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French Pages 455 Year 2021
Kaïnon – Anthropologie de la pensée ancienne sous la dir ect ion de Marie-Laurence D esclos et Cecilia D’Ercole
17 Série Symposia 7
Platon citateur
Actes du colloque international « Platon citateur : un exemple de la réappropriation par la philosophie des discours de savoir antérieurs » organisé du 29 au 31 mars 2017 à l’université Grenoble Alpes dans le cadre du programme « Le problème de la réappropriation par la philosophie des discours de savoir antérieurs »
Ouvrage publié avec le soutien de l’Institut de philosophie de Grenoble
Platon citateur La réappropriation des savoirs antérieurs
Sous la direction de Marie-Laurence Desclos
PARIS CLASSIQUES GARNIER 2020
Maire-Laurence Desclos est professeur à l’université Grenoble Alpes. Elle a notamment publié Aux marges des dialogues de Platon : essai d’histoire anthropologique de la philosophie ancienne ; La Poésie archaïque comme discours de savoir, et coédité La Sagesse présocratique. Communication des savoirs en Grèce archaïque : des lieux et des hommes.
© 2020. Classiques Garnier, Paris. Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous les pays. ISBN 978-2-406-10426-1 (livre broché) ISBN 978-2-406-10427-8 (livre relié) ISSN 2428-7903
Dans son emploi habituel, la citation n ’est ni l’acte de prélèvement ni celui de la greffe, mais seulement la chose, comme si les manipulations n’étaient pas, comme si la citation ne supposait pas un passage à l’acte. Avec l’acte, c ’est la personne du citateur qui est ignorée, le sujet de la citation comme déménageur, négociant, chirurgien ou boucher. La chose circule toute seule, voyage de texte en texte sans salir les mains : en elle le logos et l’ergon se fondent, cachent l’energeia, la production et l’acte. Antoine Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979, p. 36-37.
AVANT-PROPOS OU DIONYSOS1
Il n’est pas besoin de rappeler l’évidence : les Dialogues s’auto-présentent comme une vaste entreprise citationnelle des dits de Socrate et de ses interlocuteurs, quelle que soit par ailleurs la manière dont ces propos sont rapportés2. La chose demeure vraie pour les Lois dont Socrate est absent3. De cela, il ne sera pas question ici, mais des citations mobilisées par les différents interlocuteurs en tant qu’elles renvoient, illustrent ou exhibent un savoir antérieur à des fins q u’il s’agira, à chaque fois, de préciser4. Premier problème q u’il c onvient de ne pas éluder : « il n ’y a, ni en grec ni en latin, aucun mot qui rende exactement le sens de la citation. […] Sans inférer de l’absence du mot celle de la pratique, en tout cas ce qui faisait défaut dans l’antiquité c ’était une catégorie qui permit de penser, d ’énoncer une telle pratique c omme unifiée, de manière institutionnelle5 ». S ’il en est ainsi c ’est parce que le « système discursif […] dans le temps et dans l’espace socio-culturel6 » gréco-romain relève Je reprends ici le titre de la prolalia pour les Voyages extraordinaires de Lucien de Samosate. Laquelle varie selon les Dialogues (voir Desclos, 1992), allant de ceux où « l’écrit de Platon se confond rigoureusement avec le discours de Socrate » (prologues du premier type, p. 16-18, citation p. 16), à ceux qui se présentent comme la divulgation d’une parole qui a été transcrite avec plus ou moins de fidélité (prologues du quatrième type, p. 22-28), en passant par ceux où Socrate se fait l’énonciateur d’un récit rapportant les propos qu’il a échangés avec ses interlocuteurs (prologues du deuxième type, p. 18-19), ou ceux qui délèguent cette tâche à un tiers plus ou moins éloigné de la parole socratique originaire (prologue du troisième type, p. 19-22). Sur cette question du discours rapporté et de son destinataire, qui « se positionne comme observateur, il voit ce qui est rapporté, il lit ce qui a été dit, il entend ce qui a été écrit », voir également López Muñoz & Marnette, 2011, p. 7. 3 Les Lois relèvent des prologues du premier type. 4 Sur l’exhibition comme « dimension sensible de la citation », laquelle inclut non pas seulement des mots mais aussi des « images », des « sons » et des « gestes », voir López Muñoz & Marnette, 2011, respectivement p. 8 et p. 5. 5 Compagnon, 1979, p. 114. Je souligne. 6 Adam, 2018, p. 11. 1 2
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’un savoir communément partagé7, et non de ce qui deviendra la d propriété intellectuelle garantie par un contrat passé entre l’auteur et son éditeur. C ’est dans ce cadre, qui n ’émerge qu’au xviiie siècle8, que la citation – marquée dans nos modernes éditions par des guillemets ou des italiques – n ’est pas autre chose q u’une « renonciation au droit d’auteur », celui qui cite « se démet[tant]de l’énonciation au profit d’un autre9 ». En d ’autres termes, et quand bien même un dit serait explicitement attribué à celui qui l’a proféré (περὶ τὰ τοῦ Ὁμήρου ἔπη ; ὡς ὁ Αἰσχύλου Τήλεφος λέγει ; ὡς ἔφη Πίνδαρος ; κατὰ τὴν Εὐριπίδου Μελανίππην ; ἐν τῇ Ἀριστοφάνους κωμῳδίᾳ)10, il ne s’agit pas de se prémunir contre l’accusation de plagiat11, ni de transcrire – plus ou moins fidèlement – du déjà-écrit, mais d ’interagir avec un destinataire (personnage du dialogue, lecteur-auditeur d ’hier et d ’aujourd’hui) en entrelaçant deux paroles, deux discours « vivant de leur relation12 ». Quels que soient les modifications, les transformations, les altérations, voire le « renouvellement » ou l’« inversion de sens13 », que Platon fait subir aux discours q u’il intègre dans le sien propre, aux paroles autres q u’il 7 Il s’agit, on l’aura compris de ces « énoncés […] qui circulent dans la mémoire d’une communauté discursive, […] de textes partagés culturellement » (Adam, 2018, p. 213). 8 Voir Chartier, 2012. 9 Compagnon, 1979, p. 49. 10 Respectivement : République, iii, 396 e 5 (« à propos des vers d ’Homère ») ; Phédon, 108 a 1 (« comme dit le Télèphe d’Eschyle ») ; Euthydème, 304 b 4 (« comme l ’affirme Pindare ») ; Banquet, 177 a 3-4 (« d’après la Mélannipe d’Euripide ») ; Apologie de Socrate, 19 c 2-3 (« dans la comédie d’Aristophane »). 11 Institutionnellement défini, « le plagiat est l’appropriation d’un contenu (idée, texte, image, tableau, graphique…) sans l ’attribuer à son auteur » (Ben Ytzhak & Pigenet, 2014). Dans le cas du « plagiat », catégorie tout aussi ignorée de l’Antiquité que peut l’être celle de « citation », on veut nous faire croire, pour le dire à la façon de Platon, que c’est moi et non un autre qui parle. C ’est donc le symétrique inversé du récit mimétique où l ’on veut « nous faire croire que c’est un autre qui parle » (République, iii, 393 a 7-b 3). 12 Adam, ibid. En témoignent, me semble-t-il, ces différents marqueurs d ’une auctorialité autre que sont les verbes de la parole et de sa sonorité. Ainsi, par exemple, en République, viii, 568 a 8-b 4, à propos d’Euripide qui « a fait résonner (ἐφϑέγξατο) cette sentence issue d’une pensée profonde selon laquelle si les tyrans sont sages c’est par leur fréquentation des sages. Et il voulait clairement dire (ἔλεγε) que ces sages étaient ceux avec qui le tyran est lié. De plus il fait l ’éloge de la tyrannie c omme ce qui, affirmait-il (ἔφη), nous égalent aux dieux » (trad. P. Pachet légèrement modifiée) ; Phédon, 112 a 1, à propos du Tartare, le gouffre le plus profond de la Terre : « c’est celui q u’Homère a chanté, disant de lui… (τοῦτο ὅπερ Ὅμηρος εἶπε, λέγων αὐτό)… ». Sans compter les multiples οἷον ἔφη, ὃ ἔφη, ὡς ἔφη, ὥσπερ ἔφατε, λέγει, λέγεται, ὡς λέγει, ὥσπερ λέγει, εἶπε, εἰπών, ὥσπερ εἶπε. 13 Heidmann, 2010, p. 79.
Avant-Propos ou Dionysos
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articule aux paroles du petit monde des Dialogues, il c ontribue en effet à leur ravivement, et avec eux à celui des savoirs – qu’il les conteste ou qu’il s’y rallie – dont ils sont, ou se disent, porteurs14. Deuxième problème : de quoi parle-t-on quand on parle de « citation » ? La question se pose tout d’abord parce que la citation « apparaît comme la relation interdiscursive primitive » et que, en tant que telle, elle voisine avec d ’autres formes d’interdiscursivité c ’est-à-dire avec d’autres manières, pour « un discours » d ’entretenir des « relations […] avec un ou d ’autres discours », parmi lesquelles Antoine Compagnon énumère – sans prétention à l’exhaustivité (« etc. ») – la répétition, le discours direct ou indirect, l ’imitation, la copie, le pastiche, la réplique, la source, l’influence, le commentaire15. Elle se pose également en raison de ce que Compagnon appelle la « canonisation métonymique » qui « confond dans la citation la production et le produit. Le produit (un passage rapporté, un énoncé répété) est tenu pour immédiatement donné, l’acte de production (le rapportage) est passé sous silence, comme s’il était idéalement transparent et idéologiquement neutre16 ». Il c onvient donc tout à la fois de déterminer à quel type de « rapportage » on a affaire et de s ’interroger sur sa fonction. En d ’autres termes, comment tel ou tel passage est-il rapporté, tel ou tel énoncé répété et à quelle(s) fin(s) le sont-ils ? Étant entendu que même ce qui relève de la pure et simple répétition, « automatisme ou compulsion » – je pense, évidemment, à la vaine exactitude répétitive d ’un Antiphon17 – doit faire l ’objet de cette double interrogation. Elle se pose enfin parce que, par-delà le discours, le texte ou le fragment de texte rapportés, ce qui est exhibé c’est un savoir antérieur et les diverses appropriations dont il a été l’objet18. En les citant, Platon se le ré-approprie et se ré-approprie dans le même 14 Voir Adam, 2018, p. 11 : « Les textes vivent de leur relation avec d’autres textes au sein de systèmes discursifs en variation dans le temps et dans l ’espace socio-culturel ». Par cette relation, ils deviennent « un fait de discours sans cesse renouvelé par ses réactualisations dans une formation socio-culturelle, une histoire, un lieu et un temps nouveau, pour un lectorat toujours renouvelé et différent » (ibid., p. 9). 15 Compagnon, 1979, p. 63-64. Sur les problèmes épistémologiques que posent un certain nombre de ces notions, jusques et y compris celle de réappropriation, voir Desclos, 2020, p. 7-10. 16 Compagnon, 1979, p. 65. Je souligne. 17 Voir Desclos, 2000, et plus particulièrement les pages 236-250. 18 Voir les réflexions de Alaux, 2006 sur le « texte homérique c omme matrice et matériau du dialogue entretenu entre eux par les auteurs tragiques » (p. 33), ainsi que Alaux, 2007.
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mouvement les appropriations antérieures. C’est cette ré-appropriation, cette récriture19, cette ré-énonciation qui sont ici examinées, aussi bien dans leurs finalités que dans leurs modalités. On c omprendra qu’elles ne le pourront q u’au prix d ’une interdisciplinarité exigée par l’interdiscursivité qui caractérise toute pratique citationnelle. Interdisciplinarité au plus loin de « la concurrence, [de] l’ignorance réciproque et [de] l’isolement disciplinaire » ; au plus loin également de cette « confortable juxtaposition pluridisciplinaire que certains pratiquent en évitant soigneusement tout risque de réfutation des positions et d’ébranlement des certitudes q u’un véritable dialogue entre disciplines entraîne inévitablement20 ». C’est à cette tâche que, depuis bientôt trente ans, le PARSA s’est c onsacré et, je l ’espère, c ontinuera de se consacrer, évitant ainsi le double écueil – que l’on me permette de citer ici une ultime fois Jean-Michel Adam citant Laurent Loty – d ’une « démarche », celle de « l’analyse littéraire », qui trop souvent se réduit « à une analyse de la forme indépendamment du contenu, tendance disciplinaire aussi ridicule que la tendance inverse propres à certaines pratiques académiques de la philosophie21 ». Il faut décidément que les Indiens descendent de leurs éléphants22.
Marie-Laurence Desclos Université Grenoble Alpes
19 Sur la notion de récriture, q u’il ne faut pas c onfondre avec celle de réécriture, voir Grignoux, 2006. 20 Adam, 2018, respectivement p. 12 et p. 14. 21 Adam, 2018, p. 536, citant Loty, 2005, p. 252. 22 Lucien de Samosate, Voyages extraordinaires, « Avant-propos ou Dionysos », 5, 11.
PLATON CITATEUR PAR PLATON PHILOSOPHE République, III, 392 c 6-398 b 9
INTRODUCTION
« Platon citateur » : cette qualification de l’auteur des Dialogues décrit une pratique récurrente, que J. Labarbe caractérise à partir d’une distinction entre citant et citateur : J ’appelle citant l’intermédiaire plus ou moins fidèle par qui nous ont été transmis certains mots, certaines phrases ou certains développements d’un auteur. On réservera le nom de citateur à qui joue souvent ce rôle d ’intermédiaire. La différence réside tout entière dans le point de vue choisi. Platon est un citateur pour autant que son œuvre, considérée absolument, semble regorger d’excerpta homériques. Mais par rapport à Homère, en ce qu’il sert à établir le texte du poète, c ’est c omme citant q u’il doit être caractérisé (Labarbe, [1949] 1987, p. 12).
On peut supposer que cette pratique de la citation par Platon citateur fait l ’objet d ’une réflexion de la part de Platon philosophe. On peut même se demander si l’usage platonicien de la citation obéit à une méthode, dont il serait possible de donner une présentation théorique. Or, en République, iii, 392 c 6-398 b 91, les personnages mis en scène par « Platon philosophe » donnent les règles à appliquer pour procéder à l ’énonciation (λέξις)2 1 2
Les références données sans autre précision renvoient toutes à la République. Sauf indication c ontraire, les traductions des textes de Platon cités dans cet article sont personnelles. En dehors de République, iii, 392c 6, 393 c 2, 396 b 11, c 6, e 5, 397 b 1, b 4, b 7, c 9, 398 b 2, 400 d 2, d 6, d 9 et v, 473 a 2 (où λέξις contraste avec πρᾶξις), on trouve peu d’occurrences de λέξις dans le corpus. Voir Apologie, 17 d 3, 18 a 2 ; Hippias Majeur, 300 c 3 ; Charmide, 160 c 6 ; Théétète, 204 c 6 ; Sophiste, 225 d 8 ; Politique, 277 c 4 ; Lois, vii, 795 e 2, 809 e 3, 816 d 6 et xi, 916 e 3. Certaines de ces occurrences (Hippias Majeur,
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d ’un énoncé (λόγος)3. L’énonciation occupe une position charnière dans l’éducation, puisque le style de l’énonciation (ὁ τρόπος τῆς λέξεως) et l’énoncé (ὁ λόγος) suivent le caractère de l’âme (τῷ τῆς ψυχῆς ἤϑει ἕπεσϑαι), et que le reste (τὰ ἄλλα) suit l’énonciation (400 d 1-e 5). Les exemples invoqués par Socrate en République, III, 392 c 6-398 b 9 attestent que les règles de l’énonciation valent pour les cas où il s’agit de rapporter le discours de quelqu’un d’autre. Ces règles déterminent l’usage de la citation dans l’éducation des gardiens. On analysera cette réglementation, après avoir présenté les lignes directrices de l’exposé sur l’énonciation. Dans le cursus éducatif de la République, cet exposé sur l ’énonciation (λέξις) fait suite à l ’exposé sur l ’énoncé (λόγος) (ii, 377 b 11-iii, 392 c 6). Les règles de l’énonciation répondent à la question de savoir comment il faut dire (ὡς λεκτέον) ce que, suivant les règles de l’énoncé, il faut dire (ἅ λεκτέον) (392 c 6-8). Or Adimante éprouve quelque difficulté à comprendre la définition de l’énonciation. Cela décide Socrate, qui se c ompare à un instituteur ridicule et flou (392 d 8 : γελοῖος ἔοικα διδάσκαλος εἶναι καὶ ἀσαϕής), à faire précéder la recherche des règles de l ’énonciation d ’une explication par l ’exemple de la distinction entre énoncé et énonciation. Socrate ne revient (en 394 c 7-8) vers la question de savoir c omment il faut dire ce qu’il faut dire qu’après avoir expliqué cette distinction. Il procède donc en deux temps. 1.
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Dans une première section (392 c 6-394 d 10), il se sert d’une reprise (au sens de remake) d’un extrait de l’Iliade d’Homère pour illustrer une définition de l’énonciation basée sur la distinction entre trois espèces d’un genre commun, lui-même appelé « récit » (διήγησις)4 :
300 c 3 ; Politique, 277 c 4 ; Lois, vii, 809 e 3 et xi, 916 e 3) supposent une distinction entre λέξις et λόγος. La traduction de λέξις et λόγος respectivement par « énonciation » et « énoncé » ne préjuge pas le sens que les explications de République, ii et iii confèrent à ces mots grecs. Elle n’autorise pas à projeter sur ces explications l ’analyse de la distinction entre énoncé et énonciation que proposent certains linguistes contemporains, comme O. Ducrot et T. Todorov (1972, p. 408-410). Pour la traduction de λέξις, voir Halliwell, 2009, p. 17-18 n. 4. Le genre commun aux trois espèces (simple récit, imitation et composé) est qualifié de « récit » (διήγησις) en République, iii, 392 d 3, 393 b 3, b 7, c 9, d 1, 394 d 3, 396 b 11, c 6, e 4. En 397 b 2, le mot διήγησις paraît renvoyer au simple récit, c omme si l’adjectif avait été omis (Gaudréault, 1989, p. 85-86). Le verbe διηγεῖσϑαι est employé en ce sens générique en 396 b 11, c 2, 397 a 2. Pour le sens générique de διήγησις, voir Halliwell, 2009, p. 18 n. 5.
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le simple récit (ἁπλῆ διήγησις)5, l’imitation (μίμησις), et le composé des deux6. Cette distinction correspond à une première typologie des énonciations. 2. Dans une seconde section (394 e 1-398 b 9), il précise l’usage auquel chacune d ’entre ces espèces doit être assignée et donne ainsi les règles de l ’énonciation. Ces règles c onstruisent une seconde typologie, qui distingue trois sortes d ’énonciation, deux de type non mêlé (τύπος ἄκρατος) : les formes (εἶδος) correcte et incorrecte ; une de type mêlé (τύπος κεκραμένος), issue du mélange de ces deux formes. La valeur des espèces de la première typologie dépend d’un usage dont la seconde typologie fixe les règles7. La différence entre les deux typologies, repérée par J. Tate (1928, p. 17-18), et thématisée par A. Gaudréault (1989, p. 82-87), s’impose plus ou moins nettement à l’attention8. L’exposé sur l’énoncé (ii, 377 b 11-iii, 392 c 6) répertoriait les modèles (τύπος) d’après lesquels les poètes devaient produire les mythes destinés à être récités aux gardiens. L’exposé sur l’énonciation (iii, 392 c 6-398 b 9) paraît avoir pour finalité d’identifier le modèle (τύπος) suivant lequel les mythes doivent être récités9. Or deux déplacements s’opèrent. a.
Alors que l’exposé sur l’énoncé mettait le gardien en position d’auditeur10, l’exposé sur l’énonciation le met en position de locuteur ou plutôt de récitant (dès 394 e 1-2, au début de la seconde section)11.
5 L’adjectif ἁπλοῦς signifie ici « non c omposé » : il caractérise un récit sans imitation (394 a 7-b 1). Plusieurs c ommentateurs le rappellent, comme Genette (1972a, p. 184 n. 2 ; mais Genette, qui ne discerne pas entre les deux typologies, c onfond ἄκρατος et ἁπλοῦς), et Else (1986, p. 29). 6 L’espèce composée est identifiée c omme telle en République, iii, 393 c 4-5, 394 d 3-4. 7 Pour le rôle de l’usager, voir Cratyle, 390 c 2-12 République, x, 601 d 1-602 a 10. 8 Blondell (2002, p. 235-236) ne paraît ni c onfondre ni nettement discerner les deux typologies. D ’après Halliwell (2009, p. 19), la distinction échappe à l ’attention de la plupart des commentateurs. Giuliano (2005, p. 22-50) repère trois distinctions : voir ci-dessous n. 37 p. 27. 9 Pour les emplois de τύπος : dans l ’exposé sur l’énoncé, voir République, ii, 377 a 12-b 4, 377 c 8-d 1, 378 e 7-379 a 5, 380 c 6-7, 383 a 2, c 6, iii, 387c1, c9 ; dans l’exposé sur l’énonciation, voir : iii, 396 e 1, e 9-10, 397 c 9, 398 b 3, 398 d 4-6. 10 Voir les emplois du verbe ἀκούειν et de l’adjectif verbal d ’obligation ἀκουστέον en République, ii, 377 b 6, 378 b 2, 378 e 2-3, 380 a 2, b 8, iii, 386 a 2, 387 b 3-4, c 3, 388 d 3, 390 a 4, b 3, d 3, 391 e 4. 11 Giuliano (2005, p. 29) relève ce premier déplacement (« una inaspettata deviazione »). Gastaldi (1998, p. 366-367 ; 2013, p. 39) le décrit en des termes qui soulignent sa relation
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Les règles c ommandent les énonciations d ’énoncés dont on suppose qu’ils sont déjà pris dans des énonciations. Dire, c ’est alors re-dire12 quelque chose qui a été, est ou sera (392 d 2-3) dit par q uelqu’un d’autre, un autre locuteur, que l’on peut qualifier de « personnage » (en imprimant à ce mot une légère inflexion)13 : il y a c omme un dédoublement, voire une mise en abîme, que reflètent les exemples (tel Homère, qui refait ou non ses personnages).
Les deux déplacements – (a) (le gardien, d ’auditeur, devient récitant) et (b) (le récitant se réfère à un personnage) – modifient l’orientation de l’exposé sur l’énonciation. Les prescriptions, qui s’adressent encore aux poètes (d’après 394 d 1-4, 397 c 8-398 b 5), portent essentiellement sur la façon dont le gardien doit re-présenter un énoncé (ou un acte) lui-même présenté, d’une façon identique ou différente, par quelqu’un d’autre, le personnage du récit c onduit par le gardien. Les commentateurs reconnaissent généralement, dans la première typologie, des catégories grammaticales forgées pour discerner entre les différentes façons de rapporter le discours de q uelqu’un d ’autre. Le simple récit (ἁπλῆ διήγησις) utilise le style indirect, l’imitation (μίμησις), un style absolument direct, et le c omposé des deux (394 c 4-5), parfois le style direct, parfois le style indirect14. Cette interprétation de la première typologie admet que la question de l’énonciation d’un énoncé (la question du choix d’un style parmi les trois) implique une référence à l’énonciation de cet énoncé par un personnage (dont il s ’agit de rapporter le discours). Le mot « citation » pourrait donc être employé, en un sens large, pour décrire les trois espèces d’énonciation. L’emploi de « citation » en un sens restreint présente toutefois l’avantage de souligner une particularité de la troisième espèce, formée des discours et des intermédiaires entre les discours (393 b 7-8 : ῥήσεις et τὰ μεταξὺ τῶν ῥήσεων)15. À la différence avec le second déplacement. 12 Le grec ancien désigne parfois l’acte de citer par les verbes εἴρειν et λέγειν (Svenbro, 2002, p. 267). 13 Ce point sous-tend peut-être les emplois de « rapport » (394 c 2 : ἀπαγγελία) et « rapporter » (396 c 7 : ἀπαγγέλλειν). 14 Else (1986, p. 25), admettant que la distinction a cette valeur grammaticale, ajoute « Plato is not making such heavy weather over a grammatical distinction ». Voir Urmson, 1997, p. 225 ; Giuliano, 2005, p. 24-25. 15 D’après Genette (1969, p. 54 ; 1983, p. 29), la citation appartient au récit composé. Sternberg (1982, p. 111-114) se réfère spontanément à l’exposé sur l’énonciation de
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de cette troisième espèce, l ’imitation (qui est à l ’opposé du simple récit) supprime les interventions du poète entre les discours pour ne laisser que les répliques alternées (394 b 3-5 : ὅταν τις τὰ τοῦ ποιητοῦ τὰ μεταξὺ τῶν ῥήσεων ἐξαιρῶν τὰ ἀμοιϐαῖα καταλείπῃ). L ’un des sens du substantif traduit par « discours » (ῥῆσις) est : « mot ou passage d’un auteur que l’on cite » (Bailly, s. v.). D’après J. Svenbro (2002, p. 272), ce sens vaut pour ῥῆμα, ῥῆσις, et ῥήτρα16. La citation est l’imitation dont le simple récit est entrecoupé dans le récit composé, que l’on peut qualifier de « mode alterné » (Genette, 1969, p. 51). D. Bouvier, sans mentionner l’exposé sur l’énonciation, donne de la citation une description qui la rapproche de cette troisième espèce : Alors que l’« allusion » et la « référence » invitent la pensée du lecteur à dévier vers l’extérieur, la citation agit avec une force double : elle renvoie à la parole de l’autre mais pour en retenir et en importer un fragment qui va devenir, au cœur même du texte citant, comme l ’un de ces corps étrangers qu’un organisme intègre en se refermant et se reformant autour de lui (Bouvier, 2002, p. 33).
L’un des objectifs de l’exposé sur l’énonciation est donc de réglementer l’usage dont la citation fera l’objet dans la cité. On étudiera cette réglementation en trois étapes. On essayera d’abord d’expliquer la méthode que les personnages préconisent pour faire un usage correct de la citation. On analysera ensuite les obstacles que rencontre cette méthode, c onsidérée en elle-même et en relation avec ses conséquences ou ses applications. On esquissera enfin une méthode alternative, qui s’appuierait sur les exemples. Cette étude fait sienne l’hypothèse – formulée par exemple par S. Halliwell (2009, p. 19) – d’une solidarité entre la pratique (illustrée par les textes de Platon) et République, iii, 392 c 6-398 b 9 c omme à une source de réflexion sur la citation, q u’il rapporte à la troisième espèce de la première typologie. Selon Kirby (1991, p. 115), la division (entre les espèces de la première typologie) est déterminée par la présence ou l’absence de citation directe. 16 Pour cette interprétation de ῥῆσις dans le sens de « citation », Svenbro (2002, p. 277278) renvoie à Lois, vii, 811 a 1-5. En Gorgias, 506 b 5-6, Socrate évoque « le discours d’Amphion » (ἡ τοῦ Ἀμϕίονος ῥῆσις), qui répondrait à la citation de Zéthos par Calliclès (485 e 2-486 a 3). En Phèdre, 268 c 6, ῥῆσις désigne les discours que le rhéteur se dit capable de c omposer. En République, x, 605 d 1, ῥῆσις renvoie au discours qu’Homère ou quelque autre faiseur de tragédie imite devant un auditoire. Dans les Dialogues, ῥῆσις n’apparaît pas en dehors de ces occurrences et de celles que l ’on trouve dans l ’exposé sur l’énonciation (393 b 7, b 8, c 1, 394 b 4). L ’emploi de ῥῆμα, en des sens variés, est assez fréquent ; ῥήτρα ne se trouve pas dans le corpus (Brandwood, 1976, p. 808-809).
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la méthode (dont l’exposé sur l’énonciation donne une présentation théorique). À l’issue de cette étude, cette hypothèse, dont la signification pourra être précisée, recevra une fonction pragmatique.
LES DEUX TYPOLOGIES
La première typologie distingue les espèces d’énonciation par la relation que chacune instaure entre le récitant et le personnage dont ce récitant re-présente l’énoncé17. À la différence de l’imitateur, le simple récitant parle lui-même et n’essaie pas d’incliner son auditeur à penser que c ’est quelqu’un d’autre que lui, le récitant, qui parle (393 a 6-7). L’imitateur conforme le plus possible sa propre énonciation à celui dont il dit que c ’est lui qui va parler (393 c 2-3 : ὁμοιοῦν αὐτὸν ὅτι μάλιστα τὴν αὑτοῦ λέξιν ἑκάστῳ ὃν ἂν προείπῃ ὡς ἐροῦντα) ; le récit dépourvu d’imitation suppose que le poète ne se cache nullement lui-même (393 c 1-d 2). Les imitations sont qualifiées de reproductions (395 b 6 : ἀφομοιώματα). Le risque, auquel l ’imitateur s ’expose, d’obtenir le bénéfice de l’être à partir de l’imitation (395 c 7-d 1 : ἐκ τῆς μιμήσεως τοῦ εἶναι ἀπολαύειν)18 est expliqué c omme suit. ἢ οὐκ ᾔσϑησαι ὅτι αἱ μιμήσεις, ἐὰν ἐκ νέων πόρρω διατελέσωσιν, εἰς ἔϑη τε καὶ ϕύσιν καϑίστανται καὶ κατὰ σῶμα καὶ ϕωνὰς καὶ κατὰ τὴν διάνοιαν ; Καὶ μάλα, ἦ δ’ ὅς.
« Ou ne t’es-tu pas aperçu, que les imitations, si on les accomplit sans cesse dès le plus jeune âge, s’instituent dans les habitudes et dans le naturel, au plan du corps et de la voix, et au plan de la pensée ? Certes, oui, dit-il. » (République, iii, 395 d 1-3) 17 La première typologie est articulée avec les genres littéraires correspondants : la tragédie et la c omédie pour l’imitation, le dithyrambe pour le simple récit et la poésie épique pour l ’espèce composée (République, iii, 394 b 8-c 6). 18 Une idée similaire est exprimée en République, vi, 500 c 2-5 ; Théétète, 176 a 9-177 a 9 ; Lois, i, 643 b 4-d 4, ii, 656 b 1-6, v, 728b 2-c 2. Pour la traduction du verbe ἀπολαύειν, le Liddel-Scott-Jones indique « in bad sense (freq. ironically), “have the benefit of” », en renvoyant, entre autres, à cette occurrence de République, iii, 395 c 7-d 1. Adam (2009, p. 149) précise « τοῦ εἶναι ἀπολαύσωσιν is virtually equivalent to γένωνται τ οῦϑ’ ὃ μιμοῦνται ».
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L’imitation est caractérisée par des indications réparties entre la première et la seconde section. Ces indications soulèvent une difficulté. D’un côté, l ’imitation s ’apparente à une usurpation (« impersonation » en anglais) ; cela suppose que, comme l’écrit G.F. Else (1986, p. 25-26) : « a deception is involved, and the deception is deliberate19 ». D ’un autre côté, l’imitation équivaut à la chose même, au point que G. Genette (1969, p. 53-54) repère une inversion : puisque l ’imitation substitue le modèle à l’image, l ’imitation « n’est pas à proprement parler représentative », c’est le simple récit qui l ’est. On n ’épuise pas la difficulté en alléguant q u’en République III, les mots traduits par « imitation » et « imiter » reçoivent une signification particulière, peut-être inhabituelle à l ’époque de Platon20. La difficulté résulte d’un paradoxe, qui surgit quand l’imitation est évaluée d’après le critère interne que suppose l’emploi de « bien imiter » (εὖ μιμεῖσϑαι) dans le sens « réaliser une reproduction conforme21 ». Le bon imitateur, s’il réduit totalement l’écart qui le sépare du personnage, supprime toute forme de dissimulation : il y a alors identité entre l’imitateur et le personnage. Ce paradoxe rejoint le paradoxe de l’image, exposé en Cratyle, 432 b 1-d 4 : la reproduction complète de Cratyle donnerait non pas Cratyle et une image de Cratyle, mais deux Cratyle22. G. Genette, faisant allusion à Cratyle, 432 b 1-d 4, écrit encore : L ’imitation parfaite n’est plus une imitation, c’est la chose même, et finalement la seule imitation, c ’est l ’imparfaite (Genette, 1969, p. 56).
L’imitation parfaite dépasse l’imitation et débouche sur une identification à la chose même. Ainsi peut-on former une première hypothèse. La référence à un personnage souligne l’enjeu de l’énonciation ; c’est un procédé méthodologique. La première typologie part du traitement auquel chaque espèce 19 Belfiore (1984, p. 121, 125-126) rappelle, avant de la discuter, la thèse de l’imitation comme « impersonation » ou « deception ». Voir Benardete, 1989, p. 70 ; Baracchi, 2002, p. 99-100 ; Lear, 2011, p. 198-201. 20 Papadopoulou (2006) établit une filiation allant des pré-socratiques à l’usage platonicien des mots de la famille de μίμησις ; la μίμησις, pour Platon et pour ses prédécesseurs, allie production (ποίησις) et re-présentation. Pour cette question de savoir si Platon altère le sens de mimesis, voir encore Gastaldi, 2013, p. 38 ; M. Tulli, 2013, passim. 21 Pour la distinction, effectuée d ’après ce critère interne, entre bonne et mauvaise imitation, voir République, iii, 388 c 3 (ἀνομοίως), 394 e 9 (εὖ), 395 a 4 (εὖ), b 5 (καλῶς). 22 En Sophiste, 235 c 9-236 c 8, la distinction entre la copie (εἰκών) et l’illusion (φάντασμα) fait écho au paradoxe de Cratyle, 432 b 1-d 4.
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d ’énonciation soumet non pas l’énoncé mais l’énonciation du personnage23. Le simple récit reprend l ’énoncé sans l ’énonciation ; l’imitation, l’énonciation avec l ’énoncé ; l’espèce c omposée, parfois l ’énonciation avec l’énoncé, parfois l’énoncé sans l’énonciation. Donc, le simple récitant évite d ’adopter, par rapport à l’énoncé, la position de son personnage, l’imitateur adopte cette position, et le citateur parfois l’adopte, parfois évite de l’adopter. D ’après M. Sternberg (1982, p. 113), passer du style narratif au style mimétique revient pour le poète à passer « from speech in his own person to speech in the person of another24 ». Cl. Baracchi (2002, p. 100) note en outre que l’imitation abolit la distance (entre le poète et son personnage), au point de donner lieu à une « auto-soustraction » (« self-subtraction ») du poète. Ces deux précisions en appellent une troisième : l’imitateur parfait, qui reproduit entièrement son modèle, fait sien le discours de ce personnage auquel il s ’identifie – et dont il ne se contente alors plus d ’être le porte-parole. La question de l ’énonciation, ou plutôt de l ’imitation (à partir de 394 d 1-e 2), revient à se demander, avant de dire quoi que ce soit, si, l’ayant reçu de la bouche d’un tiers, on prendrait la responsabilité de le répéter tel quel, à l’identique. Ainsi comprise, la question de l’imitation rejoint la question de la citation, qui correspond à la part d’imitation dans un récit composé de simple récit et d ’imitation25. Cette question vaut pour une invitation à faire réflexion sur un énoncé avant de le citer, c’est-à-dire à vérifier si l’on consent réellement à le reprendre à son c ompte. Les deux déplacements (relevés ci-dessus p. 15-16) – (a) (le gardien, d’auditeur, devient récitant) et (b) (le récitant se réfère à un personnage) – s’éclairent. La référence à un personnage participe de la transition par laquelle le gardien passe de l’écoute (d’un locuteur) à la prise de parole 23 Plusieurs occurrences de λέξις dans le passage impliquent plus ou moins nettement une énonciation objet de l’énonciation (iii, 393 c 2, 396 c 6, 398 b 2). Les termes décrivant l’objet de l’imitation laissent parfois penser que c’est l’énonciation qui est imitée (393 c 5-6). Ducrot et Todorov (1972, p. 409) définissent la citation c omme « énoncé à énonciation reproduite ». 24 D’après Collobert (2013, p. 464-465), le simple récitant « parle en son nom et non au nom de ses personnages » ; elle en déduit que le simple récit se définit par son aspect objectif. Or la distinction entre « subjectif » et « objectif » ne recouvre pas la distinction entre « imitation » et « simple récit ». En effet, même s ’il se démarque de son personnage, le simple récitant peut s’impliquer dans son récit. 25 G. Genette qualifie la citation de « matière verbale qui se représente d’elle-même » ; le citateur en vient à « s’effacer […] devant une citation directe où s’abolit toute fonction représentative » (Genette, 1969, p. 53-54).
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(faisant de ce locuteur un personnage), tel Socrate autrefois auditeur, maintenant citateur d ’Homère [393 a 4-5, où Socrate cite Homère en train de faire un simple récit (Iliade, i, 15-16)]. Cl. Baracchi (2002, p. 102), attentive au fait que l’énonciation se réfère à l’acte de discours d’un personnage, écrit : « in order to speak, one will have had to hear, to listen ». La clarification de la distinction entre énoncé et énonciation porte à l’attention leur interdépendance, que cette distinction pourrait faire oublier, mais que la seconde typologie va réaffirmer, en faisant reposer le choix d’énoncer ou non un énoncé tel quel (de reproduire ou non l’énonciation dans laquelle cet énoncé est pris) sur une évaluation morale de l ’ensemble constitué par l ’énoncé pris dans son énonciation. Les règles présidant à ce choix découlent de deux prémisses (désignées en 394 e 8 et 395 b 8 par le même mot λόγος, sous lequel elles sont confondues), suivant une inférence (voir 394 e 2-3 et les emplois de ἄρα ensuite) qui a la forme d’un syllogisme. (P1) Les gardiens doivent obéir à la loi de l’unité de la fonction, qui leur défend d ’accomplir (394 e2-10, 397 d 10-e 9) et par suite d’imiter – étant entendu q u’imiter équivaut à faire (395 b 5-6)26 – plusieurs activités au lieu d’une. (P2) Les gardiens ont pour fonction (395 b 8-c 3) d ’être les artisans très précis de la liberté de cité (395 c 1 : δημιουργοί ἐλευϑερίας τῆς πόλεως πάνυ ἀκριϐεῖς). (C) L’imitation de la vertu, occupation exclusive des gardiens, est admise ; l’imitation des autres membres de la cité et de tout ce qui porte la marque du vice est proscrite ; en ce cas, c’est l’autre espèce de récit qui paraît prescrite (395 b 8-396 e 10). Même si les mots traduits par « l’autre espèce de récit » (396 e 6-7 : ἡ ἄλλη διήγησις) renvoient apparemment au « simple récit », on évitera de remplacer la première locution (« l’autre espèce de récit ») par la seconde (« le simple récit »)27. 26 Giuliano (2005, p. 31) relève cette équivalence entre imiter et faire (395 b 5). Cette équivalence confirme que l’imitation parfaite (suivant un critère interne) débouche sur une identification à la chose même. Cela n ’empêche pas Socrate de différencier l ’activité du gardien du fait d’imiter beaucoup de modèles et d’être habile à imiter (395 a 1-2). 27 Adam (2009, p. 152) remplace ἄλλη (que portent les manuscrits) par ἁπλῆ, en alléguant que ἄλλη διήγησις renverrait aux deux espèces (le simple récit et le c omposé de récit et
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Les règles instituées par la c onclusion (C) font reposer le choix de l ’énonciation sur une évaluation morale de son objet. L’objet d’une imitation ou d’une citation doit avoir une valeur morale positive. L’application des règles déplace les lignes. D’après A. Gaudréault, la substitution de la seconde typologie à la première typologie a lieu quand : […] Socrate se sert des notions q u’il a tout d ’abord définies afin, cette fois-ci, d’étudier le problème d ’un point de vue moral […] (Gaudréault, 1989, p. 84)28.
La seconde typologie (à partir de 396 b 10-c 3) distingue les formes d’énonciation par leur c onformité aux règles (397 c 8-10), c ’est-à-dire par la façon (correcte ou incorrecte) dont chacune utilise les espèces de la première typologie (le simple récit, l ’imitation et le c omposé des deux) ; lesquelles espèces ne sont en elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises. C’est l’adaptation à l’objet, suivant la valeur morale de cet objet, qui décide de la correction ou de l ’incorrection d ’une énonciation. Le mélange des formes correcte et incorrecte, toutes deux de type non mêlé (397d1-5 : ἄκρατος, qui n ’est donc pas synonyme de ἁπλοῦς), produit une troisième sorte d’énonciation (à la fois correcte et incorrecte, ou ni l’un ni l’autre), de type mêlé (κεκραμένος). Les règles introduisent un critère externe, qui tend à se différencier du critère interne. Les indications relatives à l’énonciation correcte de celui qui parle droitement (397 b 8 : ὁ ὀρϑῶς λέγων) n’obligent pas à faire la différence entre les deux critères. Dans la déduction ci-dessus, le critère externe, institué en (C), répond au critère interne, utilisé pour appuyer (P1) : « le même individu n ’est pas capable d ’imiter plusieurs modèles aussi bien qu’un seul » (394 e 8-9 : πολλὰ ὁ αὐτὸς μιμεῖσϑαι εὖ ὥσπερ ἓν οὐ δυνατός ; voir 395 b 5-6). En revanche, l’allusion à la possibilité pour l ’énonciation incorrecte de représenter son objet de façon appropriée souligne l’influence d’un critère interne différent du critère externe. Cette allusion est perceptible dans les mots « si à l’inverse cela doit être proprement dit » (397 c 3-6 : εἰ μέλλει αὖ οἰκείως λέγεσϑαι), ’imitation) distinctes de l’imitation, et que cela c ompliquerait inutilement l’exposé. d Gaudréault (1989, n. 22, p. 85) et Giuliano (2005, n. 75, p. 43) c ontestent cette correction, en disant que les deux locutions (ἄλλη διήγησις et ἁπλῆ διήγησις) reviennent au même : ils ne discutent donc pas l’argument d ’Adam. 28 Gaudréault, 1989, propose un tableau de la première typologie (p. 82), un tableau de la seconde typologie (p. 86) et un tableau des résultats de la c ombinaison des deux typologies (p. 88).
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qui indiquent à quelle finalité sont subordonnés les harmonies et les rythmes requis par l’énonciation incorrecte. Socrate caractérise comme appropriée (selon le critère interne fondé sur la c onformité à l’objet représenté) une énonciation pourtant incorrecte (selon le critère externe fondé sur l’adaptation de l’énonciation à la valeur morale de l’objet). Les deux typologies ne se recoupent pas. Les indications relatives aux formes correcte (396c5-e10) et incorrecte (397a1-b3) attestent que les trois nouvelles sortes d’énonciation pourraient toutes appartenir – au sens où cela n ’est pas exclu – à la troisième espèce de la première typologie (le récit composé de simple récit et d’imitation). C. Collobert (2013, p. 466-468) le suppose, puisqu’elle nomme les formes correcte et incorrecte respectivement « récit diégético-mimétique » et « récit mimético-diégétique29 ». Cela inscrit la citation – élément remarquable de cette troisième espèce de la première typologie (le récit composé de simple récit et d ’imitation) – au cœur de la réflexion sur l ’énonciation30.
LES OBSTACLES
La seconde typologie – et, plus précisément, la déduction dont les règles de l ’énonciation forment la c onclusion (C) – appelle une première série de remarques. En toute rigueur, les gardiens devraient s ’en tenir à la pure imitation de l’homme vertueux : c’est même là la conséquence logique (d’après 395 b 8-d 1) du principe (λόγος) sous lequel Socrate regroupe les prémisses (P1) et (P2)31. Cette conséquence s’accorde avec le 29 Pour Giuliano (2005, p. 44), il ne fait pas de doute que les formes correcte et incorrecte d’énonciation appartiennent à l’espèce composée de la première typologie (forme 3 de sa distinction A). 30 Chieza (2002, p. 59), faisant de République, iii, 392 c 6-398 b 9 une source de réflexion sur la citation en général, allègue le fait que le citateur attribue explicitement l’énoncé cité à son auteur pour soutenir q u’« aucune confusion n ’est possible entre l’instance citante et l’auteur cité » et qu’« il ne peut y avoir d’effet mimétique ». Or l’exposé sur l’énonciation, en présentant la citation c omme une imitation insérée dans un récit, souligne la c omplexité de l ’effet produit : il y a un double mouvement, d ’assimilation et de dissimilation. Chieza admet en fait dans le c ontexte que le lecteur ou l’auditeur croit que c’est l’auteur de l’énoncé cité qui parle. 31 Pour l’obligation d ’imiter l’homme vertueux ou c onvenable, voir Tate, 1928, p. 17 ; Sternberg, 1982, p. 113 ; Belfiore, 1984, p. 133-136 ; Naddaff, 2002, p. 48 ; Giuliano,
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type d’énonciation q u’Adimante admet dans la cité « celui qui, étant non mêlé, imite l ’homme c onvenable » (397 d 4-5 : ὁ τοῦ ἐπιεικοῦς μιμητὴς ἄκρατος ; voir 398 b 1-4, cité ci-dessous p. 26). Ce type d ’énonciation combinerait les critères interne et externe : il se c onformerait uniquement à un modèle dont la valeur morale serait positive et n’aurait pas d’autre objet. Car, même si les gardiens doivent connaître (396 a 4-7 : γνωστέον) ceux q u’ils n’ont pas le droit d ’imiter, il ne leur est pas permis d’y appliquer leur pensée (396 b 3-4 : προσέχειν τὸν νοῦν). C’est pourtant sur un récit composé que se porte le choix de la forme correcte d’énonciation, celle qui caractérise l’homme mesuré. Οὐκοῦν διηγήσει χρήσεται οἵᾳ ἡμεῖς ὀλίγον πρότερον διήλϑομεν περὶ τὰ τοῦ Ὁμήρου ἔπη, καὶ ἔσται αὐτοῦ ἡ λέξις μετέχουσα μὲν ἀμϕοτέρων, μιμήσεώς τε καὶ τῆς ἄλλης διηγήσεως, σμικρὸν δέ τι μέρος ἐν πολλῷ λόγῳ τῆς μιμήσεως.
« Donc il [l’homme mesuré] utilisera un récit comme celui que nous avons exposé un peu plus tôt en rapport avec les vers d’Homère, et son énonciation participera certes des deux, l ’imitation et l ’autre espèce de récit32, mais avec une petite portion d’imitation dans un énoncé abondant. » (République, iii, 396 e 4-7)
R. Blondell (2002, p 236) admet que ce choix entre en tension avec la conséquence logique des règles de l’énonciation33. Or, c omme le remarque S. Halliwell (2009, p. 33-34), la description amphibologique qui introduit ce choix n ’indique pas c omment dissiper la difficulté. Ὁ μέν μοι δοκεῖ, ἦν δ’ ἐγώ, μέτριος ἀνήρ, ἐπειδὰν ἀϕίκηται ἐν τῇ διηγήσει ἐπὶ λέξιν τινὰ ἢ πρᾶξιν ἀνδρὸς ἀγαϑοῦ, ἐϑελήσειν ὡς αὐτὸς ὢν ἐκεῖνος ἀπαγγέλλειν καὶ οὐκ αἰσχυνεῖσϑαι ἐπὶ τῇ τοιαύτῃ μιμήσει, μάλιστα μὲν μιμούμενος τὸν ἀγαϑὸν ἀσϕαλῶς τε καὶ ἐμϕρόνως πράττοντα, ἐλάττω δὲ καὶ ἧττον ἢ ὑπὸ νόσων
2005, p. 39 ; Halliwell, 2009, p. 33 ; Gastaldi, 2013, p. 39-40 ; Tarrant, 2013, p. 309 ; Tulli, 2013, p. 318. 32 Pour la traduction de ἡ ἄλλη διήγησις, voir p. 21 n. 27. 33 Gaudréault (1989, p. 90-92), relevant la c ontradiction entre 396 e 4-7 (choix d ’une énonciation contenant une part limitée d’imitation) et 397 d 4-5 (choix d’une énonciation imitative), soutient qu’en 397 d 4-5, μιμητής n’a « plus rien à voir avec le c oncept de mimésis compris au sens d’un genre littéraire ou d’un type de lexis ». Or le choix effectué en 397 d 4-5 s’accorde avec les règles de l’énonciation, alors que cela ne vaut pas pour le choix effectué en 396 e 4-7. A. Gaudréault se méprend donc sur la nature exacte de la difficulté, qui est à mettre au nombre des obstacles entravant la mise en œuvre des règles de l ’énonciation.
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ἢ ὑπὸ ἐρώτων ἐσϕαλμένον ἢ καὶ ὑπὸ μέϑης ἤ τινος ἄλλης συμϕορᾶς· ὅταν δὲ γίγνηται κατά τινα ἑαυτοῦ ἀνάξιον, οὐκ ἐϑελήσειν σπουδῇ ἀπεικάζειν ἑαυτὸν τῷ χείρονι, εἰ μὴ ἄρα κατὰ βραχύ, ὅταν τι χρηστὸν ποιῇ, ἀλλ’ αἰσχυνεῖσϑαι, ἅμα μὲν ἀγύμναστος ὢν τοῦ μιμεῖσϑαι τοὺς τοιούτους, ἅμα δὲ καὶ δυσχεραίνων αὑτὸν ἐκμάττειν τε καὶ ἐνιστάναι εἰς τοὺς τῶν κακιόνων τύπους, ἀτιμάζων τῇ διανοίᾳ, ὅτι μὴ παιδιᾶς χάριν. Εἰκός, ἔϕη.
« Ce q u’il me semble à moi, dis-je, c’est que l’homme mesuré, quand il tombera, dans son récit, sur quelque énonciation ou action d ’un homme bon, consentira à la rapporter comme s’il était lui-même cet homme et n’aura pas honte d ’une imitation de ce genre, imitant le bon principalement quand il agit de manière sûre et sensée, plus rarement et faiblement quand il s’égare sous l’effet des maladies, des amours, de l’ivresse ou de quelque autre accident. Quand il en viendra à quelqu’un d’indigne de lui, il ne consentira pas à prendre sérieusement l’apparence de quelqu’un de pire, sauf bien sûr un tout petit peu, quand il fera quelque chose d’utile, mais il aura honte à la fois parce q u’il est inexercé pour imiter les individus de ce genre, et parce q u’il répugne à prendre l’empreinte et à entrer, alors q u’il les méprise en pensée, dans le moule d ’hommes plus mauvais, à moins que cela ne soit par jeu. C’est vraisemblable, dit-il » (République, iii, 396 c 5-e 3)34.
La possibilité que l’homme bon s’égare, ou que l’homme inférieur fasse quelque chose d ’utile est elle-même problématique. Le principe de précision défini par Thrasymaque (République, i, 340 d 1-341 a 4), et appliqué par Socrate, devrait exclure cette possibilité. D’après ce principe, « chacun d’entre eux [le médecin, le calculateur etc.] pour autant qu’il est celui dont nous lui attribuons le nom, ne se trompe jamais » (340 d 7-e 1 : ἕκαστος τούτων, καϑ’ ὅσον τοῦτ’ ἔστιν ὃ προσαγορεύομεν αὐτόν, οὐδέποτε ἁμαρτάνει). L ’homme bon (capable, par définition, de résister aux accidents, d ’après ii, 381 a 3-535) et l ’homme inférieur n ’ont pas lieu de s’écarter chacun de sa définition. La résistance que l ’homme mesuré oppose à l’imitation d’hommes plus mauvais devrait complètement 34 R. Naddaff admet que ces lignes présentent le scénario du récit correspondant à la forme correcte d’énonciation. Elle les cite, mais sans relever nettement les difficultés (Naddaff, 2002, p. 49-51). 35 Pour la c onstance dans la vertu, qualité essentielle de l ’homme bon, voir encore République, iii, 402 e 3-c 3 (opposition entre la modération et les plaisirs d ’Aphrodite) ; 412 b 8-414 a 8 (désignation des gouvernants) ; iv, 429 b 8-430 c 1 (définition de la virilité) ; vi, 502 e 2-503 a 7 (rappel sur les gouvernants). Parmi les c omposantes de la vertu produites par la gymnastique, il y a l’abstention de l’ivresse, l’adaptation aux changements, l’abstention de rapports sexuels, et le refus de l ’état de malade (iii, 403 e 4-410 b 9).
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le dissuader de les prendre pour objets de ses récits. Le c ontexte lui interdit de se livrer à des imitations de ce genre, même par jeu (395 e 9 : κωμῳδεῖν). L’espèce d’énonciation retenue comme correcte (un récit composé, avec une petite portion d ’imitation) ne s ’accorde donc pas avec les prémisses – (P1) unité de la fonction et (P2) assignation aux gardiens de la fonction d’artisans très précis de la liberté de la cité – dont les règles de l’énonciation forment la c onclusion (C). La seconde typologie appelle une autre série de remarques. Dans cette typologie, les formes correcte et incorrecte d’énonciation caractérisent respectivement l’homme beau-et-bon et son opposé (au sens où chacune de ces formes définit un type moral). Or la forme correcte suppose que l’énonciation soit adaptée à son objet : l ’imitation est réservée à la vertu ; le simple récit (« l’autre espèce de récit ») est prescrit dans les autres cas. La forme correcte requiert donc un critère pour distinguer entre l’homme vertueux (qu’il est permis d’imiter) et son opposé (qu’il n’est pas permis d’imiter). Dès lors, la possibilité d ’identifier l’énonciation correcte suppose une distinction (entre la vertu et son opposé) qui est elle-même conditionnée par cette possibilité. La superposition des deux typologies a pour effet d’occulter la circularité, qui résulte pourtant du dédoublement des distinctions [la distinction entre les deux usages (correct ou incorrect) de l’imitation est fonction des objets imités, euxmêmes distingués en fonction des usages (correct ou incorrect) qu’ils font de l’imitation]. L’analyse du cercle est suscitée par l ’emploi explicite du mot « énonciation » pour désigner l’objet d’une énonciation. En effet, les personnages donnent, du poète et du faiseur de mythes utiles à la cité, la description suivante : […] ὃς ἡμῖν τὴν τοῦ ἐπιεικοῦς λέξιν μιμοῖτο καὶ τὰ λεγόμενα λέγοι ἐν ἐκείνοις τοῖς τύποις οἷς κατ’ ἀρχὰς ἐνομοϑετησάμεϑα, ὅτε τοὺς στρατιώτας ἐπεχειροῦμεν παιδεύειν.
« […] celui qui, pour nous, imiterait l’énonciation de celui qui est c onvenable et qui dirait ce qui serait dit en suivant les modèles pour lesquels nous avons depuis le commencement fixé des règles, lorsque nous avons entrepris d’éduquer les soldats » (République, iii, 398 b 1-4).
Le mot « énonciation » a ici pour référent non pas la manière dont le poète (qui utilise l’imitation) énonce les énoncés mais l’objet de son énonciation (imitative). A. Gaudréault (1989, p. 90-91), c onfronté au
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phénomène de la mise en abîme, en vient à distinguer, dans une « profusion d’hommes de bien », entre les imitants et les imités36. Or cela conduit inévitablement à renvoyer dos-à-dos les imitants et les imités, les imitants prenant modèle sur l’imitation que les imités eux-mêmes font … des imitants37. Cette analyse dirige l’attention vers la question plus générale du fondement de l’éducation des gardiens : le programme éducatif requiert une définition de l’homme vertueux alors même que l’éducation dispensée vise à produire une cité vertueuse, et à donner ainsi accès à la définition des vertus (depuis ii, 368 e 2-b 1). La première éducation de la République (ii, 376 e 2-iii, 412 b 7) est marquée par le manque de modèle positif. Juste avant l’exposé sur l’énonciation, les personnages ont renoncé à fixer (après les énoncés relatifs aux dieux, aux démons et aux héros) les énoncés relatifs aux humains, par crainte de présupposer, en disant que les poètes parlent mal des plus grands thèmes pour les humains (392 b 1 : κακῶς λέγουσιν περὶ ἀνϑρώπων τὰ μέγιστα), ce qu’ils cherchaient à démontrer (iii, 392 a 8-c 5). Comment reprocher aux poètes d’avoir recours à une énonciation incorrecte – non adaptée à son objet, suivant la valeur morale de cet objet – tant que l’on ne dispose pas d’un critère suffisant pour procéder à une évaluation morale de l ’objet de l ’énonciation ? Ces remarques mettent en évidence le caractère tautologique des règles de l’énonciation. Elles confirment que l’énonciation et l’énoncé ont un rapport d ’interdépendance, partiellement masqué par leur distinction. 36 Dans son tableau récapitulatif, Gaudréault (1989, p. 91) suppose que l ’homme c onvenable de 398 b 1-4 fait partie des imitants, alors que τὴν τοῦ ἐπιεικοῦς λέξιν à cet endroit est complément d’objet de μιμοῖτο (comme il l’admet p. 89). A. Gaudréault résiste à l’idée que l’énonciation du poète puisse avoir pour objet une énonciation, celle de l’homme convenable. Tate (1928, p. 18) (dont A. Gaudréault [1989], n. 25, p. 87) ne restitue qu’imparfaitement la position) admet que le gardien en un sens imite le style lui-même non imitatif de l’homme de bien. 37 Giuliano (2005, p. 22-58) répertorie trois distinctions entre les énonciations : A (la première typologie), B et C (les deux étapes de la seconde typologie). Il soutient que les deux modèles d’ordre éthique (l’homme mesuré et son opposé), procurés par la distinction B, précèdent leur mise en œuvre par la distinction C (les deux types non mêlés et le type mêlé), et que la distinction C se fonde sur la distinction B. Il ne remarque pas que la distinction B (entre les deux modèles) dépend des choix (qui déterminent la distinction C) effectués lors de cette mise en œuvre, donc que B se fonde également sur C. Telle que F.M. Giuliano la présente, la mise en œuvre c onsiste à faire du modèle l ’objet d ’une énonciation (imitative). En fait, la répartition entre trois distinctions (A, B et C), opérée par F.M. Giuliano (qui veut surtout dénoncer la c onfusion entre A et C, donc entre les deux typologies), souligne la circularité du passage.
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’exposé sur l’énoncé (ii, 377 b 11-iii, 392 c 6) s’attache parfois à la L question de savoir comment il faut dire ce qu’il faut dire38, et anticipe ainsi sur l’exposé sur l’énonciation (iii, 392 c 6-398 b 9). On est alors fondé à se demander ce que le passage sur l ’énonciation ajoute au passage sur l’énoncé, lui-même peu attentif aux distinctions entre les espèces d’énonciation, c omme l’observe S. Halliwell (2009, p. 37-40). On s ’aperçoit que les deux séries de remarques, et les deux difficultés qu’elles soulèvent respectivement – inadéquation avec les prémisses et tautologie –, s’éclairent mutuellement, tout en laissant subsister des zones d’ombre. A. La règle relative à l’imitation exclut la possibilité d’imiter quelque
chose de non c onvenable. C ’est alors l ’absence de modèle c onvenable qui tend à réduire à néant la part de l ’imitation, ou de la citation, dans la forme correcte d’énonciation. La description de l’imitation de l ’homme de bien (396 c 5-e 2) a une dimension hypothétique. Ce raisonnement pourrait certes c ontribuer à résoudre l ’apparente contradiction entre la prescription d’imiter l ’homme c onvenable en République, iii (397 d 4-5, 398 b 1-4) et le rappel de République, x (595 a 1-b 7), qui suppose que les règles de l’énonciation de République, iii proscrivent l’imitation39. Mais ce raisonnement fait de la citation une énigme. Le manque de modèle n’écarte-t-il pas entièrement l’imitation, y c ompris sous forme de citation ? B. La règle relative au simple récit, ou plutôt à l’autre espèce de récit (ἡ ἄλλη διήγησις), introduit la possibilité, pour l ’énonciation incorrecte, de faire l’objet d ’une énonciation correcte. C ’est alors aussi l’absence de modèle convenable, donc d’objet à imiter, qui 38 Voir les emplois d ’adverbes comme καλῶς (et κακῶς) en République, ii, 377 d 8-378 a 1, iii, 389 e 4-390 a 3, e 5 (μετρίως). 39 Giuliano (2005, p. 22) rappelle que, pour dissiper la contradiction, les c ommentateurs distinguent généralement entre deux sens de « imitation ». Voir Tate, 1928, passim ; Urmson, 1997, p. 225-226. Or cette distinction supprime la contradiction sans vraiment la résoudre. Belfiore (1984, p. 122) relève des points de cohérence entre République iii et République x. Elle soutient que seule est rejetée la « versatile imitation », désignée par l’adjectif μιμητικός lui-même défini en 395 a 2 par les mots πολλὰ μιμεῖσϑαι (ibid., p. 126-132). Elle veille à c oncilier sa position avec le fait q u’en République x, les mots de la famille de μίμησις associés à μιμητικός n’ont pas le sens technique q u’elle attribue à cet adjectif. L ’argument qui allègue la loi de l ’unité de la fonction (ibid., p. 129) revient en fait à dire que le gardien ne peut imiter que la vertu et que cela vaut pour République iii et République x.
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c ontraint les gardiens à se rabattre sur cette autre espèce de récit. Mais la forme correcte d’énonciation n ’a pas vocation à rapporter des discours (ou des actes) dénués de rectitude ou dont la rectitude n’est garantie par aucun critère précis. Q u’est-ce qui peut c onvaincre l’homme mesuré de faire le récit d ’objets indignes d ’être imités, dont l’exposé sur l’énoncé invitait plutôt à se détourner ? On va maintenant tenter de répondre aux deux questions posées ci-dessus, en c ommençant par la seconde (la question B).
UNE MÉTHODE ALTERNATIVE LE RÉCIT D ’OBJETS INDIGNES D’ÊTRE IMITÉS (QUESTION B)
L’insistance sur le manque de modèle c onvenable paraît entrer en tension avec la proposition de voir en Platon citateur un exemple de réappropriation par la philosophie des discours de savoir antérieurs. Cette insistance est pourtant fondée. Le dialogue qui s’étend de République ii à ix trouve un point de départ dans le passage où Adimante accuse tous les auteurs, anciens et présents, d’avoir échoué à procurer un modèle satisfaisant (ii, 366 d 5-367 a 4). On ne saurait reconsidérer l’éclairage critique parfois projeté sur les discours de savoir antérieurs sans signaler ce que cet éclairage doit à Platon ou à ses personnages, qui prennent une part active à l’ancienne opposition entre la philosophie et la poésie (République, x, 607 b 1-608 b 3). Certains commentateurs voient même dans cette opposition une invention de Platon, c omme le rappellent R. Blondell (2002, p. 1) ou G. W. Most (2011, p. 2-4). Or, en se qualifiant d’instituteur ridicule et flou, Socrate, personnage emblématique d’une méthode réfutative et aporétique, se reconnaît incapable de remplir lui-même la fonction de modèle. Γελοῖος, ἦν δ ’ ἐγώ, ἔοικα διδάσκαλος εἶναι καὶ ἀσαϕής· ὥσπερ οὖν οἱ ἀδύνατοι λέγειν, οὐ κατὰ ὅλον ἀλλ’ ἀπολαϐὼν μέρος τι πειράσομαί σοι ἐν τούτῳ δηλῶσαι ὃ βούλομαι.
« Il est ridicule, dis-je, et flou, l ’instituteur que je parais être. Alors, c omme ceux qui sont incapables de tenir un discours, ce n ’est pas au niveau de l ’ensemble
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mais en prélevant une portion que j’essaierai de te montrer, dans cette portion, ce que je veux dire » (République, iii, 392 d 4-e 1).
La manière dont Socrate se désigne (en accord avec son personnage) ’est pas insignifiante. Socrate (qui nie avoir été un instituteur en n Apologie, 33 a 5) ne se présente pas c omme un instituteur plus c ompétent qu’Homère, auquel il conteste cette qualification par la suite (République, x, 606 e 1-607 a 5). Rien n ’autorise à préjuger que, c omme l’affirment S. Gastaldi (1998, p. 372) ou M. Tulli (2013, p. 318), Socrate procure en lui-même le modèle convenable40. C’est même la conscience d ’être incapable de tenir un discours qui le décide à produire, non un modèle convenable, mais une illustration de la première typologie, sous la forme d’une version remaniée en simple récit d’un extrait de l’Iliade dont la version originale était une imitation (iii, 392 e 2-394 b 2). Il est vrai que l’assimilation de l’imitation à une usurpation, dans le c ontexte, projette sur l’énonciation homérique un éclairage critique, que le critère moral de la seconde typologie n’incite pas à récuser. On est même fondé à supposer que l’énonciation socratique (simple récit) apporte une inflexion positive à l’énonciation homérique (imitation), comme si le changement d’énonciation avait un effet correctif. Mais on ne saurait exagérer la portée de cet effet. La reprise, par l’énonciation socratique, de l’énonciation homérique ne fait que soumettre cette énonciation homérique à un éclairage critique. La correction apportée par cette reprise laisse irrésolue la question du modèle c onvenable. La reprise socratique indique seulement le point de partage, entre les formes correcte et incorrecte d’énonciation, auquel l’absence de modèle convenable ne peut que reconduire. La conversion en simple récit de l’imitation par Homère du dialogue entre Chrysès et Agamemnon permet simplement à Socrate de se distancier de la forme incorrecte et de s ’approcher de la forme correcte. Le passage par l’exemple est cependant porteur d’une méthode alternative, capable de suppléer au modèle convenable. Le contraste entre « au niveau de l’ensemble » et « en prélevant une portion » équivaut au constraste entre la règle et le cas dont on tire habituellement une 40 Rien n’autorise non plus à voir dans l’appellation « instituteur ridicule et flou » un stratagème, c omme le fait Naddaff (2002, p. 55-57). En fait, son analyse de l ’attitude de Socrate revient à écarter cette idée de stratagème.
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illustration de la règle. La méthode alternative passe par l’exemple, qui est avancé, non c omme modèle à imiter (ce modèle, évoqué en iii, 402 b 9-c 9 et vi, 484 c 6-d 4, serait une Idée), mais c omme objet d ’un examen réfléchi. Ce point fonde la possibilité de faire le récit d ’objets dont la rectitude n ’est pas acquise. Le gardien privé de modèle convenable peut du moins examiner les cas q u’il lui arrive de rencontrer ; il a même le devoir de le faire (sa fonction de gardien l’exige). Il peut ainsi en venir à prendre pour objets de ses récits des cas auxquels l’examen attribuera une valeur négative, les désignant comme marqueurs d’une voie à ne pas suivre. Le simple récit d’un objet que l’on juge indigne d’être imité pourrait lui-même c onstituer, moyennant la reprise ou la poursuite de l’examen (dont le point focal se déplacerait alors d’un cran), un objet digne d ’être imité. Ainsi la méthode alternative autorise-t-elle l ’imitation de l’espèce de récit que le récitant avisé utilise pour mettre à distance une énonciation ainsi exposée à une réflexion critique. Ce point s ’accorde avec l’imitation par Socrate [qui, en 393 d 2-8, se met plus ou moins dans la peau du poète41, afin de citer le discours qu’Homère aurait pu tenir] de la version remaniée en simple récit (d’après 394 a 7-b 1) d’un extrait de l’Iliade (i, 17-42), dont la version originale était une imitation. Le récitant avisé, étant dépourvu de modèle évident, mesure l ’écart entre les exemples disponibles et ce modèle, que les poètes échouent à incarner (ii, 366 d 5-367 a 4), mais q u’ils contribuent à rendre accessible (en produisant ces exemples). Il atteint alors à la connaissance d’objets dont il se détourne simultanément (396 a 4-b 4 : le gardien doit c onnaître le vice mais ne peut y appliquer sa pensée). Placé au point de partage entre les formes correcte et incorrecte d ’énonciation, il se sert d ’une énonciation de type mêlé (ni correcte ni incorrecte ou les deux à la fois) pour se distancier de la forme incorrecte et se rapprocher de la forme correcte. La description apparemment amphibologique de l’énoncation correcte (iii, 396 c5-e 3, cité ci-dessus p. 24-25) reflète cette méthode alternative, fondée sur l’examen des exemples disponibles. L’examen n ’exclut pas que l’homme bon s’égare – en c onduisant cet 41 Ce point, relevé par Kosman (1992, p. 76-78), est souligné par Naddaff (2002, p. 57-64). Lake (2011, p. 490) écrit : « […] it is difficult to read Socrates’ arguments against mimetic narrative without realizing that in the very process Socrates himself is, in effect, operating in a mimetic mode by impersonating Homer. At the same time, the author Plato is employing mimesis as well. »
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examen, qui lui permet de se ressaisir – ou que l’homme inférieur fasse quelque chose d ’utile – en procurant un objet à ce même examen, qui l’amène à se corriger. La méthode alternative, parce qu’elle prend au sérieux le manque de modèle convenable, s’apparente à un jeu (396 e 2 : παιδιά)42. Cette analyse éclaire l’ambiguité relative à la forme correcte d ’énonciation, successivement identifiée à un récit c omposé (un récit composé d’imitation et de l’autre espèce de récit, avec une petite portion d’imitation dans un récit c onséquent) (396 e 4-7), et définie (en accord avec les règles de l’énonciation) comme imitation de l’homme convenable (397 d 4-5). Le récit c omposé du récitant qui mène un examen réfléchi des discours q u’il lui arrive d’entendre procure en lui-même à l’imitation – étant entendu que cette imitation implique un examen de ce récit – un objet adapté. La méthode alternative confirme l ’existence d’un rapport d’interdépendance entre énoncé et énonciation. Elle ouvre la possibilité de lever l’objection générale qui, opposant les règles de l’énonciation (République, iii, 392 c 6-398 b 9) à l ’auteur des Dialogues, lui reproche de ne pas respecter ses propres principes43. LES CITATIONS (QUESTION A)
Mais cette méthode ne rend c ompte ni de la part des citations dans la forme correcte d’énonciation, ni de l’usage que Socrate fait des citations. La réflexion sur l’éducation des gardiens c onduit Socrate à opposer aux œuvres des poètes des commentaires critiques qui composent un récit simple entrecoupé de citations des passages critiqués. L ’attention au risque d ’« obtenir le bénéfice de l’être à partir de l’imitation » (395 c 7-d 1) devrait l’inciter à s’en tenir au simple récit pour restituer les énoncés qu’il récuse, donc à s’abstenir de les citer tels quels (de reproduire l’énonciation dans laquelle ces énoncés sont pris). R. Blondell (2002, p. 239-243), tirant les conséquences du passage sur l’énonciation, voit dans les espèces d ’énonciation utilisées par les frères de Platon au début 42 Halliwell (2011, p. 264) c omprend l’allusion à une réception ludique des imitations poétiques c omme une manière de juguler les effets de la tragédie. 43 Pour cette remarque, voir Kosman, 1992, p. 78, p. 87 ; Blondell, 2002, p. 228-235 ; Kastely, 2015, p. 78. D’après C. Collobert, Platon suit les prescriptions de Socrate, personnage-narrateur de la République. Mais C. Collobert parle aussi de la « licence de Platon » qu’elle propose de comprendre en termes de réception (Collobert, 2013, n. 18, p. 468-469 et p. 475). La réflexion du lecteur peut avoir pour effet de corriger les écarts apparemment c ommis par l’auteur d ’un dialogue.
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de République ii des symptômes de leur personnalités morales. La narration indirecte permet à Glaucon (République, ii, 358 b 1-362 c 8) de décrire les hommes mauvais sans se modeler sur eux (en les objectivant et les dépersonnalisant) ; en revanche, les citations directes témoignent de l’impact que les discours moralement contestables ont produit sur Adimante (362 e 1-367 e 5). Les citations que Socrate s’obstine à faire pourraient lui attirer une remarque similaire. Son incapacité à remplir la fonction de modèle ne le dispense ni de tenter d’approcher ce modèle ni de suivre les règles qu’il veille lui-même à instituer. Qualifiant la citation de « jeu dangereux », D. Bouvier (2002, p. 33) affirme qu’une tension s’instaure entre le texte citant et le texte cité : « le texte cité peut, à l ’insu du citateur, aliéner le texte qui le reçoit ». Il explique que Socrate, dans l ’Hippias Mineur et l’Ion, met ses interlocuteurs dans l’incapacité de citer Homère et reste alors seul à pouvoir se charger de le faire. Or, dans la République, la présence marquée d’Homère est « paradoxale » : en République ii et iii, sur 26 passages qu’il mentionne, […] Socrate en condamne 24 et n’en retient que 2. Dans la République, les
citations d ’Homère servent à dénoncer ce que le poète ne doit plus dire ; l’Homère cité est ainsi de façon contradictoire l’Homère q u’on ne saurait accepter. Platon aide à transmettre la poésie q u’il veut interdire (ibid., p. 46).
Le problème, c’est que la critique des énoncés empêche de leur attribuer la valeur morale positive qui autoriserait à les citer et que les règles de l’énonciation interdisent de citer les énoncés critiqués. La méthode alternative n’élimine pas totalement les difficultés que soulève le décalage entre les règles de l’énonciation et leur interprétation ou leur exemplification dans le c ontexte. La résolution des difficultés suppose en fait que l ’on ne renonce pas à s’étonner de voir Socrate citer des énoncés q u’il disqualifie. En les reproduisant avec l’énonciation dans laquelle ils sont pris, Socrate reprend ces énoncés à son compte, dans le moment même où il s’en distancie. Le choix de la citation comme espèce d’énonciation est l’indice d’une résistance, que les vers cités parviennent à opposer aux objections qu’ils suscitent. La question de la citation occupe une position centrale dans la problématique liée à l ’équivocité du rapport que le texte platonicien entretient avec les discours de savoir antérieurs. Les c ommentateurs, renvoyant dos à dos Socrate détracteur et Socrate laudateur de la poésie, cherchent
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généralement à identifier la position de Platon. S. Halliwell (2011, p. 261), qui rappelle les termes de ce débat, propose de les dépasser en soutenant que le rapport entre philosophie et poésie se présente plutôt comme un problème, « a challenge to readers to develop new, philosophically anchored justifications of poetry ». Mon approche est la suivante. Elle propose de partir de l’idée que les citations ne prennent vraiment tout leur sens que dans le cadre de ce jeu intertextuel auquel le lecteur est invité à participer. Plutôt que d’opposer « Platon philosophe » à « Platon citateur », on parie sur le fait que « Socrate citateur » applique les règles fixées par « Socrate instituteur ridicule et flou ». Cette approche n ’équivaut pas à admettre que Platon « ne tombe pas sous le coup de sa propre critique » (Chieza, 2002, p. 57) ; au contraire, cette approche appelle une confrontation suivie entre la pratique (illustrée par les textes) et la méthode (dont ces textes présentent la théorie). Mais cette approche refuse de prendre les règles et les exemples pour évidents, donc de trancher sans autre forme de procès la question de leur compatibilité ou de leur incompatibilité. On part même du principe que le critère de distinction entre la vertu et son opposé n’est pas acquis. Autrement dit, on suppose que Socrate a une raison valable de citer les vers qu’il critique, une raison dont l’intelligibilité passe par le rappel de son incapacité à procurer un modèle c onvenable. La critique des vers cités confirme cette incapacité (ces vers ont été enseignés à Socrate, par ses éducateurs44) tout en la dépassant (Socrate perçoit les écueils de l’enseignement reçu). On s’interroge alors sur la possibilité d’attribuer aux vers cités une valeur positive, mais toujours solidaire de la pensée (396 e 1 : διανοία) qui leur attribue une valeur négative. Cette pensée c onduit à réviser l’assignation d’un premier sens à l’énoncé cité et à proposer de lui assigner un second sens, qui autorise la citation. L ’accès à ce second sens est indiqué par les termes qui introduisent la citation45. Cette réponse à la question [notée (A) ci-dessus p. 28] que soulève l’insertion de citations dans un c ontexte qui les limite voire les proscrit n’est pas simple. Elle a trois corollaires, qui forment un programme de recherche, principalement centré sur les citations de République ii et iii, mais dont la méthode pourrait être étendue à d ’autres citations dans le corpus. 44 D’après Naddaff (2002, p. 39-40 et p. 56), Socrate doit à son éducation de pouvoir citer les vers qu’il critique. 45 Collobert (2013, p. 471) note l’effet de distance produit par les formules diégétiques introduisant une citation.
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Le texte platonicien a une valeur pragmatique. Il charge son lecteur de conduire l’examen dialectique des discours de savoir antérieurs, en particulier des discours cités. II. La critique dont ces discours font parfois l ’objet vise une première entente de ces discours. Les discours cités peuvent être réentendus en un sens qui répond à la critique, en l’intégrant. III. Le texte platonicien donne lieu à un feuilletage des énonciations, qui complique certes les tentatives visant à rapporter ce texte aux différentes espèces d ’énonciation de la première typologie, mais qui fait sens. I.
On peut maintenant développer l’explication de chacun de ces points. (I) La philosophie, celle qui trouve son instituteur en Socrate – un instituteur ridicule et flou – ne peut s ’approprier ni même citer un discours de savoir antérieur sans le soumettre à un examen poussé. L’usage correct des espèces d’énonciation de la première typologie suppose qu’elles soient chacune sélectionnée suivant la valeur morale de l’objet de l ’énonciation. L ’énonciation correcte passe par un examen dialectique des productions des poètes. Cet examen remplit la fonction de l’antidote (ϕάρμακος), dont Socrate dit (République, x, 595 b 6-7) q u’il supprime les effets nocifs des imitations poétiques et q u’il réside dans la c onnaissance de ce qu’elles sont en réalité (τὸ εἰδέναι αὐτὰ οἷα τυγχάνει ὄντα). Certains commentateurs, à la suite de A. H. Gilbert (1939, p. 9-10)46, identifient cet antidote à l’examen réfléchi des compositions poétiques, que les personnages invoquent aussi en mettant la poésie au défi de plaider (philosophiquement ?) sa cause (République, x, 607 b 1-608 b 3). On ne saurait préjuger l’issue de l’examen, qui peut prendre la forme d’une critique comme d’un plaidoyer. Les allusions à cet examen ont une fonction pragmatique. Elles enjoignent le lecteur à le mener lui-même, en s’appuyant entre autres sur les indications fournies par la critique des citations dont cette même critique porte à s’étonner. (II) Puisque l’appropriation d’un discours suppose que l’on fasse de ce discours l’objet d’un examen dialectique, cette appropriation ne 46 Pour l’hypothèse d ’un rapport dialectique entre Platon et Homère en République x, voir T. Clark (2007), et, dans ce volume, l’article de F. Renaud, « Homère interlocuteur ? La citation dialectique chez Platon », p. 79-101. D. Clay allègue le nombre des citations tirées de la poésie pour soutenir que, dans le cadre de la défense de la poésie (République, x, 607 b 1-608 b 3), Platon pourrait lui-même se faire l ’avocat d’Homère (Clay, 2011, p. 673).
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s ’épuise pas dans l ’entente la plus immédiate du discours : elle oblige à le réentendre. Plusieurs passages du corpus mettent en scène un dialogue de ce genre, où les objections opposées à un énoncé poétique conduisent à reconsidérer la signification assignée aux termes qui le composent. Par exemple, en Lysis, 213 e 3-214 e 1, l’énoncé poétique « toujours un dieu conduit le semblable vers son semblable » fait l ’objet d ’un examen dialectique ; cet examen suggère aux personnages (qui c omparent l ’énoncé initial à une énigme) de reconsidérer la signification du mot « semblable ». D’après M. Erler, cette attitude caractérise Socrate : […] bien que Socrate reconnaisse souvent que ce qu’il a entendu d’autorités
anciennes est important et même correct, il n ’aime pas accepter ce q u’il a entendu sans l’avoir auparavant mis à l’épreuve dans une discussion dialectique (Erler, 2001, p. 69).
M. Erler parle encore de l’importance de « réfléchir encore et encore sur le problème » pour comprendre pourquoi ce qui est dit est juste (ibid., p. 75). Les objections opposées aux vers cités en République ii et iii guident la tâche du lecteur, qui travaille à acquérir, de ces vers, une entente capable de légitimer le choix de les citer dans ce c ontexte pourtant critique. La possibilité d’un approfondissement du sens des énoncés n’entre en contradiction ni avec l’affirmation selon laquelle les poètes font de belles compositions mais ignorent de quoi il parlent (Apologie, 22 c 2-6), ni avec les réserves que Socrate paraît parfois opposer à l ’interprétation des mythes (République, ii, 378 d 7-e 4, Phèdre, 229 c 4-230 b 1). D. Clay (2011, p. 673) voit même dans la référence à un sens sous-jacent (ὑπόνοια), non discernable par le jeune gardien (378 d 7-e 4), une allusion à une lecture plus approfondie d’Homère (la répétition de ἀκούειν à cet endroit incite même à réentendre les vers entendus). L ’examen dialectique se c ontente de vérifier que la critique des vers cités est fondée ; cet examen révèle alors que les citations peuvent être entendues en un sens qui, parce qu’il intègre cette critique, parvient à l’écarter. Le principe de cet usage de la poésie est formulé par R. Naddaff : In the primary educational program that Socrates constructs for the elite future guardians, poetry retains its traditional paideutical role, but it does this – here is the paradox – only insofar as it is censored (Naddaff, 2002, p. 12).
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Or ce principe (qui commande l’usage de la poèsie) n’est vraiment fondé q u’au moment où l’examen dialectique démontre enfin que la « censure » confère aux vers critiqués (plutôt que « censurés ») et cités une valeur éducative, par exemple en faisant entendre dans ces vers la critique dont ils font l’objet. Comme le suggère D. Clay (2011, p. 673), la voie de cet examen des citations est indiquée par le traitement dont les vers 489-491 de l’Odyssée xi font l’objet dans la République. Socrate cite une première fois ces vers, qu’il propose alors d’effacer (iii, 386 c 3-7), mais ne renonce pas à les citer une seconde fois (vii, 516 d 4-7), sous une forme adaptée au contexte et tronquée. Tels sont les vers initialement cités : βουλοίμην κ’ ἐπάρουρος ἐὼν ϑητευέμεν ἄλλῳ ἀνδρὶ παρ’ ἀκλήρῳ, ᾧ μὴ βίοτος πολὺς εἴη ἢ πᾶσιν νεκύεσσι καταϕϑιμένοισιν ἀνάσσειν
« J’aimerais mieux être un aide-laboureur, aux gages D’un autre homme, un sans terre, menant une pauvre vie, Plutôt que de régner sur tous les morts qui ont péri… » (République, iii, 386 c 3-7)47
En République, iii, 386 c 3-7, Socrate reproche à ces vers, qu’Homère met dans la bouche de l’ombre d ’Achille, de déprécier le domaine d’Hadès, au lieu de le louer. En vii, 516 d 4-7, la citation, réduite à sa première moitié, indique que, pour l’ancien prisonnier sorti de sa prison, le domaine du soleil, à l’extérieur de la caverne, paraît supérieur au domaine du feu, à l’intérieur de la caverne. Or, c omme le signale le jeu de mots rapprochant ἀιδής (« invisible ») et Hadès (Phédon, 80 d 5-7 ; Gorgias, 493 b 4-5), le domaine d’Hadès peut représenter l’intelligible, lui-même défini par contraste avec le visible. La citation d’Euripide en Gorgias, 492 e 8-493 a 1 – « qui sait si vivre n’est pas mourir et si mourir n ’est pas vivre ? » –, trouve un écho dans le Phédon (à partir de 64 a 4-6), avec l’analogie entre la mort et la philosophie : ce que la plupart des gens appellent « mourir », c ’est « vivre », pour les philosophes, et inversement. L’entente philosophique des termes a pour condition la mise en doute de leur entente la plus c ommune. La critique dirigée dans le contexte de République, iii, 386 c 3-7 contre les vers 489-491 de l’Odyssée xi invite à vérifier le sens des termes employés par Homère, 47 La traduction citée ici est celle de Pachet, 1993.
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de façon à rapporter ces termes à leurs référents adéquats, opération qui légitime la citation des vers incriminés, comme l’atteste encore leur reprise partielle en vii, 516 d 4-7. Autrement dit, on peut dire cela d’Hadès, pourvu qu’Hadès soit rapporté à la mort (la liaison de l’âme et du corps) à laquelle les philosophes échappent quand ils renoncent à croire que cela peut se dire de ce que l’on appelle communément la mort (la déliaison). La déclaration attribuée à Achille admet une signification qui non seulement autorise Socrate à la reprendre à son compte mais suppose la critique dont cette déclaration fait initialement l ’objet. (III) Le jeu stylistique que permet la c ombinaison des deux premières espèces d ’énonciation de la première typologie, le simple récit et l’imitation, participe de cet usage philosophique de la citation et mérite de retenir l’attention. Cela peut entraîner une sorte de feuilletage des énonciations, que Socrate paraît négliger, mais dont ses distinctions conditionnent en fait l ’analyse, c omme l ’attestent les termes dans lesquels S. Halliwell (2009, p. 20-28) c ommente le silence de Socrate sur la possibilité d’articuler ou de superposer les différentes espèces d’énonciation. L’entreprise visant à répertorier les citations au sens restreint en les séparant des citations au sens large rencontrerait rapidement des difficultés ; les trois espèces d’énonciation de la première typologie ne sont aisées à discerner q u’en apparence. Ainsi les tentatives de R. Blondell (2002, p. 232-245) pour rapporter le texte de la République à une espèce d’énonciation confirment S. Halliwell (2009, p. 28) dans l’idée que « the typology of diêgêsis renders the operations of Platonic writing itself anything but transparent ». La typologie élaborée par Socrate ne recouvre pas la complexité des énonciations utilisées par Platon (S. Halliwell, ibid., p. 20-28, p. 36), que cette typologie permet pourtant de concevoir48. L’exemple donné pour illustrer la première typologie – une version remaniée en simple récit (République, iii, 393 d 3-394 a 7) d’un extrait de l’Iliade (i, 17-42) dont la version originale était une imitation – est lui-même problématique. Le passage choisi par Socrate fait déjà l’objet, dans l’Iliade (i, 376-380), d’un rappel placé par Homère dans la bouche d’Achille (qui s ’adresse à sa mère Thétis). En produisant cet exemple de simple récit, Socrate non seulement imite un Homère fictif (et avec lui, Achille, personnage d ’Homère), mais brouille la distinction entre le style 48 Tarrant (2013) compare la pratique de Platon avec la théorie de l’énonciation en République, iii, 392 c 6-398 b 9 en des termes qui mettent en évidence cette complexité.
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indirect, propre au simple récit, et le style direct, propre à l’imitation, comme le montre D. Shalev (2010), à partir d ’une analyse stylistique comparant la reprise socratique à l ’original homérique [analyse encouragée par l ’allusion à une c onnaissance antéposée de l ’original (392 e 2-393 a 2)]. Les lignes qui introduisent l ’exemple donnent, du début de l ’Iliade, un résumé (392 e 2-393 a 1) qui serait plus propre à illustrer la définition du simple récit. Cette introduction procure à Socrate l’occasion de citer (393 a 4-5) des derniers vers du simple récit qui, dans l’Iliade (i, 15-16 ; voir i, 374-375, où ces vers, insérés dans le récit d’Achille, sont répétés), précède le passage remanié ensuite (393 d 3-394 a 7). Le traitement réservé à cet épisode de l’Iliade signale l’influence d’un double mouvement d ’assimilation et de dissimilation. Socrate, se reconnaissant partiellement dans la demande adressée par Chysès aux deux fils d ’Atrée, attend des deux frères de Platon q u’ils lui fassent une réponse différente de celle d ’Agamemnon. Le prêtre d ’Apollon prie les Achéens de « délier sa fille » [τὴν ϑυγατέρα λῦσαι, dans la version de Socrate, qui substitue ϑυγάτηρ (393 e 2) à παῖς (Iliade, i, 20)]. Dans les Dialogues (Phédon, 64 e 8-65 a 2, 67 d 1-10, 83 a 1-3, République, vii, 515 c 4-5), la déliaison (λύσις) désigne par métaphore l’opération intellectuelle requise pour se détacher des perceptions sensibles et des opinions qui découlent de ces perceptions. La figure d ’Apollon inspire la méthode réfutative employée par Socrate pour provoquer cette forme de déliaison (Apologie, 23 a 5-b 4). Le féminin est associé à une analogie entre l’activité intellectuelle et la procréation (Banquet, 206 c 1-4, 208 e 5-209 e 4) ou entre la méthode socratique et l ’accouchement (Théétète, 149 a 1-151 d3). Le programme éducatif décrit dans l ’exposé sur l ’énoncé (λόγος) (ii, 377 b 11-iii 392 c 6) vise à inculquer des opinions aux gardiens (377 a 12-b 10, 378 d 7-e 4) : il s’apparente à un endocrinement, comme le note R. Waterfield (1993, p. xxiii). L ’exposé sur l ’énonciation (λέξις) (iii, 392 c 6-398 b 9), qui fait passer le gardien de la position d’auditeur à la position de locuteur, induit une réflexion sur la possibilité de reprendre ou non à son compte le discours de quelqu’un d’autre. Même quand elle débouche sur une réappropriation, cette réflexion implique une mise à distance des opinions reçues ; laquelle mise à distance est c omparable à une déliaison. Le traitement auquel Socrate soumet Homère met lui-même en scène une réflexion de ce genre, au sens où, comme l’écrit P.G. Lake :
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Socrates is not a passive receptacle into which the words of Homer are poured only to be spat out again verbatim (Lake, 2011, p. 508).
Cette analyse rend compte de l’importance accordée à la liberté (ἐλευϑερία) parmi les vertus que les gardiens ont le devoir d ’imiter (395 b 8-d 1, en écho à 389 b 5-6). Elle éclaire l ’allusion par laquelle Socrate suggère que l’exposé a une portée plus étendue q u’il n ’y paraît (394 d 7 : Ἴσως, ἦν δ ’ ἐγώ, ἴσως δὲ καὶ πλείω ἔτι τούτων·)49. Loin d’autoriser à négliger les différences entre les espèces d’énonciations utilisées par l’auteur des Dialogues, le feuilletage des énonciations invite donc à s’attacher aux variations. Car l’intertextualité travaille le texte platonicien pour ainsi dans l’épaisseur. Ce texte entretient un double rapport, de dissimilation et d ’assimilation, un rapport dialectique, avec les discours de savoir dont il se démarque et se nourrit c onjointement.
CONCLUSION
Cette étude des règles de l’énonciation (République, iii, 392 c 6-398 b 9) est partie de la question de savoir si l’usage que « Platon citateur » fait de la citation obéit à une méthode. La méthode déduite des règles de l’énonciation se fonde sur une évaluation du discours (l’énoncé pris dans son énonciation) qu’il s’agit de rapporter : seul peut être cité le discours dont l’évaluation est positive. Or Platon, ou plutôt le Socrate de la République s’applique à soumettre les discours de savoir antérieurs à un éclairage critique. Cela devrait limiter, voire réduire à néant la proportion des citations dans les Dialogues, du moins au sens restreint du mot « citation ». Pourtant, les citations abondent, tout particulièrement dans le contexte des règles de l’énonciation, où l’éclairage critique atteint un maximum d’intensité. La seule façon cohérente de dissiper cette contradiction consiste à admettre que, dans le texte platonicien, en particulier en République ii et iii, « la citation est une énigme ». Cette proposition, d’abord employée pour problématiser l’usage platonicien de la citation, reçoit ensuite – dans le cadre défini par la méthode alternative, 49 Pour les interrogations que suscite cette allusion, voir Giuliano, 2005, n. 19, p. 28-29.
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fondée sur l’examen critique des exemples disponibles – une signification nouvelle, pragmatique. Sertie dans un texte qui tend parfois à l ’expulser, la citation se présente c omme un problème posé au lecteur, c omme un levier à actionner pour accéder à l’instruction que le texte platonicien, par cette forme originale d’intertextualité, se propose de dispenser à son lecteur. Les altérations que « Platon citateur » fait subir à certaines de ses sources méritent alors probablement d’être tenues pour significatives. L’usage platonicien de αἴνιγμα (« énigme ») et αἰνίττεσϑαι (« parler par énigmes »), rares dans le corpus platonicien, indique la voie à emprunter. Ces mots qualifient souvent une formule qui suscite des objections, mais qu’un examen plus poussé, inspiré par les objections, pourrait rendre acceptable. L ’emploi le plus emblématique se trouve en Apologie, 21 b 4, où le verbe « parler par énigmes » a pour sujet le dieu (Apollon), auteur de la réponse (que Socrate cite en 21 a 7) à la question posée par Chéréphon sur Socrate : « personne n’est plus savant ». C ’est en menant l’enquête destinée à réfuter l’oracle (21 c 1-2) que Socrate, moyennant une révision du sens de cet oracle, en vient l’étayer (23 b 6-7). Dans le Charmide, c’est la formule « faire ses propres affaires » (τὸ τὰ αὑτοῦ πράττειν), citée comme une définition de la sagesse (σωϕροσύνη) attribuée à Critias, qui est qualifiée d ’énigme (Charmide, 161 c 9, 162 a 10, b 4). Entendue en un premier sens, cette définition fait l ’objet d’une réfutation qui ouvre la possibilité de lui attacher un second sens50. Il n ’est donc pas nécessaire d’ignorer ni même de relativiser la critique des discours de savoir antérieurs pour admettre que les discours cités par Platon font l’objet d’une réappropriation. Cela suppose que la critique soit prise pour ce q u’elle est : le moyen de restituer aux citations leur caractère énigmatique, et d ’en faire ainsi la matière d’une activité dialectique.
Karine Tordo Rombaut Institut de Philosophie de Grenoble (IPhiG), EA3699 50 En Charmide, 164 e 6, Critias emploie l’adverbe αἰνιγμτωδέστερον à propos de la citation de l’inscription du temple d’Apollon à Delphes, le « connais-toi toi-même ». Voir aussi Lysis, 213 e 3-214 e 1 mentionné ci-dessus p. 36. En République, v, 479 c 1, αἴνιγμα qualifie une formule équivalant à une devinette.
UN HÉROS DE LA PHILOSOPHIE Achille dans l’Apologie de Platon La critique qui met en avant le goût littéraire de Platon, et qui en souligne le profil « doctus », souvent engagé dans une recherche sur la poésie du passé, a relevé la fonction tout sauf marginale que la citation directe joue dans les Dialogues1. Il est possible de reconstituer ici, par l’insertion dans le discours d’une citation directe, l’habitude qu’avait Platon d’opérer un glissement de sens ayant pour objectif de transformer le texte en cheville ouvrière de l’argumentation, de l’examen d ’un c oncept ou de la caractérisation d’un personnage. On trouve ainsi, dans le corpus platonicien, un grand nombre de pages qui témoignent d ’un tel glissement de sens, cette contribution vise à en reconstruire les modalités quand il s’agit de la caractérisation de Socrate, et en particulier dans l’Apologie (28 b-d), où l’on trouve une citation directe du chant XVIII de l’Iliade (78-106). La comparaison entre Socrate et Achille engendre ici un tel glissement de sens qui projette, sur la recherche que mène Socrate, la force du héros2. Par elle-même, la métaphore « glissement de sens » rappelle le phénomène de Triebkraft, déjà étudié sur le plan lexical3. On peut dire que cette habitude tire son origine d ’une relation très similaire à la tradition. Dans le corpus platonicien la citation directe oscille entre mémoire et transgression, entre fidélité et détournement, aussi bien dans une perspective philosophique que dans une perspective littéraire4. Cf. Erler, 2003, p. 153-173. Sur l’origine, la force et les nuances de cette interprétation des Dialogues, voit l ’analyse de Giuliano, 2000, p. 1-43 = Giuliano 2004, p. 240-282. 2 L’importance, pour Platon, du chant XVIII de l ’Iliade est confirmé dans le Banquet (179 b-180 b) par la réflexion de Phèdre, rappelée par Diotime (208 b-e). Cf. Hourcade Sciou, 2016, p. 118-123. La comparaison entre Socrate et Achille est explicitement développée par Platon dans le Criton (43 d-44 b) au moyen d’une citation directe du chant IX de l’Iliade (356-377). Cf. Bernard, 2016, p. 55-61. 3 Par Classen, 1959, p. 178-181. 4 Cf. Giuliano, 2005, p. 307-338. 1
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La comparaison entre Socrate et Achille se trouve dans les pages de la digressio, en particulier au centre du premier et du plus long discours de Socrate. Platon insère les vers d’Homère juste après la section dialectique, l’interrogatio de Mélétos, ce passage étant c ongruent à l ’interrogatio de Mélétos tant par la forme que par le c ontenu. Par la forme, parce que le τις que l’on y trouve projette la section dialectique sur la digressio et permet d’entrelacer l’interrogatio de Mélétos à l’interrogatio de Socrate. C’est le même τις que l’on rencontre très souvent dans les discours de Socrate lorsqu’il présente une opinion, certes répandue et contestable, mais qui n’est pas inutile pour l’argumentation5. Par le contenu, parce que l’interrogatio de Mélétos introduit, vers la fin, le problème des particularités naturelles des δαίμονες, fils illégitimes (νόϑοι) des dieux. Achille, aussitôt après, entre en scène comme le protagoniste de la digressio : Achille, le plus illustre des δαίμονες, fils de Pélée et de Thétis6. Dans la digressio, il n’est pas aisé de retrouver la citation directe. Le style de Socrate, fluide quoique parfois heurté, riche d’anacoluthes et très souvent elliptique, est émaillé de mots d’Homère qui se succèdent et servent à la défense et à l’affirmation positive d ’un programme de vie face à la mort : Ἴσως δ᾽ ἂν οὖν εἴποι τις· “Εἶτ᾽ οὐκ αἰσχύνῃ, ὦ Σώκρατες, τοιοῦτον ἐπιτήδευμα ἐπιτηδεύσας ἐξ οὗ κινδυνεύεις νυνὶ ἀποϑανεῖν ;” ἐγὼ δὲ τούτῳ ἂν δίκαιον λόγον ἀντείποιμι, ὅτι “Οὐ καλῶς λέγεις, ὦ ἄνϑρωπε, εἰ οἴει δεῖν κίνδυνον ὑπολογίζεσϑαι τοῦ ζῆν ἢ τεϑνάναι ἄνδρα ὅτου τι καὶ σμικρὸν ὄφελός ἐστιν, ἀλλ᾽ οὐκ ἐκεῖνο μόνον σκοπεῖν ὅταν πράττῃ, πότερον δίκαια ἢ ἄδικα πράττει, καὶ ἀνδρὸς ἀγαϑοῦ ἔργα ἢ κακοῦ. φαῦλοι γὰρ ἂν τῷ γε σῷ λόγῳ εἶεν τῶν ἡμιϑέων ὅσοι ἐν Τροίᾳ τετελευτήκασιν οἵ τε ἄλλοι καὶ ὁ τῆς Θέτιδος ὑός, ὃς τοσοῦτον τοῦ κινδύνου κατεφρόνησεν παρὰ τὸ αἰσχρόν τι ὑπομεῖναι ὥστε, ἐπειδὴ εἶπεν ἡ μήτηρ αὐτῷ προϑυμουμένῳ Ἕκτορα ἀποκτεῖναι, ϑεὸς οὖσα, οὑτωσί πως, ὡς ἐγὼ οἶμαι· ‘Ὦ παῖ, εἰ τιμωρήσεις Πατρόκλῳ τῷ ἑταίρῳ τὸν φόνον καὶ Ἕκτορα ἀποκτενεῖς, αὐτὸς ἀποϑανῇ – αὐτίκα γάρ τοι’, φησί, ‘μεϑ᾽ Ἕκτορα πότμος ἑτοῖμος’ – ὁ δὲ τοῦτ᾽ ἀκούσας τοῦ μὲν ϑανάτου καὶ τοῦ κινδύνου ὠλιγώρησε, πολὺ δὲ μᾶλλον δείσας τὸ ζῆν κακὸς ὢν καὶ τοῖς φίλοις μὴ τιμωρεῖν, ‘Αὐτίκα’, φησί, ‘τεϑναίην, δίκην ἐπιϑεὶς τῷ ἀδικοῦντι, ἵνα μὴ ἐνϑάδε μένω καταγέλαστος παρὰ νηυσὶ κορωνίσιν ἄχϑος ἀ ρούρης’. μὴ αὐτὸν οἴει φροντίσαι ϑανάτου καὶ κινδύνου ;
« “Eh quoi, Socrate ? me dira-t-on peut-être, tu n’as pas honte d’avoir mené un genre de vie qui, aujourd’hui, te met en danger de mort ?” À cela, je serais en droit de répondre : “Il est mal, mon ami, d’affirmer, comme tu le fais, qu’un 5 6
Cf. Heitsch, 2002, p. 114-119. Sur τις dans le corpus platonicien et l’art de l’allusion, voir l’analyse de Corradi, 2018b, p. 33-37. Cf. Taglia, 2010, p. 101-137.
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homme au lieu de considérer uniquement, lorsqu’il agit, si ce qu’il fait est juste ou non, s ’il se c onduit en homme de cœur ou en lâche. À ton c ompte, on estimerait peu ces demi-dieux qui sont morts devant Troie, notamment le fils de Thétis, pour qui le danger était si peu de chose, comparé au déshonneur. Quand sa mère le voyait tout impatient d ’aller tuer Hector, elle qui était déesse lui disait à peu près, si j’ai bonne mémoire : “Mon enfant, si tu venges la mort de ton ami Patrocle et si tu fais périr Hector, tu mourras, toi aussi ; immédiatement après Hector, assurait-elle : tel est l ’arrêt du destin.” Mais lui, à qui elle donnait cet avis, méprisa la mort et le danger ; il craignait bien plus de vivre en lâche, sans venger ses amis : “Ah ! dit-il, que je meure sur-le-champ, pourvu que je punisse le meurtrier et que je ne reste pas ici, digne de risée, auprès des vaisseaux recourbés, inutile fardeau de la terre !” Penses-tu qu’il ait eu souci, lui, de la mort et du danger ? » (Apologie de Socrate, 28 b 2-d 5)7.
On peut reconnaître dans ce passage des traces des vers 96, 98 et 104 du chant XVIII de l ’Iliade : il s’agit d ’un récit plein de tension dont l’équilibre est réglé de main de maître par Homère8. Patrocle, blessé par Hector, expire, mais Achille, quoique inquiet et pensif, ne le sait pas. Antiloque arrive devant sa tente et lui annonce la terrible nouvelle : Patrocle gît sans vie sur le champ de bataille et l’on se bat pour son cadavre. Achille, désespéré, gémit, se couvre la tête de poussière, se roule sur le sol. Thétis entend la souffrance de son fils et tente de le consoler, en vain : Zeus exauce ton vœu, il rejette l’armée d’Agamemnon assiégée auprès des nefs, sans cesse menacée d’une épouvantable déroute, privée qu’elle est de ton aide. Achille lui répond :
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Τὴν δὲ βαρὺ στενάχων προσέφη πόδας ὠκὺς Ἀχιλλεύς· “μῆτερ ἐμή, τὰ μὲν ἄρ μοι Ὀλύμπιος ἐξετέλεσσεν· ἀλλὰ τί μοι τῶν ἦδος, ἐπεὶ φίλος ὤλεϑ᾽ ἑταῖρος, Πάτροκλος, τὸν ἐγὼ περὶ πάντων τῖον ἑταίρων, ἶσον ἐμῇ κεφαλῇ ; τὸν ἀπώλεσα, τεύχεα δ᾽ Ἕκτωρ δῃώσας ἀπέδυσε πελώρια, ϑαῦμα ἰδέσϑαι, καλά· τὰ μὲν Πηλῆϊ ϑεοὶ δόσαν ἀγλαὰ δῶρα ἤματι τῷ, ὅτε σὲ βροτοῦ ἀνέρος ἔμϐαλον εὐνῇ. αἴϑ᾽ ὄφελες σὺ μὲν αὖϑι μετ᾽ ἀϑανάτῃς ἁλίῃσι ναίειν, Πηλεὺς δὲ ϑνητὴν ἀγαγέσϑαι ἄκοιτιν· νῦν δ᾽ ἵνα καὶ σοὶ πένϑος ἐνὶ φρεσὶ μυρίον εἴη παιδὸς ἀποφϑιμένοιο, τὸν οὐχ ὑποδέξεαι αὖτις οἴκαδε νοστήσαντ᾽, ἐπεὶ οὐδ᾽ ἐμὲ ϑυμὸς ἄνωγεν
La traduction française est celle de Maurice Croiset. Cf. Lohmann, 1970, p. 131-145.
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« “Oui, ma mère, lui répond Achille aux pieds rapides avec de profonds soupirs, l’Olympien m’a accordé cette faveur ; mais de quoi me sert-elle ? Peut-elle me faire plaisir, quant elle a couté la vie à mon cher Patrocle, le plus fidèle de mes amis et que j’aimais comme moi-même ? Hector s’est saisi de ses armes, de ses redoutables armes, toutes divines, que les dieux avaient données à Pélée comme un présent très-précieux, le jour même qu’ils permirent que vous honorassiez la couche d’un homme mortel. Et plût à ces mêmes dieux que vous fussiez toujours demeurée parmi vos nymphes immortelles, dans vos grottes profondes, au milieu de la mer et que Pélée eût épousé une simple mortelle ! Par ces fatales noces, vous vous êtes assujettie aux malheurs de cette c ondition. Vous aurez toujours à pleurer ce fils que vous allez perdre et que vous ne verrez jamais de retour dans le palais de son père ; car la vie m’est odieuse et le commerce des hommes insupportable, si je n ’arrache la vie à Hector et si je ne lui fais souffrir les mêmes indignités qu’il a exercées sur mon cher Patrocle.” “Ah ! Mon fils, lui répond la déesse, en versant de nouveaux torrents de larmes, voilà des sentiments qui vont abréger tes jours, voilà ce qui va te perdre ; car la chute d ’Hector précipite infailliblement ta mort.” “Eh ! qu’elle vienne tout présentement, cette mort si désirée, repart Achille plein de fureur, puisque je n ’ai pu sauver la vie à mon cher Patrocle, qui a vu trancher ses jours loin de sa patrie, et qui, dans ce moment fatal, a vainement imploré le secours de mon bras ! Présentement, puisque je ne dois plus retourner dans le palais de mon père, que je n ’ai pu sauver la vie de mon cher Patrocle et à tant d ’autres de mes compagnons qui sont tombés sous le fer d’Hector, et que je demeure enfermé dans mon camp, inutile fardeau de la terre, quoique dans les batailles je sois la terreur des hommes, et que, pour la valeur, personne n ’ose s’égaler à moi ; car pour l’éloquence, je la cède aux autres.” » (Iliade, xviii, 78-106)9. 9
La traduction française est celle Leconte de Lisle.
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Achille est inflexible dans son intention de se venger, prêt à se battre c ontre Hector pour apaiser sa douleur, même si la mort dont le menace une cruelle prophétie en est le prix. Thétis, aussitôt, se rend chez Héphaïstos pour lui demander de nouvelles armes, scène qui s’achève à la fin du chant XVIII par la célèbre ἔκφρασις du bouclier d’Achille. Le rapport entre l’Apologie et ces vers d’Homère est constitué par des amplifications manifestes, notamment dans le discours de Thétis, et des silences tout aussi manifestes, par exemple sur les larmes de Thétis10. La citation directe, en particulier, est l’objet d’une manipulation extrêmement subtile, avec des lacunes, de faux ajouts et même une variante emblématique. Le rapprochement avec la caractérisation de Socrate annonce un glissement de sens qui, grâce au héros d’Homère, fait signe vers le paradigme de l ’intellectuel engagé au plus haut point en faveur du concept de justice, même si c’est au prix le plus élevé11. C’est ainsi que l ’ἔπειτα du vers 96 disparaît, remplacé par un φησί, de la même manière que l’on trouve un φησί après l’αὐτίκα du vers 98. Il est possible de reconnaître ici, en germe, l’interprétation personnelle de Platon, dans la mesure où le φησί, qui brise en anaphore la citation directe, résulte de la décision de marquer, pour caractériser Socrate, la valeur en anaphore de l’αὐτίκα : le destin ou la mort sur-le-champ, pour ne pas c ontredire le choix d ’un genre de vie. Mais quel est le sujet de φησί ? La critique a raison de c onsidérer q u’il s ’agit d ’Homère. L ’examen de cette question excéderait les limites de cette c ontribution, mais il faut dire que, pour l’herméneutique ancienne qui va de la production hypomnématique à la scholiographie tardive, c ’est l’auteur qui est en général le sujet de φησί et, par conséquent, que l’emploi de φησί par Platon n ’a pour but que d ’évoquer pour le destin ou la mort sur-lechamp la voix d’Homère12. À la fin du passage, on trouve une variante emblématique : l’ἐτώσιον du vers 104 (« vain, stérile, inutile », qualifiant 10 Sans doute le choix de ne pas mentionner les larmes de Thétis obéit-il à la polémique de la République (iii, 392 c-398 b) c ontre le c omportement des femmes dans la tragédie, qui trouve une application dans le Phédon (59 c-60 b) avec l’expulsion de Xanthippe. Cf. Bertagna, 2020, sous presse. 11 Yamagata (2012, p. 130-144), souligne le rôle que joue Achille dans les Dialogues aporétiques ; pour Achille dans la République (389 d-392 c), cf. Regali, 2016, p. 145-180. 12 Cf. De Strycker & Slings, 1994, p. 320-322. Sur le problème de la focalisation dans la production hypomnématique, voir l’analyse de Nünlist, 2009, p. 116-134.
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le fardeau, ἄχϑος), disparaît, remplacé par κορωνίσιν (« recourbées », qualifiant les nefs, νηυσίν). On constate un accord complet sur ce point entre les manuscrits, qu’il s’agisse de ceux d’Homère, où l’on trouve toujours ἐτώσιον, ou de ceux de Platon, où l’on trouve toujours κορωνίσιν. La métrique ne nous est d ’aucune aide. Certes, dans les manuscrits d’Homère, on trouve ἐτώσιον, qualifiant le fardeau (ἄχϑος), mais κορωνίσιν demeure possible, parce que, dans les manuscrits de Platon, il manque le ν de νηυσίν. En revanche, dans le discours prononcé par Achille ἐτώσιον est assuré. Si, en ce qui concerne les nefs, κορωνίσιν revient dix-sept fois dans le texte d’Homère avec la même fadeur de la morne épithète, ἐτώσιον, qualifiant le fardeau, ἄχϑος, n ’est attesté qu’ici13. La critique renvoie à un passage de l’Hippias mineur (369 d-370 e) où figure une citation directe du chant I de l’Iliade (169-171) : ici Achille est auprès des nefs recourbées, κορωνίσιν. Bien entendu, il est toujours possible de voir dans l’Apologie une erreur de Platon, due à une défaillance de la mémoire14. Mais peut-on vraiment dire de Socrate, sans absurdité, qu’il est un fardeau ἐτώσιον, « inutile ». Le choix de Platon est donc clair : νηυσὶ κορωνίσιν se substituera à ἐτώσιον ἄχϑος. La critique souligne également que, dans l’Apologie, le personnage de Socrate est créé de toute pièce, de manière systématique, c omme le paradigme de l’intellectuel, un paradigme confirmé par sa production aporétique et qui est souvent le fruit de l ’interprétation personnelle de Platon15. Au centre de la digressio, Socrate brille par son attitude durant le procès et offre un exemple de sa remarquable habileté persuasive. La citation directe d ’Homère est le signe de la force d ’âme de Socrate qui, au centre de la digressio, donne de lui, par la mention de Potidée, d’Amphipolis ou de Délion (28 d-30 c), une image qui montre sa fermeté d’hoplite au cœur de la bataille ou, lorsqu’il s’oppose au gouvernement démocratique dans le procès qui suit la bataille des Arginuses en refusant de voter la c ondamnation en bloc des dix stratèges (32 a-e), ou bien encore lorsqu’il ne se joint pas à ceux qui acceptent de livrer Léon de Salamine aux Trente pour qu’il soit mis à mort16. Les craintes 13 Ἐτώσιον a donc la force de la lectio difficilior. Coray (2009, p. 55-56), souligne le fait que l’image est très rare dans le poème d ’Homère. 14 Cf. Labarbe, [1949] 1987, p. 340-344. Selon Edwards (1991, p. 153-160), on peut reconnaître, dans κορωνίσιν, la technique de la paraphrase. Cf. Regali, 2017, p. 285-310. 15 Cf. Metcalf, 2009, p. 62-84. 16 Cf. Vegetti, 2003, p. 23-40.
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de Platon découlent de la valeur de Socrate comme on peut le voir dans la Lettre VII (324 b-326 b), lorsqu’il condamne les régimes politiques athénien et syracusain. Ici le choix du genre de vie le plus haut réside dans le soin de l’âme17. Mais qu’en est-il du glissement de sens indispensable pour rapprocher le héros d’Homère avec la caractérisation de Socrate ? Outre les mots d’Homère, le passage de l’Apologie convoque les notions de punition (τιμωρήσεις et τιμωρεῖν), de justice (δίκην ἐπιϑεὶς τῷ ἀδικοῦντι), et de dérision (καταγέλαστος), q u’on ne trouve pas parmi les mots d’Homère18. Pendant son échange avec Thétis, Achille déplore son inaction, réclame une mort méritée pour l’erreur qu’il a c ommise, éprouve une souffrance qui occulte le danger. C’est la tragédie du héros qui s’avance, seul, enfermé dans un choix personnel. Dans le discours que profère Achille revient le regret de ne pas rentrer dans sa patrie, qui constitue un cadre idéal pour l’image du fardeau inutile pour l’armée d’Agamemnon, fardeau encore plus inutile après la mort de Patrocle : ἐτώσιον ἄχϑος. Il en va de même pour le refus d’un avenir, conséquence inévitable de la perte de Patrocle19. Mais, peu après, surgit un projet de vengeance que lui dicte son ϑυμός : Hector doit payer le prix (ἀποτίσῃ) pour avoir fait de Patrocle sa proie (ἕλωρα), et l’avoir dépouillé de ses armes, selon un principe naturel dont la fonction est fondamentale pour l’éthique du héros, mais qui, dans le texte d’Homère, ne repose pas sur le concept de justice20. Pendant sa discussion avec sa mère, Achille occulte ce qui touche à l’ἔρως. Il n ’est pas aisé de reconstruire ici le rapport avec l’amitié : ἀλλὰ τί μοι τῶν ἦδος, quel plaisir me reste-t-il après la mort de Patrocle ? Ce n ’est q u’à la fin que le tableau prend toute son ampleur. Achille donne au problème une dimension sociale : il ne faut pas oublier l’armée d ’Agamemnon décimée, tous ces autres compagnons qui sont tombés en masse sous les coups de l’illustre Hector (τοῖς ἄλλοις, οἳ δὴ πολέες δάμεν Ἕκτορι δίῳ), pour lesquels la douleur provoquée par la mort de Patrocle offre un cadre général21. 17 Pour la conquête du savoir. Cf. Knab, 2006, p. 127-165. Sur le rôle de l ’Académie pour la politique d’Athènes ou de Syracuse, voir l’analyse de Trampedach, 1994, p. 102-142. 18 Cf. West, 1979, p. 151-180. 19 Paduano (1982), p. 1046-1047, souligne la fortune littéraire de l’image. 20 En ce qui concerne le verbe (ἀποτίσῃ), le c oncept de justice n ’émerge qu’à l ’époque classique. Cf. Nordheider, 2010, p. 530-536. 21 La censure collective s’exerce sur le πάθος. Cf. Elmer, 2013, p. 127-131.
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Dans l’Apologie, en revanche, Achille assume très vite le rôle de gardien inflexible de la justice, légitimant la vengeance (δίκην ἐπιϑεὶς τῷ ἀδικοῦντι), qu’il entend tirer d’Hector en infligeant un châtiment au criminel (τιμωρήσεις et τιμωρεῖν). L’ensemble est très clairement associé au choix d’un genre de vie. Le regret de ne jamais revoir sa patrie a été escamoté et, c omme on l’a déjà souligné, le ἐτώσιον du vers 104 a disparu, remplacé par κορωνίσιν. Parallèlement, la notion de dérision (καταγέλαστος) qui touche, en particulier, les hommes qui s’adonnent à la recherche, s’origine dans le choix du genre de vie enraciné dans la cité22. Il n’y a rien de tel chez Homère, à la différence de ce que l’on rencontre chez Platon : qu’il suffise d’évoquer l’anecdote du Théétète (172 c-177 c) à propos de Thalès tombant dans un puits et la c ondamnation empreinte de mépris et souvent fatale que montre la Lettre VII (342 a-344 d). Le glissement de sens est déjà clair pour ce qui est du τις inaugural du passage de l’Apologie. Dans le texte d’Homère, nous sommes confrontés aux larmes de Thétis et à ses lamentations sur le destin qui attend Achille s’il se venge d ’Hector : une prompte mort (ὠκύμορος), un sort fatal (πότμος ἑτοῖμος). Dans l’Apologie, en revanche, τις renvoie d’abord à la honte, absente du texte d’Homère, et rappelle que la mort est un danger (κινδυνεύεις), pas un destin23. Que reste-t-il d ’Homère ? Dans l ’Apologie, la citation directe évoque, pour la caractérisation de Socrate, l ’éthique du héros, la tension entre la conscience q u’il a de lui-même et l ’approbation du groupe social auquel il appartient, deux pôles, deux liens que le récit d ’Homère entrelace pour l’interprétation du réel, et pour la caractérisation du héros et la fascination q u’il exerce. Pour le personnage d ’Achille, en particulier, cette tension est frappante dans le récit d’Homère24. Mais elle est tout aussi fondamentale pour ce qui est d ’Ajax dans la tragédie de Sophocle : sans doute alimente-t-elle également la caractérisation de Socrate dans le corpus de Platon. L ’ἀτοπία de Socrate résulte de la c onscience q u’il a de lui-même, du chemin q u’il se fraie parmi la foule d ’Athènes, seul, 22 Cf. Imperio, 1998, p. 43-130. 23 Un danger qui, pour le Phédon (114 d-115 a), est beau. Cf. Erler, 2016, p. 1-16 = Erler, 2018, p. 48-64. 24 Paduano (2008, p. 21-95), nous offre une c omparaison avec la caractérisation d ’Ulysse et d’Énée.
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toujours prêt à réfuter une opinion particulièrement répandue. Mais il ne faut pas pour autant oublier l’approbation du groupe social : en particulier, l’approbation de l’armée d ’Agamemnon dans le récit d’Homère et dans la tragédie de Sophocle, ou l ’approbation du système démocratique, dernier héritier de l’armée d ’Agamemnon, dans le texte de Platon25. L’acceptation de la mort n ’est pas un motif de honte, un signe de faiblesse de la part du héros. Elle naît de la cohérence et souligne la force de ce « héros » qu’est Socrate, véritable Achille de l ’âge classique, plus pieux que ses accusateurs, qui agit au service de la défense et de l’affirmation positive de la vertu26. Bien entendu, pour le héros, la tension entre la conscience q u’il a de lui-même et l’approbation du groupe social requiert un équilibre q u’il n’est pas aisé de mesurer. Chez Achille, dans l’Iliade, cet équilibre est en c onstante évolution, avec une singularité absolue : cette c onscience qu’il a de lui-même est fondamentale pendant sa discussion avec Thétis. Dans le texte de Platon, la notion de justice, associée à celles de punition et de dérision, renvoie à l ’approbation du groupe social : c ’est de là que naît le glissement de seņs. La caractérisation de Socrate, au-delà de la conscience qu’il a de lui-même laisse une place à l’approbation du groupe social, pour l’interprétation de la philosophie c omme soin de l’âme.
Mauro Tulli Université de Pise
25 Cf. Casertano, 2008, p. 77-83. 26 Pour la cohérence du héros dans la tragédie, en particulier en ce qui concerne Ajax, cf. Burian, 2012, p. 69-83.
INTERPRÉTATION ET JEUX DE SENS DANS LES DIALOGUES Socrate et les poètes1 Bien que l’art des poètes soit soumis à une sévère critique, Platon ’en cite pas moins abondamment leur poésie, sacrifiant ainsi à une n pratique largement répandue, si l’on en croit Aristote (Métaphysique, α, 995 a 7-8). Pour expliquer ce qui peut paraître une attitude paradoxale voire contre-performative de la part de Platon, je soutiendrai que les interprétations auxquelles se prête Socrate dans les Dialogues ont une fonction didactique et protatique et reposent sur l’idée que la poésie se prête à de multiples jeux de sens. Je montrerai dans un premier temps le déploiement de ces jeux de sens en distinguant deux principaux types d’interprétation : d’abord l’allegoresis qui se divise en trois formes : réfutative, offensive et positive, ensuite l’exemplification offensive et positive2. L’allegoresis réfutative c onsiste en un traitement elenchique de la poésie, qui débouche sur une aporie. L ’allegoresis offensive a pour but de montrer que la poésie véhicule non pas des vérités cachées mais des erreurs cachées et l’allegoresis positive a pour but de justifier des positions philosophiques défendues dans les Dialogues. Les deux formes d’exemplification accomplissent ces mêmes buts respectivement mais sans supposer de sens caché ou reconnaître des niveaux de significations. J’analyserai dans un second temps deux principes herméneutiques sur lesquels reposent ces interprétations : une forme d’anti-intentionalisme et une décontextualisation et j’expliciterai les fonctions didactique et protatique des deux types d ’interprétation distingués. 1 Ce texte a été publié en anglais dans un ouvrage dirigé par Rick Benitez et Keping Wang sous le titre « Interpreting Poetry with Socrates : Playing with Meanings », dans Reflections on Plato’s Poetics, Essays from Beijing, Sydney, Academic Printing & Publishing, 2016, p. 65-84. Je tiens à remercier la maison d’édition APP pour avoir bien voulu m’autoriser à publier ce texte dans le présent volume. 2 Cette typologie ne prétend pas être exhaustive.
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ARS CITANDI COMME ARS INTERPRETANDI
Nous pouvons définir l’allegoresis comme une pratique d’interprétation c onsistant à découvrir le sens caché (ὑπόνοια) d’un vers ou d ’un poème, possédant un c ontenu de vérité par opposition au sens apparent qui en est dépourvu. Ὑπόνοια signifie littéralement une pensée qui se trouve sous la lettre du texte. L’allegoresis est donc une pratique de déchiffrement du sens ; les images poétiques sont la surface du texte, qui voilent un sens physique, cosmologique ou éthique que l’allégoriste vise à dévoiler. Bien que l ’allegoresis ait pour prémisse la sagesse du poète, l ’important n’est pas tant cette sagesse elle-même que l ’idée q u’elle puisse être assimilée à la philosophie, en partie parce q u’elle en est à l’origine. L ’idée de filiation entre poésie et philosophie est en effet récurrente dans les Dialogues c omme celle de querelle3. Ces deux idées c onstituent la toile de fond des différentes interprétations. Il faut toutefois préciser que lorsque de la filiation sourd la querelle, c omme dans l’allegoresis offensive et réfutative, il s’agit de la philosophie des penseurs avant Socrate et des sophistes. Socrate se pose donc autant en rival des poètes que des sophistes et des présocratiques qui sont « mis dans le même sac », si je puis me permettre l’expression. Mais le poète est aussi un allié lorsqu’il soutient implicitement ou non une position défendue par Socrate ; de la filiation sourd alors la concorde, comme le montrent l’allegoresis et l’exemplification positives. La différence spécifique entre philosophie et poésie ne réside pas dans le c ontenu mais dans la forme : la philosophie dit explicitement ce que la poésie dit de façon voilée4. Les poètes ont exprimé de façon 3
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Selon Thayer (1975, p. 8), un c onflit entre la sagesse du poète et celle du philosophe est implicite dans la discussion sur Simonide dans le Protagoras. Le conflit n’est pas cependant entre deux formes de sagesse p uisqu’il n ’y en a q u’une selon Platon, celle du philosophe. Pour une vue d ’ensemble de cette querelle voyez par exemple Most, 2011, p. 21-40 ; Griswold, 2006. Aristote s ’oppose à une telle filiation. Il indique dans la Poétique q u’il n ’y a rien de c ommun entre Homère et Empédocle (Poétique, 1447 b 17-18) et au livre Α, 3 de la Métaphysique il émet des réserves sur l’interprétation du vers d’Homère (Iliade, xiv, 201) présente dans le Théétète et le Cratyle. Il est possible c omme l ’a suggéré Mansfeld (1990) et avant lui Snell
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cryptique et énigmatique (cf. l’emploi de αἰνίσσομαι)5 ce que d’autres démontreront plus tard6. La poésie véhicule ainsi derrière ses récits et ses images des logoi qui expriment la pensée du poète et qu’il revient à l’interprète d’extraire7. C’est précisément la présence de ces logoi qui permet, nous le verrons, d’examiner le contenu de vérité de la poésie et sur laquelle repose l’idée de la sagesse des poètes. Remarquons que l’allegoresis ne requiert pas cependant du poète qu’il allégorise8. Dans la République, la position de Socrate semble, à cet égard, indécise. En 377 a-379 a, il affirme que les muthoi, c ’est-à-dire les récits poétiques et populaires, bien que faux dans leur ensemble contiennent certaines vérités (377 a 5). Cette affirmation est réitérée mais précisée en 378 a 19 où Socrate mentionne la possibilité que la vérité n ’étant pas à la surface du texte exige d’être mise au jour. L’existence de vérités cachées n’est pas défendue ici par Socrate, mais seulement envisagée : Homère pourrait peut-être allégoriser (République, 378 d 7-8) – possibilité considérée dans le cadre d’une discussion sur l’éducation que Socrate entend réformer. Le raisonnement est le suivant (378 d-e) : même si les poètes allégorisent, les jeunes gens ne sont pas en mesure de c omprendre les allégories ; ce qui a pour résultat que leur âme malléable dépourvue de sens critique absorbe le sens littéral de la poésie, qui est immoral10. L’expression de cette hésitation tient sans doute au fait que Socrate pratique principalement l’exemplification dans ce dialogue, j’y reviendrai. (1944, p. 170-182) que cette idée ait sa source dans les parallèles établis par Hippias entre des doctrines philosophiques et des paroles poétiques (cités par Baghdassarian, 2014, p. 79, note 13). 5 Il y a neuf occurrences de αἰνίσσομαι dans les Dialogues dont quatre c oncernent les poètes (Second Alcibiade, 147 b 7 ; République, v, 479 c 2 ; Théétète, 194 c 8 ; Lysis, 214 d 4). Cf. Halliwell, 2016, p. 39-54. 6 Selon Diogène Laërce, cette idée est présente chez les Allégoristes c omme Théagène de Rhégium, Phérécyde de Syros et Métrodore de Lampsaque (61 A 4 DK). Il rapporte en outre que Favorinus attribue à Anaxagore l’affirmation que « la poésie d’Homère traite de la vertu et de la justice » (59 A 1, 11 DK). Cela corrobore le témoignage de Xénophon, qui nomme Anaximandre avec Stésimbrote de Thasos comme ceux qui ont exposé le sens caché (τὰς ὐπονοίας) des paroles d ’Homère (iii, 6). 7 Cf. Halliwell, 2000, p. 103-106. 8 Cf. la distinction de Long (1996, p. 60) entre sens faible et sens fort de l’allégorie. 9 Le passage peut être interprété de deux manières au moins : la vérité est c onsidérée soit d’un point de vue factuel, c’est-à-dire historique, soit d’un point de vue moral. Le contexte suggère le second puisqu’il y est question de l’éducation morale des gardiens et on y trouve une critique de la représentation hésiodique des dieux. 10 Voyez par exemple Lear, 2006, p. 26-30.
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Dans le Théétète et ailleurs la pratique de l’allégorie poétique est pleinement reconnue11. En 180 c 8-d 1, Socrate met en exergue le sens caché par la parole poétique : μετὰ ποιήσεως ἐπικρυπτομένων, lequel sens va être dévoilé (ἀποδεικνυμένων) à la foule par de plus savants. Dans le Cratyle, le sens caché se dévoile à travers l’analyse étymologique qui s ’inscrit dans le c ontexte d ’une discussion sur la rectitude des noms (391 b 4-5) défendue par Cratyle et qui c onduit à affirmer que c onnaître le nom c ’est connaître la chose12. Ces deux dialogues constituent deux exemples particulièrement intéressants d’allegoresis offensive. L’ALLEGORESIS OFFENSIVE
L’analyse étymologique du Cratyle a notamment pour but de montrer que la thèse de la rectitude des noms est inséparable de celle du mobilisme (411 c) – défendue par l ’héraclitéen Cratyle. « Ne te semble-t-il pas que celui qui a posé que les ancêtres des autres dieux étaient Rhéa et Kronos pensait très différemment d ’Héraclite ? Crois-tu que ce soit par hasard q u’il leur ait donné à l’un et l’autre des noms exprimant l’écoulement ? De même Homère lorsqu’il dit Océan père des dieux et Thétys leur mère » (402 b 1-5). Nul hasard dans les noms que les poètes ont donné aux dieux : cela répond à l’intention d ’exprimer à travers ces noms le flux universel, autrement dit, d’allégoriser13. L’étymologie de Thétys permet à Socrate de parfaire sa démonstration puisqu’il s ’agit d ’un « nom de source déguisé » (402 c 6-7). La nomination des dieux répond donc à une intention allégorique de la part du poète. Les figures de Rhéa et de Kronos comme celle de Thétys sont interprétées comme une allégorie de l’écoulement, laquelle s’appuie sur une étymologie, aux dires même de Socrate, « vraisemblable » bien que peut-être « risible » (402 a 1). La pratique allégorique de l’étymologie 11 Je laisse de côté l ’interprétation physicaliste que Socrate propose dans le Phèdre (229 b-230 a) car je m’en tiens ici uniquement à l’interprétation des poètes. Cf. Baghdassarian, 2014, p. 83-90. 12 Il ne m’est pas possible dans le cadre de cette étude de développer cette question. Remarquons que cette thèse était défendue également par Prodicos selon les témoignages d’Aristote (Rhétorique, 1415 b 15) et vraisemblablement par Démocrite qui aurait composé un Περὶ Ὀμήρου, ἢ ὀρϑοεπείης (Diogène Laërce, ix, 48). Cf. Platon, Cratyle, 384 b ; Euthydème, 277 e ; Protagoras, 337 a-c, 349 e ; Ménon, 96 d. Certains fragments d’Héraclite jouent sur les mots et l’accentuation (βίος βιὸς, 22 B 48 DK) – (sur l’accentuation, cf. Cratyle, 399 a 8). On peut trouver une étymologie en 22 B 32 DK, Ζηνός-ζἤν (cf. Goldschmidt, 1982, p. 28). 13 Cf. Aristote, Métaphysique, Α, 3, 983 b 31.
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dans le Cratyle peut être un écho de celle des poètes et des allégoristes dont certains affirment d ’Athéna q u’elle incarne l’esprit et la pensée (Cratyle, 407 b 2). Nous avons quelques exemples chez Homère : en Iliade, xxi, 6 (Ἣρη et ἠέρα) – étymologie reprise par Socrate (Cratyle, 404 c 2-3)14 et chez Hésiode : Théogonie, 195-197 (Ἀφροδίτην et ἀφρογενέα) – reprise également par Socrate (406 d 1-2)15. L’étymologie allégorique permet de mettre au jour une personnification qui, consistant à incarner une abstraction, c onstitue le mélange d ’une entité et d’une divinité. Nous devons ici cependant distinguer l’étymologie allégorique de l’étymologie. Dans la Théogonie, Hésiode présente l’étymologie du nom des Titans : « Mais le père, le vaste Ciel, les prenant à parti, aux fils qu’il avait enfantés donnait le nom de Titans : à tendre (τιταίνοντας) trop haut le bras, ils avaient, disait-il, commis dans leur folie un horrible forfait, et l ’avenir en saurait tirer vengeance (τίσιν) » (207-210)16. Cette étymologie explique l’origine du nom par l’acte commis et son effet futur, autrement dit, elle justifie le nom, mais elle ne met pas au jour un sens distinct. Elle ne sert donc pas à montrer de quelle abstraction les Titans sont l’incarnation, comme dans le cas de Héra ou d’Athéna. Notons en outre que toute personnification n ’est pas nécessairement une huponoia dans le cas où le nom du dieu n ’est pas différent de sa signification. Ainsi de l ’aveuglement chez Homère, qui apparaît sous les traits d’une divinité : Até est décrite comme un être agissant dont l’action a des effets néfastes (Iliade, ix, 502512, cf. Banquet, 195 d 2 où la personnification est mentionnée) ou de la Némésis (justice distributive) chez Hésiode (Théogonie, 223-224). Ici le nom de la divinité correspond à la chose : l’entité abstraite devient agent17. Plutôt que de m’interroger sur le sérieux de la pratique de l’étymologie allégorique de Socrate18, j’aimerais en considérer les résultats. Au terme 14 D’autres exemples en Iliade, v, 844 (Ἄρης, ἐνιράζε) ; Iliade, xx, 320-321 (Ἀχιλλεύς, ἀχλύν). 15 Aristote critique l’étymologie qu’Anaxagore a proposée du mot éther (De Caelo, 270 b 24) dont Socrate propose une autre étymologie (410 b 6). 16 Cf. l’étymologie de Pandora : δῶρον ἐδώρησαν (Les Travaux et les Jours, 81-82). 17 Il en est de même des allégories de la Vertu et de la Dépravation dans Sur Héraclès de Prodicos (cf. Xénophon, Les Mémorables, ii, i, 21-34). Les amours d ’Arès et d ’Aphrodite peuvent également être interprétés c omme une allégorie (Odyssée, viii, 264-365). Cf. Laird, 2003, p. 151-175. Aristote dans l’Éthique à Eudème (iii, 1233 b) mentionne la personnification de la némésis. Les premiers philosophes pratiquent également l’allégorie en utilisant des figures divines comme Parménide (28 B 1, 13, 29 DK), Empédocle (31 B 6 DK), Héraclite (22 B 24, 28, 32 DK) (cf. Tate, 1934, p. 106). 18 Il s ’agit d’une question disputée. Cf. Dixsaut, 2000, p. 155-174.
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de l’analyse étymologique du Cratyle nous savons d’une part que les poètes « ont établi [les noms] dans l’idée que tout est en proie à un mouvement et à un écoulement perpétuels » (411 c 8-10) et d’autre part que sous le nom des dieux q u’ils ont forgé se cache la doctrine d’Héraclite, faisant des dieux l’incarnation à titres divers du flux. Il s’agit donc d’une stratégie délibérée visant à établir d ’abord que la poésie est le véhicule du mobilisme, autrement dit, d’une doctrine fausse, ensuite que les auteurs ont établi les noms en toute ignorance parce que la signification des noms leur a échappée (« pris de vertige, les choses leur semblent tourner, emportées dans un mouvement universel », 411 b 7-c). En démontrant les impasses épistémologiques de la thèse de Cratyle (notamment l’impossibilité de c onnaître l’essence), Socrate dénonce l’erreur à la fois de Protagoras et d’Homère, l’ancêtre de cette thèse (391 c 9-d 3). Le c ontexte qui entoure l’allegoresis pratiquée dans le Théétète (152 e 6) où nous retrouvons la citation du même vers : ᾿Ωκεανόν τε ϑεῶν γένεσιν καὶ μητέρα Τηϑύν (« Océan père des dieux et Thétis leur mère », Iliade, xiv, 201) est une discussion critique des thèses de Protagoras, et, en particulier, celles de la relativité et du flux universel – la première étant inséparable de la seconde, selon Socrate. Or ces deux thèses ne sont pas nouvelles puisqu’on peut en retracer l’origine, affirme Socrate, d’abord à Héraclite et Empédocle, et parmi les poètes (τῶν ποιητῶν, e 4) à Épicharme et Homère – dans le Cratyle, Hésiode et Orphée sont cités au lieu d’Épicharme. Bien q u’une distinction soit établie entre philosophes et poètes, tous affirment la thèse du flux universel dont Homère est le chef d’armée (153 a). Car, selon Socrate, cette thèse est contenue de manière voilée dans le vers homérique c omme elle l’est dans l’image de la chaîne d ’or (Iliade, viii, 18-27) : métaphore du soleil dont le mouvement assure la conservation du devenir et qui confère à cette image une signification cosmologique. Or le vers d’Homère (Iliade, xiv, 201) revient à soutenir avec Héraclite et Protagoras que la science est sensation (160 d) (la démonstration socratique de l’assimilation des doctrines héraclitéennes aux « doctrines » homériques est d’ailleurs entérinée par Théodore : 179 e 3). Dans la même veine, Socrate dans le Lysis (214 a) cite le vers suivant de l’Odyssée : « Toujours un dieu pousse le semblable vers le semblable » (xvii, 218), qui est l’objet d’une interprétation qui va opposer Homère à
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Hésiode et implicitement à Empédocle (cf. 31 B 22, 4-5 DK) à Héraclite (loi des contraires). L’allegoresis à laquelle se prête Socrate a pour préambule d’abord l’affirmation que les poètes sont des sages (214 a 1), ensuite celle que le vers d’Homère se retrouve dans les écrits des plus savants (214 b 2-3). La confusion entre Homère et les savants se traduit par l’emploi du pluriel (δοκοῦσιν, 214 c 6, d 4). Par ailleurs, l’interprétation est envisagée comme la résolution d’une énigme (αἰνίττονται, 214 d 4) qui débouche sur l’aporie suivante : les bons ne peuvent pas être amis des bons puisque l ’amitié ne leur procure aucun avantage. Socrate envisage alors la thèse c ontraire à celle « exprimée » par Homère entendue jadis et dont l’auteur qui prenait à témoin (ἐπήγετο μάρτυρα, 214 c 6) un vers d’Hésiode (Les Travaux et les Jours, 25) reste anonyme19. Les thèses soutenues par les deux poètes sont renvoyées dos à dos. Les différentes filiations établies entre poètes et philosophes que ce soit entre Héraclite, Protagoras et Homère, entre Homère et Empédocle, Hésiode et Héraclite sont justifiées par l’idée que les poètes sont « les pères de toute sagesse et des guides » (Lysis, 214 a 1-2). Or cette idée reconnue par Socrate dans certains contextes peut être rapprochée de la revendication par Protagoras de sa filiation avec les poètes (Protagoras, 316 d) : les poètes sont des sophistes déguisés20. Cette confusion des genres dans le Lysis et le Protagoras ou leur regroupement sous une même catégorie dans le Théétète et le Cratyle (cf. πάντες ἑχῆς οἱ σοφοὶ, Théétète, 152 e 1 ; ὁ πάσσοφος ποιητὴς, 194 e 2, cf. Banquet, 178 b, 195 c 2) est le corolaire de l’allegoresis. La pratique socratique de l’allegoresis à l’œuvre dans le Théétète, le Cratyle ou le Lysis permet de conclure que le poète est sinon un philosophe masqué du moins que sa poésie est en résonnance et fortement consonante avec les philosophes naturalistes et les sophistes. Ce caractère consonant résulte d’abord de l’origine poétique de la philosophie naturelle, c omme le montrent les filiations établies par Socrate. Pourtant l’idée de vérités cachées défendues par les allégoristes ne sauve pas le poète de l’ignorance qui est, au moyen de l’allegoresis, reconduit devant 19 Homère comme Hésiode (le même vers en ce qui concerne ce dernier) est cité au début du livre VIII de l ’Éthique à Nicomaque (1155 a-b) sur la philia. 20 Cf. Scodel, 1986, p. 31. Socrate plus loin se moque de l’assertion de Protagoras lorsqu’il lui demande pourquoi compte tenu du fait que Homère et les autres poètes sont sophistes, les Lacédémoniens en tant que maîtres en βραχυλογία ne sont-ils pas c onsidérés c omme philosophes (342 a-343 b) ?
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son ignorance. L’allegoresis offensive permet ainsi de mettre au jour les erreurs cachées des poètes tout en invalidant les thèses d ’Héraclite et de ses disciples, sophistes inclus. Cette mise au jour n’implique aucun traitement réfutatif : les erreurs sont pointées, signalées mais non réfutées, contrairement à l’allegoresis réfutative vers laquelle je vais maintenant me tourner. L’ALLEGORESIS RÉFUTATIVE
L’allegoresis réfutative examine une interprétation proposée par un interlocuteur de Socrate. Elle consiste à mettre au jour la croyance implicite et induite qui se cache derrière la croyance véhiculée par le poète selon son interprète. La parole morte du poète se trouve réanimée par son interprète, transformé par Socrate pour les besoins de l ’échange dialectique nécessaire à l’examen réfutatif, en porte-parole du poète. L’allegoresis réfutative suppose préalablement d’isoler de son contexte poétique un vers qui est transformé en une maxime. Ce préalable, qui constitue la tâche de l ’interprète-interlocuteur de Socrate, peut être mis en parallèle avec la description du Protagoras de la pratique laconisante des sept sages21. Ces derniers expriment des idées morales sous la forme de « maximes brèves et mémorables » (ῥήματα βραχέα ἀχιομνημόνευτα, 343 a 7) parmi lesquelles « connais-toi toi-même » (Chilon de Sparte), « rien de trop » (Solon, cf. 343 b 2) et la maxime de Pittacos : « il est difficile d ’être bon » (343 b 5) (cf. Charmide, 164 e-165 a). Au livre I de la République, Polémarque propose la maxime suivante de Simonide sans toutefois la rattacher à un poème ou à un quelconque contexte : « Il dit q u’il est juste de rendre à chacun son dû » (331 e 3-4). Nous ne pouvons savoir en l’absence de sources si cette maxime est extraite d’un poème de Simonide, mais q u’elle soit traitée c omme telle nous est indiqué en 335 e 10 par le verbe εἰρηκέναι et en 336 a 1 par le substantif τὸ ῥῆμα. Elle exprime selon Polémarque la conception d ’une justice distributive (331 e 3-4) dont l ’autorité du poète atteste la vérité. L’interprétation réfutative c onduite par Socrate c onsiste d ’abord à en indiquer les difficultés (332 a) pour en proposer ensuite une nouvelle interprétation (332 c). Or celle-ci est introduite par une affirmation déjà 21 La liste des Sept sages fluctue. Comme l’indique Croiset (2002, note 1, p. 62), « Platon substitue ici Myson à Périandre de Corinthe ».
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rencontrée relative à la forme énigmatique de la poésie (ἠινίζατο, 332 b 11). La résolution de l’énigme passe par la découverte de l’intention (διενοεῖτο, 332 c 1), qui requiert d’interroger en l’absence du poète son interprète (« que crois-tu q u’il nous aurait répondu ? », 332 c 7-8). Or l’intention du poète s’avère ne pas être celle d’abord affirmée par son interprète qui est donc c onduit à une reformulation de la maxime initiale comme suit : la justice consiste à « faire du bien à ses amis et du tort à ses ennemis » (332 d 2, cf. τὸν Σιμωνίδην ἔφαμεν λέγειν, 334 e 3-4). Cette nouvelle maxime n’en est pas moins problématique du fait de sa conséquence ultime : « la justice semble être une sorte d’art de voler » (334 a 10-b 5). La réserve de Polémarque (« c’est du moins une conséquence de ton raisonnement », 334 a 9) n’arrête pas la réfutation socratique. Or cette définition de la justice pourrait bien avoir été affirmée non seulement par Polémarque et Simonide mais également par Homère. Tel serait le sens caché de la maxime initiale, défendue par Polémarque, et mis au jour par Socrate qui conclut pourtant et non sans ironie que du fait de leur sagesse22, Simonide ne peut pas avoir soutenu une telle conception de la justice, pas plus que Bias ou Pittacos, ni aucun sage. Polémarque lui a donc attribué par erreur cette conception qui ne peut être que celle d’un tyran comme Périandre (le Protagoras mentionne également l’association de la tyrannie avec Simonide, et la République avec les poètes dans leur ensemble, 568 a-b23). Le sens de la maxime de Simonide a donc échappé aux interprètes p uisqu’il ne peut être la conclusion absurde à laquelle l’examen réfutatif a conduit. Les interprètes sont devant une aporie qui ne sera levée qu’à l’issue d’un examen dialectique de la justice. L’interprétation réfutative dans l’Hippias mineur s’appuie au c ontraire sur plusieurs citations de l’Iliade. Le dialogue débute par une discussion sur les héros d’Homère, qui a pour enjeu de savoir lequel d’Ulysse ou d’Achille est le plus grand héros24. Selon Hippias, « Homère a fait d’Achille l’homme le plus brave de ceux qui allèrent en Troade, de Nestor le plus sage et d’Ulysse, avant tout, l’homme aux mille tours » (364 c 22 La reconnaissance ironique de la sagesse de Simonide est notée plus loin par Thrasymaque (337 a 4). 23 L’une des raisons pour lesquelles Socrate leur refuse le droit de cité. 24 Pour une analyse de l’Hippias Mineur, voyez par exemple le chapitre de Haden (1997, p. 143-167).
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5-8, trad. Croiset modifiée). La discussion s’engage sur la signification de πολύτροπος, l’épithète d’Ulysse. Hippias cite les vers ix, 308-314 de l’Iliade pour appuyer son portrait d’Achille en homme simple et véridique. Socrate en conclut que « ainsi il semble qu’Homère croyait qu’il y a d’un côté l’homme véridique, de l’autre le menteur, mais ce ne sont pas les mêmes hommes » (365 c 4-5). Cette inférence de Socrate qu’Hippias fait sienne (365 c 7-8) devient l’objet de la réfutation qu’Hippias est chargé de défendre en tant qu’interprète d’Homère (ἀπόκριναι κοινῇ ὑπὲρ Ὁμήρου τε καὶ σαυτοῦ, 365 d 3-4). Temporairement abandonné, Homère ressurgit en 369 a 8 ; or la conclusion est la suivante : trompeur et homme véridique ne font qu’un, contredisant ainsi l’interprétation d ’Hippias. Socrate cite et interprète des vers de l ’Iliade pour étayer sa démonstration que le menteur n’est pas Ulysse, mais Achille. Ulysse aux mille tours, le mal nommé, ne ment jamais contrairement à Achille. Pourtant les deux héros sont renvoyés dos à dos : l’un n ’est pas meilleur que l ’autre et il est difficile de savoir lequel des deux Homère a voulu meilleur (370 d 7-e 4) puisqu’il donne à ses héros des épithètes que contredisent leurs actes. Pourtant selon ce qui a été précédemment établi à savoir que « ceux qui trompent volontairement sont meilleurs que ceux qui trompent involontairement » (371 e 7-8), Ulysse est meilleur qu’Achille. Comment ne pas voir ici une critique des deux figures héroïques puisque quelle que soit l’interprétation choisie : celle d’Hippias ou de Socrate, les deux héros sont aussi peu vertueux l’un que l’autre (370 e 3-4) ? Tous deux sont également trompeurs : telle est la conclusion à laquelle aboutit l’interprétation des vers homériques (cf. 369 b) et qui débouche sur l’aporie selon laquelle celui qui trompe volontairement est meilleur que celui qui le fait involontairement. Une réfutation de l ’idéal héroïque se tient derrière la réfutation de l’interprétation d ’Hippias. On notera pour conclure la différence du jeu interprétatif de Socrate dans les deux dialogues : Homère c ontrairement à Simonide n’est pas réfuté de front mais par la bande25. Dans les deux cas, le maître de l’interprétation, c ’est-à-dire celui qui met au jour le sens ultime des paroles du poète qui s’avère ruineux pour celui-ci, n’est pas Polémarque ou Hippias mais Socrate. L’allegoresis réfutative vise à rejeter comme fausses des croyances que véhiculent, selon leurs interprètes nourris de 25 Cf. Halliwell, 2010, p. 107.
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poésie, les poètes26 du fait de leurs conséquences ultimes : des héros trompeurs et une justice de voleurs. Contrairement à la croyance populaire largement répandue et à leurs interprètes, les poètes s ’avèrent de piètres moralistes qui ignorent ce q u’est la vertu. Le poète est ainsi dépossédé d’une sagesse qui lui a été attribuée de manière injustifiée. L’ALLEGORESIS POSITIVE
Si dans le cas de l’allegoresis offensive et réfutative, le contenu de vérité est rejeté et le dévoilement de vérités cachées s’avère en réalité dévoilement d ’erreurs cachées, l ’allegoresis positive repose à l ’inverse sur la légitimité de la sagesse du poète et du c ontenu de vérité de sa poésie, qu’il s’agit de mettre au jour au moyen d ’un raisonnement déductif27. Entreprise de justification, elle s’appuie sur les mêmes arguments que l’allegoresis offensive, mais la filiation est cette fois établie entre Socrate et les poètes : des affirmations socratiques ont leur origine dans la poésie qui est citée c omme témoin et qui c onstitue un argument d’autorité28. C’est ainsi que Homère, père intellectuel de la théorie du flux et de la relativité, est convoqué pour justifier des affirmations socratiques. Dans le Théétète (194 c), l ’étymologie douteuse faisant dériver κηρός de κέαρ permet à Socrate d’affirmer qu’Homère a établi une ressemblance entre l’âme et la cire. L’étymologie sert ici encore au recouvrement du sens soi-disant caché. Le caractère énigmatique (αἰνιττόμενος) de l’expression homérique sert de prétexte pour extraire un sens étranger à l’expression en question. Dans le Ménon (81 a-b), Socrate soutient que l’idée que « l’âme est immortelle parce qu’elle vient à l’existence, la quitte mais n ’est jamais détruite » (81 b 4-6) a d ’illustres prédécesseurs parmi les poètes, notamment Pindare dont un fragment est cité (fr. 133 Maehler)29 et interprété dans un sens qui sert l’argument socratique 26 Cf. également Phédon, 107 e-108 a 1 où Socrate accroche en passant Eschyle. 27 Nous trouvons également cette pratique chez Anaxagore et son école dont le but est la validation de doctrines (59 A 1 DK). Il ne m’est pas possible de développer ce point dans le cadre de ce chapitre, cf. Pépin, 1976, p. 99-101 ainsi que les travaux de Buffière, 1973 ; Richardson, 1975, p. 65-81 ; Lamberton & Keaney, 1992 ; Ford, 1999, p. 33-53 ; Califf, 2003, p. 21-36 ; Martinho Dos Santos, 2007, p. 11-23. 28 Sur la question de l’autorité des poètes, voyez par exemple Benitez & Johnson, 2016, p. 171-189. 29 Qu’il s ’agisse d ’un fragment peut-être douteux n ’est pas décisif pour mon propos (cf. Puech, 1961, p. 209).
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de la réminiscence. Or il n’est pas question de réminiscence dans ce fragment mais de réincarnation. Socrate soutient que de réincarnation en réincarnation, l ’âme « a c ontemplé toutes choses » (81 c 6-7) et a fini par tout apprendre (c 7). L ’interprétation c onsiste ici en un raisonnement déductif : les vers constituent les prémisses desquelles il est possible de tirer une c onclusion qui n ’est pas explicitement présente dans la citation. La réminiscence trouve sa source chez Pindare, qui sans l ’avoir affirmée explicitement, l’a sous-entendue. Nous trouvons le même raisonnement dans le Charmide (161 a) où le vers Odyssée, xvii, 347 est cité pour montrer que la pudeur est à la fois bonne et mauvaise et se distingue ainsi de la sagesse essentiellement bonne. Mais cette double qualité est en réalité déduite du vers : « La pudeur est une mauvaise c ompagne pour l’homme indigent » (cf. Lachès, 201 b 2-3 où le même vers est cité). Dans le Phédon, les vers xx, 17-18 de l’Odyssée sont cités comme un argument contre la thèse de l’âme harmonie proposée par Simmias (94 d-95 a). Ce passage où Ulysse apparaît c omme une incarnation de la maîtrise de soi est interprété par Socrate c omme exprimant la primauté du cœur sur le corps. Le cœur est interprété comme signifiant l’âme dont Socrate a précédemment affirmé qu’elle jouait le rôle de maître (δεσπόζουσα, 94 d 1). C’est également ce rôle que défendent les vers d’Homère (le même verbe est utilisé : δεσπόζειν, 94 e 3). Homère a donc indiqué que l’âme dirige le corps. Socrate déduit de cette affirmation – procédant ainsi de façon similaire au Ménon – que l’âme ne peut pas être harmonie. Homère est ici en accord avec Socrate et, puisque le premier ne saurait être c ontesté, le second ne peut pas l ’être davantage (95 a 1). L’argument de Socrate se trouve renforcé par l ’autorité du « divin poète » (94 e 7) : sa position a été défendue par Homère bien qu’implicitement. Les mêmes vers de l’Odyssée (17-18) sont également cités favorablement dans la République en 390 d. En République, 441 b, nous trouvons une référence au vers Odyssée, 16 cité pour soutenir la pertinence de la distinction entre le logistikon et la partie thumoédique. Homère est ici présenté c omme témoignant (μαρτυρήσει, 441 b 6) en faveur de la distinction entre raison et thumoeides30. Le dialogue entre Ulysse et son cœur est interprété c omme un dialogue entre ces deux parties – le cœur étant à l’origine d ’une conduite 30 Il ne m ’est pas possible d ’entrer ici dans le détail de la psychologie de la République. La distinction qui est faite s ’appuie sur le caractère déraisonnable de la partie thumoédique.
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déraisonnable. Si l’on en croit Socrate, Homère a clairement établi la distinction (σαφῶς, 441 b 8). Remarquons que le cœur n’est plus ici l’âme raisonnable du Phédon. Nous pouvons comparer la pratique de Socrate avec celle de l ’Athénien dans les Lois qui fait appel à Théognis (ἡμεῖς μάρτυρα ἔχομεν, 630 a 5) pour soutenir que la vertu suprême est ce que doivent viser les législateurs (630 c 4-5). Nous avons cependant un glissement de sens : de la vertu de loyauté à la vertu suprême dont il n’est pas question dans les vers de Théognis, malgré l’indication de l’Athénien : ὥς φησιν Θέογνις (c 5). L’une des allegoresis positives les plus développées et sans doute l ’une des plus contentieuses est celle du Protagoras. Protagoras choisit de résoudre le problème de la vertu soulevé par Socrate en le déplaçant du cadre de l ’échange dialogique dans la sphère poétique (μετενηνεγμένον δ᾿ εἰς ποίησιν, 339 a 5). Avant que Protagoras n ’ouvre la discussion sur le poème de Simonide, il soutient que l ’éducation c onsiste pour l ’essentiel en une compétence en poésie (338 e 8-9). Cette compétence nécessaire à tout homme c ultivé c onsiste non seulement à citer les poètes, mais également à les interpréter, ce qui suppose de pouvoir discriminer la bonne de la mauvaise poésie (339 a). C ’est en partie à défaire l’interprétation de Protagoras que Socrate va s’employer en montrant dans un premier temps que contrairement à ce qu’affirme Protagoras, Simonide ne s’est pas contredit. À la différence de la réfutation des interprétations d’Hippias et de Polémarque, la réfutation de celle de Protagoras ne c onduit pas à une aporie car ici Socrate propose sa propre interprétation. Une controverse sur le sens des termes employés par Simonide s’engage entre Socrate, Protagoras et Prodicos (340 a-342 a). Cette analyse lexicale (343 c 7-344 b 1) est finalement abandonnée parce que jugée trop longue (344 b 1-2) au profit d’une recherche du sens général (344 b 2-5), j’y reviendrai. Socrate inverse alors le procédé protagoréen en transposant l’analyse philosophique dans la poésie –« philosophie » est du reste le terme par lequel s’ouvre (342 a 7) l’explication du poème que propose Socrate. Elle débute par un préambule ironique sur la pratique de la philosophie à Lacédémone (cf. 342 b 3-4) qui permet d’abord d’établir la filiation reconnue ailleurs, nous l’avons vu, entre poésie et philosophie, ensuite de mettre en exergue une joute implicite entre Pittacos et Simonide (343 c 1-3), enfin de reconstituer un dialogue entre les deux poètes (343 e-344 a).
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L’interprétation de Socrate est organisée selon un jeu de questionsréponses : les questions consistent en une reformulation des vers cités (cf. 344 c 3-6, 344 e 7-345 a 2) suivies de réponses évidentes (δῆλον ὅτι, 344 c 7, 345 a 3). Nous avons un examen dialogique double : Socrate restitue un dialogue entre Simonide et Pittacos et lui-même interroge le texte et répond, se faisant à son tour le porte-parole du poète31. Il conclut que Simonide a soutenu dans son poème la thèse du mal involontaire (345d)32. Cette c onclusion résulte d’un logos absent de la poésie ou du moins dont la présence est sujette à caution, c omme le suggère lui-même Socrate : ὡς ἂν εἰ λέγοι λόγον (344 b 6). La thèse socratique n’est pas seulement c ontenue dans les vers de Simonide, mais chez tous les sages (345 e 1) parce q u’aucun sage ne défendrait la thèse c ontraire (345 d 7, e 4-5) à moins d’être un parfait ignorant (ἀπαίδευτος, 345 d 7), ce dont on ne saurait accuser Simonide – même c onclusion ironique en République i. Notons que le même raisonnement a été fait par Protagoras plus tôt (340 e 2-3). L’allegoresis pratiquée par Socrate a pour hypothèse la sagesse du poète. La validation de l ’hypothèse c onduit à utiliser sa poésie c omme argument d’autorité, son invalidation permet de se débarrasser de fausses croyances. L’exemplification partage, nous allons le voir, la même ambivalence. L’EXEMPLIFICATION POSITIVE ET OFFENSIVE33
L’exemplification repose sur une interprétation littérale des passages cités qui servent à illustrer un argument qui précède ou suit la citation. Le citateur ne cherche aucun sens caché car le sens littéral suffit à son propos34. Il s’agit d’un artifice rhétorique dont le but est de soutenir 31 Le même procédé de double dialogue est utilisé dans les Lois par l ’Athénien avec le poète Tyrtée auquel est opposé Théognis (629 b-630 b). 32 Comme Taylor (1976, p. 146) le note, « Socrates’ interpretation of these lines in terms of his own thesis that goodness is knowledge is clearly anachronistic and whimsical ». Socrate manipule ouvertement les vers. 33 Je ne considère pas ici les citations qui émaillent le discours et qui sont relativement fréquentes chez Socrate : par exemple Phèdre, 266 b 6-7, 276 d 3-4 ; Philèbe, 62 d 4-5, 66 c 8-10, Politique, 297 e 11-12 ; Sophiste, 216 c 5, 268 d 2-3 ; Banquet, 196 c 2-3, 199 a 5-6, et de nombreux passages dans la République où pourtant les poètes sont si mal menés : par exemple 411 b 4, 457 b 2-3, 501 b 7, 516 d 5-6. Le discours de Phèdre dans le Banquet en est un exemple. 34 Il est intéressant de noter que Xénophon, dans les Mémorables notamment, rapporte cette pratique de l’exemplification positive (par exemple i, 3, 3 ; 3, 7 ; 6, 14) et de l ’exemplification
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une affirmation ou un raisonnement35. La citation fonctionne à la fois comme un argument d’autorité et une illustration pédagogique ; ce que Socrate reconnaît pratiquer lorsqu’il affirme dans le Lachès (201 b 1) se couvrir de l’autorité d ’Homère pour affirmer la pertinence de l’étude, même à un âge avancé. Cependant la citation peut avoir une telle fonction parce qu’elle est un objet de croyance dont il n’est pas nécessaire de démontrer ou non la vérité parce que la vérité n’est pas l’enjeu de l’illustration. Si le raisonnement est juste, l ’illustration est par là même juste (cf. par exemple πεισόμεϑα, République, v, 468 d 7) et inversement (par exemple οὐ πειστέον, 536 d 2), qui fait de la poésie un objet de pistis. Nous allons voir à travers quelques exemples que l ’exemplification est une pratique familière à Socrate. Dans la République, Eschyle est nommé (361 b 7) puis cité (362 a 8-9) pour appuyer la distinction entre être et paraître injuste (361 b 7). Dans l ’Euthydème, les vers 2-3 des Sept c ontre Thèbes sont paraphrasés pour résumer la définition de l’art royal. Cependant, ce ne sont pas seulement des définitions et des raisonnements que le poète atteste de son autorité, ce sont aussi des descriptions mythiques. Ainsi dans le mythe du Phédon, Socrate cite le vers viii, 14 de l’Iliade à l’appui de la description des régions intérieures de la Terre et notamment de l’un de ses gouffres : le Tartare (cf. 113 c 8). De même dans le mythe du Gorgias, Socrate appuie sa description de Minos en citant Odyssée, xi, 569, dans le mythe du Phèdre en 252 b 6-7, c’est celle d’Éros par une citation des Homérides. Socrate n’est pas le seul à s ’appuyer sur l ’autorité des poètes : nombre de personnages dans les Dialogues le font. Dans le Gorgias, avant de citer Pindare, Calliclès affirme que le poète a montré ce qu’il affirme lui-même (484 b 1-2, cf. 484 e 4-7). La joute entre Calliclès et Socrate a aussi pour arme la citation. Calliclès illustre l’inanité pour Socrate de pratiquer la philosophie avec des vers de l’Antiope d’Euripide (485 e 6-486 a 3)36. Or Socrate lui répond plus loin avec une citation du même Euripide (« qui sait si vivre n’est pas mourir, et si mourir n’est pas vivre ? » Polyidos, fr. 639 Nauck) qui lui sert à introduire la thèse vraisemblablement pythagoricienne (« de quelque sicilien ou italien », 493 a 6) pour le persuader d ’adopter offensive dont il essaie de dédouaner Socrate (56-59). 35 Cela a pu être également pratiqué par Antisthène (cf. Richardson, 1975, p. 77-80). 36 Cf. Nightingale, 1995, p. 67-80.
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le mode de vie (493 c 7-8) que Calliclès lui a conseillé d’abandonner. L’Athénien des Lois affirme que certaines paroles d’Homère sont « en accord avec celle du dieu et de la nature » (Lois, iii, 682 a). Il est ici rapporté un « fait historique » emprunté à Homère (Iliade, xx, 216), celui de la fondation de Dardania par Dardanos. Il s ’agit d’une vérité factuelle – la seule que le poète puisse atteindre (Lois, iii, 682 a). La fondation de Dardania mentionnée chez Homère est utilisée comme un fait qui permet de faire dire à Homère ce qu’il n’a pas dit, à savoir que Dardania correspond à la troisième forme de constitution distinguée. L’Athénien soutient en outre (680 b) la thèse que le patriarcat est une forme de pouvoir dépourvue de lois. Or Homère déjà, est-il dit, mentionne l ’existence d’une telle forme et l’absence de lois qui l’accompagne. Dans les vers cités de l’Odyssée, ix, 112-115 est décrit la société des Cyclopes, qui repose sur un système de foyers sans droit. La description homérique non seulement illustre la nature d ’un gouvernement patriarcal, mais pose en outre un lien entre absence de droit et sauvagerie (680 d). Le passage des Lois reconnaît la vérité du lien posé initialement par le poète. La société du cyclope est intégrée à titre d ’exemple dans une théorie politique, qui témoigne et se porte garant de la thèse (680 d 2-5). Bien que la description homérique ne soit fondée sur aucune théorie politique, il n ’y a pas de modification essentielle du sens du passage homérique. Dans la même veine, Ménon appuie sa définition de la vertu sur la citation d’un poète non nommé (Ménon, 77 b 3), Critias pour défendre sa définition de la sagesse s ’appuie sur Hésiode (163 b-c). Dans le cas d’exemplifications offensives, des vers sont cités pour illustrer une position contraire à celle que Socrate entend défendre. Ainsi dans l’Euthyphron, « J’affirme le c ontraire de ce qu’a dit le poète dans son poème » (12 a 7-8) introduit la citation d’un fragment des Chants cypriens pour conclure à la fausseté de son contenu (c 3). Dans le Phédon, la vision eschatologique d’Eschyle dans le Télèphe est mise en cause en passant pour signaler son erreur (108 a 1-2), de même qu’il signale l’erreur de Stésichore comme celle d ’Homère (ironie) à propos d’Hélène et de sa responsabilité dans la guerre de Troie qui leur ont valu de perdre la vue (Phèdre, 243 a–b). Dans le Ménon, deux groupes de vers des Élégies (v. 33-36 et 434-438) de Théognis sont mis en parallèle pour signaler leur c ontradiction sur l’enseignement de la vertu, procédant ainsi c omme Protagoras avec Simonide dans le dialogue éponyme. Il
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s ’ensuit une accusation sévère c ontre ces soi-disant maîtres de vertu qui ne possèdent aucune science (96 a-b). Nous voyons dans ces citations, Socrate se poser en rival des poètes – ce qu’il affirme explicitement en Phèdre, 243 a-b (« je serai plus adroit q u’eux », b 337). En République, iii, 407 a, la rivalité est implicitement présente p uisqu’il refuse à l ’inverse de batailler (μαχώμεϑα) c ontre Phocylide (407 a 10). Cette rivalité peut prendre en outre la forme d’une émulation : Socrate se propose d’expliquer la fin inévitable de la cité idéale à l’imitation d’Homère (République, viii, 545 e 1) tout en précisant q u’il s’agit d’un jeu (παιζούσας, 545 e 2). Plus loin pourtant, l ’imitation d ’Homère est rejetée au profit d ’une rivalité ouverte : « Ce n ’est point, dis-je, un récit d ’Alkinoos que je vais te faire » (561e 4 b 2-3). C’est sans doute dans la République que l’exemplification offensive est la plus présente bien qu’elle n’exclue pas l’illustration positive, nous l’avons vu. Le livre III se présente c omme un catalogue des erreurs des poètes en matière théologique (379 d-383 c) et éthique : la vertu de courage (386 c) et la représentation des héros (388 a-392 a). La censure des poètes est justifiée par une interprétation littérale des passages choisis. Or bien que l’objet essentiel en soit la vertu de justice, cette censure a un précédent au livre II où Adimante procède à la manière de Socrate (364 a-366 b). Adimante accuse les poètes d ’abord de louer la justice pour ses avantages : sont cités à l’appui Homère (Odyssée, 109-112) et Hésiode (Les Travaux et les Jours, 232-233)38, ensuite d’affirmer que la justice et la tempérance sont difficiles et pénibles au c ontraire de l’intempérance et de l’injustice plaisantes et faciles (364 a 1-5) : Hésiode (Les Travaux et les Jours, 287-289) est à nouveau cité, puis Homère (Iliade, ix, 497-501) pour illustrer l’idée que les dieux peuvent être influencés par les humains, enfin Pindare (fr. 213), Archiloque et sa figure du renard rusé sont simplement mentionnés. Tout le passage est une condamnation des poètes qui par leur poésie incitent à une c onduite immorale c omme c ondition du bonheur (365 d 1-2). Comme Socrate, Adimante ne se prête à aucune exégèse : les vers sont introduits par une paraphrase pour illustrer le propos (cf. 364 c 7, 364 d 4). Ainsi, « les uns accordent au vice la facilité » introduit la 37 Notons q u’il se réclame plus loin de Stésichore pour son second discours (Phèdre, 244 a 1-2). 38 Des vers de Pindare sont loués par Céphale, qui pourraient recevoir une interprétation similaire à celle que donne Adimante (cf. « Lorsqu’un homme a mené une vie juste et saine “la douce espérance l ’accompagne” » (République, i, 331a4-6).
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citation d’Hésiode « On peut facilement, même en foule, arriver au vice » (Les Travaux et les Jours, 287), « les autres pour montrer que les dieux sont influencés par les hommes » introduit la citation d ’Homère « Les dieux eux-mêmes se laissent fléchir » (Iliade, ix, 497). L’exemplification offensive permet de mettre en évidence des erreurs présentes à la surface du texte poétique en s ’appuyant sur une approche littérale où la dénonciation peut prendre la forme d’un catalogue d ’erreurs. Comment comprendre la diversité d’approches que nous constatons au fil des dialogues qui fait des poètes tantôt des sages tantôt des ignorants, et le plus souvent pourtant les ancêtres des philosophes y compris de Socrate ? Expliquer l ’absence de cohérence dans le traitement socratique de la poésie en invoquant l’ironie socratique parfois présente il est vrai, notamment dans son traitement de Simonide dans la République et le Protagoras, ne semble pas suffisant.
JEUX DE SENS
Des différentes citations que nous avons analysées, il ressort que l’interprétation de la poésie n’a pas pour but d’en recouvrer le sens, mais qu’elle est c ommandée par une réflexion philosophique dépourvue de tout souci exégétique visant à trouver l’intention du poète39, et qui autorise une manipulation40 d’un passage poétique, qui a pour conséquence un changement de sens. À cet égard, l’interprétation est à penser du côté du récepteur non du poète41 avec une double fonction : didactique et protatique, qui suppose de considérer la poésie comme une œuvre ouverte42 et l’interprète c omme tout puissant, décidant du sens en l’inventant43. 39 Cf. Tate, 1934, p. 109. 40 La même chose vaut pour les Sophistes, comme Morgan (2000, p. 89-131) l’a montré. Cf. notamment Weingartner (1973, p. 100) pour qui Socrate « commits just about every sin of interpretation ». 41 Cf. Scodel, 1986, p. 25. 42 Comme Ford (2002, p. 86) le montre, « the texts of old poets can be construed in various ways and, unless one has the poets at hand to cross-question, one cannot be certain that the meaning construed from a text is what the poet “meant” ». 43 Selon Most (1986, p. 235), l ’idée est acceptée dans l ’herméneutique c ontemporaine, mais elle est en fait déjà soutenue par Socrate.
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DÉCONTEXTUALISATION ET ANTI-INTENTIONALISME : DEUX PRINCIPES HERMÉNEUTIQUES
Les interprétations que nous avons examinées ne sont pas des interprétations contextuelles fondées sur le principe que les éléments d’une œuvre sont liés les uns aux autres et au tout et qui s ’appuie sur le parallélisme par lequel un élément ne peut pas être interprété en lui-même hors de son c ontexte, c ’est-à-dire isolé. Elles c onsidèrent au c ontraire les vers sans relation au tout auquel ils appartiennent, procédant ainsi à une décontextualisation systématique. Il s’agit, semble-t-il, d ’une pratique qui n’est pas inhabituelle, si l’on en croit Aristote (cf. Poétique, chap. 25)44. La décontextualisation est un raccourci qui permet à Socrate d ’aller droit au but, q u’il s ’agisse de réfuter une doctrine ou d ’appuyer sa position45. Outre les exemples que nous avons déjà examinés, notons celui de la citation d ’un vers d’Homère (Iliade, x, 224) pour affirmer la pertinence d’un partenaire dans la recherche de la vérité (Protagoras, 348 d 1) qui décontextualisé permet d’illustrer l’échange dialogique. Ce même vers cité dans le Banquet (174 d 2-3) dans un cadre différent est utilisé pour illustrer une prise de décision commune. La signification d’un vers varie en fonction du c ontexte de la citation et de la question posée46. Ainsi des vers d’Homère bannis à cause de leur effet nuisible sur l’âme dans la République sont jugés pertinents l orsqu’ils sont transposés dans un autre contexte. Par exemple le vers 495 de l’Odyssée rejeté dans la République est utilisé dans le Ménon pour c omparer (cf. οἷον, 100 a 4) Tirésias, seul 44 La pratique de Socrate a été émulée par exemple par les Stoïciens. Cf. Boys-Stones, 2003, p. 189-216 ; Obbinck, 2003, p. 183. 45 Socrate a recours, il est vrai, à la contextualisation lorsqu’il explique par exemple la signification du terme to khalepon. Sa pratique en est toutefois une c ontrefaçon : il change l’ordre des mots (par exemple ἑκὼν), c omme le remarque Babut (1975, p. 35) et ainsi « contredit de façon flagrante le contexte de la phrase », poursuit-il (ibid.). Comme Richardson (1975, p. 68) le souligne, la critique textuelle pourrait être l’équivalent de l’allegoresis dans l’interprétation de Protagoras. Il semble que la pratique développée dans le Protagoras reflète une pratique réelle qui consiste partiellement en une analyse grammaticale. La critique littéraire c omprend à la fois une analyse grammaticale (cf. Papyrus de Derveni, coll. iv, 6-11 ; Xénophon, Banquet, iii, 6, 80 A 29 DK) et les manières de structurer un discours (80 A 30 DK), c ’est-à-dire aussi l’analyse stylistique (Protagoras, 344 b 1-2). C ’est ce que Platon illustre d ’abord dans la discussion sur hyperbaton, ensuite sur l ’utilisation des mots et de leur sens, et enfin avec l ’analyse de Prodicos. 46 Socrate est familier de la procédure. Comme Freydberg (2007, p. 118) le montre, « There are many other instances where Socrates splits the poetic in two, as evidenced by the same passage cited approvingly in one context and disapprovingly in another ».
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sage parmi les morts, à l ’homme d ’État capable de transmettre la vertu à des hommes c omparés à des ombres errantes (ὥσπερ, 100 a 7)47. La décontextualisation est inséparable d ’une forme d ’anti-intentionalisme qui repose sur l ’impossibilité de trouver l ’intention du poète48 soulignée à différentes reprises par Socrate, mais qui n’en considère pas moins le poème comme le produit d’une intention. L’interprétation consiste d’abord à c onstruire un auteur, c ’est-à-dire un poète avec une intention49 – construction nécessaire puisque l ’intention correspond au sens, comme Socrate le remarque à la fin de son interprétation de Simonide : « Cela me semble (ταῦτά μοι δοκεῖ) être l’intention de Simonide (διανοούμενος) en composant son poème » (347 a 3-4). Dans le Protagoras, la question de l’intention est soulevée au début de l’interprétation de Socrate : il s’agit d’expliquer l’idée générale et le sens (τὸν τύπον αὐτοῦ τὸν ὅλον καὶ τὴν βούλησιν, 344 b 3-4). Dans l ’Ion Socrate explique que l’interprétation de la poésie consiste à interpréter la pensée du poète (τοῦ ποιητοῦ τῆς διανοίας, 530 c 4)50, c ’est-à-dire à c omprendre les paroles du poète (συνείη τὰ λεγόμενα ὑπὸ τοῦ ποιητοῦ, 530 c 2). Dans la République (332 b 3) c omme dans l’Hippias Mineur (365 d 1-4), Socrate demande à son interlocuteur de lui fournir l’intention du poète. Dans le premier, la difficulté de recouvrer l’intention du poète est due à sa 47 Cette dernière procédure peut être c onsidérée c omme une recontextualisation. Comme Most (1994, p. 132) l’affirme, « texts can be deliberately decontextualized so that they can be recontextualized within ideological systems which provide them with a new truth value, positive or negative (Plato’s various discussions of Greek poetry offer numerous examples of this procedure) ». 48 Il est intéressant de comparer la position de Platon à celle de Wimsatt & Beardsley (1989, p. 3) : « the design or intention of the author is neither available nor desirable as a standard for judging the success of a work of literary art ». 49 Remarquons que l ’auteur c onstruit est distinct de l ’auteur postulé au sens de Nehamas (1981, p. 145) par exemple, qui affirme que l ’auteur postulé doit être plausible c ’est-à-dire « a text does not mean what its writer could not, historically, have meant by it ». Ce n’est pas davantage l’auteur supposé, « the implied author » défini par Currie (1993, p. 420) qui soutient : « in interpretation there is no getting away from intention, but the intentions we need need not always to be real ». Socrate cependant ne cherche pas les meilleures hypothèses concernant l ’intention de l ’auteur ; il ne défend donc pas un intentionalisme hypothétique (cf. Levinson, 1996, p. 175-213). 50 Socrate ridiculise Ion en tant q u’interprète d ’Homère (Ion, 530 b-c), qui se présente comme un rival de Métrodore de Lampsaque et Stésimbrote (cf. Xénophon, Banquet, iii, 6 ; Mémorables, iv, 2, 10). Le rhapsode est accusé dans le Banquet de ne rien c omprendre aux paroles cachées du poète. Cela indique que le rhapsode est présenté par Platon comme par Xénophon comme étant plus qu’un simple transmetteur (contra Capuccino, 2011, p. 68-71 ; Gonzalez, 2011, p. 93-110).
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parole énigmatique (332 b 11-12), dans le second à l’absence du poète (cf. Hippias Mineur, 365 c-d). Dans le Protagoras, l’intention n’est pas recherchée mais posée au début de l ’investigation dont l ’un des buts en est la validation, alors que dans l’Hippias Mineur et la République l’intention est, au contraire, à découvrir. Dans le premier cas, l’intention est posée à titre d’hypothèse : Simonide a pour but de réfuter Pittacos (343 c 3-5, 344 b 4) en vue de la gloire et non de la vérité. L’intervention d’Hippias face à l’interprétation proposée par Socrate illustre l ’interprétation relativiste ou pluraliste. Il souhaite donner à son tour une interprétation de Simonide, qu’il juge aussi bonne que celle de Socrate51. Contrairement à Hippias, un moniste soutiendrait que si l’intention est l’équivalent du sens et si elle a été trouvée par Socrate, il n’y a qu’une seule interprétation vraie, celle de Socrate. Or les Dialogues démontrent que le sens de la poésie est indéterminé d’une part du fait de la présence d ’images et de métaphores, qui rend par exemple possible de voir en Homère un défenseur de la théorie du flux et de la relativité52 et d’autre part en raison de l’inaccessibilité de l’intention du poète, qui ne peut donc être que spéculée. Non seulement, la poésie n’est pas, dans la plupart des cas, une parole vivante qui peut être examinée avec son auteur, mais en outre, le poète inspiré et possédé est incapable d ’expliquer ce q u’il veut dire : sa propre intention lui échappant, il ne peut pas être le garant du sens (cf. Apologie, 22 b-c). Il en résulte l ’impossibilité d’un accord entre interprètes sur le sens de la poésie et les inévitables conflits d’interprétations53. C’est ce qu’affirme précisément Socrate : « dans la plupart des cas, lorsqu’on les cite dans les discours, les uns affirment que le poète veut dire une chose, et les autres une autre, et ils argumentent sur des questions qu’ils ne peuvent pas établir » (Protagoras, 347 e)54. 51 Il s ’agit de la c onception pluraliste d ’Hippias et non pas de celle du public (contra Demos, 1999, p. 33). 52 Héraclite serait certainement surpris de trouver en Homère un défenseur de sa thèse, lui qui blâme Homère pour son ignorance (cf. 22 B 42, 22 B 56 DK). 53 Il est intéressant de remarquer que Protagoras c omme Socrate c onsidère l’aretè comme le sujet du poème de Simonide. Pour une reconstruction du poème de Simonide portant sur l ’éloge et le blâme plutôt que sur la vertu, voyez Most, 1994, p. 143. 54 En tant que discours écrit, la poésie ressemble à une peinture, comme Socrate l’affirme dans le Phèdre. Les mots demeurent silencieux si q uelqu’un les interroge, c ontrairement à ce que Simonide affirme (cf. 275 d 5-6). Socrate pourrait ici faire allusion à la définition de Simonide de la peinture c omme poésie silencieuse et la poésie c omme peinture parlée
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Dans le Protagoras, la critique de l’interprétation sophistique dont Socrate montre les limites, davantage peut-être qu’il ne la ridiculise et à laquelle il préfère sa propre méthode d ’investigation, repose sur l ’idée que la vérité se découvre au terme d ’une enquête dialectique et non dans la parole des poètes, qui ne véhicule la plupart du temps aucune vérité (cf. 347 d)55. En outre, la vérité n’est pas à apprendre mais à chercher (Protagoras, 347 c-d)56, d’où la différence entre une discussion sur la poésie telle que c onduite par Protagoras (τὸ περὶ ποιήσεως διαλέγεσϑαι, 347 c 3) et un échange dialectique qui « examine la vérité », telle que pratiquée par Socrate (348 a 4-5) et qui exclut les voix étrangères que sont les poètes (347 e 3). Bien qu’il faille renoncer au poète (« Laissons de côté Homère », Hippias Mineur, 365 d 1 ; « Laissons les poètes de côté », Protagoras, 348 a 2, également 347 c 2 : « nous laisserons les odes et les poèmes »), Socrate et son interlocuteur ont néanmoins c onsacré temps et effort à interpréter les paroles du poète57. Bien qu’à proprement parler la philosophie n ’ait donc pas besoin des poètes, c omme Socrate l ’affirme (cf. Protagoras, 348 a), la place et le rôle des poètes dans la cité rend la présence des poètes inévitable dans toute discussion même socratique. Platon ne sacrifie pas seulement à une pratique courante, mais puisque la poésie constitue une part importante de l’éducation, comme ne cesse de le répéter Socrate et ses interlocuteurs, il est nécessaire de redéfinir sa fonction didactique selon les exigences de la pratique philosophique.
(Plutarque, La gloire des Athéniens, 346 F). Mais à la différence de Simonide cependant, Socrate affirme que la poésie est aussi silencieuse que la peinture. Quelle que soit la question q u’on lui pose, un discours écrit donne toujours à son lecteur une seule et même réponse (Phèdre, 275 d 9). 55 Rappelons q u’il s ’agit d’une affirmation récurrente de Socrate (par exemple, Apologie, 22 c ; Ion, 537 c ; République, ii, 377 a 5). Bien q u’il soit possible de découvrir des vérités dans la poésie, il faut cependant préciser que leur présence repose sur l’idée que la vérité sort de la bouche du poète par hasard (cf. Lois, iii, 682 a), car la vérité se découvre au terme d’un examen dialectique – pratique étrangère aux poètes. 56 Cf. Vlastos, 1991, p. 135-138 ; Vicaire, 1960, p. 389. Il ne m ’est pas possible de traiter de cette question dans le cadre de cette étude. 57 Comme Cossutta (2001, p. 133) l’affirme, « Socrate s’est laissé aller à l’interprétation, ce qui ne s ’accorde pas totalement avec l ’idée que la poésie serait c omme ‘un caquet dénué de sens’ ».
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FONCTIONS DIDACTIQUE ET PROTATIQUE
La fonction didactique est double. Elle c onsiste d ’abord à faire accepter l’originalité de certaines affirmations, donc de prévenir les résistances et les objections possibles à un discours novateur en l’illustrant par des vers censés dire la même chose (la réminiscence ou la tripartition de l’âme en sont des exemples), ensuite à engager philosophiquement l’interlocuteur de Socrate en lui montrant que la citation des poètes doit s’intégrer dans le cadre plus large d ’une recherche de la vérité58. L’allegoresis et l’exemplification positives ont pour but d ’ancrer des positions philosophiques nouvelles dans la tradition. Le poète légitime à son insu une position philosophique qui apparaît c omme le résultat d’une tradition ancienne et vénérable. Inscrite dans la tradition et la prolongeant, elle perd de son audace. Platon met à profit la pratique de la citation des poètes qui lui permet de s’appuyer sur ces figures d’autorité que sont les poètes59. La parole atopique de Socrate reçoit ainsi une crédibilité qui la rend plus persuasive puisque la qualité persuasive de la poésie passe en quelque sorte dans ce qui est censé en être une reformulation philosophique et donc l’expression d’une même sagesse, d’où l’importance de la filiation avec les poètes revendiquée par Socrate. C’est ce q u’Aristote nomme « le puissant effet de familiarité » parce que « c’est le familier qui est intelligible » (Métaphysique, α, 995 a 3-5). Par sa procédure dialogique60, l’allegoresis conduit l ’interlocuteur, que ce soit Polémarque, Hippias, Protagoras ou Socrate lui-même, à s ’engager philosophiquement avec le poète. Socrate c ontraint ses interlocuteurs à ne pas c onsidérer c omme allant de soi la vérité de la poésie, mais au contraire à la questionner. Ainsi en dialoguant avec l ’interprète du poète ou avec le poète de manière fictive, Socrate n’utilise pas la méthode sophistique d ’interprétation, il la détourne plutôt ou la subvertit en une recherche de la vérité61. Loin de tout éloge sophistique du poète, 58 Cf. Pappas, 1989, p. 248-261. Comme Ledbetter (2003, p. 101) le montre, « In the course of S ocrates’ retrieval of the interpreter’s task, he revises the principles and resets the purposes of interpretation ». 59 Selon Halliwell (2000, p. 97), les Dialogues non seulement se font l ’écho de cette pratique, mais Platon, en outre et dans une certaine mesure, la soutient. 60 La procédure vaut pour le philosophe. Le jeune Théétète est censé soutenir et défendre la c onception protagoréenne bien qu’il s ’avère en être un piètre défenseur. 61 Cf. Parry, 1965, p. 299. Ford (2005, p. 19) affirme que Socrate « is doing as well as he can with such an intractable thing as a poem with no author present ». Cf. Frede, 1986, p. 741-742.
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l’allegoresis socratique c onsiste à évaluer ses paroles62 ou celles de son interprète, c ’est-à-dire le c ontenu de vérité qui leur est c ommunément attribué63 ; elle c onstitue ainsi un exercice formateur développant l ’habileté dialectique de l ’interprète (cf. Phèdre, 260 a 7). Cet engagement philosophique implique dans certains cas une forme de re-création par laquelle Socrate64 construit un sens absent du poème dans un but spécifique65 faisant dire au poème ce que celui-ci ne dit pas pour affirmer ce q u’il devrait dire s’il devait dire le vrai. Ce n’est donc pas l’interprétation à proprement parler qui est vraie ou fausse, mais la proposition qui en découle. Ainsi dans le Protagoras, la seule interprétation possible de Simonide est celle de Socrate parce que c ’est la seule vraie : le sens du poème est la thèse du mal involontaire (345 d). Si l’on peut parler ici de validité de l’interprétation, elle est fondée sur la vérité de la proposition « mise au jour ». Le poète se trouve ainsi dépossédé de sa poésie, remplacé par un interprète qui la c onsidère c omme une occasion pour philosopher, c’est-à-dire pour chercher et parfois trouver la vérité. Cependant pour être en mesure de trouver des vérités dans la poésie, il faut au préalable que le poète les ait exprimées ou que l’interprète feigne de les trouver, c’est-à-dire q u’il impute des vérités qui ne sont pas dans la poésie. Or les interprétations que Platon présente à travers ses personnages c onsistent dans la plupart des cas à imputer un sens étranger au passage poétique66. Simonide peut ainsi être le fondateur d’une nouvelle c onception de la vertu basée sur l ’intention (notons que l’intention initiale de Simonide, la gloire, l’a malgré tout conduit à la vérité). Nous avons un poème face à un destinataire libre de le traiter comme bon lui semble ; un poème est ainsi captif du lecteur, pour 62 Dans la même veine, voyez Russon, 1995, p. 399-418. Cela ne veut pas dire q u’il n ’y a pas d’ironie, mais l’interprétation elle-même n ’est pas ironique. 63 Cf. Coulter (1976, p. 6-7) selon qui ce type de critique littéraire est épistémologique. 64 En tant qu’interprète, Socrate ne décode pas les poèmes mais les fabrique, pour emprunter une expression à Fish (1980, p. 327). 65 Cf. Stecker, 2002, p. 169. Dans une certaine mesure et malgré son anachronisme, on pourrait considérer l ’interprète platonicien comme un constructiviste à la manière dont Stecker le définit : « If someone were to claim that the pervasivenesss of a Freudian conception of human psychology during a period within the twentieth century enabled one during that period to construe Hamlet’s behavior (in Hamlet) as caused by an Oedipus complex, that would also be a constructivist claim » (ibid., p. 170). 66 Cela dans la veine de certains adeptes de l’allegoresis. Comme Tate (1934, p. 107) le montre, Phéricyde recompose « the myths for o ne’s own purposes–the process which later unfolds unto overt allegorism ».
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emprunter une expression à Compagnon67 ; de sorte que l’interprète peut soit montrer que le poète n ’a pas pu dire ce qu’il dit (cf. République, i) soit lui faire dire autre chose que ce qu’il dit (cf. Protagoras, 342 a-347 a). Si tel est le cas cependant, l ’affirmation selon laquelle la poésie véhicule de fausses croyances sur les dieux et la vertu, et, en c onséquence, que les poètes sont de mauvais éducateurs se trouve sérieusement ébranlée. En effet, les fausses croyances dénoncées par Socrate pourraient être le résultat d’une mauvaise interprétation. Si par exemple nous supposons l’existence d’allégories chez Homère et les poètes en général, l’immoralité d’histoires c omposées par eux n’est q u’apparente : elle n’est pas le sens véritable mais le sens littéral et superficiel. Ce dernier est néanmoins une fausse croyance qui n’est pas toujours comprise c omme telle par le public, comme certains personnages, interprètes ou non, des dialogues en témoignent : Polémarque, Céphale, Ménon ; c’est bien le but de l’allegoresis réfutative et offensive et de l’exemplification offensive que de signaler et démontrer la fausseté de ces croyances. C ’est ainsi l ’erreur véhiculée par le sens littéral et par le sens caché qui est dénoncée. Certaines de ces interprétations socratiques ont en outre une fonction protatique dans l ’économie même du dialogue. Elles introduisent l’échange dialectique que ce soit par la réfutation d ’une thèse (celle par exemple de Simonide au livre I de la République) ou par la validation d’une thèse (celle de Socrate dans le Protagoras) réutilisée dans la suite du dialogue. La discussion avec Polémarque a soulevé un certain nombre de problèmes notamment la relation entre la justice et le bien, et celle entre la justice et l ’amitié dont il sera question dans la suite du dialogue. Elle a en outre posé la justice comme excellence – question qui sera traitée au livre IV (432 b-434 c). Dans le Protagoras, la thèse socratique soi-disant soutenue par Simonide est réintroduite dans le cours de la discussion sur le plaisir (355a 5-e)68. De même le discours d ’Adimante (République, ii, 362 d-366 b) annonce la censure des poètes (ii, 376 d-iii, 398 c) où nous retrouvons, formulée par Socrate, la même critique et dans les mêmes termes (iii, 392 a 12-392 b). Mais plus essentiellement 67 Compagnon, 1998, p. 76. C ’est ce qui arrive au discours de Lysias. Socrate se l ’approprie pour le soumettre à sa critique. Avec ses différentes interprétations de Simonide, Socrate montre q u’un discours ne peut se défendre lui-même des abus et des incompréhensions de son interprète (cf. Phèdre, 275 d-e). 68 Cf. Babut, 1975, p. 45.
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c ’est en réponse à cette conception de la justice véhiculée par les poètes que Socrate va proposer sa c onception d’une justice satisfaisante en ellemême et inséparable du bonheur. La poésie se manifeste dans les Dialogues par sa malléabilité et sa versatilité grâce auxquelles elle c onstitue pour Socrate un « réservoir » de sens, comme le montrent ses multiples jeux de sens. L’interprétation socratique de la poésie vise à nous libérer de fausses croyances, à nous persuader de certaines vérités et à en atteindre d ’autres. Elle permet en outre de définir la philosophie dont Socrate est le représentant au regard de la poésie : quand cette dernière en est à l’origine, la philosophie s’y reflète et y trouve des échos partageant une même vérité (allegoresis et exemplification positives) la poésie est alors la servante de la philosophie ; quand elle est sa rivale (exemplification offensive), elle s’en distingue par ses procédés et la vérité est exclusivement du côté de la philosophie. Servante ou rivale, entre les mains de Socrate la poésie n’a guère un rôle enviable. Ce rôle peu enviable elle le doit au fait que les poètes ne parviennent pas à articuler clairement ce q u’ils veulent dire et parce qu’ils se trompent d ’objet.
Catherine Collobert Université d’Ottawa
HOMÈRE INTERLOCUTEUR ? La citation dialectique chez Platon1
INTRODUCTION
Que peut nous révéler l’emploi des citations homériques sur le rapport u’entretient Platon à la tradition (poétique) en général et à Homère q en particulier ? Quoique la c omplexité des dialogues et du rapport aux formes de savoir antérieures soit de plus en plus étudiée, l’image de Platon ennemi juré des poètes persiste. Platon ne reprend-il pas à son compte ce qu’il appelle « l’ancienne querelle » (παλαιὰ διαφορά) entre poésie et philosophie ? Ne chasse-t-il pas Homère de la cité idéale ? Une majorité de platonisants insistent encore sur ce q u’ils estiment être l ’incompatibilité entre poésie et philosophie2. Je défendrai ici l’idée d ’un rapport dialectique, et non simplement antagoniste à Homère, en me penchant sur trois types de citations. Je c onsidérerai c omme dialectique une citation qui comporte l’une des fonctions suivantes (parfois combinées) : la citation contribue à la discussion d’une thèse, d’une opinion ; elle facilite la bonne marche de l’entretien dialectique ; elle permet de thématiser le principe dialogique même. La question qui sous-tend cette étude sur la citation dialectique peut se formuler c omme suit : dans la mesure où la philosophie selon Platon ne cherche pas purement et simplement à faire table rase de la tradition, par opposition par exemple au geste inaugural d ’un Descartes, en quel sens alors prend-t-elle appui sur ce qui a été pensé avant elle ? La première moitié de cette étude traite d’enjeux généraux c onstituant le cadre de la problématique, à laquelle est c onsacrée la seconde moitié. J’esquisserai d ’abord le contexte historique de la figure d ’Homère ainsi 1 2
Je tiens à remercier l ’auditoire de Grenoble, ainsi que celui d ’Ottawa, pour ses questions, remarques et objections, qui m ’ont permis de clarifier mon propos. Pour un survol, voir Westermann, 2009, p. 237-238.
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que l ’interprétation dominante qui fait de Platon un ennemi de la poésie, pour ensuite avancer quelques c ontre-arguments. Dans un second temps, je ferai un survol de la notion de citation en général et dans la recherche platonicienne en particulier. Dans la troisième et principale partie de cette étude, je traiterai de trois citations homériques et de divers types d’emploi dialectique q u’en fait Platon.
POURQUOI HOMÈRE ET C OMMENT PLATON LE CITE-T-IL ? HOMÈRE ÉDUCATEUR
De tous les philosophes grecs, Platon est celui qui cite Homère le plus fréquemment. Dans le corpus platonicien, Homère est cité plus souvent que tout autre poète grec. L ’estimation du nombre total de citations varie selon la définition que l’on en a, par c omparaison à la simple allusion. Selon Labarbe (1949) il y aurait 150 citations explicites, selon Tarrant (1951), 99 ; selon Lohse (1967), 152 ; selon Brandwood (1976), 117. Pourquoi Platon cite-t-il si souvent les poètes et Homère en particulier ? Pour répondre à cette question de manière préliminaire, il c onvient de rappeler la place qu’occupe la figure du poète en Grèce antique. La poésie est alors conçue comme la mémoire de la tradition, d’abord orale. Cette mémoire assure la transmission de diverses formes de savoir, technique, historique, moral, etc. Même après l’avènement, aux ve et ive siècles av. J.-C., de la culture écrite et d’une certaine « sécularisation », la poésie demeure le garant ou du moins le signe de la vérité3. Les sophistes partagent cet enthousiasme pour les poètes. Ils les citent 3 Voir Wohl, 2016. Hérodote (ii, 53) considère Homère, avec Hésiode, comme l’auteur de la théologie des Grecs. Aristophane fait dire à Euripide dans les Grenouilles (v. 10091010) que le poète est avant tout un éducateur (ce que l’on doit admirer chez un poète c’est « sa capacité et son bon sens, parce que nous nous efforçons de donner aux cités de meilleurs citoyens [δεξιότητος καὶ νουϑεσίας, ὅτι βελτίους τε ποιοῦμεν τοὺς ἀνϑρώπους ἐν ταῖς πόλεσιν] ») et à Eschyle (v. 1041) qu’Homère est sa grande inspiration dans le domaine moral (« c’est lui [le divin Homère] qui m’a inspiré pour porter en scène les nombreuses vertus [ὅϑεν [ὁ δὲ ϑεῖος Ὅμηρος, 1034] ἡμὴ φρὴν ἀπομαξαμένη πολλὰς ἀρετὰς ἐποίησεν] »).
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et les c ommentent. Si l ’on doit en croire Platon, Protagoras estime que « la part la plus importante de l’éducation réside dans la capacité de parler habilement de la poésie épique » (παιδείας μέγιστον μέρος εἶναι περὶ ἐπῶν δεινὸν εἶναι, Protagoras, 338 e 7-339 a 1)4. Aux ve et ive siècles, les orateurs ont coutume de citer les poètes pour orner leurs discours et pour appuyer leur propos5. Homère incarne plus que tout autre la figure du poète éducateur. Les deux poèmes homériques – l’Iliade et l’Odyssée – sont considérés comme la source autorisée d’un savoir proprement encyclopédique6. En lui se concentrent les valeurs et l’imaginaire des Grecs. C ’est en ce sens que Socrate, dans la République, rapporte l’opinion selon laquelle Homère est « l’éducateur de la Grèce » (ὡς τὴν Ἑλλάδα πεπαίδευκεν οὗτος ὁ ποιητὴς, x, 606 e 2-3)7. C’est notamment ce prestige c ulturel démesuré qui provoque la critique platonicienne8. Cette critique est avant tout une réaction à cet usage pédagogique excessif du poète à son époque. Cela explique peut-être en partie aussi pourquoi Platon ne reconnaît guère explicitement sa dette envers le grand poète. HOMÈRE INTERLOCUTEUR ? QUELQUES OBJECTIONS DE FOND
Il convient de dire un mot sur la lecture encore assez répandue, précédemment évoquée, selon laquelle le rapport de Platon aux poètes est exclusivement ou essentiellement antagoniste. Selon cette optique, les citations des poètes dans les dialogues platoniciens remplissent une fonction purement rhétorique, c’est-à-dire d’ornementation ou d’illustration. Prenons l’exemple de deux grands spécialistes – d’une autre génération certes, mais dont le propos est défendu aujourd’hui encore –, W. J. Verdenius et Jonathan Tate. Selon Verdenius (1944, p. 144) : « Le fait qu[e] [Socrate et Platon] sont convaincus de l’ignorance fondamentale des poètes et de l’impossibilité d ’interpréter leurs paroles, prouve déjà q u’ils n ’ont pu avoir l’intention d’emprunter à ces témoignages la moindre force de persuasion ». Il est vrai, l’ignorance des poètes est l’une des critiques 4 Cf. Protagoras, 325 e-326 a. 5 Aristote recommande de citer les poètes comme témoins : Rhétorique, i, 15, 13 ; cf. Métaphysique, ii, 995 a 7-8. Chez les orateurs du ive siècle, il n ’y a selon Perlman (1964, p. 164) aucune trace de critique, telles que celles formulées par Platon. 6 Cf. Xénophon, Banquet, iii, 5 ; iv, 3, 6-7 ; Mémorables, II, 6, 10-11. Socrate cite Homère comme une autorité (par rapport au chant des Sirènes : Odyssée, xii, 184). 7 Cf. Collobert, 2011, p. 25. 8 Cf. par exemple Ion, 531 c et 537 a.
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les plus fondamentales de Platon, de l’Apologie aux Lois ; l’impossibilité d’interpréter leurs poèmes est également l’une des thèses réitérées de Socrate. Mais la position platonicienne est plus difficile à établir que ne le laisse entendre Verdenius et, surtout, celui-ci tire de ces griefs une conclusion globale qui mérite d’être interrogée. Jonathan Tate abonde dans le même sens que Verdenius et estime que la cause de l’hostilité réside dans la distinction platonicienne entre science et opinion : « The disparaging terms in which Plato speaks of ‘opinion’ make it certain that he himself does not mean by his frequent quotations to acknowledge any indebtedness to the poets » (Tate, 1933, p. 108). Platon établirait un écart tel entre opinion et savoir qu’il serait dans l’impossibilité d’expliquer comment les poètes peuvent parfois avoir raison, sauf en ayant recours à la notion d’inspiration divine. Ainsi Platon, ingrat envers Homère, serait-il incapable de rendre justice aux intuitions vagues mais fondamentales que recèle la tradition poétique et dont il fait usage (Tate, 1933, p. 107, 108 et 112)9. QUELQUES RAPPELS EN GUISE DE CAPTATIO BENEVOLENTIAE
Homère, dans les dialogues platoniciens, n’est pas toujours critiqué ; il est parfois vivement loué10. Dans le Banquet (209 d-e), par exemple, Homère et Hésiode sont cités, en compagnie de législateurs tels que Lycurgue et Solon, comme des exemples de créateurs de beauté et de vertus. Dans l’Ion et surtout dans le Phèdre, il est question de la folie divine du poète. À la fin de l’Apologie (41 a 6-8), Socrate évoque l’espoir de pouvoir, dans l’au-delà, c onverser avec Homère et les autres grands poètes. Si la République contient les critiques les plus nombreuses et les plus virulentes, cela tient en partie à son cadre politique très particulier, à savoir la fondation de la cité idéale. Dans les Lois, dont l ’idéalisme politique est expressément plus modéré, l’Étranger d’Athènes est beaucoup plus favorable à Homère. Il y est dit notamment que les vieillards, les meilleurs juges, prendront le plus de plaisir à la poésie homérique (658 b-e). Platon ne s’oppose pas, dans les Lois, à la poésie en tant que telle, pas plus que dans la République. Il approuve certaines formes d’imitation 9
Il cite en outre (Tate, 1933, p. 112) la distinction entre vertu véritable et vertu populaire dans le Phédon (69 b 5-8). 10 Socrate (République, ii, 383 a 7-8) : « Ainsi, donc, tout en faisant l’éloge de nombreuses choses chez Homère (πολλὰ ἄρα Ὁμήρου ἐπαινοῦντες), il y en a une que nous n ’approuverons pas ».
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artistique (μίμησις), notamment celles pratiquées par des artistes faisant usage du « paradigme divin ». Le passage mérite d ’être cité : Ces artistes peintres qui travaillent selon le modèle divin (οἱ τῷ ϑείῳ παραδείγματι χρώμενοι ζωγράφοι) […] produiraient la représentation humaine, en se fondant sur cela même q u’Homère a appelé forme divine et représentation divine (ϑεοειδές τε καὶ ϑεοείκελον), l orsqu’elle s ’est produite dans l ’humanité (République, vi, 500 e 3-501 a 7 ; trad. Leroux)11.
Il pourrait paraître curieux que Socrate évoque l’autorité d’Homère au moment d ’aborder un sujet aussi grave et élevé que la nature du philosophe. Il s’associe pourtant ici au grand poète eu égard au divin12. Il est vrai que les épithètes tels que « sage », « très sage » ou « divin », accolés aux poètes – y compris Homère –, font partie à l’époque d ’une pratique c onventionnelle et qu’ils sont souvent, dans les dialogues, à teneur ironique. Certes Platon est un penseur rationaliste qui juge l’autorité du passé à la lumière de la raison, du logos13. Il n ’est toutefois pas qu’un rationaliste. Il est c onscient du pouvoir de la tradition sur les esprits, ce qui le c onduit à l ’emploi de mythes, d ’inspiration homérique et autres. Il sait en outre puiser dans la tradition poétique des éléments en vue de la c onstruction de son propre projet philosophique. L’usage que fait Platon des termes logos et muthos est révélateur. Il les utilise parfois de manière ambiguë et même comme synonymes (cf. par exemple Gorgias, 523 a 1-2). Il lui arrive de s’approprier les deux principaux héros homériques. Dans l’Apologie (28 b-d), Socrate défie le jury en déclarant q u’il c ontinuera à philosopher malgré le danger et évoque le fils de Pélée, prêt à combattre même s’il sait sa mort prochaine. Socrate déforme quelque peu le contexte homérique, puisque ce n’est pas par souci de justice, comme Socrate, q u’Achille est prêt à mourir mais pour venger son ami Patrocle. Il s’agit toutefois, dans les deux cas, de la vertu du courage au service d’une cause supérieure, l’honneur et la justice. Socrate fait lui-même appel à ce qui est moralement laid ou honteux (τὸ αἰσχρόν, 28 d 9-10), qu’il estime inséparable de l’injustice (τὸ ἀδικεῖν, 29 b 6-7). Platon associe en outre Socrate à la 11 Cf. par exemple Iliade, i, 131 et Odyssée, iii, 416. 12 Adam, 1902 ad loc. : « It is pleasing to meet with so cordial and spontaneous an acknowledgment of Homer as a kindred spirit in a passage so full of Plato’s characteristic idealism. There is more than a grain of truth in L onginus’ observation ». 13 Cf. Lois 853 b-d.
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figure d’Ulysse, loué pour sa sagesse et sa modération (voir 3.2.), ainsi que pour sa ruse14. Cette manière d’évoquer avec approbation certains éléments de la tradition homérique en c onstitue une libre appropriation. On pourrait faire valoir l’objection suivante dans l ’esprit de la remarque de Tate citée plus haut. De telles appropriations sont d’importance tout à fait secondaire et même négligeable, dans la mesure où l’opposition platonicienne entre l ’opinion (δόξα) et la science (ἐπιστήμη) interdit toute continuité avec la tradition homérique. Le rapprochement entre Homère et la philosophie est bien plus plausible dans le cas d’Aristote, qui défend la poésie homérique dans la Poétique et les endoxa dans la Rhétorique15. Dans la République sont radicalement opposées l’opinion, dont l’objet est le sensible, et la science, qui a pour objet l’intelligible ou l’Idée, la Forme (v, 478a 12-13 ; 478 b 3-5 et 480 a 1). La philosophie selon Platon est l ’effort de parvenir à la c onnaissance des Idées, notamment à celle du Bien, ce qui exige de délaisser entièrement le monde de la doxa. Cette objection a le mérite de soulever, ne serait-ce qu’involontairement, la question fondamentale de la nature de la φιλοσοφία et de son rapport à la doxa selon Platon. Je me limiterai ici à rappeler quelques passages laissant entendre q u’il y a, au c ontraire, c ontinuité de l’une à l’autre. Citons tout d’abord le passage du livre VII de la République (534 b 8-c 5). Socrate définit la dialectique en rapport avec la raison discursive (διάνοια), à savoir l’intermédiaire entre l’opinion et l’intelligence (νόησις), la saisie intuitive des Formes. Socrate présente alors la dialectique, à la fin de son exposé sur la question, comme le cheminement passant à travers toutes les réfutations (διὰ πάντων ἐλέγχων). La dialectique reste, en ce sens, de nature réfutative (ou purgative selon le vocabulaire du Sophiste, 229 b 7-230 d 5). La dialectique n ’est donc pas présentée, dans ce passage clé, comme une méthode spéciale, mais comme le bon usage du langage, c omme l’habilité à interroger et à répondre (διαλέγεσϑαι), à donner un logos (λόγον διδόναι)16. Les conditions nécessaires et suffisantes du savoir sont toutefois si difficiles à satisfaire qu’il est douteux, aux 14 Xénophon, dans les Mémorables (iv, 6, 15), est plus explicite encore, assimilant la méthode dialectique de Socrate à la ruse oratoire d’Ulysse. 15 Rappelons la phrase bien c onnue du début de la Rhétorique (i, 1, 1355a, 15-17) : « Les êtres humains ont une habilité naturelle suffisante pour arriver à la vérité et ils y arrivent le plus souvent (οἱ ἄνϑρωποι πρὸς τὸ ἀληϑὲς πεφύκασιν ἱκανῶς καὶ τὰ πλείω τυγχάνουσι τῆς ἀληϑείας) ». 16 Dans le Ménon également, la conversion des opinions vraies en savoir est c onçue en rapport aux c ompétences du questionneur (85 c 10-11, 86 a 7).
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yeux même de Socrate, qu’un simple être humain puisse y parvenir17. Selon lui, dans le Phédon, le philosophe n ’atteindra à la sagesse q u’après la mort ; en cette vie, il ne peut que s’en approcher (66 b-67 b). Socrate ne cache pas le caractère limité et incertain de son propre savoir18. C’est pourquoi la philosophie est, par définition, quête et non possession du savoir (Banquet, 204 a 3-7). Dans la mesure où la science est inatteignable, l’opinion demeure l’élément de l’examen philosophique. Le choix platonicien du dialogue apparaît comme une conséquence de cette conception du savoir. Le dialogue en tant que genre littéraire inscrit d ’emblée Platon dans le paysage littéraire. Par ce moyen, il met en scène la philosophie, ce nouveau mode de pensée, avec les courants de pensée passés et c ontemporains. Le personnage de Socrate parle avec bon nombre de non-philosophes, qu’ils soient prêtre, général d’armée, rhapsode, etc. Cette mise en scène présente la philosophie telle q u’elle émerge du monde du mythe et de l ’opinion19. La philosophie selon Platon s’efforce certes de dépasser le monde pré-philosophique de l’opinion, mais ne prétend pas l’effacer ou nier l’arrière-fond dont elle émane. Le dialogue écrit ne présente pas tant la philosophie achevée, devenue sagesse, que la philosophie en train de se faire20. Et il le fait en partant des opinions, c ’est-à-dire de l’expérience et des intuitions humaines originaires, dont la tradition notamment homérique est le dépositaire. Verdenius (1944, p. 144) en vient à concéder d’une main ce qu’il reprend aussitôt de l’autre : Il est vrai qu’il [scil. Platon] donne quelquefois l’impression d ’accepter sans réserve l’autorité des poètes, mais à l ’examen on découvre bientôt la nuance ironique de tels passages. La valeur de ces citations est donc purement illustrative, tout au plus occupent-elles la place d ’hypothèse q u’il faudra encore examiner, quelquefois elles servent à ridiculiser des adorateurs de la poésie.
Cette remarque recèle deux présupposés problématiques. Premièrement, celui selon lequel, dans les dialogues, une remarque c omportant de l’ironie 17 Cf. Rowe, 2003, p. 66. 18 République, vii, 533 a 1-5 : ὅ γε δή μοι φαίνεται (« en tout cas tel qu’il m’apparaît, à moi ») ; cf. 506 d-e : s’agissant aussi de la démonstration de l’idée du bien : ἀλλ´ ὅπως μὴ οὐχ οἷός τ´ ἔσομαι (« mais je crains de n’en être pas capable », trad. Leroux). 19 Le dialogue comme genre, comprenant des non-philosophes ou des philosophes potentiels, est une pratique rare chez les philosophes modernes, lesquels ont très largement adopté le traité. 20 Cf. Brague, 2008, p. 29.
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exclut de ce fait même toute intention sérieuse. Deuxièmement, dans le cas d’une référence sérieuse, il s’agirait seulement d’une hypothèse à tester, dont la valeur resterait donc à prouver. Quant à l’ironie, Socrate peut être en même temps ironique et sérieux, le jeu (παιδιά) et l’éducation ou le sérieux (παιδεία) allant souvent de pair chez Platon21. On a ensuite coutume de réduire la citation homérique à une fonction purement rhétorique : Platon citerait Homère comme, de nos jours, on citerait Shakespeare ou la Bible, c’est-à-dire par simple souci d ’élégance, sans parler du désir de faire valoir son niveau de culture ou son statut social. Or même un usage purement rhétorique et mondain suppose une certaine c ontinuité de sens entre l ’affirmation citée et son contexte original, entre le présent et le passé. Il en est de même de la référence ou de la citation qui se veut simple illustration d’une opinion, ou encore « hypothèse » à tester. S’agissant des opinions testées et ensuite retenues, la citation peut être considérée comme la reconnaissance, implicite ou explicite, d’une dette. Citons sur ce point Tate (1933, p. 108) : « Their opinions [scil. des poètes], right or wrong, merely provide useful material for the philosopher to discuss ». Certes, il y a usage en vue d’autre chose, la discussion, mais cela soulève d’importantes questions : que signifie, suppose ou implique cet usage ? De quelles manières et à quelles fins Platon puise-t-il dans les opinions des poètes, en l ’occurrence Homère ?
DÉFINITION ET FONCTIONS DE LA CITATION : SURVOL DIFFICULTÉS DÉFINITIONNELLES
De manière générale, les fonctions de la citation relèvent soit de la forme soit du c ontenu. Cette distinction de base correspond aux deux principaux usages selon la rhétorique ancienne : l’un esthétique, notamment dans le cas de la formulation brève, bien tournée et facile à retenir (ornatus) ; l’autre relève du prestige (autoritas), notamment dans le cas 21 République, vii, 536 e 6-537 a 3 ; cf. Phèdre 277 e 5-a 5.
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d ’une source ou d ’un témoignage (martus, testimonium) estimé fiable22. Forme et c ontenu s ’allient dans les procédés rhétoriques (amplification, caractérisation de personnages, etc.)23. C’est pourquoi il est souvent difficile, parfois impossible, chez Platon, de séparer l’usage argumentatif de l’usage rhétorique, y c ompris en raison de l’ironie du personnage Socrate et de l’ironie dramaturgique de Platon. Il convient par ailleurs de distinguer les citations des paraphrases et des allusions, quoique la ligne de démarcation soit parfois, là encore, très difficile à établir24. Cela pose la question du degré de fidélité et de transformation des citations par rapport à l’original. Nous disposons par bonheur, dans le cas de l’épopée homérique, de l’œuvre intégrale, par c omparaison aux autres poètes grecs archaïques25. Commençons par quelques éléments de définition. Prenons le Vocabulaire d’esthétique de Souriau, selon lequel la citation est l’« action de rapporter les propres paroles de quelqu’un, et en particulier, un passage d’une œuvre écrite » ; elle « se distingue du plagiat en ce qu’elle est bien rendue à son auteur » ; « [t]outes les nuances existent entre la citation et l’allusion » (Souriau, 1990, p. 410-411). Trois principaux éléments se dégagent : l’élément écrit, dans le cas de Platon, plutôt qu’oral ; l’élément étranger reconnu en tant que tel ; l’échelle de gradation, allant de la séparation la plus nette entre le propre et l’étranger (dans le cas par exemple de la maxime) à la fusion la plus intime (dans le cas de l’allusion furtive et de la paraphrase)26. Je me cantonnerai ici aux citations directes ou explicites. Il n’existe dans l’Antiquité aucune théorie de la citation. Les manuels de rhétorique ne traitent que de la pratique. De nos jours, la citation 22 Gorgias, 525 d 6-7 : « Homère en rend témoignage (μαρτυρεῖ δὲ τούτοις καὶ Ὅμηρος) » ; cf. Protagoras, 344 d 6 : « comme l’a dit un autre [scil. Homère] poète (ὥσπερ καὶ παρ´ ἄλλου ποιητοῦ μαρτυρεῖται) » ; République, ii, 364 c 5-6 : « Ils appuient toutes ces prétentions du témoignage des poètes (τούτοις δὲ πᾶσιν τοῖς λόγοις μάρτυρας ποιητὰς ἐπάγονται) » (cf. Hésiode) ; Lysis, 215 c 7 : « [et celui qui parlait ainsi] s’appuyait sur le témoignage d’Hésiode (καὶ τὸν Ἡσίοδον ἐπήγετο μάρτυρα) » ; Lois, I, 630 a 3-4 : « nous avons, nous aussi, le témoignage d’un poète, Théognis (ποιητὴν δὲ καὶ ἡμεῖς μάρτυρ´ ἔχομεν, Θέογνιν) ». 23 Cf. Albrecht, 1965. 24 Les marqueurs modernes que sont les guillemets n ’existent pas dans l’Antiquité. 25 Telle est la situation du pendant latin, notamment pour Cicéron citateur d ’Ennius, dont il ne reste que des fragments. 26 Halliwell (2000) par exemple reproche à Brandwood (1976), dans son « Index of Quotations », de n’avoir pas donné de critère pour l’inclusion de simples allusions en compagnie de citations explicites.
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occupe une place centrale dans la théorie de l’intertextualité. Le concept poststructuraliste de citation se veut global. Tout texte serait intégralement intertextuel. Selon Julia Kristeva (1969, p. 146), « tout texte se construit c omme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d ’un autre texte ». Cette c onception maximaliste d’intertextualité implique une décentralisation du sujet et du texte, et par là le rejet de la notion, formelle et morale, d’autonomie. Souvent annexée à la théorie poststructuraliste de l’intertextualité, celle de Mikhaïl Bakhtine s’en distingue par l’idée selon laquelle le rapport au « mot étranger » est fondamentalement dialogique et constitutif du langage. J’évoque ces théories modernes parce qu’elles ont le mérite de soulever la question de la mise en relation d’un mot à un autre, d ’une pensée à une autre. La citation implique inévitablement une tension entre la répétition du même, d ’une part, et l’appropriation transformatrice, d’autre part (Helmstetter, 2007, p. 896). La transposition de c ontexte peut avoir un effet tantôt c omique, tantôt satirique (ou ironique)27, ou encore – et parfois simultanément – grave ou tragique en révélant le caractère profond d’un événement ponctuel (Souriau, 1990, p. 411). Toutes ces fonctions et d ’autres encore sont présentes dans le texte platonicien. La séparation entre le sens dans son contexte originel et le sens tel qu’appliqué au nouveau c ontexte est souvent difficile, voire impossible à maintenir. Il n’en demeure pas moins que la citation implique une reproduction délibérée de l’antérieur et de l’étranger reconnus en tant que tels. La citation pose donc la question du degré relatif d’appropriation ou, inversement, de désappropriation par rapport à cet antérieur et à cet étranger28. Autrement dit, la citation constitue une rencontre, en l’occurrence entre Platon et son milieu : son milieu lointain – la poésie homérique – ou son milieu immédiat – la réception de celle-ci chez ses contemporains, à commencer par les sophistes. Mais si Homère est en effet pour Platon un interlocuteur, il est pour lui un interlocuteur contemporain. La distance par rapport à Homère, pour Platon, n ’est pas tant une distance temporelle q u’une différence d ’opinion : à l ’instar des débats à l ’agora, la pensée est pour lui une virtualité omniprésente. Les c ontemporains de Platon envisagent eux aussi Homère c omme une présence diffuse. 27 Cf. Capra, 2005. 28 Cf. Neumann, 1980, p. 295 et 300.
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Signalons enfin un problème que je ne pourrai guère traiter ici c omme il le faudrait. La question de la citation implique deux c ontextes dialectiques bien distincts : le contexte oral, dans lequel Socrate ou son interlocuteur cite Homère, d’une part, et le contexte écrit dans lequel Platon fait appel à Homère, d ’autre part. Quel est le rapport entre ces deux c ontextes ? En quoi l ’intention de l ’auteur citateur diffère-t-elle de celle de l’interlocuteur citateur ? On a un exemple de différence, relativement aisé à marquer, dans le cas de la citation dans le Banquet, l’ironie platonicienne y étant plus évidente que l’ironie socratique (voir 3.3)29. FONCTIONS : SURVOL DE LA RECHERCHE
Dans la recherche platonicienne moderne, une dizaine d’usages de la citation a été relevée. La plupart des classifications c omportent deux à trois classes principales : (1) la citation c omme ornement langagier ou illustration rhétorique ; (2) la citation comme composante argumentative, munie d’une visée allégorisante ou non ; (3) la citation c omme composante critique ou approbative30. Yamagata ajoute une quatrième classe à cette classification, (4) l’inspiration poétique, notamment dans le recours au mythe, dont il ne sera pas question ici, dans la mesure où il appartient à un dossier massif exigeant un traitement à part, en particulier celui des « voix inspirées ». Röttger (1960, p. 69-86) montre par ailleurs que (5) la citation peut contribuer à marquer la division du 29 La question des deux contextes s’applique aussi à Homère, et peut se formuler comme suit : quel est le sens de la différence entre Homère et ses personnages ? Qu’il y ait une différence entre l’auteur et ses personnages est assez évident, mais faut-il supposer pour autant qu’Homère a une vision unifiée et cohérente du monde au-delà des affirmations souvent contradictoires de ses personnages ? Que penser par exemple du passage de l’Iliade (xviii, 107) où Achille exprime le souhait soudain que périsse l’esprit de querelle, si meurtrier, issu de la quête de la gloire (« que l’esprit de querelle, chez les dieux comme chez les hommes, périsse [ὡς ἔρις ἔκ τε ϑεῶν ἔκ τ᾽ ἀνϑρώπων ἀπόλοιτο] ») ? Ce cri du cœur recèle une réflexion, riche et fascinante, mais momentanée et, surtout, sans suite. Faut-il y lire en outre la voix de l’auteur, Homère, qui exprime sa critique de la guerre et de l’éthique héroïque (cf. Collobert, 2014, p. 64-65, et plus généralement Collobert, 2011, p. 207-212) ? En République iii, s’agissant du mode narratif, Socrate estime au c ontraire qu’Homère est dans ses personnages et ne se distingue pas de ceux-ci. Il s’ensuit, selon ce point de vue, que les voix discordantes des personnages du poète impliquent que celui-ci se c ontredit et provoquent la c onfusion chez l ’auditoire. 30 Langbein, 1911 ; Tarrant, 1951 ; Yamagata, 2012 ; Collobert, 2016. Heine (1880) divise son étude en deux grandes sections, les jugements défavorables sur les poètes (3-8) et les jugements qui leur sont favorables (8-14) ; de même Albrecht (1965).
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texte (introduction, césure, conclusion, etc.). Certains font valoir (6) la dimension sociale, c’est-à-dire le milieu de celui qui cite et du public qu’il a en vue. Halliwell (2000, p. 99-100) précise (7) que la dimension sociale peut révéler les présupposés herméneutiques du citateur et surtout que le grand principe qui préside à l’insertion des citations de poètes dans les dialogues platoniciens est l’examen critique du muthos par le logos. On a souvent fait remarquer que (8) Platon ne semble guère s’intéresser, la plupart du temps du moins, au sens originel que le poète avait à l ’esprit (ce qu’on peut appeler la décontextualisation), mais q u’il s’intéresse surtout ou exclusivement à nourrir la discussion en cours. Clay (2010) attire toutefois l’attention sur l’éventualité que (9) Platon ait à l’esprit le c ontexte du passage cité et qu’il cite délibérément ce passage de manière erronée afin d ’illustrer un argument philosophique. L ’analyse qui suit reprendra certains de ces constats, mais en précisant et en infléchissant le sens eu égard à la citation que j’appelle « dialectique31 ».
TROIS TYPES D’EMPLOI DIALECTIQUE
Je me pencherai essentiellement sur trois citations homériques, chacune illustrant une fonction dialectique : (1) comme point de départ à réfuter, (2) comme reprise et illustration d’une opinion à affirmer, (3) comme reprise et transformation d ’une opinion à affirmer (portant, de surcroît, sur l’action dramatique elle-même, et recoupant l’allégorèse). Deux de ces citations ont la particularité d’être employées trois fois dans le corpus platonicien. Ces répétitions permettent la comparaison des usages selon le c ontexte. De manière plus générale, ces citations et leurs usages dialectiques éclairent le rapport dialectique de Platon à la tradition poétique. Voici la liste de passages platoniciens et des références homériques : 1.
République, ii, 364 d-e : Iliade, ix, 497-501
31 Sur la question plus générale de savoir si la manière platonicienne de citer obéit à une méthode, voir dans cet ouvrage le chapitre de Karine Tordo-Rombaut « Platon citateur par Platon philosophe : République, iii, 392 c 6-398 b 9 ».
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République, iii, 390 d, République, iv, 441 b-c, Phédon, 94 d : Odyssée, xx, 17-20 3. Banquet, 174 d, Second Alcibiade, 140 a, Protagoras, 348d : Iliade, x, 224. 2.
POINT DE DÉPART À RÉFUTER
La première citation est tirée de l’Iliade, chant IX (v. 497-501). Au livre I de la République, Socrate examine la parole des poètes, notamment parce que certains de ses interlocuteurs (Céphale et Polémarque) les estiment sages et véridiques. Au livre II, la dimension dialectique se raffine : Adimante, à l’instar de Glaucon, désire renforcer la conception traditionnelle, radicalisée entre-temps par Thrasymaque, en vue d ’une réfutation pleinement satisfaisante. Le passage homérique présente les dieux c omme susceptibles de se laisser fléchir par les offrandes des êtres humains. Il s’agit de la scène où Phénix demande à Achille de plier puisque même les dieux sont sensibles aux présents des hommes32. Voici d’abord le passage de l’Iliade : [497] [498] [499] [500] [501]
στρεπτοὶ δέ τε καὶ ϑεοὶ αὐτοί, τῶν περ καὶ μείζων ἀρετὴ τιμή τε βίη τε. καὶ μὲν τοὺς ϑυέεσσι καὶ εὐχωλῇς ἀγανῇσι λοιϐῇ τε κνίσῃ τε παρατρωπῶσ᾽ ἄνϑρωποι λισσόμενοι, ὅτε κέν τις ὑπερϐήῃ καὶ ἁμάρτῃ. [Phénix] « Les dieux aussi se laissent retourner.
’ont-il pas beaucoup plus que toi mérite, gloire et force ? N Les hommes pourtant savent les fléchir en leur offrant Parfums, libations, fumets choisis, humbles requêtes, Quand ils viennent les supplier après avoir transgressé la loi et c ommis une faute » (Iliade, ix, 497-501 ; éd. Monro et Allen ; trad. Mugler, 1995, modifiée).
Le passage platonicien, comprenant quatre des cinq vers homériques, presque intacts, est le suivant : [Adimante] « Les autres prennent Homère comme témoin (τὸν Ὅμηρον μαρτύρονται), de la subornation des dieux par les humains, parce que ce grand [497] [499]
poète, lui aussi, a dit : »
λιστοὶ δέ τε καὶ ϑεοὶ αὐτοί καὶ τοὺς μὲν ϑυσίαισι καὶ εὐχωλαῖς ἀγαναῖσιν
32 Cette c onception est rejetée dans les Lois (x, 906 e 1-2) et le Second Alcibiade (149 e).
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FRANÇOIS RENAUD λοιϐῇ τε κνίσῃ τε παρατρωπῶσ᾽ ἄνϑρωποι λισσόμενοι, ὅτε κέν τις ὑπερϐήῃ καὶ ἁμάρτῃ
« Les dieux aussi se laissent retourner. Les hommes pourtant savent les fléchir en leur offrant Parfums, libations, fumets choisis, humbles requêtes, Quand ils viennent les supplier après avoir transgressé la loi et c ommis une faute » (République, ii, 364 d 3-e 2 ; éd. Burnet ; trad. Paquet, 1993, et Mugler, 1995, modifiées).
Quelques remarques d ’ordre formel d ’abord. La reproduction du texte homérique (selon nos manuscrits) est très fidèle, sauf pour la substitution d ’un terme par un synonyme et l’omission d ’un vers. Premièrement donc, le terme λιστοί (« susceptibles de fléchir ») remplace στρεπτοί (« flexibles »), qui est dans nos manuscrits. Puisque le terme cité, λιστοί, n’apparaît nulle part ailleurs (il s’agit d’un hapax legomemon), il est presque assurément dans le texte homérique que lit Platon33. Deuxièmement, Platon omet, sans doute volontairement, un vers (498), qui n’est en quelque sorte qu’une parenthèse dans le texte homérique et dont le lecteur ancien de Platon peut se passer tant l ’idée qu’elle exprime est un truisme dans la mentalité grecque. Or ce vers omis résume bien, pour nous, la conception homérique de la vertu ou de l’excellence (ἀρετή). Phénix s’adressant à Achille affirme : « N’ont-ils pas [les dieux] plus que toi mérite, gloire et force (τῶν περ καὶ μείζων ἀρετὴ τιμή τε βίη τε) ? ». Telles sont les principales caractéristiques du héros homérique, caractéristiques qu’il possède toutefois à un degré bien moindre que les dieux, et c’est pourquoi, les dieux servant de modèle, Achille doit c omme eux se montrer conciliant34. La morale exprimée dans ce passage est la morale dominante en Grèce antique. C’est en réaction à cette conception traditionnelle que Platon pose à nouveau la question de l’excellence, c ’est-à-dire de la vie la meilleure. Du point de vue platonicien, ce passage affirme que les dieux se laissent corrompre par les offrandes des hommes injustes. De manière plus générale, la conception homérique implique une tension entre l ’excellence individuelle, d ’une part, et la justice et le bonheur (eudaimonia), de l’autre. Cette tension entre l’intérêt personnel et celui d’autrui (ou la morale) devient chez certains sophistes opposition ou incompatibilité. L ’idée d ’un 33 Cf. Adam, 1902, ad loc. et Labarbe, [1949] 1987, p. 151. 34 Cf. Labarbe, [1949] 1987, p. 150.
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c onflit entre intérêt personnel et moralité, selon Platon, repose sur une conception de la vie bonne associée aux signes extérieurs du succès : la force, la richesse, le prestige, le pouvoir politique. C’est pourquoi, selon Platon, le héros homérique ressemble à l ’homme injuste de Thrasymaque, trop fort pour être dominé ou trop malin pour se faire attraper. La critique platonicienne n ’est pas sans fondement. Il est vrai que l ’éthique homérique est une éthique collective, qui définit le c omportement de l’ensemble des membres de la communauté35, et il est vrai que cette éthique inclut la coopération. En revanche, l’excellence du héros est inséparable de la reconnaissance qu’il peut recevoir des autres, c’est-à-dire de l’honneur (τιμή). Même si le héros doit dans une certaine mesure adapter ses fins et intérêts aux attentes et exigences de ceux qui peuvent l’honorer ou le déshonorer, son éthique reste foncièrement compétitive, toujours en conflit potentiel avec le respect dû à autrui. La vision homérique, c omme celle de Thrasymaque, se réclame du « sens commun » et de « l’expérience », c’est-à-dire de ce que le grand nombre tient pour tels. Thrasymaque, en 348 d, qualifie d ’ailleurs la justice d ’ingénuité (εὐήϑεια). Contraint qu’il est à combattre « l’expérience » communément conçue, Platon donne l’impression de disqualifier totalement le sens commun et la tradition comme source d’opinions raisonnables36. Cette impression est trompeuse comme je tenterai de le montrer par la suite. En somme, Platon cite un passage homérique, à peine modifié, comme procédé dialectique c onsistant à renforcer, à louer d’abord, le point de vue adverse, afin de le réfuter plus efficacement ensuite. Le passage c oncerne l’idéal humain tel qu’incarné dans le comportemernt des dieux et il exprime le contraire de la position socratique, selon laquelle il n’y a pas conflit, mais au contraire harmonie, entre intérêt personnel et moralité. REPRISE ET ILLUSTRATION D’UNE OPINION À AFFIRMER
La seconde citation homérique est tirée de l’Odyssée, chant XX (17-20). De retour à Ithaque, sous les traits d ’un mendiant, Ulysse est maltraité par ses servantes et doit retenir sa colère. Socrate cite ce passage à trois reprises : deux fois dans la République, une fois dans le Phédon. En voici d’abord le passage long tel q u’il apparaît dans l’Odyssée : 35 Cf. Collobert, 2011, p. 16-17 et p. 154. 36 Cf. Irwin, 1988, p. 7, 11-12.
94 [17] [18] [19] [20]
FRANÇOIS RENAUD στῆϑος δὲ πλήξας κραδίην ἠνίπαπε μύϑῳ· ‘τέτλαϑι δή, κραδίη· καὶ κύντερον ἄλλο ποτ᾽ ἔτλης, ἤματι τῷ ὅτε μοι μένος ἄσχετος ἤσϑιε Κύκλωψ ἰφϑίμους ἑτάρους’
« mais, frappant sa poitrine, il gourmanda son cœur en disant : “Patience, mon cœur ! tu as souffert pire tourment, le jour où le Cyclope, en fureur, a dévoré tes braves c ompagnons !” » (Odyssée, xx, 17-20, éd. Monro et Allen ; trad. Mugler, 1995, modifiée).
Socrate cite ce passage, dans le livre III de la République (390 d 1-5), c omme illustrant un modèle de maîtrise de soi (σωφροσύνη)37. Le passage platonicien cite deux des vers homériques, sans modification : [Socrate] En revanche, dis-je, si jamais des exhortations à tenir bon face à [17] [18]
toutes choses sont lancées et mises en pratique par des guerriers renommés, il faut les regarder et les écouter, comme dans ce passage (οἷον καὶ τὸ) : στῆϑος δὲ πλήξας κραδίην ἠνίπαπε μύϑῳ· τέτλαϑι δή, κραδίη· καὶ κύντερον ἄλλο ποτ᾽ ἔτλης.
« mais, frappant sa poitrine, il gourmanda son cœur en disant : Patience, mon cœur ! tu as souffert pire tourment » (République, iii, 390 d 1-5 ; éd. Burnet ; trad. Pachet, 1993, et Mugler, 1995, modifiées).
Un peu plus loin, au livre IV (441 b 3-c 2), Socrate cite le vers 17 dans un c ontexte assez différent, s ’agissant alors de la division tripartite de l’âme : [Socrate] Et chez les bêtes aussi on peut voir que les choses sont bien c omme tu
les décris. Et en plus de cela, le passage que nous avons cité quelque part plus haut, le vers d’Homère, en témoignera, qui dit (τὸ τοῦ Ὁμήρου μαρτυρήσει, τὸ) : πρὸς δὲ τούτοις καὶ ὃ ἄνω που [ἐκεῖ] εἴπομεν, στῆϑος δὲ πλήξας κραδίην ἠνίπαπε μύϑῳ·
« mais, frappant sa poitrine, il gourmanda son cœur en lui parlant » (République, iv, 441 b 3-c 2 ; éd. Burnet ; trad. Pachet, 1993, et Mugler, 1995, modifiées).
Socrate cite donc Homère comme témoin (μαρτυρήσει, 441 b 6) pour appuyer la distinction entre l’élément rationnel et l’élément non rationnel, entre la raison et la passion, ou ce qu’il appelle le λογιστικόν et le ϑυμοειδές. Selon Socrate, Homère établit lui-même cette distinction avec clarté (σαφῶς, 441 b 8). On a affaire ici à une appropriation 37 Cf. Iliade, ix, 255-256.
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fondée sur une interprétation dans la mesure où le « cœur » (κραδίη) est conçu c omme l’équivalent platonicien de l’élément non raisonnable chez Homère. Catherine Collobert y voit pour sa part un cas d ’allégorèse (Collobert, 2016, p. 74). Il est vrai que les deux éléments sont envisagés, dans le texte platonicien, comme opposés, à l’instar de l’opposition entre l’âme et le corps, alors q u’il ne peut guère être question chez Homère d’une opposition de ce genre, la vie mentale et la vie corporelle étant inséparables (Collobert, 2011, p. 109, n. 3). En revanche, chez Platon, il n’y a opposition que si la passion ne se règle pas sur la raison et il y a au c ontraire harmonie si la raison dirige. Au moyen de cette citation Socrate – et Platon avec lui, semble-t-il – signale que sa conception du rapport entre raison et « cœur » (κραδίη) peut revendiquer une filiation avec la tradition poétique38. La stratégie est ainsi inverse de celle de la première citation. Dans ce cas-ci, la stratégie c onsiste à associer sa position philosophique à une intuition, peut-être vague et peu développée, mais néanmoins fondamentale, dont Homère est le dépositaire. Un signe que la différence entre division triparitite et division bipartite est ici d ’importance secondaire, c ’est que le troisième emploi de ce passage homérique, dans le Phédon (94 d), a pour contexte la bipartition de l’âme, envisagée c omme entièrement rationnelle, et du corps. Dans ce passage, Socrate cherche à réfuter la thèse matérialiste et à illustrer la position c ontraire (94 c 9-d 5) : [17] [18]
[Socrate] καὶ Ὅμηρος ἐν Ὀδυσσείᾳ πεποίηκεν, οὗ λέγει τὸν Ὀδυσσέα· στῆϑος δὲ πλήξας κραδίην ἠνίπαπε μύϑῳ· τέτλαϑι δή, κραδίη· καὶ κύντερον ἄλλο ποτ’ ἔτλης.
« Homère, dans l’Odyssée, a représenté la chose ainsi, quand il fait dire à Ulysse : “mais, frappant sa poitrine, il gourmanda son cœur en disant : Patience, mon cœur ! tu as souffert pire tourment” » (Phédon, 94 d 6-e 1 ; éd. Burnet ; trad. Dixsaut et Mugler 1995, modifiées).
Tandis qu’ici, dans le Phédon, la citation (des vers 17 et 18) illustre le c onflit entre l’âme et le corps, dans la République, il s’agissait du conflit entre les parties de l’âme. La citation homérique n’est associée à aucun nouvel argument. Elle ne sert qu’à illustrer, en invoquant l’autorité 38 Romilly (1984, p. 198-200) a ainsi montré que l’antécédent chez Homère, ainsi que chez les Tragiques, donne une certaine plausibilité au thumos dans la division tripartite de l’âme.
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’Homère, une thèse défendue plus tôt, indépendamment de cette d autorité. La citation pourrait donc remplir une fonction exclusivement rhétorique, nullement dialectique39. Cette illustration est, selon moi, néanmoins révélatrice pour au moins deux raisons. Premièrement, Socrate reconnaît que la passion n’est pas un élément entièrement irrationnel, qu’elle contient un élément raisonnable, susceptible d ’écouter la raison40. Deuxièmement, Socrate, et avec lui Platon semble-t-il, reprend délibérément un héritage de la pensée grecque traditionnelle en interprétant le dialogue d’Ulysse avec lui-même comme la victoire de la raison sur la passion. Pour Platon, il ne s’agit pas simplement d’un élément de la mentalité grecque, mais d’une vérité sur la nature humaine, dont il trouve l’expression chez Homère41. Cette vérité est aussi celle de l’expérience d ’un dialogue intérieur42. Cette dernière remarque nous conduit à la troisième citation. REPRISE ET TRANSFORMATION D ’UNE OPINION À AFFIRMER
La troisième citation est tirée de l’Iliade, chant X (224). Diomède demande à Nestor que q uelqu’un l’accompagne pour aller en reconnaissance dans le camp ennemi :
[224]
[Diomède] ἀλλ᾽ εἴ τίς μοι ἀνὴρ ἅμ᾽ ἕποιτο καὶ ἄλλος μᾶλλον ϑαλπωρὴ καὶ ϑαρσαλεώτερον ἔσται. σύν τε δύ᾽ ἐρχομένω, καί τε πρὸ ὃ τοῦ ἐνόησεν ὅππως κέρδος ἔῃ· μοῦνος δ᾽ εἴ πέρ τε νοήσῃ ἀλλά τέ οἱ βράσσων τε νόος, λεπτὴ δέ τε μῆτις
« Mais j’aimerais q u’un autre m’accompagne : J ’en aurais plus de réconfort et plus grande assurance. Quand on chemine à deux, l’un voit avant l’autre Où est le bon parti. Sans doute, on le voit seul aussi, Mais la vue est moins bonne et l ’esprit demeure un peu court » (Iliade, x, 222-226 ; éd. Monro & Allen ; trad. Mugler, 1995, modifiée).
Ce passage homérique est lui aussi cité trois fois dans le corpus : dans le Banquet (174 d), dans le Second Alcibiade (140 a), de nos jours généralement jugé apocryphe, et dans le Protagoras (348 d). Dans le 39 40 41 42
Cf. Rowe, 1993, p. 227. De même chez Aristote, Éthique à Nicomaque, i, 13, 1102 b 31. Cf. Dirlmeier, 1960, p. 343-344. Cf. Collobert, 2011, p. 109.
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Banquet, le vers 224 est quelque peu écourté et modifié ; dans le Second Alcibiade il est cité à moitié (le premier hémistiche) et modifié ; dans le Protagoras il est reproduit sans modification aucune. Voici le vers 224 suivi de ses variations platoniciennes : – – – –
Iliade, x, 224 : σύν τε δύ’ ἐρχομένω, καί τε πρὸ ὃ τοῦ ἐνόησεν Banquet, 174 d 2 : Σύν τε δύ’, ἔφη, ἐρχομένω πρὸ ὁδοῦ Second Alcibiade, 140 a 1-2 : σύν τε δύο σκεπτομένω Protagoras, 348 d 1 : σύν τε δ ύ’ ἐρχομένω, καί τε πρὸ ὃ τοῦ ἐνόησεν
De manière générale, la transformation c onsiste à passer de la coopération entre guerriers d’un même camp à la coopération dialectique. Dans le Banquet (174 d), d ’abord, il s’agit d’une décision à prendre en commun. Socrate a été invité au banquet d ’Agathon, qui vient de remporter le prix de la meilleure tragédie. Socrate demande à Aristodème de l’accompagner ; celui-ci, hésitant à y aller sans invitation, propose qu’ils décident ensemble de ce q u’ils devront dire à Agathon une fois arrivés. C ’est donc Aristodème, cette fois, qui cite Homère : [Aristodème] Si tu m ’y amènes, c’est donc à toi de voir quelle excuse trouver, car moi je ne vais pas avouer que je suis venu sans invitation ; je dirai plutôt que c ’est par toi que j ’ai été invité. « Quand on chemine à deux, dit-il, l’un devance l’autre (Σύν τε δ ύ’, ἔφη, ἐρχομένω πρὸ ὁδοῦ) ». Nous délibérerons sur ce que nous allons dire (Banquet, 174 c 8-d 3 ; éd. Burnet ; trad. Brisson, 2008 et Mugler, 1995, modifiées).
L’ennui pour Aristodème c ’est que, chemin faisant, Socrate s ’arrêtera pour méditer et recommandera à Aristodème de continuer à avancer, si bien que le pauvre Aristodème arrivera chez Agathon tout seul et sans invitation. L ’emploi platonicien relève donc de la parodie, p uisqu’il n ’y aura eu finalement ni délibération ni décisions communes. Et qui plus est, la citation est à sa manière véridique, car Aristodème devancera Socrate et arrrivera le premier. Socrate oublie en quelque sorte l ’entente conclue avec son compagnon, et l’effet comique est assuré par la dramaturgie platonicienne. La citation du vers 224 dans le Second Alcibiade (140 a) présente l’avantage de marquer une liaison avec les dialogues authentiques. Cette fois, le c ontexte est plus sérieux, non sans ironie certes. Assez tôt dans l’entretien, le jeune Alcibiade avoue son embarras (ἀπορῶ) à répondre
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à une question que lui pose Socrate. Celui-ci, pour l’encourager à persévérer dans la discussion (140 a 1-2), lui dit ceci : [Socrate] Mais si tu me prêtes ton attention, peut-être que, « en cherchant à deux », nous allons trouver (ἀλλ᾽ ἐὰν ἔμοιγε προσέχῃς τὸν νοῦν, σύν τε δύο σκεπτομένω τυχὸν εὑρήσομεν) (Second Alcibiade, 140 a 1-2 ; éd. Burnet ; trad. Brisson, 2008).
Le verbe ἐρχομένω (« cheminer ») est ici remplacé par σκεπτομένω (« chercher »). Cette substitution c ontribue directement à la fonction dialectique de la citation, dialectique ici au sens où elle vise à favoriser la continuité de l’échange et ainsi de l’action dramatique. Passons au Protagoras (348 d), sur lequel je m’attarderai davantage. L’emploi de la citation s’inscrit dans un cadre plus large et plus complexe, et c omporte un sens plus profond, quoique là encore il ne soit pas dénué d’ironie. Après avoir participé à une discussion sur un poème de Simonide, et après avoir exposé sa propre interprétation du poème, Socrate critique très sévèrement la pratique de l ’exégèse poétique (337 a-348 a). Il c ompare les discussions sur la poésie aux banquets rassemblant des gens peu cultivés qui, incapables de s’entretenir les uns avec les autres en ayant recours à leur propre voix (347 c 5-6), font appel à des voix étrangères (347 d 1), celles des flûtes et autres accompagnements. Socrate oppose ce type d ’entretien, qui correspond à la méthode déclarée de Protagoras (338 e 7-339 a 1), à l’échange dialectique, dans lequel les interlocuteurs parlent de leur propre voix (347 d 6), se questionnent mutuellement et se rendent c ompte les uns aux autres, en des propos q u’ils ne tirent que d ’eux-mêmes (348 a 1-2)43. Socrate invite donc Protagoras à suivre cette méthode, à délaisser les poètes – puisqu’on ne peut savoir exactement ce que ces absents ont voulu dire (348 e 3-4) – et à mettre à l’épreuve la vérité de leurs propres discours. Cherchant ainsi à convaincre Protagoras de reprendre la discussion à deux, Socrate formule en citant Homère le principe de l’échange dialectique : [Socrate] « Je suis tout à fait de l’avis d ’Homère quand il dit (ἡγοῦμαι γὰρ πάνυ λέγειν τι τὸν Ὅμηρον τὸ) : “Quand on chemine à deux, l ’un voit avant l ’autre (σύν τε δύ’ ἐρχομένω, καί τε πρὸ ὃ τοῦ ἐνόησεν)” »
(Protagoras, 348 d 4-5 ; éd. Burnet ; trad. Croiset, 1955, et Mugler, 1995, modifiées). 43 Le terme voix, φωνή, n’apparaît pas moins de cinq fois dans cette seule page : 347 c 6 (μηδὲ διὰ τῆς ἑαυτῶν φωνῆς) ; 347 d 1-3 (ἀλλοτρίαν φωνὴν τὴν τῶν αὐλῶν, καὶ διὰ τῆς ἐκείνων φωνῆς ἀλλήλοις σύνεισιν) ; 347 d 6 (διὰ τῆς αὑτῶν φωνῆς) ; 347 e 3 (οὐδὲν δέονται ἀλλοτρίας φωνῆς).
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Pourquoi Socrate associe-t-il ici la méthode dialectique à l’autorité ’Homère ? Deux explications s’offrent d’emblée. Premièrement, ce d vers homérique est devenu un proverbe et sert d’ornement élégant au propos de Socrate. Deuxièmement, il y a là parodie à destination de Protagoras et de son goût déclaré pour l’étude de la poésie épique. Ces deux explications m’apparaissent valables et complémentaires. Je crois toutefois que l ’ironie de Socrate (et celle de Platon) va plus loin et comporte un sens plus profond. D’abord, il peut paraître curieux que Socrate, après avoir insisté sur l ’exigence de parler de sa « propre voix » ait recourt à une source externe, la voix et l’autorité d’Homère, pour exprimer le principe dialogique. Autrement dit, cet emploi de la citation homérique soulève la question de l’opposition relative entre « la voix des autres », en l’occurrence celles des poètes, et l’exigence philosophique de s’en remettre à « sa propre voix ». En fait, l’exigence de s’en remettre à sa propre voix n ’exclut pas le rapport à la voix des autres. L ’échange dialectique suppose même, au contraire, la capacité de s ’entretenir avec la voix des autres (ἀλλήλοις δι´ ἑαυτῶν συνεῖναι, 347 c 6). Car il s’agit justement de questionner et de répondre par soi-même certes, mais en rapport à la voix d ’autrui. Il est même impossible d ’avoir et de développer sa propre voix sans celle d ’autrui qui lui réponde et la questionne44. En cela même réside le principe, épistémologique et moral, du dialogue. 44 Un bel exemple moderne est celui de Kant citateur d ’Horace. La définition que donne Kant des Lumières, au début de son texte « Qu’est-ce que les Lumières ? », comprend une citation du poète latin, dont le philosophe allemand fait la devise même des Lumières : sapere aude (Épîtres, ii, 1, 2 40-44). « Les lumières, écrit Kant, se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre (sich seines Verstandes ohne Leitung eines anderen zu bedienen). Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d’un manque d’entendement, mais d’un manque de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des lumières. » (Werke, t. VIII, 35 ; trad. Wismann). Là aussi, il peut sembler curieux que Kant exprime la volonté de se libérer de toute tutelle, de « se servir de son entendement sans être dirigé par un autre » au moyen d ’une source externe, d ’une autorité du passé et, à plus forte raison, d’un poète. Dans le paragraphe suivant, Kant précise que les « préceptes et formules (Satzungen und Formeln) […] sont les entraves qui perpétuent la minorité » (36). En citant cette maxime, bien frappée et facile à retenir, Kant suit pourtant une pratique courante depuis l’Antiquité (cf. Quintillien, Institution oratoire, V, 11, 39). Il est néanmoins piquant de noter deux différences importantes entre le contexte original et le contexte kantien : Horace, dans son poème, tente de persuader un jeune étudiant de rhétorique, Lollius Maximus, de rechercher la sagesse pratique, plus exactement la modération dans les désirs et les richesses, alors
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La question du rapport entre la voix propre et celle des autres se pose aussi dans le cas de la citation comme procédé dialectique. La citation est un genre particulier de voix, caractérisée non seulement par son origine externe, distincte du locuteur, mais aussi par l’absence du vis-à-vis et l’autorité de la source. Y a-t-il incompatibilité entre l’exigence de s’en remettre à sa propre voix et le recours à l ’autorité des poètes ? Sans doute, si et seulement si l ’opinion du poète en question ne fait pas l ’objet d ’un examen dialectique. Cet enjeu n’est pas sans rapport avec la critique de l’écriture dans le Phèdre (cf. 275 c-e), qui est d’ailleurs évoquée dans le Protagoras45. Certes, Socrate n’a pas pu interroger Homère, mais il s’est assurément questionné sur le sens de cette voix et l’a fait sienne. Il y a donc là appropriation d’un des sens possibles de la voix d’Homère. Le sens que choisit Socrate est celui q u’il estime le plus profond : celui de rechercher la vérité à deux et de développer sa propre voix en répondant à celle de l ’autre. La citation est ici dialectique en ce double sens q u’elle contribue à la discussion, en défendant le principe dialogique, ainsi qu’à l’action dramatique, en favorisant la suite de l’entretien. CONCLUSION
En somme, il a été question de trois citations homériques et de trois usages platoniciens, et des variations notables de ceux-ci selon le c ontexte. J’ai qualifié ces trois usages de dialectiques. On pourrait objecter que cette appellation est abusive en faisant valoir q u’elle suppose un respect de l’altérité du point de vue de l’autre46, alors que Platon, et d’abord son Socrate, manipule les citations à sa guise en les détachant de leur c ontexte initial, en vue de leur réfutation ou de leur approbation47. Cependant, que Kant a en vue avant tout une exigence intellectuelle ; Horace propose que le jeune se dévoue à Homère (!) c omme source de réflexion morale estimée plus instructive que tous les philosophes (sont cités Chrysippe, chef de l’école stoïcienne, et Crantor, philosophe académicien). Il s’agit donc là d ’une libre appropriation d’une « formule » ancienne en vue d’une fin nouvelle. S’approprier la « voix » d ’autrui, plutôt que d ’en dépendre, c ’est là aussi faire « usage de sa raison ». Cf. Hamilton, 2014, p. 302-303. 45 Il est fait allusion à la critique de l’écriture dans le Protagoras (329 a), y compris dans le passage évoqué plus haut : « on ne peut, dit Socrate, interroger les poètes sur ce qu’ils disent » (347 e 3-4), puisque le poème écrit, en l’absence de son auteur, ne peut répondre aux questions. 46 Cf. Bouvier, 2004, p. 48-49. 47 C’est pourquoi il cite le même vers tantôt avec approbation, tantôt avec désapprobation, selon le c ontexte dramaturgique (cf. Collobert, 2016, p. 48). Un exemple frappant et
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la décontextualisation n ’est pas la seule fonction de la citation. Dans le cas des deux premières citations homériques analysées plus haut, le contexte de départ est largement respecté. Quant à la troisième, il est certes transformé, mais il y subsiste quelque chose comme une expérience et une intuition originaire, dont la tradition notamment homérique est l’expression. Cette expérience, cette intuition fait l ’objet d ’une appropriation philosophique, et cette appropriation, c omme d ’autres du même ordre chez Platon, suppose une interprétation, non de l’intention de l ’auteur il est vrai, mais du sens profond ou du noyau dur. En somme, il apparaît que Platon le grand critique d ’Homère entretient un rapport dialectique avec lui, et que le philosophe athénien reconnaît à sa manière q u’il est allé à l’école d ’Homère. Il est d ’ailleurs frappant de noter c omment l’expression « apprendre d ’Homère » (παρ᾽ Ὁμήρου) exprime selon le contexte une critique, souvent teintée d’ironie, ou la reconnaissance, ou les deux à la fois. Par exemple, la conception de la justice comme le fait d’aider les amis et de nuire aux ennemis, caractérisée par Socrate comme une forme de vol vis-à-vis des ennemis, est une leçon que Polémarque a sans doute apprise d’Homère48. Platon reprend en cela la formulation péjorative de Xénophane49. En revanche, dans nombre d ’autres passages, la même formulation prend un sens laudatif50. C’est en cela que le rapport de Platon à Homère n ’est pas purement antagoniste mais dialectique, puisqu’il comprend l’expression indirecte d’une reconnaissance, d ’une dette envers celui qui reste néanmoins son rival.
François Renaud Université de Moncton éloquent de cet usage très libre, aux sens opposés, est l’emploi, dans la République, du passage homérique relatant la rencontre d ’Achille et d ’Ulysse dans le royaume des morts (Odyssée, xi, 489-491). Achille lui dit : « je préfèrerais être un assistant aux labours, au service d’un autre homme […] que de commander à tous les morts qui ont péri ». Ce passage est cité au livre II (386 c) avec désapprobation c omme un portrait terrifiant et inadmissible de la vie après la mort, puis au livre VII (516 d), avec approbation c omme le portrait du philosophe enfin sorti de la caverne ! 48 République, i, 334 a 11 : παρ᾽ Ὁμήρου μεμαϑηκέναι. 49 21 B 10 DK. 50 République, iii, 404 b : καὶ παρ᾽ Ὁμήρου, « auprès d’Homère » ; Lois, iii, 681 e ; iv, 706d : ἦν δέ που τοῦτό γε καὶ παρ᾽ Ὁμήρου λαϐεῖν, « Homère aussi pourrait enseigner cela ».
« MON CHER FRÈRE, ARRÊTONS À NOUS DEUX LA FORCE DE CET HOMME » Homère, Iliade, XXI, 308-309 = Platon, Protagoras, 340 a : les citations homériques dans l’analyse platonicienne de la pensée de Protagoras La présence de citations poétiques dans les dialogues de Platon est un phénomène qui est immédiatement évident à tout lecteur et qui pose en même temps des problèmes à qui ne voudrait considérer que de façon superficielle la critique que Platon formule à l’encontre de la poésie, par exemple dans les pages de la République. Plusieurs recherches s’inscrivant surtout dans un courant d’études particulièrement attentif à l’aspect littéraire des dialogues platoniciens1 ont cependant à une époque récente permis de mieux c omprendre le rapport c omplexe de Platon à la tradition littéraire en mettant en évidence comment, au-delà de toute une série d’éléments polémiques à l’égard de la littérature du passé, Platon élabore une théorie qui accorde à la poésie une fonction positive. Impossible de ne pas citer à ce propos les travaux de Stephen Halliwell (par exemple 2000, 2002, p. 37-117, ou 2011), les monographies de Fabio Massimo Giuliano (2005) et de Mario Regali (2012), ainsi que les études recueillies dans le beau volume de la série « Philosophia Antiqua » dirigé par Pierre Destrée et Fritz-Gregor Herrmann (2011). L ’approfondissement critique de ces dernières années permet également de mieux expliquer le rôle des citations poétiques dans les pages des dialogues. Néanmoins, nous ne disposons toujours pas d ’une recherche systématique : dans un travail assez récent, Diskin Clay (2010) se lamentait encore du fait que « a full study of the Platonic art of quotation has yet to be undertaken ». Après 1
On peut trouver un exemple remarquable de cette approche chez Erler, 2007, p. 60-98. Cf. également la synthèse de Gordon, 2012.
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les études pionnières sur Homère et Pindare de Jules Labarbe (1949) et d’Édouard Des Places (1949), les études spécifiques ne manquent certes pas, ainsi du volume de Marian Demos (1999) sur quelques citations célèbres de poètes lyriques, des articles de David Bouvier (2004) et de Naoko Yamagata (2012) sur Homère, du volume dirigé par George Boys-Stones et Johannes Haubold (2010) consacré à Hésiode, pour ne rappeler que quelques exemples, mais, jusqu’à a ujourd’hui, nonobstant la présence de la liste des citations platoniciennes d ’autres auteurs établie par Leonard Brandwood (1976, p. 991-1003), et exceptés les pages finales du volume de Giuliano (2005, p. 307-338) et les articles de Clay (2010) et de Halliwell (2000), précédés par la brève étude de Dorothy Tarrant (1951) et par une longue section de la thèse de Paul Vicaire (1960, p. 77-193), à ma connaissance, la seule étude d’ensemble reste la dissertation de Jakob Röttger (1960). Comme le met à juste titre en évidence Giuliano (2005, p. 307-309), une des difficultés majeures pour qui voudrait se consacrer à ce type d’étude c onsiste à grouper les citations en se fondant sur la fonction qu’elles assument : en effet, « ciascuna delle citazioni contenute nei dialoghi ha, di fatto, una propria funzione specifica ». Pour déterminer les catégories de classement, partir de schémas le plus possible amples et ouverts serait la meilleure solution, raison pour laquelle Giuliano propose de substituer aux seize catégories appartenant à quatre groupes plus amples définies par Röttger (1960)2, quatre secteurs, réduits par la suite à trois, correspondant aux domaines dans lesquels, selon Giuliano, Platon théorisait la possibilité d ’une utilisation fructueuse de la poésie : c omme documentation concernant des événements du passé, pour embellir et rendre plus persuasifs des discours appropriés, pour éduquer les jeunes et c omme moyen pour transmettre un savoir. Étant donné l’ampleur du troisième domaine concernant l’effort païdeutique qui caractérise l’ensemble de la production platonicienne et qui a par conséquent tendance à inclure également les autres domaines, Giuliano propose de distinguer entre citations documentaires, persuasives et scientifiques. Un critère plus formel est adopté par Clay (2010) qui 2
Le schéma proposé par Röttger (1960) est le suivant : « der sachliche Bereich (die berichtende, bestätigende, beweisende, erläuternde, charakterisierende Funktion), der Bereich der Überredung (das verstärkende, steigernde, charakterisierende, veranschaulichende Zitat, das Zitat als Parole), der gesellschaftliche Bereich (das stellvertretende Zitat, das Zitat von oberflächlicher Sachlichkeit, das ermunternde, die Situation kennzeichnende, das Gespräch kennzeichnende Zitat), Spiel und Scherz. »
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propose une anatomie des citations poétiques en six parties : citations inventées, citations sorties de leur c ontexte, citations visant l’évocation de leur contexte originel, citations qui impliquent une signification allégorique (ὑπόνοια), citations qui comportent des suppressions volontaires, citations déformées et interprétées avec partialité. Je souhaiterais proposer ici une approche qui s ’éloigne partiellement des études que je viens de mentionner. Je voudrais en effet analyser une série de citations qui se trouvent dans le texte de Platon en tant qu’allusions indirectes aux intérêts des personnages qui agissent dans la scène du dialogue ou d’un penseur dont les doctrines sont discutées dans le texte. Plus particulièrement, je chercherai à mettre en rapport une série de citations de vers homériques dans le Protagoras, le Cratyle et le Théétète avec les études homériques de Protagoras. Ma démarche a été partiellement anticipée par Andrea Capra (2005) qui analysait les citations et les allusions homériques du Protagoras en proposant une distinction entre « doctrinal allusions », à savoir des allusions qui se réfèrent à des domaines d ’étude propre aux sophistes protagonistes du dialogue, et « malicious mythology », à savoir des références qui ont comme but, et ce de manière polémique, de porter les lecteurs à assimiler les personnages représentés à des modèles littéraires négatifs. Comme le souligne à juste titre Capra, pour ce qui est des « doctrinal allusions », dans le dialogue éponyme le cas de Protagoras n’est pas isolé. En s ’appuyant sur un travail d’Aldo Brancacci (2004), il montre que le discours d ’Hippias (337 c-338 b = 86 C 1 DK) visant la réconciliation entre Protagoras et Socrate est modelé sur le discours que Nestor développe dans le premier chant de l’Iliade (254-284) pour apaiser le conflit entre Achille et Agamemnon. À ce propos il est possible de découvrir des affinités de c ontenu ainsi que des analogies lexicales : Brancacci (2004, p. 395-396) signale la reprise platonicienne par μήτε σέ… μ ήτ’ αὖ (338 a) de l’anaphore μήτε σύ… μήτε σύ qui occupe une position de relief dans l’allocution de Nestor (275 et 277) ainsi que l’allusion, par la séquence καὶ πείϑεσϑέ μοι (338a), à l’expression ἀλλὰ πίϑεσϑε, que le roi des Piliens utilise deux fois dans son intervention (259 et 274)3. 3
Dans le cadre d ’une recherche fondamentale sur l ’anaphore « incipitaria » chez Homère, Di Benedetto (2000, p. 15-17) c onsidère cette figure de style comme caractérisant la rhétorique de Nestor. Sur la stratégie persuasive mise en acte par Nestor dans le chant I, cf. entre autres Dentice d ’Accadia, 2012, p. 72-83.
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Comme on le sait, Hippias a étudié de façon approfondie Homère (86 A 9-10 DK, 86 B 6 DK) et il semble avoir attribué un rôle significatif au personnage de Nestor dans son Τρωικὸς διάλογος (86 A 2 DK)4. Le cas d’Hippias n ’est toutefois pas le seul que l’on peut citer dans le Protagoras. Il est en effet possible, à mon avis, de découvrir un mécanisme analogue dans le cas de Prodicos. Dans la section exégétique du dialogue, Socrate, en essayant de résoudre l’aporie signalée par Protagoras, qui croit découvrir une contradiction dans le poème à Scopas de Simonide (542 Page = 260 Poltera), s’appuie, dans un premier temps, sur l’art synonymique de Prodicos pour proposer une διαίρεσις sémantique entre εἶναι et γενέσϑαι. À la différence de Simonide, Pittacos, qui c onstitue la cible polémique du poète, soutiendrait q u’il n ’est pas difficile d ’être excellent mais de le devenir. Et Simonide le critiquerait à juste titre. En effet, selon Socrate, Prodicos et beaucoup d’autres pourraient à ce propos citer les vers 289-292 des Travaux et les jours d ’Hésiode, selon lesquels les dieux ont mis la sueur devant la vertu, mais, lorsqu’on est arrivé au sommet, elle devient facile à conserver, quoique difficile à atteindre (καὶ ἴσως ἂν φαίη Πρόδικος ὅδε καὶ ἄλλοι πολλοὶ κ αϑ’ Ἡσίοδον γενέσϑαι μὲν ἀγαϑὸν χαλεπὸν εἶναι – τῆς γὰρ τοὺς ϑεοὺς ϑεῖναι – ὅταν δέ τις αὐτῆς , ἐκτῆσϑαι). Il s’agit dans ce cas des vers auxquels Prodicos lui-même semble faire allusion dans le célèbre apologue sur le choix d’Héraclès que Xénophon rapporte dans les Mémorables (ii, 1, 28-29 = 84 B 2 DK)5.
4 5
On peut trouver un panorama sur les recherches littéraires d’Hippias dans Hunter, 2016, p. 86-92. Cf. également Audano, 2010, p. 11-14. Comme le souligne Tordesillas (2008, p. 92-93), il faut également mettre en évidence que, dans les Mémorables, la citation des vers d’Hésiode (Les Travaux et les jours, 287292) précède le texte issu des Saisons de Prodicos. La fidélité de Xénophon à l’ouvrage du sophiste à fait l’objet d ’un long débat, sur lequel il convient de renvoyer au moins à Mayhew, 2011, p. 203-206. Cependant, au-delà du témoignage de Xénophon, une scholie aux Nuées d’Aristophane (361 = 84 B 1 DK) semble confirmer que, dans les Saisons, Prodicos mettait en rapport sueur et vertu dans le sillage d’Hésiode. Cf. Serrano Cantarín & Díaz de Cerio Díez, 2005, p. 75, n. 4. Simonide (579 Page = 257 Poltera) lui-même semble avoir réélaboré les vers d’Hésiode ; cf. Koning, 2010b, p. 146-147.
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Comme on peut le remarquer aisément, on trouve, dans le Protagoras, des exemples de citations poétiques qui peuvent être expliquées en se référant aux intérêts littéraires des deux sophistes présents sur la scène du dialogue : dans le cas d’Hippias, l’allusion est directement insérée par Platon dans le discours du sophiste, dans le cas de Prodicos, c ’est en revanche Socrate qui évoque le texte étudié par le sophiste en dialoguant avec Prodicos luimême6. Supposer que Platon ait mis en place dans le cas de Protagoras un jeu du même type est tout à fait possible. Comme on le sait, la tradition atteste que le sophiste attribuait au savoir dans le domaine de la poésie un rôle fondamental. Dans le Protagoras, Platon fait dire au sophiste que la partie la plus importante dans la παιδεία d’un homme consiste à être compétent en matière de poésie, περὶ ἐπῶν δεινὸν εἶναι (338 e-339 a = 80 A 25 DK). Et, comme cela arrive souvent, la tradition anecdotique insistait sur l’importance que Protagoras attribuait à cet aspect. Selon le Gnomologium vaticanum 743 (n. 468 Sternbach = 80 A 25 DK), à un poète qui l’injuriait, ἐποποιοῦ τινος αὐτὸν βλασφημοῦντος, parce qu’il ne faisait pas bon accueil à ses poèmes, ἐπὶ τῷ μὴ ἀποδέχεσϑαι τὰ ποιήματα αὐτοῦ, Protagoras avait répondu : « Mon cher, dit-il, je préfère écouter tes calomnies, κακῶς ἀκούειν ὑπὸ σοῦ, que tes poèmes, ἢ τῶν σῶν ποιημάτων ἀκούειν ». Aristote témoigne lui aussi de certaines c ontributions de Protagoras dans le domaine de la critique littéraire, qui concernaient l’incipit de l’Iliade d’Homère, critiqué à cause de l’utilisation incorrecte, du moins selon le sophiste, du substantif μῆνις au genre féminin (Réfutations sophistiques, 173 b 17-22 = 80 A 28 DK) et du verbe ἄειδε à la forme impérative à la place de la forme optative qui serait plus appropriée dans le c ontexte 6
Si l’on ne s’en tient pas au Protagoras, un cas comparable pourrait être celui de l’interprétation du vers 311 des Travaux et les jours d’Hésiode dans le Charmide (163 b). Les Mémorables de Xénophon (1, 2, 56-57) attribuent en effet à Socrate un intérêt pour ce vers, dont il avait proposé une interprétation particulièrement scandaleuse, qui avait été durement critiquée par le sophiste Polycrate dans son Accusation de Socrate. Cf. Graziosi, 2010, p. 120-125. On ne peut pas non plus exclure que ce vers n ’ait pas fait également l’objet de la réflexion du Critias historique, qui s’y réfère dans le Charmide. Regali (2012, p. 65-71) c onsidère à juste titre que cette citation du Charmide doit être mise en rapport avec les intérêts littéraires du sophiste. Joosse (2018) souligne la cohérence de l’interprétation proposée par Critias avec son idéal politique aristocratique.
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d’une prière (Poétique, 1456 b 15-19 = 80 A 29 DK). La critique formulée par Protagoras avait probablement un rapport avec les recherches que le sophiste avait développées dans le domaine de la grammaire qui, selon les témoignages d’Aristote (Rhétorique, iii, 5, 1407 b 6-8 = 80 A 27 DK) et de Diogène Laërce (ix, 53-54 = 80 A 1 DK), portaient plus précisément sur le genre des noms et sur les formes de l’expression, notamment sur le verbe7. Mais l ’approche protagoréenne n ’avait pas seulement un caractère critique. Un certain Ammonios8, auteur d’un commentaire du chant XXI de l’Iliade conservé par un papyrus d’Oxyrinchus du iie siècle après J.-C., en s’occupant du vers 240, remarque que Protagoras était capable de saisir la fonction de la lutte entre le fleuve Scamandre et Achille par rapport à la ϑεομαχία (POxy., ii 221, col. xii 20-25 = 80 A 30 DK = Corpus dei papiri filosofici greci e latini, i, 1 ***, 88 2T Montanari) : Πρωǀταγόρας φ̣ησ[ὶν πρὸ]ς τὸ διαλαϐεῖν τὴν ǀ μάχην τὸ ἐ[πεισό]διον γεγονέναι τὸ ἑǀξῆ̣ς̣ τῆ̣ς̣ Ξά[νϑου κα]ὶ ϑνη̣τοῦ μάχης ἵν’ εἰς τὴν θ̣ε̣ομ[αχία]ν̣ μεταϐῇ, τάχα δὲ ǀ ἵνα καὶ τὸ̣ν̣ [ Ἀχιλ]λ̣έ[α]αὐ̣ξήσῃ …
« À propos de la division de la bataille en phases, Protagoras dit que l ’épisode suivant, celui de la lutte entre le Xanthe et un mortel, est là dans le but de passer au c ombat des dieux et peut-être aussi de mettre en valeur Achille. »
Dans le cadre de l’exégèse du texte de Simonide, de façon analogue au cas de l’Hésiode de Prodicos que nous venons de rappeler, Socrate évoque le texte homérique qui faisait l’objet des intérêts de Protagoras en citant le vers 308 et le début du vers 309 du chant XXI de l ’Iliade. Face aux critiques que Protagoras soulève à l ’égard du poème de Simonide, Socrate demande l’aide de Prodicos pour défendre le poète concitoyen du sophiste, comme chez Homère le Scamandre pressé par Achille appelle à lui le Simoïs, en lui disant : « Mon cher frère, arrêtons à nous deux la force de cet homme9 ». 7 8
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Sur les recherches littéraires de Protagoras je renvoie à Corradi (2012, p. 144-175), auxquelles il faut maintenant ajouter les c ontributions plus récentes de Rademaker, 2013 ; Andolfi, 2014, p. 121-131 ; Woodruff, 2017. Sur cette figure obscure de c ommentateur homérique dont le nom n ’est c onnu que par la subscriptio qui se trouve entre les colonnes x et xi de ce papyrus, cf. au moins la fiche de Pagani (2006). Il n’est pas aisé de déterminer l’extension de la citation protagoréenne chez Ammonios. Selon Montanari (1999, p. 668) elle s’arrêterait à μεταϐῇ, en revanche Capra (2005, p. 276, n. 16) pense que l’on peut également attribuer au sophiste l’observation critique concernant la volonté homérique de mettre en valeur Achille. Protagoras, 340 a : « Je me résous donc à t’appeler à l’aide, c omme, chez Homère, le Scamandre, attaqué par Achille, appelle à son aide le Simoïs, en disant : “Mon cher
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Nous retrouvons donc dans ce passage du Protagoras une référence à une phase du combat entre Achille et le fleuve : dans le cadre d’une recherche que Socrate développe autour des textes poétiques avec Protagoras, le philosophe évoque un texte qui avait fait l’objet des recherches du sophiste10. La référence au Scamandre et au c ontexte de la théomachie et de la lutte entre Achille et le fleuve n ’est pas limitée au Protagoras : elle se retrouve également dans un autre texte platonicien dans lequel Platon se mesure avec la tradition littéraire et dans lequel Protagoras semble jouer un rôle non secondaire, le Cratyle11. Le thème du dialogue, comme on le sait, est celui de l ’ὀρϑότης τῶν ὀνομάτων. Dans ce domaine, selon Socrate, Protagoras est une véritable autorité. Après avoir réfuté la position conventionnaliste d’Hermogène, en s’appuyant, entre autres arguments, sur une réfutation du principe protagoréen de l ’homme-mesure (385 e-386 a = 80 A 13 DK), il parvient à établir la nécessité de trouver un critère de l’ὀρϑότης τῶν ὀνομάτων sur des bases naturalistes. Dans ce cas, selon Socrate, la solution la plus simple serait de s’adresser à Protagoras, à travers la médiation de Callias, frère d ’Hermogène et mécène du sophiste (391 b-c = 80 A 24 DK)12. Mais Hermogène n’approuve pas du tout la Vérité de Protagoras dans son ensemble, τὴν μὲν Ἀλήϑειαν τὴν Πρωταγόρου ὅλως οὐκ ἀποδέχομαι, et donc il ne peut accepter aucun propos c ontenu dans ce livre, τὰ δὲ τῇ τοιαύτῃ ἀληϑείᾳ ῥηϑέντα (391 c). Socrate décide alors de recourir à Homère et aux poètes pour poursuivre la recherche, αρ’ Ὁμήρου χρὴ μανϑάνειν καὶ παρὰ τῶν ἄλλων ποιητῶν. Dans ce π domaine, Homère aurait proposé des enseignements fondamentaux dans les passages dans lesquels il distingue à propos des mêmes objets les noms que leur donnent les hommes et ceux que leur donnent les dieux, pour montrer que la dénomination divine est la dénomination correcte13. Pour
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frère, arrêtons à nous deux la force de cet homme” (ὥσπερ ἔφη Ὅμηρος τὸν Σκάμανδρον πολιορκούμενον ὑπὸ τοῦ Ἀχιλλέως τὸν Σιμόεντα παρακαλεῖν, εἰπόντα – φίλε κασίγνητε, σϑένος ἀνέρος ἀμφότεροί περ / σχῶμεν). Cet aspect est souligné par Manuwald (1999, p. 318), cf. aussi Capra, 2005, p. 276 et Corradi, 2006, p. 50-59. Je reprends ici des c onsidérations que j’ai déjà développées dans Corradi, 2006 et 2012, p. 166-175. Pour ce qui est des compétences dans le domaine de l’ὀρϑοέπεια que Callias aurait acquises de Protagoras, Platon, d’après Napolitano (2012, p. 204-205), pourrait s’être inspiré d’une scène des Κόλακες d’Eupolis. Sur le problème des doubles dénominations dans la langue des dieux et dans la langue des hommes chez Homère une analyse ponctuelle se trouve dans Tsitsibakou-Vasalos
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soutenir son point de vue, Socrate cite encore une fois un vers tiré du contexte de la théomachie (xx, 74) qui concerne le fleuve de Troie que les dieux appellent Xanthe et les hommes Scamandre, ὃν Ξάνϑον καλέουσι … ϑεοί, ἄνδρες δὲ Σκάμανδρον (391 d-392 b)14. Dans la mesure où le contexte évoqué c oncerne toujours la même partie de l’Iliade citée dans le Protagoras et qui avait fait selon Ammonios l’objet des recherches du sophiste, il est possible de supposer que Socrate, en citant le vers c oncernant la double dénomination humaine et divine du fleuve de Troie, voulait faire allusion à une réflexion du sophiste à ce propos15. En se moquant d’Hermogène, Socrate réintroduit d’une certaine manière et sous une autre forme dans la discussion avec son interlocuteur la contribution de Protagoras q u’Hermogène vient de refuser de c onsidérer, en passant pour ainsi dire de Protagoras aux textes sur lesquels Protagoras avait développé ses réflexions16. L’utilisation de citations homériques dans le cadre de l’analyse des doctrines protagoréennes ne se limite d’ailleurs pas au Protagoras et au Cratyle. Une citation d’un vers de l’Iliade s’inscrit également dans l’analyse du principe protagoréen de l’homme-mesure dans le Théétète. Toutefois, dans le cas du Théétète, le vers n ’appartient pas au c ontexte de la théomachie ni ne fait des allusions au fleuve Scamandre. Il n’en reste pas moins que le vers, tiré du chant XIV de l’Iliade (201 = 302), renvoie une fois encore à une dimension pour ainsi dire hydrique. Observons mieux l’opération mise en place par Platon. Comme on le sait, Socrate fait remonter la définition de connaissance c omme αἴσϑησις proposée (2007, p. 89-96). Cf. aussi Gambarara (1984, p. 126-129) qui commente une ample bibliographie. 14 Richardson (1993, p. 51-52) met en évidence l’architecture unitaire des chants XX et XXI de Iliade en soulignant, à l ’instar de Protagoras, le rôle clé de la bataille entre Achille et le fleuve. 15 La question soulevée par Socrate autour de la langue des dieux peut être en effet mise en rapport avec plusieurs domaines auxquels Protagoras s’était intéressé : l ’exégèse homérique, l’ὀρϑοέπεια et le problème des dieux qui, comme on le sait, faisait l ’objet du Περὶ ϑεῶν (80 B 4 DK) du sophiste. Ce n’est peut-être pas par hasard que par la suite (400 d-401 a) Socrate semble faire allusion au célèbre incipit de l’écrit protagoréen. 16 Ademollo (2011, p. 149) pense également à une possible allusion aux recherches de Protagoras qui appliquait son ὀρϑοέπεια à l’exégèse homérique. Selon Ewegen (2017, p. 99-101), qui renvoie à juste titre à l’association entre la position mobiliste d’Homère et la doctrine secrète de Protagoras à laquelle Platon fait allusion dans le Théétète (152 d-e), « the turn to Homer is by no means a turn away from Protagoras and the relativism he represents, but is rather an intensification of the l atter’s position ».
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par Théétète au principe protagoréen de l’homme-mesure (151 e-152 a). Selon le philosophe, ce principe était en fait une formulation énigmatique, ᾐνίξατο, d’une doctrine que Protagoras révélait en secret, ἐν ἀπορρήτῳ, à ses disciples (152 c) : aucune chose n’est une en soi et par soi et il n’est pas possible de lui attribuer quelque prédicat que ce soit. En effet, c’est à partir d’une translation et d’un mouvement, d’un mélange des unes avec les autres, ἐκ δὲ δὴ φορᾶς τε καὶ κινήσεως καὶ κράσεως, que viennent à être toutes les choses que nous disons être. Rien jamais n ’est, mais à chaque fois vient à être, ἔστι μὲν γὰρ ο ὐδέποτ’ οὐδέν, ἀεὶ δὲ γίγνεται (152 d-e). Sur ce point sont d’accord tous les σοφοί, sauf Parménide, l’un après l ’autre : Protagoras et Héraclite ainsi qu’Empédocle et, parmi les poètes, les plus éminents en chaque genre de poésie, οἱ ἄκροι τῆς ποιήσεως ἑκατέρας, pour la comédie Épicharme et pour la tragédie Homère17. La conception mobiliste de la réalité que Protagoras ne soutenait q u’en secret remonte donc en définitive à Homère. À l’appui de cette interprétation Platon propose l’exégèse allégorique d ’un passage d ’Homère qui, par les vers « Océan d’où naissent les dieux, et Thétys leur mère », a soutenu que toutes choses sont nées du flux et du mouvement : εἰπών – « Ὠκεανόν τε ϑεῶν γένεσιν καὶ μητέρα Τηϑύν » πάντα εἴρηκεν ἔκγονα ῥοῆς τε καὶ κινήσεως. Les vers, c omme on l’a dit plus haut, sont tirés du chant XIV de l’Iliade, à savoir du c ontexte de la Διὸς ἀπάτη : pour mettre en place ses projets de séduction de Zeus, Héra fait semblant de se rendre auprès d’Océan et Téthys18. Récemment Aldo Brancacci (2011, p. 102-105) a utilisé la présence de l’interprétation allégorique de vers homériques dans le cadre de l’exposé sur la doctrine soutenue en secret par Protagoras – il faut en effet rappeler que quelques lignes 17 Sur les aspects principaux de la stratégie que Platon développe à l’encontre du principe de l’homme-mesure dans cette section du dialogue, voir, au moins, Ferrari, 2011, p. 39-59. Pour le célèbre principe protagoréen, cf. maintenant van Berkel, 2013 et Gavray, 2017, p. 23-87. L ’idée selon laquelle l’épique homérique peut être assimilée à une forme de tragédie est une idée que l ’on trouve également attestée dans la République (par exemple 595 b-c) et elle est reprise dans la Poétique d’Aristote (1448 b 34-1449 a 2). Cf. de Jong, 2016. 18 Ewegen (2017, p. 101) signale à juste titre que le c ontexte est le même que celui d’un autre vers de l’Iliade (xiv, 292) cité dans la section du Cratyle que nous venons d’examiner (392 a) c oncernant les doubles dénominations dans la langue des dieux et dans la langue des hommes, notamment celle de l’oiseau en lequel se transforme Hypnos, une sorte de hibou que les dieux appellent χαλκίς et les hommes κύμινδις. Ne pourrait-il s ’agir d ’une autre allusion platonicienne à un vers homérique qui avait fait l ’objet des recherches de Protagoras ?
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plus loin (153 c-d) est également proposée l’exégèse de la célèbre image de la corde en or d’Iliade, viii, 1919 – comme argument pour défendre l’authenticité protagoréenne de cette doctrine que les commentateurs considèrent souvent c omme une invention platonicienne20. Certes, des témoignages c oncernant Protagoras ressort un type d’intérêt pour les textes littéraires qui, c omme le soulignait déjà Glenn Most (1986, p. 239-240) il y a quelques années, ne semblent pas faire de concessions à l’allégorie mais se fonder sur des critères logico-formels de nature plus littéraire21. En fait, comme l ’a montré de façon persuasive Jaap Mansfeld (1990 [1983]), un autre sophiste, Hippias, a probablement joué un rôle dans l’histoire de la réception philosophique de ce vers, que Platon cite également dans le Cratyle (402 a-c) et Aristote dans la Métaphysique 19 L’image de la corde en or a été un des symboles les plus fréquemment traités par les allégoristes anciens soit dans une perspective cosmologique soit dans une perspective religieuse. Cf. Pontani, 2005, p. 206, n. 110. Sur les origines de l ’interprétation allégorique, voir Naddaf, 2009 et, pour ce qui est du jugement de Platon sur ce procédé exégétique, cf. Giuliano, 2005, p. 291-295. 20 Cf. par exemple Sedley, 2004, p. 39-40 ou Lee 2005, p. 77-117. En revanche Zilioli (2013, p. 239-243) croit découvrir un noyau authentiquement protagoréen dans la doctrine secrète, à savoir la thèse d ’une « ontological indeterminacy ». Silvermitz (2016, p. 47-75) parvient même à saisir un rapport entre Protagoras et « the history of esotericism ». 21 Il suffit de comparer l ’analyse proposée par Protagoras sur la théomachie avec la contribution sur le même passage homérique de Théagène de Rhégium conservée par Porphyre (ad Il., xx, 67-75, p. 240 et 242 MacPhail = 8, 2 DK), au sujet de laquelle voir, au moins, Ford, 2002, p. 68-72. Cependant la possibilité d ’un lien entre l’interprétation allégorique et la réécriture protagoréenne du mythe de Prométhée (80 C 1 DK) a été récemment explorée par Domaradzki (2015, p. 254-256). Malheureusement, le témoignage d ’Aristoclès de Messine, c onservé par Eusèbe (Préparation évangélique, xiv, 20-21 = 6 Chiesara), n ’est pas éclairant pour ce qui est des rapports entre l’interprétation allégorique d’Iliade, xiv, 201 = 302 et la réflexion protagoréenne. Ce texte renvoie à certains c ommentateurs qui attribuent à Homère l’opinion selon laquelle il ne faut croire que la sensation et les représentations, τῇ αἰσϑήσει καὶ ταῖς φαντασίαις μόναις δεῖν πιστεύειν, en s’appuyant sur l’interprétation allégorique des vers c oncernant Océan c omme ἀρχή, dont il est question dans le Théétète. Aristoclès attribue un point de vue semblable à Métrodore de Chios, ὧν δ’ἴσμεν ἔοικε μὲν καὶ Μητρόδωρος ὁ Χῖος τὸ αὐτὸ τοῦτο λέγειν (« Or, Métrodore de Chio le dit »). Selon le péripatéticien, Protagoras aurait en revanche soutenu cette opinion de façon directe, οὐ μὴν ἀλλ’ἄντικρύς γε Πρωταγόρας ὁ Ἀϐδηρίτης εἶπεν (« mais celui qui le professe ouvertement c ’est Protagoras d’Abdère »). Si l’on ajoute foi à ce témoignage, toute attribution à Protagoras de l’interprétation allégorique proposée dans le Théétète semble difficile à soutenir, dans la mesure où le sophiste ne semblerait appuyer son point de vue sur aucun procédé herméneutique mais l’exprimer de façon directe. Toutefois, le texte d’Aristoclès ne semble pas pouvoir être c onsidéré c omme une source indépendante, il semble au c ontraire se fonder sur une réélaboration de la page du Théétète. Cf. Bonazzi (2009, p. 68 et 456, n. 26), qui inclut toutefois ce passage dans son recueil de textes protagoréens.
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(i, 983 b 27-31) en le mettant en rapport avec Thalès (11 A 12 DK). Reste que la possibilité que Platon dans ce passage du Théétète ait pu faire allusion à une c ontribution de Protagoras n ’est pas c omplètement à exclure. Quoique la citation soit dans ce cas tirée du chant XIV, le rôle d’Océan comme ἀρχή apparait également dans une généalogie complexe de fleuves et cours d’eaux qui d’Océan arrive jusqu’à Astéropée dans le chant XXI (195-199), à savoir encore une fois dans le contexte de la théomachie et du c ombat entre le Scamandre et Achille. Il s’agit d’ailleurs de vers, qui, comme cela ressort déjà des sources anciennes, ont fait l’objet d’un débat critique qui remonte au moins au ive siècle av. J.-C., mais qui pourrait avoir une origine encore plus ancienne22. On ne peut pas exclure que, dans le cadre de sa réflexion sur la théomachie et sur le combat entre Achille et le Scamandre, Protagoras n’ait pas fait allusion à ces vers en les mettant en relation avec le vers du chant XIV. On ne peut pas non plus exclure que l’ample utilisation de l’allégorie dans la c onstruction de la doctrine secrète du Théétète ne rentrait pas dans une stratégie littéraire raffinée : Platon appliquerait à des vers, qui avaient fait l’objet des études du sophiste selon une autre perspective, une méthodologie herméneutique que Protagoras, du moins selon les sources que nous possédons, ne pratiquait pas. D ’ailleurs, dans la section exégétique du Protagoras, Platon semble s ’amuser à opposer entre elles, souvent pour en montrer les limites, les différentes approches des divers sophistes23. Malheureusement, les données dont nous disposons nous ne permettent pas d ’aller au-delà de ces hypothèses.
22 Dans un autre passage du chant XIV (245-246) Océan est considéré comme origine du tout, γένεσις παντέσσι. Pour le problème des vers homériques attribuant à Océan un rôle cosmogonique, apparemment excentrique dans la tradition épique grecque, cf. KrieterSpiro, 2015, p. 98-101. En tout cas, selon Kelly (2008, p. 274-285), il n’y a pas lieu de faire remonter cette tradition à des influences orientales. Comme le montre D’Alessio (2004), le vers 195 d ’Iliade xxi a fait l ’objet d’un long débat critique dans l’antiquité : on peut remonter jusqu’à Mégaclide (4 Janko), qui citait le texte homérique sans ce vers, qui sera par la suite supprimé par Zénodote et défendu par Cratès de Mallos (29 Broggiato) et Aristarque, mais il est également possible d’évoquer le Papyrus de Derveni (col. xxiii, 1-16 Bernabé). 23 Cf. surtout Giuliano [1991] 2004, p. 21-30 ; Capra, 2001, p. 187-191 ; Andolfi, 2014.
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LA ΝΈΚΥΙΑ DU PROTAGORAS
Après avoir mis en lumière toute une série de citations de vers homériques qui renvoient au c ontexte de la théomachie et, plus particulièrement, au c ombat entre Achille et le Scamandre, que Platon utilise comme référence érudite aux études homériques du sophiste, je voudrais en venir maintenant à l’examen d ’une série de citations et allusions homériques qui caractérisent le Protagoras24. Comme l’a montré de façon persuasive Heda Segvic (2009 [2006]), toute la première partie du dialogue est parsemée par un nombre important de citations et de références aux chants X et XI de l’Odyssée. Déjà, dans l’incipit du dialogue, la beauté d ’Alcibiade, évoquée dans un dialogue que Socrate développe avec un interlocuteur anonyme, a les traits d’Hermès, qui, dans l’île de Circé, offre à Ulysse un φάρμακον, le mystérieux μῶλυ qui lui permettra d ’affronter sans danger les sortilèges de la déesse et de délivrer ses c ompagnons (x, 287-306) : il se trouve dans l’âge le plus riche de grâce, celui de la première barbe, χαριεστάτην ἥϐην εἶναι τοῦ ὑπηνήτου (309 a-b)25. Comme on le sait, Circé ordonnera à Ulysse de se rendre chez Hadès, pour connaître de l’âme de Tirésias son destin (x, 483-495). Comme Ulysse, Socrate est, dans le Protagoras, également contraint de vivre une expérience infernale et, comme on le verra par la suite, d ’apprendre quelque chose de son destin26. Selon une 24 Je n ’ai pu accéder à l’excellent article de Kathryn Morgan (2016) qu’une fois ce travail achevé. Il ne m’a donc pas été possible d’intégrer toutes ses avancées dans mon étude, aussi me limité-je à renvoyer à son travail dans les notes. 25 Le vers se trouve également dans l’Iliade (xxiv, 348). L’intégration de Cobet, reprise par Burnet, qui se base de façon indirecte sur le texte d’une scholie (in Prt. 309 a 4-5, p. 194 Cufalo) et permet de restituer de façon plus littérale la citation, n ’est probablement pas nécessaire. Cf. Serrano Cantarín & Díaz de Cerio Díez, 2005, p. 121122, n. 3. Comme le souligne Labarbe ([1949] 1987, p. 260-262), Socrate modifierait volontairement le vers pour justifier son attitude à l’égard d’Alcibiade, en éliminant πρῶτον, « adverbe qui présenterait Alcibiade comme un tout jeune adolescent aux joues et au menton nouvellement duvetés ». Sur la rencontre entre Ulysse et Hermès dans le chant XI de l’Odyssée, cf. de Jong, 2001, p. 260-261. Sur le μῶλυ voir l’ample note du commentaire de Heubeck, 20039, p. 241. 26 Selon Seung (1996, p. 76-90), à la différence d ’Ulysse, Socrate ne parvient pas à trouver son Tirésias. Cf. toutefois infra. Tirésias est également évoqué dans le Ménon, 100 a : l’homme politique capable de transmettre son ἀρετή aux autres serait comme Tirésias
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modalité narrative qui peut par elle-même rappeler le mécanisme des ἀπόλογοι de l’Odyssée, le vif échange avec l ’interlocuteur anonyme fait place au récit de Socrate27 : la chasse au bel Alcibiade fait place au souvenir du dialogue avec Protagoras, qui apparaît plus beau qu’Alcibiade tout comme la σοφία se révèle plus belle que la beauté physique. Réveillé à l’aube par Hippocrate, lequel désire rencontrer Protagoras qui se trouve à Athènes, chez Callias, il est c ontraint d ’accompagner le jeune homme auprès du sophiste pour c onvaincre ce dernier de l’accueillir parmi ses disciples (310 a-311 a)28. Comme le montrent clairement les citations homériques tirées du chant XI de l’Odyssée, la maison de Callias est décrite par Platon comme un lieu infernal29. Platon introduit les divers sophistes par les vers par lesquels Homère présentait les âmes de certains des hommes illustres châtiés dans l’au-delà : Hippias par les vers qu’Homère c onsacre à l ’εἴδωλον d’Héraclès (xi, 601) : “τὸν δὲ μ ετ’ εἰσενόησα”, ἔφη Ὅμηρος, Ἱππίαν τὸν Ἠλεῖον (et après lui, dit Homère, j’aperçus Hippias d’Élis) ; Prodicos par les vers que le poète utilise pour Tantale (xi, 583) : καὶ μὲν δὴ “καὶ Τάνταλόν” γε “εἰσεῖδον” – ἐπεδήμει γὰρ ἄρα καὶ Πρόδικος ὁ Κεῖος (et je reconnus aussi Tantale – Prodicos de Céos était en effet également présent) (315 b-d)30. Dans le jeu savant mis en
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chez les morts, le seul dont l’intelligence est encore dans toute sa force, οἶος πέπνυται (Odyssée, x, 495). Capra (2001, p. 132) discerne à juste titre un rapport avec la scène du Protagoras. Voir aussi Morgan, 2016, p. 156-158. Sur l’utilisation du modèle d’Ulysse pour la caractérisation de Socrate dans les dialogues de Platon, cf. Montiglio, 2011, p. 38-60. Sur Socrate narrateur dans les dialogues de Platon, cf. Morgan, 2004, p. 361-364 et, plus particulièrement sur le cas du Protagoras, cf. Schultz, 2013, p. 73-100. Le soi-disant deuxième prologue du dialogue (310 a-314 c) est également caractérisé par la présence de plusieurs allusions à Homère. Segvic ([2005] 2009, p. 32-38) souligne plus particulièrement la séquence στὰς π αρ’ ἐμοί (310 b) qui renverrait au vers formulaire ἡ δέ μευ ἄγχι στᾶσα προσηύδα δῖα ϑεάων, lequel apparaît deux fois dans le chant X de l’Odyssée (400 et 455). La scène du passage du seuil qui précède la présentation des sophistes dans la maison de Callias contribue également à l’évocation de l’atmosphère infernale (314 c-e) : l’image des portes d ’Hadès est homérique (par exemple Iliade, v, 646), mais, comme le souligne Napolitano (2012, p. 93-96), il est également possible de penser à une référence platonicienne au modèle comique des Κόλακες d’Eupolis (167 K-A.). Sur le symbolisme de la porte dans la littérature grecque, je renvoie à l ’excellent travail de Caciagli, De Sanctis, Giovannelli, Regali, 2016. Selon Díaz de Cerio Díez (2015, p. 62-64), comme cela ressort de la présentation d’Hippias, Platon voudrait en fait assimiler ce sophiste à un autre protagoniste de la νέκυια, Minos, à savoir le premier personnage q u’Ulysse peut c ontempler dans le soi-disant troisième catalogue (Odyssée, xi, 568-571) : l’utilisation des vers consacrés à Héraclès serait due à la présence du pronom τόν qui permettrait de relier la présentation d ’Hippias à celle de
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place par Platon on pourrait peut-être identifier Protagoras avec Sisyphe, auquel se réfère le τόν qui introduit la présentation d’Héraclès (xi, 601), personnage mythique qui est assimilé par Platon, comme on vient de le dire, à Hippias31. En proposant une lecture très pointue de ce passage, Andrea Capra (2005, p. 275-276) souligne la volonté de la part de Platon d ’assimiler Protagoras et Prodicos à deux célèbres pécheurs châtiés dans l’au-delà, Sisyphe et Tantale, pour leur attitude à l’égard des dieux : cela c onstituerait une allusion à l ’impiété des doctrines des deux sophistes. Il s’agirait là, selon Capra, d’un cas de « malicious mythology32 ». Mais, en fin de compte, on pourrait également penser à une « doctrinal allusion ». Cependant il ne faudrait pas penser à un rapport direct avec le Περὶ ϑεῶν (80 B 4 DK) mais avec un autre écrit perdu du sophiste, à savoir ce Περὶ τῶν ἐν Ἅιδου qui apparaît dans le catalogue des écrits de Protagoras conservé par Diogène Laërce (ix, 55 = 80 B 8h DK). Malheureusement, nous ne possédons pas de données qui nous permettent d’aborder une reconstruction du contenu de cet ouvrage. On peut supposer que Protagoras dans cet écrit aurait appliqué au problème de l’au-delà le même point de vue sceptique q u’il appliquait aux dieux dans le Περὶ ϑεῶν : l’ἀδηλότης de ce qui concerne l’au-delà ne permet pas à l’homme de parvenir à un savoir certain à propos de son existence33. Il est fort probable que, étant donnée l’importance que le Protagoras. Cf. aussi Morgan, 2016, p. 155-156, et, pour l’interprétation traditionnelle du passage, Denyer, 2008, p. 82-84. Sidwell (2005, p. 70-71) présuppose c omme modèle de Platon une reprise comique de la νέκυια. Klär (1969, p. 254-259) interprète la présentation infernale des sophistes dans le Protagoras à la lumière de l’allégorie de la caverne de la République. 31 Mais cette identification n ’est peut-être pas nécessaire : selon Segvic (2009 [2005], p. 38-46), la comparaison entre Protagoras et Orphée qui précède de quelques lignes la citation homérique rendrait cette indentification peu naturelle (315 b). Sur la structure catalogique de la νέκυια, que Platon reprend dans ce passage du Protagoras, cf. Sammons, 2010, p. 74-102. 32 Sur l ’athéisme présumé de Protagoras et Prodicos, cf. Corradi, 2018a. 33 Comme l ’a souligné, à la suite de Sassi (1987), Casertano (2015, p. 335, 384 et 390), une série de passages du Phédon (85 a-b, 107 a-b et surtout 108 d-e) semble rappeler plus ou moins explicitement l ’incipit du Περὶ ϑεῶν de Protagoras. À y regarder de près, dans tous ces passages, la prudence épistémologique que Protagoras appliquait au problème de l’existence et de la forme des dieux est utilisée par Platon en relation avec le thème de l’au-delà. On pourrait formuler l’hypothèse selon laquelle, dans le Phédon, Platon se référerait en fait au dit Περὶ τῶν ἐν Ἅιδου, dans lequel le sophiste aurait pu exposer ses doutes quant à l’existence et à la nature de l’au-delà d ’une manière tout à fait analogue à ce q u’il disait à propos des dieux dans le Περὶ ϑεῶν.
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rapport avec la tradition littéraire revêtait pour le sophiste, Protagoras se mesurait dans cet ouvrage avec les vers de la νέκυια34. Encore une fois nous pourrions interpréter les citations homériques que Platon utilise dans un texte c onsacré à la figure de Protagoras c omme une référence de Platon aux études homériques du sophiste. Toutefois, au-delà du rapport étroit avec le texte d’Homère et de l’assimilation de Protagoras à Sisyphe, il est vrai que Protagoras est identifié de façon explicite avec le poète Orphée (315 a-b), qui, c omme on le sait, eut la possibilité, tout en étant encore en vie, de se rendre dans la maison d ’Hadès pour tenter de récupérer sa femme Eurydice35. Socrate/Ulysse et Protagoras/Orphée sont donc les seuls vivants dans un monde de défunts. Quoique des dialogues de Platon n’émerge pas un jugement tout à fait positif à propos de la figure d’Orphée, il est peut-être possible de saisir une volonté de la part de Platon d’attribuer à Protagoras un rôle positif par rapport aux autres sophistes, rôle que Platon c onstruit en utilisant le modèle homérique de la νέκυια. La fin du dialogue va finalement nous révéler en quoi c onsiste ce rôle. Après la constatation de Socrate sur le renversement des positions initiales concernant la possibilité d ’enseigner la vertu (360 e-361 c), Protagoras fait l’éloge de l’ardeur de Socrate et de la c onclusion des discours, ἐπαινῶ σου τὴν προϑυμίαν καὶ τὴν διέξοδον τῶν λόγων. En se qualifiant de moins envieux des hommes, φϑονερός τε ἥ κιστ’ ἀνϑρώπων, il affirme avoir dit à plusieurs personnes au sujet de Socrate que, de tous ceux q u’il rencontre, Socrate est celui q u’il estime le plus, en le mettant bien au-dessus de ceux de son âge, ὧν ἐντυγχάνω πολὺ μάλιστα ἄγαμαι σέ, τῶν μὲν τηλικούτων καὶ πάνυ. Protagoras ajoute q u’il ne serait pas étonné si le philosophe se retrouvait un jour au rang des hommes illustres pour leur sagesse, καὶ λέγω γε ὅτι οὐκ ἂν ϑαυμάζοιμι εἰ τῶν ἐλλογίμων γένοιο ἀνδρῶν ἐπὶ σοφίᾳ (361 d-e). Comme le montre le parallèle avec deux autres célèbres prophéties du corpus platonicien, celle concernant Isocrate à la fin du Phèdre (279 a-b) et celle relative à Théétète au début 34 On pourrait peut-être discerner un rapport avec cet écrit de Protagoras dans la République, plus particulièrement dans l’analyse des représentations poétiques de l’Hadès (386 b-387 c) : selon une tradition remontant à Aristoxène (67 Wehrli = 80 B 5 DK), dans la République, Platon aurait repris les Antilogies de Protagoras, cf. Corradi, 2013. 35 Sur l ’identification Protagoras/Orphée proposée par Platon, cf. McCoy, 2017, p. 157-158. Pour ce qui est de l’attitude complexe de Platon à l’égard d’Orphée et de l’orphisme, l’étude de Bernabé (2011, surtout p. 249-265) est fondamentale.
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du dialogue éponyme (142 c-d), les paroles de Protagoras revêtent la forme de la prophétie36. La fin du Phèdre (279 a-b), comme on le sait, contient une comparaison entre Lysias et l’encore jeune, νέος ἔτι, Isocrate, qui conduit Socrate à formuler une prophétie sur ce dernier, μαντεύομαι κ ατ’ αὐτοῦ. Socrate souligne la supériorité des dons naturels d’Isocrate par rapport à l’éloquence de Lysias, ἀμείνων ἢ κατὰ τοὺς περὶ Λυσίαν εἶναι λόγους τὰ τῆς φύσεως, supériorité qui est due à un caractère plus noble, ἔτι τε ἤϑει γεννικωτέρῳ κεκρᾶσϑαι. Il ne s’étonnerait pas, οὐδὲν ἂν γένοιτο ϑαυμαστόν, si, en avançant en âge, le jeune talentueux dépassait ceux qui l’ont précédé dans l ’art oratoire et si un élan plus divin ne le porterait pas à des œuvres plus hautes, ἐπὶ μείζω δέ τις αὐτὸν ἄγοι ὁρμὴ ϑειοτέρα. Une certaine attitude philosophique caractérise en effet la pensée d’Isocrate, ἔνεστί τις φιλοσοφία τῇ τοῦ ἀνδρὸς διανοίᾳ37. Dans le prélude du Théétète (142 c-d) Euclide raconte à Terpsion son étonnement à l’égard des capacités mantiques de Socrate qui, comme dans d’autres cas, se manifestèrent au sujet de Théétète, ἐϑαύμασα Σωκράτους ὡς μαντικῶς ἄλλα τε δὴ εἶπε καὶ περὶ τούτου. En effet Socrate, peu de temps avant sa mort, rencontra Théétète qui était encore adolescent, μειρακίῳ ὄντι, et, en discutant avec lui, καὶ συγγενόμενός τε καὶ διαλεχϑείς, il fut pris d ’une grande admiration pour son naturel, πάνυ ἀγασϑῆναι αὐτοῦ τὴν φύσιν. Socrate lui-même avait raconté à Euclide le contenu tout à fait mémorable de son dialogue avec le jeune mathématicien et il avait soutenu que celui-ci deviendrait célèbre s’il parvenait à l’âge adulte, πᾶσα ἀνάγκη εἴη τοῦτον ἐλλόγιμον γενέσϑαι, εἴπερ εἰς ἡλικίαν ἔλϑοι38. Il est possible de 36 Cf. Corradi, 2014. Plus en général, sur les prophéties ex eventu dans les dialogues platoniciens les pages de Clay (2000, p. 33-40) sont particulièrement stimulantes. Pour ce qui est du regard prophétique du Socrate de Platon, cf. aussi Morgan, 2007, p. 360-361. 37 Plusieurs c ommentateurs ont saisi dans cette prophétie un caractère ironique, Platon désirant en fait polémiquer c ontre le chef d ’une école rivale. Mais, c omme l’a démontré Tulli (1990), le philosophe veut rendre hommage au parcours intellectuel d’Isocrate, dont il reconnaît le sérieux. La même perspective se retrouve maintenant dans le travail de Wareh (2013, p. 20-30) qui propose une analyse détaillée du dialogue à distance avec Isocrate que Platon entame dans le Phèdre. Le caractère sérieux de la prophétie semble être confirmé si l’on le compare avec un passage du Parménide (135 d) dans lequel Parménide découvre chez Socrate un élan, une καλή … καὶ ϑεία … ὁρμή qui le conduit vers les λόγοι, mais l’exhorte à s’entraîner, tandis qu’il est encore jeune, ἕως ἔτι νέος εἶ, à cette dialectique qui, au vulgaire, n ’apparaît q u’ἀδολεσχία stérile, en sorte de ne pas laisser s ’échapper la vérité. 38 L’interprétation ironique de la prophétie de Socrate sur Théétète que propose Narcy ([1994] 2016, p. 30-69) n ’est pas convaincante. En droite ligne avec la prophétie, le reste
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signaler plusieurs points de contact entre les trois textes. La prophétie de Protagoras sur Socrate converge avec celle de Socrate sur Isocrate dans la mise en valeur de la supériorité des destinataires par rapport à d ’autres figures (τῶν μὲν τηλικούτων et ἢ κατὰ τοὺς περὶ Λυσίαν … λόγους) dans le domaine du savoir (ἐπὶ σοφίᾳ et τις φιλοσοφία). Elle c onverge en revanche avec celle de Socrate sur Théétète dans l’appréciation extraordinaire des destinataires (πολὺ μάλιστα ἄγαμαι σέ et πάνυ ἀγασϑῆναι). Dans le Protagoras comme dans le Théétète la prophétie concerne la renommée (τῶν ἐλλογίμων et ἐλλόγιμον) et se fonde sur les résultats d ’un échange dialectique (τὴν διέξοδον τῶν λόγων et συγγενόμενός τε καὶ διαλεχϑείς). Les trois passages semblent placer les destinataires dans le cadre d ’une classe d’âge plus ou moins déterminée même si elle est clairement séparée de celle de celui qui formule la prophétie (τῶν μὲν τηλικούτων, νέος ἔτι et αὐτῷ μειρακίῳ ὄντι)39 et, comme on peut aisément le c omprendre, ils projettent l’accomplissement de la prophétie dans un futur aux contours très flous (γένοιο, προϊούσης τῆς ἡλικίας et εἴπερ εἰς ἡλικίαν ἔλϑοι). Enfin, le fait que, dans le passage du Protagoras, comme dans ceux du Phèdre et du Théétète, le ϑαυμάζειν, l’étonnement, l’émerveillement joue un rôle, même si c’est dans des perspectives différentes (οὐκ ἂν ϑαυμάζοιμι, ἐϑαύμασα et ϑαυμαστόν), me semble tout à fait significatif. Comme le montre la c omparaison entre ces trois textes, à la fin du Protagoras, le sophiste formule une véritable prophétie en assumant la fonction que Socrate assume dans d ’autres textes à l’égard d ’amis plus jeunes pour lesquels il vaticine un futur illustre. Socrate peut finalement apprendre quelque chose de son destin par une prophétie qui présente les traits d’une investiture, d ’une cooptation dans le cercle des célèbres maîtres de παιδεία dont Protagoras fait partie40. Certes, même si les parallèles avec les autres prophéties du corpus platonicien semblent témoigner du du dialogue tend en effet à mettre en évidence les qualités philosophiques du jeune homme. Cf. Balansard, 2012, p. 32-38. 39 Il faut d’ailleurs remarquer que tout au long du Protagoras, le sophiste insiste, probablement pour souligner son autorité, sur le fait qu’il est plus âgé que tous ses interlocuteurs. Il soutient, par exemple, q u’il pourrait être le père de toutes les personnes présentes (317 c) et il justifie son choix de répondre aux objections de Socrate par un μῦϑος, dans la mesure où il s’agit d’une forme plus appropriée à un homme âgé qui s’adresse à des personnes plus jeunes (320 c). 40 Cf. Karfik (2003, p. 35-38), qui interprète la prophétie comme une investiture, en renvoyant de façon persuasive au projet initial d ’Hippocrate, qui désirait devenir ἐλλόγιμος […] ἐν τῇ πόλει grâce à Protagoras.
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sérieux des propos de Protagoras, il n ’est pas facile de déterminer si, dans la perspective de Platon, les paroles du sophiste ne se colorent pas de toute façon d’une nuance ironique, surtout dans la mesure où Socrate et le sophiste ne c onçoivent de façon identique ni παιδεία ni σοφία41. Quoi qu’il en soit, l’ambiguïté éventuelle des paroles de Protagoras ne ferait que c ontribuer à souligner leur caractère prophétique42. Le résultat inattendu de la discussion entre Socrate et Protagoras avait été préparé par les citations homériques de la première partie du dialogue. Comme dans l’Odyssée, parvenu selon l’ordre de Circé à la maison d ’Hadès, Ulysse apprend de l’ombre de Tirésias son destin de voyages et de souffrances, couronné toutefois par le succès d ’une heureuse vieillesse, d’un γῆρας λιπαρός, dans le Protagoras, Socrate franchit le seuil infernal de la maison de Callias et, après avoir apporté la preuve de ses capacités dialectiques, y apprend son futur : il sera un jour au rang des maîtres illustres de la παιδεία grecque. Protagoras était donc le Tirésias que Socrate devait trouver en se rendant chez Callias. Et Protagoras était en même temps l’Orphée auquel Socrate avait explicitement c omparé le sophiste au début du dialogue (315 a) : il faut en effet remarquer que le sophiste attribue à Orphée et à Musée la pratique de la sophistique sous le voile des rituels, τελεταί, et des oracles, χρησμῳδίαι (316d)43.
CONCLUSION
Pour conclure, nous pouvons observer que le jeu raffiné sur les chants X et XI de l ’Odyssée que Platon met à l ’œuvre dans le Protagoras 41 L’hypothèse de Talylor (19912, p. 215), selon laquelle les propos de Protagoras ne seraient pas sincères n’est pas persuasive. Cf. à ce propos Lampert, 2010, p. 122-123. Sur la nature paradoxale de la παιδεία de Socrate, on peut trouver des réflexions stimulantes dans Kohan, 2010. Sur la relation entre sa mission éducative et sa profession d’ignorance, cf. McPartland, 2013. Une analyse récente des éléments qui opposent Protagoras et Socrate est proposée par Bartlett 2016, p. 207-224. Corey (2015, p. 195-200) souligne davantage les convergences entre les deux penseurs. Cf. également Corradi, 2018c. 42 Le caractère ambigu du langage oraculaire était déjà bien mis en évidence par Aristote dans la Rhétorique (iii, 1407a 32-b 5). Cf. Iles Johnston, 2008, p. 51-56. 43 Pour l’attribution à Orphée et à l’orphisme de pratiques divinatoires en rapport avec ce passage du Protagoras, cf. Bernabé, 2010, p. 23-24 et 222-223.
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autant que l’utilisation savante des citations homériques concernant la théomachie et la lutte d’Achille contre le Scamandre dans le même Protagoras, dans le Cratyle et dans le Théétète, soulignent clairement le rôle que les poètes et plus particulièrement Homère jouaient dans le développement de la réflexion du sophiste. Pour reprendre la célèbre analogie formulée dans les pages du dialogue éponyme (347 b-348 a), Protagoras se montrerait incapable de discuter sans s’appuyer sur les textes poétiques, semblable en cela aux hommes grossiers qui ont besoin de la musique des flûtistes pour pourvoir s’entretenir dans les banquets. Mais, tout compte fait, mieux vaudrait plutôt rappeler la tendance platonicienne à assimiler les figures du poète et du sophiste, assimilation particulièrement évidente dans le cas de Protagoras44, mais qui ne doit pas être interprétée en termes seulement négatifs. En effet, c omme dans le livre X de la République (595 a-b) un c ontact fructueux avec la production des poètes est possible pour le philosophe pour autant que, comme le Socrate/Ulysse du Protagoras, il soit en possession du φάρμακον du savoir dialectique45, l’homme περὶ τὴν ψυχὴν ἰατρικός, évoqué dans ce dernier dialogue (313 e-314 a), peut acheter chez Protagoras lui-même les μαϑήματα qu’il juge bons.
Michele Corradi Aix Marseille Université
44 Je me permets de renvoyer à ce propos à Corradi, 2012, p. 112-118. 45 Cf. Halliwell, 2011.
UNE CITATION D’HOMÈRE ET HÉSIODE DANS LE MINOS ATTRIBUÉ À PLATON
Dans cette étude, nous analyserons la présence des vers d’Homère et d ’Hésiode dans un dialogue attribué à Platon, le Minos. En particulier, nous aborderons trois points qui ont tous en commun la question de l’éloge décerné à travers la poésie. Nous étudierons tout d’abord le contexte de citation des vers d ’Homère et d’Hésiode et le rapport que l’auteur du dialogue institue entre la question de l’éloge et les deux genres de la poésie épique et de la tragédie. Nous c onstaterons ensuite qu’il existe une c onsonance entre le Minos et des auteurs du milieu socratique en ce qui c oncerne la reprise des vers épiques faisant fonction d’éloge. Enfin, nous verrons que l’analyse du sens de la reprise de ces vers épiques, destinée à faire l’éloge du roi Minos, pourrait nous aider à situer le Minos dans une période précise de l’ancienne Académie.
LE C ONTEXTE DE CITATION
Commençons par l ’étude du c ontexte dialogique de citation des vers épiques. Le Minos est un court dialogue, inséré dans les tétralogies et les trilogies platoniciennes, qui a été c onsidéré c omme apocryphe à partir du xixe siècle1. Il peut être divisé en deux parties, la première axée sur la recherche d’une définition de la vraie loi, la seconde centrée autour de la figure de Minos. C ’est dans cette seconde partie que les deux reprises d’Homère et d’Hésiode s’insèrent. Les deux interlocuteurs sont à la 1 Voir Schleiermacher, 2004, p. 219-220 et Boeckh, 1806. Voir les études récentes de Manuwald, 2005 ; Dalfen, 2009 et Brisson, 2011.
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recherche du meilleur roi et législateur du passé2, mais quand Socrate affirme que ce furent Minos et Rhadamanthe, son interlocuteur ne cache pas sa surprise : s ’il est vrai que l ’on dit à propos de Rhadamanthe qu’il fut un bon roi, on ne peut pas dire la même chose au sujet de Minos : L’ami – Hé bien, Socrate, on dit que Rhadamanthe était un homme juste, mais que Minos était q uelqu’un de farouche (ἄγριον), dur (χαλεπόν) et injuste (ἄδικον). Socrate – Tu parles d’un mythe attique et tragique (Ἀττικόν, ὦ βέλτιστε, λέγεις μῦϑον καὶ τραγικόν). L’ami – Et pourquoi ? Ne raconte-t-on pas cela de Minos ? Socrate – Pas du tout, au moins si l ’on s ’en tient à Homère et Hésiode ; ils sont en vérité plus persuasifs (πιϑανώτεροι) que tous les écrivains de tragédies ensemble, que tu as certainement écoutés si tu parles ainsi (Platon, Minos, 318 d-318 e).
Dans ce passage, la double renommée de Minos est attribuée à deux sources différentes : d’un côté, l’image négative diffusée dans l’opinion publique athénienne, dont seraient responsables les poètes tragiques, et de l’autre côté l’image positive d’un Minos législateur, qui étonne l’interlocuteur, et qui, selon Socrate, serait c onfirmée par une certaine lecture d’Homère. En effet, le peu de fragments de tragédies classiques qui nous sont parvenus, dans lesquels intervient Minos, nous font entrevoir une image de ce personnage qui correspond à celle, négative, du mauvais roi qui imposa le fameux tribut à Athènes, image dont l’interlocuteur athénien du Minos se fait le porte-parole. L ’histoire du tribut imposé aux Athéniens est ouvertement citée dans le Minos comme l’une des causes de la mauvaise réputation du roi3. Ce récit peut être résumé ainsi4 : Androgée, le fils de Minos, remporte la victoire aux Panathénées, les c oncours gymniques organisés à Athènes, mais est tué par les Athéniens. Minos déclare alors la guerre aux Athéniens. Pour réparer ce tort, l’oracle de Delphes ordonne aux Athéniens de livrer au roi Minos chaque année, ou selon d’autres versions tous les huit ans, sept jeunes garçons et sept 2 Platon, Minos, 318 c. 3 Platon, Minos, 321 a. 4 On tire ce récit de Calame, 1990, p. 78-99, qui prend en c ompte les différentes versions (dont l’une des plus importantes est la Vie de Thésée de Plutarque). Le tribut imposé par Minos aux Athéniens est évoqué par Platon dans les Lois, iv, 706 a-b et dans le Phédon, 58 a.
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jeunes filles tirés au sort ou choisis directement par Minos. Le sort de ces jeunes Athéniens varie selon les versions mais, selon la plus courante, ils étaient dévorés par le farouche Minotaure, le fils du taureau et de Pasiphaé, la femme de Minos. Thésée, pour réparer à son tour le tort fait aux Athéniens, part pour la Crète, tue le Minotaure avec l’aide d’Ariane, la fille de Minos qui s ’éprend de lui, et rentre à Athènes avec les jeunes Athéniens soustraits au monstrueux Minotaure. Le Thésée d’Euripide, a ujourd’hui perdu, avait comme objet le voyage de Thésée en Crète et le meurtre du Minotaure. Deux courts fragments relatent les lamentations des jeunes Athéniens avant d ’être sacrifiés au Minotaure5. Si les Kamikoi6 ou le Minos de Sophocle sont également perdus, nous possédons toutefois quelques fragments des Crétois d’Euripide qui donnent du roi Minos une image négative en accord avec celle donnée dans le Minos : dans l’un de ces fragments, Pasiphaé accuse très violemment son mari d ’être la cause de son amour pour le taureau, inspiré par Poséidon pour punir Minos de ne pas avoir sacrifié le taureau envoyé par le dieu. Minos est pour sa femme « le pire des hommes » et elle s’adresse à lui ainsi : « tu m’as détruite, c’est ta faute7 ! ». À cette réputation négative de Minos, évidemment très répandue à Athènes, assez pour rendre l’éloge de notre dialogue surprenant pour son interlocuteur, Socrate oppose une nouvelle tradition qui fait de Minos le meilleur roi et le meilleur législateur du passé, tradition fondée cette fois sur Homère et Hésiode8 : Socrate –. Au sujet de Minos je vais donc te dire comment Homère et Hésiode le louent (ἐγκωμιάζουσι), pour que toi, homme fils d’homme, ne 5 6 7
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Euripide, frg. 385 Kannicht : τί με δῆτ’, ὦ μελέα μᾶτερ, ἔτικτες (« Pourquoi donc, ô ma pauvre mère, m ’as-tu donné naissance ? ») ; Euripide, frg. 386 Kannicht : ἀνόνητον ἄ γαλμ’, ὦ πάτερ, οἴκοισι τεκών (« engendrant cet ornement pour ta maison en vain, ô mon père »). Voir Jebb, Headlam & Pearson, 1917a, p. lxi, n. 4 : « it is highly probable that the Camici was one of the plays illustrating the tragic conception of Minos as an overbearing and cruel tyrant ». Voir aussi Jebb, Headlam & Pearson, 1917b, p. 3-5. Euripide, fr. 472e Kannicht v. 32-34 : : τῆς σῆς γυναικός, ὦ κάκιστ᾽ ἀνδρῶν φρονῶν, / ὡς οὐ μεϑέξων πᾶσι κηρύσσεις τάδε. / Σύ τοί μ᾽ ἀπόλλυς, σὴ γὰρ ἡ ᾽ξαμαρτία (« toi le pire des hommes dans ton dessein ! Tu annonces à tous que tu abandonnes ta femme / C’est toi qui m ’as détruite ! C ’est ta faute ! » Voir Calame, 1990, p. 215-219. Il est intéressant de souligner que le Minos n’est pas le seul témoignage à opérer cette séparation entre une image négative dérivée de la tragédie et une image positive de Minos. Cf. aussi le témoignage d’Éphore (Strabon, Géographie, x, 4, 8-9 = fr. 147 Jacoby), qui dépend très probablement du Minos. Cf. Scrofani, 2017, p. 270-278.
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c ommettes pas de fautes en paroles contre un héros, fils de Zeus. En effet Homère, quand il raconte à propos de la Crète q u’il y a dans l’île beaucoup d’hommes et « quatre-vingt-dix cités », il dit que « parmi elles Il y a Cnossos, la grande cité, où Minos, qui tous les neuf ans était proche du grand Zeus, régnait (ἔνι Κνωσὸς μεγάλη πόλις, ἔνϑα τε Μίνως ἐννέωρος βασίλευε Διὸς μεγάλου ὀαριστής) » Voilà donc l ’éloge (ἐγκώμιον) qu’Homère en peu de mots a décerné à Minos, comme il n’en a jamais fait à aucun héros. En effet Homère montre en beaucoup d ’autres endroits, que Zeus est un sophiste et que cet art est très beau, et surtout dans ce passage. Il dit en effet que Minos fréquentait Zeus tous les neuf ans (λέγει γὰρ τὸν Μίνων συγγίγνεσϑαι ἐνάτῳ ἔτει τῷ Διὶ ἐν λόγοις) et discutait avec lui pour être éduqué par Zeus comme par un sophiste. Le fait que, à part Minos, il n’y a aucun autre héros à qui Homère a attribué le don d’avoir été éduqué par Zeus, montre que c’est un éloge exceptionnel (ἔπαινος ϑαυμαστός). […] Voilà pourquoi je dis que parmi tous c’est Minos qui a reçu le plus d ’éloges de la part d ’Homère (μάλιστα ὑπὸ Ὁμήρου ἐγκεκωμιάσϑαι). Le fait d ’être le seul fils de Zeus à avoir été éduqué par Zeus est un éloge qui ne peut être dépassé (οὐκ ἔχει ὑπερβολὴν ἐπαίνου). En effet le vers : « qui tous les neuf ans était proche du grand Zeus, régnait (ἐννέωρος βασίλευε Διὸς μεγάλου ὀαριστής) » signifie que Minos était « disciple » (συνουσιαστήν) de Zeus. En effet les ὄαροι sont « les discours » et ὀαριστής est « le disciple dans les discours » (συνουσιαστής ἐν λόγοις). Minos se rendait tous les neuf ans dans l’antre de Zeus, tantôt pour apprendre, tantôt pour faire preuve de ce q u’il avait appris de Zeus dans les neuf années précédentes. Il y en a qui supposent que l’ὀαριστής est un c ompagnon de beuveries et de jeux de Zeus, mais on peut utiliser c omme preuve le fait que ceux qui supposent ainsi ne veulent rien dire : […] dans la Crète, parmi les autres lois que Minos promulgua, il y en a une qui interdit de boire les uns avec les autres jusqu’à l’ivresse. […] Cette intimité dont je parle se réalisait à travers les discours, pour l’éducation jusqu’à la vertu. C’est pourquoi il établit ces lois pour ses c oncitoyens, et c ’est grâce à elles que la Crète est heureuse depuis tout le temps […]. Hésiode aussi a dit des choses similaires à celles-ci à propos de Minos. En effet il dit en citant son nom : « lui qui était le plus royal des rois mortels, Et régnait sur beaucoup de peuples voisins, Avec le sceptre de Zeus par lequel il régnait sur les cités (ὃς βασιλεύτατος γένετο ϑνητῶν βασιλήων, καὶ πλείστων ἤνασσε περικτιόνων ἀνϑρώπων, Ζηνὸς ἔχων σκῆπτρον· τῷ καὶ πολέων βασίλευεν) ». Et Hésiode, par « sceptre de Zeus » (τὸ τοῦ Διὸς σκῆπτρον) n’entend rien d’autre que l’éducation reçue de Zeus (τὴν παιδείαν τὴν τοῦ Διός), par laquelle il dirigeait la Crète (Platon, Minos, 319 b-320 d).
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Deux points nous intéressent surtout dans ce passage. Premièrement, le fait que les vers épiques sont considérés c omme de grands éloges décernés à Minos par Homère et Hésiode, c omme le montre le champ lexical. Homère et Hésiode louent (ἐγκωμιάζουσι) Minos ; ils lui décernent un ἐγκώμιον et un ἔπαινος ϑαυμαστός ; Minos est le héros qui a reçu le plus d’éloges de la part d’Homère (μάλιστα ὑπὸ Ὁμήρου ἐγκεκωμιάσϑαι), et le fait d ’être le seul fils de Zeus à avoir été éduqué par Zeus est un éloge qui ne peut être dépassé (οὐκ ἔχει ὑπερϐολὴν ἐπαίνου). Deuxièmement, nous observons que cet éloge consiste à soutenir que Minos a été le disciple de Zeus et que c’est en raison de cette éducation exceptionnelle q u’il a promulgué ses lois excellentes. Pour parvenir à cette conclusion, Socrate se livre à une véritable interprétation des vers épiques. La chose est particulièrement évidente en ce qui concerne la manière dont les deux mots ἐννέωρος et ὀαριστής sont glosés et dans l’explication qui est donnée du syntagme « le sceptre de Zeus ». Examinons ces trois points dans le détail. Dès l ’Antiquité, il existait des interprétations très différentes du mot ἐννέωρος, attestées dans la scholie9. Celle de l’auteur du Minos (selon laquelle Minos allait dans l’antre de Zeus « tous les neufs ans ») n’est nullement la plus évidente, mais elle est en cohérence avec la finalité du dialogue : démontrer que le disciple Minos profitait cycliquement d’un 9
Cinq interprétations de ce vers sont attestées dans la scholie homérique : voir. Poland, 1932. Scholia Graeca in Homeri Odysseam, xix, 179 : « ἐννέωρος : selon certains, il signifie qu’en étant en sa c ompagnie tous les neufs ans (διὰ ἐννέα ἐτῶν) il apprenait (ἐμάνϑανεν) de lui la justice ; selon d’autres, qu’il commença à être roi à neuf ans (ἐνναετής) ; selon d’autres encore, q u’il fut éduqué par son père pendant neuf ans (ἐπ’ἐννέα ἔτη) ; d’autres disent que les hommes n’obéissent pas facilement aux décisions des rois. En allant donc sur le mont Ida tous les neuf ans (διὰ ἐνναετίας), il faisait des lois, et en les portant au peuple, il leur donnait autorité en disant qu’elles venaient de Zeus ». Parmi les cinq interprétations énumérées dans la scholie, nous pouvons facilement affirmer que la première résume l ’interprétation donnée dans le Minos et la dernière reprend l ’interprétation d’Éphore (cf. supra note 8). Éphore s’est probablement inspiré de l’interprétation du Minos, en ajoutant ensuite une interprétation rationalisante de ces vers. D ’autre part, la première et la cinquième interprétation données par la scholie, c ’est-à-dire vraisemblablement celles du Minos et d ’Éphore, sont les deux seules qui lisent le mot ἐννέωρος de manière cyclique : tous les neuf ans (διὰ ἐννέα ἐτῶν et διὰ ἐνναετίας). Que cette interprétation du vers homérique soit de matrice académicienne, et que par conséquent Éphore en dépende, voilà qui est également c onfirmé par la toute première page des Lois, où l’Athénien demande : Pl. Leg. 624a-b (trad. Brisson & Pradeau) : « n’est-ce pas Homère que tu suis quand il dit que Minos se rendait auprès de son père tous les neuf ans (δι’ ἐνάτου ἔτους), et que c ’est en se conformant à ses instructions q u’il a établi les lois de vos cités ? ».
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enseignement de son maître Zeus en vue de la promulgation des lois, dans un processus dialectique qui n’est jamais définitivement achevé10. Il faut également remarquer que, en ce qui concerne le mot ὀαριστής, l’auteur du Minos renvoie à une autre interprétation, dans le but d’affirmer que la sienne est la seule correcte. Cette interprétation est tout à fait étrange et peu commune si l’on s’en tient au fait que les autres lectures courantes à son époque, c omprenaient le substantif c omme « compagnon de buveries (συμπότης) » ou « compagnon de jeux (συμπαιστής)11 ». Notre auteur offre donc une interprétation originale de ce mot, en s ’appuyant sur une analyse de type étymologique : il c omprend les ὄαροι comme « entretiens » (οἱ γὰρ ὄαροι λόγοι εἰσίν) et, par c onséquent, il entend le mot ὀαριστής comme « familiarité dans les entretiens » (ὀαριστὴς συνουσιαστής ἐστιν ἐν λόγοις)12. En ce qui concerne les vers d ’Hésiode nous avons en revanche une allégorèse du « sceptre de Zeus », qui est clairement interprété comme la παιδεία que Minos a reçue de Zeus, alors que dans le poème hésiodique, rien ne fait penser à une telle interprétation, qui relève donc uniquement du projet argumentatif du Minos. Les deux images de Minos sont également deux modalités narratives qui s’opposent : d ’un côté les tragédiographes qui ont présenté un Minos négatif, de l’autre une version positive qui s’appuie sur une lecture d’Homère et d ’Hésiode. Il est facile de c omprendre que les vers d’Homère en eux-mêmes ne sont pas des éloges de Minos, et on peut ajouter qu’aux côtés de ces vers il existe dans l ’Odyssée d’autres passages qui nous présentent un Minos tout à fait négatif, comme par exemple dans le chant XI, qui brosse le portrait d’un Μίνωος ὀλοόφρονος, un Minos « à la pensée funeste13 ». Si dans le Minos on ne fait pas mention de ce passage, c ’est que l ’objectif de l ’auteur est d ’offrir une image positive du roi crétois. Il ne retient donc d ’Homère que les vers susceptibles d’être utilisés pour son propos, et laisse de côté ceux qui pourraient en revanche nuire à l’image de Minos. C’est donc l’auteur du Minos qui coupe, assemble, interprète les poèmes d’Homère et d’Hésiode en construisant un éloge ad hoc. 10 Cette interprétation cyclique aurait été ensuite acquise et répétée par Éphore, mais sans que celui-ci ait le même but argumentatif que le Minos. 11 Platon, Minos, 319 e-320 a. 12 Platon, Minos, 319 e. 13 Homère, Odyssée, xi, 321.
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Cette opposition entre tragédie et poèmes épiques est insérée dans un cadre plus vaste, qui est une véritable théorie de la poésie prêtée à Socrate. Celui-ci explique en effet que la poésie a pour fonction de décerner des éloges ou des blâmes : Socrate – Je te le dirai, pour que tu ne commettes pas d’impiétés c omme la plupart des gens. En effet, il n’y a rien de plus impie et dont il faille se garder si ce n’est de commettre une faute en paroles et en actes envers les dieux, et en second lieu envers les hommes divins. Mais il faut faire très grande attention, lorsque l’on s’apprête à blâmer ou à louer un homme, à éviter de parler de manière incorrecte (ἀλλὰ πάνυ πολλὴν χρὴ προμήϑειαν ποιεῖσϑαι ἀεί, ὅταν μέλλῃς ἄνδρα ψέξειν ἢ ἐπαινέσεσϑαι, μὴ οὐκ ὀρϑῶς εἴπῃς). C’est pourquoi il faut apprendre à distinguer les hommes bons des méchants. En effet, le dieu s’indigne lorsqu’on blâme q uelqu’un qui lui ressemble ou q u’on loue quelqu’un qui est son contraire (νεμεσᾷ γὰρ ὁ ϑεός, ὅταν τις ψέγῃ τὸν ἑαυτῷ ὅμοιον ἢ ἐπαινῇ τὸν ἑαυτῷ ἐναντίως ἔχοντα). C ’est celui qui lui ressemble qui est bon (Platon, Minos, 318 e-319 a). L’ami – Pourquoi alors, ô Socrate, cette rumeur (αὕτη ἡ φήμη) s’est-elle répandue au sujet de Minos selon laquelle il était un homme sans éducation et cruel ? Socrate – Pour la même raison selon laquelle toi aussi, excellent ami, si tu as du bon sens, ainsi que tout homme qui a à cœur sa réputation, devrait faire attention : ne jamais être haï par aucun poète. Car les poètes ont un grand pouvoir sur la réputation, selon q u’ils composent pour des hommes des vers d’éloge ou de blâme (οἱ γὰρ ποιηταὶ μέγα δύνανται εἰς δόξαν, ἐφ’ ὁπότερα ἂν ποιῶσιν εἰς τοὺς ἀνϑρώπους, ἢ εὐλογοῦντες ἢ κακηγοροῦντες). C ’est sur ce point précisément que Minos s ’est trompé, quand il a fait la guerre à cette cité, dans laquelle parmi les nombreuses formes de sagesse il y a surtout des auteurs de toute sorte de poésie et en particulier de tragédie. La tragédie est ancienne ici, et elle n ’a pas commencé avec Thespis ni Phrynichos, mais si tu veux bien y réfléchir, tu découvriras que c’est une découverte très ancienne de cette cité (παλαιὸν τῆσδε τῆς πόλεως εὕρημα). La tragédie est ce qui enchante le plus le peuple (δημοτερπέστατον) et charme le plus les âmes (ψυχαγωγικώτατον). En y dénigrant Minos nous nous vengeons de nous avoir obligés de payer ce fameux tribut. Voilà l ’erreur de Minos que nous détestons, c’est pourquoi, comme tu le demandes, sa réputation est devenue mauvaise (Platon, Minos, 320 d-321 a).
Le Socrate de notre dialogue est ainsi un témoin de l’opposition entre deux genres de poésie, qui parcourt toute la c ulture grecque : l’éloge (ἔπαινος et ἐγκώμιος) et le blâme (ψόγος). Socrate recommande à la plupart des gens (οἱ πολλοί), mais aussi aux poètes, de faire preuve de circonspection, lorsqu’ils blâment ou qu’ils louent des hommes, et d’apprendre à « discerner les hommes bons et les hommes pervers ». Le fait
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de louer ou de blâmer au moyen de la poésie ceux qui ne le méritent pas est considéré comme une action impie au plus haut degré (ἀσεϐέστερον), punie (νεμεσᾶν) par le dieu. Pour q u’une juste renommée soit propagée dans la cité, qui corresponde aux actions réellement accomplies par chaque homme, il faut que les poètes aient la capacité de reconnaître la valeur réelle de chacun, et que les hommes se gardent d ’encourir la haine des poètes, lesquels ont un pouvoir c onsidérable dans l’établissement de la réputation publique de tous. Si Minos, en effet, jouit d’une mauvaise réputation c ’est pour s’être attiré, par ses agissements, la haine des poètes tragiques de cette cité, qui l’ont blâmé au lieu de le louer. La critique de la tragédie présente dans le Minos est sans doute en cohérence avec les critiques que Platon lui adresse. Mais qu’en est-t-il de la reprise d’Homère et d’Hésiode ? Comment juger cette apparente réévaluation de la poésie épique ? Faut-il penser que l’auteur du Minos se démarque de la c ondamnation platonicienne de l’hyponoia, c’est-à-dire de la recherche du sens caché des poèmes et des mythes, qui plus tard sera désignée c omme allégorie14 ?
UTILISATION DES VERS ÉPIQUES POUR C OMPOSER DES ÉLOGES DANS LE MILIEU SOCRATIQUE
Ces questions nous amènent au deuxième point de notre étude : la c onsonance entre le Minos et les auteurs du cercle socratique dans la reprise des vers épiques. En réalité, la démarche de l ’auteur du Minos n’est pas tant de chercher un sens caché aux vers épiques, et donc de pratiquer une allégorèse véritable – comme par exemple celle de Théagène de Rhégion qui interprétait la guerre entre les dieux homériques c omme une lutte entre les éléments15 – mais plutôt d’utiliser Homère et Hésiode comme des exempla pour réhabiliter l’image de Minos. Cette utilisation des poèmes homériques, loin d’être isolée, est récurrente dans le milieu socratique, en particulier chez Xénophon, 14 Pour la critique platonicienne de l’allégorie, voir Tate, 1929 ; Pépin, 1976, p. 112-121 ; De Luise & Farinetti, 1998 ; Gastaldi, 1998, p. 350-352. 15 Voir note précédente.
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où elle est surtout attestée dans les Mémorables et le Banquet, et chez Antisthène. Dans les Mémorables, par exemple, Socrate s ’interroge sur le sens de deux vers d’Homère, afin de dessiner l ’image du vrai stratège : Pour quelle raison, à ton avis, Homère a-t-il appelé Agamemnon « pasteur des peuples ? » […] Ou bien pourquoi a-t-il loué (τί δήποτε ἐπῄνεσε) Agamemnon en ces termes, lorsqu’il dit : « il fut à la fois un bon roi et un vaillant guerrier » ? (Xénophon, Mémorables, iii, 2, 1-2 ; trad. L.-A. Dorion).
Immédiatement après, Socrate interprète ces vers de la manière suivante : le bon stratège, c omme l’Agamemnon d’Homère qui en constitue l’exemplum, doit être un « pasteur » car il doit viser le salut de son troupeau, il doit c ombattre valeureusement tout en inspirant cette attitude à son armée et il doit être vaillant car il doit avoir à cœur non seulement sa vie, mais aussi celle de tout son peuple. On remarque qu’ici, comme dans le Minos, l’éloge est ouvertement évoqué (« pourquoi Homère a-t-il loué [τί δήποτε ἐπῄνεσε] Agamemnon en ces termes ? »), alors qu’il n’y a rien de tel dans les poèmes homériques concernant Agamemnon : c ’est pour l’interprète, dans ce cas Socrate, que ces vers deviennent l ’éloge d ’un modèle c omportemental applicable à la situation actuelle. Antisthène témoigne lui aussi de cette méthode de réhabilitation d’un personnage homérique, à travers une interprétation des vers ou des épithètes qui l’accompagnent, fondée sur la poétique de l’éloge et du blâme16. Dans un fragment, l’exégèse homérique sert à démontrer que l’épithète πολύτροπος appliquée à Ulysse (« homme aux mille tours »), dont l’interprétation était discutée dans le cercle socratique17, n ’a pas le sens péjoratif q u’on lui reconnaît habituellement : Homère, dit Antisthène, ne loue pas plus Ulysse q u’il ne le blâme en l ’appelant πολύτροπος (οὐκ ἐπαινεῖν φησιν Ἀντισϑένης Ὅμηρον τὸν Ὀδυσσέα μᾶλλον ἢ ψέγειν λέγοντα αὐτὸν πολύτροπον) (Antisthène, fr. 51 Decleva Caizzi). 16 Voir Müller, 1995. 17 Ce même vers est examiné dans l’Hippias Mineur, 364 b, où Socrate et Hippias se demandent qui, d ’Achille ou d ’Ulysse, était le meilleur et justifient leurs positions en citant et en interprétant les vers homériques. Mais le Socrate de Platon, en cohérence avec la critique platonicienne de l’allégorie et le besoin de poursuivre une enquête par la méthode dialectique, termine cette enquête menée avec les armes de l’exégèse de la manière suivante : « Laissons tomber Homère, puisqu’il est impossible de lui demander ce q u’il pensait quand il a c omposé ces vers » (365 c-d).
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Il convient de citer ici le jugement que Brancacci porte sur ce genre ’exégèse chez Antisthène, un jugement qui pourrait sans doute être d appliqué au Minos et en général à tout le milieu socratique : Il faut ici rappeler que les exégèses homériques d ’Antisthène étaient destinées à justifier, dans une perspective rationaliste, des situations et des modèles de comportement liés aux exemples des héros d’Homère et, par conséquent, à rendre c ompte du texte transmis en en offrant une interprétation souvent orientée dans un sens éthique (Brancacci, 2005, p. 44).
C’est donc dans ce c ontexte socratique q u’il faudra enraciner le travail exégétique sur les textes d ’Homère que l ’on trouve dans le Minos, travail exégétique grâce auquel celui qui se livre à l’interprétation projette sur les poèmes épiques la double fonction donnée à la poésie à partir de la période archaïque, blâmer ou louer, dans le but de dégager des exempla. Ainsi dans le Minos les vers d ’Homère et d ’Hésiode, après avoir été passés au crible de l’interprétation du philosophe, peuvent-ils être considérés comme « plus persuasifs (πιϑανώτεροι) que tous les écrivains de tragédies pris ensemble (σύμπαντες οἱ τραγῳδοποιοί)18 », et ils sont évoqués pour être opposés à la tragédie, elle qui est « ce qui charme le plus les âmes » (δημοτερπέστατον) et « le plus propre à séduire les âmes » (ψυχαγωγικώτατον)19, c’est-à-dire, un genre poétique dangereux pour sa puissance d’enchantement et pour sa capacité à modeler les δόξαι de la cité, notamment la κακοδοξία de Minos20. On en déduira premièrement que, pour n’être pas une pratique platonicienne, utiliser Homère et Hésiode dans le cadre d’une caractérisation de la poésie par l’opposition de l’éloge et du blâme est tout de même un exercice attesté dans le cercle des socratiques. Deuxièmement, dans ce dialogue en particulier, cette pratique est liée à l’exigence de trouver une autorité poétique aussi forte – sinon plus forte – que celle de la tragédie, afin de renverser une opinion véhiculée par les tragiques et la remplacer par une opinion opposée, dans le but ultime de construire un exemplum : Minos, c omme modèle de roi et de législateur éduqué par Zeus. Il y a d ’ailleurs dans le Minos une véritable théorie de la naissance de la tragédie, qui relie étroitement ce genre poétique à la cité démocratique. 18 Platon, Minos, 318 e. 19 Platon, Minos, 321 a. 20 Platon, Minos, 321 a.
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La tragédie, dit Socrate, ne serait pas née avec Thespis ou Phrynichos, « comme on le croit » (ὡς οἴονται)21, mais serait beaucoup plus ancienne et serait une « très ancienne invention de cette cité » (παλαιὸν τῆσδε τῆς πόλεως εὕρημα) qui doit, dès lors, être considérée comme le πρῶτος εὑρετής de ce genre aussi dangereux pour la renommée des hommes, auquel Socrate oppose un usage particulier de la poésie homérique et hésiodique. Tragédie et démocratie pour l’auteur du Minos ne sont qu’une seule et même chose : la tragédie, qui pour Socrate est au service de l’idéologie démocratique, ne pourra jamais louer une figure telle que celle de Minos : celle d’un homme seul exerçant le pouvoir et, qui plus est, un τύραννος.
L’ÉLOGE DES ROIS AU IVe SIÈCLE
Venons-en, enfin, au troisième et dernier point : la question de la royauté. Minos est donc perçu comme un τύραννος par le public athénien, dont l’interlocuteur de Socrate se fait le porte-parole, en le qualifiant de « farouche, dur, injuste (ἄγριος, χαλεπός, ἄδικος)22 », mais il est loué dans le Minos, à l’aide des vers d ’Homère et d’Hésiode, c omme le βασιλεύς par excellence instruit par Zeus. Mais, au-delà de l’épisode du tribut, pouvons-nous en savoir davantage sur la raison de l’aversion athénienne pour Minos ? Pour répondre à cette question, nous tenterons de reconstruire ce qu’il en est de la figure de Minos dans l’Athènes classique en nous appuyant sur deux études en particulier : celle de Claude Calame sur la figure de Thésée dans l ’imaginaire athénien, qui fournit des observations exhaustives sur la place q u’y a joué Minos en tant qu’antagoniste de Thésée23 ; et celle de Diego Lanza sur la figure du tyran sur la scène théâtrale athénienne24. 21 La tradition selon laquelle Thespis aurait été l ’inventeur de la tragédie est attestée dans plusieurs témoignages : Tragicorum Graecorum Fragmenta, 1T1 (= Souda, Θ 282) ; Tragicorum Graecorum Fragmenta, 1T6 (= Thémistios, Discours, xxvi, 316 d p. 382) ; Tragicorum Graecorum Fragmenta, 1T14 (= Horace, Art poétique, 275) ; Tragicorum Graecorum Fragmenta, 1T19 (= Souda, Φ 762, selon qui Phrynichos fut le disciple de Thespis). 22 Platon, Minos, 318 d. 23 Calame, 1990. 24 Lanza, 1977.
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La manière dont l’interlocuteur de Socrate décrit Minos tel q u’il était représenté sur la scène athénienne correspond entièrement aux contours de la figure du tyran. C’est ce que Claude Calame a suggéré d’après une analyse attentive des témoignages concernant Minos, dont celui de notre dialogue : « que ce soit sur le plan politique, sur le plan sexuel ou sur le plan alimentaire, Minos possède exactement les qualités contradictoires mises en lumière par Platon dans la définition qu’il donne dans la République de la figure du tyran25 ». Si l’on retrace brièvement les témoignages le concernant, on voit que, depuis Homère, Minos était avant tout considéré comme un roi : dans l’Iliade, où il est décrit comme le juge infernal, il est présenté comme « le souverain » (ἄνακτα) et comme « le splendide fils de Zeus qui avec son sceptre d ’or rend la justice aux morts26 ». Ces deux caractéristiques, le lien avec son père Zeus, et le fait de régner (βασίλευε dans le vers homérique) se retrouvent dans les vers de l’Odyssée repris dans le Minos27. Hésiode le souligne avec force dans les vers du fragment rapportés dans notre dialogue : Minos est « le plus royal des rois mortels » (βασιλεύτατος βασιλήων), « il régnait » (ἤνασσε) et « il était le roi » (βασίλευεν) grâce au sceptre de Zeus28. Son ascendance divine légitime son pouvoir. Pour Hérodote et Thucydide, Minos est le thalassocrate, celui qui étendit le premier son pouvoir sur la mer Égée, en éliminant les pirates et en conquérant les Cyclades. Mais c ’est surtout au théâtre que Minos acquit ses traits tyranniques, comme les quelques fragments de tragédie qui nous soient parvenus le laissent entendre29. Minos, donc, comme l’un des tyrans de la scène athénienne, parmi Créon, Étéocle, Égisthe. Dans son essai, Diego Lanza a reconstruit les traits des figures de tyran au théâtre, en justifiant sa démarche synchronique par le fait que le système idéologique qui produit cette image, cohérente, du tyran possède une validité dans la durée : le tyran, sur la scène athénienne, serait une figure idéologique élaborée collectivement par la cité démocratique. Diego Lanza remarque alors que, si les tyrans sont des personnages aux c ontours bien définis et très présents sur la scène tragique et c omique, 25 Calame, 1990, p. 220. 26 Homère, Odyssée, xi, 568-571. Pour une mise au point sur les rôles associés à Minos dans l’antiquité (législateur, thalassocrate et juge infernal), voir Delattre, 2001. 27 Homère, Odyssée, xix, 178-179. 28 Hésiode, fr. 144. 29 Voir n. 7.
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ils n ’ont toutefois pas de référent historique au ve siècle, entre l ’expulsion des Pisistratides en 511 av. J.-C. et le régime des Trente en 403 : c’est, en effet, l’Athènes démocratique, héritière de la réforme de Clisthène et gouvernée par Périclès, qui crée la figure du tyran. Celui-ci est caractérisé par son manque de c ontrôle, sa colère, sa violence, sa luxure, son impiété, son abus de pouvoir, et il constitue toujours l’antagoniste de deux autres types : l ’homme sage et l’homme libre. Le tyran est donc créé par la cité démocratique en tant que bouc émissaire : il représente le plus grand danger pour la démocratie athénienne et sa c ondamnation sur la scène théâtrale vaut une célébration de la démocratie et sert en même temps à maintenir vivante la peur de son effondrement. Ainsi, pour Diego Lanza la naissance de la figure du tyran au sein du c ontexte de la cité d ’Athènes se c omprend par opposition à la démocratie. Pour notre propos, il convient de remarquer que, dans les Suppliantes d’Euripide, tragédie que l’hypothésis présente c omme « un éloge d ’Athènes » (τὸ δὲ δρᾶμα ἐγκώμιον Ἀϑηνῶν), on retrouve une opposition claire entre tyrannie et démocratie. Dans cette tragédie, Thésée, héros de la démocratie athénienne et rival de Minos, s ’oppose à la tyrannie dans un célèbre agôn. Avant d ’en venir à cet agôn, ouvrons une parenthèse pour évoquer les observations de Claude Calame sur la création, dans l’imaginaire athénien nourri surtout par le théâtre, de la figure d’un Minos tyran. Claude Calame a souligné que l’une des raisons qui ont mené à sa création, tient au fait que Minos se rapporte toujours à la figure de Thésée, anti-tyran par excellence et figure symbolique fondatrice pour l’idéologie démocratique dominante à Athènes dans la deuxième moitié du ve siècle30. Thésée passait avant tout pour être l ’inventeur de la démocratie athénienne : selon Plutarque, après son retour de Crète, Thésée unifia l ’Attique en un seul état, en réunissant les populations j usqu’alors éparpillées et souvent en c onflit, et changea la forme de gouvernement de monarchique en démocratique en promettant à tous l ’égalité. Au cours du ve siècle, les poètes tragiques athéniens n ’ont pas cessé de porter sur la scène la figure de Thésée, en en faisant le représentant des valeurs de leur cité. Sa célébration au théâtre va de pair avec sa célébration dans l’art. Près de l’agora fut construit le Théséion et, à partir de 460 av. J.-C., les peintures sur vases témoignent de la convergence entre Thésée et 30 Pour l ’utilisation politique du mythe de Thésée à Athènes, voir, outre l ’étude de Calame, Bertelli & Gianotti, 1987.
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l’image des tyrannicides : Thésée assume les poses plastiques de celui qui a tué les tyrans et renforce ainsi symboliquement son rôle de fondateur de la démocratie athénienne. Dans ce contexte, le théâtre joue un rôle fondamental pour la diffusion de l ’image d ’un Thésée héros national et prototype des Athéniens. Pour Claude Calame, l’acquisition par Minos de traits tyranniques au ve siècle essentiellement du fait des Tragiques, « est l’effet d’une mise en perspective typiquement athénienne de la légende31 ». Les raisons idéologiques de cette opération tiendraient toutes à une re-sémantisation de l’opposition entre Minos et Thésée, opposition dont les traces remontent aux poèmes homériques32. Attaquer Minos ne signifie pas attaquer un tyran générique, un tyran parmi d ’autres, mais attaquer l’antagoniste par excellence du héros de la démocratie athénienne. L ’attribution, à Minos, des c omportements caractéristiques du tyran serait en effet parallèle à l’assimilation de Thésée aux tyrannicides dans l’imaginaire athénien. En outre, du point de vue de la politique contemporaine, le fait d’exacerber les traits tyranniques de Minos aurait eu la fonction de créer une opposition entre une thalassocratie négative, celle du roi de la Crète, et les entreprises pacificatrices de Thésée, souverain démocratique athénien. Revenons aux Suppliantes d’Euripide. Dans le deuxième épisode, le héraut thébain entre en scène et demande « qui est le seigneur ici (τίς γῆς τύραννος)33 ? ». Comme Diego Lanza l’a clairement montré, Euripide joue ici sur différents registres linguistiques : cette question ne se voulait pas provocatrice, τύραννος étant un terme poétique traditionnel pour indiquer le « seigneur » ; en d’autres termes le héraut cherche seulement à savoir à quel chef politique il doit s’adresser. Mais τύραννος est en même temps un terme trop marqué à Athènes à l’époque classique pour passer inaperçu : il suscite, en effet, chez Thésée une hostilité qui déclenche l’agôn34. Thésée répond : Tu as mal c ommencé ton discours dès le début, étranger, en cherchant un tyran ici (ζητῶν τύραννον ἐνϑάδ[ε]) : car la cité n’est pas régie 31 Calame, 1990, p. 427. 32 Dans les poèmes homériques, on trouve des renvois à l’épisode de la lutte entre Thésée et le Minotaure, dont les premières représentations figurées remontent au viie siècle. Voir Calame, 1990, p. 399-400. 33 Euripide, Suppliantes, 399. 34 Lanza, 1977, p. 100-101.
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par un homme seul (οὐ γὰρ ἄρχεται ἑνὸς πρὸς ἀνδρός), mais elle est libre (ἐλευϑέρα). Le peuple est souverain (δῆμος δ’ ἀνάσσει) grâce à l ’alternance des magistratures annuelles, sans que le riche reçoive davantage (τὸ πλεῖστον) ; mais le pauvre aussi possède sa part d’égal (ἴσον) (Euripide, Suppliantes, 403-408).
Le héraut répond en affichant son mépris pour la ville d’Athènes, en affirmant que sa cité est régie par un homme seul (ἑνὸς πρὸς ἀνδρός) et non par la masse (οὐκ ὄχλῳ). Il critique la démocratie par ces mots : « comment le peuple, qui ne sait pas comment diriger ses discours, pourrait-il diriger correctement la cité35 ? ». La célèbre rhêsis de Thésée qui suit est un éloge de la démocratie, q u’il oppose à la tyrannie : οὐδὲν τυράννου δυσμενέστερον πόλει, ὅπου τὸ μὲν πρώτιστον οὐκ εἰσὶν νόμοι κοινοί, κρατεῖ δ’ εἷς τὸν νόμον κεκτημένος αὐτὸς παρ’ αὑτῷ· καὶ τόδ’ οὐκέτ’ ἔστ’ ἴσον.
« Nul n ’est plus hostile à la cité q u’un tyran, partout où ne sont pas premières les lois communes, mais où le pouvoir est à un seul qui s’est emparé de la loi lui-même par lui-même : et cela n’est pas du tout égal » (Euripide, Suppliantes, 429-432).
Le tyran est le plus grand ennemi de la cité : il est celui qui s ’empare, seul, des lois communes, pour les transformer en sa propre loi personnelle (remarquer l’insistance sur la solitude de la figure du tyran créée par l’utilisation croisée du pronom εἷς et du pronom αὐτός en opposition à l’adjectif κοινός qui qualifie en revanche la loi de la cité). En d’autres termes, puisque la loi c ommune est le fondement de la cité et la garante de l’égalité, une fois qu’elle devient l’apanage d’un seul c’est l’existence même de la cité qui est menacée. Dans le passage qui suit, Thésée affirme que la loi écrite est la garantie que le plus pauvre et le plus riche aient une justice égale (τὴν δίκην ἴσην)36 ; il loue en outre la liberté qui caractérise le régime démocratique et qui c onsiste en la possibilité donnée à tout le monde de faire une proposition à la cité : « qu’est-ce q u’il y a de plus égal que cela pour la cité (τί τούτων ἔστ’ ἰσαίτερον πόλει) ? ». Enfin, on ne peut pas exclure que 35 Euripide, Suppliantes, 417-418. 36 Euripide, Suppliantes, 434.
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Thésée fasse référence en particulier au personnage de Minos, quand il demande peu après : « pourquoi faudrait-il élever honnêtement des filles dans leurs propres maisons, si c’est pour préparer de doux plaisirs aux tyrans, quand il le veut, et des larmes de leurs parents37 ? ». C’est donc en relation avec cet imaginaire qu’il faut c omprendre le sens de l’éloge de Minos dans le dialogue éponyme, à travers la lecture des vers épiques à opposer à la tragédie, un éloge qui étonne doublement le public athénien : non seulement parce que c’est un éloge de l’ennemi principal du champion de la démocratie athénienne, Thésée, mais aussi parce qu’on assimile « Minos le tyran » au meilleur des législateurs, et donc, de manière paradoxale par rapport au discours tenu par Thésée dans les Suppliantes, on en fait le garant de la loi et de l ’isonomie38. Nous pouvons donc mesurer la distance qui sépare l ’idéologie démocratique dont Thésée est le porte-parole dans les Suppliantes, et l’idéologie qui émerge de notre dialogue, mêlant l ’éloge de la figure tyrannique de Minos à l’idée que la meilleure loi est celle du roi. Or, l’éloge des figures royales est un genre qui se diffuse au ive siècle. Il suffit de penser à Isocrate, qui c ommence son Évagoras par une réflexion sur la nouveauté que c onstitue son éloge en prose d ’un roi contemporain, le roi de Chypre, à la différence des éloges décernés dans les tragédies et dans les hymnes39. On peut également penser à la réflexion, dans le Nicoclès, sur l’éloge en prose et son rapport à d’autres formes de discours telles que la tragédie et les poèmes homériques40. L’Agésilas de Xénophon se présente, lui aussi, comme une biographie sous forme d ’éloge : un ἔπαινος41 et un ἐγκώμιον dédié à Agésilas42. La Cyropédie et le Hiéron de Xénophon sont de même des éloges de la figure du monarque. Le Hiéron, présentant un éloge de la tyrannie par le poète Simonide, confirme l ’intérêt porté à la tyrannie, vers la moitié du ive siècle, par tous les Socratiques (dont Platon) qui voient dans le tyran une réponse possible à la crise de la démocratie, mais uniquement quand l’action du tyran est orientée par les conseils d’un sage philosophe43. 37 Euripide, Suppliantes, 452-454. 38 Sur cet aspect du dialogue, voir Scrofani, 2017. 39 Isocrate, 9, 4-5. 40 Isocrate, 2, 48. 41 Xénophon, Agésilas, 1, 1, 2. 42 Xénophon, Agésilas, 10, 3, 3. 43 Pour une vision globale de tous ces écrits, voir Gastaldi, 2008, p. 134-143. Pour le Hiéron, voir Vegetti, 2009.
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Le Minos, par l’usage q u’il fait des vers d ’Homère et d ’Hésiode, est, lui aussi un éloge d’une figure monarchique, ce qui rend peut-être possible, si ce n’est une datation, du moins une détermination un peu plus précise de la période où il fut composé. On sait que les Lettres et les Définitions pseudo-platoniciennes témoignent, dans le prolongement de ce que Platon indiquait déjà dans le Politique44, de l’opposition entre tyrannie et royauté, qui devient un véritable topos : la tyrannie est un pouvoir personnel ignorant les lois, tandis que la royauté est un pouvoir fondé sur les lois45. L’image de Minos qui transparaît dans les vers d ’Homère et d ’Hésiode, celle d’un βασιλεύς et de l’instaurateur des meilleures lois grecques grâce à ses rencontres cycliques avec Zeus, est une image positive qui vient se substituer à l’image du Minos τύραννος diffusée par la tragédie, reflétant l’idéologie démocratique. Elle pourrait ne pas être autre chose que la description – un manifeste ? – de l’activité de l ’Académie post-platonicienne impliquée, à l’image de ce que Platon avait tenté en Sicile, dans une activité politique de c onseil et de réforme d ’un pouvoir tyrannique qui peut devenir royal (et donc légal) lorsqu’il s’appuie sur des lois bien conçues, ce qui n’est possible que lorsqu’un philosophe- conseiller se charge de l’éducation du τύραννος46.
CONCLUSION
L’étude du contexte de citation nous a permis de voir que l’utilisation de vers d’Homère et d’Hésiode a un but persuasif dans la c onstruction de modèles éthiques positifs. Dans le cas du Minos, Homère et Hésiode sont mobilisés c omme des autorités à opposer à l ’autorité de la tragédie. Par ailleurs, nous avons pu constater que cet usage reprend la poétique de l’éloge et du blâme pratiquée dans les milieux socratiques. Enfin, il est peut-être possible de mettre en relation cet éloge d ’une figure royale 44 Voir Platon, Politique, 301 a-301 c. 45 Voir Platon, Lettre III, 315 d ; Lettre VII, 332 b, 334 c, 351c ; Lettre VIII, 354 b-c ; Définitions, 415 b, 415c. 46 Cf. Schuhl, 1946 ; Isnardi-Parente, 1970 ; Vegetti, 2003, p. 201-214. Pour le motif du princeps conseillé par un philosophe à partir des écrits du ive siècle, voir Gastaldi, 2009.
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avec ceux d’autres prosateurs du ive siècle. Si l’on s’en tient à l’Académie, la « réhabilitation » de Minos doit être rattachée à l’entreprise de réforme des tyrannies et de leur transformation en royautés s’appuyant sur des lois, grâce à l’éducation d ’un philosophe, entreprise c ommencée par Platon de son vivant et continuée par les Académiciens après sa mort.
Francesca Scrofani Université de Trento – EHESS Paris
HÉSIODE CONTRE HOMÈRE DANS LE CHARMIDE DE PLATON1
Les citations entraînent parfois des contre-citations, le recours à une autorité, q u’implique l’acte même de citer, provoquant le recours à une autre autorité qui puisse neutraliser le premier recours2. C’est le cas dans le texte qui nous intéresse ici. Dans le Charmide de Platon, nous trouvons un Socrate citant Homère et un Critias qui cite Hésiode. Nous proposons d ’explorer trois pistes. Étant donné que chacune de ces citations a souvent été c onsidérée c omme prise hors c ontexte, nous tenterons de montrer que leur c ontexte original est, en fait, très important pour établir leur contribution à la signification du texte platonicien. Nous les étudierons selon leur ordre d’apparition dans le texte : Socrate d’abord (1), puis Critias (2). Nous verrons que ces citations permettent non seulement d ’approfondir la réflexion sur la σωφροσύνη, mais également de donner plus de relief à la représentation des personnages du dialogue. Troisièmement, nous verrons que le contexte d’origine chez Hésiode rend très plausible le fait que la citation de Critias constitue une véritable réponse à celle de Socrate (3).
1 Je remercie les participants au colloque ainsi que Leopoldo Iribarrén pour leurs judicieuses observations. On retrouvera plusieurs des réflexions suivantes dans Joosse, 2018 ; je remercie Christoph Pieper pour l’autorisation de les utiliser ici. Mes remerciements vont également à Philippe Matthey et à Marie-Laurence Desclos qui ont corrigé mon français. 2 Je renvoie le lecteur à la fascinante illustration de ce principe dans Bouvier, 2004, p. 33-36, avec son analyse de l ’échange biblique dans Beast on the Moon de Richard Kalinoski.
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ALBERT JOOSSE
SOCRATE CITANT HOMÈRE
Traitons tout d’abord de la citation de Socrate. Charmide a proposé sa seconde définition de la σωφροσύνη : elle ne serait rien d’autre que la honte, αἰδώς. La réfutation de Socrate est courte (161 a 2-6)3 : Τί οὖν ; ἦν δ’ ἐγώ· Ὁμήρῳ οὐ πιστεύεις καλῶς λέγειν, λέγοντι ὅτι αἰδὼς δ’ οὐκ ἀγαϑὴ κεχρημένῳ ἀνδρὶ παρεῖναι ; Ἔγωγ’, ἔφη. – Ἔστιν ἄρα, ὡς ἔοικεν, αἰδὼς οὐκ ἀγαϑὸν καὶ ἀγαϑόν.
« Mais quoi ? Homère, à ton avis, n ’a-t-il pas raison de dire : “La honte est une mauvaise compagne pour l ’homme indigent ?” – Il a raison. – À ce compte, la honte est à la fois bonne et mauvaise. »
Si la honte (l’αἰδώς) est bonne et mauvaise à la fois, elle ne peut être identique à la σωφροσύνη qui, elle, n’est jamais mauvaise. L’essentiel de la réfutation se fonde donc sur l ’hexamètre homérique4. Est-ce à dire qu’elle est fondée seulement sur l’autorité d ’Homère, c omme pourrait aussi le suggérer la présence du mot πιστεύεις5 ? Considérons le contexte homérique6. La citation se trouve en Odyssée, xvii, 347. Ulysse vient de retourner à Ithaque, déguisé en mendiant. Étant arrivé au palais, il s ’est assis près de la porte. Télémaque, qui sait déjà q u’il est son père, lui fait apporter du pain et lui c ommande d ’en demander plus encore chez les prétendants, parce que : αἰδὼς δ’ οὐκ ἀγαϑὴ κεχρημένῳ ἀνδρὶ παρεῖναι.
« la honte est une mauvaise compagne pour l ’homme indigent7. » 3 4
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Selon le texte de Burnet. La traduction est celle de Croiset, légèrement modifiée. Il n’est pas nécessaire d’attribuer à Socrate une interprétation erronée d’Homère, comme le suppose Dorion, 2004, p. 127. Selon Dorion, Socrate prend Odyssée, xvii, 347 c omme une affirmation absolue selon laquelle l ’αἰδώς est mauvaise, sinon l’argument ne fonctionnerait pas. Au contraire, Socrate n ’a besoin que de certains cas où l’αἰδώς serait mauvaise pour que l’identification universelle de l’αἰδώς et de la σωφροσύνη échoue. Raymond, 2018, offre une analyse de l ’argument. Et comme l’acceptent Moore & Raymond, 2019, p. 62-64, ainsi que Schmid, 1998, p. 27, entre autres. Selon Halliwell, 2000, p. 99, la citation est prise hors c ontexte. Trad. Bérard, modifiée.
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La honte est nuisible à un mendiant, parce qu’elle l’empêche d’obtenir ce dont il a besoin. Le conseil de Télémaque est ensuite appuyé par la déesse Athéna, qui, sans être vue par les autres, lui ordonne : […] ὡς ἂν πύρνα κατὰ μνηστῆρας ἀγείροι, γνοίη ϑ’ οἵ τινές εἰσιν ἐναίσιμοι οἵ τ’ ἀϑέμιστοι· ἀ λλ’ ο ὐδ’ ὥς τιν’ ἔ μελλ’ ἀπαλεξήσειν κακότητος.
« […] de mendier les croûtes, auprès des prétendants, pour connaître les gens de cœur et les impies ; mais aucun ne devait échapper à la mort » (Odyssée, xvii, 362-364).
Tel est le contexte de la citation de Socrate. Est-ce une citation prise hors contexte ? Au c ontraire. Platon l ’utilise pour introduire certains aspects de la situation homérique dans son dialogue. Notons-en brièvement quatre. L’allusion au mendiant rappelle en effet plusieurs traits caractéristiques du personnage-Socrate – au lecteur, mais aussi à ses interlocuteurs. Pensons à son image d ’homme miséreux, allant les pieds nus. De plus, le mendiant « extérieur » ne peut que faire penser au mendiant « intérieur », le mendiant cognitif. En d’autres termes, Platon nous rappelle l’ignorance de Socrate et son désir inaltérable de trouver la connaissance, ce que c onfirme le Lachès (201 b 2-3), où Socrate cite ce même vers c omme justification de sa recherche d’un spécialiste qui puisse l’instruire – lui, vieillard, qui a toujours besoin d’un maître. En deuxième lieu, par l’allusion à Ulysse8, Socrate nous donne une illustration de la possibilité que la tempérance philosophique puisse être en désaccord avec la honte conventionnelle. L’enquête philosophique implique, parfois, un c omportement répréhensible aux yeux de ses c oncitoyens. La citation de Socrate ne constitue donc pas un simple recours à l’autorité du poète. Charmide n ’est pas obligé d ’abandonner son identification de la σωφροσύνη avec l’αἰδώς par la seule force de la mention d ’Homère. En introduisant le contexte homérique, Socrate apporte des c onsidérations c ontextuelles nouvelles qui rendent moins crédible la définition de Charmide. La citation joue donc un rôle argumentatif, non pas parce qu’elle constitue une prémisse clé, mais parce qu’elle introduit cette prémisse9. Les c onsidérations qui ont 8
La représentation de Socrate c omme une sorte d ’Ulysse dans la littérature socratique est étudiée par Lévystone, 2005. 9 « Socrates asks Charmides not simply to accept Homer’s authority but rather whether he agrees with what Homer says in that passage » (Tuozzo, 2011, p 165). Selon Raymond, 2018, p. 30,
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poussé Charmide à proposer sa définition ne sont pas pour autant moins valides : face aux objections de Socrate concernant sa première définition, Charmide avait reconsidéré la question d ’un point de vue beaucoup plus intériorisé, substituant l ’αἰδώς (160 e 4) à l’idée de faire toutes choses avec calme (159 b 2-6). Notons que la citation homérique reste précisément à ce niveau plus intérieur. Il y a par conséquent une sorte d’accord que Socrate signale en évoquant un Ulysse qui mendie. Néanmoins, cela ne suffit pas pour établir une identification universelle entre σωφροσύνη et αἰδώς. En troisième lieu, soulignons la véritable identité des deux hommes. À l’instar d ’Ulysse qui n ’a absolument aucune raison d’avoir honte dans son propre palais, parce qu’il est le roi d’Ithaque, Socrate est en réalité le plus riche de tous ceux qui sont présents. Derrière son apparence indigente, il cache des images divines10. De cette manière, la citation est une autre façon de renforcer le statut exceptionnel de Socrate. Elle invite Charmide, en outre, à s’identifier à Télémaque, réalisant la valeur de Socrate c omme Télémaque est c onscient de l’identité du mendiant, son père, le roi11. Finalement, nous pouvons c omparer l’injonction apollonienne adressée à Socrate, que nous connaissons par l’Apologie, à celle que profère Athéna face à Ulysse : aller demander du pain comme moyen d’examiner le caractère moral des prétendants12. Dans le Charmide également, Socrate est en train d’examiner ses interlocuteurs, pour savoir s’ils sont vertueux ou pas. C’est un rapport intertextuel qui contribue à la caractérisation de Socrate, mais aussi à l’atmosphère tragique du dialogue et à son intention apologétique : quand nous nous souvenons du sort des prétendants dans l’Odyssée, la citation peut également être c omprise c omme une c ondamnation indirecte de Critias et de Charmide13. Ce dernier point ne peut évidemment pas être saisi par les acteurs du dialogue, mais seulement par les lecteurs du texte platonicien. Les
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en revanche, l’αἰδώς de Charmide l’empêche de remettre en cause l’autorité d’Homère et par extension de se lancer dans la philosophie. Souvenons-nous du portrait de Socrate que peint Alcibiade dans le Banquet (215 a 5-b 3 en particulier). Cf. aussi Raymond, 2018, p. 40-43, qui soutient que Platon a calqué son personnage de Charmide sur Télémaque ; à mon avis, les correspondances verbales qu’il cite sont trop générales pour établir une telle thèse. Cf. Hazebroucq, 1997, p. 194. Sur le sort de Critias et de Charmide, voir les données biographiques dans Nails, 2002.
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autres points, en revanche, ont une efficace au niveau de l’entretien : nous pouvons supposer que les interlocuteurs en sont c onscients ou au moins peuvent l’être (dans le cas du troisième point). Nous reviendrons sur cette distinction de niveaux à la fin de cette étude.
CRITIAS CITANT HÉSIODE
Considérons maintenant le cas de Critias. Il est clair que Critias vient à l ’aide de Charmide sur le plan élenctique, soutenant son propos quand Charmide se trouve à court d ’arguments. Ajoutons q u’il lui vient également à l’aide au niveau du jeu des autorités. Même si elle n’est pas un simple argument d ’autorité, l ’invocation d’Homère crée néanmoins un déséquilibre entre Socrate, qui a l’appui d’Homère, et Charmide, qui ne l’a pas. Charmide ne peut que se soumettre à l’autorité de celui qui reste le modèle de l’éducation athénienne, et donc admettre la critique de Socrate, sauf s’il peut produire une autre autorité, ou une autre citation d ’Homère, qui soutienne sa propre position. Sur le plan limité de la deuxième définition, selon laquelle la σωφροσύνη serait l’αἰδώς, Charmide accepte l ’autorité poétique q u’invoque Socrate. Mais au niveau de la totalité de l’entretien, Charmide invoque de façon implicite l ’autorité de Critias, qui, lui, rétablit l ’équilibre des autorités en invoquant Hésiode. La citation de Critias apparaît juste après la réfutation de la dernière proposition de Charmide, selon qui la tempérance peut être définie comme consistant à « faire ses propres affaires », τὰ ἑαυτοῦ πράττειν (161 b 6). Donnant à cette phrase une interprétation très étroite, Socrate soutient que personne ne pourrait plus produire les chaussures de ses voisins ni guérir la maladie d’une autre personne. Mais, selon Critias, Socrate a tort de réduire le verbe πράττειν, « agir », à ποιεῖν, « fabriquer » (163 b 1-3)14. Toute fabrication n’est pas une action. Ainsi, dit-il, chez Hésiode, toute fabrication n ’est pas un travail ; sinon, il n’aurait pas pu dire : 14 Le récit de Socrate introduit Critias avec une formulation qui laisse présager la rivalité poétique entre les deux hommes : Charmide faisant mine de ne pouvoir défendre sa définition afin d ’amener Critias à prendre sa place, ce dernier « lui fit une querelle »,
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ALBERT JOOSSE ἔργον οὐδὲν εἶναι ὄνειδος.
« Il n’y a pas d’opprobre à travailler. » (Charmide, 163 b 4-5 citant Hésiode, Les Travaux et les Jours, 311)
Selon Critias, Hésiode n’aurait jamais considéré comme des « travaux » les fabrications d’un cordonnier, d’un vendeur de salaisons, ou d’un prostitué (163 b 7-8). Ce sont, selon lui, des activités q u’Hésiode aurait considéré comme honteuses. Cette citation est également considérée comme prise hors contexte par la plupart des spécialistes. Son interprétation, en outre, est c onsidérée c omme trop aristocratique pour q u’elle puisse être fidèle à Hésiode15. Cependant, si nous c onsidérons son contexte originel, il devient évident q u’elle aussi a le mérite de lier de façon féconde le texte platonicien à la tradition épique, dans ce cas Les Travaux et les Jours d’Hésiode (306-316)16. σοὶ δ’ ἔργα φίλ’ ἔστω μέτρια κοσμεῖν, ὥς κέ τοι ὡραίου βιότου πλήϑωσι καλιαί. ἐξ ἔργων δ’ ἄνδρες πολύμηλοί τ’ ἀφνειοί τε, καί τ’ ἐργαζόμενος πολὺ φίλτερος ἀϑανάτοισιν ἔργον δ’ οὐδὲν ὄνειδος, ἀεργίη δέ τ’ ὄνειδος. εἰ δέ κεν ἐργάζῃ, τάχα σε ζηλώσει ἀεργὸς πλουτεῦντα· πλούτῳ δ’ ἀρετὴ καὶ κῦδος ὀπηδεῖ. δαίμονι δ’ οἷος ἔησϑα, τὸ ἐργάζεσϑαι ἄμεινον, εἴ κεν ἀπ’ ἀλλοτρίων κτεάνων ἀεσίφρονα ϑυμὸν ἐς ἔργον τρέψας μελετᾷς βίου, ὥς σε κελεύω.
« Applique-toi de bon cœur aux travaux c onvenables, pour qu’en sa saison le blé qui fait vivre emplisse tes granges. C’est par leurs travaux que les hommes sont riches en troupeaux et en or ; rien qu’en travaillant ils deviennent mille fois plus chers aux Immortels. Il n’y a pas d’opprobre à travailler : l’opprobre est de ne rien faire. Si tu travailles, celui qui ne fait rien bientôt enviera ta richesse : richesse toujours est suivie de mérite et de gloire. Dans la c ondition où t’a placé le sort, ton intérêt est de travailler, aux dires de Socrate, « assez semblable à celle d’un poète contre un acteur qui a trahi son œuvre (ὥσπερ ποιητὴς ὑποκριτῇ κακῶς διατιϑέντι τὰ ἑαυτοῦ ποιήματα) » (162 d 2-3). Cf. Tulli, 2000, p. 264. 15 Par exemple : Tuckey, 1951, p. 21 ; Dorion, 2004, p. 49 ; Graziosi, 2010, p. 124. Hazebroucq (1997, p. 213-215) constitue une exception. Cf. aussi Koning, 2010b, p. 223-233, pour le contexte plus large des interprétations philosophiques d ’Hésiode par Prodicos et Platon. 16 Le texte est celui de West, 1978 (j’omets le v. 310, qui est c ontesté), la traduction celle de Mazon.
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et, détournant du bien d’autrui ton esprit léger, de recourir au travail pour assurer ton pain, ainsi que je t’y engage. »
Cette exhortation à Persès, le frère du moi poétique, vise à le faire travailler et à ne pas être paresseux. C ’est un appel surtout à son désir matériel, avec sa promesse de prospérité. Nous ne prétendons pas que l’éthique d’Hésiode dans un passage comme celui-ci est totalement équivalente à celle de Critias. Ce n ’est évidemment pas le cas. Mais on peut observer, d ’une part que ces vers sont comme un traitement de la tempérance (μέτρια κοσμεῖν, ἀεσίφρονα, l’inverse de la σωφροσύνη)17, d’autre part que le protreptique (τρέψας) à l’ἔργον ne permet pas de se livrer à n ’importe quelle activité. Tout au c ontraire, c omme le montre le préambule (11-26), un ἔργον est un travail productif, opposé, par exemple, aux faits guerriers et destructeurs des héros homériques18. Le renvoi, par Critias, à ces vers est donc largement justifié sur le plan thématique.
LA CITATION DE CRITIAS : UNE RÉPONSE À CELLE DE SOCRATE
Outre cela, dans la suite du texte, Hésiode c onclut avec une grande insistence que : αἰδὼς δ’ οὐκ ἀγαϑὴ κεχρημένον ἄνδρα κομίζειν, αἰδώς, ἥ τ’ ἄνδρας μέγα σίνεται ἠδ’ ὀνίνησιν· αἰδώς τοι πρὸς ἀνολϐίῃ, ϑάρσος δὲ πρὸς ὄλϐῳ.
« C’est une honte mauvaise qui suit les pas de l’indigent, la honte qui perd ou sert grandement les hommes ; la honte est liée au malheur, comme l’audace au bonheur. » (Hésiode, Les Travaux et les Jours, 317-319)
Le vers 317, quelques différences mineures mises à part, est quasiment identique à la citation de Socrate à Odyssée, xvii, 347. Serait-ce une 17 Pace Dorion, 2004, p. 132 ; Tuozzo, 2011, p. 174-175, entre autres. 18 Pour cette dimension polémique du texte hésiodique voir Rousseau, 1996, p. 124-131.
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coïncidence ? Notre auteur et son public connaissent leur Homère et leur Hésiode. La citation de Socrate servait à rejeter une définition qui identifiait la tempérance à la honte or, ici, Critias introduit un contexte qui contient ce même vers et qui inclut une véritable méditation sur la honte. On est donc c ontraint d ’en déduire que la citation de Critias constitue une réponse à la citation socratique. La constatation de ce lien intratextuel montre en premier lieu que Platon a voulu représenter Critias c omme un interlocuteur c ompétent. Critias nous est connu dans d ’autres sources c omme un homme de 19 lettres renommé . Ici, il sait jouer avec virtuosité le jeu des citations. La chose est tout à fait remarquable, particulièrement au vu de la situation dans d ’autres dialogues. Comme l’a observé J. Labarbe, lorsqu’il s’entretient, par exemple, avec Hippias ou Ion, Socrate semble obtenir de ses adversaires le droit de citer Homère : ce sont d’abord eux qui s’appuient sur Homère, mais après la c onfrontation dialectique, c ’est à Socrate seulement qu’il revient de le faire20. Ici, au contraire, Critias conteste le privilège de citateur à Socrate. Le lien intratextuel entre la citation de Critias et celle de Socrate comporte aussi une réponse substantielle. Observons d’abord que le vers 311 joua un rôle notoire dans la littérature autour de Socrate. Selon Polycrate, dans son accusation de 393, Socrate aurait utilisé ce vers pour soutenir q u’il n’y avait pas de honte même à piller des tombes ou à commettre d’autres actes scandaleux21. Dans ce passage, Critias rejette ce type de points de vue en donnant une autre interprétation au même vers. Pour lui, un mode de vie philosophique n ’autorise pas à adopter un comportement scandaleux. Ainsi, notre passage peut être lu comme une critique de Socrate – le Socrate de Polycrate, mais peut-être aussi le Socrate du Charmide. Remarquons en effet q u’il est significatif que, dans ce dialogue, nous trouvions le cordonnier parmi les exemples fournis par Critias : un exemple paradigmatique du style socratique. Ce n’est pas un hasard s ’il est mentionné ici, mais en raison de son rôle dans la discussion 19 Regali, 2012, p. 60-71. 20 Labarbe, [1949] 1987, p. 396. 21 Nous c onnaissons l’argument de Polycrate par Libanios (Apologie, paragraphe 86 en particulier) et Xénophon, qui traite de ce vers dans les Mémorables, i, 2, 56-57. Il est possible que les Mémorables circulaient déjà au moment de l ’écriture du Charmide. Dans ce cas, l’explication de Critias c onstituerait aussi une réponse de Platon à Xénophon. Cf. Witte, 1970, p. 81 et Graziosi, 2010, p. 123-124.
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précédente, Socrate l’ayant utilisé, entre autres exemples, pour réduire la phrase « faire ses propres affaires » au scénario primitif, voire dystopique, dans lequel chacun produirait ses propres chaussures. Ce qui renforce l’impression que la réponse de Critias est une réponse polémique. Deuxièmement, le cordonnier, le vendeur de salaisons, le prostitué sont en effet mentionnés par Critias comme ayant des activités qui ne sont pas liées au καλόν, et q u’Hésiode n’aurait pas considérées c omme des ἔργα, des travaux. En d ’autres termes, selon Critias, ce type d’activité est un ὄνειδος, et il serait blâmable, de s’y adonner. Étant donné que, pour le moment, la définition de la tempérance reste encore « faire ses propres affaires », le cordonnier et les autres ne peuvent pas non plus être tempérants. On pourrait y ajouter le cas du mendiant, dont parlait Socrate pour distinguer la tempérance de la honte. Troisièmement, le lien entre les citations de Critias et de Socrate rend aussi possible l ’établissement d ’un rapport entre l ’invocation d ’Hésiode par Critias et la définition précédente, selon laquelle la tempérance, c ’est la honte. La citation, par Critias, du vers hésiodique vise-t-elle également à réfuter cette définition ? À première vue, cela semble difficile : le fait même que le passage d ’Hésiode reprenne la citation d ’Homère par Socrate suggère que Critias se trouve également obligé d’affirmer qu’il y a une honte mauvaise, et que, par c onséquent, il y a des situations où le c omportement du philosophe entre en c ontradiction avec le comportement respectable. Il y a, cependant, une autre possibilité que je voudrais signaler : celle d’un dédoublement de la honte. La plupart des c ommentateurs modernes interprètent le vers d ’Hésiode comme l’a fait Socrate : la honte peut être bonne dans certaines situations et mauvaise dans d ’autres situations22. Mais il est aussi possible de traiter la honte un peu comme l’est l’ἐρίς dans Les Travaux et les Jours (11-12) : si l’une est bonne, l’autre est mauvaise. Une telle stratégie, si on l’appliquait à la honte, permettrait à Critias de maintenir (i) q u’il y a une honte véritable et respectable, qui est l’apanage des seuls hommes de bien, les kaloikagathoi, et que l ’on peut identifier avec la tempérance ; et (ii) qu’il y a aussi une fausse honte, q u’il c onvient d’éviter : celle qui est mauvaise et nuisible. L ’erreur de Socrate serait de ne pas avoir distingué les deux formes de honte dans son court échange avec Charmide. 22 Voir West, 1978 ad loc.
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CONCLUSION
Nous avons déjà souligné l ’importance q u’il y a à opérer une distinction entre le niveau de l ’entretien entre Socrate, Charmide et Critias, et celui de l’auteur du dialogue, Platon lui-même (et on pourrait y ajouter le niveau du récit autodiégétique de Socrate narrateur)23 : la signification de la citation du vers 347 du chant xvii de l’Odyssée, compte tenu du sort qui fut historiquement celui de Critias et de Charmide, n’a de rôle à jouer qu’au niveau de l’auteur et, peut-être, du récit, mais non pas au niveau des interlocuteurs. Il vaut la peine, pour finir, d ’utiliser la même distinction pour décrire la signification des invocations poétiques dans ce dialogue. Au niveau de l’entretien, Critias, dans un premier temps, rétablit l ’équilibre de prestige entre les interlocuteurs : si Socrate bénéficie de l’autorité d’Homère, Critias avance Hésiode comme contrepoids. En second lieu, cependant, Critias se montre plus habile que Socrate en citant un texte qui rappelle la citation même de Socrate et qui simultanément avance une position contraire quant à la respectabilité du comportement socratique. Dans cette dynamique, l’avantage dont semble jouir Critias sert à intensifier sa future déconfiture et à exacerber la honte q u’il éprouvera en raison de la réfutation de sa position (169 c 7). Toujours au niveau de l ’entretien, les citations servent aussi à montrer que le débat sur la σωφροσύνη est un débat ancien et que certaines questions restent ouvertes dans l’éducation traditionnelle : seule la réflexion peut permettre de déterminer ce qui est bon et noble. En ce sens, Socrate comme Critias poursuivent le projet de la génération précédente : examiner la vérité des énoncés poétiques. Au niveau du dialogue, Platon utilise les citations pour caractériser ses personnages. Ce qui concerne d’abord l’acte même de citer, qui identifie le citateur c omme représentant accompli de la paideia grecque. Cela concerne également le contenu de la citation, qui offre un paradigme pour interpréter les personnages – Ulysse et Socrate, les prétendants et Critias-cum-Charmide – mais aussi des idées normatives pour évaluer le comportement des protagonistes – le style socratique, notamment. Cela 23 Pour l’importance de distinguer ces niveaux, voir Slings 1999 : 35-39.
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c oncerne, enfin, le contexte dans lequel la citation est insérée – Critias se montre un interlocuteur particulièrement habile faisant preuve d’un remarquable à-propos lorsqu’il oppose son Hésiode à l ’Homère de Socrate. Mais le jeu des citations c ontribue aussi à la réflexion sur la σωφροσύνη. Il faut de l’intelligence pour évaluer les finalités d ’une citation, pour savoir comment respecter une autorité, et pour déterminer ce qu’il convient de faire lors d’un conflit d ’autorités24. Avant tout, la σωφροσύνη implique une pensée indépendante qui favorise une compétence littéraire et conversationnelle. À travers la rivalité entre Socrate et Critias, entre Homère et Hésiode, Platon nous fournit une réflexion plus nuancée, plus sophistiquée sur la tempérance et la honte, qu’il ne serait possible de le faire avec le seul Socrate.
Albert Joosse Universités de Groningue et d’Utrecht
24 Voir l’argument persuasif de Giuliano (2005, p. 295-304) selon lequel Platon exige une herméneutique sophistiquée des poètes antérieurs.
HÉSIODE DANS LE CRATYLE PLATONICIEN Citations explicites, reprises diffuses et contextes étendus1
INTRODUCTION
Le nom d’Hésiode est cité cinq fois dans le Cratyle de Platon (396 c 4 ; 397 e 5 ; 402 b 6 ; 406 c 7 ; 428 a 1)2 ; ces passages, qui ont tous fait l’objet d ’étude par des spécialistes, reflètent quelques-unes des nombreuses modalités selon lesquelles Platon avait l ’habitude de reprendre et de réutiliser le savoir poétique : on y trouve des allusions apparemment fugaces à l’œuvre d’Hésiode (par exemple 396 c 5-e 2 ; 402 b) tout comme au poète en tant que source de savoir traditionnel sur fond d’ironie platonicienne (par exemple à nouveau 396 c 5-e 2, mais aussi 406 c 7-d 2), aussi bien que des citations explicites qui présentent des modifications intéressantes par rapport à la tradition directe des textes d’Hésiode (397 e, 428 a). En ce sens, le passage le plus représentatif est en Cratyle, 397 e 8-398 a 2, avec le renvoi bien connu aux hommes de l’âge de l’or : on y trouve en effet une citation explicite des vers 121-123 des Travaux avec des modifications qui ne sont pas uniquement dues aux mécanismes de la citation de mémoire, mais répondent aussi aux exigences du discours platonicien. Dans tous ces cas, le savoir antique est évoqué et revisité en fonction d’un discours nouveau : mais le texte platonicien ne se limite pas à une réutilisation et à une annexion d’éléments se rapportant explicitement 1 2
Traduction de Maria Paola Castiglioni, que je remercie pour sa disponibilité et pour son aide précieuse. Pour une liste exhaustive et raisonnée des citations hésiodiques dans Platon, voir Most, 2010, p. 56 sqq. ; cf. aussi Gatti, 2006, p. 142-145.
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PAOLA DOLCETTI
à l’œuvre d’Hésiode ; dans certains cas – même dans des passages où la référence à Hésiode semble avoir un impact circonscrit sur la progression du raisonnement, se cantonnant, pour ainsi dire, à un cliché traditionnel – l’analyse d’un contexte plus large – chez Platon, mais aussi dans le texte de d’origine, celui d’Hésiode – permet d’évoquer un contenu poétique hésiodique que Platon connaissait bien et qu’il sait reprendre de façon allusive mais fonctionnelle pour les objectifs qui sont les siens.
’OR ΔΑΊΜΟΝΕΣ ET RACE D
Afin de rendre évidentes les modalités selon lesquelles Platon utilise et réutilise le texte source, on étudiera le passage qui évoque de la façon la plus explicite l’œuvre d’Hésiode3. Dans le Cratyle (397 e 2-398 a 7) Socrate et Hermogène, après avoir débattu de la signification du mot ϑεός, en viennent à examiner le mot δαίμων : Σωκρ. – καὶ ὡς ἀληϑῶς, ὦ Ἑρμόγενες, τί ἄν ποτε νοοῖ τὸ ὄνομα οἱ ‘δαίμονες’ ; σκέψαι ἄν τί σοι δόξω εἰπεῖν. Ἑρμ. – λέγε μόνον. Σωκρ. – οἶσϑα οὖν τίνας φησὶν Ἡσίοδος εἶναι τοὺς δαίμονας ; Ἑρμ. – οὐκ ἐννοῶ. Σωκρ. – οὐδὲ ὅτι χρυσοῦν γένος τὸ πρῶτόν φησιν γενέσϑαι τῶν ἀνϑρώπων ; Ἑρμ. – οἶδα τοῦτό γε. Σωκρ. – λέγει τοίνυν περὶ αὐτοῦ “αὐτὰρ ἐπειδὴ τοῦτο γένος κατὰ μοῖρ᾽ ἐκάλυψεν, οἱ μὲν δαίμονες ἁγνοὶ ἐπιχϑόνιοι καλέονται, ἐσϑλοί, ἀλεξίκακοι, φύλακες ϑνητῶν ἀνϑρώπων.” Ἑρμ. – τί οὖν δή ; Σωκρ. – ὅτι οἶμαι ἐγὼ λέγειν αὐτὸν τὸ χρυσοῦν γένος οὐκ ἐκ χρυσοῦ πεφυκὸς ἀλλ᾽ ἀγαϑόν τε καὶ καλόν. τεκμήριον δέ μοί ἐστιν ὅτι καὶ ἡμᾶς φησιν σιδηροῦν εἶναι γένος. Ἑρμ. – ἀληϑῆ λέγεις.
« Socr. – À vrai dire, Hermogène, que peut bien signifier le nom de génies ? Vois si tu trouves que j’ai raison. 3 Ce passage, comme nous l’avons précisé, a été de nombreuses fois analysé : voir par exemple Solmsen, 1962, p. 182 sqq. ; West, 1978, p. 181-183 ; Koning, 2010b, p. 147 n. 91 ; Rowe, 2010, p. 298 sqq. ; Van Noorden, 2010, p. 181 ; et en particulier El Murr, 2010, p. 279-283, avec la bibliographie.
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Herm. – Tu n’as q u’à parler. Socr. – Sais-tu qui sont les génies d’après Hésiode ? Herm. – Je ne vois pas. Socr. – Ne sais-tu pas non plus qu’elle fut d’or, suivant lui, la première race d’hommes ? Herm. – Oui, cela je le sais. Socr. – Eh bien, il dit d ’elle : “Depuis que le sort a recouvert cette race / On les appelle les saints génies de la terre / Bons, secourables, ils sont les gardiens des mortels”. Herm. – Et après ? Socr. : Mon opinion est que, par “race d ’or”, il entend non pas “née de l’or”, mais “bonne et belle”. Et la preuve, pour moi, c’est q u’il nous appelle nousmêmes “race de fer”. Herm. – Tu dis vrai4 ».
Socrate demande donc à son interlocuteur s’il sait qui sont les δαίμονες pour Hésiode. Hermogène ne s’en rappelle pas, mais – sollicité
par Socrate – il arrive à se souvenir que, selon le poète, la première race humaine fut la race d’or. C’est à ce propos que Socrate cite trois vers, qui correspondent, avec quelques variantes significatives, aux Travaux 121-123. Dans le contexte du poème d ’Hésiode, ces vers se situent immédiatement après la fin de la description de la vie que menaient les hommes de la race d ’or : y sont évoquées leur transformation et leurs tâches après leur disparition, δαίμονες étant l ’un des noms qui leur furent attribués après que « la Moire les cacha5 ». Socrate poursuit alors son raisonnement en précisant qu’ils n’étaient pas d’or à proprement parler, mais q u’ils furent ainsi appelés par Hésiode car leur nature état bonne et belle, tout comme les hommes de leur époque sont, pour des raisons opposées, de fer. Par conséquent – affirme Socrate dans la suite du dialogue – ils furent appelés δαίμονες car « sensés et experts », donc δαήμονες6. Hésiode donc – qui est à nouveau évoqué7 – aussi bien que d’autres poètes, considèrent que lorsqu’un homme bon meurt, il devient un δαίμων. 4 5 6
7
Les traductions françaises du Cratyle sont celles de Méridier, [1931] 2012, et de la Théogonie et des Travaux et les Jours de Mazon [1928] 2014, avec des modifications minimes. Sur le sens de cette expression et sur la présence dans le texte de Platon de μοῖρα – et non pas de γαῖα, comme dans le vers d ’Hésiode –, cf. West, 1978, p. 181 avec commentaire ad loc. Sur les questions posées par les « étymologies » du Cratyle aussi bien que sur la valeur du rapport entre les c onceptions platoniciennes et celles traditionnelles, cf. Genette 1972b, p. 1032 sqq. et Buccellato, 1961, p. 260. Voir également, plus récemment, la traduction du Cratyle chez Garnier-Flammarion de Dalimier, 1998, notamment les pages 38-47 de son « Introduction », ainsi qu’Année 2011 et 2017, p. 272-336. Cf. infra, p. 157.
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Comme nous l’avons précisé plus haut, la citation d ’Hésiode ne correspond pas parfaitement au texte transmis par la tradition ; par conséquent, les choix des éditeurs du texte des Travaux n’ont pas été homogènes et ont varié entre une plus grande fidélité au texte transmis par Platon et à celui légué par la tradition manuscrite : a.
Hésiode, Les Travaux et les Jours, 121-123 (Evelyn-White, 1914)
b.
Hésiode, Les Travaux et les Jours, 121-123 (Mazon, 1928 [2014] ; West, 1978 ; Solmsen, 1983)
αὐτὰρ ἐπεὶ δὴ τοῦτο γένος κατὰ γαῖ᾽ ἐκάλυψε, τοὶ μὲν δαίμονες ἁγνοὶ ἐπιχϑόνιοι καλέονται ἐσϑλοί, ἀλεξίκακοι, φύλακες ϑνητῶν ἀνϑρώπων
αὐτὰρ ἐπεὶ δὴ τοῦτο γένος κατὰ γαῖα κάλυψε, τοὶ μὲν δαίμονές εἰσι Διὸς μεγάλου διὰ βουλάς ἐσϑλοί, ἐπιχϑόνιοι, φύλακες ϑνητῶν ἀνϑρώπων
c.
Hésiode, Les Travaux et les Jours, 121-123 (Solmsen, 1970) αὐτὰρ ἐπεὶ δὴ τοῦτο γένος κατὰ γαῖα κάλυψε, τοὶ μὲν δαίμονες ἁγνοὶ ἐπιχϑόνιοι τελέϑουσι
Les choix des éditeurs ont dû également tenir c ompte du fait que les vers 122 et 123 des Travaux sont cités par Platon dans la République8, à propos des honneurs accordés aux guerriers morts à la guerre : οἱ μὲν δαίμονες ἁγνοὶ ἐπιχϑόνιοι τελέϑουσιν, ἐσϑλοί, ἀλεξίκακοι, φύλακες μερόπων ἀνϑρώπων.
« […] deviennent des démons terrestres, sacrés, excellents, qui écartent les maux des mortels et veillent à leur conservation » (Platon, République, v, 469 a 1-2, trad. É. Chambry)
Les deux citations platoniciennes – celle du Cratyle et celle de la République – ont quelques différences de détails, dont un au moins a probablement une certaine importance par rapport au c ontexte du Cratyle. La forme verbale καλέονται est en effet particulièrement bien adaptée au débat sur la justesse des noms, tandis que τελέϑουσι l’est davantage au contenu du passage de la République, où il est question des honneurs qui seront rendus, au cours de leur vie ou après leur mort, à ceux qui se montreront particulièrement valeureux. Pour celui qui meurt à la guerre, 8
Ainsi par exemple Solmsen, 1970, retient le τελέϑουσι de la République.
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on dira donc avant tout, en suivant Hésiode, q u’il appartient à la race d’or, et qu’il sera donc destiné à devenir un δαίμων, défenseur et gardien du genre humain. Selon certains chercheurs, Platon aurait consciemment évité l ’expression, acceptée par une partie des éditeurs, εἰσι Διὸς μεγάλου διὰ βουλάς du vers 122 – laquelle n ’est importante ni dans le contexte de la République, ni dans celui du Cratyle – pour introduire des éléments qui se prêtaient mieux aux finalités de son discours9. Dans tous les cas, on peut affirmer q u’il ne s’agit pas seulement d ’une variante due à la citation de mémoire, mais d’une utilisation c onsciente d ’un texte différent sinon d’une modification intentionnelle ad hoc. Le passage du Cratyle se poursuit en insistant sur des termes appartenant à la sphère sémantique du bon, du beau et du noble (ἀγαϑόν τε καὶ καλόν, ἀγαϑοί, φρόνιμοι) et s’achève sur la mention de la race de fer (σιδηροῦν γένος). Comme nous y avons fait allusion plus haut, Hésiode est en outre évoqué un peu plus loin, en 398 b 8-c 1, avec d’autres poètes, qui affirment q u’un homme bon, lorsqu’il meurt, devient un δαίμων : Σωκρ. – […] λέγει οὖν καλῶς καὶ οὗτος καὶ ἄλλοι ποιηταὶ πολλοὶ ὅσοι λέγουσιν ὡς, ἐπειδάν τις ἀγαϑὸς ὢν τελευτήσῃ, μεγάλην μοῖραν καὶ τιμὴν ἔχει καὶ γίγνεται δαίμων κατὰ τὴν τῆς φρονήσεως ἐπωνυμίαν.
« Socr. – […] Notre poète [sc. Hésiode] et bien d’autres qui tiennent ce langage, ont raison de dire qu’un homme de bien, après sa mort, obtient une haute destinée et de grands honneurs, et qu’il devient génie, suivant le nom que lui vaut sa sagesse10 ».
Il est donc évident que Platon se réapproprie ici un noyau thématique entier du texte d’Hésiode pour tout le passage concernant une seule étymologie, car le renvoi à Hésiode marque le début et la fin de ce passage.
9 Cf. El Murr, 2010, en particulier p. 281-283. 10 Sur l ’existence et sur le rôle des δαίμονες dans Platon – et pas uniquement dans le Cratyle – cf. par exemple Sedley, 2003, p. 92 sqq.
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QUE S’AGIT-IL D’AMASSER ?
Un peu plus loin dans le dialogue, en 428 a 1-5, on trouve une autre citation d’Hésiode, la seule qui n’appartienne pas à ce qu’on appelle la « section étymologique », très exactement l orsqu’est amorcée la réfutation de la thèse de Cratyle : Ἑρμ. – μὰ Δί᾽, οὐκ ἔμοιγε. ἀλλὰ τὸ τοῦ Ἡσιόδου καλῶς μοι φαίνεται ἔχειν, τὸ εἰ καί τις σμικρὸν ἐπὶ σμικρῷ καταϑείη, προὔργου εἶναι. εἰ οὖν καὶ σμικρόν τι οἷός τ᾽ εἶ πλέον ποιῆσαι, μὴ ἀπόκαμνε ἀλλ᾽ εὐεργέτει καὶ Σωκράτη τόνδε– δίκαιος δ᾽ εἶ–καὶ ἐμέ.
« Herm. – Non, par Zeus ! moi je ne le crois pas. Mais le mot d ’Hésiode me semble juste : “amasser, fût-ce petit à petit, est profitable”. Si donc tu es capable de réaliser un gain, si petit soit-il, ne te rebute pas : rends service à Socrate que voici, et comme tu le dois, à moi-même ».
Socrate vient d’inviter Cratyle à donner son avis sur ce a été dit au sujet de la justesse des noms. Hermogène le sollicite à son tour et lui demande s ’il a quelque chose de mieux à dire. Cratyle répond q u’il n ’est pas du tout facile d’apprendre ou d’enseigner rapidement des questions si complexes. Hermogène en convient et c’est à ce propos qu’il rappelle une sentence d’Hésiode : même si quelqu’un met de côté peu de chose, il s’agira tout de même d’un gain. Il s’agit, on le sait, d’une référence aux vers 361-362 des Travaux et les Jours : εἰ γάρ κεν καὶ σμικρὸν ἐπὶ σμικρῷ καταϑεῖο / καὶ ϑαμὰ τοῦτ᾽ ἔρδοις, τάχα κεν μέγα καὶ τὸ γένοιτο.
« Si tu amasses peu sur peu et fais cela souvent, ce peu-là pourra devenir beaucoup ».
Ces deux vers c onseillent d ’épargner, même si l’on a peu de choses à mettre de côté : dans le texte d ’Hésiode il s’agit donc d ’un « peu » très concret, tandis que dans le texte de Platon il est question de la connaissance et de l’apprentissage de ce qui fait l’objet de la discussion11. 11 Sur tout ceci, cf. Koning, 2010a, p. 108 sqq., et 2010b, p. 232 ; Koning fait par ailleurs remarquer que le citation de cette expression peut être comprise de trois façons : la première concerne le sens littéral du texte (même une petite contribution à la discussion de la part de Cratyle sera la bienvenue) ; la deuxième intéresse l’allusion à l’objet de la
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Les vers d’Hésiode s ’insèrent, dans son œuvre, dans le cadre d’une série d’avertissements : le devoir du don réciproque, la nécessité d’avoir à disposition ce dont on a besoin, et ainsi de suite. Si l’on c onsidère le texte platonicien qui contient la citation, on constate qu’il tourne autour de mots qui renvoient à l’idée du « mieux », tout particulièrement en relation à des c ontextes qui c oncernent l’amélioration de sa propre connaissance12 ; de même, reviennent fréquemment des mots appartenant à la sphère sémantique de l’enseignement et de l’apprentissage13. Il apparaît donc significatif que Socrate lui-même incite Hermogène à parler en affirmant que son interlocuteur donne l’impression de savoir quelque chose pour l’avoir pensé lui-même ou pour l’avoir appris par d’autres (δοκεῖς γάρ μοι αὐτός τε ἐσκέφϑαι τὰ τοιαῦτα καὶ παρ᾽ ἄλλων μεμαϑηκέναι, 428 b 2-4). Remarquons que, derrière ces mots aussi, peut se cacher une allusion au texte des Travaux. Dans un passage – très célèbre – qui précède de peu le vers dont il est question, est en effet exprimé une idée tout à fait semblable : οὗτος μὲν πανάριστος, ὃς αὐτὸς πάντα νοήσῃ / φρασσάμενος, τά κ᾽ ἔπειτα καὶ ἐς τέλος ᾖσιν ἀμείνω· / ἐσϑλὸς δ᾽ αὖ κἀκεῖνος, ὃς εὖ εἰπόντι πίϑηται.
« Celui-là est l’homme c omplet qui, toujours, de lui-même, après réflexion, voit ce qui, plus tard et jusqu’au bout, sera le mieux. Celui-là a son prix encore qui se rend aux bons avis » (Les Travaux et les Jours, 295-297).
Nous avons vu que le contexte de la citation d’Hésiode est celui d ’une liste de c onseils : les vers 295-297 appartiennent à la section dans laquelle le texte présente l’image bien connue de la bifurcation entre deux routes ; il s’agit des vers qui annoncent en quelque sorte tout ce qui discussion, à savoir les plus petits éléments du discours, les lettres ; la troisième concerne le fait que citer Hésiode, lorsqu’on adresse à Cratyle une invitation à s’exprimer, peut être particulièrement efficace. 12 « Ou as-tu quelque chose de mieux à dire ? [ἢ ἔχεις πῃ ἄλλῃ κάλλιον λέγειν ;] » ; « si donc tu es capable de réaliser un gain [οἷός τ᾽ εἶ πλέον ποιῆσαι] » ; « si tu as un avis meilleur [εἴ τι ἔχεις βέλτιον] » ; « que tu aies de plus belles choses à nous dire [εἰ μέντοι ἔχεις τι σὺ κάλλιον τούτων λέγειν] » ; « si donc tu as un avis meilleur [ἐὰν οὖν λέγῃς τι κάλλιον] ». 13 « Soit pour t’instruire auprès de Socrate, soit pour nous instruire l’un et l’autre [ ἵνα ἤτοι μάϑῃς παρὰ Σωκράτους ἢ διδάξῃς ἡμᾶς ἀμφοτέρους] » ; « recevoir et […] donner si vite un enseignement [οὕτω ταχὺ μαϑεῖν τε καὶ διδάξαι] » ; « tu me parais avoir étudié personnellement ce genre de problèmes et t’en être instruit chez d’autres [δοκεῖς γάρ μοι αὐτός τε ἐσκέφϑαι τὰ τοιαῦτα καὶ παρ᾽ ἄλλων μεμαϑηκέναι] » ; « un de tes disciples [ἕνα τῶν μαϑητῶν] » ; « peut-être te prendrai-je pour disciple [ ἴσως ἄν σε ποιησαίμην μαϑητήν] ».
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suit, p uisqu’Hésiode exhorte Persès à suivre ses préceptes en se fondant sur qu’il vient de dire au sujet de la nécessité de savoir suivre au moins ce que dit quelqu’un d’autre, lorsque l’on est incapable de distinguer ce qui vaut le mieux par ses propres capacités. Dans la réplique suivante, Cratyle soutient que tout ce qu’a dit Socrate, qu’il ait été inspiré par Euthyphron14 ou par une autre Muse (428 c 6-8), lui semble conforme à sa propre opinion sur la question. Par ces mots s’achève, avec une autre allusion évidente à Hésiode et à son investiture poétique, l’échange de répliques qui annonce la reprise de ce que Socrate a soutenu dans la section étymologique. Même dans ce cas, par conséquent, d ’autres allusions au poète viennent s’agglomérer à une citation explicite d’un passage d’Hésiode : elles proviennent du même contexte, quoique d’un passage qui n ’en est pas immédiatement proche.
LES NOMS DES DIEUX
Dans la « section étymologique » (406 b 8-d 2), Hésiode est cité lorsqu’est examinée la question de la justesse des noms des dieux : Σωκρ. – μεγάλα, ὦ παῖ Ἱππονίκου, ἐρωτᾷς. ἀλλὰ ἔστι γὰρ καὶ σπουδαίως εἰρημένος ὁ τρόπος τῶν ὀνομάτων τούτοις τοῖς ϑεοῖς καὶ παιδικῶς. τὸν μὲν οὖν σπουδαῖον ἄλλους τινὰς ἐρώτα, τὸν δὲ παιδικὸν οὐδὲν κωλύει διελϑεῖν· φιλοπαίσμονες γὰρ καὶ οἱ ϑεοί […]. περὶ δὲ Ἀφροδίτης οὐκ ἄξιον Ἡσιόδῳ ἀντιλέγειν, ἀλλὰ συγχωρεῖν ὅτι διὰ τὴν ἐκ τοῦ ἀφροῦ γένεσιν ‘ἀφροδίτη’ ἐκλήϑη.
« Socr. – Graves questions, fils d’Hipponicos ! En fait, c’est dans un sens à la fois sérieux et plaisant que leurs noms ont été donnés à ces dieux. L ’intention sérieuse, demande-là à d ’autres ; quant à la plaisante, rien n’empêche de l’exposer : les dieux aussi aiment le badinage […]. Quant à Aphrodite, il ne vaut pas la peine de contredire Hésiode, et il faut lui accorder que c’est pour être née de l’écume (aphros) qu’elle a été nommée Aphrodite ». 14 Ce personnage est très probablement à identifier avec le protagoniste du dialogue homonyme en raison de son inspiration religieuse, à laquelle renvoie aussi la suite du Cratyle ; dans cette œuvre Euthyphron est généralement présenté comme un représentant de l ’idée traditionnelle selon laquelle il existe une relation intrinsèque entre nom et chose (sur ces aspects, cf. par exemple Goldschmidt, 1940 [= 1982], p. 107 sqq. ; Baxter, 1992, p 111 ; Gatti, 2006, p. 194 n. 3).
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Après q u’Hermogène a demandé à Socrate de se consacrer aux noms de Dionysos et d ’Aphrodite, le philosophe renvoie, pour le nom de la déesse, aux vers 195-198 de la Théogonie – en précisant qu’il ne faut pas contredire Hésiode : […] τὴν δ᾽ Ἀφροδίτην / ἀφρογενέα τε ϑεὰν καὶ ἐυστέφανον Κυϑέρειαν / κικλῄσκουσι ϑεοί τε καὶ ἀνέρες, οὕνεκ᾽ ἐν ἀφρῷ / ϑρέφϑη.
« Les dieux aussi bien que les hommes appellent Aphrodite, pour s ’être formée d’une écume, ou encore Cythérée, pour avoir abordé à Cythère ».
Dans ce passage refait surface, de façon évidente, l’ironie platonicienne, p uisqu’il y est explicitement affirmé q u’on peut parler du caractère des noms des dieux à la fois de façon sérieuse et par plaisanterie. C ’est cette dernière manière d’en traiter que choisira Socrate15. Il fait allusion au passage bien connu dans lequel le nom d’Aphrodite est rapporté au mot ἀφρός. Comme on peut le voir à la lecture des deux textes, leur correspondance ne tient pas simplement à la présence du mot-clé, ἀφρός (ἐκ τοῦ ἀφροῦ / ἐν ἀφρῷ), mais également à la similitude des termes appartenant à la même sphère sémantique (γένεσιν / ἀφρογενέα ; ἐκλήϑη / κικλῄσκουσι) ainsi qu’à la référence à la « cause » de cette appellation (ὅτι / οὕνεκα). Platon ne s’arrête pas sur les autres noms de la déesse qu’Hésiode propose pourtant (Aphrogénée donc, mais aussi Cythérée, Cyprogenée, Philomedée). On remarque en effet dans le texte d’Hésiode un procédé d’accumulation fréquent, propre à son œuvre et conforme à la poétique archaïque ; mais Platon aussi, certes d ’une manière et avec des finalités différentes, sait se servir des nombreux noms d’une divinité, comme en témoigne l’analyse du nom de la déesse Athéna par Socrate qui, immédiatement après le passage cité, préfère dans un premier temps s’arrêter sur son épithète la plus célèbre, « Pallas », avant, dans un second temps et à la demande d ’Hermogène, d’en venir au nom « Athéna ». Ces lignes, qui suivent l’examen du nom d’Aphrodite et introduisent celui du nom d’autres divinités, révèlent une autre reprise d’Hésiode. Hermogène demande en effet à Socrate de ne pas oublier Athéna, Héphaïstos et Arès (406 d 3-4)16. De la première Socrate voudra 15 Sur cet aspect, cf. par exemple Koning, 2010a, p. 90 et 104, et Ford, 2010, p. 146. 16 « Mais en ta qualité d’Athénien, Socrate, tu n’oublieras pas non plus Athéna, ni Héphaïstos et Arès [ἀλλὰ μὴν οὐδ᾽ Ἀϑηνᾶς Ἀϑηναῖός γ᾽ ὤν, ὦ Σώκρατες, ἐπιλήσῃ, οὐδ᾽ Ἡφαίστου τε καὶ Ἄρεως] ».
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certainement parler, car il est athénien ; des deux autres Hermogène ne dit rien, mais il est évident qu’ils partagent avec Athéna une place importante dans le panthéon grec. Socrate a du reste déjà parlé de quelques autres divinités, mais il ne s’agit pas tout simplement de procéder par exclusion, car, si Athéna est fille du seul Zeus, Héphaïstos l’est de la seule Héra, tandis qu’Arès naît des deux dieux olympiens, et est sans aucun doute leur enfant le plus célèbre. Il nous semble significatif que ces trois divinités citées par Hermogène – Athéna, Héphaïstos et Arès – apparaissent, dans un groupe homogène, aux v. 921-929 de la Théogonie : λοισϑοτάτην δ᾽ Ἥρην ϑαλερὴν ποιήσατ᾽ ἄκοιτιν· / ἣ δ᾽ Ἥϐην καὶ Ἄρηα καὶ Εἰλείϑυιαν ἔτικτε μιχϑεῖσ᾽ ἐν φιλότητι ϑεῶν βασιλῆι καὶ ἀνδρῶν. / αὐτὸς δ᾽ ἐκ κεφαλῆς γλαυκώπιδα γείνατ᾽ Ἀϑήνην, / δεινὴν ἐγρεκύδοιμον ἀγέστρατον ἀτρυτώνην / πότνιαν, ᾗ κέλαδοί τε ἅδον πόλεμοί τε μάχαι τε· / Ἥρη δ᾽ Ἥφαιστον κλυτὸν οὐ φιλότητι μιγεῖσα / γείνατο, καὶ ζαμένησε καὶ ἤρισεν ᾧ παρακοίτῃ, / ἐκ πάντων παλάμῃσι κεκασμένον Οὐρανιώνων.
« Il fit enfin d’Héra sa dernière et florissante épouse ; et elle lui enfantait Hébé, Arès, Ilithye, unie d ’amour au roi des hommes et des dieux. Et, tout seul, de son front, il donna le jour à Tritogénie aux yeux pers, éveilleuse terrible du tumulte, infatigable c onductrice d ’armées, auguste déesse qui se plaît aux clameurs, aux guerres, aux combats. Héra, elle, enfantait l’illustre Héphaïstos – sans union d ’amour, par colère et défi lancé à son époux –, Héphaïstos, le plus industrieux des petits-fils du Ciel ».
Hésiode, dans la liste des différents mariages de Zeus, mentionne évidemment ses épousailles avec Héra, dont naquirent Hébé, Arès et Ilythie (v. 922), pour ensuite raconter comment Athéna naquit de la tête de Zeus (v. 924-926). Quant à Héphaïstos, Héra l’engendra seule « sans union d’amour » (v. 927-929). Certes, il n’est pas certain que ce soit ce passage qui ait c onduit Platon à associer les trois divinités, mais la citation explicite d’Hésiode quelques lignes auparavant peut néanmoins justifier l’hypothèse que le souvenir d’Hésiode, dans ce cas également, ait influencé le texte du Cratyle.
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LES GÉNÉALOGIES HÉSIODIQUES
Les deux dernières citations d ’Hésiode ne reprennent pas directement le texte du poème. Dans le Cratyle, en 396 b 7-d 2, Socrate, après avoir expliqué les différentes significations des noms de Zeus, de Kronos et d’Ouranos, fait allusion à la généalogie d’Hésiode, en particulier en ce qui c oncerne les plus anciens ancêtres de la triade divine protagoniste du mythe de succession17 : Σωκρ. – […] ἔστι δὲ οὗτος Οὐρανοῦ ὑός, ὡς λόγος· ἡ δὲ αὖ ἐς τὸ ἄνω ὄψις καλῶς ἔχει τοῦτο τὸ ὄνομα καλεῖσϑαι, ‘οὐρανία,’ ὁρῶσα τὰ ἄνω, ὅϑεν δὴ καί φασιν, ὦ Ἑρμόγενες, τὸν καϑαρὸν νοῦν παραγίγνεσϑαι οἱ μετεωρολόγοι, καὶ τῷ οὐρανῷ ὀρϑῶς τὸ ὄνομα κεῖσϑαι· εἰ δ᾽ ἐμεμνήμην τὴν Ἡσιόδου γενεαλογίαν, τίνας ἔτι τοὺς ἀνωτέρω προγόνους λέγει τούτων, οὐκ ἂν ἐπαυόμην διεξιὼν ὡς ὀρϑῶς αὐτοῖς τὰ ὀνόματα κεῖται, ἕως ἀπεπειράϑην τῆς σοφίας ταυτησὶ τί ποιήσει, εἰ ἄρα ἀπερεῖ ἢ οὔ, ἣ ἐμοὶ ἐξαίφνης νῦν οὑτωσὶ προσπέπτωκεν ἄρτι οὐκ οἶδ᾽ ὁπόϑεν.
« Socr. – […] Le dieu est fils d’Ouranos, suivant la tradition. Or, la contemplation du monde supérieur est elle-même bien nommée ourania (céleste), puisqu’elle voit ce qui est en haut (horôsa ta anô) ; c’est cette contemplation, Hermogène, qui, suivant ceux qui discourent des choses célestes, produit la pureté de l’esprit, et justifie le nom donné au ciel (ouranó). Si je me rappelais la généalogie hésiodique, et les ancêtres encore plus reculés q u’elle donne à ces dieux, je ne me lasserais pas d’expliquer la justesse de leurs noms, avant d’avoir mis à l’épreuve, pour voir c omment elle se comporterait – je veux dire : si elle resterait court ou non –, cette sagesse qui vient de me tomber si soudainement, je ne sais d’où ».
En d ’autres termes, si le philosophe mentionnait toutes ces divinités, son exposé sur la justesse des noms serait sans fin, si ce n ’est avec une mise à l ’épreuve totale du savoir que Socrate affirme lui être tombé dessus de nulle part. L’ironie qui sous-tend le passage continue dans les répliques suivantes, où Hermogène affirme que Socrate lui apparaît semblable à ceux qui sont possédés d’un dieu, et où Socrate cite Euthyphron comme responsable de sa sagesse. L’un et l’autre conviennent donc qu’ils utiliseront ce savoir seulement ce jour, mais que le lendemain ils se purifieront grâce à l’aide d’un prêtre ou d ’un sophiste (396 e 1-397 a 1)18. 17 Sur le procédé employé ici par Platon et qui se révèle chronologiquement à l’opposé de celui de la Théogonie, cf. Koning, 2010a, p. 104-105 et 2010b, p. 227-230. 18 Sur ce passage, cf. Aronadio, 2011, p. 96 et n. 31.
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Qu’en est-il donc des généalogies hésiodiques ? Dans la Théogonie sont évoquées, aux v. 116-132, les entités qui auraient précédé Ouranos, et tout particulièrement aux v. 123-132 : ἦ τοι μὲν πρώτιστα Χάος γένετ᾽, αὐτὰρ ἔπειτα / Γαῖ᾽ εὐρύστερνος, πάντων ἕδος ἀσφαλὲς αἰεὶ / ἀϑανάτων, οἳ ἔχουσι κάρη νιφόεντος Ὀλύμπου, / Τάρταρά τ᾽ ἠερόεντα μυχῷ χϑονὸς εὐρυοδείης, / ἠδ᾽ Ἔρος, ὃς κάλλιστος ἐν ἀϑανάτοισι ϑεοῖσι, / λυσιμελής, πάντων δὲ ϑεῶν πάντων τ᾽ ἀνϑρώπων / δάμναται ἐν στήϑεσσι νόον καὶ ἐπίφρονα βουλήν. / ἐκ Χάεος δ᾽ Ἔρεϐός τε μέλαινά τε Νὺξ ἐγένοντο· / Νυκτὸς δ᾽ αὖτ᾽ Αἰϑήρ τε καὶ Ἡμέρη ἐξεγένοντο, / οὓς τέκε κυσαμένη Ἐρέϐει φιλότητι μιγεῖσα. / Γαῖα δέ τοι πρῶτον μὲν ἐγείνατο ἶσον ἑαυτῇ / Οὐρανὸν ἀστερόενϑ᾽, ἵνα μιν περὶ πάντα καλύπτοι, / ὄφρ᾽ εἴη μακάρεσσι ϑεοῖς ἕδος ἀσφαλὲς αἰεί. / γείνατο δ᾽ Οὔρεα μακρά, ϑεᾶν χαρίεντας ἐναύλους, / Νυμφέων, αἳ ναίουσιν ἀν᾽ οὔρεα βησσήεντα. / ἣ δὲ καὶ ἀτρύγετον πέλαγος τέκεν, οἴδματι ϑυῖον, / Πόντον, ἄτερ φιλότητος ἐφιμέρου·
« Donc, avant tout fut Abîme ; puis Terre aux larges flancs, assise sûre à jamais offerte à tous les vivants, et Amour, le plus beau parmi les dieux immortels, celui qui rompt les membres et qui, dans la poitrine de tout dieu c omme de tout homme, dompte le cœur et le sage vouloir. D’Abîme naquirent Érèbe et la noire Nuit, à son tour, sortirent Éther et Lumière du Jour. Terre, elle, d’abord enfanta un être égal à elle-même, capable de la couvrir tout entière, Ciel Étoilé, qui devait offrir aux dieux bienheureux une assise sûre à jamais. Elle mit aussi au monde les hautes Montagnes, plaisant séjour des déesses, les Nymphes, habitantes des monts vallonnés. Elle enfanta aussi la mer inféconde aux furieux gonflements, Flot – sans l ’aide du tendre amour ».
Comme on le sait, pour Hésiode certaines créatures divines existent sans avoir été engendrées : Chaos, Gaia et Éros ; du Chaos naissent l’Érèbe et la Nuit, et de la Nuit l’Éther et le Jour ; puis Gaia engendre Ouranos, les Montagnes et la Mer. Gaia s’unit ensuite à Ouranos : avec leur union commence une longue section consacrée à leurs descendants. Le passage, en grande partie sous forme de catalogue saturé de noms auxquels sont associées épithètes et descriptions plus ou moins détaillées c onsacrées aux différentes entités, peut donc sans aucun doute illustrer dans sa globalité le savoir poétique sur lequel Socrate insiste. Le syntagme par lequel Platon se réfère au poète et à son poème – « la généalogie d’Hésiode » – peut sans doute, aussi, faire indirectement allusion aux nombreuses formes du verbe γίγνομαι présentes dans ce passage de la Théogonie19, mais plus 19 Il n’est pas à exclure que le mot « généalogie » fasse allusion de façon neutre au texte hésiodique, à savoir q u’il en soit le « titre » par lequel ce texte était c onnu.
HÉSIODE DANS LE CRATYLE PLATONICIEN
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probablement, c omme cela a été remarqué20, le point focal du texte platonicien se concentre sur l’ironie avec laquelle Socrate se moque de la complexité des généalogies hésiodiques, qui nécessitent de posséder réellement le savoir mentionné par Socrate.
OCÉAN, TÉTHYS ET LEUR DESCENDANCE
On trouve un cas analogue dans le Cratyle, 402 b 1-c 3, où Océan et Téthys sont évoqués en tant q u’ancêtres de tous les dieux : Σωκρ. – τί οὖν ; δοκεῖ σοι ἀλλοιότερον Ἡρακλείτου νοεῖν ὁ τιϑέμενος τοῖς τῶν ἄλλων ϑεῶν προγόνοις ‘Ῥέαν’ τε καὶ ‘Κρόνον’ ; ἆρα οἴει ἀπὸ τοῦ αὐτομάτου αὐτὸν ἀμφοτέροις ῥευμάτων ὀνόματα ϑέσϑαι ; ὥσπερ αὖ Ὅμηρος ‘Ὠκεανόν τε ϑεῶν γένεσίν’ φησιν ‘καὶ μητέρα Τηϑύν·’ οἶμαι δὲ καὶ Ἡσίοδος. λέγει δέ που καὶ Ὀρφεὺς ὅτι “Ὠκεανὸς πρῶτος καλλίρροος ἦρξε γάμοιο, ὅς ῥα κασιγνήτην ὁμομήτορα Τηϑὺν ὄπυιεν.” ταῦτ᾽ οὖν σκόπει ὅτι καὶ ἀλλήλοις συμφωνεῖ καὶ πρὸς τὰ τοῦ Ἡρακλείτου πάντα τείνει.
« Socr. – Eh bien, à ton avis, avait-il une autre c onception, celui qui donnait aux ancêtres des autres dieux les noms de Rhéa et Kronos ? Crois-tu que ce soit par hasard q u’il leur ait donné, à l’un et à l’autre, des noms exprimant l’écoulement ? De même Homère dit à son tour : Océan, père des dieux, et leur mère, Téthys et, je crois aussi, Hésiode. Et Orphée déclare lui-même : Océan au beau cours se maria le premier / avec Téthys, sa sœur née de la même mère. Considère que ces indications s’accordent ensemble, et se ramènent toutes à l’idée d’Héraclite ».
Platon cite ici d ’autres anciens savants, tout d ’abord Héraclite (22 A 6 DK et 22 B 91 DK), qui définit Rhéa et Kronos comme des ῥεύματα, des « courants », mais aussi Homère (Iliade, xiv, 201 : Ὠκεανόν τε ϑεῶν γένεσιν καὶ μητέρα Τηϑύν) et Orphée (fr. 2 Diels)21. Hésiode – qui dans le Cratyle est associé de façon incertaine à Homère (οἶμαι) – cite une première fois Océan et Téthys dans sa liste des enfants de Gaia et d ’Ouranos dans la Théogonie, v. 132-138 tandis que, plus loin, aux v. 337-370, se 20 Cf. par exemple Ford, 2010, p. 146. 21 Le passage appartient à une section dans laquelle le rapport avec les théories d’Héraclite, ou les théories que Platon attribue à Héraclite, est particulièrement évident (sur ce point, cf. Boys-Stones, 2010, p. 39 sqq., avec la bibliographie).
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trouve un catalogue consacré à leurs fils, les fleuves, et aux Océanides, leurs filles : il s’agit là encore de vers où abondent les noms, nécessitant un savoir poétique remarquable. Le vers 337, tout particulièrement, est volontiers cité dans les c ommentaires du Cratyle comme une allusion au texte de la Théogonie22. Le long passage d’Hésiode est structuré de la façon suivante : un vers introductif, un catalogue de fleuves, trois vers préliminaires au deuxième catalogue, celui des Océanides, quelques vers conclusifs, où il est précisé que l ’énumération des Océanides et des fleuves n’est pas exhaustive, car les unes et les autres sont plus de trois mille : Τηϑὺς δ᾽ Ὠκεανῷ ποταμοὺς τέκε δινήεντας, / […]23 / τίκτε δὲ Κουράων ἱερὸν γένος, αἳ κατὰ γαῖαν / ἄνδρας κουρίζουσι σὺν Ἀπόλλωνι ἄνακτι / καὶ Ποταμοῖς, ταύτην δὲ Διὸς πάρα μοῖραν ἔχουσι, / […] / αὗται ἄρ᾽ Ὠκεανοῦ καὶ Τηϑύος ἐξεγένοντο / πρεσϐύταται κοῦραι· πολλαί γε μέν εἰσι καὶ ἄλλαι. / τρὶς γὰρ χίλιαί εἰσι τανίσφυροι Ὠκεανῖναι, / αἵ ῥα πολυσπερέες γαῖαν καὶ βένϑεα λίμνης / πάντη ὁμῶς ἐφέπουσι, ϑεάων ἀγλαὰ τέκνα. / τόσσοι δ᾽ αὖϑ᾽ ἕτεροι ποταμοὶ καναχηδὰ ῥέοντες, / υἱέες Ὠκεανοῦ, τοὺς γείνατο πότνια Τηϑύς· / τῶν ὄνομ᾽ ἀργαλέον πάντων βροτὸν ἀνέρ᾽ ἐνισπεῖν, / οἳ δὲ ἕκαστοι ἴσασιν, ὅσοι περιναιετάωσιν.
« Téthys à Océan enfanta les fleuves tourbillonnants : […]. Elle enfanta aussi une race sainte de filles qui, avec sire Apollon et les Fleuves, nourrissent la jeunesse des hommes et tiennent ce lot de Zeus même […]. Telles sont les filles aînées de Téthys et d ’Océan. Mais il en est bien d ’autres. Elles sont trois mille, les Océanides aux fines chevilles, qui, en d’innombrables lieux, partout également, surveillent la terre et les abîmes marins, radieuses enfants des déesses. Et il est tout autant de fleuves au cours retentissant, fils d ’Océan, mis au jour par l ’auguste Téthys. Dire les noms de tous est malaisé à un mortel ; mais les peuples les savent, qui vivent sur leurs bords ».
Un mortel – même inspiré par la Muse – n’est pas en mesure d ’établir une liste complète de tous les fleuves et de toutes les nymphes, mais chacun c onnaît le nom de ceux qui se trouvent près de sa maison. Le topos de l’incapacité de mener à terme le chant en dénombrant tous les enfants d ’Océan et Téthys clôt la section q u’Hésiode leur c onsacre ; il s’agit d’un élément stratégique à l’intérieur du poème, qui, tout comme l’invocation à la Muse au moment où l’aède entame une narration 22 Cf. par exemple Ford, 2010, p. 143 sqq. ; il est aussi possible q u’il s ’agisse d ’un renvoi à la Théogonie, 775-806, selon ce q u’affirme Aristote dans la Métaphysique (A, 983 b 28-32). Cf. aussi Koning, 2010b, p. 307 n. 38. 23 Dans le texte qui est ici cité ont été éliminées les deux longues listes de noms, masculins et féminins, respectivement de fleuves et de nymphes.
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c omplexe, et le catalogue en est une24, a une fonction importante dans la composition poétique orale. En revenant au passage que nous avons cité plus haut, Cratyle, 396 c 5-e 2 (§ 5), nous pouvons remarquer que Socrate affirme que, s’il se souvenait de la généalogie d’Hésiode, « il n’arrêterait pas d’exposer comment, les uns après les autres, les noms leur [sc. aux dieux] ont été attribués correctement » : en définitive, le savoir d ’Hésiode pourrait permettre à Socrate d’exposer par le menu ce que même un aède aurait du mal à raconter.
CONCLUSION
Dans le Cratyle, les références à Hésiode ne sont pas circonscrites au souvenir d’un seul passage de son œuvre – même explicitement cité –, mais envahissent entièrement le noyau thématique c oncerné. Il est important de souligner que ce sont justement les modalités archaïques de composition – le catalogue, les mécanismes de systématisation du savoir – qui font l’objet de l’ironie de Platon. Il a été souligné que la section étymologique constitue une critique appuyée du savoir traditionnel25 : il ne s’agit pas seulement d ’un jeu ironique sur les « contenus » des textes d ’Hésiode, mais aussi sur les modalités d ’expression archaïque. Ces mêmes modalités deviennent toutefois l’objet d ’une récupération 24 De cette manière, en effet, est soulignée dans l’Iliade la difficulté, pour l’aède qui s ’apprête à chanter dans les Catalogue des vaisseaux (Iliade, ii, 484-493), de maîtriser des listes trop longues : « Et maintenant, dites-moi, Muses, habitantes de l’Olympe – car vous êtes, vous des déesses : partout présentes, vous savez tout ; nous n ’entendons, qu’un bruit, nous, et ne savons rien – dites-moi quels étaient les guides, les chefs des Danaens. La foule, je n ’en puis parler, je n ’y puis mettre des noms, eussé-je dix langues, eussé-je dix bouches, une voix que rien ne brise, un cœur de bronze dans ma poitrine, à moins que les filles de Zeus qui tient l’égide, les Muses de l’Olympe, ne me nomment alors ellesmêmes ceux qui étaient venus sous Ilion. Je dirai en revanche les commandants des nefs et le total des nefs » (trad. Mazon, 1937 [2009]). 25 Cf. par ex. Aronadio, 2011, p. 83 sqq. : la longueur de la « section étymologique », qui a souvent été jugée disproportionnée par rapport à l ’exposition d’une thèse qui sera réfutée, a été expliquée par la nécessité, pour Platon, de faire de la place, pour le contester ensuite, à un savoir archaïque qui était très répandu encore à son époque. Ce qui a entraîné une réflexion sur la proximité entre méthode généalogique et méthode étymologique : sur cet aspect, cf. par ex. Koning 2010a, p. 105 sqq. et Koning 2010b, p. 228 sqq.
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savante, car la section étymologique étant elle-même, par exemple, une expérience de mise en catalogue destinée à permettre une réfutation ultérieure. Le texte d ’Hésiode est donc au fondement d ’une réutilisation c omplexe : il s ’agit d’un texte bien c onnu qui se prête à la citation directe (Cratyle, 397 e 8-398 a 2, 428 a 1-5, 406 c 7-d 2), à l ’éloge plus ou moins ironique sur un élément de contenu donné, à la prise de distance si l’on c onsidère le dialogue dans son ensemble. Dans le Cratyle émerge également une reprise diffuse du texte, avec des allusions qui ne sont pas toujours pleinement identifiables par le lecteur moderne, mais qui sont en revanche, de la part de leur auteur, dans la plupart des cas conscientes (Cratyle, 406 c 7-d 2 vs. Théogonie, 921 ss. ; Cratyle, 396 c 5-e 2 vs. Théogonie, 360-370) : le voile ironique qui se déploie sur le savoir poétique est large et bariolé, mais c ’est dans cette présence diffuse, parfois ambivalente, différente dans ses modalités et dans ses approches, que se manifeste la vitalité du texte d’Hésiode.
Paola Dolcetti Université de Turin
« ΟὔΤΕ ὉΜΉΡΟΥ
ΟὔΤ̓ ἌΛΛΟΥ ΠΟΙΗΤΟῦ »
Platon et certaines traditions de la poésie hexamétrique grecque1
INTRODUCTION
À l’origine de ce travail, mon propos consistait simplement à revenir sur les citations platoniciennes des poètes mythiques, surtout celles d’Orphée et de Musée. Ces citations, comme on sait, sont reprises et brièvement analysées dans le travail classique de Paul Vicaire2. Cependant, au fil de l’analyse, je me suis rendu c ompte q u’il fallait aussi tenir c ompte de l’Homère « canonique ». Platon cite de nombreux hexamètres « d’Homère », mais ses citations ne sont pas toujours littérales, il s’en faut. Que Platon ait tendance à citer d’une façon assez libre est un indice du fait que le texte homérique n’avait pas alors une fixité définitive et que, par c onséquent, la littéralité des citations – voire, dans certains cas, leur attribution – n ’est pas une question qui se posait dans les mêmes termes que pour les érudits modernes. Les textes que cite Platon jouissaient sans doute d’un certain prestige traditionnel ; mais, dans sa façon de les citer, on perçoit un soupçon de condescendance et/ ou d’ironie. Cela dit, au lieu de poser ces questions trop générales, il vaut mieux se concentrer sur quelques exemples concrets et réfléchir sur ce qu’ils impliquent.
1 2
Traduction française d’Isabelle Dejean et Xavier Bassas (Barcelone). Vicaire, 1960, p. 77-81. Quant aux « Poètes mythiques » de la Grèce, je m’en suis occupé moi-même d ’une façon intermittente ; voir en particulier Pòrtulas, 2000, p. 289-312.
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JAUME PÒRTULAS
LES DEUX JARRES DE ZEUS
Le premier passage dont je voudrais parler se trouve dans la République. Socrate est en train de débattre un point d ’une importance théologique considérable, à savoir, si la divinité est la cause tant des biens que des maux (ce que croient la plupart des hommes) ou seulement des biens. Selon Platon, les paroles d ’Achille dans le chant XXIV de l ’Iliade, à propos des deux jarres sur le seuil de Zeus qui c ontiennent respectivement les biens et les maux (v. 527-532), reflètent les idées fausses q u’Homère et certains poètes (remarquons l ’adjectif indéfini) se sont faites à propos de la divinité. Les passages de ce genre sont des blasphèmes et doivent être sévèrement condamnés3 : […] Car, pour nous, les biens sont en nombre beaucoup plus restreint que les maux : pour les biens, il ne faut chercher aucune autre cause que lui [= le dieu],
mais pour les maux, il faut en chercher d’autres causes et ne pas en rendre le dieu responsable […] Il ne faut pas accepter de la part d ’Homère, ni d ’un autre poète (ἀποδεκτέον οὔτε Ὁμήρου οὔτ’ ἄλλου ποιητοῦ), qu’il commette au sujet des dieux l’erreur suivante, erreur q u’il exprime absurdement : ὡς δοιοί τε πίϑοι κατακείαται ἐν Διὸς οὔδει κηρῶν ἔμπλειοι, ὁ μὲν ἐσϑλῶν, αὐτὰρ ὃ δειλῶν· καὶ ᾧ μὲν ἂν μείξας ὁ Ζεὺς δῷ ἀμφοτέρων, ἄλλοτε μέν τε κακῷ ὅ γε κύρεται, ἄλλοτε δ’ ἐσϑλῷ· ᾧ δ’ ἂν μή, ἀλλ’ ἄκρατα τὰ ἕτερα, τὸν δὲ κακὴ βούϐρωστις ἐπὶ χϑόνα δῖαν ἐλαύνει·
« Deux jarres remplies de sorts sont enfouies dans le seuil de Zeus, l ’une de sorts heureux, l ’autre de sorts malheureux. Et celui à qui Zeus donne un mélange de l ’une et de l ’autre tantôt il se trouve en présence du mal, tantôt en présence du bien ; mais celui qui ne reçoit que la deuxième jarre, sans mélange, la faim mauvaise le poursuit sur la terre divine4. » Et en ajoutant que :
ὡς ταμίας ἡμῖν Ζεὺς ἀγαϑῶν τε κακῶν τε τέτυκται.
« Zeus est pour nous le dispensateur le dispensateur des sorts heureux et malheureux. » 3 Platon, République, ii, 379 c-e. Traduction de G. Leroux (dans Brisson et al. 2011). 4 Traduction personnelle, à partir de P. Brunet (2010) et G. Leroux (2011).
ΟὔΤΕ ὉΜΉΡΟΥ ΟὔΤ̓ ἌΛΛΟΥ ΠΟΙΗΤΟῦ
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Platon reprend ici deux passages homériques, à savoir Iliade, xxiv, 527-532 : δοιοὶ γάρ τε πίϑοι κατακείαται ἐν Διὸς οὔδει δώρων οἷα δίδωσι κακῶν, ἕτερος δὲ ἑάων· ᾧ μέν κ’ ἀμμίξας δώῃ Ζεὺς τερπικέραυνος, ἄλλοτε μέν τε κακῷ ὅ γε κύρεται, ἄλλοτε δ’ ἐσϑλῷ· ᾧ δέ κε τῶν λυγρῶν δώῃ, λωϐητὸν ἔϑηκε, καί ἑ κακὴ βούϐρωστις ἐπὶ χϑόνα δῖαν ἐλαύνει.
et Iliade, iv, 84 : Ζεύς, ὅς τ’ ἀνϑρώπων ταμίης πολέμοιο τέτυκται.
Nous n ’aborderons ici ni l’étude des variantes du texte transmis par Platon par rapport à la vulgate (une question efficacement traitée dans la monographie de Jules Labarbe)5, ni la situation encore fluctuante du texte homérique au ive siècle av. J.-C6. En revanche, je voudrais insister sur les perplexités que peut susciter l’expression οὔτε Ὁμήρου οὔτ’ ἄλλου ποιητοῦ. Notons, d ’une part, que les Grecs anciens avaient certes l’habitude de tresser des variations sur leurs textes canoniques. On sait, d’autre part, que Platon polémique avec toute la tradition poétique, et pas uniquement avec ce que l’on peut qualifier « d’homérique » de façon exclusive. Compte tenu de tout cela, ne pouvons-nous pas soupçonner l’existence de plusieurs versions du récit des deux jarres ? Cela aiderait à mieux c omprendre les variations entre le texte cité par Platon et celui de la vulgate. Et, en osant aller plus loin, serait-il possible que ces variantes aient quelque chose à voir avec certaines compositions « orphiques » ? Il y a au moins un indice important qui nous c onduit vers l ’orphisme, à savoir le fait que certains de ces vers ont été l’objet d’une discussion dans le papyrus de Derveni. Je me réfère au passage suivant : ‘μητρὸς’ μὲν ὅτι μήτηρ ὁ Νοῦς ἐστιν τῶν ἄλλων, ‘ ἐᾶς’ δὲ ὅτι ἀγαϑῆς. δηλοῖ δὲ καὶ ἐν τοῖσδε τοῖς ἔπεσιν 5 Labarbe, [1949] 1987, p. 274-283. 6 Lorsque nous nous demandons si Platon a ou non in mente « notre » texte d ’Homère, qu’entendons-nous exactement par là ? Quel pourcentage de variations devons-nous admettre pour déterminer si nous nous trouvons devant deux textes ou bien devant un seul texte avec plus ou moins de variantes ? Ce sont des questions qui ont obsédé les homéristes et qui sont encore loin d ’être résolues.
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JAUME PÒRTULAS ὅτι ἀγαϑὴν σημαίνει· Ἑρμῆ Μαιάδος υἱὲ διάκτορε δῶτορ ἐάων δηλοῖ δὲ καὶ ἐν τῶιδε· δοιοὶ γάρ τε πίϑοι κατακήαται ἐν Διὸς οὔδει δώρων, οἷα διδοῦσι, κακῶν, ἕτερος δέ τ’ ἐάων
« […] “de la mère”, parce que la mère de toutes les autres choses c ’est l ’Intellect ; ἐᾶς [bonne] parce q u’elle est bonne [ἀγαϑῆς]. Il montre7 aussi dans les vers suivants que ἐᾶς signifie “bonne” : “Hermès, fils de Maia, messager, donateur de bonnes choses (ἐάων)”. Et il le montre aussi dans ce passage : “Car il y a, sur le seuil du palais de Zeus, deux jarres pleines des dons qu’elles nous attribuent, l’une pleine de maux, l ’autre, de biens (ἐάων)”8. » (Papyrus de Derveni, col. xxvi, 1-7)
La deuxième citation correspond exactement à Iliade, xxiv, 527528. La première reprend un vers de l’Odyssée (viii, 335) : Ἑρμεία Διὸς υἱέ, διάκτορε, δῶτορ ἐάων, avec une petite variante (Μαιάδος υἱὲ [« fils de Maia »], à la place du Διὸς υἱέ [« fils de Zeus »] de la vulgate homérique). Contrairement à la discussion platonicienne, mentionnée plus haut, qui considérait le sens théologique profond du passage des deux jarres, le c ommentateur de Derveni n ’est intéressé que par deux détails « philologiques » : faut-il lire ‘εας’ avec ou sans aspiration – c’est-à-dire, s’agit-il d’un adjectif qualificatif ou d’un pronom possessif ; et quelle serait la signification exacte du terme ἐᾶς, s’il s’agit réellement, c omme il le postule, d’un adjectif. À aucun moment il ne dit que les hexamètres qu’il cite à l’appui de son point de vue soient d’Homère. Cette omission peut être due au caractère lacunaire du papyrus ; mais Dirk Obbink a été en mesure d’affirmer9, avec de solides arguments, que le commentateur de Derveni pensait que Odyssée, viii, 335 et Iliade, xxiv, 527-528 étaient, en fait, des textes « orphiques » : La plupart des interprètes pensent que le sujet de ce δηλοῖ (qui apparaît à nouveau deux lignes plus bas) est Orphée ; vid. Obbink, 1997, p. 41 n. 4 ; Janko, 2001, p. 31 n. 186 ; Betegh, 2004, p. 100. De façon quelque peu idiosyncratique, Kouremenos et alii, 2006, p. 272 affirment que « here, as in 5, δηλοῖ is perhaps used impersonally (cfr. δεδήλωται in col. XIII 2) » ; et traduisent « it is made clear… it is clear too ». 8 Cette traduction s’appuie sur la version de Jourdan (2003), modifiée à la lumière des lectures postérieures du passage et des nouvelles interprétations qui en découlent. Vid. les travaux de Janko, Betegh, Kouremenos et alii cités dans la note précédente ; et aussi Ramelli, 2007, p. 923, 942. 9 Obbink, 1997, p. 41 n. 4. 7
ΟὔΤΕ ὉΜΉΡΟΥ ΟὔΤ̓ ἌΛΛΟΥ ΠΟΙΗΤΟῦ
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The commentator does not name Homer as the author of Od. viii 335 and Il. xxiv 527-528 which he quotes here, but seems to have regarded Orpheus as their author […]10. No doubt he held that Homer had borrowed these lines from O rpheus’ poem11.
ὈΚΈΑΝΟΣ ET ΤΗΘΎΣ, ENTRE HOMÈRE ET ORPHÉE
J ’aimerais aborder un autre passage dans lequel, d’une certaine façon, se produit la même chose que dans celui que nous venons d’examiner : à savoir que Platon y mentionne un texte homérique dont le thème est « théologique » ; mais l’interprétation q u’il en donne est c ombinée – contaminée pourrait-on dire – par d’autres passages semblables qui proviennent d’Hésiode et d’Orphée. Le texte en question est le suivant : Τί οὖν ; δοκεῖ σοι ἀλλοιότερον Ἡρακλείτου νοεῖν ὁ τιϑέμενος τοῖς τῶν ἄλλων ϑεῶν προγόνοις ‘Ῥέαν’ τε καὶ ‘Κρόνον’ ; ἆρα οἴει ἀπὸ τοῦ αὐτομάτου αὐτὸν ἀμφοτέροις ῥευμάτων ὀνόματα ϑέσϑαι ; ὥσπερ αὖ Ὅμηρος “Ὠκεανόν τε ϑεῶν γένεσίν” φησιν “καὶ μητέρα Τηϑύν·” οἶμαι δὲ καὶ Ἡσίοδος. λέγει δέ που καὶ Ὀρφεὺς ὅτι
“Ὠκεανὸς πρῶτος καλλίρροος ἦρξε γάμοιο, ὅς ῥα κασιγνήτην ὁμομήτορα Τηϑὺν ὄπυιεν.” « Mais alors, à ton avis, avait-il une autre c onception q u’Héraclite, celui qui donnait aux ancêtres des autres dieux les noms de “Rhéa” et de “Kronos” ? Crois-tu que ce soit par hasard qu’il leur ait donné à tous deux des noms s’appliquant à des écoulements, tout comme Homère fait d’Okeanos “l’origine des dieux” et de “Tethys, leur mère”, ainsi q u’Hésiode, je crois ? Et Orphée déclare lui-même : Océan au beau cours, le premier à se marier, lui qui épousa Téthys, sa sœur née de la même mère ?”12 ». (Cratyle, 402 b 1-c 1) 10 Cf. supra, n. 6 à propos de δηλοῖ. 11 R. Janko et G. Betegh partagent l’avis d’Obbink. L ’attribution de ces hexamètres à Orphée est aussi considérée comme vraisemblable dans l’édition des fragments orphiques d’A. Bernabé ; les vers cités par Platon portent dans ce recueil les références 687F et 688F, et sont suivis de l’interrogation « versus Homerici an ex Hymnis Orphicis hausti ? ». 12 Traduction de L. Méridier (1989), remaniée. Orphicorum Fragmenta 22 Bernabé = 15 Kern.
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JAUME PÒRTULAS
Dans deux passages du Théétète, Platon affirme pratiquement la même chose : […] Parmi les poètes, les cimes des deux genres de poésie, dans la c omédie
Épicharme, dans la tragédie Homère. Quand celui-ci parle de
Ὠκεανόν τε θεῶν γένεσιν καὶ μητέρα Τηθύν
Océan, d ’où naissent les dieux, et Téthis, leur mère, Cela revient à dire que toutes choses ne sont que produits du flux et du mouvement (Théétète, 152 e 4-8). […] les anciens, voilant de poésie, pour la foule, leur pensée, que les généra-
teurs de tout le reste de choses, “Océan et Téthys”, ne sont qu’ondes fluentes, et que rien ne reste en place […] (Théétète, 180 c 7-d 3)13.
Les c ommentateurs indiquent à quels passages se réfère Platon : Les citations homériques appartiennent à la Διὸς ἀπάτη. Ce sont, d’une part, Iliade, xiv, 201 (Ὠκεανόν τε ϑεῶν γένεσιν καὶ μητέρα Τηϑύν), repété littéralement au v. 302 ; et xiv, 246 (Ὠκεανοῦ, ὅς περ γένεσις πάντεσσι τέτυκται), une variation traditionnelle sur le premier vers. 2. Comme référence hésiodique est souvent cité le passage de la Théogonie où est énumérée la descendance de Téthys et d ’Océan (v. 337-370). Mais, en réalité, il est plus vraisemblable que Platon s’en remette à un passage similaire dans une quelconque œuvre perdue du corpus hésiodique14. 3. Quant au passage sur le γάμος d’Océan et Téthys, sa sœur utérine, il constitue le fragment orphique 15 Kern = 22 Bernabé. Platon est notre principal témoin pour ces vers, recueillis aussi dans le Florilegium de Stobée (i, 10, 8). 1.
Le deuxième des passages homériques (Iliade, xiv, 246) soulève un problème textuel qui n’est pas sans importance : Cratès de Mallos y lisait un vers supplémentaire (fr. 20 Broggiato). Cette information nous est parvenue grâce à une remarque occasionnelle de Plutarque15 : ἀλλὰ σύ, τὸν Ἀρίσταρχον ἀγαπῶν ἀεὶ καὶ ϑαυμάζων, οὐκ ἀκούεις Κράτητος ἀναγινώσκοντος
13 Traduction d ’A. Diès (1926). 14 Comme le suggère Jean Rudhardt, 1971, p. 45. 15 Plutarque, De facie in orbe lunae, 938 d. La citation de Plutarque s’inscrit dans le cadre d’une discussion sur les parties de la surface de la terre couvertes par l’Océan.
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Ὠκεανός, ὅσπερ γένεσις πάντεσσι τέτυκται ἀνδράσιν ἠδὲ ϑεοῖς, πλείστην ἐπὶ γαῖαν ἵησιν.
« Mais toi, en grand admirateur et disciple c onstant d ’Aristarque, tu ne tiens pas compte de la lecture de Cratès (Iliade, xiv, 246 + 246a) : Océan d’où proviennent tous les êtres, les hommes tout comme les dieux, s’étend sur la plus grande partie de la terre. »
D’où provient le second vers ? On a pensé qu’il fallait chercher son origine dans le domaine de l ’orphisme16. Mais, et c ’est là qu’apparaissent les divergences, ce vers faisait-il partie du texte homérique déjà à une date ancienne, ou s’agit-il plutôt d’une interpolation récente17 ? Dans un cas c omme dans l’autre, l’hypothèse de son origine orphique est cohérente avec nos c onnaissances actuelles sur les dynamiques internes de la fixation du texte homérique. En effet, il est probable que, alors que Cratès, le défenseur de xiv, 246a, conservait dans son texte homérique une série d’éléments « orphiques », Aristarque, quant à lui, les éliminait drastiquement18. Ce qui nous intéresserait le plus serait de savoir si Platon lisait effectivement le passage avec le vers supplémentaire (comme Plutarque), même s’il a omis de le citer, ou s’il ne le connaissait pas du tout. Mais répondre de façon catégorique à cette question est impossible. Le vers 246a explicite le sens du v. 246, il ne le modifie pas : ἀνδράσιν ἠδὲ ϑεοῖς amplifie une idée que πάντεσσι véhiculait déjà parfaitement en soi19. La notion q u’Océan et Téthys sont la γένεσις de tout est ainsi spécifié : « tant des dieux que des hommes ». Platon fait donc c onfluer des éléments homériques, hésiodiques et orphiques afin d ’illustrer certaines notions sur la fluidité primitive du cosmos. Si le philosophe avait cité ses sources de façon littérale, il aurait sûrement recueilli aussi le vers supplémentaire (s’il était connu à son époque et dans son entourage), car il était parfait pour réaffirmer son point de vue. Mais, en fait, Platon se limite à évoquer d’une façon assez vague les éléments communs à tous ces textes. Faute de citations littérales, il est inutile de se demander s’il connaissait ou non le vers 246a. 16 17 18 19
Cf. Broggiato, 2006, p. 179. Comme le déclare Janko (1992, p. 190) : « A very suspect plus-verse ». Cf. Herrero de Jáuregui, 2008, p. 261-264 ; Nagy, 2009, p. 263-294. Il s’agirait donc d’une de ces « lines added to clarify an expression or a reference that might be unclear or ambiguous » (West, 2001, p. 12. Vid. aussi Bérard ii, p. 309 ; Labarbe, [1949] 1987, p. 280.
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La stratégie de Platon face aux matériaux qu’il cite diffère profondément de celle du commentateur de Derveni. Celui-ci, conformément à l’orientation générale de son travail – qui pourrait être qualifié d’« ésotérique » –, prête une attention minutieuse à des détails secondaires : la signification précise d’un mot, sa graphie exacte, etc.20 En revanche, l ’attitude de Platon devant ces textes, qui pour nombre de ses contemporains jouissaient encore d’un caractère presque sacré, est une combinaison de déférence et de distanciation. Le philosophe lui-même a caractérisé l’esprit de son approche des vieux « théologues » dans un passage de Timée souvent cité : En ce qui concerne les autres divinités, dire et célébrer leur naissance, voilà une tâche qui est au-dessus de nos forces. Il faut faire confiance à ceux qui en ont parlé avant nous, eux qui, prétendent-ils, sont des rejetons des dieux, et qui savent exactement, j’imagine, à quoi s’en tenir du moins sur leurs ancêtres. Ainsi donc, il est impossible de ne pas faire c onfiance à des enfants des dieux, même s ’ils tiennent des discours qui ne sont ni vraisemblables ni rigoureux ; du moment qu’ils assurent débiter des affaires de famille il faut les croire, suivant en cela l’usage. Faisons donc nôtre et répétons quelle fut selon eux la généalogie de ces dieux […] (Timée, 40 d 6-e 1)21.
M.L. West, en commentant ce passage, en dégage la dimension qui nous intéresse le plus ici : « Plato has his tongue in cheek, of course ; but the problem of authentication in theological questions was a real one22 ».
UN HYMNE « HOMÉRIQUE » EN L’HONNEUR D’ÉROS ?
Nous croyons que les observations qui précèdent peuvent certes nous aider à mieux c omprendre une page du Phèdre plutôt énigmatique. Socrate y cite deux vers en l’honneur d’Éros – vers qui, selon lui, sont parfois chantés par des « Homérides » : 20 Cf., par exemple Pòrtulas, 2011, p. 127-135. 21 Traduction de L. Brisson (dans Brisson et al. 2011). 22 West, 1983, p. 6 ; cf. ibid., p. 117.
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λέγουσι δὲ οἶμαί τινες Ὁμηριδῶν ἐκ τῶν ἀποϑέτων ἐπῶν δύο ἔπη εἰς τὸν Ἔρωτα, ὧν τὸ ἕτερον ὑϐριστικὸν πάνυ καὶ οὐ σφόδρα τι ἔμμετρον· ὑμνοῦσι δὲ ὧδε – τὸν δ’ ἤτοι ϑνητοὶ μὲν Ἔρωτα καλοῦσι ποτηνόν, ἀϑάνατοι δὲ Πτέρωτα, διὰ πτεροφύτορ’ ἀνάγκην.
« Certains Homérides citent, je crois, ces vers sur Éros, qu’ils tirent de leur réserve ; le second de ces vers est tout à fait irrévérencieux et ne respecte même pas la métrique. Voici l’hymne qu’ils chantent : Les mortels l ’appellent Érôs, le qualifiant de ποτηνός (= celui qui vole), tandis que les immortels l’appellent Πτέρως (= celui qui a des ailes), car il donne [forcément des ailes » (Phèdre, 252 b 4-8).
Il s’agit de deux hexamètres hymniques (avec quelques irrégularités métriques, comme, d ’ailleurs, le reconnaît Socrate lui-même)23, célébrant Éros, une divinité qui n ’apparaît pas dans les poèmes homériques. Il est généralement admis que ces deux vers ne sont qu’un pastiche fabriqué par Platon de toutes pièces, avec des intentions parodiques24. Le passage a quand même recours à un procédé caractéristique de l’épos : la double dénomination, humaine et divine, d ’une réalité quelconque25. Rien, ni son manque de rapports avec l ’Homère « canonique » ni ses limitations de fond et de forme, ne sert à « prouver » que Platon l’ait inventé ex nihilo. Il est vrai que, selon Labarbe, Socrate vient de faire précisément cela : « En proie au délire poétique, il a déjà prononcé auparavant un hexamètre de son cru26 ». Labarbe fait allusion au passage suivant : […] τὴν ἐραστοῦ φιλίαν ὅτι οὐ μετ’ εὐνοίας γίγνεται, ἀλλὰ σιτίου τρόπον, χάριν πλησμονῆς – ὡς λύκοι ἄρνας ἀγαπῶσιν, ὣς παῖδα φιλοῦσιν ἐρασταί.
23 L’observation que le second vers « ne respecte même pas la métrique » (οὐ σφόδρα τι ἔμμετρον) se réfère au « maintien d’une brève devant le groupe πτ- » (Labarbe, [1949] 1987, p. 382-383). Mais le premier vers présente aussi une erreur significative (cf. Labarbe, ibid.) : la division des deux brèves du dactyle du cinquième pied entre deux mots. 24 La dimension ludique et parodique de ces vers est soulignée par Wilamowitz, 1920a, p. 366 ; Wade-Gery, 1952, p. 71 ; Labarbe, [1949] 1987, p. 378 sqq., entre autres. 25 Le caractère homérique et traditionnel de ce procédé est déjà signalé par le c ommentaire d’Hermias ad loc. (In Platonis Phaedrum scholia, 178, 25 sqq. Couvreur [1901]). Hermias en fournit deux parallèles dans l ’Iliade, i, 403 et xiv, 291. Les c ommentateurs modernes de Platon (par exemple Brisson, [1989] 2000, p. 214 n. 237) en ont ajouté quelques autres : Iliade, ii, 803 ; Odyssée, x, 305 et xii, 61. On peut trouver une bonne analyse de l’opposition « langue des dieux vs langue des hommes » dans West, 1966, p. 387-388), ad Th., 83. Pour les origines indo-européennes (vraisemblables) de ce recours, Watkins, 1970, p. 1-17 ; Bader, 1989. 26 Labarbe, [1949] 1987, p. 381. C ’est moi qui souligne.
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« […] l’amour d’un amant ne vient point de ses bonnes intentions ; il s’apparente à une faim gloutonne qui cherche à s’assouvir : “les amoureux aiment le garçon c omme les loups aiment l ’agneau”27 ». (Phèdre, 252 b 4-8)
La dernière phrase est un hexamètre hypermétrique qui adopte un ton proverbial. Mais une analyse plus approfondie suggère le contraire de ce que propose Labarbe. Platon, c omme le notait déjà le c ommentaire d’Hermias28, n’a pas inventé ces vers suo Marte, à partir de rien, mais en prenant c omme point de départ un vers homérique bien c onnu, celui-ci : οὐδὲ λύκοι τε καὶ ἄρνες ὁμόφρονα ϑυμὸν ἔχουσιν
« Pas plus que loups ni agneaux n’ont de cœurs faits pour s ’accorder29. »
Les scholies bT ad loc. expliquent que cette ligne a même donné lieu à un proverbe : ἐντεῦϑεν ἡ παροιμία· “ἄρνα φιλοῦσι λύκοι, νέον ὡς φιλέουσιν ἐρασταί”.
« D’où vient l ’adage qui dit “C’est à la façon des loups qui aiment l ’agneau, que les amoureux raffolent du jeune homme”30 ».
Que l’on admette, comme Hermias, que Platon a été influencé par le vers homérique ou que l’on préfère attribuer cette influence au proverbe, comme le fait Luc Brisson – et même si on évite de choisir entre les deux hypothèses comme le font Vicaire ou Poratti – il est clair que Platon joue ici sur un texte précédent31. D’ailleurs, l’équation « amant/bienaimé = loup/agneau » est devenue un topos récurrent dans les littératures anciennes, surtout à partir de la période hellénistique32. 27 28 29 30 31
Traduction personnelle, à partir de Brisson (2000 : 108). Page 61, 7-10 Couvreur (cit. à la note 25). Iliade, xxii, 263. Trad. Paul Mazon. Traduction empruntée à Brisson, [1989] 2000, p. 204 n. 125. Hackforth (1972, p. 76 n. 3) en doute, mais sans aucun argument. Hermias, quant à lui, régularise l’hexamètre de Platon, le rapprochant le plus possible du modèle homérique. Si, au lieu du texte des manuscrits, l ’une ou l ’autre des propositions d ’Hermias est acceptée (ὡς λύκοι ἄρν’ ἀγαπῶσ’ ou bien ἄρνα φιλοῦσιν), on obtient alors un hexamètre correct, que certains éditeurs de Platon n ’hésitent pas à introduire dans le texte du Phèdre. 32 Cf. Luck, 1959, p. 34-37, qui cite massivement l’Anthologie grecque, de Callimaque à Straton, ainsi que l ’élégie érotique romaine.
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PLATON, LES HOMÉRIDES ET L’« HOMERUS AUCTUS »
Essayons maintenant d ’approfondir le c ontexte de cette mention d ’un hymne supposé en l’honneur d ’Éros. D’après Platon, ces vers ont été récités ou déclamés (cf. λέγουσι, ὑμνοῦσι) par des « Homérides » qui les tiraient de leurs ἀπόϑετα. Le philosophe se réfère plus d’une fois aux « Homérides33 », q u’il méprise manifestement, en les présentant, d’une façon un peu floue, comme une guilde de rhapsodes – des récitants d’Homère pas spécialement créatifs, mais très jaloux de la gloire de leur ancêtre présumé. Il n’y a aucune raison solide de douter que les Homérides aient parfois eu recours à des vers pseudo-homériques. Avec cette désignation on entend uniquement « aberrants par rapport à la vulgate », comme le sont aussi les fameux « wild papyri » ptolémaïques ou certaines citations d ’auteurs comme Aristote, Strabon ou Plutarque34. Quant à ἀπόϑετα, le terme signifie littéralement « mis à côté », « placé en marge ». On s’est demandé si, dans le cas présent, cela voulait signifier « hors de la portée des gens ordinaires, réservé » ou bien « secret, ésotérique, uniquement pour les initiés ». Labarbe a défendu avec vigueur, et avec des arguments solides, la première interprétation35 ; mais il ne semble pas qu’on dispose d ’un c onsensus définitif là-dessus. Les vers cités par Socrate offrent un mélange curieux – on l’a déjà signalé – d’éléments étrangers à Homère avec quelques autres qui ne manquent pas de parallèles dans l’épopée. Parmi ces derniers, il convient de nommer la double dénomination, humaine et divine, déjà évoquée ci-dessus, et l’utilisation de l’étymologie. Il faudrait ajouter que l’utilisation de l’étymologie par le « véritable » Homère est beaucoup plus subtile et nuancée que dans le cas présent. Le texte de Platon reflète 33 Cf. Ion, 530 d 6-8 ; République, x, 599 e 5-6. Autres sources importantes sur les Homérides : Pindare, Néméennes, ii, 1 sqq. avec les scholia ad loc. ; Strabon, xiv, 1, 35, 20-23 ; Certamen Homeri et Hesiodi, 13-15 ; Harpocration, Lexicon, s.v. Bibliographie sommaire : Allen, 1924, p. 42-50 ; Wade-Gery, 1952, p 19-25 ; Burkert, 2001, p. 138-149 ; p. 189-197 ; Graziosi, 2002, p. 201-217, p. 220-227 ; Pòrtulas, 2008, p. 389-398. 34 Cf. West, 1967 ; Allen, 1924, p. 42-50. 35 Labarbe [1949] 1987, p. 379-380 ; dans le même sens, Brisson, [1989] 2000, p. 215 n. 239.
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une époque où l ’exégèse allégorique – à laquelle sophistes et rhapsodes ont c ontribué – a déjà fait beaucoup de chemin. On pourrait dire que les vers cités, ou inventés, par Platon se situent en marge de l’authentique poésie homérique, mais pas tout à fait à son écart. Ce qui surprend de prime abord, c’est la divinité à laquelle cet hymne est consacré – Éros, qui n’a pas de liens avec le panthéon homérique. Il est pourtant vrai que nous disposons de quelques notices au sujet d’une production hymnique en son honneur – une production que des sources tardives attribuent à des auteurs d ’une antiquité extraordinaire : on se plaît à les considérer beaucoup plus anciens qu’Homère lui-même. Le texte le plus significatif en ce sens est celui de Pausanias : Ὠλῆνος δὲ ὕστερον Πάμφως τε ἔπη καὶ Ὀρφεὺς ἐποίησαν· καί σφισιν ἀμφοτέροις πεποιημένα ἐστὶν ἐς Ἔρωτα, ἵνα ἐπὶ τοῖς δρωμένοις Λυκομίδαι καὶ ταῦτα ᾄδωσιν.
« Après Olen36, Pamphos et Orphée ont c omposé des poèmes en hexamètres ; l’un et l’autre les ont composés en l’honneur d ’Éros, afin que les Lycomides puissent les chanter aussi dans leurs rituels » (Pausanias, ix, 27, 2).
De telles attributions sont bien entendu pseudépigraphiques ; la véritable chronologie de ces compositions est des plus incertaines. En effet, la poésie liée au culte tend à subir, au fil du temps, des transformations profondes, sans toutefois cesser d’être attribuée à quelque πρῶτος εὑρετής mythique. Il est d’ailleurs évident que la tradition a relié, à tort ou à raison, les poètes que nous venons de nommer à des milieux « orphiques37 ». Ces dernières années, un homérisant comme Gregory Nagy s’est efforcé de définir une phase dans la transmission de l’Iliade et l’Odyssée qu’il désigne par le terme d ’« Homerus auctus38 ». Dans cette phase, les lignes de démarcation entre les matériaux poétiques attribuables à Homère, Hésiode et Orphée auraient été beaucoup moins nettes et tranchées que tout ce que la philologie hellénistique a fixé plus tard. 36 Olen vient d’être présenté comme celui qui « composa les hymnes les plus anciens pour les Grecs ». 37 Les informations c oncernant la plus ancienne hymnographie orphique (c’est-à-dire, en marge de la collection tardive des Hymnes) sont recueillies dans Orphicorum Fragmenta, 304-308 Kern (= 531, 682-684, 829 Bernabé). Voir en plus Philodème, De la piété (Papyrus d’Herculanum, 1428 fr. 3) et Papyrus de Derveni (col. xxii, 11). Les problèmes sont discutés dans Graf, 1974 et dans West, 1983, dans les pages consacrées à Musée et à Pamphos. 38 Nagy, 2009, p. 268 sqq. ; 2010, p. 334 sqq.
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L ’« Homerus auctus » devait inclure un certain nombre de vers qui plus tard ont été considérés comme exclusivement orphiques. Dans ce cadre, l’attribution aux Homérides de certains de ces vers serait moins arbitraire qu’il n’y paraît d’emblée. Les modernes n’ont bien sûr aucun moyen pour déterminer si, dans un passage comme celui que nous avons pris comme point de départ, Platon a inventé – totalement ou en partie – les deux hexamètres débités par Socrate. Mais s’il ne s’agit pas d’une invention pure et simple, l’hypothèse qui affirme que ces deux vers proviennent du domaine où « Homère » et « Orphée » se rapprochent l’un de l’autre semble très raisonnable.
LA SÉQUENCE « ORPHÉE-MUSÉE-HÉSIODE-HOMÈRE » CHEZ PLATON ET CHEZ D’AUTRES AUTEURS
Je consacrerai la dernière partie de ces réflexions à analyser certains passages platoniciens dans lesquels, d’un seul trait et sans solution de continuité, Orphée et Musée sont mentionnés aux côtés de personnages ayant, du moins en apparence, une plus grande épaisseur historique, comme Homère et Hésiode. Nous n’insisterons pas sur le fait que, pour les Anciens, la distinction entre poètes « mythiques » et poètes « historiques » n’avait aucun sens, car c’est une évidence. Mais il est intéressant de voir si derrière ces énumérations, fortuites à première vue, on peut déceler une logique interne. Commençons par un passage de l’Apologie de Socrate qui célèbre le privilège de fréquenter, dans l’au-delà, les grandes figures poétiques des temps les plus reculés : Ou encore, si l ’on fait société avec Orphée, Musée, Hésiode et Homère, que ne donneriez-vous pas pour en jouir ? Quant à moi, je voudrais mourir plusiers fois, si cela est vrai. (Apologie de Socrate, 41 a 6-8)39.
Ce texte – que Nagy (2009, p. 394) taxe de « parodie mystique » (mock-mystical style), et en effet, l’ironie n’est pas étrangère à Platon 39 Traduction de M. Croiset.
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dans ces cas-là – est un excellent exemple du penchant de Platon à citer en bloc les quatre noms en question. L ’énumération c ommence par Orphée, vraisemblablement à cause de ses liens avec l’au-delà, qui est à ce moment-là le thème de Socrate. Le nom d’Orphée appelle celui de Musée. Quant à ceux d ’Hésiode et d ’Homère, on peut affirmer, à la lumière d ’une série de passages similaires (vide infra) qu’ils ont aussi tendance à former un couple. On peut trouver un autre exemple de cette habitude platonicienne de citer les quatre noms en deux groupes opposés dans le Protagoras : J ’affirme, quant à moi, que l’art sophistique est un art ancien, mais que ceux des Anciens qui le pratiquaient, avaient coutume, pour éviter l’odieux qui s’y attache, de le déguiser et le dissimuler sous des masques divers, les uns sous celui de la poésie, c omme Homère, Hésiode et Simonide, les autres sous celui des initiations et des oracles, comme Orphée, Musée, et leur entourage (Protagoras, 316 d 3-9)40.
Ici, les noms d’Homère et d’Hésiode forment avec, en plus, celui de Simonide de Céos, un groupe qui s’oppose au tandem Orphée – Musée. « La poésie » est le domaine des premiers, au sens large du terme ; en revanche, Orphée et Musée sont des spécialistes de deux sortes de paroles spécifiques : les initiations (τελεταί) et les oracles (χρησμῳδίαι). L’opposition entre les uns et les autres s’articule donc autour de l’axe sacré vs profane. Il y a une autre version du même topos, plus c omplexe, dans la République (ii, 363 a 7-e 4) : Socrate, en évoquant les récompenses que la tradition promet aux hommes vertueux, mentionne en premier lieu « le noble Hésiode, et aussi Homère » ; et il cite des vers de l ’un et de l’autre (Les Travaux et les Jours, 232-234 et Odyssée, xix, 109, 111-113, respectivement). Ensuite, il rappelle que « Musée et son fils » (= Orphée) promettent aux justes « des avantages encore plus extraordinaires » (littéralement νεανικώτερα)41. Là, il ne s ’agit pas d ’une liste à proprement parler, mais d’une série de citations et de paraphrases où est cependant conservée la structuration des quatre noms en deux groupes. 40 Traduction d’A. Croiset. 41 Le sarcasme est évident : poètes « mondains » et mystiques se font c oncurrence, en augmentant leurs promesses dans une sorte de surenchère. Ce passage platonicien constitue nos fragments orphiques 4 Kern = 431, 434 Bernabé.
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On pourrait encore ajouter d ’autres variations platoniciennes sur ce schéma basique : par exemple Ion, 533 b 9-c 2, 536 b 3-4 et Cratyle 402 b 4-c1. Mais dans ces derniers exemples l ’opposition « poètes ‘mystiques’ vs poètes ‘mondains’ » est moins prononcée que dans les premiers cas que nous avons cités. D’autre part, il convient de préciser le fait que Platon n’est pas le seul à énumérer les quatre noms ensemble. Parallèlement aux textes platoniciens mentionnés, on peut citer ces vers des Grenouilles d’Aristophane : […] Σκέψαι γὰρ ἀπ’ ἀρχῆς ὡς ὠφέλιμοι τῶν ποιητῶν οἱ γενναῖοι γεγένηνται. Ὀρφεὺς μὲν γὰρ τελετάς ϑ’ ἡμῖν κατέδειξε φόνων τ’ ἀπέχεσϑαι, Μουσαῖος δ’ ἐξακέσεις τε νόσων καὶ χρησμούς, Ἡσίοδος δὲ γῆς ἐργασίας, καρπῶν ὥρας, ἀρότους· ὁ δὲ ϑεῖος Ὅμηρος ἀπὸ τοῦ τιμὴν καὶ κλέος ἔσχεν πλὴν τοῦδ’ ὅτι χρήστ’ ἐδίδαξεν, τάξεις, ἀρετάς, ὁπλίσεις ἀνδρῶν ;
« Considère plutôt, dès les origines, quel rôle salutaire ont assumé les poètes noblement inspirés : Orphée nous a enseigné les initiations religieuses et la renonciation aux meurtres ; Musée, le secret de guérir les maladies et celui des oracles ; Hésiode, les travaux de la terre, les saisons des récoltes et des labours ; et Homère, ce divin poète, à qui donc a-t-il dû son honneur et sa gloire sinon à ses enseignements sur ce qui est bien, sur la disposition tactique et l’équipement moral et matériel des combattants ? » (Grenouilles, v. 1030-1036)42.
La logique de cette tirade, d ’après Gregory Nagy, est « not only chronological […] ; the rationale is also qualitative, centering on a contrast between the mystical nature of an earlier Orpheus and the non-mystical nature of a later Homer43 ».
42 Traduction de V.-H. Debidour, 1966. 43 Nagy, 2009, p. 396. On pourrait aussi alléguer, comme exemple de cette façon de citer, un passage d’Hippias d’Élis (86 B 6 DK). Il y en a également des traces, plus tardives et bien moins nettes, chez Diodore de Sicile (i, 96, 2).
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THÉORIES, RECONSTRUCTIONS
« Orphée » vs « Homère » ? Cette énumération ordonnée de quatre poètes ne véhicule pas seulement une notion idéalisée des premiers temps de la parole poétique. Les personnages en question sont c onçus c omme de véritables opérateurs culturels ; leur séquence est un mythe qui synthétise le passage des origines sauvages aux richesses et aux complexités de la civilisation. Rien ne répond ici à une perspective historique dans le sens conventionnel du terme ; la construction d’un continuum où situer, sans solution de continuité, des personnages c omme Orphée et Hésiode, Homère et Musée, est évidemment le produit d ’une perspective mythique. D’un autre côté, cette énumération de personnages emblématiques reflète une version foncièrement athénienne des choses : c’est ce que semblent indiquer certains indices comme la présence de Musée – le plus athénien, ou le moins « panhellénique », des quatre personnages44. L’origine athénienne correspondrait parfaitement aussi à l ’hypothèse selon laquelle la poésie « d’Orphée » a été l ’objet de récitations rhapsodiques dans le cadre des Panathénées, au cours du vie siècle av. J.-C45. Il est alors logique de trouver chez Platon des échos de ces vieilles traditions de sa patrie sur des poètes primitifs – bien qu’il faille douter que personnellement il les prenne trop au sérieux. Platon est aussi notre meilleur témoin sur un aspect c oncret de cette protohistoire mythique de la poésie. Je me réfère à la c onstruction d’une opposition explicite entre Orphée et Homère, c onsidérés c omme les chefs de file de deux visions opposées de la parole poétique. Nous ne pouvons approfondir ici sur ce sujet ; je me limiterai donc à signaler deux passages qui illustrent les prises de position du philosophe : (1) 44 Cf. Ford, 2002, p. 145 : « Eventually a standard sequence was worked out in Athens : OrpheusMusaeus-Hesiod-Homer ». Ford souligne le lien de Musée avec les mystères d’Éleusis et avec les Eumolpides. 45 Les performances de matériau « orphique » dans les Panathénées ne sont pas invraisemblables, même s’il n ’y en a aucune preuve directe incontestable. L’hypothèse, défendue par Bowra (1952, p. 124), a été reprise par la suite par Martin, 2001, p. 23 ; Nagy, 2005, p. 80 et 2009, p. 354-373 ; Herrero de Jáuregui, 2008, p. 267-273 ; Power, 2010, p. 355357. Contra, West, 1983, p. 79-80.
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l’opposition entre le châtiment post mortem que les dieux ont infligé à Orphée « l’efféminé », pour s ’être c omporté « comme un cithariste (ἅτε κιϑαρῳδός) », et la récompense octroyée au courageux Achille (Banquet, 179 d 3-180 a 3) ; (2) le c ontraste entre l’absurdité d ’un « mode de vie homérique » et l’existence effective d’un Ὀρφικός βίος (Lois, vi, 782 c 7-d 1) et d’un Πυϑαγόρειος τρόπος τοῦ βίου (République, x, 600 a 9-b 5)46. Et je ferai remarquer, pour finir, que le penseur s’est bien gardé de choisir un gagnant à part entière entre les deux poètes prétendument opposés. Mais cela aussi est logique ; aucun des deux ne pouvait mériter l’approbation définitive de celui qui avait déjà identifié la poésie la plus belle avec la pratique rigoureuse de la philosophie.
Jaume Pòrtulas Université de Barcelone
46 Un domaine où l ’opposition homérique vs orphique peut apparaître de façon particulièrement claire est celui de l’attribution de compositions au thème démétriaque aux deux poètes. Nous avons, d ’un côté, l’Hymne homérique à Déméter canonique ; d’autre part, les indices de compositions attribuées à Orphée et à Musée sur le Rapt de Perséphone, qui remontent au vie siècle av. J.-C. L’Hymne homérique lui-même a été attribué à Orphée ; il a été soumis à des interpolations et commenté de ce point de vue (cf. Papyrus Berolinensis 13044 = Orphicorum Fragmenta 49 Kern = 383, 386-397 Bernabé). Sur ces questions, vid. Richardson, 1974, p. 12, 66-67, 77-86 ; West, 1983, p. 24 ; Nagy, 2009, p. 361.
MÉNON LE MAL NOMMÉ OU LA RÉAPPROPRIATION PLATONICIENNE DE L’ANCIENNE ÉLÉGIE D ’EXHORTATION Premières pistes pour un fondement (infra)-linguistique de la réminiscence Mais au fondement de tout, il y a le pouvoir signifiant de la langue, qui passe bien avant celui de dire quelque chose Benveniste 1966b, p. 229.
« Que tout homme, donc, de la vertu que voilà, atteigne le sommet ! en son ardeur, soi-même s ’éprouvant, et l ’œuvre de guerre jamais ne relâchant ! » Ταύτης νῦν τις ἀνὴρ ἀρετῆς εἰς ἄκρον ἱκέσϑαι πειράσϑω ϑυμὸν μὴ μεϑιεὶς πόλεμον.
(Tyrtée, fr. 1, 43-44)
’est ainsi que se termine l’un des plus longs fragments de Tyrtée (fr. C 1 Année = fr. 12 West) en réponse, différée de quelques trente vers, au rejet radical des différentes sortes d ’ἀρεταί héroïco-aristocratiques q u’il commence d’emblée par énumérer en forme de priamel1, et qui, dans la Sparte archaïque, faisaient unanimement la « bonne réputation » – la δόξα, au sens non péjoratif du terme2 – d’un homme méritant le nom 1 La présente c ontribution a fait l’objet d ’un approfondissement étendu, qui a bénéficié d’une publication plus rapide que les Actes du colloque où elle fut d’abord prononcée sous cette forme : cf. Année, 2018a. Le priamel est une figure traditionnelle des compositions archaïques c onsistant en l’élaboration catalogique plus ou moins longue d’un arrière-plan destiné, par contraste, à servir de révélateur à un climax. Le texte et la traduction de celui de Tyrtée (fr. 1, 1-9 Année = 12, 1-9 West) sont reproduits un peu plus loin. 2 Cf. Année, 2017, p. 878. Attestant pour la première fois le sens de « réputation », l’emploi tyrtéen du nom δόξα, comme cela a été justement souligné (voir entre autres Jaeger,
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d’« homme », ἀνήρ. Réponse différée par laquelle, à toutes ces qualités reconnues qu’étaient alors la force et la vélocité athlétiques, la beauté et la richesse, le pouvoir et l’éloquence, il en oppose une seule q u’il ne nomme ni ne définit, mais qu’il s ’attache sans relâche à susciter en chacun de ses destinataires grâce à la mécanique rythmique et linguistique de ses chants d ’exhortation. Ἀρετῆς εἰς ἄκρον, « vers le sommet de l’ἀρετή », μὴ μεϑιεὶς πόλεμον, « sans jamais abandonner le combat ». Ainsi donc s’achève ce long fragment – un fragment que Platon c onnaissait particulièrement bien puisqu’il en cite la majeure partie dans les Lois3 – mais ce pourrait aussi bien être la c onclusion même du Ménon, puisque ce bref dialogue, dont il n ’est pas nécessaire de rappeler q u’il est sous de multiples aspects 4 crucial dans l’œuvre platonicienne , ne cesse d’exhorter son interlocuteur éponyme au courage, à l’effort soutenu et continu5 que demande la recherche de la vertu une et globale, « la même pour tous » (ἡ αὐτὴ ἀρετὴ πάντων [73 c 7]), tout en s’inquiétant tragiquement du mécanisme, de « la façon particulière » (ἑνί γέ τῳ τρόπῳ [96 e 1]) par laquelle on peut en acquérir, comme de toutes les autres choses, la connaissance. Les élégies d ’exhortation politiques et guerrières de Tyrtée ne font que rarement l ’objet de citation dans les dialogues platoniciens. Seules
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1932 = 1966, p. 118 ; Nafissi, 1991, p. 95 et 168 ; Duplouy, 2013, p. 156-157), n’en reste pas moins fidèle à la valeur originellement positive du terme (l’idée d ’adéquation à une « attente »), puisque n’est nullement remise en cause la considération communément partagée qui s’attache à toute réputation. Cf. Platon, Lois, I, 628 c 9-630 d 8 et II, 660 d 11-661 a 5 = Tyrtée, testimonia 34b et 34c Année. Cf. Canto-Sperber, 1993a, p. 11 : « Dans le Ménon, les problèmes sont aussi divers que le propos est c oncentré : les questions logiques et épistémologiques sont associées aux questions éthiques et politiques. Et, peut-être davantage que les dialogues plus achevés, le Ménon fait voir clairement ce qu’est le travail de la pensée, l’approche d’une vérité dont on connaît avec conviction la présence, mais dont on ignore encore la forme. “Si le Phédon et le Gorgias sont de nobles statues, le Ménon est un joyau” ». Comme il ressort de la République (cf. Recco, 2007) et de certains liens qui existent entre le Phèdre, le Banquet et le Cratyle (cf. Howland, 1998, p. 152-153), l ’exhortation à l ’effort et à la persistance sur la voie de la connaissance n ’est autre que le cœur même de la philosophie socrato-platonicienne. La nécessité de cet effort c ontinu découle directement des limites de la c onnaissance humaine, qui, à cause de la médiation absolue du langage, est condamnée à demeurer toujours « “on the way” to full knowledge » : « […] always already being underway in logos, we must not be led into misology […], rather, it is presented here as the ground of an improbable striving which knows itself to be always on-the-way to an unachievable goal, and strives anyway » (Bailey, 2016, p. 365).
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les Lois lui font directement et plusieurs fois référence ; ailleurs – dans le Lachès, le Phèdre et la République – il ne s’agit que d ’allusions implicites6. Le Ménon, quant à lui, fait partie de la grande majorité qui n ’en offre aucune, ni ne mentionne nulle part le nom de Tyrtée. Rappelons cependant que ce poète représentait l’un des plus illustres acteurs de l’ancienne « song culture » de Sparte et que, par sa voix poétique, il fut sans doute l’un des principaux instigateurs des bouleversements sociopolitiques de cette cité au temps de sa regrettée splendeur7. Quand on songe au rapport aussi étroit qu’ambigu que Platon entretenait avec la légendaire sagesse spartiate8, ce sont des raisons qui pouvaient en elles-mêmes le rendre à ses yeux différents de tous les autres poètes, Homère compris. Il est en tout cas certain que le traitement unique que lui réservent les Lois suffit à lui c onférer une place à part dans l ’œuvre platonicienne, qui le distingue bien de tout autre, puisqu’il y reçoit le privilège exceptionnel – et, à ma c onnaissance, encore jamais remarqué – d ’être le seul individu, avec Socrate, Marsyas et Homère, à se voir attribué l ’épithète superlative, ô combien significative, ϑειότατος « le plus divin de tous9 ». 6 Platon, Lachès, 190 e 3-191 c 5 = Tyrtée, testimonia, 34a ; Lois I, 628 c 9-630 d 8 = Tyrtée, testimonia, 34b ; Lois II, 660 d 11-661 a 5 = Tyrtée, testimonia, 34c ; Lois II, 666 d 8-667 a 9 = Tyrtée, testimonia, 34d ; Lois IX, 858 c 7-859 a 1 = Tyrtée, testimonia, 34e ; Phèdre 269 a 5-b 8 = Tyrtée, testimonia, 34f ; République II, 363 a 5-d 6 = Tyrtée, testimonia, 34g ; République III, 407 d 8-408 b 5 = Tyrtée, testimonia, 34h ; République V, 465 d 2-e 2 = Tyrtée, testimonia, 34i (Année). 7 S’il convient désormais de nuancer la vision traditionnelle qui fait de Tyrtée l’un des principaux promoteurs de la constitution d’un état spartiate « lycurguéen » entièrement dévoué à l’intérêt collectif, celui-ci n ’en reste pas moins une figure centrale dans la construction pré-politique de Sparte. Voir Année, 2017, p. 28-29. 8 Pour un réexamen, dans les dialogues de Platon, des reflets de Sparte c omme cité modèle, voir en particulier Lévy, 2005 et De Brasi, 2013. 9 Outre un emploi neutre absolu, en Ménexène, 33 b 6, τό γε ϑειότατον πάντων, « le plus prodigieux de tout », un emploi c omme adjectif de relation au sens strict pour qualifier les offrandes aux dieux, dans les Lois, xii, 956 b 1, et un pluriel abstrait pour désigner ce qui est le plus cher au cœur d’un amoureux, en Phèdre, 239 e 4, le superlatif ϑειότατος sert essentiellement à renvoyer à la nature de l’âme (Phédon, 86 c 6 ; République, ix, 589 e 4 ; Lois, v, 726 a 3, 728 b 1 et xii, 966 e 1, Épinomis, 981 b 7), ou, dans le Timée (44 d 5, 45 a 1, 73 a 7, 85 a 6 et 88 b 2), à la tête, c ’est-à-dire à la demeure de la partie la plus divine de l’âme, par opposition au reste du corps. On peut rapprocher de ces occurrences, celle du Philèbe, 33 b 7, où l’adjectif renvoie à « la vie d’intelligence et de sagesse », τὸν τοῦ νοεῖν καὶ φρονεῖν βίον ; celle du Politique, 269 d 6, où il s’agit du fait d’« être éternellement identique à soi », c’est-à-dire le contraire de tout ce qui relève du corporel ; celles de l’Epinomis où il est fait référence à la loi qui règle les révolutions
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Contrairement à ce qui se passe pour les autres poètes, qualifiés ou non de l ’adjectif simple ϑεῖοι et qui en règle générale, dans les Lois comme ailleurs, ne sont cités, ou parfois soumis, c omme Simonide, à une exégèse détaillée, que pour illustrer, c onfirmer ou infirmer par leur notoriété, une idée ou un argument au cours de l’échange dialogique10, Tyrtée, de son côté, directement invoqué par son nom et intronisé ποιητής ϑειότατος, ne se contente pas d’être invité à participer au dialegesthai du livre I des Lois comme un interlocuteur à part entière. À la suite de ce premier moment, où des vers entiers de son fr. 1 Année (= 12 West) sont entrelacés aux répliques des trois protagonistes, il fait également l’objet d’une véritable absorption discursive, sur deux plans distincts : en surface, au niveau de la progression argumentative du discours philosophique ; en profondeur et ponctuellement, au niveau de la matière dictionnelle de la langue. D ’un côté, en effet, dans le livre II, les mêmes vers sont repris, mais cette fois, paraphrasés, adaptés et complètement fondus dans le discours platonicien qui semble se les être parfaitement réappropriés pour les mettre au service de son argumentation ; de l’autre, juste à l’issue du passage du livre I, on assiste à une élaboration seconde, sous-jacente, de la signification autour d ’un véritable pastiche tyrtéen reprenant les deux traits les plus distinctifs de la diction parénétique de ce poète, à savoir : 1) le tissage sonore de correspondances phonico-syllabiques entre les séquences à voyelle alternante μεν, μην, μον, μν, μαν ; 2) la cadence quaternaire de la plupart de ses distiques élégiaques articulée par la fréquence caractéristique des participes moyens-passifs en -μένος/-(ό)μενος. célestes (986 c 5) et plus loin, aux êtres visibles, les astres, qui sont comparables aux dieux (991 b 7) ; et une autre encore, dans les Lois (vi, 766 a 3) où l’homme, grâce à une éducation efficace, peut devenir le plus divin des êtres. En ce qui c oncerne l’art de la parole, les seuls à bénéficier une fois du superlatif ϑειότατος sont les discours de Socrate, dans le Banquet (222 a 3) et – ce qui revient quasiment au même puisqu’Alcibiade y c ompare Socrate à Marsyas –, les « modulations aulétiques » (αὐλήματα) du même Marsyas et d ’Olympos, dans le dialogue suspect Minos (318 b 6). À part Socrate, le seul autre personnage directement qualifié par un tel adjectif est le poète entre tous et le père de tous les autres, Homère. Ce sont là les deux dernières occurrences, que l’on rencontre dans l’Ion (530 b 10) et dans cet autre dialogue, apocryphe, l’Alcibiade mineur (147 c 6). 10 Pour la fonction que les spécialistes reconnaissent généralement aux citations poétiques, dans les dialogues platoniciens, voir Année, 2018a, p. 62-65. Pour Simonide, il s ’agit de l’« Ode à Scopas » (fr. 37 Page [Poetae Melici Graeci, 542]), citée et commentée par Socrate dans le Protagoras.
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ἣν δ´ αὖ Τύρταιος ἐπῃνεσεν μάλιστα, καλὴ μὲν καὶ κατὰ καιρὸν κεκοσμημένη τῷ ποιητῇ, τετάρτη μέντοι ὅμως ἀριϑμῷ τε καὶ δυνάμει τοῦ τιμία εἶναι λέγοιτ´ ἂν ὀρϑότατα.
« Mais [la vertu] que louait le plus Tyrtée, si pour la circonstance le poète a su la rendre belle, c’est en tout cas la quatrième, pourrait-on dire en toute rectitude, eu égard au nombre et au pouvoir de c onférer les honneurs ». (Platon, Lois, i, 630 c 6-630 d 1 [Tyrtée, testimonia, 34b])
Ce n ’est pas ici le lieu de refaire l’analyse de ce passage11. Dans la perspective du Ménon, on se contentera de retenir deux phénomènes essentiels : d ’une part, la c onstruction phoniquement anaphorique des deux propositions, l ’une commençant par le nom Τύρταιος, l’autre par l’ordinal τετάρτη ; d’autre part, la structuration de l’énoncé en quatre temps, scandés par un double balancement entre les particules μέν et μέντοι, et, dans chaque membre, entre la terminaison participiale -μημένη et la séquence inversée -νάμ- du datif δυνάμει. Étant donné l ’expertise linguistique qu’il est de plus en plus convenu de reconnaître à Platon12, il y a fort à croire que celui-ci savait parfaitement interpréter le nom de Tyrtée comme le dérivé d’un ordinal *τύρτος signifiant « quatrième13 », et que par c onséquent la c onstruction anaphorique en Τύρταιος…/τετάρτη…, renforcée par le balancement quaternaire typiquement tyrtéen des séquences μέν/-μημένη || μέντοι/-νάμ-, était une façon de signaler que le quatrième rang, qui est ici octroyé pour la première fois à la vertu chantée par Tyrtée, en l’occurrence le courage, n’était en fait conditionné que pour et par le contexte tyrtéen, à savoir la signification sous-jacente de son nom et le rythme à quatre temps de sa diction structurée par le va-et-vient prismatique des correspondances de la séquence -μεν/μην/μον/μν/μαν-. Comme l ’incise à l ’optatif qui conclut l’ensemble vient incidemment le préciser, associer le nombre quatre à l ’ἀρετή tyrtéenne serait « la façon la plus droite de parler », λέγοιτ´ ἂν ὀρϑότατα. Mais « la plus droite », non pas seulement au sens d’un accord avec le bon déroulement de 11 Cf. Année, 2017, Colophon, notamment, p. 965-968 pour l ’ambivalence entre affirmation et négation que pouvait venir susciter le jeu entre la terminaison participiale -μη-μένη et le syntagme μέντοι ὅμως. 12 Cf. Année, 2017, p. 62 et surtout 262-272, avec renvoi aux remarques de Lamberterie, 2013, p. 8-9 et 50-54. 13 Cf. Année, 2017, n. 53, p. 35-36.
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l’authentique échange dialogique qui s’est instauré entre l’Athénien et ses compagnons d’un côté, et Tyrtée de l’autre. Elle est aussi « la plus droite » du point de vue de la nécessité interne au discours en train de se faire et qui, lui aussi « pour la circonstance » κατὰ καιρόν, se plaît à « sur-rythmer14 » la diction de Tyrtée. Il convient ici d’insister sur le fait que Tyrtée ne circonscrit jamais dans un terme précis la vertu q u’il met au-dessus des autres. Il la désigne essentiellement à travers deux termes clé : l’ἀλκή qui renvoie davantage à l’idée de « puissance de résistance15 », et le verbe μένειν « résister, tenir bon » qui constitue le leitmotiv de ses exhortations et dont précisément les séquences μεν, μην, μον, μν, μαν qui émaillent sa diction prolongent les échos. Cela n’est indifférent, ni pour ce passage des Lois, ni surtout pour le Ménon. Dans les Lois, la façon dont Platon la réduit au « courage », par le terme ἀνδρεία que Tyrtée ne connaissait pas, et lui attribue, seulement à ce moment du dialogue, la quatrième place est plus ambigüe qu’il n’y paraît. L ’ordinal implique en effet deux points de vue : celui de la qualité ainsi qualifiée, prise en son particulier, qui se voit, de fait, attribuer le dernier rang sur quatre ; mais aussi celui de l’ensemble constitué par les trois autres et que la quatrième vient en quelque sorte parachever en lui c onférant son unité. L ’ordinal se c onfondrait ici avec le cardinal, lequel, dans le système de notation archaïque des nombres par « pluralités d’unités », se confondait alors naturellement avec l’ensemble d’éléments dont il est le cardinal16. Étant donné que dans la civilisation indoeuropéenne et, en Grèce, de façon plus marquée à Sparte qu’ailleurs, le nombre quatre a assez généralement conservé son statut symbolique de 14 Pour l’importance du composé grec ἐπιρρυϑμίζειν que Platon emploie précisément dans les Lois (vii, 802 b), voir Desclos, 2020, p. 23-60. 15 Dans le fr. 1 Année (= 12 West) de Tyrtée, ϑούριδος ἀλκῆς (v. 9) est l’expression qui constitue le climax du priamel. Pour la notion que recouvre le nom ἀλκή, voir Benveniste, 1969, t. 2, p. 72-74 ainsi que Chantraine, [1968] 2009, s. v. ἀλέξω, p. 55 et Lamberterie, 1997 (= Chantraine, [1968] 2009, « Chronique d ’Étymologie Grecque », s. v. ἀλέξω, p. 1269). 16 Voir Caveing, 1997, chapitre iv (« Les traces des modes opératoires égyptiens dans l’arithmétique grecque »), p. 191-226 et Helly, 1995, p. 195 : « Premièrement l ’unité est un entier convenablement choisi qui joue le rôle de “tout” par rapport à la partie, (…). Deuxièmement le nombre est (…) “un ensemble d’unités” ou “une pluralité d’unités”, ce qui fait qu’il y a confusion entre le nombre et la collection d’objets, c’est-à-dire entre le cardinal et l ’ensemble d ’éléments dont il est le cardinal, […] ».
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« dernier nombre » et la valeur de « complétude », de « totalité » qui en découle17, dans le cas d’un ensemble à quatre termes, ce second point de vue se justifie tout particulièrement. Ce que sous-entendrait Platon, dans ce passage des Lois, c’est que la vertu-courage chantée par Tyrtée, tout en étant la dernière composante des quatre, serait aussi paradoxalement celle dont dépendrait la cohésion de la vertu dans sa globalité. Quant au Ménon, si j’ai commencé en suggérant que le distique final du fr. 1 Année (= 12 West) de Tyrtée pouvait lui servir de conclusion, ce n ’est précisément pas parce q u’il c onstitue une simple exhortation au courage. Plusieurs indices permettent de corroborer ce rapprochement entre le Ménon et les élégies parénétiques de Tyrtée. Le plus évident de tous, et qui pouvait l’être à une oreille familière des refrains tyrtéens scandés par le verbe μένειν18, c’est que le nom même de Ménon, Μένων, correspond très exactement au participe actif de ce verbe et que, comme on va le voir, chacune des adresses que lui fait Socrate génère un phénomène 17 Le « dernier nombre », après avoir dépassé le stade de « nombre marginal » – « nombre qui n ’existe pas, puisqu’il surpasse d ’une unité le dernier nombre réel, mais qui, en vertu des lois de la fiction, gagne en extension ce q u’il perd en c ompréhension » – est le nombre au-delà duquel on ne peut plus c ompter (cf. Gerschel, 1962, p. 696-697). Dans l ’histoire humaine de la « conquête des nombres », le nombre « quatre » a symboliquement assumé cette position. C ’est par ailleurs dans son rapport au nombre « trois » et la « triplicité » en général, que se c onçoit sa valeur de « totalité ». Pour l’importance bien c onnue, dans la c ulture et la pensée indo-européenne, des organisations tripartites et du nombre « trois » en général, c omme principe de totalité absolue (mystique ou socio-politique) à travers l’ambivalente complémentarité de ses trois termes, on peut voir en particulier Benveniste, 2015, p. 152 et 2015 (16), p. 165-166. La représentation tri- et quadri-partite de la réalité en général est l ’une des caractéristiques les plus éminentes de l ’esprit spartiate, aussi bien d ’un point de vue physique, et en particulier astrologique (Richer, 2012, p. 550-555 et Année, 2017, p. 642) que d’un point de vue politique et social (partage du Péloponnèse en trois territoires, la Laconie, la région de Messène et celle d’Argos : cf. Année, 2017, p. 701-702 ; organisation ancienne en trois tribus hiérarchisées [Dymanes, Hylleis, Pamphyloi ; cf. Tyrtée, fr. 5, 8 Année = fr. 19, West] : cf. Année, 2017, p. 732-733). 18 Voici les refrains qui ponctuent de façon assez régulière les fragments de Tyrtée, peutêtre au-delà même des trois plus longs d’entre eux : Tyrtée, fr. 1, 15-16 Année (fr. 12, 15-16 West) : ξυνὸν δ´ ἐσϑλὸν τοῦτο πόληΐ τε παντί τε δήμωι, || ὅστις ἀνὴρ διαϐὰς ἐν προμάχοισι μένηι ; Tyrtée, fr. 1, 33-34 Année (fr. 12, 33-34 West) : (…γίνεται ἀϑάνατος) || ὅντιν´ ἀριστεύοντα μένοντά τε μαρνάμενόν τε || γῆς πέρι καὶ παίδων ϑοῦρος Ἄρης ὀλέσηι ; Tyrtée, fr. 2, 21-22 = fr. 3, 31-32 Année (fr. 11, 21-22 et 10, 31-32 West) : ἀλλά τις εὖ διαϐὰς μενέτω ποσὶν ἀμφοτέροισι || στηριχϑεὶς ἐπὶ γῆς, χεῖλος ὀδοῦσι δακών ; Tyrtée, fr. 2, 11-12 Année (fr. 11, 11-12 West) : οἳ μὲν γὰρ τολμῶσι παρ´ ἀλλήλοισι μένοντες || ἔς τ´ αὐτοσχεδίην καὶ προμάχους ἰέναι ; Tyrtée, fr. 3, 15-16 A (fr. 10, 15-16 West) = fr. 10 Année : ὦ νέοι, ἀλλὰ μάχεσϑε παρ´ ἀλλήλοισι μένοντες, || μὴ δὲ φυγῆς αἰσχρᾶς ἄρχετε μὴ δὲ φόϐου.
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de « clusters », de c oncentrations, plus ou moins denses et plus ou moins longs, de séquences μεν, μην, μον, μν, μαν. Une autre piste nous est offerte par le rôle structurel et argumentatif que le nombre quatre se trouve acquérir dans le dialogue. Outre que celui-ci se compose de quatre voix (celles de Socrate, de Ménon, de l’esclave de Ménon, et d ’Anytos), on peut notamment observer que la démonstration du redoublement du carré, construite en deux fois deux étapes19, est parcourue du début à la fin par un véritable martèlement parénétique des mots dérivés ou composés de la famille de « quatre » (τέτταρα) : – 82 b 9-82 e 4 : τετράγωνον χωρίον (« espace carré ») ouvre l’interrogation, puis se succèdent τετράγωνον, τέτταρας, Τέτταρες ; – 82 e 12-84 a 3 : τέτταρες, τέτταρας, τέτταρα, τετράποδι, τετράκις, τετράκις, Τετραπλάσιον, τετραπλάσιον, Τεττάρων γὰρ τετράκις, τετραπλάσιον, Τετράπουν, ἡ δὲ τεττάρων, τῆς τετράποδος ; – 84 d 4-85 b 11 : τετράπουν, τέτταρα, Τετράπλασιον, τέτταρες, τεττάρων, Τέτταρα, Τὰ δὲ τέτταρα, τοῦ τετράποδος. Or ce nombre quatre, comme on vient de le voir, est caractéristique non seulement de l ’organisation rythmique des vers tyrtéens mais aussi, aux yeux de Platon, de la vertu même qu’ils entendent faire naître chez leur auditoire. Mais à cela s’ajoute encore la formulation même, pour la première fois dans le Ménon, de la théorie de la réminiscence – ou de l’anamnèse, pour employer un mot qui rend mieux c ompte du terme grec ἀνάμνησις. Le fait q u’elle soit la théorie d’une sorte de mémoire innée et propre au sujet et q u’elle ne soit développée que dans le but essentiel de servir de justification absolue à l ’effort de chaque instant que demande la recherche de la connaissance20 sont en effet des éléments qui entrent en parfaite 19 La première partie (82 b 9-84 a 3) est nettement scindée par un bref aparté avec Ménon (82 e 4-12) ; la seconde, plus courte semble établir une symétrie entre deux moments, un premier où l ’esclave est l ’objet extérieur du dialogue (84 a 4-d 3), un second où il en est l’ultime acteur (84 d 4-85 b 11). Voir Année, 2018a, p. 78-84. 20 Toute l’originalité de la théorie platonicienne de l ’anamnèse est d’assurer la justification de l’effort visé (cf. Canto-Sperber, 1993a, p. 78). C ’est précisément ce qui explique que « Plato’s Phaedo deploys, as a literary technique, the very system of “reminders to the reader” that it carefully describes and explains in the anamnesis passage » (Rowett, 2017, p. 389) : dans le Phédon, Platon ne développerait la théorie de l’anamnèse que comme une stratégie discursive destinée à ressusciter dans la mémoire de ses interlocuteurs (« being reminded
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c oncordance avec le système dictionnel de Tyrtée, qui contrairement à la représentation simpliste qu’on en a généralement, ne se réduit pas au sens guerrier du verbe μένειν. En faisant naturellement interférer la valeur d’« implication subjective » (ou « moyenne ») des morphèmes de dérivation suffixale en *-men- et *-mno- avec la totalité sémantique de la racine indo-européenne *men- qui unit les notions de « pensée », de « mémoire » et de « folie » aussi bien que de « résistance », il s ’avère que le réseau phonico-syllabique de sa diction acquérait un pouvoir de c ommunication proprement anamnétique21. De ce point de vue – c’est-à-dire du point de vue de la tournure, du τρόπος sonore du discours – la révélation de la théorie de la réminiscence, dans le Ménon, ne ferait que renverser l’ordre de la stratégie discursive de Tyrtée : là où, chez ce dernier, ce sont les refrains en μένειν et les échos en μεν, μην, μον, μν, μαν qui rendent possible une anamnèse du μένειν et une anamnèse de la mort elle-même, accomplie sur le champ de bataille, dans le Ménon, la théorie de l’anamnèse et l’immortalité de l’âme sont ce qui justifient une perpétuelle refondation sonore du discours pour y situer la quête sans relâche de la connaissance. Mettant à profit ce dont les Lois nous offrent de leur côté un échantillon, tout porte donc à croire que, sans jamais citer Tyrtée, le Ménon s’en réapproprierait de façon diffuse la diction22 pour la simple raison que ce pourrait être « la façon la plus droite » d’aborder la question de l’ἀρετή et de son acquisition – que ce pourrait être cette « tournure of ») une pensée familière mais oubliée (en l’occurrence, celle d ’Héraclite) afin d’affirmer, avec et c ontre elle, sa propre c onception philosophique. 21 Voir Année, 2017, p. 853-861 (dans la suite directe du chapitre « Le rythme du μένειν », p. 651-852) et 2018b pour une présentation synthétisée. Pour un point de vue plus « rhétorique » sur ce mécanisme proprement tyrtéen, voir aussi Noussia, 2010. 22 À en croire l’argumentation convaincante de C. Rowett (2017), Platon, dans le Phédon, agirait de façon tout à fait similaire à l’égard d’Héraclite, dont la pensée ferait l’objet, dans le dialogue, d ’une anamnèse de second niveau proprement platonicienne, se superposant à celle que Socrate décrit à Simmias en 73 d 2-e 4 : « By using the rhetorical technique of anamnesis Plato puts us in mind of the Heraclitean views without naming the author or quoting the texts. Some of his motifs seem clearly designed to prompt us to recognise the allusion and to think of the dialectic in this dialogue as a debate with the Presocratic positions that are being challenged » (p. 412). De même que les « motifs » identifiés par cette dernière sont essentiellement des images caractéristiques de la pensée héraclitéenne (comme la « lyre » ou l’« harmonie »), de même les clusters en μεν du Ménon pourraient être conçus comme autant de motifs sonores destinés à nous (re)-mettre en tête les refrains lancinants de Tyrtée. Encore reste-t-il à savoir si le processus à l’œuvre dans le Phédon, ne s’ente pas lui aussi, plus profondément, sur un tissage sonore qui lui soit propre.
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particulière » (ἑνί γέ τῳ τρόπῳ) dont parle précisément Socrate à la fin du dialogue et dont il dit q u’elle seule saura nous rendre meilleurs23 : Παντὸς μᾶλλον οὖν προσεκτέον τὸν νοῦν ἡμῖν αὐτοῖς, καὶ ζητητέον ὅστις ἡμᾶς ἑνί γέ τῳ τρόπῳ βελτίους ποιήσει·
« Il faut donc plus que tout songer à nous-mêmes et chercher tout homme qui, par un certain c ontour de ses propos, saura nous rendre meilleur » (Platon, Ménon, 96 d 7-e 1 ; je traduis).
Ce que les lignes qui suivent se proposent ici, c’est de présenter les premiers jalons permettant de vérifier l’hypothèse selon laquelle le Ménon constitue une mise en pratique expérimentale des potentialités sonores de l’ancienne élégie parénétique, comme si Platon, à travers lui, avait cherché à en éprouver la rectitude intrinsèque et sa capacité à servir d’assise infra-linguistique efficace à l’effort d’introspection anamnétique sans laquelle nulle c onnaissance n ’est possible24. 23 Alors que Ménon finit par reconnaître que la vertu décidément ne s’enseigne pas, à la suite d’une question qui lui est posée de façon passablement ambiguë – à l’optatif et avec la particule d’« évidentialité » ἄρα (96 c 10 : Ἀρετὴ ἄρα οὐκ ἂν εἴη διδακτόν;) – Socrate tente une dernière fois de détromper son interlocuteur : que la vertu ne soit pas διδακτόν, ne doit pas pour autant, il s ’en faut, nous empêcher de « chercher celui qui par un certain contour de ses propos, saura nous rendre meilleur ». C ’est une remarque clé. Sur la notion d’« évidentialité », domaine linguistique « conceptuel » au carrefour de la modalité épistémique, de la « mirativité » (expression de l ’étonnement) et de la deixis, voir Van Rooy, 2016, p. 5-6. Parmi un ensemble de cinq ou six particules, ἄρα est l ’un des marqueurs d’évidentialité les plus caractéristiques de la langue attique, voire de celle de Platon en particulier : fonctionnant fréquemment en collocation avec l ’incise ὡς ἔοικε(ν), sa valeur sémantique a ceci de particulier q u’elle oscille sans cesse entre l’expression d ’une évidentialité marquée (de type inférentiel) et sa remise en cause implicite (de façon « mirative », voire ironique). Cf. Van Rooy, 2016, p. 12 et 14 (hasard ou non, on remarquera que les deux exemples choisis pour figurer en notes se trouvent dans le Ménon). Voir également Denniston, 1954, p. 37-38 et Bakker, 1997, p. 17-23). Concernant la valeur énonciative fondamentalement « dissociative » de l’optatif, voir Basset, 2004, p. 11-17 (= 1984). L’optatif ne renvoie pas au « contenu explicite d ’un énoncé, mais [à] ce q u’il désigne c omme sa source » (p. 11 = 1984, p. 53). La « dissociation énonciative » qu’il marque « est avant tout situationnelle », c ’est-à-dire q u’elle est toujours « plus affaire de points de vue que d’énonciateurs » (p. 17 = 1984, p. 59). Enfin, quant à l ’acception langagière que je donne ici au terme τρόπος, outre q u’elle est parfaitement attestée chez Platon lui-même, c ’est son c ontexte immédiat qui la justifie tout entière puisque Socrate vient juste de faire allusion aux enseignements que lui, d’un côté, et Ménon, de l’autre, auraient mal reçu de Prodicos et de Gorgias respectivement, tous deux experts s’il en fut de la manière de s’exprimer (Ménon, 96 d 5-7). 24 C’est ce qu’une analyse globale du dialogue permet de démontrer (cf. Année, 2018a). Remarquons q u’en un dernier effort pour c onvaincre Ménon, Socrate insiste, à la fin de
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Il n’est pas besoin de préciser, au terme de ce long mais nécessaire préambule, que l’hypothèse de lecture que je propose, en suivant le fil de la progression heurtée du dialogue, n’entend donc pas se situer au niveau logico-syntaxique de son argumentation25. Tout son intérêt est précisément de passer outre pour se concentrer sur certains des nœuds de sa mécanique dictionnelle. Étant donné l’importance de la sonorité de la langue aux époques archaïque et classique – sans parler de la prééminence que lui reconnaît Platon –, ces deux niveaux étaient nécessairement c omplémentaires et tout aussi essentiels l ’un que l ’autre à la transmission du message philosophique. On se rappelle que le dialogue commence directement par la question que Ménon pose à Socrate : Ἔχεις μοι εἰπεῖν, ὦ Σώκρατες, ἄρα διδακτὸν ἡ ἀρετή, « peux-tu me dire, Socrate, si la vertu est chose qui s’enseigne26 ? ». Mais tandis que cette question fixe l’objet sur lequel l’échange dialogique ne cessera d ’achopper, ce sont les premiers mots de Socrate qui donnent le la, en posant d ’emblée les bases sous-jacentes du discours qu’il entend mener. Différant la formulation de sa réponse, leur entretien, sur la nécessité qu’il y a à « tourner notre esprit sur nous-mêmes », προσεκτέον τὸν νοῦν ἡμῖν αὐτοῖς (96 d 7-e 1). S ’appuyant sur les analyses de Sallis (1996), J. Bailey (2016, p. 364) montre bien que le γνῶϑι σέαυτον socratique découle directement de la prise de c onscience de la relation d ’inclusion qui unit la c onnaissance humaine au langage (λόγος) : « whatever account we formulate will itself be a logos, and formed within the bounds of logos » (Bailey, 2016, p. 363 ; voir aussi Ewegen, 2014, p. 33). Il n’y a donc pas d’autre choix que chercher avec et à l ’intérieur du langage. 25 Les approches de ce type représentant l’écrasante majorité des études consacrée au Ménon, je mentionnerai à titre d ’exemple : El Murr, 2013 ; Lee, 2001 ; Reale, 1996 ; Sesonske, 1963 ; Grimm, 1962. Dans un autre genre, signalons les analyses en termes de fonctions littéraires de Blössner, 2013. 26 L’emploi de l’infinitif aoriste εἰπεῖν dans l’expression inaugurale de Ménon c onfère à l’ouverture du dialogue une violence unique dans l’œuvre platonicienne. Comme l’a souligné L. Basset (2000, p. 314), au terme d’une étude menée plus particulièrement dans le Banquet, c’est le seul exemple où c’est l’interlocuteur, et non l’inverse, qui s’adresse ainsi directement à Socrate par la formule interrogative ἔχεις εἰπεῖν. Selon les conclusions de cette étude, en s’exprimant de la sorte, Ménon ne se c ontente pas de renverser d ’entrée de jeu les rôles dialogiques habituels. Choisissant, entre les deux termes de la « paire minimale » ἔχεις λέγειν / ἔχεις εἰπεῖν, celui qui est aspectuellement marqué par le thème d’aoriste, il inscrit de surcroît l’échange dialogique en son c ommencement même dans la « discontinuité du continuum temporel » (ibidem, p. 315). En imposant à Socrate un « “dire” de découverte et de rupture dans l ’état mental » (εἰπεῖν), et non le « dire » neutre et étale du thème de présent (λέγειν), c ’est c omme s’il mettait d ’emblée en doute la possibilité même d ’une progression continue du savoir.
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celui-ci commence en effet brusquement par une adresse directe à son interlocuteur, Ὦ Μένων (70 a 5), qui résonne c omme une véritable nomination en forme d’invocation et sonne le coup d’envoi des multiples adresses et occurrences paradigmatiques de ce nom, qui vont émailler le dialogue comme un véritable leitmotiv musical. Les adresses directes au vocatif, dans les toute premières tirades des dialogues platoniciens, n’ont évidemment rien d’exceptionnel. Cependant, outre q u’elles se trouvent très rarement en tête de phrase, celle du Ménon représente un cas unique en ce que, par elle, Socrate ne commence pas lui-même le dialogue, mais se contente de répondre à l’invitation qui lui en est faite. Étant donné la valeur directement signifiante du nom de Ménon, cela n ’est pas indifférent. – adresse en début de phrase, constituant l’incipit du dialogue : Phèdre, 227 a 1 : (Socrate) Ὦ φίλε Φαῖδρε, […] Alcibiade Majeur, 103 a 1 : (Socrate) Ὦ παῖ Κλεινίου, […] Alcibiade Mineur, 138 a 1 : (Socrate) Ὦ Ἀλκιϐιάδη, […] Hippias Majeur, 281 a 1 : (Socrate) Ἱππίας ὁ καλός τε καὶ σοφός, […] Cas particulier d’une adresse à la 3e S par une c onstruction à l ’accusatif : Ion, 530 a 1 : (Socrate) Τὸν Ἴωνα χαίρειν. – adresse en début de phrase, en réponse à l’interlocuteur : Ménon, 70 a 5 : (Socrate) Ὦ Μένων, […]27 – adresse insérée dans l’énoncé, dans l’incipit du dialogue : Criton, 43 a 1 : (Socrate) Τί τηνικάδε ἀφῖξαι, ὦ Κρίτων ; Phédon, 57 a 1 : (Echécrate) Αὐτός, ὦ Φαίδων, παρεγένου Σωκράτει […] Théétète, 142 a 1 : (Euclide) Ἄρτι, ὦ Τερψίων, ἢ πάλαι ἐξ ἀγροῦ ; Politique, 257 a 2 : (Socrate) Ἦ πολλὴν χάριν ὀφείλω σοι τῆς Θεαιτήτου γνωρίσεως, ὦ Θεόδωρε, […] Philèbe, 11 a 1 : (Socrate) Ὅρα δή, Πρώταρχε, […] Lachès, 178 a 1 : (Lysimache) Τεϑέασϑε μὲν τὸν ἄνδρα μαχόμενον ἐν ὅπλοις, ὦ Νικία τε καὶ Λάχης· Ménexène, 234 a 1 : (Socrate) Ἐξ ἀγορᾶς ἢ πόϑεν Μενέξενος ; Timée, 17 a 1 : (Socrate) Εἷς, δύο, τρεῖς· ὁ δὲ δὴ τέταρτος ἡμῖν, ὦ φίλε Τίμαιε, ποῦ τῶν χϑὲς μὲν δαιτυμόνων, τὰ νῦν δὲ ἑστιατόρων ; 27 La seule autre occurrence se rencontre dans l ’Épinomis, dialogue apocryphe s ’il en est : (L’Athénien) Ὦ φίλε Κλεινία, […] (973 b 7).
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Lois, i, 624 a 1 : (L’Athénien) Θεὸς ἤ τις ἀνϑρώπων ὑμῖν, ὦ ξένοι, […] – adresse insérée dans l’énoncé, en réponse à l’interlocuteur : Sophiste, 216 a 5 : (Socrate) Ἆρ’ οὖν, ὦ Θεόδωρε, […] Euthydème, 271 a 5 : (Socrate) Πότερον καὶ ἐρωτᾷς, ὦ Κρίτων ; Hippias Mineur, 363 a 6 : (Socrate) Καὶ μήν, ὦ Εὔδικε, […] Bien plus qu’un simple appel à son interlocuteur ou qu’une marque de reconnaissance, cette première nomination résonne d ’emblée davantage comme une réponse en forme de défi à relever. Le fait qu’elle donne immédiatement lieu à un développement sur ses origines thessaliennes est en cela fondamental28. On souligne généralement que les Thessaliens étaient réputés aussi bien pour leur antique noblesse et leur force militaire, que pour leur tempérament violent, leur licence et leurs mœurs désordonnées29. Mais on oublie de rappeler que cette représentation d’une Thessalie « semi-barbare » n ’est que le reflet de l’opinion communément partagée à Athènes au début du ive siècle30. Or l ’insistance sur la lignée des Aleuades originaires de Larissa, ne pouvait manquer d’évoquer son illustre fondateur, l’archonte Aleuas le Roux qui, c omme le démontre magistralement Bruno Helly dans son menu détail, orchestra au milieu du vie siècle une réforme de l’« État thessalien » visant « la stricte définition en termes politiques et [surtout] militaires » d’un territoire rigoureusement et arithmétiquement réorganisé sur la généralisation de ce q u’il désigne, en termes mathématiques, « une base quatre31 ». Des 28 Pour l’identité et les origines thessaliennes de Ménon, ainsi que pour une mise au point particulièrement utile sur les rapports entre Athènes et la Thessalie depuis la fin de la période archaïque j usqu’à la fin de la guerre du Péloponnèse, voir Canto-Sperber, 1993a, p. 18-23 et p. 325-331. Pour les problèmes posés par le témoignage de Xénophon, qui nous a transmis l’essentiel des informations le concernant dans l’Anabase, voir aussi Brown, 1986 (notamment p. 401-402), Holzhausen, 1994-1995 et Lendle, 1996. 29 Ainsi, tandis q u’en ce c ommencement même du Ménon (70 a 6), Socrate fait état de leur « richesse » et de leur « art équestre » (ἐϑαυμάζοντο ἐφ᾿ἱππικῇ τε καὶ πλούτῳ), dans le Criton (53 d 2-54 b 2), pour justifier auprès de son vieil ami son refus de fuir en Thessalie, il fait tenir aux Lois un ultime discours qui en condamne le « désordre » et l’« immoralité » partout répandus (ἀταξία καὶ ἀκολασία). Notons que Xénophon se fait également l’ambassadeur de ce dernier jugement en désignant la Thessalie comme le règne de l ’ἀνομία, la « non-loi » (Mémorables, i, 2, 24). 30 Cf. Canto-Sperber, 1993a, p. 325-326. 31 Pour la notion mathématique de « base quatre » et son importance fondamentale dans la restructuration à la fois militaire et territoriale de la Thessalie, voulue par Aleuas, voir Helly, 1995, p. 156-157, 163, 172 (« Le point fondamental est ici la base mathématique
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« carrés régulateurs » du cadastre, dans lesquels s’organisent les kléroi de chacune des seize cités, au regroupement de celles-ci en tétrades, tout l’univers thessalien se voit efficacement mis au pas de ce que le mot grec τετράς signifie : un « ensemble de quatre unités32 ». Sous l’image communément partagée de la Thessalie, on ne peut guère douter que Platon entendait faire resurgir le souvenir de ce grand réformateur – symbole même de la puissance et de la sagesse thessalienne – qui sut mettre à profit les procédés arithmétiques de duplication33 et les vertus cohésives du nombre quatre pour parfaire, de manière générale, l’unité thessalienne, et en particulier, l’harmonie et la maîtrise de la phalange hoplitique. Sur ce contexte sous-jacent, et par contraste avec les remarques plaisantes de Socrate sur la fuite et l’impermanence, de la sagesse d ’abord, et de sa propre mémoire ensuite34, les résonnances guerrières de la signification du nom de Ménon ressortent d’autant plus vivement : Ménon c ’est – ou du moins ce devrait être – « celui qui tient ferme, celui qui résiste avec courage et qui persiste dans son effort », μένειν. Parallèlement, comme pour mieux appuyer cette nomination initiale et souligner ce dont Ménon est intrinsèquement le porteur, et par son sang, et par son nom, un tissage de séquences phonico-syllabique en -μεν/μην/μον/μν/μαν- se met progressivement en place. À la suite adoptée par Aleuas, la “base quatre” »), 194, 245, 289, 297-298. Concernant plus particulièrement l’établissement d’une carte géographique sur base quatre, voir p. 175-178. Au moment d ’aborder son dernier chapitre sur l ’identification exacte du statut des Tagoi (chefs des kléroi), B. Helly (ibidem, p. 329) tient encore à insister de façon résomptive sur la dimension « non seulement politique et militaire mais aussi territoriale » de la réforme instituée par l ’archonte. 32 « L’organisation de la Thessalie définie par Aleuas était en vérité, c’est la conclusion qui s’impose, un ensemble, une tétrarchie de quatre éléments, qui étaient eux-mêmes des composés, des tétrades, de quatre sous-éléments, ceux-ci étant donc au nombre de seize, puisque quatre (sous-éléments ou “monades”) que multiplient quatre (tétrades) égalent seize » (Helly, 1995, p. 162 ; voir l’ensemble des p. 150-167 pour cette interprétation contextuelle du terme τετράς, en rapport avec la conception mathématique contemporaine de l’« unité »). 33 « Il est acquis, non seulement que le nombre fut c onçu par les Grecs, parallèlement au système de notation, c omme une pluralité d ’unités, mais encore que le procédé de multiplication fut anciennement la duplication réitérée » (Caveing, 1997, p. 211). 34 Platon, Ménon, 71 a 1-2 : κινδυνεύει ἐκ τῶνδε τῶν τόπων παρ’ ὑμᾶς οἴχεσϑαι ἡ σοφία, « j’ai bien peur que la sagesse n ’ait fui nos régions pour s ’en aller par chez vous » ; et 71 c 9-10 : οὐ πάνυ εἰμὶ μνήμων, ὦ Μένων, ὥστε οὐκ ἔχω εἰπεῖν ἐν τῷ παρόντι πῶς μοι τότε ἔδοξεν, « mon souvenir n ’étant pas très assuré, Ménon, je ne saurais te dire à présent ce q u’alors il m ’en sembla ».
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immédiate de ce développement sur la Thessalie, introduit par l’adresse initiale à Ménon, on observe en effet une organisation à quatre temps, introduite par la particule μέν (πρὸ τοῦ μὲν) à laquelle, sur un mode tyrtéen revisité, viennent faire écho une série de trois participes moyenspassifs en -όμενος : Platon, Ménon, 70 a 5-c 2
Tyrt. fr. 1, 11-26 A (= 12, 11-26 West)
{ΣΩ .} Ὦ Μένων , πρὸ τοῦ μὲν Θετταλοὶ εὐδόκιμοι ἦσαν ἐν τοῖς Ἕλλησιν καὶ ἐϑαυμάζοντο ἐφ’ ἱππικῇ τε καὶ πλούτῳ, [70 b 1] νῦν δέ, ὡς ἐμοὶ δοκεῖ, καὶ ἐπὶ σοφίᾳ, καὶ οὐχ ἥκιστα οἱ τοῦ σοῦ ἑταίρου Ἀριστίππου πολῖται Λαρισαῖοι. Τούτου δὲ ὑμῖν αἴτιός ἐστι Γοργίας· ἀφικόμενος γὰρ εἰς τὴν πόλιν ἐραστὰς ἐπὶ σοφίᾳ εἴληφεν Ἀλευαδῶν τε τοὺς πρώτους, ὧν ὁ σὸς [70 b 5] ἐραστής ἐστιν Ἀρίστιππος, καὶ τῶν ἄλλων Θετταλῶν. Καὶ δὴ καὶ τοῦτο τὸ ἔϑος ὑμᾶς εἴϑικεν, ἀφόϐως τε καὶ μεγαλοπρεπῶς ἀποκρίνεσϑαι ἐάν τίς τι ἔρηται, ὥσπερ εἰκὸς τοὺς [70 c 1] εἰδότας, ἅτε καὶ αὐτὸς παρέχων αὑτὸν ἐρωτᾶν τῶν Ἑλλήνων τῷ βουλομένῳ ὅτι ἄν τις βούληται, καὶ οὐδενὶ ὅτῳ οὐκ ἀποκρινόμενος. Ἐνϑάδε δέ, ὦ φίλε Μένων, τὸ ἐναντίον περιέστηκεν·
εἰ μὴ τετλαίη μὲν ὁρῶν φόνον αἱματόεντα, καὶ δηίων ὀρέγοιτ’ ἐγγύϑεν ἱστάμενος. ἡ δ’ ἀρετή, τόδ’ ἄεϑλον ἐν ἀνϑρώποισιν ἄριστον κάλλιστόν τε φέρειν γίνεται ἀνδρὶ νέωι. ξυνὸν δ’ ἐσϑλὸν τοῦτο πόληΐ τε παντί τε δήμωι, ὅστις ἀνὴρ διαϐὰς ἐν προμάχοισι μένηι νωλεμέως, αἰσχρᾶς δὲ φυγῆς ἐπὶ πάγχυ λάϑηται, ψυχὴν καὶ ϑυμὸν τλήμονα παρϑέμενος, ϑαρσύνηι δὲ πεσεῖν τὸν πλησίον ἄνδρα παρεστώς· οὗτος ἀνὴρ ἀγαϑὸς γίνεται ἐν πολέμωι. αἶψα δὲ δυσμενέων ἀνδρῶν ἔτρεψε φάλαγγας τρηχείας· σπουδῆι δ’ ἔσχεϑε κῦμα μάχης, αὐτὸς δ’ ἐν προμάχοισι πεσὼν φίλον ὤλεσε ϑυμόν, ἄστυ τε καὶ λαοὺς καὶ πατέρ’ εὐκλεΐσας, πολλὰ διὰ στέρνοιο καὶ ἀσπίδος ὀμφαλοέσσης καὶ διὰ ϑώρηκος πρόσϑεν ἐληλάμενος.
Le premier de ces participes, répondant à μέν, initie à mi-parcours un second moment (ἀφικόμενος γὰρ) ; les deux autres, structurant consécutivement les deux articulations prosodiques de l’énoncé final, viennent au contraire clôturer le passage par une fausse rime léonine (τῷ βουλομένῳ […], / ἀποκρινόμενος.), à laquelle s ’enchaîne immédiatement une seconde adresse : ὦ φίλε Μένων. Après cet ensemble cohérent, plusieurs clusters phonico-syllabiques vont se succéder autour du nom de Ménon jusqu’à ce q u’en 76 e 9, peu avant l ’exposé central de la théorie
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de la réminiscence, ce dernier soit enfin implicitement rapproché du verbe μένειν, à travers le double écho à l ’optatif de la forme à préverbe intensif περι-μένειν : περιμείναις suivi de π εριμένοιμ’ ἄν35 : 1er cluster (71 b-d) : ὧ Μένων ; συμπέμοναι ; Μένονα ; ἀπαγγέλλωμεν ; Μὴ μόνον γε ; μνήμων, ὧ Μένων ; ἀνάμνησον ; μὲν τοίνυν ἐῶμεν ; ὦ πρὸς ϑεῶν Μένων ; ἐψευσμένος ; μὲν ; 2e cluster (72 a 6-b 2) : ὧ Μένων ; σμῆνός ; κείμενον ; ὧ Μένων ; σμήνη ; ἐρομένου ; ἠρόμην ; 3e cluster (72 c 7-d 7) : ἀποκρινόμενον ; μανϑάνειν, οὐ μέντοι ; ἐρωτώμενον ; μόνον ; ὧ Μένων ; μὲν ; μὲν ; 4e cluster (73 c 8-74 b 6) : ἀναμνησϑῆναι ; μὴν ; ὧ Μένων ; προσϑήσομεν ; ὧ Μένων ; εἴποιμ᾿ἂν ; οὐ μόνον ; ὧ Μένων ; πεπόνϑαμεν ; ηὑρήκαμεν ; δυνάμεϑα ; δύναμαί πω ; Μανϑάνεις ; ὧ Μένων ; 5e cluster (75 a 3-76 b 5) : Οὐ μανϑάνεις ; ὧ Μένων ; Πάνυ μὲν οὖν ; ὃ μόνον ; ἑπόμενον ; μέν ; ὁ ἐρόμενος ; μὲν ; μὴ μόνον ; ὁ ἐρωτώμενος ; μανϑάνειν ; ὧ Μένων ; ἀναμνησϑεὶς ; κατακεκαλυμμένος ; ὧ Μένων ; διαλεγομένου.
À l’exception du second groupe centré sur le nom de l’« essaim »,
σμῆνος, ce q u’on peut immédiatement observer, à travers ce tissage
intermittent, c’est un entrelacement du nom de Ménon non seulement avec la particule μέν et les finales de participes moyens-passifs qui en reprennent le radical, mais aussi, essentiellement, avec des formes du verbe μανϑάνειν, avec les désinences actives de 3eP en -μεν et avec la famille de la « mémoire » représentée d’abord par l’adjectif μνήμων puis, dès avant que ne soit exposée l ’idée de l ’anamnesis, par trois formes successives du verbe ἀναμιμνῄσκω. Dans le c ontexte du dialogue, l ’ensemble significationnel qui en résulte acquiert une cohérence particulièrement incitative. D’entrée de jeu, ce que Socrate essaie d ’instiller à Ménon, par les mailles de son langage, ce n’est autre que la ligne directrice qui fonde le dialogue de bout en bout, à savoir la conviction q u’il a36 que l’acquisition du savoir (μανϑάνειν) est intimement liée à une forme particulière de mémoire, et que cela demande un effort c onstant dans 35 Pour la valeur intensive du préverbe περι-, voir Année, 2018a, n. 41, p. 26-28. 36 Outre l’affirmation réitérée que la vertu ne s’enseigne pas, je pense en particulier au devoir de chercher ce qu’on ignore qu’il défendrait contre tous : ὅτι δ’ οἰόμενοι δεῖν ζητεῖν ἃ μή τις οἶδεν βελτίους ἂν εἶμεν καὶ ἀνδρικώτεροι καὶ ἧττον ἀργοὶ […] περὶ τούτου πάνυ ἂν διαμαχοίμην, εἰ οἷός τε εἴην, καὶ λόγῳ καὶ ἔργῳ, « qu’à considérer qu’il faut rechercher ce q u’on ignore, on devient meilleur, plus courageux et moins paresseux […] pour cela je combattrai autant que j’en serai capable, par mes actions et mes discours » (Ménon 86 b 7-c 2).
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l’échange réussi d’un nous dialogique, d ’un nous διαλεκτικώτερον37. Tout cela sera dit clairement au moment de l’exposé de la théorie de l’anamnèse, mais on en trouve déjà la formulation avant même que Ménon ne propose sa première définition de la vertu, en 73 d 1. Socrate le prévient d ’emblée, la recherche de la vertu (comme de toute c onnaissance) demande un « effort » de « ressouvenir » qui doit nécessairement s ’enter dans le partage, dans l’intercommunication « avec » un interlocuteur, quel qu’il soit. Les expressions sont claires : d’un côté, πειρῶ (εἰπεῖν καὶ) ἀναμνησϑῆναι…, de l ’autre, καὶ σὺ μετ’ ἐκείνου (73 c 8-10). Plus loin, Socrate lui répétera encore, par deux fois, ne vouloir lui-même chercher que de c onserve avec lui : ἐϑέλω μετὰ σοῦ… συζητῆσαι (80 d 4), ἐϑέλω μετὰ σοῦ ζητεῖν (81 e 1). L’entreprise infra-linguistique qui se dessine ici ressemble fort à ce que Françoise Bader appelle à bon droit un processus de « liage » poïétique. Mais c ontrairement à ce que cette dernière a pu croire, Platon ne s ’est pas contenté, au gré de ses dialogues, d ’un « renouvellement mythique de la métaphore » en forgeant cinq mythes à partir d ’images et de figures traditionnelles telles que celles des Sirènes38. Le Ménon nous apporte la preuve q u’il a fait mieux que cela. S ’attachant à réinvestir l ’ancienne technique poïétique de la tradition indo-européenne, il la fait opérer, dès le début du dialogue, au niveau infra-syntaxique, dans la matière même du langage. Prenant pour modèle particulier la diction tyrtéenne qui a su réactiver de manière efficace la valeur holistique de la racine *men-, racine indo-européenne de la « pensée » sous toutes ses formes39, il 37 Cf. Ménon 75 d 2-4 : εἰ δὲ ὥσπερ ἐγώ τε καὶ σὺ νυνὶ φίλοι ὄντες βούλοιντο ἀλλήλοις διαλέγεσϑαι δεῖ δὴ πρᾳότερόν πως καὶ διαλεκτικώτερον ἀποκρίνεσϑαι, « mais lorsque, comme toi et moi en ce moment, deux amis ont l’envie de discourir l’un avec l’autre, il faut répondre d ’une manière plus douce et c onforme à l’échange dialogique ». 38 Cf. Bader, 1994, p. 28-29. Les cinq traitements de la métaphore du « liage » que celleci identifie sont ceux : des Sirènes, dans le mythe d ’Er de la République (x, 617 b), qui chantent du haut des huit anneaux emboîtés au bas du fuseau céleste de la Nécessité (pour la mécanique c ompliquée de ce « grandiose tableau cosmique », voir Macé, 2016, p. 69-77) ; de la chaîne d ’or du Théétète (153 c) ; de la chaîne de magnésie de l’Ion (533 d-e) ; des prisonniers de la Caverne, entravés par les « liens » (δεσμοί) de leur ignorance (République, vii, 514 a-519 d) ; et enfin, du chant ensorceleur des cigales dans le Phèdre (259 a). Sur la technique du « liage » en général, on peut voir en outre Bader, 1998, p. 123-129. 39 Rattachant étroitement la technique poïétique du « liage » au vieux syntagme indo-européen *woku ̯- men-, qui établissait un lien intrinsèque entre la « pensée » et le « langage », F. Bader (1994, p. 27) reconnaît un des renouvellements de cette formule héritée, dans
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élabore un véritable liage parénétique et incantatoire qui, non content de la μνήμη traditionnelle dont Socrate souligne d’emblée l’instabilité, appelle à un autre fonctionnement de la mémoire, l’ἀνάμνησις40. S’enchaînant directement à la structure à quatre temps qui accompagne l’invocation initiale de Ménon le Thessalien, le premier halo est en effet tout entier tendu vers l’exhortation que Socrate adresse à son interlocuteur pour lui demander un effort de ressouvenir : οὐ πάνυ εἰμὶ μνήμων (« je n’en ai pas moi-même le souvenir ») / ἀνάμνησον οὖν (« ressouviens-toi donc ! »). Mais comme l’indique explicitement le préverbe ἀνα- et le c ontraste avec la mémoire disparue de Socrate, il s’agit d’un ressouvenir qui doit puiser au plus profond de lui-même41. C’est là l’une des clés essentielles du dialogue : pour c onnaître l’ἀρετή et les modalités de son acquisition, Ménon doit commencer par faire l’effort d’une anamnèse qui ne porte pas seulement sur l’enseignement de Gorgias, c omme Socrate lui laisse d’abord croire (ἃ ἐκεῖνος ἔλεγεν, « ce que celui-ci a dit »), mais sur sa propre personne (αὐτὸς εἰπέ, « dis-le de la bouche de Ménon lui-même, au moment où celui-ci, en colère contre Socrate qu’il compare au poisson torpille, avoue sa double impuissance, celle de son âme et celle de sa bouche : ἀληϑῶς γὰρ ἔγωγε καὶ τὴν ψυχὴν καὶ τὸ στόμα ναρκῶ, καὶ οὐκ ἔχω ὅτι ἀποκρίνωμαί σοι, « oui, je me sens vraiment engourdi, et de bouche et d’âme, et me vois dans l’incapacité de te répondre » (80 b 1). L’autre renouvellement que celle-ci cite, à travers deux termes encore différents, est celui de l’Œdipe à Colone de Sophocle (v. 936) : τῷ νῷ ϑ᾿ὁμοίως κἀπὸ τῆς γλωσσῆς. Plus généralement, pour la triade pensée, parole, action dans la tradition héritée, voir Bader, 1999. La lecture intégrale du Ménon permet non seulement de corroborer cette juste vision, mais encore de lui donner une dimension, que son auteur ne mesurait pas, à l ’échelle de l’ensemble du dialogue : voir Année, 2018a. 40 Selon la propension caractéristique des dérivés en -μη à exprimer une notion « dans sa manifestation particulière ou occasionnelle », le « souvenir » exprimé par μνήμη « n’a d’existence que dans l’instant où il se présente à l’esprit ou à la parole qui mentionne » (Benveniste, 1964, p. 37). Si c omme M. Simondon le prétend (1982, p. 83-85), « μνήμη s’attache à une certaine forme d ’ἀρετή », il s ’agit donc d ’une ἀρετή marquée au sceau de la fragilité. Avec l ’anamnèse, il se pourrait que Platon ait entendu rétablir le phénomène psycho-physique de la mémoire dans sa toute-puissance, telle que celle-ci trouvait à s’exprimer, pour les anciens aèdes, à travers les notions-entités « Muses » et « μένος » : dans un article où il montre que la c onception « emic » (ou indigène) du phénomène de la mémoire correspondait fondamentalement à une globalité psycho-physique indivise qui, par-delà toute dichotomie entre les domaines du rationnel et de l’irrationnel, participait du même processus vital et spirituel que la respiration, E. Bakker (2008, p. 76) parvient à la c onclusion magistrale que la Muse était au poète la même source d ’énergie psycho-physique que l’était au guerrier sur le champ de bataille le μένος répandu dans les φρένες. 41 Pour la valeur du préverbe ἀνα-, voir Année, 2018a, n. 53, p. 38 ; n. 106, p. 64 ; n. 144, p. 82-83.
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toi-même, par toi-même »). Tout se passe c omme si le tissage phonicosyllabique du discours socratique invitait Ménon à se ressouvenir de son propre nom et de ses origines, en prêtant pour cela attention au réseau sonore et rythmique auquel ce nom appartient et qui lui c onfère une signification globale complexe propre à le conduire tout droit vers l’ἀρετή. Or ce tissage est d’autant plus nécessaire que Ménon, comme le dénonce de façon plaisante le second cluster, y semble tout à fait rétif. En faisant s’entrecroiser deux adresses successives à Ménon et deux formes au singulier puis au pluriel du nom de l’« essaim », σμῆνος et σμήνη, il résonne en effet comme un véritable avertissement. Ménon vient de donner sa première définition de la vertu, en proposant une énumération potentiellement illimitée de vertus banales et particulières qui n’est pas sans évoquer, sous une forme inverse et dénaturée, celle du priamel de Tyrtée que j’ai évoquée en c ommençant. Platon, Ménon, 71 e 1-72 a 5 {ΜΕΝ.} Ἀλλ’ οὐ χαλεπόν, ὦ Σώκρατες, εἰπεῖν. Πρῶτον μέν, εἰ βούλει ἀνδρὸς ἀρετήν, ῥᾴδιον, ὅτι αὕτη ἐστὶν ἀνδρὸς ἀρετή, ἱκανὸν εἶναι τὰ τῆς πόλεως πράττειν, καὶ πράττοντα τοὺς μὲν φίλους εὖ ποιεῖν, τοὺς δ’ ἐχϑροὺς κακῶς, καὶ αὐτὸν εὐλαϐεῖσϑαι μηδὲν τοιοῦτον παϑεῖν. Εἰ δὲ βούλει γυναικὸς ἀρετήν, οὐ χαλεπὸν διελϑεῖν, ὅτι δεῖ αὐτὴν τὴν οἰκίαν εὖ οἰκεῖν, σῴζουσάν τε τὰ ἔνδον καὶ κατήκοον οὖσαν τοῦ ἀνδρός. Καὶ ἄλλη ἐστὶν παιδὸς ἀρετή, καὶ ϑηλείας καὶ ἄρρενος, καὶ πρεσϐυτέρου ἀνδρός, εἰ μὲν βούλει, ἐλευϑέρου, εἰ δὲ βούλει, δούλου. Καὶ ἄλλαι πάμπολλαι ἀρεταί εἰσιν, ὥστε οὐκ ἀπορία εἰπεῖν ἀρετῆς πέρι ὅτι ἐστίν· κ αϑ’ ἑκάστην γὰρ τῶν πράξεων καὶ τῶν ἡλικιῶν πρὸς ἕκαστον ἔργον ἑκάστῳ ἡμῶν ἡ ἀρετή ἐστιν, ὡσαύτως δὲ οἶμαι, ὦ Σώκρατες, καὶ ἡ κακία.
Tyrt. fr. 1, 1-9 (priamel) + 43-44 A (= fr. 12, 1-9 + 43-44 West) οὔτ´ ἂν μνησαίμην οὔτ´ ἂν λόγωι ἄνδρα τιϑείμην οὔτε ποδῶν ἀρετῆς οὔτε παλαισμοσύνης, οὐδ´ εἰ Κυκλώπων μὲν ἔχοι μέγεϑός τε βίην τε, νικώιη δὲ ϑέων Θρηΐκιον Βορέην, οὐδ´ εἰ Τιϑωνοῖο φυὴν χαριέστερος εἴη, πλουτοίη δὲ Μίδε‿ω καὶ Κινυρέ‿οιο μᾶλλον, οὐδ´ εἰ Τανταλίδε‿ω Πέλοπος βασιλεύτερος εἴη, γλῶσσαν δ´ Ἀδρήστου μειλιχόγηρυν ἔχοι, οὐδ´ εἰ πᾶσαν ἔχοι δόξαν πλὴν ϑούριδος ἀλκῆς· οὐ γὰρ ἀνὴρ ἀγαϑὸς γίνεται ἐν πολέμωι εἰ μὴ τετλαίη μέν ὁρῶν… […] ταύτης νῦν τις ἀνὴρ ἀρετῆς εἰς ἄκρον ἱκέσϑαι πειράσϑω ϑυμὸν μὴ μεϑιεὶς πόλεμον·
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« Ménon : Eh bien ce n ’est pas difficile à dire, Socrate. Tout d’abord, si tu veux entendre la vertu d ’un homme, il est facile de répondre que la vertu d ’un homme consiste à être capable d’agir dans les affaires de sa cité, et grâce à cette activité, de faire du bien à ses amis, du mal à ses ennemis, tout en se préservant soi-même de rien subir de mal. Mais si tu veux parler de la vertu d’une femme, ce n ’est pas difficile à expliquer : la femme doit bien gérer sa maison, veiller à son intérieur, le maintenir en bon état et obéir à son mari. Et il y a aussi une autre vertu pour l’enfant, et pour la fille et pour le garçon, que tu les veuilles libres ou que tu les veuilles esclaves. Et il y a encore une multitude d’autres vertus, de sorte q u’on n’est pas en mal pour trouver à dire ce qu’est la vertu. Car, pour chaque forme d’activité et pour chaque âge, face à chaque action qui incombe à chacun de nous, il y existe une vertu, comme je crois, Socrate, qu’il existe aussi un vice. »
« Ni mémoire ne ferais, ni d’homme au sceau de mon langage n ’instituerais ni pour l’excellence de ses pieds, ni pour son excellence de lutteur, ni même si, des Cyclopes ayant grandeur et force violente, il triomphait, en promptes envolées, du Thrace Boréas, ni même si, par inhérente nature plus charmant que Tithônos, il avait plus en richesse que Midas et Kinyïras davantage, ni même si, plus authentique roi que Pélops le Tantalide, il avait d ’Adrastos la si melliférante langue, ni même ayant en tout réputation, à moins qu’il n’ait la résistance véhémente Car on est homme en rien valant dans le combat tant qu’on n’a pas le cran… […] Que tout homme, donc, de l’excellence que voilà, atteigne le sommet ! en son ardeur soi-même s’éprouvant, et l’œuvre de guerre jamais ne relâchant ! »
Au lieu d’une liste d’ἀρεταί négatives clôturée par une exhortation positive à la seule ἀρετή qui soit, il dresse une liste positive et propre à se poursuivre à l’infini. C ’est Socrate qui se charge donc d’en offrir le terme en lui opposant un anti-modèle qui n ’est autre que Ménon lui-même, anti-modèle de son propre nom : au lieu du μένων authentique qu’il devrait être, parangon de la résistance et de l’effort, Socrate lui renvoie l’image sonore d’un μένων-σμῆνος, d’un « μένων-essaim », incarnant l’idée contraire, et normalement incompatible avec son nom, de « dispersion » et de « prolifération ». Suit une nouvelle exhortation, commandée cette fois par l’impératif du verbe πειράομαι pour encourager Ménon à « s’essayer », à « s’efforcer », dans une nouvelle définition.
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La seconde définition de Ménon a beau réduire l’énumération aux quatre vertus cardinales que Platon reconnaît dans les Lois42, elle n ’en reste pas moins marquée par la même dispersion puisque, Ménon ne parvient pas à en exprimer le principe unitaire – principe unitaire, soit dit en passant, sur la voie duquel le nombre quatre aurait cependant pu le mettre. Comme la définition précédente, elle est donc suivie d ’une exhortation à l’effort avec le même impératif πειρῶ « essaie », « efforcetoi » – une forme d ’impératif actif et personnel (ici la 2eS) qui pourrait être un écho à la forme moyenne et impersonnelle πειράσϑω que Tyrtée, de son côté, emploie à la fin de son fr. 1 pour conduire son auditoire vers le sommet de l’ἀρετή. Mais à la différence de la première exhortation de Socrate, qui s’insérait dans l’un des clusters phonico-syllabiques en -μενet associait au verbe « dire » le verbe du « ressouvenir » (πειρῶ εἰπεῖν καὶ ἀναμνησϑῆναι), cette seconde exhortation se caractérise au c ontraire par un estompage temporaire du tissage sonore et par la disparition du verbe ἀναμιμνῄσκω (πειρῶ εἰπεῖν)43. À la place, Socrate renvoie d’abord indirectement son interlocuteur à la question même qui inaugure le dialogue : alors que Ménon demandait Ἔχεις μοι εἰπεῖν, ὦ Σώκρατες […] (70 a 1), Socrate lui rétorque ici […] ὦ Μένων, ἔχοις ἂν εἰπεῖν… (75 a 4). Mais c omme on le voit, outre que l’ordre des propositions est inversé, que les rôles discursifs sont échangés, l’imperfectif ἔχεις est 42 Cf. Ménon, 74 a 4-5 : Ἡ ἀνδρεία τοίνυν ἔμοιγε δοκεῖ ἀρετὴ εἶναι καὶ σωφροσύνη καὶ σοφία καὶ μεγαλοπρέπεια καὶ ἄλλαι πάμπολλαι. La « générosité » (μεγαλοπρέπεια) fait ici office d’intruse puisqu’elle ne figure ni dans les deux variantes de la liste canonique à cinq termes du Protagoras (330 b : la « connaissance », ἐπιστήμη ; la « justice », δικαιοσύνη ; le « courage », ἀνδρεία ; la « tempérance », σωφροσύνη ; et la « piété », ὁσιότης / 349 b : le « savoir-faire », σοφία ; la « tempérance », σωφροσύνη ; le « courage », ἀνδρεία ; la « justice », δικαιοσύνη ; et la « piété », ὁσιότης), ni dans la liste quaternaire des Lois (i, 631 d 5-c 1) qui rappelle celle des propriétés inhérentes à une bonne cité de la République (iv, 427 e) : la « sagesse », φρόνησις ; la « tempérance », σώφρων ψυχῆς ἕξις ; la « justice », δικαιοσύνη ; et le « courage », ἀνδρεία. Pour l’idée moins d’« unité » que de « biconditionnalité » ou d ’« identité » indirecte de ces vertus, voir Vlastos, 1973 (p. 224 et 232) et 1994, et Ildefonse, 1997, p. 46. 43 L’opposition aspectuelle entre le présent λέγειν et l ’aoriste εἰπεῖν, c onstruits en complément d’une forme injonctive de πειρᾶσϑαι, est en tout point similaire à celle qui caractérise la paire minimale ἔχεις λέγειν / ἔχεις εἰπεῖν (cf. n. 26, p. 197). Selon O. Mortier-Waldschmidt (2000, p. 140-142) la nuance est peut-être celle de la valeur (d’effort) d’« accomplissement » que l’aoriste εἰπεῖν semble pouvoir prendre. Ce qui corrobore parfaitement la démonstration menée par Joubaud, Lallot & Wakker (2000), p. 141 : dans le contexte de modalité volontative impliquée par le verbe de c ommande, les infinitifs aoristes « visent plutôt l’accomplissement d ’un acte singulier (valeur d ’effectuation) » et font tendre l ’idée d’« essai » vers l ’obtention d ’un résultat.
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ici remplacé par un optatif ἔχοις, dont la valeur de potentialité semble c ontenir les accents inquiétants d’un irréel44. Dans le dernier cluster, qui commence précisément à ce moment et où le tissage se fait plus lâche que dans les précédents, la définition de la figure (σχῆμα) que Socrate donne en exemple à Ménon, retentit alors, par sa c onstruction en symétrie assonantique, comme un sursaut tyrtéen, auquel l’impératif de 3eS en -τω, typiquement parénétique, suivi de la préposition γάρ, semble donner le signal : ἔστω γὰρ δὴ ἡμῖν τοῦτο σχῆμα […], « que la figure soit donc pour nous ceci […] ! ». Comme nombre des distiques élégiaques de Tyrtée – dont le plus représentatif est celui qui introduit le fr. 3 Année45 –, l’énoncé repose sur une rime annulaire parfaite qui, en élaborant une sorte de circularité interne, lui confère la force persuasive d’un énoncé objectif autonome : ὃ μόνον et ἑπόμενον se revoient l’un à l’autre, d ’un bout à l’autre de l’énoncé, comme τεϑνάμεναι et μαρνάμενον dans le distique tyrtéen. Platon, Ménon, 75 b 10-11 …τοῦτο σχῆμα,
Tyrt. fr. 3, 1-2 A (= 10, 1-2 West) τεϑνάμεναι γὰρ καλὸν |T ἐπὶ προμάχοισι
ὃ μόνον τῶν ὄντων τυγχάνει / χρώματι πεσόντα ἀεὶ ἑπόμενον. ἄνδρ´ ἀγαϑὸν περὶ ἧι | πατρίδι μαρνάμενον ·
L’effet produit est cependant contraire à celui escompté puisqu’au lieu d’adopter le bon côté du μένειν, l’effort de résistance qui porte vers un but, Ménon reste résolument du mauvais côté, celui de la résistance obstinée qui empêche d’avancer. Socrate poursuit néanmoins son tissage sous-jacent en élaborant peu après un nouveau système d’échos symétriques autour de la définition de ce q u’il c onsidère c omme l’essence de l’intercommunication dialogique – l’écoute de l ’autre – et q u’il nomme 44 Irréel qui finit, en effet, par s’avérer dans toute son irrémédiabilité, dans la c onclusion même que Socrate formule au passé à la fin du dialogue (Ménon, 99 e 4-6) : εἰ δὲ νῦν ἡμεῖς ἐν παντὶ τῷ λόγῳ τούτῳ καλῶς ἐζητήσαμέν τε καὶ ἐλέγομεν, ἀρετὴ ἂν εἴη οὔτε φύσει οὔτε διδακτόν, […], « Quant à nous, en réalité, si nous avions cherché et si nous nous étions exprimé de belle façon tout au long de ce discours que nous avons tenu, il en serait de la vertu q u’elle n ’advient ni de nature ni par l ’enseignement, […] ». Compte tenu du pouvoir naturellement « dissociatif » de l’optatif (cf. n. 23, p. 196) et de la valeur disruptive qui caractérise la formule à l ’aoriste ἔχεις εἰπεῖν (cf. n. 26, p. 197), on mesure ici toute la violence désespérée du renversement effectué par Socrate et l’intensité de l’effort qu’il souhaiterait (ou eût souhaité) obtenir. 45 Cf. Année, 2017, p. 660-679.
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τὸ διαλεκτικώτερον46. Deux ensembles se succèdent, s’ouvrant chacun par la particule μέν et se refermant respectivement sur les participes substantivés ἐρόμενος et ἐρωτώμενος : εἰ μέν γε… ὁ ἐρόμενος / Ἐμοὶ μέν… μὴ μόνον… ὁ ἐρωτώμενος (75 c 9-d 7).
Muré dans son obstination, Ménon continue de ne rien y entendre. La nouvelle définition de la figure que Socrate lui soumet ne lui convient pas davantage et le dialogue achoppe encore une fois. Ὑϐριστής γ᾿εἶ, ὦ Μένων, s’écrie Socrate, « Mais que tu es insolent, Ménon ! ». Cette exclamation sonne la fin d’un premier acte où viennent momentanément mourir les derniers échos du tissage sonore en -μεν-, avec, pour points d’orgue, la négation de la dernière des trois occurrences du verbe ἀναμιμνῄσκω, et la forme remarquable par sa longueur et par sa géminée du participe parfait κατακεκαλυμμένος. {ΣΩ.} Ὑϐριστής γ’ εἶ, ὦ Μένων· ἀνδρὶ πρεσϐύτῃ πράγματα προστάττεις ἀποκρίνεσϑαι, αὐτὸς δὲ οὐκ ἐϑέλεις ἀναμνησϑεὶς εἰπεῖν ὅτι ποτε λέγει Γοργίας ἀρετὴν εἶναι. {ΜΕΝ.} Ἀ λλ’ ἐπειδάν μοι σὺ τοῦτ’ εἴπῃς, ὦ Σώκρατες, ἐρῶ σοι. {ΣΩ.} Κἂν κατακεκαλυμμένος τις γνοίη, ὦ Μένων, διαλεγομένου σου, ὅτι καλὸς εἶ καὶ ἐρασταί σοι ἔτι εἰσίν. « Socr. – Mais que tu es insolent, Ménon ! tu mets un homme d’âge au défi de te répondre alors que tu ne daignes pas toi-même me dire, en creusant dans tes souvenirs, ce que Gorgias peut bien raconter de la vertu ! Mén. – Je ne te le dirai, Socrate, que lorsque tu m ’auras répondu. Socr. – Même entièrement couvert d’un voile, ô Ménon, quiconque saurait, à t’entendre dialoguer, que tu es beau et qu’il y aura toujours pour toi des amoureux. » (Platon, Ménon 76 a 9-b 5)
Celui q u’un voile intégral dérobe à la vue, s ’entrave aussi lui-même dans sa propre vision des choses : Ménon, qui ne veut pas faire l’effort de se ressouvenir en lui-même (αὐτὸς δὲ οὐκ ἐϑέλεις ἀναμνησϑεὶς εἰπεῖν), ne sait manifestement pas se voir lui-même. Au jeu du dérobement, est pris qui croyait prendre. Et ce, d’autant plus, que ce soudain emploi du participe composé κατακεκαλυμμένος, aussi rare que culturellement 46 Cf. Ménon, 75 d 2-4. Sur « les deux manières de “dire” », celle qui convient à l’échange dialogique et qui se fonde sur ce que l’interlocuteur reconnaît lui-même savoir (ὧν ἂν προσομολογῇ εἰδέναι ὁ ἐρωτώμενος, 75 d 5-6), et celle qui l ’empêche au c ontraire, sur le mode « tyrannique », voir Mortier-Waldschmidt, 2000, p. 121-123.
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marqué47, à l’intérieur de ce qui c onstitue une invitation érotique de Socrate, aussi brève et allusive soit-elle, nous dit autre chose : c ’est que cet avertissement sonne en même temps le coup d ’envoi d ’un processus initiatique implicite dont Ménon n ’a pas c onscience. Au terme de cette première étape du dialogue, il devient donc clair que le problème est moins fondamentalement celui de la vertu que celui du dire ensemble, ou plus exactement celui d’un ressouvenir qui permettrait de mieux dire ensemble. La série des clusters en -μεν/μην/ μον/μν/μαν- rassemblées autour des adresses à Ménon est en effet tout entière tendue vers un effort d’anamnèse. Elle sous-tend une exhortation larvée à faire l ’effort d’un ressouvenir destiné à être partagé pour servir de moteur au dialogue et de tremplin vers la c onnaissance. Mais mise à rude épreuve par un interlocuteur rétif, celle-ci en vient à s ’essouffler. C’est ce que suffit à montrer, à l’intérieur même du tissage sonore, l’évolution pour ainsi dire « tragique » des trois premiers emplois du verbe ἀναμιμνῄσκω. À l’expression simple d ’un impératif factitif à valeur fortement directive (ἀνάμνησον οὖν με), succède en effet deux formes nominales du verbe, d’abord l’infinitif passif ἀναμνησϑῆναι, en dépendance directe de l ’impératif πειρῶ : πειρῶ εἰπεῖν καὶ ἀναμνησϑῆναι ; puis le participe passif ἀναμνησϑείς qui, quant à elle, ne se trouve plus, qu’en dépendance lâche d’une forme d’imperfectif présent exprimant un constat négatif : οὐκ ἐϑέλεις ἀναμνησϑεὶς εἰπεῖν, « tu ne daignes pas t’exprimer en creusant tes souvenirs ». (Dé)gradation des trois premiers emplois du verbe ἀναμιμνῄσκω – 71 c 10 : ἀνάμνησον οὖν με πῶς ἔλεγεν – 73 c 7 : πειρῶ εἰπεῖν καὶ ἀναμνησϑῆναι τί αὐτό […] – 76 b 1 : αὐτὸς δὲ οὐκ ἐϑέλεις ἀναμνησϑεὶς εἰπεῖν ὅτι ποτε […]
À la gradation négative des trois premières occurrences du verbe ἀναμιμνῄσκω, s’ajoute la déplétion du procès verbal, soulignant ainsi que l’exhortation menée en basse continue par Socrate est en train de s’essouffler. Ménon, s’obstinant à ne pas l’entendre, Socrate est contraint à devenir plus explicite. Comme pour anticiper le passage à la prochaine étape, à ce moment du dialogue où précisément résonnent entre elles les séquences -μεν- du triptyque κατακεκαλυμμένος / ὧ Μένων / 47 Cf. Année, 2018a, p. 37-38.
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διαλεγομένου, il laisse d’abord transparaître la dimension érotique de son discours : καλὸς εἶ καὶ ἐρασταί σοι ἔτι εἰσίν. Ce n’est qu’ensuite,
après avoir expressément demandé à Ménon, avec les mots de Pindare, de c omprendre ce que son discours signifie (σύνες ὅ τοι λέγω), qu’il lui montre où il veut en venir : ἀ λλ’ εἰ περιμείναις τε καὶ μυηϑείης, « si seulement tu pouvais endurer de rester et de te laisser initier ». Le rapprochement avec le verbe μένειν n’est que trop clair et l ’optatif περιμείναις, que Ménon reprend immédiatement en chœur (Ἀλλὰ περιμένοιμ’ ἄν), contient les mêmes résonnances tragiques de l’irréel que celui qu’on a vu en 75 a 4 (ἔχοις ἂν εἰπεῖν). L’adjectif « tragique », que je viens d’employer pour la deuxième fois, est en effet le terme approprié, puisque c ’est ainsi que Socrate qualifie lui-même la troisième définition de la figure qu’il vient tout juste de composer, pour complaire à Ménon, sur le mode gorgien et sur fond de théorie empédocléenne : Τραγικὴ γάρ ἐστιν, ὦ Μένων, ἡ ἀπόκρισις. Or il ne faut pas s’y laisser prendre. Le « tragique » de cette définition, qui convient enfin à Ménon, ne réside pas seulement dans sa forme48. Il est aussi, et peut-être surtout, dans ce qu’elle trahit du rapport de Ménon au langage. Non seulement celui-ci ne se rend pas c ompte qu’il est résolument mal nommé, q u’il est un Μένων qui ne sait pas περιμένειν, mais plus grave encore, il n ’a manifestement pas c onscience de ne pas savoir entendre ni employer le langage autrement que selon les dangereuses conventions qui sont à la mode chez les sophistes et les kalloi kagathoi de son espèce. Le fait que la nouvelle définition de Socrate se compose d’une succession d’unités iambo-trochaïques libres du type de celles qui sont largement employées dans la poésie dramatique et chez Pindare n ’est certainement pas un hasard. Plusieurs c ombinaisons sont possibles, mais on peut toujours y reconnaître des unités interprétables en termes de péons, de dipodies trochaïques syncopées, ou de dochmiaques49. 48 Cf. Croiset, 1923, p. 243, n. 3 : « [La définition] de la figure avait la précision sèche de la géométrie ; celle-ci a la grandiloquence obscure de la tragédie ». Dans le même sens, voir Bluck, 1961a, qui rejette l’interprétation du « tragique » proposée par Grimal (1942) comme contraire à la vérité mathématique. Pour une interprétation « stratégique » des trois définitions de la figure, en termes de « règles dialectiques » inhérentes aux « dramatis personae » que sont les deux protagonistes, voir Ebert, 2007a. 49 Au sein des strophes majoritairement glyconiennes de Pindare, se mêlent parfois des unités créto-péoniques dont il a été souligné qu’elles pouvaient se confondre avec des dipodies
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MAGALI ANNÉE ἔστιν γὰρ χρόα / (h) ἀπορροὴ / σχημάτων / ὄψει / σύμμετρος καὶ / (h) αἰσϑητός.
/ / / / / (unités créto-péoniques ou dipodies trochaïques syncopées q u’on retrouve toutes chez Pindare)
ἔστιν γὰρ χρόα / (h) ἀπορροὴ / σχημάτων ὄψει / σύμμετρος καὶ (h) αἰ / σϑητός.
/ / / / (ensemble de quatre séquences assimilables à des dochmiaques terminées par un trochée conclusif) (Platon, Ménon, 76 d 4-5)
Quelle que soit l’interprétation métrique exacte q u’il faille donner à cet énoncé – si tant est même que Platon ait voulu lui en donner une – ce qui compte peut-être le plus, c’est qu’il repose en outre sur deux hiatus remarquables, faisant s’entrechoquer chacun deux sons vocaliques identiques en /a/, χρόα (h) ἀπορροὴ d’une part, καὶ (h) αἰσϑητός d’autre part, le premier venant c ompléter le jeu par une assonance rimée -ρόα/-ροὴ. Il n’est pas impossible qu’il y ait là une allusion aux techniques mises à la mode par les praticiens de la Nouvelle Musique, p uisqu’en particulier l ’un d’entre eux, Timothée de Milet, était connu pour ses expériences phoniques et ses jeux d’hiatus50. Qu’il en soit ainsi ou non, la facture rythmique de l’ensemble, qui donnait un tour enjoliveur aux propos empédocléens, ne pouvait que résonner familièrement à l’oreille d’un jeune aristocrate cultivé et habitué des milieux sophistiques comme l’était Ménon. En c oncluant que cette définition est pourtant la plus mauvaise des trois, tout se passe donc c omme si Socrate attendait de Ménon q u’il trochaïques syncopées (cf. Puech, 1922, p. 90 à propos de la Cinquième Pythique). À titre d’exemple, voici le type d ’associations relativement libre q u’on rencontre dans la Septième Néméenne : , , , . Les péons-crétiques sont des unités rythmiques entrant principalement dans la composition des péans hymniques en l ’honneur d’Apollon. On en compte neuf formes qui toutes peuvent être ramenées à un crétique : péon premier ( , avec résolution possible de la longue eu deux brèves : ) ; péon quatrième ( , avec résolution possible de la longue eu deux brèves : ) ; crétique ( , avec résolution possible des longues eu deux brèves : ; ; ) ; pentabraque ( ). La « syncopation », correspond au réagencement temporel de séquences , , , pour les faire correspondre à des dipodies (ou mètres) iambiques ou trochaïques, voir Steinrück, 2007, p. 98-101. Pour la question compliquée des dochmiaques, séquences iambo-trochaïques libres qu’on trouve dans la poésie dramatique et chez Pindare, voir West, 1982, p. 62 et 68 et Andreatta, 2014. 50 Pour l’importance de l’hiatus et des « échos sonores ou phoniques » dans le dithyrambe Les Perses de Timothée, voir Steinrück, 2007, p. 115-117, plus généralement, pour « le langage de la Nouvelle Musique » tel qu’il est représenté par Timothée, voir Le Ven, 2014, p. 150-188.
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dépasse non seulement un certain usage conventionnel du langage qui finit par dénaturer les mots, mais aussi une certaine habitude à l’égard de l ’enchaînement prosodique et rythmique de ceux-ci dans un énoncé51. Pour revenir au langage selon sa nature et selon le rythme qui lui est inhérent, Socrate laisse clairement entendre qu’il faut en passer par une initiation52. « Si seulement tu pouvais endurer de rester et de te laisser initier », ἀλλ’ εἰ περιμείναις τε καὶ μυηϑείης. L ’initiation dont il s ’agit à l ’évidence, et qui demande de περιμένειν, n’est pas seulement celle des Mystères avant lesquels, nous dit Socrate, Ménon a prévu de quitter Athènes53. S’il est vrai qu’il faut prendre au sérieux l’existence d’un « culte érotique » de Socrate fondant une pratique philosophico-religieuse authentiquement initiatique54, l’allusion aux amoureux de Ménon n’est pas sans 51 Comme le rappelle très bien M. Patillon dans sa riche introduction au traité sur Les Catégories du styles d ’Hermogène (2012, p. liv-lv), « les schémas métriques qui organisent le rythme de la prose sont conventionnels », de sorte que tout auditeur était en mesure d’« organise[r]mentalement la chaîne parlée selon une forme c onventionnelle ». Pour des remarques sur la cursivité prosaïque des séquences trochaïques (dont on sait qu’Euripide sut faire usage), voir ibidem, p. lx-lxi. Platon ne se contenterait donc pas de dénoncer la dénaturation, par ses contemporains, du sens des mots. Il condamnerait aussi cette attitude c onventionnelle à l’égard de la sumplokè prosodique, qui mène à la négligence linguistique. D ’où la nécessité de refonder la signification par un ordonnancement phonico-syllabique sous-jacent qui bouleverse l’ordre de la syntaxe conventionnelle en conférant au langage une propriété qu’on pourrait appeler « macroscopique » – au sens que la physique des particules et des molécules donne à cette expression, à savoir une sorte de comportement collectif global de ses sous-structures. Comme l’ordre alphabétique, qui suppose une juste association des graphèmes aux phonèmes, a fini par s’imposer à date tardive (iie siècle p. C.) c omme « mnemonic facilitator » (Vatri, 2015, p. 769-770), il est vraisemblable que Platon, pour qui les constituants phoniques de la langue représentaient le principe organisateur de tout savoir (cf. Philèbe 17 b 6-18 d 2) ait c onçu un tel ordonnancement de son discours comme propre à activer chez ses auditeurs un certain fonctionnement de la mémoire. 52 À propos de la mission fondamentalement « mystagogique » que Platon a conférée à ses dialogues à travers le personnage de Socrate, voir Adams, 2016, l’initiation ne visant à aucune révélation, mais à une quête ininterrompue de la connaissance. 53 Pour les circonstances politiques de la venue historique de Ménon à Athènes vers 404, voir Morrison & Wade-Gery, 1942. 54 À travers une lecture à deux niveaux de la version que Xénophon donne du Banquet, J.-L. Périllié (2015) identifie une pratique initiatique très sérieuse, liée à l’existence d’un culte érotique, « qui c oncernait à la fois les membres du cercle socratique et ceux qui voulaient entrer dans ce qu’il convient d’appeler une sorte de secte philosophico-religieuse ». Puisque dans le Phèdre (252 c), le délire amoureux est explicitement associé, en tant qu’adjuvant, à l’effort de réminiscence, on peut en déduire que l’anamnèse devait occuper dans cette pratique un rôle de premier ordre. C ’est cette « pratique occulte
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importance. Si de surcroît, c omme cela a bien été souligné, on songe au rapport intrinsèque que les dialogues platoniciens établissent entre la nature d ’Éros et celle du λέγειν55, le langage a des chances d ’être ici fondamental. Les analyses qui précèdent, d ’une part, et le c ontexte de la citation pindarique, d’autre part – qui sonne comme une anticipation de la seconde, par laquelle Socrate va introduire la théorie de la réminiscence – permet de suggérer qu’il s’agit d’une expérience initiatique d’ordre linguistique intimement liée à une expérience d’introspection anamnétique. Si, pour cette expérience, tout porte à croire que Platon entendait user de la diction tyrtéenne comme d’un adjuvant et d’un modèle, reste à savoir en quel sens exactement et dans quelle proportion. De l ’espace initiatique expérimental qui va s ’ouvrir avec l ’exposé de la théorie de l’anamnèse, il ressort que les accents de la diction tyrtéenne ne se c ontentent pas d ’avoir un simple rôle d ’adjuvant. L ’analyse intégrale du Ménon permet de montrer qu’il ne se constitue pas seulement des voix de ses quatre personnages (Socrate, Ménon, l’esclave de Ménon, Anytos). Quatre autres voix de poètes le surplombent : deux, par citations interposées, Pindare et Théognis, et deux autres en voix off, Tyrtée et, bien sûr, Platon lui-même – ou pour respecter l’ordre, selon la façon droite de parler, Platon en premier lieu et Τυρταῖος le quatrième56.
Magali Année Savoirs, Textes, Langages (STL), UMR 8163
des plus compromettantes » qui expliquerait, selon J.-L. Périllié (ibidem, p. 123), que « Xénophon et Platon [aie]nt été amenés à rédiger deux œuvres intitulées Symposion ». Pour le rôle d’Éros dans la pensée philosophique de Platon et son entrelacement à toute une terminologie mystérique, voir Gómez Iglesias, 2016. 55 Cf. Howland, 1998, p. 152-158 (qui établit un lien entre le Banquet et le Cratyle) ; Bailey, 2016, p. 372 ; Année, 2017, p. 292-294. 56 Pour en prendre la mesure, voir Année, 2018a.
PLATON LECTEUR DE THÉOGNIS DANS LE MÉNON (95 D – 96 B7) À propos de l’apprentissage de la vertu
INTRODUCTION
Dans le Ménon, Socrate, après sa discussion avec Anytos à propos de l’existence de « maîtres de vertu », présentant les conclusions du raisonnement c onduit jusqu’à ce point et q u’Anytos, furieux, ne veut pas continuer, retourne s ’entretenir avec le personnage de Ménon. Il lui demande alors s’il y a, parmi ses compatriotes Thessaliens (eux aussi disciples de son maître Gorgias, venu en Thessalie pour enseigner), des honnêtes hommes qui pensent être des « maîtres de vertu » et qui soutiennent que la vertu peut s’enseigner. Comme on le sait, en effet, la discussion précédente s ’appuyait sur l ’affirmation d ’Anytos selon laquelle chaque citoyen honnête d ’Athènes pourrait être un « maître de vertu » meilleur que les sophistes. Elle avait conduit à la conclusion que, même dans le passé, il n’y avait pas eu de « maîtres de vertu », puisque même des personnages éclairés, comme Périclès ou Thucydide, n’avaient pas été capables de transmettre ces vertus à leurs propres enfants. Ménon répond à Socrate que personne dans l’entourage de Gorgias ne pense être un « maître de vertu », pas plus d’ailleurs que Gorgias lui-même, mais que certains croient que la vertu peut s’enseigner et d’autres non. C’est à ce moment que Socrate cite les vers de Théognis afin de montrer que, en ce qui concerne le statut de la vertu, tous les sophistes se trouvent dans la même situation d ’incertitude que le célèbre poète de Mégare. Les deux brèves citations des Poèmes élégiaques rapportées par Socrate l’une à la suite de l’autre (i, 33-36 ; 434-438) ne sont pas des cas isolés dans les dialogues platoniciens, car on trouve un autre
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passage des Poèmes élégiaques dans les Lois (630 a 4-5)1, mais elles sont les plus connues et les plus discutées. De prime abord, lorsqu’elles sont ainsi comparées, elles semblent en effet mettre en évidence une oscillation, si ce n ’est une véritable c ontradiction, dans la pensée poétique de Théognis. Dans le premier passage, celui-ci semble soutenir que la vertu peut s’enseigner : καὶ παρὰ τοῖσιν πῖνε καὶ ἔσϑιε, καὶ μετὰ τοῖσιν ἵζε, καὶ ἅνδανε τοῖς, ὧν μεγάλη δύναμις. ἐσϑλῶν μὲν γὰρ ἄπ’ ἐσϑλὰ διδάξεαι· ἢν δὲ κακοῖσιν συμμίσγῃς, ἀπολεῖς καὶ τὸν ἐόντα νόον.
« Avec ceux-là bois et mange, avec ceux-là Prends place, plais à ceux-là dont la puissance est grande. Car des bons tu apprendras le bien ; avec les mauvais Si tu te mêles, tu perdras même ce que tu as de bon sens. »
La seconde citation est scindée en deux parties, reliées entre elles par les mots de Platon. Théognis semble y exclure cette possibilité, se référant à la possession de la vertu par naissance : {ΣΩ.} Ἐν ἄλλοις δέ γε ὀλίγον μεταϐάς, – εἰ δ’ ἦν ποιητόν, φησί, καὶ ἔνϑετον ἀνδρὶ νόημα, λέγει πως ὅτι – πολλοὺς ἂν μισϑοὺς καὶ μεγάλους ἔφερον οἱ δυνάμενοι τοῦτο ποιεῖν, καὶ – οὔ ποτ’ ἂν ἐξ ἀγαϑοῦ πατρὸς ἔγεντο κακός, πειϑόμενος μύϑοισι σαόφροσιν. ἀλλὰ διδάσκων οὔ ποτε ποιήσεις τὸν κακὸν ἄνδρ’ ἀγαϑόν.
« Soc. – Passe maintenant un peu plus loin [?] : Si la raison se fabriquait et se plaçait dans l’homme – dit-il à peu près, Grands et nombreux seraient les salaires que recueilleraient (les gens capables d’un tel travail), et encore : Jamais d ’un père honnête le fils ne deviendrait méchant, S’il était docile aux sages conseils ; mais avec des leçons Tu ne feras jamais d ’un méchant un honnête homme. » 1 Il s’agit de la citation de Théognis, i, 77-78 : Πιστὸς ἀνὴρ χρυσοῦ τε καὶ ἀργύρου ἀντερύσασϑαι / ἄξιος ἐν χαλεπῆι, Κύρνε, διχοστασίηι : « Il vaut son pesant d’or et d’argent, / l’homme qui, dans la triste discorde, reste loyal » (traduction des Places, 1951, p. 9).
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À ce stade de l’analyse, il n ’est pas possible d ’échapper à l’examen des problèmes textuels, même si nous ne prêterons attention q u’à certains d’entre eux2 : a Dans le premier passage, le διδάξεαι (selon la lectio recentioris de Platon, de Xénophon et d ’Hermogène) est plutôt un μαϑήσεαι dans la lectio du codex A (le Parisinus Suppl. gr. 388 du xe siècle). b Dans le second passage, où Platon se réfère à son activité de citateur du texte de Théognis de manière plutôt sibylline (ὀλίγον μεταϐάς) : b1 On constate une inversion du vers 434 et du vers 435 ; organisés ainsi, le premier vers semble être l’apodose par rapport à la protase représentée par le second, alors qu’il est en réalité une apodose par rapport à la période hypothétique précédente (vers 432-434) ; b2 Reste, enfin, la question du sens de l ’expression ὀλίγον μεταϐάς, question externe au texte de Théognis en ce qu’elle concerne l’intervention de Platon sur ce dernier. Il faut en outre, naturellement, envisager la question de la justesse, ou non, de l’interprétation platonicienne des deux passages de Théognis : y a-t-il, ou non, une vraie contradiction, ou une oscillation, entre les deux sentences de Théognis ? Le poète affirme-t-il vraiment, selon les passages, que la vertu peut s’enseigner et qu’elle ne le peut pas ? Dans la majorité des cas, les éditeurs et les commentateurs des Poèmes élégiaques de Théognis (M.L. West3, J. Carrière4, B. A. van Groningen5) ont résolu de manière plurielle les difficultés textuelles que nous avons mises en évidence. En ce qui c oncerne la substitution (réelle ou apparente) des verbes, ils sont d’accord pour rétablir le Dans l’absolu, il faudrait aussi tenir c ompte, notamment, du fait que la leçon ποιήσεις (Platon) dans le dernier vers est incertaine, dans la mesure où un ποιήσει est attesté dans le codex A, qui pourrait être interprété c omme un actif 3e personne ou c omme un moyen 2e personne (cf. Van Groningen, 1966, p. 174 : dans le premier cas, il faudrait par conséquent établir un sujet sous-entendu, généralement un πατήρ, tiré par πατρός, avec ἅνδρα entendu comme βροτόν). 3 West, 1974, p. 40-71. 4 Carrière [1948] 1975. 5 Van Groningen, 1966. 2
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μαϑήσεαι du codex A. À propos de l’inversion des vers, la plupart
rétablissent leur ordre probablement originel. Rappelons d’abord, avec van Groningen, que Th. Bergk6 considérait que la version de Platon était valide (avec pour conséquence de devoir supposer des lacunes dans le texte), idée c ontestée par T. Hudson-Williams7. Par ailleurs, un ostracon du iiie siècle av. J.-C. atteste ces vers dans le même ordre que celui de Platon, même si, pour van Groningen, il ne reproduit pas l’éventuel texte originel de Théognis mais celui de Platon. À propos de l’ὀλίγον μεταϐάς, parmi les c ommentateurs du Ménon, R. Reitzenstein8, par exemple, lisait « en se déplaçant un peu » et pensait que, dans le texte que Platon utilisait, les vers 434-438 étaient effectivement plus proches des vers 33-36 qu’il venait de citer. D’autres ont pensé à la déjà évidente inversion des vers, en traduisant « avec un petit déplacement des vers ». Quant à West, il voyait là une référence ironique de Socrate à la c ontradiction entre « vertu qui peut s’enseigner » et « possession de la vertu par naissance ». Au sujet, maintenant, de l’interprétation globale du texte, van Groningen, en suivant Carrière, se prononce pour l ’absence de c ontradiction absolue de Théognis. Pour lui, le poète jugerait inefficace l’enseignement oral de la vertu, mais non son enseignement pratique : par l’imitation directe des autres, il est possible de conduire sa propre nature vers le bien ou de se dépraver (au moins dans le cas de l’homme de bien). De plus, en général, l’attention de Théognis serait portée sur l’éducation de Kyrnos (et donc de l ’homme de bien). Concernant l ’impossibilité de corriger le méchant, il formulerait simplement un jugement général partagé par les autres poètes. En conclusion, le discours de Théognis ne serait pas un discours pour déterminer si la vertu peut s’enseigner, ou pour rechercher les rôles respectifs de la nature et de l’enseignement dans l’éducation, mais un discours éthico-politique à rapporter à la situation de la Mégare de son époque et c onsistant à défendre l’éthique aristocratique. Si ces conclusions sont globalement acceptables, restent ouvertes, croyons-nous, au moins quatre questions, dont deux c oncernent Théognis, et deux Platon : 6 7 8
Bergk, 1915, vol. 2. Hudson-Williams, 1910, p. 260. Reitzenstein, 1893.
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Y a-t-il vraiment chez Théognis une différence entre enseignement oral et pratique ? 2. A-t-il de toute façon une perception du rapport entre nature et apprentissage et si oui, lequel ? 3. Quelle c onséquence éventuelle les changements présents dans le texte de Platon (substitution du verbe et inversion des vers) entraînent-ils dans la discussion philosophique conduite par Socrate dans le Ménon ? 4. Ces changements sont-ils volontairement effectués par Platon ou a-t-il tiré sa version du texte de Théognis d ’une source disponible à l’époque et de nous inconnue ? 1.
Nous essaierons de fournir des éléments utiles pour répondre à ces questions, en analysant le lexique de la c onnaissance c ontenu dans les deux passages de Théognis cités par Platon. Les divers mots grecs – verbes et substantifs – utilisés (διδάσκω ou μανϑάνω, νόος, νόημα, φρονέω) possèdent, en effet, chacun une histoire et un destin, ce qui suppose de prendre en compte un double décalage, à la fois historique et conceptuel : entre les signifiés originaux et homériques des mots et leur utilisation par Théognis d ’une part, et entre leur utilisation par Théognis et leur utilisation par Platon dans le Ménon d’autre part. Nos résultats, s’ils ne résolvent pas dans l’absolu les problèmes textuels, pourront aider à corroborer ou à invalider les interprétations courantes et à suggérer, peut-être, des pistes nouvelles. Dans l ’impossibilité de prendre en c ompte l’évolution de tous les mots concernés, nous choisirons de privilégier l’analyse du couple διδάσκωμανϑάνω, qui sont des verbes « cruciaux » pour envisager la question centrale du Ménon (la vertu peut-elle s’enseigner ?). Cette analyse permettra au moins de traiter aussi, quoique que de manière hypothétique, les problèmes textuels concernant la double rédaction du verbe dans le vers 35, l’inversion des vers 435 et 434 des Poèmes élégiaques et l’expression ὀλίγον μεταϐάς.
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HOMÈRE
La chose la plus remarquable, si l’on considère l’utilisation homérique du couple μανϑάνω-διδάσκω, est précisément qu’il ne s’agit pas d’un couple, c ’est-à-dire de verbes corrélés (apprendre-enseigner), avant tout parce que μαϑεῖν9 ne signifie pas « apprendre », comme on le traduit communément. Il a clairement le sens de « je réagis d’une certaine manière par appartenance à ma classe sociale », comme B. Snell l ’avait déjà compris en 197310. Si la classe sociale est celle des ἀγαϑοὶ, la réaction est « positive » et le héros montre sa valeur ; si le sujet appartient aux classes subalternes, la réaction est négative et est plutôt une incapacité d’agir de manière appropriée et efficace. Dans tous les cas, l’aoriste confirme que l’action est perçue comme ponctuelle et immédiate. La question de l’étymologie du verbe est insoluble : en ce qui c oncerne la racine μαϑ- et hors du grec, « on a rapproché des mots qui sont assez loin pour le sens », la chose reste donc incertaine ; μανϑάνω pourrait bien avoir une origine non indo-européenne. P. Chantraine souligne néanmoins que « le développement de μαϑεῖν est propre au grec11 ». Διδάσκω est un verbe presque aussi obscur pour ce qui est de sa racine. P. Chantraine12 parle d’un possible « thème *dṇs, qui fournit un rapprochement avec δήνεα […] skr. dáṃsas-, dasrá, “qui fait des miracles” ». En grec, à partir d’un thème -δα, nous rencontrons chez Homère plusieurs formes de δαήναι, aoriste de δάω, avec la signification de « savoir », dans le sens d’apprendre de manière pratique, par expérience directe des faits ou au moyen de mots les décrivant13. Au contraire, pour 9 Le verbe apparaît seulement à l’aoriste, et trois fois en tout, une fois dans l’Iliade (vi, 444) et deux dans l ’Odyssée (xvii, 226 et xviii, 362) – mais il s ’agit, dans ce dernier cas, de la même formule. 10 Snell, 1973, p. 172-B.A. 84 = 1978, p. 21-43. 11 Chantraine, [1968] 2009, p. 640. 12 Chantraine, [1968] 2009, p. 266. 13 Iliade, iii, 208 ; v, 634 ; vi, 150 ; xiii, 811 ; xv, 411 ; xx, 213 ; xxi, 487 ; xxiii, 671 ; Odyssée, ii, 61 ; iii, 187 ; iv, 267 ; 493 ; viii, 134 ; 159 ; 263 ; xii, 208 ; xiii, 335 ; xvi, 253 ; xvii, 283 ; xix, 325 ; xxiii, 262 ; xxiv, 244. Très intéressant est le cas de Odyssée, iv, 493, où le verbe apparaît avec νόος, son complément d ’objet direct, mais le signifié est toujours celui d ’un apprentissage pratique, a minima parce que le νόος même a la valeur d’un « schéma d’action » et pas une valeur cognitive au sens étroit (cf. Stella, 2016) Ce
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quatre des occurrences, toutes dans l’Odyssée14, nous rencontrons une forme aoristique (δέδαε(ν)) où le redoublement amène un sens causatif du verbe « faire faire l’expérience à quelqu’un », donc « enseigner », toujours de manière pratique. À ces dernières formes à redoublement correspond le présent factitif et itératif διδάσκω, qui apparaît douze fois chez Homère et prend à l ’actif le sens d ’« enseigner15 » de la même manière que l’aoriste redoublé de δαήναι, alors q u’au moyen, il prend de nouveau la signification d’« apprendre16 » (si je fais faire l ’expérience de quelque chose à ma personne – littéralement « auprès de moi » –, je la fais, j’enseigne à moi-même ; donc, de nouveau, j’apprends). En conclusion, à l’origine (au moins chez Homère) ce n’est pas le couple μανϑάνω-διδάσκω qui exprime la corrélation entre « apprendre » et « enseigner », mais le « couple », pour ainsi dire, δαήναι-δέδαεν/διδάσκω, c’est-à-dire des formes – sans redoublement et à redoublement (avec ou sans itération) – de la même racine *δα. Le deux signifiés des verbes, « apprendre » et « enseigner », ont par ailleurs toujours une valeur pratique. Au sujet de la nature innée ou non de l ’apprentissage, il c onvient de dire que la racine *δα n’offre pas d’indication : même un héros, qui par définition est bien né, peut être qualifié de δαήμων « expert »(Iliade, xv, 411 ; xxiii, 671 ; Odyssée, viii, 159 ; 263 ; xvi, 253) ou de ἀδαήμων « inexpert » (de la guerre par exemple, ou des chants – Iliade, v, 634 ; xiii, 811 ; Odyssée, xii, 208 ; xxiv, 244), de la même manière en effet que des personnages pareillement positifs comme les aèdes, sans une référence directe à leur naissance.
signifié est encore évident dans les cas (Odyssée, ii, 61 et viii, 134) du participe parfait de δαήναι, où le redoublement amène simplement le sens d ’un apprentissage accompli. 14 Odyssée, vi, 233 ; viii, 448 ; xx, 72 ; xxiii, 160 ; la première et la dernière occurrences présentent la même formule. 15 Iliade, v, 51 ; ix, 442 ; xi, 832 ; xxiii, 307 ; 308 ; Odyssée, i, 384 ; viii, 481 ; 488 ; xxii, 422. 16 Iliade, xi, 831 ; xvi, 811 ; xxii, 347, où l’adjectif verbal ἀυτοδιδακτός a, grâce à l’adverbe, une valeur moyenne : « qui a appris de lui-même ».
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Comme en témoignent les sources postérieures à Homère, à l’époque archaïque, tous les verbes « de connaissance » changent progressivement leur signification : les verbes liés à la naissance qui avaient une valeur pratico-réactive immédiate, c omme μανϑάνω, indiquent de plus en plus des processus ayant une durée temporelle et prennent une valeur pratico-imitative (on apprend à se c omporter ou à parler d ’une certaine manière par imitation de quelqu’un) ou une valeur plus générale que nous pourrions appeler pratico-empirique (on apprend par l’expérience). Les verbes qui possédaient déjà une certaine dimension de durée, comme διδάσκω, et bien que cette dimension ait été jusque-là limitée au sens de l’itération nécessaire à l ’apprentissage par l ’exercice, acceptent désormais la durée à l’intérieur des processus cognitifs de l’apprentissage. Théognis, en raison de l’époque qui est la sienne, se situe au milieu de cette évolution. La lutte entre les aristocraties (ἀγαϑοί-ἐσϑλοί) et les classes émergentes (κακοί-δειλοί) à Mégare17 ne bouleverse pas le paradigme 17 Mégare (la cité de Mégare Nisée est considérée comme la patrie de Théognis par la plupart des sources, bien que Platon, présentant la citation des vers 77-78 des Poèmes élégiaques dans les Lois, 630 a 3, indique plutôt Mégare Hyblaea, sa colonie de Sicile) était dominée à l’époque, c omme d ’autres cités de la Grèce c ontinentale, par une aristocratie dite « équestre », puisque son pouvoir économique et politique était fondé sur l’élevage des chevaux. Après la monarchie, la cité avait subi, pendant le viie siècle av. J.-C., la c onquête par les Doriens et avait adapté ses institutions au modèle politique des vainqueurs, avec la création d’un gouvernement oligarchique basé sur la nette séparation entre les composantes dorique et non dorique et sur la totale aversion pour les nouveaux riches non nobles et pour les mariages mixtes. La datation des Poèmes élégiaques par rapport à la situation historique qu’elles reflètent est une opération difficile, également parce q u’elle est liée à d ’autres problèmes concernant le texte. Les estimations varient beaucoup, selon que le travail théognidien est placé avant ou après la tyrannie de Théagène. West (op. cit.) pensait qu’il avait été écrit avant la montée du tyran, dans la seconde moitié du vie siècle av. J.-C. ; Ferrari (1989, p. 54) estime que le noyau authentique des distiques peut être daté à 600 av. J.-C. environ. Ces deux datations, cependant, ne sont pas en accord avec le floruit établi par la Suda (544-541), que nous suivons pour la datation en plaçant les Poèmes élégiaques à la période postérieure à la tyrannie de Théagène, quand Mégare, vers 550, est dominée de nouveau par une oligarchie, mais tempérée par la participation de certains non nobles au pouvoir. Il est possible que Théognis ait été fortement contraire à cette « contamination » entre les ἀγαϑοί-ἐσϑλοί et les κακοί-δειλοί qu’il considérait comme porteurs de toutes les valeurs négatives. Kyrnos, son ἑταῖρος, doit être éduqué comme un noble et doit se comporter en conséquence. Même dans le cas des Theognidea, l’histoire du texte est difficile à reconstruire et la paternité de
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homérique, mais le c omplique : le poète doit maintenant « revendiquer » (pas seulement énoncer) la supériorité de naissance des aristocrates. Ils sont en danger : les méchants peuvent influencer négativement les bien nés, malgré leur prédisposition au bien due à leur naissance. Au contraire, la fréquentation d ’autres hommes de bien peut renforcer cette disposition naturelle ou au moins empêcher la dépravation. C’est pour cette raison que Théognis utilise le verbe μαϑεῖν (six fois dans le premier livre des Poèmes élégiaques18) pour indiquer le processus d’apprentissage, lequel c oncerne, même dans la dimension négative de la dépravation, uniquement et toujours les hommes de bien parce q u’il c ontient encore la trace de la réactivité des héros, c’est-à-dire la marque du sang, bien que la naissance ne soit plus une condition suffisante pour l’honnêteté. Le verbe δαήναι (utilisé une fois seulement par Théognis19, dans un passage que van Groningen juge incomplet20, avec la valeur homérique de « faire l’expérience − pratique − du caractère de q uelqu’un21 ») ne contient pas de références à la naissance et semble générique par rapport à μαϑεῖν. La sentence des vers 305-308 confirme cette interprétation : Τοὶ κακοὶ οὐ πάντες κακοὶ ἐκ γαστρὸς γεγόνασιν, ἀλλ’ ἄνδρεσσι κακοῖς συνϑέμενοι φιλίην ἔργα τε δείλ’ ἔμαϑον καὶ ἔπη δύσφημα καὶ ὕϐριν ἐλπόμενοι κείνους πάντα λέγειν ἔτυμα.
« Les méchants ne sont pas tous méchants par naissance, mais ayant lié amitié avec des méchants ils ont appris (ἔμαϑον) d’eux lâcheté, blasphème et démesure confiants en l’entière vérité de leur propos. »
Certains ἀγαϑοὶ-ἐσϑλοὶ sont devenus méchants par suite de la fréquentation des méchants. La dégradation est possible. Les κακοὶ-δειλοὶ, au
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nombreux distiques est douteuse, malgré, pourrait-on dire, la revendication d ’authenticité par le poète lui-même avec le célèbre σφραγίς. Probablement c onçus à l ’origine aussi pour être récités à l’intérieur du symposium, les distiques sont plus tard devenus non sans additions et interpolations, la collection de dictons que nous pouvons lire encore aujourd’hui dans son intégralité (une exception absolue). Élégies, i, 28, 35, 37, 307, 578, 753. Élégies, i, 969. Van Groningen, 1966, p. 366. Le signifié homérique du terme ἤϑεα (le « séjour habituel » des animaux – Iliade, xv, 268 ; Odyssée, xiv, 411), ici répliqué de la même manière au pluriel par Théognis, clarifie nettement son sens pratique.
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c ontraire n ’ont pas la possibilité de changer, d ’être éduqués. L ’appartenance à la classe sociale reste, dans le deuxième cas, un élément contraignant, bien que le verbe μαϑεῖν ne soit plus apte à exprimer leur condition parce q u’il a acquis une dimension de « processus » d ’apprentissage q u’il n’est pas possible d ’attribuer aux κακοὶ-δειλοὶ. Il est c onfirmé, en tout état de cause, q u’il n ’y a pas de c ontradiction ou d ’oscillation dans ces vers « gnomiques », qui n ’expriment aucune intention « philosophique » d’envisager le rapport entre nature et culture. Tout cela, non parce que Théognis est un poète et non un philosophe, comme van Groningen le dit, mais parce q u’il hérite du caractère « éthique », c’est-à-dire de « référence à l ’action », de la parole « verbomotoire22 » d’ascendance mythique. Les formes de διδάσκω, qui apparaissent cinq fois23 chez Théognis, confirment la vocation de la racine *δα, avec redoublement, à exprimer (à l’actif), de manière polyvalente, le processus d’enseignement, réussi ou manqué. Dans ce cas, Théognis n ’a pas besoin de remplacer le verbe par un autre pour l’adapter à la situation de Mégare, il doit simplement le mettre en relation avec la naissance de l’individu qui apprend24. 22 Nous qualifions de « verbomotoire » la parole dont la référence primaire est c onstituée par sa valeur « conative », c ’est-à-dire dont le signifié ne réside pas dans l’objet q u’elle désigne, mais dans l’action sur le monde à laquelle elle pousse. Nous dérivons cet adjectif du terme « Verbomoteurs », que M. Jousse (Études de Psychologie linguistique : le Style Oral rythmique et mnémotechnique chez les Verbomoteurs, Paris, Beauchesne 1925) utilise pour désigner les utilisateurs de ce type de parole, typique d’une c ulture orale. 23 Élégies, i, 389 ; 437 ; 565 ; 578 ; 651. 24 Dans deux cas, à la hauteur des vers 389 et 651, par exemple, la pauvreté est le sujet qui « enseigne », qui « fait faire l ’expérience » de choses mauvaises et la naissance noble est un élément du contexte : dans le premier cas, l’homme de bien résiste, malgré la difficulté, à la dépravation ; dans la seconde occurrence, le sujet, peut-être Théognis lui-même, est ἐπιστάμενος (le verbe ἐπίστασϑαι, comme Snell (1973, p. 183) le disait, a lui aussi une valeur éminemment pratique), il « s’y c onnait » en choses honnêtes mais, malgré sa capacité à résister à la misère, il est dégradé dans son corps et dans son esprit (dans sa capacité d’élaborer des plans d’action – νοὀς). Les deux passages, globalement considérés, c onfirment, par ailleurs, que l’homme de bien peut être abîmé dans la dépravation, mais ne doit pas nécessairement l’être : il peut même résister. Il faut rappeler que Snell présente, dans le même c ontexte de discussion du signifié originel du verbe ἐπἰστασϑαι, une occurrence du texte homérique, Odyssée, iv, 729, où les servantes de Pénélope « entendent » de manière claire – σάφα – dans leur ϑυμός que Télémaque est parti, même sans l ’avoir vu (εἰδέναι). À partir de cette occurrence, Snell juge que le verbe ἐπἰστασϑαι est déjà prédisposé à prendre un jour un signifié abstrait en croisant εἰδέναι : voici le sens platonicien de la science (ἐπἰστἠμη) qui c onnait l’εἴδος, l’idée.
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Mais y a-t-il chez Théognis une corrélation entre le verbe μαϑεῖν et le verbe διδάσκω ? Nous le pensons, mais les vers qui en témoigneraient sont très c ontroversés et la réponse n ’est donc pas aisée. Nous nous limiterons à évoquer, parmi d’autres25, les difficultés présentes à l’intérieur du passage qui concerne cette corrélation. Au niveau des vers 577-578 du livre I des Poèmes élégiaques, le texte présente en effet un distique où l’hexamètre semblerait à première vue une citation (de Théognis, d’un autre auteur ?), alors que le pentamètre, où apparaissent les deux verbes, serait un c ommentaire (ridiculisant, sarcastique ?) de cette citation (une remarque de Théognis lui-même ? d’un autre écrivain qui fait référence à la sentence de Théognis ?)26. Voici le texte : Ῥήιον ἐξ ἀγαϑοῦ ϑεῖναι κακὸν ἢ ’κ κακοῦ ἐσϑλόν μή με δίδασκ’· οὔ τοι τηλίκος εἰμὶ μαϑεῖν.
« Il est plus aisé de faire un méchant d’un honnête homme qu’un honnête homme d’un méchant Ne me l ’enseigne pas ; je ne suis plus d ’âge à apprendre. »
Nous partageons avec F. Ferrari27 la conviction que le distique est un échange, une diaphonie, typique de la poésie conviviale et donc à attribuer entièrement à Théognis. Van Groningen28 croit aussi que c’est un échange (selon lui, il faudrait par ailleurs séparer les deux vers, en sous-entendant un τοῦτο comme objet de μή με δίδασκε) : Théognis répéterait dans l’hexamètre une sentence entendue par un autre, en la partageant et en la soulignant dans le pentamètre par une remarque 25 En effet, plusieurs difficultés se superposent. Van Groningen (1966, p. 288) en offre un regard d’ensemble, en touchant aussi la question de la nature ironique ou non ironique du pentamètre : « [F.G.] Welcker a vu dans le distique une parodie : le pentamètre ridiculiserait l ’hexamètre qui serait une citation de Théognis. L’idée est approuvée par HW [T. Hudson-Williams], et probablement par Yo [D. Young], puisqu’il met l’hexamètre entier entre guillemets. Il est toujours et partout fort malaisé de prouver ou de nier une nuance de sarcasme ; il en est de même ici. Ga [A. Garzya] rapproche, à juste titre, 429 ss. qui expriment, sans ironie aucune, une idée très apparentée. […] ». Carrière pense, tout comme Garzya, que le pentamètre est un vers de Théognis et qu’il a écrit le distique entier pour donner un résumé de sa pensée (Carrière, [1948] 1975, p. 90, n. 2). 26 Il y a, en outre, la question de l’existence même de la citation, qui coïnciderait avec l’hexamètre, si le verbe sous-entendu était ἐστί, alors que, sous-entendant εἶναι, l’infinitif pourrait dépendre de μή με δίδασκε, et donc la citation n’existerait pas, mais il faudrait lire les deux vers c omme une sentence unique (cf. Van Groningen, 1966, p. 228). 27 Ferrari, 1989, p. 165, ad loc. 28 Van Groningen, 1966, p. 228.
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pessimiste qui est bien en accord avec son jugement général sur la vie. De notre point de vue, que Théognis soit l’auteur de la totalité ou d’une partie seulement de l’échange revient au même : la corrélation directe entre μαϑεῖν et διδάσκω est de toute façon, vraisemblablement, sa création. Par ailleurs, la corrélation n’est pas du tout contraire au fait q u’il soit un ἀγαϑός : il a trop d’expérience pour devoir apprendre que les hommes sont portés au mal, mais son apprentissage éventuel serait de toute façon une μάϑησις. La corrélation ne serait pas non plus contraire à la dimension pratique, le seul horizon de son discours : l’apprentissage déjà reçu par Théognis a été tiré de l ’expérience de vie et même l ’apprentissage q u’il pourrait tirer de la sentence de l ’hexamètre − bien q u’il n’ait pas besoin de le faire − serait la conséquence d’une expression gnomique, qui contient l’héritage de la valeur « verbomotoire » de la parole que les héros homériques, comme nous l’avons vu précédemment, peuvent μαϑεῖν. En conclusion, pour répondre aux deux premières questions formulées dans l’introduction : il n’y a chez Théognis aucune différence entre apprentissage pratique et conceptuel, dans la mesure où tout son discours reste confiné dans la dimension de l’invitation à adopter le juste comportement, 2. la perception que le poète a du rapport entre nature et apprentissage est résumée dans une série d ’instances éthiques : l ’homme de bien, qui est, par nature, prédisposé, peut μαϑεῖν, où le verbe désigne toujours de façon positive un processus d’apprentissage ; négativement, il n’« apprend » pas exactement les mauvais comportements, il peut seulement dégénérer. Les méchants, à l ’inverse, peuvent seulement rester des méchants. Ils ne peuvent même pas exactement διδάσκειν, parce qu’ils ne peuvent pas μαϑεῖν ; leur « enseignement », pour ainsi dire, est constitué par les « exemples » accidentels autant que pernicieux, qu’ils donnent par leur simple présence. Ils sont même, en effet, moins importants que la vie, qui peut, au contraire, διδάσκειν au sens propre, tout comme les hommes de bien peuvent le faire entre eux réciproquement. 1.
Observons que notre lecture de Théognis pourrait confirmer la justesse de la solution la plus c ommunément apportée à l ’un des problèmes
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textuels présents dans la première citation de Platon : le futur διδάξεαι appartient au texte de Platon (ou est utilisé par Platon), alors que le texte originel de Théognis dit μαϑήσεαι. Ce dernier terme est préférable parce qu’il semble en accord avec le sens du verbe : l’apprentissage exprimé par le verbe dans le vers 35 concerne les aristocrates ; il est au futur et non à l’aoriste c omme chez Homère, ce qui signifie q u’il est perçu c omme un processus possible et non comme un état fixé. Au contraire, il n’y a pas à proprement parler de μάϑησις que les hommes de bien reçoivent des méchants. Simplement, ils risquent, en se mêlant à ces derniers, de perdre leur bon sens. Il serait naturellement intéressant de voir dans le détail le développement de μαϑεῖν et διδάσκω après Théognis et j usqu’à Platon, mais ce n ’est pas le lieu de se livrer à cette recherche. Examinons maintenant le Ménon29 pour voir si Platon opère lui-même le changement entre διδάσκειν et μαϑεῖν, ainsi que l’inversion de l’ordre 29 Au sujet de μαϑεῖν, la grande nouveauté, qui incarne un saut décisif vers les signifiés « mentaux » des termes, se situe dans le poème de Parménide, dans le célèbre vers 52 du fragment 8 DK : la Déesse ordonne au poète d ’« apprendre les δόξαι des mortels ». Le verbe apparaît à l ’indicatif de l ’impératif présent, μάνϑανε. La nouveauté est à la fois de forme est de fond : P. Chantraine ([1945] 1961, p. 221-225) remarque que la présence des infixes nasales indique que l’action exprimée par le verbe est perçue consciemment comme un processus ayant une durée (cf. aussi B. Snell, 1924, p. 76). De plus, en supposant que les δόξαι nommées par la Déesse soient les « opinions » des mortels, l’apprentissage de Parménide semble être de nature symbolique et très élevée. En c omparaison, l ’utilisation des termes par Héraclite ne possède pas la même nature conceptuelle. Un vers de Pindare (Pythiques, iii, 80, dans lequel le participe μάνϑανων indique l’effort exégétique à accomplir par rapport au même poème) et deux occurrences d’Eschyle (Choéphores, 113 et Euménides, 657 ; dans le deuxième cas, la valeur « conceptuelle » du verbe s ’étend au-delà de l’indicatif du présent) confirment que les premiers signifiés « abstraits » de μανϑάνω apparaissent (comme pour les autres verbes et termes « de la c onnaissance ») dans le milieu culturel de la Grande Grèce dans la première moitié du ve siècle av. J.-C. Au sujet de διδάσκειν, qui continue à avoir la valeur d’« enseigner », nous rencontrons la première occurrence significative pour notre discours chez Pindare, aux vers 59-60 de la huitième Olympique, où le verbe est en corrélation avec προμαϑεῖν (« prévoir ») et apparaît dans la forme moyenne, mais avec la valeur active d ’« enseigner » : τὸ διδάξασϑαι δέ τοι / εἰδότι ῥᾴτερον· ἄγνωμον δὲ τὸ μὴ προμαϑεῖν· / κουφότεραι γὰρ ἀπειράτων φρένες, « Il est facile d’enseigner, / quand on sait. Ne pas c ommencer par apprendre est absurde ; / qui n ’a pas l’expérience a l’esprit bien léger. » A. Puech considère q u’il est plausible d’assigner au verbe le signifié actif, en rappelant un vers d ’Aristophane (Nuées, 783), où apparaît une forme moyenne de l’optatif aoriste (διδαξαίμην) qui prend, de la même manière que chez Pindare, le sens d ’« enseigner ». Selon nous, la référence n ’est pas suffisante : chez Pindare, c ’est la présence même de la corrélation avec προμαϑεῖν qui permet le sens actif de διδάξασϑαι, en « forçant », pour ainsi dire, son signifié à prendre cette corrélation avec « apprendre », à « oublier » l’ancienne corrélation interne entre diathèse active et diathèse moyenne. Même dans le cas d ’Aristophane, la chose est c onfirmée avec le vers 636-637
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des vers, pour atteindre un objectif spécifique, ou s ’il cherche à atteindre ce même objectif en utilisant un texte déjà existant. des Nuées, où l’aoriste moyen ἐδιδάχϑης est corrélé à μανϑάνειν, alors que, plus loin, dans le vers 783, cette corrélation est, probablement, simplement sous-entendue. Il faudrait plutôt s ’interroger sur les causes qui font que des sens encore « pratiques » des verbes chez Pindare ont évolué vers des valeurs clairement plus abstraites chez Aristophane. Comme pour d’autre verbes « de la connaissance », le moteur de l’évolution semblerait être le changement (du c oncret à l ’abstrait) de l ’objet de l ’apprentissage, processus favorisé, à son tour, par l’alphabétisation. Chez Eschyle, où διδάσκειν apparaît 34 fois, le signifié du verbe est encore c onfiné à la référence pratique, et même quand il exprime le sens de l ’explication ou de la compréhension des situations de fait complexes, la nouvelle connaissance est toujours obtenue par l’apprentissage des mots prononcés par les personnages, en conservant, donc, une des valeurs homériques de διδάσκω. Chez le même auteur, la diathèse moyenne donne encore au verbe la valeur d ’« apprendre » (Suppliantes, 289 ; Prométhée, 10, 634 ; Agamemnon, 543, 1425, 1619 ; Sophocle, quant à lui, continue à utiliser le moyen pour exprimer le processus d’apprentissage (Trachiniennes, 934, 1110, 1245 ; Œdipe Roi, 38 ; Électre, 621 ; Philoctète, 1387) et il nous offre au moins deux corrélations évidentes entre μαϑεῖν et διδάσκω (Électre, 352 et Œdipe à Colone, 575) mais sans abandonner la référence directe à l’action. Cependant, malgré cela, dans le vers 355 d’Antigone, à l’intérieur du célèbre chœur du premier stasimon où la civilisation humaine est célébrée, il présente une utilisation de διδάσκω (le chœur parle de l’Homme qui « s’est enseigné à lui-même la parole, le vent de la sagesse, les aspirations d’où naissent les cités »), qui, même si le contexte de référence est encore « pratique » (la parole peut s’apprendre par imitation, la sagesse – φρόνημα – est une capacité d ’agir de manière efficace, etc.) c onstitue une forme d’expression élevée et c onceptuelle. En outre, la c omplexité croissante des situations où, dans des dialogues tragiques, un interlocuteur demande (« dis-moi », « enseigne-moi ») et l’autre répond, pousse aussi la valeur de l ’apprentissage vers l ’abstraction. Cependant, les valeurs pleinement abstraites des verbes, même en corrélation entre eux, sont propres aux discours des sophistes. Le fragment 82 B 11a DK de Gorgias (Défense de Palamède), par exemple, à la ligne 20, témoigne de la corrélation des deux verbes : celle-ci indique que la vérité (et non seulement la nécessité) donnera à Palamède les moyens de se défendre ; cette vérité, tout c omme les suggestions q u’elle fera, semble être, à la lumière de l ’articulation complexe du discours que le héros va commencer, très conceptuelle. La signification de μαϑεῖν et διδάσκω est par ailleurs liée à la naissance du rapport διδάσκαλος – μαϑητὴς et de l’école. Ce rapport d ’apprentissage est naturellement très présent dans l’œuvre d’Aristophane (particulièrement dans les Nuées, mais aussi dans les Guêpes, vers 514, avec la forme que prend le rapport entre μαϑεῖν et ἀναδιδάσκω – « démontrer ») et dans celle d ’Euripide (cf. Hécube, 814-819, où le διδάσκαλος n’apparaît pas expressément, mais est implicite dans l’objet de l’apprentissage, la Persuasion, et dans l’idée du paiement d’un honoraire – μισϑοὐς διδόντες – ; les occurrences dans Hécube, 591-603 et dans Les Suppliantes, 914, même si elles présentent la question de la priorité entre naissance et apprentissage dans l’éducation, apparaissent, au contraire, moins significatives. Cette question de l’alternative entre naissance et éducation est déjà présente chez Pindare où, même dans un contexte absolument « pratique » comme celui des épinicies, elle peut encore être soulevée sans quitter le plan éthique, comme le faisait avant lui Théognis – cf. Pindare, Olympiques, ix, 100 ; Néméennes, iii, 41).
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L’utilisation, par Platon dans le Ménon30, des verbes μαϑεῖν/μανϑάνω et διδάσκειν, ainsi que de leurs dérivés, est en apparence claire : la racine *μαϑ- indique l’apprentissage de la vertu, dont la possibilité est discutée ; la racine *δα- indique le processus de l’enseignement. Cependant, dans le détail, ces verbes ont des signifiés différents selon les différentes déclinaisons du c oncept d ’ἀρετή, concept qui, nommé ou implicite, est l’objet de l’apprentissage. Si nous c onsidérons l’ensemble du dialogue, la vertu est envisagée dans au moins trois acceptions différentes : la vertu dans le sens retenu et revendiqué par Anytos, dont l’exercice conserve encore la trace de l ’apprentissage comme réactivité immédiate du héros homérique ; 2. la vertu dans le sens retenu et soutenu par Ménon (bien que celui-ci soit de plus en plus dubitatif sous l’effet de Socrate, la « torpille ») ; 3. la vertu, dans le sens entendu en permanence par le Socrate platonicien, laquelle prétend, par sa nature, inclure tous les autres signifiés parce que son exercice est la science, qui est une recherche de la vertu en soi. 1.
1) L’ἀρετή dans le sens retenu par Anytos, bien qu’elle soit maintenant plongée dans et donc aussi transfigurée par la situation socio-culturelle actuelle d’Athènes31, conserve de nombreuses caractéristiques archaïques. L’exemple le plus significatif à ce propos est l’utilisation du terme ἀμαϑία en 90 e 9, dans un contexte riche en termes « d’apprentissage » ; dans ce passage, Socrate présente son raisonnement en termes de c ompétence nécessaire pour enseigner un art : πολλὴ ἄνοιά ἐστι βουλομένους αὐλητήν τινα ποιῆσαι παρὰ μὲν τοὺς ὑπισχνουμένους διδάξειν τὴν τέχνην καὶ μισϑὸν πραττομένους μὴ ἐϑέλειν πέμπειν, ἄλλοις δέ τισιν πράγματα παρέχειν, ζητοῦντα μανϑάνειν παρὰ τούτων, οἳ μήτε
30 Μαϑεῖν/μανϑάνω et ses dérivés apparaissent 36 fois dans le dialogue (20 fois pour le thème -μαϑ, 16 fois pour le thème μανϑ-) ; on peut par ailleurs noter 70 occurrences de dérivés de la racine -δα, dont 33 sous la forme de l ’adjectif verbal διδακτὸν. 31 Pour le cadre historique, on peut partir de la synthèse de Bigel, 1999, p. 7-14.
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« Il serait absurde, si l’on voulait qu’un homme apprît à jouer de la flûte, au lieu de l’envoyer chez ceux qui s’engagent à enseigner cet art et qui réclament pour cela un salaire, d’en embarrasser des gens à qui l ’on irait demander des leçons q u’ils n ’ont nullement la prétention de donner, des gens qui n ’ont aucun disciple dans l’art que nous voudrions faire apprendre auprès d’eux à qui nous les enverrions : ne trouves-tu pas que ce serait un grande déraison ? »
Anytos répond par un mot qui révèle, négativement, sa c onception du terme « vertu » : Ναὶ μὰ Δία ἔμοιγε, καὶ ἀμαϑία γε πρός.
« Oui, par Zeus, et en outre de l ’ignorance ! »
L ’ignorance ici évoquée par Anytos n’est pas le manque d’apprentissage qui empêche les ignorants de comprendre la nature contradictoire du comportement, mais une marque de l’appartenance aux classes sociales inférieures. Cette signification n’est pas chose nouvelle à l ’époque : en plein âge classique, ἀμαϑία conserve également des traces de sa signification archaïque dans l ’᾽Αϑηναίων πολιτεία (Constitution des Athéniens)32, souvent 32 Serra [1979] 2018 ; cf. Cinzia Bearzot, Franca Landucci & Luisa Prandi, 2011, notamment l’article de M. Faraguna, « Lessico e argomenti politici nello scritto del “Vecchio Oligarca” », p. 73-97. Dans ce bref pamphlet, où l ’auteur anonyme exprime son mépris, ainsi que celui des καλοἰ κἀγαϑοί, pour le pouvoir populaire, le terme ἀμαϑία apparaît trois fois : deux fois en v, 4 et 6 et une fois en vii, 3. Voici les textes des deux passages. Dans le premier, l’auteur affirme : ἔστι δὲ πάσῃ γῇ τὸ βέλτιστον ἐναντίον τῇ δημοκρατίᾳ· ἐν γὰρ τοῖς βελτίστοις ἔνι ἀκολασία τε ὀλιγίστη καὶ ἀδικία, ἀκρίϐεια δὲ πλείστη εἰς τὰ χρηστά, ἐν δὲ τῷ δήμῳ ἀμαϑία τε πλείστη καὶ ἀταξία καὶ πονηρία· ἥ τε γὰρ πενία αὐτοὺς μᾶλλον ἄγει ἐπὶ τὰ αἰσχρὰ καὶ ἡ / ἀπαιδευσία καὶ ἡ ἀμαϑία δι’ ἔνδειαν χρημάτων ἐνίοις τῶν ἀνϑρώπων, « Partout dans le monde, les “meilleurs” sont ennemis de la démocratie car dans les classes élevées, l’injustice et l’intempérance sont minimes, tandis q u’il y a un goût prononcé pour le bien ; chez le peuple, au contraire, l’ignorance, la turbulence et la dépravation sont maximales, parce que la pauvreté, ainsi que le défaut d ’éducation et l’ignorance, auxquels le manque d ’argent c ondamne certains hommes, l ’entraînent bien plus à des actes honteux. » Il ajoute dans le deuxième passage : νῦν δὲ λέγων ὁ βουλόμενος ἀναστάς, ἄνϑρωπος πονηρός, ἐξευρίσκει τὸ ἀγαϑὸν αὑτῷ τε καὶ τοῖς ὁμοίοις αὑτῷ. εἴποι τις ἄν, Τί ἂν οὖν γνοίη ἀγαϑὸν αὑτῷ ἢ τῷ δήμῳ τοιοῦτος ἄνϑρωπος ; οἱ δὲ γιγνώσκουσιν ὅτι ἡ τούτου ἀμαϑία καὶ πονηρία καὶ εὔνοια μᾶλλον λυσιτελεῖ ἢ ἡ τοῦ χρηστοῦ ἀρετὴ καὶ σοφία καὶ κακόνοια, « Maintenant [en “démocratie”], au c ontraire, se lève et prend la
parole qui le veut, si c’est un homme pauvre, il poursuivra son bien et celui de sa classe. Mais, dira-t-on encore, c omment un tel homme pourrait savoir quel est son bien et celui
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attribuée au « Vieil Oligarque », œuvre conservée dans les écrits mineurs de Xénophon33 et rédigée, selon certains, entre 429 et 424 avant J.-C., mais suspectée par d ’autres interprètes d ’être postérieure34 à ces dates. Dans ce texte, l’auteur considère la démocratie c omme un ensemble d ’actions indignes (αἰσχραἰ) causées par la pauvreté, mais surtout par ἀμαϑία (« ignorance »), c ’est-à-dire par le manque de cette disposition naturelle, nécessaire au bon gouvernement, qui appartient, au contraire, aux aristocrates. Pour échapper à cette « ignorance » constitutive, la voie à choisir n ’est pas la fréquentation de l ’école des sophistes, c’est-à-dire la voie que Socrate évoquait dans son paradoxe comme l’alternative à l’ἀλογία, mais une solution sûre et depuis toujours prête. Anytos dit en effet un peu plus loin (nous l ’avons rappelé au début même de notre texte) que n ’importe lequel des καλοἰ κἀγαϑοί35, et non un homme en particulier, peut faire devenir un autre βελτίω sans efforts particuliers ou sans apprentissage à recevoir, parce qu’il a « appris » (μαϑεῖν) des καλοἰ κἀγαϑοί ses prédécesseurs (92 e 3-93 a 3) ; devenir βελτίω ne signifie pas devenir un homme « meilleur » par rapport à son état précédent, mais « appartenir à la classe des meilleurs » et donc « apprendre » des ἀγαϑοί de manière presque immédiate (presque c omme chez Homère), c’est-à-dire, toujours (c’est la nouvelle situation de la Mégare de Théognis, ainsi que, mutatis mutandis, de l ’Athènes classique dans la vision d’Anytos) au moyen d ’un processus d ’apprentissage « naturel » et non remis en question, parce qu’il est déjà garanti par la naissance : Τί δὲ ἑνὸς ἀνϑρώπου ὄνομα δεῖ ἀκοῦσαι ; ὅτῳ γὰρ ἂν ἐντύχῃ Ἀϑηναίων τῶν καλῶν κἀγαϑῶν, οὐδεὶς ἔστιν ὃς οὐ βελτίω αὐτὸν ποιήσει ἢ οἱ σοφισταί, ἐάνπερ ἐϑέλῃ πείϑεσϑαι. […] Καὶ τούτους ἔγωγε ἀξιῶ παρὰ τῶν προτέρων μαϑεῖν, ὄντων καλῶν κἀγαϑῶν·
du peuple ? Mais ils savent que l’ignorance, la perversité et la bienveillance d ’un tel homme sont plus utiles que la vertu, la sagesse et la juste aversion d ’un homme riche. » 33 Pour l’identité de l’auteur du pamphlet et notamment pour son attribution à Critias, voir Canfora, 2018, p. 199-224. 34 La question de la datation de l ’œuvre, c ontroversée et presque insoluble (cf. Serra, 2018, p. xviii-xliv), est importante en termes absolus, mais, de notre point de vue, quelle que soit la réponse, rien ne changerait pour ce qui c oncerne la validité de notre argumentation ; en fait, si elle appartenait au ive siècle, nos remarques en seraient même renforcées : ἀμαϑία était encore un mot « socio-politique » à cette époque, celle du Ménon. 35 Pour évaluer l ’absence du terme chez le « Vieil Oligarque », nous renvoyons de nouveau à l’article de Faraguna, 2011, p. 86-87.
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« Pourquoi désigner un homme en particulier ? Qu’il s’adresse au premier venu entre les honnêtes gens d’Athènes : il n’en est aucun qui ne lui fasse faire plus de progrès dans la vertu que les sophistes, s ’il veut seulement l ’écouter. […] Ils l’ont appris, selon moi, de leurs prédécesseurs, qui étaient aussi d’honnêtes gens. Nierais-tu par hasard qu’Athènes ait compté grand nombre d’honnêtes gens ? »
2) L’ἀρετή dans le sens retenu par Ménon36 est, de la même manière que pour Gorgias, l’excellence dans une seule τέχνη déterminée37, c’est-à-dire la capacité de l’exercer de manière efficace et utile. Relative à chaque situation ou catégorie de personnes (femmes, hommes, jeunes, vieux, etc.), elle est chaque fois différente. Son apprentissage est, de la même manière, pluriel. Cette position est implicite dès le début du dialogue (70 a 1-4), où les termes du lexique de l’apprentissage sont utilisés par Ménon avec des significations « ouvertes » à plusieurs valeurs différentes, non seulement dans le sens des alternatives proposées (διδακτὸν ou ἀσκητόν/ ἀσκητόν ou μαϑητόν – φύσει ou ἄλλῳ τρόπῳ), mais aussi dans le sens de toutes les possibles déclinaisons factuelles de l’exercice de la vertu : {ΜΕΝ.} Ἔχεις μοι εἰπεῖν, ὦ Σώκρατες, ἆρα διδακτὸν ἡ ἀρετή ; ἢ οὐ διδακτὸν ἀλλ’ ἀσκητόν ; ἢ οὔτε ἀσκητὸν οὔτε μαϑητόν, ἀλλὰ φύσει παραγίγνεται τοῖς ἀνϑρώποις ἢ ἄλλῳ τινὶ τρόπῳ ; 36 Cette valeur « plurielle », et donc par nature « ouverte », des termes revient dans plusieurs passages du texte, même sans aucune référence directe aux sophistes, au moment où il se révèle nécessaire d ’abandonner un argument et de recommencer ou continuer le discours dans une autre perspective. Par exemple, quand, avant l ’intervention d ’Anytos, en 89 d 4, Socrate ὀμολογεῖ avec Ménon à propos du rapport entre la vertu (considérée comme science et donc comme une chose διδακτὸν) et l’existence nécessaire de maîtres et élèves, Socrate utilise de nouveau les termes de manière polyvalente ; la question de savoir si la vertu est une qualité morale, cognitive, pratique ou autre reste ouverte ; de plus, elle peut c oncerner aussi une chose différente de la vertu : τόδε γάρ μοι εἰπέ· εἰ ἔστιν διδακτὸν ὁτιοῦν πρᾶγμα, μὴ μόνον ἀρετή, οὐκ ἀναγκαῖον αὐτοῦ καὶ διδασκάλους καὶ μαϑητὰς εἶναι ;, « Réponds à ceci : quand une chose quelconque, et non pas seulement la vertu, est affaire d’enseignement, n ’est-ce pas une conséquence nécessaire qu’elle ait ses maîtres et ses disciples ? » La stratégie, à la fois scénique et argumentative, ne sert pas seulement à reposer la question initiale (la vertu peut-elle s’enseigner ?) d ’un autre angle ; le retour à une terminologie « ouverte » est une manière aussi de remodeler le discours, qui avait gagné une dimension « cognitive », et introduire la discussion avec Anytos, qui appuiera ses affirmations sur une notion étroitement « éthique » de la vertu qu’il croit retrouver dans les paroles de Socrate à ses oreilles « ambiguës ». 37 Par ailleurs, le terme même de σοφιστἠς indique à l’origine le « maître d’une technique » particulière (cf. Pindare, Isthmiques, v, 6 et Eschyle, fr. 314 Nauck).
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« MÉN. – : Pourrais-tu me dire, Socrate, si la vertu s’acquiert par l’enseignement ou par l’exercice, ou bien si elle ne résulte ni de l’enseignement ni de l’exercice, mais est donnée à l’homme par la nature, ou si elle vient d’une autre cause encore ? »
La chose devient évidente lorsque Ménon essaie d’offrir une première définition de la vertu et en énumère les différentes formes. Du fait de cette pluralité, l’apprentissage des sophistes (Gorgias ne se qualifie pas de « maître de vertu », mais enseigne l’art de la rhétorique) n’est pas destiné aux seuls ἀγαϑοί, mais il est ouvert à tous ceux qui peuvent en payer les leçons. Il comporte dans tous les cas un « effort » cognitif évident (les sophistes offriraient aux disciples de grands discours abstraits), même s’il ne prend jamais le caractère de l’ἐπιστήμη à laquelle Socrate aspire dans son discours et que Ménon, bien que de plus en plus dubitatif et perturbé par l’action maïeutique de Socrate, a peine à saisir. 3) À une telle ἀρετή, mais encore plus à la notion de vertu défendue par Anytos, s’oppose la vertu telle que l ’entend en permanence Socrate, ou, pour mieux dire, Platon, et qui présente une double déclinaison interne. Elle correspond davantage, dans le Ménon, à la réminiscence de toutes les choses déjà vues par l’âme (« l’âme immortelle […] ayant contemplé toutes choses et sur la terre et dans l’Hadès [καὶ ἑωρακυῖα καὶ τὰ ἐνϑάδε καὶ τὰ ἐν Ἅιδου καὶ πάντα χρήματα], ne peut manquer d’avoir tout appris [οὐκ ἔστιν ὅτι οὐ μεμάϑηκεν] », 81 c 6-7). Il s’agit de la vertu c omme connaissance ainsi que comme méthode pour acquérir cette connaissance, les deux étant propres à la géométrie et glorifiées dans la célèbre section de la métensomatose et de l’apprentissage/réminiscence par l’esclave (80 d-86 c). L’ἐπιστήμη n’est pas encore divisée en διάνοια et νόησις, comme ce sera le cas dans la République : les deux niveaux sont, pour ainsi dire, encore « unifiés ». À la fin de l’apprentissage de l’esclave, en 85 d 3, Socrate utilise, en effet, le mot « science » pour qualifier le résultat de sa didactique : Οὐκοῦν οὐδενὸς διδάξαντος ἀλλ’ ἐρωτήσαντος ἐπιστήσεται, ἀναλαϐὼν αὐτὸς ἐξ αὑτοῦ τὴν ἐπιστήμην ;
« Il saura donc sans avoir eu de maîtres, grâce à de simples interrogations, ayant retrouvé de lui-même sa science. »
Cependant, cette méthode ne vaut pas seulement pour la géométrie, elle est en train de devenir un modèle pour toute la c onnaissance, par
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l’assimilation de l’ἒλεγχος socratique au raisonnement caractéristique des géomètres. Socrate, alors que recommence la discussion avec Ménon (en 86 e 3), la met immédiatement en œuvre, afin de rechercher les caractéristiques de la vertu : εἰ μή τι οὖν ἀλλὰ σμικρόν γέ μοι τῆς ἀρχῆς χάλασον, καὶ συγχώρησον ἐξ ὑποϑέσεως αὐτὸ σκοπεῖσϑαι, εἴτε διδακτόν ἐστιν εἴτε ὁπωσοῦν.
« Que la toute-puissance, du moins, me fasse une très légère concession : accorde-moi d ’examiner par hypothèse si la vertu peut s’enseigner ou non. »
Il faut par ailleurs mettre à part le cas particulier de la vertu comme
ὀρϑὴ δόξα, qui n’est pas une science, mais une opinion : elle n’est pas
fondée sur la c onnaissance, bien q u’elle soit efficace sur le plan pratique. Certains hommes, c omme les grands chefs politiques athéniens cités par Socrate dans sa conversation avec Anytos, peuvent la posséder par « inspiration divine ». La question de son statut est très controversée et nous n’avons pas la moindre prétention de la traiter ici de manière exhaustive38. Toutefois, nous remarquons, depuis notre « observatoire » linguistico-lexical, que l’ὀρϑὴ δόξα a au moins deux des caractéristiques propres à la notion archaïque de l’« apprentissage » : avant tout celle, commune autant à la racine *μαϑ- qu’à la racine *δα-, de n’avoir de valeur que sur le plan de l’action ; en outre, elle est le fruit de l’inspiration divine. Platon lui-même dit, dans le Ménon, en 81 b, que Pindare et d’autres poètes sont inspirés par les dieux (et, pour cette raison, poètes véritables) et, en 99c 11-d 5, spécifiquement à propos de l ’ὀρϑὴ δόξα, il affirme que les hommes politiques sont sages parce qu’inspirés par le divin de la même manière que les poètes. Ils ont reçu, dirions-nous, une sorte d’« enseignement » immédiat et ponctuel, très proche de l’enseignement que la Muse a donné (ἐδίδαξε) à Démodocos en Odyssée, viii, 481 et 488 ou de l ’apprentissage q u’Hésiode dit avoir reçu des Muses (Théogonie, 22 ; Les Travaux et les Jours, 662). Nous assistons, avec la présentation par Platon de la dimension problématique 38 Une approche exhaustive comporterait, a minima, l’analyse des textes du Théétète (206 e, 208 b, 209 d) et du Banquet (202 a), où la notion d’ὀρϑὴ δόξα est discutée, ainsi que de la littérature critique sur l ’argument. Nous nous limitons à rappeler que dans la récapitulation de tous les savoirs donnés par Platon dans la République (vi, 509 d-511 e) avec la fameuse « allégorie de la ligne », cette notion n’apparait pas et que Kerferd (1981, p. 137), parmi d ’autres, a c onsidéré l’« opinion vraie » comme une réédition opérée par Platon de l’ὀρϑός λόγος des sophistes, à ceci près que ce λόγος est dépourvu de son pouvoir de connaissance.
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(et, sous plusieurs aspects, paradoxale) de l’« opinion vraie », à une sorte de récupération de la valeur de capacité/réactivité des héros (maintenant les grands hommes d’Athènes) grâce à l’intervention des dieux. Même pour Platon, en effet, l’« opinion vraie » reste à la marge de la dimension cognitive, p uisqu’elle est insuffisante pour fonder la science, comme l’indique aussi le fait que le lexique de l’apprentissage n ’est jamais utilisé par le philosophe pour la qualifier (sauf en négatif). Bien que sa nature d’« opinion » suggère l’existence d’un rapport avec la « connaissance », elle n’apparaît jamais autrement que dénuée d’une quelconque médiation (dans le sens d’une médiation « cognitive », ou, par conséquent, dans le sens d’une médiation opérée par l’apprentissage).
CONCLUSION
Pour en revenir aux citations platoniciennes de Théognis, nous pouvons finalement essayer de répondre aux deux questions relatives à Platon posées au début de ce texte. Platon aurait pu citer Théognis à propos de la vision de la société et de l’apprentissage défendue par Anytos, mais il a choisi d ’utiliser les distiques du poète mégarien pour décrire la position incertaine des sophistes, dont Théognis peut être rapproché de manière un peu artificielle et, peut-être, seulement grâce au fait que la notion d ’apprentissage commune aux deux positions c omporte un nécessaire effort psychique pour les sujets impliqués. L’opération d’adaptation des vers de Théognis, la moins naturelle à nos yeux, est fondée sur les deux changements textuels c oncomitants : la substitution de διδάξεαι à μαϑήσεαι dans la première citation se prête à supprimer le lien entre apprentissage et condition de naissance (implicite dans le verbe μαϑεῖν), et à transformer le sens des vers 33-36 en une affirmation que la vertu peut s ’apprendre. Ainsi transformée, cette citation semble contraire à la suivante, où la primauté du sang est claire et revendiquée sans hésitation, dès q u’on rétablit la protase originelle de la période hypothétique : « Si la pensée se fabriquait et se plaçait dans l ’homme [mais c’est impossible] jamais d’un père honnête le fils ne deviendrait méchant : / on les pourrait
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éduquer avec sages c onseils ; mais avec des leçons / tu ne feras jamais d ’un méchant un honnête homme. »
La pensée de Théognis est transparente et ne contient pas de c ontradictions : les aristocrates, qui sont καλοἰ κἀγαϑοί par naissance, nous le répétons, peuvent se dépraver, mais cette dépravation n ’a pas le caractère d ’une éducation en négatif donnée par les méchants ; l’éducation n’est possible que positivement et sur la base de la naissance, qui continue à constituer la condicio sine qua non d’une éducation au bien. Pour cette raison, les méchants ne pourront jamais être éduqués. Au moyen des deux changements textuels, cette pensée de Théognis devient « oscillante » comme celle d ’un sophiste et Platon peut s ’en servir pour orner (et peut-être pas seulement orner) son propre scénario dramatique. Mais Platon est-il l’auteur de ces changements ? Et, si on admet q u’il l’est, est-il l’auteur des deux ou seulement du second, c omme, selon certains, en témoignerait l’expression ὀλίγον μεταϐάς (si on la traduit par « avec juste un petit changement ») ? La réponse est très difficile et ne peut être donnée avec une certitude absolue, mais tous les éléments à disposition font pencher la balance en faveur d’une action volontaire de Platon. En effet, la raison immédiate des changements textuels est maintenant claire : adapter le texte de Théognis pour exprimer les oscillations de la pensée des sophistes sur la base de l’apparente thématisation commune de l ’alternative nature/culture dans l ’éducation. Si le but ou le cui prodest de cette distorsion reste moins clair, il est improbable que Platon ait eu à disposition une version des deux passages des Poèmes élégiaques prête à être utilisée selon sa volonté, quelle q u’elle soit.
Fabio Stella Institut de Sciences et Techniques de l’Antiquité (ISTA), EA 4011
PLATON LECTEUR DE PINDARE Une tentative de systématisation
INTRODUCTION
Pindare, le poète de Cynoscéphales, c onsidéré depuis l ’antiquité comme le plus grand représentant de la poésie lyrique grecque1, était certainement l’un des poètes les plus apprécié par Platon. En témoigne le fait qu’il est, après Homère et Hésiode, le poète qui, avec douze mentions, est le plus souvent nommé2. Il n’est donc pas surprenant que la relation entre le poète thébain et le fondateur de l’Académie ait déjà fait l’objet d’études critiques, notamment d’un point de vue philologique plutôt que philosophique. Néanmoins, il faut noter q u’une recherche sur l ’influence que Pindare a pu avoir sur la pensée de Platon reste, pour ainsi dire, un desideratum. Pindare, en effet, n ’a souvent été que l ’un des auteurs examinés, ou bien, l orsqu’il a fait l ’objet d ’examens plus approfondis, ce ne fut que dans le cadre de commentaires portant sur tel ou tel dialogue3, ou 1
2
3
Cf. par exemple Quintilien, Institution Oratoire, 10, 1, 61 : « Parmi les neuf poètes lyriques, Pindare l ’emporte infiniment sur tous les autres par l ’enthousiasme, la magnificence des pensées, la beauté des figures ; par une merveilleuse abondance d ’idées et de mots, et par le caractère de son éloquence, q u’on ne saurait mieux c omparer q u’à un torrent : ce qui a fait dire avec raison à Horace qu’il est inimitable (novem vero Lyricorum longe Pindarus princeps spiritus magnificentia, sententiis, figuris, beatissima rerum verborumque copia et velut quodam eloquentiae flumine ; propter quae Horatius eum merito credidit nemini imitabilem) ». Ce que montre une brève recherche dans le Thesaurus Linguae Graecae, excluant les dialogues c onsidérés presque unanimement c omme apocryphes. Même un rapide survol de l’index des citations poétiques de Brandwood, 1976, p. 991-1003 conduit à des résultats similaires, si l ’on prend en c onsidération le fait que beaucoup des citations énumérées ici ne sont pas explicitement attribuées à des auteurs spécifiques dans les textes platoniciens. Selon la liste de Brandwood, Pindare est en quatrième position – sans tenir compte des anonymes – après Homère, Euripide, Hésiode. Hallich, 2013 ; Lamb, 1962 ; Bluck, 1961 ; Klein, 1965 ; Sedley-Long, 2010 ; Hawtrey, 1981 ; Vegetti, 2007 ; Leroux, [2002] 2004 ; Adam, 1902 ; Halliwell, 1993 ; Yunis, 2011 ;
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DIEGO DE BRASI
bien encore, surtout au cours des dernières décennies, dans des analyses plus larges visant à étudier la relation ambiguë de Platon avec la poésie4. Pour se limiter à un exemple récent, Fabio Massimo Giuliano, décédé trop tôt, insère l ’examen des vers pindariques dans les quatre catégories générales q u’il identifie pour décrire la fonction des citations poétiques dans l’œuvre de Platon. Selon Giuliano « la poésie, pour Platon, s’est avérée utile : 1. 2. 3. 4.
comme documentation mythistorique relative aux faits du passé ; pour l’embellissement et la force persuasive des discours ; pour l’éducation des jeunes ; comme moyen de transmission du savoir lui-même. » (Giuliano, 2005, p. 337)
Pour autant que je sache, cependant, une seule monographie – le Pindare et Platon d’Édouard des Places – a tenté de brosser un portrait parallèle des deux auteurs. Cependant, l ’intérêt d ’É. des Places se c oncentre sur certains aspects biographiques et thématiques – « patriotisme » et intérêt pour les valeurs aristocratiques, rapport au mythe et à la religion, attention à la diction et à la forme littéraire – qui lui permettent de mettre en évidence certaines ressemblances entre le poète thébain et le philosophe athénien. Bien entendu, É. des Places offre également dans les dernières pages de son livre une vue d’ensemble des citations pindariques explicites pour souligner leur importance dans la structure argumentative des dialogues5, mais la seule citation vraiment examinée en détail est celle sur le νόμος βασιλεύς du Gorgias en 484 b. Dans ses conclusions, des Places se borne à souligner combien Platon avait un respect presque révérencieux pour le poète thébain6, c onclusion dont Giuliano soulignait déjà la fausseté dans les dernières pages de son étude. Sans vouloir enlever quoi que ce soit à la classification proposée par Giuliano (ou à celles proposées par d’autres auteurs), laquelle
4
5 6
Rowe, 1986 ; Brisson, [1989] 2000 ; Russo & Santaniello, 1967 ; Seeck, 2010 ; Dodds 1959 ; Canto-Sperber, 1993 ; Dalfen, 1994 ; Schöpsdau, 1994 ; Schöpsdau, 2003. En ce sens, cf. Tarrant, 1951 ; Röttger, 1960, passim, qui, tout en restant la seule monographie sur les citations de Platon, propose néanmoins des analyses dépassées ; Halliwell, 2000, en particulier p. 97-98 et 108 ; Ledbetter, 2002, p. 64-77 ; Clay, 2010 et Collobert, 2016, en particulier p. 73 et 76. Des Places, 1949, p. 169-179. Des Places, 1949, passim. Dans le même ordre d ’idée, voir par exemple Duchemin, 1955.
Platon lecteur de Pindare
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reste valable d ’un point de vue plus général, je voudrais tout d ’abord examiner en détail la fonction spécifique des citations de Pindare dans les dialogues et mettre l’accent sur leur rôle « métadialogique ». En d’autres termes, la question qui est au fondement de mes réflexions est la suivante : quelle est la valeur ajoutée des citations pindariques pour la compréhension et l’interprétation des moments dialogiques (ou même des dialogues) dans lesquels elles apparaissent ? Est-il possible de proposer une systématisation sur la base d ’un aspect précis que l ’on retrouve dans tous les dialogues ? Je reviendrai évidemment en détail sur chacune des citations, mais je crois qu’il est possible d’en proposer d ’entrée de jeu une « classification » préliminaire, en précisant que, pour des raisons de c oncision, je me limiterai à examiner les douze citations explicites du poète de Cynoscéphales, à savoir celles que l ’on trouve dans le Ménon, l’Euthydème, le Gorgias, la République, le Phèdre, le Théétète et les Lois, où elles sont introduites par des syntagmes tels que ὡς ἔφη, Πίνδαρος et autres semblables. Toutefois, lorsque cela sera utile aux fins de la recherche, j’interrogerai également les répétitions de citations pindariques ou les citations implicites (c’est-à-dire non clairement identifiables par des expressions telles que ὡς ἔφη Πίνδαρος). Comme je l’ai déjà souligné, selon le Thesaurus Linguae Graecae, Platon mentionne Pindare explicitement douze fois dans les dialogues7. 7 Des Places, 1949, p. 171, énumère un total de 19 citations de Pindare, éliminant des mentions telles que celles du Gorgias, 488 b 3 – où Pindare est mentionné sans qu’il y ait de véritable citation, mais seulement une reprise de 484 b – tout en ajoutant d’autres passages où Pindare n’est pas explicitement mentionné comme auteur d’une citation rapportée. Ces « ajouts » sont les suivants : Protagoras, 337 d 1 (qui offre cependant une paraphrase du fr. 169 Maehler) ; Phèdre, 236 d 2 (voir ci-dessous en ce qui concerne Ménon, 76 d) ; Phèdre, 245 a 5-7 (ce qui est certainement une erreur, puisque nous ne trouvons ici que la distinction entre poètes inspirés par les Muses et poètes « techniques ») ; Euthydème, 292 e 3 (qui pourrait être une référence au vers final de la Septième Néméenne, mais qui n’est très probablement qu’une forme proverbiale, comme le dit explicitement Pindare – le syntagme Διὸς Κόρινϑος se trouve également, par exemple, chez Aristophane, Grenouilles, 44 ; Assemblée des femmes, 828) ; Lois, x, 890 a 4-5 (voir ci-dessous la section sur le Gorgias et les Lois). En outre, des Places met entre parenthèses – pour indiquer, je pense, que ce n’est pas une citation littérale, mais seulement une reprise de c ontenu – République, viii, 565 e 7 (où se trouverait la reprise de Pythiques, ii, 32, mais le syntagme ἐμφύλιον αἷμα apparaît également chez Sophocle, Œdipe Roi, 1406 ; Œdipe à Colone, 407 ; il n ’est donc pas possible de dire avec certitude que Platon se référait ici à Pindare) ; République, x, 613 b 10 (mais je ne pense pas q u’il soit possible de c omprendre la référence aux coureurs comme une référence spécifique à Pindare) ; Lois, vi, 754 e 4-5 (dans ce cas également il
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1. a.
b.
3.
4. a.
b.
c. 4.
5.
Dans le Ménon Pindare est mentionné deux fois : en 76 d 3 Socrate examine avec Ménon la théorie empédocléenne de la perception visuelle. Dans ce c ontexte, Socrate exhorte son interlocuteur à le suivre dans son raisonnement par ces mots : « à l’aide de ces termes, “comprends de quoi je parle”, comme dit Pindare (ἐκ τούτων δὴ σύνες ὅ τοι λέγω, ἔφη Πίνδαρος) », fr. 105a Maehler (trad. Canto-Sperber) ; En 81 b 1, Pindare est l’un des « divins poètes » qui soutiennent l’immortalité de l’âme. En particulier, Socrate cite sept vers tirés d’une composition aujourd’hui perdue (fr. 133 Maehler). Dans les dernières pages de l’Euthydème, Socrate conseille à Dionysodore et à Euthydème de garder secret leur art éristique et de n’en parler uniquement qu’à ceux qui les paieront pour écouter « car, Euthydème, c ’est ce qui est rare qui a de la valeur, bien que l’eau qui ne coûte rien, soit, au dire de Pindare, ce q u’il y a de meilleur (τὸ γὰρ σπάνιον, ὦ Εὐϑύδημε, τίμιον, τὸ δὲ ὕδωρ εὐωνότατον, ἄριστον ὄν, ὡς ἔφη Πίνδαρος) », Euthydème, 304 b 3-4 (trad. Canto), Pindare, Olympiques, i, 1. Nous trouvons trois citations dans la République : Dans le premier livre, Céphale corrobore son affirmation, selon laquelle ceux qui ont vécu selon la justice et la piété ont une âme plus sereine à la fin de leur vie que ceux qui ont c ommis une injustice, en se référant au poète thébain (331 a). Dans le deuxième livre, Adimante utilise Pindare pour décrire l’état des jeunes indécis qui se demandent si, compte tenu de l’éducation reçue, ils devraient choisir de vivre correctement ou non (365 b). Enfin, dans le troisième livre, Socrate fait allusion en passant à la troisième Pythique dans son traitement de la médecine (408 b). Dans le Phèdre, au tout début du dialogue, Socrate cite l’incipit de la première Isthmique pour souligner à quel point il est curieux d’entendre un compte rendu de la rencontre, le matin même, entre Phèdre et l’orateur Lysias (227 b). Dans la description du philosophe au prise avec le monde réel, dans le Théétète, Socrate utilise Pindare pour introduire la célèbre anecdote de Thalès et de la servante thrace (173 e 3-174 a 2).
ne semble pas possible d’identifier une référence ponctuelle à Pindare). Des Places met aussi entre parenthèse République, iii, 408 b-c.
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Pindare est également mentionné deux fois dans le Gorgias (484 b 2, 488 b 3). Dans les deux cas, il s’agit de la célèbre citation de Calliclès tirée des vers d’ouverture du fr. 169 Maehler sur le νόμος βασιλεύς. 7. Enfin, dans les Lois, Pindare est évoqué deux fois, en 690 b et 715 a, deux passages qui rappellent la citation du Gorgias sur le νόμος βασιλεύς, offrant, de surcroît, une version plus proche de la leçon rapportée par les scholies et par Aelius Aristide8. 6.
Ce bref aperçu montre déjà la variété des mentions du poète thébain qui, comme nous l’avons laissé entendre au début de cette contribution, peuvent être rattachées de manière générale aux catégories proposées par Giuliano et à celles avancées par d ’autres chercheurs. Il me semble cependant qu’elles peuvent être intégrées dans une autre classification, fondée cette fois sur la dynamique dialogique qui se dégage des citations. Selon cette classification supplémentaire, on peut distinguer les fonctions suivantes des citations pindariques : Certaines citations servent à mettre l’accent sur le ton ironique des propos qui leur sont liés. C’est, à mon avis, le cas de la première citation du Ménon, de celle de l’Euthydème, et de celle du Phèdre. b. D’autres remplissent une fonction pour ainsi dire « neutre » et qui fait partie intégrante de l’argumentation, mais qui ne lui apporte pas nécessairement une valeur ajoutée. Il me semble que c’est le cas des citations des deuxième et troisième livres de la République, ainsi que de celle du Théétète. c. Enfin, certaines d ’entre elles permettent aux interlocuteurs de développer de manière critique des thèses et des sujets spécifiques. Cette catégorie c omprend les citations les plus « substantielles » : la seconde mention de Pindare dans le Ménon, celle du Gorgias (et leur reprise intra- et extra-textuelle) et celle du premier livre de la République. a.
Si telles sont les fonctions des différentes citations dans le cadre restreint de leurs c ontextes spécifiques, il est également possible d ’élargir la 8
Gorgias, 484 b 6 : βιαιῶν τὸ δικαιότατον ; Lois, iv, 715 a 2 : ἄγειν δικαιοῦντα τὸ βιαιότατον ; Scholies et Aelius Aristide : δικαιῶν τὸ βιαιότατον, voir. infra p. 269-270.
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perspective de la recherche et au c ontexte dialogique dans son intégralité et à l’œuvre platonicienne c omprise comme un système organique9. Il est possible de reconnaître, pour la plupart des citations pindariques – comme je tenterai de le montrer ici – une intention précise, celle d’opposer une vie vécue sous la bannière de la philosophie à une vie non philosophique ou même opposée à la philosophie, même si, dans cette optique, l’utilisation des citations de Pindare n’est pas toujours « prévisible ». Selon le personnage du dialogue qui le mentionne, en effet, Pindare peut être utilisé pour soutenir une position en faveur de la « supériorité » de la philosophie sur les autres formes d’existence, ou l’inverse. Consacrons-nous donc aux mentions explicites du poète thébain dans les dialogues.
LE MÉNON
Comme cela a précédemment été souligné, Pindare est mentionné deux fois dans le Ménon, en 76 d 3 et 81 b 1, passages q u’il s ’agit maintenant d ’examiner en détail. 76 C-E
La première mention de Pindare dans la Ménon s’inscrit dans un c ontexte très précis, l’examen de la c onception empédocléenne de la perception visuelle. Dans le cadre d’une tentative de définition de l’ἀρετή, qui s’étend de 71 e à 79 e, Socrate, comme on le sait, propose à son interlocuteur une série d ’exercices pour affiner ses c ompétences en matière de définition. En particulier, il propose tout d ’abord à Ménon une définition de la notion de « figure (σχῆμα) ». C ’est, selon le mot de Socrate, « la seule chose qui accompagne toujours la couleur [ὃ μόνον τῶν 9 Je n’entends pas affirmer par là que Platon est nécessairement partisan d’un système philosophique développé et clôt sur lui-même, mais plutôt reconnaître que, sans préjudice de l’indépendance, de l’autonomie et de l’a-dogmaticité des dialogues pris individuellement, il est possible d’y trouver divers éléments qui nous permettent de reconstruire, dans des domaines spécifiques, des noyaux thématiques et des débats récurrents (et donc fondamentaux) pour l’enquête philosophique de Platon lui-même.
Platon lecteur de Pindare
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ὄντων τυγχάνει χρώματι ἀεὶ ἑπόμενον] », 75 b 10-11). Ménon, cependant, refuse cette définition, qui lui semble trop triviale (εὔηϑες, 75 c 2), car
ceux qui ne savent pas ce q u’est une couleur ne seront pas capables de comprendre ce q u’est une figure. Socrate, qui accepte l’objection de Ménon, l’utilise également pour établir une distinction précise entre les méthodes éristique et dialectique10. La méthode « plus dialectique » (τὸ διαλεκτικώτερον) est fondée sur l ’accord (ὁμολογία), c’est-à-dire sur le fait que, dans une discussion, il faut partir de prémisses c onnues de tous les participants (« mais aussi à répondre en se servant de ce que l’homme qui interroge admet déjà c onnaître [ἀλλὰ καὶ δ ι’ ἐκείνων ὧν ἂν προσομολογῇ εἰδέναι ὁ ἐρωτώμενος]) », 75 d 5-6), comme devra le démontrer une nouvelle définition du σχῆμα. Partant d’une série de connaissances géométriques – « fin (τελευτή) », « limite (πέρας) », « extrémité (ἔσχατον) », « surface (ἐπίπεδον) », « solide (στερεόν) » – que Ménon admet c onnaître et c omprendre, Socrate parvient à définir la « figure (σχῆμα) » comme la « limite du solide (στερεοῦ πέρας)11 ». Ce n’est cependant pas suffisant pour Ménon, qui veut à tout prix obtenir de Socrate une définition de la « couleur (χρῶμα) ». C ’est à ce moment que Socrate lance une offensive qui lui est habituelle. Après avoir reproché à Ménon d ’être un ὑϐριστής montrant une certaine réticence à répondre, pour finalement se déclarer vaincu par la beauté et le ton péremptoire de son interlocuteur, Socrate est sur le point de répondre à sa demande. Le ton devient alors clairement ironique : SOC. – Quoi qu’il en soit, je suis décidé à te complaire et je répondrai. MÉN. – Fais-moi ce grand plaisir. SOC. – Veux-tu que je te réponde selon la manière de Gorgias, pour que tu puisses me suivre plus aisément ? MÉN. – Assurément ; j’en serai ravi. SOC. – Ne dites-vous pas, c onformément aux théories d ’Empédocle, q u’il s’échappe de tous les êtres des effluves ? MÉN. – Oui, certes. SOC. – Et qu’il y a dans les êtres des pores qui reçoivent et laissent passer ces effluves ? 10 Ménon, 75 c 8-d 4. 11 Il est intéressant de noter que Socrate ne peut renoncer à un soupçon d’ironie envers les sophistes, dans ce cas précis Prodicos de Céos : « C’est une chose identique que je veux exprimer en me servant de tous ces mots. Prodicos ne serait peut-être pas d ’accord avec nous (πάντα ταῦτα ταὐτόν τι λέγω· ἴσως δ’ ἂν ἡμῖν Πρόδικος διαφέροιτο) » (Ménon, 75 e 2-3).
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MÉN. – Sans doute. SOC. – Mais que, parmi les effluves, les uns sont exactement proportionnés aux pores, tandis que d ’autres sont ou plus ténus ou plus gros ? MÉN. – C ’est exact. SOC. – D ’autre part, il est une chose qui s ’appelle la vue ? MÉN. – Oui. SOC. – Cela posé, « comprends ma parole », comme dit Pindare : la couleur est un écoulement de figures proportionné à la vue et sensible. MÉN. – Ta réponse, Socrate, me semble admirable. SOC. – C ’est sans doute, Ménon, parce que j ’ai respecté tes habitudes ; en outre, elle te fournit un moyen c ommode d’expliquer de même la nature de la voix, de l’odorat et de mainte autre chose analogue. MÉN. – Certainement. SOC. – Ma définition a je ne sais quoi de tragique qui fait que tu la préfères à celle de la figure. MÉN. – En effet. (Ménon, 76 c 2-e 5 ; trad. Croiset)
L’ironie du passage est soulignée par plusieurs éléments. Tout d’abord, la référence socratique au charme et à l’entêtement de Ménon, qui le conduit à accéder à sa demande (« Du reste tu as dû également comprendre que je suis faible devant les beaux garçons [καὶ ἅμα ἐμοῦ ἴσως κατέγνωκας ὅτι εἰμὶ ἥττων τῶν καλῶν] », 76 c 1-2). S’ensuit un renvoi ambigu aux méthodes argumentatives de Gorgias, qui peut être interprétée à la fois comme le signe d’une intention parodique de la part Socrate (Hallich, 2013, p. 58), mais aussi comme un indice du lien intellectuel entre Ménon, Gorgias et Empédocle (Lamb, 1962, p. 284 n. 1). S’y ajoute la réflexion finale sur le caractère de la réponse donnée, un type de réponse habituel pour Ménon que Socrate c onsidère, cependant, comme grandiloquent, caractéristique d’un style tragique (τραγική […] ἀπόκρισις). Même la dernière remarque de Socrate, selon laquelle il préfère cependant une définition donnée suivant la méthode – dialectique – q u’il a proposée pour la définition de σχῆμα, et se dit également convaincu que Ménon la préférerait à celle formulée « à la manière de Gorgias » si seulement il prenait le temps de se laisser instruire12, va dans cette direction. Dans ce contexte, la citation pindarique paraît à première vue « inoffensive », ce qui semble c onfirmé par la présence du même vers, sans mention explicite de Pindare dans le Phèdre (236 d 2), où Phèdre 12 Ménon, 76 e 6-9.
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lui-même invite Socrate à proférer un discours sur Éros13. Tout au plus pourrait-on affirmer, comme R.S. Bluck l’a déjà fait remarquer, que ces propos « add to the general air of mock-profundity » (1961b, p. 251). Étant donné, en effet, que seul un fragment du poème pindarique auquel ce vers appartient est c onservé, il n’est pas possible de songer à reconstituer une éventuelle allusion implicite à des éléments précis. Pour autant que nous le sachions, ce vers c onstituait l ’incipit d’un ὑπόρχημα composé pour Hiéron de Syracuse, célébré entre autres comme le fondateur de l’Etna, un village près du volcan homonyme (Pythiques, ii, 127 ; Néméennes, vii, 1a ; Aristophane, Oiseaux, 926). Mais Platon pouvait, en réalité, par cette citation pindarique, se livrer à une référence intertextuelle plus complexe, p uisqu’il avait déjà été fait allusion, de manière parodique, à la même œuvre du poète de Cynoscéphales dans les Oiseaux d’Aristophane. Comme on le sait, après la parabase, une série de personnages tentent d’entrer dans Coucouville-les-Nuées, nouvellement fondée, interrompant plusieurs fois le sacrifice propitiatoire aux nouveaux dieux accompli par Pisétaire. Le premier « intrus » est un poète, auteur de longue date de dithyrambes, de parthénées et de c ompositions « dans le style de Simonide de Céos (κατὰ τοῦ Σιμωνίδου, 919) » en l ’honneur de la cité14. Devant un Pisétaire émerveillé15, le poète commence à réciter des vers clairement inspirés de Pindare16. C’est ainsi qu’il obtient en cadeau de Pisétaire une pelisse (σπολάς, 935) ; mais, insatisfait, il c ontinue son activité déclamatoire, demandant et obtenant une tunique : Ce n ’est pas de mauvais gré que ma chère Muse recevra ce présent : Mais toi, grave dans ton esprit Ce vers de Pindare […]. […] Car chez les Scythes nomades, il s ’écarte des hordes, 13 Cf. de façon paradigmatique la position de Bluck, 1961b, p. 251 à Ménon, 76 d 4 : « Plato uses them here and at Phaedr. 236d playfully, but not in c onnexion with any hint for something. » 14 Sur la signification de cette expression, voir Dunbar, 1995, p. 531 ad loc. 15 Aristophane, Oiseaux, 922-923 : « Mais moi, je suis précisément en train de faire le sacrifice pour son dixième jour / et je viens juste de lui donner son nom, c omme à un bébé ! (οὐκ ἄρτι ϑύω τὴν δεκάτην ταύτης ἐγώ, / καὶ τ οὔνομ’ ὥσπερ παιδίῳ νῦν δὴ ‘ϑέμην·) » ; trad. Thiercy. 16 Cf. Scholie à Aristophane, Oiseaux, 926 (Dübner p. 231, 11-13) : « Mais, ô père, fondateur : Des hyporchèmes de Pindare “comprends de quoi je parle, toi, qui a donné ton nom aux sanctuaires c onsacrés, père fondateur d ’Etna” (σὺ δ ’ ὦ πάτερ κτίστορ : Ἐκ τῶν Πινδάρου ὑπορχημάτων “ξύνες ὅ τι λέγω ζαϑέων ἱερῶν ἐπώνυμε πάτερ κτίστορ Αἴτνας”) ».
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Celui qui ne possède point un vêtement tissé par la course de la navette. Sans gloire marcha une pelisse sans tunique. Comprends ce que je te dis ! (Aristophane, Oiseaux, 938-945 ; trad. Thiercy).
Le parallélisme entre cette situation et celle de Ménon est assez évident, même si l ’on ne peut certainement pas parler d ’une dépendance directe de Platon vis-à-vis d’Aristophane17. Alors que dans les Oiseaux d’Aristophane le poète qui vient de recevoir une σπολάς, un vêtement de peau (cf. Pollux, 7, 70), ressent le besoin de demander de surcroît une tunique, parce qu’il a fait montre de son talent poétique, dans le Ménon Socrate offre de surcroît à Ménon, son interlocuteur, la définition de χρῶμα dans un style grandiloquent (τραγική). Bien que cela ne soit pas démontrable, il est fort probable que la mention de Pindare rappelle aussi la scène aristophanesque au public du Ménon. Mais si c ’est le cas, le caractère ironique de la scène s ’en trouve encore renforcé : la citation de Pindare contribue d’une part à une élévation de l’expression, qualifiée plus tard de style « tragique » par Socrate lui-même, mais en même temps souligne l’opacité de la situation. Socrate, qui vient d ’esquisser de façon assez succincte une différence fondamentale entre la méthode dialectique et la méthode éristique et qui a proposé une définition « géométrique » de la figure, se heurte à l’obstination de Ménon (cf. 76 b 7 : « quand tu parles, ce n’est que pour dicter ta loi [οὐδὲν ἀλλ’ ἐπιτάττεις ἐν τοῖς λόγοις] »), une obstination qui ne peut être domptée, exactement comme pour le poète des Oiseaux, qu’en lui accordant ce qu’il désire, à savoir une définition grandiloquente de la couleur, un concept qui, pour Socrate lui-même, dans le contexte spécifique de cette scène, n’a aucune importance18. De cette façon, l’écart entre la méthode philosophico-dialectique soutenue par Socrate et celle que préfère encore Ménon est également fortement marqué19. 17 Chose que fait, en revanche, Klein, 1965, p. 68 n. 40, qui, entre autres choses, suppose à tort que le vêtement de peau et la tunique ont été enlevées au prêtre qui, dans les premiers moments du sacrifice propitiatoire, a aidé Pisétaire, qui finit par le chasser de fort méchante façon aux vers 889-893. Il est donc difficile de penser qu’il soit resté ou même q u’il soit revenu sur les lieux (cf. Dunbar, 1995, p. 534-535 à 933). 18 Sur le fait que la définition de χρῶμα ne peut avoir qu’une intention ironique, voir aussi Sedley-Long, 2010, p. xv n. 4 : « An alternative translation of 76d makes colour “an effluence from [not ‘of’] shapes”. That would simply substitute a new inconsistency : shape could no longer be “that which always accompanies colour” (75b) ». 19 Cf. aussi Hallich, 2013, p. 59 : « Der Sinn dieser Passage besteht gerade darin zu veranschaulichen, wie eine Erläuterung der im Definiens verwendeten Ausdrücke […] nicht vorgenommen
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Si Platon utilise la première citation de Pindare dans le but d’accentuer l ’écart entre deux façons possibles d’aborder l ’examen philosophique des concepts, la deuxième citation est insérée dans le cadre de l’argumentation avec une intention plus savante. Elle sert, en fait, presque d’introduction à la réponse à l’objection de Ménon qui signale à Socrate la difficulté, sinon l ’impossibilité, de pouvoir chercher ce qui n ’est pas c onnu20. Cet argument, que Socrate qualifie à son tour d ’éristique (« Tu vois c omme il est éristique, cet argument que tu débites [ὁρᾷς τοῦτον ὡς ἐριστικὸν λόγον κατάγεις] », 80 e 1-2), ne peut être accepté, c onformément à une tradition littéraire et religieuse bien précise. Socrate fait effectivement remarquer : SOC. – J’ai entendu des hommes et des femmes, habiles dans les choses divines… MÉN. – Que disaient-ils ? SOC. – Des choses vraies, à mon avis, et belles. MÉN. – Quelles choses ? Et qui sont-ils ? SOC. – Ce sont des prêtres et des prêtresses ayant à cœur de pouvoir rendre raison des fonctions qu’ils remplissent ; c’est Pindare encore, et d’autres poètes en grand nombre, tous ceux qui sont vraiment divins. Et voici ce q u’ils disent : examine si leur langage te paraît juste. Ils disent donc que l’âme de l’homme est immortelle, et que tantôt elle sort de la vie, ce qu’on appelle mourir, tantôt elle y entre de nouveau, mais qu’elle n’est jamais détruite ; et que, pour cette raison, il faut dans cette vie tenir jusqu’au bout une conduite aussi sainte que possible ; Car ceux qui ont à Perséphone, pour leurs anciennes fautes, Payé la rançon, de ceux-là vers le soleil d ’en haut, à la neuvième année, Elle renvoie de nouveau les âmes, Et, de ces âmes, les rois illustres, Les hommes puissants par la force ou grands par la science S’élèvent, qui à jamais comme des héros sans tache sont honorés parmi les mortels. (Ménon, 81 a 5-c 4 ; trad. Croiset).
Dans ce cas également, il n’est pas possible de dire quoi que ce soit sur le contexte d’origine dans lequel se trouvaient les vers mentionnés, werden sollte : nämlich in Form einer bloßen Verbaldefinition […] ». 20 Ménon, 80 d 6-9 : « Et de quelle façon chercheras-tu, Socrate, cette réalité dont tu ne sais absolument pas ce q u’elle est ? Laquelle des choses q u’en effet tu ignores, prendrastu comme objet de ta recherche ? Et si même, au mieux, tu tombais dessus, comment saurais-tu qu’il s ’agit de cette chose que tu ne c onnaissais pas ? »
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ni sur l’intention principale de la c omposition pindarique à laquelle se réfère Socrate, à ceci près que, très probablement, il s’agissait d’un ϑρῆνος, un chant funèbre c omposé à l’occasion du décès d’une personne, interprété de façon responsoriale par des chœurs (ou par un soliste et un chœur : voir Homère, Iliade, xxiv, 720-774). En réalité, bien que les critiques soient d ’accord pour attribuer ces vers à Pindare, nous ne pouvons même pas être absolument sûrs que ces vers soient les siens : leur attribution se fait sur la base de la mention explicite de Pindare quelques lignes avant la citation. Il est donc relativement superflu, de notre point de vue, d’essayer d’identifier dans le texte, c omme l’ont fait de nombreux critiques, des indices qui aideraient à considérer Pindare comme un adepte, ou au moins c omme un témoin, des c ultes orphiques21. Il est certainement incontestable que Socrate utilise la citation c omme corollaire dans l’introduction de son argumentation concernant la théorie de l ’anamnèse qu’il va développer à partir de maintenant22. En fait, comme on l ’a déjà noté23, la citation développe, avec une référence érudite, l’implication morale de l’immortalité de l’âme exprimée juste avant. Si l ’âme est immortelle, il est nécessaire de vivre d ’une manière pieuse, parce que c ’est seulement ainsi que l’âme obtiendra comme récompense dans l’au-delà la possibilité de se réincarner dans une vie meilleure. Cet aspect, cependant, n ’a pas de rôle précis dans la suite de l’argumentation socratique sur l’anamnèse24. Socrate, en effet, ne rappellera ensuite, dans sa réponse à Ménon, que les deux points déjà soulignés avant la citation poétique, à savoir l’immortalité de l ’âme et la série de ses réincarnations, c oncluant de ces prémisses que l ’âme a déjà acquis la c onnaissance du tout25. À ce stade, nous devons nous demander si le texte du Ménon n’offre pas d’autres indication pour l’interprétation de cette citation, dans le cadre où elle s’insère, que l’évidence selon 21 Voir l ’aperçu présenté par exemple par Holzhausen, 2004, p. 20-22, qui dans la suite de son essai (p. 22-36) montre avec de solides arguments que cette thèse est peu plausible. 22 Sur l’anamnèse du Ménon, voir, entre autres, Lee, 1998 ; Brisson, 2007 ; Hallich, 2013, p. 78-133 et, pour un point de vue plus « dissident », Ebert, 2007b. Voir aussi Napolitano, 2007. 23 Cf. par exemple Hallich, 2013, p. 125-126. 24 Cf. Klein, 1965, p. 95, mais surtout Arrighetti, 2007, p. 180-182. 25 Ménon, 81 c 4-6 : « Or comme l’âme est immortelle et qu’elle renaît plusieurs fois, qu’elle a vu à la fois les choses d ’ici et celles de l’Hadès, c ’est-à-dire toutes les réalités, il n ’y a rien q u’elle n ’ait appris (Ἅτε οὖν ἡ ψυχὴ ἀϑάνατός τε οὖσα καὶ πολλάκις γεγονυῖα, καὶ ἑωρακυῖα καὶ τὰ ἐνϑάδε καὶ τὰ ἐν Ἅιδου καὶ πάντα χρήματα, οὐκ ἔστιν ὅτι οὐ μεμάϑηκεν). »
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laquelle elle représente une « preuve » mythico-religieuse et poétique de la doctrine de la métempsychose. La réponse à cette question n’est cependant pas aussi simple qu’il n’y paraît à première vue. En fait, puisque la citation corrobore une doctrine, celle de la métempsychose (et, indirectement, celle de l’anamnèse), considérée comme véritablement platonicienne, il est naturel de penser q u’elle est utilisée à des fins sérieuses et non pas ironiques et que son c ontenu est en substance accepté par Socrate (et Platon). Néanmoins, certains érudits ont émis des doutes quant au sérieux des propos socratiques. Theodor Ebert, par exemple, considère que ce passage est lié à celui qui a été examiné dans la section précédente (76 c-77 c), et q u’il est donc animé par une finalité ironique. L’argument en 80 e-81 d ne serait rien de plus, selon Ebert, q u’un stratagème rhétorique grâce auquel Socrate offre à Ménon une explication adaptée aux présupposés théoriques auxquels ce dernier adhère. Ménon, selon l’interprétation d ’Ebert, est particulièrement enclin à suivre des raisonnements développés à la manière d ’Empédocle et de Gorgias ; de plus, Gorgias et ses disciples seraient dépeints dans le Gorgias comme des amateurs de poésie à la manière de Pindare ; enfin, la doctrine de la métempsychose et de l ’anamnèse est également attribuable à Empédocle (Ebert, 2007b, p. 186-188). Quelques indications textuelles pourraient être invoquées à l’appui de cette interprétation. Non seulement, comme le souligne Ebert lui-même, le fait que le style de cette section soit à nouveau plus grandiloquent et rhétorique que celui d ’autres passages, ou que l ’appel à l ’autorité religieuse et poétique dans un dialogue platonicien puisse être le signe d’une certaine ironie ou d ’une certaine ambiguïté. Aussi, et surtout, le fait que Socrate définit comme « divins » (ϑεῖοι) les poètes qui soutiennent l’immortalité de l’âme, semblerait indiquer une certaine ambiguïté, c ompte tenu de la reprise, à la fin du dialogue, de la nature divine des poètes dans un style cette fois ouvertement ironique. Je crois cependant q u’une interprétation sérieuse du passage, c’est-à-dire une analyse qui considère la citation poétique c omme une preuve faisant autorité à l’appui de la doctrine de la métempsychose et de l’anamnèse philosophiquement avancée par Socrate (et Platon) lui-même, trouve, dans le texte, de nombreux arguments en sa faveur. Ce sont précisément les dernières saillies du dialogue qui mènent dans cette direction. Socrate y souligne le manque de connaissances des devins, des poètes et des politiciens :
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s ’ils obtiennent des résultats satisfaisants dans le domaine qui est le leur, c’est grâce à l’inspiration divine ; ils sont donc appelés « divins » par la majorité des hommes même s’ils n’ont aucune connaissance26. Mais en cela réside la différence entre les prêtres et les poètes cités par Socrate en 81 a-d, et ceux dont il est question à la fin du dialogue. Les prêtres et prêtresses c onsidérés c omme des « autorités » par Socrate en 81 a ont, en effet, une caractéristique qui les assimile, pour ainsi dire, aux philosophes, puisqu’ils peuvent, grâce à l’attention particulière et à l’exercice consacrés à leur propre formation, justifier leurs opinions, en « rendre raison (λόγον […] διδόναι) ». Cette caractéristique nous permet également de penser que les affirmations précédentes de Socrate, selon lesquelles ces prêtres sont savants et experts dans les choses divines et que leurs paroles ont un noyau de vérité, sont prononcées de façon sérieuse. Outre cela, l’exhortation de Socrate à Ménon d’examiner luimême si leurs déclarations lui paraissent vraies (σκόπει εἴ σοι δοκοῦσιν ἀληϑῆ λέγειν), aussi limitée soit-elle, c onfirme cette interprétation. Ces deux éléments soulignent en effet la nécessité, perçue par Socrate, que l’opinion des prêtres et des poètes soit évaluée de façon critique par ceux qui les écoutent et ne soit acceptée qu’à la lumière d’un raisonnement individuel. En ce sens, l’affirmation socratique, selon laquelle l’opinion d’origine mythico-religieuse qu’il vient de rapporter, est quelque chose de vrai et de beau (ἀληϑῆ […] καὶ καλόν) est une expression authentique des c onvictions socratiques et la citation poétique, attribuable à Pindare, a une importante fonction complémentaire pour la conduite de l’argumentation.
L’EUTHYDÈME
La brève citation pindarique de l’Euthydème s’inscrit, comme nous l ’avons vu, dans la dernière partie du dialogue. Après avoir rendu c ompte de la dernière discussion entre lui, Dionysodore, Euthydème et Ctésippe, Socrate raconte également à Criton l’éloge des deux éristiques qu’il a prononcé au moment de leur départ. Le ton général de cet éloge montre 26 Ménon, 99 b 11-d 6.
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déjà son caractère ironique, pour ne pas dire sarcastique. La réaction des spectateurs est délibérément exagérée – les colonnes du lycée ont semblé applaudir la polymathie des deux frères – et Socrate lui-même semble absolument c onquis : « et c omme j ’étais complètement subjugué par leur savoir (παντάπασι καταδουλωϑεὶς ὑπὸ τῆς σοφίας αὐτοῖν), je me sentis porté à faire leur éloge et à leur rendre gloire (ἐπὶ τὸ ἐπαινεῖν τε καὶ ἐγκωμιάζειν αὐτὼ ἐτραπόμην) » (303 c 2-3). Il souligne en particulier trois aspects de l’art d ’Euthydème et de Dionysodore (303 a-e) : il n’est accessible qu’à quelques personnes qui leur ressemblent ; il est de nature à réduire au silence non seulement ceux qui sont réfutés, mais également les réfutateurs ; il peut enfin être appris de tous en peu de temps (ὥστ’ ἐν πάνυ ὀλίγῳ χρόνῳ ὁντινοῦν ἂν μαϑεῖν ἀνϑρώπων). C’est précisément pour cette raison que Socrate conseille à ses interlocuteurs de « se faire rares », en opposant le prix élevé des choses rares au faible prix de l’eau. La citation de Pindare dans ce c ontexte se caractérise par deux aspects : tout d’abord Socrate propose une version tronquée du Priamel, qui ouvre la Première Olympique, auquel il fait cependant allusion dans son intégralité ; en second lieu, il ajoute une précision supplémentaire sur la nature de l’eau qui n ’est pas présente dans le texte pindarique27. Pindare ouvre, en effet, l’épinicie célébrant Hiéron de Syracuse par des mots qui ont, dans le contexte de la composition, la fonction d’exalter les compétitions d ’Olympie qui offrent l’occasion de manifester une exceptionnelle valeur athlétique, et constituent donc une source d ’inspiration pour la poésie : Le meilleur, c’est l’eau, et l’or, comme un feu brûlant Resplendit, la nuit, au-delà de la richesse orgueilleuse28.
Bien que la relation entre les différents éléments mentionnés par Pindare ne puisse pas être expliquée en termes univoques29, il semble clair – ce qui me paraît être l’opinio communis actuelle – si l’on prend en considération les vers finaux de la Troisième Olympique, où l’eau et l’or sont à nouveau associés30, que cette juxtaposition entend souligner la 27 Les observations suivantes sont fondées sur l ’analyse de Lidauer, 2016, p. 206-209. 28 Pindare, Olympiques, i, 1-2 : Ἄριστον μὲν ὕδωρ, ὁ δὲ χρυσὸς αἰϑόμενον πῦρ / ἅτε διαπρέπει νυκτὶ μεγάνορος ἔξοχα πλούτου (trad. M. Briand). 29 Cf. Catenacci, 2013, p. 355 avec la bibliographie. 30 Pindare, Olympiques, iii, 42 : « Si le meilleur est l ’eau, si des biens l ’or est le plus vénérable […] (εἰ δ ’ ἀριστεύει μὲν ὕδωρ, κτεάνων δὲ / χρυσὸς αἰδοιέστατος […]) » ; trad. M. Briand.
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supériorité des deux éléments dans leurs domaines respectifs : l ’eau est le plus excellent bien naturel, de même l ’or est le bien le plus excellent qui puisse être acquis31. Socrate semble réinterpréter Pindare dans une tonalité différente : tout d’abord, il oppose l’eau de façon générique à quelque chose de rare, sans préciser en quoi consiste cette rareté – même si pour les protagonistes du dialogue et pour Criton, certainement fins connaisseurs de l’œuvre de Pindare, il devait être évident que c ’était l ’or – puis il introduit des adjectifs de valeur dans l’intention de différencier les deux domaines qu’il compare et transforme finalement l’éloquente sentence du poète thébain, Ἄριστον μὲν ὕδωρ, en une phrase participiale, ἄριστον ὄν, qui semble dans ce contexte avoir une valeur concessive. Pour résumer, Socrate élabore une opposition précise entre ce qui est rare et coûteux, d’une part, et ce qui est à la disposition de tous et ne coûte pas grandchose, voire rien du tout, d’autre part. La réinterprétation socratique des vers pindariques est cependant liée à ce q u’il vient immédiatement de dire au sujet de l ’art éristique. Il s ’agit, c omme nous l ’avons déjà souligné, d ’une technique que n’importe qui peut apprendre en très peu de temps, en définitive inutile, p uisqu’elle réduit au silence tous ceux qui y participent, activement et passivement, et qui ne saurait être appréciée que par ceux qui « auraient, j’en suis sûr, plus de honte à réfuter autrui grâce à ces arguments-là q u’à se faire réfuter eux-mêmes (ὅτι αἰσχυνϑεῖεν ἂν μᾶλλον ἐξελέγχοντες λόγοις τοιούτοις τοιούτοις αὐτοὶ τοὺς ἄλλους αὐτοὶ ἐξελεγχόμενοι) » (303 d 4-5 ; trad. Canto). C’est clairement la
description opposée de l’éducation dialectique présentée plusieurs fois dans les dialogues : pour devenir philosophe il faut une longue période préparatoire, un exercice continu, un dialogue constructif, même s’il est aporétique. Dès lors, il apparaît clairement que la phrase participiale ἄριστον ὄν peut être lue de façon différente, par exemple en lui donnant un sens causal, de sorte que l ’opposition n ’est plus entre quelque chose de coûteux et de rare et quelque chose de courant et de bon marché, mais entre deux conceptions opposées de ce qui a de la valeur32 : la technique d ’Euthydème et de Dionysodore, aussi coûteuse soit-elle, n ’a aucune valeur pour Socrate ; une valeur qui réside, c omme pour l’eau, dans son importance intrinsèque et non dans sa « valeur marchande ». 31 Verdenius, 1987, p. 35-36 ad ἀριστεύει ; Verdenius, 1988, p. 4-5 ad Ἄριστον. 32 Lidauer, 2016, p. 209. Cf. aussi Hawtrey, 1981, p. 188 ad loc.
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En ce sens, la réinterprétation de Pindare ne fait pas qu’accentuer le caractère ironique de l’éloge socratique des éristiques, elle anticipe en quelque sorte la scène finale du dialogue quand, grâce à la survenue du logographe anonyme (304 c 6-305 b 3), qui fait part à Criton de ses doutes quant à l’utilité de la philosophie, Socrate exhorte son interlocuteur à examiner attentivement l’activité (τὸ πρᾶγμα) de ceux qui se prétendent savants (« mets-la bel et bien à la question [βασανίσας καλῶς τε καὶ εὖ] », 307 b 8) pour savoir si elle a ou non une valeur et, le cas échéant, à l’exercer et à la cultiver vaillamment (307 c). La valeur de la philosophie, en effet, ne c onsiste pas, pourrait-on dire, dans son utilité pratique immédiate, mais elle a une validité intrinsèque, imputable à la recherche incessante de la connaissance de soi pour mieux pouvoir agir dans une c ommunauté sociale qui en découle et s’y identifie. Venons-en maintenant aux trois citations pindariques de la République.
LA RÉPUBLIQUE LIVRE I
La citation de Pindare, par Céphale, dans le premier livre de la République peut offrir un point de départ à différents niveaux d’interprétation. Entré dans la maison de Polémarque, Socrate commence, comme on le sait, à discuter avec Céphale des mérites et des défauts de la vieillesse. Céphale est d ’accord avec Sophocle, qui a vu dans la vieillesse une libération des désirs et ajoute que c ’est le caractère d’une personne qui lui permet de supporter la vieillesse aussi bien que la jeunesse. Ce à quoi Socrate répond que les gens croient très certainement que Céphale supporte la vieillesse avec aisance à cause de ses richesses, mais Céphale rejette cette accusation avec détermination soulignant l’importance du caractère. La richesse rend certainement la vieillesse plus supportable, mais un piètre caractère empêcherait de toute façon un homme riche d’accepter les changements qui surviennent au cours de sa vie. Socrate se demande donc quel est le plus grand bien que la richesse a apporté à Céphale, qui répond d ’une manière quelque peu tortueuse. Tout d’abord, il affirme que lorsque les hommes s’approchent du moment de la mort, ils sont
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plus enclins à croire aux mythes de l ’Hadès et ont peur de ce qui peut arriver dans l’au-delà. Cependant, ce n’est pas une préoccupation pour celui qui bien vécu. Car, celui-là, « une douce espérance l’accompagne sans cesse, cette bonne nourrice du vieillard, selon l ’expression de Pindare. Car, Socrate, ce grand poète a parlé avec grâce (χαριέντως […] εἶπεν), de celui qui conduit sa vie selon la justice et la piété, quand il dit : Douce, lui caressant le cœur Nourrice de la vieillesse, l’espérance l’accompagne Elle qui gouverne souverainement L’opinion ballottée en tous sens des mortels. Ce sont là des paroles admirables (εὖ οὖν λέγει ϑαυμαστῶς ὡς σφόδρα) » (331 a 1-9, et Pindare, fr. 214 Maehler ; trad. G. Leroux).
Dans son « interprétation » du passage, Céphale ne se réfère pas aux vers directement cités, mais – on peut le supposer – à la section qu’il a résumée et paraphrasée un peu plus tôt : la richesse nous aide à vivre dans la justice, puisqu’elle nous permet de payer nos dettes et de ni mentir ni tromper. C’est à ce développement que Socrate réagit, en déplaçant délibérément l’attention vers le niveau c onceptuel et ontologique33. Ce que Céphale a soutenu d ’un point de vue purement c omportemental et empirique – ceux qui disent la vérité, se c omportent loyalement et règlent leurs dettes, agissent selon la justice et ne sont pas tourmentés par les doutes et les remords – devient, dans la bouche de Socrate, une définition de la justice, dont nous ne saurons jamais expressément si elle est la définition effectivement endossée par Céphale34. Si nous nous arrêtons sur le personnage de Céphale, la citation pindarique a clairement la fonction érudite de fournir un témoignage 33 Cf. Vegetti, 1998a, p. 47 n. 13. 34 Comme on le sait, Polémarque prend, dans la discussion, le relais de son père. Que, cependant, leurs opinions ne doivent pas nécessairement coïncider en tout montre le soin pris par Platon dans la description de la réaction de Céphale à la première, brève, réfutation socratique de cette « définition » de la justice et de son retrait de l’échange. Céphale n’a, en fait, aucun problème à accepter l’objection de Socrate selon laquelle il ne peut être c onsidéré c omme juste de rendre les armes ou de dire toute la vérité à un ami fou. Face à l ’intrusion assez soudaine de Polémarque, Céphale ne manifeste aucun signe d’approbation explicite, au contraire, il ne cherche qu’à pouvoir aller faire ses sacrifices et, en partant, il répond par le rire à l’affirmation de Polémarque qui se déclare son héritier. Cela peut, bien entendu, être un rire bon enfant ; mais cela peut aussi indiquer une attitude plus ironique à l ’égard de l ’assurance avec laquelle Polémarque se présente.
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faisant autorité à l’appui de la description qu’il a donnée. Non seulement Céphale introduit une citation assez longue, mais il montre aussi son approbation en la situant entre deux expressions très élogieuses (χαριέντως … εἶπεν ; εὖ οὖν λέγειν ϑαυμαστῶς ὡς σφόδρα). Associé à la réfutation socratique, le discours de Céphale a aussi pour fonction d’offrir un exemple négatif de la manière d’aborder le problème de la justice, puisqu’il se fonde, comme dans d’autres moments de son exposé, et pour reprendre les mots de Polémarque, sur l’autorité des poètes et non sur le raisonnement35. Il est vrai que Socrate ne donnera libre cours à son ironie qu’au moment de sa conversation avec Polémarque, lorsqu’il définira Simonide, auquel Polémarque fait référence, comme un homme sage et divin – une description qui, comme on vient de le voir dans le cas du Ménon, peut impliquer une accusation d’ignorance. Mais rien ne s’oppose à ce que cette ironie s’étende aux poètes cités par Céphale, d ’autant plus que Pindare, lorsqu’il sera mentionné ailleurs dans la République, apparaîtra soit comme une autorité réutilisable à des fins différentes, soit même comme une source à laquelle on ne peut accorder trop de crédit. La citation pindarique dans la bouche de Céphale et le contexte dans lequel elle figure c onstituent donc aussi une anticipation de la fin du dialogue, puisque Céphale introduit le thème de l ’attente de la vie dans l’au-delà. Ce parallélisme structurel nous incite cependant à prêter attention à un autre parallélisme entre le passage que nous venons d’examiner et un passage du sixième livre, qui nous permet de souligner la différence entre la vie philosophique et une existence non philosophique et entre deux c oncrétisations possibles de la vie philosophique. Comme on le sait, en effet, Socrate reprend indirectement, dans le livre VI, les paroles de Céphale – et en l’occurrence, justement, la citation pindarique – dans sa description de l’amant de la philosophie qui vit dans une polis qui n’est pas entièrement adaptée au naturel philosophe36. Ce dernier, voyant l’état dans lequel se trouvent ses concitoyens et la cité dans laquelle il vit, se trouve, c omme Céphale, heureux de pouvoir vivre sans commettre d’injustice et de pouvoir mourir « avec une belle espérance (μετὰ καλῆς ἐλπίδος, 496 e 2-3) ». Il y a pourtant une différence profonde entre Céphale et le philosophe décrit dans le livre VI, puisque leur action, bien qu’elle 35 Cf. Pappas, 2003, p. 31 ; Ophir, 1991, p. 107. 36 Cf. Vegetti, 2007, p. 784 n. 37 ; Leroux, [2002] 2004, p. 532 n. 35.
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ne soit probablement pas si éloignée dans la pratique, est fondée sur deux conceptions différentes de la justice ou, à tout le moins, dans le cas du philosophe, sur une c ompréhension plus complète de ce qu’est la justice. Pour les mêmes raisons, leur « espérance » ne sera pas de même nature : celle de Céphale sera de ne pas subir les châtiments de l ’Hadès ; celle du philosophe, de libérer l’âme du corps et de se consacrer exclusivement à la contemplation et à la science pure (cf. Phédon, 67 b-c et 114 c). Dans le sixième livre de la République, Socrate souligne par ailleurs que la vie retirée du philosophe dans une cité qui ne convient pas à son naturel n’est nullement la réalisation maximale de l’idéal philosophique (οὐδέ […] τὰ μέγιστα), puisque dans une polis qui lui c onviendrait, il aurait pu « en même temps que son salut personnel [assurer] celui des affaires de la c ommunauté » (497 a 4-5). Ce qui implique donc que, dans une cité parfaite, le naturel philosophe pourrait être actif politiquement, anticipant ainsi la discussion du septième livre. Si tel est le cas, la description de la vie du philosophe qui vit dans une polis inadaptée est aussi partiellement négative. L ’écart entre l ’attitude de Céphale et celle du philosophe devient alors encore plus grand, puisque ce dernier, dans une cité idéale, mettra activement en pratique sa propre c onception de la justice sur le plan éducatif et politique, et ne se limitera pas à vivre retiré et à se satisfaire de sa « belle espérance ». LIVRE II
C’est à Adimante qui, avec Glaucon, devient, à partir du deuxième livre, l’interlocuteur principal de Socrate, que l’on doit la deuxième mention de Pindare dans la République. Il s’agit ici d’une citation avec une intention exclusivement érudite, visant à embellir l’argumentation, sans toutefois y ajouter quoi que ce soit, sauf à préciser l ’environnement culturel auquel s’attaque Adimante. Il veut, en effet, inclure dans ses propos les objections formulées par son frère (362 d). Ce dernier, après avoir présenté une classification des biens en distinguant les biens en eux-mêmes, les biens en eux-mêmes et les conséquences qui en découlent, et ceux que l’on recherche exclusivement en raison des avantages qui peuvent en résulter, avait invité Socrate, c onvaincu d ’avoir réfuté Thrasymaque, à démontrer que la justice est un bien auquel on aspire « pour lui-même et pour ce qui en découle (δι’ αὑτὸ καὶ διὰ τὰ γιγνόμενα ἀπ’ αὐτοῦ, 358 a 1-2) ». Là où Glaucon, afin d ’encourager
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Socrate à louer la justice d’une manière inédite, se fait l’avocat de ceux qui, c omme Thrasymaque, louent l’injustice et c onsidèrent q u’une vie injuste est supérieure à une vie passée selon la justice, Adimante est le porte-parole de ceux qui louent la justice. Par ses remarques, Adimante souligne une faiblesse des positions éducatives traditionnelles en faveur de la justice. L ’éducation traditionnelle, elle-même fondée sur la tradition poétique, se réduit en effet à louer la justice exclusivement pour la réputation qu’elle procure, ou même à souligner que le comportement juste est certes une bonne chose mais difficile et pénible à réaliser, alors que l’injustice, aussi déplorable soit-elle, est plus avantageuse que la justice (362 e-365 a). Les louanges et les arguments de ce genre, cependant, amènent les jeunes gens à croire qu’ils doivent simplement avoir l’air juste sans l’être réellement. Ceux qui écoutent les discours des poètes – souligne Adimante – se demanderont « avec Pindare : Est-ce par la justice que je gravirai la haute enceinte ou par des fourberies trompeuses, pour m ’y retrancher et y passer ma vie ? Ces paroles me disent que si je suis juste, et que je n’en donne pas l’apparence, alors je n’en tirerai aucun profit, mais plutôt des peines et des châtiments évidents, alors que si j’assortis une vie injuste d’une apparence de justice, on dira que mon existence est digne des dieux » (République, ii, 365 b 2-c 1 ; trad. G. Leroux).
Adimante propose une version réduite et adaptée d’un fragment que nous connaissons par d’autres sources (Maxime de Tyr, 12, 1 ; Eusèbe de Césarée Préparation Évangélique, 15, 5, 2, p. 356, 1-3 Mras) et qui semble avoir un sens plus existentiel et universel37. La citation pindarique n’a d’ailleurs pas d’autre fonction, comme on l’a vu, que d’embellir l’argumentation d ’Adimante, ce que c onfirme le fait q u’elle est utilisée pour exposer l’alternative devant laquelle sont placés les jeunes gens instruits selon la tradition et les conventions sociales en vigueur, sans toutefois être reprise à son compte par Adimante lui-même, qui déclare explicitement qu’il ne veut que se faire le porte-voix de ceux qui louent conventionnellement la justice, et surtout en ce qu’il prend ces distances vis-à-vis de cette position en exhortant Socrate à louer adéquatement la justice. C’est, en fait, le point de départ du « défi » qu’Adimante lance à 37 Pindare, fr. 213 Maehler : « Est-ce par la justice, est-ce par les fourberies obliques que la race terrestre des hommes se hausse sur une tour plus sublime ? Mon esprit hésite à le dire nettement (πότερον δίκᾳ τεῖχος ὕψιον / ἢ σκολιαῖς ἀπάταις ἀναϐαίνει / ἐπιχϑόνιον γένος ἀνδρῶν, / δίχα μοι νόος ἀτρέκειαν εἰπεῖν) » ; trad. Puech.
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Socrate, à savoir démontrer que la justice profite par elle-même à ceux qui la possèdent (367 c-e), et que, c ontrairement à ce que déclarent tous les poètes et certains hommes ordinaires, elle est le plus grand des biens présents dans l’âme38. LIVRE III
La dernière mention de Pindare dans la République ne se présente pas comme une véritable citation, mais comme le résumé d’un mythe raconté par le poète thébain dans une de ses c ompositions. Après avoir examiné la fonction de la poésie et de la musique dans l’éducation des gardiens, Socrate se tourne, à partir de 403 c, vers la γυμναστική, l’activité et l’éducation du corps. Commençant par souligner que l’activité corporelle doit être fondée sur la simplicité et la juste mesure (404 b 8 : ἁπλῆ που καὶ ἐπιεικὴς γυμναστική), et accompagnée d ’une alimentation saine, Socrate déclare ensuite q u’une déviation de ces principes est, entre autres, la cause de l ’importance excessive que prennent les médecins dans une polis. Dans ce contexte, il propose une analyse critique de la médecine contemporaine, accusée de « tirer en longueur le jour de se donner la mort (μακρόν τὸν ποιεῖν ϑάνατον ποιεῖν, 406 b 4) », parce q u’en raison de l’attention excessive accordée à la diététique « elle amène à croire qu’on est malade et fait en sorte qu’on ne cesse de se plaindre de sa condition physique » (407 c 4-6)39. Ce type d’art médical s’oppose à l’art tel qu’il fut pratiqué à l ’origine par Asclépios, désigné c omme modèle du médecin authentique. Asclépios, en effet, aurait conçu l’art médical c omme un remède pour ceux qui avaient une c onstitution physique de nature à assurer leur survie une fois la maladie guérie, alors q u’il croyait q u’il fallait renoncer à toute forme de traitement pour ceux qui montraient des maladies si graves que la mort serait une conséquence certaine et irrémédiable. Cette version idéalisée d’Asclépios contraste avec celle qui est présentée par certains poètes tragiques et lyriques, c omme Pindare, dont la description du châtiment d ’Asclépios, frappé par Zeus pour 38 République, ii, 366 e 7-9 : « personne jamais, ni dans le langage poétique ni dans la langue ordinaire, n’a démontré de manière adéquate que l’une est le plus grand des maux que l’âme renferme en elle-même, et que la justice en revanche est le plus grand bien (οὐδεὶς πώποτε οὔτ’ ἐν ποιήσει οὔτ’ ἐν ἰδίοις λόγοις ἐπεξῆλθεν ἱκανῶς τῷ λόγῳ, ὡς τὸ μὲν μέγιστον κακῶν ὅσα ἴσχει ψυχὴ ἐν αὑτῇ, δικαιοσύνη δὲ μέγιστον ἀγαθόν) » ; trad. G. Leroux. 39 Sur cet aspect, voir Vegetti, 1998c.
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s’être laissé « persuader à prix d ’or de soigner un homme riche qui était déjà mourant » (408 b). Parmi les textes qui nous sont parvenus, celui de la Troisième Pythique est le plus proche de la paraphrase présentée par Socrate. Dans l’Agamemnon d’Eschyle et dans l ’Alceste d’Euripide il n ’y a que de brèves allusions aux compétences et au destin d’Asclépios40, alors que seul Pindare parle de la corruption par l ’argent du fils d’Apollon : Mais par le gain même la science est enchaînée. Le poussa lui aussi pour un salaire énorme L’or qui brille dans les mains À ramener de la mort un homme Déjà pris par elle : mais de ses mains le Kronide Tirant sur eux deux l’haleine de leur torse rafla D’un coup, et brasillante foule appliqua le trépas. (Pindare, Pythiques, iii, 54-58 ; trad. Savignac)
Encore une fois, Socrate ne se soucie pas du contexte original du passage qu’il remet en question. La brève narration du destin d’Asclépios est, en fait, encadrée chez Pindare par deux γνῶμαι qui d ’une part, en l’introduisant, généralisent l’enseignement dont l’histoire d’Asclépios est un exemple, et qui d ’autre part sont utilisées pour en extraire un enseignement éthico-religieux41. Socrate ne s’intéresse ici qu’au mythe qui, à la lumière de la critique de la poésie exprimée dans les premières pages du troisième livre, ne peut être que sévèrement c ondamné. Puisque le récit pindarique offre une description du comportement divin qui ne peut pas correspondre à la nature divine, en soi incorruptible, il doit être rejeté : soit Asclépios était le fils d ’un dieu, et donc il ne pouvait être sordidement avide (αἰσχροκερδής), soit il ne pouvait être le fils d ’un dieu. Le fait que, dans la République, nous soyons c onfrontés à une critique de la poésie laisse à penser que toutes les citations et mentions de 40 Eschyle, Agamemnon, 1022-1024 : « Même l’habile qui faisait revenir de chez les morts, est-ce que Zeus ne l ’en empêcha pas pour qu’il ne nuise plus ? (οὐδὲ τὸν ὀρϑοδαῆ / τῶν φϑιμένων ἀνάγειν / Ζεὺς ἀπέπαυσεν ἐπ’ ἀϐλαϐείαι) », trad. Grosjean ; Euripide, Alceste, 3-4 : « Zeus en fut cause. Il avait abattu mon fils Asclépios, d’un trait ardent en plein cœur (Ζεὺς γὰρ κατακτὰς παῖδα τὸν ἐμὸν αἴτιος / Ἀσκληπιόν, στέρνοισιν ἐμϐαλὼν φλόγα) », trad. Delcourt-Curvers. 41 Pindare, Pythiques, iii, 54 : « Mais par le gain même la science est enchaînée (ἀλλὰ κέρδει καὶ σοφία δέδεται) » ; ibid. 59-60 : « Il ne faut demander aux dieux que ce qui c onvient à des cœurs de mortels, il faut regarder à nos pieds, ne pas oublier notre c ondition (χρὴ τὰ ἐοικότα πὰρ δαιμόνων μαστευέμεν ϑναταῖς φρασίν / γνόντα τὸ πὰρ ποδός, οἵας εἰμὲν αἴσας) », trad. Puech.
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Pindare dans ce dialogue peuvent, d ’une certaine manière, être liées à cette question ou, du moins, qu’il est possible de reconstruire une vision unifiée, peut-être même systématique, de leur utilisation. De fait, les trois citations, bien que différentes tant dans la forme que dans le fond, semblent servir de pendant pour l’analyse de « l’antique querelle entre la philosophie et la poésie » (607 b 5-6) qui est au cœur du dialogue. Leur examen nous met, en effet, en présence de différentes manières d’aborder la poésie qui sont précisément adaptées à la nature, plus ou moins philosophique, de celui qui se réfère à Pindare. À un extrême se situe Céphale, qui trouve en Pindare une autorité pour confirmer ses convictions morales et son comportement. Au centre se trouve Adimante qui, sur le plan dramaturgique, s’éloigne généralement de l’approche poétique du problème de la justice, tandis que sur le plan du c ontenu, il exploite Pindare pour exposer un dilemme quasi existentialiste qui découle précisément de cette approche. Enfin, à l’autre extrême, il y a Socrate, qui constate les erreurs commises par Pindare, comme par tous les poètes, et l’influence néfaste de ses récits mythologiques sur la cité. Cela ne doit cependant pas nous faire oublier qu’il existe une approche philosophique de la poésie qui permet de réutiliser Pindare d’une manière positive. La réutilisation socratique, dans le livre VI, de la citation pindarique alléguée par Céphale en est un exemple, tout comme une citation implicite de Pindare, dissimulée parmi les remarques socratiques du livre V. Décrivant la réaction que certains pourraient avoir en voyant des femmes s’exercer nues, comme cela devrait être le cas dans la Kallipolis, Socrate reproche aux poètes c omiques leur stupidité42, en s’appuyant sur le poète de Cynoscéphales sans le mentionner explicitement : Quant à l ’homme qui tourne en ridicule les femmes qui s ’exercent nues, alors qu’elles s ’adonnent à la gymnastique en vue de la fin la meilleure, « il cueille un fruit de sagesse qui n’est pas mûr » et il ne semble pas savoir de quoi il se moque, ni même ce qu’il fait (République, iii, 457 b 2-5 ; trad. G. Leroux).
Le vers cité, qui nous a été conservé par Stobée dans ses Éclogues (ii, 1, 21, p. 2, 7 Wachsmuth), appartient à une composition pindarique où est également précisée l ’information que ce vers raillait les φυσιολογοῦντες, 42 Sur la critique de la poésie comique dans la République, voir, entre autres, Beltrametti, 2000.
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c ’est-à-dire ceux qui étudiaient les phénomènes naturels (et donc, selon toute vraisemblance, les philosophes présocratiques). Bien que le passage ait déjà fait l’objet de nombreuses discussions du point de vue de la critique textuelle43, l’acceptation du texte transmis par les manuscrits fait aujourd’hui l’unanimité. Il est donc clair qu’ici Socrate, c omme il le fera dans le sixième livre, cite Pindare en réinterprétant le vers pindarique à la lumière de ses c onvictions sur la philosophie et, en particulier, sur l’opposition entre vie philosophique et vie non philosophique44. La critique des hommes qui riront à la vue des femmes nues est liée à la façon dont, en 452 a-e, est introduit la nécessité de la nudité féminine lors d’exercices physiques45. À cette occasion, Socrate avait décrit la réaction des « gens raffinés de ce temps-là (τοῖς τότε ἀστείοις, 452 d 2) » lorsque les Crétois et les Lacédémoniens instaurèrent la nudité masculine dans les gymnases. Ils ne c onsidéraient la nudité masculine pendant l’exercice physique que c omme quelque chose destinée à être objet de raillerie (κωμῳδεῖν, 452 d 3). Mais, selon Socrate, la nudité n ’a rien de ridicule (γελοῖον), puisque, à la lumière des prémisses sur lesquelles se fonde la critique de la poésie, seul le vice et la folie peuvent être objet de moqueries, et non l’utile, qui doit nécessairement coïncider avec le beau et le bien (457 b 6). Or la nudité dans les exercices physiques, ayant comme objectif l’excellence de ceux et celles qui les pratiquent, tombe dans cette catégorie46. Le contraste entre la vie et les modes de pensée inspirés par la philosophie et ceux qui ne le sont pas apparaît donc clairement tant en 452 a-e qu’en 457 a-b. D ’un côté, nous avons Socrate qui, animé par la philosophie, est capable de reconnaître que la nudité gymnique, en tant qu’elle est utile, est une bonne chose et par conséquent aussi quelque chose d ’esthétiquement beau et acceptable, de l ’autre ceux qui, c omme les poètes c omiques et les bien-pensants, ne 43 44 45 46
Cf. la discussion dans Adam, 1902, I, p. 357. Cf. aussi les remarques concises d ’Halliwell, 1993, p. 154 ad loc. Cf. Vegetti, 2000, p. 55 n. 37. République, iii, 452 d 8-e 2 : « Et cela montra c ombien sot est celui qui trouve ridicule autre chose que ce qui est mal, et également celui qui entreprend de faire rire en tournant en ridicule tout autre spectacle que ce qui est insensé ou mauvais, et de la même manière, pour ce qui est de la vision du beau, également sot celui qui tend tous ses efforts en se déterminant vers tout autre but que le bien (καὶ τοῦτο ἐνεδείξατο, ὅτι μάταιος ὃς γελοῖον ἄλλο τι ἡγεῖται ἢ τὸ κακόν, καὶ ὁ γελωτοποιεῖν ἐπιχειρῶν πρὸς ἄλλην τινὰ ὄψιν ἀποϐλέπων ὡς γελοίου ἢ τὴν τοῦ ἄφρονός τε καὶ κακοῦ, καὶ καλοῦ αὖ σπουδάζει [πρὸς] ἄλλον τινὰ σκοπὸν στησάμενος ἢ τὸν τοῦ ἀγαθοῦ) », trad. G. Leroux.
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savent rien et transforment un bien en quelque chose de ridicule. Dans cette perspective, il est d’autant plus significatif que Socrate cite Pindare et, plus généralement, un poète, puisque Platon montre ainsi que la poésie, si elle est assujettie à la philosophie et modifiée à la lumière des convictions philosophiques, peut aussi être utilisée positivement, voire à des fins q u’on pourrait qualifier de paradoxales : utiliser un poète pour souligner la différence entre philosophie et poésie dans le cadre de « l’antique querelle entre philosophie et poésie ».
LE PHÈDRE
La citation de Pindare dans le Phèdre a d’entrée de jeu un statut spécial puisque c ’est avec elle que s’ouvre quasiment le dialogue. Dès les premières lignes, en effet, Socrate a demandé à Phèdre, q u’il vient de rencontrer, où il allait et d ’où il venait. Après avoir entendu sa réponse – aller se promener hors des Murs après avoir passé des heures à écouter Lysias dans la maison d’Épicrate – Socrate le presse de lui dire si la performance déclamatoire de l’orateur a été accueillie avec faveur par les présents. Phèdre l’invite alors, s’il veut en savoir davantage, à l’accompagner pendant sa promenade. C ’est à ce moment que Socrate, pour souligner sa curiosité, cite la Première Isthmique : « Ne suis-je pas à tes yeux, comme dit Pindare, homme à mettre quelque chose au-dessus d’une occupation qui ne souffre pas d’être différée, c’est-à-dire d’écouter ce à quoi vous passiez votre temps, toi et Lysias47 ? » La place de cette citation a récemment conduit Christopher Moore à esquisser une lecture parallèle du Phèdre et de toute épinicie pindarique (Moore, 2014). Il ne fait aucun doute, c omme Moore le souligne au début de son essai, que la citation de Pindare a généralement été négligée par les critiques et que, dans les rares cas où elle a fait l’objet de l’attention des chercheurs, ce sont les différences entre Pindare et Platon qui ont été soulignées48. Et il est 47 Phèdre, 227 b 9-11, et Pindare, Isthmiques, i, 2 (trad. Brisson). 48 Griswold, 1996, p. 250 n. 11 est un exemple de ce courant, auquel Moore fait référence : « Pindar was in the middle of writing a poem to the Delian Apollo when he was called upon by Thebes, the town of his origin, to c ompose a poem in praise of Herodotus, who had won the chariot
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certainement intéressant de penser que le Phèdre et les épinicies pindariques, en particulier la Première Isthmique, peuvent être lus concomitamment49, puisqu’il ne peut pas être exclu que ce parallélisme soit voulu par Platon, c ompte tenu du parallèle évident entre l’histoire d’Hérodote, vainqueur à la course de char pendant les jeux isthmiques, et le mythe de l ’attelage ailé au centre du Phèdre (246 a-256 e). On peut cependant se demander si le parallélisme structurel entre le dialogue platonicien et la Première Isthmique ne se c ontente pas seulement de mettre l’accent sur un aspect et une fonction de la citation pindarique, et, plus précisément, si la citation n’a pas aussi une signification plus circonscrite, pouvant ensuite être étendue à tout le dialogue. À première vue, la citation de Pindare semble sans aucun doute avoir une fonction purement rhétorique marquée au sceau de l’ironie. Pour reprendre les mots de Harvey Yunis (2011, p. 87)50 : « the Pindaric quotation lends mock grandeur to this pledge of leisure and thus suggests that the pledge contains an irony, which is revealed shortly. » L ’ironie, à laquelle Yunis fait ici allusion, sera dévoilée en 229 e 4-230 a 6, lorsque Socrate indiquera clairement qu’il n’a pas de loisir (ἐμοὶ δὲ πρὸς τὰ τοιαῦτα οὐδαμῶς ἐστι σχολή) pour l’examen de questions mythologiques, p uisqu’il passe tout son temps à s’examiner lui-même (σκοπῶ οὐ ταῦτα ἀ λλ’ ἐμαυτόν). Cette remarque montre, selon Yunis (2011, p. 92-93 à 229 e 4), que Socrate ne s’intéresse pas tant au discours de Lysias tel que Phèdre peut le lui raconter, qu’à l’aide q u’il peut apporter à son interlocuteur pour lui permettre de mieux comprendre la valeur de la rhétorique. Cette fonction ironique race in the games. By contrast, the chariot and driver that Socrates ends up praising do not belong to any city ; Socrates puts the c ommand of the Delphic god (or, in the palinode, of Zeus) above even the concerns of his city. Socrates has leisure only for self-knowledge. Pindar suggests here that the supreme prize is the immortality obtainable when one is praised in speech by citizen and stranger alike. Though this view is not foreign to Phaedrus, Socrates argues against it in the Phr. The whole of the ode contains interesting differences and parallels to sections of the Phr. » 49 Moore, 2014, p. 528-529 relève six parallélismes : a) les deux textes (le Phèdre et la Première Isthmique) commencent de la même manière : un interlocuteur qui abandonne une activité pour se c onsacrer à une autre, plus urgente ; b) l’épinicie et le dialogue présentent une structure narrative similaire ; c) les informations les plus importantes pour les deux compositions (les succès d ’Hérodote pour Pindare, la nature de l ’âme dans le Phèdre) sont passées sous silence ; d) les deux textes expriment systématiquement leur préoccupation en ce qui concerne les moyens pour parvenir à l’immortalité ; e) les deux textes présentent le même vocabulaire sur le thème des courses de chars ; f) ce vocabulaire est c omplété par l ’utilisation d ’un vocabulaire plus général dans le domaine du succès athlétique. 50 Cf. aussi Rowe, 1986, p. 136 ad loc. : « again, the contrast between the serious and the unserious ».
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prend un sens très précis si l’on considère d’autres indices présents dans le dialogue. Tout d’abord, la caractérisation de Phèdre lui-même, qui est présenté comme un érudit, mettant au centre de son existence l’analyse et l’évaluation des œuvres littéraires51. Il n’est donc pas surprenant que Socrate, qui connaît manifestement Phèdre, réagisse à son invitation en s’adaptant au style de ce qu’il s’apprête à écouter : en d’autres termes, la citation de Pindare sert avant tout à « élever » le ton de la discussion. Cette élévation de ton s’accompagne d ’ailleurs d’indications plus ou moins ironiques sur la manière dont Socrate s’exprime dans son éloge d’Éros. C’est ainsi que le premier discours sur Éros est explicitement défini, en ce qui concerne sa seconde partie consacrée aux effets négatifs de l’amour sur l’être aimé, c omme un discours « dithyrambique », c’est-à-dire réalisé dans un langage grandiloquent (238 d 3 ; 241 e 252). Mais par là même nous sommes également en présence d ’une référence à un genre littéraire très spécifique, celui du dithyrambe, dont Pindare, comme on le sait, est l’un des plus grands auteurs. Le fait que Socrate qualifie cette partie de son premier discours de « dithyrambique » manifeste une intention ironique évidente : le dithyrambe, en effet, était entré vers la fin du ve siècle dans une phase de décadence, en raison de la prévalence de l ’aspect musical sur l ’aspect lexical, et de l ’utilisation d’un vocabulaire pompeux et affecté qui s ’en est suivie53. Mais Platon ne s’arrête pas là. Dès le début de son second discours, Socrate n ’hésite pas à se référer à nouveau à la poésie chorale, 51 Szlezák, 1985, p. 24 qui renvoie à Phèdre, 228 a 1-2 ; 228 a-b ; 230 e ; 229 c ; 242 a 8-b 5 ; 243 d 8-e 2 ; 258 e 1-2 ; 259 e-260 a ; 266 d. 52 Plus précisément, en Phèdre, 241 e 1-2, Socrate prétend avoir réussi, à la fin du discours, à composer des vers épiques : ses mots de conclusion (« “Les loups raffolent des agneaux”, voilà ce q u’on pourrait dire des érastes qui aiment un garçon ») ont en effet la forme d’un hexamètre dactylique (241 d 1 : λύκοι ἄρνας ἀγαπῶσιν, ὣς παῖδα φιλοῦσιν ἐρασταί, que Yunis, 2011, p. 83 propose de corriger, en s’appuyant sur l’observation socratique en 241 e 1 et du Commentaire sur le « Phèdre » de Platon d ’Hermias d’Alexandrie (p. 61, 26 Couvreur), sous la forme métriquement correcte λύκοι ἄ ρν’ ἀ γαπῶσ’, ὣς παῖδα φιλοῦσιν ἐρασταί, une proposition déjà faite par Bekker). Ici aussi, Yunis, 2011, 121 ad loc. reconnaît à juste titre une intention ironique : « […] “epic poetry”, a more exalted form than the dithyrambs he mentioned when the intensity of his rhetoric first gave him a premonition of divine influence. In view of Homer’s task to glorify the great deeds of men, epic verse is unsuited for censuring a self-seeking erastēs. Iambic was the traditional medium for blame. » 53 Voir Brisson, [1989] 2000, p. 203 n. 109 et Yunis, 2011, p. 114 ad 238 d 2 et p. 120121 ad 241 e 1-2, pour des indications plus précises et des références bibliografiques supplémentaires.
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déclarant qu’il veut prononcer, à l’instar de Stésichore, une palinodie (243 a 2-b 7). De plus, le tout début de cette palinodie se concentre sur la poésie et offre une vision apparemment positive de l ’inspiration divine qui s’empare du poète lorsqu’il compose. La mania poétique est en effet citée c omme un exemple de délire productif, car il permet la création de compositions capables d’éduquer la postérité, et s’oppose à la poésie fondée uniquement sur la technique et dénuée d ’inspiration divine (245 a). Le fait que cette description positive et élogieuse de la mania poétique soit pratiquement unique dans le corpus platonicien, laisse évidemment planer quelques doutes sur sa sincérité (cf. Reale, 1998, p. 206 ad loc. ; Yunis, 2011, p. 133 ad loc.), d’autant plus que, avec l’éloge de la mania prophétique et de la possession physiologique, ce n ’est q u’un préambule au noyau du second discours sur Éros. Mais c’est ici même, dans le mythe de l’attelage ailé et dans le discours sur l’âme, q u’il faut chercher la clé pour interpréter correctement ces allusions à la poésie. Il y est en effet clairement dit (247 c 3-4) que « aucun poète, parmi ceux d’ici-bas, n’a encore chanté d ’hymne en son honneur, et aucun ne chantera en son honneur un hymne qui en soit digne (οὔτε τις ὕμνησέ πω τῶν τῇδε ποιητὴς οὔτε ποτὲ ὑμνήσει κατ’ ἀξίαν) » : digne du vrai monde de l’être, c’est-à-dire de « ce lieu qui se trouve au-dessus du ciel (ὑπερουράνιον) ». Et, de fait, dans le récit sur l’incarnation des âmes selon la loi d’Adrastée, le poète n’est qu’en sixième position, après les devins et devant les artisans ou les c ultivateurs, alors que la première place revient à un « ami du savoir, ou ami de la beauté, ou bien [à] un homme qui a de la culture et qui est instruit en matière d ’amour (φιλοσόφου ἢ φιλοκάλου ἢ μουσικοῦ τινος καὶ ἐρωτικοῦ (248 d 3-4) ». À considérer l’ensemble de ces passages, il me semble donc que Platon, en poeta doctus qu’il était, voulait que le lecteur-auditeur du Phèdre suive à la trace les bribes de poésie qu’il dispersait dans le dialogue, et en analyse soigneusement la valeur. Pour me limiter à citer Pindare dans sa relation avec les autres déclarations, il me semble clair que l ’épinicie pindarique citée au début du dialogue sert avant tout à adapter le ton de la discussion avec Phèdre afin de créer une situation commune d ’érudition et de c ulture poétique. Cette situation est renforcée et en même temps modifiée lorsque Socrate, lors de son premier discours sur Éros, se réfère ironiquement au style d’un autre type de chant choral, dont Pindare était également considéré comme un maître, le dithyrambe : un éloge d’Éros fait à la manière
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dithyrambique ne peut être mené à son terme, mais surtout il ne peut être accepté par Socrate, car il pèche contre la vérité (241 d-243 b). La référence à la mania poétique au début du second discours sur Éros ajoute une autre pièce au dossier. À la fin de son premier discours, Socrate avait déjà prétexté la possibilité d’une possession par les Nymphes pour interrompre leurs propos. Cette possession contraste maintenant avec l’éloge de la mania poétique « envoyée par les Muses (ἀπὸ Μουσῶν, 245 a 1) ». Cependant, c omme nous l ’avons déjà vu, il est difficile de croire que cet éloge doive être pris au sérieux comme une expression de la pensée de Socrate. La réévaluation de la poésie dans le mythe de l’attelage ailé est en effet centrale, puisque le vrai poète, ami des Muses, est celui qui doit recevoir une âme « qui a eu la vision la plus riche (τὴν μὲν πλεῖστα ἰδοῦσαν, 248 d 2) » (à savoir le plus grand nombre d ’êtres réels, τῶν ἀληϑῶν, 248 c 3), et devenir ainsi un ami du savoir et du beau, c’est-à-dire un philosophe. D ’où il ressort probablement que la philosophie est la vraie forme de poésie. La citation du poète de Cynoscéphales, par laquelle s’ouvre quasiment le dialogue a, en somme, une fonction ironique, mais légèrement différente de celle que lui prête Yunis, puisque c’est le moment initial d’un mouvement protreptique qui c ulminera dans l ’affirmation q u’aucun poète n’a jamais célébré, ni ne pourra jamais chanter « ce lieu qui est au-dessus du ciel » de manière appropriée. En d’autres termes, la citation de Pindare introduit un thème parallèle à celui de la relation entre rhétorique et philosophie : celui de la relation entre poésie et philosophie, et sert à « mettre Phèdre sur la bonne voie » : la poésie philosophique est ce qui permet d ’instruire véritablement la postérité p uisqu’elle est fondée sur une inspiration issue de l’observation de l’être véritable. En ce sens, il est également correct de voir un parallèle entre l’épinicie pindarique et le Phèdre : en tant qu’éloge philosophiquement fondée de l’âme qui se c onsacre à la philosophie, elle représente une forme plus correcte de l’épinicie.
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LE THÉÉTÈTE
La mention de Pindare dans le Théétète semble, pour ainsi dire, improvisée et pose, sur un plan purement philologique, quelques problèmes. Dans son excursus sur la différence entre le vrai philosophe et le rhéteur, Socrate rappelle à Théodore que les philosophes ne se soucient pas des problèmes de la cité ou des besoins du corps, car en réalité seul leur corps y réside : Sa pensée […] vole en tout sens, géomètre dans « les profondeurs de la terre (τᾶς τε γᾶς ὑπένερϑε) », comme dit Pindare, et sur ses étendues, astronome « au surplomb du ciel (οὐρανοῦ ϑ ’ ὕπερ) », explorant enfin sous tous ses aspects la nature entière de chacun des êtres en général, sans s’abaisser elle-même vers rien de ce qui l’environne (Théétète, 173 e 4-174 a 2 et Pindare, fr. 292 Maehler ; trad. Narcy).
Si, dans des temps plus anciens, beaucoup de critiques ont considéré, sur la base de sources plus tardives (par exemple, Clément d ’Alexandrie, Stromates, v, 14, 98, 8, p. 391, 16-18 Stählin), que toute la phrase suivant la mention de Pindare était une citation pindarique54, il semble plus correct, sur la base de l’édition la plus récente des fragments de Pindare, de considérer que seul les deux syntagmes τᾶς τε γᾶς ὑπένερϑε et οὐρανοῦ ’ ὕπερ, peuvent être c onsidérés comme une véritable citation, sans qu’il ϑ soit possible de dire à quoi Pindare faisait réellement référence dans la composition à laquelle Socrate renvoie ici. S ’il en est ainsi, on ne peut qu’estimer que la mention de Pindare ne représente, dans ce cas, qu’un 54 Ainsi par exemple Russo & Santaniello, 1967, p. 94 n. 227, qui se réfère également à Wilamowitz, 1920b, vol. 2, p. 95, lequel s’attarde sur la citation du Gorgias (voir cidessous) et n’examine en rien le passage en question. Voir aussi Seeck, 2010, p. 91 ad loc. Le c ommentaire de Seeck est d ’ailleurs surprenant : « Dass sich Philosophen mit Dingen am Himmel und unter der Erde beschäftigen, war, wie das Pindarzitat (Fragment 292 Snell) zeigt, ein Schlagwort, das die astronomische und kosmologische Naturforschung (als deren Vater Thales galt) charakterisieren sollte. Sokrates selbst hat sich, wie er in Platons Apologie (18b) betont, nicht damit beschäftigt. Ihm geht es nur um „die Natur des Seienden im Ganzen“(174a1), was er dann (175c) genauer ausführt. » Mais Socrate ne semble pas introduire ici de différence entre la Naturforschung et la philosophie, p uisqu’il parle de la pensée (διάνοια) qui, se déplaçant au-dessus du ciel et au-dessous de la terre, est capable d’étudier la nature des choses. Dans le Théétète également, en 175 c, le c ontraste est entre le rhéteur et le philosophe lui-même, le seul réellement capable d’étudier la nature de la vertu et des valeurs.
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étalage érudit, destiné à élever le ton de l’argumentation. Il est tout aussi vrai, cependant, que Pindare est à nouveau mentionné à un moment important du dialogue, lorsque, c omme dans l ’Euthydème, la République et le Phèdre, l’altérité et la supériorité de la philosophie sur toute autre forme d ’éducation et d ’art sont décrites et réaffirmées.
LE GORGIAS ET LES LOIS
Nous terminerons ce passage en revue par la citation de Pindare que Platon prête à Calliclès dans le Gorgias, et à ses différentes reprises, en particulier dans les Lois55. Cette citation est certainement celle sur laquelle l’attention des critiques s’est le plus c oncentrée56, bien que le problème central de la discussion ait été avant tout une question de critique textuelle. En fait, c omme nous le verrons, le texte du Gorgias offre une lectio différente de celle que l’on trouve dans les Lois et de celle que c onserve la tradition indirecte ultérieure. Une telle approche, aussi importante et valide soit-elle, me semble toutefois sous-estimer l’importance de la citation dans l’économie du Gorgias lui-même, et ne pas tenir compte des différences substantielles entre le contexte et les intentions du Gorgias et des Lois. Concentrons-nous tout d ’abord sur le Gorgias. LE GORGIAS
Après s’être immiscé dans la discussion entre Socrate et Polos, accusant ce dernier d’être tombé, comme Gorgias l’avait déjà fait, dans le piège argumentatif de Socrate et d ’avoir succombé aux positions socratiques en raison de la honte éprouvée (αἰσχύνη), Calliclès présente sa thèse du « droit du plus fort ». Pour décider s’il est plus honteux (αἴσχιόν) de souffrir ou de commettre une injustice, il faut, selon Calliclès, distinguer entre 55 Sans mention explicite du poète thébain, le passage est également évoqué dans le Protagoras, 337 c-d. 56 Cf. par exemple Wilamowitz, 1920b, vol. 2, p. 95-97 ; Des Places, 1949, p. 171-175 ; Gigante, 1993, p. 146-176 ; Dodds, 1959, p. 270-273 ad loc. ; Theiler, 1965 ; Pini, 1974 ; Demos, 1999, 39-64 ; indirectement Treu, 1963.
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une conception naturelle et une c onception conventionnelle du droit : si du point de vue de la nature il est plus honteux de subir une injustice, du point de vue c onventionnel c ’est le c ontraire qui est vrai57. Le droit conventionnel, cependant, est une création de la foule qui, plus faible, tente d’endiguer les désirs et le comportement de ceux qui par nature sont plus forts, de sorte que ce qui est naturellement juste, c ’est-à-dire que le plus fort l’emporte sur le plus faible, devient par convention un acte injuste. Un homme doté d’une nature suffisamment forte (φύσιν ἱκανὴν […] ἔχων), toutefois, ne se laissera pas brider et fouler au pied par le droit c onventionnel, manifestant ainsi ce qui est juste par nature (τὸ τῆς φύσεως δίκαιον, 483 b-484 a). À l ’appui de cette thèse, Calliclès cite Pindare (484 b 4-9), dans une version que les manuscrits reproduisent à l’unanimité : La loi, reine du monde, des êtres mortels et des dieux immortels, […] Conduit le monde d ’une main souveraine Pour justifier la plus extrême violence ; J’en veux pour preuve les travaux d’Héraclès : sans rien payer […]
La citation de Pindare dans la bouche de Calliclès a donc pour fonction d ’offrir une c onfirmation érudite, empruntée à la conception traditionnelle, pour soutenir la thèse du « droit du plus fort ». Comme nous l’avons déjà mentionné, les critiques ont longtemps débattu du texte même de la citation. En fait, d’autres reprises platoniciennes du fragment pindarique, en particulier dans les Lois, iv, 715 a 2 (δικαιοῦντα τὸ βιαιότατον), et d ’autres exemples issus de la tradition indirecte (Pindare, Néméennes, ix, 35 ; Aelius Aristide, Orationes, xlv, p. 2, 68 Dindorf) suggèrent que le troisième des vers cités (ἄγει βιαιῶν τὸ δικαιότατον), était à l’origine ἄγει δικαιῶν τὸ βιαιότατον, qui est la version acceptée par Maehler dans son édition des fragments de Pindare (fr. 169a). Sans trop entrer dans les détails58, il convient de noter que des arguments plausibles ont été avancés 57 Gorgias, 483 a 6-8 : « dans l’ordre de la nature, le plus vilain est aussi le plus mauvais : c’est subir l’injustice ; en revanche, selon la loi, le plus laid, c’est la commettre (φύσει μὲν γὰρ πᾶν αἴσχιόν ἐστιν ὅπερ καὶ κάκιον, τὸ ἀδικεῖσϑαι, νόμῳ δὲ τὸ ἀδικεῖν) » ; trad. Canto. 58 Je laisse donc de côté, parce qu’elle n’est pas pertinente pour la présente enquête, la question de la relation entre le Gorgias et l’Accusation de Socrate de Polycrate d’Athènes. Pour la même raison, je laisse de côté la question, en soi insoluble, de la signification à
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en faveur à la fois du texte rapporté par les manuscrits de Platon et du texte de la tradition parallèle. En particulier, parmi les arguments les plus importants en faveur d’un rejet de la tradition manuscrite du Gorgias, et donc en faveur d ’une correction, il c onvient de noter que le verbe βιαιόω – qui à son tour est une correction de Wilamowitz sur la base de l ’Apologie de Socrate de Libanius (Decl. 1.87, p. 62, 11 Foerster) pour le βιαίων des manuscrits – est un mot autrement inconnu59. Cet argument, cependant, ne me semble pas affecter la possibilité que le texte du Gorgias soit valide, comme l ’ont supposé de nombreux érudits, y c ompris plus récemment60. Il n ’est pas invraisemblable, en effet, que Platon lui-même ait inventé ce terme, non pas par erreur de mémoire, c omme Wilamowitz l’aurait voulu, mais consciemment pour mieux caractériser l’argumentation calicléenne. Militent en faveur de cette hypothèse à la fois le fait que le verbe δικαιόω est plutôt rare (Demos, 1999, p. 50-51) et la précision apportée par Calliclès lui-même à la fin de la citation, lorsqu’il prétend ne pas connaître le poème, d’où l’on peut donc conclure qu’il cite « par ouï-dire » (« c’est à peu près ce q u’il dit, je ne c onnais pas l’ode par cœur [λέγει οὕτω πως–τὸ γὰρ ᾆσμα οὐκ ἐπίσταμαι] », 484 b 10)61. Un autre aspect doit également être noté. Dodds, en fait, s’attarde sur le fait que 488 b 3-4 (« explique-moi ce que Pindare et toi, vous dites de la justice qui existe selon la nature [πῶς φῂς τὸ δίκαιον ἔχειν καὶ σὺ καὶ Πίνδαρος τὸ κατὰ φύσιν] ») « suits the assumption that Pindar had spoken of the law of nature as “justifying violence” ; it does not suit the assumption that he had spoken of it as attribuer à νόμος dans le contexte pindarique d’origine. Si Hérodote en a fait un synonyme de « coutumes » (iii, 38), il importe ici que Calliclès l ’utilise comme synonyme de τὸ τῆς φύσεως δίκαιον et que Socrate accepte cette interprétation. 59 Cf. Dodds, 1959, p. 271 ad loc. ; Gigante, 1993, p. 150-152 n. 1, la correction est acceptée, entre autres, par Canto-Sperber, 1993b, p. 331 n. 91 ; Dalfen, 1994, p. 331 ad loc. ; Schöpsdau, 2003, p. 195-196 ad Leg. 715 a 1-2. 60 Pour un examen de ceux qui ont accepté l’hypothèse de Wilamowitz dans la première moitié du xxe siècle, voir Pini, 1974. Plus récemment, Demos, 1999 a soutenu la thèse de l’exactitude du texte abandonné, et Clay, 2010, p. 336-337, a exprimé des doutes sur les arguments de Dodds. 61 Même l’argument de Dodds (1959, p. 271), selon qui Socrate aurait dû corriger la fausse citation de Calliclès, si βιαιῶν τὸ δικαιότατον avaient été les mots prononcés par lui, ne tient pas : pourquoi une « fausse citation » n’aurait-elle aucune valeur dramatique si elle n’était pas corrigée ? La valeur dramatique pourrait c onsister à vouloir souligner comment la « misquotation », puisqu’elle est l’expression d ’une interprétation répandue du texte pindarique, est perçue par les spectateurs c omme naturelle et ne nécessite donc aucune correction.
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“violating justice” ». Il est cependant silencieux sur le fait que la réplique de Socrate dans son intégralité correspond à une exégèse pertinente du texte de Pindare cité par Calliclès sous la forme transmise par les manuscrits. Socrate, en effet, continue : « est-ce le fait que l’homme supérieur enlève les biens de l’être inférieur, que le meilleur c ommande aux moins bons, et que celui qui vaut plus l ’emporte sur celui qui vaut moins ? (ἄγειν βίᾳ τὸν κρείττω τὰ τῶν ἡττόνων καὶ ἄρχειν τὸν βελτίω χειρόνων καὶ πλέον ἔχειν τὸν ἀμείνω τοῦ φαυλοτέρου, 488 b 4-6 ; trad. Canto) » Il reprend
donc l’argumentation de Calliclès sur l’homme le plus fort qui foule au pied ce qui est c onventionnellement considéré comme δίκαιον, et demande que lui soit précisé si cette conception reflète pleinement la définition que Calliclès donne du « droit naturel ». Mais le « droit naturel » selon la conception callicléenne consiste précisément à faire violence à ce qui est conventionnellement c onsidéré comme la « justice la plus grande ». Par conséquent, Socrate déplace à bon escient l’attention de la définition du νόμος qua δίκαιον κατὰ φύσιν, à l’agent qui est le véritable « violateur » de la justice – selon Calliclès – conventionnellement c omprise, et pour ce faire utilise le syntagme ἄγειν βίᾳ, qui correspond parfaitement à l’ἄγει βιαιῶν de la citation pindarique. Il y a, à mon avis, plus important encore, à savoir que l ’argumentation de Calliclès en faveur du « droit naturel du plus fort » fait partie d’une discussion plus large sur la valeur de la philosophie, un thème qui a déjà été introduit par Socrate au moment de l’immixtion de Calliclès dans sa discussion avec Polos. Socrate avait, en effet, mis en évidence un parallélisme entre sa situation et celle de Calliclès : chacun d’eux est épris de deux objets : Socrate, d’Alcibiade et de la philosophie ; Calliclès, du démos athénien et de Démos, le fils de Pyrilampe. Cette c onstatation est suivie d’une exhortation : Calliclès devra essayer d ’obliger la philosophie, dont Socrate est amoureux, à ne plus parler c omme elle parle, plutôt que Socrate lui-même et, par c onséquent, réfuter ce que dit la philosophie, pour qui commettre l’injustice est le plus grand des maux (τὸ ἀδικεῖν ἐστιν […] ἁπάντων ἔσχατον κακῶν, 481 d-482 c). Tel est précisément le but de l’argumentation de Calliclès, qui culmine à son tour dans l’exhortation, nourrie de références à des œuvres poétiques62, visant à ce 62 Il s’agit du célèbre passage du Gorgias dans lequel Calliclès fait référence à l’Antiope Euripide, sur lequel on peut les contributions d’Elisabetta Berardi et Andrea Capra dans ce volume.
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que Socrate abandonne la philosophie car, si elle est adaptée à la formation de la jeunesse, elle est inutile pour la polis, et surtout nuisible pour ceux qui veulent s ’engager politiquement (484 c-486 d). En particulier, l’abandon de la philosophie conduira Socrate à reconnaître qu’en vérité, le « droit naturel » se traduit par le droit du plus fort : « C’est la vérité que je te dis, et tu le comprendras si tu abandonnes enfin la philosophie pour aborder de plus grandes questions (τὸ μὲν οὖν ἀληϑὲς οὕτως ἔχει, γνώσῃ δέ, ἂν ἐπὶ τὰ μείζω ἔλϑῃς ἐάσας ἤδη φιλοσοφίαν, 484 c 4-5 ; trad. Canto) ». Nous sommes, en substance, c onfrontés à une situation semblable à celles que nous avons déjà rencontrées à plusieurs reprises dans les différents passages examinés jusqu’ici : l ’opposition entre la philosophie et une autre forme de vie et/ou d’éducation. Dans le cas particulier du débat entre Calliclès et Socrate, la citation de Pindare ne devient pas seulement, c omme par exemple dans le deuxième livre de la République, l’expression d ’un sentiment répandu dans les milieux c ulturels traditionnels. Elle introduit également, c omme dans le cas de l’Euthydème, une touche d ’ironie. Alors que, dans l’Euthydème, la citation de la Première Olympique avait été utilisée par Socrate pour exposer l ’éristique à la risée, ici le fragment du poète thébain introduit les réflexions de Calliclès et donne une nuance précise à son sarcasme. Calliclès déclare en somme : « Socrate, si tu avais arrêté de faire de la philosophie, tu aurais découvert il y a longtemps que ce que dit Pindare, c’est-à-dire que le droit naturel sape la justice conventionnelle avec violence, est vrai ». De cette façon, Pindare est élevé non seulement au statut d’autorité pour soutenir la thèse de Calliclès, mais aussi et surtout d’autorité traditionnelle contre la philosophie et la recherche continue de Socrate. C’est précisément à la lumière de la dévalorisation de la philosophie par Calliclès que doit être lue la réaction de Socrate. Parce que le Socrate platonicien ne peut, bien entendu, rester silencieux face au défi de Calliclès il aura lui aussi recours à l’ironie : il est très heureux d’avoir rencontré en Calliclès un interlocuteur attentif et tenace, car cela lui permettra de tester le cœur même de ses recherches, car il n’y a rien de plus important que la recherche du but de l’existence humaine63. C’est seulement à ce stade que Socrate revient 63 Gorgias, 487 e 8-488 a 2 : « La plus belle de toutes les questions, Calliclès, est celle que tu m’as reproché de poser : quel genre d’homme faut-il être ? dans quelle activité doiton s’engager ? et jusqu’à quel point, selon qu’on est plus âgé ou plus jeune ? (πάντων δὲ καλλίστη ἐστὶν ἡ σκέψις, ὦ Καλλίκλεις, περὶ τούτων ὧν σὺ δή μοι ἐπετίμησας, ποῖόν τινα
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sur le thème plus proprement éthique et politique avancé par Calliclès et l’invite à expliquer plus précisément ce que lui et Pindare entendent par « droit naturel ». Socrate répond donc à l’exhortation d ’abandonner la philosophie en en rappelant implicitement l ’importance et en la plaçant au fondement du débat suivant : la véracité de l’affirmation pindarique (mais surtout, à l’évidence, la validité de la position de Calliclès) ne peut être démontrée que par un examen philosophique. Évidemment, comme on le sait, la position de Calliclès ne résistera pas aux attaques de Socrate, qui déplacera la discussion sur un terrain principalement éthique. Ce qui compte pour cette contribution, c’est ce qui a été souligné jusqu’à présent : la citation de Pindare s’inscrit dans un contexte spécifique qui vise à opposer une vie qui n’est pas inspirée par la philosophie à l’éternelle recherche philosophique de Socrate. LES LOIS
La situation des Lois est bien différente, puisque le dialogue ne se présente plus comme un débat entre Socrate et les partisans de positions sophistiques, mais c omme une discussion amicale entre trois vieillards, compagnons de promenade, venus d’Athènes, de Crète et de Sparte avec une intention politique spécifique : élaborer ce qui pourrait servir de fondement à la c onstitution d ’une nouvelle colonie crétoise64. L’analyse des citations de Pindare dans ce dialogue ne peut donc se dispenser d’un examen des positions politico-philosophiques qui y sont exposées. Il est intéressant de noter, c omme point de départ, que l’Athénien propose une interprétation de la phrase de Pindare semblable à celle de Calliclès65, un indice qui permet de supposer que, quel que soit le sens précis que Pindare avait entendu donner à ses vers, une interprétation de son poème dans la perspective du droit naturel du plus fort était répandue entre la fin du cinquième et la première moitié du quatrième siècle. Nous allons maintenant nous arrêter sur le texte. Pindare, et en particulier le passage cité en entier dans le Gorgias, est mentionné explicitement deux fois dans le plus long dialogue platonicien, χρὴ εἶναι τὸν ἄνδρα καὶ τί ἐπιτηδεύειν καὶ μέχρι τοῦ, καὶ πρεσϐύτερον καὶ νεώτερον ὄντα) » ;
trad. Canto. 64 Sur le contexte et les personnages des Lois, je me permets de renvoyer à De Brasi, 2013, p. 155-165. 65 Pini, 1974, p. 197-198.
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mais il y est implicitement fait référence au moins une fois encore. Dans chacun de ces passages également, nous retrouvons l’opposition entre la philosophie et la vie non philosophique que nous avons rencontrée jusqu’à présent, mais qui est maintenant déclinée d ’un point de vue politico-social. Après avoir examiné le déclin des c onstitutions doriennes, l’Athénien reconnaît, avec ses interlocuteurs Clinias le Crétois et Megillos le Spartiate, que la raison fondamentale du déclin d’une forme de gouvernement est « la plus grande ignorance (ἡ μεγίστη ἀμαϑία) », identifiée à son tour, en ce qui concerne l’âme, à l’incapacité de ressentir les émotions convenables envers ce qui est raisonnablement considéré comme un bien ou comme un mal et – grâce au procédé typiquement platonicien de l’analogie entre l’âme et la polis (cf. République, ii, 368 d-e ; 434 d-435 b) – en ce qui concerne les formes politiques, dans le refus des citoyens d’obéir aux lois et aux tribunaux de la cité66. La plus grande sagesse, source de salut pour la cité, consistera, d ’autre part, à vivre selon la raison et, étant donné la nature rationnelle de la loi, à vivre selon la loi (Lois, iii, 689 d-e). Dans ce c ontexte, l ’Athénien s ’arrête sur sept ἀξιώματα, sur sept postulats, de gouvernement. Une analyse des conditions sociales permet d’observer que dans les cités et dans les familles les rapports de pouvoir sont réglés selon le schéma suivant (cf. aussi, indirectement, Lois, xi, 917 a) : 1 2 3 4 5 6 7
Gouvernants Parents (γονῆς) Nobles (γενναίοι) Vieux (πρεσϐυτέροι) Maîtres (δεσπόται) Les plus forts (οἱ κρείττονες) Les savants (οἱ φρονοῦντες) Ceux qui ont été tirés au sort
Gouvernés Enfants (ἔκγονοι) Non-nobles (ἀγεννεῖς) Jeunes (νεωτέροι) Esclaves (δοῦλοι) Les plus faibles (οἱ ἥττονες) Les ignorants (οἱ ἀνεπιστήμονες) Ceux qui ne l’ont pas été67
Fait significatif, les deux seuls postulats sur lesquels l ’Athénien s ’arrête et auxquels il prête le plus d’attention sont le cinquième et le sixième, 66 Lois, iii, 689 a 5-c 3. 67 Lois, iii, 690 c 7-8 : « la septième autorité (ἑϐδόμην ἀρχήν) […] nous la faisons venir du sort : que celui qu’il a désigné c ommande, que celui qu’il exclut prenne place parmi les sujets, voilà, d ’après nous, la justice même (εἰς κλῆρόν τινα προάγομεν, καὶ λαχόντα μὲν ἄρχειν, δυσκληροῦντα δὲ ἀπιόντα ἄρχεσϑαι τὸ δικαιότατον εἶναί φαμεν) » ; trad. Des Places.
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lesquels sont consciemment opposés. La suprématie du plus fort sur le plus faible, que Clinias c onsidère comme une forme de domination nécessaire (ἀναγκαῖον), est décrite par l’Athénien comme la forme la plus répandue parmi tous les êtres vivants et, selon Pindare, conforme à la nature (πλείστην γε ἐν σύμπασιν τοῖς ζῴοις οὖσαν καὶ κατὰ φύσιν, 690 b 7-8). Le sixième postulat, cependant, est destiné à éclipser tout ce qui précède, p uisqu’il est le plus important de tous (τὸ δὲ μέγιστον). L’Athénien s’adresse alors directement à Pindare : « Or, dans ce cas, très avisé Pindare, je ne dirai certainement pas q u’elle est c ontre nature (παρὰ φύσιν) », pour ensuite continuer « mais bien naturelle, l’autorité que la loi exerce sur des sujets consentants et non contraints (κατὰ φύσιν δέ, τὴν τοῦ νόμου ἑκόντων ἀρχὴν ἀλλ’ οὐ βίαιον πεφυκυῖαν) » (690 c 2-3, trad. Des Places). Le texte de l’original grec est ambigu. Dans l’édition oxonienne, que nous avons citée ci-dessus et qui est acceptée comme standard par presque tous les traducteurs des Lois, l’utilisation d’une virgule après κατὰ φύσιν δέ crée une antithèse parfaite entre παρὰ φύσιν et κατὰ φύσιν (cf. les traductions Brisson & Pradeau, 2006 ; Bury, 1926 ; Ferrari, 2005 ; Griffith, 2016 ; Pangle, 1988 ; Saunders, 2004). Mais Paul Shorey et, plus récemment, Klaus Schöpsdau, ont démontré avec des arguments valides que la virgule peut être supprimée, et que la construction grammaticale la plus convaincante c onsiste à rattacher κατὰ φύσιν δέ à τὴν τοῦ νόμου, utilisant ainsi l ’article défini pour placer le reste du passage en fonction attributive (Shorey, 1914, p. 256 n. 4 ; Schöpsdau, 1994, p. 422 ad loc.). Cette construction, c omme le dit Shorey, est un maniérisme platonicien des Lois68, et se retrouve également dans le Gorgias, 483 e 2, précisément dans le c ontexte de la citation pindarique (κατὰ φύσιν τὴν τοῦ δικαίου). La traduction grammaticalement correcte du passage semble donc être « mais selon la nature de la loi, qui exerce par nature une autorité sur qui est consentant et ne présente rien de violent », là où, en gardant la virgule après κατὰ φύσιν δέ, on devrait c onstruire le reste du passage c omme une apposition à φύσιν, aboutissant à la version suivante : « mais selon la nature, l’autorité de 68 Shorey, 1914, p. 256 n. 4, se réfère à Lois, ix, 853 a 2-3 (« [parler de poursuites judiciaires] serait conforme à l’ordre naturel de notre législation [κατὰ φύσιν γίγνοιντο ἂν τὴν τῆς διακοσμήσεως τῶν νόμων]) » et à Lois, xi, 923 b 8-9 (« [face à la loi il convient de garder une âme soumise et bienveillante] en c ontinuant cette route où vous entraîne l ’humaine nature [κατὰ φύσιν νῦν πορεύεσϑε τὴν ἀνϑρωπίνην]) où la construction κατὰ φύσιν τὴν est bien visible malgré la grande distance entre l’article et l ’antécédent.
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la loi est fondée non sur la violence, mais sur le c onsentement » (d’après la traduction italienne de Ferrari). Cela toutefois n ’empêche pas que Platon ait, aussi, voulu construire une antithèse claire entre παρὰ φύσιν et κατὰ φύσιν. Les deux interprétations ne s ’excluent pas mutuellement. En suivant l’interprétation de Shorey et de Schöpsdau, la polémique engagée avec le fragment de Pindare se durcit. Alors que Pindare – dans l’interprétation de Platon – avait considéré que le νόμος légitimait le gouvernement du plus fort, l’Athénien souligne que la φύσις même du νόμος consiste dans l’exercice d’un pouvoir n’exerçant aucune violence sur des citoyens qui s ’y soumettent spontanément. De ce point de vue, la loi ne correspond pas au droit du plus fort mais à la raison ellemême, qui est en soi « douce et non-violente (τοῦ λογισμοῦ […] πρᾴου δὲ καὶ οὐ βιαίου) » (Schöpsdau, 1994, p. 422 ad loc.). Mais l’opposition est encore plus forte si elle est transposée à παρὰ φύσιν et κατὰ φύσιν, puisque le droit naturel se transforme ainsi en « droit de la raison69 ». L’objectif de Platon semble être, en fait, de déclarer que l’autorité de la raison, y compris dans la sphère politique, est une forme de domination naturelle et non pas artificielle ou conventionnelle (Brisson & Pradeau, 2006, p. 368 n. 65). Elle repose sur trois éléments : la c onviction que le monde est ordonné selon un principe rationnel qui se retrouve aussi dans l ’âme humaine (livre X) ; le parallélisme entre l’âme et la cité, déjà avancé en 689 a-e ; et la conviction, souvent exprimée dans le dialogue, que la loi elle-même est une expression de la raison70. Cette interprétation est également corroborée par le c ontexte plus large de l ’autre mention explicite de Pindare, au livre IV, 715 a. Après avoir décrit la situation politique au temps de Kronos, l’Athénien se concentre sur la forme de gouvernement actuelle capable de créer une situation similaire, l ’identifiant avec une nomocratie, où le νόμος, la loi, 69 Le débat sur la question de savoir si Platon a une c onception du droit naturel qui est en quelque sorte comparable à la théorie moderne est, comme on le sait, fort vif ; pour une introduction, voir par exemple Schöpsdau, 2017 et les c ontributions recueillies dans Zehnpfennig 2008 (surtout celles de Ada Neschke-Hentschke et Okko Behrends). Ce que je voudrais cependant souligner ici, c ’est, d ’une part, l’ambiguïté du texte platonicien et, d ’autre part, le fait que le texte de l’édition oxonienne généralement utilisé par les traducteurs permet de trouver déjà ici dans les Lois (à un moment où, dans l’économie du dialogue, nous ne sommes pas encore arrivés à une discussion que nous pourrions définir comme une théorie du droit) des éléments en faveur d’une interprétation de la domination de la raison comme c onforme à la nature. 70 Cf. par exemple Lois, i, 644 c-645 b. Voir aussi Lois, viii, 835 d-837 a ; 957 c.
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est la règle de la raison (714 a 1-2 : « donnant à cette dispensation de la raison le nom de loi [τὴν τοῦ νοῦ διανομὴν ἐπονομάζοντας νόμον] »). C’est à la loi que tous les groupes de citoyens et toutes les formes constitutionnelles doivent se soumettre. À cette opinion s ’oppose cependant le sentiment de certains (τινες) qui soutiennent que pour chaque forme c onstitutionnelle, il existe un type de loi spécifique. C ’est dans cette optique que nous en arrivons à une définition du juste selon la nature (τὸν φύσει δικαίου ὅρον τοῦ τε) c omme le « droit du plus fort » : toute forme c onstitutionnelle promulguera des lois pour se défendre, c’est-à-dire des lois qui permettront à la forme constitutionnelle en vigueur de « gouverner toujours et ne jamais être abolie (ὅπως ἄρξει τε ἀεὶ καὶ μὴ καταλυϑήσεται, 714 c 2-3)71 ». L ’Athénien prend donc déjà explicitement ses distances vis-à-vis de la thèse selon laquelle le juste selon la nature est le droit du plus fort, en l’attribuant à d’autres hommes savants (voir Lois, x, 889 e-890 a). Un autre passage où cette prise de distance est également manifeste se situe peu de temps après. Après avoir rappelé Pindare et sa conception selon laquelle l’extrême violence est conforme à la nature et en accord avec la loi (κατὰ φύσιν τῆς τὸν Πίνδαρον ἄγειν δικαιοῦντα τὸ βιαιότατον, ὡς φάναι, 714 e 7-715 a 1)72, l’Athénien n’hésite pas à rappeler que le « droit du plus fort » est seulement un des ἀξιώματα τῆς ἀρχῆς, comparable aux autres postulats qui sont également une expression du caractère naturel des relations de domination. Bien q u’elle ne soit pas mentionnée, la référence au postulat le plus important, celui selon lequel le sage doit exercer son autorité sur l’ignorant, est ici aussi très claire. Ce postulat avait, en effet, déjà été rappelé indirectement en 711 e 7-712 a 3, où il est clairement affirmé que seule la présence de tempérance et de sagesse (τῷ φρονεῖν τε καὶ σωφρονεῖν) chez un homme qui exerce l’autorité suprême (ἡ μεγίστη δύναμις) permettra la promulgation de la forme constitutionnelle et des lois les 71 Schöpsdau, 2003, p. 194 note à juste titre que cette thèse est même verbalement identique à celle proposée par Thrasymaque en République, i, 338 c-e et par Calliclès dans le Gorgias, 483 a-484 c. La seule différence réside dans la conduite de l’argumentation : « in der Politeia verkündet Thrasymachos zuerst die These ‘gerecht ist, was dem Stärkeren n ützt’ und verweist dann zur Begründung auf die Tatsache, dass jede Regierung Gesetze erlässt, die ihr nützen […], während in den Nomoi der Athener, bedingt durch den thematischen Zusammenhang, sein Referat der Theorie umgekehrt mit der These der Pluralität der Gesetze beginnt, um dann die dahinter stehende These vom Recht als dem Vorteil des Stärkeren aufzudecken. » 72 Pour cette interprétation du texte grec, voir Schöpsdau, 2003, p. 195-196 ad loc.
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plus parfaites (τότε πολιτείας τῆς ἀρίστης καὶ νόμων). Ayant constaté, grâce au mythe de Kronos, que cette c ondition n’est plus historiquement attestée, l’Athénien opte pour une version retravaillée du postulat de la sagesse, présentant ainsi une forme de gouvernement qui peut être définie, selon les mots de l’Athénien (739 a-e) et avec une formule qui fait désormais autorité chez les spécialistes des Lois comme the second best constitution. Puisque les lois sont une expression de la raison, le postulat sera mis en œuvre si le gouvernement de la polis est c onfié à ceux qui se soumettront comme des serviteurs aux prescriptions légales (ὑπηρέτας τοῖς νόμοις) et se feront les esclaves de la loi (δοῦλοι τοῦ νόμου, 715 a 8-d 6). Le gouvernement de la raison, sous la forme du gouvernement de la loi, est reconnu, dans la pratique, c omme la forme naturelle du droit. Une réflexion similaire est au centre du dernier passage des Lois qui fait allusion, sans mention explicite du poète thébain, au fragment pindarique en question. Dans le dixième livre, qui, c omme on le sait, se c oncentre sur les crimes d ’impiété et offre essentiellement un long préambule philosophico-théologique aux lois les c oncernant, l’Athénien présente, tout d’abord, une analyse des raisons qui conduisent à l’athéisme. Il découle de la c onviction de certains que les choses qui existent doivent leur existence soit à la nature, soit à la technique, soit au hasard (x, 888 e 5-6 : τὰ μὲν φύσει, τὰ δὲ τέχνῃ, τὰ δὲ διὰ τύχην) à laquelle s’ajoute, presque comme corollaire, la conviction que les éléments, les corps et les phénomènes sont des produits de la nature ou du hasard, mais que tout ce qui touche à la sphère c ulturelle, dont la religion, et donc la croyance dans l’existence des dieux, sont le fait de la technique et ne sont pas attribuables à la nature (888 e-889 e). La conviction que la religion n’est q u’une convention et que les dieux n’existent pas a, en outre, des implications politiques : la religion et la législation doivent être considérées en parallèle, car tant la croyance religieuse que le c oncept de justice sont l’expression d ’une c onvention humaine et non de la nature des choses. L’Athénien déclare dans ce contexte « toutes ces doctrines sont inculquées à nos jeunes hommes par des hommes savants, qui proclament en prose ou en vers que le juste par excellence est celui q u’impose la force victorieuse (ἀνδρῶν σοφῶν παρὰ νέοις ἀνϑρώποις, ἰδιωτῶν τε καὶ ποιητῶν, φασκόντων εἶναι τὸ δικαιότατον ὅτι τις ἂν νικᾷ βιαζόμενος) » et rappelle que, selon eux, « la vie droite selon la nature (τὸν κατὰ φύσιν ὀρϑὸν βίον) » consiste
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« à vivre en dominant les autres (κρατοῦντα ζῆν τῶν ἄλλων, 890 a) ». L’allusion à la discussion qui a déjà eu lieu dans le troisième et le quatrième livres des Lois (ainsi qu’à celles, pour qui c onnaît l ’ensemble du corpus platonicum, du Gorgias et du premier livre de la République) est évidente. Tout aussi évidente est la dévalorisation de cette position et son remplacement par une conception qui fait de la raison la véritable source du « droit naturel ». Ceux qui prônent l’athéisme sur la base d’une conception « matérialiste » de la nature et, par conséquent, ceux qui l’appliquent également à la sphère politique, sont en fait accusés par l’Athénien d’avoir recours à une conception erronée de la nature, puisque dans leur manière d’appréhender la réalité ils ont pris la cause pour l ’effet et ce qui est originaire pour ce qui en découle (891 c-d). En réalité, la relation entre les éléments doit être inversée. Ce ne sont pas les corps qui sont originaires, mais l’âme qui, cependant, est méconnue par presque tous ceux qui s’occupent de recherche sur la nature. Tout aussi originaire, ou plus précisément antérieur à ce qui est inhérent au corps, est ce qui est lié à l ’âme : l’opinion, le soin, l’intellect, la technique et la loi (δόξα δὴ καὶ ἐπιμέλεια καὶ νοῦς καὶ τέχνη καὶ νόμος), de sorte que c ’est l’âme (et la sphère qui lui est associée) qui, plus que tout le reste, doit être correctement déclarée « par nature » (ψυχὴ […] σχεδὸν ὀρϑότατα λ έγοιτ’ ἂν εἶναι διαφερόντως φύσει, 891 e-892 c). Ce n ’est que la thèse que l’Athénien se propose de démontrer dans les pages suivantes ; pour notre propos, il suffit cependant de la mentionner. Elle montre clairement, en effet, quelle est son intention : non seulement il prend soin de démontrer le caractère originaire et naturel de l’âme afin de dénoncer l’invalidité de la position athée, mais, par l’affirmation que l’âme est vraiment « par nature », il parvient également à mettre au fondement de la politique l’identification du droit naturel et la domination de la raison. Si la raison et la loi, à son tour expression de la raison, sont inhérentes à l’âme, qui est φύσει, elles aussi seront conformes à la nature. De plus, par le lien établi entre l’impiété de l’athéisme et la c onception erronée du droit naturel, l ’Athénien parvient à une dévalorisation définitive du « droit du plus fort » : tout comme l’athéisme matérialiste, il est également fondé sur une conception erronée de la nature et il est donc une expression de la plus grande impiété. En tant que telles, dans la sphère sociopolitique, ces positions s’éloignent d’une existence inspirée par la raison, bien que cette existence ne soit pas
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philosophique stricto sensu. Ici aussi, nous retrouvons l ’opposition entre la vie philosophique et la vie non philosophique, q uoiqu’avec de légères modifications : dans les Lois, un dialogue au centre duquel se trouve un projet politique conçu pour « l’homme ordinaire » et caractérisé par la domination de la raison sous la forme de la loi, la vie menée en harmonie avec la loi, c’est-à-dire en harmonie avec la raison, se substitue à la vie philosophique. Cette vie est présentée c omme une vie pieuse, tandis que la vie qui n’est pas inspirée par la raison, ou qui, à tout le moins, est fondée sur un raisonnement qui ne coïncide pas avec la c onception de la nature prônée par l’Athénien est, de nouveau et comme dans les autres dialogues, qualifiée de vie impie et injuste.
OBSERVATIONS FINALES
J’espère avoir montré comment Platon joue dans ses dialogues avec les citations de Pindare : elles montrent clairement le respect que le fondateur de l’Académie avait pour le poète thébain, mais aussi le degré élevé de remaniement et/ou de réinterprétation auquel les textes sont soumis. Non seulement chaque mention ou citation de Pindare a une fonction précise dans le c ontexte spécifique du dialogue dans lequel elle se trouve, mais, à l ’exception de la citation en Ménon, 81 b, il me semble qu’il est également possible de reconstruire la façon dont les citations contribuent à accentuer l ’écart entre philosophie et vie non philosophique. Si, dans le Ménon et l’Euthydème, nous nous trouvons face à une citation qui, dans la bouche de Socrate, vise ironiquement à mettre en évidence les lacunes d ’une méthodologie argumentative (Ménon) ou d ’une approche sophistique du débat éthico-politique et philosophique (Euthydème), la question devient légèrement plus complexe dans la République et dans le Phèdre. Dans ces deux dialogues, en effet, les mentions de Pindare doivent être examinées à la lumière des critiques de la poésie et de la critique philosophique de la rhétorique. Dans les deux cas, il existe une relation ambiguë entre la philosophie et la poésie : la poésie, si elle est mal utilisée et fondée sur des c ontenus erronés, est clairement opposée à la philosophie, mais, si elle est porteuse d ’un c ontenu en accord avec
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la vérité et fondé sur la raison, elle peut être réutilisée comme un argument valide par le philosophe (Socrate). Dans le Théétète, étant donné la brièveté de la citation, il est difficile de déterminer quelle pouvait être l’intention de la mention du poète thébain, mais il est également vrai que, même dans ce cas, elle est employée dans un c ontexte visant à marquer la différence entre une c onception courante de la philosophie comme activité « hors du monde » et la c onception platonicienne qui reconnaît en elle la capacité de s ’occuper réellement de la nature véritable des choses. Enfin, avec le Gorgias et les Lois, nous sommes confrontés, d’une part, à une reprise de l’opposition entre philosophie et sophistique semblable à celle du Ménon et de l’Euthydème (dans le Gorgias), et, d’autre part, à une application de la dichotomie philosophie-non philosophie à la sphère exclusivement politique et dans une perspective effectivement non-philosophique (dans les Lois) : une conception du droit naturel comme le droit q u’aurait le plus fort d ’agir avec violence est qualifiée d’impie et de contraire à la raison et opposée à la soumission des citoyens et des dirigeants à la loi, c onsidérée c omme une expression de la raison et, par c onséquent, comme la forme la plus correcte du droit naturel. L’analyse des méthodes d’utilisation et des intentions qui sous-tendent les citations de Pindare dans les dialogues nous a donc amené à considérer tous les aspects de la pensée platonicienne et à mener l’examen dans une perspective holistique. À leur manière, les citations de Pindare témoignent de l’habileté auctoriale de Platon, capable non seulement de s’approprier des citations érudites, mais aussi de les réélaborer et de les adapter à ses propres fins argumentatives et dramatiques. Surtout, elles témoignent du fait que Platon avait une c onception assez large de la philosophie et confirment l’image du fondateur de l’Académie en tant que poète doctus qui, fort heureusement, fait de plus en plus son chemin dans les études platoniciennes.
Diego De Brasi Philipps-Universität Marburg
LE GORGIAS DE PLATON ET L’ANTIOPE D’EURIPIDE Entre distances formelles et réappropriation de savoirs anciens1 On pense habituellement que l’Antiope d’Euripide constitue un important hypotexte du Gorgias2. Le rapport entre cette tragédie et le dialogue platonicien permet certainement de récupérer des fragments significatifs de l’agôn, une section de l’Antiope très célèbre déjà à époque ancienne et grâce à laquelle le drame c onnut une grande notoriété3. Ce rapport étroit se manifeste plus précisément dans les mots que Calliclès adresse à Socrate, où nombreuses sont les citations et les allusions au discours de Zéthos à son frère dans la tragédie. Le déroulement de l’ἀγὼν λόγων entre les jumeaux Amphion et Zéthos, partisans d ’un choix de vie respectivement c ontemplatif et actif, se situe dans première partie de la tragédie4. La confrontation entre les deux frères était probablement précédée d ’un dialogue entre Amphion et le chœur, intrigué par la lyre que le jeune homme avait sur lui et avec laquelle il entonnait un chant 1 2
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Traduction de Maria Paola Castiglioni, à laquelle j’adresse mes plus sincères remerciements pour sa disponibilité et sa compétence. Nightingale, 1992 ; Tulli, 2007a ; Herrmann, 2011, p. 21-26. – Pour le texte des fragments d’Euripide, j ’ai suivi Kannicht, 2004 (Tragicorum Graecorum Fragmenta, 5.1, 5.2) et pour le texte du Gorgias l’édition commentée de Dodds, 1959 ; les traductions du Gorgias (qui contiennent aussi des renvois à l ’Antiope), sauf mention spécifique, sont de Croiset, 19495, celles des fragments de l ’Antiope et du fr. 910 Kannicht sont de Van Looy dans Jouan & Van Looy, 1998. Sur la notoriété générale de l’Antiope en relation avec l’agôn, Dodds, 1959, p. 275-276 ; Tulli, 2007a, p. 73-74 ; pour une possible imitation de l ’agôn (et peut-être du chant choral qui lui mettait fin) dans les Grenouilles d’Aristophane, Rubatto, 1998 ; sur la familiarité de Platon avec l’Antiope voir en dernier Llanos Martínez Bermejo, 2013, en particulier p. 43. La bibliographie sur la reconstruction de cette partie de la tragédie et sur l ’articulation de l’agôn lui-même est très riche : pour une première approche, je renvoie à Kambitsis, 1972, p. xv, xxii-xxx ; Van Looy dans Jouan & Van Looy, 1998, p. 229-232.
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cosmogonique. Une trace de cette notation scénique introductive a été récemment reconnue dans le Gorgias5. La joute oratoire se terminait vraisemblablement par un chant choral, auquel appartiendraient les deux fragments 910 et 911 Kannicht : le fr. 910 en particulier exalte le μακαρισμός pour ceux qui se c onsacrent à la recherche, et fait résonner dans ses vers une longue tradition de savoirs antérieurs. Même si l ’édition de Richard Kannicht, sans doute avec une prudence excessive, juge incertaine la position des deux fragments, une nouvelle lecture de la structure du Gorgias semble corroborer la thèse de l’attribution à l’Antiope au moins du fr. 910, confortant ainsi quelques interprétations modernes et des indices allant dans ce sens chez les témoins anciens : Platon semble en effet faire résonner dans la réponse de Socrate à Calliclès un écho du fr. 910 et l’allusion de Socrate à ces vers semble elle aussi revêtir une fonction récapitulative de la section qui vient de se terminer6. Nous chercherons à montrer qu’il est vraisemblable que, dans les mots de Socrate, résonne ce qui ressemble à une mise en scène délimitant et circonscrivant aux seuls mots de Calliclès-Zéthos la reprise formelle de l’ἀγὼν λόγων d’Euripide, bien avant que Socrate ne déclare ouvertement ne plus avoir l’occasion de mettre en scène le discours d’Amphion (Gorgias, 506 b). Ces deux allusions seraient donc l’indice d’une volonté précise de la part de Platon d’évoquer Euripide c omme un savoir antérieur tout en réaffirmant en même temps la distance formelle de Socrate vis-à-vis des mots d’Amphion. Comme nous venons de le préciser, dans le Gorgias c’est Calliclès qui renvoie de façon explicite à l ’Antiope dans son échange avec Socrate (482 b-486 d) et plus précisément dans la deuxième section de son discours (484 c-486 d). En s’adressant à Socrate, Calliclès affirme que c’est la nature et non pas la norme qui règle le critère de la justice : Socrate ne peut 5 6
Campos Daroca, 2003 et infra, p. 294-295. Bernardini, 2016, en réexaminant les indices dans les témoignages anciens, ajoute pour le fr. 910 Kannicht une relecture du Gorgias, et suggère une allusion au passage avec une fonction récapitulative de l’ἀγὼν λόγων (voir infra, p. 295-297). D ’une manière générale, la plupart des spécialistes attribuent les frg. 910-911 Kannicht à l’Antiope. Une minorité pense en revanche à d ’autres tragédies : outre l ’apparat de Kannicht, 2004, ad loc (Tragicorum Graecorum Fragmenta, 5.2), voir sur la question, Snell, 1964, notamment p. 90-92 ; La Penna, 1995, p. 171-172 ; Di Benedetto, 2005, p. 102-103 et en dernier Bernardini, 2016, p. 40-41 (avec bibliographie précédente). L ’édition CUF de l’Antiope (Jouan & Van Looy, 1998) enregistre les deux fragments dans un appendice à la tragédie elle-même. Sur la même position prudente que Kannicht, voir Biga, 2015, p. 467-476.
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pas comprendre cette vérité car il s ’attarde (ἐνδιατρίϐειν) à l’étude de la philosophie (484 c 5-8). Calliclès précise alors pourquoi il c ondamne la philosophie lorsqu’elle est exercée à l’âge adulte : il s’agit d’une activité vaine et improductive, qui ne permet pas d’agir en tant que citoyen et de sauvegarder ses intérêts. Dans la formulation de sa thèse, il récupère, tout en l’adaptant, la critique exprimée dans l ’Antiope par Zéthos au sujet de l ’activité musicale – et sapientielle – d ’Amphion. Calliclès cite, dans son argumentation, des mots qui, sur la base de ce que nous pouvons reconstituer du texte de la tragédie, doivent être attribués au discours de Zéthos, avec quelques importantes adaptations7. Afin de montrer la nécessité de pratiquer à la fois la rhétorique politique et la philosophie – cette dernière seulement pendant la jeunesse –, Calliclès fait appel en premier lieu à l’autorité d’Euripide et dénonce un comportement fréquent et inopportun : chaque homme tend par nature à se consacrer au domaine d ’activités vers lequel il se sent porté. Ce faisant, il a tendance à négliger les occupations pour lesquelles il se croit moins c ompétent et fait l’éloge de celle q u’il a choisie, c onvaincu ainsi de « faire son propre éloge ». συμϐαίνει γὰρ τὸ τοῦ Εὐριπίδου· λαμπρός τέ ἐστιν ἕκαστος ἐν τούτῳ, καὶ ἐπὶ τ οῦτ’ἐπείγεται, / νέμων τὸ πλεῖστον ἡμέρας τούτῳ μέρος, / ἵν’ αὐτὸς αὑτοῦ τυγχάνει βέλτιστος ὤν· ὅπου δ ’ ἂν φαῦλος ᾖ, ἐντεῦϑεν φεύγει καὶ λοιδορεῖ τοῦτο, τὸ δ’ ἕτερον ἐπαινεῖ, εὐνοίᾳ τῇ ἑαυτοῦ, ἡγούμενος οὕτως αὐτὸς ἑαυτὸν ἐπαινεῖν.
« Il arrive alors ce que dit Euripide : la chose où chacun brille et vers laquelle s’élance, Donnant la meilleure part du jour à ce soin, / C’est celle où il se surpasse lui-même ; celle où l ’on est médiocre, au c ontraire, on l’évite et on s’applique à la décrier, tandis qu’on vante l’autre, par amour de soi-même, dans l’idée qu’on fait ainsi son propre éloge » (Gorgias, 484 e 4-485 a 3 = Antiope, fr. 184 Kannicht).
Le public de Platon était sans doute en mesure de reconnaître immédiatement, dans la mention des vers d’Euripide (τὸ τοῦ Εὐριπίδου, « ce que dit Euripide »), un renvoi à l’Antiope et aux mots de Zéthos. Mais dans la fiction du dialogue, c ’est Calliclès lui-même qui, peu après, contextualise l’allusion lorsqu’il observe que sa situation dans le débat lui rappelle celle de Zéthos dans le célèbre agôn et précise q u’il y a déjà 7
On trouve une vision d ’ensemble récente sur les fragments d ’Euripide reconnus dans le discours de Calliclès (frg. 184, 185, 186 e 188 Kannicht) chez Llanos Martínez Bermejo, 2013 (mais voir aussi infra, p. 289-290, pour de possibles ajouts).
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fait allusion. Après avoir affirmé que la rhétorique et la philosophie sont également importantes dans la formation initiale d’un citoyen, il conclut que la philosophie pratiquée à l’âge adulte rend ridicule celui qui s’en occupe : Calliclès entend adresser ses reproches à Socrate en raison de l’amitié qui l’unit depuis longtemps au philosophe, un lien qui rappelle à ses yeux celui des jumeaux Amphion et Zéthos. Calliclès pense pouvoir jouer, par rapport à Socrate, le rôle de Zéthos, et être ainsi autorisé à lui adresser presque les mêmes blâmes que ce dernier avait destinées à son frère Amphion. À son avis, Socrate, bien que doué d’un esprit noble, néglige, en faisant preuve d ’un c omportement puéril, les domaines dans lesquels il devrait s’exercer : avec une prémonition du destin final du philosophe, Calliclès en prévoit le futur échec lors d’un procès. ἐγὼ δέ, ὦ Σώκρατες, πρὸς σὲ ἐπιεικῶς ἔχω φιλικῶς· κινδυνεύω οὖν πεπονϑέναι νῦν ὅπερ ὁ Ζῆϑος πρὸς τὸν Ἀμφίονα ὁ Εὐριπίδου, οὗπερ ἐμνήσϑην. καὶ γὰρ ἐμοὶ τοιαῦτ’ ἄττα ἐπέρχεται πρὸς σὲ λέγειν, οἷάπερ ἐκεῖνος πρὸς τὸν ἀδελφόν, ὅτι “Ἀμελεῖς, ὦ Σώκρατες, ὧν δεῖ σε ἐπιμελεῖσϑαι, καὶ φύσιν ψυχῆς ὧδε γενναίαν μειρακιώδει τινὶ διατρέπεις μορφώματι, καὶ οὔτ’ ἂν δίκης βουλαῖσι προσϑεῖ’ ἂν ὀρϑῶς λόγον, οὔτ’ εἰκὸς ἂν καὶ πιϑανὸν ἂν λάϐοις, οὔϑ’ ὑπὲρ ἄλλου νεανικὸν βούλευμα βουλεύσαιο.”
« Pour moi, Socrate, je n ’ai à ton endroit que de bons sentiments : aussi j’éprouve en ce moment devant toi quelque chose de semblable à ce que Zéthos ressentait pour Amphion, ce personnage d’Euripide auquel j’ai fait allusion. Moi aussi, j’ai envie de te dire, comme Zéthos à son frère, que tu négliges, Socrate, ce qui devrait t’occuper, que “tu imposes à ton naturel généreux un déguisement puéril, que ni dans les disputes du droit tu ne saurais porter une juste parole, ni saisir le vraisemblable et le persuasif, ni mettre au service d’autrui un noble dessein” » (Gorgias, 485 e 3-486 a 3 = Antiope, fr. 185 Kannicht).
Calliclès rend ainsi explicite son intention d’avoir recours au discours de Zéthos en invoquant un texte qui devait être bien connu des contemporains de Platon, aussi bien que des personnages du dialogue fictionnel. Celui-ci se serait déroulé – même si rien en ces matières n’est véritablement certain –, à une époque chronologiquement assez proche de la représentation de l’œuvre d ’Euripide8 ; nous ne pouvons 8
Zanetto, 1994, p. 24-27 ; Adorno, 1997, p. xi-xiii ; Marchand & Ponchon, 2016, p. 19 et n. 24.
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pas exclure que Socrate lui-même, et peut-être Platon également, y aient historiquement assisté9. Calliclès précise en outre que les mots qu’il avait génériquement attribués au poète (τὸ τοῦ Εὐριπίδου, « ce que dit Euripide »), appartiennent au discours de Zéthos dans l ’Antiope. Son évocation du texte ne se veut pourtant pas précise, c omme l’indique l’adjectif ἄττα, par lequel Calliclès atténue l ’identité des deux discours, le sien et celui de Zéthos, καὶ γὰρ ἐμοὶ τ οιαῦτ’ ἄττα ἐπέρχεται πρὸς σὲ λέγειν, οἷάπερ ἐκεῖνος πρὸς τὸν ἀδελφόν. La traduction récente de Marchand et Ponchon (2016) rend du reste efficacement le sens du texte grec : « je me retrouve à te tenir des propos semblables à ceux que Zéthos tient à son frère » (c’est moi qui souligne). Nous pouvons supposer que le droit à la modification10 ici revendiqué vaut, en général, pour toutes les fois où Calliclès renvoie au drame aussi bien que pour les différentes modalités selon lesquelles Platon fait allusion à Euripide dans le Gorgias. Le rapport textuel entre Platon et Euripide se concrétise dans un procédé qui se situe entre la paraphrase et la citation et qui n ’exclut pas non plus des manipulations plus importantes11. Le passage du Gorgias que nous venons de citer en est un très bon exemple : le comportement infantile attribué à Socrate (μειρακιώδει τινὶ … μορφώματι, « un déguisement puéril ») était plutôt, dans le drame d ’Euripide, une accusation 9 Platon aurait pu assister à la représentation de la tragédie (si l’on accepte de dater l’Antiope juste avant le séjour macédonien d’Euripide : sur la possibilité d’une datation tardive de la tragédie, voir en dernier Bernardini, 2016, p. 33-40, qui ajoute de nouveaux arguments), ou alors à une reprise de celle-ci, en tant que texte « classique », au ive s. Le philosophe avait sans aucun doute accès à sa version écrite, qui circulait déjà avant la mort d’Euripide : voir Carrara, 2009, p. 16-18 ; état de la question chez Llanos Martínez Bermejo, 2013, p. 28 ; p. 30 et n. 20. Les personnages du Gorgias témoignent en outre du rôle de la mémoire des spectateurs – mémoire parfois incertaine – dans la tradition du texte d’Euripide (voir encore Carrara, 2009, p. 18). 10 Dans son commentaire sur les adaptations métriques qu’aurait subi le texte d’Euripide dans le Gorgias, Bernardini, 2016, p. 37, souligne c omment Calliclès, à propos de la précédente citation d ’un chant de Pindare (le frg. 169 S.-M.), affirme ne pas s ’être rappelé du texte avec exactitude : λέγει οὕτω πως· τὸ γὰρ ᾆσμα οὐκ ἐπίσταμαι, « Et voici l’idée, car je ne sais pas le morceau par cœur » (Gorgias, 484 b 10) ; elle c onsidère que cette même liberté de citation doit être étendue à la totalité de l’Antiope. Cela ne paraît cependant pas nécessaire, puisque Calliclès revendique ouvertement son indétermination même lorsqu’il se rapporte à Euripide. 11 Pour le rapport de Platon citateur avec Euripide dans le Gorgias je renvoie à Di Benedetto, 2005, notamment p. 111-121 ; Llanos Martínez Bermejo, 2013, est également utile. Plus généralement, sur la fonction des citations et des allusions chez Platon voir aussi le travail de François Renaud dans ce volume.
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de mollesse adressée par Zéthos à Amphion (γυναικομίμῳ… μορφώματι, « à la manière des femmes »). Ainsi formulé, ce reproche aurait été incongru si Calliclès l’avait destiné au philosophe ; d’où son changement dans le texte platonicien, comme l’avait déjà relevé Olympiodore dans son commentaire au Gorgias12. Nous ne pouvons pas exclure que l’allusion aux difficultés face à une cour de justice, qui résultent du fait que Socrate néglige ce q u’il ne devrait pas dédaigner, pourrait ne pas se situer dans le fragment 185 – du moins pas sous cette forme. Le vers 4, tel q u’il apparaît dans la reconstitution proposée par Kannicht, ο ὔτ’ ἂν δίκης βουλαῖσι πιϑανὸν ἂν λάκοις13, figure en effet dans l’édition des œuvres d’Euripide en raison du c ommentaire q u’Éric Dodds a c onsacré au Gorgias, Dodds étant c onvaincu q u’il fallait attribuer à Zéthos les paroles de Calliclès c oncernant l’incapacité socratique à se défendre devant un tribunal (καὶ ο ὔτ’ ἂν δίκης βουλαῖσι π ροσϑεῖ’ ἂν ὀρϑῶς λόγον, ὔτ’ εἰκὸς ἂν καὶ πιϑανὸν ἂν λάϐοις, « […] ni dans les disputes du droit ο tu ne saurais porter une juste parole, ni saisir le vraisemblable et le persuasif, ni mettre au service d ’autrui un noble dessein »)14. Vincenzo Di Benedetto a en revanche montré que ce passage serait une création de Platon qui aurait volontairement adopté des traits poétiques, propres au style d ’Euripide, mais sans le citer directement15. En d ’autres termes, Platon ne se contenterait pas de la manipulation habituelle des vers de l’Antiope que l ’on peut c onstater dans l ’expression « μειρακιώδει τινὶ … μορφώματι » que nous venons d’examiner. Il aurait réécrit le discours de 12 Pour la reconstruction du vers d’Euripide dans le frg. 185 Kannicht à travers les témoignages anciens, je renvoie à la mise au point de Llanos Martínez Bermejo, 2013, p. 34-36. Sur Socrate-silène, très différent d ’un Amphion mou et efféminé, on peut voir ici le travail de Andrea Capra. 13 L’édition précédente des Tragicorum Graecorum Fragmenta de Nauck pour le fragment 185 n’enregistrait pas le v. 4 Kannicht ; le contenu du v. 4 correspond aux v. 4-5 du fragment 9 de l’édition de Kambitsis, 1972, et de l’édition Jouan & Van Looy, 1998 : κ οὔτ’ ἂν δίκης βουλαῖσι προσϑεῖ’ {ὀρϑως} ἂν λόγον, / οὔτ’ εἰκὸς ἂν καὶ πιϑανὸν οὐδὲν ἂν λάκοις, « tu ne saurais apporter ni une juste parole dans les disputes du droit, ni présenter le vraisemblable et le persuasif ». En général, la reconstruction du frg. 185 s ’avère difficile puisqu’aucune séquence métrique d’Euripide n’apparaît fidèlement reproduite ; voir encore Llanos Martínez Bermejo, 2013, p. 31-32, p. 34-36 (qui pourtant, c ontrairement à Di Benedetto, ne considère pas que le v. 4 Kannicht soit « platonicien », et préfère le texte de Kambitsis, 1972, avec deux vers additionnels). 14 Dodds, 1959, p. 276-277. En s’appuyant sur la coloration poétique globale du passage platonicien, Kambitsis, 1972, p. 37-38, reconnaissaît donc dans la phrase un matériau euripidéen. 15 Di Benedetto, 2005, p. 111 ; p. 114-120.
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Zéthos en insérant deux nouveaux segments avec des réflexions prophétiques sur le destin de Socrate, et non pas sur celui d’Amphion dans le drame ; dans l ’Antiope il n’y avait probablement que la seule accusation d’incapacité de combattre avec vigueur et esprit d’initiative – comme cela est attesté dans le c ommentaire d ’Olympiodore – en relation directe avec le choix de poursuivre des activités « féminines16 ». En revanche, dans le discours de Calliclès, la tendance à se réapproprier, en les paraphrasant quelques caractéristiques expressives de Zéthos est peut-être encore plus diffuse que ce que signalent Dodds dans son commentaire et Kannicht dans son édition des fragments d’Euripide. Calliclès, peu avant de rappeler le fr. 185 dont nous venons de parler, affirme que celui qui continue à philosopher ne peut pas être expert dans tous les domaines qu’un citoyen respectable doit en revanche maîtriser : ἐὰν γὰρ καὶ πάνυ εὐφυὴς ᾖ καὶ πόρρω τῆς ἡλικίας φιλοσοφῇ, ἀνάγκη πάντων ἄπειρον γεγονέναι ἐστὶν ὧν χρὴ ἔμπειρον εἶναι τὸν μέλλοντα καλὸν κἀγαϑὸν καὶ εὐδόκιμον ἔσεσϑαι ἄνδρα.
« Quelque bien doué que soit un homme, s’il continue à philosopher dans son âge mûr, il est impossible qu’il ne se rende pas étranger à toutes les choses qu’il faut c onnaître pour devenir un homme bien élevé et c onsidéré » (Gorgias, 484 c 8-d 2).
Comme l’a remarqué avec raison Di Benedetto, la phrase qui rappelle la nécessité – pour l’individu qui aspire à devenir un homme excellent – de ne pas s ’attarder à l ’étude de la philosophie se caractérise par une unité stylistique où alternent affirmation et négation à propos de l’expérience et de l’inexpérience (ἀνάγκη πάντων ἄπειρον γεγονέναι ἐστὶν ὧν χρὴ ἔμπειρον εἶναι, « il se retrouvera dépourvu de l ’expérience de tout ce dont il faut être expert »). On retrouve le même procédé dans l’assertion suivante, lorsque Calliclès constate que Socrate ne se préoccupe pas de ce dont il devrait se préoccuper (Ἀμελεῖς, ὦ Σώκρατες, ὧν δεῖ σε ἐπιμελεῖσϑαι, « tu ne te soucies pas, Socrate, des choses dont il faut se 16 Di Benedetto, 2005, p. 114-120 ; Tulli, 2007a, p. 74 souligne également comment Calliclès s ’éloigne d ’Euripide dans l ’allusion au procès de Socrate. À propos du fait que l’ἀγὼν λόγων entre Socrate et Calliclès, sur le choix de vie philosophique, évoque l’agôn dramatique à travers la citation de l’Antiope et l’agôn judiciaire à travers le spectre du procès de Socrate (et donc non pas à travers Euripide lui-même) voir Taglia, 2014, p. xciv. López Cruces, 2002, p. 273-274 considère en revanche qu’Olympiodore est peu fiable, et défend donc la reconstruction soutenue par Dodds, 1959.
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soucier17 »). Il est probable que cette assertion reprenne assez fidèlement l’original d ’Euripide : presque toutes les éditions modernes du v. 1 du fragment 185 suggèrent des jeux sémantiques – et parfois même des figures étymologiques – sur des verbes ayant une signification c ontraire à celle de « négliger » : « soigner », « pratiquer », « être expert18 ». Dans la suite du discours de Calliclès, même si la référence à Zéthos n’est pas explicite, la manière de citer, qui conserve en partie ou totalement une langue tragique et une allure métrique, permet au public interne et externe de reconnaître deux autres allusions au théâtre d ’Euripide (fr. 186 et 188 Kannicht) : Calliclès réprimande Socrate sur l’art qui rend pire un εὐφυῆ […] φῶτα, « un mortel doué19 » et l’encourage à rejeter τὰ κομψὰ ταῦτα, « toutes ces gentillesses » auxquelles il est en train de se c onsacrer, à savoir l’étude de la philosophie, et à s’adonner plutôt à la culture des affaires, afin d’éviter de livrer sa propre maison à l’incurie et à la pauvreté. καίτοι πῶς σοφὸν τοῦτό ἐστιν, ὦ Σώκρατες, ἥτις εὐφυῆ λαϐοῦσα τέχνη φῶτα ἔϑηκε χείρονα […] ; ἀλλ’ ὠγαϑέ, ἐμοὶ πείϑου, παῦσαι δὲ ἐλέγχων, πραγμάτων δ ’ εὐμουσίαν ἄσκει, καὶ ἄσκει ὁπόϑεν δόξεις φρονεῖν, ἄλλοις τὰ κομψὰ ταῦτα ἀφείς, εἴτε ληρήματα χρὴ φάναι εἶναι εἴτε φλυαρίας, ἐξ ὧν κενοῖσιν ἐγκατοικήσεις δόμοις
« Quelle science est-ce là, Socrate, qui “prenant un homme bien doué, le rend pire” […] ? Crois-moi, mon cher, “laisse-là tes arguties ; c ultive des exercices plus chers aux muses” et qui puissent te donner une réputation d’homme sage ; “abandonne à d’autres toutes ces gentillesses”, qu’on ne sait si l’on doit appeler des folies ou des sottises et “qui te c onduiront à habiter une maison vide” » (Gorgias, 486 b 5-d 1 = Antiope, fr. 186 et 188 Kannicht).
Cette partie de la confrontation est donc dominée par la figure de Zéthos, à travers les propos de Calliclès : Socrate lui-même en reconnaît 17 Je reprends ici la traduction de Marchand & Ponchon, 2016, qui rend de façon efficace les jeux étymologiques de l’original. 18 Di Benedetto, 2005, p. 111-114 et l’apparat de Kannicht, 2004, ad loc. (Tragicorum Graecorum Fragmenta 5.1). 19 L’expression de Calliclès, que l’on peut rapporter au frg. 186 Kannicht, et qui trouve très peu d’échos dans la tradition antique (contrairement au fragment suivant, le frg. 188 Kannicht), révèle d’un point de vue métrique et lexical (le mot φῶτα) son origine poétique : la traduction de Marchand & Ponchon, 2016, rend bien la coloration poétique du passage : « quelle est cette science qui d ’un mortel doué fait un incapable » (c’est moi qui souligne). À propos du témoignage de Platon sur le fragment d ’Euripide, voir encore Llanos Martínez Bermejo, 2013, p. 37-38.
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la fonction et reprend la référence lorsque, peu après, il invoque à son tour Zéthos, dans un serment où le nom de Zeus est remplacé par celui de Zéthos, afin d’affirmer plus efficacement, en s’appuyant sur cette autorité « mythico-euripidéenne », qu’il n’est pas en train de se moquer de son interlocuteur, c omme en revanche l’aurait fait, selon lui, Calliclès avec ses citations : Μὰ τὸν Ζῆϑον, ὦ Καλλίκλεις, ᾧ σὺ χρώμενος πολλὰ νυνδὴ εἰρωνεύου πρός με.
« J’en atteste Zéthos, dont tu empruntais tout à l’heure le personnage pour te moquer de moi tout à ton aise » (Gorgias, 489 e 2-3).
Par ailleurs il est clair que Calliclès, en faisant allusion à Zéthos, entend projeter la figure d ’Amphion sur le philosophe, alors que Socrate n’assume pas ouvertement le rôle prévu pour lui, ni ne suit Calliclès dans l’appropriation du texte poétique en usant de citations et de paraphrases. L’écart formel par rapport au modèle euripidéen devient plus explicite un peu plus loin, lorsque, alors que Calliclès s’est soustrait à la confrontation, Gorgias invite Socrate à poursuivre quand même, juste pour réjouir les présents. Socrate accepte la proposition de Gorgias et exprime son regret de ne pas pouvoir continuer le débat avec Calliclès et lui donner la réplique en opposant le discours d ’Amphion à celui de Zéthos : Ἀλλὰ μὲν δή, ὦ Γοργία, καὶ αὐτὸς ἡδέως μὲν ἂν Καλλικλεῖ τούτῳ ἔτι διελεγόμην, ἕως αὐτῷ τὴν τοῦ Ἀμφίονος ἀπέδωκα ῥῆσιν ἀντὶ τῆς τοῦ Ζήϑου.
« De mon côté, Gorgias, j’aurais eu plaisir à poursuivre le dialogue avec Calliclès, j usqu’au moment où j ’aurais pu lui rendre la tirade d ’Amphion en échange de celle de Zéthos » (Gorgias, 506 b 4-6).
Significativement, et comme cela a été souligné dans des études récentes, Socrate ne mentionne le discours d’Amphion que pour rappeler qu’il ne l’avait pas prononcé20. Nous avons déjà signalé que plusieurs lectures stimulantes ont souligné le caractère très allusif du Gorgias par rapport à l’Antiope, au profit d’une réécriture importante et originale ; 20 Sur le choix de Platon de ne pas caractériser Socrate comme un nouvel Amphion, cf. entre autres Di Benedetto, 1971, p. 310 ; Campos Daroca, 2003, p. 248 ; Llanos Martínez Bermejo, 2013, p. 31. Certes, le renoncement de Calliclès à poursuivre le débat pourrait expliquer le fait que Socrate ne soit plus en mesure de jouer le rôle d ’Amphion (Croiset, 19495, p. 196-197 n. 1), mais en réalité Socrate a déjà entièrement répondu à Calliclès et sans avoir recours aux mots d ’Euripide (à partir de 486d).
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dans une telle perspective, Socrate semble dépasser le modèle mythicodramatique d ’Amphion. En d’autres termes, il en serait le meilleur 21 héritier . Pour autant, d’un point de vue strictement textuel, les souvenirs du drame euripidéen qui affleurent dans les discours de Socrate ne sont que très peu nombreux. Le seul c ontact lexical évident avec l’agôn dramatique c oncerne la reprise et la déformation du reproche adressé à Socrate, et à sa pratique prolongée de la philosophie, de pratiquer « toutes ces gentillesses » (τὰ κομψὰ ταῦτα), critique que Calliclès empruntait, comme on sait, au discours de Zéthos22. Socrate rejette cette accusation et la retourne contre son interlocuteur en affirmant que son incapacité à se défendre devant un tribunal tient précisément au fait qu’il ne souhaite pas adopter le mode de vie dont Calliclès lui conseille de faire le choix, un choix qui reviendrait, par l’étude de la rhétorique, à s’adonner à « toutes ces gentillesses » (τὰ κομψὰ ταῦτα) : καὶ οὐκ ἐϑέλων ποιεῖν ἃ σὺ παραινεῖς, τὰ κομψὰ ταῦτα, οὐχ ἕξω ὅτι λέγω ἐν τῷ δικαστηρίῳ.
« [Comme] […] je ne puis c onsentir à faire toutes ces jolies choses que tu me c onseilles, je n ’aurai rien à répondre devant un tribunal » (Gorgias, 521 e 1-2 = Antiope, fr. 188 Kannicht).
Il est en effet intéressant de relever que la seule fois où Socrate décide de faire verbatim une allusion à l’agôn, il le fait en s’appropriant non pas des mots d ’Amphion, mais de ceux de Zéthos23, mettant ainsi en évidence sa prise de distance formelle par rapport à l’écriture euripidéenne. Andrea Nightingale, dans son étude sur le Gorgias et l’Antiope, détecte un lien possible entre le discours d’Amphion et les mots de Socrate dans 21 Sur la transformation de Socrate en Amphion voir Slings, 1991, notamment p. 140-143 et p. 150 ; au sujet de la supériorité de Socrate sur Amphion, Nightingale, 1992, en particulier p. 140 ; Trivigno, 2009, p. 82-85, considère que la réponse à Calliclès-Zéthos est donnée par un Socrate « euripidéen », même si Socrate ne reproduit verbatim aucun mot d’Amphion ; pour Socrate comme meilleur héritier d’Amphion, Tulli, 2007a, en particulier p. 75 ; voir aussi La Malfa, 1997, p. 20-21 et n. 21 (sur les affinités entre le Socrate de l’Apologie et Amphion). En revanche, pour des interprétations qui opposent Amphion et Socrate cf. infra p. 293 et le travail d ’Andrea Capra dans ce volume. 22 Gorgias, 486 b = Antiope, fr. 188 Kannicht. 23 Campos Daroca, 2003, p. 248-249, n ’exclut pas q u’ici Socrate reconnaisse presque à Zéthos une critique justifiée de son frère. Slings, 1991, exprime une opinion contraire, en interprétant plutôt cette allusion et d’autres encore comme une superposition Socrate-Amphion.
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un contact lexical indirect24 : nous sommes à la fin du dialogue platonicien, au moment où Socrate expose le mythe du jugement des défunts après la mort. Il déclare que Rhadamanthe, lorsqu’il voit une âme ayant vécu dans l’amour de la justice et de la vérité, « en admire la beauté » et l’envoie aux îles des Bienheureux. Ce genre d’âme peut certes être celle d’un citoyen ordinaire, mais dans la plupart des cas il s ’agit de l ’âme d ’un philosophe qui, dans sa vie terrestre a su s’occuper de son office sans s’affairer inutilement sur la scène politique (il a donc repoussé le πολυπραγμονεῖν) : ἐνίοτε δ’ ἄλλην εἰσιδὼν ὁσίως βεϐιωκυῖαν καὶ μετ’ ἀληϑείας, ἀνδρὸς ἰδιώτου ἢ ἄλλου τινός, μάλιστα μέν, ἔγωγέ φημι, ὦ Καλλίκλεις, φιλοσόφου τὰ αὑτοῦ πράξαντος καὶ οὐ πολυπραγμονήσαντος ἐν τῷ βίῳ
« Quelquefois, il voit une autre âme qu’il reconnaît comme ayant vécu saintement dans le commerce de la vérité, âme d’un simple citoyen, ou de tout autre, mais plus souvent, Calliclès, si je ne me trompe, âme d ’un philosophe, qui ne s’est occupé que de son office propre et ne s’est pas dispersé dans une agitation stérile durant sa vie » (Gorgias, 526 c 1-5).
Ce passage du Gorgias, par cette revendication d ’une vie philosophique, fait résonner, selon Nightingale, la condamnation exprimée dans l’agôn euripidéen par Amphion c ontre celui qui, sottement, pratiquait de nombreuses activités alors qu’il pouvait vivre facilement sans s’affairer inutilement : ὅστις δὲ πράσσει πολλὰ μὴ πράσσειν παρόν, / μῶρος, παρὸν ζῆν ἡδέως ἀπράγμονα
« Bien fou celui qui s’occupe de mille choses, quand il peut n’en rien faire, quand il peut vivre agréablement dans le loisir » (Antiope, fr. 193 Kannicht).
Dans ce cas, c omme plus généralement dans le Gorgias, le rapport entre le choix de vie de Socrate et celui d’Amphion, en particulier au sujet du plaisir, apparaît profond et c omplexe25, alors que, par un mécanisme 24 Nightingale, 1992, p. 128. Sur la présence à c ontre-jour de la figure d ’Amphion dans ce passage, voir Dodds, 1959, p. 383. 25 Je signale entre autres, Di Benedetto, 1971, en particulier p. 303-304 et Di Benedetto, 2005, p. 106-110 (qui voit dans le Protagoras une prise de distance platonicienne, même si elle est indirecte, par rapport à Amphion et au thème du plaisir) ; sur le thème du plaisir dans le Gorgias je renvoie aussi à Taglia, 2014, p. lxxix-lxxxviii ; Campos Daroca, 2003, p. 247 n. 14, remarque de c onvergences entre Amphion et Socrate q u’au sujet de l’attitude par rapport au πολυπραγμονεῖν. Pour des positions différentes sur le rapport entre Amphion et Socrate, voir supra, p. 292.
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qui se révèle globalement le même dans tout le dialogue, le lien formel entre les deux discours, celui d’Amphion et celui de Socrate, semble superficiel et lâche, surtout s ’il est confronté aux nombreuses allusions de Calliclès aux propos de Zéthos. Comme nous l’avons précisé au début de cet article, deux études récentes proposent de reconnaître d ’autres allusions de Socrate à l ’Antiope26 ; elles sembleraient révéler une sorte de mise en scène socratique, notamment au début et à la fin de la reprise de l’agôn euripidéen dans le Gorgias, en y incluant ce que l ’on pourrait de fait appeler un monologue de CalliclèsZéthos. Selon une hypothèse tout à fait convaincante de Campos Daroca, une proximité entre l’imaginaire – et non le discours – d’Amphion et les mots de Socrate serait indiquée par la présence de la lyre, don d ’Hermès, qui accompagne l’iconographie d’Amphion et sur laquelle ce dernier entonnait sur scène un chant cosmogonique27. Dans le Gorgias, avant que Calliclès ne revendique son choix de se réapproprier l’agôn euripidéen en reprenant les mots de Zéthos, Socrate semble rejeter la musique « politique » mythiquement incarnée par Amphion. Socrate affirme en effet rechercher dans sa vie un seul mais fondamental accord, l’accord avec soi-même ; il préférerait jouer d’une lyre désaccordée ou diriger un chœur qui chante faux, ou encore faire face au dissentiment et aux objections d’une foule entière plutôt que de ne pas être en harmonie avec lui-même : καίτοι ἔγωγε οἶμαι, ὦ βέλτιστε, καὶ τὴν λύραν μοι κρεῖττον εἶναι ἀνάρμοστόν τε καὶ διαφωνεῖν, καὶ χορὸν ᾧ χορηγοίην, καὶ πλείστους ἀνϑρώπους μὴ ὁμολογεῖν μοι ἀλλ’ ἐναντία λέγειν μᾶλλον ἢ ἕνα ὄντα ἐμὲ ἐμαυτῷ ἀσύμφωνον εἶναι καὶ ἐναντία λέγειν.
« Or j’estime pour ma part, mon cher, que mieux vaudrait me servir d ’une lyre dissonante et mal accordée, diriger un chœur mal réglé, ou me trouver en désaccord et en opposition avec tout le monde, que de l ’être avec moi-même tout seul et de me c ontredire » (Gorgias, 482 b 6-c 2).
D’une manière allusive, Socrate semble présenter à l’auditoire, interne aussi bien q u’externe, le thème de la musique d’Amphion et de sa lyre. Bien qu’il soit possible de discuter (et cela a été fait) sur la distance effective entre la musique « politique » d’Amphion et l’engagement que 26 Campos Daroca, 2003, p. 248 (pour la lyre d’Amphion) ; Bernardini, 2016, p. 47-48 (pour le chant choral de réponse à l ’agôn). 27 Campos Daroca, 2003, p. 248. Pour la reconstruction de ce passage de la tragédie, voir Van Looy dans Jouan & Van Looy, 1998, p. 228-229.
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Socrate revendique pour lui-même à Athènes28, je tiens surtout à relever que l ’exemple de la lyre semble revêtir une fonction scénique permettant d’introduire la reprise par Calliclès du débat de l’Antiope. Cette introduction est comparable à celle qui, dans le drame, était marquée par l’apparition sur scène d’Amphion avec son instrument : la présence de la lyre dans ses mains devait en effet susciter, sur la base des reconstructions des modernes et des témoignages anciens, les questions du chœur puis le désaccord avec son frère Zéthos. Il est possible, c omme le suggère Campos Daroca, que l’image de la lyre désaccordée donne déjà à entendre une réserve de Socrate quant à l ’utilisation des mots prononcés par Amphion dans l ’agôn. Si l ’image de la lyre peut donc apparaître c omme un signal scénique envoyé par Socrate, marquant l ’ouverture du rapport textuel avec l ’ἀγὼν λόγων de l ’Antiope et imitant ce qui se déroulait dans le modèle dramatique, on pourra relever qu’il semble exister dans le Gorgias un signal de fermeture équivalent. Une nouvelle lecture proposée par Maria Luisa Bernardini détecte en effet dans les mots de Socrate une autre allusion à l’Antiope. Au moment où il revendique, face à son interlocuteur, le choix de vie qui lui avait attiré ses reproches, Socrate exerce une fonction c onclusive-récapitulative sur le discours de Calliclès et il le fait avec un élément qui pourrait être un renvoi fonctionnel à la fin de l ’agôn dramatique entre Amphion et Zéthos, c’est-à-dire au chant que le chœur entonnait probablement en guise de commentaire au débat entre les deux frères, et qui, comme en témoigne le fr. 910, exaltait le μακαρισμός de celui qui s ’adonnait à une vie de recherche29. Socrate entame sa réponse à Calliclès en marquant ainsi un tournant important dans le débat et en affirmant la supériorité de la recherche qu’il a choisi de mener. Il présente les points-clefs de la σκέψις la plus belle avec 28 Selon Campos Daroca, 2003, p. 248, Socrate ferait allusion à la musique d ’Amphion pour l ’écarter et la surpasser avec une « nouvelle » musique. Mais voir supra, p. 292. S elon l’hypothèse de Nightingale, 1992, p. 134-135, lorsque Socrate reconnaît en Calliclès une « pierre de touche » (οὐκ ἂν οἴει με ἅσμενον εὑρεῖν τούτων τινὰ τῶν λίϑων ᾗ βασανίζουσιν τὸν χρυσόν […], « Peux-tu douter que je ne fusse heureux de trouver une de ces pierres qui servent à éprouver l’or ? », 486 d 3-5) ; une « belle aubaine », un « don d ’Hermès », ἕρμαιον (νῦν οἶμαι ἐγὼ σοὶ ἐντετυχηκὼς τοιούτῳ ἑρμαίῳ ἐντετυχηκέναι, « en réalité, je crois avoir fait en ta personne cette précieuse trouvaille », 486 e 2-3), on peut saisir dans l’utilisation du mot ἕρμαιον le souvenir de la lyre don d’Hermès de l’Antiope et le rôle du dieu qui apparaît comme un deus ex machina dans la conclusion du drame (voir aussi à ce sujet Nightingale, 1992, p. 136-137). 29 Bernardini, 2016, p. 47-48. Sur l’appartenance probable à l’Antiope du fr. 910 voir supra, p. 284.
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une série de propositions interrogatives indirectes, qui incitent à se demander ce que doit être un homme, de quoi il doit s’occuper et dans quelle mesure. πάντων δὲ καλλίστη ἐστὶν ἡ σκέψις, ὦ Καλλίκλεις, περὶ τούτων ὧν σὺ δή μοι ἐπετίμησας, ποῖόν τινα χρὴ εἶναι τὸν ἄνδρα καὶ τί ἐπιτηδεύειν καὶ μέχρι τοῦ, καὶ πρεσϐύτερον καὶ νεώτερον ὄντα.
« Tu m ’as reproché, Calliclès, l ’objet de mes recherches ; mais quoi de plus beau que de rechercher ce que doit être un homme, à quel travail il doit se livrer, et j usqu’à quel point, dans sa jeunesse et dans sa vieillesse ? » (Gorgias, 487 e 8-488 a 2).
Cette unité stylistique expressive (ποῖόν τινα χρὴ εἶναι τὸν ἄνδρα καὶ τί ἐπιτηδεύειν καὶ μέχρι τοῦ) rappelle le mode de présentation de la sélection catalogique d’arguments philosophiques en poésie, qui trouve son origine dans le fragment 910 d ’Euripide lequel, c omme nous l ’avons rappelé, appartient probablement à l’Antiope30. Le fragment, en anapestes31, célèbre la félicité de ceux qui, sans porter atteinte à leurs c oncitoyens, se consacrent à la recherche spéculative et contemplent l’ordre impérissable de la nature immortelle ; l’objet de la recherche est défini à travers une séquence de type interrogatif (πῇ τε συνέστη / καὶ ὅπῃ καὶ ὅπως). ὄλϐιος ὅστις τῆς ἱστορίας / ἔσχε μάϑησιν, / μήτε πολιτῶν ἐπὶ πημοσύνην / μήτ’ εἰς ἀδίκους πράξεις ὁρμῶν, / ἀ λλ’ ἀϑανάτου καϑορῶν φύσεως / κόσμον ἀγήρων, πῇ τε συνέστη / καὶ ὅπῃ καὶ ὅπως. / τοῖς δὲ τοιούτοις οὐδέποτ’ αἰσχρῶν / ἔργων μελέδημα προσίζει
« Heureux qui possède la science issue de l’exploration, qui ne cherche pas à nuire à ses concitoyens ni ne s’élance vers des actions injustes, mais qui scrute l’ordre immuable de la nature éternelle, par quelle voie elle s ’est formée, d ’où elle provient et comment. Chez eux qui ont cette passion jamais ne s’installe la pratique d ’actions honteuses » (Incertae Fabulae, fr. 910 Kannicht).
Dans ces vers, une série de références ont été à juste titre repérées, une série d’allusions à des savoirs antérieurs présocratiques, pour lesquels, outre Anaxagore, dont l’influence est évidente, on ne peut exclure l’apport d’autres philosophes32. À cela s’ajoutent de nombreux points de contact 30 Voir supra, p. 284 et La Penna, 1995, p. 171-175. 31 La forme anapestique a fait supposer que ces vers aient pu servir d’introduction au chant proprement dit (état de la question dans Collard, Cropp & Gilbert, 2004, 324-325 ; Collard & Cropp, 2008, p. 172-173, p. 227). 32 En ce qui c oncerne l’influence d ’Anaxagore sur ce passage d ’Euripide, voir Di Benedetto, 1971, p. 303-310. État de la question dans Bernardini, 2016, p. 56-57.
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avec des motifs pindariques, notamment avec la Quatrième Pythique et l’éloge de ceux qui, parmi les citoyens, s’abstiennent de l’injustice et de se faire réciproquement du tort33. Plus généralement, les vers du fr. 910 semblent s’inspirer des μακαρισμοί de la poésie grecque archaïque – l’influence de la fin des Travaux et les Jours d ’Hésiode (v. 826-828)34 y est particulièrement évidente – réélaborés afin de mettre en relation le bonheur du sage non pas avec une révélation religieuse à caractère initiatique, comme dans la tradition précédente, mais avec une possession engendrée par une activité de recherche. De cette façon, Euripide élabore de fait une ἱστορία qui présente à son tour des traits initiatiques35. Le fait de reconnaître une allusion au passage d’Euripide dans les paroles de Socrate, au moment même où le philosophe entame sa réplique à Calliclès et présente son enquête c omme la plus belle de toutes (πάντων δὲ καλλίστη […] ἡ σκέψις, « le plus beau de tous les examens36 »), témoigne encore une fois d’un choix de c omposition précis dans le rapport formel entre l’agôn de l ’Antiope et le débat entre Calliclès et Socrate. Si, comme il est probable, dans ce passage du Gorgias résonne un souvenir du chant qui se serait situé à la fin du débat de l’Antiope, cette allusion permet à Socrate de signaler, de façon indirecte et dès le départ, son choix de ne pas utiliser dans sa réponse les mots d ’Amphion. Il signifierait ainsi la fin de la mimesis formelle de l’agôn d’Euripide. En outre, afin de présenter le thème du choix de vie, Socrate emprunte aux savoirs antérieurs la construction interrogative qui loue l’enquête sur la nature, mais en en modifiant la sémantique. Ce faisant, dans son allusion au fr. 910, il met de côté, par rapport au drame, ce réseau de références aux savoirs antérieurs qu’Euripide avait lui-même tissé dans ses vers.
Elisabetta Berardi Université de Turin 33 Sur les échos pindariques voir en particulier Di Benedetto, 2005, p. 102-103 ; sur les rappels, également lexicaux, à la Pythique IV, voir Bernardini, 2016, p. 48-50. 34 Sur la relation avec les μακαρισμοί de la poésie grecque archaïque, voir Snell 1964, p. 94-95 ; et sur la relation avec les Trauvaux et les Jours d’Hésiode, La Penna, 1995, p. 174. 35 Bernardini, 2016, 44-45. 36 Trad. Marchand & Ponchon, 2016.
LE GORGIAS ET LES DEUX ANTIOPE Tragique et comique L’Antiope d’Euripide est surtout c onnu pour les nombreuses citations du Gorgias, où Socrate porte apparemment le masque du c ontemplatif Amphion et attribue son frère, le pragmatique Zéthos, à Calliclès. L’agôn entre les jumeaux dans la tragédie se transforme donc en duel entre Socrate et Calliclès, et c’est dans ce cadre que sont insérées les citations euripidéennes, étendues et aux frontières incertaines, précisément parce que Socrate semble s’identifier au personnage tragique. Dans cette fameuse section du dialogue, Platon s ’engage dans une opération q u’on a qualifiée à juste titre de « paratragique1 ». En fait, « l’Antiope d’Euripide constitue, pour de nombreux critiques, une source d’inspiration pour le Gorgias jusque dans sa c onstruction, avec son agôn entre deux frères que tout oppose2 ». Les choses sont pourtant plus complexes. Tout d’abord Socrate n’accepte pas vraiment l’identification avec Amphion, comme le montrent deux points. En premier lieu, avant que Calliclès ne c ommence son discours, Socrate semble évoquer la lyre d’Amphion, mais en prenant ses distances3. En outre, la réplique de Socrate remarque qu’il aurait voulu reproduire le discours d’Amphion, ce qui implique qu’il ne l’a pas fait4. Ces deux points sont suffisamment clairs, mais je voudrais en ajouter un troisième qui me semble aussi important. La prétendue identification entre le couple formé par Calliclès et Socrate et celui formé par Zéthos et Amphion devait certainement rappeler aux lecteurs de Platon une 1 « Plato, through his characters, uses the tragedy as a way to frame, contextualize, and constitute the terms of the debate between Socrates and Callicles about the best kind of life in the last part of the dialogue » (Trivigno, 2009, p. 75). 2 Jouët-Pastré, 2018, p. 80, n. 281, qui cite Nightingale, 1992 ; Tulli, 2007a ; Herrmann, 2011. Voir ici même Berardi, p. 283-297. 3 482 b-c. 4 506 b.
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opposition qui n ’était pas seulement idéologique ou intellectuelle. Dans le c ontexte de l’agôn, c’est à dire de la c ompétition verbale, Zéthos se réfère aux idées de son frère aussi bien, comme nous le verrons, qu’à son aspect extérieur. Cela n’est guère surprenant : Amphion est un protophilosophe, et on sait que pour les Grecs la philosophie est un bios, c’est à dire un style de vie, qui influence tous les aspects de la vie, y compris l’apparence et la façon de s’habiller5. L’Antiope était célèbre, et en tant que telle elle produisit non seulement des échos littéraires, mais aussi, pour ainsi dire, un flot d’images. La fortune iconographique de la pièce est bien documentée. Très récemment, elle s ’est enrichie d ’un cratère à cloche apulien, qui date de la fin du quatrième siècle et est conservé au British Museum. Le sujet avait été altéré par une mauvaise restauration du vase, qui avait transformé un simple chien en un Cerbère à trois têtes. Le vase avait donc été attribué au Peintre des Enfers et le sujet restait une énigme. Une fois enlevées les deux gueules postiches, le tableau est devenu intelligible : en 2014, l ’archéologue Alexandra Villing a pu reconnaître dans le vase le célèbre épisode du duel verbal entre les deux frères, Zéthos chasseur avec son c hien et Amphion musicien avec sa lyre. Voici c omment elle décrit la scène : A central element in Euripides’ tragedy was the debate between the twin brothers […]. Our painting clearly focuses on exactly this debate, highlighting the b rothers’ contrasting attitudes in the way they are depicted. On the left is Zethos, his athletic body shown off in the nude from the back, the two spears characterizing him as a hunter. A man of action, he stands erect and raises his right hand accusingly towards his brother. On the right, Amphion, the man of music and reflection, rests rather limply on his stick in a pose reminiscent of that of citizens and statesmen – yet he too raises his hand and thrusts the lyre (represented with eight strings) towards his brother. Deeply engaged in an argument, the debating brothers and their different views are thus brought to life most vividly in the painting. One can almost hear Z ethos’ derision for his b rother’s effeminate body and his appeal to throw away the lyre and to ‘cease from useless activities and practise the fine music of hard work’ (fr. 188)6.
Il est fort probable que l’habillement et le masque des acteurs soulignaient l’opposition entre Zéthos le chasseur et son frère Amphion : avec sa lyre, celui-ci devait apparaître c omme un homme mou et efféminé. Le texte est très explicite à ce propos : 5 6
Hadot, 1995 ; Zanker, 1995. Villing, 2014, p. 69.
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ψυχῆς φύσιν < γὰρ > ὧδε γενναίαν < λαχὼν > γυναικομίμωι διαπρέπεις μορφώματι
« La nature t’a doué de cette âme généreuse, mais tu brilles par ton aspect efféminé. » (fr. 185, 2-3 Kannicht)7. τὸ δ’ ἀσϑενές μου καὶ τὸ ϑῆλυ σώματος κακῶς ἐμέμφϑης· εἰ γὰρ εὖ φρονεῖν ἔχω, κρεῖσσον τόδ’ ἐστὶ καρτεροῦ βραχίονος.
« Tu m ’as reproché à tort d’être faible et efféminé de corps. Car si j’ai l ’esprit sain, c’est là une force plus grande qu’un bras vigoureux. » (fr. 199 Kannicht)
Il est cependant difficile de réconcilier cette image de mollesse avec le personnage de Socrate. Avant que Calliclès ne lui prête l’image d’Amphion, Socrate, nous l ’avons vu, s ’est déjà débarrassé de la lyre. Mais le contraste le plus fort entre Socrate et son prétendu modèle réside en fait dans son aspect : comme on le sait, Socrate rappelle les silènes arrogants et les satyres, et Platon remarque volontiers son aspect peu raffiné, voir presque bestial, qui était reproduit par un portrait placé au Musée de l’Académie (représenté par le type A parmi les copies romaines)8. Cet aspect correspond à l ’apparence grossière de ses discours : c omme nous le savons par le Banquet, l’aspect de silène est évoqué aussi bien par les mots que par le visage de Socrate9. Or, le Gorgias ne manque pas de souligner les traits frustes du philosophe. Polos est le premier à noter la vulgarité de Socrate, lorsqu’il dénonce son « mauvais goût » (ἀγροικία, 462 c)10. Socrate lui-même se reconnaît dans cette accusation et qualifie son discours d ’un mot semblable : ΣΩ. Μὴ ἀγροικότερον ᾖ τὸ ἀληϑὲς εἰπεῖν· ὀκνῶ γὰρ Γοργίου ἕνεκα λέγειν, μὴ οἴηταί με διακωμῳδεῖν τὸ ἑαυτοῦ ἐπιτήδευμα.
La vérité est peut-être un peu rude (agroikoteron) à dire, et j’hésite à la dire à cause de Gorgias. J ’ai peur q u’il ne s’imagine que je veux jeter le ridicule (diakomodein) sur sa profession (Gorgias, 462 e, trad. É. Chambry modifiée). 7 Cf. 486 a. 8 Capra, 2017, avec une bibliographie complémentaire. 9 Banquet, 215 a-b et 221 d-222 a. 10 ἀλλ’ εἰς τὰ τοιαῦτα ἄγειν πολλὴ ἀγροικία ἐστὶν τοὺς λόγους, « Il faut avoir bien mauvais goût pour amener la discussion sur un pareil terrain » (461 c).
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Socrate est donc fruste et ses mots risquent d ’être pris pour une forme de comédie. C’est enfin Calliclès qui qualifie Socrate de « vulgaire déclamateur » (482 e), dans la mesure où il a recours à des arguments ignobles et déconcertants pour intimider Gorgias et Polos11. Voici comment Socrate lui répond : ΣΩ. – Εὖγε, ὦ βέλτιστε· διατέλει γὰρ ὥσπερ ἤρξω, καὶ ὅπως μὴ ἀπαισχυνῇ. δεῖ δέ, ὡς ἔοικε, μ ηδ’ ἐμὲ ἀπαισχυνϑῆναι. καὶ πρῶτον μὲν εἰπὲ εἰ καὶ ψωρῶντα καὶ κνησιῶντα, ἀφϑόνως ἔχοντα τοῦ κνῆσϑαι, κνώμενον διατελοῦντα τὸν βίον εὐδαιμόνως ἔστι ζῆν. ΚΑΛ. – Ὡς ἄτοπος εἶ, ὦ Σώκρατες, καὶ ἀτεχνῶς δημηγόρος. ΣΩ. – Τοιγάρτοι, ὦ Καλλίκλεις, Πῶλον μὲν καὶ Γοργίαν καὶ ἐξέπληξα καὶ αἰσχύνεσϑαι ἐποίησα, σὺ δὲ οὐ μὴ ἐκπλαγῇς οὐδὲ μὴ αἰσχυνϑῇς· ἀνδρεῖος γὰρ εἶ. ἀλλ’ ἀποκρίνου μόνον […] Πότερον εἰ τὴν κεφαλὴν μόνον κνησιῷ–ἢ ἔτι τί σε ἐρωτῶ ; ὅρα, ὦ Καλλίκλεις, τί ἀποκρινῇ, ἐάν τίς σε τὰ ἐχόμενα τούτοις ἐφεξῆς ἅπαντα ἐρωτᾷ. καὶ τούτων τοιούτων ὄντων κεφάλαιον, ὁ τῶν κιναίδων βίος, οὗτος οὐ δεινὸς καὶ αἰσχρὸς καὶ ἄϑλιος ; ἢ τούτους τολμήσεις λέγειν εὐδαίμονας εἶναι, ἐὰν ἀφϑόνως ἔχωσιν ὧν δέονται ; ΚΑΛ. – Οὐκ αἰσχύνῃ εἰς τοιαῦτα ἄγων, ὦ Σώκρατες, τοὺς λόγους ;
« SOC. – Allons, très bien mon cher ! Reste en effet sur tes positions ; ne cède pas à la fausse honte. Mais je ne dois pas, moi non plus, ce me semble, pécher par timidité. Dis-moi donc d’abord si c’est vivre heureux que d’avoir la gale, d’éprouver le besoin de se gratter, de pouvoir se gratter copieusement et de passer sa vie à se gratter ? CAL. – Quelle absurdité, Socrate ! Tu parles en véritable orateur politique. SOC. – Aussi ai-je frappé Gorgias et Polos d ’une stupeur mêlée de honte. Mais toi, Calliclès, tu n ’éprouveras ni stupeur ni honte, car tu es un brave. Réponds-moi donc seulement […] Est-ce seulement à la tête qu’il est agréable de se gratter, ou dois-je pousser plus loin l’interrogation ? Songe, Calliclès, à ce que tu devrais répondre, si on te posait toutes les questions à la suite, et pour tout résumer d’un mot, la vie d’un enculé n’est-elle pas affreuse, honteuse et misérable ? Oseras-tu dire que les gens de cette espèce sont heureux, s ’ils ont en abondance tout ce qu’ils désirent ? CAL. – N’as-tu pas honte, Socrate, d ’en venir à de pareils sujets ? » (Gorgias, 494 c-e, trad. A. Croiset légèrement modifiée).
Ce Socrate rude et combatif, dont les mots frôlent la comédie la plus vulgaire, n’a évidemment rien à faire avec l’Amphion d’Euripide. En fait, les citations de l’Antiope évoquent une image théâtrale, peut-être 11 σὺ γὰρ τῷ ὄντι, ὦ Σώκρατες, εἰς τοιαῦτα ἄγεις φορτικὰ καὶ δημηγορικά, φάσκων τὴν ἀλήϑειαν διώκειν, « Car au fond, Socrate, c ’est toi qui, tout en protestant que tu cherches la vérité, te c omportes c omme un vulgaire déclamateur » (482 e).
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même un masque, qui est incompatible avec le masque de silène de Socrate qu’on pouvait voir au Musée de l’Académie et retrouver dans les dialogues de Platon. En outre, un net écart se dessine entre le philosophe et son « modèle » si l’on considère leurs attitudes face au plaisir : tandis que l’Amphion d’Euripide possède des traits hédonistiques, Socrate, lui, s’oppose avec force à l’hédonisme de Calliclès et n’admet pas l’importance du plaisir pour la vie humaine12. Calliclès, à son tour, se présente comme l’incarnation du courage, de l ’autorité et de la force, puis il affirme que son courage lui permet de satisfaire tous ses désirs. Sous les coups de l’elenchos socratique, pourtant, il finit par apparaître comme un esclave du plaisir et du corps. Socrate n’est donc pas seulement très éloigné du modèle tragique : il est aussi responsable d’un changement profond de l’image de Calliclès, qui s’éloigne de plus en plus du modèle tragique qu’il avait proposé. Un renversement se produit donc dans le Gorgias, qui achève d’écarter définitivement Socrate et Calliclès de leurs modèles tragiques supposés, Amphion et Zéthos. On pourrait dès lors s’interroger sur la démarche de Platon : pourquoi évoque-t-il un modèle littéraire pour immédiatement le renverser ? Avant de soulever ce problème il faudrait peut-être se demander jusqu’à quel point l’idéal incarné par Amphion, qui au début de la pièce s ’essaie à un chant cosmogonique, pouvait être pris au sérieux par Platon. À cette question la critique a apporté des réponses variées : certains interprètes voient une forte c ontinuité entre l’idéal théorétique d’Amphion et l ’attitude du Socrate platonicien ; d’autres ont plutôt souligné les différences13. Je n ’entre pas dans ce débat sinon pour remarquer que le Socrate de Platon est à la fois le philosophe combatif de la République, prônant le retour à la caverne, et l’ascète désorienté présenté dans le Théètète. Même dans le Gorgias, il y a un abîme entre le combat à l ’arme blanche engagé par Socrate contre Calliclès et le final eschatologique du mythe. De ce point de vue, à mon avis, Amphion représente une des formes que la vie philosophique peut prendre dans les dialogues de Platon, une forme qui est peut-être plus proche de Platon l’écrivain que de Socrate le personnage. 12 Pour les traits hédonistiques d’Amphion, voir Di Benedetto, 1971, p. 304. Cf. Euripide, Antiope, fr. 187, 193, 196 Kannicht. 13 Cf. par exemple Tulli, 2007a et Trivigno, 2007 avec une bibliographie c omplémentaire.
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Au lieu de m ’engager dans une difficile c omparaison « philosophique » entre Platon et Amphion, je trouve plus utile de concentrer mon attention sur la relation structurale qui existe entre le Gorgias et ce q u’on peut reconstruire de l’Antiope. Comme on l’a vu, l’éloignement entre Socrate et Amphion est marqué par des éléments grossiers et c omiques et finit par impliquer Calliclès lui-même, qui se trouve finalement sur des positions très éloignées sinon opposées de celles du Zéthos d’Euripide. L’hédoniste Amphion est remplacé per l’anti-hédoniste Socrate, tandis que l’austère et prudent Zéthos se métamorphose en un ultra-hédoniste, Calliclès14. Ce revirement, en effet, rappelle justement la comédie, dont les caractères structuraux intègrent ce que Pascal Thiercy définissait comme une « structure tournante » ou bien une « structure de permutation15 ». Il s’agit d’un mécanisme que la comédie applique tout naturellement aussi aux modèles tragiques ; il suffit de penser aux Thesmophories d’Aristophane. Pour atteindre ses buts Euripide, qui joue le premier personnage dans la pièce, doit renoncer aux inventions complexes et ingénieuses de ses tragédies. Ce ne sont pas elles qui lui permettront de tromper le policier et de sauver son parent ; en effet, la récitation de morceaux tragiques raffinés n ’aura aucun succès. Pour s ’en sortir, Euripide devra changer totalement de registre et se transformer en un personnage de basse c omédie ; ce seront en fait les appas d ’une danseuse nue et voluptueuse qui distrairont le policier et sauveront son parent16. Or, une référence presque explicite à la « structure tournante » de la comédie se retrouve dans le dur affrontement entre Socrate et Polos : ΣΩ. – Δεινὰ μεντἂν πάϑοις, ὦ βέλτιστε, εἰ Ἀϑήναζε ἀφικόμενος, οὗ τῆς Ἑλλάδος πλείστη ἐστὶν ἐξουσία τοῦ λέγειν, ἔπειτα σὺ ἐνταῦϑα τούτου μόνος ἀτυχήσαις. ἀλλὰ ἀντίϑες τοι· σοῦ μακρὰ λέγοντος καὶ μὴ ἐϑέλοντος τὸ ἐρωτώμενον ἀποκρίνεσϑαι, οὐ δεινὰ ἂν αὖ ἐγὼ πάϑοιμι, εἰ μὴ ἐξέσται μοι ἀπιέναι καὶ μὴ ἀκούειν σου ;
« SOC. – Tu jouerais vraiment de malheur, excellent Polos, si venant à Athènes, l’endroit de la Grèce où l’on a la plus grande liberté de parler, tu étais le seul à n ’y pas jouir de ce droit. Mais prends ma place : si tu fais de 14 Un renversement des rôles entre les deux frères serait déjà présent dans l ’Antiope d’Euripide, mais la question est au moins douteuse. Cf. Dittadi, 2013. 15 Thiercy, 1986, p. 345-346. 16 Cf. par exemple Farmer, 2017a, p. 188-194.
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longs discours sans vouloir répondre à mes questions, ne serais-je pas bien à plaindre à mon tour, s ’il ne m ’est pas permis de m ’en aller sans t ’écouter ? » (Gorgias, 461 e, trad. É. Chambry).
« Prends ma place » est peut-être une citation d’une comédie de Crates, Les bêtes, où l’on assiste à un renversement de la réalité qui donne lieu à une heureuse zoocratie17. Un autre renvoi est peut-être décelable vers la fin du Gorgias : ΣΩ. – Ἵνα μοι τὸ τοῦ Ἐπιχάρμου γένηται, ἃ “πρὸ τοῦ δύο ἄνδρες ἔλεγον,” εἷς ὢν ἱκανὸς γένωμαι. ἀτὰρ κινδυνεύει ἀναγκαιότατον εἶναι οὕτως.
« SOC. – Tu veux donc que, suivant le mot d ’Épicharme, je suffise à moi seul pour dire ce que deux hommes disaient auparavant ? J’ai peur d’être forcé à en venir là » (Gorgias, 505 e, trad. É. Chambry).
Nous ne savons pas quel était « le mot d’Épicharme ». Toutefois, il ne fait pas de doute que cette référence produit un étonnant retournement : Socrate va maintenant parler au lieu de Calliclès en se posant à lui-même des questions ; et il en viendra à des conclusions qui renversent les positions originaires de Calliclès en proposant une vision ascétique de la vie, soutenue par l’espoir d ’une justice surnaturelle. Ces citations « métacomiques » semblent donc introduire dans le dialogue la « structure tournante » typique de la comédie. Le renversement comique des rôles semble bien être la clé qui ouvre à Platon la voie vers le modèle tragique, et je vais essayer de le montrer par une approche non plus interne, mais extérieure au dialogue. J’ai déjà rappelé le grand succès de l’Antiope18. Dans la première moitié du ive siècle, en outre, une pièce intitulée Antiope fut mise en scène à Athènes ; elle était l ’œuvre d ’Eubule, un des auteurs de comédies les plus prolifiques de cette période19. Il n’en reste que quatre fragments, mais cela nous suffit pour c omprendre qu’il s’agit d’une parodie de la tragédie d’Euripide. Un fragment insiste sur la gloutonnerie de Zéthos. Il s ’agit d ’un passage au langage tragique qui évoque la scène de l’Antiope d’Euripide où Hermès apparaît ex machina pour transmettre les ordres de Zeus. De façon inattendue, au lieu de partir ensemble à Thèbes, les deux frères se séparent : 17 Fr. 15, 1. Cf. Dodds, 1959, ad loc. 18 Ce succès est peut-être indirectement c onfirmé par le fait qu’après Euripide aucun poète tragique n ’aborda plus ce mythe. Cf. Tulli, 2007a, p. 74. 19 Cf. Castellaneta, 2017, avec une bibliographie complémentaire.
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« Il enjoint à Zéthos de se rendre à la plaine sacrée de Thèbes et de l’habiter, car, à ce q u’il semble, on y vend le pain meilleur marché – et tu es un homme à l’estomac vorace – ; et au musicien par excellence, à Amphion, [il enjoint] de partir vers l’illustre Athènes, où les enfants des Cécropides jeûnent sans cesse et très facilement, avalant des brises, se nourrissant d’espoirs » (fr. 9 Poetae Comici Graeci, trad. M.-O. Goulet-Cazé).
La c omparaison entre l’ascétique Athènes et la gourmande Thèbes se retrouve dans un autre fragment en dialecte béotien, récité en toute probabilité par Zéthos dans un esprit, disons, « philothébain » : πώνειν μὲν ἁμὲς καὶ φαγεῖν μέγ’ ἀνδρικοὶ καὶ καρτερεῖμεν† τοῖς δ’ Ἀϑηναίοις λέγειν μικρὰ φαγέμεν, τοὶ δὲ Θηϐαῖοι μέγα
« Notre courage c onsiste à boire, à manger et à tenir bon : Les Athéniens parlent mais mangent peu, les Thébains ils mangent beaucoup » (fr. 11 Poetae Comici Graeci, trad. M.-O. Goulet-Cazé).
Un troisième fragment, enfin, c ontient une rude attaque c ontre Callistratos, q u’il faut probablement identifier au politicien bien c onnu. Callistratos a un beau et gros cul, et il est à ranger parmi les enculés20. Les analogies avec le Gorgias ne peuvent nous échapper. Plus que la mention des enculés, autant commune dans la comédie qu’elle est rare chez Platon, c ’est l’évolution des personnages qui nous frappe par rapport au modèle tragique. Le courage de Zéthos est au service de son estomac ; le héros, tout comme Calliclès, devient un esclave du désir et définit le courage c omme un instrument pour le satisfaire21. En revanche, 20 Fr. 10 Poetae Comici Graeci, Kassel-Austin. 21 Cf. 491 e-492 a, où Calliclès déclare que δεῖ τὸν ὀρϑῶς βιωσόμενον τὰς μὲν ἐπιϑυμίας τὰς ἑαυτοῦ ἐᾶν ὡς μεγίστας εἶναι καὶ μὴ κολάζειν, ταύταις δὲ ὡς μεγίσταις οὔσαις ἱκανὸν εἶναι ὑπηρετεῖν δι’ ἀνδρείαν καὶ φρόνησιν, καὶ ἀποπιμπλάναι ὧν ἂν ἀεὶ ἡ ἐπιϑυμία γίγνηται, « il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible, au lieu de les réprimer,
LE GORGIAS ET LES DEUX ANTIOPE
307
Amphion n’est plus le poète du plaisir que l’on connait d’après Euripide ; il a pris une tournure ascétique, tout comme le Socrate-Amphion du Gorgias. Contrairement à l ’Antiope d ’Euripide, dans la c omédie les deux frères se séparent, ce qui rappelle la fin du Gorgias, où Socrate invite Calliclès, en vain, à le suivre sur la route de la vertu22. L’Antiope d’Eubule c onstitue donc un parallèle très intéressant de la tournure c omique que Platon donne au modèle tragique dans le Gorgias en juxtaposant citations c omiques et citations tragiques. La question de l’influence que le dialogue peut avoir exercé sur la comédie, ou vice-versa, nous échappe, et il vaut mieux ne pas s’engager sur un terrain aussi glissant, en raison notamment d’un problème chronologique insoluble : les dates de composition des deux ouvrages nous sont inconnues, et on a du mal à appliquer cette même expression, « date de c omposition », à la Grèce classique et en particulier au genre de la c omédie et du dialogue platonicien ; il semblerait que Platon ait c ontinué à travailler les dialogues jusqu’à sa mort23 ; d’autre part, c’était une pratique ordinaire pour un poète comique de reprendre et de corriger ses pièces24. Par conséquent, l’Antiope et le Gorgias pourraient avoir évolué pendant un temps assez long. En principe, cela permet même de penser à une influence réciproque. Il faut ajouter que Platon a habituellement recours à des sous-textes comiques, reprenant de façons variées les pièces théâtrales25 ; d’autre part, la comédie moyenne se montre à son tour sensible à l’influence du dialogue ; il suffit de penser au Phèdre d ’Alexis, qui a l’air d ’être une parodie des dialogues érotiques de Platon26. Pour conclure : ce qui nous importe le plus n’est pas le problème de l’originalité, mais la constatation d’un procès c ommun. Quant à et, quand elles ont attaint toute leur force, être capable de leur donner satisfaction par son courage et son intelligence. » 22 527 c-e. Comme l’a bien montré Castellaneta, 2017, p. 24-25, il se peut qu’Eubule « contamini i finali di due tragedie euripidee probabilmente sentite come ‘interscambiabili’ : se, infatti, nell’Ipsipile il deus ex machina affida il governo di Lemno al guerriero Toante ed esorta il musico Euneo a raggiungere Atene, è plausibile che Eubulo diversifichi nella sua Antiope, secondo una logica del tutto analoga, la destinazione ultima dei due gemelli tebani, assegnando l’intellettuale e inetto Anfione all’eterea Atene e il prestante e famelico Zeto alla rude Tebe. » 23 Cf. par exemple Dorandi, 2007. Platon a probablement continué à revoir et à corriger ses dialogues sur une longue période de temps. Cf. par exemple Thesleff, 1982. 24 Cf par exemple Canfora, 2014, p. 48-60. 25 Nightingale, 1995. 26 « Nearly everything Alexis’ character says about Eros has its source somewhere in the Symposium » (Farmer, 2017b, p. 30). Cf. Stama, 2017, p. 445-448, avec une bibliographie complémentaire.
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ANDREA CAPRA
Platon, l’imbrication d ’éléments et de citations comiques et tragiques déployée dans le Gorgias n’est qu’une autre confirmation de la prophétie de Socrate à la fin du Banquet. Socrate-Silène, le masque sérieux-comique par excellence, explique à Aristophane et à Agathon que le bon dramaturge doit dominer la tragédie autant que la comédie, il doit combiner les deux genres dans une synthèse jusque-là inouïe. Ce dramaturge, bien entendu, s’appelait Platon.
Andrea Capra Durham University
THUCYDIDE DANS PLATON Le cas exemplaire du livre VIII de la République Non seulement, Thucydide n’est jamais cité verbatim par Platon, mais son nom n’est même jamais mentionné1. Il pourrait donc sembler tout à fait vain de chercher les traces d’un absent. Pourtant la recherche a établi, depuis quelque temps déjà, que l’auteur de La Guerre du Péloponnèse est présent de manière cryptée et implicite, mais néanmoins continue, dans de nombreux dialogues, depuis les plus anciens jusqu’aux tout derniers2. Notre chance est en effet de pouvoir procéder à des rapprochements significatifs, du fait que, contrairement à ce qui arrive pour Démocrite, par exemple, on dispose du texte à peu près complet de Thucydide. Or, les modalités de cette présence masquée sont intéressantes au moins de deux points de vue : 1 – en ce qu’elles attestent d’une manière particulière de citer ou au moins de se rapporter à ce texte, elles nous 1
2
Cela nous renvoie au problème plus général de la réception de Thucydide au ive siècle, puisque l’auteur de La Guerre du Péloponnèse n’est jamais explicitement mentionné dans ce qui nous reste des auteurs de cette époque. Cela dit, on a de nombreuses traces indirectes de sa présence et il est presque certain que le texte de Thucydide a circulé, au moins sous forme de morceaux choisis, à Athènes dès le début du siècle. Si l’on en croit une tradition, rapportée par Diogène Laërce (Vies et doctrines des philosophes illustres, II. 57), Xénophon en fut l’éditeur : on pourrait alors imaginer que ses liens avec Socrate et les milieux socratiques en font un point de passage possible vers les milieux platoniciens. Par ailleurs, le jeune Démosthène aurait eu accès au livre entier q u’il aurait recopié huit fois, si l’anecdote rapportée par Lucien (Contre un ignorant bibliomane, 4) est vraie. Sur la diffusion du texte de Thucydide au ive siècle, voir Hornblower, 1995. La présence de Thucydide est attestée d ’abord dans le Ménéxène ; voir, outre les interventions de ce volume, l’article inaugural de Kahn, 1963. Mais on la trouve aussi dans le Gorgias, en particulier en 517-519, voir Ponchon, 2013 ; dans les Lois, au livre III notoirement, comme l ’a montré Weil, 1959, ainsi que dans le mythe de l’Atlantide, voir Pradeau, 1997. Mais on le trouve probablement aussi au livre I des Lois, et c omme nous le montrerons ici, dans le Phèdre. Au total, Thucydide semble un interlocuteur plausible dès lors qu’il est question de la démocratie impérialiste péricléenne, mais aussi de l’analyse politique du devenir historique. Pour une synthèse sur les différentes tentatives de rapprochement, voir Rutherford, 1995, p. 66-68. Contre la présence de Thucydide dans Platon, voir Romilly, 1951, p. 304.
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c onduisent à nous interroger sur le statut de la citation, en particulier dans le cas de la prose, où l ’on est amené à parler de citation même sans formulation verbatim ; 2 – ces échos donnent lieu à des déformations, des discussions ou des réfutations, mais aussi à des reprises et à de véritables réécritures qui peuvent impliquer une vaste analyse, voire la remise en pratique d ’une méthode similaire3. Dans cette perspective, le livre VIII de la République offre d’abord un exemple particulièrement révélateur en ce q u’il c ombine presque toute la gamme des manières q u’a Platon de se rapporter à Thucydide. À ce titre, il est exemplaire de la façon dont le philosophe agit quand il se réfère à l’auteur de La Guerre du Péloponnèse. D’autre part, Thucydide pouvait présenter un intérêt particulier pour le Platon du livre VIII de la République de deux points de vue au moins : d’une part en tant qu’analyste lucide, à travers le déclin paradigmatique d’Athènes, de la décomposition politique qui est le cœur du livre VIII ; mais aussi, comme celui qui avait mis en place une sorte de parallélisme entre le régime politique (πολιτεία) et le caractère (τρόπος) des citoyens4. Certes, l’écart entre les deux projets pourrait sembler important : Thucydide resterait c oncentré sur le cas d ’Athènes et de la guerre du Péloponnèse, tandis que l’analyse de Platon serait anhistorique et conceptuelle ; de sorte q u’on retrouverait en définitive la différence entre l ’histoire et la philosophie. Mais cette différence est peut-être plus apparente que décisive, car de son côté, Thucydide prétend bien décrire un mouvement paradigmatique (i, 1 et i, 22, 4), c’est-à-dire donner une analyse qui est « un acquis pour toujours » ; et, de l’autre, on a remarqué depuis longtemps que l’histoire d’Athènes est en un sens au cœur des descriptions du livre VIII de la République5. À partir de là, on peut dessiner les contours des trois problèmes qui vont nous occuper ici : 1 – qu’est-ce que citer la prose pour Platon, autrement dit, en quel sens et à quelles conditions peut-on parler d’une pratique de la citation de Thucydide, alors qu’il n’est même pas mentionné ? ; 2 – à 3 4 5
Ainsi, au livre III des Lois, la reconstruction rationnelle des débuts de l ’humanité semble une reprise critique de l’archéologie (i, 2-19) de Thucydide. Voir le célèbre portrait comparé des Lacédémoniens et des Athéniens, en Thucydide, i, 68-70. Vegetti, 2005, p. 21 de l’introduction où l’auteur remarque : « ci sono, intanto, un largo uso di fonti storiografiche (in primo luogo Tucidide) » et Bertelli, 1998, p. 362, qui rappelle à quel point le dialogue a c omme cadre la démocratie athénienne.
Thucydide dans Platon
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quel titre Thucydide est-il c onvoqué dans le livre VIII, c’est-à-dire quel usage Platon fait-il de la référence à La Guerre du Péloponnèse ; 3 – enfin, peut-on formuler une hypothèse sur la réticence du philosophe à nommer Thucydide et sur cette pratique de la citation masquée et anonyme ?
ALLUSIONS ET QUASI-CITATIONS : COMMENT CITER THUCYDIDE ?
Commençons par tenter d ’établir une typologie de la présence de Thucydide dans le livre VIII de la République. Le classement proposé ici ne va certainement pas sans difficulté, mais il permet au moins, en l’absence de toute mention, de faire un état des lieux de la façon dont La Guerre du Péloponnèse transparaît dans ce livre VIII. On peut distinguer deux cas : les échos, ou simples allusions, et ce que j’appellerai les quasi-citations. No Rép. VIII Guerre du Péloponnèse 1 544 a et 544 d ii, 41, 1 ; i, 70, 9 ; ii, 36, 4 ; vii, 55, 2 ; viii, 96, 5 2 545 d-546 a i, 23, 2 ; ii, 65, 12 ; iii, 82, 2 3 547 a iii, 82, 2 4
547 b-c
5 6
548 b 548 c
7
550 a
8
556 e
9
557 b
10
557 c
Nature de l’allusion Sur rapport entre caractère (τρόπος) et constitution (πολιτεία) Sur la place de la stasis dans la dégénérescence La brutalisation des mœurs dans la guerre et la stasis iii, 82, 8 ; ii, 65, 7 ; viii, Sur πλεονεξία et φιλοτιμία dans 89, 3 la stasis ii, 39, 1 Sur l ’éducation libre iii, 82, 8 ; ii, 65, 7 ; viii, Sur φιλονικία et φιλοτιμία 89, 3 ii, 40, 2 ; iii, 82, 4 Mépris envers ceux qui ne participent pas aux affaires iii, 82, 1 Sur l’aide extérieure dans le déclenchement de la stasis ii, 37, 2 ; ii, 39, 4 et iii, Sur la liberté et la vie facile dans 45, 6 la démocratie ii, 40, 1 Sur la beauté démocratique
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557 d et 561 d ii, 40, 1-4
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558 c
15 16
559 e-561 a 561 d-e
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562 c
18
562 b ; 563 c
19
562 d
20 564 b-d
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564 b
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565 c
Sur la philosophie dans la cité démocratique ii, 65, 8-11 Sur l ’autorité et sur l ’anarchie en démocratie ii, 37, 3 ; ii, 41, 1 ; ii, L’ἐπιτήδευμα démocratique : la vie 65, 10 sans principe ii, 37-39 Sur la vie facile et l’égalité démocratique iii, 70-81 Description des étapes de la stasis ii, 41, 1 L’homme démocratique comme homme multiforme ii, 63, 1-2 ; iii, 45, 7 Sur le rapport entre la démocratie et la tyrannie vi, 60, 1, ; vi, 36, 1 ; vi, Sur la suspicion des démocrates 39, 2 ii, 65, 8-9 Sur l ’autorité sur la foule dans la démocratie iii, 82, 8 et vi, 39, 1 Sur les 3 partis (oligarques, démocrates et intermédiaires) de la cité démocratique iii, 82, 4 ; ii, 63 Sur le danger des citoyens inutiles ou pacifiques ii, 65, 10 Sur Périclès comme premier citoyen et sorte de tyran Tableau 1 – Allusions et échos.
Le tableau ci-dessus ne prétend ni à l’exhaustivité, ni à la certitude. Il est composé à partir de références trouvées dans la littérature secondaire6 et de nos propres relevés. On peut en tirer plusieurs enseignements, selon qu’on se penche sur la nature des allusions, les passages de Thucydide auxquels il est fait référence ou bien les passages du livre VIII dans lesquels ces allusions sont situées. Quand on regarde les passages de Thucydide qui font le plus l’objet d’allusions dans le livre VIII, on constate que c’est d’abord le penseur politique de la stasis et de la démocratie qui est évoqué : les allusions se 6
En particulier, l’article de Bertelli, 1998.
Thucydide dans Platon
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rapportent en effet massivement à deux passages : l’analyse de la stasis (iii, 69-85) et l ’oraison funèbre de Périclès (ii, 36-41). Dans une moindre mesure, on trouve aussi des allusions au dernier discours de Périclès (ii, 63) et au jugement que Thucydide porte sur lui (ii, 65)7. Si l’on se tourne maintenant du côté de la localisation des allusions dans le livre VIII, on remarque que la plupart d ’entre elles sont concentrées dans trois passages : le principe de la décadence au début de l ’analyse (544 a-547 c), la description de la démocratie et de l’homme démocratique (557 b-562 a) et enfin la description de la stasis qui mène à la tyrannie (562 c-565 c)8. Concernant le dernier point, enfin, on ne peut q u’être frappé par l’absence de la figure de l’historien. Thucydide comme historien n’est que très peu c onvoqué : les allusions à La Guerre du Péloponnèse ne visent pas à fournir un savoir précis sur un événement historique déterminé. Il semble même que les rares cas où il y ait une possible allusion à un événement rapporté par Thucydide soient plutôt à mettre au crédit des c ommentateurs qui s’interrogent sur les sources de Platon et se demandent quel événement Platon peut avoir en tête quand il décrit le passage à la tyrannie, par exemple, ou le déclenchement d’une stasis (ainsi de l’allusion no 15 sur la description de la stasis). Ces quelques indications concourent donc à brosser un portrait cohérent du Thucydide que Platon a en vue : non pas l’historien, mais le penseur politique de la démocratie et de la crise politique. La reconstruction minutieuse et précise des faits n’est pas ce que cherche Platon, c’est pourquoi, par exemple, iii, 82-83 est privilégié par rapport à iii, 70-81, passage plus proprement historique. Néanmoins ces allusions posent deux problèmes de méthode : d’une part, elles peuvent sembler controuvées en l’absence d ’autres garanties. Et, en effet, à elles seules, elles ne suffisent pas à garantir que le texte de Thucydide est bien une référence pour Platon. D’autre part, quand on en reste à leur niveau, il est difficile, pour ne pas dire impossible, de parler de citations : il s’agit 7
8
Sur la stasis, voir les allusions no 2, 3, 4, 6, 7, 8, 15, 20 et 21 ; sur l ’oraison funèbre, voir les allusions 1, 5, 10, 11, 13, 14 et 16 ; sur le dernier discours de Périclès et le jugement de Thucydide sur lui, voir les allusions 2, 6, 12, 13, 17, 19 et 22. La stasis et l’oraison funèbre font aussi l’objet de quasi-citations (voir infra). Voir respectivement les allusions 1 à 4 pour le premier groupe (ainsi q u’une quasi-citation) ; 9 à 16 pour le second groupe (avec une quasi-citation également) ; 17 à 22 pour le troisième (avec la dernière quasi-citation).
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PIERRE PONCHON
tout au plus d’échos. C’est seulement par la présence d’autres allusions plus manifestes dans le texte q u’on pourra être amené à penser q u’il y a là une forme de référence qui peut dans certains cas se rapprocher de la citation. Or, on dispose de ces références où l’écho se fait plus précis, et où l’allusion, sans être une citation verbatim, est une véritable reformulation transparente : c’est cela que j’appelle une quasi-citation. Trois passages semblent relever précisément de ce cas en République viii. Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, ii, 64, 3 καὶ δύναμιν μεγίστην δὴ μέχρι τοῦδε κεκτημένην, ἧς ἐς ἀΐδιον τοῖς ἐπιγιγνομένοις, ἢν καὶ νῦν ὑπενδῶμέν ποτε (πάντα γὰρ πέφυκε καὶ ἐλασσοῦσϑαι), μνήμη καταλελείψεται « […] elle [Athènes] a ainsi acquis la puissance la plus considérable à ce jour, et, pour les générations à venir, même si à présent il nous arrive jamais de fléchir (car tout par nature comporte aussi un déclin), le souvenir en sera préservé éternellement. » Platon, République, viii, 546 a χαλεπὸν μὲν κινηϑῆναι πόλιν οὕτω συστᾶσαν· ἀλλ’ ἐπεὶ γενομένῳ παντὶ φϑορά ἐστιν, ὐδ’ ἡ τοιαύτη σύστασις τὸν ἅπαντα μενεῖ χρόνον, ἀλλὰ λυϑήσεται. ο « Il est difficile qu’une cité structurée comme la vôtre soit ébranlée. Mais puisque pour tout ce qui est né, il y a corruption, cette structure non plus ne pourra se maintenir à jamais, mais elle se dissoudra. » Tableau 2 – La loi « biologique » de la décadence9.
Le statut de quasi-citation peut être reconnu à ce passage en vertu de trois types de rapprochements. On note d ’abord une proximité dans la formulation : l’universalité de la loi marquée par l’emploi de πᾶς dans les deux textes ; le parallélisme entre γενομένῳ et πέφυκε opposé chez l’un à φϑορά et chez l’autre à ἐλασσοῦσϑαι pour décrire le déclin propre aux êtres naturels ; enfin la même fonction de cause ultime du processus, indiquée dans une incidente (γὰρ et ἐπεὶ). Ainsi, même si Platon emploie plutôt le vocabulaire de la corruption et du devenir alors que Thucydide a recours à des formules plus impersonnelles et à une métaphore guerrière (ἐλασσοῦσϑαι peut avoir le sens d’« avoir le dessous », « être vaincu »), 9
La traduction de Thucydide est, sauf avis c ontraire, celle de J. de Romilly, dans Thucydide – La guerre du Péloponnèse (1953), parfois légèrement modifiée, comme ici ; celle de la République de Platon est, sauf précision contraire, celle de G. Leroux, dans Platon – La République, [2002] 2004.
Thucydide dans Platon
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la transposition de la loi politique de Thucydide dans le vocabulaire habituel de la métaphysique platonicienne transparaît nettement. Cette proximité dans la formulation est renforcée par un parallélisme dans le c ontexte : une loi universelle et très (voire trop) générale est invoquée pour parer à la difficulté à imaginer la fin de ce qui se présente comme indestructible, dans un cas parce que c’est la plus grande puissance qui ait jamais existé et dans l ’autre parce q u’il s ’agit de la cité dont la structure (σύστασις) est la plus solide. Cette loi biologique de la finitude est non seulement invoquée par Périclès, mais envisagée par Thucydide en son nom propre dans l ’archéologie (i, 10, 2). Elle s ’applique, pour Platon comme pour l’auteur de La Guerre du Péloponnèse, non seulement aux êtres vivants, mais aussi aux structures politiques, même si la perspective globale n’est pas la même : il s’agit, pour Platon, d’une instanciation parmi d ’autres de la loi métaphysique des êtres soumis au devenir, tandis que chez Thucydide, il y va de la conscience tragique du nécessaire dépérissement propre aux œuvres humaines. Enfin, d ’autres indices dans le c ontexte immédiat rendent plausible la référence à Thucydide : parmi la multiplication des échos à La Guerre du Péloponnèse dans ce passage sur le principe de la décadence, on soulignera l’emploi remarquable du verbe κινηϑῆναι. La métaphore du mouvement appliquée à la guerre et à la stasis semble propre à Thucydide10 : elle sert de plus chez lui à désigner l’ensemble du mouvement historique conduisant à un déclin, que ce soit au tout début de l’œuvre (i, 1, 2) pour désigner la totalité de la guerre du Péloponnèse, ou au début de l’analyse paradigmatique de la stasis (iii, 82, 1) juste avant de rappeler la multiplication des guerres civiles dans le c onflit. L ’emploi q u’en fait Platon est donc tout à fait thucydidéen : non seulement le terme revêt les mêmes connotations (en renvoyant à la guerre et surtout à la stasis), mais il se situe au même niveau puisqu’il sert également à désigner le mouvement qui précipite la chute, dans le passage qui en propose le principe le plus général. Ainsi, alors même que la reformulation est manifeste et c omporte des déplacements, il s’agit bien de recourir à la même loi pour penser 10 L’image ne se trouve pas chez Hérodote, même si elle sera reprise par la suite, en un sens très proche : elle se retrouve chez Aristote, à plusieurs reprises dans le livre V des Politiques (par exemple, 1301 b 18, 1302 a 35, 1302 b 6, 1306 a 6, 1306 b 23, 1307 b 15) pour penser les changements (en particulier constitutionnels) qui caractérisent la stasis.
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la dissolution d ’une structure politique qui, pour des raisons différentes (la puissance d’un côté, la perfection de l’autre), pourrait paraître indestructible. Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, iii, 82, 4
καὶ τὴν εἰωϑυῖαν ἀξίωσιν τῶν ὀνομάτων ἐς τὰ ἔργα ἀντήλλαξαν τῇ δικαιώσει. τόλμα μὲν γὰρ ἀλόγιστος ἀνδρεία φιλέταιρος ἐνομίσϑη, μέλλησις δὲ προμηϑὴς δειλία εὐπρεπής, τὸ δὲ σῶφρον τοῦ ἀνάνδρου πρόσχημα, καὶ τὸ πρὸς ἅπαν ξυνετὸν ἐπὶ πᾶν ἀργόν· τὸ δ ’ ἐμπλήκτως ὀξὺ ἀνδρὸς μοίρᾳ προσετέϑη, ἀσφαλείᾳ δὲ τὸ ἐπιϐουλεύσασϑαι ἀποτροπῆς πρόφασις εὔλογος.
« On échangea les évaluations habituelles données par les mots aux actes dans les jugements : une audace insensée fut tenue pour un courageux dévouement envers le parti, tandis qu’une temporisation prévoyante n’était que lâcheté parée de beaux atours ; un c omportement sensé passa pour le masque de la couardise, et l’intelligence en tout pour une inertie totale ; le mouvement brutal et impulsif passa pour un comportement viril, alors q u’un plan réfléchi avec minutie n ’était qu’un beau prétexte pour se dérober. » (Nous traduisons) Platon, République, viii, 560 d αὐτοί τε κρατοῦσι μαχόμενοι, καὶ τὴν μὲν αἰδῶ ἠλιϑιότητα ὀνομάζοντες ὠϑοῦσιν ἔξω ἀτίμως φυγάδα, σωφροσύνην δὲ ἀνανδρίαν καλοῦντές τε καὶ προπηλακίζοντες ἐκϐάλλουσι, μετριότητα δὲ καὶ κοσμίαν δαπάνην ὡς ἀγροικίαν καὶ ἀνελευϑερίαν οὖσαν πείϑοντες ὑπερορίζουσι μετὰ πολλῶν καὶ ἀνωφελῶν ἐπιϑυμιῶν ; « Ce sont ces discours qui dominent dans la bataille, et taxant la pudeur de stupidité, ils la rejettent au dehors et la bannissent sans vergogne. La modération, qu’ils invectivent en la taxant de lâcheté, ils la rejettent en la couvrant d ’injures et ils expulsent la mesure et la discipline dans la dépense, en persuadant le jeune homme, en lui donnant pour cortège une multitude de désirs inutiles, q u’il s’agit d’attitudes de paysans et indignes d ’un homme libre. » Platon, République, viii, 560 e τὸ μετὰ τοῦτο ἤδη ὕϐριν καὶ ἀναρχίαν καὶ ἀσωτίαν καὶ ἀναίδειαν λαμπρὰς μετὰ πολλοῦ χοροῦ κατάγουσιν ἐστεφανωμένας, ἐγκωμιάζοντες καὶ ὑποκοριζόμενοι, ὕϐριν μὲν εὐπαιδευσίαν καλοῦντες, ἀναρχίαν δὲ ἐλευϑερίαν, ἀσωτίαν δὲ μεγαλοπρέπειαν, ἀναίδειαν δὲ ἀνδρείαν.
« Alors ils ramènent au sein d ’un grand cortège la démesure, l’anarchie, la prodigalité et l ’impudence, éblouissantes et couronnées. Ils se répandent en discours louangeurs et les affublent de noms charmeurs, appelant la démesure “éducation réussie”, et l ’anarchie, “liberté”, et la prodigalité “magnificence”, et l’impudence “courage”. » Tableau 3 – Le changement dans le sens des mots.
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La proximité entre ces passages a été remarquée depuis longtemps11. Platon, à propos de la description de la genèse de l’homme démocratique, reprend un élément manifestement très connu de la description paradigmatique de la stasis à Corcyre au livre III de La Guerre du Péloponnèse. Cette quasi-citation appelle néanmoins quelques remarques. On constate d’abord que, dans cet échange entre la c onnotation des mots, un seul exemple est repris tel quel, celui du σῶφρον qui est considéré c omme le masque du manque de courage, alors q u’un autre exemple est relativement proche, le courageux qui est audacieux ou impudent (dans la mesure où on peut penser que l’impudence est une forme d’« audace irréfléchie »). Néanmoins, les autres cas envisagés par Platon de transformation de la valeur des mots c ontiennent des allusions à d ’autres passages de l’analyse thucydidéenne de la stasis : ainsi quand il évoque la pudeur taxée de stupidité, on peut peut-être penser au passage de iii, 82, 7, qui rappelle que les hommes en viennent à tenir l’honnêteté pour une sottise. Mais, plus surprenant, c’est surtout à des passages de l ’oraison funèbre et aux procédés rhétoriques par lesquels Périclès magnifie la démocratie qu’il est fait allusion. Ainsi, les quatre termes dont Platon souligne le détournement de sens en 560 e, évoquent des termes employés par Thucydide, dans le fameux discours de Périclès (ii, 37-41) : εὐπαιδευσία peut ainsi être lu c omme une reprise de παίδευσις, employé en ii, 41, 1 par Périclès pour caractériser le rôle d ’Athènes12, alors que ce n ’est clairement aux yeux de Platon qu’une forme d’ὕϐρις, c’est-à-dire la glorification de l’impérialisme. Le terme d’ἐλευϑερία fait écho au mode de vie ἐλευϑερῶς de ii, 37, 2 qui est clairement anarchique selon Platon, puisque chacun y agit à sa fantaisie (καϑ’ ἡδονήν τι δρᾷ), critique à laquelle Périclès tentait pourtant de répondre en ii, 37, 3 en soulignant le respect de la loi dans la démocratie athénienne13. Le courage (ἀνδρεία), est mentionné en ii, 11 Au moins depuis Pohlenz, 1913. 12 Thucydide, ii, 41, 1 : Ξυνελών τε λέγω τήν τε πᾶσαν πόλιν τῆς Ἑλλάδος παίδευσιν εἶναι (« En résumé, j’ose le dire : notre cité, dans son ensemble, est pour la Grèce une vivante leçon »). 13 Thucydide, ii, 37, 2 : ἐλευϑέρως δὲ τά τε πρὸς τὸ κοινὸν πολιτεύομεν καὶ ἐς τὴν πρὸς ἀλλήλους τῶν κ αϑ’ ἡμέραν ἐπιτηδευμάτων ὑποψίαν, οὐ δ ι’ ὀργῆς τὸν πέλας, εἰ κ αϑ’ ἡδονήν τι δρᾷ, ἔχοντες, οὐδὲ ἀζημίους μέν, λυπηρὰς δὲ τῇ ὄψει ἀχϑηδόνας προστιϑέμενοι (« Nous pratiquons la liberté, non seulement dans notre conduite d ’ordre politique, mais pour tout ce qui est suspicion réciproque dans la vie quotidienne : nous n’avons pas de colère
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39, 4, mais, pour Platon, il s ’apparente clairement, dans le mode de vie démocratique, à l’impudence puisqu’il ne correspond qu’à l’audace de la « vie facile » (ῥαϑυμία), dans les propos même du dirigeant athénien14. Enfin, on peut voir dans la mention de la μεγαλοπρέπεια, une reprise des installations luxueuses (κατασκεύαι εὐπρεπεῖς) de ii, 38, 1, qui sont l’image pour Platon de « la vie prodigue » (ἀσωτία). On assiste donc non seulement à une reprise du principe de la transformation de la c onnotation des mots, mais aussi, chose qui a été moins vue, me semble-t-il, à la transposition de cette analyse au vocabulaire de la démocratie tel q u’il est utilisé dans l ’oraison funèbre (ii, 37-39). Tout concourt alors à donner l’impression que Platon détourne le portrait de la démocratie péricléenne par l’analyse de la stasis de Corcyre, jouant par là un Thucydide c ontre l’autre afin de les mettre de façon subtile en contradiction. Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, ii, 36, 4 ἀπὸ δὲ οἵας τε ἐπιτηδεύσεως ἤλϑομεν ἐπ’ αὐτὰ καὶ μεϑ’ οἵας πολιτείας καὶ τρόπων ἐξ οἵων μεγάλα ἐγένετο, ταῦτα δηλώσας πρῶτον εἶμι « Mais quels principes de conduite nous ont menés à cette situation, avec quel régime et grâce à quels traits de caractère elle [la cité] a pris son ampleur, voilà ce que je montrerai d’abord. » Platon, République, viii, 557 b Τίνα δὴ οὖν, ἦν δ’ ἐγώ, οὗτοι τρόπον οἰκοῦσι ; καὶ ποία τις ἡ τοιαύτη αὖ πολιτεία ; « En fonction de quel trait de caractère, repris-je, ces gens-là s’administrent-ils donc ? Quelle est la nature d ’un régime politique de ce genre ? » (Nous traduisons) Tableau 4 – Le principe du portrait de la démocratie.
Si ce troisième type de rapprochement a été moins remarqué, il semble pourtant tout à fait net et intéressant. D ’une part on c onstate une homologie de situation : l’annonce d’une méthode d’analyse de la πολιτεία démocratique chez Platon ou de celle des Athéniens chez envers notre prochain, s’il agit à sa fantaisie, et nous ne recourons pas à des vexations, qui, même sans causer de dommage, se présentent au dehors comme blessantes. ») – Sur cette réponse anticipée, voir Bertelli, 1998, p. 381-385. 14 Thucydide, ii, 39, 4 : καίτοι εἰ ῥᾳϑυμίᾳ μᾶλλον ἢ πόνων μελέτῃ καὶ μὴ μετὰ νόμων τὸ πλέον ἢ τρόπων ἀνδρείας ἐϑέλομεν κινδυνεύειν […] (« Or, au total, si c’est en nous laissant vivre plus qu’en nous entraînant aux épreuves, et avec un courage tenant moins aux lois et plutôt au caractère, que nous acceptons les dangers […] »).
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Thucydide avant la mise en pratique de cette méthode. Ensuite, la reprise d’un même vocabulaire pour caractériser ce qui va être analysé : τρόπος et πολιτεία et un peu plus loin ἐπιτήδευμα (558 b). Ces mots sont certes courants, voire très courants, mais ils servent ici à désigner une même manière de procéder dans l’analyse : non pas par la description des institutions ou des lois, mais par l’entremêlement des traits du mode de vie, des mœurs et des principes démocratiques. C’est cette valeur particulière qui fait qu’ils relèvent de la quasi-citation. Dans l’ensemble, donc, les quasi-citations corroborent ce que les allusions nous laissaient entrevoir : le texte de Thucydide mobilisé est celui de l ’oraison et de l ’analyse de la stasis, dans leurs dimensions politique et théorique. Par un effet de retour, ces passages, attestant d ’une connaissance précise du texte de La Guerre du Péloponnèse ou de certains passages au moins15, crédibilisent les autres allusions, en particulier celles qui portent sur ces passages, de sorte qu’il est légitime et raisonnable de soutenir que La Guerre du Péloponnèse constitue un sous-texte du livre VIII de la République de Platon, au moins dans les trois blocs que nous avons identifiés et qui sont tous formés d’une quasi-citation entourée d’échos plus ou moins nombreux. Mais on doit également souligner que Platon procède ici par la réécriture plutôt que par la citation, ou, pour le dire autrement, sa manière de citer c onsiste le plus souvent à réécrire. Cette façon de faire n’est pas inhabituelle chez lui, c ’est même sa manière principale de faire pour la prose (on peut penser au mythe de Protagoras, ou au livre III des Lois)16, et cela tient, semble-t-il, à plusieurs raisons. D ’abord aux conditions même d’existence de la prose par rapport à la poésie dans le monde hellénique (la prose, spécialement quand elle est écrite, ne fait 15 La question reste ouverte de savoir si Platon avait une connaissance c omplète du texte, s’il l’avait à disposition, ou bien s’il n ’en connaissait que quelques passages « publiés » séparément. Manifestement, le discours de Périclès lui est c onnu c omme en atteste le Ménéxène (on y trouve même une citation presque verbatim en 249 c), et notre démonstration tend à montrer que l’analyse de la stasis aussi. D’autres textes (par exemple Gorgias, 517 a-519 a) c onfirment que le jugement sur Périclès (ii, 65) est également c onnu, ainsi que l’archéologie (i, 2-19), comme en atteste probablement le livre III des Lois. 16 À ma connaissance, la seule citation verbatim en prose dans le corpus platonicien est la formule de Protagoras sur l’homme mesure (Théétète, 152 a), mais elle a précisément un caractère formulaire. Le cas d’Héraclite est plus problématique : outre qu’il s’agit d’une prose très particulière, la plupart des « citations » faites par Platon sont des reformulations, sauf, peut-être, celle du fleuve (22 B 91 DK en Cratyle, 402 a).
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pas l’objet d’un apprentissage aussi systématique que la poésie ; elle n’est q u’une mémoire morte c ontre la mémoire vivante de la poésie) ; ensuite, au dispositif même du dialogue qui ne favorise pas, c omme pourrait le faire un traité, la pratique de la citation en prose pour des raisons qui nous renvoient au premier point17 ; et enfin à une stratégie platonicienne qui, étant celle de la reprise critique ou de la parodie, privilégie naturellement la réécriture libre.
ENTRE REPRISES ET RÉFUTATIONS : COMMENT RÉÉCRIRE THUCYDIDE ?
Derrière la variété des modes de présence du texte de Thucydide, apparaît donc une forme d’intertextualité, qui donne lieu à ce qu’on pourrait appeler des reprises : j’entends par là un état dans lequel on ne peut plus parler seulement d’échos ou d’allusions ponctuelles, mais d’un dialogue plus vaste et plus profond avec un texte. La reprise est donc le point c ulminant du système des allusions et des quasi-citations, du fait même de leur densité. Elle procède c omme une réécriture globale. La reprise doit donc s’entendre dans les deux sens du terme : comme un emprunt, certes, mais aussi c omme une correction, un amendement, voire une critique. Souvent chez Platon, de telles reprises prennent la forme d ’une parodie18, mais ce n ’est pas systématique, et, surtout, la parodie n ’empêche pas le sérieux, voire, sur certains points, une forme d’hommage. Dans le livre VIII, on peut dégager trois reprises qui fonctionnent différemment : la reprise d’une méthode d’analyse psycho-politique par le tropos et la politeia, la reprise parodique du portrait de la démocratie, et enfin la reprise du schéma de la décadence politique dans l’histoire à partir de la stasis. Ainsi Platon reprend aussi bien une méthode qu’une analyse en forme de portrait ou une thèse politique et historique. 17 Cet obstacle n ’est cependant pas insurmontable : une mise en scène c omme celle du Phèdre aurait pu permettre l’insertion d’un discours verbatim de Lysias ; or, même là, Platon préfère composer un pastiche. 18 C’est le cas de l ’éloge funèbre de Périclès (Thucydide, ii, 35-41) parodié dans le Ménéxène.
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1. La manière dont Thucydide traite le rapport entre la cité et le citoyen peut-elle c onstituer un précédent, voire une source, du célèbre parallélisme platonicien entre la cité et l’âme ? Il est possible, en tout cas, que Platon reprenne et améliore un principe méthodique emprunté à Thucydide : non seulement, comme on l ’a vu, l’étude de la démocratie obéit à une approche qui mêle esprit des principes institutionnels et traits de caractère des citoyens ; mais de manière plus générale, le principe d’une analyse politique qui mette en parallèle la cité et le citoyen semble être largement répandu dans La Guerre du Péloponnèse, comme en atteste l’habitude thucydidéenne de lier les caractères aux cités et à leurs institutions19. N. Loraux notait la récurrence chez Thucydide de la formule « la cité et l ’individu » (πόλις καὶ ἰδιώτης) et suggérait de voir en Thucydide un précurseur de Platon20. Car la thèse d’un genre de vie ou d’une manière de faire propre à un système politique se retrouve, outre l’oraison funèbre, supposée dans la thèse du caractère national qui sert de support au portrait croisé des Athéniens et des Lacédémoniens par les Corinthiens (i, 70-71) et est reprise plusieurs fois par Thucydide à son propre compte21. Elle est par ailleurs nettement énoncée en vii, 55, 2 quand l ’auteur effectue un rapprochement explicite entre le tropos des Syracusains et leur système démocratique. On trouve ainsi chez Thucydide non seulement l’idée q u’il y a un parallèle entre une cité et le caractère de ses citoyens, mais même que ce lien a à voir avec les principes des institutions (πολιτεία) de la cité et enfin, comme le soulignait G. Mara22, que cet ensemble exprime un type de causalité qui n ’est pas simple et fonctionne dans les deux sens : la cité forme les caractères et les caractères déterminent la nature de la cité. Or ces trois idées sont au fondement de la méthode du parallélisme psycho-politique de Platon dans l ’ensemble de la République, et en particulier dans le livre VIII, même si, bien évidemment, celui-ci pousse le parallélisme beaucoup plus loin en développant une analogie structurelle entre l’âme et la cité, ce qu’on ne trouve pas chez Thucydide. Encore doit-on signaler q u’on pourrait peut-être en trouver une esquisse 19 Bien sûr, Thucydide n ’est pas le seul à faire cette hypothèse. L ’autre cas célèbre est celui du traité hippocratique, Airs, Eaux, Lieux. Sur cette question, voir Ponchon, 2017, p. 207-214. 20 Loraux, 2005, p. 77. 21 Voir, par exemple, Thucydide, viii, 96, 5, et l ’allusion no 1 du tableau no 1. 22 Mara, 2008, p. 31-86, en particulier p. 38 et 85.
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puisque les comportements des individus sont bien rapportés au poids des traits psychologiques : ainsi dans l’oraison, Périclès insiste sur la place du raisonnement dans le système démocratique athénien à l’encontre de l’emportement passionnel qui dominerait dans d ’autres systèmes23. 2. Le portrait à charge de la démocratie dans le livre VIII est bien connu. Il s’agit ici seulement de montrer en quoi il est une réponse assez précise, sous la forme d ’une libre réécriture, de l’analyse de la démocratie par Périclès dans son oraison funèbre. L’oraison funèbre est un passage qui a déjà donné lieu à une reprise parodique dans le Ménéxène24. Ici cependant, la reprise passe non pas par la subversion de la forme rhétorique de l’oraison, mais par un autre type de détournement : celui des grandes thèses péricléennes sur la cité et sur l’homme démocratique athénien. On a déjà vu l’usage qui était fait de la transformation des noms, mais plus généralement, le passage procède en entremêlant un sous texte thucydidéen à une franche parodie, qui passe par l’ironie pure (avec des procédés c omme l’antiphrase25) ou par le recours aux ressources et aux images de la c omédie afin de ruiner le sérieux de Thucydide/Périclès26. On peut insister sur deux points majeurs : la critique de l’idéal démocratique péricléen et la dénonciation de l’homme multiple. Le passage du livre VIII de la République consacré à la démocratie et à l ’homme démocratique procède au renversement précis et minutieux de la célèbre formule de ii, 40, 1 : Φιλοκαλοῦμέν τε γὰρ μετ’ εὐτελείας καὶ φιλοσοφοῦμεν ἄνευ μαλακίας.
« Nous pratiquons le beau avec simplicité et nous philosophons sans mollesse. » (Nous traduisons) 23 Thucydide, ii, 40, 2-4. Thucydide pourrait même à ce titre être c onsidéré c omme le premier à donner à la nature humaine une assise psychologique, ce qui renforcerait le parallélisme entre l’individu et la cité. Vegetti, 2004, considère pourtant que ce n’est qu’avec Platon que cela a lieu : « for the first time, the c oncept of human nature that it c onjures up is validated by a theory of the soul, showing how the pleonectic conflict is rooted in every man’s psychic system, to the extent that any effort to dominate it can only be of uncertain outcome » (p. 323), mais cette description convient dans une large partie à ce que fait Thucydide. Desclos, 2003, p. 138, note 66, voit dans le livre de Huart (1968), la démonstration d’une thèse de ce genre. 24 Sur le statut parodique du Ménéxène et sur la référence à Thucydide, voir également Tulli, 2004. 25 Par exemple, sur la sagesse et la beauté du régime, République, viii, 557 c, voir infra. 26 Bertelli, 1998, p. 381-382 et 390-393.
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Sans entrer dans le débat sur le sens et la valeur de cette phrase que C. Castoriadis considérait comme « le diamant » de l’oraison, le passage dans lequel, de manière exceptionnelle, une société détermine explicitement la finalité de ses institutions27, sans entrer non plus dans la question de la difficile traduction de cette phrase28, nous retiendrons ici deux points : d ’une part, la nécessité de la lire dans le c ontexte étroit de l’argument où elle est prononcée ; d’autre part, la nécessité de l’ancrer dans le débat plus large des polémiques aristocratiques contre la démocratie auxquelles elle est manifestement une réponse et que Platon dans la République reprend en partie à son compte. Périclès dans cette formule propose la démocratie athénienne comme un modèle du point de vue de sa pratique de la beauté et de sa sagesse. Platon en propose un renversement très précis et très manifeste, en 557 c : Κινδυνεύει, ἦν δ’ ἐγώ, καλλίστη αὕτη τῶν πολιτειῶν εἶναι· ὥσπερ ἱμάτιον ποικίλον πᾶσιν ἄνϑεσι πεποικιλμένον, οὕτω καὶ αὕτη πᾶσιν ἤϑεσιν πεποικιλμένη καλλίστη ἂν φαίνοιτο. καὶ ἴσως μέν, ἦν δ’ ἐγώ, καὶ ταύτην, ὥσπερ οἱ παῖδές τε καὶ αἱ γυναῖκες τὰ ποικίλα ϑεώμενοι, καλλίστην ἂν πολλοὶ κρίνειαν.
« Il y a des chances, dis-je, que cette c onstitution soit la plus belle de toutes. Comme un manteau bigarré, orné de toutes les couleurs, ce gouvernement bariolé de tous les caractères semblerait être le plus beau. Et sans doute, ajoutai-je, cette constitution, à l’image des ornements bigarrés qui subjuguent les enfants et les femmes, fait-elle l ’admiration du grand nombre. »
On ne peut qu’être sensible à l’opposition, entre l’εὐτελεία de Périclès et les termes qui soulignent ici la bigarrure : ποικίλον et πεποικιλμένον. Chez Périclès, l’εὐτελεία servait de réponse à la fois aux accusations contre la politique somptuaire, et donc coûteuse, des grands travaux de l’Acropole (le terme peut signifier « frugalité, économie »), mais aussi, peut-être, c ontre le prétendu mauvais goût démocratique dont Platon se fait l’écho. Il est probable que Périclès répondait par là à des critiques en vogue dans les milieux aristocratiques, dont certains furent certainement proches de Sparte29. En opposant la « simplicité » (autre sens de εὐτελεία) 27 Castoriadis, 2010, p. 162-165. 28 Le meilleur exemple reste la traduction de H. Arendt, in Arendt, 1989, p. 274-275 qui traduit en glosant : « Nous aimons la beauté à l ’intérieur des limites du jugement politique et nous philosophons sans le vice barbare de la mollesse ». 29 Dans le Gorgias, 515 e, Platon fait allusion à ces milieux philolacédémoniens à Athènes (« ceux qui ont les oreilles mutilées »), justement à propos du jugement sur Périclès.
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à la bigarrure prêtée au vulgaire, Périclès révèlerait que l ’attirance pour la beauté est ce qui marque, en définitive, le style de vie athénien par rapport à celui des Lacédémoniens30. Le beau ne doit cependant pas être rapporté uniquement au jugement de goût esthétique : comme très souvent dans les textes grecs de cette époque, le terme a clairement un enjeu moral et social. Il s’agit bien pour Périclès de lutter contre une image dépréciée de l’homme démocratique, inférieur socialement et moralement à l’homme de bien (καλὸς κἀγαϑός)31. Platon, au c ontraire, renvoie la beauté démocratique à un principe opposé : c’est bien sa vulgarité qui explique son succès auprès des enfants et des femmes, et finalement auprès de cet éternel mineur politique qu’est le peuple (οἱ πολλοί) pour Platon32. La bigarrure est un effet tape-à-l’œil qui séduit ceux qui ne sont pas à même de saisir la véritable beauté, faute d’une éducation véritable, celle, aristocratique, de l’ἀνὴρ ἀγαϑός, évoquée dans la suite immédiate (558 b) qui valorise l’environnement de beauté propre à ce type d’homme. En rappelant donc le prétendu goût démocratique pour la bigarrure, Platon entremêlerait une critique « esthétique » à sa critique morale et sociale, fondée sur le caractère mêlé de la foule du δῆμος33. Mais on trouve également dans le livre VIII de la République, une reprise critique de la définition péricléenne de la sagesse démocratique : le célèbre φιλοσοφοῦμεν ἄνευ μαλακίας. Fixer le sens de cette formule qui contient l’une des premières mentions du mot φιλοσοφεῖν34, suppose qu’on prête attention au c ontexte dans lequel elle apparaît (ii, 40, 2-3) : μόνοι γὰρ τόν τε μηδὲν τῶνδε μετέχοντα οὐκ ἀπράγμονα, ἀ λλ’ ἀχρεῖον νομίζομεν, καὶ οἱ αὐτοὶ ἤτοι κρίνομέν γε ἢ ἐνϑυμούμεϑα ὀρϑῶς τὰ πράγματα, οὐ
L’oraison elle-même est parsemée d ’allusions anti-lacédémoniennes. 30 Sur la bigarrure démocratique, voir Villacèque, 2010. L’auteur signale que le « manteau bigarré » auquel Platon fait allusion (557 c) est un attribut de la royauté perse et de la tyrannie. Cette interprétation ne nous semble pas c ontradictoire avec la nôtre dans la mesure où le livre VIII montre clairement que la démocratie est l ’antichambre de la tyrannie. 31 C’est pourquoi en ii, 41, 1, Périclès s ’attache à louer la grâce de l ’homme démocratique. Sur la dépréciation sociale et morale de l ’homme démocratique, voir Pseudo-Xénophon, Constitution des Athéniens, i, 5, ainsi que i, 13 pour le rapport au « beau ». 32 Voir aussi Platon, Gorgias, 464 d, 502 e, 521 e, qui c ompare le peuple aux enfants. 33 Pour cette critique du caractère mêlé du peuple démocratique, et notamment du public du théâtre, voir Gorgias, 502 d. 34 Sur la question du sens du mot φιλοσοφεῖν dans ce passage, voir Ponchon, 2017, p. 22-23 et 371-376.
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τοὺς λόγους τοῖς ἔργοις βλάϐην ἡγούμενοι, ἀλλὰ μὴ προδιδαχϑῆναι μᾶλλον λόγῳ πρότερον ἢ ἐπὶ ἃ δεῖ ἔργῳ ἐλϑεῖν. διαφερόντως γὰρ δὴ καὶ τόδε ἔχομεν ὥστε τολμᾶν τε οἱ αὐτοὶ μάλιστα καὶ περὶ ὧν ἐπιχειρήσομεν ἐκλογίζεσϑαι· ὃ τοῖς ἄλλοις ἀμαϑία μὲν ϑράσος, λογισμὸς δὲ ὄκνον φέρει. κράτιστοι δ ’ ἂν τὴν ψυχὴν δικαίως κριϑεῖεν οἱ τά τε δεινὰ καὶ ἡδέα σαφέστατα γιγνώσκοντες καὶ διὰ ταῦτα μὴ ἀποτρεπόμενοι ἐκ τῶν κινδύνων.
« Seuls, en effet, nous c onsidérons l’homme qui n’y prend aucune part, c omme un citoyen non pas tranquille, mais inutile ; et, par nous-mêmes, nous jugeons ou raisonnons c omme il faut sur les affaires politiques ; car les raisonnements ne sont pas un obstacle à l’action, c’en est un, au c ontraire, de ne pas s’être d’abord éclairé par le raisonnement avant d’aborder l’action à mener. [3] Car un autre mérite qui nous distingue est de pouvoir tout ensemble montrer l’audace la plus grande et calculer l’entreprise à venir : chez les autres, l’ignorance porte à la résolution, et le calcul à l ’hésitation. » (Traduction J. de Romilly, légèrement remaniée)
Le philosophein démocratique a donc selon Périclès une portée politique précise. Il renvoie non pas à une forme de c ulture générale, mais à la bonne manière de s’engager dans la délibération politique, en privilégiant la raison et le raisonnement. En ce sens, c’est bien une activité philosophique au sens plein qui est évoquée ici, même si elle s’exerce d’abord dans la sphère politique et correspond clairement à une vision idéalisée de la délibération démocratique. Or, la philosophie apparaît aussi dans le célèbre portrait de l ’homme démocratique tel que Platon le brosse : καὶ διαζῇ τὸ κ αϑ’ ἡμέραν οὕτω χαριζόμενος τῇ προσπιπτούσῃ ἐπιϑυμίᾳ, τοτὲ μὲν μεϑύων καὶ καταυλούμενος, αὖϑις δὲ ὑδροποτῶν καὶ κατισχναινόμενος, τοτὲ δ’ αὖ γυμναζόμενος, ἔστιν δ’ ὅτε ἀργῶν καὶ πάντων ἀμελῶν, τοτὲ δ’ ὡς ἐν φιλοσοφίᾳ διατρίϐων. πολλάκις δὲ πολιτεύεται, καὶ ἀναπηδῶν ὅτι ἂν τύχῃ λέγει τε καὶ πράττει· κἄν ποτέ τινας πολεμικοὺς ζηλώσῃ, ταύτῃ φέρεται, ἢ χρηματιστικούς, ἐπὶ τοῦτ’ αὖ. καὶ οὔτε τις τάξις οὔτε ἀνάγκη ἔπεστιν αὐτοῦ τῷ βίῳ, ἀλλ’ ἡδύν τε δὴ καὶ ἐλευϑέριον καὶ μακάριον καλῶν τὸν βίον τοῦτον χρῆται αὐτῷ διὰ παντός.
« Il passe ses journées à satisfaire sur cette lancée le désir qui fait irruption : aujourd’hui il s’enivre au son des flûtes, demain il se c ontente de boire de l’eau et se laisse maigrir ; un jour il s’entraîne au gymnase, le lendemain il est lascif et indifférent à tout et parfois on le voit même donner son temps à ce qu’il croit être la philosophie. Souvent il s’engage dans la vie politique et, se levant sur un coup de tête, il dit et fait ce que le hasard lui dicte. S’il lui arrive d’envier des gens de guerre, le voilà qui s’y implique ; s’agit-il des c ommerçants, il se précipite dans les affaires. Sa vie ne répond à aucun
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principe d’ordonnancement, à aucune nécessité ; au c ontraire, l’existence qu’il mène lui semble mériter le qualificatif d ’agréable, libre, bienheureuse. » (République, viii, 561 d).
On trouve des allusions au texte de Thucydide : χαριζόμενος τῇ προσπιπτούσῃ ἐπιϑυμίᾳ pourrait être une reprise grinçante du μετὰ χαρίτων μάλιστα qui caractérise le citoyen de la démocratie athénienne en ii, 41, 1 ; de même ἀργῶν καὶ πάντων ἀμελῶν peut sûrement être mis en relation avec la critique de l ’ἀνηρ ἀπράγμων de ii, 40, 2, qui sert justement à préciser le sens de cette philosophie sans mollesse. Inversant exactement le jugement de Périclès, Platon décrit donc la manière molle de philosopher qui prévaut selon lui dans la démocratie. Le philosophein démocratique n’est qu’abandon au plaisir et complaisance devant le premier désir qui se présente, la philosophie apparaissant comme un désir parmi d’autres au sein de ce changement incessant. Enfin, la référence à Thucydide se fait presque transparente à la fin du passage sur la démocratie. Concluant sur le portrait de l’homme démocratique, Platon se moque de ceux qui célèbrent la beauté démocratique et la donnent en exemple : Οἶμαι δέ γε, ἦν δ’ ἐγώ, καὶ παντοδαπόν τε καὶ πλείστων ἠϑῶν μεστόν, καὶ τὸν καλόν τε καὶ ποικίλον, ὥσπερ ἐκείνην τὴν πόλιν, τοῦτον τὸν ἄνδρα εἶναι· ὃν πολλοὶ ἂν καὶ πολλαὶ ζηλώσειαν τοῦ βίου, παραδείγματα πολιτειῶν τε καὶ τρόπων πλεῖστα ἐν αὐτῷ ἔχοντα.
« Je crois aussi, dis-je, q u’il est multiforme et q u’il déborde d ’une multitude de caractères, lui qui est l’homme magnifique et bariolé, à l’image de cette cité. Nombre d ’hommes et de femmes envient cette sorte d’existence, parce qu’elle c ontient une pléiade de modèles de c onstitutions politiques et de modes de vies » (République, viii, 561 e)
Il est difficile de ne pas penser ici à l’éloge péricléen de la démocratie et de l’homme démocratique en ii, 41, 1 : Ξυνελών τε λέγω τήν τε πᾶσαν πόλιν τῆς Ἑλλάδος παίδευσιν εἶναι καὶ κ αϑ’ ἕκαστον δοκεῖν ἄν μοι τὸν αὐτὸν ἄνδρα π αρ’ ἡμῶν ἐπὶ π λεῖστ’ ἂν εἴδη καὶ μετὰ χαρίτων μ άλιστ’ ἂν εὐτραπέλως τὸ σῶμα αὔταρκες παρέχεσϑαι. καὶ ὡς οὐ λόγων ἐν τῷ παρόντι κόμπος τάδε μᾶλλον ἢ ἔργων ἐστὶν ἀλήϑεια, αὐτὴ ἡ δύναμις τῆς πόλεως, ἣν ἀπὸ τῶνδε τῶν τρόπων ἐκτησάμεϑα, σημαίνει.
« En résumé, j’ose le dire, notre cité, dans son ensemble, est pour la Grèce une vivante leçon, cependant qu’individuellement nul mieux que l’homme
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de chez nous ne peut, je crois, présenter à lui seul une personnalité assez complète pour présenter autant de formes et y montrer autant d’aise dans la bonne grâce. Et q u’il s’agisse là non pas d’une vantardise momentanée dans les mots, mais d ’une vérité de fait, c ’est ce que montre la puissance même que nous avons acquise à notre ville grâce à ces traits de caractère » (traduction J. de Romilly, légèrement remaniée).
Les effets de reprise sont manifestes quand on compare des expressions comme ἐπὶ πλεῖστ’ ἂν εἴδη à παραδείγματα πολιτειῶν τε καὶ τρόπων πλεῖστα, qui renvoient à cette multitude de formes qui fait l’objet de l’éloge et est donnée en exemple au reste de la Grèce chez Thucydide35. De plus, cet éloge est bien à la fois un éloge de la cité démocratique et de l’homme démocratique, rapporté à la puissance de la cité et à la polyvalence de ses citoyens. Dans le texte de Platon, cet éloge est réduit à ce qui c onstitue pour le philosophe sa juste mesure : c omme en écho au passage sur la beauté démocratique, il ne séduit que les hommes et les femmes vulgaires (πολλοὶ ἂν καὶ πολλαὶ), fascinés par la bigarrure. Dès lors la double critique de l’idéal péricléen est en quelque sorte ramenée à son principe par Platon, puisque le fondement de la critique de la bigarrure démocratique et de la manière molle de philosopher repose en définitive sur cet aspect multiple de l’homme athénien. Et ce n’est pas un hasard car le refus absolu de la πολυπραγμοσύνη est le principe aristocratique et fondamentalement anti démocratique de la Kallipolis, auquel Platon revient sans cesse tout au long de la République36. Or c’est justement cette aptitude à jouer plusieurs rôles que Périclès met en avant dans son éloge37. 35 Sur le sens d’εἶδος dans le livre VIII, voir Saxonhouse, 1998, qui pour autant ne fait pas le rapprochement avec ce passage de Thucydide. 36 Voir par exemple, République, ii, 370 a-c, 374 d-e ; iii, 395 b-c ; iv, 434 a-c ; viii, 551 e, 561 d-e. 37 Outre Thucydide, ii, 41, 1 (« nul mieux que l’homme de chez nous ne peut, je crois, présenter à lui seul une personnalité assez complète pour suffire à autant de rôles et y montrer autant d ’aisance dans la bonne grâce ») ; voir aussi ii, 40, 2 : « Une même personne peut à la fois s ’occuper de ses affaires et de celles de la cité, et quand des occupations diverses retiennent des gens divers, ils peuvent pourtant juger des affaires publiques sans rien qui laisse à désirer ». De telles déclarations s’opposent en tout point au principe de spécialisation sur lequel Platon fonde la cité parfaite dans la République. Voir, en particulier 434 b-c : « cette dispersion dans une multiplicité de tâches au sein des trois classes de la cité, cette inversion des tâches les unes avec les autres, c onstituent donc le plus grand tort pour la cité, et c’est tout à fait à bon droit qu’on les jugerait comme une calamité extrême. »
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Pour c onclure, ce que Platon reproche fondamentalement à Thucydide, c ’est d ’adhérer à la vision péricléenne et de faire l’éloge du grand homme. Par là, s’expliquent aussi les allusions du livre VIII au jugement de Thucydide sur Périclès (ii, 65). La question de savoir dans quelle mesure Thucydide suit Périclès, en particulier dans son éloge de la démocratie idéalisée, demeure problématique38, mais il ne fait aucun doute que pour Platon, Thucydide exprime, en définitive, la poursuite d’un même idéal de puissance et d ’un même genre de vie39. 3. Le passage sur la stasis c onstitue de fait le sous-texte thucydidéen le plus constant du livre VIII40 et a depuis longtemps été mis en valeur41. Platon reprend et remodèle l ’idée de Thucydide selon laquelle la corruption des formes politiques est à la fois naturelle, et c omme telle inévitable, et procède par la stasis. La naturalité, qui vaut nécessité, du processus de dégénérescence est attestée dans les deux textes par l’expression de ce que nous avons appelé la loi biologique (voir tableau 2), mais celle-ci est complétée et précisée par un même recours au modèle de la stasis, conçue comme un principe pathologique, agissant comme la cause efficiente des dissolutions politiques et sociales, et rapportée à une même cause fondamentale dans la nature humaine. Reprenons brièvement ces trois points. La stasis est à la fois un mal et une réalité naturelle (en particulier parce qu’elle trouve son origine dans la nature humaine), elle est présentée explicitement par Platon comme une maladie42. De son côté, Thucydide s’il ne recourt pas à la c omparaison explicitement, met la pestilence sur le même plan que la stasis en i, 23 et, surtout, sa c omparaison entre la description de la peste au livre II et celle de la stasis au livre III permet de 38 La plupart des interprètes incline à penser que Périclès est le modèle du grand homme pour Thucydide, même si ce dernier peut émettre des réserves à son endroit. Il n’en reste pas moins que sur le point précis du rapport de Thucydide à la démocratie les choses sont plus complexes, voir par exemple ce q u’il dit du régime mixte, en viii, 97, 2. 39 À vrai dire, la République met plutôt l’action sur le genre de vie et le type d’homme, quand un texte c omme Gorgias, 519 a, critique la logique de la puissance. 40 Voir les allusions no 2, 3, 4, 6, 7, 8 15, 20 et 21, du tableau 1 et la quasi-citation du tableau no 4. 41 Sur cette question voir Hornblower, 1995, p. 55-56. Pohlenz (1913) le faisait déjà remarquer, mais nous n’avons cependant pas pu prendre connaissance de ce livre. Voir ce qu’en dit Rutherford, 1995, p. 66-67. 42 République, viii, 544 c, où les transformations de régime produites par la succession des staseis sont c omparées à une maladie, νόσημα. Ce terme se retrouve 4 fois au livre VIII (544 c, 562 c, 563 e, 564 b), et Platon présente d’abord la dégénérescence comme une aggravation d’un même cas.
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voir c ombien la première sert de modèle pour c omprendre la seconde, au point que la stasis apparaît comme une véritable pathologie politique43. Elle procède par une destruction systématique du lien civique et des liens sociaux entre les différentes parties de la cité, pour ne laisser subsister que le lien politique partisan, l’attachement fanatique à la faction (ce que montre iii, 82-83). Pour Platon également, la stasis agit par dissolution de l’unité du corps social et politique au profit du groupe partisan, comme en attestent les termes utilisés pour la caractériser en 547 a : ὁμοῦ δὲ μιγέντος σιδηροῦ ἀργυρῷ καὶ χαλκοῦ χρυσῷ ἀνομοιότης ἐγγενήσεται καὶ ἀνωμαλία ἀνάρμοστος, ἃ γενόμενα, οὗ ἂν ἐγγένηται, ἀεὶ τίκτει πόλεμον καὶ ἔχϑραν.
« Le fer s ’étant mélangé à l ’argent, et le bronze à l ’or, il en résultera un défaut d’homogénéité et d ’harmonie qui, lorsqu’il se produit et où que ce soit, engendre toujours la guerre et la haine. »
C’est donc la perte de la cohésion civique qui caractérise l’action de la stasis, engendrant conflit et haine, entre des parties qui deviennent irréconciliables. Dans les deux œuvres, ensuite, la stasis joue le rôle de la cause efficiente de la dissolution sociale, c onduisant ainsi à l’effondrement de la structure politique. Ainsi, Thucydide en ii, 65, 12, voit dans l’état de stasis dans lequel Athènes est plongée à la fin de la guerre la cause de son effondrement ; en i, 4, la stasis est la principale cause de la ruine des groupes puissants, de même q u’en i, 23, 2, elle est invoquée à part égale avec la guerre (πόλεμος) comme la principale cause de la destruction des cités. De la même façon, dans la République, la stasis est c onsidérée comme le ressort de toutes les transformations qui scandent le mouvement de dégénérescence (545 d). Puis, lors de chaque changement de politeia, une forme particulière de stasis est décrite. Dans le passage de l’aristocratie à la timocratie, c ’est sous la forme d’un conflit parmi la classe dirigeante entre les auxiliaires et les chefs q u’elle se manifeste (545 d-e ; 547 a-c), rappelant l ’espèce de stasis qui règne entre les oligarques lors de la fin du gouvernement des Quatre-Cents tel que nous le rapporte Thucydide (viii, 89-90)44 ; elle apparaît ensuite au cœur 43 Desclos, 2003, p. 116-118. Voir aussi Orwin, 1988. 44 Même si Thucydide n’emploie pas dans ce passage le mot de στάσις (probablement parce qu’il aurait alors fallu parler de stasis à l’intérieur de la stasis), il parle d’εἶδος (ce que J.
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même de l’oligarchie, qui, plus que tout autre régime, est porteuse de guerre civile, puisqu’il nourrit en son sein « deux cités qui c omplotent l’une contre l’autre » (551 d). C ’est, dès lors, tout naturellement que la stasis est à nouveau convoquée pour comprendre le passage de l’oligarchie à la démocratie (556 e) : cette fois-ci, dans une comparaison du corps civique avec le corps malade, Platon reprend le schéma thucydidéen de sa propagation : la lutte entre les pauvres et les riches passant par le recours à des forces extérieures qui soutiennent l’un ou l’autre parti45. Par la suite, la stasis apparaît à nouveau dans la description de l’homme démocratique (560 d), où la métaphore de la guerre civile est filée pour penser le conflit dans l’âme de l’homme démocratique, donnant lieu à un jeu avec la description de la stasis à Corcyre (allusion no 15)46 qui culmine dans l’échange de connotation du vocabulaire moral (tableau no 3, 560d-e). Enfin, la stasis est à l’arrière-plan du passage de la démocratie à la tyrannie, dans un récit qui reprend en partie les lieux communs de l’accession du tyran au pouvoir (565 a-d), mais où la présence de Thucydide semble moins prégnante47. En conclusion, mis à part le passage de la timocratie à l’oligarchie, qui semble se faire plus en douceur, la stasis joue à chaque fois le rôle d’une cause efficiente dans le mouvement historique de décadence constitutionnelle, chaque changement supposant néanmoins des de Romilly traduit par « tendance ») et ce qu’il décrit y ressemble fortement : primat des ambitions personnelles sur l’intérêt collectif, recherche de la première place, de sorte que le passage correspond exactement à ce que Platon vise quand il parle de « discorde (στάσις) se produisant au sein de l’élément qui détient le pouvoir de gouverner » (545 d). 45 C’est en effet le schéma q u’on trouve dans le récit des événements de Corcyre qui mettent aux prises des riches (iii, 70, 4) et des gens du peuple, qui font tous deux appel à des soutiens extérieurs (des cités oligarchiques ou démocratiques). Voir note suivante. 46 La scénographie de la stasis qui se déroule dans l’âme de l ’homme démocratique emprunte en effet beaucoup à la description de la stasis de Corcyre (iii, 70-81). Dans les deux récits, en effet, est souligné le rôle essentiel joué par les soutiens extérieurs dans le déroulement de la révolution (Thucydide, iii, 70, 2 ; 72, 2 ; 75, 1 ; 76, 1 ; 80, 2 ; République, viii, 559 e, 560 c) ; on trouve également une oscillation entre les différents partis, vainqueurs à tour de rôle (Thucydide, iii, 70, 6-71, 1 : victoire des oligarques ; 74, 1 : victoire des démocrates ; 76-79, avantage aux oligarques ; 80, 2, victoire des démocrates soutenus par Athènes), qui pousse Platon à créer le néologisme très thucydidéen d’ἀντίστασις (560 a). Même la mention d’un détail comme la prise de l’acropole (Thucydide, iii, 72, 3 ; République, viii, 560 b), pourrait être une sorte d’écho. 47 Il s’agit de la lutte entre les riches et le peuple qui conduit le peuple à se trouver un protecteur qui finit par demander une garde. Un tel schéma n’est pas développé dans Thucydide, mais il semble être un lieu c ommun de la rhétorique démocratique depuis l’expérience de Pisistrate. C’est en tout cas ainsi qu’il est présenté par Socrate (566 b) et par Aristote (Rhétorique, 1357 b 31-33).
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formes un peu différentes de stasis, mais dont les modèles peuvent être retrouvés, dans la majorité des cas, dans les analyses de Thucydide, et en particulier dans le passage de Corcyre. Enfin, la stasis est rapportée à une même cause fondamentale, dans l’un et l ’autre texte : la pleonexia et la substitution du plaisir particulier au détriment du bien c ommun. C ’est ce qui ressort explicitement du passage de Corcyre : πάντων δ’ αὐτῶν αἴτιον ἀρχὴ ἡ διὰ πλεονεξίαν καὶ φιλοτιμίαν· ἐκ δ’ αὐτῶν καὶ ἐς τὸ φιλονικεῖν καϑισταμένων τὸ πρόϑυμον. οἱ γὰρ ἐν ταῖς πόλεσι προστάντες […] τὰ μὲν κοινὰ λόγῳ ϑεραπεύοντες ἆϑλα ἐποιοῦντο, παντὶ δὲ τρόπῳ ἀγωνιζόμενοι ἀλλήλων περιγίγνεσϑαι ἐτόλμησάν τε τὰ δεινότατα ἐπεξῇσάν τε τὰς τιμωρίας ἔτι μείζους, οὐ μέχρι τοῦ δικαίου καὶ τῇ πόλει ξυμφόρου προτιϑέντες, ἐς δὲ τὸ ἑκατέροις που αἰεὶ ἡδονὴν ἔχον ὁρίζοντες, καὶ ἢ μετὰ ψήφου ἀδίκου καταγνώσεως ἢ χειρὶ κτώμενοι τὸ κρατεῖν ἑτοῖμοι ἦσαν τὴν αὐτίκα φιλονικίαν ἐκπιμπλάναι48.
« La cause de tout cela, c’était le pouvoir voulu par cupidité et par ambition ; de ces deux sentiments provenait, quand les rivalités s’instauraient, une ardeur passionnée. Les chefs des cités […] s’occupant des affaires c ommunes en paroles, en faisaient des prix à remporter, et dans cette joute où tous les moyens leur étaient bons pour triompher les uns des autres, ils osèrent le pire, et poussèrent plus loin encore leurs vengeances, car ils ne les exerçaient pas dans les limites de la justice et de l’utilité publique, mais ils les fixaient selon le plaisir q u’elles pouvaient c omporter en l’occurrence pour chaque camp » (Thucydide, iii, 82, 8 ; traduction J. de Romilly légèrement modifiée).
La cause ultime de la stasis et des déchaînements de violence qui l ’accompagnent49 réside dans la domination (ἀρχὴ), elle-même recherchée du fait d’une double tendance de la nature humaine : le désir d’avoir plus (πλεονεξία) et le désir d’être plus, l’ambition (φιλοτιμία)50. Cette 48 Voir aussi pour des analyses similaires ii, 65, 7-12 et viii, 89. 49 On pourrait avoir une hésitation sur l’argument exact de Thucydide dans ce passage : quel est le sens de πάντων δ’ αὐτῶν αἴτιον ? S’agit-il seulement des exactions commises dans la guerre civile ou de la guerre civile elle-même ? La suite montre selon nous q u’il s’agit en fait d’expliquer les deux phénomènes, puisque la stasis se manifeste et existe non pas seulement c omme discorde, mais comme cette discorde qui s’exprime par des moyens violents. Ainsi, la suite immédiate montre qu’il s’agit de la cause d’abord des violences commises (ἐτόλμησάν τε τὰ δεινότατα ἐπεξῇσάν τε τὰς τιμωρίας ἔτι μείζους,), et, par-delà celles-ci, de la guerre civile elle-même comme en atteste l’affrontement entre chaque camp (οὐ μέχρι τοῦ δικαίου καὶ τῇ πόλει ξυμφόρου προτιϑέντες, ἐς δὲ τὸ ἑκατέροις που αἰεὶ ἡδονὴν ἔχον ὁρίζοντες). 50 Sur cette question, Ponchon, 2017, p. 245-247.
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double tendance, dans son illimitation elle-même, c onduit à cette passion pour la victoire (τὸ φιλονικεῖν ; τὴν αὐτίκα φιλονικίαν) dépourvue de frein (notamment ceux du juste et de l’intérêt c ommun), qui pousse à commettre les exactions caractéristiques de la stasis. Ce désir de l ’emporter sur les autres est le propre des membres des classes dirigeantes, qui, quel que soit le système, aspirent à la première place. Dès lors, leur mobile réel n’est pas l’intérêt de la cité, mais la satisfaction du plaisir propre à chaque faction, et, en définitive, à chaque individu. Une telle analyse est en effet reconduite par Thucydide dans deux autres passages, qui combinent exactement les mêmes éléments. En ii, 65, 7, lorsqu’il s’agit d’évaluer la stratégie de Périclès pour déterminer la cause de l ’échec final d’Athènes, Thucydide pointe, chez les successeurs de l’Olympien, un mélange d ’ambition et de cupidité c onduisant à une erreur politique : ἄλλα ἔξω τοῦ πολέμου δοκοῦντα εἶναι κατὰ τὰς ἰδίας φιλοτιμίας καὶ ἴδια κέρδη κακῶς ἔς τε σφᾶς αὐτοὺς καὶ τοὺς ξυμμάχους ἐπολίτευσαν.
« Pour servir leurs ambitions privées et leurs profits privés, ils prirent dans un domaine en apparence étranger à la guerre, des mesures aussi mauvaises pour eux-mêmes que pour leurs alliés. »
Le terme de φιλοτιμίας est repris explicitement, mais complété par la dimension privée de cette poursuite des honneurs, qui la fait dégénérer en ambition personnelle opposée à l’intérêt commun. De la même façon, le profit personnel (ἴδια κέρδη) est ici un synonyme de πλεονεξία. Mais le parallèle ne s’arrête pas là. C’est en effet le même mécanisme qui est repris par la suite, puisque ces deux désirs tendanciellement illimités s’expriment dans une lutte pour le premier rang (κατὰ τὰς ἰδίας διαϐολὰς περὶ τῆς τοῦ δήμου προστασίας, ii, 65, 11), ces c onflits entre dirigeants débouchant finalement, par l’entremise de la flatterie, sur la stasis (le mot apparaît en ii, 65, 12). Dans le cas du régime oligarchique aussi, le même principe est à l’œuvre, comme en témoigne le passage de viii, 89, 3, qui revient sur les causes réelles (c’est-à-dire, comme en iii, 82, 8, au-delà des slogans politiques) des dissensions entre oligarques : ἦν δὲ τοῦτο μὲν σχῆμα πολιτικὸν τοῦ λόγου αὐτοῖς, κατ’ ἰδίας δὲ φιλοτιμίας οἱ πολλοὶ αὐτῶν τῷ τοιούτῳ προσέκειντο, ἐν ᾧπερ καὶ μάλιστα ὀλιγαρχία ἐκ δημοκρατίας γενομένη ἀπόλλυται· πάντες γὰρ αὐϑημερὸν ἀξιοῦσιν οὐχ ὅπως ἴσοι, ἀλλὰ καὶ πολὺ πρῶτος αὐτὸς ἕκαστος εἶναι […]
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« Mais si c ’était là le plan politique dont ils parlaient, en fait la plupart d’entre eux obéissaient à leurs ambitions personnelles et tendaient de ce fait à faire ce qui est le plus sûr moyen de ruiner une oligarchie issue de la démocratie : d’emblée tous y revendiquent non seulement de n’être pas égal mais d’avoir chacun pour soi la toute première place […]. »
Le même schéma est donc partout à l’œuvre pour produire une stasis : la pleonexia et la philotimia créent des dissensions dans la cité du fait qu’elles incitent les citoyens à privilégier l’intérêt personnel de la faction à l ’intérêt général de la cité en poussant les dirigeants à chercher la première place. Platon, quant à lui, commence par présenter une version générale et synthétique du déclenchement de la stasis, dans un discours mythologique complexe qui entremêle des mathématiques pythagoriciennes au mythe des races hésiodiques (545 d-547 c). Socrate y décrit le passage de la constitution parfaite (Kallipolis) à la timocratie. Pourtant, du fait même de la nature particulière de la c onstitution parfaite, le passage contient une dimension universelle q u’on ne trouve pas dans les autres transformations : il agit c omme un paradigme et permet de dégager la cause universelle de la stasis, en la rapportant, par le biais du langage mythique, à une nature humaine indépendante des c onjonctures historiques51. Or, on retrouve dans ce passage les éléments de l ’analyse de Thucydide. Socrate soutient d’abord (545 a) que la stasis provient d’un c onflit interne aux sphères dirigeantes, afin d’acquérir la suprématie. Si le terme de φιλοτιμία n’est pas utilisé à ce propos, il n’est pas absurde de penser que l’idée est présente52, le conflit à l’intérieur de la classe dirigeante étant motivé, semble-t-il, par la quête du pouvoir : « tout régime se renverse à cause de l’élément qui dispose des pouvoirs, quand une stasis advient en son sein (πᾶσα πολιτεία μεταϐάλλει ἐξ αὐτοῦ τοῦ ἔχοντος τὰς ἀρχάς, ὅταν ἐν αὐτῷ τούτῳ στάσις ἐγγένηται 545 d, nous traduisons) ». Un tel conflit suppose en outre qu’une partie des dirigeants au moins cherche 51 La dimension générique est également soulignée par des expressions universelles, par exemple « toute cité se renverse » (πᾶσα πολιτεία μεταϐάλλει, 545 d). 52 L’explication la plus simple pour expliquer l ’absence du terme φιλοτιμία ici est que Platon le réserve (ainsi que φιλονικία) à la timocratie, à laquelle il sert de principe. Le sens qu’il lui donne n ’est donc pas le même que pour Thucydide : au lieu de désigner l ’ambition, avec sa connotation négative, il a plutôt son sens étymologique, et plus positif, d’« amour de l’honneur ».
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à s’assurer la première place, au détriment des autres, selon le schéma thucydidéen. À la fin du passage, après le développement mythicomathématique sur les erreurs dans les unions, Socrate dégage une deuxième cause de la stasis : les perturbations sont en effet attribuées à l’intérieur de la classe dirigeante aux « races de fer et de bronze [qui] tendent vers la recherche de la richesse, la possession de la terre, des habitations, de l’or et de l’argent (ἐπὶ χρηματισμὸν καὶ γῆς κτῆσιν καὶ οἰκίας χρυσίου τε καὶ ἀργύρου, 547 c) ». Or ces désirs relèvent de manière tout à fait manifeste de la pleonexia, dont ils ne sont que les exemples les plus importants53. Ainsi, la philotimia et la pleonexia sont-elles les causes de la dégradation de la cité parfaite, causes que le statut même de la Kallipolis et la nature mythique de l’explication assignent à la nature humaine en leur donnant une portée universelle. Dès lors, il n ’est pas étonnant de retrouver dans la succession des régimes ces mêmes causes à l’œuvre à chaque fois, quoique sous des formes un peu différentes. Comme l’a noté M. Vegetti, si le mot de πλεονεξία n’apparaît pas, des synonymes et des équivalents sont largement attestés dans tout le livre VIII54. La dégradation d’une forme dans une autre est ainsi toujours rapportée à une sorte de pleonexia, seule changeant en définitive l’objet sur lequel le désir insatiable se porte. Ainsi, le passage de la timocratie à l’oligarchie est-il le résultat de la transformation de la φιλοτιμία en φιλοχρηματία ; qui correspond dans l’âme de l’homme oligarchique à l’apparition des désirs irrationnels relevant de l’ἐπιϑυμία (553 c). Le passage de l ’oligarchie à la démocratie correspond à la transformation du désir d’acquisition en désir de dépenses et de jouissances (deux variantes de la pleonexia), qui suppose que l’âme de l’homme démocratique est entièrement dominée par le désir insatiable pour la liberté (562 b), conçue comme possibilité de faire tout ce qui plaît. Enfin, le passage à la tyrannie est marqué par la satisfaction des désirs les plus sauvages (586 c), et c ulmine dans la πλεονεξία proprement dite, le terme apparaissant enfin pour nommer la forme la plus pure, en 586 b. C’est donc un même principe anthropologique qui déclenche la stasis, elle-même cause efficiente de l’apparition de chaque nouveau régime, mais ce principe est susceptible de prendre différentes formes, πλεονεξία se déclinant ainsi en φιλοτιμία, φιλοχρηματία, ἐξουσία, etc. 53 Pour une approche globale de la question dans l’œuvre de Platon, voir Vegetti, 2004. 54 Vegetti, 1998b, p. 148-149, indique en particulier le terme d ’ἀπληστία.
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La dette platonicienne envers le texte de Thucydide apparaît donc nette et, même si elle ne suppose pas une analyse du devenir historique qui soit identique55, la description de la stasis au livre VIII est bien appréhendée selon le canon thucydidéen et tient une place semblable dans la destruction des formes politiques.
ÉCRITURE ET PHILOSOPHIE : POURQUOI TAIRE LE NOM DE THUCYDIDE ?
Au terme de cette approche, on peut tenter de formuler une hypothèse sur le silence de Platon vis-à-vis de Thucydide, alors même que La Guerre du Péloponnèse constitue manifestement un sous-texte de son analyse. On fera même ici une double hypothèse. Ce silence est lié d ’abord à la question de l ’écriture et de l ’autorité de l’écriture. On trouve dans la fin du Phèdre une critique visant à discréditer toute une série de penseurs politiques. Or, il semble que la présence implicite de Thucydide soit patente dans ce passage, et qu’il constitue même, à certains égards, la cible principale. Ainsi, Socrate fustige : […] εἴτε Λυσίας ἤ τις ἄλλος πώποτε ἔγραψεν ἢ γράψει ἰδίᾳ ἢ δημοσίᾳ νόμους τιϑείς, σύγγραμμα πολιτικὸν γράφων καὶ μεγάλην τινὰ ἐν αὐτῷ βεϐαιότητα ἡγούμενος καὶ σαφήνειαν56.
« […] Lysias ou un autre de ceux qui ont un jour écrit ou écriront, soit à titre privé, soit comme hommes publics instituant des lois ou rédigeant des traités politiques (σύγγραμμα πολιτικὸν), en pensant q u’il y a là-dedans une grande solidité (βεϐαιότητα) et une grande clarté (σαφήνειαν) […] » (nous traduisons).
Dans cet homme qui rédige des traités politiques (σύγγραμμα πολιτικὸν), en en revendiquant la solidité (βεϐαιότητα) et la clarté (σαφήνειαν), comment ne pas reconnaître les propos de Thucydide dans la célèbre déclaration de méthode dans laquelle il soutient que son œuvre est utile 55 Pour autant, le modèle de Platon ne suppose pas une véritable philosophie de l’histoire, alors qu’on peut la trouver chez Thucydide. Sur cette question, voir pour Thucydide Ponchon, 2017, p. 317-363 et pour Platon Vegetti, 1998b. 56 Phèdre, 277 d.
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à qui veut voir clair dans le passé (τὸ σαφὲς σκοπεῖν), et se révèle la plus solide (puisque tel est aussi le sens de cet « acquis pour toujours », κτῆμα ἐς αἰεὶ, s’opposant aux productions d’un jour57) ? De plus, le terme même de σύγγραμμα pourrait être un écho à la manière dont Thucydide présente systématiquement son œuvre (par le biais du verbe συγγραφεῖν). Ainsi, si la critique de l’écriture n’est peut-être pas dans le Phèdre une c ondamnation globale de l’écrit, elle est certainement celle de l’élévation de l’écriture au rang de technique de la vérité, dans les termes précisément où Thucydide a pu le faire58. On aurait alors une confirmation que, si tel est bien le cas, La Guerre du Péloponnèse est lue à cette époque d’abord comme un traité politique, avant d’être un livre d’histoire. Cependant, si l’écriture comme technique de vérité est condamnée par Platon, c’est aussi parce qu’elle se pare chez Thucydide d’une prétention à un savoir de type philosophique sur la politique. C’est peutêtre ce q u’indique le passage de 277 d, et en particulier le terme de σύγγραμμα, dans son sens de « traité », mais c ’est une chose q u’on trouve plus profondément dans le livre VIII de la République. S. Hornblower notait déjà que la réception de Thucydide au ive siècle semblait avoir plus intéressé les philosophes que les historiens ou même les stylistes et les orateurs59. Il en attribuait la raison à la difficulté de son style qui aurait rebuté les historiens60. Si cette hypothèse reste plausible, il est pourtant possible de faire une autre lecture : si Thucydide est ignoré des historiens, c ontrairement à Hérodote61, c’est q u’il n ’apparaît pas d ’abord comme un historien, mais plutôt comme un de ceux qui rédigent ces traités politiques dont parle le Phèdre. Dans cette mesure, Thucydide est lu d’avantage c omme un philosophe (ou quelqu’un qui a prétention à une certaine forme de philosophie) que c omme un historien. 57 Thucydide, i, 22, 4. Voir aussi dans la seconde préface, l’insistance sur la recherche d’exactitude (ἀκριϐές) de son travail (v, 26, 5), garantie de sa solidité. 58 Sur la question de la présence de Thucydide dans le Phèdre, voir Ponchon, 2017, p. 50-52. 59 Hornblower, 1995, p. 62, à propos de la stasis de Corcyre, et p. 55 à propos de sa dimension de « political scientist ». 60 Id., p. 62-66, mais l’auteur reconnaît d’autres raisons à côté de celle-ci : l’existence de résumés plus c ommodes d ’emploi pour un historien, l ’exclusion des dieux et, dans une moindre mesure, des femmes, le sujet même de Thucydide moins susceptible de faire écho à ses successeurs (contrairement à l’opposition entre la Grèce et une puissance barbare), et enfin son rapport trop cavalier aux Guerres Médiques. 61 Id., p. 63 et 65.
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Pour soutenir cette hypothèse, on dispose de plusieurs indices. Commençons d ’abord par rappeler le témoignage, certes problématique, de l’Art rhétorique du Pseudo-Denys62 : τοῦτο καὶ Θουκυδίδης ἔοικεν λέγειν, περὶ ἱστορίας λέγων, ὅτι καὶ ἱστορία φιλοσοφία ἐστὶν ἐκ παραδειγμάτων· ‘ὅσοι δὲ βουλήσονται τῶν τε γενομένων τὸ σαφὲς σκοπεῖν, καὶ τῶν μελλόντων ποτὲ αὖϑις κατὰ τὸ ἀνϑρώπειον τοιούτων καὶ παραπλησίων ἔσεσϑαι, ὠ φέλιμα’ χρῆσϑαι ταῖς παλαιαῖς ἱστορίαις καὶ τοῖς παραδείγμασιν τῶν ἠϑῶν ὡς ἱστορίᾳ τοῦ βίου.
« C’est ce que Thucydide aussi semblait soutenir, dans ce q u’il disait de l’histoire, à savoir que l’histoire elle-même est la philosophie à partir des exemples : “Mais, si l’on veut voir clair dans les événements passés et dans ceux qui, à l’avenir, en vertu du caractère humain qui est le leur, présenteront des similitudes ou des analogies, < qu’alors, on les juge> utiles, avoir recours aux anciennes histoires et aux exemples des mœurs, comme à une histoire de la manière de vivre » (Pseudo-Denys, Art Rhétorique, 11.2 ; nous traduisons).
La formule est saisissante en ce qu’elle attribue à Thucydide lui-même le rattachement de son œuvre à la philosophie. Elle pose néanmoins un certain nombre de problèmes. Daté récemment du iie siècle après J.-C., c’est un témoignage difficile à utiliser, d’autant plus qu’il est isolé. Par ailleurs, si le rapprochement avec la philosophie est présenté comme une citation (περὶ ἱστορίας λέγων, ὅτι καὶ ἱστορία φιλοσοφία ἐστὶν ἐκ παραδειγμάτων), on peut aussi comprendre que c ’est seulement une interprétation par l’auteur du passage de i, 22, 4 qui est cité après à l’appui de la thèse. Il reste que si ce qu’il relate provient d’une tradition antérieure, il peut attester a minima d’un courant qui rapproche le texte de Thucydide de la philosophie dès l’Antiquité. De manière beaucoup plus pertinente, semble-t-il, on peut voir en Thucydide, l’image du philosophein telle q u’elle est c onstruite dans le discours de Périclès. En effet, ce à quoi Thucydide nous invite dans le célèbre passage où il indique l’usage q u’on peut faire de son œuvre, 62 Heath, 2003, date le texte du iie siècle après J.-C., et propose d’attribuer les chapitres 8 à 11 à Aelius Sarapion, un rhéteur alexandrin mentionné dans la Souda. De toute façon, ce témoignage est difficile à utiliser pour deux raisons au moins : 1 – le sens du mot « philosophie » dans ce passage qui se c onfond dans le contexte avec ce qu’on appellerait une approche morale, même si Thucydide apparaît aux côtés de Platon (mais aussi d’Homère) ; 2 – ensuite, en vertu même du décalage chronologique, il est difficile de dire de quand date cette assimilation entre Thucydide et la philosophie.
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est bien, comme l’a vu l’auteur de l’Art Rhétorique, une manière de philosopher : καὶ ἐς μὲν ἀκρόασιν ἴσως τὸ μὴ μυϑῶδες αὐτῶν ἀτερπέστερον φανεῖται· ὅσοι δὲ βουλήσονται τῶν τε γενομένων τὸ σαφὲς σκοπεῖν καὶ τῶν μελλόντων ποτὲ αὖϑις κατὰ τὸ ἀνϑρώπινον τοιούτων καὶ παραπλησίων ἔσεσϑαι, ὠφέλιμα κρίνειν αὐτὰ ἀρκούντως ἕξει. κτῆμά τε ἐς αἰεὶ μᾶλλον ἢ ἀγώνισμα ἐς τὸ παραχρῆμα ἀκούειν ξύγκειται.
« Mais, si l’on veut voir clair dans les événements passés et dans ceux qui, à l’avenir, en vertu du caractère humain qui est le leur, présenteront des similitudes ou des analogies, qu’alors, on les juge utiles, et cela suffira : ils constituent un trésor pour toujours, plutôt q u’une production d ’apparat pour un auditoire du moment » (Thucydide, i, 22, 4).
Un tel usage, alors, ne correspond-il pas justement au philosophein auquel invite Périclès en ii, 40, quand il décrit l’Athénien idéal comme ce citoyen autonome qui s’éclaire et raisonne avant d ’agir ? Ce que Thucydide semble se proposer, c’est de contribuer, à sa manière singulière mais dégagée des impasses de la joute rhétorique63, au philosophein que Périclès exige du citoyen athénien, en lui offrant un éclairage plus vaste et plus pénétrant sur les c onditions politiques de son action, grâce à la profondeur de son analyse de l’histoire. Dès lors, Thucydide pourrait bien faire partie de ces écrivains, critiqués dans le Phèdre, qui produisent des traités politiques, mais il peut aussi être rattachés à ces hommes qui s ’adonnent seulement par intermittences « à ce qu’ils croient être la philosophie64 ». Il s’y adonne nécessairement par intermittences car la philosophie n’est pas, pour lui, et contrairement à Socrate, un mode de vie, et il est bien évident que ce qu’il dit, ainsi que la façon dont il le dit, ne peut pour Platon qu’être une apparence trompeuse qui ne saurait constituer l’authentique philosophein. Si donc, en définitive, Thucydide n’est même pas mentionné, c ’est, peut-on penser, parce q u’il propose une autre manière de philosopher, concurrente, et fondée sur le prestige de l’autorité et de l’écriture. Au programme péricléen du φιλοσοφοῦμεν ἄνευ μαλακίας, mis en pratique par la graphè de Thucydide, il convenait d’opposer le dialogue vivant et la personne de Socrate, c ’est-à-dire tout à 63 Pour une critique des difficultés de cette méthode rhétorique, sûrement visée dans l’expression de i, 22, 4 « ἀγώνισμα ἐς τὸ παραχρῆμα ἀκούειν », voir le débat entre Cléon et Diodote (iii, 37-38 ; iii, 42-43). 64 Platon, République, viii, 561 d.
Thucydide dans Platon
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la fois un autre modèle de pratique politique et un autre type d ’exercice de la philosophie, mais il c onvenait aussi probablement, pour c onjurer le danger de cette autre manière de philosopher, de taire jusqu’au nom de son principal apôtre : Thucydide l’Athénien.
Pierre Ponchon Laboratoire Philosophies et Rationalités (PHIER), EA 3297
L ’HISTOIRE MYTHIQUE COMME PREUVE DE L’ARETE DANS LE MÉNEXÈNE DE PLATON1
Le discours funèbre que Socrate récite dans le Ménexène s’inspire d’un discours proféré par Aspasie que le philosophe a écouté la veille, Aspasie qui est désignée c omme le didàskalos ayant enseigné l ’art rhétorique non seulement à Socrate, mais aussi à Périclès. Cet epitaphios, qui c onstitue le cœur du dialogue, se présente donc comme une large citation directe et c omplète d ’un discours de l ’égérie du politicien démocrate. Il est fort douteux que l ’attribution à Aspasie d ’un discours funèbre soit sérieuse2, mais cela n’enlève rien à son intérêt dans une discussion sur Platon comme citateur des discours de savoirs antérieurs. Il s’agit, dit Socrate, d’un discours improvisé, q u’Aspasie a c omposé en unifiant ce q u’elle n’avait pas utilisé pour écrire les discours de Périclès (236 b 2-7). On a cru pouvoir deviner les traces de ce travail de suture maladroite de parties juxtaposées3, mais, comme on essaiera de le montrer dans le présent travail, l’epitaphios du Ménexène ne se limite pas à offrir une séquence déconnectée de topoi stéréotypés, ni une simple énonciation improvisée des exploits des Athéniens. Au c ontraire, le discours de Socrate est c omposé selon un projet unitaire qui lui c onfère une certaine cohérence interne. 1 2
3
Cet article fait partie d ’une recherche doctorale actuellement en cours autour des discours sur le passé dans le corpus platonicien. Je remercie la Fondation Hardt pour avoir offert les conditions de travail idéales pour les recherches préparatoires. En tant que femme Aspasie ne pouvait évidemment pas prononcer un discours funèbre. Les interprètes qui défendent le caractère ironique du dialogue évoquent souvent sa présence c omme indice de son aspect parodique, voire caricatural, et de la volonté de s’attaquer au régime démocratique. Mais la présence de l’hétaïre athénienne peut être tout à fait sérieuse, surtout si on considère la valeur de personnage littéraire qu’elle avait dans les œuvres des socratiques. Sur la fonction d ’Aspasie dans le Ménexène, cf. Pappas & Zelcer, 2015, p. 31-38. Pour une analyse de la figure d’Aspasie dans la tradition antique cf. Tulli, 2003, p. 91-106 et 2007b, p. 303-317. Clavaud, 1980, p. 181-191 et 266-277.
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Le discours du Ménexène a en effet été composé comme s’il s’agissait d’un modèle de référence pour la c omposition d’un epitaphios logos, puisqu’il reproduit, en bon ordre et avec une certaine clarté, les contenus et les structures typiques du genre4. Plus qu’un discours en particulier Platon semble « citer » un genre, celui des epitaphioi logoi qui visent à rendre hommage aux citoyens morts à la guerre et à célébrer la c ommunauté athénienne dans son ensemble. Bien entendu, il ne s’agit pas d’un simple jeu littéraire ou d’une manifestation d’habileté5 : Socrate se propose de réciter un discours qui est normalement proféré par les rhéteurs, les politiciens, et parfois par ceux que Platon définit d’un terme péjoratif comme des « sophistes ». Il s’en approprie certains caractères et il les réélabore. Notre objectif est de reconnaître les formes et les modes de cette reprise platonicienne du genre des discours funèbres, ainsi bien que la cible et les finalités de cette opération. Ce travail se propose donc de confronter le discours du Ménexène avec les epitaphioi de Périclès et de Lysias, les seuls qui ont été produits et diffusés avant 386 av. J.-C., terminus post quem de notre dialogue6. Nous renverrons aussi au Panégyrique d’Isocrate, un texte qui n ’appartient pas au même genre littéraire, mais qui peut aider à reconstruire le panorama des logoi athéniens du ive siècle visant à louer la valeur des citoyens et à célébrer la patrie. Le discours d’Isocrate a d’ailleurs été c omposé dans les mêmes années que le Ménexène et il met en place une stratégie de réappropriation de la tradition épidictique, 4
5 6
Dans la partie introductive du discours Socrate déroule presque une « table des matières » (237 a 7-b 3) qui résume le contenu du discours section par section et à laquelle il se tiendra scrupuleusement. De plus la démarche anticipe souvent l ’articulation des arguments suivants, c omme dans la section relative à la bonté de la terre attique avec l’usage de l’adjectif adverbial proton (237 c 7) en corrélation avec l ’adjectif deuteros (277 d 3), chacun introduisant un des éléments de preuve. Pour d’autres exemples de cette attention à la clarté logique et argumentative du discours, cf. Henderson, 1975, p. 34, n. 36, Clavaud 1980, p. 171-174, qui d’ailleurs interprète cette organisation comme un système fermé de nature autoritaire. Néanmoins selon certains interprétés cet epitaphios du Ménexène visait à défendre Socrate et Platon lui-même de l ’accusation d’incompétence rhétorique : cf. Diels, 1886, p. 21 et Wendland, 1890, p. 180. Il est possible déterminer la date du discours grâce au dernier événement mentionné, à savoir la paix d’Antalcidas, en 386 av. J.-C. (245 e-246 a). Les epitaphioi de Démosthène et d’Hypéride, qui lui sont postérieurs, ne peuvent donc en aucune manière l’avoir influencé. Quant au fragment de l’epitaphios attribué par la tradition à Gorgias, il doit également être écarté en raison de l’absence de c ontenus relatifs à l ’origine d’Athènes.
L’ARETE DANS LE MÉNEXÈNE DE PLATON
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et funèbre en particulier, que Platon a probablement eu l’occasion d’apprécier7. Cette mise en parallèle se c oncentrera sur les modalités selon lesquelles les discours considérés abordent trois aspects spécifiques : 1) la nature politique du discours funèbre et le rôle de l’orateur ; 2) la relation que l’epitaphios établit entre le passé de la cité et la valeur (arete) actuelle des citoyens ; 3) la fonction démonstrative que l’orateur attribue souvent, dans son récit, au passé de la cité.
L’EPITAPHIOS EN TANT QUE LOGOS POLITIKOS
L ’énonciation des epitaphioi logoi représentait un moment central dans la vie politique athénienne. Elle a été régulièrement pratiquée à Athènes depuis les Guerres Médiques jusqu’à la fin du ive siècle8, environ un siècle et demi de production dont, depuis l’antiquité, on ne possède qu’un corpus de six textes : la célèbre oraison funèbre de Périclès, que Thucydide nous transmet en l’intégrant dans La guerre du Péloponnèse (ii, 35-46), celle qui est attribuée à Lysias (ii), un fragment de Gorgias, probablement correspondant au début du discours (82 A 5a DK), et deux autres oraisons, l ’une de Démosthène (lx), l’autre d’Hypéride. Ce faible nombre a été expliqué par le fait que ce genre de discours devait être plutôt cristallisé sur des structures et des topoi figés et répétitifs qui ont limité depuis le début la diffusion par écrit de ce type de logoi9. 7
La publication du texte d’Isocrate a été précédeé d’une longue période de composition, cf. Mathieu, 1938, p. 5-6. La possibilité que Platon y ait eu accès avant 380 a été soutenue par Bearzot, 1982, p. 57-61. Le lien entre le Panégyrique et le Ménexène a été souligné à plusieurs reprises par la critique : cf. Croiset, 1903, p. 62 ; Pohlenz, 1913, p. 273 n. 2 ; Eucken, 1983, p. 150 ; Haskins, 2005, p. 25-45. 8 La chronologie la plus probable est celle qui va des Guerres Médiques à 322 av. J.-C. Diodore de Sicile (xi, 33, 3) nous informe que les premiers à être célébrés furent les guerriers morts pendant les Guerres Médiques. Elle c onstitue néanmoins un objet de débat. Pour une discussion de cette chronologie cf. Loraux, 1981, p. 1-14 et 28-39. 9 Sur la nature c onventionnelle et répétitive des epitaphioi, cf. Blass, 1887, p. 436 ; de Romilly, Notice à Thucydide ii, p. xxvi n. 1 ; Clavaud, 1980, p. 69-70 ; Kennedy, 1963, p. 154 ; Nouhaud, 1982, p. 61-63 ; Canfora, 2010, p. 70.
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La proclamation de la difficulté de la tâche c onstituait un des éléments caractéristiques du genre. L ’orateur professe sa crainte de n ’être pas à la hauteur de la mission qui lui a été c onfiée par la cité : offrir un discours digne à la fois d ’une longue tradition, avec laquelle ce nouveau logos entre nécessairement en c ompétition, et des exploits des guerriers morts à la guerre. Le discours de Lysias et celui de Périclès reviennent sur ce topos à plusieurs reprises. Certes, à propos de guerriers morts à la guerre, Lysias affirme que « la matière offerte à la poésie et à l’éloquence par leur valeur est si riche qu’après avoir déjà inspiré tant de chefs-d’œuvre, loin d ’être épuisée, elle laisse encore assez à dire aux nouveaux venus » (ἱκανὰ δὲ καὶ τοῖς ἐπιγιγνομένοις ἐξεῖναι εἰπεῖν), mais justement à cause de leur nombre « il n ’est pas facile pour un seul homme de faire un récit détaillé des périls que tant d ’autres ont courus » (ii, 2). L’éternité ne suffirait pas à rendre la grandeur des exploits qu’ils ont accomplis (ὁ πᾶς χρόνος οὐχ ἱκανὸς λόγον ἴσον παρασκευάσαι τοῖς τούτων ἔργοις, ii, 1). D’ailleurs, explique Lysias « dans ce discours à la gloire de nos héros, ce n ’est pas avec leurs actions q u’il me faut rivaliser, mais avec les orateurs qui les ont célébrés avant moi » (ii, 2). Et la tâche se révèle encore plus difficile à cause des attentes du public – ce que déjà soulignait Thucydide – qui, selon sa disposition d’esprit et sa connaissance préalable des faits décrits10, peut juger que les discours des orateurs font preuve d ’exagération, ou q u’ils sont inférieurs à la réalité des faits, « car il est difficile d’adopter un ton juste (χαλεπὸν γὰρ τὸ μετρίως εἰπεῖν)11 ». Les risques de ne pas être à la hauteur de la tâche c onfiée par la cité sont nombreux et variés, et le péril de l’échec constant. Parallèlement, l’orateur souligne l’autosuffisance des erga. Comme l’affirme Périclès, les exploits des Athéniens parlent clairement de leur gloire, de telle sorte que les citoyens n’ont pas « besoin d’un Homère ou 10 L’insuffisance du discours et son infériorité par rapport aux exploits rappelés est un élément également présent dans l ’epitaphios logos de Démosthène, LX : « un langage digne de ces morts est chose impossible (ἀξίως εἰπεῖν τῶν τετελευτηκότων est ἕν τι τῶν ἀδυνάτων) » (lx, 1) ; l’orateur ne sait pas (ἀπορῶ) à partir de quel ergon commencer son éloge, car il est difficile de choisir (δύσκριτον καϑίστησιν τὴν αἵρεσιν) parmi les nombreux exploits (lx, 15) ; d’ailleurs l’auteur souligne l’importance de la bienveillance du public pour la réussite du discours (lx, 13-14). Hypéride, en soulignant la crainte que son discours paraisse inférieur aux faits accomplis, s’en remet à l ’aide de son auditoire puisqu’il « ne sera pas prononcé devant un auditoire de hasard, mais devant les témoins mêmes des grandes actions de ces braves » (Oraison funèbre, 2). 11 Thucydide, ii, 35, 2.
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d ’un autre poète épique capable de séduire momentanément, mais dont les fictions seront contredites par la réalité des faits (οὐδὲν προσδεόμενοι οὔτε Ὁμήρου ἐπαινέτου οὔτε ὅστις ἔπεσι μὲν τὸ αὐτίκα τέρψει, τῶν δ’ ἔργων τὴν ὑπόνοιαν ἡ ἀλήϑεια βλάψει)12 ». La supériorité d’Athènes sur les autres cités grecques ne requiert pas un éloge de circonstance, « une vantardise momentanée dans les mots (οὐ λόγων ἐν τῷ παρόντι κόμπος) », puisqu’elle s ’appuie sur la vérité des faits (ἔργων ἀλήϑεια)13. Incapable de produire un discours à la hauteur de la gloire passée, l’orateur ne peut que s ’associer à l ’hymne que « tous les hommes, en tous lieux chantent à la vertu de nos morts », célébrant ainsi la cité d ’Athènes (Lysias, ii, 2). Il lui suffit de rappeler l’évidence des erga en s’appuyant sur les nombreuses preuves du passé glorieux, sur « des monuments impérissables, souvenirs de maux et de biens » qui témoignent « partout » (πανταχοῦ δὲ μνημεῖα κακῶν τε κἀγαϑῶν ἀίδια ξυγκατοικίσαντες) de la grandeur et de la puissance de la patrie14. Dans cette perspective, la voix et la personnalité de l ’orateur disparaissent presque, absorbées par la matière du discours, dont il devient un simple canal de diffusion, par la tradition des epitaphioi qui le précédent, mais aussi par le nomos de la cité qui lui prescrit de réaliser un tel hommage15, et, finalement, par la volonté et les opinions des citoyens q u’il doit refléter dans son discours16. Privé d ’une quelconque autorité ou autonomie, l’orateur des epitaphioi devient un simple miroir qui reflète la cité et sa gloire, véritable auteur, sujet et destinataire du discours de célébration. Si on compare les discours de Lysias et de Périclès avec celui du Ménexène, on remarque que, en prenant à c ontre-pied ces déclarations de modestie, Socrate porte-parole d’Aspasie manifeste q u’il est tout à fait sûr de son rôle et de ses capacités. Dès le début du discours, il indique que le temps ne lui permet pas de relater les hauts faits les plus reculés (239 b 6-7), non sans avoir mentionné rapidement les épisodes 12 Thucydide, ii, 41, 4. 13 Thucydide, ii, 41, 2. 14 Thucydide, ii, 41, 4, qu’il faut c omparer à Lysias, ii, 63. 15 Thucydide, ii, 46, 1 : « J’achève donc, en ce qui me concerne, le discours où, selon l’usage (κατὰ τὸν νόμον), j’ai exprimé ce que j’avais à dire ». 16 Thucydide, ii, 35, 3 : « je dois à mon tour me c onformer à l ’usage (τῷ νόμῳ) et tâcher de répondre le plus possible au souhait et à l’opinion de chacun (ὑμῶν τῆς ἑκάστου βουλήσεώς τε καὶ δόξης) ».
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les plus connus, récurrents dans les discours publics, pour en arriver directement au cœur du discours. Et s’il admet, presque en passant, que les exploits de la cité sont si nombreux que « bien des jours et des nuits ne suffiraient pas à en achever l ’énumération » (246 a 5-b 3), cette déclaration purement rhétorique n’enlève rien à l’exhaustivité du développement précédent17. De surcroît, c ontrairement aux autres discours, Platon revendique clairement l’utilité et même la nécessité d’un bon orateur pour l’accomplissement d ’un éloge adéquat. Loin d’être la voix passive de la cité, « les orateurs sont habiles (οἱ ῥήτορες δεξιοί εἰσιν, 235 c 5) ». Leur voix est la seule qualifiée pour rappeler aux Athéniens leurs origines et leur histoire (234 c 7-235 a 6). Leur epitaphios est nécessaire, dans la mesure où ce n ’est que grâce à un beau discours (λόγῳ καλῶς ῥηϑέντι) que « les belles actions (ἔργων γὰρ εὖ πραχϑέντων) valent à leurs auteurs le souvenir et l’hommage (μνήμη καὶ κόσμος) de l’auditoire ». En d’autres termes, le bon rhéteur permet que les erga glorieux du passé deviennent des événements intelligibles et significatifs pour les citoyens du présent. Il faut donc (καὶ χρή, 236 e 1 ; δεῖ δὴ, 236 e 3) formuler « un discours capable de fournir aux morts une glorification adéquate (ἱκανῶς ἐπαινέσεται, 236 e 4) », mais aussi pour exhorter les vivants (τοῖς δὲ ζῶσιν εὐμενῶς παραινέσεται), les fils et les frères des morts, en les invitant (παρακελευόμενος) à imiter (μιμεῖσϑαι) leur arete (236 e 4-5). Enfin, cette exhortation est également destinée aux pères et aux mères des défunts, afin de les c onsoler (παραμυϑούμενος) en pensant qu’en échange de leur sacrifice leurs enfants ont acquis l’honneur et le salut des vivants (236 e 3-237 a 1). Il semblerait donc que les orateurs de la patrie bénéficient à la cité en disputant aux poètes la fonction qui est la leur : faire « durer le souvenir du mérite » et consoler les endeuillés en rappelant les gloires des hommes anciens18. Socrate souligne cette rivalité latente quand il affirme que les orateurs inspirent aux poètes des œuvres dignes des morts en leur indiquant les exploits plus récents et néanmoins déjà oubliés (239 c 2-8). En effet, si pour l’histoire la plus lointaine les poètes ont déjà composé 17 Pour une discussion de ces deux sections du discours, cf. respectivement Tsitsiridis, 1998, p. 238 sqq. et p. 368. 18 Pour un exemple de ces deux revendications des poètes cf. Pindare, Pythiques, iii, 112-115 et Hésiode, Théogonie, 99-100. À propos du rôle de mémoire attribué aux poètes archaïques cf. Detienne 1967, p. 1-28 ; un parallèle entre les epitaphioi et la célébration de la victoire dans les épinicies de Pindare et Bacchylide, cf. Loraux, 1981, p. 51 sqq.
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des chants qui leurs rendent honneur (ἔχει τὴν ἀξίαν, 239 c 3), pour les exploits les plus récents ils ont besoin du rappel des orateurs, de sorte que ces exploits glorieux du passé proche deviennent objet de leurs vers. Ces déclarations rapprochent le Ménexène moins des epitaphioi que de l’art oratoire d ’Isocrate. Dans le Panégyrique le rhéteur athénien reconnaît que beaucoup de savants (sophistai) se sont déjà prononcé sur le sujet dont traite son discours, mais il reste c onfiant en sa supériorité rhétorique à tel point que ses prédécesseurs « sembleront n’avoir rien dit sur le sujet » (iv, 4, 6). En effet, la difficulté « d’égaler […] la grandeur des faits » ne c onstitue en aucune manière un argument valable pour excuser la médiocrité d ’un discours (iv, 13), car les discours permettent toujours de parler de la même matière de façons tout à fait différentes (περὶ τῶν αὐτῶν πολλαχῶς ἐξηγήσασϑαι, IV, 8, 1-2). D’ailleurs, « les actions passées sont un héritage commun pour nous tous, mais les exploiter à propos, penser comme il faut à leur sujet et bien les mettre en lumière par l’expression, c’est le propre des bons esprits » (iv, 9) et donc du bon orateur, qui peut – et qui doit – y « appliquer son attention et sa science (σκοπεῖν καὶ φιλοσοφεῖν, iv, 6) ». De la même manière, tout en reconnaissant l’ampleur de la tradition qui le précède et la difficulté de relater intégralement le passé glorieux de la cité, l’orateur du Ménexéne considère que cela ne constitue pas un véritable obstacle à la réussite de son epitaphios. Il reconnaît de plus au discours une certaine prévalence sur les faits relatés, en tant que le logos est un moyen nécessaire pour la valorisation des erga et la c onservation de leur mémoire dans les générations présentes et futures et pour la formation d ’une identité politique ancrée dans la mémoire des exploits passés. Le discours a donc une importante fonction politique, confirmée par la définition que Socrate-Aspasie attribue à son epitaphios dans la partie finale du dialogue, quand il promet à son jeune interlocuteur de lui réciter d’autres logoi politikoi (249 e 4).
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LE PASSÉ ET LA VALEUR
Entre le noble lignage et le devoir de mémoire Les discours de Socrate, de Périclès et de Lysias ont la même fonction : faire l’éloge de la vertu des guerriers morts devant les citoyens vivants. On le sait, la référence au passé de la cité, qui est évoqué comme preuve ou c omme support argumentatif pour exhorter les citoyens à la vertu, est un topos courant dans les logoi epitaphioi19. Chaque orateur, néanmoins, adopte une stratégie différente pour accomplir sa tâche. Pour comprendre comment elle est mise en œuvre dans chacun de ces discours on s’attachera à comparer les passages qui traitent de l ’origine autochtone du peuple athénien. Périclès, en soulignant la difficulté de construire un discours qui soit tout à la fois fidèle aux événements et crédible pour le public, évite toute référence à l’histoire de la cité, préférant louer sa c onstitution, véritable cause du caractère démocratique, ouvert et libéral qui a c onduit les Athéniens à bâtir un empire glorieux (Thucydide, ii, 36). En ce qui concerne l’autochtonie athénienne, il se borne par conséquent à une mention rapide du fait que le sol attique a été occupé depuis toujours par la même population qui n ’est donc pas venue d ’ailleurs (Thucydide, ii, 36, 1). Lysias, en revanche, c onsacre une place significative à l’histoire de la cité, en passant en revue (δίειμι) les antiques périls que les ancêtres ont affrontés (τοὺς παλαιοὺς κινδύνους τῶν προγόνων, ii, 3) et en c onférant au thème de l’origine indigène un rôle beaucoup plus déterminant que chez Périclès. Le discours de Lysias se c oncentre tout d ’abord sur l’histoire mythique de la cité (ii, 4-16) qui démontre que, depuis leur origine – autochtone – grâce à laquelle les Athéniens occupent légitimement leur propre sol, ils ont toujours défendu les principes de justice et de liberté (Lysias, ii, 17-19)20. Lysias rappelle que leur bonne naissance (φῦντες καλῶς, ii, 20) a permis à leurs ancêtres de laisser « partout 19 Le passé des erga occupe une place importante dans chaque discours : Thucydide, ii, 36, 1-4 ; Lysias, ii, 3-66 ; Platon, Ménexène, 239 a 6-246 b 2 ; Démosthène, lx, 6-11. Pour une c omparaison des logoi epitaphioi thème par thème, cf. Ziolkowski, 1981, p. 95. 20 Cf. aussi Lysias, ii, 43 et, parallèlement, Isocrate, iv, 24.
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d ’immortels et magnifiques trophées », et q u’ils « tenaient de leur race et de leur sol la valeur (γνησίαν δὲ καὶ αὐτόχϑονα […] τὴν αὑτῶν ἀρετὴν, ii, 43) » qui était la leur, comme en a témoigné leur rôle prépondérant dans la guerre c ontre les Barbares. Dans le discours de Lysias le topos de l’origine autochtone a donc pour fonction de légitimer les prétentions athéniennes à l’hégémonie. De manière semblable, Socrate se propose de « suivre l’ordre de la nature (κατὰ φύσιν) » en expliquant la noblesse des citoyens morts sur le champ de bataille par leur bonne naissance : « gens de cœur, ils le furent, parce q u’ils avaient pour pères des gens de cœur (ἀγαϑοὶ δὲ ἐγένοντο διὰ τὸ φῦναι ἐξ ἀγαϑῶν) » (237 a 5-6). L’origine (γένεσις) de cette noblesse s’explique par celle du genos athénien, qui n ’est pas étranger (οὐκ ἔπηλυς οὖσα) sur son propre sol : les Athéniens ne sont pas des métèques venus d’ailleurs, ce sont des autochtones (αὐτόχϑονας, b 5-6) qui peuvent c onsidérer la terre attique non c omme une marâtre mais comme une mère légitime qui les a engendrés, nourris et qui maintenant accueille leurs corps. Pour honorer la noble naissance de ces hommes il faut donc aller à rebours, jusqu’à l’origine première de leur genos, et faire l’éloge de la terre attique. Tout en suivant une ligne déjà tracée par ses prédécesseurs, le discours de Socrate exploite de manière pénétrante le topos de l’origine autochtone21, qu’il structure dans un discours articulé et cohérent autour de la nature indigène des Athéniens et des conséquences qu’elle implique. C’est ainsi que ce qui, dans les discours de ses prédécesseurs, ne constitue qu’une brève mention devient, dans le Ménexène, l’axe central de tout l’epitaphios. C’est en effet en tant que fils de la même mère que les Athéniens sont par nature des égaux en raison de leur naissance (ἡ ἰσογονία ἡμᾶς ἡ κατὰ φύσιν, 239 a 2-3). Cette égalité naturelle impose la recherche d ’une égalité selon la loi (ἰσονομία κατὰ νόμον, a 3), de sorte que l’appartenance à un même « noble lignage » (εὐγένεια) rend 21 Il s’agit d’un élément essentiel de la généalogie démocratique, qui s’est installé au cœur-même de la cité sur l’akropolis. En revanche, les grandes familles aristocratiques revendiquaient une origine étrangère : c’est le cas des Alcméonides, qui descendraient des Pyliens, originaires de Messénie (Pausanias, ii, 18, 7-9). Pour le thème de l’autochtonie athénienne, cf. entre autres Isocrate, iv, 24, viii, 49 ; Démosthène, lx, 4-5 ; Hypéride, VI, 7 ; Euripide, Ion, 589 ; Aristophane, Guêpes, 1076. Sur l’exploitation du motif de la naissance autochtone chez Hérodote et Thucydide, cf. Pelling, 2009, p. 471-483 ; sur son appartenance à l ’idéologie de l’Athènes classique, cf. Loraux, 2007, p. 35-72.
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tous les citoyens égaux indépendamment de toute division sociale ou économique. Comme l’affirme Socrate au début du dialogue, la gloire passée est partagée également par tous les citoyens athéniens, les riches et les pauvres, les valeureux et les phauloi (234 c 3-4) et « tous [étant] frères nés d’une même mère », aucun ne se croit le maître ou l’esclave d’un autre (239 a 1-3). D’autre part, l’autochtonie n’est pas l’apanage des seuls ancêtres, car elle est présentée comme propre à tous les Athéniens depuis l’origine jusqu’au présent. C ’est pour cette raison que le discours ne se borne pas à louer les citoyens morts au c ombat, voire les seuls qui sont mort glorieusement, mais aussi tous les Athéniens en tant q u’Athéniens, qu’ils soient morts ou vivants, héros du passé ou jeunes Athéniens destinés à être les citoyens du futur. La vertu des citoyens du présent est en effet le dernier maillon d ’une chaîne de vertu qui remonte à une origine autochtone. C’est dans cette perspective que la déclaration « tout citoyen prend la louange pour lui-même22 » recouvre un sens positif. Le discours de Socrate vise à dilater la vertu des morts pour la patrie, franchir les coupures socio-économiques et les distances temporelles qui séparent une génération de l ’autre. Comme la gloire athénienne découle de l ’origine du genos, chaque génération participe de la même nature vertueuse. Mais, loin de c onstituer une extension illégitime de l’éloge à ceux qui ne l’ont pas mérité sur le champ de bataille, ou une acquisition gracieuse, cette expansion permet de fonder dans le passé la légitimité de l’aspiration présente à la gloire. Cette dernière ne se traduit pas par un droit de tout temps acquis à la renommée glorieuse, mais plutôt par l’obligation du souvenir, par le devoir d’une action vertueuse qui imite la gloire des ancêtres. En rappelant les gloires passés l’orateur a en effet pour fonction de stimuler la mémoire du passé politique (ἀναμνήσω, 246 c 1) et d’inviter chaque citoyen à prendre en charge ce devoir de mémoire (χρὴ μεμνημένους, 246 d 8) qui a pour finalité ultime l’exhortation des jeunes (πάντ’ ἄνδρα παρακελεύεσϑαι, 246 b 3-4) à ne pas « déserter le poste des ancêtres (μὴ λείπειν τὴν τάξιν τὴν τῶν προγόνων, b 4-5) », à imiter leur vertu. De cette manière, le peuple athénien devient une seule unité politique qui porte dans son identité la capacité d ’adopter une conduite vertueuse. 22 La formulation synthétise, chez Loraux, 1974, p. 179, l’extension illégitime de l’éloge à ceux qui ne le méritent pas, opération c onstitutive de la flatterie rhétorique.
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La référence à la mimesis des proteroi c omme moteur qui pousse à la vertu n ’est pas absente des autres epitaphioi. Lysias, par exemple, explique que plusieurs exploits du passé sont dus à la volonté d’imiter les ancêtres (ii, 51 ; 60). Certes, le Ménexène reproduit ce topos du genre, mais il met en place une opération plus structurée où le rôle joué par la référence au passé de la cité est encore mieux défini. Pour cette raison il constitue une occasion privilégiée pour examiner la réflexion de Platon non seulement sur la rhétorique mais aussi sur l’usage de l’histoire dans le discours politique. Dans le plaidoyer rapporté par Socrate la vertu passée constitue, en effet, « un beau et magnifique trésor (καλὸς ϑησαυρὸς καὶ μεγαλοπρεπής, 247 b 5) » que les Athéniens ne peuvent pas se limiter à conserver ni, pire, à dilapider pour acquérir une gloire qu’on n ’est pas capable d’acquérir. Au c ontraire, la conscience même de la valeur démontrée par les ancêtres invite à accroître ce patrimoine et, à travers les mots de l’orateur, les Athéniens morts à la guerre lancent un défi aux vivants : être à la hauteur de la gloire acquise et la surpasser par de nouveaux exploits (247 a 2-5).
L’HISTOIRE COMME PREUVE OU UNE PREUVE POUR L ’HISTOIRE ?
On a déjà signalé la présence dans le Ménexène de termes qui appartiennent au domaine de la preuve, de l ’indice ou du témoignage, et qui apparaissent souvent dans le c ontexte où on rappelle le passé de la cité. Il ne s’agit pas d’une étrangeté ou d ’une nouveauté platonicienne : le champ sémantique du tekmerion, du semeion et du martyrein trouve sa place dans le corpus des epitaphioi23. Dans son discours Périclès utilise une fois le mot tekmerion à propos de la supériorité du modèle militaire 23 Pour tekmerion cf. Thucydide, ii, 39, 2 ; pour semeion Thucydide, ii, 41, 4 ; 42, 1 ; Lysias, ii, 14 ; pour martyrein Thucydide, ii, 42, 4 ; ii, 63, 3. Cette terminologie, d’ailleurs, fait partie d’une démarche sémiologique qui s ’impose au moins depuis Hérodote, mais qui a des parallèles importants dans le domaine du savoir physiologique et de la divination : cf. Darbo-Peschanski, 1987, p. 139-147. On a essayé à plusieurs reprises d’identifier derrière chaque mot une signification spécifique, mais cette terminologie semble échapper à toute distinction systématique. Cf. Butti de Lima, 1996, p. 136-151.
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athénien, fondé plus sur l ’audace naturelle que sur les préparatifs ou les ruses (Thucydide, ii, 39, 1). La preuve serait constituée, selon Périclès, par le fait que les incursions lacédémoniennes en territoire attique ne sont possibles qu’avec le soutien de tous les alliés, alors que les Athéniens interviennent seuls et avec succès (39, 2). Dans un autre passage, Périclès affirme qu’il y a plusieurs signes qui témoignent de la puissance des Athéniens (μετὰ μεγάλων δὲ σημείων καὶ οὐ δή τοι ἀμάρτυρόν γε τὴν δύναμιν παρασχόμενοι), signes et témoignages qui ne se limitent pas aux logoi des poètes ou des orateurs, mais résident dans les μνημεῖα laissés par les Athéniens partout dans les terres qu’ils ont traversées et conquises. Ce sont ces erga-là qui garantissent aux Athéniens « l’admiration de tous, dans le présent et dans l’avenir (τοῖς τε νῦν καὶ τοῖς ἔπειτα ϑαυμασϑησόμεϑα) » (ii, 41, 4)24. Dans son epitaphios Lysias, quant à lui, recourt trois fois au lexique de la preuve. Les Athéniens, affirme le logographe, ont toujours pensé (ἡγούμενοι) que ne rien faire par contrainte, secourir des victimes innocentes et mourir, s’il le faut, en combattant pour la justice et la liberté étaient des signes (σημεῖον εἶναι) respectivement de liberté, de justice et de courage (ii, 14). Dans une deuxième occurrence Lysias rappelle que le roi perse Xerxès renonça à réaliser le passage de ses hommes par ses mille vaisseaux, par crainte du retard impliqué par cette opération, préférant c onstruire « une route à travers la mer », et il affirme que ce choix représente le plus grand signe (ὃ δὲ μέγιστον σημεῖον) de la taille de cette armée à l ’époque de la seconde guerre médique (ii, 28). Finalement, les tombeaux des Lacédémoniens morts c onstituent des martyres de la valeur de leur ennemis, les Athéniens de Thrasybule, qui combattaient pour se libérer du gouvernement des Trente (ii, 63). Le dialogue de Platon ne fait pas exception. L ’orateur du Ménexène indique en effet deux raisons pour lesquelles la terre attique mériterait un éloge et il offre des preuves pour appuyer chacun de ses arguments. Premièrement, le fait que l’Attique est « aimée par les dieux » (ὅτι τυγχάνει οὖσα ϑεοφιλής, 237 c 7). Le témoignage qui atteste de cette qualification (μαρτυρεῖ, 237 c 8) est fourni par un des mythes relatifs à la fondation de la cité, par ailleurs transmis à Athènes par de nombreux 24 On trouve la même idée dans le fragment de l ’epitaphios de Gorgias (82 B 6, 24 DK), où il affirme que les Athéniens « ont érigé des trophées pris sur leurs ennemis, témoignages de ces qualités (μαρτύρια δὲ τούτων τρόπαια ἐστήσαντο τῶν πολεμίων) ».
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récits oraux ou écrits, ainsi que par des importantes représentations architecturales, telle que celle du fronton ouest du Parthénon réalisée par Phidias pendant les années trente du cinquième siècle. Il s ’agit, on le sait, du mythe selon lequel Poséidon et Athéna, en reconnaissant la grande valeur de l’Attique, auraient engagé une querelle (ἔρις) pour établir qui allait en être la divinité poliade. Aux Athéniens du temps de Kékrops, réunis dans un tribunal spécial, fut conférée la tâche de choisir entre les deux divinités : leur préférence pour Athéna leur gagna la protection de la déesse et, en revanche, l’hostilité de Poséidon25. Deuxièmement, la terre attique est « vierge et pure de bêtes sauvages (ϑηρία) », à la différence des autres c ontrées où croissaient « des êtres de toute sorte » (237 d 2-6). Elle a donc choisi l ’homme c omme le seul être vivant auquel c oncéder un espace, et plus particulièrement les ancêtres des Athéniens. Il y en a une grande preuve (μέγα δὲ τεκμήριον, 237 e 1) et plus que suffisante (ἱκανὸν τεκμήριον, 237 e 5) : elle, en tant que véritable mère, a donné à ses fils la nourriture nécessaire et adéquate à leur survie, à savoir le blé et l’orge (237 e 3-238 a 1). On trouve un récit tout à fait semblable dans le Panégyrique d’Isocrate où l’orateur mentionne le μυϑώδης concernant la bienveillance de Déméter envers les Athéniens, qui l’avaient accueillie. La gratitude de la déesse se manifesta par l’initiation aux Mystères et le don des fruits de la terre, qui leur permirent de ne pas « vivre à la façon des bêtes ». Pour autant, loin de se les réserver, ils ont fait profiter les autres hommes de ces dons inestimables, de telle sorte que les Athéniens ont prouvé qu’ils n’étaient pas seulement « chers aux dieux » (ϑεοφιλῶς […] ἔσχεν), mais aussi « amis des hommes » (φιλανϑρώπως, iv, 27-29). Selon Isocrate (iv, 30), ce récit sur la générosité dont, dès l’origine, Athènes fit preuve, doit en premier lieu sa crédibilité à une transmission orale ancestrale : « bien des gens l’ont raconté et tous en ont entendu parler (πολλοὺς εἰρηκέναι καὶ πάντας ἀκηκοέναι) ». « Ce récit et cette tradition sont » donc, pour les Athéniens, « un legs ancien (τὸν λόγον καὶ τὴν φήμην ἐκ πολλοῦ παρειλήφαμεν) ». Or, la fiabilité (πιστὰ τὰ λεγόμενα) et la nouveauté (καινὰ τὰ λεγόμενα) ne marchent pas du même pas, l’antiquité même de la tradition (τῶν λεγομένων […] ἀρχαίων) rendant plus probables que les faits (τὰς πράξεις) se soient effectivement déroulés comme ils ont été 25 Le Pseudo-Apollodore (3, 177-179) reste la source principale pour la reconstruction de ce récit mythique. Cf. aussi Pausanias, i, 2, 6 ; i, 26, 5.
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rapportés. On peut cependant recourir à des indices encore plus évidents (σημείοις μείζοσιν […] χρήσασϑαι). Il s’agit tout d ’abord des dons que la plupart des cités envoient à Athènes en mémoire (ὑπόμνημα) de son antique bienfait (τῆς παλαιᾶς εὐεργεσίας), une tradition que la Pythie elle-même veille à faire respecter par les cités qui seraient tentées de s’y dérober. Isocrate peut dès lors affirmer que « les antiques discours (τά πάλαι ῥηϑέντα) témoignent (συμμαρτυρεῖ) en faveur des actes du présent, et les événements de maintenant (τὰ νῦν γιγνόμενα) concordent (ὁμολογεῖ) avec les dires (εἰρημένοις) des hommes d’autrefois » (iv, 31)26. L’orateur nous invite donc à suivre une opinion de vérité, à chercher ce qui nous semble digne de foi (δοκεῖν πιστὰ), à travers la c onvergence des mythes d’antan avec la réalité présente. L ’examen portera ensuite (iv, 32) sur l’origine (ἢν […] ἀπὸ τῆς ἀρχῆς σκοπῶμεν), qui permet de découvrir (εὑρήσομεν) quels furent les premiers hommes qui dépassèrent une c ondition primitive grâce aux dons divins et à leurs propres recherches (ζητοῦντας). L’examen se réduit en fait à la constatation que l’opinion partagée par tous les hommes (ὁμολογουμένους, iv, 33, 2) attribue ce primat aux Athéniens. Dans les passages des epitaphioi et du Panégyrique que l’on vient de considérer on peut reconnaître un schéma commun : afin de passer à la postérité, il faut que la valeur des citoyens se traduise en signes visibles (semeia), en monuments (mnemeia) ou en témoins (martyres) convoqués par l’orateur et dont les contemporaines pourront attester l’existence. Ces « preuves » rendent crédible (piston) la proclamation de la valeur des citoyens athéniens et donc l’éloge de l’orateur. À chaque étape, l’évocation de l’histoire ne sert donc pas « à mettre à l’épreuve », à confirmer ou réfuter telle ou telle déclaration. Elle est plutôt c onvoquée pour corroborer une thèse prédéterminée. Il est toujours possible que l ’orateur se soucie de la véridicité de son récit et qu’il cherche dans le passé non pas seulement un témoignage venant c onforter une arete établie a priori, mais aussi une preuve qui rende plus digne de foi sa version des faits. C’est ce qui se produit chez Lysias (ii, 28) qui, pour accréditer l’immensité de l ’armée perse, rappelle que le roi a dû bâtir un pont pour traverser la mer. De toute façon, là encore la finalité est de mettre en évidence la valeur des Athéniens, capables de vaincre un ennemi qui était effectivement beaucoup plus nombreux. 26 Voilà une occurrence du lexique du témoignage cf. aussi Isocrate, Hélène, 38, 4 ; Isocrate, Hélène, 63, 3 ; Panégyrique, 31, 8. Sur le tekmerion chez Isocrate, cf. Noël, 2011.
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C’est en ce sens qu’il faut c omprendre la fonction de la référence à l’histoire dans les epitaphioi : elle ne constitue pas une vérification permettant de confirmer la vérité des affirmations de l’orateur ou qui, éventuellement, habilite le public à en établir la fausseté. Au c ontraire, elle vise à donner à un préjugé, celui de la valeur des citoyens athéniens, un ancrage qui semble fiable. Par conséquent, chez Platon comme chez ses prédécesseurs, le fait de se réclamer de l’histoire a moins une fonction heuristique que rhétorique : il ne s’agit pas de chercher à savoir ce qu’il en est de la véritable nature des Athéniens en général et de chaque Athénien en particulier, voire de déterminer quelle fut la suite des événements qui ont c onditionné l’histoire d’Athènes. Il s’agit plutôt de convaincre l’auditoire que les Athéniens du présent sont les héritiers d’une valeur dont leur genos est le dépositaire, thèse qui est préétablie par la cité. Cette thèse ne fait pas l’objet d ’un véritable examen parce q u’elle est indiscutable, et l ’orateur doit la confirmer avec tous les arguments qu’il a à sa disposition, ceux qui sont adéquats au sujet et ceux qui ne les sont pas (τὰ προσόντα καὶ τὰ μὴ περὶ ἑκάστου, 235 a 1). Le récit sur l’origine du genos athénien, pilier de tout le discours, est particulièrement propre à remplir cette fonction.
CONCLUSIONS
’epitaphios est un des discours que la cité se tient à elle-même. Il L ne vise pas à déterminer avec précision ce q u’il en est véritablement d’un passé perçu comme un adelon, un objet obscur, mais à célébrer les exploits des citoyens morts à la guerre. Les orateurs, qui ont pour tâche d’en maintenir le souvenir vivant et de le réactiver lors de l ’oraison funèbre, se bornent à rappeler les exploits qui font partie de la mémoire collective de la cité. Dans cette perspective, le récit du passé constitue une preuve ou un témoin que le rhéteur convoque pour légitimer la croyance, jamais remise en question, qui fait des Athéniens les récipiendaires d ’un héritage glorieux. Dans le Ménexène Platon reproduit les topoi et la finalité déclarée propre au genre des epitaphioi, mais il les exploite pour mettre en place
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une opération plus structurée, où la référence au passé de la cité joue un rôle défini. Conscient des potentialités éthiques et politiques du discours qui célèbre les citoyens tombés sur le champ de bataille, Platon utilise le récit du passé pour bâtir une identité civique fondée sur l ’unité d’un genos qui accueille les Athéniens de chaque classe et de tous les temps. Cette continuité justifie la perception de soi comme détenteur d’un héritage glorieux qui, en tant que tel, c onstitue une obligation de vertu. Dans ce cadre, le récit du passé devient un instrument discursif à disposition du philosophe, qui utilise l’éloge des ancêtres, caractéristiques des louanges des rhéteurs, pour la constitution d’une opinion positive qui invite les citoyens à une c onduite vertueuse, première étape vers la fondation d ’une cité juste.
Giuseppe Greco Scuola di Studi Storici di San Marino
LE TIMÉE DE PLATON Un exemple de réappropriation par la philosophie des discours du savoir médical antérieur Il ne s’agira pas ici de produire un nouvel article sur les rapports généraux avec la médecine et les écrits médicaux, ni de la philosophie grecque ancienne tout entière1 ni même seulement de Platon2. D’autres en effet ont mené de telles études beaucoup mieux que nous ne pourrions le faire. Nous voudrions plutôt mettre l ’accent sur un thème particulier qui, dans le Timée, met Platon en relation directe avec les médecins, voire les « physiologues » – pour désigner, à la manière d ’Aristote, les 1 Dans une foisonnante bibliographie, voir notamment Nutton, [2004] 2013, p. 43-46, qui fait remonter le lien entre la philosophie et la médecine à Parménide, voire aux Pythagoriciens, qui souligne en Grèce la remarquable fluidité des rapports entre la médecine et les autres domaines de recherche, et note que le flux ne se fait pas uniquement en un sens entre médecine et philosophie, l’une et l’autre, du moins au début, s’adonnant à l’étude de la nature. Frede, 1986, p. 211-232, a formulé auparavant un diagnostic analogue en soulignant, sur tout leur parcours, la réciprocité des relations entre la médecine et la philosophie anciennes. Frede soutient que, certes les médecins s’appuient souvent sur les philosophes, mais aussi q u’ils ont élaboré seuls des c onceptions philosophiques dont les philosophes se sont à leur tour emparé. Voir encore Frede, 1987, p. 225-300 où l’auteur se donne pour tâche d’aborder la philosophie ancienne par son histoire mais aussi en s’intéressant à d’autres histoires, dont celle de la médecine, dans laquelle certaines parties de la philosophie ancienne ont joué un rôle important. On citera aussi Van der Eijk, 2005, qui fait précéder un recueil d’études entremêlant médecins et philosophes, du Corpus Hippocratique et Dioclès de Carystos à l’Antiquité tardive, en passant par Aristote, d ’une substantielle introduction (p. 1-42) à propos des questions que se pose la littérature scientifique sur les relations entre la médecine et la philosophie dans l’Antiquité, ainsi que leurs recouvrements. 2 Voir Levin, 2014, qui s ’en tient à repérer les différentes positions que Platon attribue à la τέχνη médicale, notamment face au rôle du philosophe législateur. Dans cette entreprise elle est c onduite à laisser de côté des dialogues aussi importants que le Phèdre et le Timée dans lesquels Platon intègre pourtant des données de la médecine dans sa philosophie naturelle. Pour un c ompte rendu de ses thèses et l’évaluation de son originalité par rapport aux idées médicales contemporaines ou antérieures qu’énumère l’Anonyme de Londres, 20, 25-50, voir Nutton, op. cit., p. 56-57 et 116-120. Plus spécifiquement sur le Timée, cf. Johansen, 2004.
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philosophes, antérieurs ou c ontemporains de la nature : celui du processus (τρόπος) de la nutrition. Ce dialogue, en effet, fait le récit d’une élaboration téléologique destinée à rendre compte de la nature du tout du monde, c’est-à-dire du Cosmos, le vivant visible éternel composé à la ressemblance du Dieu intelligible, et de tous les autres vivants mortels (plantes, hommes et autres animaux)3, qu’il comprend en lui. Mais bien que le Timée mette en place un système original dans lequel la nutrition intervient comme un processus central à la fois d’union et de différenciation du vivant et bien que le dialogue se place largement sous le régime problématique du vraisemblable (εἰκός)4, il s’agit d’abord de montrer que ce processus est exposé en des termes qui font largement écho à plusieurs traités dits « hippocratiques ». Nous examinerons ensuite l ’extension son rôle, au-delà de la seule circulation des aliments et des déchets, à une forme d ’intelligibilité des nécessaires échanges entre l’extérieur du corps sensible et son intérieur. Sur ce point, si les médecins ouvrent la possibilité d’une telle extension, Platon, pour sa part, l’affirme, et lui donne une dimension maximale, en c ontinuant à placer en son centre « le mouvement du semblable vers le semblable ». Nous suivrons enfin la manière dont Platon s ’est efforcé de résoudre les difficultés soulevées par ce principe, notamment en forgeant le concept d’οἰκεῖον que les médecins postérieurs – songeons tout spécialement à ce platonicien que Galien se veut d’être – introduiront à leur tour dans l’explication de la nutrition. La τροφή, donc, s’entend au moins de trois manières. Elle peut désigner (1) les aliments et les boissons proprement dits, (2) le processus de nutrition/expulsion stricto sensu et (3) un modèle5 de la circulation (φορά) entre l’extérieur et l’intérieur qui implique et permet de différencier le corps, les parties de l’âme qui y logent et le Cosmos qui les enveloppe ; de forger le concept de maladie et de penser le devenir des vivants mortels du jeune âge à la vieillesse et à la mort. Dans les deux premiers cas, on peut c onstater que Platon rencontre abondamment ce qu’il a pu connaître des médecins dits « hippocratiques » 3 4 5
Timée, 92 c 5-10. Timée, 56 c 8-d 1 : « D’après tout ce dont nous avons plus haut dénombré les genres, voici vraisemblablement (κατὰ τὸ εἰκός) ce qui a lieu ». Nous reviendrons, le moment venu, sur la notion de modèle que nous c onvoquons ici, mais disons d ’emblée notre dette à l ’égard de la c ontribution de Dimitri El Murr, 2015, p. 1-20.
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dont, c omme on le sait, les écrits s ’étendent de la fin du ve siècle jusqu’à la période hellénistique et dont il nous reste un abondant corpus. Pour les aliments, proprement dits, Platon rejoint des passages bien précis de Maladies iv chap. 33 et 346, et d’Ancienne Médecine 14 et 247. Ces passages assertent en effet la parenté entre les pouvoirs (δυνάμιαι) ou les espèces de l’humide (ὑγροῦ ἰδέαι), dites encore substances humides (ἰκμάδες) ou humeurs (χυμοί), contenus dans le corps, et ceux contenus dans les aliments ingérés apportés de l’extérieur. S ’ajoute, pour Maladies iv seulement, la parenté entre les pouvoirs contenus dans la terre et ceux des plantes. Cette parenté se dit sans surprise c omme l’appartenance au même γένος, en l ’occurrence sans référence au genre au sens aristotélicien du terme, mais plutôt en rapport avec la lignée familiale (συγγένεια, συγγενής)8. Platon ne change rien à cette position en postulant la parenté entre les parcelles d’aliments (ils ont en effet été préalablement divisés, comme nous le verrons) et ce sur quoi elles se portent dans le corps9. Toutefois, Platon complète de façon décisive Maladies iv (32) : « Quand on a mangé et bu, le corps tire à lui du ventre l’humeur en question et les sources tirent du ventre à travers les veines ; l’humeur semblable attire la semblable et la distribue au corps comme dans le cas des végétaux, l’humeur semblable attire la semblable de la terre. (34) » : « La terre elle-même a des puissances de toute nature et innombrables. Elle fournit à chaque végétal l’humeur semblable, celle q u’il possède congénitalement semblable à lui-même et chacun tire de la terre sa nourriture selon sa nature propre. En effet, le rosier tire de la terre l ’humeur qui correspond à sa puissance propre ; tous les autres végétaux tirent de la terre chacun selon lui-même » (trad. R. Joly, Paris, CUF, 1970). 7 Ancienne médecine (14, 3) : « Estimant en effet que ce n’est pas le sec ni l’humide ni le chaud ni le froid ni aucun autre de ces principes qui cause du dommage à l’homme –ou dont l’homme a besoin–mais ce qui en chaque aliment est fort et surpasse la nature humaine, ils estimèrent donc que ce qui était nuisible, c’était ce que la nature humaine ne pouvait pas dominer, et voilà ce q u’ils cherchèrent à retrancher. Or ce q u’il y a de plus fort dans le doux, c’est le plus doux, dans l’amer le plus amer, dans l’acide le plus acide et dans chacune de toutes les substances présentes, le degré extrême. Car ils voyaient que ces substances étaient également présentes dans l’homme et q u’elles l’incommodaient. » ; (24) « En ce qui concerne les puissances, il convient d’examiner, à propos de chacune des humeurs prises en elles-mêmes, quelle action elle est capable d’exercer sur l’homme, comme il a été dit précédemment, et à propos de leurs relations entre elles, quel degré de parenté elles entretiennent (…) l’humeur acide doit donc être la plus inappropriée parmi les humeurs restantes, s ’il est vrai que l ’humeur douce est, elle, la plus appropriée de toutes les humeurs. » 8 En vertu d’une nuance, isolée à ma connaissance, Ancienne Médecine préfère parler de convenance ou de caractère approprié (ἐπιτήδειον). 9 Timée, 81 b 2-4 : « Chacune des parcelles qui ont été divisées en nous (cf. Timée, 80 d 8-e 2 : “Les parcelles nutritives fraîchement divisées et séparées de leurs congénères, des 6
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le champ de la parenté en affirmant q u’il y a un lien, entre les produits de la terre et l’homme qui les c onsomme. Ce lien manquait chez les Hippocratiques. Pour l ’auteur de Maladies iv, en effet, les pouvoirs des plantes sont parents de ceux que contient la terre tout comme le sont les pouvoirs des aliments avec ceux du corps, selon une simple analogie donc. Le Timée ajoute une dimension téléologique : c’est parce que les produits de la terre sont élaborés par les jeunes dieux pour être directement en affinité avec « la nature des hommes » que tous deux sont parents10. Cette affinité est créée au prix d’une restriction, d’un double élargissement et d’un ajout à la théorie des espèces de l’âme mortelle définie préalablement pour l’homme. La restriction c onsiste à ne donner pour nourriture tangible aux hommes que les végétaux. On ne saura rien du métabolisme de la chair. Ce faisant, Platon transforme l ’opposition que l ’auteur d’Ancienne Médecine établit entre les nourritures primitives non-élaborée et celles que la médecine en devenir a adoucies et rendues consommables pour les hommes. Il postule en effet que les espèces sauvages préexistaient primitivement aux espèces c ultivées et, par-là « aptes à nourrir » (τιϑασός de τρέφω), sans plus se préoccuper de savoir comment cette chronologie coïncide avec celle de la fabrication, et donc de l ’apparition dans le Monde sensible, des vivants humains en leur parties mortelles. Un premier élargissement c onsiste à délaisser l ’humidité, les humeurs et les pouvoirs des Hippocratiques, pour faire intervenir la notion plus vaste de φύσις. Celle-ci en effet réunit hommes et plantes, une fois qu’ils ont été fabriqués, dans un processus vital général où s’inscrivent aussi bien la génération et la corruption que le fait de pousser (φυτεύειν). On ne s ’étonnera pas, dès lors, que cet usage conduise à rappeler le sens, lui aussi le plus large, de ζῷον comme ce qui participe à la vie (μετάσχειν τοῦ ζῆν). fruits, des herbes et de tous les végétaux que le Dieu a faits croître précisément pour nous nourrir se porte vers ce qui lui ressemble (πρὀς τὸ συγγενές) et remplit de nouveau la place qui venait de se vider ». (Trad. A. Rivaud, 1925, CUF, 5e édition 1970, pour toutes les citations du dialogue, parfois modifiées). 10 Timée, 77 b 2-7 : « Or, tout ce qui participe de la vie, nous sommes en effet en droit de l’appeler vivant. Toutefois ce dont nous parlons en ce moment (les plantes) participe à la troisième espèce d ’âme, celle dont nous avons dit q u’elle est située entre le diaphragme et le nombril, qui n’a aucune part ni à l’opinion ni au raisonnement ni à l’intellect, mais qui éprouve la sensation de plaisir et de peine qu’accompagnent les appétits »
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L’un des bénéfices de la restriction et des deux élargissements précédemment cités est de permettre à Platon de rattacher à l’âme appétitive l’espèce du vivant que sont les plantes11 et de c ompléter le schéma de la parenté. Cette espèce ne participe ni de l ’opinion, ni du raisonnement, ni de l’intellect, mais elle a part aux appétits et – ce qui mérite d’être noté, bien que la référence à l’âme appétitive l’impose logiquement –, aux sensations de plaisir et de peine qui accompagnent ces appétits. On remarquera ici en effet l’insistance mise sur l’octroi des sensations aux plantes (deux fois mentionnées dans notre passage). Or c omme nous le verrons, Galien essaiera d’en faire usage pour expliquer l’attraction du semblable par le semblable dans le processus de nutrition12. Effectivement et bien que le vocabulaire du συγγενές n’intervienne pas à l ’occasion, le fait que les plantes participent de l’âme appétitive elle-même met les consommateurs que sont les vivants, notamment humains, où loge aussi cette âme, en relation de c ongénitale avec leur nourriture. Enfin, tout logiquement, l’établissement d’une telle relation entre la nourriture tangible et la partie appétitive de l’âme a pour corollaire une différenciation de la nature de la nourriture elle-même en fonction des autres espèces d ’âmes considérées et tout particulièrement de l ’âme la plus divine13. Pour celle-ci, la nourriture, – qui est aussi thérapie, en vertu du principe rappelé en Timée, 89 b 4-614, selon lequel la composition (σύστασις) des maladies est le verso dont la nature du vivant est le recto –, cette nourriture donc est constituée par les pensées du Tout, qui correspondent aux pensées vraies (ἀληϑεῖς φρονήσεις) touchant à ce qui est immortel. Ajoutons que, selon le modèle proposé par le traité Du Régime15, ces pensées-nourriture ne se dissocient pas des exercices 11 Timée, 77 b 3-c 4 : « Toutefois ce dont nous parlons en ce moment participe à la troisième espèce d ’âme, celle dont nous avons dit q u’elle est située entre le diaphragme et le nombril, qui n’a aucune part plus à l’opinion et au raisonnement qu’à l’intellect, mais qui éprouve des sensations de plaisir et de peine qu’accompagnent des appétits. » 12 On my own opinions, 15. 4-6 et 7, éd. Nutton. 13 Timée, 90 c 6-d 1 : « Il y a donc pour tout être une seule façon de tout soigner : accorder à chaque partie les aliments et les mouvements qui lui sont propres. Les mouvements qui sont apparentés à ce q u’il y a de divin en nous, ce sont les pensées et les révolutions de l’univers. » 14 Timée, 89 b 4-6 : « En effet la c omposition des maladies ressemble, en un certain sens, à la nature du vivant. » 15 Du Régime, I, 2, 2 : « Mais ce qui précède étant connu, on n ’a pas encore un traitement complet, pour la bonne raison que l’homme qui se borne à se nourrir ne peut bien se porter : il y faut aussi des exercices. »
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pour former un régime apte à respecter ou à rétablir dans l’âme les révolutions régulières de l’univers16. S’agissant du processus de nutrition stricto sensu, nous constatons la même fidélité aux textes médicaux (du moins ceux sur lesquels nous pouvons le vérifier) et un mouvement d’élargissement analogue. Les écrits médicaux, avant Platon (et bien après lui), considèrent en effet comme acquis, que les aliments vont dans le ventre17, parce que celuici offre une cavité accueillante et, selon une mécanique de remplissage de ce qui a été vidé auparavant, comme celle q u’évoque Maladies iv18. Ce mouvement ne sera théorisé que plus tard par Érasistrate mais cette fois-là en rapport avec la négation de l’existence de la vacuité dans le corps. Dans le ventre, les aliments et les liquides absorbés subissent une transformation par la chaleur du feu, c ’est-à-dire une coction, puis sont distribués sous forme d ’un suc, généralement par les vaisseaux. La thèse est tellement admise que les traités hippocratiques se font volontiers allusifs à ce propos : Ancienne Médecine, par exemple, ne la convoque qu’indirectement en évoquant les troubles qu’éprouve quelqu’un qui est habitué à ne prendre qu’un repas, quand il en prend davantage19. Les nouveaux aliments arrivent dans le ventre alors que celui-ci est encore en ébullition (ζέω) ou en fermentation c omme du levain (ζυμόω-ῶ) d’avoir eu à cuire (πέσσειν) les précédents. D ’où une cuisson plus lente des nouveaux arrivés. Du Régime offre un cas analogue où intervient le feu de la cuisson gastrique20. Notons encore que le double rôle de réceptacle et de foyer de cuisson q u’est celui du ventre se trouve dans tous les cas, 16 Timée, 90 b 6-c 2 : « L’homme qui a mis tout son zèle à acquérir la c onnaissance et à acquérir des pensées vraies, celui qui a exercé surtout cette partie de lui-même, il est absolument nécessaire, je suppose qu’il ait des pensées immortelles et divines, si précisément il atteint la vérité […]. » 17 Lieux dans l’homme, viii, 1 : « Dans le ventre vont les aliments et les boissons ; du ventre partent de fibres tendues jusqu’à la vessie, laquelle filtre les liquides. » 18 Cf. n. 1. 19 Ancienne médecine, 11, 1 : « Pour celui qui a l’habitude de ne faire qu’un seul repas, c’est je pense, parce qu’au lieu d ’attendre le temps suffisant pour que son ventre puisse tirer complètement profit des aliments ingérés la veille, les dominer, se vider et avoir du repos, il y a introduit en sus de nouveaux aliments dans un ventre qui était en ébullition et en fermentation. Chez de tels individus le ventre cuit les aliments beaucoup plus lentement et a besoin d ’un temps plus long de relâche et de repos. » 20 Du Régime, lvi, 8 : « Les aliments crus donnent des coliques et des renvois, parce que le ventre doit réaliser ce que le feu aurait dû faire, tout en étant plus faible que les aliments absorbés. »
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en relation avec le modelage du corps lors de la génération, soit exclusivement par l’air21, soit par l’air associé au feu et à l’eau22. Platon, pour sa part, reprend les éléments disséminés dans les traités médicaux qui l ’ont précédé ou lui sont contemporains mais les redistribue selon une nouvelle combinatoire. Le réceptacle creux des aliments et des boissons que c onstitue le ventre se trouve immédiatement métaphorisé en cet objet creux qu’est la mangeoire où la bête brute qu’est l’âme appétitive vient se repaître, sans que Platon s’attarde sur la façon dont les jeunes dieux le fabriquent23 mais dans un mouvement où il s’agit de différencier les différentes espèces d ’âme et de les hiérarchiser. La collaboration du feu et de l’air se trouve alors réservée à la transformation de la nourriture. Les triangles du feu coupent les aliments ; l’air de l’intérieur du corps allié à celui de la respiration enlève les morceaux de la cavité d ’où il les puise24. Le mélange du feu avec l’eau, cette fois, produit la couleur rouge de ce qu’on appelle le sang et le sang constitue, à son tour un lieu de partage (νομή) d’où, non seulement les chairs, mais aussi toutes les parties du corps sont arrosées et remplies de nutriments quand elles ont été vidées selon la mécanique attestée dans les traités hippocratiques que j’ai évoquée et la parenté entre la nourriture et le nourri25 (Timée, 81 b). Mais Platon va également un pas plus loin. Il thématise et synthétise aussi de façon puissante ce que les médecins laissent plus flou, voire 21 Nature de l’enfant, 17, 1 : « La chair, développée par le souffle, se divise en membres. Chaque élément en elle va vers son semblable, le dense vers le dense, le poreux vers le poreux, l’humide vers l’humide ; chacun a sa place particulière selon la parenté d’où il est issu ; tout ce qui provient d ’éléments denses est dense, d ’éléments humides, humide. » 22 Du Régime, I, 9, 2. 23 Timée, 73 e 3-71 a 1 : « Et là, (dans la région qui s ’étend depuis le diaphragme et qui est limitée par le nombril), ils ont attaché cette partie de l’âme, comme une bête brute qu’il faut bien nourrir, tout en l’attachant si jamais l’espèce humaine doit durer. C ’est donc afin que, se repaissant toujours près de sa mangeoire, logée le plus loin possible de la partie qui délibère et lui apportant le moins de trouble et de bruit, elle pût laisser cette partie maîtresse délibérer en paix sur tout ce qui c oncerne le bien de l ’ensemble ou des parties du corps. » 24 Timée, 80 d 3-e 1 : « Le feu divise les aliments ; il s’élève à l’intérieur du corps, en suivant l’air de la respiration ; il remplit les vaisseaux aux dépens de la cavité intérieure du corps, par l ’effet de son mouvement ascensionnel, et, les puisant dans la cavité intérieure, il déverse dans les vaisseaux les particules divisées des aliments. Et ainsi, dans toute l’étendue du corps, chez tous les vivants, se forment des courants de nourriture qui les arrosent. » 25 Timée 80 e 1-8.
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ne mettent pas en relation. Il inscrit le processus nutritionnel dans le cadre plus vaste d ’un échange entre l ’intérieur du corps et son extérieur, échange lui-même fondé sur la c ommune c omposition élémentaire des deux domaines26. On sait, par exemple, que le traité Du Régime qui attribue la c omposition du cosmos27, du corps humain28 et de l’âme29, à l’association, selon des proportions diverses, des principes de l’eau et du feu qui se limitent et se nourrissent l’un l’autre, se borne à suggérer que le régime vise à rétablir les déséquilibres qui peuvent advenir entre les deux30. Quant au traité De la Nature de l’homme31, s’il affirme que le corps naît par composition des quatre qualités élémentaires et meurt quand elles se séparent, pour rejoindre, on peut le supposer, leurs semblables à l ’extérieur, la nutrition 26 Timée, 81 a 4-6 : « Les choses qui nous entourent du dehors ne cessent de nous décomposer et de nous diviser, expédiant les parcelles qu’elles détachent de nous vers l’espèce de même tribu. » 27 Du Régime, i, 4, 1 : « Chacun des deux éléments (le feu et l ’eau) a les attributs suivants : le feu a le chaud et le sec ; l’eau, le froid et l’humide, car il y a de l’humidité dans le feu ; et l’eau, du feu, tient le sec ; car il y a du sec dans l’eau. Les éléments étant tels, ils séparent mutuellement d’eux-mêmes beaucoup de formes variées de semences et de vivants, qui ne se ressemblent ni par l’aspect ni par leur qualité. Étant donné, en effet, que les éléments ne se figent jamais dans le même état, mais changent toujours en ceci ou cela, il est forcé que soient aussi dissemblables les choses qui se séparent d ’eux. » 28 Du Régime, i, 3, 1 : « L’homme et tous les autres animaux se c omposent de deux éléments, différents par leurs vertus, mais complémentaires par leur action, l ’eau et le feu. » 29 Du Régime, i, 6, 1 : « Toutes les choses et particulièrement l ’âme de l ’homme et le corps comme l’âme, ont une structure. Dans l’homme se glissent des parcelles de parcelles, des tous de tous, mélange de feu et d’eau, les unes pour prendre, les autres pour donner. » 30 Du Régime, i, 2, 1 : « Je prétends que celui qui veut traiter exactement du régime de l’homme doit d’abord connaître et discerner la nature de l’homme en général : connaître ses constituants fondamentaux et discerner les éléments qui prédominent. Car, s’il ne connaît pas la constitution fondamentale, il sera incapable d’en connaître les effets ; et s’il ne discerne pas ce qui prédomine dans le corps, il ne sera pas capable de fournir au patient en traitement utile. L’auteur doit donc c onnaître ces points et, en plus de cela, la vertu respective de tous les aliments, q u’elle soit naturelle ou imposée artificiellement par la technique humaine. » 31 Nature de l ’homme, i, 3 : « Puisque telle est la nature de tous les animaux et de l’homme en particulier, nécessairement l ’homme n ’est pas un, et chacun des principes qui c oncourent à la génération garde dans le corps la puissance suivant laquelle il y a c oncouru ; nécessairement aussi chaque principe retourne à sa propre nature lorsque finit le corps humain, l’humide allant à l’humide, le sec au sec, le chaud au chaud et le froid au froid. Telle est aussi la nature des animaux et de toute chose : tout naît semblablement et tout finit semblablement. Car la nature de tout est c onstituée par la c ombinaison de ces principes nommés plus haut, et d’après ce qui a été dit, elle y aboutit, retournant là d’où est venu chaque être c omposé. »
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n ’entre pas en ligne de compte. Le traité Des lieux dans l’homme, pour sa part, met bien l’accent sur la circulation élémentaire entre le dehors et le dedans, ainsi que sur le caractère circulaire du mouvement dans lequel est pris le corps, et mobilise l ’image du flot, l ’un et l’autre importants chez Platon, mais le fait exclusivement en rapport avec la fragilité de l’assemblage humain toujours menacé de se défaire dans le monde extérieur, et avec le système de communication interne des maladies, nullement avec le processus nutritionnel32. On sera particulièrement attentif aux échos de vocabulaire des traités hippocratiques chez Platon, quand s’opère le mouvement de synthèse et de réorientation que Platon imprime aux textes médicaux. Ainsi, τήκειν, déjà rencontré dans Maladies iv, est très fréquemment employé dans le Timée pour renvoyer à la fusion des chairs ou de la liqueur fixant la chair aux os, ainsi qu’à celle de tout le corps des vivants mortels. Les mots suffixés en περι- soulignent ce qui est dit de la forme parfaite du cercle et de la sphère, comme figures du monde et de la tête, et font ainsi écho à la représentation circulaire de corps dans Lieux dans l’homme. Ajoutons que là où ce même traité parle de parties « homo-ethniques » ou partageant la même ethnie/peuple (ὁμοιοεϑνίη), dans un développement de tonalité anaxagoréenne33, Platon glisse le terme, également bio-politique, de parties ὁμόφυλα (de même tribu). Le mouvement d ’attraction du semblable vers le semblable qui gouvernait jusqu’ici celui de la nourriture aux parties de corps à nourrir, intéresse donc aussi sa désintégration34 : ce que le corps perd au profit des éléments extérieurs « de même tribu » qui l ’entourent (περιεστῶσα), la distribution en cercle (περειλημμένα) des parties sanguines où sont disséminés les aliments, le donne au corps. On ne manquera pas de noter, que certaines maladies sont également ramenées à un processus décrit comme se produisant à rebours (Timée, 82 e-83 a 6) du processus nutritionnel sain et l ’interrompant : une nutrition pervertie en quelque sorte et selon une inversion de cycle. La chair, 32 Lieux dans l’homme, i, 1 : « À mon avis, rien, dans le corps n ’est c ommencement, mais tout est également commencement et fin ; en effet, un cercle étant tracé, le commencement ne peut être trouvé. De la même façon, l’origine des maladies est dans tout le corps. » 33 Lieux dans l ’homme, i, 5 : « Cette plus petite partie, quoi q u’elle éprouve de bon ou de mauvais, le porte à la partie du même peuple q u’elle. Aussi le corps ressent-il peine et plaisir du fait du peuple le plus petit ; c’est que la partie la plus petite a toutes les parties, et ces parties, transportant respectivement tout à celles de leur peuple, les informent de tout. » 34 Timée, 81 a 4-6, déjà cité n. 25.
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une fois défaite, revient dans le sang qui l’a primitivement fait croître. Il en va de même de la substance visqueuse et grasse qui normalement colle la chair aux os et nourrit l’os entourant la moelle. C’est précisément l’inscription du processus nutritionnel dans le mécanisme plus vaste du rapport de circularité entre l’intérieur et l’extérieur du corps qui émancipe radicalement Platon de ses références médicales. Pour cela, le mouvement d ’attraction du semblable vers le semblable intervient en plusieurs points. Le mécanisme de « réplétion » et de « déplétion » propre à la nutrition des vivants mortels est rapporté au transport (φορὰ) qui se produit dans l’univers : c ’est le transport « selon lequel tout c ongénère se porte vers lui-même » (ἥν τὸ συγγενές πᾶν φέρεται πρὸς ἑαυτό)35. Notons incidemment, qu’en 32, les éléments formant le corps du monde sont tenus en amitié (φιλία) les uns avec les autres. Le transport lui-même est circulaire comme cela a été dit en 58 a. Le mouvement nutritionnel devient donc, dans le microcosme du corps, l’imitation du mouvement du macrocosme et les particules du sang sont portées circulairement en nous, « comme dans un ciel ». Mais c ’est aussi le mécanisme nutritionnel qui permet de faire le départ entre les deux : le corps du vivant mortel et celui du monde. Alors que le vivant mortel est constamment en butte à l’usure que lui impose le monde extérieur et par-là soumis à la nécessité de la nutrition qui vise à puiser dans les aliments de quoi le reconstituer et à le maintenir pour un temps, le monde qui l’enveloppe échappe à ce mouvement. Privé de toute extériorité élémentaire, en effet, il ne c onnaît pas l’usure extérieure si bien q u’il n’a pas à se nourrir et peut se passer d ’organes de la nutrition. Toutefois le processus nutritionnel revient sous une autre forme. Le monde visible, est-il dit, est à lui-même sa propre nourriture quand il entre dans sa phase de destruction. Enfin on peut constater que, via le mécanisme d’attraction du semble par le semblable, la nutrition est liée à la fois aux sensations et, plus furtivement dans le Timée, à l’éducation. La vue par exemple36 repose fondamentalement sur la rencontre du feu pur intérieur « propre » (à sa fonction qui est d’éclairer sans brûler et au corps qui lui sert de siège) et du feu extérieur plus grossier. Cela, sur 35 Timée, 81 a 1-4 : « Or le mécanisme de la réplétion et de la déplétion s’apparente à ce qu’est, dans l ’univers, le mouvement en vertu duquel tout ce qui est apparenté se porte vers lui-même. » 36 Timée, 45 b 4-d 2.
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la base de leur fraternité ; le premier en effet est dit ἀδελφός du second. À la lumière du jour, les deux feux se rencontrent selon le mouvement qui porte le semblable vers le semblable (τότε ἐκπῖπτον ὅμοιον πρὸς ὅμιον) et constituent ainsi un corps unique, rendu propre (οἰκειωϑέν) à la vision comme au corps voyant. Or, les sensations font partie, avec le mouvement nutritionnel, de ce qui affole l’âme divine lorsque les jeunes dieux l’enferment dans le corps37 et, preuve de la parenté cinétique de ces deux facteurs de trouble, c’est par l’apaisement du flot de la nourriture que l’âme, ébranlée par les sensations et la nutrition, retrouve finalement son calme. Enfin il est inutile de s’étendre sur le fait que la τροφή que l ’on traduit alors volontiers par « élevage » quand elle est liée à la παίδευσις n’en garde pas moins son lien intime avec la nutrition et entre au premier chef dans ce q u’il c onvient de prendre en c ompte et de maîtriser quand on ne veut pas altérer les bonnes révolutions de l ’âme. Elle ajoute alors à la dimension physique une dimension éthique. À côté de l’élaboration du cosmos et de l ’installation, propre au Timée, des trois parties de l’âme dans le corps, sous l’égide de l’âme rationnelle secondée par de l’âme colérique pour juguler l’âme désidérative, la nutrition apparaît ainsi comme un processus, dans lequel s’illustre la possibilité pour le corps, et le domaine de la nécessité auquel le corps appartient, de se laisser persuader38 par la raison39. 37 Timée, 43 b 4-c 1 : « L’abondance du flot animé par un mouvement de flux et de reflux, qui lui fournissait la nourriture, faisait que les impressions des objets extérieurs, en venant frapper les vivants, apportaient à chacun d ’eux un trouble encore plus grand. Par exemple, lorsque le corps d’un individu venait se choquer contre le feu extérieur […] » ; 44 a 5-b 6 : « Lorsque sur ces révolutions [de l’âme] viennent tomber du dehors des sensations qui se jettent sur elles et s ’en emparent entièrement, ainsi que toute l ’enveloppe corporelle de l ’âme, alors, bien que maîtrisées en fait, les révolutions de l’âme peuvent sembler maîtresses et, par l’effet de toutes ces affections, l ’âme, lors de sa naissance, quand elle vient d ’être enchaînée à un corps mortel, est d ’abord et primitivement folle. Mais, quand l’afflux des substances qui nourrissent et font croître le corps diminue, lorsque de nouveau, reprenant le calme, les révolutions de l’âme suivent leur voie propre […] elles donnent à l’autre et au même leurs noms exacts et elles font en sorte que celui qui les possède acquière le bon sens. » 38 Timée 47 e 3-48 a 7 : « Dans ce que nous avons dit, presque tout, à l’exception de brèves indications, concerne ce qui fut œuvré par l ’intelligence. Mais il faut aussi ajouter à nos discours ce qui naît par l’action de la nécessité. En effet, la naissance de ce Monde a lieu par un mélange des deux ordres de la nécessité et de l ’intelligence. Toutefois l ’intelligence a dominé la nécessité car elle a réussi de lui persuader d ’orienter vers le meilleur la plupart des choses qui naissent. Et c ’est ainsi, par l’action de la nécessité, cédant à la persuasion de la sagesse, que ce Monde s ’est formé, dès le principe. » 39 Sur ce point, voir Johansen, 2004, p. 18-19 et p. 99-102.
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À ce point, le moment est venu, de confronter à nouveau les textes médicaux aux textes platoniciens pour examiner de plus près en quoi consiste le mouvement du semblable vers le semblable qui fonde le transport de tout. Les textes médicaux, quant à eux, parlent d ’attraction mais ne disent rien non plus du moteur de ce mouvement ou de cette attraction. Ils se contentent de les poser en les ramenant comme on l’a vu à la parenté des corps attirés, non sans associer celle-ci parfois à l’idée d’un lieu propre de chaque élément et, plus mystérieusement, à son « soi-même » ou à celui de la qualité correspondante. Ainsi le traité De la Nature de l’enfant met sans plus d ’explication le principe à l’œuvre dans la différenciation des parties du corps sous l’effet du souffle40 : « La chair, développée par le souffle, se divise en membres. Chaque élément en elle va vers son semblable […] », tout en précisant : « chacun a sa place particulière (χώρη ἰδίη) selon la parenté d’où il est issu. » Maladies iv41, quand il s ’agit de c omparer le processus nutritif humain à celui des plantes, insiste tout particulièrement sur le second trait associé à la parenté, en revenant plusieurs fois sur le fait q u’il s’agit pour chaque plante de tirer de la terre « en fonction d’elle-même » (καϑ᾽ἑωυτὸ ἕκαστον). Il y aurait donc au principe de la parenté une qualité fondamentale d’identité dont il n’est jamais dit comment elle opèrerait comme force d’attraction. Platon, encore une fois, agence différemment les données des textes médicaux, en plaçant différemment les accents et en changeant le mode de description mais, il utilise les mêmes et, c omme les médecins, butte aussi sur l ’impossibilité de rendre c ompte du mouvement du semblable par le semblable. Il traite tout d’abord à part l’épineuse question du lieu des éléments ou des particules élémentaires. Il le fait, quant à lui, en langage mathématique et physique. Dans la composition du Monde sensible, le démiurge use de la totalité des quatre éléments en les plaçant les uns par rapport aux autres de manière qu’entre le feu et la terre, en position médiane se situent l’air et l’eau42. Il ne s’agit plus alors de parenté 40 Cf. Nature de l’enfant, 17, 1, cité n. 21. 41 Maladies iv, 33-34, cité n. 6. 42 Timée, 32 b 4-c 3 : « Ainsi le dieu a placé l ’air et l ’eau au milieu, entre le feu et la terre, et il a disposé les éléments les uns à l’égard des autres, autant qu’il était possible dans le même rapport, de telle sorte que ce que le feu est à l’air, l’air le fût à l’eau et que ce que l’air est à l’eau, l’eau le fût à la terre. De la sorte il a uni et façonné le ciel à la fois
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entre les éléments mais de φιλία, laquelle repose sur la mathématique des proportions. Puis intervient la cinétique43. La mise en rotation de l’ensemble par le Démiurge et la pression qu’elle exerce sur les éléments assurent les mouvements de ceux-ci, les particules de ceux qui se trouvent en situation d’être, dans tel ou tel cas, les plus subtils, venant, non seulement occuper les interstices laissés libres par les corps qui proviennent des particules les plus grandes, mais aussi provoquer une incessante alternance de dispersion et de recomposition des corps. C’est alors une pure variation physique de surface et de masse qui gouverne le changement de lieu des composantes élémentaires44. Mais, en dehors de l’intervention ordonnatrice tout extérieure du divin, que signifie alors exactement, même dans cette physique, que les particules sont, je cite, « portées vers les lieux qui sont les leurs » (μεταφέρεται πρός ἑαυτῶν τόπων) ? En quoi le rapport qualitatif d’identité peut-il générer, au sein de la mécanique des déplacements induite par la rotation du tout et les effets de vases communicants des particules, un type de mouvement particulier ? Le passage à un discours mathématique et physique ne résout pas le problème qui se pose déjà chez les médecins de savoir c omment la qualité de semblable à soi-même ou de « propre » suscite un mouvement vers ce lieu précis plutôt qu’un autre, fut-ce dans la direction donnée par le mouvement physique. Plus explicitement, une fois entré dans le domaine des vivants mortels laissé – l’âme divine mise à part –, à la charge des jeunes dieux et notamment dans celui de la nutrition, Platon reconduit, c omme nous l ’avons vu, le principe traditionnel d ’attraction du semblable par le semblable, fondé sur la parenté, principe dont la formule est, comme nous l’avons vu : « tout c ongénère se porte vers luimême » (τὸ συγγενὲς πᾶν φέρεται πρὸς ἑαυτό). Cette formule reprend, de la même façon que chez les médecins, la traduction du rapport de semblable à semblable c omme un rapport à un soi-même et pointe comme chez eux vers un mouvement en qualité que rien n’explique. visible et tangible. Par ces procédés et à l’aide de ces corps ainsi définis et au nombre de quatre, a été engendré le corps du monde. Accordé par la proportion, il tient de ces conditions l ’amitié, si bien, que revenant sur lui-même en un seul et même tout, il a pu naître indissoluble par toute autre puissance que par celle qui l ’a uni. » 43 Timée, 58 a 5-c 2. 44 Cf. la fin du passage cité n. 40.
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Le Timée n’apporte pas de solution à l’aporie car il recourt à la fabrication démiurgique, c ’est-à-dire au récit seulement vraisemblable d’une intervention tierce dans le couple des semblables. C’est d’avoir été agencés comme ils le sont, mus et associés comme ils le sont par le divin, que les éléments tiennent, leur forme, leurs lieux et leurs liens. En cela, Platon ne se différencie guère des poètes comme Homère ou des philosophes de la nature q u’il vise dans le Lysis45 et auxquels Socrate reproche de donner comme moteur au mouvement du semblable vers le semblable un dieu berger (ἄγειν) ou la nécessité (ἀνάγκη). Il butte dans le Timée sur la difficulté qu’il soulève dans le Lysis d’avoir à expliquer comment le semblable peut avoir besoin de son semblable dans ce qu’il possède déjà lui-même46. Platon toutefois esquisse dans le Timée une solution qui, tentée dans le Lysis à propos de l’amitié, s’avère, elle aussi, aporétique. Il s’agit du recours à l’οἰκεῖον47 que Charlotte Murgier a défini, s’agissant de l ’amitié, comme « ce qui nous appartient sans que nous le possédions » et qui, dès lors, fait l’objet d’un désir, donc d ’un mouvement d’appétence, différent d’une totale privation mais qui ne peut non plus être identifié ni au semblable ni à l’objet final du désir qu’est le bien48. Il permet de rendre compte de la présence/absence de l’objet aimé et constitue une médiation entre l’objet et le sujet qui en est privé. Mais dès lors quel c ontenu lui donner ? quelle est sa nature ? Dans le domaine éthique la question n’est pas résolue. Elle ne l’est pas non plus dans le domaine physique et physiologique. C’est en effet une grande innovation de Platon, par rapport aux textes médicaux de son temps et antérieurs, que de réintroduire cette notion 45 Lysis, 214 a 1-b 4 : « Ils [les poètes] sont pour nous c omme les pères de la sagesse et comme des guides. Ce qu’ils disent n’est certes pas à dédaigner lorsqu’ils révèlent ce que se trouvent être les amis ; à ce qu’ils prétendent, c’est le dieu lui-même qui les rend amis en les conduisant l’un auprès de l’autre. C ’est à peu près ce qu’ils veulent dire, je crois lorsqu’ils s’expriment ainsi : toujours un dieu c onduit le semblable vers son semblable et le lui fait c onnaître. N ’es-tu jamais tombé sur ce vers ? – Si, si répondit-il. – Eh bien, tu as dû également tomber sur les écrits de ces grands savants qui affirment la même chose, à savoir q u’il est nécessaire que le semblable soit toujours l ’ami du semblable ? » 46 Lysis, 214 e 3-5 : « Le semblable étant ami du semblable dans la mesure où il lui est semblable, est-il également utile à celui qui lui ressemble ? Disons-le plutôt en ces termes : le semblable pourrait-il faire à son semblable quoi que ce soit d ’utile ou de nuisible que ce dernier ne pourrait pas se faire à lui-même ? » 47 Lysis, 221 e 3-4 : « C’est donc le propre, semble-t-il, qui est l’objet de l’amour, de l ’amitié et du désir. » 48 Murgier, 2013a, p. 156-190, ainsi que, du même auteur, 2013b.
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dont, s’agissant de la nutrition, on trouverait trace dans Empédocle d’après le témoignage du pseudo-Plutarque49. Relisons pour cela le passage déjà cité du Timée50 où nous voyons que, en lieu et place de la référence aux semblables, toute thérapie est ramenée à la restitution, à toute partie du tout, des aliments et mouvements qui lui sont propres (οἰκείας ἑαυτῷ) lesquels sont glosés comme mouvements apparentés (συγγενεῖς). Mais que supposerait une explication par l’οἰκεῖον de la nutrition et de la thérapie des vivants mortels dans le tout ? De prêter aux corps et aux nutriments une forme de désir qui suppose en chacun (nourriture et corps récepteur) la présence/absence de l’autre plus qu’une absence radicale. Solution difficile qui n’est en tout cas pas clairement proposée. On en reste donc à la difficulté repérée dans les traités hippocratiques, malgré cet effort pour la dépasser. À ce point, il reste à se demander comment qualifier la nutrition, ce processus appuyé sur le rapport de parenté entre la nourriture et le nourri dès lors q u’il sert à penser, dans l’ordre du mortel, le transport des aliments (nutriment du corps, et pour une part de l’âme, qui apporte la vie aussi bien que la maladie, la vieillesse et la mort), c omme des pensées (nutriment de l’âme intellective qui mettent plus ou moins celle-ci en harmonie avec la révolution du Tout, en fonction de la τροφή selon laquelle on a été élevé et du régime qu’on a adopté) et, dans celui de l’immortalité, en l’absence de toute extériorité, l’alternance toujours recommencée (ἀεί) de la destruction et de la recomposition du Vivant mortel, sous la forme d ’une autophagie destructrice puis régénératrice ? Est-ce un modèle (παράδειγμα) ? Certes, dans le Timée, ce statut de modèle est explicitement réservé51 à ce qui est identique et uniforme et sur lequel le Démiurge fixe les yeux pour organiser le Vivant visible et éternel qui abrite tous les autres vivants. Pourtant si l’on quitte le récit de l’ouvrage du Démiurge pour entrer le domaine épistémologique dont le recours au paradigme est une des méthodes, on peut légitimement se demander si la nutrition entre dans cette catégorie. Le passage à c onsidérer est alors Politique, 277 d 1-278 c 8, amplement c ommenté dans la littérature savante52. Dans ce passage, 49 Empédocle, 22 A 77 DK ; 22 D 203 b Laks/Most : « Les animaux se nourrissent par le dépôt de ce qui est approprié ». 50 Timée, 90 c 6-8, cf. n. 13. 51 Cf. les douze mentions du mot dans le dialogue. 52 Notamment, Goldschmidt [1947] 2003 ; Gill, [2012] 2014, chap. 6. 3 : « Model of a model », p. 188-190.
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l’Étranger conduit le jeune Socrate à admettre que le modèle est un moyen de « montrer suffisamment bien53 », « de faire mouvement vers cette affection en nous q u’est la c onnaissance54 » et l ’engage également à prendre pour modèle de tout modèle l’apprentissage de la lecture et de l’écriture dans lequel le grammatiste c onduit le jeune enfant55. Dimitri El Murr56 en rend compte comme de la méthode qu’utilise le maître d’école pour étendre le jugement correct que formule le jeune enfant à propos des éléments d ’une c ombinaison simple (en l’occurrence une syllabe) à celui porté sur les mêmes éléments pris dans des combinaisons complexes et, ce faisant le porter à reconnaître qu’un certain élément est à la fois le même et différent dans les deux cas57. Il souligne bien, toutefois, q u’en préconisant cette méthode, l’Étranger vise seulement à faire mouvement vers la c onnaissance, à montrer et non à démontrer et, à ce propos, use de manière récurrente du vocabulaire de l’opinion (δόξα)58. Ainsi de même que l’enfant juge correctement des lettres en combinaisons simples et vise de cette manière un seul jugement vrai sur les combinaisons complexes, de même, dans tout paradigme, le cas initial sur lequel on s’est forgé une opinion vraie, en raison de sa plus grande simplicité, permet de former un jugement correct sur un cas plus complexe. Cela fait dire à Dimitri El Murr « qu’il y a une seule opinion englobant les deux cas ». C’est bien ce qui se produit pour la nutrition. L’opinion vraie de départ semble résider dans le cas le plus simple : le processus de transfert des aliments venus de l’extérieur aux composantes parentes qui constituent intérieurement le corps. C ’est là que Timée trouve des éléments (aliments, transport, parenté) à repérer dans des cas plus complexes (les relations des triangles élémentaires dans la τροφή, la maladie, les pensées de l’âme intellective, le processus de destruction et recomposition assurant l’éternité du Vivant visible). À l’arrivée, on reste dans le domaine de l’opinion car ce qui est dit de ces combinaisons complexes appartient bien au discours « vraisemblable » de Timée. Or ce qui fonde le point 53 Politique, 277 d 2 : ἰκανῶς ἐδείκνυσθαί τι. 54 Politique, 277 d 6-7 : Καὶ μάλ᾽ ἀτόπως ἔοικά γε ἐν τῷ παρόντι κινήσας τὸ περὶ τῆς ἐπιστημῆς. 55 « He turns an example into a model », Gill, op. cit., p. 188. 56 El Murr, 2015, p. 12-14. 57 Voir Gill, op. cit., p. 188. 58 Politique, 278 a 3 : δόξῃ ; a 6 ὀρθῶς ἐδόξαζον ; b 3 : τὰ δοξαζόμενα ἀληθῶς ; c 6 : δοξαζόμενον ὀρθῶς ; c 7 : ὡς μίαν ἀληθῆ δόξαν άποτελῇ.
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de départ qu’est la nutrition stricto sensu comme opinion vrai qui sera susceptible ensuite d’englober dans sa qualité les autres utilisations de la nutrition dans l’architecture du Timée, semble bien être l’appui que Platon trouve dans les écrits médicaux. C’est en ce sens que ces écrits font de la nutrition un des paradigmes du dialogue.
Catherine Darbo-Peschanski Centre Léon Robin de recherches sur la pensée antique (UMR 8061)
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Schenker, éds., A Companion to Greek Literature, Malden (MA)-Oxford John Wiley & Sons, p. 476-487 Woodruff Paul, 2017, « Why Did Protagoras Use Poetry in Education ? », Plato’s Protagoras. Essays on the Confrontation of Philosophy and Sophistry, Olof Pettersson, Vigdis Songe-Møller (éds.), Cham Springer, p. 213-227 Yamagata Naoko, 2012, « Use of Homeric References in Plato and Xenophon », The Classical Quarterly, no 62, p. 130-144 Yunis Harvey, 2011, Plato, Phaedrus, Cambridge Cambridge University Press Zanetto Giuseppe, 1994, Platone. Gorgia. Introduzione, traduzione e note, Milano Biblioteca Universale Rizzoli Zanker Paul, 1995, The Mask of Socrates. The Image of the Intellectual in Antiquity, Berkeley University of California Press Zehnpfennig Barbara, éd., 2008, Die Herrschaft der Gesetze und die Herrschaft des Menschen – Platons „Nomoi“, Politisches Denken Jahrbuch 2008, Berlin Duncker und Humblot Zilioli Ugo, 2013, « Protagoras Through Plato and Aristotle : a Case for the Philosophical Significance of Ancient Relativism », Protagoras of Abdera. The Man, His Measure, Johannes M. van Ophuijsen, Marlein van Raalte, Peter Stork (éds.), Leiden-Boston Brill, p. 233-258 Ziolkowski John, 1981, Thucydides and the Tradition of Funeral Speeches at Athens, New York Arno Press
INDEX DES PASSAGES CITÉS
Aelius Aristide Discours – xlv, 2, 68 (Dindorf) : 241, 269 Anaxagore (Diels-Kranz) – 59 A 1 : 55, 63 ; 59 A 11 : 55 Anonyme de Londres – 20, 25-50 : 357 Anthistène (Decleva Caizzi) – fr. 51 Aristoclès de Messine (Chiesara) – fr. 6 : 112 Aristophane L’Assemblée des femmes – 828 : 239 Les Grenouilles – 44 : 239 ; 10301036 : 183 Les Guêpes – 514 : 228 Les Nuées – 636-637 : 227 ; 783 : 227-228 Les Oiseaux – 889-893 : 246 ; 919 : 245 ; 922-923 : 245 ; 935 : 245 ; 938945 : 246 Aristote De Caelo – 270 b 24 : 57 Éthique à Eudème – iii, 1233 b : 57 Éthique à Nicomaque – viii, 1155 a-b : 59 Métaphysique – Α, 3, 983 b ; Α, 3, 983 b 27-31 : 113, 166 ; Α, 3, 983 b 31 : 56 ; α, 995 a 3-5 : 75 ; α, 995 a 7-8 : 53, 81 Poétique – 1447 b 17-18 : 54 ; 1448 b 34-1449 a 2 : 111 ; 1456 b 15-19 : 108 Politique i – 1301 b 18 : 315 ; 1302 a 35 : 315 ; 1302 b 6 : 315 ; 1306 a 6 : 315 ; 1306 b 23 : 315 ; 1307 b 15 : 315 Réfutations sophistiques – 173 b 17-22 : 107
Rhétorique i – 1357 b 31-33 : 330 Rhétorique iii – 1407 a 32-b 5 : 120 ; 1407 b 6-8 : 108 ; 1415 b 15 : 56 Aristoxène (Wehrli) – fr. 67 : 117 Clément d’Alexandrie Stromates – v, 14, 98, 8 : 267 Codex Parisinus Supplementum Graecum – 388 : 217 Corpus hippocratique Ancienne Médecine – 11, 1 : 362 ; 14 : 359 ; 14, 3 : 359 ; 24 : 359 Lieux dans l ’homme – i, 1 : 365 ; i, 5 : 365 ; viii, 1 : 362 Maladies iv –32 : 359 ; 33 : 359, 368 ; 34 : 359, 368 Nature de l’enfant – 17, 1 : 363, 368 Nature de l’homme – i, 3 : 364 Du Régime – i, 2, 1 : 364 ; i, 2, 2 : 361 ; i, 3, 1 : 364 ; i, 4, 1 : 364 ; i, 6, 1 : 364 ; i, 9, 2 : 363 ; lvi, 8 : 362 Cratès de Mallos (Broggiato) – fr. 20 : 174 ; fr. 29 : 113 Démosthène – lx, 1 : 344 ; lx, 13-14 : 344 ; lx, 15 : 344 Diodore de Sicile – i, 96, 2 : 183 ; xi, 33, 3 : 343 Diogène Laërce – ii, 57 : 309 ; ix, 48 : 56 ; ix, 53-54 : 108 ; ix, 55 : 116 Empédocle (Diels-Kranz) – 22 A 77 (= 22 D 203 b Laks/Most) : 371 ; 31 B 6 : 57 ; 31 B 22, 4-5 : 59 Éphore (Jacoby) – fr. 147 : 125
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Eschyle Agamemnon – 543 : 228 ; 1022-1024 : 259 ; 1425 : 228 ; 1619 : 228 Les Choéphores – 113 : 227 Les Euménides – 657 : 227 Prométhée enchaîné – 10 : 228 ; 634 : 228 Sept contre Thèbes – 2-3 : 67 Les Suppliantes – 289 : 228 Fragments (Nauck) – 314 : 232 Eubule (Kassel-Austin) Antiope – fr. 9 : 306 ; fr. 10 : 306 ; fr. 11 : 306 Eupolis (Kassel-Austin) – 167 Euripide Alceste –3-4 Antiope (Kannicht) – fr. 184 : 285 ; fr. 185 : 286 ; fr. 185, 2-3 : 301 ; fr. 186 : 290 ; fr. 187 : 303 ; fr. 188 : 290, 292 ; fr. 193 : 293, 303 ; fr. 196 : 303 ; fr. 199 : 301 Les Crétois (Kannicht) – fr. 472e, 32-34 : 125 Fragmenta fabulae incertae (Kannicht) – fr. 910 : 283-284, 295-297 ; fr. 911 : 284 Hécube – 591-603 : 228 ; 814-819 : 228 Polyidos (Nauck) – fr. 639 : 67 Les Suppliantes – 399 : 136 ; 403-408 : 137 ; 417-418 : 137 ; 429-432 : 137 ; 434 : 137 ; 452-454 : 138 ; 914 : 228 Thésée (Kannicht) – fr. 385 : 125 ; fr. 386 : 125 Eusèbe de Césarée Préparation évangélique – xiv, 20-21 : 112 ; xv, 5, 2 : 257 Gnomologium vaticanum – 743 : 107 Gorgias (Diels-Kranz) – 82 B 11a, 20 : 228 Héraclite (Diels-Kranz) – 22 A 6 : 165 ; 22 B 24 : 57 ; 22 B 28 : 57 ; 22 B 32 : 56-57 ; 22 B 42 : 73 ; 22 B 48 : 56 ; 22 B 56 : 73 ; 22 B 91 : 165, 319
Hermias d’Alexandrie Commentaria in Platonis Phaedrum – 61, 26 : 264 Hermogène Catégories du style : 213 Hérodote – iii, 38 : 270 Hésiode Fragments (Merkelbach-West) – fr. 144 : 134 Théogonie – 22 : 234 ; 116-132 : 164 ; 132-138 : 165 ; 195-197 : 57 ; 195198 : 161 ; 207-210 : 57 ; 223-224 : 57 ; 337-370 : 165, 174 ; 775-806 : 166 ; 921-929 : 162 Les Travaux et les Jours – 11-12 : 149 ; 11-26 : 147 ; 25 : 59 ; 81-82 : 57 ; 121123 : 153, 155-156 ; 232-233 : 69 ; 232-234 : 182 ; 287 : 70 ; 287-289 : 69 ; 287-292 : 106 ; 295-297 : 159 ; 306-316 : 146 ; 311 : 107, 146, 148 ; 317-319 : 147 ; 361-362 : 158 ; 662 : 234 ; 826-828 : 297 Hippias d’Élis (Diels-Kranz) – 86 A 2 : 106 ; 86 A 9 : 106 ; 86 A 10 : 106 ; 86 B 6 : 106 ; 86 C 1 : 105 Homère IIiade i – 169-171 : 48 ; 254-284 : 105 ; 259 : 105 ; 274 : 105 ; 275 : 105 ; 277 : 105 IIiade ii – 484-493 : 167 IIiade iii – 208 : 220 IIiade iv – 84 : 171 IIiade v – 51 : 221 ; 634 : 220-221 ; 646 : 115 ; 844 : 57 IIiade vi – 150 : 220 ; 444 : 220 IIiade viii – 14 : 67 ; 18-27 : 58 ; 19 : 112 IIiade ix – 308-314 : 62 ; 356-377 : 43 ; 442 : 221 ; 497 : 70 ; 497-501 : 69, 90-91 ; 502-512 : 57 IIiade x – 224 : 71, 91, 96-97 IIiade xi – 831 : 221 ; 832 : 221 IIiade xiii – 811 : 220-221 IIiade xiv – 201 : 54, 58, 110, 112,
Index des passages cités
165, 174 ; 245-246 : 113 ; 246 : 174175 ; 292 : 111 ; 302 : 110, 112, 174 IIiade xv – 268 : 223 ; 411 : 220221, 223 IIiade xvi – 811 : 220-221 IIiade xviii – 78-106 : 43, 46 ; 96 : 45, 47 ; 98 : 45, 47 ; 104 : 45, 47, 50 IIiade xix – 527-532 : 170-171 ; 527528 : 172-173 IIiade xx – 74 : 110 ; 213 : 220 ; 216 : 68 ; 320-321 : 57 IIiade xxi – 6 : 57 ; 195 : 113 ; 195199 : 113 ; 308-309 : 103 ; 487 : 220 IIiade xxii – 347 : 221 IIiade xxiii – 307 : 221 ; 308 : 221 IIiade xxiv – 244 : 220-221 ; 348 : 114 ; 527-532 : 170-171 ; 527-528 : 172-173 ; 720-774 : 248 Odyssée i – 384 : 221 Odyssée ii – 61 : 220-221 Odyssée iii – 187 : 220 Odyssée iv – 267 : 220 ; 493 : 220 ; 729 : 224 Odyssée vi – 233 : 221 Odyssée viii – 134 : 220-221 ; 159 : 220-221 ; 263 : 220-221 ; 264-365 : 57 ; 335 : 172-173 ; 448 : 221 ; 481 : 221, 234 ; 488 : 221, 234 Odyssée ix – 112-115 : 68 Odyssée x – 287-306 : 114 ; 305 : 177 ; 400 : 115 ; 455 : 115 ; 483-495 : 114 ; 495 : 115 Odyssée xi – 321 : 128 ; 568-571 : 115, 134 ; 569 : 67 ; 583 : 115 ; 601 : 115-116 Odyssée xii – 208 : 220-221 Odyssée xiii – 335 : 220 Odyssée xiv – 411 : 223 Odyssée xvi – 253 : 220-221 Odyssée xvii – 218 : 58 ; 226 : 220 ; 283 : 220 ; 347 : 64, 142, 147, 150 ; 362-364 : 143 Odyssée xviii – 362 : 220 Odyssée xix – 109 : 182 ; 109-112 :
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69 ; 111-113 : 182 ; 178-179 : 134 ; 325 : 220 Odyssée xx – 16 : 64 ; 17-18 : 64 ; 17-20 : 91, 93-94 ; 72 : 221 Odyssée xxii – 422 : 221 Odyssée xxiii – 160 : 221 ; 262 : 220 Odyssée xxiv – 244 : 220-221 Horace Art poétique – 275 : 133 Hymne homérique à Déméter : 185 Isocrate – ii, 48 : 138 ; iv, 4, 6 ; iv, 8, 1-2 ; iv, 24 : 348-349 ; iv, 27-29 : 353 ; iv, 29-33 : 353 ; iv, 30 : 353-354 ; iv, 31, 8 : 354 ; iv, 31-33 : 354 ; viii, 49 : 349 ; ix, 4-5 : 138 ; x, 38, 4 : 354 ; x, 63, 3 : 354 Libanios Apologie de Socrate, 86 : 148 Discours – i, 87 : 270 Lucien Contre un ignorant bibliomane, 4 : 309 Voyages extrordinaires – « Avant-Propos ou Dionysos », 5, 11 : 12 Lysias – ii, 2 : 344-345 ; ii, 14 : 351-352 ; ii, 28 : 352, 354 ; ii, 43 : 348-349 ; ii, 63 : 345, 352 Maxime de Tyr Dissertations – 12, 1 : 257 Mégaclide (Janko) – fr. 4 : 113 Métrodore de Lampsaque (DielsKranz) – 61 A 4 : 55 Orphée (Diels-Kranz) – 1 B 2 : 165 Orphicorum Fragmenta (Bernabé) – 22 (= 15 Kern) : 173-174 ; 431 (= 4 Kern) : 182 ; 434 (= 4 Kern) : 182 ; 687F (Papyrus de Derveni col. xxvi, 2) : 173 ; 688F (Papyrus de Derveni col. xxvi, 5) : 173 Papyrus Berolinensis – 13044 (=
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PLATON CITATEUR
Orphicorum Fragmenta 49 Kern = 383, 386-397 Bernabé) : 185 Papyrus de Derveni (Bernabé) – coll. iv, 6-11 : 71 ; col. xiii, 1-16 : 113 ; col. xxvi, 1-7 : 172 Papyrus d ’Oxyrhynque – ii 221, col. xii, 20-25 : 108 Parménide (Diels-Kranz) – 28 B 1 : 57 ; 28 B 13 : 57 ; 28 B 29 : 57 ; 28 B 52, 8 : 227 Pindare Fragments (Maehler) – 105a : 240 ; 133 : 63, 240 ; 169 : 239, 241, 269, 287 ; 213 : 69, 257 ; 214 : 254 ; 292 : 267 Isthmiques – i : 240, 262-263 ; v, 6 : 232 Néméennes – iii, 41 : 228 Olympiques – i : 251, 272 ; i, 1 : 240 ; i, 1-2 : 251 ; iii : 251 ; iii, 42 : 251 ; viii, 59-60 : 227 ; ix, 100 : 228 Pythiques – ii, 32 : 239 ; iii : 240, 259 ; iii, 54 : 259 ; iii, 54-58 : 259 ; iii, 59-60 : 259 ; iii, 80 : 227 ; v : 212 Platon Alcibiade Majeur – 103 a 1 : 198 Alcibiade mineur – 138 a 1 : 198 ; 140 a : 91, 96-97 ; 140 a 1-2 : 97-98 ; 147 b 7 : 55 ; 147 c 6 : 190 ; 149 e : 91 Apologie de Socrate – 17 d 3 : 13 ; 18 a 2 : 13 ; 18 b : 267 ; 19 c 2-3 : 10 ; 21 a 7 : 41 ; 21 b 4 : 41 ; 21 c 1-2 : 41 ; 22 b-c : 73 ; 22 c : 74 ; 22 c 2-6 : 36 ; 23 a 5-b 4 : 39 ; 23 b 6-7 : 41 ; 28 b-d : 43, 83, 425 ; 28 b 2-d 5 : 45 ; 28 d-30 c : 48 ; 28 d 9-10 : 83 ; 29 b 6-7 : 83 ; 32 a-e : 48 ; 33 a 5 : 30 ; 41 a 6-8 : 82, 181 Banquet – 174 d : 91, 96-97 ; 174 d 2 : 97 ; 174 d 2-3 : 71 ; 177 a 3-4 : 10 ; 178 b : 59 ; 179 b-180 b : 43 ; 179 d 3-180 a 3 : 185 ; 195 c 2 : 59 ; 195 d 2 : 57 ; 196 c 2-3 : 66 ; 199 a 5-6 : 66 ; 202 a : 234 ; 204 a 3-7 : 85 ; 206
c 1-4 : 39 ; 208 b-e : 43 ; 208 e 5-209 e 4 : 39 ; 209 d-e : 82 ; 215 a-b : 301 ; 215 a 5-b 3 : 144 ; 221 d-222 a : 301 ; 222 a 3 : 190 Charmide – 159 b 2-6 : 144 ; 160 c 6 : 13 ; 160 e 4 : 144 ; 161 a : 64 ; 161 a 2-6 : 142 ; 161 b 6 : 145 ; 161 c 9 : 41 ; 162 a 10 : 41 ; 162 b 4 : 41 ; 162 d 2-3 : 146 ; 163 b : 107 ; 163 b 1-3 : 145 ; 163 b 4-5 : 146 ; 163 b 7-8 : 146 ; 163 b-c : 68 ; 164 e-165 a : 60 ; 169 c 7 : 150 Cratyle – 384 b : 56 ; 385 e-386 a : 109 ; 390 c 2-12 : 15 ; 391 b 4-5 : 56 ; 391 b-c : 109 ; 391 c : 109 ; 391 c 9-d 3 : 58 ; 391 d-392 b : 110 ; 391 e 4 : 15 ; 392 a : 111 ; 396 c 4 : 153 ; 396 c 5-e 2 : 153, 167-168 ; 397 e : 153 ; 397 e 5 : 153 ; 397 e 8-398 a 2 : 153 ; 399 a 8 : 56 ; 400 d-401 a : 110 ; 402 a : 319 ; 402 a 1 : 56 ; 402 a-c : 112 ; 402 b : 153 ; 402 b 1-5 : 56 ; 402 b 1-c 1 : 173 ; 402 b 1-c 3 : 165 ; 402 b 4-c 1 : 183 ; 402 b 6 : 153 ; 402 c 6-7 : 56 ; 404 c 2-3 : 57 ; 406 c 7 : 153 ; 406 c 7-d 2 : 153, 168 ; 406 d 1-2 : 57 ; 406 d 3-4 : 161 ; 407 b 2 : 57 ; 410 b 6 : 57 ; 411 b 7-c : 58 ; 411 c : 56 ; 411 c 8-10 : 58 ; 428 a : 153 ; 428 a 1 : 153 ; 428 a 1-5 : 158, 168 ; 428 b 2-4 : 159 ; 428 c 6-8 : 160 ; 432 b 1-d 4 : 19 Criton – 43 a 1 : 198 ; 43 d-44 b : 43 ; 53 d 2-54 b 2 : 199 Définitions – 415 b : 139 ; 415 c : 139 Épinomis – 973 b 7 : 198 ; 981 b 7 : 189 ; 986 c 5 : 190 ; 991 b 7 : 190 ; Euthydème – 271 a 5 : 199 ; 277 e : 56 ; 292 e 3 : 239 ; 303 a-e : 251 ; 303 d 4-5 : 252 ; 304 b 3-4 : 240 ; 304 b 4 : 10 ; 304 c 6-305 b 3 : 253 ; 307 b 8 : 253 ; 307 c 3 : 253 Euthyphron – 12 a 7-8 : 68 Gorgias – 461 c : 301 ; 462 c : 301 ;
Index des passages cités
462 e : 301 ; 464 d : 324 ; 481 d-482 c : 271 ; 482 b-486 d : 284 ; 482 b-c : 299 ; 482 e : 302 ; 483 a-484 c : 277 ; 483 a 6-8 : 269 ; 483 b-484 a : 269 ; 483 e 2 : 275 ; 484 b : 238239 ; 484 b 1-2 : 67 ; 484 b 2 : 241 ; 484 b 4-9 : 269 ; 484 b 6 : 241 ; 484 b 10 : 270, 287 ; 484 c 4-5 : 272 ; 484 c 5-8 : 285 ; 484 c 8-d 2 : 289 ; 484 c-486 d : 272, 284 ; 484 e 4-7 : 67 ; 484 e 4-485 a 3 : 285 ; 485 e 2-486 a 3 : 17 ; 485 e 6-486 a 3 : 67 ; 486 a : 301 ; 486 b : 292 ; 486 d 3-5 : 295 ; 486 e 2-3 : 295 ; 487 e-488 a ; 487 e 8-a 2 : 272, 296 ; 488 b 3 : 239, 241 ; 488 b 3-4 : 270 ; 488 b 4-6 : 271 ; 489 e 2-3 : 291 ; 491 e-492 a : 306 ; 492 e 8-493 a 1 : 37 ; 493 a 6 : 67 ; 493 b 4-5 : 37 ; 493 c 7-8 : 68 ; 494 c-e : 302 ; 502 e : 324 ; 505 e : 305 ; 506 b : 284, 299 ; 506 b 5-6 : 17 ; 515 e : 323 ; 517 a-519 a : 319 ; 521 e : 324 ; 521 e 1-2 : 292 ; 523 a 1-2 : 83 ; 526 c 1-5 : 293 Hippias Majeur – 281 a 1 : 198 ; 300 c 3 : 13-14 Hippias mineur – 363 a 6 : 199 ; 364 b : 131 ; 364 c 5-8 : 61-62 ; 365 c 4-5 : 62 ; 365 c 7-8 : 62 ; 365 c-d : 73, 131 ; 365 d 1 : 74 ; 365 d 1-4 : 72 ; 365 d 3-4 : 62 ; 369 a 8 : 62 ; 369 b : 62 ; 369 d-370 e : 48 ; 370 d 7-e 4 : 62 ; 370 e 3-4 : 62 ; 371 e 7-8 : 62 Ion – 530 a 1 : 198 ; 530 b 10 : 190 ; 530 b-c : 72 ; 530 c 2 : 72 ; 530 c 4 : 72 ; 533 b 3-c 2 : 183 ; 533 d-e : 203 ; 536 b 3-4 : 183 ; 537 c : 74 Lachès – 178 a 1 : 198 ; 190 e 3-191 c 5 : 189 ; 201 b 1 : 67 ; 201 b 2-3 : 64, 143 Lettre iii – 315 d : 139 Lettre vii – 324 b-326 b : 49 ; 332 b : 139 ; 334 c : 139 ; 342 a-344 d : 50 ; 351 c : 139
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Lettre viii – 354 b-c : 139 Lois i – 624 a 1 : 199 ; 624 a-b : 127 ; 628 c 9-630 d 8 : 188-189 ; 629 b-630 b : 66 ; 630 a 3-4 : 87 ; 630 a 3 : 222 ; 630 a 4-5 : 216 ; 630 a 5 : 65 ; 630 c 4-5 : 65 ; 630 c 6-630 d 1 : 191 ; 631 d 5-c 1 : 207 ; 643 b 4-d 4 : 18 ; 644 c-645 b : 276 ; Lois ii – 656 b 1-6 : 18 ; 658 b-e : 82 ; 660 d 11-661 a 5 : 188-189 Lois iii – 680 b : 68 ; 680 d : 68 ; 680 d 2-5 : 68 ; 682 a : 68, 74 ; 689 a-e : 276 ; 689 a 5-c 3 : 274 ; 689 d-e : 274 ; 690 b : 241 ; 690 b 7-8 : 275 ; 690 c 2-3 : 275 ; 690 c 7-8 : 274 Lois iv – 706 a-b : 124 ; 711 e 7-712 a 3 : 277 ; 714 a 1-2 : 277 ; 714 c 2-3 : 277 ; 714 e 7-715 a 1 : 277 ; 715 a : 241, 276 ; 715 a 1-2 : 270 ; 715 a 2 : 241, 269 ; 715 a 8-d 6 : 278 Lois v – 726 a 3 : 189 ; 728 b 1 : 189 ; 728 b 2-c 2 : 18 Lois vi – 754 e 4-5 : 239 ; 766 a 3 : 190 ; 782 c 7-d 1 : 185 Lois vii – 795 e 2 : 13 ; 802 b : 192 ; 809 e 3 : 13-14 ; 811 a 1-5 : 17 ; 816 d 6 : 13 Lois viii – 835 d-837 a : 276 Lois ix – 853 a 2-3 : 275 Lois x – 888 e-889 e : 278 ; 888 e 5-6 : 278 ; 889 e-890 a : 277 ; 890 a : 279 ; 890 a 4-5 : 239 ; 891 c-d : 279 ; 891 e-892 c : 279 Lois xi – 916 e 3 : 13-14 ; 917 a : 274 Lois xii – 956 b 1 : 189 ; 957 c : 276 ; 966 e 1 : 189 Lysis – 213 e 3-214 e 1 : 36, 41 ; 214 a : 58 ; 214 a 1 : 59 ; 214 a 1-2 : 59 ; 214 a 1-b 4 : 370 ; 214 b 2-3 : 59 ; 214 c 6 : 59 ; 214 d 4 : 55, 59 ; 214 e 3-5 : 370 ; 221 e 3-4 : 370 Ménexène – 234 a 1 : 198 ; 234 c 7-235 a 6 : 346 ; 235 a 1 : 355 ; 235 c 5 : 346 ; 236 e 3-5 : 346 ; 236 e 3-237 a
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PLATON CITATEUR
1 : 346 ; 237 a 5-6 : 349 ; 237 a 7-b 3 : 342 ; 237 c 7-8 : 352 ; 237 e 3-238 a 1 : 353 ; 239 a 2-3 : 349 ; 239 c 3 : 347 ; 249 c : 319 Ménon – 70 a 1 : 207 ; 70 a 1-4 : 232 ; 70 a 5 : 198 ; 70 a 5-c 2 : 201 ; 70 a 6 : 199 ; 71 a 1-2 : 200 ; 71 b-d : 202 ; 71 c 9-10 : 200 ; 71 c 10 : 210 ; 71 e-79 e : 242 ; 71 e 1-72 a 5 : 205 ; 72 a 6-b 2 : 202 ; 72 c 7-d 7 : 202 ; 73 c 7 : 188, 210 ; 73 c 8-10 : 203 ; 73 c 8-74 b 6 : 202 ; 73 d 1 : 203 ; 74 a 4-5 : 207 ; 75 a 3-76 b 5 : 202 ; 75 a 4 : 207, 211 ; 75 b 10 : 243 ; 75 b 10-11 : 208, 243 ; 75 c 2 : 243 ; 75 c 8-d 4 : 243 ; 75 c 9-d 7 : 209 ; 75 d 2-4 : 203, 209 ; 75 d 5-6 : 209, 243 ; 75 e 2-3 : 243 ; 76 a 9-b 5 : 209 ; 76 b 1 : 210 ; 76 b 7 : 246 ; 76 c-e : 242 ; 76 c-77 c : 249 ; 76 c 1-2 : 244 ; 76 c 2-e 5 : 244 ; 76 d 3 : 240, 242 ; 76 d 4-5 : 212 ; 76 e 6-9 : 244 ; 76 e 9 : 201 ; 77 b 3 : 68 ; 80 b 1 : 204 ; 80 d-86 c : 233 ; 80 d 4 : 203 ; 80 d 6-9 : 247 ; 80 e-81 d : 249 ; 80 e 1-2 : 247 ; 81 a : 250 ; 81 a 5-c 4 : 247 ; 81 a-b : 63 ; 81 a-c : 247 ; 81 a-d : 250 ; 81 b : 234, 280 ; 81 b 1 : 240, 242 ; 81 b 4-6 : 63 ; 81 c 4-6 : 248 ; 81 c 6-7 : 64, 233 ; 81 e 1 : 203 ; 82 b 9-82 e 4 : 194 ; 82 b 9-84 a 3 : 194 ; 82 e 4-12 : 194 ; 82 e 12-84 a 3 : 194 ; 84 a 4-d 3 : 194 ; 84 d 4-85 b 11 : 194 ; 85 d 3 : 233 ; 86 b 7-c 2 : 202 ; 86 e 3 : 234 ; 89 d 4 : 232 ; 90 e 9 : 229 ; 92 e 3-93 a 3 : 231 ; 96 a-b : 69 ; 96 c 10 : 196 ; 96 d : 56 ; 96 d 5-7 : 196 ; 96 d 7-e 1 : 196-197 ; 96 e 1 : 188 ; 99 b 11-d 6 : 250 ; 99 e 4-6 : 208 ; 100 a : 114 ; 100 a 7 : 72 Minos – 318 b 6 : 190 ; 318 c : 124 ; 318 d : 133 ; 318 d-318 e : 124 ; 318 e : 132 ; 318 e-319 a : 129 ; 319 b-320 d : 126 ; 320 d-321 a : 129 ; 321 a : 124, 132
Parménide – 135 d : 118 Phédon – 57 a 1 : 198 ; 58 a : 124 ; 59 c-60 b : 47 ; 64 a 4-6 : 37 ; 64 e 8-65 a 2 : 39 ; 66 b-67 b : 85 ; 67 b-c : 256 ; 67 d 1-10 : 39 ; 73 d 2-e 4 : 195 ; 80 d 5-7 : 37 ; 83 a 1-3 : 39 ; 85 a-b : 116 ; 86 c 6 : 189 ; 94 d : 91, 95 ; 94 d 1 : 64 ; 94 d 5-a : 64 ; 94 d 6-e 1 : 95 ; 94 e 3 : 64 ; 94 e 7 : 64 ; 95 a 1 : 64 ; 107 a-b : 116 ; 107 e-108 a 1 : 63 ; 108 a 1 : 10 ; 108 a 1-2 : 68 ; 108 d-e : 116 ; 113 c 8 : 67 ; 114 c : 256 ; 114 d-115 a : 50 Phèdre – 227 a 1 : 198 ; 227 b : 240 ; 227 b 9-11 : 262 ; 228 a 1-2 : 264 ; 228 a-b : 264 ; 229 b-230 a : 56 ; 229 c : 264 ; 229 c 4-230 b 1 : 36 ; 229 e 4-230 a 6 : 263 ; 230 e : 264 ; 236 d 2 : 239, 244 ; 238 d 3 : 264 ; 239 e 4 : 189 ; 241 d-243 b : 266 ; 241 d 1 : 264 ; 241 e 1-2 : 264 ; 241 e 2 : 264 ; 242 a 8-b 5 : 264 ; 243 a 2-b 7 : 265 ; 243 a-b : 68-69 ; 243 d 8-e 2 : 264 ; 244 a 1-2 : 69 ; 245 a : 265 ; 245 a 1 : 266 ; 245 a 5-7 : 239 ; 246 a-256 e : 263 ; 247 c 3-4 : 265 ; 248 c 3 : 266 ; 248 d 2 : 266 ; 248 d 3-4 : 265 ; 252 b 6-7 : 67 ; 252 c : 213 ; 258 e 1-2 : 264 ; 259 a : 203 ; 259 e-260 a : 264 ; 260 a 7 : 76 ; 266 b 6-7 : 66 ; 266 d : 264 ; 268 c 6 : 17 ; 269 a 5-b 8 : 189 ; 275 c-e : 100 ; 275 d 5-6 : 73 ; 275 d-e : 77 ; 275 d 9 : 74 ; 276 d 3-4 : 66 ; 277 d : 335336 ; 279 a-b : 117-118 Philèbe – 11 a 1 : 198 ; 17 b 6-18 d 2 : 213 ; 33 b 7 : 189 ; 62 d 4-5 : 66 ; 66 c 8-10 : 66 Politique – 257 a 2 : 198 ; 269 d 6 : 189 ; 277 c 4 : 13-14 ; 277 d 1-278 c 8 : 371 ; 277 d 2 : 372 ; 277 d 6-7 : 372 ; 278 a 3 : 372 ; 278 a 6 : 372 ; 278 b 3 : 372 ; 278 c 6 : 372 ; 278 c 7 : 372 ; 297 e 11-12 : 66 ; 301 a-301 c : 139
Index des passages cités
Protagoras – 309 a-b : 114 ; 310 a-311 a : 115 ; 310 b : 115 ; 313 e-314 a : 121 ; 314 c-e : 115 ; 315 a : 120 ; 315 a-b : 117 ; 315 b-d : 115 ; 316 d : 59 ; 316 d 3-9 : 182 ; 317 c : 119 ; 320 c : 119 ; 330 b : 207 ; 331 e 3-4 : 60 ; 332 a : 60 ; 332 b 11 : 61 ; 332 c : 60 ; 332 c 1 : 61 ; 332 c 7-8 : 61 ; 332 d 2 : 61 ; 334 a 9 : 61 ; 334 a 10-b 5 : 61 ; 334 e 3-4 : 61 ; 337 a-c : 56 ; 337 a-348 a : 98 ; 337 c-d : 268 ; 337 d 1 : 239 ; 338 a : 105 ; 338 e 7-339 a 1 : 81, 98 ; 338 e 8-9 : 65 ; 338 e-339 a : 107 ; 339 a : 65 ; 339 a 5 : 65 ; 340 a : 103, 108 ; 340 a-342 a : 65 ; 340 e 2-3 : 66 ; 342 a-347 a : 77 ; 342 a 7 : 65 ; 342 b 3-4 : 65 ; 343 a 7 : 60 ; 343 b 2 : 60 ; 343 b 5 : 60 ; 343 c 1-3 : 60 ; 343 c 3-5 : 73 ; 343 c 7-344 b 1 : 65 ; 343 e-344 a : 65 ; 344 b 1-2 : 65, 71 ; 344 b 2-5 : 65 ; 344 b 3-4 : 72 ; 344 b 4 : 73 ; 344 b 6 : 66 ; 344 c 3-6 : 66 ; 344 c 7 : 66 ; 344 e 7-345 a 2 : 66 ; 345 a 3 : 66 ; 345 d : 66, 76 ; 345 d 7 : 66 ; 345 e 4-5 : 66 ; 347 a 3-4 : 72 ; 347 b-348 a : 121 ; 347 c 2 : 74 ; 347 c 3 : 74 ; 347 c-d : 74 ; 347 d : 74 ; 347 d 1 : 74 ; 347 d 1-3 : 98 ; 347 d 6 : 74, 98 ; 347 e : 73 ; 347 e 3 : 74, 98 ; 347 e 3-4 : 100 ; 348 a : 74 ; 348 a 1-2 : 98 ; 348 a 2 : 74 ; 348 a 4-5 : 74, 98 ; 348 d : 96, 98 ; 348 d 1 : 71, 97 ; 349 b : 207 ; 349 e : 56 ; 355 a 5-e : 77 ; 360 e-361 c : 117 République i – 331 a : 240 ; 331 a 1-9 : 254 ; 331 a 4-6 : 69 ; 331 e 3-4 : 60 ; 332 a : 60 ; 332 c : 60 ; 332 b 3 : 72 ; 332 b 11-12 : 73 ; 335 e 10 : 60 ; 336 a 1 : 60 ; 337 a 4 : 61 ; 338 c-e : 277 ; 340 d 1-341 a 4 : 25 ; 340 d 7-e 1 : 25 République ii – 358 a 1-2 : 256 ; 358 b 1-362 c 8 : 33 ; 361 b 7 : 67 ; 362 a 8-9 : 67 ; 362 d : 256 ; 362 d-366 b : 77 ; 362 e-365 a : 255 ; 362 e 1-367
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e 5 : 33 ; 363 a 5-d 6 : 189 ; 363 a 7-e 4 : 182 ; 364 a-366 b : 69 ; 364 a 1-5 : 69 ; 364 c 7 : 69 ; 364 d-e : 90 ; 364 d 4 : 69 ; 365 b 2-c 1 : 257 ; 365 d 1-2 : 69 ; 366 d 5-367 a 4 : 29, 31 ; 366 e 7-9 : 258 ; 367 c-e : 258 ; 368 d-e : 274 ; 368 e 2-b 1 : 27 ; 370 a-c : 327 ; 374 d-e : 327 ; 376 d-iii, 398 c : 77 ; 376 e 2-iii, 412 b 7 : 27 ; 377 a-379 a : 55 ; 377 a 5 : 55, 74 ; 377 a 12-b 4 : 15 ; 377 a 12-b 10 : 39 ; 377 b 6 : 15 ; 377 b 11-iii, 392 c 6 : 14-15, 28 ; 377 c 8-d 1 : 15 ; 377 d 8-378 a 1 : 15 ; 378 b 2 : 15 ; 378 d 7-e 4 : 36, 39 ; 378 e 2-3 : 15 ; 378 e 7-379 a 5 : 15 ; 379 c-e : 170 ; 379 d-383 c : 69 ; 380 a 2 : 15 ; 380 b 8 : 15 ; 380 c 6-7 : 15 ; 381 a 3-5 : 25 ; 383 a 2 : 15 ; 383 c 6 : 15 République iii – 386 a 2 : 15 ; 386 b-387 c : 117 ; 386 c : 69, 101 ; 386 c 3-7 : 37 ; 387 b 3-4 : 15 ; 387 c 1 : 15 ; 387 c 3 : 15 ; 387 c 9 : 15 ; 388 a-392 a : 69 ; 388 c 3 : 19 ; 388 d 3 : 15 ; 389 b 5-6 : 40 ; 389 d-392 c : 47 ; 389 e 4-390 a 3 : 28 ; 390 a 4 : 15 ; 390 b 3 : 15 ; 390 d : 64, 91 ; 390 d 1-5 : 94 ; 390 d 3 : 15 ; 390 e 5 : 28 ; 391 e 4 : 15 ; 392 a 8-c 5 : 27 ; 392 a 12-392 b : 77 ; 392 b 1 : 27 ; 392 c 6-8 : 14 ; 392 c 6-398 b 9 : 13-15, 17, 23, 28, 32, 38-40, 90 ; 392 c 6 : 14 ; 392 c 6-8 : 14 ; 392 c 6-394 d 10 : 14 ; 392 c-398 b : 47 ; 392 d 2-3 : 16 ; 392 d 3 : 14 ; 392 d 4-e 1 : 30 ; 392 d 8 : 14 ; 392 e 2-393 a 2 : 39 ; 392 e 2-394 b 2 : 30 ; 393 a 4-5 : 21, 39 ; 393 a 6-7 : 18 ; 393 a 7-b 3 : 10 ; 393 b 3 : 14 ; 393 b 7 : 14 ; 393 b 7-8 : 16-17 ; 393 b 8 : 17 ; 393 c 1 : 17 ; 393 c 1-d 2 : 18 ; 393 c 2 : 13, 20 ; 393 c 2-3 : 18 ; 393 c 4-5 : 15 ; 393 c 5-6 : 20 ; 393 c 9 : 14 ; 393 d 1 : 14 ; 393 d 2-8 : 31 ; 393 d 3-394 a 7 : 38-39 ; 393
420
PLATON CITATEUR
e 2 : 39 ; 394 a 7-b 1 : 15, 31 ; 394 b 3-5 : 17 ; 394 b 4 : 17 ; 394 c 2 : 16 ; 394 c 4-5 : 16 ; 394 c 7-8 : 14 ; 394 d 1-4 : 16 ; 394 d 1-e 2 : 20 ; 394 d 3 : 14 ; 394 d 3-4 : 15 ; 394 d 7 : 40 ; 394 e 1-2 : 15 ; 394 e 1-398 b 9 : 15 ; 394 e 2-3 : 21 ; 394 e 2-10 : 21 ; 394 e 8 : 21 ; 394 e 8-9 : 22 ; 394 e 9 : 19 ; 395 a 1-2 : 21 ; 395 a 2 : 28 ; 395 a 4 : 19 ; 395 b 5 : 21 ; 395 b 5-6 : 21-22 ; 395 b 6 : 18 ; 395 b 8 : 21 ; 395 b-c ; 395 b 8-c 3 : 21 ; 395 b 8-d 1 : 23, 40 ; 395 b 8-396 e 10 : 21 ; 395 c 1 : 21 ; 395 c 7-d 1 : 18, 32 ; 395 d 1-3 : 18 ; 395 e 9 : 26 ; 396 a 4-b 4 : 31 ; 396 a 4-7 : 24 ; 396 b 3-4 : 24 ; 396 b 10-c 3 : 22 ; 396 b 11 : 13-14 ; 396 c 2 : 14 ; 396 c 5-e 3 : 25, 28, 153, 167-168 ; 396 c 5-e 10 : 23 ; 396 c 6 : 13-14, 20 ; 396 c 7 : 16 ; 396 e 1 : 15, 34 ; 396 e 2 : 32 ; 396 e 4 : 14 ; 396 e 4-7 : 24, 32 ; 396 e 5 : 10, 13 ; 396 e 6-7 : 21 ; 396 e 9-10 : 15 ; 397 a 1-b 3 : 23 ; 397 a 2 : 14 ; 397 b 1 : 13 ; 397 b 2 : 14 ; 397 b 4 : 13 ; 397 b 7 : 13 ; 397 c 3-6 : 22 ; 397 c 8-10 : 22 ; 397 c 8-398 b 5 : 16 ; 397 c 9 : 13 ; 397 d 1-5 : 22 ; 397 d 4-5 : 24, 28, 32 ; 397 d 10-e 9 : 21 ; 398 b 1-4 : 24, 26-28 ; 398 b 2 : 13, 20 ; 398 b 3 : 15 ; 398 d 4-6 : 15 ; 400 d 1-e 5 : 14 ; 400 d 2 : 13 ; 400 d 6 : 13 ; 400 d 9 : 13 ; 402 b 9-c 9 ; 402 e 3-c 3 : 31 ; 403 c : 258 ; 403 e 4-410 b 9 : 25 ; 404 b 8 : 258 ; 406 b 4 : 258 ; 407 a : 69 ; 407 a 10 : 69 ; 407 c 4-6 : 258 ; 407 d 8-408 b 5 : 189 ; 408 b : 240, 259 ; 408 b-c : 240 ; 411 b 4 : 66 ; 412 b 8-414 a 8 : 25 République iv – 427 e : 207 ; 429 b 8-430 c 1 : 25 ; 432 b-434 c : 77 ; 434 a-c : 327 ; 434 d-435 b : 274 ; 441 b : 64 ; 441 b 3-c 2 : 94 ; 441 b 6 : 64, 94 ; 441 b 8 : 65, 94 ; 441 b-c : 91
République v – 452 a-e : 261 ; 452 d 2 : 261 ; 452 d 3 : 261 ; 452 d 8-e 2 : 261 ; 457 b 2-3 : 66 ; 457 b 2-5 : 260 ; 457 b 6 : 261 ; 465 d 2-e 2 : 189 ; 468 d 7 : 67 ; 469 a 1-2 : 156 ; 473 a 2 : 13 ; 478 a 12-13 : 84 ; 478 b 3-5 : 84 ; 479 c 2 : 55 ; 480 a 1 : 84 République vi – 484 c 6-d 4 : 31 ; 496 e 2-3 : 255 ; 497 a 4-5 : 256 ; 500 c 2-5 : 18 ; 500 e 3-501 a 7 : 83 ; 501 b 7 : 66 ; 502 e 2-503 a 7 : 25 ; 509 d-511 e : 234 République vii – 514 a-519 d : 203 ; 515 c 4-5 : 39 ; 516 d 4-7 : 37-38 ; 516 d 5-6 : 66 ; 534 b 8-c 5 : 84 ; 536 d 2 : 67 République viii – 544 a-547 c : 313 ; 544 c : 328 ; 545 a : 333 ; 545 c ; 545 d : 329, 330, 333 ; 545 d-546 a : 311 ; 545 d-547 c : 333 ; 545 d-e : 329 ; 545 e 1 : 69 ; 545 e 2 : 69 ; 546 a : 314 ; 547 a : 311, 329 ; 547 a-c : 329 ; 551 d : 330 ; 551 e : 327 ; 553 c : 334 ; 556 e : 311, 330 ; 557 b : 311, 318 ; 557 b-562 a : 313 ; 557 c : 311, 322-324 ; 558 b : 312, 319, 324 ; 559 e : 330 ; 559 e-561 a : 312 ; 560 a : 330 ; 560 b : 330 ; 560 c : 330 ; 560 d : 316, 330 ; 560 e : 316-317 ; 561 d : 326 ; 561 e : 326 ; 562 b : 312, 334 ; 562 c : 312, 328 ; 562 c-565 c : 313 ; 563 e : 328 ; 564 b : 312, 328 ; 565 a-d : 330 ; 565 e 7 : 239 ; 566 b : 330 ; 568 a-b : 61 ; 568 a 8-b 4 : 10 République ix – 586 b : 334 ; 586 c : 334 République x – 589 e 4 : 189 ; 595 a-b : 121 ; 595 a 1-b 7 : 28 ; 595 b 6-7 : 35 ; 595 b-c : 111 ; 600 a 9-b 5 : 185 ; 601 d 1-602 a 10 : 15 ; 605 d 1 : 17 ; 606 e 1-607 a 5 : 30 ; 606 e 2-3 : 81 ; 607 b 1-608 b 3 : 29, 35 ; 607 b 5-6 : 260 ; 613 b 10 : 239 ; 617 b : 203
Index des passages cités
Sophiste – 216 a 5 : 199 ; 216 c 5 : 66 ; 225 d 8 : 13 ; 229 b 7-230 d 5 : 84 ; 235 c 9-236 c 8 : 19 ; 268 d 2-3 : 66 Théètète – 142 a 1 : 198 ; 142 c-d : 118 ; 149 a 1-151 d 3 : 39 ; 151 e-152 a : 111 ; 152 a : 319 ; 152 c : 111 ; 152 d-e : 110-111 ; 152 e 1 : 59 ; 152 e 4-8 : 174 ; 152 e 6 : 58 ; 153 a : 58 ; 153 c : 203 ; 153c-d : 112 ; 160 d : 58 ; 172 c-177 c : 50 ; 173 e 3-174 a 2 : 240 ; 175 c : 267 ; 176 a 9-177 a 9 : 18 ; 179 e 3 : 58 ; 180 c 7-d 3 : 174 ; 180 c 8-d 1 : 56 ; 194 c : 63 ; 194 c 8 : 55 ; 194 e 2 : 59 ; 204 c 6 : 13 ; 206 e : 234 ; 208 b : 234 ; 209 d : 234 Timée – 17 a 1 : 198 ; 32 b 4-c 3 : 368 ; 40 d 6-e 1 : 176 ; 43 b 4-c 1 : 367 ; 44 a 5-b 6 : 367 ; 44 d 5 : 189 ; 45 a 1 : 189 ; 45 b 4-d 2 : 366 ; 56 c 8-d 1 : 358 ; 58 a : 366 ; 58 a 5-c 2 : 369 ; 70 e 3-71 a 1 : 363 ; 73 a 7 : 189 ; 77 b 3-c 4 : 361 ; 80 d 8-e 2 : 359 ; 81 a 1-4 : 366 ; 81 a 4-6 : 364-365 ; 81 b : 363 ; 81 b 2-4 : 359 ; 82 e-83 a 6 : 365 ; 85 a 6 : 189 ; 88 b 2 : 189 ; 89 b 4-6 : 361 ; 90 b 6-c 2 : 362 ; 90 c 6-d 1 : 361 ; 92 c 5-10 : 358 Plutarque De la face qui paraît sur la Lune – 938 : 174 La gloire des Athéniens – 346 F : 74 Pollux Onomasticon – 7, 70 : 246 Porphyre de Tyr Quaestionum Homericarum ad Iliadem pertinentium reliquiae – xx, 67-75 : 112 Prodicos (Diels-Kranz) – 84 B 1 : 106 ; 84 B 2 : 106 Protagoras (Diels-Kranz) – 80 A 1 : 108 ; 80 A 13 : 109 ; 80 A 24 : 109 ; 80 A 25 : 107 ; 80 A 27 : 108 ; 80 A 28 : 107 ; 80 A 29 : 71, 108 ; 80 A 30 : 71, 108 ; 80 B 4 : 110, 116 ; 80 B 5 : 117 ; 80 B 8h : 116 ; 80 C 1 : 112
421
Pseudo-Denys d’Halicarnasse Ars Rhetorica – 11, 2 : 337 Pseudo-Xénophon Constitution des Athéniens – i, 5 : 324 ; i, 13 : 324 ; v, 4 : 230 ; v, 6 : 230 ; vii, 3 : 230 Quintilien Institution oratoire – 10, 1, 61 : 237 Scholia in Aristophanem Nuées – 361 : 106 Oiseaux – 926 : 245 Scholia in Homeri Odysseam – xix, 179 : 127 Scholia in Pindarum Pythiques – ii, 127 : 245 Néméennes – vii, 1a : 245 Néméennes – ix, 35 : 269 Scholia in Platonem Protagoras – 309 a 4-5 (p. 194 Cufalo) : 114 Simonide – fr. 37 Page (« Ode à Scopas ») : 190 ; fr. 542 Page = 260 Poltera : 106 ; fr. 579 Page = 257 Poltera : 106 Sophocle Antigone – 355 : 228 Électre – 352 : 228 ; 621 : 228 Œdipe à Colone – 407 : 229 ; 575 : 228 ; 936 : 204 Œdipe Roi – 38 : 228 ; 1406 : 239 Philoctète – 1387 : 228 Les Trachiniennes – 934 : 228 ; 1110 : 228 ; 1245 : 228 Souda – Θ 282 : 133 ; Φ 762 : 133 Stobée Florilège – i, 10, 8 : 174 Eclogues – ii, 1, 21 : 260 Strabon Géographie – x, 4, 8-9 : 125 Thalès (Diels-Kranz) – 11 A 12 : 113 Théagène (Diels-Kranz) – 8, 2 : 112 Thémistios
422
PLATON CITATEUR
Discours – xxvi, 316 d : 133 Théognis Élégies – 28 : 223 ; 33-36 : 68, 215, 218, 235 ; 35 : 223 ; 37 : 223 ; 77-78 : 216, 222 ; 305-308 : 223 ; 307 : 223 ; 389 : 224 ; 432-434 : 217 ; 434 : 217, 219 ; 434-438 : 218 ; 435 : 215, 217, 219 ; 437 : 224 ; 565 : 224 ; 577-578 : 223 ; 651 : 224 ; 753 : 223 ; 969 : 223 Thucydide i – 1 : 310 ; 1, 2 : 315 ; 2-19 : 310, 319 ; 4 : 329 ; 10, 2 : 315 ; 22, 4 : 310, 336-338 ; 23 : 311, 328 ; 23, 2 : 329 ; 70-71 : 321 ii – 35, 2 : 344 ; 35, 3 : 345 ; 35, 41 : 320 ; 35-46 : 343 ; 36-41 : 313 ; 36, 4 : 311, 318 ; 37, 2 : 311, 317 ; 37, 3 : 312, 317 ; 39, 4 : 311, 317-318 ; 40, 1 : 311, 322 ; 40, 2-3 : 324 ; 41, 1 : 311312, 317, 324, 326-327 ; 41, 2 : 345 ; 41, 4 : 345, 351-352 ; 42, 1 : 351 ; 42, 4 : 351 ; 63 : 311, 313, 352 ; 63, 3 : 351 ; 64, 3 : 314 ; 65 : 313, 319, 328 ; 65, 7 : 332 ; 65, 7-12 : 311, 331 ; 65, 11 : 332 ; 65, 12 : 311, 329, 332 iii – 37-38 : 338 ; 42-43 : 338 ; 69-85 : 313 ; 70-81 : 312-313, 330 ; 70, 2 : 330 ; 70, 4 : 330 ; 70, 6-71, 1 : 330 ; 72, 2 : 330 ; 72, 3 : 330 ; 74, 1 : 330 ; 75, 1 : 330 ; 76, 1 : 330 ; 76-79 : 330 ; 80, 2 : 330 ; 82, 1 : 311, 315 ; 82, 4 :
311-312, 316 ; 82, 7 : 317 ; 82, 8 : 311312, 331-332 v – 26, 5 : 336 vii – 55, 2 : 311, 321 viii – 89-90 : 329 ; 89, 3 : 311, 332 ; 96, 5 : 311, 321 Timothée Les Perses : 212 Tragicorum Graecorum Fragmenta – 1T1 : 133 ; 1T6 : 133 ; 1T14 : 133 ; 1T19 : 133 Tyrtée – NB : fr. 1 A = 12 West ; fr. 2 A = 11 West ; fr. 3 A = 10 West ; fr. 1, 1-9 (priamel) + 43-44 A : 187, 205 ; fr. 1, 11-26 A : 201 ; fr. 1, 15-16 A : 193 ; fr. 1, 33-34 A : 193 ; fr. 1, 43-44 A : 187 ; fr. 2, 11-12 A : 193 ; fr. 2, 21-22 = fr. 3, 31-32 A : 193 ; fr. 3, 1-2 A : 208 ; fr. 3, 15-16 A = fr. 10 A : 193 Xénophon Agésilas – 1, 1, 2 : 138 ; 10, 3, 3 : 138 Anabase : 199 Banquet – iii, 5 : 81 ; iii, 6 : 55, 71-72 ; iv, 3, 6-7 : 81 Les Mémorables – i, 2, 24 : 199 ; i, 2, 56–57 : 148 ; i, 3, 3 : 66 ; i, 3, 7 : 66 ; i, 6, 14 : 66 ; ii, 1, 21-34 : 57 ; ii, 1, 28-29 : 106 ; iii, 2, 1-2 : 131 ; iv, 2, 10 : 72
INDEX DES NOMS – LES ANCIENS
Achille : 38, 43-51, 62, 89, 91-92, 101, 105, 108-110, 113-114, 185 Adimante : 14, 29, 33, 69, 91, 240, 256-257, 260 Aelius Aristide : 241, 269 Agamemnon : 30, 105, 131 Agathon : 97, 308 Ajax : 50 Alcibiade : 97, 114-115, 144 Aleuas le Roux : 199-200 Alexis : 307 Ammonios : 108, 110 Amphion : 283, 286, 288, 291-295, 299300, 303-304, 306-307 Anaxagore : 55, 63, 296 Anaximandre : 55 Antiloque : 45 Antisthène : 67, 131-132 Anytos : 214-215, 229-235 Aphrodite : 160-161 Aphrogénée : 161 Apollon : 41, 166 Arès : 57, 161-162 Aristarque : 113, 175 Aristophane : 80, 228, 239, 245-246, 308, 349 Aristote : 53-54, 56-57, 71, 81, 96, 107, 112, 120, 166, 179, 315, 330, 357 Asclépios : 258-259 Aspasie : 341, 347 Astéropée : 113 Athéna : 57, 143-144, 161-162, 353 Bias : 61 Callias : 109, 115, 120
Calliclès : 17, 67-68, 241, 268-273, 277, 283-297, 299, 301-307 Callistratos : 306 Céphale : 69, 77, 91, 240, 253-256, 260 Chaos : 164 Charmide : 142-145, 149-150 Chilon de Sparte : 60 Circé : 114, 120 Clinias : 274-275 Cratès : 113, 174-175, 305 Cratyle : 19, 56, 58, 158-160 Critias : 41, 68, 107, 141, 144-151, 231 Criton : 250, 252-253 Ctésippe : 250 Cyprogénée : 161 Cythérée : 161 Danaens : 167 Déméter : 353 Démodocos : 234 Démosthène : 309, 342-344, 348-349 Dioclès de Carystos : 357 Diogène Laërce : 55-56, 108, 116, 309 Dionysodore : 240, 250-252 Dionysos : 12, 161 Diotime : 43 Empédocle : 54, 57-59, 111, 243-244, 249, 371 Énée : 50 Éphore : 125, 127-128 Épicharme : 58, 111, 174, 305 Épicrate : 262 Er : 203 Érasistrate : 362 Érèbe : 164
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PLATON CITATEUR
Éros : 67, 164, 176-177, 179-180, 214, 245, 264-266, 307 Eschyle : 63, 67, 80, 228, 232, 259 Éther : 164 Eubule : 305, 307 Euclide : 118, 198 Eumolpides : 184 Eupolis : 109, 115 Euripide : 67, 80, 125, 136-138, 237, 259, 271, 284-285, 287, 289, 297, 303-305, 307, 349 Eurydice : 117 Euthydème : 240, 250-252 Euthyphron : 160, 163 Favorinus : 55 Gaia : 164-165 Galien : 358, 361 Glaucon : 33, 91, 256 Gorgias : 196, 204, 209, 215, 228, 232233, 243-244, 249, 268, 291, 301302, 342-343, 352 Hadès : 37-38, 114-115, 117, 120, 233, 248, 254-256 Hébé : 162 Hector : 45-47, 49 Héphaïstos : 47, 161-162 Héra : 57, 111, 162 Héraclès : 106, 115-116, 269 Héraclite : 56-60, 73, 111, 165, 173, 195, 227, 319 Hermès : 114, 172, 294-295, 305 Hermogène : 109-110, 154-155, 158159, 161-163, 213, 217 Hérodote (l’historien) : 80, 134, 270, 315, 336, 349, 351 Hérodote (le conducteur de char) : 263 Hésiode : 57-59, 68-70, 80, 82, 87, 104, 106-108, 123-130, 132-134, 139, 141, 145-151, 153-168, 173, 180-184, 234, 237, 297, 346 Hiéron de Syracuse : 245, 251
Hippias : 55, 61-62, 73, 75, 106, 112, 115, 131, 148 Hippocrate d’Athènes : 115 Hipponicos : 160 Homère : 10, 13-14, 16-17, 21, 24, 30-31, 33, 35-39, 44-45, 47-51, 54-59, 61-65, 67-74, 77, 79-89, 91, 93-101, 103-112, 115, 117, 121, 123-134, 139, 141-145, 148-151, 165, 169-174, 177, 179-184, 189-190, 220-222, 227, 231, 237, 248, 337, 344, 370 Hypéride : 342-344, 349 Hypnos : 111 Ilythie : 162 Ion : 72, 148 Isocrate : 117-119, 138, 348-349, 353-354 Jour : 164 Kronos : 56, 163, 165, 173, 276, 278 Kyrnos : 218, 222 Léon de Salamine : 48 Libanios : 148, 270 Lucien : 9, 12, 309 Lysias : 77, 118, 240, 262-263, 320, 325, 342-345, 348-349, 351-352, 354 Marsyas : 189-190 Mégillos : 274 Mélétos : 44 Ménon : 68, 77, 193-194, 196-215, 229, 232-234, 240, 242-244, 246-250 Métrodore de Chios : 112 Métrodore de Lampsaque : 55, 72 Minos : 67, 115, 123-130, 132-136, 138-140 Moires : 155 Musée : 120, 169, 180-185, 301, 303 Muses : 160, 166-167, 204, 234, 239, 245, 266, 290 Myson : 60
Index des noms – Les Anciens
Nestor : 61, 96, 105-106 Nuit : 164 Nymphes : 46, 164, 166, 266 Océan, Okéanos : 56, 58, 111-113, 165166, 173-175 Océanides : 166 Olympiodore : 288-289 Olympos : 190 Orphée : 58, 116-117, 120, 165, 169, 172-173, 180-185 Ouranos : 164 Palamède : 228 Pallas : 161 Parménide : 57, 111, 118, 227, 357 Patrocle : 45-46, 49, 83 Pélée : 44, 46, 83 Pélops : 206 Pénélope : 224 Périandre de Corinthe : 60-61 Périclès : 135, 215, 312-313, 315, 317, 319-320, 322-328, 332, 337-338, 341345, 348, 351-352 Perséphone : 185, 247 Persès : 147, 160 Phèdre : 43, 66, 240, 244, 262-266 Phérécyde de Syros : 55 Philomédée : 161 Phocylide : 69 Pindare : 10, 63-64, 67, 69, 104, 211212, 214, 227-228, 232, 234, 237, 239-242, 244-273, 275-277, 280281, 287, 346 Pisétaire : 245-246 Pittacos : 60-61, 65-66, 73, 106 Plutarque : 74, 124, 135, 174-175, 179, 371 Polémarque : 60-62, 65, 75, 77, 91, 101, 253-255 Polos : 268, 271, 301-302, 304 Polycrate : 107, 148, 269 Prodicos : 56-57, 65, 71, 106-108, 115116, 146, 196, 243
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Prométhée : 112 Protagoras : 58-59, 65-66, 68, 70-71, 73-75, 81, 98-99, 103, 105-113, 115121, 319 Pyrilampe : 271 Rhéa : 56, 165, 173 Scamandre : 108-110, 113-114, 121 Silène : 288, 301, 303, 308 Simoïs : 108 Simonide : 54, 60-62, 65-66, 68, 70, 72-74, 76-77, 98, 106, 108, 138, 182, 190, 245, 255 Sirènes : 81, 203 Sisyphe : 116-117 Solon : 60, 82 Sophocle : 50-51, 125, 204, 228, 239, 253 Stésichore : 68-69, 265 Stésimbrote de Thasos : 55, 72 Tantale : 115-116 Tartare : 10, 67 Télémaque : 142-144, 224 Terpsion : 118 Téthys : 111, 165-166, 173-175 Thalès : 50, 113, 240, 267 Théagène de Rhégium : 55, 112, 130, 222 Théognis : 65-66, 68, 87, 214-219, 222228, 231, 235-236 Thrasybule : 352 Thrasymaque : 25, 61, 91, 93, 256257, 277 Thucydide : 134, 215, 309-322, 326333, 335-345, 348-349, 351-352 Thimotée de Milet : 212 Tirésias : 71, 114, 120 Tyrtée : 66, 187-193, 195, 205, 207208, 214 Ulysse : 50, 61-62, 64, 84, 93, 95-96, 101, 114-115, 117, 120-121, 131, 142144, 150
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PLATON CITATEUR
Xanthe : 108, 110 Xénophon : 55, 57, 66, 71-72, 81, 84, 106-107, 130-131, 138, 148, 199, 213214, 217, 231, 309, 324 Xerxès : 352
Zéthos : 17, 283-295, 299-300, 303-306 Zeus : 45, 111, 126-128, 132-134, 139, 158, 162-163, 166-167, 170, 172, 230, 258-259, 263, 291, 305
INDEX DES NOMS – LES MODERNES
Adam, James : 18, 21, 83, 92, 237, 261 Adam, Jean-Michel : 9-12 Adams, Don : 213 Adorno, Francesco : 286 Alaux, Jean : 11 Andreatta, Luisa : 212 Année, Magali : 187-196, 202, 204, 208, 210, 214 Arendt, Hannah : 323 Aronadio, Francesco : 163, 167 Babut, Daniel : 71, 77 Bader, Françoise : 177, 203-204 Baghdassarian, Fabienne : 55-56 Bailey, Jesse I. : 188, 197, 214 Bakhtine, Mikhaïl : 88 Bakker, Egbert J. : 196, 204 Baracchi, Claudia : 19-21 Bassas, Xavier : 169 Basset, Louis : 196-197 Baxter, Timothy M. S. : 160 Beardsley, Monroe C. : 72 Bearzot, Cinzia : 230, 343 Belfiore, Elisabeth : 19, 23, 28 Benardete, Seth : 19 Benitez, Rick : 53, 63 Benveniste, Émile : 187, 192-193, 204 Ben Ytzhak, Lydia : 10 Bérard, Victor : 142, 175 Bergk, Theodor : 218 Bernabé, Alberto : 113, 117, 120, 173174, 180, 182, 185 Bernardini, Maria Luisa : 284, 287, 294-297 Betegh, Gabor : 172-173 Bigel, Jean-Pierre : 229
Blondell, Ruby : 15, 24, 29, 32, 38 Blössner, Norbert : 197 Bluck, Richard Stanley Harold : 211, 237, 245 Boeckh, August : 123 Bouvier, David : 17, 33, 100, 104, 141 Bowra, Cecil Maurice : 184 Boys-Stones, George R. : 71, 104, 165 Brancacci, Aldo : 105, 111, 132 Brandwood, Leonard : 17, 80, 87, 104, 237 Brisson, Luc : 97-98, 123, 127, 170, 176179, 238, 248, 262, 264, 275-276 Brown, Truesdell S. : 199 Buccellato, Manlio : 155 Buffière, Félix : 63 Calame, Claude : 124-125, 133-136 Califf, David J. : 63 Campos Daroca, Javier : 284, 291-295 Canfora, Luciano : 231, 307, 343 Canto-Sperber, Monique : 188, 194, 199, 238, 240, 270 Capuccino, Carlotta : 72 Carrara, Paolo : 287 Carrière, Jean : 217-218, 225 Castoriadis, Cornelius : 323 Caveing, Maurice : 192, 200 Chambry, Émile : 156, 301, 305 Chantraine, Pierre : 192, 220, 227 Chartier, Roger : 10 Chieza, Curzio : 23, 34 Clark, Todd : 35 Clay, Diskin : 35-37, 90, 103-104, 118, 238, 270 Collard, Christopher : 296
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PLATON CITATEUR
Collobert, Catherine : 20, 23, 32, 34, 81, 89, 93, 95-96, 100, 238 Compagnon, Antoine : 7, 9-11, 77 Cossutta, Frédéric : 74 Coulter, James A. : 76 Croiset, Alfred : 45, 60, 62, 98, 142, 181-182, 211, 244, 247, 283, 291, 302, 343 Cropp, Martin J. : 296 Currie, Gregory : 72 Dalfen, Joachim : 123, 238, 270 Debidour, Victor-Henri : 183 De Brasi, Diego : 189, 273 Dejean, Isabelle : 169 Demos, Marian : 73, 104, 268, 270 Denniston, John Dewar : 196 Desclos, Marie-Laurence : 9, 11, 192, 322, 329 Des Places, Édouard : 104, 216, 238240, 268, 274-275 Destrée, Pierre : 103 Di Benedetto, Vincenzo : 105, 284, 287-291, 293, 296-297, 303 Dixsaut, Monique : 57, 95 Dodds, Eric Robertson : 238, 268, 270, 283, 288-289, 293, 305 Dorion, Louis-André : 131, 142, 146-147 Ducrot, Oswalt : 14, 20 Duplouy, Alain : 188 Ebert, Theodor : 211, 248-249 El Murr, Dimitri : 154, 157, 197, 358, 372 Else, Gerald F. : 15-16, 19 Erler, Michael : 36, 43, 50, 103 Ewegen, Shane M. : 110-111, 197 Faraguna, Michele : 230-231 Ferrari, Franco : 111, 222, 225, 275-276 Fish, Stanley : 76 Ford, Andrew : 63, 70, 75, 112, 161, 165-166, 184 Frede, Dorothea : 75
Frede, Michael : 357 Freydberg, Bernard : 433 Garzya, Antonio : 225 Gastaldi, Silvia : 15, 19, 24, 30, 130, 138-139 Gatti, Maria Luisa : 153, 160 Gaudréault, André : 14-15, 22, 24, 26-27 Genette, Gérard : 15-17, 19-20, 155 Gerschel, Lucien : 193 Gilbert, Allan : 35, 296 Gill, Mary Louise : 371-372 Giuliano, Fabio Massimo : 15-16, 21-23, 27-28, 40, 43, 103-104, 112-113, 151, 238, 241 Goldschmidt, Victor : 56, 160, 371 Gómez Iglesias, María R. : 214 Gonzalez, Francisco J. : 72 Goulet-Cazé, Marie-Odile : 306 Graziosi, Barbara : 107, 146, 148, 179 Grignoux, Anne-Claire : 12 Grimal, Edmonde : 211 Grimm, Laura : 197 Griswold, Charles : 54, 262 Haden, John : 61 Halliwell, Stephen : 14-15, 17, 24, 28, 32, 34, 38, 55, 62, 75, 87, 90, 103104, 121, 142, 237-238 Haubold, Johannes : 104 Hazebroucq, Marie-France : 144, 146 Heidmann, Ute : 10 Helly, Bruno : 192, 199-200 Helmstetter, Rudolf : 88 Herrero de Jáuregui, Miguel : 175, 184 Herrmann, Fritz-Gregor : 103, 283, 299 Holzhausen, Jens : 199, 248 Howland, Jacob : 188, 214 Hudson-Williams, Thomas : 218, 225 Hunter, Richard : 106 Ildefonse, Frédérique : 207
Index des noms – Les Modernes
Iribarrén, Leopoldo : 141 Jaeger, Werner : 187 Janko, Richard : 113, 172-173, 175 Johansen, Thomas K. : 357, 367 Johnson, Marguerite : 63 Joosse, Albert : 107, 141 Jouan, François : 283-284, 288, 294 Joubaud, Catherine : 207 Jourdan, Fabienne : 172 Jousse, Marcel : 224 Kambitsis, Jean : 283, 288 Kastely, James L. : 32 Keaney, John J. : 63 Kerferd, George B. : 234 Kirby, John T. : 17 Koning, Hugo H. : 106, 146, 154, 158, 161, 163, 166-167 Kosman, L. A. : 31-32 Kouremenos, Theokritos : 172 Kristeva, Julia : 88 Labarbe, Jules : 13, 48, 80, 92, 104, 114, 148, 171, 175, 177-179 Laird, Andrew : 57 Lake, Patrick Gerald : 31, 39-40 La Malfa, Paola : 292 Lamberterie, Charles de : 191-192 Lamberton, Richard : 63 Landucci, Franca : 230 Lanza, Diego : 133-136 La Penna, Antonio : 284, 296-297 Lear, Gabriel Richardson : 19 Lear, Jonathan : 55 Ledbetter, Grace M. : 75, 238 Lee, Mi-Kyoung : 112 Lee, Sang-In : 197, 248 Lendle, Otto : 199 Le Ven, Pauline A. : 212 Levin, Susan B. : 357 Levinson, Jerrold : 72 Lévy, Edmond : 189 Lévystone, David : 143
429
Llanos Martínez Bermejo, Maria de los : 283, 285, 287-288, 290-291 Lohse, Gerhard : 80 Long, Anthony A. : 55, 237, 246 López Cruces, Juan : 289 Loty, Laurent : 12 Macé, Arnaud : 203 Mansfeld, Jaap : 54, 112 Manuwald, Bernd : 109, 123 Marchand, Stéphane : 286-287, 290, 297 Marnette, Sophie : 9 Martin, Richard P. : 184 Martinho Dos Santos, Marcos : 63 Moore, Christopher : 142, 262-263 Morgan, Kathryn : 70, 114-116, 118 Morrison, John S. : 213 Mortier-Waldschmidt, Odile : 207, 209 Most, Glenn W. : 29, 54, 70, 72-73, 112, 153, 371 Naddaff, Ramona : 23, 25, 30-31, 34, 36 Nafissi, Massimo : 188 Nagy, Gregory : 175, 180-181, 183-185 Nails, Debra : 144 Narcy, Michel : 118, 267 Nehamas, Alexander : 72 Nightingale, Andrea : 67, 283, 292293, 295, 299, 307 Noussia, Maria : 195 Nutton, Vivian : 357, 361 Obbinck, Dirk : 71 Pachet, Pierre : 10, 37, 94 Papadopoulou, Ioanna : 19 Pappas, Nicholas : 75, 255, 341 Parry, Hugh : 75 Patillon, Michel : 213 Pépin, Jean : 63, 130 Périllié, Jean-Luc : 213-214 Pigenet, Yaroslav : 10
430
PLATON CITATEUR
Ponchon, Pierre : 286-287, 290, 297, 309, 321, 324, 331, 335-336 Pòrtulas, Jaume : 169, 176, 179 Power, Timothy : 184 Prandi, Luisa : 230 Puech, Aimé : 63, 212, 227, 257, 259 Ramelli, Ilaria : 172 Raymond, Christopher : 142-144 Reale, Giovanni : 197, 265 Recco, Greg : 188 Regali, Mario : 47-48, 103, 107, 115, 148 Reitzenstein, Richard : 218 Renaud, François : 35, 287 Richardson, Nicholas J. : 63, 67, 71, 110, 185 Richer, Nicolas : 193 Röttger, Jakob : 89, 104, 238 Rousseau, Philippe : 147 Rowe, Christopher : 85, 96, 154, 238, 263 Rowett, Catherine : 194-195 Rubatto, Stefania : 283 Rudhardt, Jean : 174 Russon, John : 76 Sallis, John : 197 Schleiermacher, Friedrich Daniel Ernst : 123 Schmid, W. Thomas : 142 Schöpsdau, Klaus : 238, 270, 275-277 Scodel, Ruth : 59, 70 Sedley, David : 112, 157, 237, 246 Segvic, Heda : 114-116 Serra, Giuseppe : 230-231 Sesonske, Alexander : 197 Shalev, Donna : 39 Shorey, Paul : 275-276 Simondon, Michèle : 204 Slings, Simon R. : 47, 150, 292 Snell, Bruno : 54, 220, 224, 227, 267, 284, 297 Solmsen, Friedrich : 154, 156 Souriau, Étienne : 87-88 Stecker, Robert : 76
Steinrück, Martin : 212 Stella, Fabio : 220 Sternberg, Meir : 16, 20, 23 Svenbro, Jesper : 16-17 Taglia, Angelica : 44, 289, 293 Tarrant, Dorothy : 80, 89, 104, 238 Tarrant, Harold : 24, 38 Tate, John : 15, 23, 27-28, 57, 70, 76, 81-82, 84, 86, 130 Taylor, Christopher C. W. : 66 Thayer, H. S. : 54 Thiercy, Pascal : 245-246, 304 Todorov, Tzvetan : 14, 20 Trivigno, Franco V. : 292, 299, 303 Tuckey, Thomas Godfrey : 146 Tulli, Mauro : 19, 24, 30, 118, 146, 283, 289, 292, 299, 303, 305, 322, 341 Tuozzo, Thomas M. : 143, 147 Urmson, James O. : 16, 28 Van der Eijk, Philip J. : 357 Van Groningen, Bernard Abraham : 217-218, 223-225 Van Looy, Herman : 283-284, 288, 294 Van Noorden, Helen : 154 Van Rooy, Raf : 196 Vatri, Alessandro : 213 Verdenius, Willem J. : 81-82, 85, 252 Vicaire, Paul : 74, 104, 169, 178 Villing, Alexandra : 300 Vlastos, Gregory : 74, 207 Wade-Gery, Henry Theodore : 177, 179, 213 Wang, Keping : 53 Waterfield, Robin : 39 Weingartner, Rudolph H. : 70 Welcker, Friedrich Gottlieb : 225 West, Martin Litchfield : 146, 149, 154156, 175-177, 180, 184-185, 187, 190, 192-193, 201, 205, 208, 212, 217218, 222
Index des noms – Les Modernes
West, Stephanie : 179 West, Thomas G. : 49 Wilamowitz-Moellendorf, Ulrich von : 177, 267-268, 270 Wimsatt, William K. : 72 Witte, Bernd : 148
Yamagata, Naoko : 47, 89, 104 Young, David : 225 Yunis, Harvey : 237, 263-266 Zanetto, Giuseppe : 286
431
INDEX DES NOTIONS
Académie ancienne : 123 Adresse (à un interlocuteur) : 193, 197199, 201, 204-205, 210 Agôn dramatique : 135-136, 283, 285, 289, 292-295, 297, 299-300 Agôn judiciaire : 289 Agôn philosophique : 285, 292-295, 297, 299 Allégorie : 55-57, 77, 112-113, 116, 130131, 234 Allegoresis : 53-56, 58-60, 62-63, 65-66, 71, 75-78 Allégoriser : 55-56 Allusion : 17, 22, 32, 35-36, 39-40, 44, 73, 80, 87, 100, 105-107, 110-111, 113-116, 143, 153, 158-161, 163-164, 166, 168, 189, 195-196, 240, 245, 251, 265, 278, 283-288, 290-292, 294-297, 311-314, 317, 319-321, 323324, 326, 328, 330 Âme : 14, 38, 48-49, 51, 55, 63-65, 71, 75, 94-95, 114-115, 129, 132, 189, 195, 204, 233, 240, 247-249, 256, 258, 263, 265-266, 274-276, 279, 293, 301, 321, 330, 334, 358, 360364, 367, 369, 371-372 Anamnèse (voir aussi Réminiscence) : 194195, 203-204, 210, 213-214, 248-249 Anamnesis : 194-195, 202 Annulaire (rime, c onstruction) : 208 Apologétique : 144 Aporie : 53, 61, 65 Apprentissage : 158-159, 215, 219-224, 226-235, 320, 372 Arétè : 73, 341, 343, 346, 354
Arithmétique (voir aussi Géométrie) : 192, 200 Athéisme : 116, 278-279 Athènes : 49-50, 82, 124-125, 133, 135137, 199, 213, 215, 229, 231-232, 235, 273, 295, 304-306, 309-310, 314, 317, 323, 329-330, 332, 342-343, 345, 349, 352-355 Au-delà : 82, 115-116, 181-182, 248, 254-255 Autoritas : 86 Autorité : 67, 81, 96, 99, 109, 119, 127, 132, 141, 145, 151, 249, 255, 260, 274-275, 277, 291, 345 Blâme : 73, 129-132, 139, 264 Carré (redoublement du) : 194 Catalogue : 69-70, 115-116, 164, 166-168 Circularité : 26-27, 208, 366 Citation explicite : 153, 160, 162 Citation dialectique : 35, 79, 98 Citation poétique : 248-250 Classe sociale : 220, 224 Cluster (en μεν, μην, μον, μν, μαν) (voir aussi Halo) : 194-195, 201-202, 205, 207-208, 210 Comédie, comique : 10, 18, 88, 97, 111, 115-116, 134, 174, 260-261, 299, 302, 304-308, 322 Comportement : 47, 93, 131-132, 136, 143, 148-150, 213, 226, 230, 254, 257, 259-260, 269, 285-287, 316, 322 Connaissance : 31, 35, 39, 84, 110, 143, 158-159, 188, 194-197, 203, 207, 210,
434
PLATON CITATEUR
213, 219, 222, 227-228, 233-235, 243, 248-250, 253, 362, 372 Conscience : 30, 50-51, 197, 210-211, 315, 351 Contexte : 23, 26, 30, 33-34, 36-37, 40, 55-56, 58, 60, 71, 79, 83, 86, 88-90, 94-95, 97, 99-101, 105, 107, 109-111, 113-114, 123, 132, 135-136, 139, 141143, 146, 148, 151, 154-157, 159-160, 175, 179, 191, 196, 200, 202, 207, 214, 224, 228-229, 240, 242, 244, 246-247, 251-252, 255, 258-259, 268, 270, 273-276, 278, 280-281, 300, 315, 323-324, 337, 351 Convention, c onventionnel : 83, 109, 143, 184, 211, 213, 257, 269, 271-272, 276, 278, 343 Coucouville-les-Nuées : 245 Courage : 69, 83, 99, 185, 188, 191-193, 200, 202, 207, 303, 306-307, 316318, 352 Critique littéraire : 71, 76, 107 Croyance : 60, 62-63, 66-67, 77-78, 278, 355 Décontextualisation : 53, 71-72, 90, 101 Définition (les trois définitions de Ménon et de Socrate) : 203, 205-209, 211212, 233, 242-244, 246-247 Dégradation : 223, 334 Déliaison : 38-39 Démocratie : 133, 135-138, 230-231, 309313, 317-318, 320-324, 326, 328, 330, 333-334 Dépravation : 57, 223-224, 230, 236 Dialectique : 35-37, 40-41, 44, 60-61, 74, 76-77, 79-80, 84, 89-91, 93, 96-101, 118-121, 128, 131, 148, 211, 243244, 246, 252 Dialegesthai : 190 Didactique : 53, 70, 74-75, 233 Dieux : 10, 27, 44-46, 55-56, 58, 69-70, 77, 89, 91-93, 106-111, 116, 129130, 160-165, 167, 170, 173-177, 185,
189-190, 234-235, 245, 257, 259, 269, 278, 336, 352-353, 360, 363, 367, 369 Disposition, prédisposition : 223, 231, 344 Divination (voir aussi Manteia) : 351 Droit (naturel vs c onventionnel) : 68, 268269, 271-273, 276-279, 281, 286-288 Dymanes : 193 Écho : 195, 201-202, 207-209, 212 École : 63, 100-101, 118, 228, 231, 372 Éducation : 14, 27, 32, 34, 55, 65, 74, 81, 86, 126-127, 129, 139-140, 145, 150, 190, 218, 228, 230, 236, 238, 240, 252, 257-258, 268, 272, 311, 316, 324, 366 Effort, s’efforcer : 74, 80, 84-85, 104, 188, 194, 196, 200, 202-204, 206210, 213, 227, 231, 233, 235, 261, 322 Elenchos : 303 Éloge : 73, 123, 125-133, 135, 137-139, 250-251, 253, 264-266, 285, 297, 320, 326-328, 344-346, 348-350, 352, 354, 356 Énigme : 28, 36, 40-41, 59, 61 Énoncé : 10-11, 14-16, 18, 20-21, 23-24, 26-29, 32-34, 36, 39-40, 150, 191, 196, 198-199, 201, 208, 212-213, 223 Énonciation : 10, 12-33, 35, 38-40, 341, 343 Enseignement : 34, 68, 109, 128, 159, 183, 196, 204, 208, 218-219, 224, 226, 229, 232-234, 259 Epitaphios logos : 342 Erga : 344-348, 352 Éristique : 240, 243, 246-247, 250, 252253, 272 Érotique : 178, 210-211, 213, 307 Ésotérisme, ésotérique : 112, 176, 179 Essaim : 202, 205-206 Éthique : 27, 49-50, 54, 69, 89, 93, 132, 139, 147, 188, 218, 224, 226, 228, 232, 273, 356, 367, 370 Étymologie : 56-57, 63, 155, 157, 179, 220 Évidentialité : 196 Excellence : 77, 92-93, 133, 206, 261
Index des notions
Exemplification : 33, 53-55, 66-70, 75, 77-78 Exemplum : 131-132 Exhorter, exhortation (voir aussi Parénèse/ parénétique) : 94, 118, 147, 160, 187188, 192-193, 204, 206-207, 210, 240, 250, 253, 257, 271, 273, 346, 348, 350 Fleuves : 113, 166 Flux : 56, 58, 63, 73, 111, 174, 357, 367 Généalogie : 113, 163-165, 167, 176, 349 Genos : 349-350, 355-356 Géométrie (voir aussi Arithmétique) : 211, 233 Guerre civile : 330-331 Hédonisme : 303 Hiatus : 212 Histoire : 11, 310, 320, 335-338, 341, 346, 348, 351, 354-355 Homme-mesure : 109-111 Honte : 25, 44, 50-51, 83, 142-144, 146151, 230, 252, 268-269, 296, 302 Hylleis : 193 Identité : 19, 144, 199, 207, 231, 287, 347, 350, 356, 368-369 Ignorance : 12, 58-60, 73, 81, 120, 143, 203, 230-231, 255, 274, 325 Image : 9-10, 19, 48-49, 54-55, 58, 73, 112, 115, 124-125, 128, 130-131, 134, 136, 139, 143-144, 159, 195, 200, 203, 206, 295, 300-303, 315, 318, 322-326, 337, 365 Imitation : 11, 14-28, 30-32, 35, 38-39, 69, 82, 218, 222, 228, 283, 366 Immoral, immoralité : 55, 69, 77, 199 Immortalité de l’âme : 195, 240, 248249, 263 Initiation, initiatique : 182-183, 210, 213214, 297, 353 Inspiration : 80, 82, 89, 234, 250, 265-266
435
Intention, intentionalisme : 53, 56, 61, 70-73, 76, 81, 86, 89, 101, 144, 157, 160, 177-178, 224, 242, 244, 246-248, 252, 256, 264, 268, 273, 279, 281, 286 Interdisciplinarité : 12 Interdiscursivité : 11-12 Intériorité : 96, 143-144, 363-264, 366 Interlocuteur : 9, 33, 60, 72, 74-75, 79, 88-89, 91, 98, 110, 114-115, 119, 123125, 133-134, 143-145, 148, 150-151, 155, 159, 188, 190, 194, 196-199, 203-204, 207, 209-210, 228, 240243, 246, 251, 253, 256, 263, 272, 274, 291-292, 295, 309, 347 Intertextualité : 34, 40-41, 88, 144, 245, 320 Intratextualité : 148, 241 Ironie, ironique : 61, 65-66, 68, 70, 76, 83, 85-89, 97-99, 101, 118, 120, 153, 161, 163, 165, 167-169, 181, 196, 218, 225, 241, 243-244, 246, 249, 251, 253-255, 263-266, 272, 280, 322, 341 Irréel (modalité) : 208, 211 Justice (vs Injustice) : 47, 49-51, 55, 57, 60-61, 63, 69, 77-78, 82-83, 92-93, 101, 127, 134, 137, 207, 230, 240, 254-258, 260, 268-272, 274, 278, 284, 293, 297, 305, 331, 348, 352 Kallipolis : 260, 327, 333-334 Kalloi kagathoi : 211 Kléroi : 200 Langue des dieux / langue des hommes : 109-111, 177 Leitmotiv : 192, 198 Liage : 203-204 Logos : 7, 66, 83-84, 90, 188, 197, 343344, 347 Macroscopique (propriété du langage) : 213 Maître de vertu : 215, 233
436
PLATON CITATEUR
Martys, martyrein : 351-352, 354 Mémoire (voir aussi Ressouvenir) : 10, 43, 80, 194-195, 200, 202, 204, 206, 213, 287, 320, 346-348, 350, 354-355 *men- (racine indo-européenne) : 195, 203 Mer : 164 Métempsychose : 249 Métensomatose : 233 Méthode dialectique : 84, 99, 131, 246 Mnémotechnique : 224 Mobilisme : 56, 58 Mondain : 86, 182-183 Montagnes : 164 Morale homérique : 49-50, 69, 83-85, 89, 92-93, 100-101, 139, 185, 229 Motifs sonores : 195 « Moyen » (notion grammaticale) : 190, 195, 201-202, 207, 217, 221, 227-228 Musée de l’Académie : 301, 303 Musique, musical : 121, 198, 212, 258, 264, 285, 294-295, 300, 306 Mystagogie : 213 Mystères, mystérique : 184, 213-214, 353 Mysticisme : 181-183, 193 Mythe, mythique : 15, 26, 36, 67, 76, 83, 85, 89, 112, 116, 124, 130, 135, 163, 169, 180-181, 184, 203, 224, 238, 249-250, 254, 258-260, 263, 265-266, 278, 291-294, 303, 305, 309, 319, 333-334, 341, 348, 352-354 Naissance : 125, 132, 135, 176, 216, 218, 221-224, 228, 231, 235-236, 348349, 367 Nature : 68, 83, 96, 155, 189, 206, 208, 214, 218-219, 221, 223-224, 226, 229, 231, 233, 236, 249, 251, 255-256, 259-261, 263, 267, 269-281, 284286, 296-297, 301, 314, 322, 328, 331, 333-334, 349-350, 352, 355, 357361, 364, 370 Nombre (conception archaïque) : 191194, 200, 207 Nomination : 56, 198-200
Nouvelle Musique : 212 Noyau thématique : 157, 167 Observations de mise en scène : 13, 36, 39, 44, 80, 85, 107, 115, 133-136, 284, 294-295, 300, 305, 320 Olympe : 167 Opérateur c ulturel : 184 Optatif : 191, 196, 202, 208, 211, 227 Ordre alphabétique : 213 Ornatus : 86 Orphisme, orphique : 117, 120, 171-175, 180-182, 184-185, 248 Pamphyloi : 193 Panhellénisme, panhellénique : 184 Parénèse, parénétique (voir aussi Exhorter, exhortation) : 190, 193-194, 196, 204, 208 Parler droit : 191, 214 Parodie : 97, 99, 181, 225, 305, 307, 320, 322 Participes moyens-passifs, participial : 190-191, 201-202, 209, 252 Pastiche : 11, 177, 190, 320 Pensée : 10, 17-18, 24-25, 31, 34, 54-55, 57, 72, 85, 88, 96, 118, 128, 151, 174, 188, 195, 203-204, 235, 267, 361362, 371-372 Performance : 184, 262 Philosophie (comme désir de savoir) : 85, 143 Poésie : 18, 29, 33-37, 43, 53-55, 58-59, 61, 63, 65-67, 69-70, 72-82, 84-85, 88, 98-99, 103-104, 107, 111, 123, 129-130, 132-133, 169, 174, 180, 182, 184-185, 211-212, 225, 237-238, 249, 251, 258-262, 264-266, 280, 296297, 319-320, 344 Poète : 13, 15-18, 20, 26-27, 31-33, 35-36, 53-70, 72-83, 85-87, 89-91, 98-100, 104, 106-109, 111, 115, 117, 121, 124, 129-130, 135, 138, 143, 146, 151, 153, 155, 157, 160, 164, 169-170, 174,
Index des notions
180-185, 189-191, 204, 214-215, 217218, 223-224, 226-227, 234-235, 246247, 249-250, 254-255, 261-262, 266, 287, 305, 307, 345-346, 352, 370 Possession : 265-266, 297 Poisson torpille : 204 Preuve : 155, 249, 342, 345, 348, 351-355 Préverbe : 202, 204 Priamel : 187, 192, 205, 251 Prophétie : 47, 117-119, 308 Quasi-citation : 311, 313-314, 317, 319320, 328 Quatre, quatrième, quaternaire : 190-194, 199-201, 204, 207, 212, 214 Querelle : 54, 79, 89, 145, 260, 262, 353 Réactivité : 223, 229, 235 Récit : 9-10, 14-32, 38-39, 45, 50-51, 55, 69, 115, 124, 145, 150, 171, 259260, 265, 330, 343-344, 353-356, 358, 370-371 Récitation : 15-16, 18, 20, 31-32, 179, 184, 223, 245, 304, 306, 341-342, 347 Récrire, récriture : 12 Ré-énonciation : 12 Régime politique : 310, 318 Religion : 238, 278 Réminiscence (voir aussi Anamnèse, Anamnesis) : 64, 75, 187, 194-195, 202, 213-214, 233 Représentation : 55, 69, 83, 112, 117, 136, 141, 143, 193, 199, 286-287, 353, 365 Reprise : 14, 30-31, 38-39, 90, 93, 96, 105, 116, 123, 130, 153, 161, 168-169, 239, 241, 249, 269, 284, 292, 294295, 310, 317-322, 324, 326-327, 342 Ressouvenir, re-souvenir (voir aussi Mémoire) : 203-205, 207-210 Rhapsode, rhapsodie : 72, 85, 179-180, 184 Roi : 105, 123-125, 127-128, 131-132, 134, 136, 138, 144, 162, 206, 352, 354 Rythme : 191, 195, 213
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Sagesse : 41, 54-55, 59, 61, 63-64, 66, 68, 75, 84-85, 99, 117, 129, 163, 189, 200, 207, 228, 231, 260, 274, 277278, 322-324, 367, 370 Science : 58, 69, 82, 84-85, 224, 229, 232-235, 247, 256, 259, 290, 296, 347 Section étymologique : 158, 160, 167-168 Semeion : 351 Sophiste : 106-110, 112-117, 119-121, 126, 163, 236 Sophistique : 74-75, 120, 182, 280-281 Structure tournante : 304-305 Sumplokè : 213 Sur-rythmer : 192 Tagoi : 200 Technique : 48, 80, 194-195, 203, 212, 232, 239, 252, 265, 278-279, 336, 364 Tekmerion : 351, 354 Tempérance : 69, 143, 145, 147-149, 151, 207, 277 Tétrades : 200 Théologie : 80 Théomachie : 109-110, 112-114, 121 Tournure (du discours) : 195-196 Tradition : 43, 75, 79-80, 82-85, 90-93, 95-96, 101, 103, 109, 113, 117, 125, 136, 146, 150, 153, 156, 160, 163, 167, 169, 171, 174, 177, 180, 182, 184, 189, 203-204, 247, 257, 269, 272, 284, 290, 297, 337, 341-342, 344-345, 347, 353-354, 369 Tragédie : 17-18, 32, 47, 49, 51, 111, 123125, 129-130, 132-135, 138-139, 174, 211, 308 Tragique : 88, 124, 134, 144, 210-211, 228, 244, 246, 290, 299, 303-308, 315 Trois, triplicité : 193 Unité (notion mathématique) : 192-193, 200, 207 Usages dialectiques : 90
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PLATON CITATEUR
Valeur : 22-24, 27, 31, 33-35, 37, 46, 49, 81, 130, 135, 144, 220, 238, 240, 251253, 267, 342-343, 348-349, 351-355 Vérité : 53-55, 59-60, 63, 67-68, 71, 73-76, 78, 80, 83-84, 96, 98, 100, 118, 150, 188, 211, 223, 228, 250, 254, 266, 272, 281, 285, 293, 301302, 327, 336, 345, 354-355, 362
Vertu : 21, 25-28, 34, 40, 51, 55, 57, 63, 65, 68-69, 72-73, 76-77, 80, 82-83, 92, 106, 117, 126, 187-188, 191-194, 196-197, 200, 202-203, 205-210, 215219, 229-235, 267, 307, 345, 348, 350351, 356, 364 Vertus (cardinales) : 207
INDEX DES LIEUX
Crète : 125-126, 135-136, 273 Cynoscéphales : 237, 239, 245, 260, 266
Mégare Hyblaea : 222 Mégare Nisée : 222
Derveni : 71, 113, 171-172, 176, 180
Olympie : 251
Éleusis : 184 Etna : 245
Péloponnèse : 193, 199, 310, 315
Grande Grèce : 227 Larissa : 199 Mégare : 215, 218, 222, 224, 231
Sicile : 139, 222 Sparte : 187, 189, 192, 273, 323 Thèbes : 262, 305-306 Thessalie : 199-201, 215 Troie : 45, 68, 110
INDEX DES MOTS GRECS
ἀγαϑοί, ἀγαϑοὶ-ἐσϑλοί, καλοἰ κἀγαϑοί :
157, 220, 222-223, 230-231, 233, 236, 289, 324, 345, 349 ἀγαϑός : 24, 44, 106, 142, 147, 154, 157, 170-172, 201, 205, 208, 216, 225226, 230, 324 ἀγρός : 196 ἀγὼν λόγων : 283-284, 289, 295 αἰδώς : 142-145, 147 αἴνιγμα : 41 αἰνίσσεσϑαι : 55 αἰνίττεσϑαι : 41, 59, 63 αἰσϑητός : 212 αἰσχραί : 193, 201, 230-231 αἰσχροκερδής : 259 αἰσχύνη, αἰσχρός, αἰσχίων, -ον : 44, 83, 193, 268-269, 296, 302 ἀκολασία : 199, 230 ἀκούειν : 15, 36, 44, 107, 174, 231, 304, 338 ἄκρατος : 15, 22, 24, 170 ἀλέξω : 192 ἀληϑεῖς φρονήσεις : 361 ἀλκή (ϑούριδος ἀλκῆς) : 192, 205 ἀλογία : 230-231 ἀμαϑία : 229-231, 274, 325 ἀμάρτυρος : 352 ἀνα- : 204, 209 ἀνάγκη : 118, 177, 289, 325, 370 ἀναμιμνῄσκω (ἀναμιμνῄσκεσϑαι) : 202, 207, 210 ἀναμνησϑείς : 202, 209-210 ἀναμνησϑῆναι : 202-203, 207, 210 ἀνάμνησις : 194, 204 ἀνάμνησον : 202, 204, 210 ἀνδρεία : 192, 207, 306, 316-318
ἀνήρ : 24, 37, 44, 46, 96, 110, 117-118,
125, 129, 137, 142, 146-147, 162, 166, 175, 183, 187-188, 193, 198, 201, 205, 208-209, 216-217, 223, 257, 273, 278, 289, 293, 296, 305, 316, 324, 326, 350 ἀνομία : 199 ἄξιωμα (ἀξιώματα τῆς ἀρχῆς) : 274, 277 ἀπαίδευτος : 66 ἁπλῆ διήγησις : 15-16, 22 ἁπλοῦς : 15 ἀποδέχεσϑαι : 107, 109 ἀποκρινόμενος : 201-202 ἀποκρίνωμαι : 62, 201, 203, 209, 304 ἀπόκρισις : 211, 244 ἀπόλογοι : 115 ἀπορροή : 212 ἄρα (ἀλλ’ ἆρα διδακτόν) : 196-197 ἀρετή : 80, 91-92, 106, 114, 146, 183, 187-188, 191, 195-197, 201, 204-209, 229-230, 232-233, 242, 349 (ἀρετῆς εἰς ἄκρον) : 187-188, 205 (αὐτὴ ἀρετὴ πάντων) : 188 ἄριστον : 201, 240, 251-252, 278 ἀρχαία : 353 ἀσκητόν : 232 ἀταξία : 199, 230 αὐλήματα : 190 αὐτὸς : 204 αὐτόχϑων : 349 ἀφικόμενος : 201, 304 ἀφρός : 160-161 Βασιλεύς : 126, 133-134, 139, 162 Βασιλεύειν : 126, 134 βιαιόω : 270
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PLATON CITATEUR
βίος (ὁμηρικός/ὀρφικός) : 185 βουλομένῳ : 201 βραχυλογία : 59
εἶδος : 15, 224, 326-327, 329 εἰκός : 25, 201, 286, 288, 358 εἰπεῖν (ἔχεις εἰπεῖν) : 154, 197, 200, 203,
Γάμος : 174 γάρ : 314 γενεαλογία : 163 γένεσις : 58, 111, 113, 160-161, 165, 173-
ἐκεῖνος : 204 ἒλεγχος : 234 ἐλευϑερία : 21, 40, 316-317 ἐννέωρος : 126-127 ἔοικα (ὡς ἔοικε[ν]) : 14, 29, 112, 142, 196,
175, 349
γίγνομαι : 25, 111, 157, 164, 177, 256,
275, 306, 354 γλωσσή : 204-205 γνῶϑι σέαυτον : 197 γελοῖον, γελοῖος : 14, 29, 261 γνῶμαι (γνώμη) : 259 γυμναστική : 258 Δαίμων : 44, 146, 154-157, 259 δάω (δαήναι, δαήμων, ἀδαήμων, δήνεα) :
220-221, 223
δεσμός : 203 δηλοῖ : 171-173 διαλεγομένου : 202, 209, 211 διαλεκτικώτερον : 203, 209, 243 διαμαχοίμην : 202 διδακτόν : 196-197, 208, 229, 232, 234 διδάσκαλος : 14, 29, 228, 230, 232 διδάσκω : 159, 183, 216-217, 219-222,
224-229, 233-235
διήγησις : 14-16, 21-22, 24, 28 δίκαιον, δικαιόω : 44, 158, 241, 269-271,
274-275, 277-278, 316, 325, 331
δικαιοσύνη : 207, 258 δόξα : 84, 129, 132, 187, 205, 227, 234,
279, 345, 372 δυνάμιαι : 359 δύναμις : 191, 202, 216, 277, 314, 326, 352 ἑαυτό : 25, 145-146, 285, 301, 306, 366,
369
ἐγκώμιον : 126-127, 129, 135, 138 ἐϑέλω (οὐκ ἐϑέλεις) : 24-25, 203, 209-
210, 229, 231, 292, 304, 318
εἰδέναι : 35, 209, 224, 243
205, 207-211, 232, 257, 301, 344
259, 302, 306, 337, 372
ἐπαινείσϑαι : 129 ἐπαινέω : 82, 117, 129, 131, 251, 285,
345-346
ἔπαινος : 126-127, 129, 138 ἐπιρρυϑμίζειν : 192 ἐπιστάμενος : 224 ἐπίστασϑαι : 224, 233, 270, 287 ἐπιστήμη : 84, 207, 224, 233, 372 ἑπόμενον : 202, 208, 243 ἔπος : 10, 24, 81, 107, 171, 177, 180, 223,
345
ἐραστής : 177-178, 201, 209, 211, 264 ἔργον, ἔργα : 44, 146-147, 149, 202, 205,
223, 296, 316, 325-326, 344-346
ἐρίς : 89, 149, 353 ἐρόμενος : 202, 209 ἐρωτώμενος : 202, 209, 243 ἔστω : 146, 208 ἑταῖρος : 44-46, 201, 222 ἔχεις εἰπεῖν : 197, 207-208 ἔχεις λέγειν : 198, 207 ἔχοις : 207-208, 211
Ζέω : 362 ζῆν : 44, 56, 279, 293, 302, 360 ζητέω (ἐζητήσαμεν) : 136, 196, 202-203,
208, 229, 354
ζυμόω|ῶ : 362 ζῷον : 346, 360 ἤϑεα : 223
ϑαυμάζειν : 117, 119, 174, 199, 201 ϑεῖος, ϑεία : 80, 83, 118, 183, 190, 249
Index des mots grecs
ϑειότατος (ποιητής ϑειότατος) : 189-190 ϑεομαχία : 108 ϑησαυρός : 351 ϑρῆνος : 248 ϑυμοειδές : 94 ἰκμάδες : 359 ἱππική : 199, 201 καιρός (κατὰ καιρόν) : 191-192 κακοὶ-δειλοί : 222-224 καλέω : 110, 154, 156, 163, 177, 316 καλός, καλῶς : 19, 28, 44-45, 118, 142,
149, 154, 157-159, 163-164, 191, 198, 201, 208-209, 211, 244, 250, 253, 255, 261, 272, 296-297, 323, 325326, 346, 348, 351 κατακεκαλυμμένος : 202, 209-210 κιϑαρῳδός : 185 κίνησις : 111 κόμπος : 326, 345 κόσμος : 296, 346 κραδίη : 94-95 κύμινδις : 111 κωμῳδεῖν : 26, 261 λέγειν (ἐλέγομεν / λέγοιτ´ ἂν ὀρϑότατα)
16, 29, 61, 98, 112, 142, 154, 159, 191, 197, 207-208, 214, 223, 250, 255, 286-287, 294, 301-302, 304, 306, 337 λέξις : 13-14, 18, 20, 24, 26-27, 39 λογιστικόν : 94 λόγον…διδόναι : 84, 250 λόγος : 14, 21, 23-24, 39, 44, 66, 87, 117119, 126, 128, 163, 197, 202, 205, 208, 234, 246-247, 252, 258, 283, 286, 288-289, 301-302, 325-326, 331332, 344-346, 353 μάϑημα : 121, 230 μακαρισμός : 295, 297 μανϑάνειν (μαϑεῖν) : 109, 159, 202, 220,
223-231, 235, 251
μάϑησις : 226-227, 296
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μαϑητὴς : 159, 228, 230, 232 μαϑητόν : 232 μαρνάμενον : 193, 208 μαρτυρέω (συν-) : 64, 87, 94, 352, 354 μαρτύριον : 352 μάρτυρος : 59, 65, 87 μεγαλοπρέπεια : 207, 316, 318 μεν : 190-192, 194-195, 200, 202, 207,
209-210
μέν (πρὸ τοῦ μὲν) : 201 μένειν : 192-193, 195, 200, 202, 208, 211 μένος : 190, 204 μέντοι (μέντοι ὅμως) : 191 Μένων, μένων : 193, 198, 200-202, 206-
207, 209-211
μετά (μετὰ σοῦ / μ ετ’ ἐκείνου) : 203 -μημένη : 191 μῆνις : 107 μιμέομαι : 18-19, 22, 24-28, 346 μίμησις : 15-16, 18-19, 24, 28, 83 μνημεῖα : 345, 352 μνήμη : 204, 314, 346 μνήμων : 200, 202, 204 μιμνήσκω (ἀνα-) : 202, 207, 209-210 μόνον : 202, 208-209 μυηϑείης : 211, 213 μυϑώδης : 338, 353 μῶλυ : 114 Νεανικώτερα : 182 νέκυια : 114-117 νοεῖν (τὸν τοῦ νοεῖν καὶ φρονεῖν βίον) : 189 νόημα : 216, 219 νομή : 363 νόμος : 137, 269-271, 275-279, 318, 335,
345, 349
νόμος (βασιλεύς) : 238, 241 νοὀς, νοῦς : 96, 171, 219-220, 224, 257,
279 ὀαριστής : 126-128 οἰκεῖον : 358, 370-371 -όμενος : 201 ὁμοιοεϑνίη : 365
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PLATON CITATEUR
ὅμοιον : 129, 367 ὁμολογία : 243 ὁμόφυλα : 365 ὄνειδος : 146, 149 ὀρϑὴ δόξα : 234 ὀρϑός : 278 ὀρϑός λόγος : 22, 234, 286, 288 ὁρϑότης τῶν ὀνομάτων : 109 ὁρμή : 118, 296 ὁσιότης : 207 οὐ πάνυ εἰμὶ μνήμων : 200, 204 παιδεία : 81, 86, 107, 119-120, 126, 128 παίδευσις : 317, 326, 367 παλαιός : 79, 129, 133, 337, 348, 354 παράδειγμα : 326-327, 337, 371 παραινέω : 292, 346 παρακέλευω : 346, 350 παραμυϑέω : 346 πειράομαι : 206 πειρᾶσϑαι : 207 πειράσϑω : 187, 205, 207 πειρῶ : 203, 207, 210 περι- : 202, 365 περιμένειν (περιμείναις / π εριμένοιμ’ ἄν) :
202, 211, 213
πέσσειν : 362 πιστεύω : 112, 142 πιστός : 216, 353-354 πλεονεξία : 311, 331-332, 334 πλούτος : 146, 199, 201, 205, 251 ποιέω : 80, 95, 129, 145, 180 ποίημα : 107, 146 ποιητής : 17, 58-59, 72, 81, 87, 109, 129,
146, 157, 170-171, 183, 190-191, 265, 278 πολιτεία : 278, 310-311, 318-319, 321, 323, 326-327, 333 πολυπραγμονεῖν : 293 πολύτροπος : 62, 131 πράττω : 24, 41, 44, 145, 205, 229, 325 πρόγονοι : 163, 165, 173, 348, 350 προσεκτέον τὸν νοῦν ἡμῖν αὐτοῖς : 195 Πυϑαγόρειος τρόπος : 185
ῥεύμα : 165, 173 ῥῆμα : 17, 60 ῥῆσις : 16-17, 291 ῥήτορες : 346 σημεῖον : 352, 354 σμῆνος : 202, 205-206 σκέψις : 272, 295-297 σκοπέω : 44, 165, 234, 250, 263, 336-
338, 347, 354
σμικρός : 24, 44, 158, 234 σοφία : 115, 117, 119-120, 163, 200-201,
207, 230, 251, 259
σοφιστἠς : 231-232 σπολάς : 245-246 στάσις : 69, 329-330, 333 στόμα : 204 συγγένεια : 359 συγγενές : 359-361, 366, 369, 371 συζητεῖν (συζητῆσαι) : 203 σύνες ὅ τοι λέγω : 211, 240 σύστασις : 314-315, 361 σφραγίς : 223 σχῆμα : 208, 212, 242-244, 332 σωφροσύνη : 94, 141-145, 147, 150-151,
207, 316
σώφρων ψυχῆς ἕξις : 207 τεϑνάμεναι : 208 τεκμήριον : 154, 353 τελέϑω : 156 τελετή : 120, 182-183 τετάρτη : 191 τετράς : 200 τέτταρα : 194 τήκειν : 365 τιϑασός (τρέφω) : 360 τιμή : 91-93, 157, 183 τραγική, τραγικῶς : 211, 244, 246 τραγικός : 124 τρόπαια : 352 τρόπος (ἑνί γέ τῳ τρόπῳ) : 188, 186 τροφή : 358, 367, 371-372 τύπος : 15, 25-26, 72
Index des mots grecs
τύραννος : 133, 136-137, 139 Τύρταιος : 191, 214 *τύρτος : 191 ὕϐρις, ὑϐριστής : 209, 223, 243, 316-317 ὑγροῦ ἰδέαι : 359 ὑπόμνημα : 354 ὑπόνοια : 36, 54-55, 105, 345 ὑπόχρημα : 245 φάρμακον : 114, 121 ϕάρμακος : 35 φιλία : 117, 223, 366, 369 φιλοσοφέω : 322, 324, 338, 347 φιλοτιμία : 311, 331-334 φορά : 358, 366 φρένες : 204, 227 φρονεῖν (τὸν τοῦ νοεῖν καὶ φρονεῖν βίον) :
189
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φρόνημα : 228 φρόνησις : 157, 207, 306, 361 φυσιολογέω : 260 φύσις (κατὰ φύσιν vs παρὰ φύσιν) : 270-
271, 275-278, 349
φυτεύειν : 360
χαλκίς : 111 χρησμῳδία : 120, 182 χρόα : 212 χυμοί : 359 ψέγειν : 129, 131 ψόγος : 129 ψυχή : 14, 121, 201, 204, 207, 248, 258,
279, 286, 301, 325 Ὦ/ὦ : 197-202, 205, 207, 209-210 ὡς ἔοικε(ν) : 142, 196, 302, 306
RÉSUMÉS
Marie-Laurence Desclos, « Avant-propos ou Dionysos » Parler de Platon citateur soulève un certain nombre de problèmes. Tout d ’abord l’absence de mot – q u’il soit grec ou latin – pour désigner ce q u’est une citation. Outre cela, encore faut-il s ’entendre sur ce que l ’on désigne par le mot « citation » : interdiscursivité, ré-appropriation, récriture, ré-énonciation ? Selon quelles modalités et pour quelles finalités ? Karine Tordo-Rombaut, « Platon citateur par Platon philosophe. Rép., III, 392 c 6-398 b 9 » L’usage platonicien de la citation obéit-il à une méthode ? L’exposé sur l ’énonciation (λέξις) (R. III 392c6-398b9) donne les règles à suivre pour rapporter le discours de q uelqu’un d ’autre. La c onfrontation entre cette théorie, forgée par Socrate « instituteur ridicule et flou » et la pratique de Socrate citateur des poètes démontre que « la citation est une énigme ». Cette proposition a une valeur pragmatique : elle invite le lecteur à prendre part à l’examen dialectique des discours cités. Mauro Tulli, « Un héros de la philosophie. Achille dans l’Apologie de Platon » Dans l’Apologie (28 b-d), Platon, avec la citation directe du chant XVIII de l’Iliade (78-106), suggère la c omparaison entre Socrate et Achille. On peut reconnaître ici un glissement de sens qui fait signe vers le paradigme de l’intellectuel engagé en faveur du c oncept de justice. Le rapport avec le texte d’Homère est développé par des expansions et par des silences : la citation directe est l’objet d ’une manipulation, avec des lacunes, des faux ajouts et même une variante emblématique.
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PLATON CITATEUR
Catherine Collobert, « Interprétation et jeux de sens dans les Dialogues. Socrate et les poètes » Ce chapitre montre que l’interprétation de la poésie dans les Dialogues a une fonction didactique et protatique, fondée sur l’idée que la poésie se prête à de multiples jeux de sens. Ces derniers sont regroupés en deux types d’interprétation : l’allegoresis et l ’exemplification. La première se subdivise en trois espèces : réfutative, offensive et positive, la seconde en deux : offensive et positive. Ces interprétations reposent sur un anti-intentionalisme et sur une décontextualisation. François Renaud, « Homère interlocuteur ? La citation dialectique chez Platon » Cette étude cherche à démontrer que l’emploi platonicien de certaines citations homériques révèle d ’un rapport dialectique, et non pas simplement antagoniste, au grand poète grec. Les trois passages homériques ici retenus, dont deux sont cités à trois reprises dans le corpus platonicien, illustrent divers usages dialectiques : la citation comme point de départ à réfuter, comme reprise d’une opinion à affirmer, soit reprise telle quelle, soit transformée. Michele Corradi, « “Mon cher frère, arrêtons tous deux ensemble la force de cet homme”. Homère, Iliade, XXI, 308-309 = Platon, Protagoras, 340 a : les citations homériques dans l’analyse platonicienne de la pensée de Protagoras » Dans les pages que Platon consacre à la pensée de Protagoras il est possible de remarquer la présence constante de références à la poésie d’Homère. Dans certains cas il est possible de penser que Platon tient à rendre hommage aux études homériques du sophiste (Prot. 340a, Crat. 391e-392b, Tht. 152e). Dans d’autres cas, les citations homériques semblent suggérer une stratégie littéraire et philosophique de plus longue haleine : c’est le cas des références à l’Odyssée dans le Protagoras. Francesca Scrofani, « Une citation d ’Homère et H ésiode dans le Minos attribué à Platon » Homère et Hésiode sont cités dans le Minos pour louer Minos comme meilleur roi et législateur et réhabiliter son image négative présente dans la
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tragédie qui en faisait le tyran à opposer à Thésée, champion de la démocratie. Le contraste avec la tragédie est inséré dans une conception plus vaste de la poésie, qui aurait la fonction de décerner éloges et blâmes. L’usage d’Homère et d ’Hésiode pour louer des personnages afin de c onstruire des exempla est attesté ailleurs dans le milieu socratique. Albert Joosse, « Hésiode c ontre Homère dans le Charmide de Platon » Seront analysées la citation de l’Odyssée xvii, 347, cité par Socrate (161 a 4) et la citation d ’Hésiode, Les Travaux et les Jours, 311, cité par Critias (163 b 4-5). Le contexte d’origine chez Hésiode rend très plausible le fait que la citation de Critias c onstitue une réponse substantielle à celle de Socrate. Ces citations permettent non seulement de donner plus de relief à la représentation des personnages du dialogue, mais également d’approfondir la réflexion sur la σωφροσύνη. Paola Dolcetti, « Hésiode dans le Cratyle platonicien. Citations explicites, reprises diffuses et contextes étendus » Dans les cinq passages du Cratyle où figure le nom d’Hésiode, Platon ne se limite pas à réutiliser et à intégrer des éléments se rapportant à l’œuvre du poète ; dans certains cas l’analyse d’un c ontexte plus vaste – chez Platon mais aussi dans le texte d ’Hésiode – permet de rappeler un c ontenu poétique dont le philosophe se souvient bien et qu’il sait reprendre de façon allusive mais efficace afin de répondre à ses objectifs. Jaume Pòrtulas, « οὔτε Ὁμήρου οὔτ̓ ἄλλου ποιητοῦ. Platon et certaines traditions de la poésie hexamétrique grecque » Platon cite un bon nombre d’hexamètres homériques. Le texte de ces citations diffère souvent de la vulgate homérique ; et, dans certains cas, leur attribution à Homère a été mise en doute. On a même pu suggérer que certains de ces textes avaient des c onnexions avec le vaste, et encore assez méconnu, domaine de l’orphisme. Il s’agira dans cet essai de réfléchir sur certains cas de ce genre, avant de conclure avec quelques remarques sur la polarité Homère vs Orphée dans l’œuvre de Platon.
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PLATON CITATEUR
Magali Année, « Ménon le mal nommé ou la réappropriation platonicienne de l’ancienne élégie d ’exhortation. Premières pistes pour un fondement (infra)-linguistique de la réminiscence » Au seuil du Ménon, un double c onstat s’impose : le nom du protagoniste
Μένων correspond au participe présent du verbe μένειν « tenir bon, résister » ;
chaque adresse que Socrate fait à Ménon génère un phénomène de clusters phoniques : μεν/μην/μον/μν/μαν. Concentrée sur la première partie du dialogue, une analyse de ces nœuds dictionnels, par-deçà le niveau logico-syntaxique de l’argumentation, dévoile un tissage sonore réinvestissant à ses fins la diction d’exhortation des élégies de Tyrtée. Fabio Stella, « Platon lecteur de Théognis dans le Ménon (95 d – 96 b 7). À propos de l’apprentissage de la vertu » Dans le Ménon, Platon fait-il lui-même les changements textuels dans les deux passages des Poèmes élégiaques que Socrate cite pour montrer la position d’incertitude, tant des sophistes que de Théognis, quant à l’enseignement de la vertu, ou tire-t-il sa version d ’une source inconnue ? Pour répondre à cette question, l’article propose une analyse du couple μανϑάνω – διδάσκω montrant que Platon a probablement changé volontairement le texte et indiquant les raisons possibles de ce changement. Diego De Brasi, « Platon lecteur de Pindare. Une tentative de systématisation » Les citations de Pindare dans l’œuvre de Platon ont trois fonctions : accentuer le ton ironique des propos qui lui sont liés ; être partie intégrante de l ’argument, sans toutefois lui apporter nécessairement une valeur ajoutée ; permettre le développement critique des thèses et des arguments. En plus, les mentions de Pindare c ontribuent dans les dialogues à c onstruire une opposition entre une vie vécue sous la bannière de la philosophie et une vie non-philosophique. Elisabetta Berardi, « Le Gorgias de Platon et l’Antiope d ’Euripide. Entre distances formelles et réappropriation de savoirs anciens » En reprenant des études récentes qui reconnaissent deux nouvelles allusions à l’Antiope dans le Gorgias (Gorgias, 482 b-c ; 487 e-488 a), cet article
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entend montrer c omment Socrate met en œuvre une mise en scène habile qui renvoie à la structure du drame d’Euripide. Platon rendrait ainsi explicite sa volonté de faire allusion à Euripide comme à un savoir antérieur, quoiqu’en modifiant la sémantique du modèle, tout en réaffirmant une mise à distance formelle des mots d’Amphion dans l’ἀγὼν λόγων. Andrea Capra, « Le Gorgias et les deux Antiope. Tragique et comique » Calliclès évoque l’Antiope d ’Euripide pour souligner l’opposition entre vie contemplative et vie active. Il y a pourtant un décalage étonnant entre le Socrate rustique du Gorgias et son prétendu modèle, l’Amphion délicat d’Euripide. Mais le Gorgias évoque aussi l’Antiope d’Eubule. Cette comédie s’accorde bien à cette image de Socrate et à l’hédonisme vulgaire de Calliclès. Son discours n’est q u’une tragédie dévoilée, dont les prétentions hautaines cachent une réalité ridicule. Pierre Ponchon, « Thucydide dans Platon. Le cas exemplaire du livre VIII de la République » L’analyse des traces de la présence de Thucydide dans le livre VIII de la République permet de montrer que Thucydide n’est pas pour Platon la source d’un savoir historique, mais d ’une analyse philosophique et politique ; que l’usage de Thucydide par Platon entremêle reprises cryptées et critiques virulentes q uoiqu’implicites ; qu’il s’agit d ’une stratégie visant à exclure le discours thucydidéen du champs légitime de la philosophie. Giuseppe Greco, « L’histoire mythique c omme preuve de l’arete dans le Ménexène de Platon » Ce article porte sur la réappropriation de la tradition des epitaphioi logoi dans le Ménexène. À travers une comparaison avec les epitaphioi de Périclès et de Lysias et le Panégyrique d’Isocrate, on réfléchira sur la valeur politique du genre, la c ontinuité de l’arete et la fonction probatoire du passé. L ’objectif est d’identifier les modes et les finalités de la réconfiguration platonicienne de ces topiques traditionnels, qui sont mis au service d ’une économie du discours différente.
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Catherine Darbo, « Le Timée de Platon. Un exemple de réappropriation par la philosophie des discours du savoir médical antérieur » Cet article examine le processus de la nutrition et son principe central de parenté qui porte la nourriture vers le nourri, et les transformations que lui apporte Platon pour fonder le passage du mécanisme d’absorption du nutriment à celui du mouvement du monde visible, de l’âme intelligible, de son éducation, et de la maladie. La nutrition, dont les traits fondamentaux sont hippocratiques, peut être qualifiée de paradigme épistémologique pour connaître la nature du Tout et des vivants qu’il abrite.
TABLE DES MATIÈRES
Marie-Laurence Desclos Avant-propos ou Dionysos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 Karine Tordo Rombaut Platon citateur par Platon philosophe. République, III, 392 c 6-398 b 9 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 Mauro Tulli Un héros de la philosophie. Achille dans l’Apologie de Platon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 Catherine Collobert Interprétation et jeux de sens dans les Dialogues. Socrate et les poètes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 François Renaud Homère interlocuteur ? La citation dialectique chez Platon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 Michele Corradi « Mon cher frère, arrêtons à nous deux la force de cet homme ». Homère, Iliade, XXI, 308-309 = Platon, Protagoras, 340 a : les citations homériques dans l’analyse platonicienne de la pensée de Protagoras . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 Francesca Scrofani Une citation d’Homère et Hésiode dans le Minos attribué à Platon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
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PLATON CITATEUR
Albert Joosse Hésiode c ontre Homère dans le Charmide de Platon . . . . . . . . . . 141 Paola Dolcetti Hésiode dans le Cratyle platonicien. Citations explicites, reprises diffuses et c ontextes étendus . . . . . . 153 Jaume Pòrtulas « οὔτε Ὁμήρου οὔτ̓ ἄλλου ποιητοῦ ». Platon et certaines traditions de la poésie hexamétrique grecque . . . . . . 169 Magali Année Ménon le mal nommé ou la réappropriation platonicienne de l’ancienne élégie d ’exhortation. Premières pistes pour un fondement (infra)-linguistique de la réminiscence . . . . . 187 Fabio Stella Platon lecteur de Théognis dans le Ménon (95 d – 96 b7). À propos de l’apprentissage de la vertu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 215 Diego De Brasi Platon lecteur de Pindare. Une tentative de systématisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 237 Elisabetta Berardi Le Gorgias de Platon et l’Antiope d’Euripide. Entre distances formelles et réappropriation de savoirs anciens . . . 283 Andrea Capra Le Gorgias et les deux Antiope. Tragique et comique . . . . . . . . . . 299 Pierre Ponchon Thucydide dans Platon. Le cas exemplaire du livre VIII de la République . . . . . . . . . . . . . 309 Giuseppe Greco L’histoire mythique c omme preuve de l’arete dans le Ménexène de Platon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 341
Table des matières
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Catherine Darbo-Peschanski Le Timée de Platon. Un exemple de réappropriation par la philosophie des discours du savoir médical antérieur . . . . 357 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 375 Index des passages cités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 413 Index des noms – Les Anciens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 423 Index des noms – Les Modernes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 427 Index des notions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 433 Index des lieux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 439 Index des mots grecs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 441 Résumés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 447