Operativite Du Langage Chez Maitre Eckhart: 'Obstetricandi Scientia' (Philosophes Medievaux) (French Edition) 9789042944619, 9789042944626, 9042944617

Pour Maitre Eckhart (1260-1328), le role du theologien ou du predicateur consiste a conduire autrui la ou Dieu s'en

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Operativite Du Langage Chez Maitre Eckhart: 'Obstetricandi Scientia' (Philosophes Medievaux) (French Edition)
 9789042944619, 9789042944626, 9042944617

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PHILOSOPHES MÉDIÉVAUX TOME LXXII

OPÉRATIVITÉ DU LANGAGE CHEZ MAÎTRE ECKHART Obstetricandi scientia

par Yves MEESSEN

LOUVAIN-LA-NEUVE

PEETERS 2021

OPÉRATIVITÉ DU LANGAGE CHEZ MAÎTRE ECKHART

PHILOSOPHES MÉDIÉVAUX TOME LXXII

OPÉRATIVITÉ DU LANGAGE CHEZ MAÎTRE ECKHART Obstetricandi scientia

par Yves MEESSEN

ÉDITIONS DE L’INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE LOUVAIN-LA-NEUVE

PEETERS LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT

2021

A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. No part of this book may be used or reproduced in any form, by print, photoprint, microfilm or any other means without written permission from the publisher. ISBN 978-90-429-4461-9 eISBN 978-90-429-4462-6 D/2021/0602/51 © 2021, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven

TABLE DES MATIÈRES

Préambule . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Introduction générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

1 9

PREMIÈRE PARTIE : THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU Introduction I . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . D’un nouvel usage du Trivium (Opus tripartitum). . . . . . . . . . . . . Annonce d’une performance opérative (Opus tripartitum) . . . . . . Parler et penser autrement (Prologi) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Dédoublement : in abstacto/in concreto (Prologi). . . . . . . . . . . . . Esse est Deus (Prologi) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Questions disputées (Quaestiones Parisienses) . . . . . . . . . . . . . . . Esse et puritas essendi (Quaestiones Parisienses) . . . . . . . . . . . . . La species et l’intellect (Quaestiones Parisienses). . . . . . . . . . . . . Conclusion I. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

17 20 33 44 54 65 76 86 95 107

DEUXIÈME PARTIE : COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES Introduction II . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Signifier l’opération dans la prédication latine (Sermones) . . . . . . Corrélation entre lectio et praedicatio (Sermones et Lectiones super Ecclesiastici). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . In signum virtutis (Sermones et Lectiones super Ecclesiastici) . . . Une Genèse sans cesse actuelle (Expositio libri Genesis) . . . . . . . Tendre vers la Sagesse (Expositio libri Sapientiae) . . . . . . . . . . . . Maïeutique et Nom ineffable (Expositio libri Exodi) . . . . . . . . . . . Signe messager et conception par la chose (Expositio libri Exodi) Opérer sous l’écorce du signe (Liber parabolarum Genesis) . . . . Seul le juste connaît la justice (Expositio sancti Evangelii secundum Iohannem). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

115 122 138 147 163 173 181 192 204 216

VI

TABLE DES MATIÈRES

Cognitio et amor. Une interprétation parabolique (Expositio sancti Evangelii secundum Iohannem) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 230 Conclusion II . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239

TROISIÈME PARTIE : TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS Introduction III. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Œuvre intérieure et œuvre extérieure (Die rede der underscheidunge). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Naissance de Dieu dans l’âme (Predigten, cycle d’Erfurt) . . . . . . Dieu est une parole inexprimée (Predigten, cycle de Strasbourg) . Conditions pour opérer librement (Predigten, cycle de Strasbourg) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Praedica verbum et percée de l’ego (Predigten, cycle de Strasbourg) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Si tu veux avoir le fruit, tu dois briser la coque (Predigten, cycle de Cologne) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Consolation dans l’opération intérieure (Daz buoch der götlichen troestunge) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Entre la semence de Dieu et l’ivraie (Von dem edeln menschen) . Conclusion III . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Conclusion générale : pour une autre scientificité de la théologie Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Index onomastique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

245 254 265 277 287 296 305 316 326 334

339 351 367

« Le langage est ontologiquement des plus faibles, au sens où il ne peut que disparaître dans la chose qu’il nomme, sans quoi, au lieu de la désigner et de la révéler, il ferait obstacle à sa compréhension. Et cependant, c’est justement en cela que se trouve sa puissance spécifique – en ce qu’il se soustrait à la perception et qu’il reste non dit dans ce qu’il nomme et dit. Puisque, comme l’écrit maître Eckhart, si la forme à travers laquelle nous connaissons une chose était elle-même quelque chose, elle nous conduirait à la connaissance d’elle-même et nous détournerait de la connaissance de la chose. » Giorgio Agamben, Experimentum vocis, § 8, p. 25

ABRÉVIATIONS

AH :

Maître Eckhart, Sermons, intro. et trad. par J. Ancelet-Hustache, Paris, Seuil, Tome I, Sermons 1-30, 1974 (AH I) ; Tome II, Sermons 31-59, 1978 (AH II) ; Tome III, Sermons 60-86, 1979 (AH III) ; Les Traités, Paris, Seuil, 1971 (AH).

AH-EM :

Maître Eckhart, Sermons, traités, poème. Les écrits allemands, présentation des sermons selon le classement liturgique par E. Mangin, avec trad. par J. Ancelet-Hustache et E. Mangin, Paris, Seuil, 2015.

BA :

Collection « Bibliothèque Augustinienne », sous la direction des Etudes augustiniennes.

DW :

Die deutschen Werke Meister Eckharts, Stuttgart, Kohlhammer, Band I, Predigten 1-24, 1958 (DW I) ; Band II, Predigten 25-59, 1971 (DW II); Band III, Predigten 60-86, 1976 (DW III) ; Band IV, 1, Predigten 87/105, 2003 (DW IV/1) ; Band IV/2, Predigten 106-110, 2003 (DW IV/2) ; Band V, Traktate, 1963 (DW V).

LW :

Die lateinische Werke Meister Eckharts, Stuttgart, Kohlhammer, Band I,1, Prologui in Opus tripartitum, Expositio Libri Genesis (Cod. Amplon. Fol. 181 et Codd. Cusani 21 et Trevensis 72/1056), Liber parabolarum Genesis, 1964 (LW I/1) ; Band I,2, Prologi in Opus tripartitum, Expositio Libri Genesis (Cod. Oxoniensis Bodleiani Laud misc 222), Liber parabolarum Genesis, Stuttgart, 19871992 (LW I/2) ; Band II, Expositio Libri Exodi, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici cap. 24, Expositio Libri Sapientiae, Expositio Cantici Canticorum I,6, 1954-1992 (LW II) ; Band. III, Expositio sancti Evangelii secundum Iohannem, 1994 (LW III) ; Sermones, 1956 (LW IV) ; Collatio in Libros Sententiarum, Quaestiones Parisienses, Sermo die b. Augustini Parisius habitus, Tractatus super Oratione Dominica, Sermo Paschalis a. 1294 Parisius habitus, Acta et regesta vitam magistri Echardi illustrantia, Mag. Echardi Responsio ad articulos sibi impositos de scriptis et dictis suis, 1936- (DW V).

OLME 1 :

Œuvre latine de Maître Eckhart. t. 1 : Commentaire de la Genèse précédé des Prologues, texte latin, introduction, traduction et notes par F. Brunner, A. de Libera, É. Wéber, É. Zum Brunn, Paris, Cerf, 1984, rééd. 2007.

OLME 6 :

Commentaire de l’Évangile selon Jean : Le Prologue, texte latin, avant-propos, traduction et notes par A. de Libera, É. Wéber et É. Zum Brunn, Paris, Cerf, 1989, rééd. 2007, 2011.

PG :

Patrologiae cursus completus, Series graeca, éd. J.-P. Migne

PL :

Patrologiae cursus completus, Series latina, éd. J.-P. Migne

Ce livre est le résultat d’une étude qui a été présentée pour l’obtention d’une Habilitation à Diriger des Recherches, en juin 2019 à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Elle a été menée sous le patronage d’Olivier Boulnois. Je le remercie vivement pour sa relecture et ses conseils avisés. Mes remerciements vont également à Natalie Depraz, Christophe Grellard, Ruedi Imbach, Eric Mangin et Jean-René Valette. La pertinence de leurs questions, ainsi que leurs remarques judicieuses, lors de ma soutenance, m’ont été bien utiles pour revoir ce travail.

PRÉAMBULE

Une chose est de voir, une autre de donner à voir. Maître Eckhart a une façon bien à lui de mettre en œuvre ce qui fait le cœur de la vie des Frères Prêcheurs : contemplata aliis tradere1. Pour lui, il ne s’agit pas de transmettre aux autres le fruit de sa contemplation mais de leur transmettre les conditions de possibilité de son expérience de voyant. Il ne transmet pas un « quoi » mais un « comment ». C’est dire qu’il y a chez Eckhart une transcendantalité de l’expérience. Cette transcendantalité concerne autant son œuvre latine que son œuvre vernaculaire. Elle se lit à travers le projet de l’Opus tripartitum comme dans la prédication. Ici et là, la modalité de langage est différente, mais l’objectif est le même : laisser naître en soi un rejeton, une espèce intelligible, dont l’intellect n’est que le réceptacle passif. Cet objectif est motivé par une conviction de foi en accord avec le néoplatonisme : Dieu est non seulement l’auteur de la vie, mais il est aussi l’opérateur premier des actes de tous les vivants. À cette opération, ni les actes de connaissance ni les actes de langage ne font exception. Que le cycle des sermons de la naissance de Dieu dans l’âme soit contemporain de l’élaboration de l’Opus tripartitum n’est pas fortuit2. De part et d’autre, Eckhart y fait montre de la même décision concernant le rôle que joue l’intelligence dans la connaissance de Dieu. Toute production d’une représentation par l’intellect est écartée au profit d’une présence vivante et agissante. Comme l’a montré Bernard McGinn, The Presence of God, c’est-à-dire la conscience de la présence immédiate de Dieu, est la notion la plus pertinente pour qualifier la mystique chrétienne en général, et, parmi elle, la mystique eckhartienne3. La gegenwerticheit gotes est un trait fondamental de la pensée de Maître Eckhart. Tout son langage est un appel incessant à se « laisser pénétrer par la présence

THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, IIIa Pars, q. 40, a. 1, ad 2. Voir L. STURLESE, « Meister Eckhart in der Bibiotheca Amploniana », 1995, p. 434446 ; G. STEER, « Predigt 101 », 1998, p. 247-288; « Meister Eckharts Predigtzyklus von der êwigen geburt », 2000, p. 253-281. 3 B. MCGINN, The Mystical Thought of Meister Eckhart: The man from whom God hid nothing, 2001, p. 132-133, trad. fr., Maître Eckhart: L’homme à qui Dieu ne cachait rien, 2017, p. 280-281. 1 2

2

PRÉAMBULE

divine » (mit götlîcher gegenwerticheit durchgangen sîn)4. Dans cette perspective, le locuteur et celui à qui il s’adresse sont logés à la même enseigne : ils sont tous deux transis par une opération qui émane d’un fond inaccessible. Par conséquent, parler de Dieu n’est pas émettre un signe qui soit apte à produire en l’autre un concept correspondant à ce dont il tient lieu. Le rôle du théologien ou du prédicateur consiste à conduire autrui là où Dieu s’engendre lui-même en proférant son Verbe dans l’intime de l’âme. À l’instar de la démarche socratique, Maître Eckhart déploie une activité maïeutique. Cependant, chez lui, ce ne sont pas les âmes qu’il faut accoucher (Théétète, 150b), mais Dieu lui-même : « l’âme enfante à partir d’elle-même Dieu à partir de Dieu en Dieu » (diu sêle gebirt ûzer ir got ûz got in got)5. Par ce déplacement, il est possible d’identifier la théologie à une obstetricandi scientia. Cette expression originale apparaît chez Eckhart au début du Commentaire du livre de l’Exode  : [C]omme dans une œuvre sainte, il y a deux choses, l’affection intérieure et l’acte extérieur (affectus interior et actus exterior), ainsi dans la récompense, il y a deux choses, comme le dit avec justesse l’Ecclésiastique (33,15) : « deux contre deux ». Toutefois Grégoire expose la proposition et Thomas la justifie en Somme théologique (II. II, 9 101 a. 4 ad. 4). Mais on aurait pu dire brièvement dès le début que les accoucheuses n’ont pas menti ; et la question ne se poserait plus du tout. En effet, il est possible qu’il soit vrai que beaucoup de femmes hébraïques eussent la « science » de l’accouchement (obstetricandi scientiam)6.

Alors qu’il s’apprête à traiter de la possibilité de l’attribution de noms à Dieu, Maître Eckhart place d’abord son lecteur devant un questionnement éthique. Les femmes hébraïques peuvent-elles être récompensées d’avoir menti à Pharaon ? La réponse est oui, car il y a une autonomie de la vérité par rapport au signe qui l’énonce. L’acte de parole prononcé à l’extérieur (actus exterior) dépend avant tout de l’affection intérieure du locuteur (affectus interior). À travers cette casuistique, Eckhart émet un avertissement sur le statut vériconditionnel de son langage. Il engage son lecteur à une attention envers la manière dont il est affecté directement par la chose-même dont il entend traiter. Parler d’une obstetricandi scientia est un clin d’œil à Socrate. L’enseignement est parabolique et il n’est pas dépourvu d’ironie. C’est d’ailleurs par un déplacement du sens 4 M. ECKHART, Die rede der underscheidung, DW V, p. 234, cité par McGinn, op. cit., p. 132, trad. fr., p. 282. 5 M. ECKHART, Predigt 43/29, DW II, p. 328, AH-EM, p. 237. 6 M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 4, LW II, p. 11, trad. P. Gire.

PRÉAMBULE

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obvie de l’expression biblique, qui concerne concrètement l’habilité des accoucheuses, que le Thuringien avertit son lecteur. Il révèle à qui peut l’entendre que le mensonge ne consiste pas à contredire la vérité sur un plan propositionnel mais à ne pas s’accorder avec elle dans le vécu. Tout au long du commentaire, il faudra donc appliquer la méthode socratique à la lecture de l’écriture pour en découvrir le sens. Voilà pourquoi le travail relèvera d’une obstétrique hébraïque tout en confirmant le « dict socratique : je sais que je ne sais pas, ce qui revient à dire : de Dieu, je sais seulement que je ne le sais pas » (illud Socraticum: hoc scio quod nescio, quasi dicat: hoc solum de deo scio quod ipsum nescio)7. Quelle sera alors la connaissance qui découlera de ce non-savoir ? Précisément celle de n’accepter aucune proposition qui ne soit vérifiée par une expérience de vie. À l’instar de Socrate, Eckhart invite donc ses lecteurs à un exercice spirituel. Tout langage est limité à une fonction indicielle. Si la chose reste indéfinissable par le signe, elle est néanmoins participable : Seul le juste connaît la justice. Et seule cette participation du juste à la justice est susceptible d’engendrer un concept dans l’âme, pour autant que celui qui agit soit attentif à la passivité qui le transit. Autrement dit, se détournant de ce qui est conçu par l’intellect, Eckhart opte pour ce qui est conçu dans l’intellect. D’où le fait qu’il n’est pas possible d’enseigner à autrui par la production d’un savoir théorique. Comme Socrate, Eckhart « ne possède aucun savoir transmissible, il ne peut faire passer des idées de son esprit dans l’esprit d’autrui »8. Cela signifie-t-il que le Thuringien définit la théologie par la science pratique et non par la science spéculative ? Non, telle ne sera pas son option. Comme il le déclare dans le Sermon parisien pour la fête de saint Augustin, Eckhart choisit de présenter la théologie comme le cadre spéculatif de la pratique9. Cette articulation est possible grâce à un dédoublement de l’éthique. Dans ce sermon, qui fait office de discours programmatique, Eckhart dévoile son architectonique des sciences philosophiques. Elle est calquée sur le modèle de Boèce, via le commentaire de Clarembeau d’Arras10. Bien que la classification boécienne fasse partie du paysage de la scolastique parisienne, comme on

M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 184, DW II, p. 158, trad. P. Gire légèr. modif. P. HADOT, « La figure de Socrate », 1998, p. 30-31. 9 M. ECKHART, Sermo die B. Augustini, Parisius habitus, Vas auri solidum, LW V, p. 85-99, trad. M. Mauriège dans : Les mystiques rhénans, 2010, p. 37-41. 10 CLAREMBALDIS ATREBATENSIS, Tractatus super librum Boetii De Trinitate, 1926, p. 26-105. 7 8

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PRÉAMBULE

peut le voir chez Thomas d’Aquin11, Eckhart y apporte une retouche originale. La théologie (theologia) y apparaît comme la sous-partie éthique, et non pas métaphysique, de la science théorique ou spéculative. À ce titre, elle se range effectivement dans l’exercice spéculatif qui correspond à l’acte de cogitatio. Or, la théologie n’a pas le monopole de l’éthique puisque celle-ci est d’abord une des trois grandes parties de la triade : theorica, logica, ethica. Là, elle est abordée sur le plan pratique qui correspond à l’exercice d’operatio. Par conséquent, l’éthique se dédouble pour être abordée tantôt spéculativement (ethica sive theologia) et tantôt pratiquement (ethica sive practica). La théologie a donc pour mission de relire spéculativement (cogitatio) ce qui se joue sur un plan pratique (operatio). Cette originalité nécessite précisément un rapport intime entre la cogitatio et l’operatio. La question se pose alors de savoir comment ce rapport est régi dans la logica, c’est-à-dire dans les actes de langage (locutio). Cette architectonique sera-t-elle abandonnée par la suite ? Dans le Commentaire de l’Évangile selon saint Jean, ainsi que dans le Livre des paraboles de la Genèse, Eckhart présente une autre répartition : de divinis, moralibus et naturalibus12. Ici, la théologie ne se situe pas du côté éthique mais comme substitution de la logique. Cette tripartite est plus proche du schéma fondamental : éthique, physique, époptique (ou théologie), qui sera adopté par les études philosophiques de la fin du Ier siècle après J.-C. jusqu’à la fin de l’Antiquité13. De leur côté, les néoplatoniciens la transformeront en ascentio mentis ad Deum, l’éthique correspondant à la voie purgative, la physique à la voie illuminative et l’époptique à la voie unitive. Mais Eckhart ne suit pas cet ordre ascensionnel. En tête de son schéma triadique, la théologie n’est pas la visée ultime de la philosophie, mais son point de départ. Le Verbe divin se situe en amont du discours, comme sa condition de possibilité. Par ailleurs, l’usage de cette tripartition plus antique que médiévale présente un avantage qui la rend proche de l’architectonique programmatique du Sermon pour la saint Augustin. En effet, comme cela apparait déjà dans ce sermon, le monde antique proposait une « sagesse » (sapientia) que la « science » (scientia) médiévale était tentée d’oublier. Voilà pourquoi, dans l’Antiquité, « la ligne qui, pourrait-on dire, sépare le théorique du pratique ne se situe Cf. THOMAS D’AQUIN, Super Boethium De Trinitate, III, q. 5, a. 4, arg. 5. M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 186, LW III, p. 156; Liber parabolarum Genesis, § 4, LW I/1, p. 454. 13 Cf. P. HADOT, « Les divisions des parties de la philosophie dans l’Antiquité », 2014, p. 25-53. 11 12

PRÉAMBULE

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pas entre l’éthique et les autres parties de la philosophie »14. Selon le commentaire de Jean Greisch, on assite à un « lien organique » entre les disciplines de la philosophie15. Ce décloisonnement est perçu par Eckhart comme une opportunité pour la théologie. Discourir sur Dieu consiste à offrir un cadre théorique pour une théologie pratiquée. Parler de Dieu à la troisième personne, en tant que sujet d’un prédicat (ex : Dieu est juste), n’a de sens que si le théologien ou le prédicateur donne en même temps à son allocutaire la possibilité de se placer là où il pourra expérimenter la vérité de cette proposition. Autrement dit, il n’y a aucun énoncé quidditatif qui soit directement adéquat à la théologie ou à la prédication car l’essence même de Dieu est indissociable de son anité. En bref, pour Maître Eckhart, je ne peux dire qui est Dieu sans éprouver le fait qu’il est. J’aurai beau accumuler tous les savoirs théoriques sur Dieu, si je ne l’expérimente pas, mon savoir est inutile. Cette radicalité théologique est une option qui est loin d’être partagée par tous ses contemporains. En effet, au début du XIVe siècle, souffle un vent de sémantisation du langage théologique. Tandis que précédemment, le théologien était d’abord attentif à l’ordre descendant qui allait de la chose au signe via les affections de l’âme, il est maintenant beaucoup plus enclin à élaborer l’ordre ascendant par lequel le signe, qu’il soit oral ou écrit, se réfère à la chose, qu’elle soit mentale ou extra-mentale. L’intentio, par laquelle l’intellect était maintenu en lien actuel avec la chose visée, est réduite à la suppositio, liant le signe à la chose à laquelle il réfère. La chaine entre réceptivité et spontanéité de l’intellect est brisée au profit de la mise en place de la chaine sémantique où prime le rapport du signe au signifié. La règle signum signi [est] signum signati remplace la règle du Liber de causis : causa causa est causa causati16. Le signe devient lui-même causatif. Désormais, le locuteur signifie, à savoir qu’il suscite une intellection chez son allocutaire. Il en résulte une autonomie du langage théologique vis-à-vis de ce dont il doit traiter. Cette autonomie se traduit par une rupture entre quiddité et anité. En effet, l’anité est cela même qui ne peut être signifié. En tant que cause première, l’anité est cause du langage qui est son effet. Elle est donc d’ores et déjà irrécupérable par le biais du langage. Parler de Dieu comme absent consiste à rendre son absence possible hors du discours de vérité. Là où la présence de Dieu n’assure plus la véracité du langage théologique, ce 14 15 16

P. HADOT, « La philosophie antique : une éthique ou une pratique ? », 2014, p. 164. J. GREISCH, Vivre en philosophant, 2015, p. 217. Cf. G. SONDAG, Introduction à Duns Scot, Signification et vérité, 2009, p. 28.

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PRÉAMBULE

langage a déjà perdu son lieu de vérifiabilité. Telle est la perte ou l’oblitération que tente d’enrayer Eckhart, au moment même où le tournant sémantique est en train de s’opérer. Sa tentative ne consiste pas à réitérer la controverse entre Bernard de Clairvaux et Pierre Abélard. La théologie universitaire n’est pas intrinsèquement une « stupidologie » (stultilogia)17. Eckhart ne la quitte donc pas pour se réfugier dans la prédication, comme si cette dernière était l’unique voie pour parler de Dieu. Au contraire, en mettant en lumière l’irréductibilité de l’anité au signe au sein même de la théologie, il est possible de manifester l’inanité de son opposition à la prédication. Toutes deux ont pour objectif de faire connaître Dieu et cette connaissance est fondée dans la même nécessité d’abandonner tout signe lorsqu’il a joué son rôle d’indicateur du lieu de l’engendrement. La connaissance est une inconnaissance. Maître Eckhart s’engage donc dans une voie théologique d’un style nouveau qui déjoue par avance la distinction entre « théologie scolastique » et « théologie monastique »18. Si ce style est appelé « mystique », en référence directe avec Denys l’Aréopagite, l’inconnaissance à laquelle convie le Thuringien n’est pourtant pas assimilable à celle de son prédécesseur. L’hyper-essentialité dionysienne est placée par Eckhart au cœur de l’interior intimo meo d’Augustin. D’où un remaniement décisif du rapport entre immanence et transcendance qui requalifie considérablement l’ineffabilité. La causalité divine est partout présente en amont du signe, en tant qu’indétermination irrécupérable par la détermination qu’elle produit. Cette présence se traduit par une alliance spécifique de la causalité et du signe, qui est particulière à Eckhart. Telle est l’originalité qu’il s’agit de mettre en lumière. Lorsque nous abordons la philosophie médiévale, il faut nous attendre à des surprises. Comme nous avertit Alain de Libera, « le Moyen Âge n’existe pas »19. À savoir, il n’y a pas un référentiel médiéval unique, mais des pluralités interprétatives qui s’entrelacent. D’où « deux contemporains n’habitent pas nécessairement le même temps »20. Deux théologiens peuvent bien entrer en disputatio, sur base d’un lexique apparemment commun, sans pour autant avoir accès au génie de leur interlocuteur. Bien qu’ancré dans la tradition, le « style » eckhartien est apparu comme tellement innovateur qu’il a prêté à de nombreux malentendus. Le 17 BERNARD DE CLAIRVAUX, Epistula 190, éd. Leclercg et Rochais, Sancti Bernardi Opera, t. VIII, 1977, p. 17-40. 18 M.-D. CHENU, La théologie au douzième siècle, 1957, p. 343. 19 A. DE LIBERA, La philosophie médiévale, 1993, p. XIII. 20 Ibid., p. XIV.

PRÉAMBULE

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problème, ce n’est pas que le Thuringien dise autre chose que les autres maîtres parisiens, mais bien qu’il se permette de « traiter autrement le langage »21. Découvrir que la théologie peut être inséparablement une science spéculative et une science pratique, par la naissance de Dieu en moi, nécessite une analyse spécifique. La méthode à suivre consiste à considérer son œuvre, tant latine qu’allemande, par le biais des actes de langage. Il s’agit de tenter de dévoiler la stratégie rhétorique mise en place par Eckhart, en constatant sa manière originale d’articuler la grammaire et la logique. Alors seulement, nous verrons peut-être apparaître à quel point Maître Eckhart est « indissolublement et partout Lesemeister et Lebemeister »22.

21 M. DE CERTEAU, « Un préalable : le “volo” (De Maître Eckhart à Madame Guyon) », dans : La fable mystique, I, 1982, p. 225-242, ici, p. 26. 22 A. DE LIBERA, « Mystique et philosophie : Maître Eckhart », 1994, p. 318-340, ici, p. 320.

INTRODUCTION GÉNÉRALE

Apprendre à lire l’œuvre de Maître Eckhart est-il possible sans, aussitôt, apprendre à vivre  ? Depuis les travaux précurseurs de Fernand Brunner, il est dorénavant admis que le Thuringien n’est pas tantôt scolastique, tantôt mystique. Dire que son mysticisme est spéculatif revient à affirmer que nous avons affaire à « une spéculation qui change la vie »23. Cela signifie, précise Brunner, que ce mysticisme « ne se présente nulle part comme une démonstration qui nous dispenserait de la décision et de l’engagement »24. Survient alors la question : comment la démonstration et la décision s’articulent-elles, tant sur le versant latin que sur le versant allemand de son œuvre ? Si la spéculation ne peut boucler sur elle-même sans recourir à l’implication existentielle, comment Eckhart procède-t-il pour que ce moment « mystique » (mustikos) puisse être entendu de son auditeur ou de son lecteur ? Ce questionnement touche d’abord les actes de langage, le rapport du vouloir-dire et du dire. Mais, à partir de là, survient une série de problèmes qui nécessite un élargissement de la problématique. D’une part, se pose la question du rapport entre le rationnel et l’irrationnel. Le procédé implicatif est-il une sortie vers l’irrationalité ou fait-il intrinsèquement partie de la rationalité elle-même ? À la suite de Brunner, Jean Ladrière affirme que le cas de Maître Eckhart est un analogon pour montrer que tout système philosophique vit d’un présupposé que l’on peut qualifier de « mystique »25. En se situant sur le plan de l’effectuation du discours (in actu exercito), et non plus uniquement sur le plan de la signification (in actu signato), il serait possible de mettre en lumière la prise de position du locuteur à l’égard de son objet. Cela est possible car « le discours, entendu comme enchaînement de propositions, peut être considéré en tant que mise en œuvre d’un ensemble complexe d’opérations, qui organise selon un certain ordre les propositions qui le composent »26. D’autre part, si tel est le 23 F. BRUNNER, « Mysticisme et rationalité chez Maître Eckhart », 2012, p. 204-231, ici, p. 65. 24 Ibid. 25 J. LADRIÈRE, « Métaphysique et mystique », 1993, p. 99-119. Cf. mon article « Le langage de Maître Eckhart. Un analogon pour la scientificité de la théologie selon Jean Ladrière », dans : J. Leclercq et Th. Scaillet (dir.), Lire Jean Ladrière. Une introduction à son oeuvre, 2019, p. 135-151. 26 Ibid., p. 102, note 13.

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cas, l’analyse des actes de langage chez Eckhart doit également permettre de préciser ce qui unifie, et aussi ce qui distingue, ses traités scolastiques et sa prédication vernaculaire. Enfin, cette précision soulève le problème fondamental de la scientificité du discours eckhartien, et, à travers lui, le problème de la scientificité de tout discours théologique. Même si Eckhart ne l’a pas posée de manière aussi explicite que ses contemporains médiévaux, nous n’éviterons donc pas la question fondamentale : la théologie est-elle une science spéculative ou une science pratique ? La problématique de cette étude présente plusieurs objectifs emboîtés. Primo, il s’agit de montrer la spécificité des actes de langage dans l’ensemble de l’œuvre eckhartienne. Secundo, réaliser cet objectif nécessitant un passage en revue des textes eckhartiens, cette étude a également pour but de promouvoir une nouvelle présentation de la pensée de Maître Eckhart sur base d’un fil conducteur unificateur. Tertio, ce travail veut mettre à jour une rationalité élargie qui, parce qu’elle soumet le propositionnel à l’opératoire, permet de mieux rendre compte que Maître Eckhart ne pose pas de frontière discursive entre le philosophique et le théologique. Quarto, l’objectif ultime de cette étude consiste à se demander si la scientificité spécifique de la théologie eckhartienne peut avoir un impact pour réviser la théologie actuelle. Il y va ni plus ni moins de la question de la validité, c’est-à-dire de la vériconditionnalité, du discours théologique en tant que tel. Précisons encore : l’objectif de cette étude consiste à mettre à jour un type de rationalité où l’expérience est requise pour la justification de ses propositions. L’hypothèse à vérifier est la suivante : le discours spéculatif de Maître Eckhart énonce les structures constitutives et universelles d’une expérience singulière et incommunicable qui s’atteste dans un « pâtir » au cœur même de l’action concrète. Ce « moment mystique », comme donation originaire, joue un rôle « fondateur » de la rationalité27. Il est le présupposé non thématisable sur lequel l’ensemble du langage est construit. Les propositions énoncées peuvent se lire, soit à titre anticipatif, soit à titre ratificatif. La transition entre ces deux types de lectures, l’une formelle et vide, et l’autre remplie par une intuition, se passe précisément dans l’ethos, qui est l’autre du discours en tant que tel. Les énoncés sont les conditions de possibilité d’une participation effective sans laquelle ils restent des attributions non validées. La voie que

27

226.

F. BRUNNER, « Mysticisme et rationalité chez Maître Eckhart », art. cit., p. 113,

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j’emprunte ici est déjà toute tracée par Brunner : « Cette doctrine spéculative est inséparable de son corrélat éthique, car pour se saisir effectivement, et non seulement en imagination, comme étant par l’être de Dieu, comme bon par la bonté de Dieu, etc., il faut se défaire de non-être et du mal »28. Apprendre à lire et à vivre : appliquée à l’œuvre du mystique rhénan, la méthode de Pierre Hadot doit être transférée de la philosophie antique vers la philosophie médiévale. On sait que ce dernier a d’abord considéré le Moyen Âge comme une éclipse de la philosophie pratique par la théologie spéculative, même s’il a nuancé cet avis29. Sans méconnaitre ces réticences, un certain nombre de médiévistes (Jean-Luc Solère, Olivier Boulnois, Christian Trottmann,…) ont opéré une percée décisive en considérant les textes médiévaux comme exercices spirituels30. Dans cette voie, Olivier Boulnois a montré combien il était réducteur de s’arrêter à une « histoire monolithique et finalisée » des « métaphysiques médiévales »31. Ainsi voyons-nous apparaître des métaphysiques rebelles au modèle aristotélicien d’une science strictement attributive parce qu’elles poursuivent le même but que la pensée néoplatonicienne : atteindre la béatitude. Il faut désormais acter ce point d’une importance capitale : « Toute la dimension éthique de la scolastique insiste sur le fait qu’on n’atteint pas ce but par la seule contemplation, mais encore à condition de remplir des conditions éthiques particulières »32. Or, précise encore Olivier Boulnois : « le souci de soi est évidemment au cœur de l’œuvre d’un auteur comme Maître Eckhart, à la fois docteur et pasteur, maître de l’École (Lesemeister) et maître de vie (Lebemeister) »33. C’est dire que la méthode choisie doit pouvoir déceler quels sont les actes de langage qui permettent à l’ethos de trouver place à la fois sur le versant scolaire et sur le versant vernaculaire de la pensée eckhartienne. Cette méthode, qui sera d’abord herméneutique puisque nous avons affaire à des textes, sera inséparablement sémiotique et phénoménologique. Sémiotique, la méthode doit dévoiler la triple dimension syntaxique, sémantique et pragmatique du langage eckhartien. Cela passe, F. BRUNNER, « Maître Eckhart et le mysticisme spéculatif », 1970, p. 8. Cf. P. HADOT, Exercices spirituels et philosophie antique, 1987, p. 56-57, 222-225 ; Qu’est-ce que la philosophie antique  ?, 1995, p. 381. 30 Cf. J.-L. SOLÈRE ET Z. KALUZA (dir.), La servante et la consolatrice, 2002. Voir aussi : C. STEEL, « Medieval Philosophy : an Impossible Project ? », 1998, p. 152-174. 31 O. BOULNOIS, Métaphysiques rebelles. Genèse et structure d’une science au Moyen Âge, 2013, p. 61. 32 Ibid., p. 62. 33 Ibid. 28

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

chez un philosophe médiéval, par l’analyse de la mise en œuvre du trivium : grammaire, logique, rhétorique34. Pour Eckhart, le rapport des signes (grammaire) aux concepts (logique) est régi par une performance communicative dont le but est de faire accéder aux choses-mêmes (rhétorique), le situant ainsi de manière originale parmi ses contemporains dans le tournant linguistique du XIVe siècle35. La méthode phénoménologique n’est donc pas appliquée de manière descriptive, comme venant après ou à côté de la sémiotique, mais de manière structurelle. Ayant pour but « de distinguer dans le phénomène, ce qui est construit et ce qui est donné »36, elle rend en même temps lisible l’articulation du langage formel (construit) avec l’intuition matériale (donné). De la sorte, elle se confond avec les actes de langage en tant que ceux-ci n’ont pas pour objectif de valoriser des propositions au détriment d’autres, pour harmoniser le discours théologique, mais de provoquer une sortie hors langage, qui demeure pourtant cadrée par le langage lui-même. C’est précisément pour cette raison que nous avons affaire à une « mystique spéculative »37. Cette « performance communicative » (kommunicative Leistung) a déjà été étudiée sur le versant de l’œuvre allemande, par Burkhard Hasebrink38. Elle s’explicite par l’articulation d’une « cohérence thématique » et d’une « cohérence pragmatique ». En prédicateur, Eckhart use de formes incitatives, analysables de manière grammaticale et logique, dont le but est précisément d’inviter les auditeurs à pratiquer les opérations par lesquelles ils pourront connaître la chose-même. Cela ne signifie pourtant pas que le « déplacement des frontières » (Grenzverschiebung) entre le latin et le moyen haut-allemand soit l’occasion d’un passage à un langage « non-scientifique et pragmatique » comme le suggère Hasebrink39. Mon étude s’attache à montrer, au contraire, que la dimension pragmatique fait intimement partie du langage scientifique tout en recourant à d’autres stratégies rhétoriques. En maître scolastique, Eckhart ne peut user des mêmes formes verbales directes. La méthode consiste alors à déceler les formes d’un langage indirect, qui s’exprime par l’intermédiaire de règles et de tropes. En résumé, où que nous soyons dans l’œuvre eckhartienne, 34 I. ROSIER-CATACH, La parole comme acte, 1994 ; F. RASTIER, « La triade sémiotique, le trivium et la sémantique linguistique », 2008, n° 111. 35 Cf. CL. PANACCIO, Les mots, les Concepts et les Choses, 1991. 36 O. BOULNOIS, Être et représentation, 1999, p. 16. 37 J. QUINT, « Die Sprache Meister Eckhart als Ausdruck seine mystischen Geisteswelt », 1928, p. 686. 38 B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, 1992, voir p. 47 et 56. 39 B. HASEBRINK, « Grenzverschiebung: Zu Kongruenz und Differenz von Latein und Deutsch bei Meister Eckhart », 1992, p. 369-398.

INTRODUCTION GÉNÉRALE

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la méthode consiste à analyser « l’ensemble des dispositions selon lesquelles est intrinsèquement constitué le champ de l’expérience, ce par quoi peut advenir la dimension du sens »40. Cette étude se présente en trois grandes parties : I. « Théologie axiomatique : parler autrement de Dieu » ; II. « Commentaires et prédications latines » ; III. « Traités et sermons allemands ». Ce choix est motivé par un triple impératif. Primo, l’ensemble de l’œuvre eckhartienne est abordée en respectant la consigne de lecture faite par Eckhart dans le Prologue général. À savoir, l’herméneutique des expositions nécessite d’abord la dispute des questions, elles-mêmes portant sur la mise en œuvre des propositions. Secundo, cette présentation cherche à mettre en relief l’unité entre les textes latins et les textes en moyen haut-allemand (Mittelhochdeutsch), tout en respectant deux corpus distincts. Tertio, tout en tenant compte de ces deux premiers impératifs, on tâchera aussi de faire droit à la chronologie des œuvres en suivant les recherches actuelles. La coordination de ces trois facteurs (consigne, latin/moyen hautallemand, chronologie) converge vers une tripartite dans laquelle la première partie, latine (propositions et questions), fait office de guide de lecture pour les deux autres parties : exposition latine et exposition allemande. Voilà pourquoi la première partie se présente comme une axiomatique qui va conditionner le rapprochement entre les actes de langage tant des textes scolastiques que des textes vernaculaires. Rappelons que cette dernière subdivision ne correspond pas à la distinction entre traités et sermons, car ces deux genres littéraires (et oraux) existent dans les deux langues pratiquées par Eckhart. Notons enfin que, pour faciliter la lecture, chaque grande partie de cette étude sera dotée d’une introduction et d’une conclusion. Ce dispositif n’est pas seulement à l’usage des lecteurs pressés mais contient une véritable pédagogie de l’ensemble du travail. Comme tout choix est déjà un engagement, j’assume le cercle herméneutique qui consiste à dire que l’opus tripartitum ne concerne pas que le corpus latin mais qu’il convient aussi, de manière adaptée, au corpus en Mittelhochdeutsch. Si tel n’était pas le cas, nul ne pourrait parler d’unité entre la scolastique et la mystique chez Eckhart.

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J. LADRIÈRE, « Métaphysique et mystique », p. 102, note 13.

PREMIÈRE PARTIE

THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

Introduction I

Entrer dans l’œuvre eckhartienne nécessite un peu de recul et un élargissement du regard afin de mieux la parcourir. Il s’agira de la traverser par la lecture mais aussi de passer à travers vers la vie (durchbrechen). Voilà pourquoi une mise au point sur le choix de l’opus tripartitum précède ici le commentaire suivi des textes eckhartiens. Nous verrons se dessiner une axiomatique qui n’est pas établie pour dire autre chose sur Dieu mais pour parler autrement de Dieu que d’autres contemporains scolastiques. C’est justement ce « parler autrement » qui est fondamental chez Eckhart. On apercevra rapidement que, dans le sillage d’Alain de Lille, le Thuringien fait œuvre d’une véritable innovation axiomaticopratique. Cette nouveauté lui permet de se dégager de la nécessité de choisir entre des propositions au détriment d’autres. En effet, la disputatio se faisant avant la lectio, elle porte sur la façon d’appliquer les règles à la lecture, et donc sur la manière dont le lecteur ou l’auditeur s’engage vitalement dans sa lecture. Le Lesemeister propose un guide pratique de la lecture pour une lecture pratiquée. Ceci va, de fait, entraîner un nouvel usage du trivium. En effet, les choix grammaticaux orientent une dialectique permettant ou non une ouverture vers l’existence (de secundo adiacente/de tertio adiacente), en fonction d’une rhétorique délibérée. À savoir, la rhétorique, comme moyen de communication de quelque chose à autrui, détermine les modalités du discours. C’est le rhéteur qui opte pour telle structure de phrase plutôt que telle autre afin de se faire entendre par celui à qui il s’adresse. Ce vouloir-dire est déterminant. Il permet l’utilisation de moyens langagiers, explicites ou implicites, en vue d’une performance opérative. Il y va d’une performance par laquelle le mot renvoie d’abord et avant tout à une opération, une réalisation ou un faire (to perform)41. Seule l’action permettra d’accéder à la « chose » dont le discours entend traiter. Or, comme l’opération peut être thématisée sous la forme verbale ou substantive (operare, operatio), elle sera donc présente à titre propositionnel dans le discours. Mais, elle y sera 41 Cf. J.-L. AUSTIN, How to do Things with Words, 1962, trad. G. Lanne, Quand dire, c’est faire, 1970, rééd. 1991. Cf. aussi F. RÉCANATI, Les énoncés performatifs, 1981, p. 29-37 ; J. LADRIÈRE, L’articulation du sens, T. II. Les langages de la foi, 1984, p. 10 ; B. CASSIN, « La performance avant le performatif ou la troisième dimension du langage », 2011, p. 113-147.

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THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

comme une annonce de ce qui est à vivre afin d’en percevoir la vérité. Autrement dit, le lien entre le signe et la chose se joue dans la manière d’appréhender le concept. Cela sera possible par la mise en place de règles pour parler autrement. Les règles grammaticales vont permettre à la dialectique de se centrer non seulement sur ce qui est dit mais aussi sur l’accord entre les partenaires en vue de percevoir la même chose. Sémiotiquement, le plan pragmatique va déterminer le plan sémantique et non l’inverse. Par conséquent, le signe ne va pas fonctionner d’abord comme le référent direct à une chose, sur le mode du substitut ou de la substitution. Le signe est là pour interpeller le locuteur de façon à ce que ce dernier soit prêt à recevoir la chose telle qu’elle se donne elle-même. Cette interpellation du locuteur se fait de diverses manières. Dans un premier temps, des règles sont établies via le plan grammatical et logique, créant ainsi un contrat herméneutique entre les lecteurs. Thématisées sur le mode du transcendantal, par un dédoublement in abstracto/in concreto, ces règles légifèrent non seulement les conditions de possibilité du discours, mais aussi, à travers elles, les conditions de possibilité de l’engagement dans le discours. Autrement dit, la logique, devenant ce que Pierre Hadot nomme une « logique pratiquée », s’ouvre aussitôt à l’éthique42. Il ne peut y avoir de dévoilement de l’abstrait sans passer par la pratique concrète. Aussi, relisant Proclus en stoïcien, Eckhart affirme que seule la participation de l’inférieur à l’action du supérieur lui permet d’accéder, en acte, à la connaissance de celui-ci. La révolution est considérable. Le néoplatonisme n’est pas considéré par Eckhart comme une montée noétique vers le Dieu ineffable, dans une tension intellectuelle qui se dégagerait aussitôt des contingences matérielles. Entre Denys et Eckhart, la modalité de conversion s’est déplacée vers la vie ordinaire. Il ne fait pas de distinction entre initiés et non-initiés intellectuels, mais entre vigilants et non-vigilants à ses propres actes, à la manière socratique. La voie noétique est impensable sans l’engagement pratique car, encore une fois, l’abstraction se fait au cœur de l’acte concret et non détaché de ce dernier. Cela veut dire que, chez Eckhart, Dieu est rencontré dans la facticité. Pour cela, la condition est celle d’un étant attentif. En étant attentif uniquement au fait d’être, à l’exclusion de toute attention vers un étantceci ou un étant-cela, l’ens (concret) expérimente sa participation à l’esse (abstrait). Ainsi, les conditions sont réunies (transcendantalité) pour dépasser l’impossibilité de dire quoi que ce soit de l’esse. Accessible par le fait qu’il est (anitas), l’esse peut être désigné sur le plan propositionnel 42

P. HADOT, « La philosophie antique : une éthique ou une pratique ? », p. 165.

INTRODUCTION I

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sans pour autant que l’on puisse définir son essence (quiditas). Le transcendantal fonctionnant sur le double mode concret/abstrait se présente donc comme une structure spéculative encadrant la pratique. La chose à désigner ne vient à l’évidence que dans l’expérience, assurant ainsi la vériconditionnalité du discours. Voilà pourquoi la première proposition de l’opus tripartitum n’est pas : Deus est esse, mais esse est Deus. Cette formule, spéculative s’il en est, inverse le rapport entre le sujet et le prédicat. C’est Deus qui assure le rôle de déterminant de l’esse, et non l’inverse. Il y a donc, chez Eckhart, une rhétorique de l’être qui rend possible toute théologie. Cette rhétorique est non seulement antéprédicative, mais plus encore, elle demeure, comme telle, a-prédicative. Pour Dieu, dire c’est faire : dei dicere est suum facere43. Cette unité du dire et du faire est à jamais irrécupérable sur le plan langagier. L’homme n’y accède qu’en étant attentif à l’esse qui le traverse. L’être est à lui-même sa vérité. Chez Eckhart, le vrai n’a pas besoin d’ajouter à l’étant, comme chez Thomas d’Aquin. En s’intéressant à l’identité de l’esse et de l’intellectus, les Questions parisiennes disputent donc ce qui fait le cœur des propositions eckhartiennes. Comme l’être n’est pas l’autre de l’intellect, il ne peut s’opposer à lui de manière déterminative ou quidditative. L’intellect humain ne peut rejoindre Dieu que là où l’être se dit lui-même. Il faut alors mettre en lumière que ce dire, ne pouvant s’étaler dans le discours, se dévoile sous la forme d’une affection immédiate interne, qui est une auto-attestation incommunicable. Parce que l’être et l’intelliger viennent d’une unique source, l’intellect humain est réellement en relation avec l’être. Cette co-appartenance de l’être et du penser, comme Heidegger ne cessera de le répéter à partir du dict parménidien (to gar auto noein estin te kai einai), interdit à l’intellect toute détermination de l’être44. Eckhart traduit cela en affirmant que l’image qui se forme dans l’intellect est entièrement dépendante de ce dont elle est l’image. Toute tentative de saisie de l’image en dehors de l’acte qui la génère devient un obstacle à la connaissance de Dieu. L’intellect humain est ainsi constitué qu’il peut s’ouvrir à une intelligence intuitive de Dieu antérieurement à toute détermination. L’involution mutuelle de l’être, du vivre et de l’intelliger traverse la créature d’une manière distendue. C’est par la vie même que le rapport de l’esse et de l’intelliger se découvre à l’homme rationnel. Ceci explique que Maître Eckhart soit aussi réfractaire à l’usage des species comme des représentations de Dieu dans l’intellect. 43 44

M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 8, LW I/1, p. 191. PARMÉNIDE, Poème, Fragm. III ; M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik, 1935.

D’un nouvel usage du Trivium (Opus tripartitum)

Grâce à l’interprétation par Boèce du Peri Hermeneias, selon laquelle les signes ne se rapportent aux choses que via les concepts, l’ordre du langage est clairement distingué de l’ordre des concepts. Il s’agit là d’une véritable « révolution » épistémologique45. La distinction entre grammaire et dialectique nécessite de convenir de règles qui régissent la véracité du discours, sous peine de sombrer dans une véritable amphibologie. À considérer les efforts des scolastiques pour surmonter cet écueil, ils ont parfaitement compris que s’y jouait un moment décisif concernant la transmission de la Révélation elle-même. Le rapport entre inspiration et interprétation des Écritures est désormais problématisé. Comme l’a rappelé Gilbert Dahan, une nouvelle tension apparait entre l’auteur divin et l’auteur humain46. La notion de « dictée », telle qu’on la trouve chez Augustin ou Grégoire le Grand47, est abandonnée au profit d’une collaboration entre un « auteur principal et premier de la science (théologique) » et des « auteurs véritables, bien que secondaires »48. Le rapport entre les deux auteurs est régi par la causalité. Encore faut-il en déterminer la nature. Maître Eckhart, pour sa part, a perçu avec acuité l’enjeu de la dualité causale des auteurs dans la question de la signification et de la véracité du discours. Un verset du Psaume 61 en constitue une véritable clef herméneutique : « Dieu a parlé une fois, deux j’ai entendu » (Ps 61, 12)49. Pour Hugues de Saint-Victor, dont Eckhart est un lecteur, ce verset manifeste que la multiplicité des interprétations de la parole de Dieu sont toutes proférées par Dieu lui-même50. Cela signifie que, dans l’exégèse médiévale, les conflits herméneutiques dus à « l’auctoritas relative » des O. BOULNOIS, Être et représentation, p. 52-53. G. DAHAN, Lire la Bible au Moyen Âge, 2009, p. 12-19. 47 AUGUSTIN, De consensu evangelistarum, I, 35, 54, CSEL 43, p. 60 ; GRÉGOIRE LE GRAND, Préface aux Morales sur Job, n°2. 48 HENRI DE GAND, Summa quaestionum ordinarium, t. I, trad. G. Dahan, ibid., p. 14-16. 49 « Semel locutus est deus, duo haec audivi », cf. LW I/1, 191,3 ; 486,12 ; LW II, 101,1 ; 101,2 ; LW III, 61,2 ; 135,2 ; 418,11 ; 555,10 ; LW V, 300,1 ; 313,11 ; DW II, 98,1,4 ; 536,5-6 ; 541,93 ; DW IV, 688,54. 50 Cf. HUGUES DE SAINT-VICTOR, Opuscule De verbo Dei, cité par G. Dahan, Lire la Bible au Moyen Âge, p. 406-407. 45 46

D’UN NOUVEL USAGE DU TRIVIUM

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commentateurs sont toujours déjà dépassés dans « l’auctoritas absolue » de la Parole de Dieu51. Pour Eckhart, cette diversité herméneutique est à placer dans un cadre ontologique qui encadre toutes opérations : « Dieu parle en engendrant le Fils, car le Fils est Verbe, et il parle en créant les créatures »52. Si l’homme entend deux paroles : l’engendrement et la création, Dieu lui-même ne prononce qu’une unique Parole. Autrement dit, la causalité humaine, étant seconde par rapport à la causalité divine, ne fait pas réellement nombre avec elle. Cette dualité est plutôt une duplicité (duplex esse) qui apparaît à partir au moment où l’homme s’imagine être quelque chose sans Dieu. L’unité réelle ne se rétablit que là où la créature se découvre telle, c’est-à-dire n’ayant ni être, ni vivre, ni penser qui ne soient d’ores et déjà situés dans l’opérativité de Dieu. La diversité des interprétations théologiques est régie par la même loi. Les hommes auront beau multiplier les explications nouvelles sur la Parole de Dieu, il n’en reste pas moins qu’elle demeure absolument une en chacune d’entre elles. À partir du moment où l’auteur humain se forge des règles de langage, grand est le danger de réduire Dieu à l’objet d’une proposition logique, et donc, d’inverser la priorité des deux auteurs de la science théologique. Sans doute cette raison n’est-elle pas étrangère à l’ironie de Bernard qui traite la science d’Abélard de « stupidologie ». Ce célèbre différend manifeste combien l’expérience et le langage sont en passe de trouver un nouvel équilibre. Chez les médiévaux qui ont opté pour la méthode scolastique, l’exégèse scientifique – laquelle n’est pas encore dissociée de la théologie – ne peut pas ne pas être simultanément une « exégèse confessante »53. Cette exégèse n’est pas scientifique en dépit du fait qu’elle est confessante. Bien au contraire, l’exégèse est créatrice de sens dans la mesure où l’auteur humain commente l’Écriture en cherchant à vivre selon l’esprit qui préside à sa lettre. Aussi, par fidélité à sa vocation de prêcheur, Eckhart va-t-il mettre en place une structure herméneutique garantissant l’impossibilité d’un renversement d’autorité entre Dieu et l’homme, et ce faisant, va-t-il se donner les moyens d’une très grande liberté de parole. Cette structure herméneutique se manifeste par le choix architectonique de l’Opus tripartitum. Il y va d’une conception décloisonnée de la science et de la prédication. S’il tient compte des trois activités de l’École 51 52 53

G. DAHAN, Lire la Bible au Moyen Âge, p. 407. M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 7, LW I/1, p. 191, OLME 1, p. 250-251. G. DAHAN, Lire la Bible au Moyen Âge, p. 17.

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THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

au XIIIe siècle : lecture, dispute, prédication (actibus scholasticis  : lectio, disputatio, praedicatio), Eckhart les organise dans un cadre « sans équivalent au Moyen Âge »54. Selon Pierre le Chantre, l’étude de la Bible et les questions disputées sont couronnées par la prédication : « c’est après la lectio de l’Écriture sainte et après l’examen des points douteux grâce à la disputatio, et non auparavant qu’il faut prêcher »55. Or, Eckhart n’hésite pas à modifier cet ordre en regroupant ensemble lectio et praedicatio dans une même « œuvre d’exposition » (Opus expositionum), en la faisant précéder de l’« œuvre des questions » (Opus quaestionum), elle-même précédée par une « œuvre des propositions » (Opus propositionum). C’est là une nouveauté pour laquelle Eckhart fait appel à une autre tradition de savoir, qui est celle d’un langage « axiomatique ». Cette théologie axiomatique, inaugurée un siècle plus tôt par Alain de Lille56, a été mise en œuvre par Ulrich de Strasbourg dans son De summo bono, et après Eckhart, elle sera aussi développée chez Berthold de Moosburg dans son Commentaire des Eléments de théologie de Proclus57. Au sein du milieu dominicain de Cologne, Eckhart baigne dans une atmosphère de renouvellement de la théologie où la raison naturelle, en tant que directement dépendante de l’agir premier de Dieu, trouve une place déterminante. Sans pouvoir savoir ce qu’il est, la raison permet de connaître en soi-même qu’il est. Cette connaissance consiste à participer au Bien suprême. Il en va donc d’une connaissance par la voie de la causalité essentielle et non par la voie de la signification. En cela, l’influence de l’auteur des Règles théologiques est décisive. Chez Eckhart comme chez Alain de Lille, le cadre axiomatique a pour fonction de distinguer, tout en les articulant, le modus significandi et le modus essendi. À savoir, la négation concernant le dire n’écarte pas la vérité de l’essence. L’apophase dionysienne en ressort complètement modifiée. Dieu n’est au-delà de l’étant prédicable que parce qu’il est l’être véritable sans lequel rien ne peut être, ni ne peut être dit. Selon l’analyse des Règles par Pedro Calixto, il s’en suit que Dieu « ne fait pas l’objet d’une définition quidditative » mais que c’est « la relation cause-effet qui J. A. AERTSEN, « La doctrine des transcendantaux de Maître Eckhart », 2012, p. 23. PIERRE LE CHANTRE, Verbum abbreuiatum, c. 1, PL, p. 205. 56 Cf. M.-D. CHENU, « Une théologie axiomatique au XIIe siècle : Alain de Lille », 1958, p. 137-142 ; J. L. SOLÈRE, « L’ordre axiomatique comme modèle d’écriture philosophique dans l’Antiquité et au Moyen Âge », 2003, p. 323-345. 57 ULRICH DE STRASBOURG, De summo bono, I, 1, éd. B. Mojsisch, Hamburg, Felix Meiner, 1989, p. 5 ; BERTHOLD DE MOOSBURG, Expositio super Elementationem theologicam Prodi, éd. M. R. Pagnoni-Sturlese et L. Sturlese, Hamburg, Felix Meiner, 1984, p. 45-47. 54 55

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donne sa solidité à l’acte de référer dans le discours théologique »58. Dans ce cas, la théologie est une science dont le discours sert à remonter à la source du discours. La « Monade », dont toutes choses sont issues, n’est donc désignée qu’en raison de son agir qui précède toute proposition prédicative à son sujet. Dérivée d’un engendrement premier (« la monade engendre la monade »), la relation de causalité instaure « non seulement la possibilité de discourir sur le divin, mais aussi la modalité du discours »59. Or, si Alain de Lille entend élaborer une suite de maximes qui « ne parlent qu’aux savants »60, précisément parce qu’il faut pouvoir suivre la chaine des déductions sur le mode conceptuel, Maître Eckhart va réaliser un déplacement pratique de ce cadre axiomatique. Il n’y a véritablement de théologie que là où la parole humaine sur Dieu est remplie par la parole divine à l’homme (theo-logos). Mais ce « parler à » est le « dire » qui fait être la créature. Ainsi, Dieu est-il directement entendu là où la créature surgit de Dieu, en son fond essentiel. Il ne suffit donc pas seulement de connaître les règles théologiques, il faut les pratiquer. Si le lien entre Dieu et la créature n’est pas énonciatif, mais qu’il est régi par le lien cause-effet, à quoi cela sert-il de le savoir si ce n’est pour en vivre expérimentalement ? Ce serait comme tenir en main une carte précisant l’endroit d’un trésor sans prendre la peine de se mettre en route pour aller le chercher. « À quoi bon la doctrine et la lumière sinon pour que les hommes en fassent usage » (Waz sol den liuten diu lêre oder daz lieht, dan daz sie es nützen?), s’exclame Eckhart dans les Entretiens spirituels61. Agir dans la logique de Dieu consiste précisément à mettre en œuvre, dans la vie quotidienne, les attributs que l’on peut rapporter à Dieu : vérité, bonté, sagesse, justice,… car seul le juste connaît la justice. Cette parole est socratique au sens où, pour l’accoucheur d’âmes, la justice n’est pas définissable. Personne ne « sait » ce qu’est la justice. Il faut la « vivre » pour la connaître. D’où le fait que « Socrate ne possède aucun savoir transmissible, il ne peut faire passer des idées de son esprit dans l’esprit d’autrui »62. Or, Maître Eckhart importe cette modalité socratique dans l’approche théologique. Cela le conduit à récuser d’avance toute alternative entre une « théologie 58 P. CALIXTO, « La sémantique propositionnelle in divinis chez Alain de Lille », 2007, p. 35. 59 Ibid., p. 36. 60 ALAIN DE LILLE, Regulae theologiae, Prologue. 61 M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, § 11, DW V, p. 230, trad. AH, Traités, p. 59. 62 P. HADOT, « La figure de Socrate », p. 30-31.

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forte », de type strictement scientifique, et une « théologie faible », réservée aux pieux illettrés63. Il en fera les frais puisque, finalement, son procès sera la conséquence logique de ce décloisonnement. Il a été condamné « pour avoir comme théologien tenté de transmettre le meilleur de sa théologie scientifique à un public qui n’était pas censé la recevoir »64. Les censeurs d’Avignon ont en effet estimé que le Maître faisait passer aux illiterati ce qui était réservé aux literati  : « il a exposé sa doctrine principalement dans ses prédications devant de vulgaires crédules »65. On peut retrouver un cercle herméneutique vicié dans cette condamnation. Le présupposé d’une théologie strictement sémantique a entrainé la condamnation de propositions qui ne pouvaient être interprétées qu’en considération de la pragmatique mise en œuvre. Autrement dit, le rejet explicite des propositions hérétiques et malsonnantes était la condamnation implicite de la manière dont elles étaient énoncées. Le procès est promulgué par « le gardien et l’ouvrier » (sumus custodes et operarii) du « champ du Seigneur » (ager dominicus)66. Ce gardien, qui est le Magistère en tant que communauté des magistri, entend bien dresser une clôture du champ (ager) dont il est le garde (custos) de telle sorte qu’il se réserve une œuvre à laquelle les illettrés ne peuvent avoir accès. Magister lui-même, Eckhart enfreint la loi de cette ligne de démarcation, conduisant ainsi à une révision du sens du travail magistériel. Pour ce faire, Eckhart s’appuie sur l’universalité de l’œuvre divine. Dieu étant partout et toujours à l’œuvre, aucune décision humaine ne peut établir un pré carré de la théologie. On comprend dès lors que la prédication, parce qu’adressée à tous les fidèles, lettrés ou non, devienne le lieu d’un enseignement décloisonné de sa théologie. Par cette innovation axiomatico-pratique, Eckhart établit ce qu’on pourrait appeler un cadre opératif. Ici, opus est à entendre au sens fort. L’œuvre n’est pas d’abord un produit mais une opération. Pour le dire en termes aristotéliciens, la praxis est déterminante de la poiesis. À peine a-t-il commenté les Sentences (Paris, 1293-94) que le nouveau bachelier se met à écrire les Entretiens spirituels (Erfurt, 1294-98). Il y explique que l’homme ne peut trouver satisfaction ni dans le retrait intérieur ni dans la production extérieure. Par de là l’opposition entre action et

A. DE LIBERA, « L’Un ou la Trinité ? », 1996, p. 32-33. Ibid., p. 34. 65 M. ECKHART, Bulle de Jean XXII : In agro dominico, du 27 mars 1329, dans : Traité et sermons, trad. A. de Libera, 1993, p. 408. 66 Ibid., p. 407. 63 64

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contemplation, il préconise une « coopération » (mitewürken) avec Dieu comme véritable voie de divinisation : Non pas qu’il faille s’échapper de son intérieur, ou s’en détacher, ou y renoncer, mais en lui, avec lui et par lui, on doit apprendre à opérer en sorte que l’intériorité (innicheit) perce dans l’opérativité (würklicheit) et que l’opérativité (würklicheit) revienne dans l’intériorité (innicheit), et que l’on s’habitue ainsi à opérer librement67.

Pour Eckhart, si « l’œuvre intérieure » (innerlich werk) conditionne « l’œuvre extérieure » (ûzerlich werk), sa perfection consiste pourtant à se manifester effectivement. Aussi, contrairement à la tradition exégétique, privilégie-t-il Marthe et non Marie dans l’épisode lucanien (Lc 10,38-42)68. Alors que Marie reste absorbée par le désir de Dieu et la joie qu’elle éprouve à son écoute, Marthe connaît Dieu en mettant en œuvre la bonté même dont il est la source. L’exemple de Marthe et Marie est paradigmatique. La contemplation se réalise dans l’action69. L’opération est déterminante de la théologie. Elle en est le nœud thématique et pragmatique. L’option enseignée aux jeunes frères prêcheurs, futurs théologiens et prédicateurs, ne peut qu’orienter notre interprétation de l’œuvre eckhartienne. Il serait incohérent d’envisager les deux magistères parisiens (1302-1303 et 1311-1313) autrement que sous l’angle de l’opération unie de Dieu et de l’homme. Pour la faire valoir, le Thuringien a découvert dans la scolastique une potentialité insoupçonnée. Puisque les auctoritates peuvent désormais être confrontées les unes aux autres dans la disputatio, l’auteur humain est désormais dépositaire de sa solution pour autant qu’il assure son choix par une solide argumentation. Or, précisément, cette nouvelle situation, par laquelle aucune proposition ne vaut anticipativement comme autorité, dégage un champ inespéré pour le Thuringien : le jeu d’une opérativité libre. L’option méthodologique de Maître Eckhart consiste à mettre à nu les conditions de possibilité de la parole scolastique. Il ne s’agit plus d’opposer un argument d’autorité à d’autres autorités, mais de situer toutes les propositions comme relatives par rapport au dire même de Dieu, lequel, précisément, n’est pas d’ordre propositionnel. L’Opus propositionum n’est pas à lire comme un 67 M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, Traktat II, § 23, DW V, p. 291, trad. personnelle. 68 M. ECKHART, Predigt 86/84, DW III, p. 472-503, trad. AH-EM, p. 506-516. 69 Cf. D. MIETH, Die Einheit von vita activa und vita contemplativa in der deutschen Predigten und Traktaten Meister Eckharts und bei Johannes Tauler, 1969; A. M. HAAS, « Die Beurteilung der vita contemplativa und activa in der Dominikanermystik des 14 Jahrhunderts», 1985, p. 109-131.

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cadre normatif imposé mais comme un cadre axiomatique proposé. Les propositions fonctionnent comme des axiomes dont la véracité ne sera attestée que lorsque celui à qui elles s’adressent les aura mises en œuvre. Il ne s’agit nullement d’affecter des attributs à Dieu mais de se laisser affecter par Dieu à travers les attributs qui qualifient les créatures. Pour le dire autrement, il n’y a aucune possibilité, pour Eckhart, de se situer en position de surplomb ou de tiers, dans le rapport de causalité du Créateur envers la créature. Voilà pourquoi, en raison de l’entrelacs du sensible et de l’intelligible, le moment expérimental sera structuré par le langage spéculatif. Se distançant de Thomas d’Aquin dans le sillage duquel il se trouve, Eckhart opte pour une intériorisation de la causalité divine, à la manière d’Augustin, sur un mode qui interdit une fois pour toutes son objectivation. L’homme se situe, de par sa nature, à la fois dans l’extériorité et l’intériorité, Dieu uniquement dans l’intériorité. Cependant – et c’est là une décision métaphysique subtile qui est souvent oblitérée –, la distinction entre l’intérieur et l’extérieur est lue comme la différence de l’indistinct et du distinct. De ce fait, Dieu est distinct de la distinction par son indistinction même. Cela conduit Eckhart à une litote augustinienne : « Ainsi l’on parle d’autant plus de l’ineffable, que l’on parle moins de l’ineffable en tant qu’ineffable » (Sic enim quanto de ineffabili plus quis fatur, minus fatur de ineffabili in quantum ineffabile)70. Voilà pourquoi Eckhart va opter pour une métaphysique étonnante qui, si elle considère « la donation de l’être à l’étant » sur base d’une « doctrine de la participation »71 comme le fait l’Aquinate, méconnaît pourtant la différenciation entre l’esse commune et l’esse divinum. Pour nommer Dieu, le Thuringien ne choisit pas entre « être » (Augustin) et « au-delà de l’être » ou « suressentiel » (Denys l’Aréopagite). Tous les noms sont disqualifiés au profit d’une participation immédiate de l’ens à l’esse, sachant que ce tandem ens-esse constitue un transcendantal insécable. S’il est permis de classer la métaphysique eckhartienne parmi la « katholou-protologie »72, car l’étant est à la fois traité en lien avec l’universalité (katholou) et la primauté (prôto), il s’agira de montrer que la cause ne pourra pas être connue indépendamment de l’effet. Discourir sur l’être nécessite d’y être présent. Comme Rémi Brague l’indique, la « structure katholou-prôtologique » déborde l’ontologie vers l’éthique73. M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 117, trad. P. Gire. O. BOULNOIS, « Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique », 1999, p. 44. 72 R. BRAGUE, Aristote et la question du monde, 1988, p. 110, 194, 271, 391, 513-515. 73 Ibid., p. 194. 70 71

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En effet, dans le Protreptique d’Aristote, la doctrine du bonheur est envisagée comme ce qui permet à l’homme « de se porter au point où il est le plus lui-même »74. Un parallélisme peut être établi entre « être » et « vivre » dont le nexus est la « présence »75. Eckhart accentue précisément cette voie aristotélicienne en la relisant avec Augustin. Cela lui permet d’articuler philosophie et mystique en passant de la présence ontologique à « la présence de Dieu ». Il n’y a pas de bonheur sans présence au plus intime de soi, laquelle ouvre à la présence à Dieu : noverim te, noverim me76. La métaphysique de Maître Eckhart peut être qualifiée de régulatrice, non « parce qu’elle est au plus haut point intellectuelle »77, mais parce qu’elle présente un cadre structurel qui régule une pratique. Nous retrouvons ici, sinon une influence directe, du moins une accointance, avec la démarche théologique d’Alain de Lille. Selon la regula 18, toute affirmation sur Dieu est in-compacta, c’est-à-dire non-composée78. Alors que tout étant peut être signifié par une composition entre sujet et prédicat, il ne peut en aller ainsi de Dieu. Parce qu’il est indistinct, Dieu comme être fonde tout étant en restant au-delà de l’étantité. Il en est de la Raison (Logos) comme de l’Être (Esse) : en tant qu’il est Raison, Dieu rend possible tout usage de la raison, sans pour autant s’épuiser dans aucune rationalité humaine. Il y va d’un retournement complet de la manière habituelle par laquelle nous opérons les distinctions, tant sur le plan logique que phénoménologique. D’une façon naïve, nous imaginons la distinction entre l’ontique et l’ontologique sur le mode ontique. À savoir, nous usons d’une limite de l’étantité, comme le bord entre deux matières, pour imaginer la différence ontologique. Sans le savoir, nous réglons notre manière de connaître sur notre compréhension ontique. En faisant précéder logiquement l’être par l’intellect, Eckhart coupe court à cette tendance. Il faut envisager l’être (esse) sur le mode de l’intelligence en acte (intelligere) plutôt que l’inverse. L’intelligere est incorporel et capable de pénétrer toutes choses sans les séparer par un bord. Eckhart voit dans la Sagesse cette capacité à pénétrer en toutes choses sans être elle-même mélangée et contaminée par elles : 74

Ibid., p. 110. Ibid. 76 AUGUSTIN, Soliloquia, II,1,1; Confessiones, X,1,1. Voir M. Eckhart, Predigt 45/69, DW II, p. 365, AH-EM, p. 436. 77 THOMAS D’AQUIN, In Duodecim libros Metaphysicorum Aristotelis Expositio, Marietti, Torino – Roma, 1964 ; Prologue, 1. 78 ALAIN DE LILLE, Regulae theologiae, reg. XX, 631 B, PL 210. 75

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Si quelque chose d’autre se retrouve dans la Sagesse qui est en Dieu, elle ne serait pas la Sagesse totalement propre/pure ni ne pénétrerait partout. Et c’est cela qui a été avancé précédemment et qui est dit ici : Elle s’étend partout à cause de sa propreté/pureté (Sg 7, 24)79.

L’intelligere et l’esse s’identifient dans la propreté/pureté (munditia) : telle est l’actualité présente à toutes choses sans être affectée par elles. Ce n’est que face à la nature sensible que l’intelligence se voit obligée de s’accorder avec la matière en passant à un mode de limitation qui circonscrit son objet. Eckhart en est pleinement conscient. Et pour lui, une révolution noétique est indispensable pour aborder toutes questions relatives à Dieu. Cette précision anticipative va nous permettre d’envisager moins obscurément – du moins pouvons-nous l’espérer – les développements eckhartiens. La force de la pensée du Thuringien tient dans sa constance à maintenir la radicale dissemblance divine comme proximité immédiate à l’homme. Il en va d’un appariement des notions d’immanence et de transcendance pour le moins désarçonnant. Dieu n’a pas besoin de se retirer pour laisser être la créature. C’est dans la mesure où il se donne totalement et sans reste qu’il ‘siste’ en lui-même et qu’il préserve aussi la créature de tout envahissement. Aussi, en raison de cette radicalité de la donation, déconstruit-il par avance la différence ontologique fondée sur une manifestation qui nécessite le retrait de son instance donnante. La pleine effectivité ou opérativité de l’être (Wirklichkeit) est le don total et sans bord. Ce don, dont l’autre nom est l’amour, place Dieu en dehors de toute ressemblance. Dieu est hors catégorie, non seulement hors espèce, mais aussi hors genre. Voilà pourquoi, Eckhart va opter pour la voie de la « dissemblance » (ou la « dissonance ») plutôt que pour la voie de la « ressemblance » (ou la « consonance »). Donc on ne doit faire à Dieu aucune ressemblance : car il est d’autant plus affirmé, qu’il est moins affirmé et rendu plus dissemblable. Augustin par conséquent dans le traité Du libre arbitre I, II (c. 11) dit ceci : « on ne peut donner en convenance aucune ressemblance visible d’une chose invisible »80.

Encore la litote. La pensée de l’analogie, si tant est que l’on puisse encore l’appeler ainsi, en est complètement transformée. De son côté, l’Aquinate maintient un rapport sémantique sur base d’une convenance entre deux proportions (convenientia proportionalitatis), sachant que la 79 M. ECKHART, Expositio libri Sapientiae, LW II, p. 475, § 137, trad. J.-Cl. Lagarrigue et J. Devriendt, p. 162. 80 M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 118, trad. P. Gire.

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convenance de ces proportions (convenientia proportionis) se présente sous forme d’un chiasme : la première proportion, selon la prédication ad unum alterum (le sain relativement à l’animal et au remède), concerne d’abord l’ordre de la connaissance et puis seulement l’ordre de la chose (à travers l’effet de la cause) ; la seconde proportion, selon la prédication ad unum ipsorum (la substance à l’accident), concerne d’abord l’ordre de la chose81. Or, ces deux proportions s’entrecroisent sans boucler l’une sur l’autre. Cela veut dire qu’il n’y aucun « rapport déterminé » entre la créature et Dieu, et donc « rien de commun » qui permettrait une attribution déterminée du divin82. La logique part d’en bas, de la finitude humaine, et l’ontologie part d’en haut. Ce chassé-croisé de trajets est coordonné par le biais d’une structure conceptuelle (convenientia proportionalitatis) qui n’est remplie par aucune évidence intuitive. L’articulation entre physique et métaphysique reste pensée et non vécue. Or, en affirmant que la virtus sanandi peut être connue par ses effets « après coup » comme dit Alain de Libera, l’Aquinate entrevoit une modalité de connaissance expérimentale que le Thuringien va exploiter. Il s’agit en effet d’éprouver une virtus, une force à l’œuvre, et d’en découvrir le sens. Prenant acte de ce que la raison ne peut rendre compte d’un rapport incommensurable entre Dieu et la créature, Eckhart fait de la participation de l’effet à la cause le cœur même de l’analogie. Il ne regarde pas le chiasme de l’extérieur. Il se place en son centre. Qu’est-ce à dire ? Il fait se coïncider les deux proportions : l’homme ne peut connaître Dieu que là même où il est affecté par la cause en tant que son effet. Par conséquent, l’équivocité et l’univocité sont unifiées, mais sur un autre plan que le sémantique comparatif. L’ordre ascendant qui va du signe vers la chose s’entrelace à l’ordre descendant de la chose vers le signe. Cet entrelacs a lieu dans l’intelligence selon une conceptualité élargie à l’affectivité. L’urine est dite « saine », affirme Eckhart, parce qu’elle signifie cette santé alors qu’il n’y a absolument rien en elle de la « santé en tant que santé »83. Ainsi en va-t-il aussi pour l’enseigne qui renvoie au vin, alors qu’il n’y a rien du vin en elle (sicut circulus vinum, quid nihil vini in se habet)84. Cela veut dire que, sur le plan formel, le signe est totalement extérieur à la chose à laquelle il renvoie : l‘analogie 81

411.

Cf. A. DE LIBERA, La philosophie médiévale, 2014, « L’analogie de l’être », p. 408-

THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q.2, a. 11. M. ECKHART, Sermones et lectiones super Ecclesiastici, § 52, LW II, p. 280, trad. fr. F. Brunner, p. 51. 84 Ibid., § 52, LW II, p. 281, trad. fr., p. 51. 82 83

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renvoie à quelque chose d’autre (ad unum alterum). Voilà pour l’équivocité. Pourtant, parce qu’il renvoie au vin, le signe est ce qui signale au passant qu’en entrant dans la taverne, il pourra en boire. Là, l’univocité a lieu, mais sur un mode hylétique ou matériel. L’analogie ad unum ipsorum est transformée comme une participation effective et affective à l’unum ipsorum. L’être n’est pas chez Eckhart à regarder en le pensant, mais à vivre en le mangeant. Parce que « tout étant créé par Dieu et en Dieu, et non dans son être créé, l’enracinement positif de l’être, du vivre et du savoir […], il mange toujours en sa qualité de produit et de créé, mais il a toujours faim, parce qu’il est toujours non par soi, mais par un autre »85. L’étant a faim et soif de l’être lui-même (appetitu et siti quadam ipsius esse)86. Là où il n’y a plus de moyen terme permettant une comparaison entre deux autres, on passe à la métaphore et, à travers elle, à la parabole puisque cette dernière fait usage du langage métaphorique dans un récit. En effet, chez Eckhart, le rapport du visible à l’invisible étant régi par la distinction et l’indistinction, une rupture sémantique s’impose entre le premier terme (visible, corporel, temporel) et le second (invisible, incorporel, éternel). D’aucuns ont pu penser qu’il fallait envisager une sorte de tournant parabolique entre l’Opus tripartitum et ses œuvres ultérieures. Je pense qu’il faut nuancer fortement, voire invalider, cette notion de tournant87. Comme je vais tâcher d’en faire la démonstration, il ne s’agit pas du passage à une nouvelle méthodologie mais d’un prolongement de la méthode métaphorique vers une explicitation de la méthode parabolique. Le Prologue général de l’œuvre tripartite fait état d’une règle rhétorique qui précise la manière de gérer le rapport, toujours ambivalent, entre la grammaire et la dialectique. Eckhart y déploie un usage tout à fait original du Trivium. L’attention vigilante du Thuringien se concentre sur la coopération de l’auteur humain avec l’auteur divin. Les deux auteurs, Dieu et l’homme, ne peuvent être distingués sur bases de propositions qui seraient elles-mêmes toutes deux circonscrites dans le langage humain. Pour respecter la priorité de la causalité divine, il faut donc que sa position soit maintenue autrement que par une proposition. Cela 85 M. ECKHART, Sermones et lectiones super Ecclesiastici, § 53, LW II, p. 282, trad. fr. F. Brunner, p. 52. 86 M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 164, 1984 (OLME 1), p. 452-453. 87 Cf. L. STURLESE, « Meister Eckhart in der Bibliotheca Amploniana », 1995, p. 434446; N. LARGIER, « Figura locutio : Philosophie Hermeneutik bei Eckhart von Hochheim und Heinrich Seuse », 1997, p. 328-332.

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signifie que ni la grammaire ni la dialectique ne peuvent prétendre à garantir cette instance. La seule manière est une sortie du langage humain proprement dit vers la condition de possibilité de tout langage. Qui dit condition de possibilité, dit aussi transcendantal. Il y a chez Eckhart un usage spécifique des transcendantaux qui diffère considérablement de celui de Duns Scot. Contrairement à ce que va élaborer ce dernier à la même époque, le Thuringien n’opte pas comme lui pour une « sémiotique transcendantale »88. Tournant le dos à toute fonction représentative du signe, il opère un déplacement de la question sémiotique vers l’ontologie, elle-même comprise comme acte de parole. Son option est biblique : In principio erat verbum (Jn 1, 1). À l’instar du dabar biblique, Eckhart pense le Verbe comme étant simultanément acte et parole. Pour Dieu, dire, c’est faire : dei dicere est suum facere89. Déjà présente dans son Commentaire du livre de la Genèse, et redite sur tous les tons dans le Commentaire de l’Évangile selon saint Jean, cette affirmation consiste à identifier à un dire l’opération par laquelle toutes les œuvres sont faites (dei dicere est causa operis). Si l’on ajoute à cela que ce dire n’a pas été prononcé dans des temps immémoriaux et à travers des médiations, mais qu’il est à la fois actuel et immédiat, nous avons les ingrédients principaux d’une pensée où l’opérativité par laquelle les étants sont créés est un langage qui peut être entendu par eux. Que la vie soit la lumière des hommes (Jn 1, 3), pour Eckhart, signifie que l’actualité de l’être est une manifestation du dire divin. Plus encore, c’est la seule manifestation qui porte en elle son propre critère d’évidence. Ceci, comme nous le verrons en fin de parcours, est fondamental pour repenser aujourd’hui la scientificité de la théologie. Il s’agit précisément de pouvoir montrer où la véracité du discours théologique peut être testée. L’evidentia est liée à la participation ontologique. À l’inverse de ce langage primordial, qui correspond à l’être, le langage humain est second. Ne portant pas en lui-même sa propre évidence, il ne peut que renvoyer à celui qui le fonde. D’où l’usage du signe, non pas d’abord comme référentiel ou comme substitut de la chose, mais comme mode communicationnel entre des étants raisonnables capables de retourner en eux-mêmes à ce langage primordial et silencieux. Pour cette raison, chez Eckhart, toute représentation sera O. BOULNOIS, Être et représentation, p. 28. M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 8, DW I/2, p. 66. Cf. aussi « Psalmus [Ps 32, 9; 148, 5] : « ‘dixit et facta sunt’, quia dicere est facere, et ipsum facere, ipsum producere est dicere, non aliud » (M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 47, LW I/1, p. 514). 88 89

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toujours dévaluée au profit de la présence. La difficulté consiste donc à user du signe de telle manière qu’il ne renvoie pas à une représentation. Il faut pour cela établir des règles qui régissent l’usage du langage. Voilà pourquoi l’Opus tripartitum est axiomatique. Le lecteur est placé devant les conditions par lesquelles il pourra passer du plan de la cohérence grammaticale à la cohérence existentielle du langage. Il s’agit d’une décision à prendre. Les mots n’ont pas en eux-mêmes le pouvoir de renvoyer à ce qu’ils disent. Les mots n’ont de pouvoir, de performativité, qu’en raison de la convention ou du pacte de leurs usagers90. Irène RosierCatach a très bien mis cela en évidence en ce qui concerne la sacramentalité médiévale91. Le sacrement est dit précisément « signe efficace » (signum efficax)92 parce qu’il « effectue ce qu’il représente » (efficit quod figurat)93. Cette notion d’efficacité a donné lieu à des débats entre partisans d’une causalité physique et partisans d’une causalité-pacte. Ces débats ont permis une véritable avancée dans les analyses logico-linguistiques. Les médiévaux étaient conscients que certains signes étaient proférés en vain s’ils n’étaient accompagnés d’un « engagement » (obligatio), d’une implication, du locuteur dans son dire. Grâce à Augustin94, une « double vérité du signe » s’est faite jour chez de nombreux médiévaux, dont Duns Scot : « le rapport du signe au signifié, le rapport de l’utilisateur du signe à celui-ci »95. Il n’est donc pas possible de séparer la relation à la chose de la relation à autrui. Le signe est toujours posé dans une « relation interpersonnelle entre celui qui le produit et celui qui le reçoit »96. Si l’on place cela dans le cadre médiéval d’un « symbolisme universel », où « toutes les choses font signe vers le créateur », les médiévaux ont effectivement ouverts des possibilités infinies vers une nouvelle « sémantisation » du monde97.

90 Cf. N. BÉRIOU, J.-P. BOUDET, I. ROSIER-CATACH (éd.), Le pouvoir des mots au Moyen Âge, 2014. 91 I. ROSIER-CATACH, La parole comme acte, 1994 ; La parole efficace, 2004. 92 GUILLAUME DE MÉLITON, Quaestiones de sacramentis, tr. IV, pars 3, p. 70. 93 PIERRE LOMBARD, In IV Sententiae, d. 22, 2. 94 Cf. I. ROSIER-CATACH, « Signification et efficacité », 2007, p. 51-74. 95 I. ROSIER-CATACH, La parole efficace, p. 301. 96 Ibid., p. 483. 97 Ibid., p. 484.

Annonce d’une performance opérative (Opus tripartitum)

Comment Eckhart se situe-t-il dans le cadre du renouvellement sémantique ? À la suite d’Augustin98, il pense lui aussi que « toutes les créatures (…) sont ‘signe de tête’ vers Dieu » (omnis creatura… nutus dei sunt)99. Ici, le ‘signe’ n’est pas un signum mais un nutus, c’est-à-dire un hochement de tête, un presque rien à peine perceptible100. Il désigne le trope, ou le mouvement de gravitation, de la créature vers Dieu. Pour Eckhart, les exemples scolastiques de la théorie de l’analogie sont à lire ainsi. À savoir, le cercle (circulus) est un trope pour se rendre vers le vin qui se trouve dans la taverne. Le trope, qui consiste normalement en « une diction que l’on transporte du lieu où elle est propre, dans un lieu où elle n’est pas propre »101, est donc poussé à l’excès. Le trope induit une nouvelle tournure de l’âme. Le cadre sémantique éclate car le signe ne renvoie pas à un signe qui serait d’un autre registre. Pourtant, ce serait encore trop peu dire que les mots ne sont pas la bonne monnaie d’échange et qu’il faudrait s’en tenir aux images, comme le suggère Donald Davidson102. Ici, il en va autant d’une sortie de l’image que d’une sortie du signe. Le vin auquel renvoie l’enseigne n’est pas une image. Il faut le boire pour le goûter. Le premier terme de l’analogie ne consiste pas à désigner nominativement le second terme mais à le désigner du doigt. L’indication est une voie à suivre : « Toutes les créatures sont un messager ou un clin d’œil vers Dieu » (alle creaturen sint ein bote oder ein winken ze gote)103.

AUGUSTIN, Confessions, X, 6, 8, BA 14, p. 152-155. « De même que le cercle sert donc au vin en l’indiquant, et l’urine à la santé de l’animal n’ayant absolument rien en soi de la santé, ainsi toute créature sert Dieu de cette manière. De là, comme le dit Augustin, elles sont ‘signes de tête’ de Dieu et indiquent que l’on doit aimer Dieu qui les as faites » (M. ECKHART, Sermo XLIV, 2, LW IV, p. 372, trad. E. Mangin légèr. modif., p. 364). 100 Cf. CICÉRON, Lettre à Atticus (Epistula CCXCIX), Œuvres complètes, tome 4, Paris, éd. Panckoucke, 1840, p. 131-132. 101 QUINTILIEN, De institutione oratoria, livre IX, chap. I, trad. de M. Nisard, Paris, 1875, p. 316. 102 D. DAVIDSON, « Ce que les métaphores signifient », 1993, p. 373-376. 103 M. ECKHART, Predigt 17, DW IV,1, p. 86. 98 99

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Le domaine sémantique proprement dit est réservé chez Eckhart au signe conventionnel, qui fait l’objet principal du De doctrina christiana d’Augustin104. Le signe est toujours intentionnel : il consiste à communiquer à quelqu’un un mouvement de l’esprit (motus animi). Une fois qu’il a joué son rôle d’avertissement (admonitio), le signe n’est plus opérationnel. Il s’arrête strictement au modus significandi et ne va pas plus loin. Tout le reste se passe entre le modus intelligendi et le modus essendi. La pensée eckhartienne est réfractaire à la tendance envahissante du signe. Comme je vais tenter de le démontrer, l’identification entre l’intelligere et l’esse endigue l’envahissement sémantique en provoquant une cassure nette entre l’image et le signe. Là où, dans certaines théologies, la sémantique s’immisce dans le modus intelligendi, elle y réussit via une alliance entre l’image, comme représentation de la chose, et le signe, comme représentant ou substitut de cette représentation. Or, Eckhart privilégie le rapport immédiat de l’image et de ce dont elle est l’image. Cette unité indissoluble empêche précisément le virement de l’image présence à l’image représentation. Chez le mystique rhénan, le signe ne peut se substituer à l’image. L’unité à la fois essentielle et noétique entre l’image et ce dont elle est l’image est dépendante de la présence agissante de Dieu. L’engendrement du Verbe étant le préambule de la création, il n’y a pas plus de possibilité de séparer l’image dans l’intellect et ce dont elle est l’image qu’il n’y a de possibilité de séparer le Père et le Fils en Dieu. L’opérativité est une ou elle n’est pas. Dire et faire y sont inséparables. Se basant sur l’In Principio, Eckhart élargit l’efficacité sacramentelle au domaine de tout le créé. La véritable performativité ne se fait pas à l’aide de signes (voix-mots), lesquels restent toujours extrinsèques à ce qu’ils indiquent, mais au cœur même de l’opérativité des créatures par Dieu (silence). D’où la possibilité de lire selon deux manières : « opérativité du langage chez Maître Eckhart ». Le génitif est soit subjectif soit objectif. L’opérativité par le (du) langage (génitif subjectif) est l’efficacité par laquelle le locuteur conduit le destinataire vers le lieu où il pourra découvrir l’évidence de la vérité par lui-même. Ce lieu est précisément celui de l’opérativité divine en deçà de tout langage. Or, par ce biais, nous retrouvons l’opérativité dans le (du) langage (génitif objectif). À savoir, le mot « opération » (operatio, würken) et tous ses dérivés se retrouvent constamment dans le texte, entremêlés au registre de l’intellect 104 Voir la distinction entre « signes naturels » (signa naturalia) et « signes donnés » (signa data) : AUGUSTIN, De doctrina christiana, II, 1, 2 ; 2, 3.

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et de l’être, à titre de thème de l’exposition scripturaire. Le réseau lexical manifeste le jeu de renvoi d’une opérativité à l’autre. Toute la difficulté consiste pourtant à interpréter ce jeu, parce qu’il n’est pas plus perceptible qu’un « hochement de tête » ou qu’un « clin d’œil ». Comme l’exprime Wittgenstein dans le Tractatus : « Ce qui peut être montré ne peut être dit » (Was gezeigt werden kann, kann nicht gesagt werden)105. Autrement dit, le trope par lequel le lecteur doit se reconnaître comme étant actuellement créé par l’opération divine ne peut qu’être indiqué, il ne peut se dire. Ce qui doit se passer dans le lecteur ou l’auditeur, au moment où il lit un commentaire ou écoute un sermon, ne lui est accessible qu’à la condition de devenir celui « qui a des oreilles pour entendre » (Mt 13,9)106. Cela suppose aussi que celui qui cherche à mettre en évidence le rapport entre le signe et cette expérience ne puisse le faire du dehors. D’où le fait que la présente étude est une répétition/réactualisation de la difficulté rencontrée par Eckhart. Tenter de manifester ce rapport silencieux en le transposant sur le mode de la représentation, c’est déjà l’avoir manqué. La pensée eckhartienne a donc ceci de spécifique qu’elle demeure insolite au lecteur qui lui applique une herméneutique objective. Il y va d’un avertissement au lecteur. Je ne pourrai ici exposer que l’incomplétitude du langage eckhartien sans l’expérience qui l’accomplit. Cela veut dire que seul celui qui s’engagera dans l’expérience pourra effectivement passer d’une lecture anticipative à une lecture ratificative. Il y aura toujours la différence entre celui qui aura appris de manière notionnelle le protocole et celui qui l’aura mis en pratique. Des deux, ce ne sera pas le premier, mais le second, qui sera le scientifique. Or, c’est là que Maître Eckhart rompt avec le type de scientia théologique qui prévaut à son époque et qu’il inaugure une autre scientificité. Si Eckhart s’accorde avec Thomas d’Aquin pour qui la science consiste à « envelopper le multiple dans l’unité » (convolvere multa ad unum)107, il n’entend pas que cet enveloppement se limite à un mode explicatif de type démonstratif. L’explication démonstrative est remplacée par une exposition du multiple dont l’unité est finalement assurée par la participation à la chose même qui est énoncée. C’est dire combien la spéculation ne peut boucler sur elle-même sans recours à l’expérience. Gageons L. WITTGENSTEIN, Tractatus 4.12.12. M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 3, LW III, p. 4, OLME 6, p. 28-29. 107 THOMAS D’AQUIN, Super Boethium de Trinitate, q. 5, a. 4, resp., p. 162, lin. 342343. Pour la scientificité chez Thomas d’Aquin, cf. H. DONNEAUD, « La qualité analogique de la science et son application à la doctrine sacrée », 2010, p. 445-475. 105 106

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que cette manière d’envisager la scientificité de la théologie puisse être davantage reçue par nos contemporains en quête de vérifiabilité de tout énoncé quel qu’il soit. L’entrelacement d’une « cohérence pragmatique » et d’une « cohérence thématique », décelée par Burkhard Hasebrink dans l’œuvre allemande108, se trouve déjà dans l’œuvre latine. Le thème y devient le signe d’une opérativité qu’il faut pratiquer. Cependant, à la différence des sermons, cette double cohérence n’est pas accompagnée d’une « fonction conative (ou incitative) ». Là où les sermons vernaculaires font montre d’une force illocutoire explicite, l’œuvre latine est traversée par un dispositif rhétorique qui, quoiqu’apparemment plus discret, n’en règle pas moins l’efficacité du langage. Dans les deux cas, commentaires ou sermons, le destinataire (auditeur ou lecteur) est placé devant un choix, une décision (volo)109, dont dépend le résultat heureux ou malheureux induit par l’acte langagier. Or, si nous avons affaire à une performativité, Maître Eckhart ne fait pourtant pas usage d’énoncés à valeur « factive », par opposition à des énoncés à valeur « significative »110. Les énoncés ne réalisent pas la chose qu’ils signifient. Ils ne sont pas efficaces à la manière du sacrement. Nous n’avons pas affaire à des énoncés performatifs au sens explicite mais au sens large. Ce sont des propositions affirmatives ou conditionnelles qui ne sont validées qu’en fonction de l’implication participative, et non pas seulement énonciative, de l’auditeur ou du lecteur à ce dont il est parlé. Si cette implication vient à manquer, les propositions restent des hypothèses sans fondement. Elles sont déclarées anticipatives au sens où elles préparent ou anticipent une validation par l’action. Les mots n’ont pas de pouvoir par eux-mêmes. Ils n’agissent pas « par la puissance de leur signification », à la manière des incantations magiques, mais ils agissent « par la puissance de la chose qu’ils désignent »111. Dieu est désigné comme la source puissante de toutes choses. Il est celui qui opère non seulement dans les créatures, mais qui opère les créatures elles-mêmes. Sans son opération, il n’y a pas de créature. Or, chez Eckhart, ceci n’est pas à entendre à la troisième mais à la première personne. Sans son opération actuelle, je ne suis pas. Si je ne B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, 1992. Cf. M. DE CERTEAU, « Un préalable : le “volo” (De Maître Eckhart à Madame Guyon) », dans : La fable mystique, I, p. 225-242. 110 Cf. A. DE LIBERA, I. ROSIER-CATACH, « Les enjeux logico-linguistiques de l’analyse de la formule de la célébration eucharistique »,1997, p. 33-77. 111 Pour cette distinction, cf. GUILLAUME D’AUVERGNE, De Legibus, 27, dans Opera omnia, 1674, Orléans-Paris, repr. Frankfurt a M., 1963, I : 90bF. Cf. B. DELAURENTI, « Agir par les mots au Moyen Âge », 2012. 108 109

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suis pas, je ne vis pas, je ne pense pas. L’intelligence par laquelle je vise Dieu est l’intelligence qui est immédiatement opérée par lui. Si donc je cherche à intelliger Dieu comme un être distinct de mon acte d’intelliger, je ne peux l’atteindre. Chez Eckhart, on ne peut pas dire que « l’énoncé est l’acte »112. Plutôt que de parler de performativité, qui est un mot trop connoté, il faudrait parler de performance  : « La performance est clairement indifférente au type d’acte performé »113. Comme l’affirme Barbara Cassin, ce vocabulaire est « propice à greffer sur la rhétorique quelque chose de l’ordre de la Wirklichkeit »114. Or, précisément, dans la traduction anglaise des œuvres eckhartiennes, le verbe würken est souvent traduit par to perform. Par exemple : « Everything God performs is one »115. L’avantage à user du terme de performance est l’entrelacs de l’opérativité (Wirklichkeit) et de la performance langagière. Burkhard Hasebrink parle précisément de « performance communicative » (kommunicative Leistung) à propos de la prédication allemande116. Les actes de langage y prennent une « forme incitative » qui correspond au « troisième type » répertorié par Irène Rosier-Catach dans Le pouvoir des mots au Moyen Âge117. Les indicateurs du texte eckhartien montrent que sa parole s’apparente davantage au conseil qu’à l’ordre. Voilà pourquoi la « structure exhortative » (Appell-Struktur), qui a été très justement soulignée chez Eckhart118, n’a pas grand-chose à voir avec un « traitement brusque » (Bruskierung), mais est bien plutôt une mise en œuvre caractérisée par une forte dimension « conditionnelle » faisant appel à la libre réponse de l’auditeur : « Si…, alors… » (Wenn…, dann…). Plutôt qu’autoritative, cette structure appellative est communicative119. Aussi le texte eckhartien est-il à lire comme un événement communicatif constituant la relation entre signes linguistiques et récepteur. Dans l’œuvre universitaire, cette 112 E. BENVENISTE, « La philosophie analytique et le langage », 1963, repris dans Problèmes de linguistique générale, 1966, p. 274. 113 B. CASSIN, « La performance avant le performatif ou la troisième dimension du langage », p. 117. 114 Ibid. 115 MEISTER ECKHART, The Essentials Sermons, Commentaries, Treatises and Defense, 1981, p. 187. 116 Cf. B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 47, 56. 117 Cf. I. ROSIER-CATACH, « Regards croisés sur le pouvoir des mots au Moyen Âge », dans : N. Bériou, J.-P. Boudet, I. Rosier-Catach (eds.), Le pouvoir des mots au Moyen Âge, 2014, p. 511-585, ici, p. 518. 118 Cf. D. MIETH, Christus, das Soziale im Menschen. Texterschließung zu Meister Eckhart, 1972 ; A. M. HAAS, Geistliches Mittelalter, 1984, p. 72 et 163. 119 B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 37.

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rhétorique persuasive n’apparait pas comme telle. En effet, la persuasion se situe en amont du langage par signes. Il s’agit d’une « rhétorique de l’être »120. La première proposition : esse est Deus, entraine « une modification radicale de toute réflexion sur le sens des mots »121. Dans cette rhétorique, le triangle signe-concept-chose ne fonctionne pas dans le sens de la chaine sémantique, mais dans le sens de la causalité essentielle car la chose parle : « la forme substantielle et essentielle de la chose enseigne toujours continuellement, avertit, incite, incline, suggère, montre ce qu’il faut faire et ce qu’il faut laisser quand elle en persuade »122. Une telle rhétorique nécessite la mise en place d’une convention langagière qui conduise à cette expérience directe. S’éloignant de l’univocité des mots, elle implique « une topique, une stylistique, une théorie des tropes et des figures »123. La topique est centrée sur la causalité ou l’opérativité de l’être. Le style consiste à conduire le signe vers cette opérativité. Les tropes et les figures sont là pour couper court à l’usage univoque du signe en permettant un usage indiciel. Contrairement à Otto Karrer ou Irène Schneider, John Margetts met en relief les spécificités stylistiques et syntaxiques du texte eckhartien pour montrer que sa rhétorique n’est pas ornementative mais qu’elle est au service de la naissance de Dieu dans l’âme124. Le trope ne consistera pas à orner le style mais, selon la seconde définition de Quintilien à opérer le transfert d’une signification à une autre125. La figure, quant à elle, par sa forme éloignée de l’expression habituelle, suscite une modification de l’interprétation à donner au texte. Les deux sont utilisés par Eckhart pour détourner de l’usage univoque du signe vers un usage indiciel. À l’instar du sêmeion chez Aristote, le signe eckhartien renvoie à un état mental, autrement dit à une intentionnalité, et non pas à quelque chose d’extérieur : « tout nom ou mot est marque et signe de l’intellection antérieure »126. Or, cet état mental est lui-même passif d’une réalité qui 120 Cf. A. MICHEL, « La rhétorique de Maître Eckhart : une rhétorique de l’être », Voici Maître Eckhart, p. 163-173. 121 Ibid., p. 165. 122 M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 88, LW I/1, p. 550, trad. J. Casteigt, Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, 2006, p. 61. 123 A. MICHEL, « La rhétorique de Maître Eckhart : une rhétorique de l’être », p. 166. 124 O. KARRER, Meister Eckhart. Das system seiner religiosen Lehre und Lebensweisheit, 1926 ; I. SCHNEIDER, Der Stil der deutschen Predigt bei Berthold von Regensburg und Meister Eckhart, 1942 ; J. MARGETTS, Die Satzstruktur bei Meister Eckhart, 1969. 125 QUINTILIEN, De Institutione oratoria, Livre IX, 1, 4-5, trad. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1978, tome V, p. 157. 126 M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 169, LW II, p. 147.

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l’engendre. D’où la reprise de cette autre formulation aristotélicienne : « ce qui est dans le langage est la marque (nota) des passions de l’âme »127. L’usage du « nom », qu’il soit signe oral ou écrit, sert donc chez Eckhart à annoncer aux autres le concept dans l’intellect : Aucun nom n’est [attribué] parce qu’il désigne [quelque chose], mais nomen est dit [étymologiquement] de notitia parce qu’il est la marque (nota) de quelque concept dans l’intellect, désignant aux autres le concept lui-même. C’est pourquoi il est lui-même le messager par lequel le concept lui-même est annoncé aux autres128.

Le nom ne se réfère pas immédiatement à ce qu’il désigne. Etymologiquement, nomen vient de notitia qui désigne la nota, c’est-à-dire la marque dans l’âme. La nota est affective. Elle est le fait d’être affecté par la présence de la chose. Le nom est choisi pour désigner cette nota et non l’inverse. Eckhart conçoit le signe comme annonce selon l’ordre descendant, celui de la genèse de la chose par elle-même, et non selon l’ordre ascendant qui conduirait à la chose signifiée, via le concept réduit à un signe. Cette résistance à l’évincement de la psychologie noétique fait intrinsèquement partie de son option théologique. Cet usage indiciel du signe comme annonce à l’autre du lieu de l’engendrement du concept nécessite une rhétorique explicite. Chez Eckhart, cette rhétorique se réalise à travers une dimension illocutoire élargie selon deux dimensions : 1) la mise en place d’une règle qui régit le rapport de la grammaire et de la logique ; 2) le recours au trope à travers le paradoxe, la métaphore et l’ironie. Tandis que la règle fait partie des actes illocutoires directs, en tant que prescriptifs, le trope fait partie des actes illocutoires indirects, dans la catégorie des sous-entendus129. La règle est mise à l’en-tête de l’œuvre eckhartienne, dans le registre de l’utilité. Sans passer par l’opus propositionum qui fait office de sas prescriptif, la lecture de l’opus tripartitum est « de peu d’utilité » (parvae utilitatis). Or, justement, au beau milieu du commentaire, le lecteur peut oublier la règle. L’acte prescriptif par lequel « il faut » entendre logiquement la grammaire n’est pas rappelé 127 ARISTOTE, De interpretatione I, 16a2-3. « les sons émis par la voix sont des symboles (sumbola) des états de l’âme (ta pathêmata tês psuchês) ». Cf. M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 55, LW II, p. 60. 128 M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 167, LW II, p. 146-147, trad. P. Gire modifiée. 129 H. P. GRICE, « Logic and Conversation », Syntax and Semantics, 3, p. 41-58 ; F. RÉCANATI, Les énoncés performatifs. Contribution à la pragmatique, p. 214-218.

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à chaque page. Par conséquent, la rhétorique prescriptive est beaucoup plus discrète que la rhétorique persuasive, laquelle est omniprésente dans les sermons vernaculaires. Aussi, dans les commentaires latins, la présence déterminante du paradoxe et de la métaphore, pimentée çà et là d’une dose d’ironie, est là pour rappeler au lecteur que le langage eckhartien ne se réduit pas à la seule logique sémantique, mais qu’il nécessite un trope implicatif participatif. Le paradoxe, en tant qu’il viole le principe de non-contradiction, et la métaphore, en tant qu’elle disqualifie le rapport univoque du signe et de l’image, provoquent un acte perlocutoire : la percée (durchbruch)130. Celle-ci correspond à la sortie du raisonnement discursif mobilisé par la signification pour transiter vers l’unité originaire de la sensation et de la signification. Selon leur mode propre, paradoxe et métaphore pointent vers l’originaire où la brisure entre le discours physique et le discours mental n’a pas encore eu lieu. L’ironie participe de la même logique mais en manifestant la discordance entre le signe et son usager. À l’instar du taon socratique, elle agit donc comme un aiguillon qui vient piquer le lecteur récalcitrant au trope. En voici un exemple  : Ajoutons qu’auprès de grammairiens (apud grammaticos), les parties déclinables du discours dirigent les indéclinables ; ainsi donc, on doit être forcément juste si l’on veut juger avec justice. Juste est, en effet, déclinable, avec justice indéclinable131.

Eckhart se sert ici d’une règle grammaticale pour déduire (sic ergo… necesse) une règle pratique. Selon Priscien132, seules les parties déclinables du discours sont significatives par elles-mêmes, tandis que les parties indéclinables sont co-significatives. Les syncatégorèmes fonctionnant avec les catégorèmes, il n’est donc pas possible que l’adverbe puisse signifier indépendamment du nom dont il dépend. Iuste se rapporte à iustus. Or, Eckhart transpose la grammaire sur le plan opératif. Par le verbe « juger » qui vient régler le rapport entre le nom et l’adverbe, on est subitement passé du plan grammatical au plan éthique. On peut y voir un trope d’ironie, au sens où il y a discordance entre deux registres (grammatical et éthique) qui ne peuvent s’articuler logiquement. L’allocutaire est alors obligé de changer de niveau et d’entendre la voix de 130 Le verbe durchbrechen évoque une traversée qui est en même temps un dépassement. Selon AloÏs Haas, le terme Durchbruch est analogue au saut par-delà le murus paradisus chez Nicolas de Cues. Cf. A. HAAS, « Durchbruch zur Ewigen Weisheit », 2008, p. 171-187. 131 M. ECKHART, Expositio libri Sapientiae, § 236, LW II, p. 570. 132 PRISCIEN, Institutions grammaticales, II 15 (GL II : 54, 15-16) ; XVII 10, (GL III : 114, 15-20).

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l’énonciateur dans l’énoncé (« on doit forcément »)133. L’infraction à la cohérence du discours conduit à un déplacement. Ici, il consiste à recevoir la règle de syntaxe (partes declinabiles regunt partes indeclinabiles) sur le mode d’une action vertueuse. La grammaire prend elle-même une tournure pratique. À savoir, il faut être soi-même déclinable pour décliner un texte. Énoncer des déclinaisons correctes n’est pas suffisant. L’apparence n’est rien sans l’être. D’où le recours à un dict de Jean Chrysostome : « Sache hypocrite, qu’il est mauvais que l’apparence soit pire que l’être, et bon que l’apparence soit meilleure que l’être » (hypocrita, quod malum est apparere peius est esse, quod bonum est apparere melius est esse)134. Gardons en mémoire cette remontrance socratique sur l’accord entre les paroles et les actes, dont nous trouverons des formules apparentées vers la fin du Commentaire du livre de la Genèse (§ 278-285). Nous avons ici ce que j’oserais nommer une phénoménologie grammaticale : de même qu’il est possible de faire un acte juste sans le faire avec justice, il est aussi possible d’en parler en s’arrêtant à elle comme un objet d’étude sans pourtant la pratiquer. Voilà pourquoi Eckhart précise : Il ne suffit pas en effet de faire des (actes) justes (facere iusta), s’ils ne sont faits avec justice (iuste). Les noms n’apportent aucun mérite, contrairement aux adverbes. C’est pourquoi, le Philosophe dit : « Ce n’est pas celui qui fait un cours de grammaire qui est grammairien, mais celui qui écrit de manière grammaticale (non qui facit grammaticalia, grammaticus est, sed qui grammatice). »135

Écrire « grammaticalement » (grammatice) est tout autre chose que de faire un cours sur la grammaire. Il s’agit de se plier aux règles de grammaire dans l’acte même d’écrire ou de parler. Eckhart vise le lien entre l’énoncé et l’acte de parole. L’enseignement noue un double registre : l’expression extérieure correcte d’un faire (vertu) et d’un dire (signe et syntaxe) et la modalité vécue de ce faire et de ce dire. Aussi, le Thuringien n’estime « grammairien » (grammaticus) que celui qui s’engage dans un acte intérieur correspondant à ce qu’il énonce. Sans cet engagement dans son énonciation, celui qui écrit est inapte à ce qu’il fait car « une main qui tient des ordures n’est pas en état de nettoyer des

Cf. E. EGGS, « Rhétorique et argumentation : de l’ironie », 2009, p. 4. JEAN CHRYSOSTOME, Homélies sur l’évangile de Matthieu, hom. 45, PG 56, 885, cité dans Expositio libri Sapientiae, § 236. 135 M. ECKHART, Expositio libri Sapientiae, § 237, LW II, p. 570, trad. J.-C. Lagarrigue et J. Devriendt légèr. modif., p. 223. Cf. M. MAURIÈGE, « En quel sens Dieu est-il ‘sujet’ chez Maître Eckhart », 2014, p. 135-138. 133 134

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ordures136 ». L’avertissement est sévère autant qu’ironique. Bien qu’explicite, il est également un « sous-entendu » car Eckhart s’attaque à une manière de pratiquer les exercices de l’École en ânonnant des propositions apparemment savantes sans connaître, c’est-à-dire sans expérimenter, ce qui est énoncé. Il y a en effet une certaine facétie d’Eckhart à introduire cet extrait de règle pastorale sachant que, précisément, ceux qui se prétendent grammairiens sans pratiquer ce qu’ils disent, ne percevront même pas qu’ils sont pointés du doigt. L’avertissement vaut pour le lecteur que nous sommes. Vouloir tirer de la syntaxe eckhartienne une vérité sémantique apparente sans entrer dans l’intention induite par la pragmatique serait nous faire illusion137. Le lien entre opérativité et performance instaure un « style » qui nous indique que nous avons affaire à la « mystique »138. Selon la recommandation de Michel de Certeau, il s’agit « d’entrer aujourd’hui dans ces textes anciens et de repérer le mouvement qu’opèrent leurs écritures »139. Ce mouvement fait signe vers la chose même accessible par « une passion de ce qui s’autorise soi-même »140. Cette auto-autorisation, oseraisje dire (en proposant une alternative à la notion d’auto-référentialité), est bien ce qui taraude Eckhart au plus haut point. C’est aussi ce qui justifie sa répugnance pour l’envahissement sémantique. La réduction de l’intentionnalité à la fonction de signe va provoquer l’exil du discours hors de sa vérification dernière141. Après Ockham, la référentialité prenant le pas sur l’intentionnalité, la théologie n’aura plus en elle sa structure vériconditionnelle. Comme nous allons le voir, il en va aussi d’un exil du signe hors de l’orbe du corps à partir duquel il est prononcé et sans lequel il n’a pas de sens. D’où, contre la tendance à l’univocité du langage, la préférence eckhartienne pour la métaphore, en tant que capacité à transférer vers un originaire où l’être se manifeste lui-même dans son resplendissement silencieux. Cette auto-autorisation, que nous retrouverons dans l’exégèse maïmonidienne du nom de l’exode : « Je suis celui qui suis » (ou « Je suis qui

GRÉGOIRE LE GRAND, Règle pastorale, livre II, chapitre II, PL 27, 77A. Sur cette triade, cf. C. MORRIS, Foundations of the Theory of Signs (1938), p. 6-13, trad. partielle : « Fondements de la théorie des signes », Langages, 1974, p. 15-21. 138 M. DE CERTEAU, La fable mystique, I, p. 26. 139 Ibid., p. 27. 140 Ibid. 141 « Symptôme d’une évolution plus vaste, l’ockhamisme a exilé du discours sa vérification dernière. » (M. DE CERTEAU, La fable mystique, I, p. 47). 136 137

ANNONCE D’UNE PERFORMANCE OPÉRATIVE

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je suis »)142, Maître Eckhart la met en place dès l’Opus propositionum. Elle se lit dans sa façon de coupler la transcendantalité avec la performance du langage. Il y a bien, chez Eckhart, une « métaphysique des transcendantaux », comme le proposait déjà Joseph Koch en 1973143. Sa spécificité, a affirmé récemment Jan Aertsen, est d’être marquée par un « entrelacement de la transcendance divine et de la transcendantalité »144. Qui dit transcendance chez Eckhart, ne dit pas renvoi analogique d’un effet à sa cause, comme si on les considérait de l’extérieur, mais d’une participation à la cause intérieure. Dans ce cas, le plan de la transcendance, et les mots qui la désignent, a une fonction particulière. Il manifeste l’opérativité même de la création. Aussi, les « termes généraux » (termini generales) assument chez Eckhart le rôle de « transcendantaux » (transcendentia)145 lorsque la créature coïncide avec eux, selon le couple inséparable concret/abstrait. Voilà pourquoi, chez Eckhart, on peut parler d’une « éthique des transcendantaux » : « la créature comme telle doit devenir un ens, unum, verum, bonum comme tel »146. Or, ce devoir de devenir ce que le signe manifeste ne peut être mis en œuvre par le signe lui-même. L’efficacité, ici, déborde la sémantique. Le signe renvoie à la liberté du lecteur de s’impliquer, en tant qu’ens, dans ce qui est dit, afin de le connaître de l’intérieur. Pour qu’il s’implique, il doit y être invité ou incité, de la part de l’auteur. C’est donc sur le plan rhétorique, qui articule la grammaire et la dialectique, que la transcendantalité eckhartienne se situe.

142 J’ai gardé ses deux variantes de la formule ego sum qui sum en fonction des traductions françaises auxquelles je me réfère. 143 J. KOCH, « Sinn und Struktur der Schriftauslegungen Meister Eckhart », 1973, p. 413. 144 J. A. AERTSEN, « La doctrine des transcendantaux de Maître Eckhart », dans : Maître Eckhart, 2012 p. 21-39, ici, p. 37. 145 M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 128, OLME 1, p. 404-405. 146 Ibid.

Parler et penser autrement (Prologi)

Pour que la pensée de Maître Eckhart vienne à la clarté, mais aussi pour que ce qui est dit soit évident pour le lecteur (ad evidentiam), « il faut » l’interpréter selon la double règle qu’il instaure. La première règle est basée sur un usage spécifique de la grammaire, tandis que la seconde relève de la causalité, directement pensée sur le mode d’une opérativité intérieure : Donc, pour l’évidence (ad evidentiam), on a principalement deux choses à remarquer : L’une est qu’il faut parler et penser autrement (aliter loquendum et sentiendum) des termes généraux, c’est-à-dire de l’être, de l’unité, de la vérité, de la bonté et de ce qu’il peut y avoir de termes de ce genre qui se convertissent avec l’étant, et des autres (termes) qui sont en deçà d’eux et limités (contracta) à un genre, à une espèce ou à une nature de l’étant. La seconde est que les inférieurs ne confèrent absolument rien aux supérieurs et ne les affectent pas non plus, mais que, inversement, les supérieurs donnent leur empreinte à leurs inférieurs et les affectent147.

En rapprochant ces deux règles comme portail de son œuvre, Eckhart joue sur un double clavier : l’attribution significative et la causalité. Le premier registre conjugue la manière de parler (loquentum) et la manière de percevoir par l’intelligence en étant affecté par les sens (sentiendum) sur base d’une distinction disjonctive entre les « termes généraux » (termini generales) : être, unité, vérité et bonté, et les « autres » : étantsceci, un-ceci, vrai-ceci et bon-ceci. Quant au second registre, il se concentre sur la manière dont le supérieur agit sur l’inférieur. Un nouveau dispositif s’établit. Sans évacuer le cadre institutionnel, ce dispositif construit les conditions de sa propre autorité, laquelle n’est pas celle d’un auteur parmi d’autres, mais celle de l’auteur absolu. Voilà pourquoi Eckhart précise les rôles du supérieur et de l’inférieur respectivement « comme la cause le causé et l’agent le patient » (utpote causatum et agens passum)148. Cette seconde règle concerne non le signe, mais la 147 M. ECKHART, Table des prologues à l’œuvre tripartite, LW I/1, p. 129, § 1, OLME 1, p. 32-33. 148 M. ECKHART, Prologus generalis, § 10, OLME 1, p. 50-53. Notons qu’ici Eckhart rassemble les deux dénominations de Dieu : « cause » et « agent », que Maïmonide

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causalité. Bien que nous soyons apparemment en dehors de la sacramentalité proprement dite, nous retrouvons ici, dans un cadre déplacé, le duo relevé par Irène Rosier-Catach concernant l’efficacité du langage sacramentaire : la fonction significative et la fonction opérative149. La subtilité de l’acte de langage eckhartien se situe dans l’entrelacs du signe et de la causalité. C’est en effet la causalité qui permet de passer d’un signe (qui correspond à l’inférieur) à l’autre (qui correspond au supérieur). La causalité est déterminante pour parler et penser « autrement » (aliter). Les termes généraux, convertibles les uns aux autres, sont considérés comme des supérieurs qui confèrent leur être aux inférieurs, à la manière dont l’être est antérieur à tous les étants en tant que leur actualité même (ipsa actualitas omnium). L’insistance lexicale de la Table des Prologues sur l’« acte de création » (actus creationis) comme un « il opère » (operatur) intérieur « en train de se produire » (in processu) « dans le présent » (in praesenti)150, qui est largement déployée dans le Prologus generalis, peut être sujette à mésinterprétation. Or, il s’agit d’une mésinterprétation d’un genre un peu particulier. Il se pourrait que le lecteur ait tout perçu de la grammaire mais se soit complètement fourvoyé en ce qui concerne la logique qui la sous-tend. Voilà pourquoi Eckhart adresse un avertissement ironique au lecteur : (…) il a créé toutes (choses) de la manière suivante : non pas en dehors de lui, comme les imprudents l’imaginent faussement ; mais tout ce que Dieu crée ou opère, il l’opère universellement en lui, le crée en lui, le voit ou le connaît en lui, l’aime en lui ; en dehors de lui, il n’opère rien, ne connaît ou n’aime rien. Et cela est propre à Dieu lui-même151.

Quels sont les « imprudents qui s’imaginent faussement » (ut imprudentes falso imaginantur) que Dieu fait les choses « en dehors de lui » (extra se) ? Dans un cadre strictement sémantique, le lecteur se trouve à distance des propositions, selon une position externe, et il analyse le rapport des sujets avec les prédicats. Ainsi, dans ce cas-ci, il serait conduit à entendre que la proposition : Dieu a créé toutes choses en dehors de lui (à la manière dont un artisan fait un coffre, est-il précisé attribue de manière séparée au « philosophes » et au « théologien du kalâm » (MAÏMONIDE, Guide des égarés, I, 69). Toutefois, dans les Quaestiones Parisienses (I, § 2, LW V, p. 39), à la suite de Thomas d’Aquin (Summa contra Gentiles, II, c. 28), il tranche en faveur de l’agent opératif : « car on ne peut attribuer de cause au Premier » (non est autem dare primo causam). 149 I. ROSIER-CATACH, La parole efficace, p. 35. 150 M. ECKHART, Table des prologues, § 2, OLME 1, p. 34-35. 151 M. ECKHART, Table des prologues, LW I/1, p. 130, § 2, OLME 1, p. 34-35.

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plus loin), est fausse. Il aurait raison, mais il aurait tort d’avoir raison. L’avertissement de prudence est ironique. Il fait partie d’un « sousentendu ». Comme l’utilité (utilitas), la prudence (prudentia) ne relève pas strictement du registre théorétique mais du registre pratique. Ici, la véritable imprudence, c’est, tout en sachant que Dieu ne fait pas les choses en dehors de lui, de continuer à tenir une position de juge extérieur à la parole. Affirmer et penser qu’il n’y a pas de statut des étants extra deum et continuer à agir dans le sens contraire est insensé pour Eckhart. D’où son insistance sur l’événementialité surgissante de la Parole : (…) dans les choses divines, le Fils toujours est né, toujours naît, selon ce verset de Zacharie 6 : « Voici un homme, Surgissant est son nom ». « Surgissant », dis-je, au participe; Luc 1 (78) : « Le Surgissant nous a visité en venant des hauteurs »152.

Pour Eckhart, ce que Dieu fait n’est jamais à considérer dans le passé, mais dans l’instant présent où cela se produit. Autrement dit, pour le lecteur en train de lire ceci, la visite de Dieu est imminente. Ici et maintenant, Dieu surgit en venant des hauteurs (visitavit nos oriens ex alto). L’irruption de la parole, comme un acte présent, est précisément ce qui va garantir la véracité du dire. C’est cela qui manifeste que nous avons affaire, sur le terrain scolastique, à un langage mystique. L’usage de la métaphore de l’astre d’orient est là pour proposer la percée de Dieu vers l’homme, comme un événement actuel, non pour expliquer quelque chose qui a eu lieu. Il s’agit d’un trope. Si l’attention du lecteur se porte vers du déjà fait, du non-surgissant, il ne peut espérer que les mots soient remplis par autre chose qu’une représentation qu’il se sera fabriquée, une idole. Mais, qu’on ne s’y trompe pas. À proprement parler, il n’y a aucun remplissement du mot par un concept qui lui soit adéquat. La visite se fait dans le surgissement même. Se situer en dehors de ce dernier, c’est se situer en dehors de l’opération de Dieu, c’est-à-dire en dehors de l’être, en vertu de la première proposition de l’Opus tripartitum  : esse est Deus153. Or, se situer en dehors de l’être, contraint le lecteur à user du verbe être en tant que copule pour attribuer un prédicat à un sujet : Par exemple, lorsque je dis : « Ceci est un homme ou une pierre », je ne prédique pas l’être, mais je prédique l’homme ou la pierre ou quelque chose de ce genre. C’est pourquoi cette (proposition) est vraie : « Martin est un homme » même si aucun homme existe. Car, je ne dis pas que l’homme est 152 153

M. ECKHART, Table des prologues, LW I/1, p. 130, § 2, OLME 1, p. 34-35. M. ECKHART, Table des prologues, § 3, OLME 1, p. 36-37.

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et je ne prédique pas non plus l’être ni ne prédique l’existence des termes, mais leur cohérence154.

Lorsque je dis : « Martin est un homme », le « est » de la proposition se contente d’assurer la « cohérence » (cohaerentia) entre le sujet (Martin) et le prédicat (homme), sans tenir compte de son « existence » (existentia). Par contre, si j’affirme que Martin est « étant » (ens) sans le déterminer, alors, la proposition renvoie l’étant à l’être qui lui est conféré. Ce faisant, Eckhart se sépare d’un côté de Thomas d’Aquin, pour qui il n’est pas possible de prédiquer quelque chose d’un sujet sans le penser existant, et de l’autre côté, de la plupart des logiciens médiévaux. Ces derniers ne traitent pas différemment les propositions aliquid est ens et aliquid est ens hoc. Pour eux, ce sont des propositions de tertio adiacente, indifférentes à l’existence. Or, en raison du « redoublement » (reduplicatio) du verbe être (est ens), Eckhart constate un prédicat particulier puisque l’étant s’y affirme « en tant que » (in quantum) étant, en laissant de côté toute qualité accidentelle155. L’ens vient s’accoler au verbe copule en formant une entité dupliquée : est-ens. D’où cette règle générale : « Il faut parler et juger autrement de l’étant et de l’étantceci… »156. À partir de cette distinction fondamentale, nous serions conduits à penser que Maître Eckhart opte pour un double mode de prédication : d’un côté une logique uniquement syntaxique, sans référence à toute chose existante, et de l’autre, une logique de l’existence. Or, telle n’est pas la voie qu’il choisit. Et, c’est là que se situe l’étrangeté de son application des « modes de signification » (modi significandi) issus des modistes. Lorsque l’on fait usage des termes concrets en les appliquant à un sujet (suppôt), alors l’intention vise les concepts indépendamment de l’existence de ce sujet (troisième adjacent). Par contre, lorsque les termes concrets sont pris absolument, ils font fi des accidents propres au sujet (ceci et cela) pour désigner immédiatement son actualité d’être dont il pâtit. Or, s’il est adapté à la quiddité, le langage s’arrête au seuil de l’anité. Il la désigne mais il ne la définit pas. Précisons que Maître Eckhart fait la distinction entre l’esse d’une chose et son extra-stantia157. M. ECKHART, Table des prologues, LW I/1, p. 131, § 3, OLME 1, p. 36-37. Cf. J. CASTEIGT, « Reduplicatio excludit omne alienum a termino », 2012, p. 79-102. 156 M. ECKHART, Table des prologues, § 3, OLME 1, p. 36-37. Voir aussi : Expositio libri Exodi, § 54, LW II, p. 58 : « autre chose est de parler et percevoir quant aux étants et aux choses et à leur être même, autre chose quant aux prédicaments des choses et à leur prédication ». 157 Cf. VL. LOSSKY, Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, 1998, p. 157-158. 154 155

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Il ne fait pas dépendre l’existence d’une chose de sa position extérieure dans le monde, mais de sa racine ontologique. Aussi Eckhart déploie-t-il une épistémologie originale irréductible à celle de Thomas pour qui « le vrai ajoute à l’étant »158. Comme l’affirme Alain de Libera, l’originalité eckhartienne ne réside pas dans « la thèse selon laquelle est troisième adjacent n’a pas de valeur existentielle », puisque « c’est l’opinion dominante à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle », mais dans l’interprétation de « cette distinction quasi scolaire à la lumière de la différence boécienne entre prédication substantielle et prédication accidentelle »159. La différence apportée par Boèce est relue dans une dialectique de l’être et du néant, qui différencie Eckhart de Thomas. S’il est d’accord avec son prédécesseur pour considérer que les deux manières de parler (second et troisième adjacent) s’identifient en Dieu, Eckhart en tire la conclusion la plus radicale : « si tout ce qu’on dit de Dieu revient à dire qu’il est, tout ce que l’on a dit de la créature revient à dire qu’elle n’est pas »160. Récusant la consistance ontologique aristotélicienne, qui reste le premier niveau de l’ontologie de Thomas, Eckhart choisit la voie plus augustinienne de l’inconsistance de la créature tant qu’elle ne demeure pas en Dieu. Cependant, alors qu’Augustin considère cette stabilité comme le terme de la vie humaine, Eckhart en propose une expérience anticipée, accessible dès aujourd’hui. Cette possibilité lui est ouverte par sa logique prédicative qui est aussitôt transférée sur le plan d’une « logique métaphysique »161. Comme la véritable inhérence de l’étant créé se trouve uniquement en Dieu, la distinction comme « ceci » ou « cela » est la marque d’une finitude qui le sépare de l’être. D’où la nécessité de fuir toute distinction, pour rejoindre Dieu dans son indistinction, condition de la béatitude de tout étant. Or, puisque l’intentionnalité peut tantôt viser l’étant in concreto et tantôt in abstracto, pourquoi ne pas détourner le regard de « ceci et cela » pour ne garder de la créature que sa relation à l’être. Par là, la noétique intentionnelle devient le canal d’une véritable expérience de Dieu, laquelle est possible à tout instant, pour autant que la créature se mette dans les conditions de son opérativité.

158 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 1, a. 1, éd. Leonina, t. XXII/1, 6, reprise par M. Eckhart, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 562, 677. 159 A. DE LIBERA, « À propos de quelques théories logiques de maître Eckhart », 1981, p. 1-24, ici, p. 17. 160 Ibid., p. 18. 161 Ibid., p. 19.

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Le ton est donné. Maître Eckhart situe son œuvre dans un registre rhétorique que nous pourrions aussi, sans verser dans l’anachronisme, qualifier de pragmatique. Dans son Prologus generalis, Eckhart affirme le caractère circonstancié de son œuvre. Elle est d’abord une réponse à une demande instante de ses frères. Même si nous retrouvons là un « lieu commun littéraire », « il n’y a pas de raison de penser qu’il n’exprime pas des faits »162. Voilà qui place d’emblée l’Opus tripartitum dans un contexte intersubjectif dans lequel les lecteurs visés, des « frères studieux », ont déjà coutume d’entendre Eckhart dans l’exercice des différentes activités de l’École : L’intention de l’auteur, dans cette œuvre tripartite, est de satisfaire dans la mesure du possible, aux désirs de certains frères studieux qui, depuis longtemps, par leurs prières instantes, l’invitent et l’incitent sans cesse à confier à l’écriture ce qu’ils ont l’habitude d’entendre de sa bouche dans les leçons et les autres activités de l’école (actibus scholasticis), dans les sermons (in praedicationibus) et dans les entretiens quotidiens (in cottidianis collationibus)163.

Notons tout d’abord que Maître Eckhart fait usage de l’expression « intention de l’auteur » (auctoris intentio). Cet emploi est déjà en luimême indicatif pour le lecteur médiéval. Son discours est adressé à quelqu’un. L’usage des mots est au service de cette intention. L’auctoris intentio est de répondre à une sollicitation intense. Le verbe compellere signifie : pousser à, inciter, contraindre. Renforcé par l’adverbe crebro, qui signifie fréquemment ou sans cesse, l’incitation se mue presque en une obligation à laquelle il devient difficile d’échapper. Poussé par cette nécessité, Eckhart affirme qu’il va mettre ici par écrit son message oral. Il va confier à l’écrit (scripto) les choses que ses auditeurs ont l’habitude d’entendre de lui (ab ipso audire consueverunt). On pourrait passer rapidement sur cet incipit. Il est pourtant primordial. Tout ce qui est écrit dans l’Opus tripartitum est une sorte de reportatio par Eckhart lui-même de ses propres actes oraux. Comment, dès lors, faire autrement que d’écouter l’auteur dans un registre pragmatique  ? Les « leçons » (lectiones) et les autres activités d’école sont situées dans un ensemble d’actes langagiers parmi lesquels figurent non seulement les « sermons » (praedicationes), mais aussi les « entretiens quotidiens » (cottidianis collationes). Cette précision est importante puisque, chronologiquement, les Entretiens spirituels sont antérieurs à la rédaction des Prologues. Ils ont 162 163

Commentaire dans OLME 1, p. 101. M. ECKHART, Prologus generalis, LW I/1, p. 148, § 2, OLME 1, p. 40-41.

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été rédigés peu après le retour de son premier séjour à Paris (1293-94), suite aux questions de jeunes frères lors des entretiens du soir : « Ce sont les paroles que le vicaire de Thuringe, prieur d’Erfurt, frère Eckhart, de l’ordre des prêcheurs, adressa à ses enfants qui lui posaient de nombreuses questions lorsqu’ils étaient assis ensemble pour la collation du soir »164. Même scénario que l’Opus tripartitum  : des actes oraux sont transposés dans l’écrit. Il s’agit donc de considérer l’œuvre eckhartienne dans le cadre des actes de langage. Le fait même de faire précéder les commentaires de l’Écriture et les sermons par un ensemble de propositions est une nouveauté pragmatique. En effet, ces propositions ne sont pas à proprement parler des sentences. Elles ne sont pas des affirmations à vérifier par une argumentation, mais des conditions à la fois heuristiques et langagières. Ce sont elles qui vont permettre de résoudre les questions et non l’inverse. Leur statut n’est ni celui d’articles de foi, ni celui de propositions évidentes par soi. Mais alors, si elles ne sont adossées ni à l’autorité ecclésiale ni à la raison naturelle, à quel type de vérité renvoient-elles ? C’est bien là le problème. La rhétorique qui, dans les sermons, est force de persuasion est ici régulation langagière et herméneutique. L’« axiomatisation de la théologie »165 autorise une logique qui déjoue la dialectique propositionnelle par une tension paradoxale entre des opposés166. Dans la science théologique eckhartienne, la juxtaposition d’énoncés littéralement contradictoires n’est pas accidentelle. Elle en fait partie intégrante. Eckhart ne va pas chercher à dissiper la contradiction, en tentant de hiérarchiser les sentences, mais à l’exacerber. Comme Fernand Brunner aimait le souligner, Eckhart cultive le goût des positions extrêmes167. Cette exacerbation est telle qu’elle donne à sa pensée une tonalité singulière. Elle fait l’étonnement de ses nouveaux lecteurs et ne cesse d’interroger les habitués, pour autant qu’ils n’en deviennent pas tellement habitués qu’ils finissent par s’en accommoder. Mais, justement, comment s’accommoder logiquement de ce qui ne peut l’être, sinon en essayant d’esquiver la contradiction permanente de l’être et du néant ? On comprend dès lors les tentatives de périodisation de l’œuvre eckhartienne : une période M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, AH, p. 41, M, p. 724. A. DE LIBERA, Maître Eckhart et la mystique rhénane, p. 55-73. 166 Cf. M. DE GANDILLAC, « La ‘dialectique’ de Maître Eckhart », 1963, p. 59-94 ; cf. mon article « Dialectique » dans : Encyclopédie sur les mystiques rhénans, 2011, p. 371372. 167 F. BRUNNER, « Eckhart ou le goût des positions extrêmes », dans : Voici Maître Eckhart, p. 227. 164 165

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ontologique (Deus est Esse), une période méontologique (Deus est Intellectus), une période hénologique (Deus est Unus). Mais, finalement, ni le recours au contexte ni l’analyse interne ne vont dans ce sens. Comme l’ont démontré Werner Beierwaltes ou Emilie Zum Brunn, il n’y a pas lieu de choisir entre des noms de Dieu privilégiés, mais de les garder tous, parce que, précisément, aucun ne convient plus que les autres168. Eckhart ne disait-il pas lui-même que Dieu est à la fois « innommable » et « omninommable »169 ? Tendu entre un apophatisme extrême et un cataphatisme non moins extrême, le langage eckhartien déjoue les catégories théologiques. La clef d’un tel paradoxe se trouve pourtant dès les premiers mots du Prologus generalis : Et parce que les « opposés ressortent plus clairement quand ils sont juxtaposés » et que « des opposés la science est la même », chacun des traités susdits est bipartite : en premier lieu en effet sont avancées les propositions relatives au terme lui-même, en second lieu, les propositions relatives à l’opposé de ce terme170.

Si, outre le traité Du ciel (II, 6, 289a 7) et les Réfutations sophistiques (I, 15, 174b 5) qui renvoient à la première citation, l’on se réfère à Aristote dans la Rhétorique, on constatera qu’un passage similaire est utilisé pour faire valoir l’éclatement de la disconvenance dans la métaphore : « Comme les périphrases, les métaphores doivent être en harmonie avec leur objet. Cette harmonie résultera d’une analogie ; sinon, la disconvenance éclatera, l’opposition des contraires étant surtout manifeste quand ils sont rapprochés (si vero non, indecens videri propter subalterna contraria maxime videri) »171. Ce rapprochement est d’autant plus pertinent que, comme le montre Gilbert Dahan, la métaphore joue chez Thomas d’Aquin le rôle d’une « démarche herméneutique dynamique et créatrice (une translatio en action) »172. À savoir, elle fonctionne selon un transfert d’attributs relatifs aux créatures vers des attributs absolus en Dieu. Si, chez l’Aquinate, l’on peut parler de la bonitas pour les créatures, c’est toujours de manière impropre ou métaphorique (improprie vel metaphorice), tandis qu’appliquée à Dieu, la bonitas se dit au sens propre 168 Cf. W. BEIERWALTES, « Deus est esse, Esse est Deus », 2000, p. 11-87 ; E. ZUM BRUNN, « Dieu n’est pas être », dans : Maître Eckhart à Paris, 1984, p. 84-108. 169 M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 299, LW I/1, p. 434-435; Expositio libri Exodi, § 35, LW II, p. 42. Cf. VL. LOSSKY, Théologie négative, Chapitre I : Nomen innomabile, p. 13-40 ; Chapitre II : Nomen omninominabile, p. 41-96. 170 M. ECKHART, Prologus generalis, § 3, LW I/1, p. 149, OLME 1, p. 42-43. 171 ARISTOTE, Rhétorique III, 2, 1405a, 10-12. 172 G. DAHAN, « Saint Thomas et la métaphore. Rhétorique et herméneutique », dans : Lire la Bible au Moyen Âge, p. 282.

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(proprie)173. Ainsi, Dieu est toujours visé à partir d’une similitude et non par sa présence essentielle (essentialiter/similitudinarie). Avec Thomas, nous restons donc dans une métaphore de convenance dans laquelle le semblable l’emporte sur le dissemblable. Or, avec Eckhart, le ton change. Seule la dissemblance est compatible avec Dieu. D’où une autre approche de la translation dynamique via la juxtaposition des opposés. Si, chez Eckhart, je ne peux en rester à la proposition « Dieu est l’être » sans ajouter aussitôt que « Dieu est néant », ou que « Dieu est bon » sans ajouter que « Dieu n’est pas bon », alors il faut convenir – il s’agit bien d’une convention ou d’une règle (d’où le choix d’une structure axiomatique) – que les termes dont nous usons pour parler de Dieu ne s’appliquent à lui que via un processus qui n’est pas strictement sémantique. La chaine sémantique ne fonctionne pas, justement parce que deux signes opposés ne peuvent renvoyer au même signifié. La violence faite au principe de non-contradiction oblige le lecteur à chercher une autre issue logique que celle à laquelle il est habitué (para-doxe). Le paradoxe fonctionne comme un trope. Comme le relevait Fernand Brunner, le rapport entre le signe et la chose est régi par un chassé-croisé : « D’une part, en effet, le signe se distingue radicalement de la chose signifiée, de sorte que la créature et le créateur sont foncièrement dissemblables : le créateur n’est-il pas l’être, et le créé, le néant par lui-même ? Mais, d’autre part, la signification doit être présente en quelque façon dans le signe, sans quoi il ne pourrait y renvoyer »174. Cela veut dire que, chez Eckhart, la présence de Dieu dans le signe n’est pas de l’ordre de la similitude ou de la représentation. Si image il y a, elle est opérative (corrélative à ce dont elle est l’image) et non pas représentative. Or, dans ce cas, la métaphore ne transporte pas d’un terme à un autre, qui serait déterminable, mais elle a pour fonction de « mettre quelque chose devant les yeux », selon la définition d’Aristote dans le livre III de la Rhétorique175. Parce que la chose lui est désignée, comme le vin à l’intérieur de la taverne par le biais du cercle-enseigne, le lecteur peut entrer en relation réelle avec cette chose. Nous touchons ici un point fondamental de l’usage du signe chez Eckhart. Comme les autres médiévaux, il avait bien conscience de la nécessite d’un couplage entre Aristote et Augustin dans l’élaboration du signe. Mais, la notion aristotélicienne d’inférence n’est pas rapportée G. DAHAN, Lire la Bible au Moyen Âge, p. 256-258. F. BRUNNER, « Eckhart ou le goût des positions extrêmes », dans : Voici Maître Eckhart, p. 227. 175 ARISTOTE, Rhétorique, III, chap. X, 7. 173 174

PARLER ET PENSER AUTREMENT

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chez lui à une induction argumentative. Elle est insérée au cœur même de la notion augustinienne de relation. Le rapport puissance-acte est déplacé vers l’intériorité. De ce fait, le signe ne peut servir de pièce à conviction dans une argumentation analogique renvoyant de l’étant fini à l’étant infini. Sa fonction consiste à présenter à la créature la nécessité d’une entrée en relation opérative où elle doit passer elle-même de la puissance à l’acte. Or, ce passage se révèle précisément impossible pour la créature. Sa seule issue consiste donc à se laisser opérer par Dieu. Cette modalité opérationnelle ne peut pas être proposée comme un modèle à suivre de l’extérieur. Autrement dit, cette opérativité, Eckhart ne peut la présenter qu’en la mettant en œuvre. Pour cela, l’ontologie et la noétique vont être déplacées ensemble sur un plan où la dualité oppositionnelle : être-étant, intellect-objet, actif-passif, ne pourra plus fonctionner sur un simple mode contradictoire. La logique aristotélicienne en sera transformée. Celui qui pense et qui parle est toujours déjà situé au milieu de ce dont il pense et il parle, il lui faut donc « parler et penser autrement » (aliter loquendum et sentiendum)176.

176

M. ECKHART, Table des Prologues, § 1, OLME 1, p. 32-33.

Dédoublement : in abstacto/in concreto (Prologi)

L’architecture de l’Opus propositionum est le cadre transcendantal de ce « parler et penser autrement ». Pour s’en rendre compte, le lecteur n’a à sa disposition que l’énumération des quatorze premières propositions (Prologus generalis), ainsi qu’un ensemble de remarques préliminaires (Prologus in opus propositionum). Bien qu’elles ne soient pas véritablement déductibles les unes des autres, selon un enchainement logique, comme dans les Règles théologiques d’Alain de Lille, les propositions eckhartiennes forment un réseau thématique à travers lequel se révèle sa cohérence pragmatique. Les onze premières propositions sont structurées selon une logique des opposés (scientia oppositorum), les trois suivantes ayant une forme différente. Les quatre premières propositions concernent ce que l’on nomme les transcendantaux (être-étant/néant, unité-un/multiple, vérité-vrai/faux, bonté-bon/mal), la cinquième et la sixième concernent l’éthique (amour et charité/péché, honnête/honteux, vertu/vice et droit/oblique), tandis que les propositions suivantes font retour aux notions métaphysiques : tout/partie (septième), commun et indistinct/ propre et distinct (huitième), supérieur/inférieur (neuvième), premier/ dernier (dixième), idée et raison/informe et privation (onzième). Cette énumération est déjà parlante. Eckhart considère que la vie pratique se situe dans le prolongement et même au cœur de la métaphysique. En vertu de la convertibilité des transcendantaux, la distinction entre bonum et malum se situe au même plan que la question de l’être. Elle se prolonge par l’usage de l’amour et des vertus, lesquelles se situent en connivence avec l’universalité, et par le rapport fondamental de l’indistinct et du distinct, vu comme rapport du commun au propre. Remarquons, suite à cette énumération, que « la vertu n’est pas seulement un objet de la spéculation, mais encore une de ses conditions, car, dans la perspective unifiante qui est celle d’Eckhart, les vertus sont nécessaires à quiconque veut faire œuvre d’intelligence à propos de Dieu »177. Cette observation est primordiale. Elle est la clef nécessaire pour pénétrer l’univers spéculatif du Thuringien. Puisque la vertu s’aligne comme condition 177

Commentaire au Prologus generalis, OLME 1, p. 105-106. Je souligne.

DÉDOUBLEMENT : IN ABSTACTO/IN CONCRETO

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heuristique et langagière du côté des attributs désignant Dieu face à leurs opposés, elle devient une condition sine qua non pour percevoir la vérité. Découvrir l’être indistinct et commun ne sera possible qu’en s’opposant à tout ce qui est distinct et propre. Or, cette opposition se fait d’abord au cœur même de chaque étant. Tant que l’étant se considère lui-même comme une partie du tout, il se prive de tout ce qu’il n’est pas en propre. C’est seulement lorsqu’il se détache de ce qui fait de lui une partie : étant-ceci ou étant-cela (ens hoc aut hoc), qu’il rejoint l’être lui-même par lequel il est. Ce détachement n’est pas uniquement intellectuel. Il est conditionné par une conversion éthique. Il se traduit sur le versant germanique, comme nous le verrons, par l’abegescheidenheit et culmine en gelâzenheit. C’est par une même conversion que l’étant quitte son néant pour l’être, le multiple pour l’unité, le faux pour la vérité et le mal pour la bonté. Encore faut-il découvrir pourquoi, sur le plan syntaxique, l’opposition des transcendantaux se présente de manière dissymétrique : la face positive se dédouble entre un terme abstrait (être, unité, vérité, bonté,…) et un terme concret (étant, un, vrai, bien), tandis que la face négative est unique (néant, multiple, faux, bon,…). Dans le cadre de la méthode scolastique qui est ici le sien, Eckhart peut mettre en place l’entrelacs de la théorie et de la pratique par une reprise originale de la doctrine des transcendantaux. Le discernement sur le « parler et penser autrement » se lit à travers une double option : « le dédoublement des termes généraux en abstracta et concreta », et « l’identification des transcendantaux avec Dieu »178. L’ensemble des remarques du Prologue de l’Opus propositionum en explique a priori la lecture. La première de ces remarques est que le terme concret (ens, unum, verum, bonum) ne signifie rien d’autre que le terme abstrait (esse, unitas, veritas, bonitas)179. Le terme concret ne signifie donc pas le sujet (suppôt) qui est, est un, est vrai et est bon. Cette première remarque quant à la signification se conjugue avec une seconde remarque par laquelle il faut « percevoir autrement » (aliter sentiendum) la fonction des prédicats en tant que « second adjacent » (secundum adiacens) ou en tant que « troisième adjacent » (tertium adiacens)180. La combinaison de ces deux remarques d’ordre grammatical et logique est le préambule pour un second groupe de remarques d’ordre ontologique articulées comme suit : 178 179 180

J. A. AERTSEN, « La doctrine des transcendantaux de Maître Eckhart », p. 34-39. M. ECKHART, Prologus in opus propositionum, § 2, LWI/2, p. 41. Ibid., § 3, LWI/2, p. 42.

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Il faut donc remarquer, à titre d’introduction, premièrement, que Dieu seul est au sens propre étant, un, vrai et bon. Deuxièmement, que par lui (ab ipso) toutes choses sont, sont unes, sont vraies et sont bonnes. Troisièmement, que c’est de lui immédiatement (ab ipso immediate) que toutes choses tiennent le fait qu’elles sont, sont unes, sont vraies, sont bonnes. Quatrièmement, lorsque je dis « cet étant-ci », ou « un-ceci » ou « un-cela », vraiceci-et-cela », le « ceci » et le « cela » n’ajoute ou n’adjoignent rien en fait d’entité, d’unité, de vérité ou de bonté à l’étant, à l’un, au vrai et au bon181.

La première de ces quatre remarques ne se place pas sur plan logique mais ontologique. Eckhart ne dit pas que les quatre termes (ens, unum, verum et bonum) ne sont attribuables qu’à Dieu seul. Il affirme que Dieu est, de manière propre, cela même que sont ces quatre termes (deus proprie est ens, unum, verum et bonum). Les deux remarques suivantes confirment cette interprétation ontologique en manifestant que les choses sont, sont unes, vraies et bonnes (second adjacent), parce que Dieu leur confère cette quadruple effectivité par lui-même (ab ipso). La quatrième remarque précise, via l’usage du troisième adjacent, qu’aucun « ceci » ou « cela » ne confère quoi que ce soit en termes d’étantité, d’unité, de vérité ou de bonté. Avec ce préambule, le lecteur sait désormais à quoi s’en tenir concernant l’usage de la signification. Puisque 1) les termes concrets ne signifient ni les suppôts individuels (étant ceci ou cela), ni Dieu lui-même, mais qu’ils signifient uniquement les termes abstraits, 2) Dieu est cela même que sont l’ensemble des prédicats concrets et il est seul à pouvoir conférer ce qu’il est, 3) il y a donc un usage indissociable du logique et de l’ontologique. En effet, si les signes transcendantaux utilisés ne désignent directement ni le Créateur ni la créature, le rapport analogique entre les deux est impossible sur un plan strictement sémantique. Le rapport ne peut s’établir que via l’axe ontologique par lequel Dieu confère ce qu’il est. C’est le fait d’être, d’être un, d’être vrai et d’être bon, qui assure le rapport et non pas ce qui est défini par les termes qu’ils soient concrets ou abstraits. Bien qu’elles correspondent aux affirmations scripturaires (Ex 3,14, Dt 6,4, Jn 14,6, Lc 18,19), les propositions ne sont pas évidentes par elles-mêmes. Elles ont pour objectif de rendre évident ce qui est visé par le langage théologique pour ceux qui en respecteront les règles. Ce n’est qu’après les avoir pratiquées que l’usager pourra en entériner la validité. La logique que sous-tend ce processus rhétorique est donnée à travers la citation de plusieurs extraits tirés du De Trinitate d’Augustin : 181

Ibid., § 4, LWI/2, p. 43, OLME 1, p. 72-73.

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« Quand tu entends : ‘Il est la vérité’, ne cherche pas ce qu’elle est » (Cum audis  : veritas est, noli quaerere quid sit)182. Le signe veritas ne conduit pas à une recherche de quiddité. Il nécessite une autre attitude d’écoute : « Dans le premier instant donc, où tu es comme traversé par l’éclair à l’ouïe du mot ‘vérité’, demeure, si tu peux (mane si potes)183. » Eckhart suit le principe augustinien d’une recherche modo interiore (VIII, I, 1). Il s’agit de tenter de « demeurer » (manere) là où se trouve la réalité du mot veritas, et non de chercher à la définir comme une chose objective. Selon Augustin, cette tentative est d’emblée vouée à l’échec (sed non potes) car une foule d’images corporelles et une foule de phantasmes viennent aussitôt l’obscurcir. Eckhart se contente ici de la citation sans l’insérer dans son contexte d’influence plotinienne. Il entrevoit plutôt l’ouverture d’une possibilité effective à condition de suivre un protocole. C’est pourquoi, le Thuringien reprend un autre extrait d’Augustin : « Vois le bon lui-même, si tu le peux (si potes) ; ainsi tu verras Dieu », « le bon de tout bon »184. Voir Dieu consiste à tenter, si possible, de voir le bon lui-même. Mais, voir le bon lui-même n’est possible que dans l’exercice de la bonté. C’est ici que Maître Eckhart innove en introduisant la causalité aristotélicienne dans la tentative de vision augustinienne. L’étant peut reconnaître avec évidence qu’il est, qu’il est un, qu’il est vrai et bon, dans la mesure où il éprouve ces réalités en acte. Pour ce faire, il faut que l’étant isole l’étantité de tout ce qui n’est pas elle, à savoir, qu’elle enlève le ceci et le cela. Or, cette condition est également augustinienne : « Ceci est bon, cela est bon. Supprime le ceci et le cela, et vois, si tu peux, le bon lui-même (tolle hoc et illud, et vide ipsum bonum, si potes) : alors tu verras Dieu, qui ne tient pas sa bonté d’un autre bien, mais est la bonté de tout bien »185. Cette citation plus complète permet de voir à quel point Eckhart transforme la mystique augustinienne sur base d’une interprétation innovante de la différenciation logique entre deuxième et troisième adjacent. Ôter le ceci et le cela ne revient pas à isoler une essence qui, comme telle, pourrait être vue par un regard simple. Ôter le ceci et le cela, pour Eckhart, revient à isoler la bonté en acte. L’essence est indissociable de l’esse. Mais l’esse, signifié comme 182 AUGUSTIN, De Trinitate, VIII, II, 3, cité dans : M. Eckhart, Prologus in opus propositionum, § 7, LWI/2, p. 43, OLME 1, p. 76-77. 183 M. ECKHART, Prologus in opus propositionum, § 7, LWI/2, p. 43, OLME 1, p. 76-77. 184 AUGUSTIN, De Trinitate, VIII, III, 4, cité dans : M. ECKHART, Prologus in opus propositionum, § 8, LWI/2, p. 45, OLME 1, p. 76-77. 185 AUGUSTIN, De Trinitate, VIII, III, 4, BA 14, p. 32-33.

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le sujet que Dieu détermine (esse est Deus), n’est pas lui-même prédicable, ni pensable à titre de représentation. Il peut seulement se vivre. Ce vivre s’atteste au sein de la cause seconde en tant qu’actualisée par la cause première. Parce que « l’inférieure (agit) sous l’empire de la supérieure » (inferior in virtute superioris), la cause seconde est immédiatement unie à la cause première qui l’affecte, « par une action unique » (unica actione)186. Cette unité d’action est vécue immédiatement comme évidente et irrécusable. C’est l’opération qui s’atteste elle-même. Dieu est alors connu comme « le bon de tout bon » (bonum omnis boni). À l’inverse de la voie de contemplation plotinienne, qui reste une tentative fugitive, cette voie causale est praticable. Elle est effectivement possible. Il s’agit d’une véritable transformation du modo interiore d’Augustin. La mystique eckhartienne se fait jour. Dans cette mystique, l’action occupe une place décisive. L’homme ne peut voir Dieu qu’en agissant. Son action est la vision elle-même. Voilà pourquoi Marie ne peut espérer arriver à voir Dieu sans agir comme Marthe. Ces remarques préliminaires sont donc déterminantes pour relire la liste des quatorze propositions. Le Le Le Le

premier traité concerne l’être et l’étant, et leur opposé qui est le néant. deuxième, l’unité et l’un, et leur opposé qui est le multiple. troisième, la vérité et le vrai, et leur opposé qui est le faux. quatrième, la bonté et le bon, et le mal, leur opposé187.

Les transcendantaux, en raison de leur dédoublement concret/abstrait188, sont là pour signifier une opération. Par cette présentation redoublée, chaque terme général signifie soit une forme ou une perfection in asbtracto, c’est-à-dire sans suppôt-sujet : esse, unitas, veritas, bonitas, soit l’individu in concreto, c’est-à-dire concrétisée dans un suppôt-sujet : ens, uno, vero, bono. La source principale de cette distinction est le traité De hebdomadibus de Boèce. La distinction entre « être » (esse) et « ce qui est » (id quod est identifié à l’ens) y est déterminante189. Elle est reprise par Eckhart dans le traité XII de l’opus propositionum sous la forme également boécienne de la distinction entre quo est et quod est. Les termes abstraits ne reçoivent pas l’être de leur sujet mais les précèdent (antériorité) en leur conférant leur forme. Seul le terme concret 186 M. ECKHART, Prologus in opus propositionum, § 24, LWI/2, p. 54, OLME 1, p. 92-93. 187 M. ECKHART, Prologus generalis, § 4, LW I/1, p. 150, OLME 1, p. 42-45. 188 Sur cette distinction concretum/abstractum, cf. M. ECKHART, Expositio sancti Evangelii s. Iohannem, § 14, 26, LW III, p. 22. 189 BOÈCE, De hebdomadibus, dans Opuscula theologica, éd. Moreschini, Munich – Leibzig, 2000, p. 190.

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est doué d’un sujet tandis que le terme abstrait ne l’est pas. Or, ici est la véritable originalité eckhartienne : la seule manière pour qu’un sujet puisse connaître avec évidence un terme abstrait est de coïncider avec le lieu même de l’effectivité qui lui est conférée. Seul le juste connaît la justice sera le thème principal du Commentaire de l’Évangile selon saint Jean  : « de fait, en règle universelle, personne ne connaît la perfection divine hormis celui qui reçoit, c’est-à-dire que la justice n’est connue que d’elle seule et du juste assumé par la justice elle-même (iusto assumpto ab ipsia iustitia) »190. Notons aussi, l’identité de la connaissance et de l’être dans la participation du concret à l’abstrait : « Le juste est à l’avance dans la justice, comme le concret dans l’abstrait et le participant dans le participé » (iustus praeest in ipsa iustitia, utpote concretum in abtracto et participans in participato)191. Ce point n’est nullement anecdotique. Nous aurons à y revenir plus amplement. Il y va de l’interprétation de l’ensemble de tout ce que Maître Eckhart a pu écrire tant dans l’œuvre latine que dans l’œuvre vernaculaire : « Qui comprend la distinction entre la justice et le juste, comprend tout ce que je dis » (Swer underscheit verstât von gerehticheit und von gerehtem, der verstât allez, daz ich sage)192. La connaissance eckhartienne est celle de l’homme assumé, homo assumptus. Ceci implique une contrepartie de la part de celui qui veut connaître la vérité, laquelle est toujours convertible avec l’être, l’unité et la bonté. Il faut que le sujet, qui est à chaque fois étant-ceci ou étant-cela, se débarrasse du « ceci » et du « cela » pour se considérer comme étant « en tant qu’étant ». C’est précisément en raison de la distinction de l’ens et de l’ens hoc aut hoc, identifiée par Eckhart à la distinction entre Dieu et la créature, que le détachement est nécessaire. De là à passer aux sermons vernaculaires, il n’y a qu’un pas. Ce pas, la nomenclature des quatorze premiers traités le rend encore plus évident. Après les quatre premiers, on sera étonné de trouver subitement le traité V qui oppose l’amour et la charité au péché, et le traité VI qui oppose l’honnête, la vertu et le droit aux honteux, au vice et à l’oblique. Le cinquième, l’amour et la charité, et le péché, leur opposé. Le sixième, l’honnête, la vertu et le droit, et leurs opposés, à savoir le honteux, le vice et l’oblique193.

190 191 192 193

M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 14, OLME 6, p. 46-47. Ibid., § 15, OLME 6, p. 46-47. M. ECKHART, Predigt 6, DW I, p. 105. M. ECKHART, Prologus generalis, § 4, LW I/1, p. 150, OLME 1, p. 44-45.

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Cette incongruité n’est qu’apparente. Ce « passage du théorique au pratique », commente Fernand Brunner194, est déjà articulé avec le dernier transcendantal : la bonté et le bon. Toutes les vertus sont nécessairement connexes (conexae sunt virtutes necessario)195. En sorte qu’en perdre une, affirme Eckhart, consiste aussitôt à perdre toutes les autres. Si, à l’instar du leitmotiv : « seul le juste connait la justice », seul le bon connaît la bonté, il est tout aussi évident que seul celui qui aime, ou qui pratique la vertu, connaît l’amour et toutes les vertus qu’il implique. Toute sortie de l’unité est perçue comme une « chute »196. Or, tant que le juste n’agit pas par passion de la justice, il n’est pas un avec elle. En effet, comme l’affirme Eckhart, « l’œuvre juste est celle en laquelle c’est de la justice elle-même, et rien d’autre, qu’on a faim et soif »197. Aussi, découvrir la vérité ne peut consister à la produire, mais seulement à pâtir en devenant vrai. Voici donc cette éthique des transcendantaux. Elle est socratique. Nous sommes ici dans un ethos, une manière de vivre les transcendantaux afin non pas de les concevoir par une activité productrice, mais de les percevoir par une activité réceptrice (sentiendum). Pour Eckhart, le conceptus est un affectus. Les notions antithétiques n’ont de sens qu’en fonction de l’écart dans lequel l’étant, s’identifiant à son « ceci » ou « cela », se trouve par rapport à l’actualité de l’être conféré dans l’instant. Or, puisque l’être se communique sans se fractionner, il convient de considérer les quatre traités qui suivent. Le septième, le tout et son opposé, la partie. Le huitième, le commun et l’indistinct, et leurs opposés, le propre et le distinct. Le neuvième, la nature du supérieur et celle de l’inférieur, et son opposé. Le dixième, le premier et le dernier198.

Ces quatre traités fonctionnent ensemble. Lorsque l’étant lâche le ceci et le cela, il ne se laisse plus affecter que par l’être, lequel ne se donne pas en partie, mais tout entier. Le fait même que Dieu soit qualifié de « riche par lui-même » signifie que la bonté se diffuse sans réserve et sans limitation. Cette exclusion de la frontière entre la partie et le tout, fait donc quitter à l’étant sa position propre pour une position commune. Dieu, comme l’amour, affirme Eckhart, est ce qu’il y a de plus commun. 194 F. BRUNNER, « La structure de l’Opus propositionum », 1985, p. 241-249, repris dans : Etudes sur Maître Eckhart, p. 139-153. 195 M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 88, LW I/1, p. 247. 196 Ibid., § 88, LW I/1, p. 246. 197 Ibid., § 176, LW I/1, p. 321, OLME 1, p. 468-469. 198 M. ECKHART, Prologus generalis, § 4, LW I/1, p. 150, OLME 1, p. 44-45.

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Dans l’Opus Sermonum VI, nous trouvons l’expression presque pléonastique d’« amour commun » (caritas communis)199 qui remplace la distinction entre esse divinum et esse commune. La distinction opérée par Thomas d’Aquin n’est plus nécessaire car ici, c’est le fait même que l’être se donne totalement qui assure à la fois sa transcendance (il est le seul à être vraiment la bonté au sens de la diffusion totale de lui-même) et son immanence (cette diffusion absolue rend raison de la création d’un autre que lui-même à partir du néant). D’où, rappelons-le, le fait que l’indistinction fonde à la fois la proximité et la séparation de Dieu et de la créature : « En outre, Dieu, être en sa totalité, est absolument un ou une seule chose. Il suit nécessairement qu’il est présent en sa totalité et de manière immédiate à chaque tout, et non pas une partie après l’autre, ni une partie au moyen de l’autre »200. Si cet enseignement est augustinien, comme Eckhart en réfère explicitement (Confessions, I, III, 3), il est aussi conforme aux Règles théologiques d’Alain de Lille. Si Dieu est présent intérieurement à toutes choses de manière totale en raison de son indistinction (et, faut-il rajouter, que cette indistinction fonde aussi sa distinction, ce que peu comprennent), il est logique qu’il ne puisse composer dans une proposition (Regula 18)201, puisque cela suppose la distinction. Indistinction et compacité vont de pair : le fait même que Dieu soit indistinct le rend à la fois indisponible à toute tentative de définition composée et disponible à toute action incomposée. Mais là où Alain de Lille en reste à une approche théorique du problème – ce qui le maintient du côté d’une théologie pour les savants –, Maître Eckhart s’engage dans la voie pratique faisant des règles de grammaire et de logique un présupposé pour l’expérience de Dieu. D’où l’ouverture de la théologie tant aux lettrés qu’aux illettrés. Ainsi, la spéculation se fait pratique et la pratique spéculative. C’est sur base de ce déplacement qu’est à lire le passage au traité suivant qui oppose le supérieur à l’inférieur. Seul l’indistinct, en raison de sa bonté diffusante, peut affecter le distinct. Ce qui est commun pénètre tout ce qui est propre. La créature est immédiatement investie et informée par cette pénétration essentielle, toute par elle toute (essentiali penetratione immediate totam se tota investit et informat)202. Ce tota se tota interdit à la créature de situer l’intervention divine de manière objective. Il en va d’une présence actuelle indissociable de l’étant lui-même et M. ECKHART, Opus Sermonum VI, § 53, 2. M. ECKHART, Prologus generalis, § 14, LW I/1, p. 159, OLME 1, p. 82-83. 201 « Omnes affirmationes de Deo dictae incompactae » (Theologicae regulae, reg. XX, 631 B, PL 210). 202 M. ECKHART, Prologus in opus propositionem, § 14, LW I/1, p. 174-175. 199 200

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de toutes ses opérations. D’où la cohérence avec le traité suivant. Là où Dieu est présent tout entier et non une partie après l’autre, la temporalité elle-même est compactée : le premier est le dernier. En s’appuyant sur le Liber de causis (Prop. I), Eckhart affirme que « le premier, en effet, ne souffre pas d’intermédiaire » (primum enim medium non patitur) car « l’influence de la cause première arrive en premier et sans va en dernier » (influentia primae causae primo adest et ultimo abest)203. Cela signifie que, pas plus qu’il n’y a de partie de la cause seconde qui échappe à la cause première, il n’y a de moment où son influence ne soit opérative sur elle. Il s’en suit une impossibilité de discourir sur l’opérativité comme si elle était absente, ou bien comme si quelque chose lui était absent. D’où la nouvelle inflexion apportée par les deux traités suivants : Le onzième, l’idée et la raison, et leurs opposés, à savoir l’informe et la privation. Le douzième, pour sa part, le « ce par quoi est » (quo est) et « ce qui est » (quod est), son corrélatif204.

Eckhart considère ici à la fois la noétique : l’idée et la raison en opposition à l’informe et la privation, et la dépendance ontologique : le corrélatif entre le « ce par quoi est » (quo est) et le « ce qui est » (quod est). L’hylémorphisme d’Aristote est repensé dans l’horizon de la pensée augustinienne, revu ensuite par Boèce. Les termes idea et rationnes ne sont pas lus à la manière platonicienne. En Dieu, toutes les créatures ont leur raison d’être. Il ne s’agit pas d’essences ayant une existence indépendante et préalable aux créatures concrètes. Cependant, eu égard à ce qui vient d’être dit sur l’unité du premier et du dernier, le point de vue divin est simultanément celui de l’origine et de l’accomplissement de la créature. En lui se trouve l’unité de l’essence et de l’existence, qui nécessite l’exclusion de la privation et de l’informe. La créature n’est accomplie que là où elle a renoncé à ce qui la prive de son accomplissement dans le commun : à savoir, ce qu’elle a en propre. De la sorte, s’éclaire le recours à la distinction boécienne. Pris en lui-même, « ce qui est » (quod est) est privé de forme. Il est informe. Aussi, la forme n’est donc pas d’abord la caractéristique de l’essence mais celle de l’actualité. La forme donne le « ce par quoi est » (quo est). Cette distinction quod est/ quo est est fondamentale, comme nous l’avons vu, pour relire la manière dont Eckhart use de la distinction grammaticale entre second et troisième 203 M. ECKHART, Prologus in opus propositionem, § 13, LW I/1, p. 173, OLME 1, p. 80-83. 204 M. ECKHART, Prologus generalis, § 4, LW I/1, p. 150, OLME 1, p. 44-45.

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adjacent. Parce qu’il n’est ni ceci ni cela, mais qu’il est l’être même de toutes choses, on ne peut rien nier de lui si ce n’est par la negatio negationis205. D’où les traités 13 et 14 qui concernent « Dieu lui-même » et la distinction entre substance et accident. Le treizième concerne Dieu lui-même, l’être suprême, qui « n’a pas de contraire si ce n’est le non-être », comme le dit Augustin dans l’Immortalité de l’âme et dans les Coutumes des Manichéens. La quatorzième, la substance et l’accident206.

C’est la première fois que le mot « Dieu » est prononcé dans l’ensemble propositionnel des traités. En affirmant que Dieu lui-même, qu’il identifie à l’être suprême (summum esse), « n’a pas de contraire si ce n’est le non-être », Eckhart place ainsi Dieu au-dessus de la dualité étantnéant des créatures. Dieu est celui à qui l’actualité de l’être ne manque pas. Sa quiddité, dira-t-il dans le Commentaire de l’Exode, est son anité207. Il n’est donc pas un sujet qui serait distinct de ce qu’il reçoit. Il est « la substance nue et pure du Créateur » (substantiam creatoris nudam et puram) à laquelle participent immédiatement toutes les créatures208. Contrairement à la reprise que fait l’Aquinate d’Aristote, Eckhart déplace la substantialité en direction de Dieu. Alors que chez Thomas d’Aquin, il s’agit d’une métaphysique où « aucune créature n’est son propre être, mais est ayant l’être » (nulla creatura est suum esse, sed est habens esse)209, Eckhart propose une métaphysique paradoxale où chaque étant vit d’un être qu’il n’a pas en propre, de sorte « qu’ayant, il n’a pas, et que n’ayant pas, il a » (habens enim non habet et non habens habet)210. Autrement dit, tandis que l’Aquinate enseigne une consistance propre de la créature, sans qu’elle ne doive cette consistance à elle-même, le Thuringien enseigne une dépendance ontologique radicale qui fait vivre chaque étant sur le mode d’un non-avoir tout aussi radical. L’ensemble des quatorze traités de l’Opus propositionum s’éclaire : « les douze premiers traités n’ont fait qu’énoncer le rapport des termes qui font l’objet des deux derniers traités, à savoir le rapport de Dieu et du monde »211. La juxtaposition des opposés n’a pas pour but, chez M. ECKHART, Prologus in opus propositionem, § 15, LW I/1, p. 175. M. ECKHART, Prologus generalis, § 4, LW I/1, p. 150, OLME 1, p. 44-45. 207 M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 15, LW II, p. 21. 208 Ibid., § 19, LW II, p. 25. 209 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones quodlibetales, quodlibetum secundum, qu. 2, art. 1. 210 M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 397, LW III, p. 338. 211 F. BRUNNER, « La structure de l’Opus propositionum », dans : Etudes sur Maître Eckhart, p. 146. 205 206

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Eckhart, de faire ressortir la suprématie d’un des opposés afin de l’ériger en proposition préférentielle ou autoritaire. Elle éclaire la condition de la créature en route vers son accomplissement en Dieu. L’unité des opposés se situe en Dieu, là où il se dit lui-même dans son engendrement éternel. Comme Nicolas de Cues le comprendra en relisant Maître Eckhart, Dieu est le lieu même de la « coïncidence des opposés »212. Mais ce lieu a-topique étant inaccessible à la pensée et au langage de l’homme lui est uniquement présent dans l’actualité toujours nouvelle de l’esse.

212 Cf. NICOLAS opposés, 2007.

DE

CUES, Trois traités sur la docte ignorance et la coïncidence des

Esse est Deus (Prologi)

L’articulation d’un usage propositionnel du signe avec l’opérativité qui le valide n’est pas facultative chez Maître Eckhart. Elle est la condition sine qua non pour que son discours devienne intelligible. Le fondement en est établi par la première proposition de l’Opus propositionum : esse est Deus. L’originalité de cette proposition tient dans l’inversion du sujet et du prédicat. Eckhart ne dit pas d’abord : « Dieu est être », mais « être est Dieu ». Dans le cas présent, le renversement est lourd de conséquences. En effet, suivant l’enseignement de Boèce, Eckhart considère que le sujet de la proposition est imparfait. Se comportant comme la matière à l’égard de la forme, le sujet est mendiant d’autre chose. Le prédicat assure dès lors le rôle de déterminant du sujet. Donc, la nomination Deus n’est pas une essence mendiante d’une détermination qui lui adviendrait par le prédicat esse. Au contraire, c’est l’esse lui-même qui est mendiant d’une détermination. Nous touchons ici au point névralgique de tout le langage eckhartien. Le discours théologique n’est soumis à l’usage du verbe « être » – qui permet de construire des propositions affirmatives ou négatives : A est B ou, inversement, A n’est pas B – qu’en tant que Dieu lui-même détermine ce langage. L’usage de la grammaire et de la logique de non-contradiction est lui-même soumis à Dieu. C’est seulement en ce sens que l’affirmation : Deus est esse, pourra être entendue213. Un tel tour de force interdit d’avance toute réduction de Dieu à l’objet d’une proposition affirmative ou négative, sans qu’il n’en soit, préalablement, le sujet. Le Commentaire du livre de l’Exode, lié principalement à la question de la possibilité de la nomination de Dieu, en sera l’exposition la plus parlante : « l’être pur et nu… est le sujet lui-même (ipsum esse subiectum/ipsum subiectum) »214. Maître Eckhart ne fait pas jouer la théologie apophatique contre la théologie cataphatique, comme on l’a souvent pensé. Il les disqualifie toutes les deux. Pourquoi ? Parce 213 Pour l’affirmation Deus est esse, cf. M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 174, LW I/1, p. 319 ; Liber parabolarum Genesis, § 151, LW I/1, p. 621 ; Expositio libri Exodi, § 102, LW II, p. 104 ; Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 49, DW II, p. 277 ; Expositio libri Sapientiae, § 140, 256, DW II, p. 478, 588 ; Sermo XXIII, § 220, DW IV, p. 206. 214 M. ECKHART, Expositio libri Exodi, §15, 21, LW II, p. 21, 26.

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que, strictement, Dieu n’est pas l’objet du discours théologique, mais son opérateur. Un tel statut est érigé en situant Deus comme prédicat de la première proposition. Dieu n’est pas le déterminé mais le déterminant. La proposition esse est Deus instaure un redoublement de l’être, à la fois sujet et copule. Par cette reduplicatio, ce qui est déterminé (esse) fait signe vers l’opérativité de sa propre détermination (est). Eckhart instaure une véritable « véhémence ontologique » du discours215. La clôture du langage sur lui-même est fracturée en direction de son énonciation actuelle. Cet acte inaugure une modalité de la vérité irréductible à la sémantique. Celui qui use du langage de l’être est déjà emmené dans l’être qu’il nomme par son langage. Pour aborder la manière dont Maître Eckhart explique la première proposition et développe ensuite la première question, il est utile d’entendre cette remarque : « Observons que la tâche que se donne Eckhart, qui est de prouver que l’être est Dieu, ne se confond pas avec celle de démontrer l’existence de Dieu : les présupposés de la présente argumentation sont que Dieu existe [je préfère dire ‘siste’, réservant ‘existe’ pour l’extériorité des étants créés] et qu’il est la cause incausée de l’être des choses »216. S’il entre donc dans un cercle herméneutique, Eckhart n’en reste pourtant pas à un cercle vicieux. Il s’agit pour lui de dégager la cohérence de sa pensée en y montrant les connexions internes : « La ‘preuve’ consiste à présenter autrement ce qui est déjà connu »217. Pour ce faire, Eckhart commence d’abord par une double démonstration par l’absurde : Si l’être est un autre que Dieu lui-même, Dieu n’est pas et il n’est pas Dieu. En effet, comment est ou est quelque chose ce par rapport à quoi l’être est autre, étranger et distinct ? Ou si Dieu est, il est nécessairement par un autre, puisque l’être est autre que lui. Donc Dieu et l’être sont identiques ou bien Dieu tient l’être d’un autre. Et dans ce cas, ce n’est pas Dieu luimême qui est (…) mais c’est un autre que lui, antérieur à lui, et cet autre est pour lui la cause en vertu de laquelle il est218.

Selon une méthode des stoïciens couramment employée en scolastique (modus tollens), Eckhart entreprend de démontrer sa thèse (esse est deus) par la réfutation de l’hypothèse contraire (si esse est aliud ab ipso deo). La conséquence de cette hypothèse est que « Dieu n’est pas – il n’est pas Dieu » (deus nec est nec deus est). La démonstration est tout aussi compliquée que subtile car Eckhart y réfute simultanément que Dieu ne soit 215 216 217 218

P. RICOEUR, « De l’interprétation », dans : Du texte à l’action, 1986, p. 34. Commentaire du Prologus generalis dans : OLME 1, p. 125. Ibid., p. 130. M. ECKHART, Prologus generalis, § 12, LW I/1, p. 156-157, OLME 1, p. 54-55.

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pas sujet de l’être (deus nec est) et ne soit pas prédicat de l’être (nec deus est). L’absence de « et » entre les deux conséquences renforce encore leur inséparabilité. Eckhart formule d’une seule traite les deux négations (deus nec est nec deus est) sans qu’il ne soit possible de les isoler. Il souligne ainsi l’impossibilité théologique de parler de Dieu comme sujet de la copule « est » sans qu’il ne soit prédicat de cette même copule. Les deux négations, celle du prédicat et celle du sujet, se retrouvent donc dans une affirmation : Dieu « est » à la fois le sujet du prédicat et le prédicat du sujet, c’est-à-dire que, identiquement déterminé et déterminant, il s’autodétermine lui-même. Cela signifie que le registre grammatical renvoie à l’acte opératif qui le rend possible, et vice versa, que l’opération se dit sémantiquement. Pour souligner l’évidence qui sous-tend cette démonstration, Eckhart la fait immédiatement suivre d’une question qui fait ressortir l’absurdité du contraire : « En effet, comment est ou est quelque chose ce par rapport à quoi l’être est autre, étranger ou distinct ? » (Quomodo enim est aut aliquid est, a quo esse aliud, alienum et distinctum  ?). La copule « est », qui permet d’attribuer un prédicat (aliquid), ne peut être utilisé en dehors de l’esse. Il faut que quelque chose soit pour en parler. Autrement dit, chez Eckhart, le registre de la quiddité est soumis à celui de l’anité. Nous reviendrons sur ce point primordial. Ceci étant dit, Eckhart peut alors poser une autre conséquence de l’hypothèse de la disjonction entre l’être et Dieu : « si Dieu est, il est nécessairement par un autre, puisque l’être est un autre que lui ». Ayant affirmé la sujétion de l’usage de la copule « est » à l’esse, Eckhart doit donc en déduire que Dieu est « par un autre » (ab alio). D’où la nécessité alors de poser, antérieurement à Dieu, « un autre que lui » (aliud ab ipso), qui soit « la cause en vertu de laquelle il est » (causa, ut sit). De cette nouvelle déduction, il s’en suivra alors que toute chose tiendra l’être par un autre que Dieu : « Ensuite, tout ce qui est, a par l’être et de l’être le fait qu’il peut être ou qu’il est. Donc, si l’être est un autre que Dieu, la chose a l’être par un autre que Dieu »219. Il s’ensuivra aussi que le créateur, puisque c’est lui qui confère l’être et que rien n’est sans lui, sera un autre que Dieu. On en arrive alors à la conclusion que Dieu, n’étant pas la cause première (prima causa) de toutes choses, serait lui aussi privé d’être et assimilé au néant. Pour être, Dieu devrait donc être par un autre que lui. Or, cet autre « serait alors Dieu pour Dieu lui-même et serait le dieu de toutes choses » (esset ipsi deo deus et omnium deus)220. 219 220

Ibid., § 12, LW I/1, p. 157, OLME 1, p. 54-55. Ibid., § 12, LW I/1, p. 158, OLME 1, p. 56-57.

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L’ensemble de cette démonstration repose sur une reprise de la pensée proclusienne à travers le Liber de causis. L’originalité eckhartienne est de transposer cette pensée néoplatonicienne sur le plan d’une épreuve immédiate de la cause première au causé qui y participe. À savoir, une fois démontré que l’être ne peut être autre que Dieu – et non pas l’inverse –, il faut maintenant que cela soit vérifié sur un plan existentiel et expérimental. Ce qui permet de dire « qu’il (Dieu) est » (quod sit) passe par « la nature, les sens et la raison » (natura, sensus et ratio)221. En effet, c’est le fait de se découvrir au sein même de l’être, par la nature, les sens et la raison, qui va permettre d’en inférer que « Dieu est ». La réfutation de l’hypothèse (si esse est aliud ab ipso deo) se rejoue en invoquant « l’existence du monde extérieur [natura], l’expérience de la sensation [sensus] et l’exercice de la raison [ratio] : il ne se peut pas que rien ne soit, puisque nous sommes là pour nous interroger sur l’être »222. L’argument est récursif. Ici, l’existence même de celui qui argumente déjoue le scepticisme. Bien avant le cogito cartésien, Eckhart établit la présence irréfutable du moi (étant) et de Dieu (être) dans une même expérience sensible. C’est par l’évidence de l’existence : le fait d’être (anité), que s’établit l’essence (quiddité). L’épreuve fait la preuve (probatio). D’où l’usage d’une règle topique générale : l’auto-prédication ou la prédication analytique garantit la vérité. L’usage de cette autoprédication demeure étrange et incompréhensible si on ne le lit pas sur le plan de l’actualité éprouvée de l’être : Aucune proposition n’est plus vraie que celle dans laquelle le même se prédique de lui-même, par exemple : L’homme est homme. Or l’être est Dieu. Donc il est vrai que Dieu est223.

Sur un plan strictement logique, la proposition auto-prédicative homo est homo n’apporte rien. Par contre, sur le plan vital, une évidence se fait jour : seul celui qui s’éprouve lui-même comme un homme peut vraiment dire qu’il en est un. Autrement dit, l’épreuve assure la vérité de la proposition. Phénoménologiquement parlant, l’intuition remplit la signification. Il s’agit alors d’interpréter autrement que sémantiquement la phrase introductive tirée du De interpretatione de Boèce (VI, c. 14) : idem de se ipso praedicatur. Que nulle proposition ne soit plus vraie que celle où le même se prédique de lui-même, est ici à entendre sur le plan de l’acte de langage. Comme l’homme éprouve ce qu’est un homme par le fait 221 222 223

Ibid., § 13, LW I/1, p. 158, OLME 1, p. 56-57. Commentaire du Prologus generalis, dans OLME 1, p. 129. M. ECKHART, Prologus generalis, § 13, LW I/1, p. 158, OLME 1, p. 56-59.

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qu’il en est un, il est le mieux situé pour affirmer en vérité que « l’homme est homme ». La vérité est ici dans le rapport entre ce qui est expérimenté et ce qui est prédiqué, et non entre les deux termes de part et d’autre de la copule « est ». Le redoublement est un trope. L’étonnement qu’il provoque nécessite que le lecteur cherche une autre logique que syntaxique. Cette logique conduit l’allocutaire à entendre le locuteur d’une autre oreille. C’est seulement en s’engageant à son tour dans ce qui est dit, par participation, qu’il recevra le syllogisme là où il doit être entendu. Comme précédemment, Eckhart a affirmé l’identité de l’être avec Dieu, en se basant sur son auto-détermination, il peut désormais déduire que Dieu est. Il ne s’agit pas, encore une fois, d’une déduction démonstrative, mais d’une induction à partir de l’expérience. Parce qu’il est un étant, l’homme est directement affecté par l’être auquel il participe. Autrement dit, lorsqu’il éprouve avec évidence que l’homme est homme, et non un homme-ceci ou homme-cela, il se retrouve immédiatement au cœur de la prédication tautologique de Dieu par lui-même, sans que cette dernière ne soit audible sur le plan de l’énonciation Deus est Deus. C’est donc parce qu’il s’éprouve dans l’être qui est Dieu que l’homme peut affirmer : « donc, il est vrai que Dieu est » (igitur verum est deum esse). Contrairement à ce que fera Duns Scot, Eckhart n’applique pas la phrase de Boèce indépendamment de l’existence de la chose prédiquée224. Par contre, il applique la même règle que Scot en accolant copule et prédicat. En effet, c’est précisément dans l’existence du concret que la proposition abstraite à un sens. Le « est » de la copule qui sert pour la majeure (homo est homo) et la mineure (esse est Deus) est vécu et éprouvé immédiatement. La proposition esse est Deus modifie le sens de la copule est de la proposition tautologique. Elle transfère du plan sémantique vers le plan opératif, en jouant une fonction tropique. Le fait même de se trouver comme vivant dans l’être est l’auto-attestation véritable que Dieu est. La proposition esse est deus est placée comme prémisse mineure est non majeure parce que, précisément, elle agit comme un fait actuel et non pas comme une règle générale à appliquer à un terme. L’explicitation de la proposition esse est Deus dans le prologue de l’opus propositionum permet de distinguer deux usages du terme ens utilisé en second ou en troisième adjacent. Si, comme le « blanc signifie 224 « Ainsi, dans ‘César est César’, ce qui est prédiqué, c’est l’être de César ; or, l’être de César est identique à César, soit que César existe, soit qu’il n’existe pas, donc, cette affirmative [‘César est César’] est vraie. » (DUNS SCOT, Questions sur le Peri hermeneias d’Aristote, Premier livre, qu. 8, § 33, trad. G. Sondag, Signification et vérité, op. cit., p. 138-139).

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la seule qualité » (album solam qualitatem significat)225, l’ens signifie seulement esse, cela veut dire que, lorsqu’il n’est pas fait mention de « ceci » ou « cela », il n’est pas possible d’employer le terme « étant » indépendamment « du fait qu’il est ». Le quo est et le quod est sont insécables au plan sémantique car la détermination advient à l’étant dans le même acte qui lui confère l’être : « car tout ce qui est, en une chose quelconque, n’est pas touché, pénétré et informé immédiatement par l’être lui-même, n’est rien » (Quidquid enim rei cuiuslibet ab ipso esse immediate non attingur nec penetratur et formatur, nihil est)226. Selon la leçon proclusienne, à travers le Liber de causis, la cause première actualise immédiatement l’ens, sans intermédiaire (sine medio)227. Cependant, cette immédiateté est aussi une séparation car la cause essentielle, qui précède les quatres causes secondes : efficiente, finale, formelle et matérielle, est présente sans mélange dans ce qu’elle actualise228. Lorsque le supérieur affecte l’inférieur, il l’affecte à la manière de l’Un. L’Un est présent à toutes choses auxquelles il confère l’être, mais il y est présent à la manière de la negatio negationis229. Cela veut dire que les choses créées n’ont pas d’être indépendamment les unes des autres. L’esse n’est jamais conféré en partie mais, en totalité, comme un tout indivisible. Et Eckhart de citer le livre VII de la Métaphysique : « le tout est dit devenir et être, et non les parties » (1033 b 16-19)230. Voilà pourquoi le « ceci » ou le « cela », en tant que « ceci ou cela » produit par les causes secondes, ne confère rien en terme d’entité, unité, vérité ou bonté. Bien que la matière puisse être appelée substance en tant que partie du composé hylémorphique, « elle n’apporte aucun être au composé » (nullum esse affert compositio)231. Pour Eckhart, les créatures, dans leur multiplicité, n’ajoutent rien à l’être même qui est Un. Au contraire, en tant que matérielles et dans le devenir, elles se situent dans la privation par rapport à l’Un. Il faudra donc constament se souvenir, en parcourant les expositions eckhartiennes, de cette interdépendance de toutes les choses dans l’Un qui est esse. Cette ontologie hénologique influence grandement la sémanARISTOTE, Catégories, c. 5 , 3 b 18. M. ECKHART, Prologus in opus propositionum, § 13, LW I/1, p. 173, OLME 1, p. 80-81. 227 Ibid., § 14, LW I/1, p. 174, OLME 1, p. 82-83. 228 Cf. Ibid., § 24, LW I/1, p. 180, OLME 1, p. 92-93, en reference à Aristote, Métaphysique, V, c. 2 1013 a 24 - b 4. 229 Ibid., § 15, LW I/1, p. 174, OLME 1, p. 84-85. 230 Ibid., § 14, LW I/1, p. 174, OLME 1, p. 83-84. 231 Ibid., § 17, LW I/1, p. 176, OLME 1, p. 86-87. 225 226

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tique théologique. Toute affirmation va toujours de pair avec la négation. Affirmativement, Dieu peut être appelé « étant » parce que l’« étantceci-ou-cela » y participe comme « étant-en-tant-qu’étant ». Négativement, Dieu ne peut jamais être isolé quidditativement comme « étant » séparé des étants qu’il crée en leur conférant ensemble l’être. Autrement dit, dans cette dialectique paradoxalement affirmative-négative, il n’y a jamais moyen de comparer l’étant-Dieu avec l’étant-créature. Chez Eckhart, le terme « étant » n’est pas un signe commun pour englober Dieu et la créature sous un même regard objectivant. Il n’est commun qu’en tant qu’il est premier, c’est-à-dire en tant que principe premier audessus de toute cause. Le terme « étant », à l’instar des autres transcendantaux, n’est utilisable que là où la signification est inséparable de la participation à l’opération. Dieu est accessible en tant qu’il est le « Premier riche par soi »232. Parce qu’il est « pure bonté » (bonitas puritas) diffusive de soi233, le Premier flue en toutes choses en donnant à profusion (affluenter). Celles-ci sont fixées et enracinées dans le Premier, qui se pose lui-même dans sa circularité. Aussi, pour l’étant, découvrir ce qu’il est ne peut se faire sans se rendre là où il demeure. La sémantique va être intégrée au schème néoplatonicien du flux et du reflux. Il n’est pas davantage possible de déterminer ce qu’est l’étant que de déterminer qui est Dieu, si ce n’est en refluant vers l’être lui-même. Il va donc y avoir une réunification de la physique et de la métaphysique via un exercice spirituel. Comme « le ceci ou le cela ne fait pas refluer circulairement vers l’être lui-même dont il reçoit l’être causalement »234, il va falloir se détacher du « ceci » et du « cela ». Or, se détacher de ceci et cela, sur le plan sémantique, ne peut se faire sans passer par une pratique, simultanément spéculative et éthique. Pour Eckhart, esse est Deus est la manifestation d’une auto-position : ego sum qui sum. Cependant, une telle affirmation peut être facilement mésinterprétée si on entend par là que Dieu est causa sui à la manière dont « l’essence engendre l’essence ». Se démarquant d’une telle conception à la suite d’Augustin et de Thomas d’Aquin, Eckhart a bien précisé que « rien ne s’engendre soi-même », mais qu’il faut toujours que l’engendré (Fils) soit autre (alius) sans être autre chose (aliud) que l’engendrant

232

Liber de causis, prop. 20. Liber de causis, prop. 8. 234 AUGUSTIN, De trinitate VII, 2 ; THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 39, a. 5. Sur cette question, cf. mon livre L’être et le bien, § 18. 2. Dieu et la « causa sui », p. 126-129. 233

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(Père)235. Autrement dit, chez Eckhart, l’esse est toujours perçu sur le mode par lequel Dieu profère le Verbe, à la fois alius et non-aliud. Il y a une circularité à la fois intellective, logique et ontologique. Dieu est et se connait en se proférant lui-même comme Verbe. Le Verbe est aussi raison. Or, il s’agit de ratio au sens fort. Comme la raison est aussi le fondement, ce qui sera rendu en moyen haut-allemand par le terme grunt, elle est simultanément logique et ontologique. Le fond donne raison. Mais le fond est justement inaccessible à la raison discursive. Par conséquent, il faudra concevoir une dialectique originale entre les termes ratio et intellectus distingués en scolastique classique par l’application d’un schème boécien236. Chez Thomas d’Aquin, tandis que la ratio argumente laborieusement en procédant par voie de déduction, l’intellectus permet une réception intuitive de la vérité, dans un contact direct et sans médiation237. Or, si le terme ratio est usité pour parler du Verbe en Dieu, comme nous le verrons particulièrement dans l’expositio du prologue johannique, cela veut justement dire que l’on parle d’une « rationalité élargie » qui n’est accessible qu’à une intellectualité intuitive238. L’homme n’est un animal rationale que pour autant que son « pouvoir rationnel » est enraciné dans l’actualité du Verbe239. L’usage de la raison, qui se déploie dans l’art du raisonnement, est fondé dans la vie de l’intellect. De plus, influencé par le néoplatonisme, Eckhart pense l’unité êtrevie-pensée  : Esse et vivere in intelligentia, intelligentia et simplex intelligere est240. L’intellect n’est pas une relation qui se rapporte à un être préalable, qui serait opaque à lui-même, avant qu’on le connaisse. La vie de l’être est son intellectualité même, indissociable du fait qu’il est. Cette conception, que Maître Eckhart partage avec l’école dominicaine de Cologne, va orienter toute la manière de voir la relation entre Dieu et l’homme. Se mettre d’accord sur le rapport entre intellectus et esse, est fondamental car de là vont dépendre toutes les expositions. Voilà 235 M. ECKHART, Expositio sancti evangelii secundum Iohannem, § 16, 6, LW 3, OLME 6, p. 51. 236 La série sensus-imaginatio-ratio-intellectus trouve sa source chez BOÈCE, Consolation, l. V, Prose IV, 27-36. On la retrouve majorée d’une cinquième faculté (intelligentia) chez plusieurs médiévaux. Cf. C. TROTTMANN, Théologie et noétique au XIIIe siècle  : à la recherche d’un statut, 1999, p. 63s. 237 Cf. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 59, a. 1 , ad 1. 238 Cf. J. LADRIÈRE, Les enjeux de la rationalité  : le défi de la science et de la technologie aux cultures, 1977. Cf. aussi, J. M. AGUIRRE ORAA, « Vers une rationalité élargie », dans : La responsabilité de la raison, 2002, p. 129-148. 239 M. ECKHART, Expositio sancti evangelii s. Ioannem, § 10, p. 180. 240 Ibid., § 61, p. 51. Cf. Liber de causis, prop. XII, n. 104.

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pourquoi les Quaestiones Parisienses interviennent entre l’opus propositionum et l’opus expositionum. Avant d’aborder cette disputatio, rappelons que Maître Eckhart instaure un rapport séquentiel entre les propositions, les questions et les expositions. Ainsi, la première proposition : esse est deus, est suivie de la première question : utrum deus sit, suivie elle-même de l’exposition : In principio creavit deus caelum et terram (Gn 1,1). À proprement parler, la première question n’est pas abordée dans les questions parisiennes de manière explicite. Or, selon l’axiomatique, la démonstration de cette question est nécessaire à titre de fondement au moins implicite de toutes les autres questions. Nous venons de voir que cette démonstration, si elle est exprimée sur base d’un syllogisme, repose néanmoins sur une sortie de la rationalité discursive. L’attention de l’étant à son propre fait d’être devient l’épreuve décisive et irréfutable permettant de répondre à la question « si Dieu est ». Il faudra donc constamment se rappeler du fait que le procédé démonstratif et discursif est fondé, en dernière instance, sur l’implication du locuteur et donc aussi, du destinataire, dans ce qui est dit. Lorsque Maître Eckhart présentera la première exposition : In principio creavit deus caelum et terram (Gn 1,1), il le fera dans la logique de la première proposition. À savoir, il ne cessera d’insister sur l’opérativité actuelle de l’In principio  : « tout le passé qu’il a créé, il le crée comme un présent in principio ; ce qu’il crée ou opère maintenant comme in principio, il l’a créé simultanément dans le passé parfait » (Igitur omne quod creavit praeteritum, creat ut praesens in principio, et quod creat sive agit nunc ut in principio, simul creavit in praeterito perfecto)241. Eckhart fait donc dépendre tout ce qui est, et toute action, y compris celle d’écrire et de lire actuellement ce qui est dit, à la naissance toujours actuelle par laquelle Dieu achève le commencement : Encore une fois, parce que là la fin est le commencement, l’achevé commence toujours et ce qui est né naît. Dieu a donc créé toutes choses de telle sorte qu’il n’a pas cessé de créer, mais crée toujours et commence toujours à créer, Jn 5 : « Mon Père opère jusqu’à maintenant et moi aussi j’œuvre » ; et Augustin : « Il ne les a pas faites pour s’en aller », etc. En effet, les créatures sont toujours dans le devenir et dans le commencement de leur création. Et c’est ce qu’il dit : in principio creavit deus caelum et terram. Car par où il achève et finit, il commence, parce que la fin est le commencement ; et par où il commence, il finit ou achève, parce que le début est la fin, Apocalypse, premier et dernier (Ap 1,8 ; 22,13)242. 241 242

M. ECKHART, Prologus generalis, § 20, LW I/1, p. 164, OLME 1, p. 66-69. Ibid., § 21, LW I/1, p. 165, OLME 1, p. 68-69.

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Cette naissance, ou cette opération continuelle, est le fondement qui permettra l’élaboration des sermons sur la naissance de Dieu dans l’âme. Remonter à cette origine, c’est en même temps tendre vers l’accomplissement. Pour Eckhart, Genèse et Apocalypse ne se succèdent pas, mais se recouvrent. Voilà pourquoi, il n’est pas possible d’envisager la nature, selon un registre strictement philosophique, en laissant la révélation à la théologie. Comme l’affirme Kurt Flasch, « la frontière entre nature et surnature se dessine autrement »243. La théologie vise la même réalité que celle de la philosophie, à travers sa mise en lumière par l’Écriture. Cette dernière permet de lire que la nature est le dévoilement (apo-calypse) d’un processus interne qui ne cesse de s’accomplir dans une naissance perpétuelle. Aussi, le véritable travail consiste à reconduire la philosophie au lieu où Dieu se dit lui-même (theo-logos). Force est donc de constater que le langage eckhartien est suspendu à l’opérativité de l’In principio. Il fonctionne uniquement si celui qui prédique, le prédicateur, mais aussi celui à qui il s’adresse, s’impliquent participativement dans ce qui est prédiqué. Parce qu’ils participent à l’être, les interlocuteurs sont partie prenante de ce dont ils parlent : « Le saint participe à la sainteté et d’elle il tire son nom » (sanctus participat sanctitatem et ab ipsa sortitur nomen)244. Il n’est pas possible d’énoncer ou de connaître une vérité en se tenant à distance de ce qu’elle énonce. Les deux doivent faire un en acte pour que la vérité éclate. Telle est la véhémence ontologique. Or, le registre langagier de l’université ne rend pas facile cette participation implicative. Pour tout dire, le langage universitaire est relativement réfractaire à cette pragmatique. C’est la grande différence entre les sermons vernaculaires et les commentaires latins. Eckhart ne peut inciter ses lecteurs universitaires à se laisser engendrer dans l’opérativité divine de la même manière qu’il n’hésite aucunement à le faire avec les fidèles à qui il adresse ses sermons. Il doit donc user d’inventivité pour rester dans le cadre langagier qui lui est donné sans pour autant se résoudre à la clôture du langage sur lui-même. Si, dans le langage mystique, « l’Autre qui organise le texte n’est pas un hors-texte »245, il faut alors que l’ensemble sémantique fasse lui-même signe vers l’acte rhétorique qui le sous-tend. C’est donc dans l’organisation du réseau thématique que la pragmatique se dévoile. Eckhart fait subir une distorsion interne à l’usage du signe pour le rendre impropre 243 244 245

K. FLASCH, Maître Eckhart, op. cit., p. 136. M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 69, LW I/1, p. 535. M. DE CERTEAU, La fable mystique, I, p. 27.

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à la logique sémantique habituelle. Dans cette perspective, l’emploi des énoncés tautologiques a directement pour effet de redoubler le plan de la quiddité vers l’anité. Cette dernière ne peut jamais être attribuée à Dieu par l’homme de manière purement sémantique. L’homme n’est en position de pouvoir affirmer : Dieu est ou Dieu n’est pas, que dans la mesure où il fait l’expérience d’être lui-même affecté par l’être que Dieu lui confère. Cette expérience ne peut se dire pas à la troisième personne, mais toujours à la première personne. Même là où l’énoncé emploie le « il », il passe nécessairement par l’épreuve d’un « je ». D’où l’importance décisive de l’auto-désignation divine, qui sera explicitée par le nom de l’Exode : « Je suis celui qui suis » (ego sum qui sum)246. Ce choix radical doit encore être éprouvé par la disputatio. Eckhart va devoir montrer à quel point il n’est pas possible de parler de Dieu autrement que dans l’être qui est déjà dit par lui. L’opération intellective divine précède donc l’être tout en lui étant identique dans sa pureté même (puritas essendi), laquelle est précisément inaccessible au langage. De ce fait, il ne sera jamais possible d’identifier Dieu à aucune signification conceptuelle. Il faudra donc préciser l’usage de l’espèce intelligible comme transparence à l’opérativité divine. Le signe et l’opérativité devront continuellement s’entrelacer. L’ensemble de notre parcours va consister à étayer solidement cette affirmation qui, à ce stade, est déjà plus qu’une simple hypothèse de travail. Nous allons voir que, non seulement, ni l’œuvre latine ni l’œuvre vernaculaire ne prennent jamais cette affirmation en défaut, mais plus encore qu’elles s’éclairent toutes deux d’une lumière mutuelle lorsque l’on sonde le texte eckhartien dans cette perspective. L’affirmation d’existence n’est pas propositionnelle mais auto-attestative. En l’absence de cette opérativité, on ne peut qu’en conclure à l’« absurdité » de la position eckhartienne. Ce que Guillaume d’Ockham n’a pas hésité à affirmer : Sequitur post praedicta videre quales absurditates sequuntur ex constitutione praedicta247.

M. ECKHART, Prologus generalis, § 12, OLME 1, p. 56-57. GUILLAUME D’OCKHAM, Tractatus contra Benedictum IV, c. 4 ; Opera politica III, Manchester, éd. H. S. Offler, 1956, p. 251 ; cité dans : Acta Echardiana, Processus contra mag. Eckhardum, § 60, Wilhelm von Ockham zum Prozeß Eckharts, LW V, p. 590-591. 246

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Questions disputées (Quaestiones Parisienses)

Une fois la double structure du signe et de l’opérativité mise en place dans l’Opus propositionum, il convient, selon Eckhart, d’en vérifier la pertinence via l’Opus quaestionum avant de passer à l’Opus expositionum. La disputatio ne suit pas la lectio mais la précède. Ce qui est à vérifier dans la quaestio n’est pas telle ou telle option propositionnelle à l’encontre d’une autre. Puisque Dieu n’est réductible à aucune d’entre elles, il s’agit de s’assurer argumentativement de son identification à l’origine de toute pensée et de tout langage. La démonstration qui va être déployée aura ceci d’original qu’elle doit démontrer la nécessité de sortir de l’enchainement propositionnel pour assurer sa validité en dernière instance. Autrement dit, il faudra que le raisonnement déductif soit adossé à une perception qui ne porte plus seulement sur le lien logique et structurel entre des propositions, mais sur une aperception intuitive. Or, c’est précisément le statut même de l’intellectus qui va être interrogé par Eckhart dans les Quaestiones Parisienses. Les deux premières d’entre elles portent sur l’option fondamentale qui conditionne toute l’épistémologie de Maître Eckhart : l’identité de l’être et de l’intelliger. Nous constaterons que le Thuringien n’a « jamais rompu » avec cette thèse qui détermine l’intégralité de son œuvre248. L’« horizon doctrinal » de la dispute a été résumé en quelques lignes par Edouard Wéber249. À travers la disputatio entre Maître Eckhart et Gonzalve d’Espagne, deux camps théologiques s’affrontent : d’un côté, les tenants d’une essence perçue comme forme intelligible à la manière de la génération intellective du Verbe, et de l’autre, les tenants d’une primauté de l’essence divine sur l’acte intellectif de Dieu. Ces deux positions antithétiques opposent les Dominicains, derrière Thomas d’Aquin, aux Franciscains, derrière Henri de Gand. Bachelier de Gonzalve au moment de la dispute, Duns Scot se fera le chantre majeur de cette seconde ligne. En promouvant l’engendrement intellectif de Dieu, Maître Eckhart se situe donc dans la ligne thomiste. Cependant, tout comme A. DE LIBERA, La mystique rhénane, p. 266. E. WEBER, « Les discussion à Paris sur l’être et le connaître intellectif », dans : Maître Eckhart à Paris, p. 53-54. 248 249

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Duns Scot réinterprétera la pensée d’Henri, Eckhart ne se contente pas de répéter la pensée de Thomas, il la radicalise. Là où l’Aquinate avait affirmé l’identité de l’être et de l’intelliger en Dieu tout en les distinguant du point de vue de la connaissance humaine, Eckhart, influencé par son confrère Dietrich de Freiberg, opte pour leur identification épistémologique250. Cela explique pourquoi la question « l’être et l’intelliger sont-ils identiques en Dieu ? » (utrum in deo sit idem esse et intelligere) s’accompagne de cette autre question : « l’intelliger de l’ange, en tant qu’il désigne une activité, est-il son être ? » (utrum intelligere angeli, ut dicit actionem, sit suum esse). Dans le contexte scolastique, le recours à l’ange a une fonction heuristique : « Par méthode, le théologien s’oblige à mettre entre parenthèses les conditions empiriques de l’intellection chez l’homme pour se concentrer sur celles qui sont strictement supraempiriques et a priori »251. Traiter de l’intellect de l’ange, en raison de son statut intermédiaire entre le divin et l’humain, permet de traiter de l’intellect de l’homme comme si ce dernier pouvait se concentrer sur son objet d’intellection sans aucun parasitage du à sa condition spatiotemporelle. C’est ainsi que la question peut se placer d’emblée sur le plan d’une alternative : le sujet intellectif est-il ou non identique à son objet d’intellection ? Autrement dit, l’intellect humain est-il à lui-même sa propre essence ? Cette question donne un nouveau rebondissement à la condamnation de la théorie aristotélicienne et averroïste par Etienne Tempier en 1277. Suite à cet épisode auquel il participa en tant qu’expert, Henri de Gand a tenté « d’insérer l’illumination divine selon Augustin dans une théorie de l’intellect selon Aristote »252. Tirant Aristote vers le dualisme platonicien de l’âme et du corps253, le Gantois a proposé une voie de dégagement de l’universel, du confus au distinct, à partir de la connaissance sensible. Dans ce processus, la volonté devient déterminante puisqu’elle pousse l’intellect à dépasser la connaissance confuse. D’où la thèse de la priorité de la volonté sur l’intellect que Gonzalve tente de défendre face à Eckhart. Si nous nous en référons à Duns Scot, d’une autre « carrure intellectuelle » que le maître dont il est le bachelier254, nous verrons émerger dans cette ligne la distinction entre une 250 Cf. R. IMBACH, « Prétendue primauté de l’être sur le connaître : perspectives cavalières sur Thomas d’Aquin et l’école dominicaine allemande », 1991, p. 121-132. 251 E. WEBER, « Les discussions à Paris sur l’être et le connaître intellectif », p. 36. 252 A. DE LIBERA, La querelle des Universaux, p. 397. 253 Cf. HENRI DE GAND, Summa quaestionum ordinarium, art. LVIII, q. 2, ad. 3, trad. dans ibid., p. 400-401. 254 Cf. E. WEBER, « Les discussions à Paris sur l’être et le connaître intellectif », p. 50.

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connaissance abstractive, indifférente à l’existence, et une connaissance intuitive, centrée sur l’existant présent. Tout autre est la voie de conciliation d’Aristote et d’Augustin chez le Thuringien, puisque l’intellection y est prioritaire. Comme Alain de Libera l’a bien montré, Eckhart propose une unification d’une « noétique de l’émanation » (Avicenne) et d’une « noétique de la conversion » (Augustin)255. En cela, il se situe dans la ligne d’Albert le Grand et de ses successeurs. Rappelons que le Colonais reprend à Avicenne sa théorie de l’actualité de l’âme. Cependant, il prend soin de réintégrer l’intellect agent à la partie supérieure de l’âme, alors que le philosophe arabe le tient pour séparé. L’âme en vient alors à être tendue entre possibilité et actualité. Si l’on joint à cela, le rôle fondamental joué par la distinction boécienne (id quod est/esse), on obtient une théorie selon laquelle « chaque âme, en tant que possible, est quelque chose – quod est – de distinct, quelque chose que Dieu actualise en lui donnant un être – quo est »256. Cette reprise boécienne présente l’originalité de ne pas s’intégrer à la distinction entre essence et existence élaborée par Avicenne. Il en va d’un clivage avec Thomas d’Aquin, puisque ce rejet se fait au profit d’une doctrine du flux. Pour Albert le Grand, « l’intellect agent est une partie de l’âme qui flue de ‘ce par quoi c’est’ (quo est) ou de l’acte, et l’intellect possible est une partie de l’âme fluant de ‘ce qui est’ (quod est) ou de la puissance »257. D’une certaine manière, l’identité de l’essence et de l’esse en Dieu se dédouble dans la créature qui doit actualiser ce qu’elle est déjà potentiellement. Même très succinctement brossé, un tel arrière-fond donne un relief plus saisissant aux Questions Parisiennes. Cet enjeu les rend aussi plus passionnantes à aborder. Bien que l’ordre de ces quaestiones soit sujet à discussion258, la quaestio qui concerne Dieu sera commentée avant de traiter de celle de l’activité de connaissance qui, à travers l’ange, concerne la créature intellectuelle. Sans pouvoir véritablement trancher la question de la chronologie, deux points sont en faveur de cet ordre : 1) l’ouverture finale de la question sur Dieu vers la noétique aristotélicienne conduit A. DE LIBERA, La mystique rhénane, p. 41-53. Ibid., p. 47. 257 ALBERT LE GRAND, Summa de creaturis, IIa Pars, tract. I, q. 55, a. 4, part. 1, sol., éd. Borgnet, Opera omnia, t. 35, p. 470a, trad. A. de Libera, La mystique rhénane, p. 48. 258 Le corpus eckhartien de Kolhammer place la question utrum in deo sit idem esse et intelligere (LW V, p. 37-48) avant la question utrum intelligere angeli, ut dicit actionem, sit suum esse (LW V, p. 49-54). Pour sa part, Kurt Flasch adopte cet ordre (K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 111-125). Par contre, les traducteurs français des Quaestiones Parisienses (E. Zum Brunn, Z. Kaluza, A. de Libera, P. Vignaux, E. Wéber) ont opté pour l’ordre inverse (Maître Eckhart à Paris, p. 8). 255 256

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naturellement à poursuivre avec la question sur les anges ; 2) la signature eckhartienne au bas de cette dernière semble clore un ensemble constitué par les deux questions. Chemin faisant, nous verrons à travers notre commentaire que l’argumentation de la seconde question suppose en effet d’avoir débattu de la première. Première question : « L’être et l’intelliger sont-ils identiques en Dieu ? » §1. On doit dire qu’ils sont identiques en réalité et peut être en réalité et en raison formelle. En premier lieu, je donne les preuves que j’ai rencontrées : il y en a cinq dans le Contra Gentiles et une sixième dans la Prima Pars, et elles sont toutes fondées sur le fait que Dieu est ce qui est premier et simple. En effet, ce qui n’est pas simple ne peut pas être premier. 1. Première preuve : l’intelliger est un acte immanent, et tout ce qui est dans le Premier, c’est le Premier. Donc Dieu est son intelliger et il est aussi son être. C’est pourquoi, etc. 2. Il n’y a pas d’accident en Dieu, et par conséquent être et essence sont identiques en lui. Donc, puisque l’intelliger de Dieu est cela même qu’est Dieu, et son essence, c’est pourquoi, etc. 3. Rien n’est plus noble que le Premier. Mais l’acte second est pour l’âme ce que la veille est au sommeil, et il est quelque chose de plus noble que l’acte premier. Il s’ensuit donc que l’intelliger est l’être même de Dieu259. §2. 4. Il n’est en Dieu aucune puissance passive. Mais ce serait le cas si l’intelliger et l’être n’étaient pas identiques en lui. 5. Toute chose existe en vue de son opération. Si donc l’intelliger était autre chose que l’être de Dieu, il faudrait attribuer à Dieu lui-même une fin autre que lui-même et que son essence. Ce qui est impossible parce que la fin est une cause : or on ne peut attribuer de cause au Premier. De plus, le Premier est infini et l’infini n’a pas de fin. 6. Il y a la même relation entre l’intelliger et l’espèce-intelligible qu’entre l’être et l’essence. Or l’essence divine tient la place de l’espèce-intelligible. Donc, comme en Dieu l’être est identique à l’essence, de même toutes ces réalités sont absolument identiques en lui260.

La première voie énoncée par Eckhart pour soutenir sa thèse est un faisceau de six arguments tirés de Thomas d’Aquin. Ces arguments s’organisent autour d’un même fondement : Dieu est premier parce qu’il est simple. Selon la Somme contre les Gentils, il ne peut y avoir en Dieu aucune distinction réelle entre (1) connaître et acte immanent, (2) être et 259 M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 1, LW V, p. 37-38, trad. fr. légèr. modif., Maître Eckhart à Paris, p. 176-177. À la suite de Ruedi Imbach, je traduis intelligere par le néologisme intelliger, de manière à rendre, d’une part, la proximité lexicale avec intellect, et d’autre part, de réserver le verbe connaître pour traduire cognoscere. Cf. R. IMBACH, « Questions parisiennes », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans, p. 1012. 260 M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 2, LW V, p. 38-39, trad. fr., p. 177-178.

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essence, (3) acte premier et acte second, (4) puissance et acte, (5) essence et fin de l’opération261. Ces cinq arguments culminent dans un sixième, tiré de la Somme théologique : « Comme en Dieu rien n’est potentiel, mais qu’il est l’acte pur », il y a d’une part « nécessité qu’en lui l’intellect et l’objet de l’intellect soient identiques », et d’autre part, que « la forme intelligible ne soit pas distincte de la substance même de l’intellect divin »262. En conclusion, la relation entre l’intelliger et l’espèce-intelligible est assimilable au rapport entre être et essence en Dieu. Jusque-là, Eckhart est resté fidèle à l’Aquinate qui pose l’identité entre l’intelliger et l’être en Dieu. Il a exposé ce qu’il en était de Dieu comme s’il s’agissait d’une réalité par laquelle il n’était pas immédiatement concerné. Il va maintenant faire valoir un changement de méthode, en organisant un trope argumentatif. Celui qui parle de Dieu est désigné comme un homme raisonnable. S’il est raisonnable parce qu’il est homme, et non l’inverse, c’est pourtant grâce à la même source – Dieu pour qui l’intelliger et l’esse sont identiques –, qu’il est à la fois homme et raisonnable263. L’homme ne perçoit Dieu qu’en tant qu’il est l’acte perfectionnant (actus perficiens) son vivre, son intelliger et son agir. Eckhart ne parlera plus désormais hors de l’orbite de l’être et de l’agir divin, mais comme étant celui qui est directement opéré par Dieu : §3. En second lieu, je démontre cela d’une manière que j’ai indiquée ailleurs : « homme » et « raisonnable » sont certes convertibles. On n’est pourtant pas homme parce qu’on est raisonnable, mais c’est plutôt parce qu’on est homme qu’on est raisonnable. Or il est certain que si l’être est une réalité parfaite, c’est par lui qu’on possède toutes (choses) : le vivre, l’intelliger et l’agir, quel qu’il soit, et il n’est pas besoin de lui ajouter quelqu’autre chose pour avoir n’importe quelle action. Car si le feu pouvait faire toutes (choses) par sa forme, s’il pouvait être et chauffer, il n’y aurait rien d’ajouté, et rien n’entrerait en composition avec la forme du feu, par laquelle il aurait pouvoir de faire toutes ces (choses). Or puisque l’être en Dieu est ce qu’il y a de meilleur et de plus parfait, le premier Acte et la perfection de toutes (choses), conduisant tous les actes à leur perfection – Dieu donc, sans qui toutes (choses) ne sont rien, Dieu donc qui opère toutes (choses) par son être – intrinsèquement dans la déité et extrinséquement

THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, I, chap. 45. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 14, a. 2. 263 « [T]out ce qui est vrai dans l’ordre de l’être comme dans celui de la connaissance, dans l’Écriture comme dans la nature, procède d’une même et unique source, d’une même et unique racine. » (M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 185, LW III, p. 154-155, trad. fr., OLME 6, p. 334-335). 261 262

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dans les créatures, toutefois selon leur propre mode ; et ainsi en Dieu l’être est l’intellect, parce qu’il opère et qu’il intellige par l’être264.

Cette seconde voie est la plaque tournante par laquelle la méthode interprétative est intériorisée. À partir du moment où les acteurs de la disputatio considèrent comment ils sont actuellement des hommes raisonnables, le rapport avec ce dont ils sont en train de parler peut changer. L’implication du locuteur, et par voie de conséquence celle de son interlocuteur, est modifiée dès que le Thuringien déplace le regard en affirmant que « c’est par lui (per ipsum) qu’on possède toutes (choses) : le vivre, l’intelliger et l’agir ». L’opération divine n’est plus perçue de l’extérieur. Un trope discret est proposé. L’expression per ipsum habentur omnia invite le lecteur à percevoir que tous les actes qu’il met en œuvre, y compris l’intelliger dont il use lorsqu’il entend ce que dit son adversaire, sont conférés par l’être sans aucun intermédiaire. « Il n’est pas besoin d’ajouter quelqu’autre chose » (nec oportet addere aliquid aliud) à l’être pour qu’il opère. Le contre-exemple du feu précise que cette action se fait de manière non-mélangée car rien n’entre en composition avec Dieu. Sans s’ajouter aux étants qui sont issus de lui, et sans lequel ils ne sont rien, l’être est à la fois l’acte premier et l’acte qui conduit toutes les créatures à leur perfection. C’est ainsi que l’acte d’intelliger ne s’ajoute pas à l’être de l’extérieur, comme s’il était en face de lui, mais advient à l’intérieur de l’être lui-même. Voilà pourquoi Eckhart se doit de préciser deux modalités par laquelle l’opération de Dieu est perçue : « intrinsèquement dans la déité et extrinsèquement dans les créatures » (intrinsecus in deitate et extrinsecus in creaturis). In deitate, toute l’opération est envisagée comme unifiée et simple ; in creaturis, l’opération apparait aux créatures comme étant cependant selon leur propre mode (suo tamen modo). On retrouve ici l’application implicite de la clef herméneutique du Ps 61,12 (« Dieu a parlé une fois, deux fois j’ai entendu). Nous sommes au cœur de l’amphibologie qui, sous l’influence de Maïmonide, caractérise la pensée eckhartienne265. La créature peut considérer l’action de Dieu comme si elle n’était pas simple, c’est-à-dire comme s’il y avait moyen de la percevoir à partir d’un regard extrinsèque. Or, cette position est une fiction car rien ne se trouve en dehors de l’opération de Dieu qui donne simultanément l’être et l’intelliger à sa 264 M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 3, LW V, p. 39-40, trad .léger. modif., p. 178-179. 265  Cf., par exemple, MAÏMONIDE, Guide des égarés, II, 35, Paris, Maisonneuve et Larose, traduction S. Munk, 1981, p. 278.

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créature. Cette fiction perturbe la manière de considérer Dieu. La créature transpose en Dieu la modalité par laquelle elle se vit, à savoir comme un étant qui intellige, autrement dit, comme un être composé qui subsiste sous ses facultés. D’où l’affirmation : « en Dieu, l’être est l’intelliger, parce qu’il opère et qu’il intellige par l’être ». La maïeutique eckhartienne consiste à dénoncer cette fiction qui induit le préjugé cognitif d’une priorité de l’être sur l’intelliger. Pour cela, il doit faire revenir son auditeur à la manière dont la vérité se manifeste dans la présence agissante. Eckhart le fait en provoquant l’étonnement : §4. En troisième lieu, je montre ceci : il ne me semble plus maintenant que c’est parce que Dieu est qu’il intellige, mais que c’est parce qu’il intellige qu’il est. Ainsi Dieu est intellect et intelliger et c’est cet intelliger qui est le fondement de son être. Car il est dit en Jean 1 (1) : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et Dieu était le Verbe. » Car l’Évangéliste n’a pas dit : « Au commencement était l’étant et Dieu était l’étant. » Mais le Verbe est par lui-même tout entier relatif à l’Intellect. Là il y a Celui qui dit le Verbe ou le Verbe proféré et non pas un être ou un étant mélangé266.

L’affirmation : « il ne me semble plus maintenant que… » (non ita videtur mihi modo) – qui apparait trop souvent comme un changement de conception chez Eckhart – est en fait une méthode maïeutique pour conduire l’adversaire-partenaire à un changement de regard. La phrase antithétique (ut quia sit, ideo intelligat, sed quia intelligit, ideo est) est un procédé rhétorique pour provoquer la surprise. Cela fait partie de l’exercice spirituel. En précisant que c’est l’intelliger qui est le fondement de l’être de Dieu (ipsum intelligere fundamentum ipsius esse), Eckhart déconcerte son auditeur en le plaçant à l’opposé de son préjugé. Ce changement de perspective est adossé à l’autorité du premier verset du prologue johannique. Et ici le rhéteur se permet une contrefaçon johannique. Il ironise en caricaturant la position adverse jusqu’à l’absurde : Non autem dixit evangelista  : In principio erat ens et deus erat ens. En revenir au Verbe, c’est permettre de considérer intellectuellement Dieu selon sa modalité opérative. Présenter Dieu comme le « celui qui profère ou celui qui est proféré » (dicens vel dictum), selon les deux acceptions du verbum, remplit deux fonctions. La première, déconstructive, consiste à rompre avec la conception de l’être comme un « étant mélangé » (ens commixtum). La seconde, constructive, place l’intellect immédiatement sous l’action de cette profération. En proférant toutes 266

M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 4, LW V, p. 40, trad. fr. modif., p. 179.

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créatures, le Verbe ne se dit pas en s’ajoutant à elles, mais s’affirme comme leur vérité dans une « relation incluante » (includens relationem) : De même le Sauveur dit en Jean 14 (6) : « Je suis la Vérité. » Mais la Vérité convient à l’Intellect qui désigne ou implique une relation [trad. modif.]. Or la relation tient tout son être de l’âme et, en tant que telle, elle est un prédicament réel, de la même façon que le temps, quoiqu’il tienne son être de l’âme, n’en est pas moins une espèce de la quantité, qui est un prédicat réel. « Moi », donc, « je suis la Vérité ». Augustin commente cette parole au livre VIII du De Trinitate, chapitre 2 (3). D’où il ressort que la Vérité relève de l’Intellect, tout comme le Verbe267.

Pour Eckhart, la vérité ne peut être placée hors de l’orbite de l’intentionnalité. Relevant de l’intellect (ad intellectum), elle implique d’emblée une relation. En effet, tout acte de pensée suppose une relation entre une intention et un objet pensé. Le Thuringien va alors pousser à l’extrême la thèse de l’Aquinate selon laquelle la relation que l’intellect entretient entre son verbe et son principe est bien une relation réelle, et pas seulement une relation de raison268. Eckhart affirme : Relatio autem totum suum esse habet ab anima et ut sic est praedicamentum reale. Cette proposition, Kurt Flasch la considère comme « frappante »269. Elle est le point où le Thuringien dévoile une épistémologie proche de Dietrich de Freiberg. Pour le confrère d’Eckhart, l’intentionnalité n’est pas seulement noétique mais productrice. L’intellectus agens, procédant de Dieu comme sa parfaite image, a un véritable pouvoir constitutif. Dans un averroïsme extrême, l’identité de l’esse et de l’intelligere passerait de Dieu à sa créature de telle sorte que l’âme soit à elle-même sa propre substance. Or, une autre affirmation eckhartienne semble nuancer la thèse selon laquelle Eckhart suit Dietrich sur cette voie résolument « antithomiste »270. À la suite d’Albert et de Thomas, Eckhart reprend une sentence héritée d’Averroès selon laquelle : « notre science diffère de la science de Dieu, car cette dernière est cause des choses, et la nôtre est causée par les choses »271. Il ne s’agit pas là d’un revirement mais d’une précision nécessaire. Parce qu’il opte davantage pour la noétique de Dietrich, Eckhart se doit de préciser que la fonction constituante de l’intellect ne produit pas elle-même les choses. Cela étant, Eckhart ne situe pas 267

Ibid., § 4, LW V, p. 40-41, trad. fr. modif. par Chr. Grellard, p. 180. Cf. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 28, a. 1. 269 K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 113. 270 Cf., en contraste, K. FLASCH, D’Averroès à Maître Eckhart, p. 92 ; A. DE LIBERA, La mystique rhénane, p. 165. 271 M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 8, LW V, p. 44, trad. fr., p. 183 ; voir aussi Liber parabolarum Genesis, § 61, LW I/1, p. 528. 268

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l’intellect humain après les choses, comme Thomas, mais entre Dieu est les choses, comme Dietrich. Pour paradoxale que soit cette position, elle modifie sensiblement la réception de la pensée de l’Aquinate chez le Thuringien. La métaphysique de flux, dédoublant l’esse et l’essentia au plan de la créature, est reçue dans un intellect dédoublé qui doit passer de la potentialité à l’actualité. Ce n’est pas en amont de la créature et de son intelligence que se joue l’actualisation de son essence, mais en ellemême. Cela signifie que l’âme n’est pas une substance achevée susceptible d’user de ses facultés (mémoire, intelligence, volonté) pour entrer en relation avec Dieu. Nous ne sommes pas dans une ontologie de la substance, sur laquelle viendrait se greffer l’usage des facultés, mais dans une ontologie de l’opération où se lit une influence mutuelle de l’esse et de l’intelligere. La créature est en voie de substantialisation et, sur cette voie, l’intellect est requis. D’où la possibilité de lire l’affirmation eckhartienne selon laquelle les créatures sont d’abord « faites » pour ensuite « être » : C’est pourquoi la suite du texte de Jean 1 (1) cité plus haut : « Toutes choses ont été faites par lui » (Jn 1,3) doit être lue ainsi : « toutes choses faites par lui – sont », de sorte que, les choses étant faites, l’être leur advient ensuite. C’est pourquoi l’auteur du De causis dit que « la première des choses créées est l’être ». Aussi, dès que nous accédons à l’être, nous accédons à la créature. L’être a donc en premier lieu la raison du créable, et c’est pourquoi certains disent que dans la créature l’être ne se rapporte à Dieu que sous la raison de la cause efficiente, tandis que l’essence se rapporte à lui sous la raison de la cause exemplaire. Or la Sagesse, qui se rapporte à l’Intellect, n’a pas la raison du créable. Et, si l’on objecte le contraire, puisqu’en Eccl. 24 (14) il est dit d’elle : « dès le commencement et avant les siècles j’ai été créée », on peut répondre en expliquant « créée » dans le sens d’« engendrée ». Mais moi, je le dis autrement : « Dès le commencement et avant les siècles créés – je suis. » Et c’est pourquoi Dieu, qui est créateur et non créable, est intellect et intelliger, et non pas étant ni être272.

La distinction entre factualité (facta) et ontologie (sunt) évince l’idée d’une création artisanale nécessitant une cause exemplaire et une cause efficiente. Créant directement par son Verbe, Dieu a en vue la créature achevée dans l’être : « je suis ». Cependant, cet acte, toujours perçu sans potentialité en Dieu, est aussi inachevé du côté de la créature. Eckhart l’expliquera par la duplicité de l’esse virtuale et de l’esse formale273. Selon la synthèse déjà réalisée par Albert le Grand entre Augustin et 272 273

Ibid., § 4, LW V, p. 41, trad. fr., p. 180-181. M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 77, LW I/1, p. 62, OLME 1, p. 334-335.

QUESTIONS DISPUTÉES

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Avicenne, l’âme est un processus vivant entre possibilité et activité : elle est toujours en passe de devenir ce qu’elle est déjà moyennant l’usage de son intention et de son regard. C’est là qu’intervient la noétique de conversion augustinienne : en se détournant et/ou se tournant de tel ou tel objet (aversio/conversio), la mens se rend semblable à lui. Cette noétique-ontologique permet de relire l’axiome aristotélicien : « seul le semblable peut connaître le semblable »274 dans une perspective biblique : « nous serons semblables à lui parce que nous le verrons tel qu’il est » (1 Jn 1,3). Dans ce processus, il n’est jamais possible d’attribuer à Dieu des espèces universelles qui soient débarrassées du singulier, d’une manière abstractive. L’essence est toujours liée au fait d’être quelque chose qui n’est pas encore abouti. Le seul lien entre l’universel et le singulier est d’ordre opératif. Revue à travers le néoplatonisme proclusien, il s’agit d’une perspective beaucoup plus aristotélicienne que platonicienne. Nous avons affaire avec ce que nous pourrions appeler une ontologisation de l’intentionnalité. Eckhart maintient la thèse selon laquelle « l’âme actualise son être intellectuel en connaissant son objet en elle-même, par la ‘conscience’ de son Principe »275. Dans cette thèse, comme nous le verrons en distinguant deux anthropologies (« image de Dieu »/« à l’image de Dieu »), Eckhart sera plus nuancé que son confrère rhénan. La subtilité consiste à trouver l’équilibre le plus juste entre activité et réceptivité.

274 275

ARISTOTE, Physique I, c. 1, 184 a, 10-21 ; PLOTIN, Ennéades VI, 9, 11, 31-32. A. DE LIBERA, La mystique rhénane, p. 261.

Esse et puritas essendi (Quaestiones Parisienses)

Lieu d’un véritable exercice spirituel, la disputatio nécessite une intériorisation de l’argumentation pour considérer comment la rationalité discursive est dépendante d’un intelligere en lien direct et réel avec la chose qu’il vise. Tout comme la démarche néoplatonicienne, la triade être-vie-intellect, déjà transformée par le modus interiore augustinien, devient un itinéraire vers Dieu. La démonstration de la non-étantité de Dieu, pour revenir à son opérativité, conduira l’adversaire-partenaire à une nouvelle interprétation du verset : ego sum qui sum (Ex 3,14). §5. Et pour démontrer cela, je pose d’abord (primo) que l’intelliger est plus élevé que l’être et d’un autre rang. Nous disons tous en effet que l’œuvre de la nature est l’œuvre d’une intelligence. Et c’est pourquoi tout principe moteur est intelligent ou se ramène à un être intelligent par lequel il est dirigé dans son mouvement. C’est la raison pour laquelle ceux qui ont un intellect sont plus parfaits que ceux qui n’en ont pas. En effet, dans le devenir, les imparfaits occupent le premier degré, de telle sorte que la remontée au principe s’achève dans l’intellect et dans l’intelligent comme en ce qui est suprême et le plus parfait. Et c’est pourquoi l’intelliger est plus élevé que l’être276. §6. Cependant certains disent que l’être, le vivre et l’intelliger peuvent être considérés de deux façons : d’une part, en tant que tels, et alors l’être est premier, le vivre second, l’intelliger troisième ; d’autre part, en les rapportant à ce qui participe d’eux : alors l’intelliger est premier, le vivre deuxième, l’être troisième. Mais moi je crois tout le contraire. « Au commencement », en effet, « était le Verbe », qui se rapporte entièrement à l’Intellection, de telle sorte que l’intelliger occupe le premier degré parmi les perfections, ensuite l’être ou l’étant277.

Premièrement (primo), Maître Eckhart affirme que l’œuvre de la nature est l’œuvre d’une intelligence. Par là, il ne fait guère preuve d’originalité car il se situe dans le sillage des scolastiques médiévaux (dicimus enim omnes)278. Cependant, plus albertinien que thomasien dans son 276 M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 5, LW V, p. 42, trad. fr. légèr. modif., p. 181. 277 Ibid., § 6, LW V, p. 42-43, trad. fr. légèr. modif., p. 181-182. 278 Cf. THOMAS D’AQUIN, Summa contra gentiles, lib. III, chap. 24, éd. Leonine trad. M.-J. Gerlaud, Lethielleux, 1950, p. 112-113 ; ALBERT LE GRAND, Metaphysica, lib. IV,

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articulation de l’aristotélisme et du néoplatonisme, Eckhart affirme que ce n’est pas l’être qui fait la perfection du principe moteur aristotélicien mais son intelligence. D’où le fait que la remontée au principe s’achève dans l’intellect et dans l’intelligent (l’agent de l’intellection) comme ce qui est le plus parfait. La « noétique de la conversion » de l’héritage albertinien de la mystique rhénane apparaît ici279. Fort de la théorie augustinienne de la mens, Eckhart s’oppose avec conviction aux maîtres qui distinguent deux manières de considérer la triade néo-platonicienne être-vie-pensée280. Selon ceux-ci, considérée en elle-même (in modo secum se), la triade privilégie l’être sur la vie et l’intelligence, tandis que, considérée par rapport à ceux qui y participent (in comparatione ad participatem), elle privilégie le sens inverse : l’intelligence venant avant la vie et l’être. À l’appui de l’autorité scripturaire : « Au commencement était le Verbe », renverse cette façon de voir en affirmant le contraire (credo totum contrarium). En elle-même, la triade est un processus vital qui se pose lui-même sur un mode intellectuel. Tandis que, pour ceux qui y participent, il faut qu’un certain être soit déjà donné pour pouvoir vivre et intelliger. Cependant, Eckhart ne s’arrête pas là, car il affirme un perfectionnement de l’étant par l’usage de l’intellect. La créature est constituée de telle sorte qu’elle participe à son devenir ontologique via l’intellect. Or, un tel perfectionnement nécessite précisément que ce que l’intellect vise ne soit aucunement un étant, c’est-à-dire une réalité déterminée281, mais bien l’être lui-même (identique à l’intelliger) en tant qu’il est le bien désiré par toutes les créatures : §7. Je pose ensuite (secundo) que l’intelliger et les choses qui concernent l’intellect sont d’un autre rang que l’être. Il est dit en effet au livre III de la Métaphysique [B, c. 2, 996 a 29] que dans les mathématiques il n’y a ni fin ni bien, et donc par conséquent non plus d’étant, puisque l’étant et le bien sont identiques. Il est dit encore au livre VI de la Métaphysique [L, c. 1027 a 7] que le bien et le mal sont dans les choses, et que le vrai et le faux sont dans l’âme. C’est pourquoi il est dit que le vrai qui est dans l’âme n’est pas un étant, pas plus que ne l’est l’étant par accident, qui n’est pas un étant, puisqu’il n’a pas de cause, comme cela y est également dit.

tract. 3, chap. I, Operum ominium, t. XVI, Pars I, éd. Par B. Geyer, Münster, Aschendorf, 1960, p. 186-187. 279 A. DE LIBERA, La mystique rhénane, p. 37-56. 280 Cf. DENYS L’ARÉOPAGITE, Noms divins, V, § 3, 816 B, Dionysiaca, I, p. 326s. 281 « Il paraît clair que la position originale de Maître Eckhart implique ici une conception spécifique de l’étant qui est identifié à l’étant fini et déterminé selon les catégories. » (R. IMBACH, « Questions parisiennes », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans, p. 1012).

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Donc l’étant dans l’âme, en tant qu’il est dans l’âme, ne possède pas la raison de l’étant, et en tant que tel il va à l’opposé de l’étant. De la même manière aussi l’image en tant que telle est un non-étant, parce que plus nous considérons son étance plus cela nous écarte de la connaissance de la chose dont elle est l’image. De la même façon, et comme je l’ai dit ailleurs, si l’espèce intelligible qui est dans l’âme avait la raison de l’étant, on ne connaîtrait pas à travers elle la chose dont elle est l’espèce intelligible ; parce que si elle avait la raison de l’étant, en tant que telle c’est à la connaissance d’elle-même qu’elle conduirait, et elle écarterait de la connaissance de la chose dont elle est l’espèce intelligible. Donc les choses qui relèvent de l’intellect, en tant que telles, sont des nonétants. Nous intelligeons en effet ce que Dieu ne pourrait faire, par exemple en intelligeant le feu sans intelliger sa chaleur ; pourtant Dieu ne pourrait faire que soit un feu et qu’il ne chauffe pas282.

Deuxièmement (secundo), argumentant sur base des livres III et VI de la Métaphysique, Eckhart démontre que ce qui concerne l’intelliger est d’une autre condition que l’être même. À l’instar des mathématiques qui n’ont rien à voir avec le bien, et donc avec l’étant qui lui est convertible, les objets intellectuels ont trait au vrai et au faux. Ils se trouvent « dans l’âme » (in anima) et non « dans les choses » (in rebus). Cet argument doit s’interpréter sur base de l’argument eckhartien décisif selon lequel l’âme tire entièrement d’elle-même une relation réelle. La proposition : « le vrai qui est dans l’âme n’est pas un étant » (verum, quod est in anima, non est ens) manifeste que le vrai surgit dans l’âme parce qu’elle est branchée intentionnellement sur la chose, que celle-ci soit un étant (toujours limité) ou l’être lui-même. « En tant qu’il est dans l’âme » (ut in anima), l’étant ne possède pas la « raison de l’étant » (ratio entis), sinon cela va « à l’opposition de son être même » (ad oppositum ipsius esse). En cherchant à conférer le statut d’étant à ce qui se trouve dans l’âme, un dédoublement surgit aussitôt : il y a un ceci dans l’âme différent du ceci posé dans l’extériorité. Or, précisément, il n’y a pas de ceci dans l’âme, car là, la chose n’y est pas comme étant faite. D’où la nécessité d’affirmer : « l’image en tant que telle est un non-étant » (imago in huius modi est non ens). Plus on considère l’étance de l’image, plus elle est un obstacle à la connaissance de la chose dont elle est l’image. L’image et ce dont elle est l’image, chez Eckhart, sont des corrélatifs. À l’instar du Père et du Fils, il est impossible de les séparer l’un de l’autre. Ils n’ont d’être que dans leurs relations mutuelles. Il est vain de vouloir isoler l’image. Elle n’est précisément rien d’étant afin d’être 282 M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 7, LW V, p. 43-44, trad. fr. légèr. modif., p. 182-183.

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pleinement transparente à ce dont elle est l’image283. Ainsi en va-t-il de l’espèce intelligible, qui, si elle était prise dans la raison d’étant, ne conduirait pas à la chose. La connaissance de la chose se fait en passant à travers l’espèce intelligible (per ipsam) et non en s’arrêtant à elle. Il s’agit là d’une prise de décision radicale sur le statut de l’espèce intelligible, décision qui va complètement à l’encontre du choix que fera Duns Scot. Cette décision, où Eckhart radicalise l’option de Thomas d’Aquin sur l’intentionnalité284, est si importante qu’elle fera à elle seule l’objet de la ‘seconde’ Question parisienne. En effet, Eckhart coupe court à tout statut représentatif de l’espèce intelligible en l’absence de la chose même qu’elle est censée représenter. Selon lui, cette conception conduit à s’écarter de la chose, plus qu’à y conduire (ducit/abducit). Le rôle de l’espèce intelligible ne consiste pas à conduire à elle-même comme à un terme, mais immédiatement à la chose même dont elle provient. Cette provenance, rappelons-le, ne se situe pas en aval du regard mais en amont. Aussi, l’espèce intelligible n’a aucun statut indépendamment de la chose dont elle est le rejeton. Cela n’empêche pas l’esprit humain d’imaginer des chimères, comme par exemple du feu sans chaleur. Dans ce cas, l’espèce produite est un simili-étant car aucune chose n’est connue à travers elle. Or, précise Eckhart, cette possibilité n’est pas en Dieu. Le fait que cette capacité imaginative soit en nous et non en Dieu, est une marque d’imperfection de notre part (hic imaginatio deficit) : §8. Enfin (tertio) j’affirme qu’ici l’imagination fait défaut. En effet notre science diffère de la science de Dieu, car cette dernière est cause des choses, et la nôtre est causée par les choses. Et c’est pourquoi, comme notre science est soumise à l’étant qui la cause, l’étant, pour la même raison, est soumis à la science de Dieu ; et c’est pourquoi tout ce qui est en Dieu est supérieur à l’être et est tout entier intelliger. À partir de ces thèses, je montre qu’en Dieu il n’y a rien qui soit étant ni être, parce que rien n’est formellement dans la cause et dans l’effet causé, si la cause est véritablement cause. Or Dieu est la cause de tout l’être. Donc l’être n’est pas formellement en Dieu. Et si tu veux appeler être l’intelliger, cela me convient. Je dis néanmoins que, s’il y a en Dieu quelque chose qu’on veuille appeler être, cela lui appartient en vertu de son intelliger285.

283 Cf. O. BOULNOIS, « VII. La mystique ou l’image transparente », dans : Au-delà de l’image, 2008, p. 289-329. 284 Cf. J.-L. SOLÈRE, « La notion d’intentionnalité chez Thomas d’Aquin », 1989, p. 13-36. 285 M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 8, LW V, p. 44-45, trad. fr., p. 183-184.

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Troisièmement (tertio), évoquant une sentence de Boèce286, Eckhart affirme que l’imagination, parce qu’elle peut conduire à penser une pseudo-espèce sans chose, est défaillante. Cette possibilité de l’intellect humain existe parce que « notre science » (nostra scientia) est causée par les choses, tandis que la « science de Dieu » (scientia dei) est cause des choses. Autrement dit, contrairement à Dieu, nous scindons habituellement ce qui est uni en Lui : l’intelliger et l’être. Là où, en Dieu, intelliger c’est simultanément opérer l’être de la chose, en nous, intelliger et être sont dissociés. Il se peut donc que nous ne visions pas des choses qui sont, et qu’inversement, nous visions des choses qui ne sont pas. Autrement dit, toute conception représentative de ce qui est absent est toujours entachée de possibilité d’erreur. Il n’est qu’un seul lieu où il soit possible d’éviter cela. Étant nous-mêmes causés par Dieu, nous ne sommes capables de vérité que là où l’étant et l’intelliger sont unifiés en acte. Comme nous le verrons, cette thèse unum in actu est précisément choisie par Eckhart. Notre science est soumise à la science de Dieu, non pas directement mais via la causalité de l’étant que nous sommes. Contrairement au choix que fera Duns Scot, de séparer la « théologie en soi » (theologia in se) de la « théologie pour nous » (theologia in nobis)287, Maître Eckhart opte pour leur réunification. Cela ne signifie pas que l’homme soit capable de s’égaler à la science de Dieu qui est identique à son pouvoir de créer (et voilà pourquoi Eckhart a distingué nostra scientia et scientia dei), mais bien que Dieu soit capable d’opérer dans l’intellect humain l’unité de l’être et du connaître qui est en lui. La seule condition à cette unité opérative est la réceptivité de l’intellect humain. Le rôle du théologien consiste alors à exposer, avec les arguments rationnels de philosophes (exponere per rationales philosophorum)288, la cohérence de l’Écriture en tant qu’elle contient en elle-même sa propre modalité performative. Les conditions de son opérativité font intrinsèquement partie de son approche thématique. Comme il n’y a rien en Dieu qui soit « formellement » étant ou être, il est hors de question qu’un intellect puisse abstraire une forme et l’isoler à titre représentatif. Contre Henri de Gand et ceux qui le suivront, que ce soit Gonzalve ou Scot, Eckhart affirme que « l’être n’est pas formellement en Dieu » (esse formaliter non est in deo). La dissemblance étant plus grande que la ressemblance, il n’y aucune possibilité d’univocité entre le créateur et le BOÈCE, De Trinitate, c. 2, PL 64, col. 1250 B. DUNS SCOT, Prologue de l’Ordinatio, III, q. 3, trad. G. Sondag, PUF, coll. « Epiméthée », 1999, p. 196-199. 288 M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 2, OLME 6, p. 26-27. 286 287

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créé sur base d’une notion d’étant, fût-elle transcendantale. La transcendantalité eckhartienne est tout autre que la transcendantalité scotiste. Elle consiste à établir les conditions de possibilité d’une opérativité qui, parce qu’elle est d’ordre intellectif, dépasse le plan de l’étantité. §9. De plus, le principe n’est jamais le principié (ce dont il est le principe), comme le point n’est jamais la ligne. Et puisque Dieu est principe ou de l’être ou de l’étant, Dieu n’est pas étant ou être de la créature ; rien de ce qui est dans la créature n’est en Dieu sinon comme dans sa cause, et ne s’y trouve formellement. Et c’est pourquoi, puisque l’être s’applique en propre aux créatures, il n’est pas en Dieu si ce n’est comme dans sa cause ; et c’est pourquoi l’être ne se trouve pas en Dieu, mais la pureté de l’être. De même, lorsqu’on demande de nuit à quelqu’un qui veut se cacher et ne pas dire son nom : « qui es-tu ? », il répond : « je suis qui je suis » ; de la même façon, le Seigneur, voulant monter qu’en lui est la pureté de l’être, dit : « Je suis qui je suis ». Il ne dit pas simplement : « Je suis », mais il ajouta : « Qui je suis ». Donc l’être ne s’applique pas en propre à Dieu, à moins que l’on n’appelle être une telle pureté289.

Pour Eckhart, puisque Dieu est principe de l’être et des étants, il doit s’en distinguer. Cette distinction, avons-nous vu, est la distinction par l’indistinction. Aussi, par concession, peut-on admettre que « l’être ne se trouve pas en Dieu, mais la pureté de l’être » (in deo non est esse, sed puritas essendi). La puritas essendi n’est pas de l’ordre de l’étantité. Elle précède l’être comme la latence précède la patence. Elle est la nuit avant la manifestation, le Silence avant le Verbe. Elle correspond au nom que Dieu se donne : « Je suis qui je suis » (ego sum qui sum). Si Dieu avait dit : « je suis » (sum), il aurait été possible de l’identifier à l’être, mais en affirmant le redoublement sum qui sum et en le précédant d’ego, il s’y soustrait tout en le posant. Comme Eckhart le développera dans le commentaire de l’Exode, ce redoublement correspond à une double négation (negatio negationis) : parce qu’il rend possible l’opérativité de tout étant, et que tout étant est une négation de cette totalité, Dieu ne peut se réduire à aucune étantité. Remarquons aussi que, dans cet argument, Dieu est comparé à « quelqu’un qui veut se cacher et ne pas dire son nom » (aliquo qui vult latere et non nominare se). La puritas essendi et l’impossibilité de nommer Dieu vont donc de pair. §10. De plus, la pierre en puissance n’est pas la pierre ; et la pierre, dans sa cause, n’est pas non plus la pierre ; c’est pourquoi l’étant, dans sa cause, n’est pas étant. Donc, puisque Dieu est la cause universelle de l’étant, rien 289 M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 9, LW V, p. 45, trad. fr. légèr. modif., p. 184.

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de ce qui est en Dieu n’a la raison de l’étant, mais ce qui est en Dieu a la raison de l’intellect et de l’intelliger, et à cette raison il n’appartient pas d’avoir une cause, comme il appartient à la raison de l’étant qu’il soit causé ; et dans l’intelliger toutes choses sont contenues virtuellement comme dans la cause suprême de toutes choses290.

Dans sa cause, aucune chose créée n’est un étant. Il n’y a donc rien en Dieu qui ait la raison de l’étant, pas même lui-même en tant que cause universelle. Parce qu’il est, toutes choses sont contenues en lui virtuellement et non pas formellement. Cette précision donnera lieu à la théorie de duplex esse des créatures : esse virtuale et esse formale291. Eckhart déjoue l’approche habituelle de la causalité. Selon la temporalité, la créature n’est formellement en Dieu (cause formelle) qu’au terme d’un processus de sortie (cause efficiente) et de retour (cause finale). Selon l’éternité, la cause formelle s’identifie avec la cause essentielle qui est la demeure ou la manence de la créature en Dieu. Autrement dit, là il y a un commencement et une fin, ici, elles s’identifient. Le processus proclusien en ressort complètement transformé car la manence de l’Un n’est pas une auto-constitution à travers l’étant292. Chez Eckhart, la causalité reste analogique tandis qu’elle est substantielle chez Proclus. §11. De plus, dans les choses que l’on dit selon l’analogie, ce qui est en l’un des analogués n’est pas formellement en l’autre. Ainsi la santé n’est formellement que dans l’animal, tandis que dans la diète et dans l’urine il n’y a pas plus de santé que dans la pierre. Donc, puisque toutes les choses causées sont des étants formellement, il s’ensuit que Dieu n’est pas formellement un étant. C’est pourquoi, comme je l’ai dit ailleurs, puisque les accidents sont appelés ainsi par rapport à la substance qui est un étant à titre formel, et à laquelle l’être appartient à titre formel, les accidents ne sont pas des étants ni ne donnent l’être substantiel, mais l’accident est bien quantité ou qualité, et donne l’être quantitatif ou qualitatif : étendu, long ou court, blanc ou noir, mais il ne donne pas l’être et n’est pas un étant. Est également sans valeur l’objection suivante : l’accident est engendré par une génération relative, par conséquent aussi, il est un étant relatif. Je dis qu’il n’est pas engendré, même pas par une génération relative. Car j’ai appris que, lorsqu’à partir d’une substance moins formelle est engendrée une substance plus formelle, c’est alors qu’il s’agit de génération au sens absolu ; mais lorsque c’est l’inverse, il s’agit d’une génération au sens relatif. Mais quand dans un sujet un accident se substitue à un autre accident, on ne m’a jamais appris qu’on appelle cela une génération au sens relatif, mais une altération. C’est pourquoi je ne dénie pas aux accidents ce qui leur

290 291 292

M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 10, LW V, p. 46, trad. fr., p. 185. M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 77, LW I/1, p. 62, OLME 1, p. 334-335. Cf. Y. MEESSEN, « Proclus », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans, p. 1005.

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appartient, mais je ne veux pas non plus leur accorder ce qui ne leur appartient pas293.

La théorie eckhartienne de l’analogie est une transformation radicale de l’enseignement de Thomas d’Aquin. Eckhart ne choisit pas entre l’analogie de proportionnalité (ad unum alterum), qui s’applique à l’animal par le biais du « sain » (sanum), et l’analogie d’attribution extrinsèque (ad unum ipsorum), laquelle se subdivise en deux (Contra gentiles I, 34) : l’analogie ad unum ipsorum s’applique à l’« étant » (ens), relativement à la substance et l’accident, et au « juste » (iustus), relativement à Dieu et aux créatures294. Il transforme l’analogie du sain et de l’urine de telle sorte qu’il couple deux modes : la cause et le signe. Par ce couplage, l’analogie ne véhicule pas la forme, laquelle est différente d’un analogué à l’autre, mais elle est la présence immédiate de la cause essentielle à tout analogué (cause opérative), lequel lui reste pourtant extrinsèque tel un signe. Si la santé est formellement dans l’animal, elle ne l’est pas dans l’urine et dans la diète. Ces analogués sont donc rapportés à Dieu ad unum, mais de telle sorte qu’ils font tous signe vers leur actualité. Cette conception de l’analogie, sur laquelle nous aurons encore à revenir dans l’Opus expositionum, corrobore la thèse d’un couplage de l’opérativité et du signe. Elle correspond avec la manière dont Eckhart reformule le rapport de la substance et de l’accident. Dans le cas où la substance est un étant à titre formel, et qui possède l’être à titre formel, les accidents ne sont pas des étants, et ne donnent pas l’être substantiel, mais seulement les autres catégories : quantité, qualité,… Parce qu’il ne possède aucunement la forme en lui, l’accident n’a rien à voir ni avec une génération absolue ni avec une génération relative. Il n’est donc jamais possible que l’accident transite de l’altération à la génération (alteratio/generatio). Or, cela laisse entendre qu’il en va autrement si l’on n’attribue pas à Dieu l’être à titre formel, mais à titre de principe essentiel. Dans ce cas, l’analogué pourrait précisément passer de l’alteratio à la generatio, comme Eckhart l’expliquera dans son Commentaire de l’Évangile selon saint Jean295. §12. De même, je dis aussi que l’être ne s’applique pas en propre à Dieu et qu’il n’est pas un étant, mais qu’il est quelque chose de plus élevé que l’étant. Aristote dit en effet que la vue doit être privée de couleur pour voir M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 11, DW V, p. 46-47, trad. fr., p. 185-186. Cf. M. ECKHART, Sermones et lectiones super Ecclesiastici, § 52, LW II, p. 280. 295  Cf. M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 143-151, OLME 6, p. 206277. 293 294

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toutes les couleurs, et que l’intellect ne doit pas être une des formes de la nature pour pouvoir les comprendre toutes. C’est de la même façon que je dénie à Dieu l’être et les choses semblables, de sorte qu’il soit la cause de tout l’être et qu’à l’avance il possède en lui toutes choses ; de sorte que, sans dénier à Dieu ce qui lui appartient, on doive dénier ce qui ne lui appartient pas. Et ces négations, selon Damascène au premier livre [De la foi orthodoxe, c. 4], signifient en Dieu la surabondance de l’affirmation. Donc je ne dénie rien à Dieu de ce qui lui convient en vertu de sa nature. Je dis en effet que Dieu possède à l’avance toutes choses avec pureté, plénitude, perfection, en toute largeur et en profondeur, étant racine et cause de toutes choses. Et c’est ce qu’il a voulu dire lorsqu’il dit : « Je suis qui je suis »296.

Le dernier argument de cette ‘première’ Question parisienne s’appuie sur l’abscolor du De anima d’Aristote297. De la même manière que la vue doit être privée de toutes les couleurs pour les voir toutes, l’intellect doit lui aussi être privé de toutes les formes pour pouvoir les comprendre toutes. La modalité par laquelle Dieu possède en lui toutes choses à l’avance n’est pas formelle, et par conséquent n’est pas sous le mode de l’étantité. Cette précontenance est virtuelle, c’est dire qu’elle est la possibilité même des formes. Eckhart fait ainsi droit à une conception de la création toujours nouvelle et inventive. Les formes ne sont pas contenues dans le Créateur à l’état de réserve fixe qu’il ne lui resterait plus qu’à produire à l’extérieur. Dans ce cas, l’existence viendrait en quelque sorte s’ajouter à une essence préétablie, parce que la matière viendrait seulement réaliser la forme. L’affirmation que « Dieu possède à l’avance toutes choses avec pureté » (Deus omnia praehabet in puritate) préserve l’actualité toujours nouvelle de l’être, son inépuisable richesse inventive. Dans son Verbe, Dieu peut encore dire ce qu’il n’a jamais dit. Dieu n’est pas fixé par l’être. Il le pose sans cesse : Ego sum qui sum. Finalement, il faut en conclure avec Ruedi Imbach que la noétique de Dietrich de Freiberg est bien une clé pour relire les Questions parisiennes et, comme ces dernières constituent le pont entre l’œuvre des propositions et des expositions, une clé interprétative pour l’ensemble de son œuvre298.

M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 12, DW V, p. 47-48, trad. fr., p. 186-187. ARISTOTE, De anima, III, c. 4, 429 a 17 et b 17. Voir infra. 298 R. IMBACH, « Prétendue primauté de l’être sur le connaître : perspectives cavalières sur Thomas d’Aquin et l’école dominicaine allemande », p. 129. 296 297

La species et l’intellect (Quaestiones Parisienses)

Chez Eckhart, l’espèce intelligible est entièrement transparente par rapport à l’opérativité divine. La comparaison de la privation de couleur et de la privation de forme, qui arrive en finale de la question précédente, ouvre la voie d’un développement épistémologique magistral. Comme l’âme n’a d’être qu’en relation avec Dieu, elle ne peut opérer que dans cette même relation. La question : « L’intelliger de l’ange, en tant qu’il désigne une activité, est-il son être ? » (utrum intelligere angeli, ut dicit actionem, sit suum esse), à laquelle Eckhart répond par la négative, est le point de départ d’une démonstration où l’ontologie et la noétique vont être articulées : §1. Pour le prouver, quelqu’un a proposé la démonstration suivante, qui est correcte. Toute activité est soit transitive, soit immanente. Mais être n’est pas une activité transitive, puisqu’une telle activité est orientée vers l’extérieur et qu’être demeure intrinsèque. Être n’est pas non plus une activité immanente, comme l’est l’intelliger ou le sentir, car une telle activité est infinie, soit absolument, dans le cas de l’intelliger, soit de façon relative, dans le cas du sentir. Or être, c’est quelque chose de fini, de déterminé, selon genre et espèce. Je vais montrer la même conclusion par d’autres voies299.

L’amorce de la démonstration consiste à répéter ce que Thomas d’Aquin (« quelqu’un ») a dit dans la Somme théologique300. Ce dernier se base sur la distinction aristotélicienne entre deux opérations : transitive et immanente301. La première passe ou transite de son agent vers le résultat produit, la seconde demeure interne à l’agent (ad extra/ad intra). Pour l’Aquinate, l’opération immanente ne convient pas à l’être car, tandis que cette dernière est infinie (intelliger) ou relative (sentir), l’être quant à lui est fini et déterminé. Il y a donc une incompatibilité entre l’être et l’opération intellective, puisque celui-là est fini et celle-ci infinie. C’est donc l’application de la distinction entre détermination et indétermination qui tranche la question. Une fois Eckhart s’étant situé dans la 299 M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 1, LW V, p. 49, trad. fr. légèr. modif., p. 167-168. 300 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia Pars, q. 54, a. 2. 301 ARISTOTE, Métaphysique, IX, c. 8, 1050, a 23s.

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ligne de son illustre prédécesseur, il va plus loin en proposant plusieurs autres voies innovatrices : §2. La première est que la pensée intellective, en tant que pensée intellective, n’est rien des choses qu’elle connaît. Il lui faut être « non-mélangé », « n’ayant rien de commun avec tout autre chose » afin de les intelliger toutes, comme il est dit dans le De anima au livre III, tout comme la vue doit n’avoir aucune couleur pour les voir toutes. Si donc la pensée intellective, en tant que telle, n’est rien, par conséquent l’exercice de l’intelliger lui non plus n’est pas un certain être302.

Cette nouvelle voie considère la pensée intellective, « en tant que » pensée intellective. Cet in quantum (forme abrégée : ut ou utpote) a une véritable fonction à la fois heuristique et herméneutique chez Eckhart. Il permet d’opérer une distinction là où la réalité se présente comme unifiée303. C’est le cas ici. Dans un acte d’intellection, on va habituellement directement à l’objet sans se rendre attentif à l’intentionnalité qui le vise. En considérant l’opération intellective en tant que telle (in quantum), on constate qu’elle ne peut pas être mélangée à son objet, et cela afin de pouvoir être entièrement réceptive. L’exercice du connaître « n’est rien » (nihil est)304. Eckhart adosse son argument à l’autorité d’Aristote, via son commentaire par Thomas : « L’intellect n’a rien de commun avec quoi que ce soit » (De anima, livre III)305. Le choix est particulièrement avisé et audacieux car le Thuringien sait combien ce livre III fait l’objet d’un enjeu crucial. À travers le partage du rôle de l’intellect agent et de l’intellect possible (De anima, III, 5), c’est en fait la question du rapport entre le langage et la chose, via la species et le conceptus, qui se joue. Pour Eckhart, comme nous l’avons vu plus haut, la question fondamentale est : l’espèce intelligible est-elle ce qui me conduit à la chose ou est-elle ce qui m’en écarte (ducit/abducit)306 ? Cette alternative dépend de l’importance du rôle attribué à l’intellect agent ou à l’intellect possible. Chez Thomas d’Aquin, à partir de la perception de la chose sensible, l’intellect agent abstrait une « espèce intelligible » (species intelligibilis) et la dépose dans l’intellect possible. C’est la même vraie essence qui se trouve dans la chose connue et dans l’intellect, sauf que 302 M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 2, LW V, p. 50, trad. fr. lég. modif., p. 169. 303 Sur l’usage de l’in quantum chez Eckhart, cf. F. TOBIN, Meister Eckhart  : Thought and Language, 1986, p. 49-50. 304 D’où l’expression de « nihilisme intellectuel » chez VL. LOSSKY, Théologie négative, p. 219s. 305 THOMAS D’AQUIN, In III De anima, 1, 429a18, p. 203, 131-150. 306 LW V, § 7, p. 43-44.

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dans l’intellect, l’essence est abstraite des conditions qui l’individualisent. L’Aquinate précise que l’espèce (species) n’est pas « ce que » (quod) la pensée connaît de la chose mais « ce par quoi » (quo) elle la connaît307. Dans l’acte de connaissance, il n’y a donc pas d’intermédiaire entre la pensée et la chose visée. Sous l’action de la species, l’intellect possible va produire une « représentation » (similititudo) de la chose : le « concept » (conceptus). Le concept n’est plus la présence de la chose, mais un substitut objectif, qui doit sa subsistance même à l’acte de pensée qui l’a produit. Tandis que l’espèce émane directement de la chose, le concept en est détaché. Tant que nous considérons cette chaîne noétique à partir de l’acte de pensée, dans son intentionnalité, l’unité entre la chose, l’espèce et le concept est préservée. Par contre, dès que le concept est considéré comme objet tenant lieu de la chose, indépendamment de l’acte qui le fait naître, une séparation s’installe entre la chose et son concept. Or, précisément, Eckhart ne veut pas de cette séparation qui sera consommée avec le principe d’économie de Guillaume d’Ockham. Le refus des species, qu’elles soient sensibles ou intelligibles, sonnera le glas de rupture la chaîne noétique308. Pour cela, il argumente en faveur d’une nouvelle interprétation de la species, en situant cette argumentation dans le cadre opératif : §3. De plus : l’opération et la puissance en tant que puissance tiennent leur être de l’objet, car l’objet (d’opération) est comme le sujet (support des attributs et des accidents). Or le sujet donne l’être à ce dont il est sujet. Donc l’objet donnera l’être à ce dont il est objet, c’est-à-dire à la puissance d’opération. Mais l’objet est à l’extérieur et l’être quelque chose d’intérieur. Donc le connaître qui est de par l’objet et de même la puissance comme telle ni ne sont aucunement être ni n’ont aucun être309.

Force est de le constater, Eckhart insiste sur la puissance opérative et ontologique de l’« objet » (obiectum), à savoir ici, non pas l’étant comme substrat d’accident, mais la chose en tant qu’elle est visée. En affirmant que « l’objet donne l’être », il s’appuie probablement sur Averroès pour qui les choses sont cause de notre pensée310. Dans ce réalisme, l’objet donne l’être à l’acte opératif, tout en restant externe à ce qu’il produit : sed obiectum est extra et esse est aliquid intraneum. L’intranéité ontologique de l’opération est dépendante d’une exclusion THOMAS D’AQUIN, Sententia libri De Anima, III, lect. 8, éd. Pirotta, n°718. Cf. GUILLAUME D’OCKHAM, Super quatuor libros sententiarum, I, d. 35, qu. I, p. 425-426. 309 M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 3, LW V, p. 50, trad. fr., p. 170. 310 Cf. Maître Eckhart à Paris, p. 170, note 9. 307 308

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absolue. Il y a séparation du principe à ce qui pourtant participe directement de lui. Cette exclusion incluante induit l’impossibilité d’identifier l’acte intelligible à une quelconque sphère ontologique. La séparation participante est la condition même de la transcendantalité, et l’impossibilité de retomber dans une dichotomie de type platonicienne. La corrélation de l’opération et de l’être nécessite leur distinction. §4. De plus : l’espèce intelligible est principe de l’opération sensitive ou intellective, mais d’aucune façon elle n’est un étant. Donc le connaître sensitif n’est nullement un étant. L’opération en effet n’a pas plus d’étance que l’espèce-intelligible ou forme qui est principe de l’opération. Que l’espèce-intelligible qui est principe de l’intelliger ne soit d’aucune façon un étant, je le prouve comme suit : l’étant qui est dans l’âme s’oppose aussi bien à l’étant qu’on distribue en dix prédicaments qu’à la substance et à l’accident, ainsi qu’il ressort clairement du livre VI de la Métaphysique. Mais ce qui s’oppose à la substance et à l’accident n’est pas étant. Donc l’étant qui est dans l’âme n’est pas un étant. Or l’espèce-intelligible est un étant qui est dans l’âme. Donc…, etc311.

Sur base de son argumentation, Eckhart introduit ainsi la notion de species par laquelle Aristote distingue l’étant (la pierre) de ce qu’elle est dans l’âme (sa forme)312. La species n’est pas le terme de l’opération mais son principe (principium). Antérieure au concept, elle n’est pas produite mais productive. Du côté de l’indistinction qui affecte l’intellect, elle n’a rien de l’étantité (entitatis). Pour le prouver, Eckhart s’adonne à une argumentation par l’absurde, basée sur le livre VI de la Métaphysique313. Partant de l’hypothèse que l’espèce serait « un étant dans l’âme » (ens in anima), il affirme qu’un tel étant s’oppose aussi bien à l’étant distribué dans les dix catégories, sur le plan de l’attribution, qu’à la substance et à l’accident, sur le plan ontologique. Or, ce qui s’oppose à la substance et ses accidents n’est pas de l’ordre de l’étantité. Eckhart en déduit que « l’étant qui est dans l’âme n’est pas un étant » (ens in anima non est ens). Ce qui prouve l’absurdité de l’hypothèse de départ. §5. Encore : supposé que l’espèce-intelligible soit un étant, elle est alors accident, car elle n’est pas substance. Mais elle n’est pas non plus accident, puisque l’accident a un sujet dont il tient l’être et que l’espèce intelligible a un objet et non pas un sujet, puisqu’il y a différence entre lieu et sujet. L’espèce-intelligible se trouve dans l’âme non comme dans un sujet, mais comme dans un lieu. « L’âme en effet est le lieu des espèces-intelligibles, non pas l’âme toute entière, mais l’intellect ». Or il est clairement établi que 311 312 313

M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 4, LW V, p. 50-51, trad. fr., p. 170-171. ARISTOTE, De anima, c. 8, 431 b 29. ARISTOTE, Métaphysique, VI, c. 2, 1026 a 34s. ; c. 4 ; 1027 b 17s.

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si l’espèce intelligible avait un sujet, c’est l’âme qui serait son sujet. C’est pourquoi l’espèce-intelligible n’est pas un étant314.

L’hypothèse que l’espèce-intelligible soit un accident, parce qu’elle ne peut être une substance, ne tient pas non plus. L’argument consiste à montrer que la species tient tout son être d’un « objet » (obiectum), comme il l’a montré plus haut, et non d’un « sujet » (subiectum). Eckhart s’oppose ici à ceux qui attribuent l’étance à la species en raison de l’âme qui la pense. En effet, si la species avait un sujet ce ne pourrait être que l’âme. Mais Eckhart réfute l’argument en se fondant sur la distinction entre « lieu » (locus) et « sujet » (subiectum). C’est encore une fois au De anima, III (c. 4, 429 a 27) que le Thuringien a recours : la species est dans l’âme comme dans un lieu et non pas comme dans un sujet. Cette dictinction est fondamentale. Le lieu est passif d’une action, tandis que le sujet en est le producteur. Or, pour Eckhart, cette production a un effet contre-productif car elle monopolise l’attention de l’intellect vers un terme qui le détourne de la manifestation de la chose à l’intellect. Pour cette raison, l’âme ne peut être considérée comme sujet. Et par conséquent, la species ne peut pas être un étant, fut-il un accident. §6. De plus : si l’espèce-intelligible ou l’intellection était un étant, elle serait connaissable par une créature, ce qui est faux. Encore : supposé que l’espèce-intelligible d’un homme soit un étant. Ou elle est cet étant qu’est l’homme, ou un étant que n’est pas cet homme. Elle n’est pas cet étant qu’est l’homme, c’est évident. Elle n’est pas non plus un étant que n’est pas cet homme, car alors elle ne serait pas principe pour connaître cet homme. Donc elle n’est pas un étant. Une réalité que l’on dispose en vue d’une fin est faite selon qu’exige la fin : une scie est faite pour couper et n’est pas façonnée dans un matériau différent selon qu’on la destine à un roi ou à un charpentier. Comme l’espèce-intelligible a pour fin de rendre présente la chose auprès de la pensée intellective, elle doit être constituée de manière à rendre présente la chose de la meilleure façon. Elle la rend présente de la meilleure manière si elle est non-étant plutôt que si elle était étant. C’est pourquoi elle n’est pas étant. À moins de dire quelle est étant-dans-l’âme. Le savoir est une qualité, c’est un véritable étant, mais d’ordre virtuel, car l’habitus est étant. Le savoir se tient donc plutôt du côté du sujet (connaissant) : c’est dire qu’il est quelque chose d’intrinsèque. Tandis que la pensée intellective et l’espèce intelligible se tiennent du côté de l’objet : c’est dire qu’elles sont quelque chose d’extrinsèque. Donc, comme être est quelque chose d’intrinsèque, pensée intellective et espèce intelligible n’ont aucun être315. 314 315

M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 5, LW V, p. 51, trad. fr., p. 171. M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 6, LW V, p. 52, p. 172-173.

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Eckhart prend ici une autre voie. Comme tous les étants sont connaissables par la créature, l’espèce-intelligible et l’intellection devraient donc être connaissables. Or, cela est faux puisqu’aucune créature ne peut s’immiscer dans la pensée d’une autre. De plus, à supposer que la species d’un homme soit un étant, on tombe dans une alternative : ou bien homme et species sont identiques ou bien ils sont différents. Il faut en réfuter les deux membres. D’une part, l’homme ne peut être dans la pensée, comme la pierre n’est pas ce qui dans l’âme. D’autre part, si la species est un autre étant que l’homme, il n’est pas possible qu’elle soit le moyen par lequel le connaître : non esset principium cognoscendi hominem. C’est peut-être ici l’argument capital pour Eckhart. S’y trouve condensée son option épistémologique. La meilleure manière dont la species peut « représenter » la chose, c’est de la « rendre présente » (repraesentare). Représenter par un étant, c’est déchoir de la présence directe de la chose en détournant l’attention (abducere) vers une représentation qui dédouble la chose. Contrairement à Henri de Gand ou à Duns Scot, Eckhart ne peut se satisfaire de cette « doublure »316. Pour Duns Scot, en effet, la species intelligibilis a une existence intentionnelle, qu’il précise, à partir d’un terme emprunté à Averroès317, comme un « étant diminué » (ens diminutum). C’est l’existence qu’une chose a quand elle n’existe pas par elle-même mais seulement comme objet dans autre chose, l’intellect. De la sorte, chez Duns Scot, on assiste à une sorte de dédoublement entre la chose présente par son espèce sensible et la chose représentée par son espèce intelligible comme étant diminué. Il en est ainsi parce que le processus qui préside à la formation de l’espèce intelligible n’est pas une abstraction, mais un transfert dans un nouvel ordre. « Puisque l’universel n’est rien dans l’existence », il doit être donné comme structure a priori de l’intellect : « l’intellect agent produit quelque chose qui représente l’universel à partir de ce que représentait le singulier »318. En raison même de ce pouvoir d’universalisation absent de la matérialité sensitive, la solution scotiste va consister à donner le primat au rôle de l’intellect dans le processus d’intellection par rapport au rôle du sensible. Ce qui compte chez lui n’est plus le principe moteur de l’acte de connaître mais le terme visé, donc, finalement, le concept : « j’appelle concept ce qui termine l’acte d’intelliger » (Theoremata, VIII, 1). Ainsi, Duns Scot dégage deux aspects dans l’espèce : ce qui 316 E. WEBER, note 15 dans : Question parisienne, n°1, § 6, Maître Eckhart à Paris, p. 172. 317 AVERROÈS, In Metaphysica, VI, comm. 2. 318 O. BOULNOIS, Être et representation, p. 86.

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provient causalement de la chose elle-même (passivité réceptive), et ce qui provient de l’activité de penser (activité noétique). Or, à partir du moment où ce second aspect l’emporte sur le premier, une voie s’ouvre pour une nouvelle interprétation de la connaissance : « il n’est plus nécessaire que ce soit l’objet même qui cause sa représentation »319. Ici, la conception intellectuelle va rompre avec l’expérience car ce que va viser l’intention ne sera plus la chose elle-même. Pour éviter cette coupure, toute l’originalité de la décision eckhartienne va consister à donner un maximum à la passivité de l’intellect, et simultanément, à concevoir cette passivité comme sa plus haute activité. L’ens in anima, contrairement à l’ens diminutum, n’est pas une production de l’intellect actif à partir de la réception de la chose même. Il n’y a pas, chez Eckhart, deux moments qui se succèdent : l’un réceptif, et puis l’autre productif. La passivité et l’activité s’unifient en une seule intention. Comme chez Dietrich, l’intellect s’affecte lui-meme dans son activité connaissante. Il y a auto-affection originaire. La connaissance vraie, qui caractérise la noétique fribourgeoise à la suite d’Aristote et d’Augustin, coïncide avec l‘engendrement de l’être connu dans le connaissant. Cet engendrement ne se réalise qu’au prix de l’abandon de l’opération habituelle de l’intellect. L’ens in anima est la présence actuelle de la chose dans l’âme, en tant que cette dernière se rend entièrement disponible à l’opération de Dieu en elle. Ceci a un corollaire dont il faut tenir compte : une fois que l’âme cesse d’être disponible à l’opération divine, il ne lui reste rien. De la connaissance dans l’engendrement, elle ne récolte aucun savoir qu’elle pourrait conserver sous forme d’une représentation. L’intellect ne peut accaparer en lui aucun « étant » dont il pourrait disposer à sa guise en leur attribuant un signe vocal ou écrit. Autrement dit, la species ne peut être désignée aux autres qu’en étant la « marque » (nota) laissée dans l’âme320. La species n’appartient pas au domaine sémiotique. Échappant au registre de la signification, elle ne relève en soi que du registre opératif. Par conséquent, Eckhart peut user du signe envers autrui 319

Ibid., p. 86. « Aucun nom n’est [attribué] parce qu’il désigne [quelque chose], mais nomen est dit [étymologiquement] de notitia parce qu’il est la marque (nota) de quelque concept dans l’intellect, désignant aux autres le concept lui-même. C’est pourquoi il est lui-même le messager par lequel le concept lui-même est annoncé aux autres. (Sed nec nomen est, quia non notificat  ; nomen autem a notitia dictum est, eo quod sit nota conceptus alicuius in intellectu, notificans etiam ipsum conceptum aliis. Propter quod ipsum est nuntius, quo nuntiatur ipse conceptus aliis.) » (M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 167, LW 2, p. 146-147, trad. P. Gire modifiée). 320

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de deux manières. Soit pour désigner une notion (notitia) dans l’âme, en ce qui concerne les étants « ceci » et « cela ». Soit pour conduire autrui là où l’engendrement en acte a lieu, en l’absence de toute notion appropriée. Dans ce cas, à la manière socratique, le locuteur s’efface pour que l’âme de son interlocuteur puisse naître à la vérité. Il en va ainsi car « l’image et ce dont elle est l’image » ne sont pas dissociables ; « coéternels en tant que tels », tous deux peuvent être vécus uniquement « en tant qu’ils sont en acte », c’est-à-dire à même l’opération qui les unifie321. Toute tentative de reprise ultérieure de cette unité actuelle est, selon Eckhart, vouée à l’échec. Tant que l’image mentale est ramenée à un étant, qui tient lieu de la chose à laquelle elle est censée conduire (ducere), elle ne peut qu’écarter (abducere) le sujet connaissant de cette chose même. La véritable identité de l’espèce intelligible est l’intentionnalité. Irréductible à toute conceptualisation, la species est purement relationnelle. Aussi est-il pertinent de la qualifier de « transparence intentionnelle »322 ou d’« image transparente »323. §7. De plus : la pensée intellective, en tant que telle, n’est ni ici, ni maintenant, ni ceci. D’autre part tout étant ou être est déterminé d’après genre et espèce. Donc la pensée intellective en tant que telle n’est ni un certain étant ni ne possède un certain être. Partant, il ne faut pas considérer l’activité d’intellection elle-même comme un certain étant, puisque l’opération ne possède pas plus l’être que son principe, mais plutôt moins. On objectera : si la pensée intellective n’est ni ici, ni maintenant, ni ceci, elle n’est donc absolument rien. Je réponds que la pensée intellective est un pouvoir naturel de l’âme. De la sorte elle est quelque chose, car l’âme est un véritable étant et, à ce titre, elle assure la fonction de source-et-principe pour ses pouvoirs naturels324.

Simple « transparence intentionnelle », la species n’a aucun statut localisable. C’est un non-sens de la situer dans le temps et dans l’espace comme une chose. Il s’agit d’une « extraterritorialité » poussée à l’extrême car, c’est véritablement une sortie du territoire de l’étant325. Sur base de l’expression « la pensée intellective… n’est donc absolument rien », Vladimir Lossky a forgé l’expression « nihilisme intellectuel » qu’il contre-distinguait du « nihilisme divin »326. Si on maintient cette M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 57, OLME 6, p. 122-123. E. ZUM BRUNN, « Dieu n’est pas être », dans : Maître Eckhart à Paris, p. 96. 323 O. BOULNOIS, « VII. La mystique ou l’image transparente », dans : Au-delà de l’image, p. 289-329. 324 M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 7, LW V, p. 52-53, trad. fr., p. 173-174. 325 K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 120. 326 VL. LOSSKY, Théologie négative, p. 219. 321 322

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perspective, ce sera alors sans oublier que Maître Eckhart contrebalance cet « elle n’est donc absolument rien » par « elle est quelque chose ». Que l’intellection ne soit rien de l’ordre de l’étantité, ne signifie pas qu’elle ne soit rien. La réalité est donc plus vaste que l’étantité. En effet, parce que l’âme est vraiment, alors, l’intellection est aussi quelque chose : Sic est aliquid, quia anima est verum ens. L’intellection, qui est réelle dans son opérativité, englobe l’étantité. §8. Encore : l’étant et le bien sont convertibles. Dans la pensée intellective ne se trouvent ni la raison de bien ni celle d’efficient ni celle de fin, comme il appert au livre III de la Métaphysique (III, c. 2, 996 a 29). Il y est dit en effet qu’aucune de ces raisons ne se trouve dans les mathématiques qui sont abstraites puisque celles-ci, prises comme telles, sont seulement dans la pensée. C’est pourquoi dans la pensée intellective ne se trouve pas la raison d’étant. Donc l’intellection, en tant qu’elle désigne l’activité (de penser), n’est pas un être327.

Comme l’indique la convertibilité de l’être et du bien, l’efficience et la finalité sont liées à l’étantité. Elles sont absentes de l’opération intellective. Eckhart rappelle ce qu’il a déjà dit plus haut à propos des entités mathématiques. Mais le détour par les mathématiques lui fait ouvrir une fenêtre plus large sur tout un mode d’entités qui font partie des abstractions (abstracta), c’est-à-dire qui sont seulement dans la pensée (solum sunt in intellectu). Ce type d’entités (que Maître Eckhart ne nomme pas) est différent de celles qu’il a considérées jusque-là puisque, précisément, elles ne sont pas causées par des choses. Elles ne rendent donc rien présent. Elles sont pourtant produites par l’intellection. Sont-ce donc des objets d’un type particulier ? Eckhart se prive de le dire. Parmi ces abstracta, Eckhart va se pencher sur les universaux. C’est donc ici, alors qu’il arrive au terme de sa dispute, que l’on peut espérer trouver une argumentation solide sur son « parler et penser autrement » à propos des termes généraux que l’on trouve dédoublés en abstractum/concretum dans l’Opus propositionum  : §9. De plus : l’universel n’est pas étant. Or l’universel est constitué par l’activité d’intellection. Donc celle-ci non plus ne sera pas étant, qui est constitutive de l’universel. De plus : l’étant est quelque chose de déterminé. C’est pourquoi le genre n’est pas étant ; car il est quelque chose d’indéterminé. Mais la pensée intellective et l’activité d’intellection sont quelque chose d’indéterminé. Donc ce n’est pas de l’étant328. 327 328

M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 8, LW V, p. 53, trad. fr., 174. Ibid., § 9, LW V, p. 53, trad. fr., p. 174.

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Une chose est affirmée d’emblée : universale non est ens. L’universel, parce qu’uniquement constitué par une activité d’intellection et non directement par des choses, implique donc que cette activité soit elle aussi hors de l’étantité. Tandis que l’étant se caractérise par sa détermination (tantôt ceci, tantôt cela), l’activité d’intellection et ce qu’elle produit est de l’ordre de l’indétermination. Ce n’est donc pas du concret, mais quelque chose d’abstrait qui peut s’appliquer à de nombreux concrets. Cette application possible d’un universel abstrait à des particuliers concrets implique que l’universel ne soit identifié à aucune représentation. Son indétermination interdit précisément toute représentation. Quel est alors le statut de l’universel ? Puisqu’il se trouve du côté de l’intellection, et que celle-ci est antérieure à l’être, alors, il faut admettre que l’universel est du côté de l’opérativité. Comme l’indique la répartition des traités de l’Opus propositionum, l’indéterminé-indistinct se situe du côté du supérieur qui confère l’être aux inférieurs qui, eux, sont déterminés-distincts. Si Eckhart se prive de nommer l’universel « objet », c’est dans un but précis. Le regard ne peut se tourner vers l’universel comme vers un terme. L’universel se situe en amont et non aval de l’intention. Moins on le détermine, plus il est opérationnel. C’est l’universel qui aide à rassembler les concrets dans l’unité. Mais, ce rassemblement se fait dans l’acte. Objectiver l’universel revient à le placer sur le même plan que les objets causés par les étants, et donc à pouvoir le comparer à eux. Or, dans ce cas, la comparaison se réduit à une similitude, et c’est l’intellect humain qui régit lui-même cette modalité. Par contre, là où l’universel est laissé du côté de l’opérativité, en amont de la saisie intellectuelle, il est directement motivant par réceptivité dans l’âme du sujet intellectif. Dans ce cas, et dans ce cas seulement, la cause seconde peut être directement mue par la cause première dans l’unité. Or, c’est précisément cette opérativité que vise Eckhart à travers toute son œuvre. §10. De plus : l’étant-dans-sa-cause n’est pas étant. Aucune réalité (que l’on désigne d’un terme) univoque ne possède la raison de cause véritable. La raison d’étant dérive de (ce qui possède celle de) cause. Donc c’est dans la réalité dérivée que se trouve la raison d’étant. Donc en Dieu, de qui la totalité de l’étant émane, on ne trouve pas la raison d’étant. Comme notre activité d’intellection est causée par l’étant, elle émane elle-même de l’étant. Par suite, elle tend au non-étant et ne possède pas l’être. Ainsi il est clair que l’intelliger de l’ange, en tant qu’il signifie activité, n’est pas son être à lui. Eckhart, Prêcheur329. 329

Ibid., § 10, LW V, p. 54, trad. fr., p. 175.

LA SPECIES ET L’INTELLECT

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Pour Eckhart, contrairement à Duns Scot, le terme « étant » désigne toujours une réalité effective, concrète et déterminée. Il ne peut donc servir de base à une univocité objective entre ce qui est dans la cause et ce qui est en issu. Le fait qu’« un étant-dans-sa-cause ne soit pas un étant » interdit l’emploi du concept univoque d’étant. Pourtant, nul doute que s’il a été présent à ce débat, Duns Scot n’ait perçu une faille dans l’argumentation eckhartienne. Quel est le statut de cet ens in anima ? Comment rendre compte du fait que l’on peut parler des universaux et qu’ils sont donc de facto des objets de pensée ? Scot a résolu ce problème grâce à un concept univoque d’étant qui ne correspond plus à l’effectivité, comme celui du Thuringien, mais à l’objectité. Par conséquent, il a chez lui équivocité de la notion de présence : l’une concerne la présence de l’objet connaissable, l’autre concerne la présence de l’agent au patient. Par là, il a ouvert une conception transcendantale de l’étant qui permet de le considérer en tant qu’il est signifié (modus significandi) indépendamment et de sa pensée (modus intelligendi) et de son existence (modus essendi). Ce que vise la représentation est indépendant de l’acte de pensée. Ainsi, l’intelliger de la chose peut ou non exister, il n’est pas indispensable à la capacité du signe de renvoyer à cette chose qu’il représente. L’efficacité de ce renvoi, pour Scot, dépend d’un pacte conventionnel entre les utilisateurs du signe. Or, c’est là où les options eckhartienne et scotiste divergent. Là où « signifier, c’est représenter quelque chose à l’intellect »330, la chose peut être représentée en l’absence de sa présence opérative. Le signe devient un substitut de la chose. À cette substitution sémiotique qui commence à poindre dans les débats universitaires, Eckhart est viscéralement réfractaire. Il refuse que l’on puisse faire arrêt sur le signe comme à un étant qui permet, secondairement, de renvoyer, ou d’inférer, vers une chose. Cette modalité d’inférence est, pour lui, colporteuse d’un véritable danger. Tout le problème réside dans l’ambigüité du signe. Même là où Scot affirme que la vérité réside dans la conformité du représentant avec l’original qui le cause, via la species, il n’y a aucune nécessité interne à opérer ce renvoi dans la sémiotique transcendantale. Seule la volonté d’y adhérer lui rend son efficacité. Que l’on effectue ou non le renvoi du signe à la chose, le discours continue à fonctionner de la même façon. Sa cohérence logique n’en est nullement atteinte. Rien de tel chez Eckhart. En l’absence de l’expérience de la chose même, la logique devient déficiente. Sans 330 DUNS SCOT, Questiones in libros Elenchorum, q. 15, § [6], Opera omnia, rééd. Vivès, Paris, 1991s, vol. V, p. 22.

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THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

l’opération même de l’esse absconditus, le langage devient abscons. Cette abscondité interdit à l’utilisateur du signe d’atteindre une quelconque représentation comme terme logique. La pensée ne peut se reposer dans le registre sémantique proposé. Contrairement à Duns Scot, la connaissance est pour Eckhart une relation et non pas un absolu. Entièrement relationnelle et inséparable de la « divinisation », elle ne peut donc être « une réalité en nous, subsistante et essentielle, distincte de l’objet auquel elle se rapporte »331. C’est pourquoi, nous allons le voir, la théologie n’est pas pour lui un savoir, mais un non-savoir.

331

O. BOULNOIS, Être et représentation, p. 149.

Conclusion I

Au terme de la disputatio, un point est désormais acquis. Il est impossible de parler de Dieu à partir d’une étantité commune qui pourrait englober la cause et le causé, le supérieur et l’inférieur, l’illimité et le limité. La transcendantalité est opérative et non notionnelle. Le discours est géré par le transcendantal et non l’inverse. C’est pourquoi le transcendantal n’est pas un thème comme il pourra l’être chez Duns Scot. Moins on en parle, plus il est opérationnel. La problématique qui soustend les Questions parisiennes pourrait se résumer ainsi : Comment faire pour user du lexique de l’être sans qu’il ne soit aussitôt réduit conceptuellement par l’auditeur à une étantité englobante des étants ? Le renversement épistémologique de la priorité de l’être sur l’intellect joue un rôle maïeutique. Par l’étonnement, l’auditeur est décontenancé. Provoqué à sortir de son orbe épistémologique habituelle, il pourra entrevoir la position eckhartienne. Concéder que l’on puisse attribuer l’être à Dieu revient à admettre, tacitement, que l’intellect humain puisse se situer en position d’aplomb ou de surplomb par rapport à lui. Or, précisément, voilà le préjugé tacite que Maître Eckhart vient déconstruire. Esse est Deus : la première proposition de l’opus tripartitum consiste à affirmer que Dieu lui-même gère le langage de l’être à propos de lui et de toutes choses. En précisant que l’esse et l’intelliger sont identiques en Dieu, Eckhart cherche à déconstruire le préjugé selon lequel l’homme assimile Dieu à la modalité par laquelle il se vit lui-même : un étant qui pense, qui opère. Il faut renverser cette fiction en découvrant que Dieu siste à même son opération intellective. Aussi, l’être est plutôt le résultat de l’acte intellectif que l’inverse. Si une telle affirmation doit être aussitôt corrigée, puisqu’il n’y a pas de temporalité en Dieu, elle apporte toutefois un éclairage pour la créature. Dieu l’a faite pour qu’elle soit. Cela veut dire que, faite, elle est encore dans une tension entre rien et l’être. Dans cette tension, l’intellect a un rôle prépondérant à jouer. Que la créature continue à supposer, intellectuellement, qu’elle est une substance qui supporte des opérations, a une double conséquence. D’une part, la créature s’oppose à son propre devenir puisqu’elle imagine être quelque chose alors qu’elle n’est rien. D’autre part, elle ne peut avancer dans la science théologique puisqu’elle imagine Dieu comme un étant producteur de cet étant qu’elle est, sur base d’une causalité exemplaire et efficiente.

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THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

Considérer l’étantité sur base de l’extériorité revient à manquer l’identité fondamentale de l’intelligere et de l’esse. Cette identité permet d’aborder la question de l’analogie selon un regard renouvelé. Il n’est pas question de pouvoir comparer deux entités comme s’il y avait une notion commune qui puisse les mettre sous un même regard. L’identité de l’esse et de l’intelligere est une source ou une racine irrécupérable tant dans la pensée productrice que dans le discours. Il est impossible de situer l’être, et a fortiori l’étant, en face de l’intelliger. L’être est l’intelliger et viceversa. Ainsi la science théologique ne peut-elle déployer l’analogie qu’en tant qu’elle est une anagogie. C’est seulement par participation à sa source que l’intellect humain peut s’ouvrir davantage à ce qu’est Dieu. La bipolarité abstraite-concrète de la transcendantalité permet à l’intellect de ne pas vouloir viser l’universel indépendamment de sa présence agissante dans le particulier. Pas plus le concret que l’abstrait ne peuvent être représentés sous la forme d’une espèce revêtant les traits de l’étantité, fut-ce de l’étantité mentale ou objectale. L’espèce qui nait dans l’intellect lorsque le concret pâtit l’abstrait n’est traduisible ni en représentation ni en signe. Cette espèce est la présence de l’opérativité. Elle dépend de l’attention à l’action immédiate de la cause première en soi. Suite à cette disputatio, une voie est ouverte pour l’expositio. Eckhart va exposer les Écritures de telle manière que ses lecteurs ou auditeurs découvrent la spécificité de la rationnalité qui s’y dégage. Il s’agit précisément d’une rationnalité élargie au-delà des bornes du savoir et de la discursivité. Le cadre structurel spéculatif est établi de telle sorte que la raison se découvre dans l’actualité de l’être avec laquelle elle ne fait qu’un. Sa fonction productrice de représentations, transposables en signes déterminés, sera désemparée, au propre comme au figuré, au point de devoir trouver une autre raison, au risque de perdre la raison. Le questionnement sur l’identité de l’être et de l’intelliger en Dieu oblige à une refonte radicale de la métaphysique. Eckhart fusionne l’épsitémologie et l’ontologie dans une épistém-onto-logie. Là où l’être est lumineux dans son opérativité même, il n’est pas possible de se rapporter à lui avec une épistémologie objectivante. L’être n’est pas ce qui est visé par le regard, mais ce qui le permet. En effet, intelliger consiste à se trouver au sein de la luminosité de l’être dans la manière dont il affecte les étants. Aussi, est-il impossible de tourner son regard vers l’origine de la fluence sans, immédiatement, se situer dans le dédoublement. Le théoricien se voit alors contraint de trouver une nouvelle voie spéculative qui intègre la pratique. Cette nouvelle spéculation s’arrime à la primauté de l’opérativité sur la pensée, par conséquent, sur l’usage du signe qui en

CONCLUSION I

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découle. Par sa capacité à recevoir la chose là où elle est encore indéterminée, l’intellect cherche les mots pour parvenir à dire cette ouverture conceptuelle antérieure à l’intellectualité discursive. Chez Eckhart, la conception mentale est une plaque tournante. L’intellect se situe au nœud même du distinct et de l’indistinct. S’il s’active en produisant lui-même un concept à partir du signe, ce dernier restera distinct. Par contre, s’il se fait réceptif de l’indistinct, l’intellect sera capable de le penser intuitivement et de trouver les mots pour manifester cette opération dont il est affecté. Lorsqu’il s’agit de théologie, le signe ne peut aller directement à la chose sans passer par le concept, ou plus exactement, sans la nota qui affecte directement l’intellect avant qu’il n’ait conceptualisé cet affect en le déterminant. Il en est ainsi car la détermination qu’exige la quiddité ne peut convenir à Dieu. L’anité, parce qu’elle est intrinsèquement indéterminée, se dérobe à toute saisie déterminative. L’indéterminé ne se trouve pas en aval du langage mais en amont. Il en est la condition de possibilité. Aussi, le couple transcendantal concret/abstrait joue le rôle de transition entre la détermination et l’indétermination. Cette transition n’est nullement comparative, car l’indistinct enveloppe le distinct dans une identité qui est à la fois « inclusive » et « exclusive »332. Autrement dit, séparation et participation vont de pair. La rupture provoquée par la séparation empêche toute comparaison sur base d’un dénominateur commun : l’équivocité est totale sur le plan langagier. Cependant, cette coupure fonde la participation parce que l’indistinct est ce qui permet l’émergence de tout étant distinct en l’enracinant en lui : l’univocité est totale sur le plan de l’esse. D’où un paradoxe qu’aucune synthèse ne peut surmonter : toute créature étant nihil par elle-même, il n’y a pas d’autre esse que Dieu ; cependant, Dieu n’est rien au regard de l’étant. D’où l’expression de puritas essendi pour tenter de traduire l’exclusion incluante. Cette tension paradoxale épistém-onto-logique entre l’être et le néant règne sur tout le discours eckhartien. Elle proscrit toute possibilité d’un discours homogénéisé. La tension entre le langage cataphatique et apophatique n’est pas surmontée dans l’éminence d’une superessentialité, comme si la théologie mystique de Denys l’Aréopagite était le dernier mot eckhartien. Dans ce paradoxe de séparation et de participation au premier principe, les Questions parisiennes font état d’une option métaphysique originale. Indéniablement, Maître Eckhart entre dans le registre des métaphysiques

332

VL. LOSSKY, Théologie négative, p. 68 ; cf. aussi, p. 217.

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THÉOLOGIE AXIOMATIQUE : PARLER AUTREMENT DE DIEU

rebelles333. On peut cependant se demander si sa refonte de l’analogie n’est pas rebelle au point de ne pouvoir être présentée comme une variante de sa version thomasienne. La métaphysique eckhartienne ne s’établit pas sur la « représentation de l’étant en tant qu’étant »334, mais sur la réfutation de la possibilité d’une telle représentation. Sa métaphysique ne peut être « dimorphe » car, l’étant ne pouvant être représenté, il ne peut servir de concept ni univoque, ni équivoque, à la fois pour l’étant le plus commun (ontologie) et l’étant à son sommet (théologie)335. Le couple transcendantal concret/abstrait (ens/esse) fonctionne comme une corrélation insécable. Le supérieur, ou le plus haut, n’est pas visé théoriquement, mais vécu pratiquement par l’inférieur. Seul l’ens concret reste déterniminable. L’esse abstrait, restant indéterminable, est à la fois séparé et participé. À strictement parler, chez Eckhart, Dieu n’est pas la cause des transcendantaux, mais il est perçu à travers eux. Il y a une articulation disjonctive entre l’emploi du signe et de la causalité. Que l’être ne soit pas « formellement » (formaliter) en Dieu signifie qu’on ne peut identifier une forme qui soit à la fois « dans la cause » (in causa) et dans « l’effet causé » (in causato)336. La forme ne se trouve qu’au plan des « choses causées » (causata), c’est-à-dire des étants concrets337. Le signe ne renvoie pas à deux représentations comparables formellement, mais à une incomparabilité qui n’est franchie que par la participation du causé (concret) à la cause (abstrait). Par conséquent, si la métaphysique de Thomas et celle d’Eckhart s’inspirent d’un héritage proclusien, elles diffèrent radicalement sur un point : la première tente de maintenir une tension entre la causalité et la visée intellectuelle par un chiasme dans l’orbe du langage, tandis que la seconde réunifie la causalité et la visée intellectuelle à l’aide du langage mais comme ce qui lui échappe. À ce titre, la métaphysique de Maître Eckhart s’inscrit davantage dans la lignée d’un Alain de Lille (distinction-indistinction) que dans celle de son prédécesseur dominicain. Voilà pourquoi, si on accepte que la métaphysique eckhartienne soit rangée dans le « second modèle » (« analogie, ambiguïté et ouverture ») des métaphysiques rebelles, on ne le fera qu’en 333 O. BOULNOIS, Métaphysiques rebelles, « Chapitre 3 : Structure et diversité des métaphysiques : trois modèles », p. 113-161. Sur Eckhart, spécialement, p. 142, 179-180. 334 M. HEIDEGGER, Was ist Metaphysik  ?, 1949, trad. fr., « Qu’est-ce que la métaphysique? », 1968, p. 40. Voir citation dans O. BOULNOIS, Métaphysiques rebelles, p. 119120. 335 Ibid. 336 M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 8, LW V, p. 45. 337 Ibid., § 11, DW V, p. 46, trad. fr., p. 185.

CONCLUSION I

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reconnaissant l’originalité par laquelle il harmonise Avicenne et le Liber de causis. Dans cette métaphysique rebelle, Dieu peut être appelé tantôt « être » (Augustin), tantôt « au-delà de l’être » (Denys l’Aréopagite), sans tomber dans l’incohérence. L’unité des noms divins se trouve dans la possibilité de les employer tous : Dieu est omninommable car il est innommable. Or, la voie barrée sur le plan de la détermination langagière n’est nullement l’abandon de l’intellect mais son ouverture à une autre modalité. L’impasse quidditative n’est que le versant négatif d’une voie empruntable : la participation effective et active à l’anité. L’intellect, parce qu’il n’est pas originairement autre que l’être, est capable d’une conversion illuminative. Cette conversion, nous le verrons, n’a rien d’une abstraction hors d’un singulier concret. Elle se fait via l’attention à une présence simultanée entre pensée, parole et agir (cogitatio, locutio et operatio). Penser et parler sont d’ores et déjà des opérations qui s’enracinent dans une indétermination primordiale et irrécupérable. Toute pensée et toute parole prennent naissance dans un fond silencieux duquel proviennent également tous les actes quels qu’ils soient. Pour entendre cette naissance, la pensée ne peut se situer en face de l’actualité opérante. En faisant comme si elle était un objet à étudier de l’extérieur, la pensée se rend immédiatement inapte à la connaître. Toute tentative de remontée vers le supérieur à partir de l’inférieur est vouée à l’échec. Aller à contrecourant du flux revient à manquer l’unité du connaître et de l’être. La manière de retrouver cette unité consiste à en ressentir l’agir, l’opération, de manière pratique. Plus que chez Thomas, on retrouve chez Eckhart une véritable « portée éthique » qui le rapproche de « l’albertinisme »338. Selon l’affirmation d’Alain de Libera, on constate une « conception (eckhartienne) de la théologie comme science de l’Écriture dotée d’une finalité pratique, qui s’accomplit dans une forme de vie »339.

338 339

Cf. A. DE LIBERA, Albert le Grand et la philosophie, p. 28. A. DE LIBERA, Maître Eckhart et la mystique rhénane, p. 72-73.

DEUXIÈME PARTIE

COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

Introduction II

Expositio vient d’exponere. Dans tous ses écrits, l’intention de Maître Eckhart est d’exposer par les raisons naturelles des philosophes, les affirmations de la sainte foi chrétienne et de l’Écriture dans les deux Testaments (intentio est auctoris, sicut et in omnibus suis editionibus, ea quae sacra asserit fides christiania et utriusque testamenti scriptura, exponere per rationes naturales philosophorum)340. Exponere : « exposer », « placer en vue », « mettre à la merci de », et non pas expliquer, comme le verbe est trop hâtivement traduit. La différence est fondamentale. Exposer l’Écriture à l’aide des philosophes revient à montrer l’unicité du Verbe de la Révélation et de l’Intellect des philosophes. Il ne s’agit pas tant d’affirmer que les propositions de philosophes soient des fragments épars de la Vérité révélée que d’en montrer le lien opératif. C’est de la même source que coulent les affirmations scripturaires et celles des philosophes. Expliquer l’Écriture par les philosophes, au contraire, reviendrait à admettre tacitement que la Révélation doit être soumise à l’aune de la ratio humaine pour venir à la lumière. Or, pour Eckhart, le Verbe est la ratio elle-même341. Sans lui, l’homme n’a pas de ratio. De ce fait, toute auctoritas, qu’elle soit scripturaire ou philosophique, est une véritable révélation sur l’usage de la ratio. D’où, comme l’affirme Alain de Libera, « il n’y a pas [chez Eckhart] un territoire du philosophe et un autre du théologien »342. Eckhart veut donner une méthode rationnelle pour que tout un chacun puisse se rendre disponible au message de la Révélation. Seule condition : l’engagement à respecter les conditions de possibilité d’accès à la vérité de cette proclamation. Le philosophe peut s’avancer vers la vérité s’il s’engage honnêtement envers elle, autrement dit, si, à la manière de Socrate, il accepte d’être mis en lumière par la vérité. Et, avec la vérité, la foi pourra alors apparaître comme un acte qui est conforme à la raison, et à la nature même des choses. C’est dire combien Eckhart fait confiance à la raison qui est en tout homme. Convaincu qu’elle est un don de Dieu, comme tout ce qui est, il s’ingénie à manifester 340 M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 2, LW III, p. 4, OLME 6, p. 26-27. 341 Cf. M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 10-13, OLME 6, p. 40-47. 342 A. DE LIBERA, « L’Un ou la Trinité ? », p. 32.

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COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

à quel point son exercice, au sein même de la dialectique, ne peut que conduire à reconnaitre qu’il en ainsi. Eckhart a rédigé deux versions du prologue à l’opus expositionum. La première, extrêmement brève, fait précisément état du fait que les expositions seront traitées « succinctement » (succincte)343. La seconde, légèrement plus développée, comprend cinq remarques. Les deux premières remarques concernent la lecture canonique des autorités (auctoritates canonis). Eckhart emprunte à Maïmonide la méthode exégétique selon laquelle les auctoritates s’expliquent les unes par les autres. L’Écriture propose sa propre herméneutique si on la lit de manière intégrale ou intégrative. Le commentateur a tout intérêt à aller chercher une autorité à un autre endroit pour interpréter le passage qu’il est en train d’exposer. La troisième remarque avertit le lecteur que « les autorités sont fréquemment citées en dehors de leur sens littéral immédiat » (auctoritates frequenter addunctur praeter intentionem primam litterae)344. Prenant l’exemple du livre XII des Confessions où Augustin commente le premier verset de la Genèse, Eckhart va exploiter les propriétés de la lettre (proprietates litterae) pour en déployer toutes les potentialités. « Le ciel et la terre » (cealum et terra) est une métaphore double pour exprimer le concept « forme-matière »345. On la retrouvera largement dans les commentaires et les sermons eckhartiens. La quatrième remarque mentionne l’intention de « brièveté » (brevitas) qui anime l’auteur, et, donc, la possibilité laissée « à la prudence du lecteur » (prudentiae lectoris) de prolonger lui-même sa recherche. La cinquième remarque précise cette possibilité en rappelant que « celui qui lit peut prendre tantôt telle explication, tantôt telle autre, une ou bien plusieurs, comme il juge expédient de le faire » (qui legit, nunc istam rationem, nunc aliam, unam vel plures accipiat, prout iudicaverit expedire)346. Cette liberté laissée au lecteur par l’auteur est parlante. Le commentaire eckhartien est là pour stimuler son lecteur à poursuivre lui-même le travail exégétique en s’impliquant dans la recherche. Puisque sa méthode ne consiste pas à arbitrer entre des auctoritates afin de résoudre des oppositions logiques sur le plan sémantique, le lecteur est donc libre de faire son propre choix. Cette liberté par M. ECKHART, Prologus in opus expositionum I, LW I/1, p. 183. M. ECKHART, Prologus in opus expositionum II, LW I/1, § 3, p. 184, OLME 1, p. 206-207. 345 En ce qui concerne l’emploi de « caelum et terra » chez Augustin, cf. mon article « De l’usage du double concept matière-forme dans la pensée augustinienne de la Création », dans : La Création chez les Pères, 2011, p. 133-145. 346 M. ECKHART, Prologus in opus expositionum II, LW I/1, § 5, p. 184, OLME 1, p. 208-209. 343 344

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rapport aux propositions nécessite une « prudence », liant ainsi l’éthique à la logique. L’exégèse engage une expédition (expeditio, expedire). À savoir, elle prépare le terrain pour l’action. Les deux premiers sermons parisiens, le sermon pascal (1294) et le sermon pour la saint Augustin (1302-03), posent des jalons concernant la pensée eckhartienne. Dans le sermo paschalis, Eckhart prend position concernant le débat universitaire sur la béatitude. Selon lui, elle est accessible dès cette vie pour autant que l’homme se mette dans les conditions de la recevoir. Par conséquent, si elle est possible de droit, elle est de fait toujours postposée en fonction de la capacité réceptive de l’homme. Dans le sermo vas auri, Eckhart avance son programme théologique : la theologia est le cadre spéculatif de l’ethica. La théologie n’est une science qu’en tant qu’elle est une sagesse. Scientia et sapientia vont de pair. L’exemple d’Augustin est là pour attester de cette virtus theologica. Mettre en œuvre cet ethos nécessite une conversion. Il n’est pas pensable d’espérer la béatitude sans agir de manière juste. La prédication est donc axée sur l’operatio actuelle et immédiate de Dieu. L’usage du signe (nutus) consiste à annoncer cette opération pour en faire l’expérience, en renonçant à toute représentation. Dans les Sermons et leçons sur l’Ecclésiastique, Eckhart précise les modalités par lesquelles il est possible de parler de Dieu. Que l’on soit prédicateur ou universitaire, seul celui qui participe à ce dont il parle exerce authentiquement son ministère. Il doit en effet viser la chose même, ouvrir son intellect à l’operatio, pour pouvoir articuler les signes qui l’annoncent. Le « je » du prédicateur et du maître laisse place au « Je » du Verbe : « Mon enseignement n’est pas mien, mais il appartient à celui qui m’a envoyé » (Jn 7,16). Il en va d’une fondation de la théologie dans le Verbe. Le discours sur Dieu est fondé dans le discours de Dieu (theo-logos). En visant Dieu, l’intellect ne s’ouvre pas à n’importe quel objet de pensée, mais à la cause première de toutes choses et de toutes pensées. L’intellect est en effet constitué de telle sorte qu’il est capable de se laisser engendrer « d’un autre, par rapport à un autre et pour un autre » (alterius, ad alterum et alteri). C’est précisément là que le locuteur ne parle plus à partir de son propre fond – suivant la fiction d’être à lui-même la propre origine de son être, de son vivre et de son penser – mais directement à partir du Principe. On dira alors que sa parole est inspirée par l’Esprit Saint. Cependant, que l’on n’entende pas par là que le prophète a abrogé ses propres qualités analytiques. Au contraire, il les trouve pleinement disponibles en lui, dans une plus grande liberté qu’il ne les aurait eues autrement. Parce que Dieu est le plus pleinement ratio, l’inspiration n’empêche pas l’exercice

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rationnel mais le décuple. Voilà pourquoi il n’y aura pas lieu, chez Eckhart, d’opposer la science des grammairiens et l’opération de l’Esprit Saint. Cette dernière rend possible la première. Elle ne l’abroge nullement. Par contre, elle offre la liberté d’user du langage pour le relier à son pôle transcendantal, ce qui n’est guère possible si l’on en reste à une sémiotique régie par le plan sémantique. Le transcendantal n’est abordable que là où il opère lui-même. Il appartient alors à la lectio de préciser cette modalité mise en exercice dans le sermo. Eckhart y présente les conditions de « cognoscibilité » (cognoscibilitas) de l’operatio de Dieu. Pour en parler, il use du langage métaphorique de la fleur et du fruit. La métaphore ne sert pas ici à s’écarter de la science théologique, mais à la fonder. Un jeu de mot s’organise autour de la virtualité et de la virtuosité. La vertu déployée par le locuteur de la parole de Dieu s’ancre dans une possibilité dont il tire la force. L’agir et le pâtir s’unifient en acte de telle sorte que la fleur soit fruit et que le fruit se découvre dans la fleur. La logique est donc conditionnée par une éthique où la physique est reconnue comme un don. L’ontologie est présentée par Eckhart dans une relation. L’être est ce dont l’étant vit déjà tout en n’étant pas encore rassasié de sa présence. L’ayant trouvé en lui-même, il le cherche encore afin de s’unifier à lui dans sa plénitude. D’où une ontologie métaphorique de la faim de l’être, faisant basculer l’analogie vers l’anagogie. L’étant, un, vrai et bon a faim et soif de l’être, de l’unité, de la vérité et de la bonté auxquels il participe. Les transcendantaux sont des signes curseurs entre l’inférieur et le supérieur, nullement des comparatifs. Reprenant le rapport du signe et de la causalité à partir de l’exemple aristotélicien du blanc, Eckhart explique : « la blancheur en soi n’est pas blanche et ne rend pas blanc non plus, mais elle est ce par quoi une chose est rendue blanche »347. Le pôle supérieur du transcendantal est « ce par quoi » le pôle inférieur « est » rendu blanc (id quo est). Le signe désigne une opération allant de l’un à l’autre. L’anité est reconnue dans la quiddité de l’inférieur. Ce point est exposé dans le Commentaire du livre de la Genèse. Grâce au déploiement de l’exégèse de la métaphore caelum et terra, Eckhart montre que la nature n’est pas close sur elle-même mais ouverte à l’opération actuelle de Dieu. Platon et Aristote sont harmonisés dans une conception maïmonidienne. Exploitant la « métaphore de la femme adultère », Eckhart explique que la matière a soif de la forme. L’étant rationnel se doit alors de participer de manière spécifique à sa 347 M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 70, LW II, p. 300, trad. Brunner, p. 64.

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rationalité dans le devenir. Le thème patristique de l’image et de la ressemblance sert alors de canevas à une reprise épistém-onto-logique. Pâtir l’opération de Dieu est la condition sine qua non pour qu’une connaissance se déploie dans l’étant rationnel à l’occasion même de son agir. Comme Eckhart l’a indiqué à titre programmatique dans la lectio sur l’Ecclésiastique, passion et action s’unifient. L’homme, en se laissant affecter au cœur même de son action, connaît Dieu en tant qu’il participe à son opération. Connaître c’est agir, agir c’est connaître. La spéculation théologique expose qu’il est impossible de vouloir scinder la theoria de la practica. Encore une fois, pas de scientia sans sapientia. C’est précisément ce que Maître Eckhart va déployer dans le Commentaire du livre de la Sagesse. La reditio completa n’a lieu que là où l’opération porte en elle-même sa propre lumière. Vouloir observer le simple de l’extérieur est une aberration. La théologie ne se dit que pour se vivre. Sa vie, sa vertu, est son propre dire. C’est le dire même de Dieu. Le juste se perçoit comme mu par un autre dans l’agir juste. Le juste est engendré par la justice. Il expérimente ainsi ce qu’est l’engendrement. L’engendrement est une réalité indicible et irreprésentable car elle se vit à même l’union de l’image et de ce dont elle est l’image. Cependant, la « justice inengendrée » (iustitia ingenita) se découvre à travers la « justice engendrée » (iustitia genita). Voilà pourquoi la théologie est le cadre spéculatif de l’éthique. Elle exprime sur le mode théorique, à travers des articulations thématiques entre « engendrement » et « justice », ce que la pratique permet de découvrir. Il en résulte un avantage à double sens : la spéculation est légitimée par la pratique, et, la pratique est éclairée par la spéculation. Il est primordial que l’auto-attestation interne vécue par le vertueux, en deçà de tout langage sur le mode opératif, soit encadrée sur un mode propositionnel universel. Pour percevoir l’unité entre le cadre langagier et opératif, un déplacement de l’attention est nécessaire. Voilà pourquoi, en liminaire de son Commentaire du livre de l’Exode, Eckhart donne à ses lecteurs un conseil de lecture. Ce conseil, exprimé de manière à la fois métaphorique et ironique, indique qu’il ne faudra pas suivre le commentaire comme s’il s’agissait d’un « acte extérieur » (actus exterior), mais en étant attentif au « sentiment intérieur » (affectus interior). Cet exergue nous avertit que nous avons affaire à un exercice de lecture qui est un prélude à un exercice spirituel. Ce serait encore se méprendre que s’imaginer un exercice spirituel ayant lieu pendant la lecture, à part de ce qui se passe dans la vie quotidienne. La science déployée par Eckhart est une science maïeutique : une obstetricandi scientia. D’une manière tout à fait socratique – et cette fois en reprenant explicitement

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l’adage de Socrate : « je sais que je ne sais pas » –, Eckhart invite ceux qui le lisent à se débarrasser d’un savoir livresque afin d’expérimenter l’opération que les signes désignent. Accéder à cette vérité nécessite de reconnaître qu’aucun nom, qu’il soit positif ou négatif, ou même suréminent, ne convient à Dieu. Il en va d’une nouvelle conception de l’analogie où l’équivocité et l’univocité sont du registre du signe, mais non de l’être. Comme chez Alain de Lille, on assiste chez Eckhart à une coupure entre la vox et la res. Une distinction est à faire entre le modus significandi et la capacité de l’intellect à être affecté par la chose. Ce qui est « in-composé » en Dieu ne peut pas se dire de manière « exacte » dans le discours (incompacta). L’intentionnalité excède la signification. Or, l’ouverture intentionnelle à l’incompact n’est possible que par participation. Là où l’analogie classique échoue à désigner la chose, la métaphore trouve le terrain propice à son déploiement. Puisque le signe ne pénètre pas jusque là où réside l’opération, une herméneutique est donc nécessaire. Il faudra chercher le sens caché « sous l’écorce de la lettre ». Le Livre des paraboles de la Genèse est le travail d’expositio où Eckhart est le plus explicite au sujet du langage métaphorique et parabolique. Plutôt que le considérer comme une sorte de tournant dans sa méthode, il paraît beaucoup plus cohérent avec son œuvre de le voir comme une explicitation méthodologique. S’appuyant explicitement sur Maïmonide, Eckhart présente les deux genres de paraboles, celui ou chaque mot signifie quelque chose de singulier, et celui où l’ensemble articulé des mots renvoie à la chose. Ce second genre remporte son adhésion car il ouvre à de plus larges possibilités herméneutiques. Le premier genre reste davantage rivé à une ontologie de la substance, tandis que le second permet de déployer une ontologie de la relation où les termes ne font précisément sens qu’en désignant les liens qui les unissent. L’originalité de la métaphore est de comporter d’emblée un enseignement éthique car elle n’a pas de signification en dehors de l’implication du lecteur vis-à-vis de ce qui est dit. La métaphore, surtout lorsqu’elle est déployée dans la parabole qui en est la mise en récit, vise le rapport de l’actif et du passif. Elle permet de considérer, à travers la description d’une action, par quoi le protagoniste est conduit. Il y va alors d’un rapprochement éthique à partir du cadre spéculatif de la règle du supérieur et de l’inférieur. Plus encore qu’une série d’exemples disponibles pour la prédication, on y trouvera une tournure langagière qui lui sert de creuset. Or, avant de passer aux sermons vernaculaires, un pas doit encore être franchi. Le Commentaire de l’Évangile selon saint Jean se situe à la charnière, tant chronologiquement que méthodologiquement, de l’œuvre latine et de l’œuvre allemande.

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L’objectif de cette œuvre consiste à montrer comment trouver le lieu de légitimité de la science théologique. L’engendrement du Fils par le Père n’est pas connu par représentation, comme s’il était possible de s’en faire une image, mais de l’intérieur même de toute opération. Le rapport du juste et de la justice sert de paradigme pour cette connaissance. Il y va d’une inférence de l’éthique vers le théologique. Seul celui qui agit de manière juste connaît la justice. Or, cette connaissance se vit comme la reconnaissance d’être engendré par un autre dont le « je » se découvre distinct. Cette altérité dans l’unité est l’auto-attestation de l’engendrement fondamental par lequel s’effectuent tous les autres : le Père engendre son Fils comme un autre (alius) sans qu’il ne soit autre chose que lui (aliud). L’exercice de la vertu est donc le lieu d’une vérité évidente où Dieu se révèle par un acte d’unité-altérité. L’âme expérimente la justice comme quelque chose venant de l’extérieur qu’elle-même et qui, pourtant, la pénètre au point qu’elle ne fait plus qu’un avec elle. Seule une telle expérience permet de valider la vérité des propositions sur la vie trinitaire. Tenter de découvrir la révélation divine en recourant uniquement à l’intelligence sans la volonté serait une erreur. Tel est l’enseignement que l’on peut retenir de la belle parabole du récit johannique où les disciples Pierre et Jean accourent au tombeau au matin de Pâques. Bien sûr, en frère prêcheur, Eckhart a défendu la priorité de l’intellect sur la volonté. Cependant, il est allé plus loin en affirmant que les deux facultés émergent d’un fond secret, dans lequel il n’y a plus d’opération. Chez le Thuringien, la connaissance atteint son accomplissement dans la passivité complète de l’intellect. Il serait donc contradictoire d’imaginer l’opération intellectuelle comme une activité animée par une volonté de saisie. Pour faire valoir cette passivité de l’intellect, il est nécessaire de mettre en relief la coopération des deux facultés. Pierre et Jean sont les métaphores animées de la connaissance et de l’amour. À la manière dont Jean arrive le premier au tombeau en attendant que Pierre y pénètre, l’amour va plus vite que la connaissance mais lui cède le pas pour qu’elle entre dans le mystère. Cependant, ne pouvant rien voir de distinct, la connaissance (comme Pierre) devra encore s’ouvrir en l’accueillant la plénitude de l’indistinct par amour (comme Jean).

Signifier l’opération dans la prédication latine (Sermones)

Lectio et praedicatio sont chez Eckhart les deux facettes d’un même ensemble qui consiste à exposer l’Écriture par la raison naturelle, tout en usant d’un langage métaphorique. Le commentaire universitaire se prête volontiers à manifester la cohérence entre l’Écriture et le cadre axiomatique par une mise en lumière des premiers principes et ce qui en découle (In Principio creavit deus caelum et terram  ; In Principio erat Verbum). Les sermons, quant à eux, ont pour rôle de situer l’homme par rapport au Principe de telle manière qu’il y participe plus étroitement. L’enjeu de cette participation n’est autre que la béatitude. Or, à l’époque où Eckhart devient bachelier en théologie (1294), la béatitude est un objet de débat entre philosophes artiens et théologiens. Les premiers professent un bonheur accessible via les vertus dès la vie terrestre. Les seconds enseignent une béatitude promise aux parfaits dans la vie céleste. Déjouant cette alternative, Eckhart propose une autre voie. Selon lui, le message chrétien accomplit « l’idéal philosophique de félicité intellectuelle »348. Une vie heureuse est possible dès à présent pour autant que l’homme se place dans les conditions de réceptivité requises. Ce sera continuellement la démarche eckhartienne, à travers tous ses sermons, d’affirmer la possibilité d’une béatitude dont l’accès est conditionné. Ceci confirme la méthode de la lectio dans laquelle l’homme n’accède à la connaissance de ce qui est proposé que dans la mesure où il y participe. De part et d’autre, dans la lectio comme dans la praedicatio, la participation est la condition requise (« seul le juste connaît la justice »). C’est là la transcendantalité de la méthode eckhartienne. La connaissance théologique n’y est plus un savoir réservé à des initiés, mais l’union béatifiante sous certaines conditions. D’où le fait que la philosophie soit « déprofessionnalisée »349. Une telle option ne va pas de soi. Elle heurte de plein fouet la voie dans laquelle l’université de Paris s’est engagée sous l’influence d’Henri de Gand dont le long enseignement s’étale de 1276 à 1292350. 348 A. DE LIBERA, « De la félicité intellectuelle à la vie bienheureuse », dans : Raison et foi, 2003, p. 328-351. 349 Ibid., p. 333. 350 Cf. C. KÖNIG-PRALONG, Le bon usage des savoirs, 2011, p. 69-104.

SIGNIFIER L’OPÉRATION DANS LA PRÉDICATION LATINE

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Henri a délimité un espace d’intelligibilité des réalités divines strictement réservé aux théologiens universitaires351. Il situe la science du théologien à mi-chemin entre la connaissance naturelle des philosophes et la promesse de la vision béatifique. Selon le maître gantois, Dieu lui confère une lumière spéciale qui lui fait accéder aux choses surnaturelles (intelligentia supernaturalis)352. La magnanimité aristotélicienne de la Métaphysique est ici déplacée au théologien. Pour le franciscain, le docteur scolastique a donc un statut d’exception. Faisant partie d’une aristocatrie intellectuelle, il est capable de réaliser la perfection naturelle de l’homme sur terre, prévue par la sagesse philosophique. Seul celui qui est initié à la scientia des maîtres pourra prétendre à une sapientia, qui arrive comme un fruit savoureux suite à l’effort conceptuel353. Une hiérarchie s’installe qui va des docteurs parisiens aux simples fidèles (parvuli), en passant par les docteurs de province (rurales doctores) puis les prêtres prédicateurs (praedicatores)354. Pour des raisons assez similaires au nominalisme, surtout dans sa version médiévale tardive, la scientificité de la théologie eckhartienne est aux antipodes d’un aristocratisme intellectuel. Cependant, cette scientificité s’exprime dans une modalité différente. Tandis que Maître Eckhart reste fidèle à la définition augustinienne du signe, Ockham rompt avec elle en abandonnant la nécessité du renvoi du signe au sensible, permettant ainsi que le concept devienne un signe355. Chez le Thuringien, dans la perspective socratique où demeure Augustin, le signe reste externe au domaine mental en jouant le rôle d’admonitio. Il consiste à avertir extérieurement les auditeurs pour que ceux-ci se rendent là où le Maître unique les enseignera dans l’intimité de la Mens. L’expérience de la révélation est transversale par rapport à toutes les catégories de la société. Aussi Eckhart dénonce-t-il à la fois la confiscation de la félicité par une élite professionnelle et la manière de considérer la transmission de la doctrine du salut. Renvoyant dos-à-dos artiens et théologiens, il ne cherche nullement à supprimer le travail scientifique des facultés, mais à en proposer une autre modalité. La connaissance de Dieu peut s’expérimenter par tous, tandis que seuls les savants sont chargés d’en éclairer intellectuellement la structure universelle. Bien qu’il soit prêché en latin 351

Ibid., p. 82. Cf. HENRI DE GAND, Summa, art. 13, q. 4, éd. I. Badius, f.93r, cité dans ibid., p. 86. 353 « sapientiam gustu spirituali sapidam » (HENRI DE GAND, Summa, art. 13, q. 5). 354 HENRI DE GAND, Quodlibet I, q. 35, éd. R. Macken, p. 198-199, cite dans ibid., p. 75-76. 355 Cf. J. BIARD, « Introduction » à la Somme de logique, p. XIII. 352

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et donc devant un public instruit, le Sermo paschalis manifeste déjà cette déprofessionnalisation de l’accès à la vie bienheureuse356. La magnanimitas et l’humilitas n’y sont pas opposées comme relevant soit des savants soit des non-savants. Par un déplacement, Eckhart attribue l’humilité à tous les hommes tandis qu’il réserve la grandeur à Dieu. D’où le déploiement du sermon à l’aune de la Rhétorique : pertinent, incroyable, nouveau et grand (pertinentia, incredibilia, nova et magna)357. Pertinent, car il concerne tout homme. Incroyable, car Dieu, « sphère intelligible dont le centre est partout et la circonférence nulle part »358, se donne sous la forme du pain. Nouveau, parce que la Pâque renouvelle la Création. Grand, parce que Dieu est puissant au point de revenir à la vie à travers la mort. C’est seulement en vertu d’une grandeur disproportionnée et indistincte que Dieu peut se présenter dans le distinct d’une manière incroyable et, par là même, renouveler toutes choses. Eckhart met l’accent sur la puissance opérative de la Pâque. Il y va d’un « renouvellement de l’âme » (animae refectio), lequel devient possible si le fidèle s’y prépare en s’abaissant pour devenir « capable de recevoir Dieu » (dei capacior)359. À Dieu est la puissance, à l’homme la capacité. Le travail de l’homme consiste à accepter les conditions de possibilité d’une réceptivité : « C’est pourquoi si l’âme du fidèle veut être capable de le recevoir, il faut qu’elle s’y prépare en faisant preuve d’humilité »360. L’humilité n’est pas d’abord ici une disposition morale. Elle est l’attitude ontologique par laquelle l’homme constate et ratifie sa situation d’étant donné. Il y va, pour Eckhart, d’une réévaluation de la science philosophique. La connaissance est ici à la fois ignorance et reconnaissance. Connaître, prêche Eckhart à la suite d’Augustin, consiste d’abord à se reconnaître soi-même (agnitio sui ipsius) en tant que ne sachant que très peu de choses (omnes parum scimus). Qui veut atteindre la science (scientia) ne peut négliger sa conscience (con-scientia)361. La véritable science est maïeutique. Aussi, 356 Prêché en 1294, alors que le Thuringien vient de commenter les Sentences, le sermo paschalis est construit d’après les règles de la prédication médiévale. Le thème en est : « Notre Pâque, le Christ, a été immolé. Ainsi donc, festoyons » (1 Co 5,7-8), et le prothème : « Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère était mort et il est revenu à la vie » (Lc 15, 32). 357 Cf. CICÉRON, De inventione, I, c. 16 n. 23 (Rhetorica vetus, éd. Venetiis 1481, 2r. 92), réf. dans M. Eckhart, Sermo paschalis, § 1, LW V, p. 136. 358 ALAIN DE LILLE, Regulae theologiae, VII ; Liber XXIV philosophorum, Prop. II. 359 M. ECKHART, Sermo paschalis, § 8, LW V, p. 142. 360 Ibid., § 8, LW V, p. 142. 361 M. ECKHART, Sermo paschalis, § 12, LW V, p. 145.

SIGNIFIER L’OPÉRATION DANS LA PRÉDICATION LATINE

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quiconque est vraiment orgueilleux ne peut être reconnaissant. La reconnaissance intérieure conduit à l’humilité. Eckhart développe le thème à partir d’un récit évangélique des disciples, Pierre et Jean, envoyés préparer la Pâque (Lc 22,8-12). Ce récit anticipe l’interprétation parabolique du commentaire johannique. Tandis que Pierre est interprété comme « le (re)connaissant » (agnoscens), Jean est interprété comme « celui en qui est la grâce » (in quo est gratia). Le gnothi seauton se transforme ici en agnothi seauton. Que Jean (la grâce) passe devant Pierre (la reconnaissance) signifie que seul Dieu peut élever l’homme là où sa nature ne fait que tendre : Pierre et Jean allaient donc ensemble. C’est pourquoi < il est dit > en Jean (20,4) : « Ils couraient tous les deux ensemble », … Pierre partit donc le premier, mais Jean passa devant, parce que la grâce < nous > élève là où la nature ne peut que tendre. Pierre et Jean préparent donc < la Pâque >. C’est pourquoi Augustin a dit dans son livre Sur la grâce et le libre arbitre362 : « Dieu en coopérant en nous, parfait ce qu’il a commencé en opérant. Il commence par œuvrer en nous pour que nous voulions, < et > il coopère avec nous qui voulons pour < nous > parfaire. Il opère pour que l’homme veuille, < et > il coopère pour qu’il ne veuille pas en vain »363.

Le sermo paschalis propose une interprétation métaphorique de Pierre et Jean qui, comme nous le verrons, sera plus largement déployée vingt ans plus tard (1294 - vers 1314)364. Le rapprochement des deux extraits modifie considérablement l’intelligibilité d’un soi-disant ‘tournant parabolique’ dans l’œuvre eckhartienne. Ici, déjà, la métaphore vire en parabole. Eckhart ne fait pas seulement de la transposition mot à mot, mais déploie un récit en introduisant ses auditeurs dans une herméneutique qui ne peut nullement en rester à un usage sémantique du langage. Parce qu’il ne s’adresse pas à l’intelligence discursive, mais à la vie incarnée et sensible, la réception du langage parabolique nécessite l’implication vitale de celui qui l’entend. Le thème même du sermon, la Pâque, est celui d’un festin où « Dieu, qui est une sphère intelligible et incompréhensible (…) est présenté pour être consommé sous la forme du pain »365. La perception du sacré-(ment) (perceptione sacra) dépasse l’usage discursif habituel de l’intelligence puisqu’il passe par la chair. Par le « ainsi, donc festoyons » (1 Co 5,7-8), Eckhart désire que les AUGUSTIN, De gratia et libero arbitrio, c. 17, n. 33, PL 44, p. 901. M. ECKHART, Sermo paschalis, § 14, LW V, p. 146, trad. M. Mauriège légèr. modif., p. 35. 364 Cf. infra « Cognitio et amor. Une interprétation parabolique ». 365 M. ECKHART, Sermo paschalis, § 1, LW V, p. 137. 362 363

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auditeurs l’entendent adverbialement (adverbialiter)366. L’adverbialité, chez Eckhart, est une manière d’être en conformité avec le Verbe. La Pâque n’est pas une description d’un événement passé. Elle est un acte qui doit produire un effet dans celui qui la reçoit. Ainsi en est-il du sermo paschalis où Eckhart s’exprime avant tout sur le mode de l’incitation et de la recommandation (commendatio). Comme le médecin le fait avec le malade, le prédicateur recommande une disposition (dispositio) à la réception (receptio) du sacrement, lequel n’est pas seulement l’eucharistie proprement dite, mais tout le mystère pascal comme mode de communication de Dieu aux hommes. Ce qui est également en jeu, à travers ce langage, est la conception d’une obstetricandi scientia. L’impossibilité d’une réduction au langage conceptuel met en avant l’unité du sensible et de l’intelligible. Aussi, l’accès à cet originaire ne peut aucunement prendre la voie de la représentation. Le signe va donc s’arrêter au seuil de l’opérativité. Par conséquent, la décision de l’homme, pour avoir accès à Dieu, revient à le laisser parfaire son œuvre en se préparant à cette coopération. Toute l’œuvre vernaculaire est alors annoncée. Le rôle du prédicateur consiste à préparer la réceptivité de ses auditeurs à l’opérativité divine. Le Sermon pour la saint Augustin, datant du premier magistère parisien (1302-03), est programmatique. « Sous la métaphore du vase » (sub vasis metaphora), Eckhart honore toutes les qualités d’Augustin, et à travers lui, les qualités de tout philosophe s’adonnant à la théologie. Le thème : « Un vase d’or massif orné de toute pierre précieuse » (Eccl. 50,10) est déployé en trois divisions : la sagesse et la science (la grande valeur de la matière : or), les dispositions des vertus (orné de toutes sortes de pierres précieuses), la véhémence dans l’amour (la quantité du poids : massif). Comme je l’ai présenté dans mon introduction, Eckhart met d’abord en relief la tripatite philosophique : théorique (elle-même subdivisée en trois : mathématique, physique, théologie ou éthique), logique et éthique ou pratique367. La théologie est identifiée à l’éthique : ethica sive theologia. Remarquons que, contrairement à Boèce qui dans cette tripartite ne considère que la théologikè philosophia368, Eckhart envisage la theologia, comme étant à la fois « théologie de la

366 367

p. 37. 368

Ibid., § 4, LW V, p. 139. M. ECKHART, Sermo Vas auri solidum, § 2, LW V, p. 89-90, trad. M. Mauriège, BOÈCE, De Trinitate, c. 2.

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révélation » et « théologie des philosophes »369. Il y va, selon Andrea Speer, d’un modèle intégratif (Integrationsmodell) de l’Évangile et de la Métaphysique selon l’axiomatique de l’Opus tripartitum370. Il s’agit d’exposer que les dires des philosophes sur la nature des choses s’accordent avec l’Écriture car les deux (Nature et Écriture) sont issues d’une unique source dans l’ordre de l’être et de la connaissance371. D’où la convergence entre la métaphysique et la théologie de la révélation : evangelium contemplatur ens inquantum ens372. Or, ce qui est typique dans le modèle intégratif de Maître Eckhart est précisément l’impossibilité de séparer la spéculation de la pratique. Le choix de substituer le terme ethica à celui de metaphysica dans la tripartite spéculative classique introduit une véritable nouveauté par rapport à la manière d’intégrer Aristote dans la théologie, tant sur le plan métaphysique que sur le plan éthique. Chez Eckhart, la troisième partie de la Métaphysique telle qu’elle parvient aux médiévaux, à savoir le Liber de causis, prend une importance considérable. L’axiomatique pose d’abord une métaphysique descendante, au sens où seul le supérieur affecte l’inférieur, l’inverse étant impossible. Or, cette affectation se faisant dans l’unité de l’être et de la connaissance, elle ne peut être décomposée intellectuellement et discursivement par la créature. Conceptuellement, une métaphysique ascendante est impossible. Dans sa métaphysique rebelle, Eckhart harmonise la lecture du Liber de Causis avec Avicenne373. Il suit ce dernier dans une voie d’expérience où il n’est pas possible de considérer la cause seule indépendamment de l’effet : « la métaphysique ne considère pas seulement les causes d’un point de vue absolu, mais aussi les effets. Elle porte sur les couples des propriétés qui lui reviennent dans sa totalité, car elles sont les propriétés de l’étant en tant qu’étant : universel et particulier, cause et causé, substance et accident, etc. »374. Autrement dit, en visant les transcendantaux par couples, la métaphysique établit axiomatiquement un cadre conceptuel transcendantal qui ne sera validé que par la pratique. Cela signifie que, chez Eckhart, l’éthique assure la vérité des propositions axiomatiques. Elle l’assure dans une unité practico-spéculative qui n’a aucun équivalent 369 Cf. A. SPEER, « ‘Ethica sive theologia’. Wissenschaftseinteilung und Philosophieverständnis bei Meister Eckhart », dans: Was ist Philosophie im Mittelalter?, p. 684. 370 Ibid., p. 685. 371 Cf. M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Ioannem, § 185, LW III, p. 154-155, cité dans ibid. 372 Ibid., § 444, LW III, p. 380, cité dans ibid. 373 Cf. O. BOULNOIS, Métaphysiques rebelles, p. 142. 374 O. BOULNOIS, « Le besoin de métaphysique », p. 68, citant AVICENNE, Liber de philosophia prima, sive scientia divina, I, 1, p. 6.12-15.

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dans la scolastique. Ceci explique la double place de l’éthique, à la fois comme théorique (ethica sive practica) et comme pratique (ethica sive theologia). Par ce dédoublement de l’ethica, la theologia se retrouve donc comme la theoria d’une praxis. C’est bien là que la séparation aristotélicienne entre métaphysique et éthique est bouleversée. Il ne peut plus y avoir de suprématie de la métaphysique sur l’éthique. Ceci explique l’articulation de trois domaines dont Eckhart affirme qu’on ne peut jamais se reposer sur l’un sans aussitôt faire appel aux autres : la pensée, la parole et l’agir (cognitio, locutio et operatio). Chez le Thuringien, cette tripartite redistribue le trépied des signes, des concepts et des choses. Si la locutio consiste à produire une cognitio chez celui à qui l’on s’adresse, cette cognitio est directement le résultat d’une operatio dont tous deux, le locuteur et l’auditeur, ne peuvent qu’être passifs. Se référant à Platon, Eckhart affirme qu’ « il est autant impossible de dire quelque chose de Dieu qu’il est difficile de le trouver » (ita impossibile est aliquid de deo profari sicut difficile est ipsum repperit)375. En raison de l’ineffabilité divine, il faut donc recourir « à des choses comparables et à des exemples » (ad rerum similitudines et exempla) comme Platon le fait en donnant à Dieu le nom de « soleil »376. Eckhart propose alors une double voie de connaissance pour le « théologien » : « l’une est ‘par un miroir et en énigme’ (1 Co 13,12) et l’autre est par un miroir et dans la lumière »377. La première connaissance se fait par le détachement, l’éminence et la cause (ablatione, eminentia et causa). Ce processus déplace la méthode dionysienne : affirmatio, negatio, eminentia. En effet, l’affirmation est directement élidée au profit de la négation. 1) Ablatione : L’intellect doit se détacher de toute forme connue pour choisir Dieu en se séparant de tout ce qui est. Il en est ainsi car l’incorporéité divine nécessite de faire fi des sens. Cette ablatio n’est donc pas une abstraction d’une forme à partir de la matière. La chose n’étant pas formellement dans la cause, comme nous l’avons vu à travers la disputatio parisienne, il n’est guère possible de l’isoler. Le rapport de la cause à l’effet est celui du déterminé (forme-matière) à l’indéterminé. Voilà pourquoi Eckhart reprend la notion d’incompactibilité (incompacta) que l’on trouve chez Alain de Lille. 2) Eminentia : L’éminence consiste à attribuer à Dieu le nom qui correspond à ce qu’il y a de « plus noble » (nobilius) en soi. Cette décision est primordiale. La connaissance de Dieu se fait « à partir 375 376 377

M. ECKHART, Sermo Vas auri solidum, § 3, LW V, p. 91, trad. M. Mauriège, p. 38. PLATON, République, VI, 508. M. ECKHART, Sermo Vas auri solidum, § 4, LW V, p. 92, trad. M. Mauriège, p. 38.

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des créatures » (ex creaturis), cependant non pas à partir de « ce qui a été fait » (quod factum), en remontant d’un effet extérieur à sa cause. Il s’agit au contraire de partir d’un faire actuel, ressenti par la beauté, la force et le bien (pulchra, pulchrior  ; fortia, fortior  ; bona, melior)378. 3) Causa : Dieu est connu dans l’Un qui est la cause de tout. C’est précisément parce qu’il est simple que l’Un cause ce qui est composé en lui restant séparé. Cette première voie de connaissance se heurte à une difficulté majeure. Une fois séparé de toute forme spécifique et tourné vers Dieu, l’intellect ne peut surmonter la dualité pensant-pensée, qui est la condition même de l’Intellect en deçà de l’Un. Il faut donc effectuer une « percée », une « pénétration », une « pointe » (acies), pour dépasser la faiblesse de l’esprit. Dans ce cas, l’intellect humain doit être agi plus qu’il n’agit : Deuxièmement, Dieu est connu en cette vie par un miroir et dans la lumière, c’est-à-dire quand la lumière divine, par son effet particulier, rayonne sur les puissances cognitives et sur le medium dans la connaissance, élevant l’intellect lui-même vers ce qu’il ne peut naturellement atteindre. « Car l’esprit de l’homme n’est pas assez pénétrant pour se fixer sur une lumière aussi sublime, excepté s’il n’est d’abord rendu plus pur par la justice de la foi », comme le dit Augustin dans son livre Sur la Trinité (I, c. II, 4, PL 42, p. 822)379.

Ce serait se méprendre sur le propos eckhartien que d’imaginer cette élévation comme une extase spirituelle sans lien avec la pratique. Cette science, si elle est savoureuse (sapida scientia), ou qu’elle fait parfois entrer l’homme dans une émotion forte (in affectum multum), n’en demeure pas moins reliée à la pratique380. À savoir, pour aiguiser son regard dans cette lumière, il faut que l’homme soit rendu plus pur par la « justice de la foi ». Or, la iustitia fidei consiste précisément à adhérer à Dieu qui donne la justice dans son exercice même. L’utilité de la science est triple : « primo, dévoiler ce qui est caché et à venir, secundo, faire agir de façon méritoire et, tertio, donner un avant-goût de la douceur divine » (primo ad occulta vel futura pronuntiandum, secundo ad meritorie operandum, tertio ad divinam dulcedinem praegustandum)381. Le dévoilement se fait donc au cœur d’une action éthique qui affecte directement celui qui la commet. La connaissance dont il est ici question fait

378 379 380 381

M. ECKHART, Sermo Vas auri solidum, § 4, LW V, p. 93. Ibid., § 5, LW V, p. 93-94. Ibid., § 6, LW V, p. 95. Ibid., § 6, LW V, p. 94.

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effectivement appel à « l’intellect pratique » (intellectus practicus)382. À omettre cette précision, on tombe aussitôt dans la mystique extatique. Ce serait en effet oublier qu’Augustin est célébré pour ses vertus. C’est en œuvrant dans la justice et les autres vertus que la connaissance de Dieu s’acquiert et non à côté ou parallèlement à cette connaissance pratique. Ici encore, la science ne peut se dissocier de la sagesse de vie : « Cette connaissance est science ou sagesse » (Haec cognitio scientia vel sapientia)383. Prenant Augustin comme exemple, Eckhart montre que cette sagesse se déploie chez lui à travers trois types de « vertus : monastique, politique et théologique »384. Arrêtons-nous seulement à la troisième vertu : La vertu théologique perfectionne l’homme dans sa relation à Dieu, parce qu’elle est la conservation intacte de l’esprit par suite de la soumission de la chair. C’est cela l’acte de la vertu théologique, c’est-à-dire de la foi, de la charité. Son fruit est l’effet spirituel de la grâce en vue de la perfection de justice385.

Qui lirait l’œuvre des expositions en méconnaissant ce qu’est la « vertu théologique » (theologica virtus) pour Eckhart avancerait en tâtonnant sans connaître la destination de tout son travail. L’agir théologique produit « l’effet spirituel de la grâce » (spiritualis effectus gratiae) dont le but ultime est « la perfection de la justice » (ad perfectionem iustitiae). Force est de constater qu’il y a un véritable ethos théologique chez le Thuringien. Il ne faudrait pas en déduire que la theoria est au service de la praxis, purement et simplement. Le fait même de perfectionner la justice est la contemplation par excellence. La science savoureuse se dégage dans l’acte juste lui-même parce que le juste y est engendré par la justice. Nous verrons combien Eckhart insiste sur ce point fondamental. Vouloir isoler la theoria de la praxis n’est pas conforme à la démarche eckhartienne. Aussi comprenons-nous mieux en quoi la theologia est une speculatio. La théologie offre un cadre spéculatif qui n’aboutit pas par luimême à la contemplation. La theoria nécessite une praxis et c’est précisément au cœur de l’operatio, sans aucune visée réprésentationnelle, que se fait la contemplation. L’évidence théologique est donc une modalité affective forte (in affectum multum) dans l’effectivité de l’opération. 382 383 384 385

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

§ § § §

6, LW V, p. 94-95. 6, LW V, p. 95. 8, LW V, p. 96. 10, LW V, p. 97.

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L’ensemble des sermons, qu’ils soient latins ou allemands, est fortement marqué par le lexique de l’operatio. À ce titre, par sa brièveté, le sermon latin I peut faire figure d’annonce programmatique. Deux éléments y sont annoncés : la présence immédiate de l’Esprit Saint à l’âme ainsi que la réceptivité de l’âme conditionnée par sa pureté, selon une double voie : « Si tu trouves ta joie dans le monde, tu es déjà mondain » ; « Si tu es devenu pur, tu ne resteras pas dans le monde »386. Les deux éléments (puissance de Dieu, réceptivité de l’âme) sont alors articulés en une seule sentence : « l’opération de la chaleur se répand d’autant mieux que le mérite celui dans la puissance duquel il agit » (tantum attingit operatio caloris, quantum meretur illud, in cuius virtute agit)387. Tout est dit, ou presque. En effet, ce sermon latin annonce déjà la pauvreté en esprit comme condition sine qua non de qui veut être rendu saint selon le commandement du Lévitique (Lv 11,44) : « Celui qui veut être édifié par l’Esprit Saint doit être pauvre de son esprit propre » (qui vult aedificari spiritu sancto, debet esse pauper spiritu proprio)388. Le sermon beati pauperes spiritu, qui est un des sommets de la prédication allemande eckhartienne, est ici amorcé389. L’homme ne peut être divinisé qu’à condition que Dieu soit seul à opérer en lui, ce qui nécessite une pauvreté de la part de la créature. Dans le sermo IV, dont le thème est : Ex ipso per ipsum et in ipso (Rm 11,36), Eckhart explique bien que « l’homme divinisé n’agit pas à cause d’un pourquoi ou d’un autre motif » (homo divinus, non agit propter cur aut quare)390. Ce n’est pas une représentation de la justice qui permet à quiconque de devenir juste mais l’opération même de la justice envers le juste. Pour Eckhart, « il n’y a pas de ‘à cause de’ » (non autem propter) qui puisse se situer comme terme de l’action, car la causalité est précisément à l’origine de celle-ci : Parce que celui-là opère véritablement à cause de Dieu, qui opère de Dieu, par Dieu et en Dieu, de même que le juste opère des actions justes ou opère justement à cause de la justice dans la mesure où l’on distingue le ‘à cause de’ d’avec le de, par, en391.

Ceci est la mise en application de la règle qui articule les termes abstraits et concrets. Cette application n’a de sens que si les signes sont 386 387 388 389 390 391

M. ECKHART, Sermo I, LW IV, p. 3-4, trad. E. Mangin, p. 51. Ibid., LW IV, p. 4, trad. E. Mangin, p. 51. Ibid., LW IV, p. 4, trad. E. Mangin, p. 52. Voir M. ECKHART, Predigt 52/108, DW II, p. 486-506, trad. AH-EM, p. 644-652. M. ECKHART, Sermo IV, 1, § 21, LW IV, p. 22, trad. E. Mangin, p. 66-67. Ibid., § 21, LW IV, p. 23, trad. E. Mangin, p. 67.

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articulés l’un à l’autre via l’opérativité, laquelle étant justement sans représentation, ne se situe au sein du registre sémantique que pour mieux s’en dégager. Autrement dit, le terme operatio, que l’on retrouvera sous la forme würken et ses dérivés nominaux ou adjectivaux dans le registre moyen haut-allemand, occupe une place fondamentale dans le réseau sémantique du Thuringien. Ce signe désigne une action dont la signification n’est dévoilée que pour qui la vit. Le terme operatio fonctionne comme un trope. Son omniprésence dans le discours eckhartien consiste à reconduire constamment le texte à ce qui le fait surgir. L’operatio est l’actualité surgissante de l’être, vers laquelle tant Eckhart que son allocutaire peuvent à tout moment se tourner ou bien de laquelle ils peuvent se détourner (aversio/conversio) : Ainsi, Dieu qui opère toujours et qui est toujours, est donc toujours nouveau. Pour cette raison, tout étant est nouveau aussi longtemps qu’il est en Dieu, et ne possède d’aucun autre sa nouveauté. En allant donc vers Dieu, en s’approchant de lui, en revenant à lui, en se retournant vers Dieu, toutes choses sont renouvelées, toutes choses sont bonnes, purifiées (…) ; à l’inverse, en se détournant de lui, toutes choses vieillissent, périssent et pèchent (…) Par conséquent et d’après les manières précédemment indiquées, nous marchons dans une nouveauté (in novitate ambulemus), et non pas dans une nouveauté quelconque, mais dans une nouveauté de vie, et non pas d’une vie qui peut être comparée à une vapeur ou à une ombre (Jc 4,14 ; 1 Ch 29,15), non en raison de la brièveté et du caractère nul de sa durée – en effet, notre être est quasi intentionnel (est enim esse nostrum quasi intentionale), Sg 5,13 : A peine nés, nous avons immédiatement cessé d’être  ; et Jb 14,2 : Jamais il ne demeure dans un même état– mais dans une nouveauté de vie et de vertu donnée par grâce392.

En dehors de l’opération de Dieu, il n’y a rien. Mais, la créature ne se limite par à « une vapeur qui parait un instant et puis disparait » (Jc 4,14) car, précisément, son être est « quasi intentionnel ». Que signifie l’usage de cette expression bien connue des scolastiques ? Pour Thomas d’Aquin, l’esse intentionale désigne le mode d’être par lequel la chose réelle (esse naturale ou reale) visée est présente dans l’intellect. Ce n’est pas une représentation mais une actuation directe de la chose. Il y a conjonction mutuelle de l’acte intellectif et de la chose connue. Duns Scot, quant à lui, a usé de cette expression pour désigner la manière dont Dieu connaissait les hommes avant d’avoir créé le monde. Il a opté pour l’esse intentionale afin d’éviter la distinction faite par Henri de Gand entre une connaissance divine dans l’être d’essence (esse essentie) précédant une 392 M. ECKHART, Sermo XV, 2, § 157-158, LW IV, p. 149-150, trad. E. Mangin légèr. modif., p. 170-171.

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connaissance dans l’être d’existence (esse existentie). Il applique aussi ce mode de connaissance intentionnelle à l’homme lorsqu’il vise les choses indépendamment de leur existence. Donc, tandis que chez Thomas l’esse intentionale suppose la présence active de la chose et son existence effective, il désigne chez Scot le terme de l’acte intellectif vers une chose qui peut être absente ou présente. L’esse intentionale est donc pour lui un mode représentatif de la chose. Chez Eckhart, il n’en va pas ainsi. Nous avons vu qu’en Dieu, intelligere et esse sont une seule et même chose. Et étant donné que la créature n’a d’autre être que l’opération intellectuelle de Dieu, il faut en conclure qu’elle-même vit sur un mode intentionnel. À savoir, il n’y a pas d’une part un être consistant qui lui serait donné, et d’autre part, sa relation à Dieu. Les deux sont un : l’être est donné actuellement à la créature sur un mode relationnel. Or, comme toute relation appelle une réciprocité. La modalité ontologique de la créature ne dépend pas uniquement de l’intentionnalité de Dieu envers elle, mais aussi de son intentionnalité envers lui. Cela signifie que la créature participe librement à son avenir ontologique. Ou plutôt, devrions-nous dire que le hiatus entre le don de Dieu et la réceptivité de la créature est précisément l’ouverture du devenir caractérisée par la corporéité et la temporalité. C’est pourquoi, selon Eckhart, la naissance dans la vie corporelle est aussitôt marquée d’une défection ontologique : « À peine nés, nous avons immédiatement cessés d’être » (nos nati continuo desinimus esse). Par cette affirmation, Eckhart ne rejoint nullement la position platonicienne pour qui l’âme immortelle, dès qu’elle prend corps, sombre dans le tombeau (sôma sèma). En fait, il présente la naissance continuelle, la nouveauté, en réunissant la création et la recréation en un seul processus vital sous-tendu par l’engendrement divin. Au moment où la créature nait à la vie, elle déchoit de sa nouveauté car elle n’y reste pas insérée. La corporéité et la temporalité sont la manifestation effective de l’altération relationnelle. Elles laissent apparaître et cachent en même temps la naissance dans la vie : duplicité de l’apparaître393. Si telle est la conception eckhartienne de l’homme, nul doute que l’on ne puisse isoler la nature de la grâce. Le Thuringien considère tout ce qui est comme un don gracieux. Il n’y a pas à strictement parler un passage de l’ordre de la nature à la grâce, mais un passage d’une grâce méconnue à une grâce reconnue. Pour l’exprimer, nous pouvons avoir recours au Sermon latin XXV : gratia dei sum id quod sum. 393 Sur ce sujet, cf. Y. MEESSEN, Percée de l’Ego. Maître Eckhart en phénoménologie, 2016, § 16, p. 210-224.

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La grâce est ainsi appelée du fait qu’elle est donnée gratuitement, gratuitement compris de façon adverbiale ou bien gratuitement compris de façon nominale. D’après le premier usage, la grâce est dite « donnée gratuitement » (gratis data), c’est-à-dire sans mérite ; d’après le second, la grâce est dite « faisant grâce » (gratum faciens). La première [grâce] est commune aux bons et aux méchants, et en fait à toutes les créatures ; la seconde est le propre seulement des êtres doués d’intelligence et de bonté. La première procède de Dieu sous l’aspect et la propriété de l’étant ou plutôt du bien, Augustin : « C’est parce qu’il est bon que nous sommes ». En effet, l’essence n’engendre et ne crée, si ce n’est à l’intérieur d’une hypostase [divine]. La seconde grâce procède de Dieu sous l’aspect et la propriété de la notion [qui appartient] aux Personnes. Par conséquent, seul un étant doué d’intelligence, dans lequel brille au sens propre l’image de la Trinité, est capable de [recevoir] celle-ci. À nouveau, Dieu, sous l’aspect du bien, est le principe de l’ébullition vers l’extérieur, mais sous l’aspect de la notion [appartenant aux Personnes], il est bouillonnement en lui-même, qui se rapporte par accident et de façon exemplaire à l’ébullition [vers l’extérieur]. L’émanation des Personnes en Dieu est donc première, cause et exemplaire de la création394.

Contrairement à la doctrine de Thomas d’Aquin, Maître Eckhart pense la grâce en deux salves, dont la première est créatrice et la seconde recréatrice. La gratia gratis data concerne tous les étants. La gratia gratum faciens concerne uniquement les étants dotés d’intelligence, en tant qu’ils sont capables de recevoir Dieu (capax dei). Elle consiste précisément à ratifier la situation d’étant donné et donc, à accepter que l’intelligence fonctionne aussi sur le mode du don. À savoir, toutes choses sont créées sous l’aspect du bien, mais seuls les étants intellectuels peuvent découvrir la bullitio à l’œuvre dans cette ebullitio. De la sorte, eux seuls sont capables de recevoir la reditio completa et ainsi de refluer par la grâce vers le lieu dont elle flue : « La première grâce consiste encore en un certain flux, une sortie à partir de Dieu. La seconde consiste en un certain reflux, un retour en Dieu lui-même » (Adhuc prima gratia consistit in quodam effluxu, egressu a deo. Secunda consistit in quodam refluxu sive regressu in ipsum deum)395. Observons la subtilité du déplacement du mouvement proclusien du fluxus-refluxus. Il concerne ici la grâce mais non les créatures elles-mêmes. La vie dans la grâce est marquée par la plénitude du don. La spécificité du don est l’élimination de tout ce qui est de l’ordre de l’appropriation. En Dieu, tout est commun parce que tout ce qui est à l’un est l’autre. Le mode d’être de Dieu est l’indistinction 394 M. ECKHART, Sermo XXV, § 258, LW IV, p. 235-236, trad. E. Mangin, La mesure de l’amour, p. 243-244. 395 M. ECKHART, Sermo XXV, § 259, LW IV, p. 237.

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ad intra et ad extra. Aussi la créature est-elle présentée par duplex esse : l’indistinction en tant qu’elle tient tout son être de Dieu dans l’unité, et la distinction, en tant qu’elle se trouve dans le multiple. La distinction est elle-même source de division, puisque le tout suppose des parties, ce qui est « une voie dans le non-être » (via in non esse) : « La division est de par sa nature une privation » (divisio ex sui natura privatio est)396. Note que la créature est distincte des autres selon son mode d’indistinction. Elle est en effet indivise en elle-même, et divisée par rapport aux autres. Par suite, plus elle aura été indivise en elle-même ou moins [elle aura été en elle-même] divisée, plus elle est divisée par rapport aux autres ; et inversement, plus elle est distincte des autres, moins elle se distingue en elle-même. Le premier point (s’interprète) par la cause, le second par le signe397.

Eckhart fait ici appel à la dualité cause-signe : Primum per causam, secundum per signum. Le premier point renvoie au couple distinctionindistinction et le second au couple division-indivision. Autrement dit, le registre de la causalité gère le rapport intérieur entre l’indistinct et le distinct tandis que le registre du signe gère le rapport extérieur entre le divisé et l’indivise. Le premier est vertical et invisible puisqu’il concerne le rapport du supérieur à l’inférieur, le second horizontal et visible puisqu’il manifeste qu’une chose est une en propre tout en étant divisée d’avec le tout. Or, les deux rapports se conjuguent dans la mesure où l’Un est participé par la multitude, et que la multitude correspond aux parties du tout. Le signe peut donc, par un renvoi horizontal d’une chose (enseigne ou urine) à une autre qui doit être dévoilée (vin ou santé), renvoyer vers l’opérativité causale verticale qui agit dans le second terme. Pour goûter le vin, il faut entrer dans la taverne, et pour expérimenter la santé, il faut être celui à qui appartient l’urine. Ainsi, pour découvrir Dieu, il faut être tourné vers son opérativité qui se confond avec l’être. Il est à noter à nouveau que toutes choses sont préparées à servir Dieu, parce que, là où la cause et l’effet se trouvent dans un rapport d’analogie, la réalité est une, différente seulement par le mode. C’est ce qu’indique le terme d’analogie, à savoir la même chose dans les deux termes mais cependant de manière originaire [dans le premier] et de manière dérivée [dans le second]. De même que la couronne sert donc au vin en l’indiquant, et l’urine à la santé de l’animal n’ayant absolument rien en soi à la santé, ainsi toute créature sert Dieu de la même manière. De là, comme le dit Augustin,

396 397

Ibid., § 317, LW IV, p. 279. Ibid., § 317, LW IV, p. 278.

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[les créatures] sont signes de Dieu et indiquent que l’on doit aimer Dieu qui les a faites398.

Pour Eckhart, la cause et l’effet sont unis dans une même réalité (res una). De la sorte, chaque créature prise isolément, en tant que « signe » (nutus), ne renvoie pas vers Dieu comme à une autre réalité qu’ellemême mais à ce qu’elle est de manière originaire. Si les créatures se présentent les unes aux autres comme des « signes de Dieu » (nutus dei), c’est précisément en tant qu’elles diffèrent les unes des autres. Ce hochement de tête mutuel vers Dieu n’a de sens que parce qu’elles sont toutes ensemble un seul signe distributif (omnia signum est distributivum)399. Puisque le nutus annonce l’axe vertical de leur être tout en maintenant leur axe horizontal d’étant ceci et cela (ens hoc aut hoc)400, les créatures n’ont pas d’autre possibilité que de laisser ou abandonner ce qui est un obstacle à leur unité ontologique : Nous avons laissé. Nous sommes abandonnés par les créatures, laissons-les donc. Deuxièmement, nous laissons, c’est-à-dire [nous laissons] encore, c’est-à-dire nous abandonnons parfaitement. Toutes choses. Note : toutes choses est un signe distributif. Donc, étant donné que toutes les créatures sont un (seul) signe, elles doivent être abandonnées parce qu’elles sont distribuées, divisées en elles, séparant de Dieu. Origène [en fait : Augustin, Sermo 311, 4,4] : « Ce que tu aimes sur la terre est un empêchement ; c’est une glu pour les ailes spirituelles […] avec lesquelles nous nous envolons jusqu’à Dieu »401.

Remarquons que, tandis que le Thuringien emploie nutus au pluriel pour désigner chaque créature, il emploie signum au singulier pour les désigner toutes ensemble. Eckhart s’appuie ici sur les logiciens médiévaux, comme Pierre d’Espagne, chez qui le quantificateur omnis se définit comme « signe distributif de la substance » et « signe distributif de plusieurs parties subjectives »402. Comme le signe est séparé de ce à quoi il renvoie (enseigne-vin), la créature est également séparée et séparant 398

Ibid., § 446, LW IV, p. 372, trad., p. 364. Il s’agit d’une application particulière du syncatégorème de « distribution » de Pierre d’Espagne (Somme logique, VII, Venitiis, 1577, 236-237). 400 M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 52, LW III, p. 43. 401 M. ECKHART, Sermo LIII, § 524, LW IV, p. 441-442, trad. E. Mangin modif., p. 423. 402 PIERRE D’ESPAGNE, Tractatus, XII, § 1-2, § 7, éd. De Rijk, Petrus Hispanus Portugalensis, Tractatus Called afterwards Summule logicales, Assen, Van Gorcu, 1972, p. 209-210, p. 216 ; ALBERT LE GRAND, In Evangelicum secundum Joannem, Opera omnia, éd. Borgnet, 24, p. 33. Cf. M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 52, LW III, p. 43, OLME 6, p. 110-113 et note 2, p. 112. 399

SIGNIFIER L’OPÉRATION DANS LA PRÉDICATION LATINE

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de Dieu qui opère son être. De ce fait, le signe doit être abandonné en tant que l’on s’arrête à lui comme chose distincte (nutus) de l’opération indistincte qui agit dans toutes les créatures (signum). Le passage du nutus individuel au signum collectif oriente alors la manière dont on peut dire que, chez Eckhart, les exemples de l’urine et de l’enseigne de la taverne servent « à articuler une réponse sémiotique au problème du statut ontologique de la créature »403. Il n’y a précisément d’esse que là où le signum n’est pas distribué. D’où une sorte d’usage syncatégorématique de tout le discours, c’est-à-dire une reconduction du signe non pas vers la détermination, ou la signification, mais vers la cause, l’opération. La stratégie eckhartienne est donc ici d’organiser une sorte de pare-feu ou de contre-feu à l’envahissement de la sémantique. En fin de compte, par cette stratégie, les deux pôles de l’analogie fonctionnent comme un tandem opératif. Cela rend impossible toute réduction du second pôle à un signifié. L’usage des verbes relinquere et linquere est essentiel dans ce rapport du signe et de l’opérativité. Ces verbes, qui signifient l’action de « laisser », « abandonner », « lâcher », « quitter », « rompre (avec) », « séparer (de) », seront repris par la terminologie allemande de l’Abgeschiedenheit de la Gelassenheit. Paradoxalement, ils signifient la nécessité de quitter le domaine propre au signe parce qu’il constitue un empêchement à atteindre la vérité.

403 E. ZUM BRUNN, A. tive, 1984, p. 79-81.

DE

LIBERA, Maître Eckhart  : métaphysique et théologie néga-

Corrélation entre lectio et praedicatio (Sermones et Lectiones super Ecclesiastici)

Le signe est l’annonce d’une opération. Comme il reste extérieur à celle-ci, peut-on affirmer qu’il y a remplissement de la signification par la sensation ? Le mot « operatio  » vise une action qui reste indéterminée même si elle n’est pas vécue de manière expérimentale. Cette expérience est précisément le lien entre l’indéterminé et le déterminé. C’est pourquoi, comme nous avons pu le constater, la prédication eckhartienne baigne dans le registre métaphorique. La métaphore est en effet ce trope qui a pour caractéristique d’annoncer de l’indéterminé par du déterminé. Ce trope va être mis en oeuvre de manière talentueuse en choisissant d’exposer d’abord l’Ecclésiastique404. Cet ensemble de deux sermons et de deux leçons, rédigé entre les années 1298 et 1305 pour ses frères dominicains de la Province de Saxe, est emblématique de la position de Maître Eckhart. Non seulement, il montre d’emblée la corrélation entre lectio et praedicatio dans son œuvre, mais plus encore, que cette corrélation est inséparable d’une implication participative du lecteur afin que la lettre biblique puisse lui révéler son sens. Pour Kurt Flasch, ces Sermones et Lectiones super Ecclesiastici font partie des « discours programmatiques » de Maître Eckhart405. Avec les Prologues et les Questions Parisiennes, ils peuvent être considérés comme un « triptyque de la pensée eckhartienne »406. Si tel est le cas, alors il est possible d’acter que le langage métaphorique fait intimement partie de l’opus tripartitum. Le fait que Dieu soit présenté comme l’esse dont la créature se nourrit tout en ayant faim de lui a une fonction fondamentale dans la théologie eckhartienne407. Cette transposition métaphorique de la première proposition (esse est deus) permet « une élucidation de la première question parisienne », tout en érigeant la thèse parisienne « en critère 404 M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, traduction et commentaire par F. Brunner, 2002. 405 K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 127-139. 406 Ibid., p. 134-136. 407 « Nous sommes par l’être : donc en tant que nous sommes à titre d’étants, nous nous nourrissons et nous nous repaissons de l’être. Et ainsi tout étant mange Dieu, comme l’être » (M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 47, LW II, p. 257, trad. Brunner légèr. modif., p. 48).

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d’explications génétique »408. À savoir, au lieu de dire « Dieu », on peut, en suivant le texte biblique, dire « être » (esse), « justice » (iustitia) ou « sagesse » (sapientia). Cette appellation abstraite est possible en raison de l’implication concrète du locuteur et de son destinataire. Sans prendre en considération les causes efficiente et finale (praeter efficiens et finem), il est possible d’aborder le rapport de la cause à son causé selon une émanation formelle (emanatio formalis) : « (La sagesse) est l’émanation pure de Dieu » (Sg 7,25). Il en ressort la présentation renouvelée de l’analogie qui ne cesse de traverser les textes eckhartiens. Cette présentation transite par l’usage métaphorique qui organise un véritable trope de la réception sémantique à l’implication opérative. L’ensemble de l’exégèse eckhartienne, tout en se conformant aux règles strictes codifiées dans les Artes praedicandi409, n’en demeure pas moins transformée. Respectant la structure thème, prothème, division et développement410, Eckhart les expose dans un style métaphorique qui instaure l’ensemble du texte comme un trope. Il ne s’agit pas là d’une ornementation pour enjoliver les tournures littéraires, mais d’une application strictement conforme à l’opus tripatitum. Pour le dire de manière un peu prosaïque, Eckhart ne prend pas une récréation après s’être soumis à la rigueur de la disputatio. Dans un registre universitaire, il applique point par point le programme de son obstetricandi scientia. Programmatique, cet ensemble l’est d’autant plus qu’il s’adresse à de futurs prédicateurs. Il s’agit d’un vade mecum dans lequel les actes d’énonciation sont explicités. Il contient donc les éléments par lesquels un prédicateur peut établir une convention langagière avec ses auditeurs. Tâchons d’en percevoir les points forts. « Moi, comme la vigne, j’ai eu pour fruit la suavité de l’odeur » (Eccl. 24,23). §1. Ces paroles sont à traiter en premier sous la forme de la prédication (in forma praedicationis), au sujet spécialement de la Vierge Marie ; il faut les exposer secondement à la manière d’une leçon. Premier point : (la Sagesse) dit : Moi, comme la vigne, j’ai eu pour fruit la suavité de l’odeur. [Thème]

K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 128-129. Th.-M. CHARLAND, Artes praedicandi: Contribution à l’histoire de la rhétorique au Moyen Âge, 1936, rééd. Vrin. Cf. aussi P. GLORIEUX, « L’enseignement au Moyen Âge. Techniques et méthodes en usage à la Faculté de théologie de Paris au XIIIe siècle », 1983. 410 « Le thème en est la racine, le prothème le tronc, les parties de la division principale les grosses branches, le développement le feuillage » (TH.-M. CHARLAND, Artes praedicandi, p. 113). 408

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« (Dieu) manifeste par nous en tout lieu l’odeur de sa connaissance, parce que « nous sommes la bonne odeur du Christ » [prothème] (Cor. 2). §2. Les paroles avancées en second lieu [Prothème] correspondent avec beaucoup d’exactitude, tant verbalement que réellement aux paroles proposées en premier lieu [Thème]. L’Apôtre, en effet, « le prédicateur de la vérité » (praedicator veritatis), faisant connaître l’action de la prédication et la tâche du prédicateur (notans praedicationis actum, praedicantis officium), en déduit ce qui est nécessaire au prédicateur (quid sit praedicatori necessarium) en disant : « Nous sommes la bonne odeur du Christ. » [Prothème] »411.

Suivant l’ars praedicandi, Eckhart choisit de prolonger le verset de l’Ecclésiastique, qu’il nomme d’ailleurs explicitement « thème » : « Moi, comme la vigne, j’ai eu pour fruit la suavité de l’odeur (Ego quasi vitis fructificavi suavitatem odoris) (Eccl. 24,23), par le prothème suivant : « (Dieu) manifeste par nous en tout lieu l’odeur de sa connaissance, parce que « nous sommes la bonne odeur du Christ » (Cor. 2,14.15). Comme le précise Eckhart, ce prothème correspond exactement « tant verbalement que réellement » (tam vocaliter quam realiter) aux paroles du thème. Le lexique thématique de l’ « odeur » y est directement orienté comme manifestation de « l’action de la prédication et la tâche du prédicateur » (praedicationis actum, praedicantionis officium). Autrement dit, le sens verbal va être directement interprété sur le mode de l’action. La sémantique est investie par la pragmatique. Or, ici, l’usage du langage métaphorique entrelace le registre ontologique de l’opérativité liée à la causalité avec le registre des sens. Ce qui est à entendre et à voir est directement associé à l’odeur et au goût. La vie incarnée affleurant dans les mots eux-mêmes, il ne peut être question d’en rester à une écoute ou à une lecture qui creuserait a contrario l’écart entre la signification et la sensation. Sans saveur, la réceptivité reste morte. Que la vérité se trouve dans l’opération même, en deçà des mots, c’est ce que ne peut se permettre d’oublier un praedicator veritatis. Le thème : « Moi, comme la vigne, j’ai eu pour fruit la suavité du Christ » est divisé en trois parties : « Moi », « comme la vigne », « j’ai eu pour fruit la suavité du Christ », lesquels sont respectivement éclairés par trois points qui correspondent davantage au prothème qui concerne non ce que dit le prédicateur mais ce qu’il manifeste à partir de ce qu’il est : « la pureté de la vie » (vitae puritas), « la sincérité de l’intention »

411 M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 1-2, LW II, p. 231-232, trad. Brunner, p. 15-16.

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(intentionis sinceritas), « la suavité de la réputation » (odoriferae suavitas). La sincérité de l’intention : de sorte qu’il ne tend qu’au Christ, à rien en dehors de lui, selon ces mots de Cor. 1 (23) : « Nous prêchons le Christ crucifié. » La suavité de la réputation : « La bonne odeur. » Bernard (écrit) dans une épître : l’éclat de l’œuvre est le parfum de sa réputation (splendor est operis odor opinionis)412. La pureté de la vie : « Nous sommes. » « Car vivre, pour les vivants, c’est être413. » Mais plus l’être – « nous sommes » - est commun et plus il est abstrait, plus purement il signifie la vie, c’est-àdire le vivre414.

Il est significatif de noter que la première autorité mentionnée est paulinienne : 1 Co 1,23. La prédication est identifiée à la proclamation du « Christ crucifié ». Ensuite, le premier auteur mentionné n’est ni un maître païen (Aristote, Proclus,…), ni un maître scolastique (Albert, Thomas,…), mais Bernard de Clairvaux, chantre de l’humilité et de l’amour dans une théologie spirituelle415. Le ton est donné. L’articulation entre praedicatio et lectio va se baser sur l’expérience spirituelle proprement dite et non à côté d’elle. Cette expérience du « vivre » se dira pourtant dans l’horizon aristotélicien de l’« être ». Il ne pourra être question de quitter la philosophie pour l’expérience mais, au contraire, de l’exprimer rationnellement. Cela étant, vient alors la division proprement dite du thème, laquelle prépare le développement ultérieur : « C’est ce qui est dit dans le thème lui-même (ipso themate dicitur) » : « Moi » (1), « comme la vigne » (2), « j’ai eu pour fruit la suavité de l’odeur » (3) : 1. Moi : la pureté de la vie – le mot moi (ego), en effet, signifie la substance sans mélange, c’est-à-dire pure – de sorte que (le prédicateur) peut dire : « Pour moi, vivre, c’est le Christ », Phil 1 (21). Car le Christ, du moins en tant qu’homme aussi, a été formé « du sang très pur de la Vierge », comme le dit le Damascène416.

Le premier point est primordial. Il est le rappel du principe opérateur : le « moi » (Ego) signifie la « substance sans mélange, c’est-à-dire pure » 412 BERNARD DE CLAIRVAUX, Epistula XCV, Opera Omnia, vol. I, Parisiis, 1889, col. 269. 413 ARISTOTE, De anima, II, t. 37 31 (B c. 4 415 b 13). 414 M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 2, LW II, p. 232, trad. Brunner, p. 16. 415 Cf. B. MCGINN, « St. Bernard und Meister Eckhart », 1980, p. 373-386 ; A. NOBLESSE-ROCHER, « Bernard, Abbé de Clairvaux », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans, p. 191-195. 416 M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 3, LW II, p. 232, trad. Brunner, p. 16.

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(pura substantia). Ego, pour Eckhart, n’est attribuable en propre qu’à Dieu, qui est la puritas essendi. La « pureté de vie » du prédicateur ne s’explique pas ici moralement mais ontologiquement. Pour Brunner, il s’agit en effet d’un « concept puissamment opératoire » car il permet de passer de la créature à Dieu417. Pour les futurs prédicateurs, Eckhart institue l’usage d’un « je » qui dépasse l’individu qui prend la parole. Cet ego manifeste que l’acte d’énonciation est suspendu au dire même de Dieu, dans l’instant. Il s’agit de vivre selon une modalité où l’ego propre, lequel est attaché à l’individualité du « ceci » et du « cela », est délaissé pour l’ego de Dieu, lequel est personnel sans être individuel. C’est par la médiation de l’ego du Christ que s’opère ce passage de l’un à l’autre selon la parole de l’Apôtre : « Pour moi, vivre c’est le Christ » (Ph 1,21). 2. Comme la vigne. Le « comme » (quasi) signifie une relation de similitude. Or, pour la relation (relationi), l’être sien est l’être non sien ; pour elle, l’être est non pour elle, mais il est d’un autre, par rapport à un autre et pour un autre (alterius, ad alterum et alteri esse). Ainsi, le prédicateur du Verbe de Dieu, lequel est « la force de Dieu et la sagesse de Dieu », ne doit pas à lui-même d’être ou de vivre, mais au Christ qu’il prêche, selon ces paroles de Gal. 2 (20) : « Je vis, moi, non plus moi, mais le Christ qui vit en moi » (vivo ego, iam non ego, vivit vero in me Christus). « Moi, non plus moi », c’est-à-dire : moi comme (un autre) ou comme la vigne, c’està-dire le Christ, comme le Christ, Jean 15 : « Moi, je suis la vraie vigne. » Le Christ est la vigne, le prédicateur est comme la vigne. Et parce que l’opération appartient à qui possède l’être, l’enseignement du prédicateur du Christ ne doit rien concerner en dehors du Christ, de sorte que le prédicateur puisse dire ces paroles de Jean 7 : « Mon enseignement n’est pas mien, mais il appartient à celui qui m’a envoyé. » Telle est la deuxième chose qui est requise du prédicateur, la sincérité de l’intention : comme la vigne418.

Le second point précise le premier point, en explicitant que la pureté de l’ego est accessible à travers une « relation de similitude » (relatio similitudinis). Similitude n’est pas ici à entendre comme un acte de comparaison entre deux termes à saisir intellectuellement. Ce n’est pas une relation de raison, mais une relation réelle. Elle implique une transgression du principe de contradiction. Il s’agit d’un trope. En effet, l’affirmation « l’être sien est l’être non sien » (suum esse est non suum esse) est inacceptable sur un plan strictement logique. Il faut, pour y adhérer, que l’étant qui la profère ou qui la reçoit, vive lui-même cette relation par F. BRUNNER, « Commentaire du Sermon I », p. 75. M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 4, LW II, p. 233, trad. Brunner, p. 16. 417 418

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laquelle il se découvre intérieurement mu « d’un autre, par rapport à un autre et pour un autre » (alterius, ad alterum et alteri). La sincérité de l’intention, que nous retrouverons dans la prédication allemande, n’est donc pas morale mais ontologique. La cause seconde est directement agie par la cause première. Sur le mode du « quasi » ou de l’adverbe, le prédicateur ne dit plus « moi » en son nom propre, mais au nom de celui qui le fait vivre : « Moi, non plus moi » (Ego, iam non ego). Le prédicateur est désormais comme la vigne : son opération ne lui appartient plus en propre. Il en résulte que ce qu’il dit, ou énonce, n’est pas non plus à lui en propre. Le dire laisse passer l’opération divine, à la manière dont le Fils, en tant que Verbe, révèle le Père : « Mon enseignement n’est pas mien, mais il appartient à celui qui m’a envoyé » (Jn 7,16). Ceci est à retenir concernant l’usage récurrent du terme ego ou ich dans les sermons allemands. Partout où ce ich apparaît, un trope se fait jour. À savoir, le « moi » fait signe vers l’opérateur premier du discours, qui n’est pas le prédicateur, mais Dieu lui-même. En précisant à ses auditeurs : « moi, non plus moi », Eckhart institue avec eux une convention. Par là, il avertit les futurs prédicateurs de la nécessité d’établir ce pacte avec leurs auditeurs. Le rapport « je-tu » habituel n’est plus le « moi – non-moi », il est le « moi » qui unifie tous les « moi » présents, à condition que chacun s’engage dans ce même « moi – non-moi ». D’où la performance de l’acte de langage, car l’énoncé correspond à l’effectivité de l’acte (Wirklichkeit) : 3. Viens ensuite le troisième point, à savoir la suavité de la réputation odoriférante : J’ai eu pour fruit la suavité de l’odeur, de sorte que l’on peut dire de cette dernière ces paroles de Gen. 27 : « Voici, l’odeur de mon fils est comme l’odeur d’un champ fertile que Dieu a béni. »419

Celui qui se laisse opérer par Dieu manifeste à l’extérieur l’opérativité par laquelle il agit intérieurement. Le fait même que, par sa droiture d’intention, le prédicateur soit attentif à opérer dans la relation, fait partie des conditions de performance de son discours. Il en résulte une « réputation odoriférante ». L’opérativité interne transpire dans ce qui est dit. Ce rapport direct de l’opérativité et de l’odeur manifeste combien est volatile ce qui distingue un prédicateur qui parle par « ouï-dire »420, sans expérimenter ce qu’il dit, et un prédicateur qui témoigne de ce qui s’atteste en lui par son expérience. Au niveau sémantique, rien – ou presque – ne les distingue. Sur le plan pragmatique, rien n’est plus différent. 419 420

Ibid., § 5, LW II, p. 233, trad. Brunner, p. 17. Ibid., § 69.191, OLME 6, p. 142-143.344-347.

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Eckhart doit pourtant rassurer ses frères prédicateurs (« très chers ») qu’aucun ministre n’est capable de cette opération : Mais « de cela », très chers, « qui est capable au même degré ? » Certainement personne, si ce n’est pas lui « qui nous a rendus capables d’êtres ministres de la Nouvelle Alliance, non par la lettre, mais par l’esprit », 2 Cor. 3 (6) « Non par la lettre, dit-il, mais par l’esprit. » Invoquons donc l’Esprit lui-même pour obtenir cela et disons : « Viens, Esprit-Saint », etc.421

Ce qui fait la différence entre celui qui connaît et enseigne « par ouïdire et par simple étude » (per studium ab extra) et celui qui atteste de la vérité comme un habitus auquel il participe ne vient pas d’une capacité humaine422. « De cela, qui est capable ? » (quis tam idoneus  ?) : « Personne, si ce n’est celui qui nous a rendu capables… » (nullus, nisi per illum ‘qui idoneos nos fecit…’), c’est-à-dire celui qui opère en tous par son action. Cette capacité opérative permet précisément le passage de la lettre à l’esprit : non littera, sed spiritu. C’est bien, comme l’indique Gilbert Dahan, ce « transfert de sens » que permet l’usage du discours métaphorique423. Or, précisément, l’option eckhartienne, nous le constatons, n’est pas de remplacer l’exégèse métaphorique par une exégèse analytique et univoque. Le langage métaphorique fait intrinsèquement partie de la démarche scientifique en tant qu’il pointe vers l’unité de l’acte d’énonciation avec ce qui est dit. En effet, la métaphore ne tente pas de faire référence à des choses avec des mots, mais de surmonter l’unité brisée des choses et des mots. Par contrecoup, les règles des artiens sont intégrées à cette métaphorisation de la science théologique. Il serait donc hasardeux de faire jouer l’opération de l’Esprit Saint face à la science des grammairiens. Eckhart ne cherche nullement à abroger la technicité analytique du langage mais tente de la situer à sa juste place. La juridiction du discours ne peut s’étendre à la cause première. Voilà pourquoi Eckhart déclare : « l’Écriture sainte, en tant qu’inspirée par l’Esprit Saint, n’est pas soumise aux lois et aux règles grammaticales » (sacra scriptura, utpote spiritu sancto inspirata, legibus et regulis grammaticae non est ligata)424. Il en est ainsi parce que celui qui confère aux hommes le langage échappe lui-même au langage. Et, par conséquent, lorsque le langage veut cerner ce rapport entre ce qui est de l’ordre du langage, où règne la syntaxe, et ce qui est la cause même du langage, il 421 422 423 424

Ibid., § 5, LW II, p. 234, trad. Brunner, p. 17. Ibid., § 191, OLME 6, p. 346-347. G. DAHAN, Lire la Bible au Moyen Âge, p. 20s. M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 745, LW III, p. 649.

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outrepasse sa juridiction. L’usage de la métaphore s’impose scientifiquement comme translatio de ce qui ne peut qu’être signifié vers l’opérateur source à la fois du signe et de la chose signifiée, à travers la médiation du co-opérateur qui est lui-même à la fois signe et chose signifiée. Il en va d’un renouvellement de l’analogie dans laquelle l’analogué s’implique lui-même dans la formulation analogique. Ainsi que l’affirme Dietmar Mieth, « l’analogie n’exprime pas, comme chez Thomas, un rapport de connexion, mais un rapport de dépendance », il s’en suit qu’elle n’explique pas « ce qu’est une chose » mais indique « d’où elle vient »425. De la sorte, la participation fait partie intégrante de la référentialité. Seul le participant peut parler en vérité de ce dont il participe426. Dans un style poétique, Eckhart métaphorise le langage ontologique pour qualifier la manière dont l’intellect est capable de participer à sa cause qui n’est autre que la puritas essendi, et dont l’autre nom est : ego. C’est au sein de l’ego, dont on ne peut dire avec distinction qu’il appartient au Père ou au Fils, ou bien à Dieu ou à l’homme, que s’éprouve l’opérativité pure et sans distinction. Que cette pureté soit évidente, est alors décliné en cinq raisons427 : 1) le retour complet sur soi-même (reditio completa) ; 2) l’identité de l’ego à la substance sans aucun accident, dont le corollaire est que dans l’ego tout accident passe dans la substance, excepté la relation qui « ne possède son être ni dans le sujet, ni par le sujet, mais plutôt par l’objet et par l’opposé du sujet » (non habet esse in subiecto nec a subiecto, sed potius ab obiecto et a suo oppositio) ; 3) l’ego ne signifie ni cette substance-ci ni celle-là, mais la pure substance absolument ; 4) l’ego inclut la perfection de tous les genres mais ne se réduit à aucun ; 5) le monde n’est pas capable de contenir la substance comme telle que le mot ego signifie, mais l’intellect, en tant que quelque chose plus haut que la nature, est comme le « lieu » où advient passivement cette capacité428. Comme nous pouvons le constater, l’ego, comme tel, est inaccessible à l’intellect humain. À savoir, en raison de sa pureté indistinctive, il exclut toute appréhension tout en incluant toute participation. L’ego est précisément la simplicité où la substance et la relation ne font qu’un, mais l’intelliger y distingue deux choses. Pour que cette dualité se résolve dans l’unité, le connaître doit s’identifier 425 D. MIETH, Die Einheit von Vita Activa und Vita Passiva in den deutschen Predigten und Traktaten Meister Eckharts und bei Johannes Tauler, p. 136. 426 Cf. note complémentaire n°6, « participation », OLME 6, p. 404-411. 427 M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 10, LW II, p. 239, trad. Brunner, p. 20-21. 428 Cf. ARISTOTE, De anima, III, 6, c. 4, 429 a 27 : « l’âme est le lieu des espèces ».

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à l’engendrement même du participé. Autrement dit, c’est en entrant en relation avec la cause intérieure, et non en voulant la saisir comme une essence indépendante de la relation, que la connaissance s’opère. Il en est ainsi car, selon l’application d’un adage scolastique tiré d’Augustin, « l’essence n’engendre pas » (essentia non generat)429. Pour expliciter comment la créature peut connaître la pureté de l’essence en y participant, Eckhart recourt à une exégèse du premier verset johannique : In principio erat verbum (Jn 1,1). Il fait appel à la relation du Père et du Fils comme diffusivité et fécondité (diffusionem sive feconditatem) à la fois ad intra et ad extra. C’est en vertu de la relation d’abord, et non de l’essence, que « Dieu opère tout en tous » (operatur omnia in omnibus) (1 Cor 12,6). Cette précision est extrêmement importante car elle dessine une ontologie de la relation et non une ontologie de la substance. En se communiquant sur le mode relationnel, Dieu fait de la créature une relation en quête de sa consistance. Son don est donc constitutif d’une force attirante. Aussi, la créature veut-elle quitter sa condition accidentelle pour la condition essentielle à laquelle elle se sent convoquée dans sa constitution même. Tel l’œil qui doit être « sans couleur » (nisi color) pour recevoir toutes les couleurs430, elle ne peut que se reconnaître inféconde par elle-même et donc nue, pour recevoir toutes les vertus (justice, sagesse, bonté,…) qui se diffusent avec la générosité de l’être. Toute fécondité advient sous l’action de la puissance divine.

429 « ‘Rien ne s’engendre soi-même’ dit s. Augustin. Or, si l’essence engendre l’essence, elle s’engendre elle-même, puisqu’il n’y a rien en Dieu qui se distingue de l’essence divine. Donc l’essence n’engendre pas l’essence. » (THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia Pars, q. 39, a. 5, cité par M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 11, LW II, p. 241 ; Expositio libri Sapientiae, § 65, LW II, p. 393). 430 ARISTOTE, De anima, II, c. 7, 418 a 26.

In signum virtutis (Sermones et Lectiones super Ecclesiastici)

La lectio reprend explicativement l’exhortation implicative de la praedicatio. L’accent se déplace ici sur l’operatio et la connaissance induite par cette dernière, tout en faisant valoir les conditions de « cognoscibilité » (cognoscibilitas) qu’elle requiert. La Lectio I développe métaphoriquement la « force opérative » contenue en germe dans le Sermo I : « Ce qui est suave attire par sa propre force (suave est quod sua vi trahit) ». Cette force n’est autre que celle du fruit lui-même. Or, entre les choses divines et les choses non divines, une distinction s’impose : seules « les choses divines possèdent le fruit dans la fleur »431. Au contraire, les choses non divines sont tendues entre la fleur et le fruit. Le fait que la fleur leur soit donnée est le gage anticipé du fruit à recevoir. Ce délai vaut seulement pour les créatures, mais non pour Dieu. Il en est ainsi parce qu’en Dieu « le commencement est la fin » (Ap 1,22) : « il est donc la fleur en tant que commencement, et le fruit en tant que fin »432. Aussi, selon l’exégèse de 1Co 12,6 (qui operatur omnia in omnibus), lorsqu’il opère dans toutes les créatures, Dieu opère tout, c’est-à-dire qu’il leur est présent causativement à la fois comme la fleur et le fruit. Toujours nouveau en lui-même, Dieu opère un renouvellement incessant de toutes choses. De là vient, quatrièmement, que toute œuvre de Dieu est toujours nouvelle, Sag. 7 (27) : « Demeurant en soi, il renouvelle toutes choses » ; Apoc. 21 (5) : « Voici, je fais toutes choses nouvelles », comme je l’ai commenté abondamment à propos de Sag. 7. De plus, cinquièmement, ce verset de Gen. 1 : « Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre. » « il créa » : la fin et le fruit au passé ; « dans le principe » : la fleur et le nouveau. D’où vient, sixièmement, que là où Dieu œuvre en lui-même, s’il faut user du terme d’œuvre, toujours il a engendré le Fils et il l’engendre, et toujours celui-ci est né et toujours il naît : la fleur est le fruit, la fleur est dans le fruit, le fruit dans la fleur433.

La métaphore de la fleur et du fruit sert de transfert pour l’opération divine ad intra et ad extra. Elle peut aussi bien désigner l’engendrement 431 432 433

M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 18, LW II, p. 246. Ibid. Ibid., § 21, LW II, p. 248, trad. Brunner, p. 27.

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du Fils par le Père que l’opération qui en émane. L’immanence mutuelle de la fleur et du fruit, que Dieu infuse à la créature, est pourtant vécue par elle sur la modalité d’une dualité. La créature aspire au fruit, par la suavité de son odeur. Cependant, si au lieu de tendre au fruit en cherchant un résultat extérieur à elle, la créature œuvre vertueusement (virtuose), la dualité se résorbe dans l’unité, dès la vie temporelle. Il faut remarquer que pour le vertueux le fruit est le fait lui-même d’œuvrer vertueusement, et non d’avoir œuvré (virtuoso fructus est ipsum operari virtuose, non operatum esse). Car la vertu et le bien consistent dans l’acte. C’est pourquoi avoir œuvré (operatum) ne serait nullement le fruit de la vertu, si avoir œuvré n’était pas œuvrer, si le fruit n’était pas la fleur434.

Eckhart fait ici une application originale de l’Ethique à Nicomaque435. Contrairement à la poiesis, où le résultat est extérieur à l’acte, la praxis trouve son bien en elle-même. Dans ce cas, la fleur et le fruit s’unifient : « la vertu dans l’agir ou le pâtir est le fruit dans la fleur » (est fructus in flore virtus in operari aut pati)436. Cette ouverture éthique conditionne, chez Eckhart, toute l’épistémologie. L’être se dit toujours au présent, dans son actualité naissante. Et, comme être et connaître son identiques, il faut dire que Dieu brille par son être même. Si donc la créature est distendue entre passé et futur en cherchant le bien final de son acte en dehors de son opérativité-même, elle manque à la fois l’être et la connaissance : « La raison en est que le passé et le futur ne tombent pas sous l’être et n’y luisent pas » (Cuius ratio etiam est, quia praeteritum et futurum non cadunt nec lucent in esse)437. La condition sine qua non de la connaissance humaine des choses divines – la science théologique – est l’actualité opérative où Dieu est identiquement son être et son connaître. Autrement dit, l’homme ne connaît Dieu que là où l’homme est connu de Dieu. C’est pourquoi il est dit en Matthieu 25 : « Je ne vous connais pas. » Augustin dit à ce sujet que Dieu connaît cela seul qu’il trouve et qui luit dans les règles éternelles de la vérité immuable. En effet, il en est ainsi chez nous également : par l’espèce de l’homme, nous ne connaissons rien d’autre que ce qui brille dans cette espèce et y siste. C’est pourquoi, dans l’espèce de Martin, nous ne voyons pas l’homme (qu’est) Pierre, mais le seul Martin. Donc, le passé et le futur, parce qu’ils ne brillent pas (dans l’être) et ne tombent pas sous l’être, ne sont pas connus dans l’être et par l’être (non 434 435 436 437

Ibid., § 22, LW II, p. 249, trad. Brunner, p. 27. ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, II, c. 6, B c. 5 1106 a15. M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 24, LW II, p. 251. Ibid., LW II, p. 250.

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sciuntur in esse aut per esse), puisqu’ils n’y sont pas (cum ibi non sint) ; et c’est la propriété des non-étants d’être connus par non-connaissance (nesciendo)438.

Eckhart passe de la modalité opérative de la connaissance à la notion de species, rejoignant ainsi les Quaestiones Parisienses. Il rappelle la fonction de transparence de la species : nihil scimus specie hominis, nisi quod lucet et est in ipsa specie. Nous connaissons « par l’espèce » (specie) à la fois « ce qui luit et siste » (quod lucet et est) en elle439. À savoir, à travers l’espèce, nous tournons le regard vers le lieu de surgissement de ce qui la génère. Or, ce dont elle provient n’appartenant pas à l’ordre des étants, la species ne peut pas non plus être un étant. Par conséquent, la connaissance par espèce n’est pas celle d’étants mais de « non-étants ». Aussi, cette connaissance ne détermine-t-elle pas un savoir proprement dit mais une « nescience » : En effet, cela seul est vraiment su (scitur) d’eux : qu’ils ne sont pas sus (non sciuntur). Car les choses passées et les choses futures sont de telle manière qu’elles ne sont pas. Être passé, en effet, c’est ne pas être. Donc, parce que le passé et le futur et les êtres privatifs de ce genre tombent en dehors de l’étant et en dehors de l’être, ils tombent par conséquent en dehors de la lumière de la vérité et de la cognoscibilité (cognoscibilitatis), et de même en dehors de l’un et du bon. De même donc qu’ils sont par cela seul qu’ils ne sont pas, de même ils sont sus (sciuntur) par cela seul qu’ils ne sont pas sus (nesciuntur). Et c’est ce que nous voulons dire, à savoir que Dieu le Père n’aurait nullement engendré le Fils si avoir engendré n’était pas engendrer. Un exemple de cela : l’ (homme) vertueux et divin, en tant que déiforme et conforme à Dieu, est bienheureux et se plaît à pâtir, non à avoir pâti. En effet, avoir pâti, ce n’est pas être, mais une chose passée440.

Lorsque nous connaissons Martin ou Pierre dans leur principe, nous connaissons d’eux ce qu’ils ne sont pas, dans l’existence extérieure. En effet, la « cognoscibilité » (cognoscibilitas  : les conditions de possibilité de leur connaissance) de leur être nécessite de ne pas tenir compte de tout ce qui est passé ou futur, mais seulement de leur actualité. L’intention de Maître Eckhart et de dire que cette cognoscibilité nécessite de se rendre conforme à Dieu à travers un pâtir. La force opérative passe par l’opération vertueuse. La vertu n’est pas morale, d’abord. Elle est ontologique. Elle est un habitus, un ethos, qui consiste à pâtir l’action divine. Revenant alors à la métaphore de la fleur et du fruit, Eckhart la relit à travers 438 439 440

Ibid., § 23, LW II, p. 250-251, trad. Brunner, p. 28. Ibid., § 23, LW II, p. 250, trad. Brunner, p. 28. Ibid., § 23, LW II, p. 251, trad. Brunner légèr. modif., p. 28.

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l’enseignement augustinien selon lequel : « la parole conçue est la parole née » (conceptum verbum et natum)441. Pour qu’il y ait conception, ou naissance, il faut que l’amour adhère à la chose et inhère à la chose que nous entendons ou voyons ou que nous pensons ou connaissons de quelque manière (quia fit amore adhaerente et inhaerente rei, quam audimus vel videmus aut quomodolibet cogitamus aut cognoscimus)442. Le rejeton n’est dans la conception qu’en raison même de cette adhésion qui aussi une inhérence. Cette implication du connaissant est la condition sine qua non de la connaissance. Si l’esprit n’aime pas et d’adhère pas à ce qu’il voit et entend, il n’est pas fécondé par lui. Aucune conception ou naissance n’est opérée. Ici se trouvent les linéaments de l’identification de la connaissance à une naissance : celui qui connaît est héritier ou fils de ce qu’il connaît. Eckhart revient alors sur la distinction entre l’acte extérieur (actus exterior) et l’intention qui y préside (intentione conceptionis actus) qui montre la parenté et la proximité des Sermones et Lectiones super Ecclesiastici avec Die rede der underscheidunge443. L’homme qui est vraiment juste n’est pas celui qui a commis une action juste, mais celui qui œuvre justement (iuste operatur), c’est-à-dire qui agit dans et par la justice. En effet, celui-là seul a laissé Dieu opérer en lui. Lui seul connaît la justice et est connu de la justice, et lui seul fait briller la justice à l’extérieur. Cette inséparabilité de l’action vertueuse et de sa connaissance implique une transformation de la « science » (scientia) par la « sagesse » (sapientia) : De la vient, quatorzièmement, que toute science qui, dans le savoir luimême, ne s’installe pas, ne se repose pas, n’a pas de fruit, ne cherche ni ne trouve, n’est ni libérale ni en vue de soi, mais est mécanique ou adultère, cherchant son fruit en dehors et à côté du savoir. Un tel (savant) n’a pas la science et la sagesse (scientiam et sapientiam) comme épouse, mais comme concubine, non comme libre, mais comme servante. Il n’est pas l’ami (amator) de sa forme qu’est savoir et être sage, mais il est adultère à l’égard de la sagesse elle-même en dehors et à côté d’elle et dehors de l’être sage (extra sapere). C’est pourquoi un tel homme, bien qu’on puisse l’appeler sage, ne peut recevoir ni mériter le nom de philosophe (philosophus), c’està-dire d’ami de la sagesse (amator sapientiae), mais (il mérite) plutôt celui d’ami des richesses, des honneurs, des commodités, et ainsi de suite, pour lesquels il cherche la sagesse. L’ouvrier d’une telle œuvre (operarius) est AUGUSTIN, De Trinitate, IX, 9, 14, PL 42, 968. M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 24, LW II, p. 252. 443 Commentaire de la leçon I (Brunner, p. 93-94) : « La douzième conséquence fait retour à l’ordre moral et fait allusion à la célèbre thèse eckartienne relative à l’acte extérieur, qu’on rencontre dans les Entretiens spirituels comme dans les grands commentaires latins (cf. In Ioh., § 583, LW III, p. 510, 7) ». 441

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mercenaire, il est esclave, non pas fils, et son œuvre est morte, non proprement méritoire ni divine, comme je l’ai noté à propos de ce verset : « Si le Fils vous a libérés, vous êtes vraiment libres » (Jn 8,36)444.

Puisque la véritable connaissance se fait dans l’inhérence, la science ne peut se reposer dans un savoir extérieur, informatif. Il n’y a en effet aucun fruit à attendre en dehors de l’acte vertueux, celui qui s’exerce dans la force opérative. Celui qui cherche « son fruit en dehors et à côté du savoir (par opérativité)… n’a pas la science et la sagesse (scientiam et sapientiam) ». Un tel homme, parce qu’il n’est pas « l’ami de la sagesse » (amator sapientiae), ne peut être nommé à bon droit « philosophe » (philosophus). Pour Eckhart, c’est donc la modalité de la connaissance, en tant que pâtir de l’opérativité divine, qui fait le philosophe. Il n’oppose pas la philosophie et la théologie mais deux modalités de la connaissance : le savoir mercenaire ou mécanique, qui cherche à produire un résultat extérieur, et la connaissance aimante, qui adhère ou inhère à ce qu’elle connaît. Nul doute que Maître Eckhart se rattache ici à une conception de la philosophie proche de l’antiquité, que Pierre Hadot nommait « exercices spirituels ». Comme l’a bien montré Olivier Boulnois, si l’on ne réduit pas l’histoire médiévale à une conception monolithique, on peut alors constater que ces exercices n’ont pas été délaissés445. On trouve des métaphysiques rebelles où celui qui connaît se laisse transformer par sa connaissance. Connaître, c’est naître à un nouvel ethos, un nouvel habitus. Pour sa part, Eckhart ne fait pas jouer l’édification contre la science. Sachant que « la science enfle mais la charité édifie » (1 Co 8,1)446, il orchestre magistralement leur unification. La theoria et la praxis sont ici inséparables. Voilà pourquoi, il arrive au Thuringien de fustiger les beaux parleurs, avec les mots de Bernard de Clairvaux : « C’est chose monstrueuse que (d’associer) l’éloquence de la langue avec l’oisiveté des mains, l’abondance des paroles et le néant des fruits »447, ou avec ceux de Chrysostome : « Celui qui enseigne doit être lui-même un exemple, de sorte qu’il enseigne davantage par les œuvres que par la parole »448. 444 M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, LW II, p. 255-256, trad. Brunner, p. 32. 445 O. BOULNOIS, Métaphysiques rebelles, p. 61-62. 446 Cf. LW I/1, p. 348,4; LW II, p. 577,3. 447 BERNARD DE CLAIRVAUX, De consideratione, II, VI, 14, Rome III, p. 422, cité dans : M. ECKHART, Commentaire de la Genèse, § 279, OLME 1, p. 608-609. 448 JEAN CHRYSOSTOME, Opus imperfectum in Matthaeum, hom. 10, PG 56, 684, cité dans : M. ECKHART, Expositio Libri Genesis, § 279, OLME 1, p. 608-609.

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Force est de le constater, la tâche d’enseignant universitaire et de prédicateur ne sont pas considérées séparément chez Eckhart. L’unité formée par ce premier sermon et cette première leçon sur l’Ecclésiastique manifeste combien il les envisage tous deux selon un même mode philosophique. Est philosophe, non pas celui qui émet des propos philosophiques, mais celui qui se laisse modifier intérieurement par la chose même des mots qu’il prononce. Il ne peut parler qu’en parlant « dans la vérité », c’est-à-dire en étant assumé par la vérité. La structure de cette participation est clarifiée par le choix original d’Eckhart concernant la doctrine de l’analogie. Cette doctrine est le cœur de la Lectio II sur l’Ecclésiastique. Elle intervient comme explication exégétique du verset : « Ceux qui me mangent auront encore faim » (Eccl. 24,29). Aussi, est-ce sous le registre du langage métaphorique que l’analogie est développée. Comme plusieurs métaphores entrent en réseau, nous sommes à la limite où le langage métaphorique va virer en langage parabolique. Ce dernier, comme nous le verrons, est la mise en récit du réseau métaphorique, de telle sorte qu’au-delà de la référence terme à terme, une nouvelle possibilité de sens fait son apparition. D’où la thèse que, en passant à la parabole, Maître Eckhart ne fait que prolonger la métaphore vers un développement plus dynamique. L’influence de Maïmonide, qui conçoit la matière « sous la métaphore (metaphora) de la femme adultère qui a un mari et en désire toujours un autre », oriente l’interprétation eckhartienne449. À savoir, l’étant reçoit l’être en ayant soif de lui, puisqu’il en est privé comme la matière l’est de la forme. Contrairement à ceux qui ont l’appétit de tel ou tel étant (ceci ou cela), celui qui a faim et soif de l’être mangera tout en ayant encore faim : Mais, puisque Dieu est la vérité et la bonté infinies et l’être infini, toutes les choses qui sont, qui sont vraies, qui sont bonnes, le mange et ont faim de lui ; elles (le) mangent, parce qu’elles sont, qu’elles sont vraies, qu’elles sont bonnes ; elles ont faim (de lui), parce qu’il est infini : « Tous le voient, chacun le regarde de loin », Job 36 ; Psaume : « Du plus haut du ciel, il sort », « et personne ne peut se dérober à sa chaleur ». Le Damascène aussi dit au début de son livre : « Dieu ne nous a pas laissé dans une ignorance totale à son sujet ; car la connaissance de son essence est implantée en tous naturellement »450. Ainsi donc, dans les paroles ci-dessus, la sagesse de Dieu nous a fait connaître l’infinité de son entité, de sa vérité et de sa bonté

449 MAÏMONIDE, Guide des égarés, III, chap. 9, cité par M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 42, LW II, p. 270. 450 JEAN DAMASCÈNE, De fide orthodoxa I, c 1, PG 94, 789.

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en disant : Ceux qui me mangent auront encore faim (Qui edunt me, adhuc esuriunt)451.

Ce passage opère la transition, via la métaphore, entre l’Opus propositionum et l’explication de l’analogie. À l’exception de l’un et de l’unité qui est ici implicite, nous retrouvons les termes qui régissent la structure in concreto/in abstracto : étant/être, vrai/vérité, bon/bonté. Le rapport de la créature à Dieu est double : il est simultanément une manducation et un appétit. Cette leçon est socratique. Tel Eros, fils de Poros et de Penia, la créature vit d’un rapport amphibologique à l’être452. Il lui est donné et il lui manque. La manducation explique le fait que la créature est par lui en vivant de la profusion donnée. Comme Dieu est seul à être, les étants créés et finis (distincts) ne peuvent trouver ailleurs qu’en lui la nourriture qui les constitue étants, vrais, bons. Cependant, comme il est l’être, la vérité et la bonté infinies (indistinctes), les étants, en raison même de leur finitude, restent mendiants par rapport à lui. D’où la faim et la soif. La dualité de la manducation et de la faim tient à la proximité radicale et à l’éloignement tout aussi radical de Dieu par rapport à sa créature. La Leçon II fait état du rapport intus totus/extra totus de Dieu à la créature : « toutes choses ont faim de lui parce qu’il est le plus intérieur, et toutes ont faim de lui parce qu’il est le plus extérieur » (Ipsum igitur edunt omnia, quia intimus, esuriunt, quia extimus)453. Cette intériorité causale de Dieu ne peut laisser les créatures complètement ignorantes à son sujet. Mais son extériorité radicale à l’égard de l’étantité ne peut pas le reconduire à un savoir objectif. Ainsi, en raison de cet antagonisme, il n’est guère possible de renoncer ni à l’équivocité, ni à l’univocité. Il faut donc trouver une modalité analogique qui concilie l’intus totus et l’extra totus. La voici exprimée : Il faut remarquer encore, neuvièmement, la distinction de ces trois (termes) : « univoque, équivoque et analogue. En effet, les équivoques se divisent selon les diverses choses signifiées, mais les univoques selon les différences de la chose, tandis que les analogues » ne se distinguent pas selon les choses, ni n’ont plus selon les différences des choses, mais « selon les modes » d’une seule et même chose prise absolument. Par exemple : la seule et même santé qui est dans l’animal, c’est elle et non une autre qui est dans le régime et dans l’urine, de telle sorte qu’il n’y a absolument rien de 451 M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 43, LW II, p. 270, trad. Brunner modifiée, p. 45. 452 Cf. PLATON, Le Banquet, 203a-e. 453 M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 54, LW II, p. 283, trad. Brunner, p. 53.

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la santé en tant que santé dans le régime et dans l’urine, pas plus que dans la pierre ; mais on dit que l’urine est saine pour la seule raison qu’elle signifie la santé qui est dans l’animal, la même en nombre, comme le cercle, qui n’a rien du vin en lui signifie le vin. Or, l’étant ou l’être et toute perfection générale, comme l’être, l’un, le vrai, le bon, la lumière, la justice et les autres généraux, se disent de Dieu et de la créature analogiquement. D’où il suit que la bonté, la justice et les autres perfections semblables tiennent leur bonté totalement de quelque chose d’extérieur à quoi elles sont analoguées, à savoir Dieu454.

Comme d’autres médiévaux contemporains, Eckhart reprend ce lieu commun qu’est le double exemple de l’urine-santé et du cercle-vin455 pour proposer une théorie originale de l’analogie. Thomas d’Aquin avait déjà débattu du rapport de l’univocité et de l’équivocité en prenant l’exemple de la santé et de l’urine456. Il montre qu’un terme peut être référé à un autre comme « signe » ou comme « cause », mais que, dans le cas de Dieu et de la créature, le signe doit être couplé à la causalité pour fonctionner comme analogue. Par ailleurs, l’Aquinate avait également fait valoir que l’analogue est divisé selon différents modes (per modos)457. Fort de ce double enseignement, Eckhart va coupler autrement le raisonnement par la causalité, le signe et les modes. S’il fallait exprimer sa solution à travers la position des modistes, nous pourrions dire ceci : il est possible d’attribuer le même nom (la santé) par modus significandi, sans se soucier de l’unité réelle ou causale entre les choses désignées : la santé convient au régime, à l’urine et à l’animal. Cependant, si l’on considère le modus essendi, seul l’animal est dit sain au sens où la santé est réellement à l’œuvre en lui. Or, le lien entre ces deux modes ne peut pas apparaître dans le langage lui-même. À savoir, le signe n’a de pertinence que dans son ordre propre, ce en quoi Eckhart s’écarte des modistes. Contrairement à leur doctrine, un signe ne renvoie jamais directement à la chose sans passer par le concept. Lorsque nous employons 454

Ibid., § 52, LW II, p. 280-281, trad. Brunner, p. 51. ROGER BACON, De signis, éd. Pinborg, Traditio, XXIV, New-York, 1978, § 7, p. 83 ; GAUTHIER BURLEIGH, In Perihermeneias, cap. de nomine, ad. 16 a 28 (texte dans J. Pinborg, De Logik der Modistae, Studia Mediewistyczne 16, 1975, p. 60, note 83) ; GUILLAUME D’OCKHAM, Summa logicae, éd. Boehner, G. Gal et S. Brown, St. Bonaventure, New-York, 1974, c. 1, p. 8-9 ; DUNS SCOT, Questiones subtilissimae super libros Metaphysicorum Aristotelis, lib. VI, q. 3, n°344 ; PSEUDO-ROBERT KILWARDBY, Commentaire au Priscianus Maior, éd. J. Pinborg et alii, Cahiers de l’Institut du Moyen Âge grec et latin, Copenhague, 1975, p. 56. Ces références sont citées dans : A. DE LIBERA, « L’analogie selon Maître Eckhart », dans : École pratique des hautes études, 1978-1979, p. 381-383. 456 Cf. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia Pars, q. 13, a. 5. 457 THOMAS D’AQUIN, Scriptum super Sententiis, I, dist. 22, qu. 1, a. 3, ad. 2. 455

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des termes comme esse, unum, verum, bonum, et d’autres termes généraux, nous parlons analogiquement (analogice). Ces signes renvoient à une diversité d’appréhensions conceptuelles d’une seule chose : Dieu qui, parce qu’il est l’être même, se modalise diversement en opérant ce qu’il est458. Le lien entre la signification et la causalité ne se résout pas sur le plan langagier, mais sur le plan intellectif. Ici, l’exemple du cercle et du vin est correcteur. Il y a la même différence entre le terme esse et Dieu qu’entre l’enseigne sur la taverne et le vin que l’on peut boire à l’intérieur de celle-ci. Lorsque le passant, après avoir vu l’enseigne, a effectivement pénétré dans la taverne, il peut alors consommer le vin. Là, il y goûte effectivement, alors que précédemment, il n’en avait que l’indice. C’est précisément ainsi que Maître Eckhart interprète l’analogie. Une chose est d’entendre le verbe esse de l’extérieur, autre chose de le goûter à l’intérieur là où il est donné dans l’immédiateté de la vie. L’analogie fonctionne uniquement sur l’entrelacs des deux registres, dont un seul, celui du signe, est langagier. L’opérativité appartenant à la vie, elle est irréductible au signe. L’œuvre de l’analogue dans les analogués s’auto-atteste à partir de la condition carnée : l’analogué mange l’analogue et il en a faim. Le recours à la métaphore n’est pas facultatif, mais nécessaire. Lui seul peut opérer, au niveau du signe, le transfert du domaine du distinct et dicible vers le domaine indistinct et ineffable. Le fait même que les exemples explicatifs de l’analogie soient eux aussi métaphoriques ne peut être ici passé sous silence. Il y est question de régime et de santé. C’est toute l’animalité humaine qui est convoquée, à travers la vie digestive, depuis l’assimilation (vin) jusqu’à son évacuation (urine). Quoi de plus trivial que ces deux exemples tirés de la vie la plus quotidienne. Le langage use des mêmes mots pour désigner des réalités qui sont extérieures l’une à l’autre : l’enseigne de la taverne et le vin, le régime et la santé, ou qui sont intérieures : la santé dans l’animal. Mais la santé qui est dans l’animal, ne peut justement pas être objectivée en dehors de l’animal. Personne n’a jamais vu la santé, et pourtant nul ne la met en doute. Tout simplement parce que, comme opération qui se passe dans la vie, celui qui est en bonne santé l’éprouve, et sa santé rayonne à l’extérieur. Au contraire, le malade éprouve sa mauvaise santé, et la manifeste aussi au dehors. Il en va ainsi pour l’être, la vérité, la bonté, la justice, la sagesse et autres généralités que l’on ne peut montrer autrement qu’en les signifiants par leurs effets : ce qui est, ce qui vrai, ce qui est bon, ce qui est juste, ce qui est sage, … Il appartient à chaque 458

Par exemple, cf. M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 21, LW II, p. 27-28.

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humain de reconnaître que tout cela fait corps avec lui, sans pourtant qu’il puisse les causer de lui-même. Totus intra et totus extra. Résumons l’argumentation en lui donnant la forme abrégée suivante : dans les analogués, il n’y a aucun enracinement positif de la forme à laquelle ils sont analogués. Or, tout étant créé est analogué à Dieu dans l’être, la vérité et la bonté. Donc, tout étant créé a par Dieu et en Dieu, et non dans son être créé, l’enracinement positif de l’être, du vivre et du savoir. Et, de la sorte, il mange toujours en sa qualité de produit et de créé, mais il a toujours faim, parce qu’il est toujours non par soi, mais par un autre. Il faut remarquer aussi qu’il y a de nos jours encore des gens qui sont dans l’erreur, parce qu’ils comprennent mal cette nature de l’analogie et la rejettent. Quant à nous, qui comprenons l’analogie selon la vérité, comme il ressort du premier Livre des propositions, nous dirons que c’est pour signifier cette vérité de l’analogie de toutes choses à Dieu, qu’il a été dit excellemment : Ceux qui me mangent ont encore faim. Ils mangent parce qu’ils sont ; ils ont faim, parce qu’ils sont par un autre459.

Maître Eckhart est conscient que sa théorie de l’analogie porte à mésinterprétation. Il en est ainsi parce que le dernier mot de l’analogie revient chez lui au langage métaphorique, et que ce dernier est irréductible au concept. Puisque l’enracinement positif de l’être, du vivre et du savoir ne font qu’un, il n’est guère possible de reconduire le langage de l’être à un savoir qui lui serait opposé, c’est-à-dire à un langage objectivant. La clef d’interprétation de l’Opus propositionum se trouve donc dans la métaphore qui est le langage optimal de l’analogie : « Ceux qui me mangent auront encore faim ». Le paradoxe totus intus, totus extra n’est levé par aucune synthèse conciliatrice. Pour être correctement interprétée, l’analogie eckhartienne nécessite le recours à la vie incarnée. C’est pourquoi, Eckhart revient aussitôt vers la condition humaine qui fait l’expérience tantôt du « goût » tant du « dégoût ». L’homme passe ainsi alternativement du « désagrément de la faim et de la soif » au « plaisir (éprouvé) à manger et à boire »460. L’un contrastant avec l’autre, et même, l’un pouvant pimenter encore davantage le plaisir du à l’autre, selon une reprise stoïcienne d’Augustin dans les Confessions, livre VIII. Cette description de la vie quotidienne, avec ses plaisirs et ses désagréments, est la base indispensable pour parler de Dieu. En effet, c’est uniquement en passant par les « choses corporelles » que l’on peut transiter vers les « choses spirituelles et divines ». Dieu étant la cause première de toutes choses, il se rend présent à travers toutes les actions et les passions 459 M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 53, LW II, p. 282, trad. Brunner, p. 52. 460 Ibid., § 55, LW II, p. 283, trad. Brunner, p. 53.

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humaines. Que chaque humain soit travaillé par la faim et la soif, qu’il puisse être dans la joie ou dans la peine, en pleine forme ou fatigué, n’arrive pas sans que Dieu n’en soit directement concerné. L’appétit se dirige vers ce qui apporte la satisfaction et le repos. Or, dans chaque mouvement qu’il opère, et dont par contrecoup il pâtit, l’homme est d’abord mu par Dieu. Lui seul peut rassasier l’âme. Cependant, il le fait de manière paradoxale. Comme le montre le recours à Bernard (en réalité, ici, Richard de Saint-Victor), l’amour donné en plénitude n’éteint pas le désir, il l’attise461. Le coup de force eckhartien est l’intégration de l’eros socratique au cœur même de l’ontologie. La dimension irrationnelle du désir, qui pourrait rester extérieure à la science, devient le vecteur principal encadré par la spéculation. On pourrait parler de socratisation de l’ontologie. Par conséquent, l’appel à la béatitude n’est plus un thème annexe de la théologie. Cette dernière est le cadre d’un exercice spirituel. Délaissant les représentations inopérantes de l’être, le théologien est un philo-sophe : « amoureux de la sagesse, c’est-à-dire désireux d’atteindre un niveau d’être qui serait celui de la perfection divine »462. Pour Eckhart, la relation intime de chaque étant créé avec Dieu dans toute opération introduit une récompense ou un châtiment incohatifs. Il l’explicite à partir d’une exégèse du verset : « Ceux qui opèrent en moi ne pêcheront pas » (Eccl 24,30). En tant que maîtres de leurs actes, les humains sont libres de laisser opérer ou non leur cause intérieure. La récompense consiste à éprouver joie et allégresse dans le fait même d’œuvrer en Dieu. La passion est le contrecoup de l’action. A contrario, le châtiment revient à éprouver peine et affliction par le fait de ne point agir en lui. Mais, le péché étant ce qu’il est, il est possible de choir hors de cette convertibilité de l’être et du bien, opposée à celle du néant et du mal. Il peut arriver à l’étant créé de ressentir la douleur là il devrait laisser place à la joie de l’esprit ou une allégresse factice là où il n’y a en réalité qu’affliction463. Sur base de cette description phénoménologique des affects, ce même verset donne lieu à une seconde interprétation, laquelle est d’ordre épistémologique. La positivité de l’enracinement opérationnel (« Ceux qui 461 PSEUDO-BERNARD, Traité sur la charité, c. II, n. 10 PL 184, 589 ; RICHARD DE SAINT-VICTOR, Les degrés de la charité, c. 2, PL 196, 1200, cité par M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 59, LW II, p. 287, trad. Brunner, p. 56. 462 P. HADOT, Eloge de Socrate, p. 51. 463 « Il y a lutte entre mes joies dignes de larmes et les tristesses dignes de joie ; de quel côté se tient la victoire, je ne sais. Il y a lutte entre mes tristesses mauvaises et les bonnes joies ; et de quel côté se tient la victoire, je ne sais. » (AUGUSTIN, Confessions, X, 28, 39, BA 14, p. 208-211).

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opèrent en moi ») est contrebalancée par la formulation négative (« ils ne pécheront pas »). Cette formule, selon Eckhart, signifie l’incompréhensibilité de la récompense : « elle dit moins et signifie plus » (minus dicit et plus significat)464. Voilà une belle litote, ou pour mieux dire, la définition même de la litote. Cette figure de rhétorique consiste à susciter chez le récepteur un sens en excès par rapport à ce qui lui est communiqué. La litote agit donc comme un trope. Parce que la récompense se vit sur un mode affectif et effectif, qui touche l’étant créé directement par le biais du lien intime entre action et passion, il n’est pas possible de la dire dans un langage conceptuel, mais seulement de la signifier. Comme cette force opérative relie le supérieur à l’inférieur, l’indistinct au distinct, « l’œil ne [la] voit pas » (oculus non vidit). Il faut donc en déduire que : « nous disons moins sur le divin que nous y tendons (par notre intention) » (Minus enim dicimus de divinis quam intendimus)465. L’ineffabilité de la récompense conduit Eckhart à exprimer l’inadéquation des affirmations concernant le divin : Comme on l’a dit plus haut, parce que les mots ils ne pécheront pas disent moins et signifient plus, et ainsi la récompense résidera dans l’affirmé qu’elle cherche à signifier, non pas dans le nié. Comme par exemple, dans le mot, « l’un transcendant » est négation, certes, mais, dans le signifié, pure affirmation, puisqu’il est négation de la négation, selon ce verset : « Je suis qui je suis » (Ex 3,14). Il faut remarquer encore que ce mode de discours est tout à fait adapté au cas du divin, où l’on dit moins et signifie davantage, comme dans le verset en question : « Ils n’auront pas faim », ou bien par des négations de négation, comme lorsqu’on dit : « Dieu est un »466.

Si la récompense réside « dans l’affirmé qu’elle cherche à signifier » (in affirmato quod significare intendit), alors, s’opère un renversement de l’ineffabilité. Il n’y a de négation qu’au regard de l’étant créé qui, se trouvant dans la distinction, doit avouer ne pas pouvoir parler distinctement de Dieu, tout en ne pouvant nier sa présence opérative en lui. L’opérativité est invisible mais elle ne passe pas pour autant inaperçue. Cette opérativité s’affirme en lui. Dans le signifié, il y a alors « pure affirmation, puisqu’il y a négation de la négation ». L’expression negatio negationis est rapprochée du nom de l’Exode formulé ici sous sa forme élidée : sum qui sum. Le redoublement de la négation, côté étant créé, 464 M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 63, LW II, p. 291, trad. Brunner, p. 58. 465 Ibid., § 63, LW II, p. 291, trad. Brunner, p. 58. 466 Ibid., § 63, LW II, p. 291, trad. Brunner, p. 59.

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correspond au redoublement de l’affirmation, côté divin. La leçon est déployée dans le Commentaire de l’Exode. Ce modus loquendi, qui entrelace signification et opérativité, est ce qu’il y a de plus adapté au divin. Dire moins, c’est signifier plus. Ce qui permet à la signification de ne pas manquer ce qu’elle signifie se trouve caché dans la vie même de celui qui parle. Le juste peut effectivement parler de la justice avec vérité en tant qu’il agit justement, et que la justice brille en lui. Comme le dit le Prologue johannique, la vie est lumineuse par elle-même : « La vie était la lumière des hommes » (Jn 1,4). Aussi, le sens du verbe elucidare est le suivant : « donner à la lumière, à l’extérieur, la lumière qui brille et qui est à l’intérieur comme vie » (lucem, quae intus vita lucet et est, extra luci dare)467. Parler et enseigner consiste alors à porter à l’extérieur ce qui est déjà vie à l’intérieur. Porter à la patence ce qui est latent, tel est le travail tant de l’enseignant universitaire que du prédicateur : Ainsi également tout verbe est formé à l’intérieur dans l’âme, avant d’être produit et manifesté par la parole à l’extérieur. C’est pourquoi l’Apôtre écrit à Timothée : « Prêche le Verbe ! » « Prêche » (praedica), comme « dis avant » (praedic), c’est-à-dire à l’intérieur d’abord ; ou « prêche », c’està-dire « dis devant » (prodic) ou « produis » (produc) à l’extérieur, afin qu’elle luise devant les hommes468.

L’œuvre de l’enseignant est la prédication. Avant de la « dire devant » (pro-dicere) d’autres et donc de la « produire » (pro-ducere), elle doit auparavant être dite à l’intérieur même de l’âme. Cependant, celui qui considèrerait ce « dire antérieur » (prae-dicere) comme un prédicat assimilable à un mot pensé dans sa quiddité, auquel il ne manquerait que la voix ou le mot pour être révélé, se trouverait complètement dans l’erreur par rapport à la position eckhartienne. En effet, rien n’est plus étranger à l’ensemble de ce qui vient d’être dit par Eckhart. Ce qui est latent devient patent (lateat/pateat) : « donner à la lumière à l’extérieur, comme si (la Sagesse) ne luisait pas à l’intérieur, mais était cachée jusqu’à ce qu’elle s’extériorise et se manifeste » (extra luci dare, quasi intus non luceat, sed lateat, quousque extra fiat et pateat)469. L’expression quasi intus non luceat, reprise par le verbe latere, insiste sur une lumière d’une autre qualité que la lumière extérieure. Il s’agit précisément d’une lumière qui ne fait qu’un avec la vie dans l’être. L’extériorisation est alors radicale. Le rapport entre l’intérieur et l’extérieur ne se réduit pas au rapport 467 468 469

Ibid., § 68, LW II, p. 297. Ibid., § 69, LW II, p. 298, trad. Brunner, p. 63. Ibid., § 70, LW II, p. 299, trad. Brunner, p. 63.

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spatial du contenu et du contenant. L’extériorisation est une sortie hors de l’indistinction, où la signification et la sensation sont une, vers ce qui est de l’ordre du distinct, où le signe et la vie qu’il désigne sont extériorisés l’un par rapport à l’autre. Voilà pourquoi la métaphore fait intimement partie du langage eckhartien dès le début. Non pas une métaphore qui déplacerait les frontières sémantiques, mais une métaphore radicale, constitutive du discours d’un bout à l’autre. En reprenant le couple latet-patet, Maître Eckhart prend ici position par rapport à Henri de Gand. En opposition à Thomas d’Aquin, ce dernier a développé une acception du Verbum conceptum comme « manifestativité » : ratio manifestationis et declarativi470. Le Thuringien n’a pas abandonné la phénoménologie au Gantois. Il la déplacée en la fondant dans la conception de l’intellectualité essentielle héritée de l’Aquinate. Ainsi, la doctrine de la génération intellective du Verbe ad intra est-elle le préalable d’une manifestation ad extra. Eckhart reprendra cette articulation à travers le lexique bullitio-ebullitio. Ce point est primordial puisque, chez la majorité des médiévaux, la manière de concevoir le Principe est constitutive non seulement de leur ontologie, mais aussi de leur noétique. C’est précisément ici que s’enracine la conception eckhartienne d’une species transparente à ce qui la génère. Avec, pour corollaire, l’impossibilité de réduire le générateur à un objet ou une représentation. L’indissociable essence du Père et du Fils en est le Principe fondamental. Or, sur ce point, Duns Scot, en successeur d’Henri, prend une autre voie. Nous pouvons constater chez lui une cohérence entre sa pensée trinitaire et sa noétique qui diffère nettement de celle du Thuringien. Comme le montre Edouard Wéber, la pensée scotiste est liée à « une réduction phénoménologique de l’intellectif à une sorte de promotion à l’évidence de ce qui était déjà possédé en fait mais de manière implicite »471. Revisitant la manière dont Henri reçoit la triade augustinienne memoria-intellectus-voluntas, Scot professe une primauté radicale de l’essence sur l’intellectivité, en s’appuyant sur une interprétation mémorielle de la personne du Père. Edouard Wéber en donne pour preuve le texte suivant : « En tant qu’elle est réminiscence (memoria), c’est-àdire dans la mesure où elle possède l’essence (divine) présente à son attention et sous la raison de l’objet, la Personne du Père, (au titre d’) intellect paternel, exprime une connaissance parachevée, laquelle est le 470 HENRI DE GAND, Quodilibet, VI, q. 1, Resp., f°216-217, cf. E. WEBER, « Les discussions à Paris sur l’être et le connaître intelllectif », Maître Eckhart à Paris, p. 45-46. 471 E. WÉBER, « Les discussions à Paris sur l’être et le connaître intelllectif », Maître Eckhart à Paris, p. 53.

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Verbe. Cette expression est, formellement, un dire (manifestateur) et non pas un intelliger »472. Sans nous arrêter ici sur les débats trinitaires, tels que Hans Urs von Balthasar les a soulignés473, concentrons-nous sur la conséquence noétique de cette conception scotiste. La distinction entre mémoire et intellection est la matrice d’une conception de la pensée intellective qui s’opère en deux moments : la réceptivité et l’activité. À l’instar du processus divin ad intra, la mémoire humaine est le lieu des espèces déjà connues, mais de manière confuse, avant qu’elles ne s’expriment dans un verbe clair. Un parachèvement doit avoir lieu. Aussi entre le moment initial de réception et le moment de conception déterminée, un hiatus s’installe. L’intellect passe successivement de la passivité à l’activité. En l’absence de l’objet réel, c’est-à-dire de l’espèce générée dans la présence, la pensée peut se tourner vers un objet de substitution474. La priorité mémorielle modifie considérablement la noétique. Là où Eckhart se place toujours dans l’« instant » de l’actualité, sans laquelle il n’y a pas de species, Scot pense la « continuité » d’une species, devenue conceptus, qui demeure en l’absence même de l’intuition directe qui la cause. Les deux options sont irréductibles. Il en va d’un tout autre rapport au langage, d’une tout autre rhétorique. Parce qu’elle tient lieu de la chose en son absence, la représentation peut être communiquée à un autre sans que ce denier ne fasse l’expérience de la chose représentée. Sa seule réceptivité est tournée vers l’objet de substitution. Ainsi, s’il en comprend la logique, il peut transmettre à son tour le substitut de manière parfaitement correcte, sans pourtant avoir jamais eu affaire à la chose même. Duns Scot aura beau penser son projet avec l’objectif que la représentation peut toujours stimuler celui qui la reçoit à passer volontairement du simple modus significandi à l’intuition de la chose, il n’en demeure pas moins qu’il promeut une science théologique capable de s’en passer. Cette science fonctionne, au niveau de la signification, indépendamment de l’expérience à laquelle pourtant elle est adossée. Voilà ce que Maître Eckhart veut éviter. Bien qu’il y ait également chez lui, l’enjeu d’une implication volontaire de la part de l’auditeur ou du lecteur, sa science ne peut fonctionner sur le plan informatif. Sans l’implication opérative, l’usage du signe est absurde. Comme nous le verrons à travers 472 DUNS SCOT, Lectura, I, d. 6, n°15, dans Opera omnia, Civitas Vaticana, vol. XVI, p. 463, cité dans ibid., p. 53. 473 Cf. H. U. VON BALTHASAR, Theologik, II. Wahrheit Gottes (1985), trad. fr., 1995, p. 135-162. 474 Ibid., p. 76.

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le Commentaire du livre de l’Exode, la théologie eckhartienne est une obstetricandi scientia ou elle n’est pas. Mais, auparavant, écoutons-le achever sa Leçon : Encore une fois, la lumière et la vie où le vivre sont, dans l’être, l’être luimême et un seul être, comme il ressort du Livre des causes. Ainsi donc luire et vivre sont cachés dans l’être et sous l’être, comme dissimulés loin de la nature et de la propriété de luire, jusqu’à ce qu’ils soient produits, s’extériorisent et, de cette façon, luisent, selon cette parole de Job 28 (11) : « Les profondeurs des fleuves », « il les produit à la lumière ». Ainsi, en effet, la blancheur en soi n’est pas blanche et ne rend pas blanc non plus, mais elle est ce par quoi une chose est rendue blanche. La blancheur est dans l’être, certes, mais rendre blanc est caché dans l’être ; en revanche, extériorisée, elle rend blanc. C’est pourquoi ce qui a été fait, en lui était blancheur et était vie, si la blancheur et les choses blanches avaient la vie, selon cette parole déjà citée plus haut : « Ce qui a été fait, en lui était vie » ; et encore : « La lumière luit dans les ténèbres », c’est-à-dire à l’extérieur475.

475 M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 70, LW II, p. 299-300, trad. Brunner, p. 64.

Une Genèse sans cesse actuelle (Expositio libri Genesis)

Le Commentaire du livre de la Genèse fait partie du groupe des commentaires rédigés dans la foulée du premier magistère parisien476. Selon l’Opus tripartitum, nous savons que l’exposition du premier verset de la Genèse (In principio creavit deus caelum et terram) se laisse déduire de la première proposition (Esse est deus) disputée elle-même par la première question (Utrum deus sit  ?). Poser l’hypothèse que Dieu ne serait pas, reviendrait à admettre que rien n’est : si deus non est, nihil est477. Or, affirme Eckhart, « la nature, les sens et la raison prouvent la fausseté du conséquent » (Consequentis falsitatem probat natura, sensus et ratio)478. Autrement dit, le fait même que l’étant se meuve, sente et raisonne est la preuve indéniable que Dieu est. L’anité, avons-nous vu, n’est pas réductible à la quiddité, elle se vit. L’opération divine, parce qu’elle se situe en amont de tout acte humain, n’est nullement déductible quidditativement. Elle s’auto-atteste dans le fait même d’y participer. Cette entrée en matière est indicative de la manière dont l’Expositio libri Genesis va se déployer. Il importe à Eckhart de manifester combien l’ensemble de la création, caelum et terra, est avant tout le cadre dynamique de l’accomplissement humain vers sa béatitude. Que la naissance de Dieu dans l’âme soit possible nécessite précisément que l’homme occupe une place particulière dans le processus créatif de Dieu. La nature n’est pas une structure fermée sur elle-même. Elle flue continuellement de la vie divine, en étant originairement ancrée dans le procès trinitaire. Rejetant toute idée de fabrication, Maître Eckhart annonce la simultanéité instantanée de l’émanation des personnes divines et de la création : (Troisièmement) : le commencement dans lequel Dieu créa le ciel et la terre est l’instant simple et originaire de l’éternité, celui-là même, dis-je, qui est 476 Rédigé dans la suite des prologues, et sans doute déjà en chantier vers 1305, l’Expositio libri Genesis est difficilement datable étant donné ces nombreux remaniements (K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 141-142). Les renvois au Expositio libri Sapientiae (§ 19, LW I/2, p. 76) ou au Liber parabolarum Genesis (§ 66, LW I/2, p. 112) manifestent qu’il a été situé par rapport aux autres œuvres latines, sans que ces renvois ne constituent des preuves de datation de l’ensemble du texte. 477 M. ECKHART, Prologus generalis, § 13, LW I/1, p. 158. 478 Ibid., OLME 1, p. 56-57.

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identiquement et absolument l’instant où Dieu reste de toute éternité et où se produit, s’est produite et se produira éternellement l’émanation des Personnes divines479.

Cette simultanéité instantanée a pour corollaire la présence toujours actuelle de l’opération divine à chaque instant du temps. D’où l’opérativité est mise à l’aune du verset qui résonne comme une sorte d’axiome chez Eckhart : « Dieu a parlé une seule fois, et j’ai entendu deux » (Ps 61,12) : « ‘Deux’, à savoir le ciel et la terre, ou plutôt ‘ces deux’ c’est-à-dire l’émanation des Personnes et la création du monde, qu’ ‘il prononce une seule fois’, et qu’ ‘il a prononcées une seule fois’ »480. Nous le constatons : la création est bien une locution que l’étant créé est capable d’entendre. Cependant, cette locution unique n’est jamais entendue que sur un mode double : le ciel et la terre (caelum et terra). Nous sommes donc dans un registre de langage ontologique par lequel les choses sont créées. Et tout usage du signe sera seulement second par rapport à ce langage originaire et silencieux. La rhétorique de l’être fonde la rhétorique du signe. Conforme à sa méthode, Eckhart pense le rapport du causé à sa cause de l’intérieur même de l’axe qui va de l’inférieur au supérieur. Avec Augustin, il affirme : « on ne peut trouver aucune veine par laquelle Dieu se répand en nous, sinon, Seigneur, l’acte par lequel tu nous fais » (nulla vena trahitur aliunde, qua esse currat in nos, praeterquam quod tu facis nos, domine)481. Le rapport du Créateur à la créature n’est pas situable, comme une veine dans un corps, mais est un acte intégral réparti dans tout l’être, et donc disséminé dans toute la vie du corps. C’est donc de l’intérieur même de l’étant que son influence se fait sentir comme « la plus naturelle, la plus suave et la plus adéquate » (naturalissima, suavissima et convenientissima). Cette triade, qui associe des registres différents, ne doit plus nous surprendre puisque, chez Eckhart, la convenance passe à travers l’affect naturel. D’où l’on ne sera pas non plus étonné si, alors qu’il commente : Creavit in principio, Eckhart l’explicite par l’opération continuelle de Dieu à l’égard de l’étant créé (« Pater meus usque modo operatur », Jn 5,17), opération que seul le juste peut ressentir en tant qu’il est dans la justice : (Quatrièmement) au commencement, c’est-à-dire dans le Fils, Jn 8 (25) : « Je suis le commencement ». Il faut noter ici que, de même que rien ne M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 7, LW I/1, p. 190, OLME 1, p. 248-249. Ibid., § 7, LW I/1, p. 190-191, OLME 1, p. 250-253. 481 AUGUSTIN, Confessions, I, VI, 10, BA 13, p. 288-289, cite par M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 14, LW I/1, p. 197, OLME 1, p. 264-265. 479 480

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devient juste sinon par la justice engendrante qui, en tant que telle, est inengendrée, et de par ou dans la justice engendrée ; de même rien n’est créé sinon par l’être inengendré, qui est le Père, et dans l’être engendré, qui est le Fils482.

Ici, comme il le fait dans le commentaire sapientiel et comme il le fera à nouveau dans le commentaire johannique, Eckhart se sert du paradigme du juste dans la justice pour interpréter le rapport du créé avec l’incréé483. Ce rapport se fait selon un double niveau qui maintient la différence ontologique. Tout comme l’étant est rendu juste par la justice engendrante mais dans la justice engendrée, tout étant est créé par l’inengendré (le Père) dans l’engendré (le Fils). Autrement dit, toute création se fait dans le Verbe qui est lui-même directement engendré par le Père. Cette distinction du « par » (per) et du « dans » (in) est vécue au cœur même du juste. Bien qu’il opère la justice comme étant une avec lui-même, il éprouve aussi qu’il ne dispose pas de cette vertu comme si elle lui appartenait. Il est donc affecté, dans son action même, par le hiatus par/ dans (per/in). C’est sur cette base que va s’établir la relecture métaphorique de « ciel et terre » (caelum et terra) comme « forme et matière » (forma et materia), « ce qui agit et ce qui pâtit » (activa et passiva). Cette dualité doit toujours être entendue comme provenant d’un unique acte de parole. Par conséquent, il n’est pas possible que la terre soit sans le ciel et vice-versa : De plus, forme et matière en tant que ciel et terre, ne sont pas seulement simultanées ; mais, de même que la matière n’a pas d’être sans la forme et qu’il lui revient par essence d’être soumise à la forme et informée par elle, sans puissance intermédiaire, de même – par le même processus mais réciproquement – la forme, de par son essence, reçoit l’être sans intermédiaire dans la matière et dans l’acte même d’information, car, pour elle, informer, c’est être. C’est donc ainsi qu’au commencement, c’est-à-dire dans l’être, sont simultanément produits forme et matière, actif et passif, ciel et terre484.

Selon cette relecture – on ne peut plus aristotélicienne – de l’hylémorphisme, la forme et la matière sont les corollaires inséparables d’une même opérativité essentielle. Ce sont les deux faces d’un même être. Aussi, est-ce dans cette perspective qu’il convient de relire la présentation de la terre et du ciel comme duplex esse : « l’être intellectuel dans l’âme » (esse intellectuale in anima) et « l’être matériel extérieur M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 20, LW I/1, p. 201, OLME 1, p. 270-271. Cf. B. MOJSISCH, Meister Eckhart, Analogie, Univozität und Einheit, Hamburg, 1983, p. 65 ; J. CASTEIGT, Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, p. 237. 484 M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 24, LW I/1, p. 204, OLME 1, p. 276-277. 482 483

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à l’âme » (esse materiale extra animam)485. Le recours d’Eckhart à Platon ne vient pas invalider l’interprétation aristotélicienne, mais vient la compléter. En affirmant que « Platon faisait des idées le principe (à la fois) de la connaissance et de la génération » (Plato ideas ponebat esse principium cognitionis et generationis), le Thuringien propose en effet de dédoubler le rapport de la forme et de la matière486. Par assimilation de la forme (forma) et de l’idée (idea), il est possible de considérer la relation d’activité et de passivité selon une double optique à la fois cognitive et générative. Plus on monte vers le supérieur, plus la cognition et la génération s’identifient dans l’unité (unitate), plus on descend vers l’inférieur, plus les deux s’éloignent l’une de l’autre dans la dualité (dualitate)487. Or, privée à la fois d’être et de connaissance, la terre est vide. En raison de cette vacuité, elle est inactive, imparfaite et mendiante. Pour expliquer cette situation de la matière, Eckhart exploite à nouveau la « métaphore de la femme adultère » (metaphora mulieris adulterae)488. Cette fois, elle est présentée selon les paroles de Maïmonide comme « une femme inquiète, impatiente du repos » (mulier vaga quietis impatiens)489. À la profusion généreuse du ciel, que ce soit en être ou en connaissance, répond la pauvreté mendiante de la terre. Eckhart joue beaucoup sur la « privation » (privatio), le troisième principe aristotélicien (stérèsis) sans lequel le rapport de la forme (morphè) à la matière (hylè) ne pourrait expliquer le devenir. Or, c’est précisément ce sur quoi porte principalement ce commentaire. Le fait « qu’on ne peut substantifier la matière qu’à titre potentiel » (quia materia substantificatur per posse)490, est précisément le cadre qui explique la condition créaturale. À savoir, la créature ne s’accomplit que dans la mesure où elle se rend capable de recevoir ce qu’elle n’est pas par elle-même. La création in principio consiste à conférer l’être « par mode de dimension non-terminée » (modo dimensio interminata) dans lequel l’étant doit répondre « de son propre devenir » (ipsi suo fueri)491. Cette dimension non-terminée de la création explique que l’homme soit dans une condition inconstante. Et, cette absence de « constance » (constantia) fait obstacle à sa félicité. Tendus vers des biens qu’il n’a pas, l’homme est en bute à des maux qu’il 485

Ibid., § 25, LW I/1, p. 204, OLME 1, p. 276-277. Ibid. 487 M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 26, LW I/1, p. 205. 488 Ibid., § 33, LW I/1, p. 210, OLME 1, p. 290-291. Cf. M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, § 42, LW II, p. 270. 489 MAÏMONIDE, Guide des égarés, III, chap. 9, Munk III, p. 45. 490 M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 36, LW I/1, p. 213. 491 Ibid., § 38-39, LW I/1, p. 214-215. 486

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redoute : « En effet, s’il n’a jamais tout ce qu’il veut, il a toujours quelque chose de tout ce qu’il ne veut pas » (Non enim habet omne quod vult nec caret omni quod non vult)492. D’où vient le fait que l’homme est plus malheureux qu’heureux. Dans cette situation incertaine, l’homme n’est pourtant pas livré à lui-même. À partir du duplex esse, tout étant créé raisonnable peut tenter de rendre effectif (esse formale) ce qu’il est déjà potentiellement en Dieu (esse virtuale)493. C’est dire combien les hommes ont à actualiser ce qui leur est continuellement conféré sur le mode conditionnel. L’actualisation ne se fait pas automatiquement, de manière nécessaire. Le juste ne devient pas automatiquement juste. Le passage de la virtualité à la formalisation est un travail de la liberté. D’où, aussi, la possibilité de la chute et du mal, et leur interprétation comme déchéance dans la dualité494. À partir de là, Eckhart peut réinterpréter le célèbre verset de Genèse tant commenté par les Pères de l’Eglise : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance » (Gn 1,26). À présent il faut savoir que la créature rationnelle ou intellectuelle diffère de toute autre créature qui lui est inférieure en ce que l’inférieur est produit à la ressemblance de ce qui est en Dieu et n’a de correspondant en Dieu que cette idée d’après laquelle il dit créé. Une idée (de ce type) est spécifiquement déterminée et est relative à la réalité créée (infra-intellectuelle) comme à une essence spécifiquement distincte. Tandis que chaque nature intellectuelle a, comme telle, plutôt pour modèle Dieu lui-même et non pas simplement une idée divine. La raison en est que l’intellect, comme tel, est « ce grâce à quoi (le sujet connaissant) devient toutes choses » et n’est pas (simplement) tel ou tel être spécifiquement déterminé. En effet, l’intellect, d’après Aristote, « est d’une certainement façon toutes choses », et l’être en sa totalité495.

En tant que créature rationnelle, l’homme ne s’insère pas dans la création de la même manière que les autres étants créés. Tandis que ces derniers sont déterminés « selon leur espèce » à être tels ou tels, il n’en va pas ainsi pour l’homme. Il n’est pas assigné à une détermination, mais a reçu l’intellect par lequel il est partie prenante de son propre devenir. Par l’intellect, il peut en effet, devenir toutes choses, comme le dit Aristote. Autrement dit, l’intellect intervient dans la ressemblance de l’image. Va donc se jouer, sur le plan de l’intellect, l’unification de la passivité et d’activité qui structure toute la condition ontologique. S’appuyant sur l’exégèse d’Augustin, pour lequel l’âme est « image de Dieu » 492 493 494 495

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

§ § § §

74, LW I/1, p. 236. 83, LW I/1, p. 242. 89-92, LW I/1, p. 248-250. 115, LW I p. 270, OLME 1, p. 382-385.

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(imago dei) parce qu’elle est « capable de Dieu » (capax dei), Eckhart développe une interprétation de l’âme « à l’image de Dieu » (ad imaginem dei)496. L’image a la capacité de manifester pleinement « ce dont elle est l’image » (cuius imago est), mais elle n’en a pas l’effectivité essentielle. Toute la question est donc de passer de la puissance à l’acte. Or, Dieu n’agit pas en l’homme sans recourir à sa capacité de délibérer : Une réalité dotée d’avance d’un pouvoir opératif limité à une seule chose ne possède pas d’agir libre ou autonome, son orientation vers sa fin lui vient d’un autre (…) L’homme, lui, se dirige de lui-même vers sa fin grâce à une forme intériorisée et au libre arbitre qui permet délibération et choix. Il est donc écrit avec pertinence : « Dieu a constitué l’homme et l’a laissé dans la main de son libre conseil ». C’est pourquoi Jean Damascène497, lui aussi, écrit : « L’homme est dit créé à l’image (de Dieu) du fait qu’ ‘image’ signifie faculté d’intellection, libre arbitre, libre disposition de soi, principe d’opération propre et pouvoir d’agir498.

Le grand œuvre, pour l’homme, sera d’orienter son pouvoir d’agir en fonction de ses choix, sachant que ces derniers ont, en retour, un pouvoir transformatif de son être même. À chaque opération, se joue donc son devenir. Ce devenir est interdépendant de l’universalité de l’être. En effet, Dieu se repose de toute son œuvre (ab universo opere) et non de telle ou telle œuvre particulière. Plus encore, « Dieu repose en œuvrant et donne repos à son œuvre » (deus operando quiescit et dat quiescere operato)499. Or, c’est précisément le drame de l’étant créé de ne pas être réceptif à ce don, car il a toujours tendance à vouloir se reposer « de cette œuvre-ci ou de cette œuvre-là » (ab hoc aut illo opere)500. Peu à peu, d’inquiétude en inquiétude, un apprentissage est possible pour le conduire à ne plus vouloir ceci ou cela, mais seulement l’opération même de Dieu à laquelle il participe. Aussi, en se laissant mouvoir par celui qui meut toutes choses vers lui, peut-il rassasier sa faim et étancher sa soif en reposant dans l’être même de Dieu. Parlant de Dieu, Boèce a fort bien dit : « Toi qui, demeurant stable, donnes à toutes choses le mouvement »501. L’être en effet, de lui-même, par 496 AUGUSTIN, De trinitate, XIV, VIII, 11, BA 16, p. 374, cité dans : M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 115-116, LW I/1, p. 271-272, OLME 1, p. 386-389. 497 JEAN DAMASCÈNE, De fide orthodoxa, trad. lat. Burgondio, Buytaert, c. 26, 23s. et c. 39, 35s. 498 M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 120, LW I/1, p. 275-276, OLME 1, p. 392395. 499 Ibid., § 148, LW I/1, p. 300. 500 Ibid., § 152, LW I/1, p. 303. 501 BOÈCE, Livre de la consolation III, poésie 9, 3 (p. 51).

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lui-même et en lui-même, repose, stable, il donne et communique « à toutes choses d’être mues » vers lui par un désir, une certaine faim et soif de l’être, mais ce qu’il donne et communique en lui-même, c’est le repos et non plus ce mouvement qui tendait vers lui502.

Nous voici de retour à l’interprétation métaphorique de l’être comme nourriture à la fois donnée et désirée. Mais, ici, un équilibre s’installe de telle sorte que l’être ne se communique plus dans l’alternance de l’un (don) et de l’autre (désir), mais comme lieu de son repos. Eckhart renvoie le lecteur à l’exégèse métaphorique du Siracide 24 (23) : « Mes fleurs, ce sont mes fruits »503. La fin est en même temps le principe. C’est pourquoi, « en Dieu, œuvrer, c’est avoir œuvré » (in deo, operari est operatum esse). Or, cette unité manque à la créature. Elle n’arrive pas à faire son principe de sa fin. D’où elle cherche à s’approprier elle-même sa fin plutôt que de la recevoir comme un don originaire. Ceci n’est possible que lorsque l’étant rationnel cesse de se tourner vers tel ou tel bien, et agit seulement pour l’amour du bien. Le bien que nous n’opérons pas pour lui-même, uniquement parce qu’il est bien, ce n’est pas l’œuvre divine et ce n’est pas Dieu qui l’accomplit en nous. Mais c’est cette autre chose, extérieure, pour laquelle nous opérons, qui opère en nous. Aussi est-il expressément dit en Mt 5 (10) : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice ». En effet l’œuvre juste est celle en laquelle c’est de la justice elle-même, et rien d’autre, qu’on a faim et soif, c’est elle qu’on désire et qu’on cherche. La suite dit : « Heureux les persécutés pour la justice qui pâtissent à cause de la justice ». « Pâtissent », est-il écrit, ni « ont pâti » ni « pâtiront », pour désigner que c’est dans l’opération même, c’est-à-dire dans la passion subie à cause de la justice que la perfection de la justice consiste. En effet, pour le juste en tant que juste, agir avec justice, c’est vivre et c’est être504.

S’accomplir dans le bien, convertible à l’être, consiste à « pâtir » l’opération de Dieu. La passivité est requise du côté de la créature pour que Dieu opère ce qu’il est lui-même. Ce thème sera largement déployé dans les sermons. C’est à nouveau le paradigme du juste et de la justice qui permet d’approcher le rapport de la passivité et de l’activité. Ce duo sert « à désigner que c’est dans l’opération même, c’est-à-dire dans la passion subie à cause de la justice que la perfection de la justice consiste » (ad designandum quod in ipsa operatione seu passione propter iustitiam M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 164, LW I/1, p. 311, OLME 1, p. 452-453. Cf. M. ECKHART, Sermones et Lectiones super Ecclesiastici, DW II, § 18 ; Expositio libri Sapientiae, § 175. 504 M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 176, LW I/1, p. 320-321, OLME 1, trad. légèr. modif., p. 468-469. 502 503

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consistit perfectio iustitiae)505. Autrement dit, le lexique de l’activité et de la passivité désigne le fait d’agir avec justice. Les verbes operare et patior font signe dans le langage lui-même vers le processus d’attestation qui se fait en deçà du langage. L’opération s’accompagne d’une passivité qui constitue l’évidence de l’engendrement par un autre dans le même. C’est l’affect, la marque dans l’âme, qui fait que le signe renvoie effectivement à ce dont il est le signe. Pour Maître Eckhart, la véritable connaissance se fait dans l’opération même. La distinction aristotélicienne entre praxis et poiesis (« Il y a, à ce qui me semble, une différence dans les fins : les unes consistent en activités ; les autres en certaines œuvres distinctes des activités ellesmêmes »506) ne sert pas chez lui à distinguer entre science spéculative et science pratique, mais à les identifier. En effet, dans la théologie, l’homme ne cherche pas une fin autre que l’opération en laquelle Dieu se repose lui-même. Eckhart ne fait pas ici appel au premier livre de Métaphysique, comme Duns Scot dans le Prologue de la Lectura507. Son recours à Aristote s’explique par la différence entre « opération intérieure » (opere interiori) et « œuvre extérieure » (opus exterius) : Dieu se complaît, se satisfait et se repose en notre opération intérieure, même si manque l’agir extérieur et sa possibilité, selon le Psaume (44,14) : « Toute la splendeur de la fille du roi vient de l’intérieur »508.

Cette distinction, qui était déjà thématisée dans les Entretiens spirituels, est une clef de lecture de l’œuvre eckhartienne509. Elle ne signifie pas l’absence d’attention aux vertus mais leur ancrage dans ce qui les permet, et sans lesquelles elles n’ont pas la moindre valeur. Un rééquilibrage est ici manifeste. Comme chez Duns Scot, l’acte exécuté n’est moral que parce qu’il procède de l’intérieur510. Mais, précisément, chez Eckhart, l’opération intérieure n’est pas autre que l’opération par laquelle Dieu se repose en lui-même. En dehors de l’opération divine interne à tout ce qui est, il n’y a rien. D’où le fait que la science pratique est aussitôt la science spéculative. Il n’y va pas d’une correspondance à deux M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 176, LW I/1, p. 321, OLME 1, p. 468-469. ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, I, c. 1, 1094 a 4s, cité par M. Eckhart, Expositio libri Genesis, § 176, LW I/1, p. 321, OLME 1, p. 470-471. 507 Cf. DUNS SCOT, Prologue de la Lectura, § 125, trad. G. Sondag, La théologie comme science pratique, 1996, p. 194. 508 M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 177, LW I/1, p. 321-322, OLME 1, p. 470471. 509 M. ECKHART, Die rede der unterscheidunge, Traktat II, § 23, DW V, p. 290-309. 510 DUNS SCOT, Prologue de la Lectura, § 137, trad. G. Sondag, p. 197. 505 506

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habitus, comme le propose Godefroid de Fontaine, puisque cette science unique ne vise pas des fins différentes511 . Plus précisément, la science eckhartienne n’utilise pas de moyens en vue de fins, parce qu’il n’y a pas de fin visée. Rappelons-nous que, chez Eckhart, « il n’y a pas de ‘à cause de’ » (non autem propter)512. Toute opération reconduit à l’être même : « la perfection des vertus et des œuvres divines consiste en ce que l’activité revêt la raison d’être et de vie, selon ce que dit Jn 17 (3) : ‘La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent’ »513. Dans la mesure où il opère à partir de l’opération intérieure, tout homme vit déjà de la vie éternelle, et donc de la connaissance par laquelle Dieu se connaît lui-même. En raison du fait que la connaissance à la même fin que l’activité pratique, on ne peut donc faire jouer la science spéculative contre la science pratique, comme le fait Henri de Gand514. La cohérence morale entre le dire et le faire est la manifestation de la connaissance spéculative. Si le signe proféré est exact et que l’opération vient à manquer, il n’y a pas de sagesse : « Le plus important critère de la sagesse est l’accord des actes avec les paroles »515. Pour confirmer cette option, dans laquelle la rhétorique persuasive (signe) doit être en accord avec la « rhétorique de l’être »516 (opérative), Eckhart fait appel à une série d’autorités à la fois chrétiennes et païennes : Ambroise (en fait, Gerbert), Bernard, Chrysostome, Aulu-Gelle, Sénèque, le poète Stace, Horace et Aristote517. Sous le couvert de l’auctoritas, Eckhart n’hésite pas à faire usage du trope de l’ironie, et même d’une ironie pour le moins corrosive. Porter le « manteau de philosophes » (pallium) ou siéger sur la « cathèdre » (cathedra) n’est pas le gage d’une science authentique. Celui qui enseigne doit commencer par bien vivre : quia prius est bene vivere, secundum autem bene docere518. Il est monstrueux d’associer « le langage d’une colombe et l’esprit d’un chien » ; « l’éloquence de la langue avec l’oisiveté des mains, l’abondance des paroles 511 Cf. GODEFROID DE FONTAINE, Quodlibet XIII, q. 1, cité par G. Sondag à propos de Prologue de la Lectura, § 161, La théologie comme science pratique, p. 204-205. 512 M. ECKHART, Sermo IV, 1, § 21, LW IV, p. 23, trad. E. Mangin, p. 67. 513 M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 178, LW I/1, p. 322, OLME 1, p. 470-471. 514 Cf. HENRI DE GAND, Summa, art. 8, q. 3, ad. 3, cité par G. Sondag à propos de Prologue de la Lectura, § 153, La théologie comme science pratique, p. 202-203. 515 SÉNÈQUE, Lettres à Lucilius, L. 20, 2, Belles-Lettres, I, p. 81s, cité dans : M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 280, LW I/1, p. 416, trad. OLME 1, p. 610-611. 516 Cf. A. MICHEL, « La rhétorique de Maître Eckhart : une rhétorique de l’être », Voici Maître Eckhart, op. cit., p. 165. 517 M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 278-285, LW I/1, p. 415-420, trad. OLME 1, p. 608-617. 518 JEAN CHRYSOSTOME, Opus imperfectum in Matthaeum, hom. 10, PG 56, 684s.

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et le néant des fruits »519. Quoi de plus détestable que « les hommes paresseux à l’action et plein de sagesse dans leurs avis »520. C’est pourquoi, tel le taureau qui se jette le premier à l’eau pour emmener le troupeau à sa suite sur l’autre rive521, le prédicateur encourage ses auditeurs en s’avançant lui-même dans la conduite qu’il enseigne. Il n’a pas seulement l’apparence mais aussi la nature de la sainteté. Aussi, Eckhart cite-t-il également Aristote : « La langue sert d’abord au goût en vue de l’être, et ensuite la parole en vue du bien-être »522. Il faut donc goûter (sapere) avant de parler. Voilà la vraie sagesse (sapientia).

519 520 521 522

BERNARD DE CLAIRVAUX, De consideratione, II, VI, 14, Rome III, p. 422. AULU-GELLE, Nuits attiques, XIII, c. 8, trad. Nisard, p. 635. Cf. STACE, La Thébaïde, VII, 438-440, trad. Nisard, p. 203. ARISTOTE, De anima, II, c. 8, 420b18s.

Tendre vers la Sagesse (Expositio libri Sapientiae)

La science, avons-nous vu dans les Sermons et Leçons sur l’Ecclésiastique, n’est pas séparable de la sagesse. Le sage se qualifie par une attitude globale devant la vie, plus que par une technicité ou un savoir spécifiques. Bien que redevable d’une redécouverte d’Aristote via les grands commentateurs juifs et arabes, Maître Eckhart n’en conçoit pas moins la philosophie à la manière antique, comme un exercice spirituel. Dans le Commentaire du livre de la Sagesse, qui aurait été commencé au moment du premier magistère parisien523, Eckhart s’attache principalement à dépeindre ce comportement, cet ethos. En tout premier lieu, s’ériger en juge de la vérité ne se fait pas sans condition : « le juge doit être droit et doit se juger d’abord lui-même »524. Dans un esprit socratique, la vérité a un effet à double tranchant sur celui qui la manipule. La sagesse oriente la science au sens où elle ne peut se réduire à un ensemble de conceptions objectives sans implication du sujet qui les étudie. La sagesse est assimilée à la justice. Le sage a un comportement ajusté. À savoir, il doit agir « justement » (iuste). Ici, comme ailleurs chez Eckhart, theoria et praxis sont inséparables. Mais, plus que d’autres commentaires, celui de la sagesse dégage une certaine tonalité incitative que nous retrouverons dans les sermons vernaculaires. Cherchez le Seigneur dans la simplicité du cœur (Sg 1,1) : Ce verset qualifie à la fois, chez Eckhart, une attitude éthique et une attitude intellectuelle. Elle est la vigilance de celui qui ne se laisse pas attirer ici et là par les objets matériels qui l’entourent pour se tourner vers l’unité : « la racine première et le mode de fonctionnement de l’intellectualité, c’est la simplicité » (Radix enim prima et ratio intellectualitatis est simplicitas)525. Toute la question est de percevoir ce qu’implique de terme de simplicité. Depuis Augustin, la simplicitas désigne le fait que Dieu « est ce qu’il a » (hoc est quod habet)526. Pour Thomas d’Aquin 523 Cf. L. STURLESE, « Meister Eckhart in der Bibiotheca Amploniana. Neues zur Datierung des Opus Tripartitum », dans : Die Bibiothetica Amploniana, p. 443-445. 524 M. ECKHART, Expositio libri Sapientiae, § 1, LW II, p. 323, trad. J.-Cl. Lagarrigue et Devriendt, p. 69. 525 Ibid., § 5, LW II, p. 326, trad. fr., p. 71. 526 AUGUSTIN, De civitate dei, XI, 10, 1, BA 35, p. 62-65.

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cette notion détermine l’identité de l’essence et de l’existence en Dieu527. Or, Eckhart importe cette identité en déplaçant le point d’observation. Cette unité est perçue à partir de l’inférieur causé vers sa cause supérieure. Ceci modifie sensiblement l’adage épistémologique transmis par Aristote : « nous connaissons le semblable par le semblable »528. Le « simple », en effet, est assimilé chez Eckhart à la manière dont la cause première se connaît elle-même par un « retour complet » (reditio completa)529. Cela signifie que le semblable ne peut être perçu à partir d’une représentation dont la similitude permettrait de référer à lui, comme à un objet qui lui est extérieur. À la manière dont seule la terre connaît la terre (terra terram), seul le simple connaît le simple. Il faut donc que l’étant causé se connaisse dans sa cause, là où il ne fait qu’un avec ce qui lui confère l’être. Le fait d’être, ou l’anité, ne se réduit à aucune quiddité. Puisque le dissemblable éloigne l’homme de ce qu’il veut connaître, personne ne peut parvenir à la connaissance de Dieu autrement qu’en ne tendant vers rien d’autre que lui. Toute pensée tournée vers ceci ou cela, le passé ou le futur, introduit une négation dans la connaissance. Par contre, en se tournant vers la cause première, l’intellect monte vers son opérativité. Il en va pour les vertus comme pour l’être. De même que l’étant créé reçoit continuellement son être de Dieu, il ne se parfait qu’en venant demeurer à la source de son opérativité : « En effet, les vertus, la justice et les autres perfections de ce genre sont plutôt certaines configurations en acte que quelque chose de figuré demeurant fixe et enraciné dans le vertueux ; elles sont continuellement en train de se faire, comme l’est le resplendissement dans le milieu [aérien] où l’image dans le reflet du miroir »530. Pas plus que l’être, les vertus, qu’elles soient la justice ou autres, ne se trouvent en Dieu comme des idées platoniciennes fixes. Elles sont présentes en Dieu à l’état de virtualité et ne sont rendues effectives que dans la mesure où l’étant créé s’y configure. L’effectivité est opérative. Il en est ainsi comme du Fils, « dans les réalités divines, le Fils naît toujours » (in divinis filius semper nascitur)531. Cette notion de naissance perpétuelle, dont il fera le thème majeur de sa prédication, Eckhart la trouve chez Origène532 : « Nous naissons totalement du diable, THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia Pars, q. 3, a. 4. ARISTOTE, Métaphysique, III, c.4, 1000 b 6 ; De anima, I, 2, 404 b 13. 529 Liber de causis, prop. XV, § 14, 177. 530 M. ECKHART, Expositio libri Sapientiae, § 45, LW II, p. 368, trad. fr., p. 94. 531 Ibid., § 45, LW II, p. 369, trad. fr., p. 95. 532 Cf. E. BONCOUR, Maître Eckhart lecteur d’Origène, Sources, exégèse, anthropologie, théogénésie, 2019. 527 528

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chaque fois que nous péchons. Malheureux celui qui toujours naît du diable. Mais heureux est celui qui toujours naît de Dieu ; je ne dis pas qu’il est né juste une fois pour toutes de Dieu, mais par chaque acte de vertu il naît toujours de Dieu. »533 Eckhart découvre dans la conception origénienne de la naissance toujours actuelle du Fils, une possibilité de conjoindre l’engendrement et la création dans l’Un, dans laquelle l’homme est librement impliqué. Il dépend de lui de se dédoubler (diabolein) ou de s’unir à la naissance éternelle du Verbe. Aussi, le Thuringien peut résolument tourner le dos à toutes les « représentations réifiantes » de Dieu et de la création534. Dieu n’a pas commencé à créer un moment donné dans le temps, et il n’a pas créé à la manière dont l’artisan fait un coffre, en dehors de lui. Le temps et l’espace surgissent avec l’acte créateur. La condition spatio-temporelle émerge de l’unité comme une multiplicité. Et, corrélativement, cette multiplicité est appelée à revenir à l’Un. Ainsi, le procès néoplatonicien sert de cadre métaphysique à une conversion vers Dieu. Nous retrouvons des précisions sur ce cadre dans le commentaire du livre de la Genèse. Ici, Eckhart est davantage concentré sur l’agir humain. Cela apparaît dans la manière dont il traite du verset : « Les âmes des justes sont dans la main de Dieu » (Sg 3,1). Remarquons que Maître Eckhart ne donne pas qu’une seule explication de cette autorité (auctorias) mais qu’il se plait à en multiplier les interprétations. Comme il l’explique dans le second prologue de l’Opus expositionum, cela fait partie de sa méthode de ne pas imposer une solution définitive, mais de laisser le soin au lecteur de décider de son choix535. Suivant cette recommandation, libre à nous de piocher la formulation qui est pour nous la plus parlante : « La main est en effet l’organe de l’agir » (Manum enim organum operationis est)536. Être dans la main de Dieu, c’est donc avoir une main qui est déjà dans une main. L’opération de tous les étants trouve sa racine dans une opérativité sans cesse émergente. Pas un acte de l’homme ne se fait sans l’opérativité divine : « C’est toi qui accomplis tout ce que nous faisons (Is 26,12). Il dit bien que nos actions

533 ORIGÈNE, Homélie sur Jérémie, VI, PL 25, 637, cité par M. Eckhart, Expositio libri Sapientiae, § 55, LW II, p. 383. 534 K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 160. 535 « (Cinquièmement), il faut remarquer que les autorités principales sont, en général, commentées de bien des manières, de façon que le lecteur puisse choisir de retenir tantôt une explication tantôt une autre, une seule ou bien plusieurs, suivant ce qu’il aura jugé préférable de faire » (M. ECKHART, Prologue n°II de l’œuvre des expositions, LW II, p. 321-322, trad. J.-Cl. Lagarrigue et J. Devriend, Expositio libri Sapientiae, p. 54). 536 M. ECKHART, Expositio libri Sapientiae, § 46, LW II, p. 372.

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sont à la fois nôtres et celles de Dieu »537. Si tel est le cas, alors la manière dont l’homme agit oriente ou désoriente son accomplissement en Dieu : Les âmes des justes sont dans la main de Dieu : « s’il dit sont, c’est parce que l’être des justes est en Dieu, du fait que non seulement Dieu est l’être par le moyen duquel toutes les créatures sont en lui en tant qu’Il les crée, mais du fait qu’elles sont en Lui en tant qu’Il les récompense. Cela fait en effet partie de la justice »538. La notion de récompense, avons-nous déjà vu, n’est pas extrinsèque, mais incohative chez Eckhart. Celui qui vit grâce à Dieu, c’est-à-dire sans rien considérer comme lui étant propre, devient vraiment ce qu’il est et ce devenir est à lui-même sa récompense : Ils vont même jusqu’à considérer qu’eux-mêmes n’ont pas d’être, de vivre ou d’agir qui ne soit en Dieu, et que c’est donc suivant Dieu qu’ils sont, vivent et agissent (secundum deum sunt, vivunt et operantur), suivant ce qui est écrit en 1 Cor 15 (10) : C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis539.

Cette non-propriété de l’être, du vivre et de l’agir, a une extension totale. Le domaine de la connaissance ne peut lui faire exception. D’ici au célèbre Sermon Beati pauperes spiritu sur le non-vouloir, non-savoir, non-avoir, il n’y a qu’un pas. Le bonheur de l’homme consiste à naître de la vie même de Dieu : « Il est vraiment heureux celui qui est constamment né de Dieu ; je ne dirai pas en effet que le juste qui est né de Dieu naît une fois pour toutes de Dieu, mais qu’il naît constamment à chaque œuvre vertueuse » (§ 55, p. 107). Cette naissance-ci, l’action vertueuse, est l’attestation immédiate de cette naissance-là, la naissance divine. Les deux ne font qu’un. Cette unité en acte est une évidence. Si Eckhart, contrairement à d’autres médiévaux, a osé proposer une béatitude immédiate pour l’homme, il ne faudrait pas imaginer qu’il soit un doux rêveur. Pour lui, la béatitude est dans l’agir et non dans le sentiment. Elle consiste à goûter Dieu à même l’agir. Dans l’action, Dieu et l’homme ne font plus qu’un : « Mais en outre, c’est quelque chose d’unique et d’identique que l’être de la justice et l’être du juste : ils sont au même endroit et se réjouissent de la même chose » (Adhuc autem unicum est et idem est esse iustitiae et iusti, eodem sunt, eodem gaudent)540. Quiconque penserait que je m’égare ici assez loin du Maître Eckhart ‘officiel’ dans des 537 538 539 540

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

§ § § §

46, 46, 46, 63,

LW LW LW LW

II, II, II, II,

p. p. p. p.

371, trad. fr., p. 98. 371, trad. fr., p. 98. 372, trad. fr., p. 98. trad. fr., p. 112.

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considérations secondaires n’a pas encore perçu à quel point l’opérativité est la question la plus centrale de la pensée eckhartienne. Sans cette opérativité, le signe « juste » (concret) n’atteint aucunement le signe « justice » (abstrait). C’est l’opérativité même qui remplit la signification de sa vérité légitimante. En effet, se sentir intimement mu par un autre dans son propre agir est une expérience intraduisible. Le fait même que l’étant créé agisse « justement » est l’épreuve intérieure que la « justice » est véritablement. Le juste, pour autant qu’il soit juste, manifeste qu’il est engendré par la justice, et par là, atteste de son effectivité : De plus, il faut remarquer que le juste, pour autant qu’il est bien de ce genre, tient et reçoit tout son être de la seule justice : il est la descendance et le fils proprement engendré par la justice, et la justice elle-même, et elle seule enfante, ou bien est le père qui engendre le juste541.

Puisque le juste se perçoit comme mu par un autre dans l’agir juste, il éprouve un effet d’engendrement. Le juste se découvre sur le mode de l’enfantement par un autre, car il sait aussi pertinemment que, par luimême, il est capable d’agir impie. Ceci fait dire à Eckhart : « Et il faut remarquer expressément que dans la justification de l’impie, ou plutôt dans tout acte ou opération de justice, il y a une image ou expression de la Trinité » (Et est hic signanter notandum quod in iustificatione impii, quin immo in quolibet actu iustitiae sive operatione est imago et expressio trinitatis)542. Nous voici à un des nœuds, ou plutôt au nexus fondamental, de la pensée eckhartienne. La vie trinitaire est expérimentée par l’étant créé sur un mode opératif  : Il y a en effet nécessairement la justice inengendrée, par laquelle et selon laquelle le juste est mis en forme et engendré ; il y a aussi nécessairement la justice engendrée, sans laquelle le juste n’aurait pas été engendré ; il y a aussi, troisièmement et nécessairement, l’amour du géniteur pour l’engendré, et de l’engendré pour le géniteur, amour procédant et émanant des deux comme s’il venait d’un seul543.

Ce passage recèle une clef majeure de la pensée de Maître Eckhart. Que la formulation démonstrative ne nous trompe pas, il s’agit d’abord et avant tout, non pas de métaphysique, mais de phénoménologie. À savoir, la « justice inengendrée » (iustitia ingenita) s’atteste dans la mesure où, sans elle, il ne pourrait pas y avoir de « justice engendrée » (iustitia genita). Le fait même que le juste se reconnaisse en train d’agir 541 542 543

Ibid., § 64, LW II, p. 392, trad., p. 113. Ibid., § 64, LW II, p. 392-393, trad., p. 113. Ibid., § 64, LW II, p. 393, trad., p. 113.

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justement est la condition sine qua non de la démonstration. De cette reconnaissance interne au cœur de l’agir procède un amour mutuel « du géniteur pour l’engendré, et de l’engendré pour le géniteur ». Cela veut dire que, dans l’agir vertueux, l’étant créé éprouve le mystère de la vie trinitaire. La vie intradivine se réduplique ad extra. L’étant créé n’est pas assimilé au Fils en tant qu’il serait l’image même du Père, mais « dans tout acte ou opération de justice, il y a une image ou expression de la Trinité ». Cette image est la présence même de l’opérativité divine au cœur du créé, et non sa représentation. Cette « présence essentielle » (essentiali praesentia) est éprouvée544. Elle s’auto-atteste par un écart au sein même de l’opérativité déployée par la créature : le sujet et la cause ne coïncident pas. La créature se découvre juste ou sage d’une justice ou d’une sagesse dont elle ne peut s’attribuer la paternité : Il faut remarquer brièvement que, parce que les perfections spirituelles, comme par exemple la sagesse, la justice et toutes les choses du même genre, ne reçoivent pas l’être dans leur sujet, mais ont au-dehors une cause qui agit efficacement et donnent formellement l’être à leurs sujets euxmêmes, à proprement parler elles ne s’ajoutent, ni ne surviennent par conséquent aux sujets ; bien au contraire, ce sont les sujets qui sont formés et informés en accédant aux perfections de ce genre, suivant ce passage du Psaume (34 (33), 6) : Accédez à lui, et soyez illuminés, et de même Jacques 4, (8) : Approchez-vous de Dieu, et il s’approchera de vous, et d’autres passages semblables545.

Le sujet créé éprouve que l’efficacité qui agit en lui vient du dehors, sans pour autant s’ajouter à lui. Il n’y a pas identité entre la puissance opérative et le sujet-suppôt qui opère, mais (con)formation du sujet qui accède à ce qu’il n’est pas. Le sujet agit en juste sans avoir en soi la capacité d’être juste : « la justice envahit le juste au-dessus de la capacité du juste » (§ 77, LW II, p. 409). L’agir vertueux n’est donc pas seulement le passage d’une puissance à l’acte, comme chez Aristote, mais l’accès à une capacité donnée en même tant que le passage à l’acte. Il y va d’une véritable altération de la subjectivité, qui se fait selon un double niveau : la créature ne découvre pas seulement qu’elle est mue pour agir, mais aussi qu’elle détient la forme par laquelle elle agit (uno modo, in quantum ab ipso habet formam per quam agit, alio modo, in quantum ab ipso movetur ad agendum, § 80, LW II, p. 412). Alors qu’elle avait l’illusion d’être à elle-même et pour elle-même, la créature tend désormais à une nouvelle identité : celle d’être entièrement 544 545

Ibid., § 291, LW II, p. 626. Ibid., § 74, LW II, p. 404, trad., p. 119.

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soi en étant dans l’autre. Cette forme est la vie même de Dieu. Aucune des Personnes divines n’a de résidence fixe en elle-même. Considérée en elle-même, la Personne est « en transit » (in transitu), c’est-à-dire « dans l’altération et dans l’autre » (in alteratione et in altero) : « le Père en tant que Père n’est pas dans ce qui est altéré (in alterato) mais dans le Fils engendré ; et à l’inverse, le Fils en tant que Fils n’est nulle part si ce n’est dans le Père »546. La forme divine est le surgissement toujours nouveau d’un Moi et d’un Toi qui n’ont d’être que dans leur rapport mutuel : « tout ce qui est à Moi est à Toi, et tout ce qui est à Toi est à Moi » (Jn 17,10) (§ 102, LW II, p. 440). Dieu ne demeure donc en luimême que pour autant que le Père s’altère sans cesse vers le Fils et le Fils vers le Père. Cette altération mutuelle est elle-même communion dans l’Esprit Saint. Cette vie d’échange n’a besoin de rien d’autre pour subsister. Cependant, cette suffisance n’en est pas moins abondante richesse. Selon le Liber de causis (prop. 20), Primum est dives per se547. Par essence, Dieu veut se donner, et se donner totalement et surabondamment. Sa richesse intérieure se diffuse donc dans une extériorisation créative. Or, à l’extérieur de lui-même, Dieu est aussi tel qu’il est en luimême. Cela signifie qu’on ne le trouve que là où l’altération ne s’arrête pas en chemin, mais va jusqu’à la génération de l’autre548. Contrairement à l’être même de Dieu, ce qui est dans le devenir reste dans l’altéré au lieu d’accomplir jusqu’au bout l’altération et s’unir à la génération. La création est au milieu d’un gué : elle commence à passer mais ne va pas jusqu’au bout. Elle peut néanmoins percevoir que la vie divine se révèle ad extra là où « l’être et l’étant, la cause et l’effet, l’enfantant et l’enfanté vont ensemble, se trouvent, se voient et s’embrassent mutuellement » (§ 107, p. 443). Voilà pourquoi, avant de quitter l’Expositio libri Sapientiae, il convient de revenir à la parole silencieuse qui se dit en deçà de tout langage : C’est principalement pour que Dieu le Fils naisse en nous, en venant dans l’esprit, qu’il est besoin qu’un silence paisible enveloppe toutes choses. Car le Fils est l’Image du Père, et l’âme est à l’image de Dieu. Mais l’image, par sa logique interne et son caractère propre, est une certaine production formelle s’effectuant dans le silence de la cause efficiente et de la cause finale, lesquelles, à proprement parler, envisagent du dehors la créature et 546

Ibid., § 101, LW II, p. 437. Cf. W. BEIERWALTES, « ‘Primum est dives per se’. Maître Eckhart et le Liber de causis », dans : Voici Maître Eckhart, 1998, p. 285-300. 548 Cf. « Altération et génération : La physique de la grâce », note complémentaire n°1, OLME 6, p. 365-371. 547

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signifient le bouillonnement qui déborde. Néanmoins l’image, en tant qu’émanation formelle, goûte, à proprement parler, au bouillonnement [tout court]. Et c’est bien ce qui est dit ici : Tandis qu’un silence paisible enveloppait toutes choses, et plus bas : Ta parole est venue, Seigneur, c’està-dire le Verbe, le Fils549.

Parce qu’elle est « à l’image de Dieu » (ad imaginem dei), l’âme peut goûter à la vie du Fils, « image du Père » (imago Patris). Ce qui est de l’ordre de l’ebullitio participe à la vie de la bullitio, « en tant qu’émanation formelle » (utpote formalis emanatio). Cette logique interne n’est perceptible au goût (sapit) que dans le silence de la cause efficiente et finale : in silentio causae efficientis et finalis550. L’usage des signes envisage seulement du dehors ce qui ne peut se passer que dans l’intériorité d’un silence. C’est là que le Fils, par sa libre initiative, peut naître en nous.

549 M. ECKHART, Expositio libri Sapientiae, § 283-284, LW 2, p. 615-616, trad. J. Lagarrigue et J. Devriendt, p. 259-260. 550 Sur la prise de distance de Maître Eckhart par rapport à Thomas d’Aquin que révèle cette expression, cf. K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 277-278.

Maïeutique et Nom ineffable (Expositio libri Exodi)

N’est-il pas étrange que le grand Commentaire du livre de l’Exode commence par une exégèse d’un verset pour le moins sibyllin : « Parce que les accoucheuses avaient craint Dieu, il construisit pour elles des demeures » (Ex 1,21)551 ? Pourquoi ce verset en préambule d’un vaste enseignement sur la portée du langage théologique ? Se rendre attentif à la lettre eckhartienne est sans doute la seule manière de percer cette énigme. Eckhart se propose de considérer deux choses « dans les faits de ces accoucheuses » (in facto istarum obstetricum) : leur piété et leur mensonge par crainte de pharaon. Par le premier fait, elles ont obtenu la vie éternelle en mettant des enfants d’Israël au monde. Par le second fait, elles devraient n’avoir rien mérité, ni dans le temps, ni dans l’éternité. Pourtant, si l’Écriture dit que des demeures ont été édifiées pour elles, cela signifie qu’elles ont reçu à la fois les biens temporels et les éternels, bien que ces derniers ne soient pas explicitement mentionnés. Eckhart en conclut : N. 4 D’où, il suit que d’après ce qui est dit, c’est par l’application de la piété et en général du bon agir, que l’on mérite simultanément les biens célestes et terrestres. D’où, il suit que comme dans une œuvre sainte, il y a deux choses, le sentiment intérieur et l’acte extérieur (affectus interior et actus exterior), ainsi dans la récompense, il y a deux choses, comme le dit avec justesse l’Ecclésiastique (33,15) : « deux contre deux ». Toutefois Grégoire expose la proposition et Thomas la justifie en Somme théologique (IIa IIae, q. 101, a. 4 ad. 4). Mais on aurait pu dire brièvement dès le début que les accoucheuses n’ont pas menti ; et la question ne se poserait plus du tout. En effet, il est possible qu’il soit vrai que beaucoup de femmes hébraïques eussent la « science de l’accouchement » (obstetricandi scientiam)552.

Sous une apparence énigmatique, Eckhart donne ici un conseil de lecture. Or, ce conseil n’est pas formulé dans un langage univoque mais par l’intermédiaire d’un récit. Autrement dit, de manière ironique, Eckhart emploie le langage parabolique pour signifier à son lecteur de quelle manière il va parler : paraboliquement. Il y a donc ici un faisceau 551 552

M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 1, LW II, p. 9, trad. P. Gire. Ibid., § 4, LW II, p. 11, trad. P. Gire. Je souligne.

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tropique. Cet usage conjoint de l’ironie et de la parabole départage d’emblée deux types de lecteurs : ceux qui auront des oreilles pour entendre ce type de langage et les autres. Le langage parabolique déconcerte la conceptualité discursive. La parabole a pour effet de rassembler dans une unité indissociable ce qui est de l’ordre sensible et de l’ordre intelligible. Elle reconduit au vécu. Autrement dit, elle fait sortir du texte. Elle resitue le lecteur dans le quotidien de la vie. Elle le situe là où il est comme ce vivant en train de lire. De la sorte, la parabole convoque le lecteur dans son intégralité, comme étant vivant et pensant. Qui entend : « c’est par l’application de la piété et en général du bon agir, que l’on mérite simultanément les biens célestes et terrestres », comme une proposition conceptuelle sans se mettre ici et maintenant à agir bonnement, se rend incapable d’interpréter ce qui est dit. Il y va d’une invitation à lire, non seulement dans un « acte extérieur » (actus exterior), mais surtout dans un « sentiment intérieur » (affectus interior). C’est seulement à cette condition que la « science de l’accouchement (littéralement : accouchante) » (obstetricandi scientia) portera son fruit. Affecter la maïeutique à l’exégèse hébraïque ne peut se faire, pour Eckhart, sans relire en même temps la maïeutique grecque. Ce serait oublier que l’interprète de l’Écriture est un philosophe. Maïmonide ne va pas sans Socrate. N. 184 « C’est pourquoi les sages ont convenu », comme dit Maïmonide, « que les sciences n’ont pas appréhendé le Créateur et qu’on ne saisit pas ce qu’il est si ce n’est lui-même et que notre intellection eu égard à luimême est défectueuse dans le mouvement de son appréhension ». D’où Platon, comme l’écrit Macrobe (Comm. in Somnium Scipionis I c.2 11; 15), affirme « qu’il est courageux de parler de Dieu, qu’il est audacieux de dire ce qu’il est, lorsqu’on sait seulement de lui-même qu’il n’est guère possible de le connaître à partir des hommes ». Et de ce point de vue on vérifie la parole socratique  : je sais que je ne sais pas, ce qui revient à dire  : de Dieu, je sais seulement que je ne le sais pas. Algazel à la fin de sa Métaphysique (c. III B) s’accorde avec ces choses précédentes et beaucoup de philosophes anciens en conviennent553.

Le bel aréopage convié : Maïmonide, Platon, Macrobe et Al-Ghazālī, vient confirmer que la plupart des philosophes, qu’ils soient juifs, grecs, latins ou arabes, soutiennent la parole socratique : « je sais que je ne sais pas » (hoc scio quod nescio)554. Qui plus est, Eckhart cite le dicton socratique à partir de la bouche de saint Jérôme555. Comme cette autorité 553 554 555

M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 184, DW II, p. 158, trad. P. Gire légèr. modif. PLATON, Apologie de Socrate, 21d5. JÉRÔME, Epistula 53, c. 9, n. 1 ; 57, c. 12, n. 4, CSEL LIV, 462, 10; 525, 18.

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l’applique à l’exégèse des Écritures, Eckhart l’interprète ainsi : « de Dieu, je sais seulement que je ne le sais pas » (hoc solum de deo scio quod ipsum nescio). D’où le dict philosophique est aussitôt théologique. Connaître Dieu n’est pas du seul registre du savoir. La vraie science n’est rien sans la sagesse. Est vraiment philosophe celui qui, à l’instar de Socrate, professe avec sagesse son non-savoir. Comment, en entrant dans la science de Dieu, pourrait-on oublier cette sagesse ? Rester philosophe, de bout en bout, consiste non pas à accumuler un savoir mais à demeurer dans l’attitude de celui qui sait qu’il ne sait rien. Et, si, chez Eckhart, « il n’y a pas un territoire du philosophe et un autre du théologien »556, c’est précisément pour cette raison. Contrairement à ceux qui opposent les deux domaines, en les réduisant à deux savoirs inconciliables, Eckhart les unit dans le non-savoir. Qu’est-ce qu’être philosophe pour Socrate ? Avant tout, user de la maïeutique pour faire advenir son interlocuteur à la vérité. Comme l’affirmait Pierre Hadot, il ne s’agit pas de conduire celui qui est interrogé à un savoir, formulable en propositions objectives, mais bien à l’impossibilité même d’un tel savoir. Ce procédé n’a d’autre but que d’amener l’interlocuteur à se poser des questions sur sa propre conduite. D’où la conclusion : « dans le dialogue ‘socratique’, la vraie question qui est en jeu n’est pas ce dont on parle, mais celui qui parle »557. Or celui qui use de l’art de maïeutique se retrouve dans la « même impuissance que les accoucheuses »558. Il n’est pas en son pouvoir d’enfanter, d’engendrer des concepts : « procréer est puissance dont il m’a écarté », affirme Socrate. L’usage des mots, dans la maïeutique, est de placer l’interlocuteur face à une vérité qui lui vient de l’intérieur. Le rôle du philosophe n’est donc pas de procurer des concepts mais de favoriser leur engendrement par les dieux559. Si le titre de philosophe convient à Eckhart, c’est pour la même raison que Socrate. Il exerce la maïeutique. Qui plus est, il applique ce procédé à sa lecture des Écritures. Socrate maïmonidien, Eckhart affirme l’impossibilité d’établir un savoir sur Dieu. Comme Moïse, celui qui s’avance vers Dieu doit « se A. DE LIBERA, « L’Un ou la Trinité ? », p. 32. P. HADOT, Qu’est-ce que la philosophie antique  ?, p. 53-54. 558 PLATON, Théétète, 148c-149b et 150b, traduction A. Diès, Éditions Budé, t. VIII, 2e Partie, p. 166-168. 559 Note de Diès (cf. ibid.) : « Socrate disait que les sages-femmes, en prenant ce métier de faire engendrer les autres, quittent le métier d’engendrer elles-mêmes ; que lui, par le titre de ‘sage-homme’ que les dieux lui ont déféré, s’était aussi défait, en son amour viril et mental, de la faculté d’enfanter ; se contentant d’aider et de favoriser de son secours les engendrants ». 556 557

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voiler la face » (Ex 3,6). Paradoxalement, le Dieu caché (absconditus deus) se dévoile à celui qui se voile la face (abscondit faciem suam). Il s’agit, en suivant Maïmonide560, de renoncer à tout savoir présomptueux et extérieur aux choses dont on parle car « pour l’homme, il n’est pas salutaire de risquer de parler de Dieu avant qu’il n’exerce son esprit à des actions et n’affine ses mœurs » («  non expedit homni  », praesumere loqui de deo, «  donec exerce at animam suam in factis et depuret  »)561. La science théologique est un exercice spirituel (exercitatio animi) dans lequel le langage et l’action sont inséparables. Elle a trait à une transformation : « la grâce, en effet, transforme et soulève la nature, et en général le supérieur son inférieur » (gratia enim inspirat et allevat naturam)562. Il va aussi ainsi à la fois pour l’être, la vie et la pensée. L’usage du langage lui-même n’y échappe pas. Cela signifie que Maître Eckhart parle à partir de l’axe même qui va du supérieur à l’inférieur. Il n’y a pas chez Eckhart de position tierce par laquelle le théologien serait capable d’objectiver le rapport de la cause à l’effet. La situation du théologien est d’être l’effet de la cause dont il parle. Il en parle de l’intérieur même de son opérativité563. Que celui qui pénètre dans l’explication des Écritures à la suite de Maître Eckhart le sache : « ce n’est pas que de nous-mêmes nous ayons qualité pour revendiquer quoi que ce soit comme venant de nous. C’est Dieu qui nous a donné qualité » (2 Co 3,15)564. Ego sum qui sum (Ex 3,14) : Voici un nom de Dieu qui n’est pas comme les autres. Eckhart l’interprète en trois parties : ego (pronom personnel), sum (verbe substantif), qui sum (prédicat). Premièrement, le nom est prononcé par Dieu lui-même à la première personne : Ego. Eckhart choisit en effet de le présenter comme « pronom discrétif » (discretivum pronomen) à partir des Institutions grammaticales565. Selon Priscien, ce pronom personnel est exemplifié par la proposition : « ego dico, ille autem non [moi je parle, pas lui] »566. D’où la possibilité de l’entendre dans le sens où l’ego est absolu dans son « dire ». À savoir, nul autre que le « je » lui-même ne peut dire qui il est. Voilà pourquoi Eckhart recourt au Prologue johannique : « Dieu était le Verbe » (Deus erat 560 561 562 563 564 565 566

MAÏMONIDE, Guide des égarés, I, c. 5, f. 6v, 2-11. M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 10, LW II, p. 16. M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 13, LW II, p. 19. Cf. Y. MEESSEN, Percée de l’Ego, § 1, p. 174-178. M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 13, LW II, p. 19, trad. P. Gire. Ibid., § 14, LW II, p. 20. PRISCIEN, Institutions grammaticales, XVII, c. 9, n. 56.

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verbum) pour présenter le premier « sum » comme un « verbe substantif » (verbum substantivum)567. Ce « sum » est « second adjacent » (secundum adiacens), donc il désigne l’inhérence. Cependant, le fait que la copule soit substantivée ne permet pas de dissocier le verbe du sujet lui-même qui se dit. La présentation du second (sum), qui occupe la place de prédicat, le confirme : Troisièmement, le (second) sum signifie l’être pur et l’être simple dans le sujet et du sujet, et l’être sujet lui-même, c’est-à-dire, l’essence du sujet, c’est la même chose que l’être et l’essence, ce qui ne convient qu’à Dieu seul dont la quiddité est son anité, comme le dit Avicenne et qui n’a pas de quiddité en dehors de la seule anité que l’être signifie568.

Déterminé par le sum, le sujet ego est entièrement identifié à l’être lui-même. L’ego n’est pas un sujet qui a l’être, mais il est l’être. Comme la suite du commentaire le montre, la leçon n’est pas d’abord thomiste, elle est maïmonidienne : « tout le mystère est dans la répétition, sous forme d’attribut, de ce mot même qui désigne l’existence […] en exprimant le premier nom, qui est le sujet, par EHYE, et le second nom, qui lui sert d’attribut, par ce même nom EHYE, on a, pour ainsi dire, déclaré que le sujet est identiquement la même chose que l’attribut »569. À quoi s’articule l’affirmation d’Avicenne selon laquelle il n’y a pas d’autre quiditas en Dieu que son anitas570. Suit alors le célèbre passage qui est devenu un locus classicus de la pensée eckhartienne : N. 16 En troisième lieu, ce qu’il faut noter c’est que la répétition qu’il y a dans : « je suis celui qui suis » (sum qui sum) indique la pureté de l’affirmation, toute négation étant exclue de Dieu lui-même, ensuite quant à l’être-même cela signifie une certaine conversion réflexive de l’être en lui-même, et sa manence et sa fixation en lui-même ; ensuite la répétition : « je suis celui qui suis » (sum qui sum) désigne un certain bouillonnement ou parturition de soi, s’échauffant en soi et se liquéfiant et bouillonnant par soi-même et en soi-même, lumière dans la lumière et vers la lumière se pénétrant totalement tout entière, réfléchie tout entière sur elle-même totalement et renvoyée de partout, selon ceci du sage : « la monade engendre la monade ou a engendré la monade – et réfléchit sur elle-même son amour ou son ardeur ». C’est pourquoi il est dit dans l’Évangile de saint Jean (1,4) : « en lui était la vie », car la vie signifie un certain jaillissement par lequel une chose, s’enflant intérieurement par soi-même, se répand en

567 568 569

283. 570

M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 15, LW II, p. 20. Ibid., § 15, LW II, p. 21, trad. P. Gire. MAÏMONIDE, Guide des égarés (Dux neutrorum), I, 63, trad. fr. S. Munk, p. 282AVICENNE, Metaphysique, VIII, c. 4, 99ra.

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elle-même totalement, toutes ses parties en toutes ses parties, avant de se déverser et de déborder à l’extérieur571.

Sur cet extrait, tout ou presque a été dit. Qu’ajouter comme quasi ? Le quasi, justement. À savoir, le fait que celui qui écrit ce texte se situe au regard de ce qu’il dit comme un ad-verbe, un coopérateur. Le sum qui sum apparaît ici sans l’ego. Pourquoi ? Une fois que le « Je » a été présenté comme l’absolu qui se dit lui-même, en tant qu’identique à sa substance, il doit précisément disparaître grammaticalement lorsque l’on s’interroge sur son anité. Sinon, on risquerait à nouveau de considérer Dieu comme le sujet (sub-jectum) auquel on attribue une substance, ce que le Thuringien veut à tout prix éviter. Mais, l’exégèse eckhartienne va encore plus loin. Il s’agit d’entendre son interprétation selon que « la vie » se situe « en lui ». C’est à partir de la vie, dans la situation déversée à l’extérieur (ebullitio), que l’étant créé parle du bouillonnement intérieur (bullitio). Il en parle toujours comme la vie qui s’affirme de manière pure dans l’ego. Bien sûr, Pierre Gire l’a bien montré, il n’est pas possible de ne pas reconnaître ici l’influence proclusienne572. Le processus mansio, bullitio, conversio décrit par Eckhart est structuré sur le modèle de la conversion réflexive auto-constituante573. Cependant, il est primordial de se demander à quoi sert ici ce processus. Est-ce à décrire ce que Dieu est en lui-même ou à décrire la seule manière dont il est possible de le connaître en tant qu’inférieur produit par son supérieur ? Ces deux manières ne doivent pas être confondues. Il est absurde de penser que Maître Eckhart veuille ici réduire les relations trinitaires au procès proclusien. Le processus de conversion ne fait pas état de ces relations. S’il en avait été ainsi, Eckhart aurait mentionné le nom des Personnes. Ce qu’il n’a pas fait. Il faut donc chercher ailleurs la raison de ce recours à l’ontogénèse néoplatonicienne. Dans le passage des Eléments de théologie auquel se réfère indéniablement Eckhart, il est avant tout question de la capacité d’un être à pouvoir se connaître lui-même. L’identité du connaissant et du connu y est la condition sine qua non pour que le sujet ne fasse plus qu’un avec soi en tant que substance. Or, précisément, puisqu’il vient d’affirmer, sur base de l’exégèse maïmonidienne du nom de l’Exode, que Dieu est un sujet qui est identiquement lui-même, M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 16, LW II, p. 21-22, trad. P. Gire. P. GIRE, Maître Eckhart et la métaphysique de l’Exode, 2006, « L’ontogénie de l’Absolu », p. 108-116. 573 Cf. PROCLUS, Eléments de théologie, prop. 83, trad. J. Trouillard, Paris, Aubier Montaigne, 1965, p. 111. 571 572

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Eckhart cherche maintenant l’ ‘ascenseur’ ou le ‘curseur’ (à la fois intérieur et vertical) qui va de l’inférieur-extérieur, qu’il est, vers le supérieurintérieur, que Dieu est. Cet ‘ascenseur/curseur’ vers l’intériorité réciproque du sujet et de l’être n’est autre que le procès proclusien. Ce n’est qu’une fois posé ce processus d’accès que Maître Eckhart en vient à parler des Personnes divines : D’où il suit que l’émanation des personnes dans la divinité est la raison et le préambule de la création, car il est écrit dans l’Évangile de saint Jean (1,1-3) : « au commencement était le verbe ». Et ensuite seulement : « par lui toutes choses ont été faites »574.

L’emanatio personarum in divinis ne se calque pas sur le procès de conversion proclusien, mais elle se rapporte à ce qui vient juste d’être dit. À savoir, l’interprétation du verset johannique selon laquelle « la vie signifie un certain jaillissement par lequel une chose, s’enflant intérieurement par soi-même, se répand en elle-même totalement, toutes ses parties en toutes ses parties, avant de se déverser et de déborder à l’extérieur ». La conséquence porte sur le rapport de la bullitio à l’ebullitio, décrite comme une extériorisation en diverses parties et de qui est primitivement Un. Eckhart situe donc bien le procès proclusien entre Dieu et les créatures et non pas en lui-même. C’est pourquoi il se tourne vers le Bien souverain vers lequel l’étant créé tend comme vers sa fin (et aussi, nous l’avons vu, celui dont l’étant a faim), pour autant qu’il délaisse « ce bien-ci ou ce bien-là » (hoc aut illud bonum) : le « bien en soi » signifie le « bien » sans mélange et le « bien » souverain fixé en lui-même, sans aucune dépendance, revenant sur soi-même d’un retour complet. Ainsi l’affirmation « je suis celui qui suis » signifie l’indistinction de l’être et sa plénitude, comme on l’a dit plus haut575.

En identifiant le Bien avec la reditio completa, Eckhart manifeste la convertibilité du bonum bonum avec le sum qui sum. De ce Bien sans distinction, l’étant créé peut attendre toute plénitude. Ce résultat acquis, le Thuringien peut alors faire fond sur le lien entre grammaire et ontologie. S’appuyant sur Aristote (Métaphysique IV, C. 7, 1012a 23), il explique que la question « quid concerne la quiddité ou l’essence de la chose que le nom signifie et que la raison ou la définition indique. » (‘quid’ quaerit de quiditate sive essentia rei, quam significat nomen et ratio sive diffinitio indicat)576. Or, dans le cas des étants créés, la question M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 16, LW II, p. 22, trad. P. Gire.  Ibid., § 17, LW II, p. 23, trad. P. Gire. 576 M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 18, LW II, p. 23, trad. P. Gire. 574 575

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sur l’anité (an est) et la question sur la quiddité (quid est) sont différentes. D’où, à quelqu’un posant la question sur la quiddité de tel étant créé, il est stupide de répondre qu’il est « parce qu’il est » (quia est). Au contraire, dans le cas de Dieu, il est convenable de répondre que : « Dieu est » (deus est) à la question portant sur sa quiddité. Il en est ainsi car, en Dieu, « l’anité est la quiddité elle-même » (anitas est ipsa quiditas)577. Cette identité modifie considérablement la modalité de la connaissance. Il ne s’agit plus de chercher à savoir « ce que Dieu est » mais de se mettre en relation avec celui qui se dit lui-même comme être : Ego, dit-il, sum qui sum. D’où ces deux citations d’Augustin : « lorsque tu entends dire : c’est la vérité, ne cherche pas ce qu’est la vérité ». Et plus loin : « du premier coup, tu es ébloui comme par un éclair quand on dit : vérité ; demeure-là si tu le peux »578. Mane si potest. Tout est là. Il s’agit pour Eckhart, comme pour Augustin, de progresser modo interiore579. Les signes sont émis, non pas pour tenter de définir ce qu’est Dieu, mais pour entrer en contact avec lui dans son opération. Il faut donc clarifier l’usage du signe. N. 19. Ensuite en cinquième lieu, ce qu’il faut noter c’est que Maïmonide dans le Guide des égarés I (c. 62), traitant de cette proposition : « je suis celui qui suis » (sum qui sum), semble vouloir affirmer que c’est le nom tétragramme ou très proche de celui-ci, nom qui est saint et sacré, qui est écrit mais n’est pas lu, et qui signifie à lui seul la substance pure et simple du Créateur. De cela j’ai traité plus loin à propos de ceci : « tu ne prononceras pas le nom de ton Dieu à faux », Exode (20). Maïmonide veut donc dire que le « sum » énoncé en premier, signifie l’essence de la chose et constitue le sujet ou le dénommé. Tandis que le « sum » énoncé en second ou répété signifie l’être et constitue le prédicat ou le dénommant et la dénomination. Or, c’est un fait qu’en général le dénommé, ou le sujet de la proposition est imparfait. Car le sujet conformément à son nom imparfait se comporte comme la matière. C’est pourquoi Boèce dit que : « la forme simple ne peut pas être sujet ». Or, le dénommant ou la dénomination se comporte toujours comme la forme et la perfection du sujet, par exemple, lorsque quelqu’un est dit : « être juste, sage… », là, l’essence ne se suffit pas à elle-même, mais elle est besogneuse et mendiante, manquant de quelque chose d’autre qui la rende parfaite580.

À la suite de Maïmonide, Eckhart rappelle que la formule (Ego) sum qui sum, en vertu de sa proximité avec le tétragramme, requiert la même 577

Ibid., § 18, LW II, p. 23. AUGUSTIN, De Trinitate, VIII, II, 3, PL 42, 949, cité dans : M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 18, LW II, p. 24. 579 AUGUSTIN, De Trinitate, VIII, I, 1, BA 16, p. 26-27. 580 M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 18, LW II, p. 23. 578

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approche du sacré. L’interdiction de prononcer le nom de Dieu (Ex 20,7), « qui est écrit mais non pas lu » (quod scribitur et non legitur), manifeste que Dieu est l’unique énonciateur de lui-même. L’écriture renvoie à la réceptivité de cette énonciation, non à son opérativité. Lire à haute voix, serait prononcer et donc émettre la parole, ce qui ne convient qu’à Dieu seul. D’où l’explication que le second sum est « le dénommant et la dénomination » (agnominans et agnominatio) tandis que le premier sum est le « dénommé » (agnominatum). Nous retrouvons ici l’inversion de la première proposition : Esse est Deus. Dieu lui-même, en tant qu’être, affirme qu’il est. Personne ne peut émettre son nom à sa place. Car celui qui affirmerait : Je suis qui je suis, alors qu’il n’est pas par lui-même, ne dirait pas la vérité. En effet, contrairement à Dieu à qui rien ne manque, les étants créés sont mendiants de l’être qu’ils ont par un autre : « lorsque quelqu’un est dit : ‘être juste, sage… ‘, là, l’essence ne se suffit pas à elle-même, mais elle est besogneuse et mendiante, manquant de quelque chose d’autre qui la rende parfaite ». Par ce recours à la notion de suffisance, que Maître Eckhart va développer dans la suite du commentaire, nous avons la confirmation que l’affirmation de l’Ego sum qui sum ne s’entend pas ailleurs que de l’intérieur même de l’être (modo interiore). Le fait même d’être, pour l’étant créé, est l’audition de cette anité qu’il détient, non par lui-même, mais par un Dieu lui-même. Ceci explique que, malgré l’univocité du mot « être » pour l’homme et pour Dieu, le signe ne renvoie pas de lui-même à Dieu. Ce renvoi nécessite l’implication de l’étant dans l’être lui-même par lequel il est opéré, et donc l’équivocité du causant et du causé. N. 20 Or, ceci, par exemple manquer d’autre chose et ne pas se suffire à soi-même, est tout à fait étranger à l’essence de Dieu – « car le premier est riche par soi ». Donc, lorsqu’il dit : « je suis celui qui suis », il enseigne que le sujet lui-même « je suis » est le prédicat lui-même, « suis » énoncé en second, et que le dénommant lui-même est le dénommé lui-même, que l’essence est l’être, que la quiddité est l’anité, que l’essence se suffit à soimême, que l’essence est sa propre suffisance ; c’est dire que l’essence ne manque ni d’aucun étant ni de rien d’autre en dehors de soi pour sa solidité ou sa perfection, mais que l’essence elle-même se suffit à soi-même pour tout et en tout. Et une telle suffisance est propre à Dieu seul. Car, en toute réalité, en deçà de Dieu, l’essence elle-même ne se suffit pas à soi-même pour tout et en tout. Par exemple, la nature de l’artisan ne suffit pas à celuici pour agir, à moins que ne s’y ajoutent la volonté d’agir, la puissance, la science et ainsi de suite, ces choses qui ne sont pas la nature elle-même de l’artisan. C’est pourquoi en tout, en dehors de Dieu, diffèrent la substance, la puissance, l’être et l’agir. Il est donc question d’une telle puissance de Dieu, lorsqu’il est dit de Dieu en personne : « ‘je suis celui qui suis’, moi,

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dis-je, séparément ». Cela concorde avec ce que dit Maimonide dans le Guide des égarés I (c. 62), à savoir que le nom de deux lettres, tiré du tétragramme, exprime la solidité de l’essence, et « Shaddaï » est tiré de « daï », ce qui signifie la suffisance581.

L’énonciation de l’être lui-même par lui-même signifie qu’il ne lui manque rien pour agir : « l’essence est sa propre suffisance » (essentia est ipsa sufficientia). Ainsi, en Dieu, la volonté d’agir, la puissance, la science (voluntas operandi, potentia, scientia)…, sont intimement comprises dans son être lui-même. Selon la proposition du Liber de causis  : Primum enim est dives per se582, Dieu se diffuse dans tous les étants en leur procurant l’être et l’agir, qu’il est lui-même. Cette diffusion explique la différence entre la suffisance divine et la mendicité des étants créés. Cette différence entre suffisance et manque n’est pas énoncée de l’extérieur. Elle s’énonce ainsi parce qu’elle est éprouvée comme telle. Ceux qui mangent l’être suffisant par lui-même en ont encore faim parce qu’ils leur manque d’être à eux-mêmes leur propre richesse. Ressentant son indigence (indigentia) et son infirmité, sa maladie (infirmitas), l’inférieur est tendu vers le supérieur qui est perçu, dans cette tension même, comme celui auquel « il ne manque rien » (nullo eget)583. Tel est le sens de la négation de la négation. Tout ce qui est hors de l’être même ressent le néant « comme le malade manque de santé » (sicut infirmus eget sanitas)584. Cette correspondance de l’être et de la santé, en opposition avec le néant et la maladie, renvoie à l’analogie d’attribution. La santé est avant tout une réalité qui se ressent, qui se vit. Nous pourrions passer en revue l’ensemble du commentaire avec la même clef interprétative. À savoir, que Dieu n’est nommé qu’en fonction de l’œuvre qu’il accomplit dans l’étant créé. Cependant, même le mode d’attribution à partir de l’agir, qui semble plus convenable que les autres modes prédicatifs reste encore impropre : « tout ce que l’on dit positivement de Dieu, est dit improprement, puisque cela ne pose rien en Dieu » (Vult enim quod omnia, quae dicuntur positive de deo, improprie dicuntur, cum nihil ponant in deo)585. Toute attribution est déjà, en quelque sorte, une substantialisation d’une opération qui se modalise en nous sous une forme ou une autre : « par exemple la miséricorde, la piété ne posent rien en Dieu 581

Ibid., § 20, LW II, p. 26-27. Liber de causis, prop. XXI, § 162, cf. P. MAGNARD (dir.), La demeure de l’être, Etude et traduction du Liber de causis, 1990, p. 71. 583 M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 21, LW II, p. 27. 584 Ibid. 585 Ibid., § 44, LW II, p. 48, trad. P. Gire. 582

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et ne sont pas (en lui), mais on dit que Dieu par lui seul est miséricordieux, parce qu’il opère à l’extérieur des choses semblables à celles qu’effectue en nous la miséricorde » (puta misericordia, pietas nihil ponunt in deo nec sunt, sed ipse deus pro tanto solo misericors dicitur, quia operatur foris opera similia his, quae in nobis efficit misericordia)586. L’on dit de Dieu « ceci » ou « cela » en fonction de ce qu’il opère à l’extérieur de lui. La pureté et l’indistinction de la nature divine répugnent à toutes ses attributions. Puisque la voie positive est écartée, faut-il alors se satisfaire uniquement de la voie négative ?

586

Ibid., § 44, LW II, p. 48-49, trad. P. Gire.

Signe messager et conception par la chose (Expositio libri Exodi)

Pour reconnaître si la voie négative est comme telle praticable en théologie, Eckhart recourt à nouveau à l’analogie. À la différence de la Leçon I sur l’Ecclésiastique, cette présentation est ici introduite à partir des catégories aristotéliciennes. Reprenant Métaphysique VII587, Eckhart affirme que les neuf prédicaments sont rapportés « de manière analogique à l’un absolument étant qui est la substance » (analogice ad unum ens absolute, quod est substantia)588. Cette distinction est primordiale quant à l’usage que l’on fait du langage et de la pensée : « autre chose est de devoir parler et percevoir (aliter loquendum est et sentiendum) quant aux êtres et aux choses et à leur être même, autre chose est de devoir parler et percevoir quant aux prédicaments des choses et à leur prédication »589. Pour Eckhart, beaucoup d’erreurs seraient évitées si l’on tenait véritablement compte de cette distinction, qui est la première règle de l’Opus tripartitum. Les signes ne tiennent pas lieu des choses dont on parle. Ils sont des moyens, dans l’usage pragmatique, pour que les interlocuteurs se tournent par leur pensée vers les choses dont on parle. Ainsi l’on dit que l’urine est saine, non pas en tant que la santé lui est formellement inhérente, mais par la seule analogie et relativement à la santé elle-même, lui étant extérieure, qui est en propre formellement dans l’animal lui-même, de la manière dont le vin représenté dans le tonneau (de l’enseigne) signifie qu’il y a du vin dans l’auberge et dans le verre. D’où il suit que tous les neuf prédicaments de ce genre ne sont pas des êtres « selon la rectitude », mais par exemple des manières d’être « selon l’oblique »590.

Revenant aux exemples de l’urine et de la santé, et de l’enseigne et du vin, Eckhart les combine à nouveau. La santé peut être attribuée à l’urine alors qu’elle n’est formellement que dans l’animal, tout comme le vin est représenté sur le tonneau de l’enseigne alors qu’il ne se trouve que dans le verre servi dans l’auberge. Eckhart ajoute ici la distinction in rectitudo/ in oblico. Le signe est comparable à la modalité accidentelle de l’être. 587 588 589 590

ARISTOTE, Métaphysique, VII, c. 1, 1028 a 15-20. M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 54, LW II, p. 58. Ibid., § 54, LW II, p. 58. Ibid., § 54, LW II, p. 58.

SIGNE MESSAGER ET CONCEPTION PAR LA CHOSE

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Contrairement à la forme substantielle qui confère l’être, l’accident ne confère rien. Ainsi en est-il du signe. Il ne fait que renvoyer à ce dont il est le signe, sans l’atteindre dans son être même. Autrement dit, le signe atteint la chose de manière oblique, de l’extérieur, tandis que l’étant opéré et modalisé par Dieu l’atteint de manière droite. La rectitude se fait au cœur de l’opération, non en dehors d’elle. Elle correspond à l’axe vertical de la causalité. Le signe n’atteint cet axe vertical qu’obliquement. L’analogie se situe donc en dehors de la vox, qu’elle soit equivoce ou univoce : L’on doit donc savoir quelle est cette différence entre l’équivocité, l’univocité et l’analogie, à savoir que l’équivocité se distingue par des choses différentes, l’univocité par des différences rapportées à la même chose, or l’analogie n’est ni ceci ni cela, mais elle est seulement à travers les modes d’une même chose en nombre, déjà constituée dans la nature des choses et dans l’être par la forme qui est la substance591.

Répétons-le : l’équivocité et l’univocité sont du registre des signes de la voix (voces signa) et non de l’être. Au contraire, l’analogie se dit selon la modalité constitutive de la nature. Elle concerne l’être lui-même et les étants qui sont opérés par modes. Cette opération modale se passe dans le silence de la nature des choses, en deçà de tout langage. Mais ce silence peut être perçu par la pensée, sans pouvoir toutefois être transposé dans le langage. Il faut donc noter que le modus significandi n’est pas directement appliqué au modus essendi, mais d’abord au modus intelligendi. Parce que, selon Aristote, « les paroles sont les signes de ces affections qui sont dans l’âme », « c’est selon le mode d’intelligence (modum intelligendi) qu’est reçu et formé le mode de signification (modi significandi) et par conséquent le mode de prédication (modi praedicandi) »592. Le modus essendi, quant à lui est vécu de manière intrinsèque car le supérieur affecte immédiatement l’inférieur (le mot « univoque » ne convient pas puisqu’il n’y a pas de vox) : l’effet vit immédiatement la cause, et ne la connait par mode conceptuel que secondairement. Le modus intelligendi est la plaque tournante entre les deux autres modes, dont l’un est extrinsèque (signe-sémantique) et l’autre intrinsèque (causeontologique). En effet, le locuteur perçoit dans son esprit (en deçà du signe et en réflexion sur ce qui l’affecte) la nécessité de s’exprimer en signes pour désigner à des allocutaires une opérativité que le signe ne peut que désigner de l’extérieur : 591 592

Ibid., § 54, LW II, p. 60, trad. P. Gire. Ibid., § 84, LW II, p. 87, trad. P. Gire.

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COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

La seconde remarque qu’il faut noter, c’est que les discours ou les propositions ne correspondent pas en premier lieu et par eux-mêmes aux choses, mais aux conceptions des choses. Car les paroles sont des signes et « des notes de ces affections qui sont dans l’âme », c’est pourquoi elles indiquent, notent et signifient la conception elle-même. Et donc l’on juge vrais ou faux, compactes ou incompactes, les discours ou les propositions, non pas sur les choses ou sur les êtres absolument, mais sur les conceptions des choses et des êtres qu’ils signifient en premier lieu et en eux-mêmes593.

L’intellect peut concevoir parce qu’il est affecté. La logique se situe dans l’entrelacs de la sémantique et de l’ontologie. Eckhart prend ici le contrepied de la position modiste selon laquelle les mots renvoient d’abord aux choses et seulement secondairement aux jugements594. Pour lui, la voix (vox) n’est pas le signe des trois modes. Le modus intelligendi ne se réduit pas au rôle d’une simple transition entre la constitution ontologique du monde et les signes. Entre ce qui est conçu intérieurement et le signe, il y a convention et non causalité. Ainsi, Eckhart semble se rapprocher de la position nominaliste, ce qui n’est pas non plus le cas. L’interprétation de la formule aristotélicienne : « les sons émis par la voix sont des symboles (sumbola) des états de l’âme (ta pathêmata tês psuchês) » (De interpretatione, I, 16a2-3) est le lieu d’une incompatibilité pathé-tique entre Eckhart et Ockham. Le différend apparaît dès le premier chapitre de la Somme de logique. Après avoir énoncé les trois types de termes : écrits, oraux et conçus, le Venerabilis Inceptor définit ce dernier comme « une intention ou une impression psychique » (intentio seu passio animae)595. Ce faisant, il commet une inflexion par rapport au Peri hermenias. Là où Aristote affirme le lien entre les « signes » et les « passions de l’âme » au pluriel, Ockham emploie le singulier. Par ce passage des pathêmata à la pathêma/passio, il opère un parallèlisme terme à terme entre le signe écrit et le signe mental. Dans ce parallèlisme suppositionnel, les verbes et les adverbes, ainsi que les conjonctions et prépositions, sont renvoyés au domaine des syncatégorèmes puisqu’ils ne peuvent supposer pour rien596. Il y va d’une volonté de mettre en place un langage direct, de type référentiel, entre les signes et les choses. L’approche de Maître Eckhart est tout autre. Fidèle à la lettre aristotélicienne, il maintient l’accord pluriel entre les signes et les choses, en considérant M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 55, LW II, p. 60, trad. P. Gire légèr. modif. Sur la position modiste, cf. I. ROSIER-CATACH, « La théorie médiévale des Modes de signifier », p. 117-127 ; La grammaire spéculative des modistes, 1983. 595 GUILLAUME D’OCKHAM, Somme de logique, Première partie, Chapitre I, p. 4-5. 596 Ibid., Chapitre II, p. 8. 593 594

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toute la proposition dans son ensemble. Il n’y a pas pour lui de possibilité de renvoyer à la chose sans faire invervenir les verbes et les adverbes. Son attention aux actions ainsi qu’à la modalité par laquelle elles sont opérées lui permet de faire place à la métaphore. Pour lui, comme chez Maïmonide, c’est le langage indirect qui est le langage le plus apte au discours théologique. Jamais chez lui, la pensée ne pourrait se réduire à une composition de propositions elles-mêmes constituées de termes597. Il en est ainsi parce, comme chez Alain de Lille, la chose est plus déployée que l’intelligence et, à son tour, celle-ci est plus vaste que le discours598. Voilà pourquoi Eckhart reprend à l’auteur des Règles théologiques la distinction entre compactae et incompactae599. Par cette distinction, il peut faire place à deux types d’intellections dont un seul est « exact » au niveau du modus significandi. Il y a donc place pour des affections de l’âme qui excèdent la capacité du discours, parce que l’intellect vise une réalité simple, incompacte. L’influence d’Alain de Lille se manifeste davantage encore au § 78 du commentaire du livre de l’Exode. Comme ce dernier, Eckhart cite Denys l’Aréopagite : negationes de deo sunt verae, affirmationes vero incompactae600  : Or ne s’y oppose pas ce que dit Denys dans le traité de la Hiérarchie céleste (2 c), à savoir que les « négations, quant à Dieu, sont vraies et les affirmations incompactes ». Car cela est vrai quant au mode de signification en de telles propositions – Car notre intellect connaît les perfections qui concernent l’être à partir des créatures, là où de cette façon les perfections sont imparfaites et dispersées, et il les exprime selon ce mode. Dans ces propositions, il faut considérer deux choses, les perfections signifiées elles-mêmes, par exemple la bonté, la vérité, la vie, l’intelligence et les choses de ce genre ; et ainsi elles sont compactes et véritables. Il faut considérer aussi en de telles propositions le mode de signification ; et ainsi elles sont incompactes, c’est ce que dit Denys601.

À l’instar du Lillois, Eckhart fait une distinction entre la visée des choses dans leur perfection même et la manière dont elles sont signifiées. L’être, la vérité, la bonté (les transcendantaux abstraits) sont « compactes » selon la signification lorsqu’on les vise dans les créatures. 597

Voir ibid., p. 468. Cf. ALAIN DE LILLE, Summa Quoniam homines, éd. P. Glorieux, 1953, p. 139s. 599 Pour l’usage du terme incompacta dans le Commentaire du livre de l’Exode, voir LW II, § 44, 46, 47, 55, 78, 147. Pierre Gire le traduit par une série de qualificatifs différents : « indictinct » (§ 48), « inconvenant » (§ 46), « incohérent » (§ 55), « inexact » (§ 78). 600 ALAIN DE LILLE, Regulae theologiae, reg. XX, 631 A. 601 M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 78, LW II, p. 81, trad. P. Gire légèr. modif. 598

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À savoir, on peut dire de tel ou tel qu’il est, qu’il est vrai ou qu’il est bon. En effet, « vrai » s’ajoute à tel état comme un prédicat, parce qu’il participe à la vérité. Au contraire, selon Alain du Lille, désigner Dieu par le terme « juste » est une affirmation « incompacte », précisément parce que, Dieu étant la justice même, il n’est pas exact de lui attribuer le prédicat « juste » comme s’il était un sujet différent de la justice602. Cela veut dire que, là où Duns Scot différenciera une connaissance intuitive et distincte de Dieu par lui-même et une connaissance distincte par représentation pour l’homme603, le Thuringien fait place, selon l’axiomatique d’Alain, à une connaissance intuitive mais indistincte. Là, me semble-t-il, réside une différence épistémologique fondamentale. Pour respecter la priorité de cette intellection intuitive directe, il est nécessaire d’évacuer toute méthode abstractive et toute représentation. La représentation, avons-nous vu dans les Questions parisiennes, se présente comme un terme qui détourne l’intentionnalté de la chose même en la dédoublant. L’incompact ou l’indistinct est une réalité qui affecte immédiatement l’intellect pour autant que l’étant rationnel participe à la chose. La participation est un mode de connaissance directe d’une réalité qui, parce qu’elle est incompacte, ne peut s’exprimer sur un mode exact. La participation est donc l’exercice où se vérifie le bien-fondé du discours théologique sans qu’il ne soit possible de la traduire ce manière adéquate sinon par le cadre régulatif approprié. D’où l’articulation de la spéculation et de l’éthique. Bien davantage qu’une activité intellective essentiellement quidditative, l’intellect est d’abord capable, dans sa nudité passive, de percevoir l’anité. Or, précisément, l’anité est irréductible à la quiddité. Le fait d’être (quo est) se dit dans son opérativité. Jamais, il ne pourra être récupéré par le signe. Autrement dit, chez Eckhart, c’est le quo qui régit le quid et non l’inverse. Pour suivre la pensée de Maître Eckhart, il faut donc constamment se rappeler que, parce que Dieu luimême est l’être, « tout être est immédiatement par lui » (ab ipso immediate est omne esse)604. D’où chaque étant en est toujours proche : « aussi n’est-il pas loin de chacun de nous : Car c’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être » (Ac 17,27)605. Or, cette proximité peut malgré tout être vécue sur le mode de l’éloignement. Comme l’affirme Cf. ALAIN DE LILLE, Summa Quoniam homines, éd. P. Glorieux, p. 139s. Cf. DUNS SCOT, Reportatio Parisiensis, t. I A, Prologue, q. 2, éd. A. B. Wolter, O. Bychkov, Saint-Bonaventure-New York, 2004, p. 53-69, repris dans : Philosophie et théologie au Moyen Âge, Anthologie tome II, op. cit., p. 360-362. 604 M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 104, LW II, p. 105. 605 Cité in ibid. 602 603

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Augustin : « tu étais avec moi et je n’étais pas avec toi »606. En raison même de son indistinction, Dieu ne se donne pas à vivre selon une proximité objective. Il ne tombe, de ce fait, jamais dans les filets de nos définitions, quelles qu’elles soient : Car Dieu est avec nous en tant qu’indistinct ; nous ne sommes pas avec lui, en tant que distincts, parce que créés et finis. Voilà pourquoi à Dieu, en tant qu’illimité, il ne convient pas de définition, comme dit Avicenne (Metaphysique VIII, c. 4). Car la définition se fait à partir des limites (déterminations). Ainsi donc Dieu, s’il est autre, n’est pas. C’est ce qui est dit en Genèse (35,2) : « rejetez les autres dieux » et en Josué (24,23) : « chassez les autres dieux ». Car comme tout semblable se joint à son semblable, ainsi mais au contraire l’autre, en tant que dissemblable, se distingue, et nous devenons semblables en rejetant cela, 1 Jean (3,2) : « nous lui serons semblables »607.

La voie de la définition quidditative de Dieu étant interdite aux hommes en raison même de leur constitution distincte, il ne leur reste qu’à chasser toutes les idoles conceptuelles pour devenir semblables à Dieu. Voilà pourquoi la theoria et la praxis sont inséparables. Connaître Dieu, c’est lui devenir semblable. Aussi, par le modus significandi, Dieu restera toujours dissemblable à ce qui est dit de lui. Conformément au premier versant du Décalogue que commente Eckhart, n’importe quel concept intellectuel sera un faux dieu, en tant que l’esprit s’arrêterait sur lui. Mais, par un autre côté, il n’y a rien de plus semblable à Dieu que la créature puisque cette dernière se reçoit totalement de l’être même qu’est Dieu. De plus : qu’y a-t-il d’aussi semblable à quelque chose comme c’est le cas lorsqu’on assimile ce quelque chose à un autre par l’intérieur et suivant ce qui lui est le plus intime ? Il s’agit alors de l’être, du vrai, du bien et ainsi des choses semblables608.

C’est donc par l’assimilation, et non pas la désignation, que la créature est semblable à Dieu. Ainsi : esse, verum et bonum sont-ils attribués en vérité à Dieu sans que ce ne soit des idoles, dans leur opérativité même. Ces termes transcendantaux ne sont pas des affirmations proprement dites, mais des conditions de possibilité d’une assimilation. Ils ne désignent pas Dieu par ressemblance, mais par possibilité d’union via l’opérativité. Ce sont des propositions d’effectuation : 606 AUGUSTIN, Confessions, X, c. 27, n. 38, CSEL XXXIII, 255, cité dans : M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 107, LW II, p. 107. 607 M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 107, LW II, p. 107. 608 Ibid., § 115, LW II, p. 111, trad. P. Gire.

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Donc on ne doit faire à Dieu aucune ressemblance : car il est d’autant plus affirmé, qu’il est moins affirmé et rendu plus dissemblable. Augustin par conséquent dans le traité Du libre arbitre I, II (c. 11) dit ceci : « on ne peut donner en convenance aucune ressemblance visible d’une chose invisible »609.

Cette affirmation est conforme aux Questions Parisiennes selon lesquelles il est inconvenant de concevoir une species qui serait représentative par ressemblance. Eckhart est partout cohérent sur ce point : « Ce qui est en effet sans être [c’est-à-dire ce qui ne participe à l’être] ni n’est ni n’est un nom, mais est un nom faux, vain et fictif » (Quod enim sine esse est, nec est nec nomen est, sed falsum, vanum et fidum nomen est)610. Quand bien même un locuteur userait du signe « être » dans une proposition, si cette dernière sonne aux oreilles d’un auditeur qui n’est pas lui-même affecté par le fait d’être, esse n’est même pas un nom, car, dans ce cas, il ne désigne pas (nec nomen est, quia non notificat). Aussi, ajoute Eckhart : « un nom se dit à partir d’une notion, parce qu’il est le signe de quelque concept dans l’intellect, désignant aux autres le concept luimême. C’est pourquoi il est lui-même le messager par lequel le concept lui-même est annoncé aux autres »611. Le signe a chez Eckhart le rôle de messager (nuntius). Il permet à celui qui l’entend de se rendre présent par modus intelligendi au concept annoncé. Le mot conceptus désigne ici, non pas la représentation, mais ce qui est engendré par le verbe mental. D’où le recours au verset : « nul verbe ne sera impossible auprès de Dieu », Luc (1,37). La pensée par représentation est toujours susceptible d’erreur. Comme elle est soumise à l’élaboration bornée par l’appréhension intellectuelle (breviatur in apprehensione), elle peut attribuer le nom d’étant à ce qui n’est pas (sed est privatio tantum, cui attribuitur nome entis)612. Ainsi, celui qui entend le mot « éléphant » peut se représenter cet être vivant comme « une chose qui a un pied et trois ailes et qui habite dans les profondeurs de la mer »613. S’il n’a jamais expérimenté ce qu’est un éléphant, sa représentation est fallacieuse. Or, dans le cas où la représentation concerne Dieu, l’erreur est plus grave. La similitude ne sera jamais détrompée par aucune objectité. La véritable erreur n’est pas de se tromper d’objet de connaissance, mais de penser de manière représentative. Cette méthode intellectuelle conduit tout simplement 609 610 611 612 613

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

§ § § § §

118, 167, 167, 173, 173,

LW II, p. 118-119, trad. P. Gire. DW II, p. 146, trad. P. Gire. DW II, p. 146-147, trad. P. Gire. LW II, p. 150. LW II, p. 149.

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à imaginer des chimères, à l’instar de cet éléphant-poisson. C’est pourquoi, avec Maïmonide614, Eckhart en conclut que « toute notre appréhension positive de Dieu est un défaut d’approche de son appréhension » (omnis ‘apprehensio nostra’ affirmativa de deo ‘est defectus approprinquandi apprehensione eius’)615. L’autre voie, l’approche négative, n’est pas plus convaincante : « Il faut attirer ici l’attention sur le fait que « les dénominations négatives » ne sont pas attribuées au Créateur, si ce n’est suivant le mode par lequel on écarte quelque chose d’autre chose,… »616. La nomination négative de Dieu se fait par mode d’écartement d’autre chose. Il s’agit toujours de faire valoir non pas ce que Dieu est en luimême, mais sa différence avec la créature issue de lui. En droit, il n’y a donc pas de démonstration directe de la négation mais indirecte (negatio in iure non probatur directe, probatur tamen indirecte). Si l’on ne peut parler de Dieu directement par l’affirmation ou la négation, il reste la possibilité d’en parler indirectement. D’où la nécessité de reconnaître, avec les mots de Maïmonide : « que les sciences n’ont pas appréhendé le Créateur et qu’on ne saisit pas ce qu’il est si ce n’est lui-même et que notre intellection eu égard à lui-même est défectueuse dans le mouvement de son appréhension » (‘quod scientiae non apprehenderunt creatorem, et non apprehendit quid est nisi ipse, et apprehensio nostra respectu ipsius est defectus appropinquandi apprehensione ipsius’)617. Ce à quoi Eckhart ajoute, qu’on vérifie la parole socratique : « je sais que je ne sais pas » (illud Socraticum  : hoc scio quod non scio)618. Or, la théologie comme science ne se clôt pas sur cette défaite. À partir de ce constat de l’impossibilité conceptuelle et langagière, la science n’est pas sans ressource. Puisque la contemplation est inaccessible à la représentation, il lui reste à y parvenir via la voie pratique. Voilà pourquoi, poursuivant le commentaire du Décalogue, Eckhart passe aussitôt sur le versant éthique : « Honore ton père et ta mère » ; « Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain ». Honorer le Père, pour Eckhart, consiste à le considérer comme le supérieur sans lequel l’inférieur n’est capable de rien. Si la créature cherche à engendrer par elle-même, elle usurpe la place du Créateur au lieu de l’honorer. Soumettre toute son âme à l’influence de Dieu est l’attitude MAÏMONIDE, Guide des égarés, n. 58, 23r. M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 174, LW II, p. 150-151. 616 Ibid., § 182, LW II, p. 156). 617 MAÏMONIDE, Guide des égarés, l.c. 23r8-10, cité dans : M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 184, LW II, p. 158. 618 M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 184, LW II, p. 158. 614 615

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préalable à toute action. Il en va ici du discernement entre orgueil et humilité, qui sera toujours chez Eckhart la condition sine qua non de la connaissance de Dieu. « Malheur à celui qui n’honore pas le Père » (Dt 27,16). Abuser des dons au mépris du donateur est la marque spécifique du péché. Telle est l’ingratitude. Puisque « l’homme reçoit de plus nobles puissances de l’âme, par exemple, la raison et l’intellect, que les autres animaux », il doit donc en user en tant que l’inférieur qui reçoit tout du supérieur619. C’est seulement en suivant cette voie de noblesse, qui le distingue parmi tout le créé, que l’homme sera rendu capable « de comprendre les intelligibles et ‘les distinguer des autres réalités par son intellect’ » (ut intelligat intelligibilia et ‘separetur ab illiis intellectu’)620. La vie intellectuelle nécessite une ascèse de réceptivité qui contrecarre la tendance de l’homme à la convoitise et l’accaparement. Cet exercice spirituel consiste à diminuer tous les mouvements d’attention vers les réalités matérielles pour que l’âme soit disposée à être directement engendrée par Dieu : En quatorzième lieu, il dit : « tu ne convoiteras pas ». Car il faut savoir premièrement que, selon Augustin dans le traité De la Trinité I, IX (c. 9) en général une chose qui est conçue dans le désir, « naît en se concevant », se comporte de manière différente dans les choses sensibles et dans les choses spirituelles. Car dans les choses corporelles, autre chose est d’être conçu (ou la conception) et autre chose est de naître (ou l’enfantement). Et cela paraît évident chez les femelles d’animaux. Ainsi se comporte-t-on dans les conceptions des choses corporelles. Car désirer et concevoir de l’or, des honneurs mondains, n’est pas les avoir ni les posséder en fait. Or dans les choses spirituelles, par exemple dans la justice et les choses semblables, désirer partout ces choses elles-mêmes, c’est les concevoir et les posséder : la conception elle-même est la possession elle-même. Car celui qui désire et aime véritablement la justice, est juste comme le dit Augustin ici-même. Grégoire dit que « celui qui aime Dieu a déjà par avance celui qu’il aime »621.

Le commandement « tu ne convoiteras pas » a une incidence décisive sur la vie intellectuelle. Si le regard se tourne vers les choses sensibles, autre est la chose même et la conception qu’elle produit dans l’intellect. Ici, la res et la conceptio diffèrent. Si, par contre, le regard se détourne des choses sensibles pour viser les choses spirituelles, l’intellect est placé dans les conditions requises pour que ce qui naît en lui ne soit pas différent de la chose même qu’il vise. Il en va ainsi pour celui qui vise et aime 619 620 621

Ibid., § 198, LW II, p. 167, trad. P. Gire. Ibid., § 199, LW II, p. 167, trad. p. Gire. Ibid., § 205, LW II, p. 172-173, trad. p. Gire.

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la justice. Il la conçoit en lui-même. Cela ne veut pas dire qu’il en a un concept représentatif, mais qu’il possède la justice elle-même en tant qu’elle le rend juste. Le fait de « naître en concevant » (adipiscendo nascitur) consiste pour l’inférieur à être directement opéré par le supérieur. La conception n’est autre que le fait de naître à un nouvel agir. Conception et action ne font qu’un. Le juste ne voit pas la justice comme une image mentale mais, en l’actualisant, il la connaît. D’où l’identification de la connaissance à une « parturition ou enfantement » (parturitio sive partus) où la « conception » (conceptio) est rapprochée des versets sur la naissance du Verbe fait chair : « ce qui est né en elle, est de l’Esprit-Saint » (Mt 1, 20) ; « voici que tu concevras et enfanteras un fils » (Lc 1,31)622. Ceci fait écho au préambule du commentaire de l’Exode. La théologie est bien une obstetricandi scientia qui doit conduire le lecteur à une connaissance où le Verbe engendre lui-même sa conception, par l’Esprit Saint. Pour ce faire, la science théologique nécessite un « perfectionnement de l’intellect »623. Ce dernier consiste à abandonner toute volonté d’accaparer Dieu sous la forme d’un concept qui ne fait pas un en acte avec lui. Pour cela, au lieu de faire un traité, Eckhart emmène ses lecteurs, à la suite de Maïmonide, dans une série de récits édifiants sous la forme du langage parabolique. « Parler en parabole » (loquens parabolice) est le style le plus adapté à l’effet recherché624. La parabola du roi puissant dans Ecclésiastique (9,14-15) ou de la femme adultère dans Proverbes (5,2-8) oblige l’allocutaire à une interprétation autre que celle de la conceptualité discursive625. Son regard se tourne vers les actions racontées dans les récits de telle sorte qu’il soit poussé à abandonner un comportement pour un autre. Les choses à percevoir « sont montrées de manière significative en figure » (significanter figuraliter ostensa sunt) à travers une relecture synthétique de l’épopée de Sarah et Agar (Gn 17-18), récapitulation de l’alternative entre « le sensitif et le rationnel » (sensitivo et rationali)626. Le fait même d’avoir recours à des événements oblige une conversion de l’attention vers le vécu. Tel est le véritable trope. Renvoyé à la vérité de son comportement et à ses choix existentiaux, le lecteur est placé devant l’intention première de Dieu : « ce que Dieu veut c’est votre sanctification » (1 Thess 4,3)627. À l’instar 622 623 624 625 626 627

Ibid., § 207, LW II, p. 174, trad. p. Gire. Ibid., § 215, LW II, p. 181. Ibid., § 218, LW II, p. 182. Cf. Ibid., § 216.218, LW II, p. 181.183. Ibid., § 221, LW II, p. 184. Ibid., § 228, LW II, p. 190.

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de la pensée d’Augustin et de Maïmonide, la science théologique de Maître Eckhart se présente donc comme indissociable d’une « conversion à Dieu » (conversio ad deum)628. Cette conversion s’exprime comme une approche de Dieu à travers la nuée : « Moïse s’approcha de la nuée obscure où était Dieu ». Celui qui s’avance ne voit rien mais il lui suffit de savoir qu’il est mu par Celui qu’il cherche. S’il veut connaître en vérité, l’intellect est invité à monter jusqu’au principe où toutes choses sont enracinées. « Monte jusqu’à moi » (ascende ad me) : l’injonction de Dieu à Moïse est interprétée métaphoriquement, mais déjà sous forme de récit parabolique, comme une invitation pour l’intellect à remonter vers sa cause supérieure. L’inférieur en tant qu’inférieur, est besogneux, dépourvu et mendiant, et continuellement, tout ce qu’il est et tout ce qu’il possède, il ne le tient que de son supérieur. Il dit donc : « monte », tant parce que Dieu demeure dans les lieux les plus hauts – c’est là qu’il est, entend, enseigne et opère (ibi est, ibi audit, ibi docet, ibi operatur) – tant parce que Dieu ne peut pas descendre, il le faut pour que nous montions jusqu’à lui. Car s’il descendait de quelque manière, alors il ne serait pas Dieu, il descendrait de la déité629.

Cette remontée vers le principe n’est pas uniquement intellectuelle, mais tout à la fois noétique et ontologique. L’enseignement que l’inférieur entend est l’opération même de la Déité : ibi est, ibi audit, ibi docet, ibi operatur. S’il en est ainsi, l’enseignant n’aura d’autre moyen, pour transmettre sa connaissance, que de conduire son auditeur vers cette opération où il pourra l’écouter en lui-même. Voilà bien pourquoi, la théologie est une obstetricandi scientia. L’enseignant ne peut transmettre aucune représentation de Dieu à quiconque. Selon Maïmonide, « lorsque notre intellect s’élève dans l’appréhension du Créateur, il se trouve séparé de lui par un grand mur »630. Ce mur n’est jamais franchi d’aucune manière par la conceptualité. Non seulement les représentations sont inutiles, mais qui plus est, elles sont sources d’idolâtrie. D’où la proximité avec la mystique dionysienne. Dieu se trouve dans la nuée qui se situe au-dessus de toute saisie conceptuelle, dans « la superexcellence de la lumière divine »631. Eckhart recourt au leitmotiv scripturaire : « Il habite une lumière inaccessible » (1 Tim 6,16). L’obscurité lumineuse, dont Denys l’Aréopagite s’est fait le chantre dans La théologie mystique, est 628

Ibid., § 230, LW II, p. 191. Ibid., § 262, LW II, p. 212. 630 MAÏMONIDE, Guide des égarés, III, c. 10, cité dans : M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 237, LW II, p. 195, trad. P. Gire. 631 Cf. DENYS L’ARÉOPAGITE, Théologie mystique, c. 1, § 1, PG 3, 1000. 629

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pénétrée seulement par celui qui renonce à toute conceptualisation, c’està-dire à toute intentionnalité intellectuelle active. Dans cette dépossession de l’intelligence active, Dieu se révèle tout en restant caché : « lorsque, par la dépossession, on s’est élevé à la connaissance de Dieu, ce qu’est Dieu n’en reste pas moins clos et caché » (cum per ablationem ad dei cognitionem ascenditur, tandem quit sit deus clausum et occultur relinquitur)632. Ce dévoilement est à double face : l’obscurité du mode conceptuel est corrélative de la luminosité du mode opératif. Il reste encore à voir que l’élévation de l’intellect est désignée par la figure parabolique de l’aigle (ln huius figura dicitur de intellectu sub parabola aquilae), selon Ezéchiel 17,3 : « le grand aigle, aux larges ailes, à l’envergure immense » et plus loin : « il vint au Liban et ôta la cime du cèdre, il arracha le faîte de ses frondaisons »633. L’aigle d’Ezéchiel est ici, comme dans la préface du Commentaire de l’Évangile selon saint Jean, ainsi que dans la finale du Sermon De l’homme noble, la « figure » (figura) de l’intellect. Selon Quintilien, la figure apparait comme un écart délibéré par rapport à la norme du discours634. Elle peut instaurer une relation non-linguistique. Plus encore qu’une métaphore, cette figure est une parabole puisqu’elle ne renvoie pas seulement d’un terme à un autre, mais à une opération : la modalité par laquelle « l’intellect saisit non pas les choses elles-mêmes, mais les raisons des choses elles-mêmes »635. L’intellect ne cherche pas à saisir des concepts déjà proférés mais à coïncider avec leur profération même. Ce qui est visé par l’intellect, n’est autre que le logos lui-même, dans l’acte de dire. Il s’agit de naître constamment dans cette parole.

632 JEAN SARRACÈNE, Prologue de la théologie mystique, dans : Dionyssi cartusiani, Operum XVI, éd. Tornaci, 1902, p. 471, cité dans : M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 237, LW II, p.196. 633 M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 265, LW II, p. 214. 634 Cf. QUINTILIEN, De institutione oratoria, Livre IX, 1, trad. J. Cousin, tome V, p. 157). 635 M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 265, LW II, p. 214.

Opérer sous l’écorce du signe (Liber parabolarum Genesis)

Chez Eckhart, la ligne de partage de la connaissance ne se fait pas entre « les autorités des saints et des philosophes » (sanctorum auctoritatibus et philosophorum)636, mais entre ceux dont les paroles et les actes sont conformes à la vérité et ceux chez qui cette conformité vient à manquer. À l’instar du procédé socratique, la vérité met elle-même en lumière celui qui se sert du langage. La proposition énonciative ne porte pas le gage de la vérité en elle-même. Le signe est donc caduc. Il n’est que l’écorce d’un fruit qu’il faut pouvoir savourer. La saveur se goûte dans l’opération même que le signe ne fait qu’indiquer. Ce sens caché « sous l’écorce de la lettre » (sub corticae littera)637 n’est donc pas une signification ésotérique pour les seuls initiés. La vie « mystique » ne correspond pas à des états d’extases extraordinaires mais à une instase toute ordinaire. D’où la préférence de Marthe par rapport à Marie. Marthe connait Dieu parce que, contrairement à Marie, elle ne se contente pas de l’écouter mais elle fait ce qu’il dit. Or, le langage parabolique présente la particularité de déjouer toute tentative d’en rester à un savoir théorique qui deviendrait satisfaisant pour lui-même. Le Livre des paraboles de la Genèse arrive dès lors chez Maître Eckhart comme un fruit mûr. Il est destiné à des auditeurs universitaires pour les inciter à user de ce mode de langage : [Troisièmement] je me suis contenté ici à faire des remarques laconiques et brèves en sautant d’une parabole à l’autre, pour inciter les [lecteurs] zélés à faire de semblables études et à les considérer plus à fond. Quant aux preuves et justifications des analyses que j’applique à ces paraboles, on en cherchera le détail dans l’Œuvre des questions et l’Œuvre des propositions638.

Il est frappant que, selon son prologue, l’objectif de l’ouvrage est avant tout l’incitation à mettre son application (excitarem studiosos) à scruter M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 285, LW I/1, p. 420. BONAVENTURE, Breviloquium, Prologue, n°4, v. 206 a (sub cortice apertae occultatur mystica et profunda intelligentia) cité par M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, Prologue, § 1, LW I/1, p. 447. 638 M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, Prologue, § 6, LW I/1, p. 455, trad. J.-Cl. Lagarrigue, Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. 66). 636 637

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à fond les paraboles, non pas en discontinuité, mais conformément à l’organisation de l’opus tripartitum. Ceci vient infirmer la thèse selon laquelle Eckhart aurait pu « abandonner son ancien programme réductionniste du Prologus generalis  »639. Le mode parabolique est en fait une application de la nécessité de « parler autrement » pour manifester l’articulation du signe et de l’opérativité, comme cela est stipulé par Eckhart dans les règles qui régissent l’usage de la grammaire et de la logique dans toute son œuvre. Le Liber parabolarum Genesis ne fait pas exception à cette modalité. Elle la rend au contraire plus explicite encore. Ce commentaire rend manifeste que le langage sémantique, même s’il est déjà agréable, n’est en fait qu’une écorce qui cache un domaine bien plus savoureux encore. Eckhart s’en explique en recourant au procédé herméneutique que Maïmonide met en œuvre à partir d’un verset des Proverbes : « des pommes d’or dans des écorces d’argent » (Pr 25,11)640. Comme l’explique l’auteur du Guide des égarés, toute parabole à deux faces, l’une extérieure et l’autre intérieure641. Lorsque l’on regarde la parabole de loin, on pense qu’elle se résume à l’argent. Monopolisé par le signe, on n’oriente pas son intention vers l’or, qui lui, ne peut se dire, mais seulement se vivre. En effet, le propre de la parabole est de faire transiter des mots vers la réalité qu’ils visent. Cette transition s’opère un peu différemment, selon les deux genres de paraboles distingués par Maïmonide (parabolarum duplex est genus) : Le premier genre ou mode de parabole est quand « n’importe quel mot » de la parabole, ou presque, « désigne quelque chose concernant quelque chose de singulier. Le second mode est » quand l’ensemble de la parabole est « une image » et une expression de l’ensemble de la réalité dont elle est la parabole. Il se trouve en effet « bien des mots » qui s’interposent et ne livrent pas directement un savoir sur quelque chose de la réalité dont elle est la parabole ; car ils sont là pour servir « à l’embellissement de la comparaison » et de la parabole ou « pour occulter encore plus profondément la réalité dont elle est la parabole », de façon que cela s’adapte plus parfaitement à cette comparaison et parabole642.

639 Y. SCHWARTZ, « Maître Eckhart et Moïse Maïmonide. Du rationalisme judéo-arabe à la théologie vernaculaire chrétienne », dans : Maître Eckhart, p. 229-255, ici, p. 236. 640 « mala aurea in lectis argenteis » (MAÏMONIDE, Dux neutrorum, Proemium, f. 3v-35-41), cité par M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, Prologue, LW I/1, p. 448. Cf. J. CASTEIGT, « ‘Sous l’écorce de la lettre’. De la parabola, comme procédé rhétorique et herméneutique hérité de Maïmonide », dans : Maître Eckhart, p. 257-297. 641 M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, Prologue, LW I/1, p. 448. 642 Ibid., § 5, LW I/1, p. 454-455, trad. J.-Cl. Lagarrigue légèr. modif., p. 65-66.

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COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

Le premier genre de parabole, par la capacité d’un mot à signifier quelque chose de singulier, maintient la parabole au niveau de la métaphore. Pour Quintilien, la métaphore est le transfert d’un terme à un autre, selon un usage impropre643. Parce qu’elle excède le modus significandi, la métaphore nécessite une interprétation modo intelligendi. De son côté, Eckhart rassemble parfois les deux termes. Par exemple : « sous la métaphore et paraboliquement (sub metaphora et parabolice), on indique par le nom de ciel et de terre la nature, la propriété naturelle et le nombre des premiers principes de l’ensemble de l’univers créé »644. Ou, comme nous allons le voir dans un instant à propos de la femme adultère chez Maïmonide, Eckhart emploie parfois indifféremment les termes metaphora et parabola. Toujours est-il que le second genre de parabole, en dérogeant à la comparaison terme à terme, introduit une largeur herméneutique bien plus vaste. La réalité est alors visée par l’ensemble du texte, étant entendu que « bien des mots » sont là uniquement dans le but d’embellir la comparaison. L’intérêt de ce deuxième genre de parabole consiste à introduire non seulement des substantifs mais aussi des verbes, et donc des actions, dans la comparaison. Dans ce cas, la réalité visée n’est plus un objet spécifique mais un événement, qui se dit dans un récit. Aussi, l’auditeur ou le lecteur se trouve-t-il dans la nécessité d’interpréter une action. Or, que signifie connaître une action sinon la connaître de l’intérieur, en éprouvant son opérativité ? Eckhart ne se contente pas de citer ces deux modes de Maïmonide. Il en donne deux exemples respectifs qu’il a déjà développés dans ses précédents ouvrages, manifestant par-là la continuité et non la rupture de sa méthode. Pour la parabole de la femme adultère, voir : « Ajoutons que la matière elle-même est décrite par Salomon sous la parabole (sub parabola) de la femme adultère, Proverbes (5,2-6) »645 ; « La matière désire sans trêve une forme nouvelle, quelle que soit la forme sous laquelle elle se trouve. C’est pourquoi dans les Proverbes 5, Salomon la compare à une femme adultère ou plutôt décrit la matière sous la métaphore (sub metaphora), tout comme Maïmonide le fait pour cette parole : ‘Une femme inquiète, 643 « La métaphore (translatio) aussi [comme la figure appelée abusio, en grec katachrêsis], qui est de beaucoup le plus bel ornement du discours, transfère à des choses données par des termes qui ne leur sont pas propres. La propriété n’est donc pas relative au terme en lui-même, mais à sa valeur sémantique, et ce n’est pas à l’oreille, mais à l’intelligence d’en apprécier pleinement la valeur. » (QUINTILIEN, De institutione oratoria, Livre VIII, 2, 6, trad. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 55). 644 M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 26, LW I/1, p. 496, trad. J.-Cl. Lagarrigue légèr. modif., p. 93. 645 M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 89, LW II, p. 93.

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impatiente de repos’ (Guide des égarés, III, 9) »646. Nous constatons ici que les expressions sub parabola et sub metaphora ont désigné le même procédé de comparaison. Pour la parabole de l’échelle de Jacob : « Il faut remarquer que, selon Maïmonide, livre II, chap. II, cette échelle signifie paraboliquement (significat parabolice) tout l’univers »647. Pour la description de l’échelle par Maïmonide, Eckhart renvoie explicitement à son traité De parabolis rerum naturalium648, qui correspond en fait à des développements que l’on retrouve dans le Liber parabolarum Genesis, § 204-212. Cela signifierait que, pendant la rédaction du premier commentaire sur le livre de la Genèse, le Thuringien avait déjà un certain nombre de travaux sur les paraboles qu’il a ensuite rassemblé dans son Liber parabolarum Genesis. Cela n’est pas du tout étonnant. Au regard des Sermones et Lectiones super Ecclesiastici et de l’Expositio libri Exodi, pour ne citer que ces deux grands travaux universitaires, cela ne fait aucun doute que Maître Eckhart avait déjà développé la méthode de lecture parabolique bien avant de l’exposer dans un ouvrage spécifique sur les paraboles. Ce livre est plutôt là pour nous apporter la confirmation que l’emploi métaphorique et parabolique fait intimement partie de la démarche scientifique de Maître Eckhart. Ce mode tropique fait basculer du registre sémantique vers l’opérativité. Il suffit de suivre Eckhart dans ses descriptions paraboliques pour s’en rendre compte. Eckhart commence par distinguer la production en Dieu de la production de la nature, par l’extériorité de cette dernière. Dans l’emanatio, « le produit n’est pas en dehors du producteur ni autre (que lui), mais il est un avec le producteur » (productum non est extra producentem nec aliud, sed unum cum producente), tandis que, dans la creatio, le produit est appelé créé « parce qu’il est produit en dehors du producteur » (quia producitur extra producentem)649. Cette distinction a pour corrolaire que la création va « d’un non-étant-quelque-chose à un étant-quelque-chose » (ex non ente aliquo et ad ens aliquod), tandis que Dieu est « l’être plein et total en sa simplicité » (esse simpliciter, totum et plenum). Dieu étant le commencement absolu, ces deux productions (émanation et création) ne sont qu’une seule et même opération. « Dieu parle une seule fois et ne répète pas la même chose une seconde fois » (Job 33,14)650. La création M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 33, LW I/1, p. 210, OLME 1, p. 288-291. Ibid., § 288, LW I/1, p. 423, OLME 1, p. 618-619. 648 Ibid. 649 M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 9, LW I/1, p. 480, trad. Brunner, p. 120. 650 Ibid., § 16, LW I/1, p. 486. 646 647

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est donc comprise par Eckhart comme une participation multiple de la production du Verbe en Dieu. Suivant Proclus, « toute multitude participe d’une certaine manière de l’Un »651. Le rapport unité-multitude de cette participation va s’expliquer via l’interprétation métaphorique du ciel et de la terre comme « les deux principes de tout ce qui est, l’actif et le passif ». Le ciel, actif, est la première cause d’« altération inaltérable » (alterans inalterabile)652. La terre, passive, se présente comme matérielle. Le ciel présente la caractéristique de ne pas pâtir de son action. Puisqu’il n’est pas affecté par ce qu’il opère, il n’est jamais fatigué et ne vieillit pas. La terre, elle, est entièrement passive de ce qu’elle reçoit. On peut la comparer au milieu illuminé par la lumière. Lorsque la lumière disparait, le milieu se trouve plongé dans la nuit. De là vient (quatrièmement) que le principe passif a toujours soif de son principe actif et qu’en le buvant il ne cesse d’en avoir soif : « Ceux qui me boivent ont toujours soif » (Eccl. 24,29). (…) Le passif en effet, comme il ressort de ce qui a été dit, en tout et par tout ce qu’il a de parfait et de bon, proclame et atteste son indigence et sa misère, tandis qu’il annonce la richesse et la miséricorde du principe qui lui est supérieur. Il enseigne en effet par sa nature que ce qu’il a, il ne l’a pas de soi comme inhérent à soi, mais qu’il l’a mendié, qu’il l’a reçu comme un prêt, et qu’il reçoit de l’actif qui est supérieur d’une manière continue, en un passage pour ainsi parler (quasi in transitu), comme une passion, non comme une qualité passible et qu’ainsi il ne s’appartient pas, mais est par un autre et en un autre, auquel est « tout honneur et toute gloire », parce qu’il lui appartient653.

La condition des étants créés est celle du quasi-transit (quasi in transitu). Ils sont à la fois traversés et portés par un être qu’ils ne sont pas. Aussi leur présence atteste-t-elle qu’ils sont actuellement opérés par un autre qu’eux-mêmes. Leur caducité manifeste qu’ils surgissent d’un autre dont ils vivent et vers lequel ils vont parce qu’ils en ont soif. À proprement parler, leur vie ne leur appartient pas, elle leur est prêtée. Leur attestation d’indigence se fait sur fond de la proclamation de la générosité qui leur permet d’être. Aussi se fait-elle au cœur même de la passivité de l’opération. La proclamation de cette attestation ne peut donc être autre chose qu’un signe qui renvoie à l’opération elle-même. Seul celui qui entre dans l’acte peut aussi en reconnaître la passivité qui 651 PROCLUS, Eléments de théologie, prop. 1., cité dans : M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 15, LW I/1, p. 485. 652 ARISTOTE, Du ciel, 270 a 35, cité dans : M. Eckhart, Liber parabolarum Genesis, § 21, LW I/1, p. 492. 653 M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 25, LW I/1, p. 495-496, trad. Brunner, p. 129.

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lui est corrélative. Or, l’attestation d’opérativité dépend de l’attention dont l’étant créé rationnel est capable. Si l’étant est entièrement absorbé par ceci et cela, l’anité ne lui est pas perceptible, malgré qu’elle soit ce qui lui permette d’être présent à toutes les choses. Il y va de la manière dont l’étant humain séjourne dans son opération première. Ainsi donc, la nature, les propriétés naturelles et le nombre des premiers principes de tout l’univers sont désignés par métaphore et paraboliquement (sub metaphora et parabolice) sous le nom de « ciel et de terre ». Il faut savoir en outre que la métaphore comporte un enseignement moral : elle enseigne en effet qui est et quel est l’homme divin, parfait et céleste, qui est et quel est l’homme vicieux, diabolique et terrestre : « Ils mettent leur gloire dans leur honte, ceux qui s’attachent aux choses de la terre. Mais notre séjour est dans les cieux » (Phil. 3,9)654.

Que les noms de « ciel » et « terre » désignent les premiers principes « paraboliquement » (parabolice), et non pas seulement « par métaphore » (sub metaphora), indique que le rapport activité-passivité est impliqué dans un grand récit. À savoir, la création n’est pas un acte qui a eu lieu. Elle est un acte en train de s’écrire de manière continuelle. À proprement parler, il n’y a pas de coupure entre création et histoire. Il faut plutôt dire que l’histoire est le déroulement de l’acte de création. Or, précisément, parce que cette création fait fond sur le double principe d’activité et de passivité, dont tout étant créé est traversé, il faut alors dire que les hommes n’en sont pas seulement les récepteurs passifs. Ils ont un rôle à jouer pour que la création s’achève. C’est un des apports principaux d’Eckhart de manifester que l’ontologie n’est pas substantielle, mais relationnelle655. Le langage parabolique prolonge la métaphore du ciel et de la terre, vers un récit dynamique qui fait place au drame de la liberté. Faire choix du divin ou du diabolique (ce qui tend à séparer l’un dans une dualité irrémédiable) n’est pas facultatif pour l’accomplissement de la création. Nous sommes bien en pleine « métaphysique de la conversion »656. 654 M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 26, LW I/1, p. 496-497, trad. Brunner légèr. modif., p. 129. 655 Cf. J. CASTEIGT, « Sous l’écorce de la lettre’ », p. 257-297, principalement : « Du point de vue métaphysique : l’imago ou la métaphysique de la corrélationalité essentielle », p. 286-294. 656 Pour Augustin, cf. E. GILSON, Introduction à l’étude de saint Augustin, 1943, p. 316 ; E. ZUM BRUNN, « L’exégèse augustinienne de ‘Ego sum qui sum’ et la ‘métaphysique de l’Exode’ », dans : Dieu et l’Être. 1978, p. 141-164, ici, p. 146. Pour Eckhart, cf. E. ZUM BRUNN, A. DE LIBERA, Maître Eckhart. Métaphysique du Verbe et théologie négative, 1984, p. 36, 93 ; A. HAAS, « Percée (Durchbruch) », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans, p. 937.

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Chez Eckhart, la dualité est interprétée comme une chute : « l’Un tombe premièrement dans le deux » (unum primo cadit in duo)657. Nous frôlons ici l’interprétation gnostique qui identifie chute et création. Il s’agit, pour situer l’option eckhartienne, de bien saisir sa logique de convertibilité des transcendantaux. Ce qui sort de l’Être même est aussi une sortie hors du Bien658. Mais, précisément, cette sortie ne s’identifie pas à l’acte créateur car les étants créés n’émanent pas de Dieu mais sont faits dans un dire à partir de rien vers lui. Les choses créées sont pleinement ce qu’elles sont dans l’intériorité de l’être plein, tandis qu’à l’extérieur, elles sont mélangées659. Cela signifie que Maître Eckhart considère l’état actuel d’extériorité de la créature comme une caducité (de cadere). Ne pas se méprendre sur cette caducité nécessite une révolution mentale quant à notre manière de percevoir la création. Pour Eckhart, Dieu opère continuellement les créatures dans une relation. Cela signifie qu’il n’y a pas deux temps : l’être conféré et puis la relation, mais un seul instant : l’être conféré à même la relation. Par conséquent, la manière dont la créature se réceptionne dans son être même est constituante de sa structure créationnelle. Le drame de la liberté ne se joue pas après la création. Il se joue à même la création. C’est pourquoi, « tout ce qui est écrit d’Adam et Eve (…) exprime figurativement (figurative) et de manière très belle et exacte les propriétés de la matière et de la forme »660. Le fait même que le couple Adam et Eve renvoie de manière figurative à la matière et à la forme redouble, sur le plan personnel et libre, le renvoi métaphorique du ciel et de la terre au même duo aristotélicien. La métaphore, en tant que renvoi terme à terme, se transforme en récit et donc devient véritablement parabole. L’entrelacs de l’ontologie et de l’éthique est l’enjeu du prolongement de la métaphore en parabole. Il y a véritablement une plasticité relationnelle de la création. Le principe d’où découle cette conception relationnelle est l’altérité originaire du Père et du Fils : « Celui qui procède est un autre (alius) que celui dont il procède, mais n’est pas autre chose (aliud) que lui »661. De même qu’il y a deux types d’altérité (alius/aliud), il y a aussi deux types de distinctions : la distinction des espèces créées en Dieu « dans laquelle ne se trouve aucune aliété » (in qua nulla alietas) et la distinction dans l’‘aliété’ extérieure (laquelle est aussi une altération de l’alteritas) par laquelle un 657 658 659 660 661

M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 18, LW I/1, p. 488. Cf. Ibid., § 90, OLME 1, p. 352-353). Cf. Ibid., § 53, LW I/1, p. 521. Ibid., § 30, LW I/1, p. 499. Ibid., § 14, LW I/1, p. 484, trad. Brunner, p. 121.

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étant-ceci n’est pas un étant-cela662. La première distinction est positive et bonne, la seconde distinction est une chute, et donc une altération, de la première. Expliquer l’Écriture, consiste alors à mettre en lumière cette structure dynamique de la physique. Que l’ontologie soit immédiatement éthique est basé sur le mode de création par un « dire » : « ‘Il dit et cela fut fait’ (Ps 32,9 ; 148,5), parce que dire est faire et faire lui-même, produire lui-même, c’est dire et rien d’autre » (‘dixit et facta sunt’, quia dicere est facere, et ipsum facere, ipsum producere est dicere, non aliud)663. Or, puisque la création est un acte de parole, celui qui est créé peut l’entendre au-dedans de lui-même. Aussi, pour Eckhart, l’interdit divin de manger de l’arbre de la vie et de la connaissance du bon et du mauvais, qui accompagne le commandement de manger de tout arbre du jardin (Gn 2,16-17), n’est pas une parole orale : Il convient de remarquer que cela est la manière la plus propre et la plus parfaite de commander et d’interdire, quand il n’est pas ordonné ou commandé à quelqu’un par oral ou par un écrit extérieur et transitoire, mais quand la forme substantielle et essentielle de la chose qui persévère en elle-même enseigne toujours continuellement, avertit, incite, incline, suggère, montre ce qu’il faut faire et ce qu’il faut laisser quand elle en persuade664.

Force est de constater que le langage de l’être ne se limite nullement chez Eckhart à un registre ontologique sur lequel viendrait se greffer les registres logique et éthique. Au contraire, la forme substantielle et essentielle « enseigne » (docet) continuellement par elle-même : « elle avertit et incite, incline, suggère » (monet et movet, inclinat, suggerit). Nous sommes devant une « rhétorique de l’être »665. La persuasion fait intimement partie de l’ontologie. Ceci explique pourquoi le maître universitaire ou le prédicateur n’a même pas, à proprement parler, le rôle de coopérateur de la parole, puisque l’intervention du signe n’est que transitoire et prend fin là où commence l’opérativité divine666. Sa fonction n’est pas de persuader son lecteur (par écrit) ou son auditeur (par oral),

662

Ibid., § 59, LW I/1, p. 527. M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 47, LW I/1, p. 514. 664 Ibid., § 88, LW I/1, p. 550, trad. J. Casteigt, Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, p. 61. 665 A. MICHEL, « La rhétorique de Maître Eckhart : une rhétorique de l’être », dans : Voici Maître Eckhart, p. 163-173. 666 Cf. M. ECKHART, Predigt 81/118, DW III, p. 398-399, trad. AH-EM, p. 704. 663

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mais de le conduire à sa forme substantielle qui est seule à pouvoir véritablement le persuader : (La seconde proposition est que) commander en supérieur n’est autre que d’inciter, d’ordonner, d’avertir et d’inciter l’inférieur à la conformation, à l’obéissance, à la sujétion au supérieur, selon aussi que tout agent incite le passif à s’assimiler à lui. Et plus il agit parfaitement et fortement, plus le passif le soumet pleinement à lui et plus ce même passif obéit à celui qui ordonne. Par exemple, le feu qui agit en engendrant sa forme dans ce boismême, dans la mesure où il donne la forme du feu, enseigne, impose et ordonne à celui à qui il donne la forme de chauffer, d’aller vers le haut, etc., et lui interdit de refroidir et d’aller vers le bas et autres choses semblables667.

La règle de la causalité selon laquelle l’inférieur reçoit tout du supérieur implique la nécessité que l’inférieur se rende entièrement passif du supérieur s’il veut être pleinement conformé à l’être. La performance langagière réside ici dans l’usage de la règle stipulée pour la lecture de l’opus tripartitum. Le langage parabolique n’échappe donc pas à cette rhétorique. Son usage permet une relecture du commandement par lequel Dieu interdit de manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal (Gn 2,16-17). L’interdit divin n’est pas un ordre arbitraire issu d’une parole venant d’ailleurs que de l’être lui-même. Comme Eckhart l’affirme dans le prologue du Liber parabolarum Genesis, l’intérêt est de manifester l’unité qui régit « les réalités divines, naturelles et morales » (rerum divinarum, naturalium et moralium)668. Nous verrons que l’oralité qui s’impose dans le cadre de la praedicatio vient donner une tonalité nouvelle à cette rhétorique. En effet, là où la lectio met en place la persuasion de la forme essentielle, l’oralité accompagne le surgissement de la parole en acte au point de se faire elle-même explicitement incitative. D’où deux modalités différentes de la même performance  : un langage implicitement incitatif et un langage explicitement incitatif. Cependant, le fait même que Maître Eckhart use ici du langage de l’incitation pour qualifier l’attitude de l’être met en lumière l’articulation de la lectio et de la praedicatio. Puisque la création est à la fois un dire et un faire, cela signifie qu’un dialogue intérieur s’engage au sein même de l’opérativité entre le supérieur et l’inférieur. Pour le désigner, Eckhart propose une

667 M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 85, LW I/1, p. 546, trad. J. Casteigt, Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, op. cit., p. 61. 668 Ibid., Prologue, § 2, LW I/1, p. 451.

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lecture parabolique du premier verset du Cantique des cantiques : « Il m’a baisé du baiser de sa bouche » (Ct 1,1)669 : Or, dans ce toucher et cette rencontre, le supérieur et l’inférieur se baisent mutuellement et s’embrassent d’un amour naturel et essentiel. Bien mieux, le toucher mutuel lui-même est la voix et le Verbe, le langage et la diction ainsi le nom, par quoi le supérieur se fait connaître à l’inférieur et se répand en lui, s’ouvre et se manifeste (…)670

Le baiser entre le supérieur et l’inférieur est qualifié de « langage et diction » (locutio et dictio). Le langage parabolique permet d’abolir la distinction entre le toucher et la voix. S’il y a un « discours intérieur », il n’est pas certes pas ici celui auquel pense Claude Panaccio lorsqu’il emploie cette expression671. C’est un euphémisme d’affirmer que cette manifestation d’une locutio par le toucher ne corresponde pas à « un langage mental grammaticalement structuré »672. Avec Eckhart, nous sommes aux antipodes de l’oratio mentalis de Guillaume d’Ockham. La manifestation du Verbe n’est pas d’abord langage articulé, elle est relation. L’usage du verset de Cantique manifeste la proximité du Thuringien avec Bernard de Clairvaux et avec les béguines673. Comme eux, Eckhart privilégie ici l’expérience unitive de l’amant et de l’aimé sur la connaissance notionnelle. Cela ne signifie pas que le Thuringien ait abandonné la « mystique de l’essence » (Wesensmystik) pour une « mystique de l’amour » (Minnemystik) mais bien qu’il les ait conjugués dans son obstetricandi scientia. Employer le lexique ontologique ne conduit pas Eckhart à définir Dieu. Seul à pouvoir dire qui il est (ego sum qui sum), Dieu se communique à celui qui s’unit à lui dans la simplicité de l’amour674. Voilà pourquoi, selon un autre développement du Cantique, Eckhart affirme explicitement que les « paroles (verba) extérieures sont déficientes » et qu’il convient de chercher à « expérimenter » (experiri) « à partir du Verbe lui-même » (ab ipsomet verbo)675. Comme le rappelle 669 Sur l’exégèse du Cantique des Cantiques chez Eckhart, et pour une interprétation de ce passage, cf. J. CASTEIGT, « Un baiser entre ciel et terre », 2009, p. 218-238. 670 M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, Prologue, § 146, LW I/1, p. 615, trad. J.-Cl. Lagarrigue, p. 166-167. 671 CL. PANACCIO, Le discours intérieur. De Platon à Guillaume d’Ockham, 1999. 672 Ibid., p. 126. 673 Cf. B. MCGINN (éd.), Meister Eckhart and the Beguine Mystics Hadewijch of Brabant, Mechthild of Magdeburg, and Marguerite Porete, 1994; A. NOBLESSE-ROCHER, « Bernard, Abbé de Clairvaux », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans, p. 191-195. 674 Cf. M. ECKHART, Sermo VI, § 52, LW IV, p. 50. 675 M. ECKHART, Expositio Cantici Canticorum cap. 1, 6, LW II, p. 637-638, trad. J. Casteigt, « Un baiser entre ciel et terre », art. cit., p. 220-222.

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Julie Casteigt, Eckhart s’appuie ici sur l’autorité d’Augustin pour qui l’intériorité est le « domicile de la cogitation » (domicilio cogitationis) dans lequel ne s’entend le bruit d’aucune langue676. Peut-être, chez Augustin, est-il encore permis d’interpréter cette cogitation interne dans le sens de paroles mentales naturelles se fixant ensuite dans des langages spécifiques par convention. L’usage du verbum in corde, antérieur à l’émission extérieur d’un son, laisse en effet envisager la proximité de la pensée augustinienne avec la distinction stoïcienne entre logos endiathetos et logos prophorikos677. Cependant, chez Eckhart, on observe un déplacement non négligeable. Le langage dont il est question n’est pas la pensée, ce qui laisserait supposer que le véritable siège du langage est d’abord mental, il est un parler en acte. Non seulement le colloque est silencieux parce qu’il n’est pas proféré, mais en plus il n’a plus rien à voir avec la forme du langage : Le propos et le discours extérieur sont seulement une forme de vestige, une imperfection et une manière d’assimilation seulement analogique de cette véritable expression de communication de la parole, par laquelle le supérieur et l’inférieur se parlent immédiatement entre eux, au même titre que l’amant et l’aimé, l’intellect et l’intelligé, ou encore le sens et le sensible en acte, pour lesquels il n’y a qu’un seul acte, bien plus que ce n’est le cas pour la forme et la matière, comme l’affirme le Commentateur (Averroès, De l’âme, III, 5)678.

Une véritable rupture s’installe entre le domaine du signe et de l’opérativité. Le « discours extérieur » (sermo exterior) est une « imperfection » par rapport à « la véritable locution et allocution » (verae locutionis et allocutionis). Cette communication se fait immédiatement entre le supérieur et l’inférieur dans une parole en acte qui n’a plus rien de commun avec le signe. Ce « langage et cet entretien » (locutio et collocutio) consistent en ce que le supérieur, qui confère l’action, et l’inférieur, qui la reçoit passivement, s’unissent en un seul acte (unus est actus). Cette unité d’acte est précisément connue par l’inférieur à travers son intelligence et sa sensibilité de manière immédiate, sans que celles-ci ne soient distinguées. C’est pourquoi, dans ce passage, Eckhart précise encore l’exemple du juste et de la justice comme l’entretien « face-à-face » du

AUGUSTIN, Confessions, XI, 3, 5, BA 14, p. 278-281). Cf. AUGUSTIN, De doctrina christiana, I, 12, BA 11, DDB, 1949, cité par Cl. PANACCIO, op. cit., p. 112. 678 M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, Prologue, § 148, LW I/1, p. 617-618, trad. J.-Cl. Lagarrigue, p. 168. Je souligne. 676 677

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supérieur et de l’inférieur (colloquuntur superius et inferius ‘facie ad faciem’) : La justice justifie en parlant, le juste est justifié en écoutant la justice ; il est engendré juste, et il devient fils de la justice en ayant laissé et liquéfié tout ce qui n’est pas juste en lui-même, il est transformé et conformé dans la justice, d’après le Cantique 5 : Mon âme est liquéfiée, parce que mon aimé a parlé679.

Le colloque silencieux du juste et de la justice est paradigmatique de la manière dont Dieu parle à la créature. Le juste connaît la justice par le fait même qu’il la met en œuvre dans sa chair même. Il serait bien incapable de connaître cet acte de manière discursive, à la manière d’un savoir représenté. Puisque, pour Dieu, « produire est en effet son dire » (producere est suum dicere), il s’exprime uniquement par son opération, laquelle ne peut être perçue autrement qu’à travers elle680. La connaissance s’effectue dans le lieu originaire où cela n’a pas de sens de distinguer intelligence et sensibilité, d’où l’importance fondamentale du langage métaphorique comme entrelacs de l’un et de l’autre. Si donc pour Dieu, dire c’est faire, alors, pour la créature, écouter c’est faire également. Eckhart le résume en disant : Pour résumer brièvement ce qui vient d’être dit longuement, je dirais que le fait que Dieu nous parle n’est rien d’autre que le fait qu’il se fasse connaître à nous par ses dons, qu’il nous éveille par ses dons et ses inspirations, que ce soit par nature ou par grâce, et irradie nos esprits de sa lumière. Et tels sont la parole, le discours ou le verbe les plus propres et les plus doux, tandis que la parole, le discours ou le verbe extérieurs n’en sont pas dignes. Pour nous, en revanche, le fait de parler à Dieu n’est pas différent de l’écouter, Lui et ses inspirations, et de leur obéir, de se détourner de celles qui sont différentes et de se tourner vers Lui et vers l’assimilation à Lui681.

679 M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 147, LW I/1, p. 616, trad. J.-Cl. Lagarrigue, p. 167. 680 Cf. Ibid., § 110, LW I/1, p. 576. 681 Ibid., § 150, LW I/1, p. 619, trad. J.-Cl. Lagarrigue, p. 169.

Seul le juste connaît la justice (Expositio sancti Evangelii secundum Iohannem)

Il n’est pas anodin que le Commentaire de l’Évangile selon saint Jean commence avec la parabole de l’aigle d’Ezéchiel (parabola aquilae). Ici, comme dans le Commentaire du livre de l’Exode, il s’agit pour l’intellect, dont les ailes se déploient comme celle d’un aigle, de monter vers les hauteurs pour saisir « non pas les choses elles-mêmes, mais les raisons des choses elles-mêmes »682. C’est dire combien, d’emblée, Eckhart va lire le premier verset johannique : In principio erat Verbum, selon l’axe vertical d’intériorité par lequel l’inférieur monte vers le supérieur. Pour qui sait la lire, cette méthode est affirmée à travers l’intentio operis : En outre l’intention de cette œuvre est de montrer comment les vérités des principes, des conclusions et des propriétés des choses de la nature sont clairement indiquées – « [entende] qui a des oreilles pour entendre ! » (Mt 13,9) – dans ces mêmes paroles de l’Écriture sainte que l’on interprète au moyen de ces réalités naturelles683.

L’objectif et la méthode préconisés par Eckhart ne sont pas habituels. Il ne cherche pas d’abord à effectuer une herméneutique du livre du Monde à partir du livre de l’Écriture, comme l’a fait Bonaventure684. Sa perspective est autre. Il se concentre sur le mode de vérifiabilité du dire scripturaire. L’intentio operis consiste à montrer comment (quomodo) les paroles de l’Écriture désignent (innuuntur) les vérités des principes sur les choses de la nature. Eckhart veut manifester la modalité par laquelle les verba scripturaires renvoient à la veritas des principes des naturalia. Or, – et c’est là que Maître Eckhart est véritablement original pour un scolastique – cette manifestation se fait au moyen de ces réalités naturelles-là (per illa naturalia). Autrement dit, comprenne celui qui a des oreilles pour entendre, l’interprète de l’Écriture est d’ores et déjà situé comme faisant partie de ce que celle-ci exprime. L’auteur de l’œuvre ne décrit pas des réalités naturelles qui sont extérieures à lui pas plus qu’il Cf. M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 265, LW II, p. 214. M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 3, LW III, p. 4, OLME 6, p. 28-29. 684 BONAVENTURE, Hexaëmeron, XIII, 12, trad. fr. M. Ozilou, Les Six jours de la Création, Paris, Desclée-Cerf, 1991, p. 318. Cf. E. FALQUE, Saint Bonaventure et l’entrée de Dieu en théologie, 2000, p. 178-179. 682 683

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ne commente des paroles qui se situent face à lui. L’auteur parle du Principe en tant qu’il en est lui-même un produit immédiatement dépendant. Cela signifie que celui qui parle, le locuteur, déclare à celui qui écoute, l’auditeur, faire partie du « dire » de la parole. Cette situation de l’acte de parole qualifie toute l’énonciation mais aussi toute sa réception. Si donc, l’auditeur se situe ailleurs que dans la même modalité que le locuteur, il est d’ores et déjà en incapacité d’interprétation : qui habet aures audiendi  ! À véritablement parler, le terme « œuvre » dans l’expression intentio operis ne concerne pas que l’œuvre extérieure, qui est le livre écrit, mais l’œuvre intérieure, qui est l’opérativité interne sans laquelle non seulement rien ne se fait, mais rien n’a de sens. Comme nous l’avons vu précédemment, cette conformité de la production extérieure à l’attitude dans laquelle elle est produite est primordiale pour Eckhart. En faisant part de son intention à son auditeur, Eckhart qualifie le registre sémantique sur base du pragmatique. Il invite celui à qui il s’adresse à une implication particulière dans sa lecture. Tout ce qui sera dit sur le rapport entre le producteur et ce qui est produit par lui ne pourra pas être observé du dehors, comme s’il existait un quelconque point de vue externe, mais de l’intérieur même de cette production. Or, cette perspective modifie considérablement la réception de l’énoncé. Ce qui est dit peut être entièrement reçu suivant la cohérence de la syntaxe comme des propositions exactes. Cependant, la modalité de vérité, la manière d’y accéder, consiste à se laisser enseigner directement par le Verbe en tant qu’il est le Principe actuel de toutes choses et donc de celui qui commente et de celui qui lit. La manifestation de ce qui est dit demande précisément d’y participer comme le terme concret (justus) participe au terme abstrait (justitia) qui l’opère : « De fait, en règle universelle personne ne connaît la perfection divine ‘hormis celui qui reçoit’ (Ap 2,17), c’est-à-dire que la justice n’est connue que d’elle seule et du juste assumé par la justice elle-même »685. La cohérence thématique dont il est ici question se redouble d’une cohérence pragmatique. L’auditeur entend l’intention de l’auteur lorsqu’il comprend que la vérifiabilité de l’énoncé se situe dans l’opérativité même par laquelle le juste est assumé par la justice. C’est dans cette perspective, déjà bien manifestée dans le Liber parabolarum Genesis, que nous aurons à entendre l’ensemble de ce commentaire. Une des clefs herméneutiques est l’identité et l’altérité du producteur et de ce qu’il produit : 685 M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 15, LW III, p. 13, OLME 6, p. 46-47.

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Mais, il faut savoir (cinquièmement) que, par le fait même qu’une chose procède d’une autre, elle s’en distingue (…) C’est pourquoi (sixièmement) ce qui procède est fils de ce qui est produit. Car un fils devient autre (alius) selon la personne et non autre chose (aliud) selon la nature686.

Une distinction supplémentaire s’impose dans le cas des réalités analogiques (in analogicis), puisque ce qui est produit est toujours inférieur, et donc inégal à son producteur supérieur, tandis qu’en Dieu lui-même, cette distinction va de pair avec une parfaite égalité. Nous avons donc deux niveaux d’opérativité (producteur-produit) dont l’un est le producteur de l’autre. Dans le premier niveau règne une égalité de nature malgré la distinction, dans le second, cette égalité de nature n’est pas maintenue car le produit devient « autre chose selon la nature, et ainsi n’est donc pas le principe lui-même » (aliud in natura, et sic non ipsum principium)687. La différence ontologique entre Créateur et créature est bien respectée. Cependant, la distinction est nuancée : Toutefois, dans la mesure où il n’est pas autre chose selon la nature, ni même autre chose selon le suppôt, car un coffre dans l’esprit de l’artisan n’est pas un coffre, c’est la vie même de l’artisan, sa propre conception en acte. En disant cela, je voudrais que les paroles écrites ici sur la procession des Personnes divines enseignent que c’est la même chose qui est et que l’on découvre dans la procession et la production de tout être de la nature et de l’art688.

Pour Eckhart, l’étant produit dans la création a beau être d’une autre nature que son producteur, il est néanmoins dans la conception en acte du producteur. Il est ainsi en vertu de l’impossible mixtion entre l’ordre intelligible et l’ordre ontologique, bien qu’ils soient corrélatifs en Dieu. Parce que l’intelliger n’est rien de ce qui est, il peut aussi bien être présent au supérieur qu’à l’inférieur sans déroger à la différence ontologique. Eckhart va constamment jouer sur cette possibilité intellective axiologiquement prioritaire à l’être. Toutes choses créées sont ancrées dans l’opérativité divine qui est à la fois l’origine et le terme de tout mouvement, sans pourtant se retrouver sur la ligne temporelle. On aura alors deux plans : generatio et alteratio, dont le second est inscrit dans le premier689. La présence de la generatio dans l’alteratio se fait sur le mode d’un renouvellement incessant qui trouve son assise dans la 686

Ibid., § 5, LW III, p. 7, OLME 6, p. 32-33. Ibid., § 6, LW III, p. 7, OLME 6, p. 32-33. 688 Ibid., § 6, LW III, p. 7-8, OLME 6, p. 32-35. 689 Voir « Altération et génération : la physique de la grâce », Note complémentaire n°1, OLME 6, p. 356-371. 687

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conception trinitaire d’Origène. Dans le Principe, le Verbe « nait toujours, est toujours né » (semper nascitur, semper natus est)690. Cette naissance perpétuelle n’est pas une substance fixe, mais le surgissement toujours neuf de la déité, avec pour dérivé, la possibilité de créer sans cesse du nouveau. Là, dans cette vie bouillonnante, toutes choses sont déjà présentes en Dieu sur le mode du « concept vital » (conceptus vitalis), à la manière dont le coffre est déjà dans l’esprit et l’art même de l’artisan691. Cela étant, l’exemple de l’artisan est corrigé pour ne pas laisser supposer une production des étants créés complètement externe à l’acte créateur. Sans matière extérieure à lui-même, comme l’est le démiurge de Platon dans le Timée, Dieu fait toutes choses à partir de rien pour les faire advenir en lui. Présent dans les choses sur le mode du logos ou de la raison, « le Verbe se trouve en elles de façon telle qu’en étant par luimême tout entier dans les choses singulières, il est néanmoins extérieur à chacune d’elles, tout entier dedans, tout entier dehors »692. Avec l’analogie, nous avons déjà rencontré ce tota intus, tota deforis. Il se confirme ici. Eckhart le déploie grâce à l’exemple du juste en tant que juste (in quantum iustus), qu’il considère comme paradigmatique de toute son œuvre (Exemplum autem omnium praemissorum et aliorum plurium frequenter dicendorum est) : Il est certain que le juste en tant que tel est dans la justice même. Comment serait-il juste, en effet, s’il était extérieur à la justice, et séparé d’elle, se tenant au dehors ? De plus, le juste est à l’avance dans la justice même, comme le concret dans l’abstrait et le participant dans le participé693.

L’exemple du juste n’est pas facultatif. Il est le critère de discernement, au sens d’un véritable jugement, de la juste lecture de l’œuvre du Thuringien. Il manifeste qu’en dehors de la justice, et séparé d’elle, le juste ne peut pas juger ce qu’est la justice. On pourrait dire qu’il peut en parler que dans la mesure où il est jugé digne par elle d’en parler. Ceci est une application rigoureuse de la « règle universelle » rappelée au début du livre de la Sagesse : « les supérieurs jugent les inférieurs et non l’inverse » (Universaliter enim in natura superiora iudicant inferiora, non e converso)694. On ne peut juger du fait que la justice soit autrement qu’en y participant. C’est seulement quand le concret est dans l’abstrait ORIGÈNE, Homélies sur Jérémie, IX, 4, SC 232, p. 392-395. M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 10, LW III, p. 10, OLME 6, p. 40-41. 692 Ibid., § 12, LW III, p. 11, OLME 6, p. 42-43. 693 Ibid., § 14, LW III, p. 13, OLME 6, p. 46-47. 694 M. ECKHART, Expositio libri Sapientiae, § 1, LW II, p. 323. 690 691

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(concretum in abstractum) que les deux premières règles de l’Opus tripartitum reçoivent pleinement leur sens. La dualité des termes généraux (concret/abstrait) sont nécessaires pour que le concret inférieur vive concrètement le supérieur. Lorsque le juste participe à la justice, il connaît, selon une modalité pratique qui n’a rien d’un savoir théorique, que la justice est. Cette connaissance est l’expérience d’un engendrement : Le juste qui procède de la justice et est engendré par elle se distingue d’elle par là même, car rien ne peut s’engendrer soi-même. Et pourtant le juste n’est pas autre chose que la justice, parce que d’une part le juste signifie seulement la justice, comme blanc signifie seulement la qualité de blancheur ; d’autre part, parce que la justice ne signifierait (ne ferait) aucun juste s’ils étaient l’un et l’autre de nature différente, tout comme la blancheur ne rend pas noir, ni la grammaire musicien695.

En étant dans la justice, c’est-à-dire en la pratiquant, le juste constate en lui-même ce paradoxe d’altérité et d’identité : il reconnait à la fois qu’il s’en distingue par le fait même qu’il est incapable de la produire, et qu’il n’est pas autre qu’elle-même puisqu’il l’opère. Tout est là. C’est là que Maître Eckhart déploie sa théorie du signe liée à l’opérativité : « Le juste signifie seulement la justice » (iustus solam iustitiam significat) est paradigmatique de toute signification, comme le montre l’exemple topique de la blancheur. La raison est donnée : « parce que la justice ne ferait aucun juste s’ils étaient l’un et l’autre de nature différente » (quia iustitia non faceret quempiam iustum, si esset natura alia hinc inde)696. Il est à remarquer que les traducteurs francophones ont traduit le verbe facere par signifier. Cela manifeste le hiatus. C’est le fait même que le terme grammatical concret « juste » et l’abstrait « justice » soient de la même « nature » qui remplit le rôle de signification. Le modus significandi ne fait que montrer extérieurement une possibilité, qui n’est remplie que par un modus essendi, lequel est ressenti à travers le modus intelligendi. Sachant pertinemment qu’une telle conception du signe serait mésinterprétée, Eckhart se permet une ironie sur ceux qui utilisent la grammaire de l’extérieur, sans la pratiquer vraiment. Cette grammairelà peut aussi bien rendre musicien que la blancheur non pratiquée rend noir. N’agit grammaticalement que celui qui peut juger (sentir et parler : ne parler que parce qu’on a senti) avec justice. Le langage est soumis 695 M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 16, LW III, p. 14, OLME 6, p. 48-49. 696 Ibid.

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à une juridiction opérative. Les mots n’atteignent leur signification que lorsque leur sens s’auto-atteste dans celui qui les emploie : Le juste lui-même est témoin, et lui seul, et nul autre, il est le témoin véridique de l’existence de la justice ; c’est lui qui la révèle, c’est-à-dire qui la montre au dehors aux autres et qui rend témoignage de l’existence de la justice elle-même, de sa nature et de sa qualité. Lui-même, dis-je, qui se tient et qui demeure dans le sein de la justice, c’est-à-dire à l’intime d’ellemême, il la voit, elle, en elle-même (…) Comment, en effet, le non-juste verrait-il ou connaitrait-il la justice ? Ce serait comme de connaître l’habitus dans la privation, l’affirmation dans la négation, la couleur dans la saveur, le lion dans le cerf et autres incohérences du même genre697.

La notion principale est ici le « témoignage » (testimonium)698. Celui qui pratique la justice en est « témoin » (testis) « lui-même » (ipse). Il n’a pas besoin du témoignage d’un autre humain pour reconnaître son existence. En dehors de l’auto-attestation interne du juste dans la justice, laquelle se fonde dans l’engendrement du Fils par le Père699, le mot « justice » n’est qu’un simple mot qui rate sa cible. À l’instar de l’aveugle qui parle des couleurs ou de la pie qui babille avec exactitude, il pourrait très bien se faire que celui qui prononce « justice » n’ait aucune expérience de ce dont il parle700. Il n’y a aucun rapport qui s’effectue entre le mot et ce qu’il signifie. On peut dire « couleur » et penser « saveur » ou « lion » et penser « cerf ». En logique, la méprise fausse tout le raisonnement car elle peut consister à comprendre « négation » là où le mot est « affirmation ». Bref, il est toujours possible de jouer avec les mots et des aligner extérieurement selon un ordre exact, mais se trouver à cent lieues de ce qu’ils signifient. Les mots résonnent à l’extérieur, mais s’ils ne sont portés par aucune présence, ils n’atteignent aucune vérité. On ne voit pas ce qu’ils veulent dire. Ce sont des signes à partir desquels, la pensée, refusant le vide, développe des représentations erronées. Comment, dans ces conditions, enseigner correctement ce qu’il en est à un autre ? Pour Eckhart, seul celui qui expérimente la justice est capable d’en rendre témoignage à l’extérieur. Lui seul peut user du signe pour 697

Ibid., § 169, LW III, p. 139, OLME 6, p. 302-305. Cf. J. CASTEIGT, « ‘La science de l’âme est plus certaine que toute autre science’. Une interprétation eckhartienne du témoignage (Jn 8, 17) », 2011-2012, spécialement, p. 306s. 699 Cf. M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 438, LW III, p. 375, cité dans ibid., p. 308-309. 700 L’exemple de l’aveugle se trouve chez Henri de Gand (Summa quaestionum ordinarium, art. 73, I, 9) et l’exemple de la pie chez Roger Bacon (Summa dialectices, I, 2, 1.1, § 23). 698

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conduire son locuteur vers le lieu où il fera à son tour l’expérience de cette auto-attestation. Dans cette communication, avons-nous vu, toute médiation sur base d’une représentation substitutive, ne ferait qu’écarter le destinataire de la présence même de la chose. Il ne reste donc qu’une voie scientifiquement fiable : l’obstetricandi scientia. Elle consiste à avertir le lecteur que, étant donné que seul le juste peut connaître la justice, il n’a d’autre possibilité que d’opérer justement. C’est seulement lorsque l’on se retrouve dans la peau du juste, que l’on connait le fait même d’être juste. Le juste en tant que tel, c’est-à-dire ce que le juste est par tout lui-même et par tout ce qu’il est, est par la justice elle-même et en elle, qui est son principe. C’est ce qui est dit : Dans le Principe était le Verbe. Mais de plus le juste, en tant que juste, ne connaît rien et pas même lui-même, si ce n’est dans la justice elle-même. Comment en effet connaîtrait-il le juste même à l’extérieur de la justice même, elle qui, précisément, est le principe du juste ? Car c’est le propre de l’homme et de la raison que de connaître les choses dans leurs principes701.

La connaissance du juste dans la justice n’est pas notionnelle mais opérative. L’expression id quod est se toto et se omni quod est manifeste que cette connaissance se fait à travers « le fait d’être » (quod est) juste par tout soi-même. Une telle connaissance s’accompagne d’une inconnaissance par la voie de l’extériorité. Toute tentative de représentation de l’anité (quod est) est vouée à l’imaginaire par la production de phantasmata702. La seule voie de connaissance empruntable consiste à se découvrir engendré dans la justice. Eckhart expose cet engendrement à deux niveaux : la justice engendrée (genita iustitia) et la justice engendrante (parente iustitia). En outre (onzièmement), il est certain que la justice opère toute son œuvre par l’intermédiaire d’une justice engendrée. En effet, de même que le juste ne peut être engendré sans la justice, il ne peut être un juste engendré sans une justice engendrée. Or la justice engendrée est le Verbe de la justice dans son principe, la justice engendrante. Telle est donc la vérité énoncée ici : Toutes choses ont été faites par lui et sans lui rien n’a été fait703.

L’immédiateté, par laquelle Eckhart qualifie souvent le rapport de l’étant créé et de Dieu, n’en est pas moins médiatisée : « la justice opère toute son œuvre par l’intermédiaire (omne opus suum operator mediante) 701 M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 18, LW III, p. 15-16, OLME 6, p. 52-53. 702 Ibid., § 20, LW III, p. 18. 703 Ibid., § 19, LW III, p. 16, OLME 6, p. 52-55.

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d’une justice engendrée ». La justice engendrée à laquelle le juste participe est déjà elle-même le Verbe de la justice dans son principe. Cela veut dire que l’étant créé n’est pas engendré à la façon dans le Fils luimême est engendré. Cette distinction est primordiale en tant qu’elle sépare l’état de créature de celui du Créateur. Seul Dieu, en tant que Principe, vit en et par lui-même. La créature reçoit tout du principe : « En effet, au sens propre, ce qui vit est sans principe, car tout ce qui tient d’un autre en tant qu’autre le principe de son opération à proprement parler ne vit pas » (Hoc enim proprie vivit quod est sine principio. Nam omne habens principium operationis suae ab alio, ut aliud, non proprie vivit)704. La vie de l’étant créé est « principe sans principe » (principium sine principio). L’étant créé est constamment redevable d’une opération vitale qu’il ne possède pas en lui-même. Cette expérience vitale d’altérité et d’identité est précisément la base fondamentale à partir de laquelle Eckhart se propose d’expliquer les passages scripturaires sur la vie trinitaire : « On peut expliquer beaucoup de passages de l’Écriture à partir de ce qu’on vient de dire, en particulier ceux qui sont écrits sur le Fils unique engendré par Dieu, notamment qu’il est l’ ‘ image de Dieu’. » (Ex praemissis possunt exponi quam plurima in scriptura, specialiter illa quae de filio dei unigenito scribuntur, puta quod est ‘imago dei’)705. La méthode eckhartienne n’est pas déductive mais inductive. C’est à partir de ce que l’étant créé vit qu’il peut tenter d’interpréter l’Écriture. Nous allons effectivement constater que l’exégèse de la vie intradivine est calquée sur l’expérience du juste dans la justice. De même que le juste s’auto-éprouve comme autre que la justice sans être autre chose qu’elle, ainsi le Fils est-il perçu comme celui qui est autre que le Père sans être autre chose que lui. L’expérience du juste dans la justice induit la conception de l’image comme réception ontologique de ce dont elle est l’image : « En effet l’image, en tant qu’elle est image, ne reçoit rien, quant à ce qui lui appartient, du sujet dans lequel elle se trouve ; au contraire, elle reçoit tout son être de l’objet dont elle est l’image » (Imago enim, inquantum imago est, nihil sui accipit a subiecto in quo est, sed totum suum esse accipit ab obiecto, cuius est imago)706. La caractéristique première de l’image n’est pas la représentation mais la réceptivité. C’est pourquoi, prenant parti dans le débat entre Jean Picard et Dietrich de Freiberg, Eckhart affirme que l’homme est créé « à l’image » de Dieu 704 705 706

Ibid., § 19, LW III, p. 16, OLME 6, p. 54-55. Ibid., § 23, LW III, p. 19, OLME 6, p. 58-59. Ibid., § 23, LW III, p. 19, OLME 6, p. 58-59.

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(ad imaginem) sans pour autant abandonner la possibilité de considérer l’image « en tant qu’image » (inquantum imago)707. Par elle-même, l’image (imago) n’est rien. Elle doit tout son être de ce dont elle est l’image (exemplar). De cette réceptivité totale, résulte l’immanence mutuelle de l’imago et son exemplar : D’après ce qu’on dit, il apparaît aussi que l’image est dans son modèle (imago est in suo exemplari), car c’est là qu’elle reçoit tout son être. Et inversement, le modèle, en tant qu’il est modèle, est dans son image, du fait que l’image possède en soi tout l’être du modèle, selon Jn 14 : « Je suis dans le Père et le Père est en moi. » Il s’ensuit encore que l’image et ce dont elle est l’image sont, en tant que tels, un, Jn 10 : « Le Père et moi, nous sommes un ». Il est dit « nous sommes », du fait que le modèle exprime ou engendre, tandis que l’image est exprimée ou engendrée. Il est dit « un », du fait que tout l’être de l’un est dans l’autre et qu’il n’y a là rien d’étranger708.

Il ne suffit pas que tout l’être de l’image soit dans son exemplar, l’inverse est vrai aussi. Par le fait que l’exemplar confère tout ce qu’il est lui-même à l’image, il s’y trouve totalement. Il en résulte une immanence mutuelle et une inséparabilité dans l’unité. Un détour par le De anima d’Averroès709 permet à Eckhart d’expliquer que cette « émanation formelle » (formalis emanatio) se suffit à elle-même. En effet, si, dans le visible, une lumière extrinsèque est nécessaire pour que la vue et son objet soient unis, c’est uniquement en raison du milieu transmetteur. Aussi « l’enfantement de l’espèce visible dans la vision » (parturitio speciei visibilis in visu) permet-t-il d’éclairer en retour la parturition d’une espèce invisible. La corrélation de l’imago et de l’exemplar se suffit à elle pour leur connaissance réciproque. Non seulement il est impossible de connaître l’un sans l’autre, mais « de plus » : [N]ul ne connaît l’image excepté le modèle, et nul ne connaît le modèle excepté l’image (imaginem non novit nisi exemplar, nec exemplar quis novit nisi imago), Mt 11 : « Personne ne connaît le Fils, si ce n’est le Père, personne non plus ne connaît le Père, si ce n’est le Fils. » La raison en est que leur être est un et qu’il n’y a rien qui soit étranger à l’autre. Or les principes de l’être et ceux de la connaissance sont identiques, et rien n’est connu par quelque chose d’étranger710. 707 Cf. O. BOULNOIS, « La mystique ou l’image transparente » dans : Au-delà de l’image, p. 296-307. 708 M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 24, LW III, p. 19-20, OLME 6, p. 60-63. 709 AVERROÈS, De anima, II, comm. 67, Crawford, p. 233, 90-94. 710 M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 26, LW III, p. 21, OLME 6, p. 62-65.

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La connaissance dont il est ici question est impossible en dehors de l’effectivité même par laquelle l’image est engendrée par son exemplar. Cette immanence de la connaissance à même l’opérativité provient précisément de l’identité de l’être et de la connaissance. Cette identité dans l’être même exclut toute pénétration cognitive étrangère. Pour insister sur le caractère opératif de cette connaissance, Eckhart revient expressément paradigme du juste et de la justice régissant tout rapport entre le concret et l’abstrait : Ce qu’on vient de dire, et bien des remarques semblables, apparaissent de manière manifeste par comparaison du juste à la justice, de l’étant à son être, du bon à la bonté, et en règle universelle, du concret à l’abstrait qui lui correspond (Praemissa autem et plura similia manifeste apparent comparando iustum iustitiae, ens suo esse, bonum bonitati, et universaliter concretum suo abstracto)711.

La connaissance du Père et du Fils n’est pas possible de l’extérieur de l’implication du concret dans l’abstrait. Seule la participation effective du concret à l’abstrait est source de connaissance. L’abstrait est donc connu par une intuition immédiate. Autrement dit, contrairement à Duns Scot et à Guillaume d’Ockham, et nonobstant les différences entre ces deux scolastiques, Eckhart n’opte pas pour une distinction entre connaissance intuitive et connaissance abstractive712. L’âme ne peut voir la justice que comme quelque chose de présent (praesens), et non pas comme quelque chose d’absent (aliquod absens) à la manière dont on imagine Carthage ou Alexandrie lorsque l’on se trouve à Erfurt ou à Paris : Dans le Principe était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était dans le Principe auprès de Dieu. Il faut remarquer avec Augustin, La Trinité, livre VIII, chapitre VI, qu’on ne voit pas la justice ou l’âme juste dans l’âme comme quelque chose d’imaginaire à l’extérieur de l’âme elle-même, ou comme quelque chose d’absent, à la façon dont on voit Carthage ou Alexandrie. Maintenant, s’il est vrai qu’on voit la justice dans l’âme comme quelque chose de présent dans l’âme, cette justice n’en reste pas moins comme en dehors de la justice elle-même, auprès d’elle, semblable à elle, il est vrai, en quelque façon, mais n’y atteignant pas encore. Il s’ensuit donc que si l’âme juste atteint la justice en quelque façon, elle la saisit, pénètre en elle et devient en elle une seule chose, comme la justice devient aussi en l’âme une seule chose. C’est ce qui advient quand l’âme adhère à « la forme même » de la justice, « pour être formée par elle et

711

Ibid., § 26, LW III, p. 26, trad. personnelle. Cf. GUILLAUME D’OCKHAM, Ordinatio, Prologue, Question I, dans : Intuition et abstraction, textes introduits, traduits et annotés par D. Piché, 2005, p. 58-121. 712

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être » elle-même « une âme juste ». « Et comment pourrait-elle adhérer à cette forme » qu’est la justice, « autrement qu’en aimant la justice » ?713

La distinction entre la présence et l’absence est ici déterminante. Pour Eckhart, la participation du juste à la justice est simultanément intuition. Si la participation est incomplète, ce qui est quasiment toujours le cas, un écart se creuse entre le juste et la justice, mais cet écart se donne aussi dans une intuition. Comme si la formulation n’était pas encore suffisante pour qu’elle induise une nécessité pratique pour la connaissance, Eckhart se fait alors tout à fait explicite en distinguant deux attitudes contraires : l’une concernant celui qui a appris que seul le juste connait la justice mais qui reste pourtant au dehors, et l’autre qui se laisse affecter de l’intérieur par la justice à laquelle il participe effectivement. Par exemple, tout en ayant appris que la justice est une certaine droiture « en vertu de laquelle on rend à chacun ce qui lui revient », bien des gens qui restent au-dehors et « au loin » « dans la région de la dissemblance » « voient sans voir et entendent sans entendre », Mt 13 (13). Ce sont eux les idoles dont il est dit dans le Psaume : « Elles ont des oreilles et n’entendent pas. » C’est pourquoi il est dit dans le passage de Matthieu cité ci-dessus : « Entende, qui a des oreilles pour entendre. » Quelqu’un d’autre, au contraire, méditant en son esprit ce qu’il a entendu, se laisse affecter par la justice (afficitur ad iustitiam) et elle devient douce à son cœur. Il sait déjà comment est le Verbe (novit quale sit) et que le Verbe est bon et doux, selon le Cantique : « Tel est mon bien-aimé, et il est mon ami. »714.

Si, après la lecture de ce passage, quelqu’un doute encore que Maître Eckhart ne place pas la pratique effective de la justice comme mode de connaissance de la justice, il est déjà jugé par son propre jugement : il regarde sans voir et entend sans entendre. Seul celui qui pratique effectivement la justice est affecté par elle et en connaît la douceur. Autrement dit, la créature est capable de reconnaître l’action de Dieu dans la coopération qui s’exerce entre la cause première et la cause seconde. En commentant le verset johannique : « Il est venu chez les siens » (Jn 1,11), Eckhart explique que, outre l’opérativité de l’être qui est continuelle et sans laquelle l’étant ne serait pas, l’étant rationnel est capable de percevoir chaque opération qu’il met en œuvre comme un effet nouveau de Dieu : « Il faut remarquer que même s’il est en tous lieux et en toutes choses en tant qu’il est être, on dit pourtant que Dieu vient quand 713 M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 46, LW III, p. 38, OLME 6, p. 100-101. 714 Ibid., § 48, LW III, p. 39-40, OLME 6, p. 102-105.

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sa présence se fait connaître par quelque effet nouveau. »715 Les effets qui affectent l’étant intelligent, en tant qu’ils demandent une coopération vertueuse de sa part, émergent sur fond de quatre réalités qui sont les conditions de possibilité de toutes les autres. Ces quatre réalités sont présentes en l’homme avant toute initiative de sa part. Ce sont les transcendantaux : Ces réalités qui constituent son domaine, en lesquelles Dieu vient, ce sont l’être ou l’étant, l’un, le vrai et le bien. Car Dieu possède toutes quatre en propre, en tant qu’il est « le Premier » (primum), celui qui « est riche par soi » (est dives per se). Il les possède parce qu’il est « riche » (dives) ; il les possède en propre, parce qu’il est « de par soi » (per se). Or ces quatre qu’on vient de mentionner sont présentes en toutes choses en deçà du Premier, en tant qu’« hôtes » (hospites) et « étrangers » (advenae), appartenant à la maison de Dieu. Il nous est donc enseigné en premier lieu que Dieu est et est à l’œuvre en tous (operatur in omnibus), et qu’il vient à tous et à toutes choses, (pour) autant que toutes choses sont, sont un, sont vraies et son bonnes (in quantum sunt, in quantum unum sunt, in quantum vera, in quantum bona) ; et en second lieu que par sa venue immédiate, Dieu, sans que nul n’y coopère, œuvre en toutes choses (nullo cooperante operatur in omnibus) l’étantité, l’unité, la vérité et la bonté, selon des modes il est vrai analogiques (analogice)716.

Que Dieu puisse venir dans son propre (in propria venit) signifie que l’étant, l’un, le vrai et le bien constituent son domaine. Or, en Dieu, propre va de pair avec dives per se : le fait de se diffuser généreusement sans rien retenir. Affirmer que « rien n’appartient aussi proprement à l’être que l’étant et au Créateur que la créature »717 signifie que Dieu se diffuse totalement lui-même : esse, unitas, veritas et bonitas, en tout étant créé. L’initiative de cette quadruple opération revenant uniquement à Dieu, à la fois être et créateur (Deus autem esse est, ipse et creator)718, tout étant créé en est seulement l’ « hôte ». Complètement « étranger » à l’opération reçue, la réceptivité est ici totale. Au point que le Thuringien ajoute plus bas : « Le pouvoir même de recevoir est reçu de lui »719. Donc, lorsqu’il se découvre étant, un, vrai ou bon, le créé éprouve concrètement qu’il est opéré immédiatement par Dieu, à qui il peut aussitôt attribuer l’être, l’unité, la vérité et la bonté. Cette attribution est analogique, pour autant que l’on comprenne par-là que le lien entre les 715 716 717 718 719

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid. Ibid.,

§ 96, LW III, p. 83, OLME 6, p. 190-191. § 97, LW III, p. 83-84, OLME 6, p. 192-195. § 96, OLME 6, p. 192-193. § 99, OLME 6, p. 196-197.

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COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

signes concrets et les signes abstraits n’est pas d’ordre sémantique mais opératif. Dans cette métaphysique opérative, l’identification des transcendantaux est le résultat de la contradiction vécue par l’étant créé. Se découvrant étant, un, vrai et bon, il est dans l’impossibilité de pouvoir s’attribuer la paternité de cette quadruple effectivité. Il ne peut que l’attribuer à Dieu comme condition de possibilité de son effectuation étrangère. Les quatre transcendantaux sont donc toujours à prendre en couple concret-abstrait. La transcendantalité est là pour attester la dépendance ontologique radicale de la créature à Dieu. La métaphysique eckhartienne renvoie directement à l’Écriture comme le lieu par excellence où Dieu enseigne qu’il opère en toutes choses. Verbum, utpote ratio720. C’est la même raison (logos) qui est à l’œuvre dans la Création et dans l’Écriture : dans les deux cas, l’usager de la raison est déjà le récepteur, dans son activité rationnelle, d’une opérativité qui transite à travers lui. La logique perce en théologique dès que le logicien reconnaît que son acte ne peut se faire sans l’agir premier de Dieu. À cet agir, la créature ne peut que répondre par un « pâtir Dieu ». Cette expression se trouve d’abord chez le Pseudo-Denys : pathôn ta theia721, Eckhart rappelle cette influence en donnant au « pâtir » une qualification singulière, celle d’un apprentissage des mystères divins à travers l’habitus de la vertu : En outre, il faut savoir que le juste sait et connaît la justice parce qu’il est lui-même juste, tout comme celui qui a acquis l’habitus de la vertu sait ce qui relève de la vertu et ce qu’il faut faire selon cette vertu, du fait même qu’il est vertueux. C’est pourquoi c’est tout un pour lui que d’être vertueux et de connaître la vertu. De là vient qu’Hiérothée apprit les mystères divins par un pâtir (divina patiendo), non par un apprentissage de l’extérieur, comme le dit Denys. Et c’est ce qui est dit en Si 15 : ‘Celui qui tient à la justice la comprendra’. Car tenir et avoir la justice, c’est l’appréhender, c’est-à-dire la connaître722.

Dans cet extrait du Commentaire de l’Évangile selon saint Jean, Maître Eckhart opte pour une autre scientificité de la théologie que Thomas d’Aquin. Tandis que ce dernier maintient la distinction entre une scientia par laquelle on veut évoquer un acte vertueux sans agir avec 720

Ibid., § 11, OLME 6, p. 40-41. DENYS L’ARÉOPAGITE, Les noms divins, chap. II, § 1, 648 b, trad. Y. de Andia, Cerf, coll. « Sources chrétiennes », n°578, 2016, p. 396-397. Denys explique l’expression « pâtissant les choses divines » comme une « sympathie », un « souffrir-avec » (sumpathein). Le « souffrir » (pathein) s’opposer à « enseigner » (mathein) (voir Peri philosophias d’Aristote, fragment 15). 722 M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 191, LW III, p. 159-160, OLME 6, p. 144-145. 721

SEUL LE JUSTE CONNAÎT LA JUSTICE

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vertu et la modalité du « pâtir Dieu »723, Eckhart n’entrevoit plus qu’une seule connaissance : l’action vertueuse permet une connaissance à laquelle le savoir extérieur ne peut conduire. Nous avons là deux manières différentes de se situer par rapport à Denys l’Aréopagite qui reprend lui-même une opposition aristotélicienne revue à travers Proclus : le pathein offre une connaissance inaccessible au mathein. Il y va de l’importance décisive de l’opération, ou de l’action, dans le processus de signification. Ceci anticipe une des intuitions les plus profondes de Ladrière. D’une part, « l’action ne peut s’éclairer qu’en se mettant en mouvement », d’autre part, « elle n’est qu’en se faisant »724. Il y a une signification propre à l’action. Celui qui reste seulement à penser, sans se mettre en route, ne pourra jamais la connaître. Voilà pourquoi, Eckhart fait une discrimination entre ceux qui vivent la connaissance « par l’habitus de la vertu » et ceux qui savent « par ouï-dire ou par simple étude »725. C’est précisément là que l’on peut chercher la connivence entre science et mystique chez Eckhart. Par la passivité d’une action interne, le « moi » est auto-affecté. Le « moi » opère en découvrant simultanément et immédiatement que cette opération ne vient pas fondamentalement de lui, mais d’un « fond » duquel il survient. Il y a survenance d’une donation et cette dernière n’est pas seulement pensée, elle est expérimentée. Le terme « expérience », lorsque l’on lui ajoute le qualificatif « spirituel » ou « mystique », n’est pas sans ambigüité. S’il s’agit en effet d’un état intérieur qui affecte le sujet, il faut distinguer entre, d’une part, un ébranlement dû à des émotions et, d’autre part, la « transformation » interne vécue à travers l’action. L’enjeu me semble décisif par rapport au présupposé non thématisable de la rationalité dont parle Ladrière. On peut parler de raison élargie, ou de rationalité élargie, car le discours rationnel n’est pas complet sans l’enracinement dans ce dont il émerge.

723 724 725

THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia Pars, q. 1, a. 6. J. LADRIÈRE, L’articulation du sens, T. II, p. 224. Ibid., p. 344-347.

Cognitio et amor. Une interprétation parabolique (Expositio sancti Evangelii secundum Iohannem)

Considérer la pensée eckhartienne par le seul biais de l’intelligence serait une erreur. Il ne peut y avoir chez lui, comme chez Augustin, de connaissance sans l’amour de l’objet vers laquelle elle se porte. C’est précisément l’amour qui permet à l’intelliger de se rendre réceptif à son objet de telle sorte qu’il puisse prendre l’initiative qui lui revient. Dieu ne se donne à connaître qu’en l’aimant. La connaissance théologique n’est pas d’abord un savoir discursif, mais la voie qui mène le connaissant vers celui à qui il veut ressembler726. Pour Eckhart, rapprocher la connaissance et l’amour est une autre façon d’aborder le rapport entre l’intelligence et la volonté. En rester strictement à la terminologie de l’intelligence et de la volonté, c’est d’emblée devoir se situer dans la grande controverse entre Dominicains et Franciscains. Comme il le rapporte dans le Sermon Quasi stella matudina727, Eckhart a, en effet, défendu la thèse dominicaine face au maître franciscain Gonzalve d’Espagne728. Et, si une partie importante de son œuvre répète cette position, il n’en demeure pas moins aussi vrai que le Thuringien a surmonté cette opposition frontale. La vraie connaissance de Dieu exige le dépassement de l’usage uniquement naturel des deux facultés. Il en est ainsi car Dieu ne se donne pas comme objet à connaître par un autre que lui-même. Il se donne avec son propre mode de connaissance, qui est son être lui-même : « Dieu communique ce qui est de lui parce qu’il est par lui-même ce qu’il est »729. Autrement dit, la donation divine est une auto-communication. Voilà pourquoi Eckhart renverse la perspective être-intellect. L’intellect, par lequel on accède à Dieu, n’est autre que l’acte par lequel il se connaît lui-même. À l’instar d’Aristote, 726 Le texte qui suit a été publié en allemand : Y. MEESSEN, « Cognitio et amor. Interpretation im Gleichnis : Eckharts Auslegung von Johannes 20, 3-8 », dans : H. SCHAETZER, M.-A. VANNIER (hrsg.), Zum Intellektverständnis von Meister Eckhart und Nikolaus von Kues, Munster, Aschendorff Verlag, 2012, p. 81-92. 727 Cf. M. ECKHART, Predigt 9, DW I, p. 152,9 – 153,6, AH I, p. 103. 728 Cf. R. KLIBANSKY, « Commentariolum de Eckhardi Magisterio », dans : Magistri Eckhardi opera latina. III. Quaestiones Parisienses, p. XIII ; B. MARTEL, La psychologie de Gonsalve d’Espagne, 1968. 729 M. ECKHART, Predigt 9, DW I, 146,6, AH I, p. 101

COGNITIO ET AMOR. UNE INTERPRÉTATION PARABOLIQUE

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selon l’exemple de l’œil et de la couleur (De anima, III, c. 4, 429 a 17 et b 17), la connaissance eckhartienne repose uniquement sur l’activité du connu et sur la passivité totale du connaissant. Cependant, lorsque la connaissance est appliquée à Dieu, le rapport de passivité et d’activité se redouble : l’intellect agent devient lui-même passif de l’action divine. Dieu se substitue lui-même à « l’intellect agent » et opère la connaissance au point qu’il s’engendre lui-même dans « l’intellect passif »730. Dans ce cas, l’intellectus agens aristotélicien perd son agere. Devenu pure réceptivité, l’intellect humain ne conduit plus rien mais se laisse conduire. C’est alors que s’opère la naissance de Dieu dans l’âme. Cette « naissance » nécessite de l’homme qu’il soit « auprès du Verbe », comme un « adverbe »731. Cela signifie que l’intellect doit être détaché de toutes les choses extérieures et corporelles pour ne plus regarder que vers l’intérieur, « là où, intérieurement reste le Verbe »732. Or, dans le passage de l’activité à la passivité, qui correspond au « détachement » (Abgeschiedenheit), la faculté d’intellect n’agit pas seule. Elle est accompagnée de la faculté de volonté. La coopération, ou l’interactivité, des deux facultés n’est pas facile à définir. Sans remettre en question la primauté de l’intellect sur la volonté, Eckhart montre cependant que les deux facultés doivent elles-mêmes être dépassées. Les activités respectives de l’intellect et la volonté semblent si difficiles à déterminer que, par moment, Eckhart se réfugie dans une voie toute apophatique. Heureusement, chez Eckhart, la voie apophatique n’est jamais scellée comme une pierre tombale. Il reste à nous accrocher à ce mince rai de lumière : « nous en savons bien quelque chose, mais c’est peu ». C’est vers ce « peu » que nous sommes conviés grâce à un très beau passage de l’Expositio sancti Evangelii secundum Iohannem (§ 694-698, LW III, 611, 1 – 613, 6)733. Eckhart y propose une interprétation parabolique de l’intelligence et la volonté à partir d’un récit de Résurrection. Ce récit se situe à la fin de l’évangile et, donc, dans la dernière partie du commentaire johannique. Par conséquent, il a sans doute été rédigé vers la fin de la période strasbourgeoise (1313-1323/24), à une époque où la prédication allemande du maître thuringien était déjà bien développée734. 730 Pour la relation entre « l’intellect agent » (wirkende vernunft) et « l’intellect passif » (lîdende vernunft), cf. E. ZUM BRUNN ET A. DE LIBERA, Maître Eckhart. Métaphysique du Verbe et théologie négative, p. 172-173. 731 M. ECKHART, Predigt 9, DW I, p. 155,3, AH I, 104. 732 Ibid., DW I, p. 156,5, trad. A. de Libera, Traités et sermons, éd. 1995, p. 280. 733 Cf. commentaire dans : W. WACKERNAGEL, Ymagine denudari, 1991, p. 134-139. 734 Cf. M.-A. VANNIER, « Maître Eckhart à Strasbourg (1313-1323/1324) », dans : Voici Maître Eckhart, p. 341-353.

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Eckhart y développe une exégèse parabolique selon le second mode proposé par Maïmonide. La parabole ne fonctionne pas terme à terme mais en réseau de telle sorte que le lecteur soit affecté par le comportement des acteurs du récit. Tout ce qui est de l’ordre naturel, accessible à la philosophie, est appelé à être transformé via le mode implicatif de chaque lecteur735. Aussi, n’est-il pas surprenant de voir Eckhart commencer son commentaire du passage évangélique par une référence au De Anima d’Avicenne, le quatrième des Six Livres de philosophie naturelle. Premièrement, selon Avicenne dans la quatrième partie (De anima) des Six Livres de philosophie naturelle, il y a cinq sens intérieurs dans l’homme. Si on leur ajoute les cinq sens extérieurs, cela fait dix facultés de l’âme sensitive. Si on leur joint l’intellect et la volonté, on obtient douze facultés de connaissance dans l’homme, correspondant au nombre des douze apôtres. Mais de ces douze facultés, il n’y en a que deux, l’intellect et la volonté, la connaissance et l’amour, qui cherchent le Christ enterré et caché dans le tombeau. Les dix autres facultés des sens ne parviennent pas, en effet, jusqu’à l’essence cachée des choses, mais elles saisissent seulement les accidents se trouvant à l’extérieur. Ainsi l’objet de l’intellect et de la volonté est l’être et le bien absolument. Et c’est le sens de cette parole : ‘ils couraient tous les deux ensemble’ (Jn 20,4), à savoir que dans ce cas, entre les douze, ils courent ensemble parce que « la volonté est dans la raison », selon qu’il est dit dans le De anima III, et elle est de nature intellectuelle. Jusque-là ils courent ‘ensemble’, parce qu’ils ont Dieu pour seul objet, bien que selon l’une et l’autre raison. Et c’est la seconde des cinq remarques736.

Additionnant les « cinq sens intérieurs » (le sens commun, la fantaisie, l’imagination, l’opinion et la mémoire) et les « cinq sens extérieurs » (la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le tact) décrits par Avicenne737, Eckhart y ajoute l’intelligence et la volonté pour arriver au chiffre total de douze, qui correspond au nombre des « douze apôtres »738. Par cette équivalence, l’énumération avicennienne est transposée dans le registre symbolique. À chaque faculté correspondrait un apôtre. Cependant, seules les deux dernières puissances énumérées retiennent son attention. Cette transition va permettre à Eckhart d’interpréter l’interaction de ces deux puissances, non pas sur un mode purement philosophique, mais d’après la Révélation. Le disciple bien-aimé, que la tradition identifie à Jean, représente l’amour ou la volonté, tandis que Pierre, sans doute en sa qualité 735

texte.

Ce passage en italique a été modifié par rapport à la publication allemande de ce

M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 694-695, LW III, p. 611. AVICENNE, Liber de anima, éd. S. van Riet, Louvain-Leiden, 1968, II, 1, 4 – 11, 50 ; cf. aussi THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia Pars, q. 78, a. 3 et 4. 738 M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 694, LW III, p. 611, 1-4. 736 737

COGNITIO ET AMOR. UNE INTERPRÉTATION PARABOLIQUE

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de chef des apôtres, représente l’intellect. Selon Eckhart, seuls l’intellect et la volonté (intellectus et voluntas), ou la connaissance et l’amour (cognitio et amor) – nous reviendrons sur cette double identité juxtaposée – vont jusqu’à l’identité cachée du Christ, à chercher à l’intérieur du tombeau (Christum in monumento sepultum et occultatum). Au contraire, « les dix autres facultés des sens ne parviennent pas, (en effet), jusqu’à l’essence cachée des choses, mais saisissent seulement les accidents se trouvant à l’extérieur »739. D’emblée, l’intellect et la volonté sont placés « tous deux ensemble » (duo simul) sur un piédestal. Ils ne sont pas distingués l’un de l’autre dans leur supériorité par rapport aux autres puissances car ils ont le même objet : « l’être et le bien absolument » (ens et bonum absolute)740. Ici, à l’inverse du Sermon 9, la volonté est associée à l’intellect. Cette association est affirmée sous l’autorité de l’Écriture : « ils couraient tous les deux ensemble » (Jn 20,4a). Cependant, cette belle égalité est déjà rendue dissymétrique par l’interprétation d’une parole du De Anima d’Aristote : « la volonté est dans la raison »741. La supériorité de la volonté par rapport aux autres facultés est donc conditionnée par la supériorité de l’intellect et non l’inverse. La volonté est une faculté supérieure car elle est « de nature intellectuelle » (naturae intellectualis)742. Troisièmement, il est à remarquer que la volonté et l’amour courent avec l’intellect, parce que Dieu, dans cette vie, peut être aimé par soi-même, mais ne peut être connu par soi-même. Et c’est le sens de ce qui est dit : ‘Mais l’autre disciple court plus vite que Pierre et arrive le premier au tombeau’. Quatrièmement, il est à remarquer que bien que la volonté, par son amour de Dieu, arrive au tombeau, elle n’y entre cependant pas. Pierre entre, parce que l’intellect saisit la chose connue intérieurement dans son principe, le Fils qui est ‘dans le sein du Père’ (Jn 1,18) ; en effet, rien de ce qui est aimé n’est inconnu, la connaissance introduit l’amour, le Fils spire le SaintEsprit, la splendeur de l’ardeur. Et c’est le sens de ce qui est dit : ‘Pierre arriva et il entra dans le tombeau’, et plus bas il est dit : ‘c’est alors qu’entra aussi l’autre disciple, celui qui était arrivé le premier au tombeau’743.

L’articulation de la raison et de Révélation ne laisse pas de surprendre. Par l’argument philosophique, l’intellect reprend la préséance. Cependant, cet avantage est mis en porte-à-faux par la suite du commentaire. En effet, Eckhart distingue maintenant les deux facultés selon la raison 739 740 741 742 743

Ibid., § 694, LW III, p. 611, 6-8. Ibid., § 694, LW III, p. 611, 8-9. ARISTOTE, De Anima, III, t. 42. M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 694, LW III, p. 611, 11. Ibid., § 696-697, LW III, p. 611-612.

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(sub alia et alia ratione) pour laquelle elles visent le même objet (unum obiectum). La volonté cherche son objet selon l’amour, tandis que l’intelligence le cherche selon la connaissance. Or, selon Eckhart, « Dieu, dans cette vie, peut être aimé par lui-même, mais ne peut être connu par luimême »744. Cette priorité, ou antériorité, est révélée par la suite du verset : « Mais l’autre disciple courut plus vite que Pierre et arriva le premier au tombeau » (Jn 20,4b). En mettant en avant les raisons différentes de l’intelligence et de la volonté, Eckhart dévoile en même temps l’association des deux duos : « intelligence et volonté », « connaissance et amour ». Si les deux premières appellations désignent les facultés selon leur acte propre, les deux suivantes les désignent davantage selon leur finalité. Il ne s’agit pas seulement de la course mais de son terme : l’amour arrive le premier au tombeau et la connaissance arrive à son tour. Mais, le revirement de priorité entre la volonté et l’intellect est de courte durée. Voici que le commentaire inverse à nouveau le rapport. Jean, qui figure la volonté, est plus rapide à parvenir au tombeau mais il n’en franchit pas le seuil : « il est à remarquer que malgré que la volonté, qui aime Dieu, arrive au tombeau, elle n’entre cependant pas »745. Au contraire, « Pierre entre, parce que l’intellect saisit intérieurement la chose connue dans son principe, (comme) le Fils, qui est ‘dans le sein du Père’ (Jn 1,18) »746. La priorité de la pénétration de l’intellect dans le tombeau n’est pas expliquée par Eckhart d’après une raison philosophique, mais d’après la Révélation. Comme il revient au Fils de pénétrer « dans le sein du Père » (Jn 1,18), ainsi l’intellect pénètre dans son Principe (in suis Principiis). Cette explication resitue l’option de Maître Eckhart dans le débat théologique sur la procession du Verbe747. Dans la polémique universitaire, deux options s’affrontent. Selon l’option traditionnelle, héritée des Pères grecs, la génération s’opère « par mode de nature » (per modum naturae)748. Selon la seconde option, dont la source est l’Évangile de Jean et le De Trinitate d’Augustin, la génération s’opère « par mode de pensée intellective ». D’un côté la nature ou l’être, de l’autre, l’intellect. Après avoir professé la première option, notamment dans son Commentaire sur les sentences, Thomas d’Aquin devient le principal propagateur de la seconde conception, une

744

Ibid., § 696, LW III, 611, 14-15. Ibid., § 697, LW III, p. 612, 1-2. 746 Ibid., § 697, LW III, p. 612, 2-3. 747 Cf. E. WEBER, « Les discussion à Paris sur l’être et le connaître intellectif », dans : Maître Eckhart à Paris, p. 41-54. 748 PIERRE LOMBARD, Sententiae in IV libris distinctae, I, d. 5, c. 1. 745

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conception par le Verbe, dans ses œuvres de maturité749. Eckhart est redevable de son prédécesseur dominicain. Chez lui, l’intellect humain devient une puissance réceptrice qui se laisse entièrement mouvoir par l’action divine. Selon la taxis des processions divines, l’engendrement du Fils précède la procession du Saint Esprit. Le mystère trinitaire sert de canevas à l’interaction entre les facultés : « rien ne sera en effet aimé, qui n’est pas connu, la connaissance introduit l’amour, (comme) le Fils spire le Saint-Esprit, la splendeur de l’ardeur »750. La priorité taxinomique de la connaissance sur l’amour est confirmée par le texte johannique : « Pierre arriva et il entra dans le tombeau », mais aussi, le rôle introductif de la connaissance pour l’amour : « c’est alors qu’entra l’autre disciple, celui qui était arrivé le premier au tombeau » (Jn 20,8)751. Dans cette interaction des facultés, la sentence de Thomas d’Aquin : « rien n’est aimé à moins d’être connu » (nihil amatur nisi cognitum)752 joue un rôle essentiel. Cette sentence est l’objet du Sermon latin L dans lequel Eckhart commente le verset paulinien : « Nous ne cessons pas de prier et de demander pour vous, afin que vous soyez remplis de la connaissance de la volonté de Dieu » (Col 1,9)753. Comme le commentaire johannique, outre la sentence thomasienne, ce Sermon latin recoure également à la métaphore des deux apôtres pour illustrer les deux facultés : « deux d’entre les Douze, après qu’ils ne l’aient pas trouvé dehors, rentrèrent »754. Cependant, à la manière d’Augustin, Eckhart fait précéder l’intellect et la volonté par la mémoire. Ayant trouvé Dieu « au-dedans », et non « au-dehors » dans les choses corporelles, il est possible de le connaître et de l’aimer755. L’ordre des facultés s’enchaîne. La connaissance et l’amour sont précédés par le souvenir ou la découverte de Dieu. L’amour, quant à lui, est précédé par la connaissance. Mais, finalement, c’est l’amour qui est le terme de cet enchaînement des facultés. Eckhart l’affirme explicitement : « Parce que Dieu désire de nous et pour nous d’être apprécié et aimé (diligi et amari), la science et la connaissance (scientia et notitia) sont nécessaires à notre âme »756. Cette affirmation 749

Cf. la distinction entre Scriptum super Sententiis, dist. 6, q. 1 et Quodlibet de Potentia, q. 9, a. 5. 750 M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 697, LW III, p. 612, 3-4. 751 Ibid., § 697, LW III, p. 612, 5-6. 752 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 60, a. 1. 753 Cf. Sermo L, § 513-516, LW IV, p. 429-431, trad. J. Devriendt, L’œuvre des Sermons, 2010, p. 398-400. 754 Sermo L, § 514, LW IV, p. 430, 8-9, trad. J. Devriendt, p. 399. 755 « Tu étais au-dedans et moi au-dehors » (AUGUSTIN, Confessions, VI, 3, 4, cité dans Sermo L, § 514, LW IV, p. 430, 7, trad. J. Devriendt, p. 399. 756 Sermo L, § 513, LW IV, p. 429, 6-7, trad. J. Devriendt, p. 398.

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COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

ne vient-elle pas modifier l’interprétation qu’il faut donner à la priorité entre les facultés ? Deux constatations s’imposent. Primo, à suivre le raisonnement du Thuringien, dans ce sermon, la priorité taxinomique revient, non à l’intellect, mais à la mémoire. Secundo, la priorité taxinomique est relative. La connaissance est nécessaire à l’amour, mais c’est l’amour qui est voulu comme objectif final. Constatons que, dans son commentaire, Eckhart omet le point fort du récit, à savoir, la réaction de Jean le Bien-aimé lorsqu’il pénètre dans le tombeau : « il vit et il crut » (Jn 20,8b). Pourquoi cette omission ? Si Eckhart s’était attardé à ce verset n’aurait-il pas été obligé de nuancer fortement la priorité de l’intellect ? Il semble que le Thuringien a voulu éviter d’entrer dans cette polémique. Plutôt que de se focaliser sur un apôtre à l’exclusion de l’autre, c’est-à-dire sur une faculté à l’exclusion de l’autre, Eckhart a privilégié leur interaction. C’est ce que montre la suite du texte. Cinquièmement, il est à remarquer que ces deux facultés : l’intellect, figuré par Pierre, que l’on peut traduire par ‘celui qui (re)connaît’, et la volonté et l’amour, figuré par Jean ‘celui qui aime’, ont comme objet Dieu en soi sous la raison de l’être et du bien absolument. (Ils l’ont) par leur séparation de la matière, de ceci et de maintenant, bien plus, de ce vrai-ci et de ce vrai-là, de ce bien-ci et de ce bien-là. Et c’est pourquoi, dans la mesure où ils trouvent une telle possibilité, ils saisissent et puisent tout leur être à partir de la source de la Déité elle-même. Et c’est pourquoi tel est le Père, engendrant un objet, tel est aussi le Fils, connaissant. Si l’objet du Père est vie, (le Fils) aussi sera vie, dans la mesure où il le (cet objet) connaît comme étant lui-même, selon ce qui est dit au chapitre cinq : ‘comme le Père a la vie en lui-même, ainsi a-t-il donné au Fils d’avoir la vie en lui-même’ (Jn 5,26). À ce sujet j’ai fait des remarques plus étendues à propos de cette parole : ‘or la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul’ (Jn 17,3), plus haut dans le 17e chapitre757.

Pour terminer son commentaire parabolique, Eckhart revient sur l’objet unique des deux facultés : « Dieu en soi sous la raison de l’être et du bien absolument » (obiectum (habent) ipsum deum sub ratione entis et boni absolute)758. Par rapport aux paragraphes précédents, ce dernier paragraphe présente le rapport de raison avec l’être et le bien, en les associant respectivement avec la connaissance et l’amour. Eckhart introduit par là un lien direct entre les facultés et les transcendantaux, la connaissance se rapportant à l’être et l’amour se rapportant au bien. Cette distinction classique, indiquée comme en passant, ne retient pas plus longtemps l’attention du Thuringien. Au contraire, tournant le dos à des 757 758

M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 698, LW III, p. 612-613. Ibid., § 698, LW III, p. 612, 9-10.

COGNITIO ET AMOR. UNE INTERPRÉTATION PARABOLIQUE

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objets précis : « ce vrai-ci », « ce vrai-là », « ce bien-ci » et « ce bienlà », Eckhart se concentre uniquement sur l’être : « c’est pourquoi ils saisissent et puisent tout leur être dans la mesure où ils trouvent une telle possibilité à partir de la source de la Déité elle-même »759. Le regard, l’intentionnalité, dirait-on en phénoménologie, se tourne soit vers l’extériorité, et il observe ceci ou cela en distinguant les facultés, soit vers l’intériorité, et là, toutes les facultés sont rassemblées en une unique source d’où elles jaillissent : l’engendrement du Fils par le Père ou la racine de la Déité. Ici, précisément, grâce à la révélation, Eckhart pénètre dans le sanctuaire intérieur, là où les facultés, dans leur pur usage rationnel, restent dehors. Force est de constater que la Révélation trinitaire se trouve au fondement de l’enseignement des facultés et des transcendantaux, et non l’inverse. Dans l’engendrement, la distinction entre les transcendantaux : l’être, le vrai et le bien, se volatilise au profit du seul langage de la « vie », lequel n’est pas un transcendantal, à proprement parler. Le langage de la vie est biblique : « comme le Père a la vie en lui-même, ainsi a-t-il donné au Fils d’avoir la vie en lui-même » (Jn 5,26). Il est vrai que, dans l’Écriture, la vie est rapportée à la connaissance : « or la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul » (Jn 17,3). Cependant, à y regarder de près, on constate que cette « connaissance » est chargée d’une connotation toute différente qu’une connaissance purement intellectuelle. Il s’agit d’une véritable « co-naissance ». Autrement dit, dans cette connaissance, le connaissant et le connu sont simultanément engendrés, dans un acte unique. Et leur union est absolue dans l’amour. Dieu est à la fois trouvé, connu et aimé, sans que ces différentes actions ne soient identifiables séparément. Le Sermon 6 allemand vient corroborer cette affirmation. Un renversement noétique s’opère. La connaissance humaine est précédée et assumée par la connaissance divine. Là où Dieu seul opère, les facultés ne se distinguent plus. Leur action est une. Vie et opération sont identiques. Connaître, c’est à la fois engendrer et être engendré. La Révélation trinitaire est fondamentale. Dans l’unité d’essence divine, les processions sont identiques et inséparables. Ainsi en va-t-il pour les facultés. Connaître Dieu « le seul », c’est le connaître à la racine de la Déité, dans sa pureté essentielle. La vie de Dieu est à la fois engendrement, connaissance et amour. Que retenir de cette analyse de l’interprétation parabolique de Jean 20, 3-8 par Eckhart ? Le grand mystique rhénan ne dissocie le rôle des 759

Ibid., § 698, LW III, p. 612, 10 – 613, 1.

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COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

facultés que pour mieux les rassembler. Son but, ici, n’est pas d’assurer la priorité de l’une ou de l’autre faculté. Sur ce point conflictuel, dans le débat universitaire, comme dans les sermons allemands, Eckhart s’en est tenu à la position dominicaine. Le commentaire johannique ne déroge pas à cette règle. Seul le Sermon allemand 21 nuance la priorité. Eckhart affirme que « la volonté est plus noble que l’intellect »760 sur un point précis. L’intellect a besoin de « ce que les sens apportent de l’extérieur », tandis que « la volonté n’emprunte nulle part ailleurs que dans la pure connaissance où il n’y a ni ‘ici’ ni ‘maintenant’ »761. Cette exception n’est pas sans intérêt pour interpréter correctement la priorité de l’intellect sur la volonté. Le langage parabolique nous apprend que la volonté coure plus vite que l’intellect mais que ce dernier est requis pour que l’amour pénètre l’intériorité divine. Le Sermon latin L va jusqu’à interpréter la priorité de l’intellect sur la volonté comme une nécessité pour arriver à un objectif : Dieu veut être aimé. En conclusion, l’enseignement parabolique d’Eckhart peut être résumé en trois points : 1) il y a bien une priorité de l’intellect sur la volonté, 2) mais, quand il s’agit de la connaissance de Dieu, cette priorité n’est plus que taxinomique, c’est-à-dire que l’ordre des facultés correspond à l’ordre (taxis) des processions trinitaires, 3) enfin, cette priorité est subordonnée à un objectif final : naître à la vie de Dieu, là où être, connaître et aimer sont un acte unique. À travers ces trois points, nous pouvons affirmer que le déplacement sémantique des termes « intellect » et « volonté » aux termes « connaissance » et « amour » correspond à un passage de l’usage purement naturel des facultés vers leur usage surnaturel. Même si ce passage n’est pas toujours clairement défini, autant, dans l’ordre rationnel, les facultés se distinguent soigneusement, autant, dans l’ordre de la Révélation, elles sont inséparables. Nul ne sera donc étonné de trouver dans le Sermon 9, qui prône très explicitement la priorité de l’intellect sur la volonté, cette affirmation : « Saint Bernard dit : Aimer Dieu est un mode sans mode »762. Or, pour Eckhart, le « mode sans mode » (wîse âne wîse) est le mode le plus éminent de l’accès à Dieu. Il correspond à la connaissance de Celui qui est « être sans être » (wesen âne wesen)763, ou Celui dont l’« être » (wesen) est identique à l’« amour » (minne)764. Finalement, puisque Dieu est amour, peut-on le connaître autrement qu’en l’aimant ? 760 761 762 763 764

Predigt 21, DW I, p.365, 4-5, AH I, p. 186. Ibid., DW I, p. 365, 1-4, AH I, p. 186. Predigt 9, DW I, p. 144, AH I, p. 101. Predigt 71, DW III, p. 231, 1-3, AH III, p. 80. Predigt 41, DW II, p. 287, 2-3, AH II, p. 70.

Conclusion II

À parcourir l’opus expositionum, le lecteur se familiarise peu à peu avec les traits caractéristiques du style eckhartien. Quel que soit le thème abordé, jamais le maître dominicain ne se départit des règles édictées dans l’opus propositionum. Les propositions énoncées ne visent « Dieu » que pour autant que le locuteur l’accueille passivement dans son intellect, à la manière dont l’inférieur est affecté par le supérieur. Autrement dit, c’est toujours l’opération actuelle et immédiate qui, en dernière instance, est visée par l’emploi du signe. Innommable, car échappant à toute détermination, Dieu est pourtant expérimentable dans sa simplicité, son incompacticité. La science théologique ne substitue pas la représentation à l’expérience, mais au contraire, lui donne toute sa place. Le modus significandi présente la règle qui unit les termes abstraits et les termes concrets, mais il ne produit aucun concept qui puisse représenter leur unité. Celle-ci s’accomplit en acte car, précisément, l’image et ce dont elle est l’image sont inséparables. Eckhart reste donc fidèle, de bout en bout, à son programme théologique annoncé à Paris dans le sermon pour la saint Augustin. La théologie est le cadre spéculatif de l’éthique. Rien ne peut remplacer la nécessité de vivre ce dont il est parlé. La théorie reste inachevée sans la pratique. Et, inversement, la pratique n’accède à sa propre intelligence qu’en se reflétant sur le plan spéculatif. Cette mystique spéculative est donc bien un speculum, c’est-à-dire un « miroir ». C’est en effet le miroir qui fait le lien entre les deux voies théologiques annoncées : « l’une est ‘par un miroir et en énigme’ (1 Co 13,12) et l’autre est par un miroir et dans la lumière »765. Le passage de l’énigme à la lumière s’effectue lorsque le lecteur qui tâchait de décrypter l’Écriture de l’extérieur se met à la vivre de l’intérieur. C’est seulement alors qu’il peut se mirer à travers ses actes lumineux par eux-mêmes. Affirmer « seul le juste connaît la justice », sans vivre de manière juste, est un savoir par ouï-dire dénué de toute véritable connaissance. Or, la scientia n’est rien sans la sapientia. La science se goûte. La lumière ne luit que dans une auto-attestation interne car l’image n’est jamais projetée à l’extérieur. La connaissance théologique advient dans l’engendrement du concret par l’abstrait, dans l’incompacticité en deçà du langage. 765

M. ECKHART, Sermo Vas auri solidum, § 4, LW V, p. 92, trad. M. Mauriège, p. 38.

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COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

À relire ce dispositif avec Jean Ladrière, nous constatons que Maître Eckhart adopte une « procédure de justification » de la science théologique qui est « circulaire »766. C’est par une réflexivité que les présuppositions initiales sont validées : « la réflexion totale c’est identiquement la mise au jour de toutes les présuppositions, la reprise intégrale dans le discours du processus à partir duquel se constitue l’expérience »767. Cependant, par « réflexion totale », il ne convient pas de considérer un cercle herméneutique qui tourne à vide, mais un véritable « miroir » des actes commis. Autrement dit, les actes sont la donation originaire qui fait que l’intentionnalité est remplie par une chose. Cette chose, intraduisible comme telle par des mots, est une opérativité où l’actif et le passif ne font qu’un tout en demeurant distincts. Les signes doivent donc viser l’expérience opérative d’une manière oblique, à titre de condition d’effectuation : « Or s’il est vrai que, d’une manière ou de l’autre, l’entreprise philosophique présuppose un moment expérientiel, ce qui est visé à proprement parler dans le concept de présupposition, ce n’est pas ce moment comme tel, mais ce qui appartient au processus de systématisation comme condition immanente de son effectuation »768. Cette affirmation doit être bien entendue. Le moment rationnel ne se rapporte pas au moment expérimental comme quelque chose qui le précède de manière extérieure à lui, mais intérieure à son propre déploiement. Voilà pourquoi Ladrière précise : « Or ce qui est véritablement propre à ce processus (de systématisation), ce n’est pas son rapport à ce qui le précède, c’est la perspective dans laquelle il inscrit ce qui lui est préalable »769. Le système spéculatif présente donc le préalable expérimental comme un moment où l’intellect et l’être sont indissociables. C’est l’unité avant la dualité. Le « champ transcendantal » et le « champ de donation » ne s’excluent pas purement et simplement. La métaphysique ne gère pas la séparation de deux régions hermétiquement closes : l’une pouvant être désignée par l’« au-delà de l’être » et l’autre par l’« être ». Chez Eckhart, la mé-ontologie et l’ontologie sont articulées dans une hénologie à double entrée : « 1) l’identité exclusive, affirmant la pureté de l’Esse par élimination de tout ce qui n’est pas l’Être absolu ; 2) l’identité exclusive qui affirme la plénitude de l’Esse en absorbant en Dieu tout être, dans la mesure où il est »770. Cette croisée de la pureté et de la plénitude de l’être 766 767 768 769 770

J. LADRIÈRE, « Métaphysique et mystique », p. 106. Ibid. Ibid., p. 107-108. Ibid., p. 108. VL. LOSSKY, Théologie negative, p. 68.

CONCLUSION II

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(puritas et plenitudo essendi) implique une métaphysique où le Premier Principe est à la fois immanent et transcendant en raison de sa negatio negationis. Or, cette négation de la négation ne peut être perçue ni conceptuellement ni discursivement car elle touche précisément à l’articulation où l’intellect et l’être se dédoublent à partir d’une donation primordiale unitaire. C’est ce que nous avons nommé : épistém-onto-logie. Pour être fidèle au préalable expérimental dont elle émerge, la métaphysique se voit alors contrainte de présenter rationnellement le Principe premier comme corrélatif de l’étant qu’il fonde. Est-ce là revenir au caractère dimorphe de l’onto-théo-logie ?771 Non, car l’étantité n’est pas présentée d’une double manière : « comme tel au sens des traits les plus généraux (hon katholou, koinon) mais, en même temps, la totalité de l’étant comme tel au sens de l’étant le plus haut et, partant, divin (hon katholou, akrotaton, theion) »772. Maître Eckhart propose une métaphysique du décèlement de l’étant à partir de l’être, dans une corrélation, une co-appartenance, où il n’y a pas de disparité entre deux concepts formels de l’étantité. À savoir l’étant-en-tant-qu’étant (ens inquantum ens), dans sa singularité concrète et existentielle, et non pas formellement abstrait, permet de parler de « ce à partir de quoi » il émerge, qui est désigné comme « être » (lequel est identique à Dieu). La métaphysique est envisagée comme le cadre transcendantal d’un décèlement qui s’expérimente sans qu’il ne soit possible d’isoler la transcendance en face de l’immanence. Si nous retournons à l’article de Brunner dont Ladrière s’inspire pour qualifier le moment mystique de la métaphysique, nous lirons ceci : « Le créateur peut donc se trouver à l’intérieur de la créature sans se mélanger avec elle. Il est en elle au-delà d’elle, si bien que ce dedans est aussi bien un dehors, cette immanence, une transcendance – l’extra-transcendance et l’intra-transcendance étant une seule et même transcendance. »773 À la fois, l’étant ne fait qu’un avec l’être dont il provient et, à la fois, il s’en distingue. Cette unité dans la distinction, qui est expérimentée par l’étant comme ne se conférant pas lui-même l’être mais le recevant d’un autre en lui, est précisément relue comme la révélation du mystère trinitaire exprimée dans l’Écriture. D’où l’affirmation : evangelium contemplatur ens inquantum ens774. Il ne peut y avoir de 771 Cf. O. BOULNOIS, « Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique », p. 27-55. 772 M. HEIDEGGER, « Was ist Metaphysik ? » (1929), trad. fr., p. 40. 773 F. BRUNNER, « Mysticisme et rationalité chez Eckhart », p. 212. 774 M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Ioannem, § 444, LW III, p. 380, cité dans ibid.

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COMMENTAIRES ET PRÉDICATIONS LATINES

« dimorphisme » (Zwiespältigkeit) chez Eckhart parce que l’étant-entant-qu’étant n’y est pas abordé sur le mode de la « représentation » (Vorstellung) mais d’une présence vivante qui se révèle sur le mode même de la donation. Ceci modifie considérablement la systématisation de la théologie. Elle ne peut expliciter complètement elle-même son propre processus sur le mode spéculatif. À savoir, comme le montre Ladrière, elle doit intégrer dans sa spéculation même le moment mystique qui la conditionne. Cela veut dire qu’elle va tabler sur le moment expérimental et vital, où le concret s’éprouve affecté, pour établir les conditions de sa validité. Aussi percevons-nous pourquoi la métaphysique du Liber de causis (seul le supérieur affecte l’inférieur) et celle d’Avicenne (couples de propriétés) s’accordent chez Eckhart dans une theologia qui s’identifie au cadre spéculatif d’une éthique775. La raison envisage le domaine thématique comme l’expression universelle et permanente des conditions de possibilité d’une pratique qui est toujours singulière et éphémère. Par là, elle offre à tous le cadre d’une réitération, ou d’une réeffectuation, toujours possible de l’expérience de Dieu. En ce sens, la science théologique est bien une sagesse. Plus encore, elle légitimise, sur le plan scientifique, la nécessité d’une pratique par laquelle elle sera validée. La prédication va précisément assurer cette fonction. Paradoxalement, la « déprofessionnalisation de la philosophie »776 ne nuit pas à la scientificité de la théologie mais, au contraire, y participe pleinement. Puisqu’il y va de son dynamisme interne même de se diffuser à titre protocolaire, la théologie réalise sa raison d’être en se propageant en dehors de l’Université. Ce faisant, cette science bouleverse un régime magistériel basé sur le cloisonnement entre « ceux qui savent » et « ceux qui ne savent pas ». Elle convoque les clercs et les laïcs vers un nouveau lien social dans lequel les premiers sont reconnus d’autant plus compétents qu’ils sont au service (ministère) d’un mieux vivre (ensemble) des uns et des autres.

775 Cf. mon article « Le ‘mystique’, un moment expérimental structuré par le langage spéculatif », 2018, p. 119-135. 776 Cf. A. DE LIBERA, Penser au Moyen Âge, 1991, p. 137, 204. Cf. aussi R. IMBACH, Dante, la philosophie et les laïcs, 1996.

TROISIÈME PARTIE

TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

Introduction III

Changement de cadre et changement de modalité langagière, tel est le double passage du commentaire universitaire à la prédication. Le rapport entre sémantique et pragmatique va en être bousculé. À partir du XIIe siècle, la prédication est devenue un véritable « métier » qui suppose un apprentissage préalable dans des centres d’études spécialisés777. Avec l’avènement de l’université, on assiste à une hiérarchisation de l’économie du salut : les docteurs forment les prédicateurs qui seront chargés d’édifier le peuple des fidèles. Or, comme cela apparait dans les Sermons et leçons sur l’Ecclésiastique, Eckhart forme les jeunes prêcheurs en mettant d’abord en relief la qualité du prédicateur avant celle du docteur. Il leur expose les Écritures primo sous la forme de prédication (in forma praedicationis) et secundo à la manière d’une leçon (per modum lectionis). On peut lire dans cette œuvre programmatique une volonté de ne pas concevoir la leçon comme un ensemble propositionnel qui serve de prémisses à la prédication. Le rôle du prédicateur, comme celui du docteur, est caractérisé par son rapport vivant avec la Parole qu’il est chargé d’annoncer. Celui qui enseigne les autres doit commencer par bien vivre : quia prius est bene vivere, secundum autem bene docere778. Eckhart s’appuie sur les philosophes antiques. Pour eux, l’exercice pratique des vertus est l’ascèse nécessaire qui purifie le regard de la contemplation. En ce sens, la praxis est le préambule de la theoria. Mais Eckhart va encore plus loin. Il articule le vivere et le docere de telle sorte que ces deux actions soient incomplètes l’une sans l’autre. L’enseignant a pour tâche d’exposer les Écritures à l’aide des philosophes. Il expose que la vie, parce qu’elle est immédiatement émise par le Verbe de Dieu (Jn 1,3), porte en elle-même sa propre lumière : « La vie était la lumière des hommes » (Jn 1,4). La vie est le lieu où l’être et la pensée sont indissociablement unis dans l’évidence. Mais, la perception de cette unité en acte est précisément conditionnée par une déconstruction de Cf. N. BÉRIOU, L’Avènement des maîtres de la Parole. La Prédication à Paris au siècle, 1998 ; « La prédication aux derniers siècles du Moyen Âge », 2002, p. 113-127. 778 JEAN CHRYSOSTOME, Opus imperfectum in Matthei evangelium, hom. 10, PG 56, 684s, cité par M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 278-285, LW I/1, p. 415-420, trad. OLME 1, p. 608-617. 777

XIIIe

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TRAITÉS ET SERMONS ALLEMANDS

toute représentation de l’être, comme l’a montré la disputatio. Suivant le doublet transcendantal, l’étant ne perçoit l’être que parce qu’il se rend présent. Une conversion de l’attention est nécessaire pour passer de la quiddité à l’anité. Le cadre métaphysique fait alors signe vers une opération qui assure, par l’attention au vécu, la validité de la proposition sémantique. Par conséquent, la prédication prend le relais de cette métaphysique en prolongeant la transcendantalité régulatrice et tropique sous la forme d’un protocole d’opérations. D’où la forme conditionnelle qui domine tout le champ des sermons eckhartiens suivant un schéma « si…, alors… » : « si tu veux x, il faut y », « si tu veux x, tu dois y ». Par exemple : « Si Dieu trouve l’homme en cette pauvreté, alors Dieu est en opérant sa propre opération et l’homme est en souffrant Dieu en Dieu »779, ou : « Si tu veux avoir le fruit, il faut que tu brises la coque »780. C’est précisément à l’étude de ces structures d’appel, ainsi qu’à leurs nombreuses variantes, que se livre Burkhard Hasebrink dans Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart. À partir de l’analyse de trois sermons (sermons 12, 30 et 49), il montre que Maître Eckhart ne manque pas d’inventivité en mettant en œuvre différents types de « relations conditionnelles » (konditionalen Relationen) qui ont pour but de susciter une implication de l’auditeur. Parmi ces structures, il est possible de distinguer trois grands groupes : « conditionnel actuel » (actual conditional), « conditionnel hypothétique » (hypotetical conditional) et « conditionnel contrefactuel » (counterfactual conditional)781. Au premier groupe, appartiennent les propositions dont les conséquences découlent d’un fait actuel déjà attesté (aktual). Au deuxième groupe, appartiennent les propositions qui nécessitent que quelque chose arrive pour que la conséquence soit possible (hypothetisch). Au troisième groupe, appartiennent les propositions, qui quoique justes dans leur rapport, ne sont pas vraies dans les faits (kontrafaktisch). Ainsi, à côté des structures wenn-dannRelation782, qui caractérisent les conditions hypothétiques, on trouve chez Eckhart une grande variété de formes incitatives qui place l’auditeur devant des possibilités de choix. Par exemple : « Lorsque l’âme est M. ECKHART, Predigt 52, trad. A. de Libera, p. 353. M. ECKHART, Predigt 51, trad. A. de Libera, p. 345. 781 Hasebrink se base sur l’étude de T. A. VAN DIJK, Texte and Context. Explorations in the Semantics and Pragmatics of Discours, 1977, cité dans : B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 108-109. 782 Pour les structures de ce type, Hasebrink se fonde notamment sur les travaux de Klaus Brinker (Linguistische Textanalyse. Eine Einfürung in Grundbegriffe und Methode, 1988) et d’Ursula Wéber (Instruktionsverhalten und Sprechhandlungsfähigkeit. Eine empirische Untersuchung zur Sprachentwicklung, 1982). 779 780

INTRODUCTION III

247

libérée du temps et de l’espace, le Père envoie son Fils dans l’âme » (Sô diu sêle der zît und der stat ledic ist, sô sendet der vater sînen sun in die sêle)783, ou : « Tant que ces trois choses sont en moi [temporalité, corporalité, multiplicité], Dieu n’est pas en moi et n’opère pas véritablement en moi » (Als lange disiu driu in mir sint, sô enist got in mir niht noch enwürket in mir niht eigenlîche)784. Dans ce tissu incitatif, même les verbes à l’impératif sont porteurs d’une fonction d’appel785. Ce dispositif d’appel diversifié se base sur les mêmes règles grammaticales et logiques que l’opus tripartitum. À savoir, il y va toujours du même entrelacs entre le signe et l’opérativité, régi par la règle ‘concretabstrait’ et la règle ‘inférieur-supérieur’. Les termes concrets et abstraits, fonctionnant en corrélation, ne sont attribuables qu’en raison de l’opération par laquelle le supérieur affecte l’inférieur. Dans ce procédé, les doubles transcendentia se présentent comme de véritables conditions de possibilité d’une effectuation. Or, selon leur type, les relations conditionnelles déployées dans les sermons posent que : 1) Dieu opère actuellement en toutes choses et, par conséquent, toutes les actions humaines dépendent immédiatement de lui (actualité) ; 2) si l’homme veut connaître Dieu et entrer dans sa béatitude, il doit laisser Dieu opérer en lui (hypothèse) ; 3) si l’homme, au contraire, se tourne vers les choses extérieures, il se rend indisponible à l’action divine (contre-factualité). Autrement dit, le tissu locutionnaire, en tant même qu’il est conditionnel, convoque les auditeurs à s’impliquer dans l’opération en acceptant de ne pas en être les opérateurs, mais les bénéficiaires. Sans cette auto-implication, la parole persuasive reste sans effet. Participer à la chose-même de ce dont on parle est la seule manière d’en percevoir l’évidence. L’application de la structure appellative est conditionnée par une « exigence de justification » (Begründungsanspruch)786. Elle nécessite que les interlocuteurs en présence puissent s’appuyer sur un fondement d’évidence qui assure la validité des propositions échangées. Ce point est primordial car c’est là, en fin de compte, que réside la légitimité de la science théologique. Comme l’affirment Brunner et Ladrière, le fondement de l’argumentation ne se situe pas dans le champ sémantique mais dans le champ expérimental. La véracité du discours se vit dans une expérience silencieuse. Cependant, pour employer le langage phénoménologique, la sphère matérielle ou hylétique ne remplit la signification 783 784 785 786

M. ECKHART, Predigt 4, DW I, p. 74, AH -EM, p. 296. Je souligne. M. ECKHART, Predigt 11, DW I, p. 178, AH-EM, p. 468. Je souligne. B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 177-179. Ibid., p. 36.

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que parce qu’elle est précédée par une structure formelle en attente de remplissement. Remarquons que Maître Eckhart ne décrit pas l’expérience mystique elle-même. L’opérativité, inaccessible comme telle au signe, doit pourtant être indiquée par le langage. L’événement singulier de l’opérativité doit être situé sur un mode universel. La structure de la prédication dépasse telle circonstance particulière et contextuelle. Indépendante du charisme propre de Eckhart de Hochheim, elle se présente « comme réalisation et modification des systèmes d’actions normatifs » (als Realisation und Modifikation normativer Handlungssysteme)787. Il s’agit d’une véritable « performance communicative » (communikative Leistung), au sens où la prédication instaure ses propres conditions de réception et de crédibilité788. La prédication fonctionne comme un protocole scientifique valable pour n’importe quels prédicateurs et auditeurs. À savoir, elle désigne un exercice qui est réitérable si l’on se plie aux conditions de sa reprise. Et, comme dans toute science digne de ce nom, c’est la pratique de l’expérience elle-même qui permet de vérifier le bienfondé du protocole. Selon Hasebrink, la prédication eckhartienne est habitée par un « structure de reprise » (Wiederaufnahmestruktur) construite sur deux procédés qui fonctionnent conjointement : la substitution et le parallélisme789. Il s’agit en fait de deux tropes. La substitution consiste à lire l’ensemble de la cohérence syntaxique des éléments en présence en la transposant sur un autre plan. En raison des glissements opérés par la substitution d’un mot par un autre, les termes utilisés deviennent paradigmatiques d’une identification possible du destinataire du sermon. Ce dernier peut découvrir que Dieu n’est pas seulement cause de toutes choses, en général, mais qu’il opère en lui, à l’instant même où le sermon lui est adressé. Cette prise de conscience se fait, par exemple, à l’occasion de la substitution des termes philosophiques « cause » et « causé » par les termes « père » et « fils », à la fois plus bibliques et plus familiers, et donc plus accessibles à n’importe quel auditeur, qu’il soit lettré ou non. Cela permet au prédicateur de substituer à l’opération divine « dans toutes choses » (in allen dingen) l’opération « en toi » (in dir)790. Par là, le contenu thématique du sermon n’est pas strictement modifié, mais il provoque un changement d’attitude du récepteur par rapport à ce qu’il entend. Le pronom personnel est un déictique qui agit 787

Ibid., p. 47. Ibid. 789 Ibid., p. 16-22. 790 Cf. Predigt 73 commenté par B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 189-190. 788

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comme un déclencheur. Le récepteur se positionne dorénavant, non seulement comme le destinataire du prédicateur, mais comme un « je » immédiatement causé par la parole qui s’adresse à lui. Par conséquent, le plan horizontal des relations langagières « je-tu-il-nous-vous-ils » est dorénavant habité par un plan vertical unissant tous les « je » dans un « Je » qui ne peut plus se distinguer des autres que par son indistinction. Ce procédé est renforcé par le parallélisme. Cette forme stylistique consiste en la répétition d’un syntagme sur base d’une juxtaposition. Par exemple : « c’est identique à ce qui est entendu » (daz ist daz selbe, daz dâ gehoeret wirt), « c’est identique à ce qui est vu » (daz ist daz selbe, daz dâ gesehen wirt)791. Par sa forte consonance phonétique, la répétition a une « fonction conative » car elle focalise l’attention du récepteur sur une action qui va être ensuite l’objet d’une relation conditionnelle792. Cette relation se jouera à travers un déplacement des pronoms personnels tout en maintenant la récurrence phonétique. Cela réveille une « potentialité éthique »793. Les trois plans sémiotiques s’enchaînent : on passe du « plan syntaxique » au « plan pragmatique » via le « plan sémantique »794. Le parallélisme élargit l’interprétation du texte en exigeant une implication de son destinataire. C’est là que la métaphysique n’est rien sans l’éthique. La « vertu » est la qualité sine qua non pour que les signes véhiculés par le discours spéculatif ne restent pas vides de sens. Pour atteindre le plus universel et le premier, selon la « structure katholou-prôtologique », l’homme doit vivre de telle sorte qu’il soit attentif et éveillé à « l’expérience de la vie comme telle »795. Se rendre « vigilant » (wacheric), consiste à détourner son attention de l’« œuvre extérieure » (ûzwendic werk) pour ne plus considérer que l’« œuvre intérieure » (inwendic werk). Les Entretiens spirituels constituent un portail de l’analyse des sermons car il définit l’ethos fondamental de tout chercheur de Dieu. Une disposition foncière, la reine Meinung, réunit tous les hommes dans une nouvelle noblesse ou plutôt une noblesse retrouvée. Ceci nécessite de replacer succinctement la prédication eckhartienne dans son cadre historique. Ce qui pourrait paraître comme une digression par rapport à l’axe de cette étude n’en est pas une. Si la philosophie a pour fin le bonheur de l’homme, elle ne peut être réservée à une élite. Elle ne dépend pas 791 792 793 794 795

M. ECKHART, Predigt 12/90, cité par B. Hasebrink, op. cit., p. 89. R. JAKOBSON, Linguistics and Poetics, 1960, cité par B. HASEBRINK, op. cit., p. 21. B. HASEBRINK, op. cit., p. 72. Ibid., p. 150. R. BRAGUE, Aristote et la question du monde, p. 516.

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d’une profession ou d’une condition particulière mais est une modalité universelle par laquelle chacun se rapporte à son travail, quel qu’il soit. Comme la philosophie n’est pas affaire de savoir, tous peuvent entendre les conditions par lesquelles ils pourront en faire l’expérience. La structure conditionnelle des sermons est donc intimement liée à la « déprofessionnalisation de la philosophie ». Cela suppose que les maîtres qui enseignent l’art du sermon aux futurs prédicateurs, ou qui prêchent euxmêmes, soient bien au clair sur la modalité de la transmission de leur connaissance. Les sermons eckhartiens ont été rassemblés dans un Paradisus anime intelligentis précisément en tant que recueil paradigmatique d’une modalité prédicative spécifique796. Celui qui aborderait ce recueil avec l’intention d’y puiser un maximum de thèmes qu’il pourrait enseigner à sa guise doit déchanter. Il s’aperçoit très vite que les sermons eckhartiens déjouent son effort de compréhension. Les signes ne permettent pas de produire des concepts représentatifs. Si on lui a enseigné la théologie selon ce mode, le voici donc bouleversé dans la compréhension même de sa discipline. Il ne peut plus faire comme s’il était le transmetteur de concepts confectionnés sur le mode du « prêt-à-porter », qu’il suffit d’étiqueter du signe correspondant. S’il persévère dans son analyse des sermons, en essayant de se mettre à la place du prédicateur, il découvrira que son rôle se résume à celui d’un « coopérateur » (mitewürker) dont l’office est d’autant mieux accompli qu’il réussit à faire oublier ses propres mots « comme si Dieu lui-même parlait ou opérait » (als ob ez got selbe spraeche oder wörhte)797. Le prédicateur doit apprendre à coopérer avec Dieu de telle manière que « l’intériorité perce dans l’opérativité et que l’opérativité revienne dans l’intériorité »798. Puisque la voie ascendante qui va du signe à la chose via l’intellection est sans issue, il reste à s’engager du côté de la voie descendante : seule la chose même peut engendrer dans l’intellect sa propre connaissance. Indicible, en fonction de la corrélation insécable de l’image et de ce dont elle est l’image, la connaissance ne peut se transmettre que sur le mode protocolaire d’un exercice à vivre. La naissance de Dieu dans l’âme (geburt gotes an der sêle) est le thème de ce protocole. En s’adossant à la naissance éternelle du Verbe, Eckhart fait déplacer l’attention des destinataires de ses 796 Paradisus anime intelligentis  : Studien zu einer dominikanischen Predigtsammlung aus dem Umkreis Meister Eckharts, 2009. Pour une présentation générale du Paradisus anime intelligentis, cf. K. RUH, Initiation à Maître Eckhart, théologien, prédicateur, mystique, Chap. V, p. 83-102. 797 M. ECKHART, Predigt 81/118, DW III, p. 398-399, trad. AH-EM, p. 704. 798 M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, § 23, DW V, p. 291.

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sermons de la naissance historique vers la naissance du Verbe dans l’âme. Il fait ce choix car cette naissance est la seule qui puisse luire de sa propre évidence. Cette illumination a lieu dans l’agir lui-même. D’où le fait que le prédicateur soit conscient que sa parole n’atteigne pas directement, mais obliquement, l’opération du Verbe. Que l’on soit à l’université ou à la liturgie, deux choses sont nécessaires : d’une part, empêcher le destinataire du signe de s’en faire une image, et d’autre part, reconduire le destinataire lui-même vers le Principe dont il émane, afin d’être enseigné directement par le Verbe silencieux. Cette reconduction à la « parole inexprimée » sera la trame des sermons strasbourgeois. D’où le programme de la prédication tel qu’explicité dans le sermon 53 : d’abord le détachement et ensuite le retour au Bien simple799. Le prédicateur s’efforce d’amener ses auditeurs à ce qu’ils déconstruisent toutes représentations (entbildung) afin de laisser leur esprit vacant. Seul un intellect vide, c’est-à-dire qui n’est plus occupé à produire des représentations, est capable de se laisser former immédiatement de Dieu (einbilddung), pour les conduire à une transformation d’eux-mêmes (überbildung). Et cette transformation les ouvre à la béatitude. La prédication consiste alors à donner les conditions de praticabilité pour entrer dans la liberté. Face aux adeptes de la secte du libre esprit, Maître Eckhart déploie une stratégie de prédication ingénieuse. Au lieu de vouloir les réfuter de front, il attise leur désir de béatitude immédiate tout en leur présentant les conditions sans lesquelles elle reste inaccessible. L’argumentation de ses sermons a pour objectif d’acheminer les fervents d’une expérience immédiate de Dieu vers la nécessité d’une vie éthique. Voilà pourquoi, sachant qu’il ne peut y avoir de contemplation ailleurs que dans l’action ellemême, il choisit de présenter Marthe comme la Marie accomplie. Eckhart ne prêche pas l’oisiveté mais le travail. Cependant, il n’a pas en vue la production extérieure (poïesis) mais l’œuvre intérieure (praxis). Il s’agit d’œuvrer en étant attentif à l’action de Dieu. « Percevoir ce que Dieu opère en toi » (vernemen, waz got in dir würket) : c’est là que peut se vivre la percée de l’ego. La gelâzenheit permet un échange des volontés (mien, tien) entre Dieu et l’homme au point que l’ego humain opère en union avec l’ego divin, dans un acte un. L’homme opère en union avec Dieu. Il pâtit Dieu au cœur de son agir. Dans cette perspective, Eckhart va multiplier les formules paradoxales les plus osées. Lues sur un plan strictement sémantique, ces formules sont inacceptables. Elles ne sont 799 Cf. M. ECKHART, Predigt 53/74. Misit Dominus manum suam, DW II, p. 528-529, AH-EM, p. 459.

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audibles que pour autant qu’on les accueille dans la structure pragmatique. D’où l’emprunt à Maïmonide de sa clé herméneutique : « Si tu veux avoir le fruit tu dois briser la coque ». À savoir, ne cherche pas à produire des représentations conceptuelles à partir des signes que tu entends, mais passe à travers eux vers l’opération qui les sous-tend. La métaphysique devient rebelle car l’exacerbation du paradoxe nécessite la sortie vers l’éthique. Qui plus est, l’éthique devient le lieu de légitimité de la vérité du langage. Cela veut dire que la vérité de la Parole de Dieu n’est plus gardée secrète dans les libri des magistri mais qu’elle fait irruption dans la vie quotidienne. C’est là que cette prédication devient dérangeante. Eckhart n’ouvre pas seulement les frontières entre « lettrés » et « illettrés », plus encore, il inaugure une nouvelle manière de percevoir la scientificité de la théologie. Obstetricandi scientia signifie que le cadre spéculatif de la théologie est au service de l’expérience spirituelle dans laquelle il s’éprouve comme vrai. Cela change la donne quant à la fonction magistérielle. D’une part, les magistri ne peuvent plus être les détenteurs d’une vérité à distiller à leur gré, et d’autre part, ils ne peuvent plus enseigner une parole sans d’abord la pratiquer. Perte d’un double privilège. Certains confrères mal intentionnés de Maître Eckhart tenteront de faire taire celui qu’ils verront désormais comme un empêcheur de tourner en rond. Cela vaudra au Thuringien les affres d’une fin de vie malmenée. À l’instar de Boèce, Eckhart écrira alors son livre de la consolation divine. Se situant dans la ligne des exercices spirituels de l’Antiquité, ce traité n’en fait pas moins retour sur le cadre spéculatif de la théologie. Sachant que ses adversaires s’acharnent sur sa manière de concevoir la théologie, Eckhart y rappelle que les transcendantaux (concret/abstrait) n’ont d’autre but que la présentation spéculative d’une métaphysique incompréhensible sans la participation du causé à sa cause : « Dans l’homme bon, la bonté s’engendre elle-même avec tout ce qu’elle est » ; « L’homme bon et la bonté ne sont rien qu’une seule bonté » : ils sont unis dans « une seule vie », et cette vie s’éprouve concrètement. Là se trouve la manifestation de Dieu. D’où le fait qu’il n’y a à chercher aucune autre consolation que de demeurer dans la constance éthique, que l’homme bon et juste ressente ou non la consolation. Socrate et les martyrs d’Israël sont alors pris en exemple par Eckhart comme manière semblable de vivre la philosophie. Cette persévérance dans le comportement du juste (qui seul connaît la justice) est celui de l’homme noble. Il s’en dégage un nouvel humanisme dégagé de toutes les appartenances qu’elles soient sociales ou religieuses. Déposée dans la nature humaine, la semence divine peut y croître pour celui qui demeure

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attentif à son action. Les philosophes stoïciens, comme Cicéron et Sénèque, sont alors convoqués comme garants d’une nature humaine potentiellement riche d’une croissance vers la vie divine. Les censeurs de Cologne n’ont pas manqué de le reprocher à Maître Eckhart. Ils ont laissé dans l’ombre le fait que cette potentialité est toujours accompagnée des conditions de son actualisation. Ce qui suppose la gelazenheit, et donc l’abandon au don gracieux de Dieu. Dans sa défense face aux accusateurs de son procès, Eckhart montre à quel point il est vraiment « maître » en théologie. Aux autorités magistérielles, il se fait passeur de son obstetricandi scientia. Le paradigme scolastique aristotélo-augustinien du blanc et de la blancheur sert de contrexemple à la noblesse de l’homme noble. Tandis que le blanc du mur doit toujours être vu de l’extérieur, le noble ne peut connaitre sa noblesse que de l’intérieur.

Œuvre intérieure et œuvre extérieure (Die rede der underscheidunge)

« Ensemble pour la collation du soir » (in collationibus mit einander), le prieur d’Erfurt et ses novices s’entretenaient de nombreuses questions800. Devenu bachelier en théologie, Eckhart reçoit la charge de former ses jeunes frères prêcheurs (période entre 1294 et 1298). Il en sortira un recueil de conseils appelé Die rede der underscheidunge. Littéralement, il s’agit de paroles de discernement. Ce recueil, qui ne semble pas avoir d’équivalent au Moyen Âge, aura une diffusion « plus étendue que celle de tous les autres écrits d’Eckhart »801. Cette diffusion contribuera notamment au développement de la devotio moderna. À proprement parler, selon Kurt Ruh, il ne s’agit pas véritablement d’un guide strictement réservé à l’usage des novices, mais plutôt d’un guide de vie chrétienne pour tous les hommes de bonne volonté802. Ainsi, bien qu’émanant du cadre monastique, les thèmes abordés débordent largement les frontières des activités spécifiques à la vie d’un couvent. Maître Eckhart enseigne que « Dieu n’a attaché le salut des hommes à aucune manière d’être particulière » (Wan got enhât des menschen heil niht gebunden ze deheiner sunderlîchen wîse)803. Que tout homme, quel que soit son état, ne vive plus à sa propre guise (wîse)804, mais qu’il se mette au diapason de Dieu : voilà la mystique eckhartienne. Or, cette guise est précisément de ne pas en avoir (wîse âne wîse). Aussi, Eckhart commence-t-il à dessiner la figure d’un nouvel humanisme dont il ne cessera de parfaire les traits jusqu’à en faire l’objet privilégié d’un Sermon : l’homme noble805. L’obéissance, affirme-t-il d’emblée, est ce qui permet de rendre toute œuvre « plus noble » (edeler) et meilleure806. Il ne s’agit pas de faire le portrait hagiographique d’un homme capable d’œuvres extraordinaires, M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, DW V, p. 185. K. RUH, Initiation à Maître Eckhart, théologien, prédicateur, mystique, p. 36. 802 Ibid., p. 38. 803 M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, DW V, p. 251. 804 La traduction de « wîse » et de « weise » par « guise » est attestée étymologiquement. Cf. M. MÉNAGE (dir.), Dictionnaire étymologique de la langue françoise, 1850, p. 725. 805 Voir M. ECKHART, Von dem edeln menschen, DW V, p. 106-119. 806 M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, § 1, DW V, p. 185. 800 801

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mais, au contraire de faire valoir que la vertu est d’autant « plus noble » (edeler) qu’elle est réalisée dans la faiblesse807. L’abandon et la noblesse s’appellent l’un l’autre comme des vases communiquants : « ce que l’homme abandonne (laezet) volontairement par amour lui est rendu avec bien plus de noblesse (im vil edeler) »808. La noblesse est donnée à l’homme comme une semence à laquelle se mêle presque inévitablement l’ivraie : « il ne faut pas pour autant rejeter le noble grain (das edel korn) »809. Le nouvel homme dont parle Eckhart n’est ni un saint ni un héros, mais un homme qui cherche à se maintenir dans une « noble intention » (edeliu meinunge)810. Avant même les deux magistères parisiens et les prédications qui suivront, Eckhart est déjà disposé à faire valoir l’universalité de la vie chrétienne, par-delà les clivages entre vie monastique et vie dans le siècle, dans une société médiévale en pleine mutation. Que les Entretiens spirituels soient la mise par écrit d’actes oraux est fondamental. Comme l’affirme Kurt Ruh, il ne reste néanmoins que « quelques traces » de l’aspect dialogal de ces entretiens : « Ich wart gevrâget (‘on m’a posé cette question’), nû vrage (‘tu poses une question !’), ein vrâge (‘une question’) ». Et aussi cette « réplique spontanée » : « Eyâ, herre, ich hân vil gesündiget, ich enmac niht gebüezen (‘Oh ! Seigneur, j’ai beaucoup péché, je ne peux faire pénitence !’) »811. Ces traces sont suffisantes pour manifester qu’un locuteur s’adresse à son allocutaire avec une intention déterminée. Tout ce qui est dit est donc porté par un « vouloir-dire ». Pour autant, le texte ne s’apparente pas à des reportationes. L’organisation thématique montre que nous avons affaire à un travail d’écriture en vue d’une large diffusion. L’éthique qui s’en dégage est valable pour toutes les catégories de personnes. Cependant, ce qui est écrit dans ce livre ne sera entendu qu’à la condition d’une implication décisive dans l’écoute : Dans la véritable obéissance, on ne doit pas trouver : Je veux telle ou telle chose, ceci ou cela, mais un total renoncement à ce qui t’est propre. Et c’est pourquoi la meilleure prière que puisse faire l’homme ne doit pas être : Donne-moi cette vertu ou cette manière d’être, ou encore : Seigneur, donnetoi à moi, ou donne-moi la vie éternelle, mais bien : Seigneur, donne-moi seulement ce que tu veux et fais, Seigneur, ce que tu veux et de la manière que tu veux812. 807 808 809 810 811 812

Ibid., § 9, DW V, p. 214. Ibid., § 10, DW V, p. 222, trad. AH, p. 56. Ibid., § 11, DW V, p. 231. M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, § 21, DW V, p. 277. K. RUH, Initiation à Maître Eckhart, p. 36. M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, DW V, p. 188.

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L’obéissance et le portail d’entrée des entretiens. Apparemment, quoi de plus traditionnel que de traiter en premier lieu de ce conseil évangélique. D’autant que dans la tradition dominicaine, la formule de profession ne comporte que le vœu d’obéissance («  Promitto obedientiam Deo, et Beatae Mariae, et Beato Dominico «  et tibi  »), et non la triade bénédictine des trois vœux : « pauvreté, chasteté et obéissance ». Dans un seul mouvement, est due l’obéissance à Dieu, à la Bienheureuse Marie, au fondateur de l’Ordre, ainsi qu’à son successeur entre les mains duquel le novice fait profession. Or Eckhart universalise d’emblée le conseil évangélique en le définissant comme « une vertu qui passe avant toutes vertus » (ein tugent vor allen tugenden)813. La véritable obéissance est une « manière d’être », un « mode », une « guise » (wîse), par laquelle l’homme ne veut plus rien pour lui-même. Cette guise est la condition de possibilité pour vivre en union avec Dieu. L’évocation par Eckhart de sa propre profession sert de paradigme pour tout « je » qui désire s’impliquer dans cette union : « lorsque je me suis dépouillé de ma volonté pour me remettre dans la main de mon supérieur » (Swenne ich mînes willen bin ûzgegangen in die hant mînes prêlâten) est directement explicité comme un « je ne veux plus rien pour moi-même » (mir selber niht enwil)814. Cela entraîne immédiatement, ajoute Eckhart, le fait que « Dieu veut pour moi ». Ce « pour moi » ne se limite pas à la personne du prieur de Thuringe. Valable pour les novices, il est aussi ouvert à tout homme qui désire entrer dans cette véritable obéissance. Elle ne consiste pas d’abord à obéir à la volonté d’un autre humain mais à abandonner tout « je veux ‘ceci ou cela’ » pour un « Seigneur, ce que tu veux ». En fait, quelques années avant son premier magistère parisien, Eckhart expose déjà la structure transcendantale qu’il traduira par les règles de l’opus tripartitum. Là où l’on s’est détaché de « ceci ou cela » (‘diz oder daz’), il ne reste plus qu’à s’abandonner à l’opération de Dieu, de telle sorte que le supérieur agisse dans l’inférieur sans y rencontrer d’obstacle. L’obéissance décrite par Eckhart ouvre une véritable performativité. Elle instaure non pas d’abord un « ce qui est » (was) à entendre, mais « comment » (wie). L’obéissance est la vertu qui ouvre d’une part, les conditions de l’expérience d’union à Dieu, et d’autre part, les conditions du discours mystique. Obéir, écouter, est à la fois la disponibilité à un nouvel agir et à un nouveau parler. Les deux ne peuvent aller l’un sans l’autre. 813 814

Ibid., DW V, p. 185. Ibid., DW V, p. 187.

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L’analyse des expressions stylistiques utilisées dans les Entretiens spirituels peut servir de préambule à l’étude des sermons. Le texte y est charpenté par des structures conditionnelles qui manifestent que nous avons affaire à un écrit qui n’a pas sa finalité en lui-même. À l’instar des Institutions cénobitiques de Jean Cassien auxquelles elles s’apparentent815, les rede (collationes) eckhartiennes se situent dans la droite ligne des exercices spirituels de l’Antiquité. Ce sont des protocoles d’actions. Ils sont énoncés de manière constative, s’ils s’appuyent sur des événements ayant déjà lieu (actuels), ou de manière performatives, s’ils peuvent avoir lieu (hypothétiques). Les énoncés évoquent parfois des situations qui entravent l’opération de Dieu (contre-factuels). Aussi retrouvons-nous les trois types de structures conditionnelles évoquées par Hasebrink816. En voici quelques exemples : 1) Structures conditionnelles actuelles : Quand (Swâ) l’homme sort de lui-même dans l’obéissance et ce renonce, Dieu est contraint de pénétrer en lui, car si (wan sô) cet homme ne veut rien pour lui-même, alors (dem) Dieu doit vouloir pour cet homme de la même manière que pour lui-même817. Lorsque (Swenne) je me suis dépouillé de ma volonté pour me remettre dans la main de mon supérieur et je ne veux rien pour moi-même, il faut que (dar umbe, littéralement  : voilà pourquoi) Dieu veuille pour moi, et s’il me néglige en cela, ainsi (sô) il se néglige lui-même818.

2) Structures conditionnelles hypothétiques : En vérité, si (alsô) toutes choses étaient égales pour toi, ainsi (sô) personne ne ferait obstacle à ce que Dieu te soit présent819. Car s’il en était ainsi (wann… sô), il se sentirait bien à son aise en tous lieux et parmi tous, car (wann) il posséderait Dieu et personne ne pourrait le lui enlever et nul ne pourrait l’empêcher d’accomplir son œuvre820. Bien sûr, (si) tu pouvais en peu de temps te détourner ainsi (alsô) résolument de tous les péchés en les détestant vraiment et te tourner ainsi (alsô) résolument vers Dieu, même si (alsô) tu avais à ton compte tous les péchés qui furent accomplis depuis Adam et qui seront commis à l’avenir, ils te 815 Comme chez Jean Cassien (De Institutis cœnobiorum, V, 41), le « discernement » (discretio) constitue une « boussole pour le moine ». Cf. M.-A. VANNIER, « Les Entretiens spirituels, creuset de l’œuvre d’Eckhart », dans : Meister Eckhart in Erfurt, 2005, p. 137-145, ici, p. 139. 816 B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 108-109. 817 M. Eckhart, Die rede der underscheidunge, § 1, DW V, p. 187, trad. AH légèr. modif., p. 41-42. 818 Ibid., § 1, DW V, p. 187, trad. AH, p. 42. 819 Ibid., § 6, DW V, p. 203, trad. AH légèr. modif., p. 48. 820 Ibid., § 6, DW V, p. 204, trad. AH, p. 48.

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seraient complètement remis en même temps que le châtiment, en sorte que si tu mourais maintenant, tu parviendrais devant la face de Dieu821.

3) Structures conditionnelles contre-factuelles : Mais (aber) celui en qui Dieu n’habite pas véritablement, qui doit chercher Dieu à l’extérieur en ceci et cela, qui cherche Dieu dans la diversité, dans les œuvres ou les gens ou les lieux ne possède pas Dieu822. En vérité, sans ce renoncement de la vérité en toutes choses, ainsi (sô) nous n’accomplissons vraiment rien devant Dieu823.

Ces diverses structures ne peuvent être abordées séparément les unes des autres. En effet, le discours tout entier est un tissage qui entrelace ces différentes structures au point qu’elles ne sont plus toujours reconnaissables : (Si donc) nous visons seulement et uniquement Dieu, en vérité, ainsi (sô) il faut qu’il opère notre œuvre et nul ne peut l’empêcher d’opérer ses œuvres, ni la foule, ni le lieu824. En vérité, (si) un homme abandonnait un royaume et le monde entier et qu’il se garde lui-même, ainsi (sô) il n’aurait rien abandonné. Oui, et (si) un homme s’abandonnait lui-même, quoi qu’il garde, richesse, ou honneur, ou quoi que soit, ainsi (sô) il aurait abandonné toutes choses825.

L’actuel, l’hypothétique et le contre-factuel s’entremêlent pour manifester que la possibilité de laisser Dieu opérer est toujours latente. Cependant, dans son inconstance, l’homme y adhère ou non. Il n’en va pas ainsi pour Dieu. En raison même de son essence, Dieu est continuellement disposé à opérer son œuvre en l’homme. D’où le fait que l’ensemble des structures conditionnelles est fondé sur l’essence même de Dieu : « Et si Dieu n’agissait pas ainsi, de par la vérité que Dieu est, Dieu ne serait pas juste et il ne serait pas Dieu, ce qui est sa nature et son essence » (Und entaete got des niht, in der wârheit, diu got ist, sô enwaere got niht gereht noch enwaere got, daz sîn natiurlich wesen ist)826. Toujours prêt à donner, car son essence même est le bien qui se diffuse, Dieu attend que l’homme soit prêt à recevoir : « Si l’on n’est pas préparé, on aliène le don et Dieu avec le don » (Und ist man unbereit, man verderbet die gâbe und got mit der gâbe)827. 821 822 823 824 825 826 827

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

§ § § § § § §

16, DW V, p. 245-246, trad. AH légèr. modif., p. 65. 6, DW V, p. 203-204, trad. AH légèr. modif., p. 48. 11, DW V, p. 226, trad. AH légèr. modif., p. 57. 6, DW V, p. 202, trad. AH légèr. modif., p. 47. 3, DW V, p. 194, trad. AH légèr. modif., p. 44. 1, DW V, p. 187-188, trad. AH, p. 42. 21, DW V, p. 280, trad. AH, p. 79.

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La collatio rassemble dans un même lieu et à un même moment des frères qui sont plus ou moins prêts à recevoir le don. La circulation des pronoms personnels n’est pas sans importance. Tantôt, la relation entre Eckhart et ceux dont il a la charge se traduit principalement dans un « je » face à un « tu », qui se déploie çà et là dans un « nous ». Tantôt cette interpellation personnelle est neutralisée en direction d’un tiers : « il », « l’homme », « celui ». Ce tiers indéterminé permet à la fois une distanciation et une universalisation en vue d’une implication singulière et libre de chacun. Comme le relève Michel de Certeau dans La fable mystique en citant Austin, il y a donc bien chez Eckhart une rhétorique qui ne fonctionne pas selon le constatif mais selon le performatif828. Cela suppose que « le discours mystique doit produire lui-même la condition de son fonctionnement »829. Prenant appui sur un passage des Entretiens spirituels (« § 10 : Comment la volonté peut tout et comment toutes les vertus résident dans la volonté pourvu qu’elle soit droite »), Certeau insiste sur le fait que performativité nécessite un engagement entier et immédiat : « Non pas, par conséquent : ‘Je voudrais bien…’, – ce serait encore pour l’avenir – mais : ‘Je veux qu’il en soit ainsi maintenant’ »830. Une possibilité d’opérativité est donc disponible à l’instant, dans la mesure où « je » détermine par un volo. Or, ce volo est « un cas limite du performatif » car il trangresse la « gestion sociale des actes illocutoires et des conditions de leur opérativité contractuelle »831. Le volo instaure une autonomie de l’intériorité par rapport à toutes circonstances contractuelles. Pour Certeau, il y va d’une « performance du sujet ». Par là, il entend que le sujet parlant est transformé, métamorphosé dans un vouloir, car « il accomplit (perfoms) ce qu’il dit »832. Si cette affirmation signifie que le discours eckhartien en langue vernaculaire fait partie de la performativité restreinte d’Austin (identité entre la parole et l’acte), il me semble qu’un déplacement s’impose par rapport à l’interprétation de Certeau833. À chaque fois, les énonciations de Maître Eckhart supposent un ensemble d’opérations qui s’étendent du moment où elles sont énoncées (ici et maintenant) vers leur exercice pratique (partout et toujours). Le locuteur insiste sur l’affirmation que la parole agit « en tous lieux » M. DE CERTEAU, La fable mystique, I, p. 225-242. Ibid., p. 226. 830 M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, § 10, p. 53, cité dans ibid., p. 228. 831 M. DE CERTEAU, La fable mystique, I, p. 238. 832 Ibid., La fable mystique, p. 237. 833 En distinguant trois actes de langage : locutoire, illocutoire, perlocutoire, Austin élargit la notion de performativité d’un sens strictement énonciatif à un sens opératif (AUSTIN, How to Do Things with Words, Lecture IX, p. 108-119). 828 829

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pour autant que l’homme soit dans une intention droite : qu’il soit « dans la rue » (in der strâze) ou « à l’église » (in der kirchen), « dans la solitude » (in der einoede) ou « dans la cellule » (in der zellen), « celui qui est droit, en vérité, se trouve bien en tous lieux et avec tout le monde » (Wem reht ist, in der wârheit, dem ist in allen steten und bî allen liuten reht)834. La performance énonciative a principalement pour but de rendre l’allocutaire attentif à la manière dont il agit. Elle tente d’établir celui à qui elle s’adresse dans un ethos, un habitus, basé sur une intention tournée vers l’opérativité intérieure. L’attention à la « présence divine » (götlicher gegenwerticheit) est une « habileté » qui doit devenir une seconde nature à force de s’y exercer : « Au début, il y faut de la réflexion et une pénétration attentive, comme l’écolier vis-à-vis de son art » (Dâ muoz ze dem êrsten ein anegedenken und ein merklich înerbilden zuo gehoeren, als dem schuoler ze der kunst)835. Peu importe finalement, ce que l’on réalise pourvu que cela soit ce que l’on doit faire à ce moment-là. La bonté ou la justice d’un acte ne dépend pas de l’extériorité, mais de la modalité intérieure par laquelle on le fait. Il s’agit d’œuvrer avec bonté ou avec justice. D’où l’affirmation eckhartienne : « ce ne sont pas les œuvres qui sanctifient, c’est nous qui devons sanctifier les œuvres » (diu werk enheiligent uns niht, sunder wir suln diu werk heiligen)836. Maître Eckhart propose ainsi une voie de sanctification pour tous, sans accès privilégié. Quelle que soit l’action qui se présente, la seule voie valable est d’être « vigilant » (wacheric)837 : Sans doute une œuvre n’est-elle pas semblable à l’autre, mais pour celui qui accomplirait ses œuvres dans un même esprit, en vérité, toutes ses œuvres seraient semblables, et pour celui qui agirait droitement, en vérité, Dieu rayonnerait dans le profane aussi clairement que dans le sacré, s’il était réellement à Dieu838.

La distinction entre le profane (in dem werltlichen, littéralement : dans les choses mondaines) et le sacré (in dem aller götlîchesten, littéralement : dans les choses plus divines) s’estompe pour faire place à la sanctification par la vigilance dans l’intention droite. L’homme doit apprendre à rester en présence de Dieu dans toute œuvre qu’il lui incombe de faire. L’essentiel n’est pas ce qu’il fait mais la manière dont il le fait. Dans M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, § 6, DW V, p. 201. Ibid., § 6, DW V, p. 209, trad. AH, p. 50. 836 Ibid., § 4, DW V, p. 198. 837 Sur la vigilance comme qualité d’attention, cf. N. DEPRAZ, « Pratiquer la réduction : la prière du coeur », 2003, p. 503-519. 838 M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, § 7, DW V, p. 210. 834 835

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cette opération, l’homme est transformé en Dieu « de sorte qu’on le ressente et le perçoive dans toutes les forces du corps et de l’âme » (daz man sîn enpfinde und gewar werde in allen kreften lîbes und sêle)839. L’unité de volonté dans l’opération divine se manifeste dans celui qui agit en elle. L’opérant éprouve les forces de son corps et de son âme d’une manière nouvelle. Il s’agit de l’auto-attestation interne d’un écart entre ce que « je » me sens capable de faire et le « je peux » actuel par lequel l’œuvre est accomplie à l’instant. La force qui me traverse à l’instant est une vertu permise par la vertu d’obéissance. Le « je peux » est vécu comme réhaussé dans ses possibilités. Mais, il arrive aussi fréquemment que, tout en étant abandonné à la volonté de Dieu, le « je » n’éprouve aucun sentiment. Il se sent simplement vide de tout. Dans cet état de pauvreté, il lui arrive de se plaindre : « Comment aurais-je l’amour puisque je ne le ressens pas, n’en constate pas la présence ? » (wie möhte ich dise minne gehaben, die wîle ich ir niht enpfinde noch gewar enwirde  ?)840. Si l’opération de l’amour peut se manifester sous forme de ferveur, de piété, de jubilation, il n’en est pas toujours ainsi. En effet, explique Eckhart, il se peut qu’il soit préférable que ce sentiment de plénitude disparaisse car celui qui opère en lui peut s’y attacher. Dans ce cas, le sentiment devient un obstacle à l’opération divine. L’absence d’émotion ressentie est en fait une provocation à plus d’amour. Comme Dieu veut se donner totalement lui-même avec tout ce qu’il est, il exige une place nette et vide de tout, y compris de soi-même. Le « devenir » (werden) en Dieu passe par le « dé-devenir » (ent-werden) : « Plus nous dé-devenons de la nôtre (notre volonté), plus nous devenons véritablement dans celle-ci (la volonté de Dieu) » (Und ie wir mêr des unsern entwerden, ie mêr wir in disem gewaerlîcher werden)841. Personne ne peut échapper à cet échange de pauvreté et de richesse. Pourtant, ce « dédevenir » peut provoquer une sorte de dépression et le déclin du zèle à opérer en Dieu. L’état de désolation apparent nécessite alors un discernement. Pour reconnaître s’il est dans la paresse ou dans « le détachement véritable ou l’abandon » (von wârer abegescheidenheit oder von gelâzenheit), l’homme a un critère de discernement très simple : « il faut se demander si, dans un tel état de délaissement intérieur, l’on reste tout aussi fidèle à Dieu que si l’on se trouvait dans le plus grand sentiment »842. Vice versa, celui qui est dans la consolation, doit œuvrer 839 840 841 842

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

§ § § §

20, 10, 21, 21,

DW DW DW DW

V, V, V, V,

p. p. p. p.

266, trad. AH, p. 73. 218-219, trad. AH, p. 54. 281. 283.

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comme s’il n’y était pas. L’amour s’exerce avec d’autant plus de pureté que le « moi » est plus complètement détaché et abandonné dans l’opération divine. Ceci ne veut pourtant pas dire qu’il faille renoncer à la vie intérieure : Non pas qu’il faille s’échapper de son intérieur, ou s’en détacher, ou y renoncer, mais en lui, avec lui et par lui, on doit apprendre à opérer en sorte que l’intériorité perce dans l’opérativité et que l’opérativité revienne dans l’intériorité, et que l’on s’habitue ainsi à opérer librement. Car on doit tourner son regard vers cette opération intérieure et opérer à partir de là, que ce soit lire, prier, ou s’il convient, accomplir une œuvre extérieure. Si l’œuvre extérieure trouble l’opération intérieure, que l’on suive la voie intérieure. Mais si les deux pouvaient être unies, ce serait la meilleure manière de coopérer avec Dieu843.

La mystique eckhartienne n’a rien d’une fuite de la vie intérieure pour le travail, ni la fuite du travail pour la vie intérieure. Eckhart promeut une coopération avec Dieu telle que « l’opération intérieure » (inwendic werk) et « l’opération extérieure » (ûzwendic werk) sont appelées à s’unifier. Cette unité est aussi une possibilité d’examiner la disposition d’esprit de cet homme qui est amené à « lire » (lesen), « prier » (beten) et produire une « œuvre extérieure » (ûzwendigiu werk) : une œuvre littéraire. Lesemeister, Eckhart est avant tout attentif à la modalité intérieure avec laquelle il produit son œuvre extérieure. Pour lui, cette dernière n’ajoute rien à l’acte ou l’intention qui la fait surgir844. Tout en ne renonçant nullement au travail, Eckhart n’accorde qu’une valeur transitive à sa production littéraire. En tant qu’elle est encore un « ceci » ou un « cela », elle serait un obstacle à la liberté intérieure de celui qui est inséparablement lesemeister et lebemeister. Il en va de même pour son lecteur. Il n’est pas invité à s’arrêter à son œuvre extérieure en tant que telle mais à la traverser, la percer (durchbrechen) pour passer du signe à l’opération. À ce titre, les Entretiens spirituels préparent déjà les règles de l’opus tripartitum. En insistant sur la priorité de l’œuvre intérieure par rapport à l’œuvre intérieure, Maître Eckhart s’insère de manière originale dans la « triple 843

Ibid., § 23, DW V, p. 291. Voir commentaire de la leçon I (Brunner, p. 93-94) : « La structure de la pensée est la même ici et là : en métaphysique comme en morale, Eckhart nous met en présence de deux données hétérogènes et incompatibles, l’existence et l’essence d’un côté, l’intention et l’action de l’autre. Dans les deux cas, le premier terme se suffit entièrement à lui-même, parce qu’il représente le divin, tandis que le second est un lieu de la manifestation du premier qui ne saurait ajouter quoi que ce soit à la source de cette manifestation. » 844

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évolution » de la société qui s’est opérée à partir de la seconde moitié du XIIe siècle, telle qu’elle est décrite par Jacques Le Goff : 1) subjectivation de la vie spirituelle saisissable notamment dans l’évolution de la confession, 2) l’éclosion d’une spiritualité d’une théologie du travail, 3) la transformation du schéma tripartite de la société en des schémas plus complexes adaptés à la différence croissante des structures économiques et sociales, sous l’effet de la division croissante du travail845. Premièrement, si Maître Eckhart fait place à l’œuvre intérieure comme étant décisive par rapport à l’œuvre extérieure, cela signifie que, suivant l’évolution des manuels de confesseurs pour la prise de conscience des laïcs (ad usum laicorum), il accorde davantage de poids à l’intention qui sous-tend un acte qu’à l’acte extérieur lui-même. Par-là, il s’inscrit dans le mouvement de subjectivation et d’intériorisation de la vie spirituelle. Pour autant, l’intention droite, parce qu’elle nécessite de ne pas faire retour sur le « moi » propre mais à l’ouvrir au « moi » divin, offre chez lui un rempart à l’introspection réflexive qui ouvrira l’Occident à la psychologie moderne. Deuxièmement, comme le confirmera le Sermon 86, nous avons affaire chez lui à une « Marthe réhabilitée »846. Soucieux d’ouvrir la spiritualité aux nouvelles catégories professionnelles qui se développent avec l’urbanisation, Eckhart manifeste la possibilité d’une voie de salut « non pas malgré leur profession, mais par leur profession »847. Cependant, Eckhart ne développe pas à proprement parler une théologie du travail, qui serait issue du prolongement de l’œuvre productrice du Créateur. La production extérieure, en tant que telle, ne l’intéresse pas. Ce choix est précisément issu d’une théologie de la création comme opération. Dieu ne fabrique pas, il opère848. Le seul progrès auquel Eckhart prête attention est celui de l’œuvre intérieure dont l’œuvre extérieure est le baromètre puisque l’homme œuvre d’autant mieux qu’il est plus libre intérieurement. Eckhart entend supprimer la dichotomie entre le temps de l’agir professionnel et le temps de la vie religieuse. Fidèle à la mission de l’ordre des prêcheurs, il propose de réunir « le temps du salut et le temps des affaires »849. Mais, il le fait selon une modalité originale en accordant la primauté à l’instant de l’opération J. LE GOFF, Pour un autre Moyen Âge, 1977, p. 169. Ibid., p. 171. 847 Ibid., p. 172. Cf. aussi cette citation et la reprise de ce thème par A. VAUCHEZ, La spiritualité du Moyen Âge occidental. VIIIe – XIIIe siècle, 1994, p. 114s. 848 Cf. mon article : « ‘L’œuvre de tes mains’ (opera manuum tuarum) : création et fabrication chez Maître Eckhart », dans : Lire les objets médiévaux, 2017, p. 51-62. 849 J. LE GOFF, Pour un autre Moyen Âge, p. 61. 845 846

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intérieure. Troisièmement, Eckhart propose une figure qui ne privilégie aucune des trois classes de la société médiévale (oratores, bellatores, laboratores). Il ne choisit ni la figure du saint parmi les oratores, ni la figure du héros parmi les bellatores, ni même la figure du créateur parmi les laboratores, mais une figure non distinctive d’un état particulier : l’homme noble. Bien sûr, une telle proposition n’est pas neutre puisqu’elle élargit la « noblesse » du sang à toute créature « à l’image de Dieu ». Elle n’est pas neutre non plus à l’égard du privilège clérical puisqu’elle ouvre la voie de la connaissance de Dieu aux laïcs. Enfin, puisqu’elle promeut d’abord une « pauvreté en esprit », et non pas d’abord la pauvreté matérielle, cette noblesse laisse paradoxalement le champ libre au développement économique tout en le modérant par une modalité de « non-avoir ». La noblesse eckhartienne permet l’essor d’une nouvelle société à travers ses diverses professions tout en lui retirant le moteur de l’âpreté au gain facteur d’inégalités entre riches et pauvres. Maître Eckhart ne vise pas directement une transformation de la société. Il envisage une conversion de l’humanité à travers une réforme qui est d’abord toute intérieure, et qui, par-là, peut s’étendre à une construction extérieure renouvelée. Sans doute, la forme de vie des béghards et des béguines constitue-t-elle une interpellation décisive pour cette réforme850. Vivant du travail de leurs mains tout en s’adonnant à la vie intérieure, les hommes et femmes faisant partie du mouvement béguinal promeuvent un tissu social commençant dans les relations de proximité sans passer par les structures établies. Leur mode de vie échappe en quelque sorte à l’alternative entre hiérarchie du pape et de l’empereur, ce qui conduira aux difficultés de reconnaissance de leur statut au concile de Vienne851. Etant en charge de la cura monialium à Strasbourg au moment la publication de ce décret (25 octobre 1317), Eckhart aura un rôle à jouer auprès des béguines qui, dans les grandes villes, « s’installaient de préférence des quartiers voisins d’un couvent de dominicains et de franciscains »852. Mais, deux magistères parisiens séparent la rédaction des Entretiens et la prédication à Strasbourg. Et, insérés au cœur de ces deux magistères, le retour à Erfurt va permettre à l’enfant de Thuringe de laisser surgir le joyau de sa mystique : la naissance de Dieu dans l’âme.

850 Cf. M. WEHRLI-JOHNS, « Béguinages », dans : Encyclopédie des mystiques rhénans, p. 183. 851 Ibid., p. 185-186. 852 Ibid., p. 184.

Naissance de Dieu dans l’âme (Predigten, cycle d’Erfurt)

Comme l’affirme Hasebrink, la performance communicative d’Eckhart est adossée au « paradigme de la naissance de Dieu » (Paradigma der Gottesgeburt)853. Le cycle des sermons sur la naissance de Dieu dans l’âme aurait été prêché entre 1303 et 1305, soit juste après le premier magistère parisien854. Ayant reçu la charge de provincial de la province dominicaine de Saxonia, qui compte quarante-sept couvents de frères, Maître Eckhart vient de quitter Paris pour établir son siège au couvent d’Erfurt. Ayant en toile de fond les Prologues, les premières Questions Parisiennes et les Leçons et sermons sur l’Ecclésiastique, et commençant déjà à rédiger ses grands commentaires latins, le dominicain de Thuringe se lance dans une prédication centrée sur l’opération de Dieu dans l’âme. Dans la langue vernaculaire, c’est le terme geburt qui s’offre à lui comme le mieux adapté à ce qu’il veut communiquer à ses auditeurs. Ce terme de « naissance », que Maître Eckhart développe pour la première fois dans les Sermons 101 à 104, et qu’il poursuivra dans les sermons 87 à 98855, présente l’avantage de faire comprendre la nécessité de passer de la naissance temporelle du Christ à sa naissance intérieure dans l’âme à chaque moment de la vie. Pour ce faire, Eckhart peut se baser sur le schéma classique des trois naissances. Patiemment élaboré à travers la patristique, notamment chez Origène et Augustin, on le trouve explicitement dans la tradition cistercienne, chez Bernard de Clairvaux et Guerric d’Igny, et ensuite chez Isaac de l’Etoile856. Chez ce dernier, la triade de la naissance temporelle-spirituelle-eschatologique857 est remplacée par la triade naissance éternelle-temporelle-sacramentelle858. Par la suite, en B. HASEBRINK, Formen inzitative Rede bei Meister Eckhart, p. 57. Cf. G. STEER, « Meister Eckharts Predigtzyklus von der êwigen geburt : Mutmassungen über die Zeit seiner Entstehung » ; « De l’authenticité et de la datation des sermons 101 à 106 d’Eckhart ». Cf. aussi A. SPEER, L. WEGENER (éds.), Meister Eckhart in Erfurt, 2005. 855 Cf. E. MANGIN, « Introduction » à Maître Eckhart, Le Silence et le Verbe. Sermons 87-105, 2012, p. 9-26. 856 Cf. M.-A. VANNIER, « Naissance de Dieu dans l’âme (Eckhart, Tauler) », Encyclopédie des mystiques rhénans, p. 839-845. 857 GUERRIC D’IGNY, Deuxième Sermon pour l’avent, SC 166, p. 110-112. 858 ISAAC DE L’ETOILE, Sermon pour l’Ascension, PL 194, col. 1831c – 1832ab. 853 854

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constituant sa pensée comme cycle exitus-reditus, Thomas d’Aquin propose lui aussi sa version de la « triple naissance » : « éternelle au sein du Père, temporelle du sein de la mère, spirituelle en nos cœurs »859. Se basant sur son prédécesseur dominicain, Eckhart laisse non seulement de côté la médiation sacramentelle et la perspective eschatologique, mais aussi la médiation historique. Toute sa prédication se concentre sur l’unicité de la naissance éternelle et de la naissance dans l’âme. Il y va pour Eckhart de l’efficacité même de l’action salvifique de Dieu. D’où cette question qu’il pose à ses auditeurs : « Que cette naissance se produise toujours mais qu’elle ne se produise pas en moi, en quoi cela peut-il m’aider ? En revanche, qu’elle se produise en moi, cela a beaucoup d’importance » (daz disiu geburt iemer geschehe und aber in mir niht engeschihet, waz hilfet mich daz. Aber daz si in mir geschehe, dâ liget ez allez ane)860. Comme le manifeste l’emploi du verbe geschehen, la prédication eckhartienne n’est pas centrée sur le constat d’une réalité qu’il suffirait de décrire pour la présenter, mais sur un événement qui doit encore arriver. Eckhart ne propose pas un discours sur les événements qui sont arrivés au Christ lorsqu’il vivait avec ses disciples. Il ne décrit pas non plus une grande fresque apocalyptique de la fin de l’histoire du salut. Il se concentre sur l’action de Dieu dans l’instant présent. La prédication est performative. Et cette performativité est conditionnelle. À savoir, selon l’analyse des Entretiens spirituels, elle nécessite l’implication de l’auditeur non pas seulement à l’instant où le sermon est prononcé, mais toujours et partout. Il en va ainsi car la Parole ne cesse d’être à l’œuvre. Ce qui est toujours déjà à l’œuvre, doit faire son œuvre « en moi » (in mir). Mais, pour que cela se produise, « je » dois satisfaire à des conditions de réceptivité. Les actes de langage du Thuringien se concentrent sur la manière dont l’homme doit se comporter pour que l’événement de la naissance ait effectivement lieu. D’où la question : Comment l’homme doit-il se comporter par rapport à cette opération, cette parole intérieure ou [cette] naissance ? N’est-il pas plus utile que l’homme ait une coopération avec celle-ci, qu’il s’efforce et mérite afin que cette naissance se produise en lui et puisse naître, [ou encore] qu’il crée en lui une image dans son intellect et sa pensée, et s’y exerce en pensant de la sorte : Dieu est bon, sage, tout-puissant, éternel… Et ce qu’il peut penser au sujet de Dieu ne sert-il pas mieux et ne conduit-il pas davantage à cette THOMAS D’AQUIN, Sermon II pour Noël, Paris, Vivès, t. XXIX, p. 287. M. ECKHART, Predigt 101/9, trad. AH-EM, p. 95. Bien qu’il se base ici explicitement sur Augustin (Sermo 189, VI, 3, PL 38, p. 1006), Eckhart fait aussi appel à Origène (Homélies sur Jérémie, IX, 4, SC 232, p. 392-395). 859 860

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naissance paternelle ? Ou bien alors [n’est-il pas plus utile] qu’il se retire et se rende libre de toutes pensées, de toutes paroles et actions, de toutes images et représentations, et se tienne entièrement dans un pur pâtir Dieu, et avec oisiveté qu’il laisse Dieu agir en lui ? Dans lequel [des deux cas] l’homme sert-il au mieux cette naissance ? 861.

Cette alternative entre la coopération (mitwürken) et le pâtir ou le laisser agir (lîden, lâzen) est à lire tant sur fond de l’opus propositionum que de la disputatio parisienne. Dès lors que l’âme produit des représentations concernant Dieu dans son intellect, elle fixe ses concepts dans des prédicats : « Dieu est bon, sage, tout-puissant, éternel,… » Or, la première proposition de l’opus propositionum  : esse est Deus, interdit que Dieu soit prédicable. Dieu n’est pas ce qui doit être déterminé par le discours humain, mais il en est le déterminant principal. Si tel est le cas, à chaque fois que l’intellect humain prend l’initiative d’une activité, même à partir d’une réceptivité préalable (voir la transformation de l’espèce sensible en espèce intelligible chez Duns Scot), l’opération de Dieu en l’homme est contrecarrée. Puisque toute coopération sur le mode d’une production de l’intellect est néfaste, elle doit être écartée au profit d’un pur pâtir Dieu. Les différentes puissances (mémoire, intelligence et volonté) doivent faire silence, car, « ces opérations extérieures s’attachent toujours à quelque chose d’intermédiaire » (allez ir uzwürken haftet iemer an etwaz mittels)862. Dès lors, cet « intermédiaire » vient occuper la place qui doit être laissée libre pour que Dieu agisse. Tant que la mens/sêle s’occupe de cette image fabriquée par l’intellect, elle se rend elle-même indisponible en tant qu’image proférée par Dieu. Dieu opère « sans intermédiaire » (âne mittel) parce que l’âme est elle-même l’image qu’il actualise constamment. La noblesse de l’âme consiste à fluer du fond même de l’être, là où les activités sont unifiées avant de se disperser. Une réceptivité est donc nécessaire « afin que Dieu le Père prononce sa Parole » (daz got der vater aldâ sprichet sîn wort)863. Cette nécessité se traduit à travers une diversité de structures conditionnelles : Pour connaître [Dieu], il faut que (sô müezen) nous soyons enfants. « [Si] nous sommes enfants, ainsi (sô) sommes nous aussi héritiers » (Rm 8,17)864. Dans la mesure où (als) la nature du froment est exactement comme celle de la pierre, il ne lui reste rien d’autre que la capacité à recevoir. Ainsi, il faut que (alsô muoz) l’âme meure afin qu’ (sol si) elle puisse devenir 861 862 863 864

M. ECKHART, Predigt 101/9, DW IV,1, p. 340-341, trad. AH-EM, p. 96. Ibid., DW IV,1, p. 344, trad. AH-EM, p. 97. Ibid., DW IV,1, p. 345, trad. AH-EM, p. 97. M. ECKHART, Predigt 94/58, DW IV,1, p. 147, trad. AH-EM légèr. modif., p. 375.

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réceptive à un autre être. (…) Mais Dieu ne se donnera jamais totalement à vous, [si] vous ne vous êtes pas donnés entièrement à lui865. (un homme) aurait-il goûté Dieu, il dépasserait rapidement toutes choses ; et pas un simple dépassement, bien plutôt, il percerait à travers toutes les créatures. (…) Celui qui doit (sol) contempler Dieu, il faut qu’ (muoz) il ait un désir très haut. (…) Et si (swâ) je ne peux pas forcer Dieu afin qu’il fasse tout ce que je veux, c’est parce que j’échoue soit dans l’humilité soit dans le désir866. Celui en qui cette naissance doit (sol) advenir, « il est nécessaire (nôt) pardessus tout qu’il soit aux choses qui sont au Père » (Lc 2,49)867.

Dans ces quelques extraits de sermons, nous retrouvons l’entrelacs des structures conditionnelles de type actuel (dans la mesure où), hypothétique (si, il faut que, il est nécéssaire que), contre-factuel (mais… jamais). La particularité de telles conditions est double : d’une part, elles sont fondées sur des affirmations scripturaires qui assurent que Dieu agit si l’homme y est disposé ; d’autre part, l’exigence qu’elles stipulent est telle qu’elle est impraticable. Cependant, cela fait partie de la performance du sermon que d’annoncer des conditions impraticables. Pourquoi ? Précisément parce que celui à qui elles s’adressent doit reconnaître qu’il ne peut en être l’acteur. L’objectif du sermon, sa fonction perlocutoire, est d’acculer les destinataires à s’identifier à des récepteurs ontologiques. La « capacité de recevoir » (enpfenclîcheit) est précisément la reconnaissance de la nature même de l’âme. Il en est ainsi car l’âme surgit d’un même « fond » que Dieu. Lorsqu’elle découvre qu’elle n’a rien en propre, mais que tout lui est donné par Dieu, alors « l’âme rejoint sa nature, son être et sa vie, et elle naît dans la déité » (Diu sele engât ir natûre und irm wesene und irm lebene und wirt geborn in der gotheit)868. Or, précisément, rejoindre profondément sa nature comme étant donnée est une grâce, car la nature ne peut se donner à elle-même. Eckhart le résume magnifiquement : « Quand la nature est à son apogée, Dieu donne la grâce » (Wenne diu natûre ûf ir hoehstez kumet, sô gibet got gnâde)869. Cela signifie qu’à un moment donné, lorsqu’elle est prête, l’âme perd l’initiative de tout son pouvoir. Telle est la gelâzenheit. Mais c’est justement ce que la nature ne peut faire par elle-même. L’âme peut 865 M. ECKHART, Predigt 98/99, DW IV,1, p. 234-235, trad. AH-EM légèr. modif., p. 605. 866 M. ECKHART, Predigt 100/113, DW IV,1, p. 272-273, trad. AH-EM légèr. modif., p. 684-685. 867 M. ECKHART, Predigt 104a/16a, DW IV,1, p. 566, trad. AH-EM légèr. modif., p. 147. 868 M. ECKHART, Predigt 98/99, DW IV,1, p. 244, trad. AH-EM, p. 607. 869 M. ECKHART, Predigt 103/15, DW IV,1, p. 486, trad. AH-EM, p. 142.

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donc dire : « Comment est-ce possible ? Je ne l’éprouve pas encore » (Wie mac daz gesîn? Ich enbevinde sîn doch niht) : « Remarque maintenant ! L’expérience n’est pas en ton pouvoir, bien au contraire : elle est dans le sien, quand cela lui plaît. » (Nû merke! Daz bevinden enist niht in dînem gewalt, mêr: ez ist indem sînen, sô ez im vüeget)870. Une expérience à éprouver (bevinde, enbevinde), mais qui n’est pas au pouvoir de l’homme. Tel est le résultat attendu de chaque sermon. L’homme peut seulement se préparer à ce que Dieu naisse lui-même dans l’âme. Cette naissance s’explicite à travers le Sermon 101/9. Il a pour thème un extrait du livre de la Sagesse : « Lorsque toutes choses se tenaient au milieu du silence, alors est descendue d’en haut, du trône royal, et est venue en moi une parole secrète » (Sg 18,14-15). Cette Parole est une auctoritas incomparable à toute autre. Elle n’a besoin d’aucune garantie étrangère autre qu’elle-même. Elle s’autorise ellemême en tant qu’auteur de toutes choses. Dieu seul, en tant qu’il profère la mens, est autorisé à lui parler directement de lui. Dieu engendre sa propre conception dans la mens, non pas comme un ajout à celle-ci, mais justement à même celle-ci. Pour le résumer, il faudrait dire : Dieu me parle. Ce « me » étant à la fois à l’accusatif et au datif. Dieu parle « à moi » parce qu’il parle « moi ». Dans la naissance, il n’y a plus un « je » qui écoute Dieu lui parler dans un dédoublement entre ce qui est dit et celui à qui cela est dit. C’est précisément « je » qui devient la parole même de Dieu. À l’instant où cela se produit, un échange de « moi » intervient entre le concepteur et sa conception871. Cet échange n’est parfaitement réalisable que là où le « je » humain se serait non seulement détaché de toutes images (abegescheidenheit), mais aussi se serait complètement laissé lui-même (gelâzenheit). Or, précisément, toute la prédication montre que si en droit cette naissance est accessible, elle de fait toujours un but vers lequel tendre. Qui lit Eckhart selon sa perspective performative ne s’offusque pas de ses formulations excessives. Les formules comme « le Père m’engendre moi son Fils et le même que son Fils » (In agro dominico, prop. XXII) ne sont condamnables que pour une lecture constative des énoncés eckhartiens. Le Thuringien sait que seul le Verbe incarné réalise de fait cette perfection. Lui seul peut affirmer : « Je suis dans le Père et le Père 870

Ibid. En raison de l’indentification entre le « fond de l’âme » et le « fond de Dieu », on peut parler chez Eckhart d’un véritable « transfert des fonds » (E. FALQUE, « Réduction et conversion (Maître Eckhart) », dans : Dieu, la chair et l’autre. 2008, p. 137-199, spécialement, p. 170-171). 871

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est en moi » (Jn 14,11) ou : « Le Père et moi nous sommes un » (Jn 10,30). « Il est dit ‘un’, commente Eckhart, du fait que tout l’être de l’un est dans l’autre et qu’il n’y a là rien d’étanger » (‘unum’ in quantum totum esse unius in altero est, et nihil alienum ibi est)872. Cependant, parce qu’elle est à la fois l’origine et la fin de toutes choses, cette unité dans l’altérité bat au cœur de chaque humain en tant qu’elle en constitue le fond. Elle est ce qui dynamise toute vie et toute recherche, intellectuelle y compris. La spécificité de ce fond est d’être « sans fond » (abgrunt). À savoir, comme l’identité-altérité (idem in se altero) est la vie ontologique elle-même, toute tentative d’arrêt sur un des pôles de la relation est vouée à l’échec. Il n’y a donc jamais de possibilité, pour la connaissance, d’atteindre un sol fixe sur lequel s’établir. Pour le dire autrement, pas plus que d’objectivité absolue n’existe de subjectivité absolue. Dans la dualité où l’homme se meut, cela se manifeste en demeurant caché (Ez schein und was verborgen)873. Cette « inconnaissante connaissance » (unbekant bekantnisse) a pour effet de maintenir l’âme dans une tension qui lui fait « pourchasser » (nâchjagen) sans relâche l’opération sans mode par laquelle Dieu naît lui-même dans l’âme874. C’est pourquoi Eckhart rappelle à ses fidèles l’exemple de l’Apôtre qui, bien qu’ayant été ravi par Dieu (2 Co 12,2.3), n’imaginait pas l’avoir déjà saisi mais était tendu en avant vers sa manifestation (Ph 3,14-16). De même, comme Bernard de Clairvaux, Eckhart prend aussi la figure de la bien-aimée du Cantique qui, partant à la recherche de celui que son cœur aime, affirme : « Mon âme s’est dissoute et a fondu dès que mon bien-aimé a dit sa parole » (Ct 5,6)875. Le prédicateur ajoute aussitôt cette concaténation de versets : « Quiconque aura tout laissé à cause de moi recevra le centuple. Et si quelqu’un veut aussi m’avoir, qu’il s’abandonne lui-même et abandonne toutes choses. Et si quelqu’un veut me servir qu’il me suive » (Mt 19,29 ; 16,24 et Mc 10,2930)876. Aucune concession sur la route à suivre pour obtenir la béatitude désirée. Cependant, pour que les auditeurs ne se découragent pas devant une telle exigence, Eckhart leur redit à quel point Dieu veut leur donner 872 M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 24, OLME 6, p. 62-63. Cf. aussi : « Celui qui engendre, avec l’engendré ou la progéniture, est un et le même dans l’autre lui-même, et se trouve autre lui-même dans l’autre lui-même » (pariens cum parto sive prole est unum idem in se altero et se alterum invenits in se altero) (M. ECKHART, Sermo XLIX, 2, 2, § 510, LW IV, p. 425, trad. E. Mangin, La mesure de l’amour, p. 409). 873 M. ECKHART, Predigt 101/9, DW IV,1, p. 362, trad. AH-EM, p. 103. 874 Ibid., DW IV,1, p. 361, trad. AH-EM, p. 103. 875 Ibid., DW IV,1, p. 364, trad. AH-EM, p. 104. 876 Ibid.

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le pouvoir d’y accéder : « Le Fils du Père céleste n’est pas le seul à naître dans ces ténèbres, chez lui. Toi aussi, tu prends naissance, enfant du même Père céleste et pas d’un autre, et il t’en donne le pouvoir »877. Il importe que le prédicateur comme le fidèle sachent à quel point la naissance divine dans l’âme est d’abord une opération dont Dieu à l’initiative. Il s’agit ni plus ni moins pour Dieu d’être dans l’âme tel qu’il est dans l’éternité : Où est celui qui est né  ? (Mt 2,2) Je dis à nouveau ce que j’ai dit, à savoir que cette naissance se produit dans l’âme comme elle se produit dans l’éternité, ni plus ni moins : c’est une unique naissance. Et elle se produit dans l’être et dans le fond de l’âme878.

Pour Eckhart, les deux naissances (l’une, éternelle, et l’autre, dans l’âme) se distinguent uniquement du point de vue de l’homme. Du point de vue de Dieu, il n’y a qu’une seule naissance (ez ist éiniu geburt). Il en est ainsi parce que Dieu est présent tel qu’il est au cœur de chaque créature en leur confèrant l’être qu’elles n’ont pas par elles-mêmes. Cette intériorité opérative est relationnelle. Dans les Quaestiones Parisienses, Eckhart a défendu la position que l’âme était une relation réelle avec Dieu. L’être parvient donc à la créature par la modalité relationnelle ou intentionnelle de l’âme. Si l’âme est donc exprimée par Dieu, dans le mouvement même par lequel le Verbe est exprimé par le Père, alors Dieu se connait à travers la profération de l’âme. Pour connaître Dieu, l’âme n’a pas d’autre possibilité que de se laisser entrainer librement dans ce processus dans lequel elle est déjà naturellement intégrée : Etant donné que Dieu est [présent] de façon intellectuelle en toutes choses et qu’il est plus intérieur aux choses que les choses ne le sont elles-mêmes, et de façon plus naturelle – et là où il est, Dieu doit opérer, se connaître lui-même et exprimer sa parole –, quel attachement propre l’âme possèdet-elle avec cette opération divine plus que n’importe quelles autres créatures intellectuelles, dans lesquelles Dieu est aussi [présent]879.

Prédisposée à la naissance éternelle en tant qu’image, l’âme peut devenir « participante de l’influx divin et de tous ses dons » (teilhaftic des götlîchen învluzzes und aller sîner gâben)880. Le pécheur et l’homme bon, ajoute Eckhart, sont tous deux constitués par le flux. Cependant, seul l’homme bon (ou le juste), par le fait même qu’il se rend participant de 877 878 879 880

Ibid., DW IV,1, p. 366, trad. AH-EM, p. 105. M. ECKHART, Predigt 102/13, DW IV,1, p. 407, trad. AH-EM, p. 118. Ibid., DW IV,1, p. 408-409, trad. AH-EM, p. 118. M. ECKHART, Predigt 102/13, DW IV,1, p. 411.

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la bonté (ou la justice), permet à l’âme d’opérer la reditio completa dans laquelle elle est unie à Dieu tel qu’il est. Pour ce faire, l’âme ne peut plus être dispersée à l’extérieur avec les puissances, sinon elle est distraite par l’opération de chacune : « la puissance de voir dans l’œil, la puissance d’entendre dans les oreilles, la puissance de parler dans la langue » (die kraft des sehennes in daz ouge, die kraft des hoerennes in die ôren, die kraft des sprechennes in die zungen)881. Toutes ces opérations sont déficientes pour opérer à l’intérieur (inwendic ze wirkenne). De la sorte, la structure dialogique du langage, qu’elle soit orale ou écrite, tombe sous le couperet de cette déficience. Les mots, exprimés par la langue du locuteur entendus par ses auditeurs, sont inopérants. La naissance de Dieu dans l’âme nécessite de les quitter. Cependant, dans le cadre de la prédication, nul doute que Maître Eckhart ne soit en train d’émettre des sons entendus par les fidèles. Les signes émis n’ont donc d’autre objectif que de conduire ceux à qui ils sont adressés vers un silence où la naissance pourra se produire. « Calme » (stilheit) et « silence » (swîgenne) signifient chez Eckhart une absence d’images et de formes882. Cette vacuité est la condition sine qua non d’un « savoir transfiguré » (überformet wizzen) : « Nous devons devenir savants avec le savoir divin et notre ignorance sera alors ennoblie et ornée avec le savoir surnaturel » (Danne suln wir werden wizzende mit dem götlîchen wizzenne und danne wirt geadelt und gezieret unser unwizzen mit dem übernatiurlîchen wizzenne)883. Le savoir surnaturel n’est pas chez Eckhart un savoir qui s’ajouterait au savoir naturel. Il est une transformation complète du savoir humain dans la mesure où l’homme accepte un « non-savoir » (unwizzen). Il s’agit d’abandonner le savoir comme « puissance de vision » (kraft des sehennes) pour le changer en « puissance d’audition » (kraft des hoerennes)884. D’habitude, l’écoute par laquelle nous recevons un signe oral s’arrête dès que ce dernier est reçu par l’esprit. À partir de là, la passivité se mue aussitôt en activité. L’intelligence, se mettant en quête d’une représentation de ce signe, troque aussitôt sa puissance d’écoute pour sa puissance de vision. Or, pour Eckhart, c’est précisément la mise en œuvre de cette activité qui constitue l’obstacle majeur à la naissance de Dieu dans l’âme. En tant qu’elle est déjà elle-même à l’image de Dieu, l’âme doit apprendre à « pâtir » l’action divine qui la fait image : « Oui, 881 882 883 884

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

DW DW DW DW

IV,1, IV,1, IV,1, IV,1,

p. p. p. p.

415-416, trad. AH-EM, p. 121. 419. 419, trad. AH-EM, p. 124. 421, trad. AH-EM, p. 124.

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d’après un amour sans mesure, Dieu fait reposer notre béatitude dans un pâtir, car nous pâtissons plus que nous n’agissons, et nous recevons incomparablement plus que nous donnons » (Jâ, von unmaeziger minne hât got unser saelicheit geleget in ein lîden, wan wir mê lîden dan würken und unglîche mê nemen dan geben)885. À Dieu la donation, à la créature la réceptivité. Il appartient à Dieu d’opérer et à l’âme de pâtir, l’un et l’autre « sans mesure » : « De même que Dieu est sans mesure dans le fait de donner, l’âme est également sans mesure dans le fait d’accueillir et de recevoir » (Wan als got unmaezic ist an dem gebenne, alsô ist ouch diu sêle unmaezic an dem nemenne oder enpfâhenne)886. Dans la prédication de la naissance de Dieu dans l’âme, Maître Eckhart transpose l’option défendue face à Gonzalve d’Espagne. La connaissance nécessite une absence de toute activité de l’intellect. Aussi, le signe, en raison de son extériorité, ne reconduit directement à aucun concept. Ayant averti celui à qui il est adressé de se tourner vers une chose qu’il ne peut regarder mais qu’il doit écouter, le signe est endigué et voué au silence. L’intellect devenant entièrement passif est alors préparé à recevoir la conception donnée par la chose même. D’où la possibilité pour Eckhart de reprendre le verset johannique où le peuple, averti d’abord par la samaritaine, s’adresse ensuite à elle en disant : « Maintenant nous ne croyons plus d’après tes paroles, mais bien du fait que nous l’avons vu lui-même » (Jn 4,42). Les mots par lequel le prédicateur ou l’enseignant s’adresse à ses allocutaires ne produisent aucun concept dans leurs esprits. Ils ne véhiculent aucun savoir indépendamment de l’expérience de la relation à Dieu lui-même. La théologie est parole de Dieu à la créature et non parole de l’homme sur Dieu. D’où cette sentence eckhartienne sans appel : En vérité : toute la science des créatures, ni ta propre sagesse ni ton savoir ne peuvent t’amener à un savoir divin de Dieu. Si tu veux avoir un savoir divin de Dieu, alors ton savoir doit parvenir dans une pure ignorance et dans un oubli de toi-même et de toutes les créatures887.

Cette sentence radicale n’est pourtant pas une disqualification de la science théologique, mais une véritable fondation de cette dernière. Le « savoir divin de Dieu » (got götlîche wizzen) est l’unique fondement de la théologie. L’homme est appelé à se trouver là où Dieu se connaît lui-même. Ceci nécessite un double mouvement : de l’extérieur vers 885 886 887

Ibid., DW IV,1, p. 422-423, trad. AH-EM, p. 124. Ibid., DW IV,1, p. 423-424, trad. AH-EM, p. 125. M. ECKHART, Predigt 103/15, DW IV,1, p. 477, trad. AH-EM, p. 139.

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l’intérieur, et de l’intérieur vers le haut. Le premier passage, qui est réalisé par le détournement des étants ceci et cela, nécessite ensuite que l’intellect ne cherche plus à viser ceci ou cela à l’intérieur de sa conscience. Le détournement du regard sur les choses visibles reçues par les sens pour un regard sur les choses produites par l’intellect n’est pas suffisant. Le remplacement de la visée des choses sensibles par la visée de leur représentation ne conduit qu’à augmenter en l’âme son illusion d’être à la source de toute opération. La spontanéité imaginative se dispense de la réceptivité liée aux sens extérieurs, augmentant ainsi son pouvoir d’initiative. Aussi Eckhart prône-t-il l’abandon de la visée, ou l’abandon de l’initiative de la visée. L’activité intentionnelle doit devenir entièrement passive. En dehors de cette passivité, le dédoublement entre Dieu et sa créature subsiste : La souffrance est nue, l’opération possède quelque chose. Je ne peux rien opérer que ce que je possède [déjà] et qui est en moi. Mais pâtir ne possède rien, c’est nu. Un maître dit : Là où l’un doit devenir à partir de deux, l’un doit nécessairement sortir de lui-même et mourir à lui-même, il doit se changer en l’autre et devenir un avec lui. Quel que soit le sens qui doit reconnaître quelque chose, il doit être nu de toute connaissance : l’œil dans son fond doit être nu de toute couleur pour reconnaître la couleur, et [de même pour] l’oreille par rapport à la voix afin qu’elle puisse entendre quelque chose, et ainsi de suite avec n’importe quel autre sens. Et à mesure que le sens en question sort de lui-même, il peut recevoir plus, et s’unit avec ce qu’il reçoit. Ainsi l’âme peut et doit sortir d’elle-même pour pouvoir recevoir Dieu, et elle s’unit à lui et accomplit avec lui toutes ses opérations divines. C’est cette récompense que le Christ sollicitait après toutes ses opérations et souffrances quand il disait : Père, je te prie pour qu’ils soient un comme nous sommes un (Jn 17,20-21)888.

Dans sa prédication, Eckhart reprend ici des points forts de la disputatio parisienne qu’il est par ailleurs en train de mettre en œuvre dans l’opus expositionum. La même logique traverse tous les types de discours. L’acte de langage qui y préside consiste à rendre le lecteur ou l’auditeur attentif à se débarrasser de toute production intellectuelle pour que son intellect soit réceptif à une opération dont il n’a pas l’initiative. L’abscolor du De anima III889 joue le rôle de tabula nuda890. La passivité totale est requise pour que l’opération intellectuelle de la créature ne 888 M. ECKHART, Predigt 94/58, DW IV,1, p. 102, trad. E. Mangin, Seuil, 2015, p. 374-375. 889 M. ECKHART, Quaestiones Parisienses, § 12, DW V, p. 47-48, trad. fr., p. 186187 ; Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 100 et 396, LW III, p. 86 et 337. 890 Cf. J. CASTEIGT, Connaissance et vérité chez Maître Eckhart, p. 166-183.

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vienne pas dédoubler l’opération divine. Ce dédoublement, ou cette duplicité, dans laquelle la créature est déjà engagée parce qu’elle opère selon son propre, ne peut revenir à l’un qu’à la condition d’une mort opérative préalable. Le « pâtir Dieu » nécessite autant le silence de la voix que la nudité de l’œil. Autrement dit, le signe, qu’il soit mot écrit ou prononcé, est exclu du processus unifiant. Son rôle se limite à le désigner de l’extérieur une opérativité dont elle n’est que l’index. De même que la parole que je veux dire n’est pas la chose dont je veux parler, mais une manifestation de la chose dont je veux parler ; ainsi je lie mes paroles à l’air avec la voix, et l’air les porte à vos oreilles, et elles parviennent ainsi dans l’âme. De même que certaines personnes spirituelles manifestent avec le doigt ce qu’elles pensent, ainsi l’ange apparait dans la ressemblance, qui est d’ordre spirituel, et manifeste la volonté à l’âme891.

La parole ne consiste pas à prononcer des mots qui définiraient directement la chose. Tout acte de parole est motivé par un vouloir dire (daz ich sprechen wil, dâ von ich sprechen wil) qui manifeste à l’interlocuteur qu’il y a une chose à viser avec l’intelligence. Littéralement, le mot est « seulement une preuve de la chose » (sunder ein bewîsen der dinge). Le son fait vibrer l’air pour transmettre à l’âme son annonce. Ce rôle du signe verbal est similaire à celui d’un doigt désignant quelque chose de pensable à quelqu’un. Le signe est assimilable à un ange, qui est l’annonciateur d’une révélation. Aussi, l’ensemble de la prédication, grâce à l’agencement des mots employés, aura-t-il pour seul but de conduire l’auditeur vers l’intériorité où il pourra laisser Dieu naître en lui. Les sermons sont donc, pour la grande majorité, des itinéraires de l’âme vers Dieu. Le prêcheur dominicain n’y expose pas un ensemble de propositions qu’il conviendrait d’engranger dans l’intelligence mais une méthode d’unification à Dieu. Pour Eckhart, la « naissance du Dieu dans l’âme » (geburt gotes an der sêle) est la fin ultime de l’incarnation du Verbe. C’est dans l’âme que la Révélation s’accomplit en plénitude. L’homme trouve sa béatitude là où il laisse Dieu complètement opérer en lui. Cette face positive de l’opération divine nécessite une face négative. L’homme n’étant rien par luimême, il doit abandonner toute prétention à opérer à partir de son propre fond. Il s’agit de se détromper de l’illusion, que donne le libre pouvoir d’agir, d’être à soi-même source suffisante d’agir. Tout entier relatif à celui dont il reçoit actuellement l’être, l’agir et le penser, l’homme n’a pas le pouvoir de s’accomplir par lui-même ni pour lui-même. Pas plus 891

M. ECKHART, Predigt 96/75, trad. AH-EM, p. 463-464.

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que son origine, sa fin n’est à sa libre disposition. Une mort à soi-même est alors indispensable pour recevoir la béatitude : D’une part, il doit (sol) mourir à la nature, comme s’il n’était rien en luimême, et ainsi il ne recherche rien pour lui mais seulement pour la gloire de Dieu. D’autre part, on doit (sol) être propre à Dieu de telle sorte que (sô) Dieu puisse opérer avec joie dans l’âme son opération propre892.

892

M. ECKHART, Predigt 92/38, DW IV,1, p. 102, trad. AH-EM, p. 275.

Dieu est une parole inexprimée (Predigten, cycle de Strasbourg)

Avec notre incursion dans les sermons allemands, via le cycle des sermons sur la naissance de Dieu dans l’âme, est apparue la nécessité d’une articulation entre la puissance opérative de Dieu, d’un côté, et la réceptivité passive de cette opération par la créature, de l’autre. À l’opérativité répond un « pâtir Dieu ». Par là, Eckhart se situe dans la continuité de ses travaux universitaires. À travers l’exégèse de l’expression caelum et terra, les deux commentaires sur le livre de la Genèse, ont mis en évidence le cadre cosmologique de cette nécessaire corrélation entre agir et pâtir. Le Commentaire de l’Évangile selon saint Jean s’est fait encore plus précis. En pointant du doigt que la connaissance de Dieu résulte d’une auto-attestation par l’opérativité, il met le lecteur du texte eckhartien en demeure de ne pas en rester à un savoir théorique sur Dieu. « Seul le juste connaît la justice ». Si la théologie ne consiste pas à parler de Dieu par « ouï-dire »893, mais conduit à le « recevoir » afin de devenir fils de Dieu894, alors faut-il encore mettre en évidence les conditions de cette réception. Cette tâche, annoncée dans les Entretiens spirituels, Maître Eckhart va s’y consacrer pleinement en arrivant à Strasbourg à la suite de son second magistère parisien895. En charge de la cura monialium896, Eckhart assure désormais l’assistance spirituelle auprès d’un grand nombre de moniales dominicaines et aussi de béguines et de

893 M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 69.191, OLME 6, p. 142143.344-347. 894 Ibid., § 153-166, OLME 6, p. 278-301. 895 Sur la prédication de Maître Eckhart à Strasbourg, cf. E. STRICKER, « Meister Eckhart in Strassburg », Jahrbuch der Elsass-Lothringischen Wissenschaftlichen Gesellschaft zur Strassburg, 1938, p. 46-64 ; « Zur Authentizität der deustschen Predigten Meister Eckharts », dans : Ekhardus Theutonicus, 1992, p. 127-168 ; F. LÖSER, « Was sind Meister Eckharts deutsche Strassburger Predigten ? », dans: Meister-Eckhart-Jahrbuch, 2, p. 37-63. 896 Cf., en constraste, L. STURLESE, « Meister Eckhart und die cura monialium. Kritische Anmerkungen zu einem forschungsgeschichtlichen Mythos », dans : MeisterEckhart-Jahrbuch, 2, p. 1-16; F. LÖSER, « Des témoignages de la prédication de Maître Eckhart à Strasbourg ? Gertrud von Ortenberg, les Sermons 25-27, et les Sermons 63 et 64 », dans : Meister Eckhart in Paris and Strasbourg, 2017, p. 401-432.

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béghards d’Alsace et de Suisse897. Devenu à la fois prédicateur et pasteur d’âmes, le maître dominicain doit faire face à l’influence grandissante du Libre esprit898. La question est de brûlante actualité puisque le Concile de Vienne (1311-1312), réuni par Clément V, statuait sur le cas des béguines et des béghards. Tout en autorisant un mode de vie « pieuse » et « en esprit d’humilité », les décrets de Vienne (Cum de quibusdam mulieribus, Ad nostrum), tels que publiés dans les Clémentines, condamnaient des erreurs assimilées à « l’hérésie du Libre esprit », étrangement apparentée aux thèses condamnées de Marguerite Porete († 1310)899. Etait dénoncée la proposition selon laquelle il était possible d’« obtenir dès cette vie la béatitude ». Cette problématique de la vie bienheureuse est centrale dans la prédication strasbourgeoise. Nous avons vu que Maître Eckhart n’hésite pas à proposer la voie d’une « vie (bien)heureuse » déjà actuelle900, tout en insistant sur ses conditions d’accès à cette vie. Pour un pasteur d’âme, la question est évidemment stratégique. Si l’attirance pour le Libre esprit résulte d’un désir de forte expérience spirituelle, autant ne pas briser cet élan par une réaction autoritaire mais le canaliser en l’accompagnant de manière à ce qu’il produise un fruit conforme à la révélation chrétienne. De même, si la pauvreté volontaire à laquelle s’adonnent les béguines pose également problème aux autorités ecclésiales, il s’agit de faire en sorte qu’elles reçoivent une nouvelle dimension spirituelle accessible également à tous les fidèles. D’extérieure, cette dimension doit devenir intérieure. C’est le détachement. Aussi, la naissance de Dieu dans l’âme sera toujours l’objectif poursuivi par la prédication strasbourgeoise, mais elle sera placée dans ses conditions d’accessibilité. Si le Verbe est seul à pouvoir se faire connaître à l’âme, il faut que cette dernière soit prête à le recevoir en prenant conscience de sa noblesse à travers le détachement et la vacuité : Quand je prêche, j’ai coutume de parler du détachement et de dire que l’homme doit être dégagé de lui-même et de toutes choses. En second lieu, 897 G. JARSZYK, P. J. LABARRIÈRE, Maître Eckhart ou l’empreinte du désert, 1995, p. 73-84 ; M.-A. VANNIER, « Maître Eckhart à Strasbourg (1313-1323/1324) », dans : Voici Maître Eckhart, 1998, p. 341-353. 898 Cf. R. E. LERNER, The Heresy of the Free Spirit in the Later Middle Ages, 1972 ; J.-C. SCHMITT, Mort d’une hérésie. L’Église et les clercs face aux béguines et aux béghards du Rhin supérieur du XIVe au XVe siècle, 1978. 899 Cf. M. LAUWERS, « Vienne (Concile), 1311-1312 », dans : Dictionnaire critique de théologie, p. 1500-1502. Cf. aussi M. WEHRLI-JOHNS, « Béguinages », dans : Encyclopédie sur les mystiques rhénans, p. 182-188. 900 A. DE LIBERA, « De la félicité intellectuelle à la vie bienheureuse » / « Maître Eckhart et la vie (bien)heureuse », dans : Raison et foi, p. 328-351.

DIEU EST UNE PAROLE INEXPRIMÉE

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que l’on doit être réintroduit dans le Bien simple qui est Dieu. En troisième lieu, que l’on se souvienne de la grande noblesse que Dieu a mise dans l’âme afin que l’homme parvienne ainsi merveilleusement jusqu’à Dieu. En quatrième lieu, je parle de la pureté de la nature divine - de quelle clarté est la nature divine, c’est inexprimable. Dieu est une Parole, une parole inexprimée901.

Les circonstances sont favorables à la mise en œuvre de ce programme de prédication. Le changement du cadre universitaire pour une charge pastorale, ainsi que le passage de la langue latine au mittelhochdeutsch donne à Eckhart l’occasion de transposer son obstetricandi scientia. Il s’agit bien non pas d’une traduction sémantique d’une langue à l’autre, comme on peut le retrouver dans les textes de la Scolastique allemande du début du XIVe siècle902, mais d’une transposition de ses actes de langage. Ce qui demande une recherche stylistique beaucoup plus raffinée. Autrement dit, comme le montre Burkhard Hasebrink à travers toute son étude, la « cohérence thématique » prend sens au regard de la « cohérence pragmatique ». Kurt Ruh avait déjà fait valoir la nécessité d’examiner chaque texte eckhartien dans leur situation concrète903. Hasebrink ajoute que la structure thématique des sermons ne peut être approchée qu’en fonction de l’exigence de « fonction communicative spécifique » (spezifische kommunikative Funktion) qui lui est corrélative904. L’approche des textes eckhartiens nécessite donc un « changement de paradigme » (Paradigmawechsel) du plan propositionnel (plan de la phrase) vers un plan de l’unité de langage du texte, en raison du caractère actif du langage dans son ensemble (des Handlungscharakters der Sprache in Ganz)905. Selon Hasebrink, la prédication eckhartienne doit être interprétée d’après trois plans : « le plan du contenu » (die ‘inhaltliche’ Ebene), « le plan de la méthode » (die ‘methodische’ Ebene) et « le plan communicatif » (die ‘kommunikative’ Ebene)906. Si on se limite au plan du contenu, on court le risque de comprendre la prédication eckhartienne comme un « enseignement sémantique ». Dans ce cas, on 901 M. ECKHART, Predigt 53/74. Misit Dominus manum suam, DW II, p. 528-529, AH-EM, p. 459. 902 Sur la distinction stylistique des textes de la Scolastique allemande et ceux de la mystique rhénane, cf. V. EGGERS, Deutsche Sprachgechichte, Stuttgart, 1976, vol. II, p. 189s ; D. B. BREMER BUONO, « Le langage de la mystique dans l’œuvre allemande de Maître Eckhart », dans : Voici Maître Eckhart, p. 254-256. 903 K. RUH (éd.), Abendländische Mystik im Mittelalter, 1986, p. 110. 904 B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 9. 905 Ibid. 906 Ibid., p. 6.

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supprime le plan méthodique, lequel est incompréhensible sans le lien avec l’œuvre latine, alors que, justement, ce lien ne peut être décrit de manière conceptuelle et systématique, mais seulement pragmatique. Sur le plan communicatif, Eckhart fonctionne dans le cadre de la politique ecclésiale en proposant une réunification de la sphère culturelle des literati et des illiterati 907. Celle-ci est favorisée par sa charge de la cura monialium. Il ne faudrait pas se baser sur la schématisation d’une opposition entre science et vie pratique, entre latin et allemand, mais aussi entre clercs et laïcs, pour en conclure que Maître Eckhart s’engage dans une théologie pour les laïcs. La possibilité de sa théologie s’inscrit dans le cadre de la formation scientifique du contexte clérical de son temps. Faut-il le redire, il est Lebemeister en étant Lesemeister. L’enseignement scientifique sur l’unité de Dieu et du fond de l’âme va servir de fondement à une formation du moi et à sa prise de conscience (Ichbildung und Selbstbewußtsein)908. Ceci est permis grâce à la question de la béatitude. Eckhart prend donc délibérément la voie d’une réunification des savants et des non-savants. La présence des religieuses et des béguines parmi les fidèles dont il a la charge est un des facteurs décisifs pour changer le profil pragmatique de sa prédication909. Chez Eckhart, le registre sémantique s’arrête là où le Verbe inexprimable se dit lui-même. Dans ce cas, il importe non pas de transmettre un quelconque savoir sur Dieu, puisque l’usage même du concept l’interdit, mais de communiquer le moyen de se laisser opérer par lui dans l’intériorité. C’est donc d’abord un style rhétorique qu’il faut mettre en place, et non un système de traduction mot à mot, même si ce mode s’avère pratique pour mettre de nouveaux mots en réseau. Le style eckhartien se révèle à travers son « caractère d’instruction » (Anweisungscharakter) 910, c’est-à-dire son caractère protocolaire. Il emploie des formes incitatives pour inviter ses auditeurs à s’abandonner (sich lâzen) à l’opérativité de Dieu. L’ensemble de sa prédication est structurée par l’entrecroisement d’un « cadre narratif » (narrativer Rahmen) et d’un « cadre argumentatif » (argumentativer Rahmen)911. Dans un premier temps, un récit manifeste une action à la troisième personne. La véritable « stratégie de prédication » du Thuringien consiste à opérer un déplacement d’un récit scripturaire, thème du sermon, vers le récit de 907 908 909 910 911

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

p. p. p. p. p.

7. 7. 7-8. 63. 132.

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la vie quotidienne afin de construire son argumentation912. Ce transfert est possible grâce à l’usage de la métaphore déjà contenue dans le texte biblique lui-même. L’herméneutique eckhartienne consiste précisément à utiliser la puissance poétique des Écritures et sa capacité à provoquer l’implication du lecteur. Le « lui/il » du protagoniste biblique se voit remplacé par le « moi/je » du lecteur. C’est là que se situe la performativité de sa prédication. Tablant sur la puissance latente et continuelle de la Parole, Eckhart déplace l’attention de ses auditeurs de la vie du Verbe incarné vers leur vie assumée par le Verbe. Remarquons-le sur base du Sermon 5b : « non seulement Dieu s’est fait homme, bien plus : il a assumé la nature humaine » ; « C’est pourquoi ce petit texte que je vous ai présenté ici : ‘Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde’ (1 Jn 4,9) ; vous ne devez pas l’entendre du monde extérieur, alors qu’il mangeait et buvait avec nous, vous devez l’entendre du monde intérieur »913. Grâce à ce transfert, l’opération efficace du Verbe ne se situe plus dans le lointain du récit biblique mais dans la proximité de la vie quotidienne. La Parole, par laquelle toutes choses sont créées, est aussi efficace ici et maintenant qu’au temps du Verbe fait chair. Il est donc possible ou non d’y coopérer. Le prédicateur rend alors ses auditeurs attentifs au lien entre action et conséquences. D’où la maxime d’action (Handlungsmaxime) : « qui fait X, il lui arrive Y ». Une actualité est suivie d’un effet et, inversement, celui qui n’accomplit pas telle action subit l’effet contraire. Or, le génie eckhartien consiste précisément à montrer que la coopération avec Dieu est identique à sa manifestation. Cette manifestation est elle-même identifiée à la béatitude. Elle est donc désirable. Celui qui ne se soumet pas aux conditions énoncées, décide lui-même de son malheur et de son ignorance, en s’éloignant du bonheur et de la connaissance. Entre cette actualité et cette contre-factualité, chaque destinataire du sermon sait à quoi s’en tenir sur ce qui peut arriver. Il est alors prêt à ce que le prédicateur se tourne vers lui en l’interpellant à la seconde personne : « si (toi aussi) tu veux Y, alors il faut que tu fasses X ». Et, par conséquent, l’impératif : « fais X ». Tous les sermons ne fonctionnent pas nécessairement sur un canevas aussi structuré. Hasebrink montre l’ingéniosité eckhartienne pour toutes sortes de formes incitatives. Mais quelles que puissent être les variations énonciatives, 912 « Le texte devenu allégorie parle de l’âme et il développe une force performative et subversive. Le sermon ne parle plus du texte, mais il produit une situation exceptionnelle où il met en scène le drame de la vie de l’âme. » (N. LARGIER, « Penser la finitude », 1997, p. 458-473, ici, p. 469). 913 M. ECKHART, Predigt 5b/50, DW I, p. 86, 87, AH-EM, p. 335, 336.

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elles se situent toutes dans un cadre performatif qui déconstruit la voie constative (entbildung/einbildung). Le sermon n’énonce pas une vérité extérieure, sur base d’une représentation, mais engage le destinataire sur une voie de bonheur possible. Les formes incitatives, avec leur cortège de structures conditionnelles, sont là pour que le lecteur accepte une métamorphose fondamentale : ne plus opérer à partir de son propre fond, mais « coopérer » (mittwurken), c’est-à-dire opérer à partir de Dieu : Si donc nous vivons avec lui, nous devons aussi coopérer en lui de l’intérieur et non pas opérer mus de l’extérieur ; nous devons bien plutôt être mus par ce qui nous fait vivre, c’est-à-dire par lui. Or nous pouvons et devons agir en opérant de l’intérieur à partir de ce qui nous est propre. Si donc nous devons vivre en lui ou par lui, il faut qu’il soit notre bien propre et que nous opérions par ce bien propre ; de même donc que Dieu accomplit toutes choses par son être propre et par lui-même, nous devons opérer par le bien propre qu’il est en nous914.

Pour Eckhart, cette coopération (mittwurken) est en même temps une manifestation. Plus encore, elle est la seule manifestation que l’on peut attendre de Dieu. Parce qu’il se manifeste uniquement de l’intérieur, l’homme ne peut s’en prendre qu’à lui-même si cette manifestation lui reste cachée : « ‘Voici comment l’amour de Dieu pour nous s’est manifesté’ (1 Jn 4,9) ? Si nous étions ainsi [c’est-à-dire acceptant tous les modes extérieurs de sa visite quels qu’ils soient], ce bien serait manifesté en nous. S’il nous est caché, nous en sommes seuls la cause »915. La phénoménalité de Dieu (geoffenbart/verborgen) est entièrement dépendante du fait de ne pas entraver son action. Or, toute initiative humaine qui se produit en réaction à l’extériorité empêche la coopération à partir de l’intériorité. Et par là, l’homme fait obstacle à l’attestation effective de la présence divine. Dieu se phénoménalise par le fait même qu’il agit. Et seul celui qui est vigilant à cette action reconnaît sa présence. D’où la nécessité que la phénoménologie soit relayée par la pragmatique sur base des trois structures : hypothétique (« pour accueillir Dieu comme on le doit, il faut ») ; contre-factuelle (« tu n’es vraiment pas tel que tu dois être »), actuelle (« ceux qui sont complètement sortis d’eux-mêmes (…) ils honorent Dieu véritablement et lui donnent ce qui est à lui ») : Pour accueillir Dieu comme on le doit, il faut l’accueillir également en toutes choses, dans les peines comme dans la satisfaction, dans les larmes comme dans la joie. En toutes choses, il doit être le même pour toi916. 914 915 916

M. ECKHART, Predigt 5a/49, DW I, p. 80-81, AH-EM, p. 331-332. Ibid., DW I, p. 82, AH-EM, p. 333. Ibid., DW I, p. 82, AH-EM, p. 332.

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Je le dis en vérité : tout le temps que tu accomplis tes œuvres pour le royaume céleste, ou pour Dieu, ou pour ton éternelle béatitude, c’est-à-dire à partir de l’extérieur, tu n’es pas vraiment tel que tu dois être917. Ceux qui sont complètement sortis d’eux-mêmes, qui ne cherchent absolument rien qui leur soit propre en aucune chose, quelle qu’elle soit, grande ou petite, qui ne considèrent rien au-dessous d’eux ni au-dessus d’eux, ni à côté d’eux, ni en eux, qui ne visent ni bien, ni honneur, ni agrément, ni plaisir, ni utilité, ni intériorité, ni sainteté, ni récompense, ni royaume céleste, et qui sont sortis de tout cela, de tout ce qui leur est propre : ces gens rendent honneur à Dieu, ils honorent Dieu véritablement et lui donnent ce qui est à lui918.

Sans la dimension éthique, il n’est pas de dévoilement possible de Dieu. Seuls ceux qui ne gardent rien en propre et donnent à Dieu ce qui lui revient honorent Dieu. Ceux-là seuls, affirme Eckhart dans le sermon 6/103, sont les justes. Et nous savons que pour Eckhart, le juste est le paradigme de la connaissance de Dieu, car c’est en lui que se révèle l’unité-altérité du Père et du Fils. Aussi ne peut-il y avoir de scientificité sans éthique puisque la théologie ne trouve sa validité que dans la manifestation au cœur de l’opération. La mise en parallèle entre la théologie du Verbe et le contenu de communication se comprend moins comme une dérivation factuelle que comme une expérience méthodique pour suivre la trace du « secret » (Geheimnis) des sermons d’Eckhart. Le Verbe apparait à la fois thématiquement dans le texte, comme un signe défini, mais sa force opérative comme telle, sa Wirklichkeit, est ellemême inexprimée car inexprimable. D’où l’expression paradoxale : « Dieu est exprimé et il est inexprimé » (Got ist gesprochen und ist ungesprochen)919. Selon Hasebrink, « dans le Sermon Misit dominus manum suam, Eckhart tente une médiation entre l’enseignement de la théologie négative et l’interprétation de l’activité divine comme ‘parler’ du Fils, en se référant à Augustin qui renvoie à Dieu en tant qu’il est le seul à pouvoir exprimer sa parole divine comme acte d’automédiation »920. Pour ma part, je dirais les choses un peu différemment. Je ne pense pas que le Thuringien cherche à réunir la théologie négative de Denys l’Aréopagite et la théologie du Verbe d’Augustin sur base d’une M. ECKHART, Predigt 5b/50, DW I, p. 90-91, AH-EM, p. 336-337. M. ECKHART, Predigt 6/103, DW I, p. 100, AH-EM, p. 336-337. 919 B. HASEBRINK, op. cit., p. 58. 920 « Eine Vermittlung zwischen der Lehre der negativen Theologie und der Deutung göttlichen Wirkens als Sprechen des Sohnes versucht Eckhart in der Predigt Misit dominus manum suam unter Berufung auf Augustinus, indem er darauf verweist, daß nur Gott das göttliche Wort als Akte der Selbstvermittlung sprechen kann. » (B. HASEBRINK, op. cit., p. 58) 917 918

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distinction entre le Père (als Sprecher) inexprimé et le Fils (als Wort) exprimé. La théologie du Verbe mise en place par Eckhart diffère de celle d’Augustin en ce qu’elle est fondamentalement opérative. À savoir, comme nous l’avons vu précédemment dans l’analyse du verset du Cantique, l’amant et l’aimé s’entretiennent face à face dans une opérativité tout à fait silencieuse. Tandis que dans les Confessions, l’entretien d’Augustin avec Dieu se traduit dans le texte par un « je-tu », ce même colloque nécessite chez Eckhart qu’il ne soit pas rendu par un dialogue. La performativité est ici rendue par le silence. C’est pourquoi le Thuringien insiste plutôt pour affirmer que le Verbe reste inexprimé alors même qu’il est exprimé : Dieu est une parole qui s’exprime elle-même ; où Dieu est, il prononce cette Parole ; où Dieu n’est pas, il ne parle pas. Dieu est exprimé et il est inexprimé. Le Père est une opération qui s’exprime et le Fils est une parole qui opère. Ce qui est en moi sort de moi ; si je le pense seulement, ma parole le révèle et reste cependant à l’intérieur. De même le Père exprime le Fils inexprimé qui demeure cependant en lui921.

Si nous replaçons l’expression paradoxale dans l’acte de langage, nous constatons que nous ne pouvons l’interpréter sans faire appel à l’opération. Le Père et le Fils s’unissent en se distinguant, ou se distinguent en s’unissant, par un chiasme qui entrelace la parole et l’opérativité922 : Der vater ist ein sprechende werk, und der sun ist ein spruch würkende. La distinction entre le Père et le Fils n’est pas que l’un soit exprimable et l’autre non, sinon cela reviendrait à dire qu’elle est régie par la cohérence sémantique. Le fait que le Père soit une « opération qui s’exprime » et que le Fils soit une « parole qui opère » fonde l’unité de la cohérence pragmatique et thématique. Le dire est un faire. Tout dire qui n’est pas aussitôt un faire déchoit en signe. La performance de la prédication eckhartienne consiste à inaugurer constamment une rupture avec cette déchéance du langage pour le reconduire dans le giron de la vérité. Par conséquent, il me semble que l’incise de Hasebrink sur la réunification de deux types de théologie est plutôt en désaccord avec le reste de sa présentation des actes de langage dans la prédication de Maître Eckhart. Il n’est par ailleurs pas sans importance de remarquer que l’extrait que nous venons de commenter fait suite au programme de prédication annoncé par Maître Eckhart. Entre ce programme et l’extrait, le Thuringien cite M. ECKHART, Predigt 53/74, DW II, p. 529-530, AH-EM, p. 459. Sur l’emploi du « chiasme » (chiasmus) comme « configuration rhétorique » chez Eckhart, cf. F. TOBIN, Meister Eckhart: Thought and Language, p. 167-171. 921 922

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Augustin : « Toute l’Écriture est vaine. Si l’on dit que Dieu est une parole, il est exprimé ; si l’on dit que Dieu est inexprimé, il est inexprimable »923. Or, Eckhart sort de cette alternative entre voie affirmative et voie négative par le fait que Dieu parle lui-même : « Et cependant il est quelque chose ; qui peut exprimer cette Parole ? Personne ne le fait, sinon celui qui est cette Parole. »924 Comment Dieu parle-t-il le plus adéquatement ? Selon la puissance avec laquelle il profère les choses : Le Père exprime le Fils selon toute sa puissance, et toutes choses en lui. Toutes les créatures sont une parole de Dieu. Ma bouche exprime et révèle Dieu, mais l’être de la pierre le fait aussi, et on comprend plus par les effets de l’œuvre que par les paroles. L’œuvre opérée par la nature supérieure selon sa plus grande puissance, la nature inférieure ne peut la comprendre. Si elle opérait la même chose, elle ne lui serait pas inférieure, elle lui serait identique925.

Eckhart commente ici une certitude biblique et augustinienne (« toutes les créatures sont une parole de Dieu ») à partir d’une précision donnée par Thomas d’Aquin dans la Somme théologique926. Selon l’Aquinate, certains mots ne sont employés qu’en vertu de leur opération. Ainsi, Dieu ne nous est pas connu dans sa nature propre mais nous est révélé par ses œuvres. S’inscrivant à sa manière dans le triangle signes-concepts-choses, Eckhart déplace le lien entre l’emploi du signe et la chose qui le provoque, à savoir l’opération du Verbe, en direction de sa réception dans l’intellect : « on comprend plus par les effets de l’œuvre que par les paroles » (verstât man mê an dem werke dan an den worten). L’effectivité de la cause dans l’effet, qui est la conception engendrée dans l’âme par l’opération directe de la « chose » (Eckhart emploie parfois dinc pour désigner Dieu927) est plus parlante que les paroles. La vérité s’y autoatteste sans distance. De la sorte, « si » la nature était capable de recevoir cette puissance opérative, (« alors ») elle lui serait identique. La relation entre « le supérieur » et « l’inférieur » se muerait en une relation amoureuse d’égal à égal. Selon le l’interprétation parabolique de Jr 1,9928 : « C’est le baiser de l’âme ; alors la bouche a touché la bouche, alors le 923 AUGUSTIN, Sermo 117, c. 5, n. 7, PL 38, 665 ; De doctrina christiana, I, c. 6, n. 6, BA 11, p. 186. 924 M. ECKHART, Predigt 53/74, DW II, p. 529-530, AH-EM, p. 459. 925 Ibid., DW II, p. 535-536, AH-EM, p. 461. 926 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 13, a. 8. 927 Cf. M. HEIDEGGER, « Das Ding », dans : Vorträge und Aufsätze (1936–1953), GA 7, p. 178. 928 Cf. M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 146, LW 1, p. 614 ; Expositio libri Sapientiae, § 107, LW 2, p. 443.

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Père engendre son Fils dans l’âme et alors la parole lui est adressée »929. Dans ce Sermon 53, les éléments constitutifs de la prédication sont presque tous convoqués. Le rapport du signe à l’opération du Verbe est conditionné par la manière dont l’âme se fait réceptive. Il s’agit bien de l’application de l’obstetricandi scientia. Parce que Dieu excède le langage humain, tous les noms qu’on lui attribue, que ce soit dans l’Écriture ou ailleurs, désignent son opération. Chercher un autre type de savoir revient à le manquer immanquablement : « Je dis : avoir la connaissance de quelque chose en Dieu et lui en appliquer le nom, c’est manquer Dieu » (Ich spriche: swer iht bekennet in gote und im deheinen namen anekleibet, daz enist got niht)930. Cette affirmation confirme l’option des Quaestiones Parisienses. Dieu ne peut être représenté par aucun concept produit par l’intelligence. Et, par conséquent, aucun signe ne peut venir traduire ce concept. Cette déconceptualisation, ou désimagination, va se jouer dans d’autres sermons autour du lexique proliférant de la bild. Il va aussi se manifester par la nécessité du détachement et de l’abandon comme condition d’accès à Dieu.

929 930

M. ECKHART, Predigt 53/74, DW II, p. 537, AH-EM, p. 461. Ibid., DW II, p. 533, AH-EM, p. 460.

Conditions pour opérer librement (Predigten, cycle de Strasbourg)

Devant un auditoire en attente d’expérience spirituelle, Maître Eckhart se retrouve désormais dans une autre position que face à son public universitaire. La performance langagière en est modifiée. Si la présence de la « voix » du prédicateur apporte un élément nouveau par rapport au commentaire, je ne pense pourtant pas que les belles études de Paul Zumthor soient déterminantes pour l’étude de la prédication eckhartienne931. La voix eckhartienne est au service d’un Verbe tout intérieur. Elle ne résonne que pour se faire aussitôt oublier. Pourtant, en passant de la lectio à la praedicatio, l’obstetricandi scientia se dit sous un nouveau mode. Là où les conditions d’interprétation du discours étaient avant tout grammaticales et structurales, elles appartiennent maintenant à une autre rhétorique : la parole persuasive. L’acte langagier consiste à orienter l’intention des auditeurs vers un bien désirable : la vie bienheureuse, de telle sorte qu’ils soient prêts à en accepter les conditions préalables. Tout en n’étant pas centrée en priorité sur les obligations morales, la prédication eckhartienne n’en aborde pas moins les impératifs : « tu dois », « il faut ». Toute la nuance est que ces impératifs ne sont imposés par une parole autoritaire mais qu’ils sont proposés à titre conditionnel. Il s’en dégage une tonalité de grande liberté dans la prédication eckhartienne. Cette liberté, qui est d’abord pragmatique, trouve un écho en cohérence avec la thématique des sermons : Or les maîtres disent que la volonté est tellement libre que personne ne peut la contraindre, sinon Dieu seul, mais Dieu ne contraint pas la volonté, il l’établit dans la liberté, en sorte qu’elle ne veut rien d’autre que ce qu’est Dieu lui-même et ce qu’est la liberté même. Et l’esprit ne peut rien vouloir d’autre que ce que Dieu veut, et ce n’est pas sa non-liberté, c’est sa liberté propre932.

L’évocation d’un esprit qui veut selon sa liberté propre n’est évidemment pas anodine. En charge de la cura monialium, le prédicateur dominicain doit faire face à la déviation du libre esprit. La stratégie du 931 Cf. P. ZUMTHOR, La poésie et la voix dans la civilisation médiévale, 1984 ; La lettre et la voix. De la «  littérature  » médiévale, 1987. 932 M. ECKHART, Predigt 29/46, DW II, p. 78, trad. AH-EM légèr. modif., p. 314.

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Thuringien consiste à montrer que Dieu ne contraint personne, mais que l’esprit est d’autant plus libre qu’il ne veut plus que ce que Dieu veut. Aussi, « liberté » (vrîheit) et « non-liberté » (unvrîheit) s’inversent-elles. Or, la prédication eckhartienne est l’élaboration effective de cette stratégie. À savoir, Eckhart n’use ni du ton autoritaire ni de la menace. Il ne brandit pas le commandement divin en l’assortissant de sanctions. Sa parole incitative est tout autre. L’incitation se contente de faire jouer ensemble conditions et conséquences. D’où le fait que chaque auditeur soit rendu à son acte libre. Par-là, Eckhart fait confiance à ce qu’il y a de plus « noble » (edel) en chaque homme : le fait qu’il soit créé « à l’image de Dieu ». La liberté n’est pas ratifiée en se rendant libre des œuvres, selon ce que préconise le Libre esprit, mais en se rendant assez libre de toutes choses, pour pouvoir œuvrer et vivre librement. D’où le choix de Marthe et non de Marie, dans le Sermon 86/84933 : Or, certaines gens veulent parvenir à être libérés des œuvres. Je dis : cela ne peut pas être. Après que les disciples eurent reçu le Saint-Esprit, ils commencèrent seulement à exercer les vertus. « Marie était assise aux pieds de Notre-Seigneur et écoutait ses paroles. » Et elle apprenait car elle fut d’abord à l’école et apprenait à vivre. Mais plus tard, lorsqu’elle eut appris et que le Christ fut monté au ciel et qu’elle reçut le Saint-Esprit, elle commença seulement à servir, elle traversa la mer, elle prêcha, enseigna, fut une servante et lava le linge des disciples. Quand les saints deviennent saints, seulement alors ils commencent à exercer les vertus, car alors ils recueillent un trésor de béatitude éternelle934.

L’apprentissage de l’École doit se poursuivre dans la vie : tel est l’enseignement majeur que Maître Eckhart retire du récit lucanien. Non seulement l’exercice des vertus continue dans la vie spirituelle, mais plus encore, il n’y a de vrai commencement de la vie active que par le don de l’Esprit Saint. Que ce soit prêcher, enseigner ou laver le linge, toutes ses actions sont les manifestations extérieures d’une opération toute intérieure dans laquelle l’homme spirituel trouve son bonheur. Là, il n’est plus question de désirer « la satisfaction selon la sensibilité » (« consolation, joie, contentement »)935. Voilà pourquoi Marie ne trouvera ce qu’elle cherche que lorsqu’elle aura appris à laisser Dieu œuvrer en elle, comme Marthe. Pour Eckhart, Marthe est la figure du dépassement de 933 Cf. G. DE GANDILLAC, « Deux figures eckhartiennes de Marthe », dans : Métaphysique. Histoire de la philosophie. 1981, p. 119-134 ; E. MANGIN, « La figure de Marthe dans le sermon 86 d’Eckhart », 2000, p. 304-328. 934 M. ECKHART, Predigt 86/84, DW III, p. 492, trad. AH-EM, p. 516. 935 Ibid., DW III, p. 482, AH-EM, p. 508.

CONDITIONS POUR OPÉRER LIBREMENT

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l’opposition classique entre action et contemplation. Il n’y a d’opposition entre les deux termes que si l’action consiste à s’évertuer à appliquer ce que l’on a préalablement contemplé « selon la distinction modèle-copie » (niht nâch bildelîcher underscheidenheit)936. Or, Marthe ne s’active ni pour réaliser une vertu qu’elle se serait représentée, ni pour obtenir le résultat extérieur de son action, et y trouver satisfaction. Son repos est ailleurs. Elle est assez libre des œuvres extérieures pour trouver son repos dans son opération même. La vie pratique de Marthe est sa contemplation même. C’est selon cette figure que le terme « mystique » qualifie le plus justement la pensée eckhartienne. Parmi les sermons identifiés comme strasbourgeois937, le cycle des sermons 25 à 27 déploie cette contemplation par l’opérativité où le signe et la représentation sont exclus. Etant donné l’ordre liturgique, il est nécessaire de les replacer selon la séquence Q. 26-25-27938. Le sermon 26/25 a pour thème : « les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité » (Jn 4,23). Le Père ne peut être adoré autrement que selon le mode par lequel il se donne tout entier : « Il te le donne, et il te le donne selon le mode d’une naissance » (er gibet dirz und gibet dirz in geburt wîse)939. Dieu est tel en lui-même que son être consiste à se donner. Cette donation s’accomplit sur la modalité de la naissance. Or, la naissance a beau être énoncée sémantiquement, ce que le mot signifie est une opérativité interne que le signe ne fait que montrer extérieurement. L’intellect, la vernünftikeit, ne se satisfait nullement d’un énoncé notionnel : « Elle [vernünftikeit] veut quelque chose de meilleur, de plus noble que Dieu selon qu’il a un nom » (si wil etwaz edelers, etwaz bezzers dan got, als er namen hât)940. Cette modalité plus noble consiste à vouloir Dieu, non pas en aval du regard et du discours, mais en amont, « selon qu’il est une moëlle d’où jaillit la bonté… selon qu’il est une racine, une veine », autrement dit, selon qu’il est Père941. Or, vouloir Dieu là où il est Père consiste à devenir Fils : « En vérité, si nous devons connaître le Père, il faut que nous soyons Fils » (In der wârheit, suln wir bekennen

936

Ibid., DW III, p. 485, AH-EM, p. 510. Cf. F. LÖSER, « Des témoignages de la prédication de Maître Eckhart à Strasbourg ? », dans : Meister Eckhart in Paris and Strasbourg, p. 401-432. 938 Cf. M. MAURIÈGE, « Aspects caractéristiques de la prédication alsacienne de Maître Eckhart : Présentation synoptique du cycle des sermons allemands Q 25 à 27 », dans : Meister Eckhart in Paris and Strasbourg, p. 377-399. 939 M. ECKHART, Predigt 26/25, DW II, p. 29, trad. AH-EM, p. 216 940 Ibid., DW II, p. 31, trad. AH-EM, p. 216. 941 Ibid., DW II, p. 32, trad. AH-EM, p. 217. 937

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den vater, sô müezen wir sun sîn)942. C’est seulement dans la mesure où l’homme est branché sur Dieu comme une « racine » (wurzel) ou une « veine » (âder) d’où coulent ses actes de vérité, de bonté et de justice, qu’il le connaît. En résumé, le Fils se reconnait à ceci : « est Fils dans la vérité celui qui accomplit toutes ses œuvres par amour » (der mensche ist in der wârheit sun, der dâ alliu sîniu werk würket von minnen)943. Opérer par amour ne peut pas venir de l’homme laissé à sa volonté propre. Dieu en a l’initiative. Mais comme son être même consiste à se donner, l’en empêcher reviendrait à vouloir le priver de sa propre vie. Dieu est donc constamment tout disposé à agir ainsi. D’où une affirmation eckhartienne qui peut paraître surprenante : Je dis que je ne veux pas prier Dieu pour qu’il me donne, je ne veux pas non plus le louer pour ce qu’il m’a donné, mais je veux le prier pour qu’il me rendre digne de recevoir, et je veux le louer parce que sa nature et son essence l’obligent à donner. Celui qui voudrait en priver Dieu le priverait de son être propre et de sa propre vie944.

Eckhart est tellement convaincu intellectuellement et affectivement que le mode d’être de Dieu est le don, et même le don total, que lui demander de donner est inutile. Pour cela, l’homme peut louer Dieu mais non le prier. Cela ne rend pourtant pas vaine toute prière. En effet, il est tout à fait utile de demander à Dieu d’être disposé à le recevoir. Ce thème de la contrainte ou de l’obligation divine à l’égard de l’humanité revient régulièrement chez Eckhart. Il le rappelle dans le sermon 63/51, en lien explicite avec le sermon 26/25 (« un mot que j’ai prononcé vendredi dernier »)945 : « Dieu est amour », car il est contraint d’aimer de son amour toutes les créatures, qu’elles le sachent ou ne le sachent pas. C’est pourquoi je veux dire un mot que j’ai prononcé vendredi dernier : Je ne veux jamais demander à Dieu son don, ni jamais le remercier pour son don, car si j’étais digne de recevoir son don, il lui faudrait me le donner, qu’il en ait joie ou peine. C’est pourquoi je ne veux pas lui demander son don puisqu’il est contraint de donner, mais je veux certes lui demander de me rendre digne de recevoir son don et je veux le remercier d’être tel qu’il soit contraint de donner946.

La contrainte d’amour résulte de l’être même de Dieu. Dieu ne peut qu’aimer en se donnant tout entier. D’où la formulation d’une prière qui 942 943 944 945 946

Ibid. Ibid., DW II, p. 33, trad. AH-EM, p. 217. Ibid., DW II, p. 35, trad. AH-EM légèr. modif., p. 218. Cf. F. LÖSER, art. cit., p. 414-432. M. ECKHART, Predigt 63/51, DW III, p. 81, trad. AH-EM, p. 342.

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consiste, pour l’homme, à se faire capacité pour que Dieu se répande sans obstacle. Ce sermon a pour thème la parole johannique : « Dieu est amour » (1 Jn 4,16). Or, comme le montre Freimut Löser, en opposant le verset évangélique (got ist mynn) à la proposition « Dieu est l’amour » (got ist die mynne), Eckhart met en évidence qu’il n’y a qu’un seul amour, et que cet amour est identique à Dieu947. De la sorte, par le fait même d’être, toute créature s’origine dans l’amour et tous ses actes en sont dynamisés : « Parce que Dieu est amour, toutes les créatures désirent l’amour » (wann ‘got mynne ist’, so begerent alle creature der mynne)948. Eckhart développe sa prédication dans le sens de la « chasse amoureuse » (minnejagd) bien connue de la littérature courtoise. Dieu pourchasse les créatures de son amour. Or, comme parmi toutes les créatures, l’homme est doué d’intellect (vernünftig), il a conscience de cet amour, et il pourchasse Dieu à son tour. La créature intellectuelle a pour capacité d’aimer « dans l’autre quelque chose qui lui est semblable » (etwas an der ander, daz ir glich ist)949. Or, il ne s’agit pas d’aimer ce semblable comme on aime une représentation sur un mur, mais d’aimer l’image dans l’unité même de ce dont elle est l’image. En effet, aimer Dieu ne consiste pas à viser quelque chose de déterminé vers lequel l’intellect pourrait se porter, un ceci ou un cela, mais à aimer toutes les créatures, y compris soi-même, de l’amour même dont Dieu les aime. Eckhart complète cet enseignement dans le sermon 64/52 qui fait suite au précédent (« Je prends maintenant un mot que j’ai prononcé dans le précédent sermon : Dieu est amour »). L’âme est établie dans l’unité avec Dieu lorsqu’elle ne cherche pas à le voir dans le face à face (Ex 33,11). Pour montrer qu’il faut passer de la dualité à l’unité, Eckhart suit les commentaires des maîtres (Augustin cité par Thomas d’Aquin950) : « Où deux faces apparaissent on ne voit pas Dieu parce que Dieu est un et non pas deux, car celui qui voit Dieu ne voit qu’un » (wo zway antlüte erschinent, da sicht man gotes nit; wann got ist ain vnd nit zway; wann wer got sicht, der sich(t) nit won ain)951. Voir Un, selon Plotin, c’est quitter le registre de la dualité du voyant et du vu. Autrement dit, quitter non seulement le registre de la vision selon les sens, mais aussi le registre de la vision intellectuelle encore rivée à celui-ci. Là où il n’y a plus de distance F. LÖSER, art. cit., p. 418-419. M. ECKHART, Predigt 63/51, DW III, p. 75-76, trad. AH-EM, p. 340. 949 Ibid., DW III, p. 77. 950 AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral, XII, 27, BA 49, p. 425 ; THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, I, II, q. 98, a. 3, p. 622-623. 951 M. ECKHART, Predigt 64/52, DW III, p. 87, trad. AH-EM, p. 344-345. 947 948

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entre le voyant et le vu, il n’y a plus aucune représentation qui tienne. Par conséquent, il n’y a plus non plus de modalité signifiante, puisque la dualité signifiant-signifié est rendue obsolète. L’amour unifie en acte l’actif et le passif. « Voir Un » consiste, chez Eckhart, à agir de l’agir même de Dieu, sans obstruer cette action. Cette opération est une « vue » dans le sens où l’homme perçoit Dieu par participation. Si l’on observe la continuité liturgique, le sermon 99/26 s’insère entre le sermon 26/25 et le sermon 25/27. Bien qu’il n’a pas été (ou pas encore été) répertorié comme spécifiquement strasbourgeois, sa proximité thématique et pragmatique avec le cycle est éclairante. Il y est question de la parabole de la semence et du champ (Mt 13,24-25). Eckhart y explique que, « dans la mesure où l’âme est réceptive, la naissance a lieu dans l’âme » (Als vil mê als diu sêle enpfenclich ist, alsô geschihet diu geburt in der sêle)952. Or, il ne faudrait pas croire que cette naissance soit quelque chose d’exceptionnel qui se passe rarement lorsque l’homme se trouve dans des conditions tout à fait particulières. Au contraire, Eckhart affirme la quasi-banalité de la naissance : « parce que cela se passe souvent au cours de la journée, oui, une centaine de fois et bien plus encore » (wan ez dicke geschihet in dem tage, jâ, ze hundert mâle und vil mê)953. Cela signifie que la naissance est une sorte de basse continue qui soustend l’ensemble du comportement et des actes du fidèle. Telle Marthe qui s’adonne à toute une série de petites tâches sans cesse répétées : laver, ranger, cuisiner… Les milliers de fois où se produisent ses actes n’empêchent pas que « cela se passe dans l’éternité » (ez in der êwicheit geschihet)954. L’éternité est présente dans le temps là où celui qui agit ancre son agir dans le Père et reçoit de lui la source de tous ses actes en continuité – ou conformément – avec la réception de son être. C’est le fait d’être Fils dans l’unité d’action avec le Père qui perce la dualité temps-éternité vers l’Un. Cette unité est réalisée dans le don total. C’est pourquoi, parmi toutes les créatures, seul le Fils la réalise pleinement : Quand Dieu se donne, il se donne entièrement. Il donne ou non en fonction de ce que l’âme peut recevoir, car Dieu doit nécessairement se répandre entièrement. Il serait brisé s’il ne pouvait se répandre entièrement. Or il n’existe aucune créature dans laquelle il puisse entièrement s’épancher, c’est pourquoi il engendre le Fils dans lequel il peut entièrement s’épancher. C’est pourquoi le Fils est dans l’éternité955. 952 953 954 955

M. ECKHART, Predigt 99/26, DW IV/1, p. 259, trad. AH-EM, p. 220-221. Ibid., DW IV/1, p. 259, trad. AH-EM, p. 220. Ibid., DW IV/1, p. 260, trad. AH-EM, p. 221. Ibid., DW IV/1, p. 260, trad. AH-EM, p. 221.

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Autrement dit, l’union reste donc conditionnée par une réceptivité du don total. C’est précisément ce que vient expliciter le sermon 25/27. L’opérativité devient une lorsque l’homme donne totalement sa volonté à Dieu. Ce don est l’entrée dans le volo. Il conduit à la réciprocité entre volonté divine et volonté humaine : « Celui qui donne totalement sa volonté à Dieu, à celui-là Dieu donne en retour sa volonté si totalement, si véritablement, que la volonté de Dieu devient le propre de la volonté de l’homme… » (Swer gote sinen willen genzliehe gibet, dem gibet got sinen willen wider als genzliehe und als eigenliehe, daz gotes wille des menschen eigen wirt)956. La proposition est construite sur la structure « celui qui – à celui-là » (swer-dem) qui est une variante de la structure swer-der répertoriée par Hasebrink comme « coïncidence relative », c’est-à-dire comme « réalisation des liens conditionnels signifiants à travers une construction relative »957. Cette transcendantalité repose sur une effectivité. Potentiellement, l’homme est toujours déjà capable de donner entièrement sa volonté, car sa volonté lui est effectivement donnée. Autrement dit, la source de la volonté est le don. Dieu donne à l’homme d’être volontaire. Aussi, lorsque l’homme donne sa volonté à Dieu, il ratifie l’acte par lequel Dieu l’a fait volontaire et, simultanément, il n’y a plus deux volontés mais une seule en acte : Quand la volonté devient ainsi unie, en sorte que ce soit un unique Un, alors le Père du royaume céleste engendre en soi son Fils unique en moi. Pourquoi en soi en moi ? Parce que je suis un avec lui, il ne peut pas m’exclure et dans cette opération, l’Esprit Saint reçoit son être et son devenir de moi comme de Dieu958.

« Quand, alors » (swen – sô) : lorsque la condition est remplie, alors la dualité entre Dieu et l’homme se résorbe dans l’unité. À ce moment, le Père engendre son Fils « en soi en moi » (in sich in mich). Cette expression signifie l’unité d’opération dans laquelle se réalise le don de l’Esprit. Pour Eckhart, le don de l’Esprit est la confirmation que l’homme se rend capable de recevoir tout de Dieu. De même que l’Esprit procède du Père et du Fils, parce qu’il se reçoit et de donne tout entier, de même, l’Esprit procède à la fois de Dieu et de l’homme qui se reçoit et se donne tout entier à l’instar du Fils. L’Esprit est le sceau de la participation au don total et mutuel du Père et du Fils. Là, l’homme s’inscrit dans la dynamique de la vie du Fils qui ne fait rien et ne dit rien qu’il ne voit 956 957 958

M. ECKHART, Predigt 25/27, DW II, p. 8. B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 109-111s. M. ECKHART, Predigt 25/27, DW II, p. 11, trad. AH-EM, p. 225.

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faire et n’entend dire par le Père (Jn 7,16). Aussi, l’homme bon éprouve ceci en lui-même à travers ses propres actes : « Mon œuvre n’est pas mon œuvre, ma vie n’est pas ma vie » (mîn werk enist niht mîn werk, mîn leben enist niht mîn leben)959. Il en résulte l’entrée dans la béatitude et dans la joie éternelle. À nouveau, il est à remarquer que Maître Eckhart fait dépendre cette béatitude de la condition d’un don total, aussi grand que celui du Fils. Or, comme il le précise dans la suite du sermon, cette union dans le don nécessite un dessaisissement de tout « ceci » et « cela » de telle sorte qu’il ne reste plus que l’« humanité » (menscheit) que l’homme a en commun avec le Christ : L’humanité en soi est si noble que l’humanité, dans ce qu’elle a de plus élevé, est à égalité avec les anges et a une parenté avec la Déité. La plus grande union que le Christ a détenue avec le Père, il m’est possible de la gagner à condition que je puisse me déprendre de ce qui relève de ceci ou de cela et me saisir en tant qu’humanité960.

Ce qu’il y a de plus « noble » (edel) dans l’humanité est révélée par le mode de vie du Christ : il se donne lui-même. Dieu se détenant (besezzen) lui-même sur le mode du don, il n’est possible à l’homme de gagner (gewinnene) ce qu’il est par essence que sur le mode de la désappropriation (abgelegen). Pourquoi ? Parce que, contrairement à Dieu, l’homme vit en possesseur. De ce fait, il s’identifie à ce qui relève du ceci ou du cela, c’est-à-dire de ce qui le particularise et le sépare des autres, plutôt que ce qu’il détient en commun avec eux : son humanité. La déprise est donc une condition de possibilité de l’union (mügelich-ob). Nous voyons combien Eckhart prêche une béatitude accessible de droit, mais qui de fait, reste toujours conditionnée par un détachement et un abandon auxquels l’homme est sans cesse convié. Il ne suffit pas que les mots soient prononcés pour que l’expérience soit immédiatement dévoilée. Le signe ne renvoie à la chose dite qu’indirectement. Impuissant à faire ce qu’il dit par lui-même – et en ce sens, la parole eckhartienne est seulement illocutoire mais non performative –, le signe ne peut que convier l’auditeur à un usage de son intellect tel qu’il sera capable d’éprouver lui-même ce dont il est parlé. Autrement dit, à la manière socratique, le signe ne produit pas le concept. Il incite l’auditeur à se trouver dans la condition où le concept sera directement engendré dans son intériorité. Comme le prédicateur en fait part dans le sermon 29/46, il a reçu des plaintes de la part d’auditeurs qui lui ont dit : « Vous nous 959 960

Ibid., DW II, p. 13, trad. AH-EM, p. 226. Ibid., DW II, p. 13-14.

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faites de beaux discours, mais nous n’en percevons rien ! » (ir saget uns schoone rede, und wir enwerden des niht gewar)961. Eckhart leur répond : « Je m’en plains, moi aussi » (Daz selbe klage ouch ich) et d’ajouter aussitôt : « Cette façon d’être est si noble, et pourtant si accessible, que tu n’as besoin ni d’un heller ni d’un demi-pfennig pour l’acheter. Aie seulement une intention droite et une volonté libre - tu l’as »962.

961

Ibid. « Diz wesen ist alsô edel und alsô gemeine, daz dû ez niht endarft koufen umbe einen haller noch umbe einen helbelinc. Habe aleine eine rehte meinunge und einen vrîen willen, sô hâst dû ez. » (M. ECKHART, Predigt 29/46, DW II, p. 80-81, trad. AH-EM, p. 315). 962

Praedica verbum et percée de l’ego (Predigten, cycle de Strasbourg)

Que l’auditeur d’un sermon puisse expérimenter ce qui est dit, c’està-dire accéder à sa vérifiabilité, nécessite une unité entre la cohérence thématique et la cohérence pragmatique de la praedicatio. Autrement dit, la forme par laquelle la parole est prêchée correspond à son mode d’être. La Parole doit être prononcée telle qu’elle est sinon elle ne peut être véritablement entendue. La prédication est le lieu même où s’opère la Manifestation du Verbe : en sortant en paroles, le Verbe s’exprime tel qu’il est en lui-même. L’expression révèle l’intimité divine. La fête de la saint Dominique, fondateur de l’ordo fratrum praedicatorum, sera pour Eckhart l’occasion d’un sermon dans lequel il fait le point sur la prédication. L’impératif Praedica verbum (thème du Predigt 30) est développé comme un appel à l’unité963. La structure dialogique du sermon devient l’événement par lequel l’unité est actualisée. Cet « événement dialogique » (dialogischen Geschehen) se réalise à travers l’usage thématique du « flux » (ûzfluz) et de la « percée » (durchbruch)964. Le sermon s’ouvre en effet par le verset 2 Tm 4, 2 : « Prêche la Parole, prêche-la au dehors, propose-la, porte-la au dehors et enfante la Parole ! (sprichet ze tiutsche also: ‘sprich daz wort, sprich ez her ûz, sprich ez her vür, brinc ez her vür und gebir daz wort!’)965. Dans une perspective strictement sémantique, l’impératif « enfante la parole » (gebir daz wort) pourrait être interprété comme : produit un signe dans l’esprit de ton auditeur. Or, le développement du sermon va précisément couper court à une telle interprétation. L’ensemble va se focaliser sur l’étonnement suscité par ce paradoxe : « fluer au dehors et pourtant rester à l’intérieur » : C’est une chose étonnante qu’une chose flue au dehors et pourtant demeure à l’intérieur. Que la Parole flue au dehors et pourtant demeure à l’intérieur, cela est tout à fait étonnant ; que toutes créatures fluent au dehors et cependant demeurent à l’intérieur, cela est tout à fait étonnant ; ce que Dieu a donné et ce que Dieu a promis de donner, cela est tout à fait étonnant et est incompréhensible et incroyable. Et c’est dans l’ordre ; car si c’était Cf. B. HASEBRINK, Formen inzitativer Rede bei Meister Eckhart, p. 137s. A. M. HAAS, Geistliches Mittelalter, p. 138. 965 M. ECKHART, Predigt 30/80, DW II, p. 93, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Les sermons, éd. 2009, p. 287. 963 964

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compréhensible et si c’était croyable, ce ne serait pas dans l’ordre. Dieu est en toutes choses. Plus il est dans les choses, plus il est en dehors des choses : plus à l’intérieur, plus à l’extérieur, et plus à l’extérieur, plus à l’intérieur966.

Le propre du paradoxe – nous l’avons vu – est de ne pouvoir trouver de solution sur un plan sémantique puisqu’il contredit la loi de noncontradiction. C’est un trope. Cela « étonne » et désoriente la pensée car cela est « incompréhensible » (unbegrîfelich). Or, cette incompréhensibilité même n’est pas illogique car elle appartient à l’ordre des choses (dem ist reht). Si c’était compréhensible, alors l’ordre des choses serait bouleversé. Il en est ainsi car « Dieu est en toutes choses » (Got ist in allen dingen). Ce serait mésinterpréter cette parole que de l’entendre comme une affirmation de panthéisme car Eckhart maintient l’unité de l’immanence et de la transcendance. C’est ce que précise le chiasme : « Plus il est dans les choses, plus il est en dehors des choses : plus à l’intérieur, plus à l’extérieur, et plus à l’extérieur, plus à l’intérieur » (ie mê inne, ie mê ûze, und ie mê ûze, ie mê inne)967. Eckhart use de cette forme rhétorique qui entrelace l’intériorité et l’extériorité pour manifester à quel point l’immanence et la transcendance ne s’opposent pas mais se promeuvent mutuellement. Le chiasme agit comme un trope. Parce que les choses sont constamment dites dans le Logos, selon l’adage déjà rencontré : « pour Dieu, dire c’est faire », elles ne peuvent en parler comme quelque chose qui se trouve en face d’elles. Le seul moyen de le connaître consiste à remonter en deçà de la dichotomie entre la parole extérieureénoncée, le signe, et la parole intérieure-énonçant, l’opération. Pour trouver Dieu, la créature est donc appelée à se rendre dans le lieu « le plus intime » (daz innigeste) de son âme, lequel est aussi le lieu « le plus élevé » (daz hoehste)968. En fait, en tendant vers l’immanence, elle tend en même temps vers la transcendance : « Dans le plus intime et dans le plus élevé de l’âme, là je les vise tous deux en un » (In dem innigesten und in dem hoehsten der sêle, dâ meine ich sie beide in einem). Comme le montre la suite du sermon, cette parole est une application particulière du procédé herméneutique selon lequel « Dieu parle une seule fois, et j’entends deux » (Ps 61,12) : Le prophète dit : « Dieu dit une chose, et j’en entendis deux. » C’est vrai : Dieu ne dit jamais qu’une chose. Son dire n’est rien qu’une chose. En un 966 967 968

Ibid., DW II, p. 94, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, p. 287. Cf. B. HASEBRINK, op. cit., p. 143. Cf. E. MANGIN, « Maître Eckhart et l’expérience du détachement », p. 65-76.

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dire un il dit son Fils et en même temps le Saint Esprit et toutes créatures, et il n’est rien qu’un [seul] dire en Dieu. Mais le prophète dit : « J’en entendis deux », c’est-à-dire : J’ai perçu Dieu et [les] créatures. Là où Dieu dit cela, là c’est Dieu ; mais ici c’est créature. Les gens s’imaginent que c’est là-bas seulement que Dieu est devenu homme. Il n’en est pas ainsi, car Dieu est devenu homme ici aussi bien que là-bas, et la raison pour laquelle il est devenu homme, c’est pour qu’il t’enfante [comme] son Fils unique et non pas moins969.

Passer de « deux » à « un » nécessite de quitter le registre du signe, qui ne fait que référer à quelque chose de distant et reste donc dans la dualité pour revenir à l’opérativité où s’effectue l’unité. D’où cette affirmation : « Ce que l’on vous dit du dehors, c’est une chose grossière ; cela [= la Parole] est dit à l’intérieur » (Daz von ûzen în wirt gesprochen, daz ist ein grop dinc; ez ist inne gesprochen), suivie d’une exégèse contradictoire et d’une injonction : « ‘Prêche-la au dehors !’, c’est-àdire : Trouve que cela est en toi. » (‘Sprich ez her uzt’, daz ist: bevint, daz diz in dir ist)970. Cette parole conative résume toute la prédication eckhartienne. Tout acte de langage n’a d’autre intention que d’aboutir à l’expérience interne, tant chez le prédicateur que chez celui qui l’écoute. L’engendrement du Fils dans l’intime de l’âme et le discours se conditionnent mutuellement dans une actualité. D’où l’usage des formes conditionnelles dont tout le sermon est tissé : « Dois-je (sol ich) être Fils, alors il me faut (sô muoz ich) être fils dans le même être dans lequel il est Fils » ; « Dois-je (sol ich)…, alors je ne peux (sô enmac ich)…, il me faut (ich muoz)… » ; « Mais dois-je (sol ich aber),… alors il me faut (sô muoz ich)… » ; « Si tu (wan dû)…, alors (sô) … ». Le « ich » que prononce le prédicateur est un « je » de transfert. La translatio s’opère lorsque l’auditeur s’implique par un volo comme le prédicateur dans ce qui est dit. D’où une exégèse originale de la parole du Paternoster : « Que ta volonté soit faite » (dîn wille der werde!) devient « Que volonté soit tienne » (werde wille dîn). L’optatif, parce qu’il fait part d’un souhait, modifie l’aspect trop volontariste du volo. Celui qui souhaite n’est pas sûr de vouloir suffisamment pour que son acte soit suivi d’une conséquence immédiate. Que Dieu opère lui-même le volo, relève de l’abandon. Mais, pour en arriver à s’abandonner, il est nécessaire de ne plus rien savoir des choses. D’où l’expression de la Gelassenheit par la

969 M. ECKHART, Predigt 30/80, DW II, p. 97-98, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière très lég. modif., p. 289. 970 Ibid., DW II, p. 97, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, p. 289.

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métaphore du sommeil971. Être en sommeil dans les choses, permet une vigilance quant à l’opération de Dieu dans l’intimité, ce qu’exprime la suite du sermon : [S]ois en sommeil de toutes choses ! c’est-à-dire que tu ne saches rien ni de temps ni de créatures ni d’images (…) et alors tu peux percevoir ce que Dieu opère en toi. C’est pourquoi l’âme dit sans le Livre de l’amour  : « Je dors et mon cœur veille. » (Ct 5,2) C’est pourquoi : si toutes créatures dorment en toi, alors tu peux percevoir ce que Dieu opère en toi972.

« Percevoir ce que Dieu opère en toi » (vernemen, waz got in dir würket) : voilà le point fondamental. Les auditeurs d’Eckhart se plaignaient de ne pas percevoir ce dont il s’agissait dans son discours. Passer du signe à la perception nécessite le détachement de toutes créatures et l’abandon à l’opération de Dieu. Autrement dit, sans implication effective du récepteur, point de perception. Les mots ne remplissent pas leur fonction : ils ne permettent pas à la chose d’engendrer elle-même son concept dans l’esprit de celui qui écoute. D’où une efficacité du langage du sermon qui tienne compte de la « dimension intersubjective »973. Le sermon, comme quasi-sacrement974, ne fait ce qu’il dit qu’en fonction de la réceptivité de celui à qui il est adressé. La performance du prédicateur est liée à l’opérativité du Verbe : il ne s’impose pas à l’homme mais se propose à lui. Mais, au fond de l’homme, l’opérativité est toujours disponible à celui qui s’y abandonne sans réserve. Eckhart conjugue donc le signe augustinien avec l’opérativité aristotélicienne. Mais cette conjonction redessine la position d’Aristote et celle d’Augustin vers une nouveauté où aucune des deux positions n’est plus reconnaissable comme telle. La performativité passe par un entrelacs de la relation de la causalité. Lorsque l’homme accepte la relation, proposée par l’intermédiaire du signe, il accepte du même coup l’opérativité en lui. La spécificité eckhartienne est que, lorsqu’il s’agit de Dieu, ce dont on parle n’est jamais un concept auquel un signe peut immédiatement référer. On ne peut donc appliquer directement la formule augustinienne « signifier quelque chose pour quelqu’un »975. L’aliquid aliud n’existe tout Cf. B. HASEBRINK, op. cit., p. 158-160. M. ECKHART, Predigt 30/80, DW II, p. 100, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, p. 289. 973 I. ROSIER-CATACH, La parole efficace, p. 35. 974 On peut parler chez Eckhart d’une « pratique quasi sacramentelle de la prédication » (A. DE LIBERA, Introduction à Eckhart, Traité et sermons (1993), éd. 1995, p. 20 ; cf. aussi G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Présentation de Maître Eckhart, Les sermons, éd. 2009, p. 23). 975 Cf. I. ROSIER-CATACH, « Signification et efficacité », p. 51-74. 971 972

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simplement pas. Le signe est bien, comme chez Bacon, « dans la catégorie de relation »976, mais seulement en tant qu’il offre les conditions de possibilité d’une opération, et rien d’autre. Le signe a pour objectif de faire passer de l’extérieur vers l’intérieur, et donc de se supprimer luimême. Sa fin (finalité) est sa fin (suppression). Ainsi se réalise une Aufhebung : hebe ûf dîn houbet  !. Si nous ne sommes plus tout à fait chez Augustin, nous ne sommes pas non plus chez Aristote, puisqu’une relation interne, libre et non déterminée, libère la possibilité en vue de l’effectivité. La Wirklichkeit est conditionnée par un renoncement à trouver en propre de quoi accomplir toute œuvre en déposant tout ce qui est sien pour s’approprier à Dieu : « Travaille en toutes choses ! », c’est-à-dire : là où tu te trouves engagé en de multiples choses et ailleurs qu’en un être nu, limpide, simple, fais en sorte que ce soit pour toi un travail, c’est-à-dire : « Travaille en toutes choses », « Accomplis ton service ! » Cela signifie : Relève la tête ! En un premier sens : dépose tout ce qui est tien et approprie-toi à Dieu, ainsi Dieu devient-il ton propre comme il est le propre de soi-même, et il est Dieu pour toi comme il est Dieu pour lui-même, et pas moins. Ce qui est mien, je ne le tiens de personne. Que si je le tiens d’un autre, alors il n’est pas mien, alors il est à celui dont je le possède. En un second sens : relève la tête ! c’est-à-dire : dirige toute ton œuvre en Dieu ! Il est beaucoup de gens qui ne comprennent pas cela, et cela ne me paraît pas étonnant ; car l’homme qui doit comprendre cela, il lui faut être très détaché et élevé au-dessus de toutes choses. Pour que nous venions à cet accomplissement, qu’à cela Dieu nous aide. Amen977.

Cette fin de sermon se lit dans le contexte de la prédication strasbourgeoise face au Libre Esprit. L’injonction « travaille en toutes choses » (Arbeite in allen dingen) ou « accomplis ton service » (vüllende dînen dienest!) est en effet une incitation au travail. Cependant, à l’instar du Predigt 86 où Marthe est présentée comme l’accomplissement de Marie, l’œuvre est déterminée par son orientation en Dieu  : rihte alliu dîniu werk in got! Le « détachement » (abegescheidenheit) en est le gage. Celui qui ne se détache pas, ne comprend pas. Il en est ainsi car le sens réside dans l’opération même et non ailleurs. Opère d’autant mieux celui qui s’en est remis à Dieu en propre. Aussi, avec l’aide de Dieu, peut-il souhaiter parvenir à cet « accomplissement » (volkomenheit). Dans l’unité divine, le « mien » et le « tien » n’ont plus cours. Seul est désormais présent un « Je » dont il n’est plus possible de dire à qui 976

Ibid., p. 61. M. ECKHART, Predigt 30/80, DW II, p. 107-109, trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière très lég. modif., p. 292-293. 977

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il appartient. Contrairement à un malentendu possible, cela ne signifie pas que la vie personnelle se soit diluée en Dieu, mais au contraire que, l’individualité étant laissée, la vraie vie personnelle et interpersonnelle commence seulement978. Ce transfert vers un unique « je » s’opère par la performance du sermon. Les auditeurs auxquels s’adresse Eckhart sont tous, comme lui, des « je » en devenir, des « je » en attente de s’éprouver véritablement en propre. Et ce propre, ils ne peuvent l’atteindre que s’ils se quittent et se perdent en tant qu’individus isolés les uns des autres. La relation entre le prédicateur et ses allocutaires doit donc être ellemême transformée à l’instant de la prédication. La modalité dialogique du « je-vous », ou « je-tu », est transitoire vers un seul « Je ». Le véritable ego de l’homme est d’être uni aux autres hommes en Dieu : Ego elegi vos de mundo : Or Platon, le grand clerc, aborde de grandes choses et veut en parler. Il parle d’une pureté qui n’est pas dans le monde ; elle n’est pas dans le monde ni hors du monde ; elle n’est ni dans le temps ni dans l’éternité ; elle n’a ni extérieur ni intérieur. C’est à partir d’elle que Dieu, le Père éternel, diffuse la plénitude et l’abîme de toute sa Déité. Il l’engendre ici dans son Fils unique et pour que nous soyons le même Fils. Et engendrer est pour lui demeurer en lui-même, et demeurer en lui-même est engendrer hors de lui-même. Tout demeure l’Un qui jaillit en lui-même. « Ego », le mot « Je », n’appartient en propre à personne, sinon à Dieu seul dans son unité. « Vos », ce mot veut dire « vous », c’est-à-dire : que vous soyez un dans l’unité ; « ego » et « vos », « moi » et « vous », cela indique l’unité. Que Dieu nous aide pour que nous soyons cette même unité et que cette unité demeure. Amen979.

Que l’ego n’appartienne en propre à personne, sinon à Dieu seul, signifie précisément que le « Je » ne peut se prononcer véritablement qu’au cœur de l’unité divine. La « pureté » (lûterkeit) est l’unité essentielle débarrassée de toute division, à laquelle tous les hommes sont appelés : « que nous soyons cette même unité ». Aussi, l’ensemble de la prédication eckhartienne va-t-elle se déployer comme une performance pour transiter du multiple vers l’Un. Comme le dit Michel de Certeau, dans le langage mystique, les signes linguistiques de l’énonciation n’ont pas une fonction dénominative, ils sont l’instance même du discours980. La 978 Cf. M.-A. VANNIER, « Déconstruction de l’individualité ou assomption de la personne chez Eckhart ? », 1995, p. 399-418 ; Y. MEESSEN, Percée de l’Ego, § 22, Passez tous à moi, p. 284-293. 979 M. ECKHART, Predigt 28/73. Ego elegi vos de mundo, DW II, p. 67-69, trad. AH-EM, p. 457. 980 M. DE CERTEAU, La fable mystique, I, p. 224.

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thématique est là pour que les auditeurs s’impliquent dans ce qui est énoncé. Elle n’a de sens qu’en raison de sa cohérence pragmatique. Cela n’est possible qu’à condition que l’énonciateur lui-même s’engage avec force dans son discours. Cette implication illocutoire se lit à travers l’emploi insistant des verbes de modalité : « devoir », « vouloir », « pouvoir ». Un transfert est alors possible pour que l’auditeur s’approprie lui aussi le « je veux », de telle sorte qu’il « puisse » opérer ce dont il s’agit dans le discours. Du vouloir procède un pouvoir : « Si tu veux, tu peux »981. L’intention (intentio) est alors la porte d’entrée de la connaissance et de la béatitude. Telle est bien la démarche eckhartienne pour autant justement que l’on perçoive à quel point ce vouloir est un nonvouloir qui conduit à la pauvreté en esprit : « est un homme pauvre celui qui ne veut rien, et qui ne sait rien, et qui n’a rien. »982. Le Predigt 52/108, dont le thème est Beati pauperes spiritu, est un des sommets de la prédication eckhartienne. La Gelassenheit y prend ici la forme radicale de l’anéantissement. S’y dévoile en filigrane l’influence de la pensée de Marguerite Porete et son célèbre Miroir des simples âmes anéanties : « Cette âme a tout et n’a rien, sait tout et ne sait rien, veut tout et ne veut rien »983. Si, pour la béguine de Valenciennes, être « rien » est en effet la voie pour être uni à « tout », pour Eckhart être « rien » est la voie qui fait passer à « l’être éternel ». Tant que l’homme veut encore « quelque chose », quoi que ce soit, et même « Dieu » (« C’est pourquoi je prie Dieu qu’il me libère de ‘Dieu’ »)984, alors il n’est pas prêt à l’union. La « suprême pauvreté » permet la « percée » (durchbruch). Tel est le paradoxe, puisque c’est Poros, et non Penia, qui signifie étymologiquement « passage », « accès », « issue »985. À savoir, elle permet de se retrouver au cœur même de Dieu, là où le « je » s’est délesté de sa créaturabilité et n’est plus un « j’étais » ou un « je serai », mais un simple présent éternel : Un grand maître dit que sa percée est plus noble que sa diffusion, et c’est vrai. Lorsque je fluai de Dieu, toutes choses dirent Dieu est, et cela ne peut pas me rendre heureux car par là je me reconnais créature. Mais dans la percée où je suis libéré de ma propre volonté et de la volonté de Dieu et de 981

Ibid., p. 233. M. ECKHART, Predigt 52/108, DW II, p. p. 145. 983 MARGUERITE PORETE, Le miroir des simples âmes anéanties et qui seulement demeurent en vouloir et désir d’amour, trad. de l’ancien français par Cl. Louis-Combet, texte présenté et annoté par E. Zum Brunn, Grenoble, Jérôme Millon, éd. 2001, XIII, p. 64. 984 M. ECKHART, Predigt 52/108, DW II, p. 502, trad. AH-EM, p. 651. 985 P. HADOT, Eloge de Socrate, op. cit., p. 52. 982

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toutes ses œuvres et de Dieu lui-même, je suis au-dessus de toutes les créatures et ne suis ni « Dieu » ni créature, mais je suis plutôt ce que j’étais et ce que je dois rester maintenant et à jamais. Là je reçois une impulsion qui doit m’emporter au-dessus de tous les anges. Dans cette impulsion, je reçois une richesse telle que Dieu ne peut pas me suffire selon tout ce qu’il est « Dieu » et selon toutes ses œuvres divines. En effet, le don que je reçois dans cette percée, c’est que moi et Dieu, nous sommes un. Alors je suis ce que j’étais et là je ne grandis ni ne diminue, car je suis là un moteur immobile qui meut toutes choses. Alors Dieu ne trouve pas de lieu dans l’homme, car par cette pauvreté, l’homme acquiert ce qu’il a été éternellement et ce qu’il demeurera à jamais. Alors Dieu est un avec l’esprit, et c’est la suprême pauvreté que l’on puisse trouver986.

Le détachement du « mien » et du « tien » provoque un échange des propres tel qu’il n’est plus possible de distinguer Dieu, d’un côté, et la créature, de l’autre : « le don que je reçois dans cette percée, c’est que moi et Dieu, nous sommes un » (wan ich enpfâhe in disem durchbrechen, daz ich und got einz sîn). Ils sont désormais tellement Un que l’âme reçoit tout ce que Dieu est, y compris le fait d’être à soi-même sa propre cause. D’où cette formulation excessive : « Dans ma naissance éternelle, toutes choses naquirent et je fus cause de moi-même et de toutes choses, et si je l’avais voulu je ne serais pas, et toutes choses ne seraient pas »987. Ces propos à haute teneur paradoxale ne sont pas audibles sur un plan strictement sémantique. Remarquons que l’identification à la causa sui de Proclus, ainsi qu’au « premier moteur immobile » d’Aristote, se fait à la première personne. Ces propositions manifestent une expérience par laquelle le « je » découvre qu’il opère, non plus à partir de l’extérieur, mais à partir de son fond le plus intime988. Ce fond est accessible à condition d’être tellement pauvre que l’homme ne se réserve plus rien pour lui au point qu’il ne peut plus distinguer l’opération de Dieu comme autre que la sienne : « L’homme doit être si pauvre, affirme Eckhart, qu’il ne soit ni n’ait en lui aucun lieu où Dieu puisse opérer » (der mensche alsô arm sül sîn, daz er niht ensî noch enhabe deheine stat, dâ got inne müge würken). Un tel homme n’est autre qu’un saint. Et, c’est en effet cette sainteté que le prédicateur propose à ses auditeurs à travers la figure de l’homme pauvre. D’où le fait que celui qui ne fait pas cette expérience ne peut la comprendre. Les mots lui sont inutiles tant qu’il ne vit pas au cœur de cette opérativité. Voilà pourquoi Eckhart apaise les auditeurs de son sermon par cette finale : 986 987 988

M. ECKHART, Predigt 52/108, DW II, p. 504-505, trad. AH-EM, p. 651-652. Ibid., DW II, p. 504, trad. AH-EM, p. 651 Cf. M. ECKHART, Predigt 5b/50, DW I, p. 90, trad . AH-EM, p. 336.

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Que celui qui ne comprend pas ce discours ne s’en afflige pas dans son cœur. Tout le temps que l’homme n’est pas semblable à cette vérité, il ne peut comprendre ce discours, car c’est une vérité sans voile qui est venue sans médiation du cœur de Dieu989.

Ce serait largement mésinterpréter ce passage de penser que l’auteur de ces paroles s’en prend à la capacité intellectuelle de ses auditeurs. Le discernement ne passe pas ici entre ceux qui seraient initiés à un savoir et les autres. La vérité, chez Eckhart, est socratique. Les signes sont là pour indiquer l’effectivité même. Celui qui ne lui devient pas semblable à la vérité ne peut la comprendre. Son dévoilement ne se distingue pas de la béatitude même. D’où le fait que, comme le relève Olivier Boulnois, « le discours a une fonction pragmatique »990. Les énoncés spéculatifs les plus ardus ne peuvent être reçus autrement que comme la provocation à une percée sans laquelle ils restent lettre morte. Pour les entendre, « il faut briser la coque ».

989 990

M. ECKHART, Predigt 52/108, DW II, p. 506, trad. AH-EM lég. modif., p. 652. O. BOULNOIS, « Le moi et Dieu selon Maître Eckhart », 2008, p. 66.

Si tu veux avoir le fruit, tu dois briser la coque (Predigten, cycle de Cologne)

Le cycle des sermons de Cologne, repéré grâce à la référence au monastère des Cisterciennes de Mariengarten991, fait montre des formules les plus hardies de Maître Eckhart. À lui seul, le sermon Qui audit me (12/90) compte seize propositions incriminées par les censeurs colonais992. Bien qu’aucune de ces propositions ne figureront dans la bulle in agro dominico, elles manifestent une radicalisation dans la prédication eckhartienne. Cette radicalisation se caractérise par une insistance sur l’unité entre Dieu et l’âme telle que cela en devient vertigineux. Les auditeurs sont avertis. Ce langage n’est pas pour toutes les oreilles (Lc 14,26) : « Nul n’entend ma parole ni mon enseignement à moins de s’être laissé soi-même » (nieman enhoeret mîn wort noch mîne lêre, er enhabe denne sich selben gelâzen)993. Ici, le point de départ est le point d’arrivée des sermons précédents. La Gelassenheit, comme condition de possibilité de l’écoute, est une chose entendue. Le décollage est vertical : « Ce qui entend est identique à ce qui est entendu dans la Parole éternelle »994. Normalement, la communication entre interlocuteurs passe par une relation à trois termes : émetteur-message-récepteur. Or, lorsque les interlocuteurs se laissent eux-mêmes, une transformation de ce rapport est opérée par Dieu. En tant qu’opérateur simultané de la parole et de l’homme, Dieu réunit le message (objet) et le récepteur (sujet) dans une identité. Comme l’explique Burkhard Hasebrink : « Sujet (daz dâ hoeret) et objet (daz dâ gehoertet wirt) coïncident, de telle sorte que cette variante de déclaration d’unité se réalise aussi sur le plan syntaxique de la coïncidence du sujet et de l’objet »995. Puisque, en Dieu, « dire c’est faire et que faire ou produire, c’est dire et rien d’autre » (dicere est facere, et

991 Il s’agit des sermons 11 à 15, 22 et 51. Cf. K. H. WITTE, « Von Straßburg nach Köln : Die Entwicklung der Gottesgeburtslehre Eckharts in der Kölner Predigten », p. 82-86. 992 Dans son édition des Traités et sermons, Alain de Libera les souligne en italique (traduction, p. 295-300, notes, p. 462-465). 993 M. ECKHART, Predigt 12/90, DW I, p. 193, trad. AH-EM, p. 546. 994 Ibid. 995 B. HASEBRINK, op. cit., p. 69.

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ipsum facere, ipsum producter est dicere, non aliud)996, l’homme fait l’expérience en lui-même (Selbsterfahrung) d’un dire qui est à la fois « déclaration » et « témoignage » (Aussage). Une auto-révélation (Selbst-Offenbarung) a lieu au cœur même de l’être : « Tout ce qu’enseigne le Père éternel, c’est son être et sa nature et toute sa Déité : il nous le révèle (offenbâret) entièrement dans son Fils unique et nous enseigne à être ce même Fils »997. Pour Eckhart, il y a théologie lorsque le langage affirme ce qu’il réalise dans l’instant. L’autorévélation de Dieu n’est pas constative mais performative. Cette performativité a lieu lorsque les interlocuteurs en présence renoncent ensemble à être les principes opérateurs de leur être et de leur langage en s’en remettant au Verbe intérieur et opérateur (augustino-aristotélicien). À ce moment, un « nous » apparaît dans l’« unité » à laquelle tend l’ensemble du sermon : « Dieu opère toutes ses œuvres afin que nous soyons le Fils unique » (Got würket alliu siniu werk dar umbe, daz wir der eingeborne sun sîn). Eckhart n’affirme pas que l’unité est réalisée, mais qu’elle est en train de s’opérer. Il y a toujours d’un côté l’affirmation de ce que Dieu opère et de l’autre la capacité à accueillir cette opération. Dans un savant va-et-vient, tantôt le prédicateur insiste sur les conditions de réceptivité (Gelassenheit), tantôt sur l’opérativité divine (Wirklichkeit). Pour peu qu’il se situe sur ce versant de sa prédication, il peut aller jusqu’à décrire l’opération de Dieu trouvant une communion d’hommes s’étant abandonnés : Quand Dieu voit que nous sommes le Fils unique, il se presse si impétueusement vers nous, il se hâte et fait exactement comme si son être divin allait se briser et s’anéantir en lui-même, afin de nous révéler tout l’abîme de sa Déité et la plénitude de son être et de sa nature ; Dieu a hâte d’être notre bien propre comme il est son bien propre. Ici, Dieu a joie et délices dans la plénitude. L’homme est alors dans la connaissance de Dieu et dans l’amour de Dieu et ne devient rien d’autre que ce que Dieu est lui-même998.

Encore une fois, la parole eckhartienne n’est nullement constative. La phrase commence par un « Swenne got sihet », indiquant une modalité conditionnelle. Eckhart met en récit la « hâte » de Dieu à vouloir se révéler totalement à l’homme. Cette hâte est adossée au mystère de la Croix, qui est en même temps le lieu de la Gloire éperdue de Dieu. Pour qu’il puisse devenir le bien propre de l’homme, Dieu ne peut se garder en propre. Il faut qu’il se brise et s’anéantisse lui-même. Pourquoi 996 997 998

M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, LW I/1, § 47, p. 514. M. ECKHART, Predigt 12/90, DW I, p. 193, trad. AH-EM, p. 546. M. ECKHART, Predigt 12/90, DW I, p. 194, trad. AH-EM, p. 547.

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Eckhart dit-il alors « comme si » (als ob) ? Serait-ce que Dieu fait semblant de se donner sans le faire vraiment ? En se donnant, l’être de Dieu ne se brise pas et ne s’anéantit pas parce que, précisément, son être est « amour ». Cela signifie que Dieu ne vit pas en se possédant mais en se donnant. Comme en Dieu il n’y a rien sur le mode de l’avoir, mais seulement de l’être se donnant, le fait même que le Verbe fait chair s’anéantisse sur la Croix n’est autre que la Plénitude de la révélation du cœur de Dieu. Sans cette percée de l’éternité dans la temporalité, il n’est pas possible d’entendre le vocabulaire mystique de l’anéantissement. Comme chez Marguerite Porete, l’anéantir soi-même (nihte werden an im selben) et l’amour (minne) sont indissociables. Eckhart rejoint ici la béguine de Valenciennes pour qui l’âme « ne se soucie ni d’elle-même ni de son prochain ni même de Dieu »999. Le mystique rhénan reprend un par un ces trois points en montrant que la perfection consiste non seulement à renoncer à l’amour de soi-même, mais aussi à l’amour du prochain, et même à l’amour de Dieu. Le but ultime de « laisser Dieu pour Dieu » (got durch got lâzen)1000 consiste à se retrouver dans l’unité pure où Dieu est tel qu’il est en lui-même, dans l’ « abîme de sa Déité » (abgrunt sîner gotheit). Tant que j’ai encore « dieu » (got) devant moi comme un but à atteindre, je ne suis pas encore au cœur de la « déité » (gotheit). Il s’agit, comme Eckhart le dira dans d’autres sermons, de vivre « sans pourquoi »1001. En reprenant cette expression commune à Hadewijch d’Anvers, Béatrice de Nazareth et Marguerite Porete1002, Eckhart manifeste un tel état de disponibilité que l’intention n’est plus dynamisée par rien d’autre que la volonté divine elle-même sans que cette dernière ne soit représentée : « Si l’homme était tout entier ainsi, il serait totalement incréé et incréable ; si tout ce qui est corporel et déficient était ainsi compris dans l’Unité, ce ne serait rien d’autre que ce qu’est l’Unité elle-même »1003. Eckhart fait à nouveau usage de la forme conditionnelle (waere… also…). Lorsque l’on constate avec quelle constance ces formules tissent le langage eckhartien, il devient pratiquement indécent de juger ses propos en omettant systématiquement la pragmatique de son langage, comme MARGUERITE PORETE, Le miroir des simples âmes, LXXXI, p. 68-69. M. ECKHART, Predigt 12/90, DW I, p. 196. 1001 M. ECKHART, Predigt 5b/50, AH-EM, p. 336 ; Predigt 6/103, AH-EM, p. 630 ; Predigt 29/46, AH-EM, p. 314 ; Predigt 41/91, AH-EM, p. 554. 1002 « Sans nul pourquoi » (MARGUERITE PORETE, Le miroir des simples âmes anéanties, p. 69). 1003 M. ECKHART, Predigt 12/90, DW I, p. 198, trad. AH-EM, p. 548. Je souligne. 999

1000

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l’ont fait les inquisiteurs de Cologne. Non seulement Eckhart fait la différence entre le « quelque chose de l’âme » (aliquid animae) et le « quelque chose dans l’âme » (aliquid anima/etwaz in der sêle)1004, mais en plus il présente l’incréé comme un possible et non comme un effectif. Eckhart le précise dans le Predigt 13/65a qui fait partie du même cycle : Il est dans l’âme une puissance dont j’ai parlé souvent. Si l’âme était toute entière ainsi, elle serait incréée et incréable. Or il n’en est pas ainsi. Avec l’autre partie d’elle-même, elle a un regard et un attachement au temps, et par là elle touche le créé et elle est créée. Cette puissance est l’intellect pour lequel rien n’est lointain ni extérieur1005.

L’âme se situe entre le temps et l’éternité. Par sa puissance supérieure, elle est capable de s’unifier à s’opérativité. Cette puissance est l’intellect (vernünfticheit), capable de saisir Dieu dans la nudité de son être essentiel. Cependant, qu’on ne s’imagine pas que l’intellect appréhende cette unité sur le mode de l’entendement dans lequel le sujet et l’objet sont à distance l’un de l’autre. Il s’agit ni plus ni moins d’une expérience de l’intime. D’où la prière optative à la fin du Predigt 13/65a : « Que Dieu nous aide à en faire l’expérience » (Daz uns daz widervar, des helfe uns got). Widerfahren (wider-fahren, wid-erfahren) consiste à « accéder à » l’unité en perçant la dualité. Or, cette percée n’est pas accessible à l’homme à partir de sa nature. Elle nécessite la grâce, c’est-à-dire le don de l’Esprit Saint. Chez Eckhart, l’Esprit n’agit pas par cause efficiente, mais est présent de manière essentielle à l’intime de l’âme. Selon l’exégèse eckhartienne du verset du Prologue johannique dans le Predigt 14/12 du cycle colonais, la réception de l’Esprit donne aux hommes le pouvoir de devenir enfant de Dieu (Jn 1,12). Autrement dit, la naissance de Dieu dans l’âme s’actualise par l’Esprit Saint. Sa présence opère l’échange mutuel du Père et du Fils entre le « je » humain et le « je » divin : Saint Jean dit : A ceux qui l’ont reçu, Il a donné pouvoir de devenir fils de Dieu. Ceux qui sont fils de Dieu ne sont pas nés de la chair ni du sang. Ils sont nés de Dieu (Jn 1,12), non pas hors de lui, mais en lui. Notre-Dame dit : «  Comment cela se peut-il que je devienne mère de Dieu  ?  » L’ange répondit  : «  L’Esprit Saint viendra sur toi d’en haut.  » (Lc 1,34) David dit : «  Aujourd’hui je t’ai engendré.  » (Ps 2,7) Que signifie aujourd’hui ? L’éternité. Je me suis éternellement enfanté en tant que toi, et toi en tant que moi1006. 1004 1005 1006

Cf. B. MOJSISCH, Meister Eckhart. Analogie, Univozitât und Einheit, p. 132. M. ECKHART, Predigt 13/65a, DW I, p. 220, trad. AH-EM, p. 410. Je souligne. M. ECKHART, Predigt 14/12, DW I, p. 238-239, trad. AH-EM, p. 115.

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Cette dernière proposition (ich hayn mych dich inde dich mych eweclichen geboren) fait partie de la seconde liste de propositions dénoncées par les colonais devant l’inquisition (article 33). Face à cette accusation, Eckhart soutiendra que, si Dieu donne aux hommes de pouvoir devenir Fils de Dieu, non par nature mais par adoption, c’est-à-dire par le don de l’Esprit, alors ils reçoivent en propre la vie de Dieu, et donc l’échange mutuel des Personnes dans l’unité essentielle. La participation à l’engendrement divin est donc conditionnée par le don de l’Esprit Saint, non pas comme un accident, mais comme une transformation essentielle de la nature humaine. En tant qu’il est l’unité même du Père et du Fils dans leur don mutuel, l’Esprit réalise cette même unité au point que tout ce qui est à Dieu est transfusé à l’homme, y compris de se connaître et de s’aimer lui-même. Cette unité se réalise par un don total de l’homme en réponse au don de Dieu, sachant que, finalement, l’homme ne peut que demander que ce don se réalise en lui par l’Esprit Saint, qui est le don lui-même. Ainsi pouvons-nous mieux appréhender la célèbre formule hautement spéculative qui sera retenue par Hegel1007 : « L’œil dans lequel je vois Dieu est l’œil même dans lequel Dieu me voit : mon œil et l’œil de Dieu ne sont qu’un œil » (Daz auge, dâ inne ich got sihe, daz ist daz selbe auge, dâ inne mich got sihet)1008. Le Predigt 12/90 fait apparaître un parallélisme entre l’audition et la vision : « c’est identique à ce qui est entendu » (daz ist daz selbe, daz dâ gehoeret wirt), « c’est identique à ce qui est vu » (daz ist daz selbe, daz dâ gesehen wirt)1009. De la sorte, tout ce qui a été dit sur la performativité de la parole et de l’écoute doit être transposé à la vision. La condition de l’unité entre le voyant et le vu est en effet la nudité de l’œil du voyant. L’abscolor aristotélicien (De anima, II, 7) joue le même rôle que la gelâzenheit puisqu’il promeut une pure potentialité en vue d’une unité opérative. Le renoncement à agir à partir de soi-même culmine dans une mors mystica1010  : L’homme qui est ainsi (alsô) établi dans l’amour de Dieu doit (sol) être mort à lui-même et à toutes choses créées, en sorte qu’il ne prête pas plus attention à lui-même qu’à celui qui est à plus de mille lieues. Cet homme

1007 G. W. F. HEGEL, Vorlesung über die Philosophie der Religion, éd. H. Glockner, Sämtliche Werke, t. XV, Stuttgart - Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1927, p. 228, trad. J.-L. Marion, Leçons sur la philosophie de la religion, Paris, PUF, 1996, p. 232. 1008 M. ECKHART, Predigt 12/90, DW I, p. 201, trad. AH-EM, p. 549-550. 1009 M. ECKHART, Predigt 12/90, cité par B. HASEBRINK, op. cit., p. 89. 1010 A. M. HAAS, « Mors mystica. Thanatologie der Mystik, insbesondere der Deutschen Mystik », Freiburger Zeitschrift für Philosophie Und Theologie, 1976, p. 304-392.

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demeure dans l’égalité, il demeure dans l’unité et demeure totalement égal ; il n’y a en lui aucune inégalité1011.

Cette mort à soi-même est chez Eckhart l’ultime mode pour demeurer dans l’Unité divine. Même le lexique de l’« égalité » (glîcheit), comme le montre un rapprochement entre les sermons 12/90 et 13/65a, devrait être proscrit en tant qu’il laisse encore supposer une « ressemblance ». Sur base de la philosophie première d’Avicenne1012, Eckhart corrige ses propres paroles en affirmant que l’intellect est une puissance, littéralement une « force » (kraft) qui est « une dans l’unité, non pas semblable dans la ressemblance » (ein in der einicheit, niht glîch mit der glîcheit)1013. La noétique et l’ontologie sont unifiées dans la force. Il s’agit de la force vitale de la vie divine sans laquelle rien ne peut surgir. Selon la révélation du Prologue johannique, cette vie est la lumière des hommes. C’est par la même « veine », pour reprendre la métaphore eckhartienne, que la force vitale et la force intellective se déversent en l’homme. La vernünfticheit ne se situe pas face à l’être, ce qui l’obligerait à le désirer comme un objet dont elle aurait à se rendre semblable. Dès l’origine, in principio, elle ne fait qu’un avec lui. Cet enseignement, conforme aux Quaestiones Parisienses : l’intellect et l’être sont identiques, met en relief la nudité où se révèle l’unité essentielle (istîgen wesene). Inaccessible à toute intellectualité qui reste dans la dualité sujet-objet, cette isticheit ne peut que se donner telle qu’elle est. D’où cet adage emprunté à Maïmonide : « si tu veux avoir le fruit, tu dois briser la coque » : J’ai souvent dit déjà : la coque doit être brisée pour que sorte ce qu’elle contient. Car si tu veux (wann, wiltu) avoir le fruit, ainsi tu dois (sô mustu) briser la coque. Et donc, si tu veux (alsô mustu) trouver la nature dans sa nudité, ainsi toutes les comparaisons doivent (sô mussent) être brisées et plus on y pénètre, plus on est proche de l’être. Et quand elle (l’âme) trouve l’Un où tout est un, elle demeure dans cet unique Un1014.

Le Predigt 51/23, qui ferait également partie de ce cycle colonais, est une leçon d’herméneutique scripturaire, qui est aussi un véritable cours de théologie sur l’analogie. À propos de l’Écriture, Eckhart affirme : « on ne peut pas l’interpréter simplement telle qu’elle est »1015. Il faut la déchiffrer car « tout ce que nous pouvons en entendre et tout ce que l’on M. ECKHART, Predigt 12/90, DW I, p. 201-202, trad. AH-EM, p. 550. AVICENNE, Liber de Philosophia prima sive scientia divina, IX, 1, éd. S. Van Riet, p. 434-435, cité par M. ECKHART, Predigt 13/65a, trad. AH-EM, p. 408. 1013 M. ECKHART, Predigt 13/65a, DW I, p. 222, trad. AH-EM, p. 410. 1014 M. ECKHART, Predigt 51/23, DW II, p. 473, trad. AH-EM légèr. modif., p. 206. 1015 Ibid., DW II, p. 466, trad. AH-EM, p. 203. 1011 1012

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peut nous dire recèle un autre sens caché »1016. Le « sens caché » (verborgenen sînn) est dans une profondeur telle que les mots ne peuvent l’atteindre. Tout ce qui reste au niveau de la compréhension (versteend) reste dans le dissemblable (ungleich). La connaissance dont l’Écriture fait part, à travers le signe de la lettre, vient directement de la vie intime de Dieu. Si l’on part de la « nature », il est alors nécessaire de « donner une idée de Dieu par des comparaisons, avec ceci et cela » (das man gott mitt gleichnuß muß beweisenn, mit disem und mit dem). C’est en effet sur base de comparaison entre des termes différents que se construit la pensée analogique. Or, de Dieu en son fond le plus intérieur, il faut affirmer : « il n’est ni ceci ni cela » (is er weder diß noch das)1017. Toutes les choses de la nature sont Un en lui. Aussi, pour connaître Dieu, le mode par comparaison ne fonctionne que par rupture. Cette rupture consiste à quitter l’image comparative qui s’appuie sur la distinction de ceci et de cela pour se situer là où les distinctions s’évanouissent : « Dieu contient mystérieusement toutes choses en lui-même, non pas ceci ou cela dans leur distinction, mais ‘un’ dans l’Unité » (Gott hat alle ding verborgenlich in im selber, aber nit diß noch das nach underscheide, sunder ein nach der einikeit)1018. Ce « Un » ne s’atteint pas en utilisant les sens : voir, entendre, sentir, toucher, goûter, selon leur usage habituel. L’Un est l’origine unitaire du voir et du vu, de l’entendre et de l’entendu, du sentir et du senti,… Il est le cœur de la vie en chaque étant. L’Écriture ne fait que révéler cela. Elle dévoile ce qu’est la nature dans son origine essentielle. Pour cela, elle montre le chemin à prendre pour revenir à l’unité du dire et de ce qui est dit. D’où l’usage de l’injonction maïmonidienne (« tu dois briser la coque »)1019 et sa reprise sous forme conditionnelle : « si tu veux trouver la nature dans sa nudité, toutes les comparaisons doivent être brisés (mussent die gleychnuß alle zerbrechenn) et plus on y pénètre, plus on est proche de l’être ». La brisure (zerbrechenn) permet la percée (durchbrechen). Le second terme de la comparaison terme à terme disparait en faisant converger l’ensemble des mots vers un point de fuite unitaire, nécessitant ainsi la percée hors du langage, ou plus précisément, à la source unitaire du signe et de la chose. En pleine prédication, Eckhart se permet donc une leçon sur la nécessité du langage métaphorique en théologie, comme étant simultanément le moyen d’exprimer Dieu et de le rejoindre. Le Thuringien prend le parti 1016 1017 1018 1019

Ibid., DW II, p. 467, trad. AH-EM, p. 204. Ibid., DW II, p. 470, trad. AH-EM, p. 205. Ibid. DW II, p. 471-472, trad. AH-EM, p. 205. Cf. M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 1, LW I/1, p. 448.

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de dévoiler les enjeux fondamentaux de la théologie. Si l’on en reste à un rapport entre Dieu et l’homme basé sur la similitude et la causalité efficiente, alors l’homme n’est pas en contact immédiat avec Dieu. Il doit passer par des médiations qui lui permettent de déchiffrer le sens des analogies. Le magistère des clercs en est valorisé puisque c’est lui qui assure la médiation. Si, par contre, toutes les images doivent être brisées pour rejoindre Dieu dans une expérience immédiate, chacun dispose alors en lui-même d’une voie d’accès à la connaissance. Dieu se manifeste lui-même directement à l’âme parce que, l’ayant créée, il peut lui insuffler son Esprit de manière essentielle. Les dénonciateurs du Thuringien, soucieux de conserver leurs prérogatives, s’en souviendront. Leur stratégie pour réduire Eckhart au silence sera facilitée par le fait que, pour manifester cette immédiateté, Eckhart va jusqu’à parler d’un toucher entre l’incréé et le créé, qui frôle l’hérésie. Selon le Predigt 22/5, seule la « petite étincelle » (vünkelîn), si apparentée à Dieu que « c’est un unique un sans différence » (ez ist ein einic ein ungescheiden), permet d’entendre ce que dit l’Écriture1020. L’étincelle l’entend in principio car elle se tient à même l’engendrement « de la ténèbre cachée de l’éternelle impénétrabilité » (ûz dem verborgenen vinsternisse der êwigen verborgenheit)1021. À savoir que l’étincelle ne cherche pas Dieu comme un « terme » que son intelligence doit se représenter mais le reçoit tel qu’il est dans l’« origine » où il se dit. Cela signifie-t-il que l’homme a été éternellement Fils de Dieu ? À cette question disputée par les grands clercs de Cologne, Maître Eckhart répond : Si vous me demandez, étant donné que je suis un Fils unique que le Père céleste a engendré éternellement, si j’ai été éternellement Fils en Dieu, je réponds oui et non : oui, un Fils selon que le Père m’a éternellement engendré, non pas Fils du fait que je n’étais pas engendré1022.

Le « oui et non » (jâ und nein) dépasse la logique de non-contradiction du plan sémantique. Il s’agit à nouveau d’un trope. Les auditeurs sont appelés à dépasser la logique de la dualité sujet-objet vers l’unité opérative. Eckhart affirme simultanément que « oui » Dieu opère toutes choses dans son unité essentielle et que « non » l’homme ne se trouve pas dès le départ dans cette unité par la création. Au niveau du supérieur tout est un, au niveau de l’inférieur, l’unité est à recevoir. Eckhart ne nie nullement la création. Il affirme que, proféré dans le Verbe, chaque 1020 1021 1022

M. ECKHART, Predigt 22/5, DW I, p. 380.381, trad. AH-EM, p. 72. Ibid., DW I, p. 382, trad. AH-EM, p. 72. Ibid., DW I, p. 381-382, trad. AH-EM, p. 72.

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« je » humain se situe à la fois dans l’extériorité créée et dans intériorité incréée. L’analogie du Verbe mental est transposée. Elle ne fonctionne pas ici sur le mode de la comparaison, mais de l’opérativité. Tout ce qui est créé est un « dit » qui se trouve en même temps de toute éternité dans le « dire » du Père. Eckhart le fait percevoir à l’aide de l’acte de prédication : Lorsque le Père enfanta toutes les créatures, il m’enfanta, je sortis de lui avec toutes les créatures et je demeurai pourtant intérieurement dans le Père. Selon le même mode, la parole que je prononce maintenant jaillit en moi, ensuite je m’arrête à l’image-forme (bild), en troisième lieu je l’exprime et vous la recevez tous, cependant elle demeure véritablement en moi. De même je suis demeuré dans le Père1023.

Le passage du latin à la langue vernaculaire permet à Eckhart une sorte de ‘crase’ entre le verbe de la naissance et celui de l’engendrement. Parce qu’il est utilisé pour la naissance du Verbe dans la chair (Is 9,5) : « un enfant nous est né, un Fils nous a été donné » (Ein kint ist uns geborn, ein sun ist uns geben)1024, l’emploi du verbe gebernen ouvre une possibilité inédite. La naissance temporelle ouvre la voie à la naissance éternelle, en union avec le Verbe. Sur un plan strictement sémantique, la formulation induit une confusion possible entre le créé et l’incréé. Cependant, sur le plan pragmatique, qui est celui de l’unité opérative du dire et du dit, la proposition thématique est alors parfaitement audible. L’appel à la prédication ne joue pas seulement un rôle exemplatif. L’acte prédicatif se déploie « selon le même mode » (Ze glîcher wîs) que l’acte d’engendrement. Autrement dit, l’opérativité du langage s’ancre dans l’opérativité trinitaire. D’abord ad intra, elle se manifeste ensuite ad extra. À savoir, la parole jaillit dans l’intériorité. Là, il s’agit d’une parole sans signe. Elle est silencieuse et imprononcée, car imprononçable comme telle. Cette parole, affirme Eckhart, « jaillit en moi » (entspringet in mir) et non pas ‘de moi’. Cette parole non produite mais reçue informe l’intellect : « je m’arrête à l’image-forme » (ruowe ich ûf dem bilde). Or, comme Eckhart l’a montré dans le Commentaire de l’Évangile selon saint Jean, cette « image » est une avec « ce dont elle est l’image »1025. Dès que le prédicateur va devoir exprimer cette unité à des auditeurs, il va la rompre en produisant une parole à l’extérieur, cependant, elle restera une dans son intériorité : « je l’exprime et vous la recevez tous, 1023

Ibid., DW I, p. 376-377, trad. AH-EM lég. modif, p. 70. Ibid., DW I, p. 376-377, 1025 Cf. M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 24, LW III, p. 19-20, OLME 6, p. 60-63. 1024

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cependant elle demeure véritablement en moi » (spriche ich ez ûz, und ir enpfâhet ez alle  ; nochdenne blîbet ez eigenlîche in mir). La prédication se calque sur le mode opératif du Verbe. Elle fait revivre sa manifestation dans l’actualité. Par la dualité entre l’acte de dire et le dit, de l’expression extérieure, la parole se distribue entre le « moi » et le « vous », sans cesser d’être « une » dans le « moi » qui parle. En disant à ses auditeurs : « De même je suis demeuré dans le Père » (Alsô bin ich in dem vater blîben), Eckhart les invite à revenir à leur intériorité dans laquelle ils entendront l’unité du dire et du dit. Pour cela, « la coque doit être brisée ». Le rapport du signe à une image correspondante doit laisser place à la réception d’une image une avec ce dont elle est l’image. L’intellect doit cesser d’être productif. La présence de cette argumentation scolastique dans la praedicatio est particulièrement éclairante. Si pendant une dizaine d’années, Eckhart était plongé dans la cura monialium loin des disputes universitaires, son retour à Cologne change la donne. Le voici à la fois en contact avec les moniales et avec les clercs. Et ici, plus que jamais auparavant, l’unité entre le langage et l’expérience apparaît au grand jour. Il y a porosité entre le langage universitaire et le langage allemand. Aux clercs, le maître dominicain manifeste sans ambages la présence unitaire de l’opérativité divine au sein de tout le créé, aux moniales il fait part des plus hautes disputes scolaires. C’est précisément ce qui va précipiter la condamnation de son enseignement. Si, à Paris, la technicité du langage scolastique avait occulté l’originalité de la théologie du Thuringien, ce dont d’ailleurs Eckhart se plaignait1026, il n’en va plus ainsi ici. Les Colonais peuvent l’entendre sur les deux registres : latin et allemand, ce qui n’était pas possible à Paris, où Eckhart devait prêcher en latin. Dès lors, le projet eckhartien devient évident : le maître dominicain déplace le centre de gravité de la théologie du langage vers l’expérience intime. Cela est loin de plaire à certains grands clercs, dont des frères dominicains proches de l’entourage d’Eckhart. La disputatio ne consiste plus à opposer des propositions à d’autres, en défendant les meilleures. Il y va d’un éclatement des frontières dans laquelle se tient la disputatio. C’est toute la manière d’envisager la profession universitaire qui est mise 1026 « Quand je prêchai à Paris, je dis, et avec raison, que tous ceux de Paris, avec tous leurs arts, ne peuvent comprendre ce qu’est Dieu dans la créature la plus infime, non, pas même dans une mouche (Zô ich ze Parîs bredie, sô spriche ich und ich getar ez wol sprechen  : alle die von Parîs mügent niht begrifen mit allen iren künsten, waz got sî in der minnesten crêatiure, nochdenne in einer müggen). » (M. ECKHART, Sermo LI, éd. Pfeiffer, p. 169, 30-33).

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en cause. Puisque désormais les illettrés peuvent faire l’expérience du lieu de légitimité du langage théologique, ils peuvent accéder eux aussi à la Vérité. L’autorité du Magistère en est modifiée. Là où il suffisait de détenir une théologie propositionnelle, constative, à laquelle seuls les clercs sont initiés, il faudrait maintenant, si l’on admettait la théologie eckhartienne, devenir un avec la vérité enseignée. La science des théologiens devrait devenir la science des saints. L’exigence est radicale. Lorsque la parole du prophète devient dérangeante, il faut le faire taire. Ainsi en ont décidés les dominicains Hermann de Summo et Guillaume de Nidecke, lesquels, par ailleurs, seront ultérieurement démasqués comme criminels1027. Le moyen ? L’usage de la machine inquisitoriale. La stratégie est simple : il faut faire passer Eckhart pour un hérétique afin de le réduire au silence. La tâche des dénonciateurs sera facilitée par le langage paradoxal et hautement spéculatif du Thuringien.

1027

Cf. Acta Echardiana, LW V, p. 552-556; K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 272-273.

Consolation dans l’opération intérieure (Daz buoch der götlîchen troestunge)

Réduire Eckhart au silence en passant sous silence l’opération silencieuse dans lequel le dire et le dit sont un : telle est la stratégie des dénonciateurs de Cologne. À force de l’entendre à la fois à l’Ecole et dans la prédication, la théologie eckhartienne est devenue trop évidente. C’est pour cette raison qu’elle a été refusée. Dévoilée, la vérité est apparue dangereuse aux yeux de ceux qui voulaient rester dans l’ombre. Comme le dit Augustin : « Ils aiment la vérité quand elle brille, ils la haïssent quand elle accuse (amant eam lucentem, oderunt eam redarguentem) ; car, ne voulant pas être trompés et voulant tromper, ils l’aiment quand elle se signale, elle, et la haïssent quand elle les signale, eux. Voici comment elle les rétribuera : ils ne veulent pas qu’elle les dévoile, elle les dévoilera sans qu’ils le veuillent, et elle-même pour eux restera voilée »1028. Le procès de Maître Eckhart est la confirmation que philosophie et théologie se rejoignent chez lui sur un mode socratique. La vérité est une mise en lumière de ce qui est, non pas sur le mode de la représentation – qui permet une mise à distance confortable de ce dont on parle –, mais sur un mode de présence essentielle et vitale. La mise en accusation de Maître Eckhart est alors une sorte de réplique médiévale du procès de Socrate. Ici comme là, la vérité est dérangeante. L’unité entre la cohérence thématique et la cohérence pragmatique, devenue trop visible, ne peut être combattue en la reconnaissant, mais seulement en la passant sous silence. Or, précisément, comme elle se situe entre parole et silence, il suffit de couper le lien entre signe et opération en ne gardant que le signe. Aussi la dénonciation va-t-elle consister à déplacer toutes les énonciations eckhartiennes sur un registre uniquement sémantique, en faisant fi de la rhétorique du Thuringien. Il va donc rester un ensemble de propositions accablantes dès lors que la pragmatique est désactivée. Outre le cycle des sermons colonais, c’est aussi le Livre de la consolation divine, qui va fournir le matériau propositionnel le plus propice à l’exécution de ce plan.

1028 AUGUSTIN, Confessions X, 23, 34, BA 14, p. 202-205, cité dans : M. ECKHART, Expositio s. Evangelii s. Iohannem, § 653, LW III, p. 567.

CONSOLATION DANS L’OPÉRATION INTÉRIEURE

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La période strasbourgeoise donne lieu à une prédication dans laquelle Eckhart accentue jusqu’à l’extrême la proximité entre « le Fils unique et le fils adoptif »1029. La figure de « l’homme noble » (edel mensch) est emblématique de l’humanité désindividualisée telle que le Christ l’a assumée, et qui constitue la nature propre de chaque homme1030. Nous avons vu que cette « noblesse » ne se découvrait à l’homme que dans la mesure où il se détachait et se laissait totalement pour Dieu. L’homme noble est à la fois l’homme pauvre, humble et détaché. Omniprésent dans la prédication, le lexique de la noblesse est le thème spécifique du sermon qui en porte le nom : von dem edeln menschen. Daz buoch der götlîchen troestunge y fait référence comme la deuxième partie d’un diptyque : « Comment le plus intérieur et le plus élevé de l’âme puise et reçoit le Fils de Dieu et son devenir de fils de Dieu dans le sein et le cœur du Père céleste, qu’on le cherche d’après la conclusion de ce livre, là où j’ai écrit sur l’homme noble »1031. En se basant sur le Procès de Cologne, on a coutume de rassembler les deux textes sous un seul corpus appelé Benedictus Deus. Il semble aujourd’hui plus vraisemblable de dater cet ensemble de la période strasbourgeoise que de la période qui précède le second magistère parisien1032. Cette datation est d’autant plus plausible que nombre des propositions condamnées au Procès de Cologne s’y retrouvent. L’option d’associer parfois l’Apologie (Rechtfertigungschrift)1033 à ce Benedictus Deus va en ce sens. La présence de cette Apologie confirme aussi le caractère socratique de la pensée eckhartienne. Le Livre de la consolation divine appartiendrait davantage au genre littéraire de consolation, comme celui de Boèce, qu’à une lettre de circonstance pour consoler la reine Agnès de Hongrie de l’assassinat de son père, le roi Albert II de Habsbourg en 1308. Bien que cette hypothèse ne puisse être totalement écartée, l’intention explicite de Maître Eckhart confirme plutôt qu’il s’agit d’une œuvre à caractère général : « j’ai le désir de consigner dans ce livre quelques enseignements qui peuvent consoler l’homme dans

A. DE LIBERA, Introduction aux Traités et sermons, p. 59. Cf. M.-A. VANNIER, « L’homme noble, figure de l’œuvre d’Eckhart à Strasbourg », 1996, p. 73-89. 1031 M. ECKHART, Daz buoch der götlîchen troestunge, trad. AH-EM, p. 799. 1032 Cf. W. WACKERNAGEL, Ymagine denudari, p. 25-28 ; A. DE LIBERA, Introduction aux Traités et sermons, p. 43s. 1033 Pour une présentation, cf. K. FLASCH, Introduction à la philosophie médiévale, 1992, XII, p. 190-207 ; L. STURLESE, « Les Eckhartiens de Cologne. Le Studium Generale des Dominicains allemands et la condamnation des thèses de Maître Eckhart », dans : Voici Maître Eckhart, p. 355-371. 1029 1030

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ses tribulations, afflictions et souffrances » (Herumbe hân ich willen ze schrîbenne an disem buoche etliche lêre, in der sich der mensche troesten mac in allem sînem ungemache, betrüepnisse und leide)1034. Cet objectif de consolation dans la tribulation rapproche Eckhart à la fois de Sénèque et de Boèce là où la philosophie est explicitement ouverte à une thérapie de l’âme par les exercices spirituels1035. Or, la force originale de l’ouvrage est l’adossement de la pratique à la spéculation philosophique élaborée en université. Ceci montre à quel point, comme l’affirme Jean Greish, « même dans l’espace nouveau de l’université, dominé par les exercices scolaires de la lectio et de la disputatio, le sentiment que la philosophie implique un mode de vie particulier reste vivant. La distinction eckhartienne entre Lesemeister (« maître-conférencier ») et Lebemeister (« maître de vie ») est là pour nous le rappeler »1036. Ce livre, affirme Eckhart, est structuré en trois parties. La première, plus théorique, comporte un ensemble de vérités dont nous verrons qu’elles sont une reprise des règles de l’opus tripartitum sur l’usage du concret/abstrait et de l’inférieur/supérieur. La seconde est une trentaine d’enseignements où se manifeste l’intérêt d’appliquer ces règles dans la vie courante. La troisième présente des exemples de personnes sages ayant réalisé des œuvres conformes à ces règles en étant dans la souffrance. Or, c’est plus précisément de la première partie que sont tirées les propositions incriminées à Cologne1037. Leur analyse manifeste une constante dans la pensée eckhartienne depuis l’Opus tripartitum jusqu’au Livre de la consolation. Le doublet des transcendantaux y joue un rôle décisif. Cependant, l’articulation des deux règles de l’œuvre tripartite, celle sur la différence entre le deuxième et le troisième adjacent, qui sera « réaffirmée terme pour terme » par Eckhart dans la Verteidigungsschrift de Cologne1038, et celle sur le rapport entre le supérieur et l’inférieur, s’est légèrement déplacée. Alors que le lecteur était tacitement invité à trouver l’unité des deux règles par leur mise en pratique, Eckhart fait maintenant surgir en pleine évidence l’unité pragmatique dans une unité

1034

p. 772.

M. ECKHART, Daz buoch der götlîchen troestunge, DW V, p. 8, trad. AH-EM,

1035 Cf. J. GREISCH, Vivre en philosophant, « IX. Les Consolations de la Philosophie (Boèce) », p. 297-335. 1036 Ibid., p. 309. 1037 Cf. Acta Echardiana, Processius Coloniensis I, § 46, LW V, p. 198-215. Cf. K. FLASCH, Maître Eckhart, p. 272. 1038 A. DE LIBERA, Le problème de l’être chez Maître Eckhart, p. 32-33.

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thématique. Or, cette unité devient problématique dès lors qu’elle est lue isolément de l’opérativité qu’elle révèle1039 : Il faut d’abord savoir que le sage et la sagesse, l’homme vrai et la vérité, le juste et la justice, l’homme bon et la bonté se rapportent l’un à l’autre et se comportent ainsi l’un à l’égard de l’autre : la bonté n’est ni créée, ni faite, ni engendrée ; cependant elle est génératrice et engendre l’homme bon [Prop. 1], et l’homme bon, dans la mesure où il est bon, n’est ni fait, ni créé, et cependant il est un enfant, un fils engendré par la bonté [Prop. 2]. Dans l’homme bon, la bonté s’engendre elle-même avec tout ce qu’elle est : être, savoir, amour et opération, elle répand tout en même temps dans l’homme bon, et l’homme bon reçoit tout son être, savoir, amour et opération, du cœur et de l’intérieur de la bonté, et d’elle seule [Prop. 3]1040.

Le fait que ce passage contienne les trois premières propositions considérées comme fausses est plus que suggestif. Les dénonciateurs entendent saper non pas quelques propositions éparses dans la pensée du Thuringien, mais ils visent le cœur de sa théologie. Reprenant les doublets transcendantaux concret/abstrait, et en les associant au paradigme du juste et du sage, Eckhart insiste ici sur leur corrélation (sich einander anesehent  ; einander haltent). Cette corrélativité n’implique qu’une seule effectivité ou opérativité qui rend inséparables le concret et l’abstrait. Des deux, seul le bon est de l’ordre de l’étant fait ou réalisé. La bonté, quant à elle, « n’est ni créée, ni faite, ni enfantée » (noch geschaffen noch gemachet noch geborn). « Elle est génératrice » (si ist gebernde). Elle n’est pas faite, mais elle est ce qui permet de faire. Cette puissance ne lui donne pas d’être elle-même indépendamment du bon qu’elle enfante. Comme transcendantal, elle est la condition de possibilité de se rendre effective dans n’importe quel homme. Voilà ce dont permet de se rendre compte la suite du texte correspondant à la quatrième proposition dénoncée : L’homme bon et la bonté ne sont rien qu’une seule bonté, absolument une, avec la différence que l’une engendre et que l’autre est engendré ; cependant, l’opération de la bonté qui engendre et le fait pour l’homme d’être engendré ne constituent absolument qu’un être et qu’une vie. Tout ce qui appartient à l’homme bon, il le reçoit de la bonté, dans la bonté. C’est là qu’il est, qu’il vit et qu’il demeure. C’est là qu’il se connaît lui-même, ainsi que tout ce qu’il connaît, là qu’il aime, et il opère avec la bonté et dans la bonté, et la bonté opère toutes ses œuvres avec lui et en lui selon qu’il est écrit. Le Fils dit : Le Père qui demeure en moi accomplit lui-même les 1039 Pour un commentaire des propositions dénoncées à partir du Livre de la consolation divine, cf. K. FLASCH, Introduction à la philosophie médiévale, p. 190-207. 1040 M. ECKHART, Daz buoch der götlîchen troestunge, DW V, p. 9-10, trad. AH-EM légèr. modif., p. 772-773.

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œuvres (Jn 14,10). Mon Père œuvre jusqu’à présent et j’œuvre aussi (Jn 5,17). Tout ce qui est au Père m’appartient, et tout ce qui m’appartient appartient à mon Père, à lui qui donne et à moi qui reçois (Jn 17,10) [Prop. 4/1]1041.

En tant qu’il est bon, cet homme ne fait qu’une seule vie avec la bonté : « l’opération de la bonté qui enfante (littéralement : l’enfantement de la bonté) et le fait pour l’homme d’être enfanté ne constituent absolument qu’un être et qu’une vie » (daz gebern der güete und gebornwerden in dem guoten ist al ein wesen, ein leben). Cette unité d’être entre l’enfantant et l’enfanté se fonde dans la vie intra-trinitaire où l’engendrant et l’engendré sont un. Comme le montrent les versets johanniques cités par Eckhart, l’unité essentielle du Père et du Fils (« moi », « je ») se manifeste par leur unité opérative : Le Père qui demeure en moi accomplit lui-même les œuvres (Jan 14,10). Mon Père œuvre jusqu’à présent et j’œuvre aussi (Jan 5,17). Leur coappartenance est fondée sur l’unité de la donation et de la réception (Jan 17,10). Le fait précisément que le « Fils » soit mentionné non pas à la troisième mais à la première personne (Ich, mir, min) est fondamental. Le « Je » suis le centre d’action où se découvre l’unité opérative entre la bonté et le bon. C’est seulement dans la mesure où j’agis en tant que bon que je me découvre enfanté par la bonté. L’effectivité opérative se révèle uniquement au cœur de l’action du « je ». Comme Kurt Ruh a raison de le rappeler, Eckhart s’est défendu sur ce point en affirmant : « Il est vrai qu’agir et recevoir sont de la même manière deux principes premiers, mais un seul mouvement ; car mouvoir et être mû apparaissent et disparaissent en même temps »1042. L’unité thématique ne peut être affirmée que dans la mesure où elle est expérimentée dans l’opération où celui qui meut et celui qui est mû ne font qu’un. La condition de cette unité – nous y avons suffisamment insisté en commentant élection et prédication – est la pure passivité de celui qui reçoit de manière à n’opposer aucune résistance à l’action divine. Il donne et je reçois. La thématique n’est donc pas le résultat d’une production intellective qui mettrait deux termes distincts, le bon et la bonté, en corrélation. En fait, il n’y a aucune possibilité pour que le bon ou la bonté apparaissent sur le mode d’une représentation. Le concret et l’abstrait sont corrélatifs dans l’acte. Ils apparaissent ensemble au moment où j’agis avec bonté et disparaissent ensemble au moment où 1041

Ibid., DW V, p. 10, trad. AH-EM légèr. modif., p. 773. M. ECKHART, Apologie (Rechtfertigungschrift), dans : G. THÉRY, « Edition critique des pièces relatives au procès d’Eckhart contenues dans le manuscrit 33 b de la bibliothèque de Soest », 1926, p. 129-268, ici, p. 187. 1042

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je cesse d’agir avec bonté. Le « je » suis affecté immédiatement par son acte dans une connaissance immédiate. Tout ce qui est valable pour la bonté et le bon, affirme Eckhart, l’est aussi pour les autres transcendantaux par convertibilité. De même que la bonté est uniquement perçue par l’acte bon, ainsi en va-t-il aussi pour l’être, l’unité et la vérité. L’acte d’être, d’être un et d’être vrai est le seul mode de connaissance. Il faut en outre savoir ceci : lorsque nous disons « bon », le nom, le mot ne signifie et ne renferme pas autre chose, rien de moins et rien de plus, que la simple et pure bonté ; cependant, le bien se donne. Lorsque nous disons « (le) bon », nous entendons par là que la bonté lui est donnée, est innée en lui, infusée par la bonté incréée. C’est pourquoi l’Évangile dit : De même que le Père a la vie en lui, il a donné au Fils d’avoir aussi la vie en luimême (Jn 5,26). Il dit « en lui-même », et non « par lui-même », car c’est le Père qui la lui a donnée [Prop. 4/2]1043.

Le signe (der name oder daz wort) concret ne signifie pas autre chose que l’abstrait. Appeler quelqu’un « bon » (guot), c’est faire entendre que « la bonté lui est donnée » (güete ist im gegeben). Le signe désigne donc l’acte silencieux du don à travers son résultat qui se manifeste lui aussi dans un acte tout aussi silencieux, car seul le bon connaît la bonté. Il s’agit d’une auto-attestation interne qui s’établit sur un écart : à l’instar du Fils qui reçoit la vie du Père, l’opération qui se fait « en lui-même » (in im selben) est perçue comme n’étant pas faite « par lui-même » (von im selben). L’homme bon, vrai, juste ou sage, connaît en lui-même que tous ses actes de bonté, de vérité, de justice ou de sagesse, lui sont donnés. La donation et l’opération se conjuguent dans une unité d’acte. Toute opération est vécue comme donation par un autre. D’où la nécessité d’affirmer que ce type d’opération n’est pas né de soi-même mais directement de Dieu, et que cela « n’a pas de père terrestre » (enhât vater ûf ertrîche) : Or, tout ce que j’ai dit de l’homme bon et de la bonté est également vrai pour l’homme vrai et pour la vérité, pour le juste et pour la justice, pour le sage et pour la sagesse, pour le Fils de Dieu et pour Dieu le Père, pour tout ce qui est né de Dieu et qui n’a pas de père terrestre, en qui non plus rien ne s’engendre de créé, ni de tout ce qui n’est pas Dieu, en qui il n’y a pas d’autre image que le Dieu pur et simple. Car saint Jean dit dans son Évangile qu’il a donné le pouvoir de devenir fils de Dieu à ceux qui ne sont pas nés du sang ni de la volonté charnelle, ni de la volonté d’homme, mais qui sont nés uniquement de Dieu (Jn 1,12-13) [Prop. 4/3]1044. 1043

M. ECKHART, Daz buoch der götlîchen troestunge, DW V, p. 10, trad. AH-EM,

p. 773. 1044

Ibid., DW V, p. 10, trad. AH-EM, p. 773-774.

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Ne pas avoir de père terrestre signifie que l’homme ne peut être vrai, bon, juste ou sage à partir de sa volonté charnelle. L’évangile johannique distingue bien ce qui naît de la chair et ce qui naît de Dieu. Cela signifie que si l’homme se laisse dynamiser par une autre image que Dieu, il produit des actes qui s’écartent de l’opération divine. Dès que son intention volontaire produit une intention intellectuelle quelconque, l’homme ne permet pas à l’opération divine de s’effectuer unitairement en lui. À la suite de saint Jean, Eckhart parle donc de la « volonté de l’homme » (willen des mannes) dans un sens positif puisqu’il l’identifie aux « plus hautes puissances de l’âme » (hoehsten krefte der sêle)1045. « Formé à l’image de Dieu » (nâch gote gebildet), sans être Dieu lui-même, ces puissances doivent être « détachées d’elles-mêmes et transformées en Dieu seul » (ir selbes entbildet werden und in got aleine überbildet). Comme dans nombre de ses sermons, Eckhart use ici du réseau lexical de la bild. L’entbildung et l’überbildung sont nécessaires pour que les puissances de l’homme naissent uniquement de Dieu et que, n’étant plus engendrée par quoique que ce soit d’autre que le Père, elles deviennent ainsi « le Fils unique de Dieu » (gotes eingeborn sun). « Car (affirme Eckhart) je suis le fils de ce qui me forme et m’engendre, semblable à lui-même et en lui-même » (Wan alles des bin sun, daz mich nâch im und in sich glîche bildet und gebirt)1046. Que viennent faire de telles considérations dans un écrit de consolation ? La réponse tient dans le raisonnement suivant : 1) En Dieu, il n’y a ni souffrance, ni tristesse, ni tribulation ; 2) Si tu veux éviter cela, tourne-toi uniquement vers Dieu en te détournant de tout ce qui te fait souffrir ; 3) Autrement dit, laisse Dieu et seulement Dieu opérer directement en toi. D’où la reprise du mode conditionnel : « Si tu étais exclusivement formé et engendré par la justice, en vérité, rien ne pourrait te causer de souffrance, pas plus que la justice ne fait souffrir Dieu luimême » (Stüendest du in gerehticheit gebildet aleine und geborn, waerlîche, dich enmöhte als wênic iht leidic gemachen als diu gerehticheit got selben)1047. L’ensemble du Libre de la consolation divine est à l’aune de cette modalité conditionnelle, qui correspond à l’application des deux règles de l’opus tripartitum. Dès lors que l’homme incline vers les choses extérieures, il cherche la consolation dans la désolation. Il veut être rassasié par la possession, qui le rend lui-même suffisant, plus que par le 1045 1046 1047

Ibid., DW V, p. 11, trad. AH-EM, p. 774. Ibid., DW V, p. 11, trad. AH-EM, p. 774. Ibid., DW V, p. 11, trad. AH-EM, p. 775.

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fait de recevoir toute chose de Dieu et à tout moment. Celui qui veut s’établir dans la béatitude, doit apprendre à s’être tellement désapproprié de lui-même en Dieu qu’il ne veut rien savoir, ne rien vouloir et ne rien avoir, sinon Dieu seul. Eckhart cite le verset Mt 5,3 : « bienheureux les pauvres en esprit » (Saelic sint die armen des geistes), qui fait le thème du sermon beati pauperes spiritu (Predigt 52/108)1048. Que tel ou tel bien soit enlevé à l’homme, qu’il ne s’en afflige pas puisqu’il lui reste la bonté elle-même. L’homme pauvre, qui est aussi l’homme noble, est celui qui se rejouit dans le fait d’être bon par la bonté et juste par la justice. Celuilà seul n’ajoute rien à la bonté qui se contente d’être bon. Pour qu’il en soit ainsi, « il faut qu’il soit nu et vide » (daz vaz inuoz blôz und îtel werden). D’où l’invitation d’Eckhart à suivre l’injonction d’Augustin : « Fais le vide afin d’être comblé. Apprends à ne pas aimer afin d’apprendre à aimer. Détourne-toi afin d’être tourné vers Dieu » (giuz ûz, daz dû ervüllet werdest. Lerne niht minnen, daz dû lernest minnen. Kêre dich abe, daz dû zuo gekêret werdest)1049. En fait, la proposition « fais le vide afin d’être comblé » est un ajout au texte augustinien1050 dans la ligne de la mystique rhéno-flamande des béguines. Eckhart relit le mouvement aversio-conversio dans la perspective vide-plein. Seul ce qui est complètement vide est capable de recevoir. D’où la nécessité pour l’âme, alors même qu’elle est « dans la ressemblance » (in glîchnisse), de haïr « la ressemblance comme en soi » (glîchnisse als in ir)1051. En effet, le bon n’est rien sans la bonté qui l’anime. Dans cette naissance qui unifie en acte le bon et la bonté, « la ressemblance fait silence » (geswîget glîchnisse)1052. Or, ce silence va se retourner contre Eckhart. Dès lors que le mode de la représentation est évacué, la thématique passe de la dualité à l’unité. Aussi, le risque de malentendu augmente-t-il. D’autant plus si l’on est disposé à mal-entendre. L’altérité de celui qui donne et de celui qui reçoit s’estompe dans cette unité. C’est alors, comme le montrent les accusations retenues dans le bulle in agro dominico, non seulement la distinction entre Dieu et l’homme qui devient problématique, mais aussi la distinction originaire entre le Père et le Fils. Or, qui suit le mode d’emploi du langage de Maître Eckhart sait pertinemment que c’est parce 1048

Ibid., DW V, p. 22, trad. AH-EM, p. 782. Ibid., DW V, p. 28, trad. AH-EM, p. 786. 1050 AUGUSTIN, Enarratio in Psalmo. 30 Sermo 3 n. 11 (PL 36,254): Disce non diligere, ut diseas diligere; avertere, ut convertaris; funde, ut implearis. 1051 M. ECKHART, Daz buoch der götlîchen troestunge, DW V, p. 34, trad. AH-EM, p. 790. 1052 Ibid., DW V, p. 35, trad. AH-EM, p. 791. 1049

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qu’il respecte au plus haut point l’altérité des Personnes en Dieu qu’il peut insister sur leur Unité et, par conséquent, sur l’unité opérative entre l’incréé et le créé. Chez Eckhart, la convertibilité de l’être et l’Un est telle que toute dualité est toujours seconde par rapport à cette unité. En ce sens, le Thuringien rappelle combien « l’opération extérieure » (ûzer werk) est entièrement dépendante à l’égard de « l’opération intérieure » (inner werk) : « C’est pourquoi l’opération extérieure ne peut jamais être petite si l’opération intérieure est grande, et l’opération extérieure ne peut jamais être grande ni bonne si l’opération intérieure est petite ou sans valeur »1053. En reprenant cette distinction déjà thématisée dans les Entretiens spirituels1054, Eckhart manifeste à quel point il est fidèle à une ligne de conduite à travers toute son œuvre. Tout acte bon n’a de valeur qu’en fonction de l’intention intérieure qui l’anime. Il en est ainsi parce qu’« il appartient en propre à Dieu d’opérer toutes choses en vue de lui-même, c’est-à-dire qu’il ne considère pas d’autre ‘pourquoi’ en dehors de luimême » (alliu dinc got würket durch sich selben, daz ist, daz er niht ûz im anesihet warumbe dan durch sich selben)1055. La récompense ne se situe pas en dehors mais dans l’amour de l’opération elle-même. Là et seulement là, dans ce « cœur à cœur, un dans l’Un », se trouve la pleine consolation. Or, que l’on ne s’y trompe pas, cette consolation ne signifie pas l’absence complète des souffrances et des tribulations. Elle peut aller de pair avec toutes sortes de souffrances. Cependant, le fait d’être abandonné à l’opération intérieure vient modifier la manière de les vivre. Pour l’affirmer, Eckhart rapproche Socrate de la mère des sept fils torturés par Antiochus Epiphane : Un maître païen, Socrate (Ein heidenischer meister, Socrates), dit que les vertus rendent possibles, voire faciles et agréables, les choses impossibles. Je n’oublie pas non plus que la sainte femme dont parle le Livre de Maccabées fut un jour témoin des supplices inhumains, affreux et horribles que l’on fit souffrir à ses sept fils. Elle regardait, le cœur ferme, elle soutenait leur courage, les exhortait l’un après l’autre à ne pas avoir peur et à sacrifier de bon gré leur corps et leur âme pour la justice de Dieu1056.

1053

Ibid., DW V, p. 40, trad. AH-EM, p. 795. M. ECKHART, Die rede der underscheidunge, « § 23, Von den innerlîchen und ûzerlîchen werken », DW V, p. 290-309. 1055 M. ECKHART, Daz buoch der götlîchen troestunge, DW V, p. 43, trad. AH-EM, p. 773-774. 1056 Ibid., DW V, p. 59, trad. AH-EM, p. 810-811. 1054

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Socrate et les martyrs d’Israël se trouvent assimilés par Eckhart dans une même manière de vivre la philosophie. Il stigmatise ici le comportement du juste qui persévère jusqu’au bout dans la justice, la préférant à tout autre bien. L’éloge de la sainte femme voyant mourir ses fils sous la torture est le témoignage suprême du juste qui a « le cœur ferme » dans l’unité opérative en acte. Ici, comme avec les accoucheuses des hébreux dans le livre de l’Exode, se dévoile une ultime maïeutique. Mais, tandis que les accoucheuses faisaient échapper les nouveau-nés hébreux à la mort, la mère accouche ses sept fils dans la naissance éternelle en les encourageant à mourir en hommes justes. De la naissance corporelle à la naissance éternelle, la maïeutique va jusqu’au bout. La pratique supplante tout savoir notionnel, au point de faire voler en éclats non seulement la distinction entre clercs et laïcs, mais aussi, par-delà cette distinction interne au christianisme, entre Juifs, Chrétiens et Païens. Philosophie et théologie se rejoignent en une seule obstetricandi scientia.

Entre la semence de Dieu et l’ivraie (Von dem edeln menschen)

Ce qui est exprimé thématiquement n’a pas de « pourquoi ». Autrement dit, le sens de ce qui est énoncé ne se dévoile pas dans une raison argumentative, mais dans un fond d’où surgit la force ou la vertu opérative. L’auto-implication est donc nécessaire pour se rendre là où l’opération parle d’elle-même. Il faut se mettre en route. Voilà pourquoi le sermon Von dem edeln menschen fait suite au livre de la consolation avec ce thème : « Un homme noble partit pour un pays lointain afin d’y obtenir un royaume, et revint ensuite » (Lc 19,12)1057. Cette prédication est mise à l’enseigne de la distinction paulinienne entre « l’homme intérieur » et « l’homme extérieur » (2 Co 4,16). Si elle s’appuie sur la double nature à la fois sensible et intellective de l’homme (lîp und geist)1058, cette distinction ne s’y superpose pas purement et simplement. L’homme est extérieur lorsque son âme se laisse conseiller directement par la chair. Par contre, il est intérieur lorsqu’il s’en détache pour pouvoir mieux opérer par son corps. Partir et revenir, selon les deux verbes du thème, suppose une liberté de mouvement. La noblesse de l’homme ne réside donc pas dans le fait qu’il soit un pur esprit fuyant le corps, à la manière platonicienne, mais dans le fait qu’il soit capable d’œuvrer concrètement sans pour autant que ses actes soient dictés par sa corporéité. Pour Maître Eckhart, une telle possibilité n’est envisageable que parce qu’une semence divine a été déposée dans la nature humaine. À la fois proche du bon sens populaire et de l’Écriture (Jr 17,8 ; Ps 1,3 ; Mt 7,17), le Thuringien prend la métaphore de l’arbre : « le bon arbre qui toujours et sans cesse porte de bons fruits » (der guote boum, der alles âne underlâz bringet guote vruht)1059. Or si l’arbre est bon, c’est en raison de la semence bonne qui préside à son devenir. Comme l’exprime le recours au récit d’Adam et Eve, l’expérience humaine de la malignité est une entrave à cette bonté première. Il faut que l’homme n’incline plus vers le fruit en tant que ceci ou cela, mais bien vers la bonté elle-même en tant qu’opératrice. La « semence divine » (semen divinum) est donc 1057 1058 1059

M. ECKHART, Von dem edeln menschen, DW V, p. 109, trad. AH-EM, p. 814. Ibid., DW V, p. 109. Ibid., DW V, p. 110.

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une expression pour qualifier une activité capable de prospérer, une activité en puissance : De la noblesse de l’homme intérieur et de l’indignité de l’homme extérieur, de la chair, les maîtres païens Cicéron et Sénèque disent qu’aucune âme raisonnable n’est sans Dieu  ; la semence de Dieu est en nous. Si elle avait un cultivateur bon et sage, laborieux, elle prospérerait d’autant mieux et s’élèverait vers Dieu dont elle est la semence, et le fruit serait semblable à la nature de Dieu. La semence du poirier grandit pour devenir un poirier, la semence du noyer pour devenir un noyer, la semence de Dieu pour devenir Dieu (Prop. 14)1060.

Les dénonciateurs colonais ont épinglé ce passage, dans lequel Eckhart fait appel à la philosophie stoïcienne1061, en le répertoriant comme quatorzième proposition erronée1062. Focalisant l’attention sur la similitude à la nature de Dieu (similis una natura dei), ils ont ignoré la logique grammaticale du conditionnel (si, tunc) : « Si elle avait…, elle prospérerait… s’élèverait, serait… ». La similitude est possible pour autant que l’homme soit réceptif de la puissance enfermée dans la semence afin qu’elle s’épanouisse et donne du fruit. Que l’âme humaine soit « le champ dans lequel Dieu a semé son image et sa ressemblance » (der acker, dar în got sîn bilde und sin glîchnisse hat ingesrejet)1063 ne signifie nullement que le dominicain d’Erfurt aille jusqu’à faire valoir une nature humaine identique à la nature divine. Il s’en faut de beaucoup, car Eckhart, à l’instar des Pères, respecte la distinction de l’image et de la ressemblance. Pour voir comment cette distinction est ici agencée, il est nécessaire de considérer l’étendue du langage métaphorique que déploie ce sermon. Semence, arbre, poirier, noyer, racine, fruit, champ, ivraie, cultivateur… : voilà une multiplicité de mots qui s’articulent dans un réseau métaphorique où s’entremêlent plusieurs récits bibliques de type parabolique : l’homme partant pour un pays lointain en remettant à chacun un bien à faire fructifier (Lc 19,11-28) ; Adam et Eve convoitant le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal (Gn 3) ; le semeur qui sème dans tous les sols (Mt 13, 3-8) ; l’homme qui a semé le bon grain et l’ivraie (Mt 13,24-30) ; l’homme qui trouve un trésor enfoui dans un champ (Mt 13,44)… Redisons-le encore. Le langage métaphorique est un trope. Il ne présente pas des termes en comparaison d’autres termes, mais dirige le regard vers l’unité originaire du signe et de l’opération. 1060 1061 1062 1063

Ibid., DW V, p. 111, trad. AH-EM, p. 816. CICÉRON, Tusculanes III, 1, 2 ; SÉNÈQUE, Lettres à Lucilius, VIII, 73, 16. Acta Echardiana, Processius Coloniensis I, n. 48, § 22, LW V, p. 309. M. ECKHART, Von dem edeln menschen, DW V, p. 110.

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Lorsque la métaphore se mue en parabole, les signes ne font plus que décrire des actes vers lesquels transférer. Le lexique de la semence est lié au devenir. L’accomplissement de chaque homme dépend de la manière dont il prend soin de l’image déposée et enfouie en lui. Selon la métaphore d’Origène : « l’image de Dieu, le Fils de Dieu est dans le fond de l’âme comme une source vive » (daz gotes bilde, gotes sun, ist in der sêle grunde als ein lebender brunne)1064. Si l’homme recouvre le fond, même si cette image reste vivante en elle-même, rien ne peut vraiment mûrir de bon. Par contre, si, se détachant des images extérieures, l’homme la laisse jaillir en lui, il peut la boire : Pour cet homme intérieur, cet homme noble, en qui la semence de Dieu est imprimée et semée – comment cette semence, cette image de la nature et de l’essence divines, le Fils de Dieu apparaît, comment on la perçoit et comment aussi de temps en temps, elle demeure cachée – le grand maître Origène présente une comparaison : l’image de Dieu, le Fils de Dieu est dans le fond de l’âme comme une source vive. Mais si l’on jette sur elle de la terre, c’est-à-dire le désir terrestre, elle est entravée et couverte, en sorte que l’on n’en reconnaît et n’en voit plus rien ; cependant, elle reste vivante en elle-même, et quand on enlève la terre, elle réapparaît et on la boit1065.

La semence divine n’est nullement une image qui s’imposerait comme une représentation extérieure à imiter. Si le premier degré de l’homme intérieur consiste encore à vivre selon des « modèles de personnes bonnes et saintes » (nâch dem bilde guoter und heiliger liute)1066, cette modalité est abandonnée dès le second degré. N’apparaissant à aucun regard objectivant, la semence divine est seulement perceptible à la manière d’une source qui sourd du fond de l’âme. Or, le désir terrestre, parce que précisément il tourne le regard vers ceci et cela, détourne facilement l’attention de cette modalité toute opérative. D’où le fait « que l’on n’en reconnaît et n’en voit plus rien ». La seule modalité pour la laisser réapparaître est de s’y abreuver, c’est-à-dire de se mettre au travail. L’homme noble n’est pas assimilé à un homme oisif mais à « un travailleur bon, avisé et diligent » (einen guoten, wîsen und vlîzigen werkman)1067. La noblesse du labeur, avons-nous déjà vu avec les Entretiens spirituels, ne dépend pas de la qualité de la production en tant que telle, mais de l’opération intérieure à partir de laquelle elle est produite. La métaphore de la source 1064 ORIGÈNE, Homélie sur la Genèse, XIII, 4 (PG 12, 234) cité par M. ECKHART, Liber parabolarum Genesis, § 193, LW I/1, p. 665-666 ; repris ici dans Von dem edeln menschen, DW V, p. 113. 1065 M. ECKHART, Von dem edeln menschen, DW V, p. 113, trad. AH, p. 147. 1066 Ibid., DW V, p. 111-112. 1067 Ibid., DW V, p. 111.

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vivante unifie deux facettes : causalité et goût. La source du mouvement opératoire est en même temps ce qui étanche le désir. C’est par le fait même d’œuvrer en laissant jaillir en lui l’opération divine que le travailleur (werkman) est récompensé. Il n’a pas besoin de chercher ailleurs de récompense. Le juste trouve son bonheur à œuvrer de manière juste, le bon à œuvrer de manière bonne. Voilà la guise (wîse) de l’homme avisé (wîsen). Sa vigilance et sa sagesse consistent à ce que ses actes ne soient pas mus par autre chose que cette source intérieure. Ainsi, détaché de toutes les images, ne fait qu’un avec l’image de ce dont il est l’image. Une fois qu’on a enlevé la terre qui la recouvrait, l’image divine se manifeste. Eckhart n’hésite pas à rapprocher l’expression socratique de la statue qui apparait lorsqu’on ôte les copeaux qui la détenait cachée dans le bois et la parabole évangélique du trésor caché dans le champ : Diz ist der schaz, der verborgen lac in dem acker (in agro), als unser herre (dominico) sprichet dem êwangeliô. N’est-il pas « tragiquement ironique », comme l’affirme Wolfgang Wackernagel1068, que la métaphore du champ et de la semence se retourne contre Eckhart ? Le voilà accusé de semer l’ivraie, en enseignant « des dogmes qui obnubilent la vraie foi dans le cœur de nombreux fidèles »1069, alors qu’il tente de dévoiler le trésor caché qui se cache au fond de chaque homme. C’est justement dans le fait de réduire la prédication eckhartienne à des « dogmes », en faisant comme s’il ne s’agit pas d’une maïeutique, que réside la stratégie de la bulle in agro dominico. Ramener sa pragmatique sur le plan de la sémantique toute plate revient à remettre en place la terre au-dessus du trésor de telle sorte qu’il reste bien enfoui. Il ne faut surtout pas que « le vulgaire crédule » puisse avoir accès à ce trésor de manière expérimentale. Il vaut beaucoup mieux que « la doctrine » reste le pré carré du Magistère (« gardien par disposition du Ciel ») à travers une clôture latine sophistiquée impénétrable au vulgaire. Ce geste est conforme à la mystagogie chère à Denys l’Aréopagite : « Honore le secret divin par des connaissances intellectuelles et invisibles, conserve-le à l’abri de tout

1068 « Historiquement parlant, il y a quelque chose de tragiquement ironique dans cette métaphore, quand on pense à l’incipit de la Bulle In agro dominico, et à l’usage que cette dernière fait de cette image contre le Thuringien : comme si Eckhart avait suggéré lui-même aux rédacteurs de la Bulle les termes propres à le disqualifier. Du bon jardiner qu’il s’efforçait d’être, ces derniers ont fait un semeur d’épines, de ronces et de tribules, ‘au mépris de l’éblouissante vérité de la foi’ (trad. P. Petit, Sermons, Traités, Paris, Gallimard, 1961, p. 263). » (W. WACKERNAGEL, Ymagine denudari, p. 69, note 193). 1069 Bulle in agro dominico, dans Traités et sermons, trad. A. de Libera, p. 407-408.

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contact, de toute souillure profane »1070. Or, précisément, Maître Eckhart est en rupture avec cette théologie du secret1071. Pas plus qu’il n’y a de noblesse du sang, il n’y a de détenteur d’un quelconque savoir divin. La condition de l’accès à Dieu est le « non-savoir ». Pour Eckhart, le seul magistère envisageable consiste à permettre au plus grand nombre d’accéder à la vie d’enfant de Dieu. Tel Socrate accusé de corrompre les mœurs des jeunes gens alors qu’il cherche à les ouvrir à la vérité, le voici dans une situation tout aussi tragique. « La vraie lumière luit dans les ténèbres bien qu’on ne la voie pas » (Daz gewrere lieht liuhtet in der vinsternisse, aleine man des niht gewar enwerde), affirme Eckhart1072. Que faire alors lorsque les ténèbres sont appelées lumière et la lumière ténèbres, sinon entrer dans le silence ? Le discernement entre la lumière et les ténèbres ne peut se faire sur un plan sémantique. Seul celui qui fait la vérité vient à la lumière. N’est-il pas finalement absurde de faire comme si la vérité pouvait tenir dans une doctrine ? Celui qui vit dans la vérité, et celui-là seul, est un avec elle. Comme l’homme juste, en tant que juste, ne fait qu’un avec la justice dont il est engendré, l’homme vrai, en tant que vrai, ne fait qu’un avec la vérité. De la même façon, « l’homme noble puise tout son être, sa vie et sa béatitude uniquement de Dieu, par Dieu et en Dieu » (der edel mensche nimet und schepfet allez sîn wesen, leben und saelicheit von gote, an gote und in gote blôz aleine)1073. Autre chose est de connaître immédiatement dans l’opération, autre chose de savoir que l’on connaît. C’est dans la connaissance immédiate et non dans le savoir par médiation que réside la béatitude. Eckhart s’oppose donc aux maîtres qui affirment que la béatitude réside « dans la connaissance par laquelle l’esprit connaît qu’il connaît Dieu » (in bekantnisse, da der geist bekennet, daz er got bekennet). Là ne réside pas « la fleur et le noyau de la béatitude » (daz bluome und kerne der saelicheit), affirme Eckhart, car la contemplation de Dieu « sans voile » (blôze, littéralement : nue) n’est pas réflexive mais directe1074. Lorsque l’âme sait qu’elle connaît Dieu, elle prend encore cette connaissance comme une représentation qu’elle produit à partir de son intellect. Cette production l’empêche précisément d’être 1070 DENYS L’ARÉOPAGITE, Hiérarchie ecclésiastique, § 1, trad. M. de Gandillac, Œuvre complètes, Paris, Aubier, 1943, p. 245. 1071 Cf. J. DERRIDA, « Comment ne pas parler. Dénégations » (Conférence How to avoid speaking, Jérusalem juin 1986) dans : Psychè. Inventions de l’autre, 1987, p. 535-595. 1072 M. ECKHART, Von dem edeln menschen, DW V, p. 114, trad. AH, p. 148. 1073 Ibid., DW V, p. 117. 1074 Ibid., DW V, p. 116.

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vide de manière à être entièrement réceptrice de la connaissance par laquelle Dieu se connaît lui-même. Or, Dieu ne se connaît qu’en engendrant. Sa connaissance est corrélative de l’engendrant et de l’engendré. Là seulement se trouve sa béatitude. Eckhart l’expose à partir du rapport entre le blanc et la blancheur : Le premier élément de la béatitude, c’est que l’âme contemple Dieu sans voile. C’est de là qu’elle reçoit tout son être et sa vie et qu’elle puise tout ce qu’elle est dans l’abîme de Dieu et ne sait rien du savoir ni de l’amour ni de quoi que ce soit. Elle repose totalement et exclusivement dans l’être de Dieu, elle ne sait là que l’Être et Dieu. Mais quand elle sait et connaît qu’elle contemple, connaît et aime Dieu, c’est une sortie de cet état et un retour à l’état premier selon l’ordre naturel. Car personne ne se connaît (comme) blanc sinon celui qui est réellement blanc. C’est pourquoi celui qui se connaît (comme) blanc édifie sur et ajoute à la blancheur (littéralement : blanc-essence), et il ne tire pas immédiatement (littéralement : sans médiation) sa connaissance de la couleur, (en étant) encore sans-savoir, mais il tire sa connaissance et son savoir de ce qui est blanc (autour de lui), et ne puise pas sa connaissance seulement de la couleur en soi ; bien plutôt, il puise sa connaissance et son savoir de ce qui est coloré ou de ce qui est blanc et il se connaît (comme) blanc. Blanc est bien moindre et bien plus extérieur que la blancheur (blanc-essence). Très différents sont le mur et le fondement sur lequel le mur est construit1075.

Avec le paradigme scolastique aristotélo-augustinien du blanc et de la blancheur, la boucle est bouclée. En prologue à l’opus tripartitum, Maître Eckhart citait Augustin : « En celui qui est sage par la sagesse, ce n’est pas comme la blancheur dans le corps qui est blanc par elle. Car lorsque le corps aura passé à une autre couleur, cette blancheur ne demeurera pas et cessera absolument d’être »1076. Cette citation lui permettait de manifester la position avicennienne selon laquelle l’être peut être immédiatement perçu par l’étant s’il fait abstraction de l’ici et du maintenant1077. La similitude de rapport sage-sagesse et blanc-blancheur s’arrête en deçà du fait que la blancheur nécessite une surface autre qu’elle-même pour se manifester. La blancheur est encore l’accident d’une autre essence qu’elle-même, tandis que la sagesse est à elle-même l’essence qui rend sage. Contrairement à la connaissance du sage, qui peut se faire immédiatement par participation à la sagesse, la connaissance d’être blanc nécessite un ajout extérieur. Il est nécessaire de percevoir la blancheur 1075

Ibid., DW V, p. 116-117, trad. personnelle. AUGUSTIN, De Trinitate, VII, 1, 2 (BA 15, p. 512-513), cité dans : M. ECKHART, Prologus generalis, § 9, OLME 1, p. 50-51. 1077 AVICENNE, Métaphysica, I, 6. 1076

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d’un mur blanc pour savoir qu’il est blanc. Il y a dont bien une sortie et un retour (ein ûzslac und ein widerslac). Or, précisément, l’homme noble ne se connaît pas selon cette modalité. Tel l’œil qui est doit être nu et sans couleur pour accueillir le coloré, il est directement passif de l’opération qui s’effectue à travers lui. D’où, à nouveau, une modalité qui confirme les deux règles préconisées par Eckhart dès le début de l’opus tripartitum. L’homme noble ne connaît pas sa noblesse par représentation d’un homme noble comme ceci ou comme cela (troisième adjacent) mais il existe de manière noble (deuxième adjacent). Pour cela, il faut que la noblesse s’engendre immédiatement en l’affectant. D’un bout à l’autre de l’œuvre eckhartienne, à la fois latine et allemande, cette logique grammaticale est respectée. Maître Eckhart n’a qu’une parole et il s’y tient. Pourtant, un argument récursif manifeste que ce genre d’affirmation contient une subtilité. Celui qui parle de la distinction entre les deux modalités, immédiate et par médiation, doit avoir un regard sur les deux. Il y a donc deux puissances qui sont ici à l’œuvre : « autre est la puissance par laquelle l’homme voit et autre celle grâce à laquelle il sait et connaît qu’il voit » (nû ist ein ander kraft (…), von der der mensche sihet, und ein ander kraft ist, von der er weiz und bekennet, daz er sihet)1078. L’obstetricandi scientia ne serait pas complète si le pratiquant de cette science théologique ne pouvait, non seulement éprouver luimême, mais aussi présenter à ses lecteurs et auditeurs, la différence entre ces deux puissances. Il est en effet indispensable que ceux à qui Eckhart adresse ses paroles reconnaissent les deux modalités afin qu’ils puissent choisir celle qui procure la vraie béatitude. D’où cette affirmation paradoxale : « Je dis donc qu’il n’y a pas de béatitude sans que l’homme ait conscience et sache bien qu’il contemple et connaît Dieu, mais Dieu veuille que ce ne soit pas là ma béatitude. Si cela suffit à un autre, qu’il s’y tienne, mais j’en ai pitié »1079. Entrer dans la béatitude ne peut se faire sans, au préalable, savoir qu’elle réside dans la connaissance de Dieu. Mais, précisément, en rester à ce parvis sans y entrer, c’est connaître la route sans l’emprunter. Certains préfèrent s’en tenir à accumuler le plus d’informations possibles sur cette connaissance, quitte même à ce que cela en devienne compliqué. Aussi, est-on en mesure de légitimer des spécialistes initiés aux arcanes de la dite science. Après être passé par les rites de passage réservés à cette élite, Eckhart exprime sa pitié pour ceux qui s’arrêtent là, prenant la carte pour le trésor. Que cela leur suffise, si 1078 1079

M. ECKHART, Von dem edeln menschen, DW V, p. 118. Ibid., DW V, p. 118.

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c’est leur suffisance. Pas plus que la philosophie n’est atteinte dans un savoir théorique, la théologie ne peut s’arrêter à une représentation de la vérité qui n’est pas l’expérience d’union avec la vérité. Contemplata alliis tradere. Tel « l’aigle puissant » qui, déployant ses grandes ailes, s’en va vers la noble montagne pour y décrocher la moëlle de l’arbre de plus élevé pour l’emmener en bas, ainsi en est-il de celui qui veut parler de Dieu. Il ne lui suffit pas de contempler Dieu, en cherchant l’Un en soi, encore faut-il qu’il revienne vers les autres. Aussi, « partir » et « revenir » sont en effet nécessaires. Or, les deux verbes du thème ont subi, chemin faisant, un déplacement de sens. Alors que, dans le paradigme du blanc et de la blancheur, il s’agissait de montrer l’insuffisance de la connaissance par ajout et représentation, il s’agit ici de faire cet allerretour non pour soi mais pour les autres. En effet, celui qui est parti ne revient pas simplement offrir aux autres un morceau de feuillage qu’il aurait cueilli à la cime de l’arbre, il vient leur apprendre comment faire pour qu’ils puissent s’envoler à leur tour. Obstetricandi scientia, conduire l’autre vers la solitude où peut naître une parole silencieuse en deçà de tout signe. Le mener vers cette solitude, sachant qu’il y sera d’autant plus uni à lui, ainsi qu’à tout autre homme : Qui est donc plus noble que celui qui est né, d’une part du plus haut et du meilleur de la créature, et d’autre part du fond le plus intime de la nature divine et de sa solitude ? « Je veux conduire l’âme noble dans la solitude et je parlerai à son cœur », dit le Seigneur dans le prophète Osée (2,14). Un avec l’Un, un de l’Un, un dans l’Un et, dans l’Un, un éternellement. Amen1080.

1080

Ibid., DW V, p. 119, trad. AH, p. 153.

Conclusion III

Tout comme les commentaires latins, les traités et les sermons en langue vernaculaire ne dérogent pas aux règles de langage établies dans l’opus tripartitum. Mais, contrairement à ces derniers, ils sont construits comme des protocoles d’expériences. Le cadre spéculatif est l’armature d’une rhétorique destinée à inciter les destinataires à une participation effective aux opérations thématisées. L’ars praedicandi ne déploie pas les thèmes pour que les auditeurs puissent engranger des représentations, mais afin de montrer que la puissance de la parole à l’œuvre dans les Écritures est présente dans la vie quotidienne de ceux à qui elle est adressée. Qui veut la connaître est tenu de suivre les conditions par lesquelles elle se dévoile. En prédicateur ingénieux, Eckhart multiplie les formes incitatives pour amener ses auditeurs là où le Verbe agit lui-même, sans intermédiaire. Les signes sont impuissants à décrire l’opération qui unit l’homme et Dieu. Il n’y a pas de rapport direct entre le signe et le concept qui est formé dans l’âme. Ce concept ne peut être produit activement, sinon cette activité fait obstacle à l’unité opérative. Au contraire, il faut que l’homme se rende passif de l’opération divine. « Pâtir Dieu », au cœur même d’un acte pratique, est la seule modalité pour faire l’expérience de la vie divine. Dieu agit dans le monde tel qu’il est en luimême : il engendre son Verbe. Le concept est inséparablement en lien avec la chose qui le fait surgir. C’est par une naissance intérieure que le Verbe est conçu dans l’âme. Or, cette conception n’a rien d’une extase à caractère extraordinaire où le monde naturel serait annihilé par un effet surnaturel venu d’ailleurs. Il dépend de la manière dont l’humain est en train d’agir. Le moment « mystique », non thématisable, n’est autre qu’un moment éthique. L’éthique est non seulement l’autre du langage, mais il est aussi l’autre du spectaculaire. Il est le lieu secret de l’opération, lequel peut passer inaperçu dans la vie ordinaire. Occupée à ses tâches les plus humbles, Marthe expérimente la vie divine car, détournée de son attachement aux choses, elle est toute tournée vers le Verbe qui réalise en elle le vouloir et le faire (Phil 2,13) : deus operatur in nobis et velle et perficere1081. Cette réalisation est éprouvée par elle en raison 1081 M. ECKHART, Expositio libri Exodum, § 243, LW II, p. 199 : Expositio s. Evangelii sec. Iohannem, § 243, LWIII, p. 203.

CONCLUSION III

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même d’une conversion de son attention. La vie a effectivement sa propre lumière en elle-même et n’a besoin de rien d’autre pour se manifester. L’exercice spirituel fondamental est donc l’intention droite. Ceux qui la vivent font partie d’une nouvelle noblesse effaçant toute distinction de classe. Est noble, l’homme qui opère à partir du fond divin. Voilà pourquoi Eckhart ne cesse d’inviter les fidèles à deux conditions principales : le détachement (abegescheidenheit) et l’abandon (gelâzenheit). Le détachement reconduit l’attention de l’extérieur vers l’intérieur. Et l’abandon est le détachement poussé à l’extrême : il n’est plus le détournement de ceci ou cela, mais le détournement du fait d’être tourné vers. Autrement dit, la gelâzenheit qualifie une intention qui n’a plus l’humain comme sujet principal. Elle se réalise dans la perte d’initiative de la créature tant volitivement qu’intellectuellement : « Il (Dieu) prend l’intellect agent et s’installe lui-même à sa place, et y opère lui-même tout ce qu’il devait opérer » (Er nimet im abe die würkende vernunft und setzet sich selber an ir stat wider und würket selber dâ allez daz, daz diu würkende vernunft soIte würken)1082. Tel est le « pâtir Dieu » : percevoir sa vie même et celle de Dieu comme une seule vie. Eckhart évoque cette unité avec des formules audacieuses. Cherchant à montrer combien le don de Dieu est total, il va jusqu’à inverser les rôles de celui qui donne et celui qui reçoit. Cependant, à les considérer comme des représentations, ces formules deviennent inacceptables. L’unité absolue prend le pas à la fois sur la distinction personnelle du Père et du Fils, et sur la distinction du Créateur et de la créature. Or, le but de Maître Eckhart n’est pas d’aplanir ces distinctions, mais, par le rapport paradoxal entre distinction et indistinction (« Plus la distinction est grande, plus grande est l’Unité, car c’est une distinction sans distinction »1083), il invite ses auditeurs à une percée à travers ses modalités représentatives. La métaphore du fond fait exploser le cadre représentatif : « métaphore explosive » (Sprengmetapher)1084. L’expérience de l’absolu se fait précisément à la jointure du distinct et de l’indistinct. Cette jointure est le lieu où le concept intellectuel et l’affect matériel sont indissociablement unis. Il faut donc que les mots craquent pour en goûter la saveur : « Si tu veux avoir le fruit, tu dois briser la coque ». Les procédés syntaxiques de substitution et de parallélisme, ainsi que le paradoxe, empêchent d’en rester à une logique sémantique. 1082 M. ECKHART, Predigt 104a/16a, DW IV,1, p. 587, trad. AH-EM, p. 152. Cf. Expositio libri Sapientiae, § 93-95, LW II, p. 426-429. 1083 M. ECKHART, Predigt 10/110, DW I, p. 173, trad. AH-EM, p. 666. 1084 Expression de Blumenberg reprise par B. MCGINN, The mystical thought of Meister Eckhart, trad. fr., L’homme à qui Dieu ne cachait rien, p. 90-91.

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Là où l’attribution prédicative ne fonctionne plus, il n’y a plus d’autre sens que pragmatique. À savoir, l’auditeur est poussé à entretenir un autre rapport avec ce qu’il entend. Ce rapport est pratique. Il faut faire ce qui est dit. Le fruit est éthique. Seul l’homme bon connait la bonté, et par là, découvre la béatitude. Celle-ci n’a rien d’une récompense après l’effort. Le bien a le goût de la bonté et en elle l’homme savoure le don de Dieu. Dieu se diffuse à même le bien. Il ne se retient pas en deçà. Voilà pourquoi celui qui agit ainsi vit dans la consolation. Force est de constater que la parole de Maître Eckhart n’a rien de celle d’un propagateur du Libre esprit. On peut même dire que sa prédication incite fortement à l’éthique. Cependant, elle le fait intelligemment en faisant appel non à des arguments d’autorité, mais au libre choix de tous ceux qui veulent atteindre la béatitude dès ici-bas. Il fait appel à l’esprit libre et dégagé de toutes circonstances extérieures pour mieux s’engager dans l’action. C’est précisément en cela que la prédication eckhartienne permet, par contrecoup, de mieux percevoir la scientificité de sa théologie. En effet, une question se pose : les conditions réunies dans les semons, comme autant de préalables à l’union à Dieu, sont-elles actualisables ? De la réponse que l’on donnera à cette question, il en résultera une incidence sur la manière de concevoir la scientificité de la théologie. Il y va en effet d’un déplacement du lieu de validité de cette science. De deux choses l’une : soit il est possible à l’homme d’observer les conditions énoncées dans les sermons et, par conséquent, il expérimente l’unité du fond divin, soit cela lui demeure impossible et, donc, l’union à Dieu est toujours postposée. Face à cette alternative, ne sommes-nous pas en devoir de choisir entre deux modalités de validation ? Dans le premier cas, les propositions de l’opus tripartitum sont remplies par une évidence intuitive qui leur assure une assise expérimentale. Dans le second cas, les propositions restent en attente de trouver leur lieu d’évidence et c’est pourquoi elles doivent être crues plutôt que vécues. Ecoutons la réponse de Maître Eckhart : On me demande fréquemment si l’homme peut parvenir à ce qu’il n’y ait plus d’obstacle dans le temps, ni de multiplicité, ni de matière. Oui, en vérité, quand (swenne) cette naissance se produit dans la vérité, alors (sô) toutes les créatures ne peuvent plus te faire obstacle (…) Quand (swâ) cela te manque – le fait que tu n’aies pas cherché Dieu ni été attentif à lui ou amoureux de lui en toutes choses et en chacune –, (alors) cette naissance te manque1085.

1085

M. ECKHART, Predigt 103/15, DW IV,1, p. 488-489, trad. AH-EM, p. 143-144.

CONCLUSION III

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Face à la question, Maître Eckhart tranche en disant : « oui, en vérité » (Jâ, in der wârheit). Mais, il ajoute aussitôt la structure hypothétique : « quand… alors » (swenne… sô). Oui, la naissance est effectivement possible mais il n’est guère possible de répondre à la place d’un autre. Ce n’est pas parce que tel ou tel est prêt à ce que Dieu réalise en lui sa naissance que je peux me permettre de valider les propositions théologiques. Ce serait à nouveau déchoir d’une vérité performative à une vérité constative. Autrement dit, Maître Eckhart ne veut pas d’une « science des théologiens » subalternée à la « science de Dieu et des bienheureux »1086. Plutôt que suivre la voie choisie par Thomas d’Aquin, il préfère la tension qui maintient chaque théologien dans la possibilité d’être un bienheureux. Eckhart considère la théologie comme un exercice spirituel qui tend à la béatitude : « la virtus theologica perfectionne l’homme dans sa relation à Dieu ». Peut-on alors parler d’un nouveau critère de scientificité pour la théologie ?

1086

THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. I, a. 2.

CONCLUSION GÉNÉRALE : POUR UNE AUTRE SCIENTIFICITÉ DE LA THÉOLOGIE

Au commencement de cette étude, j’annonçais un quadruple objectif : 1) montrer la spécificité des actes de langage dans l’ensemble de l’œuvre eckhartienne ; 2) promouvoir une nouvelle présentation de la pensée de Maître Eckhart sur base d’un fil conducteur unificateur ; 3) mettre à jour une rationalité élargie qui, parce qu’elle soumet le propositionnel à l’opératoire, permet de mieux rendre compte que Maître Eckhart ne pose pas de frontière discursive entre le philosophique et le théologique ; 4) se demander si la scientificité spécifique de la théologie echartienne peut avoir un impact pour réviser la théologie actuelle. 1) La relecture analytique des écrits eckhartiens latins et germaniques a permis de manifester une modalité langagière où la « chose même » ne peut être abordée par un discours direct mais seulement par un discours indirect. La simplicité divine interdit l’emploi de tout prédicat, et partant, de toute représentation à son égard. Cependant, parce que la monade simple est la cause de toutes choses, il devient possible d’utiliser les signes pour désigner son opérativité. À l’instar de ce qui se passe chez Alain de Lille, le dire et l’être sont tendus dans un chiasme. Le terme « juste » peut être dit proprement de la créature et improprement de Dieu, alors que, selon l’être, « juste » convient proprement à Dieu et improprement à la créature1087. La rhétorique de l’être conditionne donc la rhétorique du discours. Dans les écrits latins, cette rhétorique discursive se déploie à l’aide de règles, énoncées dans les prologues, et de tropes, disséminés dans l’ensemble de l’œuvre des expositions. Règles et tropes ont pour fonction de reconduire constamment le destinataire du discours vers l’intention première dirigée à même la chose afin que, se détournant du pouvoir du signe et du cortège de productions représentatives qu’il charrie, l’intellect s’ouvre passivement à une donation originaire. Cette donation est précisément l’opérativité de l’être, laquelle, tout en pouvant être thématisée comme operatio, demeure extérieure au 1087 « Tout être simple est proprement et est dit improprement » (Omne simplex proprie est, et improprie dicitur esse). » (ALAIN DE LILLE, Theologicae Regulae, reg. XX, 630 D, PL 210).

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CONCLUSION GÉNÉRALE

langage en tant que lieu d’affection. Les multiples approches thématiques insistent constamment sur l’impossible séparation du principe engendrant et de son engendré. Aussi, la cohérence thématique est-elle le prélude d’une cohérence pragmatique. Cette dernière, qui constitue le moment mystique alias éthique du texte, devient le lieu de vérification de la cohérence thématique. Or, alors que l’exposition latine reste finalement très discrète sur ce présupposé caché qui fonde son discours, la prédication en moyen haut-allemand la met en lumière car elle en fait son thème principal. Tout en y respectant les règles de l’opus tripartitum, Eckhart élabore une stratégie inventive pour inciter ses auditeurs à percer du signe vers l’opérativité. D’une part, cette incitation se fait à travers l’interpellation directe que permet l’oralité (1), et d’autre part, elle est structurée par des formes conditionnelles variées (2) qui sont absentes du discours latin. Outre l’invention d’un nouveau lexique en langue vernaculaire, la conjonction de ces deux éléments (1) (2), quasiment absents du corpus latin, lui donne sa tonalité langagière spécifique. La performativité y est plus lisible puisque le discours est traversé par des actes illocutoires explicites. Cependant, cette triple différence (langage latin/moyen hautallemand, discours écrit/oral, structures propositionnelles/structures conditionnelles) est régie par la même articulation de la triade signesconcepts-choses. De part et d’autre, l’opérativité détermine l’emploi du signe via la marque qui affecte l’âme. Autrement dit, la voie ascendante ne consiste pas à user du signe pour forger un concept qui réfère à une chose, mais le langage sert à désigner l’opérativité pour que cette dernière se manifeste à l’intellect. Cette manifestation se fait au cœur même de la coopération de la créature avec le Créateur. D’où la nécessité d’une implication du destinataire du discours sur Dieu car il fait lui-même partie intégrante de la vérité à découvrir. La cause ne se connaît que dans le causé, l’agent dans le patient. 2) La différence de style entre les deux grands versants du corpus eckhartien est donc fondée sur une homogénéité pragmatique qui autorise une relecture unifiée de son œuvre. La mise en lumière de cette unité est une nouveauté. On ne compte plus les travaux universitaires dont les œuvres de Maître Eckhart font l’objet1088. Cela a donné lieu à de très belles études qui ont largement contribué à approfondir la pensée de cet étonnant penseur médiéval du tournant du XIVe siècle. Pourtant, l’immense majorité de ces études se sont concentrées sur ce que le maître thuringien a dit et non pas sur la manière dont il l’a dit. De ce fait, le 1088

Cf. http://www.meister-eckhart-gesellschaft.de/bibliographie.htm.

CONCLUSION GÉNÉRALE

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scientifique qui veut travailler sur son œuvre doit dorénavant s’aventurer dans un dédale d’analyses historiques, syntaxiques, philologiques, philosophiques, théologiques (…) Eclairantes, ces études ont aussi pour effet de diffracter la pensée eckhartienne dans une multitude de facettes. Malgré leurs incontestables qualités, les tentatives de présentation globale de la pensée de Maître Eckhart, comme celles de Kurt Ruh, Kurt Flasch, Alain de Libera ou Bernard McGinn – pour ne citer que ces derniers –, ne parviennent pas à dissiper le sentiment de kaléidoscope que l’on éprouve à l’approche de ses écrits. Il semble même admis que l’œuvre eckhartienne recèle une sorte de caractère intrinsèquement complexe dont l’unité ne peut être exposée au grand jour. Tout cela est vrai tant que l’on en reste à analyser le dit pour lui-même indépendamment de son rapport au dire. Passer à la méthode analytique des actes de langage change pourtant singulièrement l’angle d’approche de la pensée du Thuringien. Il ne s’agit plus alors de tenter de recomposer la cohérence thématique, mais bien, comme Burkhard Hasebrink l’a fait avec les sermons allemands, de faire valoir l’unité entre la cohérence thématique et la cohérence pragmatique de son discours. Il s’en suit une modification fondamentale dans la manière d’appréhender le travail de recherche. L’unité entre la thématique et la pragmatique peut très bien s’acclimater avec une complexité de propositions irréductibles à une homogénéité sémantique. Mieux encore, non seulement elle ne s’y oppose pas, mais elle la permet. Une fois que l’on a pris le parti de mettre à jour le rapport du dire au dit, l’attention se déplace en direction de la rhétorique. La manière dont les propositions sont agencées devient structurante pour ce qu’elles disent. Il en résulte l’heuristique d’une architectonique qui se révèle beaucoup plus simple que le texte ne l’avait laissé supposer de prime abord. Il est désormais possible de passer d’un texte à l’autre en voyant se profiler un fil conducteur irriguant tout son discours : l’action de Dieu est l’unique voie par laquelle il se dit lui-même. Dieu se donne à connaître tel qu’il est en lui-même en opérant. Chaque proposition théologique est là pour permettre au lecteur de considérer que Dieu est à l’œuvre et que cette œuvre ne peut être considérée ailleurs que de l’intérieur de l’acte où elle s’opère. Tout énoncé constatif est la coque d’un noyau performatif où le sujet n’est plus à distance de son prédicat mais le vit activement. Le lecteur empruntera d’autant plus facilement la passerelle entre les deux versants du corpus eckhartien qu’il y décèlera le même caractère socratique. La métaphysique reste rebelle à l’établissement d’une superstructure ontologique séparée du domaine physique. Suivant le prologue de l’opus propositionum, la transcendantalité inséparable du concret et

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de l’abstrait déroge à la représentation de toute transcendance. Le transcendantal reconduit à découvrir l’opérativité irreprésentable dans l’immanence d’une action concrète. Il en résulte la nécessité d’un déplacement de l’attention du « ceci et cela » (troisième adjacent) vers le fait même d’être-là (second adjacent). Ce déplacement de la quiddité vers l’anité sera assumé par l’abegescheidenheit dans les sermons allemands. L’analyse grammaticale est au service d’un transfert vers l’existence. Ce trope est accompagné par la présence de la métaphore dès les premiers commentaires latins. L’opus tripartitum est traversé par une métaphorisation de l’ontologie. L’entrelacs des notions aristotéliciennes abstraites (être/ étant, activité/passivité, forme/matière, altération/génération,…) avec des notions quotidiennes concrètes (faim/nourriture, fatigue/force, fleurs/ fruits,…) permet une herméneutique scripturaire poreuse à la vie des lecteurs. Par endroits, cette porosité rend le texte eckhartien diaphane1089. Il n’est plus qu’une mince pellicule qui disparait pour rendre le lecteur présent à l’opérativité qui se manifeste par le texte. L’herméneutique consiste à exposer comment l’Écriture met la nature en lumière en lui ôtant son opacité. Le Verbe est lumière. Sa fonction consiste à manifester ce qui est en croissance vers la plénitude : locutio universaliter manifestatio est1090. Or, ce qui est manifesté n’est pas cette nature-ci, ou cette nature-là, que le lecteur pourrait observer à distance, mais toujours la nature éprouvée à même la vie. C’est précisément le rôle de la métaphore de faire basculer le lecteur vers l’auto-affection de la vie1091. Dans les derniers écrits latins de sa période magistérielle, Eckhart réfléchira sur l’usage du procédé métaphorique et parabolique en le thématisant davantage. On peut donc parler d’un « tournant herméneutique », au sens d’une prise de conscience, mais certainement pas d’un « tournant parabolique » qui invaliderait la méthode de l’opus tripartitum1092. 3) En deçà du langage discursif, Eckhart prend en compte le pâtir de la vie, aussitôt interprété comme un « pâtir Dieu ». Ce « pâtir » est la condition sine qua non pour percevoir l’agir de Dieu à travers toute opération du « je ». Cela ne signifie pas une sortie vers l’irrationalité mais un élargissement de la rationalité. Il s’agit bien, comme le déclare 1089 Pour l’emploi de diaphana et diaphanitas, cf. M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 54, LW I/1, p. 224. 1090 M. ECKHART, Expositio libri Genesis, § 65, LW I/1, p. 230. 1091 Cf. M. HENRY, L’essence de la manifestation, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1963, 3e rééd. 2003, § 31, p. 292s. ; « La signification ontologique de la critique de la connaissance chez Maître Eckhart », dans : Voici Maître Eckhart, p. 175-185. 1092 Cf. N. LARGIER, « Figura locutio : Philosophie Hermeneutik bei Eckhart von Hochheim und Heinrich Seuse », p. 328-332.

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Ladrière, d’une raison élargie. Cette dernière va jusqu’à englober la nécessité d’un recours à l’ethos, dont Wittgenstein disait qu’il était hors langage. Il serait en effet erroné de penser que la frontière entre sémantique et pragmatique est hermétique. La structure vériconditionnelle du discours nécessite une articulation, et non une juxtaposition, entre « ce qui est dit » et « ce qui est implicite ». Le « vouloir dire » se montre lui-même dans le « dire ». À savoir, les propositions (« ce qui est dit ») apparaissent comme les conditions de vérité – ou, plus exactement, comme les conditions de possibilité de vérification – des présupposés (« implicite »). Par là même une ambiguïté peut subsister quant à leur statut : énoncées sur le mode attributif (sujet-copule-prédicat), ces propositions ne se vérifient pas sur le mode de la vérité d’adéquation. Leur vérité vient du fait qu’elles sont opérées et non pas qu’elles sont signifiées. C’est l’opération qui vérifie le signe et non le signe qui vérifie l’opération. De la sorte, les propositions peuvent se lire à deux niveaux : elles apparaissent d’abord comme des propositions hypothétiques à titre d’axiomes dont découle l’ensemble du discours ; elles n’obtiennent le statut de propositions effectives que lorsque le lecteur s’implique luimême en vivant les opérations énoncées. Alors, seulement, il en découvre intérieurement la véracité. Il en est ainsi car Maître Eckhart respecte constamment son programme théo-logique annoncé dès le premier magistère parisien dans le sermon sur saint Augustin. Selon sa relecture de la triade philosophique (speculativa-logica-ethica), la logique consiste à déployer la spéculation conçue comme ethica sive theologia dans une ethica sive practica. C’est là qu’il faut lire son rapport entre philosophie et théologie. Il réunit la théologie philosophique et la théologie révélée dans une démarche maïeutique. L’opposition entre deux corpus propositionnels est déjouée par le fait qu’aucune proposition ne peut prévaloir absolument sur les autres pour établir un discours sur Dieu. Il s’agit toujours de faire l’expérience d’un pâtir au sein de l’activité. La vérité est opérative. Elle passe par l’ethos. Or, comme chez Socrate, l’éthique est l’atopia du discours. Le langage débouche sur ce non-lieu silencieux en raison mais son aporia. Les commentaires et les sermons eckhartiens ne conduisent pas à des assertions doctrinales ou dogmatiques. On ne peut dire de Dieu qu’il est bon, vrai, juste, sage,… ceci ou cela. Aucun prédicat ne lui convient. L’œuvre eckhartienne brille par l’absence de savoir sur Dieu. Ce non-savoir est tellement évident chez Eckhart qu’il est tragi-comique d’entendre à son propos : « il a voulu en savoir plus qu’il ne fallait ». Comme le souligne Fernand Brunner, cette formule de la bulle in agro dominico n’est pas « trop dure », c’est tout simplement

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« un contresens »1093. Dans la ligne albertinienne d’une reprise dionysienne, Eckhart refuse une théologie du savoir en lui substituant une théologie où Dieu se communique lui-même1094. Cependant, à la fois plus spéculatif et plus pratique que le Colonais, le penseur médiéval s’y prend de telle manière que cette autocommunication ne puisse être récupérée dans un discours thématisant qui lui ôterait par là son opérativité. Faut-il alors, comme le suggère Niklaus Largier, parler d’« a-théologie » pour qualifier cette théologie qui limite la raison à n’être « rien d’autre qu’un geste performatif et affirmatif incarnant le Verbe en deçà de tout langage »1095 ? Nous pourrions abonder en ce sens si Maître Eckhart n’avait pas déployé une telle audace spéculative dans ses écrits scolastiques. Martin Heidegger, malgré son attrait évident pour la pensée du mystique médiéval, ne peut s’empêcher d’affirmer que « l’immédiateté de la vie religieuse » est mise « gravement en danger » par le formalisme scolastique de ses écrits1096. Ainsi, le discours eckhartien serait trop théologique, ce qui veut dire qu’il serait régi par les lois de la métaphysique que Heidegger entend déconstruire. A-théologique ou trop théologique ? Ces deux évaluations contradictoires ont, semble-t-il, en commun un même préjugé concernant la théologie. Sa rationalité ne peut être que propositionnelle. Mais, tandis que Largier considère que cette rationalité vient à manquer tout en exhumant la performativité du langage eckhartien, Heidegger en reste à considérer la structure du système et y voit une destruction du vécu. Fallait-il rester devant l’alternative : le systématique ou le performatif ? N’est-il pas envisageable qu’une rationalité systématique intègre une performativité ? C’est précisément le mérite de Jean Ladrière d’avoir montré qu’une telle rationalité élargie était non seulement possible mais souhaitable pour dévoiler la scientificité spécifique de la théologie. Grâce à l’influence de Fernand Brunner, il a désigné la pensée de Maître Eckhart comme paradigmatique d’une telle rationalité. Contrairement à ce que pense Heidegger, Eckhart déploie une scientificité théologique où la « structure du système » appelle « sa

1093 F. BRUNNER, « Foi et raison chez Maître Eckhart », 1977, p. 196-207, rééd. dans : Etudes sur Maître Eckhart, 2012, p. 69-86, ici, p. 78. 1094 « Dieu se communique lui-même pour notre déification. » (DENYS L’ARÉOPAGITE, Noms Divins c. 9 § 5, 912 D, Dionysiaca p. 461) ; ALBERT LE GRAND, Commentaire des Noms divins, c. 9 § 10 p. 383, 60 s). 1095 N. LARGIER, « Penser la finitude », p. 460. 1096 M. HEIDEGGER, « Philosphische Grundlagen der mittelalterlichen Mystik » (192425), dans : Phänomenologie des religiösen Lebens, Francfort, Klostermann, 1995, p. 314, trad. fr. J. Greisch, Phénoménologie de la vie religieuse, 2012, p. 357.

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sphère matériale de signification » au lieu de l’écraser1097. Il en est ainsi car chez Eckhart, comme le rappelle Brunner, le moment mystique et le moment rationnel « sont les deux aspects d’un même tout ». S’il est juste de d’affirmer : « Le moment mystique est fondateur », il faut aussitôt ajouter : « Mais le moment rationnel est premier également, puisqu’il est présent dans le moment mystique qui se pose à la fois comme certitude du sentiment et comme exigence de la raison »1098. Cette double fondation n’est pas un dimorphisme car la constitution même de la raison nécessite que le système qu’elle énonce émerge d’une donation qu’elle ne peut précisément pas enfermer de manière propositionnelle dans son énonciation. Accueillir le fait même que la raison soit donnée à ellemême est un acte rationnel. Cette donation effective est vécue comme une évidence (« certitude du sentiment » doit s’entendre comme un sentir au cœur de l’agir) dès lors que le regard intentionnel s’abstient d’être d’abord accaparé par ce qu’il vise. Cela revient à admettre que l’anité fonde la quiddité et que la quiddité ne peut réduire l’anité sur le plan quidditatif. Consentir à la priorité de l’anité sur la quiddité est un acte rationnel. On peut le qualifier de raison élargie, au sens où l’on n’en reste pas un rationalisme étroit. Comme nous l’aurons constaté, non seulement cet acte est opéré par Eckhart, mais il en fait la pierre d’angle de sa science théologique. D’où la fondation réciproque ou « l’alliance du mystique et du rationnel »1099 : d’une part, « l’objectivité de la démonstration » est alors adossée à « l’expérience intérieure et du vécu », d’autre part, cette expérience est rendue nécessaire par la démonstration systématique. 4) La théologie ne peut faire valoir sa scientificité qu’à la condition d’accomplir un travail de clarification sur son statut épistémologique. Le critère de validité de la science mise en œuvre par Eckhart n’est pas un « critère local » mais un « critère global »1100. À savoir, il ne prend pas seulement en compte la succession des propositions mais le système luimême. Tel est le verdict que l’on peut poser à partir de Jean Ladrière. À suivre l’épistémologue, le système discursif, pour qu’il soit efficace, doit être régi par une auto-effectuation circulaire et réflexive qui soit 1097 Ibid., p. 313, trad. fr., p. 356. Cf. S. CAMILLERI, Phénoménologie de la religion et herméneutique théologique dans la pensée du jeune Heidegger, 2008, p. 110s. 1098 F. BRUNNER, « Mysticisme et rationalité chez Maître Eckhart », p. 113, repris dans : Etudes sur Maître Eckhart, p. 226-227, cité par J. LADRIÈRE, « Métaphysique et mystique », p. 100. 1099 Ibid., p. 227. 1100 Ibid., p. 105.

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totalisante. Pour éviter le malentendu latent que recèle la terminologie de la totalité, cette exigence ne signifie pas que la raison humaine soit capable d’effectuer, en toute clarté, l’autocompréhension de son propre système. S’il y a effectivement une « conversion réflexive de l’être en lui-même » chez Eckhart, elle se passe au sein même de la vie divine immanente, comme « la monade engendre la monade »1101. Or, la spécificité de la scientificité théologique est d’accueillir, dans la foi, le fait que la Parole de Dieu soit la condition de possibilité même de son discours. Comme l’affirme Eberhard Jüngel, pour être raisonnable, la raison ne peut penser Dieu à partir de soi mais seulement à partir de Dieu se révélant1102. Or, Dieu se révélant, c’est l’anité irréductible à la quiddité, la présence irréductible à la représentation. Le travail du théologien consiste alors à présenter la Révélation comme la structure transcendantale d’une expérience réitérable, pour autant que l’on n’entende pas cette réitérabilité comme une répétition de l’identique mais comme une « réplique contextualisée d’un signe-type ». Le cadre opératoire attend d’être confirmé par l’effectivité même de l’expérience. La théologie n’est pas alors seulement une science herméneutique, dont le travail principal consisterait à interpréter dans la foi des textes fondateurs, mais aussi une science phénoménologique. La lecture est l’occasion de percer vers la donation effective qui a fait surgir le texte que l’on tente de décrypter. Il n’y a pas de décryptage possible qui ne soit, simultanément, le dévoilement de la vie du lecteur dans sa relation immédiate et affective avec la Parole primordiale et silencieuse qui fait de lui-même « un livre » (ein buoch)1103. Il y a un risque à présenter la théologie comme « herméneutique de la foi », « c’est-à-dire un discours de la foi sur la foi »1104. Il est nécessaire de bien voir que le processus d’autocompréhension ne boucle pas sur lui-même de manière isolée par rapport à la vie concrète et sentie. Chez Maître Eckhart, la foi est adhésion au fait que Dieu opère toutes choses, dans une création continuée, M. ECKHART, Expositio libri Exodi, § 15, LW II, p. 21. « L’idée d’un Dieu parlant à partir de soi exclut donc bien que la pensée qui pense Dieu se fonde d’abord indépendamment du Dieu-à-penser. Penser Dieu ne peut pas signifier que la raison humaine lui prescrive en quelque sorte comment il doit se montrer à elle. […] La raison est raisonnable quand elle conçoit qu’elle ne peut pas construire Dieu à partir de soi. La raison est raisonnable quand elle conçoit qu’un Dieu ne peut être pensé comme Dieu que lorsqu’il est pensé comme Dieu se révélant. » (E. JÜNGEL, Gott als Geheimnis der Welt, 1977, p. 211, trad. fr. Dieu, mystère du monde, t. I, 1983, p. 243244). 1103 M. ECKHART, Predigt 9, DW I, p. 156. 1104 Cf. P. RODRIGUES, C’est ta face que je cherche… La rationalité de la théologie selon Jean Ladrière, 2017. 1101 1102

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et que cette opération peut être ressentie à même la vie. La raison ne peut se situer à l’écart de cette opération car elle est elle-même opérée par Dieu comme toute activité du vivant. De ce fait, le système philosophique élaboré par Eckhart est l’exposition (exponere) de la possibilité de vivre intuitivement cette opération. Les Écritures sont considérées comme des transcriptions d’expériences vécues, sous formes littéraires variées, qu’il s’agit de réactiver pour le lecteur. Pour le dire autrement, le Livre révélé éclaire le Livre créé. La Révélation n’est alors pas autre chose que la mise en lumière de la manifestation. La terminologie de l’autocompréhension, choisie par Ladrière, reste exacte dès qu’on entend bien que par là que c’est l’effectivité, la Wirklichkeit, qui est mise en lumière par elle-même : De façon générale, l’horizon auquel se constitue, en s’y rapportant activement, la pensée spéculative, peut être caractérisé comme un attracteur qui rend possible la transgression de l’immédiat, tel qu’il est simplement donné dans le champ de l’expérience. Cette transgression n’est pas abandon de l’immédiat, mais ouverture, dans l’immédiat, d’une dimension de profondeur qui en fait voir le mode de survenance, en le rattachant à sa provenance, à ce qui lui donne son effectivité et sa destination. Ainsi, le cadre de la métaphysique aristotélicienne, qui a été très inspirante pour les formes ultérieures de pensée spéculative, l’horizon constitutif a été pensé au moyen de la notion de principe, expliquée elle-même par diverses métaphores, dont celle de la source est sans doute la plus éclairante. Lire ce qui se montre dans l’immédiateté, c’est-à-dire le phénomène, à la lumière des principes, c’est le voir non seulement dans son autoprésentation, mais dans l’événement de sa production, de sa venue à la phénoménalité, et ainsi le comprendre par rattachement à ‘ce à partir de quoi’ il se produit. Or le principe n’est pas phénomène, il n’est pas présenté dans le champ de la donation. Et pourtant il doit être d’une certaine manière présent avant même le phénomène, pour qu’une lecture compréhensive du phénomène soit possible. Il doit même être présenté comme condition ultime de la constitution de la réalité pour que cette lecture compréhensive puisse prendre une forme véritablement radicale, selon le vœu qui sous-tend l’instauration du projet spéculatif1105.

L’effectivité est elle-même ce qui rend possible la formulation spéculative. Parce qu’elle s’est présentée comme une science des principes, la métaphysique aristotélicienne est bien, chez Eckhart, le moyen de transgresser l’immédiat de l’intuition – par laquelle le croyant éprouve qu’il a raison de croire – vers la pensée spéculative. La spéculation instaure les modalités rationnelles et universelles de la possibilité d’expérimenter 1105

J. LADRIÈRE, « Métaphysique et mystique », art. cit., p. 108-109.

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cette intuition. Voilà pourquoi, comme le remarque Ladrière, la rationalité mise en jeu « est celle de la compréhension anticipante plutôt que celle de l’explicitation rétrospective »1106. Or, qui dit anticipation dit aussi confiance dans le fait que la description théorique et préalable de l’exercice apportera le résultat désiré. Dès lors, le lecteur est sans cesse invité à passer de la spéculation qui décrit l’effectivité à l’effectivité qui sous-tend la spéculation. C’est uniquement par cette voie qu’il pourra éprouver la véracité de ce qui est dit. Un cercle herméneutique s’inscrit entre foi et raison : credo ut intelligam, intelligo ut credam. Si la théologie est bien une herméneutique de la foi, elle parvient à l’expliciter rationnellement. Le philosophe peut suivre l’ensemble du raisonnement et, s’il n’en reste pas au seul versant théorique, percevoir que la philosophie dont il est ici question nécessite l’implication dans l’exercice spirituel. Seule cette implication lui permettra d’accéder au sens théologique de la philosophie mise en œuvre. Pour le dire avec les mots d’Alain de Lille, la philosophie correspond à une ypotetica theologia qui ne devient apothetica theologia que par l’implication du lecteur1107. C’est la mise en pratique de l’éthique qui assure le remplissement intuitif de la spéculation (dédoublement éthique spéculative/éthique pratique), et qui entraîne leur ratification. Or, cette voie d’approbation est parsemée d’une multitude d’attitudes que l’on pourrait résumer en trois postures : 1) Il y a ceux qui découvrent la structure spéculative de l’extérieur mais qui, n’ayant jamais été attentifs à l’opérativité vertueuse, n’ont aucune idée de l’intuition qui peut venir remplir ce formalisme ; 2) Il y a ceux qui, essayant bon gré mal gré d’exercer les vertus, se rendent compte de la plausibilité de cette structure parce qu’ils sont attentifs à leur opérativité ; 3) Il y a ceux pour qui la structure est remplie de l’intérieur par une opérativité où s’atteste sa vérité. Les premiers sont dans le doute quant à la véracité de cette théologie ; les seconds la tiennent pour vraisemblables ; les troisièmes en éprouvent la vérité. Cette gradualité (doute, vraissemblance, vérité) modifie considérablement la distinction tranchée entre la science des bienheureux, d’un côté, et la science des théologiens, de l’autre. La posture intermédiaire est en fait celle de la foule des fidèles. Eckhart ne leur dit pas de croire à ce que l’Écriture et la Tradition affirment parce que d’autres, les saints et les bienheureux, en ont éprouvé la vérité. Il les place dans les conditions d’y tendre pour en éprouver par eux-mêmes 1106

Ibid., p. 109. Cf. ma conférence « Repenser la scientificité de la théologie : les promesses du langage », ThéoPhiLyon 2020, p. 97-116, spécialement, p. 113-115. 1107

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l’évidence, en progressant jour après jour. La subalternation est remplacée par une réeffectuation. Notons qu’il n’en va pas d’un abandon pur et simple de la théorie scientifique de la subalternation, dont il faut rappeler qu’elle est subordination des principes et non des objets1108, mais de son intériorisation pratique. À savoir, l’action quotidienne devient le milieu indispensable à la connaissance. Qui plus est – et c’est là que se trouve la distinction fondamentale –, il ne s’agit pas d’en tirer un savoir qui permettrait d’isoler l’objet révélé de son acte de révélation. L’illumination n’est pas théorique mais opérative. L’efficacité fait la science. En ce qui concerne Eckhart, l’axiome qu’il pose préalablement en amont de toute tentative démonstrative : esse est Deus, s’avère justifié en aval par l’exercice vital et expérimental qui en authentifie la véracité par son opérativité même. Autrement dit, c’est parce qu’il est efficace qu’il est vrai. De la science théologique comme subalternation, Marie-Dominique Chenu affirmait : « La ‘docilité’ du théologien qui ‘croit’ ses principes sans en avoir l’évidence n’est donc qu’un cas particulier d’un régime normal des sciences »1109. En effet, le physicien exploite les mathématiques en les appliquant à son objet sans accéder à l’intelligibilité des principes qu’il utilise efficacement. Il en est de même du théologien lorsqu’il suspend les principes qu’il applique à la vision de Dieu et des bienheureux. Or, ce qui était vrai pour la science élaborée par Thomas d’Aquin, l’est encore bien davantage pour Maître Eckhart. Avec lui, l’affirmation : « Cela même par quoi la théologie est science est ce par quoi elle est ‘mystique’ »1110 prend un sens nouveau. Le moment mystique peut toujours venir remplir intuitivement la structure spéculative, lui donnant son lieu d’évidence. Cette possibilité assure la fiabilité de la science théologique. Par là, elle s’accorde avec la démarche scientifique qui consiste à donner les moyens de vérification de ses affirmations. C’est en effet par « un va-et-vient constant entre l’élaboration d’hypothèses et le contrôle expérimental » que les sciences empiriques assurent leur légitimité1111. Même si tous les scientifiques n’accèdent pas à l’évidence de l’expérience, parce que les conditions requises sont difficilement praticables, le fait même que certains y arrivent est suffisant pour attester leur fiabilité. Ce qui est expérimenté par les uns est cru par les autres. La science s’établit donc comme un « savoir opératoire et 1108 1109 1110 1111

Cf. M.-D. CHENU, La théologie comme science au XIIIe siècle, 1969, p. 71-85. Ibid., p. 71. Ibid., p. 74. J. LADRIÈRE, L’articulation du sens, II, p. 261.

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abstrait » en tablant que l’opération est réitérable1112. Ce qui assure le lien entre la structure formelle et l’expérience reste inobjectivable. Il n’est pas transmissible comme tel. Seule la procédure fait partie de la transmission. Par conséquent, concernant la modalité rationnelle, l’écart entre la science théologique et les sciences empiriques est beaucoup moins grand qu’on ne le conçoit habituellement. Si les mathématiques sont des axiomes qui fonctionnent, pourquoi ne peut pas s’engager dans la voie d’une théologie axiomatique ? Sur le plan épistémologique, inscrire la théologie dans une scientificité procédurale est une voie légitime qui pourrait être porteuse d’un renouveau du dialogue. Il y va, sur base d’une rationalité commune, de reconnaître les irréductibles différences entre sciences. La reprise du dialogue passe en effet par l’acceptation que le terrain expérimental de la théologie, comme d’ailleurs celui de la philosophie, soit l’action humaine comme telle. Puisque le type d’expériences auquel la théologie se prête diffère des sciences empiriques, il lui revient de développer une axiomatique spécifique et cohérente avec son but. Comme n’importe quelle autre science, l’établissement de ses procédures lui appartient de manière légitime. À ce titre, le « cas » Eckhart se révèle en effet un « analogon » dont nous pourrions suivre l’exemple pour renouveler la théologie actuelle.

1112

Ibid., p. 264.

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INDEX ONOMASTIQUE

Aertsen, 22, 43, 55, 352 Agamben, VII, 363 Aguirre Oraa, 72, 363 Alain de Lille, 17, 22, 23, 27, 54, 61, 110, 120, 128, 195, 196, 339, 348, 360 Albert le Grand, 78, 84, 86, 111, 136, 141, 344, 355, 361 Algazel, 182 Aristote, 26, 39, 51, 52, 63, 77, 78, 93, 94, 96, 98, 101, 118, 127, 141, 148, 167, 170, 172, 173, 174, 178, 187, 193, 194, 230, 233, 299, 300, 303, 363 Augustin, 3, 6, 20, 26, 27, 28, 32, 33, 48, 52, 56, 57, 58, 61, 63, 71, 73, 77, 78, 83, 84, 86, 101, 111, 116, 117, 123, 124, 126, 130, 132, 135, 136, 146, 148, 150, 156, 164, 167, 173, 188, 197, 198, 200, 202, 209, 214, 225, 230, 234, 235, 239, 265, 283, 284, 285, 291, 299, 300, 316, 323, 331, 343, 359, 362 Aulu-Gelle, 172 Austin, 17, 259, 263 Averroës, 83, 97, 100, 214, 224, 354 Avicenne, 78, 85, 111, 127, 185, 197, 232, 242, 310 Bacon, 154, 221, 300 Balthasar, 161, 363 Beierwaltes, 51, 179, 352 Benveniste, 37, 364 Bériou, 32, 245, 359 Bernard de Clairvaux, 6, 141, 151, 172, 213, 355, 356 Berthold de Moosburg, 22 Biard, 123, 359 Boèce, 3, 20, 48, 58, 62, 65, 68, 69, 72, 90, 126, 168, 188, 252, 317, 318, 363

Bonaventure, 204, 216, 361 Boncour, 174, 353 Boulnois, XI, 11, 12, 20, 26, 31, 89, 102, 106, 110, 127, 151, 224, 241, 304, 353, 360 Brague, 26, 249, 364 Bremer Buono, 279, 353 Brinker, 246, 364 Brunner, 9, 11, 50, 52, 60, 63, 142, 150, 241, 247, 262, 344, 345, 352, 353, 354 Calixto, 22, 23, 360 Cassin, 17, 37, 364 Casteigt, 47, 165, 205, 209, 213, 221, 274, 352, 353 Certeau (de), 7, 36, 42, 74, 259, 301, 364 Charland, 139, 360 Chenu, 6, 22, 349, 360 Cicéron, 33, 124, 253, 327 Clarembeau d’Arras, 3 Dahan, 20, 21, 51, 144, 360 Davidson, 33, 364 Delaurenti, 36, 360 Denys, 6, 18, 26, 87, 109, 111, 195, 202, 222, 228, 229, 283, 329, 330, 344 Depraz, XI, 260, 364 Derrida, 330, 364 Devriendt, 352 Dietrich de Freiberg, 77, 83, 84, 94, 101, 223 Donneaud, 35, 360 Duns Scot, 8, 31, 32, 69, 76, 77, 89, 90, 100, 105, 106, 107, 132, 133, 154, 160, 161, 170, 196, 225, 267, 354, 360 Eggers, 279, 364

368

INDEX ONOMASTIQUE

Eggs, 41, 364 Falque, 216, 269, 354, 361, 364 Flasch, 74, 78, 83, 102, 138, 139, 163, 175, 180, 315, 317, 319, 341, 354, 361 Gandillac (de), 50, 288, 354 Gauthier Burleigh, 154 Gilson, 209, 364 Gire, 186, 195, 352, 354 Godefroid de Fontaine, 171 Gonzalve d’Espagne, 76, 77, 90, 230, 273, 362 Grégoire le Grand, 20 Greisch, 5, 318, 361, 364 Grellard, XI, 83 Grice, 39, 364 Guerric d’Igny, 265 Guillaume d’Auvergne, 36 Guillaume de Méliton, 32 Guillaume d’Ockham, 42, 75, 97, 123, 154, 194, 213, 225, 363 Haas, 25, 37, 40, 209, 296, 309, 354, 361 Hadot, 3, 4, 5, 11, 18, 23, 151, 157, 183, 302, 364 Hasebrink, 12, 36, 37, 246, 247, 248, 249, 257, 265, 279, 283, 284, 293, 296, 297, 299, 305, 309, 341, 354 Hegel, 309, 365 Heidegger, 19, 26, 110, 241, 285, 344, 345, 354, 360, 361, 365 Henri de Gand, 20, 76, 77, 90, 100, 122, 123, 132, 160, 171, 221 Henry (Michel), 342, 354, 365 Hugues de Saint-Victor, 20 Imbach, XI, 77, 79, 87, 94, 242, 354, 361 Isaac de l’Etoile, 265 Jakobson, 249, 365 Jean Cassien, 257 Jean Chrysostome, 41, 151, 171, 245 Jean Damascène, 94, 141, 152, 168 Jean Sarracène, 203

Jérôme, 182 Jüngel, 346, 365 Karrer, 38, 355 Klibansky, 230, 355 König-Pralong, 122, 361 Labarrière, 278, 299, 352, 354 Ladrière, 9, 13, 17, 72, 229, 240, 241, 242, 247, 343, 344, 345, 346, 347, 348, 349, 363, 365 Largier, 30, 281, 342, 344, 355 Lauwers, 278, 355 Lerner, 278, 355 Libera (de), 6, 7, 24, 29, 36, 48, 50, 76, 77, 78, 83, 85, 87, 111, 115, 122, 137, 154, 183, 209, 231, 242, 278, 299, 305, 317, 318, 341, 352, 355, 361 Löser, 277, 289, 290, 351, 355 Lossky, 47, 51, 96, 102, 109, 240, 356 Macrobe, 182 Maïmonide, 44, 45, 81, 116, 120, 152, 166, 182, 184, 185, 188, 195, 199, 201, 202, 205, 206, 207, 232, 252, 310, 353 Mangin, XI, 265, 288, 297, 352, 356 Margetts, 38, 356 Marguerite Porete, 213, 278, 302, 307, 356 Martel, 230, 362 Mauriège, 41, 289, 356 McGinn, 1, 141, 213, 335, 341, 356, 362 Ménage, 254, 362 Michel, 38, 171, 211, 357 Mieth, 25, 37, 145, 356, 357 Mojsisch, 165, 308, 357 Morris, 365 Nicolas de Cues, 64 Noblesse-Rocher, 141, 213, 362 Origène, 136, 174, 175, 219, 265, 266, 328, 353 Panaccio, 12, 213, 362

INDEX ONOMASTIQUE

Parménide, 19 Pierre d’Espagne, 136 Pierre le Chantre, 22 Pierre Lombard, 32, 234, Platon, 118, 128, 153, 166, 182, 183, 213, 219, 301, 361, 362 Plotin, 85, 291 Priscien, 40, 184 Proclus, 186, 187, 208, 229, 303, 357 Pseudo-Bernard, 157 Pseudo-Robert Kilwardby, 154 Quint, 12, 351 Quintilien, 33, 38, 203, 206 Rastier, 12, 365 Récanati, 17, 39, 365 Richard de Saint-Victor, 157 Ricoeur, 66, 366 Rodrigues, 346, 366 Rosier-Catach, 12, 32, 36, 37, 45, 194, 299, 359, 362 Ruh, 250, 254, 255, 279, 320, 341, 357, 363 Schmitt, 278, 357 Schneider, 38, 357 Schwartz, 205 Sénèque, 171, 253, 318, 327 Socrate, 3, 18, 23, 40, 41, 60, 115, 119, 120, 123, 153, 157, 182, 183, 199, 204, 252, 294, 304, 316, 317, 324, 325, 329, 341, 343, 364 Solère, 11, 22, 89, 363

102, 173, 302, 330,

369

Sondag, 5, 171, 363 Speer, 127, 265, 357, 358 Stace, 172 Steer, 1, 265, 351, 358 Stricker, 277, 358 Sturlese, 1, 30, 173, 277, 317, 351, 358 Théry, 320, 358 Thomas d’Aquin, 1, 4, 19, 26, 27, 29, 35, 45, 47, 48, 51, 52, 61, 63, 71, 72, 76, 77, 78, 79, 80, 83, 84, 86, 89, 93, 94, 95, 96, 97, 110, 111, 132, 134, 141, 145, 146, 154, 160, 173, 174, 180, 181, 228, 229, 232, 234, 235, 266, 285, 291, 337 Tobin, 96, 284, 358 Trottmann, 11, 72, 363 Ulrich de Strasbourg, 22 Van Dijk, 246, 366 Vannier, 230, 231, 257, 265, 301, 317, 356, 357, 358 Vauchez, 263, 363 Wackernagel, 231, 317, 329, 359 Wegener, 265, 258 Wehrli-Johns, 264, 278, 359 Witte, 305, 359 Wittgenstein, 35, 343, 366 Zum Brunn, 51, 102, 137, 209, 231, 302, 352, 359 Zumthor, 287, 366