du jeune homme. L'étonnant Dum Diane vitrea (n9 54) chante, lié au
plaisir d'amour mais supérieur, le bonheur du sommeil. Chant du soir, où les souvenirs livresques (strophe 5) se mélent aux visions confuses du demisommeil. «Tam mea, tam meus,
deliciosus amor, deliciosa Venus...» L'amour heureux
La joie d'amour est rarement sans mélange. Pourtant, méme l'amour heureux peut prendre voix poétique. Grates ago Veneri (n° 55) est le chant de triomphe d'une aventure trés sensuelle. Son auteur,
Pierre de Blois, qui fit carriére à la chancellerie d'Henri II Plantagenét et était célébre pour l'élégance de ses lettres, est maitre d'une technique brillante mais trés intellectuelle,
où la tendresse
a
peu de part. Pourtant les derniéres clausules de cette séquence, sur un rythme ralenti, posent sur l'amante assoupie un regard qui dément son ordinaire sécheresse de cœur; certains critiques écartent ces deux derniéres
strophes.
De lui aussi, la valse-hésitation
de l'amoureux qui n'arrive à renoncer ni à l'amour ni à ses études, aux sonorités parfaites (Vacillantis trutine, n? 45).
L'attrait de la provocation Un bon nombre de poésies amoureuses, avec une apparente innocence, affichent un ton érotique plus
210
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
que direct, que les critiques saluent du titre de goliardique. Il se rencontre pourtant aussi chez des érudits, prélats férus des poétes classiques ou des élégies de Maximien. Un courant paralléle et sous-jacent à l'éthique courtoise, qui la rejoint parfois, nourrit ce goüt du risqué. Souvent plus précis dans leurs évocations, les poétes latins se montrent en tout cas fascinés
par les jeunes filles en fleur, le plus jeunes possible, et possédés de la hantise de les cueillir, de force (dans les pastourelles, comme en frangais), ou de:
presque gré (n? 55). Deux poémes trés différents représentent ici cette attirance pour le scabreux. O admirabile (n° 56), composé à Vérone à la fin du 1x* ou au début du xr? siècle,
est un «paidikon» d'inspiration antique: probablement l'adieu d'un maítre de grammaire à son éléve préféré. Si les dangers que cet auteur savant craint pour son élève au sortir de l'école sont vraiment des déviations dogmatiques, comme le veulent certains exégètes de ce texte difficile, il a au moins brouillé les cartes par un ton passionné et plaintif, qui méle les souvenirs bibliques (la biche et le faon, Prov. 5) aux
mythes antiques (Deucalion et Pyrrha) et au souvenir des poémes érotiques de l'Antiquité. L'allégeance à la virginité que proclame le flirt de la petite Cécile (Amor habet superos, n° 57) n'a rien à
voir avec la vertu chrétienne. Le poéte se dit décidé à rester dans ce qu'André le Chapelain appellerait «l'amour pur», qui ne s'interdit que la possession. Danse sur la corde raide d'oü il a bien l'intention de tomber, mais le plus tard possible — et il tâche de convaincre,
alternativement,
autrui, lui-méme
et son
amie, du bien-fondé de son attitude, où s'exaspérent
des contradictions internes exposées avec un défi à demi souriant, une malice proche de la provocation. Peines d'amour
Ailleurs l'accord musical d'amor est dolor. Les maux d'amour ombrent.de leur mélancolie un peu pré-
Le chant de l'instant savoureux
211
cieuse l'áme sensuelle ou douloureuse du poète. Sensuelle (Sic mea fata, n° 59, au texte très controversé), dolente (Dum estas, n° 60; Dulce solum, n° 61, qui est un «congé») ou presque mystique (O comes amoris,
n? 62, où l'enchainement compact de la strophe fait penser à Hildegarde): dans cette culture qui est une, si l'appel mystique prend des formes qui nous semblent presque sensuelles, l'amour humain emprunte parfois les mots de la mystique, avec des souvenirs d'invocation à la Vierge, ici semble-t-il sans intention
parodique. La proximité des deux veines poétiques est celle d'une époque profondément persuadée que Sous ses divers visages, tentation ou aspiration, il n'y a qu'un seul amour. Car ce langage nouveau est fait bien sûr avec des souvenirs. Souvenir des hymnes de Páques qui chantent
l'éclat
des
matins
triomphants
(de certains,
incomplets, parmi les plus anciens, on ne sait s'ils introduisent un hymne à la Résurrection ou bien une poésie profane). Souvenir des houles ferventes de la poésie mystique, des noces extasiées de l'Epoux et de l'Épouse du Cantique. Souvenir surtout des poètes classiques,
tout
récemment
découverts
par
ces
enfants qui avaient appris à lire dans le psautier, et à qui on enseignait, comme propédeutique à leur spécialisation latine, la rhétorique dans les ceuvres
de
Virgile, Horace et Ovide. Les classiques étaient le fleuron de la latinité qui faisait d'eux une classe d'initiés, l'aliment des émotions que leur permettait leur récente indépendance. Ils ont donc dépoussiéré, tou-
jours frais sous la patine des siécles, le bric-à-brac mythologique, l'arc et les fléches de Cupidon, l'enfant dieu d'amour, pour retrouver la toute-puissance exaltante et destructrice de Vénus la déesse, se pla-
cant ainsi sous la domination mythique de divinités amorales, dans une sphère d'exemption où la morale
quotidienne n'a pas de prise. Surtout, ils ont le vocabulaire d'Ovide, le grand maitre par d'aimer que les catalogues de bibliothéques tiques appellent pudiquement «l'Ovide sans
adopté son Art monasnom».
212
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
Ils ont donc fait leurs les torches de Cupidon, ses brandons, ses feux qui dévorent le cœur, les regards
qui décochent l'amour comme une dangereuse blessure, et le catalogue des cinq «lignes» de l'amour, les cinq étapes, du regard à la possession (Ovide, Métamorphoses X, 343-44, explicité dans un commentaire de Donat à l'Eunuque de Térence; cf. Grates ago, n° 55, Amor habet superos, n° 57, Surgens Manerius,
n? 66).
Ballades et pastourelles
Souvenirs encore de contes et de légendes, d'un monde imaginaire qui affleure à partir du xi* siècle et qui leur offre, avec
certains
motifs folkloriques,
d'autres sources d'inspiration pour nous plus énigmatiques. Le cas des pastourelles est assez simple: elles sont paralléles aux pastourelles en frangais, et parfois d'une grande simplicité, comme
(n? 63) celle
de la bergére dont le minuscule troupeau va par paires, méme mal assorties, et qui n'entend pas passer la journée toute seule. On trouve aussi l'équivalent des chansons de toile (Huc usque, n? 64): c'est
une femme qui se lamente de ne pouvoir cacher son aventure et ses conséquences, avec des mots simples, apparemment libérés de toute réminiscence. Mais Foebus abierat (n° 65), du xr? siècle, ne peut
entrer dans aucune catégorie. C'est une sorte de ballade baignée dans une atmosphére lunaire, onirique. Une visite nocturne, un bras qui s'avance vers l'endormie, un contact qui fait sursauter: ces détails sont inspirés du Cantique
des Cantiques
(5, 4). Un art
consommé de la réticence amène pas à pas le poème vers l'explosion de douleur finale. On ne sait rien de l'héroine, ni de son passé ni de l'étre qui la visite, désigné, trés vaguement,
devine l'amour, celles-ci brisent noncer des mots roine s'effondre
par le terme
«image».
On
aux gestes, puis aux paroles — mais l'illusion: c'est en s'entendant prode dévouement et de vie que l'héen se rappelant leur inanité. Sa
Le chant de l'instant savoureux
213
déception, aprés l'illusion du premier réveil, fait comprendre que la visite de l'Époux était en fait l'apparition lunaire et désolée d'un revenant - c'est l'une des premiéres attestations du théme dans la littérature européenne.
D'autres sources nous restent encore plus obscures. Surgens Manerius
(n? 66) en est un exemple. Cette
aventure dans une forét, narrée sur le mode allusif, renvoie
sûrement
à un conte bien connu,
auquel se
rencontrent d'autres références, plus allusives encore. La forêt solitaire, la bête de chasse qui sert d'appát entre deux mondes, la princesse inconnue renvoient à
l'univers des contes merveilleux, tel qu'il se développe dans les romans et les lais français. L'elliptique chanson, avec ses leitmotive oniriques, est une preuve entre
autres de surfaces de contact entre la culture vernaculaire prélittéraire et la culture semi-savante des genres latins de détente. À moins que ce ne soit, d'aprés une autre interprétation, que le récit d'une liaison entre un vassal et la fille de son souverain. Chacun choisit sa vérité.
42. Primo quasdam eligo Primo quasdam eligo et electas diligo et dilectas subigo. Sum levis plusquam ventus, nihil in me corrigo, sic exigit juventus! In adolescentia suadet nos lascivia currere per omnia, nihil jubet cavere ; nulla est infamia
hic legem non habere. Senis obstinacio est abhominacio;
juvenis religio fere nusquam laudatur viret in principio,
sed in fine siccatur. Dum sum in hoc tempore, dum fervesco pectore,
dum ignis in corpore callet, semper amabo! Naturali frigore congelatus, cessabo. 3 (7 pp), 7 p, 7 pp, 7 p, rimé aaabab.
42. D'abord j'en choisis quelqu'unes, choisies je les chéris, chéries je les séduis. Plus que le vent je suis léger, en rien porté à m'amender,
la jeunesse le veut ainsi.
En notre douce adolescence,
une joyeuse exubérance à courir partout nous convie,
à n'avoir égard à rien. Il n'y a pas d'infamie / à n'avoir en cela pas de loi. Un vieillard qui s'obstine, c'est une abomination ;
le mode de vie d'un jeune homme ne trouve guère approbation — il verdoie en sa jeunesse, mais à la fin se dessèche. Tant que je suis en cet áge, tant que mon cceur est fervent,
tant que inon corps est bouillant d'ardeur, toujours j'aimerai! Quand par nature je serai tout refroidi, je cesserai. Éd. H. Brinkmann, Geschichte d. lat. Liebesdichtung im Mittelalter, Halle, 1925, p. 33.
216
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
43. Dulce cum sodalibus Dulce cum sodalibus sapit vinum bonum,
osculari virgines dulcius est donum, donum est dulcissimum Lyra ceu Maronum. Si his tribus gaudeam, sperno regis thronum. In me Bacchus excitat Veneris amorem,
Venus mox poeticum Phoebi dat furorem,
immortalem Phoebus dux comparat honorem. Ve mihi, si tribus his infidelis forem!
Si tyrannus jubeat: « Vinum dato!», darem. « Non amato virgines!», egre non amarem. « Frange lyram, abjice!», pertinax negarem. «Lyram da, seu morere!», cantans expirarem. Vers goliardique: 4 (7 pp + 6 p), une rime par strophe.
44. Omittamus studia Omittamus studia, dulce est desipere,
et carpamus dulcia juventutis tenere! Res est apta senectuti
seriis intendere [59]
Le chant de l'instant savoureux
217
43. Il est doux de savourer un bon vin en compagnie, un don plus doux encore est d'embrasser les filles, mais le plus doux de tout, c'est la lyre, la poésie. Si je jouis de ces trois biens, le roi peut garder son [tróne.
En moi Bacchus éveille l'amour de Vénus, Vénus bientót me livre aux fureurs de Phébus,
et Phébus en poésie me méne à la gloire immortelle. Malheur à moi si à ces trois-là je suis jamais infidèle!
Si un tyran m'ordonnait: « Renonce au vin!», je le [ferais.
« N'aime plus les filles! », j'obéirais bien à regret. « Brise ta lyre, jette-la! », obstiné je refuserais. « Renonce à la lyre, ou meurs!», en chantant
[j'expirerais. e
R. Peiper, Gaudeamus, Leipeig, 1877, p. 74. Cairns, dans Mit15 (1980), p. 100.
tellateinisches Jahrbuch
44. Laissons de cóté les études, il est doux de faire les fous,
profitons au vol des douceurs de la verte et tendre jeunesse: il convient bien à la vieillesse de s'occuper sérieusement, [mais il convient à la jeunesse de prendre du plaisir gaiment].
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Poésie lyrique latine du Moyen Âge Velox etas preterit studio detenta, lascivire suggerit tenera juventa. Ver etatis labitur, hiems nostra properat, vita damnum patitur, cura carnem macerat.
Sanguis aret, hebet pectus, minuuntur gaudia, nos deterret jam senectus
morborum familia. Velox etas preterit... Imitemur superos! Digna est sententia, et amoris teneros
jam venantur otia. Voto nostro serviamus! Mos est iste juvenum.
x
Ad plateas descendamus et choreas virginum!
Velox etas preterit...
Ibi, que fit facilis, est videndi copia, ibi fulget mobilis
membrorum lascivia. Dum puelle se movendo gestibus lasciviunt, asto videns, et videndo me michi subripiunt. Velox etas preterit... 4 (7 pp), 2 (8 p + 7 pp), rimé abab cdcd. Refrain: 2 (7 pp + 6 p), rimé abab.
Le chant de l'instant savoureux
Notre áge s'en va rapide que nous passons à travailler, tandis que la tendre jeunesse nous murmure de s'amuser. Le printemps de notre áge passe,
notre hiver s'en vient à grands pas, la vie vite s'endommage,
le souci dévore les corps. Le sang sèche, le cœur faiblit, la joie de vivre rétrécit, la vieillesse et ses maladies déjà nous terrifient. Notre áge s'en va rapide...
Imitons les dieux! Voici une digne maxime. Que nos loisirs prennent en chasse la piste des vertes amours. Soumettons-nous à nos désirs! C'est l'usage des jeunes gens. Descendons vers les grandes places et les farandoles des belles enfants. Notre áge s'en va rapide... Là ce qui se fait facile,
c'est le libre plaisir des yeux. La gaieté éclate mobile dans les corps vifs et joyeux. Quand les fillettes rien qu'en bougeant font de leurs gestes acte de joie,
je reste à voir, et les voyant elles m'arrachent à moi-méme. Notre áge s'en va rapide... Carmina burana 75.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
45. PIERRE DE BLOIS Vacillantis trutine libramine mens suspensa fluctuat et estuat in tumultus anxios, dum se vertit
et bipertit motus in contrarios.
O langueo! Causam languoris video,
nec caveo, vivens et prudens pereo! Me cavare studio vult Ratio. Sed dum Amor alteram vult operam,
in diversa rapior: Ratione cum Dione
dimicante crucior.
O langueo... Sicut in arbore frons tremula navicula
levis in equore, dum caret ancore subsidio, contrario flatu concussa fluitat, sic agitat, sic turbine sollicitat me dubio hinc Amor, inde Ratio.
x
Le chant de l'instant savoureux
45. Vacillantis trutine En suspens sur le fléau d'une balance indécise,
mon esprit flotte et bouillonne en des tourbillons d'inquiétude, se ravisant,
se dédoublant en mouvements
contraires.
J'en dépéris! Je vois la cause de mon souci, mais sans rien faire, je vois, je sais, et je me perds! La Raison
veut que j'étudie. Mais comme l'Amour a d'autres options, je suis aspiré de divers cótés. Vénus combat la Raison et leur lutte me torture.
J'en dépéris... Comme
sur l'arbre la feuille tremblante,
comme sur la mer la barque légère lorsque lui manque l'appui de son ancre se fait ballotter par un vent contraire, ainsi m'assaillent, ainsi me tiraillent en un tourbillon d'indécision,
par ici l'amour, par là la raison.
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Poésie lyrique latine du Moyen Âge O langueo...
Sub libra pondero quid melius, et dubius : mecum delibero. Nunc menti refero delicias Venerias:
que mea michi Florula det oscula,
qui risus, que labellula, que facies, frons, naris aut cesaries.
O langueo... His invitat et irritat
Amor me blanditiis, sed aliis Ratio sollicitat et excitat me studiis.
O langueo... Nam solari me scolari
cogitat exilio. Sed, Ratio,
procul abi! vinceris sub Veneris imperio.
O langueo... Séquence à refrain. Pierre de Blois, mort en 1212, fit carriére à la chancellerie des rois Plantagenét en Angleterre. Voir n° 55, 58, 82, 84.
Le chant de l'instant savoureux
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J'en dépéris... Sur la balance je soupése ce qui vaut mieux,
mon esprit douteux avec lui-méme délibére. Par moments je me remémore
les plaisirs d'amour heureux, les baisers que me donne ma petite Fleur, son rire, ses lévres, ses traits, son front, son nez, ses cheveux...
J'en dépéris... Par pareilles séductions l'amour me provoque et m'invite, mais la raison par d'autres charmes me sollicite et m'excite au travail.
J'en dépéris... En effet son projet
serait de soulager mes peines en un exil studieux. — Mais non, Raison,
va-t'en au loin, tu es vaincue par l'Amour impérieux!
J'en dépéris... Carmina burana 108; Recueil Arundel p. 95; éd. Wollin 3.14, p. 474-481.
14, éd. McDonough,
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Poésie lyrique latine du Moyen Âge
46. Ego quando jaceo (Indiculus ad sponsam) Amabiliter amando et insaciabiliter desiderando dulcissima atque in omnibus amatissima, multum mihi desiderabilem melliflua amica mea Illa, ego in Dei nomine. Ego mando tibi salutes usque ad gaudium per has apices, quantum cordis nostrae continet plenitudo. Et ipsi salutes inter nubes ambulant, sol et luna eos deducant ad te. . Ego quando jaceo tu mihi es in animo,
et quando dormio semper de te somnio. Bene habeas in die et noctes suavis transeas et amico
tuo semper in mente habeas nec ponas illum in oblivione, quia ego tibi non facio. Tu pensas unum consilium,
et ego penso alterum, per qualem ingenium implemus desiderium. Qui regnat in celo et providet omnia, tradat te in manibus meis, antequam moriar.
7 ou 8 syllabes pp, recouvrant un état de langue proche de la langue parlée. VIII* siècle.
47. Levis exsurgit zephirus Levis exsurgit zephirus et sol procedit tepidus, jam terra sinus aperit, dulcore suo diffluit.
Le chant de l'instant savoureux
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46. Lettre pour une fiancée
En l'aimant d'amour et en la désirant sans cesse, à la trés douce et bien aimée en tout, tellement désirable
pour moi, à ma délicieuse amie Une Telle, Un Tel au nom de Dieu. Je t'envoie par cette lettre des saluts jusqu'à pleine joie, autant que nos cœurs peuvent en contenir. Et ces saluts passent entre la lune et le soleil, et que la lune et le soleil les conduisent jusqu'à toi. Moi quand je suis au lit tu es dans mon esprit, et toujours quand je dors c'est de toi que je réve. Porte-toi bien le jour et passe de douces nuits et aie toujours ton ami dans l'esprit, et ne le mets jamais en oubli, parce que moi je ne t'oublie pas. Toi tu penses à un moyen et moi je pense à un autre,
par quoi notre désir puisse s'accomplir. Que celui qui régne aux cieux et veille à tout te livre entre mes mains avant que je meure. Formulae salicae Merkelianae, Indiculus ad sponsam, éd. Zeumer, Formulae merowingicae et karolini aevi, MGH, Leges, V,
1886, p. 258.
4T. La brise se lève légère et le soleil gagne en tiédeur, voilà que la terre s'entrouvre et se dilate en sa douceur.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
Ver purpuratum exiit, ornatus suos induit, aspergit terram floribus,
ligna silvarum frondibus. Struunt lustra quadrupedes et dulces nidos volucres, inter ligna florentia sua decantant gaudia. Quod oculis dum video et auribus dum audio,
heu pro tantis gaudiis tantis inflor suspiriis. Cum mihi sola sedeo et hec revolvens palleo,
si forte capud sublevo nec audio nec video. Tu saltim, veris gratia, exaudi et considera frondes, flores et gramina,
nam mea languet anima. 4 (8 pp), rimé aabb. xI° siècle.
48. Stetit puella Stetit puella rufa tunica ; Si quis eam tetigit, tunica crepuit. eia!
à
Le chant de l'instant savoureux
Voici venir le printemps pourpre,
revétu de tous ses atours, il séme la terre de fleurs,
les branches des bois de feuillages. Les animaux font des abris et les gentils oiseaux des nids;
entre les branchages fleuris ils chantent leurs joies à l'envi. Quand je vois cela de mes yeux, quand je l'entends de mes oreilles, hélas, au lieu de joies pareilles,
de quels soupirs suis-je gonflée! Quand je suis seule avec moi-méme, je pális, tout en y songeant, parfois je reléve la téte, mais je ne vois ni je n'entends. Toi au moins, gráce du Printemps, exauce-moi, et considére les feuilles, les fleurs et les graines,
car mon âme va languissant. Chansonnier de Cambridge 40.
48. Debout se tient la jeune fille à la robe rouge;
si quelqu'un la touche, la robe pétille. Ohé!
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
Stetit puella tanquam rosula: facie splenduit et os ejus floruit. eia!
Stetit puella bi einem bovme, scripsit amorem an eime lovbe. Dar chom Uenus also fram; caritatem magnam,
hohe minne bot si ir manne.
49. Veris dulcis in tempore »
Veris dulcis in tempore florenti stat sub arbore Juliana cum sorore. Dulcis amor!
Qui te caret hoc tempore fit vilior. Ecce florescunt arbore, lascive canunt volucres,
inde tepescunt virgines. Dulcis amor!
Qui te caret hoc tempore fit vilior.
Ecce florescunt lilia, et virginum dant agmina summo deorum carmina. Dulcis amor!
Le chant de l'instant savoureux
Debout se tient la jeune fille telle une églantine ;
son visage resplendit, sa bouche fleurit. Ohé! Debout se tient la pucelle sous un arbre,
elle écrit l'amour sur une feuille d'arbre. Et voici venir Vénus l’admirable :
grande affection et haut amour
à son homme elle offrit. Carmina burana
177.
49. Au temps du doux printemps voilà Julienne avec sa soeur sous l'arbre en fleur. Amour-douceur!
qui se passe de toi à cette heure perd sa valeur. Les arbres sont en fleur, les oiseaux chantent avec ardeur,
les vierges en sentent la tiédeur. Amour-douceur!
qui se passe de toi à cette heure perd sa valeur. Les lys sont en fleur, les vierges en chœur chantent pour le plus haut des dieux. Amour-douceur!
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge Qui te caret hoc tempore fit vilior. Si tenerem quem cupio in nemore sub folio,
oscularer cum gaudio. Dulcis amor! Qui te caret hoc tempore fit vilior. 3 (8 pp), 4 p, 8 pp, 4 pp.
50. Ecce gratum Ecce gratum
et optatum ver reducit gaudia: purpuratum floret pratum sol serenat omnia. Jam jam cedant tristia! estas redit,
nunc recedit hiemis sevitia. Jam decrescit et decrescit
grando, nix et cetera, bruma fugit et jam sugit veris tellus ubera. Illi mens est misera, qui nec vivit, nec lascivit sub estatis dextera!
Le chant de l'instant savoureux
qui se passe de toi à cette heure perd sa valeur. Si je tenais celle que je désire sous les branches, dans les bois,
je l'embrasserais avec joie. Amour-douceur! qui se passe de toi à cette heure perd sa valeur. Carmina burana 85.
50. Voici l'agréable et le désirable printemps qui ramène la joie:
déjà le pré : fleurit empourpré, sous le soleil tout est serein. Que disparaisse la tristesse! L'été revient et fuit au loin l'hiver avec tous ses chagrins. Voici que fond et se morfond la gréle, la neige et le vent, la brume s'en va,
la terre déjà téte le fertile printemps. Il a pauvre esprit, celui qui ne vit et ne se réjouit
sous la puissance du beau temps!
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232
Poésie lyrique latine du Moyen Áge Gloriantur et letantur in melle dulcedinis, qui conantur
ut utantur premio Cupidinis. Simus jussu Cypridis gloriantes et letantes pares esse Paridis! 2 (4 p, 4 p, 7 pp), 7 pp, 2 (4 p), 7 pp, rimé aabaabbccb.
51. De ramis cadunt folia De ramis cadunt folia, nam viror totus periit;
jam calor liquit omnia et abiit,
nam signa celi ultima sol petiit. Jam nocet frigus teneris et avis bruma leditur, et philomena ceteris conqueritur
quod illis ignis etheris adimitur. Nec lympha caret alveus, nec prata virent herbida ; sol nostra fugit aureus confinia,
est inde dies niveus, nox frigida.
Le chant de l'instant savoureux Que se glorifient,
que se réjouissent, que soient enivrés de douceur ceux qui s'efforcent d'user à force des récompenses de l'Amour. Selon les ordres de Cypris glorifions-nous, réjouissons-nous
d'étre les pareils de Páris! Carmina burana 143.
Sida Des ramures tombent les feuilles, toute verdure a disparu; déjà la chaleur a tout quitté, 4 s'en est allée,
car le soleil a pénétré les derniers signes de l'année. Déjà le froid lèse les faibles, les oiseaux souffrent des frimas,
et auprés d'eux le rossignol proteste de ce que leur est retiré le feu céleste. La riviére est gonflée d'eau,
les prés ont perdu leur verdure, le soleil doré a quitté notre contrée,
aussi voici le jour neigeux, la nuit glacée.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge Modo frigescit quicquid est, sed solus ego caleo,
immo sic mihi cordi est quod ardeo; hic ignis tamen virgo est, qua languéo. Nutritur ignis osculo et leni tactu virginis ; in suo lucet oculo lux luminis, nec est in toto seculo
plus numinis. Ignis grecus extinguitur cum vino jam acerrimo, sed iste non extinguitur miserrimo,
immo fomento alitur uberrimo. 2 (8 pp) + 2 (8 pp + 4 pp), rimé ababab.
52. GAUTIER DE CHÁTILLON Importuna Veneri
redit brume glacies, redit equo celeri Jovis intemperies ;
cicatrice veteri
squalet mea facies: amor est in pectore,
nullo frigens frigore. Jam cutis contrahitur, dum flammis exerceor,
Le chant de l'instant savoureux Tout est glacé dans l'univers,
moi seul je brûle, bien plus, pour moi, c'est dans mon cœur
qu'est le brasier; ce feu, c'est une jeune fille par qui je meurs. Ce feu se nourrit des baisers et des caresses de ma vierge;
dans ses yeux brille une lumiére hors du commun, il n'est rien sur la terre entiére
de plus divin.
Le feu grégeois, on peut l'éteindre avec du vinaigre bien fort,
mais ce feu-là ne s'éteint pas, malheur à moi,
bien plus, il trouve un aliment trop abondant. B.N. lat. 3719, f. 42; Raby n? 234, p. 353.
52.
Importuna Veneri
Le temps glacé de l'hiver, contraire à Vénus, revient,
au grand galop s'en revient l'humeur du ciel en colère;
mon visage est endeuillé par sa cicatrice ancienne,
mais l’amour est dans mon cœur, nul froid n'en froidit l'ardeur.
Déjà ma peau se resserre tant les flammes me tourmentent,
2:25
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge nox insomnis agitur et in die torqueor ; si sic diu vivitur, graviora vereor: amor
est in pectore,
nullo frigens frigore. Tu qui colla superum, Cupido, suppeditas, cur tuis me miserum
fascibus sollicitas ?
Non te fugit asperum frigoris asperitas:
.
amor est in pectore,
nullo frigens frigore. Elementa vicibus qualitates pariant, dum nunc pigrant nivibus, nunc calorem variant; sed mea singultibus colla semper inhiant: amor est in pectore,
nullo frigens frigore. 6 (7 pp), rimé ababab. Refrain: 2 (7 pp), rimé aa. Voir n? 20.
53. Jam dulcis amica venito Jam dulcis amica venito,
quam sicut cor meum diligo! Intra in cubiculum meum ornamentis cunctis onustum. Ibi sunt sedilia strata atque velis domus parata,
Le chant de l'instant savoureux
237
la nuit passe sans dormir, le jour n'est qu'une torture; s'il faut longtemps vivre ainsi, je crains encore bien pire: car l'amour est dans mon cœur,
nul froid n'en froidit l'ardeur. Toi qui as mis sous le joug, Cupidon, le cou des dieux,
pourquoi donc me harceler, moi chétif, de tes brülots ? Toi, cruel, tu ne crains pas
l'ápre cruauté du froid et l'amour est dans mon cœur, nul froid n'en froidit l'ardeur.
Les éléments tour à tour
échangent leurs qualités, sous la neige ils s'engourdissent, puis ils changent de chaleur; mais moi, les sanglots ma poitrine sans répit car l'amour est dans nul froid n'en froidit
déchirent — / mon cceur, l'ardeur.
K. Strecker, Die Lieder Walters von Chátillon... von St Omer, Berlin, 1925, p. 31.
23: Viens maintenant, ma douce amie,
toi que j'aime plus que ma vie! Entre dans mon appartement comblé de tous les ornements.
Là les siéges sont moelleux, les murs recouverts de tentures,
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge floresque in domo sparguntur herbeque flagrantes miscentur.
Est ibi mensa adposita universis cybis onusta ; ibi clarum vinum abundat et quicquid te, kara, delectat.
Ibi sonant dulces simphonie, inflantur et altius tibie,
ibi puer et docta puella pangunt tibi carmina bella. Hic cum plectro cytharam tangit, illa melos cum lyra pangit, portantque ministri pateras
pigmentatis poculis plenas. Suite, version A — Manuscrit de Paris
— Ego fui sola in silva et dilexi loca secreta ; frequenter effugi tumultum et vitavi populum multum.
:
Jam nix glaciesque liquescit, folium et herba virescit,
philomena jam cantat in alto, ardet amor cordis in antro. Suite, version B — Manuscrit de Vienne
Non me juvat tantum convivium
quantum predulce colloquium, nec rerum tantarum ubertas ut dilecta familiaritas. Jam nunc veni, soror electa,
et pre cunctis mihi dilecta,
Le chant de l'instant savoureux
le sol est recouvert de fleurs
mélées d'herbes parfumées. La table y est toute dressée, de tous les aliments chargée, d'une abondance de vin clair et de tout ce qui te plait, mon aimée. On y entend de délicieux concerts et les flûtes y sonnent haut et clair, là un garçon, une fille virtuoses jouent pour toi des mélodies exquises. Lui touche son luth avec le plectre, elle compose sur la lyre ses mélodies et les serviteurs portent force coupes pleines de mélanges relevés. Suite, version A — Manuscrit de Paris
— J'allais seule dans la forét et j'aimais les endroits secrets; bien souvent j'évitais le tumulte,
je fuyais l'affluence et le bruit. Mais déjà neige et glace fondent, l'herbe et la feuille reverdissent, le rossignol chante dans les hauteurs, l'amour brûle dans la caverne du cœur. Suite, version B - Manuscrit de Vienne
Ce n'est pas tant ce banquet qui m'importe que la douceur de nous entretenir,
ce n'est pas tant cette abondance en tout que de nous voir en tendre intimité. Viens donc maintenant, sœur chérie,
toi que j'ai entre toutes choisie,
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge lux mee clara pupille parsque major anime mee!
— Ego fui sola in silva et dilexi loca secreta ;
frequenter effugi tumultum et vitavi populum multum. — Karissima, noli tardare, studeamus nos nunc amare! Sine te non potero vivere,
jam decet amorem perficere. Quid juvat differre, electa,
que sunt tamen post facienda? Fac cita quod eris factura: in me non est aliqua mora! 4 (9 p), rimé aabb. X* ou XI? siècle.
54. Dum Diane vitrea Dum Diane vitrea sero lampas oritur et a fratris rosea luce dum succenditur, dulcis aura zephyri spirans omnes etheri nubes tollit — sic emollit vis chordarum pectora et immutat
cor quod nutat ad amoris pignora.
Le chant de l'instant savoureux
241
claire lumiére de mes yeux et meilleure partie de mon âme.
— J'ai été seule dans la forêt, j'ai aimé les endroits secrets, bien souvent j'évitai le tumulte,
et j'ai fui l'affluence et la foule. - Ma bien-aimée, ne tarde pas, occupons-nous de nous aimer ce jour:
je ne peux plus vivre sans toi, il faut maintenant accomplir notre amour. Ma chérie, à quoi bon différer
ce qu'il faudra bien faire ensuite? Ce que tu feras, fais-le vite:
pas de délai de mon cóté! Chansonnier de Cambridge 27; éd. J. Ziolkowski, p. 253-262; P. Dronke, The Medieval Poet and His World, p. 219.
54. Tard le soir, lorsque se léve
la lampe opaline de Diane, lorsqu'elle s'illumine de la lumiére dorée de son frére,
la brise du zéphyr, légére, balaie de son souffle tous les nuages du ciel ainsi la puissance de la musique adoucit les esprits et transfigure le coeur qui s'incline aux gages de l'amour.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
Letum jubar Hesperi gratiorem
dat humorem roris soporiferi mortalium generi. O quam felix est antidotum soporis,
quod curarum tempestates sedat et doloris! Dum
surrepit clausis oculorum poris,
ipsum gaudio equiperat dulcedini amoris. Orpheus in mentem trahit impellentem ventum lenem segetes maturas,
murmura rivorum per harenas puras, circulares ambitus molendinorum,
qui furantur somno lumen oculorum. Post blanda Veneris commercia lassatur cerebri substantia. Hinc caligant mira novitate oculi nantes in palpebrarum rate. Hei quam felix transitus amoris ad soporem, sed suavior regressus [soporis] ad amorem...
Ex alvo leta fumus evaporat qui capitis tres cellulas irrorat ; hic infumat oculos ad soporem pendulos et palpebras sua fumositate replet, ne visus exspatietur late. Unde ligant oculos virtutes animales,
que sunt magis vise ministeriales. Fronde sub arboris amena,
dum querens canit philomena, suave est quiescere,
suavius ludere
-
Le chant de l'iastant savoureux
243
L'éclat serein de l'Étoile du soir verse la fraicheur si plaisante de la rosée qui porte l'assoupissement à tous les mortels. Oh qu'il est doux le reméde du sommeil qui apaise les tempétes des peines et de la douleur! Tandis qu'il s'insinue par les portes closes des yeux, il s'égale en bonheur aux douceurs de l'amour. Orphée appelle à l'esprit un vent léger qui fait onduler les moissons mûres, le murmure des ruisseaux coulant sur un sable pur, la ronde réguliére des roues des moulins, qui volent au sommeil la lumière des yeux. Aprés les doux passe-temps de Vénus la substance du cerveau reste épuisée. Aussi s'obscurcissent de façon particulière les yeux qui flottent sur l'esquif des paupiéres. Oh quel bienheureux glissement
de l'amour au sommeil! plus doux encore est le retour du sommeil à l'amour...
Des reins satisfaits s'évapore une fumée qui baigne les trois cellules du cerveau; elle enfume les yeux qui basculent vers le sommeil et obscurcit les paupiéres pour empécher la vue d'aller vagabonder. Les yeux sont alors liés par les esprits animaux, qu'on pourrait appeler esprits servants plutót. — Sous un arbre à la ramure plaisante,
lorsque le rossignol chante sa plainte, il est doux de se reposer,
plus doux encore de s'ébattre et jouer
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge in gramine cum virgine speciosa. Si variarum
odor herbarum spiraverit,
si dederit torum
rosa,
dulciter soporis alimonia post Veneris defessa commercia captatur,
dum lassis instillatur. O in quantis animus amantis
variatur vacillantis! Ut vaga ratis per equora, dum caret ancora,
fluctuat inter spem metumque dubia, sic Veneris militia.
55. PIERRE DE BLOIS Grates ago Veneri, que prosperi
michi risus numine de virgine mea gratum et optatum contulit tropheum. Dudum militaveram, nec poteram
Le chant de l'instant savoureux
245
dans l'herbe avec une vierge superbe.
Si le parfum d'herbes variées imprègne l'air, si la couche est faite de roses, il est doux de chercher, une fois épuisés les plaisirs de Vénus, l'aliment du sommeil, versé
goutte à goutte aux amants lassés.
- En quels tourments l'àme de l'amant vacille-t-elle variablement ! Comme un bateau errant sur l'océan
privé de son ancre flotte indécis entre espoir et crainte, telle est de Vénus la contrainte! À
Carmina Burana 62. Cf. W. Jackson, «Interpretation of CB 62»,
dans The Interpretation of Medieval Lyric Poetry, New York, 1980.
55. Grates ago Veneri Je rends grâce à Vénus qui m'a souri, divinité complaisante, en m'accordant de remporter sur la vierge aimée une victoire bien plaisante et désirée.
Malgré un long temps de service je n'avais pu
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
hoc frui stipendio; nunc sentio me beari, serenari
vultum Dioneum. Visu, colloquio, contactu, basio
frui virgo dederat ; sed aberat linea posterior et melior amori,
quam nisi transiero de cetero
sunt que dantur alia materia
furori.
Ad metam propero, sed fletu tenero mea me sollicitat,
dum dubitat solvere virguncula repagula pudoris. Flentis bibo lacrimas dulcissimas ;
sic me plus inebrio, plus haurio fervoris. Delibuta lacrimis
oscula plus sapiunt, blandimentis intimis mentem plus alliciunt. Ergo magis capior, et acrior
vis flamme recalescit. Sed.dolor Coronidis
.
Le chant de l'instant savoureux
en gagner la solde attendue; mais maintenant je vois venir à moi bonheur et délices,
et s'éclaircir le visage de Vénus. Ma vierge m'avait laissé jouir de la vue, du parler, et du toucher et du baiser,
mais il manquait à mon bonheur le dernier degré de l'amour et le meilleur, et si je ne l'emporte pas, à l'avenir tout le reste qui m'est donné ne peut servir
que d'aliment à ma fureur.
Je me presse vers mon but, mais avec de tendres pleurs ma mie me supplie, car elle a peur, toute jeunette qu'elle est, de briser les barrières de la pudeur. Elle pleure, et je bois ses si douces larmes,
et ainsi, je bois plus d'ivresse et de ferveur. Baignés de pleurs, les baisers ont plus de saveur, ils aimantent l'esprit aux plus secrétes caresses. Et je suis donc toujours plus pris,
et plus violent se fait le feu de mon ardeur. Mais la douleur de Coronis
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge se tumidis exerit singultibus nec precibus mitescit.
Preces addo precibus basiaque basiis, fletus illa fletibus, jurgia conviciis,
meque cernit oculo nunc emulo, nunc quasi supplicanti, nam nunc lite dimicat, nunc supplicat ;
dumque prece blandior, fit surdior precanti.
Vim nimis audax infero. Hec ungue sevit aspero, comas vellit,
vim repellit strenua,
sese plicat et intricat
genua, ne janua
pudoris resolvatur. Sed tandem ultra milito,
triumphum do proposito. Per amplexus firmo nexus,
brachia ejus ligo, pressa figo basia: sic regia Dyones reseratur.
Le chant de l'instant savoureux
s'exhale en sanglots orageux que mes supplications n'apaisent pas. Je multiplie les priéres et les baisers,
elle multiplie les larmes, les reproches et les injures. Elle me regarde d'un air tantót suppliant et tantót presque d'adversaire, car tantót elle lutte et discute,
tantót elle implore, et plus je la cajole en la priant, plus elle se fait sourde à ma priére.
Coup d'audace, j'emploie la force. Elle se défend d'un ongle hargneux, m'arrache les cheveux,
résiste à ma violence de toute son énergie, elle se plie, genoux serrés, pour empécher
que soit forcée la porte de sa pudeur. Enfin je pousse mon attaque,
je fais triompher mon vouloir. La serrant contre moi jaffermis mon étreinte, je lui emprisonne les bras, ainsi contrainte
je la couvre d'une pluie de baisers: ainsi s'entrouvre le palais de Vénus.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge Res utrique placuit, et me minus arguit mitior amasia,
dans basia mellita,
et subridens tremulis semiclausis oculis, veluti sub anxio suspirio sopita. Lai lyrique. Voir n? 45.
56. O admirabile Veneris idolum O admirabile
Veneris idolum
cujus materie
nihil est frivolum,
archos te protegat, fecit, et maria
qui stellas et polum
condidit et solum.
Furis ingenio non sentias dolum, Clotho te diligat, que bajulat colum. Saluto puerum non per hypothesim, sed firmo pectore deprecor Lachesim, sororem Atropos,
ne curet heresim.
Neptunum comitem habeas et Thetim cum vectus fueris per fluvium Athesim. Quo fugis amabo, cum te dilexerim ? Miser quid faciam, cum te non viderim ?
Dura materies
ex matris ossibus
creavit homines jactis lapidibus; ex quibus unus est iste puerulus qui lacrimabiles non curat gemitus.
Le chant de l'instant savoureux
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La chose nous plut à tous deux, mon amante adoucie
ne songe plus à m'accuser, m'embrassant tendrement,
demi-sourire et yeux mi-clos, frémissants, comme au bord d'un soupir anxieux assoupie. Carmina burana 72. Éd. Wollin 3110, p. 450-456.
56. Admirable effigie de Vénus la déesse, toi dont le matériau est pétri de noblesse,
que le Chef te protége, lui qui fonda le ciel, et créa les étoiles et les terres et les mers.
Sois toujours à l'abri des ruses du voleur, sois chéri de Clotho, porteuse du destin. Je salue cet enfant, sans nulle restriction,
mais du fond de mon cceur je supplie les Parques de ne pas se soucier de notre déviation. Que Neptune et Thétis soient tes compagnons
lorsque tu glisseras sur le cours de l'Adige. Où t'en fuis-tu, de grâce, alors que je t'adore? Si je ne te vois plus, hélas, que vais-je faire? Un matériau bien dur, des os de notre mére,
a formé les mortels en projetant des pierres. L'un d'eux est sürement ce cruel jouvenceau qui ne se soucie pas de mes plaintes améres.
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Poésie lyrique latine du Moyen Âge
Cum tristis fuero, gaudebit emulus: ut cerva rugio, cum fugit hinnulus. 6 pp + 6 pp ou 6 p (lorsque le dernier mot a deux syllabes, par imitation du modèle métrique). Une rime par strophe. Fin x? siècle.
57. Amor habet superos Amor habet superos: Jovem amat Juno;
motus premens efferos imperat Neptuno;
Pluto tenens inferos mitis est hoc uno. Amoris solamine virgino cum virgine; aro non in semine,
pecco sine crimine.
Amor trahit teneros molliori nexu,
rigidos et asperos duro frangit flexu: capitur rhinoceros virginis amplexu. Amoris solamine...
Virgo cum virginibus horreo corruptas, et cum meretricibus
simul odi nuptas; nam in istis talibus
turpis est voluptas. Amoris solamine...
Le chant de l'instant savoureux
Quand je suis affligé, mon rival se réjouit: je brame tel la biche, lorsque son faon s'enfuit. Chansonnier de Cambridge 50.
Suis L'Amour domine les dieux: Junon aime Jupiter; nonobstant ses ouragans,
l'amour commande à Neptune; Pluton qui tient les enfers ne s'adoucit que par lui. Plaisir d'amour, réconfort, je suis vierge avec une vierge, je laboure sans semer , et sans crime est mon péché.
L'amour tient les étres tendres d'un nœud suffisamment lâche, il brise les durs et ápres en les courbant rudement;
la licorne se laisse prendre dans le giron d'une vierge. Plaisir d'amour...
Étant vierge avec des vierges, j'ai horreur des dessalées; autant que les prostituées,
je hais les femmes mariées; car aux amours de ce genre la volupté est une honte. Plaisir d'amour...
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge Virginis egregie
ignibus calesco et ejus cotidie in amore cresco; sol est in meridie nec ego tepesco. Amoris solamine... Gratus super omnia ludus est puelle,
et ejus precordia omni carent felle;
sunt que prestat basia dulciora melle. Amoris solamine... Ludo cum Cecilia, nichil timeatis!
sum quasi custodia fragilis etatis, ne marcescent lilia sue castitatis.
Amoris solamine...
Flos est: florem frangere non
est res secura.
Uvam sino crescere
donec sit matura.
Spes me facit vivere letum re ventura. Amoris solamine... Volo tantum ludere,
id est: contemplari, presens loqui, tangere, tandem osculari ;
quintum, quod est agere, noli suspicari! Amoris solamine...
x
Le chant de l'instant savoureux
Une vierge merveilleuse me fait brüler en ses feux et pour elle chaque jour croit et grandit mon amour;
le soleil est au plus haut et moi je n'ai pas moins chaud. Plaisir d'amour... À l'extréme il est plaisant, le jeu de cette fillette, et ses tendres sentiments sont dépourvus de tout fiel;
les baisers qu'elle dispense sont plus savoureux que miel. Plaisir d'amour... Je joue avec Cécile, : mais ne craignez rien,
je suis de son áge fragile comme le gardien, pour que les lys ne se flétrissent de sa chasteté. Plaisir d'amour...
j
C'est une fleur: cueillir une fleur n'est pas chose sûre. Je laisse pousser le raisin en attendant qu'il soit mûr. L'espoir me fait vivre dans le bonheur du fruit futur. Plaisir d'amour... Je veux seulement jouer, c'est-à-dire :regarder,
lui parler de prés, toucher, enfin l'embrasser ; le cinquiéme, passer à l'action,
chassez ce soupcon! Plaisir d'amour...
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge Quicquid agant ceteri, virgo, sic agamus
ut quem decet fieri ludum faciamus: ambo sumus teneri, tenere ludamus!
Amoris solamine virgino cum virgine; aro non in semine,
pecco sine crimine. 3 (7 pp + 6 p), rimé ababab. Refrain: 4 (7 pp), une seule rime.
58. PIERRE DE BLOIS Ipsa vivere michi reddidit! Cessit prospere,
spe plus accidit menti misere;
que dum temere totam tradidit se sub Venere, Venus ethere risus edidit leto sidere.
Desiderio nimis officit, dum vix gaudio pectus sufficit quod concipio, dum venerio Flora reficit me colloquio,
>
Le chant de l'instant savoureux
Qu autrui fasse ce qu'il veut, je suis vierge, faisons en sorte
que nous fassions notre jeu tel qu'il nous convienne: nous sommes tendres tous deux, que tendre soit notre jeu. Plaisir d'amour, réconfort, je suis vierge avec une vierge,
je laboure sans semer et sans crime est mon péché. Carmina burana 88.
58. Ipsa vivere michi reddidit C'est bien elle qui m'a rendu la vie! Tout a bien tourné, mieux que j'espérais, pour mon pauvre cceur, qui s'est tout entier à Vénus livré audacieusement, et Vénus aux cieux
s'est mise à sourire favorablement.
C'est à mon désir une dure géne: mon cceur peut à peine
contenir la joie qui se gonfle en moi quand en me traitant amoureusement Flora me ranime,
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge dum, quem haurio, favus allicit dato basio.
Sepe refero cursum liberum sinu tenero,
sic me superum addens numero; cunctis impero,
felix, iterum si tetigero quem desidero, sinum tenerum
tactu libero. 11 (5 pp), rimé ababa aba aba. Voir n? 45.
59. Sic mea fata Sic mea fata canendo solor,
ut nece proxima facit olor. Roseus effugit ore color, blandus heret meo corde dolor. Cura crescente, labore vigente,
vigore labente, miser morior, hei morior, hei morior, hei morior,
dum quod amem cogor et non amor! Ubera com animadverterem,
optavi manus ut involverem, simplicibus mammis alluderem,
sic cogitando sensi venerem.
Le chant de l'instant savoureux
quand en l'embrassant le miel que je bois m'enivre et m'enchante. Libre ma caresse retourne sans cesse à son tendre sein, ainsi je me joins au nombre des dieux ; comme un empereur,
heureux, si je peux caresser encore
ce que je désire, son si tendre sein
tout à mon plaisir. Recueil Arundel 3; éd. Wollin 3.3, p. 403-405.
D. Ainsi en chantant j'adoucis mon sort,
comme le cygne à l'approche de la mort. Mon teint a perdu sa fraiche couleur, une douleur douce occupe mon cœur. Mon souci s'accroít, la peine est en moi,
ma vigueur décroit, j'en meurs de malheur, ah j'en meurs, j'en meurs, j'en meurs, étant forcé d'aimer sans étre aimé!
Sa poitrine, quand j'y pensais, y mettre les mains j'aurais tant voulu, jouer à loisir avec ses seins nus,
en songeant ainsi, le désir sentis.
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Poésie lyrique latine du Moyen Âge Sedet in ore rosa cum pudore,
pulsatus amore quod os lamberem, hei lamberem, hei lamberem, hei lamberem,
luxuriando per caracterem. Felicitate Jovem supero si me dignetur quam desidero: si sua labra semel novero, una cum illa si dormiero, mortem subire,
à
placenter obire vitamque finire statim potero,
hei potero, hei potero, hei potero, prima si gaudia recepero! 4 (10 pp ou p), 5 p, 2 (6 p), 5 pp, 15 pp, 10 pp, rimé aaaabbbccc. »
60. Dum estas inchoatur Dum estas ameno Phebusque apulso
inchoatur tempore, dominatur frigore,
unius in amore
puelle vulneror multimodo dolore, per quem et atteror. Ut mei misereatur
et me recipiat,
Le chant de l'instant savoureux
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La rose avec la pudeur se tient sur sa bouche,
poussé par l'amour à boire sa bouche,
ah je la boirais, ah je la boirais, en faisant l'amour comme en effigie. Je serai vraiment plus heureux qu'un dieu si veut bien m'aimer celle que je veux: connaître ses lèvres une seule fois, ensemble avec elle une fois dormir,
je pourrai alors endurer la mort, terminer ma vie,
mourir de plaisir, ah je le pourrai, ah je le pourrai, si pareil bonheur m'est d'abord donné! Carmina burana 116; P. Dronke, «The text of CB 116», dans Classica et medievalia 20 (1959), p. 159-169.
60. En ce début de printemps, la saison si douce,
Sous un soleil triomphant qui le froid repousse, l'amour d'une unique fille m'a blessé d'une douleur infinie dont je suis brisé. Ah, qu'elle ait pitié de moi et me soit complice,
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge et ad me declinetur, et ita desinat.
2 (7 p * 6 pp), rimé abab.
61. Dulce solum Dulce solum natalis patrie, domus joci, thalamus gratie, vos relinquam aut cras aut hodie,
periturus Vale tellus,
amoris rabie. valete socii,
quos benigno favore colui, et me dulcis consortem studii deplangite, qui vobis perii! Igne novo
Veneris saucia
mens, que prius non novit talia, nunc fatetur nova proverbia: «Ubi amor,
ibi miseria.»
Quot sunt apes in Hyble vallibus, quot vestitur Dodona frondibus et quot natant
tot abundat
pisces equoribus,
amor doloribus.
4 (4 p * 6 pp), une rime par strophe.
Le chant de l'instant savoureux
et se penche jusqu'à moi et qu'on en finisse. Carmina burana 160.
ENM Sol bien-aimé
de la terre natale,
jeux familiers,
couche familiale,
je vous laisserai ou demain ou ce jour: je vais mourir de la rage d'amour! Adieu pays, adieu mes compagnons que j'appréciais de si tendre facon. Nous partagions des études bien douces: pleurez sur moi, je suis perdu pour vous! Blessé dufeu tout nouveau de Vénus, mon cœur, naguère ignorant de ses us,
doit maintenant «Où estl'amour
vérifier le proverbe: est aussi le malheur.»
Autant d'abeilles
aux vallées d'Hyblé,
autant de feuilles
aux forêts de Dodone,
et de poissons nageant dans l'océan que de douleurs pour celui qu'amour prend. Carmina burana 119.
263
264
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
62. O comes amoris, dolor O comes amoris, dolor, cujus mala male solor, an habes remedium ? Dolor urget me, nec mirum,
quem a predilecta dirum
.
en, vocat exilium,
cujus laus est singularis, pro qua non curasset Paris Helene consortium.
Sed quid queror me remotum illi esse, que devotum me fastidit hominem,
cujus nomen tam verendum |. quod nec michi presumendum est, ut eam nominem ?
ob quam causam mei mali me frequenter vultu tali respicit, quo neminem.
Ergo solus solam amo cujus captus sum ab hamo, nec vicem reciprocat,
quam enutrit vallis quedam, quam ut paradisum credam, in qua pius collocat hanc creator creaturam, vultu claram, mente puram, quam cor meum invocat. Gaude, vallis insignita, vallis rosis redimita, vallis flos convallium, inter valles vallis una, quam collaudat sol et luna,
Le chant de l'instant savoureux
62. Compagne de l'amour, douleur, dont les maux font mon grand malheur, peux-tu trouver apaisement ? La douleur me harcéle - rien d'étonnant,
moi que voici contraint à un exil cruel par celle, entre toutes choisie, dont la valeur est si unique que, pour elle, d'obtenir Héléne Páris ne se füt pas soucié.
Mais pourquoi donc me lamenter de me trouver éloigné d'elle,
qui me d'elle, que je d'oser
dédaigne, serviteur dévoué, au nom si redoutable f serais bien trop coupable
seulement la nommer?
car pour cela, ce qui cause ma peine,
elle me foudroie souvent d'un tel air pis que le dernier des derniers. Ainsi donc, seul, j'aime la Seule
qui m'a pris à son hamecon et ne me rend pas la pareille, elle, qu'abrite une vallée (à mon avis, le paradis)
oü le Créateur en sa bonté a placé cette créature
au clair visage, à l'àme pure, que ma ferveur veut invoquer. Salut, merveilleuse vallée, vallée de roses rachetée, toi la fleur de tous les vallons,
vallée unique entre toutes vallées, qu'illustrent le soleil et la lune
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge dulcis cantus avium! te collaudat philomena, vallis dulcis et amena, mestis dans solacium!
3 (8 p, 8 p, 7 pp), rimé aabccbddb. Fin xit? siècle.
63. Exiit diluculo Exiit diluculo rustica puella,
cum grege, cum baculo, cum lana novella.
Sunt in grege parvulo ovis et asella, vitula cum vitulo,
caper et capella. Conspexit in cespite scolarem sedere — « Quid tu facis, domine? veni mecum ludere!» 2 (7 pp * 6 p), rimé abab.
64. Huc usque, me miseram Huc usque, me miseram! rem bene celaveram et amavi callide.
Le chant de l'instant savoureux
et le doux chant des oisillons! Le rossignol aussi t'illustre, si douce et charmante vallée, consolation des affligés. Carmina burana 111.
63. Elle sort au point du jour, la bergerette, avec son troupeau, avec son báton, et sa laine sur sa quenouille. Forment son petit troupeau une ánesse et un mouton, une génisse avec un veau,
une chevrette et un chevreau. Dans un buisson elle voit un étudiant assis tout seul.
« Monseigneur, que fais-tu là? Viens t'amuser avec moi!» Carmina burana 90.
64. Jusqu'ici, pauvre de moi! J'avais caché mon aventure,
j'ai aimé si adroitement!
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge
Res mea tandem patuit, nam venter intumuit,
partus instat gravide. Hinc mater me verberat,
hinc pater improperat, ambo tractant aspere. Sola domi sedeo, egredi non audeo,
nec inpalam ludere. Cum foris egredior, a cunctis inspicior, quasi monstrum fuerim. Cum vident hunc uterum, alter pulsat alterum, silent, dum transierim.
Semper pulsant cubito, me designant digito, ac si mirum fecerim. Nutibus me indicant,
dignam rogo judicant, quod semel peccaverim. Quid percurram singula? ego sum in fabula et in ore omnium. Ex eo vim patior, jam dolore morior,
semper sum in lacrimis.
Hoc dolorem cumulat quod amicus exulat propter illud paululum.
ÈS
Le chant de l'instant savoureux
Enfin tout s'est découvert, car mon ventre s'est gonflé, je vais bientót accoucher. Aussi ma mére me frappe, mon pére m'agonit d'injures, tous deux sont pour moi bien durs. Je reste seule à la maison,
je n'ose plus en sortir, ni me distraire au-dehors.
Lorsque je sors dans la rue, tout un chacun me regarde comme si j'étais un monstre. Lorsqu'ils voient mon gros ventre, ils se font signe l'un l'autre , et se taisent
à mon passage.
Ils se poussent du coude et ils me montrent du doigt comme si c'était extraordinaire. Ils hochent sur moi la téte,
ils me jugent bonne à brûler parce qu'une fois j'ai fauté.
Pourquoi faire le détail? me voici le bavardage et la fable du pays. Par quoi je souffre violence, j'en meurs déjà de douleur je suis toujours dans les pleurs. Ce qui augmente ma peine, c'est que pour cela mon ami pour un moment est parti.
269
270
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
Ob patris sevitiam recessit in Franciam
a finibus ultimis. Sum in tristitia
de ejus absentia in doloris cumulum. 3 (7 pp), rimé aab.
65. Foebus abierat Foebus abierat Equitabat soror radios inferens
subtractis cursibus. effrenis curribus, " silvanis fontibus,
agitando feras pro suis rictibus. Mortales dederant menbra soporibus. Aprili tempore
quod nuper transiit,
fidelis imago |coram me adstitit, me vocans dulciter pauxillum tetigit; oppressa lacrimis vox ejus deficit, suspirans etenim loqui non valuit. Illius a tactu nimis intremui, velud exterrita sursum insilui,
extensis brachiis corpus applicui; exsanguis penitus tota derigui — evanuit enim!
nichil retinui!
Soporelibera exclamo fortiter: «Quo fugis, amabo? Cur tam celeriter? Siste gradum, si vis inibo pariter, nam tecum vivere volo perenniter!»
Le chant de l'instant savoureux
271
Mon père est si en colère qu'il s'en est allé en France, loin, bien loin d'ici.
Je suis plongée dans la tristesse à cause de son absence qui met comble à ma souffrance. Carmina burana 126.
és Phoebus était parti, sa course aspirée sous l'horizon. Sa sœur menait ses chevaux à bride abattue,
inondant de ses rayons les fontaines des bois, mettant en mouvement la sauvagine en quête de proie.
Les hommes avaient confié leurs membres au sommeil. Au temps d'avril dernier passé,
l'image fidèle se tint devant moi m'appelant doucement, me toucha légérement. Sa voix étouffée par les larmes lui manqua, les soupirs l'empéchérent de parler. À son contact, je tressaillis fortement, comme réveillée en peur je me levai d'un saut;
jétendis les bras, je jetai mon corps tout contre... j'en restai glacée, le sang figé: car il s'était évanoui! je n'avais rien dans les bras!
Bien réveillée, je m'écrie avec force: «Je t'en prie, où t'enfuis-tu? Pourquoi si vite? Arréte, si tu veux j'irai avec toi, car avec toi je veux vivre toujours. »
242
Poésie lyrique latine du Moyen Áge Mox me penitui
dixisse taliter.
Aperte fuerant fenestre solii, fulgebant pulcriter Diane radii. Heu me, heu miseram!
tam diu dolui,
fluxerunt per genas ploratus rivuli, donec in crastinum |nunquam abstinui. 5 (6 + 6 pp), une rime par strophe. Début xr? siècle.
.
66. Surgens Manerius Surgens Manerius summo diluculo. assumpsit pharetram cum arcu aureo, canesque copulans nexu binario silvas aggreditur venandi studio. Transcurrit nemora
ramorum sexdecim
saltusque peragrat,
gaudens cervum levat ;
quem cum persequitur dies transierat, nec sevam bestiam |consequi poterat. Fessis consociis lassisque canibus
dispersos revocat illos clamoribus sumensque buccinam resumptis viribus tonos emiserat totis nemoribus. Ad cujus sonitum herilis filia tota contremuit itura patria, quam cernens juvenis adiit properans. Vidit et loquitur, sensit os osculans, et sibi consulens et regis filie
extremum Veneris 6 + 6 pp, rimes plates. XII? siècle.
concessit linee.
Le chant de l'instant savoureux
215
Aussitôt je me repentis d'avoir parlé ainsi. Les fenétres de la chambre étaient ouvertes,
les rayons de la lune brillaient de toute leur beauté. O malheur, malheur à moi! si longtemps j'en ai eu mal! Des ruisseaux de larmes coulaient sur mon visage,
jusqu'au lendemain je n'ai pu m'arréter. P. Dronke, Medieval Latin and the Rise of European Love Lyric, II, p. 332-341.
66. Manerius se levant à la pointe du jour prit son carquois avec son arc doré, *
coupla ses chiens par deux, et s'en alla vers la forét pour y chasser. Il traverse les bois, il parcourt les bosquets,
joyeux il lève un cerf qui porte seize pointes; à le poursuivre il passe la journée sans pouvoir rattraper cet animal farouche. Ses chiens sont épuisés, ses compagnons fourbus,
il appelle à grands cris sa troupe dispersée; alors il prend sa trompe, il rassemble ses forces et la fait résonner à travers les grands bois. Au son de cette trompe, la princesse inconnue qui retournait chez elle, trembla de tout son corps. En háte, en la voyant, le jeune homme approcha. Il la voit, il lui parle, il la touche et l'embrasse, à son gré, à celui de la fille du roi
il s'adonne au dernier des gages de Vénus. Raby, n? 182, et Speculum VIII (1933), p. 204-208 ; A.K. Bate, dans Latomus 33 (1974), p. 688-690.
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V LE CHANT NARQUOIS
Grisés de musique et de la puissance des mots, les
poètes se sont pris à leur jeu. Ils se sont amusés, d'un plaisir plus ou moins direct, de leur propre performance. Le rire transforme tout message autánt qu'un rayon de soleil transforme le quotidien. L'ironie envers soi ou envers les autres est la plus salutaire des remises en place. Ce peut étre aussi la plus subtile manipulation de l'auditoire. Les modes du rire sont innombrables. Soulignonsen deux, spécialement en faveur chez nos auteurs: la dissonance registrale et la virtuosité verbale. La dissonance registrale est un des traits les plus propres à provoquer le déséquilibre que le rire rectifie. Advertite, omnes populi (n? 69) calque le début du psaume 48: Audite haec, omnes gentes. Ce début solen-
nel est aussitôt démenti par le complément: ridiculum. En sens inverse, lorsque l'áne souffre-misére se laisse retomber
mort
(n? 74), les moines
offrent le
pain bénit «parce qu'il a bien voulu mourir», ce qui rappelle les paroles sacramentelles du canon de la messe selon lesquelles le Christ s'est livré lui-même et a accepté sa mort. La chanson des buveurs à la taverne (In taberna, n? 85) se termine par une allu-
sion biblique au livre de vie où seront inscrits les
276 noms
Poésie lyrique latine du Moyen Áge des
élus,
inversée
en
formule
d'exécration
envers les ennemis des buveurs. Le jeu avec les mots est également omniprésent, surtout à partir de la fin du xir? siècle. Nous nous étonnons, dans les arts poétiques qui se multiplient à cette époque, de l'attention extréme, à premiére vue stérile, portée aux mots et aux étincelles qu'on en tire
en sachant les combiner. Ce sont les gammes et exercices
qui mettent
aux
auteurs
leur instrument
en
main. Chez les plus conscients d'entre eüx, Gautier de Chátillon par exemple, la virtuosité verbale aboutit sciemment à une prééminence qui équivaut à une
domination morale: le poéte peut juger parce qu'il sait dire, il a raison parce que l'expression lui donne raison. De la méme façon chez Hugues Primat la répétition
lancinante
vaut
démonstration
(n° 33).
L'auditoire abasourdi se soumet, parce qu'il rit, et le temps du rire au moins son adhésion est tout acquise. « Quoddam legi ridiculum»
: les contes drôles
Les plus naifs de ces ouvrages sont les contes à rire, qui semblent étre une spécialité rythmique. Ils sont parmi les plus anciennes pièces profanes conservées. Il n'y en a pas moins de sept dans le seul recueil des Carmina
Cantabrigiensia
(xi* siècle), et certains
se
retrouvent dans des manuscrits antérieurs. Il n'en faut point conclure qu'il n'en existait pas auparavant, car leur facture est dés le départ accomplie et laisse entrevoir une compréhension entre auditoire et exécutant qui présuppose l'habitude de divertissements de ce genre. Simplement leurs chances de survie étaient plus faibles que pour des textes à thématique religieuse. Si l'on assiste aux x-xr* siècles à une résurgence littéraire du conte à rire, qui prendra plus tard forme de fabliau puis de nouvelle en langue vulgaire, c'est sans doute que la forme de la séquence ou de la poésie rythmique offrait à l'éternel goüt du rire des possibilités expressives commodes. On a donc chanté de bonnes histoires au ton gogue-
Le chant narquois
2171
nard, ridiculum ou jocosa fabula, aux thémes pris dans le stock des contes (n? 69, premiére mise en forme du
théme de l'enfant de neige, qui court ensuite fabliaux et contes français), les exemples hagiographiques de Fulbert
de
Chartres, un des professeurs les plus renommés
(n9 67, l'histoire
du petit abbé Jean,
du
XI* siècle), ou la parodie de l'autre monde, vue par un étre trés terre à terre (Heriger, n? 68).
L'Archipoéte ou l'ambiguité reine Aux antipodes de la naiveté est l'Archipoéte, qui joue de l'allusion parodique perfide comme d'un genre en soi. Ce protégé du chancelier de l'empire Reinald de Dassel, vers 1150-1165, assez fier de son
talent pour se proclamer prince des poètes (archipoeta), lie l'humilité à l'impertinence si étroitement
qu'il suffit d'un déplacement infime de point de vue, donné en sourdine sous forme d'allusion historique ou biblique, pour mettre l'auditoire face à sa propre hypocrisie, pour l'impliquer traitreusement. Amuseur officiel d'une cour ecclésiastique un peu spéciale (l'empereur en lutte avec le pape fait de son chancelier
l'archevéque
élu de Cologne
en
1162),
l'Archipoéte a revétu le róle du pauvre poéte quémandeur. Il n'est pas le premier ni le seul. Mais ce masque recouvre une personnalité irrépressible. Sa «Confession»
(n° 70), faussement
palinodique
avec
sa triple déclaration d'allégeance à l'amour, au jeu et au vin, est le seul de ses poémes qui soit trés répandu: elle a dû servir d'étendard à une génération à la fois fougueuse et moqueuse. Quelques manuscrits l'appellent la « Confession de Golias». En fait l'Archipoéte singe les manuels dévotionnels cisterciens contemporains sur la confession, et joue peut-étre le jeu politique de son patron en le présentant dans son róle tout neuf d'archevéque (le poéme est de 1162 environ), dispensateur de pardon spirituel et matériel. Mais aucune explication historique ne peut rendre compte pleinement de l'épaisseur de
278
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
signification possible de ce texte, qui laissera toujours perplexe sur le degré de sincérité de chacun de ses mouvements et sur ses intentions probablement multiples. Les deux autres piéces ici citées sont fragmentaires.
Sepe de miseria (n? 71) est l'extrait, tel qu'il figure dans les Carmina burana, d'un poéme plus long adressé à son protecteur. C'est une variation sur la pauvreté du poéte, qui adapte le raisonnement de l'intendant infidèle de l'évangile de saint Luc (16, 3): l'Archipoéte y broche un aveu de lácheté devant la vie militaire, se drape noblement dans son refus de la mendicité, mais n'affiche qu'une répugnance prudente, et aucune honte, devant le métier de voleur. Méme atti-
tude goguenarde dans Hanc commando (n? 72, partie finale d'un long sermon joyeux), oü toute une série de textes évangéliques est exploitée avec autorité à l'appui des réquisitions du poéte, en une prédication parodique qui se termine en priére impudente. L'Archipoéte fait le bouffon. Mais ce faisant il tisse entre son auditoire et lui des liens dont l'auditoire ne peut se sortir indemne. Cet homme qui fait mine de se prendre lui-méme pour cible, qui flatte ses auditeurs et les entraine dans un rire qui retombe sur eux, est un poéte conscient de ses forces, maniant admirable-
ment le vers goliardique qui semble fait pour lui, et développant avec son auditoire et notamment son protecteur Reinald une relation étroite mais ambivalente. Comme protégé, il est dépendant, inférieur, objet d'ironie. Mais comme poète, il est l'Archipoéte, égal ou supérieur méme à Reinald, et capable de prendre n'importe qui pour cible (un de ses poémes à lempereur Frédéric Barberousse est un tissu de louanges piégées), parce qu'il est maitre des mots. La parodie L'Archipoéte n'est pas le seul à jouer avec désinvolture de la déviation parodique. La parodie suppose une connaissance et une compréhension profonde de
Le chant narquois
249
ce que l’on caricature, chez l’auteur et son public à la fois. Tant qu'il s'agit de parodie de textes ou de notions religieuses, c'est typiquement ceuvre de clercs, et c'est effectivement sa direction la plus fréquente dans la littérature latine. Lorsque le besoin d'évasion pousse à passer de l'autre cóté du miroir, les délices
de la profanation sont pour un clerc les plus directement accessibles. La tendance parodique avait dans la vie courante des établissements religieux un abcés de fixation lors de la féte des enfants ou des fous, ou féte du Báton, ou
fête de l'áàne, réjouissance fréquente surtout dans le nord de la France, qui se déroulait selon les endroits dans les derniers ou les premiers jours de l'année, à l'occasion de la Nativité, de la féte des Saints Innocents ou de la Circoncision, du 25 décembre au 6 jan-
vier. Pendant un ou plusieurs jours, les enfants de choeur et les jeunes chanoines, plus tard les étudiants,
selon une tradition analogue à celle‘ des Saturnales antiques, menaient le jeu pour une sorte de féte du monde à l'envers, à la fois défoulement et leçon symbolique. Ils célébraient ainsi des offices pour rire, oü on amenait par exemple jusque dans le chœur de l'église, en souvenir de l'âne de Noël et de la fuite en Égypte, un âne affublé d'ornements liturgiques: c'est la féte de l'àne. Plusieurs pseudo-hymnes gardent le souvenir de ces chahuts de clercs: Orientis partibus (n? 72) est un conduit ou chant de procession, attesté sous différentes versions à Sens, Beauvais et Cam-
brai au début du xir? siècle. Si le refrain français, qui n'est pas attesté partout, est authentique, on devait tâcher de faire braire l’âne («rechigner», c'est montrer les dents, ce que fait l'àne pour braire) àà la fin du chant. À la fois humble souffre-misère quotidien, symbole de vigueur sexuelle et béte marquée par le souvenir de son róle biblique, l'àne en garde une connotation burlesque qui le prédispose à servir de signal
aux
travestissements
irrévérencieux:
par
exemple pour la parodie d'un testament (Testamen-
280
Poésie lyrique latine du Moyen Áge =
tum domini asini, n° 74), genre promis à un riche
avenir littéraire. Si n'importe quel texte. peut être plaisamment contrefait ou défiguré en le sortant de son contexte, comme lorsque l'hymne Verbum bonum et suave se transforme
en
Vinum
bonum
et suave
(n9 75), ou
lorsque l'Archipoéte transforme le vœu d'entrée en religion des nonnes (« C'est mon propos de vivre dans la chasteté,
l'obéissance,
la pauvreté...»)
en
vœu
d'obéissance à la bouteille («C'est mon propos de mourir à la taverne...»), lorsqu'il adapte l'évangile de saint Luc en montrant la bienveillance de Dieu non envers le pécheur, mais envers le buveur (« Que Dieu soit favorable à ce buveur... », n? 70), la parodie se fait
parfois plus subtile. Ainsi les chanteurs, se mettant par jeu à la place d'un volatile cuit à la broche, choisissent un cygne, non que cet oiseau ait été fréquent
sur les tables, mais par contraste avec la valeur symbolique que sa blancheur lui avait assurée, et probablement avec le souvenir de la séquence du Cygne (n° 5), ou d'autres analogues, où le cygne représente l'élan de l'àme vers le divin: la lamentation de l'oiseau mystique
exilé a pour contrepartie
les regrets
désespérés de l'oiseau róti, que les dents des convives réduisent à un silence définitif (n° 76).
L'amour démystifié Un autre domaine de prédilection de la parodie est l'émotion amoureuse. On l'avait tant célébrée, tant chantée, selon des normes si vite codifiées, des thémes si convenus, que ceux mémes qui en raffolaient ne
pouvaient manquer de s'amuser de la part de conformisme qui y était impliquée, et cela dés la fin du XII? siècle et au xit? siècle, époque contemporaine du désenchantement de certains troubadours et du renversement du Roman de la Rose. Certaines piéces de Pierre de Blois par exemple marquent déjà plus de virtuosité que de conviction, ou la conscience d'em-
prunter un chemin trop battu. Un clin d'oeil de l'au-
Le chant narquois
281
teur, un zeste de persiflage montre alors qu'il n'est pas dupe et s'amuse des régles du jeu. Les trois piéces choisies viennent des Carmina burana, donc sont antérieures à 1230-1240. L'une (Volo virum vivere,
n? 78) est une double palinodie. Le chanteur fait mine d'étre revenu des conventions courtoises et se moque en bourreau des cceurs des soupirants soumis et douloureux. Il parade pendant quatre strophes la pavane du phallocrate, déployant des aphorismes peut-étre trés en usage dans la réalité mais rares en littérature, quand sa maîtresse fait son apparition: aussitôt de se confondre
en excuses
soumises,
à demi
démenties,
dans un demi-sourire, par l'impertinence finale. Par trop d'emphase, un fil d'exagération, une suite d'adynata trop voyants, l'auteur de Lingua mendax (n° 79) laisse flotter sur ses démentis le méme sourire ambigu, couronné par le double sens du vers final: «Si je ne me trompe pas» (futur ou subjonctif), mais le sens oblige à comprendre au passif le second hémistiche: «... tu n'es, ou tu ne seras pas trompée », ce qui force à revenir sur le début du vers, en une ambiguité goguenarde: «si je ne (me) suis pas trompé...», donc vu le contexte
«si tu ne me trompes pas, tu ne seras
pas trompée», et le poème se clôt sur un flottement entre lapalissade et demi-menace qui dévoile la juste valeur des serments rhétoriques qu'il conclut. Un poème contre les «losengiers», les malveillants qui épient les amants, a été classé dans le manuscrit des Carmina burana avec les piéces morales, comme une satire contre l'envie (n° 80). Loin de souffrir, le
séducteur un peu blasé se moque de ces ennemis qui, en se rendant odieux et en compliquant le jeu de la séduction, avancent ses affaires auprés de sa belle et pimentent son propre plaisir.
Le jeu des mots Ainsi mis en verve, les poétes se sont amusés aussi
avec les mots, le matériau de leur plaisir profond. Chantant l'ivresse du vin, de l'amour ou méme de la
282 vertu,
Poésie lyrique latine du Moyen Áge leur poésie
leur est montée
à la téte:
leur
propre virtuosité les a grisés, et ils ont cédé à l'éternelle tentation, en exploitant toutes les possibilités de la langue et des sons, de faire toujours plus difficile, plus surprenant, plus entrainant, en une montée de l'allégresse verbale jusqu'au vertige qui laisse l'auditeur pantois. Par force cette section sera maigre: ces textes passent difficilement la barriére de la traduction, qui est
obligée de faire fi des régles qu'ils se donnàient dans leur délectation de l'exploit verbal. En français, bœuf rime avec ceuf et non avec brebis comme en latin (cf.
n? 81); mais après tout, la fidélité totale n'a guère d'importance, puisqu'il faut le reconnaitre, ici le sens tend à s'abolir dans le cliquetis des sons. Le contenu n'est plus qu'un prétexte. On peut en trouver de tous les genres: une hymne à saint Malchus de Reginald de Cantorbéry, bénédictin anglais de la fin du xr* siècle (Quot sunt, n° 81, est
sans doute un hommage au saint, ailleurs célébré par Reginald avec ferveur, mais sa sonorité l'emporte de loin sur sa religiosité). D'autres sont faiblement morales: un «repentir» de Pierre de Blois (Dum juventus floruit, n° 82), que son rythme endiablé ne rend guére propice au moindre commencement de méditation, et un conduit polyphonique de l'école de Notre-Dame de Paris au xii? siècle, que sa forme ana-
logue à celle du virelai oblige à pousser à sa limite le jeu syntaxique (n? 83). Peut-étre attribuable encore à Pierre
de
Blois,
une
chanson
de
révolte
contre
l'amour, dont les couplets ne parlent que de désamour et de rupture, tandis que le refrain reprend le théme tout différent de l'amour vénal :seule la virtuosité exacerbée du langage, oü les mots jaillissent en gerbes de sonorité semblable, tantót par le minatio), tantót par la finale (la l'ensemble (n? 84). Une chanson cliquetante (/n taberna quando
radical (c'est l'annorime), fait l'unité de à boire, litanique et sumus, n? 85), qui
parodie peut-étre le Lauda, Sion de Thomas d'Aquin (n? 21), et en tout cas les litanies du Vendredi saint.
Le chant narquois
283
Enfin une chanson gentiment paillarde (n° 86), où le plus entraînant n'est pas la liberté du ton, mais le déluge des mots identiques qui s'achéve sur une pirouette, comme en un éclat de rire irrépressible. Les mots ont définitivement entrainé le poéte dans un tourbillon ludique et triomphant.
67. FULBERT DE CHARTRES In gestis patrum veterum quoddam legi ridiculum, exemplo tamen habile,
quod vobis dico rithmice. Johannes abbas, parvulus statura, non virtutibus, ita majori socio
quicum erat in heremo: « Volo, dicebat, vivere
secure sicut angelus, nec veste nec cibo frui qui laboretur manibus. »
Respondit major: « Moneo ne sis incepti properus, frater, quod tibi postmodum sit non cepisse satius. » At minor: «Qui non dimicat
non cadit neque superat. » Ait et nudus heremum interiorem penetrat.
Septem dies gramineo vix ibi durat pabulo, octava fames imperat ut ad sodalem redeat;
67. In gestis patrum veterum Dans les Vies des péres antiques j'ai lu une histoire comique,
mais bonne pour servir d'exemple: je vous la dis en vers rythmiques. L'abbé Jean, homme fort petit de stature, non de vertu,
dit à son aîné avec qui il vivait dans un ermitage:
^
«Je veux, lui disait-il, vivre comme
un ange, sans souci de rien,
me passer d'habits et de vivres gagnés par le travail des mains.» L'ainé répondit: «Attention,
ne te presse pas trop de prendre une décision qu'ensuite tu regretteras d'avoir prise. »
Mais lui: «Qui ne se bat pas ne perd pas, mais ne gagne pas!» Il dit, et nu il pénétre
dans le plus profond du désert. Pendant sept jours il y subsiste à peine en se nourrissant d'herbe, le huitième, pressé par la faim,
à son compagnon il revient.
286
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
qui sero clausa janua tutus sedet in cellula,
cum minor voce debili: «Frater, appellat, aperi! Johannes, opis indigus, notis assistit foribus. Ne spernat tua pietas
quem redegit necessitas. »
:
Respondit ille deintus: «Johannes, factus angelus, miratur celi cardines ; ultra non curat homines. »
Foris Johannes excubat malamque noctem tolerat,
et preter voluntariam hanc agit penitentiam. Facto mane recipitur
satisque verbis uritur; sed intentus ad crustula fert patienter omnia. Refocillatus, Domino grates agit et socio;
dehinc rastellum brachiis tentat movere languidis. Castigatus angustia de levitate nimia,
cum angelus non potuit, vir bonus esse didicit. 4 (8 pp), rimé aabb, ou seulement aux vers pairs. xI° siècle. Fulbert fut l'un des professeurs qui firent le prestige de l'école capitulaire de Chartres, par ses connaissances littéraires et scientifiques.
Le chant narquois
Lui, le soir, la porte fermée, est à l'abri dans sa cellule, quand le petit, d'un fil de voix, l'appelle: «Frère, ouvre-moi! Jean, en grand besoin d'assistance,
se tient sur le seuil familier. N'éconduis pas, en ta bonté, celui que le besoin ramène. » L'autre répond de l'intérieur: « Mais Jean est devenu un ange,
il contemple les arcanes des cieux et ne se soucie plus des hommes. » Le petit
Jean couche dehors,
passe une fort mauvaise nuit,
et fait donc cette pénitence en sus de celle qu'il a choisie. Au matin, il est introduit
et tancé plutôt fraîchement; mais, concentré sur sa gamelle,
il prend le tout fort patiemment. Réconforté, il remercie le Seigneur et son compagnon;
puis il s'évertue à manier le ráteau d'un bras affaibli. Chátié par les privations de son trop de présomption, n'ayant pu devenir un ange, il apprit à étre un homme, un bon. Chansonnier de Cambridge, 42.
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288
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
68. Heriger, urbis Maguntiacensis Heriger, urbis Maguntiacensis antistes, quendam
vidit prophetam qui ad infernum se dixit raptum. Inde cum multas referret causas,
subjunxit totum esse infernum accinctum densis
undique silvis. Heriger illi ridens respondit: «Meum subulcum illic ad pastum nolo cum macris mittere porcis. » Vir ait falsus: « Fui translatus
in templum celi Christumque vidi letum sedentem et comedentem.
Johannes Baptista erat pincerna
atque preclari pocula vini porrexit cunctis vocatis sanctis. »
S
Le chant narquois
289
68. Heriger, l'archevéque
de Mayence, vit un jour une sorte de prophéte qui disait qu'il avait été ravi en enfer. Comme il racontait bien des choses à ce sujet, il ajouta que l'enfer était tout entier
de toutes parts entouré d'épaisses foréts. Heriger, en riant,
répondit au charlatan: «Je n'enverrai pas mon garçon porcher là-bas páturer avec les porcs maigres.»
L'escroc raconta: «Je fus transporté au temple du ciel, et j'ai vu le Christ assis tout content en train de manger.
Saint Jean le Baptiste servait d'échanson et tendait des coupes d'un vin merveilleux à tout et chacun des saints convoqués.
y
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge Heriger ait:
« Prudenter egit Christus, Johannem ponens pincernam, quoniam vinum
non bibit unquam. »
m) « Mendax probaris cum Petrum dicis illic magistrum esse cocorum, est quia summi janitor celi.
Honore quali te Deus celi habuit ibi ? Ubi sedisti ? Volo ut narres quid manducasses. » Respondit homo: « Angulo uno partem pulmonis furabar cocis. Hoc manducavi atque recessi. »
Heriger illum jussit ad palum loris ligari scopisque cedi, sermone duro hunc arguendo: «Si te ad suum invitet pastum Christus, ut secum
,
Le chant narquois
291
Heriger répond: «Le Christ a été malin en faisant de Jean son échanson,
puisqu'il ne boit jamais de vin!»
bu « Tu prouves que tu mens
lorsque tu prétends que là-bas saint Pierre sert de maître queux, puisqu'il est en fait le portier des cieux. Et le Dieu du ciel,
avec quel honneur t'a-t-il donc reçu? Où t'a-t-on placé? Dis-moi donc un peu ce que tu as mangé.»
L'homme répondit : « Dans un coin caché j'ai volé aux cuisiniers un bout de poumon;
quand je l'ai mangé, je m'en suis allé.» Heriger le fit lier à un pieu avec des courroies et frapper de verges, en lui reprochant fort sévèrement : « Si le Christ
t'invite à sa table
afin qu'avec lui
r
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge capias cibum, cave ne furtum facias spurcum. »
6 (5 p), rimé aabbcc.
Heriger fut archevéque de Mayence de 913 à 927.
69. Modus Liebinc Advertite,
omnes populi, ridiculum et audite quomodo Suevum mulier et ipse illam defraudaret. Constantie
civis Suevulus trans equora
gazam portans navibus, domi conjugem lascivam nimis relinquebat. Vix remige triste secat mare,
ecce subito orta tempestate
furit pelagus, certant flamina,
tolluntur fluctus, post multaque exulem vagum littore longinquo nothus exponebat.
Le chant narquois
tu prennes un repas, ne t'en va donc pas voler comme un goujat! » Chansonnier de Cambridge, 24.
69. Advertite, omnes populi Écoutez tous, peuples du monde, une histoire dróle, entendez comment
un Souabe fut trompé par sa femme, et comment lui-méme
l'a trompée. Un habitant de Constance, un petit Souabe, transportant ses trésors à travers les mers sur ses navires, laissait à la maison sa femme
un peu trop légére. À peine de ses rames il fend la mer amére,
voici que soudain se lève une tempête,
les flots se déchainent, les vents se combattent,
les vagues se soulèvent et après bien des errances le vent le dépose exilé sur une rive lointaine.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge Nec interim domi vacat conjux: mimi aderant, juvenes secuntur, quos et immemor
viri exulis excepit gaudens atque nocte proxima
pregnans filium injustum fudit justo die. Duobus volutis annis, exul dictus revertitur. Occurrit
infida conjux secum trahens
puerulum. Datis osculis maritus illi: « De quo, inquit, puerum istum habeas, dic, aut extrema patieris. » At illa maritum timens
dolos versat in omnia. « Mi», tandem,
«mi conjux, inquit, una vice
in Alpibus nive sitiens extinxi sitim.
Inde ergo gravida istum puerum damnoso foetu
heu gignebam. »
Le chant narquois
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Pendant ce temps, chez elle,
sa femme n'est guére inactive ; volci venir les amuseurs,
suivis par les jeunes galants; oublieuse de l'époux lointain elle les accueille gaiement, et la nuit suivante la voilà enceinte: elle pondit un fils indu au jour dá. Deux années s'écoulent,
le voyageur lointain s'en revient.
:
L'épouse infidéle court à sa rencontre, traînant avec elle
l'enfangon. Ils s'embrassent, puis le mari: « De qui te vient, dit-il, cet enfant ?
Parle, ou crains les pires chátiments ! » Or elle, craignant son mari, inonde de ruse tout ceci.
« Mon chéri, dit-elle enfin,
mon époux chéri, un jour, dans les Alpes, javais soif,
j'ai éteint ma soif avec de la neige. Et voilà comment me trouvant enceinte,
jai mis au monde, hélas, cet enfant, fácheux enfantement ! »
/
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge Anni post hec quinque transierunt aut plus, et mercator vagus instauravit remos :
ratim quassam reficit, vela alligat et nivis natum
duxit secum.
Transfretato mari producebat natum et pro arrabone mercatori tradens centum libras accipit atque vendito infante dives revertitur.
Ingressusque domum ad uxorem ait: « Consolare, conjux, consolare, cara:
natum tuum perdidi, quem non ipsa tu
me magis quidem dilexisti. Tempestate orta nos ventosus furor
in vadosas sirtes nimis fessos egit, et nos omnes graviter torret sol, at il-
le nivis natus liquescebat. » Sic perfidum Suevus conjugem deluserat,
Le chant narquois
Aprés cela s'écoulent cinq ans ou plus. Le marchand voyageur restaure ses rames,
répare son bateau brisé, hisse les voiles et emméne avec lui l'enfant des neiges. Il traverse la mer et met en vente
le petit: il le livre en gage à un marchand,
en reçoit cent livres et l'ayant vendu s'en retourne enrichi. Rentré chez lui,
il dit à son épouse: « Console-toi, ma femme, console-toi, chérie,
jai perdu ton enfant que toi-méme tu n'aimais d'ailleurs pas plus que moi.
Il s'est levé une tempéte et la fureur des flots nous a poussés, bien éprouvés,
sur des bas-fonds bourbeux ; et tous le soleil nous cuisait griévement, mais lui, qui était né des neiges, il a fondu.»
Ainsi le Souabe a joué sa femme perfide
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge sic fraus fraudem vicerat: nam quem genuit nix, recte hunc sol
liquefecit. Séquence, X*-xr* siècle.
70. ARCHIPOETE Estuans intrinsecus
in amaritudine
ira vehementi
loquor mee menti:
factus de materia
folio sum similis
levis elementi
de quo ludunt venti.
Cum sit enim proprium
viro sapienti
supra petram ponere sedem fundamenti, stultus ego comparor fluvio labenti, sub eodem aere nunquam permanenti. Feror ego veluti sine nauta navis, ut per vias aeris vaga fertur avis, non me tenent vincula, non me tenet clavis,
quero mei similes
et adjungor pravis.
Michi cordis gravitas res videtur gravis, jocus est amabilis dulciorque favis ; quicquid Venus imperat labor est suavis, que nunquam in cordibus habitat ignavis. Via lata gradior
more juventutis,
implico me vitiis
immemor virtutis,
voluptatis avidus
magis quam salutis,
mortuus in anima
curam gero cutis.
Le chant narquois
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et la ruse a vaincu la ruse celui qui naquit de la neige, il n'est que juste qu'au soleil il ait fondu. Chansonnier de Cambridge, 14.
70. La Confession de l'Archipoéte Bouillonnant au fond de moi d'une colére extréme,
l'amertume au cœur je me parle à moi-même: je suis fait d'un matériau de léger élément, semblable à la feuille dont se jouent les vents. Alors qu'un sage doit, par définition, , bátir ses fondations sur la pierre solide, moi, le fou, je suis comme le fleuve trop rapide incapable de demeurer sous le méme horizon. Moi, je me laisse emporter comme un bateau sans maitre, comme l'oiseau vagabond sur les chemins des airs, aucun lien ne me retient, aucune clé ne me tient, L
.
L
+
je cherche mes semblables et mes fréquentations sont déplorables. Moi, la gravité du cœur me semble chose grave,
tandis que le plaisir m'est doux, plus que le miel suave; les ordres de Vénus sont une douce peine, car elle n'occupe jamais les cœurs ignobles... Je prends la voie large à la facon des jeunes gens, ligoté dans mes vices, j'oublie la vertu,
j'ai soif de volupté bien plus que de salut, je suis mort
à mon âme, c'est ma peau qui m'occupe.
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Poésie lyrique latine du Moyen Áge Presul discretissime, morte bona morior,
veniam te precor, dulci nece necor,
meum pectus sauciat et quas tactu nequeo,
-puellarum decor, saltem corde mechor.
Res est arduissima
vincere naturam,
in aspectu virginis
mentem esse puram:
juvenes non possumus legem sequi duram leviumque corporum non habere curam. Quis in igne positus igne non uratur? Quis Papie demorans castus habeatur, ubi Venus digito
juvenes venatur,
oculis illaqueat,
facie predatur?
Si ponas Hippolytum hodie Papie, non erit Hippolytus in sequenti die: Veneris in thalamos |ducunt omnes vie, non est in tot turribus turris AlethieSecundo redarguor
eciam de ludo;
sed cum ludus corpore me dimittit nudo, frigidus exterius, mentis estu sudo; tunc versus et carmina
meliora cudo.
Tertio capitulo memoro tabernam illam nullo tempore sprevi neque spernam, donec sanctos angelos venientes cernam, cantantes pro mortuis
Meum est propositum ut sint vina proxima
«Requiem eternam ».
in taberna mori, morientis ori ;
tunc cantabunt letius |angelorum chori: «Sit Deus propicius huic potatori. » Poculis accenditur
animi lucerna,
cor imbutum nectare volat ad superna. Mihi sapit dulcius vinum de taberna quam quod aqua miscuit presulis pincerna.
Le chant narquois
301
Evéque trés discret, malgré votre respect, je meurs de belle mort, je trépasse d'un doux trépas: ma poitrine est transpercée par la beauté des filles, si je ne peux de corps, je les possède de cœur. C'est chose bien épineuse de vaincre la nature, en voyant une fille de garder l’âme pure, nous les jeunes ne pouvons suivre une loi si dure, et n'avoir pas souci de nos corps si légers.
Qui ne se brûle pas si on le met au feu? Qui peut vivre à Pavie et y demeurer sage?
Vénus y traque du doigt les jeunes gens, des yeux les entortille, et les ravit de son visage.
Va donc mettre Hippolyte aujourd'hui à Pavie, demain il n'y aura plus rien d'Hippolyte en lui: toutes les rues ménent aux chambres de Vénus,
parmi toutes ces tours il n'en est pas pour la vertu. En second lieu on me reproche aussi de jouer. Mais quand je sors du jeu sans un habit sur le dos, je grelotte à l'extérieur, mais mon esprit bouillonne, et c'est alors que je fais mes meilleurs vers et poémes. Troisiémement, il faut mentionner la taverne.
Jamais je n'en eus dégoût, jamais je n'en aurai, jusqu'au moment oü je verrai s'approcher les saints anges, chantant pour les trépassés «le repos éternel». C'est mon trés ferme dessein de mourir à la taverne,
pour que le vin soit plus prés de ma bouche de mourant. Alors les chœurs des anges chanteront plus gaiement: «Que Dieu soit favorable à ce buveur impénitent!» Au fond du verre s'allume le flambeau de mon esprit, mon cceur imbibé de nectar s'envole vers les sommets,
mais le vin de la taverne me semble meilleur au goût que celui qu'a mélé d'eau l'échanson de notre évéque.
302
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
ex) Ecce mee proditor pravitatis fui, de qua me redarguunt servientes tui; sed eorum nullus est
accusator sui,
quamvis velint ludere
seculoque frui.
Jam nunc in presencia
presulis beati
secundum dominici regulam mandati, mittat in me lapidem neque parcat vati cujus non est animus
conscius peccati.
Sum locutus contra me quicquid de me novi, et virus evomui quod tam diu fovi. Vita vetus displicet, mores placent novi. Homo videt faciem,
sed cor patet Jovi.
Jam virtutes diligo, renovatus animo
viciis irascor, spiritu renascor,
quasi modo genitus nesit meum amplius
novo lacte pascor, vanitatis vas cor.
Electe Colonie, parce penitenti, fac misericordiam veniam petenti et da penitenciam culpam confitenti! feram quicquid jusseris animo libenti. Parcit enim subditis
leo rex ferarum,
et est erga subditos
immemor irarum:
et vos idem facite, principes terrarum! Quod caret dulcedine nimis est amarum. Vers goliardique: 7 pp + 6 p, une rime par strophe. 1162 environ.
Le chant narquois
303
(ie) Eh bien voilà, j'ai étalé ma bassesse moi-même, tout ce que tes serviteurs trouvent à me reprocher,
mais parmi eux pas un seul ne s'accusera lui-même, bien qu'ils aiment s'amuser et jouir du temps qui court. Et maintenant, en la présence de notre prélat vénéré selon le mandement par le Seigneur à nous laissé, qu'il me jette sa pierre, qu'il accable le poéte, celui qui ne se sent pas coupable de tel péché. J'ai dit contre moi-méme tout ce que je sais de moi, et j'ai vomi le poison que j'ai si longtemps couvé. Je renie mon ancienne vie, j'adopte de nouvelles mœurs. L'homme voit l'extérieur, mais Dieu voit le fond du
cœur.
j
J'aime à présent la vertu, le vice me répugne, mon esprit tout rénové renait en l'esprit, tel un nouveau-né, je me repais d'un nouveau lait,
pour que mon cceur ne soit plus réceptacle de vanité. Prélat élu de Cologne, fais gráce à qui se repent, sois miséricordieux à qui demande pardon, et donne une pénitence à qui confesse sa faute! J'accepterai volontiers tout ce que tu m'ordonneras. Car le lion, roi des animaux, pardonne à ses sujets, envers eux, il ne se souvient pas de sa colére: faites-en autant, vous, princes de la terre!
Ce qui manque de douceur est vraiment trop amer. Carmina burana 191. Éd. H. Krefell, Berlin, 1992, X, p. 80-86.
Cf. F. Cairns, «The Archpoet's confession: sources, interpretation and historical context», 15 (1980), p. 63-86.
dans Mittellateinische Jahrbuch
304
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
71. ARCHIPOETE Sepe de miseria mee paupertatis conqueror in carmine viris litteratis;
laici non capiunt ea que sunt vatis, et nil michi tribuunt, quod est notum satis. Poeta pauperior
omnibus poetis,
nichil prorsus habeo nisi quod videtis, unde sepe lugeo, quando vos ridetis ; nec me meo vicio
Fodere non debeo,
pauperem putetis.
quia sum scolaris
ortus ex militibus preliandi gnaris; sed quia me terruit labor militaris, malui Virgilium |sequi quam te, Paris. Mendicare pudor est, mendicare nolo; fures multa possident, sed non absque dolo. Quid ergo jam faciam, qui nec agros colo nec mendicus fieri nec fur esse volo? Vers goliardique: 4 (7 pp + 6 p), une rime par strophe. Environ 1159-1169.
72. ARCHIPOÈTE
Hanc commendo vobis precipue, hecestvia vite perpetue, quod Salvator ostendens congrue dixit: «Omni petenti tribue!»
Le chant narquois
305
71. Sepe de miseria Souvent de la grande misére de ma pauvreté je me lamente en vers auprés des hommes lettrés. Les laics n'entendent rien aux problémes des poétes et ils ne me donnent rien - cela se voit de reste! Poéte le plus pauvre entre tous poétes pauvres, je n'ai absolument rien que ce que vous me voyez,
aussi souvent je me morfonds tandis que vous, vous piez: mais n'allez pas penser que je suis pauvre par ma faute. Je ne dois pas bécher, car je suis un écolier né de chevaliers accoutumés à guerroyer ; mais comme j'ai redouté la rude vie du guerrier, j'ai préféré imiter Virgile et non les chevaliers. J'aurais honte de mendier, je refuse cette vie; les voleurs sont bien nantis, mais non pas sans fourberie. Que faire en ce cas, moi qui n'ai rien du laboureur
et qui ne veux devenir ni mendiant ni voleur? Carmina burana 220. Fait partie d'un poème plus long, Archicancellarie, éd. H. Krefell, Der Archipoeta,
p. 54-56.
Berlin,
1992, IV,
72. Hanc commando
(Extrait de Lingua balbus) Voici surtout ce que je recommande, c'est le chemin de la vie éternelle,
que le Sauveur nous a fort bien montré, disant: «Donnez à tous ceux qui demandent.»
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Poésie lyrique latine du Moyen Âge Scitis ista, neque vos doceo, sed quod scitis facere moneo. Pro me loqui jam tandem debeo: non sum puer, etatem habeo. Vitam meam
vobis enucleo,
paupertatem
|meam
sic sum pauper
quod tam siti
non taceo.
et sic indigeo
quam fame pereo.
Non sum nequam, nullum decipio, uno tantum laboro vicio: nam libenter semper accipio et plus mihi quam fratri cupio.
Si vendatur
propter denarium
indumentum
grande mihi malo diu
quod porto varium,
fiet opprobrium,
pati jejunium.
Largissimus
largorum omnium
presul dedit hoc mihi pallium, magis habens in celis premium quam Martinus, qui dedit medium. Nunc est opus ut vestra copia sublevetur vatis inopia; dent nobiles dona nobilia, aurum, vestes et his similia. Ne pauperi
sit excusacio:
det quadrantem |gazophylacio! Hec vidue fuit oblacio, quam divina
Viri digni
commendat racio.
fama perpetua,
prece vestra. complector genua; ne recedam hinc manu vacua fiat pro me collecta mutua!
-
Le chant narquois
Vous le savez, mais j'insiste,
307
je ne vous apprends rien, mettez votre science en action.
Il est grand temps que je parle pour moi: je ne suis plus enfant, j'ai l’âge de le faire. Je vais décortiquer pour vous mon existence, je ne vous tairai pas ma sombre pauvreté:
je suis si pauvre et j'ai si grand besoin que je péris tant de soif que de faim. Je ne suis pas mauvais,
je ne trompe personne,
mais je suis accablé d'un unique défaut: c'est que je prends toujours fort bien ce qu'on me donne et je veux plus de bien à moi qu'à mon prochain. S'il me fallait vendre pour trois fois rien laccoutrement bigarré que je porte, ce me serait
une honte bien forte,
jaime encore mieux Le plus donneur notre prélat,
^
souffrir longtemps la faim.
de tous les bons donneurs,
m'a donné ce manteau;
ilen aura plus de mérite aux cieux que saint Martin, qui l’a coupé en deux.
Or donc il faut que de votre opulence soit soulagée ma poétique indigence! Que les puissants donnent des dons puissants, de l'or, des frusques, et semblables présents. Et pas d'excuse non plus pour le pauvre: qu'au tronc commun il verse son obole! Car telle fut l'offrande de la veuve que loue fort la divine parole. Héros dignes de mémoire éternelle, en vous priant j'embrasse vos genoux,
pour que je ne parte pas d'ici les mains vides, qu'en ma faveur on fasse une collecte.
308
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
Mea vobis
patet intencio,
vos gravari sermone sencio; unde finem sermonis facio, quem sic finit brevis oracio:
Prestet vobis
creator Eloy
caritatis lechitum olei, spei vinum, frumentum fidei,
et post mortem Nobis vero
mundo fruentibus,
vinum bonum sine vino
ad vitam provehi! sepe bibentibus,
deficientibus,
nummos multos
pro largis sumptibus!
Amen. 4 (4 p + 6 pp), rimé aaaa.
73. Orientis partibus Orientis partibus adventavit Asinus pulcher et fortissimus, sarcinis aptissimus. Hez, sire asnes, car chantez,
belle bouche rechignez, vous aurez du foin assez et de l'avoine a plantez. Lentus erat pedibus, nisi foret baculus et eum in clunibus
pungeret aculeus. Hez, sire Asnes...
Le chant narquois
Vous connaissez
fort bien mon intention,
mais je vois bien
que mon discours vous pèse:
aussi je mets
que va finir
un terme à mon sermon
une bréve oraison.
Que le Créateur,
la charité
309
Dieu tout-puissant, vous donne
à pleines jarres d'huile,
le vin del'espérance,
et après la mort
le froment de la foi,
la vie éternelle!
Mais pour nous, nous qui profitons du monde, nous qui buvons volontiers du bon vin, nous qui sans vin hélas dépérissons, beaucoup d'argent pour nos vastes besoins! Amen. Éd. H. Krefell, Berlin, 1992, I, p. 40-42. Cf. P. Dronke, «The
art of the Archipoet», dans The Interpretatio: of Medieval Lyric Poetry, éd. W. Jackson, New York, 1980, p. 22-43.
73. Procession de l'áne Du côté de l'Orient , voici qu'est arrivé l'Ane,
bien fort et bien beau et bon porteur de fardeaux. Hi han, sire âne, chantez,
belle bouche rechignez, vous aurez du foin assez, de l'avoine en quantité. Il marchait fort lentement en l'absence du báton
et si jamais l'aiguillon ne lui piquait pas la croupe. Hi han, sire âne, chantez...
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Poésie lyrique latine du Moyen Âge
Hic in collibus Sichen jam nutritus sub Ruben, transiit per Jordanem, saliit in Bethleem. Hez, sire Asnes...
Ecce magnis auribus subjugalis filius, asinus egregius, asinorum dominus. Hez, sire Asnes...
Saltu vincit hinnulos, dammas et capreolos,
super dromadarios velox Madianeos. Hez sire Asnes...
Aurum de Arabia,
thus et myrrham de Saba tulit in ecclesia virtus asinaria. Hez, sire Asnes...
Dum trahit vehicula multa cum sarcinula, illius mandibula
dura terit pabula. Hez, sire Asnes...
Cum aristis hordeum comedit et carduum ;
triticum e palea segregat in area. Hez, sire Asnes...
Amen dicas, Asine,
jam satur de gramine, amen, amen, itera,
Le chant narquois
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Nourri aux prés de Ruben, sur les hauteurs de Sichen, il traversa le Jourdain et s'en vint à Bethléem. Hi han, sire âne, chantez...
Voici sire longue-oreille, fils de la charge et du bát, voici cet âne merveille, le seigneur des ánes. Hi han, sire âne, chantez...
Il saute mieux que les faons et les chevreaux et les daims,
il va plus vite à la course que les chameaux de Madian. Hi han, sire âne, chantez...
Sa vigueur asinienne
.
a porté dans cette église l'or d'Arabie, l'encens
et la myrrhe de Saba. Hi han, sire áne, chantez...
Tout en traînant des chariots chargés d'un nombreux bagage, sa máchoire cependant broie de coriaces fourrages. Hi han, sire áne, chantez...
Il mange avec les épis l'orge et le chardon; il sélectionne sur l'aire le blé de la paille. Hi han, sire âne, chantez... Dis Amen, sire àne,
le ventre bien plein de foin, amen, amen, recommence
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Poésie lyrique latine du Moyen Âge aspernare vetera. Hez va, hez va! hez va hez! bialx Sire Asnes, car allez, belle bouche, car chantez !
4 (7 pp), rimé aaaa ou aabb. Début xii siècle. Conduit pour une fête des enfants de fin d'année.
74. Testamentum domini asini Rusticus dum asinum suum videt mortuum flevit ejus obitum: Ohe, ohe, morieris asine?
« Si te scivissem, asine, moriturum frigore,
te induissem syndone. » Ohe, ohe, morieris asine?
Exclamavit rustica voce satis querula, obstante vicinia. Ohe, ohe, morieris asine? Ullulavit rusticus
magnisque clamoribus, trahens crines manibus: Ohe, ohe, morieris asine ? «Surge tanto tempore
quod tu possis bibere et testamentum condere. » Ohe, ohe, morieris asine?
Le chant narquois
313
et moque-toi des anciens. Hi han, hi han, hi han hé! Beau sire áne, allons, allez, belle bouche, allons, chantez ! Raby, n? 206, p. 307. Chambers, The Medieval Stage, 1903, I, p. 279-287 et II, p. 280-282.
74. Le testament de l'âne En voyant son áne mort,
le paysan pleure son sort: Ohé ohé l'áne, t'en vas-tu mourir ? « Ah, si j'avais su, mon áne,
que tu périrais de froid, je t'aurais vétu de soie!» Ohé ohé l'áne, t'en vas-tu mourir ?
La paysanne poussait des cris plutót lamentables,
malgré tout le voisinage. Ohé ohé l'áne, t'en vas-tu mourir? Et, s'arrachant les cheveux, le paysan, en poussant des hurlements déchirants : Ohé ohé l'áne, t'en vas-tu mourir ?
« Reléve-toi donc le temps de pouvoir boire un bon coup et faire ton testament. » Ohé ohé l'áne, t'en vas-tu mourir ?
314
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
Mox consurgens asinus testamentum protinus
condidit oratenus: Ohe, ohe, morieris asine ?
« Crucem do papalibus, aures cardinalibus
caudamque minoribus — Ohe, ohe, morieris asine?
:
caput meum judicantibus, vocem meam cantantibus linguamque predicantibus — Ohe, ohe, morieris asine? dorsum meum portantibus,
carnes meas jejunantibus, pedes autem ambulantibus Ohe, ohe, morieris asine? pellem meam sutoribus, crines sellatoribus,
ossa quoque canibus Ohe, obe, morieris asine? viscera vulturibus
priapumque viduis una cum testiculis. » Ohe, ohe, morieris asine ?
His legatis omnibus que habebat, asinus obdormivit cum fratribus. Ohe, ohe, morieris asine? Abbas tunc et clerici
prebent panem tritici, cum vellet ipse mori. Ohe, ohe, morieris asine ?
^
Le chant narquois
DL
Alors l’âne incontinent
sur ses pieds se redressant fit ainsi son testament: Ohé ohé l'áne, t'en vas-tu mourir ? «Je donne ma croix aux gens du pape, mes oreilles aux cardinaux,
ma queue aux frères mineurs — Ohé ohé l'áne, t'en vas-tu mourir?
ma téte aux rendeurs de justice, ma voix aux chanteurs,
ma langue aux précheurs Ohé ohé l'áne, t'en vas-tu mourir ?
mon dos aux porteurs, mes chairs aux jeüneurs,
mes pieds aux marcheurs-
^"
Ohé ohé l'áne, t'en vas-tu mourir ?
ma peau aux cordonniers, mes crins aux selliers et mes os aux chiens Ohé ohé l'áne, t'en vas-tu mourir ? mes intestins aux vautours,
mon sexe et mes testicules aux veuves inconsolées. » Ohé ohé l'áne, t'en vas-tu mourir?
Ayant ainsi disposé de tous les biens qu'il avait, l’âne s'endormit en paix. Ohé ohé l'âne, t'en vas-tu mourir ?
Alors l'abbé et les clercs distribuent le pain bénit, puisqu'il a bien voulu mourir. Ohé ohé l'áne, t'en vas-tu mourir ?
316
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
Rusticus et famuli portant corpus asini
ad pasturamque lupi. Ohe, ohe, morieris asine.
3 (7 pp), avec variantes.
75. Vinum bonum et suave Vinum bonum et suave bibit abbas cum priore, et conventus de pejore bibit cum tristitia. Ave, felix creatura
quam produxit vitis pura ; omnis mensa fit secura in tua presentia. Felix venter cum intrabis,
felix os quod tu rigabis, felix lingua quam lavabis, et beata labia. O quam felix in colore, o quam fragrans in odore, o quam placens es in ore,
dulce lingue vinculum! Supplicamus, hic abunda, omnis turba sit facunda,
ut cum voce nos jucunda personemus gaudia.
Le chant narquois
"IT
Le paysan et ses valets s'en vont porter le cadavre à manger aux loups. Ohé ohé l'áne, te voilà mort. P. Lehmann,
Die Parodie im Mittelalter, Berlin, 1929, p. 234.
13. Le vin suave, le meilleur est pour l'abbé et le prieur; pendant ce temps le couvent
boit du pire, tristement. Ave, créature bénie,
fruit de la vigne immaculée, toute table est réconfortée quand ta présence la magnifie. Béni le ventre où tu entreras, bénie la bouche où tu couleras,
-
bénie la langue que tu rinceras et lévres bénies!
Que ta couleur est agréable, que ton odeur est délectable, que tu es au gosier aimable,
ô douce chaîne de nos langues! Nous t'implorons, inonde-nous,
que notre troupe soit loquace, pour que sonnent gaiement nos voix
lorsque nous célébrons nos joies.
318
Poésie lyrique latine du Moyen Áge Monachorum grex devotus, cleris omnis, mundus totus,
bibunt adequales potus et nunc et in secula. 3 (8 p), 7 pp, rimé aaab.
76. Olim lacus colueram Olim lacus colueram,
olim pulcher extiteram, dum cygnus ego fueram rniser! miser!
Modo niger et ustus fortiter! Eram nive candidior,
quavis ave formosior, modo sum corvo nigrior — miser! miser!
Modo niger et ustus fortiter! Me rogus urit fortiter,
gyrat, regyrat garcifer ; propinat me nunc dapifer, miser! miser! Modo niger et ustus fortiter! Mallem in aquis vivere, nudo semper sub aere quam in hoc mergi pipere — miser! miser! Modo niger et ustus fortiter!
Le chant narquois Le dévot troupeau des moines, tous les clercs, le monde entier,
boivent d'égales lampées maintenant et à jamais. R. Peiper, Gaudeamus, Leipzig, 1877, p. 17.
76. Plainte du cygne Jadisj'habitais sur les eaux, jadisj'étais beau, au temps où j'étais un cygne —
pauvre, pauvre de moi! me voilà carbonisé et noir comme la poix!
J'étais plus blanc que de la neige, plus splendide qu'aucun oiseau, maintenant plus noir qu'un corbeau pauvre, pauvre de moi!
me voilà carbonisé et noir comme la poix! Le feu me cuit et me recuit,
le tournebroche me tourne et retourne, le maitre d'hótel à présent m'atourne, pauvre, pauvre de moi! me voilà carbonisé et noir comme la poix! Je préférerais étre encore à vivre sur les eaux du lac, toujours à l'air libre,
que d’être englouti dans cette poivrade — pauvre, pauvre de moi! me voilà carbonisé et noir comme la poix!
319
320
Poésie lyrique latine du Moyen Áge Nunc in scutella jaceo et volitare nequeo, dentes frendentes video... miser! miser!
Modo niger et ustus fortiter! 3 (8 pp) rimé aaa. Refrain: 2 (4 p), 6 p.
77. Ego sum abbas Cucaniensis Ego sum abbas Cucaniensis et consilium meum est cum bibulis et in secta Decii voluntas mea est,
et qui mane me quesierit in taberna,
post vesperam nudus egredietur et sic denudatus veste clamabit: « Wafna, wafna!
Quid fecisti, sors turpissima! Nostre vite gaudia abstulisti omnia. »
78. Volo virum vivere Volo virum vivere
viriliter:
diligam, si diligar equaliter; sic amandum censeo, non aliter.
Hac in parte fortior
quam Jupiter,
nescio procari commercio vulgari. Amaturus forsitan, volo prius amari!
.
Le chant narquois
321
À présent me voici dans l'écuelle, et je ne peux plus fuir à tire-d'aile, je vois s'approcher les dents qui s'aiguisent.. pauvre, pauvre de moi! me voilà carbonisé et noir comme la poix! Carmina burana 130.
d Moi je suis l'abbé de Cocagne et ma bonne volonté accompagne les bons buveurs, et j'ai mis toute ma complaisance en la secte du Dé, et qui au matin part à ma recherche à la taverne aprés vépres nu en sortira et ainsi dépouillé de ses habits clamera: « Malheur, malheur! Qu'as-tu fait, sort d'ignominie!
Tu nous as dépouillés de toutes les joies de la vie.» Carmina burana 222.
70: Je veux qu'un homme vive j'aimerai si je suis aimé
virilement:
également;
c'est ainsi qu'il faut aimer, pas autrement! Plus valeureux en cela que Jupiter, je ne sais me prostituer, me faire soupirant vulgaire. Peut-étre que j'aimerai, je veux étre aimé d'abord!
322
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
Muliebris animi superbiam gravi supercilio despiciam, nec majorem terminum subiciam, neque bubus aratrum preficiam. Displicet hic usus in miseros diffusus. Malo plaudens ludere quam plangere delusus.
Que cupit ut placeat, huic placeam; ipsa prior faveat, ut faveam. Non ludemus aliter
hanc aleam,
ne se granum reputet, Pari lege fori
me paleam.
deserviam amori,
ne prosternar impudens
femineo pudori.
Liber ego liberum me jactito, casto pene similis Hippolyto*, nec me vincit mulier tam subito. Que seducat, oculis ac digito dicat me placere et diligat sincere. Hec michi protervitas placet in muliere!
— Ecce michi displicet et meo
contrarius
tue reus, Domina,
cujus elegantie
quod cecini,
sum carmini,
dulcedini,
non memini.
Quia sic erravi,
sum dignus pena gravi. Penitentem corripe, si placet, in conclavi! 4 (7 pp4 p). 6p, 7 p, 7 pp * 7 p, rimé aaaabbb.
Le chant narquois
L'orgueil
323
de l’âme féminine,
je lécraserai d'un mépris souverain. Je ne soumettrai pas le plus digne des deux, je ne mettrai pas la charrue avant les bœufs: usage déplorable, fréquent chez les minables. Mieux vaut prendre plaisir que pleurer, et s'applaudir qu'être joué! Celle qui désire me plaire, je lui plairai: Qu'elle fasse les premiers frais, et j'en ferai. Pas d'autre régle du jeu, de peur qu'elle aille se prendre pour le bon grain, .moi pour la paille. L'amour je servirai sur pied d'égalité: pas assez éhonté pour me rouler aux pieds d’une [mijaurée! Je suis libre, et je me vante
de le rester;
d'Hippolyte, j'ai à peu prés
la chasteté*.
Une femme ne me vainc pas si promptement. Qui veut me séduire, des yeux, du geste,
qu'elle dise que je lui plais, et qu'elle m'aime sincérement. . Voilà l'effronterie qui chez une femme me plait! - Hum - ce que je viens de chanter ne me plaît plus, me voici tout opposé à ma chanson ci-dessus: j'étais coupable envers
Ta Douceur, ó ma dame,
de tes perfections je ne me souvenais plus. Tombé en pareille infraction,
je mérite grave punition. Je me repens: chátie-moi, si tu veux, en ta chambre
[privée! Carmina burana 178.
* Depuis l'Antiquité, Hippolyte était considéré comme un modéle de chasteté pour avoir résisté aux avances de sa belle-mére Phédre.
324
Poésie lyrique latine du Moyen Âge
79. Lingua mendax Lingua mendax et dolosa lingua procax, venenosa, lingua digna detruncari et in igne concremari,
que me dicit deceptorem et non fidum amatorem,
quam amabam dimisisse et ad alteram transisse! Sciat Deus, sciant dei,
non sum reus hujus rei! Sciant dei, sciat Deus, hujus rei non sum reus! Unde juro musas novem,
et quod majus est, per Jovem, qui pro Dane sumpsit auri,
in Europa formam tauri; juro Phebum, juro Martem, qui amoris sciant artem,
juro quoque te, Cupido, arcum cujus reformido, arcum juro cum sagittis quas frequenter in me mittis : sine fraude, sine dolo
fedus hoc servare volo! Volo fedus observare, et ad hec dicemus quare: inter choros puellarum nichil vidi tam preclarum.
Le chant narquois
T0! Langue babillarde et trompeuse, langue menteuse et vénéneuse, langue digne d'étre arrachée, jetée au feu et consumée, qui dit que je suis un trompeur et non un amoureux fidéle,
que j'ai abandonné l'aimée et passé à une autre qu'elle! Sache le ciel, sachent les dieux,
je n'ai rien fait de ce forfait! Sachent les cieux, sache le ciel,
de ce forfait je ne suis criminel! Je le jure par les neuf muses et, qui plus est, par Jupiter changé en or pour Danaé ou bien en taureau pour Europe,
jen jure par Phébus et Mars, qui savent la science d'amour, jen jure par toi, Cupidon, dont je crains si vivement l'arc, je jure par l'arc et les fléches que tu m'envoies si souvent, je veux sans fraude et sans astuce
observer cet engagement. Je veux observer ma promesse et je m'en vais dire pourquoi: parmi des escadrons de belles je n'ai rien vu de si parfait.
325
326
Poésie lyrique latine du Moyen Âge Inter quas appares ita ut in auro margarita ;
humeri, pectus.et venter sunt formata tam decenter!
Frons et gula, labra, mentum dant amoris alimentum;
crines ejus adamavi, quoniam fuere flavi. Ergo dum nox erit dies, et dum labor erit quies, et dum aqua erit ignis,
et dum silva sine lignis, et dum mare sine velis, et dum Parthus sine telis, cara michi semper eris: nisi fallar, non falleris! 4 (8 p), rimé aabb.
80. Procurans odium Procurans odium effectu proprio vix detrahentium |gaudet intentio. Nexus est cordium ipsa detractio: sic per contrarium
in hoc amantium
ab hoste nescio
fit hic provisio; felix conditio.
Insultus talium |prodesse sentio, tollendi tedium fluxit occasio;
suspendunt gaudium pravo consilio, sed desiderium auget dilatio:
Le chant narquois
321.
Tu apparais au milieu d'elles comme un diamant parmi l'or, ta poitrine, ton dos, ton ventre
sont d'une facture si belle! Front, gorge, lévres et menton sont de mon amour la páture;
j'ai tant aimé sa chevelure, c'est que ses cheveux sont si blonds! »
E
Aussi, tant que la nuit ne sera pas le jour, que le travail ne sera pas repos, que l'eau ne sera pas du feu, et tant qu'il y aura du bois dans la forét et des voiles sur l'océan et des fléches au carquois du Parthe, tu seras toujours mon aimée;
si je n'y suis pas trompé, tu ne seras pas trompée.
Carmina burana 117.
80. Faire naître la haine
de par leur propre fait,
but des calomniateurs, est peu suivi d'effet. Par leur méchanceté les cœurs sont mieux noués: Loin du but poursuivi, inconscient, l'ennemi
prépare l'avenir, et le sort des amants est heureux en ceci!
Je sens tout le profit il s'ensuit l’occasion
de pareilles attaques, de supprimer l'ennui;
leur malveillant dessein
mais le retard subi
retarde nos plaisirs,
augmente le désir:
328
Poésie lyrique latine du Moyen Âge
tali remedio de spinis hostium uvas vindemio*. 9 (6 pp) rimé ababababbab.
81. REGINALD
DE CANTORBÉRY
Quot sunt hore et quot more, quot annorum spatia, quot suntlaudes — et quot fraudes,
quot in celis gaudia, quot sunt visus
et quot risus,
quot virorum studia, quot sunt montes
et quot fontes,
et quot ignes etheris, quot sunt apes et quot dapes, et quot aves aeris,
quot sunt metus
et quot fletus,
quot labores miseris,
quot suntlares et quot pares, quot per mundum flumina, quot sunt boves et quot oves, quot in pratis germina,
quot sunt stille et quot ville, quot villarum nomina,
quot sunt et quot sunt et
leges et quot greges, quot frondes arborum, valles et quot calles, quot umbre nemorum,
Le chant narquois
329
et en contrepartie je vendange la vigne aux ronces ennemies*. Carmina burana
12, éd. Hilka-Schumann
I, 29.
81. De quot quot et tot tot (Hymne à saint Malchus) Autant d'heures, autant de demeures, autant de durées d'années, autant de gloires, autant de déboires,
autant de joies dans l'empyrée, autant de visions, autant d'émotions, autant de goüts dans la nature, autant de monts,
autant de fonts
autant d'astres dans l'atmosphére, autant d'abeilles, ^ autant de veilles et autant d'oiseaux dans les airs, autant de craintes, autant de plaintes,
autant de peines et de misères,
autant de foyers,
— autant de loyers,
autant de fleuves au monde entier, autant de bœufs — et autant d'œufs,
autant de brins d'herbe aux prés, autant de sillages, autant de villages et autant de noms de villages, autant de lois, autant de charrois, autant de feuilles dans les bois, autant de vallées et autant d'allées autant d'arbres dans le sous-bois, ACRMATS/
6:
330
Poésie lyrique latine du Moyen Áge quot sunt manes et quot canes et momenta temporum,
quot sunt forme
et quot norme,
quot in terris homines,
quot suntluctus
et quot fluctus,
quot in mari turbines, quot sunt grues et quot sues et quot vite ordines,
quot sunt stelle
— et quot velle
quot in castris milites, quotsuntrura et quot jura, quot in orbe divites,
quot sunt fures et quot mures, quot in agris limites, quot sunt patres
et quot matres
et quot matrum pueri,
quot sunt rogi
.
et quot logi,
quot metrorum numeri,
quot sunt poene, quot catene, quot in orco miseri, quot sunt mores,
quot colores,
et quot rerum species,
quot sunt vites
et quot lites,
quot bellorum acies, quot sunt mortes et quot sortes, quot malorum rabies, tot honores, tot favores, et tot laudum titulos Malcho demus — et cantemus dulces illi modulos,
qui ut bonus sic patronus nos agnoscat famulos. Vocerauca
scripsi pauca:
Malche, grata sumito,
Le chant narquois autant de chiens,
autant de matins,
autant de moments dans le temps, autant de formes, — autant de normes, autant d'hommes sur cette terre,
autant de sanglots — et autant de flots, autant de gouffres dans la mer, autant de cochons, autant de pigeons, autant d'existences diverses, autant d'étoiles,
autant de voiles,
autant de guerriers dans les camps, autant de terroirs, autant de vouloirs, autant au monde de richards, autant de voleurs, autant de rongeurs, autant de bornes dans les champs, autant de pères,
— autant de mères,
autant d'enfants à ces parents, autant de feux, autant de lieux,
autant de rythmes différents, autant de peines, autant de chaînes, autant de damnés chez Satan,
autant de couleurs
— et autant de mœurs,
autant de belles apparences, autant de litiges et autant de tiges, autant d'armées en campagne. autant de morts, autant de sorts, autant de fureurs et malheurs,
que de faveurs et que d'honneurs, que de titres de louange par nous donnés, par nous chantés mélodieusement à Malchus, qui nous reconnait pour ses serviteurs
en bon protecteur qu'il est. Ces vers composés
de ma voix cassée,
saint Malchus, prends-les en gré,
331
332
Poésie lyrique latine du Moyen Áge meque Deo gratum meo tua prece facito. His consisto, — versu isto
Malchi carmen limito. Alpha Deus initium Q sit, finis et premium. 3 (4 p + 4 p + 7 pp), rimé aabccbddb. Reginald, chanoine de Cantorbéry, meurt en 1109.
82. PIERRE DE BLOIS Dum juventus floruit, licuit et libuit facere quod placuit,
juxta voluntatem currere, peragere
carnis voluptatem. Amodo sic agere, vivere tam libere, talem vitam ducere viri vetat etas, perimit et eximit
leges assuetas. Etas illa monuit, docuit, consuluit, sic et etas annuit:
« Nichil est exclusum ! » omnia
cum venia
contulit ad usum.
Volo resipiscere, linquere, corrigere, quod commisi temere ;
Le chant narquois
333
et par ta prière près de Dieu le Père mets-moi en faveur et lumière. Je m'arréte ici,
et sur ce vers-ci
je borne mon hymne à Malchus. Que Dieu, l'Alpha, le commencement de tout,
soit l'Oméga, la récompense, la fin de tout. Raby n? 146, p. 202.
82. Dum juventus floruit Quand jeunesse fleurissait, jaimais, je pouvais faire ce qu'il me plaisait et selon ma volonté courir,
accomplir
les ceuvres de volupté. Maintenant
agir ainsi,
vivre aussi sans souci et mener si libre vie,
l'áge adulte l'interdit, il détruit, il abolit
l'ancienne régle de vie. L'áge tendre me disait, m'enseignait, me conseillait, oui, cet áge m'affirmait:
«Il n'y a rien d'interdit! » me faisait — et m'en excusait — user de tout à l'envi. Or donc je veux m'amender,
changer, corriger ce que j'ai fait de léger;
334
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
deinceps intendam seriis,
pro viciis
virtutes rependam. 7 pp (3 pp + 4 pp), 7 pp; 6 p (3 pp + 4 pp), 6 p, rimé aaaabccb. Voir n? 45.
83.
Cum animadverterem
Cum animadverterem venerando Venerem me lavare laterem*, sensi quod succumberem nisi culpam veterem cum animadverterem. Cum animadvertero que, quanta, quot egero, recte flere potero, nisi declinavero, nisi me de cetero cum animadvertero. Cum animadverteris
in quibus deliqueris, boni nihil operis,
nihil, inquam, reperis, ergo nisi falleris cum animadverteris. Cum animadvertere
te potes in scelere, vertere, revertere, dum potes, resurgere, * Lavare laterem, laver une Plou. 186.
brique, perdre sa peine: Térence,
Le chant narquois sérieux je suis devenu, désormais,
je compenserai
les vices par la vertu. Carmina burana 30. Éd. Woilin 2.9, p. 375-377.
83. Comme je me rendais compte
qu'en vénérant Vénus je perdais ma peine*, j'ai compris que j'y périrais si de ma faute ancienne je ne me rendais pas compte.
Lorsque je m'apercevrai du bloc de mes énormités,
je pourrai vraiment pleurer, à moins de m'en détourner de moi-méme désormais,
quand je m'en apercevrai. Lorsque tu prends conscience de toutes tes délinquances,
tu vois que tu n'as rien fait de bien - et j'ai bien dit rien à moins donc de t'abuser lorsque tu en prends conscience.
Quand tu peux te rendre compte que tu es dans le péché, réagis, reviens à toi,
tant que tu peux, reprends-toi,
325
336
Poésie lyrique latine du Moyen Áge mentis homo libere, cum animadvertere. Cum animadvertitur, dum in carne vivitur,
quid a nobis agitur, nihil si quis agitur ratione regitur, cum animadvertitur. 6 (7 pp), une rime par strophe. Analogie avec le virelai: premier et dernier vers identiques. xi1i* siècle. École de Notre-Dame de Paris.
84. PIERRE DE BLOIS (?) Invehar in Venerem nisi resipiscat et dediscat veterem
malignandi spiritum quo principiis blanditur et blandiciis molitur tristem letis exitum. Non est grata satis ni se Venus gratis exibeat ; nam si venit ut veneat,
cum debeat beare, magis debeat. Prius de ludibrio Veneris incertus,
Le chant narquois homme à l'esprit libéré, quand tu peux te rendre compte. Quand enfin on prend conscience de ce qu'on en vient à faire lorsqu'on vit selon la chair, on voit que personne en rien
n'est mené par le bon sens, quand on en prend conscience. Raby, n? 278, p. 419.
84. Invehar in Venerem Je vais m'en prendre à Vénus si elle n'arréte pas, et ne désapprend pas ses vieux us,
sa malignité fonciére, qui fait qu'au commencement elle est tout miel et tout sourires, et par ses douces manières
elle prépare triste fin pour amants joyeux. Vénus manque bien de charme si elle n'offre ses charmes pour rien;
car si elle vient pour se vendre,
elle qui devrait nous rendre heureux, en fait nous rend malheureux.
Jadis, j'avais quelque doutance que Vénus se moquait de moi,
837
338
Poésie lyrique latine du Moyen Áge nunc expertus sencio
quam sit male fidei. Non exaudior blanditus, unde blandior invitus,
et invitor invehi.
Non est grata satis...
Ab annis cepi teneris cum miseris servire castris Veneris,
nec adhuc statum muto;
sed cum sim pene penitus emeritus,
adhuc me vexat servitus
et adigit tributo. Non est grata satis...
In hoc se gessit fortius quam alius Laertis ille filius,
cujus capud inmune ab hac transit angaria sollertia,
qui solus Solis filia potitus est impune*. Non est grata satis... Cur amo, si non amor? Satius est ut amor
in odium vertatur.
Sed absit, quod amantium remedium
.
Le chant narquois
339
maintenant j'ai fait l'expérience et je vois
comme elle est de mauvaise foi. Je ne suis pas exaucé
quand je flirte, alors je flirte de mauvais gré et suis conduit à maugréer.
Vénus manque bien de charme... Depuis mes plus tendres années,
avec d'autres pauvres amants, j'ai fait service en ses armées, et je suis toujours dans les rangs; pourtant, étant presque à présent un vétéran,
je suis encore en servitude et imposé lourdement. Vénus manque bien de charme...
À ce jeu le fils de Laérte* s'en est mieux qu'un autre tiré avec honneur,
lui qui sans encombre a sauvé sa vie de ces embüches
par son astuce, lui seul a pu impunément posséder la fille du Soleil. Vénus manque bien de charme... Pourquoi aimer si on ne m'aime?
Il vaut bien mieux que l'amour se change en haine. — Mais non, évitons que la haine soit le recours * Ulysse, le fils de Laérte, réussit à échapper aux enchantements de Circé, fille du Soleil, qui change ses compagnons en pourceaux.
340
Poésie lyrique latine du Moyen Áge sit odium,
quod initum per odium consorcium
divorcium per gaudii contrarium sorciatur!
Non est grata satis... In odium converti nec jus amoris certi
-
nec finis est probandus. Amorem enim odio si finio, Si vitio per vitium subvenio, desipio ; si studio sanitatis insanio,
non sanandus.
Non est grata satis ni se Venus gratis
exibeat ; nam si venit ut veneat,
cum debeat beare, magis debeat. Lai lyrique à refrain. Voir n? 45.
85. In taberna quando sumus In taberna quando sumus non curamus quid sit humus, sed ad ludum properamus, cui semper insudamus.
Le chant narquois
341
de ceux qui aiment, et que, commencée dans la joie, une union
se dissolve en séparation aux antipodes de la joie. Vénus manque bien de charme...
Étre transformé en haine n'est pas le fait d'un amour vrai, la solution n'est pas valable. Car mettre fin à un amour par son contraire, remédier à un défaut par un défaut, serait d'un sot: inguérissable, si pour trouver la guérison . je fais la guerre à la raison! Vénus manque bien de charme si elle n'offre ses charmes pour rien;
car si elle vient pour se vendre, elle qui devrait nous rendre heureux,
en fait nous rend malheureux. Éd. Wollin n° 4.7, p. 554-561.
85. Quand nous sommes à la taverne, nous ne nous soucions pas de quoi est faite la terre, mais nous nous empressons au jeu, oü nous nous passionnons sans tréve.
342
Poésie lyrique latine du Moyen Áge Quid agatur in taberna, ubi nummus
est pincerna,
hoc est opus ut queratur: si quid loquar, audiatur!
Quidam ludunt, quidam bibunt,
quidam indiscrete vivunt. Sed in ludo qui morantur,
ex his quidam denudantur, quidam ibi vestiuntur,
quidam saccis induuntur. Ibi nullus timet mortem,
sed pro Baccho mittunt sortem. Primo pro nummata vini,
ex hac bibunt libertini: semel bibunt pro captivis, post hec bibunt ter pro vivis, quater pro christianis cunctis,
.
quinquies pro fidelibus defunctis, sexies pro sororibus vanis, septies pro militibus silvanis, octies pro fratribus perversis, novies pro monachis dispersis,
decies pro navigantibus, undecies pro discordantibus, duodecies pro penitentibus, tredecies pro iter agentibus. Tam pro papa quam pro rege bibunt omnes sine lege. Bibit hera, bibit herus, bibit miles, bibit clerus,
bibit ille, bibit illa, bibit servus cum ancilla,
bibit velox, bibit piger, bibit albus, bibit niger, bibit constans, bibit vagus, bibit rudis, bibit magus,
Le chant narquois
Ce qui se passe à la taverne, oü c'est l'argent qui verse à boire, il vaut la peine de s'en enquérir: écoutez si j'ai quelque chose à dire! Certains jouent, certains boivent, certains vivent sans retenue.
De ceux qui s'adonnent au jeu, certains se retrouvent tout nus,
car si quelques-uns s'y nippent, d'autres s’y habillent de sacs. Là personne ne craint la mort, mais pour Bacchus on tente le sort.
D'abord on joue une mesure de vin, et là-dessus boivent les libertins: ils boivent — deux, pour les captifs, puis ils boivent, trois, pour les vifs,
quatre, pour tous les chrétiens, cinq, pour les fidèles défunts, six, pour les religieuses follettes, sept, pour les chevaliers errants, huit, pour les frères dévoyés, neuf, pour les moines vagants, dix, pour les navigateurs, onze, pour les querelleurs, douze, pour les pénitents, treize, pour les voyageurs.
Pour le pape ou pour le roi, ils boivent tous sans foi ni loi. Boit le maître, boit la maîtresse, boit le chevalier, boit le clerc, je, tu, il et elle boit,
boit le garçon avec la servante, boit le rapide, boit le lent et boit le noir, et boit le blanc, boit le constant, boit le volage,
boit le rustique et boit le mage,
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344
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
bibit pauper et egrotus, bibit exul et ignotus, bibit puer, bibit canus,
bibit presul et decanus, bibit soror, bibit frater, bibit anus, bibit mater, bibit ista, bibit ille, bibunt centum, bibunt mille.
Parum centum sex nummate durant, ubi inmoderate! Bibunt omnes sine meta,
quamvis bibant « mente leta ». Sic nos rodunt omnes
gentes,
et sic erimus egentes. Qui nos rodunt confundantur,
et cum justis non scribantur! 8 (8 pp), à rimes plates.
86. Non contrecto Non contrecto
quam affecto; ex directo
ad te specto et annecto
nec deflecto cilia. Experire, filia, virilia:
semper sunt senilia labilia,
sola juvenilia stabilia ; hec sunt ustensilia
Le chant narquois
boit le pauvre et boit le malade, boit l'exilé et l'inconnu, boit l'enfant et boit l'ancétre,
boit l'évéque et boit le doyen, et boit la sceur et boit le frére
et la grand-mére et puis la mére, et celle-ci et celui-là, ils sont cent, ils sont mille à boire.
Cent six poignées de monnaie durent peu, si c'est sans mesure! Tous boivent sans tréve ni garde,
bien qu'ils boivent gaillardement. Ainsi tout le monde nous tond et ainsi nous serons ruinés. Le ciel confonde ceux qui nous tondent,
et les compte avec les damnés! Carmina burana 196.
86. Je ne touche pas celle que je veux: de facon directe je t'inspecte, je m'attache à toi et ne détourne pas les cils. Essaie donc, ma fille,
les attributs virils : ceux qui sont séniles sont toujours débiles,
seuls les juvéniles sont stabiles;
c'est un ustensile
345
346
Poésie lyrique latine du Moyen Áge agilia, facilia, gracilia, fragilia, humilia, mobilia, docilia, habilia, Cecilia,
et si qua sunt similia*. Post fervorem celi rorem, post virorem album florem,
post candorem dant odorem lilia. Experire, filia, virilia:
semper sunt senilia labilia,
sola juvenilia stabilia ; hec sunt ustensilia
agilia, facilia, gracilia, fragilia, humilia, mobilia, docilia, habilia, Cecilia,
et si qua sunt similia. 6 (4 p), 3 pp, rimé 6 ab. Refrain: 4 (7 pp, 4 pp), 8 (4 pp), 8 pp, sur la rime de la queue de la strophe.
Le chant narquois
347
agile, facile, gracile, fragile, ductile,
mobile, docile, habile, fece et tous les -ile qu'on voudra*. Aprés la chaleur, ils donnent la fraicheur,
aprés l'éclosion, la floraison,
aprés la blancheur, ils donnent l'odeur,
les lys. Essaie donc, ma fille, les attributs virils:
ceux qui sont séniles sont toujours débiles,
Seuls les juvéniles sont stabiles; c'est un ustensile agile, facile,
gracile, fragile, ductile, mobile, docile, habile, Cécile,
et tous les -ile qu'on voudra. Carmina burana 86.
* et si qua sunt similia: ce sont les derniers mots de l'Ars minor de Donat, la grammaire latine pour débutants.
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Table La poésiermmédiévalé latines eese net 5 Origine et développement historique ......... 13 Orientation bibliographique ............... 19 Note sur les textes . ::.:1.:% RUE s aLo el 23 I. LE CHANT
DE L'HOMME
DEVANT
DIEU
. Jam lucisorto sidere ......... xU E M AUS DONC E Ua SUE Su WWE
40 42
. Quid tu, virgo (Notker le Bégue) ......... . Scalam ad celos (Notker le Bègue) ....... COGERETEM? VLLride NE Fut PRE Sl eu Ld d Viretnes.paste oio sels ges av
42 44 48 50
. Ut quid jubes (Gottschalk d'Orbais) .......
60
. Cum recordor quanta cura (Marbode) ..... ste mundus furibundusto 9E Lr boue Ómm UT -J 00 À B D &© . Ad cor tuum revertere
66 68
(Philippe le.Chancelier)] P 81h59 97 vean: EOnsiest hie Cl uses Herz «at . In montibus hic saliens (Abélard) ........ EST im Rama (Abélardi)rueus. ac umen exules
70 74
. O cohors militie (Hildegarde de Bingen) ...
80
. Rex noster CN RE à© = ND Ui»
76 78
promptus est
(Haldesarde de Bingen) : :.:..,.«....%: . Caritas abundat (Hildegarde de Bingen) ...
82 82
ALAN audite MEL EL à 30 105944... AO tyrande, quid minaris. zem ee
84 86
TA ——-J. Planctus C0 \O
ante nescia
(Godelroid de Saint-Victor)
7.
201.20
88
350
Poésie lyrique latine du Moyen Áge
20. Amoris studio Jesum colueram (Gautier de Chátillon?) see
94
21. Lauda, Sion, salvatorem.
(saint Thomas d Aquin), Il. LE CHANT
5s «06S
DE L'HOMME
DEVANT
94
LUI-MÊME
22. Verna redit temperies (Gautier de Châtillon) 23 Dormi Dl. eco 24. Omnis mundi creatura 25. Cur mundus militat ; 2
............. eI. n GRUPOS 114 (Alain de Lille?) ... 118 MAR 120
26. Fortune plengo vulnera
US
124
27. Abissus vere multa (Abélard) ............ 28: Samson dux fartissitus: 1. CO XU RUNS Z9. AnnAR SOLDUE dux Lau des a Nol T HEN
126 132 142
30. Aurora cum primo mane (Angilbert) ...... 31D tuquissrvas RAR Cire. TOR
150 EL
32 OROmanobiis
156
5
45:
is
Ill. LE CHANT
cn
0000
Te
VENGEUR
33. Dives eram et dilectus (Hugues Primat) ... 34, Lingua servi (Hilaire) oo. fed ODE 35. Licet eger cum egrotis (Gautier de Châtillon) ^ ENS OUR 36 Ecce mundus demundatur (Gautier de Chátillon2): 5 ISP
166 176
37. 38. 39. 40. 41.
190 194 196 198 200
Dic, Christi veritas (Philippe le Chancelier) . Bulla fulminante (Philippe le Chancelier) .. Judas gehennam meruit ....... 4. esi. Quisquis eris qui credideris ............. Rumor letalis 4, 02 20 TIO Re IV. LE CHANT
DE
L'INSTANT
42. Primo quasdam eligo 43. Dulce cum sodalibusu
184
SAVOUREUX
..4 ERES coa
180
BEER
214 216
v Aarnitburmmus sudia RIRES ART ONE use | 216 . Vacillantis trutine (Pierre de Blois) ....... 220
V Ego udo aeeon. Ga VALeseprobeut Levis eXPUIBiCZepliFusc LAURENT Shot puella. me. SONORE TR 9s 2 Veris duleisäinitempore MAIN, SS AUS ; Bocee eratum EURE NORRIS £^
224 224 226 228 230
"-Dewamis cadunt folia 52 7 p he . Importuna Veneri (Gautier de Chátillon) .. datusdulcis amica venio: od eur cou Dum Diane vilfeal. cu rte Mere QUE
2932 234 236 240
. Grates ago Veneri (Pierre de Blois) .......
244
. O admirabile Veneris idolum ........... | Amor Habet superos. ur odeXx v nen . Ipsa vivere michi reddidit (Pierre de Blois) .. ic mea fata canendo $olor...: 44 X 2Dumestas meboatutg 4.5.2.2. xcu xe SIDUIce SOIN CULTE eoi ursi. UNS te Comes amoris; dolor ::4.-—.1 D LS Dre liD'Or NN ER RE ee UC DONNE Me HSE AN... Roue en RFOPDUS ADICAT x LL... e pureens MATE RE. prs E e
250 257 256 258 260 262 264 266 266 270 212
V. LE CHANT
NARQUOIS
. In gestis patrum veterum (Eulbert de Chartres ee CIT . Heriger, urbis Maguntiacensis ..........
284 288
CAdvertite, omnes populr
292
—. 22:
. Estuans intrinsecus (Archipoéte) .........
298
. Sepe de miseria (Archipoéte)
...........
304
Hate
4.5.95
304
commendo'(Archipoete)
J2O0pentis parttibusd
demo
ovS
Pu uus
308
APRES diese ausa (s quuo e »Vimum Bonum ebsudvese s tek uu. rrr zonmd3cus colllel AY A. oues eue rores
212 316 318
SESO sum abbas Cucaniensis
320
EX
Uim
vIVere
€ v
yeu
...
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diem enitn onm
hg 320
352
Poésie lyrique latine du Moyen Age
19. lingua mendax... 80... Procurans;oditirütussta]
19:30
Re Amare 324 nc cete Em 326 81. Quot sunt hore (Reginald de Cantorbéry).. . 328 82. Dum juventus floruit (Pierre de Blois) ..... 332 83. Cum-animadverterem. 5 5 scaena HESSE 334 84. Invehar in Venerem (Pierre de Blois?) .... 336
85. In taberna quando sumus B6 Nomcontrecto.
..............
340
dnt ingbeo sbCETSÓ
344
Composition réalisée par INTERLIGNE IMPRIME EN FRANCE PAR BRODARD
ET TAUPIN
La Flèche (Sarthe).
N° d'imprimeur : 3389 — Dépôt légal Édit. 3651-09/2000 LIBRAIRIE GÉNÉRALE
FRANGAISE
ISBN : 2 - 253 - 14908 - X
- 43, quai de Grenelle - 75015
Paris.
@ 31/4908/5
Lettres gothiques Collection dirigée par Michel Zink
La collection Lettres gothiques se propose d'ouvrir au public le plus large un accès à la fois direct, aisé et sûr à la littérature du Moyen Âge. Un accès direct en mettant sous les yeux du lecteur le texte original. Un accès aisé grâce à la traduction en français moderne proposée en regard, à l'introduction et aux notes qui l'accompa‘gnent. Un accès sûr grâce aux soins dont font l'objet traductions et commentaires. La collection Lettres gothiques offre ainsi un panorama représentatif de l'ensemble de la littérature médiévale.
POÉSIE LYRIQUE LATINE DU MOYEN ÂGE Dans tout l’Occident, le latin est resté pendant tout le Moyen Âge la langue littéraire des clercs et des laïcs cultivés. De l’aller et retour entre la tradition antique et le présent médiéval naît une tension où la création poétique se renou-
velle, trouve la voie d’un système différent du système classique, plus proche de celui que se créent les langues modernes, plus apte à exprimer spontanément une sensibilité neuve. Dans ce système lyrique né des besoins de leur temps, les poètes ont chanté leur soif de Dieu, leur inquiétude devant la condition humaine, les événements de l'histoire vécue. Ils ont laissé éclater leur joie évidente Au maîtriser le jeu des mots, pour exprimer, comme € Sel temps, leurs colères, leurs amours et leurs rêves.
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TT
82253
LL TT 31/4908/5 14908 8
prix TC 448 Code Prix LP12
fol. Paris fr. v? BnF 2255 277 Couv ms.