Pierre Gassendi, de la Phantaisie Ou Imagination: Syntagma Philosophicum, Physique, Section III, Livre 8 (Les Styles Du Savoir) (French Edition) 9782503580227, 250358022X


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Pierre Gassendi, de la Phantaisie Ou Imagination: Syntagma Philosophicum, Physique, Section III, Livre 8 (Les Styles Du Savoir) (French Edition)
 9782503580227, 250358022X

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De la phantaisie ou imagination

Les styles du savoir Défense et illustration de la pensée à l’âge classique Une collection dirigée par Sylvie Taussig Le dix-septième siècle souffre de sa majesté : tout en lui semble grand, en particulier le savoir et la pensée dominés par les imposants systèmes philosophiques et théologiques. Pourtant, ce siècle n’est pas moins riche que le precedent en minores inventifs, en expériences de pensée ponctuelles mais fécondes, qui structurent, en tous domaines, le savoir et la paideia des hommes de façon aussi solide et durable que les grandes constructions théoriques auxquelles nous sommes habituellement renvoyés. Les Styles du savoir visent à corriger cet effet de mirement qui affecte la comprehension de ce siècle, en insistant sur un certain nombre des notions et de textes oubliés, négligés, méconnus qui s’avèrent pourtant fondamentaux pour la constitution des savoirs et des institutions à l’âge classique. En republiant des textes aujourd’hui inaccessibles et en proposant aux lecteurs des essais peu soucieux des frontières tracées par les interprétations dominantes, cette collection se propose ainsi de dessiner les contours d’un « autre » dix-septième siècle.

Pierre Gassendi De la phantaisie ou imagination Syntagma philosophicum, Physique, Section III, Livre 8

Traduction et introduction par Sylvie Taussig

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© 2018, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher.

D/2018/0095/193 ISBN 978-2-503-58022-7 E-ISBN 978-2-503-58178-1 DOI 10.1484/M.STSA-EB.5.116112 ISSN 2565-9022 E-ISSN 2565-9642 Printed in the EU on acid-free paper.

INTRODUCTION Le présent livre VIII De phantaisia seu imaginatione se trouve dans la Physique du Syntagma, dans la partie qui concerne les êtres vivants ou animés, dont la rédaction se situe entre la moitié de 1644 et la fin de l’année suivante1. Le livre est construit en six chapitres ; la thèse en est résumée à la fin du dernier. Dans l’ensemble, Gassendi articule de façon subtile des passages de doxographie et l’énoncé de sa propre position, qu’il désire situer par rapport à la tradition, procurant une démonstration à la fois historique et théorique. Le livre trouvant sa place à juste titre dans la Physique, c’est en naturaliste que Gassendi explore son objet : le rationalisme et le biologisme y trouvent une place essentielle. L’examen des doctrines antérieures auquel il se livre, comme il le fait presque systématiquement, ne prend en compte que celles qui envisagent l’imagination sous cet angle, excluant toute réflexion littéraire ou métaphysique sur l’imagination, « folle du logis ». Il se montre très soucieux de mettre en place un vocabulaire précis, où la phantaisie est la notion majeure pour une réalité qu’il juge de la plus grande importance pour le fonctionnement cognitif et comportemental de l’homme et des animaux, soit le système psychologique. En effet, le livre prend bien place entre le livre sur la sensation et celui sur les facultés intellectuelles, la raison intellective, qui n’appartient qu’à l’homme, soit les livres VI (De sensu universe) et VII (De sensibus speciatim) et les livres IX (De intellectu) et X (De appetitu et affectibus animæ). Loin de se borner à réfuter le principe cartésien de l’animal machine, il reconnaît aux animaux une raison sensitive et leur prête une forme de raisonnement, qui est formulé par les humains sous la forme du syllogisme. La nécessité de forger un vocabulaire précis s’impose ici d’autant plus fortement à notre auteur qu’il sait le sujet glis Syntagma, Physica, Sectio III, Membrum posterius (Lyon, 1658).

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sant, au respect de la religion qui reconnaît à l’homme une dignité supérieure.2 La position paradoxale de Gassendi sera de dire que sa pensée, qui accorde aux animaux une raison, est plus conforme à la religion que celle des adeptes de l’âme du monde, qui sont ses principaux adversaires. Le livre se développe donc comme après sa lecture et réfutation de Fludd dont il ne retient en aucun cas la conviction que les images auraient une valeur heuristique ou d’exposition synthétique. L’originalité de Gassendi est double ici, avec d’une part une théorie originale et riche d’une belle postérité, de Leibniz à Deleuze, celle des « plis », qui prétend rendre compte de la façon dont les choses réelles, soit la réalité, vient impressionner le cerveau, sans que ce soit cependant la matière qui vienne dans le cerveau, mais plutôt un codage sous la forme desdits « plis », et d’autre part par la manière dont il dépasse la théorie aristotélicienne de l’imagination, alors même qu’il semble en retenir les éléments principaux. L’opération à laquelle Gassendi procède ici se laisse plus facilement saisir à la lumière des analyses de Hans Blumenberg3, qui donnent une lecture de la modernité de Gassendi, moins par ce qu’il anticipe de la méthode des neurosciences (encore que ce point soit assez évident) que dans la manière dont il se place, résolument, dans un concept de réalité « moderne ». En effet, selon Blumenberg, Aristote et Platon conçoivent la réalité comme une évidence instantanée ; au Moyen Âge prend place un deuxième concept de réalité comme réalité garantie ; quant au troisième concept de réalité, c’est la réalisation d’un concept en soi cohérent. Chez Gassendi, la phantaisie n’imite pas la nature, mais la réalité de la nature.

« Ce qu’est la phantaisie et ses diverses sortes » Le premier chapitre commence par une réflexion sur la faculté connaissante interne, paradoxale dans la mesure où elle connaît tant de choses mais demeure presque inconnue, car elle n’agit qu’intérieurement, sans aucune activité extérieure visible. Cette faculté connaissante dite souvent animus s’oppose à ce qui est appelé souvent anima et qui gère la sensation et la vegetatio, et dont l’étude a pris place dans les livres précédents. Étant difficile à localiser et sans 2 Pierre Gassendi, Examen de la philosophie de Robert Fludd. Texte présenté, traduit et annoté par Sylvie Taussig. Avec le fac-similé du texte latin. Ouvrage publié avec le concours du Centre National du Livre. Paris : SÉHA – Milan : Arché : 2016 (= Textes et Travaux de ­Chrysopœia, 18.), 359 pp. 3 Hans Blumenberg, Le Concept de réalité, Paris : Seuil, 2012.

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doute inconnaissable, elle ne peut faire l’objet d’un savoir indubitable, mais seulement hypothétique et prudent, susceptible d’être corrigé. En effet, dans ce chapitre qui est comme un préambule à l’étude de ce que nous appellerions la conscience, Gassendi rappelle sa position quant à la vérité : la vérité absolue est inatteignable à l’homme, elle est réservée à Dieu ; reste à étudier la vraisemblance, et c’est à cette étude qu’il se livre ici, celle des phénomènes soit apparents, soit déduits. La faculté intellective étant plus divine, est-ce la raison pour laquelle elle serait difficile à cerner pendant que l’imagination, qui est « apparentielle », se trouve plus aisément ? Le paradoxe est en tout cas qu’à un moment où l’on peine à saisir la multiforme phantaisie les commentaires de Gassendi sur l’imagination sont plus sûrs que ceux qu'il consacre à la raison. Cette faculté connaissante interne reçoit une multiplicité de noms d’un philosophe et d’une tradition à l’autre, et cette multiplicité, purement circonstancielle, ne mérite pas d’être examinée de plus près. Tout au long du livre, par convention, Gassendi l’appellera animus (et j’ai traduit, faute de mieux, par « entendement »), dans une distinction qu’il présente d’abord rapidement sans préciser qu’il la retient, puis une seconde fois en s’y engageant, au terme d’un raisonnement assez sinueux, dans lequel il présente les différentes représentations que les sectes philosophiques ont soutenues de « l’âme ». De cette faculté connaissante interne qui n’est plus nommée, comme s’il fallait suspendre la classification avant un examen approfondi, Gassendi examine ce que la tradition nous dit de son ’unité ou de sa multiplicité, après avoir congédié comme inarticulée la position de Tertullien, affirmant l’âme corporelle. Ce seront d’abord les stoïciens, qui lui reconnaissent huit parties dont cinq correspondent aux sens ; la capacité d’imagination, c’est-à-dire appréhension des choses sensibles, est liée à la huitième, τὸ ἡγεμονικόν, la partie de l’âme commandante et maîtresse, commune chez eux aux hommes et aux bêtes, en tant que des imaginations des choses sensibles s’y impriment. La méthode doxographique n’est jamais exhaustive ; Gassendi n’est pas un historien de la philosophie. Sa pensée feuillette les auteurs pour poursuivre ses propres sinuosités et rendre son raisonnement irréfutable ; il retient des stoïciens que la phantaisie est une force mentale. Il passe donc à l’examen de la position d’Épicure et de Démocrite, dont il affirme qu’ils ont distingué l’âme et l’entendement selon leur nature, en termes de substance (selon la forme des atomes chez Épicure et Lucrèce), quoique certaines phrases laissent entendre le contraire, comme on le trouve aussi chez Aristote. Autrement dit, il n’y a pas de raison de ne pas accorder à Épicure et Démocrite d’avoir distingué âme et esprit, en dépit de

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quelques phrases malheureuses, si on ne rejette pas du chœur des philosophes Aristote qui quant à lui semble bien avoir confondu les deux. C’est là que animus et anima selon Gassendi définitivement se distinguent, le premier ayant plus de nécessité. Suivant Lucrèce, il est maître de la vie. Et c’est là que Gassendi introduit une première comparaison, celle de la roue et de l’essieu, qui me parait assez originale et dont je ne crois pas qu’il faille lui attribuer une signification symbolique ou allégorique (on pense aux roues du char d’Ézéchiel ou au symbole de la roue à rayons comme représentation du divin), dans un livre qui ne laisse pas d’étonner à cause de la présence extraordinaire de comparaisons de métaphore et d’analogies, introduites souvent par le mot « quasi » dont les occurrences sont répétitives. Concession à l’imagination au sens classique ? Concession à une pensée par image, chère à Fludd ? Traces d’une tentation de l’analogie, possible dans la mesure où François Bernier semble traduire le quasi par « analogie4 » ? ou ambition au contraire d’exprimer tout seulement par la langue, avec l’ensemble des ressources de la langue ? Est-ce pour justifier l’emploi d’une telle métaphore qu’il énonce celles que d’autres philosophes ont imaginées : le polype, l’âme de l’âme sur le modèle de la pupille dite l’œil de l’œil ? Ou bien pour rapprocher sur ce point l’intuition de Philon et celle de Lucrèce ? Pour autant ceux-là ont considéré l’animus corporel, c’est-à-dire ont privilégié l’unité de la faculté interne connaissante. Passant aux partisans de la multiplicité, Gassendi évoque leur solution pour distinguer l’homme de l’animal, ce qui est une de ses préoccupations. D’où on voit qu’il est en même temps dans son sujet – unicité et multiplicité – et dans un mouvement de déplacement : qu’en est-il de la différence entre hommes et animaux ? Le développement suivant est donc consacré à l’examen des différentes doctrines qui ont conçu une âme double, à commencer par Platon qui oppose une part rationnelle (et réservée à l’homme) et une part irrationnelle (et commune aux hommes et aux bêtes) en continuant par Aristote à la solution duquel il consacre un long développement. 4 Par exemple au chapitre sixième du tome 4 de l’Abrégé (1684), intitulé « Si le ciel, et les Astres sont habitables » (Abrégé de la philosophie de Gassendi, op. cit., t. 4, p. 318) : « Quoyqu’il en soit, il semble que la diversité des choses qui naissent, et se corrompent dans les differens globes, se doit prendre de cette diversité de Substance qui est dans ces mesmes Globes ; ensorte que si vous supposez qu’il y ait des choses que vous appelliez Animaux soit par quelque Analogie, soit faute de noms propres, ces sortes d’Animaux devront veritablement estre plus petits, mais plus parfaits dans Mercure que dans Vénus, dans Vénus que dans la Terre, dans la Terre que dans Mars, dans Mars que dans Jupiter, et dans Jupiter que dans Saturne […]. Quant à ceux du Soleil, et de chacune des Etoiles fixes, si on suppose qu’il y en ait quelques-uns, ils doivent apparemment estre bien plus grands, et bien plus nobles, entant que le Soleil surpasse en grandeur, et en noblesse les autres Globes ».

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Il en reste son adhésion au principe d’une faculté matérielle, dont la connaissance est nécessaire pour pouvoir ensuite éventuellement aborder la question de l’entendement, qui est immatériel, immortel, immuable dans le temps et par sa nature uniforme chez tous les individus ; en même temps ses contenus lui sont nécessairement fournis par la phantaisie, qui l’assiste par ses « images » ici appelées « imaginations ». Il s’ensuit qu’il s’impose de la réévaluer, et c’est sans doute la principale raison pour laquelle Gassendi choisit de lui conserver son nom grec, phantaisie ; en français, il serait assurément bon de lui trouver une interprétation qui comprît la notion d’apparence, comme apparentialisation, ce qui aurait aussi l’intérêt de marquer l’écart par rapport à Aristote. En effet, la phantaisie aristotélicienne – et plus encore celle de ses commentateurs, que Gassendi évoque – ne se confond pas avec la phantaisie de Gassendi qui, s’il semble un moment suivre le Stagirite, s’en sépare comme on va le voir dans le chapitre suivent. En effet, contre les ramifications complexes des penseurs de son époque (notamment l’école de Coimbra) et des épigones d’Aristote, dont il va décrire rapidement les hiérarchisations et divisions, de façon un peu impressionniste5, avec une rapidité voire une désinvolture qui est en soi presque une figure de style, permettant sinon de les ridiculiser, du moins de montrer une certaine vacuité, Gassendi ne conserve finalement que deux instances, le sens externe (qui sont en gros les cinq sens) et l’unique faculté interne de connaissance, la phantaisia ou imaginatio, une faculté corporelle ou matérielle qui perçoit tant les objets absents que présents. La doxographie éclairée décline donc les différentes subdivisions de cette faculté interne selon Aristote ainsi que sa localisation. D’où l’étude du sens commun, dont Gassendi précise qu’il n’est pas le bon sens, ou la prudence (une autre ligne de pensée sur le sens commun, qui l’identifie en gros à la rationalité, et qu’il s’agit de ne pas confondre avec ce à quoi nous avons à faire ici et qui débouchera plutôt sur les réflexions et expériences des neurosciences), mais bien un organe de connaissance, c’est-à-dire cette instance qui compare et distingue les sensibles spécifiques à chaque sens et opère 5 Traditionnellement, il existe plusieurs facultés sensibles opérant dans l’âme, avec des variations d’un auteur à l’autre. Il y a le sensus communis (certains auteurs se réfèrent à lui comme le « sens commun »), qui est étroitement lié aux sens extérieurs et qui partage avec eux l’orientation spatio-temporelle (limitation). la phantaisia ou imaginatio est la faculté responsable de la restauration des formes et les images des choses perçues. la aestimativa ou cogitativa, ou ratio particularis, est commune à tous les animaux, qu’il s’agisse des humains (en eux il est appelé cogitativa ou ratio particularis) ou des bêtes (il est alors appelé aestimativa), et il est responsable de ce que l’on pourrait appeler une réponse « instinctive » au bénéfice ou au dommage attendus. Le dernier type est appelé memoria ou reminiscentia.

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en quelque sorte la synthèse – il assure la « coopération », selon le terme même de Gassendi. Il poursuit par la description fatrasique des différents niveaux, tant et si bien qu’il apparaît facilement au lecteur que cette architecture est inutile. Les subtiles distinctions introduites par les épigones (tel saint Thomas qui décrète quatre sens internes avec le sens commun, l’imagination, l’estimative, et la mémoire) ressemblent assez à la complexification opérée par les astronomes ptoléméens, voulait affiner le système du maître et le faire correspondre avec la réalité, au-delà des querelles sur le support physiologique des facultés psychologiques rattachées tantôt au « cœur » tantôt au « cerveau », et dans le cerveau dans tel ou tel endroit sur la base d’observations purement empiriques, selon que l’on se touche telle ou telle partie du crâne au moment où l’on se remémore. Dans le cas de la psychologie comme pour l’astronomie, Gassendi est à la recherche d’un système plus simple, donc plus vrai. On comprend dès lors la place de la dissection et la réflexion sur la localisation des instances qui se fait jour à la fin du chapitre : les propositions des philosophes deviennent facilement des élucubrations dès lors que « ni la séparation des parties du cerveau ni le nombre des ventricules ni leur disposition ne leur était favorable ». Reste cette seule distinction que ne réfute pas l’anatomie : le sens commun est placé dans la partie antérieure du cerveau, la mémoire l’étant dans la partie postérieure.

Sens commun et phantaisie Le chapitre 2 examine si le sens commun s’identifie ou non à la phantaisie. Pour Gassendi, c’est l’opinion la plus probable, dès lors que les deux s’acquittent de la même fonction ; pour le reste, ce serait une simple querelle de mots, à laquelle il juge vain de s’arrêter. Gassendi poursuit la présentation du sens commun d’Aristote, sans véritablement trancher s’il s’agit d’un sixième sens ou bien d’un amas et siège commun aux cinq, où s’opère la coopération en tant que telle ; il semble qu’il y ait ici flottement chez le Stagirite, à savoir si c’est ou non par la vue que l’on voit qu’on voit. Par une nouvelle boucle « baroque », Gassendi s’emploie ici à réfuter le tableau complexe des instances multiples et à appuyer son projet de simplification de la psychologie et de réduction du sens interne à la seule phantaisie, qui concerne les choses senties aussi bien que celles qui ne le sont pas, lesquelles de toutes façons ont été d’une façon ou d’une autre perçues par les sens, dans la mesure où les sens externes sont le seul et unique mode de connaissance de premier niveau. La mémoire ne s’en distingue pas non plus, en fait la mémoire est une fonction particulière de cette faculté générale

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qu’est la phantaisie, ou bien le nom donné à la phantaisie quand elle procède à telle activité de retenir les représentations, si bien que la phantaisie rassemble toutes les différentes fonctions que les philosophes ont distinguées – et que Gassendi ne juge pas toutes pertinences ; la mémoire cependant est double, ditil très explicitement plus loin (412a), d’un côté sensitive, de l’autre intellective. Cette phantaisie, faculté unique se déployant en plusieurs fonctions, se rapporte aux choses indifféremment présentes ou absentes, elle est commune aux hommes et aux bêtes et se distingue de l’intellect réservé aux hommes. Gassendi ne compte pas conduire une réflexion purement théorique : comme le feront plus tard les neurosciences dont on connaît bien les célèbres exemples, tel Phineas Gage ou Veniamin, il rapporte des cas de lésion et de pathologie dont on découvre au moment où il y répond, selon un mode d’écriture qu’il affectionne, qu’ils constituaient des objections à son projet d’unique faculté, et ses réponses sont un curieux mélange de rationalité et de croyance, dans une doctrine qui continue à s’appuyer sur une théorie des humeurs, avec le dosage idoine de sécheresse et d’humidité dans le cerveau et sur une théorie des « mélanges » ou constitutions (temperies, temperamenta) d’origine hippocratique dont se gausse Molière si peu d’années plus tard. La rationalité s’impose cependant : ceux qui perdent la mémoire ne perdent pas la faculté, mais seulement ses représentations ; celui qui lance un enfant par la fenêtre présente une faculté de juger inexacte, comme chez les enfants. Aussi bien les explications sont-elles fausses au regard de ce que nous savons aujourd’hui, qui donne plutôt raison aux objecteurs, aussi bien sa tentative de rendre compte des phénomènes marque sa méfiance vis-à-vis des mots qui seuls sont cause que « que nous disions que, dans l’âme, la faculté d’imaginer, de juger et de se souvenir sont trois choses différentes ». Gassendi présente donc à la suite un excursus sur le véritable modus operandi de cette faculté, qui reprend des éléments de ce qu’il a exposé dans son livre sur la sensation (à partir de 326b). Nous avons donc la métaphore de la « poignée » de rayons « spiritueux », c’est-à-dire pleins d’esprits animaux, et surtout l’arrivée massive de ce quasi qui est si typique de la pensée gassendienne ; par exemple « comme un corps ». Je l’ai traduit de façon variée, en signalant sa présence. Il eût mieux valu trouver un seul terme. Ici le « quasi » apparaît pour introduire une image qui permet d’approcher par approximation la façon dont Gassendi imagine l’effet produits par les sensations : en effet, les perceptions ne projettent pas des images, et en ce sens le cerveau ne rencontre jamais le réel, qui est construction, mais imprime des signes, comme des empreintes, des caractères. Avec ces termes qui renvoient

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à toute une tradition, déjà métaphorique, avec les caractères de Théophraste, mais également sans doute à la métaphore des lettres de l’alphabet de Démocrite, et se démarquent singulièrement de la théorie des caractères reformulée par Gaffarel dans les Curiositez inoüyes (1629) à partir de différentes traditions symboliques, nous sommes cependant dans la présentation d’un monde lisible, un monde de signes. Là encore le réel à la façon d’Aristote, avec une correspondance ou mimésis entre le réel et les représentations, disparaît. Après ce petit retour en arrière, on revient à la faculté apparentielle, dont il s’agit de distinguer l’unité en dépit de la diversité de ses noms, comme mode de connaissance expérimental. C’est ici que disparaît aussi l’interprétation étymologique du Stagirite, la phantaisie venant chez lui de la lumière, pour une autre, où elle est tirée d’apparaître ; nous sommes bien dans cette faculté apparentielle, cette faculté qui saisit les choses telles qu’elles apparaissent. En réalité, la faculté perceptive saisit une première fois la chose en présence et les esprits impriment une trace de cet ébranlement ; et c’est cette trace que « lit » la faculté imaginative une fois que l’objet disparaît, de telle sorte qu’elle peut le connaître et qu’elle s’identifie donc à la mémoire. C’est l’évidence de la représentation des choses absentes qui oblige à mettre en place cette instance qu’est la phantaisie, et en impose le mécanisme y compris pour les choses présentes, de manière à rendre compte de leur persistance. Gassendi explore aussi richement que possible la liaison entre les deux facultés – perceptive et apparentielle – qui se rapportent à un même objet et dont la différence réside en ce que la première ne perçoit que les objets présents et n’est ébranlée que par un contact immédiat. L’exposé aussi historique que théorique est très sinueux, et Gassendi avance par toutes petites touches ; ce que sont réellement ces empreintes, selon lui qui pour l’instant se borne à montrer leur nécessité avant de dresser les possibles objections, à commencer par leur localisation, cerveau ou cœur. Clairement Gassendi soutient l’hypothèse du cerveau, mais il n’est pas clair si le cerveau est l’origine ou bien le terme. Le lien entre la faculté de sentir et celle d’imaginer est une espèce de continuité exprimée par la métaphore de la ligne dont le cerveau est le terme (ou l’origine). Gassendi explore les raisons qu’ont certains de ne pas distinguer les deux facultés ; cette position a quelque vraisemblance, du fait que les deux utilisent manifestement le même organe, mais ne tient pas, dans la mesure où la sensation ne peut pas combiner et composer, donc porter des jugements. L’argument du sommeil ne tient pas non plus : le fait que la phantaisie soit concernée par les objets absents fait qu’à son égard l’état de veille ou de sommeil revient au même ; endormis ou éveillés, nous voyons les mêmes objets. Au terme

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de cet exposé dont l’argumentation semble parfois suivre un principe d’association et où la démarche de l’historien de la philosophie est subvertie par une visée théorique et n’est en réalité poursuivie qu’en apparence, nous revenons donc à Aristote et à la différence entre phantaisie et sens commun : cette faculté de synthèse qu’Aristote attribue au sens commun (et ici Gassendi n’interprète pas précisément le Stagirite, le sens commun étant décrit comme « embrassant toutes les facultés et étant diffusé dans le siège de toutes », un peu à la façon de l’âme du monde au respect de l’univers), il l’attribue à la phantaisie qui doit être générale (donc synthétique) et dans la continuité de la faculté de sentir. Après l’objection de l’unique organe, Gassendi examine l’autre, à savoir la nature de la trace. C’est là où la lecture de Blumenberg et sa description de l’évolution diachronique du concept de réalité sont les plus stimulantes ; sans doute Gassendi reprend-il les différents noms donnés à la trace (elle-même produite par l’ébranlement dans le cerveau qui fait suite à l’ébranlement de l’organe sensoriel) et les différentes métaphores qui ont servi à l’exprimer (comme notamment la cire), mais il en signale la fausseté en tant que ces différentes doctrines reposent sur l’idée que le cerveau percevrait les images en tant que telles ; que les images en tant que telles s’y imprimeraient. Pour lui, les représentations imprimées ne sont pas des copies du réel, mais des signes, et c’est leur cohérence qui suggère un concept de réalité comme cohérence, sans qu’il soit besoin de la garantie de Dieu. Dans ce livre plus que peut-être dans aucun autre, la métaphysique est totalement absente. Pourtant Thomas d’Aquin, partant des mêmes prémisses selon lesquelles il est naturel à l’homme d’arriver aux intelligibles par l’intermédiaire des choses sensibles puisque toute connaissance commence par les sens (voir le Proemium de la Somme théologique), acceptait le sens métaphorique et son voilement, laissant la possibilité d’une ouverture au sacré par les figures, ce que Gassendi rejette, peut-être en partie par épicurisme, dans la mesure où la lutte contre les mythes est une cause épicurienne, au titre que ce serait de la fausseté que de faire des choses cachées. Gassendi préconise un nouveau vocable, qui ne sera pas métaphorique, pour décrire la façon dont le cerveau reçoit les impressions des sens : c’est le pli et les séries de plis, qui sont le produit de la percussion opérée par le rebondissement des esprits après une perception sensitive, quel que soit le sens ému. Le vestige qu’est le pli ne perd jamais son pouvoir premier de sensations. Gassendi réfute l’image de la cire, parce que c’est une image, le pli conservant une étendue corporelle, mais ayant surtout une qualité tridimensionnelle. En ce qu’il est un signe ou un codage, on glisse presque dans le domaine de l’abstraction.

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Le processus est purement mécanique et permet de comprendre pourquoi la mémoire et l’imagination ne doivent pas être distinguées. La théorie du pli est encadrée par l’objection d’Alexandre de Halès, qui demande des précisions sur la figure imprimée. Il n’y a pas à lui répondre, dans la mesure où le mécanisme des plis rend caduque la question de la figure ; les plis ne sont pas des figures, les plis ne prennent pas une forme visible, mais sont réellement des signes cohérents, avec comme un signifié et un signifiant, à savoir ici une species exprimés et une species exprimant – j’ai retenu le terme de représentation, sans doute « espèce » serait ici préférable, dans la mesure où Gassendi lui-même précise que seule l’exprimée mérite ce nom de species, l’autre étant la cause pour laquelle nous produisons une représentation. Il retient l’usage commun du mot dans la scolastique latine dont Jean-Robert Armogathe rappelle qu’« il ne désigne pas des images qui ne sont en rien distinctes de l’objet, qui sont l’objet lui-même en tant qu’il exerce une action sur un sujet. Les species ont bien effectivement une réalité matérielle6 ». Les qualités des objets perçus n’ont pas de figure, elles ont simplement une façon particulière de percuter les organes sensoriels et de lancer les esprits qui à leur tour imprimeront de façon particulière le pli et les séries de plis (là encore le terme d’enchaînement de plis, ou de « chaînes » de plis, sur le modèle de chaines de montagne, pour exprimer la solidarité indissociable des plis à l’intérieur d’une même série serait préférable, si ce n’est que Gassendi choisit à dessein un vocabulaire non métaphorique, et je le suis). La représentation n’est pas une peinture, elle n’est qu’un moyen de connaître. Nous sommes ici à deux doigts de l’idée fort moderne que la pensée est « construction ». D’où le soin particulier que prend Gassendi de distinguer son point de vue de celui d’Aristote, justement parce qu’il semble le suivre d’assez près, jusque dans l’identification de la mémoire et de la phantaisie : leurs deux concepts de réalités s’opposent radicalement7. Quant à la localisation, Gassendi précise enfin sa pensée : la phantaisie est la faculté de l’âme. 6 Jean-Robert Armogathe, « Sémantèse d’idée/idea chez Descartes », in Idea. VI Colloquio Internazionale del Lessico Intellettuale Europeo (Roma, 5-7 gennaio 1989), Actes sous la dir. de M. Fattori et M. L. Bianchi, Rome : Éd. dell’Ateneo, 1990, p. 187-205. 7 Rappelons que, chez Aristote non plus, l’illusion n’est pas inhérente au « phantasme », elle provient de la faculté de juger ; la « propriété de ressemblance qui caractérise la phantaisia et le phantasme n’implique aucune dévalorisation » (Pierre-Marie Morel, édition des Petits traités d’histoire naturelle [Parva naturalia], Paris : GF, 2000, p. 35) ; l’imagination ou phantaisia participe de tous les processus cognitifs : les fonctions de sensation et de représentation relèvent de la même faculté perceptive, unité psychophysiologique de l’animal.

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Mémoire et phantaisie Le troisième chapitre revient sur cette question dont nous avons vu depuis la pertinence réelle. Gassendi qui l’a déjà traité d’une certaine manière l’aborde encore de façon oblique, en commençant par une apparente digression : la mémoire est-elle un vase ou comme de la cire? Le rejet de ces deux métaphores le ramène à l’évidence du pli, si bien que la seule métaphore acceptable est celle du papier, et cela non pas en tant que susceptible de recevoir des images ou figures pigmentaires, en deux dimensions, mais comme un papier susceptible d’être plié, et la faculté est ainsi une sorte d’origami (ici les « agyrtes » qui font des papiers pliés de façon virtuose), qui reçoit des plis qui sont ensuite en quelque sorte dépliés pour laisser place à de nouveaux plis, coupant éventuellement les premiers de façon transversale, mais de telle sorte que le papier garde la trace de ces plis précédents, qui peuvent être repliés facilement. La métaphore de la cire est impropre, car la cire ne peut ainsi conserver la trace d’empreintes précédentes ; il ne faut pas utiliser de métaphores, semble dire Gassendi, mais décrire le fonctionnement exact, physiologique, des séries de plis, y compris dans l’ordre de leur succession dans le temps. La prise en compte de la temporalité est ici remarquable, et c’est très logiquement que Gassendi examine ce qu’il en est de l’oubli dans sa théorie de la mémoire, que ce soit l’oubli relatif ou l’oubli complet, qu’il soit causé par une maladie ou qu’il affecte une personne en pleine santé ; l’oubli est aussi relatif à l’âge, une phénomène qui concerne particulièrement les plus jeunes et les plus vieux. Dans ce dernier cas, l’explication qu’il donne rappelle le motif du vaisseau Argo qu’il utilise dans une lettre au Prince de Valois (25 janvier 1647) ; les plis finissent par s’effacer, sauf en cas de « pli vigoureux », tel que l’impression reste dominante. Gassendi suppose que ce qu’il n’appelle pas des cellules mais des parties du cerveau sont soumises à la disparition tandis que de nouvelles naissent et s’ajoutent (adgenerare). Les pages que Gassendi consacre à l’imagination sont paradoxales en tant qu’elles retient, comme le livre consacré aux organes de la sensation, l’approche mécaniste empruntée à l’épicurisme pour la dépouiller cependant de l’élément imagé qui était sa caractéristique, avec la théorie des simulacres8 ; en même temps il recourt à une richesse métaphorique rarement égalée chez lui, à com-

8 Gianni Paganini, « Hobbes et Gassendi : la psychologie dans le projet mécaniste », Kriterion. Revista de Filosofia, XLIII (2002), n. 106, p. 20-41.

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mencer par le terme « imagination » qu’il retient pour les représentations, qui ne sont donc pas des images mais des traces d’images. Cette critique de la dimension concrète du mécanisme épicurien explique je pense la mention soudaine d’Épicure (407b), qui est critiqué, sans que sa théorie soit d’abord présentée. Là encore la méthode est disons « baroque », dans la mesure où l’exposé longuement développé fait suite à sa récusation : Épicure fait intervenir des simulacres, plus ou moins épais, dont il prétend, qui plus est, qu’ils émanent des corps. Cette doctrine ne tient pas, comme l’a compris déjà Cicéron qui cependant n’avait pas mis en place une explication qui permît de la réfuter. Gassendi vient puiser chez Épicure même (ou plutôt chez Lucrèce qui est ici largement cité) des éléments d’objections, ceux là mêmes qu’il avait donné lui-même : des images adviennent même dans le sommeil, et on peut imaginer des figures qui n’existent pas dans la réalité, par composition, tels les centaures ; par ailleurs il a eu une pensée du temps et de la succession. Cependant, comme dans le chapitre 1, il est là posé une base de la critique qui sera développé dans le livre sur l’intellect : Épicure ne reconnaît pas deux facultés distinctes entre l’imagination et l’entendement, pourtant nécessaire à l’attention volontaire.

Des fonctions de la phantaisie L’attaque du chapitre donne à penser que tout ce qui précède avait un caractère propédeutique et que l’on revient donc à ce qu’il est vraisemblable de dire sur les fonctions plurielles de la phantaisie. C’est ici qu’elle apparaît le mieux dans son caractère intermédiaire, puisqu’aussi bien on a vu qu’elle a un mode opératoire qui est en continuité avec celui de la faculté perceptive, aussi bien on va voir qu’elle est en continuité avec la faculté supérieure, l’entendement, en tant qu’elle en a toutes les fonctions, dont il est bien répété qu’elles sont multiples. Il y a en premier lieu l’imagination « pure et nue9 », et là Gassendi reprend l’explication du processus avec l’ébranlement des esprits et les plis. Il formule l’objection qui pourrait alors être adressée contre son système – à savoir qu’il doit pouvoir expliquer pourquoi nous n’imaginons pas plusieurs choses à la fois, dès lors que les esprits peuvent traverser plusieurs plis – et y répond : l’imagination, étant unique, ne peut se consacrer à plusieurs objets à 9 Il parle même d’« observations toute crues » dans une lettre à Jean-Dominique Cassini du 17 janvier 1654.

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la fois, mais est obligée de se tourner vers la motion, c’est-à-dire le mouvement des esprit, dominante. Cette imagination est donc formation d’image sans jugement, en une activité continuelle, passant d’une imagination (c’est-à-dire représentation) à l’autre, se tournant vers celle qui est successivement dominante, de par un « mouvement [des esprits] qui s’impose par sa force supérieure à tous les autres » ; les imaginations sont cohérentes quand les esprits suivent une série de plis, mais discontinues quand ils sautent d’une série de plis à une autre. Une imagination peut même être dominante au point d’absorber complètement la faculté et rendre aveugle et sourd aux perceptions sensibles externes. La dernière objection est la plus classique et peut-être la plus épineuse, susceptible de faire tomber toute la théorie, dans la mesure où Gassendi affirme que rien ne frappe l’imagination qui n’ait d’abord frappé les sens : qu’en est-il des formes proprement imaginaires comme les géants et les Cyclopes ? Elles ont été perçues par les sens dans leurs parties. La longueur, l’exhaustivité et la variété du développement que Gassendi propose ici permettent de mesurer l’importance de sa démonstration qui s’achève par un développement sur des pour ainsi dire substitutions de traces qui rendent compte de la déformation des figures, une opération qui demande soit l’exercice de la raison soit « la faim », c’est-à-dire un appétit irrationnel, et par la constatation que les animaux ne s’appliquent pas à composer de telles figures, lesquelles requièrent également la volonté et, singulièrement, la raison, dont ils ne sont pas tant pourvus. La deuxième fonction de la phantaisie est la composition et la séparation, soit accord et désaccord, soit affirmation et négation, soit proposition et jugement énonciatif. La proposition qui avait été faite plus haut, à savoir que l’imagination ne peut s’intéresser à plusieurs objets à la fois, sauf s’ils se présentent comme un seul prend ici une nouvelle importance. En effet, Gassendi précise à l’aide d’une métaphore – celle du geste de l’homme qui rapproche ou écarte avec ses mains deux choses qui se trouvent l’une à côté e l’autre, décidant que leur proximité fruit du hasard fait sens et qu’il peut les apparier, ou qu’au contraire elles n’ont rien à voir l’une avec l’autre – ce processus de constitution ou de rejet d’un lien entre deux objets ; celui-ci est le fondement du syllogisme implicite que cette opération révèle, indifféremment chez l’homme et chez l’animal. Dans ce premier long développement, Gassendi ne mentionne pas encore le terme « syllogisme », selon son mode de démonstration récurrent : il mène jusqu’au bout le raisonnement qui démontre la réalité d’une chose et ne la nomme qu’après selon le nom qu’elle reçoit en propre, dans la mesure où, pour lui, la chose compte plus que le mot ; c’est aussi que l’affirmation directe

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et frontale de la pratique du syllogisme par l’animal aurait pu avoir un caractère choquant ; cette première couche de raisonnement permet de rapprocher deux objets concrets et introduit la notion d’universel, en tant qu’agrégat de plusieurs traces entre lesquelles il y a de la ressemblance. En effet, une impression ne peut être que singulière, et il n’existe pas de trace a priori. L’écriture est ici virtuose et lourde d’enjeux : il s’agit d’expliquer la constitution de l’universel à partir d’une addition de singuliers, et à partir de la théorie des « traces » – ici Gassendi ne parle pas de plis, sans doute parce qu’il ne s’attache pas concrètement au mécanisme constitutif mais raisonne sur les signes généralement. Quoi qu’il en soit, étant donné l’impression par exemple de traces d’homme dans notre phantaisie, chaque nouvel animal que nous verrons approcher sera comparé aux traces précédentes et cette comparaison permettra soit d’ajouter une nouvelle trace aux traces des hommes, soit au contraire de l’écarter ; tel est le jugement soit affirmatif, soit négatif, donc la composition ou la séparation. L’inclusion des animaux dans cette capacité syllogistique, alors même qu’ils ne connaissent pas la copule, ce qui n’a, nous est-il ici démontré, aucune importance, est capitale pour accéder à la notion d’universel telle que la conçoit Gassendi. La simplicité du mécanisme chez les animaux permet de comprendre la plus grande sophistication chez les humains. La vie des bêtes se déroule au niveau de l’imagination qui ne se connaît pas elle-même ni ses fonctions, à la différence de l’entendement, en tant qu’il est le lieu de toutes les opérations qui assurent la vie morale sans les hautes et sublimes pensées qui font partie de la vie intérieure de tout être humain. Là encore, la longueur et la précision de la démonstration prouvent s’il en était besoin le caractère capital de ces pages au regard non seulement de la psychologie mise en place par Gassendi mais également de sa conviction quant à la conception de l’universel. La troisième fonction est le raisonnement, qui se retrouve donc attribué aux animaux, en vertu du fait qu’ils sont dotés de cette phantaisie, comme cela est affirmé depuis le début. Le style philosophique de Gassendi, si singulier, se manifeste ici : ce qu’il pose une première fois sous la forme de critique ou de question, puis qu’il s’attache à démontrer mais de façon hypothétique devient quelques paragraphes plus loin un point acquis dont il s’agit seulement de solidifier les différents aspects. La reconnaissance de la fantaisie aux animaux illustre à merveille la façon dont Gassendi mobilise ses arguments : dans l’exposé précédent de la deuxième fonction de la phantaisie, la phantaisie animale nourrissait la démonstration de la constitution de l’universel ; elle est ici au contraire directement en ligne de mire, puisqu’il s’agit de démontrer qu’il y

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a effectivement un raisonnement animal, même si, faute de mots, les animaux ne l’appellent pas syllogisme et même s’ils ne possèdent pas la copule. Il existe une raison sensitive, donc une sorte de pensée, qui ne requiert pas les mots, et qui en fait est cette phantaisie elle-même. La doxographie que Gassendi introduit alors permet de nuancer sa position et de justifier son système à trois étages, faculté sensitive, faculté apparentielle et faculté intellectuelle. Quant à cette dernière, il n’est pas question de la reconnaître aux animaux. Quant à ceux qui cependant leur refusent la phantaisie, Gassendi montre à quel point leur position est intenable, et même contradictoire : car, pour rendre compte de ce qu’effectivement les animaux réalisent des opérations qui, d’évidence, supposent une forme de raisonnement voire de rationalité au moins utilitariste, les philosophes sont obligés de les faire participer d’une intelligence universelle, à savoir l’âme du monde. Le thème de l’âme du monde, à laquelle est ici assimilé l’intellect agent d’Aristote et des philosophes arabes, est récurrent sous la plume de Gassendi ; sa critique est le nœud de sa philosophie et de l’articulation qu’il met en place entre philosophie et foi. Si d’un côté la thèse de l’âme du monde ne saurait être retenue, rien n’interdit en revanche de supposer deux raisons, une sensitive, l’autre intellective ; tout, au contraire, démontre que les animaux font usage de mémoire et de prévoyance, sans se laisser guider par une impulsion aveugle que l’on nomme instinct10, et qu’ils s’appuient sur des signes (indicium) pour agir, ce dont Gassendi apporte la preuve par différents exemples, les uns littéraires et canoniques (le renard de Thrace), les autres peutêtre plus personnels (l’hirondelle) et les derniers issus nommément d’une observation de Gassendi (les fourmis). Car les sens ne connaissent que ce qui est présent ; dès lors qu’il y a souvenir (par exemple d’un coup ou bien d’une récompense), il y a phantaisie et il y a mise en place d’un raisonnement (celui, qui appartient aussi à l’homme, fondé sur la fuite de la douleur et la recherche de la volupté) qui passe par le syllogisme, c’est-à-dire capacité à composer (ou séparer) deux appréhensions simples. Le texte de Gassendi est de plus en plus serré ; tous les éléments qu’il a peu à peu introduits dans son livre, entre doxographies, critiques et exemples, trouvent leur place dans une théorie complète et cohérente, dont une des conclusions est qu’entre les hommes et les animaux, dont on exclut pour les uns et les autres qu’un instinct aveugle décide de leurs mou10 Car l’instinct selon Gassendi n’est pas une motion aveugle mais dirigée par la phantaisie, en partie par une appréhension du bien et du mal qui sont connus par la phantaisie sur la base de la volupté à poursuivre et de la douleur à fuir, lesquelles guident la volonté.

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vements, il y a la communauté profonde dans leur possession de la phantaisie qui leur donne la capacité de gérer le syllogisme, c’est-à-dire d’articuler le singulier et l’universel. Mais les animaux ne parviennent pas à l’abstraction. Pour résumer, le sentiment est la faculté animale de percevoir les objets sensibles ; la phantaisie est l’unique faculté connaissante qui se trouve chez l’homme et chez les bêtes ; le travail de l’entendement n’intervient qu’ensuite.

L’instinct des bêtes Le précédent chapitre a avancé que ce qu’on appelle instinct ne doit pas être une impulsion aveugle. Dès lors que l’animal fait une sorte de syllogisme élémentaire pour résoudre par les éléments présents une situation nouvelle, le principe de causes mécaniques – et d’animal-machine - tombe : fourmis et abeilles prennent des décisions devant des obstacles. Les développements qui permettront d’explorer précisément la condition animale reposent sur deux prémisses : les animaux ont pour sens principal le toucher – et même le goût est une sorte de toucher ; d’autre part, ils sont affectés par deux passions dominantes, la douleur et la volupté, la première étant définie par l’arrachement à l’état naturel, et la seconde comme le rétablissement dans ledit état, et c’est donc dans l’ordre du toucher, le plus primitif chez eux, qu’ils connaîtront ces deux passions. Ce qui est primitif ou du moins premier pour Gassendi, c’est l’expérience de l’utérus et l’arrachement à ce milieu entendu comme la première douleur, et donc la formation, dès le premier instant, de la notion de suavité comme rétablissement du bien être premier. C’est la source de la première « opinion naturelle » sur le bon et le mauvais. D’où : « ainsi les traces de la douleur et de la volupté sont à ce point anciennes dans la phantaisie qu’elles lui sont comme innées et qu’elle n’a besoin d’aucun raisonnement mais juge d’elle-même spontanément la douleur comme odieuse et à fuir, et la volupté comme aimable et à poursuivre » (415a). Ces notions ne sont pas innées, mais générales, et nées d’une commune expérience originelle, celle du nouveau-né. Ces notions sont en fait des « dispositions » (habitus), et donc des traces dans la phantaisie où elles deviennent des axiomes, auxquels s’ajoutent par la suite des mineures dont chacun tire raisonnements et conclusions. Le raisonnement intervient surtout quand la mineure, circonstance particulière, est absente de telle sorte que la douleur est anticipée. L’instinct n’est pas aveugle, mais constitue un syllogisme ; et la phantaisie est ce qui dirige l’instinct lui-même, lequel n’est donc ni aveugle ni privé de guide. L’instinct appartient à tous les

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animaux, dont cette famille d’hirondelles que Gassendi décrit tendrement ou bien les abeilles remarquables par leur comportement collectif et la fabrication des ruches11, comme aussi à l’homme, chez qui cependant il est dépravé, par l’éducation et par les habitudes, à commencer par cette « créophagie » à laquelle il a consacré une très longue lettre latine, allant jusqu’à imaginer la façon dont l’homme, apprenti sorcier, crée la vache folle en donnant aux herbivores à manger de la viande. L’homme serait-il devenu fou ? La douleur primitive de l’animal ne semble pourtant pas tout expliquer, et Gassendi apporte des éléments de nuance et de complexité ; en effet, l’instinct révèle des facultés qui semblent-ils sont innées, héritées des parents et transmises dans la semence, ce qui se vérifie pour toutes les parties du corps, et donc de même aussi, dit-il, pour le cerveau. La problématique de l’inné (« pour les choses principales », dit-il entre parenthèses) et de l’acquis, du génétique et du comportemental, trouve ici sa place, comme il se doit dans tout raisonnement « neuroscientifique », de même que l’hypothèse d’une transformation, par l’habitude, de l’organisation cérébrale (la neuroplasticité).

Songes et rêves du dormir Dernier point que Gassendi retient dans son exposé de la phantaisie, l’examen de ce que sont les rêves, dont il a déjà dit (et il le répète ici) qu’ils sont également des ouvrages de la phantaisie, s’effectuant dont selon le même mode opératoire que les appréhensions, énonciations, argumentations apparentielles réalisées à l’état d’éveil. Ici il s’oppose clairement à toutes les clefs des songes de son temps, qu’elles soient savantes ou populaires, qui puisent dans tradition d’oniromancie gréco-latine, élaborée entre le iie et le ve siècle, à travers les traités d’Artémidore, de Valère Maxime et de Macrobe12. Les rêves pour Gassendi ne sont pas des images venues de l’extérieur, mais ce sont les esprits qui, à l’intérieur du cerveau, ne sont pas assoupis – on a dit que leur activité était permanente – et ils pénètrent dans les traces existantes et les activent comme dans l’état de veille. Et si les rêves comportent quelque cohérence, c’est que les esprits cheminent par les séries de plis ; quand ils sont disparates, c’est que les 11 L’Apologie de Raimond Sebond II, 12, rassemble de fait un matériau zoologique conséquent, depuis l’organisation des abeilles jusqu’au langage des oiseaux, depuis la prévoyance des fourmis jusqu’au repentir de l’éléphant rassemble dans cette perspective 12 Lise Andriès, « L’interprétation populaire des rêves dans les clés des songes du xviiie siècle », Revue des Sciences humaines, 1988, p. 49-64.

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esprits sont passés d’une série à l’autre. L’état entre veille et sommeil permet à merveille de se livrer à toutes les observations, et notamment de saisir comment les esprits qui sont dans le cerveau succèdent à ceux qui relèvent des nerfs sensoriels. L’existence d’hommes qui ne rêvent pas ne constitue pas une objection ; c’est simplement qu’ils n’en gardent pas la mémoire, du fait de leur tempérament (c’est-à-dire de leur « mélange » spécifique ou constitution) ou de leur âge. Ou bien les esprits se glissent d’un pli à l’autre sans créer de nouvelles traces, ou bien, s’ils en font, ils en font tant et tant, de façon si confuse, qu’il n’en reste rien au réveil. Il n’y a, quant à la fonction apparentielle, aucune différence entre le rêve et l’éveil ; la différence réside au niveau supérieur, c’est-àdire à celui de la signification donnée, et donc de la fonction intellective, ou de l’entendement, qui décide de la façon dont il faut juger de la perception : ainsi, selon l’exemple canonique, du bâton qui apparaît brisé. Quand nous sommes éveillés, les objets perçus en présence peuvent frapper plus fort l’imagination – mais ce n’est pas toujours le cas –, si bien que les « imaginations » internes reculent en quelque sorte, comme une lumière plus faible disparaît par rapport à une autre plus forte. L’interprétation naturaliste de tous les phénomènes qui se rapportent au rêve domine ici, contre la classification établie par Macrobe qui distingue comme ayant « apparence de vérité » le songe, la vision, l’oracle, et considère comme « trompeuses » la rêverie et l’apparition. Implicitement, Gassendi rejette surtout les procédures de déchiffrement des signes, chères à la Renaissance, fondées sur le principe d’analogie et les correspondances entre macrocosme et microcosme. Il n’existe pas de langage universel, mais simplement le déchiffrement du tempérament du rêveur indiqué par ses rêves, de son activité diurne ou de ses seules affections physiologiques. Il reste à définir le statut du récit de son propre rêve par Gassendi, qui relève du lieu commun. Ce n’est pas lui non plus qui invente la lecture naturaliste de l’incube et succube (entre lesquels il ne fait aucune différence)13 : ils sont le produit d’une pression sur les nerfs tactiles qui se transmet dans le cerveau et crée une « oppression et suffocation ». Après la présentation sous la forme de récits de quelques cas de somnambulismes, soit empruntés à la littérature, soit issus de 13 Sur le discours sur les songes au xviie siècle, voir l’article de Patrick Dandrey, « La médecine du songe au xviie siècle », in J.-L.  Gautier (dir.),  Rêver en France au xviie siècle, Revue des Sciences Humaines, n°211, Lille, Université de Lille III, 1988, p. 67-101, ainsi que celui d’Yves-Marie Bercé, dans le même numéro de la R.S.H. :« La raison des songes, chez Scipion Dupleix (1606) », p. 123-131

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l’expérience personnelle, Gassendi cherche à établir les critères qui permettent toutefois de faire le départ entre imaginations éveillées et endormies. C’est le critère de l’expérience qui permet à l’entendement de corriger les raisonnements fondés sur les images de la phantaisie. Le raisonnement sur la folie suit le même modèle, et la question de la perception du temps est centrale, qui est fonction de la perception sensorielle ; l’activité des sens seule permet de déduire le temps réel, par l’observation du soleil, par exemple. Seule une imagination « plus puissante », c’est-à-dire produite par la percussion résultant des sens externes, permet de dissiper ce qui est réalisé par l’opération de la seule phantaisie et l’activité permanente des esprits. De longues citations de Lucrèce figurent ici moins en illustration que pour rappeler que, si la description que fait le poète épicurien est exacte, son explication par les simulacres ne tient pas. Il faut s’en tenir à la théorie des traces et à la vigueur continuée, voire augmentée, des esprits, soit à l’exposé d’une explication totalement biologique pour certains rêves, qui revient à une élimination de tout motif psychologique, ce que ne faisait pas la théorie des plis. Fait suite, selon un enchaînement typique, passage obligé d’une réflexion sur le rêve, au même titre que la folie, la question d’une éventuelle divination par les songes, qui justifie l’apparent dédoublement baroque (en hendiadyin) du titre du chapitre entre songes et rêves du dormir. Un petit développement d’histoire de la philosophie permet de reprendre les cinq catégories mises en place par Macrobe et reprises sans modifications majeures au-delà de quelques variations, par exemple dans Les Causes de la veille et du sommeil de Scipion Dupleix (1606), et de noter au passage le peu de cohérence de son propos, qui reconnaît la possibilité de divination pour les trois premières catégories de rêve ; pour Gassendi, avec un certain humour, la question ne se pose en fait que pour les deux premières, et en fait ne se pose pas. Les seuls songes prophétiques sont ceux que contient la Bible, qu’il ne convient pas de juger14. En dehors de ces quelques rares cas, les partisans d’une divination par les songes l’appuient sur une théorie de l’âme du monde qui, le rappelle Gassendi, est inconsistante et dangereuse car immorale : mieux vaut prendre ses décisions sur des réflexions nourries par la prudence, quand on est éveillé ; en outre, les 14 Son silence orthodoxe à cet égard fait qu’on ne peut dire qu’il serait quasi calviniste dans sa condamnation du songe (voir Bokdam, op. cit., p. 151). Chez Gassendi, tout est production humaine, et le rêve n’introduit pas le danger du diabolique, dans la confusion de la chose et de la représentation, si l’on peut définir le monde diabolique comme celui où l’image et la chose ne peuvent plus être distinguées.

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rêves concernent également les fous ou bien les personnes « du commun », alors que les décisions importantes sont censées être prises par les esprits supérieurs. Cicéron, Aristote et Épicure sont ici rassemblés contre les platoniciens, les pythagoriciens et les stoïciens, et sans doute les arguments valent-ils pour les contemporains de Gassendi. Le principe d’une divination par les rêves est impie ; la philosophie invite à retenir une lecture médicale et naturaliste des rêves, quels qu’ils soient, dans leur extraordinaire diversité. Le rêve, comme la folie, sort du « magasin » intérieur et permet tout au plus de connaître les passions de l’esprit dont il provient. La dernière page constitue une sorte de synthèse des différents éléments découverts au fil des pages, avec la description des six effets de la phantaisie (l’excitation du désir et de ses émois ; la mise en mouvement des esprits ; la tension et la relaxation des nerfs et des muscles ; la sollicitation des humeurs ; l’impression, sur le fœtus, de taches, d’une ressemblance ou d’une difformité ; n’importe quoi qui relève des ouvrages extérieurs en tant que produit d’une motion des membres)15, dans un fonctionnement mécanique. Ici Gassendi produit un très curieux mélange de rationalité et de croyance « de bonne femme », avec le propos sur les taches de naissance, du à l’imagination de la mère au moment de sa grossesse16. Mais cette explication, pour curieuse qu’elle soit, est encore un moyen de repousser une causalité magique, à savoir le prétendu regard d’une sorcière. L’imagination est une action immanente procédant d’elle-même. Ce qu’on appelle les effets de l’imagination ressemble assez à ce qu’on appelle plus banalement l’imagination comme folle du logis, mais tout ce qui précède justifie que Gassendi ne s’y intéresse pas. L’imagination n’a pas de rôle au plan moral ; ses activités proprement imaginatives ne relèvent pas de la physique, n’étant pas un mécanisme irrésistible. Elle ne devrait pas asservir l’entendement, ni le troubler. La nature essentielle de cette faculté qui est une force mentale pleine d’énergie, comme chez les Grecs, n’est pas ce qu’on croit, mais il

Gassendi se démarque ici peut-être de Ficin, qui définit quatre effets suivent la phantaisie : l’appétit, la volonté, la crainte et la douleur. Mais il s’accorde avec lui dans l’idée que ces effets n’agissent que dans leur propre corps, et pas sur autrui. 16 Chez Ficin également, la femme enceinte imprime l’image de ses désirs à l’enfant qu’elle porte, et c’est ce que reprend Montaigne dans son essai « De la force de l’imagination » (Essais, I, 21). Ici cependant, Gassendi rejette l’idée d’une transmission de ces images d’un corps à l’autre : c’est parce que les deux corps n’en formaient qu’un que le nouveau-né peut porter de telles marques. 15

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traite par le mépris sa prétendue dimension de révolte et d’indiscipline. Il termine abruptement, comme le plus souvent : « mais ici que cela suffise ». L’importance de la mention d’Épicure au début du livre se dessine : c’est à l’intérieur du système épicurien que Gassendi conçoit la phantaisie, et c’est aussi peut-être la raison de son choix d’un vocable translittéré du grec. Elle ne change pas fondamentalement la philosophie morale du jardin, telle qu’elle est présentée dans la Logique17 : les sens chez Épicure ne sont pas maîtres d’erreur et de fausseté ; c’est l’entendement qui décide d’approuver ou de dés­approuver les témoignages des sens. L’imagination, conçue pour organiser la collaboration entre les sens et l’entendement, est tout aussi neutre au plan moral ; la question de la vie morale des animaux ne se pose donc pas, mais celle de la puissance des affabulations non plus. C’est à l’entendement et à lui seul de faire des choix entre ce qu’il retient et ce qu’il rejette. L’imagination est à la rigueur un automatisme comme la respiration ou la digestion : le mouvement des esprits ne s’arrête jamais, que la personne soit éveillée ou endormie, saine d’esprit ou au contraire malade. Le rôle de l’imagination, produit de la faculté essentiellement motrice qui réside dans les sens et de la perception née de ce mouvement qui déclenche la sensation proprement dite, c’est de transmettre à l’entendement les renseignements sur le monde extérieur qu’il ne pourrait pas percevoir sinon ; elle est ce qui transforme des données sensorielles en « plis », c’est-à-dire en signes ; en ce sens elle est déjà une pensée, dans la mesure où elle élabore et transforme des impulsions sensorielles, que les objets perçus soient présents ou absents ; elle suscite une forme de pensée totalement différente de la pensée intellectuelle, un raisonnement que l’on peut modéliser sous la forme du syllogisme, que les animaux pratiquent concrètement, dans l’articulation de l’universel et du particulier, même s’ils ne peuvent le nommer et s’ils n’en ont pas la conscience explicite, faute de maîtriser la copule et tout ce qu’elle implique. La phantaisie, qui est une sorte de production de l’esprit, est en retour indispensable aux productions de l’esprit, dont les objets n’existent pas de façon innée, mais puisés dans ce que recueillent les sens, lesquels, étant spécialisés, ne sauraient comparer, composer, séparer, et nécessitent donc une instance de synthèse placée au-dessus d’eux, chargée de juger ; c’est pourquoi une de ses fonctions correspond à la faculté estimatrice d’Aristote. Comment la phantai17 Voir Pierre Gassendi, La Logique de Carpentras, Bibliothèque Inguimbertine, Ms. 1832, fol. 205r-259r, texte, introduction et traduction par Sylvie Taussig (Turnhout : Brepols, 2012).

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sie peut-elle être à la fois un état de connaissance dépourvu de jugement et une forme de jugement en ce qu’elle est capable d’analyser les messages des sens ? En réalité, c’est l’activité continuelle des esprits, qui n’a rien de rationnel et qui ne cesse ni dans le sommeil ni dans la folie, qui fait que la phantaisie ne devient pas un organe d’intellection à proprement parler. En revanche, le fait que nous n’imaginons qu’une chose à la fois confère à la phantaisie le pouvoir de choix et de décision, dans des zones que la raison ne contrôle pas. Il n’en reste pas moins que, la plupart du temps c’est la phantaisie entendue comme pouvoir d’association libre, du fait des parcours et bonds des esprits, qui nous mène, y compris dans tout ce qui s’appelle instinct, qui en est un des aspects ; pour autant, la raison peut intervenir et identifier les logiques d’association. C’est dans le dernier livre consacré aux affectibus que Gassendi développera la dimension des effets abordés ici à l’ultime fin et montrera dans quel sens la phantaisie est troublée par les passions qui en revanche n’atteignent pas l’entendement. Le fait qu’il n’en traite qu’à peine ici montre que son intention est en partie d’innocenter l’imagination ; de fait, comme c’est elle qui fournit le sens instinctif de ce qui s’accorde avec la nature et de ce qui lui répugne, elle conduit à des plaisirs innocents. Mais en fait, elle est bien conduite à différents désordres, nés des chocs causés par les objets ; ceux-ci peuvent cependant être analysés par la raison et partant maîtrisés, si bien que l’équilibre sera rétabli. Les sens cependant étant purs réceptacles sensoriels ne communiquent pas avec l’entendement, qui a besoin d’une « écriture », ces caractères ou empreintes que sont les plis, constitués corporellement par l’action des esprits. L’imagination absorbe les informations données par les sens sans qu’ils aient à subir une élaboration préliminaire, ce qui était l’office du sens commun chez Aristote, étape intermédiaire entre imagination et entendement. Le cerveau n’est jamais confronté à la matérialité du réel, mais la sensation a un effet physique sur la matière du cerveau, le « pli », réalisé par les esprits, auquel la faculté observatrice est capable de donner une signification. La phantaisie ne procède à aucune transformation ni élaboration entre la qualité de la matière sentie et son enregistrement dans la substance du cerveau ; mais un choix s’opère, qui est également fonction des innombrables expériences que l’homme fait dans sa vie et qui laissent autant de « plis et séries de plis », ou traces qui ne s’accumulent pas au hasard. Les plis font que peu à peu l’imagination qui implique indissociablement toujours une faculté mémorielle opère des choix sur la base des sensations de douleur et volupté, expériences primales. Elle place ainsi son attention sur ce qu’elle a déjà enregistré ; d’une part l’accumulation des sin-

Introduction

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guliers produit peu à peu la connaissance empirique de l’universel ; d’autre part elle permet l’individualisation des opinions et des goûts dont il existe une variété infinie, sur la base des plis et séries de plis qui se constituent et s’effacent au fil de la vie, alors que la dimension temporelle est particulièrement prise en compte ici. Il n’existe de nature qu’individuelle, et c’est la nature (ou « tempérament » conçu à la manière d’Hippocrate comme un « mélange d’humeurs ») de chaque personne qui définit ses perceptions, influencées par toutes les conditions physiques de leur exercice. Il n’y a donc pas d’erreur de la sensation et de l’imagination, mais d’abord des causes mécaniques, tels l’âge, la maladie, etc. La phantaisie est un magasin ou un trésor, et offre tout ce qui est en elle mais seulement ce qui est en elle ; elle construit ce qui est pour nous le monde, procédant aussi à des collages, tels les centaures, mais ne possède aucun pouvoir étrange, séducteur, affabulateur, inventeur. Le caractère de puissance intermédiaire de la phantaisie, qui recueille les renseignements fournis par les perceptions et les codes fait que les species qu’elle produit ne sont pas de nature fondamentalement étrangère à l’entendement. La phantaisie n’a cependant pas besoin de l’entendement, dont les animaux sont dépourvus : chez eux, et partant chez l’homme, elle est chargée du maintien de la vie, sous le nom d’instinct, et donc des choix, décisions, acceptations et refus de la vie quotidienne qui permettent de maintenir en vie. L’homme étant un être de mouvement, chez qui même l’obtention du plaisir dépend du mouvement, donc de l’imagination18, l’imagination est la vie, mais la vie n’est humaine qu’en vertu de la présence d’un entendement immortel et incorporel – qui sera abordé dans le livre suivant. Ainsi donc, les trois facultés collaborent, chez l’homme, et c’est l’entendement qui est le maître de l’erreur et de la fausseté, car l’imagination ne se pense jamais seule. Tout homme qui se contenterait de ce niveau serait un animal, dépourvu de sens moral : c’est l’entendement qui conclut, détenant les principes qui permettent de juger de la vraie vérité. Mais, dans ces livres de la physique, Gassendi examine successivement les fonctions des trois facultés, dont il décrit la multiplicité et l’unité, tout en peignant leur collaboration, de manière à constituer un portrait de l’homme ; il ne manifeste pas un intérêt pour le monde animal en tant que tel, malgré l’émotion qui se lit sous sa plume, mais qui est plutôt celle du chercheur dont l’intelligence est 18 Voir Sylvie Taussig, « D’Épicure à Gassendi. Plaisir et douleur, les passions critère du bien vivre », in Les Passions antiques et médiévales, sous la direction de P.-F. Moreau, Paris, PUF, collection Léviathan, 2003, p. 111-128.

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mise en mouvement, mais tend à constituer une anthropologie où la part animale de l’humain trouve sa place, une place innocente au regard du bien et du mal qui relèvent seulement de la faculté supérieure. La phantaisie étant dépourvue de volonté – d’où l’importance de l’activité continuelle des esprits – ne cherche jamais à envahir le domaine de la raison.

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PIERRE GASSENDI SYNTAGMA PHILOSOPHICUM, PHYSIQUE, SECTION III

LIVRE 8 : DE LA PHANTAISIE OU IMAGINATION1

CHAPITRE I. CE QU’EST LA PHANTAISIE ET SES DIVERSES SORTES2 [398a] Suit la faculté connaissante3 interne, dont assurément toute la fonction se fait intérieurement de telle sorte qu’aucun organe n’en apparaît extérieurement. Elle est précisément ce que les Grecs avaient l’habitude d’appeler τὸ ἡγεμονικόν4, la partie de l’âme qui commande et maîtresse5, dans la mesure où c’est elle qui excite et dirige tous les désirs et mouvements de l’animal et que la plupart des Latins l’appelant animum, comme nous l’avons observé plus haut, l’ont distinguée de l’âme [anima] de telle sorte que de l’âme dépendent l’ensemble des mouvements vitaux [vegetatio] et la sensation, tandis que de l’esprit dépendent la pensée et le raisonnement. On la nomme communément non seulement intellect, esprit, raison mais aussi imagination, pensée, opinion, sagesse [prudentia] et jugement [consilium] et autres noms de ce genre dans la mesure où on la tient soit pour une soit pour multiple et qu’une grande variété de fonctions lui est attribuée.

Bernier VI, 182 Sur Quid et quotuplex, voir le premier chapitre de la Methodus de Bodin qui porte ce nom : « Historia quid et quotuplex ». Gassendi emploie la même expression pour le premier chapitre du livre suivant sur l’Intellect (Quid intellectus humanus & quotuplex). 3 « facultas cognoscentis », expression très néolatine. 4 Gassendi cite et traduit un terme stoïcien qui désigne la partie dirigeante de l’âme, la faculté directrice ou maîtresse, la raison (Zénon, chez Diogène Laërce, vii, 159). Cicéron, De natura deorum, ii, 29 : « J’appelle principe dominateur ce que les Grecs nomment ἡγεμονικόν, c’est-à-dire ce qui, en chaque espèce d’être, ne peut ni ne doit être surpassé par rien ». 5 Voir la lettre à Feyens, 6 juin 1629 (LL p. 28) : les philosophes antiques « voulaient en effet que l’âme que nous autres nous appelons sensible soit répandue avec l’âme végétative en plus, dans l’ensemble du corps, en sorte qu’ils pensaient que la fleur de l’âme, ou âme de l’âme, avait sa demeure constituée seulement dans le cœur ou dans le cerveau. Pour eux, elle était en tout cas l’esprit, la pensée, l’intelligence, la raison, τὸ ἡγεμονικόν, la partie maîtresse, et en un mot ils l’ont célébrée comme une particule du souffle divin ». 1 2

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Livre 8

Par ailleurs, alors qu’il est incontesté qu’il existe soit quelque faculté soit quelque partie de l’âme distincte des sens externes de telle sorte que, même quand ces derniers n’agissent pas, soit quand aucun objet extérieur n’est présent, elle pense, réfléchit, comprend, discourt, délibère, décide par devers soi ; insignes sont cependant les ténèbres qui, la recouvrant, font qu’elle est inconnue, et il est étonnant [de devoir constater] qu’une faculté qui connaît tant d’autres choses non seulement ne sait pas ce qu’elle est et quelle elle est, mais ne discerne pas non plus où elle se trouve dans le corps, comment elle est ou y agit. Car quel espoir peut-il y avoir qu’elle connaisse parfaitement sa propre nature ou apprenne à fond sa propre façon d’agir si elle ne sait pas nettement dans quelle région elle se trouve et peut se découvrir, s’explorer et se considérer. C’est pourquoi, alors qu’il nous faut lui consacrer aussi un développement ensuite, nous serions inconsidéré si nous professions sur l’entendement [mens] humain quelque chose d’évident6 et donc de certain et indubitable en dehors de ce que la sainte foi nous enseigne ; et ce sera beaucoup si nous atteignons quelque chose de vraisemblable et défendons, entre toutes les opinions, celle qui peut [398b] le mieux s’accorder avec le dogme de la sainte foi. Mais, alors qu’au début se fait jour, et surtout à cause de l’homme, la difficulté de savoir si cette partie ou faculté interne connaissante doit être tenue pour une ou multiple, ceux qui ont estimé que l’âme était corporelle l’ont tenue non pas pour multiple, mais pour une. En effet, pour laisser de côté Tertullien, qui, semblant imiter Asclépiade7, lequel ne la distingue même pas de la sensation, comme c’est le cas chez Caelius Aurélien8, tient les propos suivants, en s’enflammant presque : « Que sera la sensation, sinon la compréhension de la chose qui est sentie. Que sera la compréhension, sinon la sensation de la chose qui est comprise. D’où viennent ces tortures consistant à crucifier la simplicité9 et à suspendre la vérité. Qui me montrera une sensation qui ne comprenne pas ce qu’elle sent, ou une compréhension qui ne sente pas ce qu’elle comprend, perspectum : évident au sens fort. Quelque chose qui pourrait être l’objet d’une expérience sensible et qui frapperait le sens de la vue, quelque chose qui aurait été vu sous toutes ses coutures. Le mot à lui seul évoque l’épistémologie gassendienne et le primat accordé à la vue. 7 Asclépiade de Bithynie, un médecin de langue grecque (sans doute né vers 125 avant l’ère chrétienne), installé à Rome, fondateur de l’école méthodiste ; il n’est connu que par des fragments. Caelius Aurélien est un médecin (sans doute du ve siècle après notre ère) qui a traduit en latin Soranos d’Éphèse. 8 [lib. I cap 14] Caelius Aurélien, Maladies chroniques, I, 14. 9 Au sens de l’unité. 6

Chapitre I

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de manière à me prouver que l’une peut [exister] sans l’autre10 ». Assurément il semble que le grand homme ait fait un usage trop abusif du terme de sensation, vu qu’il l’étend à toute pensée, même celle qui s’obtient dans le sommeil, et alors que ce qui s’appelle à proprement parler les sens est en repos ; et il fait de même du terme d’intellect, vu qu’il l’attribue aussi au cheval, au mulet et à toutes les bêtes, dont il dira qu’il n’est pas vrai qu’elles n’ont pas de sens11. Pour laisser cela de côté, dis-je, voici que les stoïciens, quand, chez Plutarque, ils ont divisé l’âme en huit parties12, ont décidé que cinq d’entre elles sont les cinq sens externes et, après avoir ajouté la faculté de parler et la faculté d’engendrer, ont tenu pour unique ou simple la huitième, qui est τὸ ἡγεμονικόν, la partie de l’âme commandante et maîtresse. Et, alors qu’ils ont posé cette partie irrationnelle chez les bêtes aussi, comme il faudra l’évoquer plus bas, ils ont estimé qu’elle était dans l’homme telle que toutes les φαντασίαι13, apparitions ou, si tu préfères, imaginations14 et appréhensions des choses sensibles s’y imprimaient comme des empreintes [typus15], comme il est possible de le comprendre des propos qu’ils tiennent illeurs. Pour ce qui est de Démocrite et d’Épicure, ils ont décidé, chez le même Plutarque, que l’âme avait deux parties, de telle sorte qu’ils ont estimé16 τὸ μὲν λογικὸν ἔχουσαν ἐν τῷ θώρακι καθιδρυμένον, τὸ δ’ἄλογον κατ’ὅλην τὴν σύγκρισιν τοῦ σώματος διεσπαρμένον. [l’une raisonnable qui a son siège dans la poitrine, l’autre dépourvue de raison qui est disséminée à travers toute la structure composite du corps]

Sans doute ont-ils voulu que celle qui retenait le nom d’âme soit celle qui est spécialement appelée esprit [animus] ou entendement [mens]. Et, bien qu’Aris-

[lib. de an cap. 18] Tertullien, De anima, XVIII, 35. Bernier omet ce passage, qu’il résume par un contresens. 12 [4 plac. 4] Plutarque, Opinions des philosophes, IV, 4, 898e. 13 [4 plac. 4] Plutarque, Opinions des philosophes, IV, 11, 900b. 14 Pour « imagination » désignant, outre la faculté imaginative, également l’objet de cette faculté imaginative, voir J. Magee, Boethius on Signification, p. 100 : « imaginatio désigne une faculté ainsi qu’une activité ou le contenu de l’âme. Les équivalents grecs sont donc indifféremment φαντάσια et φάντασμα ». 15 Plutarque, Opinions des philosophes, IV, 11, 906d. 16 [ibid.] Plutarque, Opinions des philosophes, IV, 4, 898 f. 10 11

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tote écrive17 que Démocrite fut d’avis que ψυχὴν εἶναι ταυτὸ καὶ νοῦν [que l’âme et l’entendement ne sont qu’une seule et même chose] [399a], il est permis cependant de l’interpréter de cette union étroite par laquelle l’entendement [mens] est attaché à l’âme, partie par laquelle l’âme façonne aussi la poitrine dans laquelle l’entendement réside. C’est de fait pour cette raison que Lucrèce compose les vers suivants18 : Maintenant je dis que l’esprit et l’âme se tiennent Conjoints et ne forment qu’une seule nature ; Mais ce conseil que nous nommons entendement En est comme le chef et règne sur tout le corps. Son siège est fixé au centre de la poitrine.

Certes Anaxagore aussi, selon le même Aristote19, tout en tenant l’âme et l’esprit pour deux choses différentes, est dit cependant les avoir considérés, comme Démocrite aussi, ὡϛ μίᾳ φύσει « comme en une seule nature ». Pour autant, il semble que Démocrite, en voulant que tant l’âme que l’esprit soit composé d’atomes ronds, ait dû les distinguer seulement selon leur plus ou moins grande finesse, dont il a tiré la mobilité, alors qu’Épicure, employant des atomes différents, et configurés autrement, pour constituer l’âme, a voulu que l’entendement se distingue de l’âme dans quelque mesure aussi selon la substance. Car il a constitué l’âme de quatre genres d’atomes, dont seul un était de feu, ou rond, comme nous l’avons déduit ci-dessus ; quant à l’entendement [mens] ou l’esprit [animum], on déduit qu’Épicure n’a pas eu recours à des atomes autres que ronds. Car Lucrèce écrit20 : Mais quel est le corps de l’esprit et comment Il s’est formé, je te l’explique maintenant. D’abord je dis qu’il est extrêmement subtil Et se compose des plus minuscules atomes ; Pour t’en convaincre, remarque donc ceci : Rien ne paraît si rapide qu’un projet de l’entendement Et sa mise en œuvre par l’entendement lui-même. [I. de an.] Aristote, De l’âme, I, 2, 404a. 18 [lib.3] Lucrèce, De la nature des choses, III, 136-140 19 Aristote, De l’âme, I, 2, 404b. 20 Lucrèce, De la nature des choses, III, 177-188. 17

Chapitre I

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Ainsi donc l’esprit est plus prompt à se mouvoir Que tous les corps visibles, à portée de nos sens. Mais une nature aussi mobile doit se composer Des atomes les plus ronds et les plus minuscules : Qu’à la moindre impulsion ils puissent s’ébranler.

Et vois les comparaisons avec lesquelles il conclut la question21 L’eau s’agite et s’écoule sous une légère pulsion Parce qu’elle est formée d’atomes subtils et volubiles. La nature du miel est au contraire plus stable, Sa liqueur plus paresseuse, plus rétive à se mouvoir, Car toute sa matière a plus grande cohésion Pour la simple raison que d’atomes moins lisses Elle est composée, moins subtils et moins ronds. Vois les graines de pavot, un souffle vague et léger Peut en faire choir et couler un tas haut dressé, [399b] Mais contre un amas de pierres et d’épis, Non, il ne peut rien : plus les atomes sont petits Et lisses, plus grande est donc leur mobilité. Plus lourds et plus rugueux, ils sont au contraire plus stables. Ainsi, puisque le nature de l’esprit s’est révélée Extrêmement mobile, elle doit se composer D’atomes entre tous petits, lisses et ronds.

En ce lieu, alors qu’il est connu qu’il n’y a rien de plus rapide que l’esprit, τάχυϛ εἶναι νοῦϛ dit Thalès chez Diogène Laërce22, on peut se rappeler ce que dit Sénèque alors qu’introduisant l’exemple des choses moins flexibles, il utilise un argument a fortiori23 : Combien l’âme accepte plus facilement sa forme, l’âme, flexible essence, ductile plus que tous les fluides ! Est-elle en effet autre chose qu’un souffle d’air, constitué de certaine façon ? Or tu constates que l’air est l’élément élastique par excellence, d’autant plus élastique qu’il est plus délié.

Lucrèce, ibid., III, 189-205. [lib. I] Diogène Laërce, I, 35. L’édition moderne retient un texte un peu différent, mais le sens est le même. 23 [Epist. 50] Sénèque, Lettres à Lucilius, V, 50, 6. 21 22

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Je pourrais citer d’autres passages ; mais il vaut mieux ajouter comme Lucrèce démontre que l’esprit [animus] est vraiment quelque chose de distinct de l’âme. D’abord parce qu’il agit et pâtit, sans que l’âme agisse et pâtisse de conserve24 Lui raisonne tout seul, et se réjouit tout seul, Sans que rien émeuve l’âme ou le corps. De même que la tête, ou l’œil de douleur assailli Peut souffrir en nous sans que tout notre corps partage Ce tourment, de même l’esprit peut être seul à souffrir, À s’épanouir de joie, quand l’autre partie de l’âme Dans tout le corps ne subit aucune impulsion nouvelle.

Si ce n’est peut-être que l’esprit est frappé par une affection violente25

Mais quand l’esprit est agité d’une crainte plus vive, Nous voyons toute l’âme compatir dans les membres Les sueurs et la pâleur sortent sur tout le corps, La langue s’embarrasse et la voix disparaît, Les yeux se voilent, les oreilles sifflent, les membres défaillent ; Souvent enfin nous voyons des hommes succomber A leur terreur mentale, preuve accessible à tous De l’union de l’âme avec l’esprit puisque par l’esprit L’âme frappée pousse le corps et le meut à son tour.

Et d’autre part parce que, pour ce qui est de la vie ou de la subsistance, la nécessité de l’esprit [animus] est plus grande que celle de l’âme26 : L’esprit, surtout, tient closes les barrières de la vie : Le maître de la vie, plus que l’âme, c’est lui. Sans l’esprit en effet, nulle partie de l’âme Ne peut en nos membres demeurer un seul instant, Mais docile compagne, se dissolvant dans les airs, L’âme laisse au froid de la mort nos membres glacés. Reste au contraire en vie celui qui garde son esprit ; Amputé des membres tout autour, fût-il un tronc, L’âme de ses membres tout autour arrachée, Il vit, il respire les souffles éthérés de la vie : Lucrèce, De la nature des choses, III, 145-151. Lucrèce, ibid., III, 152-160. 26 Lucrèce, ibid., III, 396-407. 24 25

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[400a] Sinon de toute l’âme, au moins d’une grande partie Spolié, il s’attarde pourtant, à la vie soudé.

À cette occasion je comparerais l’animus avec le centre ou l’essieu d’une roue. Assurément si le centre ou l’essieu s’abîme, les rayons tombent ; et on peut couper plusieurs parties des rayons autour, les parties restantes étant attachées au centre ou essieu. Les stoïciens ont utilisé l’analogie tout à fait analogue du polype quand, chez Plutarque27, ils ont dit que toutes les autres parties de l’âme proviennent par extension ἀπὸ τοῦ ἡγεμονικοῦ [de la partie gouvernante]. Mais, alors que rien ne semble avoir été dit de façon plus appropriée que ce que Philon dit28 : que Dieu a accordé à l’âme l’entendement [mens] pour qu’il soit comme l’âme de l’âme de la même façon que les plus sages disent que la pupille a été accordée à l’œil pour qu’elle soit comme l’œil de l’œil ; voici comment Lucrèce utilise cette analogie elle-même29 : Qu’un œil soit déchiré, mais la pupille intacte, La faculté de voir lui demeure vivante, À condition de ne pas abîmer tout le globe Et de ne pas découper la prunelle pour l’isoler, Car cela aussi serait fatal à tous les deux. Mais le centre minuscule de l’œil est-il détruit, Aussitôt meurt la lumière et montent les ténèbres, Le reste du globe fût-il intact et plein d’éclat. Tel est le pacte qui toujours lie l’âme et l’esprit.

Je rapporte ces vers de façon un peu ample30 pour que nous comprenions comment ces philosophes, affirmant que l’entendement [mens] est corporel, comme l’âme l’est aussi, ont d’un côté considéré l’entendement [mens] comme une partie de la substance de l’âme, et non pas comme sa faculté nue, soit, comme on dit31, un simple accident ou une pure qualité de ladite âme ; d’un autre côté ils ont entendu sous le nom d’entendement [mens] la chose quelle [loc. cit.] Plutarque, Opinions des philosophes, IV, 4, 898 sqq. [lib. de Mundi opif.] Philon, De opificio mundi, § 66. 29 Lucrèce, De la nature des choses, III, 408-416. 30 [ fusiuscule] un terme cher à Gassendi, rare au demeurant et non classique. 31 Cette formulation renvoie à la tradition scolastique. Gassendi s’écarte donc ici de Lucrèce. 27 28

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qu’elle soit par laquelle nous connaissons ou pensons intérieurement et ils l’ont considéré comme un principe de connaître unique et non pas multiple. Mais tous les autres, qui firent l’âme incorporelle, ont estimé que la faculté connaissante interne était au moins double. Car ils ont dit que l’une, qui appartient seulement aux hommes, était incorporelle, tandis que l’autre, qui est commune aux hommes et à tous les autres animaux, était corporelle. Or, même si Aristote semble occuper le premier rang parmi ces penseurs, il faut inscrire dans la même liste Pythagore et Platon et tous ceux qui ont embrassé la division par laquelle ils ont fait, selon Plutarque32, deux parties de l’âme, une partie rationnelle et une partie irrationnelle, qu’ils ont tenue soit pour colérique soit pour désirante. Assurément τὸ λογικὸν, soit la partie rationnelle fut celle qu’ils ont appelée proprement νοῦϛ, c’est-à-dire intellect ou entendement [mens] et qu’ils ont située dans la tête ; et ils ont voulu qu’elle soit non seulement incorporelle, mais encore divine, voire une partie de Dieu, comme nous l’avons expliqué ailleurs33 ; et que les bêtes n’en aient pas leur part (κατ’ἐνέργειαν, pour ce qui est de l’acte, comprends bien que c’est à cause de leur déséquilibre interne [intemperiem]), ce qu’il faudra aborder ci-dessous. Quant à la partie irrationnelle, ce fut celle [400b] qu’ils ont divisée pour poser la colérique (τὸ θυμικὸν) dans le cœur et la désirante dans le foie et que, en tant qu’elle est corporelle, ils ont voulue commune et aux bêtes et aux hommes. Car, quoique par l’un et l’autre terme soit désigné le désir [appetitus] et que le désir [appetitus] ne soit pas compté au nombre des facultés connaissantes, ni dans l’une ni dans l’autre des deux parties n’est cependant exclue la faculté qui appréhende ce qui incite à la colère ou au désir, ce qui permet peut-être de comprendre34 ce qui nous est déjà apparu auparavant, à savoir que Platon admet35 les veines ou vaisseaux, par lesquelles les appréhensions sensorielles sont acheminées des organes sensoriels externes jusqu’au cœur lui-même dans lequel est le désir [appetitus]. Quoique Aristote désapprouvât leur division parce qu’elle n’embrasse pas d’autres facultés de l’âme, qui diffèrent entre elles et de celles-ci plus que celles de se mettre en colère et de désirer, par exemple les facultés de se nourrir, de sentir, d’imaginer, &c., cependant ces philosophes soit ont voulu diviser seulement les facultés internes, soit sous le nom de faculté désirante, ils ont voulu englober tant la [4. plac. 4] Plutarque, Opinions des philosophes, IV, 4, 898e. Sur la critique, par Gassendi, de l’âme du monde, voir le Contre Fludd, op. cit. 34 Coquille itelligi pour intelligi. 35 [in Tim.] Platon, Timée, 65d. 32 33

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faculté de se nourrir que celle d’engendrer, à cause de l’envie [cupido] de nourriture, de boisson et des plaisirs de Vénus ; et, sous le nom de la faculté colérique et de la faculté désirante, mais surtout de la colérique, ils ont voulu comprendre tant la faculté de sentir que celle d’imaginer à cause de la nécessité de les avoir toutes les deux pour exciter les affects, pour ne rien dire de la faculté de mouvoir qui suit l’affect ; cependant il ne semble pas nécessaire de s’arrêter36 sur ces choses. C’est pourquoi, pour dire quelque chose surtout d’Aristote lui-même, il semble avoir distingué très nettement, plus que tout autre, une double faculté interne connaissante (je mets de côté ici le sens commun, dont il sera également question un peu plus loin). L’une, qui est proprement νοῦϛ, c’est-à-dire intellect ou entendement [mens] ; et encore λόγοϛ καὶ τὸ λογικὸν, soit la raison et la partie rationnelle, tout du moins principale et entendue au sens propre ; la seconde qui est τὸ φανταστικὸν ἢ φανταστικὴ δυνάμιϛ la faculté apparentielle37, si je puis dire, soit, comme on l’appelle communément, imaginative ; et, comme on l’appelle très souvent (en employant le nom de l’opération) φαντασία, imagination. Et bien plus, personne n’a accordé plus nettement l’intellect et la raison aux seuls humains38 ; attribuant par ailleurs l’imagination d’un côté à tous les animaux (quoiqu’il semble la refuser39 de temps en temps à la fourmi, à l’abeille, au ver, à certaines autres, comme, selon les interprètes, les huîtres), de l’autre aussi aux hommes eux-mêmes puisqu’il enseigne que, chez eux, les choses qui sont quelquefois pensées ou qui ont semblé absurdes, comme il y en a dans la passion, la maladie ou le sommeil, sont l’œuvre de ἡ φαντασία, de l’imagination διὰ τὸ ἐπικαλύπτεσθαι τὸν νοῦν40, « parce que l’entendement [mens] est parfois obscurci ». Or, puisque cette distinction prise d’Aristote semble s’accorder grandement avec les choses dont on a débattu ci-dessus à propos de l’âme humaine, en ce que, s’il ne semble pas improbable que l’âme humaine soit haeresco est un verbe lucrétien. Construit sur « apparence ». C’est ainsi que Gassendi, soulignant comme ici (« si je puis dire ») sa propre audace devant un néologisme, traduit Diogène Laërce, X, 31 que les interprètes modernes traduisent comme « imaginatives », « immédiates » chez Conche. Voir Pierre Gassendi, La Logique de Carpentras, Bibliothèque Inguimbertine, Ms. 1832, fol. 205r-259r, texte, introduction et traduction de Sylvie Taussig (Turnhout, Brepols, 2012), p. 201. 38 [3 de an. 3 & 10 & 1] Aristote, De l’âme, III, 3, 427b ; 10, 433a ; 11, 434a. 39 [ibid. cap.3] Aristote, De l’âme, III, 3, 428a (refuse l’imagination aux animaux) ; 11, 434a (la refuse aux animaux) ; mais 10, 433a (accorde l’imagination aux animaux). 40 Aristote, De l’âme, III, 3, 429a. 36 37

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composée de deux parties pour ainsi dire, une incorporelle qui est spécifique à l’homme ; et l’autre corporelle, du genre qui se trouve aussi chez les bêtes, il est logique qu’il y ait dans l’homme une faculté double, l’une, qui est de la partie incorporelle et qui est appelée esprit, intellect, raison suprême ; et l’autre, qui est de la partie corporelle et est dite faculté imaginative ou imagination et, avec le terme grec également déjà souvent employé en latin, phantaisie. Puisqu’il en est, dis-je, [401a] ainsi, il semble donc qu’il vaille la peine de traiter rapidement de cette faculté connaissante interne selon la distinction aristotélicienne. Or comme il semble qu’il faille parler d’abord de la phantaisie ou imagination elle-même, dans la mesure où non seulement elle est commune à l’homme et aux bêtes, mais aussi parce que sa prise en considération est tout à fait nécessaire à nos recherches sur l’entendement [mens] ou intellect, alors il faut dès le début connaître comment les sectateurs d’Aristote, et surtout les derniers, ont adopté un point de vue différent tandis qu’ils ont considéré le mot de phantaisie comme inférieur à la réalité de la chose et trop étroit. En effet, ils ont estimé qu’il fallait l’appeler sens interne, en tant qu’elle concerne la partie dite sentante de l’âme ; et de là il s’est fait que tous les autres sens furent par la suite habituellement nommés non pas simplement sens, mais sens externes, sur la base de cette distinction. Quant à savoir s’ils ont raison, il ne faut guère s’y attarder, alors que c’est une pure question de mot et qu’il est établi que le sens est quelquefois appelé intellect ou disposition41 de l’intelligence et de la sagesse [prudentia] ; car, quand on dit de quelqu’un qu’il manque de sens commun, ou qu’il est défectueux en matière de sens commun, Aristote lui-même enseigne42 que, chez les Anciens, comprendre, savoir et éprouver par les sens furent une seule et même chose, de telle sorte que le passage de Tertullien peut, ne fût-ce qu’à ce titre, être mis hors de cause pour cette raison43. Ensuite, on se pose couramment la question de savoir si le sens interne est un ou multiple, et, s’il est multiple, combien de sortes il a. Assurément quelques

41 habitus au sens de disposition, capacité, hexis. C’est un écho à Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 6 et la classification des vertus intellectuelles : avant d’être vertus, elles sont toujours seulement habitus. Le sensus doit ici faire référence à quelque chose comme le sentiment ou le sens commun, qui nous aide à développer les habitus d’intelligence et de prudence. L’idée d’un habitus d’intelligence reste néanmoins curieux ; on définit plutôt inversement l’intelligence comme un habitus des principes (habitus principiorum, ou similaire). 42 [loc. cit.] De l’âme, III, 3, 427a. 43 Voir [398b].

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rares auteurs, et parmi eux Alexandre de Halès44 ont jugé qu’il était unique, parce qu’ils ont estimé que les différentes opérations qu’on a l’habitude de lui rapporter ne sont pas différentes facultés, mais différents modes d’agir d’une seule et même faculté. Mais d’autres, étant d’avis qu’une diversité d’opération révélait une diversité de facultés ont jugé qu’il y avait trois, quatre, cinq ou plus facultés. Assurément, alors que, outre la phantaisie, Aristote mentionne45 le sens commun, celui-ci a été distingué et tenu au premier rang devant tous les autres ; et il est employé non pas pour dire l’intelligence, la sagesse [prudentia], le jugement, comme nous venons de l’évoquer, mais pour dire la faculté à laquelle Aristote, d’après ce qui a été dit plus haut, a attribué la fonction de trancher entre les choses sensibles particulières qui frappent les sens externes, en reconnaissant, par exemple, que la blancheur n’est pas la douceur ou que la douceur n’est pas la blancheur46 ; et en plus il agit de conserve avec les sens externes eux-mêmes de telle sorte que, s’il est affecté, ils sont affectés avec lui ; mais que, si au contraire c’est eux qui sont affectés, ce n’est pas pour autant que lui est affecté avec eux. Je laisse de côté qu’il a voulu que son siège soit dans le cœur, alors que ses sectateurs, pour la majeure partie d’entre eux, l’ont cependant placé dans le cerveau, et ou bien dans sa partie antérieure, ou bien dans les ventricules antérieurs ou supérieurs. Je laisse aussi le fait qu’il l’a comparé avec un point ou bien, comme les interprètes grecs l’ont compris, avec un centre, dans la mesure où il est, d’une certaine manière, à la fois un et plusieurs ; un parce que, de même que les lignes tendent vers le centre, de même confluent vers lui les représentations [species] venues de tous les sens et que c’est à sa connaissance exclusive qu’est porté le jugement de toutes choses ; et plusieurs, parce que, comme les lignes sortent d’un point, de même, des influx sortent de lui, et une coopération se fait dans tous les sens. En second47 lieu, la force imaginative a été distinguée de celui-ci, et elle-même est différente de la phantaisie ; et alors qu’il est assigné à cette dernière [401b] la charge, sans rien connaître par soi-même, de recevoir, de mettre à l’écart et de conserver en elle les représentations [species] puisées par les sens, et qui lui ont été remises comme de la main à la main par le sens commun. Troisièmement la force es Gassendi écrit Alensis. [3. de an. 2] De l’âme, III, 2, 425b. 46 [lib. de somn. & vig.cap.2] Aristote, Traité du sommeil et de la veille, II, 2, renvoyant du reste au Traité de l’âme, III, 2. 47 Sic. 44 45

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timative48 dont la fonction est de percevoir les choses dont les représentations [species] ne sont pas puisées par les sens et qui sont pour cette raison communément dites non senties ; or ils veulent qu’appartiennent à cette catégorie la haine et l’amitié, observées chez un agneau fuyant le loup et recherchant sa mère. En quatrième, la phantaisie elle-même qui a pour charge de combiner diversement les représentations [species] et, pour cette raison de connaître et de juger à sa manière. Ils veulent assurément qu’il lui revienne de joindre les représentations [species] ou choses senties avec les senties ; comme quand, à partir de l’or et d’une montagne qu’on a vus, on imagine une montagne en or ; ou bien des choses non senties avec des non senties, comme quand une brebis appréhende un loup comme un animal ennemi et odieux ; ou bien des senties avec des non senties, comme quand un chien appréhende un morceau de viande et juge qu’il lui convient. En cinquième la faculté cogitative49, qu’ils font cependant propre à l’homme et dont ils décident qu’elle est en partie la même chose que l’estimative et en partie la même chose que la phantaisie, dans la mesure où elle perçoit et combine des représentations [species] non senties, et le fait même d’une manière plus parfaite et plus remarquable à cause de quelque pour ainsi dire écoulement et participation de la raison. En sixième, la mémoire qui a pour charge de conserver les représentations [species] des choses perçues par la phantaisie et qui est présentée avec une épithète – mémoire sensitive – pour

L’adjectif aestimatrix est, sous cette forme, inconnu chez les médiévaux, qui emploient le terme aestimativa : « [b] Lors de la réception-traduction de la philosophie arabe, le lexique de l’aestimatio est employé pour traduire la faculté appelée wahm en arabe, notamment dans l’Avicenne latin : il s’agit d’une nouvelle faculté introduite par la psychologie arabe dans la liste classique des sens internes, et qui désigne est une capacité de jugement presque instinctive, commune aux hommes et aux animaux, qui permet de distinguer entre l’agréable et le désagréable, l’avantageux et le dangereux, à travers une perception des qualités constitutives de la chose qui ne sont pas perçues par les autres organes des sens. Son objet propre est donc une intentio (ma’nā). L’aestimativa en tant que faculté est le mieux traduite par le calque “estimative” (Gilson, etc.). On trouve aussi “sentiment” (Gardeil), ce qui n’est pas très explicite », Abschätzungskraft aus Instinkt (Flasch). P. Michaud-Quantin, « ‘Aestimare’ et ‘aestimatio’ », ALMA 22/2 (1951-52), 171-183 (repr. Michaud-Quantin 1970, 9-24) ; D.  Black, « Estimation (wahm) in Avicenna : The Logical and Psychological Dimensions », Dialogue 32 (1993), 219-258 ». 49 Bernier (tome 6, livre 3, p. 139) ne traduit pas Cogitatrix. Un néologisme de Gassendi ? On connaît cependant « vis cogitativa » ou « cogitativa » tout court. Voir, sur l’histoire du terme, l’étude de R. C. Taylor, « Cogitatio, cogitativus and cogitare : Remarks on the Cogitative Power in Averroes », in L’Élaboration du vocabulaire philosophique au Moyen Âge, éds. J. Hamesse, C. Steel (Turnhout : Brepols, 2000), p. 111-146. 48

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être différenciée de l’intellective qui est, dans l’homme, le trésor50 des choses perçues par l’intellect. Ce que j’ai dit, en outre, de la cogitative identifiée à l’estimative ou à la phantaisie suscite l’opinion qui, établissant cinq sens internes, fut naguère assez courante, et surtout chez les Arabes51, même si certains ont suivi l’enchaînement que je viens d’exposer, comme Algazel52 et Albert53 qui l’a imité ; mais les autres ont interverti les choses, tel Avicenne54, qui, mettant l’estimative juste après le sens commun, a posé en troisième lieu la phantaisie et en quatrième l’imaginative. Et tel fut Averroès, que saint Thomas et d’autres Au sens de magasin. Les Arabes ont connu une version des Parva naturalia d’Aristote intitulée al-hiss wal-mahsus, De sensu et sensato, d’après le premier traité. Cette version est en fait une adaptation partielle et très libre des traités d’Aristote, qui mêle au texte du Stagirite de nombreux éléments divers, plotiniens et galéniques. Pour le traité De memoria et reminiscentia, l’adaptation arabe inclut un exposé de la théorie galénique de la localisation cérébrale des facultés de la pensée, d’après laquelle les philosophes arabes ont construit ce système des « sens internes » (chez Avicenne, cinq sens internes faisant pendant aux cinq sens externes, par souci de parallélisme). Les formes présentes dans le sens commun remontent vers le cerveau, où elles ont pour substrat le pneuma cervical. Il y a, pour le dire vite, l’avant du cerveau qui contient les formes imaginées, le milieu qui constitue le siège de la cogitative (la dianoetikê dunamis de Galien, arabe al-mufakkira), et l’arrière qui est le siège de la mémoire. La cogitation consiste à articuler entre elles et les unes avec les autres les formes imaginées et mémorielles, elle est cette activité immanente de l’esprit qui constitue le mouvement de la pensée discursive appuyée sur des images mentales. Le moins que l’on puisse dire est que la doxographie de Gassendi est impressionniste, à première vue. C’est en fait Avicenne qui connaît cinq sens internes (ce que dit Gassendi exclut la mémoire, qui fait pourtant partie des sens internes), Avicenne ayant d’une part dédoublé la phantasia en une forme d’imagination qui n’est que le prolongement du sens commun et une autre, imagination « composante » ; et d’autre part « inventé » la faculté « estimative » (ar. al-wahmiyya) (qui est la faculté de percevoir des notions non sensibles mais individuelles ; c’est par exemple ce en vertu de quoi l’agneau perçoit « danger » dans la forme du loup). Au contraire Averroès, dans son commentaire au De sensu et sensato (œuvre arabe récemment retrouvée), critique Avicenne explicitement sur ces points (disant en particulier que l’« estimative » n’est pas autre chose que la cogitative, car il n’est en effet pas question de l’estimative dans le texte commenté). Je remercie ici Marc Geoffroy pour ses explications. 52 [lib. de an.tr. 4. cap. 4] Albert le Grand, De Anima (De l’âme, 1254-1257), in Opera éd. Borgnet 1890 t. V, p. 117-443 ; ou Opera omnia, Cologne et Bonn, éd. G. Stroick, t. VII/1, 1968. 53 [2. de an.tr.4 cap. 7] Ghazali, The Mysteries of the Human Soul (Al-Madnun Bihi `Ala Ghair Ahlihi) http://www.ghazali.org/works/soul.htm. Voir Bokdam, op. cit., p. 293 sqq. 54 [6. nat.part. 4. cap.2] Voir Deborah L. Black, « Estimation (Wahm) in Avicenna : The Logical and Psychological Dimensions », Dialogue XXXII (1993), p.  219-58 ; Carla Di Martino, « Ratio particularis » : la doctrine des sens internes d’Avicenne à Thomas d’Aquin : contribution à l’étude de la tradition arabo-latine de la psychologie d’Aristote (Paris : Vrin, 2008). 50 51

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en grand nombre ont imité55. Puis sont venus certains qui, ne faisant pas de différence entre l’estimative et la phantaisie, ont approuvé un nombre ternaire ; mais, inversement, d’autres qui, comme ils ne faisaient pas de différence entre la mémoire et la phantaisie, ont préféré un nombre binaire, comme récemment Fonseca56 et les maîtres de Coimbra57. Et pour eux, le sens commun étant constitué dans le cerveau antérieur, il leur fut facile de situer la phantaisie dans la partie postérieure de celui-ci ; ou bien, en distinguant la mémoire de la phantaisie, de tenir l’une dans le milieu et l’autre dans l’occiput ; enfin pour tous les autres, qui voulurent qu’il y ait quatre ou cinq sens, il fut plus laborieux de leur désigner des sièges particuliers, alors que ni la séparation des parties du cerveau ni le nombre des ventricules ni leur disposition ne leur était favorable. Mais, quoi qu’il en soit, tous s’accordèrent facilement pour dire que de même que le sens commun était placé dans la partie de devant, de même la mémoire l’était dans la partie de derrière. 55 Voir Robert E. Brennan, « The Thomistic Concept of the Imagination », New Scholasticism 15 (1941), p. 149-61. 56 Pedro da Fonseca (Petrus Fonseca), Commentarii in libros metaphysicorum Aristotelis (1585 [1964]), ici vol. 2, c. 1011 sqq. Fonseca fait ici avancer le débat sur les facultés de l’âme : il précise d’abord sont point de vue sur les nombres et la distinction de ces facultés, pour conclure que les opinions avancées par ses prédécesseurs sont imparfaites et qu’en réalité il n’est besoin que de deux forces intérieures sensibles inhérentes au corps, à savoir le sensus communis et la phantasia. À ses yeux, seule la phantasia aide étroitement l’intelligence, en arguant qu’Aristote ne fait pas de distinction entre cogitativa, ou aestimativa, de phantasia, ni entre l’acte ou le pouvoir de se souvenir ou de se remémorer et la phantasia. Si l’intelligence et la mémoire intellective ne font qu’une, phantasia et sensus communis se distinguent par leur localisation et leur fonction. Sensus communis est situé dans la partie antérieure du cerveau, plus humide, où résident les nerfs de tous les sens particuliers résident. Phantasia se trouve quant à elle dans tout le cerveau, même si elle préserve mieux les phantasmata dans le cervelet et exerce ses fonctions de manière plus pure et tranquille. Quant à leurs fonctions respectives, le sensus communis conçoit, en même temps et conjointement avec les sens externes, seulement en présence de ses objets, en étant sensible aux lieu et temps. Le sensus communis ne reconnaît que ce qui est ressenti ; la phantasia distingue le ressenti du non-ressenti et peut même aller dans les deux directions, si le processus est parfait. 57 La filiation nette entre Fonseca et l’école de Coimbra sur ce point se trouve affirmée dans les Commentarii Collegii Conimbricensis S. J. in Tres Libros De anima Aristotelis Stagiritae (1598), III, iii, question I, art. 3 : « Caeterum alia quaedam est opinio, etsi non antiquitati, ut quibusdam videtur, certe veritate magis consentanea, quam praeter alios nostrae aetatis nobiles philosophos, defendit Fonsecam 5. Metaphysicae c. 28. quaest. 7. sect. 4. asserens duas tantum esse potentias sensitivas internas ; sensum communem, et phantasiam. Quae sententia sic tuendam a nobis est ; ut dicamus sensum communem fungi iis muneribus, quae illi superius attribuimus : phantasiam vero reliquis omnibus, quae aliis sensibus internis delegabamus. Ita vero esse ex eo convincitur, quia nulla ratio cogit plures sensus constituere, ut facile videbit qui ad dilutionem argumentorum, quae plures suadebant, animum attenderit ».

[402A] CHAPITRE II. SI LE SENS COMMUN EST QUELQUE CHOSE DE DISTINCT DE LA PHANTAISIE C’est un fait que, alors que la chose est tout à fait difficile à juger, il semble que suivent l’opinion la plus probable ceux qui réduisent toutes ces facultés à une seule, la phantaisie, ou imagination, ou faculté imaginative. Sans doute même le sens commun, quoi qu’en ait pensé Aristote, ne semble pas même devoir être tenu pour une faculté complètement distincte de la phantaisie, du moins selon ce qu’il a décrit. Car, si l’on soutient mordicus qu’il faut considérer le sens commun comme quelque chose de distinct de la phantaisie, il semble qu’il faudra du moins l’identifier à l’amas des sens externes, dans la mesure où ils ont à l’intérieur une sorte de siège commun tel que, s’ils y sont certes disposés séparément les uns des autres, ils sont cependant tout proches les uns des autres (c’est-à-dire un lieu vers lequel tendent tous les nerfs venant des organes sensoriels externes). Car ce sera une assez bonne façon d’expliquer comment il se fait que, dès que l’amas est affecté, il est nécessaire que chaque sens en particulier soit affecté aussi, alors qu’il n’est pas au rebours nécessaire que, lorsque l’un individuellement est affecté, tout l’ensemble de l’amas le soit aussi. Si par ailleurs un sens commun doit trancher entre chacun des sens et prononcer que le blanc n’est pas doux et que le doux n’est pas blanc, cela même est le propre de la phantaisie de sorte qu’alors que c’est à elle que revient la fonction de juger, c’est en vain qu’on invente un sens chargé de juger ou d’appréhender quelque chose autrement que simplement. Et, ce qui est par ailleurs établi, à savoir qu’il est comme un centre vers lequel tendent les sens externes comme autant de lignes, cela peut convenir non seulement au siège commun, mais surtout aussi au siège même de la phantaisie, en tant qu’elle reçoit et conserve les représentations [species] et les appréhensions, et tout ce qui provient des sens ou passe, par les

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nerfs, jusqu’au cerveau. Plotin a recours à la même analogie1 ; mais, alors qu’il tient les sens externes ou bien ce qui passe par eux pour [quasi] des lignes qui tendent vers une sorte de centre unique, ce n’est cependant pas le sens commun qu’il tient pour être ce centre, mais la partie principale, qui est l’entendement [mens] ou du moins, et surtout chez les bêtes, la phantaisie. Et il ne manque certes pas de penseurs pour attribuer cet office au sens commun, puisque il sent ou perçoit les fonctions des sens externes ; mais ils contredisent en cela Aristote qui enseigne clairement que le même sens perçoit son objet et sa fonction2 ; comme la vue perçoit la couleur et sa vision, pour ne pas m’étendre à l’infini ; et du reste c’est à tort qu’ils rapportent cette charge au sens commun, ainsi qu’Aristote aux sens pris séparément, parce que, pour la remplir, interviennent nécessairement une pensée et une réflexion qui mettent à part quelque sens que ce soit ; et surtout quand nous faisons l’expérience qu’il nous faut rentrer en nous-même pour concevoir que, quand nous voyons quelque chose, c’est nous qui voyons, ce qui relève d’une faculté tout à fait supérieure, et [402b] il ne paraît pas que la bête combine rien de tel dans sa tête [in se]. Plutarque dit de façon fort intéressante chez Philopon que le devoir de l’âme rationnelle est de connaître les fonctions des sens ; et Philopon, qui suit d’autres maîtres qu’Aristote et Alexandre d’Aphrodise, dit quant à lui qu’il s’agit de cette partie de l’âme rationnelle que nous appelons τὸ προσεκτικὸν μέροϛ, la « partie attentive3 ». Que donc la faculté imaginative ne soit rien d’autre que la phantaisie à proprement parler, cela nous est indiqué par son nom même qui est d’habitude considéré pour n’être rien d’autre que la translittération [interpretatio] du terme grec ; ainsi que par la charge qui lui est attribuée, puisque c’est le propre de la phantaisie elle-même de recueillir et conserver les représentations [species] puisées par les sens externes, dans la mesure où elle a besoin d’elles et est donc outillée pour appréhender les choses fussent-elles absentes. Mais quant à l’idée que l’estimative serait quelque chose de distinct de cette même phantaisie, la distinction entre les choses senties et celles qui ne sauraient l’être ne nous en convainc pas, d’une part parce que, comme nous le dirons plus loin, il n’est pas de représentation [species] qui ne soit sentie, c’est-à-dire qui ne soit [Enn.4.lib.7 cap.6] Plotin, Ennéades, IV 4 [28], 16, 22 ou V 8 [31], 9, 4. 2 [3. de an.3] Aristote, De l’âme, III, 2, 425b. 3 Philopon, Commentaire sur le “De anima” d’Aristote, 464, 32 puis 465, 2. 1

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absorbée par les sens, car ce n’est pas la haine ou l’inimitié en tant que quelque chose d’abstrait qui est discerné par la phantaisie, mais c’est seulement au plan concret qu’est perçu un animal qui, dès lors qu’il est nuisible, est également ennemi. D’autre part parce que, même si les choses non senties existent, ce n’est pas pour autant qu’elles ne regardent pas la phantaisie, alors qu’on ne peut dire pourquoi les percevoir dépasserait plus les forces de la phantaisie que celles de la faculté estimative ; et cet office la concerne d’autant plus qu’il lui est accordé de combiner les choses non senties tant entre elles qu’avec les choses senties. De là il faut dire la même chose de la cogitative, dans la mesure où il est établi qu’elle n’est pas autre que l’estimative, si ce n’est qu’il ne faut manifestement pas le rapporter moins à l’intellect ou à la raison suprême qu’à la phantasie, en tant qu’elle se confond avec la διάνοια, chose qu’ils donnent à entendre même sans le vouloir quand ils reconnaissent un écoulement ou une participation de la raison. Car, si par ailleurs quelque écoulement de la raison a pour effet la faculté estimative, pourquoi n’aurait-il pas également la phantaisie pour effet ? et pourquoi pas toutes les autres facultés ? Pour ce qui concerne enfin la mémoire, elle non plus n’est manifestement rien d’autre que la phantaisie, à qui ce nom est attribué en tant qu’elle conserve les représentations [species] qu’elle a recueillies ; car le fait qu’elle les ait en elle et non pas dans une autre faculté, et comme dans un siège, se tire de l’usage qui est fait d’elles, puisqu’une faculté ne peut pas percevoir une chose à travers une représentation [species] par laquelle elle n’est pas façonnée. Qu’il soit donc acquis qu’en dehors de l’intellect qui est seulement dans l’homme, il y a, tant dans l’homme que dans les bêtes, une unique faculté connaissante interne qui est la phantaisie elle-même et qui peut être appelée en outre estimative, cogitative, mémoire et prendre d’autres noms ; mais des noms qui signifient une variété de fonctions et non pas de facultés, comme les termes de sauter, marcher, frapper et analogues ne désignent pas des facultés motrices différentes, mais des fonctions différentes d’une seule et même faculté. Sans doute même Aristote n’admet-il, en dehors de l’intellect qui est dans l’homme, aucune faculté interne connaissante autre que le sens commun et la phantaisie ; et, alors qu’il dit précisément4 que la phantaisie est un mouvement qui est engendré [403a] par la sensation en acte, il affirme qu’en dehors du sens externe il n’en existe pas d’autre que la phantaisie ou seulement un qui se confond avec la [3. de an. 3] Aristote, De l’âme, III, 3, 428b.

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phantaisie elle-même ; et c’est pourquoi, dans les diverses listes qu’il constitue des facultés connaissantes5, il compte seulement le sens, la phantaisie et l’intellect ; et il fait6 de la phantaisie une faculté intermédiaire entre le sens et l’intellect, ou raison, de telle sorte qu’il la définit quelquefois comme sensitive et quelquefois comme rationnelle. Quant au fait qu’un certain nombre de Pères de l’Église, comme Némésius7, Grégoire de Nysse8 et autres, imitant Galien, ont semblé distinguer trois facultés internes connaissantes, à savoir la phantaisie, le jugement ou raison, et la mémoire, ils semblent pour leur part n’avoir pris en considération que l’homme chez qui la raison ou intellect (quoi qu’il en soit de la mémoire) se distingue de la phantaisie. Et il y a, en plus des fonctions mêmes, deux points qui semblent induire la diversité des facultés, le premier étant les divers mélanges nécessaires au sein de l’instrument [organon], le second les différentes expériences prouvant que l’un peut subir une lésion sans que l’intégrité de l’autre en soit atteinte. En effet, on a l’habitude de dire, à l’occasion du premier point, que le cerveau doit être humide dans la partie où se fait l’appréhension ou l’imagination, à cause de sa plus grande malléabilité ; et sec dans la partie où se fait la mémoire ou jugement, à cause de sa fermeté. Mais, quant au second, Galien raconte9 qu’à Rome un malade avait conservé sa faculté imaginative intacte alors que, regardant par la fenêtre, il reconnaissait les passants et leur demandait s’ils voulaient qu’il leur jetât des vases en verre ou un enfant et comprenait bien leur approbation et leur réponse ; mais que la judicative était en souffrance dans la mesure où il fit passer par la fenêtre à la fois les vases et l’enfant. À l’opposé, un certain médecin Théo-

[lib. de anim. mot. cap. 6 & 7] Aristote, Mouvement des animaux, 6, 700b et 7, 701a. 6 [3. de an. 11] Aristote, De l’âme, III, 11, 434a. 7 Dans son traité (fin du ive siècle) De la Nature de l’homme, l’évêque d’Émese passe pour avoir été un des premiers à tâcher de localiser les fonctions mentales dans les différentes régions du cerveau en une anthropologie complète aussi bien physique que philosophique. Il décrit la structure du corps humain, la position et la fonction des parties qui le constituent, et la relation entre le corps et l’esprit (ou l’âme) dans des activités comme la perception, le mouvement volontaire, l’imagination, la mémoire, la pensée, le désir et les émotions, en suivant l’idée que l’assemblage esprit /corps chez l’être humain est aussi bon qu’il peut l’être : le corps et ses parties fonctionnent comme un « instrument » (organon) pour l’esprit et ses fonctions. 8 Grégoire de Nysse, Dialogue de l’âme et de la résurrection, II, 33, p. 88. 9 [lib. 4 loc aff. Cap.1] Galien, De locis affectis, IV, 1. 5

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phile10 avait conservé sa judicative en bonne santé, en tant qu’il interrogeait bien et répondait bien aux questions qu’on lui posait ; mais que l’imaginative était en souffrance, dans la mesure où il demandait continuellement que soient chassés les joueurs de flûte qu’il croyait entendre continuellement dans un coin de sa maison11. Mais que certains avaient gardé leurs autres facultés sans lésion, mais que la mémoire leur était partie si bien qu’ils ne se rappelaient ni les lettres de l’alphabet ni même leur propre nom, Thucydide rapportant à propos de la célèbre peste qu’il y en eut pour ne pas se reconnaître12, non plus qu’autrui ; ce qu’évoque également Lucrèce13 : L’oubli de toutes choses saisit même certains Au point qu’ils ne pouvaient se reconnaître eux-mêmes.

À ces arguments ajoute que, quand nous voulons imaginer quelque chose fortement, nous portons notre main sur le front et que, quand nous voulons nous rappeler quelque chose, nous nous touchons l’occiput ; et que l’on cite le cas de certaines personnes qui, ayant été blessées à l’occiput, ont perdu la mémoire. Tels sont, dis-je, les deux points qui sont le plus objectés. Mais cependant en peu de mots, pour ce qui concerne les mélanges14 différents, ce n’est pas tant qu’il faille de l’humidité dans une partie du cerveau et de la sécheresse dans l’autre mais plutôt qu’il est besoin partout d’un juste milieu entre l’humide et le sec pour que, s’il est insuffisamment présent, la faculté peut en agissant s’étendre jusqu’à un certain point, et non pas autant qu’elle le pourrait, par exemple, se souvenir, mais ne pas juger ensuite convenablement, de même que la vue exige un certain mélange, pour voir correctement [403b] toutes les 10 [1. de sympt. differ. cap.3] Galien, De symptomatum differentiis, éd., commenté et traduit en allemand par B.  Gundert, CMG V 5,1, Berlin, 2009 (http://cmg.bbaw.de/epubl/online/ cmg_05_05_01.php), p. 224 sqq. Les deux passages cités par Gassendi sont commentés dans le livre William V. Harris (éd.), Mental Disorders in the Classical World (Leiden/ Boston : Brill, 2013), notamment l’article de Vivian Nutton, de Véronique Boudon-Millot et de Brooke Holmes qui traite de Galien. 11 Il est intéressant de noter que Gassendi ne retient pas de Galien la place qu’il fait à la faculté mantique de l’âme. Pour les théories du rêve chez Galien, une bonne synthèse dans Bokdam, op. cit., p. 342 sqq. 12 Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, II, 49. 13 [lib. 6] Lucrèce, De la nature des choses, VI, 1213-1214. 14 La question du mélange équilibré revient sans cesse dans la littérature de l’époque, par exemple chez Molière.

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couleurs, alors que si ce mélange n’est pas là, la vue en saisit bien quelquesunes, mais mal les autres. Il faut dire la même chose pour les expériences. Car le lanceur de vases et d’enfant jugeait selon ce qu’il imaginait, et donc n’avait pas perdu la faculté de juger ; mais la faculté, à cause d’un vice de mélange, ne pouvait pas s’élever jusqu’à juger correctement ; ce qui se passe habituellement aussi chez les enfants et les gens inexpérimentés. Quant à Théophile, comme, à cause de l’ébranlement qui s’était fait dans l’organe sensoriel de l’ouïe, il était contraint à imaginer des joueurs de flûtes, il jugeait de même qu’il fallait les chasser comme des importuns ; d’où la faculté remplissait les deux fonctions, dans ce cas d’espèce comme dans tous les autres, même s’il imaginait la chose autrement qu’elle n’était à cause d’un vice de mélange ; chose qui arrive non seulement à ceux qui dorment et à ceux qui sont abusés par une tromperie de la vision, mais à tous les autres hommes qui, ayant des sentiments vrais dans quelque domaine, divaguent15 dans quelque autre. Quant à ceux qui perdent la mémoire, ce n’est pas tant de la faculté de se rappeler qu’ils sont oublieux que des représentations [species] reçues auparavant, ce qui se produit chez tout un chacun au respect des choses qu’il oublie, même s’il n’est pas pour autant estimé perdre la faculté elle-même. Car cette dernière ne peut être perdue tant que la faculté de juger n’est pas perdue, puisque, sans la mémoire de l’objet perçu, on ne peut lier en énonçant un prédicat ; et que, sans la mémoire de ce qui précède, on ne peut non plus inférer le conséquent en raisonnant. Enfin, pour ce qui est de cette habitude qu’on a de porter sa main sur les tempes ou les côtés de la tête et de les toucher, elle n’indique rien d’autre que le fait que la réflexion a besoin de calme, mais la réminiscence de mouvement et d’excitation. Et pour ce qui concerne la blessure, ou bien elle n’introduit rien que l’ébranlement, si je puis dire16, ou confusion et la rupture des représentations [species] qui collaient auparavant les unes aux autres ; ou bien, si elle détruit toute faculté de se souvenir, il faut qu’elle détruise aussi totalement la judicative et la phantaisie. Il ne faut cependant pas s’attarder sur ces exemples, dès lors que la controverse peut sembler porter moins sur la chose que sur les mots et que la manière ordinaire

15 Hallucinantur ; mot important par rapport à astronomie ; le terme se retrouve souvent sous la plume de Gassendi (par exemple, lettre à Schickard du 12 mars 1630 n.°24 ou à Louis de Valois du 6 août 1651 n.°631 ; ou dans la Vie de Tycho Brahé) et renvoie au critère de la sensation, en relation avec l’imbécillité humaine. 16 [Quasi].

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de parler a presque réussi à faire que nous disions que, dans l’âme, la faculté d’imaginer, de juger et de se souvenir sont trois choses différentes. C’est pourquoi, pour nous attacher à cette question et pour la développer de façon à la fois un peu plus ample et plus méthodique, il faut rappeler qu’au moment où les sens externes perçoivent leurs objets, il se fait un ébranlement, d’une part dans l’organe sensoriel externe frappé par la sorte ou la qualité de la chose sensible, et d’autre part, en vertu d’une propagation faite par le truchement des nerfs, dans la partie intérieure du cerveau dans laquelle les nerfs ont leur terme ou plutôt leur origine. Car les nerfs remplis d’esprits [spiritibus] peuvent être conçus comme des poignées17 de rayons spiritueux de telle sorte que chaque rayon spiritueux qui a été tendu depuis le cerveau vers un organe sensoriel ne peut être un tant soit peu pressé ou poussé dans ce sens externe sans frapper, en rebondissant, le cerveau lui-même depuis lequel il a été tendu. Il se passe alors deux choses, l’une, que la faculté sentante qui réside là perçoit la chose sensible d’où lui vient un tel coup ; l’autre que, d’un tel coup, demeure une certaine trace, ou comme une figure [character] et une empreinte [typus]18 [404a] imprimée dans le cerveau. Et la faculté de sentir elle-même, une fois qu’elle s’est acquittée de sa fonction, ne peut pas s’en acquitter une seconde fois, c’est-à-dire percevoir à nouveau la chose sensible elle-même, sans que de la chose sensible ne lui arrive un nouvel ébranlement, par lequel le cerveau est encore frappé ; mais, à cause de la trace laissée et imprimée, une faculté supérieure au sens peut comme [quasi] recultiver [recolere] la même chose, autrement dit être ensuite conduite à la connaître, quoiqu’elle soit absente. Or c’est de cette faculté interne que nous traitons ici, dont nous avons déjà noté qu’elle est dite φανταστικὴ δύναμιϛ ou φαντασία, en ne retenant que le nom de l’action19, le terme étant tiré, comme le veut Aristote20, ἀπὸ τοῦ φάουϛ, « de la lumière », dans la mesure où c’est pour ainsi dire dans quelque lumière que sont vues les choses qu’elle connaît, alors qu’il paraît plutôt convenable de la tirer ἀπὸ τοῦ φαίνεσθαι, ou bien φαντάζεσθαι si tu préfères, ce qui veut dire « sembler » ou « apparaître ». De même le mot latin « imaginative » ou « imagination » a-t-il aussi été tiré d’imaginer, c’est-à-dire de façonner Métaphore. Sur l’histoire de la métaphore, voir Marc Escola, La Bruyère : Brèves questions d’herméneutique (Paris : Champion, 2001). 19 Il s’agit ici de grammaire : il faut entendre le nom d’action tiré de l’adjectif. 20 Aristote, De anima, III, 3, 429a. 17 18

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ou de percevoir une image sous laquelle la chose sensible, même absente, est présentée sous forme d’objet et exhibée à l’âme connaissante. Mais je laisse de côté le fait qu’Épicure réserve le terme ἡ φαντασία à la seule action par laquelle l’apparence de la chose, ou son image qui se présente est perçue par le sens ou par l’entendement [mens], comme on le lit dans la canonique ; et que les stoïciens l’emploient pour la seule impression de la trace dont on se souvient, qu’ils ont appelée ἐκτύπωσιϛ [empreinte, modèle] dans la partie principale de l’esprit [animus]21, comme nous l’avons également rapporté ailleurs ; et que Platon22 au seul mélange du sens et de l’opinion (il dit lui-même σύμμιξιϛ, tandis qu’Aristote, en le commentant, συμπλοκὴ23), mais que rien ne s’oppose, en termes de doctrine, à ce que les péripatéticiens l’utilisent eux aussi, et il est couramment tenu pour la faculté interne distincte de l’entendement [mens], même si Épicure et d’autres ne l’ont pas distinguée. Une difficulté réside d’abord dans la question du siège de la faculté elle-même. Or, même si les péripatéticiens, et notamment Alexandre24, ont placé la phantaisie dans le cœur, il semble néanmoins qu’il faille la placer de préférence dans le cerveau et dans toute la région dans laquelle les nerfs trouvent leur terme25, ce qui servit de preuve en faveur de l’idée d’y établir les facultés des sens. Car, de même que la faculté de sentir doit se trouver là où l’esprit [spiritus] frappe le cerveau par un rebondissement à cause de l’ébranlement fait dans l’organe sensoriel externe, de même la faculté d’imaginer doit semble-t-il se situer là où la trace de ce coup reste imprimée dans le cerveau ; et, parce qu’elle ne peut rester que là où elle se fait, il s’ensuit que c’est dans la partie dans laquelle se trouve la faculté de sentir que se trouve aussi celle d’imaginer. En outre, la liaison entre les deux facultés est telle que, tandis que nous voyons un objet sensible placé devant nous et que nous l’ima21 Voir Stobée, I, 49, 27. Chez Zénon et Chrysippe, tome 2, p. 128, des Stoicorum veterum fragmenta de von Arnim, fr. 387 (= Aetius, Placita IV 20, 2). Le fragment est absent de Long et Sedley. Le texte parle de la voix dont il affirme qu’elle est un corps qui agit. Nous percevons la voix quand elle rencontre l’ouïe et qu’elle la modèle (ektupousis) comme un doigt dans la cire. On ne trouve rien de tel chez Épictète et Marc-Aurèle. 22 [in Sophista]. Platon, Sophiste, 263e-264b. 23 Aristote, De anima, III, 3, 428a. 24 [I. de an. ult.] Alexandre d’Aphrodise, De l’âme. Introduction, texte grec, traduction et commentaire de Martin Bergeron (Paris : Vrin, 2008). 25 Page précédente, c’était le terme ou plutôt l’origine. La pensée de Gassendi marque ici un flottement.

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ginons, il semble que ce ne soient pas deux facultés qui agissent mais une seule ; et, s’il ne se passait rien d’autre, elle serait facilement tenue pour une seule, comme cela a été observé par Thémistius26 avant tous les autres ; c’est pourquoi l’une et l’autre semblent avoir un sujet unique et commun, et se distinguer cependant en ce que la faculté de sentir ne perçoit que l’objet présent, tandis que la faculté d’imaginer perçoit les objets qu’ils soient présents ou absents. Et l’idée que c’est une seule et même faculté qui perçoit en même temps les choses présentes et les absentes semble avoir pour elle quelque apparence de vérité, et cela surtout parce que les choses que nous imaginons dans le sommeil, nous avons l’impression [404b] de les voir exactement comme celles que nous observons à l’état d’éveil ; et que par ailleurs l’une et l’autre quand elles se trompent le font en même temps et autour de la même chose et que, si la sensation se modifie, l’imagination ne peut pas ne pas l’être et qu’ainsi rien n’impose de 26 Thémistius, Commentaire sur le traité “De l’âme” d’Aristote, trad. anglaise R. B. Todd, Themistius, On Aristotle On the Soul, Londres, Duckworth and Cornell University Press, coll. « The Ancient Commentators of Aristotle », 1996. Voir John Shannon Hendrix, « Philosophy of Intellect and Vision in the De anima of Themistius », in Robert Grosseteste : Philosophy of Intellect and Vision (Sankt Augustin : Academia Verlag, 2010), qui montre que, pour Thémistius, c’est un unique intellect agent qui, présent dans l’esprit humain, organise toutes les expériences par le biais d’une abstraction des intelligibles à partir de l’expérience courante telle que préservée par le pouvoir de l’imagination : « Comme il a été remarqué par Alexandre que la pensée et la perception sont intimement connectées, presque semblables, Thémistius va beaucoup plus loin pour différencier les deux. La perception du sensible doit être différenciée de la faculté de raisonner, parce que tous les animaux sont capables de sensibilité, tandis que seuls les humains sont capables de raisonnement ; alors qu’il n’existe que cinq sortes de perception sensible, il y a beaucoup de différentes sortes de capacité de raisonnement ; et les fonctions de la perception sensible et du raisonnement peuvent être différenciées. En opposant perception sensible et raison, Thémistius ne fait pas la différence entre les types de raison tels qu’établis dans la tradition aristotélicienne : intelligence (nous), pensée (noêsis), capacité de raisonner (logikê dunamis), et pensée discursive (dianoia). Penser est divisé entre la capacité d’imaginer et la capacité de jugement, et les deux sont clairement distinguées, comme la croyance et le consentement de jouent aucun rôle dans l’imagination. L’imagination est la part de la pensée qui est la plus étroitement reliée à la perception sensible, parce que l’imagination dépend de la réception de l’image, les species sensibilis, et de la rétention de l’image dans la pensée, le résidu mnésique. L’imagination est la condition nécessaire pour l’intelligence, mais les deux doivent cependant être différenciées. L’imagination est le processus par lequel une image ou phantasma “en vient à exister en nous” (De anima 89) comme une empreinte ou tupos et l’impression d’une forme sensible ou aisthêma dans l’âme ou anima rationalis. On en conclut que cette imagination est la capacité ou hexeis de l’âme au discernement, en excluant les facultés de croyance ou de consentement. L’imagination doit être une faculté du discernement pour Thémistius parce que la phantasma doit être en partie le produit de la pensée et non pas une simple empreinte d’un objet sensible ; elle doit être une species apprehensibili, compréhensible, et pas seulement une species sensibilis ».

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les tenir pour deux plutôt que pour une. Mais il est préférable de les tenir pour distinctes non seulement parce qu’il paraît être étranger au sens de percevoir des choses absentes, mais aussi parce qu’il ne lui appartient pas de combiner plusieurs représentations [species], d’en façonner une seule à partir de plusieurs, d’en faire des propositions et spécialement de juger ou d’inférer qu’une chose n’est pas l’autre comme quand un chien ayant suivi un homme dont il pense que c’est son maître reconnaît que c’est un autre et revient sur ses pas ; et encore de concevoir, à partir de la représentation [species] d’un sens, la chose sous la représentation [species] d’un autre sens, comme quand le chien, entendant une voix, imagine le visage et l’habit de celui dont c’est la voix, ou bien, ayant reniflé une trace perçoit un fauve, et autres semblables. C’est assurément à cause de ce genre de choses qu’il a semblé bon de dire que « toute sensation est dénuée de mémoire et de raison ou de jugement27 ». Quant aux choses qui arrivent dans le sommeil ou par tromperie, elles n’argumentent pas en faveur de l’idée que ce serait une faculté plutôt que deux subordonnées de façon telle que, quand elles agissent en même temps, l’action apparaît être unique et que l’une bouge l’autre de telle sorte que celle-là ensuite se bouge seule ; de même que la force de pousser et de frapper qui est dans la pierre est ainsi excitée jusqu’à ce que la pierre soit déplacée en même temps que la main de telle sorte que, la main une fois retirée, elle ne cesse pas d’avancer. Et le fait que deux facultés utilisent le même organe ne constitue pas un obstacle [à l’affirmation qu’elles sont deux facultés et non pas une] ; cela est de fait ordinaire là où des facultés sont subordonnées entre elles, comme la faculté nutritive et l’argumentative qui utilisent la même chaleur naturelle ; et cela semble ici d’autant plus nécessaire que, alors qu’il y a cinq facultés de sentir et ont cinq sièges, la faculté d’imaginer est une, et en outre générale, embrassant toutes les autres et étant diffusée dans les sièges de toutes ; et qu’elle ne pourrait appréhender tout ce qu’elles appréhendent indépendamment les unes des autres et combiner ou séparer des appréhensions en les comparant, si elle n’était pas présente quand elles opèrent et ne se trouvait pas dans le même organe et sujet qu’elles. De là vient que, ce qu’Aristote attribue au sens commun28 (à 27 [Laërt. lib.10] Diogène Laërce, X, 31. Le texte de Gassendi est différent de l’édition moderne. En outre, Gassendi ne cite pas le nom d’Épicure, que ce soit oubli, ou non désir de le faire. 28 [3. de an. 2] Aristote, De anima, III, 2, 426b.

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savoir qu’il doit être un, de manière à juger les différences des sens entre eux, puisqu’il convient que les même choses se fassent connaître à un seul sens, et non pas à des sens séparés « lors même, dit-il, que nous sentons toi l’un et moi l’autre ») il est préférable de l’attribuer à la phantaisie et de dire que celle-ci doit être générale et dans la continuité29 de la faculté de sentir. La seconde difficulté concerne cette trace ou caractère imprimé, qui est laissé dans la phantaisie et qu’Aristote appelle φάντασμα [image]30, et que les latins ont traduit par visus [aspect, vision]31, c’est-à-dire ce qui est vu et apparaît quand le sens externe ne travaille pas. Il est nommé aussi εἴδοϛ c’est-à-dire représentation [species], image et simulacre de la chose externe ; il est si attaché à la phantaisie que nous avons vraiment l’impression de voir ou de sentir la chose externe elle-même. Mais il est difficile de comprendre ce qu’est une telle empreinte, puisque, comme le note Alexandre, l’empreinte est proprement le schéma ou la figure qui est introduite par ce qui figure dans la chose figurée et est constitué de creux et de bosses, comme on le voit dans la cire sur laquelle un sceau a été imprimé. Et on voit mal comment une telle figuration pourrait être introduite dans la phantaisie ou le cerveau. [405a] En effet quelle figure, dit-il, est capable de représenter la blancheur, ou la couleur en général et l’odeur ? Ainsi, comment pourrait-elle être appelée image alors qu’une image sans couleurs est inconcevable, mais que, dans le cerveau, il y a des choses innombrables auxquelles aucune couleur n’est associée ; et, alors qu’il n’y a du reste d’image ou de peinture que de choses perceptibles par le regard, et aucune de celles qui frappent l’ouïe, l’odorat, le goût ou le toucher ; et en effet il n’est pas possible de peindre un son, une odeur, une saveur, une chaleur et autres choses de ce genre qui sont cependant susceptibles d’être imaginées à la même enseigne que les choses perceptibles par le regard. C’est pourquoi il semble qu’il faille d’abord dire qu’il reste nécessairement quelque figure imprimée par la chose sensible ; car autrement nous n’imaginerions pas plus une chose vue, entendue ou perçue par quelque autre sens qu’une chose non perçue, s’il n’y avait rien qui nous 29 J’aurais pu traduire en utilisant le substantif indistance, pour rendre indistans, qui signifie « proche » (ou indistantia, pour proximité). Le terme est difficile à rendre en français, sinon par « indistance », qui fut utilisé dans la langue française du xviie siècle, notamment par Pierre de Bérulle dans sa christologie. On distingue généralement en physique l’indistance de pénétration ou l’indistance de continuité. J’ai préféré préciser ici. 30 Aristote, De anima, III, 3, 428a. 31 Cicéron a proposé de traduire φαντάσια par visa, cf. Tusculanes, éd. G. Fohlen, C.U.F., Paris, 1964, I, 41, 97, et Academica, éd. J.S. Reid, Hildesheim, 1966, I, 40.

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ébranle davantage et nous induise à appréhender. C’est que, même si, selon Démocrite et Épicure, il est impossible d’imaginer, dans la veille comme dans le sommeil, sans de nouvelles images qui accourent à l’esprit [animus], il doit cependant rester toujours quelque chose qui fait que les images ne passent pas pour complètement nouvelles, mais pour déjà familières et que des choses déjà connues arrivent, sont reconnues et sont remémorées plus facilement que des inconnues. Ensuite, il semble qu’il faille dire que ce quelque chose n’est pas coloré de sons, d’odeurs, de saveurs et que le cerveau en effet ne semble pas rempli de ce genre de qualités, mais qu’il y a cependant quelque chose qui meut la faculté de la même façon qu’elle a été mue, alors qu’elle sentait la chose sensible présente en réalité. À cela s’ajoute qu’une chose sensible présente ne meut pas la faculté en transmettant dans le cerveau sa couleur, son odeur, sa saveur, etc., mais en affectant l’organe sensoriel de façon telle que, par l’intermédiaire des nerfs touchés, un rebondissement des esprits [spiritus] se fait dans le cerveau, par lequel tant le cerveau que la faculté qui est en lui est frappé ; et qu’il peut suffire que ce qui reste est tel que son arrivée renouvelle pour ainsi dire cette percussion. Enfin que ce quelque chose qui reste peut être tenu pour une sorte de pli32 fait dans le cerveau (à condition que le coup ait été asséné sur une chose molle), car de cette façon chaque fois que les esprits [spiritus] qui courent çà et là dans le cerveau entreront dans ce pli, ils exciteront une nouvelle fois un pareil mouvement, et la faculté pareillement affectée sentira pareillement ou imaginera qu’elle sent. Et cette sorte de pli sera véritablement une trace, puisque, comme la trace imprimée par le pied d’un animal est telle qu’elle conduit à l’appréhension et à l’image de l’animal qui l’a imprimé, de même le pli est tel qu’il crée une imagination renouvelée de la chose sensible qui l’a d’abord fait. Il sera vraiment une certaine empreinte [typus] ; car il se fait par une impression et il reçoit une figure spéciale, à la mesure de l’impression, de sorte qu’il sera le signe spécial de cette chose plutôt que d’une autre. Assurément même la couleur, l’odeur, la saveur et toutes les autres qualités ou corpuscules dont les choses sont constituées ont une figure spéciale, et c’est d’une manière spéciale qu’ils affectent les organes sensoriels et impriment des coups. Et ne constitue pas un obstacle [à l’affirmation qu’elles sont deux facultés et non pas une] le fait qu’on ne puisse, pour répondre à Alexandre, décrire la figure de chacune de ces qualités ; puisqu’elles ne sont pas des figures [405b], mais que c’est dans la mesure où elles sont imprimées qu’elles sont appréhendés quasi

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comme des figures. Mais le pli peut-il être tout aussi bien appelé représentation [species] ou image ? Ici il faut déjà distinguer à cause de la représentation [species] double qui est reconnue dans la phantaisie, à savoir l’imprimée et l’exprimée. Car la [représentation] imprimée n’est rien d’autre que le pli ou l’empreinte et la trace laissée par l’impression faite et qui reste attachée même quand on n’est pas en train d’appréhender ou d’imaginer. La [représentation] exprimée n’est quant à elle rien d’autre que ce que nous voyons pour ainsi dire ou appréhendons quand nous imaginons la chose même ou la pensons ; selon ce qui est dit chez Cicéron « aucune représentation ne peut venir à la pensée sans l’impulsion d’images33 ». C’est pourquoi seule l’exprimée est à proprement parler la représentation [species] ou image, car elle seule est telle qu’est la chose que nous imaginons ; ou plutôt elle est la chose même dans la mesure où elle est l’objet de l’imagination et se trouve objectivement, comme on le dit communément, dans la phantaisie même. L’imprimée cependant est moins la représentation [species] ou image que la cause et l’occasion qui fait que nous forgeons une telle représentation [species] ou image ; et c’est seulement pour cette raison que ce nom peut lui être attribué. Et bien plus c’est pour cette même raison qu’on peut l’identifier au φάντασμα ou visus [aspect, vision], car ces noms se rapportent en propre seulement à l’exprimée puisque elle seule est proprement ce qui est vu ou apparaît et qui ne subsiste que par l’acte d’imaginer. Et certes, de même que, quand nous regardons une chose présente, la faculté ne se tourne ni ne se tend vers soi-même ou vers le cerveau qui est frappé, mais se tourne et est tendue vers la chose dont vient l’ébranlement qui se produit en elle ; ainsi, pendant que nous imaginons ainsi une chose absente, elle se tourne et est tendue non pas vers elle-même ou vers le cerveau ou la trace déposée en lui ; mais entièrement vers la chose même qu’à cause de l’ébranlement qui s’est produit, elle appréhende comme lui ayant été présentée et lui apparaissant de cette manière. Et cela, quoique Aristote prétende34 que le φάντασμα, image ou représentation [species] est dans la phantaisie comme une copie sur un tableau, qui est « à la fois animal, dit-il et copie » ; et que pour cette raison il peut être considéré tantôt en soi comme objet de contemplation ὠϛ θεώρημα, tantôt par rapport à une autre chose comme un souvenir ὠϛ μνημόνευμα. Assurément, de même que la [2. de div.] Cicéron, De la divination, II, 137, 7 (pulsu dans le texte moderne, appulsu chez Gassendi). 34 [lib. de mem. & rem. c.1] Aristote, De memoria et reminiscentia, 1, 450b. 33

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représentation [species] n’est pas une peinture, de même n’est-elle pas regardée pour elle-même et n’est-elle rien d’autre qu’un moyen de connaître autre chose, à savoir cela qui s’est imprimé en elle, de la façon dont la représentation [species] qui est imprimée dans l’œil n’est pas vue elle-même, mais est seulement le moyen de voir la chose par laquelle elle fut introduite. Tu demanderas peut-être si cette trace ou représentation [species] imprimée doit être considérée comme imprimée et accrochée dans le cerveau, ou plutôt dans la phantaisie même ? Je réponds que, parce que le cerveau est animé et que la phantaisie ne se distingue pas de l’âme dont elle est la faculté, pour cette raison cette impression se fait conjointement, autrement dit en même temps dans le cerveau et dans la phantaisie ; voilà pourquoi on dit couramment qu’elle est placée tantôt dans l’un tantôt dans l’autre ; dans l’un comme dans un substrat commun tant à la phantaisie qu’à lui-même ; et dans l’autre, comme dans quelque chose de coexistant et dans une sorte d’agent35 qui en est muni comme d’un instrument [organum] permettant d’agir. [406a]

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CHAPITRE III. SI LA MÉMOIRE DIFFÈRE DE LA PHANTAISIE Puisque vient ensuite la difficulté autour de la conservation des représentations [species], des empreintes [typus] ou, si tu préfères, des impressions des représentations [species], à cause de laquelle la phantasie est appelée mémoire ; alors que la mémoire est couramment définie comme le « trésor des représentations [species]1 », n’est-il pas d’abord étonnant que, dans un aussi petit espace que celui qu’occupe la phantaisie ou mémoire puissent se produire tant d’impressions et que des représentations [species] aussi multiples puissent être consignées sans se confondre ? Car Cicéron dit de façon remarquable2 : « Dirons-nous dès lors qu’il existe dans l’esprit (pour la plupart des auteurs en effet l’esprit [animus] ne se distingue pas de la phantaisie) un réservoir où seraient versées comme dans une sorte de vase les choses que nous nous rappelons ? Il s’agit là, il est vrai, d’une explication absurde, car qu’est-ce qui forme le fond du réservoir et peut-on se figurer une âme bâtie sur le modèle d’un réservoir ou même un réservoir assez grand ? Pensons-nous plutôt que l’esprit se modèle comme la cire et que la mémoire est la trace des objets empreinte dans l’entendement ? Qu’est-ce que peuvent être des empreintes de mots, des empreintes d’objets même, et puis quelle étendue démesurée ne faudrait-il pas à la tablette de cire pour qu’elle puisse reproduire tant d’images ? » Voilà ce qu’il dit. C’est pourquoi, pour continuer ces balbutiements, il ne faut assurément pas concevoir la mémoire comme une sorte de vase ; puisque les choses qui sont versées dans un vase peuvent en être séparées de telle sorte qu’elles ont une consistance Thomas d’Aquin, discutant Augustin, écrit « de ratione memoriae est, quod sit thesaurus vel locus conservativus specierum » (Somme théologique, Première partie, Q79 art.7). 2 [1. Tuscul.] Cicéron, Tusculanes, I, 25, 61. 1

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distincte. Elle n’est pas davantage comme de la cire, même si Platon l’a comparée avec de la cire3 (et même avec un colombier, à cause de la distinction des cellules) et qu’Aristote l’a comparée lui aussi4 à une table de cire, puisque c’est ainsi qu’il faut semble-t-il comprendre le mot το γραμματείον ; alors qu’il l’attribue à l’entendement [mens] ou intellect, comme il convient à la mémoire qu’il constitue en soi dans une partie sentante et la même que la phantaisie, à cause des animaux à qui la mémoire ne fait pas défaut ; quoique les stoïciens enfin l’aient comparée à une page ou à une tablette de cire (dans la mesure où ils n’ont pas tenu la phantaisie pour différente de l’entendement [mens] qu’ils ont considéré comme corporel), et cela selon ce passage de Boèce5 : Jadis le Portique nous donna Des vieillards, ô combien obscurs ! Capables de croire que des images Sensibles échappées de la surface Des corps se gravaient dans les âmes Comme on voit parfois d’un vif stylet La surface unie du papyrus Encore vierge d’inscriptions Se recouvrir de signes.

Si assurément cette comparaison peut éclairer bien des choses, elle n’éclaire en rien la manière dont des impressions préexistantes et leur série ne sont pas détruites ou perturbées par des impressions qui surviennent ultérieurement de sorte qu’elles peuvent être répétées ensuite dans le même ordre et sans confusion. Il semble donc qu’on n’aurait pas tort de la concevoir comme une feuille de papier vierge ou de papyrus absolument immaculé. Ce n’est certes pas qu’elle puisse plutôt être assez bien comparée à une feuille de papier propre, qui serait susceptible de recevoir [capax] des figures pigmentaires soit, pour utiliser le terme d’Aristote6, ζωγραφήμα, peinture ; alors qu’il a déjà été dit [406b] qu’au [in Theet.] Platon, Théétète, 191c. 4 [3. an. 4. ] Aristote, De anima, III, 4, 430a. [Lib.de mem. & rem. 1] Aristote, De memoria et reminiscentia, 450a. 5 [lib.5 met.4] Boèce, Consolation de la Philosophie, livre V, 8, p. 205. 6 Aristote, De memoria et reminiscentia, 450a 29. 3

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cune peinture de ce genre n’est dans la phantaisie ; car, s’il s’agissait d’une peinture, elle serait facilement effacée par une nouvelle peinture étalée dessus ; non pas, dis-je, qu’elle doive être conçue sous cette forme ; mais, parce qu’alors que nous avons considéré que la trace imprimée était une sorte de pli, on peut concevoir la feuille de papyrus comme susceptible de recevoir [capax] des plis innombrables, qui ne se confondent pas, et qui sont répétés selon leur ordre et leur série. Assurément, quand nous avons produit une série de plis très subtils, il nous est possible d’en produire d’autres par-dessus qui coupent transversalement la première, mais de telle sorte cependant que, alors que de nouveaux plis et séries de plis se produisent par-dessus, non seulement les plis antérieurs demeurent tous, mais en plus ils peuvent même, au prix d’un effort léger, être excités, revenir, apparaître, dans la mesure où, dès lors qu’un pli est saisi, tous les autres qui sont dans la même série suivent pour ainsi dire d’eux-mêmes. Les agyrtes7 le font bien comprendre8 quand, avec une simple feuille de papyrus, ils fabriquent les formes de mille choses dans le sens qu’ils changent en un tournemain les séries de plis qu’ils ont produites auparavant. Alors qu’en outre nous avons montré ailleurs combien innombrables doivent être les myriades de particules dont est composé ne fût ce qu’un ciron9, il est évident que cette petite région du cerveau dans laquelle réside la phantaisie et que les esprits [spiritus], en rebondissant, peuvent taper autrement dit frapper doit être tissée d’une grande quantité de particules, voire plutôt d’un nombre innombrable. C’est pourquoi rien n’interdit qu’il y ait là d’innombrables plis et séries de plis, selon que tombent les esprits (car ils sont en vérité assez subtils, comme on ne peut rien imaginer de plus subtil qu’un esprit) pour pouvoir créer ou produire et produire par-dessus des plis d’une très grande subtilité. Et pour que tu ne viennes pas à penser que les plis qui sont produits les uns sur les autres ne puissent pas différer les uns des autres de manière telle qu’ils perdurent cependant sans se confondre et sans devenir complètement les mêmes que ceux qui 7 Ici Gassendi n’emploie pas le terme translittéré du grec, tiré du mot qui signifie Assemblée, du fait qu’ils réunissaient toujours une grande foule autour d’eux et signifiant « bateleurs » de façon péjorative comme « apothicaires ambulants » comme il le fait dans le Contre Fludd.. 8 Littéralement « rendent la chose évidente », « font voir la chose complètement », c’està-dire que leurs manipulations permettre au sens de la vue de connaître la totalité du processus. Nous sommes bien dans une épistémologie qui place la vue au-dessus de tout le reste. Qui voit un processus complet peut seul le comprendre d’une bout à l’autre et parfaitement. 9 Voir le chapitre X de Pierre Gassendi, Le Principe matériel [261b-262] (mon édition, p. 151 sqq).

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les précèdent, rappelle-toi qu’il n’est aucun organe sensoriel ou membrane ou nerf tel que l’impression qu’il reçoit, provenant d’une chose sensible, ne puisse se diversifier de manières innombrables, alors qu’un seul endroit de la cent millième partie d’un ciron, quelle que soit la manière dont on le varie, produit une variété particulière ; et tu comprendras en outre que l’esprit [spiritus] est contraint de rebondir de façon variée et peut produire des plis et des séries de plis d’une grande variété. Quoi qu’il en soit, il me semble pouvoir comprendre de cette façon dans une certaine mesure comment il se fait que, quand nous avons entendu un récit ou avons lu un discours que nous avons confié à notre mémoire, nous pouvons en répéter la totalité et le réciter dans le même ordre que celui dans lequel nous avons vu ou lu. Assurément de même que, le premier pli s’étant formé dans le papyrus, tous les autres qui sont constitués dans la même série se suivent facilement, de même une fois que le premier pli s’est formé dans la mémoire, c’est-à-dire le pli par lequel se montre le début de la chose lue ou entendue, tous les autres qui se rapportent la même série suivent facilement. Et encore comment il se fait que, croyant avoir oublié une chose, nous nous la rappelons cependant. Assurément de même que, recherchant dans le papyrus un pli qui ne se présente pas facilement, nous en choisissons un autre, distinct, dans la même série, comme il se présente, de sorte, commençant par lui le déploiement, nous finissons par découvrir le pli caché, de même nous saisissons un pli distinct dans la mémoire, comme il se présente à nous de la même série, de telle sorte que nous pouvons, à partir de lui, continuer à déployer et développer la série jusqu’à ce que nous découvrions celui que nous recherchions et qui était caché. Or nous comprenons qu’il arrive de la même manière que, [407a] de même que les plis du papyrus qui sont les derniers ou qui se répètent plus souvent sont plus permanents que tous les autres et reviennent plus facilement, et ont un enchaînement plus facile, de même les choses que nous confions le plus récemment à la mémoire ou que nous fixons de façon répétée s’impriment plus fortement et reviennent avec moins de peine. Et, de même que les plis ou séries de plis les premiers faits dans le papyrus, s’ils ne sont pas répétés, ou si d’autres, plus nombreux et plus forts, sont produits par-dessus, deviennent si faibles que c’est difficilement ou pas du tout qu’ils peuvent être repris et obtenus ; de la même façon, si nous grattons les choses que nous avons d’abord imprimées dans notre mémoire ou si nous en imprimons d’autres différentes par-dessus, il se fait qu’à la fin les plis faits n’apparaissent pas et ne peuvent être repris, et que nous nous rappelons les choses à grand-peine voire les oublions complètement. Et de même que, dans le papy-

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rus, quand on ne traite pas les séries des plis avec adresse et circonspection, on passe facilement de l’une à l’autre ; de même, quand nous nous souvenons, il nous faut absolument concentrer notre attention, pour éviter de glisser de la série des choses que nous poursuivons et d’être détournés vers une autre, à cause de la mobilité des esprits qui, courant en tous sens à travers le cerveau, pénètrent tantôt dans tels plis, tantôt dans tels autres, et se déplacent sans être, tant s’en faut, bougés d’une façon uniforme ou dans la même série. Et, pour le dire en bref, de même que l’humidité efface tous les plis d’un papyrus, de telle sorte qu’après que le papyrus a été séché, plus aucun pli n’apparaît ; de même une humeur morbifique10 peut effacer tous les plis de la mémoire, ou phantaisie, et du cerveau, de sorte que, après que le malade s’est rétabli, il ne retient aucune trace des choses qu’il savait auparavant, et ainsi de tout le reste. Et comment se fait-il, diras-tu, que souvent, et sans l’effet d’une maladie, nous oublions des choses de telle sorte qu’il n’en reste même pas la trace, et que nous ne nous souvenons même pas que nous les avons sues un jour, tandis que nous les apprenons une nouvelle fois, soit en lisant, soit en écoutant ? Je réponds qu’il semble qu’il faille en chercher la cause non pas seulement dans les raisonnements que nous avons introduits jusqu’à présent mais surtout dans la perte et ajout par génération [aggeneratio] continuels des parties du cerveau, parce que, comme toutes les autres parties du corps, il est nourri continuellement et perd continuellement quelque chose de son ancienne substance et acquiert quelque chose de nouveau ; et que delà vient que, dès lors que les parties pliées s’en vont peu à peu et que de non pliées leur succèdent, les plis finissent par disparaître (comme ils disparaissent aussi du papyrus dont les parties préexistantes se trouvent raclées et des parties nouvelles collées), sauf si le pli est vigoureux, c’est-à-dire que l’impression est faite profondément ; comme quand nous sommes frappés, en apprenant quelque chose, par un ébranlement et une immense terreur, ou n’importe quel accident ; ou bien, sauf si nous répétons fréquemment l’imagination de la chose, pour que les parties nouvelles, conçues et ajoutées [adgeneratae] sont pliées dans l’ensemble [complicentur] d’une manière tout à fait semblable à celles qui s’en vont et que le souvenir de la chose reste en pleine vigueur sans être détruit. Et relève de ce principe la raison pour laquelle tant les vieillards que les nourrissons ont une mémoire moins puissante dans la mesure où ils subissent un écoulement excessif des parties, les premiers en diminuant, les Terme non classique que je rends ici par un néologisme.

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seconds en augmentant, comme le dit Aristote11, qui souligne aussi la moindre valeur, du point de vue de la mémoire, tant ceux qui ont l’esprit trop rapide que ceux qui ont l’esprit trop lent parce que les premiers sont plus humides que la normale, les autres plus secs ; dans l’idée que, chez les premiers, l’impression [407b] se fait difficilement, mais qu’elle se fait chez les autres si facilement qu’elle peut cependant être aussi facilement effacée. Et il observe ailleurs12 que les plus jeunes apprennent plus facilement que les vieillards pour cette raison qu’ils sont vides de choses, c’est-à-dire qu’en eux la phantaisie ou l’entendement [mens] est comme une feuille toute fraîche ; mais que les seconds déjà pleins, c’est-à-dire qu’en eux la même phantaisie est pliée de tant de plis qu’il reste à peine de place pour de nouveaux. Et telle semble pouvoir être conçue la phantaisie par laquelle la mémoire existe et conserve les empreintes ou représentations [species] imprimées. Alors qu’il faudrait ensuite parler de ses fonctions, il semble que la chose s’explique sur la base des précédents développements de façon autre que chez Épicure. Il semble qu’il faille ajouter auxdits développements seulement l’ébranlement interne des esprits [spiritus] qui, dans la mesure où ils pénètrent dans tels ou tels plis et ébranlent la faculté une seconde fois, font en sorte que nous imaginions une seconde fois les choses sensibles, autrement dit que nous nous les remémorions ou rappelions, ce qui revient au même. Mais Épicure fait intervenir une incursion continue de simulacres13 ou d’images qui se dirigent dans l’entendement ou esprit [mens / animus] (dans la mesure où, ici, il se confond avec la phantaisie). Pour traiter pourtant un peu plus abondamment ce point, tout d’abord Épicure a jugé bonne l’opinion de Leucippe et de Démocrite qui enseignent chez Plutarque14 τὴν αἴσθησιν καὶ τὴν νόησιν γίνεσθαι, εἰδώλων ἔξωθεν προσιόντων, μηδενὶ γὰρ ἐπιβάλλειν μηδετέραν χωρὶς τοῦ προσπίπτοντος εἰδώλου [la sensation et l’intellection se produisent quand se présentent des simulacres Aristote, De memoria et reminiscentia, 450b. [sect.3 probl.5] Gassendi se trompe ici, c’est dans la section 30 des Problèmes. 13 Traduction lucrétienne du eidôla d’Épicure. C’est normalement un objet matériel, comme une peau très subtile émise par la surface des objets et qui en a l’apparence. Gassendi semble supprimer cette dimension concrète, puisqu’il associe simulacre et image. Chez Épicure, nous sommes directement en contact avec les objets via ces simulacres qui sont invisibles comme tels, mais frappent réellement les organes des sens. Mais ils ne sont pas les objets mêmes – d’où les erreurs de jugement. 14 [4.plac.8] Plutarque, Opinions des philosophes, IV, 8, 899e. 11 12

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extérieurs : aucun de ces deux phénomènes ne se produit pour quiconque sans qu’il y ait heurt avec un simulacre]. Mais Cicéron confirme ce point quand il accuse Épicure d’approuver les images de Démocrite15 « que l’on appelle εἰδώλα, dont l’invasion en nous produit non seulement la vision, mais aussi la pensée ». Et à nouveau quand, dans une lettre à Cassius16 qui venait de rejoindre les rangs des épicuriens : « Il se produit je ne sais quoi : lorsque je t’écris quelque chose, j’ai l’impression que tu es pour ainsi dire devant moi et cela non pas “selon les représentations d’images”, comme le disent tes nouveaux amis, qui pensent que même les “représentations mentales” sont suscitées par les spectres à la mode de Catius17 ». Ensuite il semble avoir distingué deux genres d’images dans l’idée que les unes sont un peu épaisses comme celles qui frappent les yeux et créent la vision ; tandis que les autres sont plus subtiles, puisqu’elles peuvent pénétrer dans l’esprit [animus] et faire en sorte, en le stimulant, qu’il comprenne ou imagine. C’est ce que dit expressément saint Augustin18 et que déclare de façon non obscure Lucrèce, partant de ce principe19 Maintenant, quelles choses émeuvent notre esprit, D’où nous vient l’entendement, apprends-le brièvement. D’abord je dis ceci : maintes images des choses Errent de maintes façons en tous sens et partout, Subtiles comme toiles d’araignées ou feuilles d’or Dans les airs s’unissant au hasard des rencontres. Elles sont d’un tissu bien plus ténu que les images Qui s’emparent des yeux et suscitent la vue : Entrant par les canaux du corps, elles ébranlent.

[1. de Fin.] Cicéron, Des termes extrêmes des biens et des maux, I, 6, 21. 16 [Fam. 15 Ep. 16]. Cicéron, Lettres, 15, 16, 1. Denis Lambin cite cette lettre dans son commentaire de Lucrèce, IV, 781. Voir Bokdam, p. 127 sqq. et 440 sqq. Ce développement est mis en parallèle avec De divinatione, 138, 107, cité ici infra. 17 La suite du passage éclaire celui-ci : « Car, pour que cela ne t’échappe pas, l’Insubre Catius, un épicurien mort récemment, appelle des “spectres” ce que l’homme de Gargette (= Épicure) et déjà auparavant Démocrite appelaient des “images” (eidôla) ». 18 [Epist. 56 ad Diosc.] Lettre 118, 19. 19 Lucrèce, De la nature des choses, IV, 722-730. 15

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Et ensuite20 [408a] Et voici la preuve que mes dires sont justes : La vue de l’entendement étant semblable à celle des yeux, Elle naît forcément d’une cause semblable.

Et juste après21 : Mais puisque j’ai prouvé que, si je vois un lion, C’est grâce aux images qui stimulent mes yeux, Sois certain que l’esprit est mû semblablement Par des images de lions et par toutes les autres ; Il les voit comme l’œil, mais il en perçoit de plus fines.

De là vient que, bien que Cicéron ait objecté que « même si les yeux peuvent être frappés par ces simulacres, il ne voit22 cependant pas comment l’esprit peut l’être23 », il ne semble pas avoir perçu une distinction à même de permettre de répondre qu’il n’est pas plus étonnant que l’esprit [animus] connaisse à partir de l’impact des images24 qui restent nécessairement commensurables en termes de texture avec lui-même que le fait que l’œil voie à partir de l’impact des images qui sont conformes à sa texture, puisque, quoi qu’il en soit de l’esprit [animus], il sera bien plus ténu que l’œil, et même bien plus ténu que l’image par laquelle il est affecté ; et ce sera exactement comme quand quelqu’un doté d’une chair délicate ou souffrant quelque part perçoit une chose minuscule qui lui arrive, alors que celui qui est doté d’une peau plus dure est loin de la ressentir ou comme quand le chien perçoit par ses narines des choses que l’homme ne perçoit pas par les siennes. Outre cela, Épicure a estimé que les images en partie s’écoulent des corps de la manière que j’ai exposée ailleurs ; mais en partie cependant aussi se forment spontanément dans l’air, en partie produisent des mélanges variés à partir de divers éléments. Car Lucrèce dit la chose suivante25 Lucrèce, ibid., IV, 749-751. Lucrèce, ibid., IV, 752-756. 22 Le texte de Cicéron dit : ego non uideo ; Gassendi a oublié le pronom eum. 23 Cicéron, Lettres (dans l’édition des Belles Lettres de Jean Beaujeu (selon la chronologie), DLXXXII, 2 ; selon la notation par classement (aux amis), VI, 4. 24 Les images sont comme des pellicules qui s’en vont de l’objet. 25 Lucrèce, De la nature des choses, IV, 735-738. 20 21

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Oui, toutes sortes d’images volent de-ci de-là : Les unes se forment spontanément dans l’air, D’autres s’échappent des différents objets Ou se créent à partir de leurs figures conjointes.

Et du fait que ces pellicules surtout qui émanent des corps ne se dissipent pas aussitôt, mais peuvent subsister longtemps, on pressent comment les choses peuvent être pensées telles qu’elles sont ou furent. C’est à cela du moins que se rapporte ce passage de Cicéron26, alors que, parlant de l’image du défunt Marius, il dit : « Quel Marius crois-tu que j’ai vu ? Sa représentation, je suppose, et son image, suivant l’opinion de Démocrite. Mais d’où proviendrait cette image ? Démocrite veut que les images émanent de corps solides et de formes précises. Quel corps de Marius était-ce donc ? “Il provenait, affirme Démocrite, du corps qui avait existé. Tout est plein d’images.” Cette image de Marius me poursuivait donc jusque dans la plaine d’Atina, aucune représentation ne pouvant venir à la pensée sans l’impulsion d’images ». Et à nouveau, ceci contre Velleius27 : « Quand je crois voir Tibérius Gracchus en train de prononcer une harangue au Capitole, alors qu’il fait procéder au vote sur l’affaire de Marcus Octavius, je dis qu’il s’agit d’une vaine impulsion de l’esprit ; mais, pour toi, ce sont les images de Gracchus et d’Octavius qui subsistent et se présentent à mon esprit quand j’arrive au Capitole ». Or du fait qu’elles changent de forme, on pressent pourquoi les choses peuvent se présenter à la réflexion autres qu’elles ne sont ou ne furent. Même si on peut recourir ici également à la notion anticipée, qui fait que, parmi différentes images [408b] qui arrivent, on en choisit une seule que l’on applique quand on entend ou lit le nom d’un homme, d’une ville ou d’une autre chose, même qui n’existe pas ou n’a pas existé, de telle sorte qu’il est par là possible de résoudre la question que Cicéron pose28 : « Qu’y a-t-il de moins probable que le fait que des images de tous et de n’importe qui se présentent à moi, celles d’Homère, d’Archiloque, de Romulus, de Numa, de Pythagore, de Platon – sans d’ailleurs la forme qu’ils avaient de leur vivant. Comment donc se présentent-ils et de qui sont [2. de div.] Cicéron, De la divination, II, 67, 137. 27 [1. de Na. De.] Cicéron, De la nature des dieux, I, 38, 106. 28 [ibid.] ibid., I, 38, 107-108. 26

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ces images ? Aristote nous apprend que le poète Orphée n’a jamais existé, et le poème orphique que nous connaissons est, selon les pythagoriciens, l’œuvre d’un certain Cecrops. Pourtant Orphée, c’est-à-dire selon vous son image, se présente souvent à mon esprit. Comment expliquer que du même homme nous ayons, toi et moi, des images différentes ? » Que la plupart des images se mêlent et offrent des formes absurdes semble avoir été envisagé, ce qui est exprimé ensuite, chez Cicéron, de cette façon29 : « Comment expliquer que nous ayons des images d’êtres qui n’ont absolument jamais existé ou pu exister, comme Scylla, comme la Chimère ? ou de personnages, de lieux, de villes, que nous n’avons jamais vus ? » Et dans un autre passage30 : « Même les images des choses qui n’existent pas ? Quelle est, en effet, la forme si inouïe, si irréelle que notre esprit ne puisse forger à lui seul, de manière que nous parvenions à nous figurer ce que nous n’avons jamais vu, l’emplacement des villes, l’aspect des hommes. Allons ! Quand je me représente les murs de Babylone ou le visage d’Homère, est-ce donc une image d’eux qui vient me frapper ? Assurément, toutes les choses que nous voulons peuvent être connues de nous. Il n’est rien en effet à quoi nous ne puissions penser ». De fait, Lucrèce aussi, après ces vers31 : C’est pourquoi nous voyons Centaures et Scyllas, Museaux de Cerbères ou bien fantômes d’hommes Trépassés dont la terre étreint les ossements.

stipule ensuite32 Non, l’image d’un Centaure ne vient pas d’un vivant Puisqu’un tel animal n’a jamais existé, Mais dès que l’image d’un cheval et celle d’un homme Par hasard se rencontrent elles se soudent aisément Car leur nature est subtile, fin tissu, je l’ai dit.

ibid., I, 38, 108. [2. de na. De.]

29 30

Rare erreur de référence : c’est dans Cicéron, De la divination, II, 138, 6. Lucrèce, De la nature des choses, IV, 732-734. Lucrèce, ibid., IV, 739-743.

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et ajoute, à cause des mille formes qui changent ainsi en un tournemain, de manière à toujours cependant frapper l’esprit [animus]33 Toute image de ce genre naît de même façon. Leur extrême légèreté les rendant très mobiles, Comme je l’ai montré, une seule image ténue Peut sans peine émouvoir notre esprit d’un seul choc, Car l’entendement est lui-même étonnamment fin et mobile.

Il a estimé en outre que les images qui courent dans tous les sens frappent l’esprit non seulement durant l’état de veille, mais aussi dans le sommeil, et que là est la cause des songes, mais nous parlerons plus bas des songes. J’ajoute ici seulement que Lucrèce, après qu’il a exposé cela34, continue ainsi35 Il n’est pas étonnant que les images se meuvent, Lancent les bras et tous les membres en cadence Comme elles paraissent le faire au sein des rêves : [409a] À peine l’une a-t-elle disparu qu’une autre est déjà née dans une autre attitude et la première semble changer la sienne. Il faut certes penser que tout cela est rapide.

comme pour dire que, quand quelquefois nous poursuivons la même réflexion, dans la veille ou dans le sommeil, nous n’utilisons pas la même image qui dure, mais plusieurs se succédant dans un flux continu, de telle sorte que, si elles restent dans le même lieu, la chose semblera immobile ; mais que si elles changent de lieu, la chose semblera nécessairement en mouvement. Enfin, il a établi qu’il était besoin d’attention pour que, chaque fois qu’on a envie de comprendre ou d’imaginer quelque chose, on distingue et choisisse cette image ; c’est en effet pour cette raison que, chez Lucrèce, la question est posée de savoir36 Pourquoi, s’il nous prend désir d’une chose, L’entendement se la représente-t-il aussitôt ?

Lucrèce, ibid., IV, 744-748. Coquille exposui pour exposuit. 35 Lucrèce, ibid., IV, 768-773. 36 Lucrèce, ibid., IV, 779-780. 33 34

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Et il est répondu entre autres37 Mais comme ils sont ténus, l’esprit ne peut bien voir Que ceux auxquels il est attentif […].

Mais c’est parce que ces choses concernent spécialement l’entendement [mens] humain dans la mesure où le choix et l’attention volontaire ont manifestement un plus grand besoin de la phantaisie et ne concernent pas les aux bêtes qu’il faudra en traiter après38.

Lucrèce, ibid., IV, 802-803. Voir Livre IX (De intellectu seu mente) chapitre 3 (De functionibus animae rationalis).

37 38

CHAPITRE IV. DES FONCTIONS DE LA PHANTAISIE Il faut maintenant revenir à cette manière dont j’ai commencé à dire qu’elle est plus probable ou du moins plus adaptée à la compréhension et aux explications pour avancer quelque chose de vraisemblable sur les fonctions de la phantaisie. C’est pourquoi, alors que la phantaisie a une fonction en général, celle qui s’appelle imagination, ou acte d’imaginer, elle est néanmoins en particulier non pas une mais multiple, car la division qui est ordinairement attribuée aux actions de l’intellect peut être adaptée aux actions de la phantaisie. Or la première fonction, c’est-à-dire même la fonction de tout premier rang à qui surtout revient en propre le nom d’imagination, est l’appréhension simple, c’est-à-dire l’imagination nue et sans affirmation ou négation de la chose. Alors que nous imaginons, ou appréhendons, des choses innombrables, quelle cause pourrions-nous donner à cette imagination continuelle ? Peut-elle être autre chose que la nature ignée de l’âme comme il a été suggéré ci-dessus ? Certes n’est-ce pas que l’âme sera par là, comme le feu, dans un mouvement continuel, et que c’est continuellement que, comme les autres parties, le cerveau en particulier subit cette agitation à cause de laquelle les traces imprimées des choses sont comme dévoilées et comparaissent et se présentent à la phantaisie de sorte que les choses sont de nouveau appréhendées ? Ou bien pouvons-nous, plus familièrement, et selon les arguments que nous avons évoqués peu avant interpréter la chose par l’agitation continue des esprit [spiritus] dans la mesure où, courant en tous sens dans le cerveau comme dans tout le corps, ils pénètrent sous formes de traces ou de plis et suscitent l’appréhension tantôt de telles choses, tantôt de telles autres, dont ils sont les traces, ébranlant la phantaisie tantôt selon tel pli, tantôt selon tel autre ? Mais, diras-tu, pourquoi n’imaginons-nous pas plusieurs choses, mais seulement une, alors que l’âme s’agite, ou que les esprits pénètrent, non pas dans un seul pli mais dans plusieurs ? Je réponds que,

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parce que la faculté est une, elle ne peut [409b] se livrer en même temps à plusieurs motions, soit, ce qui revient au même, prêter attention en même temps à plusieurs choses, sauf si peut-être elles sont de nature telle qu’elles peuvent être appréhendées comme une et par plusieurs imaginations partielles. Car elle se tourne toujours vers la motion la plus vigoureuse de toutes, parce qu’il est clair, d’après ce qui a été dit ci-dessus, qu’il y a, dans l’ineffable subtilité des principes de la nature, une inégalité telle que deux choses ne sont jamais égales et semblables dans toutes leurs parties, et qu’ainsi entre plusieurs choses, il y a toujours une unique qui dépasse, comme si elle était supérieure à toutes les autres. Si nous ne nous attardons pas longtemps à une seule imagination, c’est parce que ou bien le même esprit ne s’y attarde pas, mais traverse comme un flot et crée, après une motion vers un pli, aussitôt une autre motion vers un autre ; ou bien, sa vigueur s’alanguissant, et ne modifiant sa façon d’affecter, il se crée d’un autre côté un autre esprit [spiritus] qui ébranle la phantaisie avec plus de vigueur et la tourne vers lui. Telle semble être la raison pour laquelle les imaginations sont quelquefois liées entre elles, mais n’ont quelquefois rien de commun. Elles sont liées aussi longtemps que l’esprit procède par une série de plis qui se succèdent. Elles sont disparates quand naît d’un autre côté un esprit qui déplace la phantaisie vers des plis qui ne sont pas liés aux premiers. Il semble aussi que cela soit la raison pour laquelle, si une chose nouvelle se présente au sens, la phantaisie chasse l’imagination qui la tenait et se tourne vers la nouvelle chose dans la mesure où elle fait, par les esprits, une motion plus vigoureuse. Si ce n’est que de temps en temps l’imagination ou l’appréhension de la chose à laquelle nous prêtons attention est tellement vigoureuse que nous ne prêtons pas attention à une chose qui arrive de l’extérieur, ou bien que nous en sommes tout de suite détourné pour revenir à la précédente ou à une autre qui sera excitée par une motion interne des esprits plus vigoureuse. On voit d’ordinaire s’exciter intérieurement une motion qui rend plus continue ou répète la même imagination de la même chose, quand elle comporte la passion vigoureuse de la douleur, de la colère, du plaisir, du désir, de la crainte ou autres qui, parce qu’elle ne se produit pas sans un mouvement remarquable, contient des esprits qui sont mus de façon remarquable et dirigés dans cette partie du cerveau où le pli a été fait, ou a été asséné le coup par lequel il a été créé, comme il faudra le dire plus loin. Tu me demanderas encore comment il se peut que nous imaginions des choses ou que des choses soient dans la phantaisie qui n’ont cependant jamais frappé les sens et n’ont jamais imprimé leur trace dans le cerveau comme sont celles que j’ai évoqué au sujet de l’opinion d’Épicure, les hip-

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pocentaures, les Scylla, les chimères ; et encore les Cyclopes, les Épauloculés1, les géants, les Pygmées, les Énotocètes2, etc. Mais il est clair d’après ce qui a été dit ailleurs que nous ne les imaginons pas sans qu’elles aient frappé dans une certaine mesure les sens, c’est-à-dire sinon en totalité, du moins par quelquesunes de leurs parties dont les traces sont assemblées ou transposées ; ou sinon par elles-mêmes, du moins par d’autres qui leur sont semblables dont les traces leur sont accommodées, et cela en étant déformées de façon variée, amplifiées, rapetissées, etc. ; car d’abord puisque nous voyons un cheval et un homme, et que la trace de l’un et de l’autre a été imprimée dans notre cerveau, l’esprit peut, soit en courant de lui-même dans tous les sens, soit en étant dirigé par la volonté, entrer en même temps dans une partie de l’un et une partie de l’autre, de telle sorte que la phantaisie [410a] imagine l’un et l’autre en même temps de façon conjointe et n’appréhende pas séparément un cheval, un homme, mais un hippocentaure, c’est-à-dire un animal qui est par une de ses parties cheval et par l’autre homme. Mais il faut cependant remarquer que, si le cerveau contient des traces de plusieurs hommes et de plusieurs chevaux, tous ne se composent pas de la sorte, mais seulement quelques singuliers et qu’il peut pour cette raison demeurer dans le cerveau une trace ainsi composée, qui serve à imaginer à l’instar des traces simples. Il faut dire la même chose des traces qui subsistent après qu’on a regardé une femme et un chien, un lion, une chèvre et un dragon ; et de même un bouc et un cerf, une montagne et de l’or, et autres semblables. Ensuite, puisque nous avons vu des hommes et, en eux, des yeux, des épaules, un front, un esprit [spiritus] revêtant la trace d’un seul de n’importe lequel de ces hommes peut donc déplacer et transposer ses parties de telle sorte que la phantaisie appréhende des yeux dans les épaules ou un seul œil au milieu du front sans appréhender l’autre, en tant que l’esprit ne l’ébranle pas. Encore, puisque d’innombrables traces d’hommes restent attachées, telle d’entre elles 1 Voir pour toutes ces figures de l’imagination, Pline, VII, 2, 16. Les « Épauloculés » ne sont pas un néologisme de Gassendi, mais se trouvent dans Antonio Zara, Anatomia ingeniorum et scientiarum : sectionibus quattuor comprehensa (1615), p.  77 (et chez Pline : « Ctesias parle aussi d’hommes appelés Monocoles (monos, unique, kôlon, jambe), qui n’ont qu’une jambe et qui sautent avec une agilité extrême ; il dit qu’on les nomme aussi sciapodes (skia, ombre, pous, pied), parce que dans les grandes chaleurs, couchés par terre sur le dos, ils se détendent du soleil par l’ombre de leur pied ; qu’ils ne sont pas loin des Troglodytes ; et que près d’eux, à l’occident, se trouvent d’autres hommes qui, privés de cou, ont les yeux dans les épaules ». 2 Énotocètes, habitants d’Inde cités par Strabon (Géographie, XV, 57) comme des « hommes sauvages […] ayant les pieds renversés, c’est-à-dire le talon en avant et le cou-de-pied et les doigts tournés en arrière ».

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peut être grossie par un esprit [spiritus] agent, ou telle autre rapetissée de telle sorte que la phantaisie appréhende un homme non pas normal, mais dans le premier cas gigantesque et dans le second nain ; alors que par ailleurs, en grossissant non pas toute la trace, mais seulement quelques parties, elle imagine des oreilles à la ressemblance de coussins et les pieds à la ressemblance d’ombrelles. En plus, puisque différentes régions, villes, hommes et actions ont frappé nos sens, quelques-unes des traces laissées peuvent être excitées quand nous lisons quelque détail sur ces choses que nous n’avons pas vues ou que nous les entendons nommer ou décrire, de telle sorte que lui est appliquée une des traces qui restent attachées, qu’elle soit simple ou composée et la plupart du temps quelque peu dilatée, réduite, déformée, selon la variété des circonstances. De là il se fait que, s’il nous arrive ensuite de tomber sur la chose, nous la trouvons différente que celle que nous avions conçue, en tant qu’elle n’a pas été appréhendée par sa trace propre et laissée par elle, mais seulement par une trace autre, qui lui a été imputée à tort. Et nous éclaircirons plus bas comment le jugement de la raison ou l’affection de la faim servent à former et imprimer ces traces ; mais il faut noter qu’il y a, chez les bêtes, moins de traces des choses qui ne frappent pas les sens par elles-mêmes ni tout entières, puisqu’il leur manque la volonté de la raison pour les former et les graver en leur prêtant l’attention nécessaire ; mais qu’il y a chez elles seulement quelques-unes des traces qui sont composées par hasard et par un mouvement désordonné des esprits, dans le rêve surtout et par les passions. L’autre opération de la phantaisie est la composition et la séparation ; soit l’accord ou le désaccord qu’on appelle aussi affirmation et négation et aussi proposition, énonciation et jugement (il faut entendre ici jugement énonciatif ). Car nous avons déjà indiqué que la phantaisie, quoiqu’elle ne soit pas capable de se tourner vers plusieurs choses distinctes en même temps ou de leur donner en même temps son attention, peut cependant le faire quand elles se présentent comme une seule qui est liée ou séparée, si bien que ce qui est pour ainsi dire [quasi] l’imagination entière consiste en deux ou trois imaginations pour ainsi [quasi] dire partielles. Or il semble que ce soit exactement comme quand un homme serre ou écarte avec ses deux mains deux choses qui sont proches l’une de l’autre ; [410b] car, pendant qu’il imagine une chose par une appréhension et, sans la chasser, en engage une autre, soit il assemble ces deux appréhensions comme apparentées, soit il les sépare comme ne l’étant pas ; et ainsi il considère ce qu’il appréhende non pas comme deux choses, mais comme une seule, ou bien non pas comme une mais comme deux. Ainsi, quand un

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chien voit un homme qui vient vers lui et, sans chasser cette appréhension, appréhende immédiatement après que c’est son maître, alors conjuguant les deux appréhensions il semble former par sa phantaisie une opération du genre suivant : celui qui vient est mon maître ; et il en faut pour preuve qu’il court vers lui. Et, si en avançant il voit des signes étrangers à son maître, alors disjoignant les deux appréhensions, il semble former cette opération : celui qui vient n’est pas mon maître, d’où il s’éloigne de lui. Or, alors que cette composition ou cette séparation des appréhensions se fait selon les traces des choses qui soit sont imprimées sur le moment soit restent encore imprimées, il faut donc voir comment il peut se faire que quelque trace puisse être jugée universelle, dans la mesure où il semble que soient quelquefois composées deux appréhensions dont toutes les deux sont universelles, ou bien du moins seulement une, comme quand un chien observe quelqu’un en train de ramasser des pierres, par exemple, et fuit, comme s’il prédisait pour lui que tout homme qui ramasse des pierres va le frapper, et autres semblables. Je dis donc qu’aucune trace qui est dans la phantaisie ne peut être dite universelle parce qu’elle serait véritablement une et simple ; mais seulement en tant qu’elle est un agrégat ou une composition de plusieurs traces entre lesquelles il y a de la ressemblance. En effet, alors que tout ce qui se présente au sens est singulier et ne peut créer aucune autre impression que singulière, rien ne peut s’imprimer dans la phantaisie qui ne soit singulier. Et, parce que cependant les ressemblances des choses sensibles sont diverses, il peut y avoir dans la phantaisie des amas variés de plusieurs traces différentes, mais cependant portant une ressemblance mutuelle entre eux. Ainsi ne peut se rencontrer dans la phantaisie aucune trace d’un homme qui, en étant seule et simple, représente tous les hommes, mais il peut s’y rencontrer un amas de plusieurs traces qui, à cause de la ressemblance, représente plusieurs hommes et qui, si on les compare, les représente tous. En effet, alors que dans la phantaisie d’un chien par exemple se trouvent les traces de plusieurs hommes, de plusieurs lièvres, de plusieurs chevaux, etc., il est d’abord établi que l’amas des traces humaines peut être tenu pour différent des autres tantôt par d’autres qualités3, tantôt spécialement à cause de sa stature et sa figure dressée sur ses pieds, dont 3 Le terme d’adjunctum qui s’impose dans la Schulmetaphysik à la place d’accidens se trouve déjà chez La Ramée, Dialectique (Paris 1555, 24) : « Adioinct est la chose adioincte au subiect : comme Aristote en plusieurs lieux oppose le subiect & l’accident, lequel nous appelons icy auec Ciceron & Quintilien adioinct ou circonstance, pour ce que le nom d’Accident est une confusion des Effectz, Adioinctz, Comparez, comme se peult entendre par Aristote au premier des Topiques ».

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il remarque qu’elle est adoptée par chaque homme singulier debout ou en train de marcher ; et il peut être tenu pour un et le même dans la mesure où, de même qu’il diffère des autres par la dissemblance, de même il s’accorde avec lui-même à cause de la ressemblance mutuelle de ses parties. Il est ensuite établi qu’autant il y a de traces d’hommes imprimées dans la phantaisie, autant d’homme peuvent y être représentés ; mais qu’il ne peut être représenté aucun dont il n’y a pas de trace, si ce n’est par adaptation et comparaison des traces d’hommes imprimées, comme il a déjà été dit ; et qu’un chien, quand il voit de loin un homme inconnu approcher de lui, juge que c’est un homme plutôt qu’un lièvre ou un cheval pour la seule bonne raison que, le comparant avec les traces imprimées, il le trouve tel qu’il est représenté par des traces d’homme et non pas d’autres. De là vient [411a] que, chaque fois qu’une proposition universelle est énoncée, on n’appréhende rien d’autre que l’amas des choses singulières qui, pour une part, ont par elles-mêmes frappé les sens et ont laissé leurs traces dans la phantaisie, et dont, pour une autre part, on sous-entend qu’elles peuvent être et être dites semblables à celles qui ont frappé les sens. Et certes, quand nous énonçons que tout homme est un bipède et qu’il marche redressé, ce n’est pas un certain homme universel que nous appréhendons, mais seulement l’amas de tous ceux que nous avons vus et que nous observons pour ainsi dire [quasi] se présenter dans notre phantaisie, en partie de façon distincte, en partie de façon confuse ; et de façon confuse aussi tous les autres que nous ne voyons pas, mais dont cependant, en faisant la comparaison avec ceux que nous avons vus, nous comprenons qu’ils doivent être pareillement bipèdes et redressés. Comme cette opération est un jugement qui se fait en affirmant ou en niant, il faut donc savoir qu’un jugement affirmatif n’est manifestement rien d’autre que l’appréhension d’une chose avec une qualité ; mais que le négatif qu’une appréhension de la chose comme dépourvue de telle qualité. Ainsi, en effet, quand un chien, par exemple voyant un homme qui approche estime que c’est son maître, il ne fait manifestement rien d’autre qu’appréhender un homme avec l’état de maître ; non pas que la phantaisie perçoive l’état de maître comme quelque chose d’abstrait (car c’est l’office de l’intellect), mais c’est qu’elle appréhende l’homme et sa qualité, à savoir l’état de maître de façon non seulement concrète mais aussi unifiée c’est-à-dire comme une seule chose. De là la copule, ou le verbe « est » est énoncé expressément par nous autres hommes qui discernons le sujet et l’attribut comme deux choses différentes ; mais, dans l’énonciation du chien, la copule semble exister seulement à l’état virtuel dans la mesure où il appréhende le sujet et l’attribut comme un ; et il revient au même pour lui

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d’imaginer l’homme maître et d’énoncer que l’homme est maître. Ainsi, tandis que le chien regardant de près reconnaît d’autres signes que ceux de son maître, il change son appréhension de telle sorte qu’il sépare la qualité du sujet, c’est-àdire qu’il appréhende l’homme qui vient sans l’état de maître, ou si tu préfères il conçoit l’homme non maître, ce qui est la même chose que de dire que cet homme n’est pas son maître. Tu diras, il n’y aurait aucune différence entre la seconde opération et la première qui est exprimée avec des termes composés, même dans les actions de l’entendement [mens] comme quand nous disons animal raisonnable, homme juste, etc. Je réponds qu’il ne paraît pas qu’il y ait de différence, puisque, chaque fois qu’une chose est conçue à partir de deux appréhensions, il y a composition ou séparation et que la copule « est » est contenue tacitement ou virtuellement. Nous ne disons pas en effet « l’homme animal rationnel » sans que ce soit la même chose que si nous disions que l’homme est l’animal qui est rationnel, autrement dit pas n’importe quel animal, mais un animal tel qu’il est rationnel. De même aussi, quand nous disons « le cheval n’est pas un animal rationnel », c’est la même chose que si nous disions « le cheval n’est pas un animal tel qu’il soit rationnel ». De cette façon dire « homme juste » est la même chose que de dire « homme qui est juste » ; et dire « homme non juste » est la même chose que dire « homme qui n’est pas juste ». Il faut en outre noter que la phantaisie, en tant qu’elle assemble moins de façon expresse (ou en acte) que virtuellement semble de même disjoindre moins expressément que virtuelle, soit ce qui revient au même que de former une énonciation négative. Assurément, de même que, si un chien [411b] ne dit pas expressément « cet homme n’est pas mon maître, mais cet homme est un étranger », proposition sous laquelle est continue virtuellement l’idée que cet homme n’est pas son maître. En effet certes, si, alors qu’on lui a jeté une bouchée de viande ou une pierre, il se prononcera en lui sur la première qu’elle est bonne, il semble prononcer sur la seconde non pas qu’elle n’est pas bonne, mais qu’elle est mauvaise ou nuisible, proposition sous laquelle il est contenu qu’elle n’est pas bonne. C’est de cette même façon que nous disons quant à nous de l’absinthe non pas qu’elle n’est pas douce, mais plutôt qu’elle est amère ; et de la glace moins qu’elle n’est pas chaude mais plutôt qu’elle est froide. C’est que tant le sens que la faculté liée aux sens est ébranlé moins par les privations que par les vraies qualités, même si les actions suivant ce mouvement se tirent de la qualité opposée, de telle sorte qu’elles semblent se tirer de la privation de ce à quoi elles sont opposées. C’est pourquoi il semble qu’il faille devoir parler de la comparaison qui est une sorte composée de la seconde opération ; en effet, une

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bouchée de viande et une pierre ayant été jetées en même temps, le chien ne se dit pas tant ceci est bon et cela n’est pas bon que ceci est bon et cela est mauvais ; et du pain et de la viande ayant été jeté il semble ne pas tant dire ceci est bon et ceci n’est pas si bon que ceci est bon et cela est meilleur ; quel que soit l’enchaînement d’une chose à une autre, la conséquence est la même. La troisième opération est le raisonnement, qui est aussi appelé argumentation, discours et jugement de consécution. Et pour que nous ne soyons pas d’emblée choqués par le mot même, au titre qu’il s’ensuivrait que ce ne serait pas seulement l’homme qui serait doué de raison, mais aussi les autres animaux que nous appelons des bêtes, dans la mesure où ils ont part à la phantaisie, c’est pour cette raison que nous semblons pouvoir dès le départ distinguer deux raisons, une sensitive et une intellective, et affirmer que la sensitive, qui est la même chose que la phantaisie et qui n’est appelée raison qu’improprement et par analogie, est commune à l’homme et aux bêtes ; mais que l’intellective, qui est la même chose que l’intellect ou l’entendement [mens] et qui est surtout appelée, et proprement, raison, est tellement propre à l’homme qu’elle n’appartient pas aux bêtes. Mais il n’est en rien nécessaire de faire remarquer qu’on dit ici les bêtes non pas précisément parce qu’elles manquent de raison, selon la signification manifeste du mot ; car ainsi la question serait inepte ; mais parce qu’il ne me vient pas à l’esprit un terme plus général, plus familier, plus commode que l’homme pourrait attribuer aux autres animaux. Alors que λόγος est pour les Grecs raison et discours, c’est-à-dire le langage [sermo] non seulement intérieur, mais aussi extérieur, ce qu’on appelle la voix, la question n’est pas ici de savoir si les bêtes sont ἄλογα c’est-à-dire muettes ou non parlantes de la seconde manière ; en effet, il faudra en débattre plus bas ; mais seulement de la première manière, ou plutôt si elles sont complètement irrationnelles autrement dit totalement dépourvues de raison et de langage [sermo] intérieur. Et que nous n’ayons pas tort d’estimer qu’il faut les distinguer, cela peut se comprendre du fait qu’on est amené à distinguer des opinions qui sont tenues pour les plus extrêmes pour des difficultés variées de même type. Car ceux qui attribuent aux bêtes absolument la raison, dont furent en premier lieu Empédocle chez Sextus Empiricus4 ; et surtout Parménide et

[adv Log. Lib.2] Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos, 7, 124.

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Démocrite chez Stobée5 ; encore Anaxagore chez Aristote6, et Cronius chez Nemesius7 ; Plutarque aussi non seulement dans son livre Sur l’intelligence respective des animaux terrestres et des animaux marins [412a] mais aussi dans le dialogue entre Gryllus et Ulysse8, par lequel il prouve τὰ ἄλογα λόγῳ χροῦσθαι « les bêtes ont l’usage de la raison » ; et enfin bien d’autres ; il est nécessaire qu’ils reconnaissent qu’il y a dans l’homme une raison qui diffère de celle des bêtes non seulement, comme on dit9, selon le plus et le moins, mais aussi sous tous les rapports, comme il faudra l’exposer plus loin. Ceux qui refusent absolument aux bêtes la raison, catégorie à laquelle, raconte-t-on, appartiennent Pythagore vu que, chez Diogène Laërce10, il a accordé seulement à l’homme φρέναϛ et aussi Platon11 qui a attribué au seul homme de penser qu’il y a des dieux et Aristote qui a expressément12 enlevé aux bêtes λόγον, καὶ νοῦν la raison et l’entendement [mens], et les stoïciens, qui sont liés, chez Plutarque13, à cause de cela avec les sectateurs d’Aristote et bien d’autres ; il est du moins nécessaire qu’ils leur reconnaissent quelque raison inférieure à la raison humaine, à laquelle peut être référé ce qui se comprend chez Sextus Empiricus, comme par exemple choisir les choses qui sont en accord avec la nature et fuir les choses qui lui sont étrangères ; connaître les arts qui sont utiles à cet égard et embrasser les vertus qui existent selon leur nature propre et qui s’occupent des passions. Et pour ce qui est assurément de Pythagore, Platon et les stoïciens, alors qu’ils admettent l’âme du monde et ne nient pas que les « abeilles aient une partie [Ecl. Phys. ] Stobée, I, 48, 7. [1. de an. 2] Aristote, De l’âme, I, 2, 404a. 7 [De an. hom. Cap. 2] Coquille pour Cronius (philosophe du iie siècle, cité avec éloge par Porphyre et par Eusèbe) : Némésius, De la nature de l’homme, chapitre 2, 591 « Cronius, dans le livre qu’il a écrit sur la Palingénésie (car c’est ainsi qu’il appelle la transmigration de l’âme d’un corps dans un autre), prétend que toutes les âmes sont raisonnables ». 8 Plutarque, Que les bêtes ont l’usage de la raison (985d-992e), fragment. 9 Par exemple Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, Livre I, 91. 10 [lib.8] Diogène Laërce, VIII, 30. 11 [in Theaet.] Je ne trouve pas dans ce dialogue. Il semble que ce soit plutôt Epinomis, 978e-979a. 12 [3. de an. 10 & al.] Aristote, De l’âme, III, 10, 433a. 13 [de compar. prud. anim.] Plutarque, Œuvres morales. Tome XIV, 1e partie : Traité 63, L’intelligence des animaux ; texte établi et traduit par Jean Bouffartigue (Paris : Belles lettres, 2012). 5 6

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de l’âme divine14 », etc., il convient vraiment que, même si, chez Plutarque, ils disent universellement que les âmes des bêtes οὐ ἐνεργούσαϛ λογικῶς παρὰ τὴν δυσκρασίαν τῶν σωμάτων [n’agissent pas selon la raison, en raison de la mauvaise composition de leur corps15], ils admettent cependant que les âmes sont pourvues d’une raison et qu’elles peuvent effectuer des ouvrages dont on ne comprend pas qu’ils puissent être faits sans une certaine part de raison ; et Platon semble entre tous supposer une distinction selon le plus et le moins quand il dit16 que l’homme ξυνέσει ὑπερβάλλειν τῶν ἄλλων « passe devant tous les autres par sa perspicacité à comprendre » et, ailleurs, reconnaît dans les bêtes différents degrés d’entendement et de démence. Quant à Aristote, pour laisser de côté que son opinion sur l’intellect agent, comme les interprètes grecs et arabes la reçoivent, défend la même position que l’opinion pythagoricienne et platonicienne sur l’âme du monde, n’est-il pas nécessaire qu’il admette quelque espèce de raisonnement alors qu’il décrit non seulement la prudence de quelques petits animaux, comme les fourmis et les abeilles, et enseigne aussi que de plus grands comme les chameaux et les éléphants συνέσει ὑπερβάλλειν excellent par leur intelligence17, de telle sorte qu’ils apprennent même à se prosterner devant le roi ; mais il les tient presque tous pour τεχνικὰ dotés de techniques18, et en particulier quelques πανουργότατα [très rusés]19 ; parmi les céphalopodes, comme la seiche20 ; et quelques insectes σοφώτατα dotés d’une très grande sagesse pratique21, comme la représentation [species] de l’araignée et autres du même genre ; car ces qualités ne pourraient leur être attribuées si quelque espèce de raisonnement ne leur était pas reconnue. Quoi qu’il en soit, nous semblons du moins pouvoir faire la distinction de la manière que j’ai dite, dès lors que, de même que la mémoire, double, fait Virgile, Georgiques, IV, 220. Plutarque, Opinions des philosophes, V, 20, 909a. 16 [in Menex. in Tim.] Platon, Ménexène, 237d (avec le verbe ύπερέχειν) ; dans le Timée il s’agit du long passage sur la réincarnation (90e-92b), où l’on trouve une hiérarchie des vivants. 17 [ hist. 38 & 40. 47. 49] Aristote, Histoire des animaux, IX, 45, 630b 21, ne vaut en fait que pour l’éléphant ; abeilles, IX, 40 ; chameaux IX, 47 ; fourmis, IX, 38. 18 Aristote, Histoire des animaux, 620b IX, 25. 19 Aristote, Histoire des animaux, IX, 37, pour la seiche, 621 b 28. 20 Coquille : il est écrit spem pour sepiam. 21 Aristote, Histoire des animaux, IX, 38, 623a8. 14 15

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l’objet d’une distinction, entre la sensitive et l’intellective, rien n’interdit non plus de dire que la raison est sensitive et intellective. Et comme, sous le nom de la raison, nous entendons la faculté ou le principe de raisonner et que raisonner n’est rien d’autre qu’inférer une chose de la connaissance d’une autre, il n’y a rien de plus facile à observer que les bêtes infèrent une chose d’une autre, c’est-à-dire raisonnent, ce qui revient au même ; et donc sont puissantes par la raison. [412b] En effet, je t’en prie, quand un chien voit un homme s’incliner et abaisser sa main jusqu’à la terre, pourquoi détale-t-il ? N’est-ce pas qu’il pressent la douleur qui doit résulter pour lui par le coup de la pierre que l’homme va ramasser et lancer ? Or, comme tout cela n’est pas présent et n’affecte aucun sens, de quelle manière cela le pousse-t-il cependant à fuir si ce n’est qu’il infère ce qui va se passer du mouvement que fait l’homme de s’incliner et de se pencher ? En effet, si ceci n’est pas une sorte de signe dont la connaissance conduit le chien à reconnaître ce qui est signifié, qui sinon lui est inconnu, pour quelle raison fuirait-il ? En effet, quel est le lien entre la main qui s’abaisse et la douleur qui doit en être créée, si ce n’est que du mouvement de la main qui se baisse est déduit le fait de prendre la pierre, de ce fait de prendre la pierre le fait de la jeter, du jet de la pierre le coup et du coup l’administration de la douleur. Admettons que la phantaisie du chien ne passe pas par ces étapes ou d’autres semblables et ne progresse pas par elles, dis-moi je t’en prie comment pressentil donc la douleur dont il pense qu’il doit la fuir ? Ainsi, quand un renard, que les Thraces envoient devant eux sur une rivière prise par la glace, approche l’oreille et, s’il entend l’eau qui murmure en dessous, s’arrête et revient sur ses pas22, je t’en prie comment fait-il, si ce n’est qu’il déduit d’après le murmure la présence d’eau qui coule, et d’après cette présence l’affaissement de la glace, d’elle sa propre submersion qu’il craint ? Ainsi, quand pendant que le lièvre en train de fuir, au moment où le chien va l’atteindre, s’arrête et prend la direction opposée, comme le ferait-il s’il ne conclut pas que, dès lors qu’il s’arrête, le chien bondissant le dépassera de beaucoup à cause de l’élan qu’il a pris, et s’il n’infère donc, de ce saut qui le dépasse, la distance qui s’instituera entre eux, grâce à laquelle, en courant dans la direction opposée, il pourra assurer son salut ? Et, quand il se jette sur le côté hors du chemin par un bond aussi grand que possible, comme le ferait-il, s’il ne raisonnait pas que le

Plutarque, Œuvres morales, Les animaux de terre ont-ils plus d’adresse que ceux de mer ?,

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969a.

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chien, perdant sa trace, va en perdre le signe [indicium23], et en perdant le signe ne pourra pas le poursuivre ; de là qu’il sera sauvé ? Et, quand le chien, surveillant la route vers laquelle se dirige le lièvre, pressé par les autres chiens, occupe le premier la route en prenant un raccourci, comment le ferait-il si ce n’est qu’il argumente qu’il rendra sa poursuite plus facile par la route plus courte. Il y a six cents24 talents de ce genre qui prouvent, de toute évidence, que les animaux infèrent une chose à partir d’une autre. Car que dirions-nous d’ailleurs de la fourmi quand elle prépare un trou ; quand elle y entasse les grains qu’elle a ramassés ; quand elle ronge leur germe et quand, s’ils ont pris l’humidité, elle les porte au soleil ? Que dirions-nous de l’hirondelle, quand elle mouille ses ailes et qu’elle applique à une poutre de la poussière en la pétrissant et mélange de manière variée des brins de paille ; quand elle fabrique son nid en lui donnant la forme la plus commode et y installe des sortes de coussin ; quand elle nourrit dans l’ordre ses petits qui viennent de naître et leur apprend à rejeter leurs excréments dehors ? Que dirions-nous des autres exemples du même genre qui convainquent de façon très manifeste que les animaux se proposent des fins certaines ; choisissent les moyens appropriés ; préviennent les désagréments ; en un mot agissent de telle sorte qu’il faut bien qu’intervienne le raisonnement. Il est commun de rapporter cela à l’instinct, mais en voulant que l’instinct soit une impulsion aveugle ; la connaissance ne sert donc à rien aux animaux, en particulier celle qui leur vient de la mémoire et de la prévoyance, mais ils se précipitent sur leurs actions avec exactement la même impétuosité que le feu ou la pierre25 ? Mais, je t’en prie, si l’animal qui est considéré pour le plus idiot, c’està-dire l’âne, est mené au bord d’un précipice, pour quelle raison s’arrête-t-il et, malgré les vaines semonces d’un bâton, se retire-t-il néanmoins vers l’arrière ? Est-ce, de grâce, sous le coup d’une impétuosité aveugle [413a] qu’il préfère monter par une pente douce plutôt que se jeter dans le précipice ? Qu’il choisit de préférence de subir le bâton plutôt que de se briser les membres ? Ne va pas dire qu’il est guidé par les sens, et non par le raisonnement : car voici qu’il sent présente la douleur provenant du bâton, alors qu’il ne sent pas le désastre qui résultera pour lui de la chute, mais le prévoit seulement par le raisonnement et Le terme est proprement épicurien ; voir Lucrèce, C’est-à-dire une infinité. 25 Style : rien n’annonce l’interrogative. Gassendi oblige le lecteur à raisonner à la limite. 23 24

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qu’il estime qu’il lui faut préférer la douleur qu’il sent, parce qu’il faut choisir un moindre mal, même s’il est présent, à un mal futur encore plus grand. De cette manière aussi, quand nous voyons qu’un chien, menacé du bâton, se contient et ne se jette pas sur une bouchée de viande, il n’y a pas de raison pour que nous pensions qu’il est guidé par ses sens ou seulement par une pulsion aveugle, plutôt que par le raisonnement et un choix tel qu’il fait moins grand cas de jouir d’une volupté plus légère que d’être indemne d’une douleur plus grave. Mais même si cette chose quelle qu’elle soit ne doit pas être comparée à la volonté et au raisonnement humain, tu reconnais néanmoins que, si tu rapportes à un instinct aveugle ce qu’il est facile d’observer chez les bêtes, on peut t’objecter qu’il ne faut pas rapporter à autre chose des comportements qui s’observent chez les hommes mêmes, comme sont surtout les comportements qui touchent au fait de nourrir sa progéniture, de la choyer, de l’éduquer et de la protéger ; et de même qui concernent la gratitude, la vengeance, le courage, la société, et même la politique et autre chose de ce genre. Pour certes ne rien dire de l’essaim d’abeilles, un cas bien connu et ressassé, de grâce, qu’est-ce qu’a pu dire Cléanthe, un de ceux qui n’ont pas voulu accorder la raison aux bêtes, quand, comme il le rappelle lui-même, il est tombé sur un spectacle que rappelle Plutarque26 ? Car il a raconté que des fourmis étaient venues d’un trou à un autre en emportant une fourmi morte ; que d’autres en étaient sorties, comme pour converser avec elles, et redescendirent et firent cela deux ou trois fois ; qu’enfin elles apportèrent un ver comme rançon pour la morte et que, une fois ce prix accepté et les cadavres respectifs ayant été remis, elles sont parties. Ajouterais-je ce qui m’est arrivé à moi personnellement avec des fourmis ? Alors que je considérais avec attention une longue file de fourmis qui couraient dans un sens et dans l’autre, et que toutes celles qui se rencontraient approchaient mutuellement leur tête et s’arrêtaient un court instant, il m’est venu à l’esprit de penser que c’était comme une salutation mutuelle et l’assurance donnée de la qualité du chemin d’un côté et de l’autre. Il me plut alors d’explorer ce qui se passerait si je troublais la route de telle sorte qu’elles ne reconnaîtraient plus en flairant la route piétinée par les autres et qu’elles ne se rencontreraient plus les unes les autres pour s’informer de la qualité du chemin. Je me suis ser26 Plutarque, Les animaux de terre ont-ils plus d’adresse que ceux de mer ?, 967e. Voir un commentaire dans Jean-Louis Labarrière « Logos endiathetos et logos prophorikos dans la polémique entre le Portique et la Nouvelle-académie », in Β. Cassin et J.-L. Labarrière, éds. : L’Animal dans l’Antiquité (Paris : Vrin 1997).

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vi de mon pied, en travers, pour enlever en raclant la surface de leur route, et quant aux fourmis ainsi interceptées, pour les unes je les ai détournées de leur chemin et pour les autres je les ai écrasées. Je me suis étonné de voir qu’aucune des fourmis qui arrivaient de-ci de-là ne passait par la voie interrompue, mais que toutes soit s’arrêtaient soit, si elles avaient un peu avancé, revenaient en arrière, exactement comme si elles ne voulaient pas s’engager sur une voie inconnue et non testée, et trouvaient plus avantageux de s’arrêter. Mais, alors qu’il y en avait maintenant plusieurs entassées et courant dans tous les sens, et approchant la tête les unes des autres comme si elles avaient délibéré, certaines, plus hardies, s’avancèrent de plus en plus et, à force de différentes tentatives, par le moyen de nombreuses sorties et rentrées, finirent par pénétrer et, se saluant mutuellement, assurèrent une route sûre pour les autres, pour qu’elles viennent à leur suite de part et d’autre. [413b] Mais, pour ne pas m’attarder plus longtemps sur ce point, qu’il suffise de dire qu’il paraît assez clair qu’il y a une espèce de raison chez les bêtes et que leur phantaisie raisonne à sa manière. Pour le reste, de même qu’il a été dit auparavant que la phantaisie peut composer ou séparer deux appréhensions simples, selon qu’elles ont ou non entre elles de la convenance, et qu’elle est celle là même que nous appelons proposition [enunciatio], de même faut-il ajouter que celle-ci peut encore ou bien composer une de ces appréhensions avec une troisième, si celle-ci convient avec elle, ou bien la séparer, si elle ne convient pas avec elle, de telle sorte qu’elle compose l’autre avec la même troisième en inférant qu’elle convient avec elle en même temps, ou bien qu’elle sépare ladite autre de la même troisième en inférant qu’elle ne convient pas avec elle, et que cela est l’argumentation. Et en effet, si, après que nous avons appréhendé Socrate et homme, et que, jugeant que l’appréhension de l’homme convient avec celle de Socrate, nous avons composé l’une avec l’autre et énoncé que Socrate est un homme, il se fait que, l’appréhension de l’homme étant récente et subsistant encore, nous faisons un pas vers l’appréhension de l’animal et que, jugeant que l’appréhension de l’animal et l’appréhension de l’homme conviennent entre elles, nous les composions et énoncions que l’homme est un animal ; et, reprenant naturellement l’appréhension de Socrate, nous jugeons que l’appréhension de l’animal s’accorde avec elle ; et de là nous composons et nous inférons par une énonciation que Socrate est donc un animal. Ou bien si, après qu’en composant les appréhensions, nous avons énoncé que Socrate est un homme, l’appréhension d’un quadrupède se présente et que, jugeant que celle-ci ne convient pas avec l’appréhension de l’homme, nous séparons

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les appréhensions et énonçons que l’homme n’est pas un quadrupède ; de là, reprenant l’appréhension de Socrate, nous jugeons que cette appréhension du quadrupède ne s’accorde pas avec elle ; de là nous séparons et inférons dans une énonciation que Socrate n’est donc pas un quadrupède. J’apporte l’exemple dans la figure qu’on dit de Galien27, parce qu’elle semble plus naturelle et plus adaptée à la phantaisie à cause de la gradation du singulier à l’universel ou de l’accumulation de plusieurs. Il semble assurément que la phantaisie doive être mue par soi et d’abord par quelque objet singulier qu’elle reconnaît aussitôt et énonce comme un parmi plusieurs objets singuliers semblables dont nous disons que leur amas doit être tenu pour universel. Et, parce que cet amas est un parmi plusieurs amas qui, à cause de quelque ressemblance entre eux, sont tenus pour un amas plus total et plus universel ; c’est pourquoi la phantaisie reconnaît cela aussi facilement et énonce qu’un tel amas est un de ceux qui sont semblables entre eux en telle ou telle chose ; et il se fait donc qu’elle reconnaît facilement et infère que : cet objet singulier dont elle a pensé qu’il regardait l’amas simple regardait aussi l’amas des amas. Assurément, quand on dit que Socrate est un homme, l’homme est un animal, donc Socrate est un animal, c’est exactement comme si on disait Socrate se rapporte à l’amas des hommes ; or l’amas des hommes se rapporte à l’amas des animaux, donc Socrate se rapporte à l’amas des animaux. Il faut dire de même quand la phantaisie, ayant été mue par quelque objet singulier [414a], qu’elle a commencé à référer à son propre amas, appréhende aussitôt un amas plus grand, ou bien composé de plusieurs amas dont celui là n’est pas ; car elle reconnaît cela aussitôt et infère que l’objet singulier n’appartient pas à cet amas. De sorte que, quand on dit Socrate est un homme et l’homme n’est pas un quadrupède et donc Socrate n’est pas un quadrupède, c’est exactement comme si on disait Socrate se rapporte à l’amas des hommes, or l’amas des hommes ne se rapporte pas à l’amas des quadrupèdes, donc Socrate non plus ne se rapporte pas à l’amas des quadrupèdes. Je laisse de côté que, quand on dit l’homme est un animal ou l’homme n’est pas un quadrupède, cela revient à dire que tout 27 Forme de syllogisme où le moyen terme est le second terme de la majeure et le premier terme de la mineure. Sur l’attribution de cette quatrième forme de syllogisme à Galien contre Aristote, voir Hans  B. Gottschalk, « Aristotelian Philosophy in the Roman World from the Time of Cicero to the End of the Second Century AD », in W. Haase (éd.), Aufstieg und Niedergang der römischen Welt (Berlin : Walter de Gruyter, 1987). Galien est souvent vu comme la grande alternative à l’épistémologie aristotélicienne dans la scolastique médiévale (ce que semble indiquer le présent passage : passer du singulier à l’universel).

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homme est un animal ; qu’aucun homme n’est un quadrupède, alors que toute énonciation de ce genre à laquelle aucune limitation n’est appliquée est tenue pour universelle. Je laisse aussi que l’argumentation est constituée de trois énonciations au moins ; assurément en plus de l’induction ou conclusion, il doit y avoir deux énonciations qu’on appelle prémisses pour constituer une déduction nécessaire ; alors que, s’il y en a seulement une, ou bien on ne produit pas de déduction à partir d’elle, ou du moins cela se fait en vertu de la seconde qui est sous-entendue. Car, si l’on dit Socrate est un homme, donc il est un animal, cette conclusion ne s’impose pas, sauf s’il est supposé que l’homme est un animal ; ou bien, quand on dit l’homme est un animal, donc Socrate est un animal, cette conclusion ne s’impose pas, sauf s’il est compris que Socrate est un homme. Je dis au moins de trois, puisque la gradation commencée peut se poursuivre au-delà et devenir ce qu’on appelle un sorite28 si intervient, avant l’induction, quelque chose de plus, qui est universel ; comme si on dit Socrate est un homme et l’homme est un animal et l’animal est un corps, donc Socrate est un corps. Je laisse aussi de côté qu’on peut appréhender, dans une argumentation, plus de trois choses ; mais qu’on ne peut en appréhender moins de trois ; en effet, quand une des énonciations précédentes est omise, trois sont nécessairement appréhendées, de telle sorte qu’il n’est pas étonnant que les dialecticiens requièrent trois termes qu’ils appellent des extrêmes pour constituer une argumentation parfaite qu’ils appellent spécialement « syllogisme ». Je note seulement que, manifestement, on n’a pas tort de dire, comme Aristote l’a observé29, que celui qui connaît les deux propositions ou prémisses conçoit pareillement la conclusion même et l’ajoute. Comme en effet celui qui voit un livre dans un cabinet des muses [musaeum30] et voit que ce cabinet des muses est contenu dans une maison, il voit que le livre est contenu dans la maison ; de même celui qui appréhende Socrate dans un amas d’hommes et appréhende l’amas d’homme dans l’amas des animaux appréhende Socrate dans la série même des animaux. Et comme qui voit un livre dans un cabinet des muses et que ce cabinet des muses est à l’extérieur de telle maison, il voit en même temps que le livre est hors de cette maison ; de même celui qui comprend que So Note sorite. [1. de anim. mot. cap. 7] Aristote, Mouvement des animaux, 7, 700b. 30 Sur le sorite, voir Pierre Gassendi, Logique de Carpentras, op. cit., p. 67. 28 29

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crate est dans un amas d’hommes et que l’amas des hommes est hors de la série des quadrupèdes, comprend en même temps que Socrate est lui aussi hors de cette série. Car ces choses reposent sur la notion commune que le contenu et le contenant sont inclus ou exclus ensemble de quelque autre chose ; et, manifestement, on n’a pas tort d’énoncer la formule suivante : voir la conclusion dans les prémisses. Ce qu’Aristote ajoute, à savoir que la conclusion [414b] qui est déduite des deux propositions est l’opération accomplie « car, lorsqu’on pense, dit-il, que tout homme doit marcher et que l’on est soi-même un homme, on marche incontinent31 », cela se fait à cause de la vitesse avec laquelle la phantaisie et l’entendement [mens] agissent, le désir commande et la force motrice exécute, alors qu’au moment où cette conclusion est tirée « je dois marcher », la marche elle-même s’ensuit. Mais j’aborde ces choses pour que nous ne nous étonnions pas, si nous voyons qu’un chien, au moment où il voit un homme baisser la main, s’enfuit loin de lui ; car c’est comme s’il argumentait qu’il est menacé de la douleur venu du coup de la pierre que l’homme saisit pour la lancer aussitôt sur lui ; de là il fuit tout aussitôt. C’est à cela que se rapporte donc aussi ce raisonnement célèbre chez les dialecticiens et que Chrysippe lui aussi, quoiqu’il s’oppose à la présence de la raison des animaux, admet dans le cas du chien, quand, arrivé à un carrefour et ayant sondé deux pistes, il reconnaît que la bête qu’il poursuit ne les a pas empruntées et bondit dans la troisième sans la sonder. En effet, « c’est comme si, dit-il chez Sextus Empiricus32, le chien raisonnait de cette manière. La bête a passé ou par ce chemin-ci, ou par celui-là, ou par cet autre : or elle n’a passé ni par ce chemin-ci, ni par celui-là ; donc elle a passé par cet autre ».

Aristote, Mouvement des animaux, 7, 701 a. Sextus Empiricus, Hypotyposes, 14.

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CHAPITRE V. DE L’INSTINCT DES BÊTES Parce qu’il y a vraiment, chez les bêtes, quelques notions communes et propositions générales qui sont posées dans une argumentation et qui semblent cependant plutôt innées qu’acquises par les sens, et que bien plus elles semblent n’être rien d’autre que ce qu’on appelle communément les instincts, il vaut donc la peine d’explorer de quoi il s’agit. C’est pourquoi il faut répéter, d’après ce qui a été dit plus haut, qu’il y a un sens1, à savoir le toucher, qui est tellement nécessaire à tout animal que, sans lui, un animal ne peut subsister ; et que le sens du goût est considéré comme inséparable de lui dans la mesure où il est une sorte de toucher et qu’il est nécessaire à tout animal pour sa nutrition. Or il faut dire par avance, en anticipant sur ce qui doit être traité plus bas2, que les deux passions générales et dominantes sont la douleur et la volupté ; et que l’animal est affecté de douleur chaque fois que se fait en lui quelque solution de continuité, ou divulsion, ou généralement arrachement à l’état naturel ; et qu’il est affecté de volupté chaque fois qu’il est rétabli dans son état naturel. Alors que toute solution ou rétablissement se fait dans l’ordre du toucher, il n’y a rien d’étonnant si l’on conçoit que ces passions sont créées surtout dans ce même ordre ; ni non plus si on les reconnaît comme les plus anciennes de toutes dans l’animal, puisqu’il n’y a rien dans l’animal de plus ancien que le toucher. Il y a donc dès le début quelques passions de ce genre ; car la faim elle-même, ou désir d’aliment dont tout animal a aussitôt besoin, est liée à la douleur qui est créée à cause de la consomption qui est suivie de quelque convulsion d’estomac ; et à toute occasion, le chaud, le froid, une humeur et d’autres causes soit intérieures, et sous la peau, soit extérieures, et dans la peau même, ou bien piquent, ou dé Dans le chapitre 1 (De tactu & tactione) du livre VII (De sensibus speciatim). Dans le chapitre 3 (De voluptate et molestia) du livre X (De appetitu & affectibus animae).

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chirent [415a] ou séparent ou compriment et bien arrachent à leur état naturel soit le tout soit quelque partie ; d’où la passion de la douleur qui est ensuite suivie par la volupté avec le rétablissement. Ainsi Calcidius dit-il 3, quand il répond aux objections sur le destin : « Pour les bébés qui vont naître et qui sortent de l’utérus maternel, la naissance survient avec une assez forte douleur du fait qu’ils passent d’un séjour chaud et humide au froid et à la sécheresse de l’air dans lequle ils sont plongés. À cette douleur, les sages-femmes ont opposé une précaution technique en guise de remède, consistant à réconforter les nouveaux-nés par de l’eau chaude et à leur donner des forces ainsi qu’à leur fournir un équivalent du giron maternel en recourant au réchauffement et au réconfort : détendu par ce moyen, leur tendre corps se délecte et se repose. De ces deux sensations, tant de douleur que de délectation, naît une sorte d’opinion naturelle : tout ce qui est suave et délectable est bon ; au contraire, tout ce qui apporte la douleur est mauvais et à éviter ». De là Aristote soutient4 que, « quand l’objet est agréable ou pénible, par une sorte d’affirmation ou de négation, on le recherche ou on l’évite ». De là vient qu’alors que la phantaisie n’appréhende rien avant la douleur et la volupté ; et la douleur comme quelque chose d’odieux dont la nature se détourne spontanément ; et la volupté comme quelque chose d’aimable, que la nature poursuit spontanément ; et ainsi les traces de la douleur et de la volupté sont à ce point anciennes dans la phantaisie qu’elles lui sont comme innées et qu’elle n’a besoin d’aucun raisonnement, mais juge d’elle-même spontanément la douleur comme odieuse et à fuir, et la volupté comme aimable et à poursuivre. Telles sont donc les notions les premières de toutes, et générales ; et à elles sont presque tout à fait pareilles celles par lesquelles la cause même de la douleur est tenue en même temps pour odieuse et devant être fuie, et la cause de la volupté en même temps aimable et devant être suivie. Assurément dans la mesure où la douleur n’est pas sans une cause dolorifique5 ni la volupté sans une cause effectrice de la volupté, c’est de là que vient la maxime qu’« il faut faire ce qui est utile ; et ne pas faire ce [in Tim.] Calcidius, Commentaire au Timée de Platon. [3. de an.7] Aristote, De l’âme, III, 7, 431a. 5 Je conserve cette épithète, qui n’est pas un néologisme en latin, mais attesté dans Du Cange (Glossarium mediae et infimae latinitatis, éd. augm., Niort : L.  Favre, 1883-1887, t.  3, col. 157c. http://ducange.enc.sorbonne.fr/DOLORIFICUS), même si cela a un côté très péjoratif en français. 3 4

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qui nuit6 » et toutes les autres semblables. Puisque ces notions ou dispositions [habitus] dont ces maximes sont tirées spontanément et qui ne sont rien d’autre que les traces inculquées depuis le début s’attachent à la phantaisie comme des axiomes ou propositions auxquelles il faut ajouter des mineures, de telle sorte que des conclusions peuvent de là être déduites et des argumentations se mettre en place ; de là il faut savoir que les mineures sont prises des causes et occasions particulières, et cela moins quand les causes sont présentes et affectent en réalité, que quand on prévoit qu’elles arriveront et affecteront au futur. En effet, quand un taureau, par exemple, est réellement piqué par un aiguillon, il n’a pas besoin de faire cette argumentation ou une autre semblable : c’est de l’endroit où point la douleur qu’il faut fuir ; à cet endroit point la douleur ; c’est donc de cet endroit qu’il faut fuir : car c’est un mouvement spontané de la nature qui se fait sans raisonnement, ou bien certes de telle sorte que c’est la présence de la douleur qui joue le rôle de la proposition autant que de la mineure. Mais, quand le taureau ne sent pas la douleur en acte, mais la regarde comme devant se produire d’après la vue d’un aiguillon dirigé contre lui, c’est alors que l’argumentation prend place. Il n’y procède en outre pas sans le souvenir de cas singuliers semblables, dont lui proviennent les mineures. Car, quand, par exemple l’âne de Thalès chargé de sel traversait le fleuve7, il ne raisonnait au début nullement sur la nécessité de s’y plonger, mais commença à raisonner seulement [415b] quand, s’y étant plongé par hasard, et ayant éprouvé un allègement de sa charge, il put se souvenir de cet allègement. En effet, il semble avoir raisonné de la façon suivante : Ce qui est utile, il faut le faire ; il est utile de se plonger, donc il faut se plonger. De même qu’après, quand, portant une charge d’éponges et de laines et ayant éprouvé l’alourdissement de sa charge, il cesse de se plonger, il semble avoir raisonné de la façon suivante : Ce qui nuit, il ne faut pas le faire, il nuit de se plonger ; il ne faut donc pas se plonger. Et puisqu’une argumentation par analogie semble pouvoir suffire – il est utile de se plonger en d’autres circonstances ; donc cela sera utile maintenant –, il est connu que manque l’expression de cette conclusion pratique, « je dois me plonger maintenant » ; et que ce conséquent « il sera utile maintenant » est seulement une Tiré de Cicéron, De finibus, 4, 17, 46 : « Videsne ut, quibus summa est in uoluptate, perspicuum sit quid iis faciendum sit aut non faciendum ? ut nemo dubitet, eorum omnia officia quo spectare, quid sequi, quid fugere debeant ? Sit hoc ultimum bonorum, quod nunc a me defenditur ; apparet statim, quae sint officia, quae actiones ». 7 Plutarque, L’intelligence des animaux, 971b. Cette anecdote est reprise par La Fontaine, « L’Âne chargé d’éponges et l’Âne chargé de sel » (Livre II - Fable 10). 6

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sorte8 de mineure, dont l’antécédent « ce fut utile en d’autres circonstances », serait une probabilité, à condition que la proposition soit toujours supposée et que le raisonnement semble se développer de la façon suivante : « ce qui est utile, il faut le faire ; mais cela sera utile maintenant, puisque cela a été utile en d’autres circonstances ; et ce qui a été utile une fois peut être utile une seconde fois ; donc il faut se plonger ». Et de là on peut comprendre que ce que nous appelons l’instinct est une motion, non pas aveugle, mais dirigée par la phantaisie, en partie par une appréhension simple du bien et du mal, et surtout quand le bien ou le mal est présent ; mais en partie par un raisonnement qui permet de conclure ce qui sera par-dessus tout bien ou mal et de le pressentir d’une certaine manière, alors que ce raisonnement est nourri par l’usage spontané des parties destinées à l’exécution, comme les pieds pour la fuite, la corne, le talon, la dent, l’aiguillon pour attaquer, etc. Assurément tous ces talents que manifestent les animaux à la chasse, soit en poursuivant soit en s’éloignant, sont tels qu’ils dépendent aussi de l’observation, par laquelle ce qui a eu lieu auparavant ou n’a pas eu lieu est ressouvenu, de telle sorte qu’ils concluent ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Et bien plus, ils sont instruits non pas seulement par leurs propres observations, mais aussi par l’enseignement et l’exemple soit de leurs parents, soit d’autres, dans la mesure où c’est à partir de leurs actions, qu’ils ont vues et dont les traces sont demeurées dans leur phantaisie qu’ils raisonnent sur ce qu’il faut faire. À cela se rapporte le fait que, quand nous voyons qu’une poule qui a aperçu un milan convoque ses petits sous ses ailes, les petits prennent cette habitude de telle sorte qu’une fois qu’ils ont grandi, ils fuient le milan et que, quand ils ont couvé leurs œufs et les ont fait éclore, ils enseignent à leurs petits à faire de même. Dois-je introduire ici ce qu’il m’est arrivé d’admirer ailleurs. J’allais un jour seul par la voie publique quand, passant sous une branche de saule assez basse, je remarquai que trois petits hirondeaux récemment sortis du nid et installés à cet endroit ne s’envolent pas quand je passe ; revenant sur mes pas et passant pour la troisième fois j’ai même tendu la main vers eux ; cependant ils ne sont pas partis. Après que sont survenues deux hirondelles plus grandes, qui ont gazouillé je ne sais quoi, ils se sont enfuis en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Ne fut-il pas permis d’interpréter que ceux-ci étaient leurs parents et qu’ils les avaient avertis en les gourmandant qu’ils devaient me fuir prompte [quasi].

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ment comme étant de leurs ennemis ? Ne fut-il pas permis de comprendre que, si quelques animaux nous fuient, la cause en est ou bien des dommages reçus, ou bien des terreurs infligés ou bien l’exemple de ceux qu’ils ont observés en train de fuir ou avec lesquels ils ont même fui ; ou bien la voix dont ils ont reçu des avertissements et appris qu’il fallait fuir, et autres choses du genre ? On a découvert, et surtout dans le nouveau monde, de nombreuses régions [416a] dans lesquelles on s’est rendu compte que ni les oiseaux ni les quadrupèdes ne craignent ni ne fuient les humains comme chez nous qui n’épargnons rien dans la chasse au gibier à plumes ou à poils ; et il est connu que encore aujourd’hui dans l’île de Chio et dans d’autres lieux les perdrix sont nourries en troupeaux et se rassemblent dans les fermes parmi les hommes de la même façon que les moutons se rassemblent chez nous. Et bien plus il est vraisemblable que la brebis ne fuirait pas le loup si elle n’avait pas appris d’autres à le fuir ou ne l’avait vu avec la gueule béante et sauvage9 ; et d’autant plus qu’il a été observé que l’agneau ne fuit pas un loup domestique, de même qu’un lièvre ne le fait pas davantage d’un chien avec lequel il a été nourri. Or pour ce qui est de l’art de construire les nids et de réaliser d’autres ouvrages, on sait d’après ce qu’on a dit plus haut que tant l’œuf que l’embryon, tout le temps qu’il est porté dans l’utérus et quand il en sort et qu’il naît est une partie vivante de l’animal vivant, destinée par la nature à la procréation comme la graine et le fruit dans les plantes. C’est pourquoi, comme l’amour de soi et de ses propres parties est inné à l’animal, de même l’est aussi celui de sa partie principale qui a été créée par la nature pour la conservation de l’espèce. Mais, parce que cette partie grandit dans l’utérus de telle sorte qu’elle est pressentie comme devant être évacuée par le canal prévu à cet effet, la phantaisie est ébranlée par ce sentiment interne de la chose, et l’animal, inquiet de déposer son fardeau dans un lieu qui convient et dans lequel il peut le tenir au chaud, le fait. Il est aidé aussi au choix du lieu et des choses qu’il faut étendre dedans d’abord par la mémoire de sa propre enfance, pour ainsi dire ; car les pies par exemple ou les hirondelles ne peuvent pas oublier le nid dans lequel elles sont nées et ont été élevées et vers lequel elles sont revenues plus d’une fois après leur envol, ce qui est pour ainsi dire leur adolescence ; puis par l’exemple de ses congénères et par la communication mutuelle des conseils qui est un fait indéniable chez les animaux dont la société est mutuelle ; puis par l’observation et l’investigation 9 L’exemple concret est aussi bien littéraire, traité canoniquement par Avicenne dans la même circonstance.

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des choses utiles et inutiles à la fin prescrite, qui peut être d’autant plus facile et parfaite que la phantaisie n’est pas dispersée vers une multitude d’objets. C’est donc ainsi qu’il faut, semble-t-il, comprendre tout ce qui s’observe dans les galeries et la disposition souterraine des fourmilières et en général dans toute l’économie des fourmis. Alors qu’il n’existe effectivement rien de plus admirable que la construction des rayons, ne peut-on dire que la phantaisie des abeilles est ébranlée par le fait que c’est l’une près de l’autre, mais cependant dans des cellules séparées, qu’elles doivent s’employer à mettre du miel en réserve, puis à sortir et élever leurs rejetons ; elles sont poussées à les construire dans cette forme par la forme du mouvement telle qu’elles n’en peuvent tenter une autre qui soit plus commode et plus avantageuse. Car les cellules doivent d’abord être allongées à cause de la forme de leur corps ; et ouvertes d’un des deux côtés pour que l’entrée et la sortie soient libres ; c’est ce qui explique aussi qu’il ne peut y avoir que deux rangs de cellule adossés, c’est-à-dire pour ainsi dire10 à la verticale ou en correspondance avec l’autre côté fermé. Ensuite, alors que, pour fabriquer les parois des cellules, il est nécessaire d’éliminer et d’évacuer la cire tout autour, cela est réalisé par le fait que chaque abeille se porte autour avec les ailes repliées de telle sorte que six autres abeilles peuvent se grouper en même temps autour d’elle sur les côtés, et encore six autres à la verticale [416b] ; et cela à cause de la nature [conditio] d’une figure circulaire, laquelle est disposée de manière à pouvoir être touchée par six autres égales et semblables. À cette fin il est nécessaire que soit formée une figure hexagonale et hexaédrique tant sur le côté qu’au-dessus, dans la mesure où, tandis que six cercles autour d’un septième se rencontrent avec celui-ci et se serrent entre eux, la compression est mutuelle, jusqu’à ce que ce septième cercle se transforme en un volume de six côtés égaux – chacun mesurant un demi-diamètre – et communs autant au cercle contenu qu’aux cercles contenants. Ne peut-on dire aussi qu’alors que le tissu d’une toile d’araignées est si admirable, la phantaisie d’une araignée est déplacée d’abord par un poids malléable qui excède son propre poids, c’est-à-dire cette substance quasi filamenteuse, dont, une fois qu’une toute petite portion est secrétée et adhère à la matière à laquelle elle s’est appliquée, elle peut secréter le reste en le filant, et cela, soit qu’elle avance soit qu’elle saute dans la direction qu’elle veut, autant en marchant qu’en se suspendant. Et que [la phantaisie est déplacée] ensuite par le dé [quasi].

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sir inné de sucer l’humeur, c’est-à-dire le pour ainsi dire11 sang des mouches et des moustiques, en tant que c’est l’aliment qui lui convient le mieux ; et par sa propre conscience de l’absence d’ailes grâce auxquelles elle fondrait sur sa proie qu’elle a vue voler à travers l’air et s’en emparerait ; et par la conscience d’autre part de la viscosité et de la solidité de ses propres fils tels que, comme ils sont tendus, tant la proie qui traverse l’air peut être prise dans le filet qu’elle-même peut accourir promptement pour la saisir. Et derechef par cette expérience que les fils plus rares se balancent davantage et sont moins en mesure d’empêtrer, et que, pour cette raison, ils doivent être sécrétés de façon plus intense et être collés les uns aux autres, les faisant partir de ce lieu dans lequel elle s’attachera, lieu tel que, les différents rayons, des pour ainsi dire12 fils de chaîne, étant tendus à partir de lui, elle entreprend des mouvements en spirale par lesquels elle entremêle en les sécrétant des fils aux fils, comme des fils de trame, et les colle par la pression des pattes en traversant par-dessus et ainsi tisse sa toile ? Mais pour que tu aies un exemple familier, n’est-il pas vrai qu’un nourrisson qui ne sait ce qu’est une mamelle ni s’il a en lui la faculté de téter du lait, dès l’instant où on lui approche une mamelle sent cependant le lait et l’embrasse de sa bouche ouverte et tète (ainsi avons-nous vu un petit agneau, dont les secondines ne sont pas encore complètement tombées, debout entre les pattes arrière de sa mère redresser la tête, rechercher, trouver et téter la mamelle)13 ? Ainsi n’importe quelle faculté, dès que son objet propre s’offre à elle, le perçoit, le discerne etc. Pourquoi, comme toutes les autres parties naissent instruites, assurément à l’instar des parties dont les parents sont constitués non sans quelques capacités acquises, de même le cerveau en particulier ou la phantaisie ne naîtraient-ils pas instruits, c’est-à-dire avec les mêmes capacités que la phantaisie des parents (s’entend pour les choses principales14), vu que, sans aucun doute, la petite âme de celui qui est engendré est une part de l’âme de celui qui engendre ; de même aussi, quand une chenille, née de l’œuf d’un papillon, est sortie de l’œuf et est versée dans la lumière puis, quand elle a grandi, à force de manger des feuilles d’arbre, commence à filer et s’enroule à l’intérieur d’un œuf de filasse, il ne semble pas que cela soit le fait de l’éducation ni de l’exemple, [quasi]. [quasi]. 13 J’ajoute le point d’interrogation et crée une seconde phrase à partir d’« ainsi ». Il semble que la ponctuation soit manquante. 14 Voir sur ces théories la lettre à Feyens déjà citée du 6 juin 1629. 11 12

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mais bien celui de la phantaisie qui se porte vers ces actions par quelque nécessité de la nature et qui est instruite par un principe contenu dans sa semence, etc. Ainsi un chat aussi ou un chien par exemple se porte-t-il de lui-même à la chasse d’une souris ou d’une perdrix, etc. Pour ce qui est de la recherche de remèdes, il semble que, pour les animaux, la cause soit la même [417a] que celle qui les fait rechercher des aliments. De même en effet que la phantaisie est mue par la faim et par la soif, ou par le froncement ou quasi convulsion par laquelle son ventre est travaillé, de même est-elle mue par la douleur que ressent n’importe quelle partie, du fait d’une humeur, d’une coupure, d’une contusion, d’une brûlure ou de quelque autre blessure qu’elle subit. De là vient que, de même qu’un animal, du fait du sentiment de la douleur qui accompagne la faim ou la soif, se porte de lui-même à la recherche d’un remède, à savoir la nourriture et la boisson, pour apaiser et chasser ce tracas, de même il se porte à rechercher un remède du fait du sentiment de la douleur dont il est atteint par d’autres causes ; et quand le cerf, irrité par une lance, pendant qu’il recherche un remède et que, entre différentes herbes un dictame se présente à lui, il l’utilise, il semble que ce ne soit pas pour une autre raison que celle pour laquelle, pressé par la faim, quand il recherche de la nourriture et que des herbes et arbres variées se présentent se présente à lui, il choisit et cueille non pas n’importe lesquels, mais de bien précis. C’est que, comme de ces corpuscules s’écoulent [profluunt]15 des choses qui correspondent16 à l’organe sensoriel affecté par la faim, alors que ne correspondent pas aussi bien les choses qui se répandent [dimanant] venant d’autres corpuscules ; de même peuvent couler du dictame les choses qui correspondent à l’organe sensoriel affecté par la douleur après le retrait de la lance, et elles ne coulent pas d’autres produits ; et que, de même que le cerf affamé peut être attiré par telles herbes et non par telles autres, de même le cerf blessé peut-il l’être par tel dictame et non par tous les autres. Mais nous admirons cela à juste titre, nous chez qui le sens des choses utiles et nécessaires n’est pas aussi raffiné ; mais la cause certes semble être assurément que nous modifions la texture et tempérament naturels de l’organe sensoriel et le pervertissons quand, dès le début de notre vie, nous mangeons – et prenons l’habitude de – des nourritures non pas naturelles mais étrangères à la nature et altérées ou plutôt adultérées, comme sont, ainsi que je l’ai dit plus haut, les Profluo et dimanare doivent avoir ici des sens techniques. Commensuro, verbe non classique.

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viandes et les différents assaisonnements tant des viandes que des autres mets17. Est-ce la même cause pour laquelle les animaux sont avertis, de façon plus sensible que nous, des mutations qui vont se produire dans l’air, d’où ils changent de région au bon moment ? N’est-il pas vrai qu’alors que d’autres choses innombrables sont rapportées à l’instinct, nous pouvons cependant comprendre que la nature qui est une très bonne mère ne nous a pas refusé de tels instincts, mais que l’éducation, telle une marâtre, les a dépravés en nous. Mais il faudra en parler ailleurs.

Voir la lettre à Van Helmont de 1629 sur la créophagie, dans les Lettres latines.

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CHAPITRE VI. DES SONGES ET DES RÊVES DU DORMIR1 Il semble qu’il faille maintenant parler des songes et des rêves du dormir, c’est-à-dire des choses vues qui apparaissent ordinairement dans le sommeil ; dans la mesure où elles sont des ouvrages de la phantaisie, il n’en va pas autrement que quand un homme imagine les choses quand il est éveillé en appréhendant, énonçant, argumentant. Or je laisse de côté la cause que nous avons déjà abordée auparavant, selon Épicure. C’est qu’il a sur ce point imité Démocrite, qui pense que l’esprit [animus] de ceux qui dorment ne se meut pas de lui-même quand ils rêvent, mais, comme le dit Cicéron2, est secoué « par une vision extérieure et adventice ». Assurément il fut d’avis que les images des choses qui errent dans n’importe quelle direction se présentent au dormeur, de sorte que, [417b] pénétrant dans son esprit [animus], elles l’excitent et créent l’imagination des choses dont elles sont l’image. En effet il a été dit dans la canonique qu’il a voulu que de telles images soient vraies ; vraies, disje, ou existant vraiment, et, comme on le dit communément, réelles, dans la mesure où elles ébranlent l’esprit [animus] et, ce qui n’est pas ne meut pas, τὸ ἤ μὴ ὅν, οὐ κινεῖ3 et qu’il a estimé qu’elles arrivaient de l’extérieur ou de l’air ou

1 C’est Macrobe qui fait une différence stricte entre somnium (songe symbolique prédictif ) et insomnium (songe ordinaire insignifiant). Mais la distinction n’est pas aussi marquée et fixe en latin classique. Voir Sylviane Bokdam, Métamorphoses de Morphée. Théories du rêve et songes poétiques à la Renaissance, en France (Paris : Champion, 2012), notamment p. 14 : « La distinction entre somnium et insomnium est assez généralement marquée dans les textes philosophiques ou médicaux » de la Renaissance. Dans la poésie, la différence est moins marquée ; chez certains, cela va jusqu’à l’opposition entre songe et mensonge ou fantasme. J’aime assez l’expression « resverie du dormir » retenue par Pierre le Loyer (ibid., p. 15). 2 [lib. 2 de divin.] Cicéron, De la divination, II, 58, 120. 3 Diogène Laërce, X, 32, 12.

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d’au-delà de l’air environnant ἐκ τοῦ περιέχοντος ἀφικνοένας. Voici ce que dit Lucrèce4 Ainsi, quand le sommeil a détendu nos membres, L’entendement n’est vigile que parce qu’il est stimulé Par les mêmes images que lorsque nous veillons, Au point qu’il nous semble vraiment apercevoir Un défunt possédé par la terre et la mort.

Aristote dit5 que la cause en est les impressions faites par les sens, telles que les motions qu’elles créent à l’état de veille se propagent et persistent aussi dans le sommeil et sont perçues par le sens principal parce que, même si elles sont ténues, elles ne sont cependant pas offusquées comme dans l’état de veille par les impressions plus fortes qui viennent en sus ; de la façon dont une lumière très ténue est visible, mais à condition que ce soit en l’absence d’une plus grande. Quant au fait que de telles motions qu’il compare à des tourbillons naissant à la surface des fleuves, prennent différentes apparences, il explique que cela arrive de la façon dont les grenouilles faites en chêne-liège6 et sur lesquelles on met une charge de sel, le sel s’étant liquéfié une fois qu’elles sont enfoncées dans l’eau, font un effort pour sortir et remontent les unes et les autres à la surface de l’eau. En plus, si ce que nous avons discuté jusqu’à présent a quelque vraisemblance, il semble qu’on puisse dire que les rêves naissent de ce que, les sens étant assoupis, les esprits qui courent pendant ce temps à travers le cerveau entrent dans les traces imprimées et ébranlent la phantaisie exactement comme à l’état de veille. On peut à partir de là comprendre au moins comment il se fait qu’il ne paraît avoir aucune différence entre les choses que l’on voit en dormant et celles que l’on voit en étant éveillé ; et que ce n’est en rien différemment à travers le sommeil et dans l’état de veille qu’est observée cette succession des imaginations qui sont quelquefois complètement disparates, mais pour la plupart du temps soudées par une liaison occulte. C’est parce que la phantaisie est frappée de la même façon par les esprits [spiritus] à cause des traces imprimées que des imaginations semblables sont créées quand nous dormons et quand Lucrèce, De la nature des choses, IV, 757-761. [1. de insomn. cap. 2 & 3] Aristote, De insomniis, II et III, 460b et 461a. 6 Aristote, De insomniis, 461b. 4 5

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nous sommes éveillés, auxquelles nous donnons ou refusons de la même façon notre assentiment, etc. Et parce que des esprits de différentes formes sautent, pour ainsi dire [quasi], quelquefois et s’introduisent dans des séries de plis et de traces complètement séparées, des songes complètement disparates peuvent se produire. Quant au fait que cependant la plupart du temps il y a un lien tacite, même quand des rêves de choses complètement incohérentes semblent se succéder, cela peut venir de ce que, pendant qu’un esprit souffle, pour ainsi dire [quasi], selon une série de plis, il déplace facilement le pli de la série qui est placée à côté ou qui s’étire transversalement ; et, après avoir laissé la première série, il passe dans la nouvelle, pour la quitter à la moindre occasion et aller dans une autre, et devoir s’engager dans une autre encore, si bien qu’à la fin le dernier pli ne semble rien avoir de commun avec le premier. Sans doute, si, en nous éveillant, [418a] nous prêtons note de ce que nous nous sommes imaginé en un bref espace de temps et tant que la mémoire en est récente, nous observerons facilement que toutes les imaginations précédentes ont donné occasion aux postérieures ; et cela, bien que les dernières, si on les considère sans prendre en compte les intermédiaires, semblent n’avoir absolument rien de commun. Il nous est surtout loisible de prendre garde à la chose dans ce laps de temps entre le sommeil et la veille durant lequel, quand nous sommes arrachés au sommeil le plus profond, nous observons que ce sont les choses que nous avons imaginées éveillés qui donnent occasion à celles que nous avons commencé à rêver de façon moins claire ; ou bien quand quelqu’un nous parle dans l’intervalle ou bien nous pose des questions, nous nous surprenons à faire des réponses absurdes et hors sujet, mais empruntées cependant, quelque perche étant saisie, aux mots qui se sont glissés dans les oreilles. Assurément les esprits [spiritus] qui, mus à travers le cerveau, succèdent à ceux qui se sont introduits par les nerfs sensoriels fléchissent l’imagination de même qu’ils vont en travers. Mais il faut remarquer que, de même que la phantaisie ne se repose jamais pendant l’état de veille, mais que nous imaginons sans relâche ceci ou cela, de même elle semble ne jamais se reposer pendant le sommeil, mais imaginer indiscontinument. En effet, soit l’âme est une petite flamme sensitive et elle ne se conçoit pas sans un mouvement perpétuel et sans acte de cognition ; soit les esprits [spiritus] continuellement engendrés par l’arrivée continuelle de sang artériel ne peuvent s’arrêter de parcourir le cerveau et, partant, d’ébranler la phantaisie, vu la nature ignée dont ils sont faits, et il paraît nécessaire que l’imagination travaille non moins pendant le sommeil que pendant l’état de veille. Et

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tu diras certes qu’il y a des gens, ne fût-ce que chez Aristote7, dont on a observé qu’ils ne rêvaient jamais. Plutarque rappelle8 que tel fut en son temps Cléon de Daulia et, à une époque plus ancienne, Thrasymède d’Héraea. Nous connûmes nous aussi un tel homme en notre ami Claude Vicat de Bourg-en-Bresse9 qui a professé la philosophie et la théologie à Aix cum laude. Et pour ne rien dire des Atlantes dont Pline nous dit10 qu’ils ne firent pas de rêves comme les autres mortels ; voici qu’il écrit que, pour certains hommes, vu qu’ils n’avaient jamais rêvé auparavant, le fait d’avoir un rêve à l’encontre de leurs habitudes les fit passer de vie à trépas11 ; d’où, quand Tertullien appelle12 Néron rêveur tardif, il est permis de l’interpréter d’après Suétone13 qui écrit qu’il n’avait pas coutume de rêver sauf vers la fin de sa vie. Mais on peut dire en un mot que ces hommes ont moins été privés de songes qu’oublieux de ceux qu’ils ont faits, et cela à cause d’un tempérament particulier αἰτία δ’ἡ κράσις τοῦ σώματος, comme le dit Plutarque14. Assurément, comme nous, quand nous dormons peu de temps après le repas, nous rêvons et qu’au réveil, nous ne nous rappelons pas ce que nous [lib. de insomn. ult. & 4 hist. 10] Aristote, De insomniis, III, 462b. Aristote, Histoire des animaux, IV, 10, 537b. 8 [lib. de orac. dif.] Plutarque, Sur la disparition des oracles, 437e-f. Coquille : il faut lire Daulia et non danlia. 9 [lib. 5. cap. 8] Claude Vicat est cité dans l’Apologia in Io. Bap. Morini librum, mais je ne sais pas identifier le livre dont il est question ici. Jean-Robert Armogathe, « L’enseignement de Pierre Gassendi au collège royal d’Aix en Provence et la tradition philosophique des grands carmes », dans Gassendi et l’Europe (Paris : Vrin, 1997) cite (p. 11 n. 13) le cours de philosophie manuscrit de Claude Vicat (MS 747 à 751 de la BM Marseille), professé en 1607-1608. 10 [cap. 10] Pline, Histoire naturelle, V, 8, 45, emprunté à Hérodote (IV, i83-i85). 11 X Pline, Histoire naturelle, 98, 211. 12 [lib. de an. cap. 49] Tertullien, De l’âme, 49. 13 [in Ner.] Suétone, Vie de Néron, 6, 46. Mais c’est Tertullien qui, en De l’âme 44, explique d’après Suétone : « Il s’agissait de quelque sommeil plus pesant, comme qui dirait un incube, ou bien de quelque affection, que Soranus oppose à la précédente, excluant l’incube, ou tout autre maladie semblable, d’où est venue la fable qu’Épiménide avait dormi près de cinquante ans. Néron, d’après Suétone, et Thrasimède, d’après Théopompe, n’ont jamais rêvé, excepté pourtant Néron, vers la fin de sa vie, après ses terreurs ». 14 Plutarque, Sur la disparition des oracles, 437 f. 7

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avons balbutié dans l’intervalle, comme nous pouvons l’apprendre de ceux qui nous ont entendus et ont noté nos propos ; comme de même aussi ceux qui, en dormant, se lèvent, crient et courent çà et là, rêvent en fait et ne se rappellent cependant pas, au réveil, qu’ils ont rêvé ou bien fait rien de ce qu’ils ont fait ; ainsi certains peuvent-ils avoir un tempérament ou constitution tel que tous les rêves qu’ils ont fait pendant tout le cours de leur vie s’effacent totalement. C’est pourquoi, comme le dit Aristote15, les enfants ne rêvent pas [418b] avant quatre ou cinq ans, une opinion qu’ont refusé de suivre Pline16, Galien et Tertullien17 à cause des soubresauts, des mouvements, des sourires, des marques d’épouvante et des succions qui s’observent chez eux ; et Aristote lui-même dit ailleurs18 qu’en fait, ils rêvent, mais ne se souviennent pas de leurs imaginations. Je laisse en outre le fait qu’il semble y avoir deux causes pour lesquelles nous ne nous souvenons pas de certains rêves. La première est que l’esprit [spiritus] coule par les plis et leurs séries sans les troubler en rien et sans faire aucun nouveau pli en les mêlant ; ainsi, parce qu’il n’en résulte aucune impression différente de celles qui existaient déjà dedans, nous ne remarquons rien de différent de ce que nous connaissions auparavant ; et nous n’avons pas l’impression d’avoir rien pensé de nouveau, comme cela arrive quand quelque chose d’inouï frappe la phantaisie, à cause du mélange des traces qui a été fait par l’esprit. La seconde cause, c’est que, parce que, même si l’esprit parvient à couler de façon à mélanger et à troubler, et à faire de nouveaux plis et séries de plis en composant et séparant, néanmoins l’impression qui en résulte est elle-même tellement remplie, offusquée et comme [quasi] effacée par la vapeur qui y est mêlée ou par l’esprit qui y succède qu’il n’en reste aucune trace. Et telle est, semble-t-il, la raison pour laquelle les rêves du matin sont plus clairs et demeurent plus facilement dans la mémoire que ceux qui se produisent quand on dort peu après le dîner, alors que la tête est très alourdie par des vapeurs. L’impression faite peut, à cause de la perturbation concomitante, être effacée comme est effacée celle qui se produit quand nous sommes frappés de stupeur à la suite d’une chute ou d’un coup soudain ; car nous ne nous rappelons pas le début de la chute, ou [4. hist. 10] Aristote, Histoire des animaux, IV, 10, 537b. 16 Pline, Histoire naturelle, X, 98. 17 Tertullien, De l’âme 49. 18 [7. hist. 10] Aristote, Histoire des animaux, VII, 10, 13, 587b. 15

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le moment où la chute ou le coup était imminent et inévitable, bien que nous ayons recueilli la chose de nos propres yeux, et avec épouvante. Tu demanderas peut-être comment il se fait que les rêves nous trompent si facilement et que nous ne remarquions pas que des choses totalement absurdes sont tout autres que ce que nous imaginons ? Mais la cause semble en être que la phantaisie est attachée aux choses qui se présentent à elle et que, quand elle est ébranlée dans le rêve, la fonction sensorielle n’intervient pas, qui pourrait l’ébranler plus fortement et interdire l’adhésion à ce qu’on a cru voir et que la faculté qui, étant propre à l’entendement [mens], veille au grain et juge n’est pas active, elle qui pourrait avertir de l’erreur. Car en premier la phantaisie suit les sens de telle sorte que, quelles que soient les choses qui lui apparaissent, elle les évalue toutes aussi vraies les unes que les autres ; dans la mesure où, comme les sens, elle est elle aussi frappée par toutes les choses, c’est-à-dire non plus par celles qui sont telles qu’elles apparaissent que par celles qui apparaissent purement et simplement. Par exemple, de même que l’œil voit aussi bien le bâton courbé qui, alors qu’il est par ailleurs droit, se trouve en partie dans l’eau et en partie dans l’air, que tel bâton qui est réellement courbe et qui se trouve seulement dans l’air, de même la phantaisie imagine courbe l’un aussi bien que l’autre, dans la mesure où, comme l’œil, elle est elle aussi frappée de la même façon par l’apparence des deux bâtons, du fait que, vu qu’elle est brisée pour ce qui est du bâton droit et redressée pour ce qui est du courbe, elle est d’une même manière et pareillement organisée pour représenter une courbe. C’est pourquoi, de même que, quand nous sommes éveillés, la phantaisie opérant avec les sens tient pour vrais tous les objets qui lui apparaissent, dans la mesure où elle les perçoit tous sous la même apparence que lui ; de même, quand nous dormons, elle les tient également pour vrais, dans la mesure où [419a] elle les imagine à travers la même apparence qui subsiste et est frappée par les traces imprimées des esprits qui se présentent de la même manière qu’elle le fut auparavant par les traces des esprits, au moment où elles s’imprimaient. Mais, puisque ces imaginations, qui se produisent pendant le sommeil, sont les mêmes ou sont du moins du même genre que celles qui sont créées pendant l’état d’éveil et sans aucune coopération des sens, pendant que, alors que les sens s’occupant d’autres objets, elles ne cessent pourtant pas de courir comme à travers, il se trouve cependant que les imaginations qui sont créées pendant l’état de veille ne passent pas pour être des imaginations de choses présentes et existant vraiment et en présence, parce que des choses autres qui sont vraiment

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présentes affectent en même temps fortement les sens et, plus que tout le reste, ébranlent la phantaisie elle aussi fortement. Mais, si nous considérons que celles qui arrivent quand nous dormons sont celles de choses présentes et existant vraiment et en présence, c’est parce que, nos sens étant assoupis, il ne se présente dans l’intervalle aucune autre chose par laquelle la phantaisie serait plus ébranlée et qui, si je puis dire, la contredirait. Je n’en veux pour preuve le fait que, s’il arrive qu’à l’état de veille, la phantaisie soit ébranlée de façon plus vigoureuse par un esprit qui est mu à l’intérieur du cerveau que par un esprit poussé par les fonctions des sens, comme cela arrive dans la fureur ou le délire, alors les imaginations qui en naissent sont considérées comme celles de choses présentes et existant vraiment, les choses qui sont entre-temps apportées par les sens étant tenues pour rien. Car dans ce cas aussi bien que dans le cas opposé, on peut vraiment utiliser ce que dit également Aristote, à savoir que le feu, ou la flamme, ou une lumière petite est obscurcie par une grande et qu’une volupté moyenne autant qu’une peine moyenne est éclipsée en présence d’une volupté ou d’une peine démesurée. De là vient que, de même qu’à quelqu’un qui est dans les ténèbres, une petite lumière qui en pleine midi ne se verrait même pas apparaît grande, de même si, pendant que nous rêvons, de la pituite abonde dans notre bouche, qui, en affectant légèrement le nerf gustatif et sans nous réveiller, transmet jusqu’au cerveau une toute petite motion d’esprit, alors parce que cette motion est plus puissante que les mouvements internes du cerveau, il se fait que la bouche nous paraît remplie de ces nourritures que nous mâchons (nous n’avons pas ce genre d’impression à l’état de veille) ; ou bien si, pendant que nous rêvons couchés sur le dos, il se produit une humeur qui, pressant légèrement la partie devant et affectant quelque peu les nerfs tactiles, crée, à travers eux, quelque motion dans le cerveau, nous vivons cette pression comme une oppression et une suffocation ; et que c’est cela qui est l’affection appelée en grec ἐφίαλτης (littéralement « celui qui saute sur ») et en latin incube et succube, alors que rien de tel ne se produit à l’état de veille, et on peut en dire autant de tout le reste, à quoi on peut adapter ces vers de Lucrèce19 : Enfin, de faibles signes nous concluons à des merveilles, Nous laissant abuser et frustrer par nous-mêmes.

Lucrèce, De la nature des choses, IV, 816-817.

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Ensuite, quant à cette cause que j’ai rapportée d’un défaut de vigueur de la faculté qui fait attention, cela concerne surtout l’être humain dont c’est la faculté propre. C’est pourquoi il arrive quelquefois que, en rêvant, nous ayons quelque doute si ce qui apparaît est ou non un rêve et que nous le sondions un peu davantage ; ce qu’assurément les bêtes ne [419b] font pas ; mais toute cette attention appuyée sur cette seule espèce de mémoire, que quelquefois, pendant l’état de veille, d’une part les absurdités des songes nous sont venues à la pensée, avec d’autre part le moyen de les examiner, toute cette attention, dis-je, est très faible et oisive [umbratilis], dans la mesure où il n’y a pas de fonction sensorielle qui, étant de puissance supérieure, occupe la place et convainque l’imagination de fausseté. De là vient que nous nous efforçons aussi de nous éveiller pour examiner la chose, et il m’arrive couramment de me forcer à me donner des gifles ; et, après avoir vu mourir de la peste mon cher ami Louis Charambon, questeur de la pro-sénéchaussée de Digne, je me souviens avoir eu l’impression de le voir se présenter à moi dans mon sommeil à telle enseigne que, me précipitant pour l’embrasser, je l’ai même salué avec ces mots : « salut à toi qui viens de la région des morts » et que je me suis soudain comme [quasi] tenu tête et me suis pris à penser : est-il revenu de cette région ? Je rêve sans aucun doute ; mais si je rêve, où suis-je ? Certes pas à Paris, parce que je suis retourné à Digne ; donc dans cette maison, donc dans cette chambre ; donc dans ce lit ? À ce moment, alors que je m’interrogeais sur ma présence dans mon lit, c’est troublé par je ne sais quelle confusion que je me suis réveillé. Serait-il importun que (quand loisir sera donné de traiter de ces choses de façon plus développée) je rapporte ici des exemples variés sur les noctambules ? que nous avons vus pour les uns en Provence et que pour les autres nous avons entendus de la bouche d’autrui ? Voici d’abord dans notre ville de Digne : mon ami Jean Féraud se lève de telle sorte qu’il ouvre les portes, marche dans la rue, descend dans une cave à vin, boit du vin dans un tonneau et fait des tas de choses à l’avenant ; il écrit aussi pendant ce temps ; et, quoiqu’il fasse ces choses et d’autres du même genre en pleines ténèbres, il voit cependant comme s’il était en plein jour, et outre cela, interpellé par sa femme, il lui répond de façon appropriée. Une fois réveillé, il se souvient de tout ce qu’il a fait dans l’intervalle ; et bien plus, quand il se réveille au milieu de la rue, ou dans la cave ou ailleurs, il est soudain cerné de ténèbres, mais reprenant cependant conscience dans l’intervalle et se rappelant où il est, il revient à tâtons dans sa chambre et atteint son lit ; toutefois il ne se réveille pas sans être saisi d’un très grand tremblement, et c’est tout à fait palpitant et tremblant de tous ses membres

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qu’il regagne son lit ; il s’habille d’ordinaire ou bien, de façon tout aussi ordinaire, marche s’avance en chemise ou à moitié habillé. Il arrive souvent qu’au bout d’une certaine distance, il regagne ainsi sa chambre et se dépouille des vêtements qu’il a enfilés sans se réveiller avant de s’être remis au lit, se rappelant bien entre-temps d’où il revient et ce qu’il a fait. Il me dit que, parce qu’il avait quelquefois l’impression de ne pas voir très clair et qu’il imaginait s’être levé avant le jour, il avait ranimé le feu, allumé la chandelle etc. Ainsi près de Digne à Tanaron placé dans les montagnes, un certain Ripert, ayant, au milieu de son rêve, pris des échasses pour traverser le torrent au fond de la vallée, monta ainsi dessus et traversa le torrent de telle sorte que, réveillé sur l’autre rive, il n’eut pas le courage de traverser dans l’autre sens, mais attendit qu’il fasse complètement jour et que le torrent ait décru. Ainsi encore un muletier de la Seyne-sur-Mer dans la même Provence, après avoir pris la décision de partir au petit matin, a-t-il rêvé, deux heures après s’être couché, qu’il était temps de partir ; c’est pourquoi, sans avoir rien enfilé d’autre que sa chemise, il descendit dans [420a] l’étable, il imposa le bât et les charges aux mulets, monta sur l’un et ne se réveilla pas avant d’avoir passé le torrent à un quart de lieu ; alors, plein d’horreur, il parcourut le chemin dans l’autre sens, ensemble avec un serviteur auquel sa femme, qui n’avait pas osé réveiller son époux, avait donné l’ordre de le suivre. Le médecin et philosophe P.  Salius Diversus20 apporte divers exemples, entre lesquels il se souvient d’un jeune homme qui, croyant être en train de faire du cheval, se leva en pleine nuit, enfila ses vêtements et ses chaussures, descendit par la fenêtre, les jambes à califourchon, il pressait le mur de ses chaussures et de la voix comme un cheval, jusqu’à ce qu’à ce que, réveillé, il se reconnut en danger, de telle sorte que le lendemain, arraché à ce danger, il consulta notre Diversus pour lui demander comment prévenir de tels rêves. Il se souvient d’un autre, querelleur par nature, qui se levait sur son séant, lançait sur les murs son épée dégainée, se précipitait sur tout ce qui venait à sa rencontre, si bien qu’il fallut lui soustraire toutes les formes d’armes ; de celui-là aussi, Salius Diversus dit qu’il l’a guéri.

20 Pietro Salio Diverso, De Febre pestilenti tractatus et curationes quorundam particularium morborum, quorum tractatio ab ordinariis practicis non habetur, atque annotationes in artem medicam de medendis humani corporis malis… a Donato Antonio ab Altomari… conditam (Bologne, 1584).

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Horst21 rappelle une autre histoire sur l’un de trois frères endormis en même temps qui, ayant pris sa chemise dans sa main, se rend à la fenêtre, saisit une corde qui pend de la poulie et, rampant sur le faîte de la maison, tomba sur un nid de pies, qu’il saisit, enroule les petits dans sa chemise, descend, regagne son lit, y cache les petits avec sa chemise et dort bien. Une fois réveillé, il raconte qu’il avait rêvé la chose, exactement comme elle s’était réellement passée ; ses frères le moquent, et lui-même, par la suite, recherchant sa chemise, la trouve avec les petits ; tous montent à la tour, voient le nid pillé et admirent. On lit chez Sennert22 l’histoire d’un jeune homme amateur de poésie qui, n’ayant pu achever un vers à l’état de veille, sortit du lit pour le terminer, s’applaudit tout à fait, regagna son lit et continua son sommeil ; le matin, soucieux de le terminer (car il ne se souvenait de rien), il fut pris de stupeur quand il ouvrit son pupitre et reconnut le vers achevé de sa main. Galien écrit23 qu’il parcourut un stade plongé dans le sommeil et ne se réveilla que quand il heurta une pierre etc. Feyens a des choses admirables sur les forces de l’imagination24 et sur l’homme qui pensait avoir des fesses en verre et sur celui qui croyait être en beurre, etc. Liévin Lemne25 raconte dans son livre Les Occultes secrets de la nature les énormes entreprises des noctambules. Aristote les évoque dans son livre sur la génération des animaux26 : ces choses arrivent chez les hommes dans la force Jakob Horst, De natura, differentiis et causis eorum, qui dormientes ambulant (Lipse, 1593) ; nouvelle édition avec « la dent d’or » qui inspira Fontenelle, De dente aureo pueri Silesii ; de Noctambulis etc. Lipsiae, 1595. 22 Daniel Sennert (Breslau 1572-Wittemberg 1637), après des études de philosophie, professeur de Médecine à Wittenberg depuis 1602 il se consacra à la médecine. Le premier, il tenta d’unir les principes de Galien et ceux de Paracelse. Suiveur de Paracelse (1494-1541), il est l’une des grandes figures de l’histoire de l’aristotélisme et de l’alchimie de la première moitié du xviie siècle. Il contribue à développer la théorie du soufre, du sel et du mercure dans la constitution des corps et s’intéresse à l’usage de ces composants pour la médecine. C’est dans cette deuxième édition profondément remaniée de son Chymicorum que Sennert affirme son adhésion à l’atomisme, théorie physique proposant une conception d’un univers discontinu, composé de matière et de vide. 23 [2. de motu. Muscul. 4] Galien, De motu musculorum, II, 4. 24 Thomas Feyens, De viribus imaginationis tractatus (1635) ; voir http://books.google.fr/ books/about/De_viribus_imaginationis_tractatus.html ?id = VGeJph2YXDMC 25 Levin Lemne, Occulta naturae miracula (1567) ; Les occultes merveilles et secretz de nature, nouvellement traduits de latin en françois (1567). 26 Aristote, De la génération des animaux, V, 1, 779a ; mais la réflexion sur les vieillards n’appartient pas à Aristote. 21

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de l’âge et vigoureux (les vieillards, avec leur esprit vital ou bien éteint ou ramolli ne peuvent rien entreprendre). Mais il arrive couramment que, dans nos rêves, nous entrions dans des spéculations et que nous nous appliquions à rechercher et choisir les moyens de construire les raisonnements appropriés ; mais cela est moins une application attentive que l’enchaînement des imaginations qui, dès lors qu’elles se rapportent à la même chose, s’excitent nécessairement dans un certain ordre, à cause de l’état d’esprit dans lequel nous sommes sur le moment. C’est assurément pour cette même raison que nous avons l’impression de nous acquitter de nos devoirs et de prendre garde à ne rien faire qui passe outre la décence et soit désordonné, dans la mesure où nous sommes habitués à ce qu’il en soit ainsi et que cela nous tient à cœur. Le fait que nous semblions raisonner ou faire quelque chose sérieusement, cela ne se produit pas avec une attention qui nous empêche de nous laisser duper ou qui nous permette d’être capable de reconnaître l’état dans lequel nous sommes ; cela peut s’expliquer par le fait qu’il n’est pas possible d’appréhender ni de remarquer le temps qui s’écoule dans l’intervalle. [420b] Ce n’est pas que nous n’appréhendions pas également la durée des choses qui sont accomplies, mais c’est que, faute de faire le départ entre la durée des choses et la durée des imaginations (de sorte que nous ne remarquons pas que les choses que nous imaginons n’existent que dans notre imagination), nous considérons le temps dans lequel les choses dureraient (si elles s’effectuaient véritablement comme elles sont appréhendées) comme étant le temps même dans lequel perdurent nos imaginations à leur propos, si bien que souvent, alors que nous avons dormi un demi quart d’heure, nous avons l’impression d’avoir assisté à des choses qui se déroulent sur des jours, des mois et des années. La cause en est l’absence de la fonction sensorielle qui permet de prendre bonne note du mouvement du soleil, ou de tout autre mouvement comparable et qui force, par son imagination plus puissante, ces différentes imaginations à s’évanouir, comme elle les y force à l’état de veille, pendant que, l’existence au présent n’étant pas attribuée aux choses pensées dans un flux continu, la durée n’est pas davantage imputée à la pensée des choses. Il n’est donc pas étonnant que, quand nous sommes dans un demi sommeil ou avons des réveils par intermittence, nous jugions que ce temps, fût-il bref, est très long, et surtout quand nous avons de la fièvre, puisque nous ne distinguons pas bien entre ce qui se produit avec les sens en train de fonctionner et ce qui l’est par l’opération de la seule phantaisie ; et ce temps que l’imagination prolonge nous le confondons avec celui qui court réellement, nous l’associons à lui et nous le tenons pour plus long qu’il n’est. C’est pourquoi Lucrèce semble avoir très bien rendu compte en général de la

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cause de la tromperie des sens pendant les rêves, quand, après avoir exposé que nous avons l’impression de voir un homme déjà mort et enterré, il poursuit27 : Voici pourquoi la nature produit ces illusions : Tous les sens dans le corps entravés se reposent Et ne peuvent donc pas vaincre le faux par le vrai.

Quand il ajoute28 : En outre, la mémoire gît alanguie de sommeil Et ne proteste pas qu’en son pouvoir la mort détient Depuis longtemps celui que l’esprit pense voir vivant.

il l’entend pour des cas qui ressemblent fort à celui-ci par lequel j’ai rapporté que je me suis rappelé la mort de mon ami et mon retour au bon sens. Comment se fait-il, diras-tu, que nous rêvons surtout de ce sur quoi nous nous penchons avec application dans l’état de veille. Tout un chacun fait cette expérience familière, et Lucrèce décrit ainsi la chose29 : Les goûts et les passions qui nous prennent et nous tiennent, Les sujets sur lesquels nous sommes restés longtemps, Dont l’étude exigea singulière attention, Voilà ce qui nous apparaît le plus souvent en rêve :

Et il illustre cela avec différents exemples pour les hommes30 : Les avocats plaident et confrontent les lois, Les généraux guerroient et se lancent à l’attaque, Les marins poursuivent leur lutte contre les vents, Moi, je fais cette œuvre, je cherche la nature des choses, Toujours, et la révèle sur des papiers ancestraux. Ainsi des passions et des métiers divers : Leurs vaines images tiennent l’esprit des hommes. [421a] Ceux qui des jours entiers furent aux jeux du cirque Spectateurs assidus nous le montrent souvent : Alors que leurs sens ont cessé de les observer, Dans leur esprit des voies demeurent ouvertes Lucrèce, De la nature des choses, IV, 762-764. Lucrèce, ibid., IV, 765-767. 29 Lucrèce, ibid., IV, 962-965. 30 Lucrèce, ibid., IV, 966-986. 27 28

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Par où peuvent affluer les mêmes simulacres. Ainsi, des jours durant, ces images les hantent Au point que même éveillés ils s’imaginent Avoir devant les yeux de souples danseurs, Entendre le chant éloquent et limpide des cithares, Apercevoir les mêmes rangées de spectateurs Et les décors variés et brillants de la scène. Telle est l’importance des passions, de la volonté31 Et des occupations auxquels s’adonnent d’habitude32 Non seulement les hommes mais tous les animaux

Assurément il apporte aussi différents exemples chez les autres animaux33 Tu verras de fiers chevaux, quand leur corps au sommeil S’abandonne, transpirer, haleter sans arrêt, Tendre tous leurs muscles vers la victoire […] Et les chiens de chasse en leur repos languide Agitent soudain leurs pattes et donnent de la voix, Reniflent l’air comme s’ils tenaient une piste, La trace des bêtes sauvages enfin découverte. Souvent ils s’éveillent et continuent de traquer Les vaines images des cerfs qu’ils voient leur échapper, Le temps qu’ils reviennent à eux, toute illusion perdue. Même la race caressante des petits chiens Habituée à mener leur vie à la maison se hâtent De secouer de leurs yeux le sommeil léger et ailé34 Et de soulever leur corps de la terre, Comme s’ils voyaient forme ou visage inconnus. Et plus une espèce a de sauvagerie, Plus elle doit être violente en ses rêves. Mais les oiseaux diaprés s’enfuient et leurs ailes soudain Troublent des bois sacrés le silence nocturne Lorsque, en leur doux sommeil, ils voient des éperviers Mener lutte et batailles, chasser leur proie au vol. Corrigé en uoluptas par Lachmann. Coquille censuerint, pour consuerint (ont l’habitude). 33 Lucrèce, ibid., IV, 987-1010. 34 Ni Ernout ni Bailey ni Rouse revu par Smith (Loeb) ni aucune autre édition contemporaine ne rapportent ce vers qui se trouve chez Lambin. 31 32

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Or je dis que la cause semble avoir été moins indiquée par Lucrèce par ces vers35 Dans leur entendement des voies demeurent ouvertes Par où peuvent affluer les mêmes simulacres.

que devoir être tirée de ce que j’ai déjà dit ; car, si nous disons que la chose arrive parce que, quand nous avons imaginé quelque chose avec persistance et vigueur, les traces effectuées semblent à ce point béantes et largement ouvertes que les esprits pénètrent dedans surtout et ébranlent la phantaisie. Or il faut rapporter surtout à cette vigueur même de la motion des esprits le fait que ce n’est pas de façon ordinaire, mais au contraire vigoureuse que les choses qui semblent avoir lieu pendant le sommeil affectent la phantaisie et qu’elles apparaissent donc grandes et démesurées. À cela se rapporte ce qu’on lit ensuite chez Lucrèce36 : Les hommes dont l’entendement en grand mouvement accomplit De grandes prouesses les revivent souvent en songe : [421b] Ils triomphent des rois, sont pris, dans la mêlée se jettent Et poussent des cris comme si on les égorgeait. Beaucoup se débattent, gémissent de douleur Et, croyant qu’une panthère ou quelque lion furieux Les mord, ils emplissent l’espace de grands cris. Beaucoup discutent en rêve d’affaires importantes Et très souvent dénoncèrent leurs propres forfaits. Beaucoup vont à la mort, beaucoup d’un haut sommet Se voyant précipités jusqu’à terre S’effraient éperdument, s’éveillent comme fous, Recouvrent à peine leur sens, tout palpitants d’émoi.

Ce qu’il ajoute ensuite37 Au bord d’une rivière ou d’une source plaisante, Tel qui a soif s’assied et croit engloutir les eaux. Les enfants endormis, pensant retrousser leur tunique Devant une fosse ou un bassin d’aisances, Répandent tout le liquide filtré par leur corps, Lucrèce, ibid., IV, 976-977. Lucrèce, ibid., IV, 1011-1023. 37 Lucrèce, ibid., IV, 1024-1030. 35 36

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Inondant les riches tissus de Babylone. Au détroit fougueux de la vie, dès que s’épanche, etc.

doit être référé à la cause que j’ai exposée peu avant sur la motion ténue qui, dans le sommeil, va d’un organe sensoriel à la phantaisie. De fait, quand l’estomac d’un dormeur se dessèche, les motions de desséchement montent jusqu’à son cerveau ; et de là non seulement l’envie d’eau est excitée, mais en même temps aussi est ébranlée une vision d’eau, et cela d’autant plus que l’envie en aura été plus ardente. Quand la vessie d’un dormeur est pleine d’urine, ce picotement du sphincter se propage jusqu’à son cerveau de telle sorte que, s’il ne suffit pas à réveiller et chasser le sommeil (comme cela arrive chez les individus déjà adultes qui dorment de façon moins profonde que les enfants), il sent se créer en lui non seulement l’envie d’émettre de l’urine, mais également de la vision38 d’un pot de chambre ou d’un lieu dans lequel il pourrait pisser commodément et, dès lors que son sphincter est vaincu et forcé de céder, d’une part l’émission se fait réellement, d’autre part naît ensuite l’imagination de l’émission dans un pot de chambre ou un autre lieu appréhendé en même temps ; et ainsi de tout le reste. De là évidente l’opinion qu’il faut avoir sur la question célèbre de la divination par le songe s’impose presque39. Or je laisse de côté ce que Macrobe observe40, à savoir qu’il existe, couvrant toutes les choses que les dormeurs ont l’impression de voir, cinq catégories principales et autant de noms41 : « On trouve, selon les Grecs, l’ὄνειρος, que les Latins appellent somnium [songe], l’ὅραμα qui est à proprement parler la visio [vision], le χρηματιοσμός que l’on nomme oraculum [oracle], l’ἐνύπνιον ou insomnium [rêve du dormir], le φάντασμα que Cicéron, quand il a eu besoin de ce terme, a traduit par visum [fantasme] ». Et Le génitif est curieux ici ; on verrait plutôt un nominatif. Notons que Gassendi n’expose pas ici la conception aristotélicienne, dans laquelle cependant il aurait pu se retrouver. En effet, l’étude que Christophe Grellard proposede la réception en Occident du traité d’Aristote sur le sommeil et la veille (De somno et vigilia) à partir de la fin du xiie siècle (Les Parva Naturalia d’Aristote. Fortune antique et médiévale, éd. Christophe Grellard et Pierre-Marie Morel, Paris : Publications de la Sorbonne, 2010) montre comment la dimension physiologique du rêve privilégiée par le Stagirite, de telle sorte que l’activité onirique reflète la complexion du dormeur et son équilibre humoral, s’est heurtée aux traditions bibliques et patristiques de divination par les rêves. 40 [lib. A. in somn. cap.3] Macrobe, Commentaire sur le songe de Scipion, I, 3, 2. 41 Voir Bokdam, op. cit., p. 13 sqq. 38 39

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encore qu’il enseigne qu’il faut se soucier de divination dans les trois premiers genres, dans la mesure où le songe, dit-il42, « à proprement parler cache sous des symboles et voile sous des énigmes la signification, incompréhensible sans interprétation, de ce qu’il montre […] ; il est soit personnel, quand il concerne le dormeur lui-même ; soit étranger quand il s’agit de quelqu’un d’autre ; [422a] soit commun lorsqu’il s’agit de l’un et de l’autre ; soit public quand il concerne l’État ; soit général quand il porte sur le monde lui-même. Il y a vision quand on rêve d’une chose qui se produira de la façon dont on l’avait rêvée. On rêve qu’un ami qui séjourne à l’étranger, auquel on ne pensait pas, est de retour sous vos yeux, et celui dont on avait rêvé vient à votre rencontre et vous tombe dans les bras. On a reçu dans son sommeil un dépôt, etc. Il y a oracle, lorsque dans le sommeil Pénée43 ou quelque autre personne auguste et imposante, ou encore un prêtre, voire un dieu, révèlent clairement quelque chose qui se produira ou ne se produira pas, qu’il faut faire ou éviter ». Et encore qu’il signifie qu’il n’y a aucun moyen de connaître l’avenir dans les deux derniers genres44. « Il y a rêve du dormir [insomnium] quand une préoccupation oppressante d’origine psychique, physique ou extérieure s’offre au dormeur sous la même forme dont elle l’obsédait, quand il était éveillé : préoccupation d’origine psychique, quand un amoureux rêve qu’il jouit de l’être aimé ou qu’il en est privé, quand, redoutant un personnage dont les manœuvres ou la puissance nous menacent, on se figure, à partir d’une mise en image de ses propres pensées, qu’on a fondu sur lui ou qu’on l’a fui ; d’origine physique, quand, gorgé de vin pur ou gavé de nourriture, on s’imagine qu’on suffoque sous les excès ou qu’on se libère de l’oppression, ou au contraire quand, ayant faim ou soif, on rêve qu’on manque de nourriture ou de boisson, qu’on en cherche, voire qu’on en a trouvé ; d’origine extérieure, quand on se croit investi d’un pouvoir ou d’une magistrature comme on le désirait, ou dépouillé, comme on le craignait. Quant au visum ou phantasme, il se produit entre veille et repos profond, dans cette espèce, comme on dit, de première brume du som42 Ibid., I, 3, 10 puis 9, puis 11, puis 8. Par rapport à l’édition moderne de Macrobe, la lettre du texte est très différente ; mais le sens est bien le même. C’est comme si Gassendi résumait en quelque sorte et reclassait. 43 Le texte moderne porte « parent » et ne mentionne pas dans l’apparat critique la lecture Peneus à laquelle je ne sais pas donner de sens. Le Pénée est un fleuve de Thessalie. Faut-il imaginer une coquille du typographe ? Plus loin dans le texte vient le nom de Paul-Émile [Paulus] qui vient donner au songe de Scipion la nature d’un oracle. 44 Macrobe, Commentaire sur le songe de Scipion, I, 3, 4 puis 7.

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meil, quand le dormeur, qui se croit encore éveillé, alors qu’il commence tout juste à sommeiller, rêve qu’il aperçoit, fondant sur lui ou errant çà et là, des silhouettes qui diffèrent des créatures naturelles par la taille ou par l’aspect ainsi que diverses choses confuses, plaisantes ou désordonnées. À cette catégorie appartient aussi l’ἐπιάλτης qui, selon la croyance populaire s’empare des dormeurs et, pesant sur eux de tout son poids, les écrase de façon perceptible ». Je laisse cela de côté, dis-je, alors que, s’il y a quelque chose comme de la divination dans les songes, il semble qu’il faille s’y attendre plutôt dans les derniers genres que dans les premiers45. Car les songes ne permettent en général rien d’autre que jauger les passions de l’esprit ou du corps qui prospèrent à l’intérieur et ce qu’il faut attendre ou craindre en termes de santé ou de maladie. Car, parce que les esprits [spiritus] qui ébranlent la phantaisie sont facilement poussés et régis par les affections de l’esprit ou du désir, il en résulte que, comme dans l’état de veille un ambitieux pense aux honneurs, l’avare aux richesses, le sensuel aux voluptés, etc. ainsi, quand ils rêvent, les mêmes choses reviennent, et il est possible de conjecturer par là les passions de leur esprit [animus]. Et, parce que, par ailleurs, les humeurs et les vapeurs qui s’accumulent dans le corps ou en sont excrétées peuvent affecter les nerfs sensoriels qui, venant de tout le corps, parviennent au cerveau, de telle sorte qu’il en résulte, dans le rêve, quelque excitation de la phantaisie, comme cela a été déjà dit, de là vient que, les rêves étant créés selon la condition des humeurs et des vapeurs qui affectent les nerfs, il est permis de deviner la complexion du corps et sa tendance soit à la maladie soit à la santé. Ainsi Hippocrate enseigne-t-il46 que, si l’on songe d’inondation de la terre par un déluge d’eau ou de mer, cela est signe de maladie, à cause d’une abondance d’humidité présente dans le corps ; et que ce n’est pas même un bon présage si quelqu’un se voit nager dans un étang, la mer ou un fleuve, parce que [422b] c’est un signe de surabondance d’humidité. Mais il enseigne autre part que, si les choses que quelqu’un a faites dans la journée se présentent de la même façon quand il s’endort le soir cela est un présage de santé, parce que l’esprit [animus] persévère dans ses décisions de la journée sans être dominé par le trop-plein ni par l’évacuation ni par aucune chose surgissant de l’extérieur. Pour ce qui est des choses qui dépendent de la nature, de la fortune ou de la volonté des hommes et qui n’ont cependant aucun lien avec le corps ou l’esprit Donc au rebours de l’interprétation de Macrobe. Hippocrate, Du régime. Livre quatrième ou des songes, 90.

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[animus] de celui qui dort, il semble tout à fait ridicule de les deviner à partir des songes dans la mesure où les songes ne peuvent être ni leurs causes, ni leurs effets ni leurs signes inséparables. Il y a cependant trois points qu’on a l’habitude de préciser à cet égard. D’abord les pythagoriciens, les platoniciens, les stoïciens et tous ceux qui affirment l’âme du monde, prétendent que nos esprits [animi] parce qu’ils en sont des particules, communiquent avec elle et entre eux, par son intervention, de telle sorte que, quand ils sont plus détachés du corps, ils se communiquent leurs projets et comprennent ainsi des choses qui sont éloignées dans le temps ou l’espace. C’est à cela que regarde cette parole de Cicéron47 : « Ils considèrent que les âmes sont divines, qu’elles ont été prises dans le dehors et que le monde est peuplé d’une foule d’âmes communiquant entre elles ; c’est donc la nature divine de l’esprit lui-même et sa liaison avec les esprits extérieures qui lui permettraient de voir les événements à venir ». Et aussitôt : « Déjà Pythagore et Platon, les plus sûres autorités, recommandent, si l’on veut voir en rêve des choses plus certains, de se préparer au sommeil par un régime de vie et une diète. Les pythagoriciens proscrivent absolument la fève, comme si cet aliment gonflait l’esprit, et non pas l’estomac ! » Mais il n’est nullement nécessaire de s’opposer ici à ces propos, leur inconsistance apparaissant clairement aussi bien dans les arguments que j’ai présentés contre l’âme du monde que dans le fait qu’il serait trop absurde, quand il faut délibérer sur quelque affaire, de se disposer à rêver et de prophétiser à partir des choses qui se seront peut-être présentées à l’esprit, même si elles sont très étrangères, sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire, plutôt que de se concerter pendant l’état de veille et selon les règles de la sagesse [prudentia]. Ensuite on sait que les songes sont censés être introduits de façon divine, et c’est la raison pour laquelle Épicure est attaqué, parce que, comme on le lit chez Tertullien48, « il a jugé les songes vains en leur totalité, libérant la divinité de tracas », bien que, chez Pétrone il est dit « qu’il fut un homme divin, celui qui condamna d’une façon très spirituelle les sornettes de ce genre », ajoutant ces vers : Les songes, qui se jouent de l’intelligence avec leurs ombres volantes, Les sanctuaires des dieux ne les envoient non plus que les puissances divines du haut de l’éther. Mais chacun se les fabrique. Car, quand le repos presse [lib. 2 de Divin.] Cicéron, De la divination, II, 58, 119. 48 [lib. de an. cap. 46] Tertullien, De l’âme, 46. 47

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Les membres prostrés dans le sommeil et que l’intelligence joue sans poids Tout ce qui a existé à la lumière du jour agit dans les ténèbres. Les places fortes à la guerre, etc49.

Mais en vérité, alors que reste pour nous pur et sans tache [intemerata] ce qui se lit çà et là dans les Écritures saintes sur les apparitions de Dieu pendant le sommeil, à cause de l’autorité de Dieu, [423a] ne faut-il pas tenir pour impie et condamnable à juste titre de vouloir la faire passer à tous les autres songes qui se révèlent la plupart du temps très faux et très vains, et qui arrivent tant aux bêtes qu’aux hommes ; tant aux fous qu’aux personnes saines d’esprit ? Or vois comment non seulement Épicure mais aussi Aristote ont raisonné là dessus50 : « D’un autre côté, le fait que nous n’ayons aucune cause plausible de la production d’un tel phénomène ne peut que nous inciter à la méfiance. En effet, en supposant que ce soit Dieu qui les envoie, voici une première absurdité, sans parler de bien d’autres encore : ces révélations sont accordées, non pas aux hommes les plus sages et les meilleurs, mais aux premiers venus ». Et ensuite, déclarant que, quelle que soit la faculté de prévoir, elle vient de la nature même51 : « Un signe, c’est que ceux à qui cela arrive sont des gens dégénérés et du commun, ce qui montre bien que ce n’est pas Dieu qui leur envoie. Mais tous les hommes bavards par nature et travaillé par le vice de l’atrabile, ont très souvent des visions de tout genre ». Et encore52 : « Et voilà pourquoi c’est à n’importe qui, sans aucune loi, et non aux plus avisés, qu’il est donné de prévoir ; car, si c’était Dieu qui envoyait les songes, les présages viendraient pendant le jour, et en faveur des sages ». Vois donc comme Cicéron a imité Aristote53 : « Pourquoi donc un dieu, ayant souci de ces hommes, les avertirait-il en utilisant des songes quand seulement les hommes n’en ont pas cure, mais ne les jugent pas même dignes d’être retenus ? Or un dieu ne peut ignorer les dispositions d’esprit de chacun de Pétrone, Fragment 30 ligne 3. [lib. de divin. per somn. cap. 1] Aristote, De la divination par les rêves, 463a. Gassendi interprète de façon sensiblement différente que les traducteurs de l’édition française. 51 [cap. 2] Ibid 463 b. 52 [ibid.] Ibid. 464a. Coquille : prudentissimus pour prudentissimis. 53 Cicéron, De la divination, II, 60, 125-126. Voir José Kany-Turpin et Pierre Pellegrin, « Cicero and the Aristotelian theory of divination by dreams », in Cicero’s Knowledge of the Peripatos, éds. William W. Fortenbaugh et Peter Steinmetz, VIII, 281 ; Rutgers Univ. stud. in classical humanities, New Brunswick & N.J. : Transaction Publ., 1989, p. 220-245. 49 50

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nous, et faire quelque chose en vain et sans raison n’est pas digne de la divinité ; cela répugne même à la conception humaine de la rigueur ! Si, donc, la plupart des rêves sont ignorés ou négligés, ou bien dieu ne le sait pas ou bien il recourt en vain à l’avertissement par les songes ; mais aucune de ces deux hypothèses ne s’applique à dieu ; il faut donc reconnaître qu’aucun signe n’est donné par dieu au moyen des rêves. Encore une question : si dieu nous envoie ces visions pour nous mettre en garde, pourquoi ne les donne-t-il pas quand nous sommes éveillés plutôt que lorsque nous dormons54 ? » Et aussitôt55 : « Il était plus digne de leur bienfaisance divine, dès lors qu’ils veillent sur nous, d’envoyer des visions claires durant la veille, plutôt qu’obscures dans le sommeil. Puisqu’il n’en est pas ainsi, il ne faut pas considérer les rêves comme divins. D’ailleurs, qu’était-il donc besoin de tours et de détours obligeant à recourir aux interprètes des songes ? Si la divinité voulait vraiment nous être utile, ne choisirait-elle pas de nous conseiller directement : “Fais ceci, ne fais pas cela”, et ne le donnerait-elle pas à voir lorsque nous sommes éveillés plutôt que dans le sommeil ? » Il poursuit56 : « Du reste, qui oserait dire que tous les songes sont vrais ? “Quelques-uns sont vrais, dit Ennius, mais il n’est pas nécessaire qu’ils le soient tous”. Que signifie donc cette distinction ? Quels sont les vrais, quels sont les faux ? Si les vrais sont envoyés par la divinité, d’où les faux viennent-ils donc ? Car, s’ils sont eux aussi divins, qu’y a-t-il de plus inconséquent que la divinité ? Quoi de plus stupide que d’agiter l’esprit des hommes avec des visions fausses et mensongères ? Mais, si les visions vraies sont divines et si les fausses, les illusoires, sont humaines, d’où vient ce pouvoir de désignation exorbitant qui assigne un songe à dieu et un autre à la nature, au lieu de les attribuer tous à dieu, ce que vous refusez, ou tous à la nature ? Mais la conséquence de ce refus est qu’il vous faut admettre cette deuxième solution ». Et après quelques phrases57 : « Voici désormais l’enjeu du débat : de ces deux hypothèses, laquelle est la plus probable ? Les dieux 54 Pourtant, Cicéron propose une explication du rêve très différente de celle d’Aristote (voir Bokdam, p. 247). Leur est commune la nécessité ressentie d’un réquisitoire contre la divination par les songes, mais sur des bases philosophiques très différentes, que Gassendi ne prend pas en compte ici, soit que, pour lui, les concordances soient plus importantes, eu égard au but poursuivi, soit qu’il veuille minimiser les origines stoïciennes ou académiciennes de la pensée cicéronienne, tirée dans un sens néoplatonicien à la Renaissance, avec cette fois-ci la minimisation de la conception naturaliste, en faveur d’une véritable conception du rêve mantique. 55 Cicéron, De la divination, II, 61, 126-127. 56 Cicéron, De la divination, II, 62, 127. 57 Cicéron, De la divination, II, 63, 129.

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immortels, en toutes choses éminemment supérieurs, courent visiter les lits, et même les grabats de tous les mortels, où qu’ils soient, pour jeter en eux, chaque fois qu’ils en ont vu un qui ronfle, des visions bien tortueuses et obscures, qui les réveillent d’épouvante et les précipitent au matin chez les interprètes. Ou bien, par un effet de la nature, l’âme, sans cesse en mouvement, a l’impression [423b] de voir en dormant ce qu’elle a vu éveillée. Est-il plus digne de la philosophie d’interpréter ces faits en recourant à une superstition de sorcières ou bien à l’explication qu’offre la nature ? ». Et enfin58 : « Quelle disposition d’esprit ont donc les dieux, s’ils nous signifient dans des songes des choses que nous ne comprenons point par nous-mêmes et pour lesquelles nous ne pouvons avoir d’interprètes ? Si les dieux nous lancent des avertissements dont nous n’avons ni compréhension directe ni possibilité d’explication, ils sont semblables à ces Carthaginois ou à des Espagnols qui parleraient devant notre Sénat sans interprète. D’ailleurs, à quoi riment les obscurités et les énigmes des songes ? Les dieux devraient vouloir que les choses qui nous ébranlaient dans notre intérêt fussent comprises par nous ». Tels sont les propos remarquables qu’il tient, entre autres59. Enfin, d’une part on cite différents exemples qui sont du genre de ceux que rapporte le même Cicéron60, comme de cet homme qui fut tué à Mégare par un aubergiste, de Simonide, d’Alexandre, des mères de Phalaris, de Cyrus, de Denys, d’Hannibal, etc. d’autre part une observation ancienne des songes, à partir de laquelle les interprètes ont conçu un art. Mais, pour laisser de côté que la plus grande partie de ce qui se raconte sur ces rêves est un ramassis d’inventions et de fables, Aristote utilise, pour répondre à de tels exemples, en tant qu’ils seraient supposés être vrais, ce sénaire courant et passé en proverbe61 : εἰ πόλλα βάλλῃς, ἀλλοτ’ἀλλοῖν βαλεῖς Si tu tires beaucoup de flèches, tu atteindras tantôt tel point tantôt tel autre. Cicéron, De la divination, II, 64, 131-132. Texte différent sur la fin : Gassendi a movebant là où les éditeurs modernes préfèrent monerent. 59 Bokdam, op. cit., p. 21 rappelle que « la question soulevée par Cicéron dans le De divinatione reste toujours pertinente et refait surface à de nombreuses reprises, quelles que soient les réponses qu’elle appelle : pourquoi Dieu, ou les dieux, révéleraient-ils à l’homme dans l’inconscience du sommeil ce qu’ils lui cachent à l’état de conscience vigile ? […] Le songe peut ainsi donner lieu à une réflexion sur le bon et le mauvais usage que l’homme peut faire d’une imagination qui fonctionne comme une pensée non réflexive et affective, une présentation sans représentation ». 60 Cicéron, De la divination, II, 66, 135. 61 Aristote, De la divination par les rêves, 463b. 58

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ce que Cicéron prolonge encore62 : « Qui, en effet, pourrait tirer à l’arc toute la journée sans toucher quelquefois au but ? Nous rêvons des nuits entières ; il n’en est presque aucune durant laquelle nous ne dormions pas. Et nous sommes étonnés de voir que parfois nos songes se réalisent ? Qu’y a-t-il d’aussi incertain que le jeu de dés ? Il n’est cependant personne qui, en jouant souvent, n’obtienne un jour le coup de Vénus, quelquefois même un deuxième, puis un troisième ». Pour ce qui est de l’art dont ils veulent qu’il soit le produit d’une observation ancienne, j’ai honte d’aborder seulement toutes les billevesées qu’ils accumulent au point même d’en composer des livres et dont tu vois que c’est surtout la vaine foule et les bonnes femmes qui s’y attachent. Que suffise ce que dit enfin Cicéron sur la question63 : « Tu le crois ? dit-il. Les songes pourraient être observés ? Mais comment donc ? Il en existe d’innombrables variétés. Rien n’est si absurde, si confus, si monstrueux à imaginer que nous ne puissions en rêver. Comment donc pourrions-nous embrasser par la mémoire ou noter par l’observation cette infinité de rêves toujours nouveaux ? Les astronomes ont noté les mouvements des planètes : ils y ont assurément découvert un ordre que l’on n’y soupçonnait pas. Mais dis-moi donc quel est l’ordre des songes, la concordance de leurs courses ? Comment peut-on distinguer les vrais des faux, quand les mêmes songes correspondent à des événements divers pour différentes personnes et que, pour les mêmes individus, ils n’ont pas toujours les mêmes suites ? Voici donc pour moi un grand sujet d’étonnement : puisque nous refusons normalement de croire un menteur, alors même qu’il dit la vérité, comment se fait-il donc que, si un songe se vérifie, tes stoïciens, au lieu de lui refuser crédit au vu de tous les autres, préfèrent en accréditer d’innombrables en se fondant sur un seul ? » Il semblerait qu’il faille en dire ici davantage sur la force de la phantaisie et de l’imagination ; mais, parce qu’il en a déjà été question à diverses occasions ou qu’il en sera question à diverses occasions par la suite, nous n’avons pas à nous attarder sur elle ici. Qu’il suffise de remarquer en général que la phantaisie est une faculté dont la première tâche est de connaître, et la seconde [424a] de mettre le désir en mouvement ; et que, parce que le désir excite ensuite la faculté motrice, qui utilise les esprits, les nerfs et les muscles pour réaliser ses différents ouvrages, les effets qui, outre la connaissance elle-même, sont attribués à l’imagination sont pour cela divers. Le premier effet est l’excitation du Cicéron, De la divination, II, 59, 121. Cicéron, De la divination, II, 71, 146.

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désir et de ses émois [affectus], comme l’amour, la haine, la volupté, la peine, la colère, la crainte et toutes les autres dont il faudra parler ensuite. Le deuxième est la mise en mouvement des esprits [spiritus] du fait du désir même et de ses émois [affectus], ce à quoi concourt leur effusion vers les extrémités du corps ou bien leur contraction vers ce qui est le plus en dedans, dont il faudra également parler plus loin. Le troisième est la tension des nerfs et des muscles, et leur relaxation en fonction de la motion différente des esprits dirigés par le désir. Le quatrième est la sollicitation des humeurs faite par les mêmes esprits quand ils sont ébranlés selon les différentes passions ; d’où les fonctions naturelles sont troublées et viciées par l’imagination, par l’appétit lui-même et directement, sans dépendre de rien ; et rarement le ventre se liquéfie ; les poils se hérissent. Il y a des palpitations, il apparaît une pâleur ou une rougeur ; mais des maladies se déclenchent aussi quelquefois ; et, ce qui est plus, un évanouissement se produit, ce dont il faudra enfin parler plus bas. Le cinquième (mais le plus singulier) peut être l’impression, sur le fœtus, de taches, d’une ressemblance ou d’une difformité, dont il a été question en son temps ; et cette impression peut paraître moins étonnante dans la mesure où le fœtus attaché à sa mère constitue avec elle un unique animal exactement comme un fruit attaché à l’arbre constitue un unique arbre ; et les esprits, qui sont dirigés à travers l’imagination de la mère, peuvent être dirigés dans le petit corps du fœtus64. Le sixième effet pourrait être n’importe quoi qui relève des ouvrages extérieurs en tant que produit d’une motion des membres ; mais la chose est considérée comme trop éloignée du sujet ; et est considéré comme un effet de l’imagination seulement ce qui dépend d’elle immédiatement, que cet effet soit interne ou externe, bien que dans ce dernier cas les effets soient pour l’essentiel fabuleux65. Car en premier est pure fable toute manifestation de l’imagination qui, ayant son origine dans une humeur mélancolique ou dans une autre cause qui perturbe et bouleverse le cerveau et la phantaisie et les représentations [species] qui s’y trouvent est transféré par les crédules dans l’existence même des choses, comme [424b] la lycanthropie ou transformation de l’homme en loup et semblables métamorphoses, par exemple en bouc, en chat, etc. ; car un homme qui s’imagine marmite ne devient pas plus loup que marmite, et doté d’un nez extrêmement long celui Gassendi reprend une croyance très répandue au xvie siècle et qui perdura jusqu’à Harvey sur ces « envies » souvent attribuées au dérèglement de l’appétit de la femme enceinte. Son envie se fixe en quelque sorte sur le fœtus ! 65 [au sens propre du terme] 64

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qui s’imagine que son nez s’allonge de quatre pieds et ainsi de suite. Est aussi une fable ce que non seulement les poètes, mais aussi les Arabes et quelques-uns des philosophes latins66 prétendent, à savoir que l’homme peut, par une imagination vigoureuse, exciter les vents, les orages, les neiges, les grêles ; et qu’il peut arrêter les rivières, les serpents les chiens et les détourner ; qu’il peut introduire chez qui il veut la maladie ou la santé ; qu’il peut désarçonner un cavalier et le faire chuter dans un puits ; en effet ces choses et d’autres ne sont pas plus réalisées que l’on ne saisit la lune et qu’on la fait descendre du ciel. Et il semble tout à fait bien connu que l’imagination est une action immanente procédant d’elle-même et que toute action qui vient d’elle n’advient qu’à la condition que des esprits interviennent, si bien que j’ai presque honte de rappeler qu’il y a des gens qui pensent que des esprits contenus dans le corps peuvent le métamorphoser ou bien, sortis du corps, mélanger aussi les éléments. Mais, quoique l’on accorde qu’une jeteuse de sorts [ fascinatrix] puisse, quand elle regarde le corps tout tendre d’un nourrisson, en concentrant son imagination et en braquant ses yeux sur lui, lancer des esprits et des rayons pour ainsi dire maléfiques qui ruinent sa constitution, faudrait-il pour autant concéder que la bonne femme peut, en envoyant des rayons de son œil, désarçonner un cavalier, ce qu’elle serait incapable de faire avec les bras ? Mais je serais chagriné d’insister davantage. Je remarque seulement que ces choses qui sont attribuées le plus souvent à l’imagination d’autrui doivent être rapportées à la sienne propre, comme quand quelqu’un s’évanouit devant un regard menaçant et se ranime devant un regard bienveillant ; car cette émotion qui se fait à l’intérieur de son corps ne provient pas de l’imagination de celui qui regarde mais de la sienne propre, puisque le désir est excité par ce que ce dernier imagine et non par ce qu’imagine le premier qui peut, même regardant de façon torve, avoir de bonnes pensées et, regardant avec douceur, en avoir de mauvaises. Pour laisser de côté que les mêmes passions sont excitées par la vision de choses inanimées et fausses, comme quand, faisant voyage de nuit, il tremble devant l’ombre d’une hirondelle ou, alors qu’il est prêt pour le supplice, il prend une branche ou un tissu mouillé pour une hache. Mais ici que cela suffise.

Gassendi renvoie-t-il ici aux « mages » de la Renaissance ?

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TABLE DES MATIÈRES Introduction 9 « Ce qu’est la phantaisie et ses diverses sortes » 10 Sens commun et phantaisie 14 Mémoire et phantaisie 19 Des fonctions de la phantaisie 20 L’instinct des bêtes  24 Songes et rêves du dormir 25 Bibliographie 33 Sources 33 Textes contemporains 34 Littérature secondaire 34 PIERRE GASSENDI SYNTAGMA PHILOSOPHICUM, PHYSIQUE, SECTION III

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LIVRE 8 : DE LA PHANTAISIE OU IMAGINATION 41 Chapitre I. Ce qu’est la phantaisie et ses diverses sortes 41 [402a] Chapitre II. Si le sens commun est quelque chose de distinct de la phantaisie 55 Chapitre III. Si la mémoire diffère de la phantaisie 69 Chapitre IV. Des fonctions de la phantaisie 81 Chapitre V. De l’instinct des bêtes  98 Chapitre VI. Des songes et des rêves du dormir 107