Ousmane Sembène: une conscience africaine : genèse d'un destin hors du commun 2915129244


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French Pages 268 [161] Year 2007

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Ousmane Sembène: une conscience africaine : genèse d'un destin hors du commun
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PATRICE NGANANG Collection LATITUDES NOIRES (dirigée par AGGÉE C. LOMO MYAZHIOM) Dans le bruissement du Tout monde, mortifiés par le fer de l’esclavage, des colonisations, des oppressions et les poignes de la domestication, des peuples tiennent encore debout en quête de leur identité, cherchant les voies de la libération et de l’autonomie. C’est à ces littératures de la quête d’émancipation que s’adresse la collection Latitudes Noires. Faire le lien entre les diasporiques et les continentaux, décloisonner, ouvrir de nouveaux horizons de recherche, créer la confrontation des idées. C’est enfin une invitation à un regard de l’intérieur et à l’émergence de nouvelles vitalités, avec pour ambition de sortir de l’afropessimisme.

MANIFESTE D’UNE NOUVELLE ` LITTERATURE AFRICAINE POUR UNE ÉCRITURE PRÉEMPTIVE

Nous remercions chaleureusement Bruce Clarke, de nous avoir permis d’utiliser l’une de ses œuvres pour la couverture Mémoire vive (2006). Son œuvre, résolument ancrée dans un courant de figuration critique, traite de l’écriture et de la transmission de l’histoire (www.bruce-clarke.com).

MANIFESTED’UNENOUVELLELITTÉRATURE AFRICAINE© Homnisphères, 2007 Graphisme Atelier des grands pêchers ([email protected])

ÉDITIONS HOMNISPHÈRES 21 rue Mademoiselle 75 015 Paris T 01 46 63 66 57 F 01 46 63 76 19 Site www.homnispheres.com email [email protected] Diffusion-Distribution Homnisphères Le catalogue des Éditions Homnisphères est en ligne sur Electre et Dilicom

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DU MEME AUTEUR Elobi, poèmes, Paris, Saint-Germain-des-Prés, 1995. Interkulturalität und Bearbeitung. Untersuchung zu Soyinka und Brecht, essai, Munich, Iudicium Verlag, 1998.

SOMMAIRE 9

PROLOGUE : POUR UNE HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE COMME HISTOIRE DES IDÉES

23

LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES : PRÉVISIONS

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L’ÉCRITURE POST-GÉNOCIDE

La Promesse des fleurs, roman, Paris, L’Harmattan, 1997. Temps de chien, roman, Paris, Le Serpent à Plumes, 2001. Prix Marguerite Yourcenar en 2002 et Grand Prix de la Littérature de l’Afrique Noire en 2003. La Joie de vivre, roman, Paris, Le Serpent à Plumes, 2003. L’invention du beau regard. Contes citadins, Paris, Gallimard, 2005.

57

L’OMBRE DE SARTRE

Le Principe dissident, essai, Yaoundé, Interlignes, 2005.

83

RÉCITS DE MORT ET DE VIE

La Chanson du joggeur, roman en feuilleton, Douala, « Le Messager », 2006.

113

SOYINKA, CÉSAIRE, TUTUOLA : TRINITÉ ORIGINAIRE

Apologie du vandale, poèmes, Yaoundé, Clé, 2006.

114 LA TRAGÉDIE À L’ORIGINE 145 LE CRI AFFAMÉ 175 LE RISQUE DU RÉCIT 197

UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE

198 LE ROMAN DE LA DICTATURE 233 LE ROMAN DE L’ÉMIGRATION 259 LE ROMAN DES DÉTRITUS 283

ÉPILOGUE : PRÉEMPTION

299

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

307

INDEX DES NOMS

313

REMERCIEMENTS

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«La renaissance de l’imagination a toujours été préparée et précédée par l’analyse et la critique». Octavio Paz

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PROLOGUE

POUR UNE HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE COMME HISTOIRE DES IDÉES « Mon frère, toi aussi, parle bien… » Dicton des rues de Yaoundé

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TOUTE ÉCRITURE est enceinte de son projet esthétique. Celui-ci est tapi dans le ventre de ses phrases comme un enfant dans le corps de sa mère. Il revient à la critique donc, comme à l’accoucheuse, de le dénicher et de le libérer à la vie. La critique, cette fille de la maïeutique. Or parfois celle-ci, distraite, est prise dans les marécages de ses propres présuppositions, ou alors dans le vent des modes de lecture, et demeure sourde à la respiration profonde des textes. Ainsi en est-il de ses lectures de la production d’auteurs africains contemporains. Trop rapidement les textes de ces derniers sont écrasés sous des regards qui en eux voient des applications soit de « l’engagement », de la « postmodernité », ou de la « postcolonie » ; si ce n’est la continuation de la vision du monde «baroque», du rire «rabelaisien », ou alors du concept de la « créolité ». Or ces visions, si elles disent beaucoup de choses sur l’importance du propos «dialogique» 1, ou sur la fortune actuelle de la lecture « glissantienne », et peut-être des restes du concept d’analyse sartrien, etc., disent très peu sur les évidences de la littérature produite par les auteurs originaires du continent africain, qui le plus souvent récusent l’engagement, sans exception ne parlent pas de créole, et surtout ne se définissent pas par rapport à l’indigénat ou la colonie, encore moins par rapport au rococo ! Aveugles sont ainsi les critiques devant la manière avec laquelle leur littérature s’entend ellemême – donc, fermés à leurs évidences – trop pressés qu’ils sont de les retrouver dans les flux mondialisants 10 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

dont leur littérature participe sans nul doute, mais de sa manière bien singulière. Entre-nous : peut-on élaborer une théorie de la littérature africaine contemporaine basée sur la relation des auteurs avec une langue seulement – même si c’est leur langue maternelle – dans laquelle ils sont illettrés, quand ils sont en même temps lettrés dans deux, trois ou quatre langues européennes à la fois? Quand ils pratiquent deux, trois ou quatre autres langues africaines? Et puis d’ailleurs, quel fétichisme de la langue chez les critiques, quand nous savons la désinvolture linguistique des rues africaines ! Quand surtout nous savons que celles-ci ont d’autres chats à fouetter! Peut-on maintenir dans la critique un rideau de fer entre « francophones » et «anglophones», quand des pays comme le Cameroun sont à cheval entre français et anglais ? Peut-on encore sérieusement séparer les écrivains africains de la «diaspora » de ceux du « terroir» ? Trop de fois également, la critique n’ouvre son regard qu’aux supposés mimétiques des textes, et ainsi renvoie toutes les innovations possibles de la littérature dont elle s’occupe, à l’inscription des œuvres dans le langage d’une histoire ou d’une sociologie différentes : d’un continent fixé comme altérité de l’Occident ; d’une terre africanisée. Les limitations de ces vues sont logées dans le bail transcendantal qui les fonde. Celui-ci a pour conséquence autant la courte étendue du regard critique, que le peu de profondeur de ses analyses 2, et son produit ne peut être que la mise sous tutelle d’une littérature. Au fond est-il possible de lire la littérature africaine, moins à partir de son inscription mimétique dans les réalités du continent, les géographies nationales, ou la conscience de ses lecteurs vrais ou potentiels, qu’à partir de son enracinement dans la vérité? Voilà la question maîtresse PROLOGUE | 11

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de cet essai qui, plus qu’une sociologie, plus qu’une histoire littéraire, ou alors une présentation des chemins de la réception des textes, trace une esthétique de la littérature africaine, surtout dans ses formes les plus récentes ; est donc un essai de définition de la littérature africaine contemporaine à partir de son soubassement philosophique. Plus qu’une intrusion d’écrivain dans la maison de la critique, cet essai est donc une volonté de réinscription de la littérature africaine contemporaine dans le champ de l’histoire des idées; il est surtout une volonté de découverte de l’espace convulsif qui est habitat de la vérité, dans le contrapunctique 3 de ses manifestations : ouverture donc à la République de l’Imagination. Un tel travail s’impose d’emblée une limitation, qui ne peut pas être quantitative ou même géographique, à cause déjà de son orientation primordialement spéculative : c’est-à-dire à cause du fait que méthodologiquement, il refuse l’exigence académique d’aller de l’analyse du plus grand nombre de cas particuliers, empiriques, d’œuvres publiées par des Africains, pour en déduire une théorie de la littérature, mais procède inversement, de manière métaphysique; préfère plutôt, suivant le chemin de l’analyse conceptuelle tracé par Hegel dans ses cours sur l’esthétique, «la réflexion totalement théorique qui essaie de définir le beau à partir de lui-même et de sonder l’idée de celui-ci » 4. Il sonde donc la littérature africaine contemporaine dans sa triple profondeur mythique, historique et dans son installation dans les limbes du quotidien ; en recherche l’élaboration dans la sphère des concepts d’abord, puis de la constitution des genres, pour enfin la voir s’éparpiller sur les multiples chemins de l’expression littéraire ellemême. Voilà l’orientation qui définit la structure tripar12 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

tite de cet essai, autant que la division de chacune de ses parties en trois sections. Ainsi il découvre d’abord l’idée de la tragédie comme inscrite dans le squelette de la littérature africaine nouvelle, interroge la présence de celle-ci dans la pensée africaine, en trouve la révélation pré-visionnaire dans les illuminations de Soyinka, dans sa philosophie du théâtre donc, et enfin, suit la figure du potentat qui, tapi dans l’ombre d’Ogun, ce dieu mythique que l’auteur nigérian érige en métaphore constitutive de la créativité, apparaît à la surface du roman de la dictature comme violence autonome. Il réfléchit ensuite sur «l’embarquement» de la littérature africaine dans l’histoire, c’est-à-dire, sur son engagement, découvre sa réelle fondation dans la modernité de l’Atlantique noir, c’est-à-dire dans la mortifère géographie du négrier, et surtout, dans l’éruptive poésie de Aimé Césaire, pour voir celui-ci tanguer jusque dans les phrases du roman de l’émigration. Enfin dans sa remontée généalogique, il suit la littérature africaine dans ses errements à la surface ambiguë du quotidien, la voit, dans le roman de Tutuola, se découvrir un langage et une grammaire pour dire la banalité de la vie et de la mort sur le continent, et donner au roman des détritus des racines fermes parce que très profondes. Ainsi toutes les fois, la réflexion débouche-t-elle logiquement sur les formes les plus récentes de la production littéraire africaine. Or, pourquoi ne choisir que les œuvres de la littérature contemporaine ? Pas parce que celles-ci sont les plus achevées esthétiquement, dans cette sorte d’évolution historique que fabrique souvent l’histoire de la littérature, ou les plus représentatives des chemins de la réflexion; au contraire: parce que, dans la lancée et dans l’étendue de son entreprise idéalisante, cette étude fait PROLOGUE | 13

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sienne une intuition hégélienne aussi, de Benjamin, reprise par Adorno dans son analyse de la philosophie de la « nouvelle musique », et qui veut que « c’est seulement dans les extrêmes que l’essence de cette musiquelà se manifeste », car nous dit-il, « ceux-ci seuls nous permettent d’en connaître la vérité» 5. Et l’extrême pour nous ici est dans le sens pratique, l’extrême contemporain 6, bien qu’il aille de soi que dans l’analyse, l’extrémité des œuvres ne pourra véritablement être définie que dans la relation de celles-ci à l’idée. Il est difficile de penser les œuvres telles que produites par les auteurs d’aujourd’hui sans en remonter la généalogie idéale, c’est-à-dire sans tracer leur enracinement dans l’idée : le fait même que la plupart, sinon tous les auteurs majeurs ne vivent pas dans leur pays d’origine, et dans de nombreux cas, ont troqué leur nationalité d’origine pour une autre –et pas seulement européenne –, ont dispersé leur identité sur le chemin de nationalités d’emprunt, nécessite une révision des canons communs d’analyse. Mais cette question-ci n’est pas contemporaine: car en quoi un auteur comme Ngugi wa Thiong’o est-il encore Kenyan quand il a passé la plus grande partie de sa vie à l’étranger ? En quoi un autre auteur comme Nurrudin Farah est-il somalien quand son pays n’existe plus? En quoi un auteur comme Mongo Beti d’ailleurs est-il camerounais, quand en fait sa nationalité est française, comme seule la critique hérétique avait le droit de le dire ? Qu’en est-il donc quand les auteurs africains les plus en vue aujourd’hui, n’ont plus la nationalité de leur pays d’origine ? Que devient la littérature africaine quand les auteurs ont une biographie de plus en plus internationale ? Et puis surtout lorsqu’elle est dictée au tact des productions et même de la critique de citadelles occidentales ? De 14 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

quel droit un texte qui parle de la province française, comme celui par exemple de Ndiaye, devrait-il être classifié dans la littérature africaine contre le gré de l’auteure? Et qu’en est-il quand un auteur se choisit une biographie littéraire qui le lie à l’Amérique latine, comme par exemple Sony Labou Tansi qui en découvrant Gabriel García Márquez, aura donné à bien d’auteurs d’aujourd’hui un continent d’emprunt ? Comment juger de la « conscience de classe » d’un auteur qui a dû quitter son pays ? De quoi sa littérature est-elle encore le «reflet»? Quel est le «champ littéraire» d’une littérature qui en Afrique n’a pas de lectorat ? Si ces questions si simples et banales, peuvent insécuriser les sociologues et les historiens du littéraire africain, elles ouvrent en fait une grande avenue pour une lecture idéale de la littérature produite par ces auteurs qui tous, d’une manière ou d’une autre, manifestent une singulière indépendance d’esprit, qui en se définissant eux-mêmes, se référent encore au continent africain qu’on sait indépendant de fait lui aussi, mais dans la réalité encore enchaîné. Ces questions appellent une lecture chiasmatique de leurs œuvres par rapport à la terre nourricière, au soi-disant « continent-mère », et à l’essentiel pays ; une lecture qui prend au sérieux l’assertion rapide d’Efoui, quand il dit que l’« Afrique n’existe pas », mais n’oublie pas le geste ironique de sa phrase dans la foulée. Cette relation ironique à la matière, ne peut être productive cependant que si elle équivaut à une redéfinition de la littérature à partir de l’idée. Et ici par le mot «idée», nous entendons bien évidemment autant celle que les auteurs inscrivent dans leurs œuvres, que celle qu’ils se font de la littérature africaine, et qu’ils expriment sous forme de manifeste ou d’élaboration esthétique ; nous entendons les mots PROLOGUE | 15

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que de manière rapide mais définitive, dans le cours d’interviews disparates, ils utilisent pour se circonscrire et définir leur activité, pour poser leur propre subjectivité, ainsi que le corps de conceptions qui dans leurs textes circulent. Plus que cela, nous entendons par l’idée, le lieu à partir duquel le langage de la rue «de chez nous» pose des questions et se fait philosophie. La philosophie africaine n’a pas encore sérieusement entendu la rue africaine parler ; la critique non plus ne l’a encore écoutée que d’une oreille distraite. Ici la littérature a une étonnante avance, car elle se situe par rapport à la rue dans une position de responsabilité. La rue pense ; ses questions sont pour la littérature d’un incalculable profond. Les auteurs lui répondent dans leurs œuvres, et ainsi seulement, inventent-ils la réalité tout en faisant leur art. Quelques-unes de ces questions nous préoccuperont ici : « Vous étiez où ? » « Tu as déjà vu quoi ? » « Tu vas aller où ? » « On va faire comment alors?» «On mange ça?» «Il faut être réaliste, hein?» Parce que la littérature africaine contemporaine est surtout une réponse, à divers niveaux épistémologiques, à ces six questions dont respire l’asphalte ; parce qu’elle est réponse à ces interrogations communes de la jeune fille espiègle autant que du pousseur épuisé, plus que les textes de la philosophie, ou alors, des idéologies africaines, négritude, nationalisme, panafricanisme, égyptologie, ce sont donc ces questions seules qui dicteront à chaque chapitre la profondeur et l’étendue du regard avec lequel il verra tanguer l’idée, et donc qui dessineront les visages de notre typologie des textes. Il s’agit ainsi, quand nous parlons de l’idée comme étant le lieu des questions des rues, d’y voir l’endroit où l’Afrique contemporaine se fait une idée d’elle-même ; la place où dans le commun scandaleux 16 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

de son désastre, elle s’invente et s’élance comme infinie possibilité. Inutile donc de dire que ces questions ne sont pas seulement des « camerounismes », car elles se retrouvent, dans une formulation identique, même si dans d’autres langues, dans d’autres idiomes, au Nigeria, au Burkina Faso, au Zimbabwe, etc. C’est dans cette généralité de leur particularisme qu’elles se révèlent être des yeux de l’idée : de la vérité. Plus qu’expression d’auteurs, de structures ou manifestation des possibilités de la langue, la littérature est expression de la vérité. Elle est l’antichambre de notre présent et le salon de notre futur. C’est qu’elle participe du monde de manière souterraine : pré-visionnaire. La prendre au sérieux signifie donc moins analyser l’immanence des textes, ou leur relation au fait social, que d’écouter le raisonnement divers des questions des rues «de chez nous» dans le cœur des œuvres; de voir comment celles-ci racontent, de texte en texte, de livre en livre, une aventure tumultueuse de l’idée, et ainsi élaborent autant une géographie qu’une histoire idéales. Voilà pourquoi, au lieu de commencer avec les œuvres des auteurs qui nous préoccupent vraiment, celles des auteurs contemporains, ce livre procède plutôt à rebours : sa première et deuxième partie fondent d’abord la tragédie comme étant l’idée qui est au cœur des questions, et donc, des œuvres écrites aujourd’hui par des auteurs originaires d’Afrique ; la tragédie entendue comme passion : vécu de la scission violente de la totalité pleine du monde, de l’écart et de la profonde solitude du sujet qui en découle; solitude qui est le ferment autant de l’autonomie de celui-ci, de son égoïsme donc, que de son annihilation. Ce fondement nécessite pour la conscience africaine un moment historique catalyseur dans sa définition spectaculaire de l’idée : c’est le génocide PROLOGUE | 17

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de 1994 au Rwanda, au cours duquel un million d’Africains avaient perdu la vie en cent jours seulement, devant le silence de la communauté universelle, dont aussi, de la communauté africaine. Il nécessite également une élaboration de l’idée de la tragédie dans les artères de la littérature africaine ; dans les formes principales de son expression : théâtre, poésie, roman. Mais ceci n’est possible que si la phrase qui s’élève du moment catalyseur de l’idée est singularisée : comme on presserait une orange tombée d’un arbre pour en extraire les pépins qui ont en eux la capacité de produire le milliard d’oranges. Arraché aux senteurs de la tragédie, le principe dissident se révèle ainsi comme étant le fil conducteur du cheminement de textes divers qui, dans le théâtre, chez Soyinka, en poésie, chez Césaire, et dans le roman, chez Tutuola, éparpille les germes d’une redéfinition de l’art d’écrire de l’Afrique contemporaine, et, en donnant à la littérature des auteurs qui nous préoccupent un triple parapluie transcendantal, fonde leur manière d’imaginer aujourd’hui. C’est sur le chemin défriché par ce principe, réflexif par définition et contrapunctique par vocation, chiasmatique dans ses multiples formes – dialectique négative, principe destructif-créatif, ruse de la raison, ironie, satire, récit à risque, récit de prison, chronique –, que les voies de l’écriture africaine contemporaine, telles qu’analysées dans la troisième partie, trouvent leurs formes, bien qu’il faille reconnaître ici que c’est le genre romanesque qui s’impose comme dénominateur commun de sa parole. « Le roman dévore aujourd’hui toutes les formes» 7, nous dit Yourcenar, et sa remarque est plus liée à l’évolution historiquement compétitive, et donc, nécessairement phagocytaire des formes, qu’à la strangulation de l’idée par la « prose de la réalité » 8, 18 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

telle que nous la présente Hegel dans son esthétique historiquement désenchantée. Elle est vraie cependant, la phrase apodictique de Yourcenar, quand elle est entendue dans la dimension a priori dans laquelle Lukács, relisant Hegel, voit le roman faire sien l’ironie du sujet moderne esseulé sur le chemin d’un monde abandonné par les dieux, et dans le même geste, tuer autant l’épopée dont celui-ci découle, que les genres qui lui font concurrence. Mais elle est encore plus vraie pour la littérature africaine, quand celle-ci se fonde dans la tragédie: sur la lucidité donc par rapport à la profondeur de sa mortification, et sur la totale absence d’illusions. Ainsi sans trop de surprise, cet essai débouche-t-il sur l’évidente mise à l’écart du théâtre et de la poésie, et sur la consécration de la forme romanesque, même si sous le visage trilogique lui aussi du roman de la dictature, du roman de l’émigration et du roman des détritus. Le roman c’est la forme idéale du sujet qui se réveille dans un monde en miettes. C’est l’expression d’une conscience indépendante dans un pays encore enchaîné. Le roman refait le monde. Il cherche sa parole dans les détritus de la vie à recommencer, et fonde sa diction en vérité mensongère. Pourtant c’est dans le combat mortel entre les trois manifestations du roman aujourd’hui que le futur de la littérature africaine se joue: dans leur dépassement également réside l’espoir d’une littérature qui se trouverait une autre jouvence, un nouveau ciel, en s’ouvrant au lit d’un autre philosophème que la tragédie. Mais nous n’en sommes pas encore là aujourd’hui, dans notre écriture décidément post-génocide 9. Au bout du compte, si le chemin des propositions et des élaborations que ce livre contient était convaincant, peutêtre pourrait-il être lu, plus que comme une théorie de l’écriture de la « nouvelle génération » d’écrivains PROLOGUE | 19

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Notes africains ; comme le manifeste d’une nouvelle littérature africaine, le prologue donc à une écriture africaine du futur.

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1.

Le dialogisme tel que l’entend le Russe Mikhaïl Bakhtine, qui en a fait l’analyse, c’est la présence d’un idiome (disons, l’oralité, la langue du peuple, etc.) dans l’écrit.

2.

Sauf indication contraire, nous nous référons toujours aux textes originaux français, allemands et anglais quand cela est nécessaire. Dans les cas allemands et anglais, sauf indication spécifique, la traduction est de nous. Cf. Georg F. W. Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik III, Frankfurt-Main, Suhrkamp Verlag, 1986, p. 92.

3.

Peut-être faut-il de plus en plus lire les textes littéraires au son de la musique? Ou alors peut-être faut-il les entendre? Si entendre les textes était de mesure, alors plongeons dans le contrepoint musical, tant dans sa réalisation dans la musique européenne (chez Bach par exemple) que dans le chant polyphonique Pygmée que nous a si bien analysé l’auteur camerounais Francis Bebey (1929-2001). Mais ne nous arrêtons pas là, car il faudrait aussi rechercher la réalisation de la dissonance dans la structure dialectique qui unit «l’ambianceur», le fameux «crieur», d’une part et le chanteur, disons Koffi Olomide, d’autre part, dans un morceau de musique ndombolo du Congo, pour entendre la tressautante beauté de quoi nous parlons !

4.

Hegel Georg F. W., Vorlesungen über die Ästhetik, op. cit., p. 39.

5.

Theodor W. Adorno, Philosophie der neuen Musik, FrankfurtMain, Suhrkamp Verlag, 2003, p. 13.

6.

Ainsi nous nous distancions de critiques comme Dabla, qui voient dans la création d’une nouvelle écriture africaine, un peu dans la lancée de la création d’un « nouveau roman » français, une certaine attention à la forme, une réorganisation de celle-ci, et qui regroupent des auteurs comme Kourouma, ou alors Tansi et Monenembo sous la même férule. Seule la respiration de l’idée dans le texte dicte notre choix, qui cependant même s’il n’est pas chronologique mais logique, se rend compte que les auteurs d’aujourd’hui sont presque tous pliés aux ordres de l’idée.

7.

Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Adrien, Paris, Gallimard, 1977, p. 340.

8.

Hegel Georg F. W., Vorlesungen über die Ästhetik, op cit., p. 219.

9.

Faut-il le dire ici ? « Post » est pour nous entendu dans une relation par rapport à l’idée, et non historiquement : ou alors plus précisément, dans une histoire de l’idée. PROLOGUE | 21

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LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES: PRÉVISIONS

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L’ÉCRITURE POST-GÉNOCIDE «Tu étais où?» Dicton des rues de Yaoundé

I On ne peut plus écrire aujourd’hui en Afrique, comme si le génocide de 1994 au Rwanda n’avait jamais eu lieu. Pas parce que la temporalité, et avec elle l’histoire, ne connaissent pas la régression. Le génocide qui eut lieu dans les Grands Lacs en 1994 n’est pas seulement la culmination sur le continent africain du temps de la violence qui, au Rwanda même, avait déjà plusieurs fois, bien avant, fait son apparition dans des tueries, des massacres, et même dans des génocides. Tragédie la plus violente que l’Afrique ait connu ces derniers temps, il est aussi symbole d’une idée qui désormais fait corps avec la terre africaine : l’extermination de masse perpétrée par des Africains sur des Africains. C’est en tant que tel qu’il entre dans le domaine de la philosophie africaine, car peut-on encore sérieusement penser en Afrique de nos jours, en excluant l’idée de l’autodestruction ? Peut-on encore écrire l’histoire africaine à partir du cocon de la culture de l’innocence? A partir d’une généalogie de la victime seule ? Peut-on encore 24 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

parler d’un espace «spécifiquement africain» de l’humain? Un fait est sûr, aujourd’hui, l’idée génocidaire est de plus en plus investie dans la pratique de la politique, autant que le concept du génocide s’est installé dans l’imagination des artistes, comme barrière 1, comme limite ; et surtout pas seulement pour ces écrivains-là qui, quatre années après les massacres, sous la férule d’un festival littéraire, sont allés visiter les collines sanglantes du pays de la mort, pour produire des œuvres exprimant une « réaction africaine » 2 ; c’est lui aussi, le génocide, qui illumine la production de plus en plus grandissante sur le Biafra, d’auteurs nigérians contemporains, dont le magistral Half of a yellow sun de Chimamanda Adichie, auteurs qui tous n’ont pas vécu le moment d’horreur lui-même. Le voyage en groupe d’écrivains africains à Kigali, jadis, tout comme l’écriture néo-biafraise d’aujourd’hui, présente sous la forme du récit de fiction le deuil tardif de l’intelligence africaine 3, c’est-à-dire donc qu’il présente sous la forme esthétique un rituel à retardement qui trouve son origine dans la profonde culpabilité de la pensée africaine, sommeilleuse au moment de la catastrophe 4. « Le monde était silencieux quand nous mourions», ainsi va le titre qu’Ugwu, le héros du roman de Adichie donne au livre qui dit son témoignage sur le Biafra, mais en réalité, plus que le monde, c’est l’Afrique qui était silencieuse, et le mot de sa douleur, «Biafra», sert bien de métonyme pour «Rwanda». Si donc les récits post-génocides ont le mérite, à leur manière d’interroger l’absence publique de la réflexion africaine pendant le génocide, ils pourront toujours se féliciter de poser la question du génocide de manière continentale, car au fond, c’est toute l’Afrique qui a été en jeu sur les mille collines rwandaises, et pour cause: il n’y a aujourd’hui LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 25

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aucun pays africain dans lequel les conditions de ce qui s’est passé sur les collines des Grands Lacs ne sont pas remplies. Il n’est pas faux de dire que le génocide au Rwanda marque le lieu terrible d’une dégringolade de l’humanité au cœur de l’Afrique 5 ; mais légitime il est aussi, en même temps, de dire que ce sommet de l’horreur est une gifle en plein visage de l’intelligence africaine dormeuse quand les tueries avaient lieu, gifle dont l’écho résonne encore avec éclat dans la profondeur de toute la bibliothèque africaine. Si le réveil brutal de la pensée africaine après la catastrophe marque l’avènement du temps de la réflexion dont il est question ici, c’est cependant le réveil à la vie du survivant, son vocal questionnement, qui pose la pierre des prolégomènes du temps nouveau – le nôtre. L’installation d’une idée dans une culture ne se mesure pas seulement au gigantesque du monument de celleci, mais également aux mille racines qui de toutes les rues du commun renvoient à elle: ainsi elle devient, plus qu’un symbole, le concept autour duquel se regroupent de multiples visages d’apparence de la réalité: le squelette organisateur du quotidien – la vérité souterraine d’un temps. Dans ses dialogues avec Eckermann, Goethe déclare par exemple que la pensée de Kant est si inscrite dans la culture allemande qu’il n’est plus nécessaire de lire le philosophe pour en subir l’influence. La profondeur de cette influence est ainsi silencieuse, certes, mais définitive : même invisible, elle n’en cesse pas de dicter les évidences du quotidien. Livre ouvert en permanence, elle est inscrite jusque dans les balbutiements de la parole analphabète : elle en est le philosophème. Ainsi elle ne se pense plus pour être; on ne la pense pas pour en subir les effets: elle se vit comme une évidence. Ce qui vaut pour une pensée, 26 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

vaut mille fois pour un événement traumatique dans une conscience : et encore plus pour une tragédie à la dimension d’un génocide. Elle définit un présent nouveau, réinvente une culture, et donne un nouveau visage à une époque: délimite un temps comme singulièrement différent. Voilà qui circonscrit la place du génocide des Tutsi Rwandais dans la conscience africaine, et cela, plus simplement comme métonyme : il devient le syndrome de quelque chose de fondamentalement nouveau. Dans son si faussement simple, et pourtant si meurtrier complexe Hutu-Tutsi, ce pays ne se disperse pas seulement en référence à l’insignifiance de la vie et de la mort dans le quotidien de toute l’Afrique ; il ne dessine pas seulement les limites de la politique et du devoir sur le continent ; il fonde aussi la nécessité d’un renouvellement de la grammaire, de l’organisation et du vécu de ceux-ci, tout comme il appelle un nouveau langage de l’intelligence pour exprimer cette nouveauté. Il s’impose donc comme le marqueur d’une époque, le particulier d’une génération, la nôtre, obligée ainsi de s’imaginer à partir de son sommet de cadavres, et de se définir comme nécessairement post-génocide. S’il nous est possible de dire en effet, qu’après le Rwanda, rien ne peut plus être comme avant, c’est bien une manière d’affirmer que nous ne pouvons plus qu’être différents de nos aînés. Et c’est le Rwanda qui nous en donne l’obligation. Oui, le Rwanda est cela qui tient lieu aujourd’hui du philosophème de notre temps. Il est notre ferment. Adorno nous le rappelle : le tremblement de terre de Lisbonne, jadis, avait suffi à Voltaire pour le guérir de la théodicée de Leibniz, qui est au cœur de la vision du monde baroque 6. Nous savons que ce malheur avait atteint beaucoup plus: qu’il était autant un traumatisme LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 27

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de l’humanité qu’un séismographe de la pensée, qui dans son tourment catastrophique, avait entraîné tout autant le jeune Kant, qui lui consacra d’ailleurs un de ses premiers livres, qu’un Lessing, qu’un Rousseau, et trouvé dans le culte de la raison, ainsi que dans la défense de l’humanité, les fondements de cela que l’on appellera bien plus tard notre modernité; inventé donc dans les tumultes mortel de son tsunami, la grammaire d’un présent qui, d’une certaine manière, a également pris fin sur les collines rwandaises. Une catastrophe peut s’inscrire dans une époque autant comme une clôture traumatisante, que comme une promesse de renouvellement: comme promesse d’un sursaut de l’intelligence; ouverture donc sur un nouveau matin. Ainsi l’incommensurable du génocide des Tutsi Rwandais n’a pas seulement jeté dans les fosses communes, dans les caniveaux et sur les rues le million d’Africains, n’a pas seulement livré des cadavres d’hommes aux chiens, enfoncé des troncs de bananiers entre les jambes de femmes et coupé la tête aux nourrissons ; il a en même temps précipité dans les archives de la bibliothèque universelle, bien de concepts qui ont aidé à penser l’Afrique jusqu’ici et toujours livré à des générations d’artistes, d’écrivains et de philosophes africains, un lit fécond pour leur créativité. Il a remis aux archives du passé mille et un concepts qui ont défini de manière insidieuse le philosophème de cela qu’on doit appeler dorénavant notre «préhistoire», comme pour dire –le temps d’avant le génocide au Rwanda. S’il est donc possible aujourd’hui de dire avec Ricard, que «le Rwanda a de l’avenir», c’est parce que ce pays a également auguré d’un réveil brutal de la pensée 7. Il est l’aube de notre présent.

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II Ne nous trompons pas : le drame du génocide de 1994 au Rwanda c’est qu’il n’est pas original. Dans le pays même il est l’apogée d’un cycle de violence qui longtemps aura poussé aux pieds des Grands Lacs 8. Vu du point de vue de l’histoire africaine d’après les indépendances, il est cependant le moment le plus achevé d’un régime de la mort qui avait déjà inscrit sa signature au Congo, avant de plomber l’Ouganda, l’Ethiopie, et bien sûr le Biafra, au Nigeria, les plateaux bamiléké du Cameroun, la région du Darfour, le Soudan, et bien après l’Algérie, le Liberia, sans parler de la Côte d’Ivoire, de la Sierra Leone, etc. ; bref, dans le macabre de son événement, le génocide au Rwanda ne s’en inscrit pas moins dans le long régime de la barbarie qui aura été inauguré avec l’acquisition en Afrique des souverainetés nationales, par l’entrée dans une ère des instabilités: dans le temps de l’exception devenue la règle. Sa différence réside dans le spectaculaire de son événement. Moins qu’une découverte inattendue, moins qu’une surprise, il se révèle ainsi comme étant la répétition de la même chose: l’explosion au présent, devant le visage du monde d’une téléologie de la violence qui pour le continent africain a le visage de sa modernité. Voilà aussi pourquoi entre autres, la conscience autant africaine que mondiale a été silencieuse lors de l’événement de sa barbarie, et même durant le cours de celle-ci. Inscrit dans une chaîne de la coercition, il devient donc, le génocide au Rwanda, moins la marque d’une différence fondamentale, qui serait, elle, de l’ordre de ce qui n’a jamais eu lieu en Afrique, que le sommet inimaginable d’un temps de la tragédie, dont on peut bien faire remonter les origines plus loin, dans le régime colonial si l’on LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 29

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veut, ou plus loin encore, dans les caves du commerce triangulaire, sans en enlever pourtant le terrible côté du déjà-vu. Il est impossible aujourd’hui, comme hier d’ailleurs, de dire que cette boucherie-là n’était pas annoncée par la logique même de l’histoire africaine contemporaine, comme il l’est aussi, de dire que dans le pays même, elle n’était pas planifiée longtemps à l’avance. Et voilà, c’est justement cette vérité qui fait le génocide des Tutsi Rwandais devenir pâle, très pâle même, devant ceux qui, tout logiquement aussi, ont été perpétrés, sur d’autres continents, sur les populations indiennes en Amérique, ou sur le peuple juif d’Allemagne, ou alors arménien en Turquie, et même sur la nation japonaise durant la Seconde Guerre mondiale, et cambodgienne par après. La liste ne finit pas. Le génocide rend pleinement humain l’Africain, voilà le tragique paradoxe. C’est que, rupture paradigmatique avec deux cent ans de pensées africaine, africaniste et africanisante qui longtemps ont entendu « l’Africain » comme quelqu’un de particulier, d’extraordinaire, il est l’entrée fracassante de celui-ci dans l’humanité simple, c’est-à-dire fautive. Sa dimension soi-disant inédite s’efface ainsi devant l’infinie cruauté, la perpétuelle logique du mal, l’insoutenable violence de l’histoire de notre temps, qui est comme toujours saisie de spasmes incontrôlables de la mort. Et ce n’est pas tout : dans le domaine de l’idée, il disparaît d’ailleurs, le génocide au Rwanda, sous le chapeau de la maxime qui veut que, dans le profond de cette dégringolade de notre humanité, la Shoah seule soit unique, autant que sous le discours qui à travers celle-ci, impose à la conscience universelle l’impératif catégorique du « jamais plus ça ». Et ici se tait la philosophie pour ne laisser parler que le langage de l’horreur, autant par 30 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

ricochet que celui du droit. Ou plutôt : le philosophe entre dans les fosses communes du crime, patauge dans les caniveaux du viol collectif, se retrouve dans le sang des morts, piétine dans les déchets et la boue, pour y rechercher les fondements de sa métaphysique, exprimée cette fois, plus par lui, non, mais par l’acte sadique du tueur de masse : par le dictateur. S’il y a retournement, eh bien, le voici : « En les privant de liberté, Hitler a imposé un nouvel impératif aux hommes » Adorno écrit, « un impératif qui consiste à organiser leurs pensées et leurs actions de telle manière qu’Auschwitz ne se répète plus, et que quelque chose de similaire n’ait plus jamais lieu » 9. Entendons que ce n’est plus le philosophe, par exemple Kant, qui des nuages dicte à un temps son philosophème, mais l’assassin de masse, le potentat, le tueur, le dictateur, qui de la chambre à gaz l’impose. On ne peut pas plus signifier à la pensée son silence dans la fabrication de l’histoire : or ce silence en fait est logique. C’est vrai que le génocide des Tutsi Rwandais marque aussi l’échec cuisant de l’impératif d’un nouveau régime du droit qui veut fonder une politique qui rende tout génocide passé, donc impossible dans le futur, et ceci est encore plus vrai quand on se rappelle la criarde déconvenue de l’ONU dans la région des Grands Lacs, organisation qui, souvenons-nous, avait été jetée en terre en 1948, c’est-à-dire au moment même de l’acte définitif qui devrait créer l’impossibilité d’une autre Shoah: la naissance de l’Etat d’Israël. Dans le fond cependant, cet échec ne questionne pas la primordiale validité du nouvel impératif du dictateur que le génocide fonde: il l’asserte. Soyons clair : la violence d’un homme qui déchiquette son frère à la machette n’a rien à montrer en barbarie, à celle d’un autre qui le fait devenir poussière LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 31

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dans une chambre à gaz. Tous les deux gestes naissent d’une totale perte de vue de la signification absolue de la vie, écrasée qu’elle est sous les mots vides, sous les préjudices d’imbéciles, sous les chiffres aveugles de fonctionnaires, dans la langue de bois de l’idéologie, dans les vapeurs conspiratrices de la haine, ou dans ceux de la violence identitaire qui se nourrit de ses propres enfants. Pourtant la dimension inédite du mal sombre ici, une fois de plus devant la répétition de celui-ci, et l’annule. C’est que la multiplication de l’unité ne la double pas. Et voilà donc le Rwanda qui ne devient plus que citation d’un crime beaucoup plus grand, d’une violence beaucoup plus inouïe, de viols beaucoup plus larges, de cruautés beaucoup plus animales, et qui dans le même geste d’équation, se perd ; oui, voilà la brûlure de cette blessure rwandaise dans la chair et dans la conscience africaines qui, regardée à l’échelle globale, devient une preuve, une de plus, du congénital cannibalisme de l’espèce humaine. Au lieu de s’arrêter au Rwanda, le génocide ainsi se répète à l’infini et se dissémine : s’éparpille sur la route de l’histoire de nos tragédies comme une poignée de poussière qui marque le signe de notre humanité. Au lieu d’une frontière, il devient l’écho infini d’un strident chant vampirique : la dictée de la vérité de qui nous sommes en réalité qui se cache dans le négatif. Comme pour nous rappeler que le vrai n’est que dans le non-vrai : que le seul absolu qu’il y ait dans la vie, c’est la mort. Pourtant en s’ouvrant à la commune horreur de cet infini crime dont l’histoire de l’humanité n’est pas encore sortie, la pensée ne peut qu’être têtument solidaire de la démarche, de la méthode, de la vision qui, dans une longée allant de Voltaire à Adorno, découvre soudain dans les ruines de la mort, pour nous, le lieu d’une nouvelle manière 32 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

de penser la vie. Il en va de notre futur: de notre humanité ! Ainsi c’est sur les sanglantes collines rwandaises que la philosophie africaine se retrouve, et découvre la grammaire de sa nouvelle manière de penser en Afrique. Horrible généalogie que celle de ce philosophème qui ne nous ouvre un nouveau paradigme que du haut d’une montagne de cadavres, du plus profond d’un cimetière de masse, des ruines de radios de la haine ! La geste dialectique qui de l’impératif Kantien à celui d’Hitler renverse pour nous la philosophie, la retourne elle aussi de la tête aux pieds 10, pour l’inscrire dans les bas-fonds de la catastrophe, la placer dans le royaume de la mort, est tragique : c’est celle du survivant. Au fond ne sommes-nous pas tous des survivants du génocide du Rwanda ? O oui, tous, nous venons dorénavant après les massacres – bref, c’est après eux que nous écrivons aujourd’hui. L’encre de nos stylos est rouge du sang de notre passé. Plus que la chronologie, c’est notre position de survivants qui fonde le philosophème duquel nous définissons nos phrases – duquel nous pensons donc. Et cette position post-génocide de notre parole est autant idéale qu’historique, autant historique que commune, car comme nous l’enseigne Adorno qui avant nous l’a formulée en concept, c’est la racine philosophico-historique de son propos qui fonde la vérité du survivant, et le projette jusque dans les mots de celui qui, en réalité n’aura pas échappé à la mort – n’était donc pas là ni au moment de la mort, ni dans le lieu de celle-ci. « Un », raconte Adorno, justement, « qui avait survécu à Auschwitz et d’autres camps avec une force admirable, dit plein d’émotions contre Beckett: que si celui-ci avait été à Auschwitz, il écrirait de manière différente, c’est-à-dire, selon la religion protectrice du miraculé, LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 33

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avec une vision positive. Le miraculé a raison, mais pas de la manière qu’il pense; Beckett et qui d’autre encore qui serait demeuré maître de soi, y seraient rompus et certainement auraient-ils été obligés de se reconnaître dans la religion protectrice que le miraculé habille avec des vêtements selon lesquels il voudrait donner du courage aux hommes : comme s’il suffisait pour cela d’une disposition de l’esprit ; comme si l’intention qui se tourne vers les hommes et s’oriente vers eux ne les a pas sevrés de ce dont ils ont droit, cela même auquel ils croient. C’est la métaphysique qui les a menés-là » 11. Oui, nous le savons déjà : le génocide, autant qu’une découverte au fond de la barbarie, est un pur produit de la rationalité 12 ! Le génocidaire, c’est la rationalité qui a sombré dans les fonds de l’abyme 13. Auschwitz c’est donc le tombeau de Kant, et avec lui, de la culture à laquelle il a livré le philosophème. Adorno nous dit : «après Auschwitz, la culture, tout comme la nécessaire critique de celle-ci est ordure!» 14 Or c’est pour la pensée post-génocide qu’il souligne le malaise du survivant ; qu’en préliminaire, il distingue le survivant du rescapé et celui-ci du miraculé. Si le survivant c’est tout simplement celui qui se réveille dans un tas de ruines, après la catastrophe, le rescapé, et avec lui, le miraculé, s’accrochent encore à la culture fabricatrice d’utopies, à la pensée messianique, qui comme celle d’un monde totalement éclairé 15 et donc libéré de vampires, n’a pas empêché le drame d’avoir lieu –qui l’a d’ailleurs rendu possible ! A travers la figure du survivant, Adorno montre la difficulté philosophique de définir une subjectivité qui fasse sens après le génocide, tout comme l’impossibilité de poser un sujet post-génocide qui soit encore habillé des limbes de l’innocence. Fini le temps où le ciel ouvert 34 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

était couverture étoilée pour le sujet ! Fini le temps où la félicité des dieux s’entendait dans le chant des oiseaux ! Le temps où l’homme et l’univers dansaient de la même chanson de joie ! C’est que le principe de la vie après le génocide est concomitant de celui de la drastique culpabilité: celle qui habite dans le reproche de n’être pas mort soi aussi ; celle qui couvre de la honte d’être demeuré vivant, de laquelle Adorno déduit la nécessité, si l’on veut atteindre un jour le soleil de la vérité, par-delà la rationalité génocidaire, de penser négativement –de penser contre soi. C’est cette pensée négative qui fait de l’intelligence du survivant un nouveau paradigme, et c’est là qu’il faut chercher sa lecture admirative des textes secs de Beckett, par exemple, ainsi que son écoute attentive des dissonances de la « nouvelle musique ». Négative plus que dialectique, la pensée post-génocide est dissidente donc, elle qui dans son geste le plus autodestructeur, dans sa gifle en plein visage du rescapé et du miraculé, confond le soleil sanglant qui se lève sur le sommet du crime comme si rien ne s’était passé, par habitude, et fonde le vocabulaire d’une esthétique nouvelle, de l’impossible pays. Cette rupture, ce recommencement de la pensée après la tragédie, ce matin de la création dans la dégringolade de l’humain et de l’imagination dans le chaos, est la seule possibilité de salut du sujet qui se réveille en dessous d’une montagne de cadavres. Son cri au soleil est vain; son appel aux divinités est nul; son recours à la tradition est inutile, parce que tout secours sera toujours venu trop tard : même le soleil aura été complice de son abandon ; le ciel sera resté vide au-dessus de sa tête ; la tradition elle aussi l’aura laissé seul à son moment même du plus grand danger ; les proverbes des vieillards auront été insensés. Seul, le survivant LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 35

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aura été devant ses meurtriers ; seul, il aura fait face à la machette génocidaire ; seul, il se sera retrouvé, sans savoir comment, de l’autre coté de son salut : dans la vie à laquelle il avait pourtant déjà cessé de croire. Mais il lui faudra découvrir que sa solitude est inscrite jusque dans les évidences de la vie. Sa solitude en fait est la proximité de l’annihilation dont il aura frôlé la cour, à laquelle il aura fait face ; elle est le fait de la mort dont il n’aura échappé que parce qu’il est vivant. Penser après le génocide ne peut que vouloir dire penser contre cette vie-là qui a rendu le génocide possible. Adorno: «il peut avoir été faux de penser qu’après Auschwitz il ne soit plus possible d’écrire des poèmes. La question pas moins culturelle de savoir s’il est possible de vivre après Auschwitz, et surtout pour celui qui a échappé par hasard et qui aurait dû être tué, quant à elle n’est pas fausse » 16 – penser négativement pour survivre, voilà la nouvelle geste qui s’impose à la philosophie après le génocide, qui fonde une nouvelle humanité, une nouvelle subjectivité, au réveil après le Rwanda. Penser négativement, parce que c’est dans la négation que dorénavant se trouve l’espoir : accepter dans sa pensée l’évidence du principe dissident.

III La pensée négative est d’abord égoïste. Elle se pense en elle-même. Elle est donc retournement. C’est parce qu’elle est égoïste qu’elle est également éruptive. C’est ainsi qu’elle est auto-annihilisante : réflexive. On pourrait dire avec raison qu’elle marche à la limite perpétuelle du suicide. Oui, c’est une pensée suicidaire dans son fondement: une pensée de la mort dès son origine. 36 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

C’est cela sa nouveauté. Le philosophe congolais Valentin Yves Mudimbe a, dans son livre The Invention of Africa, de manière magistrale, découvert le philosophème à partir duquel l’Afrique a été pensée jusqu’ici : disons, jusqu’au génocide au Rwanda ; dans le noyau d’une position de soi comme étant l’Autre de l’Occident, car trouvant ses racines dans l’anthropologie, la philologie et les sciences sociales, qui sont elles, installées confortablement dans le socle d’épistèmes occidentaux. En soupçonnant l’origine de ces sciences, il démontre autant la complicité des discours africanistes et africains dans leur élaboration, avec le socle ethnocentriste de savoirs particuliers, qu’il fait d’eux de pures inventions. Reprenant donc R. Wagner, il peut s’exclamer : « nous pouvons en fait dire que l’anthropologue “invente” la culture qu’il croit étudier, et que sa relation à celle-ci est plus “vraie” en tant qu’elle représente beaucoup plus ses actes et expériences particulières, que les choses dont il parle » 17. Décrivant la prise de parole africaine, parce qu’inscrite dans la continuation de cette invention, il n’en demeure pas moins optimiste, car sa vision est cumulative, mieux, encyclopédique, elle qui passe en revue les discours missionnaire et de l’indigénisation, retrouve les balbutiements de la philosophie africaine avec ses controverses sur le principe de la «philosophie bantoue», sur la valeur ou non de l’ethnophilosophie, dans sa relecture des textes de Marx, avant de sonder dans les textes si peu lus d’un E. W. Blyden, les racines de la pensée senghorienne, et le commencement d’une réflexion africaine qui se pense comme identité. Dans le même geste de déshabillement optimiste, dans la même « passion pour l’autre » 18 dont il se fait le généreux porteur de croix, Mudimbe aura pu ainsi secouer LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 37

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le manteau vermoulu d’une profonde tradition africaine de l’intelligence, et même quelques systèmes autochtones de pensée tels que révélées par l’ethnologie, pour se tenir, au matin d’une philosophie qui s’attend encore, animé seulement de cela qu’il nomme si bien « la patience de la philosophie ». Traversant donc de part en part la bibliothèque africaine, cette magistrale révélation de la vérité du texte et du discours africains et africanistes laisse autant muet dans ses claires limitations, qu’elle éblouit dans son dévoilement de promesses oubliées, par exemple des perles enfouies dans le si négligé savoir antique éthiopien. Oui, elle laisse muet quand elle nous présente la constitution du sujet africain dans un déroulement de strates discursives ; elle éblouit cependant quand elle nous présente au bout de son chemin, le sujet africain comme fondamentalement altruiste : ouvert sur l’autre. Elle laisse muet à cause de tout l’impensé qu’elle permet de voir ; de même elle éblouit parce que, pour une fois, elle libère le squelette de la parole et de l’imagination africaines, le secoue et en montre les possibilités de mouvement : « la géographie de la gnose africaine montre dans la direction d’une passion pour la relation sujet-objet qui refuse de disparaître. Il ou elle est partie d’une situation dans laquelle il ou elle était perçue comme un simple objet fonctionnel envers une liberté de penser de soi comme étant le point de départ d’un discours absolu» 19. Voilà Mudimbe. La possibilité renouvelée chez lui d’un « philosophe authentique » serait ainsi libératrice, car fondée sur l’exigence de la pensée pure, et pas sur la race, ni encore moins sur l’histoire. Avec elle c’est toute la bibliothèque africaine, le savoir africain donc, la gnosis africaine, qui s’ouvrirait pour montrer ses livres aux pages parcourues 38 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

de la même poussière rouge et noire : Léopold Sédar Senghor; Cheikh Anta Diop; Samir Amin; la liste est très longue. Arrêtons-là. Pourtant nous savons aujourd’hui que l’histoire ne peut pas avoir été plus injuste par rapport à un livre publié en 1988, car c’est bien au Rwanda que se trouve la dernière station de la pensée africaine dont Mudimbe élabore si savamment et si patiemment la géographie, le million de morts l’ayant soudain rendue obsolète. C’est que l’attente du philosophe, la «patience de la philosophie », aura été interrompue, non par la révélation d’une pensée totalement neuve, par la venue d’une intelligence africaine totalement originale au cœur de l’impossibilité révélée d’un égoïsme africain, mais par l’irruption en Afrique de cette catastrophe (in)originale-là, humaine, tout simplement humaine, dont l’Occident lui aussi a plusieurs fois fait l’expérience : ce n’est pas dans le texte qui de retournement en retournement, de relecture en relecture, et d’interprétation en interprétation se renouvelle, lieu central de l’élaboration du discours bibliophile et profondément scholastique de Mudimbe, que la tragique rupture épistémologique a eu lieu – mais dans la vie ; ce n’est pas dans l’infini labyrinthe de la bibliothèque africaine que le mal est intervenu une nuit – mais dans le commun d’une rue africaine : le 6 avril 1994. Et c’est à partir de l’universel absolu de cette tragédie que l’idée tout comme l’histoire, et la pensée tout comme l’imagination, se sont retrouvées chamboulées: remises en terre. La question à poser à la longue tradition de la philosophie africaine se résume donc dans celle, terrible s’il en est, qu’une jeune rwandaise dans le film de François Woukoache, Nous ne sommes plus morts 20, pose aux écrivains africains venus à Kigali dans le cadre de l’opération littéraire « Rwanda – écrire par devoir de mémoire » : « où étiezLES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 39

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vous quand le génocide avait lieu ? » et ainsi, en reformulant la question des rues camerounaises, «vous étiez où ? », constate que le philosophe africain, même le plus patient, était endormi quand les cadavres fleurissaient dans sa cour ; souligne donc, dans le plus profond de ce qu’on appelle la philosophie africaine, l’incapacité de celle-ci à avoir été pré-visionnaire de la catastrophe et, l’irruption en son cœur du domaine de l’impensé.

IV Le domaine de l’impensé c’est la zone du morbide. Les arguments pour le questionner sont autant religieux que philosophiques. La question de la jeune rwandaise, de la survivante donc, dans le sens vraiment littéral du terme, c’est l’adresse à une réflexion sur la mort, à partir du lieu absolu de la mort : à partir de la tragédie africaine 21. «Vous étiez où?» Question autant morale que politique, elle est interrogation légitime et terrible accusation. Elle est question d’un sujet esseulé et qui de sa solitude questionne l’alentour. Elle est autant adressée aux hommes qu’aux dieux, aux esprits qu’aux humains ; or, comme toute religion, toute philosophie est d’abord une réflexion sur la mort: de ce point de vue, la philosophie est fondamentalement pensée tragique. Et c’est ici qu’il devient clair que la tradition de la philosophie africaine, enracinée qu’elle était dans la dualité de la question du sujet et de l’objet, a certainement suivi une autre trajectoire, singulière s’il en est, mais trajectoire qui n’aura pas suffi pour questionner le lieu tragique de l’histoire africaine, et l’aura fait passer à côté du Rwanda. A la question de la jeune rwandaise, elle aura répondu: «j’étais chez le voisin», comme pour 40 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

dire: «j’étais chez l’autre»! C’est que pendant le génocide des Tutsi au Rwanda, ce sommet dramatique de la mort, et ce, pas seulement en Afrique, la pensée africaine ne pouvait qu’être absente: le lieu même de sa formulation tout comme la racine de ses mots la condamnaient au silence, au non-lieu philosophique. Fidèle à la profondeur textuelle et philologique des analyses de Mudimbe, même si beaucoup plus polémique, et donc dynamique, le camerounais Achille Mbembe élabore dans un article lumineux, « African Modes of Self-Writing », « Modalités africaines d’écriture de soi », une réflexion qui, elle, se veut solidaire du nauséabond d’une histoire saisie dans un « état de violence » 22, plus précisément : dans un état de mort. Or le génocide, avec sa montagne de cadavres, avec ses chiens cannibales, avec ses cases éventrées, avec sa mort libérée, en tant qu’apogée de la violence, est d’abord la zone nauséabonde: c’est l’espace de la putréfaction et de la décomposition. Sauf ce philosophe et historien personne dans la longue tradition de la pensée africaine, n’a encore eu le courage de penser l’Afrique à partir du lieu morbide 23, du terrible précipice de la destruction et de l’autodestruction ; personne n’a encore trouvé les mots pour penser l’Afrique dans le «temps du malheur» qui est moins celui du rituel du deuil, que du réveil après la catastrophe : de la vie après la mort ; personne n’a eu le courage d’imaginer et de prendre la tuerie de masse comme un événement fondateur de la philosophie africaine. Ainsi donc le génocide au Rwanda est-il demeuré dans les textes, par exemple dans ceux produits à la suite du voyage d’écrivains au Rwanda, un moment fou de l’histoire africaine: un épiphénomène donc. Fait plus qu’étonnant quand nous savons combien l’histoire élabore les concepts de pensée, quand nous lisons que la Révolution française LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 41

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avait suffi à obliger Kant à dérégler le chemin de son itinéraire métrique, et que celle haïtienne avait inscrit jusque dans le texte de Hegel la dialectique du maître et de l’esclave 24. Fait scandaleux d’ailleurs quand nous savons combien notre lecture des analyses marxistes sera toujours myope, tant que nous ne nous serons pas ouverts aux accélérations inimaginables de l’histoire qu’aura vécu notre temps justement. Oui, c’est comme si l’Afrique, se réveillant au matin de la criminelle tornade de 1994, avec entre ses mains et dans sa conscience le million de morts, n’a trouvé rien d’autre à faire que se replier une fois de plus dans le cocon d’une voix qui ne l’a pas aidé au moment de sa plus profonde solitude ; qui d’ailleurs a mené à ce génocide-là dans son cœur. Voix qui a mené au génocide, quand elle ne s’est pas tue devant son événement ? Voilà bien l’accusation grave que l’on peut tirer de l’analyse que Mbembe fait de la tradition de pensée africaine : de son « écriture de soi». Poursuivant là où le texte de Mudimbe s’est arrêté, il trace, lui, deux trajectoires discursives du sujet africain : la pensée messianique, laïque et marxisante, révolutionnaire, d’une part, qu’il nomme «afro-radicalisme»; la pensée identitaire d’autre part, qu’il nomme «nativisme». Et c’est au croisement de ces deux discours, rouge et noir, qu’il fonde la parole du sujet africain tel qu’elle s’est exprimée avant l’état de violence que révèle le génocide, et donc, tel qu’elle a dicté les règles de toute réaction africaine au génocide. C’est que sa réflexion se fonde, elle, sur une vision de la mort qui, d’eschatologique à religieuse, se dissémine dans les champs économique, historique, politique, du sexe, du langage et de l’imagination, pour y soupçonner les germes de l’autodestruction. C’est ici, certainement, qu’il faut la lire par-delà la classique opposition pessimisme/ 42 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

optimisme qui sert à la fouetter, car sa pensée, plus que pessimiste, plus fondamentale que l’afro-pessimisme même 25, est tout simplement négative: négative dans ce sens qu’elle ouvre ses oreilles, pas seulement à la précarité de l’existence, mais aussi et surtout aux ressacs de la mort qui comme un zombie court dans les rues et maisons de la réalité africaine et y essaime son sidéen virus jusque dans l’acte de l’amour; négative dans ce sens que c’est dans le contrepoint de la vie qu’elle questionne celle-ci, du plus profond de la tragédie qu’elle s’élève, et révèle la réification du penser et du dire africains jusque-là, fixés qu’ils sont au bout de deux trajectoires improductives, et les resitue. Point besoin d’accumulation encyclopédique donc, point besoin de coup d’yeux complices à la bibliothèque africaine. C’est au niveau du nouveau philosophème, la tragédie, que Mbembe se situe pour interroger, pour questionner la pensée africaine. Plus que postmoderne, sa pensée est donc prioritairement dissidente, et c’est sur ce chemin qu’elle retrouve le questionnement de la pensée négative à la Adorno. Le geste principalement destructeur de sa parole explique son dictus polémiste aussi, toute écriture inscrivant dans ses mots l’énergie de la pensée qui l’habite. Mais écoutons Mbembe parler du premier courant de la pensée africaine qu’il stigmatise: «le premier courant de pensée qui se représente comme étant “démocratique”, “radical” et “progressiste” –utilisa des catégories marxistes et nationalistes afin de développer un imaginaire de la culture et de la politique dans lequel une manipulation de la rhétorique de l’autonomie, de la résistance et de l’émancipation sert comme le seul critère pour déterminer un discours africain» 26. La vision ici est claire, car dans la longueur de cette tradition de lecture de l’histoire se trouve une acceptation sans faille de la LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 43

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position du sujet africain comme autre, même si d’un sujet en perpétuelle irruption, en perpétuelle quête d’une autonomie qui toujours lui échappe dans le leurre d’une indépendance reçue, et qui, dans le sombre de son abîme, trouve cependant les mots de l’accusation pour désigner autrui au début de ses déboires. C’est que ce sujet éruptif ne peut ici qu’être vu comme innocent, et donc ne peut être pensé que comme victime d’une longue et injuste histoire de malheurs. C’est un sujet perpétuellement dans l’enfance : qui ne commet pas de crimes. Dans la profondeur de l’orientation, oui, du télos d’une histoire de violence qui de l’esclavage débouche sur le génocide, il se place, têtument, hors du domaine morbide, ce qui seul légitime sa déclaration d’irresponsabilité devant la montagne de cadavres qui a poussé dans sa cour. Sujet en régression donc, mineur, son doigt ne se pointe pas encore sur son propre visage, car ce n’est pas un sujet qui se pense négativement, qui pense contre soi, mais un qui se pose devant « l’autre » dans le face à face mortel qu’on sait hégélien, de la dialectique du sujet et de l’objet, en des termes de reproche à autrui : « Par conséquent », écrit Mbembe, poussant l’argumentation dans ses limites logiques, « l’Afrique est dite ne pas être la responsable des catastrophes qui s’abattent sur elle » 27. Or si la véritable mesure de l’autonomie c’est la responsabilité, la mesure de la responsabilité, elle, c’est la culpabilité. A contre-point de ce sujet qui se pense au degré zéro de la culpabilité, et donc de la responsabilité et de la liberté, qui ainsi volontairement remet à ses pieds les chaînes de l’apartheid, de la colonisation et de l’esclavage, pour encore mieux les combattre, Mbembe situe un autre courant qui, dans la lignée de la négritude, « s’est développé d’une insistance sur la contrition de l’indigène ». « Il 44 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

promeut», dit-il, «l’idée d’une identité africaine unique, fondée sur l’appartenance à la race noire » 28. Pensée identitaire, pensée aux origines biologiques aussi, ce courant s’inscrit dans la réflexion sur la différence, mais aussi elle s’enfonce dans les miasmes de l’essentialisme. Ces deux visions de l’intelligence africaine, dans leur réflexion sur la tragédie rwandaise se retrouvent plus qu’édentées: elles révèlent le sommeil de la philosophie africaine dans le moment même où sa nécessité aura été la plus criarde, où son besoin aura été le plus brûlant, et où le culte de la sagesse aura été le plus nécessaire ; elles révèlent aussi le réveil embrouillé du sommeilleux. Car si le premier courant se sera réveillé avec les arguments de la « victimisation » 29, et aura aussitôt creusé dans le passé violent des Grands Lacs pour y trouver l’origine externe d’une extermination de masse inscrite dans les dichotomies coloniales belges et dans la longue main génocidaire de la France, le second courant, lui, n’aura pas encore cessé de trouver des mots pour cacher sa honte. C’est que son concept essentiel se sera retrouvé au cœur même des arguments qui mirent un pays en feu: l’identité. Il n’arrive curieusement pas encore à se sentir coupable. Or n’est-ce pas l’essentialisme, son lit philosophique, qui a livré à ceux qui portaient la machette les mots pour couper la tête à leurs frères et sœurs ? N’est-ce pas la pensée identitaire qui leur a servi de principe théorique ? Oui, n’est-ce pas l’inscription de la différence qui a fermé leurs yeux sur le commun de l’histoire à laquelle nul n’échappe: criminel comme bourreau, et disons le donc : Hutu comme Tutsi ? Pensée essentialiste qui puise dans la tradition autant de l’ethnologie que de la biologie, et c’est-à-dire donc, qui creuse dans les fleurs de la science de l’autre, autant que dans la raciologie qui définit LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 45

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celui-ci comme corps, la pensée identitaire, dans toutes ses formes, est coupable d’avoir livré aux tueurs des Grands Lacs les fondements de leurs folies bancales. Ce n’est pas seulement la théorie de l’origine égyptienne de races africaines qui a pris une « douche de sang» dans le génocide au Rwanda; ce n’est pas seulement la raciologie qui traverse les textes autant de l’afrocentrisme égyptologiste que du nationalisme africain qui sont devenus explosifs dans l’élaboration haineuse des traits du visage Tutsi ; c’est le socle même de la rationalité qui a donné à cette forme d’analyse son lit idéologique qui en a été secoué. Sans aucun doute, le Rwanda est le cimetière de la négritude ainsi que de tous ses corollaires conceptuels. Et voilà, c’est du creux morbide du cimetière de masse que la pensée identitaire autiste, et le messianisme «bébéifié» avec elle, ont sur la conscience, que la pensée de Mbembe redécouvre le pouvoir et la souveraineté du sujet africain. C’est dans le monde en miettes qu’elle pose l’autonomie de celui-ci, et ce en reconnaissant sa profonde solitude dans la fête de la violence ; en soulignant son évidente participation à la danse de la mort, sa culpabilité donc. C’est au matin de la tragédie qu’il fonde la nécropolitique comme expression du sujet africain libre. Et Mbembe de définir la nécropolitique comme étant : « l’expression générale de l’existence humaine et la destruction matérielle des corps humains et des populations ». Continuons : « de telles figures de la souveraineté sont loin de pièces prodigieuses de folie ou alors d’expressions de rupture entre les pulsions et intérêts du corps et ceux de l’esprit. En fait, comme dans les camps de la mort, elles sont ce qui constitue le nomos de l’espace politique dans lequel nous vivons encore aujourd’hui ». Ce n’est pas tout : « au lieu de 46 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

considérer la raison comme étant la vérité du sujet, nous pouvons chercher d’autres catégories fondatrices qui sont plus abstraites et plus tactiles, comme la vie et la mort» 30. Se reconnaître dans ce sujet zombie, dans ce sujet posté debout au carrefour de la vie et de la mort, c’est avant tout reconnaître son indépendance, sa liberté, et voilà : le sommet de cette indépendance, de cette liberté, de cette souveraineté donc, si c’est accepter l’infinie extase de la vie qui se découvre au réveil du survivant, n’est-ce pas également la possession du pouvoir de tuer? Si c’est revendiquer son droit légitime à l’innocence, n’est-ce pas également l’acceptation franche de la possibilité de sa culpabilité? Lisons plutôt Mbembe ici : « l’expression ultime de la souveraineté réside, dans une large mesure, dans la capacité de dicter qui peut vivre et qui doit mourir » 31. Lisons-le pour mieux unir la réflexion sur la mort à celle sur la constitution du sujet africain : de son autonomie.

V Méditation sur la mort, à partir du lieu même de la mort de masse, réflexion sur la mort dans un état de guerre, philosophie qui adresse le sujet africain à partir du creux de fosses communes, la pensée de Mbembe explose en une révélation du divin dans l’extase du besoin de vie sous forme de désir 32, autant qu’elle découvre le chemin de croix du suicidé dans la geste du martyr. C’est ainsi seulement qu’elle est théologie du corps, autant qu’épistémologie du macabre : sanglante égologie. En posant la souveraineté du sujet dans sa destruction, dans son pouvoir d’auto-annihilation, et ainsi en retrouvant dans la figure fatidique du suicidaire, la LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 47

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représentation même de ce sujet assiégé, c’est-à-dire, en greffant au visage de la nécropolitique celui du nécropouvoir, elle ne révèle pas seulement son inscription fondamentale dans la négativité, et donc, son originalité dans toute la philosophie africaine ; elle montre également ses limites. C’est qu’en dessinant dans les modèles de la plantation et de la colonie, dans la postcolonie et dans le camp de réfugiés ; en recherchant jusque dans les détails les plus infimes des œuvres de l’imagination et de la politique du vécu, les frontières de la topographie de la mort ; en construisant le sujet contemporain comme un mort-vivant, c’est-à-dire un vivant qui a nié la mort, ou alors en d’autres termes, un vivant que la mort a refusé 33, elle s’installe dans le domaine du morbide, dans le champ de bataille après la guerre, dans le lieu de l’après génocide, et ne trouve curieusement pas, elle aussi, de réponse à la question si profonde de la survivante du génocide des Rwandais: « où étiez-vous quand le génocide avait lieu ? » Oui, installée au milieu de la montagne de cadavres qu’elle aura accumulés dans le morbide de son analyse, elle se révèle pornographie mortuaire. Dans sa jouissance nécrophile, le philosophe ne pense même pas, on dirait, à enterrer les morts autour de lui, qui sont pourtant ses frères et sœurs ! Comment le pourrait-il, quand dans le fondement de sa pensée qui agresse dieu dans l’origine théologique même de celui-ci, il a exclu toute geste normative, et donc retiré au dernier rempart d’humanisme sa signification et même son lieu philosophique? Vous étiez où? La question de la survivante, la question de la survivance, résonne véhémente dans toute la bibliothèque africaine : et aussi dans le texte de Mbembe, mais c’est que cette question n’est pas seulement accusation ou 48 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

alors reproche ; rappel de la culpabilité inévitable du sujet africain devant le Rwanda. C’est la question qui rappelle le lieu de la philosophie au moment du drame; qui soupçonne et montre, dans son ironie, le lieu de naissance de la sagesse dans la tragédie. Certes comme nous le rappelle si bien Adorno, et avec une logique qui sera également celle de Mbembe : « aucun mot dit à haute voix, et même aucun mot théologique n’a le droit d’être de manière inchangée après Auschwitz» 34. Tâter le terrain du matin qui découvre les centaines de milliers de morts du génocide au Rwanda pour la pensée africaine ne peut se faire qu’à petits pas : à pas risqués et douloureux. Mbembe, lui, prend ce risque: de heurter les vivants autant que les morts ; de marcher sur des vivants qui respirent encore en dessous de la montagne de morts. Son mérite est donc aussi sa faiblesse, car si le génocide est un état d’exception, si la nécropolitique est le résultat d’un état de siège, si la plantation et la colonie sont des régimes particuliers de ces exceptions et de ce siège, ceux-ci, même dans leur élévation la plus philosophique, n’arrivent pas à laisser parler le langage de leur origine. Comme le tueur se tait sur les premiers gestes de son crime, le colon, tout comme l’esclavagiste, bâtit une métaphysique pour taire l’acte fondateur de sa violence. Cet acte devient donc autant historique que conceptuel, autant palpable que logé dans le royaume des idées et des concepts. Comme la mort, il est aussi un moment de mortification de la chair, et donc un moment de la souffrance. Le philosophe qui ne refait pas ce chemin et se perd dans l’épistémologie de la violence, court le risque de devenir complice du geste criminel qui interrompit la vie : il risque de tuer les vivants qu’il croyait morts. C’est ici que la question de savoir comment on en est arrivé là trouve LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 49

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sa validité, car, question de l’origine, elle seule peut faire écho à cette autre qui la clôt: comment en sortir? Il n’y a pas plus charnel que la pensée de Mbembe : ses phrases et descriptions sont rythmées autant au son du fouet qui frappe le corps, qu’au tact des chaînes de travaux forcés. Sa pensée est auto-flagellante. D’origine profondément chrétienne, mais dans le sens moins messianique que mortifère de ce mot, sa réflexion est ancrée autant dans la profondeur historique qu’elle s’élève dans les nuages des concepts. Les instants qu’elle singularise, elle les questionne dans la plus longue sphère de leur possibilité: la postcolonie, et même le camp de réfugiés, qu’elle érige, à la fin, en espace contemporain d’exercice de la violence et de rencontre de la subjectivité souveraine 35, elle en fait un terrain du malheur, dont rien n’échappe. Ils sont bien nombreux, ceux-là qui, enchantés par les analyses mbembeiennes, pressent son texte avec la question de la sortie du lieu de la violence, quand celui-ci se perd encore dans la chair sanglante de l’expression, dans la passion microscopique du vécu de fer, et dans l’envolée métaphorique du langage qui se suffit, ou alors revient aux solutions à « la petite semaine » qu’on sait déjà : société civile, élite intellectuelle, etc. Philosophie pour philosopher, son texte semble s’épuiser dans le geste même de sa constitution, de sa conception, de sa formulation, car il apparaît toujours éreinté quand il s’agit de chercher les voies de sortie de l’infini labyrinthe de la mort qu’il sait si bien décrire. Mais seulement, toute action qui vient après le génocide n’est-elle pas condamnée à être tatillonne? Toute écriture post-génocide aussi peut-elle être autre chose que tardive ? Le plus difficile pour la philosophie africaine sera toujours d’assumer sa propre condamnation à l’absence et au retard devant le géno50 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

cide qui eut lieu au Rwanda ; son incapacité à avoir été pré-visionnaire: son silence. Dans la mesure où la pensée de Mbembe reconnaît cette condamnation de la philosophie africaine, dans sa double tradition, à l’absence pendant le drame, et dans la mesure où il reconnaît tout aussi son inutilité après celui-ci, elle s’élève encore plus, et démasque ceux qui justement la pressent à l’action, comme étant encore demeurés saisis dans les discours, soit du messianisme ou alors de l’identité, dont le génocide des Tutsi aura justement ouvert le tombeau – il les démasque, oui, mais il ne se sauve pas. De même ceux qui traversant son texte, autant séduits par l’étincelle de ses métaphores qu’exécrés par l’odeur de cadavres que celles-ci renferment, et qui du haut de leur relation à l’inscription encore trop visible de sa réflexion dans une métaphysique du texte, condamnent sa vision à l’échec dans la vie, oublient que l’acte de production de ceux-ci, le moment même de leur questionnement, ne peut que naître de l’affirmation de la vie. Ici aussi, dans la profondeur de leur principe dissident, ils inscrivent le culte de la vie comme négation de la mort qui essaime la mort, comme besoin donc, réinstallant dans la geste philosophique africaine le principe d’individuation qui traverse toute la pensée occidentale. C’est le survivant qui fonde son individuation en se découvrant, pas comme le batelier de la métaphore, îlot de rationalité au milieu d’une mer en folie 36, mais plutôt comme ayant survécu, comme étant vivant donc, au sommet d’une montagne de cadavres. Ici l’égoïsme comme discours de l’ego, et comme philosophie donc, c’est la réalisation effarée de la profonde solitude du sujet au cœur de la tragédie. Et c’est ici peut-être que la pensée négative de Mbembe se révèle dans son moment de la plus grande ambiguïté, car le LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 51

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besoin d’air frais du survivant est aussi besoin de penser; sa volonté de vie, non, de survie, est aussi dramatique besoin de raison, et paradoxalement en même temps, inscription de son identité 37. S’il n’échappe pas au cercle de la réflexion sur l’identité, Mbembe parvient à situer le sursaut de la pensée comme étant équivalent au geste d’action dans le moment de sa naissance. Lisons donc Adorno ici pour mieux le comprendre : « mais la pensée », écrit le philosophe allemand, « qui elle-même est un comportement contient le besoin –d’abord comme besoin de vie– en soi. On pense à partir du besoin, et même là où le wishful thinking serait rejeté. Le moteur du besoin c’est l’effort qui inclut la pensée comme action » 38. Pensée dissidente, dans la profondeur égoïste de son commerce avec la mort, avec la putréfaction, avec les mouches et les chiens cannibales, la pensée de Mbembe affirme la vie, et ici elle fait corps avec la geste de Hannah Arendt qui trouve chez le personnage de l’assassin de masse, Eichmann, le moment de la plus profonde dégringolade de l’humain nulle part ailleurs que dans l’arrêt chez celui-ci de penser –dans l’absence de réflexion. Plus que jamais, penser, c’est affirmer son humanité : l’humanité ; c’est même plus : agir. Nous pouvons donc dire que la pensée de Mbembe, en posant la question de la souveraineté du sujet dans le chaos, découvre pour la philosophie africaine l’origine de la sagesse dans le manque, à proximité du danger, dans la frontière de la mort, certes, mais aussi dans la négation de ceux-ci : sous la forme du besoin ; du besoin, qui est avant tout besoin de penser. Et c’est ce besoin-là dont il soupçonne la naissance dans le moment de la plus grande violence: dans la décision du suicidaire, le réveil du survivant du massacre, l’affirmation du martyr. 52 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

Dans le même geste, il en fait donc action, action qui, au premier moment de son sursaut, à son moment originaire donc, à son origine même, est réflexion. Pareil éveil à la pensée ne saurait être l’apanage de quelques élites seulement, car la leçon du génocide est justement qu’elle ne distingue pas, mais démocratise la mort ; elle ne connaît pas le genre, mais plutôt universalise la destruction. Les tueries qui eurent lieu au Rwanda ne distinguèrent pas entre élites et peuple, entre femme et homme: dans la plus grande dimension, c’est l’absence générale de réflexion, de pensée, qui s’y était exprimée. C’est cette démission totale de l’intelligence dans le quotidien qui aura laissé la place à cela que, dans sa pensée, Mbembe, reprenant la formule célèbre d’Arendt, définit justement comme étant « la banalité de la violence» 39. C’est à cette affreuse banalitélà qui est identique chez le petit fonctionnaire comme chez le chef d’Etat, chez la commerçante du coin comme chez le chômeur, chez l’intellectuel comme chez l’enfant-soldat, qu’il oppose une pensée ouverte à la simple volonté de vivre qui est besoin, besoin primaire de sentir ses sens, de palper ses mains, de respirer, de s’ouvrir au monde; besoin qui est recommencement de la vie par-delà la mort, et qui donc s’impose en catégorie universelle pour enfin être attentif à la seule question qui vaille encore après le génocide : la question de la survivante. Nous avons ici une pensée, et avec elle une écriture africaine au matin de leur redéfinition et de leur questionnement après la tragédie: c’est un nouveau jour qui commence, et avec lui, une nouvelle vie qui s’annonce.

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Notes 1.

2.

3.

4.

5.

Ainsi l’idée du génocide dicte-t-elle la pratique de la politique dans le cas de la Côte d’Ivoire aujourd’hui, pour légitimer une intervention de la France et de l’ONU, et même dans le cas du Darfour, pour pousser à une intervention des Etats-Unis et de la communauté internationale.

Marx dans sa relation à Hegel, dans la mesure où, la geste de sa redéfinition de l’impératif kantien est avant tout une re-disposition d’abord historique de celui-ci, suivie par son inscription dans la fosse commune et dans la chambre à gaz. 11. Theodor

Adorno, ibid., pp. 360-361.

12. Theodor Adorno et Max Horkheimer, Dialektik der Aufklärung,

Frankfurt-Main, Fischer Verlag, 1986, p. 19.

Les œuvres écrites dans le cadre de cette opération, «Rwanda: écrire par devoir de mémoire » sont entre-temps publiées. Il s’agit de : Kously Lamko (Tchad), Boubacar Boris Diop (Sénégal), Monique Ilboudo (Burkina Faso), Tierno Monenembo (Guinée), Meja Mwangi (Kenya), Abdourahman Waberi (Djibouti), Jean-Marie Vianney Rurangwa (Rwanda), Kalissa Tharcisse Rugano (Rwanda), Véronique Tadjo (Côte d’Ivoire), Nocky Djedanoun (Tchad).

13. Ibid.,

p. 46.

14. Ibid.,

p. 359.

15. Ibid.,

p. 9

16. Ibid.,

p. 355

Pour la présentation détaillée du projet, cf. http://www.nordnet.com/festafrica/rwanda2.htm.

18. Ibid,

Dans sa critique de l’opération « Rwanda : écrire par devoir de mémoire », Manthia Diawara se souvient avec justesse que Wole Soyinka était le seul intellectuel africain à élever sa voix au moment de la tragédie rwandaise. Cf. Manthia Diawara: «African Literature and the Rwandan Expedition», http://www.africultures.com/index.asp?menu=revue_ affiche _article&no=2254&lang=_en ; pour la réaction de Soyinka, cf. Wole Soyinka, The Open Sore of a Continent. A Personal Narration of the Nigerian Crisis, London, Oxford, Oxford University Press, 1997.

20. Documentaire,

Cf. Mahmoud Mamdani, When Victims become Killers. Colonialism, Nativism, and the Genocide in Rwanda, Princeton, Princeton University Press, 2002.

6.

Theodor Adorno, Negative Dialektik, Frankfurt-Main, Suhrkamp Verlag, 1999, p. 354.

7.

Alain Ricard, La formule Bardey, Paris, Confluences, 2005.

8.

Cf. Colette Braeckman, Rwanda, histoire d’un génocide, Paris, Fayard, 1994.

9.

Theodor Adorno, Negative Dialektik, op cit., p. 358.

10. C’est

ici que la dialectique de Adorno puise dans celle de

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17. Valentin Yves Mudimbe, The Invention of Africa. Gnosis,

Philosophy and the Order of Knowledge, Bloomington, The University of Indiana Press, 1988, p. 27. p. 34.

19. Valentin

Yves Mudimbe, ibid., p. 200. 126 minutes, 2000.

21. Wole

Soyinka est celui qui a élaboré avec beaucoup de sophistication, une pensée africaine du tragique, autant dans son sens philosophique qu’historique. Ainsi n’est-il pas étonnant que sa voix soit la seule qui au moment du génocide se soit faite entendre : cf. Wole Soyinka, « The Writer in a modern African state », in Art, Dialogue and Outrage, London, Menthuen, 1988, et Myth, Literature and the African World, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.

Fabien Eboussi Boulaga, Les conférences nationales en Afrique noire. Une affaire à suivre, Paris, Karthala, 1993.

22. Cf.

23. Achille

Mbembe, « Ecrire l’Afrique à partir d’une faille », in Politique Africaine, n°51, octobre, 1993, pp. 69-97. Buck-Morss, « Hegel and Haiti », in Critical Inquiry, vol. 26, n°4, summer 2000.

24. Susan

25. Voir surtout: J.-F. Bayart, «L’afro-pessimisme par le bas:

réponse à Achille Mbembe, Jean Copans et quelques autres », in Le politique par le bas en Afrique noire, Paris, Karthala, 2002. 26. Achille

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in Public Culture, p. 3. 27. Ibid,

p. 5.

28. Ibid.,

p. 3.

29. Ibid.,

p. 7.

30. Achille 31. Ibid.,

Mbembe, «Necropolitics», in Public Culture, pp. 13-14.

p. 11.

Mbembe, « God’s phallus », in On the Postcolony, Los Angeles, University of California Press, 2001, pp. 212-243.

32. Achille

d’un témoignage sur le génocide au Rwanda : « La mort n’a pas voulu de moi».

L’OMBRE DE SARTRE

33. Titre

34. Theodor 35. Achille

Adorno, Negative Dialektik, op. cit., p. 360.

«Tu as déjà vu quoi?» Dicton des rues de Yaoundé

Mbembe, On the Postcolony, op. cit.

Friedrich Nietzsche, Die Geburt des Tragödie aus dem Geiste der Musik, Frankfurt-Main, Insel Verlag, 1987, p. 30.

36. Cf.

37. Wole

Soyinka, partant lui aussi d’une lecture de Nietzsche, et du concept de la tragédie, du tragique pour être plus précis, et du drame, construit une philosophie de l’identité, qui se veut elle aussi, « an African self-apprehension », une appréhension africaine de soi par soi. Cf. Soyinka, Myth, Literature and the African world, op. cit.

38. Theodor

Adorno, Negative Dialektik, op. cit., p. 399.

Hannah Arendt, Eichmann in Jerusalem. A Report on the banality of evil, London, Penguin, 2006.

39. Cf.

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I Il était temps ! En effet la machine était à réinventer, et ce depuis trop longtemps. C’est que le génocide du Rwanda est la goutte d’eau qui aura fait déborder le grand vase de l’immense et infinie tragédie africaine. Pourtant avouons-le, si les rouages du moteur demeurent ceux de la réflexion, les instruments qui aident à son questionnement se trouvent, une fois encore dans les pistes sinueuses, poussiéreuses et incertaines que nous aura indiqué la survivante : dans les frêles pulsations de la vie qui se découvre au réveil du matin ; dans la rencontre étonnée des merveilles du quotidien; dans les questions inattentives des buveurs des bars et gargotes; sur l’asphalte infini des rues. Ainsi, dans les rues de Yaoundé, par exemple, on entend ici et là des enfants qui demandent à leurs amis: «vous avez déjà vu quoi?» Singulière question sur laquelle il faudra bien se pencher, car elle est posée à des interlocuteurs qui pourtant ont leurs yeux grandement ouverts sur la LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 57

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réalité, comme si elle voulait leur révéler que le ciel qu’ils voient si bien, échappe tout de même à leur regard; que les oiseaux qui chantent dans leurs oreilles, sont tout aussi inaccessibles à leur perception; ou alors pour leur dire que quelque chose du réel échappe toujours à la vue ; que la réalité n’est pas, et ne saurait être une évidence: qu’elle n’est jamais simplement là, sinon sous forme ironique. Or justement, analysée de ce point de vue, la relation de l’écrivain africain au réel se révèle comme étant, elle au contraire, prédéfinie: et ce, même avant la prise de parole de ce dernier. C’est comme si celui-ci n’avait plus droit à l’étonnement gai des enfants dans les rues qui ailleurs fonde la littérature ; comme si son regard, plus vieux que l’émerveillement, ne pouvait qu’être truffé de rides de vieillards édentés ; comme si ses questions ne pouvaient s’échapper que des archives de choses déjà pensées. Note aux bas de la grande page de la bibliothèque universelle, à ses phrases semble interdit le ciel absolu de la vérité, et donc de l’idée, qui chez Hegel fonde l’art, et le place à côté de la religion et de la philosophie 1 – sinon dans la tradition de celles-ci. Enfoncé dans les détours inattendus du relatif, plongeant ses racines dans la terre stérile de la différence, auxquelles l’ont condamné deux mille années d’exégèse occidentale, il subit le sens des mots du vocabulaire philosophique dans lequel son imagination s’est éveillée: il marche dans un monde dans lequel sa voix ne peut qu’être l’écho d’un cri lointain. L’écrivain africain ne peut pas être original. Autant que dans le ciel des concepts, il se réveille dans des formes, comme le «roman», comme la « poésie », comme le « drame », dont les évidences ont été dictées par un temps et par une histoire de la pensée qui n’étaient pas les siens 2. Son talent se situe ainsi au 58 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

niveau de leur appropriation, de leur adaptation, de leur application, de leur extension, de leur revendication, mais pas au niveau de leur invention. S’il peut encore être croque-mort, il est venu à la parole scripturale trop tard pour enfanter le chant qui fera se lever et danser le monde. Puisque tout ce qu’il sait est déjà su et tout ce qu’il pense déjà pensé, la critique peut dormir paresseusement, car l’écrivain n’a plus qu’à marcher à la dictée de ses mots d’emprunt, et à s’exprimer dans ses genres et concepts de location. C’est que la pensée africaine qui aurait pu l’aider à écrire la philosophie de son art, et donner aux mots des critiques un ciel spéculatif duquel le juger, a fait sienne les limitations de l’écrivain, et avec lui, s’est installée dans le parti pris relatif, lui offrant elle aussi uniquement le terrain du renouvellement. Comment croire ici que s’il y a une seule évidence dans le domaine des idées, c’est que rien n’est évident ? C’est donc le rien ? Et pourtant ce réveil de l’écriture africaine dans la bibliothèque universelle est également l’acte de naissance de l’écrivain: en même temps que de faire sien le terrain de la différence, il peut de sa voix la plus forte, crier qu’il n’y a plus d’absolu, ni de vérité, et que celles qui ont dicté l’écriture de générations d’écrivains avant lui, ont tout aussi servi à le taire pendant deux mille ans : il peut donc être pyromane, et la brûlure de son histoire lui donne le droit d’avoir toujours des allumettes dans sa poche. Ou alors, au milieu des millions de livres soigneusement ordonnés, il peut faire sienne la question des enfants des rues de Yaoundé, et malicieusement, demander à tous les Œdipe de la terre, aux Dante et Hamlet: «vous avez déjà vu quoi?» Il peut donc s’installer dans le royaume de l’ironie. Seulement, le fait-il? Marquons d’abord, nous, quelques pas en arrière, et sondons le ciel de la pensée africaine LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 59

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dans ses courants identitaire et messianique, tels que résumés si brillamment par Mbembe ; questionnons leurs positions de l’œuvre d’art en relation avec le réel, et par ricochet avec l’histoire. Bien sûr, cela ne peut plus se faire sans un intermède idéal; sans les béquilles de la bibliothèque universelle : or, nous nous rendons compte bien vite que ces courants couchent tous les deux dans un identique nuage conceptuel, dont la composition est tout aussi vite découverte, car elle révèle la profonde inscription de l’imagination africaine dans des théories bien précises de l’art –disons ici: sartriennes: « Sartre, philosophe africain » 3, nous dit si justement Mudimbe, et cela montre son visage le plus évident, pas seulement dans la préface, « Orphée noir » que le philosophe français aura donné à l’Anthologie de la poésie nègre et malgache de langue française 4 de Léopold Sédar Senghor, publiée en 1948, ce document fondateur de la négritude et de la critique qui s’y réfère, mais aussi dans celle, tout aussi célèbre, qu’il écrira pour Les damnés de la terre de Fanon, publié en 1961, bible du mouvement tiers-mondiste 5. Etrange mais significative coïncidence que celle de ce philosophe placé au croisement de deux chemins de l’intelligence africaine, surtout d’expression française, et qui d’un même geste en unit les visions contradictoires dans un identique lit, couche messianisme et pensée identitaire sous une même couverture chaude, établissant polygame, comme le rappelle Mudimbe : « une connexion entre la littérature noire engagée et l’idéologie africaine de l’altérité » 6. Philosophe omniprésent, s’il en est, ce Sartre, qui ainsi se sera placé au moment même de formulation des fondamentaux de la pensée africaine, pour en révéler la commune source de vie. Pourtant réunir dans le même geste de préfacier l’élan marbre de Senghor et celui cavalier de 60 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

Frantz Fanon, il faut pouvoir le faire, or nous le savons déjà : dans ses cafés enfumés de Paris, Sartre a fait beaucoup plus que fédérer les intellectuels africains des plus différents : « son chemin vers la libération signifiait », écrit justement Mudimbe, « une nouvelle configuration épistémologique sous la souveraineté de la raison dialectique» 7. Il s’agit donc beaucoup moins, dans son embrassade de l’intelligence africaine, d’un généreux geste de surface, commun chez tout préfacier, que d’un ancrage réfléchi de la pensée africaine dans un ciel particulier de la spéculation : dans une représentation singulière de l’idée comme historique ; et dans une histoire bien définie de la raison. Si Fanon convainc quand il dit de « l’Orphée noir », « Sartre, dans cette étude, a détruit l’enthousiasme noir » 8, il ne se sera pas sauvé lui non plus. C’est que la présence sartrienne est symbole aussi 9 : celui d’un état des choses, car ce qu’elle révèle, ce qu’elle souligne d’ailleurs, c’est l’intelligence critique africaine en location transcendantale. En même temps que de parrainer la pensée des auteurs, elle révèle leur grelottement philosophique. Car ceux-ci, installés dans la fange de la différence, ou alors ramant dans le cours convulsif de l’incendiaire révolte, se sont ouverts à l’incertain palais des précipices, avec dans leur ventre l’obligation de sauter dans le vide pour se découvrir ; de s’ouvrir à l’expérience de l’aventure pour se trouver: or oiseaux libérés, ils battent philosophiquement des ailes, mais ne s’envolent pas. Marchant donc sous le parapluie de pensées, de concepts, de formes qui ont été élaborés sans eux, et même beaucoup de fois, contre eux, ils sentent bouillir dans leur ventre la tentation de courir se jeter au dehors, de se précipiter dans la rue, même si pluvieuse, de s’ouvrir le corps à l’infini du ciel: or justement, une peur insidieuse leur LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 61

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ronge le ventre ; un ténia malin leur tord les intestins ; une constipation leur plombe l’estomac: c’est la terrible angoisse de l’oiselet devant le vide de son horizon libéré; du piéton devant la cour pluvieuse. C’est ce grelottement de la pensée africaine qui fonde sa foi de locataire ; et c’est sa situation de locataire transcendantal qui, justement, lui coupe les ailes à chaque sursaut de ses pattes, qui annule chacune de ses envolées: qui donc fonde son piétinement épistémologique, et réinscrit son installation dans le paradis moins cher du ménage sartrien; dans le confort paresseux du train historique. Jamais la liberté n’a été aussi emprisonnée !

II Comment y échapper? Prenons le concept d’engagement qui plus que tout marque l’évidence de la présence sartrienne dans la pensée africaine, autant qu’il est utilisé par la critique pour décrire l’inscription de l’écrivain africain dans l’histoire de son continent : « un écrivain est engagé », nous dit Sartre, « lorsqu’il tâche à prendre la conscience la plus lucide, et la plus entière d’être embarqué, c’est-à-dire lorsqu’il fait passer pour lui et pour les autres l’engagement de la spontanéité immédiate au réfléchi. L’écrivain est médiateur par excellence et son engagement est la médiation » 10. Ici posons un instant : « être embarqué ». Précisons : être embarqué dans l’histoire. Et à cette définition classique de Sartre, demandons : comment échapper à une vision aussi mimétique de l’art ? Mais pourquoi interroger Sartre ici ? C’est que le philosophe Mudimbe nous a mis en garde: la place de Sartre dans la pensée africaine est plus que formelle, c’est-à-dire de référence et d’application, 62 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

ou même chronologique, c’est-à-dire de contemporanéité, hasardeusement située au moment de la naissance de cette dernière, pour en chapeauter la double tête par générosité et par politesse parisienne : sa place est épistémologique. Il s’agit donc moins de signifier que la notion sartrienne de la relation de l’art à la société est surannée, vieille de cinquante ans; qu’elle fait partie d’une époque de la littérature qui n’est plus nôtre. Mais plutôt, sur le plan épistémologique justement, il s’agit de reconnaître qu’elle glisse sous les pieds des écrivains africains le tapis d’une vision de la relation de l’art au réel qui, même au moment de son élaboration, après la Deuxième Guerre mondiale, était déjà questionnable: relation que la philosophie, plus que l’histoire et la littérature, d’ailleurs, avait questionné bien avant sa formulation par Sartre, et qui pourtant, dans la pensée africaine, a acquis de plus en plus la dimension de l’indépassable, ancrée qu’elle est, comme un cancer, dans le lieu de cette peur transcendantale qui coagule l’élan de l’écrivain, tord les boyaux du critique, et freine les pas du philosophe. On peut s’approprier une remarque de Mudimbe qui, paraphrasant une pensée de Foucault par rapport à l’influence hégélienne sur la philosophie occidentale, nous rappelle qu’« échapper réellement à [Sartre] suppose d’apprécier exactement ce qu’il en coûte de se détacher de lui ; cela suppose de savoir jusqu’où [Sartre], insidieusement peut-être, s’est approché de nous; cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet de penser contre [Sartre], ce qui est encore [sartrien] ; et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être une ruse qu’il nous oppose et au terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs» 11. O, oui : la véritable défaite de l’Afrique sera toujours son incapacité à se penser sans l’Occident; la profonde LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 63

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défaite de ses écrivains, leur incapacité d’écrire sans l’Occident: la liberté fait peur; cela, on le sait. Mais plus que le saut dans le vide, le chemin d’un renouvellement de leur pensée ne réside-t-il pas dans cette claire reconnaissance de la perpétuelle ruse de la raison occidentale: List der Vernunft ? Car, en fin de compte, comment y échapper ? Omniprésent ce visage sartrien dans la littérature africaine, inscrit dorénavant dans le ciel de concepts qui fondent le sens des mots de passants, et se réveillent dans les dialogues des romans ; tapi dans l’horizon infini qui est parole silencieuse des jeunes filles, et devient repartie de théâtres; couché à l’ombre agile qui suit les évidences des mots des penseurs, et devient sentence de traites ; même insufflé dans les métaphores qui secouent les pages des poètes, et deviennent proverbes de critiques : en témoigne la fortune qu’il a dans les textes qui regardent la relation des écrivains africains à leur présent; qui interrogent ceuxci, les interpellent parfois, les vilipendent, au regard de l’immense tragédie africaine, par exemple le génocide au Rwanda, leur demandant de se situer par rapport à lui, d’élaborer une « réflexion africaine sur le génocide », sans pour autant jamais vraiment songer à questionner la notion sartrienne d’engagement, jusque dans cet élan intellectuel qui les précipite vers les Grands Lacs ! 12 Oui, comment échapper à Sartre? Est-ce en plongeant dans les limbes des langues africaines, comme Ngugi, même si en prenant comme cheval de bataille théorique des concepts fanoniens, donc bien sartriens de la vie? L’écriture africaine n’a pas encore arrêté de se poser cette question ; elle n’a pas encore arrêté d’y répondre en sombrant dans le paradoxe. Elle ne lui a pas encore trouvé de réponse vraiment satisfaisante; c’est-à-dire qui ne soit pas défaitiste ou polémique, mais définitive. 64 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

C’est que la question n’est toujours posée que dans la dimension épistémologique du confort philosophique sartrien dans la parole africaine : or c’est de l’extérieur de la location spéculative de la pensée africaine qu’une réplique définitive peut lui être trouvée. Y répondre nécessite donc un autre mouvement que la seule référence à l’histoire qui, elle, on le sait enfin aujourd’hui, après les déconvenues du matérialisme dialectique, n’obéit pas à la logique ; nécessite tout aussi un autre geste que l’insistance sur l’altérité qui en Afrique se consume, on le sait tout aussi depuis le génocide au Rwanda, dans les fosses de la mort de masse; y répondre nécessite aussi un autre élan que le retour sur la nombriliste découverte de l’individualisme qui guette la génération contemporaine d’écrivains africains, quand elle assume encore plus que ses aînés le bail conceptuel qui s’ouvre dans la parole du sujet africain. Y répondre nécessite ainsi donc, au contraire, un envol à rebours dans le lointain de l’histoire de la philosophie, car s’il est vrai que la notion sartrienne de l’engagement est une interprétation de l’esthétique hégélienne, il faut certainement d’abord revenir au texte hégélien pour la questionner, et ainsi, avant Sartre, de manière prévisionnaire donc, refonder la place du sujet, et donc reformuler ailleurs qu’en Sartre, les termes de la parole de l’écrivain africain. Il faut certainement revenir à l’inscription hégélienne de l’art dans la vérité, de la parole dans l’idée, et de la pensée dans l’absolu, pour mieux questionner la possibilité de son engagement, et ainsi aux écrivains à qui, à la place des champs de la libération, Sartre donnerait des chaînes à casser, peutêtre ouvrir les portes d’une sublime félicité retrouvée après la tragédie. Mais ce chemin en marche arrière n’est pas sans préliminaires, car ce n’est qu’en retrouvant LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 65

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l’idéalisme du texte hégélien qui est étouffé dans la logique sartrienne, qu’il est possible de penser pour le futur, une écriture africaine qui se situe par-delà l’engagement : par pur égoïsme ; qui est donc prévisionnaire par rapport à la tragédie. C’est ici, découverts dans leur encombrant héritage matérialiste, à leur racine même dans les cours de Hegel sur l’esthétique, que les limitations de la lecture sartrienne deviennent claires : que la triadique des questions qu’il pose dans Qu’est-ce que la littérature? –qu’est-ce que écrire? pourquoi écrire? pour qui écrit-on?– et qui s’est si profondément inscrite dans les théories critiques africaines, révèle son geste purement sociologisant qui définit l’art, en lui retirant son cœur réflexif ; qui jette au ciel l’oiseau des idées, après lui avoir coupé les ailes; bref, qui pense l’œuvre d’art, en la sevrant du puits de son autonomie. Geste plus que tordu, nous dit Hegel, qui ajoute : « le tordu consiste en ceci que l’objet d’art serait ainsi référé à quelque chose d’autre, qui serait considéré comme l’essentiel, et serait placé là comme étant pour la conscience, de telle manière que l’objet d’art n’aurait de valeur qu’en tant qu’un instrument fonctionnel pour la réalisation de ce but indépendant et se suffisant, placé à l’extérieur de l’espace artistique. Contre cette assertion il faut dire que l’art découvre la vérité dans sa forme sensuelle, et qu’il est appelé à représenter cette opposition réconciliée et qu’en cela, son but ultime se trouve en lui-même, dans cette représentation et dans cette découverte» 13. C’est que la conception hégélienne de l’art a l’autonomie dans le sang, contemporaine qu’elle est de la tradition romantique telle qu’exprimée par les frères Schlegel, Fichte, Tieck et surtout le très tôt mort Solger, tradition à laquelle Hegel offre d’ailleurs ses plus profondes analyses. Fonctionnelle, devient 66 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

ainsi la philosophie sartrienne de l’art, et du point de vue de Hegel c’est le pire des reproches ; trop plongée dans les tumultes de l’histoire, «engagée», oui, à ce prix, myope devant la nécessaire ironie du champ artistique. Et voilà, c’est Hegel qui nous révèle les limites de la vision sartrienne devant les magnificences de la réalité ; c’est le philosophe de la dialectique qui découvre les hideuses barres que celui de la liberté aura mises subrepticement devant les portes de notre art ; c’est le penseur de l’histoire qui montre la trop grande saisie des pas de celui de l’existentialisme dans les miasmes du présent duquel il n’aura pas pu s’élever. Surtout, c’est Hegel qui en réinscrivant pour nous dans l’écriture, la fondamentale autonomie de l’art, son ironie, se rit du mimétisme de l’engagement et nous en libère; car c’est dans la longée du rire hégélien qu’il nous revient que l’artiste ne peint pas un arbre mais un tableau; qu’une œuvre d’art est fabriquée ; qu’un poème est une suite permutée de mots ; et qu’un écrivain écrit des phrases. C’est dans la longueur de ce rire que la liberté de l’artiste et de l’écrivain se situe : et c’est en cela qu’il est libérateur. Il est destructeur ; et donc, ne peut qu’être tout aussi créateur. C’est le rire hégélien qui d’ailleurs nous fait mesurer la profondeur philosophique de la question qu’ici, les gamins de rues poseraient à Sartre dans leur incontrôlable, dévastatrice, mais tout aussi évidente espièglerie : « monsieur, vous avez déjà vu quoi ? » Il nous reste à imaginer ce que répondrait le philosophe qui louche.

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III Si la position chez Hegel 14 de l’autonomie de l’art est un héritage kantien, autant qu’une profession de foi dialectique placée dans la longueur de son époque, la lecture sartrienne, elle, dans ses racines matérialistes, est située dans la tradition de la littérature française, dans la différence binaire entre «l’art pour l’art» et «l’art pour le progrès », telle que formulée bien avant par Victor Hugo. Et c’est ici certainement, dans cette différence, que le concept sartrien montre son ultime limite, car l’idéalisme des parnassiens à quoi il oppose une notion mimétique de l’art, se fonde sur une vision plutôt restrictive de l’autonomie de l’art. Cette vision est restrictive parce que purifiée de la relation chiasmatique de toute œuvre d’art avec la réalité : purifiée donc de l’immanente ironie de l’art, de son fondamental retour sur soi, et donc de son geste principalement négatif. Ainsi du point de vue de l’Afrique, il est illusoire de concevoir un «art pour soi», qui répondrait à «l’art pour autrui », tel que le fait encore la critique africaniste : il est pensée contre soi, réflexion. C’est que le retour de l’art sur soi n’est pas retournement égoïste, narcissique ou rêvasseur et contemplateur. Au contraire, ce retournement est fondé sur le principe dissident immanent à l’œuvre d’art, principe qui est inscrit dans la réflexion de celui-ci. C’est cette réflexion qui inscrit l’œuvre d’art dans la pensée de Hegel, dans cette négation qu’il voit à l’œuvre autant dans l’esprit, dans la subjectivité, que dans l’histoire : qui fait l’œuvre d’art commercer avec l’absolu, avec la vérité, avec l’idée, et ainsi plonger dans le tumulte de l’histoire, mais en même temps nier celle-ci pour s’élever dans l’envol d’un oiseau libéré, et faire corps avec l’histoire de la conscience, de l’idée. 68 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

C’est ce double geste d’autonomie et de rejet, de liberté et de dissidence, qui marque à l’intérieur de l’œuvre d’art son origine dans la réalité, sans pourtant lui enlever son geste d’élévation du réel : qui en fait un modèle idéal de la dialectique négative, telle que formulée par Adorno: «aussitôt qu’on pose des limites», écrit Adorno paraphrasant Hegel, « on les traverse à travers cet acte même et les inclue dans cela contre quoi l’acte a été posé » 15. Avec lui, la relation de l’art à la réalité est une d’opposition, mais l’œuvre d’art demeure inscrite cependant dans la conception que Hegel se fait de la conscience en action : elle est rejet, mais en même temps appropriation ; elle est indépendance, mais d’esprit : oui, elle est dialectique. Chaque tableau, chaque livre, chaque poème, chaque air de musique, est une manifestation de cette négation de la nature dont ils échappent, en même temps qu’ils la représentent ; de la société dont ils se libèrent, en même temps qu’ils l’expriment ; de l’histoire qu’ils quittent, en même temps qu’ils en sont prisonniers. Chaque œuvre d’art est un manifeste d’indépendance d’esprit. Ici la phrase de Joyce a sa valeur heuristique, car l’histoire est-elle autre chose qu’un cauchemar dont l’artiste veut se libérer à travers son oeuvre ? Mais aussi : l’histoire n’est-ce pas ce terrain marchant dans lequel la valeur de tout art trouve son lieu de signification? L’ironie veut qu’il s’en libère, pas en fermant son esprit aux mille révélations du prophète, mais en faisant sien le geste réfléchi du suicidaire. L’autonomie de l’œuvre d’art a longtemps été posée pour signifier, de manière historique, la libération de l’art du mythe et de la religion, et son élévation dans la sphère pure des idées : de l’absolu qui se suffit; le moment le plus problématique de cette autonomie sera toujours celui qui entend l’art LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 69

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comme se suffisant dans l’infini jeu formel: dans le style. Problématique sera toujours ce moment parce qu’il est aveugle devant le double caractère de l’œuvre d’art qui est autant autonome, qu’en même temps fait social 16, c’est-à-dire, pur exercice de forme, révélation de la manière, et d’encore plus de style, marque donc d’une libre subjectivité, mais en même temps marchandise livrée à la commodité de la société de consommation : produit. Or ici aussi l’art ne peut échapper aux grandes dents de la machine culturelle que par le moment de négation même qu’il inscrit dans sa chair : par son interne opposition ; par son principe dissident. Cette opposition interne, oui, cette fondamentale dissidence de l’art n’est rien d’autre que son ironie. Vous avez déjà vu quoi? La question des enfants de Yaoundé est la question que pose toute œuvre d’art tant à la société dont elle s’élève, qu’aux formes commerçantes du réel, c’est-à-dire, à l’industrie de la culture, dont elle fait partie en tant que marchandise, et à l’histoire. Voilà pourquoi plus que de parler « d’art pour l’art », et de l’opposer à « l’art pour le progrès », ou alors, pour les besoins de la cause, de l’opposer à «l’art pour la liberté», à l’engagement de l’œuvre d’art, c’est au contraire le caractère monadique de l’œuvre d’art que, dans la tradition de lecture hégélienne, parallèlement à Sartre, et sans subir du tout les effets de la mode de l’engagement, Benjamin en premier, et après lui Marcuse, surtout Adorno, soulignent pour nous, traçant ainsi les voies d’une singulière généalogie qu’il serait intéressant pour l’auteur africain contemporain de sonder ; dont il serait nécessaire aujourd’hui de soupçonner enfin les vérités : « que les œuvres d’art “représentent” en tant que monades sans fenêtre», écrit Adorno, «ce qu’elles ne sont pas elles-mêmes, ne peut pas 70 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

être autrement entendu que dans la mesure où leur dynamique propre, leur historicité immanente, cette dialectique de la nature et de la domination de celle-ci, n’est pas seulement de la même essence que l’extérieur, mais ressemble également à celui-ci, sans pour autant l’imiter» 17. On ne peut pas plus jeter l’art par-delà l’embarcation; et cela veut dire: entendre les mille batailles qui sont présentes à l’intérieur de chaque œuvre, combats dont le plus patent est certainement celui avec la société ; mais cela veut dire aussi : s’ouvrir par exemple à l’ironie d’une peinture abstraite par rapport au trop meurtrier de la société à qui elle fait face, négativement, tout comme à la dissolution de cette négation dans les lois du marché sans lequel elle n’aurait pas la possibilité de révéler sa vérité en public. Cela veut dire : voir la beauté sublime de l’art devant les poubelles du quotidien. C’est devant cette subtilité gymnastique de l’art que la conception sartrienne devient bien vulgaire; sociologique dans le plus restreint de cette tradition : matérialiste. Et c’est ici aussi qu’il devient clair qu’elle ne rend pas compte des vides qui sont inscrits dans la pratique des artistes africains : c’est qu’au fond elle ne se représente un artiste qu’en symbiose avec sa société, donc sevré de son moment de négation, qu’elle entend comme isolement, liberté ; elle ne le voit que comme prisonnier de l’histoire, jusque dans sa revendication de l’autonomie de l’art qu’elle classifie comme étant un réflexe de la société bourgeoise; elle reconnaît un pouvoir de transformation à la littérature, mais c’est pour l’inscrire dans la marche dialectique de l’histoire: «la littérature est, par essence» nous dit-elle, «la subjectivité d’une société en révolution permanente» 18. On ne peut pas mieux chercher dans la littérature, même dans son acte le plus révolutionnaire, LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 71

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une affirmation de la dynamique de l’histoire ; on ne peut pas se faire plus myope devant la danse folle des mots ; on ne peut pas plus violemment les mettre dans le lit de l’histoire, car dire de la littérature qu’elle est «embarquée», c’est à vrai dire, et les rues camerounaises ne se trompent pas ici, en faire tout simplement la pute de l’histoire. Ce qui vaut pour la littérature en particulier, vaut pour l’art en général: certainement ici, il serait possible dans la lignée d’Adorno, de commencer notre vision par une lecture d’auteurs comme Kafka ou Beckett, qui dans la profondeur même de l’opposition de leurs œuvres à la réalité barbare de la société dans laquelle ils vivaient, dans la geste ironique de leur négation, représentent cette société le plus fidèlement. Ce geste peut-être ne rendrait pas compte, autrement que de manière polémique, de l’étendue convulsive de la dynamite des œuvres d’art devant laquelle le concept d’engagement est aveugle. Au moins indiquerait-il les voies conceptuelles d’une tradition alternative que l’artiste et l’écrivain africains peuvent prendre, quand ils veulent se situer par-delà l’engagement. Au moins montrerait-il le chemin négatif que nous, les contemporains, prenons de toute évidence.

IV Pour ce qui concerne l’Afrique, il est difficile d’embarquer les auteurs dans le train d’une classe, comme pour la littérature européenne, on observe logiquement le passage, à travers l’histoire, de l’écriture dans la classe bourgeoise, et avec ce passage, des réaménagements nécessaires de la forme, du style et du langage : c’est que, trop vaste, trop disparate, et trop diverse pour 72 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

rendre possible un tel projet, comme le dit si justement Efoui, «l’Afrique n’existe pas»; et la littérature africaine encore moins. Moins qu’embarquée dans l’histoire, à tous les niveaux de sa production, l’œuvre de l’écrivain africain est plutôt traversée par la ruse. Et c’est d’abord de la ruse de la raison occidentale qu’il s’agit : les plus populaires manifestations de cette ruse, parce que les plus accessibles et les plus rabâchées aussi, sont autant son utilisation d’une langue autre que celle que la tradition de sa culture lui aura léguée, disons l’utilisation du français ou de l’anglais dans ses écrits, que sa dépendance des structures de l’industrie culturelle de production et de consommation du livre qui ne sont pas celles de son pays, maisons d’édition et autres, toutes occidentales ; ou alors, la proclamation de sa liberté d’artiste dans le cœur de capitales qui dans le fond, sont à l’œuvre pour réinstaurer la subjection levée de son pays d’origine : pour annuler son autonomie. Cette ruse, vue en sens inverse, est ironie, car ironique il sera toujours, que ce soit de toutes les villes africaines, à Paris, qu’il soit possible aux écrivains africains d’expression française, de critiquer la politique française qui étrangle leur pays! Ironique il demeurera, que la prise de parole historique de la littérature francophone africaine, avec Force bonté de Diallo, et même L’esclave du populaire Couchoro, ait eu lieu à Paris ! Tout comme ironique il sera aujourd’hui encore, que ce soient les institutions françaises qui auront financé le voyage d’écrivains africains sur les collines du Rwanda, quand même la politique française avait les mains toutes trempées dans la manufacture sanglante du génocide: mais cette ironie tragique de l’intelligence africaine n’est-elle pas jumelle de celle qui fait signer un livre respirant des pulsations de la vie en Afrique du terme « roman », et LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 73

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qui tout aussi fait les critiques imposer au « roman » en question une tradition particulière de l’oralité alors qu’il est si évident que tout roman est d’abord écrit ? N’est-il pas ironique que la critique africaine, elle-même, dans ses analyses se sente trop vite à l’aise dans des cases théoriques dénommées «sociologie», «anthropologie», « déconstruction » ? Mais l’ironie est-elle uniquement de forme ? Il serait possible, plus palpable, d’ajouter à cette liste l’exil de fait de l’écrivain africain, qui nous représente l’exemple, singulier dans toute l’histoire de la littérature, d’auteurs de renom qui vivent tous à l’extérieur de leur pays, à l’extérieur de leur continent! Pourquoi ne pas mentionner le fait que, par-delà toute théorie, en Afrique, l’écrivain produit ses livres dans une infinie mer d’analphabétisme, même si, comme le fait Sembène, il les dédie à sa mère qui ne saurait les lire, parce que alphabétisée, elle, dans une langue, sa langue, dans laquelle son fils ne fait pas de littérature; oui, pourquoi ne pas compter le fait que les livres sont présentés aux lecteurs africains à des prix qui sont une insulte à toute intelligence? Ces quelques dissonances empiriques auraient déjà suffi pour se rire de tous ceux qui têtument voient la littérature africaine entrer pour son plaisir dans le bordel de l’histoire, et fermer la porte derrière elle ; pour « nullifier » toute tentative d’application de la conception, poisson dans l’eau, «embarcation», mimétique donc, de l’art, de l’engagement de celle-ci, à l’œuvre encore dans le texte des critiques d’auteurs africains, car les écrivains du continent, même les plus incisifs, même les plus «grass-roots» comme Achebe ou Ngugi, se révèlent toujours édentés devant la singulière violence de leur continent : socialement inutiles, ils sont ; coupés du flux de l’histoire de leur pays qui de plus en plus se fait 74 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

sans eux, qui définitivement fait d’eux des parasites ; coupés de l’Afrique, ils sont, oui, même s’ils en donnent la conscience ! Et ceux des écrivains qui se sont inscrits dans les structures de l’Etat de chez eux, un peu dans la tradition du poète-président Senghor, ont toujours collaboré avec la pire des rapines : se sont retrouvés tel Ferdinand Oyono ou autres, coupés eux aussi des pulsations des rues de chez eux qui nous préoccupent ici. L’exil de l’écrivain africain est sa damnation. Comment se fait-il donc que la critique africaine sera restée si longtemps aveugle devant le fait que ceux qui auront le moins commercé avec l’histoire de leur pays, même quand leurs œuvres sanctifient celle-ci, ceux qui perpétuellement en auront été exclus, même quand leurs écrits s’ouvrent aux senteurs de leur terre, ce seront toujours les écrivains? Que la denrée la plus rare dans le commerce de la culture en Afrique, ce sont justement les livres ? Et donc que ceux qui pourront le moins s’y réclamer tributaires de la conception sartrienne de la littérature, ceux qui le moins se sauront « embarqués », comment le croire, ce seront nécessairement les écrivains ? Oui, pourquoi la critique de la littérature africaine sera-t-elle restée si longtemps aveugle devant les évidences si criardes de la fondamentale mise à l’écart de l’écrivain des rues de son pays qu’il chante ? C’est ici qu’il devient clair que la cause de cette cécité critique devant l’évidente ruse de la raison occidentale dans la littérature africaine, et même, dans l’art africain, est moins d’analyse que conceptuelle, moins de circonstance que fondamentale : c’est clair, le regard critique, lui aussi, ne peut qu’être fils du parapluie spéculatif qui définit et fonde l’art. Voilà pourquoi plus profondément que les errements de l’écriture africaine, c’est d’abord la situation de locataire transcendantal de la pensée LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 75

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et de la critique africaines, qui est le visage le plus dramatique de la ruse dont il s’agit ici. Remplacer la raison sartrienne par la raison critique dans le ciel des concepts qui fondent la littérature africaine ; se perdre dans l’infinie source hégélienne, pour remonter plutôt le frêle chemin qui, de Benjamin mène à Adorno; faire sien la lecture de l’école de Francfort qui pose l’art comme autonome et en même temps reconnaît ses secrétions négatives ; substituer le mimétisme par la négation, ne transformera jamais le locataire transcendantal en propriétaire : nous le savons. Cependant, c’est dans la reconnaissance de cette ruse que commence le premier pas d’une littérature, d’une critique et d’une pensée africaine à l’écoute des paradoxes du continent. Si donc dans la longée de Mudimbe, nous savons travailler en nous la raison occidentale, et nous voulons dire ici Sartre, qui jusque dans les moments les plus véhéments de la pensée et de la critique africaines, se cache dans le langage des écrivains et les attend rieur au tournant avec ses préfaces ; si nous soulignons que notre bail transcendantal est un symptôme du grelottement intellectuel du continent africain ; oui, si nous acceptons la ruse de la raison occidentale, c’est parce que chez les gamins de chez nous, nous avons appris à répondre avec ironie : « vous avez déjà vu quoi ?» Car en fin de compte, au milieu de la bibliothèque universelle, dans le million de livres, il s’agit de réécrire la philosophie de la littérature africaine, mais: en étant attentif aux pulsations de la vie dans le commun de nos villes et de nos campagnes plombées ; en ouvrant ses oreilles à la singulière intelligence des paroles folles de rue. Il s’agit donc d’écrire en ayant une oreille pré-visionnaire par rapport à la tragédie. Et cela demande d’être attentif aux questions des gamins des mapans, ces sentiers 76 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

sinueux de Yaoundé, d’écouter le sinueux de la logique des histoires de bars, de suivre l’égarement des paroles discontinues des pousseurs 19, nos Sisyphes nationaux ; cela demande donc de plonger (ou de s’élever, mais cela revient au même 20) dans le domaine infini des concepts. C’est que les rues de nos pays sont intelligentes, mais il faut encore les écouter avec une oreille philosophique; il faut encore les prendre au sérieux ! « Sans le savoir », dirait le professeur à monsieur Jourdain dans la comédie qu’on sait, « elles font de la philosophie ». Il s’agit donc de rendre consciente leur réflexion spontanée ; de soupçonner leur communion avec l’advenir de la catastrophe. C’est qu’elles sont sages aussi, les rues de nos agglomérations, la parole de nos maisons et chambres, vu la violence du quotidien qu’elles vivent ; vu la rapidité de la perte de la vie en leur superficie, elles ont l’obligation d’être futées ! Plus profondément que la prose de Sartre, c’est donc avec la sagesse idéaliste de Hegel que leur poésie fait commerce : avec l’ironie que celui-ci découvre pour elles et pour nous. Ainsi composer une généalogie alternative à la racine de la littérature africaine ne devient possible que dans le double geste d’une attention soutenue aux zigzags de la raison dans le quotidien de la vie africaine, unie à un commerce régulier avec la bibliothèque des idées : un mariage de ruse et d’ironie ; un mariage de raison. La conscience de cette double inscription de la parole africaine dans la bibliothèque universelle, est le premier pas du renouvellement de son analyse: mais aussi de l’envol libéré de son écriture ; c’est cela qui fait de la question des enfants de chez nous une question éminemment esthétique; plus qu’une simple espièglerie. C’est d’ailleurs ainsi que cette question est entendue ici : car ce dont il s’agit, c’est de penser avec les rues, à travers les LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 77

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foyers, au milieu des agoras, des parlements et des marchés, pour y voir se recomposer, de livre en livre, une réplique de la bibliothèque universelle, qui partout d’ailleurs est identique, et éclore la parole africaine 21 ; pour ainsi découvrir la littérature africaine au moment de sa naissance dans la poussière et dans la boue: au moment de sa révélation dans l’étonnement des enfants, dans la colère des jeunes hommes et femmes, dans le rire des badauds, des taximen, dans la philosophie du commun, et même dans la mort qui est toujours si banale ici. Une telle conception de la littérature, fondée qu’elle est sur la nécessaire autonomie de l’art, ne peut pas être loin d’une réflexion sur la liberté du sujet africain qu’elle sait en danger. C’est que la liberté de celui-ci est fondée sur l’autonomie de son art : quand dans le profond de sa parole, il se découvre comme ego, et vit cette découverte comme passion. Or quand d’autre cette découverte a-t-elle lieu, sinon lorsque le sujet pose des questions ? La liberté du sujet africain se trouve donc, dans la pratique quotidienne, dans le moment où la rue réfléchit ; elle a son lieu dans la pensée du quotidien, et c’est seulement ainsi qu’elle peut de manière véhémente contredire toute voix qui trouverait dans ses manifestations un nouvel appel au retour aux sources, une lecture à la longueur d’une seule classe sociale, par exemple les bourgeois ou les défavorisés, ou alors une quelconque revendication nationaliste. C’est que dans leur vérité, les rues, les cours, les maisons, les foyers des villes et des campagnes africaines ne sont pas définis en termes de classe, de nationalité, ni même de genre ; bref, ils ne sont pas définis en terme d’authenticité ou alors d’autochtonie, mais plutôt de singularité d’ego qui s’éparpillent sur leur chemin 78 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

comme des modales infinies, et de commerce de ceuxci avec leur passion : avec la tragédie qui les emballe. Les prendre au sérieux est donc avant tout un acte de sincérité. S’ouvrir à elles, est un dénudement : un désengagement donc. Leur autonomie ne peut pas être déduite dans un écart différentiel par rapport à l’Occident, dans un mouvement historico-dialectique tel que tracé par Sartre dans son « Orphée noir » pour la négritude et reprise par la pensée identitaire, une recherche de la virginité perdue, ou alors une impasse racialisante ; leur autonomie ne peut pas non plus être construite, inversement, dans une opposition radicale à l’Occident, car ces deux gestes répondent au fond de la même idée. Le geste de la logique qui fonde la parole africaine, dans les rues, au contraire, sincèrement, prend l’Occident comme une ironique évidence: même si c’est pour le dribbler. Ainsi leur indépendance ne saurait être définie par le fait qu’elles sont «embarquées» dans le cours d’une promesse de libération au bout d’une histoire dont elles ne peuvent échapper, comme le veut le messianisme; au contraire: c’est leur profond geste de négation de leur propre histoire qui fonde leur autonomie ; bref, c’est leur principe dissident qui fait leur liberté. Il ne s’agit donc pas de fuir la bibliothèque universelle, pour plonger dans les miasmes des maisons analphabètes, dans l’ailleurs soi-disant fécond des cases exiguës d’ancêtres tutélaires ; il ne s’agit pas non plus de fuir l’Occident pour se réveiller dans la berceuse du poème avec un fusil dans la poche, mais au contraire, c’est seulement dans la profondeur de la bibliothèque universelle que les questions des rues deviennent significatives : c’est là qu’elles deviennent philosophie. C’est là aussi que les questions les plus simples des enfants deviennent profondes. C’est que LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 79

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Notes c’est dans l’élévation de la conscience du commun que celle-ci peut ruser avec la raison ; et c’est dans ce geste ironique de la prise de parole du sujet, qu’est fondée sa liberté. L’Occident ne peut qu’être partie prenante de cette élévation : si Hegel en fournit la transcendance, c’est Adorno qui pour nous la rend transparente pour notre jour. Au clair, l’Afrique assume son aliénation, et avec elle, les Africains d’aujourd’hui. Ils savent que pour être libre, il ne suffit pas de tourner les montres à rebours, mais de penser sérieusement dans son temps.

1.

Georg Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik, op. cit., pp. 20-21

2.

Cf. Georg Lukács, Theorie des Romans, Frankfurt-Main, DTV, 2000.

3.

Valentin Yves Mudimbe, The Invention of Africa, op. cit., p. 83.

4.

Léopold Sédar Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, Paris, PUF, 1948, mais aussi : « Postface » aux « Hosties noires », in Œuvre poétique, Paris, Seuil, 2006.

5.

Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 1961.

6.

Valentin Yves Mudimbe, op. cit., p. 85.

7.

Ibid., p. 86.

8.

Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1971, p. 109.

9.

Valentin Yves Mudimbe, op. cit., p. 86.

10. Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature?, Paris, Flammarion,

1985, p. 84. 11. Cf. Bernard Mouralis, Mudimbe, ou le discours, l’écart et l’écriture,

Paris, Présence Africaine, 1988, p. 96. 12. Pour

mesurer la dimension de cette influence, aurait-il été possible de s’attendre à ce que des auteurs européens du XVIIIe siècle inscrivent leurs textes dans les turbulences de la politique de leur temps? Et ceux du XVIIe siècle alors? C’est que le ciel de leur écriture était occupé par d’autres concepts que l’engagement, ou du moins par des concepts autres que ceux que nous aura légué un Jean-Paul Sartre. Il est cependant important de se rappeler que la mesure de leur propos était ailleurs : par exemple dans l’imitation de la nature, comme nous le montre si justement Lessing, cet autre maître à penser, dans son classique d’esthétique, Laokoon, qui ainsi supplante l’imitation des anciens. Comme quoi, chaque époque à la mesure de sa parole, et c’est à l’esthétique de leur trouver un vocable de référence.

13. Georg

Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik, op. cit., p. 82.

14. Faut-il

revenir au vieux débat sur Hegel qui condamne l’Afrique à ne pas avoir d’histoire, et qui préoccupe tant les africanistes ? Il est inutile de dire que le Hegel qui nous concerne ici, c’est l’esthète, celui qui au fond leur échappe

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tant, mais qui pourtant décrit l’histoire de l’art en tant qu’histoire de l’idée, et en toute logique annonce la mort de la tragédie comme genre, quand à quelques distances de lui, les bateaux de la colonisation sont en train d’être chargés. 15. Theodor

Adorno, Ästhetische Theorie, op. cit., p. 16.

16. Ibid. 17.

Ibid., p. 15.

18.

Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature?, op cit., p. 163.

19.

En général des jeunes gens qui utilisent des charrettes à deux roues (pousse-pousse) pour transporter des marchandises. C’est un moyen de transport bon marché.

20. Cf. 21.

RÉCITS DE MORT ET DE VIE «Tu vas aller où?» Dicton des rues de Yaoundé

Georg Lukács, Theorie des Romans, op. cit., p. 29.

Il devient clair finalement, je crois, que notre définition du lieu de la prise de parole africaine ne peut qu’être différent de celui que Mudimbe trace dans son The Invention of Africa, au bout d’une dialectique d’éloignement de l’Occident, dans la « patience philosophique ».

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I Il y a pire, on le sait : du point de vue de la tragédie, la philosophie de l’engagement est retardataire. Elle débouche dans la réalité quand la montagne de cadavres s’est déjà élevée. Sa vision messianique est même plus: elle est suspecte dans son commerce avec l’illusion qui s’est écrasée sur la dureté du sol de la mort de masse; dans son naïf tutoiement de l’espoir. L’effrayant du génocide est que même la culture ne l’empêche pas d’avoir lieu. Il est l’aveu autant d’échec de l’humain que d’impuissance des humanités : du moins, jusqu’à son événement. Le sujet qui après le génocide se réveille dans un monde en morceaux est désenchanté : son désenchantement a tout à voir avec la mort des mythes dans la mesure où ceux-ci ont fabriqué son malheur et tordu le cou de son temps. La tragédie en emplissant le chemin de cadavres libère le ciel. Elle est un réveil dans l’infinie brutalité de l’histoire ; mais c’est aussi une ouverture au terrible du quotidien : aux évidentes logiques du présent. Le génocide est une LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 83

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suspension du temps : le point virgule sur le présent, et l’entrée dans le régime de la solitude: de l’exception. Cet exemple peut être extrême, or peut-on sincèrement écrire la passion de l’ego africain aujourd’hui, sans en même temps développer une théorie de son présent? Et puis, peut-on penser le présent de l’Afrique, en prenant comme principe la règle? La nécessité dialectique, le fonctionnement de l’Etat, la théorie de l’inévitabilité, la constitution logique du projet national, la routine des institutions souveraines, la circularité du monde, le rectiligne du temps, l’ouverture de l’espace, la culture de l’innocence, la plénitude de la vie, la communion du ciel et de la terre, l’infini de l’horizon, l’innocence du temps, tous sont suspendus avec le génocide, pour faire place à l’Etat d’exception. Il est clair que ce n’est pas la rationalité qui est abandonnée, car il ne s’agit pas ici, même avec le génocide, de l’invention d’un autre temps (africain, fût-il), d’une autre logique, d’une pensée propre, ni encore d’un retour à la barbarie, au primitivisme, au pré-logisme. Mais au contraire, dans le cœur pulsatif du temps de la mort, dans l’étendue identique de l’espace du viol, dans les évidences du quotidien qui interroge en coups de machette, et du soleil qui cependant se lève et se couche comme partout ailleurs, de la nuit qui derechef laisse place au matin, c’est la violente rationalité de l’Etat souverain qui fait jour : sous la forme de l’exception devenue règle 1. Insistons ici pour éviter les malentendus: cette exception n’est pas ancrée dans l’altérité, dans le culte de la différence par rapport à l’Occident (qui est entendu comme ruse, ou au Rwanda, comme complice), dans le temps de l’authenticité, mais plutôt dans une temporalité profonde qui est révélation de l’évidente téléologie de la violence de l’intérieur de l’Afrique 84 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

même, dans une «saison d’anomie» 2 donc. Celle-ci annule bien des constats sociologiques, et avant tout celui qui nous dit que l’Afrique est «un continent en pleine mutation», car cette phrase-slogan dit peu de choses, sinon rien, sur les chemins de la mutation dont elle parle, et encore moins sur sa dynamique et sa rationalité, sur les lois de celle-ci, ou même sur l’ouverture macabre de l’avenir qu’elle projette : et encore moins sur les possibilités de suspension de son advenir. Peut-être au plus nous rappelle-t-elle, comme dans un moment d’oubli de la terreur, l’ordre messianique qui traverse souvent la pensée et l’écriture africaines devant l’étendue du désastre qu’est le présent du continent : « il faut faire quelque chose pour l’Afrique ! » nous commande cet ordre. Mais quoi, a-t-on envie de lui répondre : mais quoi donc ? N’a-t-on pas déjà tout fait? Que reste-il donc à faire? Et ces questions ne sont pas pour nous décevoir une fois de plus. C’est qu’il n’est pas philosophique, l’ordre qui les anime, mais journalistique, ou au trop critique. « Nous sommes embarqués », nous disait Sartre; comme réponse de la conscience tragique, lui vaut la remarque du héros de Le devoir de violence de Yambo Ouologuem, qui dit le dilemme du sujet africain contemporain, saisi dans le tourbillon fou de son temps aux mille slogans tous stériles devant le galop du désordre dans sa cour : « c’était en quelque sorte un devoir d’être, avec son Afrique, révolutionnaire. Mais comment… ? » 3 Question dans laquelle résonne la réplique donnée, en Allemagne, au projet socialiste de révolution en marchant: «Vorwärts, ja, aber wohin?», «En avant, oui, mais dans quelle direction ? ». Oui, quelle direction suivent les mutations africaines ? « Nous sommes tous embarqués », oui, mais où va le bateau ? Où va la caravane ? Où mène le chemin ? Les rues cameLES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 85

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rounaises ici sont tout aussi claires, quand à une personne dans l’impasse, elles demandent, ironiques : « tu vas aller où ? » C’est qu’elles savent que le chemin ne mène nulle part. Or leur question, tout comme la question des socialistes désenchantés, ou celle du héros de Ouologuem, autant que celle du chemin, est la question de la finalité : de la temporalité. Il est clair qu’en Afrique, l’entrée dans le temps de l’exception comme règle est autant liée à l’accès à la souveraineté, qu’à la longueur du moment colonial : disons, elle est elle aussi une retombée du réveil soudain à l’indépendance. Les écrivains comme Wole Soyinka dans A Dance of the Forests et Ahmadou Kourouma dans Les soleils des indépendances nous l’ont plusieurs fois dit : c’est un nouvel ordre de la liberté qui s’est institué ici, et qui ne peut pas être compris seulement dans sa relation avec les régimes de la brutalité, de la désindividualisation et de l’anéantissement que furent les temps colonial et de l’esclavage: mais il est avant tout un ordre de la souveraineté entendue comme coercition, comme effacement de la distinction entre la vie et la mort, dans un geste chiasmatique; la remise du droit de tuer entre les mains de l’ancien colonisé à qui l’acte fondateur de la colonisation avait partout retiré le droit de port d’arme. Ainsi l’indépendance aura-t-elle remis au sujet africain les instruments même de ces violences folles dont le colon se sera servi pour lui flageller le corps : pour exercer sur lui sa souveraineté à lui. Cette rupture du temps qui est passage du témoin de la violence, c’est elle qui dans l’idée, est fondatrice de son autonomie ; de son autonomie, prise en charge par l’Etat sous le visage de la souveraineté. C’est que l’indépendance telle qu’entendue dans le passage du régime colonial à celui de la souveraineté étatique, n’est pas du tout l’entrée 86 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

du sujet dans l’ère de la liberté. Plus que les critiques de la décolonisation 4, de la mafieuse françafrique, et autres châteaux de Dracula de la dépendance, la mise en garde des forces les plus anticolonialistes, les plus populaires, elles-mêmes, comme l’Union des Populations du Cameroun 5 (UPC), au moment de l’indépendance, contre une vision libertaire de la liberté par l’ex-colonisé après l’indépendance, aura toujours été claire dans l’établissement politique de cette différence fondamentale. L’entrée dans une ère de la responsabilité de l’Etat indépendant devrait garantir la liberté du sujet : or elle ne l’a fait nulle part en Afrique. C’est cette ironie dans la disposition du politique après l’acquisition des souverainetés, cette trahison, on pourrait dire tout aussi, en termes de devoir non accompli de l’Etat indépendant, qui fait que le sujet africain né indépendant ne soit pas libre : qu’il ait toujours grandi dans des dictatures. En réalité, il n’est qu’entré dans une autre chambre de l’infini labyrinthe de la violence qu’est l’histoire ; dans un nouvel Etat du régime de la coercition, celui de l’exception : de l’exception faite règle. Et la chaîne métonymique de la violence de continuer dans son âme la prise qu’elle a sur son pays: c’est cette chaîne que nous appelons téléologie de la violence, car c’en est une. Plongeant dans l’océan tumultueux de la dépossession que représente l’esclavage, traversant les fers terribles de la colonisation, le pieu de cette terreur traverse le sujet de part en part, et lui bâtit une nouvelle colonne vertébrale: un nouveau lieu de sa sujétion, un nouvel état qui en fait est très vieux. Plus que jamais vaut pour lui l’ironique maxime des pays libérés : l’indépendance, c’est la subjection. C’est qu’en lui circule la rationalité de la violence: comme ironie; comme ruse. Cette maxime a pris ainsi, on le sait, de nombreux visages qui en ont LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 87

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fait des slogans de circonstance de pays indépendants : «l’indépendance dans le travail»; «l’indépendance dans la persévérance»; «l’indépendance économique comme but », etc. Dans la dimension de l’idée, de la tragédie donc, ces pays répétaient la vision ironique de la subjection qui est liée à l’autonomie, de la violence qui est attachée à la liberté, oui, de la mort qui est attachée à la vie, comme une autre face de la même médaille. On aurait dû les écouter avec attention, quand incessamment, ils nous disaient qu’il n’y a pas d’indépendance possible, mais l’a-t-on fait ? Saisis, les analyses étaient, dans la vision messianique, fanonienne, sartrienne, de l’histoire qui faisait de l’indépendance une rupture épistémologique : quelle erreur ! Saisis ils étaient aussi, dans la promesse négritudiniste, identitaire, de républiques « authentiquement africaines » : quelle dangereuse illusion ! Adorno nous met en garde, avec raison: «le monde n’est chaotique que pour les victimes de la loi de la valeur et de la concentration », écrit-il dans ses réflexions sur la nouvelle musique. « Il n’est cependant pas chaotique “en soi”. Ce n’est que celui seul que son principe écrase sans pitié qui le voit ainsi. Les forces qui rendent son monde chaotique prennent en fin de compte entre leurs mains la réorganisation du chaos, parce que c’est leur monde à eux » 6. Retenons sa phrase : « celui seul que son principe écrase », pour marquer le visage du sujet qui se réveille au cœur de la catastrophe et regarde autour de lui, pour découvrir le monde, son monde en désordre : ce sujet, c’est le survivant. Même un cadavre a des leçons à donner, et le minimum est de savoir comment on en est arrivé là. Une description du présent du sujet de l’Etat d’exception ne peut cependant pas exclure les forces qui ont chamboulé 88 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

son quotidien, car il s’agit en effet d’en comprendre la logique de terreur qui a fait se creuser en un abîme la terre sous ses pieds : d’en saisir le principe. Or ce principe, nous l’avons défini d’entrée de jeu dans notre analyse comme étant négatif, autodestructeur: dissident. Il s’agit pour nous maintenant de voir comment celuici se manifeste dans l’étendue du quotidien que le survivant découvre au réveil de la nuit : à l’aurore de son présent. De voir comment ce principe prend «la réorganisation du chaos » en main, tel que nous dit Adorno. Cette « prise en main », c’est elle qui pour nous marque le moment de la souveraineté, telle qu’inscrite dans la téléologie de la violence, par l’histoire africaine: c’est elle qui marque le moment de rupture: le moment que nous avons appelé par commune mesure nous aussi, mais de manière vulgaire, il faut le dire, «indépendance » : autonomie. Les métaphores de la « prise en main», et de la «réorganisation du chaos» expliquent le plus profondément, en termes philosophiques, cela qui eut lieu dans de nombreux pays, et qui a été marqué dans les mémoires par la date butoir et symbolique de 1960. Sa signification sur le plan historique aussi, et c’est-à-dire pour nous, de la gestion du quotidien, a d’ailleurs toujours été entendue comme étant une «prise en main des affaires de l’Etat par les Africains », et cela voulait dire, dans le jargon de la libération: un transfert dans les mains des sujets ex-colonisés, de la violence que représentait l’Etat colonial : son « africanisation ». Cela voulait dire en bref, dans le langage du droit, le transfert de la souveraineté. Il est important certainement ici de préciser que cette violence transférée, telle que nous l’entendons, est demeurée une propriété de l’Etat, beaucoup plus que de la folle volonté qui court dans les rues en mille visages ivres de liberté. Ce LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 89

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transfert n’aura ainsi pas remis en cause la rationalité de l’Etat dans son commerce avec la téléologie de la violence. Ainsi la continuité dans l’Etat indépendant des structures de la colonisation n’a jamais été sérieusement questionnée dans les analyses du présent africain : au contraire, c’est le fait de cette continuation qui a toujours été pris comme étant la condition même du présent africain. Penser la profondeur et l’étendue de la violence dans le quotidien africain, nécessite donc une vision de cette évidente violence, de cette protestas 7, qui puise dans le cœur même de la terre la plus rouge du continent pour, en fondant la souveraineté des Etats africains, voler aux sujets africains leur liberté; en fondant l’autonomie du sujet, en même temps lui casser les côtes. Pour penser le présent de l’Afrique d’aujourd’hui, et même fonder la liberté du sujet africain, on ne peut pas faire l’économie de l’Etat de chez lui: au contraire, c’est avec la souveraineté de cet Etat-là qu’il faut commencer.

II La particularité du génocide, c’est qu’il est commis par l’Etat : cette perspective ne devra jamais être oubliée, même dans l’écoute attentive des récits de survivants ; c’est elle qui, en effet, leur donne une rationalité qui ne soit pas seulement collectivement traumatique, mais logique. Vu ainsi, le génocide des Tutsi ne pouvait pas être l’œuvre d’un Etat affaibli : au contraire. C’est la totale possession de la violence par l’Etat souverain, et son application conséquente sur le sujet, qui définit sa folie ; c’est la possession totale par l’Etat de la force, et son investissement tout aussi total dans l’extinction du corps du sujet qui donne à ce génocide-là sa structure 90 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

classique : et qui en fait une logique ironie de l’histoire de l’Afrique indépendante; qui donc l’inscrit dans l’idée, à la dimension de la tragédie. Le génocide en quelque sorte, c’est l’Etat souverain devenu fou, et qui veut anéantir l’ego du sujet. Dans sa logique, le génocide est donc avant tout un «égocide», car c’est l’Etat ligué contre le citoyen. Sa tragique intelligence, c’est le principe dissident dans sa folie meurtrière, autodestructrice. Le Rwanda est l’exemple parfait de la situation génocidaire; c’est qu’il n’aura été possible que posé par un Etat fort qui aura déjà «pris en main son destin», et l’aura lié le plus fortement à la violence de sa structure constitutive, pour en faire une machine de mort jetée aux trousses de ses citoyens ; un appareil d’extinction d’un groupe particulier. De ce point de vue, il est impossible de dire que le génocide de 1994 au Rwanda n’était pas préparé longtemps à l’avance : il était inscrit depuis l’indépendance dans la rationalité même de l’Etat qui l’a commis, comme une damnation ; tout comme il est impossible de dire que la logique mortelle qui sur les Grands Lacs explosa dans le quotidien le 6 avril 1994 n’est pas rampante dans le cœur de nombreux pays africains : l’identique de la généalogie de la violence dans ces pays fait de chacun d’eux un lieu potentiel de son expérimentation. C’est que l’entrée dans le temps de la souveraineté, comme «prise en main» de la téléologie de la violence, aura rendu la liberté du sujet africain plus qu’inexistante dans maints, sinon dans tous les Etats africains : elle aura même rendu l’individuation de celui-ci impossible. Le génocide c’est la continuation nécessaire de cette logique suicidaire d’Etats qui se pensent contre les citoyens: son principe fondamental, c’est l’écart poussé à l’extrême, entre la souveraineté de l’Etat et la liberté de l’individu. Voilà en quoi il est LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 91

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différent de la guerre civile, du massacre ou de la tuerie, même si dans la pratique de la mort, au Rwanda, il en aura été une conséquence directe: c’est que dans la guerre civile, deux ou plusieurs forces distinctes s’affrontent, à l’intérieur même de l’Etat, ou alors pour assurer leur hégémonie sur les structures de l’Etat, qui ainsi implose entre leurs mains sanglantes et devant leurs regards ivres de sang; le massacre ou la tuerie sont, eux, même dans l’infini de leur violence, des extrapolations de la danse de la mort. Le génocide nous montre au contraire, toujours et très précisément, l’ogre étatique qui se retourne contre quelques-uns de ses enfants, les chasse sur les chemins concentriques de leur déperdition, sur les chemins de leur présent et de leur futur qui ne mène nulle part, et leur coupe le cou à la machette ou leur fracasse le crâne au gourdin: sorte de Chronos, comme le représente Goya dans une peinture célèbre, qui est avant tout un signe précurseur de la folie de notre monde. La rationalité du génocide n’est donc pas seulement celle immédiate de sa planification et de son exécution, des complices qui y ont trouvé un terrain d’expérimentation de leurs politiques sadiques: c’est son inscription dans la cannibale ironie de l’idée : sa transformation terrifiante du principe dissident qui place le sujet devant l’Etat, moins en symbiose qu’en opposition: en guerre. La solitude du sujet à qui son Etat a déclaré la guerre précède celle du survivant, car de l’autre côté de la barrière qui sépare la vie de la mort, celui-ci se découvre lui aussi, abandonné par l’Etat de chez lui, par cet Etat qui lui en veut à mort: qui s’est donc constitué à l’écart de certaines de ses forces constituantes dont il est. C’est ici le combat de David contre Goliath, exécuté d’une manière autre que le mythe le veut. Le sujet qui se retrouve aussi esseulé par l’Etat sait qu’il n’y a pas 92 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

de caillou qui puisse le sauver : il sait que ce n’est pas seulement la nature qui l’a abandonné, que c’est l’homme, son frère, que c’est Dieu qui est mort. Son monde ne peut qu’être celui du désenchantement: de la désillusion, car l’illusion fait partie du discours de longueur qui fait de l’Etat une machine représentative du collectif : qui fabrique les mythes qui narrent sa victoire à la place de son évidente défaite. Oui, son monde ne peut qu’être désillusionné, car après le génocide, même l’espoir devient suspect: les églises éventrées au Rwanda, les prêtres génocidaires, disent cette horreur d’un monde évidé de ciel : où même la religion n’aura pas suffi pour protéger du terrible : aura participé à la folie du macabre ! Autant qu’un état d’exception, le génocide marque donc une exception de l’Etat, et de tout ce qu’il représente comme discours, comme promesses de communauté, de fraternité, de nation, de félicité, et même de salut. La participation de la police, de l’armée qui par définition est là pour protéger le citoyen dans la machine génocidaire est le fait de cette exception. « L’Exception » de l’Etat devient ainsi concomitante de la solitude du sujet: et y a-t-il solitude plus grande que celle devant la mort ? Le criminel silence de la communauté internationale, les retards coupables de l’ONU, la complicité meurtrière de la France dans le génocide au Rwanda, sont autant parties prenantes de cette implacable logique génocidaire, que la folie ethniciste d’un Etat qui ne pouvait plus se penser autrement que dans le jeu de la différence entre ses citoyens: tous font partie de cette exception de l’Etat qui fait l’Etat d’exception aller de soi; devenir règle. Le génocide est piétinement de la mort, danse macabre dans la cour du sujet isolé : certes il est tentative d’extermination d’un groupe bien précis, selon la définition classique, mais le lieu de la LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 93

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solitude se trouve du côté de celui qui est poursuivi, et celui de la collectivité du côté du poursuivant : du génocidaire. Cette violente et folle collectivité, disonsle encore une fois, c’est bien l’Etat souverain. Seule une vision messianique peut poser la question de la responsabilité ailleurs que dans la profondeur de cette violence qui, du cœur du continent, de la rougeur de la terre d’un pays, aura saisi la globalité du monde dans un silence coupable ou dans un aveuglement idiot qui aujourd’hui fait encore honte quand il ne révolte pas. Seule une vision de l’Afrique comme différence, embuée de racisme donc, aura pu fermer les yeux devant la mise en scène une fois de plus répétée, sur les collines vertes du Rwanda, du schéma qui dans tous les génocides aura trouvé son application, et même se perdre dans l’explicitation ethniciste et vraiment malsaine du tandem meurtrier Tutsi-Hutu. Une vision tragique, elle, voit au contraire, dans l’explosion multiple de la mort en plein quotidien de la vie qu’est le génocide, dans cette découverte à la surface du commun du tragique télos, dans le réveil brutal à la vie du survivant, dans son éclat de rire au sommet dompté de la mort, dans sa redécouverte lente mais nécessaire de ses sens, et donc, de sa liberté, dans l’imposition nécessaire de celle-ci à la souveraineté de l’Etat meurtrier qui en découle ; dans les pas évidents de la vie qui reprend son cours après le génocide, une vision tragique voit continuer la logique de la fête de la violence, car elle place la violence comme étant un visage immédiat, logique, même si obscur, de la souveraineté. N’est-ce pas cette violence-là qui au Rwanda, respire encore dans chaque parole du gacaca 8 dans sa formule post-génocidaire ? La conscience de cet infini cycle de la violence qui ne peut pas s’arrêter avec la reconnais94 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

sance de la justice du survivant par rapport à la communauté, et par rapport à l’Etat qui l’ont abandonné dans sa solitude, mais au contraire, ne peut être possible qu’avec une reconnexion démocratique entre l’Etat et ses citoyens, qu’avec une restitution de la relation logique entre la violence constituée et celle constituante. La conscience de ce cycle de la violence c’est, en même temps que l’attention à la chair théologicopolitique de la violence de l’Etat, l’ouverture à l’Etat d’exception dans lequel le Rwanda et l’Afrique depuis leur indépendance sont pris, et son analyse comme nécessairement liée au vécu effectif des souverainetés: à la métonymie de la mort qui dans les évidences de la vie circule. Voilà une aporie qui est cercle maléfique parce qu’elle rend la liberté dangereuse, et fait de l’autonomie une damnation ; cercle que par-dessus tout nous a rappelé personne d’autre que le penseur allemand Schmitt, dans sa lecture du politique ; cercle qui chez lui institue à la place de la démocratie, la centralité de la dictature que devant notre regard encore étonné, il a construit, et cela, bien avant l’arrivée au pouvoir de Hitler qu’il applaudira, et avant le génocide sur les juifs auquel il aura toujours à répondre ; et bien sûr, cercle dont il a rendu la logique implacable pour la philosophie, cela bien avant que celle politique du président rwandais ne se découvre devant notre regard à tous. Rappelons-nous ici cependant la question des rues camerounaises qui nous disent clairement, elles aussi, l’impasse du sujet pris dans l’étau de forces phagocytaires, du moment cannibale de violence dans le ventre de l’Etat : « tu vas aller où ? »

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III « Mon frère, tu vas aller où ? » C’est l’impossibilité dans laquelle il s’est trouvé, de répondre à cette question, qui dicte le récit du survivant: celui-ci a découvert dans son effroi, son abandon autant que sa désorientation dans l’étendue meurtrière de son quotidien soudain devenu fou ; sa solitude. Sa parole montre la clôture du chemin devant ses pas et sa marche sacrificielle vers la machette de son bourreau étatique. Son ironie est celle des rues qui la formulent : elle est cynique. Et ici n’oublions pas que cynique vient du grec «cynikos» qui veut dire «chien». Son ironie est donc commerce avec l’animal: il est totalement canin. Il vient d’une racine qui n’est pas humaine; le rire qui circule dans ses veines est dévastateur : sarcastique. Il n’a de sens que du profond de la criminelle souffrance de celui qui le laisse entendre : qui le laisse éclater au jour. Ce sarcasme, lâché devant le visage du survivant, c’est la fin de la pensée: il est auto-flagellation mortifère. La littérature, elle, naît d’un autre lieu: du lieu de l’imagination, qui idéalement est celui de la solidarité totale dans le temps de la violence. Elle commence là où la politique, où l’Etat et le sujet, sont bloqués dans une danse infernale, dans un infini tourniquet, dans un macabre piétinement. Elle humanise les deux partenaires en ressoudant leur relation rompue: en reconfectionnant leur chaîne constituante. Sa place est cependant à côté du sujet isolé, du citoyen meurtri, esseulé, dans l’étendue de son abandon, et pas loin de lui: voilà pourquoi sa vocation première est d’être par-delà l’Etat. Là se trouve le lieu de sa dissidence politique. Voilà aussi pourquoi, autant que garde-chiourme de l’Etat, elle est nécessai96 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

rement citoyenne. C’est que son expression, même si désillusionnée, est civile. Elle est une bâtisseuse de la République de l’Imagination, et c’est-à-dire : réécriture du passé, en tant que vérité; reconstitution de la fabrique du quotidien, en tant que dialogue ; manufacture recommencée de la vie, en tant que récit ; redéfinition du futur, mais en tant qu’espoir. Dans son expression minimale, dans son ouverture immédiate à la réalité, la littérature est ainsi témoignage de survie : narration de l’échappée de la mort, et de la proximité de la fin. Dans son recommencement, elle est violente prose. Pas à pas il devient évident: après quelques années d’attente, le génocide au Rwanda a enrichi la littérature africaine de témoignages d’horreur, écrit par des survivants. Il faudrait certainement ajouter aux volumes publiés des victimes, le témoignage des criminels, des génocidaires: ainsi seulement, dans la scène de la littérature africaine, serait restituée la complexité même de la figure du survivant du génocide. C’est vrai que le discours du criminel relève encore du domaine du droit, quand celui du survivant, du rescapé, entre, lui, pas à pas, dans celui de la morale : mais entendre la totalité de l’expérience de la violence qui explosa sur les Grands Lacs ne nécessite-t-il pas de prendre dans leurs expressions évidentes, autant les insoupçonnables extensions de l’Etat devenu fou, que la conscience fracassée du sujet qu’il aura laissé sur son chemin ? Entendre la téléologie de la violence de l’histoire africaine dans sa profondeur ne nécessite-t-il pas de prendre la totalité du sujet africain ? Ici sans nul doute, l’expérience narrative de la Commission Vérité et Réconciliation sur laquelle déboucha le régime de l’apartheid en Afrique du Sud est fondatrice, pas seulement d’une nouvelle république : mais d’une nouvelle imagination LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 97

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africaine. Autant que le creuset de notre futur, elle est fondatrice de la République de l’Imagination dont il s’agit ici. C’est cette ouverture de la littérature comme récit, à la totalité de la violence, qui lui donne sa potentialité. Cette potentialité peut être prise en charge, avant la fiction, de manière pré-visionnaire donc, par le témoignage, quand celui-ci n’est pas mensonge, négation ou sublimation, mais volonté de commerce autant avec la vérité qu’avec l’idée : avec l’absolu de la tragédie. Récit des événements, il nous révèle une communauté violée dans sa chair la plus profonde : dans son âme. Il plonge dans la rougeur de la terre pour en réveiller les pulsations de la violence dans le quotidien : comme prose sanglante. Ayant la patience de l’oreille, son attention est son humanisme : c’est également le ferment de la justice après le génocide. Cette attention transforme la parole du survivant en mise en garde morale, et fait de celle du génocidaire des chuchotements: le bégaiement coupable, mais repentant. Dans ce tandem, elle veut installer le lit de la justice, seul ferment de la paix. Elle n’a pas de choix : le voisinage obligé des victimes et des tueurs, tout comme des morts et des vivants, est le visage de sa nouvelle réalité : au fond celle-ci n’est pas nouvelle. C’est que les frontières avaient déjà été abolies dans l’explosion de la violence, par la révélation dans le quotidien de la téléologie de la violence, et par l’entrée dans le domaine de l’Etat d’exception: dans ce lieu où jour et nuit se transmuent, où humains et animaux s’interpénètrent, et où vie et mort se tutoient; ce lieu donc, où le jour s’obscurcit, où les humains s’animalisent, et où la mort fait irruption dans la vie en dansant en toute évidence. Ecoutons une survivante, Esther Mujawayo nous raconter l’histoire 98 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

d’Alice : « Oh, c’est toujours les mêmes histoires ! Elle était avec son mari et un jour, ils sont arrivés pour les prendre tous, les tuer tous avec ses deux enfants, Grâce et Denis. Les deux gamins ont dit aux tueurs : “Nous, on vous promet qu’on ne fera jamais ce que papa et maman ont fait”, parce qu’ils croyaient qu’être Tutsi, c’était quelque chose qu’on “faisait”. Ils croyaient qu’ils avaient fait un péché quelque part, pour lequel on est tué. Et les tueurs, ils ont ri de ça et ils ont dit aux gamins : “Allez vous-en. Vous, on ne vous tue pas pour les erreurs de vos parents”. C’était vraiment “erreur”, le mot qu’ils ont prononcé... Les enfants sont partis. Alice, elle, me dit qu’elle voit toujours ses enfants partir, comme ça, tous deux, des gamins sur la route, et elle reste là, avec toute la troupe et on commence à les tuer. On donne un coup d’épée à son mari là dans le côté, sous le cœur, et le sang gicle mais Alice n’arrive pas à voir toute l’image parce qu’elle tombe évanouie et son mari lui tombe dessus. C’est ça qui l’a sauvée, en fait, parce qu’elle a été couverte de tout le sang de son mari et, évanouie, elle était comme morte. Quand les bulldozers sont venus ramasser tous les cadavres, juste au moment de la soulever pour la mettre dans les camions qui allaient déverser les cadavres dans des trous, il y a un des veilleurs de nuit qui a dit : “Celle-ci, elle est encore chaude, vous êtes sûrs qu’elle est morte ?” C’est là qu’Alice a décidé qu’elle était vivante, quand il a dit : “elle est chaude, elle n’est pas morte” alors que, elle, oui, elle se vivait comme morte » 9. Se vivre comme mort : comme la mort et la vie, la réalité et le cauchemar ne font plus qu’un. Que dans le Rwanda d’aujourd’hui les victimes et les bourreaux soient des voisins, ne continue que cette logique de l’impossible devenu possible : de l’exception devenue LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 99

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règle. L’indéfinition du quotidien, l’incertitude des pôles du commun, voilà qui caractérise le cercle de la peur, et marque à jamais la complexité de la nouvelle réalité. C’est l’Etat d’exception. Mais écoutons ici une fois de plus Mujawayo qui aura trouvé les mots les plus simples pour nous dire combien cette vérité violente à l’extrême, porte en elle le ferment d’une autre violence: l’imposition du silence dans la narration des horreurs du génocide des Tutsi au Rwanda : « Pour les Hutu, coupables ou pas », dit-elle dans son témoignage, « c’est mieux de ne pas parler de ce qui s’est passé, et d’effacer, comme on l’a fait déjà dans le passé, en 1959 et en 1973. Quant aux Tutsi réfugiés dans les pays voisins depuis trente ans, en vivant en exil, ils ont fait un mythe de ce pays, et maintenant ils y sont enfin. Mais ils y sont après un génocide ; ça les aurait arrangés qu’on ne soit pas là, nous les rescapés, pour raconter, et ils nous disent: on en a assez parlé» 10. Comme ils se rencontrent dans l’éclat de la violence, victimes et criminels se rencontrent dans l’horreur de leur présent éclaté ; comme ils se rencontrent dans la parole juridique qui veut bâtir un présent de la paix sur la parole des bourreaux faite confession et celle des victimes faite juge, gacaca, ils se côtoient dans les fondations d’un nouveau tabou. La victoire de la victime sur le bourreau, de la morale sur le droit, n’est arrachée ici qu’au bout d’une ultime ironie: celle du survivant. «Rescapé(e)», écrit Mujawayo, « on essaie de rester en vie plus que de tendre vers la mort parce qu’on vit encore avec ceux qui nous ont voulus morts. Celui qui me voulait exterminée, il ne me verra pas finie. Au contraire, je voudrais bien que me voir bien seyante le ronge et qu’il se dise : “J’ai fait tout ça pour rien, elle vit”’. Je ne sais pas si cette réaction chez moi relève de la fierté ou d’un instinct à tenir le 100 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

coup. Je sais seulement qu’être vivante-vivante, plutôt que survivante, est une façon de les punir. C’est ma seule vengeance possible » 11. Même la vie simple du survivant est vengeance sur le bourreau, Léopold par exemple qui, dans son témoignage recueilli par Jean Hatzfeld, dans son livre Une saison de machettes, déclare cette sentence terrifiante : « tuer était moins échinant que cultiver ». L’humanité peut-elle tomber plus bas que lors d’un génocide ? Mais plus important : n’est-ce pas là qu’elle recommence de manière consciente ? N’est-ce pas ici qu’elle se refonde dans un sursaut négatif ? Tenus dans la longueur de leurs corps par la violence qui s’est arrachée à leur terre, plus que jamais, les survivants sont des frères : des frères de sang. « Mon frère, tu vas aller où ? » Cette question dit le sang qui coule dans les veines de la victime autant que sur le front du tueur : il est indélébile. C’est que le cercle de la violence s’est clos sur eux: et le tango autodestructeur de la mort et de la vie ne peut plus que se répéter dans une infinie nécessité; dans une fatale suite. La parole du châtiment qui dans le témoignage de Mujawayo fonde la moralité sur le regard du survivant a dans son installation de la vérité dans la parole seule de la victime, déjà le ferment des mille autres violences à venir; or comment peut-on faire autrement? Où aller? Et d’ailleurs, même prendre en compte la parole des tueurs, n’est-ce pas accepter leur violence du passé ? Est-ce donc rompre le cycle de la répétition? Est-ce vraiment assécher le fonds volcanique de l’abîme ? Comment se passer d’eux et construire une république de la paix? Oui, comment bâtir un futur de longue durée sur la seule narration de la victime ? Tu vas aller où ? La réalité de l’Etat d’exception est LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 101

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fondamentalement aporétique: son voisinage des impossibles peut être ferment, mais aussi, rendre impossible toute fondation d’un socle de longue durée. Dans une course infinie, vie et mort, rêve et réalité, nuit et jour continuent de s’annuler infiniment, et ainsi révèlent le futur comme étant un chemin qui ne mène nulle part. C’est ce blocage de l’horizon qui rend la morale, le discours messianique, impossible après le génocide: car au fond, quelle morale devrait triompher? Peut-être faut-il enfin en venir au fait qu’il n’y a rien à apprendre d’un génocide, parce qu’il inclut les génocides passés, et ceux à venir, comme par une maléfique et infinie fatalité. A moins que la restauration du quotidien ne fasse l’effort impossible de réunir dans une seule parole, enfin, victimes et coupables, le sujet mortifère et l’Etat meurtrier: dans une seule narration du présent et donc, dans un seul récit de survivant ; à moins donc, qu’elle ne fasse preuve d’imagination. C’est que si le génocide c’est la prise en corps dans le quotidien de la téléologie de la violence, si c’est l’éclat dans la réalité au jour de l’exception qui dans sa suspension devient la règle, la littérature, elle, c’est la République de l’Imagination, le tango de ces imprévisibles fantômes que nous sommes tous en fin de compte : la réunion des impossibles dans un ndombolo 12 de la félicité. Devant la totalité mortuaire et aporétique de l’événement génocidaire, devant son cul-de-sac fondamental, une écriture post-génocide ne peut elle aussi qu’embrasser la totalité éruptive de la réalité: ne peut que s’ouvrir à l’étendue de ses surprises. C’est en cela qu’elle ne peut en réalité qu’être civile.

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IV Pourtant, convenons: si le génocide c’est l’étape ultime du régime de la violence, les autres formes parallèles de tueries ou de mort, les guerres civiles financées ou pas par les « puissances étrangères », les massacres, les viols de masse, l’extension diabolique du sida, la croissance de la corruption, l’irruption quasi systématique de la famine là où l’Etat utilise même la nourriture comme arme contre les citoyens, etc., révèlent eux aussi des visages de la réalité aporétique qui est celle de la souveraineté lâchée en folie. La littérature africaine a trouvé dans le mythe le symbole le plus juste pour exprimer cette descente en enfer : et ici, c’est Soyinka et Farah qui lui ont donné sa signification la plus immédiate : l’anomie. La marche d’Orphée dans les profondeurs sombres du Hadès, c’est le philosophe de l’engagement, Sartre (encore lui!) qui l’aura utilisée en premier comme métaphore significative pour dire la parole noire. Il se sera cependant arrêté à la dialectique de la différence et de l’authenticité, qui est concomitante de sa vision du sujet comme engagé dans l’histoire, et donc, d’une vision messianique du présent : or avec la narration de Soyinka, nous avons plutôt le sujet désenchanté qui est traversé par la ruse de l’histoire : qui donc commerce avec l’idée. La traversée dantesque de l’enfer est ouverture sur le paradis, et c’est cela qui fonde la dialectique de son mouvement : le texte de Farah, Links, au contraire, interrompt cette marche dans un seul lieu qui est habitat de la violence. Le séjour de son héros dans la réalité de son continent, c’est-à-dire donc, sa vie, est d’enfer, dans la mesure où il est communion avec la téléologie de la violence : échappée de la mort pour vivre une vie sans issue. A Season of Anomy et Links LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 103

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parlent ainsi du même lieu mythique de la mort des mythes. Ils retournent les mythes pour en tirer une signification du quotidien : pour faire du quotidien de la littérature. « Tu vas aller où ? » A cette question, ils répondent de la même manière : en ouvrant le ventre de la terre, en creusant les racines du ciel : en faisant les anges tomber sur le chemin et se fracasser le crâne. Or l’univers qu’ils décrivent dans leurs récits est celui du quotidien qui se découvre pas à pas dans son horreur : dans son commerce avec la mort. Ils nous font entrer dans les veines du sol pour y humer les senteurs de la mort qui respire dans la vie. « Tu vas aller où ? » La question ne peut qu’être rhétorique, car le chemin dans sa circularité montre justement la prison de la réalité fantasmatique : l’éclat de sa surprise dans le quotidien, et la banalité même du miracle font de ce monde une véritable impossibilité. Narrer cette connexion inextricable de la vie et de la mort en des mots les plus simples, voilà l’enjeu qui se présente devant l’auteur : voilà la tâche qui s’offre à son imagination. Narrer ce monde de la tragédie au quotidien, où la surprise est évidente à chaque minute, mais logique tout aussi, et donc, n’étonne plus : voilà une tâche bien simple qui pourtant est encore au devant de la littérature ; c’est la tâche de l’imagination en marche. Et voilà que dans le texte de nos deux auteurs, l’écrivain se révèle comme n’étant plus possible aujourd’hui que comme chroniqueur des révélations inattendues du réel. Là où la réalité dépasse la fiction, où la fiction devient banale devant la folie de la réalité, le travail de l’imagination lui est véritablement offert par le quotidien: il s’en sert. Kourouma dans Monnè, outrages et défis, tout comme Moses Isegawa avec Abysinian chronicles, l’ont bien compris, eux qui d’une manière ou d’une autre, ont tracé en des chaînes de mots, 104 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

la lente descente en enfer des républiques africaines, continuant ainsi dans le domaine de la « faction », un travail que Soyinka aura commencé avec son Ake, the Years of Childhood, continué avec Isara, a Voyage around “Essay”, Ibaban, the penkelemess years, You must set forth at dawn, et qui n’est certainement pas encore fini : qui ne finira en réalité jamais. Il n’est pas surprenant que de plus en plus de romans africains contemporains ne se présentent plus que comme ce que la réalité fantomatique ou hilarante du continent les oblige d’être : des chroniques. Il faut dire l’Afrique dans la chronique de son temps, car l’écriture est d’abord une archive du temps. Il n’est pas surprenant ainsi, que de plus en plus d’écrivains se veuillent chroniqueurs, blogueurs, etc., tout comme il l’est moins qu’une bonne partie de la nouvelle écriture africaine soit fille de journalistes. C’est qu’autant que le témoignage, la chronique respire des désaxements contemporains de la réalité : plonge dans les morbides artères de la vie pour se laisser entraîner par son cours fantomal. La conscience-témoin vit tout aussi les pulsations «inattendument» évidentes de la réalité comme une aventure de l’incarcération du corps. Une fois de plus, c’est Wole Soyinka qui a véritablement fondé le genre de littérature qui ici a fait jour, les notes de prison, avec son passionné The Man Died. Celle-ci a trouvé ailleurs, chez Ngugi dans son magnifique Detained et même chez Ken SaroWiwa dans A Month and a Day, des voix tout aussi saisies dans les fers assassins de nos républiques souveraines pour la continuer. C’est que la question « tu vas aller où, mon frère?» est aussi posée par un geôlier: elle révèle le carcéral de la réalité contemporaine de l’Afrique ; sa clôture autant symbolique que de fait. N’est-ce pas dans la sombre prison que la liberté du sujet et la souveraineté LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 105

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de l’Etat entrent une fois de plus en conflit? N’est-ce pas là que le sujet découvre la dépossession de son corps et même de son âme, bref, sa dépossession de ses droits fondamentaux, de sa liberté donc, dans le triomphe de l’Etat souverain qui s’abat sur lui et dans son dos referme les portes de ses structures ? Rapide il serait, de dire que la réalité dans l’Afrique contemporaine est une prison à ciel ouvert : avec ses rituels de violence, avec sa permanence de la mort, avec son insistance sur l’insignifiance du sujet ; en réalité, c’est une lutte constante, infinie, de l’Etat avec ses citoyens. La prison n’est qu’une chambre de plus de l’enfer. Le vécu de ce quotidien carcéral est cependant aussi une aventure de l’esprit, et c’est ici que The Man Died de Soyinka demeure une référence : par-delà la narration du quotidien évident de l’humiliation de l’écrivain, de son animalisation lente, contrôlée et systématique, et de son élévation contre les forces qui veulent le tuer, il montre en réalité le combat entre le sujet africain et l’Etat souverain dans sa dimension métaphysique. Il trouve l’expression de ce combat dans les antres les plus inimaginables, et à chacun de ces moments de rencontre, il marque la liberté de l’individu dans un acte épidermique de rébellion : dans la relation entre l’individu et le gouvernement : « la vérité c’est que je suis allergique d’être un employé du gouvernement» 13 ; dans la relation entre peuples et nations : « c’est mieux de croire aux peuples qu’aux nations » 14 ; dans l’envolée totalitaire de l’Etat dans sa licence contre l’individu: «tout système qui permet à la machinerie du secret de se retourner contre un individu est une méthode de la Gestapo » 15. Et c’est dans le déroulement logique de l’écrasement lent mais contrôlé du sujet qu’il place la mort comme étant, point l’effacement du corps, point la mortification 106 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

de la chair, point sa dissolution dans l’acide, dans les fosses communes, mais la défaite de l’esprit qui fabrique le silence: «l’homme meurt en quiconque demeure silencieux devant la tyrannie » 16 ; dans la défaite de la volonté du sujet qui fonde sa liberté : « l’homme meurt dans tout peuple qui se soumet volontairement à l’humiliation quotidienne de la peur» 17. En réalité la grandeur de cette œuvre, The Man Died, c’est d’avoir autant montré la prison du corps dans les geôles de l’Etat, que la libération de l’esprit : d’avoir montré que la libération de l’esprit est la seule poche de liberté quand le corps est défait par la totalité souveraine de l’Etat ; et que cette liberté de l’esprit est un prologue de la défaite de l’Etat. Or voilà, la liberté de l’esprit est le pollen de toute littérature. La fin du livre de Soyinka résonne de cette évidence de la découverte et de la re-possession de son corps, et donc, de sa liberté, qui résulte de la victoire de l’esprit libre sur l’état cannibale : « Je refusai de trouver plaisir dans la sensation de respirer un air moins restreint. Jusqu’à ce que la pluie entre dans les barrières de mon isolement. Tornade exhilarante, elle pénétra dans toutes mes défenses physiques et mentales, détruisit la capsule et libérèrent l’arôme sucré et sauvage de la liberté. Je me laissai emporter, le transformant en la force de mille résolutions combattantes qui s’élançaient l’une après l’autre… Cela ne pouvait avoir affaire qu’avec la liberté, et pas avec l’acquisition de celle-ci. C’était une affirmation passionnelle de l’esprit libre, la connaissance du fait de cet amour, mes adversaires avaient perdu le conflit. Qu’en fin de compte il n’était plus important, le temps qu’ils manœuvraient pour maintenir mon corps derrière des murs ; ils ne pourraient pas, en fin de compte, échapper au sort de ceux qui sont défaits LES ÉCRITURES AFRICAINES NOUVELLES | 107

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par les mains de tous ceux qui sont alliés et dédiés au principe inexorable de la vie » 18. Ainsi Soyinka fait-il de son emprisonnement et de sa libération une aventure autant philosophique, qu’une passion du corps: et pour lui, c’est dans l’esprit, dans l’imagination donc, avant tout, que se trouve autant une possible limitation de l’Etat, qu’une défaite de la tragédie. «La tragédie n’est possible qu’à cause des limitations de l’esprit humain» 19, écrit-il, et cette phrase résonne pourtant comme une seule face de la médaille de cette réalité aporétique qui étrangle le sujet, quand aujourd’hui, elle est lue en contrepartie de la note finale du récit de prison de Ken Saro-Wiwa, dans A Month and a Day. A detention diary: «le génocide commis sur les Ogonis a pris une nouvelle dimension. J’en raconterais les péripéties dans mon prochain livre, si je demeure vivant pour les dire » 20. Saro-Wiwa rend la victoire de Soyinka sur ses geôliers chanceuse, et donc, réinscrit la permanence de la mort, de la tragédie, dans la respiration de la vie dans nos Etats souverains. Il nous montre la constante menace sur la dignité et sur le corps dont ses notes prisonnières font le récit, et nous retourne, nous, au point de départ de la révélation de notre quotidien comme commerce intime entre la vie et la mort. Sa pendaison le 7 novembre 1994, c’est-à-dire six mois seulement après le début du génocide au Rwanda ; oui, la mort de cet écrivain qui ne vivra pas pour écrire la suite du génocide dont il avait promis le récit ; sa strangulation par un autre Etat devenu fou, résonne dans nos oreilles aujourd’hui encore, autant comme la pérennité de la tragédie de notre quotidien, que comme la défaite de tout engagement, devant le cannibalisme meurtrier de l’Etat africain souverain. Mais résonne aussi comme pulsations de survie dans les cendres du sujet, le ques108 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

tionnement qu’il aura posé avant de se taire: «quelle sorte de nation est-ce là? Quelle sorte de nation permet ce genre de choses ? Quelle genre de nation est-ce là, dans laquelle je trouve ma définition ? » 21 C’est lui, Ken SaroWiwa, qui, en vivant la tragique passion de l’écrivain, prisonnier dans un Etat indépendant, clôt sur notre présent le cercle aporétique de notre infinie tragédie, mais ouvre aussi dans le principe dissident, le soleil chiasmatique de notre avenir sous forme de questions, et inscrit dans ses questions l’appel véhément d’une République autre que tragique : une République de l’Imagination ; trouve en questions les mots pour dire l’indépendance dont il s’agit d’abord quand l’écrivain africain d’aujourd’hui prend la plume: l’indépendance d’esprit. Son appel raisonne encore, on le sait, dans les questions que posent les rues de chez nous.

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Notes 1.

2.

Cf. Giorgio Agamben, State of Exception, Chicago, University of Chicago Press, 2005 ; Carl Schmitt, Theorie der Partisanen. Zwischenbemerkung zum Begriff des Politischen, Munich, Duncker & Humblot Verlag, 2002. Cf. Lire ici le texte lumineux que Soyinka a écrit après la guerre du Biafra, de préférence avec en parallèle les théories de Giorgio Agamben. Wole Soyinka, Ake, A Season of Anomy, London, Vintage, 1994.

3.

Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, Paris, Seuil, 1968, p. 192.

4.

Exemple classique ici: Mongo Beti, Main basse sur le Cameroun. Autopsie d’une décolonisation, Paris, Maspero, 1977.

5.

L’Union des Populations du Cameroun (UPC), est le parti du nationalisme camerounais, qui n’a pas seulement en premier demandé l’indépendance du Cameroun, mais aussi la réunification de cette ancienne colonie allemande que la Société des Nations (SDN) avait partagée entre la France et l’Angleterre.

6.

Theodor W. Adorno, Philosophie der neuen Musik, op. cit., p.49.

7.

Cf. Giorgio Agamben, State of Exception, op. cit.

8.

Le gacaca est le système juridique communautaire institué au Rwanda depuis 2001 pour juger les crimes relatifs au génocide de 1994.

9.

Esther Mujawayo et Souâd Belhaddad, Survivantes. Rwanda dix ans après le génocide, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube, 2004, pp. 21-22.

10. Ibid.,

p. 20.

11. Ibid.,

intro.

15. Ibid.,

p. 39.

16. Ibid.,

p. 13.

17. Ibid.,

p. 15.

18. Ibid.,

p. 290.

19. Ibid.,

p. 89.

Saro-Wiwa, A Month and a Day. A Detention Diary, London, Penguin, 1996, p. 238.

20. Ken

Saro-Wiwa, in Wole Soyinka, The Open Sore of a Continent, op. cit., p. 149.

21. Ken

12. Style

musical (et de danse) originaire de la République Démocratique du Congo très en vogue en Afrique et dans l’ensemble des diasporas noires. Soyinka, The Man Died, London, Moonday, 1988, p. 159.

13. Wole 14. Ibid.,

p. 175.

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LA TRAGÉDIE À L’ORIGINE «On va faire comment alors?» Dicton des rues de Yaoundé

I En littérature, chaque génération choisit ses parents. Ainsi même les morts ne sortent pas indemnes de la réorganisation du monde des idées qui résulte du chamboulement de l’histoire par la tragédie 1. Une nouvelle littérature africaine nécessite une nouvelle histoire de la littérature africaine : celle-ci n’a de valeur qu’écrite dans l’esprit du brusque réveil que dicte la catastrophe. Elle ne peut donc pas être une « version révisée et augmentée », même si « corrigée et approfondie », de l’ancienne histoire ; elle ne peut pas non plus être un agencement d’auteurs disparates, forcés d’avancer en file derrière un chef comme des canetons derrière leur mère, unifiés selon leur année de naissance, la maigre chronologie de leurs pays, et donc, leur origine continentale, leur lieu de résidence, ou même leur passeport. Ces tentatives-là ne peuvent que marcher à la surface des choses: sensibles au seul frémissement du vent qui dit la tornade, elles sont intellectuellement condamnées à la myopie, car elles sont le seul produit du bail transcendantal qui a toujours accompagné la critique 114 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

de la littérature africaine, et qui ré-enfonce en plus le tremblement philosophique de la pensée africaine. La nouvelle histoire de la littérature africaine, elle au contraire, est écrite sous la dictée de la tragédie. Elle suit une vision lucide de Benjamin qui nous dit qu’elle : «laisse apparaître la configuration de l’idée au travers des excès apparents de l’évolution, en tant que celleci est une totalité caractérisée par la proximité signifiante d’oppositions » 2. Or l’histoire de l’idée n’est pas une accumulation continue de choses pensées ou dites: elle n’est pas encyclopédique. La montre qu’elle porte n’est pour elle que hasard: elle n’est pas chronologique. Elle suit une temporalité propre qui est celle du jaillissement subit mais su, de l’intervention inattendue mais logique, de l’événement clair et des soubresauts communs de l’idée. Et celle-ci le plus souvent intervient à contre-courant de la chronologie : par l’inspiration ; à contre-courant de la géographie: par l’avènement; à contre-courant de l’idéologie: par l’histoire. Elle fait des rebours inattendus ; des désaxements incontrôlables ; des retours fous: «elle est plus originaire que l’origine», nous dirait ici Heidegger, dans la profondeur ontologique de sa réflexion, qui par exemple situe Rilke derrière Hölderlin 3, malgré le fait que l’histoire littéraire fasse l’inverse. Au fond, elle est illuminante révélation. Nietzsche avait raison quand il s’écriait : « je ne suis pas votre contemporain», et déclarait écrire pour un temps qui n’est pas encore arrivé : disait professer une philosophie du futur 4. La folie de Hölderlin qui lui faisait commercer beaucoup plus avec les dieux Grecs qu’avec ses contemporains, est fille de la vérité simple. Lui aussi se situait du point de vue de l’idée, car c’est là que se trouve la vérité. Son illumination était donc, en fait, la reconnaissance et le vécu effectif de son radical idéaSOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 115

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lisme. C’est qu’il y a des époques qui sont en retard sur une idée dont elles auront pourtant été témoin de la naissance brutale ; tout comme il y en a qui sont de parfaites régressions sur ce qui est déjà pensé dans la cour de leur quotidien : sommeilleuses, elles sont de cent ans sur l’évolution des mots et des choses. De même dans le domaine de la suite des idées, il arrive qu’une pensée qui, historiquement, est arrivée après une autre, ne soit logiquement localisable qu’avant celle-ci : elle en est originaire. Tout comme il arrive que là où la philosophie atteint le bout de son rouleau, ce soit l’art qui lui révèle la suite de son chemin ; de même que là où l’art arrive dans une impasse, ce soit la vie qui lui montre la route 5. La position de Nietzsche dans l’histoire de la philosophie occidentale signale ce moment de rupture, de redéfinition et de recommencement. Ainsi en est-il, dans la littérature africaine, tout aussi, de la position de Soyinka, dans sa relation par rapport au concept de la négritude. Il le précède : au lieu d’anti et même de néo-négritudiniste, comme elle a été qualifiée par la critique 6, sa pensée en est antérieure ; oui, elle est anté-négritudiniste. En travaillant l’idée de la tragédie, dans le mythe, il donne à la nouvelle littérature africaine, le lit idéal dont elle a besoin pour s’élever par-delà l’histoire. Plus que métaphysique, il est antéhistorique : l’idée chez lui précède l’histoire. Ainsi il écrit la première phrase de son esthétique, là où la philosophie africaine, dans ses courants identitaire et messianique, est arrivée à la dernière station de ses possibilités, et ne sait plus dans quelle direction continuer son chemin. Il recommence la littérature africaine en la couchant dans le lit logique de la pensée: en lui trouvant un ciel transcendantal dans la tragédie 7. Voilà pourquoi l’écrivain nigérian est pré-visionnaire: il aura 116 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

été le premier à reconnaître la fondamentale ironie de la pensée, de la critique et de l’écriture africaines. Il aura aussi été celui qui, dans le concept, lui aura ouvert le terrain convulsif du chaos qui est à l’origine de la vie, et le chemin tortueux des mille récits, de l’incarnation et des révélations qui y mènent. Il est le premier auteur post-génocide : et c’est-à-dire anté-génocide. En même temps que son regard critique et sa vie événementielle lui auront révélé la téléologie violente du quotidien 8 – en multipliant dans sa cour les horreurs de la guerre du Biafra –, dont philosophiquement il avait pourtant déjà soupçonné l’avènement prés de dix ans avant que celles-ci n’aient lieu, son esprit l’aura porté ailleurs : dans les envolées insoupçonnables de la métaphysique. Ici rappelons-nous : dans son imagination de l’Afrique, la négritude s’était arrêtée à une réécriture de l’histoire; elle n’aura pas pu voir que par le mythe, les êtres humains nient leur histoire, et qu’en cela, l’Afrique n’est pas une exception ; ainsi elle n’aura pas pu être pensée dissidente dans le sens ou nous l’entendons ici; elle n’aura pas pu penser l’Afrique contre elle-même. Mais entre-nous: installée dans le train de l’Etat africain souverain comme tous ses auteurs le seront trop vite, le pouvait-elle seulement ? C’est vrai que trop pressée, elle aura choisi de brûler les étapes : elle aura très vite accepté le bail idéal qui s’offrait à elle, et aura laissé libre le terrain originaire de son propre commencement conceptuel, de son propre enracinement dans l’idée : dans la tragédie. Elle aura certes rendu possible son passé qui est donc son futur : crée les conditions de possibilité de son dépassement. Mais elle sera restée installée dans un philosophème qui ne pouvait que la laisser aux seuils du dangereux abyme des possibles de l’Afrique des souverainetés. C’est Soyinka, qui le plus SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 117

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vivement lui aura porté la contradiction sur le plan métaphysique, qui aura été le premier écrivain africain à reconnaître les figures du bail transcendantal qui la retenait, et à y voir une livrée parallèle à celle de la critique du continent: pour lui opposer une «appréhension de soi par soi » 9 ; il aura ainsi été celui qui le plus aura regardé avant l’étendue nauséeuse des senteurs du continent : pour y reconnaître l’infinie « cycle des stupidités », et lui opposer une nouvelle métaphysique, oui, une moralité renouvelle de l’art ; il est donc l’un des rares, nous voulons dire, le premier dans l’écriture africaine, à avoir ouvert l’intelligence de ses écrits aux ressacs de l’idée, car le mythe, est-ce autre chose que l’idée mise en récit; comme la philosophie, est-ce autre chose que l’idée faite questions ? Un fait est certain, pourtant : la littérature africaine ne sera pas du tout sortie indemne de cette marche en arrière. Le génocide au Rwanda l’a crié même aux sourds ; l’a imposé même aux aveugles : la littérature africaine contemporaine ne peut plus se définir sans une réflexion sur la tragédie. Celle-ci la commence d’ailleurs. La survivante, elle, nous a mis en garde : la pensée africaine n’a pas le droit d’être absente une seconde fois du lieu du drame, et avec elle, la littérature, tout comme la critique de celle-ci. Ceci est un impératif moral formulé le plus clairement, le plus simplement, le plus directement, le plus humblement, mais aussi le plus consciemment possible, du plus profond du philosophème de notre temps, jusque dans les banalités de ces bouches trop bavardes d’écrivains jeunes qui disent ne plus avoir besoin de morale, quand le Rwanda vient juste de nous donner un impératif catégorique ! Se réveiller à telles évidences aujourd’hui, nécessite pourtant de se rendre compte que le chemin de la réflexion tragique, Soyinka 118 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

l’avait déjà pratiqué il y a quarante ans; que dans l’exubérance folle de la vie africaine, il avait déjà soupçonné, tapie dangereusement sous notre quotidien, et même dans la fabrique de notre histoire, l’idée de la mort: voilà pourquoi ce ne peut qu’être lui qui en premier, livrera à la nouvelle littérature africaine ses prolégomènes. Il en est l’aîné logique. L’originalité de sa réflexion, son clair paradoxe, réside dans l’inscription de celle-ci dans un fondamental pessimisme qui puise moins dans la vulgaire conception de «l’afro-pessimisme» qui traverse aujourd’hui la critique de la littérature africaine, et qu’on oppose à une étrange «croyance en l’Afrique», que dans l’inscription de son œuvre dans un bouillonnement négatif, et nous disons, dissident, des textes; mais écoutons donc les questions que pose Nietzsche, car c’est à la lecture de Soyinka que pour nous elles valent encore plus la peine d’être entendues : « Y a-t-il un pessimisme de la force?» se demande-t-il, et sa question vaut autant pour la littérature africaine, « un penchant intellectuel pour le dur, l’effrayant, le mal, le problématique de l’être-là à partir du bien-être, à partir d’un excès de santé, d’un plein d’être-là? Y a-t-il peut-être une souffrance du surplus lui-même? Un courage tentant du regard aiguisé, qui recherche le terrible, comme on rechercherait un ennemi, ce noble ennemi à travers qui il mesurerait sa force? A travers qui il apprendrait “ce qu’est la peur”? Que signifie, justement chez les Grecs des temps meilleurs, des temps forts et courageux, le mythe tragique?» 10 Faisons attention à ces questions, car nous y retrouvons l’écho du questionnement qui fonde la quête intellectuelle et esthétique de Soyinka, à la frontière de l’immense panthéon des dieux Yoruba ; nous y entendons les pas de sa pensée qui chemine sur la dangereuse route des massacres et des rétributions, SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 119

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des enfants-soldats et des monticules d’ossements, des cachots et des guerres civiles qui infiniment peuplent les envolées cauchemardesques de l’histoire de l’Afrique. Pourtant en réalité, peut-être le titanesque géant africain des lettres, marchant dans les détritus du présent, creusant dans le morbide de l’histoire, fouillant dans le sang des cours, des maisons et des palais, humant la désolation des salons, des lits et des consciences, cherchant dans la fange des vies, n’est-il en fait attentif qu’à la singulière question des rues de nos villes qui, à Yaoundé, et certainement à Lagos, se demandent dans la révélation de leur abandon : « On va faire comment alors ? »

II Oui, «on va faire comment alors?» Voilà bien la question qui fonde la tragédie comme entreprise métaphysique, et c’est-à-dire, philosophique, quête de sens après le désastre, recherche de la signification du paradoxe, confrontation sincère de l’énigme du Sphinx, et qui l’inscrit dans le face-à-face avec la peine, la douleur, le mal, la souffrance, la mort, pour en faire la transformation de ceux-ci en art ; qui en fait donc le jeu terrible, cruel, mortel, oui, mais raisonné du sublime. Ici c’est Nietzsche qui une fois de plus nous guide: «la question fondamentale est», écrit-il dans une nouvelle introduction de sa Naissance de la tragédie, « la relation du Grec à la douleur, son degré de sensibilité, cette question qui veut savoir, si son besoin croissant de beauté, de fêtes, de plaisirs, de cultes nouveaux, n’est pas né de la douleur ? » 11 Car comme les Africains aujourd’hui, avaientils vraiment le choix de la forme, ces fameux Grecs? 120 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

Pouvaient-ils créer d’autres œuvres que celles qu’ils ont créées ? Par exemple pouvaient-ils inventer quelque chose de plus « optimiste » ? De plus « gai » ? Au lieu de la tragédie, pouvaient-ils inventer une autre forme pour dire les mortels tumultes de leur temps ? Ah, oui : la « comédie » ? Bien sûr qu’ils en ont ! Et « l’humour » ? Que croyez-vous? Que les Grecs n’avaient pas d’humour? Qu’ils ne riaient jamais ? Mais alors, pourquoi le rire ne leur a-t-il pas suffi ? Leur rire était-il amnésique ? Questions bien futiles quand nous savons la nécessité logique des formes ; questions à suspendre philosophiquement à tout prix, car mal posées : ou alors, posées à partir d’un mauvais lieu ; questions myopes au fond, car elles mènent dans l’impasse de l’insensé, alors que dans la profondeur parallèle de la « ligne pessimiste » que Soyinka trace d’Eschyle à Shakespeare, celui-ci nous révèle que : « la religion des Grecs nous montre des parallèles persuasifs avec les Yoruba qui ne pourraient en aucun sens être refusés; l’Oracle de Delphes et le corpus d’Ifa chez les Yoruba sont des instances fascinantes d’un tel parallélisme structurel » 12. Mais c’est tout aussi Nietzsche qui le guide, lui, Soyinka, dans sa quête du terrain d’entente entre ces deux mondes si lointains l’un de l’autre, et en même temps si identiques ; dans sa quête du sens de la catastrophe dans l’art : « notre voyage dans le cœur des Mystères Yoruba», écrit-il, «conduit par sa propre vérité ironique à travers la lumière de Nietzsche et des déités Phrygiennes » 13. Oui, c’est autant le penseur allemand fou, que les mystères du quotidien qui l’installent dans la sphère du danger, qui lui ouvrent les portes singulières d’un pessimisme enchanteur, parce que tragique, car au fond, celui-ci n’est possible que par la catastrophe la plus grande qui soit, l’auto-sacrifice des dieux à l’autel SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 121

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du commun : de la vie, mais on pourrait tout aussi dire: de l’art. La parole esthétique de l’auteur nigérian s’ouvre sur le constat de ce primordial sacrifice, de la peur donc: du vide du ciel et de l’infini de l’être qui se cherche; de la solitude du sujet au milieu d’un monde en pièces; de l’existence en miettes et éparpillée. «Je commencerai» écrit-il, « par commémorer les dieux pour leur autosacrifice sur l’autel de la littérature, et le faisant les implorer de servir encore plus au nom de la société humaine dans sa quête d’explication de l’être » 14. Sacrifice pré-visionnaire qui suspend la catastrophe dans la réalité ? Offrande du Christ sur la croix du mythe pour notre salut dans l’histoire? Passion métaphysique! Oui, tragédie comme drame cosmique: combat mortel dans les nuages du ciel, de la fiction ; dans les racines qui en terre s’entrechoquent, qui dans la littérature s’entredéchirent. «On va faire comment alors? » La question des rues camerounaises raisonne autant dans le texte de Nietzsche, que dans les mystères Yoruba, et que dans le texte de Soyinka : elle reconnaît la soudaine incomplétude du sujet qui se réveille dans la tragédie, la profonde solitude du survivant à son réveil, et fonde la marche du prix Nobel africain de littérature dans le « royaume chtonien ». Cependant comme les chrétiens avec leur Christ, comme Nietzsche avec son Dionysos, il est chanceux, l’auteur nigérian dans sa quête, car il a lui tout aussi un dieu qui lui tient la main: Ogun 15 ; un dieu qui lui montre la voie. Les pas qu’il pose, il les pose dans les empreintes de ce dieu de la créativité ; le chemin qu’il trace par son écriture, il le trace dans l’ombre de ce dieu ivre; le futur de l’écriture qu’il invente pour la littérature, il le place sous le parrainage de ce dieu des chasseurs. Ogun est l’esprit 122 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

qui bat dans la respiration de ses pages, qui donne un sens pré-visionnaire à ses mots, et en même temps, c’est lui la vie qu’il insuffle à ses personnages : il donne des réponses à ses questions de sens. Car Ogun c’est le dieu de sa créativité : de son invention du réel. Singularisé dans la centaine de déités Yoruba à la force identique à la sienne, il s’impose comme habitant du lieu primordial du passage; comme gardien du temple des convulsions: comme idée maîtresse de la tragédie. Mais écoutons Soyinka ici : « dans la métaphysique des Yoruba », écritil, «aucune autre déité dans le panthéon ne correspond de manière aussi absolue, à travers sa propre histoire et sa nature, au tempérament numineux de la quatrième sphère de l’existence que nous avons appelé l’abyme de la transition. On reconnaît trois mondes que nous avons déjà évoqués, et qui sont communément reconnus dans la plupart des systèmes métaphysiques africains: le monde des ancêtres, celui des vivants, et celui des non-encore-nés. La quatrième dimension, elle, est très peu comprise, ce continuum sombre de la transition dans lequel l’inter-transmutation de l’idéal essentiel et de la matérialité a lieu. Il loge l’expression ultime de la volonté cosmique» 16. Le mot est lâché, «la volonté», la volonté qui creuse autant dans la métaphysique romantique, dans la vision philosophique de Schopenhauer, et se retrouve dans les illuminations nietzschéennes, que dans l’explosion musicale, artistique, de Wagner. Et c’est de ce point de vue que la profondeur de l’investigation de Soyinka, dans sa recherche du lieu de la tragédie, se révèle une plongée par-delà les barrières de la mimesis, de la représentation ; par-delà les limitations de l’histoire et de toutes les philosophies qui s’y arrêtent, et bien évidemment, par-delà la vision de l’art prise dans l’histoire, du moins telle que définie SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 123

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pour la littérature africaine par Sartre. Le lieu de la tragédie est autant artistique que métaphorique ; autant musical que mortel; métaphysique que mythique; il est autant humain qu’habité par les dieux. Il est pré-visionnaire, car au fond, comme nous le rappelle Soyinka, c’est l’habitat d’Ogun : « il est le “Seigneur de la route” de Ifa», écrit-il, se référant aux prêtres qui chez les Yoruba, officient les rites de communion avec les esprits et les dieux. « Ceci veut dire », continue-t-il, « qu’il ouvre le chemin qui mène aux cœurs de la sagesse de Ifa, et en cela, représente l’instinct de la recherche de connaissance, un attribut qui le singularise comme étant la seule déité qui “chercha le chemin”, et accumula les ressources de la science pour se frayer un passage à travers le chaos primordial afin d’obtenir la réunion des dieux et des hommes». Et ce n’est pas tout: «Le voyage et sa direction » écrit-il encore, « sont au cœur de l’être même de Ogun et de la relation des dieux aux hommes. Sa direction et sa motivation sont également une indication de l’orientation géocentrique du Yoruba, car ce sont les dieux qui eurent besoin de venir vers les hommes, apeurés par une sensation continuelle d’incomplétude, voulant retrouver leur sens perdu de la totalité» 17. Nous savons que dans les rites de possession, le sujet voit sa vie avant de la vivre, le chasseur visionne sa décapitation du lion avant l’événement de celle-ci, l’homme fait l’expérience théâtrale, littéraire, avant de faire celle de la vie : prévoit la vie. La chevauchée du cheval de la fiction précède son entrain sur le chemin incomplet de la vie. Là où laissé seul devant le chaos de son existence fracturée, l’homme se retourne vers le ciel vide pour lui poser sa question désespérée, « on va faire comment alors ? », comme dans la théologie chrétienne le Christ 124 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

devenu humain devant le calvaire de la croix, se retourne vers le ciel pour demander à son père Dieu « pourquoi m’as-tu abandonné?», c’est Ogun qui jette des lianes sur son chemin, qui fend la mer devant ses pieds, et ouvre la voie de sa marche, bâtit des ponts sur les océans, restitue la communion fracturée de l’homme et de l’idée, et ainsi retrouve l’être dans sa complétude : comme absolu. Faiseur d’autonomie, réinventeur de sujet, fabricateur d’ego, Ogun est ; et ici, il s’agit bien de l’autonomie du sujet qui ainsi, demi-dieu, demihumain, bref, nanti de la force la plus grande de son corps et de son esprit, s’élève des détritus comme volonté pour s’imposer comme passion : et cela veut d’abord dire, comme drame. Le chemin qui mène de la tragédie au drame est ainsi tracé : l’un débouche sur l’autre ; de même, le chemin qui mène de la souffrance à l’art : l’un est la source profonde dans laquelle s’abreuve l’autre. Dans le drame, l’acteur devient ainsi l’élément essentiel, car c’est lui qui, en jouant un rôle, refait le chemin difficile d’Ogun, refait le parcours de sa perte et de sa restructuration. C’est que, nous dit Soyinka, dans une ferveur qui nous rappelle bien le romantisme allemand, « un tel acteur devient dans le rôle du protagoniste qu’il interprète, le porte-parole irrésistible du dieu, émettant des sons qu’il ne comprend pas lui-même mais qui sont des réflexions de la vision redoutable de ce précipice transitif, du chaudron bouillonnant du monde sombre de la volonté et de la psyché » 18. L’acteur est une répétition de la figure du communiant : il est une réincarnation sécularisée des prêtres des mystères Yoruba: du sujet en transe. Il n’y a d’acteur que passionné, car son jeu est autant immersion que disparition : voyage au bout de la mort. « Dans les mystères d’Ogun », Soyinka nous met en garde, «les SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 125

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acteurs sont des chœurs communiants, qui contiennent l’essence de l’abyme transitif dans leur être collectif» 19. On ne peut pas mieux décrire la figure du possédé. Mais le possédé vit lui aussi la passion, c’est-à-dire le drame de sa propre disparition, de sa propre condamnation et crucifixion : de sa propre mort. Le drame de l’acteur c’est un commerce permanent avec l’anéantissement : c’est un jeu cruel, une acceptation de sa propre fin. Le drame c’est une marche rythmée, acte par acte, vers la baisse du rideau qui débouche sur la vie. Voilà la définition la plus effective qui puisse être employée au théâtre antichambre de la vie. Ainsi l’une des illustrations les plus effectives de cette vision du jeu de l’acteur, réalisée en drame, est-elle la pièce Death and the King’s horseman qui demeure encore, en terme de poésie et d’expression, l’une des plus fines réalisations de l’auteur nigérian. La figure de Elesin Oba est ainsi, plus qu’un personnage, la matérialisation de la subjectivité qui se définit aux frontières de la mort, aux bords du précipice, dans le commerce avec la mort: dans l’acceptation de celle-ci. Théâtre périlleux, rituel, le théâtre de Soyinka est le lieu le plus juste dans lequel la littérature africaine a fait face au morbide avant la mort et la désintégration; dans lequel la créativité africaine le plus intimement interpelle la mort, et lui demande le sens de la vie. Il n’y a de littérature africaine que passionnée. L’acteur dans la forme de théâtre que cette littérature commande, n’a de sens que par son jeu suicidaire, dans son acte le plus destructif, le plus dissident. Et voilà le théâtre, mais c’est un autre mot pour dire la littérature, pour dire l’art, pour donc dire le drame, qui non plus n’échappe pas à sa redéfinition dans la tragédie, à la recomposition de ses genres dans le cimetière, qui ainsi devient lieu de bataille, lieu de redéfinition de l’existence menacée. La 126 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

littérature africaine ne peut être entendue que dans le sens de son commerce intime avec l’origine de la tragédie, nous voulons dire, avec la tragédie à son origine, car «le sens de l’origine», nous rappelle encore Soyinka, « le devenir de la race, domine le drame» 20. Nous lisons, certainement, au lieu de « race », « l’être » et nous entendons au lieu du théâtre : la littérature. Car le théâtre, c’est la littérature à son origine. Peut-on définir plus clairement un théâtre de la constitution du sujet ? Peuton plus sincèrement fonder un art qui soit attentif au principe d’individuation ? Un fait est certain, loin, oui, bien loin nous sommes des impasses de la double vision identitaire et messianique de la pensée africaine : avant ceux-ci, c’est la tragédie, le théâtre, et donc, la littérature, qui donne à la philosophie africaine le pain d’une nouvelle jouvence; mais il s’en nourrit d’abord lui-même. Une appropriation philosophique des textes de Soyinka reste encore à faire : en cela, l’histoire de l’idée n’est jamais pressée. Etonnant il est cependant que la pensée du premier prix Nobel africain de littérature soit une référence absente du texte autrement si érudit de Mbembe ! Mais passons là-dessus : un oubli. Ce qui est pensé ne peut plus être dépensé. Or ce qui nous concerne ici, c’est la littérature. Et la littérature, elle cependant, n’a pas attendu, les fleurs de l’arbre de l’écrivain nigérian semant leur pollen dans la parole de nombreuses œuvres d’écrivains africains de la nouvelle génération, tel par exemple le romancier Ben Okri, tel d’ailleurs le dramaturge togolais Efoui. Un autre dramaturge qui, lui aussi, se sera nourri d’une source aux convulsions similaires, aura ouvert ses oreilles aux milles nauséabonds de la tragédie pour en faire l’habit de son drame, c’est Tansi. Plus que sa prose et ses vers, c’est sans aucun doute son SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 127

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théâtre qui aura le plus plongé dans la chair douloureuse de l’Afrique, aura côtoyé les cadavres en putréfaction et les fous, couché avec les chiens et les rats, et même : fait l’amour avec des cadavres. Il demeure tout aussi qu’ici, loin, oui, bien loin nous sommes du philosophème sartrien de l’engagement : l’activisme à outrance, oui, le courage surhumain de Soyinka peut bien tromper. N’est-il pas l’écrivain qui le plus a investi son corps dans la défense de la justice et de la vérité ? Mais l’identification de l’écrivain à Ogun n’en fait-il pas également un homme d’action? L’inscription de la littérature sous le parapluie du dieu des chasseurs ne réunit-il pas l’idée et l’action dans une même évidence? Idée et action ne se retrouvent-ils pas, sous la main ensorceleuse d’Ogun, dans une identique élévation des détritus de la vie en morceaux? La découverte de la littérature africaine dans les profondeurs de la tragédie ne lui donnet-elle pas son ultime respiration humaniste, quand nous savons que Soyinka était le seul auteur africain à s’exprimer vivement pendant et à la suite du génocide au Rwanda 21, et que d’ailleurs, il demeurera le seul auteur africain à suivre têtument l’histoire africaine dans la longueur des catastrophes à répétition qui la plombent. Mais n’est-ce pas cela que veut dire tenir la tragédie par le corps ? Avoir le diable au corps, n’estce pas ici vivre selon la dictée de l’idée? Un lecteur de la littérature africaine attentif à la philosophie occidentale dirait que, au niveau de la logique des idées et des actions, nous sommes ici au cœur de la métaphysique, et surtout de l’idéalisme allemand, dans la tradition par exemple d’un Novalis, qui demandait de poétiser radicalement le réel, unissant ainsi deux moments dialectiquement opposés: pensée et action. Nous savons que cette vision, même si elle aura fondé le romantisme, 128 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

ne trouvera sa formulation la plus systématique que dans le texte de Hegel. Mais Soyinka, lui-même, ne cesse-t-il pas de nous rappeler que dans son théâtre, nous sommes plutôt en plein dans la cosmologie Yoruba ? Ne nous a-t-il pas montré qu’un théâtre qui plonge dans le mythe, peut en même temps s’élever dans l’histoire, et même se perdre dans la banalité politique du quotidien ? Quel chemin suivre? Les chemins dont la source est identique se séparent-ils vraiment? Un dernier mot ici pour clarifier, et en même temps effacer un ultime malentendu, car au fond, quel que soit le doute, avec l’auteur nigérian, nous sommes entrés : « dans l’utérus universel », et soulignons ici plusieurs fois le mot « universel », dans lequel «Ogun plongea un jour, et émergea, lui, le premier acteur, se désintégrant à l’intérieur de l’abyme » 22. L’universalité n’est plus à rechercher sur le chemin de la différence, mais dans l’abyme infini de l’origine.

III Il est un homme qui au bord du précipice se trouvait, interrogeant son destin. Secoué par le vent qui lui frappait le visage, et tortillé par le vertige qui lui chancelait les pieds, il demanda aux oiseaux qui tournoyaient audessus de sa tête comment faire pour se libérer de sa peur, et sa question, les rues de Yaoundé la connaissent par cœur: «on va faire comment alors?» «Plonge comme nous », lui dirent les animaux espiègles, « oui, plonge », lui dirent-ils, lui répétant la leçon de leurs parents à eux, écartant leurs ailes pour encore mieux lui montrer la magnificence de leurs envolées, fendant le ciel bleu de leurs couleurs chatoyantes pour encore mieux le convaincre. L’homme saisi par tant de promesses de SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 129

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beauté et de grâce, plongea et se fracassa sur les rochers dans le fond de l’abyme. Mort ou vivant, dit la légende de cette histoire, quand elle est racontée aux adultes, il se sera libéré de sa peur, et elle ajoute d’ailleurs que « c’est le plus important ». Bien sûr, quand elle est racontée aux enfants, cette histoire doit leur dire de ne pas suivre la chanson des oiseaux : de ne ni lever leur regard vers le ciel, ni le plonger dans le vide à l’avant ; mais au contraire, de rester fermement accrochés aux bords du précipice, et de préférer la peur au saut. Cette histoire doit leur dire de taire leurs oreilles à la parole folle des animaux, pour encore plus clairement fonder leur humanité dans la répétition de pas assurés : dans le piétinement mimétique de la certitude. En proposant la figure d’Ogun à la littérature africaine, comme il le fait dans son esthétique, et dans sa lecture analytique et appropriative des mythes et des légendes Yoruba, Soyinka prend la place des oiseaux conseillers de l’homme placé à la croisée des chemins: à la littérature africaine, il propose le risque de la pensée; le saut, l’entrée dans le royaume chtonien qui, au fond, n’est que la République de l’Imagination. C’est qu’avec Ogun, le dieu d’origine de la tragédie, cet ami du chien, c’est un nouveau principe qu’il installe au cœur de la créativité: le principe destructif-créatif. Car Ogun, « l’essence de la créativité elle-même » 23, nous dit Soyinka, « en vint à symboliser le principe destructif-créatif » 24. Ogun est un symbole, c’est une métaphore enracinée dans le ventre de l’art, dans le creux de l’abyme, c’est un principe unificateur de contraires: créateur de genres; faiseur de formes. C’est le principe dissident d’une nouvelle littérature africaine qui ne peut naître que parce qu’elle a atteint sa maturité, d’un art courageux donc, comme l’engagement dans l’histoire est le principe 130 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

d’un art demeuré enfantin, d’un art peureux du vide par-delà l’histoire : grelottant. Pensée contre soi, l’art d’Ogun est suicidaire. Or dans plusieurs légendes africaines, le suicidaire n’a pas droit au repos du mort. Suspendu dans les limbes de l’incertitude, il est condamné à la marche effrénée sur le chemin de la transition : il hante les marchés la nuit, et se rencontre aux carrefours à midi; il est attaché au chemin. Son ombre se retrouve dans celle de passants qui échappent à la vue, dans le visage furtif de gens qui passent dans des voitures : il est condamné à vie. Il a disparu mais il n’est pas parti. C’est que, comme disaient les Rwandais, la mort a refusé de lui. Oui, c’est lui l’homme qui était aux bords du précipice: il est devenu esprit, zombie. Non, c’est lui l’homme qui se réveille sur une montagne de cadavres: il est le survivant du massacre, du génocide. Et quand c’est lui-même qui a porté la main sur sa vie, il hante les rêves des vivants, marche à la longée de leur vie, et attend patiemment à côté des femmes enceintes pour renaître. Il est lumière au-dessus du lit de couples qui font l’amour, souffle qui se glisse dans les ébats orgasmiques des amants. A la première occasion il retournera à la vie, quand il se sera rendu compte qu’il s’est trompé dans son choix ; il retournera à la mort, quand il se sera rendu compte que la vie ne vaut pas la peine. Ainsi il y a des bébés qui naissent adultes, qui sortent du ventre de leur mère en marchant, oui, qui s’arrachent à l’utérus de la mort avec la bouche emplie de dents : c’est eux qui sont la résurrection du suicidaire, c’est eux le nouveau visage de l’homme aux abords du précipice : albinos, abiku, miak nkoua, on les appelle, selon les cultures, mais de toutes les façons, ils sont enfants que la mort a refusé, ou alors qui, ayant goûté à la vie, attendent la première occasion pour s’en SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 131

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séparer. Les parents leur font des marques sur la main pour se souvenir de leur corps qui ne finit pas. Morts nostalgiquement accrochées à la vie, vivants aux oreilles ouvertes au royaume de la mort, mal-morts, mortsvivants, ils sont la matérialisation de la littérature africaine au moment de sa renaissance des ruines : du désastre. Soyinka leur a livré des vers mémorables dans son premier recueil de poèmes, Idanre, mais c’est surtout Ben Okri qui leur a donné les mots, la forme et le drame qu’il faut, dans son cycle romanesque La route de la faim. Nous y reviendrons. C’est en ces enfants au croisement de la vie et de la mort, que le principe destructif-créatif, qui est au cœur d’une créativité africaine mise sous l’égide d’Ogun, devient chair. Vivants, ils respirent la mort : ils communiquent avec les esprits ; morts, ils marchent dans la vie : ils peuplent le quotidien. Le principe destructif-créatif est à entendre dans le sens de cette communion de la vie avec la mort : de l’installation de la violente beauté de la vie dans le royaume métaphysique de la transition et de l’infini ; de la mort. Et pas autrement. Mais écoutons Soyinka qui pour nous définit le double mouvement de sa réalité mythopoïétique: «nous approchons, il semble», nous dit-il, «le pessimisme ultime de l’existence tel que prononcé par le sage Silenius chez Nietzsche: c’est un acte démesuré que d’être né. C’est un défi aux jalouses forces chtoniennes que d’être. La réponse du Yoruba à cela ne peut qu’être claire : ce n’en est pas moins un acte démesuré que de mourir. Et le tourbillon de la transition a besoin de ces deux compléments extrêmes comme canalisateurs de sa régénération continuelle », et il continue : « Tout acte est subordonné à ces ordres de la condition humaine et de la volonté récréative. Faire face à la transition, voilà le test ultime de l’esprit 132 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

humain, et Ogun est le premier protagoniste de l’abyme » 25. De quoi s’agit-il ? De l’impossibilité d’entendre la destruction sans son jumeau, la création, et vice versa; de l’emprisonnement du sujet dans le tourbillon de sa perpétuelle destruction et régénération: car n’est-il pas singulier qu’il faille dormir toutes les nuits, c’est-à-dire tous les jours, se promener pour une bonne partie de sa vie à la frontière du royaume de la mort pour vivre ? N’est-il pas singulier que ce soit justement dans la nuit que les rêves se révèlent à notre esprit ? Le moment de négation se découvre comme inscrit dans la réalité même de la vie: la création se révèle n’être que l’autre visage de la destruction, et tous les deux, ensemble, fondent non seulement la possibilité du sujet, mais aussi, le socle de son expression: de l’art. De quoi s’agitil? Laissons la voix de Soyinka nous le dire. D’un: «dans la conscience tragique », écrit-il, « la psyché fervente s’élance au delà du royaume du néant (ou du chaos spirituel) qui est potentiellement destructif de la conscience humaine éveillée, traverse les espaces de la terreur et les énergies aveugles pour atteindre l’empathie rituelle avec les dieux, la présence éternelle qui la précéda jadis dans une conscience parallèle de sa propre incomplétude. L’angoisse rituelle devient ainsi vécue comme la transmission originaire du désespoir du dieu –vaste, mystérieux, et toujours incompréhensible. Nous essayons en vain de la saisir en mots ; pour le protagoniste, il n’y a cependant que la certitude de l’abyme – la victime tragique y plonge en dépit de sa fondation rituelle en terre, mais il n’est sauvé que par son jeu, par son action. Sans action, mais aussi, malgré cela, il serait à jamais perdu dans la gueule de la tyrannie tragique » 26. Il est intéressant ici que par un jeu de la langue, « action » et « jeu » deviennent identiques : SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 133

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présence dans la sphère de la politique, du quotidien, et jeu sur les planches du théâtre ; implication dans les profondeurs tumultueuses de la vie, c’est-à-dire reconnaissance de cela que de manière vulgaire on appelle « écriture engagée », et dont certains nous disent que Soyinka est le champion dans la littérature africaine, et fabrication de l’art, car, et ici nous touchons au deuxième mouvement du principe destructif-créatif : jouer, faire du théâtre, c’est donc une contradiction de l’esprit tragique, mais voilà, c’est tout aussi son complément. «To act» écrit Soyinka, et entendons ici «to act» dans son double sens, de « jouer », « faire du théâtre », et « d’agir », de « poser des actes politiques », « pour agir, l’instinct Prométhéen de rébellion canalise l’angoisse et la transforme en un but créatif qui libère l’homme de son désespoir totalement destructif, libérant de son intérieur les inventions les plus énergiques, les plus profondément combatives et qui, sans usurper le territoire du golfe infernal, créent un pont vers la vision de l’espoir. Seule la bataille de la volonté est ainsi principalement créative; il se crée de cette tension spirituelle le cri désespéré de l’âme qui fabrique ainsi sa propre consolation, qui, elle, rebondissant à l’intérieur du caveau cosmique, usurpe (même si seulement pour un instant) les pouvoirs de l’abyme » 27. « Meurs et deviens ! », nous disait Goethe dans son poème célèbre « selige Sehnsucht», et l’écho de sa parole résonne jusque dans la définition contrapunctique de Soyinka : « le monde doit être romantisé » déclarait Novalis, et il ajoutait: «ainsi seulement trouve-t-on le sens original ! » Ce sont les mystères Yoruba qui paraissent avoir entendu ces deux poètes dans la profondeur métaphysique de leur pensée: dans leur mouvement qui unit mort et vie, mais aussi fonde l’action dans l’art, 134 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

et le théâtre dans la tragédie, ils sont à leur manière des expressions du principe destructif-créatif tel que formulé par Soyinka. Le puits universel de cette vision n’est pas l’installation de l’écrivain nigérian sous un parapluie conceptuel d’emprunt, on dirait, l’acceptation, chez lui aussi du bail transcendantal, mais la révélation que, dans le fond, c’est-à-dire prise au sérieux, la tragédie est un archétype culturel dans lequel les Grecs deviennent des Yoruba, dans lesquels les dieux du panthéon Yoruba communient avec les esprits allemands, parce qu’ils naissent de la même énergie. La source du mythe est un vase communicant qui plonge dans les racines de la terre : pas d’opposition donc, et même, osons le dire, pas de location conceptuelle, mais la réalisation que dans le visage d’Ogun respire la folie de Dionysos, le dieu ivre de la danse possédée: et que cette révélation prévoit l’union des impossibles qui se manifeste dans le quotidien de la vie, et entre autres, dans la tragédie rwandaise. Une «appréhension de soi par soi», telle que fondée par Soyinka pour l’écriture africaine, n’est donc pas un retour dans le ventre d’une terre singulière, différente, mais la reconnaissance de l’unicité humaine dans la tragédie, de la globalité de la mort, et ceci est une révélation qui peut être entendue autant dans son sens artistique que moral. Car au fond, et ici nous reprenons une phrase déjà citée plus haut : « que la religion des Grecs montre des parallèles persuasifs avec les Yoruba ne peut en aucun cas être dénié: les Oracles Delphiques et le « Corpus de Ifa » sont une instance fascinante d’un tel parallélisme structurel » 28. Dans le sens moral, qui pourra jamais prouver la singularité d’une femme, d’un homme, qui se réveille au-dessus d’une montagne de cadavres, oui, qui pourra faire du génocide des Tutsi Rwandais un cas singulièrement africain ? Et pour les SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 135

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besoins de la cause, qui pourra faire du génocide commis sur le peuple juif un cas singulier, sans dans le même coup commettre une faute logique, c’est-à-dire, sans user dans son argumentation de la violence morale qui passe sur le tordu du raisonnement et l’éteint ? Non, dans la profondeur de leur négation de l’humain, dans la profondeur du danger dans lequel ils plongent l’espèce, toutes les tragédies communient : la source dont elles s’arrachent, leur « royaume chtonien » donc, pour parler dans les termes de Soyinka, montre, et montrera toujours cela que l’auteur nigérian, pour nous, nomme si justement « parallélisme structurel ». Car c’est là, dans la source universelle de leur désastre, dans le fleuve chaotique de leur union, et donc, dans le royaume unifié de leur terreur, que le sujet trouve la pierre angulaire de son rebond dans le monde. La question, la seule question qui fasse sens quand celui-ci se trouve pris dans le chaos de son autodestruction est, encore, celle que formulent si clairement les rues poussiéreuses de Yaoundé : « on va faire comment alors ? », car c’est dans la réponse à celle-ci qu’il retrouve le geste et l’élan de sa résurrection. Le principe destructif-créatif est ainsi inscrit dans la négation: il en est une voie d’expression, et voilà, c’est lui qui nous révèle le fondement vermoulu de chaque pas dans la rue, qui nous montre l’abyme qui s’ouvre sur le chemin de chaque passant, qui nous fait voir la proximité permanente de la mort dans la vie: qui nous révèle les racines de la République de l’Imagination. De même c’est lui qui en retrouvant dans l’inconscient mythique de chacun le vase communiquant qui relie toute l’humanité, l’écho de la tragédie Grecque, fait danser les dieux du panthéon Yoruba de la même musique tragique qui sort de la flûte enchantée du Satyre, tout comme les 136 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

dieux Grecs, de l’hymne possédé mais polyphonique des chasseurs Yoruba, l’Ijala. Dans la suite de ses pas de danse, dans l’imitation de son élan, fondons le sujet africain ailleurs que dans la différence, ailleurs que dans l’altérité par rapport à l’Occident, plus profondément que dans la camisole de force de l’histoire, mais : dans l’acceptation de la présence occidentale en soi; et plus profondément encore: dans la dissidence; plus profondément, disons-nous : dans la pensée contre soi !

IV S’élevant des fumées opaques du désastre, des profondeurs chaotiques de l’abyme, des rochers sanglants sur lesquels s’est fracassé le crâne de l’homme au bord du précipice, c’est le principe destructif-créatif qui révèle soudain devant nous le visage du philosophème nouveau de la littérature africaine: la tragédie. Mais il en fait clairement une idée. C’est que la tragédie, c’est aussi l’idée faite drame: drame historique; drame artistique. Celle-ci se manifeste à plusieurs niveaux, et dans le domaine de la littérature africaine, clairement, elle ouvre les pages d’une nouvelle épistémologie. C’est dans cette lancée qu’elle irrigue aussi la critique : c’est pour celle-ci qu’elle réintroduit la discussion de la place du mythe; qu’elle se fait restauratrice des tropes ; fonde la complexité et l’hermétisme comme catégories esthétiques; c’est pour elle également qu’elle se fait inventrice de formes. C’est qu’elle ne peut entendre la littérature, et la critique que comme filles de la philosophie. La critique l’a toujours été, sauf, disons-le, pour ce qui est de la critique de la littérature africaine, définie auparavant, comme nous savons, dans une épistémologie de SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 137

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la différence et de l’altérité, ou alors du mimétisme messianique, dans lesquels en conséquence, elle aura été tour à tour fille de l’ethnologie, de l’anthropologie, des études du folklore, de la sociologie, de l’histoire, et de la linguistique comparée, dans ses branches stylistique, sémiotique et pragmatique. Comme si par exemple, une analyse psychologique d’une œuvre d’art africaine n’était pas possible ! Comme si la psychanalyse, par exemple, n’avait pas encore fait son chemin dans les sentiers critiques de la littérature africaine ! Comme si le texte des auteurs africains ne pouvait jamais être lu que selon l’écoute vulgaire de leur quotidien : selon les critères des lectures réalistes établis au dix-neuvième siècle ! Ici au contraire, la critique est avant tout esthétique, esthétique entendue bien sûr dans son sens de philosophie de l’art : commerce artistique avec l’idée. Car c’est en relation à l’idée, et ici, à la tragédie, qu’elle pose son regard sur les artefacts qui se multiplient devant elle, et prévoit le drame pour mieux le suspendre : elle ne peut donc pas être accumulatrice de textes, car la quantité n’est pas son élément de mesure. Au contraire, chaque texte, elle le questionne par rapport à son rapprochement ou son éloignement de l’idée : manière de dire qu’elle entre dans la chair du réel pour en secouer le squelette; pour en faire respirer l’âme; pour en questionner les battements vifs du pouls, et lui arracher le génie de l’asphalte. Sous son scalpel elle retrouve ainsi la vision cristalline de l’ironie comme une des réalisations primordiales du principe même de l’art, tel qu’elle l’entend. Oui, l’ironie, elle ne l’arrache pas seulement à la vision romantique de l’art, à l’exégèse de Hegel donc, mais aux racines même de la tragédie : c’est que, fondamentalement, la place du rire dans une conception dissidente 138 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

de l’art est à définir. O, oui : le rire résonne jusque dans la profondeur de la littérature africaine ; de la tragédie africaine. Et voilà que notre question originaire, notre inquiétude si les Grecs riaient, nous revient comme une gifle. Voilà pourtant un argument dont la critique traditionnelle, celle qui est fille de l’épistémologie de la différence, se sera servie, têtument, pour fouetter les textes des auteurs africains: que de fois il est entendu que les écrivains africains devraient enfin rire, disonsle, éclater de rire, comme les rues ensoleillées de chez eux ; qu’ils devraient sortir de la jérémiade et de l’accusation pour libérer leurs textes dans la légèreté de leur existence ensoleillée ; que de fois il est entendu que leurs textes devraient résonner de la désinvolture de consciences enfin sûres, comme si la liberté était proportionnelle à l’éclat du rire ; comme si elle se mesurait à l’éloignement de leur conscience du fait de la colonisation ! N’insistons pas sur les aspects de mauvaise foi de telles déclarations, sur leur côté de malveillance purement raciste ; n’insistons pas non plus sur la faiblesse d’auteurs qui dans l’ombre de Gabriel García Márquez, auront cru trouver dans « les tropicalités », les sources possibles d’un rire dans lequel résonne la philosophie de leur quotidien. Quelques romans de Tansi sont traversés par cette faiblesse, par ce moment bref de doute de sa propre réflexion, tandis que dans leur élan dévastateur, ceux de Kourouma révèlent la profondeur mythique du rire tragique à la racine de son éclat. L’auteur n’a pas devant lui un choix cornélien entre le pleur et le rire : la tragédie ou la comédie. Ce serait trop bête, mais ici aussi, heureusement, c’est l’esthétique de Soyinka, qui pour nous, définit le lieu tragique du rire: au fond la comédie, par exemple, ne peut pas être entendue comme un pendant de la tragédie ; SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 139

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elle en est une forme d’expression, au contraire, comme bien sûr Nietzsche, qui d’autre le pourrait sinon, nous le rappelait depuis: «seul l’art a le pouvoir de transformer les pensées nauséeuses sur l’horrible et l’absurde de l’être-là en représentations avec lesquelles on peut vivre : celles-ci sont le sublime qui est la domination artistique de l’horreur et le cosmique qui, lui, est la libération artistique de la nausée de l’absurde » 29. Or, le rire tragique est avant tout satirique. C’est qu’il ne peut que tenir compte du geste négatif que la tragédie inscrit dans chaque expression, dans chaque manifestation de la parole et de l’art : il ne peut que tenir compte de la dissidence qui est désinvolture de la femme, de l’homme, de l’enfant qui, se relevant d’une chute, dans l’éclat de rire de la foule alentour, demande: «on va faire comment alors ? » Un abandon à sa chute ? Que non ! Cette question, toute rhétorique ici, ne peut être posée, en pareille situation, que par une personne qui se relève : qui ainsi donc nie sa chute doublement. Il est satire, le rire tragique, et dans ce sens, dévastateur : destructeur de peine. Et se lève devant nous le rideau sur le théâtre de l’un des plus grands auteurs satiriques que le continent africain ait pu fabriquer: Soyinka. Un décidé destructeur de réalités: un fervent négateur. Mais Soyinka est aussi le plus grand destructeur de mythes que la littérature africaine ait produit. Sa construction satirique du frère Jero, des dictateurs Bocky et King Baabu, ne résonne-t-elle pas dans le personnage de Koyaga tel qu’il aura été bâti par Kourouma ? Ne fait-elle pas commerce ici le plus intimement avec les figures de dictateurs qui peuplent en fin de compte la littérature africaine, et essaiment encore plus leur pollen dans les textes écrits dans la tradition mimétique, de l’engagement, par un Mongo 140 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

Beti ou un Ngugi, par exemple ? La profondeur du rire au réveil de la catastrophe ? Que non ! La justesse de l’éclat par-delà les ruines? Que non! La jouvence de celui qui par l’art exorcise les morts ? Au contraire, le geste du rire, même si dévastateur, destructeur, oui, disonsle sans peine, dissident, l’est dans le sens le plus banal que le mot puisse avoir : d’intervention, de libération, de critique, et surtout, de préemption! Vu cependant du point de vue de l’individuation qui nous concerne ici, de l’inscription du sujet dans la catastrophe et de son élévation dans les infinies possibilités de son être, il devient clair que le rire ne peut que détruire les mythes: serpent à deux têtes, il se retourne contre sa source dans un moment d’ingratitude, et s’impose ainsi comme la forme la plus claire d’une pensée autodestructrice, d’un art suicidaire. Il est dévastateur ici, parce qu’il est pensée contre soi, fondamentalement aporétique. Le critique Jeyifo est celui qui, le plus clairement aura vu la multiplication d’apories dans l’œuvre de Soyinka, les plus fondamentales étant surtout, selon lui, la tension entre une vision distinctivement africaine de la vie, de l’art et de la pensée, et une ouverture radicale sur l’universel ; une tractation essentialiste couplée avec une défense de la fragmentation de l’œuvre d’art ; et bien sûr, une profondeur mythique additionnée avec une destruction systématique des mythes fondateurs : la réunion donc, dans le même geste, du «mythopoète» et du « mythoclaste » 30. C’est cette inversion aporétique du rire qui en fait une manifestation de la préemption, car comme nous le rappelle Jeyifo : « dans la logique formelle et en philosophie en général, une aporie consiste dans l’impossibilité virtuelle d’établir la vérité ou la vérifiabilité d’une proposition pour laquelle des évidences peuvent pourtant être apportées afin de la SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 141

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démontrer ou alors de la réfuter. De manière axiomatique et concrète, un discours caractérisé par des apories présente de nombreux problèmes pour une interprétation précise et exacte, à cause du jeu infini et sans limite des possibilités auto-exclusives et auto-annihilisantes qu’il contient» 31. On l’entend clairement: dans le ressac de son emportée, tout comme dans la multiplication infinie de son écho, le rire fait poussière pas seulement les mythes : la tragédie. La tragédie meurt, assassinée, pas dans la réflexion, comme le croyait Nietzsche, mais dans un éclat de rire. On comprend ici la peur des metteurs en scènes identitaires ou messianiques de notre réel devant le rire paradoxal, « intempestif » ils disent, des publics africains de figures tragiques qui lui sont présentées; leur crainte est légitime: le rire, c’est la fin de la tragédie. Le rire, c’est l’acte le plus radical de la dissidence : il « nullifie » les conditions de possibilité de la littérature, et inscrit dans son sein le suicide de l’art. Voici une suite possible de l’histoire de l’homme aux abords du précipice : quelques temps après sa chute, il bouge ses mains, sa tête, son corps, relève son épaule, distingue le ciel au-dessus de sa tête, se relève, palpe ses mains, ses pieds, sa tête encore, sent une fibre de sang qui lui coule du crâne, la goûte, en avale le sale, et y puise la conscience qu’il n’est pas mort. Par mesure de prudence, il se retâte le corps, le cœur, les membres, la tête, et se rend compte de l’évidence: oui, il est vivant! Alors il éclate de rire : oui, il est vivant ! Son rire secoue les montagnes et les rochers, éloigne définitivement les oiseaux effrayés, mais aussi les mouches : oui, il est vivant ! Son rire plie les arbres et zigzague le chemin, fait se cacher les dieux et les esprits, libère encore plus le ciel : oui, il est vivant ! C’est le monde qui prend vie 142 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

avec lui. Ainsi, à travers le rire, le peureux devient maître de l’univers. Cet homme pour nous, pour la nouvelle littérature africaine donc, s’il était un dieu, serait Ogun; mais c’est aussi, tout simplement, le survivant du génocide des Tutsi Rwandais.

Notes 1.

Walter Benjamin, « Thesen zur Philosophie der Geschichte », in Illuminationen, Frankfurt-Main, Suhrkamp Verlag, 1977, p. 253.

2.

Walter Benjamin, Ursprung des deutschen Trauerspiels, Frankfurt-Main, Suhrkamp Verlag, 1963, p. 29.

3.

Martin Heidegger, Holzwege, Heidelberg, Klostermann, 2003, p. 272.

4.

Friedrich Nietzsche, Jenseits von Gut und Böse. Umrisse einer Philosophie der Zukunft, Munich, DTV, 1988.

5.

Friedrich Nietzsche, Die Geburt der Tragödie, op. cit., p. 12.

6.

Biodun Jeyifo, « Introduction », in Wole Soyinka, Art, Dialogue and Outrage, London, Menthuen, 1988.

7.

Sans fausse modestie, Soyinka lui-même marque le moment de sa prise de parole comme philosophique, cf. Wole Soyinka, Myth, literature and the African world, op. cit.

8.

Wole Soyinka, « The writer in a modern African state », in Art, Dialogue and Outrage, op. cit.

9.

Wole Soyinka, Myth, Literature and the African World, op. cit..

10. Friedrich 11. Ibid,

Nietzsche, Die Geburt der Tragödie, op. cit., p. 10.

p. 14 Soyinka, Myth, Literature and the African World, op. cit.,

12. Wole

p. 14. 13. Ibid.,

p. 140.

14. Ibid.,

p. 1.

15.

Ibid., p. 27. SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 143

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16. Ibid., 17.

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p. 26.

Ibid., p. 27.

18. Ibid.,

p. 30.

19. Ibid.,

p. 142.

20. Ibid.,

p. 58.

21. Wole

Soyinka, The Open Sore of a Continent, op. cit.

Soyinka, Myth, Literature and the African World, op. cit., p. 142.

22. Wole 23. Ibid.,

LE CRI AFFAMÉ

p. 28.

24.

Ibid.

«On mange ça?»

25.

Ibid., p. 158.

Dicton des rues de Yaoundé

26. Ibid.,

p. 146.

27.

Ibid., p. 146.

28.

Ibid., p. 14.

29.

Friedrich Nietzsche, Die Geburt der Tragödie, op. cit., p. 65.

30.

Cf. Biobun Jeyifo, « Introduction », in Wole Soyinka : Art, Dialogue and Outrage, op. cit., p. XXV.

31.

Ibid., p. XVV.

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I Ici, dans mes oreilles résonne le cri d’un suicidaire qui, au cœur d’un hiver allemand, se jeta devant moi du haut du vingtième étage d’un immeuble. Il habitera mon âme jusqu’à la fin de mes jours : il est mortification. Si la mort est une découverte de la solitude du sujet, l’homme seul crie. Son cri dans sa forme la plus négative, est une confrontation directe avec la mort. Cette confrontation prend la forme de la douleur. Elle est une réaction du corps dans un acte violemment absolu : dans un geste de peine ultime, et c’est-à-dire donc, dans une parole fracassante, déréglée. Le cri s’oppose au rire dans sa nature même, mais la source des deux affects peut être identique. Dans ses racines, le rire est théâtral, quand le cri est poétique. Le rire est élévation, quand le cri est chute dans le vide du corps. Le cri trouve son origine dans la profonde solitude de l’être, car par le cri, l’homme inscrit son humanité dans l’étendue de l’univers qui l’a abandonné : il peint les rues fuyantes des villes et les collines silencieuses des SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 145

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campagnes aux traits déchirés de sa bouche ouverte. « Les plaintes sont d’un homme, mais les actions d’un héros » 1, nous dit Lessing. Et : « crier », précise-t-il, dans son admiration critique de la statue du Laocoon, « voilà l’expression naturelle de la douleur corporelle ». O oui : le cri est la forme d’expression royale d’une esthétique de la douleur ; d’une vision à rebours, d’une littérature ouverte sur le désastre. Mais ajoute Lessing : « Les guerriers blessés de Homère ne s’écroulent que rarement dans des cris de douleur. Sa Vénus blessée crie haut, pas pour la représenter comme étant déesse faible de la volupté, mais plutôt pour donner en elle à la nature souffrante son droit. Car même le dominant Mars crie de manière horrible, quand il ressent dans son corps la lance de Diomède, crie aussi haut que l’auraient fait dix mille guerriers en colère, au point de dérouter les deux armées en guerre » 2. La modulation de la voix fait que le cri puisse être plusieurs choses à la fois : il est imprécation, interpellation, appel, mais il est aussi colère: en cela, il est sommation. Il peut être folie, mais jamais il n’est restitution, affirmation, présentation, disons-le : récit. Dans le fond il est jet de la voix au ciel, déchirement de l’univers en mille brindilles : question véhémente aux dieux et aux esprits, il est. Oui, l’âme du cri c’est la question. Sa forme c’est l’interrogation saccadée du monde qu’il interpelle pour lui demander sa signification ; c’est une négation stridente du ciel qu’il frise de son emportée ; c’est une imposition du silence de l’idée, dont il ronge la racine ; c’est une subjugation de l’univers à la dictée immédiate du corps : ce qu’il éparpille en morceaux aux pieds des rochers, ce n’est pas le corps de l’homme qui l’a découvert dans son moment de la plus grande peine, mais c’est l’idée qu’il a arraché aux nuages. 146 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

« On mange ça ? » voilà une question bien singulière des rues camerounaises, dont la profondeur n’échappera jamais à une oreille philosophique : c’est que celle-ci pose dans une dévastatrice clarté, la question de la signification de l’idée, disons, de la littérature, dans un temps de besoin ; question adressée à la poésie, à la littérature, à partir du lieu du manque, pour lui demander son sens, elle est ; en même temps, elle est question à l’écrivain, car au fond, nul écrivain ne saurait se rebiffer à son insistante colère: c’est qu’à travers sa méchante désinvolture, à travers son arrogante indifférence, c’est la fondation même de la pratique scripturale que cette question fracture. Au milieu du séisme qui la suit, il se révèle qu’elle a le visage famélique de la souffrance: de la faim qui tord les boyaux; du vertige qui se saisit du corps; du geste destructeur qui nullifie l’intelligence ; de la dissidence qui traverse l’esprit en un jet de corps. Toute personne affamée est animale, et l’animal, c’est l’autre visage de l’abyme dans lequel se consume l’être: le cri c’est la libération de l’animal en l’homme. La question des rues de la capitale camerounaise est donc un cri qui sourd du plus animal de cette immense tragédie qu’est la vie : elle est cri du porc qu’on étrangle et qui ensanglante de l’intérieur tout rêve en l’humain; mais elle est tout aussi une traduction de la phrase si complexe du poème de Hölderlin, «le pain et le vin » : « pourquoi les poètes en temps de besoin ? ». O, oui, nous savons: les rues et les gargotes de Yaoundé n’ont pas lu le poète allemand, mais pourtant, sa folle inquiétude est leur, certainement ; et sa quête, telle que nous aura traduit le philosophe Heidegger, dans une conférence de 1946, sa toute première après la Deuxième Guerre mondiale et l’Holocauste, est bien une recherche de la définition de la poésie au sortir du SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 147

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désastre : elle est donc avant tout question. C’est que le poème, et le poète lui aussi, l’artiste et le critique, tout comme le penseur, doivent passer au recensement de la tragédie : ils doivent répondre de leurs mains tremblantes, de leurs visages égarés et de leurs têtes lunaires; ils doivent expliquer la nécessité de leur présence et vivre jusqu’au bout la douleur du monde. Ils doivent répondre de leur culpabilité, car, c’est établi, ils sont coupables. Pourquoi ? Parce qu’ils sont vivants ! Etre vivant c’est être coupable! « Quels sont ces temps où un dialogue sur les arbres est presqu’un crime, parce qu’il inclue un silence sur tellement d’inactions?», se demandait Brecht, dans son célèbre poème « A ceux qui sont nés après », après avoir constaté lui aussi: «Vraiment, nous vivons en de temps sombres!» 3 Temps sombres de la mort. Temps sombres de la mortification. Temps où fleurit le morbide. Temps animal. Temps de chien. Temps tragique. Au bout du compte, ce que la tragédie, comme les questions à gauche de Brecht, et à droite de Hölderlin, ou alors, de Heidegger, met en cause, c’est l’évidence de l’œuvre d’art après le chaos : car celle-ci doit se trouver une légitimation par-delà l’idéologie, et surtout, par-delà l’histoire. Si le suicide de l’art porte avec lui la menace de sa disparition, sa résurrection dans l’élévation du rire et surtout du cri, sa redécouverte dans la chair stridente de la question, ne peut pas être une moindre affaire. Le matin du réveil à la tragédie, on le sait, le soleil trouve un monde totalement changé: un monde qui respire de mille, oui, de dix mille, non, du million de questions, et nous voulons dire, du million de cris, car monde qui a faim ; faim de nourriture ; de nourriture de savoir ; de savoir pour comprendre; pour comprendre la vie. Devant un monde qui à l’aurore se pose en questions, qui se réinstalle 148 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

dans la vie comme interrogation, comme manque et besoin à la fois, l’art fait corps avec le cri: voilà la situation originaire de sa reconstitution au sortir de la catastrophe. C’est une situation moins de dialogue que de reconnaissance d’une impossible plénitude de la parole, et cette impossible plénitude est subsumée dans celle qui met face à face expression et représentation, mais aussi cri et récit. Or nous savons que l’une des choses les plus difficiles au sortir de la catastrophe, c’est le retour de la capacité de récit. Ecoutons Benjamin ici, qui dans son essai sur le récit nous demande: «n’avait-on pas constaté qu’à la fin de la guerre les gens revenaient muets des champs de bataille ? Pas riches –pauvres en expériences racontables». Et d’ailleurs, ouvrons avec lui notre esprit à l’inracontable après la tragédie, pour comprendre le silence qui s’inscrit jusque dans l’excès: «Ce qui dix ans plus tard inonderait les lieux en une mer de livres sur la guerre était autre chose que l’expérience qui se transmet de bouche en bouche ». Laissons nos oreilles entendre les cliquetis de ces lèvres blessées qui s’ouvrent et se referment, s’ouvrent et se referment, qui s’ouvrent et se referment mille fois, mais pour ne rien dire, comme un cri à qui on a coupé la voix, comme un cri « silencié ». Ouvrons notre regard à la solitude mortelle du survivant qui découvre en même temps son corps, et le vide redondant du ciel: «Une génération qui était encore allée à l’école en utilisant la charrette, se retrouvait en plein ciel dans un espace dans lequel rien n’avait été changé, sauf le ciel, et avec en dessous d’elle, le petit corps fragile de l’être humain, situé dans un champ de force fait d’élans destructifs et d’explosions » 4. Les survivants du génocide du Rwanda nous l’auront trop clairement montré, eux dont la parole parcimonieuse, trop souvent se perd dans le cri, quand elle SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 149

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refuse d’être silence: la tragédie enlève au récit jusqu’à sa possibilité. Et c’est d’ailleurs sur les collines du Rwanda que la parole désordonnée du crieur tragique a trouvé sa désignation la plus effective: guhahamuka, pour dire: «sortir tout ce qu’on a en soi». Cette parole folle est cri: déréglée, désordonnée, agrammaticale, paradoxale, inattendue, incontrôlable, dévastatrice. Elle n’est pas récit. Voilà pourquoi l’attente littéraire d’une parole claire du survivant est inutile : même le témoignage ne pourra pas lui donner une grammaire qui fasse corps avec sa tragédie. Voilà également pourquoi les écrivains africains qui allèrent à Kigali pour raconter le génocide ne pouvaient que marcher à la surface de la douleur qui s’étendait autour d’eux. Seul le silence reconnaît la profondeur de la souffrance; ou alors, seul le cri peut faire corps avec elle. Au bout du compte, ce qu’elle marque comme constance, c’est l’impossibilité du récit. C’est cette impossibilité qui laisse la place à l’étendue du cri qui embrasse tout l’univers : qui rompt le silence. La peinture célèbre de Munch, «Le Cri», ne peut pas mieux représenter sa domination : il éteint, le cri, les visages alentour ; il fissure, le cri, toute communauté de parole. Il dulcifie donc les deux choses les plus importantes pour tout récit, la fermeté de la parole du conteur, et la ligne fraternelle de cette parole-là qui tient des oreilles attentives. Le premier réflexe devant le crieur, ce n’est pas de le taire, mais de se boucher les oreilles. C’est que le crieur c’est un homme seul. Le crieur c’est l’homme le plus seul du monde.

II La négritude, même morte, laissera toujours la littérature africaine affamée de sa poésie. Voilà sa porte du 150 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

paradis: son salut réside dans son ambiguïté. C’est Césaire qui se révèle comme celui qui aura le plus profondément, dans sa poésie, laissé entendre le cri dont il s’agit ici. Il est sans conteste le père du Grand Cri Noir –du moins, pour la littérature francophone. C’est lui qui, en organisant « le chemin de l’esprit dans l’histoire », pour reprendre le terme de Lukács, en aura défini le second lieu idéal, car le cri, il l’aura arraché des profondeurs du bateau négrier, de la mythique colère qui tord les boyaux, et donc, des profondeurs convulsives de l’Atlantique qui n’a pas encore entièrement remis en surface, le sang dont il s’est nourri durant les longues années sombres de l’esclavage. L’abyme de son texte est historique, car c’est de l’histoire que sa négritude aura fait son cheval de bataille. Pourtant Césaire ne s’est pas perdu dans la célébration d’un passé réinventé à l’œil du miracle : voilà pourquoi sa poésie ne peut pas être belle; il aura regardé dans la longueur des rues et aura vu du sang s’en échapper en gestes de vapeur: voilà pourquoi son poème ne peut qu’être sublime. C’est lui le poète le plus dissident de tout le mouvement auquel il aura donné un nom, et cela veut dire chez lui, en même temps que chevauchée par le chant messianique, tango de la colère avec le verbe libérationniste ; confrontation directe avec l’ironie de l’existence. Ainsi dans son texte, la douleur n’est pas seulement la géographie d’une nouvelle existence vicieuse, c’est le lieu où se fonde une nouvelle liberté; ce n’est pas seulement l’espace d’un des plus grands crimes contre l’humanité: la traite des Noirs ; c’est aussi l’autre versant de notre commune modernité : la libération ; ce n’est pas seulement la géographie d’une des plus grandes tragédies de l’histoire: l’esclavage des Noirs; c’est aussi le moteur inventif de «l’Isle du Poète», la Martinique, le lieu même SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 151

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de son réveil « au bout du petit matin » 5. Clair il est que c’est dans le texte de Césaire qu’il faut voir la définition limitative même du noir comme essence, mais en même temps cependant, c’est là aussi, en écoutant le bouillon de l’océan qu’il nous révèle, dans le turbulent de histoire qu’il parcourt, dans une illumination de conscience, dans le ressac de son corps mortel dont il raconte la passion en poésie ; c’est là, oui, qu’il faut chercher les merveilles de la modernité noire arrachées à la souffrance. Celles-ci se trouvent, dans le concret, dans son amitié avec Senghor, qui aura fondé à travers trois continents la possibilité d’un monde noir de la littérature à découvrir en français, certes, mais aussi, dans le symbolique, dans l’élévation sublime du négrier comme porteur de corps et de signification ; comme fabricateur de nouveau monde : comme faiseur de poésie ! Et voilà Césaire qui en même temps que d’inscrire sa conscience dans l’histoire particulière d’un peuple, s’inscrit comme celui des écrivains qui de sa génération aura le plus touché à la source de la tragédie, qu’il entend, bien sûr historiquement, comme celle d’une race ; voilà Césaire qui dans le cœur même de son poème, pour nous aura en poésie dramatiquement inscrit le principe dissident qui est fondateur d’art, dans l’intime commerce avec le morbide. Lisons donc sans plus attendre le Cahier d’un retour au pays natal: « Le négrier craque de toute part… Son ventre se convulse et résonne… L’affreux ténia de sa cargaison ronge les boyaux fétides de l’étrange nourrisson des mers ! Et ni l’allégresse des voiles gondolées comme une poche de doublons rebondie, ni les tours joués à la sottise dangereuse des frégates policières ne l’empêchent d’entendre la menace de ses grondements intestins 152 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

En vain pour s’en distraire le capitaine pend à sa grand’ vergue le nègre le plus braillard ou le jette à la mer, ou le livre à l’appétit de ses molosses La négraille aux senteurs d’oignon frit retrouve dans son sang répandu le goût amer de la liberté Et elle est debout la négraille la négraille assise inattendument debout debout dans la cale debout dans la cabine debout sur le pont debout dans le vent debout sous le soleil debout dans le sang debout et libre debout et non point pauvre folle dans sa liberté et son dénuement maritimes girant en la dérive parfaite et la voici: plus inattendument debout debout dans les cordages debout à la barre debout à la boussole debout à la carte debout sous les étoiles debout et libre et le navire lustral s’avancer impavide sur les eaux écoulées»6.

Mais avant d’aboutir au bateau, la conscience poétique de Césaire a parcouru des continents, des pays, des villes. C’est que le cri noir, pour Césaire, n’est pas SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 153

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continental, ou lié à une nation, un pays, une ville. Il ne peut naître que dans la dissidence qui est élévation : celle-ci est double, car le bateau est dans son texte autant une métaphore qu’un lieu. Si le bateau exprime plus que tout la prison de l’humain dans l’histoire ; si clairement il nous montre, dans des hommes et des femmes enchaînés, le fait de consciences prises dans l’étau d’une histoire dont ils ne comprennent pas encore le sens, le mouvement de rejet que Césaire inscrit dans leur levée est bien l’acte destructeur qui fonde leur liberté et en fait le symbole même de la dissidence. Le bateau est le lieu de la tragédie et de sa remise en question. C’est qu’ils sont embarqués chez Césaire, les hommes, dans le sens le plus banal du mot ; oui, ils sont bien offerts à leurs destins d’esclaves, pris dans les chaînes qui tiennent leurs pieds; mais en même temps, dans un geste autant de corps que d’esprit, ils nient le lieu tragique de leur destinée, et inscrivent en littérature la beauté sublime de leur corps debout : humains donc. Le refus de leurs limitations, de leur condamnation à la reptation, de leur présent et de leur futur animal, voilà qui fait de leur sursaut un acte porteur de sens. Mille gloses ont disséqué ce texte, lui ont le plus souvent donné le vent d’une conscience qui se découvre, d’un sujet qui prend les reines de son histoire, comme un nouveau commandant affirmerait son autorité sur un bateau. Mille gloses, oui, ont empoussiéré ce texte classique qui cependant demeure cristallin dans le vif de son verbe négatif qui ne peut qu’être dit à haute voix, et qui dans le poème de sa parole deux fois inscrit le tact du principe dissident: « debout et libre » 154 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

et en fait le principe même de l’histoire. Si Soyinka aura sondé le principe dissident dans la philosophie, et dans son concret, se sera enfoncé dans le mythe, pour en Ogun retrouver la métaphore brûlante afin de le dire, c’est Césaire qui, un pas logique après 7, l’aura découvert dans l’histoire, et dans le négrier de l’Atlantique noir, aura fabriqué le symbole marquant de la tragédie qui fonde l’art. Se regardant tous les deux avec le même étonnement, opposés par la dialectique de l’histoire littéraire qui a raison d’eux, nos deux écrivains n’en sont pas moins solidaires d’un identique commerce avec la souffrance, avec le mal et avec la rapine, et d’une commune élévation donc dans les ciels de la beauté. Le bateau au milieu de vagues en folie : n’est-ce pas l’image qui hante la philosophie depuis les lettres de Kant, quand celle-ci cherche une planche pour fonder le sujet ? N’est-ce pas le sujet névralgique qui nage à la surface de cette mer irrationnelle qui chez Schopenhauer menace sans cesse de l’avaler ? Sujet métaphorique, il est au centre de la définition de la modernité, tel qu’entreprise par la philosophie idéaliste. Mais lisons donc un instant Schopenhauer, pour donner à ce sujet sa racine dans l’idée, avant que de le recouvrir de sa couleur qui est noire dans le texte de Césaire. Lisons Schopenhauer qui le définit, ce sujet qui se lève dans une mer en folie, comme le symbole même du principe de l’individuation: «Comme s’arrachant de la mer folle, qui de tous les côtés, pleurant élève et abaisse des montagnes d’eau, un batelier est assis sur un radeau, au milieu d’un monde de souffrance, calme homme seul abattu, mais confiant dans le principium individuationis» 8. Le sujet qui se fonde chez Césaire ne peut pas être calme et confiant, lui, car il est un sujet fait esclave : il est pris dans les étaux d’une histoire qu’il n’écrit pas ; il est SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 155

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prisonnier de l’obscurité d’une peau qu’on fera aussi noire que son malheur. Les chaînes qu’il rompt ne sont pas métaphoriques: elles lui ont coupé la chair. Le dos qu’il dresse est marqué d’un signe qui efface son nom pour laisser la place à celui de son maître qu’il ne connaît pas encore. Le sujet qui ici se dresse est certes un sujet historique ; l’acte qu’il pose détruit l’histoire : le libère de l’histoire et le fonde en individu : « debout et libre »

La question de l’esclave au philosophe est simple : peut-on séparer l’individuation du sujet de sa liberté ? Le texte de Césaire interpelle celui de Schopenhauer, frappe à la porte de celui de Kant de sa colère esclave. Voyons la porte de l’homme de Königsberg s’ouvrir en craquelant, doucement, paresseusement, et c’est l’histoire de l’idée qui en sort changée, changée par une inattendue succession qui est addition logique : debout et libre. a+b=c Une équation à deux variables différentes, mais réunies dans la même évidence d’un mouvement physique et métaphorique. Un geste plus un état: la négation couplée à l’autonomie. Comme la grandeur des maîtres de la pensée est d’être au croisement de mouvements parallèles et d’en unir les forces antithétiques sous une seule logique, la grandeur de Césaire est d’être au croisement de deux, de trois, de quatre mouvements contradictoires, et de leur donner des mots définitifs. La position du Cahier d’un retour au pays natal ici n’est due qu’au fait qu’il se 156 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

soit arraché aux évidences de l’histoire et de l’histoire littéraire africaines, qu’il se soit arraché aux limitations continentales qui cloîtrent un auteur dans une nation, pour se placer en classique : c’est-à-dire en œuvre qui doit être lue en deçà du temps et de l’espace. Manifeste de la négritude, poème post-national de la traversée de terres, texte respirant de l’élan de toute philosophie du sujet, ce long poème transcende cependant toutes ces catégorisations, pour livrer à notre temps qui s’élève des décombres de la tragédie, un vocable, une formule, a + b = c, pour dire le principe dissident qui le fonde: « debout et libre ». C’est que par-delà la couleur de la peau, Césaire aura pu toucher à l’universel historique du profond désastre duquel le sujet africain se définit aujourd’hui : et quel désastre peut vraiment être singulier ? Quelle tragédie peut être originale ? Oui, quel crime peut être si unique qu’il n’arracherait lui aussi le cri exaspéré, qui dans le texte césairien mérite d’être écrit en majuscule : « Assez de ce scandale ! », pour ouvrir le corps au « grand défi » et à « l’impulsion satanique » 9 ? A travers l’hymne de la noirceur retrouvée, Césaire aura fabriqué pour la jeune littérature africaine le «b.a-ba» de son autonomie: son équation primordiale. Mais il l’aura installée dans l’individuation. Il aura installé la liberté dans la souveraineté. C’est lui qui en un seul geste aura logiquement lié la position du sujet à son indépendance d’esprit 10, et fondé le sujet libre comme un sujet criant. Il n’est pas étonnant que ses mots soient inscrits dans les livres des écoliers : ils sont de ceux qui donnent aux enfants un squelette, et qui font les adultes mettre un pas devant l’autre. Si la poésie c’est le langage de cette évidente éternité, c’est parce que à travers ses négations et affranchissements un milliard de fois répétés et toujours jeunes, toujours SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 157

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justes, le cri s’impose comme étant la forme d’expression de son réveil. En donnant au principe dissident la logique et la métaphore pour se dire, et en inscrivant celles-ci dans l’histoire, Césaire s’impose comme un auteur post-génocide d’une dimension propre.

III Le cri est au bout d’une voix : mais celle-ci naît d’une fabrique bien définie, qui a sa géographie propre. Ceci est beaucoup plus vrai en poésie que partout ailleurs, et encore plus dans la poésie césairienne. Or la voix elle-même n’est pas une donnée évidente. La littérature est la manifestation de cette ironie : écrite, elle respire de la présence de la voix. Et même dans l’écrit, la voix n’est pas seulement là, couchée dans le texte, prête à crier. Son expression, surtout telle qu’entendue par la critique de la littérature africaine, n’est pas seulement une contradiction : c’est une aberration. Oui, c’est une aberration que de dire que les auteurs africains plongent dans l’« orature » pour trouver leurs mots, car la profondeur de leur voix doit encore être déterminée. Et l’instance qui jusqu’ici aura été la plus chargée de porter la voix africaine, aura été, paraît-il, le griot : or dans sa définition même, celui-ci est modulateur de voix, soumis qu’il est à la déontologie de la parole prise dans le corps de l’histoire, dans le corps de l’Etat. La gorge de la terre africaine est profonde : la blessure dans le sol, dans le corps, dans l’âme, qu’est la tragédie, a la dimension de cette douloureuse reconnaissance. Une esthétique fondée sur la parole du griot ne peut pas, sincèrement, tenir compte de la douleur qui plonge dans l’histoire et dans un mouvement d’explosion, va 158 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

du négrier au génocide pour tracer dans la terre du continent, une téléologie de la violence qui à son bout produit la voix du sujet « debout et libre ». L’esthétique du griot est bâtie sur la communauté restaurée dans ses droits : sur l’Etat qui s’ouvre à la parole du sujet. L’esthétique du cri, au contraire, reconnaît l’abandon mortifère du sujet sur les chemins fracassés de la vie : sa solitude. Elle sait la violence de l’Etat qui est à ses trousses, tout comme la saignée du sol qui sous ses pieds se retourne contre lui. Voilà pourquoi la poésie de Césaire est fondamentale à la littérature africaine : elle l’est dans le sens philosophique, car elle trace la largeur de la plaie africaine par-delà les dimensions du continent seul ; elle déterritorialise la douleur, dénationalise le crime, et cela, en fondant, du profond absolu de la vérité, à partir du négrier, une métaphore constitutive, mais aussi un espace de circulation de personnes, de biens et d’idées ; un espace qui est celui d’une infinie passion, et d’une indescriptible douleur. Mais écoutons Gilroy ici, lui qui a donné au bateau, et donc, au négrier, son importance autant historique que conceptuelle, bref, sa place idéale dans la localisation du lieu historique de la parole noire, et l’a installé dans le centre des études des mouvements de culture. Il écrit: «les bateaux étaient les moyens vivants par lesquels les points du monde atlantique étaient rejoints. Ils étaient des éléments mobiles qui tenaient lieu de l’espace en mouvement entre les endroits fixes qu’ils mettaient en relation. Ainsi donc ils doivent être pensés comme étant des unités culturelles et politiques, et beaucoup moins comme étant des représentations abstraites du commerce triangulaire. Ils étaient encore plus – un moyen de produire l’opposition politique et peut-être un mode distinct de production culturelle» 11. SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 159

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Faisons une pause sur son articulation de la dissidence, frère de la nôtre ici, avant de continuer cette citation plutôt longue: «Le bateau donne la possibilité de regarder dans les articulations qui relient les histoires discontinues des ports anglais, et leurs connections avec le monde le plus large. Les bateaux nous ramènent sur le passage du milieu, sur la micro-politique du commerce des esclaves et sa relation avec d’une part l’industrialisation et d’autre part la modernité » 12. C’est qu’avec le bateau, l’Afrique entre dans la circulation mondiale des hommes et des biens, qui elle, aura été violente dès l’origine. Voilà qui est dit, car qui peut formuler mieux ce que Gilroy appelle d’ailleurs « une nouvelle chronotope » 13 ? Ici remarquons le changement : moins que l’espace clos d’une entité africaine, d’un continent aux formes connues, pleine, sinon définissables, « l’Afrique», c’est l’espace sans fin de l’eau, de l’océan, qui est fondateur du sens du large; moins que l’Afrique dans sa plate réalité, c’est l’Atlantique qui est porteur de culture globalisante ; moins que le fermé pays, c’est le bateau mouvant qui fait sens : qui donne la vie, et donc, qui rend possible la parole ; moins que l’histoire comme succession de dates, c’est la répétition de la vague qui part et revient, qui est prise comme point de départ : c’est la navette du bateau qui un million de fois commet le même crime, est donc génocidaire, qui est prise au sérieux. La décentralisation du lieu de la voix, la re-chronologisation 14 de l’histoire qui ainsi s’opère, libère un espace de folie qui est une sphère de régénération : de redéfinition du cri comme tricontinental, comme mondial. Plus que tout, l’océan construit des communautés nouvelles sur la destruction d’anciennes: il installe une nouvelle temporalité, autant qu’une spécialité neuve. 160 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

C’est lui, et le bateau avec, qui rend impossible une vision rêveuse, senghorienne, de l’Afrique qui, dans une communion paisible, dans un festival de la paix retrouvée, apporte sa part « au rendez-vous du donner et du recevoir ». L’infinie violence du bateau, la globalisation de force de l’océan détruit les derniers dieux restants et laisse les humains orphelins : car il laisse encore plus perplexe. Gilroy dans sa description de « l’Atlantique noir », bâtit au fond une généalogie de la diaspora qui oublie les conséquences de l’amarrage du bateau sur les côtes africaines, même s’il ouvre cellesci à l’infini chemin, aux vases communicants de l’eau. Or personne ne peut rester inchangé là où le négrier jette son ancre. Ce n’est pas seulement la vie qui en est transformée; c’est la conception même de celle-ci qui prend un nouveau tournant. A travers le négrier, commence pour l’Afrique un nouveau temps, les temps modernes, et donc, une nouvelle historicité : celle de la modernité, oui, disons-le, de la mondialisation. Voilà donc qui fait dire à Césaire: « Nous vomissure de négrier » 15. C’est que le bateau, métaphore irradiante, enfonce ses embranchements dans l’histoire, dans la géographie, dans la philosophie, dans la littérature, dans la politique, et dans l’intimité de la pensée. C’està-dire qu’il s’installe dans le ventre de la vie. Comment Gilroy ne serait-il pas d’accord ici : « monter à bord promet les moyens de re-conceptualiser la relation orthodoxe entre la modernité et ce qui passe pour sa préhistoire. Cela promet une idée différente du lieu où la modernité est dite avoir commencé, dans les relations constitutives avec les étrangers qui en même temps trouvèrent et calmèrent la conscience de soi de la civilisation occidentale» 16. Ce n’est pas nous qui sommes des contemporains de la mondialisation, non, SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 161

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c’est l’esclave arraché à ses terres et à son continent à qui il manquera toujours. La mondialisation n’est pas à venir pour l’Afrique, car elle y est déjà vieille de quatre cent ans ! Le monde ne peut pas être un projet pour l’écrivain africain, car il y est déjà jeté. Son ouverture au monde passe par les intestins de sa diaspora, cela même si depuis le bateau, plus que jamais l’Occident mange afin que le reste du monde se rassasie. Ainsi il devient clair: dans la dimension de la pensée, avec le négrier, nous avons un nouveau temps qui est installé dans la littérature africaine: le temps global de l’universelle tragédie. C’est dans cette reconnaissance de l’intrusion du temps historique dans le mythe, dans son irruption d’une temporalité neuve dans le temps d’avant, et donc, d’un nouveau calendrier de l’intelligence, que réside sans aucun doute la différence entre la poésie de Césaire, qui, par-delà son ancrage dans le mouvement de la négritude, est tangage spécial d’une conscience temporelle mais «spatialisée» aussi, et celle de Senghor, qui est célébration d’une Afrique «éternelle», d’un « royaume de l’enfance », d’une « Afrique debout » : mais dites, comment l’Afrique peut-elle être debout, demanderait-on au poète-président, quand déjà, à partir de cette violente intrusion du négrier, elle ne peut plus du tout être définie en soi ? Comment peut-elle être entière et pleine, et offrante, quand le moment de l’irruption au monde aura montré son visage à ses côtés sous la forme d’un saignant bateau qui lui aura arraché ses enfants? Comment peut-elle marcher droite et danser fière, quand le bateau l’a handicapée ? Il est intéressant que Gilroy, qui le plus fortement a souligné la mouvance océanique du lieu de la production de notre contemporanéité, ne trace la production culturelle du négrier, et à travers lui, de l’Atlantique noir, que dans les embran162 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

chements de la diaspora africaine, tant européenne qu’américaine: le gigantesque de son entreprise ne saurait être négligé ici, non; mais celle-ci oublie cependant que les côtes africaines étaient entièrement parties prenantes du nouveau temps du bateau : de la violente mondialisation du négrier. Comme victimes, mais aussi comme actrices, elles sont inscrites dans le nouveau commerce des idées ; dans la nouvelle circulation des corps. La localisation de l’Afrique dans l’échange triangulaire remet dans le fond de la cave du négrier, et donc dans le fond de l’Atlantique noir, la culpabilité noire : voilà sa nouveauté discursive et morale. Celleci est nécessairement disruptive. Un jour, il faut bien le dire, l’Afrique aura à répondre, dans le domaine du droit, de sa participation effective dans le commerce triangulaire ; mais déjà, il est clair que sa prise de la parole rendra dorénavant impossible le paradigme, dans la fabrique de la voix africaine, trop logique encore, qui fait des survivants des victimes de la traite et de la parole africaine, une parole uniquement morale. Elle montrera à coté du visage de la victime africaine, celui du coupable, d’un qui a vendu son frère ou sa sœur, pour dans l’addition de ces deux visages antithétiques, construire là aussi la face du survivant du plus grand crime que l’Atlantique ait connu, et marquer dans la profondeur de l’océan, cette vérité de l’histoire africaine qui ne sera entendue véritablement qu’avec le génocide au Rwanda : l’impossible totale innocence du survivant, le mensonge de cette culture de l’innocence que la pensée africaine aura voulu imposer aux lectures de l’esclavage, en n’écoutant dans la mer de ce crime toujours que la parole de la victime : l’humanité simple des Africains. Or la connexion trop logique entre survivants et victimes qui aura nourri la pensée africaine SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 163

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jusque là, et exclu le paradigme de la culpabilité, est maintenue, quand dans l’histoire des errances du bateau, ou du négrier, seule la voix de la diaspora africaine est prise en compte, et seule l’histoire de son immense production culturelle est racontée. En introduisant la victime et le coupable comme constitutifs de la figure du survivant, l’inscription de l’Afrique dans l’Atlantique noir marque une scission de la fabrique de la parole africaine. Cette scission est douloureuse, même aujourd’hui encore. Elle se manifeste constamment dans l’accusation silencieuse qui tord les propos de la diaspora, quand elle s’adresse au continent-mère qui « l’a vendue aux océans », et silence la voix de l’Afrique, quand celle-ci rencontre sa diaspora. C’est pourtant cette scission qui est l’indice de la blessure de la tragédie africaine après le passage du négrier: l’impossibilité de fonder une parole pleine, continentale, qui s’ajoute à l’impossibilité de reconstituer un continent plein. La double scission, c’est la plaie dont il s’agit ici. Avec Césaire, nous avons un poète qui souffre de cette profonde plaie, et dont le cri a la dimension de la douleur qui fonde la tragédie, autant que de l’élan qui l’en libère. Poète tragique plus que nègre, poète sublime plus que beau, poète négatif plus qu’affirmatif, poète de la plaie, donc, du handicap, Césaire est un poète dissident, dans ce sens qu’il a inscrit dans sa poésie le moment disruptif de l’esclavage. C’est de cette disruption que naît son cri. Le grand cri noir est une profonde élévation de la voix, qui tord les boyaux, autant de Césaire que, par exemple, de Amiri Baraka : « Je crie à l’aide. Et personne ne vient, jamais aucune main sauveteuse 164 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

ne m’a été offerte… aucun mot salvateur n’est venu s’étirant hors de la chair avec la belle résolution imparfaite qui me libérerait de mon écrasant contact avec le vide » 17.

La profondeur du vide qui hante les mots du poète ici, et qui se révèle vertige est l’autre visage tragique de cette modernité introduite par le bateau : elle vide ; elle déracine. Sa matérialisation est multiple, dans les diverses formes du vide profond de l’océan, de l’incertain du bateau, de la violence infinie du champ de coton, du viol de l’habitat, le son martelé du fouet, le cliquetis fou des chaînes, le piétinement de populations qui marchent sur place, la livrée de millions de corps qui nous auront donné entre autres le chant, le blues, dont la profonde douleur, transformée en beauté, aura dicté la réflexion de penseurs comme W.E.B. DuBois 18, mais aussi les écrits de maints auteurs de la diaspora noire. La participation de l’Afrique dans la douleur de ce cri n’est pas silence: c’est le fond coupable de la jarre, en même temps que le corps blessé de la victime ; c’est le terrible manque qui naît après la perte, mais aussi le désordre qui en résulte ; c’est l’ambigu destin qui est dépendance, mais aussi la libération au bout d’un chemin d’enfer. C’est la vie dans sa perpétuelle contradiction: ou alors, dans le corps de l’ironie; de la dissidence. De ce double point de vue, l’Afrique se place dans le cœur de la tragédie ; est entièrement partie prenante de la nouvelle économie qui s’impose dans l’étendue de l’Atlantique noir. Sa modernité à elle aussi, est un produit de ce moment d’intense violence: le cri du poète africain s’inscrit dans une fabrique bien complexe et bien profonde, SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 165

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mais de toutes les façons, contrapunctique, qui a la dimension même de sa voix et du double de celle-ci. Le poète noir crie et sa voix résonne dans la profondeur de l’océan en de ressacs qui viennent lui gifler le visage.

IV « On mange ça ? » Pour parler de gifle, voilà la question iconoclaste que posent les rues camerounaises devant les errements diasporiques de l’idée. Question qui dans son insolence rébarbative, dans son insultante arrogance, a l’urgence d’un rappel du lieu concret du cri, car c’est lui qui nous montre la superficie du manque : de l’estomac qui ronge, du corps qui est déchiré, d’yeux faméliques qui regardent dans le vide, de mains mendiantes qui se tendent. C’est lui qui sur les routes nous montre la distribution malnutritionnée des corps, le transparent des âmes « déviandées ». En effet le cri se retrouve dans la dimension étendue de la rue : dans le pleur de l’enfant ; dans l’appel du vendeur à la criée, au cœur des marchés ; dans celui du marchant ambulant dans le zigzag des quartiers; dans le barrissement des animaux à l’arrière des cours ; dans l’appel du muezzin en plein midi ; dans le « slam » des rappeurs de circonstance ; dans le rire des femmes et des enfants à la fontaine ; dans la chanson à tue-tête que crachent les baffles de bars à toute heure ; dans l’hymne au soleil des fous ; dans la colère des commerçantes ; dans la voix cacophonique des mégères ; dans les racontars des bars et des gargotes ; dans la voix des megni, ces voyants du pays bamiléké qui crient dans la nuit; dans la menace des sorciers le soir; dans l’aboiement des chiens ; dans 166 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

le miaulement des chats ; dans le hennissement des ânes ; dans la chanson folle des oiseaux. Le cri s’oppose au rire, on sait. Nés tous les deux de sources qui s’opposent, ils se regardent comme sur les voies opposées, temporalisation et spatialisation, du même chemin, au carrefour contrapunctique de l’extase et de la révélation. Autant que le rire, le cri s’étend à la superficie de la vie: il est appel de la vendeuse de beignets, criée du sauveteur, parole du vendeur ambulant qui traverse les quartiers, avec les pagnes en équilibre sur ses épaules. Il est aussi cris de la pleureuse, et c’est ici qu’il devient modulation de la douleur en rythme, chanson qui se perd dans les cris de guerre de «l’ambianceur» du ndombolo, échappées de paroles dites dans le saccadé de la danse folle. Il est cri de l’enfant qui signale son entrée dans le cercle vicieux de la vie, fracas du verbe pacifique dont ne peut être responsable que le crieur des villes qui de quartier en quartier passe pour annoncer la nouvelle: pour dire le futur donc. C’est que le cri est rupture de la longueur monocorde de l’ordre qui lie le présent au passé et donc, définit le futur: en cela, il est dissidence. Ainsi il se retrouve dans la symphonie de ces voix multiples et uniques qui, toutes, dans l’incommensurable largeur de la vie, se retrouvent dans la question simple de la rue infinie : « on mange ça ? » Question qui plus que jamais exprime l’évidence lancinante du besoin : le cri qui habite la poésie de Césaire naît aussi de ce besoin qui est plus creux que l’estomac, car en fait l’estomac et l’océan sont liés dans une continuité logique qui n’est pas seulement métaphorique, mais physique; qui n’est pas seulement océanique, mais corporelle. Le tube digestif ce sont aussi les cordes qui traversent la terre en des chemins de la peine journalière du souffreteux, quand il est pris par les abrupts vertiges du SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 167

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manque ; ce sont les veines du sol qui se révèle dans sa blessure la plus mordante, quand il est tortillé par les mélopées du besoin: le besoin d’aide, qui résulte d’un long état d’exploitation; le besoin de développement, qui est le produit d’une longue politique de dépendance ; le besoin de biens, qui fait face à la sous-exploitation de ressources ; le besoin de s’en sortir du labyrinthe de la pauvreté, qui enfonce cependant encore plus les racines de la dépossession quand elle est le seul fonds de commerce : le besoin de vie. Mais écoutons donc Césaire qui a donné à cette famine de la terre quelquesuns des vers les plus caverneux que la littérature mondiale ait produit : « Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles les Antilles qui ont faim, les Antilles grêlées de petite vérole, les Antilles dynamitées d’alcool échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière de cette ville sinistrement échouée. Au bout du petit matin, l’extrême, trompeuse désolée eschare sur la blessure des eaux… » 19.

Ecoutons Césaire, lui qui dans la profondeur de sa parole a inscrit la dimension antithétique du cri, autant que celle de la faim d’un corps ; dans la souffrance d’une terre, les convulsions mornes d’une ville, tout comme dans les tortillements plus profonds d’une condition ; écoutons-le car c’est lui qui a trouvé l’agencement métonymique qui bâtit un château de la douleur, de la peine du corps affamé, dont les racines plongent dans l’obscur d’un océan pour se révéler dans la peine d’un corps traversé par une passion, et exploser dans une bouche dont le cri est causé par la faim, mais dont la voix est tout aussi nouée par celle-ci :

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« Au bout du petit matin, le monde famélique et nul ne sait mieux que ce morne bâtard pourquoi le suicidé s’est étouffé avec la complicité de son hypoglosse en retournant sa langue pour l’avaler; pourquoi une femme semble faire la planche à la rivière Capot (son corps lumineusement obscur s’organise docilement au commandement du nombril) mais elle n’est qu’un paquet d’eau sonore. Et ni l’instituteur dans sa classe, ni le prêtre au catéchisme ne pourront tirer un mot de ce négrillon somnolent, malgré leur manière si énergique à tous les deux de tambouriner son crâne tondu, car c’est dans les marais de la faim que s’est enlisée sa voix d’inanition (un-mot-un-seul-mot-etje-vous-en-tiens-quitte-de-la-reine-Blanche-de-Castille, unmot-un-seul-mot, voyez-vous-ce-petit-sauvage-qui-ne-saitpas-un-seul-des-dix-commadements-de-Dieu) car sa voix s’oublie dans les marais de la faim, et il n’y a rien, rien à tirer vraiment de ce petit vaurien, qu’une faim qui ne sait plus grimper aux agrès de sa voix une faim lourde et veule, une faim ensevelie au plus profond de la Faim de ce morne famélique » 20.

Oui, le Cahier d’un retour au pays natal est dicté par le réveil du famélique: par l’hymne matinal du souffreteux qui ainsi s’élève en métaphore de tous les souffreteux de la terre, à la souffrance dans son moment le plus universel, à «la faim universelle» et à «la soif universelle» 21, pour imposer le visage décisif de la prise en charge par le mortifère du corps dans un acte simple, dans un verbe évident, laissé à l’infinitif pour dire la totalité qui ainsi est mise en branle : « partir ». Le long poème de Césaire est la chanson silencieuse de celui dont le corps est torturé par le besoin le plus pressant, mais qui en SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 169

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chemin découvre les mouvements de son corps: ceux de sa chair; et qui de toute évidence trouve dans l’avancée automatique de ses pieds l’acte salvateur. Lisons donc : « Partir. comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-panthères, je serai un homme-juif un homme-cafre un homme-hindou-de-Calcutta un-homme-de-Harlem-qui-ne-vote pas l’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme torture on pouvait à n’importe quel moment le saisir le rouer de coups, le tuer –parfaitement le tuer– sans avoir de compte à rendre à personne d’excuses à présenter à personne un homme-juif un homme-pogrom un chiot un mendigot » 22.

Partir ou crier ? Voilà une autre scission du corps uni dans la dimension de la douleur. Or: «Partir». C’est aussi le réflexe de celui dont le corps est habité par la douleur universelle: de celui dont les veines sont traversées par le sang de la terre. Son départ est une échappatoire, mais c’est aussi l’autre manière d’exprimer son cri : de l’inscrire dans la longueur de son chemin, qui, lui aussi, a les dimensions d’un estomac. Mais écoutons ici l’écrivain bègue Marechera qui a trouvé les mots lui aussi, pour écrire sous la terrible dictée de ce départ famélique : « Je pris mes affaires et partis » ainsi commence son lumineux La maison de la faim : « Le soleil se levait. Je ne pouvais pas penser à où j’irais. Je marchai vers le bar mais m’arrêtai à la boutique de bouteilles 170 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

où j’achetai une bière. Il y avait des gens éparpillés au travers de la véranda de la boutique, et qui buvaient. Je m’assis en dessous de l’arbre msasa dont les branches larges se frottaient sur la toiture de fer rouille. J’essayais de ne pas penser à où j’allais. Je n’étais pas déçu. J’étais heureux que les choses s’étaient passées telles qu’elles avaient eu lieu ; je ne pouvais pas plus longuement rester dans cette Maison de la Faim dans laquelle chaque bout de bon sens vous était arraché comme une sorte d’oiseau arracherait de la nourriture de la bouche d’un bébé ». Il continue : « Et les yeux de cette Maison de la Faim vous suivaient comme si un fouet indéfinissable était prêt à s’abattre sur vous» 23. Comment échapper à sa bouche qui s’ouvre, à cette bouche qui est humaine et animale, sinon en disant sa souffrance, du moins en criant sa faim ; comment échapper à l’infinie largeur de sa peine, à cette peine qui est labyrinthe de la mort, sinon en l’inscrivant dans la longueur de son chemin ? Cet exode qui en un verbe définitif est inscrit en plein milieu, dans le texte de Césaire, comme premier échappatoire devant la dimension incommensurable de la faim, est celui qui ouvre les ports de l’Europe, tous chargés d’histoire : Bordeaux, Nantes, Liverpool, mais également ceux des Etats-Unis, New York, San Francisco. Et ces ports sont les portes d’être de villes : Paris, Londres, etc. Tous sans exception, comme pour composer un gigantesque cercle qui se referme sur le crieur affamé, renvoient le départ de celui-ci à l’évidence constitutive du bateau, donc, à l’archi-présence du négrier dans sa conscience, même si ici transformé en radeau de l’émigration. C’est dans sa dimension «émigrative» que le bateau introduit dans la littérature africaine sa force productive de sens, constitutive du cri : un texte comme celui de Fatou Diome, Le ventre de SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 171

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Notes l’Atlantique respire de la profondeur de cette entrée dans le monde. C’est ce texte qui pour nous témoigne de la dette de la parole africaine jeune à la métaphore mouvante de Césaire, à la faim dont il trace la géographie océanique, en même temps que corporelle. Les dernières pages de ce livre sont plus qu’un écho au verbe césairien, c’est la déclamation d’une filiation retrouvée entre l’Afrique et la profondeur créatrice, parce que fondamentalement dépaysante, de l’Atlantique noir. Lisons-les dans toute leur longueur significative: «je cherche mon pays là où on apprécie l’être-additionné », nous disent-ils, « sans dissocier ses multiples strates. Je cherche mon pays là où s’estompe la fragmentation identitaire. Je cherche mon pays là où les bras de l’Atlantique fusionnent pour donner l’encre mauve qui dit l’incandescence et la douceur, la brûlure d’exister et la joie de vivre». Continuons: «Aucun filet ne saura empêcher les vagues de l’Atlantique de voguer et de tirer leur saveur des eaux qu’elles traversent. Racler, balayer les fonds marins, tremper dans l’encre de seiche, écrire la vie sur la crête des vagues. Laissez souffler le vent qui chante mon peuple marin, l’Océan ne berce que ceux qu’il appelle, j’ignore l’amarrage. Le départ est le seul horizon offert à ceux qui cherchent les écrins où le destin cache les solutions de ses mille erreurs. Dans le rugissement des pagaies, quand la mamie-maman murmure, j’entends la mer déclamer son ode aux enfants tombés du bastingage. Partir, vivre libre et mourir, comme une algue de l’Atlantique » 24. Belle prose pour dire la poésie du cri qui sourd depuis des siècles des fonds faméliques de la mer plane, et s’étale sur le chemin d’une génération à qui le continent africain trop petit finalement n’offre plus comme futur que l’exil ou la mort, et tangue dans les petits bateaux de fortune qui échouent sur les rives de l’émigration. 172 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

1.

2.

Gotthold Ephraim Lessing, Laookon. Über die Grenzen der Malerei und Poesie, Frankfurt-Main, Insel Verlag, 1988, p. 37. Ibid., p. 14.

3.

Bertolt Brecht, Grosse kommentierte Berliner und Frankfurter Ausgabe, Frankfurt-Main, Suhrkamp Verlag, 1988, p. 85.

4.

Walter Benjamin, Illuminationen, op. cit., p. 386.

5.

Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, (1939) 2000, p. 7.

6.

Ibid., pp. 61-62.

7.

Précisons une fois de plus que l’histoire de l’idée n’est pas chronologique, mais logique, même si elle instaure une nouvelle temporalité. Ainsi, dans le geste de sa poésie dans son rapport à la tragédie, Soyinka vient-il logiquement avant Césaire, parce que situé dans le mythe quand Césaire se situe, lui, dans l’histoire, et ce bien que le dramaturge nigérian ait écrit ses œuvres chronologiquement après le poète de la négritude. Le texte de Soyinka est donc logiquement antécédent à celui de Césaire. Bref, Soyinka est anté-négritude, beaucoup plus qu’anti-négritude comme le croit la commune mesure.

8.

Cf. Friedrich Nietzsche, Die Geburt der Tragödie, op. cit., p. 30.

9.

Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op. cit., pp. 32-33.

10. Il est clair qu’en posant le texte de Césaire comme instituant

une pensée logique, nous nous écartons de la lecture classique de son œuvre, telle que formulée depuis la présentation de Césaire dans sa postface aux Ethiopiques. Il est important ici cependant de mettre une différence entre la logique, telle que formulée par « la raison occidentale » contre laquelle s’insurge le mouvement général de son poème, et la raison qui dicte l’individuation telle qu’il la formule dans le réveil de l’esclave et la révolte du bateau. En réalité, Césaire dans le Cahier d’un retour au pays natal, n’est pas sourd à cette autre raison occidentale-là, qu’il retrouve dans le texte des surréalistes, dans les poèmes

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de Rimbaud, mais qui aura défini les canons logiques de son expression dans la philosophie de Nietzsche, dans le texte de Schopenhauer, bref, dans le mouvement négatif, pour fonder le sujet comme individu. Gilroy, Black Atlantic. Modernity and Double-Consciousness, Cambridge, Harvard University Press, 2007, pp. 16-17.

11. Paul

LE RISQUE DU RÉCIT

12.

Ibid., p. 17.

13.

Ibid.

14.

Un peu comme on remonte sa montre, la re-chronologisation de l’histoire exige de revoir son calendrier selon la périodisation de la tragédie.

«Il faut être réaliste, hein?»

15.

Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op. cit., p. 39.

Dicton des rues de Yaoundé

16. Ibid., 17. Cf.

p. 17.

Paul Gilroy, Black Atlantic, op. cit., p. 54.

W.E.B. DuBois, The Souls of Black folk, New York, Penguin, 1996.

18. Cf.

19.

Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op. cit., p. 1.

20. Ibid., 21.

p. 3.

Ibid., p. 50.

22. Ibid.,

pp. 7-8.

23.

Dambudzo Marechera, House of Hunger. A Novella and Short Stories, London, Heinemann, 1978, p. 1.

24.

Fatou Diome, Le Ventre de l’Atlantique, Paris, Hachette, 2005, p. 256.

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I La faim de la vie est inscrite dans le titre de l’œuvre, La route de la faim, de Ben Okri, qui renvoie à un poème de Soyinka, « abiku », et surtout aux vers : « Souhaite ne jamais marcher Quand la route de la faim attend »

Bref, il puise dans le mythe de cet enfant qui naît plusieurs fois, cet enfant aux quatre yeux qui du creux de la mort taraude le ventre de la mère dans le roman Le monde s’effondre de Chinua Achebe, et la jette en pleine nuit sur les chemins des bois en une course des plus tragiques. Or comment lire la vision de ces mots, de ces deux vers, qui nous disent le piétinement du corps, tout comme le moment du doute, de l’incertitude, au dangereux carrefour du choix, sans se plonger dans le texte fondateur de Amos Tutuola ? Nous disons bien Tutuola, car si c’est Daniel Olorunfemi Fagunwa qui lui a donné la grammaire de l’identique récit de la SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 175

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quête qu’il aura multiplié de roman en roman, que l’univers du conte s’achève dans le roman africain, c’est bien avec lui, Tutuola, que la nouvelle écriture romanesque africaine commence son voyage narratif. Et elle le fait à première vue par le choix d’une langue différente de celle du conte, mais aussi par la nécessité de la classe sociale d’où elle parle, car on le sait, écrite dans une langue dont l’utilisation en littérature par un « planton » 1, porte en elle l’ironie créatrice dont il s’agit ici: l’anglais comme langue africaine. Mais elle le fait aussi, en prenant le chemin à rebours de l’histoire littéraire, dans son inscription de la réalité historique dans le conte. Voilà pourquoi si avec Fagunwa nous avons l’achèvement du parcourt narratif du mythe dans le roman, avec Tutuola nous avons le commencement dans le roman d’un nouveau monde de la prose. Nous avons même plus car avec Tutuola, l’univers du mythe et de l’histoire cohabitent pour donner à la tragédie une troisième dimension après le drame et la poésie : celle du récit. La rupture ici n’est pas de genre, mais de langue et de langage: c’est que Tutuola, du lieu tragique de sa parole, aura inventé une langue dont la littérature africaine nouvelle ne peut qu’être fille: l’anglais mâché. Sa rupture n’est pas de forme mais de direction : c’est qu’il aura encore plus ouvert l’univers des errements du héros du roman africain. Pourtant l’idée, la tragédie, dont ses romans écrivent le quotidien, il l’aura arrachée, lui aussi, comme Fagunwa, au conte: au mythe. Y a-t-il plus tragique que l’univers que nous donne les contes africains ? Y a-t-il plus tragique, par exemple, que Mor Lam, dans « L’os de Mor Lam », ce conte célèbre de Birago Diop 2, quand celui-ci préfère mourir, préfère donc abandonner sa femme, ses enfants, bref, abandonner la vie, pour ne pas partager l’os «déviandé» que 176 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

sa femme fait cuire devant le regard affamé de sa famille – et de son cousin ? Y a-t-il plus réaliste ? Oui, y a-t-il inscription plus tragique de la pensée du besoin que cette question répétée du mourant à sa femme : «s’est-il ramolli?» Y a-t-il plus ironique ? Entendons la logique de Mor Lam: choisir de mourir pour ne pas partager son repas! Choisir donc de mourir de faim pour pouvoir se mieux rassasier ! Mourir pour pouvoir vivre grassement! Voilà la plus ironique des situations! Voilà la plus conséquente, la plus tragique aussi! O, contes qui enseignez aux écrivains africains, par-delà une histoire de la vie, de la réalité donc, la vision prémonitoire du monde, oui, la philosophie tragique de la vie ! Vous qui leur montrez que la vie est au fond le choix d’un chemin qui s’élance à partir de l’ironique carrefour du risque, et l’attachement à ce chemin: n’est-ce pas dans votre cours que Tutuola aura puisé le fondement de son propre récit du réel, et pour nous, ses lecteurs ingrats, aura étalé une histoire toujours recommencée de la vie ? Or ici nous entendons déjà la remarque des rues camerounaises : « il faut être réaliste, hein ? » Soyons attentifs à leur question, leur rappel dans le sens de celui que Rimbaud formula jadis dans Une saison en enfer: « il faut être absolument moderne ! » 3 Comme une commande formulée du plus profond de la langue, pas audessus d’elle : comme un ordre formulé de l’intérieur même de la modernité qui ainsi parle sous un manteau d’enfer, au bout d’une saison qui est une passion en réalité. Mais nous savons : les rues de Yaoundé n’ont pas lu Rimbaud, même si elles respirent d’une logique qui est sienne ; même si leur présent est celui de l’état d’exception. Et pourtant: qu’est-ce que ce réalisme qu’elles placent comme nouvel ordre? La littérature romanesque du dix-neuvième siècle n’a fait que répondre à SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 177

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cette question. Celle-ci se situe au cœur du genre romanesque, et les œuvres de Balzac, Flaubert, Tolstoï, mais aussi de Dostoïevski, Kafka, de diverses manières, sont des réponses à cette question qui, plus qu’une question, est un impératif. Le roman est fondé par l’impératif de réalisme, parce que le romancier, même dans son autonomie la plus radicale, se soumet à son ordre: pourtant la convention romanesque, dès le moment ironique de la constitution du genre avec le Don Quichotte, veut que chaque auteur en sa manière remette le roman en cause. C’est cette nécessaire rébellion de l’auteur de romans, fondatrice du roman, cette nécessaire volonté d’indépendance du romancier, qui pose la question des rues camerounaises en un impératif. Tout romancier sait qu’il ne saurait se soumettre au roman, or justement c’est dans sa non-soumission qu’il continue le genre romanesque : en en repoussant un peu plus les frontières, en étendant l’espace de ses possibilités, pour justement leur faire embrasser la totalité de la réalité, et ainsi, dans un retournement inattendu, leur faire correspondre à l’absolu de celle-ci : à l’idée donc – à la vérité: à la réalité. Un véritable cercle vicieux, oui, mais qui n’est possible que parce que le roman de plus en plus s’est imposé comme le genre indépassable de notre temps : plus que jamais, il faut absolument être contemporain, et cela veut dire dans le roman africain, être réaliste ! L’inscription de l’Afrique dans la mondialisation du négrier n’a pas été sans conséquences formelles, car dans les caves du bateau dormait aussi le roman qui n’aura pas attendu longtemps pour en Afrique aussi, tuer le genre dont il arrache partout les évidences : l’épopée. Malgré le gigantesque du changement qu’elle aura apporté, il n’y a pas d’épopée de la traversée de l’Atlantique, mais bien des romans qui, 178 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

sous forme de témoignages, de fiction ou alors de reconstitution, de chroniques, racontent les péripéties de celle-ci. Le héros qui aura trouvé dans le bateau, dans le négrier, l’espace et la métaphore de sa définition, et dans l’immense océan la géographie de sa tragédie, est tout simplement, en Afrique comme en Europe ou dans les Amériques, un enfant d’un monde désenchanté: d’un monde historique ; fixé dans un présent qui ne finit pas – un état d’exception devenu règle donc. Son orphelinat transcendantal n’est exprimable que dans la forme qui est concomitante à son temps, et celle-ci c’est justement le roman. Pourtant il faudra toujours que, du point de vue de la douleur, de la faim et du manque, bref, de la tragédie qui nous préoccupe ici, la forme romanesque soit aussi partie prenante des chaînes qui auront scellé son destin. Forme pas innocente elle aura pactisé avec le temps qui a inventé le négrier ; là réside sa différence du théâtre et de la poésie. Son besoin d’enracinement est en même temps un effort de déculpabilisation. En redéfinissant les termes du réalisme pour la littérature africaine, Tutuola aura pour celle-ci étalé le tapis des conditions de possibilité du roman dans le temps de la tragédie. C’est lui qui en Afrique, réellement, aura libéré celui-ci des chaînes affreuses héritées du roman réaliste du dix-neuvième. Nous connaissons l’histoire de la littérature africaine: au mot «roman» nous voyons défiler des noms, des œuvres ; nous disons sans hésitation Force bonté, comme nous dirions Le monde s’effondre, pourtant dans les voies autant anglophone que francophone, nous avons dans ces deux moments historiques de la naissance du roman africain, l’inscription dans la littérature africaine d’une vision bien particulière du roman réaliste: mimétique. C’est cette vision que justeSOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 179

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ment Tutuola aura plus que quiconque subvertie pour nous: c’est lui qui aura rendu possible le roman africain qui s’écrit aujourd’hui, et qui peut-être s’écrira encore demain : c’est-à-dire par une redéfinition d’abord des termes du réalisme, selon la respiration du quotidien africain ; par l’inscription du roman africain dans la modernité de son histoire et dans l’aventure douloureuse de l’idée qui lui tient au corps: dans la tragédie. C’est qu’il aura le plus profondément dans ses textes entendu la question, l’impératif de réalisme que dicte, moins la tradition romanesque, que les rues: «il faut être réaliste»; il l’aura entendue dans son ironie qui en fait un impératif artistique: «il faut absolument être global», comme réalisation au fond, de l’irréalité du monde, ou alors de l’inverse : de la réalité des rêves ; de la mort. Il aura défini le roman moderne africain comme étant lui aussi une saison en enfer. Bref il aura entendu l’impératif des rues de chez nous, et aussi de Rimbaud, plus clairement que les romanciers de son temps qui l’auront pourtant soupçonné, et même plus vivement que certains d’après lui, il l’aura saisi comme possible uniquement dans un monde où se chevauchent au moins deux ordres antithétiques: la vie et la mort. O, c’est vrai: le choix a toujours été au cœur du roman, parce que constitutif de toute diérèse ; la tragédie d’Okonkwo aura défini dans le concret la littérature africaine dans le moment de sa constitution, comme représentation du combat avec le tragique de l’existence, et la profondeur philosophique de ce héros est inscrite dans le déroulement historique de la vie dont il ne peut échapper. Celle de Samba Diallo est si clairement métaphysique qu’elle marque la suspension définitive de l’histoire : seule une histoire absente rend possible la mort du «fils des Diallobés». Et voilà justement : si c’est 180 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

dans la limitation de ses possibilités que le héros d’Achebe, tout comme Samba Diallo, le héros de Cheikh Hamidou Kane, deviennent tragiques, chez le héros de Tutuola, c’est l’infini des possibilités qui s’ouvre devant ses pas, justement, qui fonde sa tragédie. La tragédie ici c’est une expérience vécue de la mort, car elle est la vie, mais l’auteur nigérian ne fait pas de différence. La tragédie n’est pas vécue comme une damnation, mais comme un parcours accepté en pleine conscience: une saison. Ce parcours est voulu, car il est voyage fantastique ; acte prémédité et réfléchi. C’est ici qu’il est beauté raisonnée. Nous y reviendrons. Tutuola aura placé le héros romanesque africain, et avec lui le roman qui est son espace de définition, au carrefour de la vie, ou de la mort, avec entre ses mains, serré dans son cœur, comme seul viatique, sa solitude et le goût du risque qui en découle.

II Dans la lignée du conte, et bien sûr de Daniel O. Fagunwa 4, Tutuola a délimité l’étendue de son univers comme forestier, en même temps que la longée de sa narration comme quête lancée sur la longueur d’un infini chemin. Ces deux orientations de son œuvre se répètent dans chacun de ses romans avec une insistance qui en font, plus que des artifices du récit ; plus que des moments de l’imagination: des pôles de pensée. Nous savons qu’une forme de la pensée africaine, l’ethnophilosophie, voyait dans les contes l’expression d’une profonde philosophie. Ne suivons pas ses pas, car dans sa fondation essentialiste, identitaire, elle enlève à la pensée son autonomie qui est réponse personnelle aux SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 181

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questions de la vie: sa relation nécessairement individuelle qu’elle ne partage véritablement qu’avec le rêve. Les personnages fantastiques qui peuplent les romans de Tutuola, les hommes impossibles et les bêtes parlantes, les forces incommensurables, tout comme les élans inconnus de ses héros tous en chemin, sont autant des émanations du lieu de la mort, que de la peur qui hante l’homme prisonnier dans les bois. Ainsi la forêt devient une extension de l’esprit. Comme le panthéon des dieux chez Soyinka, l’océan chez Césaire, la forêt chez Tutuola n’est qu’une métaphore pour dire l’esprit: la géographie de l’idée. La particularité de ses héros c’est qu’ils ne sont pas historiques, mais réels. Le chemin qui s’ouvre devant leurs pas, c’est l’idée en marche. En reliant roman et philosophie, Tutuola aura rendu un service incommensurable à l’écriture africaine, car en même temps, il l’aura installée dans un espace originaire de l’imagination que lui aura préparé la profondeur universelle du conte. Le commerce créatif qu’il aura ainsi installé, entre l’art de la prose et celui de la réflexion est celui qui déjà, dans le théâtre et dans la poésie, à travers Soyinka et Césaire, avait redéfini les genres, en en faisant à des niveaux différents des expressions de l’esprit. «Porte-parole des dieux», disait le dramaturge nigérian ; « vomissures de négrier », lui répondait Césaire, et Tutuola, dans la longée de Nietzsche dirait : « ecce homo». Ne nous trompons pas : les plus grands artistes de la prose auront aussi été de très grands philosophes: ainsi en est-il de Tolstoï, Mann, Dostoïevski, par exemple. Ils ne sont pas imaginables sans le sous bassement spéculatif de leurs œuvres. Ecrire un roman n’est pas seulement raconter une histoire ; c’est mettre tout un monde de la pensée en jeu; c’est plonger dans la réalité de l’idée: c’est mettre 182 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

l’esprit, et donc, la vie en danger. Ainsi la forêt et le chemin, ce sont tout aussi les espaces qui chez Heidegger, par exemple, définissent le lieu de la pensée qui se cherche, comme pour nous dire que le lieu du conte n’est pas nécessairement africain, mais simplement de la pensée; n’est pas définissable géographiquement, mais de manière spéculative: «Le bois» écrit-il en introduction à Holzwege, son livre d’essais de réflexions, «c’est un nom ancien pour la forêt. Dans le bois, il y a des chemins qui en majorité sont recouverts, qui s’arrêtent abruptement dans l’inutilisé. Ils s’appellent chemins des bois » 5. Comme Fagunwa, et Tutuola, c’est dans la forêt de l’être que le philosophe allemand trace les aventures de l’étant, disons, de l’homme; comme Tutuola, c’est dans le langage même qu’il trouve la voie de son exploration : dans une déconstruction assurée du mot, de la phrase, et de la parole ; et c’est là, dans l’ombre incertaine de ses arbres, dans le zigzag des pistes, qu’il nous découvre l’homme pensant comme étant un homme en chemin. «Chemins qui ne mènent nulle part», voilà la traduction française du mot de Heidegger, « Holzwege ». Il ne peut y avoir plus mauvaise traduction du concept de « chemin des bois », et pourtant en même temps, il n’y a pas description plus juste de l’itinéraire toujours recommençant des personnages de Tutuola, qui de romans en romans, se retrouvent dans la forêt à refaire des aventures infinies : dans l’identique donc. Mais Heidegger nous avait déjà mis en garde, à propos de ces chemins: « Chacun d’eux s’élance de manière particulière, mais dans le bois. Parfois c’est comme si l’un était identique à l’autre. Mais ce n’est qu’apparence. Les coupeurs de bois et les forestiers connaissent le chemin. Ils savent ce que c’est que d’être sur un chemin des SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 183

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bois » 6. Errements de l’idée prise dans le labyrinthe de la pensée qui sans cesse se pense, voilà l’itinéraire du roman de Tutuola, et c’est dans ce recommencement que réside sa nouveauté, car il ouvre pour l’imagination un monde incommensurable. Et au fond le bois c’est aussi le monde de la mort : les deux mondes se communient, car c’est du bois que l’on se perd dans le monde de la mort. C’est dans le bois que le malafoutier de l’ivrogne trouve la mort: «En voyant que je n’ai plus de vin de palme et que personne ne pouvait en tirer pour moi, je pense alors en moi-même à ce que disaient les anciens, que tous les gens qui sont morts sur cette terre ne vont pas au ciel directement, mais qu’ils habitent dans un endroit quelque part sur cette terre. Alors je me dis que je découvrirai où se trouvait mon défunt malafoutier. Un beau matin, je prends avec moi tous mes gris-gris personnels et aussi ceux de mon père et je quitte la ville natale de mon père pour découvrir où pouvait bien se trouver mon défunt malafoutier. Dans ce temps-là, il y avait beaucoup d’animaux sauvages et, partout, la brousse était épaisse et les forêts également ; de plus les villes et les villages n’étaient pas aussi rapprochés les uns des autres que de nos jours, et, comme j’allais d’une partie de la brousse dans une autre, de forêt en forêt, y passant la nuit pendant des jours et des mois, et comme c’était courant de rencontrer des esprits, etc., je dormais sur les branches des arbres pour les éviter » 7. Quelle abrupte transition, dirait-on, du royaume de la forêt à celui de la mort. La chaîne qui relie ces deux lieux est celle du langage: de la métonymie, mais cela ne leur retire pas leur caractère concomitant. Or ce monde de la mort et de la forêt, n’est intelligible que si l’on ne le sèvre pas d’un moment constitutif de décision, qui dans tous les romans de Tutuola se retrou184 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

vent: l’homme au carrefour entre plusieurs voies. «Après m’être éloigné de sa maison (c’est-à-dire de la ville) d’environ un kilomètre, je vois alors un carrefour et je ne sais quoi faire en arrivant à ce carrefour, je ne savais pas quelle était la route qui menait chez Mort, mais en pensant que c’était le jour du marché et que tous les gens qui étaient allés au marché reviendraient bientôt du marché, alors je me couche au carrefour, je pose ma tête sur une des routes, ma main gauche sur une autre, ma main droite sur une autre et mes deux pieds sur le reste, et ensuite je fais semblant de dormir là. Quand tous les gens qui étaient allés au marché reviennent du marché, ils me voient couché là et se mettent à crier : “qui peut bien être la mère de ce beau garçon? Il s’est endormi au milieu du carrefour et il a mis sa tête sur la route qui va chez Mort”. Alors je prends la route qui menait chez Mort et je mets environ huit heures pour arriver chez lui, mais j’étais surpris de ne rencontrer personne sur cette route et j’avais peur » 8. Chemin de la perte, on dirait, chemin de l’irréalité, et c’est ainsi que le roman de Tutuola aura toujours été lu, même dans le texte de critiques aussi perspicaces que Mbembe 9, quand celui-ci y lit une phénoménologie de la violence exercée sur le corps dans l’espace de ce qu’il appelle « la postcolonie ». Or c’est ici justement que dans sa « têtue-tête », Tutuola nous présente une réalité qui est en dehors de la réalité ; un monde qui est en dehors du monde ; un monde dont l’évidence est pourtant pré-visionnaire de la vie au cœur de l’Etat d’exception. Véritable récit à risque, son roman répète toutes les fois une multiplication de dangers et de victoires : il est un incessant parcours palpitant de son héros sur le chemin terrifiant de la mort. Celui-ci, perpétuellement placé à un carrefour, est identique à SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 185

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la personne à qui s’adresse la question camerounaise qui est d’ailleurs une injonction: «il faut être réaliste, hein?», car cela implique l’obligation, dans le choix, de prendre un chemin toujours unique et évident : celui de la réalité. Mais quelle réalité? Les romans de Tutuola sont là, pour nous en décrire les surprises, et pour nous les décrire comme étant celles du monde de la forêt qui est monde de la mort : du risque donc. Le risque le plus grand est celui du début : celui de la réalité, qui est la mort : et c’est là que les évidences du quotidien sont à définir. La vie n’a de signification qu’après le risque de la mort. La question du réalisme qui sort de ce retournement s’en trouve changée: et bien sûr le roman c’est le genre qui se réclame de ce changement. L’ivrogne dans la brousse est le premier roman africain qui signifie l’acte de redéfinition du roman en Afrique, et voilà pourquoi il ne peut qu’être au commencement d’une nouvelle écriture africaine : il en est originaire. C’est qu’il aura placé le héros romanesque au carrefour de deux visions, et à la question du réalisme, il aura fait celui-ci répondre par l’affirmative par l’acceptation de la mort. Mais y a-t-il un autre choix ? Les rues camerounaises distinguent dans leur élan réflexif, «le réaliste» du « rêveur » : le réaliste est celui qui marche dans les chemins tortueux d’existences bancales, qui vend son corps à la première occasion, plonge dans la merde et accepte la mort dans le quotidien, même quand celleci frappe à sa porte. Le réaliste c’est celui qui se soumet à la dictée d’un monde en folie, et qui laisse son corps être traversé par la folie du monde. Au fond le réaliste c’est celui qui est déjà mort, et qui lui-même prend la pioche pour se creuser un tombeau, quand il ne jette pas son corps aux charognards et le couvre de poussière. Le rêveur au contraire, c’est celui qui dit non, celui qui 186 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

s’élève dans un élan qui veut réinventer le monde, et ainsi se signifie comme volonté. La parole du rêveur est prescription, révolutionnaire, messianique, tandis que celle du réaliste est participative: risquée; tragique. Cette distinction bien banale se retrouve pourtant dans le cheminement de la réflexion par-delà la mort, telle que nous la présente Tutuola; elle se retrouve au moment de décision de son héros quand ce dernier est au carrefour de la vie et de la mort. Son choix de la mort est réaliste, et ne peut que l’être, car au fond il n’a pas de choix : c’est le seul choix qui s’inscrive dans la logique violente de l’histoire africaine, telle que sortie de la modernité du négrier, et même, telle que vécue dans le corps tragique de la vie démythifiée. Dans sa distinction des possibilités de l’étant perdu au cœur de la forêt, Heidegger lui aussi place face-à-face, l’homme qui est volonté et celui qui est risque. De l’homme qui est volonté il nous dit qu’il se manifeste « dans le sens de s’imposer de manière provisoire en tout » 10 et il en reconnaît l’énergie, l’élan dans la production technologique qui en transformant l’univers, y inscrit la certitude de sa destruction, bref, l’évidence de l’extinction de l’espèce. Il continue donc : « Ce qui menace l’homme dans son essence, c’est la croyance de la volonté selon laquelle, à travers une libération pacifique, une transformation, un enregistrement et un changement de la direction des énergies de la nature, l’homme pourrait rendre l’être humain supportable et en général heureux pour tous. Mais la paix de ce geste pacifique n’est que l’énergie de la folie pas dérangée et attentive de l’imposition qui n’est encore disposée que sur elle-même» 11. Comment qualifier autrement le rêveur des rues de Yaoundé ; ou alors dans le roman de Tutuola, comment qualifier autrement l’homme qui SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 187

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prend un autre chemin que celui de l’ivrogne, et à la place de la mort, choisit la vie, à la place de l’acceptation de la nécessite du suicide, décide d’imposer à la réalité sa volonté : de la changer – par exemple de se passer de son malafoutier ? Nous avons ici l’homme qui dans le mouvement de son esprit restera inscrit à la surface de l’histoire, avec la conviction que celle-ci est un produit de sa volonté ; que dans ses mains réside la formule du changement, et que seul un peu d’effort peut donner à la vie un autre cours: nous avons ici l’homme engagé –embarqué 12. Et voilà que Heidegger nous met en garde: cet homme lui aussi a dans son dos l’évidence de la destruction de l’espèce, car dans la technologie qui est son instrument de bataille, qui est l’expression de sa volonté, réside, bien avant la technologie atomique, la certitude de la destruction de l’être. Voilà pourquoi en face de lui, comme les rues camerounaises qui applaudissent le réaliste, et comme Fagunwa, dont les héros, comme si poussés par une force terrible à laquelle ils ne peuvent jamais s’opposer, s’impose l’homme qui est risque : « l’homme », nous dit Heidegger, « n’est dans son essence pas plus osant que la plante et l’animal. L’homme est par moments d’ailleurs plus osant “que la vie elle-même l’est”. La vie signifie ici : l’étant dans son être : la nature. L’homme est par moments beaucoup plus osant même que le fait d’oser, il est beaucoup plus que l’étant. Qui ose plus que le fond a le courage de pénétrer là où tout fond se casse, dans le précipice» 13. Et voilà que l’homme ne s’élève que dans sa soumission au flux de la mort : « Mais qu’est-ce qui est étant » nous demande Heidegger, « et pense dans la renaissance, beaucoup plus sûrement que la mort?» 14 ; voilà qu’il ne se découvre, l’homme, que dans son acceptation de l’ouverture du précipice : du risque. C’est que là réside 188 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

son salut, sa conformité avec le chemin tortueux de l’être qu’est «la nature», pour Heidegger, « la réalité » pour les rues camerounaises, et pour Tutuola: la mort. «La mort c’est ce qui nous tourne le dos, la face de la vie qui ne nous est pas admise » 15, voilà une citation de Rilke que Heidegger fait sienne. Sur les chemins de cette mort-là qui est l’autre versant de la vie, le réaliste triomphe du rêveur, parce qu’en acceptant la mort, celui-ci épargne à l’être son annihilation sous l’éclat ultime de la volonté.

III « L’animisme » de Heidegger, est celui de Tutuola ; son acceptation de la mort, est celle des rues de chez nous, traversées qu’elles sont par l’idée de la tragédie. C’est que chez le philosophe allemand, le suicide est ouverture raisonnée sur le chemin infini de l’être ; commencement d’un récit aux péripéties incommensurables chez le romancier Yoruba, d’un récit à risque ; survie dans le sens où les camerounais disent à la réponse : «qu’est-ce que tu fais?» «Je survis», et haussent les épaules; dans le sens où ils ajoutent, comme pour mieux appuyer ce qu’ils veulent par là dire : « on va faire comment alors ? » Cette question qui a toujours été lue comme la révélation d’un profond fatalisme des rues, est pourtant la signification de leur profond réalisme, dans le sens où nous le définissons ici: comme acceptation de la mort. Mais lisons Heidegger pour mieux nous entendre : « Dans l’intérieur le plus invisible du cœur, l’homme se penche d’abord vers ce qu’on aime : les ancêtres, les morts, l’enfance, les venants » 16. On se croirait dans le monde des romans de Tutuola, mais en SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 189

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même temps, pour nous, Heidegger aura tracé une temporalité qui se trouve dans la longueur seule de cette invisible réalité qui se découvre après l’acceptation de la mort. Celle du royaume rond et plein de l’enfance que magnifia Léopold Sédar Senghor ? Que non, et ici c’est Soyinka qui la définit pour nous comme étant le temps de la tragédie, qu’il retrouve à l’œuvre dans la production de nombres d’auteurs contemporains, et qu’il différencie du temps du passé, tout en singularisant dans le même geste, pour nous, un auteur dont l’écriture aura révélé la dynamite narrative qui s’ouvre ainsi dans les textes de Tutuola. «Et c’est vrai, le paradis peut être retrouvé; et ce, plusieurs fois », nous dit Soyinka, « l’artiste retrouve le paradis, mais seulement dans l’acte magique de transformation de la réalité présente, et pas à travers un cache-sexe pudique et anachronique posé sur le passé par le présent. Cet acte magique de transformation peut certainement être reconnu dans le travail de certains auteurs de la nouvelle génération tel Ben Okri, donc la collection de nouvelles Etoiles du nouveau couvre-feu empêtre cette réalité de citrouille et de cloches de fer-là dans des évocations métaphysiques». Il ajoute : « dans ces récits, l’esprit est constamment poussé vers “le lieu des choses dont on se souvient”, vers l’infini de la souffrance humaine, vers l’autodestruction tout comme le paradoxe de la volonté du survivant». Et ce n’est pas tout: «Le genre est aussi familier que le travail est unique, marque de la facilité d’une imagination véritablement originale qui agit sur la singularité d’un terrain d’évocation – l’après-guerre, la dévastation, les cauchemars du désespoir, l’incessant effort individuel de sortir du cul-de-sac des défaites et des folies de la vie » 17. En d’autres mots : le temps de la tragédie. L’écriture onirique et radicalement fantastique 190 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

de José Eduardo Agualusa et de Ondjaki, par exemple n’est-elle pas marquée par l’enracinement de leur parole dans la guerre qui secoua leur pays, l’Angola ? Alors, toutes ces écritures marquent-elles une temporalité qui est celle de la différence, ou alors disons, de l’authenticité ? Que non, une fois de plus, mais peutêtre faut-il préciser ici que si Soyinka trace, avec justesse l’origine de ce réalisme onirique dans la tragédie, chez Césaire, ç’aurait été dans l’espace infini de « la faim universelle ». Et Soyinka le trouve d’ailleurs manifesté chez des auteurs comme Gabriel García Márquez, bien sûr Tutuola, Verlaine, Rimbaud, Genet, Laye, Wongar Banumbir, dans une sorte de République de l’Imagination fondée dans la singulière forêt de l’esprit et de la douleur. «Et voilà», écrit-il pour continuer, «à différents degrés, nos sorciers construisent et communiquent des structures follement séparées, mais cohérentes de la nouvelle réalité, refusant d’accepter que la date empirique de la réalité, c’est tout ce qu’il y a – car sinon, pourquoi écrire ? » 18 Pourquoi, oui, pourquoi écrire, nous disent les rues de la capitale camerounaise, et ces nombreux auteurs avec elles, sinon pour être réaliste, car : « On va faire comment, dis donc ? » « Il faut être réaliste, non ? » Les rues posent la question, et les auteurs répondent, mais dans un réalisme tragique 19. En inscrivant le roman africain dans la forêt, en l’inscrivant donc dans la profondeur universelle de la tragédie, Tutuola n’aura pas fabriqué une œuvre qui magnifie la différence d’une «écriture africaine», mais bien l’universalité de l’homme placé au carrefour de la vie et de la mort, et qui nécessairement choisit d’accepter l’Etat d’exception, de traverser donc la mort pour survivre. Il aura inscrit dans le roman africain la parole du survivant, «the survivalist», SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 191

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comme nous le dit si clairement Soyinka, et dans la narration, il aura donc rendu possible le roman attentif à la tragédie, et donc, post-génocide. Le réveil après la catastrophe trouve un monde en pièces, et le langage déchiré de ce sujet qui se réveille dans la totale solitude – les héros de Tutuola sont toujours des êtres solitaires–, est pour l’écrivain la manifestation première de ce monde déstructuré : de la mort qui habite le monde. Si Heidegger aura tracé les chemins difficiles d’une pensée de l’être inscrite dans le langage de la recherche de l’être, Tutuola aura montré qu’une inscription de l’imagination dans l’espace de la tragédie ne peut qu’être suivie par une transformation radicale du langage: par la narration dans une langue mâchée. C’est que le risque du récit est aussi une aventure grammaticale: une aventure de la langue. C’est lui qui aura montré le lieu de créativité de la langue du roman africain, mais aussi, le chemin de cette créativité-là. Des auteurs comme Saro-Wiwa, ou alors Okara et Kourouma, mais ajoutons Waberi, Iweala, etc., n’auront en réalité que continué une expérience langagière que l’auteur Yoruba a inauguré dans L’ivrogne dans la brousse. La parole ivre des romanciers d’aujourd’hui ne peut que puiser à sa source, car c’est là qu’ils trouvent des arguments pour répondre à la brumeuse métaphysique de «la clarté» et du « style » qui avec L.S. Senghor aura pendant des années handicapé le texte des auteurs. C’est que dans le texte de Tutuola, la clarté de la langue est avant tout son ouverture à la respiration tumultueuse de la forêt : sa soumission aux détours et contours des bois, aux sinueux des pistes ; sa perte et sa retrouvée dans l’incertain du chemin. La clarté de l’écriture c’est sa perméabilité à l’incertain de l’advenir, après l’entrée dans le royaume de la mort, et la justesse du style c’est 192 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

la soumission de celui-ci aux pulsions de la mort. Dans sa branche francophone, le roman africain aura été, pour des raisons étonnantes, trop longtemps sourd à cette nouvelle définition du langage romanesque de Tutuola, à ce nouvel entendement du style et de l’écriture : et aujourd’hui, bien qu’il se soit réveillé enfin à leurs évidences, il est encore traîné dans la boue par la critique qui limite l’aventure du langage qu’il relate, à l’acte de présentation d’un dictionnaire de la différence, dont la figure la plus infâme, Le dictionnaire des particularités lexicales du français d’Afrique, aura été mis en scène par Kourouma dans Allah n’est pas obligé. Comme si l’écriture était un musée de la langue ! On ne peut pas être plus sourd aux folles pulsations d’un monde de la mort, aux appels fous d’une forêt, et à l’infini zigzagant d’un chemin, qui tous battent dans le cœur de phrases. Mais rassurons-nous : il viendra, oui, il viendra, le temps où la critique saura voir qu’un mot n’est qu’une Isle qui cache un continent enfoui, et que plus que les seuls mots de la différence qui font sursauter, ce sont les structures des phrases, plus que les phrases, ce sont les questions qui révèlent l’idée ; que d’ailleurs, plus que les questions, ce sont les paragraphes, et plus que les paragraphes, c’est le langage même du roman dans son ensemble qui révèle l’aventure du héros romanesque qui par un choix des plus tragique, tragique car le seul qu’il puisse faire, entre dans le monde de la mort. Il viendra, oui, il viendra le temps où la critique saura voir la profondeur de l’inscription de la parole des auteurs de la nouvelle génération, pas dans la dureté d’un continent, fût-il l’Afrique, pas dans la succession logique de la parole de leurs aînés, mais dans l’infinie racine de l’océan qui unit les continents sous une identique violence, dans le tumultueux donc de l’Atlantique; SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 193

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il viendra, le temps où elle saura voir tanguer sous les diverses formes qu’on sait, bateau, avion, transsaharien, train, etc., la présence inamovible du vieux négrier qui aura inauguré un temps de la souffrance dont nous ne sommes pas encore sortis, et introduit dans l’histoire de la littérature qui nous concerne, l’idée même de la tragédie comme entrée dans le monde. Il viendra, oui, le temps où la critique saura voir dans le creux des textes des auteurs, dans la chair de leurs récits, la présence douloureuse de la mort qui déchire leur continent, et donc, le principe dissident qui y est inscrit comme forme de salut, et même parfois, comme seule bouffée de vie –comme seule possibilité de survie! Il viendra le temps, oui, où la critique saura voir qu’avec Soyinka, Césaire et Tutuola, c’est une autre trinité originaire que la nouvelle écriture africaine se choisit pour fonder sa parole égologique 20, parce que ceux-ci auront, comme en une sorte de prévision littéraire, été les plus attentifs aux caves ironiques de notre présent, donc, à la profonde tragédie qui crie des fonds des rues autant que de ceux de l’océan, à la banalité du quotidien autant que du ciel vide de dieux, et fait de la vie en Afrique une saison raisonnée dans le pays de la mort. Il viendra le temps où elle saura voir, la critique, qu’avec ces trois maîtres de la tragédie africaine, c’est autant qu’une nouvelle géographie littéraire, une nouvelle histoire de la littérature africaine qui s’écrit ; une nouvelle organisation des œuvres qui s’impose donc : c’est une République de l’Imagination qui se constitue ! Quand ce temps de la lecture renouvelée sera venu, alors la critique se rendra compte qu’avec le génocide de 1994 au Rwanda, c’est en même temps qu’un temps nouveau, un temps bien vieux de la pensée et de l’imagination qui dans la littérature africaine aura enfin fait irruption ; alors elle 194 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

comprendra pourquoi un auteur d’aujourd’hui, se réveillant au matin de cette tragédie en ce pays des mille collines, ne peut que soupirer : « il était temps ! »

Notes 1.

Le renversement qui passe de Fagunwa à Tutuola est aussi de classe, car si avec Fagunwa, nous avons le conteur dans toute sa grandeur qui parle, sous ses multiples formes de chasseur, etc., installé qu’il est dans une société de classes, avec Fagunwa, « le planton », c’est le subalterne qui prend la parole: celui-ci prend la parole du plus bas de la structure du pouvoir colonial pour rendre notre présent possible aujourd’hui.

2.

Cf. Birago Diop : Les Nouveaux contes d’Amadou Koumba, Paris, Présence Africaine, (1958) 2000.

3.

Arthur Rimbaud, «Une saison en enfer», in Poésies, Paris, Gallimard, 1999.

4.

Daniel O. Fagunwa, The Forest of a thousand deamons, Ibadan, Thomas Nelson, 1968.

5.

Martin Heidegger, Holzwege, op. cit., intro.

6.

Ibid.

7.

Amos Tutuola, L’ivrogne dans la brousse, Paris, Gallimard, 2000, p. 11.

8.

Ibid., pp. 13-14.

9.

Achille Mbembe, On the Postcolony, op. cit.

10. Martin

Heidegger, Holzwege, op. cit., p. 290.

11. Ibid. 12.

Ibid., p. 292.

13. Ibid., p. 292. 14. Ibid., p. 299 15. Ibid., p. 298. 16. Ibid., p. 302. SOYINKA, CÉSAIRE,TUTUOLA | 195

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17. Wole 18. Ibid.,

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Soyinka, Art, Dialogue and Outrage, op. cit., p. 226.

p. 228.

19. Réalisme

magique, réalisme africain, réalisme animiste, les caractéristiques abondent, avec plus ou moins de fortune. Mais comment décrire autrement le geste de disruption, de dissidence de l’esprit devant le désastre, geste qui justement est créateur de littérature, sinon en qualifiant le roman qui avec Tutuola essaime ses caractéristiques dans les écritures africaines contemporaines, de réalisme tragique? C’est ainsi peut-être que la force ironique des textes et de l’idée ne sombrera pas, dans les analyses des textes, dans la seule reconnaissance de l’artifice littéraire, mais dans l’écoute du ressac contrapunctique de chaque énonciation.

20. Est-il

nécessaire de dire ici que cette nouvelle trinité remplace celle qui, avec la négritude, aura imposé avec Senghor, Césaire et Damas, une tradition qui aura façonné toute l’histoire de la littérature africaine telle qu’écrite aujourd’hui, histoire qui, nécessairement place Soyinka dans le moment de négation de cette trinité historique et ne voit en lui que l’homme de la tigritude? Une fois de plus, il s’agit ici de re-écrire l’histoire littéraire africaine, mais cette fois-ci selon les tangages de l’idée: de la tragédie. De ce point de vue, Soyinka et Tutuola vieillissent, mais en même temps, ils nous montrent que le pays Yoruba c’est bien la Grèce antique de la littérature africaine!

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LE ROMAN DE LA DICTATURE «Est-ce qu’un grand est un petit?» Dicton des rues de Yaoundé

I Redisons-le : écrire ce n’est pas seulement raconter des histoires. C’est aussi inscrire ses mots dans la profondeur autant d’une terre que d’un rêve. C’est autant saisir les racines de l’océan, que titiller les dieux. Bref, c’est risquer sa vie. Or si la génération d’auteurs africains d’aujourd’hui est née indépendante, elle a grandi avec les dictatures. Ce moment ironique mais fondateur de sa parole est important, et ne saurait être oublié dans l’analyse des œuvres qu’elle publie. C’est lui qui inscrit le principe dissident dans la littérature contemporaine: certains auteurs de la génération née après les indépendances des pays africains n’ont d’ailleurs connu jusqu’à l’âge adulte qu’un seul président ! Comment le croire: certains n’ont jamais voté dans leur pays d’origine de toute leur vie! Comment retirer le dictateur de leur colonne vertébrale donc ? Oui, pourquoi enlever la dictature du lait qui les a nourris enfants? La littérature répond aux questions des rues, certes: aux pulsations de l’idée. Or en ce qui concerne l’Afrique, les réponses 198 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

les plus urgentes aujourd’hui sont celles relatives à la violence : à la violence même de l’histoire africaine. L’urgence de ces réponses est liée au fait que les Africains ne seront sortis de la nuit coloniale que pour se réveiller dans un matin de la dépossession. Il est d’ailleurs aisé de tracer une ligne de continuité entre le coup d’Etat qui en 1963 effaça tous les rêves de libération véritable des Togolais et ouvrit au continent africain les portes de l’époque des dictatures, celui qui quelques années plus tard fut au début des pogroms qui déclenchèrent la guerre du Biafra, et celui qui la nuit fatidique du 6 avril 1994, ouvrit dans les Grands Lacs les fosses communes du génocide : la ligne de continuité qui unit ces événements macabres, c’est celle de la violence: de la violence comme télos. Mettre le dictateur à l’honneur au début des lettres africaines contemporaines c’est reconnaître que c’est lui qui est le métonyme du capitaine du négrier. C’est bien la téléologie de la violence qu’il représente, qui trace une continuité logique entre l’histoire africaine d’après les indépendances, et cette forme de violence qui aura inauguré la modernité en Afrique avec le négrier; c’est elle tout aussi qui fait de l’histoire africaine une histoire profondément tragique. Il est impossible de réfléchir sérieusement sur cette téléologie sans bâtir au préalable une théorie de la violence. C’est vrai, pour l’histoire de la littérature africaine qui suit les élaborations de la pensée messianique, les indépendances ouvrent la sphère du « roman de la désillusion » 1. Et ici, le terme de Lukács fait fortune, trouvant dans Les soleils des indépendances son modèle le plus représentatif, tout comme des applications dans Les crapauds-brousse de Thierno Monenembo, Les Chauve-souris de Bernard Nanga, The Beautiful ones are not yet born, ou alors dans Why are we so blessed? de Ayi Kwei Armah. La position du «roman UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 199

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de la désillusion » n’est cependant possible que d’après une vision de l’histoire de l’idée qui fonde les racines de la tragédie africaine ailleurs que dans une logique interne qui naît de la modernité de l’océan, et puise dans la solitude du sujet, l’image de son autonomie de souffreteux. Ainsi cette théorie du roman pose l’indépendance comme un moment dialectique d’éloignement par rapport à l’Europe, dans une théorie de la différence, telle que formulée dans « l’Orphée noir » de Sartre : épistémologiquement donc, elle suppose une vision de l’histoire de l’Afrique fondée sur un rêve de libération, et la destruction de ce rêve; basée sur la culmination d’un élan dans son anéantissement, et ici se trouve le véritable reproche qui peut lui être adressé dans son analyse des dictatures: elle entend la violence que celles-ci représentent comme désillusion, comme la fin d’un rêve de liberté; voilà pourquoi elle est messianique, quand l’idée de la tragédie verrait dans la dictature, un moment logique d’une chaîne qui à divers moments aura pris des formes précises, la chute des dieux, le bateau, le labyrinthe, et au moment de l’indépendance des pays africains donc, aura débouché dans le visage hideux du dictateur. Dans le texte de la pensée africaine d’après les indépendances, deux théories principales de la violence se font face, et vont déterminer tout aussi la relation des œuvres par rapport à la figure du dictateur: la première inscrit la violence dans le socle de l’Etat, et en retrouve les embranchements dans des classes précises, comme celle des militaires, ou alors dans des maux bien définis, comme celui de la guerre civile; en même temps, elle retrouve la violence dans la structure multiplicatrice de l’Etat, et ce, sous la forme soit du fonctionnariat, ou alors sous la forme de maux dérivés, dont le plus visible est l’écrasement de l’individu. C’est que cette violence 200 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

se perd dans le quotidien, dans le vertige de son abandon et de sa dissémination : sous forme de mise en jeu, d’imitation, de singerie, mais aussi d’affabulation. Le dictateur se multiplie dans l’étendue de la population qu’il étrangle, dans une sorte de macabre vase communicant. Ainsi vaut la maxime tragique des pays africains indépendants : quand le dictateur mange, le peuple se rassasie. Il est inutile de dire qu’une branche bien importante de la littérature africaine, et aussi, de la production des textes sera toujours inimaginable sans son inscription dans ce corps de la violence d’Etat : ont inscrit leur imagination dans cette protestas. Des auteurs comme le congolais Henri Lopès y ont puisé la dynamique, mais aussi le matériel de leur productivité soporifique, tandis que chez d’autres comme Ferdinand Oyono, l’auteur aura cessé là où l’Etat souverain aura commencé, après les indépendances. La seconde théorie de la violence, elle, puise dans le texte fanonien qui couvre encore l’ironie anticoloniale des œuvres d’un Oyono, et qui, bien qu’il ait le plus clairement formulé d’idée de violence dans le contexte africain, y trace son événement dans le mouvement: la violence est entendue ici comme action, violencia, et ainsi, est postulée comme infinie, car elle est liée à une force, que l’on dirait messianique, de l’histoire : elle devient porteuse d’indépendance, fabricatrice du sujet, restauratrice de la liberté et même de la dignité ; la violence est vue ici comme un moment salutaire. La faiblesse certaine du texte fanonien pour notre temps, est qu’il aura pensé la violence dans une situation où l’Etat n’avait pas encore réifié les possibilités volontaristes du mouvement du sujet opprimé et accaparé dans son sein, les forces mêmes de changement. Il sera mort trop tôt, on dira toujours de Frantz Fanon, et cela est encore plus vrai UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 201

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dans le sens de sa théorie qui s’arrête véritablement avec les indépendances. Il est toujours incroyable que Fanon n’ait pas pu penser cette violence qui aura « nullifié » le sujet avec Les soleils des indépendances et fondé le dictateur dans le cours des nouvelles Républiques ! Fanon n’aura pas pu penser l’évolution de Nkrumah, ni encore l’événement cannibale d’Eyadema ! Ainsi, penser en termes fanoniens la violence qui s’est abattue sur les Républiques africaines après les indépendances sera toujours aveugle devant cette limitation épistémologique du texte de Fanon lui-même. La violence dans la constitution de l’Etat ne saurait être identique avec celle qui naît de son fonctionnement, ou alors, plus précisément, de son disfonctionnement. La violence de l’homme révolté, du colonisé, par exemple, ou même de l’esclave, se saurait être similaire à celle du petit employé de bureau, du militaire, du sous-préfet, ou alors du dictateur, qu’aura produit l’Afrique indépendante, même si dans l’un et l’autre cas, l’entrée dans le royaume de la mort est toujours ouverte au sujet. Il est possible certes de dire que dans l’histoire de l’Afrique, les deux formes de violence se suivent logiquement, la violencia précédant la protestas, et se substituent. Seulement, une vision chronologique de la temporalité de la violence en Afrique ne peut pas être juste, les racines de la dictature se retrouvant dans les deux logiques de la violence, dans le même temps, et la personnalité ambiguë par exemple d’un Sékou Touré dont Fanon était si proche, sera toujours emblématique de cette malsaine fusion. Au contraire il est nécessaire de voir la violence comme une chaîne métonymique, dont l’origine se perd dans les incertitudes généalogiques de l’idée: de la tragédie. Ainsi en est-il de cette violence, oui, de cette téléologie de la violence qui relie la passion douloureuse des dieux 202 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

qui se perdent dans l’abyme du morbide, au négrier introducteur de la modernité dans l’Atlantique noir, tout comme à la forêt où les esprits maléfiques marquent le commerce obligé du sujet isolé dans le désastre, avec la mort dans le quotidien : elle est métonymique. Les chemins de cette durée de la violence, s’ils sont producteurs de sens, et de genres, n’en sont pas moins producteurs d’histoire. Une vision métonymique de la violence suivrait la ligne de fer qu’elle trace dans les plaies du quotidien, la voyant se perdre dans les actes les plus anodins de la piétaille, pour lier celle-ci, dans le cœur de son foyer, à la fabrique même de l’Etat, et se perdre jusque dans la tête du dictateur. On ne saurait ainsi opposer la liberté de l’individu, porteur de violence, à la pègre de l’Etat-sangsue. Les deux sont installés dans le même paradigme : celui de la violence comme état 2. Ainsi vu, le dictateur ne saurait plus être regardé comme un fils bâtard d’une généalogie bancale, comme le produit raté d’une histoire devenue folle, car la persistance de son apparition dans l’histoire africaine rend une telle vision erronée ; au contraire, il serait vu, le dictateur, comme la suite logique d’une histoire profondément tragique, et sa répétition dans de nombreux pays, dans de nombreux textes, ne serait que la preuve de son inscription dans une chaîne infinie de signification de l’idée, au cœur de la République de l’Imagination. Comment expliquer autrement les similitudes totales qui existent entre le Baba Toura dans les romans de Mongo Beti, et les dictateurs cannibales de ceux de Sony Labou Tansi, cela malgré la différence d’écriture et de temps de l’écriture qui séparent ces auteurs ? Cela malgré l’ancrage de leurs textes dans deux logiques différentes de la violence ? Comment expliquer que le maléfique Koyaga soit en fait une représentation bien UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 203

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identique au personnage du père-fondateur qui court à travers les livres de Ngugi wa Thiong’o ? La vision de la dictature comme métonymie dans un long chemin de la violence la rend plus qu’intelligible: elle en fait un sujet littéraire– esthétique. Il n’est pas étonnant que la littérature de la dictature l’ait entendu en ces termes, car autrement il serait bien difficile de comprendre pourquoi le dictateur sera demeuré l’une des figures les plus récurrentes que les romans d’après les indépendances africaines utilisent pour dire la violence. Et ici, le dictateur n’aura que trop rarement été mis ailleurs que dans la logique d’une narration, et donc, d’une histoire se suffisant: son caractère intrinsèquement lié à l’histoire, et donc aussi, à la société qui lui aura donné son vocabulaire, même si perverti, en aura toujours fait un fils de la terre, au même titre que les victimes dont il mange l’âme et le corps. Lui comme ses victimes ne parlent que de violences différentes : ils sont en réalité frères. Le singulier du dictateur dans le roman africain d’après les indépendances réside dans le fait que, tout vilain qu’il est, il ne soit jamais présenté avec la même logique qui aura aidé à figurer le colon, par exemple : il est fils du pays, cela personne ne pourra jamais lui enlever; il est le mari, car comment le voir autrement; il est le «père de la nation», parce que c’est ainsi qu’il aime se faire appeler ; et justement à travers tous ces visages familiers qui l’installent dans le lit de la famille, il donne lui aussi un sens à l’histoire particulière de la violence qu’est la tragédie africaine. Il copule avec toute femme qui porte sur son corps la tenue du parti sur laquelle figure son visage; voilà le côté le plus poussé de son intimité. Pourtant même s’il entre dans l’intimité du sexe, il demeure le cavalier fou qui tient les rênes de l’histoire et dicte la longueur du chemin dans la forêt : 204 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

c’est qu’il est le roi ivre de la légende. Le dictateur c’est l’ego qui se révèle dans sa transcendantale violence.

II Le dictateur est de chair et d’esprit. Voilà pourquoi en finir avec lui ne suffit pas pour éradiquer la dictature. C’est qu’il est lié également à la temporalité de la tragédie. Le regarder nécessite donc de sonder son corps dans, mais aussi par-delà l’histoire: dans sa profondeur. Il n’est pas seulement une métaphore de la violence qui circule à la superficie du récit: il est aussi, on le sait, la métonymie qui l’ouvre à l’étendue de l’océan, à la chaîne violente qui enlace l’Afrique dans sa profondeur. Le dictateur c’est une idée dont la dictature est la manifestation dans l’histoire. Dans un poème célèbre, Brecht écrit, se référant à Hitler : « L’utérus d’où cela rampa est encore fertile ».

On ne peut pas mieux caractériser l’inscription du dictateur dans la verticalité autant que dans l’horizon du temps. Hitler, le dictateur idéal, l’auteur du génocide sur les juifs, se place dans le domaine de l’indépassable violence, certes, mais en même temps, il entre dans celui de l’infinie souffrance de la chair mortifère. Il est le portier maléfique du temps de la mort, qui dans l’histoire longue de ses manifestations, a la forme des fosses communes : des chambres à gaz ; de la chanson de la machette; de l’hymne des kalachnikovs; du cachot à l’odeur ammoniacale. L’histoire de la violence telle qu’imaginée par le « roman de la désillusion », et qui se UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 205

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centre autour de la personnalité terrifiante du dictateur, ne pourra jamais expliquer la violence du petit génocidaire rwandais, que par la figure disséminée de Hitler : sa mort étant impossible, il se réveillera, Hitler, jusque dans les tropiques pour, dans la figure du président assassiné Juvénal Habyarimana 3, renaître dans la multiplication infinie de sa gangrène en distributeur de machettes. Ce que le «roman de la désillusion» nous dit, c’est que le dictateur ne meurt jamais. Cette maxime seule permet à ce roman de conserver son illusion de l’innocence des peuples qu’il place en deçà de son maléfique. Pour lui, l’éternité du dictateur est une projection dans le temps de la vie, et donc aussi de la mort, mais seulement, dans le temps infini du vécu concomitant avec la longueur d’un régime. Si le dictateur ne meurt jamais, il est cependant possible de le limiter dans la chronologie: le «roman de la désillusion» vit de cet espoir. Il est messianique, même si témoin de l’écrasement du rêve. Il est intéressant à cet effet que la mesure de la dictature aujourd’hui ne soit plus seulement sa violence, mais sa longueur aussi : aujourd’hui encore nous vivons de l’espoir qui rend les « romans de la désillusion» nécessaires. C’est que nous n’avons pas tellement de choix. La longueur de notre nuit est si oppressante ! Or nous aussi devons admettre que le seul décompte chronologique du temps de la dictature est aveuglement: c’est qu’en dictature il n’y a pas de génération spontanée. La multiplication logique de la violence, la durée de celle-ci, sa renaissance quasi logique à la mort du dictateur, sa répétition donc, voilà qui font aussi qu’elle soit une damnation pour l’histoire: une tragédie. Voilà qui fait qu’elle soit un objet littéraire, car c’est là que se trouve son côté esthétique: son inscription dans la dimension de la conscience; de l’idée. Le 206 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

regard tragique nous apprend en effet que même notre désillusion est fabrique de violence. Comme la violence naît du manque et du besoin qui du fonds de l’océan crie, le dictateur naît aussi de la souffrance : de la faim. Eyadema comme d’ailleurs Hitler, n’est possible que lorsque le peuple a faim. Tel le vampire qui a peur du soleil, il fait commerce avec la profondeur de la nuit: de la mort. Les peuples en dictature ne peuvent pas être innocents. C’est la souffrance qui fabrique l’oppression. Le «roman de la désillusion » qui ne peut pas imaginer cette tragique ironie de l’histoire, qui épistémologiquement d’ailleurs refuse de la voir, est condamné à la courte vue: sa limitation est cependant liée à sa vision seulement historique du temps. Il est nécessaire de lui substituer le roman de la dictature, car celui-ci s’ouvre à l’infini métonymique de la violence comme chaîne ; comme dictée du temps et donc, comme téléologie. La littérature féminine et féministe a trouvé les mots justes pour, en différant la question de la violence dans le temps, en signifier ailleurs un maillon de la chaîne : l’expression «dictature des couilles» de Calixthe Beyala est significative de ce glissement métonymique. Elle découvre le dictateur dans le chaud du foyer, là où celuici s’est ancré lui-même, et ainsi expose un embranchement de sa violence dans la relation des sexes. Sauf La grève des battu, ce roman classique de la désillusion, la littérature féminine a une lecture de la dictature qui soupçonne son côté tragique. Quand elle scrute le fouet de la verge, elle livre les analyses les plus intéressantes de la violence à sa naissance; quand dans le coït elle voit la métaphore de la violence, elle en sonde la naissance dans la copulation. Les personnages qu’elle fabrique, surtout dans les romans violemment féministes de Beyala, sont de multiples pères qui dans la distribution UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 207

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de leur sperme, fondent la dictature : celle-ci est phallocratique. Et voilà la plume de l’écrivain courir sous la couverture des lits ; entrer dans les foyers ; regarder dans le pourri des bars ; écouter dans la chanson cacophonique des amants ; et retrouver même dans l’acte de la femme qui d’un geste de lame coupe le clitoris de sa fille, de sa nièce ou de sa filleule, le geste du dictateur qui rompt le cou à ses adversaires politiques ; voilà la littérature écraser les testicules de prisonniers de conscience, et envoyer dans le royaume de la mort le millier d’hommes parqués dans des «camps de redressement»! C’est qu’au fond le dictateur, l’écriture féminine, et l’écriture féministe surtout le voient pointer son visage dans tous les gestes de violence dans le quotidien dont il n’est qu’une culmination. La « dictature des couilles » est ainsi la dictature à sa naissance, à sa conception dans le lit, autant que son extension dans la verge qui au ciel s’élève et frappe. Le geste d’Ateba qui tue son amant dans la chambre de leur amour est libérateur dans le sens de cette femme qui dans l’urne obscure met dans un ballot sa voix décidée pour, dans l’éclat illuminant du soleil de la démocratie, faire imploser la dictature. Libératrice est également le parcours tumultueux de l’héroïne de Nervous Conditions de Tsitsi Dangarembga, car il est fondé sur la même évidence de la rupture du sexe phallocrate. « Je n’étais pas attristée quand mon frère mourut» 4. Le définitif de la phrase qui commence ce roman n’a d’égale que la violence dans laquelle elle se fonde : mais la sienne est libératrice du corps, libératrice de l’esprit ; salutaire : fanonienne comme la phrase qu’elle met en exergue de sa narration. Et voilà que le roman féministe révèle par-delà sa vision du côté décentré de la dictature, sa propre inscription dans la dimension historique et messianique du temps 208 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

qui fonde « le roman de la désillusion ». En réalité il continue le « roman de la désillusion », même s’il surprend celui-ci à un de ses moments de crise. Lui aussi compte le temps dans la chronologie de sa succession qu’il veut légitimement courte; il voit la longueur des jours de la « dictature des couilles » passer, mais son sourire est fixé sur ce jour-là qui n’est pas encore. Le soleil de la libération du peuple des gueux qui fonde les littératures populaires est sien. C’est qu’il vit lui aussi de l’illusion d’une certaine innocence à retrouver: de la virginité déchiquetée de la fille à reconstituer. Le paradis perdu qui hante la conscience du marcheur, il le voit dans le pouvoir encenseur du vagin qui donne la vie. Le roman féministe est messianique, voilà pourquoi il ne peut être tragique qu’à la limite. Il soupçonne la longueur de la violence, mais s’arrête à une de ses étapes qu’il trouve décisive : la verge. Son arrêt n’est possible que parce qu’il est bercé par le rêve de la félicité retrouvée. C’est dans les mains des femmes qu’il place, de manière automatique, le pieu qui coupera la tête au dictateur, fût-il le mari, l’amant ou le violeur: mais nous savons qu’à la place de la tête du roi, c’est le sexe de l’amant qu’il cherche dans sa castratrice rage : dans sa logique folie. Est-il possible de penser un roman féministe qui ne soit pas messianique? Répondre par la négative à cette question reviendrait à voir que l’histoire de la libération que raconte ce roman ne peut qu’être fondée sur une histoire arrêtée : sur un refus donc, de voir que la libération, elle-même, produit la violence ; comme ce sont les indépendances de l’Afrique qui auront produit le dictateur ; comme la libération des damnés de la terre produit la dictature du prolétariat 5. « On va faire comment alors ? » UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 209

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C’est clair, le dictateur n’existe pas en période coloniale, car la dictature nécessite l’autonomie du sujet, même pour l’en priver ; il n’est donc possible que dans une Afrique indépendante. Latent dans la geste du colonisé, peut-être, on dirait? Que non! Car le dictateur c’est l’homme dans l’ivresse de sa liberté révélée: retrouvée. C’est le sujet livré dans le complet de son autonomie : que les lois ne retiennent plus. Ainsi entendu, le dictateur n’est-il pas latent en chacun de nous ? Ne dort-il pas dans les mains de l’enfant qui pend son chien ? Ne dicte-t-il pas la rapidité de la machette génocidaire ? Ne pointe-t-il pas dans le réveil de l’esclave au matin de sa libération ? Ne respire-t-il que dans le mouvement du mari qui bat sa femme? O, oui: le dictateur est un produit nécessaire de la liberté conquise ; la gangrène qui est inscrite dans la vision messianique de l’histoire comme une menace perpétuelle. Mille fois, un million de fois, Marx avait raison qui voyait dans le ciel de la société sans classes, de la liberté donc, les racines nécessaires de la dictature – même si du prolétariat. C’est que le dictateur se projette sans cesse dans le futur comme l’appel du terrible : comme la nécessité de l’incommensurable. Il est un produit donc de la conscience indépendante qui, dans le « roman de la désillusion», a trouvé sa forme d’expression favorite : ici l’indépendance meurtrière du dictateur est liée à celle du sujet dont il casse la colonne vertébrale: dont il broie les couilles, lui aussi. Il n’est pas manière plus claire de dire qu’il n’y a pas de libération possible, car la liberté du dictateur annule la liberté. Voilà la vision tragique qui se place par-delà la dictée du temps qui dans les textes du «roman de la désillusion» autant que du roman féministe circule – et fonde le roman de la dictature. Et cela veut dire, bien entendu, entend le 210 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

grondement de la mer qui, dans le silence de textes qui parlent d’autre chose et d’ailleurs, creuse les fosses dangereuses de l’abyme; entend le cliquetis des vagues qui chavirent des rêves incessants de liberté, qui tout aussi sont rejetés sur la côte où ils s’écrasent sur les rochers ; voit que la clôture de la forêt ne laisse aucune ouverture à la conscience pensante: elle est labyrinthe – « chemin qui ne mène nulle part », oui. Il n’y a pas de salut! Voilà le cri de la conscience tragique: «tu vas aller où?» La liberté est impossible! Voilà l’écho de sa parole. Le ciel est vide ! Voilà la parole du survivant. Le paradis n’existe pas! O, nous savons, oui, tous, nous savons: nous sommes enfants nés après la chute, la passion et la mort des dieux, et notre solitude, notre profonde solitude de survivants du plus grand désastre qu’est notre vie, nous aura cloués au sol: nous sommes les animaux étalés sur le chemin, et sur le dos desquels le pied du premier passant se pose. Les rues camerounaises sont éloquentes ici aussi, quand elles disent: «Il n’y a pas de futur en Afrique!» Se cacher dans l’amour? Dans le coït? Dans notre surprise, nous contemporains du sida, avons découvert que même la baise est porteuse de mort : avec le sida, c’est l’amour qui tue. D’ailleurs personne n’a jamais cru en l’amour dans les rues qui s’en moquent, qui chahutent les amoureux publics. Et elles ne sont pas seules. Le roman féministe nous dit lui aussi qu’il n’y a pas d’amour possible : nous connaissions déjà cette chanson, oui, mais nous n’avons pas été surpris, parce que, tragiques que nous sommes, nous savons déjà que la vie n’est qu’en réalité un autre visage de la mort. C’est cela: nous sommes tragiques! Nous n’avons pas été surpris parce que nous avons la conscience de vivre dans la longueur du vertige, de la violence téléologique qui multiple ses visages dans une infinie UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 211

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transmutation de notre présent. Il n’y a pas de futur! Mais est-ce neuf ? Le disant, nous revenons à l’ironie de la vision du survivant du génocide qui ne saurait fonder dans l’espoir son présent retrouvé, ou alors son lendemain incertain: c’est l’utopie qui l’a trahi. Avec lui nous nous ouvrons au cri de la conscience la plus blessée qui soit, qui se rend compte du vide du ciel audessus de sa tête, autant que de l’infini du chemin devant ses pas ; du tremblement de la terre sous ses pieds – qui se rend compte autant que de sa solitude, de son autonomie ! Le rêve de liberté est salutaire, mais l’utopie de la fin de la violence est dangereuse, car c’est elle qui nourrit la violence, et tue dans le même geste la liberté du sujet. Même la dimension de l’histoire qui la fonde aurait dû la rendre sage, ou alors au moins humble. Le roman féministe en Afrique est pris dans le piège de sa propre utopie, et donc, se noie dans son manque d’humilité et sa violence.

III Ecrire toute violence bue, voilà qui inscrit la littérature féministe africaine dans la logique messianique de Mongo Beti. En cela, elle fait partie du roman de la dictature, qu’elle entend encore comme désillusion. Sa parole et celle de Beti sourdent de deux bouches différentes, mais du même lieu philosophique ; précisons encore que nous nous situons ici du point de vue épistémologique. Or le lieu de ces paroles, c’est l’histoire: ainsi, il fait corps, ce lieu, avec la métaphore de la femme qui traverse le texte de Beti et de Ngugi, par exemple. Car l’écriture féministe africaine ne dé-métaphorise pas la femme: elle lui donne une âme et un corps ; elle lui donne une 212 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

forme, oui, une respiration, oui, des pieds et des mains, oui, une tête, oui ; mais elle ne la jette pas dans le précipice de la métonymie qui a la profondeur tragique de l’océan. La femme est soumise à un projet: celui de sa libération. La femme que cette littérature construit nage à la surface de l’histoire comme de l’eau trouble, et ainsi devient elle aussi le révolutionnaire dont elle est la compagne idéale en fin de compte 6 : elle porte dans sa voix le regard ferme de ces combattants du futur qui ne regardaient pas leurs plaies, et dans leur conscience n’avait que le jugement de classes ou de groupes qui ne sont pas encore : qui mouraient en riant. Comme dans le roman de Beti et de Ngugi, la femme que projette le roman féministe se pose comme identité par rapport à une altérité, et elle définit son mouvement de dissidence dans son geste de rejet. La dissidence pour elle n’est donc pas un principe, une phrase fondatrice, mais un vécu dialectique. Un vécu parce qu’elle est historique. La scission entre les héros féminins de Sembène, Beti et Ngugi, et ceux de Beyala n’est pas philosophique. Voilà qui permet la construction de héros féminins dans les romans de Farah de Née de la côte d’Adam par exemple, à Territoires ou Secrets. Ils se trouveront certainement des voix pour dire qu’un Beti, Sembène, Farah et Ngugi auront durant toute leur vie combattu les dictatures, et donc, ne pourront jamais que figurer dans le palmarès d’auteurs de la dissidence: que la femme pour eux est une voix de la libération. Or comment oublier que la dimension sexuelle de la dissidence de l’écriture féministe en fait trop souvent une complice de régimes de la dictature, comme c’est le cas chez Monique Ilboudo 7 et bien d’autres? Dissidente sociale, cette écriture devient affirmative politiquement: au fond, il n’y a pas de différence pour nous, car elle UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 213

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est dialectique. Ils se trouveront tout aussi des voix pour dire que chez les féministes mâles, la femme projetée ne pouvait qu’être une métaphore, quand dans l’écriture féministe et féminine, elle est chair et âme. C’est oublier que toute littérature est idée: fabrication. Toute littérature est texte. Le sexe ne s’inscrit dans un texte que sous forme de mots. A ceux-là nous répondrons donc que la dissidence veut dire beaucoup de choses à la fois, et que lorsqu’elle est installée dans la logique de l’histoire, elle devient mouvement dialectique, que celuici soit négation ou affirmation, dialectique qui ne peut cependant pas logiquement exclure la dictature, celleci se projetant dans le ciel de la libération: comme Marx la voyait enlacée avec le prolétariat porteur de la société sans classe. Or la dissidence telle que l’entend la conscience tragique n’est pas qu’historiquement dialectique. L’écriture féministe africaine n’a pas encore ouvert ses oreilles au ressac profond de ses autres significations. Nous voulons dire : elle n’entend pas encore la dissidence comme la chute dans la profondeur fulgurante du précipice, et l’attraction de la danse du soleil dans les retournements du labyrinthe. Son moment le plus radical, sa recherche par exemple d’une écriture qui dise au plus près les pulsions du corps de la femme, chez Ken Bugul, n’en situe pas moins celle-ci comme altérité: son autonomie se conquiert dans la différence. Si la dialectique est son chemin de croix, la limitation de l’histoire est sa damnation: le corps de la femme qu’elle découvre au lecteur, elle l’éparpille dans la dimension de la route de sa libération, car c’est là qu’il a été défini comme autre par la «dictature des couilles ». Comment y échapper ? Les frontières aux devants de l’écriture féministe sont celles du projet esthétique dans lequel elle s’enracine de manière idéale: le projet messianique. 214 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

C’est Sow Fall qui dans ses romans a le plus représenté cette fusion, dans le texte d’une auteure d’Afrique, entre l’écriture féministe et le projet messianique : c’est qu’elle aura défini, par exemple dans La grève des battu, le projet de libération féministe dans la matrice de la fabrique sociale, et l’aura uni avec la revendication de gueux : des mendiants de l’ordre social. En situant dans la fange sociale le lieu de l’écriture féminine, et aussi de l’écriture féministe, elle l’aura poussé jusqu’à ses plus lointains retranchements historiques. Elle aura bâti une solidarité de gueux qui comprendrait tous les exclus de la politique : les jeunes, les pauvres, les infirmes, les femmes ; bref toutes les personnes sur le front de qui la société aura marqué le cachet du différent comme insigne de la lèpre. Et ici, à travers le texte de l’écriture féministe, nous entendons dans la clarté cacophonique des luttes sociales, de la dialectique historique, cette phrase qui secoua une époque de la pensée : « au début de l’ère fasciste Walter Benjamin écrit» nous dit Marcuse, «que l’espoir ne nous est donné qu’au nom des désespérés» 8. Ecoutons le encore plus: «dans la base conservatrice du peuple», nous dit-il, «il se trouve cependant un substrat de méprisés, de pourchassés d’autres races et d’autres couleurs, de chômeurs et d’invalides. Ils existent à l’extérieur du processus démocratique; leur vie a besoin de la destruction réelle des conditions et des institutions insupportables » 9. Avec lui cependant, nous nous rappelons la logique sartrienne qui avait situé le mouvement de la négritude dans le geste historiquement dialectique d’une négation de l’Occident qui s’annulerait à la fin : le racisme antiraciste. Implacable dialectique qui montre les limitations de toute écriture prise dans le train de l’histoire: engagée. La figure de la reine des mendiants, en s’imposant UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 215

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dans La grève des battu comme étant la voix de femme qui dans le chaos de l’alentour crie, et donc, implose la «dictature des couilles», scie en même temps les conditions de sa propre liberté : le ciel qu’elle se représente est celui des mendiants dont elle n’a pas le droit de quitter les côtés si elle veut demeurer révolutionnaire. Autrement, elle deviendrait affirmative, re-inscriptive de l’ordre qu’elle questionne. Mais demeurer gueux, est-ce le salut ? Du point de vue de la dialectique qui la fonde, l’écriture féministe est également condamnée, car en réalité elle change l’agencement de la fabrique sociale, mais ne bouscule pas son ordre ; elle ne met d’ailleurs pas en cause l’idée qui l’a rendue possible : l’histoire. C’est ici qu’il faut bien entendre les limitations de la parole de Mariama Bâ 10, par exemple : elle est piétinement dans le cœur d’un ordre historique bien défini; mieux : elle est volonté de participation à cet ordre-là. Une si longue lettre, dans le radical de son analyse de la polygamie, n’en demeure pas moins inscrite dans la restauration de la dimension de l’histoire dans laquelle les héros de la narration, hommes comme femmes, sont tous pris. C’est ici qu’il faut entendre la parole de Bugul: la violence de son propos est figurative, mais aussi prisonnière de l’histoire. Ainsi la racine des écritures féminines est le calme d’une histoire cahoteuse qui se fait, qui se fait, qui se fait : comme un train qui passe. Dans l’élan messianique de leur voix, dans leur fusion de la parole féministe avec le mouvement d’une histoire qui chevauche vers un paradis de la dictature, ces écritures courent vers l’échec, car elles sont réinscription du dictateur qu’il s’agit d’imploser. Les romans de Beyala montrent clairement cette limitation : l’homme n’est jamais autant présent que là ! Comment y échapper ? Comment ? La verge n’est jamais autant debout que 216 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

dans les pages de romans féministes! Les rues diraient: elles n’ont que le pénis dans la tête, toutes ces féministes! L’auteure camerounaise malgré ses cris n’a même pas encore essayé de s’échapper du pénis raide qui la hante, or c’est dans sa chute dans l’abyme que réside peut-être l’espace de sa rénovation: la découverte de son écriture au principe dissident qui court dans la terre rouge du chemin et avance dans le bois, qui gronde dans les vagues de l’océan et conduit les bateaux, qui dans le recommencement perpétuel de la vie appelle la mort.

IV Le dictateur c’est l’homme libre 11. Seulement sa liberté est phagocytaire. Elle cannibalise celle des autres, car elle ne permet aucune autre liberté autour d’elle 12 : comme un manguier, elle n’admet aucune pousse à ses pieds. Elle est sanguinaire: comme dans La vie et demie, elle se nourrit de la liberté des autres; le corps des sujets est son repas : surtout quand ceux-ci s’opposent à son pouvoir : c’est-à-dire en fait, expriment leur liberté à eux. Le combat du «Guide Providentiel» avec le corps et l’esprit de Martial est le visage même du quotidien du dictateur : il est en perpétuelle négation de la liberté des autres. Gardien du temple, le dictateur est celui qui ouvre les portes de la mort ou de la vie : il a le droit suprême, et donc aussi, la liberté suprême: ainsi donc il règne sur une république de mort-vivants ; sur une peuplade de zombies. Ici vaut sans doute la phrase de Carl Schmitt : « Est souverain qui décide de l’Etat d’exception» 13. Seul il est celui qui triomphe dans l’éclat de la félicité, quand sa cour est occupée par la danse de la mort : ses vêtements sont couverts de sang ! Seul il UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 217

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est celui qui mange à satiété: mais son repas est le corps des habitants du pays dont il tient le cou avec ses reines. C’est lui qui conduit le bateau sur les eaux troubles de la vie fantomatique, tout comme c’est encore lui qui est à l’entrée de la forêt des révélations. Comme la liberté totale, le dictateur est du domaine du mythe. Ogun, c’est lui, car malgré l’appropriation de ce dieu par Soyinka, il lui restera toujours cet espace de décision suprême sur la vie et sur la mort, cette possession du principe de destruction et de création, cette fondamentale autonomie donc, qui, autant qu’elle s’exprime chez l’artiste, dans la société ne peut que s’exprimer dans la liberté du dictateur. La philosophie allemande ne s’était pas trompée ici, elle qui avait trouvé dans le «génie», «das Genie», l’expression radicale de l’autonomie: de la liberté qui ne se plie à aucune règle, mais fonde les siennes. On ne peut pas décrire mieux le dictateur. Cette philosophie a su découvrir l’expression du génie autant dans l’artiste que dans le démon : autant dans la personnalité de Goethe que dans celle d’Hitler. C’est que la liberté de l’artiste, entendue en politique, est dictature : elle brise les lois et fait danser le monde au rythme de sa seule volonté. Le sublime exprimé en politique est fasciste : Adorno et Léotard l’avaient bien vu. Ainsi, la pratique artistique de Soyinka démocratise Ogun : mais elle le fait en mythoclaste. La dictature est de l’ordre du mythe : oui, Ogun c’est le dictateur fait idée. L’identité péremptoire de ce dieu en fait une représentation même du dictateur : il est le roi ivre qui frappe selon la seule loi de sa volonté, car il est la volonté en action : libre et isolée dans sa liberté. Les dictateurs ne se sont pas trompés qui, dans les Républiques africaines ont toujours voulu se parer des oripeaux traditionnels. Et les voilà homme-léopard; les 218 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

voilà homme-lion; les voilà homme-éléphant. Ils courent dans l’infinie et grotesque satire de Ngugi, The Wizard of the Crow ; dans En attendant le vote des bêtes sauvages, Koyaga est un chasseur. Il est membre de la confrérie des dozos: ceux qui ont le droit de tuer, ceux qui en leurs mains possèdent le droit suprême, et donc la liberté suprême : la liberté sublime de décider qui mourra et qui vivra ; ceux qui ont fait péter la Côte d’Ivoire, le Sierra Léone, le Libéria. Qui d’autre qu’Ogun a ce droit dans la mythologie des Yoruba ? Qui d’autre que les enfants-soldats à Korhogo ont cette liberté ? Définir la liberté par-delà la vision messianique, par-delà l’histoire, c’est entrer dans le lieu suspendu de la danse sublime entre la vie et la mort : le dictateur est le roi de cette danse, c’est lui le maître des cérémonies ; c’est entrer dans la forêt des indéfinitions : or le dictateur est un chasseur, tel que nous le dit justement Kourouma dans son roman, et Soyinka dans son analyse d’Ogun ; c’est faire sien le chaos de l’océan : le dictateur est timonier, tel que nous aura montré Mobutu. La forme que le théâtre de Césaire, La tragédie du roi Christophe, a donnée au dictateur, est juste : le dictateur est un habitant de la tragédie. Le roi Christophe, tout comme l’empereur Boky, et son complice Idi Amin Dada qui apparaissent dans Opera Wonyosi, ou alors le démesuré King Baabu, ne sont pas seulement des représentations achevées de cette gangrène qui ronge l’Afrique indépendante; c’est une élaboration lucide du commerce intime, pervers, du dictateur avec l’idée de la tragédie : il est celui qui, dans la République de l’Imagination, est le plus assis dans le socle de l’idée. Il est le mal en personne: il est le produit premier d’une vision tragique de la vie. Voilà qui ne peut entrer dans la vision messianique qui au contraire, le présente comme celui qui est un barUNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 219

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rage à la liberté, bref, qui définit la liberté loin de son chemin, et qui dans le mal qu’il distille, voit la manifestation de la tragédie comme pulsion de mort. Mais la tragédie est d’abord dans le moment de décision: dans le royaume chaotique des dieux qui tombent en terre, dans l’espace infini du négrier qui tangue, dans la forêt qui n’a pas de porte et sur les chemins qui ne mènent nulle part. La tragédie est un état qui se manifeste en plusieurs manières, dont la plus évidente est la violence: la volonté est l’expression de cette violence, et le dictateur est, en dictature, le seul possesseur de la volonté; il est la personnification de l’Etat d’exception. Il abat ses ennemis et n’a de compte à rendre à personne; il les mange et n’a de réponse pour aucun étonnement ; il les émascule et est acclamé par la populace. Son règne est celui de la terreur la plus totale : il est celui qui vit de la violence dans ses doubles formes d’action et de structure, car il est violencia et protestas. Corps et idée il est, et en ce sens il est le héros primordial de la tragédie. La critique le sait : La tragédie du roi Christophe est autant une représentation du drame haïtien sous le règne de Christophe, qu’une métaphore pour dire la violence de Sékou Touré. Ainsi cette œuvre se situe-t-elle dans l’océan des définitions de la tragédie telle que nous l’avons entendue: comme espace de la mort. Pourtant c’est dans l’intuition métonymique du personnage de Christophe qu’il nous fait plonger dans le ventre de la tragédie: dans le ventre même du héros tragique. Il nous fait voir dans l’âme du dictateur pour nous montrer sa chute lente mais contrôlée dans le précipice de la mort: de la folie. Mais la liberté tragique n’est-elle pas aussi celle du fou ? Cette entrée dans le royaume de la folie, c’est tout aussi l’entrée dans celui de l’idée: le dictateur est illuminé. Son illumination est sa damnation, tout 220 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

comme celle de ses sujets. Avec Christophe il devient clair qu’est dictateur celui qui agit sous la dictée de l’idée ; ou qui est agi par l’idée. La tragédie qu’il nous montre est idéale: voilà pourquoi elle est fondamentale. Le fouet du corps qui en dictature rythme la vie, c’est le rythme de l’idée en marche : car comme le dictateur, l’idée est cannibale : elle est violente ; elle est pulsion de mort. Le dictateur c’est la figure qui se jette au fond du précipice: il entraîne avec lui tout un pays. Sa tragédie, c’est qu’il croit toujours avoir raison. Le sujet libre ne peut approcher le dictateur sans ironie. Le domaine autonome du sujet en dictature c’est celui de la ruse, de la satire, ou alors du silence. C’est que le dictateur n’écoute pas une parole directe : il la tue. Le propos messianique est adressé à la dictature de l’extérieur de son mouvement; de l’extérieur de ses évidences. Il est adressé à la dictature des chevauchées de l’histoire à laquelle il donne une autre logique que la tragédie. Mais cet extérieur est conceptuel autant que personnel: c’est l’écrivain qui se situe sur le char d’une autre idée, fut-ce la démocratie, mais c’est aussi le romancier qui choisit l’exit option, qui s’installe dans l’exil. La littérature de la dictature, telle que pratiquée par Beti et Ngugi, respire de cette adresse du dictateur de l’extérieur de l’idée : des évidences de l’histoire qui marche vers la liberté, et en même temps, de l’exil de l’écrivain. Nous savons déjà que la marche de l’histoire vers la liberté est elle-même porteuse de dictature, car le dictateur est un fruit de la liberté : est l’homme libre et qui à d’autres impose sa liberté qui ne peut qu’être mortelle. Nous n’y reviendrons pas. Important ici est cependant de constater que même au moment où elle adresse le dictateur de loin, la littérature messianique ne devient pas tragique, au contraire : elle est « roman UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 221

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de la désillusion ». La tragédie qui transparaît dans Perpétue, Remember Ruben ou alors dans Les deux mères de Guillaume Ismaël Dzewatama et La revanche de Guillaume Ismaël Dzewatama, n’est pas celle du dictateur Toura, mais de Perpétue et de l’idéaliste Procureur : elle est tragédie larmoyante. Son langage est la pitié. Elle appelle un regard de la commisération : elle est fille de la compassion, car elle est libérationniste. C’est le «roman de la désillusion», quand il veut faire sien l’idée de la tragédie: l’échec. La condamnation ultime de cette forme superficielle de la tragédie c’est son messianisme athée : les larmes qu’il verse, il les verse sur le peuple. Voilà pourquoi les romans les plus réussis de Beti seront toujours ses essais divers, et surtout : Main basse sur le Cameroun. La vision messianique ne connaît pas la tragédie : c’est qu’elle est parole en action; parole mobilisatrice. Et quand elle s’aventure dans le royaume des démons, elle reste à la superficie des choses : de la mort. Elle devient pleureuse de deuil. La vie et demie et En attendant le vote des bêtes sauvages au contraire, sont les deux romans qui le plus profondément regardent dans le labyrinthe de la dictature, pour, du fonds du précipice, adresser le dictateur en plein visage : et le croquer férocement 14. Plus que Beti c’est eux qui prennent l’ironie du sujet en dictature au sérieux : sous la forme satirique. Leur parole n’est pas directe, et pour cause. La vie et demie est une fable, et En attendant le vote des bêtes sauvages un récit épique satirique, le donsomana. Leur geste première est cependant une relation ambiguë avec l’histoire : l’histoire de Eyadema pour la construction de la figure de Koyaga, et celle de Mobutu tout comme de Bokassa et Idi Amin dans La vie et demie pour la description du «Guide Providentiel». Là où le «roman de la désillusion » s’installe dans l’histoire, ces deux 222 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

romans la subvertissent: ils s’en servent du point de vue du mythe. Ils lui font dire autant le rire de la populace que l’exubérance du dictateur en liberté. Ils voient l’histoire en folie qui avec le dictateur plonge dans le précipice; ils la voient également s’élever, seule, libérée, dans un éclat de rire qui dans le roman de Kourouma a lieu jusque devant le nez du dictateur, comble d’outrage ; et chez Sony Labou Tansi, chez le lecteur qui ne peut que trembler de rire devant la suicidaire grandiloquence du « Guide Providentiel ». Ici point de larme : c’est que ces deux auteurs écrivent du lieu même de la tragédie dont ils font une danse de la mort qui entraîne dans sa folie autant le dictateur que le peuple, autant le «Guide Providentiel» que ses opposants, Martial tout comme Chaïdana, autant les petits que les grands. La fête de la violence que ces romans présentent, ce n’est pas une histoire qui marche vers la liberté, c’est une histoire en folie : c’est une histoire qui implose. Pourtant comment oublier que même dans leur parole la plus folle, ces deux auteurs n’arrivent pas à totalement embrasser la vision sans compromis de la tragédie: l’aveuglement d’Œdipe n’a pas lieu ici ; la rétribution des dieux non plus. Certes chez Kourouma, le dictateur avertit que même les bêtes viendront voter pour lui : il veut installer l’éternité de son règne en le plongeant dans l’infinie durée de l’idée. Comme pacte avec l’impossible. Certes chez Tansi la chasse aux fous est la volonté d’inscrire la radicalité mortuaire du règne tragique dans le roman: par l’absurde. Ici aussi, l’éternité du dictateur est postulée : comme folie. Ces deux gestes sont cependant annulés par l’ironie même de leur narration : par la satire donc. Autant chez Kourouma que chez Tansi, il y a toujours en filigrane qui se profile, la liberté du peuple qui rit. A des moments divers de l’écriture africaine, à UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 223

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des périodes finalement parallèles de la production littéraire, ces deux auteurs ont poussé jusque dans ses plus radicales possibilités le « roman de la désillusion », et dans une commune ironie qu’ils ont arraché à la tragédie, ils l’ont clos : dans ce cinglant éclat de rire qui avec eux fonde le roman de la dictature. Le lieu de cette clôture se vit encore aujourd’hui comme absence. Dans la nouvelle littérature africaine, il est absence de référence du pays de la violence, non-nomination du pays de la brutalisation : envol dans le pays de la fiction. Cet envol déterritorialisé puise sa racine chez Beti, trace son chemin dans les œuvres de Tansi et de Kourouma, avant d’exploser aujourd’hui, dans les romans de Sami Tchak, en royaume latino-américain de la magnificence sexuelle et bibliophile.

V « Souvent il est vrai, l’âme veut rêver l’écho sans passé du bonheur. Mais, jeté dans le monde, l’on ne peut s’empêcher de songer que Saïf, pleuré trois millions de fois, renaît sans cesse à l’Histoire, sous les cendres chaudes de plus de trente Républiques africaines... » 15 Ainsi finit Le devoir de violence; ainsi commence une autre époque du roman de la dictature. C’est que Ouologuem continue à rebours, là où Kourouma et Sony se sont arrêtés en riant, et où Tchak les a suspendus, le regard fixé sur les possibles apolitiques d’une littérature née dans le pays de la violence. Là où ces derniers, dans leurs textes qui refusaient d’écrire des romans, sauvaient le sujet africain par l’ironie, par l’exubérance sexuelle, érudite, et la flagellation des corps, lui, il le fait par la narration recommencée de l’histoire entendue 224 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

comme tragédie: comme téléologie de la violence. C’est que son roman Le devoir de violence vient, pas avant eux comme le dit l’histoire de la littérature africaine, mais après eux, selon l’histoire de l’idée. C’est la renaissance inattendue du roman de la dictature sur la route tracée par la fable et l’épopée : mais sous forme de roman libéré de l’illusion qui hantait encore le rire de Tansi et de Kourouma, tout comme des obsessions sexuelles et bibliophiles de Tchak ; libéré définitivement de l’espoir d’un peuple possesseur de l’histoire qui circule dans les textes de Beti, ou d’une vision de la femme qui impose sa rationalité, telle que nous le dit le roman féministe. Le devoir de violence c’est la fête philosophique d’une narration libérée de tout projet de salut: la résurrection du roman qui s’élève à partir du cœur de la tragédie, pour nous dire que le rire n’est pas le seul antidote d’une conscience qui n’a jamais eu d’illusion, et que le sexe non plus n’est pas son échappatoire : mais que la réflexion sur le corps captif, c’est une de ses armes. Il aura traversé l’écriture africaine avec la fulgurance d’un événement esthétique, Ouologuem, avec la rupture d’une prévision métaphysique, et ses traces ne peuvent être retrouvées que dans la production des auteurs d’aujourd’hui. Il est de ces auteurs qui autant qu’une œuvre, laissent sur leur chemin le pollen de paroles prochaines, en découvrant les racines d’un passé peu écouté : celles-ci recomposent l’univers de l’imagination, en n’excluant même pas les aînés dans leur entreprise de re-juvénilisation. Il n’est pas étonnant qu’il ait enchanté Soyinka 16 : les deux auteurs parlent à partir du même lieu tragique. Un fait demeure certain: Le devoir de violence sarcle le chemin sur lequel s’enfonceront maints auteurs de la nouvelle génération, surtout ceux qui écrivent en français: il respire dans des UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 225

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romans qui parfois ne s’arrêtent pas à ses senteurs : tel Efoui qui à distance le salue; tel Alem qui écrit une lettre maladroite au gouvernement du Mali, demandant la restitution de l’auteur dans sa dignité bafouée par une sale affaire ; ou tel cette colonie d’auteurs qui s’en vont dans les plaines lointaines de la savane où se cache l’auteur qu’on dit fou, pour lui serrer la main en révérencieuse gratitude. C’est que chacune des phrases de son roman unique a la lourdeur annonciatrice de notre monde fracturé : la profondeur de l’océan tumultueux qui creuse sous la surface de notre vie prise dans l’étau du dictateur. L’auteur africain d’aujourd’hui n’a même pas besoin de l’avoir lu : la vision de cet écrivain singulier se vit dans la chair de notre temps, respire dans l’air de notre futur. Un dialogue demeurera toujours illuminateur de la conscience tragiquement contemporaine dont il est question ici ; c’est la finale du roman : «C’est parce qu’ils n’ont su rien dire que les hommes se tuent. Mais les gens s’aiment, parce que quand ils se séparent, chacun s’aperçoit qu’il n’a parlé que de soi. N’avez-vous jamais manqué la cible de ceux que vous aimez ? – Oui, longtemps : en voulant faire, au lieu de laisser faire… – Vous parliez du Nakem tout à l’heure. – Je voulais être seul, pur. – Mais la solitude s’accompagne d’un sentiment de culpabilité, de complicité… – Pardon, de solidarité, rétorqua l’évêque. – L’homme est dans l’histoire et l’histoire dans la politique. Nous sommes déchirés par la politique. Il n’y a ni solidarité ni pureté possible. – L’essentiel c’est de désespérer de la pureté, et de croire qu’on a raison d’en désespérer. L’amour n’est pas autre. La 226 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

politique ne connaît pas le but, mais lui forge un prétexte. C’est parce qu’ils sont mauvais forgerons que les régimes s’écroulent. – Mais il faut des maladroits, puisqu’il y a peu de politique honnêtement exprimée, ou peu d’honnêtes expressions en politique. L’évêque rit de bon cœur : – En effet, c’est assez exact, concéda-t-il, bien que je vous soupçonne de vous être laissé aller au sarcasme… Justement voyez-vous (il posa ses coudes sur la table, croisa ses doigts, regardant son interlocuteur avec un sourire indulgent, complice) c’est pourquoi j’ai compris le Nakem et toute son Histoire, reprit-il encore, souriant doucement à Saïf indisposé, vaguement mal à l’aise » 17.

Nous aurions pu aller plus loin dans ce dialogue entre Saïf et l’évêque : dialogue du dictateur et de l’homme d’esprit. Entre la vision cynique du politique et le rire sarcastique, mais désenchanté de l’évêque. C’est le roman de la dictature qui se fonde en narration philosophique: dans le jeu cruel. Mais en même temps, c’est toute une tradition d’écriture dans la littérature africaine qui est mise ici en abyme, une tradition qui a trouvé son fleuron dans «le roman de la désillusion». Le rire de l’évêque, le doute du dictateur, le jeu qui unit les deux dans un dialogue mortel, et ouvre le roman sur sa fin, voilà qui construit dans le roman de la dictature, la lutte entre deux visions antithétiques du sujet, entre deux formes de narration qui s’opposent dans leur vision de la personnalité du dictateur : le « roman de la désillusion » dans ses restes qui sont le rire, le sarcasme, le sourire, et celui de la dictature tout court qui devient réflexion: qui devient voyage ironique au bout de la mort. Dans ce dialogue lumineux tout comme dans son récit, OuoloUNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 227

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guem construit au fond une symbiose entre ces deux visions de l’extrême : la paix et l’amitié qui unit Saïf et Henry est expression de cette union narrative tourbillonnante : « Depuis quand avez-vous cette conviction ? L’évêque réfléchit : – Je crois, dit-il, que je suis né ainsi. Savoir, comme vous et moi, qu’on s’accroche à l’impossible, et que c’est probablement une forme d’amour, ou de folie. Cela provient de la faculté ou du besoin d’adhérer à la réalité. Oui… » 18.

Le mot est lâché qui pulvérise le messianisme et l’identité: «adhérer à la réalité». Qui fonde le roman de la dictature dans le réalisme de la vie telle que décrite par Tutuola. Le roman africain d’aujourd’hui, quand il fait sien l’idée de la dictature, continue à partir du terrain libéré de ce dialogue brut, de cette vision époustouflante de la réalité, et surtout, de ce regard raisonné dans l’impossible, la folle violence de l’Etat d’exception. Voilà pourquoi c’est en Ouologuem qu’il trouve celui qui a traduit pour lui en description narrative de la dictature, et le plus fidèlement, dans l’histoire, l’idée de la tragédie ; mais Ouologuem aura fait encore plus : là où Tutuola, parti du conte se sera arrêté au mythe et à la philosophie pour fonder la prose parcourue de la geste de la réalité, il aura, Ouologuem, réuni réalité, histoire et mythe dans une narration unique de la violence, et construit ainsi la fondation d’une vision tragique du roman de la dictature : c’est qu’il aura vu, lui, les racines de la dictature dans les Républiques africaines dans la profondeur «impossible» de la triple domination arabe, européenne et noire, et donc, l’aura 228 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

installée comme une condition de possibilité de l’histoire africaine : pas comme une de ses perversions. Le devoir de violence est ici mieux formulé dans la traduction anglaise qui dit : « bound to violence», car au fond, ce qu’il montre, Ouologuem, c’est une histoire africaine attachée à la violence, secouée par les ressacs de la violence, qui se nourrit de violence dans un cercle qu’on dirait vicieux, mais qui n’est rien d’autre que celui de la tragédie. Le dialogue entre l’évêque et l’homme de pouvoir est ironique, parce que le premier a pu voir dans le squelette de la machine: dans les tréfonds de la réalité, qu’il nomme si simplement: «l’histoire du Nakem». Sa parole vient donc de la profondeur de sa compréhension – et ici, nous utilisons ce mot dans son sens étymologique: compréhension– du tragique de la réalité africaine: de la vie. Il n’y a pas ici d’espace à l’extérieur d’une histoire folle et tourmentée : possédée. Il y a deux protagonistes qui se font face dans un jeu mortel, comme deux idées se consumeraient dans une lutte pathétique, mais définitive. Il y a deux regards différents sur la constitution du sujet et sur sa relation avec la morale. L’ironie de cette relation est que ce soit l’évêque qui ne croie pas à l’innocence du sujet. Mais il n’a pas besoin de convaincre l’homme de la politique: celui-ci n’y a jamais cru. Et voilà, l’homme de la morale, l’homme de la chrétienté, c’est lui qui, au contraire, positionne l’impossible pureté comme étant la condition même de l’humanité désenchantée : tant celle du potentat que du commun. C’est lui qui en fondant la justice et l’amour comme possibilités d’une nouvelle communication, ne les entend que comme chemins de la perte: comme nostalgie donc. Le lieu du salut est ainsi, non dans la construction du paradis, mais dans la nostalgie d’une conscience prise au piège de la réalité moribonde. UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 229

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Notes Le paradis n’existe que comme nostalgie : la liberté aussi ; il n’y a donc plus de paradis possible, parce que la liberté avait été annulée depuis trop longtemps. Ce qui reste c’est l’idée: folle, cannibale – dissidente. Le sujet possédé par cette dissidence de l’idée se bat dans les eaux de sa possession, car ces eaux sont autant celles de sa propre volonté que de la réalité, autant celles de la réalité que de l’histoire, autant celles de l’histoire que du mythe : de la tragédie. Le sujet piégé dans l’infini océan de la tragédie ne trouve pas d’acte autre que la violence qui puisse fonder son émancipation, et celle-ci justement est sa damnation : car elle aussi est fondatrice de dictature. Le jeu peut être répété mille et une fois ; il est identique : l’histoire est le lieu de cette infinie répétition. Il n’y a pas meilleure manière de clore un cercle, car celui-ci est vicieux. La clôture du cercle est la clôture de l’espace de la liberté comme dictature. Toute dictature est circulaire. C’est la clôture de la vie entendue comme mort, et de la mort entendue comme vie. C’est donc l’ouverture au jeu tragique. Mais ici donnons au Devoir de violence le dernier mot sur ce chapitre sauvage, car il l’a encore dans la littérature africaine : « Vous savez, mon ami, on ne résout pas un problème de civilisation ; on se met à son service – et, pour commencer, à son école. La loi de justice et d’amour est le seul bien profond qui puisse unir, par le haut, nos irréductibles diversités. Par le bas, s’agite, dans la faune étrange des passions humaines, la soif de puissance et de gloire. Mais là est notre richesse et notre complément mutuel, là notre parenté véritable » 19.

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1.

Dans sa théorie du roman, Lukács entend par « roman de désillusion », le roman qui décrit le héros écrasé par les structures de la société, et dans ce sens, sa lecture est totalement hégélienne. Elle est hégélienne dans la mesure ou elle est concomitante de la lecture hégélienne du roman comme forme d’une époque philistine. Chez Lukács, elle débouche ainsi d’une vision du roman qui soit la matérialisation durant le XIXe siècle, de l’épopée qui aura perdu sa raison historique. Dans ses multiples formes, elle trouve cependant dans le roman de l’éducation, Erziehungsroman, la forme maîtresse du genre. Le roman africain de la désillusion a une toute autre logique: il naît d’une vision de l’indépendance des pays africains comme étant la fin de l’histoire de la domination, ce qui, bien entendu est d’une étonnante naïveté. Cf., Lukács, Theorie des Romans, op. cit.

2.

Cf. Eboussi Boulaga, Les conférences nationales en Afrique noire: une affaire à suivre, op. cit.

3.

Juvénal Habyarimana (1937-1994), ancien chef de l’Etat rwandais. Son assassinat le 6 avril 1994 est communément entendu comme ayant marqué le début du génocide des Tutsi et aussi des Hutu modérés au Rwanda.

4.

Tsitsi Dangarembga, Nervous Conditions, Harare, Zimbabwe Publishing House, 1988.

5.

Il est nécessaire ici de se référer à Carl Schmitt, pour une définition de la dictature par rapport a la souveraineté, et aussi, par rapport a l’histoire. Cf. Carl Schmitt, Die Diktatur, op. cit., p. 204.

6.

Awa Thiam a donné une dimension théorique au roman féministe, dans son essai. Cf. Awa Thiam, La parole aux négresses, Paris, Denoël, 1978.

7.

Monique Ilboudo est juriste et écrivain, ministre des droits humains de Blaise Compaoré. Ce dernier est le commanditaire du Coup d’Etat du 15 octobre 1987 qui a entraîné la mort de Thomas Sankara. Son régime est la plaque tournante de presque tous les conflits militaires en Afrique de l’ouest depuis une vingtaine d’années. UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 231

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8.

Herbert Marcuse, Der eindimensionale Mensch, Berlin, Luchterhand, 1968.

9.

Ibid., p. 267.

10. Mariama

Bâ (1929-1981) est une écrivaine sénégalaise, auteur de l’influent Une si longue lettre (Paris, Le Serpent à Plumes, 2001). Carl Schmitt, Die Diktatur, op. cit.; cf. aussi, Politische Theologie, op. cit.

11. Cf.

LE ROMAN DE L’ÉMIGRATION

12. Ibid. 13. Carl

Schmitt, Politische Theologie, op. cit., p. 42.

14. On

ne l’aura pas assez dit, le regard de Tansi est lié à la vision de Márquez, et dans ce sens, il plonge dans «les tropicalités » de l’auteur colombien. Il demeure cependant que, dans le sens de la tradition de la littérature, lui comme Kourouma partagent la vision picaresque du héros, que Kourouma aura fondée avec Les soleils des indépendances. Le rire picaresque est pourfendeur du sublime, destructeur d’idéologies et déconstructeur de dictatures, mais du point de vue de l’histoire de l’idée, il représente un moment singulier dont la fortune est évidente, car de Don Quichotte de Cervantès au Gargantua de Rabelais au héros de Simplicissimus de Grimmelshausen, au Voyage au bout de la nuit de Céline, au Tambour de Grass, aux Cent ans de solitude de Márquez et aux Enfants de minuit de Rushdie, il a enfanté des vagues dans la littérature européenne et mondiale. Dans la littérature africaine, il donne et donnera encore une maison a de nombreux romans, espérons-le, car l’époque du rire est insondable et inattendue : le dictateur ne sera jamais coi devant l’élan de ses secousses. Philosophiquement cependant, il s’agira toujours d’un piétinement d’une même idée.

15. Yambo 16. Wole

Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 207.

Soyinka, Myth, literature and the African World, op. cit.

17. Yambo

Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., pp. 201-202.

18.

Ibid., p. 202.

19.

Ibid., p. 203.

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«Il n’y a pas de futur ici-là.» Dicton des rues de Yaoundé

I L’infinie clôture de la dictature est exclusion. Cette exclusion est un acte destructeur autant que fondateur. Il ouvre un double chemin dans lequel la littérature africaine s’engouffre : comme un serpent à deux têtes. D’une part celle-ci choisit l’exit option; d’autre part elle fait corps avec le cri de la conscience prise au fond violent de l’abyme. Soyinka avait déjà décrit le double mouvement de la conscience oguniaque qui sombre dans le précipice, mais pour s’élever en acte. Césaire lui aussi avait décrit la double géographie du sujet pris dans l’étau de la mer folle : comme le cri de son corps qui secoue l’univers, dans le bateau qui tangue. Il avait inscrit le départ comme une de ses évidences ; et Tutuola avait dans ses écrits tracé le chemin toujours recommencé comme nécessité philosophique: comme damnation de la conscience affamée placée au carrefour de la vie et de la mort. Le roman de la dictature sonde les dimensions folles de la liberté du dictateur, et le situe comme portier de l’enfer; comme métonyme UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 233

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du capitaine du vaisseau de mort, comme répétition du gardien de la forêt; comme celui qui fabrique le destin de l’éternel recommencement : de la tragédie. Il est l’homme au carrefour : le seul homme libre – libre et solitaire. Mais le sujet pris dans la saison tragique de sa cruelle liberté a devant lui deux possibilités contrapunctiques, qui sont elles aussi porteuses de sens : fabricatrices de formes, et donc de littérature. Il peut prendre la route que le négrier a inscrite dans le fond de l’océan comme un rail sanglant; il peut tout aussi se laisser aller au tourbillon de l’histoire de son pays qui a fait de lui un prisonnier de la mort : rester lié au ressac de la violence de l’histoire. Dans le cœur de la dictature, partir et rester se regardent comme deux voies qui s’annulent tragiquement l’une l’autre, mais ensemble fondent le destin du sujet africain post-génocide. Elles ont fait leurs les évidences de l’émigration et du cri qui déjà, dans la poésie de Césaire signalaient leur caractère fondamentalement antithétique. Le roman de l’émigration est fils de ce choix, tout comme celui des détritus. Ils sont tous les deux décision exclusive, parfois obligée, mais toujours raisonnée. Ainsi le roman de l’émigration ne peut pas du tout être nouveau dans la littérature africaine. Et nous ne le disons pas dans le sens de l’histoire de la littérature, car ainsi vu, sa nouveauté est révélée chaque fois qu’une œuvre fait parler d’elle : est publiée, lue et appréciée publiquement par les critiques, selon le talent ou la force d’imagination de son auteur. C’est vrai que c’est lui, le roman de l’émigration, qui aura livré les premiers textes de la littérature africaine, et aura fabriqué les tous premiers auteurs du continent. Il est même très vieux, car déjà le livre The interesting narrative of the life of Olaudah Equiano, or Gustavus Vassa, the African. Written by himself marque 234 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

son inscription dans la géographie du négrier. Le ventre de l’Atlantique de Fatou Diome ne continue donc que le tangage du bateau que cette narration fondatrice signifie, dans les textes de la soi-disant « littérature de l’immigration » 1 qui aujourd’hui se produit en Europe et aux Etats-Unis. Comme le roman de la dictature est de l’ordre du mythe, le roman de l’émigration est de l’ordre de l’histoire : le bateau est sa métaphore significative. Du point de vue de la tragédie que celle-ci signifie, c’est-à-dire donc, du point de vue qui nous concerne ici, sa nouveauté ne peut s’inscrire que dans l’évidence épistémologique de l’idée qui le dicte comme possibilité logique, dans sa relation avec le roman de la dictature : comme choix évident entre deux singuliers possibles. Fuite en avant, bannissement, exil, rapt, qu’importe ? Dans la différence temporelle et de vision des textes de Diome et d’Equiano, il marque ainsi une seule extrémité du roman africain contemporain ; une seule voie : l’exit option. Oui, l’exit option est le chemin qui reste à la génération africaine d’aujourd’hui. L’ordre de ne plus revenir dans la terre de leur origine, les partants le reçoivent d’habitude de leur propre mère! Assis qu’ils sont dans la longévité de la dictature, les pays africains, eux, approuvent l’exode de l’intelligence du continent qu’ils n’ont jamais su entretenir, et dont ils n’ont jamais supporté la fronde. Ainsi comme le commun, beaucoup d’auteurs quittent leur pays pour ne plus jamais y revenir ! Mais le triangle du chemin était déjà tracé longtemps à l’avance ; au fond, il ne reste plus qu’à l’auteur de le suivre: c’est que ses pas sont une inscription dans l’idée. C’est le négrier qui a fait le travail historique d’inscription dans la profondeur des textes; ceux-ci ne narrent que les péripéties de son emportée, et chaque roman UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 235

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est la répétition de son violent voyage : une réactualisation narrative de l’idée donc. Il y a un lieu du départ et un de l’arrivée : le reste c’est le chemin qui s’ouvre devant les pas du voyageur. Ce chemin c’est l’ironie faite narration ; c’est le principe dissident fait récit. Mais le chemin est aussi historique ; son parcours est une inscription dans le corps des textes, une spatialisation du drame qu’est l’histoire du pays de l’écrivain ; de son continent ; c’est une temporalisation du drame dont est témoin l’Atlantique noir. Ainsi très peu, y en a-t-il d’ailleurs?, ils sont, les textes des écrivains africains francophones dans lesquels le héros ne s’en va pas à Paris, la capitale de son ancien colonisateur ; de même très peu, ils sont, les auteurs anglophones, dont le héros n’irait pas à Londres, la capitale de l’empire colonial anglais. Est-ce coïncidence? Qui parle français s’en va à Paris, et qui parle anglais s’en va à Londres. Est-ce malédiction ? Qui est francophone s’en va en France, et qui est anglophone débarque logiquement en Angleterre. Manque d’inspiration ? Que non, car c’est l’idée qui travaille dans les textes ici: qui remonte à la surface des eaux pour se faire récit. Ainsi même la nouveauté du voyage américain ne peut pas être neuve, car elle n’est que recommencement du terrible chemin du négrier, même si mis cette fois à la surface de la contemporanéité. Au fond, le voyage américain est originaire. Il est plus ancien que le voyage européen, même si sa forme se renouvelle aujourd’hui comme émigration. Le croisement chiasmatique des chemins de l’émigration à partir de l’Afrique, comme nous le montre Mahjoub, semble encore impensable, parce que tous les auteurs sont encore inscrits dans le douloureux voyage originaire: oui, le chemin qui se dessine à travers les romans de l’émigration est autant historique, métaphorique, 236 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

qu’inscription du voyage dans l’idée de la tragédie : donc, métonymique. Le voyage du Japon aux Etats-Unis d’un personnage de roman serait singulier dans la littérature africaine : ce serait la nouveauté, car il imploserait l’histoire tragique de l’Atlantique noir, même s’il ne remettrait pas nécessairement en cause la présence métonymique du bateau dans les textes, ni non plus les trois pôles nécessaires du voyage: le départ, le chemin et l’arrivée. Du moins il serait libération de la pratique du voyage en littérature africaine de l’idée fondamentale de la tragédie: ainsi créerait-il peut-être pour l’Afrique le voyage libéré qui est errance qui ne connaît que la succession infinie des pieds qui se mettent l’un devant l’autre en exploration ; l’incertitude productive du flâneur qui marche sans savoir le but de son avancée ; le départ dont la seule vérité est le chemin qui ne finit pas. Et en filigrane, ainsi créerait-il peut-être enfin le genre du roman de voyage qui, de toute évidence, est encore inexistant dans la littérature africaine. On le comprend: que la littérature africaine n’ait pas encore produit son Theroux n’est pas lié au fait que les Africains aient choisi de s’en passer, ou alors qu’ils ne voyagent pas, mais au contraire, au fait qu’ils fassent incessamment le même voyage ; que depuis trois cent ans ils répètent le voyage du négrier ; c’est-à-dire donc, au fait que même la littérature africaine contemporaine, inscrite qu’elle est dans l’idée de la tragédie, quand elle choisit l’exit option, ne peut pas se penser en delà du roman de l’émigration, et ainsi rend le roman de voyage encore philosophiquement impossible.

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II Si regardée du point de vue de l’idée, épistémologiquement donc, les frontières de la littérature africaine deviennent fixes, même quand celle-ci dit le mouvement, ses possibilités n’en deviennent que plus logiques. Et nous parlons ici avant tout de ses possibilités: elles sont spatialisation de l’idée, d’une part, et temporalisation des langueurs de l’océan, d’autre part. La distribution des formes romanesques de la littérature africaine connaît différentes étapes qui correspondent toujours à cette spatialisation et à cette temporalisation de la tragédie: et disons, du négrier. Il y a des romans du départ, et L’Enfant Noir de Camara Laye serait un exemple classique ; il y en a de l’arrivée, et ici nous citerions les romans parisiens d’aujourd’hui, et d’ailleurs toute la mode du parisianisme, dont certainement 53 cm de Bessora, qui au fond marchent dans l’espace défriché par le roman Un nègre à Paris de Bernard Dadié ; comme il y a des romans qui nous disent le terrible du chemin: prenons ici Chemin d’Europe d’Oyono, qui pour nous aura tracé la route de la souffrance qui mille fois sera reprise, dont surtout par des romans tel Assèze l’Africaine de Beyala et d’autres livres de l’auteure camerounaise, ou Mâ de Gaston-Paul Effa qui lui aussi n’aura cessé de nous raconter son départ. Le départ, même s’il n’est pas libération de la tragédie, même s’il est mortifère, n’en demeure pas moins ouverture du cercle vicieux dans lequel le sujet se sentait prisonnier chez lui. Il est libération de la dictature, et cela bien des fois, dans le véritable sens du mot : il est libération de chaînes. « Je pris mes affaires et partis », dit le héros de La maison de la faim de Dambudzo Marechera, et sa phrase résonne de celle de Goethe: «combien heureux suis-je d’être parti!» 238 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

qui ouvre son fameux Les souffrances du jeune Werther. C’est que le voyage est libération des arrêtes du continent ; libération des prisons de la société ; libération des conventions; libération du passé; libération du mythe: envolée vers la liberté qui se définit ici comme espace de l’indéfinition, mais aussi comme européenne. Il peut être obligé, ou volontaire, le départ ; il n’en demeure pas moins rupture : redéfinition du lieu du sujet et fondation de sa liberté comme ouverture à l’incertain de la route et du futur. Certes le roman du départ n’est pas seulement extatique: il est aussi mortification; rupture douloureuse avec la terre nourricière de consciences qui ne veulent pas quitter le sol mais le doivent. Il devient souffrance du fils ou de la fille qui quitte sa famille ; qui abandonne ses amis. Il est plus, le roman du départ : projection nostalgique sur une terre qui s’éloigne du bateau qui avance sur les eaux. C’est ici que L’Enfant Noir lui donne son sens : car ce roman, unique dans la littérature africaine, inscrit le double jeu du héros partant, et arrivé, mais qui revoit dans sa conscience nostalgique, le lieu de son départ. Il est double départ en ce sens, car le regard rétrospectif du héros ne peut qu’être nostalgique. La première phrase du livre, «j’étais enfant et je jouais près de la case de mon père », toute définitive qu’elle est, marque avec son imparfait du conte, la grandeur d’une maison quittée : nous sommes très loin ici de Marechera qui dit le départ, mais sous la dictée de la violence subie par le lieu quitté; nous sommes loin de la conscience détruite par le lieu de l’origine : c’est que si par exemple chez Marechera le lieu du départ demeure le lieu à quitter, à fuir, le township, pour Laye, il est le lieu à retrouver: le village, Kouroussa. Il est la forge du père, la force nourricière de la mère, les travaux aux champs : l’enfance. C’est la UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 239

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plénitude de cette enfance reconstruite de mémoire, qui donne des larmes au narrateur quand il l’étale devant les yeux de son présent éclaté: comme le nourrisson qui crie à son arrachée du vagin clos de la mort, et à sa découverte à l’infini de la vie. La nostalgie du propos est celle d’une conscience jetée en chemin, mais qui se retourne : c’est la femme de Lot figée dans la statue de sa marche nostalgique. Londres est le lieu de l’arrivée pour Marechera, mais il est aussi fracture, comme la maison de la faim est le pays du départ ; pour Laye, Paris c’est un lieu identique: mais la conscience des deux auteurs demeure secouée par le lieu de leur origine, de leur départ, qui chez Marechera est mortification, et chez Laye, paradis de l’enfance. Nous le savons, oui: Beti avait attaqué Laye, sous le prétexte de la noninscription de son texte dans le présent politique de la colonisation, entendons, de la tragédie africaine dans sa dimension historique. On ne peut pas être plus aveugle au principe dissident d’un texte, car le roman de Laye n’est pas seulement une narration de la conscience qui a fait ses bagages et s’est mise en chemin ; il est aussi dicté par le soleil d’une vision fixée sur le lieu de l’origine, car il est le texte d’une conscience prise dans les chaînes affreuses d’un départ nécessaire, parce que lié à l’intelligence et à la sensibilité même de « l’enfant noir ». Nous dirions au contraire que L’Enfant Noir est l’un des rares textes de la littérature qui soit habité par le terrible du bateau qui à la terre arrache ses enfants les meilleurs: mais il s’agit chez lui de l’avion; du départ que dicte l’histoire tragique d’un continent qui se sépare de ses fruits les plus succulents, comme par une inévitable damnation. Les bonheurs du petit Laye sont à la racine du cri de l’adulte: les deux sont profonds. «Je demeurai longtemps sans bouger, les bras croisés, 240 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

étroitement croisés pour mieux comprimer ma poitrine… Plus tard, je sentis une épaisseur sous ma main: le plan du métro gonflait ma poche » 2. Voilà ce qu’écrit l’adulte qui se souvient. C’est que le roman commence en réalité à la fin de son voyage, et doit également être lu à rebours: comme roman ultime de la douleur du départ. Les romans du chemin disent, eux, la douleur de la traversée: de la traversée de l’Atlantique; de la traversée du désert. Ils font leurs mots du sable ou de l’eau qui se fixe sur les pas : de la route qui brûle le corps. C’est vrai que le chemin c’est l’espace qui est le plus mis entre parenthèse dans la narration africaine. C’est ainsi qu’il apparaît dans Kokoumbo, l’Etudiant Noir d’Aké Loba, dans L’aventure ambiguë de Kane, et dans bien d’autres romans. Assèze l’Africaine nous présente d’une certaine manière les détails de ses péripéties, mais demeure encore prise dans la narration elliptique du chemin: c’est que ce roman, lui aussi, est dicté par la domination du lieu du départ et de celui de l’arrivée, qui ne peut qu’être attentif à la présence métonymique de la tragédie en son cœur. Les narratives nous auront donné le modèle de cet « oubli » : l’enfer du chemin ne les remplit pas de mots. Les vagues qui courent, la douleur de la traversée, le crime qui ronfle dans la profondeur de l’océan ne sont jamais oubliés dans leur conscience : ils sont simplement tus. L’avion, on le sait, raccourcit le chemin du bateau. Mais il ne l’annule pas. La route demeure ferme dans les mots non dits ; dans les silences: comme une béance. Précision : la route dont il s’agit ici n’est pas celle qui, dans les textes de Tutuola, ne mène nulle part, et qui par exemple dans la pièce de théâtre La route de Soyinka, est le lieu du perpétuel recommencement, et de l’éternel retour, tout comme dans La route de la faim de Ben Okri. Celle-ci est la ligne la plus courte entre le UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 241

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lieu du départ et celui de l’arrivée: cette route-ci est rectiligne, car c’est une route économique autant qu’historique; historique autant que métaphorique. Son inscription dans la tragédie est autre, car elle parle d’un autre lieu. Elle nous montre «le visage d’Assèze» dans divers pays d’Afrique, vendant son corps pour s’ouvrir encore plus au chemin: inscrivant donc sa chair dans la longueur de la route. Elle nous montre le sang qui en gouttes infinies coule sur la route de l’émigration. Et même si elle ne transparaît dans la littérature que sous la forme de l’ellipse, elle se révèle dans l’actualité dans les escales de la mort, dans les scandales d’Africains qui meurent à la frontière de l’Espagne; dans la souffrance de ces êtres rejetés dans le désert dont ils auront voulu échapper en vendant leur chair. Seul Chemin d’Europe aura, dès les premiers moments de l’écriture africaine, inscrit sa permanence dans le propos: sa centralité et son importante, à côté du lieu de l’arrivée et de celui du départ. Combien ils sont, qui sont morts sur cette route de l’incertitude ? Quelles souffrances auront-ils donc vécues ? Il faudra encore le dire en littérature, oui, il faudra encore que notre littérature cesse d’être elliptique du chemin, et alors, certainement on se rendra compte que le désert du Sahara a la profondeur de l’Atlantique noir, et que les caravanes ont le terrible du négrier. Nous attendons encore, dans la longueur révélatrice du Paradis de Abdulrazak Gurnah 3, une narration des caravanes qui soit autre que banalement coloniale. Si le chemin est tu dans la littérature africaine, le lieu de l’arrivée est chanté : c’est Paris, oui, c’est Londres ! Combien de romans depuis Un nègre à Paris nous ont dit la grandeur de ces lieux ? Combien nous ont narré l’illumination des rues de ces villes ? Combien, oui, combien nous ont présenté le féerique des nuits de ces 242 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

lieux qui sont de l’autre côté de la nuit ? Et voilà, dans la multiplicité de ces récits, se révèle une fois de plus la répétition de la narration unique qui sur un lieu identique martèle son pas : le parisianisme de la littérature africaine d’aujourd’hui, tel qu’il apparaît chez une Bessora, ou alors Tchak, n’est neuf que si la critique prend le talent de l’auteur comme mesure de son jugement ; de même, la « black british literature» ne pourrait être neuve que selon le talent nouveau qui insuffle à un genre une vie inattendue. La critique qui y voit une évolution singulière du roman africain se trompe si elle lit dans cette singularité, la découverte d’un nouvel espace, ou alors une certaine évolution, par exemple du roman « négropolitain » au roman « black parisien ». Le roman parisien d’écrivains africains, qu’ils soient « issus de l’immigration », qu’ils n’aient plus leur « passeport d’origine », qu’ils soient des chantres d’une fictive «migritude», n’ouvre pas à la littérature un espace neuf, mais répète un espace qui aura toujours logiquement été inscrit dans la longueur du roman de l’émigration, dont il n’est qu’une sous-catégorie. Du point de vue de sa réception, de l’attention qui lui est donnée, de l’imagination des auteurs qui le pratiquent, le roman parisien, tout comme l’intensité de l’acclamation qui entoure la «black british literature», sont certainement des phénomènes éditoriaux aujourd’hui : ils ne sont cependant pas des phénomènes littéraires. Ils sont révélation d’auteurs et de talents singuliers, mais pas de lieu nouveau de la parole littéraire. Ils peuvent fabriquer de très bons romans, mais ceux-ci ne peuvent pas fonder de genre. Romans de l’arrivée, ces milliers de romans qui se succèdent sur les étalages des librairies et des bibliothèques, ne disent toujours que la même histoire : leur condamnation est la répétition, le piétiUNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 243

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nement sur le même lieu de la parole, sur un seul lieu du roman de l’émigration, celui de l’arrivée. Or cela n’est possible que parce qu’ils sont inscrits dans la longueur du voyage tragique. Ils ont de nombreux visages certes: il y a le roman beur, comme Le nègre Potemkine de Blaise Ndjehoya 4, il y a le roman de banlieue, comme Place des fêtes de Tchak, il y a le roman parisien, comme 53cm de Bessora ou Maman a un amant de Beyala, il y a le roman noir, des polars comme La polyandre de Baenga Bolya 5 ou Sorcellerie à bout portant de Achille Ngoye, il y a le roman multiculturel, comme Dent blanche de Zadie Smith 6, il y a le roman londonien, il y a le roman de province comme Cheval roi de Gaston-Paul Effa, et d’ailleurs, il y a tout simplement le roman anglais ou alors le roman français, tel que le pratique Marie Ndiaye, prolongeant l’oubli du chemin, et donc, extrapolant la tradition de la littérature elliptique de la route, pour y ajouter l’oubli du lieu du départ ; oui, il peut être roman sans racines, le roman de l’émigration, dans la tradition des œuvres de Dumas ou, en Russie, de Pouchkine : désafricanisé. Il n’en demeure pas moins roman d’un lieu d’arrivée, quand il est regardé du point de vue singulier de la tragédie qui se cache derrière son visage blême. Son ouverture est inscrite dans cette limitation locale, car à la frontière atteinte de ses possibilités, il peut encore la spatialiser en faisant sien, comme dans le texte de Jamal Mahjoub, l’incertitude du point de chute: ainsi il peut devenir roman global; il peut dire des consciences secouées par la totalité des mille chemins du monde : au lieu de roman de l’émigration, il peut soudain devenir roman de l’errance, et alors seulement il se sera libéré des fers du chemin du bateau qui dans son cœur tangue; alors seulement il sera novateur. Mais nous n’en sommes pas encore là en littérature africaine. Nous, 244 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

Africains ne voyageons pas encore; nous émigrons. Nous avons encore l’oreille trop fixée à la profondeur de la mer: nous y écoutons les clapotis des vagues, et attendons le grondement de l’eau qui est l’écho de notre cri. Reconnaissons-le : la particularité du roman de l’arrivée aujourd’hui, par rapport à ses pères, Un nègre à Paris entre autres, réside dans leur suspension du lieu de l’arrivée et leur effacement progressif du chemin et du lieu du départ: leur rupture et effacement des traces de l’origine. Ici et là il y a la conscience qu’il n’y a pas de retour possible : en devenant littérature de la diaspora africaine en Europe, ils n’ouvrent cependant pas non plus un espace nouveau, car l’histoire du bateau est têtue : son métonyme est persistant – son principe dissident terrible. Les ondes de l’Atlantique noir fouettent les textes avec une instance qui est étonnante : comment y échapper ? Le roman de l’arrivée, quand il ne s’inscrit ni dans le socle du roman de la diaspora, ni dans celui du roman de l’errance, s’ouvre à la reprise du chemin du départ, mais en direction inverse: il devient ainsi roman du retour, dont Cola Cola Jazz de Kangni Alem n’est qu’un exemple. C’est dans cette dimension pourtant qu’il retrouve parfois l’élan du «roman de la désillusion». Dans une perspective qui reconnaît l’inscription de l’émigration dans son cœur, c’est-à-dire, qui voit la métonymie du bateau, et donc, de la tragédie le travailler de l’intérieur des textes, il ne peut pas avoir eu d’illusions, le roman du retour, car celles-ci auraient été volonté d’échapper à la tragédie. Or un chemin qui, même en retournant sur ses pas, reste inscrit dans le fer de la tragédie, ne remet pas celle-ci en cause: il la réinscrit, même si sous forme chiasmatique ; il en fait une manifestation profonde de la conscience océanique: du principe dissident. C’est UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 245

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vrai que des auteurs comme Ousmane Sembène avec O, pays, mon beau peuple, ou alors Monenembo, avec son Les crapauds-brousse, sans parler d’Armah avec Fragments, nous ont montré, dans l’écrasement des rêves d’exilés retournés au pays, combien la rencontre avec la terre du départ peut être briseuse d’espoirs ; les deniers romans de Beti, Trop de soleil tue l’amour et Branle-bas en noir et blanc, tout comme de Farah, Links, Knots, et de Kossi Efoui, La fabrique des cérémonies, nous ont montré combien le retour était une damnation au fond, à sombrer dans les tripes de l’enfer ; combien le retour était en réalité une marche dans l’univers dantesque de la mort: c’est qu’il est retour dans le ventre de la dictature. Comme une manière de réinscrire, dans le lieu même du retour, la certitude qui dicte déjà les mots du roman de l’arrivée, dans sa forme contemporaine elliptique du lieu de l’origine : « il n’y a pas de retour possible ! » Comme pour dire la voix qui déjà crie du fond dictatorial de la tragédie : « Il n’y a pas de paradis ! » Dans le véhément de leur découverte triste, ces romans n’enlèvent cependant pas au retour son caractère inévitable de possibilité : son définitif de logique. Ils ne font pas disparaître la parole qui est inscrite dans le geste même de l’émigration, pour dire l’inévitable du retour : « je vais aller où ? » disent les rues de Yaoundé, comme réponse à la question ironique : « tu étais où ? » Pour dire : « Je suis parti et je suis revenu ». Là aussi, un cercle se clôt : celui de la tragédie. Comme la dictature, l’émigration se révèle être un cercle dont la clôture a une vicieuse évidence. Le roman de l’émigration narre l’aventure de cette nécessaire clôture sous diverses formes : les mille romans qui en péripéties multiples, en épisodes singuliers, sous les visages divers du roman du départ, du chemin, de l’arrivée et du retour, la disent, 246 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

ne répètent que le cercle de cette clôture. Ici aussi ils ne peuvent chacun qu’être rétrécissement du gigantesque de la mer dans laquelle plonge l’idée. Ils réinscrivent la littérature africaine dans les fonds océaniques de la tragédie, dans la métonymie du bateau, sur le chemin de la livrée, de laquelle, en réalité, elle ne s’est pas encore vraiment échappée. Plus que jamais, ce ne sont pas les auteurs qui s’expriment dans leurs livres ; c’est l’idée qui en ceux-ci parle. Mais peut-être faut-il encore avoir des oreilles attentives pour entendre sa voix : des oreilles plus philosophiques que critiques.

III C’est que le roman de l’émigration n’est pas seulement narratif du mouvement du corps : son parcours est aussi allégorique de l’esprit jeté en chemin. Le chemin qui s’ouvre devant les pas de l’émigrant, il en fait aussi un événement topique : ainsi devient-il roman de contact, narration du processus de « l’acculturation », telle que les premiers romans africains l’ont mille fois dit. Sa méthode est ici l’allégorisation du chemin. L’aventure ambiguë de Kane, tout comme Le monde s’effondre d’Achebe sont deux exemples classiques de cette allégorisation de l’émigration: ils ont fondé le genre du roman de contact, respectivement dans la littérature francophone et anglophone. Le contact de cultures, c’est l’émigration des âmes : c’est la rencontre dans une conscience, du lieu du départ et de celui de l’arrivée ; c’est le choc du pays de l’origine et de celui de la chute dans un seul espace. Ainsi le voyage devient-il souffrance d’âmes départagées, déchirement de consciences bousculées, « ambiguïté », beaucoup moins que va-et-vient de corps UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 247

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qui bougent d’un espace à l’autre. L’émigration est d’esprit, mais la tragédie demeure identique: vainqueur est l’allégorie. Si Samba Diallo est la symbiose entre la tragédie vécue comme émigration du corps en mouvement, et celle vécue dans la scission d’une âme, Okonkwo est la représentation, lui, de la tragédie vécue en un seul lieu : dans le profond de son village : les deux sont des représentations de l’idée en chair ; des allégories donc. Le monde s’effondre et L’aventure ambiguë sont des romans identiques dans le lieu de leur narration, malgré leur différence dans la forme : en réalité ils ont un dénominateur commun, c’est l’émigration, autant qu’une expression commune, le langage allégorique. C’est eux qui pour la littérature africaine ont le plus profondément, et aussi, le plus originairement, représenté l’émigration faite chair, en l’inscrivant dans la tragédie d’un personnage : d’une figure. Et c’est eux qui, dans la conscience des écrivains d’aujourd’hui ont une place formative, inscrits qu’ils sont dans les évidences de beaucoup de métiers. Très peu ils sont, les écrivains qui ne les ont pas lus adolescents, qui n’ont pas rêvé de la perfection de la phrase en lisant leurs récits, et qui n’ont pas reconnu dans la transparence de leurs propos, autant l’idée que la réalité en action. C’est que ces deux romans montrent avec une rare clarté, les instruments de l’écriture avec lesquels ils disent le chemin des âmes damnées: possédées. Lisons L’aventure ambiguë: le parcours de Samba Diallo est encore redevable de l’émigration des corps, certes, et c’est cela sa grandeur : il continue le chemin, mais en même temps en fait un parcours philosophique ; une aventure de l’esprit. Allant du pays des Diallobés à la France, puis de la France à son pays de retour, il nous montre le chemin du roman de l’émigration dans sa complétude: dans sa clôture qu’il représente comme 248 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

étant fêlée : impossible. Et puis en même temps, dans le combat entre l’espace de l’école coranique et l’école européenne, entre la Grande Royale et le Chevalier, bref, entre les symboles de l’Afrique que sont ici l’Islam et ceux de l’Europe, il nous montre un antagonisme qui saisit finalement son héros et le broie, donnant au fou le couteau avec lequel il lui tranchera la gorge. Samba Diallo, héros sacrificiel sur l’autel de l’ambiguïté, mort à la frontière de la différence qui se révélera impossible, c’est la conscience tragique vécue jusqu’au bout: mais sur le terrain identitaire. C’est le choc de deux espaces définis comme incommensurables : l’Afrique et l’Occident. La folie du fou ici est bien différente de celle qui hantait les héros de Tansi : celle-ci est une folie qui est tension équilibrée entre deux mondes pathétiques posés en face l’un de l’autre. Il est des lectures qui voient dans l’écriture de Kane une transposition de la tragédie classique, dans le modèle de Corneille. Elles ont peutêtre raison : mais le roman n’est tragique que dans la mesure où il met en scène, narre donc, le chemin des corps qui est celui des Africains devant l’infini cycle de la violence de leurs pays : jetés à la porte close de leur continent, ouverts à la mer infinie, à l’océan convulsifs, ils vivent dans leur corps le drame de leur conscience en chemin. C’est ici que l’école européenne devient symbole : allégorie du lieu de leur arrivée. Elle tient lieu du port de suspension. C’est là aussi que les études en France deviennent significatives: elles tiennent place de l’entrée dans le monde de l’arrivée. Le langage philosophique des rues ne s’est pas trompé qui dans une même phrase définit celui qui est arrivé comme étant celui qui a fait sien les oripeaux de la modernité, tout comme celui qui a débarqué en France. La grandeur philosophique de Kane aura été de n’avoir pas pensé UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 249

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le chemin comme étant fini : de n’avoir pas imaginé l’autre comme étant d’un horizon clos. Et c’est vrai que l’autre pour lui a autant la violence de la révélation divine, du désordre mental, que du plat de l’espace qui s’ouvre devant les pieds. L’autre a la dimension de l’inconnu qui fascine en même temps qu’il déshabille : «Monsieur le directeur d’école», disait le maître, «quelle bonne nouvelle enseignez-vous donc aux fils des hommes pour qu’ils désertent nos foyers ardents au profit de vos écoles?», ainsi va un dialogue célèbre de L’aventure ambiguë, « Rien, grand maître… ou presque. L’école apprend aux hommes à lier le bois au bois… pour faire des édifices de bois» 7. Sa pensée de l’impossible retour, de l’impossible plénitude de l’être après sa rupture du lieu du départ, de l’origine, est ainsi prémonitoire de l’installation de la littérature contemporaine dans le domaine européen : dans l’espace de la diaspora ; et de l’installation des auteurs africains dans le lieu de leur arrivée. Elle est donc narratrice des racines de notre présent. Lisons également Le monde s’effondre: mais peut-on lire cette œuvre sans être écrasé par la tragédie d’Okonkwo? Comme le héros de Kane, voilà un personnage qui a inscrit son aventure dans la chair africaine : son inscription dans la clôture de son village dès le début du roman est révélatrice : « Okonkwo était bien connu à travers les neuf villages et même en deçà » 8. Monde plein comme les proverbes qui lui donnent son expression définitive, monde complet, clôturé par des festivals significatifs comme celui de l’igname, le lieu d’où Okonkwo nous parle n’est un lieu du départ que dans la seule mesure de l’histoire qui s’abat sur sa tête et sur celle de ses habitants avec la violence de l’infini : l’arrivée des missionnaires ; l’arrivée de la nouvelle administration ; l’arrivée de la colonisation. « Les mis250 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

sionnaires étaient arrivés à Umofia. Ils y avaient construit leur église et envoyaient déjà des évangélistes dans les villages et villes environnants. Cela était une source de souci pour les chefs du clan ; mais beaucoup était convaincus que cette foi étrange ainsi que le dieu de l’homme blanc ne dureraient pas » 9. Comment pourraient-ils penser autrement quand, installés pleinement dans leur monde, ils ne peuvent pas voir la fracture de leur terre qui vient d’avoir lieu, par l’irruption en son sein du visage de l’infini ? Comment pourraient-ils soupçonner qu’ainsi, subrepticement, c’est leur histoire qui prend un autre cours: un cours qu’au fond elle avait déjà pris depuis bien longtemps, dans le lointain d’évidences qui ne leur étaient pas encore parvenues ? Et ces questions, c’est bien à Okonkwo qu’il faudrait les poser, car c’est lui qui porte le coup fatal autant que tragique : fatal parce que c’est lui qui porte la narration à sa culmination et donc, à sa fin; tragique parce que de toute évidence, son coup de machette sur les envoyés du colon ne pourra plus jamais restituer la plénitude du monde qu’il défend. Tragique jusque dans la limite de sa vie, le personnage d’Achebe ne peut l’être que dans la mesure où il habite la frontière du précipice qui est ouverture sur l’infini : mais demeure à la frontière. Cet infini auquel il tourne le dos est le chemin de notre présent. Roman du contact, Le monde s’effondre est celui autant du piétinement sur le lieu du départ, que de l’impossible interruption de la marche sur le chemin sans fin: il est lui aussi allégorie. Ici également le retour n’est plus possible. Suspendu au-dessus de sa terre, jeté sur la voie incommensurable, Okonkwo dit la possession de l’africain par la route de son aventure. Or voilà, comment ne le lire que du point de vue de l’Occident qui fait son entrée dans une contrée recuUNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 251

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lée ? Oui, peut-on lire ce livre à l’envers, c’est-à-dire, du point de vue de la révélation que le sujet africain qui en Okonkwo trouve sa manifestation aura plus que rencontré l’occident ; qu’il aura été jeté sur le chemin de la modernité par la profonde violence de son continent ? Peut-on le lire selon la révélation qu’il est traversé par l’idée qui en son corps manifeste sa hideuse force, jusque dans la paix de l’espace de sa définition ? Peut-on lire ce livre qui dans la dichotomie de ses espaces oppose l’Afrique à l’Occident du point de vue de la téléologie de la violence qui travaille l’histoire africaine ? Si une telle lecture était possible, alors on aurait autant la dimension allégorique de l’œuvre, que son inscription dans les pas du commun qui se font: sa transformation de la route en aventure métaphysique. Les auteurs d’aujourd’hui sont demeurés des lecteurs de ces deux mouvements de la littérature africaine. Aucun n’a choisi de refaire lui aussi le chemin de l’allégorie qu’ils racontent: c’est qu’ici l’idée s’est asséchée sur les chemins de l’histoire comme une orange au soleil.

IV C’est Nuruddin Farah qui, en suivant dans Hier, demain, les routes de la diaspora somalienne à travers le monde, aura tracé pour nous le lieu de clôture de la nouvelle littérature africaine: son tragique abyme. C’est que son récit, qui n’est pas un roman, mais le témoignage narratif d’une vie d’exil et d’une existence de réfugié ; qui n’est pas une œuvre de fiction mais se lit tout comme, est structuré autour d’un dialogue qu’il place avec justesse au milieu de ses pages :

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« Est-ce que vous comptez y retourner ? – Y retourner ? A l’entendre prononcer ce mot, on eut dit qu’il ne savait pas ce qu’il signifiait. Il resta pensif un long moment, à ne rien dire. J’insistai : Alors ? – Comment y retourner, puisqu’il n’y a plus de “pays” là-bas? – Comment cela ? Et la Somalie alors ? Là, tout n’est qu’anarchie, chaos, viols, morts absurdes et folie meurtrière » 10.

Comment ne pas entendre dans la dernière phrase de ce dialogue le vers célèbre de Baudelaire : « Là tout n’est qu’ordre et beauté, Luxe, calme et volupté » 11

La phrase de Farah est un contrepoint à la nostalgie du lointain que chante «L’invitation au voyage» de Baudelaire, et qui dans le regard du roman du départ, par exemple dans L’Enfant Noir, est « pays de l’enfance ». La littérature qui commence là où il n’y a plus de retour possible est une littérature qui, elle, dans son sein prend la place symbolique où l’a placée le roman du contact : la violence. Elle achève la suspension du sujet indépendant dans les limbes que laisse l’Etat consumé dans la violence de sa souveraineté folle. Voilà pourquoi les errements de la diaspora Somali, tels que nous les narre Farah dans Hier, demain, sont plus qu’une menace de l’événement chaotique; le prologue d’un futur africain ; voilà pourquoi ils sont plus qu’un épouvantail présenté du fond d’une conscience et d’un peuple meurtris : mais la certitude de l’avenir qui attend le sujet émigrant au bout de sa route. Comment pourUNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 253

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rait-ce être autrement ? Dispersés à travers la terre, sur tous les continents, les Somalis ont bu jusqu’à la lie la damnation du présent africain, son inscription dans la tragédie : ils l’ont prise à corps en faisant de leur chair le chemin de la déperdition du continent. Leur destin n’est pas singulier, mais métonymique de cela qui a bâti des communautés d’expatriés sénégalais tant à New York qu’à Paris, des communautés de congolais à Bruxelles comme à Londres, et des communautés de camerounais à Washington DC ou d’ailleurs à Johannesburg. L’infini du lieu de l’arrivée conjugué avec la dissolution du lieu du départ, la suspension du sujet par-delà l’histoire de son continent concomitante de la disparition de son pays d’origine. Voilà pourtant, on dirait, qui forme une communauté de nostalgie ; mais pressons-nous d’ajouter : de violence aussi. Et c’est ici que la suite du texte de Farah devient révélatrice de l’appel meurtrier qui également court dans le ventre de la diaspora, du ressentiment dont se nourrit tout émigré, et qui inévitablement plonge le pays et le sujet dans les veines de leur commune perte. Lisons-le dans sa révélatrice longueur : « Mais pourquoi détaler ? Pourquoi ne pas acheter un fusil et vendre chèrement sa peau ? Pourquoi ne pas chercher à préserver l’honneur des siens et à protéger ses biens contre les fous furieux, fût-ce au nom d’un clan? Pourquoi fuir une situation incertaine, à laquelle vous pouviez faire face, au profit d’une situation tout aussi aléatoire et pénible, celle de l’exil ? Pourquoi avoir choisi de devenir des réfugiés ou des expatriés ? – Le point de départ importe peu. Nous étions quelquesuns à avoir connu une existence plutôt bourgeoise, et nous n’étions pas prêts à affronter le chaos ; le pays tout 254 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

entier était devenu dangereux ; l’anarchie était telle qu’il était impossible de sauver sa peau, même en engageant des flopées de tireurs. C’était chacun pour soi, des gens apeurés fuyaient en famille, laissant leur maison aux mains des pillards armés. Nous estimons que nous faisons partie des chanceux, parce que nous avons trouvé, ici à Mombasa, un refuge providentiel. J’en connais beaucoup qui n’ont pas eu la chance de prendre le bateau, ou qui n’avaient pas les moyens de payer les sommes colossales qu’on exigeait de nous, en liquide et en dollars. Sans parler de ceux qui se sont noyés» 12.

Le bateau, encore et toujours : le bateau ; chemin de la libération, mais aussi condamnation : damnation, liaison avec les fonds d’algues de la mort, mais aussi connexion avec le lieu poussiéreux de l’arrivée. Le cercle n’en finit pas de se refermer sur le sujet pris dans les trappes de son histoire, même quand il croit s’en libérer ; saisi dans les reines de la tragédie, même lorsqu’il éclate de rire. C’est que ce qu’il révèle ici, en même temps que la profondeur cannibale de l’océan, c’est la présence du camp comme lieu d’une nouvelle définition de son identité : du camp de réfugiés, avec tous les statuts du sujet qui s’y affèrent 13. On aurait dit: du sujet dont la liberté était déjà prisonnière de la souveraineté de l’Etat, et qui découvre sa liberté avec la disparition de celui-ci. Que non ! C’est que le sujet libéré est un sujet qui se retrouve dans les limbes de l’insignifiance : dans l’interstice de plusieurs autres souverainetés qui dans leur communauté, annulent la sienne : sujet qui donc se trouve jeté dans les fonds du précipice de la néantisation : dé-subjectivé. La vie sans l’Etat est synonyme de la mort. La précarité de la vie dans les camps de réfugiés, de transit, de passage, de demande d’asile, UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 255

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que Farah décrit, n’est qu’une répétition de la perte de liberté du sujet : de sa perte de visage. Au fond Hier, demain construit le présent comme une extension du camp : les sujets somaliens éparpillés dans la diaspora sont livrés à la violence d’Etats et d’organisations caritatives qui prennent la place de gardes ; ils sont livrés à la bonté de peuples qui leur tournent le dos dans l’indifférence de ceux qui n’ont pas de minute à perdre devant le sort de prisonniers saisis dans des camps. Et cet abandon est le résultat de la déliquescence de l’Etat de chez eux. Devant la totale dispersion des somaliens à travers le monde, l’Etat somalien devient ici un Etat de réfugiés. C’est qu’autant que la liberté du sujet et la souveraineté de l’Etat se sont définis en face l’un de l’autre, autant ils s’excluent dans le mouvement de leur disparition. Ce qui reste ? Une double fiction : un sujet dénationalisé ; un Etat délocalisé. Et voilà que dans cette autre application du principe dissident, se révèle le visage infini de l’enfer qui s’ouvre dans les zigzags incertains du chemin du sujet jeté en route : sur l’inconnu de son émigration ; voilà que logiquement, se pointe à l’horizon du départ, quand celui-ci a rompu la possibilité du retour, la perte logique de la liberté que le sujet croyait atteindre en partant, et même plus: la perte de sa subjectivité. Hier, demain est pré-visionnaire autant que descriptif : descriptif d’une impasse au bout du chemin de l’émigration, et pré-visionnaire du futur de la violence. Il reconnecte dans sa narration le nœud sevré entre les Etats africains et l’errance de leurs sujets, et, en même temps qu’il inscrit la figure du dictateur, ici de Siad Barre, au commencement de l’exode des populations, il installe le réfugié comme l’africain du futur: «pour un africain», nous dit-il, être un réfugié, « c’est être victime des troubles que le continent a connus 256 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

depuis les indépendances, des espérances brûlantes que le désespoir a anéanties, des siècles d’esclavage, des oppressions féodales, coloniales et postcoloniales » 14. Vision sombre du futur du continent, on dirait : que non, car vision plutôt réaliste, dans le sens tutolien, quand les statistiques nous disent qu’une bonne majorité d’Africains vit aujourd’hui à l’extérieur de son Etat, et que le continent livre le contingent le plus élevé de réfugiés de nos jours. Et voilà, quand dans la profondeur terrifiante de l’histoire africaine d’après le négrier, l’on se rappelle que le génocide de 1994 au Rwanda, aura été déroulé sur le tapis sanglant des Grands Lacs par le retour au pays de réfugiés de ce pays installés en Ouganda, il devient clair qu’au bout de l’émigration, c’est encore le cercle de la violence qui se referme, et donc, la téléologie de la violence de l’histoire africaine qui continue son macabre piétinement. C’est ici que le roman de l’émigration vient éparpiller ses pages dans les sanglantes poussières africaines qu’au fond il n’aura jamais vraiment quittées. Ecoutons Mujawayo : « On est coincé, nous les rescapés » dit-elle dans son témoignage, «entre les Hutu, nos voisins de toujours qui nous ont tués, et les Tutsi, nos frères qui sont rentrés d’exil après plus de trente ans, après les vagues de massacre de 1959 et de 1973, qui ont toujours rêvé de rentrer au Rwanda mais ne s’attendaient pas à y revenir marchant sur les cadavres» 15.

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Notes 1.

Nous mettons bien évidemment «littérature de l’immigration» entre guillemets, parce que cette désignation déjà suffit pour prouver le lieu à partir duquel la critique lit les textes qu’elle inclut d’habitude dans cette catégorie, ainsi que la perspective de son analyse. Il est évident qu’elle est inutilisable dans notre analyse.

2.

Camara Laye, L’Enfant Noir, Paris, Plon, (1953) 2006, p. 221.

3.

Né en 1948 sur l’île de Zanzibar, Abdulrazak Gurnah est l’auteur de plusieurs romans, dont Paradis (Le Serpent à Plumes, 1999).

4.

Journaliste et écrivain d’origine camerounaise, un des animateurs du mouvement « négropolitain » basé à Paris durant les années 1980.

5.

Né en 1957, auteur congolais vivant en France, dont le livre le plus connu est La polyandre (Paris, Le Serpent à Plumes, 1998).

6.

Née en 1975, auteure phare du mouvement «Black British», a publié entre autres les romans à succès White Teeth, traduit en français sous le titre Sourires de loup (Paris, Gallimard, 2003).

7.

Cheikh Hamidou Kane, L’aventure ambiguë, Paris, 10/18, (1969) 1982, p. 19.

8.

Chinua Achebe, Things Fall Apart, Harare, Zimbabwe Educational Books, 1987, p. 3.

9.

Ibid., p. 101. Farah, Hier, Aujourd’hui, Paris, Le Serpent à Plumes, 2001, p. 95.

10. Nuruddin 11. Charles

Baudelaire, « L’invitation au voyage », in Les fleurs du mal, Paris, Gallimard, 2005.

12.

Farah, op. cit., pp. 95-96.

13.

Cf. Achille Mbembe, «At the Edge of the World: Boundaries, Territoriality and Sovereignty in Africa », pp. 270-271, in Globalization, Public Culture, vol. 12, n°1, winter 2000, pp. 259-284; voir aussi: Giorgio Agamben, State of Exception, op. cit.

14. Farah,

op. cit., p. 203.

15. Esther

Mujawayo, Survivantes..., op. cit., p. 19.

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LE ROMAN DES DÉTRITUS «Ah, mon frère, c’est le pays.» Dicton des rues de Yaoundé

I La majorité des Africains ne quittera jamais l’Afrique. Même si les mouvements des populations le font parfois croire, l’Europe et les Etats-Unis, Paris, New York ou Londres, ne seront jamais suffisamment grands pour accueillir la totalité de l’humanité qui frappe à leurs portes. L’histoire de ceux qui seront restés est donc celle de la majorité de la population du monde. Ecrire à propos de l’Afrique sera donc toujours une nécessité, et le faisant, peut-être se rendra-t-on compte du fait que les populations de ce continent aux centaines de langues, de groupes, d’histoires, de destins et de centres, n’auront pas attendu d’être dans les métropoles occidentales pour découvrir l’hybridité, le multiculturalisme, la polyglosie et le métissage. Il faut certainement commencer par ces quelques évidences qui s’imposent par-delà les fortunes du roman de l’émigration, pour découvrir les limites de l’odyssée qu’elles transportent. Or le réveil au désordre de son présent, et à l’incertain du futur devant ses pas est vertigineux pour le sujet afriUNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 259

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cain qui n’est pas parti. L’écriture contemporaine n’a pas pu l’arracher de ce vertige: elle s’en nourrit elle aussi, au contraire. Mais ce vertige, s’il est lié dans le concept des textes contemporains à l’événement postindépendance, est aussi citadin. En réalité s’il est possible de dire que le roman anticolonial, tant celui basé sur l’esthétique de la différence que celui basé sur une vision messianique de l’histoire, aura postulé le lieu villageois comme celui du retrait, de l’opposition, le roman de l’Afrique indépendante postule la ville comme lieu où s’exerce autant l’autonomie du sujet, que la souveraineté de l’Etat. Insistons un instant sur cette différence qui est fondamentale: les romans d’un Mongo Beti, d’un Sembène Ousmane, d’une part, et ceux d’un Camara Laye, d’un Chinua Achebe d’autre part, ne se retrouvent-ils pas dans la célébration du paysannat, par-delà la profonde différence idéologique qui les sépare? Leur célébration du villageois, et du village, voilà ce que leur arrache l’appel des cités que, justement Beti aura caractérisé de manière définitive pour le temps qu’il décrit comme étant des « villes cruelles ». Cette vision plonge dans les textes d’Abdoulaye Sadji, de Seydou Badian, et dans ceux de centaines d’autres romanciers, pour qui la ville, au fond n’aura jamais rien d’autre à offrir que le vice de son existence bancale: que son chaos. Nul ne peut les contredire autant que les paysans génocidaires du Rwanda qui trouvaient moins échinant de tuer que de cultiver ; nul ne peut montrer mieux leur naïve idéologie. Or placée au commencement même de l’histoire tragique du continent africain, la ville, elle, ne se réveillera que durant les années 1990, avec les années de braise et les revendications démocratiques : à contrecoup donc du déculottage violent du paysan. Lisons ici deux textes qui peuvent servir de manifestes de la dif260 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

férence de vision, et du changement du temps dont il s’agit ici. D’abord Fanon qui certes reconnaît le côté central de la cité dans l’action révolutionnaire. Les damnés de la terre: « le rêve de tout citoyen est de gagner la capitale, d’avoir sa part de fromage. Les localités sont désertées, les masses rurales non encadrées, non éduquées et non soutenues se détournent d’une terre mal travaillée et se dirigent vers les bourgs périphériques, enflant démesurément le lumpenprolétariat» 1. Et puis: «A l’extrême d’ailleurs il n’y aurait aucun inconvénient à ce que le gouvernement siège ailleurs que dans la capitale. Il faut désacraliser la capitale et montrer aux masses déshéritées que c’est pour elles que l’on décide de travailler»2. Comment donc? C’est que le bourgeonnement de la campagne, le réveil du paysannat, voilà qui est porteur de salut pour lui, car il est au début du réveil de la conscience populaire, faiseuse, elle, du changement attendu : du réveil libérateur. Il est même salutaire pour la fabrication de la conscience des leaders, selon Fanon : « Le militant nationaliste qui avait fui la ville, découvre dans la praxis concrète une nouvelle politique qui ne ressemble pas du tout à l’ancienne. Cette politique est une politique de responsables, de dirigeants insérés dans l’histoire qui assument avec leurs muscles et avec leurs cerveaux la direction de la lutte de libération. Cette politique est nationale, révolutionnaire, sociale » 3. Voilà Fanon : la conscience révolutionnaire se trouve ailleurs que dans les villes qu’il faut « fuir », même si en elles résident des poches de dissidence qu’il identifie dans le lumpenprolétariat, auquel pourtant il ne fait pas entièrement confiance dans la prise en main du mouvement du changement. Son idéologie «villagiste» emplit les romans de Ngugi wa Thiong’o, par exemple : UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 261

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n’y insistons pas. Or, on ne peut pas être plus loin du mouvement démocratique des années de braise en Afrique, qui se résume dans cette phrase d’Aminata Dramane Traoré, dans son livre L’étau. L’Afrique dans un monde sans frontières: «dans le contexte actuel de nos pays, la démocratie est d’abord une quête et une exigence des gens de la ville, même si les populations rurales ont, elles aussi, de bonnes raisons d’être mécontentes». Et Traoré de continuer: «Cette urbanité du mouvement social, bien que le taux d’urbanisation en Afrique subsaharienne soit le plus faible au monde, est riche d’enseignements quant à la nature et aux dynamiques des villes africaines » 4. Ce n’est pas tout : « Bien plus que le milieu rural, les villes, notamment les capitales, du fait de leur degré de dépendance du marché, ont été heurtées de plein fouet par les mesures dites de redressement économique. Ce n’est nullement un hasard si la plupart des capitales africaines ont été à la fin des années quatre-vingt et au début de la décennie en cours, les lieux privilégiés de l’expression du refus et de la colère des laissés-pour-compte» 5. Lapalissade pour notre temps, on dirait, et pourtant, c’est elle justement qui le distingue du temps des indépendances qui dicte la parole fanonienne : « Cotonou, Nairobi, Abidjan, Niamey, Accra, Bangui, Brazzaville, Antananarivo […] sont autant de noms de villes et de berges qui résonnèrent alors des cris de colère et de douleur des victimes du développement et de la répression » 6, nous rappelle Traoré, par rapport aux années de braise, traçant une nouvelle géographie des pulsations africaines. Ce sont les villes qui fondent notre contemporanéité, et leur inscription quasi pléthorique dans la littérature des auteurs d’aujourd’hui n’est qu’évidente. Lisons les romans de Chris Abani 7, ceux de Helon Habila 8, Abdourahman 262 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

Waberi, Phaswane Mpe 9, Alain Mabanckou, Jean-Luc Raharimanana 10, Kossi Efoui, Ben Okri; tous ces auteurs ont fait leurs le changement épistémologique qui est marqué par le glissement du texte théorique de Fanon, à celui de Traoré : ils se sont ouverts à leur tumultueux présent – aux rumeurs de la ville. Au fond ce qu’ils ont reconnu c’est que la ville est le lieu de définition de la subjectivité de l’africain d’aujourd’hui ; mais en même temps avec leurs textes ils nous disent que la sociologie de celle-ci est celle du chaos. Il est impossible de développer une théorie conséquente du roman des détritus sans auparavant poser cette centralité de la ville dans l’imaginaire africain d’aujourd’hui, tout comme sans souligner son caractère fondamentalement déliquescent: or le faire nécessite d’abord une redéfinition de la ville d’une part en opposition au village, mais en donnant cette fois un avantage paradigmatique à la ville ; et d’autres part, une définition de la ville comme étant l’espace nécessaire de la dérégulation : comme étant donc de l’ordre du chaos. Aucune théorie de la ville africaine ne peut échapper à cette double dimension du fait citadin.

II Nous n’avons pas besoin de plonger dans la pensée mythique pour en tirer une vision du chaos. Ni la cosmologie grecque, ni la vision chrétienne, oui, même la bibliothèque universelle est inutile ici; Ovide et Milton sont des références insuffisantes. Pourtant, pour avoir une idée du chaos, il suffit de se promener tout simplement dans une ville africaine. Le plombé des rues, le non systématique de la géographie, le manque de conUNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 263

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ception au moment de la naissance des quartiers, l’exiguë des maisons et des vies, le tordu des chemins, le serpentant des mapans, l’égaré de la vision, l’inconnu de la direction, y sont un lot commun. Le projet citadin de l’expérience coloniale a certes laissé des différences importantes entre Lagos et disons, Ibadan, entre Yaoundé et Harare, mais la limitation de l’aspect impromptu qui se signale comme marque de cette différence, montre l’échec de la parole d’ordre, autant que la flambée d’un futur de l’incertitude. Oui, la cité africaine, héritage colonial ou précolonial, est bien un cheval fou. Même quand elle n’est pas encore chaotique, elle s’ouvre sur le chaos: son ventre appelle celui-ci dans une respiration malsaine. La littérature africaine contemporaine fait sienne cette redéfinition de la ville : y a-t-il de roman citadin aujourd’hui en Afrique qui soit un chant de l’ordre et de la symétrie? Peut-on trouver dans la littérature africaine une similitude avec le roman citadin d’un Dos Passos, d’un Joyce, ou d’un Döblin ? Y a-t-il une vision futuriste de la cité africaine ? Certes, on dirait, Un attieké pour Elgass de Monenembo nous montre le dialogue de la littérature du continent avec une forme de spatialisation de la conscience citadine : mais là où l’auteur guinéen est encore tatillon, les romans d’aujourd’hui plongent dans l’incertain de la ville – laissent leurs mots, leurs phrases, leurs histoires, leurs visions, leurs ciels, leurs mythes exploser du coup de la force chaotique de la ville qui leur donne naissance. C’est qu’écrire aujourd’hui à partir de la conscience citadine tumultueuse veut dire plus que jamais, faire sien une poétique du mapan. N’est-ce pas elle que par exemple Efoui recherche dans La Polka, même si l’échec de sa tentative est marqué par le trop grand balancement de sa parole entre les dires de Tansi et ceux de 264 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

Márquez ? N’est-ce pas elle également que Mabanckou recherche an laissant le verbe de son héros dans Verre cassé divaguer à l’infini de l’alcool qui mange ses ponctuations, et dont la vision de finitude puise ici, heureusement, autant chez Márquez que dans les racines du texte fondateur de Tutuola? Mais pourtant, dire les détritus, n’est-ce qu’affaire de point et de virgule ? De l’infini zigzagant du chemin qui est piste entre des maisons croulantes, de l’inattendu de l’avenir qui est chemin tordu des routes, du rythme de l’appel du muezzin qui est logorrhée verbale, du malaise de la vie même qui est quartiers éléphantiasiques, de l’agora du verbe qui est entrechoc de la parole des commentaires, oui, de l’ambiance tourbillonnante de la ville qui vit en de pulsations incontrôlables et violentes, voilà de quoi il s’agit! De cet indéfini, le roman des détritus naît, certes, mais sur le même coup, il se transforme en roman de la cité perdue. C’est ainsi du moins que Mogadiscio apparaît chez Farah, et surtout dans ses romans Territoires, Secrets et Dons. Est-ce la découverte de la cité dans la littérature de la mondialisation, du cosmopolitisme conquérant, comme dans les textes de Rushdie, qui ici impose ses paradigmes à l’écrivain somalien ? Avons-nous ici une autre vision de ce que Mbembe appelle « afropolitanisme », adaptant pour l’Afrique la vision «négropolitaine» avec laquelle les années 1980 voyaient le « Paris noir » ? Non, chez Farah, au contraire, l’écrivain écoute la croissance en son cœur d’un monde perdu : d’un espace infini de possibilités qui naissent du désordre. O, oui, nous avons encore l’appel de la ville dans Née de la côte d’Adam qui résonne de l’odeur de cette cité-sorcière qui hante les «romans de la désillusion»: mais déjà se réveille l’hymne de la ville comme lieu de la licence du corps et de l’esprit ; de la ville comme espace de la dérégulation. UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 265

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C’est cependant dans ses romans subséquents à la guerre civile dans son pays, que Farah donnera à sa ville la dimension qui lui est unique, parce que fondatrice de la ville comme capitale du pays de la tragédie. Car au fond, la ville ici n’est plus qu’une idée qui s’élève des ruines de la cité réelle : c’est une cité de l’écrivain ; une cité de l’artiste. La littérature devient donc travail de reconstitution de la ville des détritus du cœur de sa disparition dans la réalité, à la suite d’une guerre civile et d’une dictature des plus sanglantes. Presque tous les romans de Farah au fond construisent une ville de son imagination dont le nom, «Mogadiscio», est autant féerique qu’il réveille dans la conscience de ses lecteurs l’événement violent de la disparition du référent citadin auquel il revoie. « Mogadiscio », ce nom ne dit-il pas à lui seul l’ensevelissement du pays auquel il aura servi de capitale après l’indépendance de la Somalie, ce jusqu’à la division du pays en fractions concurrentes ? On se souvient du Danzig de Grass, et c’est la référence qui vient en esprit pour donner une tradition à cette restitution de la ville dans l’esprit. C’est dans ce sens justement que le travail du romancier devient un travail de reconstruction littéraire: ses mots deviennent des briques; ses verbes du ciment ; son histoire se fait histoire, là où l’histoire l’a lâché : a plombé sa ville. L’histoire que Farah raconte n’est pas seulement celle de personnages, mais de fantômes qui hantent une ville qui n’existe plus que comme ruines, mais se réveille comme mots : littérature. Ses mots ne sont pas seulement des agencements de lettres, mais des âmes mortes qui se promènent dans des rues abandonnées, et les repeuplent de vie. La ville abandonnée, avec ses maisons vides, ses portes enfoncées, ses lits creux, ses salons vides, c’est la ville idéale : c’est dans le roman 266 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

qu’elle revit. Au fond c’est la ville de l’imagination, car elle n’a plus de référent. C’est Okri pourtant qui avec les bras d’un orfèvre, lèvera devant le regard du lecteur, les murs de la cité de l’artiste. En cela Un amour dangereux est exemplaire : nous voyons vivre la ville dans le regard d’un artiste, d’un peintre-poète, dont l’âme s’inscrit ainsi dans les détritus avec la certitude rouge de la douleur et de la passion du rêve. Nous voyons le poète amoureux se promener dans les rues poussiéreuses ; nous le suivons sur le trottoir des rues ; nous le retrouvons dans les maisons surchauffées, partageant les espoirs d’une jeunesse qui n’en a plus ; nous le voyons se battre avec les évidences les plus simples, et en même temps les plus difficiles du quotidien. C’est clair, la justesse du regard, l’écrivain nigérian le construit après de nombreux coups de pioche : comme un artisan adjoint à un artiste, qui dans le labeur de la prose reprend incessamment ses œuvres: Les paysages intérieurs et Un amour dangereux; boit jusqu’à la lie la coupe de son inspiration : les trois volumineux romans du cycle de La route de la faim. Dans la littérature africaine cependant, il s’est imposé, Okri, comme le chantre du quotidien auquel il sait toujours arracher son inattendue violence : l’écrivain s’est donné la mission de métamorphoser en beauté la tragédie de la vie. C’est en cela que sa prose est transformatrice : nous dirions, dissidente. Elle ne refuse pas seulement la tragédie de la vie. Dans un geste chiasmatique, elle la transforme en éclat de rêve. La proximité constante de la violence dans ses mots, le fait que le sang circule dans l’éclat de son soleil, restitue à la réalité qu’il décrit son côté énigmatique. Mais cette énigme n’est pas seulement celle de la prose : c’est également celle de l’artiste qui y plonge son UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 267

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regard terrifié et l’en retire, avec l’espoir de lui avoir arraché le don de la vision. Comment croire que ce soit l’artiste qui puisse, plus que quiconque, voir avec clarté dans les détritus, humer avec justesse dans les senteurs, et même faire plus, leur arracher des gestes simples mais prometteurs de l’enchantement : les signes clairs du futur ? C’est que plus que quiconque dans la littérature africaine, c’est bien Okri qui a fait sien cette phrase très célèbre de Nietzsche: «l’existence et le monde ne sont légitimes que comme phénomènes esthétiques» 11. Cette nouvelle légitimation du monde chaotique, est vécue dans la conscience d’Omovo en art : en peinture. Au fond, Okri comme Soyinka, est un lecteur très attentif de Nietzsche : sauf qu’il arrache, lui, au philosophe allemand, la saveur tragique des rues tordues, du soleil qui aveugle, du goudron qui brûle les pieds, et de l’amour qui se vit entre des murs de tôle ; en d’autres termes, au philosophe fou, chantre de l’esthétique idéalisante, il emprunte les instruments pour construire un Lagos littéraire. Et voilà, Okri aura ouvert une voie de la magie du commun qui inspirera de nombreux autres écrivains nigérians, Habila avec En attendant un ange, Abani avec GraceLand, ou cet auteur-ci avec La promesse des fleurs, qui chacun, dans le regard qui d’un poète, qui d’un danseur, voudront en leurs termes réinventer une cité qui autrement aurait été invivable: et en tamisant dans leur prose le sable sanglant, et la boue malodorante des rues, inscrivent celles-ci définitivement dans la littérature. C’est clair, Okri est de cette peau qui libère des langues d’écriture et habille des disciples du manteau de la félicité. Mais Okri est une transition : écrivain placé au croisement entre les racines tragiques de la littérature contemporaine et sa réalisation dans le présent, il est 268 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

ce moment de l’imagination qui relie le roman des détritus à sa source originaire chez Tutuola, dans L’ivrogne dans la brousse. Les nouvelles de ses recueils Etoiles d’un nouveau couvre-feu et Incidents à l’autel sont là pour nous montrer le chemin patient de l’évolution de la prose et de la vision de l’écrivain, de son resourcement dans l’univers de la mort qui est l’autre visage de la vie : sa double inscription dans le présent nigérian d’après la guerre du Biafra, tout comme sa dette à l’imagination cannibale de l’univers du conte; son ambivalence. C’est cependant La route de la faim, tout comme les deux romans du cycle qu’il introduit, Chansons de l’enchantement, et Richesses infinies, qui lui permettent d’inscrire la ville dans la danse chaotique de l’univers : dans la forêt tutolienne qui ici sert de métonyme. Quelle grandiloquence que celle de ce héros qui n’a pas de définition fixe : qui donc, dans le sens le plus réel du terme, fait corps avec l’indéfinition du présent africain ; qui entre dans l’incertitude quotidienne de la vie, comme dans un perpétuel tango avec la mort! Azaro est le héros de notre temps : la métaphore de notre présent ; comme d’ailleurs Don Quichotte l’est pour la modernité. Et c’est ainsi que Okri l’entend : il est une résurrection du héros autobiographe de la mort chez Tutuola. Arraché à l’infini de l’origine, il plonge dans le tout aussi infini du futur, avec dans son ventre l’enroulement de la catastrophe et de l’épiphanie, du cauchemar et du miracle, de la violence et de la révélation, de la fiction de crime et de la romance. Dans la grandeur épique de leur narration, les romans de Okri ont l’opulence pour la littérature africaine contemporaine, de Dante pour la littérature de la renaissance, ou alors de Tolstoï pour la période naturaliste : ils lui donnent le langage qui lui manquait, en réunissant dans leurs UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 269

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phrases les promesses éparses qui d’œuvres en œuvres, dans le passé d’œuvres essentielles tout aussi, fondatrices, s’étaient constituées mais sans encore éclore vraiment. Seulement, ils demeurent eux aussi à la porte du futur qu’ils auront ouvert.

III Trois formes du roman des détritus se découvrent au carrefour marqué par l’œuvre de Okri : le roman de bidonville d’une part; d’autre part, le roman de la guerre civile, qui d’habitude a pour héros un enfant-soldat ; et puis le roman de sublimation; d’une part donc le roman qui court dans les veines de la vie; celui qui jongle avec les senteurs de la mort ; et d’autre part le roman qui nie le réel violent pour plonger dans l’infini du ciel : du rêve qui est en fait commerce dissident avec la mort. C’est dans ces trois visages qu’ils inscrivent dans le présent concret de la littérature contemporaine le chaos dont l’œuvre d’Okri aura puisé le métonyme dans les fictions folles de Tutuola, et surtout dans le toujours influent L’ivrogne dans la brousse. C’est vrai que le roman de bidonville a un passé bien profond qui puise dans les odeurs de l’injustice sociale : l’histoire de la littérature africaine lui trouve certes des racines qui creusent dans la violence de l’apartheid, dans l’éponyme Down Second Avenue de Ezekiel Mphahlele 12, tout comme A Walk in the Night de Alex La Guma 13, ces monuments de la littérature de township ; dans la suite chronologique de ses dates, elle le retrouve dans les révolutionnaires Le Mandat, Niiwam et Taw, de Sembène, C’est le soleil qui m’a brulée de Beyala, La maison de la faim de Marechera, et, plus profondément encore, dans les lumineux Tony Fights Tonight. Pub stories, que l’auteur zimbabwéen déclassé aura écrit en 1982-1983, alors 270 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

que de retour dans son pays après un tumultueux et catastrophique séjour londonien, et sans domicile fixe, il ne dormait plus que sur les jardins publics dans la capitale de son pays nouvellement indépendant, mais qui pour lui avait cessé d’être une maison hospitalière. Les «pub stories», ces «histoires de bar » de Marechera se retrouvent dans l’inspiration des Shebeen Tales de son compatriote Chenjerai Hove 14, mais aussi des romans comme Temps de chien de cet auteur-ci, ou Verre cassé de Mabanckou, et bien d’autres à venir encore, certainement; et quant au roman de bidonville, il s’ouvre dans les romans de Mpe dans son Welcome to our Hillbrow, Abani avec GraceLand, Waberi dans Balbala, et bien d’autres auteurs d’aujourd’hui, pour qui les quartiers pauvres sont à l’image de la ville qui leur sert d’instrument de mesure de l’humanité de notre monde, et représentent la fabrique de l’Afrique nouvelle. La ville dans sa violente promesse de bonheur, dans son indomptable hymne à la décadence, dans son ouverture sur l’abyme qui se nourrit des consciences : dans son commerce régulier avec la tragédie ; voilà ce qui se profile lentement, sous diverses variations, dans le roman de bidonville. Le doute sur l’humanité est le rythme de ses phrases ; l’incessant questionnement de la vie, son temps. Il demeure qu’il a plusieurs formes, le roman de bidonville: roman populaire à la Félix Couchoro 15, sérialisé dans les journaux ; roman de township, bien sûr ; roman de sous-quartier; roman de bar; roman de maquis ; roman de la découverte de l’espace citadin, à la Niiwam de Sembène ; légendes urbaines ; contes citadins, « pulp fictions», romans policiers, romans noirs, etc. Ici et là, sa structure demeure identique : il découvre la ville dans sa spécialité et dans sa banalité; dans sa violence exposée, dans l’évidence de son langage quotidien, dans UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 271

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son humour sexué, dans sa toujours surprenante beauté, dans sa nonchalance et son insouciance, dans sa désinvolture suicidaire, et c’est-à-dire donc, dans son humaine, trop humaine inscription sur le cyclique chemin de la vie. Ouvert autant à l’éclat du rire destructeur qu’à la satire mordante, à la critique sociale la plus pressée qu’au regard cynique, il suit la ville africaine dans la surprise de ses événements : dans son incomparable incertitude ; il plonge dans l’inconnu serpentant de son ciel, et se réveille au soleil plombé de ses matins toujours identiquement différents : dans le définitivement indéfini de son futur. Sous le gai de son élan, se découvre cependant le roman de la guerre civile, à qui l’histoire récente de l’Afrique aura imposé le caractère de l’enfant-soldat 16. Au fond ce visage de la tragédie africaine 17 aura fait son entrée triomphante en littérature avec l’inégalable Sosaboy de Saro-Wiwa. Tragédie burlesque d’un enfant pris dans les tumultes d’une guerre des grands, son fusil surdimensionné sur les épaules, il trouvera ses répétitions dans Allah n’est pas obligé et Quand on refuse on dit non de Kourouma, Johnny Chien-méchant de Emmanuel Boundzeki Dongala, Transit de Waberi, et bien sûr Beasts of no Nation de Uzodinma Iweala 18 tout comme les nombreux témoignages d’ex-enfants soldats qui ne cessent d’être publiés. Si la tragédie africaine manquait encore son Gavroche, eh bien, elle l’a trouvé dans cet énergumène! Plus qu’une figure pour dire le chaos à sa naissance, l’enfant soldat signale la proximité dangereuse de la falaise, l’entrée dans le royaume de la destruction: dans l’espace même des indéfinitions. Nous savons qu’elles sont guerres, les révolutions qui ont été portées sur les épaules frêles de ces créatures, produits parfaits de l’Afrique indépendante : Nigeria, Ouganda, 272 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

Congo, sans parler du Liberia, de la Sierra Leone, combien de pays ne sont pas encore passés sous la lame tranchante de leur naïve violence; de leur inconscience pétée à la drogue ? Fils du chaos, ils sont, ces petits Brahima, ces enfants-soldats: comme le virus qui creuse dans un corps déjà malade pour encore plus lui insuffler les secousses de la mort; fils du désordre, ils sont, ces Mene, eux qui dans beaucoup de cas ne vivront jamais assez longtemps pour voir des yeux clairs, les semences de la peine qu’ils auront éparpillées sur leurs sanglants passages. Plus que les miliciens du Links de Farah et les « dozos », ces « chasseurs », de En attendant le vote des bêtes sauvages, la popularité des enfantssoldats dans la littérature africaine est inscrite dans le chaos qu’ils produisent ; leur éphémère est l’instant même de la destruction qu’ils portent en eux : de la mort. O, avouons-le, la littérature aurait bien pu s’en passer, pourtant, c’est avec la figure de l’enfant-soldat qu’elle inscrit son entrée définitive dans les champs de l’incertain futur : dans la zone où les limitations entre la vie et la mort deviennent floues ; où les fantômes ouvrent sous les pas du quotidien les chemins d’une dangereuse chute ; où la survie est le seul hymne qui vaille : même au prix de la mort. C’est qu’avec l’enfantsoldat, nous avons le survivant dans son expression la plus singulière ; la plus banale : le survivant qui ne survit qu’en distribuant la mort autour de lui. Autant qu’à la guerre qui le nourrit, combien les auteurs seraient heureux de ne plus avoir à recourir à sa trope pour dire leur temps : l’enfant-soldat est la marque la plus fidèle de la violence de notre présent ! Ce n’est jamais que la violence qui introduit le roman des enfants-soldats dans le genre du roman des détritus: c’est aussi le langage qui ici et là est utilisé UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 273

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pour l’écrire. Dire que l’innovation aura été celle de Saro-Wiwa, serait cependant ne pas reconnaître la dette que son « anglais mâché » doit à la langue de Tutuola ; c’est certes humer la racine purement littéraire de la parole cassée du héros de Kourouma, même si cette expérimentation aura échoué lamentablement dans le The Voice de Gabriel Okara 19, Transit de Waberi, et Beats of no Nation de Iweala, comme un oiseau à qui on a coupé ses grandes ailes. Ainsi Brahima n’est pas seulement un liseur de trois dictionnaires ; il est surtout un liseur de livres ! Sa parole demeure pourtant ouverte aux pulsations de la rue morbide qui respire le drame : la tragédie africaine. Du bout de son « kalach », dans la longée de Mene, il pose une question simple à la littérature africaine : peut-on écrire une histoire tragique en de phrases classiques? La réponse à cette question, il se révèle, avait déjà été trouvée par Tutuola, dont le héros de L’ivrogne dans la brousse, dont le héros de tous les romans d’ailleurs, ne tremble jamais devant la grammaire pour dire l’horreur et les révélations de ses errances. Il pose aussi une question plus profonde que celle de la langue : l’histoire de la tragédie, entendue comme histoire littéraire, peut-elle être rectiligne ? La découverte des horreurs de la guerre du Biafra par des auteurs Nigérians tous enfants pendant, ou nés des années après ce génocide, comme par exemple Faith Adiele 20, ou Chimamanda Adichie 21 dans son très remarquable Half of a Yellow Sun, est là pour nous rappeler la résurgence du désastre comme parole revenue du réprimé, comme diction du traumatique. Mais aussi: peut-on dire la tragédie en une histoire rectiligne ? Voilà une autre question qui sourd de la violence chaotique qui s’essaime devant les pieds de l’enfant-soldat: et ici non plus, cette question résonne dans la force qui déjà, 274 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

dans le roman de Tutuola, avait construit le récit comme une succession de risques: avait fait du roman un récit à risques. Au bout de ces questions cependant, ce qui se découvre, c’est l’histoire qui se raconte d’elle-même parce que retrouvée: qui se dit donc de manière évidente. L’auteur la laisse aller ; il suit son emportée et sa perte dans les zigzags de la vie et de la mort: il n’est même plus le témoin de ses impossibles enjambées ; il est possédé par son rythme bancal et cruel. Il voit ses phrases qui en sortent disjonctées, et son récit qui en devient circulaire ; il écoute le rythme de son récit qui en devient inimaginable, et son élan qui en devient époustouflant. Qu’est-ce qui se passe ? C’est le récit qui se met au pas de la rue. C’est la rue qui habite le récit dans toute sa longueur – c’est le génie de l’asphalte qui prend place dans la littérature africaine. C’est la littérature qui, enfin, se met à l’école de la rue! Or la limitation du roman de l’enfant soldat est inscrite dans la violence qu’il répète à l’infini : dans son incessant commerce avec la laideur. Dans son décompte mille fois recommencé des scènes d’horreur, il inscrit au cœur même de sa prose sa condamnation à l’illisibilité. Nous le savons : les rêves de l’affamé sont violents. Les banquets de son imagination sont plus que gargantuesques : ils sont sublimes. C’est cet impossible que Ben Okri met en scène dans Etonner les dieux, prenant ainsi à rebours le chemin de l’infinie violence des romans de la guerre civile. Et voilà dans ce roman qui nous narre les péripéties d’un héros qui traverse l’invisibilité du monde, dans la révélation patiente des chemins de son rêve et de son épiphanie, l’auteur de La route de la faim répète lui aussi l’inscription de sa prose dans la parole fondatrice de L’ivrogne dans la brousse de Tutuola: comme moment définitif du nouveau roman africain. UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 275

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Son art serait limité, il faut l’avouer, s’il s’était arrêté à la réinscription de cette filiation déjà sue, comme les poètes classiques européens faisaient de l’imitation des anciens leur credo artistique. Au contraire, chez Okri, nous avons l’utilisation de la forme narrative que Tutuola aura donnée au roman des détritus, et son élévation au niveau du sublime. Aucun autre mot ne saura décrire avec justesse l’univers qu’il nous montre : sa beauté est violente ; d’une violence muette. Et ceci est déjà inscrit dans le choix même du symbole de l’invisibilité qui, autant qu’à la profondeur du conte, renvoie à la littérature africaine-américaine, et surtout, au texte classique d’Ellison, Homme invisible. Et voilà c’est ici, dans cette inattendue, mais évidente filiation, dans ce dialogue de texte en texte, que s’inscrit le choc contrapunctique de chaque phrase du héros invisible de Okri, dans sa marche à travers le monde des révélations. Là où l’univers se révèle à lui sous la forme de lumières, murmure la parole du héros d’Ellison qui, lui, en aura découvert la barbarie. La position du sujet invisible comme projet du futur est inscrite dans l’acceptation de son destin historique, autant que de son inscription tragique. Et résonnent dans nos oreilles, pour longtemps encore, les dernières phrases du livre, qui sont aussi des phrases définitives d’une littérature qui, consciente de la mort qui l’habite, s’ouvre au lendemain : « cependant, avant qu’il ne se mette à crier dans une terreur mortelle, il se calma soudain. Il se sentit un avec le bonheur inconnu de l’univers. Il était devenu l’un des êtres invisibles». C’est que si le chemin traversé aura été celui de l’horreur, la beauté atteinte en sera le couronnement. «Cela paraît étrange mais beau en même temps que lui qui quitta sa maison à la recherche du secret de l’invisibilité découvrit une invisibilité plus élevée, l’invi276 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

sibilité des bénis ». Comment mieux décrire une littérature qui fait sienne la longueur mortelle du chemin, les surprises barbares de la vie, se perd dans les infinies ruines et mapans de l’existence, mais pour se rendre compte que pour atteindre le bout du chemin qui ne mène nulle part, il faut en réalité plonger dans les veines de sa surface : changer de dimension ? En faisant ses mots prendre corps avec la violence du rêve, en faisant son récit respirer de l’éclat éblouissant du ciel qui se révèle au souffreteux, Okri ouvre une porte que la littérature africaine contemporaine n’a encore réellement exploré que sous la forme vulgaire de la romance populaire : la porte des révélations. Mais nous savons déjà: le sublime a le goût du sang.

IV Lisons : « A Bulawayo Selbourne Avenue débouche de Fort Street (a Charter House), en face de Jameson Road (de la Jameson Raid), tout droit sur Main Street, sur Grey Street, sur Abercorn Street, sur Fifth Street, sur Rhodes Street, sur Borrow Street, sort des frais Centenary Gardens avec leur fusion de dahlias, de pétunias, d’asters, de salvia rouge et de broussailles de petrea mauve, vers le National Museum, sur le côté gauche» 22.

Ainsi commence La Vierge de pierre, le dernier roman de Yvonne Vera, et avec lui finit la plongée dans l’histoire à laquelle l’auteur a consacré son œuvre. Plongée, pas seulement pour en restituer l’événement au vécu du présent, mais pour situer dans la conscience, les ruines UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 277

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et les plaies non guéries du passé : comme la surprise d’un nom de colon, «Rhodes», entre la dizaine d’autres noms qui au fond disent le présent dans sa banalité. C’est que les romans de Vera découvrent pour la littérature africaine les ruines de l’âme au sortir de la violence: la conscience fracturée. Ils sont écrits au rythme de cette conscience de la souffrance, de la brûlure : et ici aussi, de la tragédie. Celle-ci c’est le viol d’un corps autant que d’un pays, d’une femme autant que d’une conscience : d’une imagination et d’une vision. La découverte de l’étendue de la cité, de l’ouverture dans l’infini des rues ne peut donc qu’être entendue comme concomitante de la découverte de la douleur : comme débouchant sur une plongée dans le profond de la blessure. Mais ici continuons donc de lire Vera, car la souffrance est inscrite dans le cœur de chacun de ses mots, autant qu’à la surface des rues et de la ville qu’elle décrit: «Selborne vous mène directement à l’extérieur des limites de la ville et continue jusqu’à la boucle de Johannesburg ; voilà pourquoi une partie de cette ville-là se trouve ici, sa joie et son éclat notoires sont mesurés dans le geste raffiné des laboureurs de la ville, tous noirs, qui font la route de Bulawayo à Johannesburg et retour, et maintiennent cette ville au-dessus de tous comme un flambeau ; quand ils retournent à la maison, ils ont le pas et la voix facile. Ils ont appris quelque chose de plus de la surprise et de l’inattendu : de la chance. Ils ont été dans la profondeur des mines d’or, coiffés, avec une lampe, se sont enfoncés dans la profondeur de la terre, recherchant cet or précieux qui ne leur appartient pas».

Et ce n’est pas tout.

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« Non, ils ne sont pas seulement des noirs. Ils sont des outsiders. Ils n’ont pas de revendications. Ceci est un travail salarié, alors ils le font. Egoli… ils disent, et soupirent… à propos de Johannesburg. La manière avec laquelle ils prononcent le nom de cette ville, le disent, le retournent sur la langue, en dit tout » 23.

La plongée dans l’infini de la terre, dans le ventre mortel de la vie laisse le sujet silencieux sur son drame; mais c’est cette plongée également qui relie les gens, les villes, comme en un vase communicant de la douleur : et tord les langues. L’écriture de Vera est témoin de cette union retrouvée et de ce retord des langues; de cette communication de la terre en dessous des villes : dans l’histoire ; du sang des humains qui relie l’Afrique de ville en ville : c’est cela l’histoire qu’elle reconstruit, dont elle fait littérature. Une telle relation de l’histoire en fait moins une reconstruction des éléments du quotidien qu’une découverte subite aux carrefours de la vie, inattendue, sur le goudron de la mort: les romans de Vera ne sont pas des classiques romans historiques. Seulement la surface fracturée de ses histoires est celle du sujet détruit par le chaos du présent : et qui plonge dans l’abyme de sa souffrance pour la vivre à plein corps. Et d’ailleurs, ce chemin souterrain, invisible, oui, qu’elle établit entre Bulawayo et Johannesburg, n’estce pas celui qui de texte en texte, relit son écriture à celle de Head ? Et dites, n’est-ce pas celui qui de ville en ville établit une chaîne citadine comme étant le lieu de définition de notre contemporanéité ? O, là où l’écriture de Vera, dans sa promesse trop vite interrompue, traverse le présent pour nous plonger dans les ruines de l’histoire, celle de Head, elle aussi morte trop UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 279

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tôt, nous ouvre une conscience en miettes : une imagination prise dans les secousses du présent perfide, de l’apartheid, et qui révèle dans la précision de sa grammaire propre, la folie du monde qui apparaît avec le plus de clarté dans son chaos. Mais l’écriture de Head, située au bout du roman des détritus qu’elle innerve dans le jeu tragique d’une conscience secouée, d’une conscience poussée jusqu’aux bouts de ses possibilités, est également un retour à la case de départ : en construisant dans ses textes, dans le milieu du paysage dévasté de la conscience qu’elle décrit dans ses romans, Serowe, le petit village paisible du Botswana qui servira de maison à l’auteur après son expulsion de son pays d’origine, l’Afrique du Sud, qui lui sera un refuge et un lieu de la créativité, l’écrivaine referme le cercle des innombrables mythes littéraires de la cité africaine, tourne le dos à une infinie histoire de la tragédie et de la souffrance citadines, et nous retourne au village, mais dans un village nouveau cependant : le village retrouvé. Il ne s’agit plus ici du lieu de l’origine, du fameux « royaume de l’enfance », non, car Serowe se situe au bout du chemin violent de l’exil et du bannissement de l’écrivain ; ce village, tout aussi, se trouve au bout d’une existence témoin de l’ultime violence : celle de l’exclusion la plus totale, mais aussi celle d’un parcours de la conscience qui se referme. C’est le lieu du temps qui se suspend pour mieux reprendre son sol, mais autrement : du cœur, et aux travers de la tragédie. C’est ici que se fonde le lieu de la préemption, car placé au croisement des trois formes principales du roman africain contemporain, mais pour les dépasser : pour les suspendre elles aussi; c’est le lieu de la paix réinventée qui révèle le temps nouveau de cette félicité têtue qui toujours dictera les mots de l’écrivain. Il 280 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

est le lendemain d’une écriture qui ne peut pas encore être vieille, car elle ne fait que commencer. Aux pieds de ses arbres, dans la cour colorée de ses concessions, dans les jeux gais des enfants dans ses foyers et dans les incessants commérages des adultes dans ses salons, les mots avec lesquels il bâtit la cité du futur construisent la maison de l’écrivain de demain. Serowe est le lieu de renaissance de l’écriture africaine nouvelle : la capitale de notre République de l’Imagination.

Notes 1.

Frantz Fanon, Les damnés de la terre, op. cit., pp. 134-135.

2.

Ibid., p. 135.

3.

Ibid., p. 103.

4.

Aminata Dramane Traoré, L’étau. L’Afrique dans un monde sans frontières, Arles, Actes sud, 2001, p. 137.

5.

Ibid.

6.

Ibid., p. 17.

7.

Né en 1966, écrivain nigérian, auteur entre autres, de GraceLand (New York, Farrar, Strauss & Giroux, 2004).

8.

Né en 1967, écrivain nigérian, auteur entre autres de Waiting For an Angel (Londres, Norton & Compagny, 2003).

9.

Ecrivain sud-africain né en 1970 et mort en 2004, auteur de Welcome to Our Hillbrow (Pietermaritzburg, University of Natal Press, 2001).

10.

Né en 1967, auteur malgache, a publié entre autres Nour, 1947 (Paris, Le Serpent à Plumes, 2001).

11. Friedrich

Nietzsche, Die Geburt der Tragödie, op. cit.,

pp. 53-54. 12. Auteur

sud-africain, né en 1919, a été éditeur du fameux magazine Drum, et a publié entre autres le séminal Down Second Avenue (Londres, Faber and Faber, 1959). UNE TYPOLOGIE ROMANESQUE | 281

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Il est considéré comme un des fondateurs de la littérature sud-africaine écrite. 13.

Auteur sud-africain né en 1925 et mort en 1985.

14. Auteur

zimbabwéen né en 1956, a publié entre autres le roman Bones (Harare, Baobab Books, 1986).

15. Félix

Couchoro (1900-1968), est un auteur togolais, auteur entre autres de L’esclave (Lomé, Akpagnon 1984).

16.

Ce personnage, même si nouveau dans la littérature africaine, est très vieux dans l’histoire de la littérature mondiale, car il trouve dans Les aventures de Simplicius Simplicissimus de l’allemand Grimmelshausen, dans cette narration de la guerre de trente ans, son modèle le plus ancien, et d’ailleurs le plus mythique, qui inspirera des classiques comme Le Tambour de Grass.

17.

Il est vieux, très vieux même dans la littérature mondiale, car il trouve dans le Simplicissimus de Grimmelshausen, son modèle le plus ancien.

18.

Ecrivain nigérian né en 1982. Beasts of no Nation (New York, Harper Collins, 2005) est son premier roman.

19.

Poète nigérian, né en 1921.

20.

Ecrivaine nigériane, née en 1963, auteur entre autres de Meeting Faith (New York, Norton & Compagny, 2004)

ÉPILOGUE PRÉEMPTION

21. Ecrivaine

nigériane, née en 1977, a publié entre autres le roman Purple Hibiscus (Chapel Hill, Algonquin Books of Chapel Hill, 2003).

22.

Yvonne Vera, The Stone Virgins, Harare, Weaver Press, 2002, p. 3,

23.

Ibid., p. 5.

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ETHNOCIDE | 283

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«On fait comment, alors ? » Dicton des rues de Yaoundé

IL S’AGIT pour nous moins d’inventer un style juste pour dire la tragédie de notre continent, que de créer un style d’écriture qui rende celle-ci dorénavant impossible: c’est ce style d’écriture que nous appelons écriture préemptive. Et ce en connaissance de cause; car justement parce que le concept de préemption est usé par le politique, aujourd’hui, et cela en plus dans un sens si guerrier, nous réclamons, comme jadis Aimé Césaire, et comme les surréalistes d’ailleurs, qui sans frémir avaient repris à leur compte la désignation « armes miraculeuses », c’est-à-dire les assassines «Wunderwaffen» de Hitler; oui, nous réclamons la licence poétique, et donc, le droit de le redéfinir à notre guise, en l’inscrivant dans les logiques tourbillonnantes et parfois si affreuses de l’histoire africaine, et ainsi de lui insuffler la vision qui est la nôtre : celle d’un écrivain originaire d’Afrique. Et pourtant cet effort n’est même pas si utile: la préemption est un mot que notre vocabulaire a arraché au commerce, et qui dans son étymologie vient du latin emptio, emption qui veut dire «vendre», dérivé de emptus, qui est le participe passé de emere, acheter. Dans son sens classique, préemption veut donc dire: se donner le droit d’acheter quelque chose avant les autres, et plus spécifiquement celui d’acheter un espace du domaine public qui aura été mis à la disposition d’un tiers qui l’occupe ; elle 284 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

signifie l’acte d’achat exercé sur la base d’un tel droit ; de même, elle signifie la saisie, l’appropriation, ou alors tout simplement, la revendication à l’avance d’une propriété, en même temps que la suspension d’un acte, qui, lui, aurait rendu une telle acquisition impossible. Le concept est donc dans sa définition même, inscrit dans l’anticipation, qui elle, est bien relevée par le préfixe «pré», marque de l’antériorité, comme on sait. Il signifie donc l’antériorité d’une action, dont l’implication est le diffèrement, ou la suspension d’une autre : d’un achat ; d’une acquisition. C’est vrai que la langue française n’a pas un usage extensif de ce mot qui y est plutôt dans le registre du langage soutenu: du peu usuel; en anglais cependant, le mot «préemption » se retrouve dans le langage informatique, et signifie l’acte d’interrompre une fonction en marche pour donner quartier libre à une autre; dans le langage légal, aux Etats-Unis, il désigne une doctrine qui veut que, dans certains cas, des lois fédérales suspendent des lois locales ou alors des lois spécifiques à des Etats précis – il est donc, on peut le dire, au cœur de la structure même du fédéralisme américain ; il désigne dans le langage de la télévision live, celle donc à laquelle les gens de ma génération sont de plus en plus habitués, surtout depuis CNN, l’acte abrupt de suspension d’un programme pour présenter une nouvelle fraîche, «a breaking news»; mais la préemption signifie aussi, dans le langage militaire, la mise d’une plate-forme militaire ayant une utilité spécifique au service d’une autre en cas de besoin urgent ; cela, tout comme il signifie, en sémiotique, l’acte d’utilisation d’un code pour suspendre ou retarder une fonction. Bien sûr nous n’avons pas encore épuisé les multiples significations, ou utilisations du mot, ce qui d’ailleurs est impossible, comme les hommes, les structures et EPILOGUE | 285

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les technologies, tout mot étant ouvert à la logique zigzagante de l’histoire. Mais c’est surtout que l’histoire de l’Afrique contemporaine s’ouvre de plus en plus devant nous, elle, autant comme un puzzle du désordre, que comme une équation aux variantes déjà connues : un puzzle chaotique parce que personne ne pourra jamais dire, devant la carte de l’Afrique, dans quel pays la catastrophe explosera demain, et aussi, oui, avouonsle, parce que les zones du désordre aujourd’hui sont bien plus nombreuses qu’elles l’étaient trois ans après l’indépendance de nos pays; une équation aux variantes déjà connues, parce qu’il y a très peu de pays dans lesquels toutes les conditions de l’explosion qui a lieu chez le voisin ne sont pas entièrement remplies –nous n’osons pas dire qu’il n’y en a pas, parce qu’il n’est jamais prudent en histoire, et encore moins en littérature, d’être aussi catégorique. Pourtant, même si relatif, le regard tout comme la plume de l’écrivain ne peuvent pas échapper à cette vision des pulsations qui secouent le continent : celui-ci peut avec ses écrits, rechercher le beau, mais avouons que depuis les «élégies du royaume de l’enfance» de L.S. Senghor et les critiques qu’on sait, très peu d’écrivains africains ont encore eu le courage de plonger dans les mythiques arcades de notre histoire – car cette geste esthétique s’est de plus en plus avérée être un silence sur la téléologie de la violence qui secoue notre continent, même si de rares écrivains, tel Ben Okri, ont pu entre-temps inventer un langage double pour dire autant les éclats d’émerveillement que les plongées dans la barbarie ; il peut aussi, l’écrivain, confronter le monstre et, dans le moment de son écriture, se battre avec mille diables pour trouver la phrase capable de dire l’Indicible –cette geste est bien louable, elle aussi, et sera mesurable au poids de ses silences 286 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

autant que de ses paroles, à la pesanteur de leur pudeur, mais elle peut aussi, comme avec certains écrivains du groupe qui était allé au Rwanda, des années après le génocide, frôler la pure insensibilité; il peut également, l’écrivain, suivre les catastrophes avec une conscience perpétuellement en irruption, en permanence indignée – et c’est ici que nous retrouvons le combattant, l’écrivain-militant, à qui il est bien légitime, à un moment, de demander pourquoi il a laissé tomber sa plume, même si sa figure illumine encore les lettres africaines de nos écrivains les plus originaux et courageux : Wole Soyinka serait l’exemple le plus clair ici. Les cent autres exemples possibles pour illustrer chacun de ces scénarios sont bien connus des critiques: nous n’y insisterons donc pas, même si nous savons que toutes ces possibilités ne peuvent pas résumer l’immensité de cela que l’écriture a déjà fait en Afrique, quand elle accepte dans ses phrases le tourbillon de l’histoire de ce continent; même si nous savons tout aussi que ces possibilités seront toujours trop restrictives pour dire la totalité de ce que l’écrivain africain peut faire, quand il s’ouvre à la carte tumultueuse des mille horreurs de son continent – de ce que la littérature peut encore faire aujourd’hui en Afrique. C’est qu’il est évident que cette multitude de voies de l’écriture africaine n’a pas empêché au pire d’avoir encore lieu plusieurs fois, après nos indépendances : le sommet de ce pire, pour notre temps, bien évidemment, c’est le génocide au Rwanda, cet échec cuisant de toute forme d’intelligence et d’imagination africaine, et qui a eu lieu comme on sait en 1994, c’est-à-dire au moment même où j’ai commencé à écrire sérieusement. Il est de mode un peu aujourd’hui, de se demander comment écrire après le Rwanda, et cette question est légitime, EPILOGUE | 287

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même si jusqu’à présent, les réponses me semblent peu satisfaisantes, les réactions des écrivains africains s’alignant souvent trop rapidement, par précipitation intellectuelle, je dirais, sur les attitudes génériques qui sont nés dans l’ombre de l’Holocauste, ou alors sur les gestes idéologiques communes de la littérature africaine – par exemple quand un Boubacar Boris Diop retrouve les racines du nationalisme dans son retour public à sa langue maternelle. C’est que pour moi, je ne peux réfléchir à ce sommet du pire sans y additionner une réflexion sur les coups d’Etat, car la tuerie avait, je n’ose jamais l’oublier, commencé avec un coup d’Etat : le 6 avril 1994, ce jour où l’avion du président rwandais avait été abattu. J’ajoute ici que le 6 avril, c’est le jour d’un coup d’Etat manqué au Cameroun, et qui est ancré dans le subconscient des Camerounais de ma génération comme le moment d’un doute, d’un chavirement, mais aussi d’une dégringolade dont nous ne sommes pas encore sortis. Je ne peux donc penser au génocide de 1994 au Rwanda, sans me rappeler qu’autant les coups d’Etats sont entrés dans la logique des choses sur le continent africain, dans la logique même de notre histoire, et n’étonnent donc plus, même après ce fatidique 6 avril 1994 –et c’est-à-dire même après les tueries du Rwanda–, autant dans le même temps, ils étonneraient tout le monde, y compris les Africains, s’ils avaient lieu, par exemple en France, ou alors, disons, aux Etats-Unis, alors que le dernier coup d’Etat dans la péninsule européenne avait eu lieu seulement en 1974, avec la «révolution des œillets» – et j’étais déjà né ; je parlais même déjà, pour être plus précis. Le travail de l’écrivain étant aussi de s’étonner devant les évidences, devant les banalités, mon étonnement devant la banalité des coups d’Etat en Afrique ne peut que m’emmener, dans les 288 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

profondeurs de l’histoire du continent, au 13 janvier 1963, avec le coup d’Etat au Togo, le premier en Afrique, le 13 janvier donc, date qui devrait être mentionné dans la conscience africaine comme celle de notre véritable entrée en enfer, mais qui pourtant est pratiquement fêtée dans ce petit pays. Mentionné par soi-disant « devoir de mémoire » donc ? Que non : « Le seul devoir que nous ayons par rapport à l’histoire est celui de la re-écrire», écrit Oscar Wilde 1. Et c’est ici qu’il devient logique de se demander ce qu’aurait été l’histoire de l’Afrique si les choses avaient été différentes : si par exemple le coup du 13 janvier 1963 au Togo avait, comme on dit souvent, raté ; si les pays africains, fraîchement indépendants, avaient réagi autrement, et c’est-à-dire selon moi, avec la conscience pré-visionnaire que les Républiques dont ils avaient hérité les actes du colonisateur, doivent être défendues ; que leur histoire doit être inscrite dans la justice si on veut éviter l’avènement de la barbarie, et en un geste commun, suspendu les putschistes de toutes leurs instances ; si les anciennes puissances coloniales avaient coupé les jarrets aux tueurs, etc. Un fait est sûr, nous aurions sauvé à l’avance, de manière préemptive donc, la vie de millions d’Africains, et certainement, nous nous serions épargné l’humiliation d’être dirigés ici et là, par des enfants-soldats –nous aurions peut-être, comment le croire, rendu jusqu’au génocide de 1994 au Rwanda impossible ! Schéma trop simpliste, bien sûr, ignorant même, je le concède, car c’est évident que tous nous ne pouvons que sourire devant ces si nombreuses probabilités, l’histoire de la décolonisation de l’Afrique, que nous savons, rendant toutes celles-ci impossibles, si ce n’est celle de la fameuse Guerre Froide qui fabriqua ce temps de l’insécurité qu’a si bien décrit Kourouma, qui les congèle. Ce travail EPILOGUE | 289

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naïf, oui, de « diffèrement » de l’histoire en mille et une probabilités, c’est pourtant lui qu’on appelle l’imagination, et donc, la littérature, et qui fait qu’un écrivain comme Philip Roth puisse dans Complot contre l’Amérique, légitimement se poser la question de savoir ce qu’il serait advenu si les Etats-Unis avaient succombé au nazisme. C’est que la règle fondamentale de la littérature est que l’histoire, toute histoire, peut toujours être écrite de manière différente. Que cette règle puisse d’ailleurs être appliquée à l’histoire de l’Afrique, la crise de succession qui a eu lieu au Togo, après la mort de Gnassingbé Eyadema, nous le démontre, car il aura bien fallu qu’une décision radicale, sans précédent, soit prise, la suspension générale des putschistes de la sphère des gens civilisés, pour que ce pays ait une autre chance : pour que son histoire soit différée pour un moment 2. Ce moment d’espoir qui est né sur le visage des Togolais, le 27 février 2005, c’est lui qui, entre autres, fonde l’optimisme de l’écriture préemptive, car celle-ci est basée non seulement sur le soupçon que notre futur peut être refait, parce que l’histoire de l’Afrique peut bien être re-écrite différemment: oui, que l’Afrique peut bien être ré-inventée; elle est basée aussi sur la conviction que l’écriture doit être partie prenante de cette ré-écriture : l’a d’ailleurs toujours été. C’est un optimisme de courte durée, on dirait, oui, mais c’est aussi l’éclair d’une vision ; une illumination, dans le sens véritablement rimbaldien du terme, et qui a été, comme on sait, repris et historicisé par le philosophe Walter Benjamin, dans sa volonté de «saisir une mémoire qui jaillit aux moments du danger» 3, en sa lecture de l’approche et de l’avènement d’une catastrophe dans l’histoire de l’Europe, le fascisme: «en effet, le Messie ne vient pas seulement comme sauveur, 290 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

mais comme vainqueur de l’Antéchrist. Seul aura le talent de souffler sur les étincelles de l’espoir dans le passé, l’historien qui est convaincu profondément que même les morts ne seront pas sauf si l’ennemi en venait à gagner la bataille. Et cet ennemi n’a pas encore cessé d’être victorieux » 4. Au lieu de « l’historien », nous écririons «l’écrivain», afin de mieux souligner cette sixième thèse sur la philosophie de l’histoire, à laquelle il greffe d’ailleurs une huitième qui, elle, stipule: «l’étonnement actuel devant le fait que les choses que nous vivons dans notre expérience quotidienne soient “encore” possible au vingtième siècle n’est pas philosophique. Cet étonnement n’est pas le début du savoir – à moins qu’il ne naisse d’une forme de savoir, qui veut que la vision de l’histoire qui l’a fabriqué soit insupportable» 5. Ici aussi, nous écririons, à la place de son mot « philosophique », le mot « littéraire », et à la place de « savoir », « imagination », pour bien marquer la possibilité nouvelle que la littérature peut découvrir dans l’histoire africaine, quand elle veut différer, non, suspendre l’ouverture de celle-ci sur le chaos, tout comme quand elle veut stopper sa chevauchée folle vers les abîmes de l’enfer, et à sa place inscrire la paix –quand donc elle se veut préemptive. Mais nous aurions également permuté ces deux mots, pour bien marquer combien notre vision diffère de celle qui fait de l’écrivain africain, un scribe des catastrophes qui ont lieu sur notre continent, et qui, après le dictateur sanguinaire si bien décrit par Sony Labou Tansi, dans la lignée de Wole Soyinka, a découvert, depuis Ken Saro-Wiwa, dans l’enfant-soldat, avec Ahmadou Kourouma, Emmanuel Dongala, etc., une de ses figures les plus emblématiques – figure qui pourtant traîne dans les pistes de notre descente en enfer depuis le début de celle-ci. EPILOGUE | 291

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La préemption a bien évidemment une signification particulière pour moi qui suis d’origine bamiléké, qui donc viens d’une région de l’Afrique centrale, l’Ouest du Cameroun, qui de 1956 à 1970, a été plombée par une violente guerre civile, par un «génocide», un crime contre l’humanité à travers des massacres de masse commis conjointement par la France et le régime dictatorial d’Ahmadou Ahidjo 6 ; elle n’en a que plus de signification, si j’y ajoute le fait que j’ai passé une partie de ma vie, huit ans, en Allemagne, et donc sérieusement commencé à écrire dans un pays qui aujourd’hui encore lutte avec les affres que peuvent causer un tel moment de chute dans la barbarie, dans l’histoire et la conscience d’un peuple. C’est vrai que j’ai grandi dans le silence général, dans le forclos public devant cet « Indicible » que cache toute colline dans l’Ouest du Cameroun, et dont je n’ai pu découvrir les dimensions sanglantes et recomposer le visage de peine qu’en lisant dans des bibliothèques de l’étranger, à la Bibliothèque Nationale de France, plus précisément, ou dans des textes comme Main basse sur le Cameroun de Mongo Beti ; mais tout Bamiléké sait aussi lire dans le geste d’une phrase intempestive de ses parents, dans les mille interdictions qui font du politique la scène du tabou pour lui, la chose d’autrui, dans la difficulté même qu’il a de décliner ses origines en public, dans les multiples et toutes insultantes déclinaisons du mot « Grass field», et, disons-le, dans la frénésie qu’il investit dans l’apprentissage de la langue française, qui au moins lui sert à se cacher dans la masse alentour, la trop grande peur qui creuse encore dans le cœur de ce peuple traumatisé, et découvre son silence de plus de quarante ans sur l’immensité d’un crime encore impuni. C’est la découverte de cette horreur muette qui a été à la 292 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

naissance de mon roman La joie de vivre, dont l’histoire s’est imposée à moi quand, à la fin de mon autre roman, Temps de chien, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas raconter uniquement de manière spatiale, même si du point de vue d’un chien, la vérité d’un quartier de Yaoundé –et la plupart des quartiers de Yaoundé, les anciens du moins, ont une structure purement tribale. Nul besoin d’insister ici sur le fait que la spatialité de Temps de chien, elle aussi, s’était imposée à moi après que j’aie constaté, au milieu de mon premier roman, La promesse des fleurs, que le futur de mon pays était clos: c’est-à-dire qu’il était ouvert sur un désastre évident, marqué dans mon texte par le déguerpissement violent, abrupt, oui, des populations de mon récit du lieu de leur installation, et la plantation d’arbres à la place de leur vie. J’avais cru, artifice de la narration, pouvoir suspendre cette clôture de l’avenir en donnant à mon personnage principal, la folie de prendre le vieux fusil de chasse de son père, et de marquer en un tir qui du reste n’aurait servi à rien, sa volonté de refaire son destin, ou alors, au moins, de le différer, et je viens de lire dans les journaux du Cameroun, que le quartier « Derrière Combattant » dans lequel l’action du roman a lieu, n’est pas seulement traversé aujourd’hui par ce qu’on appelle dorénavant « la Route Présidentielle » ; ses lotissements ont été redistribués aux magnats de la politique et de la finance dans mon pays, cela sans que les premiers habitants de ces endroits aient été indemnisés. Peuton décrire l’arrogance de cette classe qui avec ses grosses pattes marche dans une ville, Yaoundé, et ainsi en fait l’histoire, tout comme dans l’histoire d’un pays, le Cameroun, et d’un continent, l’Afrique, qu’elle plombe, sans prendre en compte tous les moments de la défaite de ceux dont le lit le plus commun est finalement celui EPILOGUE | 293

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de l’injustice? S’agit-il seulement de ré-écrire l’histoire, ou alors, de restituer le point de vue des défaits de notre histoire en littérature, et donc : de construire, comme le voulaient les marxistes, l’évidence dialectique, et logique, du retournement de situation dans le futur – du renversement de situation ? Seulement, et cette question ne peut que naître d’une écriture préemptive, l’histoire étant celle des êtres humains, qu’est-ce qui prouve que la victoire des humbles, des défaits, des mendiants ou des paysans, ne sera pas elle aussi une vengeance: donc, l’ouverture sur la violence? C’est-à-dire, la continuation de celle-ci ? Un autre chapitre de cette téléologie de la violence que l’Afrique connaît déjà ? Pour sortir de cet autre cercle vicieux de l’histoire africaine, de l’histoire tout court, la préemption a ainsi l’obligation d’être fille de notre temps, car nous savons aujourd’hui que les révolutions, elles aussi, ont ouvert sur des catastrophes –et même sur des génocides: bref, nous savons qu’elles aussi ont servi a opprimer des millions de personnes, que l’utopie des lendemains meilleurs que chante le révolutionnaire, a elle aussi fabriqué des enfants-soldats et des dictateurs ; que la fameuse « dictature du prolétariat » a fabriqué des monstres politiques, et livré des générations entières, des pays et des civilisations si riches, comme celle de l’Ethiopie, par exemple, à la misère – à la famine ; que le livre rouge ou vert a mené des milliers de braves gens au poteau d’exécution, et que même un Thomas Sankara, dont la mort brutale jadis avait réveillé notre conscience gamine aux drames de la politique africaine et à sa fratricide violence, avait, lui aussi, tout de même décapité de nombreuses têtes pensantes de son pays – parce qu’il ne pouvait pas accepter le principe dissident qui est au fondement de la préemption : que 294 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

l’histoire, toute histoire, peut toujours être différente. Entendue du point de vue de cette conscience éveillée sur son temps, à l’écoute de son temps, indépendante donc, l’écriture préemptive saura traquer et découvrir dans le quotidien tous les signes autant de la catastrophe à venir que de l’émerveillement, et saura surprendre devant un mot, devant une phrase, devant une question qui n’étonne plus le commun, la porte de la barbarie; devant une action insensée faite dans le quotidien, et surtout devant une routine, elle saura voir le commencement de cela qui ailleurs a creusé le puits sans fond du crime. Elle saura établir des parallélismes nécessaires et questionner les racines de notre présent pour en tirer la naissance silencieuse du Pire. Ainsi n’est-t-il pas faramineux qu’au Cameroun des jeunes filles demandent « tu vaux quoi ? » aux hommes, même si elles ne savent peut-être pas qu’ainsi elles leur posent la question terrible de la valeur de l’être humain, qui est aussi au commencement de l’esclavage tel que nous dit l’histoire ? N’est-il pas étonnant que dans ce même pays, des gens soient appelés «grenouilles», quand nous savons combien de vies cette déshumanisation qui n’est pas seulement verbale, a coûté au Rwanda ? N’est-il pas faramineux que l’Etat camerounais ne fasse rien, quand nous savons que dans de nombreux pays, une telle déshumanisation, même verbale seulement, est passible de peines d’emprisonnement fermes, sinon d’amendes, justement depuis que ces pays ont inscrit dans leurs textes la blessure de l’histoire qu’ils ont traversée ? N’est-il pas étonnant que la critique du langage qui est une activité si nécessaire, et qu’ont découvert les auteurs allemands d’après 1945 comme Heinrich Böll, c’est-àdire après ce génocide qui s’était fabriqué si logiquement dans la profondeur la plus longue de leur histoire et EPILOGUE | 295

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dans les évidences de leurs gestes quotidiens, soit pratiquement inconnue dans la littérature africaine encore coincée dans sa volonté post-coloniale de restituer nos langues violées par cinq cent ans de servitude et de bannissement, et qui n’en sont pas pour autant innocentes devant nos malheurs comme nous savons ? Car au fond, comment pouvons-nous oublier, quand dans notre écriture, nous opposons les langues africaines au français, et devenons champions de nos langues maternelles, que par exemple, les populations du Rwanda parlent la même langue et ne s’en sont pas moins cruellement massacrées ? N’est-il pas tout aussi étonnant que les critiques de la littérature africaine d’expression française s’émerveillent encore devant le fait que les écrivains francophones, enrichissent la langue française d’expressions traduites de leur langue maternelle, bref, agrandissent le grand « dictionnaire des particularités lexicales du français en Afrique », quand, Bamiléké, nous pouvons dire que ce français d’Afrique qui émerveille tant, désigne tout aussi des gens « bosniaque » comme pour les menacer du pire – comme pour leur promettre le sommet du Pire ? C’est dire que la préemption nécessite une conscience perpétuellement en éveil: toujours ouverte sur l’histoire; une conscience ouverte, à partir du creux de l’histoire africaine, sur la menace toujours trop proche de la catastrophe –qui d’ailleurs frappe déjà à la porte! Le présent pour l’écriture préemptive est ainsi un hiéroglyphe qu’elle déchiffre, pas pour y lire la grandeur d’une Egypte ancienne dont il faut s’approprier la beauté, mais pour en tirer les signes qui font que notre civilisation africaine d’aujourd’hui soit si menacée dans le futur – pour donc, ici et maintenant, suspendre l’avènement de la barbarie. Une telle écriture ne peut qu’être sensible aux pulsa296 | MANIFESTE D’UNE NOUVELLE LITTÉRATURE AFRICAINE

tions de la terre africaine, qu’elle écoute comme un bébé qui met son oreille au sol, même si quand elle prend la parole, elle devient le cri d’une conscience adulte. L’imagination est notre seul espoir.

Notes 1.

Oscar Wilde, « The Critic as Artist », in Complete Works, York, Harper Collins, 2003, p. 1121.

2.

Moment de suspension de l’histoire, moment d’espoir écrasé, car Faure Eyadema a finalement succédé à son père, et la dictature se poursuit dans la virgule togolaise.

3.

Walter Benjamin, Illuminationen, op. cit., p. 253.

4.

Ibid., p. 253.

5.

Ibid., p. 255.

6.

Ahmadou Ahidjo (1924-1989), premier président et autocrate du Cameroun (1960-1982).

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Abani, Chris, 268, 271, 309 Achebe, Chinua, 74, 175, 258, 260, 300 Adichie, Chimamanda N., 25 Adiele, Faith, 274, 282 Adorno, Theodor W., 14, 21 27, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 42, 59, 52, 54, 55, 56, 69, 70, 76, 80, 82, 88, 110, 218, 300 Agualusa, José Eduardo, 190 Alem, Kangni, 225, 245 Amin, Samir, 39 Armah, Ayi Kweih, 199 Badian, Seydou, 260 Baraka, Amiri, 164 Barre, Siad, 256 Baudelaire, Charles, 253, 258, 300 Beckett, Samuel, 33, 34, 35, 72 Benjamin, Walter 14, 70, 76, 115, 143, 149, 173, 215, 290, 297, 300 Bessora, Sandrine, 238, 243, 244 Beti, Mongo, 14, 110, 140, 203, 212, 213, 221, 222, 224, 225, 240, 246, 250, 292, 300 Beyala, Calixthe, 207, 213, 216, 238, 270 Blyden, Edward, 37 Bokassa, Jean Bedel, 222 Bolya, Baenga, 244 Brecht, Bertolt, 148, 173, 205, 300 Burgul, Ken, 214 Césaire, Aimé, 13, 18, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 162, 164, 167, 168, 169, 171, 172, 173, 174, 182, 191, 194, 196, 219, 233, 234, 284, 301 Couchoro, Félix, 271,281

Dadié, Bernard, 238 Diome, Fatou, 171, 174, 235, 301 Diop Birago, 195, 301 Diop, Boubacar Boris, 54, 288 Diop, Cheikh Anta, 39 Döblin, Alfred, 264 Dongala, Emmanuel, 272, 291 Dos Passos, John Rodrigo, 264 Dostoievski, Fedor, 178, 182 DuBois, W.E.B., 174, 301 Dumas, Alexandre, 244 Effa, Gaston-Paul, 238, 244 Efoui, Kossi, 73, 127, 225, 246, 263, 264 Ellison, Ralph, 276 Equiano, Olaudah, 234 Eschyle, 121 Eyadema, Gnassingbé, 207, 222, 290, 297 Fagunwa, Daniel O., 175, 176, 183, 188, 195, 301 Fanon, Frantz, 60, 61, 81, 201, 202, 261, 263, 281, 301 Farah, Nurrudin, 14, 103, 213, 246, 252, 253, 254, 256, 258, 266, 273, 301 Genet, Jean, 191 Gilroy, Paul, 159, 160, 161, 162, 174, 301 Glissant, Edouard, 10 Goethe, Johann-Wolfgang, 26, 134, 218, 238 Gurnah, Abdulrasak, 258 Habila, Helon, 268 Head, Bessie, 279 Heidegger, Martin, 115, 143, 147, 148, 182, 183, 187, 188, 189, 192, 195, 301 Hegel, Georg, 12, 19, 21, 42, INDEX | 309

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55, 58, 66, 67, 68, 69, 77, 80, 81, 129, 138, 301 Hitler, Adolf, 31, 95, 205, 206, 207, 284 Idi, Amin Dada, 219, 222 Ilboudo, Monique, 54, 231 Isegawa, Moses, 104 Iweala, Uzodinma, 192, 273 Jeyifo, Biodun, 141, 143, 144, 302 Joyce, James, 69, 264 Kane, Cheikh Hamidou, 181, 241, 247, 249, 250, 258, 302 Kourouma, Ahmadou, 21, 86, 104, 139, 140, 192, 193, 219, 223, 224, 225, 232, 272, 273, 289, 291 La Guma, Alex, 270 Laye, Camara, 191, 238, 239, 240, 258, 260, 302 Loba, Aké, 241 Lukács, Georg, 19, 81, 82, 151, 199, 231, 302 Mabanckou, Alain, 263, 264, 271 Mann, Thomas, 182 Mahjoub, Jamal, 236, 244 Marechera, Dambudzo, 170, 174, 238, 239, 240, 270, 271, 302 Márquez, Gabriel García, 15, 139 Mbembe, Achille, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 49, 50, 51, 52, 53, 55, 56, 60, 127, 195, 258, 265, 300 Mobutu, Sese Seko, 219, 222 Monenembo, Tierno, 21, 54, 199, 246, 264

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Mpe, Rhaswane, 271 Mphalele, Ezechiel, 270 Mudimbe, Valentin Y., 37, 38, 39, 41, 42, 55, 60, 61, 62, 63, 76, 81, 82, 303 Mujawayo, Esther, 98, 100, 101, 110, 257, 258 Munch, Edvard, 150 Nanga, Bernard, 199 Ndiaye, Marie, 15, 244 Ndjehoya, Blaise, 244 Nietzsche, Friedrich, 56, 115, 116, 119, 120, 121, 122, 132, 139, 142, 143, 144, 173, 174, 182, 268, 281 Ngoye, Achille, 244 Ngugi, wa Thiong’o, 14, 64, 74, 105, 140, 204, 212, 213, 218, 221, 261 Novalis (Freiherr von Hardenberg, Friedrich Leopold), 128, 134 Okara, Gabriel, 192 Okri, Ben, 127, 132, 175, 190, 241, 263, 267, 268, 269, 270, 275, 276, 277, 286 Ondjaki, 190 Ouologuem, Yambo, 85, 86, 110, 224, 225, 227, 228, 232 Oyono, Ferdinand, 75, 201 Paz, Octavio, 6 Pouchkine, Alexandre, 244

Sartre, Jean-Paul, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 67, 70, 76, 77, 79, 79, 84, 82, 85, 103, 123, 200 Sembène, Ousmane, 74, 213, 246, 260, 270, 271 Senghor, Léopold Sédar, 39, 60, 75, 81, 152, 162, 192, 196, 286 Shakespeare, William, 121 Smith, Zadie, 244 Solger, Karl Wilhelm Ferdinand, 66 Sow Fall, Aminata, 214 Soyinka, Wole, 13, 18, 54, 55, 56, 86, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 110, 111, 116, 117, 118, 119, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 155, 173, 175, 182, 190, 191, 194, 195, 218, 219, 233, 241, 268, 287, 291, 302 Tansi, Sony Labou, 15, 21, 127, 139, 203, 223, 224, 225, 232, 249, 264, 265, 291 Tchak, Sami, 224, 225, 243, 244 Theroux, Paul, 237 Tolstoi, Leo, 178, 182, 269 Touré, Sekou, 202, 220 Traoré, Aminata D., 262, 263, 281 Tutuola, Amos, 13, 18, 175, 176, 177, 178, 179, 181, 182, 183, 184, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 194, 195, 196, 228, 233, 241, 265, 268, 269, 270, 273, 274, 275 Vera, Yvonne, 277, 278, 279, 282 Verlaine, Paul, 191 Waberi, Abdourahman, 54, 192, 262, 271, 272, 273 Wilde, Oscar, 297 Wongar, Banumbir, 191 Woukoache, François, 39 Yourcenar, Marguerite, 18, 19, 21

Raharimanana, Jean-Luc, 263 Rimbaud, Arthur, 173, 177, 180, 191, 195 Rushdie, Salman, 232, 265 Sadji, Abdoulaye, 260 Sankara, Thomas, 231, 294 Saro-Wiwa, Ken, 105, 108, 111, 192, 272, 273, 291

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REMERCIEMENTS Ceci est un livre-atelier. Ses premiers jets ont été publiés sous la forme d’un article, « Les écrivains africains et le syndrome rwandais », paru dans le journal Le Monde, en janvier 2003. Mais sa composition est née d’une interrogation personnelle au cours d’un voyage à travers le Cameroun, en 2005, voyage au cours duquel j’ai fait une série de conférences, et ai pu dialoguer de manière inattendue avec mes compatriotes. Je remercie Marcelin Vounda Etoa qui en a eu l’initiative. La volonté de résumer mes pensées sur le sens de mon activité procède aussi d’une discussion quelque peu édulcorée, autour de la proposition d’une écriture préemptive, qui m’a fait me rendre compte combien il est nécessaire pour des auteurs africains francophones aujourd’hui de rompre les fers qu’ils ont mis eux-mêmes à leurs pieds, trop pressés qu’ils sont de remettre les écritures africaines sous la tutelle française. Des parties du texte ont été présentées dans diverses rencontres critiques, aux Etats-Unis et au Ghana. Je remercie Michèle Vialet et ses étudiants à l’Université de Cincinnati, où la position de Taft Research Fellow, en 2006, m’a permis d’affiner encore plus ma réflexion. « Le roman des détritus » a été publié dans Of Minstrelsy and Masks: The Legacy of Ezenwa-Ohaeto in Nigerian Writing, numéro du journal Matatu, par Christine Matzke et Aderemi Raji-Oyelade. La postface, « Préemption », a été publiée en français, allemand et anglais dans les actes du Congrès International du PEN, le syndicat mondial des auteurs, qui a eu lieu à Berlin, en mai 2006. Le texte y a également été présenté en conférence plénière. Je suis redevable de nombreuses remarques d’amis, de confrères écrivains et de critiques qui ont bien voulu commenter, lire et me faire part de leurs avis. Je remercie surtout Jean Godefroy Bidima, Alain Ricard, Alain Mabanckou, Sami Tchak et Achille Mbembe, ainsi que Chris Abani pour la suite.

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Ouvrages déjà parus dans la collection Latitudes Noires Ousmane Sembène, une conscience africaine, Samba Gadjigo, 2007 Mongo Beti parle. Testament d’un esprit rebelle, entretiens avec Ambroise Kom, 2006 Du Crime d’être « Noir », Un milliard de « Noirs » dans une prison identitaire, Bassidiki Coulibaly, 2006 Esclaves Noirs, Maîtres Blancs. Quand la mémoire de l’opprimé s’oppose à la mémoire de l’oppresseur, Collectif, 2006 Africains si vous parliez, Mongo Beti, 2005 Revue Latitudes Noires 2003-2004, Panafricanisme : piège post-colonial ou construction identitaire non-blanche, Collectif, 2004

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Dépôt légal 4e trimestre 2007 ISBN 2-915129-24-4 Imprimerie Jouve Editions Homnisphères 2007

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