Operae pretium facimus: Mélanges en l'honneur de Charles Guittard (French Edition) 9782343213453, 2343213453

Le professeur Charles Guittard, spécialiste notamment d'histoire et de religion romaines, a mis fin à sa carrière à

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Table of contents :
TABLE DES MATIÈRES
1. RELIGION
2. HISTOIRE ET ARCHÉOLOGIE
3. ÉRUDITION ET ENCYCLOPÉDISME
4. L’AFRIQUE
5. LINGUISTIQUE ET LITTÉRATURE
Recommend Papers

Operae pretium facimus: Mélanges en l'honneur de Charles Guittard (French Edition)
 9782343213453, 2343213453

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Mathilde Simon est maître de conférences de latin à l’École normale supérieure. Ses recherches portent sur Tite-Live et sur l’historiographie, en particulier à propos de la Grande Grèce, ainsi que sur l’exégèse virgilienne. Étienne Wolff est professeur de latin à l’Université de Paris Nanterre. Son champ de recherche principal est l’Antiquité tardive, mais il s’intéresse aussi à de nombreux autres aspects de la latinité. Il est actuellement membre senior de l’Institut Universitaire de France.

Illustration de couverture : « Brennus à Rome », extrait de Paul Lehugeur, Histoire de France en cent tableaux, Paris, Lahure, ca 1886.

ISBN : 978-2-343-21345-3

55 e

Mathilde Simon et Étienne Wolff (dir.)

OPERAE PRETIUM FACIMUS Mélanges en l’honneur de Charles Guittard

Le professeur Charles Guittard, spécialiste notamment d’histoire et de religion romaines, a mis fin à sa carrière à l’Université en 2017. À cette occasion Mathilde Simon et Étienne Wolff, deux de ses proches collègues et amis, ont préparé en son honneur ce recueil de Mélanges. Plus de cinquante contributions, dues à des savants reconnus, français et étrangers, et centrées sur les domaines d’intérêt de Charles Guittard, comme on peut le voir par sa bibliographie qui figure en tête du volume. Au-delà d’une variété inhérente au genre, le livre présente donc une claire unité. Ses élèves, ses amis, ses collègues, y continuent le dialogue intellectuel qu’ils ont toujours entretenu avec lui.

Mathilde Simon et Étienne Wolff (dir.)

Mélanges en l’honneur de Charles Guittard

OPERAE PRETIUM FACIMUS

OPERAE PRETIUM FACIMUS

Collection KUBABA Série Antiquité

Mélanges en l’honneur de Charles Guittard

Operae pretium facimus Mélanges en l’honneur de Charles Guittard

Collection Kubaba Série Antiquité

Sébastien BARBARA (éd.) Meta Trôessin. Hommages à Paul Wathelet, helléniste Françoise CLIER-COLOMBANI, Martine GENEVOIS Patrimoine légendaire et culture populaire : le gai savoir de claude gaignebet Sydney H. AUFRERE Thot Hermès l’Égyptien. De l’infiniment grand à l’infiniment petit Régis BOYER Essai sur le héros germanique Dominique BRIQUEL Le Forum brûle Jacques FREU Histoire politique d’Ugarit Histoire du Mitanni Suppiliuliuma et la veuve du pharaon Anne-Marie LOYRETTE et Richard-Alain JEAN La Mère, l’enfant et le lait Éric PIRART L’Aphrodite iranienne L’éloge mazdéen de l’ivresse Guerriers d’Iran Georges Dumézil face aux héros iraniens Michel MAZOYER Télipinu, le dieu du marécage Bernard SERGENT L’Atlantide et la mythologie grecque Patrick VOISIN et Marielle de BECHILLON Lois des dieux, lois des hommes

Mathilde Sébastien SIMON et Étienne(éd.) WOLFF (dir.) Barbara avec la collaboration de Jean-Michel Renaud

OPERAE PRETIUM FACIMUS Meta Trôessin Mélanges en l’honneur de Charles Guittard

Hommages à Paul Wathelet, helléniste

Président de l’association : Michel MAZOYER Comité de rédaction Trésorier : Christian BANAKAS Secrétaire : Charles GUITTARD Président de l’association : Michel MAZOYER Comité scientifique : Comité de rédaction Sydney AUFRERE, Sébastien BARBARA, Marielle de BECHILLON, Trésorier : Chirstian BANAKAS Nathalie BOSSON, Dominique BRIQUEL, Sylvain BROCQUET, Gérard Secrétaire : Charles GUITTARD CAPDEVILLE, Jacques FREU, Charles GUITTARD, Jean-Pierre LEVET, Michel MAZOYER, Paul MIRAULT, Dennis PARDEE, Eric PIRART, JeanRICHER , Bernard Michel RENAUD, Nicolas Comité scientifique : SERGENT, Claude TERCKX , Patrick V OISIN S Sydney AUFRERE, Sébastien BARBARA, Marielle de BECHILLON, Nathalie BOSSON, Dominique BRIQUEL, Sylvain BROCQUET, Gérard CAPDEVILLE, Jacques FREU, Charles GUITTARD, Jean-Pierre LEVET, Logo Kubaba : La déesse KUBABA, Vladimir TCHERNYCHEV Michel MAZOYER, Paul MIRAULT, Dennis PARDEE, Eric PIRART, JeanMichel RENAUD, Nicolas RICHER, Bernard SERGENT, Claude STERCKX, Patrick VOISIN

Ingénieur informatique ELBEKE Laurent D Logo Kubaba : La déesse([email protected]) KUBABA, Vladimir TCHERNYCHEV

Association KUBABA Ingénieur informatique KUBABA, Université de Paris 1 Laurent DELBEKE ([email protected]) Panthéon – Sorbonne 12, place du Panthéon 75231 Paris CEDEX 05 [email protected] Association KUBABA KUBABA, Université de Paris 1 Panthéon – Sorbonne 12, place du Panthéon 75231 Paris CEDEX 05 Publié avec [email protected] soutien de l’Université de Paris Nanterre

(UMR 7041 ArScAn) et de l’École Normale Supérieure © L’Harmattan, 2021 (Département Sciences de l’Antiquité) 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-21345-3 EAN : 9782343213453 © L’Harmattan, 2021 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-21345-3 EAN : 9782343213453

PRÉSENTATION

La consistance du volume que forment ces hommages à Charles Guittard témoigne à la fois de l’ampleur de ses centres d’intérêt et de l’élan de sympathie qu’a suscité cette initiative. Les collègues, aussi bien étrangers que français, ont été très nombreux à souhaiter s’associer à cet hommage, et notre projet a, nous devons le dire, rencontré immédiatement un grand succès. Nous avons choisi de regrouper les contributions selon une articulation qui renvoie aux grands champs disciplinaires qui ont occupé Charles Guittard, depuis ses premières années d’élève à l’École normale supérieure, puis comme membre de l’École française de Rome, ensuite comme enseignant dans diverses universités (Tours, Clermont-Ferrand, Lille, Paris Nanterre). Les études religieuses, dans la droite ligne de l’enseignement de Raymond Bloch qui a beaucoup marqué sa génération, ont été le premier de ses centres d’intérêt ; la prière à Rome a été le sujet de sa thèse d’État. Elles l’ont amené à s’intéresser de près à l’historiographie, et en particulier à Tite-Live dont il a édité le livre VIII dans la CUF (le IX est en préparation) : une deuxième section regroupe les études liées à l’écriture de l’Histoire. Ces premières préoccupations ont amené Charles Guittard à pénétrer dans le domaine vaste et encore souvent inédit de l’érudition et de l’encyclopédisme romains, qui constituent la troisième section de cet ouvrage. Puis, une quatrième partie regroupe les études concernant un domaine qu’il a chronologiquement abordé en dernier, mais auquel il consacre aujourd’hui beaucoup de son énergie scientifique : les études africaines, en particulier l’Algérie et les Aurès. Enfin une dernière section est dédiée à ce qui a été une constante de la vie et de la carrière de Charles Guittard, le goût pour la langue et les textes. La diversité de ces champs disciplinaires ne doit pas masquer le dialogue que Charles Guittard a su instaurer entre eux, la complémentarité de ses interrogations scientifiques dont témoigne le présent ouvrage et qui repose sur la dimension profondément humaniste de la personnalité scientifique de Charles Guittard. Elle fait de lui un des héritiers de nos grands maîtres du XXe siècle. Mathilde Simon et Étienne Wolff

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BIBLIOGRAPHIE DE CHARLES GUITTARD

I. OUVRAGES Ouvrages personnels 1.

L’Or des Étrusques, Paris, 1985, 343 pages (Traduction et adaptation de l’Oro degli Etruschi, dirigé par M. Cristofani et Marina Martelli, Novara, 1983). 2. Tite-Live, Ab Vrbe Condita, VIII, Édition, traduction et commentaire, CXXX, + 139 p. dans la CUF, Paris, 1987 (en collaboration avec Raymond Bloch). 3. Recherches sur le carmen et la prière dans la religion romaine et la littérature latine, Thèse d’État, Paris, 1996, 1949 pages. 4. Macrobe, Les Saturnales I-III, Introduction, traduction et notes, Collection La Roue à livres, Paris, 1997, 364 pages. 5. Sénèque, Médée, Introduction, traduction, notes et dossier, Collection GarnierFlammarion, Paris, 1997. 6. Plaute, Amphitryon, Introduction, traduction, notes et dossier, Collection Garnier-Flammarion, Paris 1998, 289 pages. 7. Sophocle, Antigone, Introduction, traduction, notes et dossier, Collection Garnier-Flammarion, Paris 1999. 8. Lucrèce, De Rerum Natura, Introduction, traduction, notes, Collection La Salamandre, Paris, 2000, 595 pages. 9. Carmen et prophéties à Rome, Collection Recherches sur les rhétoriques religieuses, Brepols, Turhnout, 2007, 370 pages. 10. Le massif de l’Aurès, du début du IIe ap. J.-C. siècle jusqu’à l’expédition de Solomon, traduction française de la thèse latine de É. Masqueray, De Aurasio monte, Paris, 1886 (en collaboration avec N. Roux et F. Simonet), Revue Aouras, Société d’études et de recherches sur l’Aurès antique, numéro 4, septembre 2007. 11. Sénèque, Phèdre, Introduction, traduction, notes et dossier, Collection GarnierFlammarion, Paris, 2019, 240 pages.

Ouvrages collectifs 12. La religion étrusque, in Manuel d’étruscologie, traduit en hongrois sous le titre Brevezetés az okortudomanibanyba V, Agatha XVIII, Debrecen, 2006, p. 113200. 13. Le monothéisme : diversité, exclusivisme ou dialogue ?, in Actes du Congrès de l’Association Européenne pour l’Étude des Religions (Paris, 11-14 septembre 2002), Société Ernest Renan, Paris, Editions Non Lieu, 2010, 340 pages. 14. La fondation dans les langues indo-européennes : religion, droit et linguistique, éd. Ch. Guittard et M. Mazoyer, Collection Kubaba, L’Harmattan, Paris, 2014, 256 pages. 9

15. La prière dans les langues indo-européennes : linguistique et religion, éd. Ch. Guittard et M. Mazoyer, Collection Kubaba, L’Harmattan, Paris, 2015, 250 pages.

Ouvrages pour la jeunesse 16. La vie des Romains, Paris, Larousse, 1990 (traduction et adaptation d’après Anthony Brierley et Giovanni Caselli). 17. Autour de la Méditerranée : Les Romains, Collection Peuples du passé, Paris, Nathan, 1991.

II. ARTICLES 1. 2.

3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17.

Le calendrier romain des origines au milieu du Ve siècle av. J.-C., in BAGB, 1973, 2, p. 203-219. Une tentative de conciliation de valeurs chrétiennes et païennes à travers l’œuvre de Macrobe : syncrétisme et philosophie de l’histoire à la fin du IVe siècle, in Actes du IXe Congrès de l’Association G. Budé (Rome, 13-18 avril 1973), Paris, 1975, II, p. 1019-1030. Le problème des limites et subdivisions du jour civil à Rome, in MEFRA, 88, 1976, 2, p. 815-842. Recherches sur la nature de Saturne, in Recherches sur les religions de l’Italie antique, dir. R. Bloch, EPHE, Paris-Genève, Droz, 1976, p. 43-71. L’étymologie varronienne de Saturne (Varron LL V, 64), in Varron, grammaire antique et stylistique latine, Paris, Belles Lettres, 1978, p. 53-56. Saturnia Terra : mythe et réalité, in Actes du colloque Histoire et historiographie, Caesarodunum XVbis, 1978, p. 177-186. Saturni fanum in faucibus (Varron LL V, 42) : à propos de Saturne et de l’Asylum, in Mélanges Pierre Wuilleumier, Paris 1979, p. 159-166. Aspects épiques de la première décade de Tite-Live : le rituel de la deuotio, in Actes du colloque sur l’épopée latine, Caesarodunum XVI bis, 1979, p. 33-44. L’expression du verbe de la prière dans le carmen latin archaïque, in Recherches sur les religions de l’Antiquité classique, dir. R. Bloch, EPHE, Droz, 1980, p. 395-403. L’expression du délit religieux dans le rituel archaïque de la prière, in Le délit religieux dans la cité antique, Rome, 1980, p. 9-20. La topographie du temple de Saturne d’après la notice varronienne du De Lingua Latina V, 42, in Présence de l’architecture et de l’urbanisme romains, Caesarodunum XVIII bis, 1983, p. 31-39. Tite-Live, Accius et le rituel de la devotio, in CRAI, 1984, p. 581-600. La tradition oraculaire étrusco-latine dans ses rapports avec le vers saturnien et le carmen primitif, in Caesarodunum, suppl. 52, 1985, p. 33-55. Raymond Bloch, in Le Club français de la Médaille, 88, juillet 1985, p. 128131. Les sources littéraires et historiques concernant l’armement du légionnaire romain, in Guerre et Société en Italie (Ve-IVe siècles av. J.-C.), Paris, 1986, p. 51-64. Haruspicine et deuotio : ‘caput iocineris a familiari parte caesum’ (Tite-Live VIII, 9, 1), in Caesarodunum, suppl. 56, 1986, p. 49-67. Le songe de Tarquin (Accius, Brutus, fr. I-II Klotz), in Caesarodunum, suppl. 54, 1986, p. 47-67.

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18. Note sur prooemium en latin, in Le texte et ses représentations, Paris, 1987, p. 29-35. 19. Pline et la classification des prières dans la religion romaine (HN 28, 10-21), in Pline l’Ancien témoin de son temps, Salamanque-Nantes, 1987, p. 475-486. 20. Naissance et développement d’une légende : les Decii, in Mélanges H. Le Bonniec, Latomus 201, 1988, p. 256-266. 21. Caton et le sacré (XIIe Congrès de l’Association G. Budé, Bordeaux, 17-21 août 1988), Paris 1989, p. 409-411. 22. Les trois formules concernant le prodige du Lac d’Albe (Secondo Congresso Internazionale Etrusco, Firenze, 1985), in Atti, vol III, suppl. Studi Etruschi, Roma, 1989, p. 1237-1246. 23. Tite-Live et la fin de siècle, in Fins de Siècle (Colloque de Tours, 1985), Bordeaux, 1990, p. 49-59. 24. Ritualisme et sentiment religieux dans la prière à Rome et en Ombrie, in Ritualisme et vie intérieure, Paris, 1990, p. 19-33. 25. Formes et fonctions de la prière chez Plaute et Térence, in Actes du XXIVe Congrès de l’APLAES (Tours, 24-26 mai 1991), Tours, 1991, p. 75-99. 26. Contribution des sources littéraires à notre connaissance de l’Etrusca Disciplina : Tarquitius Priscus et les ‘Arbores infelices’, in Die Welt der Etrusker, Berlin, 1991, p. 91-99. 27. Le monde des dieux et des prodiges, in Historia, n° 550, oct. 1992, p. 42-49. 28. Tite-Live et l’Etrusca Disciplina, in Caesarodunum, suppl. 65, 1993, p. 115131. 29. De Tite-Live à La Fontaine : la fable de Ménénius sur les Membres et l’Estomac (Colloque Présence de Tite-Live, Tours, 1992), in Présence de TiteLive. Hommage au Professeur Paul Jal, Caesarodunum XXVII bis, Tours, Centre Piganiol, 1994, p. 133-144. 30. Comment les Romains traduisaient-ils l’Etrusque ? Quelques problèmes d’adaptation, in Mélanges Raymond Chevallier, I (Présence des idées romaines dans le monde d’aujourd’hui), Bulletin des Antiquités luxembourgeoises 23, Luxembourg, 1994, 213-232. 31. La religion romaine, in La Rome antique, Paris, Bordas, 1994, p. 257-290. 32. L’Etrusca Disciplina chez Lucain, in Caesarodunum, suppl. 64, 1995, p. 94104. 33. L’Etrusca Disciplina chez Phlégon de Tralles (Colloque de Dijon), in Caesarodunum, suppl. 65, 1996, p. 123-133. 34. Auctoritas extorum : haruspicine et rituel d’euocatio (Colloque Etrusca Disciplina, Orvieto, 1987), in Annali della Fondazione per il Museo ‘Claudio Faina’, vol. V, Orvieto 1998, p. 55-67. 35. Aspects de l’Encyclopédisme à la fin du IVe siècle : l’exemple de Macrobe dans L’Entreprise encyclopédique. Études réunies par Jean Bouffartigue et Françoise Melonio, Littérales, n° 21, Université Paris 10-Nanterre, 1997, p. 181-188. 36. Questions sur la divination étrusque : les formules dans la tradition latine, dans Les étrusques, les plus religieux des hommes, Rencontres de l’École du Louvre, Paris, 1997, p. 399-412 37. Invocations et structures théologiques dans la prière à Rome, in REL 76, 1998, p. 71-92. 38. Les Étrusques, in Dictionnaire de l’Ésotérisme, Paris, P.U.F., 1998, p. 497500.

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39. Du latin à l’étrusque et de l’étrusque au latin : quelques pratiques divinatoires, in Chloè n° 1, Actes de la table ronde Vie des Langues Anciennes, Créteil, 16 janvier 1999, p. 41-48. 40. L’accueil des dieux étrangers sur le sol de Rome : l’exemple de Cybèle (204 av. J.-C.), in Actes du Colloque Mythes et représentations de l’hospitalité (Clermont-II, 14-16 janvier 1999), Presses Universitaires Blaise-Pascal, 1999, p. 57-66. 41. Religion et Société à Rome : Siècles étrusques et siècles romains (XVIIe Congrès International d’Histoire des Religions, Mexico, 1995), in Revue la Société Ernest-Renan 42, 1999, p. 39-57. 42. Carmen et Carmenta : chant, prière et prophétie dans la religion romaine, in Actes du colloque Chanter les dieux (Rennes-Lorient, 16-18 décembre 1999), Rennes, 2001, p. 173-181. 43. La tradition manuscrite du livre IX de Tite-Live. Problèmes d’établissement de texte, Table ronde organisée à l’École normale (mars 1997) par l’UMR 126 du CNRS, in Le Censeur et les Samnites, sur Tite-Live, livre IX, Paris, PENS, 2001, p. 3-12. 44. Les chants des Saliens et la naissance d’une poésie religieuse à Rome : ‘carmina, uersus, axamenta’, in Actes du colloque de l’APLAES (ClermontFerrand, 2000), Clermont-Ferrand, 2001, p. 69-85. 45. Le latin instrument de l’histoire des religions, in Themes and Problems of the History of Religions in Contemporary Europe, Actes du colloque international de l’EASR (European Association for the Study of Religions), Messine, 30-31 mars 2001, ed. G. S. Gasparro, Coll. di studi storico-religiosi 6, Cosenza, 2002, p. 117-132. 46. Macrobe et Symmaque : l’encyclopédiste et l’épistolier, in Epistulae Antiquae II, Actes du colloque Le genre épistolaire et ses prolongements européens (Tours, 28-30 septembre 2000), Paris-Louvain 2002, p. 289-298. 47. ‘Siue deus, siue dea’ : les Romains pouvaient-ils ignorer la nature de leurs dieux ?, in REL 80, 2002, p. 25-54. 48. ‘Etrusca Disciplina’ et ‘regnum’ : actualité des signes relatifs au pouvoir royal à la fin de la République, in Acta Classica Universitatis Scientiarum Debreceniensis XXVIII-XXIX, 2002-2003, Actes du colloque César et le Césarisme (Budapest-Debrecen, 10-12 septembre 2001), p. 103-125. 49. L’emploi du vers saturnien dans les Elogia Scipionum, in Les Pierres de l’offrande (Actes du colloque Les Pierres de l’Offrande, autour de l’œuvre de Chr. W. Clairmont, Clermont-II, 09-11 décembre 1998), Zurich, 2003, p. 92100. 50. La prière dans la célébration des Jeux Séculaires augustéens, in Dieux, fêtes, sacré dans la Rome antique (Actes du colloque organisé à Luxembourg par C. M. Ternes, 24-26 octobre 1999, édités par A. Motte et Ch. M. Ternes), Homo Religiosus II, 2, Turnhout, 2003, p. 205-215. 51. Les limites imparties à la vie des hommes et des cités : les siècles, in Miedo y religion, (Actes du colloque Millenio, organisé à l’Université de La Laguna (Tenerife) en février 2000), Madrid, 2003, p. 147-154. 52. From archeology to anthropology: the relationship between literary sources and archeological discovery in our knowledge of Roman religion, in Theoretical Frameworks for the Study of Greco-Roman Religions, Actes du XVIIIe Congrès International de l’Association Internationale d’Histoire des Religions (Durban,5-12 août 2000), édités par Luther H. Martin et P. Pachis, Thessalonique, 2003, p. 83-88.

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53. La désignation des élites d’Ombrie dans les Tables Eugubines, in Les élites et leurs facettes. Les élites locales dans le monde hellénistique et romain (Actes du colloque Les élites locales dans le monde hellénistique et romain, ClermontFerrand, 24-26 novembre 2000), Collection EFR 309 et Collection Erga 3, Rome-Clermont-Ferrand, 2003, p. 469-479. 54. L’hospitalité dans l’Amphitryon de Plaute, in L’hospitalité au théâtre, Actes du colloque L’hospitalité au théâtre (Clermont Ferrand, 6-9 décembre 2001), Clermont-Ferrand, 2003, p. 25-36. 55. Les Saturnales à Rome : de l’Age d’Or au banquet de décembre, in Symposium. Banquets et représentations en Grèce et à Rome (Colloque Le Banquet et ses représentations, Toulouse, 7-9 mars 2002), Pallas 61, 2003, p. 219-236. 56. Les calendriers brontoscopiques dans le monde étrusco-romain, in La météorologie dans l’antiquité. Entre science et croyance (Colloque de Toulouse sur La météorologie dans l’Antiquité, 2-4 mai 2002, organisé par Christophe Cusset), Centre Jean Palerme, Publications de l’Université de SaintÉtienne, 2003, p. 455-466. 57. Les prodiges de l’Etrusca disciplina dans le livre I des Histoires de Tacite, in Vita Latina 168, 2003, p. 15-29. 58. Les prodiges dans le livre XXVII de Tite-Live, in Vita Latina, 2004, p. 56-81. 59. Reflets étrusques sur la Sibylle, Colloque Les Sibylles (Rennes 26-27 octobre 2001), Rennes, Presses Universitaires, 2004, p. 29-42. 60. Article Fortuna, in Enciclopedia of Religion, 1ère éd. M. Eliade (1987), 2e éd. revue et augmentée, Lindsay Jones, Detroit, 2004, vol. V, p. 3175-3176. 60. Article Jupiter, in Enciclopedia of Religion, 1ère éd. M. Eliade (1987), 2e éd. revue et augmentée, Lindsay Jones, Detroit, 2004, vol. VII, p. 5037-5039. 61. Article Mars, in Enciclopedia of Religion, 1ère éd. M. Eliade (1987), 2e éd. revue et augmentée, Lindsay Jones, Detroit, 2004, vol. IX, p. 5727-5729. 62. Article Vesta, in Enciclopedia of Religion, 1ère éd. M. Eliade (1987), 2e éd. revue et augmentée, Lindsay Jones, Detroit, 2004, vol. XIV, p. 9584-9586. 63. Lucrèce et la représentation des volcans, in Connaissance et représentations des volcans dans l’Antiquité (Colloque de Clermont-Ferrand, 19-20 septembre 2002), Collection Erga 5, Clermont-Ferrand, 2004, p. 259-269. 64. La prière lucrétienne, in La prière de l’écrivain (Actes du colloque sur la prière organisé à l’Université Catholique de Lille en décembre 2002), Lille, 2004, p. 26-37. 65. La réforme des Saturnales de 218-217 avant J.-C. : un problème de chronologie livienne (Tite-Live XXII, 1, 19-20), in Acta Classica Universitatis Scientiarum Debreceniensis XL-XLI, 2004-2005, Mélanges offerts au Professeur L. Havas (Université de Debrecen, Hongrie), p. 77-94. 66. Raymond Chevallier (1929-2004), in REL 83, 2005, p. 16-17. 67. Léon Nadjo (1938-2005), in REL 83, 2005, p. 18-21. 68. L’Etrusca disciplina dans le Liber prodigiorum de Julius Obsequens, in Les écrivains du troisième siècle et l’Etrusca Disciplina (Table ronde organisée à l’École normale, les 24-25 octobre 1997, par l’UMR 126-4), in Caesarodunum, suppl. 66, 1999, p. 41-48. 69. Symmaque et l’haruspicine, in Les écrivains du IVe siècle et l’Etrusca Disciplina (Table ronde organisée par l’UMR 126-4 et le Centre de Recherche sur l’Antiquité, Clermont-Ferrand (17-18 septembre 2001), in Caesarodunum, suppl. 67, 2005, p. 87-95.

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70. Le dîner d’Amphitryon : esquisse d’un thème de Plaute à Kleist, in Liber Amicorum. Mélanges de littérature antique et moderne à la mémoire de JeanPierre Néraudau, Paris, 2005, p. 325-344. 71. Invocation et présence divine dans la prière à Rome, Colloque Nommer les dieux, Strasbourg, 26-28 octobre 2001, in Nommer les dieux. Théonymes, épithètes, épiclèses dans l’Antiquité, Brepols-Presses Universitaires de Rennes, 2005, p. 491-502. 72. La notion d’archaïsme à Rome : l’exemple des formules de prières latines, Actes de la table ronde La notion d’archaïsme. Définition et usage (Universités Paris I et Paris VII, 10-11 décembre 2004), in Ktema 31, 2006, p. 155-165. 73. Signes du destin et pouvoir dans les pratiques étrusco-italiques, in Signes et destins d’élection dans l’Antiquité (Colloque de Besançon, 16-17 novembre 2000), Besançon, 2006, p. 71-82. 74. Les origines de la prière latine : préhistoire et formation de la precatio dans le monde italique, in La prière en latin de l’Antiquité au XVIe siècle. Formes, évolution, signification, Collection d’Études médiévales de Nice 6, Brepols, 2007 (Actes du Congrès de Nice, mai 2003), p. 55-81. 75. ‘Aurea aetas’ et ‘Saturnia tellus’ dans la poésie virgilienne, dans Klassizismus und Modernität (Szeged, 11-13 septembre 2003), Acta Antiqua Archeologica (Acta Universitatis Szegediensis), Szeged (Hongrie), XXX, 2007, p. 71-90. 76. Les ‘praecepta medica’ et le couplet des ‘Meditrinalia’ dans la religion romaine, in Mythe, religion, médecine (Actes du 37e Congrès de l’APLAES, Lille, 21-23 mai 2004), Lille, 2007, p. 73-85. 77. Objets sacrés, objets magiques : le rituel des fétiaux, in Objets sacrés, objets magiques de l’Antiquité au Moyen Age (Actes de la table ronde Objets sacrés, objets magiques, de l’Antiquité au Haut Moyen Age, Université Paris X, 14-15 avril 2005), Paris, 2007, p. 11-21. 78. Tolérance et intolérance dans le monde romain : l’exemple du rituel de l’evocatio, dans Être Romain. Hommages in memoriam Charles-Marie Ternes, Remshalden, 2007, p. 475-483. 79. Tite-Live historien de la religion romaine ?, Colloque international de l’EASR (European Association for the Study of Religions), Bucarest, 23-25 septembre 2006, dans Les Études Classiques 75, 2007, p. 79-91. 80. Esiste una oracion silenciosa en Roma ? in Religion y silencio. El silencio en las religiones antiguas (Seminario Internacional UCM, Complutense, Madrid, 16-17 noviembre 2006), in Ilu. Revista de Ciencias de las Religiones XIX, 2007, p. 133-141. 81. Le millénarisme étrusque, in Troïka. Parcours antiques (Mélanges offerts à Michel Woronoff), Presses Universitaires de Franche-Comté, Besançon, 2007, vol. I, p. 19-26. 82. Yves-Marie Duval (1934-2007), in REL 85, 2007, p. 14-16. 83. Préface, in Ars pictoris, ars scriptoris. Peinture, littérature, histoire. Mélanges offerts à Jean-Michel Croisille, Clermont-Ferrand, 2008, p. 9-11. 84. Les prières des voyageurs romains et le ‘propempticon’, in Les voyageurs dans l’Antiquité, Actes du 130e Congrès des Sociétés Historiques et Scientifiques (La Rochelle, 18-23 avril 2005), édition électronique sous la direction de Yann Le Bohec, Paris, CTHS, 2008, p. 35-46. 85. La lance ou les lances de Mars, in Dix siècles de religion romaine : à la recherche d’une intériorisation. Hommage à Nicole Boels (Table ronde de Dijon Dix siècles de sentiment religieux, Dijon, 26 mai 2005), Dijon, 2008, p. 76-92.

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86. L’arrivée de Cybèle à Rome : élaboration du thème, de Tite-Live à l’empereur Julien, in Culture classique et christianisme, Mélanges offerts à Jean Bouffartigue, Paris, 2008, p. 191-200. 87. De l’étrusque au latin et du latin à l’étrusque, in Traduire, transposer, transmettre dans l’Antiquité gréco-romaine (Table ronde, 7-8 juin 2007, Université Paris X, Paris, 2009, p. 113-125. 88. Le latin de Masqueray, Colloque sur l’Aurès antique organisé par Aouras à Compiègne (6-8 septembre 2007), dans Aouras 5, 2009, p. 47-56. 89. Les animaux dans l’Etrusca disciplina, Communication au Colloque sur Les animaux dans les sciences de l’Antiquité, Caen, mai 2006, dans L’animal et le savoir de l’Antiquité à la Renaissance, Schedae, fasc. 2, Presses de l’université de Caen, 2009, p. 93-106. 90. Justice et injustice chez Sénèque, in Classica Medievalia Neolatina III, Actes du colloque international organisé à Budapest et à Debrecen sur Les valeurs de l’Europe, l’Europe des valeurs, 18-25 novembre 2007, Debrecen 2009, p. 2332. 91. Présence de Suétone chez un antiquaire et compilateur tardif : Macrobe et l’histoire du calendrier romain, Colloque Présence de Suétone, ClermontFerrand, novembre 2004, Clermont-Ferrand, 2009, p. 185-199. 92. Les dieux de l’autre : les Romains face aux dieux de l’étranger. L’exemple du rituel de l’evocatio, Colloque de Pau, mars 2009, Pau, p. 521-527. 93. Les noms de l’offrande dans les prières latines (Journées d’études ‘Le vocabulaire latin de la prière’, Tours, 22 mai 2007), dans Prier dans la Rome antique. Études lexicales, Paris, 2010, p. 35-46. 94. Hommage, dans Varietates Fortunae (Hommage à Jacqueline Champeaux), Paris, 2010, p. 7-10. 95. La prière philosophique, grecque et latine : une esquisse de définition et de classification, in Varietates Fortunae (Hommage à Jacqueline Champeaux), Paris, 2010, p. 195-210. 96. Etruscan influence on dramatic art in Campania: the example of the Atellan, in The Etruscan Presence in Magna Graecia, Symposium Cumanum, organisé par The Vergilian Society (19-21 juin 2003), Bénévent, 2010, p. 95-107. 97. Des haruspices en Afrique, dans les légions et auprès des gouverneurs : l’exemple de Lucius Atonius Saturus, d’Helvius Calvus, haruspices de camp, de Sextus Julius Felix et d’Antonius December, haruspices de gouverneurs, Colloque international de Tébessa sur l’archéologie, Tébessa, 24-29 avril 2009, in Aouras 6, 2010, p. 139-151. 98. Prier à Rome. Comment les Romains s’adressaient à leurs dieux ?, in Les dieux et les hommes (dir. Ph. Guisard, Chr. Laizé), Paris, 2010, p. 169-191. 99. Carmen, Carmenta, Canens (Ovide, ‘Métamorphoses’, XIV, 320-440) : Canens est-elle une invention ovidienne ?, Journées Ovide, Métamorphoses, organisées à Paris Ouest Nanterre, mars 2011 (en ligne). 100. L’Humanisme de Cicéron et les valeurs républicaines, in Humanisme 293, 2011, p. 72-79. 101. Un aspect méconnu du génie de Servius dans les Saturnales de Macrobe : la nomenclature des fruits et des arbres, in Servius et sa réception de l’Antiquité à la Renaissance (Actes du colloque Réception de Servius, Rennes, oct. 2009), Rennes, 2011, p. 39-51. 102. The name of Cybele in Latin poetry and literature: Cybela, Cybebe or Cybele/Cybelle, in Demeter, Isis, Vesta and Cybele. Studies in Greek and Roman Religion in honour of Giulia Sfameni Gasparro (edited by A.

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Mastrocinque and C. Giuffrè Scibona, Postdamer Altertumswissenschaftliche Beiträge 36, Stuttgart, 2012, p. 213-220. La destruction des villes dévouées dans le rituel guerrier de l’evocatiodevotio : la représentation du conflit dans les formules de prière accompagnant le rituel, Colloque Le conflit et sa représentation dans l’Antiquité (Montpellier, 13-15 mars 2008), in La Pomme d’Eris. Le conflit et sa représentation dans l’Antiquité, Montpellier, PULM, 2012, p. 349-363. Émile Masqueray et les origines de Rome, in Hommages offerts à Pierre Morizot, in Aouras 7, 2012, p. 183-188. Etrusca Disciplina: how was it possible to learn Etruscan religious matters in Ancient Rome ?, Colloque de l’EASR (European Association for the Study of Religions), Brême, septembre 2007, dans Religious Education in Pre-Modern Europe, edited by Ilinca Tanaseanu-Döbler and Marvin Döbler, Numen Book Series 140, 2012, p. 63-75. Les crises religieuses et les changements d’années dans l’Histoire romaine de Tite-Live : l’exemple des années 218-217 av. J.-C., dans Le temps dans l’Antiquité (dir. A. Rouveret et J.-P. Morel), Actes du colloque Le temps, organisé par le Comité des Travaux Historiques et Scientifiques (Besançon, 1924 avril 2004), Paris, CTHS, 2013, p. 111-130. Ordo temporum : problèmes de chronologie livienne, in REL 91, 2013, p. 115131. Spartacus : la transmission par l’exemple de la révolte, in Humanisme 298, 2013, p. 61-65. From the Curia on the Palatine Hill to the Regia on the Forum. The Itinerary of the Salli as a War Ritual, in Memory and Religious Experience in the GrecoRoman World (edited by N. Cusumano, V. Gasparini, A. Mastrocinque, J. Rüpke), Postdamer Altertumswissenschaftliche Beiträge 45, Stuttgart, 2013, p. 177-184 . Anthropomorphisme et abstractions divinisées dans la religion romaine, in Le voyage des légendes (Hommages à Pierre Chuvin), Paris, 2013, p. 327-335. Spartacus, héros de l’antiquité et des temps modernes, in Cahiers de psychologie politique 23, Université de Caen, juillet 2013 (en ligne). Rome et les dieux des autres : tolérance, intolérance, dieux nouveaux et anciens, in Hereditas litteraria totius Graeco-latinitatis II, AΓAΘA XXVIII, Debrecen, 2014, p. 31-43. Quelques aspects du vocabulaire de la prière en latin, in La prière dans les langues indo-européennes : linguistique et religion, Collection Kubaba, L’Harmattan, Paris, 2014, p. 125-139. Fondation et refondation de Rome, in La fondation dans les langues indoeuropéennes : religion, droit et linguistique, Collection Kubaba, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 75-86. Hoc nemus… habitat deus (Verg., Aen., VIII, 351-352). Présence des dieux dans la campagne virgilienne. Qui sont les di agrestes ?, in Acta Classica Universitatis Scientiarum Debreceniensis 50, 2014, p. 73-82. Prières aux dieux, prières aux hommes : Quinte-Curce et la proskynèse, in L’Histoire d’Alexandre selon Quinte-Curce, éd. M. Simon et J. Trinquier (Actes du colloque Quinte-Curce, ENS, déc. 2010), Paris, 2014, p. 53-60. La grande prière ‘catonienne’ à Mars (Cato, agr. 141) : y a-t-il un verbe ‘piaculare’ en latin ?, in Polutropia, d’Homère à nos jours (Mélanges offerts à Danièle Aubriot), Classiques Garnier, Paris, 2014, p. 181-196.

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118. Le prodige du lac d’Albe dans le conflit entre Rome et Véies (397-396 av. J.C.) : action des dieux ou débordement des eaux ?, in Au confluent des cultures. Enjeux et maîtrise de l’eau, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 151-161. 119. Douris et la tradition de la ‘devotio’ des Decii, in De Samos à Rome : personnalité et influence de Douris (Actes du colloque Douris de Samos, ENS, nov. 2011, édités par Valérie Naas et Mathilde Simon), Paris, Presses Universitaires de Paris-Ouest, 2015, p. 329-339. 120. L’Aurès dans la littérature latine classique : une région aux contours mal définis, in Aouras 8, 2015, p. 1-14. 121. Émile Masqueray et l’Algérie : le regard d’un historien humaniste sur l’Algérie du XIXe siècle, in Pour une histoire de l’archéologie XVIIIe siècle1945 (Hommages offerts à Ève Gran-Eymerich), Bordeaux, Ausonius, 2015, p. 393-399. 122. Article Haruspices, in The Routledge Encyclopedia of Ancient Mediterranean Religions, ed. E. Orlin, New York-London, 2015, p. 389-390. 123. Article Henotheism, in The Routledge Encyclopedia of Ancient Mediterranean Religions, ed. E. Orlin, New York-London, 2015, p. 407. 124. Article Macrobius, in The Routledge Encyclopedia of Ancient Mediterranean Religions, ed. E. Orlin, New York-London, 2015, p. 356-357. 125. Article Ver sacrum, in The Routledge Encyclopedia of Ancient Mediterranean Religions, ed. E. Orlin, New York-London, 2015, p. 988. 126. Les prières des voyageurs dans le monde romain, in Nouveaux horizons sur l’espace antique et moderne, (éd. Marie-Ange Julia), Bordeaux, 2015, p. 57-67 127. La dénomination de l’espace dans les formules de prière à Rome, in L’espace dans l’Antiquité, Paris, 2015, p. 101-113. 128. L’Aurès de Procope dans l’Afrique vandale : définition, délimitation, résistance (la bataille de Baghaï), in Littérature, politique et religion en Afrique vandale, éd. E. Wolff, Collection des Études Augustiniennes, Paris, 2015, p. 53-63. 129. Siècle d’Auguste et Age d’Or, in Acta Antiqua Academiae Scientiarum Hungaricae 55, 2015, p. 477-487. 130. Forme et fonctions de la prière dans la ‘Médée’ de Sénèque, in Médée. Versions et interprétations d’un mythe, GITA n° 20, n. s. 2, 2016, p. 25-32. 131. Dieux de la joie et du bonheur à Rome : quelques entités religieuses, in Joie et bonheur, croyances, mythes, idéologies, Collection Kubaba, Europeana 7, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 83-92. 132. Les femmes dans le culte public à Rome. Supplications et Jeux Séculaires, in La femme et le sacré, éd. P. Guelpa, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 71-84. 133. Religion romaine et religion punique dans le livre XXI de l’Ab Vrbe condita, in REL 94, 2016, p. 107-120. 134. Self-portrait in Livy’s history: the concept of personal image in the speeches by the ‘oratores’ and the function of rhetoric, in Autorretratos: la creacion de la imaginen personal en la antigüedad, Coleccion Instrumenta 53, Barcelona, 2016, p. 59-67. 135. Macrobe et l’Etrusca disciplina : ostentarium Tuscum et ostentarium arborarium, in L’Etrusca disciplina au Ve siècle apr. J.-C., La divination dans le monde étrusco-italique X (Actes du colloque de Besançon, 13-14 mai 2013), Presses Universitaires de Franche-Comté, 2016, p. 13-26. 136. Le mariage dans la Rome antique, in Evolutions et transformations du mariage dans le christianisme, Cahiers Disputatio, éd. M. Mazoyer et P. Mirault, Paris, L’Harmattan, 2017, p. 71-78.

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137. Carmenta, déesse de la prophétie et la Porte Carmentale à Rome : un problème de topographie religieuse chez Virgile (Énéide 8, 331-343), in Diuina studia. Mélanges de religion et de philosophie anciennes offerts à François Guillaumont, éd. E. Gavoille et S. Roesch, Ausonius, Scripta Antiqua 110, Bordeaux, 2018, p. 43-54. 138. Virgile dans les Saturnales de Macrobe : la théorie des ‘quatre styles’, nouvelle lecture et perspectives, in (Re)lire les poètes grecs et latins, éd. J. Dion et G. Vottéro, Nancy-Paris, De Boccard, 2018, p. 203-212. 139. Ausone et l’histoire du calendrier romain : le poème De feriis et les Eglogues, in Ausone en 2015 : bilan et perspectives, éd. E. Wolff, Collection des Études Augustiniennes, Paris, 2018, p. 147-157. 140. Olivier Thévenaz, Pierre Siegenthaler, Charles Guittard et Florian Barrière, Traduire Gérard Macé : Poésie, in Acta, Litt&Arts, n° 5 (dir. P. Roux), Épreuves de l’étranger. Une expérience de traduction et de rétrotraduction avec Gérard Macé, en ligne, 2017 : http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoblealpes.fr/revues/actalittarts/224-l-epreuve-de-l-etranger ; et Gérard Macé, Chenilles et Papillons, Éditions La Pionnière, Droue-sur-Drouette, 2017, p. 2627. 141. Olivier Thévenaz, Pierre Siegenthaler, Charles Guittard et Florian Barrière, Traduire Gérard Macé : Prose, in Acta, Litt&Arts, n° 5 (dir. P. Roux), Épreuves de l’étranger. Une expérience de traduction et de rétrotraduction avec Gérard Macé, en ligne, 2017 : http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoblealpes.fr/revues/actalittarts/224-l-epreuve-de-l-etranger. 142. Le roi des sacrifices (rex sacrorum) à Rome : un vestige de la royauté dans la religion romaine ? in Dieux et hommes. Modèles et héritages antiques, éd. J. Bouineau, D. Colus et B. Kasparian), vol. I, Pouvoir et persona, Paris, L’Harmattan, 2018, p. 11-29. 143. Sciences et techniques dans l’Antiquité : l’homme romain, héritier de la Grèce, in Kwartalnik Naukowy Fides et Ratio 2 (34), 2018, p. 329-343. 144. Enseigner et transmettre l’héritage de Rome au Bas-Empire : l’exemple du néoplatonicien Macrobe (Saturnales et Commentaires sur le Songe de Scipion), in Autun, capitale des langues anciennes, Actes du colloque des 10 et 11 mars 2018, Human-hist, Autun 2019, p. 117-130. 145. La parole divine dans l’organisation religieuse des Romains, in Actes du colloque Les médiateurs du divin dans le monde méditerranéen antique, organisé par l’Université de Palma de Majorque (13-15 octobre 2005), à paraître. 146. La légende d’Hercule aux confins de la Méditerranée occidentale : les colonnes d’Hercule, l’île d’Erythie (les bœufs de Géryon) et le jardin des Hespérides, in Actes du colloque L’homme et la mer en Afrique du Nord antique à l’époque maure, Kenitra (Maroc), 3-5 mai 2018, à paraître. 147. An amazing oracle of Apollo of Claros and the question of the supreme god (Macrobius, Saturnalia,1, 18, 20): Zeus, Hades, Helios, Dionysos and Iaô, in Actes du Symposium Archaeology and History of Lydia from Early Lydian Period to the Late Antiquity (8th Cent. B.C.-5th Cent. A.D.), 17-18 mai 2017, Dokuz Eylul University, Izmir, à paraître. 148. Parole des dieux, parole des hommes dans la religion romaine, in Actes du colloque Effets de voix, Université de Lille 3, 13-15 novembre 2014, in Magna voce. Effets et pouvoirs de la voix dans la philosophie et la littérature antiques, éd. A.-I. Bouton-Touboulic, Classiques-Garnier, Collection Kainon, à paraître. 149. Au confluent des traditions : regards sur la poésie dans l’œuvre de Macrobe et le cercle de Symmaque, in La poésie latine de l’Antiquité tardive entre

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tradition classique et inspiration chrétienne, éd. G. Scafoglio et F. Wendling, à paraître. 150. ‘Livius apud Livium’. À propos du carmen de 207 (Liv. 27, 37, 7), in Actes du colloque Livius noster (Bimillénaire de la mort de Tite-Live), Padoue, 6-10 novembre 2017, sous presse. 151. Les Étrusques dans le théâtre populaire : l’Atellane, in Hommages Dominique Briquel, à paraître. 152. Lucrèce et Cybèle ou l’histoire d’un malentendu (De rerum natura, 600-660), communication dans le cadre du programme d’Agrégation (janvier 2016), à paraître en ligne sur le site de l’APLAES. 153. Qu’est-ce que la souveraineté nationale ? in Sur la République, colloque organisé par l’Association pour une Constituante et la Fédération Nationale de la Libre-Pensée, Paris, 2019, p. 31-43. 154. Macrobe, historien de la religion romaine : place du fait religieux dans le livre 3 des « Saturnales », in Actes de l’Atelier sur Macrobe, Saturnales 3, Besançon, 17-18 octobre 2019 (à paraître). 155. « Imperium, potestas, auctoritas, dignitas ». Quelques aspects de la domination et de son vocabulaire en latin dans la Rome antique, in Actes du colloque international « Domination et antiquité. Aspects politiques et juridiques », organisé par l’Université de La Rochelle, Sainte-Eulalie-deCernon, 30 et 31 octobre 2019 (à paraître). 156. Un roi illyrien en Ombrie : Genthios, de Scodra à Iguvium, Colloque « La Serbie comme Pont », Sremska Mitrovica - Sirmium, 15-18 Avril 2019 (à paraître).

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Ad Studiorum Vniuersitatem Lutetiae. Carmen Carolo Guittard sacrum Michael von Albrecht (Universität Heidelberg)

Quid somniaui ? Peruolito uiam, Quae Sancte nomen fert Michael tuum. Rogoque tranquillam in tumultu Effigiem Michaelis acris : « Quae tanta doctorum ecce uenit cohors ? » « Magna haec magistrorum agmina Carolo Gratantur. Auctores Latinos Hic coluit coliturque ab illis. » Etrusca Livi gens sequitur gradus. Raymonde doctor, semper ades uirens. Perite linguarum, Georgi, Fabula nuntia cui deorum. At tu, Lucreti, diceris exules Misisse in intermundia qui deos, Sed corde firmatae manebant Relligio pietasque sancta. Beate Naso, quot comites tibi ! Simona, Petrum quae sequeris magum, Henrice Fastorum perite, Anna Maria potens magîae ! Alphonse, nosti qui abdita codicum Mysteria, idem fautor imaginum, Varroque et Augustinus ipse, Tuque, Petre, optime mi magister.

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Annaee, quid te, quid ueterum preces, Quid uerba culti dextera Symmachi, Firmice, te astrorum peritum Macrobium Arnobiumque dicam ? Immensa doctorum ecce uenit cohors, Quae gratuletur impigra Carolo, Quos inter externus modesta Audeo uix reserare labra. Isdem magistris sum decies abhinc Sex usus annis. Hos colui uirens. Grates Athenaeis referre, Carole, nunc cupio tibique.

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Adnotatio : In his uersibus haec nomina recentiora afferuntur : 1 Boulevard Saint-Michel ; 3 Michel de Montaigne ; 6 Charles Guittard ; 10 Raymond Bloch ; 11 Georges Dumézil ; 18 Simone Viarre ; Pierre Grimal ; 19 Henri Le Bonniec ; 20 Anne-Marie Tupet ; 21 Alphonse Dain ; 24 Pierre Courcelle ; 30 et 35 Charles Guittard.

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1. RELIGION

Varros Umgang mit Religion und Mythos Thomas Baier (Universität Würzburg)

1. Einleitung Als die Römer nach Beendigung des ersten Punischen Krieges zu einer Mittelmeermacht aufstiegen, sahen sie sich dem Vorwurf ausgesetzt, sie seien kulturlose Parvenüs und Fremdlinge in der hellenistisch geprägten Oikumene. Sie selbst dürften sich spätestens damals des Umstands bewusstgeworden sein, dass sie rund 500 Jahre seit der Gründung Roms ohne Literatur ausgekommen waren. Gemessen an den Griechenstädten des Mittelmeerraums stach ihre kulturelle Armut hervor.1 Es ist gar die Vermutung geäußert worden, dass der Galliersturm des Jahres 387 v.Chr., bei dem nach dem Zeugnis des Livius die ganze Stadt mit Ausnahme des Kapitols in Schutt und Asche gelegt worden sein soll, von späteren Historikern maßlos übertrieben wurde.2 Die archäologischen Befunde lassen jedenfalls ein viel unspektakuläreres Ausmaß an Zerstörungen vermuten. Warum aber sollten die Römer ihre eigene Niederlage so aufbauschen? Eben weil sich dadurch begründen ließ, weshalb aus der Frühzeit keine Dokumente, keine materiellen Zeugnisse der Kultur erhalten sind. Seit dem zweiten Jahrhundert waren die Römer entweder bemüht, ihre Zugehörigkeit zur hellenistischen Kultur zu belegen, sich als Teil der hellenistischen Welt darzustellen, oder aber, ihre Gleichrangigkeit mit der griechischen Kultur herauszustellen. Das früheste Zeugnis für diese Bestrebungen ist das Geschichtswerk des Fabius Pictor, in dem Rom im Wesentlichen als eine Polis hellenistischer Prägung erscheint. Fabius ist ‚malgré lui‘ eine vielsagende Quelle. Bei seinem Versuch, Rom als hellenistische Gründung zu erweisen, enthüllt er 1

Belege für den kulturellen ‚Komplex‘ der Römer listet N. HORSFALL, 1993, p. 63–65 auf. G. PERL, 2007, p. 346–355 legt dar, dass die Gallier Rom keineswegs völlig zerstörten, die Tempel vielmehr unangetastet ließen und mit ihnen auch die Archive. Urkunden, die etwa im Jupiter-Tempel auf dem Kapitol aufbewahrt wurden, dürften erhalten geblieben sein. Immens war jedenfalls die psychologische Folge des Debakels von 387. Die Römer wähnten sich von Hass und Feindschaft umzingelt, vgl. Liv. 6, 6, 11: circumsederi urbem Romanam ab invidia et odio finitimorum. Das Gallier-Trauma wirkte bis in Caesars Zeit nach (App. bell. civ. 2, 146), vgl. H. BELLEN, 1994, p. 33. Als Vorbild für die Ausmalung des Galliersturms kann der persische Angriff auf Athen 480 v.Chr. gedient haben, vgl. N. HORSFALL, 1987, p. 72; N. HORSFALL, 1994, p. 57–58. 2

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gegen seine Absicht zahlreiche italische und etruskische Merkmale.3 Wie ging Fabius Pictor vor? Mit hoher Wahrscheinlichkeit konnte er sich auf erhaltene Akten, vielleicht die Annales Maximi stützen. Diese waren jedoch, wie noch Cicero bemängelt, bloße „Erinnerungshilfen“ (de or. 2, 52) und bedurften der Ausgestaltung. Dazu bediente sich Fabius griechischer Quellen, die er als Muster oder Blaupause verwendete. Anders ausgedrückt, er interpretierte die römischen Befunde im Lichte der griechischen Beispiele, nahm gewissermaßen eine interpretatio graeca der römischen Zeugnisse vor. Fabius Pictor modellierte also eine römische Kulturgeschichte nach griechischem Vorbild.4 Für die Wahl dieses Verfahrens gibt es mehrere Gründe: Erstens ist Fabius der erste römische Historiker; ihm stand weder eine lateinische Fachsprache zu Verfügung noch eine römische literarische Tradition. Er musste sich also auf die griechische Sprache und die griechischen Vertreter der Gattung stützen. Damit war eine gewisse Prägung seiner Darstellung vorgegeben. Wichtiger ist jedoch, dass er für ein griechisches Publikum schrieb und der prohannibalischen Propaganda des Philinos von Akragas entgegentreten wollte. Unabhängig von diesem politischen Interesse etablierte Fabius Pictor damit jedoch eine Sicht auf die eigene Vergangenheit, die für die römische Geschichtsschreibung und für die antiquarischen Studien prägend werden sollte: Man präsentierte römische Inhalte in griechischen Formen. Das ist zunächst nicht verwunderlich, denn die ganze römische Literatur ist abgeleitet und griechischen Vorbildern verpflichtet. In der historischantiquarischen Schriftstellerei liegt jedoch der besondere Fall vor, dass die eigene Vergangenheit mit griechischen Versatzstücken nicht rekonstruiert, sondern eigentlich konstruiert, somit neu erfunden wird. In diesem Prozess nimmt Varro eine zentrale Stellung ein.5 Seine Rolle soll im Folgenden näher beleuchtet werden. Dabei wird dargelegt, dass Varro Elemente aus der italisch-etruskischen Mythologie in Parallele zu vergleichbaren griechischen Phänomenen setzte und den Römern auf diese Weise eine Kulturgeschichte erschuf, die sie bisher nicht hatten. Cicero rühmt den Reatiner in den diesem gewidmeten Academici libri, er habe die Römer erkennen lassen, qui et ubi 3

Vgl. J.-P. THUILLIER, 1975, und J. POUCET, 1985, p. 58. Zur geistigen Physiognomie des Fabius vgl. auch E. RAWSON, 1989, p. 426 und D. TIMPE, 1972, p. 940. Ein abgewogenes Urteil bei J. FABRE-SERRIS, 1998, p. 9: „on considère aujourd’hui Fabius Pictor avant tout comme un metteur en scène de traditions préexistantes, qui aurait été largement tributaire d’écrits grecs antérieurs.“ 4 Vgl. A. PIGANIOL, 1923, p. 31, Anm. 2: „Il est permis de supposer qu’il voulait aider un progrès de l’hellénisation de Rome, justifier l’importation des coutumes grecques en prouvant que ces coutumes étaient identiques aux plus vieilles coutumes de Rome. Il eût alors esquissé d’avance la thèse que les Antiquités de Denys se proposèrent de défendre.“ Ähnlich N. HORSFALL 1994, p. 68f. D. TIMPE, 1972, p. 948 sieht Fabius in der Tradition des mutmaßlich romfreundlichen Historikers Timaios (FGrHist 566), dessen „einfachen politischen Gedanken […] (Zugehörigkeit der Römer zur hellenistischen Kulturgemeinschaft, Legitimation ihrer Macht durch hohes Alter und rechten Gebrauch)“ er sich allzu gern angeschlossen habe. 5 Vgl. D.J. BUTTERFIELD, 2015, p. 7, der einerseits Varros als „model scholar“ für spätere Antiquare bezeichnet, andererseits seinen Einfluss auf die augusteische Literatur betont: „it is hard to read any collection of Augustan poetry carefully without turning up traces of scholarship that were very probably drawn from, or filtered through, Varro himself.“

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essemus (Ac. post. 1, 9). Varro habe den Römern erst eine „Geschichte“ gegeben. Tatsächlich hat er diese aber nicht nur „aufgeschlossen“ (aperuisti), wie Cicero unterstellt, sondern zu einem gewissen Teil pietätvoll geschaffen. Was wir heute über römische Altertümer wissen, ist in hohem Maße durch Varros Schriften beeinflusst. Zwar sind von ihnen nur wenige erhalten, doch beruhen manche Befunde bei späteren Autoren auf varronischen Quellen. Sie beurteilen kann man nur in Kenntnis der Arbeitsweise Varros. Es soll nicht behauptet werden, Varro habe bewusst gefälscht. Doch versteht es sich, dass seine Perspektive auf die römische Geschichte auch deren Darstellung prägte. Wie Varro und andere Antiquare vorgingen, kann man aus einer satirischen Bemerkung bei Horaz schließen. In der Augustus-Epistel karikiert er eine Marotte in der römischen Literaturgeschichtsschreibung, die jedem römischen Autor einen griechischen an die Seite stellte. Afranius sei der römische Menander, Plautus mit Epicharm zu vergleichen (epist. 2, 1, 57f.). In der Kritik steht einerseits die Verblendung, mit der römische Leistungen griechischen als ebenbürtig erachtet werden, mehr aber noch die Methode der Literaturbetrachtung selbst. Es geht niemals darum, ein literarisches Werk um seiner selbst willen zu würdigen, sondern es zählt nur der Vergleich mit den als Maßstab erachteten griechischen Vorbildern. Kulturgeschichte wird einem agonalen Prinzip unterworfen. Diese horazische Zuspitzung macht deutlich, welche Gesichtspunkte Varro und die Varroniani anlegten. Gewiss leitete sie zum einen das Bestreben, Ebenbürtigkeit zu oder Überlegenheit über die Griechen zu demonstrieren. Doch dürfte das Vorgehen vor allem dem Umstand geschuldet sein, dass die historisch-antiquarische Literatur der Griechen das nötige methodische Rüstzeug und die einschlägigen Kategorien bot.

2. De scaenicis originibus Die These, dass Varro römische Mythologie in Historie nach griechischem Muster umformte,6 soll zunächst anhand der Schrift Über die Ursprünge des Theaters belegt werden. Aus ihr sind lediglich acht Fragmente überliefert. Aus diesen sollen uns die folgenden drei interessieren: 1. cum multa portenta fierent et murus ac turris, quae sunt inter portam Collinam et Esquilinam, de caelo tacta essent et ideo libros Sibyllinos XV viri adissent, renuntiarunt uti Diti patri et Proserpinae ludi Tarentini in campo Martio fierent tribus noctibus et hostiae furvae immolarentur, utique ludi centesimo quoque anno fierent. (fr. 70 Funaioli) 2. sub Ruminali ficu (fr. 72 Funaioli) 3. ubi compitus erat aliquis (Fr. 75 Funaioli) Varro spricht im ersten Fragment von der Einführung der Ludi Tarentini im Jahr 249.7 Es handelte sich um ein Sühnefest, das die Götter inmitten des 6 Vgl. N. HORSFALL, 1994, p. 53 zur Frage, „how Greek accounts of their own literary origins influenced in turn the way in which the Romans wrote up their literary prehistory.“

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ersten Punischen Kriegs milde stimmen sollte. Der Bericht enthält ähnliche Merkmale wie die ebenfalls auf Varro zurückgehende8 Darstellung der Pestepidemie des Jahres 364, in der Livius (7, 2) die Anfänge des römischen Theaters erkennen will. Zu diesen Merkmalen gehören warnende Vorzeichen, Orakelbefragung und schließlich Einführung eines regelmäßig zu wiederholenden Festes zu apotropäischen Zwecken. Das zweite Fragment nennt die Ficus Ruminalis, die in verschiedenen Quellen mit dem Lupercal in Zusammenhang gebracht wird (Varro ling. 6, 13; Liv. 1, 5, 1f.).9 In De ludis circensibus (RD 9, 80 Cardauns) hatte Varro die Lupercer als ludii, Schauspieler, bezeichnet.10 Insofern nimmt auch dieses Fragment auf Vorformen des Theaters Bezug. Das gilt offenkundig auch für das dritte Fragment, das „Wegkreuzungen“ (compita) nennt, den Ort der Compitalia – ein Fest, welches Varro mit den griechischen Komoi und Lenäen parallelisierte.11 Schließlich stellt Varro einen Zusammenhang zwischen den Lupercern und Pan bzw. Zeus Lykaios her.12 Würdigt man all die Belege im Zusammenhang, 13 so zeigt sich, dass Varro eine bereits zu seiner Zeit nur schwer fassbare Überlieferung nach griechischem Muster rationalisiert hat. Man pflegte zwar archaisch anmutende Riten an den Lupercalien, welcher Gottheit sie galten, bleibt aber im Dunkeln. Die Widmung an Pan oder Zeus Lykaios dürfte erst spät, möglicherweise durch Varro, erfolgt sein. Der Kult erhielt jedenfalls mit der Benennung oder Erfindung einer Gottheit eine festere Form. Zudem hat Varro dem ursprünglichen Reinigungsfest, das den Schilderungen zufolge zu einer ziemlich albernen und rüden Belustigung adliger Jugendlicher verkommen war, eine kulturstiftende Funktion zugewiesen, indem er es mit den Anfängen des Theaters verband. Nach Cic. Cael. 26 existierten die Lupercalia schon vor humanitas und leges, hatten also ein hohes Alter, waren sozusagen vorzivilisatorisch. Das passt zu der von Dionys von Halikarnass (1, 80, 1) dem Aelius Tubero zugeschriebenen Verbindung der Lupercalien mit dem Pan-Kult des Euander. Varro scheint die Lupercalien dagegen – dafür spricht die Erwähnung der Ruminalis Ficus14 – mit Romulus und Remus in Verbindung zu bringen, ihren Ursprung also bedeutend später zu datieren. Zugleich macht er sie damit zu einem genuin römischen Fest. 7

Die ludi Tarentini werden sonst als ludi saeculares bezeichnet, vgl. Valerius Antias, HRR, I2, fr. 22, p. 247 = Cens. 17, 10. Varro nahm mit dieser Bezeichnung wahrscheinlich auf das Tarentum (an der Westseite des Marsfeldes, vgl. F. COARELLI, 1975, p. 239) als Veranstaltungsort Bezug, vgl. F. BERNSTEIN, 1998, p. 130. 8 P.L. SCHMIDT, 1989, p. 78–80 arbeitet die ältere Literatur auf; zu Varro und Livius vgl. TH. BAIER, 1997, p. 71–101. 9 Vgl. C. CICHORIUS, 1888, 422 und J.H. WASZINK, 1948, p. 227. 10 ludios a ludo, id est a lusu […] sicut et Lupercos ludios appellabant, quod ludendo discurrant. Vgl. J.H. WASZINK, 1948, p. 229. 11 Vgl. TH. BAIER, 1997, p. 131. 12 De gente populi Romani fr. 17 Peter = 189 Funaioli = Aug. civ. 18, 17; ling. 5, 54. Zu der seltsamen Parallelisierung von Pan Lycaeus mit Iupiter-Lycaeus vgl auch Vitruv 3, 2, 3: in aede Iovis et Fauni. Zum Werwolfs-Hintergrund vgl. W. BURKERT, 1972, p. 98–108. Vgl. ferner die Arbeit von B. RIPOSATI, 1978. 13 Vgl. TH. BAIER, 1997, p. 82–88. 14 Vgl. auch fr. 452 Funaioli zur Entstehung des Namens Ruminalis ficus.

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Offenbar lag ihm daran, ein römisches Gegenstück zu den griechischen Berichten über Vorstufen des Theaters zu konstruieren. Dieses ordnende Eingreifen in eine wirre Überlieferung blieb nicht ohne Folgen. Sie gab möglicherweise Horaz und Ovid den Anstoß, über die Identifikation von Pan mit Faunus die Lupercalien als Faunsfest anzusehen.15 Die Faune wiederum gelten als vates16 und sind somit die ländlichen Vorfahren der sich als vates bezeichnenden Dichter.17 Horaz und die Elegiker zeichnen sich unter anderem dadurch aus, dass sie italische Lokaltraditionen in alexandrinische Gedichte aufnahmen. Die Voraussetzung für diesen Transfer schufen Antiquare wie Varro, indem sie den römischen Mythos nach griechischen Vorbildern aufarbeiteten.

3. De cultu deorum Varros Modellierung der römischen Geschichte erfolgte nach einem durchaus rationalistischen Plan.18 Ihm diente antiquarisches Wissen zur Disziplinierung der Gegenwart. Dies räumt er mit einer Klarheit ein, die nachgerade an Polybios gemahnt.19 Ein historischer Vorfall und seine Rezeption mögen als Beispiel dienen. Im Jahre 181 v.Chr. wurden die Römer Zeugen eines merkwürdigen Autodafés.20 Der Vorfall wird von verschiedenen Historikern überliefert. Unser ältester Zeuge ist Cassius Hemina, der in der Mitte des zweiten Jahrhunderts schrieb und vermutlich eigene Erinnerungen in seinen Bericht einflocht.21 Das einschlägige Fragment aus seinem weitgehend verlorenen Geschichtswerk ist aus zweiter Hand durch ein Zitat beim älteren Plinius erhalten. Dieser referiert (fr. 37 HRR = fr. 40 Beck / Walter = Plin. nat. 13, 84–86): Cassius Hemina, vetustissimus auctor annalium, quarto eorum libro prodidit Cn. Terentium scribam agrum suum in Ianiculo repastinantem effodisse arcam, in qua Numa, qui Romae regnavit, situs fuisset. in eadem libros eius repertos P. Cornelio L. filio Cethego, M. Baebio Q. filio amphilo cos., ad quos a regno Numae colliguntur anni DXXXV. hos fuisse e charta, maiore etiamnum miraculo, quod infossi duraverint – quapropter in re tanta ipsius Heminae verba 15 Nach W. STROH, 1998, p. 610 gelang es Ovid, „bis heute die Mehrzahl der Religionshistoriker davon zu überzeugen, dass die Lupercalia ein Fest des altlatinischen Faunus gewesen wären“. Vgl. schon A. PIGANIOL, 1923, p. 22–23. 16 Varro, ling. 7, 36 leitet Fauni von fari ab und scheint damit dieser Deutung Vorschub zu leisten. 17 Vgl. Ov. fast. 5, 97ff.; Hor. epod. 15, 66; zu letzterem: vgl. W. STROH, 1993, p. 311–313. 18 A.J. KLEYWEGT, 1972, p. 247 spricht von „der erstaunlichen Masse gelehrter Kenntnisse, richtiger Bemerkungen und phantastischer Konstruktionen, die Varro in seinen verschiedenen Werken zu solcher eigenartigen Mischung kombiniert hat“. 19 Z.B. RD 1, 20 und 1, 21 Cardauns, wo Varro Religion unter dem Aspekt des utile abhandelt. Vgl. Pol. 6, 56, 6–11: „Ginge es darum, ein Gemeinwesen aus weisen Männern zu bilden, dann bedürfte es dieses Merkmals (der Gottesfurcht) nicht. Da aber die Masse in ihrer Gesamtheit leichtsinnig, voller gesetzloser Begierden, voller sinnloser Wut und gewalttätiger Anmaßung ist, bleibt nichts anderes übrig, als die Massen mit diffusen Ängsten und einer derartigen Tragödie [gemeint ist, mit solchem Theater oder Popanz] zusammenzuhalten.“ 20 Dazu ausführlich: K. ROSEN, 1985; TH. BAIER, 1997, p. 44f. 21 Die Quellen sind zusammengestellt bei E. PERUZZI, 1973, p. 107–143 („I Libri di Numa“).

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ponam: “Mirabantur alii, quomodo illi libri durare possent; ille ita rationem reddebat: lapidem fuisse quadratum circiter in media arca evinctum candelis quoquoversus. in eo lapide insuper libros insitos fuisse; propterea arbitrarier non computuisse. et libros citratos fuisse; propterea arbitrarier tineas non tetigisse.“ in iis libris scripta erant philosophiae Pythagoricae. „eosque combustos a Q. Petilio praetore, quia philosophiae scripta essent.“ […] Cassius Hemina, einer der ältesten Annalisten, überliefert im vierten Buch, Cn. Terentius, ein Schreiber (scriba), habe seinen Acker auf dem Ianiculus umgestochen und dabei einen Sarkophag ausgegraben, in dem Numa, welcher dereinst Rom regierte, beigesetzt gewesen sei. In demselben Sarg hätten sich auch Numas Schriften befunden. Der Vorfall begab sich unter den Consuln Publius Cornelius Cethegus, Sohn des Lucius, und Marcus Baebius Tamphilus, Sohn des Quintus [das entspricht 181 v. Chr.], welche 535 Jahre nach Numa im Amt waren. Die Bücher seien aus Papyrus gewesen – ein um so größeres Mirakel, dass sie eingegraben überdauerten. Ich will deshalb bei einer so wichtigen Sache Hemina selbst zu Wort kommen lassen: „Andere wunderten sich, wie die Bücher überleben konnten; er aber nannte folgenden Grund: in dem Sarg habe sich ein quadratischer Stein befunden, welchen man mit Wachs umhüllt habe; auf diesen Stein habe man die Bücher placiert; deshalb seien sie nicht verwest. Außerdem seien die Bücher citrati, mit Zitrusöl getränkt, gewesen, weshalb die Maden sie nicht angetastet hätten.“ Die Bücher enthielten pythagoreische Philosophie. „Sie seien vom Prätor Quintus Petilius verbrannt worden, weil sie philosophischen Inhalts waren.“

Der Naturforscher und Historiker Plinius zitiert den Text lediglich, um dem älteren Kollegen Varro einen Fehler nachzuweisen. Dieser habe nämlich behauptet, der Beschreibstoff Papyrus sei erst unter Alexander dem Großen in Gebrauch gekommen, erwähne jedoch in den Antiquitates rerum humanarum diese Geschichte, derzufolge schon Numa am Ende des achten Jahrhunderts v.Chr. darauf geschrieben habe. Diese WissenschaftlerKontroverse zeigt, dass sowohl Varro als auch Plinius – und beider Gewährsmann Hemina ohnehin – die Bücher des Priesterkönigs und Religionsstifters Numa für echt hielten. Den Inhalt der aufgefundenen und sogleich verbrannten Schriften gibt Plinius ein wenig schwammig mit philosophiae Pythagoricae an.22 Hier ist dem sonst so genauen Polyhistor seinerseits ein Fehler unterlaufen. Er selbst hatte nämlich Pythagoras auf das 142. Jahr der Stadt Rom datiert,23 also über hundert Jahre später als Numa, und er hatte vor allem übersehen, dass gerade Varro, gegen den er seine Auseinandersetzung führt, den Zusammenhang zwischen Pythagoras und Numa widerlegt hatte. Der Vielschreiber Plinius war im Eifer des Gefechts dem wohl bis in seine Zeit hinein fleißig kolportierten Irrtum aufgesessen, Numa sei Pythagoreer gewesen. In Ciceros De re publica (2, 28f.) fragt der Unterredner Manilius, ob Numa wirklich Pythagoreer, ja sogar Schüler des Pythagoras selbst gewesen sei: saepe enim hoc de maioribus natu audivimus et ita intellegimus vulgo existimari. Dieses weitverbreitete Gerücht weist Scipio heftig, beinahe empört zurück: Falsum est enim, Manili, inquit, id totum, neque solum fictum, sed etiam imperite absurdeque fictum; ea sunt enim demum non ferenda in mendacio, quae non 22 23

Zur Erklärung vgl. K. ROSEN, 1985, p. 79. 2, 37; 36, 71.

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solum ficta esse, sed ne fieri quidem potuisse cernimus. [Das ist völlig falsch, Manilius, und nicht nur erfunden, sondern sogar ohne Sachkunde und widersinnig erfunden. Solche Lügen sind unerträglich, bei denen man sofort merkt, dass sie nicht nur erfunden sind, sondern nicht einmal sein könnten.] Es folgt eine Berechnung, der zufolge die beiden 140 Jahre auseinander gewesen seien. Es gilt, an dieser Stelle kurz innezuhalten und zu fragen, was aus diesen Quellen gewonnen werden kann. Die von Hemina und späteren Historikern bezeugte Bücherverbrennung ist mit Sicherheit historisch. Ebenso sicher ist jedoch, dass die in jenem Acker zum Vorschein gekommenen und sogleich vernichteten Schriften nicht von König Numa – sofern es ihn überhaupt gegeben hat – stammten, sondern eine späte Fälschung waren. Was enthielt der mysteriöse Sarg also wirklich? Gewissheit ist über diesen Punkt nicht mehr zu erlangen, wohl aber eine begründete Vermutung. Eine solche stellte nämlich im ersten Jahrhundert v.Chr. schon Varro auf, der denselben Vorfall berichtet. Er schreibt in seinem Buch de cultu deorum – der Passus ist bei Augustin überliefert (civ. 7, 34):24 Terentius quidam cum haberet ad Ianiculum fundum et bubulcus eius iuxta sepulcrum Numae Pompilii traiciens aratrum eruisset ex terra libros eius, ubi sacrorum institutorum scriptae erant causae, in Urbem pertulit ad praetorem. At ille cum inspexisset principia, rem tantam detulit ad senatum. Ubi cum primores quasdam causas legissent, cur quidque in sacris fuerit institutum, Numae mortuo senatus adsensus est, eosque libros tamquam religiosi patres conscripti, praetor ut combureret, censuerunt. Ein gewisser Terentius besaß am Ianiculus ein Grundstück, und als er seinen Pflug nahe am Grab des Numa Pompilius vorbeiführte, zog er dessen Bücher aus der Erde, in denen die Gründe für die Einrichtung von Heiligtümern aufgeschrieben waren, und brachte sie dem Prätor. Als dieser sich nur die Überschriften ansah, brachte er eine so wichtige Angelegenheit vor den Senat. Als die Häupter des Senats einige der Ursachen, gelesen hatten, warum welche Einrichtung in kultischen Dingen besteht, da pflichteten sie dem verstorbenen Numa bei, [der dieses Wissen hatte verborgen halten wollen], und der Senat befand, gleichsam in religiöser Verantwortung, der Prätor solle diese Bücher verbrennen.

Wer immer der Autor der verbrannten Schriften war, Prätor und Senat erschien der Inhalt so brisant, dass sie ihre Verbreitung unbedingt verhindern wollten. Sogar die mit dem Fall betrauten Autoritäten hatten eine religiöse Scheu, die Schriften zu lesen. Der Prätor las nur die Überschriften und spürte sofort, dass seine Kompetenz nicht ausreichte, im Senat befassten sich ausschließlich die primores damit, und auch sie beschränkten sich auf die Lektüre einiger causae, hatten Hemmungen, das Ganze zur Kenntnis zu nehmen. Livius, der denselben Vorfall, wenn auch mit anderen Namen der Protagonisten im 40. Buch (29, 3–14) bezeugt, spricht ebenfalls davon, dass das Autodafé lectis rerum summis erfolgte, nach einer summarischen Lektüre – man wagte also nur die ‚headlines‘ zur Kenntnis zu nehmen. 24

Vgl. B. CARDAUNS, 1960, p. 19–28.

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Die Forschung hat die unterschiedlichen Varianten dieser Episode sorgfältig gegeneinander abgewogen und ihre jeweilige Genese nachgezeichnet.25 Es bleibt, auch wenn man Anekdotisches, insbesondere in der Valerius Antias und L. Calpurnius Piso Frugi verpflichteten Version des Livius, abzieht, eine Scheu vor Schriften, die man im weitesten Sinne als religiös einstufte. Dieser Befund deckt sich durchaus mit anderen zeitgenössischen Dokumenten. Gerade fünf Jahre zuvor wurde Rom von dem vielleicht berühmtesten religiösen Skandal seiner Geschichte erschüttert. Beim Prätor wurden geheime religiöse Vereine denunziert, denen unter dem Deckmantel dionysischer Mysterien Verbrechen zur Last gelegt wurden. Ob die Anschuldigungen zutrafen, ist religionsgeschichtlich unerheblich. Geheimkulte standen zu allen Zeiten im Ruf der Ungesetzlichkeit. Der Senat schritt gegen den Bacchuskult mit dem Senatusconsultum de Bacchanalibus ein und verbot die, wie Livius mutmaßt, aus Griechenland eingeführten neuen Riten. Wer fortan der alten Bacchusverehrung weiterhin anhängen wollte, hatte sich beim Prätor zu melden, der seinerseits beim Senat Dispens beantragen musste. Zur Beschlussfähigkeit des Senats war ein Quorum von mindestens 100 Anwesenden erforderlich.26 Der Finder der Schriften bei Hemina hält sich also genau an diesen ‚Dienstweg‘, der kurz zuvor in Sachen Bacchanalien festgelegt worden war.27 Die Bacchanalien wurden als unkontrollierbare Bedrohung empfunden und mussten daher eingedämmt werden. Hier waren freilich keine Bücher im Spiel. Um solche ging es jedoch im Jahr 213, als aufgrund eines Ediktes des Praetor urbanus heilige Bücher, Prophetensprüche und Gebetsformeln beschlagnahmt wurden.28 Das rechtliche Umfeld und der Einfluss fremder Kulte und unterschiedlichster geistiger Strömungen in Rom lassen also die von Hemina geschilderte Begebenheit durchaus plausibel erscheinen. Repressive Maßnahmen jedoch, die bei fremden Kulten noch einleuchten mögen, sind bei dem Religionsstifter Numa mehr als erstaunlich. Warum mussten die Schriften dessen, der neben Romulus als zweiter Stadtgründer galt, verborgen bleiben? Die Antwort hat Varro gegeben: Weil sie ‚das Funktionieren der Religion‘ offenlegten und damit ihr Geheimnis preisgaben. Numa hatte die „Götterfurcht als Herrschaftsmittel entdeckt, aber aus Sorge vor der korrumpierenden Wirkung bestimmt, dass ihm alles, was er dazu geschrieben hatte, mit ins Grab gelegt werde.“29 Diese Deutung überzeugte jedenfalls die Autoren des ersten Jahrhunderts v. Chr., Varro und Livius. Was auch immer die Bücher wirklich enthielten, zwei Schlüsse lassen sich ziehen: 1) Es herrschte spätestens seit dem Ende des dritten Jahrhunderts eine Scheu vor heiligen Schriften, Gebetsformeln und Prophezeiungen. Man 25

Vgl. E. PERUZZI, 1973; K. ROSEN, 1985. Vgl. K. ROSEN, 1985, p. 72. 27 Aus Papyrusfunden wissen wir, dass im zweiten Jh. auch in Ägypten dionysische Geheimkulte bestanden und dass Ptolemaios Philopator Kopien der heiligen Schriften einforderte, vgl. K. LATTE, 1960, p. 271. 28 Liv. 25, 1, 12; 39, 16, 8. 29 K. ROSEN, 1985, p. 78. Vgl. Liv. 1, 19, 4–5; 40, 29, 11; DH 2, 61, 1–2; Plut. Num. 22, 6. 26

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schien zu glauben, es gehe von ihnen eine für die Gesellschaft destabilisierende Wirkung aus. 2) Im ersten Jahrhundert betrachtete man die von Numa eingeführte Religion als ein menschliches Konstrukt zur inneren Festigung des Gemeinwesens, gleichsam ein ‚Arcanum imperii‘. Sie ist damit etwas fundamental anderes als etwa die christliche Offenbarungsreligion. Die Kenntnis der Grundlagen der Religion war Herrschaftswissen, das nicht verbreitet werden durfte. Verschriftlichung war gleichbedeutend mit Weitergabe, Verfügbarmachung und Entzauberung des Numinosen. Wie tief diese Vorstellung verwurzelt war, wird daran deutlich, dass niemand den naheliegenden und gewiss zutreffenden Gedanken hegte, die Bücher könnten Fälschungen sein. Vielmehr mussten sie verbrannt werden, weil sie gerade als echt angesehen wurden. Um kein Missverständnis aufkommen zu lassen: Numas Leistung als Religionsstifter wurde mindestens bis in Hadrianische Zeit hochgeschätzt.30 Die Konstruktion einer ‚Religionsverfassung‘ trug ihm den Rang eines Nomotheten, neben Romulus gar eines neuen πρῶτος εὑρετής ein.31 Der Gedanke an Betrug oder Irrtum, der sich bei dem modernen Betrachter einschleicht, lag völlig fern. Ein weiterer Aspekt verdient Betrachtung, nämlich die Numa zu Unrecht unterstellten pythagoreischen Einflüsse. Der Zusammenhang zwischen beiden Gestalten, Numa und Pythagoras, ist seit dem vierten Jahrhundert belegt. Der ältere Plinius referiert die Darstellung Heminas in oratio obliqua und fügt in direkter Rede hinzu: in iis libris scripta erant philosophiae Pythagoricae (13, 86). Mit einiger Wahrscheinlichkeit hat der Vielleser und Vielschreiber den Zusatz nicht bei Hemina gefunden, sondern aus anderer Quelle bzw. als Referat der Communis opinio hinzugefügt. Die althistorische Forschung hat als Erfinder der Nachricht Piso wahrscheinlich gemacht.32 Anrüchig ist in römischen Ohren jedoch nicht nur das Pythagoreertum, sondern überhaupt der Begriff philosophia. Ein Römer war sapiens, philosophos galt noch im zweiten Jahrhundert v.Chr. als Schimpfwort.33 Der erste, der sich philosophos nannte, war nach dem Zeugnis von Cicero tusc. 5, 8 eben Pythagoras. Wie kam der ehrwürdige Numa mit Pythagoras und Philosophie in Berührung? Seit Ennius gibt es die Tradition, Numa habe mit der Nymphe Egeria Kontakt gehabt, und sie habe ihm den Willen der Götter offenbart und ihn bei den Regierungsgeschäften beraten. Diese ὁμιλία πρὸς θεόν genügte, um einen Zusammenhang zu griechischen Weisheitslehren herzustellen. Die in der griechischen Religion bekannte Epiphanie, der unmittelbare Kontakt zwischen Göttern und Menschen, war den Römern aber höchst suspekt. Θεῖοι ἄνδρες wollte die Republik nicht dulden.34 Ein Grund lag in der sozialen Disziplinierung; der einzelne sollte sich nicht über den populus erheben. Der wichtigste Repräsentant dieser Haltung ist der 30

Zum Nachleben Numas vgl. R. ZOEPFFEL, 1978. Vgl. K. ROSEN, 1985, p. 79. 32 Vgl. K. ROSEN, 1985, p. 74–78. 33 Vgl. Afran. fr. 302 Daviault; Pacuv. 348 R3; Sen. epist. 89, 7. Allenfalls sophia war akzeptiert, vgl. Enn. ann. 218f. V3. Vgl. auch TH. BAIER, 2010, p. 83f. 34 Zur politischen Brisanz von Numas Umgang mit Egeria vgl. K. ROSEN, 1985, p. 83–85. 31

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ältere Cato, der etwa Fulvius Nobilior vorwarf, dass er Ennius als laudator mit auf seine Feldzüge nahm.35 Ennius selbst sah sich, in prononciert griechischer Attitüde, als θεῖος ἀνήρ, wenn er berichtet, er habe mit der Seele Homers Kontakt aufgenommen. Überhaupt entstammt das Motiv der göttlichen Eingebung, der Museninspiration der Dichter, griechischer Tradition.36 Was sich in der Dichtung nicht verhindern ließ, wollte man wenigstens im öffentlichen Leben nicht gelten lassen. Das Numinose war den Römern suspekt, da es sich der Kontrolle entzog. Deshalb gab man ihm keinen Raum oder lenkte es zumindest in menschliche, d.h. staatliche Bahnen. Tertullian spottet, bei den Heiden sei es Sache der Menschen festzulegen, wer ein Gott sei und wer nicht (apol. 5, 1). Und in der Tat, ein Kult musste durch Senatsbeschluss eingerichtet werden. Als Aius Locutius37 die Römer vor dem verheerenden Galliereinfall durch eine Stimme warnte, musste die Epiphanie erst offiziell beglaubigt werden, ehe ein Tempel entstehen konnte.38 Zur Zeit der Schlacht von Pydna erschienen einem gewissen P. Vatinius aus Reate Castor und Pollux auf weißen Pferden und verkündeten, Aemilius Paullus habe Perseus von Makedonien gefangen genommen. In Rom berichtete er dem Senat und wurde dafür ins Gefängnis geworfen, quasi temere de re publica locutus.39 Unkontrolliertes, unbeglaubigtes Auftreten der Götter wollte der Staat nicht dulden. Die Götter der Römer waren vielmehr eingebunden in den magistratischen Apparat; sie waren nicht, wie die griechischen Götter, autonom. War ein Gott erst einmal Teil der Gemeinschaft, so ‚äußerte‘ er sich nur auf Anfrage eines Magistraten. Seine Antwort war affirmativ oder negativ; er hatte jedoch keine alternative Meinung, aus der sich die Menschen eine Handlungsanweisung hätten ableiten können. Wenn vor einer Gesetzesabstimmung Jupiter durch Auspizien befragt wurde, so war er gleichsam der erste ‚Bürger‘, der reagierte, indem er den Magistraten gestattete fortzufahren oder nicht. Insofern genoss er einen Vorrang vor dem römischen Volk. Darin lag aber auch schon die Beschränkung seiner Befugnisse. Es war der Magistrat, der sowohl die Fragen stellte als auch die Antworten ermittelte. Cicero, der Augur, erläutert in de divinatione (2, 72), dass das Zeichen eines Gottes für sich genommen keinen Wert hatte, sondern erst in der Interpretation desjenigen Magistraten, der es einholte, Bedeutung erlangte.40 Insbesondere bei auspicia impetrativa, also angeforderten Vorzeichen, ließ sich durch geschickte Anordnung das gewünschte Ergebnis manipulieren. Bei auguria oblativa, also unerbetenen Zeichen, lag es in der Verantwortung dessen, der sie empfing, ob er sie als Zeichen ernstnahm oder schlicht ignorierte. Göttliches Wirken war also auf menschliche Vermittlung angewiesen.41 Dass in einem derartigen 35

Vgl. W. SUERBAUM, 1968, p. 202f. Zu Enn. ann. Prooem. vgl. W. SUERBAUM, 1968, p. 61. 37 Zur Namensform und Herleitung von Aius locutus est vgl. G. RADKE, 1970, p. 29. 38 Liv. 5, 32, 6f. 39 Cic. nat. 2, 6; 3, 11; Val. Max. 1, 8, 1; Lact. inst. 2, 7, 10. 40 Vgl. J. SCHEID, 1998, p. 125; G. WISSOWA, 1912, p. 456f. über die magistratische Einholung von Auspizien. 41 Vgl. G. RADKE, 1970. 36

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Ämtersystem der θεῖος ἀνήρ, der sich auf Unmittelbarkeit zu Gott berief, der spontan Erleuchtete, keinen Platz hatte, ist evident. Blicken wir noch einmal zurück auf Numa. Als einen θεῖος ἀνήρ wollte man auch ihn, den Religionsstifter, nicht gelten lassen und entmythologisierte seinen Umgang mit der Nymphe Egeria. Varro vermutete, der Name Egeria sei aus einer Verballhornung von egerere entstanden, da Numa Pompilius Wasser geschöpft / herausgenommen (egerere) habe, anhand dessen er die Hydromantie betrieb, und so habe man ihm Egeria als coniunx angedichtet.42 Livius (1, 19, 5) hält die EgeriaGeschichte für eine Art ‚pia fraus‘, durch die Numa der multitudo einen heilsamen metus deorum einflößen wollte. Man sieht, im ersten Jahrhundert wurde alles unternommen, um die Numa-Gestalt des Numinosen zu entkleiden und ihn als gewieften Staatsmann darzustellen. Die Römer betrachten ihre Religion von außen, und zwar in drei unterschiedlichen Ausprägungen,43 wie sie in der von Mucius Scaevola geprägten und von Varro theoretisch erläuterten religio tripertita aufgefächert sind:44 die religio naturalis, die Religion der Philosophen, die religio poetarum, die Religion der Dichter – gemeint sind die anthropomorphen Göttermythen – und schließlich die religio civilis, welche im alltäglichen Leben durch den offiziellen Kult manifest wird. Letztere ist Grundlage des menschlichen Zusammenlebens.45 Die Religion der Philosophen, so führt Varro aus, befasse sich mit abgehobenen, für den Alltag aber völlig irrelevanten Fragen, wie etwa nach der Natur der Götter, ob sie aus Feuer sind, wie Heraklit glaubt, ob nach Pythagoras aus Zahlen oder nach Epikur aus Atomen. dii qui sint, ubi, quod genus, quale est: a quodam tempore an a sempiterno fuerint dii; ex igni sint, ut credit Heraclitus, an ex numeris, ut Pythagoras, an ex atomis, ut ait Epicurus. Sic alia, quae facilius intra parietes in schola quam extra in foro ferre possunt aures (RD 1, 8 Cardauns).

Diese esoterische Form, so legt er dar, brauche keine Standbilder und Tempel;46 sie ist letztlich ein Versuch der wissenschaftlichen Welterklärung; das zu ihr gehörende Schrifttum ist philosophisch, aber nicht heilig. Varro lässt es in dem zitierten Abriss im Übrigen offen, welche Philosophie die richtige, wie es um die Natur der Götter bestellt sei. Exempli gratia führt er Heraklit, Pythagoras und Epikur an. Es ist jedoch bezeichnend, dass der Kompilator und Systematiker keine abschließende Antwort gibt, dass er kein ‚Dogma‘ gültiger Glaubenssätze vorlegt. Der rein theoretische Charakter der Philosophenreligion impliziert die Bildlosigkeit.47 Varro beschreibt diesen anikonischen Zustand als den ursprünglichen, als früheste und damit unverdorbene Stufe der Religion: antiquos Romanos plus annos centum et 42

Aug. civ. 7, 35: Quod ergo aquam egesserit, id est exportaverit, Numa Pompilius, unde hydromantiam faceret, ideo nympham Egeriam coniugem dicitur habuisse. 43 Zum Folgenden TH. BAIER, 2001. 44 Vgl. G. LIEBERG, 1973. 45 Vgl. G. LIEBERG, 1982, p. 30. 46 Varro RD 1, 21 Cardauns: dii veri neque desiderant ea (sc. sacra) neque deposcunt [...]. 47 Vgl. Y. LEHMANN, 1997, p. 184–192 über „Varron et le problème des statues divines“.

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septuaginta deos sine simulacro colisse. quod si adhuc [...] mansisset, castius di observarentur [...] (RD 1, 8 Cardauns).48 Die Religion der Dichter stellt das genaue Gegenteil dar; sie berichte von Ehebruch und anderen Schändlichkeiten seitens der Götter und sei daher als gesellschaftsgefährdend abzulehnen: in hoc, ut dii furati sint, ut adulterarint, ut servierint homini; denique in hoc omnia diis attribuuntur, quae non modo in hominem, sed etiam quae in contemptissimum hominem cadere possunt (RD 1, 7 Cardauns). Dieses genus mythicon ist ein literarisches Phänomen, das mit Religion im engeren Sinne nichts zu tun hat. Die dritte Ausprägung der Religion, die religio civilis, ist die wichtigste. Die Begründer von Staaten hätten die Notwendigkeit gesehen, den Götterglauben einzuführen und ihn als Zugeständnis an die Masse durch äußere Zeichen, nämlich Bildnisse, zu untermauern. Diese Entwicklung wird als error bezeichnet, weil die Sichtbarmachung des Göttlichen die Götterfurcht aufhebe: qui primi simulacra deorum populis posuerunt, eos civitatibus suis et metum dempsisse et errorem addidisse (RD 1, 18 Cardauns). Entsprechend stiftet die religio civilis eine rein utilitaristische Ethik. Varro erläutert den Zweck der Zivilreligion konsequentialistisch, mit einer beinahe zynisch anmutenden Nüchternheit am Beispiel der Vergöttlichung von Herrschern: utile esse civitatibus [...], ut se viri fortes, etiam si falsum sit, diis genitos esse credant, ut eo modo animus humanus velut divinae stirpis fiduciam gerens res magnas adgrediendas praesumat audacius, agat vehementius et ob hoc impleat ipsa securitate felicius (RD 1, 20 Cardauns). es ist nützlich, dass tapfere Männer, auch wenn es falsch ist, glauben, sie stammten von Göttern ab, damit ihr Mut, gleichsam gestützt auf den göttlichen Stammbaum, große Taten kühner angreift, energischer durchführt und deshalb auch glücklicher vollendet.

Varro betrachtet die Zivilreligion als ein Konstrukt, als eine Funktion des Staates.49 In diesem Beispiel dient sie der positiven Autosuggestion. Die Götter Roms sind nicht universal, sondern Teile des römischen Staates. Aus dem Fehlen eines metaphysischen ‚Überbaus‘ bei den Römern ergeben sich Folgen für die Ethik. Sie ist nicht deontologisch, indem sie bestimmte Handlungsweisen um ihrer selbst willen als geboten oder häufiger verboten qualifiziert, sondern vielmehr konsequentialistisch. Varro ordnet die Religion einem höheren Ziel unter, nämlich der utilitas des Staates, der Staatsräson. Auf den Bereich der Ethik bezogen heißt das, eine Handlung ist dann gut, wenn sie den Nutzen des Staates mehrt. Die Mittel, dieses Telos zu erreichen, können jeweils andere sein. Unumstößliche Gebote oder Verbote gab es nicht, folglich auch keine ‚heilige Schrift‘, die solche enthielte. Eine Ausnahme stellen allenfalls die Sibyllinischen Bücher dar. Diese kamen am Ende der Königszeit aus dem unteritalischen Cumae. Es handelte 48

Im Logistoricus Curio fr 4 Cardauns (= Aug. civ. 7, 35) merkt Varro kritisch zu Numa an, dieser habe durch Hydromantie imagines deorum gesucht, wobei nicht nur das Verfahren selbst, sondern auch die Orientierung an Bildern in ein schiefes Licht gerückt wird. 49 Vgl. TH. BAIER, 1999, p. 361–366.

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sich um eine aus griechischen Hexametern bestehende Orakelsammlung. Sie wurde im Kapitol aufbewahrt, fiel jedoch im Jahr 83 v.Chr. einem Brand zu Opfer. Die verlorenen Sprüche wurden daraufhin durch eine von Staats wegen eingesetzte Kommission ersetzt, die in sämtliche Orte, welche man mit Sibyllinischer Prophetie in Verbindung brachte, ausschwärmte und Abschriften von rund 1000 Versen mitbrachte, die fortan an die Stelle der verlorenen traten.50 Augustus veranlaßte eine Überführung der Bücher in den Tempel des Palatinischen Apoll, Tiberius nahm eine Sichtung und Säuberung der Bestände von vermuteten Fälschungen vor. Die Praxis der Orakelbefragung wurde bis ins fünfte Jahrhundert beibehalten, bis Stilicho sie als Residuum heidnischer Religiosität ins Feuer warf.51 Das Verfahren der Orakelbefragung hat Varro in einer nicht erhaltenen Schrift beschrieben, deren Titel Dionys von Halikarnass als θεολογικὴ πραγματεία zitiert (4, 62, 6). Sowohl aus dessen Referat als auch aus Ciceros De divinatione (2, 110–112) lässt sich ein guter Eindruck der Orakelpraxis gewinnen. Man ermittelte die Aussage nach einer Art ‚AkrostichonVerfahren‘. Das heißt, man wählte einen Vers aus – nach Kriterien, die wir nicht kennen, sei es durch Losverfahren, sei es aufgrund signifikanter Worte –, dessen Buchstaben dann die Anfangsbuchstaben aller weiteren Verse des Spruches bestimmten: ex primis versus litteris aliquid conectitur (Cic. div. 2, 111). Cicero bemerkt zu Recht, hoc scriptoris est, non furentis, adhibentis diligentiam, non insani. Um das zu bewerkstelligen, müsse man ein Schreiber sein, nicht ein Gottbegeisterter, einer der Sorgfalt walten lasse und nicht vom Wahn befallen sei. Die Quindecimviri, die mit der Orakelkonsultation befasst waren, hatten vermutlich Assistenten, die im Griechischen versiert waren.52 Bei der Auslegung der Sibyllinensprüche eröffnete sich, wie man unschwer erkennt, dem Scharfsinn, der Willkür oder der Phantasie der Fünfzehnmänner ein reiches Betätigungsfeld. callide enim qui illa composuit perfecit ut quodcumque accidisset praedictum videretur hominum et temporum definitione sublata. adhibuit enim latebram obscuritatis, ut iidem versus alias in aliam rem posse accomodari viderentur (div. 2, 110f.). [Schlau hat es nämlich der Verfasser darauf angelegt, dass was auch immer passiert, als vorhergesagt erscheint, indem er Namen und Zeitpunkt offenließ. Er hat nämlich den Schlupfwinkel der Unklarheit genutzt, so dass ein und dieselben Verse auf jeweils andere Begebenheiten zu passen scheinen.] Cicero selbst unterstellt also Schläue und bewusste Verdunkelung. Die Bücher wurden nur auf Anordnung des Senats und eines Magistraten konsultiert. Der Inhalt der Orakel betraf wohl in der Regel Sühneriten und sakrale Akte, die einen offenkundigen Groll der Götter, wie er sich in Seuchen oder Katastrophen äußerte, besänftigen sollten. Bisweilen, wie im Falle des Magna-Mater-Kultes, konnte auch zur Einführung einer neuen Gottheit geraten werden. Die ausschließliche Befugnis des Senats, Orakel in Auftrag zu geben, sollte ausuferndem Gebrauch vorbeugen. Cicero erläutert: Sibyllam quidem sepositam et conditam habeamus, ut, id quod 50

DH 4, 62, 6. Vgl. G. WISSOWA, 1912, p. 463f. 52 Vgl. J. SCHEID, 1998, p. 103. 51

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proditum est a maioribus, iniussu senatus ne legantur quidem libri valeantque ad deponendas potius quam ad suscipiendas religiones (div. 2, 112). religionem potius deponere quam suscipere [religiöse Gefühle eher niederhalten als aufflammen lassen] ist eine gute Beschreibung des generellen Verhältnisses der Römer zum Religiösen: man hielt es für schwer kontrollierbar und wollte es eindämmen, so gut es ging. Diese Mischung aus δεισιδαιμονία und Pragmatismus mag eine Erklärung für den ‚unmetaphysischen‘ Zug der römischen Religion abgeben. Die Götter hatten sich in den Staat ebenso wie die Bürger einzuordnen, und sie äußerten sich für gewöhnlich nicht. Taten sie es dennoch, so geschah es im Zorn über eine Regelverletzung, und sie mussten besänftigt werden. Diesen Sonderfall versuchten die Römer ebenso eifrig zu vermeiden wie die Sanktionen eines Magistraten. Eine ungefragte göttliche Äußerung ist zunächst einmal negativ, kommt einer Bestrafung gleich. Die Epiphanie eines Gottes ist, anders als in der griechischen Religion, deshalb meist unerwünscht. Nach Polybios (6, 56, 6–11) ist, wenn man von Religion spricht, gleichsam ein ‚Augurenlächeln‘ mitzudenken – was keineswegs negativ zu beurteilen sei.53 So sahen das zumindest Livius und Varro, wohl auch Cicero. Doch muss man einwenden, dass ein von oben eingeimpfter Aberglaube nicht reicht, um das Phänomen der δεισιδαιμονία zu erklären. Ἄδηλοι φόβοι, wie Polybios meint, können alleine wohl kaum über Jahrhunderte ihre Wirkung entfalten. Es muss also schon auch eine echte, wenn auch diffuse, Angst vor den Göttern gegeben haben. Sie könnte das das im weitesten Sinne religiöse Phänomen römischer Pietas erklären. Die Pietas erhielt in demselben Jahr, in dem die vermeintlichen Numabücher verbrannt wurden, 181 v.Chr., einen Tempel in Rom an der Stelle des heutigen Marcellus-Theaters auf dem Forum Holitorium. Der Dedicator war der Sohn des M.ʼ Acilius Glabrio, der damit ein Gelübde des Vaters aus der Schlacht an den Themopylen gegen Antiochos erfüllte.54 Pietas begründete vor allem eine Verpflichtung erga parentes, fratres, patriam.55 Sie ist also vor allem eine soziale Tugend. Die Tempelgründung fällt zugleich in eine Zeit, die dazu neigte, die Gottesfurcht zu betonen, was nicht zuletzt das Zeugnis des Polybius belegt. Man darf wohl schließen, dass die Römer die Erfüllung ihrer Pflicht gegenüber Eltern und Gemeinwesen als in besonderer Weise gottgefällig empfanden. Die Götter wachten ‚als Magistrate‘ über soziales Wohlverhalten, sanktionierten Übertretungen und belohnten herausragende Leistungen. Aberglaube und Pietas erscheinen als zwei Seite derselben Medaille. Die römische Angst vor sozialer Unordnung wurde gleichsam religiös überhöht.

53

Vgl. J.H.W.G. LIEBESCHUETZ, 1979, p. 5. Vgl. Liv. 40, 34, 4; Zur Legende einer Tochter, die mit ihrer Muttermilch die eigene im Gefängnis schmachtende Mutter am Leben erhalten habe, vgl. Val. Max. 5, 4, ext. 1; Hygin. fab. 254. 55 Beispiele bei Val. Max. 5, 4. 54

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4. Ausblick Die von Varro geistig vorbereitete und von Augustus forcierte Restauration56 religiöser Tradition rechtfertigte sich nicht durch einen metaphysischen oder ethischen Gehalt der Religion, sondern sollte eher den Geist der vermeintlich besseren alten Zeit wiederaufleben lassen.57 Die Wirkung war ausschließlich psychologisch. Varro hat den Römern ein Stück Heimat und Halt in unsicherer Zeit zurückgegeben. In der Beibehaltung alter und, wie man unterstellte: ‚bewährter‘, Traditionen und in der Beschränkung auf die formal korrekte Kultpraxis kommt die Zivilreligion ohne Glauben aus. Sie ist reine Orthopraxie, rechtes Handeln. Glaube und Weltanschauung haben am ehesten im genus physicon ihren Platz. Dieses ist jedoch, im Gegensatz zum genus civile, reine Privatsache. Man könnte diese beiden Genera nach einem von Thomas Luckmann entwickelten Modell als ‚unsichtbare Religion‘ und als ‚sichtbare Religion‘ bezeichnen.58 So hat es schon Varro empfunden, der die sichtbare Religion als eine Art behelfsmäßigen Zugang zur Religion für ‚schlichtere Gemüter‘ erachtet. Die ersten 170 Jahre nach Gründung der Stadt habe es ausschließlich die ‚reine‘ bilderlose Religion gegeben.59 Die spätere veräußerlichte Form sei ein Zugeständnis an das menschliche Verlangen nach Anschaulichkeit: antiquos simulacra deorum et insignia ornatusque finxisse, quae cum oculis animadvertissent hi, qui adissent doctrinae mysteria, possent animam mundi ac partes eius, id est deos veros, animo videre (RD 16, 225 Cardauns). Die sichtbare Gestalt erscheint hier als sekundär.60 Jan Assmann hat am Beispiel der ägyptischen Religion modellhaft gezeigt, wie die einst getrennten Bereiche der unsichtbaren (UR) 56

Vgl. J.H.W.G. LIEBESCHUETZ, 1979, p. 56–90. Traditionspflege und Nutzen führt auch Cicero zur Begründung der Beibehaltung der divinatio an, vgl. div. 2, 70: et tamen credo Romulum, qui urbem auspicato condidit, habuisse opinionem esse in providendis rebus augurandi scientiam (errabat enim multis in rebus antiquitas), quam vel usu iam vel doctrina vel vetustate immutatam videmus; retinetur autem et ad opinionem vulgi et ad magnas utilitates rei publicae mos religio disciplina ius augurium collegi auctoritas. 58 Vgl. J. ASSMANN, 2000, p. 46. TH. LUCKMANN, 1967, p. 77–80 weist auf die grundsätzliche Schwierigkeit hin, die sich für Religion zwischen sakralem und säkularem Raum ergibt. Eine Schwächung religiöser Institutionen, also der ‚sichtbaren‘, offiziellen, im säkularen Raum wirkenden Funktionen von Religion impliziere keineswegs auch einen Verlust der ‚unsichtbaren‘, inoffiziellen, unspezifischen Religiosität. „The statement that religion is present in nonspecific form in all societies and all ‚normal‘ (socialized) individuals is, therefore, axiomatic” (78). 59 RD 1, 18 Cardauns. Nach E. GABBA, 1984, 866 gehen simulacra auf etruskische Einflüsse zurück und können tatsächlich erst spät in Rom eingeführt worden sein; vgl. auch B. CARDAUNS 1976, p. 146–148 z.St. mit weiterer Literatur. Varros Vorliebe für die anikonische Verehrung wird verschiedentlich deutlich, vgl. TH. BAIER, 1997, p. 49–50. In der Kultpraxis seiner Zeit kritisiert er ausufernde Pracht und plädiert, wenn schon für bildliche Darstellungen, dann für schlichte, vgl. De vita fr. 15 Rip.: quid inter hos Ioves intersit et eos, qui ex marmore, ebore, auro nunc fiunt, potes animadvertere et horum temporum divitias et illorum paupertates. 60 Vgl. TH. BAIER, 1997, p. 49. Die Genese ist in dieser Form sicher falsch. Die großenteils Varro selbst nicht mehr verständlichen Riten des genus civile sind gewiss älter als die eher ‚aufgeklärten‘ Welterklärungsversuche des physicum theologiae genus, deren Reste noch in RD 1, 23 Cardauns aufscheinen. 57

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und der sichtbaren Religion (SR) allmählich ineinanderfließen, ethische und kultische Praxis nicht mehr scharf voneinander geschieden werden: „Dann entsteht ein neuer Typus von Religion, der die Unterscheidung zwischen UR und SR nicht mehr zuläßt. Gott läßt sich durch Kult allein nicht mehr besänftigen, er fordert auch und vor allem: Gerechtigkeit. Gerechtigkeit wird zur Grundlage der Gottesbeziehung. Das führt zu dem, was Max Weber ‚methodische Lebensführung‘ genannt hat. Das ganze Leben wird nun in den Rahmen der Gott-Mensch-Beziehung, also der Religion im engeren Sinne, gestellt und den Forderungen der Gerechtigkeit unterworfen. Das Konzept Gerechtigkeit hört damit auf, eine Sphäre außerhalb des spezifischen Umgangs mit dem Göttlichen zu fundieren, es wird in den Umgang mit Gott hineingenommen und in diesem Sinne theologisiert. Wo diese Stufe erreicht ist, haben wir es mit einer neuen Form Religion, einer ‘sekundären’ Religion zu tun.“61

Wo die Grenze zwischen Kult und Ethik im weiteren Sinne fällt, also beides als Teil der Religion betrachtet wird, nimmt in der Regel die Bedeutung des Kultes ab und diejenige der sozialen Normen zu. Diese an und für sich typische Entwicklung ist in der römischen Religion ausgeblieben. Moral wird bei den Römern daher nicht primär religiös begründet, sondern durch historische exempla und den mos maiorum, also durch Geschichte.62

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61 62

J. ASSMANN, 2000, p. 50 mit Anm. 52 und weiterer Literatur. Vgl. K.-J. HÖLKESKAMP, 1996, p. 302–305.

40

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W.

SUERBAUM, 1968: WERNER SUERBAUM, Untersuchungen zur Selbstdarstellung älterer römischer Dichter. Livius Andronicus, Naevius, Ennius (Spudasmata 19), Hildesheim, 1968. J.-P. THUILLIER, 1975: JEAN-PAUL THUILLIER, Denys d’Halicarnasse et les jeux Romains (DH 7, 72–73). MEFRA 87-2, 1975, p. 563–581. D. TIMPE, 1972: DIETER TIMPE, « Fabius Pictor und die Anfänge der römischen Historiographie », ANRW I 2, 1972, p. 928–969. J.H. WASZINK, 1948: JAN HENDRIK WASZINK, « Varro, Livy and Tertullian on the History of Roman Dramatic Art », Vigiliae Christianae 2, 1948, p. 224–242 (ND in: ders., Opuscula Selecta, Leiden 1979, p. 124–142). G. WISSOWA, 1912: GEORG WISSOWA, Religion und Kultus der Römer, München, 1912. R. ZOEPFFEL, 1978: RENATE ZOEPFFEL, « Hadrian und Numa», Chiron 8, 1978, p. 391–427.

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La procession des collèges sacerdotaux à l’approche de la guerre civile chez Lucain Florent Barrière Université Grenoble Alpes

Le Bellum ciuile a fait l’objet, dans les trente dernières années, de trois éditions majeures, dues à D.R. Shackleton Bailey, R. Badalì et G. Luck1. L’existence de ces trois travaux met en exergue le regain d’intérêt soutenu autour de Lucain depuis les années 1970, avec la parution de deux ouvrages d’importance, le volume collectif des « Entretiens à la fondation Hardt »2 ainsi que l’Introduction à Lucain de F. Ahl3, mais elle témoigne aussi de la difficulté à établir le texte de la Pharsale. En effet, si l’édition de Shackleton Bailey s’inscrit dans la droite ligne de celle d’A.E. Housman4, qui a marqué un progrès considérable dans la compréhension de la tradition manuscrite de Lucain et à laquelle elle apporte de nombreux compléments utiles, les éditions postérieures de Badalì et de Luck ont suivi des méthodes bien différentes. Le travail de Badalì est, dans l’ensemble, plus proche du texte des manuscrits et de la « vulgate » tandis que le texte proposé par Luck est hypercritique et adopte un grand nombre de conjectures ignorées par les éditeurs précédents. Il paraît donc nécessaire de procéder à un nouvel examen du texte de Lucain pour tenter d’arbitrer entre les trois voies suivies par les éditeurs les plus récents du Bellum ciuile. Le passage que nous nous proposons d’étudier ici se situe vers la fin du chant 1 : après avoir dressé la liste des prodiges annonciateurs de la guerre civile, le poète dépeint l’organisation d’une procession dans le cadre de la procuratio prodigiorum5. Le texte latin est le suivant : Turba minor ritu sequitur succincta Gabino, Vestalemque chorum ducit uittata sacerdos, Troianam soli cui fas uidisse Mineruam. 1

D.R. SHACKLETON BAILEY, 1988, R. BADALÌ, 1992 et G. LUCK, 2009. M. DURRY, 1968. 3 F. AHL, 1976. 4 A.E. HOUSMAN, 1926. 5 J’ai plaisir à proposer quelques notes sur un passage qui avait été l’occasion de ma rencontre scientifique avec Charles Guittard, il y a plus de 10 ans, lorsqu’étudiant j’étais venu trouver en lui mon futur directeur de thèse. Si les lignes qui suivent marquent, comme je l’espère, un progrès sur le texte de Lucain, cela lui est, pour la plus grande part, dû. 2

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Tum, qui fata deum secretaque carmina seruant et lotam paruo reuocant Almone Cybeben, 600 et doctus uolucres augur seruare sinistras septemuirque epulis festus Titiique sodales et Salius laeto portans ancilia collo et tollens apicem generoso uertice flamen.6 599 tum : tunc MZY || 600 reuocant : referunt SGv || Cybeben : -belen PGUVM²Z² || 602 festus : festis codd. recentiores. || 603 laeto : lento D²

L’étude de ce texte nous amènera à nous concentrer sur quatre passages pour lesquels l’établissement du texte est incertain : nous discuterons donc l’authenticité des vers 599 et 600, le sens du verbe reuocant au vers 600, l’hésitation entre les leçons festus et festis au vers 602 et, enfin, l’emploi de l’épithète laeto au vers 603. Du point de vue méthodologique, nous ne limiterons pas notre étude aux contributions des trois éditeurs les plus récents, cités en tête de cet article : bien au contraire, cette étude est le fruit de la consultation de l’ensemble des éditions de Lucain produites depuis l’editio princeps de Giovanni Andrea Bussi7, dont nous avons retenu les éléments utiles pour la discussion.

1. Authenticité des vers 599 et 600 L’authenticité des vers 599 et 600 a été mise en question par Guyet8 et Van Jever9 : le premier considère que ces deux vers sont interpolés tandis que le second propose la suppression du seul vers 600. Van Jever, tout d’abord, formule deux critiques d’ordre lexical sur le vers 600 : il se concentre sur l’emploi de l’adjectif paruus pour qualifier l’Almon, dans lequel il pense voir un élément ovidien qu’une main aurait ajouté au texte de Lucain10 ainsi que sur le caractère redondant de lotam associé à reuocant ou renouant, verbes qui évoquent le bain de la déesse. Enfin, les dernières critiques portant sur les vers 599-600 touchent à la question de l’identification des officiants évoqués par ces vers. Guyet considère tout d’abord que l’absence de reprise de qui au vers 60011 est gênante. Enfin, il 6

Le texte latin cité est extrait de l’édition de Shackleton Bailey (D.R. SHACKLETON BAILEY, 1988), généralement considérée comme l’édition de référence. L’apparat critique est personnel. Les sigles employés pour les manuscrits sont ceux d’Hosius (C. HOSIUS, 1913), repris par les éditeurs les plus récents. L’emploi de la lettre v en exposant après un sigle indique que, dans le manuscrit en question, la leçon est présentée comme une variante, introduite le plus souvent par uel, tandis que le chiffre 2 en exposant dénote qu’il s’agit d’une correction, visant à remplacer la leçon de la première main. Le sigle S désigne le manuscrit Sankt Gallen, Stiftsbibliothek, 863. 7 G.A. BUSSI, 1469. 8 F. OUDENDORP, 1728, p. 888. Les notes de François Guyet, retrouvées en marge de son exemplaire de Lucain, ont été publiées par Frans Oudendorp, à la fin de son édition de Lucain. 9 E. CLERCQ VAN JEVER, 1772, p. 46. 10 Ovide, Fastes, 4, 337-338 : Est locus, in Tiberim qua lubricus influit Almo | et nomen magno perdit in amne minor. 11 Huc adde, quod τò qui hic subprimi non potuit : Et qui lotam paruo r. etc (F. OUDENDORP, 1728, p. 888).

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s’étonne de voir une allusion aux Galles dans le vers 600 alors que ce sont des prêtres de Cybèle qui ne sont pas d’ordinaire présents lors des rites romains et il en conclut qu’ils ne devraient pas être mentionnés dans cette procession. Les deux premiers arguments, tout d’abord, ne semblent pas résister à l’analyse : certes Ovide, lorsqu’il évoque la lauatio, mentionne la petite taille du cours d’eau mais il ne s’agit pas là d’un qualificatif particulièrement surprenant à propos de l’Almon, qui n’est qu’un affluent du Tibre. Ovide, lorsqu’il parle de l’Almon dans les Métamorphoses, sans lien avec le rituel de purification de Cybèle, souligne encore qu’il s’agit d’un maigre cours d’eau12. En outre, même s’il s’agit là d’un emprunt à Ovide, rien ne nous pousse à y voir la marque d’une interpolation : au contraire, l’intertextualité ovidienne dans le Bellum ciuile est un phénomène qui a été étudié à de nombreuses reprises par les critiques et n’est, en rien, un critère dirimant13. Quant au participe lotam, que Van Jever trouve redondant, il suffirait de considérer que lotam a une valeur proleptique, tournure qui n’est pas unique dans la poésie latine14, pour lever cette objection. Une autre hypothèse de traduction est avancée par le commentateur médiéval Arnulf d’Orléans et complétée par Hudson-Williams15 : il faut comprendre lotam… Cybeben au sens de lauationem Cybebes, usage dans lequel le participe est l’équivalent d’un substantif verbal16. Le verbe reuocare aurait alors le sens de « rappeler », « faire revivre ». Nous reviendrons plus loin sur cette interprétation, sans que nos remarques remettent en cause la faible valeur de cet argument de Van Jever visant à prouver l’inauthenticité du vers 600. Les deux dernières critiques de Guyet et de Van Jever, visant à la fois l’emploi du relatif qui et la question de l’identité des personnages auxquels les vers 599 et 600 font référence, sont, en revanche, plus sérieuses : puisqu’il s’agit d’un rite lié à la déesse Cybèle, il paraît logique que les officiants évoqués au vers 600 soient les Galles. Or, s’il est question des Galles au vers 600, deux difficultés apparaissent17 : si le vers 599 fait également allusion aux Galles, l’expression fata deum secretaque carmina seruant ne renvoie à aucune fonction traditionnellement occupée par ces 12

Ovide, Met, 14, 329 cursuque breuissimus Almo. Sur les rapports qu’entretiennent les textes de Lucain et d’Ovide, voir notamment P. ESPOSITO 1995. 14 Cf. Lucain 2, 577 exactum… conderet orbem, Juvénal, 8, 145 tempora… uelas adopterta ou encore Stace, Silves, 1, 2, 77 edomui uictum (voir la note de G. LIBERMAN, 2010, ad loc.). 15 B. MARTI, 1958, p. 75 REVOCANT id est representant singulis annis quomodo in Almone fuit prius lota et A. HUDSON-WILLIAMS, 1984, p. 454. Les critiques les plus récents qui ont discuté le passage, Hudson-Williams compris, semblent ignorer la note d’Arnulf d’Orléans, qui, le premier, pourtant, soutient cette interprétation, majoritairement admise aujourd’hui. 16 Cf. Lucain, 2, 227-228 maxima merces | Roma recepta fuit, Cicéron, Att., 7, 11, 4 fugiens denique Pompeius mirabiliter homines mouet ou encore César, C., 1, 26, 2 ea res saepe temptata... tardabat. 17 Une nouvelle mention des Galles après celle des vers 565-567 ne paraît, en revanche, pas problématique : les Galles étaient auparavant décrits au sein de la liste des présages annonciateurs de la guerre civile. Désormais, il est question de la procuratio prodigiorum à laquelle ces mêmes prêtres pourraient tout à fait participer. Les livres sibyllins, mentionnés au vers 599 (voir infra), l’étaient également dans la liste des présages (Lucain, 1, 564 Cumanae carmina uatis). 13

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prêtres. Mais, dans l’hypothèse où le vers 599 fait plutôt référence à un autre office religieux, l’absence au vers 600 d’un pronom relatif qui, servant à distinguer les deux groupes de prêtres, est incorrecte. Or, l’alliance des noms fata et carmina renvoie assez clairement aux livres sibyllins18. Les gardiens des livres sibyllins, à la fin de l’époque républicaine, sont les quindecemuiri de sacris faciundis19. Le vers 599 désigne donc les quindecemuiri et non les Galles. Reste à savoir si le vers 600 est véritablement une allusion aux Galles comme Guyet et Van Jever le laissent entendre. Les textes littéraires de référence sur le rite de la lauatio et les officiants du culte de Cybèle sont principalement l’extrait d’Ovide dans les Fastes que nous avons mentionné à propos de l’Almon20, mais aussi le texte de Lucain que nous discutons21. Or, si, dans les Fastes d’Ovide, on trouve une allusion qui laisse entendre que les Galles assistent à la lauatio22, le principal officiant, décrit comme un prêtre aux cheveux blancs, vêtu de pourpre (purpurea canus cum ueste sacerdos) n’est pas clairement identifié. Il pourrait s’agir de l’archigalle23 ou d’un autre dignitaire religieux romain. En outre, le récit d’Ovide est celui de la première lauatio, lors de l’arrivée de Cybèle en Italie. Rien n’assure que la cérémonie qu’il décrit soit conforme aux rites de la fin de la période républicaine. C’est d’ailleurs pour cette raison que bien des critiques se fondent plutôt sur le texte de Lucain pour indiquer qui effectuait le rite de la lauatio. On trouve ainsi nombre d’articles et d’ouvrages dans lesquels les quindecemuiri sont présentés comme les officiants de la lauatio avec pour seule et unique source le vers 600 du premier chant de la Pharsale24. Pour sortir de ce raisonnement circulaire, dans lequel les commentateurs de Lucain s’appuient sur les ouvrages de spécialistes de la religion romaine pour identifier les officiants des vers 599 et 600 alors que les spécialistes de la religion romaine ne convoquent que ce même passage de Lucain pour attester de la présence des quindecemuiri dans la lauatio, nous suggérons la réflexion suivante. Si le rôle des quindecemuiri dans ce rituel lié à Cybèle 18 Cf. Tite-Live, 10, 8 carminum Sibyllae ac fatorum populi huius interpretes, Ovide, Fastes, 4, 257 carminis Euboici fatalia uerba ou encore Ausone, Griphus, 86 tergemini fatalia carmina libri. Les parallèles relevés par Paul Roche (P. ROCHE 2009, p. 347) pour l’expression secretaque carmina ne sont pas pertinents : si les mêmes mots apparaissent, de fait, chez Manilius, Martial et Stace, ils ne désignent pas les livres sibyllins. 19 Voir G. BLOCH 1892, p. 432. 20 Ovide, Fastes, 4, 337-342. 21 Le passage de Lucrèce (2, 264 sq) fréquemment cité à propos du rôle des quindecemuiri dans le culte de Cybèle ne fait, en réalité, pas référence à ce collège religieux, contrairement à ce qui est affirmé dans l’Oxford Classical Dictionary, 2012 (p. 401). Sur le texte d’Ovide comme principale source sur la lauatio, cf. D. PORTE 1984. Pour une liste exhaustive des références à la lauatio dans la littérature latine et grecque, voir H. GRAILLOT, 1912, p. 137138, n. 5. 22 L’expression exululant comites ne peut faire référence qu’aux prêtres de Cybèle, dans ce contexte. Le verbe ululare se trouve également chez Lucain à propos des Galles (Lucain, BC, 1, 567). 23 C’est l’hypothèse de Vibius Sequester, s.v. Almo, assumée par Graillot (H. GRAILLOT, 1912, p. 139). 24 C’est le cas chez K. LATTE, 1960, p. 261, n 1, FR. VAN HAEPEREN, 2006, p. 45, J. ALVAR, 2008, p. 292, n 313 (les autres sources citées ne font jamais référence aux quindecemuiri) ou encore chez D.S. ERKER, 2013, p. 118 sq.

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n’est attesté dans aucune autre source littéraire25, il convient, toutefois, de souligner que leur présence lors de cette cérémonie n’est pas invraisemblable. En effet, les quindecemuiri avaient pour fonction d’apaiser les dieux et ils étaient liés à chacun des nouveaux cultes, y compris celui de Cybèle26. En outre, des sources épigraphiques indiquent qu’au IIème siècle de notre ère les membres de ce collège sacerdotal accomplissaient eux-mêmes certains rites liés à Cybèle comme les tauroboles27. Il est donc tout à fait possible, à défaut d’être certain, que les quindecemuiri sacris faciundis aient pu présider à la lauatio, ce qui expliquerait l’allusion à ce rituel faite par Lucain28. Il faut, par conséquent, considérer les vers 599 et 600 comme authentiques puisque les critiques formulées par Guyet et Van Jever ne résistent pas à l’examen.

2. Lotam… reuocant… Cybeben (v. 600) En ce qui concerne le verbe conjugué au vers 600, nous avons indiqué plus tôt quelle était l’interprétation d’Arnulf d’Orléans et d’A. HudsonWilliams29 pour la leçon traditionnelle lotam… reuocant… Cybeben, interprétation que Shackleton Bailey rappelle dans l’apparat critique de son édition. Le verbe reuocant paraît, de fait, supérieur à la leçon referunt qui apparaît dans les manuscrits S et G. Referunt semble être une glose insérée dans le texte pour le retour de Cybèle dans l’Vrbs après la lauatio. Or, les quindecemuiri sont présentés, dans les vers 599 et 600, comme les gardiens de traditions religieuses anciennes, qu’il s’agisse des livres sibyllins ou du rite de la lauatio. Il est donc plus vraisemblable que le verbe du vers 600 insiste, comme le font la plupart des auteurs anciens30, sur la lauatio à proprement parler plutôt que sur le seul parcours du char de Cybèle lors de la cérémonie31. Néanmoins, il demeure complexe de comprendre le sens que l’on pourrait donner à reuocant : en effet, l’interprétation proposée par Hudson-Williams semble ingénieuse mais se heurte, nous semble-t-il, à plusieurs difficultés. Tout d’abord, les parallèles convoqués par le critique pour soutenir que 25

La numismatique romaine du culte métroaque n’apporte aucun élément convaincant à propos de la présence des quindecemuiri. Aucune représentation de la lauatio ne permet d’identifier clairement les acteurs de la cérémonie. Voir R. TURCAN, 1983. 26 Voir A. ABAECHERLI BOYCE, 1938, p. 167 et p. 182 ou encore A-K. RIEGER 2007, p. 119120. 27 CIL, VI, 497, 499, 501, 508 ; XXIII, 1751, XIV, 42. Voir G. BLOCH 1892, p. 441. 28 Graillot (H. GRAILLOT, 1912, p. 140) suppose, avec pour seules sources le texte de Lucain et les Commenta Bernensia, que le rôle des quindecemuiri était de prononcer « une formule d’oraison, sollicitant la Grande Mère de vouloir bien rentrer dans la ville ». Une telle hypothèse repose entièrement sur le verbe reuocare dont nous verrons qu’il fait difficulté. 29 A. HUDSON-WILLIAMS, 1984, p. 454. 30 Voir H. GRAILLOT, 1912, p. 137-138. 31 Voir supra n. 28. Ce même argument peut être opposé aux interprétations qui veulent donner ce sens au verbe reuocare (K.F. WEBER, 1821, vol. 2, p. 410-411) ainsi qu’à la conjecture reuehunt de Bentley (R. CUMBERLAND, 1760, p.57), adoptée par G. Luck dans sa dernière édition (G. LUCK, 2009, ad loc.).

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reuocant signifie « faire revivre » ne sont pas pleinement pertinents : tant chez Tite-Live32 que chez Juvénal33, il est question de restaurer des lois anciennes. Le verbe reuocare vise alors des règles générales que l’on veut voir revenir et non une action précise comme le supposerait le régime lotam… Cybeben dans notre texte. Le parallèle avec Sénèque34 paraît plus pertinent puisqu’il est question de fêtes religieuses (sacrum). Toutefois, là encore, l’objet de reuocare est un terme général et non un rite bien spécifique35. En outre, l’interprétation d’Hudson-Williams suppose que l’on sollicite davantage encore le régime de reuocare puisque ce n’est pas l’action de la lauatio à proprement parler qui est le complément d’objet du verbe mais le nom Cybeben, complété du participe lotam qui représenterait un substantif verbal36. La difficulté d’une telle structure qui ne connaît aucun parallèle dans la littérature latine laisse penser qu’il ne faut pas retenir cette proposition et chercher un autre sens pour le vers 600. L’autre interprétation que certains éditeurs et commentateurs ont proposée pour ce passage consiste à comprendre l’action verbale du vers 600 comme étant une référence à un rituel de purification37. C’est pour cette raison que Burman et Withof proposent, respectivement, les conjectures renouant et curant pour reuocant38 tandis que Getty, à la suite de Heitland, suggère de comprendre reuocant au sens de « restor[e] to her original purity »39. Cependant, les parallèles suggérés pour attester de ce sens du verbe reuocare ne sont pas pleinement convaincants. Dans aucun des exemples tirés de Virgile (Georg., 4, 282 ; En., 1, 214 ; 1, 235), le verbe reuocare n’est employé dans un contexte sacré pour évoquer la purification. En revanche, ces érudits, qu’ils passent par la conjecture ou l’interprétation, semblent avoir compris le sens attendu du vers 600 : Lucain doit, ici, faire allusion à la purification par l’eau. Le parallèle de Silius Italicus, quique ostia Tusci | amnis amant tepidoque fouent Almone Cybelen40, où le poète emploie le verbe fouere au sens de « revigorer, purifier » semble abonder dans le sens de conjecture de Burman, renouant. De fait, le verbe renouare et ses dérivés peuvent évoquer la purification, la restauration d’un état originel41 : on en trouve des exemples chez Tite-Live au sujet des cérémonies rituelles42, chez Cicéron, à propos d’un temple43, du monde44 ou 32

Tite-Live, 39, 41, 4 priscos mores. Juvénal, 2, 30 amaras leges. 34 Sénèque, Herc. fur., 841 quinta cum sacrum reuocauit aestas. 35 La difficulté d’illustrer un tel sens pour reuocare apparaît dans le fait qu’Hudson Williams finit par donner des exemples avec les verbes referre et repetere (A. HUDSON-WILLIAMS, 1984, p. 454). 36 Voir supra n. 16. 37 Martial (3, 47, 1-2) laisse entendre que la lauatio avait pour but de nettoyer le sang que les Galles avaient fait couler sur différents objets servant au culte de Cybèle. 38 P. BURMAN, 1740, ad loc. (la conjecture est également attribuée à Schrader dans l’édition de C.M. FRANCKEN, 1896, ad loc.) et J-H. WITHOF, 1741, p. 29. 39 R.J. GETTY, 1940, p. 111.Cf. W.E. HEITLAND, 1897, p. 41. 40 Silius Italicus, 8, 362-363. 41 L’idée du changement d’état de Cybèle après la lauatio apparaît également chez Valerius Flaccus, 8, 240 laetaque iam Cybele. Cf. Stace Silves, 5, 1, 223-224 avec l’idée que Cybèle se délivre de sa plainte. 42 Tite-Live, 5, 52, 9 : instauratio sacrorum auspiciorumque renouatio. 33

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encore à propos d’une peinture (au sens propre) et de la République (au sens figuré)45. Si la conjecture de Withof, curant, peut avoir un sens proche, force est de constater qu’elle n’a pas pour elle la vraisemblance paléographique : en effet, l’hésitation entre renouare et reuocare n’est pas unique dans les manuscrits de Lucain. On la trouve également en 4, 204 (où les manuscrits F et L ont la leçon reuocata face au renouata du reste de la tradition) ainsi qu’en 10, 311 (où seul le manuscrit G offre la leçon renouat). La leçon traditionnelle reuocant, dont le sens n’est pas satisfaisant, doit donc être remplacée par la conjecture de Burman, renouant.

3. Festus ou festis (v. 602) ?46 Au vers 60247, manuscrits et éditeurs hésitent entre les leçons festus et festis. La première, présente dans tous les principaux manuscrits ainsi que dans une citation des Regulae Aurelii Augustini48, est notamment adoptée par Housman, Bourgery, Shackleton Bailey et Luck. Festis, une leçon qui apparaît dans des manuscrits tardifs mentionnés par Grotius49, est conservé dans le texte par Hosius, Lejay et Badalì. L’expression septemuirque epulis festus ou festis doit nécessairement désigner le collège sacerdotal des septemuiri epulones, chargés de prescrire, d’annoncer et d’organiser les banquets sacrés, et notamment l’epulum Iouis. Le singulier traditionnellement employé pour identifier un membre de ce collège est septemuir epulonum50. Festis, compris comme un datif qualifiant epulis, aurait pour sens « le septemvir préposé aux banquets rituels ». Housman51 estime que la construction est rude et que l’on attendrait un adjectif verbal comme curandis pour compléter l’expression, sur le modèle d’autres titres comme quindecemuir sacris faciundis ou encore de duumuir iure dicendo52. En outre, si la iunctura epulis festis n’est pas un cas unique53, l’utilisation du

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Cicéron, Nat. D., 2, 61 : uides Virtutis templum uides Honoris a M. Marcello renouatum. Cicéron, Nat. D., 2, 118 ignem, a quo… renouatio mundi fieret. 45 Cicéron, Rep. 5, 2 : nostra uero aetas cum rem publicam sicut picturam accepisset egregiam, sed iam euanescentem uetustate, non modo eam coloribus isdem quibus fuerat renouare neglexit. 46 Je remercie Gauthier Liberman de m’avoir suggéré des pistes stimulantes pour ma réflexion. 47 Je remercie Gauthier Liberman, directeur d’études de la chaire d’Ecdotique et critique des textes latins à l’EPHE, d’avoir bien voulu débattre de ce passage avec moi. 48 GLK 5, 524, 33 unde Lucanus : septemuirque epulis festus. 49 GROTIUS, 1614, ad loc. Cf. la note de Bersman dans l’édition d’Oudendorp (F. OUDENDORP, 1728, ad loc.). 50 Voir AE, 1990, 126 ; 1995, 194 ; CIL, VI 1511, 1533, 1553 etc. ainsi que Pline, Ep., 2, 11, 12. 51 A.E. HOUSMAN, 1926, p. 27. 52 Pour les quindecemuiri sacris faciundis, voir supra. En ce qui concerne le duumuir iure dicendo, voir AE 1912, 00238, AE 1913, 00086 ou encore AE 1951, 00157d 53 Voir Tacite, Ann., 1, 65 cum barbari festis epulis… saltus complerent, cf. Horace, epod., 9, 1 ad festas dapes. 44

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nom et de l’adjectif accordé, en juxtaposition, est un cas d’homéotéleute que la plupart des poètes latins évitent dans la poésie dactylique54. Toutefois, l’unicité de cet homéotéleute dans l’étude de Shackleton Bailey provient principalement des nombreuses catégories d’homéotéleutes qu’il distingue. De fait, epulis festis est le seul cas d’homéotéleute constitué d’un nom suivi d’un adjectif accordé mais on trouve chez Lucain des homéotéleutes qui paraissent comparables, comme suos cunctos55, uindictam quantam56 ou encore animos quantos57. L’argument de la rareté de l’homéotéleute n’est donc pas dirimant. Quant à la construction d’epulis festis compris comme un datif, il paraît tout à fait excessif de condamner cette construction : de fait, le datif adnominal est un usage de ce cas tout à fait attesté58. En outre, on retrouve, dans les sources épigraphiques, des traces qui pourraient être celles d’un tel emploi du datif adnominal pour évoquer les responsabilités de certains magistrats : ainsi les duumuiri uiis aedibus sacris publicis procurandis59 semblent parfois être simplement appelés duumuiri uiis aedibus sacris publicis60. La leçon festis paraît donc tout à fait admissible. Festus, en revanche, fait difficulté : Housman61 suggère de comprendre epulis comme un ablatif, l’expression epulis festus étant l’équivalent d’epulo. Cortius propose, pour sa part, de voir dans l’expression septemuirque epulis festus une hypallage, qu’il décrit comme un usage poétique très fréquent62. Cette leçon demeure inhabituelle : en effet, l’adjectif festus est le plus souvent employé pour qualifier un moment63 ou bien des réalités inanimées liées aux rites64. Lorsque cet adjectif qualifie des personnes, il fait le plus souvent référence à la participation à un événement

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D.R. SHACKLETON BAILEY, 1994, p. 37 (cf. D.R. SHACKLETON BAILEY, 1987, p. 88-89). Il n’y a aucun d’homéotéleute de cette sorte chez Lucain, à l’exception de 5, 110, si l’on décide de construire sterilis avec telluris, ce qui est tout à fait incertain. 55 Lucain, BC, 2, 194. 56 Lucain, BC, 7, 456. 57 Lucain, BC, 5, 43 58 J.B. HOFFMANN ET A. SZANTYR, 1972, p. 99 renvoie à l’expression receptui signum (TiteLive, 9, 14, 12 ; 23, 37, 7 etc.). Pour ce phénomène dans les langues indoeuropéennes, cf. K. BRUGMANN, 1906-1917, vol 2, p. 561 sq et K. BRUGMANN, 1925, p. 105. 59 CIL, 04, 7436 ; 7863. 60 CIL, 04, 7132 ; 7913 (cf. CIL, 04, 7692). Il s’agit bien entendu de la façon dont on restitue les abréviations V.A.S.P. dans lesquelles un second P manque (Cf. contra AE, 1912, 234 ; CIL, 04, 7963a ; 9898). Il paraît plus logique que l’on omette le dernier terme, procurandis, puisqu’il est évident que les magistrats doivent s’occuper des voies, des temples et des fêtes tandis que l’adjectif publicis permet de caractériser de façon exacte de quelles fêtes il est question (cf. Cicéron, Harusp., 12) et semble donc plus indispensable. Dans l’inscription CIL, 4, 9898, le titre mentionné est uniquement IIvirum viis aedibus sacris, ce qui laisse, là aussi, entendre qu’il est possible de se dispenser de procurandis. Tous ces exemples sont des inscriptions électorales de Pompéi, qui ne conservent donc pas nécessairement les titres entiers, comme peut vouloir le faire un poète. 61 A.E. HOUSMAN, 1926, p. 27 62 Perpetua autem consuetudo poetarum est, adiecta ubi duo adsunt nomina, illi aptare, cui ex uulgari modo loquendi non debebant. K.F. WEBER, 1828-1829, ad loc. 63 TLL, 6, 630, 13-34. 64 TLL, 6, 630, 62-631, 9.

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rituel et à la joie qui peut en découler65 et jamais aux organisateurs ou aux officiants d’un rite, que ce soit dans les sources littéraires ou épigraphiques. Enfin, au-delà des difficultés de construction propres à la leçon festus, il convient de souligner que la variante festis paraît supérieure parce qu’elle attribue à epulis un qualificatif attendu pour évoquer des banquets rituels66. Il faut donc adopter la leçon festis, contrairement à ce qu’ont pu faire Housman, Bourgery, Shackleton Bailey et Luck.

4. Laeto… collo (v. 603) Au vers 603, l’adjectif laeto qui qualifie le cou d’un membre de la sodalité des Saliens a été l’objet de décisions diverses parmi les éditeurs. La plupart des éditeurs conservent laeto à l’exception notamment67 de Bentley qui hésite à adopter la variante lento68 et de Luck qui, dans l’édition la plus récente du Bellum ciuile, admet la conjecture de Jahnke, laeuo69. La variante lento, tout d’abord, ne s’impose pas : Bentley se demande si l’adjectif ne conviendrait pas davantage à l’occasion, puisqu’il s’agit d’une cérémonie de lustratio pour tenter de repousser la guerre civile. Toutefois, dans l’ensemble du passage, aucun sacerdos ne voit sa description adaptée à cet événement précis. Au contraire, tous sont décrits en quelques mots qui permettent d’identifier le rôle traditionnel de chacun (le palladium pour la Vestale, les livres sibyllins et la lauatio pour les quindecemuiri, les banquets pour les épulons, etc.). En outre, lento provient sans doute d’une altération de la leçon laeto : dans le codex P70, laeto est noté leto, la diphtongue, d’ordinaire marquée par une cédille sous le e, n’apparaissant pas, comme cela se produit parfois dans les manuscrits. On peut supposer la séquence suivante : laeto > leto > l𝑒̅ to > lento. Il faut donc rejeter la variante lento. La leçon laeto a notamment été défendue par Housman71 : il note, après Burman, que l’adjectif laetus peut tout à fait être appliqué à une partie du corps, compare l’expression de Lucain à gaudentibus umeris, chez Valerius Flaccus72, et laisse entendre qu’un tel argument aurait dû mettre fin à d’autres interprétations et propositions conjecturales73. Il paraît, néanmoins, 65

Horace, Odes, 3, 18, 12 ; Sénèque, Ag., 311, 643-645, 780. Cf. Claudien, Get., 206 festae doleant ne tristibus aures. 66 K. LATTE, 1960, p. 251 et 398-399. Voir supra n. 53. 67 La conjecture de Barth, lato, (K.F. WEBER, 1828-1829, ad loc.) ne sera pas discutée, dans le détail, ici. Sa réfutation par Oudendorp (F. OUDENDORP, 1728, ad loc.) qui montre que les parallèles avancés par Barth n’ont rien à voir avec la fonction des Saliens paraît suffisante. 68 R. CUMBERLAND, 1760, p. 58. Lento apparaît comme une variante proposée par une deuxième main dans le manuscrit de Berlin, Staatsbibliothek Preussicher Kulturbesitz, lat. 2° 35. 69 R. JAHNKE 1891, p. 30 ; G. LUCK, 2009, ad loc. Dans aucun de ces passages n’est indiquée de justification pour cette conjecture et son intégration dans le texte de Lucain. 70 Paris, Bibliothèque nationale de France, lat 7502. 71 A.E. HOUSMAN, 1926, ad loc. qui suit P. BURMAN, 1740, ad loc. 72 Valerius Flaccus, 1, 109. Pour l’emploi d’adjectifs évoquant une émotion rapportés à une partie du corps, on peut ajouter Catulle, 46, 8 iam laeti studio pedes uigescunt, Ovide, Am., 1, 6, 67 non laetis detracta corona capillis, Ovide, Ars, 1, 320 et tenuit laeta paelicis exta manu. 73 nec tamen effecit ut prauae interpretationes coniecturaeque proferri desinerent.

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nécessaire d’ouvrir à nouveau la discussion sur le choix de la leçon laeto : en effet, ni Burman, ni Housman, ni aucun des éditeurs qui les ont suivis n’ont discuté la pertinence de l’emploi de l’adjectif dans ce contexte et se sont contentés de rappeler que laetus doit faire allusion aux mouvements de danse caractéristiques des Saliens, le tripudium74. Certes, l’adjectif laetus et ses synonymes peuvent être associés à la danse75 et même plus spécifiquement au tripudium : ainsi, la joie est liée au tripudium par Accius76 et par QuinteCurce77, mais il n’est, alors, jamais question des Saliens. Au contraire, la danse de ces sacerdotes semble être caractérisée par des mouvements qui mettent en avant la force et la puissance martiale de Rome dont le tripudium est l’image78. De fait, la description des danses liées aux armes à Rome n’est pas celle de la laetitia des danseurs : Sénèque, lorsqu’il évoque le tripudium comme une danse s’adressant aussi aux ennemis de Rome, souligne expressément qu’elle n’est pas constituée de mouvements empreints de mollesse mais bien de gestes uiriles79. Il est donc peu vraisemblable que Lucain ait voulu mettre en avant une quelconque laetitia à propos des Saliens, qui sont censés incarner la force de Rome80. En outre, seul l’adjectif laetus ferait ici allusion à la danse : en effet, le vers de Lucain est centré sur une autre activité caractéristique de cette sodalité, celle du transport des boucliers sacrés, les ancilia, lors des festivités en l’honneur de Mars. Les boucliers étaient transportés à l’aide de perches auxquels ils étaient attachés et que les Saliens, ou des serviteurs, portaient sur leurs épaules81. Or, dans le texte de Lucain, ce sont les Saliens eux-mêmes qui transportent ces ancilia82. Il semble, alors, impossible que le Salien décrit par le poète au vers 603 soit en train de danser, puisqu’il porte sur l’épaule une perche qui soutient les boucliers. Comme cette épithète n’est en rien caractéristique des Saliens et 74 Voir notamment F. OUDENDORP, 1728, ad loc. ou encore le commentaire de Cortius au vers 603 (K.F. WEBER, 1828-1829, ad loc.). 75 Apulée, Met., 10, 34 : Venus uero faudens et hilaris laetitiiam suam saltando toto cum choro professa est. 76 Accius, Bacchae, frag 213-214 (E.H. WARMINGTON, 1961) / 249 (O. RIBBECK, 1871) : laetum in Parnaso inter pinos tripudiantem in circulis | ludere. 77 Quinte-Curce, 7, 10, 4 : qui ubi per interpretem cognouerunt iussu regis ipsos ad supplicium trahi, carmen laetantium modo canere tripudiisque et lasciuiori corporis motu gaudium quoddam animi ostentare coeperunt. 78 W. HELBIG, 1906, p. 266 et 276. 79 Sénèque, Tranq., 17, 4 : non molliter se infringens… ut antiqui illi uiri solebant inter lusum ac festa tempora uirilem in modum tripudiare, non facturi detrimentum etiam si ab hostibus suis spectarentur. 80 Tite-Live (1, 20, 4) indique que la danse des Saliens a un caractère solennel (cum tripudiis sollemnique saltatu) 81 C’est ainsi que l’on explique le mouvement d’oscillation des ancilia évoqué par Juvénal, Sat., 2, 125-126 : arcana qui sacra ferens nutantia loro | sudauit clipeis ancilibus. Les perches sont représentées sur deux pierres gravées, une sardoine (A. FURTWÄNGLER, 1900, pl. XXII, 64 ; W. HELBIG, 1906, p. 208, figure 1) et une cornaline (A. FURTWÄNGLER, 1900, pl. XXII, 62 ; W. HELBIG, 1906, p. 206, figure 3). 82 On trouve cette même idée plus loin dans le Bellum ciuile en 9, 477-479 ainsi que chez Valère Maxime, 1, 1, 9 et Juvénal, Sat., 2, 125-126. Il est, toutefois, vraisemblable que les ancilia étaient le plus souvent portés par des serviteurs, comme cela apparaît chez Denys d’Halicarnasse, 2, 71 et sur deux représentations iconographiques anciennes (W. HELBIG, 1906, p. 221-222).

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que son usage paraît improbable dans le contexte du vers 603, il faut supposer que le texte est corrompu. Pour corriger ce passage, la conjecture laeuo semble être une solution parfaite dont il nous revient de donner la justification puisque ni Jahnke, son auteur, ni Luck qui l’a adoptée n’ont eu l’occasion de le faire. Tout d’abord, la confusion entre les adjectifs laeuus et laetus n’est pas unique dans les manuscrits latins : on en trouve un exemple dans la tradition de Pacuvius83 et de Perse84. En outre, la mention de la gauche pour la place de l’ancile pourrait être inspirée par Virgile, qui met en scène Picus qui porte ce bouclier dans sa main gauche85. Bien plus, les deux représentations du transport des anciles sur des pierreries anciennes86 mettent en scène des personnages portant précisément sur l’épaule gauche des perches auxquelles sont suspendus les boucliers. Il apparaît ainsi que la précision apportée par l’adjectif laeuus est tout à fait adaptée au contexte développé par Lucain au vers 603. En outre, l’emploi de laeuus pour désigner la gauche d’une partie du corps est très bien attesté87. Il convient donc d’adopter la conjecture de Jahnke, laeuo. L’ensemble de ces remarques nous amène donc à établir et traduire ainsi les vers 596 à 604 du livre 188 : Turba minor ritu sequitur succincta Gabino, Vestalemque chorum ducit uittata sacerdos, Troianam soli cui fas uidisse Mineruam. Tum, qui fata deum secretaque carmina seruant et lotam paruo renouant Almone Cybeben, 600 et doctus uolucres augur seruare sinistras septemuirque epulis festis Titiique sodales et Salius laeuo portans ancilia collo et tollens apicem generoso uertice flamen. 599 tum : tunc MZY || 600 renouant Burman : reuocant O referunt SGv || Cybeben : -belen PGUVM²Z² || 602 festis : festus O || 603 laeuo Jahnke : laeto O lento D² « Une troupe de moindre importance les suit, avec la toge retroussée à la façon de Gabies, et le chœur des Vestales est conduit par une prêtresse couronnée de bandelettes, qui seule a le droit de voir la Minerve de Troie. Ensuite viennent ceux qui conservent les arrêts divins et les oracles secrets 83

Pacuvius, frag 231 (E.H. WARMINGTON, 1961) / 218 (O. RIBBECK, 1871). Perse, 2, 53. 85 Virgile, En., 7, 188 : laeuaque ancile gerebat. 86 Voir la note 80. Si, sur la sardoine, la perche semble posée sur l’épaule droite des personnages, c’est parce qu’il s’agit, en réalité, d’un cachet et que l’image que nous voyons représentée est, par conséquent, inversée. 87 Stace, Theb., 8, 747 spirantem laeuaque super ceruice reportat ; Silu., 4, 8, 48 uolucrem laeua ceruice sedentem et Perse, 2, 53-54 sudes et pectore laeuo | excutiat guttas laetari praetrepidum cor. 88 Les changements apportés par rapport à l’édition de Shackleton Bailey apparaissent en gras. 84

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et qui, en la baignant dans le petit Almon, restaurent la pureté de Cybèle, puis ce sont l’augure, instruit à l’observation des oiseaux volant à sa gauche, le septemuir préposé aux banquets rituels, la confrérie des Titiens, le Salien qui, à la gauche de son cou, porte les anciles et le flamine qui dresse son aigrette sur son noble front. »

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Cicéron anadyomène Jean-Paul Brachet Sorbonne Université

1. Le rêve de Quintus Le De diuinatione, 1, 58 évoque un curieux songe qu’aurait eu Quintus Cicéron au cours de son proconsulat en Asie (de 61 à 58)1, avant que son frère ne soit contraint à l’exil, en mars 58. Le passage est assez bref pour être cité in extenso : Saepe tibi meum narraui, saepe ex te audiui tuum somnium : me, cum Asiae pro consule praeessem, uidisse in quiete, cum tu, equo aduectus ad quandam magni fluminis ripam, prouectus subito atque delapsus in flumen nusquam apparuisses, me contremuisse timore perterritum ; tum te repente laetum exstitisse eodemque equo aduersam ascendisse ripam, nosque inter nos esse complexos. Facilis coniectura huius somnii, mihique a peritis in Asia praedictum est fore eos euentus rerum qui acciderunt. « Souvent je t’ai raconté mon rêve, souvent je t’ai entendu conter le tien. De mon côté, quand j’étais proconsul en Asie, j’ai rêvé que tu arrivais à cheval sur la rive d’un grand fleuve ; soudain te voilà emporté au galop, précipité dans le fleuve et, comme tu ne réapparaissais nulle part, je me suis mis à trembler de terreur ; tout à coup tu as resurgi, heureux, puis, sur le même cheval, tu as remonté la rive et nous nous sommes embrassés. L’interprétation de ce rêve était facile et des spécialistes m’ont prédit en Asie les événements qui se produisirent par la suite. »2

L’interprétation facile à laquelle il est fait allusion est évidemment le retour d’exil de Cicéron. Les divers composants du rêve se comprennent aisément dans cette perspective : Cicéron est emporté dans la tourmente, avant de faire sa réapparition, et de retrouver son frère. Il est assurément difficile de savoir si ce rêve a eu une quelconque réalité… En tout état de cause, ce qui nous préoccupera ici, c’est que ce rêve

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Quintus Cicéron avait été préteur en 62, il n’a jamais été consul, ce qui ne l’empêcha pas d’être désigné gouverneur pro consule, situation dont il ne fut pas le seul à bénéficier (cf. Freyburger et Scheid 1992 n. 124). 2 Traduction de J. KANY-TURPIN, Cicéron. De la divination, Paris, GF-Flammarion, 2004. L’adjectif aduersam « opposée » n’est pas traduit alors qu’il est essentiel : il s’agit d’une traversée.

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correspond à un schème mythologique que nous pensons avoir identifié dans un travail précédent. En ce qui concerne l’exil, mi contraint, mi volontaire, de Cicéron, qu’il nous suffise de rappeler brièvement les faits en suivant P. GRIMAL3. Aux consuls de 59, C. Julius Caesar et M. Calpurnius Bibulus, succèdent pour l’année 58 L. Calpurnius Piso Caesoninus et A. Gabinius. Mais surtout, P. Clodius, élu tribun, entre en charge le 10 décembre, et commence aussitôt à déposer diverses rogationes qui heurtent les sénateurs. Ces propositions de lois sont votées par les comices tributes, sans que cela inquiète Cicéron, à qui Clodius paraît avoir promis de ne pas s’attaquer. Toutefois, Clodius change d’attitude et dépose une rogatio de capite ciuium (février 58), pour rappeler et renforcer l’interdiction de mettre à mort un citoyen romain sans le jugement d’un tribunal régulier émanant du populus Romanus. Bien que Cicéron ne fût pas nommé, il était clair que cela le visait, lui qui avait fait exécuter avant tout jugement les complices les Catilina. Cicéron espère des soutiens, il s’adresse aux « triumvirs », mais n’obtient rien ni de Pompée, ni de César, qui se dérobent. Il n’a rien non plus à attendre de la part des consuls. Bien qu’il ne se laisse pas abattre et qu’il souhaite faire face, la situation étant très tendue et la violence présente dans les rues de Rome, ses amis lui conseillent de s’éloigner, ce qu’il fait le 11 mars, la veille du jour où est votée la rogatio de Clodius. Où s’exiler ? Cicéron hésite, il se rend à Brindes, de là à Dyrrachium puis à Thessalonique, où il se fixe, pour un peu plus d’une année. Les proches de Cicéron ne restent pas inactifs pendant cette période, notamment son ami Atticus et son frère Quintus. La situation politique se modifie, Clodius perd de son pouvoir, Pompée surtout se remet à soutenir Cicéron, et fait accélérer son rappel. La loi ordonnant le rappel de Cicéron est votée le 4 août 57 ; Cicéron s’embarque aussitôt pour Brindes, et, le 4 septembre, il se présente devant Rome, à la porte Capène. La foule lui réserve un accueil triomphal tandis qu’il se dirige vers le temple de Jupiter Capitolin.

2. Étude du rêve Le rêve de Quintus se décompose en deux parties évidentes. La première est l’engloutissement dans les flots, la seconde la sortie triomphale des eaux. Ces deux composantes correspondent à deux motifs mythiques distincts. La présence du cheval est essentielle, comme nous le verrons. En l’occurrence, le cheval est ambivalent : d’une part, c’est lui qui précipite Cicéron dans l’abîme des eaux, dans le monde infernal, et c’est sur le même cheval que Cicéron ressort triomphalement du fleuve, et revient parmi les vivants. 2.1. L’engloutissement dans les flots On a mis en évidence depuis longtemps, comme l’écrit KRAPPE (1952 : 203), que « la forme la plus courante prise par les dieux aquatiques est […] celle du cheval. » Outre diverses traditions mythologiques et légendaires, 3

GRIMAL 1986 ch. X. L’exil, p. 187-207.

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KRAPPE évoque bien entendu Poséidon4 et Neptune. L’anthropologue français G. DURAND (1992 : 82-83) va encore plus loin, en affirmant : « le cheval aquatique nous semble également se réduire au cheval infernal. Non seulement parce que le même schème de mouvement est suggéré par l’eau courante, les vagues bondissantes et le rapide coursier, non seulement parce que s’impose l’image folklorique de “la grande jument blanche”, mais encore le cheval est associé à l’eau à cause du caractère terrifiant et infernal de l’abîme aquatique. Le thème de la chevauchée fantastique est courant dans le folklore français, allemand ou anglo-saxon. » Le cheval infernal, qui annonce ou amène la mort5, est bien connu par les chevauchées infernales, et le psychanalyste Charles BAUDOUIN avait forgé à ce sujet l’expression de « complexe de Mazeppa »6. Rêver qu’on doit traverser une rivière ne semble pas avoir été considéré comme très favorable par les Anciens. Artémidore écrit : « Il est mauvais aussi de se tenir debout en un fleuve, d’en être baigné tout autour et de ne pouvoir en sortir : après un tel rêve, même si l’on est très courageux, on ne saurait soutenir les maux. Des rivières torrentielles signifient des juges cruels et des maîtres pénibles, et tout ensemble une grande populace à cause de leur violence et du grand bruit qu’elles font. Il est bon de les traverser, surtout à pied, sinon, en nageant. […] Rêver qu’on nage dans une rivière ou dans un étang signifie qu’on va aux derniers périls : car tout ce qu’un poisson souffre au sol, il est naturel que l’homme aussi le souffre dans l’élément humide. Cependant il est meilleur de traverser le fleuve à la nage que de s’éveiller alors qu’on est au beau milieu du plongeon. »7 2.2. La « fuite magique » dans la mythologie latine Le second aspect du rêve de Quintus nous occupera davantage. Il s’agit de la sortie des eaux, sur un cheval également, qui évoque un motif de conte répertorié et étudié depuis déjà un certain temps. AARNE (1930) avait étudié un motif qu’il avait baptisé « die magische Flucht », la « fuite magique »8. Le héros, le plus souvent un jeune homme (« Jüngling »), ou une jeune femme, échappe à l’être malfaisant qui le retient, s’enfuit généralement à dos de cheval9, et franchit un obstacle, le plus souvent un fleuve, franchissement qui lui assure le salut10. L’obstacle en question, 4

Qui est le père, qui plus est, des chevaux Pégase et Aréion. KRAPPE (1952 : 227-228) et DURAND (1992 : 78-81). 6 Cité par DURAND (1992 : 78). 7 La clef des songes (Oneirocriticon), II, 27, traduit et annoté par A.-J. FESTUGIERE, Paris, Vrin, 1975, p. 135. 8 Outre Die magische Flucht, voir aussi N. BELMONT, « Les seuils de l’autre monde dans les contes merveilleux français », p. 63 notamment. 9 « auf dem Rücken eines Pferdes », Die magische Flucht, p. 49. AARNE évoque des variantes avec divers animaux, oiseau, âne, bœuf. P. 50 : « in Europa sind die Flüchtlinge meistens ein Jüngling und ein Pferd ». 10 « Fluss als Hindernis ». Au lieu du fleuve, on peut avoir un autre obstacle liquide, étang, source, fontaine, lac, parfois un obstacle non liquide, forêt, montagne, mais, comme le note AARNE p. 41, la mer proprement dite n’apparaît que très rarement (signe que ce motif s’est diffusé surtout dans des cultures non marines). 5

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l’« unüberwindliches Hindernis » selon Aarne, empêche les méchants de rattraper le héros11, en même temps que son franchissement fournit audit héros une épreuve qualifiante. Dans la mythologie romaine, notoirement transformée en histoire des premiers temps de la cité, le franchissement du fleuve, acte central, suffit par exemple à caractériser Clélie, comme le font Virgile ou Juvénal : Aen. 8, 651 : et fluuium uinclis innaret Cloelia ruptis. Juv. 8, 264-265 : quae/imperii fines Tiberinum uirgo natauit. « la jeune fille qui traversa le Tibre, frontière de notre territoire. »12 Ps. Aur. Vict. Vir. 13, 1 : Porsenna Cloeliam nobilem uirginem inter obsides accepit, quae deceptis custodibus noctu castris eius egressa equum, quem fors dederat, arripuit et Tiberim traiecit. « Parmi les otages, Porsenna reçut Clélie, jeune fille noble, qui trompa ses geôliers et, de nuit, sortit de son camp en s’emparant d’un cheval pour traverser le Tibre. »

Plutôt que d’« obstacle infranchissable », PROPP parlait d’« obstacle décisif ». « Les aspects essentiels de la fuite et de la poursuite nous sont apparus, écrit Propp, […] comme étant construits sur le retour du royaume des morts vers le royaume des vivants. Aarne tendait aussi vers une telle interprétation… (il) avait également remarqué que l’eau, la rivière, constituaient souvent l’obstacle final et il avait, sans s’y attarder, confronté cette rivière à la rivière qui sépare le royaume des vivants de celui des morts. Or, effectivement, la rivière, en tant qu’obstacle final, a une valeur particulière. Si le poursuivant réussit à se frayer un passage à travers montagnes et forêts, la rivière, elle, l’arrête définitivement. Les deux premiers obstacles sont des obstacles mécaniques, le dernier est un obstacle magique. »13 Le fleuve est une barrière absolue, que les forces du Mal ne peuvent franchir. Une fois le cours d’eau passé, le fugitif est à l’abri, car l’eau est notoirement une barrière infranchissable pour les forces du Mal14. Il en va ainsi de Clélie ou de Coclès dès lors qu’ils furent parvenus à mettre le Tibre entre leurs poursuivants et eux. Dans l’histoire de Clélie, les ingrédients du motif de fuite sont bien présents. La présence du cheval, auxiliaire inattendu qui s’offre au héros, créait une difficulté aux anciens, qui ne savaient plus pourquoi Clélie était associée au cheval. Seuls Denys, 11 « Die Macht des Bösen während seiner Verfolgung endet also am Fluss », le fleuve est « eine endgültige Grenze », « une frontière définitive », p. 154. 12 L’aspect démarcatif du Tibre est souligné par Juvénal. Démarcation politique, dans la version historicisée du mythe, mais eschatologique à l’origine. 13 Racines historiques, ch. 9 : la fiancée, IV : la fuite magique, p. 465-466. 14 « Suivant des croyances assez répandues, les rivières et même les ruisseaux sont pour certaines catégories d’êtres difficiles ou même impossibles à traverser. Dans le Mentonnais, les sorcières passent avec peine l’eau courante ; les magiciens des contes populaires interrompent leur route quand ils la rencontrent, et l’on croit dans plusieurs pays que les morts ne peuvent revenir à la maison où ils ont vécu s’ils en sont séparés par une rivière qui n’a pas de pont. […] Les cours d’eau forment aussi une sorte de barrière contre les maladies épidémiques. » P. SEBILLOT, Le folk-lore de France, II. La mer et les eaux douces, Paris, Guilmoto, 1905, p. 371. Le fleuve constitue bien ce que AARNE appelle « unüberwindliches Hindernis », « obstacle insurmontable ». Rappelons que dans la tradition grecque, la barrière entre morts et vivants est aussi un fleuve, le Styx.

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Plutarque et le De uiris illustribus évoquent d’ailleurs cet animal. Ainsi, le De uiris parle d’un cheval quem fors dederat ; Plutarque se contente de rappeler que, d’après certains auteurs, Clélie aurait traversé à cheval (Publicola, 19, 2). Dans le récit de Tite-Live, il n’est pas fait la moindre mention d’un cheval, mais in fine, Tite-Live nous apprend qu’il a existé une statue équestre de Clélie. Ce détail, en tant que tel dénué de pertinence, ne s’explique que parce que le cheval a été d’abord supprimé de la version rapportée par Tite-Live, avant de ressurgir de manière inopinée à la fin. Le récit de Florus, exempt d’amplifications rhétoriques ou romanesques, mentionne également le cheval : 1, 10 : sed ne qui sexus a laude cessaret, ecce et uirginum uirtus : una ex opsidibus regi datis elapsa custodiam, Cloelia, per patrium flumen equitabat. « et, pour que l’autre sexe ne manquât pas non plus d’éloges, voici comment se manifesta la bravoure des jeunes filles : l’une des otages données au roi, Clélie, échappa à ses gardes et traversa à cheval le fleuve qui la séparait de la patrie. »

Sobriété comparable chez Plutarque, Publicola, 19, 2, qui insiste sur l’allant et la hardiesse de Clélie : Ἔνιοι δέ φασι μίαν αὐτῶν ὄνομα Κλοιλίαν ἵππῳ διεξελάσαι τὸν πόρον, ἐγκελευομένην ταῖς ἄλλαις νεούσαις καὶ παραθαρρύνουσαν. « D’aucuns rapportent que l’une d’entre elles, dénommée Clélie, traversa le gué à cheval, exhortant et encourageant les autres qui nageaient. »

Partout où le cheval est signalé, sa présence n’est pas motivée. Il s’agit vraiment, comme il est dit dans le De uiris, d’un cheval quem fors dederat15. Cette apparition inattendue est un trait qui rapproche l’histoire de Clélie du conte. Le cheval est un animal ambivalent, qui a partie liée avec le monde infernal aussi bien qu’avec les eaux. Surtout, il est l’un des animaux qui facilitent la circulation entre ce monde-ci et l’autre monde16. Il est secourable, comme le sont généralement les divinités chevalines, tels les jumeaux divins, Aśvins ou Dioscures, qui pouvaient venir en aide aux voyageurs perdus en mer17 : RV 1, 116, 5 : anārambhaṇé tád avīrayethām anāsthāné agrabhaṇé samudré yád aśvinā ūháthur bhujyúm ástaṃ 15

Rappelons, pour l’anecdote, que ce flou dans la tradition a permis à Madeleine de Scudéry de faire travailler son imagination, et de faire surgir opportunément devant Clélie « un cheval qui s’était échappé comme on le menait boire »… (Clélie, histoire romaine, V, 2, p. 275 éd. partielle Folio, 2006). 16 Racines historiques, ch. 6 : la traversée, où les différents animaux ainsi que les artefacts (navire, cordes, échelles, etc.) sont examinés. Dans une perspective tout autre (psychanalyse d’inspiration bachelardienne), pages intéressantes dans DURAND, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, p. 78-89. Il ne nous appartient pas de nous étendre sur les significations symboliques (au sens psychanalytique) du cheval, mais le lien entre le cheval, les eaux et la mort est identifié dans nombre de cultures : « complexe de Mazeppa » en psychanalyse (DURAND p. 78), chevauchées fantastiques diverses (Walkyries notamment). 17 Voir p. ex. P. JACKSON, The Transformations of Helen, III. Returning Heroes, The Dioscuri as Rescuers at Sea, p. 100-103.

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śatā́ ritrāṃ nā́ vam ātasthivā́ ṃsam. « Vous vous êtes comportés en héros18 dans les flots19 où l’on ne peut se tenir20, qui n’offrent pas d’appui21 ni de point fixe22 lorsque23 vous, les Aśvins, avez ramené24 chez lui25 Bhujyu qui se tenait sur26 votre navire27 aux cent rames28. » « Als Helden zeiget ihr euch da im Meer, das ohne Anhalt, ohne festen Grund, ohne Handhabe ist, als ihr Asvin den Bhujyu nach Hause fuhret, der euer Schiff mit hundert Rudern bestiegen hatte. » (trad. Geldner)

Dans un hymne d’Alcée aux Dioscures : Δεῦτ᾽ Ὄλυμπον ἀστέροπον λίποντες παῖδες ἴφθιμοι Δίος ἠδὲ Λήδας ἰλλάῳ θύμῳ προφάνητε Κάστορ καὶ Πολύδευκες, oἲ κατ᾽ εὔρηαν χθόνα καὶ θάλασσαν παῖσαν ἔρχεσθ᾽ ὠκυπόδων ἐπ᾽ ἴππων, ῤῆα δ᾽ ἀνθρώποις θανάτω ῤύεσθε ζακρυόεντος εὐσδύγων θρῴσκοντες ὂν ἄκρα νάων πήλοθεν λάμπροι προτόν[…]ντες ἀργαλέᾳ δ᾽ ἐν νύκτι φάος φέροντες νᾶι μελαίνᾳ. « Accourez ici, quittant l’Olympe étoilé, glorieux fils de Zeus et de Léda, et d’un cœur bienveillant venez briller sur nous, Castor et Pollux, Vous qui, à travers la vaste terre et l’immensité de la mer, chevauchez sur vos coursiers rapides, et préservez sans peine les hommes de la mort glacée, En bondissant sur le sommet des nefs aux bancs bien jointés, où de loin vous brillez (perchés ?) sur les cordages, et dans l’affreuse nuit éclairez la marche du sombre navire. »29

Dans l’Hélène d’Euripide, formulation très voisine, v. 1664-1665 : σωτῆρε δ᾽ἡμεῖς σὼ κασιγνήτω διπλῶ πόντον παριππεύοντε πέμψομεν πάτραν. 18

a-vīrayethām impft duel 2e pers. du verbe vīray- « se montrer héroïque » (de vīrá« homme, héros », cf. lat. uir). 19 sam-udré locatif de sam-udrá- « masse liquide » (udán-/udnás « eau », cf. ὕδωρ, water, unda, etc.). 20 an-ārambhaṇá-. 21 an-āsthāna-. 22 a-grabhaṇá-. 23 tád… yád. 24 ūháthur, duel du pft de vah- « uehere ». 25 ástaṃ : neutre étymologiquement apparenté à gr. νόστος « retour au foyer » (*ṇs-, racine *nes-, cf. νέομαι ; voir MAYRHOFER, Etymologisches Wörterbuch des Altindoarischen, I, 1992, s.v. ásta-). 26 ā-tasthivā́ ṃsam participe pft de sthā- « se tenir debout » (avec préverbe ā-). 27 nā́ vam acc. de náu- « navire ». 28 śatā́ ritra- < * śatá-aritra- adjectif composé « aux cent rames ». 29 Texte et traduction d’après l’éd. Th. REINACH et A. PUECH, CUF, 1937. Texte un peu différent dans l’éd. G. LIBERMAN, CUF, 1999.

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« Quant à nous deux, tes frères jumeaux, nous serons tes sauveurs, et, chevauchant à travers la mer, nous (t’)escorterons jusqu’à ta terre natale. »

Le texte même de Cicéron mentionne les deux rives, et l’épisode se termine avec ce que nous proposons d’appeler de manière plaisante un « Cicéron anadyomène », surgissant des eaux sur son cheval et gravissant victorieusement la rive opposée : tum te repente laetum exstitisse eodemque equo aduersam ascendisse ripam.

3. Dieux et héros anadyomènes Dans nos publications précédentes30, nous avons étudié les personnages de Coclès et de Clélie, qui ont un caractère « anadyomène », même si cela n’est pas mis au premier plan dans les récits dont nous disposons, qui insistent tous sur d’autres aspects. Le caractère anadyomène s’interprète aisément comme un signe de triomphe sur la mort, de survie, d’accès à l’immortalité31. Les personnages anadyomènes sont assurément plus souvent féminins que masculins32. Aphrodite, déesse qui favorise l’union des deux sexes, et qui de ce fait permet la propagation de la vie, est par excellence la divinité anadyomène. Clélie, héroïne de la traversée, est une héroïne anadyomène, proche à cet égard d’Aphrodite, et aussi de la Draupadī indienne, qualifiée de « navire » pour les Pāṇḍavas en perdition. Aphrodite était notoirement protectrice des marins et des voyageurs en mer, d’où ses épiclèses de γαληναίη « qui calme la mer » ou εὐπλοία « qui donne une bonne navigation » ; elle était souvent associée au dieu de la mer, et elle a été christianisée sous la forme de la « Dame du Bon Secours »33. En tant que déesse marine, Aphrodite était parfois représentée chevauchant le cheval dans sa version marine, à savoir l’hippocampe34. Cela doit faire penser à Clélie et à son cheval, qui avait embarrassé les auteurs. La Clélie primitive traversait les eaux montée sur un cheval. Voilà un trait qui fait d’elle un être aphroditéen. Pour en revenir à Cicéron, et conclure à son sujet, il apparaît que Quintus a rêvé, si l’on ose dire, selon un schéma mythico-symbolique hérité, dans lequel il fait de son frère un héros anadyomène qui, en ressortant des eaux sur un cheval, a triomphé du Mal35.

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BRACHET 2012 et 2015. Cf. HAUDRY 1987 p. 262-264, « La naissance d’Aphrodite ». 32 C’est le cas encore des Nornes, qui sont dans la tradition scandinave l’équivalent des Moires, et qui, selon la Völuspa, 20, sont « sorties de la mer », ór þeim sæ. 33 Cf. le dictionnaire de DAREMBERG et SAGLIO, article Vénus, dû à L. SECHAN, rubrique « Aphrodite marine ». Voir encore P. DECHARME, Mythologie de la Grèce antique, 2e éd., 1886, « Aphrodite » p. 197-198. Intéressante remarque incidente de C. JULLIAN dans son Histoire de Bordeaux, 1895, p. 118 : « l’épopée de l’Énéide unissait par la chaîne continue du voyage d’Énée les différents temples où les voyageurs des routes maritimes allaient adorer sa mère Aphrodité. » Rappelons-nous que la Gaule a eu son Portus Veneris (Port-Vendres). 34 DECHARME p. 198 signale une monnaie du Bruttium (ΒΡΕΤΤΙΩΝ). 35 Mais il n’obtiendra pas l’immortalité acquise par Coclès ou Scaevola… 31

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Bibliographie AARNE, Antti, 1930 : Die magische Flucht. Eine Märchenstudie. Folklore Fellows Communications 92. Helsinki, Academia Scientiarum Fennica. AARNE, Antti, et THOMPSON, Stith, 1981 : The Types of the Folktale. A Classification and Bibliography. Folklore Fellows Communications 74. Helsinki, Academia Scientiarum Fennica. BRACHET, Jean-Paul, 2012 : Le salut par la traversée de l’eau. Étude sur la tradition latine et indo-européenne. Paris, L’Harmattan. —, 2015 : « Le salut par la traversée de l’eau », dans Nouveaux horizons sur l’espace antique et moderne (Actes du symposium « Invitation au voyage », juin 2013, Lycée Henri IV). Bordeaux, Ausonius, p. 177-205. DURAND, Gilbert, 1992 : Les structures anthropologiques de l’imaginaire. 11 éd. Paris, Dunod. FREYBURGER, Gérard, et SCHEID, John, 1992 : Cicéron. De la divination. Paris, Belles Lettres, coll. La roue à livres. GRIMAL, Pierre, 1986 : Cicéron. Paris, Fayard. HAUDRY, Jean, 1987 : La religion cosmique des Indo-Européens. MilanParis, Archè-Les Belles Lettres. KANY-TURPIN, José, 2004 : Cicéron. De la divination. Présentation et traduction (bilingue). Paris, Garnier-Flammarion. KRAPPE, Alexandre Haggerty, 1952 : La genèse des mythes. Paris, Payot. PEASE, Arthur Stanley, 1920-1923 : M. Tulli Ciceronis de Diuinatione libri duo. Urbana, University of Illinois studies in language and literature. WARDLE, David, 2006 : Cicero On Divination I. Traduction, introduction et commentaire. Oxford, Clarendon Press.

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Some statements on the issue of changing the IAHR name presented at the Erfurt IAHR International Committee Meeting on August 26, 2015 Giovanni Casadio Università di Salerno

1. The only viable alternative name to History of Religions is Study of Religion (s) which is the denomination (official or in English translation) of the majority (twenty nine vs. the remaining sixteen denominations) of the IAHR member associations and societies.1 The term “study” is, however, too generic and amorphous, as was already noted in Paris 1992 (IAHR International Committee Meeting) and is now recognized even by the supporters of the name change. The alternative name proposed that time, “academic study” (which is used in the denomination of two national associations), was later discarded for being too inclusive as well; it comprises the various philosophies and theologies of religion (s), which are studied and taught in an academic milieu, but they cannot be considered empirico-historical analytical disciplines. 2. The denomination (Historical and Scientific Studies of Religions) which is proposed at present by two eminent senior scholars (who do not in fact represent any national or regional associations, but only themselves, and this is a notable deterioration with respect to Rome 1990 and Mexico 1995, where the motion to change the name was presented by the British Association) is both odd and awkward. Odd, because history itself is a science, and there is no apparent opposition between history and science; awkward, because it is redundant and equivocal, with regard to the adoption of two plural (“studies” and “religions”) which violate both the rules of

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STUDY OF RELIGION (S):Africa, Australia, Belgium, Canada, Denmark, East Africa, Estonia, Europe, Latin America, Latvia, Lithuania, Mexico, New Zealand, Poland, Slovakia, UK. [Religions] (16). Austria, Quebec, China, Czech Republic, Finland, Germany, Greece, India, Netherlands, North America, South and South East Asia, Southern Africa, Switzerland [Religion] 13, which totalizes 29. HISTORY OF RELIGIONS: Brazil, France, Italy, Norway, Romania, South Korea, Sweden, Turkey (8). ACADEMIC STUDY OF RELIGIONS: Hungary, Ireland (2). RELIGIOUS STUDIES: Japan, Russia (2). RELIGION: USA (1). Social Sciences of Religion: South America (1). Sciences of Religions: Spain (1). Religious Research: Ukraine (1).

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English usage and the traditional epistemology of the study of religions (= religious studies). 3. Science suits German usage (Wissenschaft) and – in spite of a notable amount of ambiguity – that of French, Spanish, Portuguese, and Italian. In English “science” is not an appropriate term to define a branch of humanistic and cultural studies. 4. Luther Martin and Donald Wiebe, the presenters of this proposal for a change of the name, mean “scientific” as a study which uses cognitive science, evolution theory, biology, neuroscience as methods or approaches, but the name of a scholars’ association should describe the concerned field of study, rather than give a discretionary list of methods or approaches. 5. History (historical), instead, is not the definiens of a method. History (of religions) is a field (res gestae) and a discipline (historia rerum gestarum) which is the traditional rendering in French, Italian, Spanish, Swedish, Norwegian, Romanian, Turkish, Portuguese, and Korean of the German original name of the discipline, Religionswissenschaft, as formulated by the founding father of the field as an academic area, F. Max Müller.2 The preservation of the denominator HISTORY in the name of not only several South and North European societies but also in few – but very representative – Asiatic (Turkey and South Korea) and South American (Brazil: an immense multi-ethnic country) associations is by itself very telling and should make suspicious any attempt to bowdlerize traditional patterns of scholarship. 6. Like religion, or Hinduism, or Shinto, the Scientific (a quite controversial definer from the emic point of view)3 Study of Religion is already there. It does not need to be invented. It has already its own tradition and its own association, the Society for the Scientific Study of Religion (SSSR), which was founded just one year before the IAHR. The members come prevalently from the so-called social sciences (sociology, psychology, political science, economics) and have their flagship review, the Journal for 2

“Als Begründer der Religionswissenschaft gilt Friedrich Max Müller (1823-1900). Er konzipierte die Religionswissenschaft in Analogie zur Vergleichenden Sprachwissenschaft als philologisch-historische Disziplin, die sich mit den Primärquellen der Religionen beschäftigt und sie miteinander vergleicht. Gegen Ende des 19. Jh. wurden die ersten Lehrstühle für Religionswissenschaft in Europa begründet. Die Lehrstühle wurden teils an philosophischen, teils an theologischen Fakultäten angesiedelt.” (from the site of the Vienna University Institut für Systematische Theologie und Religionswissenschaft: URL https://etfst.univie.ac.at/profil/religionswissenschaft/wie-entwickelte-sich-die-disziplinreligionswissenschaft/). 3 Cf., from the social science side, E. BARKER, 2008, p. 287: “The video (shown by Lewis Carter at the 1985 SSSR meeting) started with someone holding a microphone up to Bhagwan Sri Rajneesh and asking him ‘What do you think about the Society for the Scientific Study of Religion?’ There was a long, a very long, pause. Then the guru raised an eyebrow ever so slightly. ‘In my whole life, he said, I don’t think I’ve ever heard of anything so ridiculous’”; and, from the phenomenological side, this dictum of the Uppsala professor Tor Andrae (18851947): “From a theoretical point of view science is a completely uninteresting description of what is happened. Its only passion is to establish as clearly as possible how everything came about. That is, theoretically speaking! But actually it seems that no science can arrest our attention and goad us on to real mental efforts if it does not in the last resort spring out of a considerable interest” (O. PETTERSSON, 1981, p. 37).

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the Scientific Study of Religion, which is, by the way, quite different from NVMEN in its contents and its aims.4 7. Both the Social Science of Religion5 and the Cognitive Science of Religion6 (notice the usage of the singular, which for an historian sounds 4

The Society for the Scientific Study of Religion (SSSR) stimulates, promotes, and communicates social scientific research about religious institutions and experiences. Founded in 1949, SSSR fosters interdisciplinary dialogue and collaboration among scholars from sociology, religious studies, psychology, political science, economics, international studies, gender studies, and many other fields. Its flagship publication, the Journal for the Scientific Study of Religion, is the most cited resource in the field. Among its most noted presidents Talcott Parsons, Rodney Stark, James Beckford, and Eileen Barker. 5 Also known as Sociology of Religion, a discipline which has its own organization. See the Wikipedia article, International Society for the Sociology of Religion: “The International Society for the Sociology of Religion (ISSR), also known as the Société Internationale de Sociologie des Religions (SISR), arose in 1989 from the International Conference on Sociology of Religion (Conférence Internationale de Sociologie Religieuse), founded in 1948. It is a bilingual (French/English) organization, which plays an important role in fostering international contacts between sociologists of religion, mainly through biennial conferences held in various countries. It publishes papers from these conferences as special issues of the journal Social Compass, on whose editorial board the association’s past president plays a role. It currently has over 500 members from 47 countries and all the habitable continents. Past presidents of the society include James A. Beckford, Karel Dobbelaere, Bryan R. Wilson, Enzo Pace, and Jean-Paul Willaime. Its current president is Peter Beyer [Elected in 2011 to a 4-year term, until ISSR conference that was held in Louvain-la-Neuve, Belgium, 2-5 July 2015], from the University of Ottawa, Canada. The Conference on Sociology of Religion from which the society arose was originally created to bring Catholic clerks together to discuss progresses made in sociological research of Catholicism, such as its integration to the society. As of the early 1960s, many participants were Jesuit academics, mostly from Italy, Belgium, Spain and France, with a smaller number from outside of Western Europe. Proceedings from the conferences were published in the (then) Catholic journal Social Compass. The organization dropped its religious affiliation at its 10th conference in 1969, and two years later revised its statutes to emphasize its scientific mission. It emphasized its sociological focus, taking as objectives: "a) to promote throughout the world relations between sociologists and, more generally, between specialists of the various disciplines concerned with the object of the Association; and b) to organize periodical international conferences.” At the URL: https://en.wikipedia.org/wiki/International_Society_for_the_Sociology_of_Religion, a page last edited [but not updated] on 17 June 2017. 6 See the Wikipedia article, International Association for the Cognitive Science of Religion: “The International Association for the Cognitive Science of Religion (IACSR) (founded in 2006), is a scholarly association dedicated to the promotion of the Cognitive Science of Religion. The IACSR is an interdisciplinary association, including scholars from a wide variety of disciplines in the human, social, natural and health sciences that are interested in the academic, scientific study of religious phenomena. The IACSR seeks to advance the naturalistic study of religion. It is strictly scientific and does not encourage or welcome those who are interested in dialogue between science and religion, attempt to find religion in science and science in religion, or attempt to validate religious or spiritual doctrines through cognitive science. The IACSR supports the Electronic Archive for Religion & Cognition at the Centre for Religion & Cognition, Groningen, the Journal of Cognition & Culture (Brill Publishers), and two book series, Cognitive Science of Religion (AltaMira Press), and Religion, Cognition and Culture (Equinox Press).The IACSR was founded in 2006, and the inaugural meeting took place in Aarhus University, in Denmark. Second General Assembly: January 7, 2006, Aarhus University, Denmark. Second General Assembly: May 30, 2008, Aarhus University, Denmark. Third General Assembly: August 16, 2010, University of Toronto, Canada. Other IACSR meetings: July 29, 2009, at the Free University of Amsterdam, in conjunction with the annual meeting of the Cognitive Science Society.

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quasi-theological and essentialist) have their own highly structured associations and organs, with a significant mutually enriching interplay with the IAHR and its national and regional affiliated societies. An interplay and a cooperation which – in the view of the Italian association that I represent, a view shared by the French, the Romanian and the Swiss francophone societies – should not imply a loss of our identity, according to the explicit and implicit intentions of the founders of the association, the Dutch G. van der Leeuw and C. J. Bleeker, the Italian R. Pettazzoni, and the Romanian M. Eliade. 8. History can be practiced – in compliance with the basic rules of philology – utilizing approaches based on methods developed within the field of the social (homo sapiens is essentially a zoon politikon according to Aristotle) and natural (homo sapiens is primarily an animal) sciences. But history is by itself a full-fledged multifaceted “science” (in the sense of scholarly empiric and secular study) with its own widely articulated epistemology and does not require any further qualifications.7

Executive committee. Past President: Luther H. Martin, Professor, Department of Religion, University of Vermont President: Robert N. McCauley, Professor, Department of Philosophy, Emory University. President Elect: Armin W. Geertz, Professor, Department of the Study of Religion, University of Aarhus Secretary General: Joseph Bulbulia, Senior Lecturer, Religious Studies, Victoria University of Wellington. Treasurer: William W. McCorkle, Jr., Director and Associate Professor/Research Specialist, (LEVYNA) Laboratory for the Experimental Research of Religion and Ritual, Masaryk University. Publications Officer: István Czachesz, Postdoctoral Fellow, Centre for Religion & Cognition, University of Groningen. Internet Officer: Dimitris Xygalatas, PhD, Research Fellow, Program in Hellenic Studies, Aarhus University. Member-at-large: Pascal Boyer, Professor, Department of Psychology Washington University. Member-at-large: Colleen Shantz, Assistant Professor, University of St. Michael’s College. Member-at-large: Ann Taves, Professor, Department of Religious Studies, University of California. Member-at-large: Harvey Whitehouse, Professor, Chair of the School of Anthropology, Oxford University. “ At the URL: https://en.wikipedia.org/wiki/International_Association_for_the_Cognitive_Science_of_Relig ion, accessed in August 2015. The page was last edited (and updated) on 9 May 2017: “Fourth General Assembly: June 25, 2012, Aarhus University, Denmark. Fifth General Assembly: June 20, 2014, Masaryk University, Brno, Czech Republic. Sixth General Assembly: August 22, 2016, University of British Columbia, Vancouver, Canada. Executive committee: Past President: Armin W. Geertz, Professor, Department of the Study of Religion, University of Aarhus. President: Joseph Bulbulia, Senior Lecturer, Religious Studies, Victoria University of Wellington. President Elect: Ann Taves Professor, Department of Religious Studies, University of California. Secretary General: Dimitris Xygalatas, PhD, Research Fellow, Program in Hellenic Studies, Aarhus University. Treasurer: William W. McCorkle, Jr., Director and Associate Professor/Research Specialist, (LEVYNA) Laboratory for the Experimental Research of Religion and Ritual, .Masaryk University”. 7 A previous shorter version, not edited by the present writer, has been published in the proceedings of the Erfurt congress: Dynamics of Religion. Past and Present. Proceedings of the XXI World Congress of the International Association for the History of Religions, ed. by Christoph Bochinger and Jörg Rüpke, together with Elisabeth Begemann (Series: Religionsgeschichtliche Versuche und Vorarbeiten 67), Berlin-New York, 2017, p. 920-922.

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Bibliography E. BARKER, 2008 : EILEEN BARKER, “The Scientific Study of Religion? You Must Be Joking!”, Journal for the Scientific Study of Religion, 34 (3), 2008, p. 287-310. O. PETTERSSON, 1981 : OLOF PETTERSSON, “The dilemma of the phenomenology of religion: Some methodological notes on a great problem”, in OLOF PETTERSSON and HANS ÅKERBERG, Interpreting Religious Phenomena. Studies with Reference to the Phenomenology of Religion, Stockholm, 1981, p. 9-66.

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Arnobe et les dieux païens : un exemple d’évhémérisme Jacqueline Champeaux (†) Université de Paris-Sorbonne

Il n’est pas inutile de rappeler ce que nous connaissons d’Évhémère, nom souvent invoqué par les modernes qui parlent d’« évhémérisme » dans un sens peut-être parfois approximatif. Le texte original de l’Inscription sacrée, Ἱερὰ Ἀναγραφή1, est perdu. Perdues également une partie du résumé de Diodore et la traduction d’Ennius, sous le titre Sacra Historia (ou Historia Sacra)2, version dont disposaient encore Arnobe et son élève Lactance3. Nous ne lisons plus Évhémère qu’à travers des témoignages indirects, de seconde main, si ce n’est de troisième, chez Diodore, Eusèbe, Lactance : — Diodore, Bibliothèque historique, livre V (éd. CASEVITZ-JACQUEMIN, CUF, 2015). — Fragments, livre VI (éd. COHEN-SKALLI, CUF, 2012) ; fragments transmis par Eusèbe4. — Eusèbe, La Préparation évangélique (éd. DES PLACES, SC 228, 1976). — Lactance, Institutions divines, livre I (éd. MONAT, SC 326, 1986) ; fragments de la traduction d’Ennius.

Précisons, dès maintenant, que c’est à travers cette traduction que nos témoins latins, Cicéron, Arnobe, Lactance5, connaissent Évhémère et ses théories sur la nature et l’histoire des dieux. 1

Titre connu par Diod. 6, frg. 1, 3 = Eus. 2, 2, 62. Également Athénée, Les Deipnosophistes 14, 658 e-f. 2 Lact. inst. livre I : 11, 33-35, 45, 63 et 65 ; 13, 2 ; 14, 1 et 10 ; 17, 10 ; 22, 21 (13, 14 in Euhemero). De même Aug. Lettres 17, 1 ; qui nomme par ailleurs Évhémère en ciu. 6, 7, p. 258 D ; 7, 27, p. 309 D. 3 Saint Jérôme uir. ill. 80 Lactantius, Arnobii discipulus ; epist. 70, 5 septem libros aduersus gentes Arnobius edidit totidemque discipulus eius Lactantius. 4 Frg. 1 (= Eus. 2, 2, 52-62) ; avec les notes p. 217-228. La fiabilité de ces auteurs se citant en cascade est un sujet discuté. Celle d’Eusèbe et de ses « résumés infidèles » est niée par G. BOUNOURE, 1982. Celle de Diodore citant Évhémère est admise avec des nuances par A. COHEN-SKALLI, p. 217 sq. : tout dépend de la délimitation des fragments, selon que c’est une authentique citation d’Évhémère, ou une reprise due à Diodore. Pour le détail des textes, voir les analyses de S. MONTANARI, 2013, p. 152-310. 5 Inst. 1, 11, 33-35 Antiquus auctor Euhemerus… res gestas Iouis et ceterorum qui dii putantur collegit Historiamque contexuit ex titulis et inscriptionibus sacris… Hanc Historiam et interpretatus est Ennius, et secutus. Cuius haec uerba sunt…

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L’ouvrage d’Évhémère6 est un roman, récit fantasmé d’une expédition maritime sans nul doute réelle. Eusèbe nous apprend en effet, d’après Diodore, que son auteur était l’ami (φίλος) de Cassandre (régent, à partir de 317, puis roi de Macédoine de 305 à 297), qui le chargea d’un voyage d’exploration en mer Rouge, au large de l’Arabie. Il y aborda, dit-il, dans l’île fabuleuse de Panchaïe, véritable pays de cocagne. Là, il vit le temple magnifique de Zeus Triphylios où se trouvait une stèle d’or, sur laquelle étaient gravées les actions d’Ouranos, de Cronos et de Zeus, qui sont les rois les plus anciens7. Le temple, la stèle et l’inscription étaient l’œuvre de Zeus lui-même, au temps où il était encore parmi les hommes (ἔτι κατὰ ἀνθρώπους ὤν)8. Zeus, qui se rendit chez de nombreux peuples, fut de son vivant partout proclamé dieu (καὶ θεὸν ἀναγορευθῆναι). C’est qu’il existe, avait expliqué Diodore, toujours cité par Eusèbe9, deux sortes de divinités, théologie qu’il expose, dit-il, d’après l’écrit d’Évhémère (ἀπὸ τῆς Εὐημέρου τοῦ Μεσσηνίου γραφῆς), suivi à la lettre (κατὰ λέξιν) et confirmé par l’autorité des anciens (οἱ παλαιοί). On distinguera les dieux astraux du ciel (le soleil, la lune, καὶ τὰ ἄλλα ἄστρα τὰ κατ’ οὐρανόν), qui sont éternels et par nature incorruptibles (ἀϊδίους καὶ ἀφθάρτους)10, et les dieux terrestres (ἐπιγείους θεούς, ἐπιγείων θεῶν), hommes nés parmi les hommes, qui n’ont reçu les honneurs suprêmes de la divinité qu’en raison des bienfaits (εὐεργεσίας) dont l’humanité leur est redevable, comme Héraclès, Dionysos, etc.11. À ces témoignages j’ajouterai ceux de Cicéron, plus proche d’Ennius que nos tardifs auteurs chrétiens12 et qui donne d’Évhémère une présentation synthétique. Certains auteurs, dit l’épicurien Velleius, rapportent que des hommes vaillants, illustres ou puissants, furent divinisés après leur mort. Ce sont les dieux auxquels nous rendons un culte. Telle est, entre autres, la théorie d’Évhémère, qu’a traduit en latin « notre Ennius ». C’est par lui que

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Voir P. DECHARME, 1904, p. 371-393 ; F. JACOBY, 1907 ; G. VALLAURI, 1956 ; KL. THRAEDE, 1966 ; J. PÉPIN, 1976, p. 147-149 ; R. GOULET, 2000 ; M. FUSILLO, 2004 ; S. MONTANARI, 2008 ; 2010 ; 2012 ; 2013. 7 Diod. 6, frg. 1, 4-10 ; avec la Notice, p. LI sq. = Eus. 2, 2, 55-61. Cf. Lact 1, 11, 33. Diodore dit, § 6, « une stèle », στήλην χρυσῆν ; Lactance (Ennius) traduit par « colonne », auream columnam, parfois repris par les modernes. Sur les stèles inscrites des temples, voir le commentaire à Diodore 5, 46, 3, p. 244 CUF. Zeus Triphylios est également nommé par Diod. 5, 42, 5-6, qui ajoute que le sanctuaire est très admiré pour son antiquité et sa beauté. 8 La même formule se lit déjà, dans le même contexte, et par deux fois, avec une légère variante, au livre 5, 46, 3-7 : Zeus, ὃτε / ἔτι κατ’ ἀνθρώπους ὤν, fonda le sanctuaire et inscrivit en hiéroglyphes, sur la stèle d’or du temple, les exploits d’Ouranos et les siens, auxquels Hermès ajouta ceux d’Artémis et d’Apollon. 9 Diod. 6, frg. 1, 1-3 ; et la Notice, p. 15-24 = Eus. 2, 2, 52-54. 10 L’authenticité du passage est confirmée par l’« histoire » d’Ouranos, qui provient effectivement d’Évhémère lui-même (μετὰ ταῦτά φησι) : Ouranos fut à la fois le premier roi et le premier à honorer les dieux du ciel (τοὺς οὐρανίους θεούς) en instituant pour eux des sacrifices (Diod. 6, frg. 1, 8 = Eus. 2, 2, 58). 11 Ouranos, premier roi, modèle des rois, est défini comme un homme modéré et bienfaisant, ἐπιεικῆ τινα ἄνδρα καὶ εὐεργετικόν (Diod. 6, 1, frg. 1, 8 = Eus. 2, 2, 58). 12 Sur « l’évhémérisme des auteurs chrétiens », voir J. W. SCHIPPERS, 1952 ; J. PÉPIN, 1981 ; J.-M. VERMANDER, 1982, p. 21-30.

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nous connaissons la mort des dieux et leurs tombeaux13. On aura noté que Cicéron met l’accent sur les hauts faits et la puissance et ne mentionne pas les bienfaits. Ces derniers n’apparaîtront qu’au livre suivant, dans l’exposé du stoïcien Balbus, qui allègue la coutume et le consentement universel. Nous admettons tous que des hommes qui se sont distingués par leurs bienfaits ont été « élevés au ciel » ; comme Hercule, les Dioscures, Esculape, Liber, Romulus devenu Quirinus. C’est à juste titre qu’ils ont été divinisés, puisqu’ils étaient « et très bons et éternels »14, deux qualités essentielles par lesquelles se définissent les dieux. C’est au dernier livre que Cotta, pontife, soucieux du bien public et de la sauvegarde de l’État, rappelle « la vaillance » des héros. Le souvenir des hommes de cœur, pieusement entretenu par les cités, agit par l’exemple. Pour les hommes ordinaires, qui, même s’ils sont les meilleurs (optimus quisque), restent de simples mortels, il est une incitation à la « valeur » (uirtus, fortis) ; il les encourage à combattre pour le salut de l’État. C’est pourquoi on les « consacre » et on leur rend les mêmes honneurs qu’aux dieux immortels15. Où se situe Arnobe, dans cet ensemble déjà complexe ? Je répondrai sans hésiter : oui, Arnobe est incontestablement évhémériste. Il adhère à tous les principes de base de la doctrine. Les dieux sont des hommes des temps anciens, divinisés après leur mort en raison de leur puissance ou de leurs bienfaits. Pour tout le reste, ce sont des hommes. Ils naissent comme les hommes. Ils meurent comme les hommes. La preuve en est qu’on montre leurs tombeaux. Arnobe connaît Évhémère16, même s’il reproduit l’erreur de

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ND 1, 119 Quid ? Qui aut fortis aut claros aut potentis uiros tradunt post mortem ad deos peruenisse, eosque esse ipsos quos 
nos colere, precari, uenerarique soleamus, nonne expertes sunt religionum omnium ? Quae ratio maxime tractata ab Euhemero est, quem noster et interpretatus est
et secutus praeter ceteros Ennius. Ab Euhemero autem et mortes et sepulturae demonstrantur deorum (avec l’abondant commentaire de l’éd. PEASE, Cambridge, Mass., 1955-1958). 14 ND 2, 62 Suscepit autem uita hominum consuetudoque communis ut beneficiis excellentis uiros in caelum fama ac uoluntate tollerent. Hinc Hercules, hinc Castor et Pollux, hinc Aesculapius, hinc Liber etiam… Liberum Semela natum… hinc etiam Romulum, quem
quidam eundem esse Quirinum putant. Quorum cum
remanerent animi atque aeternitate fruerentur, rite di
sunt habiti, cum et optimi essent et aeterni. 15 ND 3, 50 Atque in plerisque ciuitatibus intellegi potest augendae uirtutis gratia, quo libentius rei publicae causa periculum adiret optimus quisque, uirorum fortium memoriam honore deorum inmortalium consecratam. Ob eam enim ipsam causam Erectheus Athenis filiaeque eius in numero deorum sunt… Alabandenses quidem sanctius Alabandum colunt, a quo est urbs illa condita, quam quemquam nobilium deorum. 16 4, 29, 1 et possumus quidem hoc in loco omnis istos, nobis quos inducitis atque appellatis deos, homines fuisse monstrare uel Agragantino Euhemero replicato, cuius libellos Ennius, clarum ut fieret cunctis, sermonem in Italum transtulit, uel Nicagora Cyprio uel Pellaeo Leonte uel Cyrenensi Theodoro uel Hippone ac Diagora Meliis uel auctoribus aliis mille, qui scrupulosae diligentiae cura in lucem res abditas libertate ingenua protulerunt.

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sa source, Clément d’Alexandrie, qui le fait naître à Agrigente17, au lieu de Messène ou Messine18. Que les dieux aient été des hommes, ne soient à l’origine que des hommes, Arnobe l’affirme avec une force particulière en 5, 30, au début et à la fin du chapitre. On ose taxer d’athéisme, d’irréligion, de sacrilège ceux qui nient l’existence des dieux, ou seulement qui en doutent, ou même les évhéméristes qui affirment que « ce furent des hommes qui, en raison d’une puissance ou d’un mérite quelconque, furent mis au nombre des dieux »19 – tous, indistinctement, mis sur le même plan, athées déclarés, simples sceptiques, ou évhéméristes qui ne nient aucunement l’existence des dieux. Quelles sont les qualités (meriti causa, ad meritum) qui ont valu à ces hommes d’élite « d’être élevés à la divinité » ? C’est non seulement leur puissance, la potestas des rois et des chefs, mais, peut-être plus encore, « leurs bienfaits et leur valeur morale »20. On ne saurait résumer plus clairement la doctrine d’Évhémère. Le détail du processus « historique » – comment naissent les dieux ? comment meurent-ils ? quels sont les personnages concernés ? – a été explicité au livre I. Il s’agissait alors de réfuter l’allégation des païens : votre Christ est né et mort crucifié. Comment pouvez-vous croire qu’il est dieu ? La réplique d’Arnobe nous vaut trois listes de divinités (chap. 36, 38, 41) bienfaitrices peut-être, nées et mortes sûrement. La première, après Janus, nommé en tête, selon l’usage, comme dieu initial, dieu de toutes les ouvertures, est une liste hétéroclite qui énumère des divinités de tout rang : figures secondaires comme la Bona Dea, demi-dieux comme Esculape et Liber, authentiques Olympiens comme Mercure, Diane et Apollon, Vénus, Cérès (avec Proserpine), de nouveau les demi-dieux, Hercule et les Castores, en un mot, tous les descendants d’Ops, c’est-à-dire de Rhéa21, et jusqu’aux étrangers, Sérapis, Isis et Osiris (§ 6). 17 Clém. protr. 2, 24, 2 Εὐήμερον τὸν Ἀκραγαντῖνον καὶ Νικάνορα τὸν Κύπριον καὶ Διαγόραν καὶ Ἵππωνα τὼ Μηλίω τόν τε Κυρηναῖον ἐπὶ τούτοις ἐκεῖνον (ὁ Θεόδωρος ὄνομα αὐτῷ) καὶ τινας ἄλλους συχνούς… ἀθέους ἐπικεκλήκασιν. Diagoras de Mélos et Théodore de Cyrène figurent dans la liste canonique des athées de l’antiquité ; cf. Cic. ND 1, 2. 18 Messène dans le Péloponnèse; ou, plus sûrement, Sicilien de Messine. Cf. Diod. 6 frg. 1, 1 (= Eus. 2, 2) Εὐημέρου τοῦ Μεσσηνίου ; Lact. inst. 1, 11, 33 Euhemerus, qui fuit ex ciuitate Messena. 19 5, 30, 1 solitum esse mirari audere uos dicere quemquam ex is atheum, inreligiosum, sacrilegum qui deos esse omnino aut negent aut dubitent aut qui eos homines fuisse contendant et potestatis alicuius et meriti causa deorum in numerum relatos. 20 5, 30, 4 et qui generis adseuerat eos fuisse terreni, quamuis eos priuet sublimitate caelitum, subsiciuis tamen adcumulat laudibus, siquidem illos diuinitatis ad meritum beneficiis autumat et uirtutum admirationibus subleuatos. 21 1, 36, 2-6 Ianus, Ianiculi conditor et ciuitatis Saturniae Saturnus auctor, Fenta Fatua, Fauni uxor, Bona Dea quae dicitur… Indigetes illi qui flumen repunt et in alueis Numici cum ranis et pisciculis degunt ; Aesculapius et Liber Pater Coronide ille natus et ex genitalibus matris alter fulmine praecipitatus ; Mercurius utero fusus Maiae et – quod est diuinius – candidae ; arquitenentes Diana et Apollo, circumlati per fugas matris atque in insulis errantibus uix tuti ; Dioneia Venus proles, uiri materfamilias Troici atque intestini decoris publicatrix ; in Trinacriae finibus Ceres nata atque in floribus legendis occupata Proserpina ; Thebanus aut Tyrius Hercules, hic in finibus sepultus Hispaniae, flammis alter concrematus Oetaeis ; Tyndaridae Castores, equos unus domitare consuetus, alter pugillator bonus et

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Conclusion : aucun de vos dieux n’échappe à la loi commune. Nous, chrétiens, nous honorons, dites-vous, « un homme qui est né », hominem natum colimus. Et vous ? C’est le cas de tous vos dieux. « Non pas un ou deux, mais une multitude » ; en un mot : tous, omnes22. Tous, ils ont, en des temps très anciens, connu l’humaine condition23. Et vous pouvez lire, dans les écrits des premiers poètes théologiens, leur généalogie, leur lieu de naissance, leurs actions, leurs heurs et leurs malheurs24 – tout ce qui était gravé sur la stèle d’or du temple de Zeus Triphylios. De la biographie de ces hommes illustres devenus dieux, on retiendra deux traits majeurs : ils ont comblé les hommes ordinaires de leurs bienfaits ; et, comme tous les hommes, ils sont morts. C’est le sujet des deux listes suivantes (chap. 38 et 41). La liste des bienfaits est canonique : à Liber nous devons le vin, à Cérès le pain, à Esculape les plantes médicinales, à Minerve l’olivier, au héros Triptolème l’invention de la charrue. Hercule a vaincu les monstres et les brigands comme Cacus25. Elle est même si classique qu’elle s’inspire largement de Lucrèce, faisant l’éloge d’Épicure au début du chant V : lui aussi, il fut un dieu, deus ille fuit, deus, celui qui aux hommes fit don de la sagesse, eam quae / nunc appellatur sapientia (v. 8-10), bien préférable aux dons de Cérès et de Liber et à tous les travaux d’Hercule26. Lactance la reproduit à l’identique, encore plus rapidement27. C’est un morceau obligé de la littérature. La liste des bienfaiteurs divins réapparaîtra au chap. 41, dans la troisième et dernière liste, non point, cette fois, pour leur rendre grâces, mais pour crudo inexuperabilis caestu… praeterimus et transgredimur Opis suboles regias, quas in libris auctores uestri quae fuerint et quales uobis ediscentibus prodiderunt. 22 1, 37, 1 quid enim, uos hominem nullum colitis natum ? non unum et alium ? non innumeros alios ? quinimmo non omnes quos iam templis habetis uestris, mortalium sustulistis ex numero et caelo sideribusque donastis ? 23 1, 37, 2 si enim forte uos fugit sortis eos humanae et condicionis fuisse communis, replicate antiquissimas litteras et eorum scripta percurrite qui uetustati uicini sine ullis adsentationibus cuncta ueritate in liquida prodiderunt. Qui reprend 1, 36, 7 obliti paulo ante sortis fuerint et condicionis cuius – tous ces dieux offensés que nous honorions le Christ ! 24 1, 37, 3 iam profecto discetis quibus singuli patribus, quibus matribus fuerint procreati, qua innati regione, qua gente, quae fecerint, egerint, pertulerint, actitarint, quas in rebus obeundis aduersorum senserint secundantiumque fortunas. 25 1, 38, 2 si enim uos Liberum, quod usum reppererit uini, si quod panis, Cererem, si Aesculapium, quod herbarum, si Mineruam, quod oleae, si Triptolemum, quod aratri, si denique Herculem, quod feras, quod fures, quod multiplicium capitum superauit conpescuitque natrices, diuorum retulistis in censum. 26 Lucr. 5, 13-15 et 22-36 Confer enim diuina aliorum antiqua reperta. Namque Ceres fertur fruges Liberque liquoris uitigeni laticem mortalibus instituisse… Herculis antistare autem si facta putabis, longius a uera multo ratione ferere. Quid Nemeaeus enim nobis nunc magnus hiatus ille leonis obesset et horrens Arcadius sus ?… jusqu’aux pommes d’or du jardin des Hespérides. Sur l’imitation de Lucrèce par Arnobe, voir le commentaire d’H. Le Bonniec dans son éd. du livre I, CUF, p. 303 sq. 27 Inst. 1, 18, 1 hoc loco refellendi sunt etiam ii, qui deos ex hominibus esse factos, non tantum fatentur, sed ut eos laudent etiam gloriantur, aut uirtutis gratia, ut Herculem; aut munerum, ut Cererem ac Liberum; aut artium repertarum, ut Aesculapium ac Mineruam.

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rappeler leur mort tragique : Liber enfant dépecé par les Titans, Esculape foudroyé par Jupiter, Hercule brûlé vif sur le bûcher de l’Œta, Attis « propice et saint », honteusement émasculé, Romulus le Fondateur, mis en pièces par les sénateurs28. Aucun d’eux n’a bénéficié de cette mort douce que l’amour de sa mère Vénus réserva à Énée, noyé sans drame dans les eaux du Numicius29. Tous sont, de nouveau, nommés dans la même perspective évhémériste, mais sur un ton plus neutre, dans les listes banalisées du livre II30, puis du livre III31. Y a-t-il là de quoi discréditer ces héros souffrants ? Plus largement, Arnobe est-il convaincu de tous ces bienfaits, de la bonté de tous ces dieux inventeurs et donateurs ? Leur portrait doit être nuancé, et leur comportement appelle des retouches. Cérès est bonne, sans nul doute, bonne comme le bon pain, bonne mère de sa fille Proserpine et de tous les hommes. Cependant, elle ne résiste pas au rire qui s’empare d’elle devant le comportement indécent de Baubô ; loin d’être choquée d’un tel exbitionnisme, elle accepte le breuvage que la femme lui avait préparé et qu’elle refusait jusque-là32. Minerve est une vierge vertueuse ; mais les cinq divinités homonymes et rivales qui portent ce nom se disputent comme des harengères33. Liber et Esculape, fils de mortelles, ont peut-être fait don à l’humanité du vin et de l’art médical. Des dieux généreux envers les hommes ordinaires ? Ce ne sont pas des philanthropes désintéressés. Ils n’ont en fait rien d’édifiant, motivés qu’ils sont par l’intrigue, l’appât du gain et le goût du pouvoir.

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1, 41, 1-6 Et tamen, o isti, qui hominem nos colere morte functum ignominiosa ridetis, nonne Liberum et uos Patrem membratim ab Titanis dissipatum fanorum consecratione mactatis ? Non Aesculapium medicaminum repertorem, post poenas et supplicia fulminis, custodem nuncupauistis et praesidem sanitatis, ualetudinis et salutis ? nonne ipsum Herculem magnum sacrificiis, hostiis et ture inuitatis incenso, quem ipsi uos fertis uiuum arsisse [post poenas] et concrematum in funestis busticetis ? nonne illum Attin Phrygem abscisum et spoliatum uiro Magnae Matris in adytis deum propitium, deum sanctum Gallorum conclamatione testamini ? nonne ipsum Romulum Patrem senatorum manibus dilaceratum centum et Quirinum esse Martium dicitis et sacerdotibus et puluinaribus honoratis et in aedibus adoratis amplissimis et post haec omnia caelum ascendisse iuratis ? Aut igitur ridendi et uos estis, qui homines grauissimis cruciatibus interemptos deos putatis et colitis, aut si certa est ratio cur id uobis faciendum putetis, et nobis permittite scire quibus istud causis rationibusque faciamus. 29 Ov. met. 14, 581-608. 30 2, 74, 2 liste des fils de Jupiter : cur, si Herculem oportuit nasci, si Aesculapium, Mercurium, Liberum aliosque nonnullos qui et conciliis adiungerentur deorum et mortalibus aliquid utilitatis adferrent… ? 31 3, 39, 1 sunt praeterea nonnulli qui ex hominibus diuos factos… ut est Hercules, Romulus, Aesculapius, Liber, Aeneas ; repris au § 6 qui honoribus diuinis auctos consecratosque mortales ob nouitatem honoris… 32 5, 25, 3-8. § 7 redit ad deam tristem et, inter illa communia quibus moris est frangere ac temperare maerores, retegit se ipsam atque omnia illa pudoris loca reuelatis monstrat inguinibus. 33 5, 14, 4 ; et la mise en scène du chap. 16, où les cinq déesses s’invectivent tour à tour : quid dicis, inquiet secunda haec audiens ? ergone Mineruium nomen tu fers, parricida petulans et ex amoris incesti contaminatione polluta, quae dum te fucis atque artibus excolis meretriciis, etiam patris in te mentem furialibus plenam cupiditatibus excitasti ? (§ 4).

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Liber a recours à des ruses indignes d’un dieu lors de sa conquête de l’Inde34. Bien pire, lui qui patronne la prise de la toge virile par les jeunes gens, lors de sa fête du 17 mars, les Liberalia, il ne résiste pas aux avances de Prosymnos : il tient à remplir sa promesse, même après la mort de ce dernier, et se compromet dans une aventure homosexuelle honteuse, sur le tertre même du tombeau. Quel exemple pour votre jeunesse ! Esculape cède à son goût du lucre ; c’est du moins ce que dit Pindare35, autorité prestigieuse. Ce qui lui valut d’être foudroyé par Jupiter, prompt à châtier « la cupidité et la convoitise » de ce médecin qui monnayait ses talents. À moins, peut-être, que le maître de l’Olympe n’ait voulu punir l’hybris de celui qui usurpait son pouvoir souverain en ressuscitant les morts36 ? Il ne fait cependant pas tache, lui, « le fils de Coronis »37, dans le milieu des grands dieux. Son père Apollon dupe lui aussi les humains crédules38. Né d’une mortelle, sans doute, mais aussi digne fils de son père céleste. Donc, les dieux font fi des règles de la morale. Outre ces regrettables écarts de conduite, on relèvera encore deux traits qui amoindrissent leur puissance : ils sont inefficaces et, ce qui est un comble pour des dieux dont le bonheur est légendaire, ils sont malheureux. Esculape a d’indéniables talents, mais dans un domaine bien précis. Outre le pouvoir de ressusciter les morts, qui n’est pas donné à tous les dieux d’en haut, il sait guérir ses congénères divins39. De même, la respectable Junon, quand elle agit comme sage-femme auprès des déesses sous l’épiclèse de Lucina40. Mais ces talents sont discutables. Les simples mortels intéressent beaucoup moins « le secourable dieu d’Épidaure » ; et tout l’art de Junon, s’il peut adoucir les souffrances des déesses en mal d’enfant, ne parvient pas à leur procurer un accouchement sans douleur. Leurs compétences à tous ont des limites, comme celles des médecins de ce bas monde. On conclura sur le réquisitoire du chapitre 3, 23, qui, d’une figure de second rang comme Mater Matuta à Mercure, interpelle neuf divinités et leur pose la question récurrente : cur ? sed cur ? et cur ? Pourquoi Mater Matuta, déesse de la mer, n’assure-t-elle pas la sécurité des navigateurs ? Pourquoi Consus, qui donne de bons conseils, ne nous fait-il pas réussir dans nos projets ? Pourquoi Palès et Inuus (Faunus), protecteurs des troupeaux, ne les garantissent-ils pas des épidémies ? Et Flora ? pourquoi le gel brûle-t-il les jeunes plantes ? Et Junon ? pourquoi des milliers de femmes meurent-elles 34

4, 29, 2 quibus dolis Liber Indorum affectauerit regnum. Voir Polyen strat. 1, 1. 4, 24, 6 numquid cupidinis atque auaritiae causa, sicut canit Boeotius Pindarus, Aesculapium fulminis transfixum esse telo ? 36 Tel Hippolyte : Ov. met. 15, 531-535 Apollineae ualido medicamine prolis / … fortibus herbis… 37 1, 36, 3 (supra, p. 76, n. 21). 38 3, 23, 9 diuinationis scientiam largitur hariolantibus Pythius : et cur obliquata, dubia, cur obscuritatis submersa caligine dat saepius subministratque responsa ? ; 4, 24, 6 numquid Apollinem ditem factum eos ipsos reges quorum gazis fuerat locupletatus et donis ambiguitate fefellisse responsi ? ; 4, 28, 3 fefellisse supplices ambiguitate responsi. 39 3, 21, 4 corripiuntur dii morbis et uulnerari, uexari aliqua ex re possunt, ut, cum exegerit ratio, auxiliator subueniat Epidaurius. 40 3, 21, 4 parturiunt, pariunt, ut difficiles puerperiorum tricas Iuno mulceat corripiatque Lucina. 35

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en couches ? Esculape est médecin : pourquoi tant de malades ne guérissentils pas ? au point que leur mal s’aggrave entre les mains des médecins humains. Passons sur Vulcain dont le feu cause les incendies ; sur Apollon, dont les oracles sont « obliques » et obscurs ; sur Mercure, qui ne sait pas faire gagner les sportifs que, pourtant, il patronne…41. C’est que, tous, ils sont incapables non seulement de secourir les hommes, mais de se secourir eux-mêmes. Les dieux d’Arnobe offrent une galerie pitoyable de personnages amoindris, humiliés et offensés. Ils n’échappent pas aux malheurs qui frappent les hommes : perte de ceux qu’ils aiment42, blessures, esclavage et prison43. Minerve, Mars et Vénus sont blessés par des mortels ; Dis Pater et Junon, par Hercule44. Minerve, vertueuse, mais complice, tient la chandelle, telle une servante, pour favoriser les amours de Vénus et Pâris. Hercule amoureux se fait l’esclave d’Omphale. Pire, Apollon est celui d’Admète ; et, avec son oncle Neptune, celui de Laomédon, pour qui ils construisent les remparts de Troie45. Mars et Vénus sont emprisonnés dans le filet de Vulcain : piège éphémère, qui provoque l’hilarité de tous les dieux. Mars, toujours lui, fut enchaîné treize longs mois en Arcadie46. Où sont les dieux glorieux de l’inscription de Zeus Triphylios ? Et Jupiter lui-même, dont nous n’avons guère parlé ? Il ne figure pas, lui qu’on attendait pourtant comme homologue de Zeus Triphylios, dans ce panthéon des dieux bienfaiteurs. Chez Cicéron, le stoïcien Balbus interprète son nom comme celui d’un Iuuans pater47, un « père secourable ». Ses deux épiclèses, Optimus Maximus, le montrent « Très bon Très grand » ; Très bon 41 Par exemple 3, 23, 3-4 Per maria tutissimas praestat commeantibus nauigationes : sed cur insanum mare tam frequentes exposuit crudelium naufragiorum ruinas ? Salutaria et fida consilia nostris suggerit cogitationibus Consus : et in contrarios exitus cur adsidue uertitur placitorum inopinata mutatio ?, etc. Je fais un sort au § 10 : Aesculapius officiis et medendi artibus praeest : et cur plura morborum et ualetudinum genera ad sanitatem nequeunt incolumitatemque perduci, immo sub ipsis fiunt curantium manibus atrociora ? 42 Leurs enfants : 4, 33, 4 illi uulnera orbitatis ingemere et cum heiulatibus indecoris fata incusare crudelia. Les déesses, Cybèle, Vénus, pleurent leurs amants, Attis et Adonis (4, 35, 3-4 ; 7, 33, 5-6). 43 Voir le résumé de 5, 31, 2, qui débouche, inévitablement, sur la mort : Quis abscisos, quis exoletos, quis uersipelles, quis fures, quis in uinculis habitos, quis in catenis, quis denique fulminibus appetitos, quis uulneratos, quis obisse supremos dies, sepulturas etiam meruisse terrenas ? non uos ? 44 4, 25, 3 Nonne ille uester est uates, qui Martem fecit et Venerem mortalium manibus uulneratos ? Non ex uobis Panyassis unus est, qui ab Hercule Ditem Patrem et reginam memorat sauciatam esse Iunonem ? Non uiraginem ab Ornyto caesam, cruentatam, uexatam Polemonis uestri indicant scripta ? 45 4, 25, 2 numquid aliquando a nobis conscriptum est mercennariam deos seruitutem seruisse, ut Herculem Sardibus amoris et petulantiae causa, ut Admeto Apollinem Delium, ut Laomedonti Troico Iouis fratrem, ut eidem sed cum patruo Pythium, ut coniugalia secreta miscentibus Mineruam, luminis ministram et lucernarum modulatricem ? 46 4, 25, 1 quis… prodidit… Martem ? … quis mensibus in Arcadia tribus et decem uinctum ?… quis dum genialibus insultat alienis haesisse in laqueis inuolutum ? 47 ND 2, 65 Iuppiter, id est, iuuans pater, quem conuersis casibus appellamus a iuuando Iouem, a poetis « pater diuomque hominumque » dicitur, a maioribus autem nostris « optimus maximus », et quidem ante optimus, id est, beneficentissimus, quam maximus, quia maius est certeque gratius prodesse omnibus quam opes magnas habere.

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en premier lieu, parce que la bienfaisance importe plus que la puissance. Définition d’un philosophe que le polémiste Arnobe est loin de partager. Le Jupiter qu’il nous montre en action se caractérise par deux traits : sexualité débridée et cruauté. Jupiter est un séducteur impénitent. Son appétit sexuel sans limites, évoqué à maintes reprises, n’épargne aucune femme, déesse ou mortelle. Outre son épouse, les victimes de ses frasques sont innombrables. Arnobe les recense avec un malin plaisir, jusqu’au jeune Ganymède, enlevé pour être promu échanson des dieux48. L’inceste ne lui fait pas peur : sa sœur-épouse Junon, bien sûr, selon la tradition. Mais, pire encore, sa mère (ou plutôt ses mères), sa fille : Cybèle, Cérès, Proserpine49. Il semble d’ailleurs que ce soit un caractère de famille. Son frère Neptune n’est guère plus vertueux50. Son autre frère, le triste Pluton, enlève la jeune Proserpine51. La chaste Cérès elle-même, loin d’en être offusquée, prend plaisir à l’indécence de Baubô52. La cruauté de Jupiter n’est pas moins évidente. C’est à l’astuce du bon Numa, à son art de manier les arguties juridiques, que Rome doit d’avoir échappé aux horribles sacrifices humains que le dieu avait malgré tout honte de demander dans un langage direct53. Mais, pour compenser, pour satisfaire son désir de souffrance et de mort, il frappe de paralysie le pauvre T. Latinius, le prive de tous ses fils et envoie au peuple romain une épidémie qui fait périr en masse les malheureux mortels54. Le plus puissant des dieux ne serait-il pas le plus malfaisant ? Les autres dieux, ses enfants, ses parents, n’ont que des pouvoirs limités. Ils sont incapables d’empêcher le mal. Jupiter, lui, le fait : débauché, cruel, il exerce sur les hommes, sans retenue, son pouvoir néfaste. Ces dieux vilipendés jouissent-ils au moins de l’immortalité que leur attribue la croyance commune ? Pro di (per deos) immortales ! s’écrie 48

4, 22, 2-5 Hypériona (mère du Soleil), Latone (d’Apollon et Diane), Léda (des Dioscures), Alcmène (d’Hercule), Sémélé (de Liber), Maia (de Mercure). Junon ne lui suffisait-elle pas ? nonne illi fuerat satis Iuno nec sedare impetum cupiditatum in regina poterat numinum ? De nouveau 4, 26, 4-5 métamorphoses de Jupiter, en serpent, en oiseau, en taureau, en fourmi, sans oublier les neuf nuits passées auprès d’Alcmène. 5, 22, 4-5 Léda, Danaé, Europe, Alcmène, Électre, Latone, Laodamie, mille aliae uirgines ac mille matres cumque illis Catamitus puer… eadem ubique est Iuppiter fabula ! 5, 44, 2 et quid pro illis Ganymedibus raptis atque in libidinum magisteria substitutis ? 49 5, 20, 2-21, 5. Cybèle et Cérès Dé-méter sont identifiées comme Mères des dieux (voir le chœur de l’Hélène d’Euripide, v. 1301-1368). 50 4, 26, 1 numquid enim a nobis arguitur rex maris Amphitritas, Hippothoas, Amymonas, Menalippas, Alcyonas per furiosae cupiditatis ardorem castimoniae uirginitate priuasse ? 51 5, 24, 5 Quodam, inquiunt, tempore, cum in Siciliae pratulis purpureos legeret nondum mulier flores et adhuc uirago Proserpina ; cumque illam per floream messem, huc atque illuc, passim lectionis cupiditas auocaret, per profundae altitudinis speluncam, rex prosiliens Manium raptam uirginem secum uehit et terrarum absconditur successibus rursus. 52 Supra, p. 78, n. 32. 53 5, 1. Au § 9 : nam ego humanis capitibus procurari constitueram fulgurita, non maena, capillo, caepicio ; quoniam me tamen tua circumuenit astutia… 54 7, 38-43. Conclusion de l’épisode, en 43, 9 : avoir guéri le père ne fut qu’une cruauté de plus, quodsi penitus res pendas, magis illa crudelitas quam beneficium salutis fuit, si quidem hominem miserum et interire post filios cupientem non gaudia seruauit ad uitae sed ut suam solitudinem disceret et orbitatis cruciamenta sentiret

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Cicéron55. Arnobe emploie, une fois, par dérision, la formule consacrée56. Que les dieux soient mortels ne fait aucun doute : la preuve en est qu’on montre leurs tombeaux. Ceux de Jupiter en Crète, des Dioscures sur le territoire de Sparte, de Saturne en Sicile57. On ne s’attardera pas sur les autres dieux. C’est leur sort commun à tous, en vertu du principe « tout ce qui a des formes corporelles mortale esse »58. Les dieux anthropomorphes du paganisme sont peut-être plus beaux, plus grands, plus lumineux que les hommes : ils n’en ont pas moins, même sublimés, les mêmes formes que nous. Donc, comme nous, ils sont mortels. Affirmation confirmée par les faiblesses indignes que vous attribuez à vos dieux : « tout ce que vous en racontez est le fait de mortels »59 ; et par l’exemple des temples-tombeaux. Car les temples de vos dieux abritent des cendres et des ossements. Ils sont construits sur des sépultures : vous honorez des morts en place des dieux immortels60. Arnobe n’a de cesse de le répéter : les corps sont « périssables et mortels », ceux des hommes, mais aussi ceux des dieux. Vos dieux sont amoureux, adultères, incestueux, homosexuels. Ils ont tous les vices. Ils ont été enchaînés, foudroyés ; et même, arrivés à leur dernière heure, ils ont reçu une sépulture terrestre61. Vos dieux sont des hommes morts. Invective d’autant plus remarquable qu’elle fait suite au chapitre 5, 30, dont nous

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Cael. 59 ; har. resp. 25 et 42 ; S. Rosc. 143 (deux occurrences) ; Manil. 53 ; Phil. 8, 23, etc. Voir aussi ND 3, 50 (supra, p. 75, n. 15). 56 4, 5, 7, dans un chapitre satirique sur le templum augural : les « dieux immortels » sont censés ne protéger que les régions de gauche, au détriment des régions de droite, qui restent sans protecteurs. Qualité niée en 1, 18, 1 immortales et perpetui non sunt. 57 4, 25, 4 Apud insulam Cretam sepulturae esse mandatum Iouem nobis editum traditur ? In Spartanis et Lacedaemoniis finibus nos dicimus conditos in cunis coalitos fratres ? noster ille est auctor, qui Patrocles Thurius scriptorum in titulis indicatur, qui tumulos memorat reliquiasque Saturnias tellure in Sicula contineri ? 58 Le raisonnement d’Arnobe, 3, 12, 4-5, est le suivant. Toute nature divine doit être éternelle et dépourvue de traits corporels, Nostra de hoc sententia talis est : naturam omnem diuinam, quae neque esse coeperit aliquando nec uitalem ad terminum sit aliquando uentura, liniamentis carere corporeis… Quicquid enim tale est, mortale esse arbitramur et labile, nec obtinere perpetuam posse credimus aeuitatem… 59 4, 28, 4 Atquin omnia uos ista et fuisse et inesse in diis adseueratis uestris, neque ullam praetermittis speciem uitiositatis, maleficii, lapsus, quam non in conuicium numinum opinionum petulantia conferatis. Aut igitur uobis quaerendi sunt dii alii in quos omnia ista non cadant – in quos enim haec cadunt, humani sunt generis atque terreni – aut si hi sunt tantummodo quorum nomina publicastis et mores, opinionibus tollitis uestris. Mortalia sunt enim quaecumque narratis. 60 6, 6, 1-2 Quid quod multa ex his templa quae tholis sunt aureis et sublimibus elata fastigiis, auctorum conscriptionibus comprobatur contegere cineres atque ossa et functorum esse corporum sepulturas ? Esse nonne patet et promptum est aut pro dis immortalibus mortuos uos colere aut inexpiabilem fieri numinibus contumeliam, quorum delubra et templa mortuorum superlata sunt bustis ? 61 5, 31, 2-3 Quis caduca et mortalia corpora deos edidit amasse ? non uos ? Quis illa furta dulcissima in alienis genialibus perpetrasse ? non uos ? Quis cum matribus liberos, quis cum suis uirginibus rursus patres infaustos miscuisse concubitus ? non uos ? Quis scitulos pusiones atque adultos uenustissimis lineis adpetitos esse iniuste ? non uos ? Quis abscisos, quis exoletos, quis uersipelles, quis fures, quis in uinculis habitos, quis in catenis, quis denique fulminibus appetitos, quis uulneratos, quis obisse supremos dies, sepulturas etiam meruisse terrenas ? non uos ?

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soulignions ci-dessus la si parfaite « orthodoxie » évhémériste62, qui apparaît désormais dans toute sa vanité. J. Pépin donnait de l’évhémérisme cette excellente définition : « l’idée maîtresse est que les dieux de la mythologie auraient été à l’origine des hommes, divinisés post mortem en reconnaissance de services éminents rendus à l’humanité »63. Au terme de notre lecture d’Arnobe, que reste-t-il de cette formulation ? Des hommes morts, à peine plus. Leurs bienfaits ne sont pas niés : le pain, le vin, l’art médical. Mais, loin de les exalter, le polémiste met l’accent sur l’indignité des dieux qui en sont les auteurs. Divinisés, sans doute, mais à tort. Donc, tous vos dieux sont de faux dieux. En fait, leur divinisation, loin d’être réelle et confirmée par le témoignage de l’histoire et du monde visible, est illusoire. Elle n’est qu’un trompe l’œil, puisque les temples, censés donner la preuve de leur divinité, ne sont en fait que leurs tombeaux – des tombeaux d’hommes morts, et qui le restent ; qui n’ont pas été véritablement élevés à la divinité et n’ont été l’objet d’aucune « consécration ». On aura noté qu’Arnobe évite soigneusement d’évoquer le culte impérial, sujet tabou qu’en chrétien certes convaincu, mais prudent, il se garde bien d’aborder. Les diui ont des temples, qui les honorent comme dieux du ciel64 ; mais leur dépouille humaine, ce qui reste de leur corps mortel repose dans le mausolée dynastique, celui d’Auguste ou d’Hadrien, au château Saint-Ange. Rien de tel pour les dieux de la mythologie, dont les temples sont en même temps les tombeaux ; ce qui prouve bien que ce ne sont pas de « vrais dieux ». Loin d’être tout-puissants, ces dieux ne savent pas protéger leurs temples des incendies65, ni leurs statues qui tombent en poussière, rongées par les souris et les rats, envahies par les toiles d’araignées, souillées par la fiente des oiseaux66, et auxquelles il faut des temples pour les abriter de l’humidité, de la pluie, des vents, du soleil67. Comme ces monuments de leur culte, les dieux vermoulus se sont écroulés. Triste symbole d’une religion en ruine. 62

Supra, p. 76. J. PÉPIN, 1981, p. 175. 64 Comme dans l’apothéose d’Antonin et Faustine, enlevés au ciel sur les ailes de l’Aiôn, sur la base de la colonne Antonine ; voir M. LE GLAY, 1981, n° 19, p. 403 sq. 65 6, 23, 2-4 Cum Capitolium totiens edax ignis absumeret Iouemque ipsum Capitolinum cum uxore corripuisset ac filia, ubinam fulminator tempore illo fuit, ut sceleratum illud arceret incendium et a pestifero casu res suas ac semet et cunctam familiam uindicaret ? Vbi Iuno regina, cum inclutum eius fanum sacerdotemque Chrysidem eadem uis flammae Argiua in ciuitate deleret ? Vbi Serapis Aegyptius, cum consimili casu iacuit solutus in cinerem cum mysteriis omnibus atque Iside ? Vbi Liber Eleutherius, cum Athenis ? Vbi Diana, cum Ephesi ? Vbi Dodonaeus Iuppiter, cum Dodonae ? Vbi denique Apollo diuinus, cum a piratis maritimisque praedonibus et spoliatus ita est et incensus… ? 66 6, 16, 7-9 Ita, inquam, non uidetis sub istorum simulacrorum cauis steliones sorices mures blattasque lucifugas nidamenta ponere atque habitare… Non in ore aliquando simulacri ab araneis ordiri retia atque insidiosos casses… Non hirundines denique, intra ipsos aedium circumuolantes tholos, iacularier stercoris glebas, et modo ipsos uultus, modo numinum ora depingere, barbam oculos nasos aliasque omnis partes, in quascumque se detulerit deonerati proluuies podicis ? 67 6, 4, 1 sed non, inquit, idcirco adtribuimus diis templa tamquam umidos ab his imbres uentos pluuias arceamus aut soles, sed ut eos possimus coram et comminus contueri, adfari de proximo et cum praesentibus quodam modo uenerationum conloquia miscere. 63

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Arnobe est évhémériste, sans nul doute. Mais, plus qu’une adhésion à la doctrine, c’est une subversion de l’évhémérisme, détruit de l’intérieur, miné par ses contradictions, que nous donne à lire l’Aduersus nationes. Les armes de l’adversaire sont retournées contre lui. L’auteur de l’Ἱερὰ Ἀναγραφή, de la Sacra Historia, selon Ennius, aura permis à un chrétien combatif du temps de Dioclétien de porter un dernier coup au sacré païen : qu’en reste-t-il, qui puisse être offert à l’espérance des hommes ? à leur désir de survie, à leur aspiration à la vie éternelle ? Vos dieux sont morts, non seulement au terme de leur vie terrestre, mais à tout jamais. Il n’est qu’un dieu vivant, le Christ, le Dieu des chrétiens. Le Christ, lui, nous a fait don d’authentiques bienfaits68, sans commune mesure avec les avantages matériels que nous devons aux dieux païens69. Il nous a révélé la vérité, la grandeur de Dieu et sa bonté. Il nous a détachés des statues de culte faites d’argile boueuse, il nous a élevés jusqu’aux astres du ciel. Il nous a permis de parler à Dieu, maître du monde70, et de lui adresser nos prières suppliantes – à lui qui, « immortel, éternel », est le « seul » Dieu71. C’en est bien fini d’Évhémère et de ses dieux, puissances trompeuses, vaines caricatures de la seule, de la vraie Divinité, la nôtre, celle que nous honorons et prions, nous, chrétiens.

Bibliographie G. BOUNOURE, 1982 : GILLES BOUNOURE, « Eusèbe citateur de Diodore », REG, 95, 1982, p. 433-439. P. DECHARME, 1904 : PAUL DECHARME, La critique des traditions religieuses chez les Grecs des origines au temps de Plutarque, Paris, 1904. M. FUSILLO, 2004 : MASSIMO FUSILLO, s. v. Euhemeros, Brill’s New Pauly, V, 2004, col. 160 sq. R. GOULET, 2000 : RICHARD GOULET, Évhémère de Messine (ou de Messène), dans RICHARD GOULET, Dictionnaire des philosophes antiques, III, Paris, 2000, p. 403–411. F. JACOBY : FELIX JACOBY, s. v. Euemeros von Messene, RE, VI, 1, 1907, col. 952-972. M. LE GLAY, 1981 : MARCEL LE GLAY, s. v. Aiôn, LIMC, I, 1981, p. 399411 et fig. S. MONTANARI, 2008 : SÉBASTIEN MONTANARI, « Utopie et religion chez Évhémère », Kentron, 24, 2008, p. 79-104. S. MONTANARI, 2010 : SÉBASTIEN MONTANARI, « Évhémère géographe », BAGB, 2010, p. 132-155. 68

1, 38, 1 nonne dignus a nobis est tantorum ob munerum gratiam deus dici deusque sentiri ? 1, 38, 2 (voir supra, p. 77, n. 25). 70 1, 38, 3-8 qui ab erroribus nos magnis insinuata ueritate traduxit… qui… deus monstrauit quid sit, quis, quantus et qualis… qui, quod omnia superauit et transgressum est munera, ab religionibus nos falsis religionem transduxit ad ueram ; qui ab signis inertibus atque ex uilissimo formatis luto ad sidera subleuauit et caelum et cum domino rerum deo supplicationum fecit uerba atque orationum conloquia miscere. 71 Dans la prière au Créateur, o maxime, o summe rerum inuisibilium procreator, de 1, 31, 12 : immortalis, perpetuus, solus. 69

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S. MONTANARI, 2012 : SÉBASTIEN MONTANARI, « Les dieux-hommes d’Évhémère », dans CÉCILE BOST-POUDERON et BERNARD POUDERON, Les hommes et les dieux dans l’ancien roman, Lyon, 2012, p. 197-212. S. MONTANARI, 2013 : SÉBASTIEN MONTANARI, Évhémère de Messène ou la mythologie retrouvée, thèse dactylographiée, Université de Tours, 2013. J. PÉPIN, 1976 : JEAN PÉPIN, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes, 2e éd., Paris, 1976, p. 147-149. J. PÉPIN, 1981 : JEAN PÉPIN, « Christianisme et mythologie. L’évhémérisme des auteurs chrétiens », dans YVES BONNEFOY, Dictionnaire des mythologies, I, Paris, 1981, p. 175-181. JACOBUS WILHELMUS SCHIPPERS, De Ontwikkeling der Euhemeristische Godencritiek in de Christelijke Latijnse Literatuur, diss. Utrecht, Groningen, 1952. KL. THRAEDE : KLAUS THRAEDE, s. v. Euhemerismus, RLAC, VI, 1966, col. 877-890. G. VALLAURI : GIOVANNA VALLAURI, Evemero di Messene. Testimonianze e frammenti con introduzione e commento, Turin, 1956, 61 p. J.-M. VERMANDER : JEAN-MARIE VERMANDER, « La polémique des apologistes latins contre les dieux du paganisme », RecAug, 17, 1982, p. 3-128.

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Censorinus face à la prophétie de Vettius accordant douze siècles d’existence à Rome Gérard Freyburger Université de Strasbourg

Au chapitre 17 de son De die natali, chapitre consacré au concept de « siècle », Censorinus écrit à l’intention de Quintus Caerellius, le chevalier en l’honneur duquel il a composé cette oeuvre, qui date exactement de 238 ap. J.-C. : Quoniam igitur ciuile Romanorum saeculum centum annis transigitur, scire licet in decimo saeculo et primum natalem tuum fuisse et hodiernum esse1. « Puisque donc un siècle civil romain s’achève au bout de 100 ans, cela permet de savoir que le premier jour de ta vie et ton anniversaire d’aujourd’hui se situent au Xe siècle » .

Et il poursuit en mentionnant un singulier écrit de Varron : Quot autem saecula urbi Romae debeantur, dicere meum non est ; sed quid apud Varronem legerim, non tacebo. Qui libro Antiquitatum duodeuicensimo ait fuisse Vettium Romae in augurio non ignobilem, ingenio magno, cuiuis docto in disceptando parem : eum se audisse dicentem, si ita esset ut traderent historici de Romuli urbis condendae auguriis ac XII uulturis, quoniam CXX annos incolumis praeterisset populus Romanus, ad mille et ducentos peruenturum2. « Il ne m’appartient pas de dire combien de siècles sont destinés à la ville de Rome, mais je ne passerai pas sous silence ce que j’ai lu chez Varron ; celui-ci dit dans le livre XVIII de ses Antiquités qu’il y avait à Rome un homme, Vettius, fort renommé dans l’art augural, une grande intelligence, qui se prononçait à l’égal de tous les savants et qu’il l’a entendu dire que, s’il en était bien des auspices de la fondation de Rome par Romulus et des douze vautours comme le rapportaient les historiens, le peuple romain parviendrait, puisqu’il avait passé sain et sauf 120 ans, jusqu’à 1200 ans ».

Étonnante prédiction ! Elle nous frappe d’autant plus qu’elle s’est à peu près réalisée : en effet, si l’on considère la date traditionnelle de 753 av. J.-C. pour la fondation de Rome et celle de 476 ap. J.-C., date de la déposition de Romulus Augustule pour la fin de l’Empire romain, c’est bien une durée d’environ douze siècles que l’Empire romain a connue. « Une prédiction 1 De die natali 17, 15. Nous remercions Mme Anne-Marie Chevallier pour l’aide qu’elle nous a apportée dans la réalisation de cet article. 2 Ibid.

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accomplie », a écrit S. Reinach3 et J. Hubaux a placé cet épisode en tête de ses « Grands mythes de Rome »4. Nous sommes heureux de dédier la présente étude au spécialiste des oracles5, notamment des oracles étrusques6, qu’est Charles Guittard, alors que nous venons d’achever une édition, avec texte et commentaire, du De die natali7. Nous allons, pour la présente étude, d’abord examiner de plus près cette prophétie d’une durée limitée pour l’Empire romain, puis nous évoquerons en contrepoint l’espérance en une éternité de Rome exprimée dans de nombreux textes, enfin nous nous interrogerons sur l’absence de cette espérance dans le De die natali et, en conclusion, nous essayerons d’évaluer l’état d’esprit des lecteurs de cet ouvrage à propos de la destinée de Rome.

I. La prophétie d’une durée limitée pour Rome La tradition manuscrite de notre passage n’appelle pas de remarque particulière : tout au plus peut-on noter que le chiffre de 120 (ans) est une correction, mais qui s’impose8. Le passage constitue le fragment 4 du livre XVIII des Antiquités humaines et divines de Varron dans l’édition Mirsch9. Quant à ce Vettius, dont Varron fait un éloge appuyé, il n’apparaît nulle part ailleurs dans la littérature et l’épigraphie latines. Mais sa prophétie est mentionnée dans trois passages littéraires10 que nous allons citer. En outre, C. Thulin observe d’une part que Sidoine Apollinaire fait allusion à lui en le qualifiant d’« augure étrusque » (Tuscus aruspex)11, d’autre part que les douze siècles qu’il accordait à Rome pourraient bien correspondre à une durée de dix siècles de 120 ans chacun : or, note-t-il, c’est là de la pure doctrine étrusque, appliquée ici au domaine romain. Il en conclut que Vettius devait être un Étrusque12. Cela nous paraît en effet vraisemblable et A. Loyen traduit Tuscus aruspex par « haruspice toscan »13. Les contextes dans lesquels réapparaît ultérieurement la prophétie de Vettius sont pleins d’intérêt, comme l’a montré S. Reinach. La première mention se trouve dans la Guerre gothique de Claudien. Celui-ci chante dans cette œuvre la victoire de Stilicon sur Alaric à Pollentia en 403. Or, il évoque au cours de son récit la terreur qui régna à Rome avant la bataille ; on parlait même, dit-il, de quitter l’Italie pour se réfugier en Corse ou en Sardaigne et on s’inquiétait fort de ce qu’avaient annoncé les livres fatidiques :

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Voir S. REINACH, 1908, p. 302. Voir J. HUBAUX, 1945, p. 1-6. 5 Voir Ch. GUITTARD, 2007. 6 Ibid., p. 289 sq. 7 Avec le concours d’Anne-Marie Chevallier. L’édition est parue en 2019 dans la collection des Universités de France des éditions Les Belles Lettres. 8 Les deux principaux manuscrits ont ex X, que tous les éditeurs corrigent en CXX. 9 Voir P. MIRSCH, 1882, p. 128. 10 Claudien, De bello Gothico, v. 266 ; Sidoine Apollinaire, Carm. 7, 55 et 357. 11 Carm. 7, 55. Cf. infra, note 19. 12 Voir C. THULIN, 1968, p. 66. 13 Cf. infra, note 19. 4

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Tunc reputant annos interceptoque uolatu Vulturis incidunt properatis saecula metis14.

Nous traduisons : « Alors on compte les années et, interrompant le vol du vautour, on découpe les siècles en anticipant leur extrémité ».

S. Reinach considère15 que incidunt properatis saecula metis signifie qu’on coupait en deux le dernier des douze siècles concédés à l’Empire romain. En effet, si l’on partait non pas de 753 av. J.-C. pour la fondation de Rome, mais de 747 av. J.-C., date donnée par Fabius Pictor, Denys d’Halicarnasse et Solin, la fin de la première moitié du douzième siècle de Rome devait s’achever autour de 404. Or, en 402, Alaric menaçait gravement Rome. Mais Stilicon fut plus fort que les destins16 : Damnati fato populi uirtute renati17 « Condamnés par le destin, les peuples furent sauvés par sa valeur ».

Claudien n’accepte pas en effet les terreurs issues de telles prophéties et promet l’éternité à Rome. Il invite donc ses concitoyens à secouer les frayeurs de la vieillesse : …humilemque metum depone senectae18 « mets fin à l’indigne peur de la vieillesse ».

Le deuxième passage relevé par S. Reinach se trouve chez Sidoine Apollinaire dans son panégyrique d’Avitus, composé en 456. Nous sommes cette fois bien à la fin des douze siècles annoncés. L’auteur évoque deux fois la prophétie de Vettius. Une première fois, il fait dire à Rome : Quid, rogo, bis seno mihi uulture Tuscus aruspex Portendit ? « Que m’annonça, dis-moi, l’haruspice toscan avec ses douze vautours ? » 19.

Il ajoute plus loin : Iamque prope fata tui bis senas uulturis alas Complebant (scis namque tuos, scis, Roma, labores) : Aetium Placidus mactauit semiuir amens20. « Déjà les destins remplissent presque les douze siècles de ton vautour – car tu connais, ô Rome, tu connais les épreuves qui t’attendent – lorsque l’eunuque insensé Placidus immola Aetius21 ».

« Placidus » désigne Valentinien III, fils de Placidie, commente Reinach22. 14

Vers 265-266. Voir S. REINACH, 1908, p. 304-305. 16 Ibid., p. 304. 17 De bello Gothico, v. 43. 18 Ibid., v. 53. 19 Carm. 7, 55-56 : voir A. LOYEN, 1960, p. 56. 20 Carm. 7, 357-359. 21 Le général d’armée Flavius Aetius, parfois appelé « le dernier des Romains ». 15

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Le meurtre d’Aetius par Valentinien en 454 fut pour Rome une catastrophe, car l’Empire se vit ainsi privé de son dernier grand général. Manifestement, beaucoup de contemporains considérèrent que l’événement marquait la fin de l’Empire romain. Effectivement, dans la Chronique du comte Marcellin, rédigée en 527, on lit à la date de 454 : Hesperium cecidit regnum nec hactenus ualuit releuari23 « L’Empire d’Occident s’est effondré et n’a pas pu se relever jusqu’ici ».

S. Reinach conclut : « Beaucoup de Romains instruits, désespérés de la perte d’Aetius, observèrent que ce funeste événement coïncidait avec l’achèvement de l’an 1200 de la ville et s’inclinèrent devant l’arrêt du Destin »24. J. Hubaux traite également de Vettius et de sa prophétie dans le premier chapitre de ses Grands mythes de Rome, intitulé « Romulus et l’horoscope de Rome ». Il y montre le caractère fondamental qu’avait pour les Romains le nombre 12 en analysant plusieurs épisodes significatifs de l’histoire réelle ou mythique de l’Urbs. Il conclut : « L’Empire romain s’habitue à grouper par douzaines les choses qui lui paraissent importantes »25. Les éditeurs du De die natali s’étendent peu sur notre passage dans leurs commentaires. Seul G. Rocca-Serra le fait d’une manière un peu substantielle. Il pense que le propos de Censorinus se voulait en définitive rassurant26 puisqu’il offrait la perspective d’une prolongation de l’Empire romain, malgré les troubles qu’il connaissait en 238 ap. J.-C.27, d’au moins encore 200 ans28. Mais n’est-il pas étonnant que Censorinus ne dise pas un mot de l’éternité que beaucoup espéraient pour Rome et pour son Empire ?

II. L’éternité de Rome Le thème de l’éternité de Rome apparaît dès le début de l’Empire, dès l’époque augustéenne. Dans l’Énéide, Jupiter promet à Vénus que ses descendants seront les maîtres d’un empire qui ne sera limité ni spatialement ni temporellement : His ego nec metas rerum nec tempora pono, Imperium sine fine dedi29. « À ceux-là ni bornes dans l’espace ni durée définie je ne fixe : je leur ai donné un empire sans fin »30. 22

Voir S. REINACH, 1908, p. 305-306. Chronica minora, édition Mommsen, tome II, p. 86. 24 S. REINACH, 1908, p. 306. 25 J. HUBAUX, 1945, p. 15. 26 Voir G. ROCCA-SERRA, 1980, p. 61, note à 17, 15. 27 Cf. P. COURCELLE, 1964, p. 33. 28 Censorinus écrit dans 21, 6 que l’année du De die natali est la 991e année de la fondation de Rome. 29 Énéide, I, 278-279. 30 Traduction de J. PERRET, 1977, p. 15-16. 23

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Tibulle, évoquant les tourments d’Énée devant Troie en flammes, ajoute : Romulus aeternae nondum formauerat urbis moenia31 « Romulus n’avait pas encore construit les remparts de la ville éternelle ».

Et Ovide qualifie le même Romulus de « père de la Ville éternelle »32. Suétone écrit que Néron imagina toutes sortes de spectacles incongrus « pour les jeux qu’il organisa en vue de l’éternité de l’Empire et auxquels il voulut que fût donnée l’appellation de "très grands jeux" »33. L’éternité de Rome demeurait un thème bien présent sous les Flaviens comme l’attestent des monnaies de Vespasien et de Titus34. On note par ailleurs que les Actes des Frères Arvales de 86 ap. J.-C. comportent la séquence de prière suivante à l’adresse de Jupiter : Si…custodiereis aeternitate[m] imperi…35 « si tu as veillé sur l’éternité de l’empire… ».

Mais le thème acquit une signification et une importance toutes particulières au milieu du IIe siècle. En effet, la fondation du temple de Vénus et de Rome sur la Velia en 121 par Hadrien consacra Rome comme aeterna36. Athénée spécifie que le temple était consacré à la Tychè de Rome37, donc à sa destinée. Vénus quant à elle était felix, et sa felicitas, chance perpétuelle, « était assurément susceptible de soutenir le concept d’éternité »38. Les thèmes de la Roma aeterna et de l’aeternitas imperii se rencontrent alors fréquemment et se poursuivent ultérieurement. F. G. Moore, dans un mémoire nourri de nombreux exemples39, montre d’abord l’importance que ces thèmes revêtaient encore au IVe siècle ap. J.-C., puis remonte à leurs origines augustéennes et suit leur développement dans la littérature, les inscriptions et les monnaies jusqu’à Alexandre Sévère. Il poursuit : « Nearly all of the more important emperors down to Constantinus III stamped the device upon their coins »40. G. Lugli s’est appuyé sur cette étude pour montrer l’impact du culte de la Rome éternelle sur la Velia, jusqu’au tardif temple dit de Romulus41. F. Paschoud a développé la constatation qu’« au centre des sentiments divers que suscite l’Empire, il y a toujours l’exaltation ou la condamnation du mythe de Roma aeterna »42. Récemment, J. Champeaux a étudié la constitution progressive de Rome en tant que divinité, désormais de plein droit aeterna à l’égal des dieux traditionnels43. 31

Élégies 2, 5, 23-24. Fastes, 3, 72 : aeternae pater Vrbis. 33 Vie de Néron, 11 : Ludis quos pro aeternitate imperii susceptos appellatos maximos uoluit. 34 Cf. G. LUGLI, 1949, p. 4. 35 Voir J. SCHEID, 1998, p. 144-145 : Acta Fratrum Arvalium 54, ligne 45. 36 Cf. G. LUGLI, 1949, p. 4-6. 37 VIII, 361. 38 Cf. R. SCHILLING-G. FREYBURGER, 2017, p. 271. 39 Voir F. G. MOORE, 1894. 40 Ibid., p. 42. 41 Voir G. LUGLI, 1949, p. 10. 42 F. PASCHOUD, 1967, p. 10. 43 Voir J. CHAMPEAUX, 2008, p. 85-96. 32

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Mais qu’en est-il de l’époque précise de Censorinus, en 238 ? F.G. Moore, nous l’avons vu, arrête son relevé chronologique à l’époque d’Alexandre Sévère. Or il note que, sous cet empereur, le thème de la Rome éternelle est encore bien attesté : une monnaie frappée sous son règne44, sur laquelle J. Beaujeu a attiré l’attention45, montre l’empereur sacrifiant devant un temple (sans doute celui de Vénus et de Rome) avec la légende Roma aeterna. La monnaie est de 235 et n’est donc antérieure au De die natali que de trois ans. On pourrait cependant imaginer que le thème ait été mis en veilleuse pendant la terrible année 238 qui a vu au pouvoir Maximin, Gordien I, Gordien II, Balbin, Pupien et Gordien III ! Mais il n’en est rien. La légende Roma aeterna a bien été gravée sur des monnaies de Gordien I en 238 : sur le revers, Rome tient dans la main droite une Victoire et s’appuie de la main gauche sur un sceptre46. On trouve aussi Roma aeterna avec la mention s(enatus) c(onsulto)47, ce qui devait indiquer l’attachement du sénat au concept d’éternité de Rome. Roma aeterna se trouve également la même année sur des monnaies de Gordien II48 et encore, malgré l’anarchie militaire, sur des monnaies de Gordien III en 24049 et de Dèce en 25150. Tout se passe comme si l’ébranlement de l’Empire avait incité les esprits à affirmer avec une insistance toute particulière la destinée éternelle de Rome.

III. Absence du thème de l’éternité de Rome dans le De die natali Or, alors que le thème de la « Rome éternelle » était toujours, voire plus encore qu’auparavant, un thème officiel au moment de la composition du De die natali, Censorinus n’en souffle mot quand il aborde la question de la destinée de Rome. Cette position est d’autant plus étonnante que l’œuvre s’adressait à un notable de l’Empire. Nous ne savons malheureusement de Caerellius que ce que nous apprend le De die natali. Mais celui-ci nous fournit tout de même quelques informations. Ainsi, notre auteur dit de lui qu’il a « rempli des fonctions municipales »51, qu’il s’est « rendu illustre au milieu des premiers de la cité par une charge sacerdotale et [qu’il a] dépassé par le prestige que [lui] vaut [son] appartenance à l’ordre équestre le rang des citoyens provinciaux »52. Censorinus ne nous dit pas dans quelle ville il a exercé ces activités. Mais il ajoute : « Je ne dis rien non plus de ton éloquence que tous les tribunaux de nos provinces et tous les gouverneurs53 connaissent, et qui a même fait l’admiration de la ville de Rome et 44

MATTINGLY-SYDENHAM, Roman Imperial Coins 4, 2, p. 124. Voir J. BEAUJEU, 1955, p. 129. 46 MATTINGLY-SYDENHAM, RIC 4, 2, p. 160. 47 Ibid., p. 161. 48 Ibid., p. 164. 49 Ibid. 4, 3, p. 23-24 ; avec S.C., p. 45. 50 Ibid., p. 147 ; avec Aug., p. 128 (en l’an 250). 51 15, 4 : tu tamen officiis municipalibus functus ... 52 Ibid. : ... honore sacerdoti in principibus tuae ciuitatis conspicuus, ordinis etiam equestris dignitate gradum prouincialium supergressus ... 53 Il s’agit des gouverneurs de provinces. 45

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d’augustes salles d’audience »54. On a parfois interprété ces « augustes salles d’audience », auditoria sacra, comme le signe que Caerellius aurait exercé des fonctions très importantes. G. Rocca-Serra pense qu’il a pu être « membre provisoire du consilium principis »55, C. A. Rapisarda qu’il aurait plaidé dans des locaux fréquentés par l’empereur et la cour56. Il nous semble que ces propositions sont aléatoires. Il nous paraît par ailleurs que le fait que Caerellius ait accepté que lui soit adressé un écrit où n’était même pas envisagée, au moment où il était question de la destinée de Rome, la possibilité de son éternité peut être interprété, même si le propos était tenu dans un cadre en principe privé, comme l’indice que Caerellius ne fréquentait pas les milieux tout proches du pouvoir impérial. Il n’en reste pas moins ‒ ce sera notre conclusion ‒ que le chevalier Caerellius était un notable de l’Empire de son temps qui, selon les termes de Censorinus, « dépass[ait] le rang des citoyens provinciaux ». Dès lors, il nous semble qu’il faut considérer le De die natali comme un témoignage significatif sur l’état d’esprit à Rome en 238 : la démoralisation des élites à la suite des troubles secouant l’Empire était probablement telle que, même dans les classes supérieures, on n’osait plus parler d’une éternité de l’Empire lorsque l’on s’exprimait dans la sphère privée. Pourtant, note F. Paschoud à propos des Romains de l’Empire devenu chrétien, « pour les païens, il (= le mythe de la Roma aeterna) constituait depuis plusieurs siècles le symbole de la signification unique qu’ils reconnaissaient à l’œuvre politique et culturelle de l’Empire »57. Mais il y avait manifestement en 238 un décalage important entre le discours officiel et les convictions réelles des citoyens que nous avons vues ici s’exprimer. Le De die natali témoigne en outre de l’impact de la doctrine oraculaire étrusque à cette époque. En effet, non seulement la prophétie de Vettius reflète la doctrine des haruspices, mais Censorinus parle ailleurs dans son livre des Étrusques en termes positifs58 et nous savons que, encore au-delà du temps de notre auteur, l’Etrusca disciplina apparaissait comme un pilier de la religion officielle59. Les mouvements de panique que mentionneront Claudien et Sidoine Apollinaire à l’approche de la fin du douzième siècle, déclaré fatidique par un haruspice, attestent qu’on croyait à l’haruspicine et qu’on y a cru jusqu’à la fin de l’Empire. Cette croyance eut manifestement, lorsqu’on constata les difficultés croissantes de l’Empire à mesure qu’on approchait de l’échéance fixée par la prophétie étrusque, un effet de profonde démoralisation sur les esprits dans l’Empire romain. On pourrait donc dire que l’Étrurie, vaincue jadis par Rome, se vengea de la sorte de son farouche vainqueur !

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15, 6 : De eloquentia quoque sileo, quam omnia prouinciarum nostrarum tribunalia, omnes praesides nouerunt, quam denique urbs Roma et auditoria sacra mirata sunt. 55 G. ROCCA-SERRA, 1980, p. 56, note à 15, 4-6. 56 Voir C.A. RAPISARDA, 1991, p. 195. 57 F. PASCHOUD, 1967, p. 10. 58 17, 5-6. 59 Cf. D. BRIQUEL, 1999, p. 66-67.

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Devins et divination chez Plaute François Guillaumont Université de Tours

Devins et divination chez Plaute ont déjà fait l’objet de plusieurs études1. En hommage amical à Charles Guittard, auteur d’une belle traduction d’Amphitryon2 et fin connaisseur de la divination étrusco-italique, il nous a néanmoins paru intéressant de revenir sur ce sujet. Dans un premier temps, la liste des méthodes divinatoires proposée par Cicéron dans le De diuinatione nous fournira un cadre adéquat pour présenter les références des comédies de Plaute à la mantique. Dans un second temps, nous nous pencherons sur une question qui a donné lieu à des réponses diverses : l’attitude de Plaute à l’égard de la divination. Pour Zs. Hoffmann, Plaute condamne non pas les représentants de la divination officielle, mais les devins errants relevant de la catégorie des uicani haruspices ; ceux-ci constituent un danger pour la société ; comme Caton, comme plus tard Cicéron, Plaute est hostile à la divination privée qui échappe au contrôle de l’État3. Pour N. W. Slater, il convient de distinguer selon les formes de divination : Plaute parle avec respect des haruspices, mais se montre ironique, voire hostile envers la figure marginale de l’hariolus. Pour A. Traill en revanche, Plaute ne manifeste pas d’hostilité à l’égard des harioli4. L’étude des textes nous conduira à donner notre adhésion à cette dernière réponse. Cicéron distingue la divination « artificielle », qui suppose l’apprentissage et la mise en œuvre d’une technique, et la divination « naturelle », reposant sur l’inspiration5. La divination artificielle comprend l’haruspicine (divisée en extispicine, étude des foudres et étude des prodiges), les auspices, les omina (ou présages verbaux), les sorts et l’astrologie. La divination naturelle comprend les vaticinations, les oracles et les songes. Ces deux formes de divination (artificielle et naturelle) sont 1 Voir C. B. GULICK, 1896 ; R. STAEHLIN, 1912, p. 187-210 ; ZS. HOFFMANN, 1985-88 ; N. W. SLATER, 2000 ; A. TRAILL, 2004 ; B. CUNY-LE CALLET, 2005, p. 82-93 (sur les prodiges). J. A. HANSON, 1959, et B. DUNSCH, 2009, accordent peu de place à la divination. 2 Plaute, Amphitryon, Présentation et traduction par C. GUITTARD, Paris, 20172. 3 ZS. HOFFMANN, 1985-88, p. 379 (voir dans le même sens C. GALLINI, 1970, p. 73-77). Voir Caton, Agr. 5, 4 ; Cicéron, Diu. I, 132 (où figure l’expression uicani haruspices). 4 N. W. SLATER, 2000 ; A. TRAILL, 2004, p. 125-126. 5 Diu. I, 11-12 ; I, 34, etc.

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représentées dans le théâtre de Plaute, sous certains de leurs aspects tout au moins6. L’extispicine (étude des exta, ou viscères des animaux sacrifiés) tient une place non négligeable dans le Poenulus. Le jour des Aphrodisia (fête de Vénus), le leno Lycus a sacrifié six agneaux à Vénus sans pouvoir obtenir de signes favorables7. Irrité contre la déesse, il n’a pas voulu lui offrir les exta des victimes. Il exprime également sa colère contre l’haruspice, qui lui a dit que les exta annonçaient le malheur et la perte. Car aussitôt après on lui a offert une mine d’argent (100 drachmes)8. Un peu plus tard, il reçoit encore 300 philippes d’or, ce qui le conduit à maudire les haruspices. Suspendant omnes nunciam se haruspices, Quam ego illis posthac quod loquantur creduam, Qui in re diuina dudum dicebant mihi Malum damnumque maximum portendier ; Is explicaui meam rem postilla lucro. « Qu’ils aillent se pendre maintenant, tous les haruspices, avant que je croie désormais à ce qu’ils disent : tout à l’heure, pendant le sacrifice, ils prétendaient qu’un très grand malheur, une très grande perte m’étaient annoncés ; et finalement je m’en tire avec un bénéfice9. »

Cependant Lycus ne tarde pas à comprendre qu’il est tombé dans un piège tendu par un jeune homme et son esclave et que l’haruspice avait raison. Eheu ! quom ego habui hariolos haruspices ! Qui siquid boni promittunt, perspisso euenit ; Id quod mali promittunt, praesentarium est. « Hélas ! Comme les haruspices ont été clairvoyants ! S’ils vous promettent quelque chose de bon, cela n’arrive jamais ; mais ce qu’ils promettent de mauvais, c’est de l’argent comptant10. »

Deux jeunes filles, esclaves du leno, se sont rendues, elles aussi, au temple de Vénus et ont trouvé la déesse favorable dès la première victime. Bien plus, l’haruspice leur a annoncé leur prochaine libération11. Cette prédiction ne tarde pas à se réaliser, car le Carthaginois Hannon les reconnaît pour ses filles, enlevées dans leur enfance. La pièce montre que Vénus protège l’innocence et punit la malhonnêteté ; elle illustre aussi la clairvoyance des haruspices : si, dans un premier temps, leurs prédictions paraissent erronées, on les voit à la fin se réaliser12. 6

Plaute n’emploie pas diuinatio, mais une fois le verbe diuinare (Mil. 1257). Cf. Truc. 338 : praediuinare. 7 Plaute emploie le terme technique litare (455, 489). Voir Ps. 334 (litatio). 8 Poen. 449-467. 9 Poen. 746-750. Nous citons Plaute dans l’édition Ernout (CUF, Paris, 1932-1947). Les traductions que nous donnons sont personnelles (sauf indication contraire). 10 Poen. 791-793. 11 Poen. 849-850, 1205-1208. 12 En dehors du Poenulus, les haruspices sont mentionnés dans Amp. 1132 et Curc. 483. Aul. 565 fait allusion à l’extispicine : il y est question d’un agneau si maigre qu’on peut, par transparence, examiner ses exta (exta inspicere) !

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Plaute n’accorde pas le même intérêt aux autres parties de l’haruspicine. Il ne fait aucune allusion à la valeur divinatoire de la foudre13. Quant aux prodiges, cinq termes latins peuvent les désigner : prodigium, monstrum, ostentum, portentum, miraculum. Plaute n’emploie que deux d’entre eux, prodigium et monstrum. Prodigium apparaît une seule fois, dans les Bacchides. Les deux sœurs se moquent des deux vieillards qu’elles ont séduits, en les comparant à des brebis. Entrant dans leur jeu, l’un des vieillards dit : […] Ilico ambae Manete ; haec oues uolunt uos. « Restez ici toutes deux ; ces brebis veulent vous parler. »

Ce qui lui vaut cette réplique : Prodigium hoc quidemst ; humana nos uoce appellant oues. « Mais c’est un prodige ; des brebis nous appellent avec une voix humaine14. »

La plaisanterie fait allusion au prodige de l’animal parlant, souvent mentionné dans les listes de prodiges chez Tite-Live et Iulius Obsequens15. L’ironie vise les deux senes, assimilés à des brebis qui vont être tondues, et non pas les croyances de la religion officielle. Plaute emploie trois fois monstrum, en donnant à ce terme une valeur assez générale et sans se référer à la religion publique. Dans l’Asinaria, l’esclave Liban voit son camarade Léonide qui arrive courant et en sueur et qui, de plus, tremble de ne pas le trouver. Il craint de recevoir des coups pour un méfait que Léonide aurait commis. Illic homo socium ad malam rem quaerit quem adiungat sibi. Non placet : pro monstro extemplo est, quando qui sudat tremit. « Cet homme cherche un compagnon pour partager une raclée. Ça ne me plaît pas : c’est tout de suite mauvais présage quand on sue et tremble à la fois16. »

Le monstrum est ici un mauvais signe, un mauvais présage. Dans la Mostellaria (505), monstra désigne les phénomènes inquiétants qui sont supposés avoir lieu dans la maison prétendument hantée. Enfin, dans le Poenulus, 273, monstrum est utilisé comme terme injurieux17. Plaute, nous l’avons dit, n’emploie pas miraculum, mais plusieurs fois mira à propos des faits prodigieux qui se passent dans la maison d’Amphitryon et qui amènent celui-ci à vouloir consulter le devin Tirésias18.

13 Dans Amphitryon, tonnerre (1062, 1094, 1130) et foudre (1067, 1096) sont signes de la présence de Jupiter. 14 Bac. 1140-1141. 15 Voir Tite-Live, 3, 10, 6 ; 24, 10, 10 ; 27, 11, 4 ; 28, 11, 3 ; 35, 21, 4 ; 41, 13, 1 ; 41, 21, 13 ; 43, 13, 3 ; Obsequens, 15 ; 26 ; 27 ; 43 ; 53. Dans ces textes, il ne s’agit jamais d’un mouton, mais presque toujours d’un bœuf (ou d’une vache). Obsequens, 43, mentionne un chien. 16 As. 288-289. 17 Cf. Térence, Eun. 696, 860. 18 Amp. 1036, 1057, 1080, 1105, 1107, 1117. En Cis. 407 (cité par Varron, L. 7, 64), des courtisanes sont qualifiées de miraculae (« prodiges de laideur » ?).

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Plaute accorde donc relativement peu de place aux prodiges19. Il n’en va pas de même avec les auspices. Dans l’Asinaria, l’esclave Liban doit trouver de l’argent pour aider son jeune maître. Il lui faut imaginer une ruse. C’est alors qu’il reçoit des auspices favorables. Vnde sumam ? Quem interuortam ? Quo hanc celocem conferam ? Inpetritum, inauguratumst ; quouis admittunt aues. Picus et cornix [est] ab laeua, coruos, parra ab dextera Consuadent ; certum herclest uestram consequi sententiam. Sed quid hoc, quod picus ulmum tundit ? Haud temerariumst. Certe hercle ego quantum ex augurio auspici intellego, Aut mihi in mundo sunt uirgae aut atriensi Saureae. « Où prendre ? Qui dépouiller ? Vers où tourner ma barque ? Les présages sont obtenus, les augures pris : les oiseaux permettent toute direction. Le pivert et la corneille sur la gauche, le corbeau et l’engoulevent sur la droite m’encouragent de concert ; c’est, ma foi, décidé : je vais suivre votre avis. Mais qu’est-ce donc ? Le pivert frappe un orme ? Ce n’est pas sans raison. Assurément, pour autant, ma foi, que je comprends l’augure et l’auspice, il y a des verges toutes prêtes, ou pour moi, ou pour l’intendant Sauréa20. »

Liban est encouragé à agir par tout un concert d’oiseaux favorables. Mais l’un de ces oiseaux, le pivert, fournit un autre signe, de tout autre nature, en frappant le bois d’un orme. Liban interprète ce nouveau signe sans difficulté : il annonce que quelqu’un va être battu des verges. En effet les verges dont on frappait les esclaves étaient généralement faites de bois d’orme21. Comme le remarque R. Staehlin, les deux prédictions se réalisent : la ruse de Liban réussit, mais il reçoit des coups, administrés par son camarade Léonide22. Picus et cornix ab laeua, coruos, parra ab dextera : comme on l’a noté depuis longtemps, Plaute s’inspire ici des croyances romaines. Cicéron écrit en effet dans le De diuinatione : « L’augure [peut-il expliquer] pourquoi le corbeau sur la droite, la corneille sur la gauche ratifient une entreprise23 ? » Si le corbeau et la parra sont favorables sur la droite, pour les Romains, c’est en règle générale l’oiseau apparaissant à gauche qui est de bon présage. D’où l’expression aui sinistra (« sous d’heureux auspices ») employée par Plaute comme par Cicéron24.

19

Selon E. RIESS, 1941, p. 161, Vidularia, fr. 12 concerne la procuration d’un prodige. On peut penser aussi au châtiment d’un parricide. – Selon C. B. GULICK, 1896, p. 236, prodigialis Iuppiter (Amp. 739) traduit Ζεὺς τεράστιος : voir Lucien, Tim. 41 ; Dear. jud. 11 ; Aelius Aristide, Orat. II, 275 ; IG V 1, 1154 (inscription de Gythium, en Laconie). 20 As. 258-264. 21 Voir Amp. 1029 ; As. 341, 363, 575 ; Ep. 28, 311, 626 ; etc. 22 R. STAEHLIN, 1912, p. 189. 23 Diu. I, 85 : Quid augur, cur a dextra coruus, a sinistra cornix faciat ratum ? Cf. I, 12 ; II, 80. 24 Ep. 183 ; Ps. 762 ; Cicéron, Leg. III, 9. Plaute semble hésiter sur la valeur à donner à scaeuus (« gauche »). Scaeua (au sens de « présage ») et le verbe obscaeuare ont un sens tantôt favorable (Cas. 973 ; Ps. 1138 ; St. 673 ; St. 461), tantôt défavorable (Cas. 971 ; As. 266).

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Dans l’Aulularia, Euclion a confié sa marmite pleine d’or au temple de Fides. Mais l’esclave Strobile l’entend lorsqu’il se parle à lui-même à sa sortie du temple. Euclion revient sur ses pas en raison d’un auspice. Non temere est quod coruos cantat mihi nunc ab laeua manu. Semul radebat pedibus terram et uoce croccibat sua. « Ce n’est pas sans raison qu’un corbeau vient de chanter à ma gauche. Il grattait la terre de ses pattes tout en faisant entendre son croassement25. »

Favorable sur la droite, le corbeau est défavorable sur la gauche. S’il gratte la terre de ses pattes, il est facile de comprendre que quelqu’un va tenter de déterrer la précieuse marmite. Revenu sur ses pas, Euclion surprend Strobile avant que celui-ci n’ait pu faire quoi que ce soit. Il se félicite d’avoir reçu le présage et décide de confier son or au bois de Silvain. Mais Strobile, caché, l’entend à nouveau. Le présage du corbeau se révèle donc véridique : la marmite était bien en danger dans le temple de Fides, et le malheur annoncé finit par se réaliser ! Un autre personnage de Plaute reçoit un auspice : le parasite Gélasime du Stichus. Auspicio hodie optumo exiui foras, Mustela murem abstulit praeter pedes. Quom strena opscaeuauit, spectatum hoc mihist. Nam ut illa uitam repperit hodie sibi, Item me spero facturum ; augurium hac facit. « Je suis sorti aujourd’hui sous les meilleurs auspices : une belette a pris une souris devant mes pieds. Il est clair pour moi que c’était un heureux présage. En effet, de même que la belette a trouvé aujourd’hui de quoi vivre, j’espère faire de même ; c’est ce qu’implique l’augure26. »

Si, étymologiquement parlant, l’auspicium est un signe fourni par les oiseaux, le terme peut s’appliquer à d’autres sortes de signe. Il y avait, selon Festus, des pedestria auspicia, fournis par les quadrupèdes27. C’est ce type de signe qu’a reçu Gélasime, et il le considère comme d’heureux présage. Cependant, dans la suite de la scène, il n’obtient pas l’invitation à dîner qu’il espérait. Il exprime alors sa déception. Certumst mustelae posthac numquam credere ; Nam incertiorem nullam noui bestiam. Quaen eapse deciens in die mutat locum, Ea ego auspicaui in re capitali mea ? « Je suis décidé à ne plus jamais croire une belette ; en effet, je ne connais pas de bête moins sûre. À elle qui change de place dix fois par jour, j’ai demandé un présage concernant ma vie28 ? »

25

Aul. 624-625. Cf. 669-672. St. 459-463. Pour strena au sens de (bon) présage, voir St. 673. 27 Festus, p. 286-287 L. 28 St. 499-502. 26

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Le spectateur romain en concluait, probablement, que l’auspice a été mal interprété par Gélasime. Chez les Anciens, la rencontre d’une belette était, semble-t-il, habituellement tenue pour un mauvais présage29. Les auspices dont nous avons parlé jusqu’ici sont des auspices privés, reçus par des particuliers30. La divination romaine connaît aussi des auspices publics, les auspicia populi Romani, reçus par les magistrats. À l’image d’un imperator romain, l’Amphitryon de Plaute possède l’auspicium, le droit de prendre les auspices31. Dans plusieurs pièces, l’esclave meneur de jeu se compare plaisamment à un général qui mène ses troupes à la victoire et il n’hésite pas à parler de ses auspices32. Au total le mot auspicium apparaît quinze fois chez Plaute33. Apparemment, il ne se réfère pas toujours à un signe réellement observé, mais, dans certains cas34, il semble être employé au figuré, comme lorsqu’on dit en français : « sous d’heureux auspices », ou bien : « sous de fâcheux auspices ». Outre auspicium, Plaute emploie volontiers le vocabulaire des auspices et des augures : on trouve chez lui auspex, auspicare, exauspicare, redauspicare35, augurium, augurare, inaugurare36. Son théâtre reflète l’importance des auspices dans la vie religieuse des Romains37. Selon Cicéron, la divination artificielle comprend encore les omina (ou présages verbaux), les sorts et l’astrologie. On relève chez Plaute 9 occurrences du mot omen38. Dans 8 cas sur 9, il s’agit d’un présage fourni par la parole humaine, avec une valeur soit défavorable, soit favorable. Parfois l’omen est une parole qui évoque le malheur, risquant ainsi de l’attirer39. Dans l’un de ces exemples (Merc. 274), c’est une parole entendue par hasard, qu’un personnage applique à son propre cas en la détournant de son sens immédiat. Mais l’omen peut être aussi une parole de bon augure, un souhait, un vœu, que l’on formule pour soi-même ou que l’on adresse à autrui40. Dans le Perse, 625, c’est le présage qui s’attache à un nom propre : le nom de Lucris apparaît comme un présage de gain (lucrum). C’est 29

Voir Aristophane, Assemblée des femmes, 792 ; Théophraste, Caractères, XVI, 3. Puisqu’il y avait des auspices privés (selon Aulu-Gelle, VII, 6, 10, Nigidius Figulus avait écrit sur l’Augurium priuatum), il n’y a pas lieu de voir dans ces textes une parodie de la divination officielle. 31 Amp. 192, 196, 657, 690. 32 Ep.183-184, 343 (texte incertain), 381 ; Ps. 761-762. Cf. Pers. 606-607. 33 Aux passages déjà cités, ajouter As. 374 ; Aul. 447 ; Men. 1149 ; Merc. 274. 34 Voir par exemple As. 374 ; Aul. 447. Cf. l’emploi de auis en Cas. 616. 35 Cas. 86 (auspex) ; Pers. 607, 689 ; Ru. 717 ; St. 502 (auspicare) ; Cap. 766-767 (exauspicare, redauspicare). Ces deux derniers verbes ne paraissent pas être attestés ailleurs. Le passage est peu clair : le prisonnier semble se comparer à un magistrat qui prend les auspices pour sortir de la ville. 36 As. 263 ; St. 463 (augurium) ; Cis. 694 (augurare, au sens de « observer avec l’attention d’un augure ») ; As. 259 (inaugurare). 37 Chez Térence, le vocabulaire des auspices et augures est presque totalement absent. On trouve une seule fois auspicato, au sens de feliciter (And. 807). 38 Auxquelles s’ajoutent une occurrence d’ominari (Ru. 337) et une d’ominator (Amp. 722). Voir S. G. OLIPHANT, 1911-12 ; S. ROESCH, 2014, p. 53-58. 39 Amp. 722 ; Merc. 274 ; Most. 464 ; Ru. 337 (ominari). Sur le pouvoir de la parole (le mot peut créer la chose), voir aussi As. 39, 745 ; Aul. 787 ; Cas. 346 ; Ep. 548 ; Merc. 483-484. 40 Cas. 410 (vœu pour soi-même) ; Ep. 396-397 ; Pers. 736 (vœu pour autrui). 30

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seulement dans Casina, 510, qu’omen ne se réfère pas à un présage verbal. L’esclave Chalinus vient de surprendre une conversation entre ses adversaires. Connaissant leurs manigances, il est désormais certain de pouvoir triompher d’eux. Nostro omine it dies ; iam uicti uicimus. « Le jour avance avec un présage entre notre faveur ; nous étions vaincus, nous voici vainqueurs. »

Chalinus n’a pas à proprement parler reçu de présage. Comme le note S. Roesch (p. 58), c’est probablement le fait qu’il ait surpris les plans de ses adversaires qui constitue l’omen : cet événement permet d’anticiper favorablement l’avenir. La cléromancie, ou divination par voie de tirage au sort, ne tient guère de place chez Plaute41. Dans Casina ou les Tireurs de sort (Casina uel Sortientes), le tirage au sort ne relève pas à proprement parler de la divination ; son but est de décider qui, d’Olympion ou de Chalinus, épousera la jeune esclave Casina42. Les personnages soulignent volontiers le caractère religieux de ce procédé, qui est un moyen de consulter les dieux43. Il est à noter que l’intendant Olympion, pourtant désigné par le sort, n’épousera pas Casina ; son rival Chalinus, ne l’épousera pas non plus, car à la fin de la pièce on découvre qu’elle est de naissance libre : elle épousera donc le jeune maître. La clairvoyance divine n’est pas pour autant mise en question : le tirage au sort n’avait pas de valeur, puisque la véritable identité de Casina était méconnue. Quant à l’astrologie et aux astrologues, ils ne sont jamais mentionnés. Sans doute étaient-ils encore peu connus à Rome à l’époque de Plaute44. De plus les auteurs de la Nea, qui ont fourni à Plaute ses principaux modèles, sont antérieurs au grand développement de l’astrologie grecque. Nous en venons maintenant à la divination naturelle, qui comprend, selon Cicéron, les oracles, les vaticinations et les songes. On trouve chez Plaute une allusion, de caractère proverbial, à la véracité de l’oracle de Delphes ; elle est placée, de façon humoristique, dans la bouche de Pseudolus, le trompeur par excellence45. Le mot oraclum se rencontre une seule fois. Ménechme II simule la folie pour se débarrasser de la femme et du beau-père de son jumeau, Ménechme I. Il feint d’entendre la voix d’Apollon qui lui ordonne de brutaliser le vieillard et sa fille. […] Ecce, Apollo mihi ex oraclo imperat, Vt ego illic oculos exuram lampadis ardentibus.

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As. 905 peut faire allusion à la valeur divinatoire des osselets. Sur la scène de tirage au sort, voir J. C. B. LOWE, 2003, qui souligne son caractère romain. 43 Cas. 346, 383, 389-391, 396, 417-418. 44 Voir sur ce point ZS. HOFFMANN, 1985-88, p. 370. Quelques décennies après la mort de Plaute (184), les Chaldéens tiendront à Rome une place non négligeable : Caton (mort en 149) interdit au uilicus de les consulter (Agr. 5, 4), et en 139, selon Valère Maxime (I, 3, 3), ils furent expulsés de Rome et d’Italie. 45 Ps. 480. Comparer Térence, And. 698 ; Ménandre, L’Arbitrage, 797-798. Voir A. OTTO, 1890, p. 30. 42

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« Voici qu’Apollon, par un oracle, m’ordonne de lui brûler les yeux avec des torches ardentes46. »

L’oraclum, ici, est un ordre que Ménechme II prétend recevoir directement d’Apollon47. Pour ce qui est des vaticinations, Plaute mentionne une fois la Sibylle48, mais surtout il fait diverses allusions à une forme proprement romaine de divination inspirée, celle des harioli49. L’hariolatio relève clairement de la divination naturelle50. L’hariolus porte les cheveux longs51 et prophétise en état de transe. Dans le Truculentus, l’esclave Cyame compare à un hariolus le soldat amoureux de Phronésie, qui a été chassé par celle-ci. […] Me intuetur gemens. Traxit ex intimo uentre suspiritum. Hoc uide ; dentibus frendit, icit femur. Num, obsecro, nam hariolust, qui ipsus se uerberat ? « Il me regarde en gémissant. Il a tiré du fond de son ventre un soupir. Vois : il grince des dents, se frappe la cuisse. Dis-moi donc, je te prie : est-il prophète inspiré pour se battre lui-même52 ? »

Un passage des Ménechmes nous montre que la comédie latine mettait parfois en scène un hariolus et nous savons qu’une pièce de Naevius portait ce titre53. Les prophéties de l’hariolus sont généralement véridiques. C’est pourquoi le substantif hariolus et le verbe hariolari s’emploient à propos de quelqu’un qui dit la vérité, devine juste54. Dans le Poenulus (791), le leno Lycus déplore que les haruspices, qui lui ont annoncé des malheurs, aient été « clairvoyants », « bons prophètes » (harioli). Un tel emploi d’hariolus et hariolari est parfois ironique. Le vieillard Déménète, surpris par sa femme chez une courtisane, s’écrie Vae mihi (« Malheur à moi ») et sa femme répond ironiquement : Vera hariolare (« Tu devines juste »)55. L’information obtenue par hariolatio n’en est pas moins supposée vraie. 46

Men. 841-842. Selon Aulu-Gelle, III, 3, 7-8, Plaute aurait mentionné dans le Fretum un oracle d’Arretium (voir J. CHAMPEAUX, MEFRA 102, 1990, p. 292-293). 48 Ps. 25. 49 Plaute emploie 8 fois hariolari, 7 fois hariolus et 3 fois hariola. Sur les harioli, voir S. MONTERO, 1993a ; F. SANTANGELO, 2013, p. 150-168. 50 Voir Cicéron, Diu. I, 4 ; Att. VIII, 11, 3. 51 Ru. 377. 52 Truc. 599-602. À nos yeux, rien ne suggère que pour Plaute l’hariolus joue la comédie devant ses clients (contra, N. W. SLATER, 2000, p. 348). 53 Men. 76 ; Naevius, Fabulae, 21-26 Warmington (les quelques vers conservés ne permettent pas de dire si l’hariolus était ou non objet de moquerie). 54 Cas. 356 ; Most. 571 ; Poen. 791 ; Ru. 326 (hariolus) ; As. 579, 924 ; Cis. 746 ; Ru. 347 (hariolari, toujours à la 2e personne : hariolare). Voir M. K. GLICK, 1941, p. 115-117, pour qui ces emplois relèvent de « l’exagération familière ». On trouve des tournures équivalentes avec superstitiosus, « prophétique » (Amp. 323 ; Curc. 397), Calchas (Merc. 945), uates (Mil. 911). Cf. Ménandre, La Tondue, 371-372 (avec emploi du mot μάντις). 55 As. 924. Autres emplois qui paraissent ironiques : Most. 571 ; Ru. 347 ; Térence, Phorm. 492. Selon Charisius (p. 465, 5-6 Barwick), hariolari est parfois employé au sens de ματαιολογεῖν (« dire des sottises »). Ce sens péjoratif ne semble attesté ni chez Plaute ni chez Térence (voir C. KNAPP, 1907, p. 46-47 ; contra, K. LATTE, 1960, p. 268). 47

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Dernière forme de divination naturelle : les songes. Le théâtre de Plaute contient cinq récits de rêve56. Le leno Cappadox, du Curculio, a passé la nuit dans le temple d’Esculape (Asclépios), à Épidaure : il a vu le dieu en rêve, mais celui-ci était assis loin de lui et ne lui prêtait aucune attention57. Dans sa sottise, Cappadox ne comprend pas un message pourtant clair : le dieu se désintéresse d’un personnage méprisable et malhonnête. Il demande l’interprétation de son rêve à des ignorants qui se donnent pour savants : l’esclave Palinure, puis un cuisinier58. Plaute, ici, se moque du leno, et non pas de la pratique de l’incubation. Un fidèle d’Esculape ne sera pas choqué par la scène, mais en tirera la conclusion suivante : Esculape, dieu secourable, ne secourt pas les gens malhonnêtes. Deux autres rêves sont proches l’un de l’autre, celui de Démiphon dans le Mercator et celui de Démonès dans le Rudens59. Les deux vieillards voient en songe des animaux, dont on devine qu’ils représentent les personnages de la pièce : chèvres, singe, jeune bouc dans un cas ; singe et hirondelles dans l’autre. Comme ceux des fables, ces animaux présentent des traits humains. Ces deux rêves paraissent d’abord très mystérieux. Démonès comprend un plus tard le sens du sien, lorsqu’il a maille à partir avec le leno Labrax60. Quant à Démiphon, après avoir raconté son rêve, il en ébauche l’interprétation ; il a compris au moins un détail : l’une des chèvres représente la belle jeune fille qu’il a aperçue au port le matin même61. Dans la suite de la pièce, il n’est plus jamais question du rêve, mais son interprétation va être poursuivie par les spectateurs, qui vont le garder en mémoire et l’interpréter au fur et à mesure que l’action se déroule. Quant aux deux autres rêves, celui de Philocomasie dans le Miles gloriosus et celui prêté à Philolachès dans la Mostellaria, ce sont des rêves inventés, imaginés pour tromper62. Ils font partie de la ruse élaborée par un esclave trompeur. Celui-ci utilise le prestige du rêve pour donner plus de poids à un récit mensonger. Dans les deux cas, il s’agit de songes clairs, qui sont censés révéler directement soit le passé caché, soit le présent ignoré, soit encore l’avenir. Ainsi les rêves occupent une place importante dans le théâtre de Plaute, et leur valeur divinatoire n’y est jamais remise en question. Avec l’extispicine,

56

Voir J. COLLART, 1964, qui souligne le caractère parodique de ces passages. Cf. Ménandre, Dysc. 407-417 ; Alexis, fr. 274 Kassel-Austin. 57 Curc. 260-263. 58 L’interprétation du rêve se dit coniectura : Curc. 246 ; Ru. 612, 771. L’interprète est le coniector : Amp. 1128 ; Curc. 249 (cf. Poen. 444), au féminin coniectrix : Mil. 693. Interpréter un rêve se dit conicere somnium (Curc. 253). Sur ces termes, voir A. M. MISDOLEA, 2018. 59 Merc. 225-270 ; Ru. 593-612. Voir D. AVERNA, 1987 ; L. NADJO, 1990 ; R. RAFFAELLI, 2008. Il n’est guère possible de déterminer si les deux rêves remontent aux originaux grecs, ou si l’un des deux a été imaginé par Plaute à l’imitation de l’autre. Sur les différentes hypothèses formulées à ce sujet, voir L. NADJO, 1990, note 15. 60 Ru. 771-773. 61 Merc. 253-268. 62 Mil. 380-394 ; Most. 484-505. Voir G. GUASTELLA, 2003.

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les auspices, les omina et l’art des harioli, ils font partie des formes de divination que Plaute évoque le plus volontiers63. Nous allons maintenant nous interroger sur l’attitude de Plaute à l’égard de la divination. Pour Zs. Hoffmann, nous l’avons vu, Plaute se montre hostile à la divination privée, aux nombreux devins qui, moyennant finance, offraient leurs services aux Romains de son temps. Elle s’appuie sur quelques passages que nous n’avons pas encore cités. À la fin d’Amphitryon, compte tenu des faits prodigieux qui se sont passés dans sa maison, le personnage éponyme décide de faire venir Tirésias et de le consulter sur ce qu’il convient de faire64. C’est alors qu’apparaît Jupiter, annoncé par un violent coup de tonnerre. Bono animo es ; adsum auxilio, Amphitruo, tibi et tuis. Nihil est quod timeas. Hariolos, haruspices Mitte omnis : quae futura et quae facta eloquar, Multo adeo melius quam illi, quom sum Iuppiter. « Sois tranquille ; je viens vous apporter mon aide, Amphitryon, à toi et aux tiens. Tu n’as aucune crainte à avoir. Devins, haruspices, laisse-les tous : ce qui va arriver, ce qui est arrivé, je vais te le révéler, beaucoup mieux qu’eux, car je suis Jupiter65. »

Pour Zs. Hoffmann (p. 372), il est vraisemblable que Jupiter exprime ici la pensée de Plaute : on n’a nul besoin des devins, ceux-ci doivent être renvoyés. Cependant il faut tenir compte du contexte : les circonstances sont exceptionnelles. C’est parce que Jupiter est présent que le recours aux devins est inutile. Cela ne veut pas dire qu’on n’ait pas besoin d’eux dans les circonstances ordinaires de la vie. Dans le Miles gloriosus, le vieillard Périplectomène explique pourquoi il n’a jamais voulu se marier. Selon lui, il est impossible de trouver une bonne épouse, soucieuse du bien-être de son mari ; les femmes tiennent habituellement ce genre de propos : […] da, mi uir, Calendis meam qui matrem munerem ; Da qui faciam condita ; da quod dem Quinquatribus Praecantrici, coniectrici, hariolae atque haruspicae ; Flagitiumst si nil mittetur, quae supercilio spicit. « Donne-moi, mon cher mari, de quoi remettre un cadeau à ma mère pour les Calendes ; donne-moi de quoi faire des assaisonnements ; donne-moi de quoi donner, pour les Quinquatries, à la conjureuse de sorts, à celle qui interprète les

63

Plaute fait, en outre, de fréquentes allusions à la divination « palmique », qui observe les tressaillements et démangeaisons du corps humain (ainsi la démangeaison des épaules, qui est présage de coups). Voir Amp. 295 ; As. 289, 315-316 ; Mil. 34, 397 ; Pers. 32a ; Poen. 1315 ; Ps. 106-107. Cf. Amp. 323 ; Bac. 596, 1193. Cas. 815 fait allusion aux présages liés au seuil. Cicéron néglige ces formes populaires de divination dans son traité (voir Diu. II, 84). 64 Amp. 1128 et 1145 sont les seules mentions de Tirésias. Pour Calchas, voir Men. 748 ; Merc. 945. 65 Amp. 1131-1134 (traduction C. GUITTARD).

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songes, à la devineresse et à la femme haruspice ; ce sera un scandale si l’on n’envoie rien à celle qui lit dans les sourcils66. »

Periplectomène est sans doute peu favorable à ces devineresses, dont il suggère la cupidité. Cependant nous ne savons pas ce qu’il pense de leurs pendants masculins, et il est clair que sa cible principale n’est pas la divination, mais le caractère dépensier qu’il attribue aux femmes en général. Il est d’ailleurs peu probable que Plaute et son public approuvent sans réserve ce vieillard qui vit à la manière d’un adulescens ; on ne peut donc pas faire de lui, purement et simplement, le porte-parole de l’auteur. Zs. Hoffmann (p. 374) s’appuie également sur les passages du Poenulus où le leno Lycus critique les haruspices : selon elle, Plaute était vraisemblablement de son avis. Mais nous avons vu que la pièce illustre, en réalité, la clairvoyance des haruspices : l’auteur ne partage donc pas le point de vue de son personnage. De son côté, N. W. Slater constate le respect que Plaute manifeste dans le Poenulus à l’égard des haruspices, mais, selon lui, le dramaturge se montre moqueur et critique envers les harioli. À l’appui de sa thèse, il invoque d’abord les passages où hariolus et hariolari sont employés au figuré, à propos de quelqu’un qui « dit la vérité » ; pour lui, le véritable sens de ces tournures serait en fait : Any fool can see that (p. 346). Il est vrai qu’hariolus et hariolari sont parfois employés de façon ironique, mais l’ironie n’est pas certaine dans tous les cas. C’est toujours l’idée de « dire le vrai » qui domine. Et surtout il faut tenir compte de Poenulus, 791, que nous avons déjà cité : Eheu ! quom ego habui hariolos haruspices.

L’haruspice, quand il dit vrai, mérite d’être qualifié d’hariolus ! Ici le terme ne peut évidemment pas être péjoratif. N. W. Slater (p. 347) mentionne aussi Ménechmes, 75-76 : la compagnie dans laquelle figure l’hariolus suggérerait qu’il était objet de moquerie. Le passage évoque les différents rôles qu’un acteur comique peut incarner. Modo hic agitat leno, modo adulescens, modo senex, Pauper, mendicus, rex, parasitus, hariolus. « Tantôt celui-ci joue un marchand de filles, tantôt un jeune homme, tantôt un vieillard, un pauvre, un mendiant, un roi, un parasite, un devin. »

L’hariolus voisine avec le leno et le parasite, mais également avec le jeune homme, le vieillard, le rex67, qui ne sont pas systématiquement objet de moquerie : on peut supposer qu’il était dans le même cas.

66

Mil. 691-695. Sur ce passage, voir A. TRAILL, 2004 : pour des raisons à la fois stylistiques et historiques, celle-ci conclut qu’haruspica et peut-être coniectrix sont des créations plaisantes de Plaute, tandis que praecantrix et peut-être hariola correspondent à des professions réellement exercées par des femmes. Sur la haruspica, voir dans le même sens S. MONTERO, 1994, p. 50. Selon S. MONTERO, 1993b (et 1994, p. 147), le vers 694 suggère que dès cette époque étaient présents à Rome des metoposcopi (devins utilisant la physiognomonie). 67 Le rex est probablement à comprendre comme le protecteur, le patron du parasite : voir As. 919 ; Cap. 92 ; Men. 902 ; St. 455 ; Térence, Phorm. 70, 338.

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Il est vrai que dans un passage du Rudens le jugement porté sur les harioli peut apparaître négatif. Le pêcheur Gripus et l’esclave Trachalion se querellent au sujet d’une valise que Gripus a pêchée dans la mer. Cette valise contient une petite corbeille de jonc dans laquelle se trouvent des objets qui devraient permettre à la jeune Palestra, aimée par le maître de Trachalion, de retrouver ses parents. Gripus et Trachalion ont pris pour arbitre le vieil Athénien Démonès. Pour prouver que la corbeille est bien à elle, Palestra propose d’en décrire le contenu sans le voir. Démonès accepte cette proposition, mais Gripus proteste : Quid, si ista aut superstitiosa aut hariolast, atque omnia, Quidquid insit, uera dicet ? Idne habebit hariola ? « Mais si elle est prophétesse ou devineresse et si elle dit exactement tout ce qu’il y a à l’intérieur ? Aura-t-elle la corbeille grâce à la divination ? »

Démonès lui répond : Non feret, nisi uera dicet : nequiquam hariolatur. « Elle ne l’obtiendra que si elle dit vrai : c’est en vain qu’elle devinera68. »

Gripus et Démonès sont donc en désaccord sur ce que peut faire une hariola. Pour Gripus, l’hariola peut décrire le contenu de la corbeille sans l’avoir jamais vu de ses yeux ; pour Démonès, elle n’a pas ce pouvoir (ce qui ne veut pas dire qu’elle n’ait aucun pouvoir). En fait Démonès est très probablement convaincu du bon droit et de la sincérité de la jeune fille (qui va se révéler être sa fille) : il a compris que la corbeille est vraiment à elle, que Gripus s’inquiète à tort, et ses propos ont surtout pour but de le rassurer. En dépit de ce passage, nous pouvons donc conclure que, dans l’ensemble, Plaute donne une image favorable de l’art des harioli69 comme des autres formes de divination. Ainsi le théâtre de Plaute reflète non pas l’hostilité et la défiance des autorités romaines à l’égard de la divination privée, mais le respect et la confiance que, dans sa majorité, le peuple romain devait témoigner aux professionnels de la mantique.

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Ru. 1139-1141 (au vers 1140 nous adoptons la correction de l’édition Lindsay, Oxford, 1905). Chez Plaute, le superstitiosus est celui qui connaît le présent caché (Rudens) ou le passé caché (Amp. 323 ; Curc. 397). 69 Voir en ce sens A. TRAILL, 2004, p. 125-126.

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B. DUNSCH, 2009 : BORIS DUNSCH, « Religion in der römischen Komödie : Einige programmatische Überlegungen », dans Römische Religion im historischen Wandel, éd. A. Bendlin et J. Rüpke, Stuttgart, 2009, p. 1756. C. GALLINI, 1970 : CLARA GALLINI, Protesta e integrazione nella Roma antica, Bari, 1970. M. K. GLICK, 1941 : MARY K. GLICK, Studies in Colloquial Exaggeration in Roman Comedy, Diss. Chicago, 1941. G. GUASTELLA, 2003 : GIANNI GUASTELLA, « Non vidi eam… etsi vidi : sogni e menzogne nel Miles Gloriosus », Dioniso, n. s. 2, 2003, p. 44-59. C. B. GULICK, 1896 : CHARLES B. GULICK, « Omens and Augury in Plautus », HSPh 7, 1896, p. 235-247. J. A. HANSON, 1959 : JOHN A. HANSON, « Plautus as a Source Book for Roman Religion », TAPhA 90, 1959, p. 48-101 (p. 79-80). ZS. HOFFMANN, 1985-88 : ZSUZSANNA HOFFMANN, « Wahrsager und Wahrsagung bei Plautus », AAntHung 31, 1985-88, p. 367-379. C. KNAPP, 1907 : CHARLES KNAPP, « Notes on Terence », CR 21, 1907, p. 45-47. K. LATTE, 1960 : KURT LATTE, Römische Religionsgeschichte, Munich, 1960. J. C. B. LOWE, 2003 : J. C. B. LOWE, « The Lot-drawing Scene of Plautus’ Casina », CQ 53, 2003, p. 175-183. A. M. MISDOLEA, 2018 : ANA MARIA MISDOLEA, « Coniectura, conicere et coniector dans le théâtre républicain », dans Diuina studia. Mélanges de religion et de philosophie anciennes, éd. É. Gavoille et S. Roesch, Bordeaux, 2018, p. 29-41. S. MONTERO, 1993a : SANTIAGO MONTERO, « Mántica inspirada y demonologia : los Harioli », AC 62, 1993, p. 115-129. S. MONTERO, 1993b : SANTIAGO MONTERO, « Plauto, Mil. 694 y los primeros metoposcopi latinos », Dioniso 63, 1993, p. 77-82. S. MONTERO HERRERO, 1994 : SANTIAGO MONTERO HERRERO, Diosas y adivinas. Mujer y adivinación en la Roma antigua, Madrid, 1994. L. NADJO, 1990 : LEON NADJO, « Comédie et rhétorique. À propos d’une scène de Plaute, Mercator, 225-271 », CEA 23, 1990, p. 425-434 (= L. NADJO, Du latin au français d’Afrique noire, éd. F. Guillaumont et D. Roussel, Collection Kubaba, Paris, 2010, p. 57-66). S. G. OLIPHANT, 1911-12 : SAMUEL G. OLIPHANT, « The Use of Omen in Plautus and Terence », Classical Journal, 7, 1911-1912, p. 165-173. A. OTTO, 1890 : A. OTTO, Die Sprichwörter und sprichwörtlichen Redensarten der Römer, Leipzig, 1890. R. RAFFAELLI, 2008 : RENATO RAFFAELLI, « Sogni letterari e sogni teatrali », dans Lecturae Plautinae Sarsinates XI, Mercator, éd. R. Raffaelli et A. Tontini, Urbino, 2008, p. 59-81. E. RIESS, 1941 : ERNST RIESS, « Notes on Plautus », CQ 35, 1941, p. 150162. S. ROESCH, 2014 : SOPHIE ROESCH, « Omen, un présage oral ? », dans La divination dans la Rome antique. Études lexicales, éd. F. Guillaumont et S. Roesch, Collection Kubaba, Paris, 2014, p. 49-83. 107

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Roman Isis Patricia A. Johnston Brandeis University

Introduction In 45 CE, the emperor Claudius founded a colony in the Roman province of Pannonia Superior (now Hungary), close to the Amber Road trade route, which became the town of Savaria (modern Szombathely). This was the oldest recorded city in Hungary (Colonia Claudia Savariensum, “Claudius’ Colony of Savarians”) and the capital of the province. The city had an imperial residence, a public bath and an amphitheater. A Temple of Isis was subsequently constructed there (outside the pomerium); the remains of the one constructed there in 188 CE was discovered in 1958; this Iseum had been expanded into a large complex which survived until the fourth century. Early in the fourth century, The Emperor Constantine the Great visited Savaria several times. He ended the persecution of Christians, which previously claimed the lives of many people in the area, including Bishop St. Quirinus and St. Rutilus. The emperor re-organized the colonies and made Savaria the capital of the province Pannonia Prima. This era was the height of prosperity for Savaria: its population grew, and new buildings were erected, among them theatres and churches. St. Martin of Tours was born here. In 391 CE, when pagan cults in the Empire were ended by Theodosius, the cult of Isis was also ended across the Roman Empire, although there is evidence that the temple at Szombathely stayed in use until the mid-fifth century, after an earthquake destroyed the buildings.1 This site was uncovered, beginning in 1958, and the site has since been redeveloped as an Archaeological Park tourist site, including the rebuilding of the temple and its façade.2 The city also had an imperial residence, a public bath, and an amphitheater. In 2008, remains of a Mithraeum were also discovered there. In June 2017, the annual Symposium Classicum Peregrinum assembled in Szombathely to discuss the “Egyptian and Eastern Cults in the Roman 1 After the death of Emperor Valentinian III, the Huns invaded Pannonia. Attila’s armies occupied Savaria between 441 and 445. The city was destroyed by an earthquake in 456. 2 Cf. Andrew Pegler, Watford, https://productforums.google.com/forum/#!topic/gec-historyillustrated/vJVnyGg6nPE.

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Empire.”3 The Temple of Isis was a main interest for this symposium. As it turned out, the second day of the meeting was also international “Bloomsday” - in James Joyce’s fictional novel, Ulysses, the father of Leopold Bloom, his Jewish Irish protagonist, was from Szombathely. Every year, since 1954, Bloomsday, which is set on 16 June 1904, has been celebrated in numerous cities around the world, as a commemoration and celebration of the life of the Irish writer James Joyce. Bloomsday has also been celebrated since 1994 in the Hungarian town of Szombathely, in recognition of its ties to Joyce’s character, Leopold Bloom. There the event is usually centered in the town square (which has a statue of Joyce looking into the center from a side door) and on the remnants of this Roman temple of Isis.

History of the Cult of Isis at Rome4 The first evidence of the cult of Isis at Rome was when an Isiac guild of Pastophori was brought to Rome at the beginning of the 1st century BC, during the dictatorship of Sulla. In 58 BC altars to Isis on the Capitoline were destroyed by the consuls Piso and Gabinus, but when the Senate voted to destroy the Iseum and the Serapeum, no workmen had the courage to damage the sacred structures, so in 50 BC “the consul L. Aemilius Paulus… took off his toga, seized an ax, and drove it through the temple doors.”5 In 43 BC, after the assassination of Julius Caesar, the triumvirate Octavian, Antony, and Lepidus decreed that a new temple should be built for Sarapis and Isis (Dio Cass. 47.15), but when Octavian became Augustus Caesar, he refused to have Egyptian shrines within the sacred central pomerium (18 BC), and in 11 BC he again forbade the cults to be practiced anywhere in the suburbs less than a mile from the center of Rome. His hostility is thought to be a part of his program to restore traditional Roman Religion, yet at that time Augustus was being portrayed as the Beloved of Isis and Ptah (the demiurge of Memphis, god of craftsmen), offering Ptah such gifts as wine and Myrrh.6 Ovid’s tale of Io, whom Juno turns into a heifer, and when she has finally reached the river Nile, changes into Isis,7 is an interesting comment on Augustus’ attempts to banish the cult from Rome. As W. S Anderson observes, Isis and the throngs of priests attending Isis, who stood out because of their attire, made an enormous impression on Roman women in Ovid.

3

The meeting took place June 15-18, 2017, in Szombathely and also in Sophron/ Scarbantia, Hungary, and was organized by Patricia A. Johnston, Attilio Mastrocinque, and László Takács. 4 Cf. SAROLTA A. TAKACS, Isis and Sarapis in the Roman World, 1995, Brill, Leiden, p. 127129, for a concise summary of Isis at Rome under the Principate. 5 Valerius Maximus, Facta et Dicta Memorabilia, 1.3.3. 6 R. E. WITT, Isis in the Graeco-Roman World, Thames and Hudson, London, 1971, p. 223; 50 BC: citing Val. Max. Men. 1.4; 43 BC: citing Dio Cass. 47.15. 7 Ovid. Metam. I.588–747, especially lines 728-750; cf. W. S. ANDERSON, Ovid’s Metamorphoses, Books 1-5, University Oklahoma Press, Norman, 1997, p. 221.

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Tiberius curbed the Egyptian rites in the capital by making those who practiced them burn the robes and other religious appurtenances (Suet., Tib. 36), but he was depicted in CE 23 sacrificing to Hathor, Horus and Isis, but in the following years he threw the statue of Isis into the Tiber after a Roman (Mundus) masqueraded as a priest of Anubis. It seems fairly clear that Isis and the figures associated with her, while causing unease and even hostility in the late Republic and early Empire, was nevertheless appreciated by women and by the less powerful at Rome. This influence is negatively reflected in Catullus 10 (Catullus, ~ 87-54 BC), and to some extent also in Propertius, Tibullus and Ovid. Catullus only names Sarapis in this poem: Hic illa, ut decuit cinaediorem, “Quaeso” inquit, “mihi, mi Catulle, paulum istos commoda: nam volo ad Sarapim deferri.” “Mane”, inquii puellae, “Istud quod modo dixeram, me habere fugit me ratio: meus sodalis Cinna est Gaius; is sibi paravit”. (Cat. 10.24-30) (At this point, as befits the saucy jade she was, she said, “Aid me a little, Catullus: for I want these things to be conveyed to the temple of Serapis.” “Whoa,” I said to the girl, that (litter) I just now said I had, I was not thinking: it belongs to my friend Gaius Cinna: he prepared it for himself.)

As Merrill observes, on line 3 (volo ad Sarapim / deferri),8 “Sarapis was first identical with Osiris, and later, as here, was connected in worship with Isis. In 58 BC, just “two years before Catullus 10 was written, the worship of Egyptian divinites had been banished outside of the city walls, although the temples of Isis and Serapis were still on the Campus Martius, and were much frequented by the lower classes. Courtesans especially flocked to Isis, and invalids to Sarapis, whose priests were believed to have powers of healing; Sarapis here, however may stand for both Isis and Sarapis.”

In Catullus’ passage, the courtesan asks him for a litter to carry her goods to the temple, but Catullus begs off, saying the carriage is already reserved for Cinna Gaius. The context of the poem is scornful not only of the courtesan but also of her desire to bring offerings to Sarapis/Isis, although, as in the works of Tibullus, Propertius, and Ovid, the poet allows that this courtesan is among his circle of associates. This scornfulness and hostility to Isis and her associates is consistent with Augustus’s behavior in the following decades. This scorn was of course transferred to the Egyptian queen, Cleopatra (and thereby Antony), especially after Octavian’s victory at Actium, as reflected in Horace’s Ode I.37 (Nunc est Bibendum….) and Vergil’s Aeneid 8, where he is describing

8

E. T. MERRILL, Catullus, Ginn, Boston, 1893, ad 10.26.

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Augustus leading the Italian forces against Antony and Cleopatra in the battle of Actium: Hinc Augustus agens italos in proelia Caesar cum patribus populoque, penatibus et magnis dis… Hinc ope barbarica variisque Antonius armis, victor ab aurorae populis et litore rubro, Aegyptum virisque orientis et ultima secum Bactra vehit, sequiturque (nefas) Aegyptia coniunx. …. Regina in mediis patrio vocat agmina sistro, necdum etiam geminos a terga respicit anguis. Omnigenumque deum monstra et latrator Anubis contra Neptunum et Venerem contraque Minervam tela tenant….. Actius haec cernens arcum intendebat Apollo desuper: omnis eo terrore Aegyptus et Indi, omnis Arabs, omnis vertebant terga Sabaei. (Verg., Aen. 8.678-679; 685-688; 696-700, 705-706) (From here, Augustus Caesar was leading italians into battle, endorsed by the senate, the people, and the penates and also by the great gods…..On the other side is Antony with his foreign wealth and varied troops, victor over the peoples and shore of the red sea; Bactrians and Egyptians and his wicked Egyptian spouse follow… The queen in their midst summons her troops with her native sistrum, nor does she glance back at the twin serpents behind her. Monstrous gods of every form and barking Anubis hurl weapons at Neptune and Venus and at the goddess Minerva… Actian Apollo watches and aims his bow from above. Every Egyptian and Indian, every Sabaean and Arab is turning away in terrified flight.)

Here the Egyptians, their gods and their cohorts are roundly defeated, although Vergil does allow the same sort of admiration for Cleopatra herself (Regina in mediis patrio vocat agmina sistro/, necdum etiam geminos a terga respicit anguis, Aen. 8.696-697), as of course does Horace: Fatale monstrum: quae generosius perire quaerens nec muliebriter expavit ensem nec latentes classe cita reparavit oras, ausa et iacentem visere regiam voltu sereno, fortis et asperas tractare serpentes, ut atrum

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corpore combiberet venenum, deliberata morte ferocior saevis Liburnis scilicet invidens privata deduci superbo non humilis mulier triumpho. (Horace, Odes I.37.21-32) (Deadly portent/ monster, who, anxious to perish more nobly, not like a woman, neither grew pale at the sight of a sword nor set sail in a swift fleet for hidden shores. She even dared to behold her fallen palace/court without emotion, brave enough even to handle deadly serpents in order to drink with her body their black poison. Now more fierce and determined to die, clearly scorning to be led in a proud triumphal march by savage Libernians, no humble person was she.)

As Camps observes,9 Propertius III.11.29-72 is also rich with echoes of Vergil’s focus on Antony and Cleopatra (Aen. 8.678-706). Egypt is the setting for so many of Rome’s misfortunes: noxia Alexandria, dolis aptissima tellus, / et totiens nostro Memphi cruenta malo, / (Propertius III.11.33-34): “Egypt (Alexandria, Memphis) is a land most suited to guile (dolis) and so often to our misfortune.” “The prostitute queen of lecherous Canopus” (incesti meretrix regina Canopi, 39), dared to oppose her barking Anubis to our Jupiter (ausa Iovi nostro latrantem opponere Anubim, 41) “and to compel the Tiber to bear the threats of the Nile and to cast aside the Roman trumpet with her clattering sistrum” (et Tiberim Nili cogere ferre minas, / Romanamque tubam crepitanti pellere sistro, III.11.42-43). Yet Vergil does not yet exhibit such hostility to Egypt earlier, in his Georgics IV, where he sings of the “immortal race of bees,” whom he associates with Egypt, and their faithful support of their “king”: At genus immortale manet, multosque per annos stat fortuna domus, et avi numerantur avorum. praeterea regem non sic Aegyptus et ingens Lydia nec populi Parthorum aut Medus Hydaspes observant. rege incolumi mens omnibus una est; amisso rupere fidem, constructaque mella diripuere ipsae et cratis solver favorum. Ille operum custos, illum admirantur et omnes circumstant fremitu denso stipantque frequentes, et saepe atollunt umeris et corpora bello obiectant pulchramque petunt per vulnera mortem. (Verg., Geo. IV.208-218)

9

W. A. CAMPS, Propertius Elegies Book III, University Press, Cambridge, 1966, 107 ad 2972.

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(Yet the race survives, immortal, and through many years the fortune of the house stands, and we can count grandfathers of grandfathers. Moreover neither Egypt or huge Lydia nor the Parthan peoples nor the Hydaspean Medes revere their kings in this way: as long as their king is safe, they are of one mind; if he is lost, they have been known to destroy the hive and the honeycombs they have constructed. He keeps guard of their work, and they all admire him and surround him with a close-packed buzzing and crowding, and often they bear him on their shoulders, and they expose their own bodies to war and seek a proud death through their wounds.)

Later, as he is presenting the background for Aristaeus’ method of recovering a lost hive, Vergil reveals that Egypt, in fact, is one of the places where art of bee-keeping first arose, as well as the method for renewing a lost hive: Nam qua Pellaei gens fortunata Canopi accolit effuso stagnantem flumine Nilum et circum pictis vehitur sua rura phaselis, quaque pharetratae vicinia Persidis urget, et diversa ruens septem discurrit in ora usque coloratis amnis devexus ab Indis et viridem Aegyptum nigra fecundat harena, omnis in hac certam regio iacit arte salutem. (Verg., Geo IV.287-94) (Where the blessed race of Canopan Pellaei lies on the over-flowing Nile, and is conveyed around its fields in painted skiffs, and where the lands of quivered Persia press its edges as it exits through seven diverse mouths, carried all the way from sunburnt India, and with its black sand makes Egypt fruitful, and through this gift brings reliable good fortune to all this region.)

Here Vergil speaks with definite approval of Egypt. Augustus’ hostility to Isis and her followers was apparently taken up by Vergil and Horace only after the conflict with Antony and Cleopatra, which culminated at Actium (31 BC). Like Catullus, the other elegiac poets also made less than favorable references to Isis and her circle, but they are much more ambiguous than in Catullus. Tibullus, Propertius, and Ovid, while implying that same, certain low-class station for the women associated with her, do not completely disdain the actual association with them, and, if anything, are open to appreciating the positive aspects of this goddess, at least out of respect for their mistresses who revere the goddess. In Tibullus I.3, the poet presents himself as stranded by illness in a foreign country (“Phaeacia,” I.3.3, suggesting the mythical island where Odysseus was stranded in the Odyssey, and was aided by Nausicaa). Delia is not there to help him, although Tibullus acknowledges that although he has relied in vain on Roman gods to help him, and his Delia has prayed to Isis, the goddess, in her role as a goddess of healing, has acted in his behalf, and now he, too, is making such a prayer, which he hopes will enable him in the future to also pray to his own gods (Lares and Penates):

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Quid tua nunc Isis mihi, Delia, quid mihi prosunt illa tua totiens aera repulsa manu, quidve, pie dum sacra colis, pureque lavari te – memini – et puro secubuisse toro? Nunc, dea, nunc succurre mihi – nam posse mederi picta docet templis multa tabella tuis –, ut mea votivas persolvens Delia voces ante sacras lino tecta fores sedeat bisque die resoluta comas tibi dicere laudes Insignis turba debeat in Pharia. At mihi contingat patrios celebrare Penates reddereque antique menstrua tura Lari. (Tibullus I.3.23-34) (What use is your Isis to me now, Delia, what use the bronze (the sistrum) that you rattled so often in your hand, or, while you worshipped with holy rite, I remember, your bathing in pure water, sleeping in a pure bed? Now, goddess, help me now (since the many pictures in your temples witness that you can heal) so my Delia fulfilling her midnight vows might sit before your sacred doors, shrouded in linen and twice a day be bound to speak your praise, conspicuous with her loosened hair among the Pharian crowd.10 But may I yet stand many times before the shrine of my ancestral Penates and offer incense, as the months come round, to my home, my ancestral Lar.)

While Tibullus here implies that Isis is not an effective healer, yet he prays for her aid in recovering, ironically, in the hope that the end result will be that he will then return home to worship his own Roman gods (Penates, Lar). He then follows up with the glory of the Saturnian/ Golden Age. This suggests a certain ambivalence in Tibullus between the two types of deities and religious traditions, which is again consistent with the poets approving their lovers’ associations with Isis (and other exotic deities), while yet maintaining (or asserting their maintenance in) their solid “Roman” affiliations. Ovid, by contrast, does believe in Isis’ healing powers. In Amores II.xiii (and also in II.ii) he fervently prays to Isis to protect his mistress, Corinna, who is in labor, Isi, Paraetonium genialiaque arva Canopi quae colis et Memphin palmiferamque Pharon, quaque celer Nilus lato delapsus in alveo per septem portus in maris exit aquas, per tua sistra precor, per Anubidis ora verendi – sic tua sacra pius semper Osiris amet, pigraque labatur circa donaria serpens, 10

Pharos was the Lighthouse at Alexandria.

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et comes in pompa corniger Apis eat! Huc adhibe vultus, et in una parce duobus! nam vitam dominae tu dabis, illa mihi. Saepe tibi sedit certis operata diebus, qua cingit laurus Gallica turma tuas. Tuque laborantes utero miserata puellas, quarum tarda latens corpora tendit onus, lenis ades precibusque meis fave, Ilithyia! (Ovid., Amores II.xiii.7-21) (“Isis, you who inhabit the Paraetonium and genial plains of Canopus and palmbearing Memphis, where the swift Nile, having settled in a broad hollow/belly (alveo), exits through seven harbors into the waters of Ocean, by your sistra I implore, by the faces of terrifying (verendi) Anubis. – So may pious Osiris love your rites, and as it flows (serpens) around your rich gifts and may horned Apis proceed as your companion in a parade! Bring here your visage (vultus) and in (sparing) one (una), spare two (people) For you will give life to (my) mistress, and she will give life to me (mihi). Often she has sat in reverence for you (tibi) on fixed days, where a Gallic band/troop (Gallica turma) girds your laurels. And so, may she who has pitied girls laboring in the pangs of birth, whose hidden (latens) burden distends their slowfuntioning bodies (tarda corpora), be present, gently, and be favorable to my prayers, Ilithyia.)

In his prayer to Isis, although we may presume he is sincere, Ovid nonetheless cannot resist cleverly playing with the terminology. The imagery of the river Nile ‘settling in a broad belly’ (delapsus in alveo, II.xiii.9) anticipates the tarda latens corpora of Corinna as she struggles to give birth, and comparing the Nile to a serpent flowing through seven outlets (per septem portus in maris exit aquas, II.xiii.10) is a curious suggestion of the final act of birth facing Corinna. But the point of this passage is that Ovid seems to show more respect than scorn for Isis, as compared to Tibullus, and especially more so than Catullus. In Metamorphoses 9.681-97, when Ovid tells the story of Iphis and Ianthe, his account seems less ambiguous about Isis. In this account, according to Ovid, before Iphis was born, her father told her mother, Telethusa, that he would have to have the child killed if it was not a boy because he was too poor to support a daughter. And so Telethusa, about to give birth (Telethusa…iamque ferendo, vix erat illa gravem mature pondere ventrem, 9.682-683), prayed to Isis, who appeared to her in a dream: ….Telethusa… …iamque ferendo vix erat illa gravem mature pondere ventrem, cum medio noctis spatio sub imagine somni Inachis ante torum pompa comitata sacrorum aut stetit aut visa est: inerrant lunaria fronti cornua cum spicis nitido flaventibus auro et regale decus; cum qua latrator Anubis

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sanctaque Bubastis variusque coloribus Apis, quique permit vocem digitoque silentia suadet; sistraque errant, numquamque satis quaesitus Osiris plenaque somniferis serpens peregrina venenis. Tum velut excussam somno et manifesta videntem sic adfata dea est: “pars o Telethusa mearum, pone graves curas mandataque falle mariti; nec dubites, cum te partu Lucina levarit, tollere, quidquid erit! Dea sum auxiliaris opemque exorata fero, nec te coulisse quereris ingratum numen.” monuit thalamoque recessit. (Ovid., Metam. 9.682-701) (Inachus’ daughter, with all her train of votaries, stood…before her bed. The horns of the moon shone bright on her head and ears of corn were golden bright in color, all her grace was royal: with her came the dog Anubis, Holy Bubastis, and the mottled Apis Harpocrates, the Silencer, with finger ever on the lips; there were the sacred rattles, the Egyptian asps, the god of the quest, Osiris. The mother was awakened, saw all of them plainly, and the goddess was speaking: “Telethusa, one of my own, be comforted: do not obey your husband, and do not scruple, when the child is born, to save it, boy or girl. I am a goddess, helper of those in need, and you will never have reason to complain of thankless worship.”)

After Isis departed, Telethusa, happy, arose, raised her hands to heaven’s stars, and prayed for fulfillment for her vision. When the child, Iphis—a daughter—was born, Telethusa carefully concealed her gender, dressing her as a boy. When Iphis became thirteen years old, the father of Ianthe, who was of the same age (par aetas, par forma fuit, 9.718) promised Ianthe in marriage to Iphis. The two young people were mutually attracted, although Ianthe believed Iphis was male, and they grew up, in mutual love, and the parents arranged a wedding. When they are about to be wed, Iphis’s mother, having successfully disguised her daughter’s gender from birth in order to prevent her father from killing her, worried as the wedding day approached, and again she prayed at the altar to Isis, weeping emotionally, and again Isis responded: Visa dea est movisse suas (et moverat) aras, et templi tremuere fores, imitataque lunam cornua fulserunt, crepuitque sonabile sistrum. Non secura quidem, fausto tamen omine laeta mater abit templo. sequitur comes Iphis euntem, quam solita est, maiore gradu, nec candor in ore permanet, et vires augentur, et acrior ipse est vultus, et incomptis brevior mensura capillis, plusque vigoris adest, habuit quam femina. Nam quae femina nuper eras, puer es! Date munera templis, nec timida gaudete fide! Dant munera templis,

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addunt et titulum: titulus breve carmen habebat: DONA PUER SOLVIT QUAE FEMINA VOVERAT IPHIS. Postera lux radiis latum patefecerat orbem, cum Venus et Iuno sociosque Hymenaeus ad ignes conveniunt, potiturque sua puer Iphis Ianthe. (Ovid., Metam. 9.782-797) the goddess seemed to cause the altar to tremble, the doors of the temple seemed to shake, and her moon-shaped horns were flashing, and the sistrum rattling. The mother left the temple, cheered a little, if not entirely reassured. Iphis was walking beside her, in her usual way,but taking, somehow, longer steps that usual, with a face not quite as shining, and she looked stronger, the features not as soft, and the hair shorter, the vigor was more than what is becoming to a woman. She was not woman now, but a young bridegroom! Bring offerings to the temples, bring them quickly, Rejoice, be unafraid! They made their offerings, adding a brief inscription, in one verse only: “THE MAN HAS BROUGHT THE GIFTS WHICH THE WOMAN PROMISED.” And the next dawn’s light brightened the whole world, as Venus and Juno and Hymen came together to the marriage-fires, and Iphis had Ianthe.”

Ovid’s ambivalence toward Isis and her cult, as I have said, is markedly different from the other elegiac poets, and indeed in the story of Iphis and Ianthe he seems to show a certain admiration and respect for the goddess. Such ambivalence toward “mystery” cults and eastern deities is also seen increasingly in the emperors after Tiberius. Gaius Caligula fostered the practice of deifying the emperor, but also elevated the mysteries, as reflected in his having linked his deification to a ritual that has been shown to be Isiac in character. On the Palatine he built a Palace of Isis, and then married his own sister, Drusilla, as Isis had married her own brother. Gaius was the first to give state recognition to the Isiac cult. He even had an Egyptian Obelisk brought to Italy.11 Claudius attempted “to transplant the Eleusinian Mysteries from Attica to Rome.” By this time, Isis had become closely linked with Demeter, so it is assumed that he “was more tolerant of Isiacs than he was of Druids. (Although the temple of Isis at Savaria/Szombathely was not built until a century after Claudius founded this city, the first colony in Hungary, his support of this cult suggests that there may be a distant connection.) As Witt writes, “offerings to Isis were made by people of importance during his reign…and a priest of Isis dedicated a marble table for the Empress Agrippina.” Nero, however, although interested in the Eleusinian mysteries, was rude to exotic cults in general.12 Tacitus (56-120 CE), in the fourth book of his Histories (IV.81-83), writes that Vespasian, the year after he was declared Emperor (69 CE), visited the Temple of Serapis while he was in Egypt, where he reportedly experienced a vision, and was later confronted by two laborers who were convinced that he possessed a divine power that could work miracles. Back in Rome, Vespasian and his son Titus practiced incubation in the Roman 11 12

Cf. R. E. WITT, 1971, p. 223-224, notes 14-16. R. E. WITT, 1971, p. 224.

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Iseum on the Campus Martius.13 His son Titus later built another Iseum along with a Serapeum. In a relief on the Arch of Trajan in Rome, Vespasian appears before Isis and Horus, and is presenting them with votive offerings. Hadrian, too, had Isiac scenes depicted in his villa at Tibur, and Galerius (emperor 305-311) regarded Isis as his protector. The references by Tacitus’ contemporary, Juvenal (55-127 CE) tend to revert to the hostility against the goddess that was seen in the earlier elegiac writers, namely Catullus, and the writers of the Augustan period. In fact, in one of Juvenal’s poems, Satire 12, which begins with a discussion of a huge sacrifice to the gods, Juvenal describes the victims to be offered to Juno, the Fates, and Minerva, as well as to Jupiter, a sacrifice intended to celebrate the safe return from the sea of his friend (“Catullus,” 12.29, 12.38 and 12.93) from a terrible storm at sea. Satire 12 begins, Natali, Coruine, die mihi dulcior haec lux, qua festus promissa deis animalia caespe expectat. (Juv. 12.1-3) (This day is sweeter to me than my own birthday, Corvinus, it’s the day when the festal turf awaits the promised victims.)14

He then proceeds to name the (Roman) deities and the animals that are offered to them. In line 22, after naming the victims that are sacrificed on this occasion, he finally names his friend “Catullus” (which would appear to suggest an intentional allusion to the original poet, Catullus): Omnia fiunt talia, tam grauiter, si quando poetica surgit tempestas. Genus ecce aliud discriminis audi et miserere iterum, quamquam sint cetera sortis eiusdem pars dira quidem sed cognita multiset quam uotiua testantur fana tabella plurima: pictores quis nescit ab Iside pasci? Accidit et nostro similis fortuna Catullo. (Juv. 12.22-29) (It’s always so, just as serious, if when a storm of poetry rises, behold there’s some other crisis! Listen and pity once more, though the rest is on a par with that experience, dreadful but not uncommon, as all those votive tablets in the shrines of Isis bear witness; who of us is unaware that artists earn a living from painting them as offerings to the goddess? That kind of ill-fortune overtook my dear friend Catullus.) “Fundite quae mea sunt” dicebat “cuncta” Catullus praecipitare uolens etiam pulcherrima, uestem 13

It is perhaps worth noting here that such a ritual is currently (at least in 2017!) performed in the Temple of Isis at Szombathley. 14 Translation P. GREEN, Penguin Classics edition of Juvenal, The Sixteen Satires, 1998.

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purpuream teneris quoque Maecenatibus aptam, atque alias quarum generosi graminis ipsum infecit natura pecus, sed et egregius fons uiribus occultis et Baeticus adiuuat aer. (Juv. 12.37-42) (“Take everything I’ve got,” cried Catullus, willing now to hurl even his most precious possessions overboard, purple-dyed clothes fit even for some tender Maecenas, and others made from the wool of flocks tinted by their grazing on special grasses, plus the effect of the hidden powers of the fine water and climate, of southern Spain.) Neu suspecta tibi sint haec, Coruine, Catullus, pro cuius reditu tot pono altaria, paruos tres habet heredes. (Juv. 12.93-95) (Lest you suspect my efforts, Corvinus, this Catullus, whose return I celebrate by preparing these altars, has three young heirs.)

Although he recognizes that paintings of Isis are often made in thanks for survival in a storm at sea, Juvenal in many ways suggests a scorn equivalent to to that of Catullus’ for the women who are followers of Isis. In his sixth satire, an attack on women, he says that if “the white Io (i.e., Isis) demands it” (si candida iusserit Io, 6.526) she will go to any extreme to obey15: Si candida iusserit Io ibit ad Aegypti finem calidaque petitas a Meroe portabit aquas, ut spargat in aede Isidis, antiquo quae proxima surgit ouili. Credit enim ipsius dominae se uoce moneri. en animam et mentem cum qua di nocte loquantur! Ergo hic praecipuum summumque meretur honorem qui grege linigero circumdatus et grege caluo plangentis populi currit derisor Anubis. Ille petit ueniam, quotiens non abstinet uxor concubitu sacris obseruandisque diebus magnaque debetur uiolato poena cadurco et mouisse caput uisa est argentea serpens; illius lacrimae meditataque murmura praestant ut ueniam culpae non abnuat ansere magno scilicet et tenui popano corruptus Osiris. (Juv. 6.526-541)

15 Martial (active between c. 86-103 CE,), who was somewhat younger than Juvenal, similarly mocks the followers of Isis in his Epigrams (e.g., 9.29.6).

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(But if white Io demands it, she’ll travel to the far bounds of Egyptand, bring back water from the sweltering Meroe to sprinkle around in the Temple of Isis that rises near the ancient sheepfold, now the Campus Martius’ polling-booths. For she believes she is ruled by the voice of the Lady herself. Ah! With what a mind and spirit do the gods themselves speak at night! Therefore it is Anubis who receives the best and highest honour, surrounded by his shaven-headed creatures, in their linen robes, who run along, mocking the crowd’s lamentations for Osiris. It is he who seeks indulgences on behalf of your wife as often as she fails to refrain from sex on holy days, and a great fine is owed for a defiled bed and a silver asp seemed to have nodded its head; its tears practiced murmurs assure that Osiris, bribed no doubt by a fat goose and a thin slice of sacred cake.)

But there is a marked change of attitude toward Isis in about the mid-2nd century CE. This is seen in the Isis and Osiris of Plutarch (35-120 AD) and in references to the goddess in Apuleius’ Metamorphoses. It appears that the cult of Isis was part of the syncretic tendencies of religion in the GrecoRoman world of late antiquity. The sacred image of Isis with the Horus Child in Rome often became a model for the Christian Mary carrying her child Jesus, and many of the epithets of the Egyptian Mother of God came to be used for her. Plutarch (35-120 AD) was a Greek biographer and essayist, known primarily for his Parallel Lives and Moralia. He is classified as a Middle Platonist.16 He was born in Chaeronea (45 CE) and died in Delphi (120 CE). He wrote a treatise on Isis and Osiris, a major source for Imperial theology concerning Isis. Plutarch describes Isis as “an exceptionally wise goddess and a lover of wisdom, to whom, as her name at least seems to indicate, knowledge and understanding are in the highest degree appropriate.” The statue of Athena in Sais, Egypt, was identified with Isis, and according to Plutarch was inscribed “I am all that has been, and is, and shall be, and my robe no mortal has yet uncovered.”17 At Sais, the patron goddess of the ancient cult was Neith, but many of her traits had begun to be attributed to Isis during the Greek occupation there. Herodotus had written that Sais is where the grave of Osiris was located and that the sufferings of the god were displayed as a mystery by night on an adjacent lake. 18 The cult of this city’s patron goddess, Neith, is attested as early as the 1st Dynasty, ca. 3100-3050 BCE. The Greeks, such as Herodotus, Plato and Diodorus Siculus, identified her with Athena, and hence believed she had a primordial link to Athens. According to Diodorus, Athena built Sais before the great flood that supposedly destroyed Athens and Atlantis, as well as all the Greek cities, but the Egyptian cities, including Sais, survived.19 In his Timaeus and Critias, Plato, writing around 395 BC, posits that Sais is the city which Solon had visited in 590 BC, and that he

16

The Platonism from the first century B.C. to the second century A.D. is called “Middle Platonism”. 17 Plutarch, Isis and Osiris 2 and 9; cf. SAROLTA A. TAKACS, 1995. 18 Herodotus II.171. 19 Diodorus Siculus V.57.

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learned there the story of Atlantis, which was punished by the gods for its attacks on Greece and Egypt. Apuleius (Lucius Apuleius Madaurensis, c. 124-c. 170 CE) was a Berber, or Numidian, and came from what is now Algeria. (Other famous Berbers included the Roman emperor Septimius Severus and St. Augustine".)20 Apuleius studied Platonism in Athens, and also travelled to Italy, Asia Minor, and Egypt, and was an initiate in several mystery cults. The most famous incident in his life was when he was accused of using magic to gain the attentions (and fortune) of a wealthy widow. He declaimed and then distributed a witty tour de force in his own defense, known as the Apologia. His novel, the Metamorphoses, however, is his most famous work and is the only Latin novel that has survived in its entirety. It relates the adventures of one Lucius, who experiments with magic and is accidentally turned him into an ass. The novel traces his struggles as he struggles as a beast of labor, all the while having the intelligence of a human being. Finally, in the eleventh chapter, he prays to her, and she responds by appearing to him: “En adsum tuis commota, Luci, precibus, rerum naturae parens, elementorum omnium domina, saeculorum progenies initialis, summa numinum, regina manium, prima caelitum, deorum dearumque facies uniformis, quae caeli luminosa culmina, maris salubria flamina, inferum deplorata silentia nutibus meis dispenso: cuius numen unicum multiformi specie, ritu vario, nomine multiiugo totus veneratus orbis. Inde primigenii Phryges Pessinuntiam deum matrem, hinc autochthones Attici Cecropeiam Minervam, illinc fluctuantes Cyprii Paphiam Venerem, Cretes sagittiferi Dictynnam Dianam, Siculi trilingues Stygiam Proserpinam, Eleusinii vetusti Actaeam Cererem, Iunonem alii, Bellonam alii, Hecatam isti, Rhamnusiam illi, et qui nascentis dei Solis inlustrantur radiis Aethiopes utrique priscaque doctrina pollentes Aegyptii caerimoniis me propriis percolentes appellant vero nomine reginam Isidem. Adsum tuos miserata casus, adsum favens et propitia. Mitte iam fletus et lamentationes omitte, depelle maerorem; iam tibi providentia mea inlucescit dies salutaris”. (Apul., Metam. 11.5) (“You see me here, Lucius, in answer to your prayer. I am nature, the universal Mother, mistress of all the elements, primordial child of time, sovereign of all things spiritual, queen of the dead, queen of the ocean, queen also of the immortals, the single manifestation of all gods and goddesses that are, my nod governs the shining heights of Heavens, the wholesome sea breezes. Though I am worshipped in many aspects, known by countless names. The Phrygians call me ‘Pessinuntine mother of the gods’, native Athenians call me ‘Cecropeian Minerva’, the Cyprians ‘Venus of Paphos’, the arrow-shooting Cretans ‘Dictynnan Diana’, trilingual Sicilians ‘Stygian Proserpina’, ancient Eleusinians ‘Actaean Ceres’, some ‘Juno’, others Bellona’, these ‘Hecate’, those ‘Rhamnusian’, and Ethiopians who are lightened y the rays of the rising and setting sun and Egyptians strong in ancient doctrine, honoring me with my own rituals, call me by my true name, Queen Isis. I am here, pitying your misfortune, I am present with favor and support. Now cast ast aside your tears and dismiss your lamentations, cast off your sorrow; now by my providence, your day of good fortune dawns”.) 20

Encyclopedia Americana, Scholastic Library Publishing, 2005, vol. 3, p. 569, cited in Wikipedia: https://en.wikipedia.org/wiki/Apuleius.

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Isis identifies the “countless names,” which include manifestations of all the goddesses to whom the Romans (and Greeks) pray for succor. On the following day, as her celebrants are performing her ritual, Lucius is present and is converted back into a human being by the goddess, and then becomes one of her devoted priests. Thus the acceptance of the worship of Isis came full circle at Rome and in the Empire, from her initial presence there in the late Republic (second and first centuries), through an erratic presence at the end of the Republic, first supported and then rejected by Augustus and then apparently also rejected by Tiberius in the city, but supported outside the city, and then gradually growing thoughout the Roman Empire to the strength described by Apuleius and others. Festivals of Isis and other polytheistic gods remained strong though the fourth century, despite the increasing strength of Christianity. This Isia was celebrated until at least 417 CE, and the Navigium lasted well into the sixth century. It has been suggested that some of the Roman festivals related to the cult of Isis lasted even longer, and became part of the combined classical and Christian culture of the Early Middle Ages.21 A visit to the Iseum at Szombathely, which has been so carefully reconstructed, makes this suggestion quite credible.

21

STEPHEN BENKO, The Virgin Goddess: Studies in the Pagan and Christian Roots of Mariology, Brill, Leiden, 1993, p. 1-4.

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Tiberio, il Cristianesimo e il Senato Attilio Mastrocinque Università di Verona

1. Il Senatusconsultum del 35 d.C. sul Cristianesimo Tertulliano (Apol. V.2) menziona un Senatuscunsultum votato nel 35 d.C. relativo alla divinità di Gesù Cristo, in un brano che ha ricevuto in anni non lontani una rinnovata attenzione ed è stato rivalutato dal punto di vista storico. Esso merita un ulteriore studio, per capire il messaggio che intendeva trasmettere e come esso è stato poi usato. Trattandosi di un atto che dipendeva dalla religione pubblica romana, ho pensato che la mia ricerca potesse essere, in qualche modo, adatta a questo volume dedicato al mio carissimo amico Charles Guittard, al quale vanno i miei auguri più affettuosi di procedere con i suoi studi serenamente e proficuamente negli anni a venire. Il brano di Tertulliano è il seguente: Ut de origine aliquid retractemus eiusmodi legum, vetus erat decretum, ne qui deus ab imperatore consecraretur nisi a senatu probatus. Scit M. Aemilius de deo suo Alburno. Facit et hoc ad causam nostram, quod apud vos de humano arbitratu divinitas pensitatur. Nisi homini deus placuerit, deus non erit; homo iam deo propitius esse debebit. Tiberius ergo, cuius tempore nomen Christianum in saeculum introivit, adnuntiata sibi ex Syria Palaestina, quae illic veritatem ipsius divinitatis revelaverant, detulit ad senatum cum praerogativa suffragii sui. Senatus, quia non ipse probaverat, respuit, Caesar in sententia mansit, comminatus periculum accusatoribus Christianorum.

Per dire qualcosa sull’origine di tali leggi, esisteva un vecchio decreto che non consentiva a un imperatore di consacrare una divinità senza l’approvazione del senato. Lo sa M(arco) Emilio del suo dio Alburno. Anche questo serve alla nostra causa, perché presso di voi la divinità dipende dall’arbitrio dell’uomo. Se un dio non sarà gradito all’uomo, non sarà dio; è l’uomo, dunque, che dovrà essere propizio verso dio. Perciò Tiberio, al cui tempo il nome cristiano apparve nel mondo, ricevute informazioni dalla Siria Palestina che rivelavano colà l’esistenza di questa divinità, portò la cosa al Senato dando per primo il suo voto. Il Senato, non avendo esso stesso

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appurato quei fatti, respinse (la richiesta imperiale). Cesare restò del suo parere, minacciando di pena quanti avessero accusato i cristiani1. Per prima cosa, va detto che questa traduzione non si adegua alle moltissime traduzioni di praerogativa suffragi, che non significa assolutamente “voto favorevole” 2, ma “voto espresso per primo”3. Era un segno d’onore quello di poter votare per primi, anche in epoca repubblicana, quando c’erano le centuriae praerogativae. Il voto favorevole può essere, invece, ricavato dall’espressione Caesar in sententia mansit, dopo che il Senato aveva respinto la sua proposta. L’episodio è considerato in genere come non storico, ma inventato per presentare un esempio di buon imperatore che proibisce le persecuzioni.4 L’allusione a persecuzioni è un evidente sintomo di falsità del racconto, perché poco dopo la morte di Cristo era impensabile che un imperatore si preoccupasse delle possibili future persecuzioni. Nonostante i suoi difetti, il passo di Tertulliano è stato valorizzato in due studi rispettivamente di Marta Sordi5 e di Marta Sordi ed Ilaria Ramelli6 le quali hanno rilevato la plausibilità di un resoconto di Pilato alla fine del suo governatorato e anche dell’importante notizia concernente il nascente movimento cristiano nato dalla resurrezione e ascensione al cielo di Gesù, che pertanto stava diventando un nuovo dio nell’impero romano. Il Senatoconsulto sollecitato da Tiberio sarebbe stato, secondo le due autrici, la prima base giuridica per le persecuzioni, ed esse ne hanno trovato conferma in un brano riportato da Macario di Magnesia (II.14), e che va probabilmente ascritto al Contra Christianos di Porfirio7. Il frammento è il seguente: Ἔστι καὶ ἕτερος λόγος δυνάμενος σαθρὰν ταύτην ἐλέγξαι τὴν δόξαν, ὁ περὶ τῆς ἀναστάσεως αὐτοῦ τῆς πανταχοῦ θρυλουμένης· τίνος χάριν ὁ Ἰησοῦς μετὰ τὸ παθεῖν αὐτόν, ὥς φατε, καὶ ἀναστῆναι οὐκ ἐμφανίζεται Πιλάτῳ τῷ κολάσαντι αὐτὸν καὶ λέγοντι μηδὲν ἄξιον πεπραχέναι θανάτου, ἢ Ἡρώδῃ τῷ τῶν Ἰουδαίων βασιλεῖ, ἢ τῷ ἀρχιερεῖ τῆς Ἰουδαϊκῆς φρατρίας, ἢ πολλοῖς ἅμα καὶ ἀξιοπίστοις καὶ μάλιστα Ῥωμαίων τῇ τε βουλῇ καὶ τῷ δήμῳ, ἵνα τὰ κατ’ αὐτὸν θαυμάσαντες μὴ δόγματι κοινῷ καταψηφίσωνται θάνατον ὡς ἀσεβῶν τῶν πειθομένων αὐτῷ; 1

Tert., Apol. V.1-2. Trad. A. Carpin (in Tertulliano, Difesa del Cristianesimo, Roma-Bologna 2008). Da questo brano di Tertulliano dipendono altri autori: Euseb., Hist. eccl. II.2.5; Oros. VII.4. 2 Cf. il vocabolario del Lewis, s.v. praerogativus: “that is asked before others for his opinion, that votes before or first, prerogative”. Cf. invece, per es., le traduzioni di Glover (Loeb) “he did this exercising his prerogative in giving his endorsement”, di Thelwall: “brought the matter before the senate, with his own decision in favour of Christ”; di Tescari: “sottomise al parere del senato, votando egli per primo favorevolmente”; di Carpin: “dando per primo il suo voto favorevole”; di Waltzing (Belles Lettres): “il manifesta son avis favorable”; di Castillo Garcìa: “anunciando de antemano su voto favorable’ 3 Cf. S. Colombo, a cura di, Tertulliano, L’Apologetico, Torino 1942, p. 60: “con la prerogativa del suo voto”, cioè “valendosi del suo diritto di votare per primo come princeps Senatus”. Sull’ordine di voto a seconda del rango dei senatori: Varro, in Gell., N.A. XIV.7.9; cf. P. WILLEMS, 1885, p. 136. 4 Cf., per es., É. GRIFFE, 1967, p. 164; H. H. SCHMITT, 1960, p. 275, e recentemente R. TURCAN, 2017, p. 261. Favorevoli alla storicità dell’intervento filocristiano di Tiberio sono invece C. CECCHELLI, 1956, e S. PRETE, 1974, p. 24. 5 M. SORDI, 1957. 6 M. SORDI, I. RAMELLI, 2004. 7 Fr. 64 von Harnack.

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ἀλλ’ ἐμφανίζει τῇ Μαγδαληνῇ Μαρίᾳ γυναικὶ χυδαίᾳ… ὑπὸ ἑπτὰ δαιμόνων κατασχεθείσῃ ποτέ, μετ’ ἐκείνης δὲ καὶ ἄλλῃ Μαρίᾳ, ἀφανεστάτῳ καὶ αὐτῷ γυναίῳ κωμητικῷ, καὶ ἄλλοις ὀλίγοις οὐ σφόδρα ἐπισήμοις, καίτοι, φάσκοντος Ματθαίου, τῷ ἀρχιερεῖ τῶν Ἰουδαίων προείρηκε, ἀπάρτι, λέγων, ὄψεσθε τὸν υἱὸν τοῦ ἀνθρώπου καθήμενον ἐν δεξιᾷ τῆς δυνάμεως καὶ ἐρχόμενον μετὰ τῶν νεφελῶν. εἰ γὰρ ἦν ἐμφανίσας ἀνδράσιν ἐπισήμοις, δι’ αὐτῶν πάντες ἂν ἐπίστευον καὶ οὐδεὶς ἂν τῶν δικαστῶν ὡς μύθους ἀλλοκότους ἀναπλάττοντας ἐκόλαζεν· οὐδὲ γὰρ θεῷ δήπουθεν ἀρεστὸν ἀλλ’ οὐδὲ ἀνθρώπῳ συνετῷ πολλοὺς δι’ αὐτὸν ταῖς ἀνωτάτω τιμωρίαις ὑποβληθῆναι.

Vi è ancora un altro argomento capace di confutare questa opinione fallace, quella concernente la sua resurrezione, di cui si parla dovunque: perche Gesù, dopo la passione, secondo il vostro racconto, e la resurrezione, non apparve a Pilato, che lo aveva punito, e pure diceva che egli non aveva commesso nulla che fosse degno di morte, o a Erode, il re dei Giudei, o al gran sacerdote della ‘fratria’ giudaica, o a molti uomini contemporanei e degni di fede, e soprattutto al Senato e al popolo di Roma, onde essi, stupiti dei suoi prodigi, non potessero, per comune consenso, emettere sentenza di morte, sotto accusa di empietà, contro coloro che erano obbedienti a lui? Ma egli apparve a Maria Maddalena, una donna del volgo... che era stata posseduta da sette demoni8, e con lei a un’altra Maria, del tutto oscura e anch’essa donna rustica, e a poche altre persone non certo note, sebbene Matteo dica che Gesù aveva predetto al sommo sacerdote dei Giudei esattamente cosi: “D’ora in avanti vedrete il Figlio dell’Uomo assiso alla destra della potenza venire fra le nuvole”. Se egli, infatti, si fosse rivelato a uomini ragguardevoli, per loro tramite tutti avrebbero creduto e nessun giudice li avrebbe puniti come inventori di racconti assurdi. Perchè non piace certo a Dio, ma neppure ad un uomo assennato, che molti siano esposti per colpa sua a pene della peggiore specie. Qui si ribadisce il concetto secondo cui era necessario che qualche senatore assistesse all’ascesa al cielo della persona divinizzata, esattamente come nella frase di Tertulliano “Il Senato, non avendo esso stesso appurato quei fatti”. Ma questo racconto non allude a un Senatoconsulto specifico, e inoltre difficilmente un Senatoconsulto che non riconosceva l’apoteosi di una persona poteva diventare la base giuridica di persecuzioni nelle province. Esso avrebbe semplicemente impedito che si creassero luoghi pubblici di culto per Gesù in Italia. Il filosofo neoplatonico intende dire che, se l’apoteosi di Gesù fosse stato riconosciuta dalle autorità romane, il suo culto non sarebbe stato oggetto di tanti processi, ma i Romani avrebbero tenuto conto che si trattava di un culto che loro stessi riconoscevano. Anche gli Atti degli Apostoli9, laddove descrivono il processo di Paolo davanti al governatore Festo, esplicitamente testimoniano l’assenza di leggi 8

Questo argomento era già stato usato da Celso, nel suo Discorso vero (pubblicato intorno al 178 d.C.), all’interno di ragionamenti attribuiti agli Ebrei: Origenes, Contra Celsum II.55 e 63: “resuscitò…ma questo chi lo vide? Una donna indemoniata, come dite voi stessi, e qualche altro compagno della stessa impostura o sognatore…”… “Sarebbe stato invece necessario, se veramente Gesù avesse voluto dimostrare la sua potenza divina, che fosse visto da quelli stessi che lo avevano calunniato e da chi l’aveva condannato e, insomma, da tutti”. 9 Act. 25.

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romane contro il Cristianesimo. Pure la famosa lettera di Plinio a Traiano e la risposta dell’imperatore10 prova che i processi ai cristiani avvenivano sulla base di denunce specifiche11 e non del Senatusconsultum, e la descrizione pliniana del comportamento dei cristiani sembra tener conto, semmai, degli argomenti usati per reprimere i Baccanalia, secondo il Senatusconsultum del 186, per mostrare che i cristiani non si macchiavano di colpe del genere12. Per di più, il Chronicon di San Girolamo13 aggiunge, rispetto alla notizia di Tertulliano, che il Senato emise un decreto con cui i Cristiani erano banditi dalla città di Roma14, e probabilmente proprio questo dev’essere stato lo spunto su cui fu poi costruita la storia della votazione proposta da Tiberio. Tertulliano, citando il caso del dio Alburno, fa riferimento all’Italia, non alle province, e in Italia i culti erano sottoposti all’autorità politica e religiosa delle autorità romane15. Anche in Italia, per altro, le persecuzioni di certi culti furono molto rare, come nel caso dei Baccanali o dei culti isiaci16, e motivate da violazione di norme, costumi, valori morali o politici. Una cosa erano gli dei in generale e un’altra gli dei del popolo romano17. La faccenda dell’apoteosi di Cristo riguardava allora la Giudea, non l’Italia, e gli abitanti di una provincia potevano praticare, salvo motivate eccezioni, i culti che volevano. Il Senato non ha mai varato decreti sulla divinità di dei quali Osiride o Zeus Belos, di cui si diceva anche che un tempo fossero vissuti sulla terra; e i Romani non proibivano il culto di Osiride in Egitto e di Zeus Belos in Siria. Allora il brano di Tertulliano dipende da concetti diversi dalla proibizione di venerare una persona la cui apoteosi non era stata riconosciuta dal Senato.

2. Tiberio filocristiano? Claudio e Adriano filocristiani? Il favore di Tiberio nei confronti del Cristianesimo fu un tema che ebbe un certo successo, dato che lo ritroviamo in Mosè di Chorene, nel V secolo d.C., il quale scrive18 che il re di Edessa Abgar (Abgar V) aveva indirizzato molte lettere a Tiberio, fra cui una in cui raccontava della morte e ascensione al cielo di Gesù, chiedendo la punizione dei Giudei per la crocefissione, cosa che Tiberio rispondeva di essere pronto a fare non appena si fosse liberato dalla questione degli Iberi (popolazione della zona Caucasica)19. Inoltre 10

Plin., Ep. X.96-97. Cf. G. J. JOHNSTON, 1988. 12 R. M. GRANT, 1948. 13 Euseb., ed. Fotheringham, London 1923, p. 259. 14 Girolamo afferma di seguire Tertulliano, e in particolare l’Apologetico, e forse si riferiva alla cacciata dei Giudei dall’Italia nel 19 d.C.: Ios., A.I. XVIII.13.5; Tac., Ann. II.85.4. 15 P. CATALANO, 1961-1962. 16 Nominati dallo stesso Tert., Apol. VI.7-8, il quale ribadisce anche in ad nat. I.10 il concetto che l’esistenza di un dio dipende dalla decisione del Senato (ut deus non sit, nisi cui esse permiserit senatus). 17 Cf. M. CLAUSS, 1996, part. p. 403. 18 Historia Armenorum II.33, ed. R.W. THOMSON, 1978; cf. I. Ramelli 1999, part. p. 117-118; C .P. THIEDE, 2004, p. 331. 19 “Noi abbiamo ordinato che, a chi giova, riceva pure Gesù fra gli dei e minacciato morte a chi sparlerà dei Cristiani. Quanto ai Giudei, che osarono crocifiggerlo – lui che, come ho 11

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Tiberio scrisse ad Abgar dicendo che aveva deposto Pilato, colpevole di avere ceduto alle pressioni dei Giudei e condannato a morte Gesù, il quale invece sarebbe stato degno di adorazione20. L’adesione di Tiberio al Cristianesimo è probabilmente anche meno credibile di quella attribuita dai Cristiani a Filippo l’Arabo21. Tuttavia coloro che crearono tali tradizioni dovevano avere trovato qualche spunto e qualche motivo su cui basarsi. Motivi e spunti consistevano, con ogni probabilità, nelle politiche anti-giudaiche promosse da questi imperatori. Circa l’imperatore Tiberio Tacito scrive: Ci si occupò anche di bandire i culti egizi e giudaici e si deliberò che quattromila liberti, guastati da quelle superstizioni e in età idonea, fossero trasferiti nell’isola di Sardegna a combattervi il brigantaggio; se poi fossero morti per l’insalubrità del clima, sarebbe stato poco danno. Gli altri, se non avessero abiurato ai loro riti empi entro un termine fissato, dovevano lasciare l’Italia22.

La cosa è confermata da Flavio Giuseppe, Svetonio e Cassio Dione23. Nel 16 d.C. l’imperatore vietò anche di consultare segretamente gli aruspici24 e condannò a morte gli stranieri che praticavano la divinazione25, mentre nel 17 d.C. il Senato bandì dall’Italia i Caldei e gli indovini26. Tiberio era dunque un conservatore in ambito religioso, al pari del Senato. Che Tiberio non credesse nella divinità di Cristo è implicitamente affermato in un altro brano di Tertulliano stesso, laddove dice: Ea omnia super Christo Pilatus, et ipse iam pro sua conscientia Christianus, Caesari tunc Tiberio nuntiavit. Sed et Caesares credidissent super Christo, si aut Caesares non essent necessari saeculo, aut si et Christiani potuissent esse Caesares27.

Tutti gli avvenimenti riguardanti Cristo Pilato, egli pure cristiano nella sua coscienza, li annunziò al Cesare di allora, Tiberio. Ma anche i Cesari avrebbero creduto in Cristo se i Cesari non fossero necessari al mondo secolare, oppure se i cristiani avessero potuto essere Cesari. Invece la tradizione, sia pagana che cristiana, attestava provvedimenti di Tiberio contro i Giudei, e da questo i Cristiani dedussero che egli era favorevole ai Cristiani. Altrettanto avvenne, e per motivi analoghi, nel caso dell’imperatore Claudio. Un testo prodotto dai Cristiani di Edessa nel tardo IV secolo d.C., la Doctrina Addai, sostiene che la moglie di Claudio divenne udito, anziché meritare la morte, era degno di onore e adorazione – quando avrò finito la guerra contro l’Iberia ribelle, vedrò e li tratterò secondo quanto meritano”. 20 Sulla destituzione di Pilato e di Caifa ad opera del governatore di Siria Lucio Vitellio: Ios., A.I. XVIII.4.2-3 (secondo cui Vitellio ordinò a Pilato di recarsi a Roma per rispondere davanti all’imperatore alle accuse mossegli dai Giudei). Il Thiede, 333, pensa che, dopo che il Senato aveva rifiutato la divinità di Gesù, Tiberio ordinò a Vitellio di deporre Caifa e Pilato. 21 Cf. Euseb., Hist. eccl. VI.34; Ioh. Chrys., De S. Babyla contra Julianum 6 (PG XXVII.541); Chron. Pasch. 257, I, 503-4 Dindorf; Zon. III.131. 22 Tac., Ann. II.85.4. 23 Ios., A.I. XVIII.13.5; Suet., Tib. 36; Cass. Dio LVII.18.5a. 24 Suet., Tib. 63. 25 Cass. Dio LVII.15; Chron.anni CCCLIV, MGH 9, 145. 26 Tac., Ann. II.32.3; Ulpianus, de officio proconsulis 7, in Collatio legum Mosaicarum et Romanarum. 27 Tert., Apol. XXI.24-25.

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una fervente cristiana e, quasi ella fosse un precursore di Elena, madre di Costantino, andò a cercare le reliquie di Cristo a Gerusalemme, ordinando che esse fossero consegnate dagli Ebrei ai Cristiani, e conclude dicendo che Quando entrò in Roma, la regina raccontò davanti all’imperatore Claudio le cose che erano avvenute e quando l’imperatore ebbe udito comandò che tutti i Giudei dovessero lasciare l’Italia28.

Di tutto questo solo l’ultimo fatto contiene qualcosa di vero, poiché Svetonio riferisce che Claudio: Poiché i Giudei si sollevavano continuamente su istigazione di un certo Cresto, li scacciò da Roma29.

In realtà, Claudio aiutò grandemente il re Agrippa I, in favore del quale emise un decreto che permetteva ai Giudei di praticare la loro religione ad Alessandria e altrove, mentre ordinò che ai “Nazirei”, cioè ai Cristiani, fosse rasata la testa, come segno di punizione30. Inoltre, nel 62 d.C., sotto Nerone, il re Agrippa, d’accordo col governatore Albino, rimosse il sommo sacerdote Anano, che era stato durissimo nel perseguitare i Cristiani. Pertanto una minima base storica c’era, e consisteva soprattutto in una politica contraria a certi ambienti giudaici. Lo stesso probabilmente può essere detto di Adriano il quale, secondo la Historia Augusta, avrebbe avuto l’intenzione di erigere un tempio a Cristo e creare ovunque templi senza idoli.31 La repressione del Giudaismo e la guerra giudaica sono evidenti testimonianze della politica antigiudaica di Adriano, ma di un momento favorevole ai Cristiani parlano una testimonianza relativa a Flegonte di Tralles32 dalla quale si comprende che questo liberto di Adriano credeva nell’attendibilità delle profezie di Cristo, e un brano di Eusebio di Cesarea33 il quale attesta che realmente i Cristiani potevano approfittare della repressione dei Giudei per radicarsi a Gerusalemme e diffondersi nell’impero.

3. Il problema dell’apoteosi imperiale La materia del contendere cui alludeva Tertulliano dipendeva dal vetus decretum, ne qui deus ab imperatore consecraretur nisi a senatu probatus, e tale decreto era certamente quello dal quale derivava il fatto che era compito del Senato decidere se divinizzare o meno un imperatore, la moglie o un parente di un imperatore.34 Porfirio, dal canto suo, allude alla tradizione 28

Doctrina Addai 11-16. Suet., Claud. 25. 30 Ios., A.I. XIX.5.3; Adriano punì i Giudei in modo analogo: Midrash Rabbah, Lamentazioni V, 5. 31 Hist. Aug., Severus Alex. 49. 32 Phlegon, FGH 257, F 16a. 33 Euseb., Hist. eccl. IV.6. 34 Cf. per es. Augusto: Tac., Ann. I.10.7-8; Cass. Dio LVI.47; Livia: Tac., Ann. V.1.4; V.2.1; Suet., Tib. 51; Cass. Dio LVIII.2.1; Claudio: Tac., Ann. XII.69.2-3; Suet., Claud. 45; Faustina madre: Historia Augusta, Antoninus Pius 6.7. La menzione dell’imperatore in Tertulliano esclude il quadro normativo della Repubblica, quando pure il Senato poteva dichiarare illegittimi e proibiti certi culti, come nel caso del Baccanali nel 186 a.C. 29

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secondo cui l’ascesa al cielo di Augusti, Auguste e dell’antico Romolo fu vista e attestata da personaggi illustri, in genere senatori35. Il modello di apoteosi imperiale, quella del divus Augustus, è così commentata da Cassio Dione: Allora dichiararono Augusto immortale, gli assegnarono sacerdoti e riti sacri, e crearono Livia sua sacerdotessa, la quale già era chiamata Iulia e Augusta… Ella, da parte sua, concesse un milione di sesterzi a un tale Numerio Attico, un senatore ed ex-pretore, perché aveva giurato di aver visto Augusto che ascendeva al cielo, nello stesso modo in cui la tradizione riporta a proposito di Proculo nei confronti di Romolo36.

L’episodio di Tiberio e il Senato pone poi un problema di fondo per il fatto che Tiberio non credeva minimamente nell’apoteosi e fu l’unico buon imperatore a non voler essere divinizzato. Tiberio non volle essere venerato come un dio né in vita né dopo la sua morte37 e nemmeno volle che sua madre Livia fosse divinizzata38. Rifiutò molti onori propostigli dal Senato e dalle città provinciali. Com’è possibile che proprio questo stesso imperatore proponesse di riconoscere la divinizzazione di Gesù? Nemmeno si può invocare come prova contraria il gruppo scultoreo sopra l’ingresso della grotta di Sperlonga39, raffigurante l’aquila che rapisce Ganimede. Ganimede infatti divenne il coppiere degli dei, non il dominatore del cosmo, come nel caso del divo Augusto. Forse la scelta di Ganimede dipendeva anche dal fatto che nella grotta si svolgevano cene imperiali, ma certo il giovane amato da Zeus e coppiere degli dei non poteva servire da modello per l’apoteosi imperiale. Perché dunque Tiberio avrebbe dovuto proporre al Senato di considerare Gesù come un dio, dopo che ne aveva sentito parlare da Pilato? La prima, e più semplice soluzione è che il racconto fosse solo un’invenzione, inverosimile dal punto di vista storico, ma creata per affermare che Tiberio era favorevole al Cristianesimo. La seconda soluzione, meno probaile, è che esso avesse una qualche base storica, o per lo meno risalisse a voci che circolarono all’epoca di Tiberio o non molto tempo dopo. In questo secondo caso il senso del racconto avrebbe dovuto essere un altro: Tiberio non accettava onori divini e nemmeno onori eccessivi da parte del Senato e per questo propose al Senato stesso una votazione dall’esito scontato, cioè quella di divinizzare o accettare l’apoteosi di Gesù, che all’epoca era un pressoché sconosciuto personaggio morto recentemente in base a una condanna capitale per aver voluto essere il re dei Giudei. In altre parole, Tiberio propose al Senato qualcosa che mai esso avrebbe accettato per dimostrare che non si doveva con leggerezza considerare come dei gli uomini illustri, a parte il caso eccezionale del divo Augusto. Tiberio, a quanto riferisce Cassio 35

Cf. per es. Cic., Rep. 20.8; de leg. I.3 (su Proculo Giulio che vide Romolo salire in cielo); Cass. Dio LVI.46 (su Numerio Attico che vide salire il divo Augusto); Suet., Aug. 100; e soprattutto il primo capitolo della Apokolokynthosis divi Claudii di Seneca. 36 Cass. Dio LVI.46. 37 Tac., Ann. IV. 37-8; Suet., Tib. 26. 38 Suet., Tib. 51. 39 B. ANDREAE, B. CONTICELLO, 1974.

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Dione40, un giorno si prese gioco del Senato, che aveva proposto di chiamare Tiberius il mese di novembre, in cui egli era nato, e disse: “E cosa farete quando ci saranno tredici Cesari?” Se ci chiediamo perché mai il Senato avrebbe dovuto credere che Cristo fosse un dio se non ne aveva nemmeno sentito parlare prima di allora, allora la proposta di Tiberio può essere presa come una sfida lanciata ad un Senato troppo incline a concedere onori divini o eccessivi solo per adulazione. Questo forse era un aneddoto che circolava a proposito del principe, che poté essere preso da Tertulliano come una prova del favore di Tiberio nei confronti del Cristianesimo. In effetti, la conclusione che Tertulliano o forse qualche cristiano prima di lui trasse dall’aneddoto era sensata: se l’imperatore aveva sfidato il Senato a sancire la divinità di Gesù, perché avrebbe dovuto permettere che qualcuno fosse incriminato per venerare questo dio? Tale conclusione, ovviamente, era solo sensata, ma non storicamente plausibile, dato che Tiberio non poteva sapere che i Cristiani avrebbero subito accuse e condanne nel tempo a venire. I Cristiani, inoltre, sapevano che Tiberio aveva cacciato i Giudei dall’Italia, per cui possono aver preso questo provvedimento come un atto favorevole a loro, che dai Giudei erano odiati. Per concludere, il racconto di Tertulliano fu inventato completamente dai Cristiani oppure derivava da un aneddoto messo in circolazione qualche tempo dopo il 35 d.C. per dimostrare come il principe non volesse che onori divini a uomini, sia in vita che dopo morte, fossero attribuiti senza ponderazione e prudenza, e che il Senato non dovesse procedere con leggerezza, solo per motivi adulatori e senza adeguate basi documentarie. Il tono del racconto, in tal caso, non poteva essere favorevole al culto imperiale, o per lo meno a certe forme eccessive e immotivate di culto imperiale. L’aneddoto fu poi preso dai Cristiani come una prova del favore di Tiberio nei confronti della nuova religione, specie se abbinato alla politica antiebraica di questo imperatore.

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Complémentarité et diversité de la prière chez les Hittites Michel Mazoyer Université Paris I

La prière est un genre particulièrement florissant chez les Hittites qui se présente sous différentes formes : hymne, demande de bénédiction, questionnaire oraculaire, conjurations. Pour les désigner on a recours aussi aux termes latins devotio, evocatio ; parfois également renonçant à la traduction de termes aux concepts parfois mal définis, on a recours aux termes hittites pour les désigner ; on parlera ainsi de l’arkuwar, du mugawar, du talliyatar, de l’ huittiyar ou encore du wakessar, sans qu’on sache parfois précisément la réalité que ces termes recouvrent. Malgré cette diversité, il existe des éléments communs et une complémentarité entre toutes ces formes de prières. 1. Dans les différentes sortes de prières, la parole considérée comme sacrée joue le rôle fondamental. 2. La place de la mythologie est essentielle. On y trouve toujours inscrite l’idée de la disparition des dieux, à la crainte de voir disparaître un dieu, ou au désir de le faire rentrer, s’il a disparu ou d’attirer les divinités des ennemis. 3. Les apports étrangers sont intégrés à un canevas purement anatolien. 4. Les prières hittites ont été exportées et ont joué un rôle considérable en Anatolie et dans tout le bassin méditerranéen. 5. La même prière est formée de plusieurs éléments. Ainsi la Prière de Mursili II (vers 1300) est un arkuwar, une justification mais contient aussi un hymne et une demande de bénédiction. 6. La prière est souvent associée à des rituels : on offre au dieu un certain nombre de biens, nourriture, boissons, objet en relation avec ses fonctions. On rappelle ses hauts faits. Les rituels sont associés à la prière et la prière elle-même peut être assimilée à un rituel. Nous nous proposons de nous attacher à définir les termes talliyatar, huittiyawar, mugawar, qui sont considérés parfois comme des synonymes mais désignent des prières distinctes et spécifiques.

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I. Le talliyatar et le huittiyar Le verbe talliya- se construit avec l’accusatif du nom du dieu. Le verbe présente une conjugaison en mi et un itératif tallesk-. Le participe qui a une valeur passive a souvent une valeur de prédicat. On considère souvent que le verbe appartient à la catégorie des verbes signifiant « dire », en s’appuyant sur le duplicat talliyazi (KUB XXIX 3,7) et wekzi (KUB XXIX 1 I 27) « demander ». L’étymologie semble confirmer ce rapprochement. On rapprochera du OLD N telya, OE talian, Grec Dolos « liste »1. Gurney a pu écrire que le verbe talliya- est presque synonyme du verbe mugai2. Mais l’on doit se défier des substitutions observables dans les duplicats : ils ne traduisent pas une équivalence3. Laroche estime que l’acte décrit par talliyaentre dans la catégorie du mugawar ; à côté du verbe talliya-, on connaît le substantif verbal talliyawar ; pour lui le talliyawar serait le nom hittite de l’evocatio4. Cependant Raphaël Nicolle5 souligne que le talliyatar nous montrera n’est au mieux qu’une partie de le l’evocatio, qui est un rituel destiné à attirer les dieux étrangers. Comme rituel d’evocatio Laroche cite en particulier le texte KUB VII 60, qui semble plutôt une devotio : « quand on a fini d’évoquer le dieu de les ennemis, le roi revêt sa tenue royale et s’en va (III 5. A, la fin du texte le roi parle ainsi « Cette ville m’était hostile, dieu de l’Orage, mon seigneur…tu me l’as livrée, je l’ai dévastée, je l’ai purifiée (suppiyahhhun) ». Mais E. Laroche après avoir estimé que le talliyawatar définissait le rituel d’evocatio constate paradoxalement la différence entre l’evocatio, où on tente de détourner les dieux ennemis et le talliyawatar souvent utilisé pour faire rentrer un dieu disparu dans le cadre d’un mugawar comme dans KUB XXX 65 II 7-8 : « Quand le dieu protecteur à l’égide s’est détourné de quelqu’un, je lui fais le mugawar ». Selon l’auteur la séquence mugai-, huittiya- et talliya- talliya- (avec ou sans le préverbe arha) exprimerait le mouvement. En fait il est possible de remonter à la genèse du talliyawatar. Il semble que le talliyawatar soit mis en œuvre pour la première fois dans la première version du Mythe de Télipinu. On rappellera que la première version du Mythe, qui a été rédigée environ 1540 avant J.-C., appartient à l’époque vieux-hittite. Il s’agit de faire rentrer le dieu disparu. Kamrusepa avec l’aide d’un mortel a recours à différents rituels parmi lesquels un talliyawatar.

1

KLOEKHORST, Inherited lexicon, 946. GURNEY, ibid. 3 GURNEY, Hittite Prayers of Mursili II, Annals of Archaeology and Anthropology XXVII, Liverpool, p. 49, n. 3. 4 LAROCHE, « La prière hittite, vocabulaire et typologie », Annuaire de l’EPHE 5e section, Paris, 1964-1965, p. 24-27. 5 Remarque personnelle. 2

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Voici le texte : ka-a-ša wa-al-œi-iš-na-aš wa-a-tar[ ki-it-ta 10’ nu ŠA dTe-li-pí-nu ZI-KA x[ 11’ na-aš-ta A-NA LUGAL an-da a-aš-šu-l[i na-a-iš-œu-ut ] __________________________________________ 12’ ka-a-ša ga-la-ak-tar ki-it-ta[ 13’ ga-la-an-kánza e-eš-tu ka-a-ša pár-œ[u-e-na-aš ki-it-ta] 14’ ka-ra-az-ša-an tal!-li-i-e-ed[-du ______________________________________ 15’ ka-a-ša GIŠša-ma-am-ma ki-it-ta[ 16’ ša-ku-ú-wa-an e-eš-tu ka-a-ša GIŠPÈŠ [ki-it-ta nu GIŠPÈŠ] 17’ ma-a-aœ-œa-an mi-li-id-du Ù ŠA dT[e-li-pí-nu ZIKA] 18’ QA-TAM-MA mi-li-te-e-eš- t[u] ________________________________________ 19’ GIŠSE20-ER-DUM-ma-az ma-a-aœ-aœ-an I-ŠU ŠÀit [œar-zi GIŠGEŠTIN-ma-az ma-a-aœ-œa-an] 20’ GEŠTIN-an ŠÀ-it œar-zi zi-ik-ka dTe-li-pí-nu [A-NA LUGAL?14 21’ iš-ta-an-za-ni-it ŠÀ-it QA-TAM-MA a-aš-šu œar-a-k] ___________________________________________ 22’ ka-a-ša GIŠli-i-ti ki-it-ta nu ŠA dTe-li-pí-nu[ 23’ iš-ki-id-du DIM4 BAPPIR ZI-it ma-a-aœ-œa-an ták-ša-an-t[a Ù ŠA dTe-li-pí-nu] 24’ ZI-KA ŠA DUMU.LÚ.U19 LUMEŠ ud-da-na-a-aš QA-TAM-MA ták-ša-an-za e[-eš-du ZÍZ-tar GIM-an] 25’ pár-ku-i dTe-li-pí-nu-uš ZI-ŠU QA-TAM-MA párku-e-eš-tu LÀL-i[t GIM-an] 26’ ma-li-id-du Ì.NUN ma-a-aœ-œa-an mi-u dTe-li-pí-nuwa-aš-ša Z[I-ŠU] 27’ QA-TAM-MA mi-li-ti-iš-du na-aš QA-TAM-MA mii-e-eš-tu __________________________________________ 28’ ka-a-ša IŠ-TU Ì.DÙG.GA ŠA dTe-li-pí-nu KASKALŒI.A-KA 29’ pa-pa-ar-aš-œu-un nu-uš-ša-an dTe-li-pí-nu-uš Ì.DÙG.GA-it pa-ap-pár!-ašša-anta 30’ KASKAL-ša i-ya-an-ni GIŠša-a-œi-iš GIŠœa-ap-puri-ya-ša-aš œa-an-ti-iš

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31’ e-eš-tu GI?-az la-az-za-iš ma-a-aœ-œa-an œa-an-da-a-an-za 32’ zi!-ik! dTe-li-pí-nu-uš QA-TAM-MA œa-an-da-aœœu-ut ___________ 9’ Voici l’eau qui fait tourner (?) est posée 10’ et de ton âme, ô Télipinu[ 11’ ensuite vers le roi [tourne/ na-a-iš-œu-ut ] ton âme avec bienveillance ! ________________________________________ 12’ Voici du galaktar est posé[ 13’ Qu’il soit apaisé ! Voici du parœ[uena est posé]. 14’ Que ton être se détourne (?)/tal!-li-i-e-ed[-du [vers le roi (?)] __________________________________________ 15’ Voici une noix est posée [ 16’ Qu’il soit couvert d’huile! Voici une figue est posée et] de même que [la figue] 17’ est douce, que [l’âme] de [Télipinu] 18’ ainsi s’adoucis[se] ! _________________________________________ 19’ De même que l’olive [tient] l’huile dans son cœur, [de même que le raisin] 20’ tient le vin dans son cœur, toi, ô Télipinu, [pour le roi (?) 21’ tien[s] ainsi le bien dans ton âme et dans ton cœur ! __________________________________________ 22’ Voici une amande est posée et de Télipinu[ 23’ qu’elle adoucisse. De même que le malt et l’orge sont unis intimement, qu’ainsi, [ô Télipinu], 24’ ton âme et celles des hommes so[ient] unies intimement ! [De même que le blé] 25’ est propre, qu’ainsi l’âme de Télipinu devienne propre ! [De même que le mi]el 26’ est doux, de même que le beurre est doux, 27’ qu’ainsi l’â[me] de Télipinu s’adoucisse, qu’ainsi elle soit douce ! 28’ Voici, ô Télipinu, j’ai humecté tes chemins d’huile fine, 29’ viens, Télipinu, à travers les chemins humectés d’huile ! 30’ Qu’il y ait du bois de šaœi, et du feuillage spécial ! 31’ De même que le « bon roseau » (?) est prêt, 32’ ainsi, toi, ô Télipinu, sois prêt !

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Les principales séquences de ce passage sont les suivantes : 1. L’eau de walli pour que l’âme du dieu se tourne (avec bienveillance) vers le roi ; 2. Le galaktar et différentes substances tendent à apaiser le dieu irrité ; 3. Le parhuena- tend à « détourner » (talliya-) le dieu afin qu’il rentre dans son temple ; 4. On fabrique des chemins avec de l’huile fine et à tirer le dieu (huittayar) voir infra. Le talliyawatar correspond aux séquences 1, 2 et 3 ; 1. On provoque l’attention du dieu avec de l’eau de walhi, qui semble un alcool fort tiré d’une céréale destinée à « frapper l’âme du dieu, et de provoquer son attention et à la faire tourner vers le roi (nai-) ; 2. À l’aide de différentes substances on apaise l’âme du dieu. 3. Avec le parhuena- on détourne l’être du dieu (son corps et son âme), on tente de le faire rentrer dans on temple (talliya-). L’ensemble constitue un talliyawatar. On constate que la parole joue un rôle essentiel ; on offre au dieu un élément et par le recours à la parole on tente de frapper son attention, de l’apaiser et de le détourner (talliya). Le huittiyawar correspond à la phase 4. On fabrique des routes et on tente de le tirer le long des routes. Là encore la parole est essentielle. Le rituel n’a d’intérêt que s’il est rapporté au dieu par la parole et sous la forme d’un discours organisé d’une certaine façon. Commentaire Ainsi rituel et prière se trouvent étroitement unis dans les deux prières. Le rituel prend la forme de la prière. On rapporte au dieu l’offrande qu’on lui adresse puis par la parole, on tente d’agir sur celui-ci. La parole n’est pas complémentaire du rituel, elle s’identifie à celui-ci. Elle est aussi efficiente, elle agit à distance sur le dieu absent. La prière a une origine divine, elle est conçue par Kamrusepa, la déesse de la magie, mais transmise par l’intermédiaire d’un humain. Le recours à un mortel est essentiel, il contient la promesse implicite d’un retour au culte. L’origine divine de la prière suppose qu’elle soit reproduite fidèlement par le mortel. Ces différents points impliquent que la parole ait une valeur sacramentelle. En examinant son contenu on s’aperçoit que le discours est codifié d’une façon rigoureuse. Les techniques langagières sont clairement identifiables : - outils de comparaison, répétition des termes ; - glissement grammatical permettant un glissement de sens ; - répétition de termes ; - parallélismes ; - ordre des mots. Les éléments de la comparaison enserrent la réalité et unissent des éléments différenciés dans la nature (mahhan…QATAMMA « de même que... de même »). 139

Exemples Le terme même utilisé pour dégager la spécificité de l’objet est repris sous la forme d’un prédicat : Kaša galaktar… galankanza eštu. « Voici du galaktar…, sois apaisé » (litt. « Sois du galaktar »). Galaktar qui est conçu probablement comme une sorte de lait. Sa caractéristique essentielle pour les Hittites est sa douceur ; d’où le sens du participe galanza « étant doux ». Les dieux en sont particulièrement friands. On offre au dieu qu’on souhaite apaiser du galaktar et on fait passer par le langage la caractéristique essentielle de cet aliment sur le dieu. Pour réaliser cette transmission, impératif à la deuxième personne (point d’application), vocatif, outil de comparaisons. On passe d’un substantif à un participe qui retient la caractéristique essentielle. Le langage n’a pas un caractère narratif, il tend à transformer les dispositions du dieu, à organiser le monde d’une façon harmonieuse Deuxième exemple GIŠ PÈS kitta « voici une figue » GIŠ PÈS milidu, ZI-KA mi-i-e-eš-tu « De même que la figue est douce, que ton âme s’adoucisse ». On isole par la parole une caractéristique de l’élément présenté au dieu, cette caractéristique est reprise et appliquée à l’âme du dieu. Milidu est un adjectif au nominatif-accusatif neutre singulier ; on passe de la catégorie grammaticale adjectivale (milidu-) à la catégorie verbale correspondante (mieštu impératif du verbe militess-). Le suffixe eš- est un marqueur soulignant l’entrée dans la catégorie représentée par melid-. Implicitement l’adjectif milidu- et le verbe mieštu rattachent la figue au miel (melit-). ZI-KA « ton âme » se substitue à GIŠ.PÈS « figue ». L’effet retenu de la figue, la douceur, se manifestera sur l’âme du dieu, grâce au langage. L’impératif, comme souvent dans ces incantations, est placé à la fin de la phrase et implique le transfert. Deux modes sont mêlés et utilisés, l’indicatif mode de la réalité et le volitif, puissant facteur qui réorganise le réel en partant de l’exacte connaissance de celui-ci. Ainsi la relation entre l’élément naturel et la partie traitée chez le dieu est assurée par le langage. L’information transmise au dieu doit permettre de rendre le rituel opératoire.

II. Le huittiyawar et le mugawar Si le terme huittiyawar n’est pas mentionné dans la première version du Mythe de Télipinu, la réalité qu’il recouvre est clairement évoquée. On fabrique des routes le long desquelles on tirera le dieu et on invite le dieu à les emprunter. De même les termes mugai- ou mugawar ne sont pas mentionnés dans la première version du Mythe de Télipinu. La première version a un caractère étiologique : il décrit la création du royaume, le recours à des rituels 140

permettant le retour du dieu Télipinu, la fondation au royaume. Au cours des générations qui suivront jusqu’à la fin de l’empire hittite on utilisera le talliyatar et le huittiyawar exécutés pour la première fois dans la première version du Mythe de Télipinu et considérés comme relevant d’un mugawar. La relation du mugawar avec le talliyatar et le huittiyawar est celle du simple au particulier. Le Mythe de Télipinu contient les rituels permettant de faire rentrer un dieu disparu. En reproduisant les rituels contenus dans le Mythe on exécute un mugawar. Ces rituels étaient d’autant plus efficaces qu’ils ont été transmis aux hommes par la déesse Kamrusepa. Leur efficacité suppose une fidélité absolue aux gestes exécutés dans le mythe étiologique et aux paroles prononcées. Dans le talliyatar, le huittiyawar le rituel prend la forme de la prière. Le talliyatar consiste à détourner le dieu en ayant recours à la parole, le huittiyawar permet de le tirer ; ils constituent deux rituels relevant du mugawar. Ils forment les parties d’un tout. Le mugawar est lui aussi à la jonction du faire et du dire, comme le confirme l’expression aniyamugessar (mugawar) « j’exécute rituellement un acte de parole ». On notera l’ambiguïté qui pèse sur l’étymologie. On estime parfois qu’il s’agit d’un verbe de mouvement provenant de l’indo-européen *meugw « remuer », tantôt comme un verbum dicendi provenant de la racine *meug-. On rapproche alors mugai- du latin mugire « hurler, rugir », du grec mugros « murmure, gémissement », mudzo « grogner », peut-être mueo « initier », du hittite GIŠmugar, « un outil faisant du bruit ». Ce qui frappe, c’est la diversité des termes et des notions que recouvre la prière hittite. Intégrée aux rituels, elle occupe une place essentielle dans la Mythologie et en particulier, les prières constituent des éléments dramatiques représentant des étapes qui assurent des phases permettant le retour du dieu disparu. Le caractère didactique de la prière hittite est un élément déterminant, qui définit son caractère immuable et définitif. Dans la prière on tente d’exercer une action directe sur le dieu, la prière répond aux situations diverses. Enfin la place de la parole représente un élément déterminent associé à un aspect performatif. La prière est souvent un ensemble des formules sacrées et de pratiques à observer.

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Oiseaux et chevaux rapides Georges-Jean Pinault (Paris, EPHE, PSL)

§ 1. La phraséologie indo-européenne comporte des épithètes et des syntagmes qui réfèrent par les mêmes termes à la course rapide des chevaux, des chiens, au vol des oiseaux, en particulier les oiseaux de proie, et au trajet des flèches1. Parmi les termes en cause figure lat. accipiter (Pl. +), masc. « épervier, faucon », puis « oiseau de proie » en général, que les manuels2 rapprochent habituellement des composés gr. (Il. +) ὠκύπτερος « aux ailes rapides », ὠκυπέτης « au vol rapide », et véd. āśupátvan- « au vol rapide, qui vole rapidement »3, qui sont attestés comme épithètes d’oiseaux de proie4. Ce rapprochement traditionnellement accepté est solidaire de l’interprétation, qui reste difficile, de l’adjectif signifiant « rapide » : véd. āśú-, av. āsu-, et gr. ὠκύς. Je suis particulièrement heureux de pouvoir dédier cette modeste étude à mon ami et ex-collègue (pendant quelques années à l’université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand) Charles GUITTARD, qui se rattache à une école d’histoire de la religion romaine qui a toujours tenu compte des textes, et donc des langues. Il est inutile de rappeler que l’observation du vol des oiseaux (alites), comme signe à interpréter, occupe une place notable dans la divination romaine et italique, à laquelle lui-même et son maître Raymond BLOCH ont consacré de pénétrantes études. § 2. L’équation entre gr. ὠκύς et véd. āśú-, av. āsu- est enregistrée depuis longtemps, sous la forme d’un adjectif indo-européen *ōk̑ ú- « rapide » (ainsi dans IEW, p. 775). Elle ne concerne que l’indo-iranien et le grec, mais elle est confirmée par la correspondance remarquable des formes des degrés d’intensité de cet adjectif, sous la forme de comparatifs et superlatifs primaires, autrement dit d’adjectifs intensifs dérivés directement sur la racine : comparatif véd. ā́ śīyas-, av. āsiiah-, lat. ōcior, superlatif véd. ā́ śiṣṭha-, av. āsišta-, gr. ὤκιστος (à côté du superlatif secondaire ὠκύτατος, plus récent), lat. ōcissimus. Le thème en *-u- dit de « positif », qui serait formé sur le même allomorphe de la racine, manque en latin. Dans la mesure 1

Voir WATKINS, 1995, p. 172. LEW3 I, p. 6, repris entre autres par LINDNER, 2002, p. 217 ; DE VAAN, 2008, p. 21 ; discussion dans BADER, 1962, § 138, p. 129. 3 Épithète du faucon (śyená-) en RV 4.26.4b. 4 Voir aussi gr. (Il. +) ὠκύπους (thème ὠκύ-ποδ-) « aux pieds rapides », épithète des chevaux. 2

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où le système de substitution de suffixes, dit « de CALAND », qui vaut pour la formation du comparatif et du superlatif primaires des adjectifs en *-u-, implique aussi d’autres suffixes, et aussi des premiers membres de composés5, il est licite d’intégrer à l’ensemble de formations en cause les termes acu- et acci- dans les composés latins acu-pedius « aux pieds rapides » (P. Fest., 9.25 L.), cf. gr. ὠκύπους, même sens, et lat. accipiter, déjà mentionné, probablement issu d’une épithète signifiant « aux ailes rapides »6. Ces rapprochements impliquent donc des arguments relatifs autant à la dérivation nominale qu’à la phraséologie. Cela constaté, la relation entre l’adjectif *ōk̑ ú- et la racine nominale *ak̑ - « aigu, pointu », telle qu’elle est évoquée dans le dictionnaire étymologique cité plus haut (IEW, p. 775)7, ne reste pas moins problématique si l’on adopte l’écriture actuelle8 de cette racine sous la forme *h2ek̑ -. § 3. Après plusieurs décennies de travaux souvent convergents sur les développements des laryngales dans les langues indo-européennes, il est décevant de constater l’absence d’une analyse de l’adjectif *ōk̑ ú- qui fasse consensus. Il n’est pas possible, ni nécessaire, de passer en revue toutes les hypothèses. Il suffit de citer les plus caractéristiques9. 1) Rétroprojection laryngaliste, sans proposition sur la dérivation : *Heh3k̑ ú- (selon SCHMITT, 1967, p. 237) ou *oh2k̑ ú- (selon BEEKES, 1972, p. 126, de la racine *h2ek̑ « être pointu ». 2) *HoHk̑ -ú-, sur une racine *HeHk̑ - « rapide », distinguée de la racine *h2ek̑ -, et qui est censée rendre compte aussi de lat. acu-, par exemple dans lat. acu-pedius selon SCHRIJVER (1991, p. 54-55, 77, repris par NIL, p. 200 sq.). Le vocalisme *o de la première syllabe pourrait s’expliquer si l’une des deux laryngales était *h3. Cette analyse est hautement suspecte, indépendamment du fait que cette racine *HeHk̑ -, dont la structure serait très rare, aurait servi de base seulement à des formes à degré *o ou à degré zéro : le développement *HHk̑ - > lat. ac- (admis par SCHRIJVER, 1991, p. 77) contredit tout ce que fait attendre le développement des laryngales en latin, où elles disparaissent sans laisser de traces à l’initiale devant consonne obstruante, comme dans la plupart des langues. 3) Formation à degré long : *Hōk̑ -ú-, compatible avec n’importe quelle laryngale, mais ce vocalisme radical serait inattendu pour un adjectif. Le seul parallèle en grec serait μῶλυς « usant, usé », à côté du nom de plante magique μῶλυ (Od.), qui refléterait indirectement un adjectif *mōl(h2)-ú- sur la racine *melh2« écraser, moudre »10, si cette formation n’est pas analogique. Il reste 5

Cf. RISCH, 1974, p. 65-112, 218-219 et RAU, 2009, p. 67-186. Le second membre reflète un thème *-pet-r-i-, qui est apparenté au nom de l’aile et des plumes connu par diverses langues : hitt. pattar, pattan-, v.h.all. fedara, v.isl. fjǫðr, véd. pátra-, gr. πτέρον, lat. penna, etc. Ces formes reposent sur un ancien thème hétéroclitique neutre *pót-r̥ /*pét-(e)n-, dont les développements dans le détail peuvent rester en dehors de notre discussion, cf. NUSSBAUM, 1986, p. 13-14 ; KLOEKHORST, 2008, p. 659 ; BEEKES, 2010, p. 1248. 7 Avec renvoi au riche ensemble de dérivés qui sont regroupés sous la racine *ak̑ -, *ok̑ - (IEW, p. 18-22) dans sa formulation pré-laryngaliste. 8 Voir DE VAAN, 2008, p. 23 et BEEKES, 2010, p. 50, 57, 59, 1066. 9 Symboles employés : C = consonne, V = voyelle, R = sonante, H = laryngale quelconque, sinon les laryngales identifiées sont notées *h1, *h2, *h3. 10 Selon De LAMBERTERIE, 1990, § 150. 6

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incertain si la laryngale initiale du prototype *h1ōk̑ ú- selon WATKINS (1995, p. 171), séparé de la racine *h2ek̑ -, est motivé seulement par la contrainte qui prédit que toute racine verbale ou nominale doit commencer par consonne11, ou plutôt par l’idée implicite d’un rapprochement avec le nom « cheval », *h1ék̑ u̯ o-, comme « le rapide »12. 4) Formation redoublée : *h1o-h1k̑ -ú- (selon BEEKES, 2010, p. 1678, avec l’idée que la racine *h1ek̑ - serait aussi la base de *h1ék̑ -u̯ o- « cheval ») ou *h2e-h2ok̑ -ú-, sur le thème de parfait de la racine *h2ek̑ - « être pointu, aigu » (selon Ch. de LAMBERTERIE, 1990, § 204, p. 579). 5) Formation à préfixe, dont le second terme serait un abstrait signifiant « rapidité ». § 4. La dernière théorie mentionnée est solidaire du scénario construit par Jochem SCHINDLER (1944-1994) pour expliquer le nom indo-européen du « cheval », habituellement reconstruit sous la forme *h1ék̑ u̯ o-, cf. lat. equus, vénète ekvo-, lyc. esbe-, véd. áśva-, av. aspa-, gaul. epo-, v.irl. ech, etc.13 Cela mérite que l’on s’y arrête, car ce scénario n’a jamais été publié par son auteur, et il est souvent cité sous des formes partielles ou légèrement différentes, un peu comme une formule flexible de la tradition orale. Il est certain que SCHINDLER a évoqué son hypothèse sur le nom du cheval à diverses reprises, en public14 ou en privé, et tel ou tel collègue ou étudiant pourra revendiquer d’avoir entendu une version autre. Il est inévitable qu’avec le temps toute doctrine non fixée par écrit soit l’objet de reformulations par ceux qui la colportent. De ce scénario transmis en grande partie par voie orale, je connais, comme d’autres, son résumé condensé en quelques lignes manuscrites par SCHINDLER lui-même en bas d’un handout (1985), comme une sorte d’appendice. L’exposé originel donnait l’explication requise. D’après mes recherches, le compte rendu le plus complet en a été procuré par SCHAFFNER (2004, p. 490-491 n. 15)15, dont je reprends ci-après les points essentiels. L’adjectif *ōk̑ ú- « rapide » proviendrait d’un adjectif préfixé *ō-h1k̑ ú- (sic dans le handout), alternativement *oh1-h1k̑ u- (notation de SCHAFFNER) « ayant la rapidité auprès de soi » (en allemand, ‘Schnelligkeit dabei habend, schnell’), qui remonte lui-même à un composé possessif, du type gr. ἔνθεος « ayant un dieu en soi »16, avec un préfixe local en premier membre, et en second membre l’allomorphe faible d’un abstrait (neutre) de type acrostatique, soit *h1ók̑ -u /*h1ék̑ -u- « rapidité, vitesse ». Quant au thème du nom « cheval », de genre masculin, *h1ék̑ u̯ -o- s’expliquerait par la substantivation (par 11

D’après l’enseignement de BENVENISTE (1935, chap. IX) relatif à « la théorie de la racine ». De fait, cette idée semble ressortir de la reconstruction donnée ailleurs (WATKINS, 1995, p. 12) de la formule « chevaux rapides » (voir plus loin dans le texte, § 8) sous la forme *h1ōk̑ éu̯ -es *h1ék̑ u̯ -ōs. 13 Comparanda et discussion dans NIL, p. 230-233. Je laisse de côté volontairement gr. ἵππος, qui est probablement apparenté, mais qui ne peut pas provenir directement de l’étymon *h1ék̑ u̯ o-. BOZZONE (2013, p. 9-10) tire la forme grecque de *h1k̑ u̯ o-, un thème qui est posé ad hoc. 14 D’après WATKINS (1999, p. XI), cette démonstration, présentée comme un « tour de force », figurait dans la leçon probatoire prononcée par SCHINDLER lors de sa présentation pour la chaire de professeur à l’université de Vienne en 1987. 15 Confirmé entre autres par LINDNER, 2002, p. 216 n. 174. 16 Cf. DELG, p. 429b (« possédé par un dieu »). 12

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rétraction d’accent, phénomène parfaitement établi par ailleurs) d’un adjectif possessif *h1ek̑ u̯ -ó- « pourvu de rapidité ». Pour compléter l’état actuel de l’art, il convient de mentionner que cette théorie est acceptée et reformulée par DUNKEL (2014, II, p. 330 et n. 34), mais avec une notation différente du préfixe : *h2o-h1k̑ ú-. L’existence de ce préfixe *h2o- « auprès de, vers » est avérée par plusieurs bonnes étymologies, cf. gr. ὀ-κέλλω « faire aborder » (sur un thème de présent de la racine *kelh1-, de κελεύω, etc.), *h2o-h3ku̯ -ó-, cf. véd. āké « à proximité », *h2ó-sd-o- « branche », cf. gr. ὄζος, arm. ost, got. asts, hitt. ḫašduēr, *h2ó-th2-ti « hôte reçu » (* « qui s’installe auprès »), cf. véd. átithi-, av. asti-, indo-aryen du Mitanni -atti- dans plusieurs noms propres17. Cela n’implique pas qu’il doive figurer dans le nom du « cheval ». Soit dit en passant, cette reconstruction serait tout à fait contradictoire avec les faits de l’anatolien (hitt. *ekku-, louv. hiér. ásu-, lyc. esbe°)18, car ceux-ci sont totalement incompatibles avec un thème qui comportait la laryngale *h2- à l’initiale, laquelle aboutit à une fricative /H/ en proto-anatolien19. § 5. Ce point conduit à mentionner sans plus tarder un fait qui est à la fois propre à l’histoire intellectuelle de SCHINDLER, tout en ayant une portée plus générale. En effet, pour tout lecteur attentif, la notation *ō-h1k̑ u- citée plus haut rappelle la reconstruction par SCHINDLER (1969) du nom indo-européen de l’œuf, qu’il posait, après un examen serré des formes attestées dans les diverses langues (cf. gr. ion.-att. ᾠóν, lesb. ὤϊον, mais lat. ōuum, m. perse xayag, etc.)20, sous la forme *ōu̯ i̯ o-m < *ōHui̯ -o-m, dérivé par hypostase < *ō-h2ui̯ -o- « qui se trouve près de l’oiseau » (‘das beim Vogel befindliche’). Cette dérivation était solidaire de la reconstruction par SCHINDLER (1969) du nom indo-européen de l’oiseau sous la forme *h2u̯ ói̯ -/*h2u̯ éi̯ - (type acrostatique), cf. véd. vé-/ví- (nom. pl. váyaḥ, instr. pl. víbhih, gén. pl. vīnā́ m), lat. auis, ombr. acc. pl. avif, avef, abl. pl. avis, arm. haw, dérivé dans gr. αἰετóς « aigle », etc.21 Pour le type de composé de rection prépositionnelle, voir gr. ἐνάλιος « qui est (vit) dans la mer », en regard du syntagme ἐν ἁλί « dans la mer ». Par conséquent, bien que ce composé soit thématique et possède le même préfixe, sa syntaxe sous-jacente est notoirement différente de celle de *ō-h1k̑ ú- « doté de la rapidité avec soi », posé par ailleurs, et plus tard, par SCHINDLER. De façon cohérente, DUNKEL (2014, II, p. 330) reformule la reconstruction en *h2o-h2u̯ i-o- « œuf », avec le même préfixe *h2o- déjà employé (cf. supra § 4) pour la reconstruction *h2o-h1k̑ ú-. Je n’insisterai pas ici sur la faiblesse sémantique de cette explication du nom de l’œuf. Un préalable consisterait à chercher si l’œuf et l’oiseau ne sont pas des entités distinctes22, non seulement sur la base des 17

Matériaux et littérature secondaire dans DUNKEL, 2014, II, p. 323-334. Discussion par KLOEKHORST (2008, p. 237-239). Pour sa part, il reconstruit « cheval » *h1ek̑ u-, conservé comme athématique en anatolien, et propose in fine la substantivation d’un adjectif *h1ek̑ -u- « rapide », et la reconstruction de l’adjectif *ōkú- sous la forme *h1o-h1k̑ -u-. Voir aussi DE VAAN (2009), dont la discussion sortirait du cadre du présent essai, qui n’a pas pour objet l’étymologie de « cheval ». 19 Cf. MELCHERT 1994, p. 68, et, pour le lycien, p. 286. 20 IEW, p. 783-784 ; SCHINDLER, 1969, p. 161-163. 21 IEW, p. 86. 22 Comme le note MEILLET, dans DELL, p. 472. On pourrait au moins considérer que cette relation, si elle existe, est aisément réversible. 18

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lexèmes des langues indo-européennes, mais en considérant des langues d’autres familles linguistiques. Dans ce cas précis, je relèverai plutôt qu’en admettant une relation étymologique entre « œuf » et « oiseau », SCHINDLER était fidèle à la tradition allemande. Dans plusieurs dictionnaires étymologiques, cette relation était admise comme une évidence. Sous l’article « œuf », POKORNY écrit (IEW, p. 783) : « ō(u̯ )i-om ‚Eiʽ, d.h. ‘das zum Vogel gehörige’, schwache Form əi̯ om » ; et à la fin de l’article au̯ ei(əu̯ ei- ?) « oiseau » (IEW, p. 86) : « In Zusammenhang damit stehen höchstwahrscheinlich die Worte für ‚Ei‘, s. unter ōu̯ - »23. Depuis, la reconstruction de SCHINDLER (1969) a été réfutée par ZAIR (2011), qui restitue le nom de l’œuf comme *ōu̯ (i)i̯ o-, à partir d’un dérivé à vr̥ ddhi (indo-européenne) *h2ōu̯ -i̯ -o-, à l’origine adjectif d’appartenance, *« ce qui appartient à l’oiseau ». Cela présuppose *h2ou̯ i- comme base de dérivation, selon une reconstruction du nom de l’oiseau, comme *h2óu̯ -i-/*h2éu̯ -i-, qui est contradictoire avec celle de SCHINDLER. La discussion de ce problème passablement difficile dépasserait le cadre de ma contribution24. Il est indéniable que la glose du nom de l’œuf admise par ZAIR est identique à celle de POKORNY, voir plus haut. Je me contenterai de faire remarquer que ce rapprochement était pour SCHINDLER un appendice à sa reconstruction du nom de l’oiseau, et un prétexte pour traiter une série de problèmes, notamment relatifs au traitement des semi-voyelles. § 6. Il importe de passer en revue et d’évaluer les arguments qui, selon SCHINDLER, parlaient en faveur de sa reconstruction de l’adjectif *ōk̑ ú« rapide », en dehors de la relation apparemment évidente avec le nom du cheval. Il ne s’agirait pas d’un adjectif en *-u- primaire, mais d’un ancien composé, pour les raisons suivantes. 1) Lat. ōcior n’a pas de positif *ōquis, qui serait attendu selon le modèle du remplacement en latin des formes d’adjectifs indo-eur. en *-u- par des formes élargies en *-u-i-, cf. grauis vs. véd. gurú-, gr. βαρύς, suāuis vs. véd. svādú-, gr. ἡδύς, breuis vs. av. mərəzu, gr. βραχύς, tenuis vs. véd. tanú-, gr. τανυ°, etc.25 Sur ce point on pourrait noter que le système supplétif des degrés d’intensité de l’adjectif n’implique pas qu’il ait existé dans toutes les langues un adjectif positif en regard du comparatif et du superlatif. Cet argumentum e silentio est sans portée. 2) Véd. āśú- et av. āsu- n’ont pas de féminin, ce qui prouverait qu’il s’agit d’un ancien composé possessif (bahuvrīhi), parce que ceux-ci n’ont pas de féminin distinct du masculin. L’absence du féminin de ces deux adjectifs dans les textes peut être due au hasard. En grec, ὠκύς est doté d’un féminin, hom. ὠκέα qu’il n’y a pas de raison de remplacer dans le texte (syntagme formulaire ὠκέα Ἶρις en fin de vers) par ὠκύς (pace PETERS, 1980, p. 128 n. 75) quelle que soit par ailleurs l’explication précise de cette forme26. 3) En avestique, l’unique exemple du féminin du comparatif āsiiah- n’a pas de marque de féminin : nom. sg. +āsiiaiiā̊ (pour āsiiā̊ en 3 syllabes, cf. véd. ā́ śīyas-) Vr. 7.3 yā āsaot̰ +āsiiaiiā́ « celle qui [est] plus rapide que rapide ». 23

Voir aussi LEW3 II, p. 230, et I, p. 84. Je compte y revenir dans une étude indépendante en préparation. 25 WEISS, 2009, p. 315. 26 Cf. LEJEUNE, 1972, p. 246. 24

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Mais cette identité du féminin et du masculin du comparatif en -(i)yah- (= véd. -(ī)yas-) est en archaïsme en avestique, qui est connu par d’autres exemples27, par contraste avec le védique, lequel emploie régulièrement un féminin -(ī)yas-ī- sur -(ī)yas- ; le même archaïsme s’observe en grec, latin et celtique. § 7. Hormis ces arguments formels qui ne tiennent pas, le scénario de SCHINDLER est contradictoire avec le système de dérivation théorisé par luimême et repris notamment par NUSSBAUM. S’il avait existé un abstrait *h1ók̑ -u-/*h1ék̑ -u- « rapidité », vel sim., de flexion acrostatique, le moyen habituel pour former un dérivé possessif (« doté de rapidité » = « rapide ») aurait été un dérivé interne par changement d’apophonie (et d’accent)28 : soit *h1ék̑ -u-/*h1k̑ -éu̯ -, de flexion protérokinétique. Il suffit de comparer l’adjectif *pélh1-u-/*pl̥ h1-éu̯ - « plein, abondant » (véd. purú-, av. pouru- < iranien *paru-), dérivé interne de *pólh1-u-/*pélh1-u- « abondance » (dont le vocalisme du thème fort est reflété par gr. πολύς, nt. πολύ), sur la racine *pleh1-/*pelh1- « emplir, verser » (LIV2, p. 482). Si le cheval était désigné comme « le rapide », il aurait été aussi simple de substantiver l’adjectif posé ci-dessus. Un composé intermédiaire semble superflu et artificiel, sans compter qu’il n’a pas de parallèle. De plus, le cheval ne possède pas la « rapidité » à côté, auprès de soi, mais « en soi ». Le problème spécifique de l’interprétation de l’adjectif *ōk̑ ú- a été en quelque sorte pollué par la référence au « cheval ». Le nom du « cheval » est reconstruit formellement comme *h1ék̑ u̯ o-, ou selon certains, comme *h1ék̑ u-, une formation athématique qui serait reflétée uniquement par l’anatolien. Je n’entrerai pas ici dans la discussion de cette problématique, qui est préalable à toute reconstruction. Je remarque simplement que l’interprétation29 du « cheval » comme « le rapide » (‘the swift one’), indo-eur. *h1ék̑ -u- a un point commun avec celle de SCHINDLER, qui tient à la reconstruction d’une racine *h1ek̑ -, qui aurait signifié « courir », ou « être rapide ». Cependant, bien que la structure formelle de cette racine soit formellement acceptable, et même canonique, elle n’existe pas. Fait plus troublant : parallèlement à ce thème hypothétique en *-u-, il n’existe pas d’adjectifs ou d’abstraits qui seraient des thèmes dérivés de ladite racine *h1ek̑ -. Cela rend tout essai d’explication du nom du cheval par cette racine extrêmement douteux. § 8. Sur le plan sémantique, il n’y a pas d’objection fondamentale à supposer que le cheval aurait été désigné comme l’animal rapide par excellence. Il faut cependant prendre avec un peu de recul certaines associations sémantiques tenues pour évidentes. D’après la phraséologie transmise par les textes plus anciens, les locuteurs de la protolangue connaissaient principalement trois animaux « rapides » : le cheval, le chien et l’oiseau, à côté d’autres notions, qui pouvaient recevoir une épithète relevant de cette qualité intrinsèque. Il est probable que cette triade 27

DEBRUNNER, 1954, p. 444 ; HOFFMANN-FORSSMAN, 2004, p. 154. NUSSBAUM, 1998, p. 147-154 ; PINAULT, 2003, p. 159-165 et passim. 29 Selon DE VAAN, 2009, précisément p. 201, en accord avec KLOEKHORST, 2008, p. 239. Sans surprise, cette analyse est solidaire de l’interprétation de l’adjectif *ōk̑ -ú- sur une formation redoublée *h1o-h1k̑ -, d’après BEEKES, 2018, p. 1678. En tout état de cause, le timbre du redoublement reste en l’occurrence inexpliqué. 28

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d’animaux « rapides » a un fondement culturel, loin d’être simplement naturelle. Il est certain que les locuteurs en question connaissaient d’autres animaux qui pouvaient, à l’occasion ou de façon objective, être qualifiés de « très rapides ». Il me semble que la plupart des indo-européanistes ont cédé, dans ce cas comme dans d’autres, au mirage de la phraséologie. De fait, on a observé la correspondance de syntagmes qui signifient « cheval rapide » ou « chevaux rapides » : gr. hom. ὠκέες ἵπποι (à côté du composé ὠκύπους, épithète du cheval), véd. (RV) āśúm áśvam, av. āsušca aspō ; composé RV āś(ú)v-aśva-, av. āsu.aspa- « doté de chevaux rapides », abstrait nt. āś(ú)vaśv(i)ya-, av. āsu.aspiia- « possession de chevaux rapides »30. Dans le RV, l’adjectif āśú- « rapide » est substantivé dans plusieurs occurrences pour désigner le cheval31. Cela n’est pas étonnant, et ne peut pas constituer un argument en faveur de l’étymologie historique. L’adjectif véd. āśú- sert aussi d’épithète aux oiseaux, cf. āśu-pátvan- (cité plus haut § 2), et au char de guerre, véd. āśú-ratha-, auquel on peut comparer v. perse (mède) āsu-raθa« doté d’un char rapide ». Sur la base des syntagmes cités plus haut, il est loisible de restituer une formule *ōk̑ ú-*h1ék̑ u̯ o- dans la langue poétique. Dans le RV, et plus largement en indo-iranien, du fait de la confusion des timbres vocaliques, il existe une association phonétique en synchronie entre *āćú- « rapide » et *áću̯ a- « cheval ». On serait victime d’une illusion rétrospective si l’on croyait que cette association de surface constituerait une preuve de la parenté étymologique entre cette désignation du cheval et l’adjectif « rapide ». Objectivement, le seul point formel commun aux deux mots, une fois qu’ils sont reconstruits, est la séquence /ku/ devant consonne, et son allophone [ku̯ ] devant voyelle : c’est assez peu. § 9. Il semble préférable de tenter une analyse d’indo-eur. *ōk̑ ú- qui soit indépendante de toute spéculation sur l’origine du nom « cheval ». Dans cette perspective, lat. accipiter apporte un témoignage précieux. En effet, l’adjectif *ōk̑ ú-, comme d’autres thèmes en *-u-, fut intégré au système de CALAND, qui est fondé sur l’équivalence et le remplacement mutuel de dérivés de valeur stative (‘property concept adjectives’)32. Selon le modèle de la substitution de CALAND, on peut attendre un thème *ōk̑ -i-, à la place de *ōk̑ -ú-, en premier membre de composé, ce que l’événement confirme, voir le nom propre gr. Ōκιβᾱς (IG VII 593, 606), reposant sur une épithète qui signifiait « qui marche rapidement ». La substitution de °i- au suffixe de l’adjectif simple est parallèle à celle connue par l’exemple classique du principe découvert par Willem CALAND (1859-1932) d’ailleurs dans un champ sémantique et phraséologique voisin : gr. ἀργóς (< * ἀργρóς), véd. r̥ jrá-, av. ǝrǝzra- « brillant/rapide », vs. gr. ἀργι-κέραυνος, véd. r̥ jí-śvan« doté de chiens rapides ». Je proposerais donc ceci : en italique *ōki-petri« aux ailes rapides » fut remplacé par *āki-petri- > lat. *ācipiter, d’où accipiter, par la « loi littera »,33 cf. Iuppiter < Iūpiter. Il reste à expliquer le changement de vocalisme dans le premier membre par une analogie ou une 30

Données dans SCHMITT, 1967, p. 236-245 ; WATKINS, 1995, p. 171-172. Références dans GRASSMANN, col. 187-188 (emploi n° 2). 32 Cf. RAU, 2009, p. 77-109. 33 LEUMANN, 1977, p. 183. 31

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contamination plausible à l’intérieur du latin. Il est ruineux de projeter le prototype de lat. acci° (voire aci°) en proto-indo-européen. Il n’est pas non plus plausible34 de voir dans acci° (ou aci°) une sorte de variante phonétique de acu° dans acu-pedius. De fait, c’est la forme secondaire acci° qui a suscité la fausse étymologie par accipiō, -ere, et la création du doublet acceptor (homonyme du nom d’agent) de accipiter par Lucilius, et sa reprise ultérieure comme terme savant. § 10. Si l’on se place du point de vue latin, ou plus largement italique, il est plausible que *āki° soit dû à l’influence des nombreux thèmes dérivés de la racine *ak- (< indo-eur. *h2ek̑ -) « être aigu, pointu, perçant », qui présentent un radical ak- ou āk- : lat. acus, -ūs, fém. « aiguille », thème acu« aigu » < *h2ak̑ -u-, comme base du verbe acuō, -ere « rendre aigu, pointu », adj. acūtus « aigu », nt. acūmen « pointe », etc. ; lat. ācer, ācris, ācre, adj. « pointu, perçant » < *ākri-, mais ăcerbus « âcre, âpre » < *ak̑ ri-dh(h1)-o(NUSSBAUM, 1999, p. 395, 399-400) ou *akro-φo- < *ak̑ ro-bho- (GARNIER, 2016, p. 76), avec suffixe issu de *-bh(u̯ )-o- < *-bhu(H)-o-, alternativement, selon moi, *ak̑ ri-bho-, avec le même suffixe. On observe dans les dérivés adjectivaux un transfert référentiel de la qualité. L’évolution sémantique « perçant » > « vif, rapide », se constate dans le composé lat. acu-(pedius), déjà cité, « aux pieds agiles ». Elle s’observe aussi dans l’adjectif simple ācer « perçant, pointu » > « perçant, pénétrant » ; d’où « ardent, impétueux » et « vif, violent, rigoureux » (OLD, s.u.). Davantage, la même évolution est avérée dans les emplois de gr. ὀξύς « aigu, pointu », qui dérive en dernière analyse de la même racine, < *h2ok̑ -s-ú-.35 Cet adjectif est employé au sens de « rapide », à propos de chevaux (Hdt.), et aussi dans des composés qui expriment la notion de rapidité : ὀξυπετής « qui vole avec rapidité », ὀξύπους « doté de pieds agiles », ὀξύπτερος « aux ailes rapides », ὀξυβελής « doté de traits aigus » > « qui lance vivement des traits », ὀξυήκους « qui a l’ouïe aiguisée, fine » > « qui comprend vite ». Il est notoire que plusieurs de ces composés sont parallèles à ceux avec le thème de ὠκύς en premier membre, que nous avons déjà cités (§ 1) : ὠκυπέτης, ὠκύπους, ὠκύπτερος. Le lien sémantique36 perdure par-delà la différence de dérivation des adjectifs synonymes ὠκύς et ὀξύς. § 11. En plus de cette relation sémantique entre acuité et rapidité, la structure même des dérivés fournissait une base à l’analogie. Il a existé un thème en *-ri- sur cette racine, dont les aboutissements ont adopté un sens concret : lat. ocris « pic rocheux » = gr. ὄκρις « pointe, protubérance » (adj. ὀκρίδ- « âpre ») < abstrait *h2ók̑ -ri-, ital. *akri- (probablement dans lat. acerbus, voir plus haut), gr. ἄκρις « sommet de montagne », véd. áśri« pointe, aspérité » (RV en second membre de composé) < *h2ék̑ -ri-, originellement deux allomorphes de l’abstrait37 de l’adjectif *h2ek̑ -ró- « aigu, pointu » > gr. ἄκρoς, lit. aštras, v.sl. ostrŭ, v.irl. ér. Le thème ital.*ākri- > 34

Pace SCHRIJVER, 1991, p. 77 ; discussion dans LINDNER, 2002, p. 216. Cf. NARTEN, 1986, p. 212-214 ; De LAMBERTERIE, 1990, § 205, p. 580-584. En sanskrit, la racine akṣ-, qui repose sur la suffixation de la racine *h2ek̑ - signifie « piquer » et « couper ». 36 Voir De LAMBERTERIE, 1990, p. 575-583, en dépit de mon scénario différent (§ 12) sur la dérivation de gr. ὠκύς. 37 NUSSBAUM 1999, p. 399-400. 35

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lat. ācer s’interprète comme « propre à une pointe, une arête », dérivé à vr̥ ddhi du neutre*akro-m « pointe » (< *h2ék̑ -ro-) de l’adjectif. La même relation dérivationnelle s’accrédite pour ital. *sākri- > lat. sācer « consacré » < « appartenant au sacré, propre au rite », dérivé de *sakro-m, neutre (> lat. sacrum) « objet sacré ; acte religieux »38. Ces formations apparentées donnent suffisamment d’éléments pour concevoir la réfection de la forme héritée *ōki° en *āki°, d’après les thèmes parallèles et synonymes *ākri- et *akri- en regard de *okri-. Il s’agit d’un développement interne à l’italique, et même seulement au latin. D’un autre point de vue, on peut y voir un alignement formel en faveur du vocalisme /a/ présent dans les dérivés et composés signifiant « vif, rapide ». § 12. Finalement, comment analyser le prototype indo-eur. *ōk̑ ú- luimême ? Son rattachement à la racine *h2ak̑ - est sémantiquement fondé, et confirmé par la relation établie en italique, dont a résulté la mutation de *ōki° en *āki° dans le système de CALAND. Je propose de reformuler la dérivation proposée par Ch. de LAMBERTERIE (1990, p. 579), qui posait un prototype *h2e-h2ok̑ -ú-, adjectif statif fait sur le thème du parfait (statifintransitif) de la racine *h2ek̑ - « être pointu, aigu ». Cela est correct sémantiquement, mais anormal formellement, puisque cette dérivation présuppose le thème fort du parfait, et pour une racine qui ne donne pas de système verbal. Accessoirement, on peut observer l’absence de la lecture du mot āśú- en trois syllabes /a’aśú-/ dans les hymnes védiques (RV), que l’on serait en droit d’attendre si le point de départ était indo-iranien *HaHaćú-. De plus, les adjectifs védiques en -ú- associés au thème de parfait39 correspondent au thème faible de ce dernier, donc avec degré zéro de la racine : e.g. véd. cikit-ú- « avisé » (cf. parfait cikéta, de cit- « reconnaître, comprendre »), jigyú- « vainqueur » (cf. parfait jigāya, de jay-/ji« vaincre »), AV pari-tatnú- « qui encercle » (cf. parfait moyen tatne de tan« tendre »). Ce type d’adjectif en –ú- fait sur thème redoublé a un doublet en -vi-, voir cikitvít (RV, adverbe) et jā́ gr̥ vi- « éveillé » (cf. parfait jāgā́ ra, participe véd. jāgr̥ vā́ ṁs-, av. jaγauruuah-)40 ; en regard de ce dernier, en avestique, l’adjectif a été refait sur le thème fort du parfait, d’où jaγāuru-, var. jiγāuru- « éveillé, vigilant » < *jaγār-u-. Si l’on restitue d’après ce type bien attesté un prototype *h2e-h2k̑ -ú-, on peut admettre sa réinterprétation comme adjectif primaire, sur le modèle des adjectifs protérokinétiques en *ú-/*-éu̯ - faits sur la racine, et dont les aboutissements sont sur le degré plein ou le degré zéro : e.g. *h1u̯ és-u- « bon » (véd. vásu-, gén. sg. masc./nt. vásoḥ, av. vaŋhə̄uš < *h1u̯ és-eu̯ -s, avec nivellement du vocalisme radical)41, *pélh138

WEISS, 2009, p. 321; données et autres références chez DE VAAN, 2008, p. 532. DEBRUNNER, 1954, p. 472. 40 DEBRUNNER, 1954, p. 915. 41 En outre, l’indo-iranien, à en juger d’après le védique, a étendu, en même temps que le degré plein, l’accent radical qui était propre à l’origine au neutre acrostatique *h1u̯ ósu/*h1u̯ és-u-, en regard de l’adjectif protérokinétique *h1u̯ és-u-/gén. sg. *h1us-éu̯ -s. Cela est dû à la quasi superposition fonctionnelle du neutre de l’adjectif, à savoir h1u̯ és-u, avec le substantif de base. Cette ambivalence d’origine s’applique évidemment aux formes reposant sur le degré plein normal *pélh1-u-, cf. germ. *felu, neutre, « abondance, beaucoup » > got. filu, v. angl. feolu, v.h.all. filu, v.isl. fjǫl, v.irl. il, etc. Il est donc possible de restituer le syntagme sous-jacent au composé théorique *h2ek̑ u-ped- (cf. lat. acu-ped-ius, et indirectement 39

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u-/*pl̥ h1-éu̯ - « plein, abondant », nivelé en *pl̥ h1-ú-/*pl̥ h1-éu̯ -, sur le degré zéro de la racine (> véd. purú-, av. pouru-). Une fois l’adjectif statif (et redoublé) de la racine *h2ek̑ - re-segmenté en *h2eh2k̑ -ú-, il était loisible de le restructurer en *h2oh2k̑ -ú- (> *Hōk̑ ú-), sur le modèle des allomorphes du thème fort avec vocalisme *o radical, qui appartenait originellement au type acrostatique, avec fonction de substantif. Ces allomorphes pouvaient s’introduire dans le paradigme de l’adjectif, originellement protérokinétique, comme le prouve gr. πολύς « abondant » < *pol(h1)-ú-s, remplaçant *pélh1u-s, par croisement avec l’ancien substantif neutre *pólh1-u/*pélh1-u« abondance »42. Dans ce processus de restructuration, les composés possessifs ont aussi joué un rôle, car une équivalence s’accréditait entre un premier membre à valeur adjectivale (« abondant »), et l’abstrait correspondant (« avec abondance »), selon la formation des composés doublement possessifs43, dont le premier membre avait pour base l’abstrait correspondant à l’adjectif. Il s’avère possible d’expliquer l’adjectif dont la forme de surface, en post-indo-européen, était *(H)ōk̑ ú- selon les processus connus dans l’ensemble de la morphologie nominale. Ce dernier point prouve, s’il en était encore besoin, la pertinence du système de dérivation interne fondé sur la variation d’apophonie des dérivés nominaux, parce que cette approche permet de résoudre des problèmes qui semblaient insolubles, parce qu’ils étaient en fait mal posés.

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Élagabal, Kreistos, même combat ? dans L’Agonie de Jean Lombard Rémy Poignault Université Clermont Auvergne

Le bref règne d’Héliogabale (218-222) n’a guère retenu l’attention de l’historiographie antique que pour les multiples extravagances du comportement de l’empereur, ses transgressions du mos maiorum, et sa tentative de réforme religieuse. Son personnage a suscité dans la littérature moderne un intérêt hors de proportion avec la place que lui accorde l’Histoire. C’est ainsi que la littérature décadente « fin-de-siècle » s’est attachée à l’empereur de toutes les outrances : Héliogabale a été le sujet de nombreux poèmes et romans ainsi que de pièces de théâtre ou d’opéras1 ; Georges Duviquet a réuni, en 1903, en un ouvrage préfacé par Remy de Gourmont2, les traductions des principaux textes littéraires antiques le concernant, et Héliogabale est même « devenu entre 1888 et 1910 l’une des figures de proue du mouvement antiquisant décadent »3, l’époque se retrouvant aussi bien dans les extravagances de l’empereur que dans le déclin des valeurs romaines qu’accélère l’arrivée sur le trône de Rome du grand-prêtre du dieu d’Émèse. Jean Lombard, ancien ouvrier bijoutier qui s’est lancé dans la politique et la littérature et a appris le latin en autodidacte, avec L’Agonie (1888), centre moins l’intérêt sur l’empereur que sur le peuple varié de Rome4 et sur le climat d’apocalypse qui s’instaure, au point de faire de son règne « une allégorie de la Décadence et de l’Apocalypse menaçante »5. Bien d’autres ouvrages littéraires lui seront consacrés au XXe siècle, comme Héliogabale ou l’anarchiste couronné d’Antonin Artaud (1934), qui fait de l’empereur une figure de la révolte6, ou la pièce de théâtre de Pierre Moinot, Héliogabale (1971)7, où le chaos du règne n’est pas sans 1

Héliogabale, tragédie lyrique en vers, sur un texte d’Émile SICARD, avec une musique de DEODAT de SEVERAC, créée à Béziers en 1910. 2 G. DUVIQUET, 1903. 3 M.-F. DAVID, 1996, p. 149 ; cf. aussi J. de PALACIO, 2001 ; E. KOCIUBINSKA, 2012. Citons, entre autres, L. JOURDAN, 1889, H. MIRANDE, 1910, et, dans le même esprit bien que plus tardif, M. DUPLAY, P. BONARDI, 1935. 4 M.-F. DAVID, 2002, « Présentation », p. 23 ; E. KOCIUBINSKA, 2012, p. 460. 5 M.-F. DAVID, 2002, « Présentation », p. 17. 6 M.-F. DAVID, 1996, p. 150. 7 P. MOINOT, 1971.

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liens avec mai 68, sur un fond de guerre parthique qui fait songer à l’enlisement de la guerre du Viêt Nam. Ce qui nous retiendra ici c’est la question religieuse dans L’Agonie, où elle est omniprésente et liée à la quête de l’androgyne comme figure idéale de l’humanité, puisque dans le monde en décomposition de l’Antiquité présenté par le roman émergent des formes nouvelles qui tentent de s’imposer, le culte d’Élagabal avec l’instauration d’un être bisexué et un christianisme multiple qui se cherche, tandis que le paganisme est exsangue, la confrontation débouchant pour l’heure sur une sorte d’apocalypse.

Brouillage des sexes Les textes antiques qui déversent un flot de turpitudes sur la mémoire d’Héliogabale et stigmatisent à l’envi le fait qu’il fasse tantôt l’homme et tantôt la femme, contiennent pour ainsi dire les germes de cette construction à la fois sexuelle et religieuse. Dion Cassius souligne, de fait, l’ambiguïté sexuelle d’Héliogabale, évoquant (80, 5, 5) « des épousailles où il était époux et épouse, car il se donnait et pour homme et pour femme, et il faisait l’un et l’autre avec la dernière impudence »8 ; s’il fréquente des femmes, c’est « pour imiter leurs actes en couchant avec des galants » (80, 13, 1) et il se prostitue ; « Il se fit épouse et se fit appeler femme » (80, 14, 4) ; ayant pour mari Hiéroclès (80, 15, 1), il trompe celui-ci avec des hommes et aime recevoir des coups de lui9. L’Histoire Auguste rapporte qu’il se plaisait à paraître en Vénus et à s’offrir ainsi à son amant (Hel., 5, 4-5), qu’il fut amoureux de Hiéroclès (Hel., 6, 5), qu’il se maria avec Zoticus (Hel., 10, 5), qu’il se présenta travesti en femme devant des prostituées et des hommes en prenant la posture d’un giton (Hel., 26, 5), et qu’il visita toutes les courtisanes romaines en un seul jour, toutefois « sans leur demander du plaisir » (Hel., 32, 9 : sine affectu libidinis). Le sexe d’Héliogabale est incertain d’après les sources : selon le PseudoAurélius Victor (23, 2-3), il se castra : « les parties génitales entièrement coupées, il se consacra à la Mère des dieux » (abscisisque genitalibus Matri se Magnae sacrauit) ; la version de l’Histoire Auguste est moins excessive sur ce point : l’empereur, qui a été initié au culte de Cybèle, se mêle aux galles en « se liant comme eux les parties génitales » (genitalia sibi deuinxit), mais à seule fin de dérober la statue de la déesse et de la « déposer dans le temple de son dieu » (ablatumque sanctum in penetrale dei sui transtulit) (Hel., 7, 1-2)10. Dion Cassius évoque une circoncision (80, 11, 1), mais ensuite (80, 16, 7) il va plus loin : Héliogabale aurait demandé aux 8

Sauf indication contraire nous citons les textes antiques dans la traduction française donnée par G. DUVIQUET, 1903. 9 G. DUVIQUET, 1903, p. 143, commente : « Ici, il est à reconnaître à Héliogabale une complexion toute féminine. Dans les rapports contre nature qu’il avait sans cesse avec les hommes, il n’y a aucun doute sur le rôle qui lui était réservé et la logique de son tempérament non extraordinaire chez un Syrien et un prêtre du Soleil le conduisit à figurer partout l’Impératrice », nouvelle Messaline. 10 Hel., 28, 1 : Héliogabale, entre autres extravagances, fait tirer son char par des lions et se fait appeler « Grande Mère », jouant ainsi le rôle du féminin par excellence.

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médecins « de lui faire au moyen d’une incision des parties sexuelles de femme » et Duviquet d’ajouter « Cédrenus (cité par Gros et Boissée) dit que Dion n’avait pas omis cette particularité et qu’Avitus suppliait les médecins de faire qu’il réunît les deux sexes. Nous ne savons pas si cette opération eu lieu ; en tout cas, l’idée peu fréquente, même chez les débauchés de même sexe, ne pouvait que convenir à la fantaisie d’Héliogabale et à la puissance de son tempérament féminin »11. « Il ne s’agissait donc pas de transsexualisme, mais du désir d’être bisexué »12. Ajoutons à ces textes que la Pierre Noire, emblème phallique figurant le dieu, sur laquelle on décèle « la représentation supposée de l’organe féminin », peut renvoyer à « l’androgynie du dieu créateur »13. Le mariage de la Lune et du Soleil14 va aussi dans le sens d’une réunion des sexes : Hérodien indique que cherchant une épouse pour son dieu Héliogabale songea d’abord à Pallas, mais que, le dieu la trouvant trop guerrière, il fit venir la Déesse Céleste de Carthage ; « Les Africains appellent cette déesse Uranie, et les Phéniciens Astroarchès, affirmant que c’est la lune. Antonin prétendit que l’union de la lune et du soleil était très sortable » (Hérodien, V, 6, 3-5) ; la déesse est pourvue d’une dot, comme une femme (Hérodien, V, 6, 5 ; Dion Cassius, 80, 12)15. À la vision cosmique se superpose celle du masculin et du féminin. Voilà, donc, ici de quoi alimenter le thème de l’androgynie, cher, entre autres, aux décadents.

Révolution religieuse La question religieuse n’est pas sans ambiguïté non plus dans les sources littéraires. « Tantôt l’empereur semble revendiquer pour son dieu l’hégémonie cultuelle, une sorte de prééminence. Tantôt il apparaît animé de motivations syncrétiques ou synthétiques […]. Tantôt il est censé vouloir imposer l’adoration d’un dieu unique »16. Dion Cassius lui reproche d’avoir voulu donner le premier rang à son dieu : « parmi les plus flagrantes violations des lois se place le culte d’Élégabale, non seulement à cause de l’introduction à Rome d’une divinité étrangère et des honneurs nouveaux et magnifiques accordés à ce dieu, mais aussi de la supériorité qu’il lui attribuait sur Jupiter lui-même, et de son sacerdoce qu’il se fit décerner […] » (80, 11, 1)17. Il en va de même pour Hérodien : avant son arrivée à 11

G. DUVIQUET, 1903, p. 150. R. TURCAN, 1985, p. 215 ; R. URIAS MARTINEZ, 1994, p. 212. 13 R. TURCAN, 1985, p. 209. 14 Élagabal, « dieu de la montagne », est souvent dénommé comme Sol Invictus : R. TURCAN, 1985, p. 34. G. DUVIQUET, 1903, dans une note, p. 293-296, cite Homère, Platon et Macrobe pour expliquer le rapprochement de Jupiter et du Soleil ; dans une autre note, p. 269-274, il précise qu’ « Élagabal était un dieu igné et solaire » et qu’il était tout aussi bien assimilé au Soleil qu’à Jupiter avec qui il partageait comme symbole l’aigle. 15 P.-J.-B. CHAUSSARD, 1802, p. 21 disait que la déesse de Carthage « lui paraît enfin l’épouse la plus digne du père de la fécondité ». 16 R. TURCAN, 1985, p. 151. 17 Peut-être peut-on déceler dans son mariage avec la Vestale Julia Aquilia Severa, dont Héliogabale disait attendre des enfants divins, un désir de fusion entre la religion romaine et celle d’Émèse, même si Dion Cassius n’y voit que scandale (80, 9, 3). 12

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Rome, Héliogabale « ordonna de plus que tous les magistrats romains et tous ceux qui sacrifiaient en public reconnussent le nouveau dieu Hélæagabale avant tous les autres dieux qu’on invoque dans les sacrifices » (Hérodien, V, 5, 7). L’Histoire Auguste apporte une note divergente ; c’est le culte de son dieu qui importe le plus à Héliogabale, qui délaisse pour lui les affaires de l’empire : « Mais lorsqu’il fut entré à Rome, il négligea tout ce qui était fait dans les provinces : il consacra le dieu Héliogabale sur le mont Palatin et lui bâtit un temple près du palais impérial ; il y fit transporter l’image de la Mère des dieux, le feu de Vesta, le Palladium, les boucliers anciles et tout ce qui était vénérable aux Romains ; il voulait qu’aucun dieu ne fût honoré dans Rome si ce n’est Héliogabale. Il disait, en outre, qu’il fallait y transférer le culte des Samaritains et des Juifs, ainsi que les sacrifices des chrétiens, afin que le sacerdoce d’Héliogabale possédât le secret de toutes les religions » (Hel., 3, 4-5 : Sed ubi primum ingressus est urbem, omissis quae in prouincia gerebantur, Heliogabalum in Palatino monte iuxta aedes imperatorias consecrauit eique templum fecit, studens et Matris typum et Vestae ignem et Palladium et ancilia et omnia Romanis ueneranda in illud transferre templum et id agens, ne quis Romae deus nisi Heliogabalus coleretur. Dicebat praeterea Iudaeorum et Samaritanorum religiones et Christianam deuotionem illuc transferendam, ut omnium culturarum secretum Heliogabali sacerdotium teneret). Plus loin, le rédacteur de l’Histoire Auguste prétend que l’empereur voulait éliminer les cultes du monde entier au profit de son dieu (Hel., 6, 7 : Nec Romanas tantum extinguere uoluit religiones, sed per orbem terrae, unum studens, ut Heliogabalus deus ubique coleretur : « Non seulement il désirait anéantir tous les cultes de Rome, mais il s’appliqua surtout à ce que le dieu Héliogabale fût seul honoré dans toute la terre »). Il ressort de cette présentation une certaine ambiguïté entre monothéisme et hénothéisme syncrétique puisqu’il est dit, d’une part, qu’Héliogabale aurait voulu que son dieu remplace tous les autres et, d’autre part, qu’il aurait tenté de regrouper dans le temple de son dieu un ensemble de divinités en les lui inféodant, allant des plus vénérables sacra des Romains jusqu’à des divinités orientales. Qu’Héliogabale ait voulu supprimer le culte de tous les autres dieux ne coïncide pas avec les autres auteurs antiques non plus qu’avec les « données […] de l’épigraphie et de l’iconographie ou de la numismatique »18 et est même en contradiction avec ce que le rédacteur de l’Histoire Auguste écrit en Hel., 7, 419, où l’empereur conserve les autres dieux en les mettant au service du sien : Omnes sane deos sui dei ministros esse aiebat, cum alios eius cubicularios appellaret, alios seruos, alios diuersarum rerum ministros (« Tous les dieux, disait-il, étaient ministres du sien : il appelait les uns ses valets cubiculaires, les autres ses esclaves ; les derniers étaient commis à des occupations diverses »). Il y a là « subordination qui caractérise une forme d’hénothéisme [qui] est corroborée par Hérodian., V, 5-6 […] et par DC, 80, 11, 1 »20. 18

R. TURCAN, 1993, n. 15, p. 163. R. TURCAN, 1993, n. 15, p. 163. 20 R. TURCAN, 1993, n. 38, p. 175. 19

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Robert Turcan a démontré que l’Histoire Auguste, en imaginant la volonté d’instaurer un dieu unique et en inventant le pillage de différents sanctuaires, visait, à travers Héliogabale, les dispositions prises par l’empereur Constantin, le préambule et l’épilogue de la Vita étant destinés à mettre le lecteur sur la voie de l’interprétation qu’il convient de faire21. Les modernes ont souvent emboîté le pas à l’Histoire Auguste : ainsi la préface que Remy de Gourmont donne au livre de Duviquet tire l’empereur dans le sens du monothéisme : « Syrien judaïsant, il est bien plus près du christianisme que du paganisme aryen. Il est monothéiste, comme tous ces émigrants orientaux, corrompus par l’hostilité de la nature, desséchés par le feu continu du soleil » (p. 7-8). Selon lui, Héliogabale « travailla de son mieux à l’unité religieuse » et « voulut que tous les Dieux s’inclinassent devant [son Dieu] » (p. 24) ; « Héliogabale croyait avoir réalisé l’unité religieuse ; il l’avait du moins préparée : que le Soleil dût vaincre, ou Apollonius, ou Jésus, ou Mithra, ou Isis, ou Bacchus, ou Pythagore, la victoire du vainqueur était préfigurée par le caprice ecclésiastique d’un empereur enfant » (p. 25)22. Héliogabale, pour Remy de Gourmont, suit en quelque sorte la voie tracée par Julia Domna qui a eu le tort toutefois de penser qu’Apollonios constituerait un bon fondement pour une nouvelle religion23. Héliogabale a voulu donner « pour religion à son peuple un culte unique fait de toutes les religions du monde » (p. 27). Pour Remy de Gourmont, il y a chez l’empereur volonté de syncrétisme religieux. Plus près de nous chronologiquement, Gabriel Matzneff – qui ne fait pas subir d’examen critique à la Vie d’Héliogabale – ne doute pas que l’empereur soit monothéiste, car sa conduite en matière religieuse « prouve de façon éclatante sa foi en un Dieu unique en qui sont récapitulés et transcendés tous les autres visages du divin »24. Ernest Renan avait ouvert la voie en évoquant, à propos de l’empereur, « sa chimère d’un culte monothéiste central, établi à Rome et absorbant tous les autres cultes »25. Mais les historiens contemporains, en règle générale26, contestent qu’Héliogabale ait une conception monothéiste de la religion27. À Rome, 21

Cf. R. TURCAN, 1988. Aurélien (270-275) tentera aussi d’imposer le culte de Sol Invictus, mais c’est Constantin (306-337) qui réussira à rapprocher efficacement Sol Invictus et le christianisme. 23 G. BOISSIER, 1879 [en part. p. 103-105], qui toutefois excluait dans la Vie d’Apollonius de Tyane de Philostrate la volonté de polémiquer avec les chrétiens, montrait des similitudes entre le Christ et Apollonius et considérait que Julia Domna, partageant le syncrétisme, aurait conçu l’idée d’une sorte de Christ païen pour constituer une synthèse de l’Évangile et de la philosophie antique, syncrétisme qui a aussi pénétré ses descendants Héliogabale et Alexandre Sévère. Déjà A. REVILLE, 1865 avait insisté sur le rôle de l’image donnée d’Apollonius de Tyane et mis l’accent sur l’influence de Julia Domna et de sa descendance sur l’évolution religieuse : « Les folies mêmes d’Héliogabale trouvent leur explication dans leur connexité avec ce qu’on peut appeler la théologie de sa famille maternelle » (p. 625). Mais pour R. TURCAN, 1985, p. 162-166, on peut effectuer « une lecture anti-élagabalienne » de l’ouvrage de Philostrate, dont les lecteurs pouvaient rapprocher d’Héliogabale le portrait de Néron. 24 G. MATZNEFF, 1971, p. 172. 25 E. RENAN, 1882, ch. XXVII, p. 496. 26 G. H. HALSBERGHE, 1972 ; G. R. THOMPSON, 1972 (cités par M. FREY, 1989, p. 12) constituent des exceptions. 22

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comme à Émèse, Héliogabale honore tout un panthéon de divinités, avec à leur tête Élagabal, en un hénothéisme qui consiste à honorer un dieu supérieur auquel sont subordonnés tous les autres ; c’est ce que confirment les inscriptions28 qui mettent la fonction de grand-prêtre d’Élagabal avant celle de Pontifex Maximus dans la titulature impériale29. En outre, il semble bien, à travers la question du mariage du dieu, comme à travers l’iconographie d’un chapiteau provenant sans doute de l’Heliogabalum de Rome, qu’Héliogabale ait voulu substituer à la triade capitoline, une nouvelle triade constituée, en premier, d’Élagabal, et de la divinité arabe Athena Allath ainsi que de la déesse carthaginoise Aphrodite Tanis30. Il n’empêche qu’au XIXe siècle on a rapproché le culte d’Élagabal et le christianisme ; ainsi selon le théologien Albert Réville, qui sera le premier titulaire de la chaire d’histoire des religions au Collège de France, on peut au IIIe siècle percevoir une évolution des idées religieuses qui annonce la victoire du christianisme sous Constantin31. Réville a mis en évidence des affinités entre le paganisme et le christianisme sous les Sévères. Les chrétiens ne sont pas inquiétés sous Caracalla, Héliogabale et Alexandre Sévère32. Héliogabale dénatura par son fanatisme l’idée-mère qui fait le fond de la biographie d’Apollonius par Philostrate. Cette idée, c’est que le paganisme gréco-romain a besoin d’une réforme, que, sans rompre en principe avec lui, on doit corriger ses légendes, qu’il faut le rapprocher d’une sorte de monothéisme dans lequel le soleil remplira le rôle principal et sera adoré comme lumière physique et aussi comme lumière morale, ce qui d’ailleurs aura l’avantage de confondre dans une même adoration les plus belles et les plus populaires divinités de l’ancien paganisme […]. Adorer un même Dieu sous différens noms et faire prédominer la vertu parmi les élémens de la vie religieuse, voilà donc le fond de cette théologie, dont la tendance tolérante ressort d’elle-même, et qui pouvait très bien considérer le christianisme comme une approximation très imparfaite encore, mais enfin supportable, de l’idéal conçu par la nouvelle école païenne. De là au syncrétisme religieux qui s’étale dans tout son jour sous Alexandre Sévère, sous ce jeune élève de Julia Mammæa qui, avec l’autorisation de sa mère, place le Christ à côté d’Abraham, d’Orphée et d’Apollonius de Tyane, il n’y a qu’un pas à faire.33

Jean Lombard va mettre en scène dans son roman L’Agonie des tentatives de rapprochement entre une certaine forme de christianisme et le culte d’Élagabal. 27

M. PIETRZYKOWSKI, 1986, p. 1808 : Héliogabale ne se contente pas d’introduire un dieu nouveau, mais il s’agit d’une réforme complète de la religion d’État ; p. 1816 : il veut mettre son dieu au sommet du panthéon qu’il réforme, selon la tendance à l’hénothéisme qu’il y a alors en Orient : une divinité qui domine toutes les autres sans les anéantir. M. ICKS, 2014, p. 49 : Héliogabale n’est pas venu à Rome pour créer une religion d’État monothéiste. Il n’y avait pas de tradition monothéiste à Émèse. 28 Cf., par exemple, CIL XVI, 139. 29 M. FREY, 1989, p. 44, 66, 80 sq. 30 R. TURCAN, 1985, p. 154 ; M. PIETRZYKOWSKI, 1986, p. 1817-1818 ; M. FREY, 1989, p. 43 ; R. URIAS MARTINEZ, 1994, p. 208. 31 A. REVILLE, 1865, p. 620-621. 32 A. REVILLE, 1865, p. 626. 33 A. REVILLE, 1865, p. 644-645.

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Élagabal, Kreistos et l’Androgyne La question religieuse est au cœur de l’œuvre, qui s’ouvre sur le voyage vers Rome d’Atillius, un proche d’Héliogabale, venant préparer les esprits à l’arrivée prochaine de l’empereur ; il est accompagné de Madeh, son éromène. Atillius a fait d’Héliogabale34 son dieu, assimilant plus ou moins le prêtre et le dieu : « Il l’avait adoré, Élagabalus, fils de Sœmias, comme le symbole de la Vie, emplissant tout, animant tout, résolvant toutes les forces naturelles en une pierre noire en forme de cône, qui était la virilité même »35 (p. 37-38) ; l’emploi du plus-que-parfait n’est pas anodin, car, par la suite, Atillius songera à sacrifier l’empereur pour établir son dieu. Dans le temple qui est édifié à Rome, il y a aussi assimilation du prêtre et du dieu, et, au milieu des sacrifices, on entend la voix « d’Élagabalus adoré comme le dieu vivant du Soleil » (p. 121) ; ce sont là des traces d’interprétations selon lesquelles Héliogabale se serait assimilé à son dieu, mais rien ne le prouve36, même si Varius Avitus Bassianus a pris le nom de son dieu37. C’est, en fait, plus qu’Héliogabale, « le primicérius »38 Atillius qui est la tête pensante et l’organisateur de la nouvelle religion. C’est même lui le véritable instigateur : il possède « la froide imagination d’un chef de religion étayant le Rite et bâtissant le Culte au milieu de la pensée générale » (p. 185). Alors que souvent on présente Héliogabale comme le jouet de sa grand-mère et de sa mère, à qui il laisse la sphère politique, préférant luimême se consacrer presque exclusivement à ses plaisirs et au culte de son dieu, ici, s’il est présenté comme une incarnation du dieu, la conception du culte relève presque essentiellement d’Atillius : « Le rêve fou d’Atillius, le concept religieux de la Pierre-Noire substituée aux dieux peuplant le ciel des races, avait pris corps depuis qu’Élagabalus fit primicérius ce maître de Madeh » (p. 113) et c’est dans le secret de conciliabules avec l’empereur qu’il a établi, au plus grand dam des traditionalistes romains, « le formulaire » du « culte de la Vie par l’adoration du Cône-Noir, le mélange des sexes et, qui pis est, la promiscuité unisexuelle » (p. 113). Mœsa sait que c’est à Atillius que « Rome devait l’enlèvement des boucliers Anciles, du Feu de Vesta et du Palladium »39, la prostitution générale40, le mariage de la Lune et du Soleil (p. 185). L’empereur, lui-même, appelé « sa Divinité » (p. 257), finit par se désintéresser de tout, sauf de ses plaisirs dans un raffinement excessif d’esthète décadent : « Elagabalus donnait […] à ses vices un libre développement, les soignait en raffiné, en délicat, comme des 34 Nous désignerons l’empereur par le nom d’“Héliogabale” et le dieu par celui d’“Élagabal”, sauf dans le cas de citations, où nous garderons la graphie des auteurs. 35 Nous faisons suivre les citations de L’Agonie de la pagination d’après l’édition de M.-F. DAVID, 2002 sans autre indication. 36 R. TURCAN, 1985, p. 157-158. 37 Hel., 1, 6. 38 C’est un titre du Bas-Empire donné « à celui qui avait le premier rang dans des emplois ou fonctions d’ordres très divers » : E. SAGLIO, s. d. Ch. Daremberg, Edmond Saglio, E. Pottier, Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, IV, 1, Paris, s. d., s. v. « primicerius », p. 647. 39 Cf. Hel., 3, 4 ; 6, 5-8 ; 7, 1-2. Mais pour Hérodien, V, 6, 3, c’est dans sa chambre qu’il fit transporter le Palladium. 40 Cf., par exemple, Dion Cassius, 80, 13-16 ; Hel., 18-34.

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Fleurs bizarrement contournées, et ne songeait plus à l’Empire pour n’avoir qu’affaire à eux » (p. 258). Madeh souligne l’aspect syncrétique du dieu, qui est le « Soleil, le dieu syriaque sous figure de pierre noire ; le dieu phénicien Hel, le dieu crétois Alelios, le dieu gaulois Belen, le dieu assyrien Bel, le dieu grec Hélios et le dieu romain Sol, que l’Empire allait désormais adorer dans Elagabalus » (p. 38). Atillius, dès son arrivée sur le sol italien, précise à ses hôtes de Brundusium sa conception de la religion qu’il apporte, présentant « la Pierre Noire » comme « signification de la Vie et de son Principe. Qu’était la Vie ? La pérennité même du Soleil fécondant tout, faisant lever les germes et les épandant à travers l’atmosphère, caractérisée par l’organe de la génération, le phallus roidi, et ce ne pouvait être autrement » (p. 44) ; à ses yeux, toutes les autres divinités sont inférieures, et, même ne semblent n’avoir été que des préfigurations d’Elagabalus, des tentatives très partielles pour figurer la Vie qui doivent désormais s’effacer devant lui : « maintenant que l’Empire avait trouvé la forme définitive du symbole de la Vie Une, en conquérant sa suprême divinité dans la Pierre-Noire d’Émesse, pourquoi ne pas abandonner les formes transitoires des autres dieux qui l’expliquaient moins ? » (p. 45). Et il apparaît très nettement lors du cortège d’entrée d’Héliogabale à Rome que la Pierre-Noire est « substituée en son matérialiste symbolisme aux dieux anthropomorphisés de l’Occident » (p. 92). Cette recherche de l’unité a aussi pour but de retrouver l’union originelle du masculin et du féminin : « Au commencement de Tout, la Vie unisexuelle engendrait et enfantait d’elle-même ; le monde était en impuissance de bonheur depuis la séparation des sexes ; aussi la Perfection consistait-elle à fondre la force génératrice dans l’Unité. C’était là la signification vraie du Symbole de la Pierre-Noire » (p. 45). On sait que « l’androgyne [est] omniprésent dans l’imaginaire littéraire et pictural à la fin du XIXe siècle plus que dans celui de toute autre époque » et que « la perte de l’unité et de l’androgynie premières constitue la dégradation d’un état privilégié qu’il convient dès lors de reconquérir par la réduction de la dualité des sexes »41. Ainsi Atillius est en quête de l’androgyne à travers Madeh, qu’il a fait « prêtre du Soleil » et qu’il a « consacré […] au Dieu de la Lumière et de la Vie, au Dieu d’Elagabalus en qui se résorbent tous les Dieux » (p. 75). L’ambition d’Atillius est, « par la poursuite acharnée du sexe mâle par le sexe mâle […] » d’aider « à la création, au sein des Choses, de l’Androgyne, l’être qui se suffit à lui-même parce qu’il renferme les deux sexes » et d’établir « l’unité de la Vie là où sa dualité s’étalait » (p. 55). La femme semble être laissée pour compte : « la Passion mâle grandissait, dévorant peu à peu la passion femelle, et l’humanité en perdait ses aurores d’illusions, ses belles aubes bleues d’amours, sous le Cône-Noir, l’Empire se tordait dans les voluptés de l’Androgyne, vers lesquelles l’avait poussé Atillius ! » (p.

41

F. MONNEYRON, 1996, p. 9, p. 7.

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266)42. Mais les femmes, comme Atillia, sœur d’Atillius,– sans doute est-ce là une variation très libre sur le thème avancé par l’Histoire Auguste de l’instauration d’un sénat de femmes par l’empereur43 – sont aussi gagnées par le phénomène : « Comme elle, à Rome, c’étaient des milliers de vierges déjà savantes, et libres, et dégagées du Gynécée, qui armaient leur sexe contre l’homme, même jusqu’à s’isoler de lui, comme le faisait l’homme à l’égard de la femme, pour reconstruire aussi, au fond des Temps, l’Androgyne mâle et femelle à la fois » (p. 223). Atillius, essayant de persuader le Perse chrétien Zal, lui expose sa conception, où l’on reconnaît, avec l’exaltation en plus, les propos d’Aristophane dans le Banquet de Platon (189d-193d) : il « lui parlait de l’Androgyne, de cet Être Supérieur apparu à l’aube de la Création et possédant les deux sexes, séparés depuis. Leur réunion formait tout le symbole de la Pierre-Noire, signe concret du Culte de la Vie, qui, stérilisant séparément les sexes, fait naître enfin, l’un, l’Éternel, l’homme-Femme à deux visages, à quatre pieds et à quatre mains, gisant dans toute religion » (p. 302-303). Le mariage d’Héliogabale avec Hiéroclès est salué, sous la contrainte, par les récalcitrants comme signe que « l’Empereur est androgyne comme le destin » (p.178). Pour Mœsa, sa mère, c’est l’empereur qui est l’Androgyne par excellence dans la religion conçue par Atillius : Mœsa « s’intrigu[e] de la floraison de rêves faisant s’épanouir en son cerveau l’architecture du culte de la Vie dont le dieu, de chair et d’os, serait son bel Antoninus Elagabalus qui, androgyne comme la Force Première, devait donner son corps à tous, mâles et femelles, pour le ténébreux et inexpliqué mystère de la création » (p. 184). La nouvelle religion est alliance des contraires, masculin et féminin, mais aussi de la Lune et du Soleil, qui sont solennellement mariés « l’une sous une forme de statue d’Astaroth, déesse phénicienne, l’autre sous celle de la Pierre-Noire » (p. 167) ; le « mariage de la Lune et du Soleil, c’est-à-dire de la Vie sous ses deux formes désormais confondues, comme il [=Atillius] voulait que fussent confondus les sexes » (p. 185). Toutes ces alliances fusionnent en quelque sorte dans les acclamations lors de la célébrations de ces noces divines : « Antoninus, heureusement inspiré en mariant Astaroth à la Pierre-Noire, la Lune au Soleil, c’est-à-dire l’Occident à l’Orient, le Principe Mâle au Principe Femelle, le Solaire au Lunaire !… » (p. 177).

Vers l’apocalypse Les ferments de décomposition sont plus forts que ceux de régénération. La nouvelle religion rencontre une forte opposition. Si une grande partie des notables se montre docile par intérêt, on perçoit de nettes réticences de la 42

Atillia suscite la jalousie de son frère en lui disant qu’elle va voir Madeh et qu’elle « l’aime bien », mais dans une relation asexuée où l’on sent une sorte de récrimination du féminin devant une forme d’exclusion : « Oh ! non pas pour te supplanter, car depuis que la PierreNoire a voulu se passer de nous, vous, les hommes, vous ne nous comprenez plus » (p. 271). 43 Vie d’Héliogabale, 4, 3-4 ; cette idée extravagante peut être liée à l’existence de sociétés de matrones ou constituer un jeu littéraire à partir de Jérôme (Adu. Iouin., I, 47) : cf. R. TURCAN, 1993, p. 165-166 n. 19.

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part de citoyens romains qui voient d’un mauvais œil la prédominance des Orientaux et qui demeurent attachés à leurs dieux traditionnels, dont ils craignent la disparition au profit de la Pierre Noire : à Brundusium un certain Asprenas s’écrie : « Ah ! je le sens, cet empereur nous tuera tous, avec son Orient et son dieu qui est une pierre ; avec son culte qui veut nous faire retourner à l’Unité » (p. 45). L’Occident, le polythéisme anthropomorphique et la distinction sexuelle opposent une résistance. Et, dans les rues de Rome, au passage du char d’Atillius et Madeh, s’élèvent les « imprécations », « des faces furieuses de vieux polythéistes, des yeux colères d’Occidentaux indignés » (p. 79). Le clivage Orient / Occident est important : « Les Occidentaux […], n’aimant que les dieux des idéalités, des éléments abstraits et des énergies vierges, leur voyaient opposer avec peine des dieux de volupté, confondant les sexes et érigeant, non la femme, ce qu’en leur âme personnaliste ils eussent accepté, mais la déification, sous la matérialisation du phallus, du Principe de la Vie » (p. 53). Selon le poète Zopiscus, « [l]es bons citoyens disent que ce sera pour l’Empire le coup de la mort si l’Empereur ne revient pas aux dieux de Rome » (p. 160). Il arrive à Atillius lui-même d’être saisi par le doute ; il perçoit chez les militaires une forme latente de mécontentement envers l’empereur et, inversement, la montée d’un courant de sympathie pour son cousin Alexander et « il se demandait si les dieux n’allaient pas se venger d’avoir été un moment évincés par le Cône de Syrie » (p. 206). Il craint de ne pouvoir parvenir à « l’universalisation de l’Amour Androgyne, symbole de la Force Première, du Dieu inconnu et supérieur même au Chaos et au Temps, dont il était l’apôtre » (p. 206). Il constate amèrement que malgré tous ses efforts, « le monde retournait à la distinction sexuelle ; la femme était aimée comme femme, l’homme comme homme, et l’expérience saisissante de la volupté, devenue signe du culte de la Vie, se mourait peu à peu. L’amour naturel réapparaissait partout, criant qu’on le délaissât et menaçant quiconque s’opposait à son débordement, un moment arrêté par l’Amour artificiel » (p. 206). Déçu par Madeh, il l’est aussi par l’empereur, qui n’a qu’une vision dégradée de la religion et « n’entrevoyait le Principe de la Vie qu’à travers des amusements d’éphèbe gâté » qui compromettent « à tout jamais cette hardie tentative d’un culte revenant à l’origine de la création par la réédification de l’Androgyne […] » (p. 267). Atillius serait ainsi prêt à trahir la cause de l’empereur pour celle d’Alexander « si, au moins, Mammæa acceptait le culte nouveau », ce qui n’est pas le cas (p. 268). Essentiellement femme de pouvoir, la mère d’Alexander n’a pas de conviction religieuse et, si elle choisit de s’appuyer sur le christianisme, il s’agit du « Kreistos politique dominant les peuples à l’égal des autres Immortels » (p. 268). Tout se passe comme si Atillius percevait là le fondement de la domination future du christianisme : une alliance entre une femme avide de pouvoir et des chrétiens tout aussi avides de domination. Atillius, désabusé, refuse de se livrer à des massacres pour sauver Héliogabale car, d’une part, celui-ci n’est pas digne de la Pierre-Noire et, d’autre part, il a compris que le monde n’est pas prêt à accueillir ce culte (p. 276).

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Madeh lui-même a de plus en plus de mal à se conformer à l’image qu’Atillius a de lui : il étouffe d’être enfermé dans ce qui devient pour lui le carcan de l’androgynie et, au contact d’Atillia, il sent poindre en lui le masculin. Au début, « quoique un sentiment, encore informulé en son obscur organisme d’éphèbe à peu près désexualisé, le portât vers elle », il n’y avait nulle part pour le désir sexuel, en effet, « [i]l était presque du sexe d’Atillia, car, comme une femme, il appartenait à l’homme par Atillius » (p. 119). Mais, dès la fin du livre I (le roman en compte trois) quand il avoue son malaise à son ami d’enfance Ghéel, celui-ci se rend compte qu’Atillius l’étouffe et décèle en son ami « un sentiment d’homme, une virilité se révoltant peu à peu de la sujétion du corps, un grand besoin de redresser la nature poussant, à un plant atrophié, des fleurs monstrueuses » (p. 200-201). Mais Madeh ne se dégage pas encore de l’image que lui impose Atilius, et son entrevue avec Ghéel reste longtemps pour ainsi dire lettre morte : il se sent lié à jamais à Atillius : « Se croyant procréé pour l’avènement de l’Androgyne, il se voyait désormais l’intermédiaire de la femme et de l’homme, mixte pour les deux sexes, une sorte d’essai de principe de la Vie pour la forme définitive de l’Être futur qui aurait les deux sexes et s’engendrerait de lui-même, comme Atillius le lui avait appris » (p. 222) ; il se considère, donc, alors, comme le prototype d’une nouvelle forme d’humanité, réalisant en lui la synthèse du masculin et du féminin. Mais, plus tard, Atillius, voyant aussi des transformations physiques en Madeh est saisi de jalousie et se laisse aller fugacement au désir de castration de l’aimé : « Madeh […], depuis quelques mois, semblait prendre une apparence robuste, comme s’il se fût dévêtu de sa féminité au profit d’une masculinité se faisant corps en lui. Et il redoutait le moment où l’adolescent devenant homme tout à coup se révolterait, ou bien le subirait simplement, mais avec l’hypocrisie en plus d’un affranchi qui se rattrape ailleurs » (p. 344). Madeh connaît, d’ailleurs, une épiphanie brutale de sa virilité en forçant Atillia : « sans ménagements, l’acte eut lieu. Et ce fut moins une libre copulation qu’un viol qui s’acheva dans la douleur d’Atillia, toute saignante, et la satisfaction sauvage de Madeh, allégé du flot de vie de sa récente masculinité » (p. 348). Atillius, qui jusqu’alors avait toujours cherché à maintenir Madeh à l’écart, pour être lui-même tout son univers, découvrant ce manquement, les renvoie tous les deux (p. 351). Madeh clame son innocence : « Et cependant je ne suis pas coupable, mais la Nature plutôt. Car, Janitor, j’ai été homme et la femme s’est adressé à mon sexe qu’Atillius croyait neutralisé. Est-ce que je l’ai voulu ? » (p. 352). En fait, Madeh est le théâtre d’un drame intérieur, pris entre désir d’émancipation de sa masculinité et attachement à « ses années, écoulées avec Atillius » (p. 367) au point qu’il en souffre dans son corps, atteint de « misères physiologiques » ; « un effroyable efféminement […] diminuait ses forces et ses énergies. […] cela se voyait à ses yeux brillants, à la diaphanéité de sa peau, à l’affaissement de sa démarche ni souple, ni nerveuse, mais cassée » (p. 367). L’éveil de sa virilité n’a été qu’un feu de paille ; il sent « son corps qui s’affaiblissait lentement » (p. 391) ; son « sexe, réveillé une seule fois » avec Atillia, « s’était endormi pour toujours » et il avait le sentiment d’une « espèce d’immobilité désormais engluant sa vie » (p. 391). Il ne sait où se 167

tourner entre le masculin et le féminin, entre Atilius et Atillia, qu’il trouve « égaux pour sa faible sexualité » en « un besoin d’aimer morbide qui le travaillait en dedans » (p. 395). Le processus de transformation s’effectue dans la douleur : « C’est que la Nature en lui se doublait, grâce à une naissante Androgynité qui poussait timidement, en organes aux racines épanouissantes, à peine décelées » (p. 395) ; et son désir se dématérialise en quelque sorte, ce n’est plus un désir « de chair », mais un désir « d’Idée pure », où Atillius et Atillia deviennent un seul être « qui était l’Androgyne du primicérius » (p. 395). Il se sent désormais « pris de la mysticité de Kreistos » (p. 367) et en vient à désirer le baptême (p. 396) ; mais, dans une assemblée de chrétiens, il s’arrache aux étreintes des hommes et des femmes, constatant que « partout le Principe de la Vie trouvait des adorateurs » (p. 400). Il éprouve alors « un sourd regret d’Atillius et d’Atillia », rêvant à ce qui se serait passé s’il n’avait pas « touché à Atillia », ou mieux, si « demeurant avec Atillius, il eût gardé Atillia, ainsi fidèle à cet Amour vivant en tout et dominant tout, à cet Amour qui était la Vie même, puisqu’il était créateur de Vie. […]. Il eût vécu de la véritable Existence dont chacun brûlait comme d’une riche huile de lampe, se consumant splendidement en clartés d’or ; il eût vécu et peut-être été, qui sait ?, l’Androgyne radieusement immanent qu’Atillius rêvait qu’il fût » (p. 400). En fait, il éprouve un grand malaise de ne pas pouvoir trouver son identité44. L’idéal religieux connaît même décadence que la quête de l’androgyne. Jean Lombard, outre le fait que les chrétiens ne furent pas inquiétés sous le règne d’Héliogabale45, semble exploiter le soupçon que l’Histoire Auguste avait introduit en suggérant un rapprochement entre Héliogabale et Constantin pour mieux stigmatiser le christianisme. Dans le roman des éléments du peuple hostiles à la Pierre-Noire ne manquent pas de jeter dans le même discrédit « le dieu des chrétiens » (p. 54) ; inversement des chrétiens, qui sont alors extrêmement divisés – et chez d’aucuns subsistent « certaines idées encore polythéistes en la force divine, résumée pour [eux] en Kreistos » –, se sentent des affinités avec le dieu d’Héliogabale, même si elles sont (au début) inavouées (p. 68-69). C’est le fait de chrétiens orientaux et non de chrétiens occidentaux (p. 152, 156…). Certains vont ainsi voir dans la religion d’Elagabalus le moyen de préparer le terrain pour l’avènement du christianisme : les « empereurs polythéistes […] ne dissolvaient pas assez le monde. Kreistos naîtrait de la pourriture d’Elagabalus et non de la saine et robuste vie des dieux des autres » (p. 6869). Madeh, d’autre part, voit considère que l’empereur « vénère » Kreistos, et qu’Atillius « fait de Kreistos, comme la Pierre-Noire, mais moins puissant qu’elle […] une signification du Principe de la Vie » (p. 76). Le christianisme apparaît comme une religion de syncrétisme, mais, paradoxalement, à travers la multiplicité de ses communautés, qui ont 44 Pour M.-F. DAVID, 2002, « Présentation », p. 15, « Ce passage constitue peut-être la clef du livre […] » en montrant que « ce mythe de l’Androgyne quêté dans une sexualité homosexuelle débridée se résout dans une relation fraternelle. L’Androgyne ne sera ni Héliogabale et Zoticus, ni la Lune et le Soleil, ni Atillius et Madeh, mais Atillius et Atillia ». 45 M. PIETRZYKOWSKI, 1986, p. 1825 : s’il y a tolérance d’Héliogabale envers les chrétiens, il y a un fossé qui subsiste entre les deux religions.

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« chacune une idée sur Kreistos, à la fois une réduction de Mithra, une symbolisation du Soleil, une humanisation d’Osiris ou de Zeus, quelque chose comme une descente vivante de tous les dieux fondus en un seul » (p. 280). Des peintures, de conception orientale, représentant Kreistos dans un lieu de réunion des chrétiens de Rome, soulignent ce syncrétisme, « participant du Kreistos et du Soleil, qui est le dieu égyptien Osiris, le dieu assyrien Bel, le dieu perse Mithra, et que des millions d’êtres adorent sous d’autres noms » (p. 289). Il y a là « un schisme » avec l’Église d’Occident : « Elles [ces peintures] sont une protestation contre l’Occident chrétien qui se fige dans l’idéalisation de Kreistos, une idéalisation sans images et sans lien avec les autres cultes » (p. 289). Doutant de pouvoir instaurer durablement la nouvelle religion d’Elagabalus, Atillius, inversant en quelque sorte la démarche de certains chrétiens du roman, espère un temps trouver un secours dans le christianisme pour mieux asseoir son propre dieu. Et même, « l’attendrissement de Kreistos, davantage s’adressant à de secrètes choses d’âme que la PierreNoire, le gagnait depuis longtemps sans qu’il se l’avouât » (p. 208). Il perçoit un terrain commun dans « leur commune horreur des Dieux [du polythéisme] et leur poursuite de l’unité divine », tout comme dans « leurs assemblées où, disait-on, régnaient des promiscuités sexuelles » (p. 208209). Il espère alors pouvoir convertir des chrétiens à la Pierre-Noire. Si le chrétien Maglo fait preuve d’une grande intransigeance avec la religion de la Pierre-Noire, des chrétiens comme Zal se montrent bienveillants en toute bonne foi ; mais Zal considère que la Pierre-Noire ne fait que préparer l’« avènement » du christianisme, et que ce qui différencie les deux religions, c’est que l’une a « le dogme de la Vie physique » et l’autre celui de la Vie « super physique » (p. 301) ; l’une est encore dans la matière là où l’autre est dans le spirituel. Zal dit de même à Atillius que celui-ci aspire dans l’Androgyne à une « Unité […] dans les Corps » alors que celle du chrétien est « dans les Âmes » (p. 303)46. Atillius « propose un pacte » aux chrétiens d’Orient en la personne de Zal : « Soutenez l’Empire, et l’Empire vous soutiendra. N’a-t-il pas déjà accepté votre Kreistos dans ses temples ? Il est parmi nous, votre Dieu » (p. 302). La présence du dieu des chrétiens à l’intérieur du sanctuaire de la Pierre-Noire n’est pas présentée comme volonté d’annexion et de domination, mais comme marque de sympathie… Zal accepte d’apporter son soutien à l’empereur tout en lui reprochant « son Péché » et en ne lui cachant pas qu’il agit ainsi « pour préparer les voies à l’Agneau dont les secrets sont impénétrables » (p. 305). D’autres, au contraire, comme Atta qui va proposer ses services à Mammæa, s’attaquent avec la même virulence à l’empereur et à son dieu, espérant le plus grand gain pour eux-mêmes et leur dieu avec l’avènement d’Alexander (p. 239-240), services qu’accepte Mammæa : « Ton Kreistos et mon Alexander attendent d’être enfin seuls maîtres du monde » (p. 246), 46

Nous sommes ici à quelque distance de l’idéal romantique, où, selon A. VAILLANT, 2009, p. 98, « la personne de Jésus, qui est à la fois pleinement homme et pleinement dieu selon la croyance chrétienne, incarne hors de tout contexte religieux, l’unité réalisée entre la corporéité et la spiritualité ».

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mais elle ne va pas jusqu’à promettre à Atta « la Prééminence » qu’il demande pour sa religion (p. 327). Les chrétiens en tout cas sont divisés, les Orientaux déplorant la compromission non seulement des “Occidentaux” menés par Atta, mais encore de l’Église officielle dirigée par le pape Calliste (p. 371). Les “Orientaux”, avec Zal, souhaitent que perdure l’empire d’Héliogabale « pour que sa durée put permettre à leur culte de s’y substituer naturellement » (p. 372). L’ouvrage se termine en apocalypse, par la mort des principaux personnages et par la destruction de la Pierre-Noire, en la négation de toutes les idéologies : l’ultime parole, après la mort des principaux personnages, tandis que, derrière Alexandre Sévère, s’installe Mammæa, revient à un obscur, le marchand de porc salé Scebahous qui quitte Rome : « j’existe sans exister, c’est-à-dire que je n’existe pas. L’Empire ancien ne me connaissait pas ; l’Empire nouveau ne me connaîtra pas. Je ne suis pas pour Mammæa, pas plus que je n’étais pour Elagabalus ou pour le Kreistos, Oriental ou Occidental » (p. 493). Nous sommes bien loin de Fabiola ou l’Église des catacombes du cardinal Wiseman (1854), où les chrétiens étaient présentés comme une force nouvelle soumise aux persécutions suscitées par Dioclétien, mais constituant le ferment d’un monde nouveau ; ici le christianisme, divisé, semble participer à l’œuvre de dissolution du monde et avoir sa part de responsabilité dans cette sorte d’apocalypse. D’autre part, l’Héliogabale de Jean Lombard, sans se réduire à la sensualité du personnage verlainien de « Résignation »47, semble plus voluptueux que religieux, laissant à Atillius l’essentiel de la quête religieuse, et plus enclin à la langueur qu’à une volonté d’agir, contrastant par avance avec le personnage d’Antonin Artaud, figure essentiellement transgressive, qui veut tout subvertir, le pouvoir politique et la religion, comprenant qu’il faut aller jusqu’à sa propre destruction pour accomplir sa mission salvatrice en faveur de la poésie et du sacré.

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Dionysos, Jupiter, Vénus et Liber pater John Scheid Collège de France

Les fêtes sont l’occasion de libations diverses, ce qui me porte tout naturellement à réfléchir un instant au breuvage majeur de ces occasions, le vin, et à tenter d’identifier les divinités qui gèrent ce breuvage indispensable, mais dangereux : Dionysos, Liber pater, Jupiter ou Vénus. Liber pater est une divinité étrange. On l’a souvent souligné, et tout récemment encore, Francesco Massa1 a rappelé le problème en insistant sur les deux interpretationes différentes que faisaient les anciens de son culte, l’une linguistique, qui se réfère à la koinè dionysiaque, l’autre qui s’ancre dans la pratique religieuse latine. De ce fait, si les poètes latins utilisent souvent son nom dans des pièces mythologiques pour mettre en scène le Dionysos grec, les choses deviennent plus compliquées quand il s’agit du Liber latin, romain. Je voudrais illustrer la difficulté en analysant, après d’autres, les relations des divinités romaines avec le vin et sa redoutable puissance. Le dieu apparaît dans plusieurs contextes rituels. Liber pater possédait une statue au Capitole, auprès de laquelle les garçons arrivés à l’âge de la majorité offraient leur premier sacrifice en public. G. Wissowa2 n’acceptait pas l’interprétation politique de ce dieu et de ces rites. Mais si l’on considère la figure de Jupiter Liber3 ou Jupiter Libertas4, qui possédait un temple sur l’Aventin, et la fonction du dieu souverain, qui ne saurait connaître une limite, on comprend les relations qui existaient entre les deux divinités, de même que la présence de Liber auprès du temple de Jupiter. Comme d’autres divinités de la colline du Capitole, Liber était une qualité jovienne divinisée : la liberté, l’absence de limite, ce qui explique l’existence d’un Jupiter Liber ou Libertas. Conformément à la nature de ces divinités dites abstractions divines, le troisième degré est également attesté : au IIIe s. av. J.-C., Ti. Sempronius Gracchus, le consul de 238, construisit avec les amendes un

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F. MASSA, 2016. Pour d’autres aspects, cf. F. MAC GORAIN, 2014 ; F. MAC GORAIN, 2013. G. WISSOWA 1912, p. 298 sq. ; contra G. DUMEZIL, 1987, p. 201. 3 CIL I2, p. 328 (F. arv., 1er septembre) ; A. DEGRASSI 1963, p. 504. 4 RGDA 19 ; CIL XI, 657 (VIII, Faventia) ; XIV, 2579 (I, Tusculum). 2

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temple de la déesse Libertas5, sur l’Aventin, dont l’anniversaire était célébré le 13 avril6, un jour qui, comme toutes les Ides, était consacré à Jupiter. Le dieu Liber possède néanmoins une personnalité plus précise. Varron cité par Augustin7 lie Liber et Libera aux composantes mâle et femelle de la génération, ce dont paraissent témoigner également les phallophories et autres rites obscènes rapportés par Augustin. Dumézil8 en conclut que cette « juridiction assez générale sur la fécondité » est secondée pour Liber par un rapprochement avec Dionysos pour ce qui concerne la croissance du raisin. Son nom, tel que É. Benvenist9 l’a expliqué, signifierait « celui de la germination, celui qui assure la naissance et la moisson ». Pour notre petite enquête, c’est la relation de Liber avec Dionysos et le vin qui est important. On est habitué à ce que Liber pater soit le nom attribué à Rome à Bacchus ou Dionysos, et il est effectivement vénéré à Rome comme en Italie en tant que protecteur du vin et des vignobles. Nous possédons ainsi plusieurs dédicaces émanant de propriétaires de vignobles ou de marchands de vin. Ainsi10, en 102, le Collège de Liber pater et de Mercure des négociants de vin installés à Rome dans les caves neuves et d’Arruntius, appartenant à l’empereur, se réclament de lui. On notera en passant comment les activités du collège de cavistes, de négociants en gros de vin (negotiantium cellarum uinariarum), sont patronnées par deux divinités, Liber pater pour le vin, qui doit être vendangé, pressé et mis en jarres, et Mercure pour le négoce du vin. Comme toujours ce dédoublement de l’activité professionnelle se traduit aussi sur le plan théologique. Une autre dédicace votive, qui provient du territoire de Milan11, honore Jupiter Très Bon et Très Grand, Protecteur, ainsi que Liber Pater protecteur des vignobles, sans doute dans une propriété viticole. L’association de Jupiter et de Liber pater aura ici une autre signification que dans les rites qui se rapportent à l’accession à la majorité que nous avons évoqués plus haut. Dans le cas présent, il est question de Jupiter qui peut déclencher des orages et en protéger, ou bien plus généralement de Jupiter patron du vin, comme nous le verrons. Le jour des vendanges, le 15 octobre, a lieu d’après les

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Liv. 24, 16, 19 ; Paul., Fest., p. 121 L. Ov., fast. 4, 623 sq. avec la rectification de G. WISSOWA, 1912, p. 138 et n. 6. 7 Varro, ant. rer. div. fr. 93, Cardauns = Aug., civ. 7, 3 : Confert selectus Saturnus semen ipsum ; confert selectus Liber eiusdem seminis emissionem uiris ; confert hoc idem Libera, quae Ceres seu Venus est, feminis. – « C’est Saturne, dieu choisi, qui apporte la semence ellemême ; Liber, dieu choisi, qui accorde aux hommes l’émission de cette même semence ; c’est Libera, assimilée à Cérès ou à Vénus, qui accorde la même chose aux femmes. » 8 G. DUMEZIL, 1987, p. 382-383. 9 E. BENVENISTE, 1936. 10 CIL VI, 8826 (ILS 7276, 102 ap. J.-C.) : Collegio Liberi Patris et Mercuri / negotiantium cellarum uina/riarum nouae et Arrunti/anae Caesaris n(ostri), Cinnamus, Imp(eratoris) Neruae Caesari[s] / Traiani Aug(usti Germ(anici) seruos uer/na, dispensator ob immunitat(em) / d(ono) d(edit). Cura(m) agentibus ann(o) prio(re?) / Ti(berio) Claudio Zosimo et Sex(to) Caelio / Agathemero, Licino Sura (iterum) Seruiano (iterum) co(n)s(ulibus). 11 CIL V, 5543 (territoire de Milan, près du lago Maggiore) : I(oui) O(ptimo) M(aximo) C(onseruatori) / et Libero / patri uini/arum con/seruatori / Verus et Va/lerius Vale/ri Maximini / u(otum) s(oluerunt) l(ibentes) m(erito). 6

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calendriers rustiques12 un sacrifice à Liber pater, qui est également mentionné dans le traité agronomique de Columelle, où Libera et les ustensiles de pressurage sont d’ailleurs associés au dieu13. Aucun doute donc sur l’association de Liber pater au vin et aux vendanges. Toutefois, en dehors de documents qui traduisent par Liber le nom de Dionysos dans des cultes dionysiaques tardifs14 ou dans des textes poétiques, Liber ne possède pas les fonctions propres du dieu grec, tout en partageant certains des domaines qui sont les siens. Nous avons vu qu’il patronne le vin ainsi que ceux qui le produisent et le vendent, et que parallèlement il est associé à la liberté, à la qualité de citoyen romain majeur, sans oublier qu’il est parfois associé à Jupiter dans le contexte d’un vignoble. Pour comprendre ce paradoxe de l’assimilation incomplète de Liber pater à Dionysos, alors que ce dernier est tellement présent à Rome, il faut d’abord brièvement évoquer la figure de Dionysos. Le Dionysos grec a depuis longtemps intrigué les chercheurs. Parmi une foule de travaux longs ou courts, je ne retiens que quelques titres. En France, après la thèse de Henri Jeanmaire15, on pense surtout aux travaux de Marcel Detienne16, de Jean-Pierre Vernant, de Françoise Frontisi-Ducroux ou François Lissarrague, ainsi que les études de Stéphanie Wyler pour le domaine romain et italique. En Allemagne17, depuis les travaux de Erwin Rohde et de Walter F. Otto, c’est en dernier lieu Renate Schlesier qui s’est beaucoup occupée du sujet. Aux États-Unis, Albert Henrichs a publié de nombreux livres et articles sur le sujet. J’arrête là l’énumération, mais elle est beaucoup plus riche. Pour ce qui nous intéresse, Dionysos est un thème bien connu qui permet d’observer de près deux phénomènes importants de la théologie romaine. D’une part, il nous met sous les yeux les relations entre la théologie grecque, surtout celle d’Athènes, et celle des Romains, pour montrer que les dieux grecs ne peuvent pas être assimilés à une transposition pure et simple des dieux grecs à Rome. L’adoption de l’iconographie 12

A. DEGRASSI, 1963, p. 521 (Ménologes de Colocci et des della Valle, 15 octobre) : Vindemiae. Sacrum Libero. 13 Colum. 12, 19, 4 : Tum sacrificia Libero Liberaeque et uasis pressoris quam sanctissime castissimeque facienda, nec per uindemiam ab torculari aut uinaria cella recedendum est, ut et omnia, qui mustum conficiunt, pure mundeque faciant ne furi locus detur partem fructum intercipiendi. – « Alors, pieusement et dans un état de pureté, on sacrifie à Liber et Libera, ainsi qu’aux ustensiles du pressurage. Pendant la durée de la vendange, on ne perdra de vue ni les pressoirs ni les celliers au vin, afin que ceux qui préparent le moût le travaillent avec pureté et propreté, et pour que les voleurs ne trouvent pas l’occasion de dérober une partie des fruits. » 14 Par exemple CIL VI, 1779a (fin IVe s.) : (vacat) D (vacat) M (vacat) / Vettius Agorius Praetextatus, / augur, pontifex Vestae, / pontifex Sol[is], quindecemuir, / curialis Herc[u]lis ; sacratus / Libero et Eleusi[ni]s hieropganta, / neocorus, tauroboliatus, / pater patrum, in [r]e publica ver[o] / quaestor candidatus, / pretor (sic) urbanus etc. 15 H. JEANMAIRE, 1951. 16 Entre autres : M. DETIENNE, 1986 ; M. DETIENNE, 1998 ; J.-P. VERNANT, 1999 ; Fr. FRONTISI-DUCROUX, 1991 ; F. LISSARRAGUE, 2013 ; ST. WYLER : voir entre autres St. WYLER, 2004 ; St. WYLER, 2005 ; St. WYLER, 2008a ; St. WYLER, 2008b ; St. WYLER, 2010a ; St. WYLER, 2010b. 17 E. ROHDE, 1894 ; W. F. OTTO, 1969 ; A. HENRICHS, 1996 ; R. SCHLESIER, A. SCHWARZMAIER, 2008 (avec bibliogr.) ; R. SCHLESIER, A. SCHWARZMAIER 2011.

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grecque ne suffit pas pour faire de divinités étrusques, romaines ou italiques des divinités grecques, comme on l’a longtemps écrit, et comme un lieu commun le répète. Minerve est représentée dès le Ve s. av. J.-C. armée comme une Athéna Polias, et comme celle-ci elle intervient dans le combat pour défendre la cité. À Rome c’est toutefois par la participation aux activités de la triade capitoline qu’elle effectue cette fonction, et éventuellement par ses relations avec la jeunesse mobilisable et l’instruction militaire. Mais c’est essentiellement par son intelligence et sa mémoire qu’elle défend Rome. De même le couple de Jupiter et de Junon n’est pas purement le double de celui de Zeus et de Héra, même si leurs images se présentent sous leurs atours et si les mythologies romaines exposent éventuellement des idées romaines dans le cadre de récits empruntés à la mythologie grecque. Quant à Dionysos, nous verrons que certains aspects du dieu grec étaient en fait patronnés par d’autres divinités romaines. C’est pourquoi, contrairement à ce que Adrien Bruhl18 a cru, il n’a jamais pu recouvrir entièrement le domaine d’un dieu comme Liber pater, même sous le nom de Bacchus. Le deuxième fait que les relations entre les dieux romains et Dionysos nous font comprendre, c’est encore l’importance théologique centrale de la gestion des fonctions et des domaines d’action par les dieux, ici à l’exemple de l’extase et du vin. A. Henrichs19 a défini le domaine de l’expérience du Dionysos grec par quatre termes, qui commandent autant d’oppositions, la folie, le théâtre, le vin et, notamment en Italie du Sud, la foi en l’immortalité : folie

théâtre

vin

foi en l’immortalité

douceur/ sauvagerie

être/ paraître

sobriété/ ivresse

vie/ mort

Par ailleurs Dionysos est plus que tout autre le dieu qui vient, le dieu de l’épiphanie, le dieu qui se manifeste. Dans l’expérience son activité s’inscrit systématiquement dans l’opposition entre deux aspects de ces quatre notions, par le passage d’un état à l’autre, et notamment vers l’état de l’extase. La folie est exprimée par deux aspects, la douceur et la sauvagerie, le théâtre par l’opposition entre l’être et le paraître, le vin sous l’aspect de la sobriété et de l’ivresse, la foi en l’immortalité par le contraste entre la vie et la mort. L’aspect négatif de ces états consiste d’après Henrichs en une accentuation extrême de la réalité empirique et d’une sortie de la normalité. À Rome, le contexte théâtral où ces états sont régulièrement mis en évidence ne pourra guère nous servir, car les spectacles théâtraux qui concluaient un certain nombre de grands services religieux ont complétement recouvert d’éventuels spectacles plus anciens. Les Romains terminaient leurs fêtes plutôt par des courses de chars, et les jeux théâtraux doivent être compris plutôt comme l’adoption par une puissance mondiale d’une forme de spectacle associée à la norme culturelle mondiale du IIIe s. av. J.-C. Si nous tenons compte du fait 18 19

A. BRUHL, 1953, voir toutefois p. 23-25. A. HENRICHS, 1984 ; A. HENRICHS, 1990.

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que le premier théâtre permanent romain date du Ier s. av. J.-C., nous comprendrons que nous ne pouvons pas analyser par ce biais la figure de Dionysos à Rome. La foi en l’immortalité, à la renaissance après la mort, tel que des chercheurs s’évertuent à les retrouver depuis Rohde, ne concerne pas non plus la théologie romaine. Aucun dieu romain ne patronne un tel domaine, et si les Romains s’adonnent à ces croyances et pratiques, ils s’inspirent directement de Dionysos, sous les traits de Bacchus, et de ses mystères. Ainsi connaissons-nous le scandale des Bacchanales20, qui naquit d’une transformation de rites venus de Grande Grèce en des initiations mystériques terrifiantes, sur un arrière-plan criminel et politique qui ne nous intéresse pas ici. En commentant le 29e vers de la 5e Bucolique, Servius21 prétend que c’est César qui aurait le premier transféré les rites de Liber (c’est-à-dire de Dionysos) à Rome. La phrase n’est pas facile à comprendre. On peut supposer qu’il a autorisé ou créé un culte de Liber pater, inspiré directement du culte de Dionysos. Il est possible aussi qu’il ait été attiré par le côté triomphal de certains aspects du culte dionysiaque, ou par une interpretatio en sens inverse du pouvoir de Dionysos. Nous y reviendrons. Nous ne possédons que très peu d’indications sur ce culte, et il faut se rabattre sur les thèmes dionysiaques qui fleurissent à la fin de la République et sous l’Empire pour en déduire une diffusion du culte. On pensera notamment aux fresques de la Villa des mystères à Pompéi22. Malheureusement nous n’apprenons rien de ce culte avant la fin du IVe s. apr. J.-C., quand les grandes familles conservatrices de Rome semblent avoir pratiqué une forme de culte dionysiaque, comme nous l’apprend par exemple l’inscription déjà citée de Vettius Agorius Praetextatus, d’après laquelle il était initié au culte de Liber. Plus généralement ces cultes semblent avoir fleuri dans l’Antiquité tardive, souvent sur le plan privé. Au Haut-Empire, dans la famille des Pompeii Macrini et Gavii, le culte bachique était un culte domestique qui renvoyait aux origines des Pompeii Macrini23. En fait, à cette date, ce sont plutôt des divinités comme Mithra ou la Mère des dieux qui pouvaient remplir ces fonctions. Les seuls domaines dans lesquels Dionysos pouvait donc être rapproché sous la République et le Haut-Empire de divinités romaines étaient donc ceux de l’extase et du vin. Or c’est là que nous rencontrons des problèmes. Le Liber pater romain n’est en rien un dieu de l’extase. J’exclus bien entendu le cas où le nom du dieu romain sert dans des textes littéraires de simple transposition à celui de Dionysos ou de Bacchus. Le culte de Liber est calme, même s’il est lié au vin, et déjà Plaute emploie son nom pour désigner le vin. En outre il patronne plutôt la libération, l’autonomie des jeunes citoyens, des plébéiens ou des Romains plutôt que la perte de leur 20

J.-M. PAILLER, 1988 ; J.-M. PAILLER, 1995. Verg., ecl. 5, 29 : Daphnis et Armenias curru subiungere tigris. – Servius ad loc. : DAPHNIS ET ARMENIAE C .S. T. hoc aperte ad Caesarem pertinet, quem constat primum sacra Liberi patris transtulisse Romam. – « Ceci concerne clairement César qui, nous le savons, est le premier qui a transféré les rites de Liber (= de Dionysos) en Italie. » 22 Voir en dernier lieu G. SAURON, 1998 ; P. VEYNE, 2006. 23 Voir J. SCHEID, 1986. 21

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autonomie. D’ailleurs, nous l’avons dit, Liber est lié à Jupiter ou bien à Cérès, et non à Bacchus. Dans l’affaire des Bacchanales il n’intervient nullement. Donc Liber s’occupe de la protection du vignoble, de la croissance du vin, ou de la commercialisation de celui-ci. Ce sont les aspects matériels de la viticulture qui constituent son domaine. Et si nous suivons une interprétation varronienne24, Liber s’occuperait « de la germination, de la naissance et de la moisson ». Le rapprochement avec Dionysos a pu préciser son rapport avec les vignerons, de même que celui de Cérès avec Déméter a pu entraîner sa spécialisation dans la germination des céréales. Mais dans les deux situations le dieu exerce la même fonction. D’après ces témoignages Liber ne s’occupe pas d’un domaine important patronné par Dionysos : celui de la puissance propre du vin, de son lien avec l’extase. Pour ce domaine, les Romains avaient une autre divinité à leur disposition : Vénus. Celle-ci, en effet, n’est pas la déesse des jardins et de la fertilité, comme on l’a longtemps prétendu, mais la déesse qui gère le pouvoir irrésistible du dieu souverain, avant de devenir la patronne du charme contraignant et de la séduction25. Or Robert Schilling, qui a fait cette démonstration dans sa thèse sur Vénus, a également établi l’importance de cette déesse dans le domaine du vin. Elle y est liée à Jupiter. Les Vinalia d’automne ou de printemps marquent les uns l’ouverture officielle des vendanges dans le Latium, les autres celle des jarres. Tout le cycle débute par les Vinalia dits rustiques, le 19 août, fête que Pline (suivi par les historiens modernes) met en relation avec le danger des orages et de la grêle26. R. Schilling27 a toutefois démontré que les choses sont plus compliquées. En fait, ce qui est en cause ici, ce n’est pas l’agriculture ou la viticulture, car il ne s’agit pas de la plante mais de la liqueur, comme l’écrit G. Dumézil28. Le vin n’est en effet pas un simple produit agricole. « Il n’est pas nourricier, écrit-il, il est enivrant, il a des puissances merveilleuses. L’ivresse n’est pas seulement une débauche plébéienne ; par elle, dans une illusion plus forte que la réalité, l’homme se dépasse. » On reconnaît derrière la description succincte de G. Dumézil des effets qui sont attribués en pays grec à Dionysos. Or à Rome, ce sont Jupiter et Vénus qui s’en occupent. Dumézil rappelle dans ce contexte ce qu’il avait étudié dans sa jeunesse, le vol de ce breuvage par les dieux souverains de la 24 Varro, ant. rer. div. fr. 261-262 Cardauns = Aug., civ. 7, 21 : Iam uero Liberi sacra, quem liquidis seminibus ac per hoc non solum liquoribus fructuum, quorum quodam modo primatum uinum tenet, uerum etiam seminibus animalium praefecerunt, ad quantam turpitudinem peruenerint, piget quidem dicere propter sermonis longitudinem; sed propter istorum superbam hebetudinem non piget. – « Quant aux mystères du dieu Liber, qui préside aux semences liquides, c’est-à-dire non seulement à la liqueur des fruits, parmi lesquels le vin tient en quelque sorte le premier rang, mais aussi aux semences des animaux, j’hésite à prolonger mon discours par le récit de ces turpitudes ; il le faut néanmoins pour confondre l’orgueilleuse stupidité de nos adversaires. » 25 R. SCHILLING, 1982. 26 Plin., nat. 18, 89 : Extra has causas sunt Vinalia altera, quae aguntur a. d. XIII kal. Sept. – « Les seconds Vinalia, qui se célèbrent le 14 avant les calendes de septembre (19 août) sont sans rapport avec ces influences » (= le côté nuisible de la pleine lune à en été). 27 R. SCHILLING, 1982, p. 131-148. 28 G. DUMÉZIL, 1961, p. 261-274 ; G. DUMÉZIL, 1987, p. 196.

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mythologie indo-européenne. Plus important pour notre propos est que, d’après le mythe étiologique des Vinalia, derrière ces rites publics se trouve le vœu fait par Énée avant la bataille décisive pour la souveraineté sur le Latium : par ce vœu l’ancêtre des Romains promit d’offrir tout le vin du Latium à Jupiter. Les Vinalia d’automne ouvrent les cérémonies d’acquittement de ce vœu, même si l’état des sources ne nous permet pas de vérifier ceci dans le détail. Mais les rites suivants le prouvent. Dès que c’est possible en raison de la maturité des raisins, le flamine de Jupiter cueille la première grappe, qu’il offre à Jupiter au cours du sacrifice d’un agneau, entre l’abattage, la découpe de la part divine et son offrande, inter caesa et porrecta, comme l’écrit Varron29. Personne n’a le droit de toucher les vignes avant ce sacrifice qui annonce le début officiel des vendanges30. Le prêtre de Jupiter prend ainsi symboliquement possession du vin du Latium, et l’offrande de ces prémices permet aux autres de faire la vendange, ainsi que le vœu à Jupiter le stipulait. Le 11 octobre, lors de la fête des Meditrinalia, on goûtait le moût. La fête finale du cycle avait lieu lors des Vinalia priora, le 23 avril, lors desquels on offre au dieu Jupiter les prémices du vin nouveau31. Or si la fête appartenait clairement à Jupiter, deux faits soulignés par R. Schilling doivent être pris en compte. D’une part, le 23 avril 217 av. J.-C., Quintus Fabius Maximus fit le vœu d’un temple à Vénus Erycine, qu’il dédia deux ans plus tard au Capitole près du temple de Jupiter32. Presque un siècle plus tôt, en 295, son grand-père Fabius Gurges avait voué un temple à Venus Obsequens, dont l’anniversaire tombait le 19 août (jour des Vinalia rustiques). Vénus est donc étroitement liée aux Vinalia. D’autre part, c’est du podium du temple de Vénus Érycine au Capitole que l’on offrait la libation de vin à Jupiter, après laquelle le vin nouveau était consommable par les humains33. Si on ajoute 29

Varro, l. l. 6, 16 : Vinalia a uino ; hic dies Iouis, non Veneris. Huius rei cura non leuis in Latio : nam aliquot locis uindemiae primum ab sacerdotibus publice fiebant, ut Romae etiam nunc : nam flamen Dialis auspicatur uindemiam et ut iussit uinum legere, agna Ioui facit, inter cuius exta caesa et porrecta flamen primus uinum legit. – « Les Vinalia dérivent de uinum ; ce jour appartient à Jupiter, non à Vénus. Dans le Latium ce n’est pas une mince affaire, car, dans un certain nombre d’endroits, les vendanges étaient commencées par les prêtres à titre officiel, comme c’est encore maintenant le cas à Rome ; de fait le flamine de Jupiter prend les auspices de la vendange et, quand il a donné l’ordre de cueillir le raisin, il sacrifie une agnelle à Jupiter, puis entre le découpage et la présentation de la fressure de celleci, le flamine, le premier, cueille du raisin. » 30 Paul, 1 ad ed. = Dig. 2, 12, 4 : Praesides prouinciarum ex consuetudine cuiusque loci solent messis uindemiarumque causa tempus statuere. – « Les gouverneurs des provinces fixent habituellement les dates de la moisson et des vendanges selon la coutume de chaque lieu. » 31 Plin., nat. 18, 287 : Vinalia priora…sunt (ante diem octauum) kal(endas) Mai(as), degustandis uinis instituta, nihil ad fructus attinet. – « Les premiers Vinalia, institués avant les jours dont nous venons de parler (= les Floralia), le 9 avant les calendes de mai (le 23 avril), en vue de la dégustation des vins, ne concernent nullement les fruits de la terre, … ». Cf. Ov., fast. 4, 863 suiv. ; Plut., qu. R. 44. 32 Liv. 22, 9, 7 sq. : Qui inspectis fatalibus libris rettulerunt patribus, quod eius belli causa uotum Marti foret, id non rite factum de integro atque amplius faciundum esse, et Ioui ludos magnos et aedes Veneri Erycinae ac Menti uouendas esse ; 22, 10, 10 : tum aedes uotae. Veneri Erycinae aedem Q. Fabius Maximus dictator uouit, quia ita ex fatalibus libris editum erat ut is uoueret cuius maximum imperium in ciuitate esset; Menti aedem T. Otacilius praetor uouit. 33 Plut., qu. R. 45 : Διὰ τί τῶν Οὐενεραλίων τῇ ἑορτῇ πολὺν οἶνον ἐκχέουσιν ἐκ τοῦ ἱεροῦ τῆς Ἀφροδίτης;

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à cela que le nom même du vin est issu de la même racine que le nom de Vénus, on constate que ce sont Jupiter, le dieu souverain, et la déesse qui concrétisait son irrésistible pouvoir contraignant, qui avaient la haute main sur le vin. La théologie romaine n’offrait donc pas d’espace pour le pouvoir extatique de Dionysos. Liber s’occupait uniquement du côté matériel de la viticulture, alors que l’emprise sur l’individu et l’aliénation de l’ivresse correspondaient plutôt à Jupiter et à Vénus. Cette dernière était même spécialisée dans cette domination et la séduction, qui pouvaient aussi s’exercer dans d’autres domaines. C’est peut-être pour cette raison que César, qui avait tant d’égards pour Vénus, a pu introduire à Rome les mystères de Dionysos, cette divinité grecque qui patronnait à sa manière le pouvoir contraignant. On le constate, la comparaison entre des dieux grecs et des dieux romains réserve des surprises, notamment quand il s’agit de divinités aussi connues que Dionysos, Jupiter, Liber ou Vénus, dont on présumait qu’elles étaient entièrement hellénisées. Je ne veux pas entrer dans le dossier de la triade de l’Aventin, Cérès, Liber, Libera. Mais les quelques allusions que j’ai faites au domaine général de la germination, de la naissance et de la moisson qui est géré par Liber et Libera, expliquent comment les deux divinités ont pu se joindre également à Cérès. L’heure en tout cas n’est pas à la germination, mais à la consommation, et je fais avec grand plaisir une libation, avec l’aide de Vénus comme il convient, au Génie de Charles.

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πότερον, ὡς οἱ πλεῖστοι λέγουσι, Μεζέντιος ὁ Τυρρηνῶν στρατηγὸς ἔπεμψε πρὸς Αἰνείαν σπενδόμενος ἐπὶ τῷ λαβεῖν τὸν ἐπέτειον οἶνον ; ἀρνησαμένου δ’ ἐκείνου τοῖς Τυρρηνοῖς ὑπέσχετο κρατήσας μάχῃ δώσειν τὸν οἶνον· Αἰνείας δὲ τὴν ὑπόσχεσιν αὐτοῦ πυθόμενος τοῖς θεοῖς τὸν οἶνον καθιέρωσε, καὶ μετὰ τὸ νικῆσαι συναγαγὼν τὸ καρπευθὲν ἐξέχεε πρὸ τοῦ ἱεροῦ τῆς Ἀφροδίτης. ἢ καὶ τοῦτο σύμβολόν ἐστι τοῦ χρῆναι νήφοντας ἑορτάζειν ἀλλὰ μὴ μεθύοντας, ὡς τῶν θεῶν μᾶλλον τοῖς ἐκχέουσι χαιρόντων τὸν πολὺν ἄκρατον ἢ τοῖς πίνουσι; « Pourquoi, lors de la fête des Veneralia, verse-t-on une grande quantité de vin du temple d’Aphrodite ? Est-ce pour la raison que donne l’opinion commune ? Mézence, le général des Tyrrhéniens, envoya une ambassade à Énée en lui offrant la paix, à condition qu’il reçoive le vin de l’année. Comme Énée refusait, il promit aux Tyrrhéniens que s’il l’emportait au combat, il leur donnerait le vin. Toutefois, en apprenant sa promesse, Énée consacra le vin aux dieux, et après avoir remporté la victoire, il rassembla tout le vin produit et le versa devant le temple d’Aphrodite (Vénus). Ou bien est-ce une façon symbolique d’indiquer qu’il faut célébrer les fêtes en s’abstenant du vin plutôt qu’en s’enivrant, parce que les dieux préfèrent ceux qui versent une grande quantité de vin pur à ceux qui le boivent ? »

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Cibele, Magna Mater Idea, fra Sicilia e Roma Giulia Sfameni Gasparro Università degli Studi di Messina

Poiché in sede storica non si possono ammettere “coincidenze” casuali, ritengo significativo che una delle più antiche testimonianze della presenza della Kybela mater theon in Grecia, nel primo quarto del V sec.a.C., quale è offerta da Pindaro1, sia contenuta nella terza Ode pitica indirizzata a Ierone I di Siracusa, di cui il poeta era stato ospite. In questo notissimo poema egli infatti fa voti per la salute del tiranno siracusano, invocando «la Madre, la dea augusta, che spesso le fanciulle vengono a cantare con Pan, sulla soglia della mia porta, durante la notte»2. Sebbene Pindaro evochi un culto tebano, è indubbio che ritenesse il suo interlocutore capace di percepire il significato religioso delle parole ben auguranti per la sua salute, condividendo la conoscenza del divino personaggio invocato e delle sue facoltà benefiche e capacità terapeutiche3. Sembra dunque legittimo ritenere che in quest’epoca all’ambiente siracusano fosse già familiare il personaggio della Madre, anche se le testimonianze del suo culto sono posteriori e poco numerose. Si tratta di un naiskos in marmo pentelico, databile nel IV sec. a.C. e verisimilmente indizio di un culto privato, che riflette uno schema iconografico ben consolidato, ossia quello della dea seduta in trono con gli attributi caratteristici (alto polos e scettro) accompagnata dal leone ritto presso le 1 L’identità della Madre quale «Cibele, Madre degli dèi» nella prospettiva di Pindaro è attestata dal De pietate di Filodemo (Fr. 80 BERGK= PUECH, 19613, Adela fr. 15 p. 208 da Philod., De pietate, 19, 14). Cfr. HENRICHS, 1976, p. 253-286. Sulle origini e sui significati di questo nome, che alterna con quello egualmente epicorico di Agdistis (GUSMANI, 1959), cfr. GUSMAN,I 1969 e BRIXE, 1979. Una recente disamina delle varie denominazioni, epiclesi, appellativi della dea frigia in VASSILEVA, 2001. Per le connessioni e mutazioni rispetto alla siriana Kubaba è ancora utile il contributo di LAROCHE, 1960. Sulla storia frigia della dea e i suoi esiti nel mondo greco e romano cfr. BØGH, 2007. Le note connessioni con il mondo degli animali selvatici, felini in particolare, sono brevemente illustrate in ROBBINS DEXTER, 2009. 2 Pyth. III, 77-79 PUECH, 19613, p. 58. La presenza di Pan nel seguito della dea è sottolineata dal poeta in altri contesti, quando lo definisce «compagno della Gran Madre» (Parth. 3 PUECH, 19613, p. 178) e suo «innumerabile cane» (Parth. 4 PUECH, 19613, p. 178). Sui problemi interpretativi posti dall’Ode, sia in rapporto allo stesso Pindaro sia in relazione alla situazione siracusana, si veda LEHNUS, 1979, p. 5-43. Cfr. anche SLATER, 1971. 3 Su questa componente della facies metroaca, all’interno delle “prospettive soteriologiche” garantite dalla pratica del culto, si veda SFAMENI GASPARRO, 1985, p. 84-106.

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gambe, mentre sulle ante del tempietto appaiono le due consuete figure di propoloi, il giovinetto con oinochoe e la fanciulla dadofora4. Un rilievo scolpito sul pendio roccioso del Temenite, assai rovinato e non databile pertanto con sicurezza, reca un’immagine femminile in trono, fiancheggiata da leoni, interpretabile come Cibele5 mentre una terracotta del tipo ionico della dea seduta in trono, di VI sec. a. C., proveniente da una necropoli cittadina, non può essere identificata con sicurezza poiché l’oggetto che poggiava sulle ginocchia (un leoncello?) è andato perduto6. Due esemplari integri del tipo, provenienti rispettivamente dal Tesmophorion di Bitalemi a Gela7 e dal santuario della Melaphoros a Selinunte8, entrambi databili intorno alla metà del VI sec. a.C., attestano peraltro la conoscenza della dea in età arcaica in Sicilia, in stretta connessione con il culto demetriaco9. Le poche e sporadiche testimonianze del culto della Meter o “Madre degli dèi” a Siracusa, metropolis di Akrai, dunque, non offrono adeguata motivazione di quella che in altra occasione ho definito “l’esplosione di religiosità metroaca”10 senza dubbio soggiacente a quel monumento eccezionale, un unicum in tutto l’Occidente11, costituito dal santuario rupestre che si dispiega lungo la pendice meridionale del Colle Orbo, denominato popolarmente, ma anche nella letteratura antiquaria, “Santoni”12. Nel 1955 esso è stato oggetto di una nuova indagine archeologica per iniziativa di L. Bernabò Brea che, pur nella condizione assai deteriorata del monumento, ha potuto definirne i parametri cronologici in maniera sufficientemente sicura, collocandolo nel periodo alto-ellenistico e affermando con pertinenza di argomentazioni la sua natura di sede di culto

4 SFAMENI GASPARRO, 1973, p. 119-121; p. 264 Cat. 305 e Tav. LXI, fig. 99; cfr. NAUMANN 1983, p. 331 n. 306; REEDER, 1987, p. 429-432 e fig. 7; VERMASEREN, 1978, CCCA IV, 149 e Pl. L. 5 SFAMENI GASPARRO, 1973, p. 122, p. 265-266, Cat. 306 e Tav. LXII, fig. 100; VERMASEREN, 1978, CCCA IV, 148 Pl. XLIX; NAUMANN, 1983, p. 345 n. 440. 6 Necropoli dell’Ospedale civile, tomba 43, Museo archeologico di Siracusa inv. N. 66577. 7 SFAMENI GASPARRO, 1973, p. 115-119, 276, Cat. 330, Tav. CV, fig. 146; VERMASEREN, 1978, CCCA IV, 166-167, Pl. LXIV. 8 SFAMENI GASPARRO, 1973, p. 119, 276 s., Cat. 330 bis. 9 Per i rapporti tra le due figure divine mi sia permesso rimandare a quanto argomentato nel mio contributo SFAMENI GASPARRO, 1978. Nella Sicilia occidentale, la presenza della dea è testimoniata da una statuetta in pietra calcarea da Mozia, che raffigura Cibele in trono fra due leoni, accovacciati di prospetto. La datazione abbastanza alta, fra V e IV sec. a.C., conferma il quadro siracusano (SFAMENI GASPARRO 1973, p. 152-153; p. 280 Cat. 340, Tav. CXI, fig. 152). 10 SFAMENI GASPARRO, 1996, p. 56. 11 Non è naturalmente possibile ripercorrere in questa sede le testimonianze sul movimento di penetrazione, in Grecia e nelle colonie occidentali, del culto della dea, con tutta la problematica relativa alle trasformazioni, agli adattamenti alle situazioni locali e al processo più o meno profondo di “ellenizzazione”. Basti segnalare che, mentre la testimonianza più antica ci viene da Locri Epizefiri (fine VII-inizi VI sec. a.C: GUARDUCCI 1970 e 1972-1973), il tema è oggetto di numerosi interventi tra cui si vedano GRAF, 1984, DE LA GENIERE, 1985 e 1986, BORGEAUD, 1996 e 2001. 12 Per una discussione dettagliata, con descrizione del monumento e relativa bibliografia fino alla data di pubblicazione, si veda SFAMENI GASPARRO, 1973, p. 126-149 e p. 167-276, Cat. 316- 328, Tavv. LXVI-CIV, figg. 107-145.

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metroaco13. I rilievi configurano una singolare struttura di «santuario» montano, in piena aderenza alla natura della «Madre montana» (Meter Oreia) e del suo culto mistico-orgiastico, svolgentesi spesso in luoghi extraurbani14, e si impongono all’attenzione soprattutto per la complessità delle raffigurazioni, in cui confluiscono molteplici schemi iconografici . Il monumento tuttavia non ha avuto nella letteratura scientifica la considerazione che merita nella sua qualità di testimone in Occidente della tipologia delle sculture e dei santuari rupestri, diffusa in Asia Minore e specificamente in Frigia15. La particolare struttura e la straordinaria ricchezza figurativa, in pari tempo, lo costituiscono quale documento unico nell’intero spettro dei monumenti metroaci. R. Turcan, nel discutere il volume su I culti orientali in Sicilia ha ritenuto di poter affermare che la «Meter di Acrae» non sarebbe la Cibele anatolica, ma piuttosto una generica pôtnia therôn16. P. Lambrechts aveva fatto solo un breve cenno al santuario acrese in un saggio anteriore alla pubblicazione di quel volume, senza percepirne il significato storico-religioso nel quadro di una ricerca che pure voleva essere una messa a punto sul «culto metroaco in Sicilia e in Italia meridionale»17. Questo significato, tuttavia, è stato percepito da J. de la Genière che, nel ripercorrere «gli itinerari di Cibele» «dalla Frigia a Locri Epizefiri», dove un eccezionale documento attesta la presenza della dea alla fine del VII sec. a.C., sottolinea le relazioni antiche e solide fra la città magno-greca e Siracusa. E, con acuto senso critico, si chiede: «Il faudra tenter de comprendre si elles ont pu avoir un effet au plan religieux, notamment pour la transmission du culte de la Grande Mère dans le Syracusain, où les rochers d’Akrai, dès le IVe s. av. J.-C. sont creusés de niches dédiées à la déesse»18. Egualmente interessante è la notazione della studiosa a proposito della vicenda di Dionigi il Giovane che, esiliato da Siracusa, si trasferì a Locri e da qui nel 346 a.C. si recò a Corinto dove, secondo la testimonianza di Clearco, si sarebbe dato all’accattonaggio sacro

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BERNABO BREA, 1956. In particolare p. 111-113 dove si dà notizia del ritrovamento di frammenti ceramici, databili dopo la metà del III sec. a.C., insieme con una moneta di Ierone II. 14 In SFAMENI GASPARRO, 1985 ho proposto l’analisi delle più antiche fonti sul culto metroaco in Grecia, identificando la peculiarità del suo carattere «mistico» nella ricerca di un contatto diretto con la divinità, perseguito attraverso la prassi rituale entusiastico-orgiastica. Utile la rassegna recente dei santuari greci di XAGORARI-GLEISSNER, 2008. Per la storia di questo culto che con l’introduzione ufficiale a Roma nel 204 a.C. si apre la via alla conquista di tutto l’Occidente divenendo, sotto l’Impero, espressione della religio pubblica, rimando all’ampia letteratura pertinente, fra cui si segnalano, dopo GRAILLOT, 1912, HELCK, 1971, VERMASEREN, 1977, BORGEAUD, 1996, ROLLER, 1999, ALVAR, 2008. Per alcune tematiche particolari si vedano i saggi editi da LANE, 1996. 15 AKURGAL, 1955 e 1961; HASPELS, 1971. In ultimo cfr. BERNDT-ERSÖZ, 2006 e 2009. 16 R. TURCAN in RHE 94, 1975, p. 203: «La Mètèr d’Acrae est probablement une Potnia thèrôn qui a quelque parenté avec d’autres Mères de la Grande Grèce (cf. G. ZUNTZ, Persephone, Oxford 1971), mais non pas précisément avec celle de Pessinonte» . 17 LAMBRECHTS 1964. Lo studioso, avendo constatato la scarsa documentazione del culto metroaco in Sicilia e in Italia meridionale, conclude che queste regioni non hanno potuto avere alcuna influenza nell’introduzione di esso a Roma. 18 DE LA GENIERE 1985, p. 717.

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(metragyrtôn) tipico del culto metroaco, «suonando i timpani»19. Tale pratica, infatti, potrebbe essere indizio della sua familiarità con questo culto già in patria. Il monumento è stato presentato nella sua qualità di santuario metroaco nel Corpus Cultus Cybelae Attidisque di M.J. Vermaseren20 ma nessun contributo esegetico è intervenuto ad approfondirne le valenze religiose, sebbene un ulteriore, puntuale esame dell’iconografia sia stato condotto da F. Naumann21 e L.R. Roller abbia pienamente riconosciuto la qualità metroaca del “santuario” acrense22. Nonostante queste chiare prese di posizione, ancora L. Polacco23 ha proposto un’interpretazione del complesso acrense e di altri monumenti metroaci siciliani in senso demetriaco. La datazione molto bassa del «santuario» di Akrai sostenuta dallo studioso contrasta con tutti i dati archeologici e storici pertinenti al monumento, mentre i contenuti iconografici non permettono di ipotizzare un’identità demetriaca della solenne figura femminile che scandisce, con la sua immagine ricorrente, l’intera parete rocciosa, anche se essa era già sostenuta da quello studioso attento della storia siciliana che è stato B. Pace24. In ultimo una giovane studiosa ha ripreso l’indagine sul tema, situando il complesso acrense in una vasta prospettiva comparativa con i monumenti rupestri frigi e più ampiamente anatolici, seguendo in ciò il percorso da me tracciato nel saggio del 1996 ma arretrando notevolmente nel tempo i parametri di riferimento, nell’ipotesi che il “santuario” acrense risenta di influenze anatoliche pre-greche, attive fin da epoca preistorica, pervenute in Sicilia fuori e prima della colonizzazione25. Proprio rispetto a questa tesi interpretativa prenderò posizione a conclusione di questo intervento che, nel solco delle mie precedenti indagini26, intende riproporre, in una breve sintesi, quelle che continuo a ritenere le linee essenziali di una corretta esegesi storico-religiosa, pur nella complessità dei problemi posti da un monumento in larga misura sfigurato dall’opera inclemente del tempo e dell’uomo27. Si tratta di dodici nicchie di diversa grandezza scavate lungo la parete rocciosa, al cui interno sono scolpite una o più figure ad alto rilievo, che si dispiegano su due piani, rispettivamente undici su quello superiore e una su quello inferiore, alle quali peraltro si aggiunge una tredicesima nicchia, priva di immagini (Figg. 1-2). Tagli a gradoni nella roccia, due basi circolari di 19

CLEARCO apud ATHEN. XII, 541e. VERMASEREN 1978, CCCA IV, 152-164, Tavv. LXVI- CIV. 21 NAUMANN 1983, p. 202-208 e Taf. 30, 2. 22 ROLLER, 1999. Esame delle sculture acrensi in relazione al tema del ruolo della musica nel culto metroaco in BELLIA, 2007. 23 POLACCO, 1996. 24 PACE, 1915 e 1945, p. 514-515, fig. 143; cfr. 1938, p. 124-130 e figg. 113-114. A parere dello studioso si tratterebbe di un complesso di sculture votive, a carattere episodico e fortuito. 25 PEDRUCCI, 2005 e più ampiamente nel saggio del 2006. 26 Cfr. SFAMENI GASPARRO, 1999, 2006 e 2008. 27 L’area cittadina e le sue immediate vicinanze sono state oggetto di successive campagne di indagine archeologica, a carattere multidisciplinare, per i cui risultati si segnala il volume collettivo edito da CHOWANIEC, 2015. 20

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altari e, alle estremità del monumento, due piccole aree semicircolari, anch’esse verisimilmente tracce di altari, configurano uno scenario omogeneo per lo svolgimento di attività rituali, come sembra confermato da antichi ritrovamenti «fra le quantità di ceneri, di carboni, lucerne, olle e piccole patere»28. In tutte le nicchie, con due sole eccezioni, campeggia l’immagine di Cibele in trono di prospetto, con chitone ed himation, definita dagli attributi del grande modio sul capo, della patera nella mano destra e del timpano nella sinistra29, come mostrano le sculture meglio conservate. Ai lati del seggio della dea appaiono spesso due leoni in posizione araldica30 ovvero un solo animale (Fig. 3)31. Tale immagine interviene da sola in cinque rilievi (IV, VI-VII e X-XI) mentre altri cinque (I, III, V, VIII e IX), pur riflettendo la medesima tipologia divina, aggiungono ad essa una varietà di personaggi, egualmente presenti nei due rilievi in cui la dea appare in piedi (II e XII). Pur nella difficoltà di sicure identificazioni in alcuni casi, a causa della corrosione della roccia, una serie di elementi permette di ricostruire con buona approssimazione quella che ho definito già «una complessa e articolata teologia ruotante attorno al personaggio centrale del culto»32. Di essa, al di là di numerose “presenze” di minore significato anche per le incertezze nella lettura del monumento, appaiono parte integrante l’immagine del paredro della dea, Attis, che può essere riconosciuto nel personaggio a gambe incrociate del Rilievo XII, e le figure dei due “assessori”, Cureti o Coribanti, scolpite in dimensioni ridotte ai due lati della testa della dea, che evocano la peculiare componente mistico-orgiastica del culto. Soprattutto significativa comunque è la scena complessa del Rilievo II (Fig. 4)33, le cui componenti trovano paralleli nei vari settori dell’orizzonte mitico e cultuale che, a vario titolo e in periodi e contesti diversi, si dispiega attorno alla Meter Cibele ma che pure, nella forma qui rappresentata, non trova paralleli. Essa pertanto si configura come un unicum iconografico e religioso, in cui si coagulano in maniera originale elementi appartenenti a filoni diversi di tradizione metroaca.

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Cfr. IUDICA, 1819, p. 14. La ripetizione della figura di Cibele in trono, in undici nicchie consecutive, evoca la tipologia della «duplicazione» dell’immagine divina peculiare del noto schema dei doppi naïskoi, analizzato da HADZISTELIOU PRICE, 1971 e da GIAMMARCO RAZZANO, 1984. Espressione dell’originalità del santuario acrense, peraltro, rimane la dilatazione di questo schema iconografico, in una moltiplicazione delle immagini divine. 30 SFAMENI GASPARRO 1973, p. 130: Rilievi IV-V Cat. 320-321, Tavv. LXXXIV-LXXXV, figg. 124-130; Rilievi VII-IX, Cat. 323-325, Tavv. LXXXVI-XCIII, figg.127-134. 31 SFAMENI GASPARRO, 1973, p. 268-269, Rilievo I, Cat. 317 e Tavv. LXXIV-LXXV, figg. 115-116. L’immagine divina reca sulle ginocchia tracce della presenza dell’animale, secondo uno schema iconografico anch’esso abbastanza diffuso. Sulla tipologia dei naiskoi ateniesi, modulata secondo uno schema ormai “canonico” a partire dal VI sec. av.C., anche se con varianti, è ancora valida l’analisi di SVORONOS 1937. 32 SFAMENI GASPARRO, 1996, p. 67, di cui ora seguo la linea argomentativa. 33 SFAMENI GASPARRO, 1973, p. 135-144; p. 269-270, Rilievo II, Cat. 318, Tavv. LXXVILXXVII, figg. 117-118. 29

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La scena si articola attorno ad un personaggio centrale che ne costituisce come l’asse fondamentale: la figura in piedi, in posizione frontale, con il capo sormontato dal modio, rivestita dal chitone e dall’himation è senza dubbio una Cibele, anche per la presenza, ai due lati, di due piccole immagini di leoni. Anomala, invece, risulta la presenza di un terzo animale accovacciato, sul quale la dea poggia il piede sinistro, ed egualmente eccezionale appare il gesto di protendere entrambe le braccia per poggiare le mani rispettivamente su una figura maschile, identificabile dal kerykeion come Hermes, e una seconda figura, con corta tunica, gambe incrociate e bastone (il pedum pastorale?), nel quale ritengo fondato identificare Attis34. La figura femminile con lunga fiaccola ripete il motivo frequente della cosiddetta “vergine dadofora” o Hekate che accompagna la dea, in parallelo con un giovinetto con corta tunica e oinokoe, talora identificato con Hermes. D’altra parte, tutta una serie di noti monumenti, conoscono la “triade” –qui pure presente- costituita da Hermes, Attis e la Grande Madre. Ne risulta che il rilievo acrense fonde e rielabora in maniera originale il tema delle associazioni e “assemblee” divine ruotanti attorno alla dea, in una densa accumulazione di “presenze”, in altri casi distinte. A conferma di questa tendenza “agglutinante” della visione teologica acrense stanno le due figure maschili a cavallo che chiudono la scena alle sue espremità, identificabili con i Dioscuri. Numerose fonti letterarie, epigrafiche e monumentali testimoniano i rapporti della coppia dei fratelli divini con la dea frigia35, talora iconograficamente espressi secondo lo schema della triade con la figura femminile al centro, quale parallelo all’analogo schema di Elena tra i Dioscuri36. Secondo una felice interpretazione di M.P. Nilsson37, accolta e argomentata sulla base di ampia documentazione da F. Chapouthier38, l’associazione di Cibele con i Dioscuri si fonda sulla identificazione dei personaggi con le misteriose figure dei Cabiri di Samotracia, spesso configurati nella formula di coppia, quale è testimoniata da una consolidata tradizione. Tale interpretazione trova fondamento nella rete di rapporti, mitici e cultuali, che collegavano la dea frigia con l’ambito dei misteri di Samotracia, in cui le fonti, spesso soltanto allusive e reticenti, dato l’esoterismo che caratterizzava non solo il culto ma anche le tradizioni mitiche e “teologiche” ad esso pertinenti, rivelano la presenza di una Grande Dea, dai molteplici nomi e con varie caratteristiche39. Anche se ricchezza e complessità di queste associazioni divine lasciano sospettare un rapporto, difficilmente misurabile peraltro nella sua 34

Così anche ROLLER, 1999, p. 281 e 287. I paralleli sono forniti in SFAMENI GASPARRO, 1973, p. 141-143. 36 Lo studio “classico” sul tema è quello di CHAPOUTHIER 1935, cui si aggiungano gli aggiornamenti forniti da HERMARY, 1986, in particolare III,1, p. 577-580, nn. 123-160 e III, 2, p. 466-467. 37 NILSSON, 1906, p. 421-422 e 1932, p. 73-75. 38 CHAPOUTHIER, 1935, p. 17 e p. 180-184. 39 Dopo HEMBERG, 1950, la documentazione letteraria in LEWIS 1958 e una ripresa del problema in GUETTEL COLE, 1984. Osservazioni sul tema e aggiornamento bibliografico in SFAMENI GASPARRO, 2016 a. 35

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consistenza storica, con la sfera mitica dei misteri di Samotracia, il monumento acrense mantiene intera la sua singolarità per la contemporanea presenza di figure divine che, in altri contesti, risultano associate alla dea frigia ma in schemi iconografici distinti. Rimane comunque il dato significativo di una “direzione” orientale di alcune di tali associazioni, che riceve un’indubbia conferma dalla stessa struttura del “santuario” rupestre che presenta precise corrispondenze tipologiche con analoghe sedi di culto metroaco di ambiente anatolico, tutte collocabili nell’alta età ellenistica, fra IV e III sec. a.C. e pertanto anche cronologicamente congruenti con il nostro monumento. Riprendendo i risultati dell’analisi già condotta in altra sede, segnalo che i santuari rupestri della Meter Steunene di Aezani (Frigia), di Kapikaya presso Pergamo, entrambi di età ellenistica, e quello di Efeso si sono rivelati i più diretti parametri di confronto. Il primo di essi si colloca su un promontorio roccioso lungo il quale si svolgono una serie di elementi che ne definiscono la fisionomia sacrale: una caverna con terrazza prospiciente in cui sono stati scavati due larghi bothroi circolari, tre nicchie che ospitavano rilievi votivi mobili e numerose altre nicchie di ridotte proporzioni con simile destinazione e piccole grotte (Fig. 5). Le accurate ricerche di L. Robert hanno permesso di confermare l’identificazione nel santuario di Aezani della sede cultuale della Meter Steunene nota a Pausania (VIII, 4,3 e X, 32,39), la cui vita si prolunga fino ad età imperiale romana40. Un ulteriore parallelo viene dal piccolo santuario di Kapikaya presso Pergamo, consistente in una grotta presso cui scorre una sorgente e in numerose nicchie scavate lungo la parete rocciosa, destinate a ospitare rilievi votivi41. Il confronto più pertinente è peraltro offerto dal complesso sacro di Panajir Dagh presso Efeso (Fig. 6) che contempla una vasta parete rocciosa scandita da numerose nicchie42 che ospitavano anch’esse rilievi mobili, secondo l’uso già constatato nei precedenti casi, dei quali fortunatamente ci sono pervenuti molti e belli esemplari. Essi presentano schemi iconografici che, sia pure limitatamente ad alcuni elementi, mostrano tuttavia forti analogie con quelli acrensi. Vi appare la dea, talora seduta in trono fiancheggiato da leoni, con patera e largo timpano ma più spesso in piedi, con i medesimi attributi, accompagnata da due personaggi maschili, l’uno giovane identificabile con

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ROBERT, 1981. Tale identificazione era stata già proposta da WIEGAND, 1911 e SCHEDE, 1929. Si veda ora VERMASEREN, 1987, CCCA I, p. 44-47, n. 124 (santuario) e nn. 125-137 (materiali). 41 VERMASEREN 1987, CCCA I, p. 124-125, nn. 424-425 (dedica “Alla madre degli dèi”). Descrizione del monumento in NOHLEN-RADT, 1978. Sui santuari metroaci extra-urbani di Efeso (Kapikaya e Mamurtkale) si veda ANGELIDIS, 2009. 42 VERMASEREN 1987, CCCA I, p. 184, n° 612 (santuario) e p. 184-203, nn. 613-685 (rilievi), Pl. CXXXII-CLIII. Cfr. NAUMANN, 1983, p. 214-216.

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Hermes per la presenza del petaso43, e l’altro anziano, barbuto, secondo il tipo di Zeus44. Il carattere autoctono, micro-asiatico della tipologia della scultura rupestre e il suo rapporto pressocché strutturale con il culto della Grande Dea locale che conosce varie “epifanie” legate in particolare a siti montani da cui solitamente riceve appellativi o vere e proprie denominazioni e soprattutto l’epiclesi tipica di oreia, (Madre) “montana”, è un dato qualificante di questa identità divina dalle molteplici facce e dalla storia complessa. Senza potere in questa sede proporre un’adeguata dimostrazione, quale del resto è stata compiutamente condotta nella letteratura pertinente, mi limito a ricordare soltanto che i monumenti citati sembrano riflettere una sorta di “reviviscenza”, nelle nuove condizioni storico-culturali di età ellenistica, di un tema attestato nel VI sec. a.C. che mostra inequivocabili tratti di ellenizzazione, pur essendo radicato nel contesto locale. Mi riferisco alle note rock-façades frigie, da Küçük Kapikaya45 e Büyük Kapikaya46 a Maltas-Malkaya47 e Bahsis48 fino al famoso monumento detto anche “Tomba di Mida” di Yazilikaya49. Egualmente noto è il collegamento storico di tali monumenti con i più antichi esemplari rupestri di ambiente anatolico risalenti all’VIII-VII sec. a.C., adeguatamente documentato nella letteratura scientifica pertinente. Questo complesso di dati mi aveva indotto, nei miei successivi approcci all’esame del santuario acrense, ad individuare la situazione peculiare della Sicilia ellenistica e in particolare dello stato siracusano sotto il lungo e prospero regno ieroniano, come contesto storico-culturale più adatto a motivare sia la dimensione pubblica e popolare del culto metroaco ad Akrai sia questi innegabili legami con le sponde orientali del Mediterraneo e in particolare con le regioni micro-asiatiche50. Ne concludevo che «il piccolo centro siceliota, perfettamente inserito nell’orbita culturale siracusana e certo specchio di una componente metroaca della facies religiosa della metropoli 43 Una dedica con menzione di Apollo (VERMASEREN, 1987, CCCA I, p. 187 n°618) non mi sembra prova sufficiente per identificare il giovane personaggio con petaso con il dio greco, a sua volta identificato con Mithra (ved. nota seguente). E’ nota la pratica greca di dedicare ad una divinità anche immagini di altri personaggi eroici o divini. 44 Alcune dediche dei rilievi sono rivolte alla Meter Phrygia definita anche Patroia (VERMASEREN, 1987, CCCA I, p. 188 n° 625) o Montana (Oreia) (VERMASEREN, 1987, CCCA I, p . 187 n° 617; p. 188-189 nn. 625 e 627; p. 198 n° 665). Questa peculiare identificazione “etnica” della Grande Dea dei rilievi efesini, a mio parere, contraddice la tesi interpretativa di BERNDT-ERSÖZ, 2014. che nella triade vede «an Ionian version of the Persian triad, wich consisted of Ahuramazda, Anahita and Mithra» (p. 420), introdotta intorno al 368 a.C. da Artaserse II, che ne favoriva il culto. 45 VERMASEREN, 1987, CCCA I, p. 38, n° 111. 46 VERMASEREN, 1987, CCCA I, p. 39, n° 112. 47 VERMASEREN, 1987, CCCA I, p. 41, n° 118. 48 VERMASEREN, 1987, CCCA I, p. 42, n° 119. 49 VERMASEREN, 1987, CCCA I, p. 58- 59 n° 168 e Pl. XXVIII. Sul santuario di Agdistis della “Città di Mida”, attivo dal II sec. a.C. al III d.C., cfr. ibid. p. 51-58, nn. 148-167. Si veda l’intera documentazione e la relativa discussione in HASPELS, 1971. Ai già citati contributi di AKURGAL, 1955 e 1961, si aggiungano quelli di ISIK, 1986/1987 e 1987, con la più recente messa a punto di VASSILEVA 2001, di cui si segnala anche il contributo sulle tradizioni relative al re Mida (VASSILEVA, 1997). 50 I dati relativi al tema in SFAMENI GASPARRO, 1996, in particolare p. 76-86.

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piuttosto che autore originale di una cosi “anomala” invenzione teologica, testimonia nel cuore della grecità occidentale una tradizione metroaca ricca di valenze e di fermenti orientali»51. In pari tempo, data l’eccezionale imponenza del monumento, ricollegabile ad una volontà politica dei rappresentanti del potere ufficile, mi era sembrato legittimo ipotizzare un ruolo di “mediazione” del quadro di religiosità metroaca da esso espresso nei confronti di Roma, i cui legami di alleanza con Ierone II e la rilevanza politica delle vicende che, dopo la morte del sovrano siracusano, portarono i Romani alla conquista del suo regno e al solido impianto in terra siciliana, non richiedono di essere argomentati in questa sede. I numerosi e forti rapporti culturali di Siracusa con il mondo anatolico, ben presenti all’attenzione della storiografia siciliana, hanno ricevuto nuova conferma dai lavori di un Incontro scientifico che, pur svolti nel 1987, sono stati resi noti solo nel 199652. Essi hanno confortato i risultati delle mie indagini, dimostrando con nuovi documenti e rinnovate argomentazioni la profonda penetrazione nel tessuto culturale siciliano di motivi artistici di origine anatolica, soprattutto nel periodo alto ellenistico e in specifica connessione con la politica di ampio respiro internazionale di Ierone II di Siracusa53. Queste “connessioni anatoliche” della struttura del santuario acrense sono state assunte da G. Pedrucci come fondamento di una tesi interpretativa che, maturata nel corso di una dissertazione di laurea, è stata presentata in sintesi in un saggio del 2005 per essere ampiamente argomentata nella monografia del 2009. Questa tesi è enunciata in maniera netta ad apertura del saggio nei seguenti termini: «In questo articolo verranno poste in relazione due aree geografiche diverse e due periodi relativamente lontani, per verificare se esiste un legame, seppur labile e in gran parte oscuro per dinamiche ed esiti, fra la Sicilia ellenistica e l’Anatolia del II-I millennio a.C. (con particolare riferimento alla Frigia)»54. Mi piace riconoscere alla studiosa, con cui ho avuto modo di discutere alcuni aspetti del lavoro, grande serietà ed energia nella difesa delle proprie posizioni, insieme con una solida informazione che rappresenta un pregio notevole della sua ricerca. Tuttavia la sua interpretazione dei documenti non mi pare accettabile, per una serie di ragioni, di cui ritengo cogenti soprattutto quelle legate alla cronologia, alla situazione storico-culturale del santuario acrense e all’interpretazione di quello che è il suo aspetto specifico, ossia la qualità di complesso scultoreo 51

SFAMENI GASPARRO, 1996, p. 86. Tale componente, peraltro, ci rimane sconosciuta e quindi -come tutti gli argomenti ex silentio- l’appello ad essa deve rimanere molto cauto. 52 RIZZA, 1996. 53 Mi riferisco in particolare, tra i contributi editi a cura di RIZZA, 1996, a quello di BONACASA, 1996 che ribadisce come, dopo la prima «rinascenza artistica» in età timoleontea ed agatoclea, «il secondo momento di rinascenza è da attribuire al pragmatismo della politica economica di Gerone II (274-215 a.C.)» mentre «verso la fine del III secolo, quasi tutta la Sicilia è in piena crisi economica e politica» e «il II secolo e di più la prima metà del I secolo a.C. vedono il definitivo tracollo della grecità attiva in Sicilia» (ibid., p. 141). Questo giudizio, fondato su dati ben noti, rafforza la tesi di una collocazione in epoca ieroniana del santuario acrense che, nella sua monumentalità, postula una committenza pubblica. 54 PEDRUCCI, 2005, p. 165.

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svolto lungo la parete rocciosa del Colle Orbo. Di fatto, lo storico delle religioni rimane molto cauto, se non scettico, dinnanzi ad interpretazioni di stampo psicologistico che, appellando ad una indefinita e indimostrabile “mentalità” di età preistorica, vedono nella lavorazione (definita “maniacale”55) della roccia il segno della volontà di “simbiosi” del fedele con la dea, quasi una penetrazione al suo interno, riconoscendo nella montagna una sorta di “corpo divino”. E’ ben noto infatti che una potenza sovrumana, a qualsiasi contesto culturale appartenga, anche al più “arcaico”, e soprattutto una divinità politeistica, non si identifica mai con il livello naturale o con la particolare sfera di questo livello a cui pure funzionalmente è connessa. Il patrimonio iconografico della Cibele acrense è di marca perfettamente greca, anzi specificamente ellenistica e nulla permette di scorgere in esso e nell’intero monumento un’influenza anatolica di II millennio a.C. che, raggiungendo direttamente la Sicilia (ma perché precisamente gravida di conseguenze ad Akrai? quale cultura è ipotizzabile su queste alture fra II e inizi del I millennio a.C., prima della colonizzazione greca, che possa aver recepito e mantenuto il segno di queste “influenze”?) possa avere travalicato indenne i secoli fino al III sec. a.C. quando la convergenza dei dati archeologici, iconografici e più ampiamente storicoculturali ne mostrano con buona verisimiglianza la creazione. Ciò che fa ostacolo alla tesi proposta non è tanto la difficoltà di documentare, altro che attraverso indizi vari e sporadici, i rapporti preistorici diretti Anatolia-Sicilia, peraltro possibili nel vasto circuito del Mediterraneo sempre aperto ai contatti e ai “meticciamenti” culturali ma dei quali è problematico misurare l’efficacia e la profondità, quanto il salto di secoli ovvero di più di un millennio, tra questi contatti e la formazione del “santuario” metroaco. Quest’ultimo continua a presentarsi allo sguardo dell’interprete come ben radicato nella realtà storica e culturale della Sicilia di III-II sec. a.C. e in particolare ancorato sul terreno dell’identità politicoculturale siracusana che sola può fornire solidi elementi per situare storicamente una realtà religiosa peraltro così originale e in larga misura non esplorabile in tutte le sue articolazioni in assenza di qualsiasi notizia letteraria o fonte epigrafica. Tenuto conto della dinamica “orientale” che questa realtà manifesta in maniera sufficientemente chiara, bisognerà guardare ad una possibile e probabile proiezione ”occidentale” di essa, nel senso di una sua rilevanza ai fini dell’inaugurazione di un processo dalle conseguenze decisive per la configurazione dell’intero scenario religioso del mondo antico e tardoantico, quale si compie con l’introduzione ufficiale a Roma, in alta età repubblicana, del culto di una divinità “straniera” e dagli aspetti per molti versi inquietanti per il cittadino romano a confronto del mos maiorum56, ma 55

PEDRUCCI, 2005, p. 173. Nel 205 a.C. una delegazione è inviata presso il re a Attalo di Pergamo per ricevere l’idolo aniconico di Pessinunte, che giungerà a Roma nel 204. Oltre le opere generali, già menzionate, tra i numerosi contributi intesi a proporre interpretazioni della relativa tradizione storiografica, che ha in Livio uno dei testimoni più importanti (XXIX, 10, 4-11, 8; 14, 1-14; XXXIV, 54, 3 e XXXVI, 36, 3), si vedano KÖVES, 1963; BÖMER, 1964; BREMMER, 1979; GÉRARD, 1980; ALVAR, 1994; BURTON, 1996; ROLLER, 1999, p. 263-285 e in ultimo 56

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pure accolta come dea “nazionale” e garante del destino dello stato57. Ampio consenso sussiste tra gli storici nel ritenere che questa iniziativa della classe senatoria romana sia da collegare all’importanza culturale e politica che, sul finire del III sec. a.C., aveva assunto la «leggenda troiana» delle origini di Roma58. Senza poter addentrarci nel problema, basti sottolineare l’importanza, ai nostri fini, del concorde riconoscimento delle connessioni siciliane di questa tradizione che confermano l’esistenza di antichi e stretti legami tra i due contesti, romano e siciliano, il cui valore ai fini dell’azione politica e militare di Roma negli anni cruciali della seconda guerra punica non può essere revocato in dubbio. In tal senso si è espresso A. Momigliano che, in una recensione fortemente critica dell’opera del Perret, ha sottolineato come «the early relations between Rome and Sicily must be admitted as one of the channels through wich the Trojan legend might have reached Rome, though not an exclusive, or indeed a necessary, one»59. Nell’indagine intesa a dare risposta all’interrogativo se, e a quale titolo, nell’accoglimento a Roma della Magna Mater abbia avuto un qualche ruolo la Sicilia, Salvatore Calderone ha acutamente evocato la circostanza che alcuni dei componenti della delegazione senatoria inviata a Pergamo presso re Attalo, per ottenere con il suo appoggio il simulacro pessinuntino della dea frigia, appartenevano a famiglie di lunga esperienza siceliota60. Si tratta infatti –secondo la notizia di Tito Livio (29, 11, 1-8)– di M. Valerius Laevinus, il quale era stato per due volte console e aveva esercitato questo suo incarico proprio in Sicilia negli anni 210-207, di cui aveva curato in TAVERNA, 2010; NIKOLOSKA, 2012 e ROLLE, 2017, 105-122. Un’utile raccolta e discussione delle fonti è proposta in GRUEN, 1990, p. 5-33. Sulle modalità di ricezione dei peregrina sacra a Roma si veda VAN DOREN, 1955. Una recente disamina delle caratteristiche del culto metroaco a Roma, in relazione alla questione della dialettica tra «tradizione locale» e «unità sovra-regionale», nel contributo di RIEGER, 2006, attento peraltro quasi esclusivamente alle fonti archeologiche. Mi sia permesso rimandare anche a un mio contributo in cui discuto le fonti di I sec. a.C.-I d.C., da Cicerone a Ovidio, che rivelano la piena percezione della convergenza, nel culto romano della Mater Magna, della fisionomia “esotica” e del carattere “nazionale”, in conseguenza delle sue origini anatoliche, legate alla vicenda di Enea (SFAMENI GASPARRO, 2016). 57 Cfr. AURIGEMMA, 1900; BARTOLI, 1942; LAMBRECHTS, 1951. Più recenti scavi nell’area del santuario metroaco, dopo quelli di ROMANELLI, 1962 (ved. anche ROMANELLI, 1964), hanno permesso una più chiara conoscenza delle diverse fasi costruttive (PENSABENE, 1982, 1988, 2002 e 2010). Cfr. anche ROSSI, 2009. 58 La tesi interpretativa di PERRET, 1942, che abbassava notevolmente la cronologia di siffatta tradizione, è stata contestata con buoni argomenti (GALINSKY, 1969: GABBA, 1976; POUCET, 1985). L’ampia argomentazione di BOYANCE, 1943 a sostegno della validità delle fonti di V sec. a.C. quali testimoni di quella leggenda sembra decisiva. 59 In JRS 35, 1945, p. 99-104. L’espressione citata è alla p. 101. Sul «posto della Sicilia nella religione romana» si vedano le osservazioni di SCHILLING, 1964-1965. Sulle orme del Momigliano si noterà come la tradizione di un’origine troiana dell’Urbe e la nota filiazione di Enea da Afrodite-Venere e quindi la connessione dell’eroe con la Venus Erycina, il cui culto viene introdotto ufficialmente a Roma nel 217 a.C. (SCHILLING, 1954, 19822, p. 133-166), sono elementi attivi nella definizione degli eventi storici in esame. Essi per un verso testimoniano l’antichità e l’intensità dei rapporti con l’ambiente siciliano e dall’altra possono rafforzare l’ipotesi di un ruolo esercitato da quest’ultimo in una scelta religiosa di notevole peso storico quale fu, per la Roma repubblicana, quella dell’introduzione del culto della divinità anatolica, a sua volta collegata alle tradizioni troiane. 60 CALDERONE, 1996.

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particolare l’ordinamento produttivo-tributario. A lui si accompagnavano un praetorius, M. Caecilius Metellus, un aedilicius, Serv. Sulpicius Galba, e due quaestores, Cn. Tremellius Flaccus e M. Valerius Falto. Di costoro M. Cecilio Metello era figlio di Lucio, console in Sicilia nel 247, mentre M. Valerio Faltone era un discendente di Q. Valerio Faltone pretore in Sicilia nel 242. Lo studioso opportunamente mette in luce, sulla base delle precedenti indagini sul tema61, la connessione fra l’iniziativa religiosa dell’introduzione del culto metroaco e l’attività del gruppo di potere che in quegli anni emergeva sullo scenario politico di Roma, ossia quello degli Scipioni facente capo al futuro Africano, console nel 205 e -aggiungiamo- proprio in quest’anno passato in Sicilia per preparare lo sbarco sul suolo cartaginese62. Ne conclude che, per il tramite dei personaggi coinvolti nelle vicende siciliane sullo scorcio del III sec., i quali con ogni verisimiglianza avevano appreso proprio nell’Isola a conoscere la figura della Gran Madre, il Senato romano potè essere sollecitato ad accogliere ufficialmente la dea nel pantheon cittadino63. Questa conclusione, che conferma quanto prospettato nelle mie precedenti ricerche sul tema, senza potere essere naturalmente “dimostrata” con prove certe, appare verisimile e colloca il singolare santuario acrense in una vasta prospettiva storica, superando l’apparente isolamento dell’altipiano siciliano in cui si colloca e proiettandolo in un vasto circuito mediterraneo di rapporti religiosi, culturali e politici.

61 Agli studi citati dal Calderone si può aggiungere AURIGEMMA 1900 che ritiene decisivo il ruolo del «partito» dei Cornelii Scipioni in tutta la vicenda. Egli, facendo propria un’ opinione di H. DIELS (Sibyllinische Blätter, Berlin 1890, p. 105), giudica anzi l’Africano «uno degli ispiratori principali dell’oracolo» sibillino che appunto imponeva l’accoglimento della dea (p. 37 n. 1). 62 LIV. XXVIII, 45, 8-46, 1; XXIX, 1-18. Una testimonianza dell’influenza esercitata su Scipione dal suo soggiorno siciliano è offerta, anche se in uno spirito chiaramente polemico se non denigratorio, da Catone che ne trasse motivo per accusarlo di aver adottato un modo di vita «greco», in contrasto con i severi costumi romani. E’ superfluo insistere ora sul ruolo del «circolo degli Scipioni» nella «ellenizzazione» della cultura romana tra la fine del III e soprattutto nel II sec. a.C. Basti ricordare come quest’ultimo è potuto essere stato definito il «secolo degli Scipioni» in un noto saggio di GRIMAL, 19752. Si veda anche MACMULLEN, 1991. 63 Un probabile ruolo della presenza di Cibele in Sicilia, in particolare a Siracusa e ad Akrai, oltre che in Etruria e in altre regioni dell’Italia meridionale, nel rendere familiare a Roma il culto metroaco prima della sua introduzione ufficiale, è riconosciuto da ROLLER, 1996, p. 281.

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Figura 1: Veduta generale del santuario di Akrai: da SFAMENI GASPARRO 1973, Tav. LXVIII, 109.

Figura 2: Veduta generale del santuario di Akrai, nel Disegno di R. Carta: da SFAMENI GASPARRO 1973, Tav. LXVIII, 110.

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Figura 3: Rilievo I nel Disegno di R. Carta: da SFAMENI GASPARRO 1973, Tav. LXXV, 117.

Figura 4: Rilievo II nel Disegno di R. Carta: da SFAMENI GASPARRO 1973, Tav. LXXVII, 118.

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Figura 5: Santuario della Meter Steunene di Aezani, Frigia: da VERMASERN 1987 (CCCA I), Pl. XVII, 124.

Figura 6: Santuario del Panajir Dagh (Efeso): da VERMASERN 1987 (CCCA I), Pl. CXXXII, 612.

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2. HISTOIRE ET ARCHÉOLOGIE

Du « dernier Grec » au « dernier Romain ». Histoire d’une formule à l’époque tardo-républicaine Sébastien Barbara Université de Lille – HALMA – UMR 8164 du CNRS

Si le souvenir des premiers hommes se perd généralement au fond des âges, les Anciens prétendaient avoir gardé la mémoire d’un fondateur de ville, d’un ancêtre de gens, d’un initiateur de culte ou, de façon plus anecdotique, du premier à avoir inventé telle ou telle chose ou mené telle ou telle action, par exemple le premier à avoir attelé un quadrige ou à avoir montré à Rome un hippopotame ou un rhinocéros1 etc. L’Histoire « traditionnelle », par esprit antiquaire, s’intéresse presque par essence à ceux qui furent les premiers à faire quelque chose et les Grecs comme les Romains ont développé à l’envi ce thème bien connu du prôtos euretès2. Mais l’idée que la fin est indissociable du début comme elle l’est de l’akmè surgit inévitablement de l’expérience même, des lois naturelles ou bien de la réflexion sur l’Histoire3 et, de façon plus spécifique, elle sort renforcée du développement de l’Histoire universelle qui part du principe que les empires sont mortels et qu’ils obéissent à des cycles quasi-biologiques4. Pour envisager uniquement le cas des Romains des IIe-Ier s. avant J.-C., dans un empire dorénavant borné où la vaillance peine à s’illustrer, les vertus morales se trouvent fragilisées surtout si elles subissent de surcroît l’assaut des vices extérieurs5. Dès lors la liste des uiri illustres peut se trouver close et le spectre du crépuscule plane désormais sur Rome. Quand on veut assimiler à une fin de l’Histoire ce qui est perçu, à un moment donné, comme une décadence sur le plan des vertus physiques et morales, on voit donc apparaître la possibilité des derniers grands hommes, du dernier Grec ou bien du dernier Romain sinon du « dernier homme » : cette exagération 1

Isid., Orig., XVIII, 34, 1 ; Plin., VIII, 71 ; 96. Voir, par exemple, les listes d’Hyg., Fab., 274 ; 277 et l’étude d’A. KLEINGÜNTHER, 1933. 3 Cf. les réflexions sur la Tychè qui prévoit une fin des cités et des empires, par exemple à propos des Xanthiens chez Plut., Brut., 31, 7 (998 f – 999 a). 4 Voir P. JAL, 1963, p. 235-236 ; 243-251 à propos de la « théorie des âges » ; M. MAKINSON, 2012, p. 96-103. On pourrait également prendre en considération les biographies des États qui devaient être sous-tendues par le même principe biologique : voir A. MOMIGLIANO, 1991, p. 27 et B. RIPOSATI, 19722, p. 82 à propos du De uita populi Romani de Varron. 5 Sur la fameuse théorie de la dégénérescence par le luxus, voir par exemple A. W. LINTOTT, 1972. 2

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oratoire joue, pour ne prendre que l’exemple du Romain, sur une représentation idéale de celui-ci ; elle fait mine d’envisager de façon abusive la romanité non comme un ethnos, mais avant tout comme une excellence physique et morale. Dans un retournement saisissant du topos du « premier », il y eut donc quelques « derniers » célèbres, souvent dans une perspective polémique et avec des sous-entendus idéologiques et philosophiques. C’est ce que l’on se propose d’examiner ici en partant d’un passage célèbre de Tacite qui réactive à plusieurs niveaux un débat crucial sur la liberté. Tout le monde connaît le fameux passage des Annales où Tacite, exposant l’ « affaire Cremutius Cordus »6 rapporte les accusations formulées par des créatures de Séjan à l’encontre de cet historien7 qui avait eu l’audace, dans ses Annales, de louer Brutus et de dire que Cassius était le « dernier Romain »8 : Cornelio Cosso Asinio Agrippa consulibus Cremutius Cordus postulatur nouo ac tunc primum audito crimine, quod editis annalibus laudatoque M. Bruto C. Cassium Romanorum ultimum dixisset9.

L’affaire est significative à plus d’un titre et elle a bien sûr suscité une abondante littérature10 : elle a naturellement retenu l’attention des antiquisants qui travaillent sur l’histoire politique et idéologique du principat, sur l’opposition aux Césars, mais plus largement elle a aussi été scrutée ceux qui s’intéressent à l’historiographie d’époque impériale, à la question de la mémoire et de la damnatio des œuvres ou encore à la liberté de parole. Pourtant tout n’a peut-être pas été dit sur ce passage fameux, notamment à propos de la tournure relative à Cassius qui avait l’air de cristalliser les accusations (Romanorum ultimum)11, mais aussi concernant la tradition morale dans laquelle vient s’insérer cette formule : ce texte peut donc constituer le point de départ idéal d’une enquête sur Cassius en tant « dernier Romain » et plus largement sur l’histoire de cette formule polémique. L’affaire témoigne d’une crispation à l’égard de l’histoire des guerres civiles à l’époque de Tibère12. Le principal grief mis en avant par Tacite, si 6

Tac., An., IV, 34-35. J.-M. ANDRÉ – A. HUS, 1974, p. 105 ; E. CIZEK, 1995, p. 183-184 ; O. DEVILLERS, 2003, p. 28-29 ; B. M. LEVICK, 2013a. 8 Tac., An., IV, 34, 1. 9 « Sous le consulat de Cornélius Cossus et d’Asinius Agrippa, Crémutius Cordus est poursuivi pour un crime nouveau et jusqu’alors inouï : il avait publié des annales où il louait M. Brutus et appelait C. Cassius le dernier des Romains. » trad. H. GOELZER 1966. 10 J. MOLES, 1998, p. 134 sqq. ; D. SAILOR, 2008, p. 250-313 ; I. COGITORE, 2011, p. 210212 ; J. WISSE, 2013 ; R. MARINO, 2013. 11 Tacite semble rapporter ce trait comme si les ennemis de Cremutius Cordus voyaient dans cette représentation fermée de l’Histoire romaine un signe de ralliement républicain, mais il peut s’agir d’une surinterprétation. 12 Cf. l’absence des imagines de Brutus et Cassius lors des funérailles de Junia (Tac., An., III, 76), l’interdiction faite à Claude d’écrire sur cette période (Suet., Cl., 41, 2 = Claudius imp., test. 1, 1-2 Peter) ou encore le cas de T. Labienus, rhéteur et historien, « pompéien » persécuté (Sen., Contr., X, Praef., 4-5) qui montre que les auteurs savaient que l’époque avait changé et qu’ils avaient conscience du danger. 7

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l’on observe de près la syntaxe, n’est pas tant l’éloge de Brutus que la caractérisation de Cassius à travers la tournure « dernier Romain ». Certes cela peut résulter d’une brachylogie, la tournure revenant à dire qu’il avait loué à la fois Brutus et Cassius et en particulier qu’il avait dit de Cassius qu’il était le dernier Romain : il faut en effet comprendre, malgré les deux ablatifs absolus coordonnés (editis annalibus laudatoque M. Bruto), qu’il avait publié des Annales dans lesquelles il louait Brutus13 et avait dit etc. Tacite exprime donc, par la coordination, un rapport de subordination. La substance du discours ensuite prêté à Cremutius (34, 5) vient confirmer cette hypothèse de lecture : Brutum et Cassium laudauisse dicor. Pareillement Dion Cassius, qui certes simplifie sans doute, évoque lui aussi un éloge combiné de Brutus et Cassius (ὅτι τόν τε Κάσσιον καὶ τὸν Βροῦτον ἐπῄνεσε)14. De façon plus curieuse, Suétone dit que Cremutius les avait appelés tous les deux « derniers Romains »15, mais c’est dans un passage synthétique où le biographe brosse, à grands traits, un tableau des cruautés de Tibère et il ne fournit même pas, à cette occasion, le nom de l’historien censuré : obiectum et historico, quod Brutum Cassiumque ultimos Romanorum dixisset16. On s’en tiendra donc plutôt, sur point, à ce que dit Tacite puisqu’il est à la fois plus précis et plus disert et l’on suivra l’interprétation habituelle qui place la provocation dans la tournure Romanorum ultimus appliquée à Cassius17. Dans les Annales de Cremutius Cordus, C. Cassius était donc présenté comme le « dernier Romain »18. Or cette tournure, dont on a vu assez vite19 qu’elle n’était pas un reflet fidèle du véritable grief – en l’occurrence la lèsemajesté –, ne sort pas tout à fait de nulle part et elle ne peut donc seulement résulter d’un regard rétrospectif nostalgique d’époque impériale20. Elle apparaît aussi dans plusieurs textes grecs, tout d’abord dans une biographie de Plutarque, la Vie de Brutus, et c’est Brutus en personne21 qui la prononce 13

D. SAILOR, 2008, p. 295 et n. 96. DC., LVII, 24, 3. On trouvera également un éloge de ces personnages chez Florus, II, 17, 15 (sapientissimos ac fortissimos uiros […] fortissimarum piissimarumque animarum). 15 Suet., Tib., 61, 10 = Cremutius Cordus F 3b Cornell. Le passage au pluriel est problématique car, dans tous les autres exemples (voir infra), ce genre de formule est toujours au singulier : c’est toujours un individu précis qui, en raison de ses qualités et de la période, incarne le « dernier homme ». 16 « On accusa également un historien d’avoir appelé Brutus et Cassius les derniers des Romains » trad. H. AILLOUD, 19998. 17 F. FRÖHLICH, 1899, col. 1735. Contrairement à ce qui s’est passé pour Brutus (cf. Plut., Brut., 58, 1-4) la postérité a gardé une image beaucoup plus noire de Cassius compté au nombre de ces ferocissimi intraitables (Tac., An., I, 2). 18 D’après I. COGITORE, 2011, p. 210, ce pourrait être une citation de l’historien, mais cela dépend à quel niveau on se place. De fait ce passage précisément est tenu par Peter1 (F 3a) et Cornell (F 3) comme un « fragment » de Cremutius Cordus. Cependant, dans cette affaire largement manipulée, on peut difficilement s’assurer que l’historien avait vraiment repris à son compte ces mots et la suite montrera (infra, n. 27 ; p. ### [21] et n. 117) pourquoi ce soupçon est fondé. 19 R. S. ROGERS, 1965 ; D. SAILOR, 2008, p. 268 ; 295. 20 En ce sens C. MOATTI, 1997, p. 53. 21 Parfois souligné par les commentateurs et les historiens qui n’en tirent cependant aucun développement particulier : M. L. CLARKE, 1981, p. 69 ; M. AFFORTUNATI, 2004, p. 111 ; 14

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après la mort de Cassius (sic), devant le corps sans vie de son beau-frère, compagnon et allié22 : καὶ τὸ μὲν σῶμα περικλαύσας, καὶ προσαγορεύσας ἔσχατον ἄνδρα Ῥωμαίων τὸν Κάσσιον, ὡς οὐκέτι τῇ πόλει τηλικούτου φρονήματος ἐγγενέσθαι δυναμένου23…

Appien propose de son côté une version tout à fait similaire quoiqu’un peu plus développée24 : ἀνεκάλει τελευταῖον ἄνδρα Ῥωμαίων, ὡς οὔ τινος ἔτι τοιοῦδε ἐς ἀρετὴν ἐσομένου, ταχυεργίας τε αὐτῷ καὶ προπετείας ἐνεκάλει καὶ ἐμακάριζεν ὁμοῦ φροντίδων καὶ ἀνίας ἀπηλλαγμένον, αἳ Βροῦτον ἐς ποῖον ἄρα τέλος ὁδηγοῦσι;25

Ces deux textes sont importants car la phrase a dû être prononcée en grec et la formule ἔσχατον ἄνδρα Ῥωμαίων est la formule authentique dont l’équivalent latin serait plus précisément ultimus uirorum Romanorum, c’està-dire « le dernier grand homme de Rome ». On notera aussi que dans ces deux témoignages la phrase « historique » est accompagnée d’une explication qui vient en préciser le sens pour Brutus : chez Plutarque c’est l’incapacité de Rome (τῇ πόλει = Vrbi) à produire désormais un homme d’une telle grandeur d’âme (τηλικούτου φρονήματος) ; chez Appien c’est parce qu’on ne verra plus, désormais, un homme aussi vertueux (ἀρετὴν). Appien offre en outre un témoignage plus circonstancié avec une « citation » plus longue, proposant notamment une amorce de portrait contradictoire où s’affichent les vices et les vertus de Cassius, bref une laudatio funebris certes de circonstance mais un peu trop réfléchie. Cet apophtegme relève bien sûr de la tradition des phrases-clé prononcées à des moments cruciaux lesquelles abondent dans la littérature biographique, mais il ne faut pas s’en tenir à cette approche car elle nous amènerait à banaliser et à disqualifier involontairement ces données qui permettent pourtant de tirer un fil assez intéressant. Certains commentateurs ont supposé qu’Appien avait ici utilisé Cremutius Cordus26. Le raccourci – qui consiste à passer de ce qu’il est censé dire chez Tacite à ce qu’Appien est censé avoir trouvé dans son œuvre – est problématique et l’hypothèse assez hasardeuse, mais cela permet au moins de mettre le doigt sur un problème fondamental : en effet, soit Cremutius Cordus avait effectivement repris à son compte la phrase attribuée par d’autres à Brutus ou du moins donné l’impression qu’il l’approuvait27, R. MARINO, 2013, p. 51. Seul J. MOLES, 1998, p. 119, n. 41, a l’intuition que quelque chose se joue là. 22 Plut., Brut., 44, 2 (1005 a). 23 « Il pleura sur le corps et appela Cassius le dernier des Romains, dans la pensée que Rome ne pouvait plus produire un homme d’un aussi grand cœur… » trad. R. FLACELIERE – É. CHAMBRY, 1978. 24 App., Civ., IV, 15, 114. 25 « Brutus, dans sa déploration devant la dépouille de Cassius, l’appela « le dernier vrai Romain, un homme dont la valeur ne serait plus égalée par personne », mais lui reprocha sa trop grande précipitation à agir ; puis il vanta son bonheur d’être d’un coup délivré des soucis et des chagrins dont lui, Brutus, ignorait où ils allaient le conduire. » trad. Ph. TORRENS, 2008. 26 Voir les sources signalées par B. M. LEVICK, 2013a, p. 501. 27 E. RAWSON, 1986, p. 101. Pour B. M. LEVICK, 2013b, p. 592 : « that should have reduced the seriousness of the charge ; but the phrase must have been quoted with approval… ». Voir aussi R. MARINO, 2013, p. 51 ; J. MOLES, 1998, p. 142, n. 84 qui écrit : « Cordus was himself

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soit il avait simplement prêté, lui aussi, ce mot à Brutus28. Dans un cas il se serait mis lui-même en danger ; dans l’autre, ce sont ses accusateurs qui auraient déformé ses propos pour les transformer en profession de foi républicaine. On ne pourra donc pas trancher ce débat sur la base du seul témoignage de Tacite puisque Cremutius Cordus ne répond pas ensuite très précisément sur ce détail de l’accusation, mais la probité ne permet pas non plus de trahir Tacite et de laisser persister un doute dans le cadre d’un procès manifestement fabriqué de toutes pièces par des sbires du peu recommandable Séjan. Mais il y a plus car, en réalité, une tournure de ce type existait déjà, à propos d’un autre personnage, bien antérieur à Brutus, ce qui constitue un précédent notable qui mérite d’être exploré en parallèle29. En effet Plutarque, au tout début de la Vie de Philopœmen30, utilise une formule similaire à propos de son héros31 : […] Ῥωμαίων δέ τις ἐπαινῶν ἔσχατον αὐτὸν Ἑλλήνων προσεῖπεν, ὡς οὐδένα μέγαν μετὰ τοῦτον ἔτι τῆς Ἑλλάδος ἄνδρα γειναμένης οὐδὲ αὑτῆς ἄξιον32.

Ce trait caractérisant l’homme fort de la Confédération achéenne n’est attesté que par des auteurs de langue grecque, mais il remonte curieusement à un Romain (Ῥωμαίων δέ τις). Pourtant si un Romain, dans le cadre d’un éloge (ἐπαινῶν), avait qualifié Philopœmen de « dernier Grec » (ἔσχατον Ἑλλήνων), l’information aurait dû, en théorie, circuler dans le monde romain – ce qui devrait peut-être permettre de reconsidérer l’utilisation que fait Brutus de l’appellation « dernier Romain ». Quel est alors le Romain ayant ainsi qualifié Philopœmen ? Personne n’a, semble-t-il, poussé l’enquête très loin33, mais, comme on le voir ensuite, on peut tout de même formuler une hypothèse raisonnable et crédible. Il y a bien un Grec connu pour avoir fait l’éloge de Philopœmen qui aurait pu faire l’affaire, c’est évidemment Polybe. Dans les Histoires l’historien lui accorde non seulement un rôle spécifique34, mais il signale aussi qu’il avait écrit une monographie en trois livres35 qui était un « éloge » (ὁ τόπος […] ἐγκωμιαστικός)36 – même s’il n’utilise pas le terme

in fact imitating Brutus, as Tacitus surely knew… » ; D. SAILOR, 2008, p. 298 (Tacite imiterait Cremutius imitant Brutus). Voir infra, p. 220 et n. 117. 28 Le fait qu’il n’ait pas été inquiété à l’époque d’Auguste, à la parution de son œuvre, est un argument en faveur de la deuxième solution. 29 Le parallèle est déjà signalé dans une note par H. FURNEAUX, 1896, p. 529, mais il n’a guère été rentabilisé depuis. 30 Plut., Phil., I, 7 (356 e). 31 Voir R. M. ERRINGTON, 1969, p. 216-218 ; R. RENAUD, 1971, p. 463-465. 32 « Un Romain, pour faire son éloge, l’a appelé le dernier des Grecs, entendant par là qu’après lui la Grèce n’avait plus donné le jour à aucun homme qui fût digne d’elle. » trad. R. FLACELIERE – É. CHAMBRY, 1969. 33 R. M. ERRINGTON, 1969, p. 216 : « a certain unidentified Roman » ; P. SCHROTT, 2014, t. I, p. 265. Voir aussi infra, n. 45. 34 J.-L. FERRARY, 1974, p. 839. 35 Pol., X, 21, 5-8. 36 Sur cette œuvre, voir P. PEDECH, 1951.

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« biographie », on considère généralement qu’il s’agit d’un ouvrage de ce type37 : […] ἐπεὶ δὲ πρότερον ἐν τρισὶ βυβλίοις ἐκτὸς ταύτης τῆς συντάξεως τὸν ὑπὲρ αὐτοῦ πεποιήμεθα λόγον, τήν τε παιδικὴν ἀγωγὴν διασαφοῦντες καὶ τὰς ἐπιφανεστάτας πράξεις, δῆλον ὡς ἐν τῇ νῦν ἐξηγήσει πρέπον ἂν εἴη τῆς μὲν νεωτερικῆς ἀγωγῆς καὶ τῶν νεωτερικῶν ζήλων κατὰ μέρος ἀφελεῖν, τοῖς δὲ κατὰ τὴν ἀκμὴν αὐτοῦ κεφαλαιωδῶς ἐκεῖ δεδηλωμένοις ἔργοις προσθεῖναι καὶ κατὰ μέρος, ἵνα τὸ πρέπον ἑκατέρᾳ τῶν συντάξεων τηρῶμεν. Ὥσπερ γὰρ ἐκεῖνος ὁ τόπος, ὑπάρχων ἐγκωμιαστικός, ἀπῄτει τὸν κεφαλαιώδη καὶ μετ᾽ αὐξήσεως τῶν πράξεων ἀπολογισμόν, οὕτως ὁ τῆς ἱστορίας, κοινὸς ὢν ἐπαίνου καὶ ψόγου, ζητεῖ τὸν ἀληθῆ καὶ τὸν μετ᾽ ἀποδείξεως καὶ τῶν ἑκάστοις παρεπομένων συλλογισμῶν38.

Cette œuvre a disparu, mais l’on estime souvent qu’elle aurait pu être utilisée par Plutarque pour la Vie de Philopœmen voire qu’elle aurait pu constituer sa source principale39. Les Historiae de Polybe, dans l’état où elles se trouvent, n’appliquent pas une telle formule à Philopœmen40 ; on pourrait certes toujours faire valoir l’état fragmentaire de l’œuvre41 ou supposer que cette formule pouvait se trouver dans l’éloge biographique en trois livres, mais l’hypothèse est aussi gratuite qu’inutile. Si le trait figurait déjà chez Polybe, pourquoi Plutarque aurait-il mentionné spécifiquement un auteur romain mystérieux au lieu du grand historien grec qu’il est censé avoir largement utilisé ? C’est la preuve que cette idée ne vient effectivement pas d’un auteur grec. Plutarque mentionne une nouvelle fois cette formule dans la Vie d’Aratos42, dans un passage où il va justement jouer sur l’expression en la reprenant d’abord à son compte, puis en la réutilisant à sa façon à propos d’un exploit d’Aratos, – la prise de Corinthe en 24343 –, en passant du concept de « dernier Grec » à celui de « dernier exploit grec » – dans les deux cas on met donc en valeur des personnages de la Ligue achéenne, associés au crépuscule héroïque de la Grèce :

37 A. MOMIGLIANO, 1991, p. 120 ; voir aussi les réserves de P. PEDECH, 1951, p. 90 ; S. T. FARRINGTON, 2011. 38 « […] mais, puisque, en dehors de cet ouvrage, nous avons autrefois traité de cet homme en trois livres, où nous montrons sa formation au cours de son enfance et ses exploits les plus fameux, il est évident que, dans la présente narration, il conviendrait de retrancher des détails à sa formation et à ses ambitions de jeunesse, mais d’ajouter aussi des détails aux exploits qu’ils a accomplis dans la force de l’âge et que nous avions présentés sommairement dans notre ouvrage précédent, afin de respecter le caractère propre à chacun des deux ouvrages. En effet, de même que le premier genre, de par sa nature laudative, réclamait une relation sommaire, avec amplification des faits, de même le genre historique, qui participe de l’éloge et du blâme, recherche une relation véridique avec une démonstration et des raisonnements accompagnant chaque point. » trad. É. FOULON, 1990. 39 F. W. WALBANK, 19843 p. 221-222 (« highly probable ») ; R. RENAUD, 1971, p. 437. 40 Polybe faisait néanmoins l’éloge de Philopœmen en XXXIX, 3 (= Plut., Phil., 21, 10-12) dans le cadre de l’ « affaire des statues » à Corinthe : ce passage dut jouer pour beaucoup dans la représentation que se firent les Romains de cet ἀνὴρ ἔνδοξος (21, 11). 41 On ne dispose que d’un tiers des Historiae : voir É. FOULON, 2001a, p. 46. 42 Plut., Arat., 24, 2 (1038 a). 43 Pol., II, 3, 43. Voir É. WILL, 20033, I, p. 330-333.

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οἱ μὲν οὖν Ῥωμαῖοι τὸν Φιλοποίμενα θαυμάζοντες Ἑλλήνων ἔσχατον προσηγόρευον, ὡς μηδενὸς μεγάλου μετ’ ἐκεῖνον ἐν τοῖς Ἕλλησι γενομένου· ἐγὼ δὲ τῶν Ἑλληνικῶν πράξεων ταύτην ἐσχάτην καὶ νεωτάτην φαίην ἂν πεπρᾶχθαι, τοῦτο μὲν τόλμῃ, τοῦτο δὲ τύχῃ ταῖς ἀρίσταις ἐνάμιλλον, ὡς ἐδήλωσεν εὐθὺς τὰ γινόμενα44.

On relèvera tout de suite ici une petite discordance : la curieuse généralisation οἱ μὲν οὖν Ῥωμαῖοι45. Pourquoi Plutarque utilise-t-il le pluriel alors qu’il laisse entendre dans la Vie de Philopœmen qu’il s’agit d’un auteur en particulier ? En réalité il n’y a sans doute aucune conséquence à tirer de cette approximation : Plutarque passe sommairement, abusivement, d’un Romain aux Romains46. Le point important de ce nouveau témoignage est surtout la confirmation que cette idée vient bien d’un Romain et non d’un Grec. Pausanias a, lui aussi, connaissance de cette formule47 qu’il (ré)intègre dans une vision plus globale de l’Histoire grecque48 envisagée sous l’angle réducteur des hommes de valeur : καὶ ἤδη τὸ μετὰ τοῦτο ἐς ἀνδρῶν ἀγαθῶν φορὰν ἔληξεν ἡ Ἑλλάς. Μιλτιάδης μὲν γὰρ ὁ Κίμωνος τούς τε ἐς Μαραθῶνα ἀποβάντας τῶν βαρβάρων κρατήσας μάχῃ καὶ τοῦ πρόσω τὸν Μήδων ἐπισχὼν στόλον ἐγένετο εὐεργέτης πρῶτος κοινῇ τῆς Ἑλλάδος, Φιλοποίμην δὲ ὁ Κραύγιδος ἔσχατος49.

Ici Philopœmen est l’ultime bienfaiteur de la Grèce et clôt la liste des grands hommes ouverte par Miltiade50. D’après H. Nissen et M. Segre, le périégète suivrait ici Plutarque51, mais dans ce cas il faudrait alors mettre la mention de Miltiade52 sur le compte d’une initiative personnelle de 44

« Les Romains, pleins d’admiration pour Philopoemen, l’ont appelé le dernier des Grecs, dans la pensée qu’aucun grand homme n’apparut plus en Grèce après lui ; pour moi, je dirais volontiers que, parmi les exploits accomplis par des Grecs, celui-ci fut le dernier en date et qu’il est égal aux plus grands par l’audace et la chance, ainsi que les événements ne tardèrent pas à le montrer. » trad. R. FLACELIERE – É. CHAMBRY, 1969. 45 A. J. KOSTER, 1937, p. 77 : « sed qui scriptores Romani ea dixerint, nescimus. ». 46 R. M. ERRINGTON, 1969, p. 217, n. 1, pense qu’une information concernant Philopœmen a des chances d’être rapportée de façon plus fiable dans la Vie de Philopœmen que dans la Vie d’Aratos. Pour une exagération similaire, voir infra, p. ### [14]. 47 Paus., VIII, 52, 1. 48 Voir H. SIDEBOTTOM, 2002, p. 495-496. 49 « À partir de ce moment, déjà, la Grèce cessa de produire des hommes de valeur. Miltiade, fils de Cimon, en battant ceux des Barbares qui avaient débarqué à Marathon et en empêchant l’armée des Mèdes de pousser plus loin, fut le premier bienfaiteur de l’ensemble de la Grèce et Philopoimen, fils de Kraugis, fut le dernier. » trad. M. JOST, 1998. 50 Chez Sen., Contr., IX, 1 (24), 4, Miltiade est présent comme libertatis publicae assertor parce qu’il a sauvé Athènes du joug perse : une lecture de la liste sous l’angle de la libertas et de l’autonomie politique est donc possible. Pour A. AYMARD, 1938, p. 392, Philopœmen incarnait le parti de « l’indépendance et de la dignité ». Cf. Épaminondas à Thèbes chez Nep., Epam., 10 : quamdiu ille praefuerit reipublicae, caput fuisse totius Graeciae. 51 Pour les parallèles entre Plutarque et Pausanias, voir H. NISSEN, 1863, p. 287-289 ; M. SEGRE, 2004, p. 124-125 et, pour l’utilisation de la Vie de Philopœmen de Plutarque, p. 113, 215 ; pour la biographie de Polybe : W. AMELING, 1994, p. 135 (« möglicherweise »). 52 Miltiade est le premier général traité par Cornelius Nepos. En revanche si l’on abandonne le critère chronologique pour le critère d’excellence, pour Cicéron (Tusc., I, 2, 4), c’est Épaminondas qui est le princeps Graeciae : cf. Cic., Or., I, 210 (modèle de l’imperator au côté de Scipion, Fabius et Hannibal) ; III, 139 (Thebanum Epaminondam, haut scio an summum uirum unum omnis Graeciae?).

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Pausanias car on ne trouve rien de semblable chez le savant de Chéronée53. À cela s’ajoute que plusieurs autres passages de Pausanias présente Philopœmen comme un défenseur de la liberté des Grecs54. Quoi qu’il en soit, on voit par là que l’idée d’un Philopœmen « dernier Grec », initialement véhiculée par un Romain du Ier s. av. J.-C. est encore bien connue au IIe s. de notre ère, en milieu grec, où elle constitue un cadre historique simplifié au croisement des réflexions chronologiques, des considérations universelles, de l’attrait des grands personnages et d’une certaine nostalgie de la liberté d’antan. Quel est donc alors cet auteur romain évoqué par Plutarque ? est-il antérieur ou postérieur à Brutus ? Tout porte à croire, bien sûr, qu’il lui était antérieur et que c’est ce souvenir de lecture qui a suggéré à Brutus l’idée de qualifier ainsi Cassius. Comment peut-on resserrer l’enquête autour de lui ? À bien y regarder les allusions à Philopœmen dans la littérature latine conservée sont anormalement peu nombreuses ; on les trouve essentiellement chez Tite-Live et Justin (Trogue-Pompée) ; paradoxalement il a peu alimenté les excerpta et les recueils d’exempla. Pourtant, si Brutus connaissait l’œuvre de ce Romain ayant parlé de Philopœmen, il ne peut donc pas s’agir d’un auteur de la deuxième moitié du Ier s. av. J.-C. ou de l’époque augustéenne – ce n’est donc ni Tite-Live, ni Trogue-Pompée, ni même Cornelius Nepos : il faut chercher plus haut. La réponse se trouve peut-être néanmoins chez Tite-Live, dans un passage concernant l’année de la mort de Philopœmen. Dans le livre XXXIX de l’Ab Vrbe condita, l’historien55 transmet un « fragment » de Rutilius Rufus56 que l’on fournit ici sous la forme étendue que lui donne M. Chassignet57 – il figure en effet sous une forme réduite chez Peter (fr. 2), Jacoby (815 F 2) et Beck-Walter (F2)58 : ab scriptoribus rerum Graecis Latinisque tantum huic uiro (sc. Philopoemeni) tribuitur ut a quibusdam eorum uelut ad insignem notam huius anni memoriae mandatum sit tres claros imperatores eo anno decessisse Philopoemenem Hannibalem P. Scipionem; adeo in aequo eum duobus potentissimarum gentium summis imperatoribus posuerunt. […] Scipionem et Polybius et Rutilius hoc anno (sc. M. Claudio Marcello Q. Fabio Labeone coss.) mortuum scribunt59. 53 À moins que cet auteur romain n’ait déjà théorisé cette période allant de Miltiade à Philopœmen comme l’âge de la Grèce libre (?). 54 Paus., VIII, 50, 3 (anecdote de la citation de Timothée) ; 53, 6 (inscription de Tégée) ; voir W. AMELING, 1994, p. 140. Cf. Plut., Flam., 22, 2 (381 e) ; 24, 4 (382 e). 55 Liv., XXXIX, 50, 10 ; 52, 1. Voir J.-E. BERNARD, 2000, p. 39-40 et 366. 56 Rut. Ruf., fr. 2 Chassignet = F11 Cornell = F2 Jacoby. Sur ce personnage, voir M. CHASSIGNET, 2004, p. X-XVI ; A. MANZO, 2016. 57 M. CHASSIGNET, 2004, p. 2-3. En ce sens également J. BRISCOE, 2008, p. 391 ; A. MANZO, 2016, p. 51. 58 H. PETER, 1883, p. 122 ; F. JACOBY, 19692, p. 889-890 (avec renvoi néanmoins à XXXIX, 50, 10 dans l’apparat) ; H.-G. BECK – U. WALTER, 2004, p. 104. 59 « Les historiens grecs et latins accordent une telle importance à cet homme que certains d’entre eux ont rapporté, comme un signe distinctif de cette année-là que trois illustres généraux sont morts cette même année, Philopoemen, Hannibal et Publius Scipion ; ils l’ont ainsi placé sur le même plan que les deux plus grands généraux de deux nations très puissantes (…). Polybe et Rutilius écrivent que Scipion mourut cette année-là. » trad. M. CHASSIGNET, 2004.

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Certes le texte ne dit pas explicitement que Rutilius Rufus avait appelé Philopœmen « dernier Grec », mais il fait tout de même de Rutilius le meilleur candidat à notre disposition pour une laudatio Philopoemenis écrite par un Romain où aurait pu figurer un tel motif (tantum huic uiro tribuitur). Ce personnage60, élève de Panétius61, dont le nom est plusieurs fois associé à celui de Polybe62, a vécu en exil à Lesbos, puis surtout à Smyrne63 où il aurait produit son œuvre et où il serait mort vers 78 av. J.-C. Or, selon M. Chassignet, ce « fragment » remonterait à ses Historiae64, lesquelles ont été écrites en grec d’après Athénée (Ῥουτιλίῳ τῷ τὴν Ῥωμαικὴν ἱστορίαν ἐκδεδωκότι τῇ Ἑλλήνων φωνῇ)65, manifestement à l’attention d’un public hellénophone66, ce qui expliquerait idéalement la diffusion très spécifique du motif dans les textes grecs67, éventuellement chez Posidonius dans sa Suite à Polybe68, chez Plutarque en particulier – d’autant que ce dernier utilise nommément Rutilius dans deux autres biographies, celle de Marius et celle de Pompée69 et qu’il l’a probablement utilisé davantage70. On aurait tort de croire, sur la base d’une lecture superficielle du passage de Tite-Live (52, 1), que le « fragment » de Rutilius Rufus ne dépasse pas le cadre d’une banale controverse chronologique : non seulement il avait loué Philopœmen et l’avait égalé à Hannibal et Scipion, mais il avait aussi souligné le synchronisme de la mort des trois personnages (183/182)71. Ce 60 Sur le crédit de Rutilius Rufus loué par Cicéron comme un autre Socrate et un modèle de sage stoïcien, voir Cic., Or., I, 227-233 ; Brut., 114. 61 Cic., Off., III, 9. 62 M. CHASSIGNET, 2004, p. XV ; C. J. SMITH, 2013b, p. 286. Il faut sans doute en déduire qu’il a été, comme Posidonius, un « continuateur » de Polybe. Son nom est une nouvelle fois associé à celui de Polybe dans un passage d’Aulu-Gelle (Rut. Ruf., fr. 3 Chassignet/Peter = F12 Cornell) à propos des philosophes athéniens de l’ambassade pour l’affaire d’Oropos : sur cet épisode, voir J.-L. FERRARY, 1988, p. 351 sqq. Comme Polybe, il avait parlé avec admiration de Carnéade (Pol., XXXIII, 2 = Gell., VI (VII), 14, 8-10) qui est connu pour avoir philosophiquement pris position contre l’impérialisme romain ; M. P. FITZPATRICK, 2010, p. 6-12. Il a subi l’influence de Panétius et de Blossius à Rome, peut-être connu Posidonius à Rhodes : voir G. L. HENDRICKSON, 1933, p. 154 ; 168 ; M. LAFFRANQUE, 1964, p. 93 ; I. HADOT, 1970, p. 174 ; J.-L. FERRARY, 1974, p. 842. 63 M. CHASSIGNET, 2004, p. XII. 64 M. CHASSIGNET, 2004, p. XV, n. 49 ; même position chez C. J. SMITH, 2013b, p. 286 (« probably from the Historiae ») ; contra A.-M. ADAM, 1994, p. XXVI ; 186, n. 1) qui dans le prolongement de P. FRACCARO, 1956, p. 387 (« indubbiamente ») et n. 426, l’attribue au De uita sua. Il y a débat sur les Historiae que certains tiennent pour la version grecque du De uita sua : G. L. HENDRICKSON, 1933, p. 166-167 ; contra C. J. SMITH, 2013a, p. 280 (« a separate work ») ; A. MANZO, 2016, p. 41. Latinis vaut pour Romanis et n’est pas incompatible avec l’usage du grec : voir J. BRISCOE, 2008, p. 396. 65 Ath., IV, 66, 168d ; cf. Cic., Brut., 114 (Graecis litteris eruditus). 66 A. MANZO, 2016, p. 41. 67 Sur la réception de Rutilius Rufus, voir C. J. SMITH, 2013a, p. 280-281. 68 M. LAFFRANQUE, 1964, p. 135-136 ; H. STRASBURGER, 1965, p. 40-41 ; 49. 69 Plut., Mar., 28, 8 (422 a) ; Pomp., 37, 4 (639 b) = fr. 4-5 Chassignet. Voir H. PETER, 1865, p. 102-103 ; A. MANZO, 2016, p. 49. 70 Peut-être fait aussi pour la Vie de Sylla si l’on suit M. SORDI, 2005, p. 297-303. Voir néanmoins la discussion d’A. MANZO, 2016, p. 47-49. 71 Pour la controverse sur la date de la mort d’Hannibal, cf. Nep., Hann., 13, 1 (et Atticus, fr. 7 Peter) ; Liv., XXXIX, 56, 7 (= Valérius Antias, fr. 50 Chassignet). Sur l’intérêt de Polybe pour les synchronismes, voir É. FOULON, 2001a, p. 65-67. Du reste c’était déjà un centre d’intérêt de Timée : voir K. MEISTER, 1991, p. 191.

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synchronisme, qui peut difficilement être coupé de réflexions morales, figurait aussi chez Trogue-Pompée72, ce qui n’étonne pas puisque ce genre de considération plaît naturellement à l’Histoire universelle : insignis hic annus trium toto orbe maximorum imperatorum mortibus fuit, Hannibalis et Philopoemenis et Scipionis Africani73. Ce passage est suivi chez Justin d’un éloge d’Hannibal74. Or cela rappelle nécessairement la comparaison d’Hannibal, de Philopœmen et de Scipion que l’on trouve chez Polybe75 qui a, lui aussi, adopté ce synchronisme76 et c’est ce qui justifie aussi chez TiteLive l’emploi d’une formule comme Polybius et Rutilius qui a donné lieu précédemment à une généralisation abusive mais oratoire77 : ab scriptoribus rerum Graecis Latinisque. Chez Polybe comme chez Trogue-Pompée, la réputation d’Hannibal sort renforcée du fait que personne n’ait attenté à sa vie78, mais Trogue-Pompée devait ajouter un éloge de sa tempérance79 qui n’a pas d’équivalent chez Polybe et qui pourrait donc provenir d’une autre source. Rutilius Rufus, qui écrivait en grec des Historiae, suivait donc de près Polybe : il était sensible, sans doute, à sa téléologie80 et il n’est pas invraisemblable de supposer qu’il prolongeait sa réflexion de façon plus anecdotique en faisant de Philopœmen le « dernier Grec ». Pourtant il est curieux de voir que ce motif, qui relève somme toute d’une vision très personnelle de l’Histoire – on a souligné en effet l’incongruité qu’il y avait à insérer Philopœmen dans cette liste81 –, ait connu une telle postérité : Rutilius Rufus, qui réfléchissait à partir de Polybe, a dû tirer de là l’idée que cette année vit mourir à la fois le « dernier Grec » et le « dernier Carthaginois »82. Quant au dernier Romain, il n’est pas certain qu’il en ait été question à ce stade : il ne peut s’agir de Scipion l’Africain et il est peu probable que Rutilius ait eu en tête Scipion Émilien. Mais justement l’ultimus Romanorum restait en suspens et la dégénérescence du monde romain allait bientôt permettre à un uir illustris de faire éclater ses vertus tout en annonçant la fin : Caton d’Utique eût été en droit de revendiquer le titre83, mais en réalité il fallut attendre le mot de Brutus pour que ce thème pût trouver son incarnation polémique.

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Just., XXXII, 4, 9. « Cette année fut remarquable par la mort des trois plus grands généraux de tout l’univers, Hannibal, Philopœmen et Scipion l’Africain. » 74 Just., XXXII, 4, 10-12. 75 Pol., XXIII, 12-14. Voir É. FOULON, 1993, p. 333-379 ; C. B. CHAMPION, 2004, p. 146-151. 76 É. FOULON, 1993, p. 334 ; C. B. CHAMPION, 2004, p. 150. 77 A.-M. ADAM, 1994, p. 183, n. 7. 78 Just., XXXII, 4, 12 ; cf. Pol., XXIII, 13. 79 Just., XXXII, 4, 10-11. 80 Sur le telos chez Polybe, voir É. FOULON, 2001a, p. 59. 81 Voir R. M. ERRINGTON, 1969, p. 216. 82 Tite-Live, qui récuse ce synchronisme (XXXIX, 52, 1), prend aussi ses distances avec cette triple comparaison. 83 Je ne vois pas sur quelle base G. ZECCHINI, 2005, p. 518, estime que Plutarque rapproche Philopœmen de Caton d’Utique en tant que « dernier Romain » puisque le pendant de l’Achéen est chez lui Flamininus. 73

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La disparition de ces trois uiri illustres n’entraînait évidemment pas la disparition immédiate de Rome, mais semblait en sonner le glas : chez TiteLive la mort d’Hannibal donne aussi lieu à une réflexion du vieux Carthaginois sur la décadence des Romains84 : mores quidem populi Romani quantum mutauerint, uel hic dies argumento erit85. Autrement dit la décadence morale de Rome commence avec la mort d’Hannibal : ce jour servira d’argument dans les temps à venir pour révéler au monde la dégénérescence des Romains : Tite-Live, qui aime réemployer dans des discours des traits puisés ailleurs, n’aurait-il pas utilisé ici des considérations morales pour faire apparaître Hannibal comme un visionnaire ? Néanmoins force est de constater que Plutarque, qui pour l’instant nous a été bien utile dans ce dossier, a finalement abandonné le modèle posé par Polybe : dans l’architecture des Vies parallèles, Philopœmen se voit en effet rétrogradé dans une comparaison avec Flamininus tandis que Scipion profite par contre d’une comparaison avec celui qui constitue le meilleur modèle grec dans d’autres classifications : Épaminondas86. Autrement dit Plutarque a renoncé à un modèle antérieur qui aurait pu l’aider à construire son œuvre biographique, mais il en porte encore la trace. Dès lors on pourrait supposer, – surtout si l’on prend en considération l’indigence des sources aujourd’hui disponibles –, que ce trait ait tout de même pu figurer ultérieurement chez d’autres auteurs, chez Cornelius Nepos à propos de Philopœmen, mais aussi dans le livre 124 de Tite-Live, chez Asinius Pollion ou encore chez Messala Corvinus87 à propos de Cassius ; néanmoins, si c’était vraiment le cas, Cremutius Cordus en aurait sûrement tiré argument : est-ce ce qu’il fait en disant plus largement chez Tacite nemo sine honore memorauit88 ou ensuite à propos de Tite-Live, saepe ut insignes uiros nominat89 ? on peut difficilement s’en assurer et la prudence impose donc de ne pas trancher sur ce point. Il n’est assurément pas anodin – d’où d’ailleurs l’insistance de Plutarque – que l’appellation « dernier Grec » soit la création d’un Romain. Et si l’appellation « dernier Romain » reprend clairement cette formule, elle ne se comprend pas nécessairement de la même façon : c’est en effet une chose d’analyser avec recul l’Histoire des autres, c’en est une autre de considérer sa propre Histoire quand elle vient juste de s’écrire et que l’on se sent pressé par la mort. Revenons donc, pour finir, sur le cas particulier de Brutus : Plutarque, grâce à sa « générosité informative » et à son sens du détail, permet de voir plus loin : non seulement il signale le goût de Brutus 84

Liv., XXXIX, 51, 10. « A quel point les mœurs du peuple romain ont, assurément, changé, ce jour suffira à le démontrer. » trad. A.-M. ADAM, 1994. 86 G. ZECCHINI, 2005, p. 518. 87 Membre de l’état-major à Philippes et admirateur de Cassius (cf. Tac., An., IV, 34, 4), il aurait eu de bonnes raisons de véhiculer cette anecdote qui aurait plu à Plutarque. On pourrait aussi penser à Bibulus et surtout à P. Volumnius qui a transmis plusieurs mots et citations de la toute dernière période de la vie de Brutus : voir R. FLACELIERE – É. CHAMBRY, 1978, p. 8687 ; M. AFFORTUNATI, 2004, p. 22-23. 88 Tac., An., IV, 34, 2. 89 Tac., An., IV, 34, 3. 85

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pour les apophtegmes90, mais il indique également qu’il rédigeait, à un moment-clé de l’histoire de Rome, à la veille de Pharsale, un abrégé de Polybe91 : ἐκπονηθεὶς δὲ περὶ ταῦτα, μεσημβρίας μόλις ἀλειψάμενος καί φαγὼν ὀλίγα, τῶν ἄλλων ἢ καθευδόντων ἢ πρὸς ἐπινοίᾳ καί φροντίδι τοῦ μέλλοντος ὄντων, αὐτὸς ἄχρι τῆς ἑσπέρας ἔγραφε συντάττων ἐπιτομὴν Πολυβίου92.

Ce détail anodin93 mérite d’être remis en perspective : Polybe est porteur, notamment à propos de l’histoire de la Confédération achéenne, d’enseignements politiques et stratégiques précieux pour l’homme d’État94. De plus, en écrivant sur la période la plus faste de l’impérialisme romain, il avait commencé à entrevoir la dégradation progressive de ce modèle95 : historien de l’akmè, très peu tourné vers les origines96, il connaît le fonctionnement organique des États et cette approche pessimiste s’est accentuée après 146 comme le montre l’attitude fameuse de Scipion Émilien lors de la destruction de Carthage97 : l’akmè fait signe en direction de la fin. La suite de l’histoire, romaine désormais, ne pouvait que confirmer cette inquiétude, mais d’autres se sont chargés de l’écrire avec une certaine fidélité à l’esprit de Polybe. La proximité de Brutus avec l’œuvre de Polybe rend par ailleurs très plausible une connaissance de sa part des Historiae de Rutilius Rufus. La biographie de ce dernier présente d’ailleurs quelques similitudes de surface avec celle de Brutus. En effet, comme Rutilius, Brutus a vécu en Grèce et écrit en grec. Rutilius s’était retiré à Mitylène, puis à Smyrne98, et Brutus est passé dans ces lieux99, certes après la mort de l’historien, mais sans doute en ayant son souvenir en tête100. 90 Plut., Brut., 2, 5 (984 f – 985 a) : Ἑλληνιστὶ δὲ τὴν ἀποφθεγματικὴν καὶ Λακωνικὴν ἐπιτηδεύων βραχυλογίαν ἐν ταῖς ἐπιστολαῖς ἐνιαχοῦ παράσημός ἐστιν. 91 Plut., Brut., 4, 8 (985 f). 92 « Bien qu’il fût exténué par cette situation [i.e. canicule dans un lieu marécageux], pouvant à peine se frotter d’huile vers midi et prendre un peu de nourriture, tandis que les autres dormaient ou réfléchissaient en songeant avec inquiétude à l’avenir, Brutus, lui, travailla jusqu’au soir à rédiger un abrégé de Polybe. » trad. R. FLACELIERE – É. CHAMBRY, 1978. 93 C’est d’ailleurs, de façon surprenante, un point que retient la Souda (s.v. Βροῦτος) dans un lemme pourtant très réduit sur Brutus : στρατηγὸς Ῥωμαίων, ἔγραψεν Ἐπιστολὰς καὶ τῶν Πολυβίου τοῦ ἱστορικοῦ βίβλων ἐπιτομήν. 94 A. RÉMY, 2008, p. 124. 95 A. M. ECKSTEIN, 1995, p. 254-270 ; F. W. WALBANK, 2002, p. 193-211 ; C. B. CHAMPION, 2004, p. 146 sqq. ; D. W. BARONOWSKI, 2011, p. 153-163. 96 Voir É. FOULON, 2001b. 97 Pol., XXXVIII, 21 ; App., Pun., 132. Voir A. W. LINTOTT, 1972, p. 627. 98 Voir supra, n. 63. 99 En 46 il rencontre M. Marcellus exilé à Lesbos (Cic., Brut., 250 ; Sen., Dial., XII, 9, 4 – 10, 1) : voir G. L. HENDRICKSON, 1939, p. 408-410. C’est à Smyrne que Brutus retrouve Cassius en 43 : Plut., Brut., 28, 3 – 30, 2 (996 f – 998 a). 100 Il eût intéressant de savoir à quelle période et dans quel cadre Potamon de Lesbos (R. W. PARKER, 1991 ; G. FRIJA, 2012, no 28 ; p. 199) avait produit un Éloge de Brutus (Βρούτου ἐγκώμιον) et un Éloge de César (Καίσαρος ἐγκώμιον) signalés par la Souda (s.v. Ποτάμων). Ce rhéteur, fils du philosophe Lesbonax, a vécu très âgé jusque sous Tibère (R. W. PARKER 1991, p. 118) ; il faisait partie des notables de Mytilène comme le fameux Théophane qui a diffusé une tradition hostile à Rutilius Rufus (fr. 1 Santangelo = Plut., Pomp., 37, 4) parce qu’il avait critiqué le père de Pompée dans ses Histoires (ἐν ταῖς ἱστορίαις) : voir F. SANTANGELO, 2015, p 99-103. Avait-il produit deux egkômia opposés

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Maintenant, que Brutus ait fait de Cassius en quelque sorte le « Philopœmen de Rome » est un point qui mérite d’être un peu examiné non pas tant en raison d’une réelle proximité entre Philopœmen et Cassius101, mais simplement parce que le Romain est censé jouer dans l’histoire romaine le même rôle que le chef achéen dans celle de la Grèce libre. C’est un point problématique. On a du mal à croire, en effet, qu’un tel trait puisse presque sortir de nulle part, sans avoir été préparé par une réflexion préalable de Brutus sur la situation historique en termes de périodisation ou en liaison avec la « théorie des âges » : s’il est authentique, Brutus aurait donc pu envisager son échec potentiel comme la fin d’une période perçue comme l’âge de la liberté romaine102 ce qui n’est nullement en contradiction avec ce que l’on croit savoir par ailleurs de l’idéologie des tyrannicides qui agirent ὑπὲρ κοινῆς ἐλευθερίας103 et se trouve assez en accord avec les mentalités de l’époque104 qui pressentait la fin de la République. Par ailleurs un tel jugement semble aussi impliquer ce que l’on pourrait appeler une « fin du biographique » : il n’y aurait donc plus, après Cassius, de uiri illustres105 : or, pour Brutus, c’est un hommage qui, à première vue, semble l’exclure de cette catégorie106 alors qu’il serait plutôt l’homme des superlatifs107. Qui est-il donc, lui, si Cassius est le dernier ? Faut-il voir dans le geste qui consiste à céder ce titre à Cassius une marque d’amitié sublime ? ou bien est-ce au contraire une façon de s’intégrer dans la catégorie en faisant mine de laisser élégamment l’honneur à Cassius ? Car n’est-ce pas plutôt celui des deux qui survit qui, de fait, est vraiment le « dernier » ? Florus indique qu’ils avaient prévu ensemble la possibilité d’un échec avant Philippes et que la disparition de l’un devait entraîner le suicide de l’autre (ita enim non superesse bello conuenerat)108 ce qui n’est pas incompatible louant Brutus puis César dans le cadre d’exercices rhétoriques ? L’éloge de César n’était-il pas d’ailleurs un éloge d’Auguste ? L’éloge du princeps de la part de quelqu’un qui devint prêtre d’Auguste à vie (R. W. PARKER 1991, p. 119 ; G. FRIJA, 2012, no 28 ; p. 35 ; 122) ne serait pas surprenant ; l’éloge de Brutus est plus difficile à cerner. Il a rencontré César et Auguste, et aurait pu croiser Brutus à Mytilène en 46 (R. W. PARKER 1991, p. 116, n. 6 ; 117), mais sa proximité avec Tibère rend assez improbables des sympathies républicaines… 101 Il n’est pas aisé de trouver des parallèles pertinents : Philopœmen est-il vu surtout comme le champion de la liberté dans son opposition au tyran Nabis ? ou alors Brutus envisageait-il sa collaboration avec Cassius sur le modèle de deux grandes figures de la « résistance » achéenne : d’un côté Philopœmen, l’homme d’action, le soldat, et de l’autre Aristainos, l’orateur ? cf. Pol., XXIV, 11-13. 102 Cf. Tac., Hist., I, 1, qui fait d’Actium la fin de l’histoire du peuple romain (res populi Romani), la fin de la liberté de parole (libertate) et la disparition des magna ingenia. Autrement dit, il projette dans le domaine littéraire (éloquence, historiographie) une théorie pessimiste qui devait exister sur le plan des hommes d’action. 103 N. Dam., Aug., 94. 104 Voir P. JAL, 1963, p. 249, à propos des prophéties annonçant la fin imminente de l’âge de la liberté. 105 Situation à laquelle Tacite réagit (Hist., I, 3) : non tamen adeo uirtutum sterile seculum, ut non et bona exempla prodiderit. 106 Serait-ce alors une invention des partisans de Cassius (voir supra, n. 87) ? Est-ce une réponse à la polarité habituelle uis de Cassius/uirtus de Brutus (Plut., Brut., 54, 2-3 (1009 e) ; cf. M. AFFORTUNATI, 2004, p. 19 ; I. COGITORE, 2011, p. 200-201) ? 107 Cf. N. Dam., Aug., 59 : Μάρκον Βροῦτον, οὐδενὸς ἧττον παρὰ Ῥωμαίοις ; 100. 108 Florus, II, 17, 14 ; cf. Plut., Brut., 40, 6-9 (1002 e – 1003 a).

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avec l’idée qu’ils se considéraient tous les deux comme les « derniers », mais pourrait surtout témoigner de leur volonté, en tant qu’amis, de partager les épreuves de la Tychè109 : en réalité aucun témoignage ne nous renseigne explicitement sur leur vision de l’Histoire110. Ceci étant dit, on peine à croire que Brutus ne se soit pas lui aussi compté, projeté dans cette catégorie, notamment à cause de son nom : descendant présumé du fondateur de la République111, du premier consul de l’Vrbs112, il se trouvait agir, lui, au crépuscule de celle-ci113 : d’un côté le conditor Romanae libertatis114, le Brutus qui avait expulsé les rois, et de l’autre le Brutus qui avait éliminé celui qui voulait devenir roi mais n’avait pu empêcher le retour de la tyrannie par une autre porte et la fin de l’âge de la liberté115. Voilà un dossier qui permet d’approcher un peu les idées du dernier Brutus à l’heure du crépuscule de la République. Philopœmen est représentatif du rôle-clé des grands hommes au sein de constitutions « avancées » : ce sont eux qui, par leur courage, leur vertu, leur indépendance, élèvent les États alors que leur absence les sape nécessairement. L’œuvre de Polybe établit en outre un lien entre l’organisation politique de la Confédération achéenne et la constitution romaine116 qui favorise une approche parallèle et une extension du modèle ; la disparition de Philopœmen ayant entraîné la ruine de Confédération, il est patent qu’il était bien le « dernier Achéen » et partant le « dernier Grec », mais la leçon vaut aussi pour Rome qui disparaîtra de la même façon si elle ne continue pas à produire des grands hommes. En déclarant Cassius « dernier Romain », Brutus se pose en historien, héritier de Polybe et de Rutilius Rufus, et il déclare que l’Histoire est finie, sombrant ainsi dans un pessimisme tragique. Dans ces conditions c’était évidemment faire un très mauvais procès à Cremutius Cordus (certes on s’en doutait déjà) s’il avait, non pas repris à son compte117, mais seulement rapporté une phrase de Brutus qui, en plus, s’inscrivait dans une tradition biographique établie puisqu’elle remontait à une laudatio de Philopœmen écrite par Rutilius Rufus dans le prolongement de Polybe. Le nouum crimen de Cremutius c’était en réalité d’avoir fait ce qu’aurait fait tout historien consciencieux ayant quelque indépendance d’esprit. 109

Cette idée courante se retrouve dans une lettre de Brutus aux habitants de Tralles (53 Torraca / 7 Jones) : s’ils fraternisent avec Dolabella, ils devront partager avec lui la « Fortune de la guerre » (κοινωνεῖν αὐτῷ τῆς ἐπὶ τῷ πολέμῳ τύχης). 110 Sur leurs idées morales, voir D. SEDLEY, 1997. 111 N. Dam., Aug., 61 ; Plut., Brut., 1, 1 (984 a) ; 7 (984 d) : voir M. AFFORTUNATI, 2004, p. 37-39. 112 DH., V, 1, 2 ; 18, 1 (πρῶτος ἀποδειχθεὶς ὕπατος) ; Luc., VI, 791. 113 Cf. Luc., VII, 589 : extremum tanti generis per saecula nomen. 114 Expression de Liv., VIII, 34, 4 ; cf. Tac., An., I, 1 (libertatem et consulatum L. Brutus instituit). 115 Tac., An., I, 2 (nulla iam publica arma). Sur la célébration de Libertas par Brutus et Cassius, voir E. RAWSON, 1986, p. 115 ; 118-119 ; W. HOLLSTEIN, 1994 ; I. COGITORE, 2011, p. 191-200. 116 A. REMY, 2008, p. 122-123. 117 À bien y regarder, s’il la rapportait, il ne pouvait que l’attribuer à Brutus comme l’avaient fait les autres historiens : il paraît impensable que, seul, il se soit approprié cette phrase de Brutus pour qualifier Cassius alors que tout le monde savait qu’elle était de Brutus.

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Sulle fonti del primo libro delle guerre civili di Appiano Vanessa Bregolisse Università di Ferrara

Nell’introduzione al suo commento al primo libro delle guerre civili, e altrove, Emilio Gabba riconosceva in Appiano l’autore dei primi sei capitoli, scorgeva una certa unitarietà nella narrazione che muoveva dai Gracchi fino alla Guerra Sociale, riconoscendone la derivazione da Asinio Pollione, riteneva che la sezione sillana traesse origine da Livio e avanzò l’idea che la terza parte del libro (Spartaco) avesse subìto l’influenza sia di Asinio Pollione che di Tito Livio, ma anche di Sallustio.1 È da tali considerazioni che si è sviluppato il mio lavoro di tesi, riproposto, sebbene in minima parte, in questo articolo.2 Nel racconto dei Gracchi si trova uno schieramento della fonte (o delle fonti) a favore dei due tribuni, il ruolo primario conferito agli Italici e i commenti negativi nei confronti degli schiavi.3 Una netta presa di posizione si ha a favore di Cecilio Metello, per quanto riguarda la sezione su Saturnino, mentre il problema degli alleati ritorna sia nel resoconto del tribunato di Marco Livio Druso che in quello della Guerra Sociale.4 Nulla di rilevante emerge dalla narrazione su Sertorio; quella su Spartaco, invece, sembra favorire il gladiatore e perorare la sua causa.5 Il paragone con Livio, e il suo accostamento a Velleio Patercolo e a Sallustio, permette di stabilire il suo utilizzo da parte di Appiano.6 Ciò è particolarmente evidente per la parte che concerne Saturnino e per quella incentrata su Sertorio; per il resto ci si può esprimere per un uso marginale dello storico patavino dal quale lo scrittore alessandrino deve aver tratto l’ossatura della storia.7 Velleio Patercolo è sicuramente un altro autore da cui Appiano ha attinto 1

E. GABBA, 1956, p. 13-115; E. GABBA, 1967, p. XXVIII-XXXI. Sulle fonti del primo libro delle guerre civili di Appiano, A.A. 2015-2016, relatore Prof. Attilio Mastrocinque. 3 P. J. CUFF, 1967, p. 185; E. GABBA, 1967, p. XXVIII, APPIAN. B.civ. I, 7, 28; I, 9, 35-7; I, 10, 40-1; I, 11, 43-4; I, 17, 71; I, 19, 78; I, 21, 89; I, 23, 98 ss.; I, 27, 122-3. 4 APPIAN. B.civ. I, 29, 131-2; I, 30, 135; I, 31, 138-41; I, 33, 149-50; I, 34, 151 ss. 5 E. GABBA, 1956, p. 103; APPIAN. B. civ. I, 116, 539; I, 120, 557. 6 Appiano e Livio trattano i medesimi eventi principali ma le differenze nel racconto di come andarono le cose, delle motivazioni che spinsero i personaggi ad agire, sono inconciliabili. È probabile, dunque, che i due avessero una fonte comune o che lo storico alessandrino abbia attinto dall’opera liviana i pilastri della storia e li abbia poi arricchiti con lavori sicuramente più coloriti. 7 Si veda nota precedente. 2

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informazioni per la stesura e della sezione drusiana e di quella che tratta della Guerra Sociale, come dimostrano alcuni episodi, quali Scipione Nasica, la riflessione sull’inizio delle guerre civili, l’immagine positiva di Druso e il ricordo dell’antenato che partecipò al Bellum Sociale.8 Nonostante l’impossibilità di un vero e proprio confronto, a causa dell’inesistenza della sua opera, si può ritenere che Asinio Pollione sia stato sicuramente una colonna portante per il lavoro dello scrittore greco.9 In accordo col Gabba, infatti, è cosa quasi certa che l’aspetto italico della storia di Appiano derivi in buona parte proprio da Pollione (ma anche da Velleio, il quale, a sua volta, dovrebbe aver attinto da quest’ultimo stesso).10 Si può infine condividere l’ipotesi del Gabba che faceva derivare il resoconto su Spartaco sia da Sallustio che da Livio.11 Data la sua importanza nonché la sua corposità, la sezione sillana merita un discorso a parte. All’interno di quest’ultima, si individua un tono in generale favorevole nei confronti del dittatore; sono, infatti, 23 su un totale di 53, i capitoli “sillani” (e di questi ben 4 “estremamente sillani”).12 Solo 5 le parti che si possono definire “anti sillane”.13 Si può proporre, quindi, l’uso da parte dello storico greco di almeno cinque fonti: due sillane, una neutra (operazioni militari), una mariana e un’ultima alla quale fare riferimento per un commento negativo sugli schiavi che collega questa sezione a quella graccana.14 Il parallelo con Plutarco consente di confermare l’uso, ad opera dello scrittore alessandrino, delle Memorie di Silla sulla base di alcuni fattori quali l’elemento divino, i riferimenti alla dottrina religiosa etrusca e il particolare, già messo in luce dal Mastrocinque, della lettera del capitolo 77.15 Un’altra fonte sillana 8

Da confrontare VELL. II, 3, 1 e APPIAN. B.civ. I, 16, 68 (Scipione Nasica); VELL. II, 3, 3 e APPIAN. B.civ. I, 1, 4-5 (riflessione sull’inizio delle guerre civili); VELL. II, 13, 1-2; VELL. II, 14, 1 e APPIAN. B.civ. I, 35, 156-7 (immagine positiva di Druso); VELL. II, 16, 1-3; APPIAN. B.civ. I, 34, 151 ss. (i due autori riservano la stessa attenzione nei confronti degli Italici). 9 Asinio Pollione sembra discendere da un certo Herius Asinius, ricordato sia da Appiano che da Velleio Patercolo, come uno dei generali a capo dell’esercito italico. È ovvio, perciò, che Asinio Pollione, avendo un antenato che partecipò in prima linea alla rivolta dei socii, si sia focalizzato proprio su tale questione all’interno della sua opera. Ora, stando ad Orazio, Pollione tratta come argomento delle sue Historiae, la guerra civile fra Cesare e Pompeo, prendendo l’avvio dal 60 a.C., quindi svariati anni dopo la ribellione degli Italici. Il Gabba risolveva la cosa affermando che dei 17 libri tradizionalmente attribuiti ad Asinio, due fungessero da introduzione, come era consuetudine della storiografia romana; una congettura decisamente condivisibile. Diversamente P. J. CUFF, 1967, p. 185-7. 10 La somiglianza della narrazione, per quanto riguarda il periodo compreso tra i tribunati dei Gracchi e la Guerra Sociale, fra Velleio Patercolo e Appiano, conferma la presenza di una fonte comune, riconoscibile in Asinio Pollione. 11 E. GABBA, 1956, p. 107. 12 I capitoli “sillani” sono: 55-9; 63; 73; 75-7; 79-81; 85-6; 88-9; 97 e 100. I capitoli “estremamente sillani” sono: 103-106. 13 I capitoli “anti sillani” sono: 95-6; 98-9; 101. 14 Il commento negativo sugli schiavi che troviamo nella sezione sillana è quello a 74, 343-5. 15 Plutarco, nella sua biografia di Silla, afferma di aver utilizzato per alcuni degli episodi “divini” riportati, l’Autobiografia dello stesso dictator, permettendo, quindi, di supporre che quanto di “prodigioso” ci sia nel lavoro di Appiano, possa benissimo derivare dalle parole di Silla medesimo. In uno studio del 2008, la Marastoni si era espressa per un’influenza della disciplina etrusca nell’Autobiografia sillana; questo dato viene confermato dal lavoro di Plutarco all’interno del quale si trovano alcuni riferimenti alla dottrina religiosa etrusca. Sallustio ci dice che i Libri Sibillini, di origine etrusca, avevano predetto che il regno di Roma

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sicuramente utilizzata sono le Historiae di Lucio Cornelio Sisenna anche se è impossibile stabilire, data la loro frammentarietà, quanto da esse sia stato ricavato (ad esempio, rimarrebbe da capire se Sisenna fosse veramente sprezzante nei confronti dell’intervento divino e se i capitoli 105 e 106 dipendano da esso stesso o dalla parte aggiunta da Epicado).16 Livio, diversamente da quanto sostenuto dal Gabba, non pare svolgere un ruolo centrale in questa parte dell’opera appianea.17 I confronti con lo storico patavino inducono a ritenere che esso abbia svolto un ruolo marginale e che la descrizione delle operazioni militari così come le poche notizie su Mario (forse il solo giudizio negativo sugli schiavi gli può essere attribuito) debbano essere conferite a qualcun altro; molto probabilmente alla stessa persona cui si devono i commenti non proprio lusinghieri su Silla. Questa persona potrebbe identificarsi con un autore vissuto sotto il Divi filius; infatti, lo studio della Barden Dowling secondo il quale l’immagine crudele del dictator (quale ritroviamo presso Appiano) viene ampiamente sfruttata nel periodo augusteo, risulta decisamente convincente.18 È lecito credere, dunque, nonostante nessun nome possa essere proposto, che questo scrittore, presentandoci la crudelitas di Silla, abbia potuto fare riferimento anche, e per contro, agli aspetti positivi (o quantomeno alla vita) di Mario. Ovviamente, si sono nominati esclusivamente gli autori principali grazie ai quali il narratore alessandrino ha composto il suo liber primus. I principali, appunto, ma non gli unici; così come irrisolvibile risulta essere la questione dell’uso diretto, o meno, dei lavori di codesti storici. Ci si accontenta (e si spera), pertanto, di aver contribuito ad aggiungere qualche tassello in più alla complicata questione delle fonti usate da Appiano nella stesura della sua opera.

sarebbe andato a tre Cornelii, ovvero Cinna, lo stesso Silla e Lentulo; è chiaro, dunque, che il dittatore debba aver enfatizzato tal cosa all’interno della sua biografia. D’altra parte, è da ricordare che Silla pretendeva di essere riconosciuto come augure (ce lo dice Appiano, APPIAN. B.civ. I, 79, 362) e che molti dei suoi seguaci avevano dei cognomina etruschi. Nei suoi studi sul libro Mitridatico, il Mastrocinque aveva ravvisato una concordanza con un dato (ovvero quello relativo al messaggio inviato da Silla al senato) proveniente dal primo libro delle guerre civili. Lo studioso si era espresso per la derivazione di questa informazione dalle Memorie di Silla. 16 Sisenna (125/118 a.C.-67 a.C.) scrisse un’opera storica inserendo i fatti compresi fra la Guerra Sociale e la morte dello stesso Silla. Sull’atteggiamento sillano di Sisenna non c’è alcun dubbio; Sallustio medesimo, infatti, ne criticava l’eccessivo favoritismo. Dai suoi frammenti, si apprende che Sisenna non era particolarmente interessato, a differenza del dictator, all’intervento divino. Ciò, permette di supporre che quanto di “prodigioso” ci sia nel testo appianeo derivi da Silla stesso, mentre il resto (soprattutto gli elogi) da Sisenna. Per quanto riguarda la derivazione dei capitoli 105 e 106, ci sono due notizie discordanti. Plutarco, dice, infatti, che Silla completò il suo ultimo e ventiduesimo libro due giorni prima di morire; Svetonio afferma, invece, che l’opera venne completata dal suo liberto Cornelio Epicado. 17 Si ha l’impressione che Appiano abbia tratto da Livio le linee portanti e la disposizione cronologica dei fatti. 18 M. BARDEN DOWLING, 2000.

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L’exhibition du sexe féminin comme moyen de repousser l’ennemi. De Bellérophon à Anne-Josèphe Théroigne de Méricourt (1762-1817) Dominique Briquel Sorbonne Université

Le 19 février 1792 paraissait le Journal du Petit Gaultier une image qui n’est guère convenable1. Elle entre dans le foisonnement de gravures satiriques auquel la révolution française donna lieu et, en l’occurrence, elle tourne en dérision la répression d’un autre mouvement révolutionnaire, né dans la foulée des événements qui avaient agité la France à partir du 14 juillet 1789 : ce qu’on a appelé « la révolution brabançonne », le soulèvement des Pays-Bas autrichiens, marqué par la victoire à Turnhout, le 27 octobre 1789, des patriotes belges sur les troupes impériales, aboutissant à la sécession de fait de l’actuelle Belgique, avec la création d’une éphémère république liégeoise. Mais dès l’année suivante l’armée autrichienne lançait sa contre-offensive : partant de Luxembourg en novembre 1790 à la tête de 30 000 hommes, le très vieux général Blaise Colomban de Bender – il était né en 1713 –, marcha sur Bruxelles, qu’il força à la capitulation le 3 décembre 1790, rétablissant en quelques semaines le pouvoir impérial sur tout le pays et permettant au gouverneur autrichien Kasimir von SachsenTeschen de reprendre ses fonctions. C’est à ces événements que la caricature publiée dans le Journal du Petit Gautier fait référence. Elle dépeint « le grand débandement de l’armée anticonstitutionnelle », c’est-à-dire des forces impériales, reconnaissables à l’aigle à deux têtes du drapeau qu’elles arborent, et de leur chef, le général Bender monté sur son cheval, qui, comme le précise le commentaire, perd sa botte dans l’affaire2. Or ce qui cause cette fuite éperdue est l’apparition, sur 1

Voir LACOUR, 1900, p. 271-272, ROUDINESCO, 1989 (2010), p. 57-58. On trouvera une reproduction de la gravure sur internet sur le site gallica.bnf.fr ; également TONON, 2015 (se référant à HUNT, 1995). 2 On lit : « Un détachement des principales caillettes qui ont joué un plat rôle dans la révolution. Ces dames se présentent aux troupes de l’Empereur pour les faire débander, ce qui leur réussit complètement et on cesse d’être étonné de cette catastrophe lorsqu’on voit la demoiselle Théroigne qui leur montre sa république, et Mesdames Staël, Dondon, Sillery, Condorcet leur montrent chacune leur Villette – Ce détachement est renforcé par des sansculotte et des Jacobins qui présentent au bout de leurs piques des cervelas, des jambons, des

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l’autre rive du fleuve au bord duquel les impériaux sont parvenus, de sept femmes largement dévêtues. Au centre, la meneuse du groupe, que le texte désigne comme étant « la demoiselle Théroigne », présente ostensiblement son sexe à l’armée ennemie, tandis que ses compagnes, trois de chaque côté, tournées dans l’autre sens, lui montrent leur postérieur3. Cette exhibition sexuelle provoque une véritable panique chez l’ennemi, dont témoignent le fusil qu’un fantassin a laissé tomber à terre, la volte-face d’un hussard, abandonnant son sabre, et le geste d’effroi du général, levant les bras devant une telle ignominie. Il faut préciser qui était cette « demoiselle Théroigne »4 : Anne-Josèphe Therwagne naquit à Marcourt dans la région de Liège en 1762 (ce qui fit qu’elle reçut le surnom de « la belle Liégeoise »), d’un père agriculteur, mais francisa son nom et lui donna une allure noble en se faisant appeler Théroigne de Méricourt. Rapidement orpheline de sa mère et délaissée par son père, elle connu un début de vie aventureuse qui la mena à Paris, Londres et Naples, lui fit rencontrer plusieurs amants (dont un officier anglais et un castrat italien) et lui valut une syphilis, qu’elle soignait par un traitement à base de mercure. Rentrée en France juste avant le déclenchement de la Révolution, elle se prit de passion pour la politique, assistant assidûment, vêtue en amazone, aux séances des États généraux, devenus Assemblée constituante. Retournée fin 1790, dans sa région natale, ce qui lui valut d’être arrêtée par les Autrichiens comme suspecte de menées subversives et détenue en Autriche, elle ne revint en France qu’au début de l’année 1792, faisant le 26 janvier une entrée triomphale au club des Jacobins. Dès lors, elle fut une des femmes les plus engagées dans le soutien à la république, participant personnellement à la prise des Tuileries qui aboutit à la destitution du roi le 10 août suivant. Mais, prise dans la tourmente des luttes entre révolutionnaires, accusée par les Montagnards de pactiser avec leurs adversaires les Girondins, elle fut dénudée et fouettée publiquement par des femmes jacobines, celles qu’on appelait les Tricoteuses parce qu’elles se seraient plu à assister aux séances de l’Assemblée, voire aux exécutions capitales, en tricotant de la laine5. Au moins eut-elle la chance, à la différence d’une autre figure féminine marquante de la Révolution, Olympe de Gouges, également compromise avec les Girondins (1748-1793)6, d’échapper à la guillotine. Mais ces épreuves eurent des conséquences désastreuses sur sa santé mentale. Elle fut internée en 1794, passant ensuite les 23 dernières années de sa vie à l’asile de la Salpêtrière, où elle mourut en 1817.

bouteilles, des saucisses, andouilles …. On voit l’armée aller à la débâcle. Les soldats laissent tomber leurs fusils et leurs sabres ; les drapeaux baissent pavillon ; le général Bender luimême laisse tomber une de ses bottes, ce qui devient le signal de la débandade générale. » 3 Celui-ci est désigné sous le terme de Villette, ce qui renvoie au marquis de la Villette, défenseur du droit des femmes et connu comme étant homosexuel. 4 Pour sa biographie, on se reportera à LACOUR, 1900, ROUDINESCO, 1989 (2010). 5 GODINEAU, 1988 (2004). 6 Sur Olympe de Gouges (1748-1793), il existe une abondante bibliographie. Voir p. ex. BLANC, 1989, GOULT, 2013, BLANC, 2014.

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Revenons à la caricature grivoise de 1792. Elle est liée aux déboires de « la belle Liégeoise » avec le pouvoir autrichien au sujet de l’implication dans la « révolution brabançonne » qui lui était reprochée. Anne-Josèphe Théroigne de Méricourt y porte armes et équipement militaire : cela correspond à un projet qu’elle défendait vigoureusement, celui, qui fut présenté à l’Assemblée le 6 mars 1792 par une autre féministe révolutionnaire, Pauline Léon, de créer une garde nationale féminine. Elle s’enflamma en effet pour l’idée de la formation d’un corps d’Amazones, armée féminine au service de la révolution et qui serait à même d’en propager les idéaux dans toute l’Europe, aux côtés des révolutionnaires de sexe masculin : cela fournit une occasion toute trouvée de la dénoncer comme une agitatrice excitée et sans cervelle, au même titre que les autres « caillettes »7 visées par cette image vulgaire. La signification de cette gravure est claire : les femmes révolutionnaires s’opposent à l’armée de la réaction non par la force des armes qu’elles portent, mais par l’exhibition de leurs parties intimes. Il ne s’agit cependant nullement d’une entreprise de séduction. Cette exhibition, loin de provoquer le moindre désir chez leurs adversaires mâles, les frappe de terreur et les contraint à une fuite honteuse. On est donc loin de la tactique qui serait la plus attendue chez des femmes face à un adversaire masculin, qui serait de recourir aux appâts de la féminité et de triompher de la force brutale de l’ennemi en l’épuisant par le plaisir sexuel. C’est là une arme dont il est tellement évident que la femme est susceptible d’user qu’il n’est pas besoin de rappeler que, indépendamment de toute question de son utilisation réelle, elle a nourri l’imagination des peuples et s’est traduite, dans de très nombreuses cultures, par des récits qui la mettent en œuvre. Je me contenterai de citer deux exemples, l’un emprunté à la tradition biblique et l’autre à l’histoire romaine. Le premier regarde la figure de Judith, qui a donné lieu à l’élaboration d’un des livres qui composent le corpus dit de l’Ancien Testament, le Livre de Judith8. Il y est raconté comment le roi d’Assyrie, Nabuchodonosor, avait envoyé son général Holopherne, avec une immense armée, à la conquête d’Israël. Bientôt il met le siège devant Béthulie, où les Israélites sont assiégés. À bout de ressources, ceux-ci sont sur le point de capituler, lorsqu’une femme, Judith, leur reproche leur manque de confiance en Dieu qui saura les protéger – et entreprend de sauver ses compatriotes. Après s’être, comme le précise le texte, « faite aussi belle que possible pour séduire les regards de tous les hommes qui la verraient », elle se rend, accompagnée d’une servante, dans le camp ennemi, où « on ne se lassait pas d’admirer son étonnante beauté » et où Holopherne, « stupéfié par l’attrait de son visage », l’introduit sous sa tente, puis l’invite à partager son festin, seule auprès de la couche où il reposait. Profitant de l’ivresse du chef adverse, Judith s’empare 7

Dans le texte qui accompagne la caricature, ces femmes sont désignées sous le terme de « caillettes », dérivé du nom d’oiseau caille, pour lequel le Littré donne pour définition « Personne qui a du babil et point de consistance ». 8 Ce livre, dont l’original était en hébreu mais qui nous parvenu sous sa forme grecque, doit correspondre à une élaboration romanesque de la fin du IIème siècle av. J.-C.

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de son épée, le décapite et retourne auprès des siens, emportant la tête d’Holopherne9 : son succès galvanise les Israélites, qui fondent sur l’ennemi et le mettent en déroute. La tradition romaine n’avait pas non plus manqué d’exploiter le thème de la belle séductrice permettant à son peuple de vaincre un ennemi menaçant. Il lui avait fourni l’histoire qui servait à expliquer la création de la fête des Nones Caprotines, le 20 juillet. Pour l’étiologie de ces festivités, où les femmes esclaves étaient à l’honneur, on faisait appel au souvenir – bien évidemment imaginaire – d’une de ces esclaves, appelée Philotis (ou alternativement Tutela/Tutula)10. Au lendemain de la catastrophe sans précédent que représenta la prise de l’Vrbs par les Gaulois, en 390 av. J.-C., Rome était tellement affaiblie que ses voisins latins en profitèrent pour lui imposer qu’elle lui livrât ses matrones et leurs filles. Alors que le Sénat se désespérait de la situation, ce fut une femme, une esclave, qui sauve la cité. Elle proposa qu’elle-même et les autres servantes se déguisent, endossent les habits et les atours des femmes libres et soient livrées à l’ennemi pour qu’ils en fassent leurs femmes ; mais une fois introduites dans le camp adverse, où les Latins se mirent à célébrer joyeusement avec elles ce qu’ils croyaient être l’issue victorieuse de la guerre et la revanche enfin obtenue sur la Ville qui les avait tant de fois vaincus, Philotis et ses compagnes s’emparèrent des armes des ennemis et firent entrer les Romains, qui les massacrèrent. C’est 9

Le livre biblique décrit crûment la scène : « Judith s’avança vers la traverse du lit proche de la tête d’Holopherne, en détacha son cimeterre, puis, s’approchant de la couche, elle saisit de la chevelure de l’homme et dit : “Rends-moi forte en ce jour, Seigneur, Dieu d’Israël !” Par deux fois, elle le frappa au cou, de toute sa force et détacha sa tête. Elle fit ensuite rouler le corps loin du lit et enleva la draperie des colonnes. Peu après, elle sortit et donna la tête d’Holopherne à sa servante, qui la mit dans la besace à vivres et toutes deux sortirent du camp » (13, 6-10). 10 Voir Plutarque, Vie de Romulus, 29, 4-10, et Vie de Camille, 33, 4-8, Macrobe, Saturnales, 1, 11, 36-40. On lit chez ce dernier : « Pour que tu ne penses pas qu’il n’y aurait eu de vertu chez les esclaves que parmi les hommes, écoute une action des femmes esclaves, non moins mémorable que les précédentes, et plus utile à la république qu’aucune que tu puisses trouver dans les classes nobles : la fête des servantes, qu’on célèbre le jour des nones de juillet, est si connue, que personne n’ignore ni son origine, ni la cause de sa célébrité. Ce jour-là, les femmes libres et les esclaves sacrifient à Junon Caprotine sous un figuier sauvage, en mémoire du précieux dévouement que manifestèrent les femmes esclaves pour la conservation de l’honneur national. À la suite de cette irruption des Gaulois, où Rome fut prise par eux, la république se trouva extrêmement affaiblie. Les peuples voisins, voulant saisir l’occasion d’anéantir le nom romain, se donnèrent pour dictateur Livius Postumius, de Fidènes, lequel fit savoir au Sénat que, s’il voulait conserver les restes de la ville, il fallait lui livrer les mères de famille avec leurs filles. Pendant que les pères conscrits délibéraient, incertains du parti à prendre, une servante, nommée Tutela ou Philotis, s’offrit pour aller chez l’ennemi avec les autres servantes, en se faisant passer pour leurs maîtresses. Ayant pris le costume des mères et des filles de famille, les servantes furent conduites chez les ennemis, suivies de personnes éplorées qui simulaient la douleur. Livius les ayant distribuées dans le camp, elles provoquèrent les hommes à boire, feignant que ce fût pour elles un jour de fête. Lorsque ceuxci furent endormis, du haut d’un figuier sauvage qui était proche du camp, elles donnèrent un signal aux Romains, qui furent vainqueurs en attaquant à l’improviste. Le Sénat reconnaissant fit donner la liberté à toutes les servantes, les dota aux frais de l’État, leur permit de porter le costume dont elles s’étaient servies en cette occasion et donna à cette journée le nom de Nones Caprotines, à cause du figuier sauvage (caprificus) d’où les Romains reçurent le signal de la victoire. »

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cet épisode de tromperie des hommes par des femmes, usant de la séduction et du charme inhérent à leur sexe, dont la fête des Nones Caprotines aurait gardé le souvenir : Rome, aussi bien que l’ancien Israël, avait donc été sauvée par l’élément féminin, dont le pouvoir de séduction avait permis de triompher de la force de ses ennemis. Avec le comportement qui est prêté aux femmes révolutionnaires de 1792, c’est au contraire un tout autre processus de victoire sur les forces adverses qui est mis en œuvre. La vision du sexe féminin, ostensiblement offerte à l’ennemi, n’est pas chez lui source de concupiscence, mais de terreur et suffit à le repousser. Or, pour surprenante que soit cette forme de relation entre la féminité et des adversaires, elle n’est pas sans exemple. On la trouve chez Rabelais dans le Quart livre11, dans un récit qu’il faisait tenir à Pantagruel par un habitant de l’île des Papefigues, qui lui narre comment sa femme réussit à le débarrasser d’un démon qui le tourmentait : elle le terrorisa en lui montrant son sexe, prétendant que c’était une horrible blessure que son mari lui avait faite, et qu’il s’apprêtait à en infliger de tout aussi cruelles à ce démon. Celui-ci avait aussitôt pris ses jambes à son cou, quittant les lieux pour ne plus jamais y revenir. La même histoire fut reprise en 1764 par Jean de la Fontaine dans un de ses Contes, intitulé « Le diable de Papefiguière »12. Assurément, les deux auteurs français veulent surtout faire rire de l’ignorance et de la naïveté de leur pauvre diable, qui n’avait jamais vu de sexe féminin et s’était imaginé que c’était là l’effet d’une blessure. Mais ils ne font que reprendre, sur un mode plaisant, une vérité qui apparaît plus clairement dans d’autres histoires (et que notre caricature de 1792 met en œuvre) : une telle exhibition de la féminité peut avoir un incoercible pouvoir répulsif, constituer donc un procédé d’ordre magique capable de repousser l’ennemi. Il faut remontre plus haut dans le temps pour en trouver un exemple, puisque nous le rencontrons chez un auteur antique, Plutarque. Il n’est pas impossible d’ailleurs que ce soit là que l’auteur du dessin scabreux sur les Amazones de la Révolution ait été le chercher13 : le Sage de Chéronée faisait partie du bagage de la culture classique de l’honnête homme de l’époque14. 11

Quart livre, ch. 47. L’histoire se termine comme suit : « Perrette est cependant au logis, le lutin attendant. / Le lutin vient : Perrette échevelée/ sort et se plaint de Philippot, en criant : / « Ah le bourreau, le traître, le méchant, / il m’a perdue, il m’a toute affolée. / Au nom de Dieu, Monseigneur, sauvez-vous ! / À coup de griffe, il m’a dit en courroux / qu’il se devait contre Votre Excellence / battre tantôt, et battre à toute outrance. / Pour s’éprouver le perfide m’a fait / cette balafre. » À ces mots au follet / elle fait voir... Et quoi ? chose terrible. / Le diable en eut une peur tant horrible/ qu’il se signa, pensa presque tomber. / Onc n’avait vu, ni lu, ni ouï conter / que coups de griffe eussent semblable forme. / Bref aussitôt qu’il aperçut l’énorme / solution de continuité, / il demeura si fort épouvanté / qu’il prit la fuite, et laissa là Perrette. » 13 Des références classiques ne sont pas nécessairement hors de propos pour des productions aussi scabreuses. Rabelais, pour l’anecdote qu’il narre dans le Quart livre, se référait au précédent des « femmes Persides (qui) se présentèrent (ainsi) à leurs enfants fuyant de la bataille », ce qui renvoie à un passage de Plutarque dans les Conduites méritoires des femmes (5, 246 AB), qui précède de peu celui relatif à Bellérophon. Nous reviendrons plus loin sur ce texte. 14 Il suffira d’évoquer les vers de Molière, dans Les Femmes savantes, acte II, scène 7, où Chrysale, pour fustiger les prétentions culturelles de sa sœur Bélise, ridicules à ses yeux, 12

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En tout cas, la même attitude obscène était attribuée par Plutarque aux femmes de Lycie lorsque le héros Bellérophon, pour punir le roi Iobatès qui ne l’avait pas récompensé comme il le méritait pour les services qu’il lui avait rendus, avait obtenu du dieu Poséidon, dieu de la mer et maître des tremblements de terre – un de ses surnoms était l’Ébranleur du sol –, qu’il déclenchât une sorte de tsunami afin de submerger tout le pays. Nous citons ici le texte dans la traduction qui en a été donnée par J. Boulogne dans la CUF15 : « Amisodaros, dit-on, que les Lyciens appellent Isaras, était arrivé de la colonie lycienne de Zéléia avec des vaisseaux de pirates conduits par Chimarros, un guerrier cruel et inhumain. Ce dernier naviguait sur un autre navire, dont les emblèmes étaient un lion à la proue et à la poupe un dragon, et il était l’auteur de nombreuses exactions envers les Lyciens, au point qu’il n’était plus possible de naviguer en mer ni d’habiter les cités du littoral. Aussi fut-il tué par Bellérophon, qui le poursuivit avec Pégase, alors qu’il cherchait à lui échapper. D’autre part, Bellérophon chassa également les Amazones. Mais, au lieu d’obtenir quoi que ce fût de ce qu’il méritait, il fut traité très injustement par Iobatès. C’est pourquoi il entra dans la mer et prononça contre ce dernier une malédiction en demandant à Poséidon que son pays devînt stérile et improductif. Puis, après ses imprécations, il s’en alla, tandis que le niveau des flots monta pour inonder la terre, et c’était un spectacle horrible que de voir la mer soulevée le suivre et recouvrir la plaine. Les hommes supplièrent Bellérophon d’arrêter, sans le persuader de rien ; alors les femmes allèrent à sa rencontre en retroussant leur courte tunique ; du coup, la pudeur le poussa à rebrousser chemin et les flots, dit-on, se retirèrent avec lui. »

Face au danger représenté par Bellérophon et le raz-de-marée qui l’accompagnait, les Lyciennes du mythe grec adoptèrent donc déjà l’attitude qui fut prêtée aux féministes révolutionnaires de 1792 – et dont il n’est pas impossible qu’elle constitue un de ses lointains échos. Et, tout comme par rapport aux féroces soldats du despotisme, qui, comme le chante la Marseillaise, « viennent jusque dans vos bras égorger vos fils, vos compagnes », le geste opéré par les femmes de Lycie se révéla efficace : le héros abandonna la partie et s’en retourna, sans plus poursuivre sa marche contre le pays de Iobatès. On en conviendra, ce recul est étonnant, venant de la part du vainqueur de la Chimère, qui n’avait pas hésité à affronter des monstres beaucoup plus dangereux que la nudité des sujettes du roi de Lycie, comme cet être effrayant qui ravageait les campagnes de Lycie et que le roi Iobatés l’avait envoyé combattre, et qui était une créature composite formé d’un avant-corps de lion, d’une partie arrière de dragon et doté d’une tête de chèvre crachant des flammes se dressant au milieu de son dos16. Or évoque Plutarque parmi ses auteurs de référence (« C’est à vous que je parle, ma sœur. / Le moindre solécisme en parlant vous irrite ; / mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite. / Vos livres éternels ne me contentent pas ; / et, hors un gros Plutarque à mettre mes rabats, / vous devriez brûler tout ce meuble inutile / et laisser la science aux docteurs de la ville »). 15 Plutarque, Conduites méritoires des femmes, 9, « Les Lyciennes », 247F-248B ; traduction de BOULOGNE, 2002. 16 Plutarque ne situe pas cet épisode par rapport aux exploits plus connus du héros, comme sa victoire sur la Chimère. Dans la présentation générale qu’on peut retenir de la légende, Bellérophon, fils de Poséidon, contraint de se rendre à Tirynthe auprès du roi Proetos, afin que celui-ci le purifie d’un meurtre qu’il avait commis par accident, y refuse les avances de l’épouse du roi, Sthénébée. Celle-ci accuse faussement le jeune homme d’avoir voulu la

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Bellérophon n’en recule pas moins devant le dénudement des femmes, alors que les prières que leurs maris lui avaient adressées n’avaient pas eu le moindre effet sur sa colère et sa détermination. À vrai dire, Plutarque avance une explication : le héros aurait ainsi agi par pudeur devant le comportement inattendu des Lyciennes. Il aurait donc été motivé par des considérations d’ordre moral, qui peuvent apparaître à son honneur. Cette raison n’est pas à écarter dans le cas de Bellérophon, qui effectivement manifesta dans d’autres circonstances sa retenue devant la gent féminine : il refusa de céder aux avances de Sthénébée, l’épouse du roi Proetos qui lui avait donné l’hospitalité, ce qui lui valut l’exil, dû à l’inimitié de cette femme, selon le modèle légendaire qu’on retrouve dans l’histoire de Joseph et de la femme de Putiphar ou celle de Phèdre et Hippolyte. Mais il ne convient sans doute pas d’en rester à une telle explication, d’ordre psychologique. On ne s’attend pas à ce qu’un héros guerrier fasse acte de pudeur. Pour prendre le terme latin correspondant, pudor, c’est une qualité qui est attendue de la femme – et Lucrèce se suicidant plutôt que d’accepter que le fils de Tarquin lui ait fait perdre cette qualité essentielle de la matrone romaine en est le meilleur exemple – et qu’on n’escompte pas de trouver chez un héros viril, un guerrier. On s’attend au contraire à ce que celui-ci, lorsqu’il combat, manifeste son furor, la rage qui le saisit au cours de la bataille et ne connaît aucune limite, aucune barrière. Nous allons revenir sur cette notion, mais la prise en considération d’autres histoires de femmes se dénudant devant des guerriers va nous permettre d’affiner l’analyse, et de dépasser une approche qui en resterait au niveau de la psychologie et de la moralité. On a en effet rapproché l’attitude de Bellérophon de celle, également motivée psychologiquement, d’autres guerriers qui, devant l’exhibition de la nudité féminine, auraient conçu un sentiment de honte, ce qui les aurait eux aussi amenés à un changement total de comportement17. Un peu auparavant dans son ouvrage, Plutarque racontait que les femmes perses avaient obligé par le même geste de dénudement leurs fils à retourner au combat, après qu’ils avaient pris la fuite devant l’ennemi. Dans un autre opuscule, Les Apophtegmes des Lacédémoniens, le même Plutarque relatait une histoire semblable à propos d’une mère spartiate. Ces textes sont les suivants : séduire, ce qui fait que Proetos l’envoie chez son beau-père, le roi Iobatès de Lycie, avec des instructions secrètes lui demandant de le mettre à mort. Iobatès le soumet alors à plusieurs épreuves, s’attendant à ce qu’il y succombe. La première, et la plus connue, est son combat contre la Chimère. Monté sur le cheval ailé Pégase qu’il avait trouvé paissant près de la fontaine Pirène à Corinthe, Belléropon triomphe du monstre. Plus tard, Iobatès le contraint à mener d’autres expéditions : guerre contre les Solymes, puis contre les Amazones (dont il est question dans le texte de Plutarque). Mais, constatant que chaque fois le héros revenait vainqueur, il lui fait tendre une embuscade par une troupe de guerriers lyciens : Bellérophon déjoue l’embuscade et massacre ses adversaires jusqu’au dernier. Iobatès reconnaît alors enfin le caractère divin du héros, se réconcilie avec lui et lui révèle les instructions qu’il avait reçues du roi Proetos – ce qui entraîne la vengeance de Bellérophon contre Sthénébée, avant qu’il revienne auprès de Iobatès, qui lui donne sa fille en mariage et lui lègue son royaume. Plutarque est le seul auteur à évoquer l’épisode qui nous intéresse (qui serait survenu après la guerre contre les Amazones). 17 Voir MOREAU, 1951, suivi par BOULOGNE, 2002 ; également LEROUX, 1966.

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Conduites méritoires des femmes, 5, 246 AB, « Les Persanes » : « Après qu’il eut poussé les Perses à se révolter contre le roi Astyage et les Mèdes, Cyrus fut battu au combat et, alors que les Perses fuyaient vers leur cité, où l’ennemi était prêt de s’engouffrer en même temps qu’eux, les femmes allèrent à leur rencontre devant la cité et, retroussant leur robe, elles leur dirent : “Où vous précipitezvous, derniers des lâches ? Votre fuite ne vous permet pas de vous cacher là d’où vous êtes sortis !” Ce spectacle et en même temps ces paroles firent honte aux Perses, qui s’admonestèrent, firent volte-face et, reprenant le combat, mirent aussitôt l’ennemi en déroute. C’est à la suite de cet événement que s’établit une coutume en vertu de laquelle, à chaque entrée du Grand Roi dans la cité, chaque femme recevait une pièce d’or. » Apophtegmes des Lacédémoniens, 241B : « Une autre (femme spartiate) dont les fils avaient fui de la bataille, les voyant arriver, alla au-devant d’eux : “Lâches, où fuyez-vous, s’écria-t-elle en soulevant sa robe et leur montrant son ventre, prétendez-vous rentrer dans ce sein d’où vous êtes sortis ?” »

Dans ces deux cas, la situation est différente de ce que nous avions pour Bellérophon. Les femmes qui se dénudent ne cherchent pas à protéger leur pays d’un agresseur qu’elles font ainsi fuir, mais à faire retourner au combat des guerriers qui ne défendent plus leur pays contre l’ennemi, à susciter de la sorte un sursaut chez ces soldats dont leur exhibition retourne le comportement. On n’a donc pas affaire à des attaquants, mais à des défenseurs du groupe humain considéré qui manquent à leur fonction, et le résultat n’est pas qu’ils s’en vont et renoncent à la bataille. En outre, on n’a plus affaire à des femmes quelconques, mais aux propres mères de ceux à qui est destinée cette exhibition des parties génitales féminines : le discours qu’elles tiennent est explicite, elles font honte à leurs fils dont la fuite s’assimile à une perte de leur nature d’homme adulte et de guerrier, et leur geste constitue un retour au moment où ils étaient dans le sein de leurs mères – dont elles marquent ainsi le caractère scandaleux qu’il aurait. Mais justement ce détour par ces anecdotes, de sens différent et dont les conséquences peuvent apparaître opposées, nous permet de constater que ce qui est en jeu du côté féminin, avec ces mères, n’est pas l’attrait sexuel qu’elles peuvent représenter, mais leur fonction génésique, le fait que la matrice qu’elles n’hésitent pas à dévoiler devant des hommes est le lieu dont ceux-ci sont sortis et leur rappelle le moment où ils n’étaient encore que des embryons, totalement impuissants et dépendants de l’être féminin qui allait leur donner naissance. Cette analyse du geste d’exhibition du sexe féminin est applicable dans les autres cas et c’est cela, fondamentalement, qui rend compte du danger que courent des hommes devant un tel comportement : ce rappel de leur condition d’avant la naissance les menace d’une régression au stade intra-utérin, d’une annihilation de leur condition d’homme adulte, caractérisé par sa force virile. On peut parler de magie : mais le terme reste vague et encore faut-il comprendre ce qui justifie le processus mis en œuvre par les femmes. Il comporte une dimension psychanalytique, la regressio in uterum que comporte le geste et qui seul lui donne sa pleine signification. Des hommes dans la force de l’âge, des guerriers fiers de leurs armes ne peuvent qu’être terrorisés par une telle perspective.

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Il n’en reste pas moins que, dans certaines circonstances, une telle perte de ce qui caractérise les hommes en tant que guerriers peut apparaître nécessaire. Et il nous faut nous pencher ici vers encore un autre cas de dénudement de femmes devant un héros, mais qui cette fois va nous transporter en Irlande. C’est le cas, bien connu, du retour du grand héros des Ulates, Cúchulainn, après la victoire qu’il venait de remporter sur les trois fils de Nechta. Le jeune héros irlandais, lorsqu’il revient du combat, est en effet tellement plein de la fureur guerrière (ferg en irlandais) qui l’a saisi dans la bataille qu’il en est tout bouillant (au sens propre, car il en devient brûlant) et que ses compatriotes craignent de le laisser rentrer chez eux dans cet état. Il leur apparaît indispensable de le calmer, de le ramener à un état plus normal et qui ne représente aucun risque pour son peuple. Et le moyen d’annihiler ce trop-plein d’énergie, potentiellement dangereux, sera, encore une fois, de lui présenter des femmes nues, en l’occurrence sa tante Scandlach et une troupe de femmes des Ulates. Voici le texte dans la traduction qui en a été donnée par Christian-Joseph Guyonvarch en 199418 : « La décision fut prise de faire sortir une troupe de femmes à la rencontre du jeune garçon, c’est-à-dire trois cinquantaines de femmes, c’est-à-dire dix et sept fois vingt femmes fières et rougissantes de leur nudité, toutes en une seule fois, avec devant elles la princesse des femmes, Scandlach, pour lui montrer leur nudité et leur pudeur. Toute la troupe de femmes sortit et elles montrèrent leur nudité et leur pudeur. Le garçon cacha sa figure devant elles et dirigea son visage vers le char pour qu’il ne vît pas la nudité ni la pudeur des femmes. Alors le jeune homme fut levé de son char. On le porta dans trois cuves d’eau froide pour lui noyer sa fureur et, dans la première, le petit garçon fit sauter les planches et les cercles comme une coquille de noix autour de lui. Dans la deuxième cuve, l’eau aurait bouilli haut comme le poing. Dans la troisième cuve, l’un supportait la chaleur et l’autre ne la supportait pas. Voici que la fureur du jeune garçon diminua et qu’on lui passa des vêtements. »

L’épisode trouve place au début de la carrière de Cúchulainn. C’est le premier véritable exploit qu’il accomplit, si bien qu’on peut lui attribuer le caractère d’un combat initiatique, par lequel il inaugure sa geste de champion des Ulates. Le combat contre les fils de Nechta l’oppose en effet à un adversaire triple, et il peut être considéré lui-même comme le étant troisième : comme l’a rappelé Georges Dumézil, la sorte d’incarnation du dieu Lug qu’il représente n’est que la troisième après deux formes de naissance avortée qui l’ont précédée19. Autrement dit, comme le formulait le grand comparatiste, « le troisième tue le triple ». On a donc là la forme irlandaise d’un type de récit largement répandu dans le monde indoeuropéen, où un héros guerrier, considéré comme le troisième d’une série, vainc à lui seul un adversaire monstrueux caractérisé par sa triplicité. Cúchulainn tuant les trois fils de Nechta qui ravageaient le pays des Ulates est l’homologue de l’Iranien Thraetona triomphant du démon Azi Dahaka aux trois têtes et de son correspondant indien Trita, qui joue un rôle central dans la victoire d’Indra sur le Tricéphale, le nom des deux héros iranien et 18 19

Voir GUYONVARCH, 1994, p. 101 ; texte donné également dans SERGENT, 1999, p. 217. Voir DUMEZIL, 1969, p. 19, n. 2 (= DUMEZIL, 1985, p. 29, n. 1).

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indien les désignant explicitement comme troisième20. Mais l’occurrence la plus célèbre du motif est celle que fournit la légende romaine, avec le combat des Horaces et des Curiaces : le troisième des trois frères champions de Rome, après une première péripétie du combat qui les opposait aux trois champions albains, les trois frères Curiaces, au cours de laquelle ses deux frères ont trouvé la mort, parvient à lui tout seul à vaincre les trois adversaires survivants21. Or il s’agit là d’une prouesse dont la nature, G. Dumézil l’a bien mis en relief, prolonge d’anciens rituels d’initiation guerrière22 : il est donc naturel que ce combat intervienne à ce stade dans la geste du héros irlandais. À partir de ce moment, ayant accompli ce qui apparaît comme son exploit initial, son épreuve initiatique, de jeune d’apparence frêle, ressemblant à une jeune fille, qu’il était23, il se pose en guerrier accompli. On peut même expliquer dans ce sens la rencontre avec l’élément féminin qui nous intéresse et qui clôt cet exploit initial : par là, le jeune devenu pleinement adulte se qualifie aussi pour l’union avec la femme, pour le mariage24. Mais, pour juste que soit cette analyse en termes de processus d’initiation, il serait dangereux de restreindre à ce seul aspect le sens d’une telle aventure du héros. Bien des exemples de lutte contre l’adversaire triple ne concernent pas des jeunes en passe de devenir des adultes, mais des héros déjà dans la plénitude de leur force, ayant déjà accompli d’autres prouesses : il suffit de mentionner la lutte d’Héraclès contre le triple Géryon, qui entre dans cette série25. On peut en réalité donner à ce type d’histoire un sens beaucoup plus général, s’appliquant à tout retour de la guerre. Le guerrier, quel qu’il soit, est en effet obligé de se mettre dans un véritable état second, de se laisser posséder par ce qu’en latin on appelle furor, mot qui s’applique aussi bien à la fureur qui s’empare du combattant au cours de la bataille, qu’à celle du dément qu’on est obligé de mettre à l’écart de la société tant son comportement est anormal, potentiellement dangereux pour elle26. Le furiosus est un fou furieux, y compris dans le sens psychiatrique du terme. Mais cette folie furieuse peut avoir des aspects bénéfiques pour la société, sinon même être indispensable dans certaines circonstances, comme lors de la guerre. Dans le feu du combat, pour être efficace, le guerrier doit en quelque sorte perdre son humanité, se transformer en bête furieuse – de devenir un de ces guerriers-fauves, ces 20

Voir DUMEZIL, 1969, p. 20-26 (= DUMEZIL, 1985, p. 26-32). Voir DUMEZIL, 1969, p. 19-33 (= DUMEZIL, 1985, p. 25-43), et déjà DUMEZIL, 1942, p. 93105 (et p. 50-53 pour Cúchulainn). 22 Voir DUMEZIL, 1942, p. 126-134 (p. 132 : « Il semble donc que les mythes indo-iraniens de victoire sur le Tricéphale gardent le souvenir précis de rituels où l’adversaire du héros était un monstre figuré, homme masqué ou mannequin de planches »), DUMEZIL, 1969, p. 133-145 (= DUMEZIL, 1985, p. 215-229). 23 Sur cette caractéristique du jeune héros, voir SERGENT, 1999, p. 131-132. 24 Voir SERGENT, 1999, p. 214 : « Cette série d’exploits habilite enfin le héros au mariage » ; bientôt Bellérophon va enfin épouser la fille de Iobatès et Cúchulainn sinon épouser, du moins s’emparer par force d’Emer que son père Forgall lui refuse. 25 Voir DUMEZIL 1942, p. 51. 26 La référence est de rigueur à Michel Foucault (FOUCAULT, 1972), qui a insisté sur le « Grand Renfermement » qui se met en place dès la Renaissance. 21

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berserkir, hommes-ours, ou loups-garous, Werwolf, du monde germanique27, ou se comporter comme un lion à l’instar des héros de l’épopée homérique28. Cette métamorphose est indispensable, elle conditionne son efficacité au combat. Mais elle pose bien sûr problème par rapport à ce qui se passera ensuite, la réintégration dans la société du guerrier lorsqu’il reviendra après sa victoire, encore plein du furor qui l’a possédé. Il est indispensable qu’un processus soit mis en œuvre, qui permette à ce furiosus de se débarrasser du trop-plein d’énergie et de violence et, pour reprendre les termes dans lesquels s’exprime la situation pour un Romain comme Horace, de réintégrer ce citoyen devenu soldat, ciuis devenu miles, dans la cité sans danger pour ses concitoyens. N’oublions pas qu’une cité comme Rome est soigneusement préservée de tout ce qui peut être la guerre et sa fureur : le port des armes est rigoureusement interdit à l’intérieur de la limite sacrée du pomerium, Rémus sautant les armes à la main par-dessus le sillon fondateur à peine tracé par son frère l’a appris à ses dépens. C’est ici que nous retrouvons la rencontre avec les femmes, qui exhibent leur sexe devant l’homme qui revient du combat. Comme l’exprime dans le mythe irlandais la sorcière Leborchan qui aperçoit de loin Cúchulainn revenant de sa lutte victorieuse contre les trois fils de Nechta, « Un guerrier arrive en char, sa venue est effrayante. Si on ne se met pas en garde contre lui, il tuera tous les guerriers de Ulates ». Il s’agit de se préserver du danger que constitue le furiosus qui revient prendre sa place parmi les siens. Un traitement curatif va être nécessaire. Et les femmes impudiques vont jouer ce rôle : devant elles, le héros va être obligé de baisser les yeux, de « se cacher sa figure devant elles et diriger son visage vers le char pour qu’il ne vît pas la nudité ni la pudeur des femmes ». Il est dès lors possible à ses compatriotes de se saisir de lui et de le soumettre à cette cure d’eau froide qui, au bout du troisième essai, va enfin avoir raison de son état de foufurieux. La force de la féminité, la puissance du sexe féminin va ainsi triompher sur la virilité exacerbée du guerrier, allant jusqu’à lui faire perdre la sociabilité qui caractérise l’être humain. Face à elle, le combattant le plus terrible est en passe de revenir à ce qu’il a été avant sa naissance, un embryon minuscule et impuissant. C’est donc la puissance de la femme qui s’exprime ainsi, qui explique aussi bien l’immobilisation de Cúchulainn, Bellérophon, les guerriers perses ou spartiates que la fuite éperdue et ridicule des soldats impériaux devant Anne-Jeanne Théroigne de Méricourt. Parfois le comportement impudique de ces femmes s’adresse à des ennemis : c’est le cas des femmes lyciennes par rapport à Bellérophon, des révolutionnaires de 1792 par rapport à Colomban de Bender et ses troupes. Ailleurs, il s’adresse à des compatriotes : c’est le cas des Persanes ou des Spartiates, voulant ainsi rappeler à leurs rejetons le courage qui devrait être le leur et réveiller leur ardeur guerrière, ou, dans un but opposé, celui de la tante de Cúchulainn et ses compagnes cherchant à permettre la réintégration sans heur du combattant au sein de son peuple. Mais c’est toujours la même magie 27 28

DUMEZIL, 1969, p. 125-133 (= DUMEZIL, 1985, p. 205-215). SCHNAPP-GOURBEILLON, 1981, en particulier p. 95-131 (« Diomède le lion »).

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féminine, la même force incoercible que recèle la femme en son sein qui est mise en œuvre dans ces histoires. On peut ajouter une remarque sur les modalités de la rencontre entre le guerrier de retour de la bataille et l’élément féminin. J’ai évoqué le cas de la légende de Cúchulainn, où elle fait intervenir le motif qui nous intéresse de la dénudation par la femme de son sexe. Mais la rencontre peut se passer de tout autre manière, beaucoup moins amène en ce qui concerne la femme. On sait ce qui se passe dans la légende, par ailleurs parallèle, d’Horace revenant de sa victoire sur les trois Curiaces. Une femme se présente bien à lui, sa sœur, mais le héros la tue : elle lui a amèrement reproché d’avoir tué son fiancé, qui était l’un des trois frères albains ; son frère la met alors à mort – ce qui lui vaudra de passer en jugement, avant d’être acquitté par ses compatriotes, en une procédure qui représentera la première application du droit d’appel au peuple, prouocatio ad populum, qui constitue un droit fondamental du citoyen romain. Dans la légende romaine donc, le héros rentrant encore plein du furor du combat se voit donc confronté à une femme ; en un sens, même si elle ne se dénude pas, elle se comporte toujours en femme impudique29, puisque qu’elle sort de la retenue qu’on attendrait de son sexe à Rome, et surtout manifeste des sentiments qui apparaissent comme une scandaleuse trahison du patriotisme qu’on attend de tout habitant de l’Vrbs, qu’il soit homme ou femme, puisqu’elle reproche à un Romain d’avoir tué un ennemi, d’avoir assuré la victoire de la res publica dans de telles conditions. Il est donc normal que son frère la mette à mort, normal également que plus tard le populus Romanus absolve son meurtrier de tout crime, le réintègre pleinement dans la cité. Une rencontre féminine marque donc ici encore la rentrée du guerrier dans le groupe dont il est parti. Mais cette fois, la femme n’est nullement supérieure à l’homme, puisque celui-ci la tue. Et si le guerrier se débarrasse de son trop-plein de furor, c’est aux dépens de la femme, c’est en la tuant qu’il assouvit sa colère. On est loin du cas de la tante de Cúchulainn ou de ses compagnes du mythe irlandais. Il est donc nécessaire que le retour du guerrier dans la cité, sa réinsertion dans le groupe humain auquel il appartient se fassent par le contact avec un élément féminin. Dans le cas de Cúchulainn aussi bien que dans celui d’Horace, on peut considérer que le processus de réintégration fait s’opposer l’état de fou-furieux du combattant et la puissance féminine. Mais, dans l’affabulation de la légende romaine, cela passe par la mort de la femme, non par la renonciation du guerrier devant la force dont elle est porteuse. En fait, il faudra faire appel, là encore, à un processus magique, mais il n’aura plus rien de féminin. La conclusion du procès d’Horace sera qu’il devra passer sous la « poutre de la sœur », donc se soumettre à un rituel qui consiste à passer sous une porte ou une arche – ce passage ayant le pouvoir, selon un processus magique bien connu, de le transformer, de le débarrasser des souillures ou de tout autre trait maléfique – comme ceux dont il s’est 29

Georges Dumézil a souligné avec raison ce point dans DUMEZIL, 1942, p. 105-110.

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inévitablement chargé dans l’état de furor qui était le sien au combat30. C’est un autre moyen, sans doute plus aisé à mettre en œuvre que les cuves dans lesquelles on avait trempé Cúchulainn et moins sauvage que celui de la mise à mort d’une femme31, de permettre au guerrier de rentrer chez lui, sans danger pour ses compatriotes. Il est désormais redevenu inoffensif, peut de nouveau se mêler à la vie normale de ses concitoyens. La légende d’Horace explique donc ce qui apparaît avoir été le rituel auquel l’armée revenant de la bataille, encore pleine de la fureur du combat et souillée du sang versé, des meurtres accomplis : le passage sous une arche. Sans doute faite en matière périssable à l’origine, c’est cette arche qui donnera naissance à ce qui reste parmi l’héritage architectural le plus vivant de l’ancienne Rome : l’arc de triomphe. À l’origine, ce qui pour nous n’est plus qu’une simple marque d’honneur avait une valeur magique, permettant ce que G. C. Picard appelait l’indispensable « désécration » du guerrier au retour du combat32. C’était là au fond un autre moyen que celui de la mise en présence des femmes impudiques par lequel on pouvait parvenir au même résultat.

Bibliographie BLANC, 1989 : Olivier BLANC, Olympe de Gouges, une femme de libertés, Paris, 1989. BLANC, 2014 : Olivier BLANC Marie-Olympe de Gouges : 1748-1793. Des droits de la femme à la guillotine, Paris, 2014. BOULOGNE 2002 : Jacques BOULOGNE, Plutarque, Œuvres morales, IV, Conduites méritoires des femmes, Étiologies romaines, Étiologies grecques, Parallèles mineurs, CUF, Paris, 2002 DUMEZIL, 1969 : Georges DUMEZIL, Heur et malheur du guerrier, Paris, 1969. DUMEZIL, 1985 : Georges DUMEZIL, Heur et malheur du guerrier, 2ème édition, Paris, 1985. FOUCAULT, 1972 : Michel FOUCAULT, L’Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, 1972. GODINEAU, 1988 (2004) : Dominique GODINEAU, Citoyennes tricoteuses à Paris. Les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution française, Paris, 1988 (rééd. 2004). GOULT, 2013 : Benoîte GOULT, Ainsi soit Olympe de Gouges, Paris, 2013. GUYONVARCH, 1994 : Christian-Joseph GUYONVARCH, La razzia des vaches de Cooley, collection « L’Aube des Peuples », Paris, 1994. 30

Voir DUMEZIL, 1942, p. 110-113. On a vraisemblablement un écho du même processus de réintégration du guerrier vainqueur dans le monde de la vie normale par la mise à mort d’un élément féminin dans l’histoire biblique de la fille de Jephté, tuée par son père revenant de sa victoire sur les Ammonites (Juges, 11, 29-40 ; cf. l’histoire du fils du roi de Crète Idoménée, tué par son père lors de son retour de la guerre de Troie : dans ce cas cependant il s’agit d’une victime de sexe masculin). 32 Voir PICARD, 1957. Dans d’autres contextes, le passage sous un arc peut avoir la valeur d’un châtiment qu’on inflige à un ennemi vaincu, le rendant ainsi inoffensif : c’est de cette manière qu’on peut interpréter le passage sous le joug des légions romaines que les Samnites avaient forcées à capituler aux Fourches Caudines en 321 av. J.-C. 31

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HUNT, 1995 : Lynn HUNT, Le Roman familial de la Révolution française, Paris, 1995 (traduction française de The Family Romance of the French Revolution, Berkeley-Los Angeles, 1992). LACOUR, 1900 : Léopold LACOUR, Trois femmes de la Révolution : Olympe de Gouges, Théroigne de Méricourt, Rose Lacombe, Paris, 1900. MOREAU, 1951 : Jacques MOREAU, « Les guerriers et les femmes impudiques », Annales de l’Institut de Philologie Orientale et Slave, 11, 1951, p. 283-300. PICARD, 1957 : Gilbert Charles PICARD, Les Trophées romains. Contributions à l’histoire de la religion et de l’art triomphal à Rome, Bibliothèque des Écoles Françaises d’Athènes et de Rome 187, Paris, 1957. ROUDINESCO, 1989 (2010) : Élisabeth ROUDINESCO, Théroigne de Méricourt : une femme mélancolique sous la Révolution, Paris, 1989, 2ème éd., 2010. SCHNAPP-GOURBEILLON, 1981 : Annie SCHNAPP-GOURBEILLON, Lions, héros, masques. Les représentations de l’animal chez Homère, Paris, 1981. SERGENT 1999 : Bernard SERGENT, Celtes et Grecs, I, Le livre des héros, Paris, 1999. TONON, 2015 : Michaël TONON, « Des sculptures exhibitionnistes en Charente », Mythologie française, 258, mars 2015, p. 48-63.

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La place de la cavalerie dans l’Histoire Romaine de Tite-Live. Remarques préliminaires sur la place de la cavalerie au sein de l’armée romaine (753-167 avant J.-C.) Amandine Cristina Docteur de l’Université Paris Nanterre

Je m’occuperai des légions et du combat d’infanterie. À toi l’honneur de la cavalerie1 !

Les 35 livres qui nous sont parvenus de l’Ad Urbe condita libri de TiteLive consacrent une large part aux hauts faits d’armes de Rome ainsi qu’à ses échecs. Ils permettent, sur une période de six siècles, d’analyser la plupart des évolutions majeures que l’armée romaine a connues. En relevant, dans l’œuvre de Tite-Live, les mentions portant sur les interventions de la cavalerie lors d’actions militaires, nous proposons de revenir dans cet article sur une problématique historiographique encore ouverte : la cavalerie romaine avait-elle un rôle militaire négligeable par rapport à celui de l’infanterie ? Les travaux de M. Gelzer, d’A. Stein, d’A. Alföldi et de Cl. Nicolet, entre autres, ont résolu une grande partie des questions liées à l’ordre équestre ainsi qu’à son rôle social et politique, tout en faisant le lien entre chevalerie et cavalerie2. Toutefois, les historiens qui se sont intéressés à la place de la cavalerie dans le domaine militaire restent partagés. De fait, 1

Tite-Live, Histoire Romaine, VIII, 38 : Cornélius au maître de la cavalerie Marcus Fabius en en 323 avant J.-C. lors d’une attaque des Samnites. 2 En effet, depuis les années 1960, deux lignes s’affrontent entre A. ALFÖLDI, 1952 et 1965 et 1967 et M. MOMIGLIANO, 1966 et 1969. Cette polémique est présentée dans un article d’A.-M. ADAM et A. ROUVERET, 1995, p. 10 : « En ce qui concerne le problème de l’equitatus, on sait qu’après les travaux de W. Helbig au début de ce siècle qui faisaient appel déjà à la documentation archéologique et développaient la fameuse théorie de l’hoplite monté, les travaux se sont concentrés dans les années 60 autour de la polémique entre A. Alföldi et A. Momigliano. Alföldi critiquant la théorie de Helbig sur les hoplites montés essayait de montrer que la cavalerie romaine en tant que caste nobiliaire se développait dans le cadre de la monarchie étrusque, alors que Momigliano soulignait le rôle militaire et social négligeable de la cavalerie romaine archaïque par rapport à l’infanterie hoplitique et se refusait à lier le patriciat à une aristocratie
cavalière ». A. Alföldi s’opposant donc à W. Helbig affirmait l’efficacité militaire des cavaliers et leur origine étrusque. Sur ce débat, voir également F. H., MASSA-PAIRAULT, 1995, p. 33-70 et plus récemment l’excellente introduction de l’ouvrage de N. LUBTCHANSKY, 2005 revenant en détail sur ce complexe débat historiographique.

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l’ouvrage du lieutenant-colonel Denison, paru en 1877, imposa une vision très négative quant au rôle et à la qualité de la cavalerie romaine3. F. Adcock, en 1963, revenait sur les raisons de l’inefficacité de la cavalerie4. J. Warry, en 1980, la considérait comme « notoirement faible » du moins pendant toute la période républicaine, à l’instar de M. Junkelmann en 1991, de K. Dixon et P. Southern en 1992, ou encore de M. Feugère en 19935. Récemment, en 2015, F. Istvan évoquait largement, lui aussi, le rôle mineur de la cavalerie6. Cependant, dès 1990, A. Hyland rappelait que : The growth of Roman cavalry is not nearly so well illustrated, yet growth there was. Taken as a continually evolving sector of the Roman army, the cavalry had a defined growth pattern. Its stages were highlighted by the punctuation marks of major battles ; small but vital engagements where the horse was the focal point ; and military giants who recognized the role the horse should play7.

Elle ajoutait dans le même ouvrage que la guerre contre Hannibal avait marqué une étape importante dans l’évolution de la cavalerie : The Hannibalic Wars brought home to the Romans their deficiences in cavalry. The ratio of horse to foot in the Roman sphere was low. […] Even after the lessons in the use of cavalry at Ticinus and Canne, Rome had much else to absorb in this department. Though not ranked as a major episode in Rome’s military history, the equestrian content of the Jugurthine Wars must surely have shown Rome that she needed to assess and radically re-organize her approach to mounted warfare8.

Or, pour J. B. McCall, en 2002 : Proponents of the traditional argument have generally assumed that three defeats in three years sufficiently demonstrate that the Roman cavalry had been deficient for centuries. Similary, passing references to effective foreign cavalry forces have been seemed superior to Roman cavalry. This whole approach lacks the rigor necessary to support such sweeping statements9.

P. Sidnell, en 2006, expliquait que : This view is largely based on the apparent failings of the Roman cavalry in the wars against Carthage in the third century BC. There is a persistent belief that they had little equestrian tradition and consequently lacked an adequate supply

3

LTD DENISON, 1877, p. 46-57, 60, 73 et 82. F. ADCOCK, 1963, p. 25, se fonde sur le fait que les bons commandements étaient rares et sur l’absence de l’utilisation d’étriers. Ce second argument ne tient pas puisque les peuples que les Romains ont combattus durant les périodes archaïque et républicaine ne connaissaient pas non plus l’étrier. 5 J. WARRY, 1980, p. 109 ; M. JUNKELMANN, 1991, p. 14 ; K. DIXON, P. SOUTHERN, 1992, p. 21 : « Roman citizens undoubtedly made excellent infantrymen, but as cavalrymen, an arm in which there was seemingly no native tradition, they were apparently less effective. Futhermore, the legionary cavalry were chosen purely on a qualification of wealth, rather than horsemanship » ; M. FEUGÈRE, 1993, p. 103. 6 F. ISTVAN, 2015, p. 5-14. Ce dernier s’appuyant sur les ouvrages des auteurs précédemment cités. 7 A. HYLAND, 1990, p. 187. 8 A. HYLAND, 1990, p. 189. 9 J. B. MCCALL, 2002, p. 2. 4

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both of skilled riders and of generals with a proper understanding if cavalry warfare10.

À juste titre, il rappelait ensuite que Tite-Live donnait, pour sa part, un rôle glorieux aux equites dans de nombreuses batailles, bien qu’ils enregistrassent aussi des échecs. De même, pour M. S. Sage en 2008 : The cavalry usualy plays a decisive role in accounts of early battles. This must surely have been the result of the perennial association of the horse in combat with the elite that is visible in the Mediterranean area and elsewhere. That association was fostered not only by the advantages that the horse conferred in battle, but also by the wealth necessary to raise and support it11.

Si le rôle de la cavalerie fut effectivement limité, il a cependant pu s’avérer parfois décisif. Afin de revenir sur ce dossier d’après les sources liviennes en abordant le rôle des equites d’un point de vue strictement militaire, il apparaît nécessaire de faire le point sur la tradition romaine équestre, d’analyser les différents rôles de la cavalerie au sein de l’armée romaine, puis les victoires et les défaites que l’on peut véritablement lui imputer.

Une tradition équestre romaine ? Les cavaliers sont bien attestés dès les origines de Rome12 sur le modèle des traditions étrusques13. Bien sûr, pour cette période, les sources sont à utiliser avec prudence, comme le rappelait P. Cosme : Les victoires de Romulus sur ses voisins immédiats […] celles de Tullus Hostilius […] nous révèlent plus des schémas narratifs communs à tous les mythes fondateurs des cultures indo-européennes que les détails du dispositif défensif réel de la Rome primitive. Il faut attendre le milieu du IVe siècle avant notre ère et le règne de Servius Tullius pour prétendre tirer quelques données historiques du mythe14.

B. Mineo avait d’ailleurs brillamment montré tout le paradoxe résidant dans le livre I de l’Histoire Romaine entre épisodes légendaires et fondements historiques15. On admet cependant que, sous Tarquin l’Ancien il y eut une « tentative d’élargissement du recrutement de la cavalerie16 ». Les 10

P. SIDNELL, 2006, p. 149. Cette défaillance pendant la seconde guerre punique est aussi évoquée chez K. DIXON, P. SOUTHERN, 1992, p. 22. A. HYLAND, 2013, p. 514 revient également sur les défaites de Trébie, Trasimène et Cannes, mais en insistant davantage sur les qualités des cavaliers numides et de leurs tactiques. 11 M. S. SAGE, 2008, p. 6. Toutefois, il ajoutait à la page 93 que la cavalerie restait secondaire : « comme la taille d’une force militaire était en général le facteur déterminant du succès, la cavalerie ne pouvait jouer qu’un rôle limité ». 12 Tite-Live, Histoire Romaine, I, 13 : « à la même époque, on forma aussi trois centuries de chevaliers, appelées Ramnenses, de Romulus, Titienses, de T. Tatius ; pour les Lucères, la raison de leur nom et son origine est douteuse » ; I, 14 : « (Romulus) reprit la route avec la plus grande partie de l’armée et toute la cavalerie ». 13 Sur ce sujet nous renvoyons aux travaux de C. SAULNIER, 1980 et J.-R. JANNOT, 1986, p. 109-133 ; A. HYLAND, 2013, p. 514 14 P. COSME, 2007, p. 11. 15 B. MINEO, 2010, p. 495-508. 16 P. COSME, 2007, p. 16.

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raisons étaient politiques mais cette réforme atteste de l’ancienneté de la cavalerie. Sous Servius Tullius, « le nombre de 18 centuries équestres, comprenant 1800 hommes, aurait peut-être été atteint17 ». D’après M. Feugère, le critère de sélection censitaire de l’ordre équestre reproduit naturellement une très ancienne tradition, selon laquelle l’utilisation du cheval fait partie des privilèges aristocratiques. Mais elle ne prépare guère l’armée romaine à bénéficier de troupes montées particulièrement efficaces. Contrairement à d’autres peuples (celtiques, orientaux), les Latins ne bénéficient pas d’une tradition locale significative dans le domaine de la cavalerie18.

À cet argument, on peut aussi ajouter le nombre conséquent d’alliés intégrés progressivement au sein de la cavalerie suite à l’expansion romaine en Italie (Polybe affirme qu’il y avait 3 fois plus d’alliés dans la cavalerie que de citoyens romains, ainsi que Tite-Live19) ainsi que des mercenaires20. Toutefois, le fait que les Romains n’étaient pas un peuple de nomades qui vivait littéralement à dos de cheval et qu’ils ne comptaient qu’un effectif restreint de cavaliers sont deux raisons suffisantes pour affirmer qu’ils n’avaient pas de tradition locale significative dans ce domaine. Monter et se battre à cheval était l’apanage d’une élite guerrière qui démontrait ainsi sa virtus. Plusieurs passages de Tite-Live attestent de la bravoure et de la valeur des cavaliers tenus en haute estime par les fantassins21. La cavalerie auxiliaire avait par ailleurs besoin du soutien de la cavalerie romaine que, bien entendu, Tite-Live présente comme étant plus compétente et plus brave22. L’iconographie cavalière (dédicaces de statues équestres, monnaies, cistes prénestines …) pour notre période d’étude vient également attester de l’existence d’une tradition équestre23. Une solde doublée voire triplée lors des victoires démontre toute la valeur accordée à ce corps de l’armée24, en même temps que la prise en compte des frais d’équipement supérieurs d’un cavalier. Enfin, l’institution de la transvectio equitum, qui avait lieu aux ides de juillet à partir de 304 avant J.-C. qui symboliserait la victoire du lac Régille en 496 avant J.-C., a une place importante dans la mémoire romaine collective. Le rôle central de la cavalerie dans cette bataille forme un pilier central de l’identité de l’ordre équestre et de sa fierté25. Les chevaliers 17

P. COSME, 2007, p. 16. M. FEUGERE, 1993, p. 103. 19 P. BRUNT, 1971, p. 44 et 677 s. 20 Sur les mercenaires : J. NAPOLI, 2010. 21 Tite-Live, Histoire Romaine, II, 20 ; II, 65 ; III, 61 ; III, 63 ; X, 14. Certaines de ces interventions ont été effectuées à pied mais nous reviendrons sur ce point. 22 Tite-Live, Histoire Romaine, XL, 40 : « Cavaliers des deux légions, renforcez la cavalerie auxiliaire […]. Impressionnés par la bravoure exceptionnelle des cavaliers romains et encouragés par leur exemple, les cavaliers auxiliaires n’attendirent pas les ordres pour lancer leurs chevaux contre les ennemis déjà en pleine confusion. La débandade était complète ». 23 A.-M. ADAM et A. ROUVERET, 1995, p. 9 notent la complexité de l’interprétation de ces figurations et de la nécessité de distinguer « le problème militaire touchant aux conditions techniques de formation et d’utilisation des forces de cavalerie et la signification sociale de l’image du cavalier, perçue (ou non) comme le signe d’une aristocratie ». 24 Tite-Live, Histoire Romaine, XLV, 32 et 40. 25 P. SIDNELL, 2006, p. 156. Comme l’a démontré C. NICOLET, 1966, p. 9-10 et p. 19 : la transvectio equitum est un achèvement constitutionnel pour l’ordre équestre. Tite-Live, 18

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défilaient avec leurs distinctions et récompenses obtenues à la guerre26. Il est donc très contestable d’affirmer que les Romains n’avaient pas de tradition notable de cavalerie. Celle-ci concernait seulement un nombre restreint de citoyens. Afin de conforter notre point de vue, il est indispensable d’interroger les sources sur les qualités équestres de ces equites lors des combats.

Les emplois de la cavalerie Le propos, ici, n’est pas de revenir en détail sur les effectifs de la cavalerie au sein des légions romaines, d’autant que comme le rappelait Y. Le Bohec cet effectif variait suivant les circonstances : il est absurde d’imaginer qu’un chiffre précis a été décidé une fois pour toutes, et qu’on s’y est tenu avec fermeté. Les débats qui ont eu lieu à propos de l’effectif de la légion représentent donc l’exemple parfait du faux problème27,

sur son armement28 ou encore sur les réformes de l’armée, sujets bien connus et amplement traités pour cette période29. Le but est de constater les différents rôles et missions qui ont pu lui être confiés afin de mettre en évidence ou non ses compétences et son importance au sein de l’armée. D’après Tite-Live30, la cavalerie était employée lors de différentes phases de combat : la poursuite des soldats ennemis en déroute (19 mentions), des combats singuliers (6 mentions31), des attaques sur le flanc de l’armée ennemie (7 mentions), des attaques démontées (9 mentions), des attaques à revers de l’infanterie ennemie dans le dos (6 mentions), des manœuvres d’encerclement conjointement avec l’infanterie (3 mentions), une première charge (8 mentions32), une seconde charge (6 mentions), des manœuvres de tromperie, de fuite simulée et de diversion (6 mentions33) ; les cavaliers Histoire Romaine, IX, 46 : « Flavius, on dit qu’il fonda aussi le défilé des cavaliers le 15 juillet ». 26 A. FLOBERT, 1996, note 296, p. 369. 27 Y. LE BOHEC, 2014, 1, p. 57. Sur la composition des légions : G. BRIZZI, 2004, p. 51 ; P. COSME, 2007, p. 31 ; Y. LE BOHEC, 2014, 1, p. 59 et p. 142 ; Y. LE BOHEC, 2014, 2, chap. 9 ; Y. LE BOHEC, 2017, p. 63 et p. 100. Sur la constitution des armées à l’époque des guerres puniques : P. FRACCARO, 1957 et 1975 ; J. HARMAND, 1967 ; C. NICOLET, 1993 (5e éd.), chap. VIII. 28 Sur l’armement : F. DE MARTINO, 1980, p. 143 sq. ; C. GUITTARD, 1986, p. 51-64 ; Y. LE BOHEC, 1997, p. 13-24 ; Y. LE BOHEC, 2014, 2, chap. 9 ; Y. LE BOHEC, 2017, p. 138. SUR L’EQUIPEMENT DE LA CAVALERIE : M. FEUGERE, 1993, P. 102-03 ; J. B McCall, 2002, p. 26-52. 29 Voir, entre autres, sur les réformes de Tarquin L’Ancien et l’organisation centuriate : P. FRACCARO, 1931, p. 91-97 ; P. COSME, 2007, p. 16 et p. 24. Sur les réformes de Servius Tullius : C. AMPOLO, 1988, p. 203-59 ; G. BRIZZI, 2004, p. 45-46 ; J. MARTINEZ-PINNA NIETO, 2009, p. 506-11. Sur la phalange hoplitique : J.-C. RICHARD, 1978, p. 438-447 ; G. BRIZZI, 2004, p. 44-45 et p. 64-66. Pour le passage à l’armée manipulaire : A. ALFÖLDI, 1952 ; P. FRACCARO, 1975, p. 41-57. 30 D’après le tableau n°1, ci-après. 31 Tite-Live, Histoire Romaine, II, 6 ; IV 19 et 20 ; V, 36 ; XXIII 46-47 ; XXV, 18. 32 Elle pouvait être couplée avec l’infanterie légère. 33 À deux reprises, c’est la cavalerie numide passée dans le camp romain qui effectue une diversion.

249

pouvaient charger sans mors (3 mentions), passer et rompre les lignes ennemies pour faciliter le passage de l’infanterie (3 mentions), barrer la route à l’infanterie ennemie (3 mentions), effectuer un mouvement tournant (1 mention), charger dans trois directions pour perturber l’ennemi (1 mention), empêcher les fantassins romains de s’enfuir et les forcer à retourner au combat (1 mention34). En dehors des phases de combat, la cavalerie était employée comme éclaireuse35 ainsi que pour effectuer des missions de reconnaissance et d’exploration36, pour prévenir d’une attaque et appeler à l’aide37, pour couvrir l’infanterie38 et protéger les hommes qui dressaient le camp et les fortifications en préparation d’un combat39 ou ramassaient du fourrage40, pour ravitailler les troupes41 et enfin pour du pillage42. Le premier élément frappant est la diversité des rôles et missions. La cavalerie romaine se devait d’être polyvalente. Les différentes manœuvres évoquées nécessitaient en effet une maîtrise certaine de sa monture lors des différentes phases de combat. Par exemple, à trois reprises, les cavaliers romains auraient combattu sans mors43. Si de prime abord cela peut paraître surprenant, cela les aurait rendus « encore plus redoutables44 ». Les chevaux libérés de leurs freins prenaient ainsi plus de vitesse bien que cela entraîne une perte certaine de contrôle de la monture. Toutefois, ceci n’empêcha pas les cavaliers ni de se maintenir sur leur monture, ce qui sans étrier et sans selle nécessite une bonne assiette, ni de faucher les ennemis45. De plus, les cavaliers romains combattaient également à pied et étaient sur ce point supérieurs. Cela est d’ailleurs évoqué à deux reprises dans l’Histoire Romaine, lors d’une harangue de Sextus Tempanius en 423 avant J.-C. : « Montrez aux Romains et aux Volsques qu’il n’y a pas un cavalier qui vous vaille à cheval, pas un fantassin qui vous vaille à pied !46 » et lors d’une 34

Tite-Live, Histoire Romaine, X 36. Ibid, II, 6. 36 Ibid, VIII, 7 ; XXII, 15 ; XL, 30. 37 Ibid, III, 26. 38 Ibid, XLIV, 37. 39 Ibid, XXVIII, 13. Dissimulés derrière une colline les cavaliers de Scipion foncent sur les cavaliers de Magon et de Masinissa qui bousculaient les hommes au travail ; XLIV, 37. 40 Ibid, XXXVIII, 25 41 Ibid, IX, 30. 42 Ibid, XXIX, 34. 43 Les chevaux étaient harnachés avec un filet sans mors. Il faut probablement comprendre que les rênes devaient être reliées à une muserole qui appuyant sur le chanfrein permet de garder un minimum de contrôle et de diriger le cheval. Celui-ci est donc bien plus difficile à freiner et à contrôler surtout s’il n’a pas l’habitude d’être guidé de la sorte. 44 Tite-Live, Histoire Romaine, XL, 40. 45 Ibid, IV, 33 : (combat aux portes de Fidènes en 426 avant J.-C.) « Le maître de la cavalerie lui aussi livra un combat d’un genre nouveau : il fit retirer le mors des chevaux puis fonça le premier au milieu des flammes, éperonnant son cheval débridé. Les autres chevaux galopèrent droit à l’ennemi, emportant les cavaliers qui ne parvenaient plus à les contrôler. Le mélange de poussière et de fumée aveuglait les hommes et les chevaux, mais le spectacle qui avait fait peur aux soldats n’inspirait aux chevaux aucune crainte. Les cavaliers fauchaient tout sur leur passage, ne laissant derrière eux que des ruines. […] Les cavaliers étaient partout, entraînés au galop de leurs chevaux débridés. Presque tous les Véiens fuyaient ». 46 Tite-Live, Histoire Romaine, IV, 38. 35

250

bataille contre les troupes de Philippe de Macédoine en 199 avant J.-C. : « Les cavaliers du roi étaient inférieurs aux cavaliers romains car ils n’avaient pas l’habitude de se battre à pied47 ». Le fait de descendre de cheval ne doit en aucun cas être pris comme un manque de qualité équestre mais au contraire comme répondant à une logique tactique en fonction des circonstances du terrain et comme un atout supplémentaire contre des cavaliers qui eux étaient moins polyvalents48. De plus, les cavaliers pouvaient ensuite remonter à cheval pour foncer sur l’autre aile ennemi49. Si on tient compte du nombre de mentions, le rôle principal de la cavalerie était la poursuite à la fin de la bataille. C’est probablement un des éléments qui a pu laisser à penser que la cavalerie n’avait qu’un rôle secondaire puisqu’elle n’intervenait qu’une fois le gros du combat achevé50. Elle pouvait aussi intervenir, plus rarement il est vrai, lors d’une première et d’une seconde charge et dans des manœuvres de diversion. D’un point de vue tactique, la cavalerie était placée classiquement aux ailes51. Une fois la cavalerie adverse dispersée, elle pouvait alors effectuer un mouvement d’encerclement conjoint avec l’infanterie. Le combat singulier, quant à lui, est emprunté au répertoire de l’épopée et ne peut être traité que du point de vue de l’anecdote, c’est pourquoi nous avons fait le choix de ne pas l’intégrer dans le tableau n°1. Cette analyse est certes sommaire mais elle permet de revaloriser les qualités équestres des cavaliers romains ainsi que la place tactique qu’ils jouaient. C’est pourquoi il faut entrer dans le détail des combats pour pouvoir apprécier si les interventions de la cavalerie s’avéraient déterminantes.

47

Tite-Live, Histoire Romaine, XXXI, 35. Tite-Live, Histoire Romaine, VII, 33 : (victoire des Romains sur les Samnites en 343 avant J.-C.) « Constatant que, faute de place, les escadrons tournaient en rond sans arriver à creuser une brèche dans le front ennemi, il fit demi-tour, descendit de son cheval face aux premières lignes et s’écria : “c’est à pied, soldats, qu’il faut combattre !“ » ; XXXIX, 31 : « Les cavaliers poursuivirent ceux qui cherchaient refuge dans le camp et pénétrèrent à l’intérieur du retranchement, mêlés à la foule des ennemis. Le combat reprit contre ceux qui gardaient le camp. Les cavaliers durent mettre pied à terre ». F. H., Massa-Pairault, 1995, p. 49 revient sur la nécessité pour les cavaliers de demander la permission au dictator de mettre pied à terre mettant ainsi en lumière, selon elle, l’importance prise par le magister equitatus en distinguant ainsi son « domaine réservé » au sein du commandement. 49 Tite-Live, Histoire Romaine, III, 63. 50 Les cavaleries ennemies avaient par ailleurs le même rôle. Quand Masinissa rejoint le camp romain, Tite-Live mentionne le fait que sa cavalerie tuait beaucoup d’ennemis surtout dans la poursuite (Tite-Live, Histoire Romaine, XXXIX, 29). Cet emploi n’a pas changé au cours des siècles : entre les Ve et VIe siècles après J.-C. les chevaux maures étaient utilisés pour la fuite ou la poursuite selon la tactique adoptée par le cavalier (Procope, Guerre contre les Vandales, II, 12, 9 ; Corippe, La Johannide, I, 535-540). 51 Sur la question de la première charge menée par l’aile droite ou par l’aile gauche, c’est-àdire par un plébéien, traduisant l’opposition entre patricien et plébéien, voir A. ROUVERET, 1986, p. 97-98 qui a étudié cette problématique en analysant le passage de la capitulation de Pérouse en 310 avant J.-C. (Tite-Live, Histoire Romaine, IX, 40). 48

251

Mesurer l’importance de la cavalerie dans les victoires Tableau n°1 : Les interventions de la cavalerie romaine et alliée dans les victoires relatées dans l’Histoire Romaine de Tite-Live Livre

Lieu/ peuples affrontés/ Dates

Intervention par rapport à l’infanterie

I, 14

contre les Fidénates

mineure

I, 30

contre les Malitiosa

I, 37

contre les Sabins

II, 19-20

bataille du lac Régille, décisive 499

II, 42

combat contre les majeure Volsques et les Eques

III, 22

- 459

III, 61

mont Algide

III, 62-63

Horatius Sabins

III, 70 IV, 18 IV, 33 IV, 38 V, 32

Sabins

contre

contre les Fidènes, - 426

majeure

Camille Volsques

VI, 29

contre les Prénestins

contre

- combat avec l’infanterie - fuite simulée - attaque par le flanc « […] grâce à la solidité des fantassins, mais aussi à la cavalerie récemment augmentée, l’armée romaine l’emporta de beaucoup […] » - cavalerie placée aux deux ailes attaque par les flancs - met en fuite les Sabins - mène la 1ere charge - combat démonté - poursuite de l’ennemi poursuite de l’ennemi poursuite et massacre des soldats volsques en déroute - 2e charge après l’infanterie - passage entre les lignes ennemies - empêche la fuite des ennemis - combat démonté - remonte à cheval et attaque de l’autre aile ennemie poursuite des ennemis en déroute première charge

majeure

armée consulaire contre décisive les Volsques, - 423 contre les Volsiniens, mineure 391

VI, 24

VII, 15

les

Publius Sulpicius commande la cavalerie contre les Volsques M. Aemilius combat près de Fidènes, - 437

contre les Volsques

VII, 7-8

majeure

mineure

VI, 13

VI, 32

à

Rôles et tactiques/citations

combat sans mors combat démonté barre la route aux ennemis en déroute - rompre les lignes ennemies en plusieurs points - poursuite des ennemis

les

décisive

- combat démonté « Les Prénestins ne résistèrent ni à la cavalerie ni à l’infanterie »

bataille devant Satricum, - 378 Appius Claudius contre majeure les Herniques, - 362 Sex. Tullius triomphe des majeure Gaulois, - 358

252

première charge - attaques répétées - combat démonté - 2e charge mettant les ennemis en déroute - poursuite

VII, 33 VIII, 30 VIII, 39 IX, 22 IX, 23

IX, 27

IX, 40 X, 4

contre les Samnites, - 343 expédition dans le majeure Samnium, - 325

combat sans mors - attaque de l’infanterie dans le dos après avoir détruit la cavalerie - poursuite des fuyards

contre les Samnites, - 323 combats autour de Saticula, - 315 bataille devant Sora, 315

combat démonté attaque par l’arrière qui permet l’encerclement avec l’infanterie « tandis qu’elle traversait le champ de bataille en passant entre les deux fronts, les cavaliers romains poussèrent leurs chevaux et mirent la confusion parmi les enseignes ainsi que dans les rangs des cavaliers et des fantassins, jusqu’à ce que toute cette fraction de l’armée tourne les talons »

bataille devant Malévent, - 314

capitulation de Pérouse, majeure 310 opérations en Ombrie et majeure contre les Eques

X, 5

contre les Etrusques, 301

X, 41

devant Aquilonia, - 293

XXI, 29

1er rencontre entre les cavaleries romaine et carthaginoise, - 219-218

XXVI, 4

siège de Capoue, été majeure 211

XXVI, 10

Hannibal sous remparts de Rome

XXVII, 14

revanche des Romains, mineure 209

XXVII, 42

défaite d’Hannibal, printemps - 207

les

combat démonté

majeure

majeure

253

- attaque des ailes par le flanc « Le maître de la cavalerie avait rétabli l’ordre partout ». passage des cavaliers entre les lignes des fantassins pour mener la 1er charge - tactique de diversion - charge au centre en passant entre les lignes « Cette unité de cavalerie rencontre les 300 cavaliers romains partis du delta du Rhône. Le combat fut d’une violence que le nombre de combattants ne laissait pas prévoir ; sans compter les blessés, il y eut à peu près autant de morts de chaque côté. La peur et la fuite des Numides donnèrent la victoire aux Romains qui étaient à bout de forces. […] Ce premier engagement avait valeur de signe : il annonçait aux Romains que la guerre se terminerait finalement bien, mais que la victoire coûterait beaucoup de sang et que la lutte serait incertaine ». - tactique de deux soldats à cheval : les vélites sautent armés de javelots, en parallèle la cavalerie charge - poursuite « Le combat de cavalerie se termina à l’avantage des Romains et les ennemis furent refoulés ». poursuite - 1ere charge - poursuite

XXVIII, 14

bataille de Silpia

XXVIII, 16 XXVIII, 33

fin de la guerre d’Espagne, - 206 Scipion attaque Indibilis majeure près de l’Ebre, - 206

XXIX, 2

défaite et mort d’Indibilis majeure

XXIX, 34

bataille près d’Utique, été majeure - 204

XXX, 8-9

bataille des Grandes Plaines, printemps - 203

XXX, 18

bataille contre Magon

bataille de Zama, XXX, 3310 octobre - 202 35

majeure

bataille contre les XXXI, 21 Gaulois devant Crémone, septembre - 200 première rencontre entre l’armée consulaire et XXXI, décisive l’armée de Philippe (mai35-37 juin - 199) XXXIII, 7

XXXIV, 17

les soldats de Philippe délogent les troupes décisive alliées, - 197 Caton en Espagne, - 195-193

Contre les Boïens, en XXXV, 5 Ligurie, - 193-192 la cavalerie numide sauve XXXV, l’armée consulaire en 11 Ligurie XXXVI, massacre de l’armée 19 d’Antiochus, juin - 191 attaque d’un camp par les XXXVIII Gaulois, campagne de , 18 Grèce, juillet -189 XXXVIII bataille du Mont Olympe, , 21 - 189 XXXIX, 31

décisive

-1ere charge avec l’infanterie légère - retraite pour amorcer une manœuvre d’encerclement - attaque par derrière - attaque sur les flancs attaque par derrière en contournant une montagne - passage de la cavalerie à l’intérieur des légions pour la 1ere charge - cavalerie numide faisant diversion - cavalerie romaine cachée au pied des collines en attente : tactique de l’encerclement « Ils ne résistèrent pas mieux à la cavalerie romaine que les Carthaginois » - poursuite des troupes de Syphax et d’Hasdrubal 2e charge - cavalerie aux ailes - prise des ennemis à revers - encerclement - poursuite - cavalerie aux ailes - poursuite - combat à cheval et combat démonté mêlés aux fantassins - poursuite « On évita de justesse la débandade, grâce surtout aux cavaliers étoliens […] : c’étaient de loin les meilleurs cavaliers grecs de l’époque […] ». « Les Turdétains sont les moins belliqueux des Espagnols. […] Une charge de cavalerie suffit à semer le désordre dans leurs rangs et l’infanterie n’eut pratiquement pas à intervenir ».

décisive

- 2e charge des cavaliers alliés - poursuite par les cavaliers romains

majeure

tactique de diversion des cavaliers numides auxiliaires

mineure

poursuite

décisive

la cavalerie romaine sort du camp et disperse la cavalerie gauloise

mineure

poursuite

bataille sur les bords du Tage contre les majeure Espagnols

254

- mouvement tournant - poursuite - combat démonté dans le camp ennemi

XL, 28 XL, 31 XL, 40 XL, 48

XLII, 7

bataille contre les Ligures, - 181 campagne de Q. Fulvius Flaccus contre les Celtibères, - 181 bataille au défilé de décisive Manlius, - 180 contre les Celtibères, 179

bataille contre Ligures, - 173

les

majeure

poursuite - attaque dans le dos de l’ennemi pour les prendre en tenaille - poursuite - attaque du coin ennemi - combat sans mors - tactique de la fuite pour attirer les ennemis dans un piège -intervention quand la bataille d’infanterie reste indécise - la cavalerie fonce dans 3 directions à la fois - traversée du front ennemi pour atteindre l’arrière des lignes - bloque la fuite - poursuite

Le tableau n°1 établit l’ensemble des victoires romaines relatées par TiteLive où la cavalerie est mentionnée52. Il permet d’établir les différentes interventions de la cavalerie lors de phases de combat et si celles-ci ont été mineures, majeures voire décisives. Sur 56 victoires, la cavalerie a eu 6 fois un rôle que l’on peut qualifier de mineur, 19 fois un rôle majeur et 9 fois un rôle décisif. Pour les autres victoires, il n’est pas possible de réellement trancher, le récit n’étant pas assez explicite. La cavalerie a donc eu un rôle prépondérant dans presque la moitié des victoires romaines où elle est intervenue. Ce premier fait permet d’ores et déjà de réévaluer de façon positive le rôle de la cavalerie par rapport à celui de l’infanterie dans les batailles où les deux unités ont pris part. D’autant que sur les 22 victoires où nous n’avons pu trancher clairement, la cavalerie a joué un rôle presque voire aussi important que l’infanterie. Encore une fois, il faut rappeler que les sources liviennes sont à utiliser avec précaution, comme le signifiait F. H., Massa-Pairault pour le récit de la bataille du lac Régille : Tite Live, sensible à la signification politique et constitutionnelle des événements, souligne, en définitive, un trait de concordia ordinum : le fait que les cavaliers, en partageant les périls de l’infanterie, égalisent les conditions pour emporter un succès dont dépend l’imperìum de Rome53.

Toutefois, à la lumière de ce tableau il apparaît évident que le texte de l’Ineditum Vaticanum indiquant que la cavalerie n’eut pas de poids réel avant les guerres samnites doit être revu54. Nous suivons ainsi l’avis de F. H., Massa-Pairault : « l’importance tactique de la cavalerie est chose acquise avant même la seconde guerre samnite55 ». On peut également souligner qu’à deux reprises la cavalerie est intervenue lors d’une deuxième charge parce que les fantassins étaient bloqués parfois « depuis trois heures sans obtenir 52 Dans le récit de plusieurs victoires, la cavalerie n’est pas mentionnée, c’est souvent le cas pour les récits de siège ou même au cours de la seconde guerre punique comme lors de la bataille de Tarragone (Tite-Live, Histoire Romaine, XXI, 61). 53 F. H., MASSA-PAIRAULT, 1995, p. 37. 54 Ineditum Vaticanum, 1892, p. 118. 55 F. H. MASSA-PAIRAULT, 1995, p. 51.

255

de résultat56 », au point qu’elle soit « le dernier espoir57». La cavalerie s’est donc à plusieurs reprises révélées être une pièce maîtresse voire indispensable. Tite-Live prête d’ailleurs à Quintus Fabius Maximus cette injonction d’aller trouver les cavaliers et de leur demander de tout faire pour garder intact en ce jour l’honneur de la cavalerie, s’ils n’avaient pas oublié qu’elle avait déjà assuré le salut de l’Etat58.

Il est aussi nécessaire de rappeler l’importance grandissante des cavaliers auxiliaires dans ces victoires, ce qui n’apparaît pas dans le tableau n°1. Il faut ainsi reconnaître de manière indéniable le rôle de la cavalerie numide dans les victoires romaines mettant fin à la seconde guerre punique, notamment lors de la bataille de Campi magni. Pour G. Brizzi c’est aussi grâce à cette supériorité numérique inédite que l’armée de vétérans de Scipion certes forte d’un bon moral et de son expérience, remporta cette victoire59. Par ailleurs, selon G. Brizzi ce sont l’affaiblissement de la cavalerie macédonienne et le recours aux cavaliers numides, espagnols et gaulois dans l’armée romaine qui expliqueraient sa défaite lors de la guerre du même nom60. C’est ce recours de plus en plus massif aux auxiliaires et les défaites face à Hannibal qui ont largement concouru à la mauvaise réputation de la cavalerie romaine. Celles-ci doivent bien évidemment être prises en compte.

Mesurer les défaites de la cavalerie Tableau n°2 : Les défaites de la cavalerie dans l’Histoire Romaine de Tite-Live Livre IX, 38

X, 14

X, 28

Lieu/peuples affrontés/Dates citations « Le nombre de victimes était sensiblement le même, pourtant la rumeur attribua la défaite opérations dans le Samnium, aux Romains à cause de la mort de quelques - 310 cavaliers et de tribuns, sans compter celle d’un légat et surtout la blessure du consul ». « La charge des escadrons de cavalerie n’entama pas la résistance des lignes dans le Samnium, près de samnites : il était impossible de les faire reculer ou d’ouvrir une brèche. Devant Tifernum, l’échec de leur tentative, les cavaliers se - 297 replièrent derrière les enseignes et quittèrent le front ». (arrivée des chars de guerre gaulois) « Une P. Decius se sacrifie pour sorte de terreur panique mit en déroute la sauver l’armée cavalerie victorieuse »

56

Tite-Live, Histoire Romaine, XLII, 7. Tite-Live, Histoire Romaine, X, 14. 58 Tite-Live, Histoire Romaine, X, 14. 59 G. BRIZZI, 2004, p. 115. 60 G. BRIZZI, 2004, p. 141. 57

256

X, 36

opérations en Apulie et dans le Latium, - 294

XXI, 46-47

bataille au bord du Tessin, 218

XXI, 55

bataille de la Trébie, - 218

XXII, 15

bataille de cavaleries lors d’une reconnaissance, fin été - 217

XXII, 28

Minucius en difficulté, - 216

XXII, 47-48

Cannes, été - 216

« Alors le consul romain, pour lancer le combat, envoya quelques escadrons de cavalerie en dehors des rangs : la plupart des cavaliers tombèrent de cheval, les autres furent bousculés, les Samnites se précipitèrent pour tuer ceux qui étaient à terre […] dans la bousculade, les cavaliers écrasaient sous les pas de leurs chevaux effrayés ceux qui venaient leur porter secours ». « Le combat de cavalerie resta un certain temps indécis : les fantassins, en entrant dans l’action, affolèrent les chevaux ; beaucoup de cavaliers étaient désarçonnés ou sautaient à terre quand ils voyaient leurs camarades en difficulté et serrés de près. Le combat se poursuivit à pied […] Ce fut le premier engagement contre Hannibal ; on en tira deux enseignements : la supériorité de la cavalerie carthaginoise et le handicap des Romains si on se battait dans la plaine qui s’étend entre les Alpes et le Pô ». « Cependant les Romains eussent résisté, s’ils n’avaient eu à combattre que de l’infanterie : mais notre cavalerie une fois mise en déroute […] ». « Quand Mancinus vit que l’ennemi ne cessait pas de le poursuivre, et qu’il n’avait aucun espoir de lui échapper, exhortant les siens, il revint au combat, quoique inférieur en forces à tous égards. Aussi, lui-même et l’élite de ses cavaliers furent-ils cernés et tués ; les autres, dans une course désordonnée, se réfugièrent d’abord à Calès […] ». « L’infanterie légère des Romains devait gravir la hauteur qu’occupait déjà l’ennemi : elle fut d’abord repoussée et bousculée ; les cavaliers qui venaient derrière prirent peur et s’enfuirent jusqu’aux enseignes des légions ». « Les auxiliaires attaquèrent et le combat s’engagea avec les troupes légères ; puis l’aile gauche, composée de cavaliers gaulois et espagnols, s’élança contre l’aile droite des Romains, mais le combat ne se fait pas du tout dans les règles ordinaires : faute de place les cavaliers devaient en effet attaquer de face, car ils étaient coincés entre la rivière d’un côté et l’infanterie de l’autre. On attaquait donc droit devant soi et les chevaux finirent pas être pris dans la mêlée et immobilisés. Les cavaliers s’empoignaient, cherchaient à faire tomber leur adversaire et ils se battaient surtout à terre. L’attaque pourtant fut plus violente que soutenue et les Romains, repoussés, prirent la fuite.

257

XXX, 11-12

Syphax défait, printemps - 203

XXXIV, 14

bataille à Tarragone, printemps - 195

XXXVII, 42

guerre de Grèce, - 190-189

XLII, 58-59

Callinicos, été - 171

« Les pertes furent relativement légères par rapport à la victoire, car la bataille s’était pratiquement limitée au combat de cavalerie ». « Le consul, qui avait disposé et rangé ses hommes, lança l’attaque pendant que les ennemis s’agitaient encore pour se mettre en ligne. Il envoya d’abord les cavaliers lancer la bataille à chaque aile. À droite, ils furent tout de suite repoussés et reculèrent tout tremblants […] la frayeur de l’ennemi rétablit la situation compromise par la panique des cavaliers romains ». « Antiochus à l’aile droite s’était aperçu que la rivière n’était défendue que par les cavaliers des quatre escadrons et que ceux-ci s’étaient éloignés du bord en se rapprochant de leurs camarades ; il avait donc lancé sur eux ses troupes auxiliaires et ses cavaliers cataphractes […]. Prenant la fuite, les cavaliers, bientôt suivis des fantassins les plus proches, filèrent à toute allure en direction du camp ». « Le roi, vainqueur dans cette escarmouche de cavalerie »

Le tableau n°2 est construit sur les mêmes principes que le précédent, aussi certaines défaites romaines n’apparaissent pas. C’est par exemple le cas en 358 avant J.-C. quand Fabius fut battu par les Tarquiniens61 ou en 321 avant J.-C. aux Fourches Caudines contre les Samnites. En effet, Tite-Live ne mentionne pas d’intervention de la cavalerie, bien que celle-ci y fût présente puisqu’une partie des chevaliers furent mis sous le joug et livrés comme otages62. C’est également le cas pour la défaite de Trasimène en 217 avant J.-C. : en dehors du consul Flaminius à cheval, Tite-Live ne mentionne à aucun moment la cavalerie63. En revanche, nous avons intégré des victoires romaines mais où leur cavalerie a été mise en déroute. La cavalerie romaine et alliée a été défaite 13 fois, dont 5 fois pendant la seconde guerre punique. Or, ces défaites sont sans doute plus la marque du génie militaire d’Hannibal et de l’indéniable supériorité de sa cavalerie numide64 que celle d’une véritable faiblesse de la cavalerie romaine et alliée. On ne relève, avant la seconde guerre punique, que 4 défaites sur une période de plus de 520 ans. Les consuls comme les magistri equitatus n’avaient donc aucune raison de 61

Tite-Live, Histoire Romaine, VII, 15 : « la défaite sur le champ de bataille était moins grave que l’immolation de 367 cavaliers romains, prisonniers des Tarquiniens ». 62 Tite-Live, Histoire Romaine, IX, 2-6 pour le récit de la bataille et IX, 12-15 pour la libération des otages. 63 Tite-Live, Histoire Romaine, XX, 4-6. 64 Tite-Live, Histoire Romaine, XXVI, 38 : (reddition de Salapia, été 210 avant J.-C.) Ces cavaliers numides étaient de loin les meilleurs de toute l’armée carthaginoise ; pris à l’improviste, ne pouvant combattre à cheval dans les rues de la ville, ils s’armèrent pourtant malgré la confusion et tentèrent une sortie […] La perte de cette unité affecta plus Hannibal que celle de Salapia ; dorénavant la cavalerie carthaginoise, qui avait nettement prouvé jusque-là sa supériorité, ne remporta plus aucune victoire.

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douter de l’efficacité de leur cavalerie (même si certaines de ces batailles furent légendaires ou si certains récits furent réécrits bien plus tard), d’autant plus que la première rencontre entre les cavaleries carthaginoise et romaine avait tourné à l’avantage de cette dernière65. Lors de la bataille du Tessin, c’est elle qui sauva Scipion66. De plus, si la cavalerie romaine et alliée a été mise en déroute à la Trébie et à Cannes, on ne peut à elle seule lui imputer la défaite. On peut alors légitimement se demander avec ce faible pourcentage, comparé à celui des victoires, pourquoi la cavalerie romaine a eu si mauvaise réputation chez les historiens modernes ? D’après J.-P. Brisson : Dès le siège de Capoue, les Romains comprirent qu’il leur fallait accorder plus d’importance à la cavalerie pour rétablir un relatif équilibre avec l’ennemi67.

Scipion fut parfaitement clairvoyant sur ce point et tout en innovant d’un point de vue tactique, imposa à l’infanterie et à la cavalerie un entraînement plus poussé et plus intensif. Pour Y. Le Bohec, l’armée romaine : possède une étonnante adaptabilité, source de succès. Car, prendre aux autres ce qu’ils ont de bon, c’était contraire aux mentalités antiques : on reproduit ce qui a été fait par les ancêtres, pas ce qui est fait par les voisins, même si c’est efficace. Le changement permanent est perçu comme un mal et il semble que les Romains ont connu une sorte de mutation génétique qui n’a pas touché leurs contemporains68.

Conclusion Comme le rappelait C. Guittard : « Tite-Live est un homme de cabinet, ignorant les réalités du terrain […] ; Tite-Live écrit pour la gloire des légions romaines69 », pour C. Nicolet « son ouvrage répond à des règles strictes d’élaboration rhétorique70 » et J. Heurgon précise : Naturellement Tite-Live a souvent embelli les faits. À se replonger dans le souvenir des vertus ancestrales, il éprouvait un bienheureux réconfort. Mais dans la tradition annalistique, à l’origine de certaines grandes fortunes, il y avait des choses qui souvent le faisaient frissonner. Il ne tardait pas en général à se reprendre et à se persuader qu’à y regarder de plus près Rome, dans aucun cas, n’avait manqué à sa proverbiale fides. Son histoire se présente comme une suite sans cesse renouvelée de conflits de devoirs, dans lesquels, lorsqu’elle succombe, Rome est durement châtiée, mais dans lesquels, la plupart du temps, elle triomphe71.

Aussi, pour pouvoir conclure de manière plus nette, il faudrait réaliser le même travail pour les ouvrages de Salluste, Polybe, Appien et Plutarque que celui que nous avons effectué pour l’Histoire Romaine de Tite-Live. Ceci 65

Tite-Live, Histoire Romaine, XXI, 29. Tite-Live, Histoire Romaine, XXI, 46 : « Le reste de la cavalerie serra les rangs, reçut le consul au milieu d’elle, le couvrit de ses armes, de son corps, et le ramena au camp, sans désordre, sans confusion dans sa retraite ». 67 J.-P. BRISSON, 1969, p. 53. 68 Y. LE BOHEC, 2017, p. 62. 69 C. GUITTARD, 1986, p. 63. 70 C. NICOLET, 1969, p. 121. 71 J. HEURGON, 1969, p. 29. 66

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permettrait de ne pas aborder cette problématique par le prisme de cette seule source. Nous pensons néanmoins avoir démontré que cette question méritait d’être traitée d’un autre point de vue que de celui de l’historiographie majoritairement dominante adopté depuis longtemps, mais aussi qu’elle devait faire l’objet de nouveaux développements qui n’ont pas pu tous être abordés ou qui le furent trop succinctement dans cet article. La cavalerie romaine avait assurément une valeur militaire intrinsèque réelle. Elle eut un rôle fondamental d’un point de vue tactique non seulement en soutenant l’infanterie mais aussi en jouant souvent, comme l’atteste TiteLive, un rôle de premier ordre. Cela n’aurait pas été le cas si les Romains ne possédaient pas une tradition équestre certaine et donc les compétences nécessaires pour bien se battre à cheval. Cette valeur n’a d’ailleurs jamais été remise en cause avant la seconde guerre punique. Cette courte période de défaites, sans être minimisée, ne doit pas non plus faire oublier toutes les victoires que l’on doit porter au crédit de la cavalerie romaine de la naissance de Rome jusqu’au début de la troisième guerre punique.

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Historiographie romaine et empereur contemporain : le cas de Domitien Pauline Duchêne Université Paris Nanterre - UMR 7041 ArScAn (THEMAM)

Un des premiers excellents conseils que m’a donnés Charles Guittard lorsque j’ai commencé à travailler sous sa direction était de ne surtout pas appuyer une théorie sur une autre, en particulier en argumentant sur des textes connus, mais perdus pour nous : le risque est de parvenir à une interprétation fragile et contestable. De ce point de vue, étudier le portrait qui nous est parvenu de l’empereur Domitien comporte un avantage certain. En effet, pour ses prédécesseurs, un laps de temps conséquent s’écoule entre leur mort et les textes nous relatant leur règne, et l’état de conservation de la littérature latine ne nous permet que des hypothèses sur ce qui a pu être écrit entre-temps. Pour le dernier Flavien, en revanche, les premiers récits que nous possédons, la Vie d’Agricola de Tacite et le Panégyrique de Trajan de Pline le Jeune, sont datés du tout début du règne de Trajan, soit au maximum quatre ans après le changement de dynastie. Il nous est donc possible d’examiner les mécanismes qui se mettent immédiatement en place pour représenter négativement un empereur, sans devoir nous interroger sur des étapes intermédiaires : ces caractéristiques ont-elles été introduites par nos auteurs ou ceux qui les ont précédés ? dans le cas de Domitien, la question ne se pose pas. Cette proximité temporelle a néanmoins aussi un inconvénient, car le but des récits que nous possédons n’est pas uniquement de raconter ce qui s’est passé. L’histoire, à Rome, a d’abord et avant tout un usage politique1 et cette dimension est d’autant plus importante que le sujet de l’oeuvre est contemporain. Il faut dès lors toujours garder à l’esprit, pour Domitien, que nos auteurs ne conçoivent pas tant leur texte de façon à convaincre leur lecteur du bien-fondé de leur interprétation2 que parce qu’ils ont aussi en vue les conséquences immédiates du portrait ainsi construit. Les enjeux politiques doivent donc être examinés avant même les enjeux historiques et littéraires, sous peine de mésinterpréter certains traits : il est clair que Tacite condamne autant les gouvernements de Tibère et de 1

Cf. T. P. WISEMAN, 1979. C’est en partie ce qui explique qu’elle soit considérée comme une branche de la rhétorique. 2 Sur les moyens plus ou moins subtils que cette démarche peut employer, cf. O. DEVILLERS, 1994.

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Domitien, mais, dans le cas du second, il avait aussi tout intérêt à le faire pour être bien vu de Trajan. La question qui se pose donc ici est la suivante : comment les impératifs politiques du moment se sont-ils appuyés sur les procédés historiographiques déjà existants pour produire le portrait négatif de Domitien ? Son efficacité fut en effet telle qu’il faut attendre le début des années 1960 pour qu’il commence à être remis en question3 et le règne de cet empereur à être réévalué4. Une fois sa dimension politique prise en compte, apparaît très clairement la façon dont des éléments historiquement attestés ont été détournés et réinterprétés au détriment de cet empereur. L’opposition avec la figure de Trajan aboutit alors à une simplification, due à l’application de stéréotypes et à une réflexion sur les caractéristiques des bons et des mauvais empereurs qui se développa au même moment parmi les élites romaines. *** Lorsque Nerva, puis Trajan sont arrivés au pouvoir, l’une de leurs préoccupations premières a été de se démarquer du dernier représentant de la dynastie précédente, Domitien5. Ce procédé était assez courant depuis les débuts du Principat6 et fut mis en oeuvre par les Flaviens eux-mêmes, qui, bien que dépourvus de liens familiaux avec les Julio-Claudiens, espéraient ainsi faire oublier leur proximité avec le pouvoir, en particulier sous Néron7. Du point de vue des élites romaines, habitude avait été prise depuis longtemps de dénigrer le précédent empereur, pour faire ressortir, par contraste, toutes les qualités, réelles ou inventées, du nouveau Prince et ainsi se le concilier8. Ces pratiques amènent M. Charles à considérer que le portrait négatif qui nous est parvenu de Domitien provient en partie de ce qu’il est mort dépourvu d’héritiers ayant intérêt à préserver sa mémoire : sans cela, nous aurions une image de lui beaucoup moins tranchée9.

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Pour un des premiers essais de « réhabilitation », cf. K. H. WATERS, 1964. Pour une synthèse sur le sujet, cf. B. W. JONES, 1992. 5 R. NAUTA, 2010, p. 239-241, fait remarquer que le contraste avec Trajan concerne non les Flaviens dans leur ensemble, mais le seul Domitien, dont le règne est présenté comme une régression par rapport à celui de son père et de son frère. Trajan avait d’autant plus intérêt à se démarquer de Domitien que son attitude vis-à-vis du Sénat n’était pas si différente : cf. B. W. JONES, 1992, p. 163. 6 Cf. Caligula avec Tibère, Claude avec Caligula, Néron avec Claude... 7 Cf. B. W. JONES, 1992, p. 1-12, en particulier p. 11, où il va jusqu’à se demander si Vespasien est vraiment tombé en disgrâce sous Néron, puisqu’il a été nommé à la tête d’une armée de soixante mille hommes, à un moment où son frère était préfet de la Ville et l’empereur absent de Rome. 8 Cf. par exemple le début de l’Apocoloquintose de Sénèque, qui se moque de Claude et fait l’éloge de Néron. Sur les pratiques de dénigrement antérieures à celles touchant Domitien, cf. E. S. RAMAGE, 1983. 9 Cf. M. CHARLES, 2002, p. 48 : « In sum, Domitian was largely the victim of circumstance. If his heirs had been allowed to succeed him, it is quite possible that Domitian would have been accorded divine honours - he, like Augustus, Claudius, Vespasian and Titus, would have become one of the ‘good’ emperors ». Sans aller jusque-là, il est possible d’envisager un portrait contrasté, tel celui de Claude. 4

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À cet impératif s’est ajoutée, pour l’aristocratie, la nécessité de prendre de la distance avec son règne lorsqu’il leur avait permis de faire carrière. L’inconfort de la position où certaines personnes pouvaient se trouver est parfaitement perceptible lorsque Pline mentionne, dans le Panégyrique de Trajan, sa propre situation sous Domitien : si cursu quodam prouectus ab illo insidiosissimo principe, antequam profiteretur odium bonorum, postquam professus est substiti, cum uiderem quae ab honores compendia paterent longius iter malui ; si malis temporibus inter maestos et pauentes, bonis inter securos gaudentesque numeror ; si denique in tantum diligo optimum principem, in quantum inuisus pessimo fui10.

Nous sommes ici à la toute fin de l’éloge impérial : Pline y a toujours évoqué le règne de Domitien en utilisant la première personne du pluriel, évitant ainsi son cas personnel11, mais il se trouve obligé de l’aborder car il pourrait lui valoir une accusation d’hypocrisie12. Son ton devient alors très insistant : sa carrière n’a avancé qu’avant que les hommes de bien ne soient frappés, il n’a donc pas profité de leur malheur ; il a en outre décidé luimême de la suspendre (substiti)13 et n’a aujourd’hui rien à se reprocher (inter securos gaudentesque numeror), puisque Domitien ne lui était pas favorable (inuisus pessimo fui). P. Soverini fait remarquer qu’il est difficile de savoir si Pline dit ici la vérité, en raison du flou qu’il entretient autour des étapes précises de sa carrière, mais la virulence de son ton laisse néanmoins penser qu’il devait faire oublier une certaine compromission avec le régime14. Cette attitude contraste avec celle de Tacite au début des Histoires, qui reconnaît sans détour avoir eu de l’avancement sous les Flaviens, en particulier sous Domitien15. L’historien dépeint néanmoins avec soin, dans la Vie d’Agricola, la haine de l’empereur contre son beau-père16, alors même que celui-ci était mort avant le « tournant tyrannique » du règne17 : il était donc difficile de le mettre en cause. De ce point de vue, la position de Suétone est particulière, 10 « si ma carrière a connu quelque avancement sous ce prince très prompt à tendre des pièges, ce fut avant qu’il ne professe sa haine des hommes de bien ; après cela, elle s’est arrêtée et, alors que je voyais quels raccourcis étaient ouverts pour obtenir des honneurs, j’ai préféré un chemin plus long ; si, quand les temps sont durs, on me compte parmi ceux qui s’attristent et s’effraient, quand ils sont bons, c’est parmi ceux qui ont l’esprit tranquille et se réjouissent ; si, enfin, je chéris un prince excellent, c’est dans la mesure où j’ai été mal vu par un prince très mauvais. » (Plin., Pan., 95.3-4) (sauf mention contraire, les traductions sont ici personnelles et les textes extraits de la CUF pour Pline, Tacite et Suétone, de la BUR pour Cassius Dion) 11 Tacite a recours exactement au même procédé dans la Vie d’Agricola. 12 Cf. P. SOVERINI, 1989, p. 519 : « Per chi non era in grado di fregiarsi in maniera così appariscente dell’aureola di ‘martirio’, si imponeva la necessità di una clarificazione retrospettiva del proprio rapporto - da presentare ovviamente nei termini più negativi - nei confronti del defunto despota, che permettesse all’interessato di rifarsi una ‘verginità’ di fronte all’opinione pubblica ». 13 Cette déclaration provoque, selon P. SOVERINI, 1989, p. 521, « non infondate perplessità ». 14 Cf. P. SOVERINI, 1989, p. 522. 15 Cf. Tac., Hist., I 1.3 : Dignitatem nostram a Vespasiano incohatam, a Tito auctam, a Domitiano longius prouectam non abnuerim, « Ma carrière a commencé sous Vespasien, s’est développée sous Titus, est allée plus loin sous Domitien, je ne saurais le nier ». 16 Cf. T. A. DOREY, 1960. 17 Cf. Tac., Agr., 44.5-45.4.

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puisqu’il était trop jeune sous Domitien pour avoir pu bénéficier en quelque manière de son gouvernement18 : ce fait explique sans doute pourquoi la biographie qu’il lui consacre n’est pas entièrement négative19. Aucun des auteurs contemporains du règne de Domitien n’avait donc intérêt à le présenter de façon positive. Ils ne pouvaient cependant pas non plus complètement inventer certains éléments, car la proximité temporelle rendait difficile toute complaisance trop évidente avec la vraisemblance. Quelques libertés manifestes peuvent être détectées, mais elles n’ont pas l’ampleur visible pour d’autres empereurs. Ainsi, le caractère introverti de Domitien et sa politique de restauration des moeurs se prêtait assez mal à l’attribution de débauches20 : Suétone se contente donc de parler d’appétit sexuel excessif21 et le fait que le seul épisode de cet ordre un peu développé chez Cassius Dion soit lié à un moment où l’empereur était en campagne22 indique peut-être que les surenchérissements à ce sujet se sont focalisés sur les périodes où il ne se trouvait pas à Rome. De même, bien que Tacite et Pline fassent de ses triomphes des mascarades23, ils ne peuvent nier l’existence de ses campagnes24, que Suétone qualifie de nécessaires25 et les Stratagemata de Frontin présentent sous un jour plutôt positif26. Le procédé majoritairement utilisé n’est donc pas l’invention, mais le détournement, par réinterprétation ou ajouts, d’éléments historiquement attestés ou déjà intégrés dans le discours officiel flavien. Le goût de Domitien pour la solitude27 devient ainsi un signe de peur28. Son animosité envers son père et son frère est tout particulièrement soulignée29, en particulier chez Cassius Dion30, ce qui fait de lui un impius et rompt le lien avec ses prédécesseurs divinisés. Enfin, les exécutions ordonnées tout au long de son règne sont présentées comme des prétextes pour satisfaire la 18

En Suet., Dom., 12.6, il se présente comme un adulescentulus à cette époque. Cf. K. H. WATERS, 1964, p. 51, qui qualifie son récit d’objectif, tout en rappelant qu’il a quand même aussi été influencé par le point de vue sénatorial. Un siècle après les faits, Cassius Dion aussi reconnaît des décisions positives à Domitien, mais considère qu’elles ne compensent pas le mal qu’il a pu faire par ailleurs (cf. Dio, LXVII, 13.2). 20 Cf. M. CHARLES, 2002, p. 39. 21 Cf. Suet., Dom., 22.1, à comparer avec les longues descriptions fournies pour Tibère et Néron. 22 Cf. Dio, LXVII, 6.3, pendant l’une des campagnes contre les Daces. Sur l’habitude de Domitien de se rendre sur place pendant les nombreuses campagnes militaires menées, cf. B. W. Jones, 1992, p. 126-160, en particulier p. 126-127 : « he was the first emperor to spend a substantial part of his reign outside of Rome, personally involved in his military ventures ». 23 Cf. Tac., Agr., 39.1 et Plin., Pan., 16.3. 24 Cf. M. CHARLES, 2002, p. 32. 25 Cf. Suet., Dom., 6.1. 26 Cf. Fron., Strat., I 1.8, I 3.10 et IV 3.14. 27 Cf. Plin., Pan., 48.5, Suet., 3.1 et B. W. Jones, 1992, p. 13-14. 28 Cf. Plin., Pan., 49.1 ; Suet., 14.4. Dion surenchérit en affirmant qu’il craignait même les condamnés couverts de chaînes : cf. Dio, LXVII, 12.5. 29 Cf. Plin., Pan., 11.1-2 ; Suet., Dom., 2.6, 13.1. 30 Cf. Dio, LXVI 3.4, 9.3 (machinations contre Vespasien) ; LXVI 26.2-4 (machinations contre Titus) ; LXVII 2.2 (non-respect de décisions prises par son père et son frère), 2.6 (larmes feintes de Domitien à la mort de Titus). Dion va jusqu’à réinterpréter l’interdiction de la castration des jeunes garçons en désir de se venger de Titus, qui aurait tout particulièrement apprécié les eunuques : cf. Dio, LXVII, 2.3. 19

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cruauté de l’empereur31, alors qu’une étude attentive montre non seulement qu’elles n’étaient pas si nombreuses32, mais aussi que ces condamnations étaient plutôt motivées33. Ce processus de réécriture culmine avec la reprise du récit que les Flaviens avaient élaboré à propos de leur situation pré-impériale. Se présentant comme pauvres au point que Vespasien avait dû se faire maquignon, ils mettaient ainsi l’accent sur leur absence de faveur sous la dynastie précédente34. Ces affirmations seront ensuite reprises comme base, mais avec un color radicalement différent, à propos de la jeunesse de Domitien : Pubertatis ac primae adulescentiae tempus tanta inopia tantaque infamia gessisse fertur, ut nullum argenteum uas in usu haberet. Satisque constat Clodium Pollionem praetorium uirum (...) chirographum eius conseruasse et nonnumquam protulisse noctem sibi pollicentis ; nec defuerunt qui affirmarent corruptum Domitiano et a Nerua successore mox suo35.

Dans ce passage, le motif de l’extrême pauvreté est associé à celui de la débauche (tanta inopia tantaque infamia), ce qui permet de passer de l’utilisation forcée d’une vaisselle peu coûteuse à de la prostitution. Suétone se montre ici assez prudent et a recours à trois expressions modalisatrices36, mais celle qui introduit l’histoire de la nuit promise à Clodius Pollion, satis constat, la présente comme avérée, ce que renforce la lettre non seulement périodiquement exhibée, mais aussi rédigée de la propre main du futur empereur. Le présent de fertur permet de savoir que cette version de la jeunesse de Domitien était encore active au moment de la rédaction des Vies des douze Césars, mais les parfaits conseruasse, protulisse et defuerunt indiquent qu’elle a été élaborée bien avant. Ainsi, le portrait qui est fait de cet empereur est loin de ne reposer que sur de l’affabulation. Au contraire, il s’appuie sur des éléments préexistants, ce qui contribue à lui conférer une certaine vraisemblance, puisqu’une partie au moins de son contenu n’est pas une construction narrative créée pour l’occasion. Ces procédés n’ont toutefois pas abouti à une complexification du discours tenu sur Domitien, car l’opposition directe entre la figure de Trajan et la sienne a, à l’inverse, amené à une simplification de leurs 31 Cf. Suet., Dom., 10.3-7 (la longueur de ce développement est notable, au vu de la brièveté de cette biographie) ; Dio, LXVII, 12.1-5. 32 Cf. M. CHARLES, 2002, p. 21, qui estime que Claude a vraisemblablement fait exécuter davantage de personnes que Domitien. 33 Cf. B. W. JONES, 1992, p. 182-188. 34 Cf. Suet., Vesp., 4.6-7 et B. W. JONES, 1992, p. 2 : « Vespasian’s ‘poverty’ during the JulioClaudian period was an invention of Flavian propaganda of the early ‘70, when the safest policy was to mention as infrequently as possible the financial, social and political successes of the Flavii during the reigns of emperors such as Gaius and Nero ». 35 « La période de sa puberté et du début de son adolescence, il la passa, à ce qu’on rapporte, dans un tel dénuement et une telle infamie qu’il n’utilisait aucun récipient en argent. Et c’est un fait suffisamment avéré que l’ancien préteur Clodius Pollion (...) conservait et parfois exhibait un mot de sa main lui promettant une nuit ; et il ne manqua pas de gens pour affirmer que Domitien fut corrompu aussi par Nerva, qui fut ensuite son successeur ». (Suet., Dom., 1.2-3) 36 Fertur, satis constat et nec defuerunt qui affirmarent.

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représentations, par l’application de stéréotypes. Dans le cas qui nous intéresse, il s’agit bien sûr de celui du tyran, utilisé depuis longtemps par l’historiographie romaine37 et dont le dernier des Flaviens possède toutes les caractéristiques38. Les exécutions advenues sous son règne sont ainsi autant de développements sur sa crudelitas et forment une spirale meurtrière culminant dans l’image suivante : Ante quidem ingentes hostiarum greges per Capitolium iter magna sui parte uelut intercepti deuertere uia cogebantur, cum saeuissimi domini atrocissima effigies tanto uictimarum cruore coleretur quantum ipse humani sanguinis profundebat39.

Le parallèle entre les animaux sacrifiés et les personnes exécutées amène à se représenter ces dernières aussi comme des ingentes greges et Domitien comme littéralement couvert de sang. Il n’est dès lors pas étonnant que, plus tard, Cassius Dion aille plus loin en les déclarant si nombreuses qu’il est impossible de les compter40, ajoutant le détail qu’il était en outre interdit de noter leurs noms dans les registres41. Cette cruauté est visible dès la Vie d’Agricola, où l’empereur se délecte manifestement à suivre les étapes de l’agonie de son général : Augebat miserationem constans rumor ueneno interceptum : nobis nihil comperti adfirmare ausim. Ceterum per omnem ualetudinem eius crebrius quam ex more principatus per nuntios uisentis et libertorum primi et medicorum intimi uenere, siue cura illud siue inquisitio erat. Supremo quidem die momenta ipsa deficientis per dispositos cursores nuntiata constabat, nullo credente sic adcelerari quae tristis audiret42.

L’historien n’affirme rien43 et ne parle que de constans rumor, mais la façon dont Domitien se tient au courant est inhabituelle (crebrius quam ex more principatus) et le relai mis en place pour l’informer non de la mort d’Agricola, mais de l’avancement de son agonie est, lui, un fait avéré (constabat), ce qui donne à la conclusion du paragraphe une dimension de quasi-certitude44. L’empereur ne se contente donc pas de supprimer ceux qui

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Cf. J. R. DUNKLE, 1971. Cf. J. R. DUNKLE, 1971, p. 18-19, qui n’étudie cependant que très rapidement le cas de Domitien. 39 « Auparavant, assurément, d’immenses troupeaux de victimes sur le chemin du Capitole étaient en grande partie obligés de modifier leur route, comme s’ils avaient été interceptés, tandis que la très horrible représentation d’un maître très cruel était autant vénérée avec le sang des victimes que lui-même répandait celui des hommes » (Plin., Pan., 52.7). 40 Cf. Dio, LXVII, 11.2. 41 Cf. Dio, LXVII, 11.3 42 « La pitié à son égard était accrue par la rumeur constante qu’il avait été supprimé avec du poison : comme nous n’avons aucun élément sûr, je ne saurais l’affirmer. Mais, durant toute sa maladie, plus souvent que selon l’habitude impériale, [Domitien] lui envoya des messagers en visite, en faisant venir aussi bien ses affranchis les plus importants que ses médecins les plus proches, que ce soit signe de souci ou de vérification. Le jour de sa mort, en tout cas, il était avéré que des coureurs disposés le long du chemin lui annonçaient les phases même de son agonie, personne ne croyant qu’on emploierait une telle célérité pour des nouvelles qu’il entendrait avec tristesse » (Tac., Agr., 43.2-4). 43 Il n’était pas présent à Rome au moment des faits. 44 Par la suite, Dion affirmera d’ailleurs explicitement que Domitien a tué Agricola : cf. Dio, LXVI, 20.3. 38

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pourraient représenter un danger pour lui : il se délecte aussi, en tyran, de la souffrance dans laquelle il les fait mourir. À cette cruauté s’ajoute la superbia, qui s’incarnait déjà dans le mépris de Domitien pour son père et son frère, au point de déclarer soit qu’il leur avait permis de régner, soit qu’ils avaient usurpé le pouvoir en régnant à sa place45. Le terme de dominus utilisé par Pline dans le texte cité plus haut introduit un autre mode d’expression de cette caractéristique, en faisant allusion à la formule dominus et deus, que l’empereur aurait utilisée à propos de lui-même46. Cette prétention à la divinisation de son vivant est sans doute ce qui amènera Dion à parler ensuite de folie47 et ajoute au comportement de Domitien une dimension d’impietas. Cette dernière apparaît aussi clairement dans les développements sur sa libido, peu nombreux, nous l’avons vu, mais qui réussissent néanmoins à contenir le motif, habituel chez un tyran, de l’inceste48. Un appétit sexuel excessif étant aussi un signe de mollitia, cette caractéristique peut être à l’origine des passages dépeignant Domitien comme un être incapable du moindre effort physique : chez Suétone, même les campagnes militaires ne parviennent pas à inculquer la moindre discipline à l’empereur49 et le seul exercice qu’il connaisse consiste à faire l’amour50. Dion, à nouveau, va plus loin et déclare qu’il préférait rester à l’arrière à se saouler et se débaucher plutôt que de se rendre sur le front51. Cette incapacité à se conduire en chef de guerre digne de ce nom52 conduit à un développement particulier du thème de la peur perpétuelle du tyran. Celle-ci s’incarne, au début du règne de Domitien, dans son tempérament solitaire et, à la fin, dans sa crainte grandissante d’être assassiné53, mais aussi dans sa méfiance et sa dissimulation devant les personnes les plus capables de l’État54. Tacite développe amplement ce thème dans la Vie d’Agricola : à l’annonce des premières victoires de son général, l’empereur est fronte laetus, pectore anxius55, mais il décide de 45

Cf. Suet., Dom., 2.6. Cf. Plin., Pan., 11.3 ; Suet., Dom., 13.1-6 ; Dio, LXVII, 4.7. 47 Cf. Dio, LXVI 9.3-4, où Domitien ne fait que simuler la folie (μωρία) pour échapper à la colère de son père, puis LXVII 4.3, où il s’enfonce de plus en plus dans l’ἀνοῖα. Sur le lien entre folie et prétentions à la divinisation de son vivant, cf. Suet., Cal., 22.1-10. Sur le recours à l’expression dominus et deus, cf. B. W. JONES, 1992, p. 108-109. 48 Commis, ici, avec sa nièce Julie : cf. Plin., Pan., 52.3 ; Suet., Dom., 22.2 ; Dio, LXVII, 3.1. Sur l’association traditionnelle du motif de l’inceste au stéréotype du tyran, cf. A. H. KRAPPE, 1940. Pour une réfutation de cet inceste, qu’il qualifie de « farrago of nonsense » (p. 39), cf. B. W. JONES, 1992, p. 38-40. 49 Cf. Suet., Dom., 19.1. 50 Cf. Suet., Dom., 22.1. 51 Cf. Dio, LXVII, 6.3. 52 Sur la façon dont l’amollissement constitue un obstacle rédhibitoire à la valeur militaire, cf. G.-S. BOUYSSOU, 2013, p. 79-80 : cet article porte sur les plaisirs de la table, mais les mêmes conclusions peuvent être tirées à propos de la libido. 53 Cf. Plin., Pan., 49.1 ; Suet., Dom., 14.4 et 21.1. 54 Cf. Plin., Pan., 18.3 (à propos des généraux) ; 62.4 (à propos des hommes chers au Sénat). 55 « en apparence réjoui, en son coeur anxieux » (Tac., Agr., 39.1). Même réaction, selon Pline, devant les succès remportés par Trajan : cf. Plin., Pan., 14.5, où Domitien est qualifié d’iners et de alienis uirtutibus infensus, ce qui n’est pas sans rappeler la formule du même genre utilisée par Tacite au début de l’Agricola (cf. Tac., Agr., 1.4). 46

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remettre à plus tard l’expression de sa haine56 ; l’histoire de la fausse promesse du proconsulat d’Asie à Agricola est expliquée siue uerum ipsum, siue ex ingenio principis fictum ac compositum est57 et, lorsque le grand homme est rappelé à Rome, il est accueilli par un Prince paratus simulatione58. Par la suite, quand il tombe malade, la peine de Domitien est si feinte59 que Tacite explique qu’il était plus habile à dissimuler sa joie que sa crainte60. L’image la plus connue de cette dissimulation par peur de laisser voir ses véritables pensées est celle du visage prompt aux rougeurs de l’empereur61, y compris avant son arrivée au pouvoir62. Le portrait de Domitien a donc été conçu comme celui du parfait tyran et ce très rapidement, puisque ces caractéristiques apparaissent dès Tacite et Pline le Jeune ; ce n’est qu’avec Cassius Dion que, pour nous, elles connaissent un certain nombre de développements. Toutefois, ce n’est peutêtre pas le seul stéréotype qui a pu lui être appliqué. En effet, dans deux vers très célèbres, Juvénal qualifie le dernier Flavien de « Néron chauve » : cum iam seminanimum laceraret Flauius orbem / ultimus et caluo seruiret Roma Neroni63

L’association des deux empereurs n’est pas une invention des Satires, car une épigramme de Martial fait elle aussi allusion à Domitien en l’appelant strictement et par trois fois « Néron »64. Au-delà de la question de savoir si cette calvitie est effectivement attestée ou s’il s’agit d’un trait physiognomonique65, une étude attentive des mesures prises par le Flavien durant son règne amène à le distinguer clairement du Julio-Claudien, qu’il n’a manifestement jamais essayé d’imiter66 : le rapprochement ne provient donc pas d’une imitation historiquement attestée67. Cependant, Néron n’était déjà plus, à cette époque, un simple personnage historique, mais aussi une figure stéréotypique du mauvais empereur68 : ses caractéristiques ont-elles été appliquées à Domitien ? Un certain nombre d’épisodes, en particulier ceux liés à sa libido, font effectivement beaucoup penser au discours historiographique tenu sur 56

Cf. Tac., Agr., 39.4. « Soit que ce fait même soit vrai, soit qu’il ait été inventé et conçu selon le naturel du Prince » (Tac., Agr., 40.2). 58 « prêt à simuler » (Tac., Agr., 42.4). 59 speciem doloris animi uultu prae se tulit, « il afficha l’image d’un esprit affligé » (Tac., Agr., 43.4). 60 qui facilius dissimularet gaudium quam metum, « en homme qui dissimulait plus facilement sa joie que sa crainte » (Tac., Agr., 43.4). 61 Cf. Tac., Agr., 45.3 ; Plin., Pan., 73.4 ; Suet., Dom., 18.1-2. 62 Cf. Tac., Hist., IV, 40.1, où tout le monde est trompé, car ignotis adhuc moribus crebra oris confusio pro modestia accipiebatur, « comme on ignorait encore ses moeurs, la confusion répandue sur son visage était reçue comme de la modestie ». 63 « Tandis que le dernier Flavien déchirait le monde / et que Rome était l’esclave d’un Néron chauve » (Juv., Sat., IV, 37-38). 64 Cf. Mart., XI 33. 65 Cf. C. DEROUX, 1990. 66 Cf. R. NAUTA, 2010. 67 Comme, par exemple, pour Galba et Othon : cf. P. DUCHENE, 2014. 68 Cf. à nouveau P. DUCHENE, 2014. Même Titus a été un temps soupçonné d’être un nouveau Néron : cf. Suet., Tit., 7.1. 57

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Néron, mais un examen plus poussé montre que la correspondance n’est pas aussi parfaite qu’elle pourrait le sembler. L’histoire de l’inceste paraît ainsi très proche, mais il a lieu avec sa nièce, non avec sa mère, et, si la jeune femme meurt pendant sa grossesse, comme Poppée, ce n’est pas d’un coup de pied au ventre, mais d’un avortement forcé69. La préférence impériale pour la débauche au lieu des combats présente, pour reprendre l’expression de M. Charles, « a decidedly Neronian flavour »70, mais elle se manifeste lors d’une expédition militaire, univers étranger à Néron. De même, l’épisode où Domitien refuse, malgré une pluie battante, que des spectateurs quittent le théâtre et même se protègent des éléments71 fait penser à l’interdiction à quiconque de s’en aller avant que le dernier Julio-Claudien ait fini de chanter72, mais, dans le cas du Flavien, il s’agit de son triomphe sur les Chattes, non d’une performance impériale et le Prince ne prétend en rien à un quelconque talent artistique. Enfin, l’exécution d’Epaphroditos, l’affranchi qui avait aidé Néron à se suicider73, n’a pas pour but de venger ce dernier, mais d’adresser un avertissement au propre entourage de Domitien74. Sans aller jusqu’à la conviction de M. Charles que ce rapprochement serait en réalité une coïncidence75, il nous paraît significatif que, à part l’histoire de l’inceste, tous les passages en question apparaissent chez Cassius Dion, soit à un moment plus éloigné dans le temps et où la figure de Néron était si vidée de son contenu historique qu’elle représentait davantage une idée repoussoir qu’une manière de caractériser un type de gouvernement76 : les « scènes néroniennes » ne signifient donc pas que le stéréotype associé à cet empereur a été appliqué à Domitien, tout comme l’emploi du nom du dernier Julio-Claudien par Martial et Juvénal relève davantage de l’insulte que d’une quelconque caractérisation. En réalité, c’est plutôt de la figure de Tibère que le portrait de Domitien est proche. Tous deux ont en effet en commun d’être présentés comme des maîtres en dissimulation et d’avoir des règnes en deux parties, l’une plutôt bonne, l’autre franchement mauvaise77. Cette partition amène, dans les deux cas, à une réinterprétation des premières années de leurs règnes, afin d’y trouver des signes de la tyrannie à venir : dès le début des Histoires, Domitien révèle le tyran qu’il sera bientôt78 et même Suétone, qui lui est pourtant plus favorable, voit dans son comportement une annonce de ce qui

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Cf. Suet., Dom., 22.2. Cf. M. CHARLES, 2002, p. 38. 71 Cf. Dio, LXVII, 8.3. 72 Cf. Suet., Nero, 23.3. 73 Cf. Suet., Nero, 49.5. Epaphroditos était alors son a libellis. 74 Cf. Dio, LXVII, 14.4. 75 Cf. M. CHARLES, 2002, p. 23. 76 Pour les divers développements de la figure de Néron, en particulier à partir du IIIe siècle, cf. L. LEFEBVRE, 2017. 77 Cf., pour Domitien, Suet., Dom., 10.1 : Sed neque in clementiae neque in abstinentiae tenore permansit, et tamen aliquanto celerius ad saeuitiam desciuit quam ad cupiditatem, « Mais il ne persévéra dans sa poursuite ni de la clémence, ni du désintéressement et cependant tomba dans la cruauté notablement plus vite que dans la cupidité ». 78 Cf. Tac., Hist., IV, 2.1, puis IV, 39.2-3. 70

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suivra79. Quant à Dion, il réinterprète littéralement les dernières paroles de Titus avouant qu’il ne regrettait qu’une chose, sans préciser laquelle, afin d’en faire une prémonition des malheurs à venir80, exactement comme Auguste aurait plaint le peuple romain de tomber « sous les mâchoires si lentes » de Tibère81. Ce rapprochement n’est certainement pas fortuit, car on sait que Domitien était un lecteur attentif des Mémoires et des déclarations officielles du deuxième empereur82 : on ne peut donc que déplorer la perte de la seconde partie des Histoires, qui nous aurait sans doute fourni de nombreux précédents à la caractérisation du successeur d’Auguste dans les Annales83. Il n’est pas étonnant que le portrait de Domitien non seulement reprenne le stéréotype du tyran, mais aussi fasse fortement penser à d’autres empereurs, que ce soit pour les associer ou les opposer : la période où il a été élaboré est aussi celle où se met en place une réflexion sur les caractéristiques des mali et des boni Principes. Cette recherche n’est pas nouvelle : elle existait déjà dans l’opposition rhétorique entre rex et tyrannus84 et apparaît très clairement dans le De Clementia de Sénèque. Cette œuvre cherche en effet à donner à Néron des modèles de bons et de mauvais comportements, contribuant ainsi grandement à la transformation de la figure d’Auguste en stéréotype du bon empereur85. Mais c’est avec les œuvres de notre corpus que cette réflexion se déploie véritablement86, en particulier avec le Panégyrique de Trajan. La simple façon dont Pline décrit sa tâche met en effet en évidence les caractéristiques de l’un et de l’autre : merenti gratias agere facile est, patres conscripti. Non enim periculum est ne, cum loquar de humanitate, exprobrari sibi superbiam credat, cum de frugalitate luxuriam, cum de clementia crudelitatem, cum de liberalitate auaritiam, cum de benignitate liuorem, cum de continentia libidinem, cum de labore inertiam, cum de fortitudine timorem87.

Pline évoque ici les pratiques courtisanes consistant à louer d’autant plus une qualité chez un empereur qu’il en était complètement dépourvu88 : elles 79

Cf. Suet., Dom., 1.5 : omnem uim dominationis tam licenter exercuit ut iam tum qualis futurus esset ostenderet, « il fit usage de toute la violence d’un tyran avec une telle licence qu’il se montrait déjà alors tel qu’il serait ensuite ». 80 Cf. Dio, LXVI, 26.2, ainsi que Suet., Tit., 10.3-5. 81 Cf. Suet., Tib., 21.3. 82 Cf. Suet., Dom., 20.3. 83 Sur l’habitude de Tacite de s’appuyer sur ce qu’il a déjà précédemment écrit, cf. A. J. WOODMAN, 1998. 84 Cf. E. CIZEK, 1982, p. 71-75. 85 Cf. P. DUCHÊNE, 2016. 86 Cf. R. NAUTA, 2014. 87 « Il est facile de rendre grâces à qui le mérite, pères conscrits. Je ne risque pas, en effet, quand je parlerai de sa civilité, qu’il croie que je lui reproche son orgueil, de sa frugalité son goût du luxe, de sa clémence sa cruauté, de sa générosité son avarice, de sa bonté son ressentiment, de sa continence son appétit sexuel, de son labeur sa paresse, de sa force d’âme sa lâcheté » (Plin., Pan., 3.4). 88 Cf. par exemple Tac., Agr., 43.5 : Tam caeca et corrupta mens adsiduis adulationibus erat ut nesciret a bono patre non scribi heredem nisi malum principem, « Son esprit était si aveuglé et corrompu par les incessantes marques d’adulation qu’il ne savait pas qu’un bon père n’inscrit un Prince comme héritier que s’il est mauvais ».

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pourraient faire passer son discours pour un éloge hypocrite du Prince en place89. Il fait toutefois bien plus que clamer la sincérité de ses propos et en profite pour opposer deux types de comportements : d’un côté, humanitas, frugalitas, clementia, liberalitas, benignitas, continentia, labor et fortitudo ; de l’autre, superbia, luxuria, crudelitas, auaritia, liuor, libido, inertia et timor. Ces oppositions constituent le principe même du développement que suivra l’œuvre90 et correspondent exactement aux diverses catégories utilisées par Suétone, dans ses Vies des douze Césars, afin de définir le caractère des bons comme des mauvais empereurs dont il relate la vie91. Qu’on considère ces deux œuvres comme des miroirs du Prince92 ou comme une tentative de mettre en place un modèle que les empereurs à venir devront suivre93, leur concordance94 témoigne d’un mouvement de pensée propre à la toute fin du Ier siècle et au début du IIe. Dans ce contexte, l’opposition, dans la Vie d’Agricola, entre les horreurs du règne précédent et la félicité apportée par la nouvelle dynastie, devient sans doute plus qu’un simple topos : le portrait de Domitien qu’elle contient est celui d’un anti-Prince, tandis qu’Agricola, général en chef comme Trajan, porte les qualités que Pline louera ensuite chez l’empereur. Dès lors, l’expression ducis boni imperatoriam uirtutem esse95 peut aussi être comprise comme ne portant pas uniquement sur les qualités militaires du beau-père de Tacite : l’ensemble de son comportement le présente implicitement comme un capax imperii tel que Trajan le sera. Cette réflexion paraît typiquement romaine, car elle ne se trouve chez aucun auteur grec96 et est sans doute circonscrite à la période de la toute fin du Ier siècle et du début du IIe, elle est complètement absente des textes postérieurs, y compris quand ils présentaient de bons et de mauvais princes97. La seule exception est celle de l’Histoire Auguste, où l’opposition mali / boni Principes apparaît si souvent que R. Nauta la qualifie de « quasiobsession »98. Cette reprise s’accompagne d’une simplification encore plus

89

Cf. P. SOVERINI, 1989, p. 537. Cf. R. NAUTA, 2014, p. 29. 91 Pour une vision d’ensemble par biographie, cf. E. CIZEK, 1977, p. 65-104. Pour R. NAUTA, 2014, p. 35, Suétone ne participe pas à cette réflexion, parce qu’il oppose des vices et des vertus, non des mali et des boni Principes : cette remarque est juste, mais la reprise par le biographe des caractéristiques développées par Pline montre qu’il écrivait dans le même état d’esprit. D’une certaine manière, il est possible de voir dans les Vies des douze Césars une application aux empereurs du Ier siècle des critères présentés par Pline dans le Panégyrique. 92 Cf. E. CIZEK, 1977, p. 181-189. 93 Cf. P. SOVERINI, p. 545. 94 Qui vient sans doute aussi du fait que les deux hommes appartenaient au même cercle littéraire. 95 « la qualité d’empereur est le propre d’un bon général » (Tac., Agr., 39.3). Cette phrase se trouve dans un passage au discours indirect, où Domitien se met à craindre que les victoires d’Agricola ne l’éclipsent comme empereur. 96 Cf. R. NAUTA, 2014, p. 36-37. 97 Cf. R. NAUTA, 2014, p. 36. 98 Cf. R. NAUTA, 2014, p. 36 : « die Terminologie boni/mali principes fast obsessiv verwendet wird ». 90

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grande des portraits des empereurs du Ier siècle, réduits à des types au point que leurs noms sont utilisés au pluriel : Et ruina ingens uel naufragii modo uel incendii accensis fataliter militibus sublato e medio tali principe in eam disperationem uotum publicum redegit ut timerent omnes Domitianos, Vitellios et Nerones99.

Il ne s’agit plus ici de Domitien en tant que personnage historique ayant accompli telle ou telle action, mais d’un nom évoquant en soi un mauvais empereur et, de ce fait, inséré dans une liste de personnages du même type100. Sa caractéristique principale semble alors avoir été la seule crudelitas, ainsi que le montre l’expression saeuior Domitiano, impurior Nerone101, à propos de Commode : réduit à un unique élément, le dernier Flavien est utilisé ici à des fins d’évocation, non de définition. Cette qualité de dernier de sa dynastie explique peut-être pourquoi il apparaît si souvent en lien avec l’ultime Antonin. La biographie de MarcAurèle déclare ainsi : fertur filium mori uoluisse, cum eum talem uideret futurum qualis exstitit post eius mortem, ne, ut ipse dicebat, similis Neroni, Caligulae, Domitiano esset102.

Domitien est à nouveau cité dans ce passage comme exemple-type de mauvais empereur, associé cette fois à Néron et Caligula, mais le rapprochement peut aussi être plus profond, car une autre biographie établit un net parallèle entre Commode et lui : Nec omne Titi felicitate laetata, Domitiani uulnerata immanitate, per Neruam atque Traianum usque ad Marcum solito melior, Commodi uaecordia et crudelitate lacerata est103.

Cette phrase met en évidence la répétition du même cycle d’un ou plusieurs bons empereurs (Titus, de Nerva à Marc-Aurèle), suivis d’un Prince si terrible (Domitien, Commode) que l’État en est comme blessé à mort (uulnerata, lacerata). Le dernier Flavien et le dernier Antonin sont ainsi liés non seulement par le traitement qu’ils infligent à la Respublica, mais aussi par des caractéristiques très proches : le premier est immanis, le second est uecors et crudelis. L’idée qui se dessine ici est que les fins de dynasties impériales sont toujours catastrophiques, ce qui explique peut-être pourquoi le Claudius hésite à compter Domitien parmi la gens Flauia104. 99 « Et cette ruine immense, à la manière soit d’un naufrage, soit d’un incendie, parce que les soldats, fatalement enflammés, avaient fait sortir de leurs rangs un tel prince, réduisit les espérances du peuple à un tel désespoir qu’ils craignaient tous les Domitiens, les Vitellius, les Nérons » (SHA, Car., 1.3) ; 100 Pour une autre liste où il apparaît à nouveau avec Vitellius et Néron, cf. SHA, Alb., 13.5. 101 « plus cruel que Domitien, plus sacrilège que Néron » (SHA, Comm., 19.2). 102 « On rapporte qu’il voulait que son fils meure, car il voyait qu’il serait tel qu’il se révéla après sa mort, afin qu’il ne soit pas, comme il disait lui-même, semblable à Néron, Caligula, Domitien » (SHA, Aur., 28.10). 103 « Ne se réjouissant pas du bonheur connu sous Titus, [l’État] fut mis à mal par la monstruosité de Domitien ; grâce à Nerva et Trajan il alla mieux que d’habitude jusqu’à Marc-Aurèle, mais fut déchiré par la folie et la cruauté de Commode » (SHA, Car., 3.3). 104 Cf. SHA, Claud., 3.6 : Ille, uelut futurorum memor, gentes Flauias, quae Vespasiani quoque et Titi, nolo autem Domitiani dicere, fuerant, propagauit, « Celui-ci, comme attentif à l’avenir, étendit la famille des Flaviens, qui avait été aussi celle de Vespasien et de Titus, mais je me refuse à dire de Domitien ».

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*** La mise en place et l’évolution du portrait de Domitien ne sont donc pas si simples à mettre en évidence, malgré la proximité temporelle entre les premières sources qui nous sont parvenues et les événements qu’elles relataient. En effet, après le début du IIe siècle, cet empereur n’a pas connu une postérité aussi vaste que celle de Néron et les éléments manquent. C’est à peine si les résumés de l’Histoire romaine de Cassius Dion permettent de déceler quelques surenchérissements et l’Histoire Auguste témoigne davantage d’une utilisation de sa figure comme nom dans une liste d’exemples-types de mauvais empereurs que d’une caractérisation propre. Ce que nos sources démontrent, en revanche, c’est la rapidité avec laquelle les textes historiographiques étaient capables d’appliquer des procédés de déformation historique à une figure non seulement récente, mais aussi contemporaine de l’auteur et de son public. Dès sa mort, Domitien est représenté comme un tyran complet, associant crudelitas, superbia, libido et peur perpétuelle, y compris, parfois, lorsqu’il fallait, pour ce faire, prendre certaines libertés avec une réalité que tous connaissaient. Cette particularité est un indice de plus de la perspective politique avec laquelle les Romains envisageaient l’écriture de l’histoire : même peu de temps après les faits, il ne s’agit pas de raconter, mais de créer une image qui puisse être utilisée avantageusement. Tacite et Pline trouvent ainsi là un moyen de faire oublier l’avancement de leur carrière sous le dernier Flavien et leurs écrits étaient autant de preuves que le gouvernement de Trajan, pourtant dans les faits peu différent de celui de son prédécesseur, n’avait en réalité rien à voir avec lui. Au-delà de ces questions liées au contexte de production des œuvres de notre corpus, la façon dont ce portrait a été élaboré témoigne également du caractère habituel des procédés qui lui ont été appliqués. Nos auteurs ont en effet sans aucun doute bénéficié des distorsions déjà mises en œuvre avant eux à propos des Julio-Claudiens, y compris sous les Flaviens eux-mêmes, car, pour qu’un « débutant » comme le Tacite de la Vie d’Agricola puisse dépeindre aussi adroitement et systématiquement Domitien en parfait tyran, il faut qu’il ait pu s’appuyer sur de nombreux exemples touchant les Princes antérieurs. Voilà une information supplémentaire sur les développements de l’historiographie romaine pendant une période dont les textes ne nous sont pas parvenus.

Bibliographie G.-S. BOUYSSOU, 2013 : GERBERT-SYLVESTRE BOUYSSOU, « Le tyran ou le banquet impossible » in C. Grandjean, Chr. Hugoniot, B. Lion (éd.), Le Banquet du monarque dans le monde antique, Rennes-Tours, 2013, p. 7186. M. CHARLES, 2002 : MICHAEL CHARLES, « Caluus Nero: Domitian and the mechanics of predecessor denigration », Acta classica 45, 2002, p. 19-49. E. CIZEK, 1977 : EUGEN CIZEK, Structures et idéologie dans les Vies des douze Césars de Suétone, Paris-Bucarest, 1977. 277

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À propos d’une étrange mention des Saturnales (Liv. 30, 36, 8) Marielle de Franchis Sorbonne Université

Il ne nous reste plus, dans l’œuvre conservée de Tite-Live, que trois mentions des Saturnales. Les deux premières, qui ont particulièrement intéressé Charles GUITTARD1, concernent spécifiquement la fête religieuse : dédicace du temple de Saturne et instauration d’un jour de fête2 en 497 av. JC (Liv. 2, 21, 1), réforme du culte par le sénat au début de la deuxième guerre punique avec l’institution d’un lectisterne, d’un banquet public et d’une grande fête populaire d’une journée3 (Liv. 22, 1, 19-20). La troisième (Liv. 30, 36, 8) n’intervient pas du tout dans un contexte religieux, mais sert uniquement à dater une facile victoire que les Romains remportèrent en 202 av. J-C., peu après Zama, sur un allié des Carthaginois, Vermina, le fils du roi numide Syphax, arrivé trop tard apporter son concours à Hannibal : Inde procedentibus ad Tynetem nuntius allatus Verminam, Syphacis filium, cum equitibus pluribus quam peditibus uenire Carthaginiensibus auxilio. Pars exercitus cum omni equitatu Saturnalibus primis agmen adgressa Numidarum leui certamine fudit. Exitu quoque fugae intercluso a parte omni circumdatis equitibus, quindecim milia hominum caesa, mille et ducenti uiui capti, et equi Numidici mille et quingenti, signa militaria duo et septuaginta ; regulus ipse inter tumultum cum paucis effugit. Ils (= les Romains) quittaient Utique pour se diriger vers Tunis, quand ils apprirent que Vermina, le fils de Syphax, venait au secours des Carthaginois avec plus de cavalerie que d’infanterie. Une partie de l’armée accompagnée de toute la cavalerie attaqua la colonne de Numides le premier jour des Saturnales et les mit facilement en déroute au cours de l’affrontement. Comme, en outre, toute issue avait été coupée aux fuyards - la cavalerie les cernant de toutes parts -, il y eut quinze mille hommes tués, on en prit mille deux cents vivants, ainsi que mille

1

Cf. notamment Ch. GUITTARD, 1976, 2003, 2004-2005, 2016 et sa très utile traduction annotée des livres 1 à 3 des Saturnales de Macrobe (Ch. GUITTARD, 1997). 2 Cf. Macr., Sat., 1, 8, 1; Dion. Hal. 6, 1, 4 et Ch. GUITTARD, 2004-2005, p. 85, n. 41. 3 Sur les problèmes de chronologie posés par la présence de cette mention dans le récit de l’année 217, cf. Ch. GUITTARD, 2004-2005 ; D. LEVENE, 2010, p. 49-50.

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cinq cents chevaux numides et soixante-douze enseignes militaires ; quant au jeune roi, il s’échappa à la faveur de la mêlée, avec quelques soldats4.

Cette mention des Saturnales est certes attestée dans les deux branches de la tradition manuscrite, mais est-il pour autant légitime de s’en servir pour préciser la date de la bataille de Zama5 voire pour évaluer le décalage, à la fin du IIIe s. entre le calendrier civil romain et le calendrier astronomique6 ? Je voudrais montrer que cette mention pose de sérieuses difficultés, non seulement logiques mais aussi textuelles. Je présenterai d’abord les raisons pour lesquelles elle manque de cohérence avec son contexte et ensuite la forte présomption de corruption qui pèse ici sur la transmission du texte. Nous avons la trace que certains lecteurs de Tite-Live ont, au moins depuis Pétrarque, été gênés par cette indication. Comment ont-ils tenté de résoudre les problèmes qu’elle suscite ? La première réaction est l’étonnement : Tite-Live ne date aucune bataille dans son œuvre conservée. Nous aurions là la seule attestation, de surcroît pour une bataille peu importante, comme le souligne l’historien, à travers les paroles qu’il prête peu après au légat L. Veturius Philo, chargé d’annoncer à Rome la victoire sur Hannibal : Cum L. Veturius Philo pugnatum cum Hannibale esse suprema Carthaginiensibus pugna, finemque tandem lugubri bello impositum, ingenti laetitia patrum, exposuisset, adiecit Verminam etiam, Syphacis filium, quae parua bene gestae rei accessio erat, deuictum7. L. Veturius Philo déclara d’abord, à l’immense joie des sénateurs, que l’on avait livré contre Hannibal une bataille qui était la dernière pour les Carthaginois et que l’on avait enfin mis fin à une guerre qui avait causé tant de deuils ; il ajouta que Vermina, le fils de Syphax, avait été lui aussi complètement vaincu, ce qui n’était qu’un petit supplément à leur succès.

Pourquoi Tite-Live prendrait-il donc soin de dater ce qu’il présente dans son récit comme une simple escarmouche, alors qu’il ne le fait pas pour des batailles aussi décisives que Trasimène, Cannes, Zama ou Pydna ? Cette anomalie avait intrigué MADVIG et l’avait conduit à supposer que le terme saturnalibus résultait d’une corruption8, analogue aux fortunae minas saxa (Liv. 22, 16, 4) pour laquelle tous les éditeurs acceptent la conjecture Formiana saxa proposée par Marcantonio Sabellico dans son édition publiée à Venise en 14919.

4

Liv. 30, 36, 7-8. Texte et traduction de mon édition, en préparation pour la CUF. Cf. M. HUMM, 2008, p. 712 (note ad loc.). La date de la bataille de Zama (automne 202, peut-être en octobre) est difficile à fixer en raison du petit nombre d’indices transmis par les sources antiques. Voir notamment les discussions de S. GSELL, 1918, III, p. 264-266, F. W. WALBANK, 1967, p. 446, W. HUSS, 1985, p. 415, D. HOYOS, 2006, p. 709 et 712. 6 Cf. W. WEISSENBORN-H. J. MÜLLER, 1899, ad loc. ; P. MARCHETTI, 1973, p. 484-486 et 494496 et les réserves de P. S. DEROW, 1976, p. 266 ; P. BRIND’AMOUR 1983, p. 173-174 et p. 352. 7 Liv. 30, 40, 2-3. 8 J. N. MADVIG, 1877, p. 437, suivi par M. P. NILSSON, 1921, col. 201, qui refuse d’intégrer cette mention dans son article de la RE sur les Saturnales. 9 Sur cette édition (ISTC il00245000), voir A. H. MCDONALD, 1971, p. 336 et D. MARRONE, 2019. J. BRISCOE, 2018b, p. 1-20 fournit une utile synthèse sur les éditions du texte livien 5

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R. E. A. PALMER10 relève à juste titre un autre élément troublant : cette attaque romaine (agmen adgressa) lors de la fête des Saturnales entre en contradiction avec l’interdiction de faire la guerre pendant cette fête mentionnée par Macrobe, Sat., 1, 10, 1 : Sed ut ad Saturnalia reuertamur, bellum Saturnalibus sumere nefas habitum. Mais, pour en revenir aux Saturnales, pendant leur célébration, entreprendre une guerre est considéré comme contraire à la loi religieuse. (trad. Ch. GUITTARD11)

Voici comment il propose de résoudre cette difficulté : le jour exact de la défaite des Numides aurait été conservé, de manière inhabituelle, soit parce que les Romains auraient dû s’abstenir de combattre, soit parce que cette date marquait la victoire du culte romain de Saturne sur les Carthaginois, l’humiliation de Carthage étant survenue juste le jour de la célébration d’une nouvelle sorte de Saturnales, qui avait commencé 15 ans plus tôt. Ces deux explications reposent sur une idée souvent mise en avant à propos de TiteLive : l’historien nous permettrait d’avoir accès à des informations glanées chez ses prédécesseurs romains. Ce postulat est-il vraiment valide dans le cas qui nous occupe ?

Une trace annalistique ? Si l’on édite le texte transmis, ce qui est le cas de l’édition princeps (Rome, 1469), et ensuite de toutes les éditions, mais seulement à partir de celle de J. F. GRONOVIUS, publiée à Leyde en 164412, il faut admettre que la formulation de cette date est elle-même problématique. La précision primis (Saturnalibus) implique en effet une durée de la fête supérieure à un jour, alors que Tite-Live indiquait, dans la même décade (22, 1, 20), que cette fête ne durait qu’une seule journée : Populusque eum diem festum habere ac seruare in perpetuum iussus. On prescrivit au peuple de considérer ce jour comme un jour de fête, et de le conserver comme tel, pour toujours.

Une extension de la durée de la fête entre 218 (ou 217) et 202, soit sur une période d’une quinzaine d’années, est fort peu plausible. Il faudrait donc depuis la princeps. La date de la princeps (postérieure au 23 sept. 1469) a été établie par M. D. REEVE, 1986, p.166. 10 R. E. A. PALMER, 1997, p. 65-66. 11 Ch. GUITTARD, 1997, p. 282 cite dans le même sens Sat., 1, 16, 16-17 : Nam cum Latiar, hoc est Latinarum sollenne, concipitur, item diebus Saturnaliorum, sed et cum mundus patet, nefas est proelium sumere : quia nec Latinarum tempore, quo publice quondam indutiae inter populum Romanum Latinosque firmatae sunt, inchoari bellum decebat, nec Saturni festo, qui sine ullo tumultu bellico creditur imperasse. (" En effet, après la proclamation du Latiar, ou solennité des Féries latines, ainsi que pendant la durée des Saturnales et même pendant l’ouverture du mundus, il est sacrilège de prendre les armes, car il ne convenait pas de déclencher la guerre à l’époque des Féries latines, où était autrefois conclue une trêve officielle entre le peuple romain et les Latins, ainsi que pendant la fête de Saturne, dont le règne passe pour n’avoir jamais été troublé par le bruit des armes. " 12 Nous verrons que les éditions publiées entre 1495 et 1628 adoptent un autre texte. L’édition de 1495 (ISTC il00247000), publiée à Venise, est la deuxième édition de Sabellico. Celle de 1628, publiée à Francfort, est la dernière de Gruter.

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supposer, à la suite de WEISSENBORN-MÜLLER13, un anachronisme de TiteLive, ou de sa source. Si anachronisme il y a, rappelons, à la décharge de Tite-Live, ou de sa source, que la célébration des Saturnales semblait durer, de fait, plus d’un jour, au moins dès l’époque de Sylla14. Les diverses hypothèses avancées par Macrobe (Sat., 1, 10, 2-18) pour essayer de déterminer la durée de la fête au temps des anciens Romains (apud ueteres) soulignent d’ailleurs que cette durée était déjà obscure à la fin de l’Antiquité15. Mais surtout, l’explication avancée par WEISSENBORN-MÜLLER fait intervenir un argument essentiel : il s’agirait là d’une trace annalistique. Ils y voient en effet une illustration de la tendance des annalistes à dater de manière précise des événements mineurs. Tite-Live aurait reproduit ici l’indication d’un de ses prédécesseurs romains. WEISSENBORN-MÜLLER sont ici représentatifs de la conviction, très répandue au XIXe s., selon laquelle Tite-Live compilait ses sources, sans aucun esprit critique. Elle a suscité les nombreux travaux que l’on sait, visant à disséquer ce qui restait de son œuvre pour y retrouver celles, perdues, des historiens antérieurs16. Si cette manière de faire de la Quellenforschung, où "des fantômes remplacent le vivant", comme le soulignait déjà Jean BAYET17 est désormais abandonnée, l’hypothèse d’une trace annalistique dans notre passage reste une piste à considérer. Paul ERDKAMP a montré de manière convaincante que la mention du nombre d’enseignes militaires prises à l’ennemi, dans le contexte de la mention qui nous occupe, est caractéristique de Valérius Antias18. Tite-Live pourrait donc bien avoir trouvé chez cet annaliste l’indication d’un affrontement entre Vermina et les troupes romaines, mais y aurait-il pour autant trouvé une date, et l’aurait-il reprise ? Les recherches menées ces dernières décennies ne permettent en effet plus de supposer une dépendance passive de Tite-Live à l’égard de sa documentation19. C’est ici que l’argumentation de WEISSENBORN-MÜLLER n’emporte pas la conviction. Pour illustrer cette tendance des annalistes à donner des indications temporelles précises pour des événements de moindre importance, ils apportent deux autres exemples de "traces annalistiques" chez Tite-Live, en 41, 22, 1 et en 45, 2, 3.

13

W. WEISSENBORN-H. J. MÜLLER, 1899, ad loc. Novius, un auteur d’atellanes de l’époque de Sylla, cité par Macr., Sat., 1, 10, 3 : olim expectata veniunt septem Saturnalia ; Cf. également trois indications de Cicéron, non citées par Macrobe : Att., 5, 20, 5 : Saturnalibus tertiis ; 13, 52, 1 : secundis Saturnalibus et, un peu plus loin, tertiis Saturnalibus. Macr., Sat., 1, 18 conclut pour sa part que la fête durait un seul jour chez les anciens Romains. 15 Ch. GUITTARD, 2004 p. 86-87. 16 Cf. sur ce point la synthèse bibliographique de J. RICH, 2013, p. 299, n. 21. 17 J. BAYET, 1940, p. XXVIII. Sur l’importance dans les études liviennes de la Quellenforschung, entendue comme recherche systématique des sources, cf. M. DE FRANCHIS, 2015b, p. 306-310. 18 P. ERDKAMP, 2006a, p. 560 et 2006b, p. 168-169. 19 Je me limite à renvoyer à l’analyse magistrale de D. LEVENE, 2010, dans son chapitre 2 « Sources and Intertexts », p. 82-163, et à mon compte rendu (M. DE FRANCHIS, 2014, p. 182184). 14

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Avant de les examiner, je tiens à souligner la pertinence de leur méthode : ils se soucient de motiver leur choix éditorial par des points de comparaison empruntés à Tite-Live lui-même. Ils ne reprennent pas, à la différence de A. DRAKENBORCH, les exemples fournis par le premier éditeur qui ait cherché, à notre connaissance, à justifier la mention de cette date, J. F. GRONOVIUS dans ses Notae (Leyde, 1645). GRONOVIUS ne produisait aucun terme de comparaison chez Tite-Live, il les empruntait à d’autres auteurs. En outre, ces exemples contenaient certes une datation par des jours de fête, mais pour des événements tous situés à une autre période, celle de la fin de la république : Cicéron, Att. 5, 20, 5 : reddition, le matin des Saturnales, de la cité qu’il assiégeait en Cilicie, Pindenissum ; Pseudo-César, De bello Hispaniensi, 31 : victoire sur les Pompéiens le jour des fêtes de Bacchus ; Plutarque, Pompée, 34, 3 : les soldats romains, qui célébraient les Saturnales, sont attaqués par un peuple du Caucase20. Les deux termes de comparaison issus de Tite-Live apportés par WEISSENBORN-MÜLLER se révèlent cependant fragiles, pour différentes raisons : Tout d’abord, ces deux exemples offrent une datation des événements non par un jour de fête, comme c’est le cas dans notre passage, mais par un repère du mois (calendes, nones, ides). Et en outre, dans les deux cas, la datation n’est pas une donnée du texte transmis, mais résulte d’une conjecture. Le premier exemple d’événement mineur comportant une datation concerne le retour d’Afrique des ambassadeurs romains en 174 (Liv. 41, 22, 1) : Legati nonis Iuniis ex Africa redierunt. Les éditeurs sont partagés sur le texte. Paul JAL acceptait, dans son édition de la CUF, la conjecture de Sigonius (Carlo Sigonio) nonis Iuniis, mais John BRISCOE préfère signaler la difficulté textuelle par des cruces et éditer la leçon de l’unique témoin, V21: legati +ix mil +ex Africa redierunt. L’histoire de la conjecture de Sigonius, que J. BRISCOE retrace dans son commentaire22, invite en effet à la prudence : l’édition princeps des livres 41 à 45 (= Froben 1, Bâle, 1531) indiquait non. Iul., en attribuant ainsi à TiteLive un anachronisme qu’il ne commet nulle part -le mois de juillet s’appelant Quintilis dans le calendrier préjulien-. Sigonius avait donc proposé de conjecturer Iun. à la place de Iul., solution paléographiquement plausible. J. BRISCOE souligne cependant que la valeur de cette conjecture est affaiblie par le fait que Tite-Live ne donne nulle part ailleurs de date 20 Ce dernier exemple n’apparaît pas dans les Notae de 1645. Il figure dans la réimpression (cf. J. BRISCOE, 2018b, p. 4-5, n. 16) publiée après sa mort à Amsterdam, 1678, II, p. 958, que j’ai consultée sur Google Books. 21 Wien, Österreichischen Nationalbibliothek, Lat. 15, Ve s. Consultable en ligne. Sur la transmission de la 5e décade, Cf. M. DE FRANCHIS, 2015a, p. 17. Je dois rectifier ici une malencontreuse erreur dans ma présentation : Simon Grynaeus n’a pas été l’éditeur de la princeps des livres 41 à 45. Il a confié le manuscrit, qu’il avait découvert à Lorsch en 1527, à son ami S. Gelenius, en vue de l’édition de Tite-Live que celui-ci préparait avec Beatus Rhenanus pour Froben (Bâle, 1531). Arguments décisifs en ce sens apportés par P. PETITMENGIN, 2006, p. 340, 344-345 et 347, et par D. MARRONE, 2009. 22 J. BRISCOE, 2012, p. 117.

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aussi précise pour le retour d’une ambassade. Il vaut donc mieux ne pas retenir ce point de comparaison. Le second exemple décrit l’annonce à Rome de la victoire de Pydna en 168, par des messagers qui entrèrent dans la ville "le sixième jour avant les calendes d’octobre, vers la deuxième heure" : Ante diem sextum kalendas Octobres hora fere secunda (Liv. 45, 2, 3). Ante diem résulte également d’une conjecture de Sigonius, acceptée cette fois par tous les éditeurs, pour le ad transmis par le manuscrit V. Ce point de comparaison comporte cependant deux faiblesses : il s’agit d’une part d’une datation par un repère du mois, et non par un jour de fête, et elle concerne d’autre part un événement se situant à Rome, tandis que notre mention des Saturnales servirait à dater un événement survenu en Afrique. L’examen des occurrences de datation d’événements dans les parties conservées de Tite-Live à l’aide de la Concordance de PACKARD ou du LLTA, qu’il s’agisse de repères du mois ou de noms de fêtes, est ici instructif. D’abord par le petit nombre de ces occurrences23. Pour les repères du mois, nous ne relevons qu’une vingtaine de mentions des calendes, une dizaine des nones, et une bonne quarantaine des ides, plus fréquentes car c’est la date de l’entrée en charge des magistrats. Ces indications apparaissent toujours dans un contexte romain, sauf dans un seul cas. En 44, 37, 8, en effet, un repère du mois sert à dater un événement survenu en Grèce : la veille de la bataille de Pydna, le tribun C. Sulpicius Gallus réunit les soldats pour leur annoncer une éclipse de lune la nuit suivante, de la deuxième à la quatrième heure, de manière à éviter qu’ils ne la considèrent comme un prodige. De fait, "Au cours de la nuit qui précéda la veille des nones de septembre, la lune s’étant éclipsée à l’heure indiquée, la science de Gallus parut presque divine aux soldats." (Traduction Paul JAL, CUF) : Nocte, quam pridie nonas Septembres insecuta est dies, edita luna hora cum defecisset, Romanis militibus Gali sapientia prope diuina uideri.

Cette exception n’est toutefois qu’apparente. Tite-Live mentionne ici les nones de septembre pour dater, non pas une bataille survenue en Grèce, en l’occurrence la bataille de Pydna, mais une éclipse qui aurait pu être interprétée comme un prodige. Ce phénomène avait été aussi visible en Italie et avait dû être consigné, en tant que prodige, par les pontifes. On sait que leur collège enregistrait très scrupuleusement les anomalies astronomiques24.

23 Conclusion identique chez D. LEVENE, 2010, p. 49-50, qui souligne que la datation des événements par le calendrier romain (repères du mois et fêtes) intervient rarement dans la troisième décade, en dehors de la mention des ides de mars pour indiquer le début de l’année. D. LEVENE mentionne incidemment la date des Saturnales en 30, 36, 8. Elle ne sert selon lui (cf. sa note 124) qu’à signaler la date d’une bataille ayant eu lieu vers la fin des événements de l’année, en Afrique. 24 Cf. Caton, Orig., 4, F1 : Non lubet scribere quod in tabula apud pontificem maximum est, quotiens annona cara, quotiens lunae aut solis lumine caligo aut quid obstiterit. (« Il ne me plaît pas de rapporter ce qui figure sur le tableau du Grand Pontife, combien de fois le cours des denrées a monté, combien de fois un nuage ou quelque autre phénomène a fait écran à la lumière de la lune ou du soleil. »)

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Tite-Live s’appuie certes ici sur une source annalistique25, mais il ne la reprend pas mécaniquement, puisqu’il l’exploite pour en tirer une analyse rationnelle. Quant aux occurrences de datation par une fête du calendrier romain, elles sont, elles aussi, très peu nombreuses dans les parties conservées : seulement sept, en dehors de celle qui nous occupe. Ces sept occurrences concernent toutes des faits ayant eu lieu à Rome26 : mention d’un incendie la veille des Quinquatries (Liv. 26, 27, 1), des Feralia pour fixer le point de départ du calcul des intérêts (Liv. 35, 7, 3), d’un orage la veille des Parilies (Liv. 40, 2, 1), d’intercalations fixées par rapport aux Terminalia (Liv. 43, 11, 13 ; 45, 44, 3), de l’arrivée à Rome des commissaires envoyés en Macédoine le dernier jour des Quinquatries (Liv. 44, 20, 1), du triomphe de L. Anicius sur les Illyriens le jour des Quirinalia (Liv. 45, 43, 1). Voilà qui confirme le caractère tout à fait isolé de notre mention des Saturnales pour dater un événement survenu non à Rome, mais en Afrique et, de surcroît, de peu d’importance. Enfin et surtout, comme nous l’avons dit d’emblée, nous n’avons chez Tite-Live aucune datation concernant une bataille, importante ou non, en dehors de celle qui nous occupe. Or nous avons la preuve que cette information ne l’intéressait pas. Pour la bataille de Cannes, en effet, il disposait de cette information chez au moins l’un de ses prédécesseurs annalistes, mais il n’a pas jugé utile de la retenir dans son propre récit. C’est en effet grâce à Aulu Gelle, 5, 17, 5 et à Macrobe, Sat., 1, 16, 26, mais non à Tite-Live, que nous avons conservé la date de la sanglante victoire d’Hannibal. Elle est donnée par Claudius Quadrigarius (= CHASSIGNET F52 ; CORNELL, n° 24, F53) : ante diem quartum nonas Sextiles. Pourquoi diable Tite-Live se soucierait-il de reproduire exactement dans notre passage, pour un événement dont il souligne la moindre importance, une indication qui aurait ainsi pu se trouver dans sa source romaine, alors qu’il ne s’en préoccupe pas pour la bataille de Cannes ?

Les difficultés de la tradition manuscrite Il y a donc un fort soupçon de corruption sur ce Saturnalibus et il convient à présent d’examiner de près la transmission du texte. Ce terme est transmis par les deux branches de la tradition manuscrite, ce qui lui donne a priori une forte autorité. Rappelons les caractéristiques essentielles de la transmission des livres 26 à 30, partie de la décade où cette transmission s’est faite de deux manières27 : 25

Cf. J. BRISCOE, 2012, p. 584-586. A. K. MICHELS, 1967, p. 135-136 souligne l’usage très occasionnel de la part de Tite-Live, de la datation d’événements par des fêtes du calendrier. Tite-Live ne ferait selon elle que reproduire des indications de ses sources. Il nous permettrait de saisir une pratique habituelle de ses prédécesseurs et elle y voit une preuve que la datation par les noms de fêtes, si fréquente chez Cicéron, était habituelle chez les écrivains, à des périodes plus anciennes. Elle ne mentionne que quatre des sept occurrences que j’ai relevées, dont Liv. 30, 36, 8, mais sans relever la spécificité de son contexte non-romain. 27 Sur la tradition manuscrite des livres 26 à 30, cf. M. DE FRANCHIS, 2015a, p. 9-14. 26

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La tradition la plus diffusée (Π), est issue d’un archétype tardo-antique conservé (le Puteaneus, Paris, Bnf lat. 5730, = P, Ves.). Il contient l’ensemble de la décade, mais avec des lacunes importantes affectant les livres 21 et 30. Notre passage se trouve justement dans une partie où le Puteaneus est perdu. Les meilleurs témoins de Π sont à cet endroit au nombre de 5 : C (Paris, Bnf lat. 5731). s. xex.- xiin.). B (Bamberg, Staatsbibliothek, Msc. Class. 35). s. xiin. Δ = ancêtre d’une famille de manuscrits de la seconde moitié du XIIes. (11601170), représentée par28 δ (Paris, Bnf lat. 5736), β (Paris, Bnf lat. 5732) et D (Cambridge, Trinity College 637). N (Firenze, BML, Plut., 63, 21) et A (London, BL, Harley 2493). Ces deux manuscrits (s. xiiex.- xiiiin) sont ici les représentants les plus intéressants d’une famille de manuscrits italiens très prolifique entre le XIIe et le XVe s. (= famille Λ de M. REEVE29).

Une autre tradition, traditionnellement appelée spirensienne, est issue d’un archétype perdu (Σ), qui devait contenir les livres 26 à 40. Elle présente la particularité de n’être accessible que de manière fragmentaire ou à travers des manuscrits contaminés, à des degrés divers, avec la tradition du Puteaneus. Quand Beatus Rhenanus avait découvert, au XVIes., le manuscrit dit de Spire qui, soulignons-le, n’est pas l’archétype de cette tradition, mais un simple témoin, il avait jugé nécessaire d’en signaler les manques : au début de ses Annotationes, dans l’édition qu’il publie à Bâle chez Froben en 1535 avec Gelenius et qui nous permet de connaître certaines des leçons de ce manuscrit, il prend le soin de préciser30 : Ex fragmentis vetustissimorum codicum saltuatim descriptum videbatur. ("Il semblait avoir été recopié de manière discontinue sur des fragments de manuscrits très anciens."). Cette tradition Σ est représentée dans notre passage par les témoins suivants, que je citerai non dans l’ordre chronologique, mais selon leur place dans le stemma31: - Froben 2 : Leçon du manuscrit de Spire imprimée par Gelenius dans la seconde édition Froben, Bâle, 1535 et obtenue par collation des différences avec la première édition publiée chez Froben en 1531 (= Froben 1). - Ns = Corrections et compléments spirensiens (s.xiiex.- xiiiin.) dans N. - Ap? = Corrections et compléments spirensiens dans A, dont l’attribution à Pétrarque (1304-1374) est actuellement discutée32. - 3 manuscrits (ou familles de manuscrits) contaminés avec la tradition du Puteaneus 28

Cf. M. D. REEVE, 1987a, p. 136-138 ; J. BRISCOE, 2016, p. xi-xiii. Je reprends pour les deux manuscrits de la Bnf les sigles adoptés par P. JAL (δ et β) et non ceux de J. BRISCOE (E et K), car ces derniers sont déjà utilisés pour d’autres manuscrits dans la pentade 26-30. 29 Cf. M. DE FRANCHIS, 2015a, p. 10-11. 30 Froben 2, 1535, p. 33. Sur les quelques fragments retrouvés du manuscrit de Spire, voir M. DE FRANCHIS 2015a, p. 12. 31 M. DE FRANCHIS, 2015a, p. 10. 32 Cf. M. DE FRANCHIS, 2015a, p. 11 ; M. D. REEVE, 2017, p. 12-16 et, en dernier lieu, M. PETOLETTI, 2019 (à paraître).

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- ε = ancêtre d’une famille représentée par 2 manuscrits du XVes. : V (Città del Vaticano, BAV, Pal. Lat. 876) et E (Modena, Biblioteca Estense, Lat. 385). - θ = ancêtre d’une famille représentée par 2 manuscrits du XIVes. : X (Venezia, Biblioteca Nazionale Marciana, Lat. Z 364) et J (London, BL, Burney 198). - L, début du XIVes., (Paris, Bnf lat. 5690). Voici comment se présente la tradition manuscrite dans notre passage. Je précise que : Ax désigne un correcteur non identifié dans A. Lx un correcteur non identifié dans L Lp une correction portée dans L par Pétrarque. La mention "Froben" est utilisée quand le texte des deux éditions Froben est identique. Pars exercitus cum omni equitatu Saturnalibus primis agmen adgressa Numidarum leui certamine fudit. equitatu CBΔNA : equitatu missa NsεX(-us)JAp?L Froben // saturnalibus CBΔNA εθL : turnalibus Lx turmalibus LpAxFroben // agmen CBΔNA θL Froben1 : in agmine Froben2 ε // numidarum CBΔNA L Froben 1 : -as Froben2 Ap?εθ // fudit CBΔNA θL Froben : fundit ε //

Que constatons-nous ? Les 5 témoins de la tradition du Puteaneus transmettent unanimement saturnalibus, ce qui laisse penser que, si corruption il y a, elle figurait dans l’archétype. Du côté de la tradition spirensienne, le texte transmis comporte toujours Saturnalibus, mais avec quelques variations autour, que je fais ressortir en gras : pars exercitus cum omni equitatu missa Saturnalibus primis in agmine adgressa Numidas leui certamine fudit/fundit. A. LUCHS, qui fournit en 1879 la première édition critique (et remarquable) tenant compte des deux branches de la tradition, ne retient pas dans ce passage la leçon de tradition Σ, mais celle de la tradition Π. Il décide donc de confirmer le texte de deux de ses prédécesseurs immédiats33, C. ALSCHEFSKI en 183934 puis W. WEISSENBORN en 185135. Il faut ici se souvenir que ces deux savants avaient travaillé à une époque où cette tradition Σ était regardée avec suspicion, son authenticité n’ayant été démontrée qu’en 1869, par H. HEERWAGEN36. J’ai choisi, moi aussi, la tradition Π, pour des raisons de syntaxe (la juxtaposition difficile, dans la tradition Σ, des deux participes missa et

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N. MADVIG, dont nous avons vu qu’il soupçonnait une corruption dans Saturnalibus, imprime sa conjecture maturantibus dans son édition de 1863. Sur les éditions de MADVIG, voir J. BRISCOE, 2018b, p. 7-8. 34 Sur cette édition du livre 30, contemporaine de la genèse de la méthode de LACHMANN, cf. M. D. REEVE, 1986, p.144-145 ; J. BRISCOE, 2016, p. v, n.1. 35 W. WEISSENBORN, Titi Livi AVC Libri, Pars iii (Liber xxiv-xxx), Leipzig, Teubner, 1851. J’ai consulté le tirage de 1858 sur Hathitrust. Sur la chronologie des différentes éditions de W. WEISSENBORN, voir J. BRISCOE, 2018b, p. 187-188. 36 Sur les étapes de ce moment de l’histoire du texte, cf. M. DE FRANCHIS, 2000, p. 18.

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adgressa37) et surtout de cohérence stemmatique. Si le texte de la tradition Σ est jugé meilleur, il conviendrait de l’éditer dans son intégralité pour ce passage. Ce n’a pas été le parti de R. S. CONWAY et S. K. JOHNSON (1935), ni de P. G. WALSH (1986) qui impriment tous deux un texte hybride, offrant un mélange des deux traditions : pars exercitus cum omni equitatu missa, (; WALSH) Saturnalibus primis agmen adgressa, Numidas (Numidarum sans virgule WALSH) leui certamine fudit. Par cohérence stemmatique, le choix de missa nécessite d’imprimer Numidas (au lieu de Numidarum retenu par P. G. WALSH) et in agmine (et non agmen, retenu par R. S. CONWAY-S. K. JOHNSON et par P. G. WALSH38). Laissons toutefois de côté les différences - mineures - entre les deux traditions : Numidarum/ Numidas ; agmen/in agmine ; fudit/fundit et concentrons-nous sur l’essentiel : Saturnalibus dans Π / missa Saturnalibus dans Σ. La dittographie missa Saturnalibus dans la tradition Σ est, à mon avis, l’indice révélateur d’une corruption. Ce fut en tout cas la réaction de certains lecteurs dans un lointain passé, ceux qui ont corrigé saturnalibus en turmalibus dans les manuscrits L et A. Soulignons que la présence de cette correction dans ces deux manuscrits n’est mentionnée ni dans l’apparat de R. S. CONWAY- S. K. JOHNSON, qui ont collationné A, ni dans celui de P. G. WALSH, qui a collationné A et, également, pour la première fois, L. L’un de ces lecteurs est, de manière certaine, Pétrarque dans le manuscrit L39 (= Lp). En revanche, le correcteur intervenu à cet endroit dans le manuscrit A (= Ax) est difficile à identifier et donc à dater. La seule certitude, fondée sur la différence d’encre et d’écriture, c’est qu’il est différent de celui qui a ajouté missa. D’où vient ce turmalibus ? Le fait qu’il soit imprimé dans les deux éditions Froben, et non pas uniquement dans la seconde, où Rhenanus avait exploité le manuscrit de Spire, ne permet pas de lui attribuer avec certitude une origine spirensienne. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’au moins depuis Pétrarque, le texte contenant Saturnalibus n’allait pas de soi et suscitait la correction. Le sens du texte corrigé dans L et dans A est le suivant : "une partie de l’armée, envoyée (missa) avec toute la cavalerie, après avoir attaqué la colonne de Numides40 37

Sur 486 occurrences de missus, a, um (au nominatif ou accusatif, singulier ou pluriel), je n’ai repéré que deux emplois de participes juxtaposés et non coordonnés entre eux, alors que la phrase comporte un verbe conjugué : Classis missa duce Hasdrubale, cui Caluo cognomen erat, foeda tempestate uexata ad Baliares insulas deicitur (Liv. 23, 34, 16-17) ; missus iuius impigre conscripta iuuentute dispositisque ad omnes portas circaque muros qua res postulabat stationibus, die ac nocte iuxta intentus neque hostibus neque dubiis sociis loci quicquam praebuit ad temptandum (Liv. 24, 20, 12). Je cite dans l’édition de J. BRISCOE, 2016. Il convient de noter que, contrairement à notre passage, ces deux occurrences présentent des participes très éloignés l’un de l’autre. 38 Certainement en raison du fait qu’adgredior se construit avec un accusatif, ou ad + acc. 39 Les annotations de Pétrarque dans ce manuscrit ont été fort commodément éditées et commentées par E. FENZI, 2012 (avec corrections dans E. FENZI, 2013). 40 Exactement, dans A corrigé, en raison du numidas porté par Ap? : "après avoir attaqué la colonne grâce aux premiers membres des escadrons, mit facilement en déroute les Numides au cours de l’afrontement."

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grâce aux premiers membres des escadrons (turmalibus primis), les mit facilement en déroute au cours de l’affrontement". Sens tout à fait satisfaisant, comme le relève E. FENZI, puisqu’il s’agit d’un leui certamine. Une seule réserve : turmalis (membre d’un escadron) est un terme rare, non seulement chez Tite-Live, mais également dans le reste de la latinité classique et tardo-antique : deux uniques occurrences dans l’œuvre conservée de Tite-Live41 et six chez d’autres auteurs42. En outre, chez Tite-Live au moins, turmalis n’apparaît que dans un contexte où figure turma. Or dans la phrase qui nous occupe, c’est l’ensemble de la cavalerie (omni equitatu) qui est mentionnée, et non un simple escadron (turma). Ce n’est pas aussi net chez les autres auteurs. Je citerai notamment l’exemple de Frontin., Strat., 2, 12, 2, où turmales est employé sans référence à une turma et semble un simple synonyme d’equites : Q. Sertorius in Hispania hostium equitatui maxime impar, qui usque ad ipsas munitiones nimia fiducia succedebant, nocte scrobes aperuit et ante eos aciem direxit. Cum deinde turmales secundum consuetudinem aduentarent, recepit aciem. Persecuti aciem in fossas deciderunt et eo modo uicti sunt. Q. Sertorius se trouvait en Espagne en position tout à fait inférieure vis-à-vis de la cavalerie ennemie, qui s’avançait, avec une confiance excessive, jusqu’à ses propres fortifications ; il fit ouvrir de nuit des tranchées et disposa devant elle ses soldats en ligne. Alors que les membres des escadrons s’approchaient, comme à leur habitude, il fit battre en retraite ses soldats. Les ennemis, qui les avaient poursuivis, tombèrent dans les fosses et furent ainsi vaincus. (Trad. personnelle)

Quoi qu’il en soit, la présence de cette correction dans deux manuscrits, et cela à une date remontant au moins au milieu du XIVe s, nécessite d’approfondir l’enquête. Cette correction n’est, à ma connaissance, mentionnée par aucun éditeur au XIXe s. Ceux de la seconde moitié du siècle, qui sont pourtant conscients de la fragilité du texte transmis, ne la citent jamais : MADVIG imprime en 1863 maturantibus au lieu de Saturnalibus et propose aussi dans ses Emendationes43 iter continuantibus, LUCHS suggère sa propre conjecture en apparat (armatura leui praemissa), après avoir cité celles de MADVIG et de ALLEN44 (sauciis et inualidis praemissis), RIEMANN remplace saturnalibus primis par des points de suspension dans son édition (1883), WEISSENBORN-MÜLLER (1899) donnent toutes les conjectures que je viens de mentionner45. Au XXe s., CONWAY-JOHNSON et WALSH signalent turmalibus dans leurs apparats, mais sans indiquer, nous l’avons vu, que cette correction figure dans les manuscrits L et A. Ils l’attribuent uniquement aux "anciennes 41 Liv. 8, 7, 1 : Forte inter ceteros turmarum praefectos, qui exploratum in omnes partes dimissi erant, T. Manlius consulis filius super castra hostium cum suis turmalibus euasit ; Liv. 25, 18, 11 : Diu cunctantem Crispinum perpulere turmales, ne impune insultare Campanum pateretur. 42 CIC., de Or., 2, 262 ; STAT., Th., 4, 9 ; S., 5, 2, 17 (non mentionnée par E. FENZI, 2012, p. 472) ; FRONTIN., Strat., 2, 12, 2 ; VEG., Mil., 2, 14, 3 ; CLAUD., Gild., 447. 43 N. MADVIG, 1877, p. 438. 44 H. ALLEN (= Alanus), 1874, p. 41. Accessible sur le site de la Bayerische StaatsBibliothek (http://mdz-nbn-resolving.de/urn:nbn:de:bvb:12-bsb11180977-6). 45 W. WEISSENBORN-H. J. MÜLLER, 1899, p. 197.

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éditions" (editiones ueteres). CONWAY-JOHNSON renvoient pour leur part à l’édition aldine de 1519, dont le texte ne ferait selon eux que confirmer celui des éditions précédentes46, ce qui est plutôt flou. J’ai donc d’abord pensé qu’il serait assez facile de vérifier si l’un des premiers éditeurs avait justifié son choix de turmalibus.

Turmalibus dans les premières éditions La tâche s’est révélée ardue, car les premières éditions sont nombreuses : A. DRAKENBORCH retenait 28 éditions importantes, de la princeps à la première édition aldine47. Même si la mise en ligne d’un grand nombre d’entre elles facilite la recherche, il reste difficile et surtout long de les consulter toutes48. La note de DRAKENBORCH à propos de notre passage m’a heureusement permis de gagner du temps : il signale, à la fin de sa (longue) note, dans la partie où il cite les manuscrits qu’il a vus lui-même, que turmalibus était déjà imprimé dans l’édition de Venise de 1495, c’est-à-dire dès la deuxième édition de Sabellico49 : equitatu missa turmalibus primis agmen aggressa Numidarum Lov. 3. quomodo etiam ante Ascens. editum est Venet. anno 1495 et 1506.

La grande édition de DRAKENBORCH demeure toujours très utile, même si elle n’est pas très facile d’accès, car très touffue. Ses notes regroupent en effet fort commodément les travaux menés sur le texte livien depuis Lorenzo Valla, au milieu du XVes., et elles les complètent, en citant notamment de nombreux recentiores50. Pour revenir aux vicissitudes de notre turmalibus dans les premières éditions, DRAKENBORCH ne fait que rectifier ici une indication de J. F. GRONOVIUS51, dont il redonne la note, fort longue, au début de la sienne. Le 46 Cf. R. S. CONWAY-S. K. JOHNSON, 1935 ad loc. et p. xxxix pour l’explication de l’abréviation ald. Frob. 1.2. 47 A. DRAKENBORCH, 1738-1746, VII, p. 328-341 dresse la liste des principales éditions qui ont précédé la sienne. Elle est analysée par J. BRISCOE, 2018b, p. 1-6. 48 Grâce aux liens fournis par l’Incunable Short Title Catalogue (ISTC) de la British Library, j’ai pu constater que le texte de la princeps (Andrea Bussi, Rome, après le 23 septembre 1469. ISTC il00236000) equitatu missa : Saturnalibus primis agmen aggressa Numidarum avait été repris dans les éditions suivantes : Venise, pour Vindelin de Spire (1470, ISTC il00238000), Rome du 16 juillet 1472 (ISTC il00239000), Venise par Sabellico (1491, ISTC il00245000) ; et également dans celle de Campano, Rome 1470 (en ligne sur Mazarinum). La seconde édition de Sabellico (Venise, 1495, ISTC il00247000), qui comporte turmalibus à la place de Saturnalibus est accessible aussi par Biblissima. 49 A. DRAKENBORCH, 1738-1746, IV, p. 487 col. a. 50 L’apport de cette édition, qui constitue un tournant pour la transmission et l’exégèse du texte livien, est encore peu étudié. G. VAGENHEIM, 2013 s’est intéressée récemment aux humanistes des XVe et XVIe s. cités par DRAKENBORCH, et plus particulièrement, dans G. VAGENHEIM, 2014, à Lorenzo Valla. 51 Cf. 1678, II, p. 958. Dans la première édition de ses Notae (Leyde, 1645, p. 485-486), GRONOVIUS indiquait ab Aldina. Preuve de la recherche constante du philologue, d’une édition à l’autre. Sur l’adsidua meditatio livienne à laquelle Gronovius s’est livré toute sa vie, cf. A. DRAKENBORCH, 1738-1746, VII, p. XLIX, et tout récemment P. ASSENMAKER 2017, avec le compte rendu de J. BRISCOE 2018a.

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fait qu’il s’agisse d’une rectification n’apparaît cependant pas à la première lecture. Selon J. F. GRONOVIUS en effet, turmalibus aurait été adopté à partir de l’édition d’Ascensius (= Josse Bade, Paris, 1510-151152) ou de celle d’Augustinus Beccharius53 (= Baldassare Gabbiano, Lyon, vers 1511). La rectification de DRAKENBORCH permet déjà de réduire le spectre de l’enquête : il est fort probable que Sabellico soit l’auteur du remplacement de Saturnalibus par turmalibus dans sa deuxième édition (novembre 1495). Sabellico ne donne malheureusement dans cette deuxième édition aucune justification de ce changement54. Cependant, étant donné qu’il avait imprimé le texte de la princeps, qui comportait Saturnalibus, dans sa première édition (Venise, 1491), le changement n’a dû avoir lieu qu’entre 1491 et 1495. DRAKENBORCH ne répertorie que trois autres éditions entre ces deux dates : deux publiées à Venise en 1492 et 1493, dont l’existence est fort suspecte55, et une troisième, publiée à Milan par Alessandro Minuziano en mai 149556. Celle-ci a encore le même texte que la princeps. En tout état de cause, turmalibus, certainement introduit par Sabellico, sera repris ensuite, notamment par Josse Bade (1510-1511), par F. Asolano dans les deux éditions aldines (1519 et 1520), puis dans les deux éditions Froben57 (1531 et 1535). Pour mémoire, la seconde édition Froben (1535) introduit à son tour deux variantes (en gras) issues du manuscrit de Spire : Pars exercitus cum omni equitatu missa, turmalibus primis in agmine, aggressa Numidas leui certamine fudit. Une partie de l’armée fut envoyée avec toute la cavalerie, les membres des escadrons en tête de colonne ; elle attaqua les Numides et les mit facilement en déroute au cours de l’affrontement.

Ce rapide tour d’horizon incite à redoubler de prudence pour déterminer l’origine de turmalibus dans cette seconde édition Froben, notre unique source pour atteindre les leçons du manuscrit de Spire à cet endroit du texte. En effet, la présence de turmalibus dans l’édition aldine, dont le texte a servi de base à celui imprimé par Froben58, affaiblit beaucoup l’hypothèse d’une origine spirensienne pour cette leçon.

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Absence de date sur la page de titre. La dédicace est datée de 1511, mais l’explicit de 1510. Je l’ai consultée à la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Je signale que le terme aggressa est omis dans cette édition, mais qu’il figure dans celles de 1527 et de 1530. 53 Cette édition n’est pas répertoriée par DRAKENBORCH. 54 J’ai jugé inutile de consulter l’édition de Venise de 1506, postérieure. D’après A. DRAKENBORCH, 1738-1746, VII, p. 332 qui indique la posséder (hanc editionem ... possideo), cette édition de 1506 est très semblable à celle de 1495. 55 Cf. J. BRISCOE 2018b, p. 2, n. 3. 56 ISTC il00246000. 57 J’ai consulté l’éd. aldine de 1519 sur archive.org (Early European Books), celle de 1520 (in-f°) sur Gallica, celles de Froben sur Google Books. 58 Beatus Rhenanus cite les lemmes de l’édition aldine de 1520-1521 (in-f°, octobre 1520 pour la 3e décade), dont le texte est ici identique à celui de l’édition de 1518-1521 (in-8°, décembre 1519 pour la 3e décade). Sur l’identification de l’édition aldine utilisée par Beatus Rhenanus (in-f° et non in-8°) cf. M. D. REEVE, 1995, p. 222. Il signale p. 241 que A. WODRIG,

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Pour achever ce périple dans les éditions antérieures à DRAKENBORCH, il faut encore indiquer que Sigonius (Venise, 1555) introduit pour sa part deux variantes par rapport au texte de Froben 2 : il conserve toujours turmalibus, mais imprime agmen (et non in agmine) et surtout corrige primis en primum59. Gruter, dans ses différentes éditions (Francfort, 1607/1608-1628 posthume60) reproduit dans ce passage le texte de Sigonius. En somme, ces premiers éditeurs de Tite-Live, qui connaissaient bien mieux le latin que nous, préféraient turmalibus à Saturnalibus, mais sans jamais, à ma connaissance, justifier ce choix. Le premier à réintroduire Saturnalibus, et à le justifier, est J. F. GRONOVIUS61. Il imprime en effet : Pars exercitus cum omni equitatu Saturnalibus primis agmen aggressa, Numidas levi certamine fudit.

Il suit donc plutôt la tradition du Puteaneus62, à la seule exception du Numidas provenant de la tradition spirensienne (au lieu de Numidarum). Dans sa note63, il se soucie d’abord de critiquer ce qu’il qualifie de "corruption plus légère" (leviori corruptione), le primum, introduit par Sigonius (turmalibus primum au lieu de turmalibus primis) : Antea legebatur, primis, leviori corruptione, quam lectionem servat unus ex Pal(atinis) & habet Aldina64. Sigonius addidit vulneri vulnus scribendo : primum.

Il motive son choix de primis par la concordance entre la leçon d’un des trois manuscrits de la bibliothèque palatine utilisés par Gruter65 et le texte de l’édition aldine, ce qui est très révélateur pour nous de la méthode philologique couramment pratiquée jusqu’à Lachmann. La tendance était d’attribuer autant d’autorité aux premières éditions qu’aux manuscrits. GRONOVIUS donne ensuite le remède pour réparer la blessure (vulneri) plus grave, celle concernant turmalibus, en citant cette fois uniquement des manuscrits. Il illustre ainsi la supériorité de son texte sur celui de ses 1881, p. 195 était parvenu à la même conclusion dans son compte rendu de l’édition de A. LUCHS, 1879. 59 Édition consultée à la Bibliothèque Sainte Geneviève. Sigonius mentionne dans ses scholies les deux modifications par rapport aux vet(eres) lib(ri) (= éditions antérieures), mais ne les justifie pas. J’ai remarqué que quand Sigonius introduit une leçon provenant d’un manuscrit, il indique scribendum esse ex manuscriptis exemplaribus. Cf. par exemple f.2 (In epitomen libri primi). 60 Sur les dates des éditions de Gruter, importantes car il est l’introducteur de la division, universellement adoptée ensuite, de l’œuvre livienne en chapitres, et ce dès sa première édition, voir J. BRISCOE, 2018b, p. 5 n. 17. J’ai consulté à la bibliothèque de la Sorbonne l’édition de 1612. 61 16441, p. 485. 62 GRONOVIUS est le premier à faire l’éloge du Puteaneus, qu’il assimile à son étoile polaire (cynosura) : Cynosura nobis fuit liber, quo de Tito Livio nihil nec antiquius nec sanctius Europa custodit. (Préface aux Notae, 1645, non paginée. A. DRAKENBORCH, 1738-1746, VII, p. 312, reproduit la version de l’éd. de 1665). 63 Notae, 1645, p. 485. 64 Je cite dans la première édition (1645). 65 En réalité les trois Palatini portent primis, comme toute la tradition manuscrite, semble-t-il. Primum est certainement une conjecture de Sigonius. Pal. 1, 2, 3 = BAV, Pal. lat. 874, 879, 876. Cf. J. BRISCOE, 2016, p. xix. Contra G. VAGENHEIM, 2013, p. 226 qui les identifie aux Pal. lat. 872, 874, 876.

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prédécesseurs66, et notamment sur celui de Sigonius : saturnalibus primis (et non turmalibus primum), et aussi exclusion de missa, qu’il considère comme une interpolation : Haec aliunde, non ab Livio est. Le reste de sa note est consacré à la justification de la leçon Saturnalibus : il s’agit pour lui, nous l’avons vu, d’une simple indication de date, celle de la bataille, ce qu’il prouve par plusieurs exemples, empruntés à des auteurs variés, mais jamais à Tite-Live. Le texte de GRONOVIUS sera repris par ses successeurs et notamment par DRAKENBORCH, dont l’apport réside dans la note. Cette note se révèle très instructive pour nous, car elle fourmille de renseignements. Elle est toutefois construite selon une logique qui ne nous est pas familière. Il commence par reproduire à l’identique le début de la note de GRONOVIUS67, qui donnait les textes imprimés par le vetus liber (= Froben 2, 1535) et par Sigonius (1555). Il insère ensuite les notes, jusque-là inédites, de Gebhardus. On trouve la raison de cette interruption dans sa Préface68 : son exposition respecte la chronologie (observato ordine temporis). Cela lui permet aussi, à mon avis, de donner au lecteur les moyens de compléter (ou de rectifier ?) la note de GRONOVIUS, sans critiquer ouvertement son prédécesseur. Il faut ici rappeler les tribulations des notes de Gebhardus. Gruter, signale au début de sa Préface (août 1627) à sa dernière édition (parue à titre posthume en 1628), qu’il avait confié à son élève Janus Gebhardus (= Jacob Gebhard, 1592-1632) le soin de collationner les manuscrits de la bibliothèque de Heidelberg (devenus les Palatini de la Vaticane). En raison des bouleversements de la guerre de Trente ans, les travaux de Gebhardus étaient restés inédits, mais GRONOVIUS dit, dans la Préface (non paginée) de ses Notae (1645) y avoir eu accès. C’est seulement DRAKENBORCH qui en assurera la diffusion, en les publiant dans son édition69. La note de Gebhard, qui donne les leçons des trois Palatini, éclaircit donc celle de GRONOVIUS, mais pour un lecteur qui connaît déjà le contenu de celle de GRONOVIUS. Le lecteur d’aujourd’hui doit d’abord prendre connaissance de la suite de la note de GRONOVIUS, et revenir ensuite à celle de Gebhard. Les indications de Gebhard lui permettent alors d’identifier le Palatinus que GRONOVIUS citait, en compagnie de l’édition de Josse Bade, à l’appui de la leçon primis : il s’agit du Pal. 2 (= 879). Mais surtout, et c’est essentiel pour nous, elles permettent de comprendre que ce manuscrit transmet non 66

Pars exercitus cum omni equitatu missa Saturnalibus primis agmen aggressa Numidas levi certamine fudit. En dehors des deux Palatini, j’ai renoncé pour l’instant à identifier les autres manuscrits qu’il cite : le Petavianus regius, le Menardinus, le Barberinus, des optimi Florentini, un Vossianus. La présence de Numidas (au lieu de Numidarum) laisse penser qu’ils sont tous contaminés, mais nous allons voir que les indications de GRONOVIUS sont inexactes, au moins pour les Palatini. 67 Cf. J. F. GRONOVIUS, 1678, II, p. 958, n. 4 68 A. DRAKENBORCH, 1738-1746, VII, p. LXX. 69 DRAKENBORCH s’en explique longuement dans sa Préface, VII, p. LIII-LIX. Seules les notes de Gebhardus sur le livre 1 de Tite-Live avaient été publiées par Heinrich Leonhard Schurzfleisch à Halae [= Halle (Saale)] en 1712.

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seulement primis, mais aussi turmalibus (missa turmalibus primis agmen), ce qui ne ressortait pas à première vue de la formulation de GRONOVIUS : Antea legebatur, primis, leviori corruptione, quam lectionem servat unus ex Pal. ... . Le caractère allusif de la formulation de GRONOVIUS explique-t-il l’ostracisme dans lequel les éditeurs du XIXe s. ont tenu turmalibus ? Ils y voyaient sans doute une conjecture d’humaniste. La note de Gebhard nous donne donc accès à un manuscrit du XV es. transmettant turmalibus70. Quel rapport ce manuscrit entretient-il avec la correction portée dans L au milieu du XIVe s. par Pétrarque et dans A par un correcteur difficile à dater et à identifier ? En d’autres termes, le Pal. lat. 879 reproduit-il le texte corrigé d’un de ces manuscrits ou en est-il indépendant ? Après avoir cité Gebhard, DRAKENBORCH donne la suite de la note de J. F. GRONOVIUS, où ce dernier justifiait son choix de primis, de Saturnalibus et son exclusion de missa, en s’appuyant sur les éditions et sur les manuscrits. Il fournissait ensuite plusieurs exemples de l’utilisation de Saturnalibus primis comme date. Sur ce dernier point, Drakenborch ajoute juste les références des citations, pour faciliter la tâche à son lecteur. La note de DRAKENBORCH s’achève par les leçons des manuscrits qu’il a lui-même utilisés71, ainsi que celles de deux manuscrits d’Oxford utilisés par Thomas Hearne dans son édition (Oxford, 1708). Il ne se soucie pas de les mettre en relation avec celles des manuscrits cités par ses prédécesseurs, qui figurent pourtant dans le début de sa note, il en laisse le soin à son lecteur. DRAKENBORCH donne ici plusieurs informations précieuses pour l’histoire du texte : la première leçon qu’il cite, tirée du Lovelianus 3 (= Holkham 349, XVe s.) est identique à celle du Pal. 2 (= 879) de Gebhardus72. Au moins deux recentiores transmettent donc turmalibus. Il signale aussi que le manuscrit de Berlin (= Lat. fol. 27, XVe s.) présente un ordre des mots différent, aggressa agmen au lieu de agmen aggressa, ce qui est un indice utile pour apprécier la filiation originelle (primary allegiance) d’un manuscrit contaminé73. Enfin, Lov. 5 (= Holkham 352, XV3/4 s.) transmet une leçon originale, que je n’ai rencontrée nulle part74 : equitatu sater / uallibus primis agmen aggressa Numidarum. Il y a là matière à de passionnantes recherches dans la jungle des recentiores, mais il faut d’abord poursuivre notre enquête sur turmalibus. Que ressort-il de ce périple dans les premières éditions ? Je l’ai étendu jusqu’à DRAKENBORCH parce que son édition rassemble de manière commode l’état antérieur de la question. 70

Les notes de Gebhard permettent aussi les rectifications suivantes : les trois Pal. (et non pas un seul, comme l’indiquait GRONOVIUS) donnent primis. En revanche, un seul (Pal. 1=874), et non pas deux, donne Saturnalibus primis agmen, le Pal. 3 (= 876, V des éditeurs) portant missa Saturnalibus primis in agmine. J’ajoute qu’un seul des trois (le 876=V) porte Numidas, les deux autres transmettant la leçon de la famille du Puteaneus, Numidarum. 71 Cf. le Syllabus codicum quibus in Livio recensendo usus sum, VII, p. 325-326 pour la 3e décade. 72 C’est à l’occasion de la citation de cette leçon que DRAKENBORCH fournit de quoi rectifier GRONOVIUS, en signalant qu’il s’agit là du texte imprimé dès 1495 par Marcantonio Sabellico. 73 Cf. M. D. REEVE, 1987a, p. 153 et 157 ; 1989, p. 19. 74 Je marque par un / la fin de la ligne dans le manuscrit. Sur ce manuscrit, cf. S. REYNOLDS, 2015, p. 241.

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Voici les conclusions qui s’imposent : la préférence accordée à turmalibus par les éditeurs antérieurs à GRONOVIUS, certainement à partir de Marcantonio Sabellico. Et aussi la présence du terme dans au moins deux recentiores du XVes. En revanche, son origine reste obscure. Quant à son rapport avec Pétrarque, il n’est jamais signalé. Il est donc à présent nécessaire de retourner à nos deux manuscrits du XIVe s. (A et L). Ils sont nos témoins les plus anciens, et pour l’instant les seuls à présenter le terme comme une correction. Leur examen peut-il nous aider à déterminer s’il s’agit d’une conjecture ou d’une leçon alternative transmise par certains manuscrits ? Et dans ce cas, à quelle tradition du texte ces manuscrits se rattachent-ils ? Je commencerai par le manuscrit L, où la correction a été portée dès le milieu du XIVe s., puisqu’elle est sans ambiguïté de la main de Pétrarque. J’examinerai ensuite le manuscrit A. L’analyse y est en effet compliquée par la présence d’annotations portées par des mains différentes et difficiles à identifier.

Turmalibus conjecture de Pétrarque ? Le manuscrit L75, f. 274vb, porte comme texte primitif : pars exercitus cum omni equitatu i / missa saturnalibus (sa exponctué) primis agmen aggressa nu/midarum leui certamine fudit.

Rappelons que ce manuscrit témoigne de la contamination des deux traditions en Italie avant Pétrarque76, et que les annotations de Pétrarque sur ce manuscrit sont postérieures à 1351, date où il en a fait l’acquisition, même s’il a pu y avoir accès dès 1338-133977. Le texte que nous examinons illustre bien cette contamination antérieure à Pétrarque, dans la mesure où missa provient de la tradition spirensienne tandis que les termes agmen et numidarum proviennent de celle du Puteaneus. Le i (equitatu i) s’explique facilement, il sert seulement à terminer la ligne78. Précision importante : le sa de saturnalibus est exponctué par deux points sous la syllabe. Dans son édition des Postille de Pétrarque sur ce manuscrit, E. Fenzi79 donne comme texte de L : missa, turnalibus mais indique bien dans son commentaire à turmalibus (ibid., postilla 934) que missa turnalibus résulte d’une correction, dont il ne précise pas l’auteur, correction visiblement acceptée par Pétrarque. Celui-ci prend soin en effet d’inscrire clairement turmalibus dans la marge inférieure, avec un signe de renvoi (3 points en forme de triangle).

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Ce manuscrit est consultable en ligne, sur Gallica. J’indique par des / les fins de lignes. Cf. M. DE FRANCHIS, 2015a, p. 13 pour l’état de la question. 77 Cf. Discussion de E. FENZI, 2012, p. 175 et p. 186-190, reprise et complétée dans E. FENZI, 2015, p. 13 et p. 24-27. 78 Cf. dans la même colonne, l. 32 : ad i / scipionem uenerunt (30, 36, 9) ou f. 274rb l. 18 : addidit persulsis terrorem i / utrumque... (30, 33, 16-34, 1). 79 E. FENZI, 2012, p. 472. Ce passage ne figure pas dans la liste des Errata corrige (E. FENZI, 2013, p. 204-206). 76

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La description que le poète donne dans son Affrica de la tentative de Vermina contre les troupes romaines peut-elle nous orienter ? Malheureusement non : aucune mention des saturnales, ni non plus d’escadrons de cavalerie. Il évoque une horde à pied et à cheval pour Vermina (equitum peditumque [...] cathervas80), et parle de la cavalerie et de l’infanterie romaines de manière trop allusive pour qu’on puisse en tirer la moindre information81. La correction turmalibus apparaît également dans A 82(f. 218va), mais elle avait échappé aussi bien à CONWAY-JOHNSON (1935) qu’à WALSH (1986). Il est très difficile d’en identifier l’auteur et donc de la dater. Je l’ai appelé Ax. Il faut indiquer que cette intervention n’est pas relevée au nombre de celles attribuées tout récemment par J. BRISCOE83 au correcteur qu’il appelle Az. Cet Az est un troisième correcteur, dont la mise en évidence contribue à remettre en question la répartition uniquement entre deux (et prestigieux) correcteurs proposée par G. BILLANOVICH depuis 195184, Pétrarque et Valla. En outre, en raison des doutes actuels sur la reconnaissance de la main de Pétrarque dans ce manuscrit, je rappelle que j’ai préféré appeler Ap? l’auteur des corrections ou des compléments de nature spirensienne, en signalant l’incertitude par un point d’interrogation. Dans cette partie du manuscrit, le texte de base provient de la tradition du Puteaneus. Voici la situation : Pars exercitus / cum omni equitatu (missa ajouté par Ap? au-dessus de la ligne) sat(ur)nalibus (saturn- corrigé en turma- par Ax, au-dessus de la ligne) primis agmen adgressa / numidarum (-das Ap? au-dessus de la ligne) leui certamine fudit.

La différence d’encre et d’écriture fait nettement ressortir l’existence de deux correcteurs différents. J’ajoute que des signes de correction (en forme de v renversé), qui semblent de la même encre que celle utilisée pour ajouter missa délimitent sat(ur)na-, avec deux points d’exponctuation sous sa(turnalibus) et peut-être un jambage supplémentaire au -n-. Cela veut-il dire que Ap? invitait à lire missa turnalibus (ou turmalibus) et que Ax a simplement réécrit turma- pour rendre la correction plus claire ? L’examen des folios voisins permet de repérer dans le f. 220ra d’autres interventions à l’encre et à l’écriture très proches de Ap?, en 30, 43, 7 : iussi nomina edere, ainsi que (cornelium) scipionem en 30, 43, 8. Si l’on suppose que Ax est Pétrarque, cela impliquerait, en raison de la différence d’encre et d’écriture avec missa, que les interventions d’origine spirensienne (= Ap?) dans le reste du manuscrit ne sont pas de lui. En outre, cet Ax a une écriture peu semblable à celle du Pétrarque qui a inscrit turmalibus dans la marge inférieure de L, pour laquelle l’identification fait consensus. Il me semble fragile d’imputer cette différence soit à l’évolution 80

Affrica, VIII, 422 (éd. P. LAURENS, 2018). Parati / flectere lora manu, prevertere gressibus hostem, Affrica, VIII, 426-427. 82 Ce manuscrit est accessible en ligne, sur le site de la British Library. 83 J. BRISCOE, 2018b, p. 161-164. 84 G. BILLANOVICH, 1951, notamment p.137-151 et 203-205. 81

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de la main de Pétrarque, jeune dans A et plus âgée dans L, soit au fait que A aurait été pour lui un manuscrit de travail, tandis qu’il écrivait de manière plus soignée ses corrections dans L, un très beau manuscrit. Si l’on suppose à présent que Ax est Valla, cela ne nous aide pas à résoudre le problème qui nous occupe, car la correction de Pétrarque dans L est de toute façon antérieure. Mais cela pourrait nous servir à déterminer si les deux recentiores mentionnés par Gebhard (Pal. lat. 879) et par Drakenborch (Holkham 349) sont en rapport avec Pétrarque, avec Valla, ou sont indépendants des deux. Mariangela REGOLIOSI85 est ici d’un grand secours car elle a identifié de manière convaincante la main de Valla dans l’ajout de pace uti rogasset omnes tribus iusserunt ; pacem dare p. scipionem eumdemn exercitum deportare (30, 43, 3, marge inférieure du f. 220ra). Il est en effet précédé du signe ressemblant à un π (à la barre supérieure inclinée), caractéristique de Valla, signe répété au point d’insertion dans le texte (ici entre iuberent et ex hac rogatione). Or cet ajout me semble très similaire, pour l’encre et pour l’écriture, à la main de notre Ax. Il se trouve que M. REEVE86 a tout récemment rappelé que le texte du Pal. lat. 87987, qui transmet le même texte que A après l’intervention de Ax, soit equitatu missa turmalibus primis agmen aggressa numidarum, contenait plusieurs leçons correspondant à des corrections attribuées à Valla, notamment les deux variantes rares qu’il a ajoutées dans A : en 21, 13, 7 abscedere pour exire (f. 4v) et en 30, 45, 7 (f. 173v) frater ipsius L. Scipio Asi(a)nus aliique (exactement asinus dans le 879). Ce manuscrit du XVe s., qui a appartenu à Giannozzo Manetti (13961459), d’après la note de possession du f. 4v, serait-il la source des corrections de Valla, ou proche de cette source ? Ou bien son modèle avait-il intégré les corrections de Valla ? Le Pal. lat. 879 a en outre comme dernier mot de la décade habuerunt, comme quatre autres manuscrits88 : le Pal. lat. 874 (= le Palatinus primus de Gebhard et Drakenborch), Arch. S. Pietro 132, Oxford, New College 278 et Besançon 838. Je n’ai pas vu avoir accès au manuscrit d’Oxford, mais j’ai constaté que le Pal. lat. 87489 et Arch. San Pietro 13290 transmettaient saturnalibus, et agrum (au lieu de agmen) pour Arch. San Pietro 132. En revanche, Besançon 83891 transmet le même texte que le Pal. lat. 879 (et donc que Ax) en 30, 36, 8 (f. 249r), ainsi qu’une variante proche en 30, 85

M. REGOLIOSI, 1995, p. 1303-1305. M. D. REEVE, 2017, p. 10. 87 En ligne sur le site de la Bibliothèque vaticane et sur la bibliothèque digitale de l’université de Heidelberg. 88 Sur les manuscrits, probablement originaires de Padoue, qui ont habuerunt comme dernier mot de la décade, cf. G. BILLANOVICH, 1986, p. 87 et M. D. REEVE, 1987b, p. 416. 89 Daté du XIVe-XVe s. En ligne sur le site de la Bibliothèque vaticane et sur la bibliothèque digitale de l’université de Heidelberg. 90 Daté de la fin du XIVes. En ligne sur le site de la Bibliothèque vaticane. 91 Daté autour de 1448. Accessible en ligne. http://memoirevive.besancon.fr/ark:/48565/a01132318497295tLl5. 86

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45, 7 (f. 254r) frater ipsius L. Scipio Asiaticus aliique, mais il porte en 21, 13, 7 (f. 5v) exire et non la variante abscedere. Il y a donc certainement un filon de manuscrits recentiores porteurs de la variante turmalibus à explorer. Mais la recherche risque d’être longue, et compliquée. La proximité chronologique (la première moitié du XVe s.) entre la période d’activité de Valla et celle où les trois recentiores (Pal. lat. 879, Besançon 838, Holkham 34992) que nous avons repérés - pour l’instant - ont été réalisés, rend en effet particulièrement délicat l’établissement de l’ordre des opérations : qui est la source de qui ? Et, puisque la correction portée par Pétrarque dans L est de toute façon antérieure, pourquoi ne pas prendre le problème dans l’autre sens et remonter plus haut que Pétrarque ? J’ai alors pensé à consulter le plus ancien commentaire à Tite-Live conservé, celui du dominicain Nicolas Trevet (c. 1258-1334), rédigé au début du XIVe s., vers 131993. Le verdict est sans appel. Turmalibus n’est pas une conjecture de Pétrarque : le terme figure dans le texte que Trevet commente. Voici en effet ce que donne le seul témoin actuellement connu, datant du milieu du XVe s., de son commentaire à la troisième décade, le manuscrit Lisboa, Biblioteca Nacional, Iluminados 13594. J’indique en italiques le texte que Trevet commente95, et en romain son commentaire, avec des parenthèses pour isoler les gloses. Secundo cum dicit inde procedentibus docet quod pugnatum est cum filio siphacis regis. dicens inde (scilicet ab utica) procedentibus (scilicet scipione cum suis) ad tinetam (scilicet urbem) nuntius allatus est96 verminam (nomen proprium) filium siphacis (scilicet regis) etc. pars exercitus (scilicet romani) cum omni equitatu (scilicet alio) a turmalibus primis (scilicet equitibus ordinatis in primis turmis) aggressa agmen97 numidarum (scilicet quorum dux erat filius syphacis) fudit leui98 etc. intercluso quoque exitu fuge99 equitibus circumdatis ex omni parte100 quindecim etc. ipse (scilicet filius siphacis). Tertio cum dicit... (f. 220va)

92 Je me fie pour l’instant à la leçon indiquée par Drakenborch pour son Lovelianus tertius (= Holkham 349). Sur ce manuscrit, copié à Padoue et annoté par Sicco Polenton (1375-1447), cf. S. REYNOLDS, 2015, p. 232-234, qui le date du xv2/4 s. (avant 1442). 93 Sur les manuscrits de l’Expositio ad Titum Livium de Trevet, cf. A. H. MCDONALD, 1971 et 1976, avec la bibliographie antérieure ; M. D. REEVE, 1987a, p. 163 et 1996b, p. 110. En dernier lieu, G. CREVATIN, 2012, p. 119-120. Sur la Vita Livii qui ouvre le commentaire de Trevet, voir tout récemment R. MODONUTTI, 2019. 94 Ce manuscrit a été découvert par Ruth J. DEAN, 1945. Je remercie Madame Ana Cristina DE SANTANA SILVA de m’avoir envoyé si rapidement sa version digitalisée. 95 J’ai retranscrit le paragraphe complet du commentaire, pour donner une idée de la méthode de Trevet. 96 Texte différent : absence de est dans les deux branches de la tradition. 97 Ordre des mots différent de celui des deux branches : agmen (ou in agmine) aggressa. L’ordre des mots suivi par Trevet est attesté dans le Berolinensis de DRAKENBORCH (= Berlin Lat. fol 27, XVe s.). À suivre... 98 Ordre des mots différent de celui des deux branches : leui (certamine) fudit. 99 Ordre des mots différent de celui des deux branches : exitu quoque fugae intercluso. 100 Texte et ordre des mots différents de celui de la tradition : parte omni circumdatis equitibus (Π) a parte omni circumdatis (trucidantibus ε) equitibus (Σ).

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Deuxièmement, quand il dit partant de là, il informe du combat contre le fils du roi Syphax. En disant de là (= d’Utique101), partant (= Scipion et les siens), en direction de Tunis (= une ville), un messager annonça que Vermina (nom propre) le fils de Syphax (= le roi) etc102. Une partie de l’armée (= romaine) avec toute la cavalerie (= une autre) après avoir été attaquée par les premiers membres des escadrons103 (= les cavaliers répartis dans les premiers escadrons) défit la colonne de Numides (= dont le chef était le fils de Syphax) au cours d’un facile etc104... Comme l’issue de la fuite aussi avait été coupée puisque les cavaliers les encerclaient de tous côtés, quinze etc105, lui (= le fils de Syphax). Troisièmement quand il dit106 ...

Quelques mots sur la filiation du texte commenté. Il présente ici les caractéristiques de la tradition du Puteaneus (P) : absence de missa, agmen (et non in agmine), Numidarum (et non Numidas). Cette question mérite une étude approfondie, qui sort du cadre de cet article. Je me limiterai à apporter juste un autre argument en faveur de son appartenance à la tradition de P. Le commentaire s’achève en 30, 44, 6 (f. 223r non esse cordis leti sed magis amentis proprie), avec la lacune caractéristique d’une partie des descendants italiens de P107 entre 30, 41, 6 et 30, 42, 15. Je note toutefois l’absence de raro ou de sa corruption en uararo ou yarato. Je lis en effet au f. 222rb (l. 36) ex duabus exploratricibus classibus. À partir de là, et jusqu’en 30, 42,15, dari hominibus simul (l. 52), soit jusqu’à la fin de la colonne (une quinzaine de lignes), Trevet me semble résumer plus que commenter. Il a visiblement un texte lacunaire. Il signale en effet l. 49-50 et corrupte uidetur scripta. videtur enim deesse principium. Que dire à présent du commentaire de Trevet ? Il se montre particulièrement attentif à l’éclaircissement des noms propres (tineta, uermina, siphax) et à l’identification des acteurs ([exercitus] romani, [omni equitatu] alio108, [ipse] regis). Il utilise les abréviations .s. (scilicet) pour introduire son explication et 7č (etc) pour signaler qu’il saute des passages du texte. La tournure prépositionnelle a turmalibus fait certes difficulté, mais n’a pas d’incidence sur la question qui nous occupe. Ce qui importe, c’est que le texte lu par Trevet soit issu de la tradition du Puteaneus et qu’il comporte turmalibus. Il se soucie d’ailleurs de gloser le terme, ce qui nous signale qu’il s’agissait pour lui, et pour ses lecteurs, d’un mot rare. Turmalibus provient donc de la tradition de P, et non de celle dite de Spire, ce qui n’était pas évident en raison de sa conjonction constante avec 101

Je rends l’abréviation .s. (cilicet) par le signe =. Trevet ne glose pas cum equitibus pluribus quam peditibus uenire. 103 Ou : après avoir attaqué la colonne de Numides à partir des premiers membres des escadrons, défit... ? Le a (turmalibus) est problématique et n’est pas attesté ailleurs. 104 Trevet ne glose pas certamine. 105 Trevet ne glose pas milia hominum caesa, mille et ducenti uiui capti, et equi Numidici mille et quingenti, signa et militaria duo et septuaginta. 106 Trevet passe au commentaire de 30, 36, 9 Tum ad Tynetem (cum ad tinetam dans son texte). 107 Cf. M. DE FRANCHIS, 2015a, p. 11 et ma communication au colloque Livius noster (Padoue, novembre 2017), à paraître. 108 Il souhaite, je suppose, distinguer la cavalerie romaine de la cavalerie numide, mentionnée dans la phrase précédente (cum equitibus pluribus... 30, 36, 7). 102

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missa dans les recentiores. Voilà qui confirme, une fois de plus, que l’exploration de la tradition de P a encore beaucoup à nous apprendre. Il est temps de conclure, au moins provisoirement, ce long périple, où l’édition de DRAKENBORCH a illustré à maintes reprises qu’elle reste un instrument de recherche à ne pas négliger. Beaucoup de questions concernant la tradition manuscrite restent encore sans réponse, mais j’espère avoir déjà avoir apporté suffisamment d’arguments pour démontrer que Saturnalibus résulte d’une corruption. Je n’exclus pas d’alerter le lecteur sur la fragilité du texte transmis par des cruces. Je ne le conserve pour l’instant qu’en tant que lectio difficilior. Je ne suis pas encore en mesure de déterminer si turmalibus est une conjecture ou une correction, mais il est désormais certain que, s’il s’agit d’une conjecture, elle n’est pas de Pétrarque. Enfin et surtout, la présence du terme dans le texte commenté par Trevet au début du XIVe s., texte de la tradition du Puteaneus dont il va falloir déterminer plus précisément la place parmi ses descendants italiens, impose de toute façon de faire figurer turmalibus dans l’apparat critique, à la place qui lui revient.

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Sainte-Marie de l’Assomption, deuxième cathédrale de Vaison-la-Romaine. L’histoire de sa construction, ses évêques Marie-Françoise Dumont-Heusers Chercheur libre en archéologie

À la mémoire de François Delrieu1 Pourquoi parler d’une cathédrale dans un livre d’hommage à notre cher ami Charles Guittard ? Revenons au début de ses études. Il commence une thèse sous la direction de Jacques André (1910-1994) qui lui donne comme sujet : « Le vocabulaire de la prière ». Admis à la retraite, J. André lui propose de continuer sa thèse sous la direction de Raymond Bloch (19141997). Son sujet sera un peu modifié : « Recherches sur le carmen et la prière dans la littérature latine et la religion romaine »2. La cathédrale est par excellence un lieu où les fidèles se rassemblent pour prier. Et pourquoi Vaison-la-Romaine ? Notre ami avait eu la chance de fouiller le chantier de « La bourse » à Marseille au printemps 1972. Charles se souvient encore de la visite de Vaison-la-Romaine, qu’il fit à cette occasion. Il y avait vu les beaux restes d’une ville romaine, certes un peu trop restaurés. L’ampleur des vestiges l’avait impressionné. Rappelons qu’à l’époque, un cinquième de la ville antique était sorti de terre3. Depuis, grâce au concours des dieux, aux techniques modernes et à la compétence du service archéologique4, de nombreuses découvertes ont été faites. Un mur digue le long de l’Ouvèze en 1996, quatre maisons sur la place Monfort (place principale de la ville) en 2010-2011, l’amphithéâtre et le forum5 6 7. 1

Le docteur Delrieu (1938-2015) a passé toute son enfance à Vaison. Plus tard, il venait pendant ses vacances dans sa maison de la cité médiévale. Admis à la retraite, il y revenait le plus souvent possible. Il avait travaillé à la restauration de la cathédrale. 2 Ch. GUITTARD, 1996. 3 M.-Fr. DUMONT-HEUSERS, 2003, p. 49-53. 4 Qui dépend du Département de Vaucluse, à Avignon. Jean-Marc Mignon est archéologue dans ce service. Il est aussi architecte au service du patrimoine. C’est lui qui dirigea ces chantiers de fouille. 5 J.-M. MIGNON, 2008, 2011, 2016. 6 B. ROSSIGNOL, à paraître. 7 E. ROUX, 2019.

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N’oublions pas non plus de mentionner le relevé des vestiges antiques dans les caves8, ni les opérations archéologiques ponctuelles préalables à l’attribution de permis de construire. L’ensemble de ces travaux forme les pièces d’un puzzle qui commence à nous donner la trame de la ville antique. Vaison est entrée dans l’histoire depuis l’antiquité, mais elle est aussi entrée très tôt dans l’histoire de l’Eglise avec la constitution d’un évêché. En effet, on sait que l’Eglise de Vaison fut représentée au concile d’Arles par son évêque Daphnus, en 314. Elle accueillit deux conciles régionaux en 442 et 5299. Il est vraisemblable que la cité épiscopale était située près de la cathédrale actuelle (Notre-Dame de Nazareth). D’après Joseph Sautel (19881955)10 son baptistère se situerait à l’Ouest du bâtiment. A ce jour, la résidence de l’évêque n’a pas, non plus, été retrouvée. On parle de l’emplacement de l’actuel château de la Villasse proche aussi de la cathédrale. À l’occasion de travaux d’utilité publique au chevet de la cathédrale, J. Sautel avait identifié en 1947 « un véritable nid de chapiteaux, de tambours de colonnes, de pierres sculptées de la bonne époque de l’art romain ». Il évoquait les restes d’un temple ou une basilique paléochrétienne11. En 1950, Il avait découvert à l’intérieur du chœur, les trois gradins du banc presbytéral avec au centre, l’ancien siège épiscopal12. En 1992, suite aux inondations de l’Ouvèze, qui ont soulevé le pavement de la cathédrale, Caroline Michel d’Annoville et François Guyonnet ont réétudié les vestiges découverts par J. Sautel et ils sont arrivés à situer deux églises plus anciennes, bâties sur le même axe longitudinal. La fouille de la nef a permis d’étudier en partie la stratigraphie des structures antérieures à la cathédrale du XIIe siècle13. Avant de décrire la cathédrale Sainte-Marie de l’Assomption, sujet de notre communication, voyons pourquoi, quand et comment a été décidée sa construction. Au XIe siècle, le domaine de Vaison est intégré dans le patrimoine de la famille seigneuriale des Mévouillon, qui donnera 3 évêques à la ville. C’est probablement sous leur règne que la cathédrale Notre-Dame de Nazareth sera construite, sur la rive droite de l’Ouvèze. Après la réforme grégorienne (1073)14, l’évêché de Vaison continue à gérer son domaine15 comme une seigneurie et n’a rien changé à ses habitudes, car ce sont des terres

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D. BISCARRAT, 2016. J.-M. ROUQUETTE, 1991, p. 147. 10 De 1907 à 1955, il fouilla la ville de Vaison. 11 J. SAUTEL, 1951. 12 J. SONNIER, 1958. 13 C. MICHEL D’ANNOVILLE, GUYONNET, 2007, p. 7-8. 14 La réforme grégorienne, promulguée le 22 avril 1073 par le pape Grégoire VII, voulait réformer le clergé en l’obligeant à rester célibataire pour éviter que des biens appartenant à l’église soient transmis en héritage. Elle interdisait aux clercs de faire commerce du « pardon des péchés » et des « bénédictions » et elle les obligeait à accepter l’autorité du pape qui était seul à nommer les évêques. 15 À l’époque il était composé de la ville de Vaison et son territoire, du Crestet, Rasteau et d’Entrechaux. 9

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ecclésiastiques depuis 110816. Les évêques résident dans la cité épiscopale. Ils y exercent la justice, perçoivent les taxes et centralisent les échanges commerciaux17. Face à ce pouvoir religieux et civil à la fois, un pouvoir laïc vint s’opposer à lui. En 1160, le comte, Raymond V de Toulouse, héritier des Mévouillon, s’empara de Vaison et l’évêque dut se réfugier à Entrechaux. Son successeur reprit la ville. Furieux peut être, Raymond V fit édifier au sommet du promontoire situé sur la rive gauche de l’Ouvèze, une tour en bois qu’un nouvel évêque fit brûler. À son tour Raymond VI fit construire un château en pierre au même emplacement et les habitants de la plaine commencèrent à s’installer près de ce château. Ils échappaient ainsi à un grand nombre de taxes réclamées par l’évêque. Le conflit entre les comtes de Toulouse et les évêques dura presque un siècle. Il est contemporain du long conflit autour des Cathares, qui ensanglanta l’Occitanie et au cours duquel les comtes de Toulouse s’affrontèrent à la papauté, au roi de France et à de nombreuses familles seigneuriales, au gré des alliances et des trahisons. En 1229, le traité dit de Meaux, par lequel le comte Raymond VII fait allégeance au Roi de France Louis IX, fait passer le marquisat de Provence au Saint-Siège. Cet accord prendra effet en 125318 et le Marquisat de Provence (devenu le Comtat Venaissin) sera terre pontificale jusqu’en 1791. Au XIIIe siècle l’exode vers le château s’intensifia suite aux invasions et aux pillages. Au XIVème, l’habitat en plaine n’existe presque plus. Les nombreux silos, découverts en 2014 lors de la fouille du Forum, contenaient un important mobilier des XIe au XIIIe siècle19, mais pas au-delà. Les papes, qui avaient succédé aux comtes de Toulouse, renforcèrent les fortifications. Une nouvelle enceinte fut construite et le bourg castral s’organisa près du château. Dans cette cité médiévale, il est possible que le culte ait eu lieu dans une première église que nous ne connaissons pas. Certains ont voulu dire que ce lieu était situé dans le château ; il n’en est rien, Isabelle Cartron20, qui a étudié cette bâtisse, est tout à fait formelle. Par contre, nous pouvons imaginer que les habitants allaient dans la chapelle Saint Laurent située en contrebas21. Mais là encore, rien n’est mentionné dans les archives et de plus, les habitants auraient du sortir des murailles de la cité médiévale. Quant à aller à la cathédrale Notre-Dame de Nazareth il leur aurait fallu franchir l’Ouvèze par le pont romain. Pons de Sade (? -1473) fut évêque de 1445 à 1473. Avec l’accord du prévôt et des chanoines, il confie à un certain Raymond Arnaud, Maître maçon à Valence, la construction d’une église paroissiale dans l’enceinte de la cité médiévale, en 1464. Elle sera construite en partie avec des matériaux 16

I. CARTRON, 1989, p. 146. I. CARTRON, 1990, p. 37-38. 18 M. BRUSSET, 1981, p. 66-69. 19 Fouille dirigée par J.-M. Mignon en 2014. 20 I. CARTRON, 1989 et communication orale. 21 Construite au XIIe, elle sera démolie au XVe siècle et ses matériaux serviront à la construction de la cathédrale de la cité médiévale. 17

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de la chapelle Saint-Laurent située en contrebas de la colline (Fig. 1 et 2)22. Il est vraisemblable que cette nouvelle église ait été construite à l’emplacement de la probable église antérieure, évoquée au paragraphe précédent. Seules des fouilles pourraient confirmer cette hypothèse. Ce bâtiment, d’un plan Nord-Sud, pour suivre le relief du terrain, comportait au Sud, un chœur pentagonal, éclairé par trois fenêtres. La nef à trois travées, longue de 13 m et de 9 m de large, était recouverte d’une charpente en bois. Trois chapelles s’ouvraient de chaque côté sur la nef. Le clocher fut construit en 1470 et reconstruit en 1557 au-dessus de la 3ème chapelle côté ouest, à droite en entrant23. Le 11 février 1571, Guillaume Cheysolme II (1525-1593) fait son entrée comme nouvel évêque24. C’est un Écossais en exil qui arrive de Rome. Il avait été auparavant évêque de Dunblane en Écosse d’où il avait été chassé car « condamné pour sa conduite, sous la pression moralisatrice grandissante des partisans de la réforme protestante »25. Son train de vie n’est pas modeste quoique beaucoup moins qu’à Dunblane et son départ précipité de Vaison en 1584 fit grand bruit. Pour reprendre les archives secrètes du Vatican publiées par M. Vénard26 : « Je n’ai pas dit jusqu’à présent le scandale que donnait dans son diocèse l’évêque de Vaison [...] donc je vous dirai qu’il était si épris d’une femme noble mariée de Vaison, appelée Mademoiselle de La Tour, qui à présent est enceinte de lui [...] ». Le texte continue en expliquant par le menu son emploi du temps - pas toujours très catholique - puis, un peu plus loin, précise toutes les sommes d’argent que l’évêque dut verser au mari27 qui « consentait à ces gentillesses pour l’avantage qu’il en tirait » 28. C’était la deuxième fois qu’il perdait son siège d’évêque pour des affaires de moralité. Guillaume de Cheysolme II, pour faire pénitence, se retira chez les chartreux à Rome, en ayant pris soin auparavant de faire nommer pour lui succéder, son neveu Guillaume de Cheysolme III (1547-1629), qui fut évêque de 1584 à 1629. Ce dernier s’avéra particulièrement actif et, le 19 août 1599, avec l’accord du chapitre et du conseil de ville, il décida l’agrandissement de l’église qui était devenue trop petite29. Le chœur construit en 1464 fut démoli et remplacé par la 4ème travée de la nef, avec de chaque côté une chapelle. Notez que pour récupérer le niveau du sol, il avait fallu construire de part et d’autre deux petits escaliers de 3 marches pour accéder à ces chapelles. Un nouveau chœur fut construit dans le prolongement de l’ancien en creusant le rocher côté Sud. Ce dernier de même taille que le précédent est surmonté d’une voûte sexpartite (Plan, Fig. 3). Côté Est du chœur, une 22

Archives Départementales de Vaucluse (AD 3E 70/881, F°96 V°-98). A.D. 3E 70/883, F°80 V°-82. 24 Depuis le XIVe siècle, les papes nommaient l’évêque de Vaison y plaçant de préférence un de leurs familiers (M. VENARD, 1961, p. 607). 25 J.-Ch RAUFAST, 2019. Je remercie J.-Ch. Raufast de m’avoir communiqué son travail sur la famille Cheysolme. 26 M. VÉNARD, 1997, p. 410. 27 Archivio Segreto Vaticano. Legazione d’Avignone 13, f° 686 : feuille jointe à une lettre de D. Grimaldi au cardinal de Côme, 2 décembre 1582. Repris dans M. VENARD, 1997. 28 Le montant s’élevait à plusieurs mois de l’ensemble des revenus du diocèse. 29 A.D. 3E 70/233 F°240.242 V°. 23

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sacristie fut construite, partiellement en encorbellement sur le vide. On pouvait y accéder par deux portes. La première est située à l’entrée du chœur et la deuxième, maintenant murée, se trouvait au fond. L’autel qui est visible aujourd’hui est beaucoup plus récent. Nous n’avons, dans les archives, aucune information sur celui du XVe, ni même du XVIIe siècle. La charpente en bois, qui recouvrait la nef de 1464, fut remplacée par une voûte d’ogive en pierre, en appui sur des contreforts bien visibles aujourd’hui30. La photo aérienne de la toiture (Fig. 7) montre bien la structure de l’ensemble du bâtiment. Chaque travée de la nef est couverte par une toiture en croix, marquant clairement les quatre voûtes et les nervures. Le clocher est couvert d’un toit en pavillon et le chœur d’une toiture à 6 pans coupés qui marque bien sa structure. Les chapelles latérales ont toutes des toits différents. Pour l’ensemble de ces travaux, il emprunta une somme d’argent et accepta des dons. L’évêque fit aussi faire, à ses frais, les stalles, l’orgue, la chaire et les fonts baptismaux. Le 25 novembre 160131, Monseigneur de Cheysolme III présida la consécration solennelle de l’église, alors érigée en cathédrale. En 1603, il fit aussi construire l’évêché (auparavant, les évêques habitaient le Château du Crestet). Plusieurs petites maisons furent également construites près de la cathédrale. Revenons sur les chapelles latérales. Celles des trois premières travées furent construites en 1464. Elles furent bien souvent remaniées et décorées plus tard, en particulier lors de l’agrandissement de l’Eglise en 1599. Elles s’ouvrent sur la nef par de grands arcs en plein cintre, sauf la deuxième et la troisième chapelle à droite qui s’ouvrent par un arc brisé de style néogothique. Mais il s’agit d’une reprise, sans doute en 1599, car les traces d’un ancien arc en plein cintre sont encore visibles au-dessus des arcs brisés (Fig. 4). Toutes les chapelles contiennent un autel. Commençons notre visite par la première travée située au Nord près du portail d’entrée. Côté Est, à gauche en entrant, la chapelle Sainte Rusticule32 appelée plus tard chapelle de la Vierge, fut décorée en 1606 par les soins de Nicolas Granier, chanoine sacristain. Elle est couverte d’une coupole octogonale, surmontée d’un lanternon. Aux angles, chacune des quatre trompes a reçu un décor de coquille en stuc (l’une manque actuellement). Ces coquilles sont portées par un buste de femme ailé et drapé. Un confessionnal du XVIIe siècle en bois de couleur verte est encore en place (Fig. 6) Lui faisant face, la chapelle Saint Joseph (dont il reste la statue) est aussi recouverte d’une coupole octogonale nervurée, montée sur trompes à coquilles et surmontée d’un lanternon aveugle.

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Archives Communales BB 12 F°13V°, F°14V°, F°18. Nos sources ne sont certainement pas très fiables, car il est peu vraisemblable que les travaux aient pu être achevés en si peu de temps après la décision de les commencer. 32 Née à Vaison de famille noble et chrétienne vers 555. Elle fut abbesse du monastère Saint Césaire d’Arles. 31

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Dans la deuxième travée, côté Est, la chapelle Saint Gens33 est construite en voûte d’arêtes. Elle est éclairée par deux fenêtres en arc brisé. La pierre d’autel est romaine. En face, la chapelle est dédiée au Sacré-Cœur. Elle est couverte d’une voûte d’ogives. Les arcs de la voûte retombent sur des corniches aux décors de pommes de pin renversées. Elle sera aussi décorée plus tard d’un tableau « le Repentir de Saint Pierre » de Guillaume Grève, peintre avignonnais de la première moitié du XVIIe siècle. Dans la troisième travée, toujours côté Est, la chapelle Saint JeanBaptiste est couverte d’une voûte à pénétration. Elle devait être lambrissée comme celle qui lui fait face et possède encore un fragment de retable avec un décor de panneaux à encadrement mouluré et à pilastres cannelés. L’inscription en marbre sur le côté Sud rappelle que Jean Rattaller, archidiacre en 1635 a financé la décoration de cette chapelle. Une statue de Saint Jean Baptiste et un tableau de Sainte Agnès du XVIIIème y sont encore. Un oculus éclaire cette chapelle. En face, la chapelle fut décorée en 1615 par Guillaume de Cheysolme III. Elle est entièrement lambrissée de couleur verte et voûtée en croisées d’ogives. Elle communique avec la nef par un arc brisé décentré par rapport aux doubleaux et par rapport à la trace de l’ancien arc en plein cintre encore visible. En effet, sur la partie droite de la chapelle un escalier, qui conduit au clocher, débouche sur la nef par une petite porte dans le lambris. Un enfeu aménagé sous l’escalier s’ouvre sur le côté de la chapelle. Il s’agit du tombeau de Guillaume de Cheysolme III, construit en 1619. Sa dépouille y fut déposée en 1629. Dans un premier temps consacrée à Saint Blaise34, cette chapelle prendra plus tard le nom de Sainte Rusticule (Fig. 4). La quatrième travée fut construite en 1599. La chapelle située à l’Est, à gauche, est dédiée au Saint-Esprit. Elle fut construite grâce à un don d’André de Seguin, premier consul entre 1599 et 1601. En face, la chapelle est consacrée aux âmes du purgatoire. Elle fut édifiée par Guillaume de Cheysolme en 1599. Elle est couverte d’une voûte d’arêtes sur plan barlong. L’enduit peint de la voûte représente le couronnement de la Vierge entourée des quatre évangélistes et de Saint Jérôme. Déjà restauré en 1994, ce décor fut consolidé en 2016. Les trois marches du petit escalier sont très usées au centre, ce qui prouve à l’évidence que ce lieu a dû être fort fréquenté par le passé (Fig. 4). Au XVIIIe siècle Monseigneur de Gualteri (1659-1723), évêque de 1702 à 1723, orna la cathédrale de tableaux et de peintures murales dont il reste quelques traces. Il fit ouvrir au-dessus de l’autel une grande fenêtre ovale. Il réorganisa le chœur, il y disposa sa cathèdre et plaça une balustrade en fer forgé pour le séparer de la nef. Sur le mur Ouest du chœur, il fit construire une tribune. Accolé à ce mur, côté extérieur, un petit bâtiment fut construit. J. Sautel parle de « l’ancienne salle capitulaire »35. Nous pensons qu’il s’agit d’un petit logement qui est accessible par un escalier dissimulé en-dessous 33

Saint très populaire dans la région (1104-1127). Médecin et évêque (? – 316). 35 J. SAUTEL, 1955, p. 147. 34

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de la tribune. On pouvait aussi y rentrer par l’extérieur de la cathédrale, une porte est encore en place dans la rue adjacente. Un peu plus tard, sous Monseigneur de Pellissier (1709-1786), évêque de 1758 à 1785, la cathédrale fut encore agrandie, à l’entrée, de deux toises (un peu moins de 4 mètres) en 1776, ce qui permit la construction d’une nouvelle façade en pierre, de style jésuite, percée d’un portail en noyer.36 L’espace gagné entre l’ancienne façade et la nouvelle constitue un tambour, sur lequel repose une tribune, où ont été installées les orgues. Côté Est, les fonts baptismaux sont composés d’une petite cuve en pierre du Ve siècle, posée sur un chapiteau gallo-romain placé à l’envers. Notons que, depuis 1464, l’ancienne cathédrale située dans la plaine continue à être utilisée pour les cérémonies officielles. Il y est d’ailleurs fait mention de réparations dans les archives communales de la ville. Les évêques y prenaient possession de leur charge, ils y prêtaient serment et disaient leur première messe. De là, ils montaient en procession dans la cité médiévale en empruntant le pont romain, le passage de l’évêché, la calade des évêques et en haut, tournaient à gauche pour se rendre dans la deuxième cathédrale en empruntant la rue de l’église37. Les trois évêques Suarez d’Aulan qui occupèrent l’évêché de 1633 à 1685 apportèrent peu de modifications dans la décoration de la cathédrale. Le premier, Joseph Marie de Suarez (1599-1677), fut évêque de 1633 à 1666. Il marqua la ville de Vaison par son érudition. C’est la première personne qui s’intéresse au passé de la ville antique. En effet, il récolte les inscriptions antiques de façon systématique. Il les copie, les traduit puis il les commente dans de nombreux courriers aux érudits de son époque, comme NicolasClaude Fabri de Peiresc d’Aix-en-Provence (1580-1637). « L’évêque mentionne aussi la richesse du terroir de Vaison en statues antiques qu’il prend soin de recueillir dans sa demeure épiscopale pour éviter que le peuple ne leur rende un culte idolâtre et superstitieux [...] et qu’il, fera remplacer par des statues de la Vierge et de l’Enfant Jésus 38 ». Michel Feuillas (1937-1990)39 pense qu’il faut prendre ce texte à la lettre et il se demande même si l’évêque ne voulait pas ainsi justifier sa passion de l’antique vis-à-vis de ses supérieurs. Joseph Marie de Suarez fit de nombreux voyages à Rome. Il y terminera sa vie comme bibliothécaire de la bibliothèque Barberini où ses travaux sont toujours consultables40. Au XVIIIe siècle, le dernier évêque, Etienne André François de Paul de Fallot de Beaumont de Beaupré (1750-1835) sera nommé en 1786. Il quittera précipitamment son évêché à la révolution, à la fin de 1790, pour aller se

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A.C. BB30 F°238. Ces noms sont toujours utilisés aujourd’hui. Seule la calade des évêques est coupée par une propriété privée au niveau du passage de l’évêché. 38 M. FEUILLAS, 1988, p. 9. 39 Maître assistant à l’université d’Aix-Marseille, disparu trop tôt. Il avait commencé une thèse d’État sur l’ancêtre de son épouse, née Yolande Harouard de Suarez d’Aulan. Nous espérons que ses archives seront publiées un jour par la famille. 40 Bibliothèque Vaticane, Fonds latin, n° 9136, 914, 9140, 9141 (don du cardinal Barberini). 37

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réfugier à Malaucène et dans la région. Il terminera sa carrière ecclésiastique comme archevêque de Bourges41. Le 1er octobre 1790, la municipalité demande aux particuliers de retirer leurs bancs de la cathédrale. L’évêché sera supprimé le 6 mars 1791 et Vaison sera rattaché à l’archevêché d’Avignon. Les territoires du Comtat Venaissin deviendront français par décret du 14 septembre de la même année. Le 21 novembre 1794 les archives communales de Vaison font mention du saccage qui eut lieu dans la cathédrale d’en haut : « il se fit un dégât de tous les ameublements, linges, ornements, autels et boiseries [...] la plus grande partie en fut brisée ou brûlée et l’autre volée ou dissipée ». Et, le 4 juin 1795 la ville demande « au juge de Paix d’instruire la procédure sur le dossier des coupables et complices de la dévastation42 ». À la fin du XIXe siècle, la ville reprend son implantation sur la rive droite de l’Ouvèze et, la cathédrale Notre-Dame de Nazareth est de nouveau mise en service régulièrement en 1897 tandis que « la cathédrale d’en haut » continue à être ouverte aux fidèles comme une simple église. La volonté de sauvegarder cet édifice sera mentionnée dans les archives et il serait trop long de les énumérer toutes. En 1846 on refait la porte d’entrée et, en 1855, on réalise quelques réparations, dont les toitures43. Le 28 août 1857, le département de Vaucluse demande explicitement la réparation de « l’ancienne église de Vaison »44. Moins d’un siècle plus tard, le 22 août 1936, à l’initiative d’un habitant de la cité médiévale, la ville demande à Jean Martet (1886-1940)45, d’envisager, avec J. Sautel, ce qu’il faudrait faire pour sauvegarder le monument : « l’édifice présente un grand intérêt au point de vue historique comme du point de vue artistique ; il constitue un attrait pour les nombreux visiteurs de nos ruines romaines46 ». Quelques petites réparations comme celles des « vitraux » seront faites. Il sera même question d’en faire « un musée d’art religieux provençal47 ». Quelques années plus tard, le 21 mai 1942, René Ginouvès (19261994)48, qui habite une maison située en face de la cathédrale, écrit à un de ses amis (dont le nom n’est pas mentionné). Il lui parle du bâtiment « qui est un bijou de l’histoire ». Il revient sur l’idée d’un musée d’art religieux provençal et, en accord avec Ulysse Fabre (1926-1946) le maire de l’époque, il cherche un mécène pour sa restauration. Il nous parle du délabrement de la place située en face de l’église et de la fontaine dont il ne reste plus qu’un petit tuyau. Il demande à son ami de faire refaire cette fontaine de « type renaissance ou Louis XIV, voire même moderne, mais d’un goût sobre49 ». 41

A. MAUREAU, 1993. Archives communales de Vaison (ACV) registre 1D1, fo 292 verso. 43 A.D. 20137. 44 Ministère de la culture, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, Vaison-laRomaine, Eglise de la Haute Ville, dossier 96/25 928. 45 Écrivain, secrétaire et ami de Clemenceau. 46 MCC-SDA ibid. 47 MCC-SDA ibid. 48 Professeur d’archéologie. Il a créé la Maison de l’Archéologie et de l’Ethnologie à Nanterre où Charles Guittard a été professeur. 49 Cette fontaine n’a pas été refaite. La place devant l’Église a bien été restaurée. 42

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En 1947, J. Formigé (1879-1960)50 refusera de demander le classement de la cathédrale car « trop vétuste »51 (le bâtiment avait été inscrit à l’inventaire le 27 décembre 1946). Vingt ans plus tard, la consolidation d’une partie de la toiture sera réalisée. En 1970, le maire, Théo Desplans (1899-1985), prend les choses en main et commence les démarches pour le classement de l’édifice. Il demande en même temps l’aide de l’Etat pour différentes restaurations52. Malgré plusieurs réparations, l’usure du temps eut raison de ces bonnes volontés et, en 1992, la cathédrale sera fermée car elle était devenue dangereuse. Elle sera tout de même classée en 1994. En 2009, un petit groupe d’amis de la cité médiévale voulut redonner vie à ce monument. Une association fut créée : Les Amis de l’Eglise de la Cité Médiévale. Quand la température le permettait, le samedi matin, de nombreux volontaires se mirent au travail sous la direction de Serge Boyer (1945-2016), sculpteur, ancien professeur à l’école supérieure des BeauxArts d’Avignon. Il était aussi adjoint au patrimoine à Vaison. Dans un premier temps, il fallut vider un bric-à-brac hétéroclite, balayer, aspirer, ranger et réparer ce qui pouvait l’être. Puis toujours sur les conseils de Serge, des travaux de badigeonnage furent réalisés dans les chapelles. En effet, des travaux antérieurs avaient protégé les murs avec un enduit de ciment brut qui nécessitait un semblant de peinture. Bien souvent, avec son épouse Fabienne, il venait en semaine continuer le travail du samedi précédent. Cette première étape put être menée à bien grâce à la générosité des habitants de la cité médiévale qui donnèrent environ 80.000 euros à l’association, ce qui la rendit crédible aux yeux de la municipalité et de la Direction Régionale des Affaires Culturelles (DRAC) et les encouragea à participer aux dépenses. Des mécènes financèrent directement certaines opérations, comme la réparation d’une partie de la toiture, ce qui mettait ainsi la cathédrale hors d’eau. La restauration de la Vierge de la première chapelle, à l’Est, a bénéficié aussi des mêmes largesses. Ces travaux furent réalisés par des entreprises appropriées avec l’accord de l’architecte des Monuments de France, de la DRAC et de la municipalité. Quatre ans plus tard, le 3 mai 2013, la cathédrale nettoyée et sécurisée fut inaugurée et rouverte au public. Le lendemain, elle était consacrée une deuxième fois et prenait le nom de Cathédrale Sainte-Marie de l’Assomption, selon une inscription en partie effacée, que l’on peut voir sur le fronton. Depuis, des offices religieux sont célébrés occasionnellement, des expositions, des concerts et des conférences y sont régulièrement organisés. Une seconde étape a débuté en 201853, grâce au mécénat de la Fondation Pierre Gianadda de Martigny54, il s’agissait de poser des vitraux dessinés par 50

Architecte en Chef des Monuments Historiques. Il avait en charge la région PACA. MCC-SDA ibid. 52 MCC-SDA ibid. 53 Depuis l’inauguration de la cathédrale ces opérations de restauration prennent une allure encore plus officielle et la DRAC de la région PACA participe à concurrence de 40 % du montant global des dépenses, la ville de Vaison-la-Romaine à 30 % et l’association finance les 30 % restants. 54 Vaison-la-Romaine est jumelé avec la ville Suisse de Martigny depuis 1979 car elles possèdent un passé gallo-romain comparable. La fondation Pierre Gianadda est célèbre 51

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le célèbre artiste dominicain, Kim En Yoong. Ceux-ci viennent d’être posés et ils furent inaugurés le 26 octobre 2019 en présence de l’artiste, du mécène et de toutes les autorités administratives. La restauration de la fresque du couronnement de la Vierge – qui a été consolidée en 2016 – suivra (Fig. 5). Toutes ces opérations « officielles » n’empêchent pas les bénévoles de l’association d’entretenir la cathédrale, de la surveiller et de tout faire pour promouvoir son rayonnement. Les habitants de Vaison et particulièrement ceux de la cité médiévale peuvent remercier ce groupe d’amis55 qui eut la bonne idée d’entreprendre la réhabilitation de cette deuxième cathédrale et qui continue à œuvrer pour récolter des fonds et trouver des mécènes afin de mener à bien la restauration de ce beau bâtiment. Depuis, la vie a repris dans et autour de « la cathédrale d’en haut » comme certains aiment toujours l’appeler aujourd’hui.

Bibliographie G. BARO et A. VERBRUGGE, 2017 : GUILHEM BARO et AGNES VERBRUGGE, Eglise Haute de Vaison-la-romaine, Diagnostic d’archéologie préventive, opération n°12065, Rapport final. Service Régional de l’Archéologie Provence-Alpes-Côtes d’Azur, Service d’Archéologie du Département de Vaucluse, Avril 2017. D. BISCARRAT, 2016 : DAVID BISCARRAT 2016, Notices de BSR 2016, Vaison-la-Romaine, Inventaire des caves, BSR PACA, SRA-DRAC Région PACA, 2016, p. 210-211. L.-A. BOYER DE SAINTE-MARTHE, 1731 : LOUIS-ANSELME BOYER DE SAINTE-MARTHE, Histoire de l’église cathédrale de Vaison avec une chronologie de tous les évêques qui l’ont gouvernée, Chaves, Avignon 1731. M. BRUSSET, 1981 : MICHEL BRUSSET, Malaucène, Aspects de l’histoire entre Ventoux et Ouvèze. Le nombre d’Or, Carpentras, 1981. I. CARTRON, 1989 : ISABELLE CARTRON, Le château comtal de Vaison : étude monumentale, histoire de l’implantation d’un château et du développement d’un bourg castral au XIIIème siècle, Mémoire de maîtrise, Université de Provence, Aix-en-Provence, 1989. I. CARTRON, 1989 : ISABELLE CARTRON, Le château de Vaison, Revue municipale de Vaison-la-Romaine, janvier 1989, p. 9-10. I. CARTRON, 1990 : ISABELLE CARTRON, Le château comtal de Vaison, Provence Historique, fasc.159, 1990, p. 37-56. H. DUBLED, 1981 : HENRI DUBLED, Histoire du Comtat Venaissin, C.R.E.D.E., Carpentras, 1981. mondialement pour ses expositions et pour la mise en valeur de la ville de Martigny, en particulier sur le plan archéologique. Nous remercions chaleureusement son directeur, Léonard Gianadda d’avoir étendu le mécénat de cette fondation à notre cathédrale. 55 Paul Meierhans est à l’origine de cette belle aventure. Il fut le premier président de cette association. C’est lui qui sut convaincre ses voisins d’envisager le sauvetage du bâtiment. Qu’il soit remercié pour le dynamisme qu’il a su communiquer à tous les habitants de Vaison. Je le remercie aussi d’avoir relu cette dernière page et d’y avoir apporté les précisions d’ordre administratif et financier.

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M.-Fr. DUMONT-HEUSERS, 2003 : MARIE-FRANÇOISE DUMONT-HEUSERS, Histoire de la Recherche, Carte Archéologique de la Gaule, Vaison-laRomaine 84/1, Paris, 2003, p. 49-53. M. FEUILLAS, 1970 : MICHEL FEUILLAS, Un correspondant et un ami de Peiresc : Joseph-Marie de Suarez, évêque de Vaison, Rencontres 85, Mars-Avril 1970, p. 4-8. M. FEUILLAS, 1972 : MICHEL FEUILLAS, Les visites pastorales de LouisAlphonse de Suarez d’Aulan, évêque de Vaison (1671-1685), Études vauclusiennes, n° 8, 1972, p. 1-10. Ch. GUITTARD, 1996 : CHARLES GUITTARD, Recherches sur le carmen et la prière dans la religion romaine et la littérature latine, Thèse d’Etat, Paris, 1996. Ch. GUITTARD, 2007 : CHARLES GUITTARD, Carmen et prophéties à Rome, Recherches sur les Rhétoriques Religieuses, Turhout, Brepols, 2007. Fr. GUYONNET, C. MICHEL D’ANNOVILLE, 2015 : FRANÇOIS GUYONNET, CAROLINE MICHEL D’ANNOVILLE, Vaison-la-Romaine, Notre-Dame-deNazareth et Sainte-Marie de l’Assomption, dans Cathédrales de Provence, Collection La grâce d’une cathédrale, La nuée bleue, Strasbourg, 2015, p. 569-582. A. MAUREAU, 1993 : ALAIN MAUREAU, De l’évêché de Vaison à l’archevêché de Bourges, l’itinéraire tourmenté d’un prélat comtadin : Fallo de Beaumont (1750-1835), Mémoires de l’Académie de Vaucluse, 2ème série, tome II, 1993, p. 103-137. C. MICHEL D’ANNOVILLE, Fr. GUYONNET, 2007 : CAROLINE MICHEL D’ANNOVILLE, FRANÇOIS GUYONNET, La cathédrale Notre-Dame de Nazareth de Vaison-la-Romaine : Etat de la recherche, Bulletin de l’Association pour l’Antiquité Tardive, n° 16, 2007, p. 7-14. J.-M. MIGNON, 2008 : JEAN-MARC MIGNON, Les aménagements antiques de l’Ouvèze à Vaison-la-Romaine. Actes des « Rencontres du gardenotes », Bézignan (Drôme), 28/04/2008, Terres Voconces, n° 11, 2008, p. 122149. J.-M. MIGNON, J.-L. PAILLET, 2011 : JEAN-MARC MIGNON, JEAN-LOUIS PAILLET, Le pont romain de Vaison-la-Romaine (Vaucluse), Actes du colloque « Les ponts routiers de Gaule romaine », Revue Archéologique de Narbonnaise, suppl. 41, 2011, p. 253-260. J.-M. MIGNON, I. DORAY, 2016 : JEAN-MARC MIGNON, ISABELLE DORAY, De l’oppidum gaulois à la ville gallo-romaine, Guide du Musée et des sites de Vaison-la-Romaine, 2016, p. 26-42, 60-65, 80-81. P. OLIVIER-ELLIOTT 2016 : PATRICK OLIVIER-ELLIOTT, Vaison-la-Romaine & le pays des Dentelles de Montmirail, Edisud, Paris, 2016. J.-Ch. RAUFAST : JEAN-CHARLES RAUFAST, Les Cheisolme. Évêques de Dunblane et de Vaison 1487-1629, s.l., 2019. J. ROBERT, 1950 : JACQUES ROBERT, Histoire-guide de la cathédrale et du diocèse de Vaison-la-Romaine, Reboulin, Apt, 1950. B. ROSSIGNOL, J.-M. MIGNON, D. LAVERGNE : BENOIT ROSSIGNOL, JEANMARC MIGNON, DAVID LAVERGNE, Découvertes épigraphiques récentes à Vaison-la-Romaine. Communication faite à la S.N.A.F. le 16 décembre 2015. À paraître dans le Bulletin de la S.N.A.F. 315

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316

Plan de la Cathédrale Sainte-Marie de l’Assomption, dans la cité médiévale. G. BARO et A. VERBRUGGE, 2017, p. 24. Je remercie Guilhem d’avoir mis de la couleur sur ce plan pour différencier les époques.

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Fig. 1 : Aquarelle de Jean-Joseph Bonaventure Laurens (1801-1890) représentant Vaison, datée du 4 octobre 1848. On voit la cathédrale en haut du rocher. Carpentras, BibliothèqueMusée Inguimbertine album 2, folio 86.

Fig. 2 : Vue est de la cité médiévale. Le château est visible en haut à gauche. Cliché Laurent Pamato.

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Fig. 3 : Le chœur avec la voûte sexpartite. On voit à droite la tribune construite au XVIIe siècle. Cliché M.-Fr. D.-H.

Fig. 4 : Chapelle des âmes du purgatoire (à gauche) et chapelle Sainte Rusticule. Le tombeau de Guillaume de Cheysolme III est sous l’escalier du clocher dont on devine la porte à droite. Cliché M.-Fr. D.-H.

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Fig. 5 : Fresque du couronnement de la Vierge. Cliché M.-Fr. D.-H.

Fig. 6 : Chapelle de la Vierge avec sa coupole surmontée d’un lanternon. Cliché M.-Fr. D.-H.

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Fig. 7 : Toiture de la cathédrale. Cliché Laurent Pamato.

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Du qualificatif des arcs romains Bérangère Fortuner Chercheur indépendant, Aouras

L’arc romain, qui était promis à une longévité exceptionnelle puisque sa structure a été reprise à l’époque moderne, suscite de très nombreuses questions et nombreux sont les archéologues qui cherchent à préciser sa signification. Ainsi au qualificatif de « triomphe » A.L. Frothingham substitue dès 1905 celui de « communal »1 ; puis W. Mac Donald2 et P. Gros3 lui préfèrent celui d’« honorifique », terme adopté par S. De Maria dans son ouvrage de 19884, ouvrage étudié par F.S. Kleiner dans son article « Triumphal and honorary arches »5. Le terme « arcus »6 apparaît à la fin du Ier siècle av. J.-C. Pline l’Ancien7 écrit que « les colonnes étaient le symbole d’une élévation au-dessus du reste des mortels ; tel est aussi le sens des arcs, invention récente » (columnarum ratio erat attolli super ceteros mortales, quod et arcus significant nouicio inuento), sans utiliser le qualificatif de « triumphalis ». Et Dion Cassius8 rapporte à propos du premier arc élevé à la suite de la bataille d’Actium : « Pendant ce temps et déjà auparavant, les Romains restés en Italie rendirent une foule de décrets à l’occasion de la victoire navale. Ils décernèrent à César le triomphe, comme s’il l’eût obtenu sur Cléopâtre, avec un arc portetrophée à Brindes et un autre dans le Forum Romain ».

1

A.-L. FROTHINGHAM, « De la véritable signification de ces monuments romains que l’on appelle arcs de triomphe », RA, 1905, II, p. 216-230. 2 WILLIAM LLOYD MACDONALD, The architecture of the Roman Empire. II, An urban appraisal, Yale University Press, II, 1986, p. 75. 3 PIERRE GROS, L’architecture romaine du début du IIIe siècle av. J.-C. à la fin du HautEmpire. I, Picard, Paris, 1996, p. 56. 4 SANDRO DE MARIA, Gli archi onorari di Roma e dell’Italia romana, L’Erma di Bretschneider, Rome. 5 FRED S. KLEINER, « The Study of Roman Triumphal and Honorary Arches 50 Years after Kähler », JRA, 1989, 2, p. 195-206. 6 Il est inutile de revenir sur la transformation de la terminologie de fornix à arcus étudiée entre autres par ANDREW WALLACE-HADRILL, Rome les Césars et la Ville, Presses universitaires de Rennes, 2001, p. 51-85. 7 Plin., nat., XXXIV, 27. 8 Dion Cassius, LI, 19, 1.

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Il y a donc une liaison entre la victoire, le triomphe et le monument, et si le premier arc en 29 av. J.-C. célèbre la victoire d’Auguste à Actium9, le texte de Dion Cassius mentionne un arc « porte-trophée » élevé en dehors de Rome alors que les trophées sont offerts à Jupiter Capitolin lors de la cérémonie du triomphe. Des arcs peuvent donc être élevés en dehors de la Ville, ce que confirment les monuments glorifiant le souvenir d’un homme. Ainsi Tacite10 rapporte les décisions du Sénat à la mort de Germanicus en 19 ap. J.-C. : « On ordonna qu’il lui fut élevé à Rome, sur la rive du Rhin et au mont Amanus en Syrie, des arcs qui porteraient inscrits ses exploits avec la mention qu’il était mort pour la République », et la Tabula Siarensis11 précise que, à Rome « au-dessus de l’arc sera dressée une statue de Germanicus Caesar sur un char triomphal, et à ses côtés, des statues de son père Drusus Germanicus, (frère de Tiberius Caesar Augustus), de sa mère Antonia, sa femme Agrippine, sa sœur Livie, son frère Tiberius Germanicus et de ses frères et sœurs. Un deuxième arc sera érigé dans le bois du mont Amanus, dans la province de Syrie. […] Un troisième arc sera construit sur les rives du Rhin près du tumulus de Drusus ». Au Ier siècle, en Italie ou en Provence, des arcs sont à mettre en rapport avec des faits historiques précis tel l’arc de Suse, par exemple, construit à l’occasion du rattachement à Rome des quatorze peuplades alpines. D’autres sont ornés de motifs sculptés : trophées et captifs enchaînés à Glanum ou à Orange ; victoires dans les écoinçons à Cavaillon et à Orange ou sur ce dernier des amoncellements d’armes qui attestent donc de la liaison entre victoire et arc. D’une manière plus générale, les arcs de Provence font appel au climat politique et militaire du début du principat de Tibère. Mais en 27 av. J.-C., donc deux ans après l’arc d’Actium, à Rimini, un arc construit par décision « du Sénat et du Peuple romain » est consacré à Auguste pour la restauration de la via Flaminia et des autres voies italiennes. Dans les clipei sont représentées des divinités : Jupiter et Apollon sur la façade extérieure à la ville ; Neptune et la Dea Roma à l’intérieur. À la même époque, il faut signaler des arcs « privés » : en Croatie, à Pula, un arc est élevé par une femme de la gens Sergia en l’honneur de personnes de sa famille dont l’un avait pris part à la bataille d’Actium, ce qui le rattache à l’iconographie de la victoire ; mais à Vérone l’arc des Gavii construit à l’extérieur de la ville a peut-être été lié à l’aire funéraire de la famille. Toutefois ce type d’arcs élevés par et pour des particuliers n’aura pas de suite. Ces quelques exemples montrent bien que dès l’origine, il est difficile de préciser d’une manière définitive la signification de ce monument puisque certains arcs ont été élevés pour des raisons qui ne sont pas directement liées à la victoire.

9

LI, 19, 1 : Senatus populusque Romanus / imp(eratori) Caesari Diui Iuli f(ilio) / co(n)s(uli) quinct(o) co(n)s(uli) design(ato) sext(o) imp(eratori) sept(imo) / respublica conservata . 10 Tac., Ann., II, 83. 11 CLAUDE NICOLET, « La Tabula Siarensis, la lex de Imperio Vespasiani, et le jus relationis de l’empereur au Sénat », MEFRA, 100-2. 1988, p. 827-866 ; bibliographie p. 827, note n° 1.

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Le problème du qualificatif de l’arc est donc totalement justifié. Si les conclusions de l’étude de Frothingham12 peuvent facilement être rejetées, en revanche les autres, basées sur des monuments conservés (arcs italiens, provençaux ou du Moyen-Orient), sont beaucoup plus convaincantes. Toutefois Kleiner13 regrette qu’elles ne soient pas fondées sur l’étude de la totalité des monuments d’une province. Il est donc indispensable de tenter d’étudier les arcs des provinces que sont la Proconsulaire et la Numidie, puisque c’est là qu’apparaît ce qualificatif. En effet, c’est en Afrique romaine qu’apparaît le qualificatif « triumphalis » au début du IIIe siècle sous Caracalla : à Cirta14, un arc est offert par Natalis que celui-ci avait promis à l’occasion de sa charge de quinquennal « M. Caecilius Natalis, fils de Quintus, de la tribu Quirina, édile, triumvir, questeur quinquennal, préfet des colonies de Mila Rusicade et Chullu. Outre les 60.000 sesterces qu’il versa à la République à l’occasion de ses charges d’édile de triumvir et de quinquennal, il érigea à l’occasion de son accession à l’édilité et au triumvirat, une statue en bronze de la Sécurité du siècle, et un édifice tétrastyle avec une statue en bronze de l’indulgence de notre Seigneur. Il donna des jeux scéniques pendant sept jours accompagnés de distributions gratuites dans les quatre colonies, et la même année, il construisit à ses frais, un arc triomphal surmonté d’une statue en bronze représentant la Virtus de notre seigneur Antonin Auguste qu’il avait promis à l’occasion de sa charge de quinquennal » . À Cuicul15 un arc daté de l’année 216, dont la construction a été décidée par décret des décurions, porte l’inscription : « À l’Empereur César M. Aurelius Severus Antoninus, Pieux, Heureux Auguste, très grand Parthique, très grand Britannique, très grand Germanique, grand pontife, investi pour la XVIIIe de la puissance tribunicienne, consul pour la quatrième fois, investi de la IIIe puissance impériale, Père de la Patrie, proconsul, et à Julia Domna, Pieuse, Heureuse, mère de celui-ci, et du Sénat et de la Patrie et des Camps, et au divin Sévère Auguste, Pieux, père de l’Empereur César M. Aurelius Severus Antoninus, Pieux, Heureux, Auguste, la République a fait entièrement un arc triomphal selon un décret des décurions ». À Sua, un arc a été édifié durant la première moitié du IIIe siècle selon l’étude des moulures, mais l’inscription « arcum triumphalem »16 étant

12 FROTHINGAM prend plusieurs exemples qui se révèlent tous contestables : la plus significative étant celle de l’inscription de l’arc de Cillium (CIL VIII, 210 = 11299 - ILT 339), qui pour lui était la preuve qu’un arc pouvait être élevé à la Colonie. Or il s’agit d’une mauvaise lecture du texte qui a été martelé faisant disparaître le nom de l’empereur auquel le monument était dédié. 13 « The Study of Roman Triumphal and Honorary Arches 50 Years after Kähler », JRA, 1989, p. 198. 14 Cinq inscriptions semblables ont été retrouvées : CIL VIII, 7094 = 19434 – ILAlg, II, 674 ; CIL 7095 = 19435 – ILAlg, II, 675 ; CIL 7096 – ILAlg, II, 676 ; CIL 7097 – ILAlg, II, 67 ; CIL 7098 = 19436 – ILAlg, II, 678. La première peut être restituée sur l’entablement ou l’attique, mais les autres peuvent provenir de bases comme on le constate sur l’arc dit de Trajan à Thamugadi. 15 CIL VIII, 8321 = 20137. 16 CIL VIII, 1314 = 14817.

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incomplète on ne peut connaître le donateur, ni l’empereur auquel il était dédié. Enfin à Ghardimaou, sous Gratien, Valentinien et Théodose entre 379 et 38317 un arc a été offert par C. Crepereius Felicissimus … et son fils Crepereius Clycerus, flamine perpétuel : « Aux temps heureux et au siècle très florissant de nos Seigneurs Gratien, Valentinien et Théodose, perpétuels et toujours Augustes ... Virius Adventius Aemilianus, clarissime et éminentissime étant proconsul, et Claudius…, clarissime, légat de la Province de Numidie. (Il y avait) un arc triomphal construit jadis entièrement en pierres de taille. Mais ensuite, il avait été affecté par une fente entre ces mêmes pierres et abandonné. Maintenant pour l’ornement de la plus belle des cités… C. Crepereius Felicissimus … avec son fils Crepereius Clycerus, flamine perpétuel, a fait construire et a dédié (un nouvel arc) » Il est donc indispensable de savoir s’ils présentent des particularités qui expliqueraient l’utilisation de ce qualificatif. Ces inscriptions permettent de déterminer qui sont les donateurs et les raisons de leur élévation. À Cirta, Natalis l’offre lorsqu’il devient quinquennal ; pour celui de Ghardimaou, sans que ce soit vraiment défini, l’arc triomphal a été restauré ou reconstruit par le père dont on a perdu la fonction et son fils qui est flamine perpétuel. L’inscription ne permet pas d’affirmer de façon définitive si c’est à l’occasion de l’obtention de cette fonction, mais c’est probable. Ces deux arcs « de triomphe » s’intègrent dans une liste de 42 monuments offerts par des particuliers, dont 17 peuvent être rangées dans le système de la pollicitatio. Celui de Cuicul fait partie d’une liste de 24 arcs dont la construction a été décidée par les villes : 4 au moment où elles accèdent à un nouveau statut, 1 pour célébrer une déduction de colons en 208/9 et enfin 19 sans raison particulière, ce qui est le cas de Cuicul. L’inscription de Sua ne permet pas de savoir dans quelle catégorie il faut placer le monument. Ces quatre arcs ne sont donc pas liés à la célébration d’une quelconque victoire. Si l’on se réfère à l’évocation de la victoire et du triomphe il faut noter que plusieurs monuments évoquent les dieux de l’arc que sont Mars, dieu de la victoire, et Jupiter à qui le triomphateur consacrait les trophées au Capitole18. À Thiggiba, une petite inscription, gravée sur les piédestaux de deux colonnes de l’arc, d’une manière très cocasse, menace des foudres de Mars quiconque s’oublierait contre le monument : « si qui(s) hic urinam / fecerit / habebit Martem / iratum » (« si quelqu’un y urine il rendra Mars furieux »), ce qui montre que la population dans son ensemble savait que Mars était un des dieux de l’arc. À Cuicul, l’arc de la rue du théâtre consacré à Antonin et à Mars portait trois statues : celles de la Fortune, de l’Empereur Antonin le Pieux et de

17 18

CIL VIII, 14728. GILBERT CHARLES-PICARD, Les Trophées romains, De Boccard, Paris, 1957, p. 133.

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Mars, qui est aussi le Génie de la Colonie19, et on peut se demander si ce dieu n’est pas représenté ici pour cette raison. À Thamugadi, un flamine, après avoir offert un arc panthée20, élève une statue de Mars à côté. Dans cette même ville, deux bases de statue placées contre des pylônes intérieurs de la façade Est de l’arc dit de Trajan portent des dédicaces : la première est une dédicace à Mars, sauveur de Septime Sévère, de Caracalla et de Julia Domna ; la seconde a été offerte par L. Licinius Optianus à l’occasion de son flaminat perpétuel, pour la Concorde et Mars, en l’honneur des trois empereurs Septime Sévère, Caracalla et Géta21. L’évocation de Jupiter se trouve à Thamugadi sur l’arc dit de Trajan où l’aigle est représenté au niveau des hélices des chapiteaux de l’ordre intérieur. Ce même symbole se retrouve à Uzappa sur les consoles de l’ordre extérieur de la porte du temple de Liber Pater ; à Mustis, dans un caisson de la corniche de l’entablement ; à Theveste sur l’archivolte de la façade ouest du quadrifrons, où l’aigle est surmonté d’un clipeus ornée d’une figure féminine représentant la Fortune de la ville. De plus, un fragment de rondebosse provenant de la décoration sculpturale de ce monument a pu représenter Jupiter. Toutefois ce fragment est incomplet, et l’identification est incertaine. Mais Jupiter n’est pas la seule divinité qui soit évoquée puisque l’on a pu y reconnaître la Fortune de la ville, Minerve et la tête de Méduse. Les autres divinités sont difficilement lisibles. Les seules décorations guerrières se rencontrent à Mustis, où les caissons de la corniche présentent des boucliers, peltes, cuirasses et lances ; à Lambeasis où l’intrados de la clé de voûte est orné d’une épée dans son fourreau entre deux autres motifs non identifiables. Mais Mars et Jupiter ne sont pas les seules divinités à qui des arcs sont consacrés : Caelestis à Theveste (Hr Rohbane)22, à Thac(iensium ?)23 et à Vicus Phosphorus24. À Aïn Lebba, l’arc est édifié en l’honneur de Mercure « pour le salut » de l’empereur (Gallien) et de sa femme25. À Uzappa l’inscription en place Genio civitatis Uzappae / Aug(usto) sac(rum) d(ecurionum) d(ecreto) p(ecunia) p(ublica)26 indique que le monument situé à l’entrée du temple de Liber Pater est offert au Genius Augusti, sans mention de l’Empereur, mais nous avons vu que l’aigle de Jupiter est y représenté. Enfin l’arc panthée de Thamugadi peut être classé dans cette catégorie. Cette offrande d’un arc à un dieu n’est pas exceptionnelle puisque à Rome, un arc a été offert à Jupiter par Trajan, après sa première victoire sur

19

CIL VIII, 8313 – 20136 – CIL VIII, 8335 = 10900 = 20142 – CIL VIII, 10898 = 20141. CIL VIII, 2372. Cette mention d’un arc offert à tous les dieux est pour l’instant, l’unique exemple connu d’une telle dédicace. 21 CIL VIII, 17835 et 17829. 22 ILAlg., I, n° 2997. 23 CIL VIII, 27416. 24 AE 1913, n° 226. 25 AE 1930/31, n° 42. 26 CIL VIII, 11924 20

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les Daces, en 103-104. P. L. Strack27, puis H. Kähler28 pensent qu’il a été érigé à l’entrée du temple du Capitole à Rome. Connu par une monnaie, il s’agit d’un arc isolé, surmonté d’un quadrige et de trophées. Quadrige et trophées sont donc liés à l’arc et Pline l’Ancien29 indique : « De là l’usage chez nous des chars pour les statues des triomphateurs. Cet usage n’est venu que tard ; et parmi ces chars c’est le dieu Auguste qui le premier a fait figurer des chars à six chevaux et des chars traînés par des éléphants ». Et de nombreuses monnaies attestent leur présence sur les arcs. En Afrique romaine, seules des inscriptions permettent d’en conserver le souvenir. Quinze inscriptions répertoriées précisent l’existence de statues qui peuvent être définies comme « superpositis statuis » donc érigées sur l’attique, et deux un quadrige, ce qui montre combien l’arc est lié à la Victoire. À Capsa, l’arc est détruit mais l’inscription connue : « À l’Empereur César, fils du divin Trajan le Parthique, petit-fils du divin Nerva, Trajan Hadrien Auguste, grand pontife, investi pour la ...e fois de la puissance tribunicienne, consul pour la IIIe fois, Père de la Patrie, Publius Aelius. . . de la tribu Papiria ... a fait faire un arc depuis le sol avec une statue et un quadrige »30. À Seressi, il s’agit d’un arc à une baie dont la partie inférieure des pylônes a reçu le décor d’un piédestal exhaussant des pilastres. L’architecture est simple, mais l’inscription fait appel au triomphe : « Selon le testament de C. M. ... Felix Armenianus, citoyen de bonne mémoire, admis dans l’ordre équestre, Armenia Auge, sa mère et Bebenia Pauliana, sa sœur, ont payé un arc pour l’ornement duquel elles ont donné 25.000 sesterces de leur propre générosité. Et au jour anniversaire de sa mort, elles l’ont dédié. Et elles ont donné des sportules aux décurions, et un banquet et des distributions d’huile aux habitants. De même, le municipe de Seressi a fait faire sur les fonds publics, un quadrige pour en rehausser l’ornementation »31. Là encore il faut noter que ce sont des monuments offerts par des particuliers, tout comme à Macomades où un flamine perpétuel et un pontife offrent l’arc, tandis que le Sénat de la ville se limite aux statues des Victoires32, que A. Chastagnol restitue sur l’arc33. Les pylônes ne sont pas ornés de grands décors sculptés34, toutefois à Cillium, les inscriptions de l’arc primitif et de sa reconstruction mentionnent 27

PAUL L. STRACK, Untersuchungen zur römischen Reichsprägung des zweiten Jahrhunderts, W. Kohlhammer, Stuttgart, 1931, t. I, n° 387. 28 HEINZ KAHLER, Triumphbogen, Pauly Wissova, Real Encyclopädie der classischen Altertumswisenschaft, Stuttgart, 1939, VII A 1, col. 373-493, n° 26. 29 Plin., nat., XXXIV, 10. 30 CIL VIII, 98. 31 CIL VIII, 937 = 11216. 32 CIL VIII, 4764 = 18698 – ILS 644 33 ANDRE CHASTAGNOL, « Les inscriptions des monuments inaugurés lors des fêtes impériales », MEFRA, 1988, p. 17. Inscription p. 23 n° 27. 34 En ce qui concerne le cortège triomphal de Sousse, NATHALIE DE CHAISEMARTIN, « Hadrumetum et les empereurs romains : la faveur de Trajan », BSNAF, 2015, p. 250, indique qu’il peut « trouver place sur un des côtés de la fornix d’un arc de triomphe, à la

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« les insignes de la colonie et les ornements de la liberté »35. D’autre part, à Thuburnica, de petits motifs sculptés — poissons sur deux claveaux de l’arc et à la clé un personnage coiffé d’un modius placé à côté d’une corne d’abondance —, ont été associés à l’Abondance. À Mustis, certains caissons de la corniche de l’entablement présentent des motifs végétaux qui évoquent la fertilité de la terre. En revanche, dix-sept arcs présentent des pylônes ornés de niches dans lesquelles il faut restituer des statues qui peuvent être de hauts reliefs lorsque leur profondeur est insuffisante pour des rondes-bosses. Mais il est difficile d’en définir l’iconographie, sauf à Thugga, où les niches de l’arc dédié à Septime Sévère et à sa famille sont surmontées d’inscriptions relatives à Caracalla36, Géta37, et à Julia Domna38, celle de Septime Sévère étant perdue. De plus une base de statue avec une dédicace à Julia Domna a été retrouvée39. On peut également supposer qu’à Sufetula, le monument situé à l’entrée du forum et consacré à Antonin le Pieux était orné dans les deux niches de hauts reliefs des fils d’Antonin : Marc-Aurèle et Lucius Verus, étant donné les inscriptions sur les avancées au droit de l’ordre extérieur40. D’autre part, sur l’attique, des statues ont pu être restituées : ainsi à Mustis, une base présente une inscription dédiée à Gordien III ; à Cuicul, sur l’arc de la rue du théâtre, les statues de la Fortune, de Mars, et de l’Empereur Antonin, à qui l’arc est dédié selon sa dédicace41. Sur l’arc de la place manière du relief au triomphe de l’arc de Titus dont les mesures seraient comparables, ou avoir décoré l’attique d’un monument, par exemple au-dessus du portique de façade d’une basilique ». À Carthage, plusieurs reliefs représentant des Victoires ont été découverts près de la cathédrale par le R.P. Delattre en 1894 (Antoine HERON DE VILLEFOSSE, « Rapport sur les découvertes faites à Carthage par le R.P. Delattre » CRAI, 1894, p. 197). Conservés au Musée, ils mesurent 3,04 m de hauteur et 1,19 m de largeur. Il a été possible d’identifier 3 reliefs de Victoires (et peut-être 4) et 2 de Felicitas. D’autre part HENRI LAVAGNE publie en 2012 « Un relief de l’arc de triomphe du forum de Carthage conservé près d’Aix-en-Provence », Monuments et mémoires de la Fondation Piot, t. 91, 2012, p. 59-89. Ce haut relief présentant une scène de sacrifice mesure 2,64 m de hauteur sur 1,54 m mais il est incomplet en particulier au niveau de sa largeur, ce qui le fait dépasser largement la dimension des autres. Ces différents reliefs font certainement partie du même ensemble, à intégrer dans les édifices célébrant la victoire, mais la très grande difficulté vient des dimensions de ces reliefs si on veut les intégrer dans le décor d’un arc de triomphe. La hauteur des piédestaux de l’arc de Septime Sévère sur le forum romain ne dépasse pas 1,85 m ; or, ces reliefs mesurent entre 3,04 m pour les Victoires et 2,64 m pour le dernier, ce qui permet d’éliminer cette hypothèse. Ils pourraient orner les pylônes mêmes, ce qui serait possible pour les six reliefs de 1,19 m de large ; mais il est difficile de leur adjoindre celui de 1,54 m, d’autant plus qu’il est incomplet. Il serait possible d’imaginer pour ce dernier un relief semblable à ceux de l’arc de Titus, mais comme à Sousse nous n’avons pas la certitude que ces reliefs proviennent d’un arc : ils peuvent là encore provenir d’un autre édifice urbain. 35 CIL VIII, 210 = 11299. 36 CIL VIII, 26541 – ILT, 1410. 37 CIL VIII, 26542. 38 ILT, 563. 39 CIL VIII, 26544. 40 CIL VIII, 228 = 11319. 41 CIL VIII, 8313 = 20136 - 8335 = 10900 = 20142 – 10898 = 20141.

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sévérienne les bases des statues de Septime Sévère, Caracalla et Julia Domna ont été replacées sur l’attique au droit de la baie. Dans la très longue liste des arcs répertoriés dans ces provinces — 170 monuments dont 98 inscriptions, il n’y a pas de référence à de quelconques victoires ou faits militaires précis. Mais plusieurs inscriptions célèbrent les victoires des empereurs sans qu’elles soient identifiées ; ainsi à Thugga, un arc est dédié « aux victoires des Tétrarques »42 tandis que celui de Tigisi est élevé pour « le salut et aux victoires » de Septime Sévère, Caracalla et Geta43 ; à Sufetula « à la victoire de Septime Sévère et de ses fils »44, à Thubursicu Numidarum un arc offert à Constance « vainqueur et triomphateur »45 ; à Thibilis un fragment d’inscription mentionne les victoires de l’empereur sans que celui-ci puisse être identifié46. Mais à Membressa un arc est consacré à Gratien, Valentinien et Théodose entre 379 et 383 « en raison de la paix selon la coutume »47. Cette victoire et cette paix qui en découle sont bien entendu celles qui sont apportées par l’empereur, perpétuel triomphateur qui protège l’empire, ce qu’exprime Caius Orfius Luciscus dans la dédicace de l’arc qu’il fait ériger à Henchir el Oust « en raison de la particulière vénération qu’il voue à la très sainte puissance divine (de l’Empereur) et son perpétuel attachement à sa patrie »48. Architecturalement, les trois arcs de triomphe conservés s’intègrent parfaitement dans des séries représentées par ailleurs : l’arc de Cuicul avec ses colonnes dégagées, répondant à des pilastres, exhaussées sur des piédestaux indépendants est à rapprocher de ceux de Thamugadi ou de Thibilis. L’arc de Cirta totalement détruit après l’occupation française de Constantine, en 1837, au moment de l’aménagement d’une rue, conduisant de la Place du 1er Novembre (Nemours) à la Place d’Orléans, présentait, légèrement décalée vers la baie, une colonne exhaussée sur un piédestal répondant à un pilastre selon la formule que l’on trouve à Diana Veteranorum ou à Madauros, arc détruit mais dont Gsell49 avait pu relever des éléments du décor. À Sua, plus simplement, les pylônes, sans décor architectural, sont portés par des assises débordant de 0,54 m. sur la façade sud uniquement : cette solution sans décor architectural est particulièrement bien représentée en Afrique romaine (Mididi, Thignica ou Tuccabor). La partie supérieure de la plupart des arcs de Proconsulaire et de Numidie est très mal conservée. Mais à Cuicul on peut noter un attique particulièrement important orné d’aediculae et une dernière assise de couronnement supportant les trois bases de statue, situées au droit de la baie, et qui sont très certainement celles de Caracalla, Septime Sévère et Julia Domna. Ces aediculae se retrouvent à Theveste où une seule est conservée 42

CIL VIII, 15516 – 15517. AE 1957, n° 186. 44 ILAf, n° 121. 45 ILAlg. I, 1275. 46 CIL VIII, 5527 = 18861. 47 Inscription non répertoriée au CIL. 48 Traduction de AZZEDINE BESCHAOUCH, Mustitana : recueil des nouvelles inscriptions de Mustis, t. I, Klincksieck, Paris, 1968, texte n° 14. 49 STEPHANE GSELL, Monuments antiques de l’Algérie, Fontemoing, Paris, 1901, t. 1, p. 179. 43

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façade sud. D’autres arcs présentent aussi des couronnements importants comme à Ammaedara ou à Cillium. À Sua la structure de l’attique est très particulière : deux assises supportent une corniche, dont les moulures se répètent sur les deux façades. Elle est couronnée par une assise dont la partie supérieure est ornée de moulures au niveau de la façade Sud, uniquement. Il est possible que ce dernier élément, dont on ne possède plus qu’un bloc ait été destiné à supporter des statues. Sur le plan de l’urbanisme, les arcs sont construits en différents points de la ville : il a été possible de déterminer que 39 sont situés à l’entrée de la cité ; 7 sur une voie ; 14 à l’entrée du forum ; 9 à l’entrée d’un temple ; 1 à l’entrée d’une basilique ; 2 à l’entrée d’un nymphée ; 3 à l’entrée d’un monument indéterminé ; 2 à la limite du territoire de la ville50. Or ces situations ne sont pas différentes pour les trois arcs « de triomphe ». Celui de Cuicul est situé à l’entrée de la place sévérienne et lui sert de limite comme à Thibilis ; celui de Cirta était élevé audessus d’une rue ; à Sua il constitue l’entrée d’un nymphée comme à Bulla Regia ; l’arc de Ghardimaou n’est connu que par l’inscription. Pourquoi donc avoir utilisé le qualificatif de triomphal, qualificatif qui au IVE siècle sera repris par Ammien Marcellin qui à propos de Constance II indiquera « c’est une inclinaison dépravée, qui lui fit élever à grands frais dans les Gaules et en Pannonie, à la suite du désastre de ces provinces, des arcs de triomphe, en y scellant des inscriptions relatant ses hauts faits à l’adresse de leurs futurs lecteurs – tant que ces monuments pourront rester debout »51 ? Le qualificatif utilisé pour la première fois en Afrique romaine fait désormais partie du monument. Les arcs de Proconsulaire et de Numidie ne sont pas construits pour une victoire précise, mais mis à part ces quelques monuments consacrés à des divinités, tous les autres le seront à l’Empereur52, perpétuel triomphateur, et pour certains à sa famille. Ils témoignent du sentiment de se trouver intégrés à cet Empire où règne la pax Romana, et par là même à la prospérité ce qui justifie les quelques motifs sculptés mais également les quelques inscriptions mentionnées ci-dessus. C’est ainsi que G. Charles-Picard53 estime donc justement que ces « monuments ne célèbrent plus telle ou telle victoire pour elle-même, ou plutôt ils ne la célèbrent que comme un effet particulier de cette énergie qui émane de la suprême Providence ». Ils sont l’émanation de l’énergie « fécondante autant que protectrice » de l’Empereur, ce qui justifie pleinement l’emploi de ce qualificatif dont la « signification religieuse symbolise l’harmonie entre la Providence et l’empereur cosmocrate ». 50 Ils peuvent être intégrés dans une enceinte, comme à Tiddis, où l’inscription mentionne qu’il s’agit d’un arcus cum valvis ce qui permet d’assurer qu’il pouvait être fermé. Mais il est qualifié d’arc et non de porte. 51 Amm. Marc., XXI, 16, 15. 52 Il faut noter que deux arcs découlant de la fondation de la ville de Thamugadi ont été offerts à la ville par Trajan. Leur construction découle de la création même de la nouvelle cité, ville de vétérans, déduite sur l’ordre direct de l’Empereur. Ils symbolisent l’état romain de la ville et ce sont eux qui reçoivent le texte de la charte de fondation. À Lambaesis, un arc est construit par la Légion sur l’ordre de Commode, réaffirmant la communauté entre le camp et la ville, entre les soldats et les civils sous l’égide de Rome. 53 GILBERT CHARLES-PICARD, Empire Romain, Office du Livre, Fribourg (CH), 1965, p. 174.

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3. ÉRUDITION ET ENCYCLOPÉDISME

Servius, critique littéraire : la préface au chant IV de l’Énéide Julien Bocholier ENS, Paris

Ayant indiqué, comme il le fait ailleurs, la source principale d’où est imité le livre qu’il commente1, Servius poursuit sa description préfacielle du chant IV de l’Énéide comme suit : Est autem paene totus in affectione, licet in fine pathos habeat, ubi abscessus Aeneae gignit dolorem. Sane totus in consiliis et subtilitatibus est ; nam paene comicus stilus est : nec mirum, ubi de amore tractatur. « (Le chant) est presque tout sentimental, sauf à la fin, où il comporte du pathos, lorsque le départ d’Énée est source de douleur. En tout cas, il est tout en débats et en finesses ; de fait, le style est presque celui de la comédie, ce qui n’a rien d’étonnant où il est question d’amour. »

La qualification de « style presque comique » appliquée à un chant où les lecteurs reconnaissent depuis longtemps de très apparents emprunts à la tragédie2 n’a pas laissé de surprendre, voire d’amuser3, et réclame un examen d’ensemble pour être bien comprise4. Deux études, à ce jour, se sont appliquées à la question, qui arrivent à des résultats opposés5 : Anderson disqualifie le jugement final de Servius, mais admet qu’il avait raison de souligner que « les intrigues » (consiliis) font la particularité du chant IV ; 1

Servius cite ici le chant III des Argonautiques, qui montre Médée amoureuse. Le même procédé se retrouve dans les préfaces aux chants V (pars maior ex Homero sumpta est), VI (ex Homero pars maior est), VII (primi sex [libri] ad imaginem Odyssiae dicti sunt, quos personarum et adlocutionum varietate constat esse graviores, hi autem sex qui sequuntur ad imaginem Iliados dicti sunt) et IX (sane formatus est iste liber ad illud Homeri, ubi dicit per noctem egressos esse Diomeden et Vlixen). Dans les chants XI (ad 483) et XII (ad 116), Servius signale l’imitation d’Homère dans des passages plus circonscrits. 2 Voir par exemple A. S. PEASE, 1935, p. 5-14 ; A. WLOSOK, 1976, p. 228-50 ; P. GRIMAL, 1990, p. 5-10 ; V. PANOUSSI, 2009, p. 45-56. 3 G. SAINTSBURY, 1961 (vol. I, p. 339) écrit ainsi : « So the Fourth book, with its steady rise toward the hopeless, the helpless, the inevitable end, is paene comicus. Certainly the criticism is. » 4 D’emblée, nous pouvons écarter l’hypothèse selon laquelle stilus comicus ferait référence à la forme souvent dialoguée du chant IV, qui, de toute l’Énéide, est en effet celui qui comporte le plus de passages au discours direct : si telle avait été l’intention de Servius, il aurait employé le vocable de dramaticus character (cf. ad B. III 1). 5 W. S. ANDERSON, 1981, p. 115-25 ; A. BAUDOU, 2012, p. 275-88.

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Baudou défend, lui, le grammairien en supposant que l’expression stilus comicus signale la prééminence de la psychologie dans le chant IV, tout dévolu aux « questionnements intérieurs » (consiliis) et aux « pensées subtiles » (subtilitatibus). Les traductions qui ont été faites de cette courte préface sont également variées6, et montrent la difficulté qu’il y a à donner un sens clair, en l’absence de tout développement ultérieur, aux nombreux éléments d’interprétation qu’elle renferme (affectio, pathos, consilia, subtilitates, stilus comicus). Le mot d’affectio est ainsi compris soit de manière très générale, comme désignant l’ordre psychologique (« mental states » Mackail), soit plus étroitement, comme désignant le sentiment amoureux (« feelings [of love] » Anderson, McDonough et al. ; « love » Ziolkowski & Putnam), l’adjectif « sentimental » tenant le milieu entre les deux (« une intrigue sentimentale » Bureau, « registre sentimental » Baudou, Guillaumin). La même distribution se retrouve au sujet du tour in consiliis et subtilitatibus, entre un sens abstrait (« processes and delicate pyschological touches » Mackail, « délibérations et raffinements d’analyse » Bureau, « counsels and fineness of perception » Ziolkowski & Putnam, cf. Baudou supra, « la délibération intérieure et la finesse » Guillaumin), et un sens plus particulier (« plots and contrivances » McDonough et al., cf. Anderson supra). Cette diversité convie à un nouvel examen, qui fasse peut-être meilleure part aux sources grammaticales et rhétoriques à l’arrière-plan de la lecture de Servius. La première phrase repose sur une opposition nette entre la première partie du chant, qui se situe sur le plan de l’affectio, et la fin, qui comporte du pathos. Si le second terme est fréquemment utilisé par le grammairien, ce n’est pas le cas du premier, qui n’apparaît que deux autres fois dans les Commentaires : la première, dans une scholie aux Bucoliques, où affectio vaut amor7 ; la seconde, dans une scholie au chant IX de l’Énéide, où affectio désigne l’émotion du poète introduisant un mot personnel dans le récit épique8. Ces deux emplois particuliers et assez distincts ne nous aident guère à comprendre le sens d’affectio quand le mot est utilisé de façon générale. Il vaut donc mieux raisonner à partir de pathos, qui lui fait contrepoids. Ce terme recouvre une catégorie qui, depuis la Rhétorique d’Aristote, est traditionnellement opposée celle d’ἦθος. Chez le Stagirite, ἦθος et πάθος sont deux πίστεις extra-logiques : le premier est lié à la personne de l’orateur en tant qu’elle apparaît digne de bonne foi ; le second a rapport avec l’auditeur et embrasse l’ensemble des sentiments que l’orateur est susceptible de lui inspirer (Rh. II.1). La même structure est reprise dans le De oratore, mais connaît une légère inflexion qui sera de quelque conséquence : Cicéron réserve le mot de πάθος aux sentiments violents, et 6

J. W. MACKAIL, 1914, p. 173 ; B. BUREAU, 2003, en ligne ; C. M. MCDONOUGH et al., 2004, ad loc. ; J. M. ZIOLKOWSKI & M. C. J. PUTNAM, 2008, p. 631 ; J.-Y. GUILLAUMIN, 2019, ad loc. Ces références sont toutes, sauf la dernière, celles données par A. BAUDOU, op. cit., p. 281 n. 35. 7 PALLENTES VIOLAS amantum tinctas colore : Horatius et « tinctus viola pallor amantium » (Od. III 10.14) : unde non praeter affectionem amantis eos flores nymphas dicit offerre, qui sunt amantibus similes (ad B. II 47). 8 DEMENS hoc ex affectione sua posuit poeta (ad Aen. IX 725).

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réciproquement attribue les leniores affectus à l’ἦθος9. Si, chez l’Arpinate, les sentiments de douceur ne se confondent pas avec l’ἦθος (ils sont simplement très susceptibles d’être produits par lui, qui reste « le caractère » de l’orateur10), ce n’est plus le cas chez Quintilien, qui traite l’ἦθος et le πάθος non plus comme deux classes de πίστεις mais comme deux classes d’affects (Inst. VI.2.8), l’ἦθος décrivant les mouvements doux et durables, le πάθος les mouvements violents et fulgurants11. Est-il possible, dès lors, qu’affectio traduise ici ἦθος ? C’est ce que laisse supposer la note servienne qui ferme le chant III, où le grammairien dresse un panorama de la matière des six premiers chants de l’ouvrage : Singulis res singulas dedit, ut primo omina, secundo pathos, tertio errores, quarto ethos, quinto festivitatem, sexto scientiam. « À chaque chant, il [= Virgile] a donné sa matière propre : au premier, les présages ; au deuxième, le pathos ; au troisième, les errances ; au quatrième, l’éthos ; au cinquième, les festivités ; au sixième, la science. »

Dans le passage précédemment cité, Quintilien soulignait que le latin ne possédait pas d’équivalent au mot ἦθος (VI.2.8), qu’il trouvait imparfaitement rendu par mores, tandis que πάθος pouvait être traduit littéralement par adfectus. Ici, l’ironie veut que ce soit un mot de la même famille qu’adfectus qui transpose le concept opposé : autrement dit, chez Servius, affectio désigne les sentiments pour autant qu’ils ne sont pas violents, c’est-à-dire ici l’amour. Il y a là cependant quelque distorsion avec la théorie rhétorique habituelle : si l’amour peut relever de l’ἦθος, comme l’admet Quintilien (VI.2.12), c’est uniquement sous sa forme la plus légère, celle de caritas ; l’amor, en revanche, est constamment rangé parmi les πάθη (cf. Cic. de Or. II.206). Et de fait, l’amour de Didon ne nous est jamais montré par Virgile comme une simple affection, mais d’emblée comme une passion mortifère, inspirée par Vénus. C’est que la division de Servius se complique d’autres classifications qui l’amènent à un certain schématisme. Derrière l’opposition entre affectio et pathos, il faut aussi lire l’opposition entre deux genres, comédie et tragédie, comme le fait voir la mention du stilus comicus à la fin de la notice. Cette association se trouve déjà chez Quintilien (Inst. VI.2.20), qui écrit : Diuersum est huic quod πάθος dicitur quodque nos adfectum proprie uocamus, et, ut proxime utriusque differentiam signem, illud comoediae, hoc tragoediae magis simile. « D’une autre espèce (que l’ἦθος) est ce qui se nomme πάθος et que nous appelons proprement affect ; pour marquer au plus près la différence de chaque

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L’ἦθος est traité au livre II dans les §§ 182-4, le πάθος dans les §§ 185-211. Pour une étude détaillée du premier dans son rapport avec son correspondant aristotélicien, voir J. WISSE, 1989, p. 236-49. 10 Sur ce point, voir J. WISSE, op. cit., p. 259. 11 Cautiores uoluntatem complecti quam nomina interpretari maluerunt. Adfectus igitur πάθος concitatos, ἦθος mites atque compositos esse dixerunt ; in altero vehementer commotos, in altero lenes ; denique hos imperare, illos persuadere ; hos ad perturbationem, illos ad benivolentiam praevalere. Adiiciunt quidam ἦθος perpetuum, πάθος temporale esse (Inst. VI.2.9).

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terme, je dirais que le premier se rapproche plutôt de la comédie et le second de la tragédie. »

Ce que ces genres recouvraient pour un grammairien latin de la fin de l’empire nous est expliqué par Diomède (GL 1.487), qui définit la tragédie comme heroicae fortunae in adversis conprehensio et la comédie comme privatae civilisque fortunae sine periculo vitae conprehensio (488). L’opposition entre le public et le privé sous-tendant l’opposition des genres est d’ailleurs confirmée par Servius lui-même, qui écrit dans sa présentation du magnum opus formé par les chants VII à XII : re vera tragicum opus est, ubi tantum bella tractantur. Si l’adjectif epicum ou heroicum nous semblerait ici plus à propos, c’est pourtant bien la même idée que le grammairien veut exprimer par tragicum : la dimension publique et héroïque de l’action. Réciproquement, un sujet d’amour est considéré comme foncièrement comique, ainsi que Diomède le signale : in illa (tragoedia) luctus exilia caedes, in hac (comoedia) amores, virginum raptus (488). La même association apparaît chez Macrobe, qui range ensemble les comédies de Ménandre et de ses imitateurs et les argumenta fictis casibus amatorum referta de Pétrone et Apulée (Somn. I.2.8). Lorsque Servius évoque la comédie, c’est donc d’abord relativement au sujet, ainsi qu’il le dit luimême : nec mirum ubi de amore tractatur. Néanmoins, dans l’expression stilus comicus, il semble bien qu’il parle aussi de la langue. Stilus est en effet un vocable technique dont Donat dit clairement qu’il ne s’applique qu’aux mots (oratio ad res refertur, stilus ad uerba [ad Andr. 12]). C’est ce que confirme l’examen de ses occurrences chez Servius : ainsi, l’emploi d’un infinitif pour un indicatif est signalé comme un trait du stilus historicus (ad Aen. VIII 493) ; de même, dans une scholie aux Géorgiques (ad G. I.391), le mot de testa est dit appartenir au stilus medius propre à cette œuvre. À stilus, le grammairien préfère souvent la dénomination équivalente de character12. Quel est donc le style de la comédie ? Servius ne le dit jamais explicitement, car pour décrire la qualité d’un style, ses catégories usuelles sont les tria genera dicendi cicéroniens (Orat. 5.20)13, qu’il répartit entre les trois œuvres du Mantouan : aux Bucoliques, le style bas ; aux Géorgiques, le style médian ; à l’Énéide, le style élevé14. Il n’est toutefois pas difficile de situer la comédie parmi ces registres : dans son commentaire au Phormion, Donat la rattache au genus

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Il passe de l’un à l’autre terme dans une même scholie : allegoricos autem significat se composuisse hunc libellum tenuissimo stilo ; qualitas autem haec est, scilicet humilis character (ad B. X 71). 13 Cette classification est traditionnellement attribuée à Théophraste qui distinguait trois χαρακτῆρες λόγου : le μεγαλοπρέπης (graue, sublime), le μέσος ou μικτός (mediocre) et l’ἰσχνός (subtile, tenue). L’attribution à Théophraste a été contestée par certains (voir A. KÖRTE, 1928, p. 79 sq.). 14 Ce fait est posé dès la préface aux Bucoliques : tres enim sunt characteres, humilis, medius, grandiloquus : quos omnes in hoc invenimus poeta : nam in Aeneide grandiloquum habet, in georgicis medium, in bucolicis humile. Ainsi, lorsque Virgile décrit les basses tâches des esclaves, Servius note : DANT MANIBUS FAMVLI LYMPHAS humilis character, qui ἰσχνὸς dicitur ; vilia enim describuntur (ad Aen. I 701).

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humile15, ce qui inviterait donc à placer le chant IV, « presque comique », dans le voisinage du style médian. Cette situation recoupe exactement celle que Quintilien voulait pour l’ἦθος, qu’il attribuait aussi au medius orationis modus (VI.2.19). Après avoir marqué la spécificité de sujet du chant IV, Servius enregistre donc la répercussion de ce choix sur la forme en appliquant son axiome que Virgile adapte son style pro qualitate negotiorum et personarum (proem. ad B.) On ne trouve cependant qu’une seule remarque dans la suite du commentaire au chant IV qui fasse crédit à cette déclaration initiale, lorsque Servius, notant le début abrupt du premier monologue de Didon (en quid ago ?), y voit un écho à la manière des comiques et rappelle, une fois encore, que cela n’a rien d’étonnant où il est question d’amour16. À la décharge du grammairien, que l’on pourrait facilement taxer ici de négligence, il faut dire que le style médian où il situe le chant IV ne se prête guère au relevé d’un commentaire perpétuel plutôt intéressé par les tours frappants : à l’opposé du grand style, il n’y a pas de mots spéciaux qui signalent le style médian ; tout au contraire, il est le point de référence par lequel on définit le haut et le bas, ce qui explique sans doute que les notations de style, que l’on rencontre plus d’une fois dans le Commentaire aux Bucoliques17, soient presque absentes des notes aux Géorgiques18. La qualification de stilus paene comicus aboutit donc à signaler une rupture de ton par comparaison au reste de l’épopée, dont Servius avait défini le style comme suit dans sa préface au chant I : est autem stilus grandiloquus, qui constat alto sermone magnisque sententiis (proem. ad Aen.). Si la notice d’introduction fait état de la matière du chant IV (affectione, amore) et de son traitement (stilus comicus), comment faut-il comprendre la notation : sane totus in consiliis et subtilitatibus est ? Le mot de consilium est trop banal et trop riche d’acceptions pour qu’une enquête interne donne ici des résultats probants ; celui de subtilitas n’offre guère de meilleur secours, puisqu’il n’apparaît qu’en un seul autre endroit du corpus servien, dans une note du Servius de Daniel où il signifie visiblement « exactitude »19, ce qui ne convient pas ici. Le mot est cependant bien attesté dans les sources rhétoriques, notamment chez Cicéron : celui-ci lui reconnaît deux acceptions, l’une stylistique (de Orat. II 129, III 28, 31, 32, 66, 177, Brut. 63 ; cf. Quint. Inst. X 5.2), l’autre argumentative (de Orat. III 60, Brut.

15

TENVI ESSE ORATIONE ET SCRIPTVRA LEVI imperitum inducit criminatorem, qui hoc obiciat, quod proprium debet esse comici stili (ad Phorm. 5). 16 EN QUID AGO ? ‘en’ ecce : et quasi demonstrantis particula est, per quam intellegimus eam multa cogitasse et sic prorupisse : « ecce, quid actura sum ? » Est autem comicum principium, nec incongrue amatrici datum. Sic Terentius quid igitur faciam ? nam haec coniunctio multa eum cogitasse significat (ad Aen. IV 534). 17 Voir par exemple : qualitas autem haec est, scilicet humilis character (proem. ad B.) ; dicendo autem ‘tenui avena’, stili genus humilis latenter ostendit, quo, ut supra dictum est, in bucolicis utitur (ad B. I 2) ; allegoricos autem significat se composuisse hunc libellum tenuissimo stilo (ad B. X 71). 18 À l’exception du passage précédemment cité (G. I 391). 19 DIRIPVERE FOCOS quaeritur, quid ibi faciant foci. Sed in carminibus quaedam nec ad subtilitatem nec ad veritatem exigenda sunt aut certe ‘focos’, quos ibi habere potuerunt.

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31), qui pareillement décrivent la précision, l’à-propos20. La subtilitas est particulièrement associée au style simple (de Orat. III 177, Orat. 20), dont Lysias est la parfaite illustration – ce qui pourrait avoir quelque rapport avec le stilus paene comicus du chant IV. Néanmoins, la mention de consilia dans la notice nous éloigne des considérations de langue et rend cette hypothèse difficile. Plus pertinent est le témoignage d’un contemporain de Servius, Tibérius Claudius Donat, qui, dans ses Interpretationes à l’Énéide, commente comme suit le discours de Vénus à Jupiter lors du grand conseil des dieux du chant X (II, p. 297) : Si nulla est regio Teucris quam det tua coniunx dura : dum inpersonaliter loquitur et oblique malorum ipsorum pulsat auctorem, tandem nimia doloris necessitate conpulsa est ut ad eius specialem designationem descenderet, usa tantis subtilitatibus consilii, ut ipsum Iovem nonnullo pudore confunderet. « Si nulla est regio Teucris quam det tua coniunx dura : tout en parlant de façon impersonnelle et en chargeant indirectement la responsable de ces malheurs, elle (= Vénus) est finalement contrainte par la douleur de condescendre à la désigner expressément, après avoir employé assez de finesses de raisonnement pour troubler l’esprit de Jupiter même et lui inspirer quelque honte. »

Les subtilitates décrivent ici non seulement des arguments fins et pertinents, mais aussi une manière indirecte et cauteleuse de faire progresser l’argumentation. La même idée de ruse se retrouve chez Servius, lorsqu’au chant XI, dans le débat devant Latinus, il écrit au sujet d’une manœuvre rhétorique de Turnus21 : 411. SI NVLLAM NOSTRIS VLTRA SPEM PONIS IN ARMIS insinuatione utitur, id est callido et subtili aditu ad persuadendum : vult enim dicere melius esse interire, quam pacem rogare. quod quia aperte non audet, latenter et paulatim ad hoc serpit. 411. SI NVLLAM NOSTRIS VLTRA SPEM PONIS IN ARMIS : il emploie une insinuation, c’est-à-dire un procédé de persuasion cauteleux et subtil : il veut dire en effet qu’il vaut mieux mourir que de demander la paix. Comme il n’ose pas le dire ouvertement, il arrive à cette idée en avançant masqué et à petits pas.

Ces deux exemples éclairent du même coup l’ensemble de l’expression in consiliis et subtilitatibus, car ils montrent que les finesses de l’argumentation indirecte (subtilitates) sont particulièrement de mise dans les débats (consilia), lorsque les personnages cherchent le meilleur moyen de persuader leur interlocuteur. De fait, le chant IV présente plusieurs scènes de ce genre : l’entretien entre Didon et Anna, entre Junon et Vénus, entre Didon et Énée. Et de fait, Servius prend soin de noter à plusieurs reprises le caractère indirect de certains procédés de persuasion employés dans ces scènes : « elle parle avec ruse (callide), comme si elle disait qu’elle pourrait s’unir avec Énée, si la mort ne devait pas en résulter » (24) ; « elle a bien fait de commencer par trouver une excuse (excusationem) à ses larmes dans le rappel de son premier mari » (30) ; « ADGREDITUR (i.e. elle l’aborde/elle 20

Sur ce point, voir le commentaire de D. MANKIN, 2011, ad III 28. C’est aussi en ce sens que le Servius de Daniel emploie fréquemment l’adverbe subtiliter (e.g. ad Aen. III 3, IV 305 etc.). L’analyse par Servius des subtilités du chant IV se retrouve, sous une forme plus développée, dans les notes du Danielis (e.g. ad Aen. IV 31, 92, 309). 21

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la circonvient) : elle parle avec ruse (callide) » (92) ; « ingressa relève de la ruse (calliditatis) » (107) ; « le discours est fort adroit (satis artificiosa), car sous couvert de parler dans l’intérêt d’Énée, c’est le sien qu’elle a en vue » (305) ; « elle ne veut pas encore faire valoir ouvertement (aperte) ses bienfaits » (314) ; « elle voile (tegit) une chose honteuse » (318) ; « l’interdiction est fort adroite (satis artificiosa), qui se fait par concession » (381). L’association des subtilités aux discours d’amour n’est pas une invention de Servius ; elle était déjà présente en puissance dans le traité des passions de l’Institution oratoire, dont il a été parlé plus haut : Quintilien y attribuait à l’ἦθος « les demandes d’indulgence des jeunes gens et la défense de leurs amours » (ueniam petere adulescentiae, defendere amores, VI.2.15) – sujet même des comédies – ainsi que le maniement de l’ironie (εἰρωνεία), « qui réclame que l’on comprenne autre chose que ce qui est dit » (ibid.). Au terme de cet examen, nous pouvons dire que la notice servienne définit à la fois le sujet du chant IV (affectione, amore), son style (stilus comicus) et ses modalités (in consiliis et subtilitatibus). Autrement dit, il s’agit d’un chant qui s’occupe de simples sentiments humains, ce qui est inhabituel dans l’épopée ; qui, conséquemment, comporte de nombreux débats, tout en finesses d’argumentations ; et qui, pour la langue, se rapproche de la comédie – c’est-à-dire qu’il n’est pas écrit dans un style sublime. L’analyse de Servius réussit donc à identifier des éléments effectivement remarquables du chant IV ; elle a seulement le défaut de les raccorder à des notions plus larges, qui ne conviennent pas à leur emploi spécifique par le poète : si l’amour n’est pas le sujet habituel de l’épopée, l’amour de Didon, comme celui de Phèdre dans l’Hippolyte d’Euripide, a tout d’un pathos dès le départ et ne ressortit donc pas à l’ordre de l’affectio ; de même, si le chant nous entretient d’amours et dans un style souvent naturel, il ne relève pas de la comédie, qui pourtant est définie par ces deux traits. Dans son appréciation de la valeur de la notice, le lecteur moderne pourra donc, au choix, critiquer le schématisme rigide d’une classification toute grammaticale ou bien essayer de retracer la logique qui la sous-tend et qui comporte sa part de vérité.

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Livio nella scoliastica lucanea Paolo Esposito Università di Salerno

1. A confermare l’importanza di materiali peraltro spesso negletti come i M. Annaei Lucani Commenta Bernensia e le Adnotationes super Lucanum1 può contribuire quanto qui si cercherà di mettere in evidenza. Scopo di queste pagine è infatti quello di estrapolare e porre in successione tutti i luoghi di questi corpora di scolii a Lucano nei quali compaiono riferimenti a porzioni dell’opera di Livio per noi perdute. Prima però va ricordato come l’auctoritas di Livio fosse incontrastata ed imprescindibile per chiunque, dopo l’età augustea, volesse accingersi a trattare della guerra civile tra Cesare e Pompeo e sicuramente fu così anche per Lucano. Ma, una volta riconosciuto questo dato, la situazione si complica, perché si tocca la questione più generale della fonte, o meglio delle fonti, di Lucano. Tra quelle storiche, vanno senz’altro ipotizzate le Storie di Seneca il retore e di Asinio Pollione, i commentarii cesariani, l’epistolario di Cicerone e, soprattutto, Livio. Ma la dipendenza di Lucano da queste fonti non è totale e assoluta, come attestano le molte trasgressioni e le libere manipolazioni da lui operate dei dati storici2. 2. Per quanto riguarda Livio, la fonte storiografica principale di Lucano, in mancanza della parte della sua opera che affrontava la guerra civile, ci si deve accontentare della testimonianza delle periochae3 e delle tracce desumibili dalla cosiddetta ‘tradizione liviana’, ossia da quelle opere che in qualche modo dal testo di Livio risultano dipendenti4. A complicare questo quadro della situazione, interviene il problema dell’epitome (o delle epitomi) 1 Per un primo orientamento su questi due blocchi di annotazioni si vedano SH. WERNER, 1998; P. ESPOSITO, 2004; P. ESPOSITO, 2011. 2 Il tema della fonte o delle fonti del Bellum Civile e, in generale, il problema dell’attendibilità storica dell’opera di Lucano appare ormai aver perduto da tempo interesse nel dibattito critico specialistico. Per averne un’idea attendibile, non si può prescindere da G. BAIER, 1874; C. VITELLI, 1902; V. USSANI, 1903; R. PICHON, 1912; E. MATTHEWS SANFORD, 1933; A. W. LINTOTT, 1971. 3 Su cui si vedano A. KLOTZ, 1936; L. BESSONE, 1984; L. CANFORA, 1993; L. BESSONE, 2015. Sulla questione della struttura e della scansione dell’opera liviana, inevitabilmente connessa con quella dei tempi e dei ritmi della sua composizione, si possono vedere PH. A. STADTER, 1972 e L. CANFORA, 1993, p. 171 ss. 4 Cfr. L. BESSONE, 1977.

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degli Ab Urbe condita5, che ben presto prese (presero) ad affiancarne la circolazione, fino a soppiantarla, se non del tutto, almeno in larga parte. Per non parlare delle origini e della cronologia dei sunti dell’opera liviana che vanno sotto il nome di periochae. Ora, in questo contesto bisogna collocare anche le scarne ma non insignificanti tracce del Livio integrale, o di una sua epitome, che si incontrano, in massima parte, nei Commenta Bernensia e, in misura minore, nelle Adnotationes. 3. Per cominciare, gioverà citare integralmente tutti i contesti che nei corpora esegetici dedicati a Lucano menzionano espressamente Livio per analizzarne e ricavarne tutti i dati che interessano la ricostruzione, diretta o indiretta, di una porzione della sua opera per noi perduta. Le testimonianze verranno citate sulla base delle edizioni delle annotazioni a Lucano che le contengono, ma in una successione che tenga conto, come punto di riferimento, del libro liviano cui tali rinvii sono espressamente o verosimilmente collegati. Di ciascuna testimonianza viene contestualmente riferita la corrispondente collocazione all’interno dell’edizione dei frammenti liviani curata da Rossbach6. Il tutto sarà fatto precedere dalla citazione del contesto lucaneo dal cui commento si prendono le mosse7.

Liber CII Lucan. 2, 592-593 (Pompeo, rivolto alle truppe, sta passando in rassegna i suoi numerosi successi conseguiti in tutto il mondo) : Cappadoces mea signa timent et dedita sacris incerti Iudaea dei mollisque Sophene. Comm. Bern. 2, 593 : INCERTI IVDEA DEI Livius de Iudaeis : « Hierosolymis fanum cuius deorum sit non nominant, neque ullum ibi simulacrum est, neque enim esse dei figuram putant » (= Liv. fr. 26a).

5 In proposito esiste una letteratura molto ricca ed articolata, ben rappresentata da H. A. SANDERS, 1904; A. KLOTZ, 1913; M. GALDI, 1922 e 1934; C. M. BEGBIE, 1967; P. A. BRUNT, 1980; L. BESSONE, 1980; M. HORSTER–CHR. REITZ, 2010. 6 Cfr. O. ROSSBACH, 1910 (da cui dipende sostanzialmente A. C. SCHLESINGER 1959). Non si terrà conto di alcuni rinvii liviani non espliciti, ma ritenuti ipotizzabili, sulla scorta di probabili consonanze stilistiche di alcune note a Lucano con il Livio conosciuto o con altri testi compresi tra quelli della cosiddetta ‘tradizione liviana’, che pure in H. USENER, 1967 non mancano (cfr. Comm. Bern. 3, 64; 6, 787; 8, 287 e 8, 694). La ragione è presto detta. Quand’anche si potessero nutrire, in alcuni casi, fondati sospetti di trovarci, nelle annotazioni lucanee, al cospetto di fatti e dettagli che solo da Livio potevano derivare, non si deve mai dimenticare che in fondo la principale fonte documentaria del poema di Lucano è proprio Livio, sicché specificare solo in talune circostanze i debiti del poema dall’opera dello storico di Padova è tutto sommato fatica inutile, poiché la dipendenza, più o meno fedele, dallo stesso modello storiografico è da ritenere molto diffusa e costante, anche laddove non ne emergano gli indizi. Non si può nemmeno escludere, ma non è qui il caso di parlarne, che Livio abbia lasciato tracce anche di tipo formale e stilistico in Lucano. 7 Che verrà citato sulla scorta dell’edizione di R. BADALÌ 1992.

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La notizia si riferisce alla conquista di Gerusalemme da parte di Pompeo nel 63 a. C. e costutuisce una testimonianza importante, anche se non unica8, del fatto che gli Ebrei consideravano Dio invisibile ed innominabile (se non attraverso perifrasi) e, pur avendogli edificato un tempio di grandi dimensioni, ritenevano sconveniente ed impossibile dedicargli statue. Di tutto questo i Greci ed i Romani erano al corrente e se ne mostravano stupiti, non riuscendo a comprenderne le ragioni.

Liber CIX 1) Lucan. 3, 181-183 (all’interno del catalogo degli alleati di Pompeo, si descrive l’esiguo contributo di navi fornito da Atene) : exhausit totas quamvis dilectus Athenas, exiguae Phoebea tenent navalia puppes tresque petunt veram credi Salamina carinae9. Comm. Bern. 3, 182 : EXIGVAE FOEBEA TENENT NABALIA P. Livius in primo libro belli civilis ait : « nam Athenienses de tanta maritima gloria vix duas naves effecere » (= Liv. fr. 32a).

2) Lucan. 3, 59 (Curione viene mandato da Cesare in Sicilia, provocando la fuga, da questa provincia, di Marco Catone che la governava) : Curio Sicanias transcendere iussus in urbes Comm. Bern. 3, 59 : CVRIO SICANIAS TRASC. I. I. A. ut ait Livius, Marcum Catonem expulit provincia (= Liv. fr. 32b).

Per una ricostruzione completa della vicenda che vede protagonista Curione, già pompeiano e poi passato a Cesare, si deve ricorrere a Caes. civ. 1, 30, 2 e 5 : Sardiniam obtinebat M. Cotta, Siciliam M. Cato, Africam sorte Tubero obtinere debebat […]. Quibus rebus paene perfectis adventu Curionis cognito queritur in contione sese proiectum ac proditum a Cn. Pompeio, qui omnibus rebus imparatissimis non necessarium bellum suscepisset et ab se reliquisque in senatu interrogatus omnia sibi esse ad bellum apta ac parata confirmavisset. Haec in contione questus ex provincia fugit10.

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Cfr. ad esempio C. Dione, 37, 17, 2. Per un’indagine sistematica dell’attestazione fornita, in proposito, dai Comm. Bern., che ha giustamente goduto di un rilievo particolare all’interno delle testimonianze pagane su alcuni tratti particolarmente originali della concezione di Dio degli Ebrei, si rinvia agli studi di É. DES PLACES, 1973 e di CH. O. TOMMASI, 2013. 9 Vale la pena di riportare l’esegesi ad l. di G. CORTIUS, 1828, p. 337 che è la migliore e la più limpida in proposito : « Exhaustae Athenae, exiguae puppes liquido ostendunt voluisse poetam obiter miserabilem maximorum olim oppidorum statum describere. Quare etiam hoc vs. exiguas copias celeberrimae quondam Salaminis significavit, quae cum tres tantum naves misisset, precario quasi obtinuit, ut crederetur eas a vera Salamine (a qua plures naves sperasses) venire, et urbem ipsam esse veram Salamina ». Da vedere anche le note a questo passo di V. HUNINK, 1992, p. 109-110. 10 A questa testimonianza si aggiungono Plut. Cato 53; Appian. b. c. 2, 6, 40 s.; nonché per. l. CIX : C. Caesar bello inimicos persecuturus cum exercitu in Italiam uenit, Corfiniun cum L. Domitio et P. Lentulo cepit eosque dimisit, Cn. Pompeium ceterosque partium eius Italia expulit.

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Liber CX 1) Lucan. 4, 354-358 (discorso del pompeiano Afranio che tratta con Cesare la resa dei suoi dopo la sconfitta presso Ilerda) : nec cruor effusus campis tibi bella peregit nec ferrum lassaeque manus : hoc hostibus unum, quod vincas, ignosce tuis. nec magna petuntur : otia des fessis, vitam patiaris inermis degere, quam tribuis. Comm. Bern. 4, 354 : NEC CRVOR EFFVSVS CAMPIS T. B. P. Livius : « et duces sumus in bello inutiles, per quos tibi licuit sine sanguine vincere. Quod Caesari pulcrum est, petimus : quibus armatis pepercisti, deditis consulas » (= Liv. fr. 32c).

Il modo in cui Lucano rielabora i dati storici è qui sintomatico della sua tendenza a selezionare solo quello che a lui sembra utile e funzionale alla prospettiva scelta. In particolare, qui si tende a nobilitare quella che fu, in terra ispanica, una resa di fatto incondizionata e non particolarmente dignitosa dei comandanti pompeiani a Cesare11. La vicenda è accennata anche in per. l. CX : C. Caesar Massiliam, quae portas cluserat, obsedit et relictis in obsidione urbis eius legatis C. Trebonio et D. Bruto profectus in Hispaniam L. Afranium et M. Petreium, legatos Cn. Pompei, cum septem legionibus ad Ilerdam in deditionem accepit omnesque incolumes dimisit12.

2) Lucan. 5, 493-494 (Cesare rivolto a Marco Antonio, cui rimprovera un eccessivo indugio nel raggiungerlo, con le sue forze, da Brindisi, laddove i suoi soldati, pur di ricongiungersi a lui, rischierebbero perfino il naufragio) : si bene nota mihi est, ad Caesaris arma iuventus naufragio venisse volet.13 Comm. Bern. 5, 494 : NAVFRAGIO VENISSE V. deest : etiam. [et] ut amor periculis conprobetur. Livius de hoc : « Veniant si modo mei sunt » (= Liv. fr. 32d).

Il tono deciso e spavaldo dell’affermazione cesariana riferita da Livio potrebbe far pensare ad una sua appartenenza ad un discorso diretto del comandante o a sue parole contenute in un messaggio da lui inviato ad Antonio. A ricostruire la vicenda è di indubbia utilità il resoconto dei commentarii cesariani (civ. 3, 25, 1 e 4) : Multi iam menses erant et hiems praecipitaverat, neque Brundisio naves legionesque ad Caesarem veniebant. Ac nonnullae eius rei praetermissae occasiones Caesari videbantur, quod certi saepe flaverant venti, quibus necessario committendum existimabat […]. Quibus rebus permotus Caesar Brundisium ad suos severius scripsit, nacti idoneum ventum ne occasionem

11

Per un’analisi particolareggiata della scena rinvio a P. ESPOSITO, 2009, p. 180 ss. Per maggiori dettagli cfr. Caes. civ. 1, 72 e 84; Appian. b. c. 2, 43. 13 M. MATTHEWS, 2008, p. 66 osserva giustamente : « the willingness of Caesar’s soldiers to suffer even shipwreck to be with him is an indication of their almost unnatural devotion to their leader ». Ma si veda anche C. M. FRANCKEN 1894, p. 164-165. 12

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navigandi dimitterent, sive ad litora Apolloniatium sive ad Labeatium cursum dirigere atque eo naves eicere possent.

Liber CXI 1) Lucan. 7, 470-471 (si tratta di un’apostrofe del poeta a Crastino, il primipilo cesariano che avrebbe dato inizio alla battaglia di Farsàlo)14 : di tibi non mortem, quae cunctis poena paratur, sed sensum post fata tuae dent, Crastine, morti. Adn. 7, 471 : CRASTINE MORTI proprium nomen est ‘Crastine’ eius militis, qui primus tela iaculatus est, ut ait Titus Livius « Primus hostem percussit nuper pilo sumpto primo Gaius Crastinus » (= Liv. fr. 33). Comm. Bern. 7, 470 : DII TIBI NON MORTEM Crastinus dictus est hic qui primus iaculatus in Pompei aciem pilum bella commisit, qui, ut historia refert, adacto in os gladio, sic inter cadavera repertus est, libidinem ac rabiam qua pugnaverat ipsa novitate vulneris praeferebat. de quo Titus Livius dicit « tunc fuisse evocatum, proximo anno deduxisse primum pilum Gaium Crastinum qui a parte Caesaris primus lanceam misit » (= Liv. fr. 33a).

La vicenda trova riscontro in Caes. civ. 3, 91 : Erat Crastinus evocatus in exercitu Caesaris, qui superiore anno apud eum primum pilum in legione x duxerat, vir singulari virtute. Hic signo dato, « Sequimini me », inquit, « manipulares mei qui fuistis, et vestro imperatori quam constituistis operam date. Unum hoc proelium superest; quo confecto et ille suam dignitatem et nos nostram libertatem recuperabimus ». Simul respiciens Caesarem, « Faciam », inquit, « hodie, imperator, ut aut vivo mihi aut mortuo gratias agas » . Haec cum dixisset, primus ex dextro cornu procucurrit, atque eum electi milites circiter centum et viginti voluntarii eiusdem centuriae sunt prosecuti15.

14

Su cui si sofferma, con dovizia di informazioni, N. LANZARONE, 2016, p. 378-380. Su Crastino il resoconto di Appiano (b. c. 2, 82) oltre a contenere, in forma quasi identica, la sua promessa riferita dai commentarii cesariani, aggiunge che, dopo la battaglia, Cesare in persona tributò al caduto, poiché questi aveva dato straordinaria testimonianza di valore nel corso della battaglia, solenni onoranze funebri, e che perciò gli fece erigere una tomba speciale. In Plut. Caes. 44 la vicenda presenta una variante nell’indicazione del nome del centurione, ricordato come Crassinio, ed in altri particolari, tra i quali mette conto di segnalare il dato del rinvenimento del suo cadavere con una spada conficcata in bocca (e qui fuoriuscita dalla nuca), a testimonianza dello slancio e della furia con cui si era battuto, che lascia traccia anche nei Comm. Bern. a Lucano. In Flor. 2, 13,46 si ritrovano un po’ tutti gli elementi della vicenda (adnotatum quoque committentis aciem Crastini pilum, qui mox adacto in os gladio sic inter cadavera repertus - libidinem ac rabiem qua pugnaverat ipsa novitate volneris praeferebat). Ci sarebbero gli estremi per ipotizzare che il resoconto liviano, da supporre come avantesto di tutta la tradizione che ne dipende, avesse narrato lo scoppio delle ostilità con una certa dovizia di dettagli, più o meno direttamente confluiti nelle riprese di quanti, dopo, lo avevano utilizzato. Lo fa supporre la presenza dell’identica espressione adacto in os gladio sia nei Commenta che in Floro, che potrebbe essere spia di una loro comune fonte liviana (cui forse, anche prima di nominare Livio, si alluderebbe nei Commenta Bernensia con la formula ut historia refert). 15

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2) Lucan. 7, 62-67 (a Farsàlo, Cicerone, il massimo oratore di Roma, che aveva già fatto tremare Catilina, interpretando la volontà dei suoi soldati, esorta Pompeo a rompere gli indugi e ad attaccare battaglia)16 : cunctorum voces Romani maximus auctor Tullius eloquii, cuius sub iure togaque pacificas saevus tremuit Catilina securis, pertulit iratus bellis, cum rostra forumque optaret passus tam longa silentia miles. addidit invalidae robur facundia causae. Comm. Bern. 7, 62 : ROMANI MAXIMVS AVCTOR TVLLIVS ELOQVII fingit hoc. nam Titus Liuius eum in Sicilia aegrum fuisse tradit eo tempore quo Pharsaliae pugnatum est et ibi eum accepisse litteras a uictore Caesare, ut bono animo esset (Liv. fr. 34a).

È interessante che già la scoliastica lucanea sottolineasse la natura di ‘falso storico’ della presenza ciceroniana a Farsàlo, e lo facesse sulla scorta di una testimonianza, risalente a Livio (ancorché contenente un palese errore topografico), che evidentemente segnalava nella sua opera l’assenza di Cicerone dal campo di battaglia, come attesta anche la per. l. CXI (Cicero in castris remansit, vir nihil minus quam ad bella natus)17.

CXII 1) Lucan. 8, 90-97 (lamenti di Cornelia al marito, cui si accusa di aver apportato solo danni) : bis nocui mundo : me pronuba ducit Erinys Crassorumque umbrae devotaque manibus illis Assyrios in castra tuli civilia casus praecipitesque dedi populos cunctosque fugavi a causa meliore deos. o maxime coniunx, o thalamis indigne meis, hoc iuris habebat in tantum Fortuna caput ? cur inpia nupsi, si miserum factura fui ? Comm. Bern. 8, 91 : CRASSORVMQ. VMBRAE quasi irascantur quod fuerit nupta Pompeio. Hunc locum poeta de Livio tulit qui Corneliam dicit dixisse Pompeio : « Vicit, Magne, felicitatem tuam mea fortuna. Quid enim ex funesta Crassorum domo recipiebas nisi ut minueretur magnitudo tua ? » (= Liv. fr. 39a).

Cornelia Metella, sposata nel 53 a. C. a Publio Licinio Crasso, figlio del triumviro Marco, rimasta ben presto vedova per la morte del marito a Carre, divenne nel 52 moglie di Pompeo. Lucano parrebbe aver derivato dal resoconto di Livio il dettaglio della consapevolezza, da parte di Cornelia, di 16

Cfr. N. LANZARONE, 2016, p. 148-154. La notizia, oltre che nei Comm. Bern., è attestata anche in Cic. fam. 4, 7, 2; 9, 18, 2; 11, 4; div. 68-69; Plut. Cat. Min. 55; Plut. Cic. 39, 1. Va precisato però che solo nella biografia ciceroniana di Plutarco e nell’annotazione dei Commenta Bernensia si fa esplicitamente menzione, come ragione dell’assenza da Farsàlo, di una malattia di Cicerone. 17

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essere portatrice di una sorte funesta per i suoi mariti, come sembrerebbero avvalorare le coincidenze tra la testimonianza fornita in proposito dai Commenta e le analoghe frasi che si trovano in Plutarco (Pomp. 74, 5)18. 2) Lucan. 10, 467-474 (Cesare assediato in Alessandria invia un ambasciatore presso il ribelle Achilla; questi lo fa uccidere infrangendo ogni normale e consolidata consuetudine che imponeva il rispetto quasi sacro dell’ambasciatore)19 : cogunt tamen ultima rerum spem pacis temptare ducem missusque satelles regius, ut saevos absentis voce tyranni corriperet famulos, quo bellum auctore moverent, sed neque ius mundi valuit nec foedera sancta gentibus : orator regis pacisque sequester aestimat in numero scelerum ponenda tuorum, tot monstris Aegypte nocens. Adn. 10, 471 : SED NEQVE IVS MVNDI legatos, quos rex miserat duo fuerunt, Dioscorides et Serapio, quorum alter occisus est, ut Titus Livius meminit libro quarto (= Liv. fr. 40).

La vicenda era già narrata in Caes. civ. 3, 109, 2-5 : Relinquebatur, ut se suis locis oppido teneret consiliumque Achillae cognosceret. Milites tamen omnes in armis esse iussit regemque hortatus est, ut ex suis necessariis, quos haberet maximae auctoritatis, legatos ad Achillam mitteret et, quid esset suae voluntatis, ostenderet. A quo missi Dioscorides et Serapion, qui ambo legati Romae fuerant magnamque apud patrem Ptolomaeum auctoritatem habuerant, ad Achillam pervenerunt. Quos ille, cum in conspectum eius venissent, priusquam audiret aut, cuius rei causa missi essent, cognosceret, corripi atque interfici iussit; quorum alter accepto vulnere occupatus per suos pro occiso sublatus, alter interfectus est.

3) Lucan. 10, 519-523 (si ricorda la fuga dalla reggia di Alessandria, ad opera del servo Ganimede, di Arsinoe, sorella di Cleopatra e di Tolomeo XIII, la quale assume il comando del campo avverso a Cesare e vi fa uccidere Achilla)20 : nec non subrepta paratis a famulo Ganymede dolis pervenit ad hostis Caesaris Arsinoe; quae castra carentia rege ut proles Lagea tenet famulumque tyranni terribilem iusto transegit Achillea ferro. Adn. 10, 521 : CAESARIS ARSINOE soror Ptolemaei fuit; hanc Ganymedes quidam, spado21 puellae acceptissimus, in castra Achillae perduxit, cuius iussu 18

Sulla Cornelia di Lucano si vedano R. T. BRUERE, 1951 e L. SANNICANDRO, 2010, p. 43-82. J. P. POSTGATE 2015, p. 45 così spiega il passo lucaneo: « the sense is that she had passed completely into the power of the dead Crassi, and thus brings death and disaster to any cause she espouses ». 19 Il passo è diffusamente commentato in E. BERTI, 2000, p. 314-317. 20 Cfr. E. BERTI, 2000, p. 337-339. 21 Su spado, per eunuco, in Livio, cfr. Liv. 9, 17, 16; 35, 15, 3-4.

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Achillas occisus est et exercitui Ganymedes praepositus. Hanc postea Caesar victis Aegyptiis in triumphum duxit, ut meminit Livius in libro quarto civilis belli (= Liv. fr. 41)22.

4. Le tracce liviane presenti nella prima scoliastica lucanea pongono una serie di interrogativi di difficile soluzione, ma al contempo costituiscono un utile contributo alla determinazione della cronologia dei testi che le contengono. Intanto va detto che sull’attendibilità della loro derivazione dall’opera dello storico di Padova non pare sussistano dubbi, per il tono sostanzialmente puntuale e letterale dei rinvii in essi contenuti. Inoltre, per i frammenti relativi a fatti e personaggi della guerra civile, che costituiscono la quasi totalità, compare l’indicazione precisa del numero del libro della microsezione (libri CIX-CXVI) dedicata specificamente, negli Ab Urbe condita, al bellum civile tra Cesare e Pompeo. Quanto alla precisazione del libro de bello civili utilizzato, va aggiunto che si tratta di un’indicazione presente nelle corrispondenti periochae, il che conferma senza dubbio che doveva essere presente già in Livio (integro o epitomato poco importa). Nessun elemento nuovo offrono invece queste citazioni scoliastiche su una loro dipendenza diretta da Livio o piuttosto da una sua epitome, anche in questo in linea con quanto si può ragionevolmente dire delle periochae. Altra questione, non meno importante delle altre, è quella del riflesso che simili testimonianze possono avere sulla determinazione della cronologia delle note che le contengono. Si tratta qui di un problema molto complesso, poiché i blocchi di annotazioni in questione, pur risalendo ad una tradizione manoscritta medievale, contengono sicuramente materiali molto più antichi, grosso modo risalenti al Tardoantico. E in tal senso, i rinvii a Livio in essi contenuti servono a confermare la presenza, al loro interno, di uno strato cronologicamente più alto, che sembra differenziarsi rispetto ad altri chiaramente seriori23. Si pensi ad esempio a quanto accade per le note mitologiche della stessa scoliastica lucanea, molto vicine ai blocchi più chiaramente carolingi dei cosiddetti Mitografi Vaticani24. Ora, le note contenenti riferimenti a Livio rientrano con buona probabilità tra quelle portatrici di notizie e conoscenze risalenti molto più indietro e confermano perciò l’interesse e l’importanza di questi corpora esegetici sviluppatisi intorno al testo di Lucano, portatori, tra l’altro, di una facies di osservazioni, conoscenze, citazioni la cui datazione potrebbe essere collocata a ridosso del commento serviano a Virgilio o in un’epoca non molto posteriore ad esso. Forse proprio in questo consiste un motivo di interesse specifico di queste tracce di Livio, non meno rilevante del merito di rappresentare una

22 Cfr. bell. Alexandr. 4, 1-2 : interim dissensione orta inter Achillam, qui veterano exercitui praeerat, et Arsinoen, regis Ptolomaei minorem filiam, ut supra demonstratum est, cum uterque utrique insidiaretur et summum imperii ipse obtinere vellet, praeoccupat Arsinoe per Ganymeden eunuchum, nutricium suum, atque Achillan interficit. Hoc occiso sine ullo socio ipsa omne imperium obtinebat; exercitus Ganymedi traditur. 23 La loro datazione alta era sostenuta, tra gli altri, da S. MARIOTTI, 2000 (nella stessa direzione andavo in P. ESPOSITO, 2004, p. 25 ss.). 24 Per un orientamento generale su questi testi si veda R. E. PEPIN, 2006, soprattutto p. 5 ss.

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testimonianza unica, ancorché frammentaria, di parti per noi perdute dell’opera dello storico di età augustea.

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Zeus, Typhée et les singes : métamorphoses mythiques et déformations textuelles (note au commentaire de Servius Danielis ad Aen. 9, 715) Stefano Grazzini Università di Salerno

Le commentaire de Servius Danielis ad Aen. 9, 715 pose un certain nombre de problèmes en raison de divers éléments corrompus qui en rendent difficile la compréhension. On en examinera ici un passage significatif, d’un point de vue méthodologique, puisque, suivant la perspective adoptée et les solutions proposées, le lecteur est amené à suivre des voies tout à fait différentes. Je reproduis ci-dessous en vis-à-vis le texte établi par Thilo, Ramires et Murgia-Kaster, avec les éléments principaux de l’apparat critique, en respectant la graphie d’origine, mais je préviens d’emblée qu’il s’agit de l’un des deux passages sur lequel Ramires s’écarte notablement des deux autres éditeurs.

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Ed. Thilo ad Aen. 9, 712 Prochyta alta tremit atqui haec insula plana est; sed epitheton de praeterito traxit: nam, ut dicit Plinius in naturali historia, Inarimes mons fuit qui terrae motu de ea fusus alteram insulam fecit, quae Prochyta ab effusione dicta est: fundere enim est ἐκχέειν. ‘Prochyta’ ergo ‘alta’ quondam scilicet. Hanc Naevius in primo belli Punici de cognata Aeneae nomen accepisse dicit. Sed Inarime nunc Aenaria dicitur. et saepe fulgoribus petitur ob hoc quod Typhoeum premat, et quia in †eamdi contumeliam simiae missae sunt, quas Etruscorum lingua arimos dicunt: ob quam causam Pithecusam etiam vocitant: licet diversi auctores varie dicant: nam alii hanc insulam Typhoeum, alii Enceladum tradunt premere. et putatur nove dictum ‘Inarime’, quod et singulari numero, et addita syllaba dixerit, cum Homerus εἰν Ἀρίμοις posuerit, ut prior syllaba praepositionis locum obtineat. Livius in libro nonagesimo quarto Inarimen in Maeoniae partibus esse dicit, ubi per quinquaginta milia terrae igni exustae sunt. hoc etiam Homerum significasse vult.

Ed. Ramires ad Aen. 9, 715 PROCHYTA ALTA TREMIT atqui haec insula plana est, sed epitheton de praeterito traxit; nam, ut dicit Plinius in naturali historia, Inarimes mons fuit qui terrae motu de ea fusus alteram insulam fecit, quae Prochyta ab effusione dicta est ἀπὸ τοῦ προχύναι: fundere enim est ἐκχέειν: Prochyta ergo alta quondam scilicet. hanc Naevius in primo belli Punici de cognata Aeneae nomen accepisse dicit. sed Inarime nunc Aenaria dicitur. et saepe fulgoribus petitur ob hoc quod Typhoeum premat, et quia in eandem contumeliam simiae missae sunt, quas Dorum lingua anarrhinas dicunt: ob quam causam Pithecusam etiam vocitant. licet diversi auctores varie dicant: nam alii hanc insulam Typhoeum, alii Enceladum tradunt premere. e [!] putatur nove dictum Inarimem [!], quod et singulari numero, et addita syllaba dixerit, cum Homerum[!] εἰν Ἀρίμοις posuerit, ut prior syllaba praepositionis locum obtineat. Livius in libro nonagesimo quarto Inarimen in Maeoniae partibus esse dicit, ubi per quinquaginta milia terrae igni exustae sunt. hoc etiam Homerum significasse vult.

Ed. Murgia-Kaster ad Aen. 9, 715 PROCHYTA ALTA TREMIT atqui haec insula plana est; sed epitheton de praeterito traxit: nam, ut dicit Plinius in Naturali Historia (2, 203), Inarimes insula fuit alta

mons fuit

qui terrae motu de ea fusus alteram insulam fecit, quae Prochyta ab effusione dicta est ἀπὸ προχύναι,

τοῦ

est : fundere enim est ἐκχέειν. Prochyta ergo alta quondam scilicet.

Hanc Naevius in primo Belli Punici (fr. 13) de cognata Aeneae nomen accepisse dicit. Sed Inarime nunc Aenaria dicitur. et saepe fulgoribus petitur ob hoc quod Typhoeum premat, et quia in eam †di contumeliam† simiae missae sunt, quas Etruscorum lingua arimos dicunt: ob quam causam Pithecusam etiam vocitant, licet diversi auctores varie dicant: nam alii hanc insulam Typhoeum, alii Enceladum tradunt premere. et putatur nove dictum Inarime[[m]], quod et singulari numero, et addita syllaba dixerit, cum Homerus (Il. 2, 783) εἰν Ἀρίμοις posuerit, ut prior syllaba praepositionis locum obtineat. Livius in libro nonagesimo quarto (fr. 24) Inarimen in Maeoniae partibus esse dicit, ubi quinquaginta milia terrae igni exustae sunt. hoc etiam Homerum significasse vult.

App. : ἀπὸ τοῦ προχύναι Dan. : RCΔΠΟ ΘΟΥ ΠΡΟΧΥΝaΥ FG ⎢ fundere enim est ἐκχέειν des. in F ⎢ in eam dicontumeliam FG : in eandem contumeliam Dan. : in eam ad contumeliam Salmas. : in eiusdem contumeliam Scheer : in eam ob contumeliam vel in eam dis contumeliam Murgia Trad. (Thilo): La haute Procida tremble : or cette île est plate ; mais [Virgile] a tiré l’épithète du passé : en fait, comme l’explique Pline dans l’Histoire Naturelle, c’était une montagne d’Inarimé qui, mise à bas par un tremblement de terre, fit naître une seconde île appelée « Procida », pour avoir été « versée » dans la mer : en fait fundere c’est ἐκχέειν. Donc « Procida » fut « haute », jadis, bien sûr. Naevius, dans le premier livre de la Guerre punique dit qu’il a emprunté ce nom à la parente d’Énée. Mais Inarimé aujourd’hui s’appelle Aenaria. Elle est souvent frappée par les coups de foudre car elle pèse sur Typhée et à cause des singes qui lui avaient été envoyés en signe d’outrage et ceux-ci, dans la langue étrusque, sont appelés Arimi, c’est pourquoi on l’appelle aussi Pithecussa, bien que divers auteurs aient rapporté à ce sujet des explications diverses : les uns rapportent que l’île pèse sur Typhée, d’autres sur Encelade. Et l’on pense que « Inarimé» est un néologisme : là où Homère avait écrit εἰν Ἀρίμοις, on l’a écrit au singulier et en ajoutant une syllabe, de façon que la première syllabe conserve la valeur de la préposition. Tite-Live, au livre XCIV, dit qu’Inarimé se trouve dans la région de la Méonie où, sur cinquante milles, la terre a été dévastée par le feu et il veut qu’Homère aussi ait signifié cela. (trad. pers.)

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Le texte de Servius vise ici à expliquer l’épithète alta, attribuée par Virgile à l’île de Procida, qui contredit l’apparence topographique de l’île, celle-ci étant plutôt plate, en réalité1. Le commentateur s’aventure alors dans une explication complexe, associant l’épithète à la naissance de l’île : celleci serait apparue à la suite d’un tremblement de terre qui aurait rejeté dans la mer un pan de montagne de l’île voisine, plus grande (Aenaria / Inarime, aujourd’hui Ischia), conférant son origine à une nouvelle île. Pour soutenir son explication, Servius revendique l’autorité de Pline, qui parle de l’île dans NH 2, 203 sic et Pithecussas in Campano sinu ferunt ortas [...]. In eadem et oppidum haustum profundo, alioque motu terrae stagnum emersisse, et alio provolutis montibus insulam extitisse Prochytam. On raconte donc que les Pithécuses sont nées de cette façon dans le golfe de Campanie [...]. Dans la même île, une cité fut engloutie et, lors d’un tremblement de terre, surgit un petit lac ; lors d’un autre, à la suite d’un éboulement de rochers, apparut Procida. (trad. pers.)

et NH 3, 82 : In Puteolano autem sinu Pandateria, Prochyta, non ab Aeneae nutrice, sed quia profusa ab Aenaria erat, Aenaria a statione navium Aeneae, Homero Inarime dicta, Pithecusa, non a simiarum multitudine, ut aliqui existimavere, sed a figlinis doliorum. Dans le golfe de Pouzzoles, Pandateria, Prochyta (nommée ainsi non d’après la nourrice d’Énée, mais parce qu’elle s’est détachée d’Aenaria), Aenaria (d’après le lieu d’ancrage des navires d’Énée, appelée Inarimé par Homère), Pithécuse (non à cause de la multitude de singes, comme l’ont cru certains, mais à partir des fabriques des jarres. (trad. pers.)

Toutefois, le naturaliste confond Procida avec Gaète2 (ou, si l’on préfère, la cognata d’Énée avec sa nutrix). Néanmoins, il rapporte le lien étymologique du nom Prochyta avec le verbe grec χέω (« couler »), attribuant la naissance de l’île à un déversement dans la mer d’Ischia, sans en préciser ni la nature ni la cause. Les manuscrits de Servius Danielis ajoutent ensuite l’étymologie grecque ἀπὸ τοῦ προχύναι (« d’après ‘couler’ ») que Thilo, à la différence de Ramires et Murgia-Kaster, relègue dans l’apparat critique, en raison de la difficulté réelle à l’intégrer directement dans le texte de Servius. En effet, cette nouvelle explication lui paraît introduire une redondance avec ab effusione et il la considère, pour cela, inacceptable. Le problème pourrait être résolu si l’on introduisait une particule explicative, comme id est ou scilicet (justifiable peut-être aussi par la leçon des mss. qui avant ΔΠΟ donnent l’incompréhensible ΡϹ), mais après tout, on pourrait aussi accepter le texte des mss. La forme προχύναι doit être interprétée comme un infinitif aoriste troisième, jamais attesté ailleurs et donc une leçon difficilement interprétable comme une glose de ab effusione. À cela s’ajoute le fait que l’infinitif aoriste, même s’il n’apparaît pas souvent dans ce cadre, peut être utilisé pour justifier une étymologie, comme le démontrent plusieurs passages de Servius 1 2

Cf. HARDIE, 1994, p. 222 ; POLARA-DE VIVO 2011, p. 497-498 n. 14. MARIOTTI, 1955, p. 41.

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et de Servius Danielis3, et cette forme est ici la plus proche entre le verbe προχέω et le nom de l’île. Dans la phrase suivante, le texte lui-même est corrompu : Thilo introduit une croix avant eamdi, tandis que Ramires accepte la correction de Daniel eandem, qui conduit à supposer que même la foudre, en plus des singes, fait partie de la contumelia du dieu du ciel (qui n’est jamais nommé dans la scholie) contre Typhée. Cette hypothèse n’est pas absurde, si l’on considère que les phénomènes des foudres volcaniques évoqués par divers auteurs anciens et en particulier par Sénèque, dans les Nat. Quaest. 2, 30 (mais aussi par d’autres : Lucrèce 6, 670-2 ; Ovide, Fast. 1, 574 ; Aetna 362 ; Pétrone 122, 135-6 ignibus insolitis et in aethera fulmina mittit), sont interprétés comme la manifestation d’une injure prolongée de Zeus, lorsque le dieu continue de frapper son ennemi vaincu. Néanmoins, la structure d’ensemble du texte reste problématique. Comme alternative, on pourrait prendre en compte la proposition plus classique de Salmasius in eam ad contumeliam, ou l’une de celles présentées dans l’apparat de l’édition très récente de Murgia-Kaster in eam ob c- ou in eam dis, ou encore celle de Scheer, in eiusdem contumeliam qui part du texte de Lycophron, comme on va le voir4. En restant dans le périmètre des versions classiques du mythe on peut considérer tout d’abord le récit d’Ovide qui évoque Ischia dans les Métamorphoses (Met. 14, 88-100), et rappelle alors comment Pithecussa prend le nom des singes, nés de la métamorphose des Cercopes que Jupiter aurait envoyés sur l’île pour les punir de leurs mensonges : orbataque praeside pinus Inarimen Prochytenque legit sterilique locatas colle Pithecusas, habitantum nomine dictas. quippe deum genitor, fraudem et periuria quondam Cercopum exosus gentisque admissa dolosae, in deforme viros animal mutavit, ut idem dissimiles homini possent similesque videri, membraque contraxit naresque a fronte resimas contudit et rugis peraravit anilibus ora totaque velatos flaventi corpora villo misit in has sedes nec non prius abstulit usum verborum et natae dira in periuria linguae; posse queri tantum rauco stridore reliquit. son navire, privé du pilote, côtoie Inarimé, Prochyté et Pithécuses, située sur une colline stérile et dont le nom vient de celui de ses habitants. Jadis le père des dieux, révolté de la mauvaise foi et des parjures des Cercopes, voulant punir les crimes d’un peuple si perfide, les changea en animaux difformes, qui différaient de l’homme tout en lui ressemblant ; il rapetissa leur corps, aplatit leur nez qui se retroussa au-dessous du front, et sillonna leur visage de rides, comme on en voit 3

Sur cet usage de l’aoriste, voir par exemple les cas traités par Festus et par Servius, rassemblés par MARIOTTI, 2000, p. 208-209 : en particulier, Serv. ad Aen. 6, 34 ; 8, 447 ; 10, 36 ; Serv. Dan. ad Georg. 1, 8 ; ad Aen. 12, 657. 4 SCHEER, 1908, p. LIII.

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aux vieilles femmes ; il couvrit tout leur corps d’un pelage fauve ; enfin il les envoya dans ce pays, non sans leur avoir ôté d’abord l’usage de la parole et de leur langue, née pour le parjure ; il ne leur laissa que la faculté de se plaindre par un cri rauque et strident. (trad. de G. Lafaye, Paris, CUF, 1928)

Néanmoins, Ovide maintient Typhée à l’écart de l’île, puisqu’il situe sa demeure sous la Sicile. Il traite longuement de son assaut du ciel dans le récit des Piérides, au cinquième livre des Métamorphoses (v. 318-324) : Tunc sine sorte prior, quae se certare professa est, Bella canit superum falsoque in honore Gigantas Ponit et extenuat magnorum facta deorum, Emissumque ima de sede Typhoea terrae Caelitibus fecisse metum cunctosque dedisse Terga fugae, donec fessos Aegyptia tellus Ceperit et septem discretus in ostia Nilus. Alors, sans avoir été désignée par le sort, celle des Piérides qui, la première, a déclaré qu’elle engageait la lutte, chante la guerre soutenue par les maîtres du firmament ; elle attribue aux Géants une gloire mensongère et rabaisse les exploits des grands dieux ; elle raconte que Typhoée, sorti des entrailles de la Terre, fit trembler les habitants des cieux et les mit tous en fuite, jusqu’au moment où, épuisés de fatigue, ils arrivèrent en Égypte, sur les bords du Nil, qui se divise en sept embouchures. (trad. G. Lafaye)

Et dans la réponse de Calliope (v. 346-353) : Vasta giganteis ingesta est insula membris Trinacris et magnis subiectum molibus urguet aetherias ausum sperare Typhoea sedes. nititur ille quidem pugnatque resurgere saepe, dextra sed Ausonio manus est subiecta Peloro, laeva, Pachyne, tibi, Lilybaeo crura premuntur, degravat Aetna caput, sub qua resupinus harenas eiectat flammamque ferox vomit ore Typhoeus. L’île immense de Trinacris a été jetée sur les membres d’un géant ; elle couvre, l’écrasant de son poids énorme, Typhoée, qui avait osé aspirer au céleste séjour. Il lutte, il s’efforce souvent de se relever ; mais sa main droite gît sous le Péloros, voisin de l’Ausonie ; sa gauche, sous ta masse, ô Pachynos ; Lilybée pèse sur ses jambes ; l’Etna accable sa tête ; couché sous la montagne, le farouche Typhoée rejette des flots de sable et vomit des flammes par la bouche. (trad. G. Lafaye)

Si nous observons bien les sources sur Typhée, nous voyons que le monstre est caractérisé par le lieu dans lequel il se trouve relégué et par son ambition à changer sa propre condition autant que sa propre demeure, abandonnant les entrailles de la Terre pour grimper au ciel. Pour cette raison on pourrait, à titre diagnostique, proposer de corriger le texte corrompu, en pensant à in e a{m}d{i}. Le texte des manuscrits ne se serait pas corrompu mécaniquement, mais il serait le fruit de plusieurs rafistolages. À ces éléments connus, il convient d’ajouter aujourd’hui l’apport d’un certain nombre de scholies carolingiennes à Juvénal 4, 98 (unde fit ut malim fraterculus esse Gigantis), où, pour expliquer l’expression fraterculus 359

Gigantis, le scholiaste rappelle que les singes sont les derniers enfants de la Terre, engendrés pour protester face aux combats que Jupiter mène contre les Géants, ses premiers-nés5: 4, 98 (1) Gigantes pro ignobilibus posuit. (2) Hi secundum fabulam filii fuerunt Terrae qui, cum contra deos pugnassent, occisi sunt ab eis. (3) Vnde Terra irata pro filiis contra deos ultimum partum simiam peperit. UHTE (4) Post interfectos gigantes a diis, dicitur Terram simiam ultimam peperisse quasi ignobilem, ad irritationem deorum, unde fraterculum gigantis pro ignobili posuit. VWD (1) Par Géants, il entend « ignobles ». (2) Ceux-ci, d’après le mythe, étaient fils de la Terre et, après avoir combattu contre les dieux, furent anéantis par eux. (3) Pour cela, la Terre, courroucée d’avoir perdu ses fils, engendra une ultime progéniture contre les dieux : le singe. (4) Après que les Géants eurent été tués par les dieux, on dit que la Terre avait engendré comme ultime progéniture le singe, ignoble, pour ainsi dire, pour irriter les dieux, d’où « petit frère d’un géant » pour désigner quelqu’un dépourvu de noblesse. (trad. pers.)

C’est en effet dans la version du commentaire à Juvénal provenant de Rémi d’Auxerre, que l’on trouve une note plus développée par rapport à celle de la rédaction scholiastique remontant probablement à Heiric6 : (Fraterculus esse Gigantis): id est ignobilis. Nam post gigantas dicitur Terra simiam procreasse. Δ(L) (Petit frère d’un Géant) : c’est-à-dire ignoble. En effet, on dit que la Terre, après les géants, a engendré le singe. (trad. pers.)

En théorie, un lien pourrait bien exister entre ces scholies et celles de Servius Danielis car la circulation des notes de Daniel dans les milieux lettrés de Reims et d’Auxerre n’est pas du tout une hypothèse à exclure7. Mais le contexte auquel il est fait référence ici est celui de la Gigantomachie, à laquelle participèrent aussi les autres dieux, en plus de Zeus, protagoniste solitaire dans sa lutte contre Typhée. Il est vrai que, dans la tradition de ces mythes, on constate une confusion notable entre les Titans, les Géants et Typhée, dont témoigne aussi l’oscillation sur l’identité du monstre emprisonné sous l’île. Mais les différences sont trop nombreuses pour que l’on puisse supposer que Servius Danielis ait ici renvoyé à une version du mythe correspondant aux scholies carolingiennes et qu’il ait interprété les singes comme une provocation contre Zeus, et non de la part de Zeus. La douleur de la Terre pour la perte de ses fils se trouve aussi exprimée à la fin de la gigantomachie racontée par Horace dans Carm. 3, 4, 73 (iniecta monstris Terra dolet suis / maeretque partus fulmine luridum / missos ad Orcum)8, mais la construction du récit justifiant la naissance des singes semble calquée sur le récit virgilien de la Fama (Aen. 4, 173-183) qui est, à

5

Pour le texte de ces scholies, voir l’édition de GRAZZINI, 20111, p. 221. Sur cette question, voir GRAZZINI, 20111, p. XXXI-VI avec la bibliographie afférente. 7 GRAZZINI, 20112, p. 362. 8 Il faut remarquer que dans le commentaire de Pseudo-Acron à ce passage, après avoir cité la note de Porphyrion il cite d’une façon apparemment incompréhensible Juvénal 4, 98. 6

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son tour, orienté pour souligner le dépit de la Terre à l’égard des conflits qui opposent les dieux à ses créatures : Extemplo Libyae magnas it Fama per urbes, Fama, malum qua non aliud uelocius ullum: Mobilitate uiget uirisque acquirit eundo, Parua metu primo, mox sese attollit in auras Ingrediturque solo et caput inter nubila condit. Illam Terra parens ira irritata deorum Extremam, ut perhibent, Coeo Enceladoque sororem Progenuit pedibus celerem et pernicibus alis, Monstrum horrendum, ingens, cui quot sunt corpore plumae, Tot uigiles oculi subter (mirabile dictu), Tot linguae, totidem ora sonant, tot surrigit auris. Aussitôt la Renommée va par les grandes villes de la Libye, la Renommée, un mal plus que tout autre prompt, il prend vigueur par le mouvement et en allant acquiert des forces ; petite d’abord par crainte, bientôt elle s’élève dans les airs, ses pas foulent le sol, sa tête se cache dans les nues. La Terre, sa mère, irritée par le courroux des dieux, l’enfanta, dit-on, comme la dernière sœur de Céus et d’Encelade, forte de la rapidité de ses pieds, de ses ailes, monstre horrible, démesuré : autant il a de plumes sur le corps, autant d’yeux vigilants – ô prodige – sous chacune, et autant de langes, autant de bouches qui parlent, autant d’oreilles qui se dressent. (trad. J. Perret, Paris, CUF, 1977)

Si cette hypothèse est correcte, la version du mythe se présenterait comme un produit typique de l’exégèse carolingienne et donc tardive, au regard de Servius auctus. La scholie, dans l’ensemble, y présente une grande richesse d’informations. Toutefois, pour comprendre comment s’est constituée l’exégèse carolingienne à Juvénal, il faut d’abord examiner ce que l’on peut lire dans le commentaire du Pseudo-Acron aux vers d’Horace sur la douleur de la Terre : Iniecta monstris terra d(olet) s(uis)] Dolet, inquit, terra, quod ita iniecta est supra Gigantas, ut eos, quos filios eius uolunt, suis montibus premat (ex Porph.) ; ut Iuuenalis (4, 98): Vnde fit, ut nolim fraterculus esse Gigantis (A Γ a b f V) La terre, jetée sur les monstres [sortis de son sein], se plaint ; elle se plaint car elle a été jetée sur les Géants, pour les écraser de ses monts, eux qui veulent être ses fils (d’après Porphyrion) ; de même, Juvénal (4, 98) : D’où il se fait que je ne voudrais pas être le petit frère d’un Géant. (trad. pers.)

Tandis que la première partie du propos reprend ici l’explication de Porphyrion, la mention du passage de Juvénal introduite par un ut explicatif (avec la variante nolim pour malim), n’apparaît pas claire et semble sousentendre qu’il manque une scholie sur la gigantomachie. Mais l’ensemble des informations fournies par Servius Danielis est trop précieux pour qu’on puisse considérer qu’il présupposait une version de nature à bouleverser substantiellement le sens du mythe, en voyant dans les singes un produit de la Terre dirigé contre Zeus. Si on était disposé à accepter l’hypothèse que dans le texte de Servius Danielis on reconnaît les traces d’une version du 361

mythe cohérente avec la scholie juvénalienne, on pourrait aisément corriger, en s’appuyant sur la paléographie, et la correction la plus facile serait in eam di contumeliam9. La chute de in se comprendrait bien après –m et di peut très facilement être une corruption de dei dans le système tachygraphique10. Mais il est plus probable que Servius Danielis a conservé une version du mythe qui s’accorde avec la tradition selon laquelle Ischia était la demeure de Typhée et des singes, et qui rappellerait l’ultime pied-de-nez de Zeus clôturant le conflit qui l’opposait au monstre emprisonné sous l’île - dont l’identité faisait débat. Cette version d’autorité, rassemblant deux mythes aussi éloignés l’un de l’autre que sont celui de Typhée et celui des Cercopes, unis seulement par la présence de Zeus, en tant qu’auteur du châtiment et par la mention de l’île d’Ischia, comme lieu des événements, n’est connue que par l’Alexandra de Lycophron (v. 688-693), où Typhon/Typhée est associé aux Géants11 : ὅθεν Γιγάντων νῆσος ἡ μετάφρενον θλάσασα καὶ Τυφῶνος ἀγρίου δέμας φλογμῷ ζέουσα δέξεται μονόστολον, ἐν ᾗ πιθήκων πάλμυς ἀφθίτων γένος δύσμορφον εἰς κηκασμὸν ᾤκισεν τόσων, οἳ μῶλον ὠρόθυναν ἐκγόνοις Κρόνου. Puis l’île qui le dos des Géants écrase, et le corps du farouche Typhon, celle que fait bouillonner la flamme, recevra le voyageur solitaire, où des singes le roi des immortels établit l’espèce difforme, pour outrager tous ceux qui avaient suscité la guerre contre les fils de Cronos. (trad. G. Lambin, Presse Universitaires de Rennes, 2005)

À ce passage correspond le témoignage des Scholia vetera au v. 688 de l’Alexandra12 : ὅθεν Γιγάντων· Γιγάντων νῆσον λέγει τὰς Πιθηκούσας, αἵ εἰσι νῆσοι περὶ τὴν Ἰταλίαν. μέμνηται δὲ αὐτῶν καὶ Αἰσχρίων ἐν ἑβδόμῳ Ἐφεσίδων (fr. 3 LloydJones – Pars. = FGrHist 118 bis F 2 [III B p. 742]. ταύτας δὲ ᾤκουν πρῶτον γίγαντες, ὕστερον δὲ ὁ Ζεὺς χειρωσάμενος αὐτοὺς ἐπέθηκεν αὐτοῖς τὰς νήσους καὶ ἐκεῖ κατῴκισε πιθήκους πρὸς ἀτιμίαν καὶ αἰσχύνην τῶν γιγάντων. (A N m t) Avec l’île des Géants, il se réfère aux Pithécuses qui sont des îles voisines de l’Italie. Il se rappelle d’elles Aescrion, dans le livre septième des Éphésiens ; dans un premier temps, les Géants habitaient ces îles, mais ensuite Zeus les soumit et plaça ces îles au-dessus d’eux ; il y installa les singes en signe de mépris et pour déshonorer les géants. (trad. pers.) 9

D’un point de vue stylistique serait naturellement préférable dei contumeliam, ou dei c-. 10 SCHMITZ, 1893, tab. 8.35. 11 MÜHMELT, 1965, p. 41-42 ; HORNBLOWER, 2015, p. 286-287. 12 Je cite le texte selon la nouvelle édition de LEONE, 2002, p. 138-139.

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À partir de ces éléments, le sens du texte de la scholie de Daniel, sur le point incriminé, pourrait inviter à se représenter, à l’arrière-plan, la figure de la divinité comme l’auteur du pied-de-nez. Le texte requis pourrait être alors in eam dei contumelia{m}, établissant dei come un génitif subjectif (« pour le mépris du Dieu ») renvoyant à Jupiter, même si l’expression n’est pas tout à fait idiomatique. Manifestement, il s’agit d’une corruption extrêmement insidieuse, puisque, dans l’état actuel de nos connaissances, elle ne semble pas laisser la possibilité de s’écarter de quelque manière des pistes indiquées et donc elle autorise la formulation d’hypothèses très différentes, sans qu’apparaissent des arguments internes décisifs en faveur de l’une ou de l’autre.

Bibliographie GRAZZINI, 20111 : Scholia in Iuuenalem recentiora, t. I (satt. 1-6), ed. critica a cura di S. GRAZZINI, Pisa, Edizioni della Normale, 2011. GRAZZINI, 20112 : STEFANO GRAZZINI, « Servius dans les scolies juvénaliennes du IXe siècle », dans : Monique Bouquet, Bruno Méniel (dir.). Servius et sa réception de l’Antiquité à la Renaissance, Rennes, 1517 octobre 2009, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 355-371. HARDIE, 1994 : PHILIP HARDIE, Virgil Aeneid. Book IX, Cambridge, University Press, 1994. LEONE, 2002 : Scholia vetera et paraphrases in Lycophronis Alexandram, edidit PETRUS ALOISIUS M. LEONE, Galatina, Congedo editore, 2002. MARIOTTI, 1995 : SCEVOLA MARIOTTI, Il Bellum Poenicum e l’arte di Nevio, Roma, Signorelli, 1955. MARIOTTI, 2000 : SCEVOLA MARIOTTI, « Appunti sull’Origo gentis Romanae », dans Scritti di filologia classica, Roma, Salerno Editrice, 2000, p. 206-209 (paru pour la première fois dans Language and Society. Essays Presented to A.M. Jensen on His Seventieth Birthday, Copenhagen, Det Berlingske Bogtrykkeri, 1961, p. 109-12). MÜHMELT, 1965 : MARTIN MÜHMELT, Griechische Grammatik in der Vergilerklärung, München, Verlag C.H. Beck, 1965 (Zetemata. Monographien zur klassischen Altertumswissenschaft, H. 37). MURGIA-KASTER, 2018 : Serviani in Vergilii Aeneidos libros IX-XII Commentarii, edited by CH.E. MURGIA ; completed and prepared for publication by R.A. KASTER, Oxford, 2018. POLARA-DE VIVO, 2011 : GIOVANNI POLARA-ARTURO DE VIVO, « Aenaria – Pithecusa – Inarime », Bollettino di Studi latini, XLI, 2011, p. 495-521. RAMIRES, 1996 : Servio, Commento al libro IX dell’Eneide di Virgilio. Con le aggiunte del cosiddetto Servio Danielino, introduzione, bibliografia, edizione critica a cura di GIUSEPPE RAMIRES, Bologna, Pàtron Editore, 1996. SCHEER, 1908 : Lycophronis Alexandra, recensuit EDUARDUS SCHEER, v. II Scholia continens, Berolini, Weidmann, 1908.

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SCHMITZ, 1893 : GUILELMUS SCHMITZ, Commentarii notarum tironianarum cum prolegomenis adnotationibus criticis et exegeticis notarumque indice alphabetico, Lipsiae, Teubner, 1893. THILO, 1881 : Servii Grammatici qui feruntur in Vergilii carmina Commentarii, recensuerunt GEORGIUS THILO et HERMANNUS HAGEN. Vol. II Aeneidos VI-XII Commentarii recensuit G. Thilo, Lipsiae, Teubner, 1881.

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Dieux cosmiques et noms magiques : retour sur deux isopséphies de Martianus Capella Jean-Baptiste Guillaumin Université Paris Sorbonne

Dans le récit bigarré qui encadre les exposés encyclopédiques des Noces de Philologie et de Mercure, Martianus Capella met en scène de nombreuses divinités dont l’apparente hétérogénéité témoigne d’un syncrétisme caractéristique des représentations culturelles et philosophiques des derniers érudits païens1. Ainsi, à côté de dieux bien connus qui apparaissent, sous des traits anthropomorphiques, comme les personnages principaux de la fiction, le lecteur découvre plusieurs catalogues de divinités qui recourent aussi bien à un savoir antiquaire fondé sur l’énumération de divinités selon les seize régions de la cosmologie étrusque (1, 41-62) qu’à une présentation visuelle symbolique à la manière d’un Περὶ ἀγαλμάτων (1, 63-89), ou encore à une hiérarchie descendante des êtres divins fondée sur une démonologie d’origine platonicienne (2, 150-168). Mais au-delà de cette abondance de divinités nommées issues de divers panthéons, Martianus ménage à son lecteur plusieurs énigmes concernant le nom véritable de certains dieux, susceptible d’être connu des initiés (c’est le cas notamment des divinités des « mystères de Platon » évoquées en 2, 205), ou révélé par l’intermédiaire d’une isopséphie, c’est-à-dire d’un nombre correspondant à la somme de la valeur numérique des lettres grecques du nom considéré. Ce type d’énigme a évidemment piqué la sagacité des lecteurs, qui ont proposé, depuis l’époque carolingienne, des solutions différentes pour trois des cinq isopséphies utilisées dans les Noces de Philologie et de Mercure – dans les deux autres, Martianus donne assez d’éléments pour que le nom utilisé puisse être restitué sans ambiguïté. Après avoir rappelé ces cinq isopséphies et les solutions proposées, afin de mettre en évidence des constantes, nous nous intéresserons plus particulièrement à deux passages concernant respectivement l’ouroboros brandi par Saturne (1, 70) et le nom du soleil (2, 193). Ces deux passages partagent en effet la caractéristique de faire 1

Voir sur ce point J.-B. GUILLAUMIN, 2018, où l’on trouvera les renvois bibliographiques aux principales études sur les dieux chez Martianus Capella. Conformément aux habitudes, nous citons ici les passages de Martianus en donnant le numéro du livre, puis celui du paragraphe dans l’édition Kopp 1836. Les éditions et traductions utilisées sont précisées au cas par cas. Les traductions fournies sans cette précision sont les nôtres.

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allusion à un nom secret de divinité cosmique, présenté dans un cadre narratif, descriptif ou énonciatif qui insiste sur cette dimension : symbolisme cyclique et cosmique de l’ouroboros au sein du portrait de Saturne dans le premier cas, hymne adressé par Philologie au soleil dans le second. Or ces dieux cosmiques au nom secret nous semblent pouvoir être mis en relation avec certains noms divins utilisés dans les corpus de textes et inscriptions magiques : on s’attachera donc à explorer ici cette hypothèse qui nous paraît susceptible d’expliquer de manière homogène les isopséphies auxquelles recourt Martianus, tout en donnant à voir un aspect important du syncrétisme qui caractérise le statut des dieux au sein de l’œuvre.

1. Les isopséphies dans les Noces de Philologie et de Mercure : présentation générale et solutions proposes La pratique de l’énigme par isopséphie, bien connue dans l’Antiquité2, constitue un élément récurrent dans les Noces de Philologie et de Mercure puisqu’on en trouve cinq exemples au total. Nous les présentons brièvement pour pouvoir mettre en évidence d’éventuels rapprochements, avant de nous pencher sur les deux qui nous intéresseront plus particulièrement. 1.1. Le nom de Mercure et de Philologie (2, 102-104) Pour fixer les idées, on peut commencer par rappeler le calcul que Philologie réalise sur son propre nom et sur celui de Mercure afin de s’assurer de l’harmonie de leur mariage3 (2, 102-104). Le narrateur donne en effet tous les détails nécessaires à la compréhension de l’opération, fournissant même les indices nécessaires à la résolution du « vrai » nom de Mercure : Moxque nomen suum Cylleniique uocabulum (sed non quod ei dissonans discrepantia nationum nec diuersi gentium ritus pro locorum causis cultibusque finxere, uerum illud quod nascenti ab ipso Ioue siderea nuncupatione compactum ac per sola Aegyptiorum commenta uulgatum fallax mortalium curiositas asseuerat) in digitos calculumque distribuit. Ex quo finalem utrimque litteram sumit, quae numeri primum perfectumque terminum claudit ; dehinc illud quod in fanis omnibus soliditate cybica dominus adoratur. Litteram quoque, quam biuium mortalitatis asserere prudens Samius aestimauit, in locum proximum sumit, ac sic mille ducenti decem et octo numeri refulserunt. Quos per

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Sur l’ensemble du procédé, voir F. DORNSEIFF, 19252, en particulier p. 96-104 ; A. LECERF, 2014, p. 9, rappelle que ce type d’énigme était particulièrement prisé des milieux philosophiques et religieux, citant l’exemple de Théodore d’Asiné, disciple de Jamblique. Comme preuve de la familiarité des lecteurs antiques avec ce type d’énigme, on peut rappeler le mot qui circulait sur Néron, selon Suétone (Nero 39, 2) : Νεόψηφον · Νέρων ἰδίαν μητέρα ἀπέκτεινε (« Nouveau calcul : Néron [1005] = il a tué sa propre mère [1005] »). La discrétion de la clef de lecture (qui tient dans le seul mot νεόψηφον) témoigne implicitement de la facilité qu’avaient les contemporains à décrypter l’énigme. 3 Ce passage a fait l’objet d’une présentation très détaillée par L. LENAZ, 1975, p. 62-72 (chapitre intitulé « Aritmologia e pratiche magiche »).

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nouenariam regulam minuensque4 per monades decadibus subrogatas in tertium numerum perita restrinxit. Suum quoque uocabulum per septingentos uiginti quattuor numeros explicatum in quaternarium duxit, qui uterque numerus congruenti ambobus ratione signatur. « Bientôt elle représenta sur ses doigts, pour faire un calcul, son propre nom et l’appellation du Cyllénien (non pas celle que lui ont fixée la variété hétérogène des nations ni les divers rites des peuples en fonction des situations et des cultes locaux, mais celle qui, selon les affirmations de la curiosité fallacieuse des mortels, a été déterminée à sa naissance par Jupiter en personne d’après une appellation sidérale, et divulguée par les seules spéculations des Égyptiens). Sur cette appellation, elle prend des deux côtés la lettre du bout, celle qui clôt la première série, parfaite, des nombres ; ensuite, le symbole qui est adoré comme seigneur dans tous les sanctuaires à cause de la solidité du cube. Elle prend aussi, en dernier lieu, la lettre que le sage de Samos a considérée comme le symbole des deux routes de la vie mortelle : ainsi resplendit le nombre mille deux cent dix-huit. En utilisant la règle de la preuve par neuf, c’est-à-dire en le réduisant par la substitution de monades à des décades, elle le ramena au nombre trois avec une grande maîtrise. Ayant également converti son propre nom en nombre, sept cent vingt-quatre, elle le ramena à quatre : or ces deux nombres se caractérisent par un rapport harmonieux entre eux.

Malgré les solutions proposées par les lecteurs carolingiens5, le « vrai » nom de Mercure est donc sans aucun doute possible celui qui commence et finit par la lettre valant 9 (Θ) et qui comporte celle que l’on peut mettre en lien avec la solidité du premier cube (ici, 800, soit Ω) ainsi que le biuium de Pythagore, soit ϒ (valant 400). Le nom ΘΩϒΘ correspond donc à un total de 1218. De même, pour ΦΙΛΟΛΟΓΙΑ, on aboutit à un total de 724. Dans les deux cas, Philologie fait subir au total ainsi obtenu une réduction per nouenariam regulam (ce qui équivaut au reste dans une division par 9, ou encore à la racine numérique, c’est-à-dire à la somme itérée des chiffres du nombre considéré), obtenant respectivement 3 et 4 : ce résultat la satisfait pleinement et augure bien de la structure de l’œuvre (trois sciences du langage, quatre sciences du nombre)... Cette dernière étape n’est toutefois pas celle qui nous intéressera ici : on retiendra essentiellement, pour l’instant, le nom véritable de Mercure, Θωύθ, l’insistance sur son caractère secret, céleste (siderea nuncupatione), connu à l’origine des seuls Égyptiens, 4

On conserve ici, comme L. CRISTANTE, 2011, p. 47, la leçon des manuscrits, souvent corrigée par les éditeurs (J. WILLIS, 1983, p. 29, notamment, édite minuens ). 5 Le nom ΧϒΡΡΙΗ, dont la somme vaut bien 1218, semble s’imposer à la fois dans « le plus ancien commentaire » (anonyme, des années 830), chez Jean Scot Érigène et chez Remi d’Auxerre (pour le texte, voir respectivement S. O’SULLIVAN, 2010, p. 262-263 ; C. E. LUTZ, 1939, p. 56-57 = I. RAMELLI, 2006, p. 190-191 ; C. E. LUTZ, 1962, p. 146-147 = I. RAMELLI, 2006, p. 998-999). On y devine une réminiscence de Κύριε, étayée par l’explication pseudoétymologique de Mercurius comme mercatorum kyrios (κύριος) qui apparaît dès l’accessus dans le commentaire anonyme et chez Remi. Le Χ initial est justifié par le fait qu’on obtient ∞ si on en prolonge chaque jambe, c’est-à-dire le chiffre latin valant 1000, soit le cube de 10 ; au contresens sur l’expression finalem utrimque litteram s’ajoute donc une fusion des deux premières descriptions. Cette interprétation est appuyée par une mention de Priscien (allusion probable à Fig. num. 1, 7) et, dans certains témoins du commentaire anonyme, par l’équivalence entre κύριος et dominus (employé dans le passage).

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si l’on en croit la « curiosité fallacieuse des mortels6 ». En revanche, Philologie, qui est encore une mortelle à ce stade du récit, n’a pas à user de la même solennité et peut recourir à un calcul sur son nom connu de tous. Cette scène, fondamentale pour le déroulement du récit et pour l’annonce de la structure des livres encyclopédiques, fournit par ailleurs au lecteur les indices nécessaires à la compréhension d’un procédé utilisé à trois autres reprises de manière moins explicite. 1.2. Le nom de l’ouroboros de Saturne (1, 70) Au livre I, dans la description symbolique des divinités arrivant dans un ordre hiérarchique au sénat divin, on trouve en effet un curieux portrait de Saturne qui échappe en partie aux caractéristiques habituelles de ce dieu7 : Verum sator eorum gressibus tardus ac remorator incedit glaucoque amictu tectus caput. Praetendebat dextra flammiuomum quendam draconem caudae suae ultima deuorantem, quem credebant anni numerum nomine perdocere. Ipsius autem canities pruinosis niuibus candicabat, licet ille etiam puer posse fieri crederetur. « Le procréateur [des dieux] s’avance d’un pas lent, avec des haltes régulières, la tête coiffée d’un voile vert pâle. De sa droite il tendait devant lui un certain serpent cracheur de flammes dévorant la pointe de sa queue ; son nom, croyaiton, signifiait le nombre de jours de l’année. Sa barbe cendrée étincelait de cristaux de neige, bien qu’on crût qu’il pût redevenir un enfant. »

Si le dieu n’est pas explicitement nommé, le recours à l’une des étymologies antiques de son nom8 oriente la description. Le voile dont sa tête est couverte (glaucoque amictu tectus caput9) correspond également à une caractéristique du dieu10. D’autres éléments liés à la représentation astrologico-astronomique de Saturne apparaissent clairement dans cette description : la lenteur (gressibus tardus, accentuée par le néologisme remorator11), la blancheur (des cheveux et de la barbe) qui rappelle la neige et la froidure (canities pruinosis niuibus candicabat). Ces différentes représentations se retrouvent du reste à la fois dans la description de l’urne appelée « Ruine de Saturne » (Saturni exitium), que manie Apollon pour 6 On retrouve le même type d’expressions en 8, 812 à propos d’Astronomie, enfermée quarante mille ans dans les sanctuaires égyptiens avant d’être vulgarisée par les Grecs, ce qui lui permet d’atteindre « la fange des mortels » (mortalium illuuiem). 7 1, 70 (trad. J.-F. CHEVALIER, 2014 légèrement modifiée pour conserver l’équivalence entre δράκων/draco et « serpent »). 8 L’emploi du terme sator oriente vers l’étymologie varronienne (LL 5, 64) qui expliquait le nom de Saturne à partir de satus/satio, reprise par FEST., p. 432, 18 Lindsay, ARNOB. 4, 9, AVG., Ciu. 6, 10 et MACR., Sat. 1, 10, 20 : voir C. GUITTARD, 1978 ; D. BRIQUEL, 1981, p. 143-144 ; C. GUITTARD, 1997, n. 18, p. 283-284 (à propos du passage de Macrobe). L’autre étymologie antique, tirée de satur/saturare, est transmise par Cicéron, ND 2, 25, Aulu-Gelle 5, 12, 1 et Augustin, Civ. 7, 13. 9 Réminiscence d’En. 12, 885, où il s’agit de Juturne. 10 SERV., En. 3, 407, précise que Saturne est le seul dieu devant lequel on sacrifie tête nue, pour ne pas donner l’impression de l’imiter. Pour les représentations de Saturne voilé, voir le dossier iconographique de M. LEGLAY, 1961 (planches à la fin du premier volume). 11 La seule autre occurrence se trouve dans le CGL 2, 397, 44 comme équivalent du grec παρελκυτής.

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former les phénomènes météorologiques (plena undosae hiemis atque algidi frigoris nec non etiam pruinarum12) et dans celle de la sphère de Saturne que Philologie traverse lors de son ascension vers la Voie Lactée (2, 197), où le dieu est présenté comme deorum creator, installé in algido pruinisque niualibus13. D’autres détails sont toutefois moins fréquents : d’une part la figure du puer senex, qui semble suggérer un syncrétisme avec la figure d’Aiôn14, voire de Janus-Aiôn15. D’autre part le serpent ouroboros16 « dont le nom indique le nombre de jours de l’année ». Le motif de l’ouroboros apparaît dans d’autres textes antiques qui le mettent en lien tantôt avec la représentation de l’année chez les Égyptiens17, tantôt, en contexte alchimique, avec la totalité de l’univers18, tantôt, plus généralement, avec la dimension cosmique du temps19, voire directement avec le dieu Janus dans une représentation que Macrobe qualifie de phénicienne20. Ce motif a fait 12

1, 17 : « grosse de l’hiver houleux, de froid piquant et même de givre » (trad. J.F. CHEVALIER, 2014). 13 Sur ces rapprochements, voir J. PREAUX, 1957, p. 395 ; D. SHANZER, 1986, p. 155-156. 14 Voir SYNES., Hymn. 8, 67-69 (ἀγήραος / ᾿Αιὼν ὁ παλαιγενής / νέος ὤν, ἅμα καὶ γέρων, « épargné par les ans, Aiôn qui est né il y a longtemps, jeune en même temps que vieux ») ; NONN., Dionys. 41, 179-181 (Αἰών / ... γήραος ἄχθος ἀμείβων / ὥς ὄφις, « Aiôn, remplaçant périodiquement le fardeau de la vieillesse, comme un serpent ») : ce second exemple est fondé sur un jeu sur le double sens de γῆρας, qui désigne aussi bien la vieillesse que les mues du serpent. 15 Voir D. SHANZER, 1986, p. 158, n. 48. 16 On utilisera ici la translittération du terme grec οὐροβόρος (qui existe aussi sous la forme οὐρηβόρος), communément employé dans les études sur la question, plutôt que l’adaptation française « ourobore » ou « ourovore ». 17 SERV., En. 5, 85 (Annus secundum Aegyptios indicabatur ante inuentas litteras picto dracone caudam suam mordente, quia in se recurrit, « L’année, selon les Égyptiens, était représentée avant l’invention des lettres par un serpent peint en train de se mordre la queue, parce qu’elle revient sur elle-même »), à mettre en relation avec IOH. LYD., Mens. 3, 4, à propos du cercle, qui symbolise ce qui revient toujours sur soi (῞Οθεν καὶ ᾿Αιγύπτιοι καθ’ ἱερὸν λόγον δράκοντα οὐρηβόρον ταῖς πυραμίσι ἐγγλύφουσιν, « C’est pourquoi les Égyptiens, pour une raison sacrée, gravent un serpent dévorant sa queue sur les pyramides »). 18 L’alchimiste Olympiodore évoque lui aussi les hiéroglyphes, éd. M. BERTHELOT, C.C. RUELLE, 1888, vol. 2, p. 80 : ῾Ιερογραμματεῖς γάρ τινες τῶν Αἰγυπτίων βουλόμενοι κόσμον ἐγχαράξαι ἐν τοῖς ὀβελίσκοις ἢ ἐν τοῖς ἱερατικοῖς γράμμασιν, δράκοντα ἐγκολάπτουσιν οὐροβόρον · τὸ δὲ σῶμα αὐτοῦ κατάστικτον ὑπάρχει πρὸς τὴν διάθεσιν τῶν ἀστέρων (« Certains prêtres égyptiens, voulant représenter l’univers en le gravant sur les obélisques ou dans les hiéroglyphes, inscrivent un serpent dévorant sa queue : son corps tacheté correspond à la disposition des astres ») ; la symbolique alchimique de l’ouroboros est également résumée par le fameux diagramme accompagnant le texte de Zozime de Panopolis, Mem. Auth. 6 et portant la mention ἓν τὸ πᾶν (« Un est l’universel ») : voir M. MERTENS, 1995, p. 21-22 (texte), 178-180 (commentaire et histoire du motif) et 241 (planche réalisée à partir du Marc. gr. 299, f. 188v, reprise de M. BERTHELOT, C.-C. RUELLE, 1888, p. 132). 19 CLAVD., Cons. Stilichonis 2, 424-449, décrit la caverne du temps (immensa spelunca aeui, 2, 426) entourée d’un serpent qui se mord la queue et habitée par un senex qui dicte ses lois à l’univers. 20 MACR., Sat. 1, 9, 12, à propos de Janus : Hinc et Phoenices in sacris imaginem eius exprimentes draconem finxerunt in orbem redactum caudamque suam deuorantem, ut appareat mundum et ex se ipso ali et in se reuolui (« Pour la même raison les Phéniciens, reproduisant son image dans le culte, l’ont représenté sous forme d’un serpent roulé en cercle et dévorant sa queue, pour bien montrer que le monde se nourrit de sa propre substance et tourne sur lui-même », trad. C. GUITTARD, 1997). Au sein d’un passage sur l’ensemble des

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l’objet de diverses études portant aussi bien sur son histoire dans l’Antiquité21 que sur le passage de Martianus en question22 : aussi nous concentrerons-nous ici plus particulièrement sur le nom secret de ce serpent dont la dimension cosmique est manifeste. Cette énigme a suscité l’intérêt des commentateurs carolingiens, qui, comprenant qu’il s’agissait d’une isopséphie, ont proposé de restituer le nom ΤΕΞ23. Malgré les diverses tentatives de justification proposées, on peine à voir dans cette explication autre chose qu’un réagencement prononçable des trois lettres correspondant aux chiffres grecs attendus pour obtenir 365, ΄τξε. Il convient donc de chercher une autre explication, qui ne se réduise pas à une tentative de justification de la solution carolingienne24. À notre connaissance, deux isopséphies correspondant au nombre 365 figurent explicitement dans d’autres textes antiques : d’une part, le nom de Sardes, capitale de la Lydie (à condition de retenir Σάρδιν, forme contracte à l’accusatif), mentionné par Jean le Lydien25 ; toutefois, malgré un contexte noms et des représentations de Janus, cette mention insolite apparaît à côté d’autres indications bien connues par ailleurs, notamment, en 1, 9, 10, l’allusion à des statues de Janus dont la main droite représente le nombre 300 et la main gauche 65 (cf. PLIN., NH 34, 33 ; IOH. LYD., Mens. 4, 1). 21 Pour une synthèse sur le motif de l’ouroboros, voir Z. KISS, 1994. 22 W. DEONNA, 1954, J. PREAUX, 1957, D. SHANZER, 1986, p. 154-158. 23 On en trouve une première trace dans certaines gloses du « plus ancien commentaire » à Martianus Capella (années 830), mais seul un manuscrit propose ΤΕΞ, quelques autres ΞΕΤ, alors que la plupart établissent un lien – sans justification isopséphique – avec ΖΗΤΟΣ ou ΖΕΘΟΣ, mis en relation avec la chaleur ou le feu (S. O’SULLIVAN, 2010, p. 206), ce qui pourrait être le résultat d’une confusion entre Ξ et Ζ doublée de souvenirs mythographiques (Zethos) ou lexicographiques (ζέω/ζεστός). C’est Jean Scot Érigène (dans les années 850) qui donne l’explication la plus complète dans ses Annotationes in Marcianum (C. E. LUTZ, 1939, p. 43 = I. Ramelli, 2006, p. 166) : Nomen autem ipsius quod numerum anni suis litteris continet comperimus esse τέξ, et in his enim tribus litteris numerus anni qui est CCCLXV colligitur ; ξ quippe LX, ε V, τ trecenti ; τέξ autem ab eo quod est τέκων, abiecta ων syllaba, factum est quod nomen anno conuenit. Nam τέκων Graeci dicunt omne uolubile ; uoluitur autem annus per horas dies septimanas menses. Même si la forme τέκων peut s’expliquer par le fait que Saturne est le père des dieux, il semble que Jean Scot ait davantage à l’esprit la forme τήκων, « consumant » (voir I. RAMELLI, 2001, p. 762), qui perd donc l’isopséphie. Remi d’Auxerre (C. E. LUTZ, 1962, p. 127 = I. RAMELLI, 2006, p. 968) reprend le même nom, avec une explication étymologique qui confirme cette interprétation, tout en restant implicite : ΤΕΞ enim dicitur Saturnus et interpretatur Saturnus comedens siue consumens ; tau trecentos, e quinque, ξ sexaginta, hoc est anni totius numerus. 24 U. F. KOPP, 1829, p. 283-284 (§ 232), considère d’abord une forme ΤΕΖ, qu’il dit avoir trouvée chez « les glossateurs » carolingiens (il s’agit en fait d’une variante erronée de la glose de Remi citée à la note précédente) et qu’il rapproche de l’hébreu talmudique ‫תזז‬ (spiritus malignus qui aufert, en lien avec l’hébreu biblique signifiant « élaguer » en Is. 18, 5) ; il réfute ensuite à juste titre cette interprétation et propose de voir simplement dans l’expression anni numerum l’équivalent de spatium temporis, et dans le nom une allusion au rapprochement bien connu entre Κρόνος et χρόνος. Il en vient toutefois immédiatement après, Martiano quidem dimisso, à l’isopséphie sur le nom d’Abraxas. De manière générale, Kopp fournit une étude très précise des questions qui nous intéressent ici dans l’ensemble du chapitre intitulé « De numeris mysterio uel superstitione insignibus » (p. 272-325 = § 225275) ; c’est d’ailleurs par ce biais qu’il semble en être venu à son projet d’édition de Martianus (p. 273 = § 226), publiée de manière posthume en 1836. 25 IOH. LYD. 3, 20 : ῞Οτι δὲ τὸν ἐνιαυτὸν ὡς θεὸν ἐτίμησαν, δῆλον ἐξ αὐτῆς τῆς Λυδῶν βασιλίδος πόλεως. Σάρδιν γὰρ αὐτὴν καὶ Ξυάριν ὁ Ξάνθος καλεῖ, τὸ δὲ Σάρδιν ὄνομα εἴ τις κατὰ ἀριθμὸν ἀπολογίσεται, πέντε καὶ ἑξήκοντα καὶ τριακοσίας εὑρήσει συνάγων μονάδας ·

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semblable (l’année considérée comme un dieu), le caractère très local de l’allusion et l’utilisation d’une forme inhabituelle rendent fragile l’hypothèse d’un recours de Martianus à la même isopséphie. D’autre part – et de manière beaucoup plus convaincante – le nom ΑΒΡΑΣΑΞ, ou ΑΒΡΑΞΑΣ26, dont la valeur isopséphique est relevée par plusieurs sources antiques dans un contexte de polémique contre les gnostiques, et en particulier contre les disciples de Basilide (hérésiarque que l’on peut situer autour de 130), qui semblent avoir considéré Abrasax/Abraxas comme le seigneur des 365 cieux, et même, selon Tertullien, comme le créateur de l’Esprit27. On citera ici le passage du commentaire sur Amos de Jérôme, qui fournit, outre la mention d’Abraxas, un parallèle intéressant pour notre propos : [...] ut Basilides, qui omnipotentem Deum portentoso nomine appellat ᾿Αβραξάς28, et eundem secundum Graecas litteras, et annui cursus numerum dicit in solis circulo contineri, quem ethnici sub eodem numero aliarum litterarum uocant Μείθραν. « [...] comme Basilide, qui appelle le Dieu tout-puissant d’un nom monstrueux, Abraxas, et affirme qu’il contient, selon les lettres grecques, le même nombre que celui du cours de l’année dans l’orbite du soleil ; les païens, recourant au même nombre formé par d’autres lettres, l’appellent Meithras. »

Au-delà de l’attribution de cette divinité aux Basilidiens, Jérôme établit donc un parallèle avec l’isopséphie employée par les païens (ethnici) et portant sur le nom ΜΕΙΘΡΑΣ, qui donne le même total : cette remarque confirme la dimension cosmique de cette divinité, mais aussi son aspect syncrétique, du moins aux yeux d’un quasi contemporain de Martianus. ὡς κἀντεῦθεν εἶναι δῆλον, πρὸς τιμὴν ἡλίου τοῦ τοσαύταις ἡμέραις τὸν ἐνιαυτὸν συνάγοντος Σάρδιν ὠνομασθῆναι τὴν πόλιν. Νέον δὲ σάρδιν τὸ νέον ἔτος ἔτι καὶ νῦν λέγεσθαι τῷ πλήθει συνομολογεῖται · εἰσὶ δὲ οἵ φασι, τῇ Λυδῶν ἀρχαίᾳ φωνῇ τὸν ἐνιαυτὸν καλεῖσθαι σάρδιν (« Que l’on ait vénéré l’année comme un dieu, on en a une preuve évidente dans la capitale de la Lydie elle-même. Xanthos [FGrH 765 F 23] l’appelle en effet Sardis ou Xuaris ; or si l’on représente le nom “Sardin” sous forme numérique, on trouvera une somme de trois cent soixante-cinq unités : il est donc clair à partir de cela que c’est pour honorer le soleil, qui fait la somme d’autant de jours pour former l’année, qu’on a nommé la ville Sardin. Tout le monde s’accorde pour dire qu’on appelle encore maintenant “nouveau sardis” la nouvelle année : il y a aussi des gens pour dire que “sardis” signifie l’année dans la vieille langue lydienne »). 26 Cette interprétation, que U. F. KOPP, 1829, p. 284 (§ 232-233), suggère après son développement sur Martianus (voir ci-dessus, n. 24), a été étayée de manière convaincante par D. SHANZER, 1986, p. 158-159. Elle est restée globalement peu reprise dans les études portant sur ce passage (on la trouve toutefois chez L. CRISTANTE, 2011, p. 217). Parmi les textes conservés (voir note suivante), la forme ᾿Αβρασάξ semble privilégiée par les auteurs grecs, et ᾿Αβραξάς par les auteurs latins. 27 Voir IREN., Haer. 1, 24, 7 (A. ROUSSEAU, L. DOUTRELEAU, 1979, p. 332 = PG 7, 680) ; PS.TERT., Praescr. 46 (PL 2, 62, passage peut-être dû au pape Zéphyrin et traduit en latin par Victorin de Pettau, voir F. REFOULE, P. DE LABRIOLLE, 1957, p. 152) ; HIPP., Refut. 7, 26, 6 (M. MARCOVICH, 1986, p. 298 = PG 3315C) ; EPIPH., Haer. 24, 7, 2 (K. HOLL 2013, p. 263264 = PG 41, 316-317) ; HIER. In Amos 1, 3 (éd. M. ADRIAEN, 1969, p. 250 = PL 25, 1018 D) ; AVG., Haer. 4 (A. MUTZENBECHER, 1969, p. 291 = PL 42, 26) ; THDT., Haer. 1, 4 (PG 83, 349) ; IO. DAMASC., Haer. 24 (B. KOTTER, 1981, p. 27 = PG 94, 692). Sur cette divinité, voir également la synthèse de M. LE GLAY, 1981. 28 Par rapport à l’édition M. ADRIAEN, 1969, p. 250, nous restituons une majuscule ainsi que l’oxyton (au lieu d’un paroxyton), dans la mesure où la forme la plus fréquente, ᾿Αβρασάξ, a ce type d’accentuation.

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Dans la mesure où la graphie insolite ΜΕΙΘΡΑΣ29 ressemble à un effort secondaire pour charger la divinité Abraxas, spontanément associée au nombre 365, d’une dimension mithriaque, on peut sans doute considérer que le nom (secret) de cet Abraxas, dont la dimension cosmique est confirmée par ce rapprochement avec Mithra30 a constitué un point de référence parmi les derniers païens31. 1.3. Le nom du soleil (2, 193) Le vrai nom du soleil fait précisément l’objet d’une autre énigme, qui apparaît à la fin de l’hymne que lui adresse Philologie lors de son ascension céleste, après une énumération de toutes les divinités que les différents peuples, sous des noms variés, associent au soleil (2, 193) : Sic uario cunctus te nomine conuocat orbis. Salue, uera deum facies uultusque paterne, octo et sescentis numeris cui littera trina conformat sacrum mentis cognomen et omen. « Ainsi, c’est sous des noms divers que t’invoque le monde entier. Salut, face authentique des dieux, visage du Père, toi pour qui trois lettres, avec le nombre six cent huit, forment le surnom sacré et le signe de l’Intellect. »

Là encore, l’énigme a reçu une première tentative de solution de la part des lecteurs carolingiens : on voit apparaître, dès le « plus ancien commentaire », une interprétation de ce nom comme ΝϒΣ ΤΗΤ32, avant que Jean Scot Érigène puis Remi d’Auxerre33 ne fixent la leçon ΗϒΣ, encore signalée par Grotius, qui suggère également ϒΗΣ34. Toutefois, comme pour 29 Nous n’en avons trouvé qu’une seule autre attestation, sur une gemme magique : voir plus loin, n. 91. 30 L’assimilation bien connue de Mithra au soleil est suggérée par Martianus lui-même dans l’hymne dont nous allons parler (2, 191) ; on en trouve une confirmation déjà chez Strabon (15, 3, 13, voir le commentaire de P.-O. LEROY, 2016, p. 280), puis dans une scolie à la Thébaïde de Stace (1, 718, p. 73 Jahnke, voir le commentaire de R. TURCAN, 1993, p. 131132), dans l’hymne au soleil de l’Empereur Julien (155B), dans l’article μίθρας d’Hésychius ainsi que dans plusieurs inscriptions (CIL 3, 1436 ; 5, 8239 ; 7, 890). Toutefois, au-delà du symbolisme strictement solaire, Mithra semble avoir été considéré comme démiurge par certains médio- puis néoplatoniciens, en particulier Porphyre (Antr. nymph. 6 et 24) : voir l’étude de R. TURCAN, 1975, p. 77-82. 31 A. PELLEGRINI, 1874, p. 9, suggère même que l’isopséphie d’ΑΒΡΑΞΑΣ et ΜΕΙΘΡΑΣ avec ΝΕΙΛΟΣ et ΒΕΛΗΝΟΣ (qui donnent aussi 365) a pu confirmer la valeur religieuse syncrétique d’Abrasax. 32 Voir les variantes et diverses tentatives d’interprétation par les copistes qui transmettent ce corpus dans S. O’SULLIVAN, 2010, p. 414-415. 33 Jean Scot reste succinct (C. E. LUTZ, 1939, p. 72 = I. RAMELLI, 2006, p. 224) : ΗΥΣ Η octo, Υ cccc, Σ cc. Remi est plus précis (C. E. LUTZ 1962, p. 200 = I. RAMELLI, 2006, p. 1086) : COGNOMEN id est ΥΗΣ ; OMEN id est ΤΗΤ. Sic enim Macrobius solem dicit appellari, id est ducem et principem caelestium orbium. OCTO ET SEXCENTIS NUMERIS Tau enim trecentos, Η octo, item Τ trecentos. Iohannes uero solem uocari dicit ΗΥΣ, id est deum, in quo idem numerus reperitur. 34 H. GROTIUS, 1599, notes (non paginées) sur la p. 44 : l’hypothèse ῞ϒης (« l’humide »), qui correspond à l’une des épiclèses de Bacchus/Dionysos, se fonde sur Plutarque (De Is. et

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l’énigme précédente, il semble que les deux propositions carolingiennes ne soient qu’un tâtonnement dont on saisit aisément l’origine : on part de l’équivalence entre 8 et Η et, comme il faut trois lettres au total, on décompose le nombre 600 restant en 300+300 (Τ+Τ) ou en 400+200 (ϒ+Σ), la dernière étape consistant à permuter les lettres pour rendre prononçable le nom ainsi obtenu. Malgré l’intérêt de l’allusion à Bacchus dans le cadre d’un tel syncrétisme solaire (il est du reste présent dans l’hymne sous le nom de Lyaeus en 2, 191), il semble difficile de réduire ce nom supposé secret à l’épiclèse de l’une des divinités assimilées au soleil, d’autant que cette solution ne permet guère de rendre compte de l’allusion à la mens. C’est à U. F. Kopp35 que l’on doit la solution la plus satisfaisante, consistant à lire ΦΡΗ, c’est-à-dire le nom égyptien du soleil (à mettre en relation avec Rê36), peu attesté dans les textes littéraires, mais dont on trouve un certain nombre d’occurrences dans les gemmes et les papyrus magiques (voir plus loin), ainsi que dans la liturgie mithriaque37. Cette isopséphie constitue donc le second exemple sur lequel nous nous appuierons ici. 1.4. Le nom de Jupiter (7, 729) Enfin, on relève dans les Noces de Philologie et de Mercure une dernière isopséphie, au moment où Arithmétique, qui vient d’entrer pour faire son exposé, salue Jupiter en formant le nombre 717 avec ses doigts38 : Quae mox ingressa septingentos decem et septem numeros complicatis in eos digitis Iouem salutabunda subrexit. Tum Philosophia, ut Tritonidam propter astabat, quid numero tali Arithmetica intulisset exquirit. Cui Pallas : « Proprio, inquit, Iouem nomine salutauit ». « Aussitôt entrée, elle dressa sur ses doigts, en les pliant, le nombre 717 pour saluer Jupiter. Alors Philosophie, qui était debout près de la Tritonide, demande ce qu’Arithmétique avait voulu dire avec un tel nombre. Pallas lui répondit : “C’est par son propre nom qu’elle a salué Jupiter”. »

Là encore, une double inteprétation a été proposée par les lecteurs carolingiens : le nombre 717 correspondrait soit à ΖΙΡϒΣ, soit à Η ΑΡΧΗ39. La première solution, non attestée par ailleurs, ressemble un peu trop à une déformation de ΖΕϒΣ (qui ne donnerait que 612) pour être crédible – on Osir. 364d). C’est encore l’interprétation de A. COURT DE GEBELIN, 1776, p. 546-548, auteur de la première traduction française de cet hymne au soleil, munie d’un commentaire, dans le cadre du quatrième volume de son monumental Monde primitif, consacré au calendrier. 35 U. F. KOPP, 1829, p. 278 (§ 229), puis U. F. KOPP, 1836, p. 238. 36 Ce nom est généralement considéré comme issu de l’adjonction de l’article copte au nom de Rê : voir R. WÜNSCH, 1909, p. 9 (à propos de l’extrait de Julius Africanus que nous abordons plus loin) ; W. FAUTH, 1995, p. 31, n. 170 ; A. MASTROCINQUE, 1998, p. 30, n. 103. 37 Voir L. CRISTANTE, 2011, p. 338, citant A. DIETERICH, 19232, p. 37 ; voir également A. MASTROCINQUE, 1998, p. 30. 38 7, 729 (trad. J.-Y. GUILLAUMIN, 2003). 39 Jean Scot Érigène (C. E. LUTZ, 1939, p. 154 = I. RAMELLI, 2006, p. 427) : Per numerum significauit proprium nomen Iouis ΖΙΡΥΣ id est sublimis ; Ζ VII, Ι X, Ρ C, Υ CCCC, Σ CC. Macrobius autem dicit proprium nomen Iouis esse apud Graecos Η ΑΡΧΗ, id est principium in quo idem numerus est : Η VIII, Α I, Ρ C, Χ DC, Η VIII. Remi d’Auxerre (C. E. LUTZ, 1965, p. 178-179 = I. RAMELLI, 2006, p. 1404-1406) reprend exactement le même commentaire.

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retrouverait ainsi le « tâtonnement » déjà relevé plus haut. La seconde, qui s’appuie sur un passage de Macrobe citant le fameux Ab Ioue principium virgilien40, présente l’inconvénient d’intégrer l’article dans le calcul41. U. F. Kopp42 se rallie finalement à cette hypothèse, qu’il étaie par la citation d’un vers orphique43, non sans avoir au préalable suggéré un rapprochement avec un nom secret égyptien qui serait ΦΘΗΣ, pris comme équivalent de ΦΘΑΣ, que l’on trouve plus souvent sous la forme Φθᾶ44. Si cette suggestion présente l’intérêt d’être cohérente avec les autres noms évoqués par isopséphie et correspond bien au goût de Martianus pour les dieux égyptiens, le problème tient à la nécessité d’un changement de voyelle ; cette solution a toutefois été encore soutenue par C.-O. Tommasi, 2012, p. 225-226, qui a fourni en outre des arguments permettant de considérer Phtah comme un dieu démiurgique en contexte néoplatonicien. Tout récemment, A. Lecerf, 2014, a proposé une lecture astucieuse qui implique de translittérer en grec le nom latin Diespiter (ΔΙΕΣΠΙΤΗΡ) : les connotations de ce nom correspondent parfaitement au passage, qui insiste sur la lumière ; la seule difficulté vient du fait que cet exemple de translittération du latin vers le grec serait unique en son genre. Cela ne nous paraît toutefois pas invalider l’hypothèse quand on connaît l’inventivité de Martianus et son intérêt pour la fusion d’éléments relevant de conceptions et de pratiques religieuses différentes. Si l’on fait abstraction du calcul sur les noms de Θωύθ et de Φιλολογία, dont Martianus fournit la clef, les trois énigmes restantes ont donc constamment suscité la sagacité de lecteurs moins familiers de l’arrière-plan culturel, la variété des solutions proposées témoignant de l’efficacité de l’énigme. Comme on l’a vu, de fausses pistes carolingiennes, probablement obtenues par tâtonnement sur le nombre grec (ΤΞΕ devenant ΤΕΞ) ou par déformation d’un nom grec qui pourrait correspondre (ΖΕϒΣ devenant ΖΙΡϒΣ), ont une postérité importante et aboutissent parfois à des solutions quasi satisfaisantes souvent reprises dans les études modernes (comme ϒΗΣ pour le soleil ou Η ΑΡΧΗ pour Jupiter). Nous nous proposons de revenir maintenant sur les deux isopséphies correspondant à des divinités cosmiques – l’ouroboros de Saturne et le nom du soleil – afin de chercher si ce rapprochement thématique peut être étayé par une proximité culturelle, voire cultuelle, entre les noms restitués.

40 Commentaire au Songe de Scipion 1, 17, 14. La citation de Virgile, Buc. 3, 60, qui est ellemême un écho des premiers mots des Phénomènes d’Aratos (᾿Εκ Διὸς ἀρχώμεσθα), comme le rappelle Macrobe (sans citer toutefois le grec), permet d’étayer l’idée que Jupiter, assimilé à l’Âme du Monde, est le « principe » (ou l’origine) de tout. Même si elle n’est pas explicitée par Macrobe, la correspondance avec le grec ἡ ἀρχή peut être facilement restituée. 41 Voir J.-Y. GUILLAUMIN, 2003, p. 63-65. 42 U. F. KOPP, 1829, p. 279-281 (§ 231) ; voir aussi U. F. KOPP, 1836, p. 581, où il évoque également deux hypothèses impliquant une correction du nombre, et finalement non retenues (Ζεύς = 612 et χαῖρε = 716). 43 ῎Εστιν δὴ πάντων ἀρχὴ Ζεύς (IOH. GALEN., Allegoriae in Hesiodi Theogoniam, p. 343, 31 Flach = fr. 298 Kern) ; on pourrait citer aussi le fr. 21 Kern (Ζεὺς ἀρχή, Ζεὺς μέσσα, Διὸς δ’ ἐκ πάντα τέτυκται). 44 Il s’agit du dieu créateur : voir H. BONNET, 1952, p. 614-619.

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2. L’apport des textes et gemmes magiques Les noms secrets restitués pour les divinités cosmiques évoquées par Martianus en 1, 70 et 2, 193 semblent relever d’un syncrétisme mêlant des éléments égyptiens (Phrê) – ce qui est confirmé par l’isopséphie de 2, 103 (Thôuth45) – et d’autres que les textes patristiques affublent d’une coloration gnostique (Abrasax/-xas). Il nous paraît intéressant de chercher maintenant si le rapprochement des deux noms de divinités cosmiques par un même procédé de cryptage isopséphique résulte de la fantaisie de Martianus ou s’il peut être étayé par d’autres témoignages antiques. On se fondera pour cela à la fois sur le corpus des textes littéraires conservés, sur les papyrus magiques et sur le corpus des « gemmes magiques ». 2.1. Peu de rapprochements dans les textes littéraires Une recherche dans les textes littéraires (au sens large, c’est-à-dire transmis sur support livresque, en général affectés d’un titre et attribués à un auteur) peut s’avérer de prime abord décevante : si ᾿Αβρασάξ/-ξάς est relativement bien attesté dans les textes patristiques (en raison de la polémique contre les Basilidiens évoquée plus haut46), Φρή l’est beaucoup moins : on en trouve deux mentions dans le livre 4, consacré à la magie, de la Réfutation de toutes les hérésies d’Hippolyte (accusatif Φρήν), au sein d’un même développement qui décrit une séance de magie47, ainsi qu’une mention dans les Cestes de Julius Africanus48, au sein d’une invocation magique censée correspondre à celle d’Ulysse lors de la νέκυια au chant XI de l’Odyssée (les vers en question49 sont en effet greffés sur le texte homérique des v. 34 sq.) : [[ἔλθ’ ῾Ερ]]μῆ50, ἅρπαξ, δεῦρ’ εὐπλόκαμε χθόνιε Ζεῦ, [[κῦρσ]]αι δωσάμενοι κρηήνατε τήνδ’ ἐπαοιδήν · [[δεῦρ’ ῞Αιδ]]η καὶ Χθών, πῦρ ἄφθιτον, ῞Ηλιε Τιτάν, [[ἐλθὲ καὶ]] ᾿Ιάα καὶ Φθᾶ καὶ Φρῆ νομοσώσω[[ν]]51, 45 Peut-être également par celle de 7, 729, si l’on retient la solution Phthês. Il faut toutefois prendre garde à ne pas entrer dans un raisonnement circulaire. 46 Voir les références relevées à la n. 27. 47 HIPPOL., Refut. 4, 28, 3 et 6 (M. MARCOVICH, 1986, p. 116) : ceux qui y assistent sont représentés « invoquant Phrê ou quelque autre démon » (τὸν Φρῆ ἤ τινα ἕτερον ἐπικαλοῦντες δαίμονα), puis « portant et agitant du laurier tout en criant et en invoquant le démon Phrê » (δάφνας ἔχοντας καὶ σείοντας καὶ κεκραγότας καὶ τὸν Φρῆν ἐπικαλοῦντας δαίμονα). 48 IUL. AFR., Cest. 5, 1, J.-R. VIEILLEFOND 1970, p. 287 (= M. Wallraff et al., 2012, F10, p. 28). Le texte, rédigé autour de 230, n’est conservé que dans un papyrus, (P.Ox. 412), copié autour des années 260 (J.-R. VIEILLEFOND 1970, p. 278), et que son explicit identifie comme la fin du livre XVIII des Κεστοί. Ce papyrus, publié pour la première fois en 1903, a également été édité par R. WÜNSCH, 1909, p. 3-4, K. PREISENDANZ, 19742, p. 150-151 (= PGM 23) dans le corpus des papyrus magiques, sur lequel nous reviendrons. 49 Nous reproduisons l’édition et la traduction de J.-R. VIEILLEFOND, 1970, p. 286-287, l. 2432. Les passages restitués par l’éditeur (absents ou illisibles sur le papyrus) sont indiqués entre crochets doubles. Lorsqu’une leçon différente est choisie par l’édition M. WALLRAFF et al., 2012, nous l’indiquons en note. 50 ἐλθὲ δ’ ἀεί M. WALLRAFF et al., 2012.

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[[καὶ Νεφ]]θὼ πολύτιμε καὶ ᾿Αβλαναθὼ πολύολβε, [[πυρσ]]οδρακοντόζων’, ἐρυσίχθων, ἰβικαρείη52, [[᾿Αβραξ]]ᾶ, περίβωτε τὸ κοσμικὸν οὔνομα δαίμων, [[ἄξονα]] καὶ χορίον καὶ φῶτα νέμων παγέρ’ ῎Αρκτων, [[ἐλθὲ κ]]αὶ ἐνκρατείᾳ πάντων προφερέστερ’ ἐμοί, Φρήν... « Viens, Hermès, ravisseur, à moi, Zeus infernal, aux beaux cheveux bouclés ; ratifiez mes vœux, exaucez ma prière. À moi, Hadès et Terre, et toi, Hélios Titan, à la flamme éternelle. Venez aussi Iaveh, Phtah, Phrè, soutien des lois, Nephtô très honoré, très riche Ablanathô, à la tête d’Ibis, qui portes à la ceinture un serpent de feu et retournes la terre, Abraxas, au nom cosmique en tout lieu chanté, divinité qui fais tourner l’axe du monde et le chœur des étoiles et les froides lumières que lancent les deux Ourses. Viens aussi Phrèn, qui, par ta sage tempérance, m’apparais supérieur à tous les autres dieux... »

Ce passage mérite qu’on s’y arrête : on trouve en effet, dans cette invocation magique pseudo-homérique et donc parée d’une autorité littéraire53, une accumulation de noms de divinités appartenant aussi bien au panthéon traditionnel qu’à la religion égyptienne et hébraïque. Or, parmi ces noms, figurent Phrê, Phtah, et sans doute Abraxas, restitué par une conjecture tout à fait vraisemblable54 car la fin du vers évoque son « nom cosmique » (écho probable à l’isopséphie). Par ailleurs, même si le texte du vers en question n’est pas sûr, le motif du serpent de feu porté à la ceinture n’est pas sans rappeler celui de l’ouroboros crachant des flammes et tenu à la main que l’on a chez Martianus. Parmi les textes littéraires antiques conservés, on aurait donc là un parallèle intéressant permettant de justifier la parenté culturelle entre deux des isopséphies figurant chez Martianus (Abraxas et Phrê), voire avec une troisième (si l’on retient la variante Φθῆς pour Φθᾶ) – la quatrième n’étant pas très loin, puisque Hermès se trouve peut-être lui aussi évoqué55. 2.2. Les papyrus magiques Ces premiers résultats, qui orientent nettement vers la magie, peuvent être utilement complétés par une recherche dans le corpus des papyrus magiques, qui transmettent des descriptions de rituels, des hymnes et des formules magiques56. Sans rechercher ici l’exhaustivité, on s’attachera à relever les 51

Φρὴν † ᾿Ομοσώσω † M. WALLRAFF et al., 2012. πυρσ]οδρακοντόζωνε σεισιχθονέβη M. WALLRAFF et al., 2012. 53 Julius Africanus se demande ensuite si la suppression correspond à un repentir du poète ou à l’édition des Pisistratides (J.-R. VIEILLEFOND, 1970, p. 289), et souligne qu’il ne se trouve qu’en de rares bibliothèques : Rome, Jérusalem et Nysa en Carie. 54 Avant l’édition de J.-R. VIEILLEFOND, 1970, cette conjecture a été proposée par R. WÜNSCH, 1909 et reprise par K. PREISENDANZ, 19742. 55 Premier mot de l’extrait cité ci-dessus dans l’édition de J.-R. VIEILLEFOND, 1970 ; cette leçon n’est toutefois pas retenue par M. WALLRAFF et al., 2012. 56 On utilise ici l’édition de K. PREISENDANZ, 19732-19742, que l’on peut compléter par la traduction anglaise et les éléments de commentaire fournis par H. D. BETZ, 1992. Conformément aux habitudes, les références sont données avec la mention PGM (Papyri Graecae Magicae), puis le numéro du texte et le numéro de la ligne dans l’édition de Preisendanz. 52

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rapprochements les plus caractéristiques. Il serait en particulier vain de relever l’ensemble des mentions d’᾿Αβρασάξ, très fréquentes dans ce corpus (la forme ᾿Αβραξάς étant beaucoup plus rare), ce qui témoigne de l’importance de cette divinité dans les pratiques magiques57 ; l’isopséphie entre son nom et le nombre de jours de l’année y est du reste soulignée à plusieurs reprises58, et parfois étayée par une remarque arithmologique sur la valeur cosmique des sept lettres qui le composent59. L’ouroboros est plusieurs fois mentionné dans le corpus60, parfois même dessiné61. Si l’on ne trouve pas d’ouroboros « nommé » Abrasax (ou Abraxas), on dispose d’au moins d’une indication de gravure associant le nom Abrasax à l’ouroboros en contexte cosmique62, dans un texte qui se termine d’ailleurs par une invocation à la divinité suprême sous ses noms égyptiens, hébreux, grecs, parthes, puis par une dernière phrase qui indique de nouveau que doivent figurer, au revers, les noms « Iaô Sabaôth Abrasax63 ». Ce passage portant sur la gravure et la « consécration » d’une pierre confirme donc la dimension cosmique de l’ouroboros, ici en lien avec Abrasax, qui joue un rôle central dans le processus magique et dont le nom apparaît aussi bien à l’avers qu’au revers. L’extrait montre par ailleurs l’importance du corpus des gemmes magiques, sur lequel nous reviendrons. Par ailleurs, le nom de Phrê, dont nous avons vu qu’il était fort peu attesté dans l’ensemble des textes littéraires conservés, apparaît lui aussi

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On en relève plus d’une cinquantaine d’occurrences. Le lien entre cette divinité et la magie est probablement à mettre en relation avec l’apparition de la célèbre formule abracadabra (voir en particulier A. A. BARB, 1957, p. 67-73). 58 Voir par exemple PGM 4, 331-332 ; 8, 49 ; 13, 156 ; 13, 466, etc. On trouve même un passage (PGM 8, 61) où le nombre ’τξε remplace le nom pour désigner la divinité invoquée. 59 PGM 8, 48. La dimension cosmique du nombre 7 est lié en particulier au nombre des planètes (voir par exemple Nupt., 7, 738). 60 PGM 1, 145-146 ; 12, 203-204, 274-275 ; 36, 184. 61 PGM 7, 591 sq. 62 PGM 12, 203-207 : Λαβὼν ἴασπιν ἀερίζοντα ἐπίγραψον δρά[κοντα, κυ]κλοτερῶς τὴν οὐρὰν ἔχοντα ἐν τῷ στόματι, καὶ ἔτι μέσον τοῦ δρ[άκ]οντο[ς Σελήνην] δύο ἀστέρας ἔχουσαν ἐπὶ τῶν δύο κεράτων καὶ ἐπάνω τούτων ἥλιον, ᾧ [ἐγγεγλύφθ]ω ‘᾿Αβρασάξ’, καὶ ὄπισθεν τῆς γλυφῆς τοῦ λίθου τὸ αὐτὸ ὄνομα ‘᾿Αβρασάξ’ καὶ κατὰ τοῦ π[εριζώμ]ατος ἐπιγράψεις τὸ μέγα καὶ ἅγιον καὶ κατὰ πάντων, τὸ ὄνομα ᾿Ιάω, Σαβαώθ (« Prends un jaspe d’une couleur limpide comme l’air, graves-y en cercle un serpent tenant sa queue dans sa bouche, ainsi que, au milieu du serpent, la Lune portant deux astres sur ses deux cornes et au-dessus le Soleil, où doit être inscrit “Abrasax” ; au revers de la pierre, tu graveras le même nom, “Abrasax”, et sur le pourtour le nom grand et saint, qui préside à tous, “Iaô, Sabaôth” »). 63 PGM 12, 262-269 : καὶ πάλιν ἐπικαλοῦμαί σε κατὰ μὲν Αἰγυπτίους · ‘Φνω εαι ᾿Ιαβωκ’, κατὰ δ’ ᾿Ιουδαίους · ‘᾿Αδωναῖε Σαβαώθ’, κατὰ ῞Ελληνας · ‘ὁ πάντων μόναρχος βασιλεύς’, κατὰ δὲ τοὺς ἀρχιερεῖς · ‘κρυπτέ, ἀόρατε, πάντας ἐφορῶν’, κατὰ δὲ Πάρθους · ‘Οὐερτω παντοδυνάστα.’ τέλεσόν μοι καὶ δυνάμωσόν μοι τοῦτο πρᾶγμα εἰς ἅπαντα τὸν τῆς ζωῆς μο καὶ ἔνδοξον χρόνον.’ τὰ δὲ ὄπισθεν ὀν[ό]ματα τοῦ λίθου ἐπιγεγλυμένα ἐστὶν τάδε · ‘᾿Ιάω Σαβαὼθ ᾿Αβρασάξ’ (« “et de nouveau je t’invoque, à la façon des Égyptiens ‘Phnô eai Iabôk’, à la façon des Juifs ‘Adônaie Sabaôth’, à la façon des Hellènes ‘le seul maître et roi de tous’, à la façon des grands prêtres ‘caché, invisible, observant tout le monde’, à la façon des Parthes ‘Ouertô tout-puissant’, consacre et rends puissant cet objet pour tout le temps glorieux de ma vie.” Les noms gravés au revers de la pierre sont les suivants : ‘Iaô Sabaôth Abrasax’. »).

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assez fréquemment dans les papyrus64, parfois même avec une mention explicite de son identité solaire65. Si nous n’avons pas trouvé d’invocation associant Phrê et Abrasax/-xas dans les papyrus magiques, à l’exception notable de l’extrait de Julius Africanus étudié ci-dessus, le rapprochement avec Thoth (Thôuth) paraît confirmer l’homogénéité des noms faisant l’objet d’une isopséphie chez Martianus. 2.3. Les gemmes magiques Comme on l’a relevé plus haut66, l’association entre Abrasax et l’ouroboros apparaît dans un passage des papyrus qui décrit la confection d’une pierre magique, et indique ainsi l’importance pour notre propos de ce corpus longtemps négligé, dont la consultation nous semble apporter des éléments intéressants pour la compréhension des isopséphies de Martianus. De fait, si certaines de ces pierres ont été étudiées et publiées dès le XVIIe s. sous l’appellation de « gemmes basilidiennes67 », les recherches menées depuis le milieu du XXe s. à la suite des travaux de Campbell Bonner68 ont profondément étendu le corpus et renouvelé l’approche69, abandonnant le qualificatif de « basilidiennes » ou « gnostiques » et replaçant ces gemmes dans le contexte d’une étude des pratiques magiques antiques et tardoantiques. En plus des catalogues édités par différents musées, on dispose

64 Voir par exemple PGM 3, 472 ; 4, 718 ; 4, 858 ; 4, 2425 ; 5, 350-354 (répété quatre fois et associé, entre autres, à Φθᾶ) ; 7, 329 ; 15, 24 ; 19a, 4 ; 23, 6 et 11 (passage de Julius Africanus étudié plus haut) ; 61, 21 (en lien avec Θωούθ/Θώθ ; on trouve ensuite Φθᾶ dans une invocation au μέγας θεός dont le nom est censé être secret). 65 PGM 4, 1281 : ῞Ηλιε Φρῆ. Ce motif peut être tiré aussi du rapprochement avec Osiris qui apparaît par exemple dans le nom ΦΡΗΟϒΣΙΡΙ (PGM 4, 890). On trouve également cette association dans plusieurs tablettes de défixion, sous forme de la formule ῎Οσιρις Μνεῦ Φρῆ, avec des variantes graphiques ou phonétiques, notamment Μνε, Μνο, Μνω et Φρι : voir en particulier A. AUDOLLENT, 1904, no 140 ; 155 ; 156 ; 158-169 ; 174 ; 176 ; 184 – il s’agit donc uniquement de la catégorie des « Sethianorum tabellae ». À l’exception de ces mentions qui appuient l’identité magique (et solaire par le rapprochement avec Osiris) de Phrê, nous n’avons pas trouvé dans les tablettes de défixion de rapprochement concluant pour notre propos, après consultation des indices de A. AUDOLLENT, 1904 (en particulier p. 461-470, « Nomina et cognomina deorum daemonumque invocatorum »), du tableau synoptique des p. C-CI, ainsi que de l’ouvrage de A. KROPP, 2008 (en particulier p. 94-103, « Die numinosen Mächte des Rituals », et base de données disponible dans le CD-ROM joint). 66 Voir n. 62. 67 Voir en particulier les travaux pionniers de J. L’HEUREUX (Macarius) et J. CHIFFLET, réunis en 1657 dans un même volume intitulé Abraxas seu Apistopistus ; quae est antiquaria de gemmis basilidianis disquisitio. Accedit Abraxas Proteus, seu multiformis gemmae Basilidianae portentosa uarietas, publié à Anvers chez Plantin / B. Moretus. En 1702, A. CAPELLO leur consacre un ouvrage dans lequel il fixe pour longtemps l’interprétation gnostique, Prodromus iconicus sculptilium gemmarum Basilidiani amulectici atque talismani generis, Venise. Ces premières recherches sont utilisées et diffusées par B. DE MONTFAUCON dans sa Palaeographia Graeca, Paris, Guerin, 1708, livre 2, p. 177-183, puis dans le deuxième tome de sa vaste encyclopédie, L’Antiquité expliquée et représentée en figures, Paris, Delaulne, 1719. 68 En particulier C. BONNER, 1950. 69 Pour une approche historiographique complète munie d’une bibliographie exhaustive à la date de la parution, voir S. MICHEL, 2004, p. 18-34.

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actuellement de l’étude de S. Michel70, ainsi que de la base de données en ligne The Campbell Bonner Magical Gems Database71 (http://classics.mfab.hu/talismans/), maintenue et alimentée depuis 2011, qui comprend actuellement des descriptions et photographies de plus de 2000 gemmes et fournit un moteur de recherches textuel, thématique et iconographique. C’est cette base de données que l’on utilisera principalement ici72. Ces dernières années, plusieurs travaux collectifs ont mis l’accent sur l’intérêt de l’étude de ce corpus, qui reflète « des manifestations à part entière de la vie sociale, religieuse et politique73 ». La fréquence du nom ᾿Αβρασάξ/-ξάς dans le corpus des gemmes magiques n’est plus à démontrer : cette particularité a été relevée dès les premiers travaux sur le corpus74, et la bibliographie plus récente a même parfois utilisé la catégorie des « gemmes Abraxas75 » comme quasi synonyme de « gemmes magiques ». À titre d’exemple, le corpus informatique mentionné plus haut renvoie 203 résultats76 (pour une recherche de toutes les variantes d’᾿Αβρασάξ/-ξάς). Dans 21 cas, une pierre portant la mention ᾿Αβρασάξ/-ξάς (à l’avers ou au revers) comporte également un ouroboros, et dans six cas77 le nom, accompagné ou non d’autres noms ou lettres, est entouré par l’ouroboros. En revanche, nous n’avons pas trouvé d’iconographie correspondant exactement à la description de Martianus, c’est-à-dire comportant un dieu voilé portant à la main droite un ouroboros nommé ᾿Αβρασάξ/-ξάς. De manière générale ᾿Αβρασάξ/-ξάς correspond au type de l’« anguipède alectorocéphale » portant un bouclier dans lequel figure souvent la mention ΙΑΩ, beaucoup 70

S. MICHEL, 2004 : si cette étude ne revendique pas l’exhaustivité, il s’agit toutefois d’une somme impressionnante proposant un classement de 2600 gemmes (p. XIII). 71 Cette base de données, hébergée par le Museum of Fine Arts de Budapest, est supervisée par Á. M. NAGY. 72 Nous citons donc les gemmes selon le système employé dans cette base de données : indication « CBd- » puis numéro ; lorsqu’une gemme figure également dans la nomenclature mise en place par S. MICHEL, 2004, nous en indiquons la référence, en précisant le cas échéant après un tiret le numéro au sein de la liste d’une même rubrique. En revanche, nous n’indiquons pas, sauf exception, les références dans des catalogues ou études plus anciennes, malgré leur importance : elles peuvent être facilement retrouvées grâce à la bibliographie fournie par la base de données. 73 V. DASEN, J.-M SPIESER, 2014, p. IX : l’ouvrage, qui rassemble les actes d’un colloque tenu à l’université de Fribourg et d’une table-ronde organisée à Sofia en 2011, fournit des études fondamentales pour comprendre les processus de transmission et d’appropriation des rites magiques antiques. Sur les gemmes magiques de l’Antiquité tardive (≈ 200-600 ap. J.-C.), on peut également consulter la synthèse de C. ENTWISTLE, N. ADAMS, 2011. On trouvera une synthèse sur les recherches consacrées à la magie antique ces dernières décennies dans M. DE HARO SANCHEZ, 2015 (actes d’un colloque sur la magie dans l’Antiquité), en particulier p. 914. 74 Voir en particulier le titre de l’étude de J. CHIFFLET, 1657, Abraxas Proteus. 75 Voir S. MICHEL, 2004, p. 1, ainsi que les références fournies. 76 Corpus consulté le 20/12/2017 (comme pour l’ensemble des développements qui suivent). Voir également les nombreuses mentions relevées par S. MICHEL, 2004 dans l’« Alphabetisches Verzeichnis magischer Wörter und Inschriften nach ausgewählten Publikationen », p. 489. 77 CBd-321 ; CBd-886 ; CBd-1531 (= S. MICHEL, 2004, 39.7-4 + tab. 89, 2) ; CBd-1641 (= S. MICHEL, 2004, 46.2-1) ; CBd-2144 (= S. MICHEL, 2004, 28.7.c-6) ; CBd-2445.

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plus rarement ΑΒΡΑΣΑΞ78 ; parfois apparaît également, au revers, un serpent à tête de lion ornée de rayons (Chnoubis79). Il existe également deux pierres80 représentant probablement Kronos-Saturne voilé et coiffé d’un disque solaire, avec l’inscription ΑΒΡΑΣΑΞ (à la fin d’une formule) sur la tranche et un serpent à tête de lion piétiné par un sanglier81 au revers, ce qui peut être mis en relation avec un détail curieux de la description de la sphère de Saturne en 2, 197, où le dieu se caractérise tantôt par l’apparence d’un serpent, tantôt par une gueule de lion, tantôt par une crête et des dents de sanglier82. Martianus s’est-il inspiré d’une pierre comportant une iconographie plus rare, qui n’aurait pas été conservée? A-t-il fusionné différents types iconographiques en plaçant un ouroboros dans la main de Saturne plutôt qu’un bouclier dans celle de l’anguipède alectorocéphale? S’il est difficile de répondre à cette question, on peut toutefois souligner que la consultation de ce corpus confirme la résolution de l’isopséphie en ᾿Αβρασάξ/-ξάς et fournit des éléments iconographiques permettant de voir dans la description de 1, 70 autre chose qu’une pure fantaisie. Dans le même corpus, le nom ΦΡΗ (avec ses différentes variantes, ΦΡΗΝ, ΦΡΗΡ ou ΦΡΗΘ) apparaît 19 fois83 ; son caractère cosmique est parfois rappelé par l’ouroboros84 ou par un élément lié au symbolisme solaire85 : le contexte n’est donc pas très éloigné de celui que nous avons relevé pour ᾿Αβρασάξ/-ξάς. Par ailleurs, deux gemmes représentent à l’avers l’anguipède alectorocéphale avec le nom ΑΒΡΑΣΑΞ et au revers une figure solaire (Harpocrate ou Hélios) avec le nom ΦΡΗ(Ν)86, une porte à l’avers un lion couronné de sept rayons avec l’inscription ΦΡΗ et au revers un paon avec ΑΒΡΑΣΑΞ87, une autre88 associe, sur la même face, l’anguipède avec 78

Voir par exemple CBd-229 (= S. MICHEL, 2004, 3.A.3.h-10). CBd-3 ; CBd-610 (= S. MICHEL, 2004, 3.A.2.i-9) ; CBd-715 (= S. MICHEL, 2004, 11.3.e-3) ; CBd-766 (= S. Michel, 2004, 3.C.1.b-2) ; CBd-1752 (= S. MICHEL, 2004, 11.3.e-4) – dans ce dernier cas, la scène à l’avers, qui comprend l’anguipède, un scarabée et un lion, est entourée par un ouroboros. 80 CBd-1746 (= S. MICHEL, 2004) et CBd-1517 (= S. MICHEL, 2004, 48.1.1). Le même type de scène (sans Saturne mais toujours avec ΑΒΡΑΣΑΞ au revers) figure sur CBd-1747 (= S. MICHEL, 2004, 48.1.4). Voir également S. MICHEL, 2004, p. 428 (tab. 58). 81 Pour les gemmes citées à la note précédente, la base de données mentionne un « fourlegged animal » ou un « quadruped, unspecified ». S. MICHEL, 2004, p. 329-330, les classe dans la rubrique « Schwein » (n 48). Il nous semble pourtant qu’il s’agit de sangliers (les défenses sont généralement visibles), ce qui est également l’interprétation de A. MASTROCINQUE, 1998, p. 84 (et fig. 19), pour une gemme du même type (Museo Civico Archeologico di Bologna), où ne figure toutefois pas le mention ᾿Αβρασάξ/-ξάς. 82 2, 197 : ipsi praesuli nunc draconis facies, nunc rictus leonis, nunc cristae cum apruginis dentibus uidebantur (« le maître [de cette sphère] lui-même montrait tantôt une face de serpent, tantôt une gueule de lion, tantôt une crête avec des dents de sanglier »). 83 S. MICHEL, 2004, p. 242, consacre à ΦΡΗ la catégorie 3.A.1.h de sa « Materialliste nach Motivgruppen » ; on trouve par ailleurs 33 références dans l’index des noms et inscriptions magiques, p. 525 (18 ΦΡΗ, 1 ΦΡΕΝ, 4 ΦΡΗΘ, 1 ΦΡΗΘΗ, 8 ΦΡΗΝ, 1 ΦΡΗΡ). 84 CBd-70 (ΦΡΗΝ avec un Ν qui semble avoir été gravé postérieurement). 85 CBd-2008 (= S. MICHEL, 2004, 22.1-2) représentant Hélios, un coq et un lion ; CBd-2871 (= S. MICHEL, 2004, 45.1.b-2) représentant Hélios debout sur un lion ; CBd-1619 représentant un dieu à tête de lion couronnée de sept rayons tenant le serpent Chnoubis. 86 CBd-621 (= S. MICHEL, 2004, 3.A.3.c-6) ; CBd-657 (= S. MICHEL, 2004, 22.2.d-1). 87 CBd-1420 (= S. MICHEL, 2004, 37.A.1.a-12). 79

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les noms ΑΒΡΑΣΑΞ et ΦΡΗ et une dernière89 comporte à l’avers une représentation d’Harpocrate avec les noms Ι]ΑΩ et ΑΒΡΑΣΑΞ, au revers les noms ΟΣΙΡΙΣ, ΜΗΝΗ, ΦΡΗΙ. Ces éléments confirment donc le bien-fondé de l’hypothèse Φρή pour résoudre l’isopséphie de 2, 193 : l’hésitation sur la voyelle finale, dans les gemmes magiques, semble traduire le jeu avec le grec φρῆν, qui apparaît derrière l’expression sacrum mentis cognomen et omen chez Martianus. Enfin, l’association avec Abrasax, attestée à plusieurs reprises, peut être mise en relation avec la dimension cosmique des deux divinités, renforcée par la présence récurrente de l’ouroboros : si Phrê correspond nettement au soleil, Abrasax pourrait évoquer l’univers dans son ensemble. Cette interprétation serait cohérente avec la place des deux isopséphies chez Martianus : Abrasax/365 en lien avec Saturne (1, 70), correspondant à la plus élevée des sphères planétaires et englobant le monde en garantissant en quelque sorte son mouvement perpétuel, Phrê/608 en lien avec le soleil (2, 193). Quoi qu’il en soit, la représentation conjointe de ces deux divinités sur des gemmes magiques généralement datées des II-IVe s. invite à lire ensemble les deux passages de Martianus et à les rattacher à un fonds culturel commun. Là encore, il est difficile de savoir si Martianus a travaillé directement à partir de représentations dont témoignent également les gemmes, ou si ces allusions relèvent d’une interprétation intermédiaire : on pourrait songer à une lecture philosophique élaborée en contexte néoplatonicien90, voire à un syncrétisme élaboré en contexte mithriaque91, les deux hypothèses n’étant du reste pas exclusives eu égard à l’ampleur du syncrétisme religieux, culturel et philosophique mis en œuvre par les derniers païens. Enfin, au-delà du diptyque étudié ci-dessus, le voisinage entre les noms ΦΡΗ, ΑΒΡΑΣΑΞ et ΘΩ(Ο)ϒΘ dans plusieurs gemmes92 correspond à ce 88

CBd-1828. CBd-2072 (= S. MICHEL, 2004, 19.1.b-33). 90 Dans un domaine connexe, rappelons le Commentaire aux Oracles chaldaïques qu’avait élaboré Porphyre, ainsi que tout le débat sur le rôle de la théurgie dans l’ascension de l’âme, dont témoigne l’échange entre la Lettre à Anébon de Porphyre et les Mystères d’Égypte de Jamblique (en réalité Réponse de Maître Abamôn à la Lettre de Porphyre à Anébon et solution des difficultés qu’elle contient, sur ce titre, voir H.-D. SAFFREY, A.-P. SEGONDS, 2013, p. IX-XXI). 91 Si Mithra est évoqué une seule fois par Martianus, précisément à propos du soleil en 2, 191 (voir ci-dessus, n. 30), on sait par ailleurs que le culte mithriaque possédait une dimension astrologique importante, qui se retrouve d’ailleurs dans certains motifs des gemmes magiques (A. MASTROCINQUE, 1998, passim ; S. MICHEL, 2004, p. 99-106). En particulier, les deux derniers grades de l’initiation, Héliodrome et Père, sont liés respectivement au soleil et à Saturne. Ce rapprochement pourrait également être étayé par la mention de Meithras comme isopséphie d’Abraxas dans le texte de Jérôme cité plus haut, même si l’on ne trouve qu’un seul exemple de cette graphie dans l’ensemble du corpus (CBd-870 = Michel 28.4.a-25) ; voir aussi le commentaire de S. MICHEL, 2004, p. 13, n. 59. A. MASTROCINQUE, 1998, p. 30, étudie également une gemme représentant à l’avers l’anguipède avec le nom ΑΒΡΑΣΑΞ et portant au revers le nom ΜΙΘΡΑΞ (la finale -αξ insistant sans doute sur un parallélisme voulu). 92 Références relevées par S. MICHEL, 2004, p. 525 ; voir en particulier S. MICHEL, 2004, 29.2.2 (= A. DELATTE, P. DERCHAIN 1964, p. 291, n 415) ; 29.2.3 (= A. DE RIDDER, 1911, p. 777, tab. 29, 3469). Il convient d’ajouter S. MICHEL, 2004, 3.A.1.h-2 (= J. N. E. SOUTHESK, H. CARNEGIE, 1908, p. 140-141, N 3), portant le nom ΦΡΗΦ (dans le bouclier de l’anguipède alectorocéphale) à l’avers et les noms ΑΒΡΑΣΑΞ ΘΩϒΘ au revers. 89

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que nous avons mis en évidence à partir des papyrus et témoigne une nouvelle fois de leur proximité dans les conceptions magiques. Ce rapide parcours des corpus offrant un accès direct aux représentations magiques de l’Antiquité tardive permet donc de confirmer la résolution des deux isopséphies de Martianus portant sur des divinités cosmiques, alors même que les textes littéraires transmis par ailleurs demeurent peu loquaces sur ces questions, ou orientent de manière quelque peu forcée vers les représentations basilidiennes, qui ne constituent manifestement qu’une facette de la question. Si la place de la magie dans le récit allégorique de Martianus Capella est bien connue par ailleurs93, cette documentation invite en particulier à prendre la mesure du succès des « noms secrets » magiques dans le syncrétisme païen de l’Antiquité tardive : bien que les pratiques et représentations magiques n’aient pas été en elles-mêmes incompatibles avec le christianisme durant toute une partie de l’Antiquité94, leur évocation chez un auteur du Ve s. nous paraît constituer une marque d’attachement à un type de croyances et de représentations du monde désormais explicitement rejetées par un Augustin ou un Jean Chrysostome au nom d’une opposition à la démonologie95, et sans doute utilisées consciemment, à cette époque, comme un marqueur païen96. Quoi qu’il en soit, la connivence avec le lecteur devait rendre ces énigmes passablement simples encore au début du Ve s., ce qui n’était plus le cas, comme on l’a vu, pour les lecteurs carolingiens qui durent réinventer une solution par tâtonnement.

3. Retour à l’ouroboros Les allusions récurrentes à des conceptions liées à la magie, visibles notamment dans le recours aux isopséphies pour évoquer les noms secrets de dieux cosmiques et fonctionnant comme autant de références implicites 93

Voir en particulier C. O. TOMMASI, 2012, p. 149-187 (chapitre intitulé « The dark side of paganism. Aspetti magico-teurgici in Marziano Capella, con note sulla fortuna latina degli Oracoli Caldaici », le surtitre étant une référence à D. SHANZER, 1986, p. 22, qui aborde également les différents aspects de la question dans le développement qui suit). 94 Il existe certes des gemmes magiques provenant de milieux chrétiens et évoquant Jésus Christ parfois entre d’autres divinités (voir par exemple S. MICHEL, 2004, p. 115-118, ainsi que la catégorie 31, p. 301-302), et, chez Julius Africanus, le contraste entre la partie chrétienne de son œuvre et son goût pour la magie dans les Cestes a souvent intrigué les lecteurs (voir J.-R. VIEILLEFOND, 1970, p. 50-67). Sur la question du rapport entre christianisme et magie et de ses mutations dans les années 400 (avec le développement d’amulettes spécifiquement chrétiennes à partir du Ve s.), voir la mise au point de J.M. SPIESER, 2014. 95 Voir J.-M. SPIESER, 2014, p. 344-346, qui commente AVG., Tractatus in Ioh. Euang. 7, 6 (R. WILLEMS, 1954, p. 70) et IOH. CHRYSOST., Adv. Iud. 8, 7 (PG 48, 937). Le combat contre la démonologie platonicienne est explicite chez AVG., Civ. 8, 18-19. Sur l’opposition d’Augustin aux pratiques magiques encore bien présentes en Afrique au début du Ve s., voir F. DOLBEAU, 20052, p. 123-124 (qui fournit plusieurs références dans les Sermons) ; sur son rapport à la magie, voir F. GRAF, 2002. 96 Voir l’interprétation d’A. ALFÖLDI, 1964 sur des amulettes de la seconde moitié du IVe s. représentant Hécate. L’anguipède, qui apparaît plus tôt, est par ailleurs considéré par Á. M. NAGY, 2014, p. 133-135, comme « une tentative païenne de faire entrer le Dieu d’Israël dans la koinè magique transculturelle de l’époque impériale » (p. 134).

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supposées connues du lecteur, semblent donc être une particularité des Noces de Philologie et de Mercure, du moins au sein de la littérature conservée. Certains détails descriptifs entrent par ailleurs en résonance avec le corpus iconographique lié à la magie, en particulier l’ouroboros, qui a constitué l’un de nos points de départ et sur lequel – à l’image de son propre mouvement – nous aimerions revenir brièvement à la lumière des éléments étudiés. Les rapprochements envisagés plus haut avec Servius, Jean le Lydien, l’alchimiste Olympiodore, Claudien ou encore Macrobe97 mettent en évidence un symbolisme cosmique décliné à la fois dans l’image du cycle éternel de l’année et dans celle de l’univers qui englobe tout ; ils insistent également, pour certains d’entre eux, sur l’origine égyptienne du motif, volontiers mis en relation avec les hiéroglyphes. Toutefois, si le symbolisme cosmique est récurrent, l’hypothèse d’une coloration égyptienne pose un problème dans le passage de Martianus – avec la restitution du nom Abrasax/Abraxas – et surtout dans l’extrait des Saturnales de Macrobe, qui y voit une représentation phénicienne de Janus sous forme d’un ouroboros, sans aucun parallèle, à notre connaissance, dans les textes anciens ni dans les études sur la religion phénicienne98. On peut certes établir une parenté entre ces deux passages par l’intermédiaire du syncrétisme Saturne-Janus-Aiôn relevé plus haut, mais le problème de l’origine phénicienne reste posé. Si l’on fait l’hypothèse d’une influence, même indirecte, de divinités cosmiques apparaissant dans les corpus magiques étudiés plus haut, l’origine phénicienne du Janus-ouroboros mentionné par Macrobe ne pourrait-elle pas venir d’un rapprochement avec le dieu Iaô99 ? De prime abord, le rapprochement entre Iaô et les Phéniciens ne va pas de soi, mais on note que Jean le Lydien, qui énumère les différentes identifications religieuses et philosophiques du dieu des Juifs, évoque en particulier, en citant Varron et Herennius Philon, le sens du nom Iaô comme « lumière de l’Intellect » dans la langue des Phéniciens100. Macrobe, qui souligne par ailleurs, d’après 97

Voir ci-dessus, notes 17-20. Comme le souligne R. KASTER, 2011, p. 96, n. 44, on ne trouve rien de tel chez E. LIPINSKI, 1995. 99 Figurant très souvent sur le bouclier de l’anguipède alectorocéphale, donc en lien fréquent avec Abrasax dans le corpus, le nom d’Iaô (ΙΑΩ) est parfois inscrit à l’intérieur d’un ouroboros : voir par exemple CBd-59 ; CBd-183 (= S. MICHEL, 2004, 54.2.d-11) ; CBd-746 (= S. MICHEL, 2004, 54.2.i-2) ; CBd-749 (= S. MICHEL, 2004, 54.2.k-2) ; CBd-750 (= S. MICHEL, 2004, 54.3-1) ; CBd-886 ; CBd-1531 (= S. MICHEL, 2004, 39.7-4) ; CBd-1641 (= S. MICHEL, 2004, 46.2-1) ; CBd-1714 (= S. MICHEL, 2004, 28.5-1 et p. 468, tab. 98), peutêtre post-antique ; CBd-2085 (= S. MICHEL, 2004, 39.7-1) ; CBd-2369 (= S. MICHEL, 2004, 41.1.c-7) ; CBd-2504 (= S. MICHEL, 2004, 54.2.j-2) ; CBd-2641 ; CBd-2796 ; CBd-2822 ; CBd-3094 – ou encore au revers d’une pierre dont l’avers représente l’ouroboros : CBd-532 (= S. MICHEL, 2004, 19.4.g-2) ; CBd-851 ; CBd-881 (= S. MICHEL, 2004, 28.13.a-7) ; CBd954 ; CBd-1775 (= S. MICHEL, 2004, 50.1.B-5) ; CBd-3147 (= S. MICHEL, 2004, 3.1.A.d-2). 100 IOH. LYD., Mens. 4, 53 : ῾Ο δὲ ῾Ρωμαῖος Βάρρων περὶ αὐτοῦ διαλαβών φησι παρὰ Χαλδαίοις ἐν τοῖς μυστικοῖς αὐτὸν λέγεσθαι ᾿Ιάω ἀντὶ τοῦ φῶς νοητὸν τῇ Φοινίκων γλώσσῃ, ὥς φησιν ῾Ερέννιος. Καὶ Σαβαὼθ δὲ πολλαχοῦ λέγεται, οἷον ὁ ὑπὲρ τοὺς ἑπτὰ πόλους, τουτέστιν ὁ δημιουργός (« Quant au Romain Varron, il affirme, dans sa discussion à son sujet, qu’il est appelé Iaô dans les textes mystiques des Chaldéens, ce qui veut dire “lumière de l’Intellect” dans la langue des Phéniciens, comme le dit Herennius. Il est aussi souvent appelé Sabaôth comme dieu dominant les sept cieux, c’est-à-dire démiurge »). Ce passage, qui recourt à Varron à travers Herennius Philon (FGrH 790 F 7), confirme la dimension cosmique 98

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Cornélius Labéo101, la dimension solaire du dieu Iaô, établit-il un rapprochement tacite entre ce dernier et Janus ? Reprend-il une source perdue qui aurait théorisé ce rapprochement ? Un encyclopédiste tardoantique aurait en effet pu y être incité aussi bien par l’extension de l’interprétation cosmique de Janus dans à cette période102 que par le goût généralisé pour les pseudo-étymologies103. En l’absence d’autres éléments de comparaison, l’hypothèse est certes des plus fragiles, mais l’allusion au moins indirecte, dans ce passage de Macrobe, à une divinité cosmique aux contours flous véhiculée par la koinè des représentations magiques ne nous paraît pas improbable. En cela, le Janus-ouroboros insolite de Macrobe n’est peut-être pas très éloigné de l’ouroboros-Abrasax de Saturne chez Martianus.

du dieu Iaô dans « les textes mystiques des Chaldéens » ; si Iaô est caractérisé par un statut ontologique aux accents platoniciens (« lumière de l’Intellect »), l’appellation Sabaôth, qui lui est souvent associée, est mise en relation avec le système astronomique des sept sphères sans doute au prix d’une fausse étymologie. 101 MACR., Sat. 1, 18, 19-21 : Nam consultus Apollo Clarius quis deorum habendus sit qui uocatur ΙΑΩ, ita effatus est : ῎Οργια μὲν δεδαῶτας ἐχρῆν νηπευθέα κεύθειν · ἐν δ’ ἀπάτῃ παύρη σύνεσις καὶ νοῦς ἀλαπαδνός. Φράζεο τὸν πάντων ὕπατον θεὸν ἔμμεν ᾿Ιάω, χείματι μέν τ’ ᾿Αίδην, Δία δ’ εἴαρος ἀρχομένοιο, ᾿Ηέλιον δὲ θέρους, μετοπώρου δ’ ἁβρὸν ῎Ιαγκον. Huius oraculi uim, numinis nominisque interpretationem, qua Liber pater et sol ΙΑΩ significatur, exsecutus est Cornelius Labeo in libro cui titulus est De oraculo Apollinis Clarii (« En effet, à la question de savoir quel dieu il faut reconnaître sous le nom de Iaô, Apollon de Claros répondit ainsi : “Quand on a été initié aux mystères, il faut taire ce qui est secret, mais si mince est ton intelligence et faible ton esprit, considère que Iaô est le plus grand de tous les dieux, en hiver Hadès, Zeus au début du printemps, Hélios en été, en automne le puissant Ianchus. », trad. C. GUITTARD, 1997 modifiée pour le dernier nom, qui est une conjecture reprise par P. MASTANDREA, 1977, p. 161, au lieu de ᾿Ιαώ dans l’ensemble des manuscrits). Sur le syncrétisme que reflète ce passage, voir également C. GUITTARD, 1997, p. 305 et C. GUITTARD, 1975. Le fait que Cornélius Labéo soit cité n’est pas anodin : ce polymathe platonisant du IIIe s. joua probablement un rôle important dans la constitution d’un corpus syncrétique mis à profit ensuite par les derniers païens (voir P. MASTANDREA, 1979). 102 Voir notamment les références données par G. CAPDEVILLE, 1973, p. 396-397. Les sarcasmes d’AVG., Civ. 7, 7-10 sur la confusion avec le domaine de Jupiter témoignent de l’importance de cette représentation en contexte polémique au début du Ve s. 103 En plus de la célèbre étymologie cicéronienne (Nat. deor. 2, 67) rappelée par Macrobe immédiatement avant le passage en question (Sat. 1, 9, 11), on relève quelques lignes plus haut (Sat. 1, 9, 8) un rapprochement entre Janus et Apollon par l’intermédiaire du féminin Diana, qui serait pour Nigidius Figulus l’équivalent de Iana avec un d euphonique. Une troisième étymologie, transmise par Paul Diacre (p. 45, 20 Lindsay), met en lien Ianus et hiare, justifiant ainsi le motif du Chaos primordial qui apparaît chez Ovide, Fastes 1, 103. Voir sur cette question G. CAPDEVILLE, 1973, p. 399-404. Un rapprochement – non attesté par ailleurs – entre Janus et ᾿Ιαώ, voire ᾿Ιαώ νοῦς serait bien dans le goût d’un encyclopédiste païen néoplatonisant de l’Antiquité tardive ; il pourrait se fonder sur la remarque d’Herennius Philon citée ci-dessus (n. 100) et ne détonnerait pas avec une étymologie comme Διὸς νοῦς pour Dionysos chez Macrobe (Sat. 1, 18, 15) ou, déjà, κόρος νοῦς pour Kronos chez Platon, (Crat. 396b), que reprend Plotin (Enn. 5, 1 [10], 7).

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Conclusion Le goût de Martianus pour l’énigme et le clin d’œil au lecteur trouve donc dans les isopséphies l’une de ses traductions les plus marquantes ; mais au-delà du simple jeu, qui est la première explication possible, il nous semble que cette pratique gagne à être mise en relation avec les noms de divinités attestées dans le corpus des textes et des gemmes magiques : on a en effet pu montrer à plusieurs reprises que des noms quasiment inconnus du corpus des textes littéraires trouvaient sur ces supports de multiples attestations, parfois étayées par une iconographie susceptible d’être mise en relation avec telle ou telle description des Noces de Philologie et de Mercure104. Les multiples occurrences, dans ce corpus, de l’ouroboros avec le nom ΑΒΡΑΣΑΞ ainsi que du nom ΦΡΗ confirment des solutions déjà proposées pour les isopséphies de 1, 70 (Saturne, 365) et 2, 193 (Soleil, 608), tout en mettant en évidence un syncrétisme généralisé caractéristique du contexte religieux et culturel dans lequel écrit Martianus, qui permet de faire l’économie de l’hypothèse d’une réminiscence de la gnose basilidienne. Ainsi, les dieux cosmiques en question s’inscrivent dans un système de représentations qui devait encore être évident pour des lecteurs tardoantiques, et qui suscita sans doute, avant même Martianus, des tentatives d’interprétation fondées sur la recherche d’un hénothéisme philosophique. Parmi les nombreuses curiosités de l’univers baroque des Noces, les isopséphies donnent donc accès à un arrière-plan culturel qui fournit l’une des multiples clefs de lecture de l’œuvre.

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Cet aspect gagnerait sans doute à être exploré de manière plus systématique en lien avec des spécialistes de l’iconographie des gemmes magiques.

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Les citations de Tite-Live chez Servius Mathilde Simon ENS, Paris

Cette contribution souhaite d’abord rendre hommage à l’apport scientifique de Charles Guittard dans deux domaines auxquels, à la suite de son enseignement, je m’intéresse particulièrement : les études liviennes d’une part — son édition du livre VIII pour la collection Budé, qui doit être suivie de celle du livre IX, en témoigne, à côté de dossiers thématiques —, les travaux sur l’érudition tardo-antique de l’autre, domaine en plein essor aujourd’hui, mais dans lequel les recherches menées par Ch. Guittard peuvent être considérées comme pionnières. L’intérêt de Ch. Guittard pour l’historiographie républicaine et augustéenne et pour l’encyclopédisme est sans doute né de sa volonté de mieux comprendre la religion des Anciens : ses qualités de philologue ont rendu son approche particulièrement précieuse. Le commentaire du grammairien Servius, actif à l’extrême fin du IVe siècle ap. J.-C., est un témoignage indirect du grand commentaire de Donat aux poèmes de Virgile. Dans cette succession de notes à l’ensemble de l’œuvre virgilienne, que nous avons conservée, et dont il existe une « rédaction longue » assignée au « Deutéro-Servius », ou Servius dit de Daniel, les références à l’autre grande œuvre célébrant l’histoire de Rome qui se trouve accomplie par le principat augustéen, à savoir les 142 livres de l’Ab Vrbe condita, sont rares : on en compte 34 (28 chez Servius, 6 chez le Deutéro-Servius), alors que Caton l’Ancien bénéficie de 44 citations1, et Salluste de 248 occurrences, dont 742 seulement chez le Deutéro-Servius3. Cette très faible présence, au moins explicite4 du grand historien augustéen5, pourtant apprécié dans le cercle des Symmaque6 et de Nicomaque Flavien7 1

23 chez Servius, 21 chez DS. Cf. R. B. LLOYD, 1961, p. 299-300; F. STOK, 1999, qui ne donne pas les mêmes chiffres que Lloyd (31 et 28) ; C. SMITH, 2017, p. 86. 2 Cf. sur ces décomptes, R. B. LLOYD, 1961, p. 299-302. 3 Cf. P. SANTINI, 2004, p. 3. Cf. sur ces différences, l’analyse de F. STOK, 1999, spéc. p. 70. 4 Cf. F. STOK, 1999, qui indique bien l’utilisation massive de l’historien par le scholiaste. 5 Cf. A. PELLIZZARI, 2003, p. 238 ; G. RAMIRES, 2004, p. 41-43. 6 Cf. Symm., Ep., IX, 13: munus totius Liuiani operis, quod spopondi, etiam nunc diligentia emendationis moratur. Tite-Live est donc conservé à cette époque et fait l’objet d’une recension nouvelle de la part de Symmaque. Cf. O. PECERE, 1986, p. 59-69. Sur l’histoire du

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plus que la très grande représentation, attendue, de l’historien césarien qui était un modèle stylistique, peut surprendre. Il faut rappeler que Tite-Live figure dans le canon des historiens romains transmis par l’histoire Auguste8, mais la Quadriga Messi, manuel rédigé par le rhéteur Arusinus Messius, cité par Symmaque, accorde la primauté à Salluste dans le genre historiographique9. L’examen de certaines parmi cette trentaine d’occurrences peut nous aider à cerner les raisons de cette désaffection pour le Padouan. La plupart concerne la première décade, qui avait fait l’objet d’une recension de Nicomaque Flavien10. Nous laisserons de côté la question, traitée par F. Stok et G. Ramires11, et qui ne fait pas l’objet de la même interprétation chez les deux savants, du rapport à l’œuvre livienne, respectivement chez Servius et chez le Deutéro-Servius, et de l’utilisation d’une source commune qu’il suppose ou non, ainsi que du travail de sélection opérée par Servius ; nous souhaitons revenir ici sur quelques aspects de l’utilisation pédagogique de Tite-Live par le scholiaste. La plupart des occurrences se trouvent dans le commentaire à l’Énéide12, ce qui ne surprend pas puisqu’il s’agit d’ancrer le texte virgilien dans la réalité historique de Rome. Un premier type de références, sur lesquels nous ne pouvons ici nous étendre, car elles mériteraient des études approfondies, concerne les aspects toponymiques et, plus largement, linguistiques : l’emploi, par Tite-Live, des deux formes Circei et Circeium, est noté par Servius13, ainsi que l’étymologie qu’il assignait au nom Campania14, au Tibre15, et au toponyme Inarimè, dont l’historien aurait justifié la mention par Homère16. Il y a tout lieu de penser que ces références sont dues à l’utilisation de glossaires citant les emplois liviens, que Servius utilise ainsi dans une visée encyclopédique17. Sur le plan de l’exégèse historique, le premier type de références à TiteLive concerne les événements antérieurs à la fondation de Rome par Romulus, donc au sujet même de l’Énéide. Il n’est pas étonnant que plusieurs mentions de Tite-Live se trouvent dans le premier livre du texte livien à la fin de l’Antiquité, à partir de cette notice, cf. aussi J.-P. CALLU, 2002, notes, p. 101. 7 Cf. O. PECERE, 1986, p. 63-66. 8 Cf. Hist. Aug., Aur., II, 1, où le Padouan est accusé, à côté d’autres historiens, d’avoir altéré les faits. 9 Cf. A. PELLIZZARI, 2003, p. 230-232 ; M. SIMON, 2020. 10 Cf. O. PECERE, 1986, p. 63-66. 11 Cf. F. STOK, 1999 ; G. RAMIRES, 2004. 12 Cf. toutefois l’intéressante remarque sur le rôle dans l’économie de l’ouvrage, des préfaces chez Tite-Live : Serv. Dan., ad Georg., III, 1 ; cf. aussi Serv., ad Georg., I, 472, sur les prodiges volcaniques ayant précédé la mort de César. 13 Cf. Serv., ad Aen., VII, 10 = Liv., fr. 73 Jal (cf. P. JAL, 1979, p. 234 et 303-304) : pour Circeii, cf. Liv., I, 56, et Cercei, XXVII, 9, 7 (mais le texte est incertain) ; Circeium n’apparaît pas dans le corpus conservé. Le texte même de Servius est douteux : cf. G. RAMIRES, 2007, p. 5. 14 Cf. Serv., ad Aen., X, 145. 15 Cf. Serv., ad Aen., VIII, 330. 16 La notice est complexe : cf. Serv. Dan., ad Aen. IX, 712= Liv., fr. 24 Jal, appartenant au livre 94 selon Servius. Cf. dans ce volume, la contribution de S. GRAZZINI, p. 355-354. 17 Cf. F. STOK, 1999, p. 70.

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Commentaire à l’Énéide, pour deux raisons : la dimension informative des débuts des deux grands textes augustéens est dans une certaine mesure parallèle, et le grammaticus suit une progression linéaire, renvoyant son élève lecteur à des explications qui ont été données au début de son commentaire. Un exemple concerne la fondation d’Albe par Ascagne, sujet de discussions et de controverses chez les Anciens18, et idéologiquement chargé, puisqu’il engage la nature julienne ou non du fondateur d’Albe : ALBANIQUE PATRES Albam ab Ascanio conditam constat, sed a quo incertum est, utrum a Creusae an a Laviniae filio: de qua re etiam Livius dubitat19. Il est établi qu’Albe a été fondée par Ascagne, mais on ne sait si c’et par celui qui est le fils de Créuse ou par le fils de Lavinia ; sur ce point même Tite-Live hésite.

Cette incertitude livienne est bien présente dans le livre I ; elle reflète, comme le rappelle A. Grandazzi, les enjeux idéologiques autour de l’ascendance d’Ascagne, issu soit de Lavinia, soit de Créüse, qui engageaient à l’époque d’Auguste les revendications de filiation des Iulii. La solution livienne, « toute de compromis et d’harmonie », est attestée aussi chez Dion Cassius20 ; il faut noter, à la suite d’A. Grandazzi21, l’ironie de Tite-Live, qui présente les deux possibilités, mais place en premier celle qui contredit la propagande augustéenne22. C’est sans doute la cohérence interne de son propos qu’il a privilégiée23. Sans reprendre l’ensemble de cette question complexe, nous notons que ce qui intéresse Servius dans cette référence au livre I de l’Ab Vrbe condita est l’hésitation — rare chez lui, comme le rappelle l’adverbe etiam — de l’historien, qu’il reprend à son compte ; ce dernier point surprend si nous tenons compte du fait que Servius se montre par ailleurs précis au sujet d’Ascagne, dont il nous dit qu’il a consacré l’herôon élevé à Lavinium en l’honneur d’Énée24, et surtout si nous confrontons le passage au lemme du commentaire au chant VI, dans lequel Servius attribue à une erreur de Tite-Live l’affirmation de la fondation d’Albe par Ascagne fils de Créuse et Énée : Vnde apud Liuium est error qui Ascanius Albam condiderit25.

De là vient l’erreur, chez Tite-Live, sur l’identité de l’Ascagne qui a fondé Albe. L’erreur de Tite-Live vient du fait, selon Servius, que le fils de Lavinia, appelé ensuite Silvius, s’appelait aussi Ascagne. L’ensemble de la notice repose sur le témoignage de Caton, dont l’autorité est ici préférée à celle de Tite-Live26 : cette prise de position est, nous l’avons vu, idéologiquement 18

Cf. A. GRANDAZZI, 2008, p. 745-752. Serv., ad Aen., I, 7. 20 Cass. Dio, fr. 4, 10. 21 Cf. A. GRANDAZZI, 2008, p. 844. 22 Tite-Live accrédite toutefois plus loin l’hypothèse d’une filiation entre Ascagne et Silvius, rejeton de l’ancienne lignée albaine des Siluii, en rivalité avec les Iulii. 23 Cf. G.SALAMON, 2009, p. 161. 24 Serv., ad Aen., I, 267 et XII, 794. 25 Serv., ad Aen., VI, 762. 26 Cf. G. RAMIRES, 2004, p. 42. 19

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justifiable de la part de Servius. Mais la présentation d’alternatives est prisée du grammairien, et c’est sans doute davantage pour cette raison que pour les implications idéologiques du choix de la nature d’Ascagne qu’il rappelle, dans la première notice, les hésitations liviennes. Un autre passage relatif à Ascagne fait référence à Tite-Live, dans le commentaire du chant IX, et éclaire l’association, récurrente chez Servius, de l’historien augustéen avec Caton27, qui écrit pourtant un siècle et demi avant lui : secundo proelio Turnus occisus est, et nihilo minus Aeneas postea non conparuit : tertio proelio Mezentium occidit Ascanius. Hoc Livius dicit et Cato in originibus28.

Ici, c’est le fils d’Énée, et non le héros troyen lui-même29, qui tue Mézence, ce qui révèle que Virgile a modifié une tradition antérieure, que Servius, donc, connaissait. Si le scholiaste attribue à deux reprises à Caton la version selon laquelle c’est Ascagne qui tue le tyran de Caere30, la notice cidessus l’assigne également à Tite-Live ; or chez Tite-Live, comme chez Denys d’Halicarnasse, Ascagne règne sur Albe qu’il a fondée, sans que Mézence et ses Étrusques n’osent s’opposer à lui. Sans entrer dans les enjeux idéologiques d’une telle divergence de présentation, nous pouvons noter l’erreur manifeste de Servius. Elle peut s’expliquer par la récurrence dans le commentaire, de l’attelage formé par Tite-Live et Caton — cités dans cet ordre : Troiam autem dici quam primum fecit Aeneas, et Livius in primo et Cato in originibus testantur31, Troie était le nom du premier établissement fondé par Énée, selon le témoignage de Tite-Live dans son premier livre et de Caton dans les Origines.

Les « références groupées » sont naturellement l’occasion d’erreurs faciles, par l’attribution à l’ensemble des sources d’une information qui ne se trouve que dans l’une d’entre elles. Mais cette dernière notice correspond bien, elle, aux dires de Tite-Live au début de son récit32, ce qui n’est pas le cas de la précédente, relative à Mézence. L’erreur de Servius surprend d’autant plus que le grammairien, à plusieurs reprises, révèle une connaissance approfondie des dynasties albaines. Thybrin vero alii a rege Aboriginum dictum volunt, qui iuxta dimicans interemptus est; alii ab eo rege, quem Glaucus, Minois filius, in Italia interemit; alii, inter quos et Livius, ab Albano rege, qui in eum cecidit33. Certains veulent que Thybris ait pris ce nom d’un roi des Aborigènes, qui fut tué dans le combat qu’il menait à proximité ; d’autre, du roi que Glaucus, fils de

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Cf. aussi Serv., ad Aen., I, 5. Serv., ad Aen., IX, 742. 29 Cf. Verg., Aen., X, 833-908. 30 Cf. Serv., ad Aen., VI, 760 = Caton, fr. 11 Chassignet. 31 Serv., ad Aen., I, 5. 32 Liv., I, 1, 4. 33 Serv., ad Aen., VIII, 330. 28

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Minos, tua en Italie ; d’autres enfin, parmi lesquels Tite-Live, du roi albain qui tomba dans ce fleuve.

En effet, Tite-Live, dans son chapitre sur l’histoire d’Albe34, fait de Tibérinus un roi d’Albe qui a pris ce nom en se noyant. Servius connaît ici différentes versions, dont celle de Tite-Live, qui suit Alexandre Polyhistor35, et nous en donne un compte rendu composite. TiteLive n’est ici qu’une source parmi d’autres (inter quos), dont l’autorité n’est pas privilégiée par Servius. La citation de Tite-Live à propos d’un passage du chant VI mettant en scène Tullus Hostilius peut permettre aussi de comprendre la genèse des erreurs de Servius à l’égard du corpus livien : de hoc Livius : ‘ferox et Romulo, quam Numae similis’36 à son sujet Tite-Live : « belliqueux, ressemblant plus à Romulus qu’à Numa ».

Le Deutéro-Servius livre une citation un peu différente : de hoc Liuius : ‘inde Tullum, qui ferox et Romulo, quam Numae similis’

Nous pourrions penser que la citation du deutéro-Servius, plus longue et dans le « style » livien, est plus proche du texte de l’historien, selon la tendance repérée par F. Stok37. Or, le passage de Tite-Live est le suivant : Hic non solum proximi regis dissimilis, sed ferocior etiam quam Romulus fuit.

Le deutéro-Servius semble n’avoir pas davantage consulté de près le texte livien et propose également une citation inexacte. Ainsi que le suggère E. Jeunet-Mancy dans sa note, la citation est « de mémoire » : l’erreur sur le rapport entre Mézence et Ascagne est peut-être attribuable à ce type de citation38. Un autre aspect intéressant des occurrences liviennes tient au fait qu’elles concernent la Rome archaïque, et en particulier les aspects religieux : ainsi en X, 14, l’annonce de la guerre par les fétiaux chez les Albains apparaît comme une information livienne. De même, les détails du recours aux pullaria auguria lors du déclenchement de guerre, sont attribués à Tite-Live par Servius39, à partir de la citation d’une anecdote40 qu’il rapporte. Les approximations de Servius dans la citation sont sévèrement épinglées par 34

Liv., I, 3, 8. Un peu plus loin, Servius revient sur le nom du Tibre et attribue cette étiologie à Alexandre : nam quod Livius dicit, ab Albano rege Tiberino Thybrin dictum, non procedit ideo, quia etiam ante Albam Thybris dictus invenitur. Sed hic Alexandrum sequitur, qui dicit Tiberinum, Capeti filium, venantem in hunc fluvium cecidisse et fluvio nomen dedisse. 36 Cf. Serv., ad Aen., VI, 813. 37 Cf. F. STOK, 1999, spéc. p. 71-72. 38 Cf. E. JEUNET-MANCY, 2012, p. 186, n. 819. Plus loin, à propos du v. VI, 859, Servius renvoie à Tite-Live, mais en faisant une référence erronée : cf. E. JEUNET-MANCY, p. 265, n. ad loc. 39 Cf. Serv., ad Aen., VI, 198 : nam Romani moris fuit et in comitiis agendis et in bellis gerendis pullaria captare auguria. Vnde est Liuio quod cum quidam cupidus belli gerendi a tribuno plebis areceretur ne iret, pullos iussit adferri… = Tite-Live, fr. 10 Jal. Ce passage n’est documenté pour nous que par la Periocha XIX, 2, mais l’anecdote est présente aussi chez Cicéron (nat. deor., II, 7), puis Valère-Maxime. 40 Cf. sur la question, et sur la valeur du témoignage livien, G. FOTI, 2011. 35

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Paul Jal dans son édition des fragments liviens : ni le lieu, ni le destin d’Appius ne sont corrects41, sans parler du style « gauche et lourd » du scholiaste. Une référence servienne aux caduceatores, les porteurs de caducée qui indiquaient l’avènement de la paix, présents chez Tite-Live42, a fait l’objet de discussions, l’assignation à un livre perdu de Tite-Live, retenue par exemple par Weissenborn et Muller dans leur édition de l’AUC étant récusée par P. Jal, car le mot apparaît à plusieurs reprises chez le Padouan. L’historien est cité aussi pour les formules qu’il rapporte, comme c’est le cas à propos du général accueillant un transfuge, notice appartenant à un livre perdu. Lorsque la confrontation avec le texte livien est possible, il est frappant de constater que le scholiaste n’hésite pas à aménager le texte, dans une perspective dramatisante et moralisante : c’est le cas à propos de l’anecdote relative à Horatius Pulvillus, consul des débuts de la République qui, apprenant la mort de son fils, aurait comme mis de côté cette mort pour pouvoir accomplir sa dédicace sans souillure. Servius prête alors au consul la formule : « Cadauer sit », qui n’est pas présente chez Tite-Live, l’historien hésitant entre l’incrédulité du père en deuil et une grande fermeté d’âme pour expliquer ce geste. Comme le remarque E. Jeunet-Nancy43, le scholiaste met en évidence plus « abruptement » que l’historien le lien entre l’état moral du dédicant et la nature de la souillure dont il doit se purifier. La simplification opérée par Servius est mise en évidence par F. Stok à propos d’un lemme faisant appel à un passage, une nouvelle fois, appartenant au début du premier livre de Tite-Live : FORTIS ETRURIA CREVIT secundum historiam: nam constat Tuscos usque ad fretum Siculum omnia possedisse. Et aliter: maximum enim imperium Etruscorum in Italia fuit, ut ait Livius, ab Alpibus usque ad fretum Siculum: unde totum mare, quod a dextra Italici litoris est, Tyrrhenum dicitur44. FORTIS ETRURIA CREVIT Il suit l’Histoire. C’est un fait que les Étrusques ont tout possédé jusqu’au détroit de Sicile. Et dit autrement : l’empire étrusque en Italie s’étendit, à son maximum, selon Tite-Live, des Alpes au détroit de Sicile ; de là vient que la mer tout entière qui se trouve à l’ouest du rivage italien fut appelée tyrrhénienne.

Le passage livien correspondant est le suivant : tanta opibus Etruria erat ut iam non terras solum sed mare etiam per totam Italiae longitudinem ab Alpibus ad fretum Siculum fama nominis sui implesset45.

Le tour, peu élégant, omnia possedisse résume la phrase livienne, rappelée en revanche partiellement par le Deutéro-Servius : il s’agit pour Servius d’éclairer pour ses élèves l’arrière-plan historique du texte virgilien, en faisant une allusion elliptique à un texte connu, le premier livre de TiteLive. 41

Cf. P. JAL, 1979, p. 242-243. Serv., et DS, ad Aen., IV, 242 : bellantes interpretum oration sedantur, unde secundum Liuium legati pacis caduceatores dicuntur. 43 E. JEUNET-NANCY, 2012, p. 204. 44 Serv., ad Georg., II, 533. 45 Liv., I, 2, 5. 42

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C’est ce dernier point que nous voudrions souligner en concluant ce bref parcours, qui mériterait d’être approfondi : il nous semble que les intentions pédagogiques et démonstratives du scholiaste déterminent son rapport à TiteLive. Il explique le relatif désintérêt pour Tite-Live, qui constitue pour les élèves un modèle moins remarquable que Salluste sur le plan stylistique, et qui, même en ce qui concerne les justifications historiques, est souvent associé à ses prédécesseurs, Caton et Salluste. Les citations liviennes, pour la plupart tirées de la première décade, se font certainement de mémoire, à côté de l’utilisation de glossaires et d’encyclopédies pour les toponymes en particulier. Il en résulte des erreurs et des approximations, mais celles-ci renvoient aussi à la volonté, de la part de Servius, de présenter sous un jour toujours favorable, car étayé par des données historiques pour lesquelles Tite-Live est d’ailleurs loin d’être l’autorité la plus invoquée, les choix virgiliens.

Bibliographie J.-P. CALLU, 2002 : JEAN-PIERRE CALLU (éd.), Symmaque. Lettres, t. IV (IXX), Paris, C.U.F., 2002. G. FOTI, 2011 : GIUSEPPINA FOTI, « Funzioni e caratteri del ‘pullarius’ in età reppublicana e imperiale », ACME,64, 2011, p. 89-121. A. GRANDAZZI, 2008 : ALEXANDRE GRANDAZZI, Alba Longa. Histoire d’une légende. Recherches sur l’archéologie, la religion, les traditions de l’ancien Latium, Rome, BEFAR 336, 2008. P. JAL, 2002 : PAUL JAL (éd.), Tite-Live. Histoire romaine. Tome XXXIII. Livre XLV. Fragments, Paris, C.U.F., 1979. E. JEUNET-MANCY, 2012 : EMMANUELLE JEUNET-MANCY (éd.), Servius. Commentaire sur l’Énéide de Virgile. Introduction. Livre VI, Paris, C.U.F., 2012. R. B. LLOYD, 1961 : ROBERT B. LLOYD, « Republican Authors in Servius and the Scholia Danielis », HCSPh, 65, 1961, p. 291-341. O. PECERE, 1986 : ORONZO PECERE, « La tradizione dei testi latini tra IV e V secolo attraverso i libri sottoscritti », dans A. GIARDINA (éd.), Società romana e impero tardoantico, I-IV, Roma-Bari, 1986, t. IV, p. 19-81. G. RAMIRES, 2004 : GIUSEPPE RAMIRES, « Riflessioni sulle fonti storiografiche dei Commentarii serviani a Virgilio », dans C. SANTINI, F. STOK (éd.), Hinc Italae gentes. Geopolitica ed etnografia dell’Italia nel Commento di Servio all’Eneide, Pisa, 2004, p. 33-44 G. SALAMON, 2009 : GERARD SALAMON, « Irrévérence livienne : quand l’historien se fait poète », dans B. DELIGNON et Y. ROMAN (éd.), Le poète irrévérencieux : modèles hellénistiques et réalités romaines : actes de la table ronde et du colloque organisés les 17 octobre 2006 et 19 et 20 octobre 2007 par l’ENS LSH, l’Université Lyon 2, et l’Université Lyon 3, Lyon, 2009, p. 151-161. M. SIMON, 2020 : MATHILDE SIMON, « Qu’est-ce qu’un monumentum littéraire pour Servius ? », dans A. Raffarin, G. Marcellino (éd.), La mémoire en pièces, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 199-214. 397

C. SMITH, 2017 : CHRISTOPHER SMITH, « Servius, Cato the Elder and Vergil », dans S. BOURDIN et A. PAGLIARA (éd.), MAGNO E LATIO ET TOTA AUSONIA: etnografia virgiliana ed Italia augustea, MEFRA 129-1, 2017, p. 5-215, p. 85-100.

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4. L’AFRIQUE

Les tabellae defixionis en Afrique romaine Hilali Arbia Université de Sfax

« La magie est un art agréable aux dieux immortels ; elle est la prêtresse des habitants du ciel ». Apulée, Apologie, 26.2

Introduction Les tablettes de defixio furent en usage du VIe siècle av. J.-C. au VIe siècle apr. J.-C1. Elles représentent en effet à ce jour plus de deux mille documents, pour l’essentiel des lamelles de plomb2. C’est dire la permanence et la diffusion des rituels magiques dans l’ensemble du monde romain. Les découvertes archéologiques, les textes épigraphiques ainsi que certaines sources littéraires notamment Apulée témoignent de la vitalité de la magie en Afrique romaine. Tout comme le reste du monde romain, l’Afrique a livré son lot de tablettes de defixio3. Leur étude permet d’examiner les rituels, les enjeux sociaux et les mentalités antiques4. Il convient donc de s’interroger sur les formes spécifiques ou originales que prennent ces pratiques en territoire africain. On étudiera ici successivement le contexte qui entourait la préparation et la consécration de ces tablettes ; la forme et le contenu du message magique, enfin les finalités de ces objets autour essentiellement de la protection et la victoire du destinateur et l’envoûtement de l’adversaire.

1. Les tablettes magiques 1.1. Nature et rituel Les inscriptions magiques reposent sur une croyance ancienne qui voulait qu’on puisse par « une démarche individuelle, plier à la sienne une volonté 1

M. MARTIN, 2005, p. 241. M. MARTIN, 2010, p. 183 ; M. BAILLIOT, 2010, p. 71, note 3. L’auteur estime leur nombre à environ 1600. « Nombre auquel viennent s’ajouter chaque année de nouvelles découvertes ainsi qu’une quantité hypothétique de textes rédigés sur des supports périssables (cire, papyrus, bois) ». 3 A. AUDOLLENT, 1904. 119 tabellae. 4 M. BAILLIOT, 2010, p. 72. 2

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extérieure, et qu’une divinité pouvait être contrainte d’agir en ce sens, grâce à un rituel bien défini et scrupuleusement exécuté »5. Abondants surtout à l’époque impériale, ces textes magiques peuvent se grouper en deux séries : Phylacteria et defixiones. Les inscriptions propitiatoires comme les talismans (phylacteria) sont destinées à favoriser une entreprise, à protéger un être vivant ou une récolte6. Ils contiennent des formules magiques dont le sens nous échappe et font appel à des génies et à des démons. Une inscription grecque trouvée à Sidi Kaddou en Tunisie témoigne de cette pratique7. Il s’agit de faire appel à des puissances surnaturelles pour protéger un domaine contre tous les fléaux qui empêchent la bonne venue des récoltes (grêle, rouille, vents et criquets). Cette pratique magique était courante pour repousser les dangers menaçant les domaines agricoles. À Aïn Fourna, antique Furnos Maius en Tunisie, a été trouvée une inscription magique latine pour la défense contre la grêle. Il s’agit d’une croix découpée dans une plaque de plomb et inscrite sur chaque face. Une formule magique assez longue et complexe avec des mots magiques inconnus par ailleurs est à répéter trois fois afin que « cette grêle venue d’un nuage funeste se détourne des moissons, des vignes, des jardins, des fruits, et de cette plantation d’yeuses et de l’olivette » 8. Cependant le gros du matériel est constitué de textes d’une autre nature : les tabellae defixionis. Il s’agit d’amener une divinité ou des démons à entrer en action contre quelqu’un, un concurrent, un rival, un adversaire9. Les defixiones visent à porter une malédiction contre un individu, une famille, un groupe professionnel ou social10. Elles effrayaient beaucoup les Romains. Pline l’Ancien écrit qu’« il n’y a personne qui ne redoute d’être envoûté par des malédictions funestes »11. L’action de ces tablettes qui s’exprime par le verbe defigere12, vise à immobiliser l’adversaire, à rendre l’ennemi impuissant, intention symbolisée par le clou fixé dans la lame de plomb, qui est censé percer l’âme comme il perce le métal13. La plupart des tablettes 5

J.-M. LASSÈRE, 2005, p. 291. M. MARTIN, 2005, 241-245. 7 AE., 1984, 933 ; J.-M. LASSÈRE, 2005, p. 292 n° 196. « Oréobazagra, Oréobazagra, Abrasax, Makhar, Séméseilam, Sténakhta, Lorsakhtè, Koriaukhé, Adônaïé, seigneurs dieux, écartez, détournez de ce domaine et des fruits qui y croissent, dans les vignes, les oliveraies, les champs ensemencés, la grêle, la rouille, la colère des vents d’ouragan, l’essaim des criquets malfaisants, afin qu’aucun de ces avorteurs ne s’attaque à ce domaine et aux fruits, en leur totalité, qui s’y trouvent. Gardez-les, au contraire, toujours intacts et sains, aussi longtemps que ces pierres où sont inscrits vos noms sacrés seront placées sous terre à l’entour». 8 AE., 1939, 136 ; A. AUDOLLENT, 1939, p. 45-75 ; ALVARO GINER et FERNADEZ NIETO, 1998, p. 1577-1587. 9 J.-M. LASSERE, 2005, p. 296. 10 A.-M. TUPET, 1976, 174 ; M. BAILLIOT, 2010, p. 73 : defigere renvoie à fixer et à immobiliser par les paroles. 11 Pline, H.N., XXVIII, IV, 19. 12 I. CESANO, 1910, p. 1558-1591 ; J.-M. LASSÈRE, 2005, p. 297. L’action qui est censée produire tout cela s’exprime par le verbe defigere, « percer avec des aiguilles ou des clous une représentation de la personne à envoûter. On confectionnait une figurine en plomb, en argile ou en cire représentant l’individu nu, les mains attachées, et on plantait un clou dans les endroits du corps spécialement visés par l’opération ». 13 A.-M. TUPET, 1976, p. 174 ; M. BAILLIOT, 2010, p. 37-38. 6

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sont en effet percées d’un clou qui matérialise le désir de clouer l’adversaire et de fixer le sort d’autrui14. Le clou symbolise ce qui était accompli, fixé et nécessaire15. Dans un poème d’Horace, le clou est l’attribut de la nécessité, censé être plus fort que les dieux16. Pour Pline, « le but de la manœuvre est de fixer la maladie au sol et de neutraliser l’âme du défunt à l’origine du mal »17. Par ailleurs, signalons l’usage de lampes dans le rituel de defixio18. À la fontaine aux mille amphores de Carthage, les lampes ont servi à enfermer les defixiones19. Les vestiges osseux trouvés aux côtés de defixiones supposent l’existence d’offrandes20. À Carthage et à Hadrumète, les os contenus dans les defixiones étaient parfois calcinés21. À l’instar des modalités rituelles réservées aux figurines et aux dessins, la représentation symbolique de la dévotion se traduisait également par d’autres moyens22. Sur plusieurs defixiones africaines, la répartition des lignes semble dessiner les liens censés paralyser les victimes. Sur un exemplaire, le nom de ces dernières est encadré par des lignes horizontales formées de signes « magiques »23. Dans d’autres cas, le texte fait le tour de la plaque, sous la forme d’un parcours en colimaçon24. Sur une defixio carthaginoise, l’agencement des abracadabras dessine un glaive ou un clou25. Signalons aussi que l’écriture « en miroir » ou « rétrograde » est volontiers rattachée aux renversements rituels caractéristiques de la magie26.

14

M. BAILLIOT, 2010, p. 167. DAREMBERG-SAGLIO, art. Clavus, 1240. 16 Hor., Carm., I, 35. 17 Pline, H.N., XXVIII, 17, 3. 18 M. BAILLIOT, 2010, p. 98, note 1. Sept defixiones de Rome ont en effet été découvertes dans une lampe. 19 H. D. BETZ, 1992, 127-128 ; M. BAILLIOT, 2010, p. 98. Une prescription magique préconise un charme censé provoquer une insomnie et stipule « Prends une lampe, insères-y une mèche puis récite : ‘’je te conjure lampe, par ta mère Hestia, Mêrallêl (deux fois) et par ton père Hephaistos, Melibou, Melibau, Melibaubau. Empêche-la de s’endormir (…) ». 20 M. BAILLIOT, 2010, p. 98. 21 M. BAILLIOT, 2010, p. 97-98. Dans la nécropole d’Hadrumète : « Ce genre de tombeau contenait, comme les autres, à la partie inférieure, des ossements calcinés avec lamelles de plomb intactes ou en fragments ; les os calcinés étaient déposés à même le sable fin et la lamelle de plomb roulée sur un ossement ». À Carthage, existait une « urne funéraire remplie d’ossements calcinés (…) ; on y trouva deux plaques de plomb roulées, portant des incantations gravées sur les deux côtés de la feuille et présentant, sur une face, une figure magique (un monstre nu, à la tête de serpent, tenant dans chaque main une pique et ayant les pieds terminés par des griffes). Dans l’urne, au-dessus des ossements, il y avait une seconde plaque de plomb, roulée sur un os calciné et très friable ». 22 M. BAILLIOT, 2010, p. 114, note 2. « À l’instar des figurines, les dessins pouvaient représenter des animaux envoûtés. C’est le cas d’une defixio d’Hadrumète qui comporte la tête d’un volatile (AUDOLLENT, 1904, n°232). Ces tablettes sont néanmoins rares ». 23 A. AUDOLLENT, 1904, n°218, 226, 244. 24 R. CAGNAT, 1903, p. 259 ; A. AUDOLLENT, 1904, n°275. 25 A. AUDOLLENT, 1904, n°243 ; M. BAILLIOT, 2010, p. 114. 26 F. GRAF, 1994, 154 ; M. BAILLIOT, 2010, p. 114. 15

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1.2. Le support matériel Les defixiones africaines reprennent en général les formes traditionnelles de l’envoûtement dans le monde gréco-romain, à savoir des tablettes de plomb pliées ou roulées. On inscrivait un texte non pas gravé, mais incisé en lettres assez petites, le plus souvent cursives, plus ou moins régulières et difficiles à déchiffrer, sur un support constitué soit par des tablettes d’argile, soit surtout par des lamelles métalliques, étain, cuivre et le plus souvent plomb27. La malléabilité du plomb rendait la gravure relativement facile28. On obtenait donc une lamina litterata. Apulée, décrit l’atelier magique de la sorcière Pamphila de la manière suivante : « Pamphila commence par disposer dans son laboratoire infernal l’appareil habituel, toutes les sortes de parfums, des lames écrites en des langues inconnues »29. Le plomb obéit à des impératifs de commodité, c’est un métal facile à se procurer, à laminer et à graver30. Ce métal mou, pesant, froid, terne et sombre passe pour être en rapport avec la mort31. Le plomb a cette couleur grise de la mort à laquelle fait allusion Pline l’Ancien32. Dans ce sens Audollent écrit : « de même que ce plomb est froid, qu’ainsi également se gèlent les paroles de cet homme »33. Le plomb est consacré aux dieux infernaux, attire et propage le malheur. C’est la raison pour laquelle il sert à fabriquer les tablettes de defixio déposées dans les tombes34. On connaît par ailleurs des tablettes faites en pierre, en argile, en étain, en bronze, en or ou en bronze35. Une defixio de Thysdrus (El Jem en Tunisie) consiste en une inscription gravée sur une plaque de terre cuite36. Il existe même des ateliers spécialisés dans la fabrication des tabellae defixionis sur terre cuite. Une tablette provenant d’une nécropole située au sud d’El Jem (Thysdrus) révèle l’identité d’un magicien, un certain Donatus qui tient un véritable atelier, officina magica, spécialisé dans la vente de ce produit37. Des espaces blancs sont remarqués sur certaines d’entre elles à l’endroit où il s’agit de signaler le nom de la victime, ce qui laisse penser que ces tablettes étaient préparées à l’avance en vue d’être vendues38. 1.3. Le support linguistique Si le contexte de découverte de la tablette de defixiones est essentiel dans la compréhension du rituel magique, la composante linguistique fait partie intégrante de la pratique de cette magie. En effet, la rédaction des tablettes 27

M. BAILLIOT, 2010, p. 43. M. MARTIN, 2005, p. 235. 29 Apulée, Métamorphose, III, 17, 4. 30 M. BAILLIOT, 2010, p. 43. 31 M. BAILLIOT, 2010, p. 43. 32 Pline l’Ancien, HN, XI, 114. 33 A. AUDOLLENT, 1904, n°98. 34 M. BAILLIOT, 2010, 43. 35 F. GRAF 1994 ; M. BAILLIOT, 2010, p. 76. 36 L. FOUCHER, 2000, p. 57-61. 37 L. FOUCHER, 2000, p. 58-59 : Ecx of(f)icina magica / Donatus t(u)is (h)oc tibi o(p)tamus / te bidere (= videre). 38 L. FOUCHER, 2000, p. 57-61. 28

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comporte certaines recherches linguistiques et iconographiques : signes, lettres semblables répétées, dessins mystérieux, mots incompréhensibles39. Sans chercher à leur trouver une signification, il y a un effet de sonorités et la foi dans le pouvoir des mots40. En Afrique, les tablettes sont écrites en latin ou en grec. Il arrive qu’un texte composé en latin soit écrit en lettres grecques, et vice versa, de façon à accroître le mystère. Il est également fréquent que le texte latin soit mêlé de formules en grec41. Leur fréquente rédaction en grec peut être considérée comme l’indice qu’on prêtait à cette langue un caractère mystérieux42. Le destinataire ne cherche pas à communiquer avec sa cible mais à amplifier l’efficacité de ses paroles et arriver à son objectif dans le sens où l’entend J.-L. Austin dans son ouvrage How to do things with words43. Le destinateur par le fait même de dire des paroles magiques, accomplit l’acte magique. Cette parole a une force illocutoire qui agit sur le destinataire44. On retrouve des formules identiques dans beaucoup de ces documents, ce qui montre qu’ils étaient rédigés par des mages que l’on allait consulter ou sur commande dans des ateliers de magie45. L’examen de ces textes prouve que nous sommes en présence d’une pratique marginale mais codifiée avec ses règles, son rituel et ses prêtres. D’après les textes étudiés, il y a une ritualisation qui consiste à répéter des mots. On connaît la valeur du nombre trois : une seule répétition peut être due au hasard plutôt qu’à la volonté de la répétition ; quatre fois, c’est déjà trop, alors trois fois constitue le nombre juste46. Dans le moment où j’écris, une action se produit du fait même que j’ai tracé les mots selon certaines modalités précises47. Le magicien, par le fait même de dire des paroles magiques, accomplit l’acte magique en agissant sur le monde et en le transformant48. Ainsi la puissance de la parole magique bouleverse complètement la puissance et l’action des dieux. D’après J. Scheid, l’analyse des procédures magiques révèle les mêmes conduites rituelles que les cultes publics. Cependant ces conduites sont secrètes, inversées et déplacées49. Les personnages mis en scène dans ces textes qui ont recours à de telles pratiques poursuivent un objectif : agir sur la nature ou le cours des évènements à venir. Ils sont dans l’attente, dans l’angoisse, dans une attitude de demande (vite et maintenant !). (Textes 1, 3, 5).

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A.-M. TUPET, 1976, p. 174-175. A.-M.TUPET, 1976, p. 174-175. 41 J.-M. LASSÈRE, 2005, p. 291. 42 J.-M. LASSÈRE, 2005, p. 291. 43 J.-L. AUSTIN, 2002. 44 J.-R SEARLE, 1972, p. 95-114. 45 J.-M. LASSÈRE, 2005, p. 297. 46 F. GRAF, 1994, 89-90. 47 A. MASTROCINQUE, 2009, p. 1. 48 P. BOURDIEU, 2001. 49 J. SCHEID, 2005, p. 125. 40

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2. Les tablettes de defixionis et le monde infernal Audollent résume la situation de la manière suivante : « la defixio aime les ténèbres ; celui qui y a recours de dissimule et enfuit presque toujours la tablette ou il a inscrit ses malédictions dans un tombeau, dans un puits, dans les eaux d’une source »50. 2.1. La tombe La defixio cherche avant tout le mouvement vers le bas, afin d’entrer en contact avec les divinités infernales. Les tombes étant en effet des lieux privilégiés pour la pratique de l’envoûtement par defixio, la sépulture était considérée comme un lieu favorisant ce contact avec les divinités chtoniennes. Des cachettes aménagées dans les décombres des sanctuaires pourraient témoigner d’une pratique semblable à la mise au tombeau, c’està-dire servir d’intermédiaire avec les divinités infernales51. Le magicien utilisait même le tube à libation pour faire passer la tablette dans le monde souterrain. C’est une pratique que l’on retrouve en Afrique du Nord mais qui est aussi attestée en Gaule52. Ainsi les sites de Carthage53 et d’Hadrumète (Sousse)54 se sont montrés particulièrement riches en découverte de ce type55. Quant aux lieux de découvertes, ils sont aussi, en général, conformes à ce qui se pratiquait ailleurs, c’est-à-dire en relation avec le monde chtonien. Certaines tablettes étaient déposées dans des temples ou sanctuaires consacrés à des divinités infernales56. Ainsi de très nombreuses tablettes proviennent de sépultures, que ce soit à Carthage dans le cimetière des officiales de Bir-ez-Zitoun et de Bir-el-Djebbana, à Hadrumète dans la nécropole située des deux côtés de la route qui mène à Kairouan, ou pour d’autres découvertes plus isolées (Hamman-Lif, Ammaedara, Sbeitla, Cirta, Chullu)57. En effet, on tâche de mettre en communication les tablettes avec l’au-delà, le plus souvent en la glissant dans une tombe puisque c’étaient les génies infernaux que l’on faisait agir58. Ce procédé a pu être bien observé à Carthage par le P. Delattre au cimetière des officiales59. Il a constaté que dans l’urne contenant des ossements calcinés, il n’est pas rare de rencontrer des « lamelles de plomb roulé et portant des formules imprécatoires »60. En dehors de l’Afrique, on constate qu’une majorité de ces tablettes a été découverte dans des lieux à caractère funéraire. Ce qui rejoint l’idée de F. Graf, lorsqu’il écrit que les magiciens recherchent « le contact avec le monde 50

A. AUDOLLENT, 1903, p. 42. F. GRAF, 1994, p. 148. 52 F. GRAF, 1994, p. 148 ; M. MARTIN, 2005, p. 237 ; M. MARTIN, 2010, p. 28. 53 A. AUDOLLENT, 1925, p. C-CL ; A. AUDOLLENT, 1930, p. 303-309. 54 A. AUDOLLENT, 1902, p. 417-425 ; A. AUDOLLENT, 1905 ; p. 290-296 ; p. 378-387. 55 A. AUDOLLENT, 1904 : 60 de Carthage, 50 d’Hadrumetum, 2 d’Ammaedara, 1 de Cirta, de Théveste, de Hammam Lif, de Pupput, de Lepcis Magna. 56 F. GRAF, 1994, p. 148. « Les tablettes retrouvées dans les sanctuaires consacrés bien que rares ne sont pas isolées ». 57 A. AUDOLLENT, 1910, p. 545-556 ; A. AUDOLLENT, 1912, p. 356-358. 58 J.-M. LASSÈRE, 2005, p. 294. 59 R. P. DELATTRE, 1888, p. 151-174. 60 R. P. DELATTRE, 1888, p. 151-174. 51

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souterrain, et les morts dans leurs tombes constituent les médiateurs préférés et naturels »61. Le mort joue ainsi le rôle de messager entre le magicien et la divinité. Apulée relève cette pratique en décrivant le laboratoire de la magicienne Pamphila et mentionne qu’elle « expose d’innombrables morceaux de cadavres de morts déjà pleurés ou même déjà mis au tombeau : ici des nez et des doigts…du sang de gens assassinés…des crânes mutilés »62. Le plus souvent les defixiones étaient adressées aux divinités du monde souterrain telles que Pluton, Déméter ou les Nymphes63. 2.2. Le monde aquatique Si les tombes sont des endroits privilégiés pour la pratique de l’envoûtement par defixio, il semble qu’elles ne soient pas les seules. La présence de lieux de dépôt, comme les aqueducs, les puits, les fontaines ou encore les thermes est significative. Les croyances de l’époque faisaient de ces endroits des lieux tout à fait propices pour entrer en contact avec les divinités chtoniennes. L’eau, en effet, joue un rôle dans les rites religieux de purification et de libation64. L’eau qui vient des profondeurs de la terre et qui y retourne est le siège de forces mystérieuses chtoniennes65. L’eau avait le pouvoir d’emporter le mal en l’entraînant dans son courant et par conséquent elle apparaît comme un vecteur essentiel de l’envoûtement. Pline confirme cette idée en disant que « la magie était pratiquée à l’aide de l’eau, qui permet de prévoir le futur et de converser avec les ombres des morts »66. On connaît des tablettes trouvées dans des puits sur l’agora d’Athènes67. Les puits et les sources étaient recherchés, à l’image de la source des Roches à Chamalières ou dans la source sacrée à Bath68. Les lieux en contact avec le monde aquatique, à l’image de la fontaine aux mille amphores à Carthage, étaient aussi recherchés69. En effet dans un lot de quatre tablettes provenant de la « fontaine aux mille amphores », deux d’entre elles en viennent à envoûter non pas une personne, mais un établissement commercial, des bains. Le fait que « la fontaine aux mille amphores » devait sans doute alimenter en eau cet établissement n’est pas sans lien avec le dépôt de la tablette à cet endroit. L’eau devient non seulement le lieu où se matérialise l’opération magique mais dans d’autres exemples elle devient agissante. On

61

F. GRAF, 1994, p. 148. Apulée, Métamorphoses, III, 17. 63 M. MARTIN, 2010, p. 28 ; M. BAILLIOT, 2010, p. 83. 64 A.-M. TUPET, 1976, p. 20. 65 A.-M.TUPET, 1976, p. 23. 66 Pline, HN, XXX, 5. 67 P. CHARVET et A. M. OZANAM, 1994, p. 23. 68 M. MARTIN, 2005, p. 237. 69 A. AUDOLLENT, 1933, p. 129-138. « ARTHU LAILAM SEMESEILAM AEEIOYO BACHUCH BAKAXICHUCH MENE BAICHUCH ABRASAX BAZABACHUCH MENE BAICHUCH ABRASAX maîtres Dieux, contraignez et entravez les bains falerniens, de peur que quelqu’un puisse être capable d’approcher ce lieu ; liez et attachez les bains falerniens à compter de ce jour, de peur que quelqu’un puisse approcher de ce lieu ». 62

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constate l’importance donnée aux divinités aquatiques70. Cela est déjà net lorsque les tablettes s’adressent directement à des divinités aquatiques comme les Nymphes, Neptune ou le dieu marin (textes 2, 4)71. 2.3. Les édifices de jeux De nombreuses tablettes africaines, de manière plus originale, ont été découvertes dans des édifices de jeux comme les cirques de Carthage et de Lepcis Magna ou l’amphithéâtre de Carthage. L’amphithéâtre, par les combats qui s’y déroulaient et les morts violentes qui intervenaient, était considéré comme offrant un contact privilégié avec le monde d’en bas72. M. Le Glay a supposé que les textes découverts dans les sous-sols d’édifices de spectacles de Carthage et de Trèves avaient dû être déposés auprès de cadavres de gladiateurs et de venatores73. L’hypothèse est corroborée par une inscription intitulée « charme d’amour exécuté avec l’aide de héros ou de gladiateurs morts violemment ». Elle préconise d’exécuter le rituel là où des gladiateurs avaient péri74.

3. Typologie et finalités Les textes magiques, dont la longueur du propos est variable, ont un cheminement comparable. L’objectif habituel de la défixion est de « soumettre un autre être humain à sa volonté, de le rendre incapable d’agir selon son propre gré »75. Les textes débutent par des mots magiques parfois incompréhensibles ; ils sont peut-être choisis pour leur sonorité créant une incantation76. La malédiction est souvent écrite à la première personne et comporte le nom de la personne visée avec sa filiation par la mère car sur l’identité de la mère il ne peut y avoir de doute77. Souvent apparaissaient aussi les noms des divinités contraintes de réaliser l’opération. À côté des divinités chtoniennes telles qu’Hermès viendront s’adjoindre des divinités grecques et égyptiennes (Seth, Anubis, Iaô, Abrasax, Kataxin, Trabaxian etc.)78 (textes 2 et 6). Enfin, une partie non négligeable de la malédiction est réservée aux supplices que cette dernière était censée faire subir à la personne visée79. Certains textes se focalisent sur le sort du defixus qui s’exprime par des une série de tortures symboliques (textes 1-5 ; 8).80 Dans 70

SIMON et VELASQUEZ, 2000, p. 261-264 : « On aurait la survivance d’anciennes divinités par le biais des sources et des fontaines ». 71 M. MARTIN, « Monde aquatique et tablette de défixion », communication au collège de France le 26 avril 2006 au cours du séminaire de M. Tardieu consacré aux objets magiques. 72 M. MARTIN, 2010, p. 28. 73 M. LE GLAY, 1990, p. 221-222. 74 H. D. BETZ, 1992, p. 64-66. 75 F. GRAF, 1994, p. 141. 76 J.-M. LASSÈRE, 2005, p. 296-297. 77 J.-M. LASSÈRE, 2005, p. 297 ; M. MARTIN, 2005, p. 235. 78 M. MARTIN, 2005, p. 235. Texte note 69. 79 J.-M. LASSÈRE, 2005, p. 296-297. 80 M. BAILLIOT, 2010, p. 129.

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55 cas81, le thème le plus récurrent constitue l’évocation des divinités infernales afin que les concurrents échouent et même subissent des dommages physiques82. D’une manière générale, les motifs pour lesquels on recourait aux defixiones relèvent des domaines suivants : les defixiones iudicariae, visant des adversaires dans un procès ; les defixiones contre des voleurs ; les defixiones amatoriae contre des rivaux en amour ; les defixiones commerciales contre des concurrents ; enfin les defixiones agonisticae contre des rivaux dans les domaines sportifs ou culturels83. L’exemple des tablettes africaines vise essentiellement deux catégories de victimes : d’un côté des athlètes ou des compétiteurs dans l’arène ou à l’hippodrome et de l’autre côté, des rivaux en amour. 3.1. Les jeux de lutte La plupart des defixiones à dessins se rapporte aux jeux et la posture des victimes évoque beaucoup d’assiduité. C’est le cas d’une defixio de Carthage figurant deux athlètes côte à côte et vus de face (fig 1). L’un, à gauche semble inactif, les bras ballants tandis que l’autre, à droite, fouet en main, esquisse un geste vers ce dernier84. La scène évoque probablement l’iconographie de la gladiature, notamment les représentations de demande de missio, c’est-à-dire le moment où l’un des adversaires se déclarait vaincu dans une posture de soumission85. Sur une autre defixio agonistique de Carthage, figure un personnage aux traits de Mercure (caducée et pétase ailé) terrassant avec une arme un corps allongé à sa gauche (fig 2). Selon R. Cagnat, la scène se réfèrerait plutôt à la fin des jeux, au moment où les gladiateurs gisants étaient testés au cautère86. D’ailleurs, d’après Tertullien, ce personnage funèbre était habillé en Mercure87. Les scènes de jeux ne sont pas propres à l’Afrique romaine. Une defixio découverte dans le sanctuaire de Poséidon à Corinthe, figure quatre athlètes88. 3.2. Les courses de chars C’est dans un contexte agonistique qu’il revient de placer l’essentiel des documents aussi bien à Carthage qu’à Hadrumetum, qui ont trait aux courses 81

M. I. MURA, 1994, p. 1538 note 18. H. PAVIS D’ESCURAC 1987, 447-467. Parmi les formules utilisées : cadant, male girent, ne frenis audire possint, ne pedes movere possint. 83 A. AUDOLLENT, 1904, 471-473 ; F. GRAF, 1994, p. 176-185 ; J.-M. LASSÈRE, 2005, p. 298. M. MARTIN, 2005, p. 235-236. Libanios, Discours, I, 249. Il découvrit dans sa salle de conférences un caméléon mutilé, ce qu’il interpréta comme une tentative de ses collègues de l’empêcher de parler (l’animal avait une de ses pattes antérieures qui fermait sa bouche pour l’inviter au silence). 84 A. AUDOLLENT, 1904, n°238. 85 M. BAILLIOT, 2010, p.115. Le mauvais état de conservation du dessin ne permet pas cependant d’être totalement affirmatif. 86 R. CAGNAT, 1899-1900, p. 91. 87 TERTULLIEN, Apologétique, XV, 5. « Nous avons ri aussi, dans les intermèdes cruels de midi, de Mercure qui éprouvait les morts avec le fer rouge ; nous avons vu encore le frère de Jupiter, armé d’un marteau, emmener les cadavres des gladiateurs ». 88 D. R. JORDAN, 1994, p. 116, n°5 ; M. BAILLIOT, 2010, p. 116. 82

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de chars (textes 1-4; 8). Dans ce contexte de rivalité entre les différentes fractions, c’est tout autant les conducteurs que les chevaux qui se trouvent envoûtés. C’est l’exemple de Gallicus, un venator, un spécialiste des combats contre des fauves dans l’amphithéâtre de Carthage. Il doit affronter un ours et un taureau, et son ennemi compte bien que le démon assurera sa défaite et sa mort89 (texte 1). À Hadrumetum, on commande au démon de tuer les chevaux et de briser les cochers du clan adversaire. Le démon en question n’est autre que le mort dans la tombe duquel est placée la tablette (texte 2). Toujours à Hadrumetum, un groupe réunit sept defixiones agonistiques visant des chevaux et des auriges. L’importance de ce type de defixiones liées aux courses de char, laisse conclure l’existence au moins à Hadrumète au Ier et IIe siècle un cercle de magiciens usant d’une même source, spécialisés dans les courses de char90. Dans une quinzaine de tablettes presque identiques trouvées à Carthage dans un tombeau, concernant les courses de chars du cirque, ce sont les chevaux qui sont visés. Une course opposait quatre fractions : les Rouges, les Bleus, les Verts et les Blancs. Les spectateurs pariaient sur l’une ou l’autre couleur, ce qui suscitait passions et profits91. La defixio s’en prend ici au parti des Verts, à l’ensemble des chevaux et des cochers qui vont courir. On commande au démon des morts de lier les chevaux des Verts : « lie leur course, leur force, leur vie, leur élan, leur vitesse, enlève-leur la victoire etc. ». (texte 3). Les divinités invoquées vont se diversifier, les propos se densifier, mais la démarche, sur le fond, va demeurer semblable comme le prouve une tablette provenant d’Apamée et concernant les courses de chars et plus précisément les chevaux : « Quand ils doivent concourir ; qu’ils se cassent, qu’ils soient trainés à terre, qu’ils soient détruits ; par Topos et par Sablan, maintenant, maintenant, vite, vite »92. Une defixio de Carthage se rapporte visiblement à une scène de course de chars93. Le personnage figuré, vu de face, est coiffé d’un chapeau ailé et un serpent.94 Le texte est fortement endommagé mais comporte un mot lisible : « cadat », verbe qui évoque les peines infligées aux chevaux de course sur les defixiones agonistiques95. Les textes se focalisent sur le sort du defixus et la dévotion s’exprime par une série de tortures symboliques. Une defixio de Carthage stipule de lier le corps de l’équipe adversaire ainsi que les chevaux de la course. (texte 8) On note à côté l’adaptation du panthéon égyptien au rite de defixio agonistica africain. En effet, de nombreuses scènes figurées illustrent le dieu Seth vainqueur d’Osiris. Une defixio de Carthage qui « lie » la faction des Verts (trois auriges et quatorze chevaux de course) se rattache à cette série96. Elle figure Seth, debout, doté d’une tête d’équidé, cuirassé, coiffé d’une sorte de casque ou de bonnet, brandissant un glaive de la main droite et maintenant un 89

A. AUDOLLENT, 1904, n°247 ; J.-M. LASSÈRE, 2005, p. 298. n° 178. G. NÉMETH, 2011, p. 95-110. 91 A. CAMERON, 1976. 92 W. VAN RENGEN, 1984, p. 213-238. 93 R. P. DELATTRE, P. MONCEAUX, 1906, p. 322. 94 M. BAILLIOT, 2010, p. 115. Fig 28c. 95 M. BAILLIOT, 2010, p.116, note 1. 96 A. AUDOLLENT, 1904, n°239, fig 29b ; M. BAILLIOT, 2010, p. 118. 90

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bouclier de la main gauche (fig 3)97. Parfois les scènes figurent une momie qui représente Osiris ou les victimes décapitées. C’est le cas d’une defixio agonistique de Carthage (contre 28 chevaux) découverte dans l’une des tombes du cimetière des Officiales de Bir-ez-Zitoun. Elle figure une momie et non une piste de cirque comme cela a été suggéré par le passé98. La décapitation se rencontre sur l’une des defixiones de la nécropole romaine d’Hadrumète. La scène représente la figure de Seth debout avec une arme et un coffre sur lequel repose la tête d’Osiris99. Le contact avec le monde divin est indispensable pour le magicien afin d’accomplir un rituel. Dans sa définition de la magie, Apulée a caractérisé le magicien comme « celui qui, entretenant commerce avec les dieux immortels, a le pouvoir d’opérer tout ce qu’il veut par la force mystérieuse de certaines incantations ». C’est la communio loquendi cum dis ; le magicien a besoin d’un assistant divin ou démoniaque. Certains defixiones font écho au succès des cultes isiaques dans l’Empire romain100. Les textes citent des divinités d’origine étrangère, plutôt orientale ; Abrasax, parfois le texte mentionne qu’il est un dieu égyptien, comme Kataxin, un grand esprit d’Egypte (texte 6). À côté des dieux égyptiens, on note le rite funéraire égyptien incluaient des barques transportant les âmes des défunts au ciel pour devenir de nouveaux Osiris et rejoindre la barque du Soleil (Râ)101. Sur ces tablettes au « dieu à la barque » comme celle d’Hadrumète figurent un personnage campé sur une barque et tenant une longue hampe et une sorte de récipient doté d’une anse102.(fig 4). Sur une tablette provenant de l’amphithéâtre de Carthage figure le personnage avec une lance dans la main droite et peut-être une foudre dans la main gauche. Le texte en latin vise le venator Gallicus. Celui-ci doit être terrassé par les animaux (ours, taureau) qu’il va combattre dans l’arène103 (texte 3). Le nom des adversaires y est placé sur l’embarcation qui les conduit symboliquement aux Enfers. Sur une tablette, Proklos placé sous l’homme-serpent semble être dominé par le personnage, voire piétiné104. Une autre tablette présente le même personnage. Il brandit un objet (peut-être un scorpion) de la main droite et une palme de la main gauche. Sous les pieds, une inscription : « proklos arpokration o kai neilos». On note le cognomen Proklos et la formule ‘kai neilos’ qui renvoie au Nil105. (fig. 5) 97

M. BAILLIOT, 2010, p. 118. A. AUDOLLENT, 1904, n°233 ; M. BAILLIOT, 2010, p. 119. Sa forme ovoïde et striée est similaire aux momies des tabellae de la Via Appia et d’un exemplaire à Beyrouth. Fig 29 c 99 A. AUDOLLENT, 1904, n°292 ; M. BAILLIOT, 2010, p. 119, fig 29c. 100 M. BAILLIOT, 2010, p. 89. 101 M. BAILLIOT, 2010, p. 122, note 1. « Si le rite était initialement et exclusivement réservé aux pharaons, il s’est peu à peu répandu. Les barques étaient le plus souvent symboliques ; soit elles étaient peintes sur les murs du tombeau ; soit elles étaient représentées par des modèles réduits ». 102 M. BAILLIOT, 2010, p. 120. 103 A. AUDOLLENT, 1904, n°247 ; M. BAILLIOT, 2010, p. 121. 104 M. BAILLIOT, 2010, p. 126. 105 M. BAILLIOT, 2010, p. 125. Prokolos ou sa version latine ‘Proculus’ ou ‘Procula’ se rencontre sur un bon nombre d’inscriptions. 98

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3.3. Les passions amoureuses : les defixiones amatoriae C’est avec la magie amoureuse que les magiciens vont trouver un champ d’action privilégié. Si dans les sources littéraires ce sont les femmes qui pratiquent la magie, les tablettes nous donnent une vision masculine de ces pratiques106. À la différence des autres textes où c’est la divinité invoquée qui va devoir enchaîner la victime, c’est ici le plaignant qui s’en charge par la force de la magie. À Théveste (texte 5), tout se passe entre l’exécutant et la bien aimée Saturnina. On ne sait pas s’il s’agit d’un amant délaissé jaloux de son mariage ou d’une femme désireuse de la supplanter107. La tablette indique que le charme doit causer amertume et horreur à la victime. À Carthage, on est loin des souhaits de mort pour la bien-aimée ou à l’encontre d’un rival préféré par la belle. La personne s’adresse aux esprits égyptiens pour que sa bien-aimée soit amoureuse de lui (texte 6)108. À Thysdrus, l’objet de l’opération magique est une femme, Patelaria Menor : l’amoureux passionné met au nominatif la raison de ses reproches : amor piger n(obis), c’est à-dire qu’elle n’éprouve à son égard qu’un sentiment indifférent et endormi et qu’il voudrait bien réveiller109. Certaines sources littéraires témoignent de cette magie amoureuse. L’une des prescriptions des papyrus magiques grecs préconise des recettes mêlant de la myrrhe, des végétaux ainsi que des parties d’animaux110. C’est au livre IV de l’Énéide que se situe l’épisode qui concerne Didon, reine de Carthage dont le destin devient, avec Virgile, inséparable d’une certaine pratique de la magie111. Didon, folle de douleur au départ d’Énée, annonce à sa sœur Anna qu’elle va procéder à une cérémonie magique qui lui ramènera son amant ou la délivrera elle-même de cet amour112. Didon fait appel à une sorcière appartenant au peuple numide des Massyles afin de lui indiquer les rites de magie amoureuse : « elle prétend, par ses formules, libérer les cœurs qu’il lui plaît, mais aussi envoyer à d’autres cœurs de durs soucis »113. Le suicide par amour de Didon devient un suicide par vengeance114. C’est que parfois l’amour pouvait se transformer en une haine sourde et profonde115. On a enfin le cas d’Apulée accusé de magie érotique. Le témoignage capital est un passage de la lettre 106

M. MARTIN, 2005, p. 245. P. ROESCH, 1966-1967, p. 231-237 ; M. I. MURA, 1996, p. 1540 ; J.-M. LASSÈRE, 2005, p. 301. 108 A. AUDOLLENT, 1904, n°230. 109 L. FOUCHER, 2000, p. 58. Os opera ritine / mi(hi) Patelaria Menor / amor piger n(obis). 110 H. D. BETZ, 1992, p. 67 ; F. GRAF, 1994, 204 ; M. BAILLIOT, 2010, p. 129 : « L’une d’eux préconise ainsi de brûler de la myrrhe au moment de l’invocation : « Magie d’amour avec offrande de myrrhe. En faisant cette offrande sur des charbons, récite la formule ». 111 Virgile, Énéide, IV, 474-503. 112 A-M. TUPET, 1976, p. 232. 113 Virgile, Énéide, IV, 487-491. 114 Virgile, Énéide, IV, 382-386 : « Je te suivrai, absente, avec de sombres torches, et, lorsque la froide mort aura séparé mes membres de mon âme, mon ombre t’assiégera en tous lieux. Tu seras puni, misérable ! » ; Énéide, IV, 660-664 : « Quoi ! Mourir sans vengeance ! Oui mourons ». 115 Apulée, Métamorphoses, I, 9 : « L’un de ses amants, qui s’était compromis avec une autre, fut transformé par elle, d’un seul mot, en castor, parce que cet animal, lorsqu’il est capturé par les chasseurs, se libère en tranchant ses parties sexuelles, et elle désirait qu’il lui arrivât autant » ; M. MARTIN, 2005, p. 253. 107

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écrite par Pudentilla, son épouse : « Voilà que tout d’un coup Apulée est devenu magicien, et moi j’ai été ensorcelée par lui et j’aime »116. Les tabellae émanent non seulement de milieux populaires, mais aussi de ceux qui sont relativement cultivés. À Lambèse, un tribun militaire qui rédige une épitaphe de rythme poétique datant du IIIe siècle, affirme que la mort de sa femme est le résultat des manœuvres magiques (texte 7)117.

Conclusion Les tablettes de defixio sont des documents épigraphiques de premier ordre pour s’approcher le mécanisme des croyances et des pratiques magiques du monde romano-africain. La magie en Afrique romaine est dans ses grandes lignes plus ou moins proche de ce qu’est attesté ailleurs dans le monde gréco-romain. Les Africains en adoptant l’écriture gréco-romaine ont aussi utilisé les emplois de cette écriture ; c’est-à-dire la sorcellerie par l’écriture et la pratique de l’envoûtement par defixio118. Les témoignages sont localisés dans les provinces de fortes traditions romaines comme l’Afrique proconsulaire. Ainsi les provinciaux — ici les Africains, ailleurs les Gaulois — ont emprunté aux nouveaux maîtres les Romains cette pratique dans la forme et le contenu. Si la magie met en cause le fonctionnement de la société et de la religion officielle, elle est en même temps absolument nécessaire à celle-ci. C’est d’ailleurs la société elle-même qui engendre les formes de magie telles qu’elles existent du moment que le désordre qu’elles instituent demeure ritualisé et délimité dans l’espace et dans le temps. Dernier recours pour beaucoup de gens de l’Antiquité, les defixiones avaient aussi une portée sociale : exprimer les derniers espoirs et les désirs les plus cachés sans mettre en danger la société. Les sentiments omniprésents sont la haine, la jalousie, la vengeance, le désir. Les defixiones représentent l’espoir de celui vers lequel on se tourne lorsque toutes les autres portes se sont fermées. Enfin, ces pratiques magiques sont une forme qui permettait aux sociétés de l’Antiquité de s’autoréguler. Au dire de M. Martin, « une sorte de soupape de sécurité qui a évité bien des crimes et des violences en les figeant dans le plomb »119.

Annexe épigraphique 1) A. AUDOLLENT, 1904, n°247 ; J.-M. LASSÈRE, 2005, 298. n° 178. Amphithéâtre de Carthage …tuez, exterminez, mettez en pièce Gallicus qu’a enfanté Prima, maintenant, dans le cercle de l’amphithéâtre et…Retiens ses mains, entrave-le…qu’il ne 116

Apulée, Apologie, LXXXIII, 1. Y. LE BOHEC, 1990, p. 141 ; M. I. MURA, 1996, p. 1535-1546. 118 P. Y. LAMBERT, 1994, p. 149. « Cette sorcellerie par l’écriture, les Gaulois ne l’ont pas inventée, ils l’ont empruntée à leurs nouveaux maîtres (les Romains) ». 119 M. MARTIN, 2010, p. 183. 117

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puisse immobiliser l’ours, les ours…entrave ses pieds, ses membres, ses sens, sa moelle. Entrave Gallicus qu’a enfanté Prima, de sorte que l’ours et le taureau, il ne puisse les tuer au premier coup, ni les tuer au deuxième coup, ni les tuer au troisième coup, le taureau et l’ours. Par le nom du dieu vivant, tout puissant, faites bien cela ! Maintenant, maintenant, vite, vite, que l’ours le blesse et le mutile.

2) A. AUDOLLENT, 1904, n°286, L. FOUCHER, 1964, p. 299 ; J.-M. LASSÈRE, 2005, p. 300, n°178 B. Hadrumetum (Sousse) Je t’adjure, démon, quel que tu sois - et je fais de ceci ton affaire, dès cette heure, dès ce jour, dès cet instant - de torturer, de tuer les chevaux du (parti) vert et du blanc, et de tuer, de briser les cochers Clarus et Felix et Primulus et Romanus, et de ne pas leur laisser le (moindre) souffle. Je t’adjure par celui qui t’a retiré du cours des temps, le dieu marin, aérien, Iaô Ia Sdaô… .

3) A. AUDOLLENT, 1904, n°239, Carthage Je te conjure qui que tu sois, démon des morts prématurés…. ; attache les chevaux du Vert dont je dépose ici les noms : Darios, Agilos…: lie leur course, leur force, leur vie, leur élan, leur vitesse, enlève-leur la victoire, entrave leurs pieds, abats-les, brise leurs nerfs, désarticule-les, pour que demain, en entrant dans l’hippodrome, ils ne puissent ni courir, ni circuler, ni vaincre, ni dépasser les barrières ni avancer sur l’arène et sur le champ des courses, ni contourner les bornes, mais qu’ils tombent, avec leurs propres cochers, Protos, Felix et Narcisse…., avec des blessures au corps, des fractures aux jambes, tout de suite, tout de suite, vite, vite, en vitesse, attache-les, attache, attache.

4) A. AUDOLLENT, 1910, n°2 ; M. BAILLIOT, 2010, p. 120, note 2. Hadrumetum Puisses-tu abattre, jeter à terre et tuer Baitmus Arbittus…Puisses-tu abattre, jeter à terre et tuer Margarita de Lyncée, jeter à terre Quintus, faire tomber dans leur chute l’attelage de Nervius et qu’ils ne reprennent pas vie. Je te conjure, démon, qui que tu sois, et je te supplie à partir de cette heure et de cet instant que tombent malades les chevaux que je te confie, ceux de Donatus Conditor des Verts. Je t’en conjure au nom de celui qui s’est acquitté sur le champ toute sa vie envers toi, dieu Marin, Aérien, très Haut….

5) P. ROESCH, 1966-1967, p. 231-237 ; J.-M. LASSÈRE, 2005, p. 301. Théveste, texte grec J’enchaîne Saturnina, j’attacherai à son esprit [une souffrance ?] amère, je l’enchaîne dans sa descendance ; qu’il n’arrive à Saturnina qu’amertume et horreur jusqu’au jour où Saturnina sera au bord de la mort ; |[---] à Saturnina. Je fais périr Saturnina par la folie dès l’instant présent, maintenant, pour l’éternité,

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tout de suite, tout de suite, tout de suite, vite, vite, vite. Je la coupe en morceaux tout entière, vite, pour l’éternité, vite, vite, vite.

6) A. AUDOLLENT, 1904, n° 230. Carthage Kataxin, tu es un grand esprit en Egypte, empare-toi du sommeil d’une telle afin qu’elle puisse venir à moi et donner satisfaction à mon âme. Trabaxian, toutpuissant esprit, conduis-la à moi passionnément, brûlante d’amour et de désir à moi. Nokhthiriph, esprit irrésistible, oblige-la à avoir des relations sexuelles avec moi. Bibipixi, qui est l’esprit le plus solide, pousse-la et oblige-la à venir à moi passionnément brûlant d’amour et de désir pour moi. Rikhourith, le plus rapide esprit d’Egypte, brise son lien avec ses parents, son lit, l’air qu’elle chérit, et oblige-la à m’aimer et à succomber à mon désir.

7) M. I. MURA, 1996, p. 1535-1546. Lambèse Ce que furent les témoignages de la vie passée est indiqué maintenant par cette inscription ultime. Car ce qui console de la mort, ce sont ces lignes où se conserve la mémoire éternelle du nom et de la famille. Ci-gît Ennia Fructuosa, épouse très chère, d’une grande réserve, dame dont il faut louer le parfait dévouement. En sa quinzième année elle reçut le nom d’épouse, sous lequel elle ne put vivre plus de treize ans. Elle n’a pas eu la mort qu’elle méritait : envoûtée par des incantations, elle restait par moments prostrée et muette, bien que le souffle de vie lui ait été arraché par la force plutôt que rendu à la nature. De cet acte criminel, ou les Mânes ou les dieux Célestes seront les vengeurs. Aelius Proculinus, son mari, tribun à la fameuse légion IIIe Auguste, a fait lui-même graver ces mots.

8) A. AUDOLLENT, 1904, n°241 ; M. BAILLIOT, 2010, p. 129. Carthage Liez leurs jambes, leur foulée, leur saut, et leur course ; liez leurs yeux afin qu’ils ne puissent voir et altérez leur esprit et leur cœur afin qu’ils ne puissent respirer. Comme ce coq a été attaché par ses pattes, ailes et tête, que soient liés les jambes, les mains, la tête et le cœur de Victoricus le cocher de l’équipe bleue, pour demain ; et aussi les chevaux qu’il aura pour la course ; sous Decundinus, Iuvenis, Atvocatus, Bubalus et Lauriatus ; sous Victoricus, Pompéianus, Baianus, Victor, Eximius et Dominator qui appartient à Messala et certains autres qui sont unis avec eux.

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Fig 1 Deux athlètes confrontés, Musée archéologique de Carthage, cliché A. Audollent, 1904, n°238 ; M. Bailliot, 2010, fig. 28a.

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Fig 2 Personnage aux traits de Mercure, Musée archéologique de Carthage, cliché A. Audollent 1904, n°246 ; M. Bailliot, 2010, fig. 28b.

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Fig 3 Seth vainqueur d’Osiris, Carthage, cliché A. Audollent, 1904, n°239 ; M. Bailliot, 2010, fig. 29b.

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Fig 4 Personnage campé sur une barque, Hadrumète, A. Audollent, 1910, n°2, pl. 29 ; M. Bailliot 2010, fig. 30a.

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Fig 5 Prokolos, Carthage, A. Audollent, 1930, p. 306 ; M. Bailliot, 2010, fig. 31b.

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Une bienfaitrice de Calama au temps de Dioclétien1 Claude Briand-Ponsart Université de Rouen

L’antique cité de Calama, moderne Guelma2, est située à environ 65 kilomètres au sud d’Hippo Regius (Bône, Annaba), au pied du massif de la Mahouna, qui domine la vallée de la Seybouse (l’Ubus antique), dont le cours moyen s’insère entre les derniers chaînons numides au nord et l’extrémité septentrionale des hautes plaines au sud. Peuplée de tribus de langue libyque, la région a été largement influencée par la culture punique, qui s’est propagée soit depuis le nord par la vallée de la Seybouse, soit par voie de terre depuis le territoire carthaginois à l’est. Incluse dans le royaume numide, elle fit partie de l’Africa nova après la défaite de Juba Ier en 46 av. J.-C., puis de l’Afrique Proconsulaire pendant l’Empire. Calama resta une ciuitas dirigée par des sufètes jusqu’au règne de Trajan, qui lui accorda le statut municipal3 et fut promue colonie entre le règne de Caracalla et 2834. Les nombreuses stèles de tradition punique, les inscriptions libyques et néopuniques, les caveaux creusés dans le roc, les hypogées, auxquels s’ajoute le maintien d’une onomastique indigène jusqu’au IIe siècle5, sont autant de témoignages de l’ancrage libyco-punique de la région. Le texte dont il sera question ici relate l’intervention d’une dame nommée Arminia Fadilla, qui offrit pendant le règne commun de Dioclétien et de Maximien, entre 286 et 293, une somme en vue d’une restauration ou d’une reconstruction du temple d’Apollon si l’on s’en tient aux restitutions les plus vraisemblables.

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Pour cet hommage à Charles Guittard, il a semblé opportun de revenir sur ce texte qui a trait à la fois à la religion et à l’Afrique. 2 S. GSELL, 1911, f. 9, Bône, n° 146 ; Id., 1922, p. 20. 3 ILAlg., I, 233 et 290, si la restitution du sufétat est exacte. La fonction de princeps qui figure dans le premier de ces deux textes doit être rapprochée de celle de rab dans les institutions puniques. 4 J. GASCOU, 1982, p. 176-177 et p. 271. 5 Avec une légère prépondérance des noms puniques, voir C. BRIAND-PONSART, 2016, p. 1214.

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ILAlg., I, 2506 Saeculo beatissimo dd(ominorum) nn(ostrorum) C. Aureli [Valeri Diocletiani Pi]i Felicis Inuicti Aug(usti) [et M. Aureli Valeri Maximiani Pii Felicis Inuict]i Aug(usti), templum Ap[ollinis - - - / - - -] ab Arminia Fadilla (sestertium) CL milib(us) n(ummum) et [- - -] (sestertium) CC mil(ibus) n(ummum) per[fectum (?)- - - de]dicatum C. [- - -].

Le gentilice Arminius est très rare en Afrique, avec une dizaine d’attestations7, dont la plus intéressante pour notre propos semble celle d’Arminia Paulina, fille de L. Aurelius Arminius Donatus, flamine perpétuel de Timgad, de rang clarissime8. Elle épousa très probablement en secondes noces C. Annius Flavianus, chevalier, procurateur du patrimonium du tractus de Carthage, dont la carrière se déroula sous Marc Aurèle puis Commode9. Le fait que son fils, C. Annius Arminius Donatus, soit qualifié de clarissimus puer fait supposer qu’elle avait épousé en première noces un personnage de rang sénatorial et qu’elle avait obtenu l’autorisation de conserver son clarissimat après son remariage. Ceci étant, aucun lien n’est avéré avec Calama. Les lacunes de l’inscription ne permettent pas de déterminer quelles furent exactement les modalités des travaux, la nature de la donation - faite de son vivant ou legs testamentaire ? - et son montant exact. Deux versements sont mentionnés. Il est à peu près certain qu’Arminia Fadilla a versé, dans un premier temps, au moins 150.000 sesterces. La mention des 200.000 sesterces est plus délicate à interpréter et deux hypothèses se présentent. Un supplément de 50.000 sesterces a pu être ajouté à la somme initiale en raison de la dégradation monétaire de la période ou parce que les travaux ont coûté plus que la somme prévue, auquel cas les 200.000 sesterces représentent le montant final de la donation. On peut aussi supposer qu’une seconde donation de 200.000 sesterces a été effectuée ; le montant total des travaux aurait alors atteint 350.000 sesterces, somme conséquente qu’il faut relativiser là encore en fonction des incertitudes monétaires de l’époque. Dans les deux cas, on ignore si Arminia Fadilla fut la seule à financer les travaux ou si un second donateur, qui pourrait être son héritier et exécuteur testamentaire, est intervenu. Quant au C qui suit dedicatum, il pourrait désigner le prénom du représentant de l’empereur, en l’occurrence C. Macrinus Sossianus10. En effet, la res publica de Calama avait procédé pendant le court règne de Carus, sous la responsabilité de ce personnage, curateur et citoyen de la colonie, à une dédicace au César 6 L’inscription est malheureusement lacunaire. Il s’agit de quatre fragments (CIL, VIII, 5333 a-d et CIL, VIII, 17487) d’une frise en marbre rouge provenant de carrières situées dans le massif de la Mahouna d’une hauteur de 33 cm. Largeur : 1,10 m. pour le fragment a, 69 cm pour les fragments b et c, 73 cm pour le fragment d. Pour les restitutions, C. LEPELLEY, 1981, p. 91, n° 4 ; G. WALDHERR, 1989, p. 150. 7 Plusieurs mentions à Uchi Maius (CIL, VIII, 26303 ; 26304 ; 26347 ; AE, 1997, 1697), une à Dougga (CIL, VIII, 26719), une à Thigibba Bure (CIL, VIII, 23617). Aucun n’a eu de carrière municipale. 8 PIR2, A, 1066 ; M. LEGLAY, 1982, p. 772 ; M.-T. RAEPSAET-CHARLIER, 1987, n° 91. 9 AE, 1901, 195 ; CIL, VIII, 17899 ; PIR2, A, 634 ; H.-G. PFLAUM, 1960, p. 545, n° 2. 10 G. WALDHERR, 1989, p. 150, n. 31.

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Carin11. Sossianus devint par la suite légat de la Numidie Proconsulaire sous le proconsulat de T. Claudius Aurelius Aristobulus, qui dura exceptionnellement longtemps (de 290 à 294), et il fit preuve d’une grande activité.

La dernière femme évergète connue d’Afrique Cette donation est exceptionnelle à deux titres, son caractère tardif venant d’une femme et sa destination, la restauration du sanctuaire d’Apollon. Si l’Afrique a été relativement peu affectée en comparaison des autres provinces par la crise qui toucha l’Empire à partir du deuxième tiers du IIIe siècle, elle n’en a pas moins connu un ralentissement de l’activité édilitaire, en particulier entre le règne de Gallien et l’avènement de Dioclétien12. Avec cet empereur, le calme s’étant rétabli peu à peu dans les provinces, l’Empire s’achemina vers une nouvelle période de prospérité relative, marquée par une reprise de l’activité urbanistique particulièrement sensible dans les provinces africaines13 et, pendant la Tétrarchie, une quinzaine d’inscriptions mentionnent des travaux effectués pour réparer ou construire des temples. La donation d’Arminia Fadilla s’inscrit donc sans surprise dans le contexte des initiatives prises par les autorités tant municipales qu’impériales à cette époque, mais son originalité tient à ce qu’il s’agit d’une femme, la seule pendant cette période et la dernière que nous connaissions en Afrique en l’état actuel des données, à avoir pratiqué l’évergétisme municipal. Pendant le Haut-Empire, la proportion des évergètes masculins a toujours été supérieure à celle des donatrices, néanmoins, celles-ci se manifestaient régulièrement dans leur cité par quelque évergésie14. Les donations ultérieures, nombreuses et bien attestées par les inscriptions, furent effectuées uniquement par des notables masculins15, les sources ne mentionnant aucune femme alors qu’il est désormais admis que l’Afrique a connu une réelle prospérité pendant le IVe siècle et, si le hasard des découvertes a pu jouer un rôle dans cette disproportion, ce dernier ne peut être que limité. Une cité attachée aux divinités traditionnelles Le second point qui mérite l’attention est la destination de la donation, la restauration du temple d’Apollon, dont on ignore l’emplacement. Le dieu est aussi mentionné par une dédicace qui date probablement de la fin du IIe ou 11

ILAlg., I, 247. Sur Macrinius Sossianus, PLRE, 1, p. 849. Comme l’a montré C. LEPELLEY, 1979, p. 74-79, avec statistiques ; à compléter par C. LEPELLEY, 1981, p. 97-103, pour Calama, et C. LEPELLEY, 1996, p. 211-212, pour l’ensemble de l’Afrique. 13 C. LEPELLEY, 1979, p. 85-89. 14 E. g. la construction du théâtre de Calama, offerte par Annia Aelia Restituta (ILAlg., I, 286287), dont le montant de 400.000 sesterces est un des plus élevés d’Afrique, voir C. BRIANDPONSART, 2012, p. 112-115 et pour une analyse plus générale de l’évergétisme féminin, C. Briand-Ponsart, 2004, p. 171-186. 15 C. LEPELLEY, 1979, p. 304-306, tableaux. Arminia Fadilla est mentionnée p. 305, n° 7. 12

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du début du IIIe s. Un décurion de la cité, Q. Nicius Annianus, ordonna par testament que soit érigée une statue du dieu dans le nouveau forum16, obligation dont ses neveux et son frère, C. Nicius Agrippinus, s’acquittèrent d’assez mauvaise grâce17. Apollon est considéré comme l’interpretatio romana du dieu punique Eschmoun, et c’est incontestablement le cas pour l’Apollon deus patrius de Mactar et de Bulla Regia18. On sera plus réservée pour l’Apollon de Calama car le contexte civique ne l’impose pas, le gentilice du donateur de la statue évoquant une origine grecque. Le centre civique de Calama n’a pas livré beaucoup de documents relatifs aux dieux, mais inscriptions et ex-voto montrent un attachement certain aux divinités traditionnelles, dont il est établi qu’elles ont pris la suite de dieux puniques et/ou libyques sous un nom romain. Plusieurs indices incitent à penser que le « Neptune africain » fut le dieu protecteur de la cité19, ce qui n’aurait rien d’étonnant vu que de nombreuses sources jaillissent à proximité de la ville, dont deux alimentent encore aujourd’hui des établissements thermaux. On a trouvé le fronton d’un édicule consacré au dieu qui surmontait peut-être une fontaine20, et plusieurs notables municipaux ont exercé la prêtrise de cette divinité, tels Q. Nicius Annianus et surtout Q. Nicanius Honoratus, qui offrit une statue à l’occasion de son duumvirat21. Hercule, dont on sait qu’il revêtait la forme romanisée du dieu phénicopunique Melqart22, est aussi présent. Très probablement honoré de longue date, il a bénéficié d’au moins deux, peut-être trois statues, dont une fut offerte par un des premiers magistrats de la cité après sa promotion au rang de municipe, preuve de son ancienneté, et une autre par un des plus grands notables de la cité23. Une statue, une tête et une dédicace signalent la présence d’Esculape24. Autre divinité, assez mystérieuse, Tellus Gilva fut honorée par un édile, qui avait probablement en charge son culte25. Pardessus tout, les Kalamenses étaient très attachés au grand dieu Saturne, l’ancien Baal Hammon, pour lequel avait été érigé un sanctuaire très vénéré sur une hauteur à proximité de la ville26. De nombreux ex-voto ont été retrouvés, souvent anépigraphes, certains rédigés en néo-punique, d’autres en latin et la participation des femmes à ce culte est notoirement attestée, plusieurs ayant procédé en leur nom propre à des dédicaces au grand dieu 16

ILAlg., I, 177. F. JACQUES, 1975, p. 178, a estimé à deux ans le retard entre le décès du donateur et l’exécution de ses volontés par ses héritiers. 18 C’est ce que suggère A. CADOTTE, 2007, p. 165-200, pour Calama, p. 181, n° 98-99. 19 Sur cette divinité, A. CADOTTE, 2007, p. 307-324, qui insiste sur son lien étroit avec les sources en Afrique. 20 S. GSELL, 1911, f. 9, Bône, 146, 7. 21 ILAlg., I, 185. 22 ILAlg., I, 180 et 181. 23 Respectivement ILAlg., I, 181 (AE 1950, 145), par le quattuorvir L. Vibius Saturninus et ILAlg., I, 180 ; ILAlg., I, 288, par Iulius Rusticianus, chevalier et flamine perpétuel. 24 ILAlg., I, 176. N. Benseddik, 2010, vol. 1, p. 105-106 ; vol. 2, p. 33-34, pl. VII, 1 et 2. 25 ILAlg., I, 232. 26 À Aïn Nechma, à 4,5 km du centre de Calama. Le site a été occupé bien avant l’époque romaine. M. LEGLAY, 1966, p. 386-403, a compté 84 occurrences pour Calama et p. 404-415, 37 occurrences pour Thabarbusis, nom antique de la localité ; il note, p. 405, que « toutes (les stèles) portent les marques particulières de l’art populaire africain ». 17

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africain27. De leur côté, les autorités encourageaient un retour à la tradition. En 293-294, C. Macrinus Sossianus procéda dans la ville au déménagement d’une statue de Fortuna Victrix avec des simulacra de victoire d’un lieu peu fréquenté vers un emplacement plus en vue28. À Madaure, sur l’ordre du proconsul, entre 290 et 293, il fit restaurer le temple d’Hercule et ses portiques, qui risquaient de s’effondrer en raison de leur vétusté29, toutes mesures qui s’inscrivaient dans le contexte de la restauration cultuelle romaine voulue par Dioclétien. Cet attachement aux divinités traditionnelles prend tout son sens avec plusieurs événements ultérieurs montrant la résistance d’une grande partie des populations face à la christianisation autoritaire pratiquée par le pouvoir impérial, incidents que nous a transmis la correspondance d’Augustin. En 408, Calama fut le théâtre d’une émeute dirigée contre les chrétiens30. Cet épisode ayant fait l’objet de plusieurs études récentes31, nous nous contenterons de le résumer. Durant les dix dernières années du IVe siècle, les autorités politiques romaines, avec l’empereur à leur tête, avaient pris une série de mesures qui visaient à éradiquer les cultes traditionnels. Le 8 novembre 392, l’empereur Théodose prit un édit interdisant de faire des sacrifices en public comme en privé, d’adorer les idoles et de leur élever des autels sous peine d’amendes et de confiscation des biens. Cette législation, qui fut confirmée en 395, ne fut sans doute guère appliquée en Afrique jusqu’à la défaite de Gildon en 398. Honorius, qui avait succédé à son père en 395, durcit sa politique : en mars 399, il proclama le christianisme religion d’état et autorisa la destruction des sanctuaires ruraux. La même année, le 10 avril, le temple de Junon Caelestis, la déesse tutélaire de Carthage, fut saccagé et cette mesure ne fut sans doute pas étrangère à l’émeute qui se produisit à Sufes en Byzacène à la fin du mois d’août et fit une soixantaine de victimes parmi les chrétiens32. En novembre 407, la chancellerie impériale adressa au préfet du prétoire, pour exécution dans toutes les provinces, un texte ordonnant de détruire les statues de culte encore en place, d’affecter les temples à une utilisation profane et interdisant toute manifestation publique, festin, fête ou procession. Elle fut sans doute

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ILAlg., I, 193 ; 201 ; 210 ; 224. ILAlg., I, 179 (ILS 5477) : [For]tunam Victricem cum simulacris uictoriarum / [--- ex] infrequenti et inculto loco in ista sede priu/[ato sumptu proco]nsulato quarto insignis Aureli Aristobuli [uiri clarissimi] / et ornat[iss]i[m]i prouisione gloriosi Macrini Sos[siani uiri clarissimi] / leg(ati) quarto Iulius Rusticia[nus] / [ci]uis et cur(ator) Kalamensium splendidi/[ssimae rei publicae ? ]V P[- - - tran]st[ulit - - - ] et locauit [- - -]. 29 ILAlg., I, 2048. 30 Aug., Ep., 90 et 91 et 103-104. 31 C. LEPELLEY, 1979, p. 201 et ID., 1981, p. 99-101. S. LANCEL, 1999, p. 433-437 ; E. T. HERMANOWICZ, 2004, p. 481-521 et E. T. HERMANOWICZ, 2008, p. 156-173 ; B. D. SHAW, 2011, p. 251-259. 32 Aug., Ep. 50. Des chrétiens avaient détruit la statue d’Hercule, le dieu civique, ici sans aucun doute Melqart dans cette cité d’origine libyco-punique, suscitant la colère d’une partie de la population qui avait procédé à une véritable chasse à l’homme, tuant une soixantaine de personnes. Sur cet épisode beaucoup plus violent que celui de Calama, C. LEPELLEY, 1981, p. 305-307 ; S. LANCEL, 1999, p. 432 ; B. D. SHAW, 2011, p. 249-250. 28

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connue et affichée en Afrique au début de l’année 40833, ce qui n’empêcha pas une partie de la population de Calama de défiler le 1er juin lors d’une fête, les fabariae, dont Macrobe écrit qu’elles sont dédiées à la déesse Carna qui préside aux organes vitaux du corps : « On lui offre de la purée de fève et du lard, parce que ces aliments sont éminemment aptes à restaurer les forces physiques : de fait, on appelle communément calendes des fèves les calendes de juin (Kalendae Iuniae fabariae vulgo vocantur) parce que, au cours de ce mois, les fèves nouvelles sont offertes dans les sacrifices »34. La foule s’en prit à l’église, qui reçut des jets de pierres35. Si l’évêque de Calama, Possidius, un fidèle d’Augustin, suivi par les clercs ne s’était pas opposé au défilé et n’avait pas réagi avec vigueur dans les jours suivants, il est probable que l’affaire se serait calmée. La population locale, notables municipaux et simples citoyens considéraient sans doute cette fête comme faisant partie de leur tradition culturelle. Mais, sûrs de leur bon droit, les chrétiens tentèrent de faire appliquer la nouvelle loi ; Possidius se rendit à la curie où il fut accueilli par une fin de non-recevoir, ce qui dut encourager les émeutiers. La situation s’envenima pendant les jours suivants, et les trublions revinrent, pourchassèrent l’évêque, qui dut se cacher pour échapper à ses poursuivants, et les clercs - l’un d’eux fut tué – puis ils mirent le feu à l’église. La réaction chrétienne fut vive, car c’était sans compter avec la pression exercée sur le pouvoir impérial par le parti catholique représenté par Possidius et Augustin et, malgré l’intervention d’un notable modéré de Calama, Nectarius, les condamnations furent sévères36. Dernière évergète féminine d’Afrique, Arminia Fadilla se situe à la charnière de deux temps, celui de l’attachement aux divinités traditionnelles et celui qui verra bientôt triompher le christianisme. Nous avons l’exemple d’une femme qui affirme à la fois son amor patriae en offrant des travaux à sa cité et sa volonté de restaurer un temple consacré à un des grands dieux des panthéons gréco-romain et libyco-punique. La Tétrarchie engagera quelques années plus tard un dernier combat contre les chrétiens et la documentation chrétienne glorifiera Crispine de Thagura, martyre et presque contemporaine d’Arminia Fadilla.

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La date de la diffusion de ce texte pose la question de son lien avec l’émeute de Calama. Elle fut affichée à Carthage le 5 juin, mais elle fut sans doute connue avant, en particulier à Calama compte tenu des relations entre Possidius et l’Italie. 34 MACROBE, Les Saturnales, I, 33, traduction C. GUITTARD, Paris, 1997. Varron parle de fabata puls pour cette date et le Calendrier de 354 place les Ludi Fabarici le 1er juin, cf. H. STERN, 1953, p. 72. On ignore si la population africaine avait les mêmes références culturelles que celle de l’Italie ; il peut s’être produit une réinterprétation en relation avec la période estivale, toutes les émeutes s’étant déroulées, semble-t-il, à ce moment. 35 Sur la localisation de l’église de Calama, I. GUI, N. DUVAL, J.-P. CAILLET, 1992, T. I, p. 343-345 et T. II, pl. CLXXV(175)-CLXXVIII (178). 36 Aug., Ep., 103-104. E. T. HERMANOWICZ, 2008, p. 179 et B. E. SHAW, 2011, p. 259, notent la lourdeur des peines encourues à l’initiative de Possidius.

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Esclaves et affranchis de la colonie à Sétif (Maurétanie Césarienne orientale) Michel Christol Université Paris I

Les esclaves des cités, « esclaves publics », avaient un rôle important dans le fonctionnement de la vie municipale et dans l’accomplissement des tâches relatives au « quotidien municipal », expression qui s’est bien répandue grâce aux initiatives scientifiques de Mireille Cébeillac1. Entre l’ouvrage de Léon Halkin (1897) et celui récemment fourni par Alexander Weiss (2004), la documentation sur les esclaves et les affranchis des cités d’Italie et du monde romain s’est accrue tout naturellement : la mise au jour des inscriptions est en effet continue. C’est ainsi que, dans le dernier des ouvrages cités, parmi les lieux remarquables dans les provinces est apparue la colonie de Sétif, en Maurétanie Césarienne. C’était une colonie de vétérans, établie par Nerva2 aux limites orientales de la province, sur la frontière commune avec l’Africa, encore unifiée. Dans cette province proconsulaire la colonie de Cuicul allait être établie, quasiment au même moment et peut-être par le même prince3. L’ouvrage de Weiss comporte 1

Qu’il soit possible, à l’occasion, de rappeler cette étape provinciale de la carrière de Charles Guittard, qui passa par l’Université de Clermont-Ferrand, où j’eus la possibilité de le rencontrer, avant de le retouver à la direction de l’association Aouras, et d’associer à ce souvenir le contexte des réunions du programme sur « le quotidien municipal », dirigé et animé dans cette même université par Mireille Cébeillac. Les réflexions qui suivent sont aussi associées à la participation au jury de doctorat de Mme Françoise Sudi-Guiral en décembre 2013 : Les esclaves et les affranchis publics dans l’Occident romain (IIe siècle avant J.-C. – IIIe siècle après J.-C.) = FR. SUDI-GUIRAL 2013. 2 J. GASCOU, 1972, p. 69. Dans une inscription de l’année 98 ap. J.-C., la communauté établie est appelée col(onia) Nerv(iana) Aug(usta) Mart(ialis) : P. MASSIÉRA, 1946-1949, p. 345-346, n° 1 = AE, 1949, 42. D’autres inscriptions dénomment la communauté colonia Nerviana Augusta Martialis Sitifensium (CIL, VIII, 8441 ; 10365), colonia Nerviana Sitifis (CIL, VIII, 8465), ou colonia Nerviana Augusta Martialis veteranorum Sitifensium (CIL, VIII, 10362) ; sous Caracalla, d’après les milliaires, la cité s’appelle la respublica Sitifensium Nervianorum Antoninianorum (CIL, VIII, 10340 ; 10341 ; 22403 ; cf. J. GASCOU, 1972, p. 143 n. 5) ; sur le développement économique à partir de la fin du Ier siècle, J. GASCOU, 1972, p. 41, et surtout P.-A. FÉVRIER, 1968 (= P.-A. FÉVRIER, 1996, II, p. 725-739). 3 J. GASCOU, 1972, p. 28, p. 108-110, qui insiste sur le caractère hypothétique de la plus rigoureuse simultanéité des fondations de Sétif et de Cuicul sous Nerva, envisagée par R. CAGNAT, 1916.

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ainsi un nouveau dossier qui, tel qu’il a été constitué, renferme deux références. Elles montrent en particulier que les affranchis de la colonie prenaient comme gentilice celui de l’empereur qui avait assuré sa fondation (Marcus Cocceius Nerva) : AE, 1972, 737 et AE, 1972, 714. On peut présumer que c’est par le dépouillement de l’Année épigraphique que ces deux documents remarquables ont pu être réunis puis mis en évidence, en permettant d’élargir le panorama de l’étude. L’index de cette publication pour l’année 1972 (p. 292), relève en effet, parmi les particularités dignes d’être signalées, un « lib(ertus) col(oniae) » et une « ser(va) pub(lica) ». L’indexation était utile. Mais en ce qui concerne cette communauté africaine on peut augmenter encore le dossier et apporter de nouveaux documents qui enrichissent nos connaissances. Il importait en effet de remonter des ouvrages de référence aux publications recensées : aussi soucieux des détails qu’aient été les rédacteurs de l’Année épigraphique, ils ont fait de leurs lecteurs les victimes de leurs résumés ou de leurs simplifications, car par nécessité la matière documentaire a été résumée ou rétractée, parfois même réduite au risque d’oublis ou d’omissions. Dans le cas de Sétif, en revisitant les publications qui ont été utilisées il devient possible dans certains cas non seulement de retrouver d’autres données précieuses sur les inscriptions citées, mais encore d’accroître la moisson documentaire. Commençons par les deux documents ajoutés par A. Weiss. 1/ AE, 1972, 737 est une inscription retenue par A. WEISS 2004, p. 235, n° 304. Elle provient de la publication par Paul-Albert Février d’une ample moisson d’inscriptions mises au jour à Sétif et dans les environs : P.-A. FÉVRIER 1970, p. 339-340, n° 22 (avec photo) : D(is) m(anibus) s(acrum) ;/ Secundula pub(lica) / ser(va) v(ixit) a(nnis) XV ; Cocceia Felici/tas fec(it). Nous pouvons retenir du commentaire de l’auteur de la première publication de précieuses observations complémentaires qui viennent enrichir la connaissance du document si on les prend en compte. En premier, ce qui concerne le support épigraphique : « Caisson trouvé en même temps que les deux précédents [= n° 20 (AE, 1972, 714) et n° 21] ». En second : quelques indications sur les personnages cités : « Dans ces trois inscriptions on voit une Secundula morte à 15 ans, encore esclave. Comme elle apparaît sur la pierre en même temps que Cocceia Felicitas, on supposera que celle-ci est la même que la sœur de Publicia, qui se trouve dans l’inscription n° 21. Mais le lien entre ces deux sœurs et Cocceius Tertius et ses enfants n’est pas saisissable ». C’était alors orienter vers l’utilisation d’un autre texte, venant s’ajouter à ceux dans lesquels les renseignements paraissaient évidents. On l’examinera ci-dessous, car il ne doit pas rester dans l’anonymat documentaire. 2/ AE, 1972, 714 est aussi une inscription retenue par A. WEISS, 2004, p. 244-245, n° L 91. Elle provient de la même nécropole : P.-A. FÉVRIER, 1970, p. 337-338, n° 20 (avec photo). Le texte publié, et repris par l’Année épigraphique, est le suivant : D(is) m(anibus) s(acrum) ;/ M(arcus) Cocceius Tertius lib(ertus) / col(oniae) v(ixit) a(nnis) LXX ; Victor / et [---] lib(erti) patri rarissimo. On peut toutefois, car le déchiffrement n’est pas aisé, hésiter sur la lecture du mot lib(erti) à la ligne 4, et se demander si l’on n’aurait pas 434

simplement le nom d’un des enfants du défunt (se terminant par la syllabe – lis), sans l’indication du statut. Mais il convient de relever aussi dans la publication de Paul-Albert Février l’indication de la localisation précise dans la ville moderne : « Caisson trouvé à côté de l’ancien consulat de France, le 9 juin 1966 ». Il y a toutefois davantage de documents à exploiter. 3/ Si l’on revenait à la publication originale, les données apportées par Paul-Albert Février conduisaient à examiner au moins une autre inscription (P.-A. FÉVRIER, 1970, p. 339, n° 21 avec photo, d’où AE, 1972, 733) et, en défintive, à la retenir. Il s’agit en effet d’un « caisson trouvé au même endroit et le même jour que le précédent [le n° 20 de la publication de Février, examiné ci-dessus] ». L’Année épigraphique l’a disjointe de ses voisines et elle a rompu les contiguïtés existant entre elles en leur attribuant respectivement les n° 714, 737 et 733. Elle les a isolées dans la présentation à laquelle elle procédait, ce qui rendait difficile tout rapprochement ultérieur. On lit : D(is) m(anibus) s(acrum) ; / Publicia / v(ixit) a(nnis) XXXVIIII / Felicitas so-/ror et Secundula / filia fec(erunt). On retrouve ainsi Felicitas et Secundula. Les rapprochements onomastiques effectués par Paul-Albert Février, joints à la proximité de localisation des mises au jour, montraient clairement qu’il fallait rapprocher ces trois textes. Le résumé de l’Année épigraphique allait dans le même sens. La troisième inscription entre d’une manière évidente dans le dossier. Mais elle a échappé à Weiss. De plus, antérieurement à cette publication de Paul-Albert Février, d’autres inscriptions de la même ville et de la même région avaient été publiées. Elles avaient été recueillies par Paul Massiéra4 qui, proviseur du Lycée de Sétif, s’attacha durablement à la protection du patrimoine antique de la ville et de sa région. Ces publications anciennes apportent aussi leur lot de documents. Il s’agit de deux articles publiés voici plus d’un demi-siècle. Dans le Bulletin du Comité des Travaux historiques (BCTH), 1941-1942, p. 204-212, Alfred Merlin avait procédé à l’analyse d’un article de Paul Massiéra, dans lequel ce dernier présentait 69 inscriptions inédites de Sétif et de sa région. Ce savant qui rédigeait alors l’Année épigraphique a repris plusieurs inscriptions dans cette publication. On peut en retirer deux textes, l’un qui entre d’une façon évidente dans le sujet à traiter, l’autre qui pourrait vraisemblablement y entrer. 4/ On citera d’abord une inscription de la ville de Sétif, qui aurait été mise au jour « dans les fondations du nouveau cercle militaire, en face du collège colonial » : P. MASSIÉRA, 1941, p. 95-96, n° 15 ; A. MERLIN, BCTH, 1941-1942, p. 206, n° 15 (d’où AE, 1942-1943, 60) : D(is) m(anibus) ; / Paramythius / Iuliani disp(ensatoris) vik(arius) / v(ixit) a(nnis) XL, h(ic) s(itus) e(st) ; M(arcus) Coc/ceius Alexander / patri pi(i)ssimo) fecit. Le commentaire fourni était bref : on se demandait si le fils du défunt n’avait pas été un affranchi de l’empereur Nerva, ce qui contribuait à placer le personnage dans le personnel d’administration des biens de l’État et – qui 4 Outre l’article déjà cité n. 2 (P. MASSIÉRA, 1946-1949), il y a l’article du même auteur, qu’a présenté A. Merlin, dans BCTH, 1941-1942, p. 204-212, puis que ce savant a utilisé dans la rédaction d’AE, 1942-1943, 60-78 (P. MASSIÉRA, 1941).

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plus est – à une date précoce du IIe siècle ap. J.-C., alors que les documents que l’on présente seraient plutôt de la fin du IIe siècle ou même du IIIe siècle. Ce décalage chronologique est trop fort pour que l’on ne recherche pas une autre interprétation du gentilice Cocceius. Comme on peut constater que les esclaves et les affranchis de l’empereur signalent cette situation en se référant explicitement à leur maître (Caes. s. ou Aug. lib. selon les cas)5, il est difficile, en l’absence d’une telle précision, de maintenir l’interprétation qu’avait fournie Massiéra, que Merlin reprit à sa suite et que Gérard Boulvert admit à son tour6. Le responsable de l’épitaphe, dont le gentilice était Cocceius, serait plutôt un affranchi de la colonie. Le choix du gentilice se référait à une pratique, certes attestée, mais assez peu courante il est vrai, dans l’épigraphie des cités d’Italie ou des provinces, en tout cas peu relevée par le commentaire des documents7. Son père, le défunt, aurait été le second d’un dispensator ; il était de statut servile, mais il ne se disait pas esclave de l’empereur, pas plus que se disait tel l’esclave Iulianus, qui était responsable du service dans lequel Paramythius exerçait son activité lorsqu’il mourut. On est plutôt en face d’un affranchi de la colonie dont le père avait été esclave de cette dernière : le cadre dans lequel ces personnages exercent leur activité est la familia publica, c’est-à-dire les esclaves de la colonie dont proviennent les inscriptions8. 5/ On ajoutera une autre inscription de la même ville, sur un caisson de même provenance : P. MASSIÉRA, 1941, p. 96, n° 16 ; A. MERLIN, BCTH, 1941-1942, p. 206 (signalée mais non citée) (d’où AE, 1942-1943, 61) : D(is) m(anibus) s(acrum) ; / Victor / actor / ex disp(ensatore) / v(ixit) a(nnis) LXX h(ic) s(itus) / e(st) o(ssa) t(ibi) b(ene) q(uiescant). Le commentaire de Massiéra envisageait qu’il s’agirait de l’actor d’un domaine privé. Une fois que l’on a fait la distinction entre les esclaves de l’empereur et ceux de la colonie, comme on vient de l’expliquer pour l’inscription précédente, on doit relever que l’exercice des fonctions de dispensator, si l’on compare avec quelques-unes des inscriptions précédentes, oriente aussi vers le même horizon des esclaves et affranchis de la colonie de Sétif9. 6/ Enfin on devrait tenir compte d’une inscription dont le texte, tel qu’il a été publié par Massiéra, n’a été lu que d’une manière imparfaite, de l’aveu même de l’éditeur. Il proviendrait du proche environ de la ville antique. Il 5

G. BOULVERT, 1970, p. 447-448 ; G. BOULVERT, 1974, p. 29-43 ; P.R.C. WEAVER, 1972, p. 42-86. 6 G. BOULVERT, 1974, p. 120 n. 175 ajoute Iulianus aux dispensatores de Maurétanie Césarienne, alors qu’il faut constater que dans la dénomination n’apparaît aucune allusion au maître impérial ; même choix par J. CARLSEN, 1992, p. 98 n. 4, p. 101 n. 17. 7 On citera, sans souci de l’exhaustivité : C. Iulius Hermes, col(oniae) lib(ertus) à Vienne (ILGN, 273 = ILN Vienne, I, 130 ; A. WEISS, 2004, p. 242, n° L 70), Claudia Suavis, colonor(um) lib(erta) à Lyon (CIL, XIII, 1914 ; L. HALKIN, 1897, p. 247 ; A. WEISS 2004, p. 243, n° L 71), et Tib(erius) Claudius Favor, municipii Celeian(orum) lib(ertus) à Celeia (CIL, III, 5257 ; A. WEISS, 2004, p. 243, n° L 77). Sur la dénomination des affranchis des cités : L. HALKIN, 1897, p. 37-39 ; L. HALKIN, 1937 ; A. WEISS, 2004, p. 191-192. 8 Il faut transposer à la familia publica, le raisonnement de P.R.C. WEAVER, 1972, p. 200206, repris par J. CARLSEN, 1992, p. 98 (qui nuance ce qu’il avait écrit précédemment : J. CARLSEN, 1991, p. 101). 9 G. BOULVERT, 1974, p. 125 n. 74, l’insère aussi dans son étude.

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était gravé sur un caisson. Mais il date de l’année 254 ap. J.-C., la 215e année de la province. Apparemment, la seule incertitude concernerait l’établissement du cognomen de l’auteur de l’inscription funéraire, qui serait un notable de la colonie : [---]++[---] / [-]us, aed(ilis) (duum)vir /[--] q(uin)q(uennalis), eq(ues R(omanus), v(ixit) a(nnis) / LXXX ; M(arcus) Coc(ceius) IANVS gener et her(es) eius / socero piissimo ; ded(icata) VII kal(endas) Mai(as) (anno) pro(vinciae) CCXI. Le dossier auquel on parvient s’est donc amplifié et il vient même, à la fin, de dépasser le milieu des esclaves et affranchis de la colonie. Il faut relever qu’il comporte des documents qui pourraient ne pas être considérés comme sûrs (les documents dits certi dans les enquêtes d’épigraphie), tout simplement parce que leur choix n’est pas fondé sur les critères qui établiraient dans quelques cas ce que l’on considère comme la certitude ou l’évidence. Il convient cependant de s’interroger d’abord sur les conditions de la constitution du dossier. L’enquête d’A. Weiss semble s’être limitée aux inscriptions réunies dans l’Année épigraphique 1972, parce que les deux inscriptions recueillies avaient été indexées d’une manière qui imposait l’évidence de leur utilité pour le sujet traité. Mais il faut admettre qu’à partir du moment où il apparaissait que le gentilice Cocceius était celui qu’adoptaient les affranchis de la colonie de Sétif, il importait d’ajouter les inscriptions divulguées deux décennies auparavant par Paul Massiéra, et dont l’intérêt avait été méconnu lors de leur publication (nos n° 4 et 6) : cet oubli initial, accompagné d’interprétations qui les avaient éloignées du dossier des esclaves et affranchis de la colonie, a été pour elles préjudiciable, car il est souvent difficile de se dégager d’une interprétation donnée d’emblée. En revanche il aurait été possible de joindre l’inscription publiée par P.-A. Février (notre n° 3), même si elle ne comportait pas, à l’exception du nom Publicia, d’élément institutionnel évident. Mais, dans une perspective d’histoire sociale attentive à l’analyse du milieu des esclaves et des affranchis des communautés civiques elle présentait un réel intérêt. C’est du point de vue méthodologique le choix des inscriptions n° 5 et n° 6 qui pourrait susciter des réserves, des hésitations ou des discussions. Dans le cas de l’inscription n° 5 on pourrait mettre en avant les incertitudes reconnues par l’éditeur, qui estime que la photographie qu’on lui a fournie serait « insuffisante », même si le résultat auquel il parvient paraît dans l’ensemble convenable. Toutefois son inclusion dans le dossier semble s’imposer parce que les responsabilités mentionnées rapprochent Victor des personnages que l’on a déjà repérés comme esclaves de la colonie de Sétif, et l’on verra que l’on peut élargir le champ des parallèles. En somme l’affectation de ces personnages à la familia Caesaris doit être récusée. On peut conforter ce point de vue a contrario. Considérer les personnages qui ne sont pas explicitement définis comme esclaves ou affranchis de la colonie de Sétif comme des dépendants de l’empereur se heurte à l’observation que ces derniers mentionnent très explicitement cette situation juridique, car elle est valorisante. A Sétif même on connaît ainsi Eros, Aug(usti) (servus), dis(pensator), qui fait installer l’épitaphe d’Abascantus, son vicarius, par les soins d’Onesimus, lui aussi membre de la

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même familia servile, celle du prince10. Il en va aussi dans cette cité pour les employés des quattuor publica Africae. L’esclave qui est connu indique d’une manière claire sa situation11 : D(is) m(anibus) s(acrum) ; Restitutus Aeli(i) Primitivi actor, qu[i] Satafis vilic(avit) ; v(ixit) a(nnis) LV. Il en était de même pour Clementianus, autre employé des quattuor publica Africae : D(is) m(anibus) s(acrum) ; Clementianus, vil(licus) (quattuor) p(ublicorum) A(fricae) ; vix(it) annis XXXVIII, qui vilicavit Sitifi et Portus et praesidia ; h(ic) s(itus) e(st)12. Le rédacteur de l’inscription a été très explicite sur les fonctions exercées. Enfin, l’intégration dans la domesticité d’une grande famille possessionnée dans la région, si elle est envisageable, n’est nullement soutenue, pour l’instant, par la documentation locale. Qui plus est, l’ébauche de cursus que transmet l’épitaphe s’explique mieux si, comme on doit le constater, le monde des esclaves et affranchis de la colonie était suffisamment étoffé en nombre et hiérarchisé en responsabilités, comme la documentation semble bien le montrer. En définitive il convient d’ajouter un dernier élément d’appréciation. Toutes ces inscriptions proviennent de la ville. Et, si l’on peut s’exprimer de la sorte, les personnages étaient suffisamment connus pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté. Ceux qui appartenaient aux services de l’Etat étaient distingués d’un groupe dans lequel on rangera les personnes qui auraient des fonctions incertaines, à condition que d’autres critères, tel le gentilice pour les affranchis, les fonctions exercées pour les esclaves, soient suffisamment probants. Pour les esclaves publics la mention d’une fonction entrant dans leur champ d’action (actor, dispensator) devait suffire à déterminer quelle était l’instance propriétaire : a contrario, le service d’un particulier, comme celui de l’empereur, aurait entraîné la nécessité d’une précision. Ainsi peuton mettre en valeur une catégorie d’esclaves ou d’affranchis qui, dans les provinces africaines, n’avaient pas toujours été bien individualisée, tant la problématique de la gestion des biens de l’État ou des biens du prince d’un côté, celle de la gestion des domaines privés de l’autre, a imprègné trop fortement les réflexions savantes13, d’autant que ces divers milieux se côtoient dans les villes qui étaient aussi des centres administratifs, comme l’était Sétif14. En étoffant le dossier, au détriment de l’étude des esclaves et affranchis impériaux, on retrouve pour ces personnes dont l’activité entrait dans le « quotidien municipal » des situations connues depuis longtemps en d’autres cités d’Italie ou des provinces. Déjà Halkin avait isolé un dossier épigraphique consistant, qui montrait les diverses activités des esclaves

10

P.-A. FÉVRIER, 1970, p. 325, n° 6 (d’où AE, 1972, 717). Une autre inscription, mutilée, est sur ce point tout aussi explicite : P.-A. FÉVRIER, 1970, p. 348, n° 32 : elle fait connaître au moins un autre Aug(usti) ser(vus). 11 P.-A. FÉVRIER, 1970, p. 367-368, n° 60 (d’où AE, 1972, 759). 12 P. MASSIÉRA, 1941, p. 101 ; A. MERLIN, BCTH, p. 206, n° 22 (d’où AE, 1942-1943, 63). 13 J. CARLSEN, 1991 et 1992. 14 J. CARLSEN, 1992, p. 104. C’est ce qui justifie les observations de J. CARLSEN, 1991, p. 629-630 sur CIL, VIII, 8848. Sur le rôle de la ville R. HAENSCH, 1997, p. 115.

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publics dans le fonctionnement de l’administration financière des cités15, avec deux fonctions majeures, bien mises en évidence, celles d’arcarius et celle de dispensator, et dans quelques cas la gestion des institutions alimentaires, la ratio alimentaria16. Les compléments apportés par Weiss, outre qu’ils ont contribué à mettre en évidence tout ce qui concerne la gestion des finances des cités17, ont enrichi le panorama qui avait été initialement présenté18. Ce qui est original, c’est le choix du gentilice Cocceius : celui du prince fondateur de la colonie de Sitifis, et non le gentilice Publicius, ou un gentilice qui dériverait d’un des noms de la cité, comme on vient de le constater à Narbonne (Martius provenant du nom de Narbo Martius) où c’est le second élement de la dénomination, la référence au dieu Mars, qui fournit le gentilice d’un affranchi de la colonie19. En parcourant le dossier de Sétif, on est en droit d’envisager le rattachement du gendre du notable, chevalier romain, qui est connu au cœur du IIIe siècle par une de ces nouvelles inscriptions que l’on souhaite rattacher au dossier, à une famille d’anciens affranchis de la colonie. On aurait ainsi un autre exemple très intéressant laissant présumer combien était possible, pour les affranchis d’une cité, de profiter d’une ascension sociale dans le cadre local. Le destin des affranchis des cités n’était pas de s’éloigner des cités où ils avaient participé au fonctionnement de la vie municipale. Le milieu dans lequel ils avaient exercé leur métier demeurait celui dans lequel s’enracinait le mieux leur condition d’homme libre ou leurs activités20. Et c’est dans ce contexte que pouvait aussi, le mieux, se produire l’ascension sociale21, la leur ou celle de leurs descendants, y compris après plusieurs générations, vers l’élite des notables municipaux.

Bibliographie G. BOULVERT, 1970 : GERARD BOULVERT, Esclaves et affranchis impériaux sous le Haut-Empire romain. Rôle politique et administratif, Naples, 1970. G. BOULVERT, 1974 : GERARD BOULVERT, Domestique et fonctionnaire sous le Haut-Empire romain, Besançon, 1974. 15

L. HALKIN, 1897, p. 183-189. L. HALKIN, 1897, p. 189-191. 17 A. WEISS, 2004, p. 37-69. 18 On ajoutera A. WEISS, 2004, p. 89-101. 19 M. CHRISTOL, 2014, sur CIL, XII, 4983, où il faut lire : [-] Martiu[s]/[co]l(oniae) l(ibertus) Diocha[res]/… 20 Il est indispensable de rapprocher de l’inscription de Narbonne révisée et interprétée comme celle d’un affranchi de la colonie, le personnage appelé L(ucius) Martius Satullus qui, à la fin de l’époque julio-claudienne, commercialisait à Rome du « vin blanc de Béziers » (CIL, XV, 4542) : M. CHRISTOL, 2014, p. 59-60. 21 Plus généralement il conviendrait de renvoyer aux informations réunies par Françoise SudiGuiral dans le chapitre 7 de son doctorat (FR. SUDI-GUIRAL, 2013) sur l’accès à l’augustalité ou au sévirat augustal, ainsi que sur quelques destinées familiales remarquables qui conduisirent jusqu’au monde des notables des descendants d’esclaves municipaux. 16

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R. CAGNAT, 1916 : RENÉ CAGNAT, « Djemila, colonie miliaire de Nerva », CRAI, 1916, p. 533-539. J. CARLSEN, 1991 : JESPER CARLSEN, « Estate Management in Roman North Africa. Transformation or Continuity », dans A. MASTINO (a cura di), L’Africa romana. Atti dell’ VIII convegno di studio (Cagliari, 14-16 dicembre 1990), Sassari, 1991, p. 625-637. J. CARLSEN, 1992 : JESPER CARLSEN, « Dispensatores in Roman North Africa », dans A. MASTINO (a cura di), L’Africa romana. Atti del IX convegno di studio (Nuoro, 13-15 dicembre 1991), Sassari, 1992, p. 97104. M. CHRISTOL, 2014 : MICHEL CHRISTOL, « Un affranchi de la colonie à Narbonne : le quotidien municipal et l’accès au monde des affaires », Revue archéologique de Narbonnaise, 47, 2014, p. 51-62. P.-A. FÉVRIER, 1968 : PAUL-ALBERT FÉVRIER, « Aux origines de l’occupation romaine dans les hautes plaines de Sétif », dans Mélanges d’archéologie et d’histoire offerts à Charles Saumagne, Tunis, 1968, p. 51-64. P.-A. FÉVRIER, 1970 : PAUL-ALBERT FÉVRIER, « Inscriptions de Sétif et de la région », Bull. d’archéologie algérienne, 4, 1970, p. 319-410. P.-A. FÉVRIER, 1996 : PAUL-ALBERT FÉVRIER, La Méditerranée de Paul-Albert Février, II, Rome – Aix-en-Provence, 1996. J. GASCOU, 1972 : JACQUES GASCOU, La politique municipale de l’empire romain en Afrique proconsulaire de Trajan à Septime Sévère, Rome, 1972. R. HAENSCH, 1997 : RUDOLF HAENSCH, Capita provinciarum. Statthaltersitze und Provinzialverwaltung in der römischen Kaiserzeit, Mayence, 1997. L. HALKIN, 1897 : LÉON HALKIN, Les esclaves publics chez les Romains, Bruxelles, 1897. L. HALKIN, 1937 : LÉON HALKIN, « Le père d’Horace a-t-il été esclave public ? », Antiquité Classique, 4, 1925, p. 125-140. P. MASSIÉRA, 1941 : PAUL MASSIÉRA, « Inscriptions de Sétif et de sa région », Bulletin de la Société historique et géographique de la région de Sétif, II, 1941, p. 89-134. P. MASSIÉRA, 1946-1949 : PAUL MASSIÉRA, « Inscriptions de Sétif et des environs », BCTH, 1946-1949, p. 345-353. FR. SUDI-GUIRAL, 2013 : FRANÇOISE SUDI-GUIRAL, Les esclaves et affranchis publics dans l’Occident romain (IIe siècle avant J.-C. – IIIe siècle après J.-C.), thèse de doctorat dirigée par Mireille Cébeillac, Clermont-Ferrand, Université Blaise-Pascal, décembre 2013. P.R.C. WEAVER, 1972 : PAUL R.C. WEAVER, Familia Caesaris. A Social Study of the Emperor’s Freedmen and Slaves, Cambridge, 1972. A. WEISS, 2004 : ALEXANDER WEISS, Sklave der Stadt. Untersuchungen zur öffentlichen Sklaverei in den Städten des Römischen Reiches (Historia Einzelschriften 173), Stuttgart, 2004.

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Quelques inscriptions de Ghassira et des environs (Aurès) Xavier Dupuis Université Paris Nanterre, UMR 7041 ArScAn (THEMAM)

Dans la revue Aouras, chère à Ch. Guittard, P. Morizot1 a récemment consacré un article aux travaux hydrauliques de la moyenne vallée de l’oued el Abiod (fig. 1), et notamment au gigantesque bassin de Chennaoura qu’il avait sorti de l’oubli2. Il a également publié ou signalé à cette occasion plusieurs textes épigraphiques, nouveaux ou peu connus, auxquels il est possible d’apporter quelques compléments. Une photographie de J. Marcillet-Jaubert (fig. 2) permet d’abord de préciser la lecture d’un fragment d’inscription impériale découvert à Tifelfal3 : On peut lire : -----[---]HICIP[---] [---]IĪĪĪ CO[---] ------

L. 2, plutôt que [--- I]ṂP II proposé par P. Morizot, il semble qu’il y ait quatre hastes régulièrement espacées et surmontées d’un trait horizontal, endommagé par un éclat superficiel provoqué par le délitement de la pierre au-dessus des deux premiers I. Ce qui subsiste de la généalogie impériale l. 1 ([--- diui Traiani Part]hici p[ronep---]) montre qu’il s’agit de Marc Aurèle ou de Lucius Verus, sans que l’on puisse privilégier l’un ou l’autre empereur. Si les acclamations impériales, ici la quatrième, précédaient immédiatement le consulat ([--- IMP] IIII CO[S II ou III ---]), l’inscription pourrait avoir été gravée à l’occasion de la victoire sur les Parthes célébrée le 1

P. MORIZOT, 2014. P. MORIZOT, 1997, p. 120-121, fig. 107 et 108 ; curieusement ce bassin ne figure pas dans l’ouvrage de J. Birebent, qui a pourtant prospecté ce secteur et signale des vestiges romains à Chennaoura (J. BIREBENT, 1962, p. 302 et cartes p. 298 et 304). Les différents sites mentionnés dans le texte sont localisés sur la figure 1 ; leur orthographe étant fort variable, j’ai repris celle qui figure sur les cartes du site Google Earth. 3 P. MORIZOT, 2014, p. 176-177, d’après une photographie communiquée par J. Gascou. Ce fragment est conservé au musée de Timgad. 2

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12 octobre 1664 ; s’il s’agissait au contraire des puissances tribuniciennes, de multiples datations sont envisageables. P. Morizot est également revenu sur un texte, gravé sur une paroi rocheuse des gorges de Tighanimine, auquel il avait consacré un précédent article à la suite de sa redécouverte récente5. Son emplacement, immédiatement au-dessus d’une seguia, un canal d’irrigation creusé dans le rocher sur la rive droite de l’oued el Abiod6, montre bien qu’il n’a aucun rapport avec une autre inscription rupestre très célèbre qui rappelle l’ouverture, en 145 apr. J.-C., d’une route dans ces mêmes gorges par une vexillation de la VIe légion Ferrata7. Il en est d’ailleurs distant de 500 mètres environ. Les lettres sont hautes de 7,5 cm et le champ épigraphique occupe un espace d’environ 30 x 80 cm. L’examen conjoint des copies publiées il y a plus de 150 ans par L. Renier8 et J.-L. Carbuccia9 et de l’excellente photographie désormais disponible (fig. 3-5) permet peut-être d’en améliorer encore l’interprétation. La proposition de P. Morizot, Cai (seruus) ou s(erui) et Q(uintus) C(aii) f(ilius) Fl(auius) | fecerunt, conduc(tor) | ciu(itatis) op(us) perfec(it), pose en effet le problème de la mention de plusieurs individus anonymes (le ou les esclaves et le conductor)10, ce qui incite à reprendre la lecture du texte. La comparaison de ces trois documents montre la qualité des copies de L. Renier et de J.-L. Carbuccia, qui ne diffèrent que sur des points de détail de ce qu’on peut lire sur la photographie. A gauche des trois lignes du texte, le trait vertical bien visible semble être une tentative grossière de délimiter le champ épigraphique comme le suggère P. Morizot. L. 1, on peut hésiter entre une ligature AN ou AV, et à la fin entre OC et QC, séparées de FEL par un point ; l. 2, le début est peu clair, il semble y avoir d’abord une ligature (EF, ET, FE, FT, TE ?), puis un C, un point, un I, un point, un N ou une ligature (AN, ANT, AV, NT ?), peut-être un point, CONDVC et un point ; l. 3, la lecture de P. Morizot, CIV, paraît meilleure que CIN (Renier) ou IAN (Carbuccia qui a oublié le C), mais il semble que des points séparent 4

Les deux empereurs ont en effet reçu conjointement leur 4e acclamation impériale à l’occasion de cette victoire ; ils avaient exercé ensemble le consulat en 161, respectivement pour la 3e et la 2e fois (D. KIENAST, 1996, p. 138-139 et 144, qui donne également les autres datations possibles). C’est également de 166 que date une autre inscription impériale (CIL, VIII, 2469 = 17958, complétée par L. LESCHI, 1938-1940, p. 334-335, n° 3), provenant du site de Menaa dans une vallée voisine (S. GSELL, 1911, f. 38, n° 40). 5 CIL, VIII, 2446 et p. 952 ; P. MORIZOT, 2008 (AE, 2008, 1698) ; P. MORIZOT, 2014, p. 176 et fig. 22, p. 193. 6 P. MORIZOT, 2008, p. 1620-1624 et notamment les fig. 6 et 7 p. 1620 et 1622. Cette seguia est mentionnée à diverses reprises depuis le XIXe siècle (cf. S. GSELL, 1911, f. 38, n° 55 ; J. BIREBENT, 1962, p. 299). 7 CIL, VIII, 10230 (ILS, 2479). On en trouve une photographie dans P. MORIZOT, 2008, p. 1626. 8 L. RENIER, 1855-1858, n° 1620, repris par CIL, VIII, 2446. 9 J.-L. CARBUCCIA, 1851, p. 196 ; cf. CIL, VIII, p. 952, qui reproduit mal la copie de Carbuccia en la disposant sur quatre lignes et non trois, et en suggérant que manque à la fin PER LEG . . . alors que le texte est complet. L’inscription a ensuite été signalée par H. Dessau (ILS, 2479) qui, reprenant la suggestion de G. Wilmanns, l’éditeur du CIL, la rapproche à tort des travaux routiers effectués par la VIe légion Ferrata. 10 Problème déjà signalé par le rédacteur de la notice AE, 2008, 1698.

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ces trois lettres. On peut donc identifier avec une quasi-certitude les lettres suivantes : CA+*S* ET*+C*FEL ++C*I*++*CONDVC* C*I*VOP*PERFC

L. 1, il ne semble guère douteux qu’il y ait eu des noms très abrégés, C(aius) An(---) ou Au(---), voire Can(---) ou Cau(---), S(---), puis et Q(uintus) C(---) Fel(---) ou Oc(---) Fel(---). La seconde ligne pose davantage de problème car les lettres ERV du verbe fecerunt, suggéré par P. Morizot, n’apparaissent ni sur la pierre ni sur les copies de Renier et de Carbuccia, alors que CONDVC est net ; on ne peut donc exclure qu’au début il y ait eu simplement et, suivi d’un autre nom abrégé, C(aius) I(---) An(---), Au(---) ou Ant(---). Enfin à la dernière ligne, on peut hésiter entre ciu(itatis), proposé par P. Morizot, et peut-être là encore des initiales de tria nomina, C(aius) I(--) V(---) s’il y a bien des points. A la fin PERFC peut se développer en perf(iciendum) c(urau---), même si perfc(---) n’est pas exclu. Sans tenir compte de toutes les variantes possibles, on peut alors proposer deux lectures qui éliminent le problème signalé plus haut : C(aius) An(---) S(---) et Q(uintus) C(---) Fel(---) | et C(aius) I(---) An(---), conduc(tores) | ciu(itatis), op(us) perf(iciendum) c(urauerunt), ou : C(aio) An(---) S(---) et Q(uinto) C(---) Fel(---) | et C(aio) I(---) An(---) conduc(toribus), | C(aius) I(---) V(---) op(us) perf(iciendum) c(urauit).

Dans la première, seuls seraient mentionnés les noms très abrégés des trois adjudicataires des travaux, qualifiés de conductores, pour le compte d’une cité inconnue11 ; dans la seconde leur aurait été joint celui du chef de chantier qui les mena à bien. La mention de conductores est intéressante comme l’a noté P. Morizot car dans les textes épigraphiques et juridiques, ce mot désigne habituellement ceux qui prenaient à ferme soit des impôts et taxes, soit l’exploitation de domaines impériaux, de mines, de pêcheries, d’ateliers ou de bâtiments… Rares en revanche sont les cas où il s’agit comme ici d’entrepreneurs de travaux publics12. J.-L. Carbuccia avait bien compris qu’il s’agit d’un texte spontané (« On dirait que c’est l’œuvre de soldats qui se sont amusés à écrire rapidement et grossièrement sur le roc… »), ce qui explique les nombreuses abréviations qui l’ont rendu longtemps « incompréhensible ». Comme l’a rappelé P. Morizot, la redécouverte de ce texte et la détermination de son emplacement précis, audessus d’une seguia, prouve que l’inscription commémorait l’achèvement de travaux d’adduction d’eau, fort importants puisqu’à l’évidence ce canal

11 P. Morizot a proposé de l’identifier aux ruines étendues qui se trouvent à environ 8 km au sud, sur le territoire de la commune de Ghassira (S. GSELL, 1911, f. 38, n° 61-62). 12 Curieusement, on n’en trouve en fait guère d’exemples. Une lettre de Cicéron à son frère Quintus (3, 1, 5) mentionne un operis conductor dans une affaire privée. A l’inscription AE, 1982, 803 (Aquincum) également citée par P. Morizot, il faut peut-être ajouter CIL, V, 6649 (ILS, 5884 et AE, 1992, 854), où la restitution con[ductor] n’est cependant pas assurée.

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creusé dans le rocher ne constituait qu’une partie d’une conduite de plusieurs kilomètres de longueur13. Enfin P. Morizot rappelle la découverte vers 1893 de quatre inscriptions de Tighanimine, déjà mentionnées par S. Gsell14 mais jamais reprises depuis, dont voici la reproduction (fig. 6), telle qu’elle a été publiée par le premier éditeur, L. Rinn, qui les devait au capitaine Vaissière, chef du poste de T’kout15. L’état des copies ne permet que quelques hypothèses. Sur le premier texte, il semble y avoir eu des noms, l. 1, peut-être [Hy]eronimi, ou Fronimi pour Phronimi16, voire Frontini en supposant des erreurs de lecture, et l. 3 P(ublii) Ael(ii) Saturnini, avec une ligature EL peu lisible ou mal comprise ? Sur le deuxième, l. 2, il s’agit probablement du surnom Calcidonius17, plutôt qu’un ethnique ou une mention de soldats de la cohors I Chalcidenorum même si cette unité faisait partie de l’armée d’Afrique18. Le quatrième enfin semble bien mentionner un ark(arius) ou un ex ark(ario). Pour terminer, je voudrais signaler que le dossier épigraphique, fort intéressant on l’a vu, de cette région de l’Aurès s’est encore enrichi récemment. En effet, en effectuant quelques recherches complémentaires sur internet, j’ai fortuitement trouvé la mention et la photographie d’une inscription trouvée à Ghassira19, où pourrait se trouver la cité peut-être mentionnée par l’inscription de Tighanimine. J’en donne ici provisoirement le texte et un dessin (fig. 7), dans l’attente d’une publication précise et définitive de ce document dont nous ne connaissons ni le contexte de découverte, ni les dimensions. La photographie publiée montre qu’il s’agit d’un caisson funéraire. L’inscription est gravée sur un des petits côtés, et le champ épigraphique est délimité par une triple moulure. La mise en page et la gravure ne sont guère soignées, mais la lecture du texte ne pose aucun problème : 1 DMS IVLIAVICTORI NAV A L M V 4 KAMERIVSIA NV[.]RIVSM ARITVSCONIV GIKARISSIME 8 FECIT 13

Supra, n. 6. P. MORIZOT, 2014, p. 177 et n. 42 ; S. GSELL, 1911, f. 38, n° 55. 15 L. RINN, 1893, p. 313-314. 16 Sur tous ces noms, nous renvoyons à H. SOLIN, 2003, p. 89 et 758-759. Les formes Heieronimus (CIL, VI, 37916) et Fronimus (CIL, VI, 23615, 26264 et 35660) sont attestées à Rome. 17 Connu sous diverses formes ; Calcidonia est attestée à Carthage, CIL, VIII, 24901. 18 Y. LE BOHEC, 1989, p. 70-73. Cette unité est mal connue, la seule certitude étant qu’elle était en garnison à Bir oum Ali au sud de Tébessa au milieu du IIe siècle apr. J.-C. 19 http://www.vitaminedz.com/pierre-romaine-patrimoine-dela/Photos_14267_187824_5_1.html. La pierre a été trouvée en 2014 au plus tard, en un point non précisé de la commune de Ghassira qui s’étend sur plus de 220 km2. 14

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D(is) M(anibus) s(acrum) ; | Iulia Victori|na u(ixit) a(nnis) L, m(ensibus) V, | Kamerius Ia|nu[a]rius m|aritus coniu|gi karissime | fecit. Il s’agit de l’épitaphe de Iulia Victorina, morte à cinquante ans et cinq mois, érigée par son époux, Kamerius Ianuarius. Les noms sont d’une grande banalité à l’exception du gentilice du mari, Kamerius, relativement peu fréquent et qui, à l’exception à l’exception de CIL, XI, 7570 à Tarquinia en Étrurie, n’est attesté que sous la forme Camerius. Sans exclure une origine italienne, J.-M. Lassère a suggéré que le recrutement dans la péninsule ibérique de mercenaires, servant sous les ordres de P. Sittius pendant la guerre civile, pouvait aussi expliquer sa présence en Afrique20. Sa répartition y est d’ailleurs intéressante : si nous le trouvons une fois à Carthage, pour un soldat de la XIIIe cohorte urbaine qui n’est pas nécessairement africain21, et deux à Saldae (Béjaïa/Bougie) en Maurétanie césarienne22, les sept autres attestations africaines se trouvent dans une zone relativement restreinte et proche de l’Aurès. On en relève en effet une à Sigus, à 35 km au sud-est de Constantine23, trois à Kissa24, à 9 km au nord de Tébessa, une à Lambèse25 et deux dans l’Aurès, à Tazembout26 et maintenant à Ghassira. Ce document nous donne donc un nouvel exemple de la romanisation des vallées aurasiennes.

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J.-M. LASSÈRE, 1977, p. 174, 195-196 et 460. AE, 1999, 1833. 22 AE, 1976, 755 et 756. 23 CIL, VIII, 5726 = ILAlg, II, 2, 6542. 24 ILAlg, I, 3496 (= CIL, VIII, 28004), 3497 et 3512 (= CIL, VIII, 2142). 25 CIL, VIII, 2626a, 13, un vétéran de l’époque d’Aurélien. 26 AE, 1976, 714 et 1978, 894. 21

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Fig. 1 : la moyenne vallée de l’oued el Abiod (fonds de carte Algérie au 1/500000, vers 1985).

Fig. 2 : inscription de Tifelfal (photographie de J. Marcillet-Jaubert).

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Fig. 3 : publication de L. Renier.

Fig. 4 : copie de J.-L. Carbuccia.

Fig. 5 : photographie de P. Morizot.

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Fig. 6 : inscriptions de Tighanimine (dessin de L. Rinn).

Fig. 7 : inscription de Ghassira (dessin X. Dupuis d’après une photographie).

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Bibliographie J. BIREBENT, 1962 : JEAN BIREBENT, Aquae romanae. Recherches d’hydraulique romaine dans l’Est algérien, Alger, 1962. J.-L. CARBUCCIA, 1851 : JEAN-LUC CARBUCCIA, « Inscriptions latines trouvées au Khanga de Tiganimin », Annuaire de la société des antiquaires de France, 1851, p. 195-199. S. GSELL, 1911 : STEPHANE GSELL, Atlas archéologique de l’Algérie, Alger, Paris, 1911. D. KIENAST : DIETMAR KIENAST, Römische Kaisertabelle. Grundzüge einer römischen Kaiserchronologie, 2e éd., Darmstadt, 1996. J.-M. LASSERE, 1977 : JEAN-MARIE LASSERE, Vbique populus, Paris, 1977. Y. LE BOHEC, 1989 : YANN LE BOHEC, Les unités auxiliaires de l’armée romaine en Afrique proconsulaire et Numidie sous le Haut-Empire, Paris, 1989. L. LESCHI, 1938-1940 : LOUIS LESCHI, « Inscriptions d’Algérie », BCTH, 1938-1940, p. 333-339. P. MORIZOT, 1997 : PIERRE MORIZOT, Archéologie aérienne de l’Aurès, Paris, 1997. P. MORIZOT, 2008 : PIERRE MORIZOT, « L’‘incompréhensible’ inscription de Tighanimine (CIL 2446) retrouvée et traduite », CRAI, 2008, 4, p. 1313-1629. P. MORIZOT, 2014 : PIERRE MORIZOT, « La système hydraulique et la cité antique de Rassira », Aouras, 8, 2014, p. 163-194. L. RENIER, 1855-1858 : LEON RENIER, Inscriptions romaines de l’Algérie, Paris, 1855-1858. L. RINN, 1893 : LOUIS RINN, « Géographie ancienne de l’Algérie », RAf, 37, 1893, n° 211, p. 297-329 et une carte hors-texte. H. SOLIN, 2003 : HEIKKI SOLIN, Die griechischen Personennamen in Rom. Ein Namenbuch, 2e éd., Berlin, New York, 2003.

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Réceptivité religieuse dans la société de Césarée de Maurétanie à l’époque royale Christine Hamdoune (†) Université Paul Valéry-Montpellier 3

L’originalité de l’épigraphie de Cherchell tient à la proportion importante de documents que l’on peut dater de l’époque royale ou des débuts de l’histoire de la province, parmi lesquels on trouve une série homogène de petites stèles, soit votives à Saturne (une trentaine), soit funéraires, de loin les plus nombreuses (140) ; ces stèles proviennent en grande partie de la zone de la nécropole ouest d’El Kantara1. La série est homogène, car, outre la forme générale du monument et le lieu de découverte, ce sont souvent les mêmes motifs décoratifs2 qui accompagnent les textes votifs ou funéraires. Ces documents proviennent souvent de la familia royale. Parmi le petit nombre de documents qui concernent les citoyens de la ville3, si l’on s’en tient exclusivement aux documents précisément datés, deux inscriptions mentionnent les rois de Maurétanie. Leur analyse et leur mise en relation avec des documents similaires mais moins bien datés, apportent des éclairages sur des pratiques religieuses révélatrices de contacts et d’influences réciproques entre traditions romaines et libyco-puniques dans la société de Césarée à l’époque des rois Juba II et Ptolémée. La première inscription concerne le culte de Saturne évoqué en introduction. Découverte en 1937, près de la porte de Ténès, dans la zone de la nécropole occidentale (propriété Hanafi), elle a été étudiée par L. Leschi4 dont l’analyse est résumée par M. Le Glay5. Il s’agit du fragment supérieur d’une stèle votive :

1 Pour certains de ces documents la provenance n’est pas précisée ; une petite partie des documents provient aussi de la nécropole est, près de l’oued Nsara. 2 Voir M. COLTELLONI TRANNOY, 2018. 3 Selon les calculs de P. LEVEAU, 1984, p. 198, pour la période d’Auguste à Trajan, plus de la moitié des noms figurant dans les épitaphes renvoient à des personnes d’origine ou de condition servile. 4 AE, 1938, 149 ; L. LESCHI, 1957, p. 389-392. 5 M. LE GLAY, 1966b, p. 315-316.

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Fig. 1. Ex-voto à Saturne pour le salut du roi Ptolémée d’après Le Glay 1966b. [Pro salute] regis Pt(o)lemaei / regis Iubae f(ili), reginante / anno decumo, Antistia / Galla uotum Saturno solui / libens merito, uictuma accepta / [a]b Iulia Respecti f(ilia) Vitale, Rusguniense. « Pour le salut du roi Ptolémée, fils de Juba, dans la dixième année de son règne, moi Antistia Galla, j’ai accompli mon vœu à Saturne, volontiers de mon plein gré, la victime ayant été reçue par Julia Vitalis, fille de Respectus, originaire de Rusguniae. » Ce document s’insère dans la série des 31 ex-voto à Saturne6 qui datent tous du Ier siècle. Bien que le monument soit fragmentaire, on reconnaît une stèle de marbre qui devait présenter, comme les autres stèles à Saturne et les stèles funéraires, trois registres superposés : un fronton triangulaire orné en son centre du croissant lunaire, un registre épigraphique, enfin une niche dans laquelle se détache, en léger bas-relief, un personnage en pied, portant dans une main une grappe de raisin et dans l’autre une grenade7, dont l’allure et les thèmes ne sont pas sans rappeler les stèles funéraires grecques. Malheureusement, le fragment conservé ne permet pas de connaître la nature du bas-relief. Ce qu’il en reste montre que devait figurer une seule femme, mais on ne peut déterminer si c’était la dédicante ou la prêtresse en train d’officier.

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Aux 28 monuments recensés par P. LEVEAU, 1984, p. 205, il faut ajouter en effet le texte de l’AE, 1985, 925 : C. Iulius Licin[---] / uxor eius S[---] / u(otum) s(oluerunt) [l(ibentes) a(nimo)] ; le texte publié par V. WAILLE (BCTH, 1902, p. 352, non repris dans l’AE) : Clodia Clodi / Baricbalis f(ilia) / u(otum) s(oluit) l(ibens) a(nimo) et peut-être le fragment CIL, VIII, 20972 : [---] / mene uot(um) / s(oluit) l(ibens) a(nimo). 7 Plus rarement un oiseau.

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Retrouvées souvent près ou dans la zone de la nécropole d’El Kantara, juste après le rempart, ces stèles suggèrent que, à l’époque royale, espace cultuel et espace funéraire se mêlaient et que le culte de Saturne était associé à cet espace extérieur à la cité – comme c’est souvent le cas pour cette divinité, bien qu’elle soit rarement associée à des nécropoles8. Cependant, à Tipasa, il est peut-être possible de reconnaître un autre exemple d’une telle situation d’un sanctuaire de Saturne dans une zone funéraire : sur la colline de Salsa, à l’est de la basilique chrétienne, on a dégagé, dans une zone funéraire, une petite aire sacrificielle, qualifiée de tophet sur les plans, car elle présentait, en place, des stèles anépigraphes, des tables d’offrandes et les restes incinérés de victimes de substitution (rite du molchomor) contenus dans des vases en céramique commune du Ier au début IIe siècle p. C9. À Caesarea, on n’a pas retrouvé le sanctuaire de Saturne, mais une stèle à registres néo-punique10 provient de la même zone ; au registre supérieur, elle comprend une inscription dans un cadre mouluré, en caractères néopuniques : « Au seigneur Baal, [vœu fait par Mel]qar[t ---, fils de ---] parce qu’il a entendu sa voix et l’a béni » ; aux registres inférieurs successivement, sous un croissant, la représentation d’un temple couronné d’un fronton flanqué d’acrotères supporté par deux colonnes cannelées attiques, entre lesquelles un personnage de face conduit un taureau au sacrifice ; l’entablement est occupé par le disque solaire flanqué de deux uraeus ailés ; dans le tympan, la main divine ouverte entre deux disques bombés au centre, des patères ou des offrandes de gâteaux ; plus bas, le signe dit de Tanit entre deux caducées ; au centre un bandeau orné de chapelets d’oves, de perles et de festons.

8 À Guelma, parmi les stèles à Saturne, figure cependant une inscription, ILAlg., 1, 197, qui est en fait l’épitaphe de deux enfants : la stèle préparée pour un ex-voto a été utilisée à des fins funéraires. 9 S. LANCEL, 1982, p. 754, n. 34, précise que les résultats de ces fouilles, dont le matériel est conservé au musée de Tipasa, n’ont pas été publiés. La fouille est signalée par J. BARADEZ, 1961, p. 231, pour la découverte de huit stèles néo-puniques, et p. 233, 236, 239 où sont mentionnées les « deux jarres contenant des restes d’enfants ». J. BARADEZ, 1957, p. 221-273, avait publié précédemment, la plus importante de ces tombes de type néo-punique. 10 Voir P. GAUCKLER, 1895, pl. II, 4, et p. 88-89 (= fig. 2) : trouvée aux environs de la porte de Ténès, stèle de 90 x 35 x 10 cm, en calcaire coquillier avec bas-relief et inscription.

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Fig. 2. Stèle néo-punique d’après P. Gauckler 1895. La comparaison avec Tipasa et la présence de cette stèle permettent de penser que le sanctuaire de Saturne de Césarée était encore composé d’une area de tradition punique plutôt qu’érigé sur le modèle des temples romains. L’inscription sur la stèle d’Antistia Galla se distingue des autres ex-voto par son texte, plus long et plus élaboré que le formulaire très simple, trouvé habituellement ; celui-ci comporte le nom du dédicant, l’expression de l’accomplissement du vœu sous la forme abrégée u(otum) s(oluit) l(ibens) a(nimo) et la mention du dieu Saturne, d’ailleurs parfois omise. Seuls deux autres textes sont un peu différents, en précisant, l’un le motif du vœu11, avec les termes uotum reddi/tum pro salute / Iuliae Flauae, l’autre les circonstances de l’exécution du vœu12 qui se confondent avec le jour de l’initiation au culte de Saturne qualifié de die bono. À trois reprises, on note la présence de couples comme dédicants13 : sans doute convient-il de replacer alors l’ex-voto dans le cadre d’une demande de protection pour la descendance, comme il ressort d’un poème épigraphique très précoce lui aussi, où l’allusion à Saturne est indirecte mais perceptible avec une expression mise dans la bouche de la défunte, « non sans que je lui aie laissé un gage : une vie pour une vie » (seic tamen, ut pignus dederim, pro corpore corpus) qui rappelle le molchomor tel qu’il est mentionné sur les stèles à Saturne de N’gaous14. 11

V. WAILLE, RAfr, 1904, p. 66-7 (non repris dans l’AE). CIL, VIII, 9323 (20938) : Die bono / M. Allecinus Athicus / dedit libens animo. 13 CIL, VIII, 9330 ; 20965a ; AE, 1985, 925. 14 CLE 429 ; CIL, VIII, 21179 ; C. HAMDOUNE, 2011, p. 269-270, n° 167, v. 6 ; le rite du molchomor a un aspect de rédemption : non seulement le sacrifice a pour but de sauver la vie mais aussi d’assurer le salut dans un au-delà. Il y a là un fond sémitique, en quelque sorte, la version libyco-punique du sacrifice d’Abraham / Isaac. 12

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Notre inscription comporte d’abord une précision chronologique qui associe l’exécution du vœu à la dixième année du règne du roi Ptolémée, donc en 29/30 p. C. L. Leschi15 a mis en relation ce dixième anniversaire du règne avec les cérémonies festives des decennalia d’Auguste et Tibère, mentionnées par Dion Cassius16. Il y voit un écho de la tradition romaine des uota, accompagnés de sacrifices ou de jeux, qui avaient pour but de maintenir dans son intégrité, pour une durée déterminée l’état d’une collectivité ou d’un individu, ici le souverain. On constate donc que l’usage romain avait cours en Maurétanie et que la dédicante a appliqué un mode de pensée romain à une forme de culte très proche des traditions puniques, comme le montre la fin du texte et l’allusion à la cérémonie de l’acceptio, c’est-à-dire la remise de la victime par celui qui l’offre à celui qui va la consacrer et l’immoler17. Le texte est donc révélateur de la complexité des relations réciproques dans le domaine des croyances religieuses, puisqu’il associe étroitement des concepts religieux romains et des formes du culte traditionnel de Saturne, ce que l’on peut éclairer en étudiant la personnalité des intervenantes. Il s’agit de deux femmes18 dont les rôles respectifs dans la cérémonie rituelle sont bien affirmés, avec l’emploi de la première personne (solui) pour la dédicante (seul cas attesté à Césarée) et la mention explicite de la réception de la victime par l’officiante. Ces deux femmes sont citoyennes romaines, car elles portent les duo nomina : la dédicante s’appelle Antistia Galla. Le cognomen Galla, très rare en Maurétanie19, est inconnu à Césarée. Le gentilice, très lié à la colonisation augustéenne dans la confédération cirtéenne selon J.-M. Lassère20, est lui pratiquement absent de Maurétanie et, à Césarée, il ne se retrouve que deux fois uniquement en tant que cognomen, notamment dans un autre ex-voto à Saturne21. Je m’étais alors demandé si la dédicante n’était pas une pérégrine qui aurait adopté un système onomastique à double idionyme, une pratique qui n’a pas la valeur juridique des duo nomina latins, mais traduit une situation de romanisation culturelle22. Mais j’ai renoncé, car dans les cas d’idionymie, au demeurant assez rares, on ne trouverait pas un gentilice aussi connu23. Il est alors probable qu’il s’agisse d’une résidente dans le cadre bien attesté du conuentus de citoyens romains de Césarée, une association privée de 15

L. LESCHI, 1957, p. 391. Dion Cassius, 43, 13 ; 57, 24 ; 58, 24. 17 M. LE GLAY, 1966b, p. 346. 18 Les femmes, seules ou associées à leur époux, entrent pour moitié dans les attestations du culte de Saturne à Césarée. Elles sont donc bien représentées. 19 Deux attestations à Tigzirt, CIL, VIII, 20722 et Lala Maghnia, CIL, VIII, 9970. 20 J.-M. LASSERE, 1977, p. 151-152. Voir en particulier les Antistii de Thibilis. 21 CIL, VIII, 20965a : Cornelia Antestia ; CIL, VIII, 21171, Clodius Antistius. 22 Voir M. DONDIN PAYRE, 2001, p. 273-283 pour les doubles idionymes pérégrins et M. DONDIN PAYRE, 2011, p. 177-196. 23 Mes plus vifs remerciements à mon amie Monique Dondin Payre qui m’a rapidement convaincue que je faisais fausse route. 16

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citoyens romains, d’origine et métiers divers, souvent des négociants italiens auxquels se sont joints des promus récents à la citoyenneté. Ils se réunissent dans un cadre qui leur donne une meilleure visibilité au sein des cités pérégrines où ils résident à titre plus ou moins temporaire. Le conuentus leur permet de représenter leurs intérêts face aux autorités locales. Le rattachement d’Antistia Galla à ce conuentus expliquerait les précisions relatives à l’exécution du vœu. Non initiée au culte de Saturne, elle aurait eu recours à une officiante, elle-même étrangère à la cité, Julia Vitalis, originaire de Rusguniae, qui descend sans doute d’affranchis africains, comme le montre la composition de sa séquence onomastique avec la filiation par le cognomen du père24. Julia Vitalis n’est pas en tout cas la seule étrangère de la cité à participer au culte de Saturne : un autre ex-voto25 est offert par Geminia Fausta, une citoyenne de Saldae, autre colonie augustéenne, mais plus éloignée, et il est fort possible qu’un autre dédicant, M. Allecinus Athictus26, soit également un étranger ou peut-être un affranchi, au vu de sa séquence onomastique. On peut penser que ces dédicants étaient de condition modeste, tout comme les autres fidèles du culte attestés à Césarée, même si les documents ne peuvent pas être tous datés de l’époque royale27 : certains peuvent être des esclaves de la familia royale, comme le uestiarius Gorgene et la femme de chambre Rogata28 ; on ne peut trancher pour le boucher Africanus et le cordonnier Ingenius29 ou d’autres encore30. Mais des porteurs de noms uniques, avec mention de la filiation caractéristique des pérégrins, sont incontestablement des habitants de la cité avant sa promotion : Dudit, fils de Mutunbal31 dont l’onomastique révèle bien les origines africaines, tout 24

Il est en effet peu probable qu’il s’agisse de la fille d’un vétéran installé dans la colonie lors de la déduction. 25 CIL, VIII, 9328 : Fausta L. Gemini filia / Salditana Saturno / u(otum) s(oluit) l(ibens) a(nimo). 26 CIL, VIII, 20938 : Die bono / M. Allecinus Athictus / dedit libens animo. Porteur des tria nomina, le cultor est citoyen romain. Il associe, dans sa dénomination, un gentilice latin (Allecinus), qui est apparemment un unicum en Afrique du Nord, à un cognomen (Athictus), un unicum en Césarienne, connu une fois en Proconsulaire (IRT, 714, Lepcis Magna), ce qui pourrait dénoter un affranchi (H. SOLIN, 2003, p. 917, dénombre sous ce nom plusieurs affranchis aux Ier et IIe siècles). 27 P. LEVEAU, 1984, p. 205, fait remarquer que, dans la liste de 28 ex-voto qu’il a recensés, les parts respectives des porteurs de gentilices (40%) et des porteurs de noms uniques (60%), sont identiques à celles observées dans l’onomastique générale de Césarée pour le Ier siècle. 28 CIL, VIII, 20967 : [ue]stiari Gorgene / [Sa]turno u(otum) s(oluit) l(ibens) a(nimo). CIL, VIII, 10938 : Rogata sarcinatr(ix) / Saturno u(otum) l(ibens) a(nimo) s(oluit). 29 CIL, VIII, 9332 : Africanus / lanio uotum / soluit libens / animis. CIL, VIII, 20939 (9329) : [I]ngenuis sutor / domino Saturno u(otum) / s(oluit) [l(ibens)] a(nimo). 30 CIL, VIII, 9330 : Secundio / et Aplica / Saturno / u(otum) s(oluerunt) l(ibentes) a(nimo). CIL, VIII, 20966 : Cerdo Saturno / u(otum) s(oluit) l(ibens) a(nimo). CIL, VIII, 9335 : Felix deo / u(otum) s(oluit) l(ibens) a(nimo) d(eo) S(aturno). M. LE GLAY, Libyca, 6, 1958, p. 215 : Anus / Saturno / u(otum) s(oluit) l(ibens) m(erito). CIL, VIII, 9338 : Macer u(otum) s(oluit). 31 M. LE GLAY, 1996b, p. 318, n° 6 : Dudit Mutumbalis f(ilius) / Saturno u(otum) s(oluit) l(ibens) a(nimo) / féliciter (voir fig. 3a).

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comme Clodia, fille de Clodius fils de Baricbal32. Très peu de citoyens romains, originaires de Césarée, figurent parmi les fidèles de Saturne : peutêtre C. Dometius Valent[is f(ilius)]33 et le couple Atelius Frugi et Cornelia Antestia34. Les autres ex-voto de citoyens, tous des C. lulii, sont, soit des affranchis royaux35 soit, le plus souvent, leurs descendants, et donc postérieurs à la provincialisation36.

Fig. 3 a et b. Ex voto à Saturne de Dudit et C. Dometius (Clichés Ph. Leveau).

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V. WAILLE, BCTH, 1902, p. 352, n° 15 : Clodia Clodi / Baricbalis f(ilia) / u(otum) s(oluit) l(ibens) a(nimo). La romanisation du nom unique tiré d’un gentilice latin s’accompagne de la pratique de la filiation africaine sur plusieurs générations ; on traduira donc « Clodia fille de Clodius (fils) de Baricbal ». Pour l’adoption d’un nom unique forgé sur un gentilice, voir le cas similaire et sans doute d’époque royale de Iulia uotum soluit libens animo (CIL, VIII, 9336). 33 AE, 1952, 101 (voir fig. 3b) : C. Dometius Valenti[s (filius)] / deo Saturno u(otum) s(oluit) l(ibens) [a(nimo)]. Je préfère y voir une filiation plutôt que le cognomen abrégé Valenti(anus). L’absence de cognomen renvoie donc à une datation haute. 34 CIL, VIII, 20965a : Atelius Frugi et Cornel/ia Antestia u(otum) soluerunt / Saturno l(ibens) a(nimo). Le gentilice Cornelius est bien attesté à Césarée dès le Ier siècle. 35 AE, 1952, 102 : Iulia Dapn/is Saturno / u(otum) s(oluit) l(ibens) a(nimo), affranchie royale selon M. LE GLAY, 1966b, p. 320, n° 12. V. WAILLE, RAfr, 1904), p. 66, n° 6 : uotum reddit/um pro salute / Iuliae Flauae. 36 C. Iulius Licin[---] (AE, 1985, 925). M. Julius Rogatus (CIL, VIII, 20969a). Rogata Numisia (CIL, VIII, 20969).

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Le culte de Saturne est révélateur de la diversité des influences qui marquent le petit peuple de Césarée, influence punique, libyque (les astres), gréco-romaine (le bas-relief et les attributs, usage de la langue latine). Il n’est donc pas surprenant de constater le même phénomène dans les épitaphes beaucoup plus nombreuses à mentionner des pérégrins37. La population de Césarée, était largement perméable aux courants cosmopolites ambiants et se romanisait culturellement sans renier ses racines. Bien plus l’inscription d’Antistia Galla, si l’on accepte l’analyse présentée ici, montre la diffusion du culte de Saturne au sein du conuentus de citoyens romains de Césarée par l’intermédiaire d’Africains romanisés. En quelque sorte, l’exvoto à Saturne constitue le document le plus parlant dans le processus d’appropriation d’un comportement religieux romain à des fins qui restent profondément africaines dans une société en mutation. Dans ce processus de transformation, les élites de la ville ont joué un rôle important, en particulier par les rapports étroits qui ont pu se nouer avec la cour des rois. Mais ces élites restent apparemment invisibles. Une seule inscription38 permet peut-être d’entrevoir ce qu’étaient les institutions de Césarée à l’époque royale. Il s’agit d’une très belle dédicace de tombeau, malheureusement fragmentaire. Le dédicant est un pérégrin qui affirme son origine locale39 et qui détaille sa qualité de princeps, c’est-à-dire une dignité civile dans une cité pérégrine40. Son épouse, Polla fille d’Eumen, lui est associée. Le comportement de ce pérégrin face à la mort s’apparente donc tout à fait à celui des Romains domiciliés dans la capitale41, dont on a un exemple avec 37 Épitaphes latines de pérégrins de l’époque royale : Tettal Baricbalis f(ilius) (V. WAILLE, RAfr., 47, 1903, p. 105, urne taillée dans un pilastre, non répertoriée dans l’AE). Fadius Fadii Expediti f(ilius) (H. DOISY, 1952, p. 99, n° 9, non répertoriée dans l’AE). [An]nibalis Messi f(ilius) (CIL, VIII 21276). ATM Baribal f(ilius) (CIL, VIII, 9442). Saturninus Magonus fil(ius) (CIL, VIII, 9515). Iustus Varia[ni f(ilius) Mygen (P. LEVEAU, 1975-1976, p. 130, n° 72, non répertoriée dans l’AE). Iugurthae Goutis / f(ilius) (H. DOISY, 1952, p. 100, n° 11, non répertoriée dans l’AE). [---]micart Bostaris Arinis f(ilius) (CIL, VIII, 9450). Fadianus Bubbal (filius) medicus (CIL, VIII, 21099). Aurasigudula f(ilia) (CIL, VIII, 21109). Baricbal (P. LEVEAU, 1975-1976, p. 109, n° 39, non répertoriée dans l’AE). Annibal [---] / comma[nens ? carus] / parentib[us ---] / sum, uixi an[norum ---] (AE, 1985, 910, ma lecture). 38 AE, 1980, 978 , fragment de plaque de marbre ; dans une tabua ansata : [---]aeus / [--- inis] f(ilius) / [Caesari]ensis princeps, / [annor]um L, monument/[um feci]t impensa sua / [sibi et P]ollae Eumenis f(iliae). 39 On retrouve bien plus tard, la mention d’un ethnique pour C. Domitius Alexander, un notable promu dans l’ordre équestre sous le règne de Septime Sévère et Caracalla (CIL, VIII, 10980 (20983) et 9398 (20984) ; voir aussi l’épigraphie de Volubilis où cette mention de l’origo est fréquente. 40 Voir l’exemple bien connu d’Altaua. 41 Je ne reviens pas ici sur l’inscription CIL, VIII, 9343, une dédicace incomplète qui a suscité des commentaires contradictoires du fait de la mention d’un pagus à l’origine de l’hommage et des problèmes institutionnels que cela posait : [---] regis / [---]reginae / [---Bo]nae Magne / [--- sign]um uictoriae / [---]s felix /[---decret]o pagi. Si l’existence d’un conuentus est certaine, il n’est pas assuré que ces citoyens se soient regroupés en une entité juridique définie qui aurait été rattachée à une colonie. Je me demande si cette inscription, qui revêt un

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la très belle urne de Popilia Tranquilla42. C’est dans cette perspective qu’il convient de revenir maintenant sur le fragment d’une dédicace à Vénus à laquelle sont associées deux statues des rois maures, Juba et Ptolémée. Cette inscription incomplète43 est gravée sur une plaque de marbre en 3 fragments :

Fig. 5. Dédicace à Vénus (Cliché Ph. Leveau). Veneri [Augustae sacrum] / cum duabu[s statuis] / Iubae et Ptol[emaei recu]/batoriis quat[tuor insignibus] / ornatis Serg. Sul[picius---]. « Consacré à Vénus Auguste avec deux statues de Juba et Ptolémée, des supports ornés de quatre insignes, Sergius Sulpicius----.»

caractère officiel et mentionne la victoire, ne doit pas être mise en relation avec la participation du roi Juba aux opérations menées contre Tacfarinas (Voir P. LEVEAU, 1984), p. 22-23). En tout cas, la diversité des gentilices incite à rapprocher cette ville de celles décrites par J.-M. LASSERE, 1977, p. 75-142. Mais l’absence d’indications de la tribu d’origine empêche de pousser la comparaison. 42 H. DOISY, 1952, p. 106, n° 22 : Popilia L(uci) f(ilia) Tran/quilla. H(ic) s(ita) e(st). V(ixit) a(nnis) XIIX. Le gentilice est italien, inconnu par ailleurs à Césarée, attesté dans la confédération cirtéenne. Une inscription de Césarée du début IIIe siècle (CIL, VIII, 9359) mentionne un M. Popilius Nepos domo Roma qui honore le procurateur. 43 La découverte est signalée par L. LESCHI, 1942, p. 172. La première édition est celle de M. LE GLAY, 1966c, p. 636-637, d’où AE, 1966, 595 ; sa lecture fautive a été corrigée par P. LEVEAU, 1975-1976, p. 83, n° 1, d’où AE, 1980, 961, grâce à un estampage et revue pour les restitutions par R. REBUFFAT, 1997), p. 308-313, d’où AE, 1998, 1594.

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La restitution recubatoriis proposée par R. Rebuffat44 est la plus probable. Il n’existe que peu de mots se terminant par –batoriis, et celui-ci convient parfaitement, quand on le compare aux données littéraires et numismatiques relatives aux insignes conférés par les Romains aux rois africains en même temps que le titre de rex45. On est donc bien dans un contexte d’honneurs rendus aux souverains, sur le modèle du culte impérial qui s’est développé à Rome46. Ces honneurs sont ici associés à ceux rendus à la divinité protectrice particulière des Julii, Vénus, et ils rattachent ainsi les rois maurétaniens à la famille impériale. Pour ma part, j’ajouterai que les lettres sont plus espacées aux deux premières lignes, d’où le fait que les restitutions des lignes 3 et 4 comportent davantage de lettres et qu’il y ait la place pour un cognomen à la dernière ligne. Reste à identifier le dédicant. M. Le Glay a, par deux fois47, proposé de le confondre avec le futur empereur Galba qui aurait fait graver cette inscription lors de son proconsulat d’Afrique en 44-46, avec des pouvoirs étendus à toute l’Afrique. Or, non seulement le prénom de Galba est Seruius et non Sergius48, mais aussi il est invraisemblable de penser qu’un représentant de Rome honore officiellement, quelques années après son exécution, le roi Ptolémée dont la mémoire n’avait pas été réhabilitée, bien qu’il ait (comme son père) soutenu les armées romaines contre Tacfarinas. Il est donc préférable de penser que le dédicant était un citoyen romain de la ville. Son prénom et le début conservé du gentilice permettent de le rapprocher d’un jeune défunt connu à Cherchell par une épitaphe versifiée49, qui ne peut être postérieure à la fin du Ier siècle, Sergius Sulpicius Festus, dont la mort est déplorée par son père, un homme important dans la cité, car

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R. REBUFFAT, 1997, p. 308-313. Voir R. REBUFFAT, 1997, p. 308-313, pour le nombre variable de ces insignes. Deux sont évoqués par Tacite lors de l’avènement du roi, en 24 (sceptre d’ivoire et toge brodée (Ann., IV, 26) et quatre figurent sur des monnaies royales : couronne dorée, toge ou tunique brodée et bâton d’ivoire, appuyés contre un siège curule (CNNM, p. 134-135, n° 399, en or ; n° 440450, en argent ; le n° 400 est la seule monnaie à représenter une étoffe pliée sur la chaise, outre le sceptre). Si les supports dont fait état la dédicace sont des sièges curules, qui ne seraient donc pas comptés au nombre des insignes, le quatrième insigne pourrait être au choix la toge ou la tunique (pourpre ou brodée), une patère en or, un anneau d’or, voire un cheval avec phalères en or. 46 Voir à Cherchell, les dédicaces au genio Ptolemaei (CIL, VIII, 9342) et pro salute Ptolemaei, (AE, 1938, 149, étudiée supra). Les statues des empereurs étaient fréquemment installées dans les temples, faisant d’eux les « compagnons » privilégiés des dieux : les derniers rois de Maurétanie ont pu imiter cet usage. Ainsi a-t-on trouvé une tête de Juba II et une statue monumentale de Ptolémée sous les niveaux tardifs du temple à cinq cellae de Sala, daté du Ier s. av. J.-C. Voir J. BOUBE 1966, p. 91-107, p. 96 notamment, et J. BOUBE, 1967, p. 263-367. 47 M. LE GLAY, 1966c, p. 636-637. M. LE GLAY, 1988, p. 131-133 : son interprétation est à ses yeux confirmée par la découverte à Terracine, patrie de Galba, d’un fragment d’inscription au fils du roi Juba (AE, 1986, 124). 48 Voir le monnayage du prince (RIC, 12, 237-257) et les inscriptions officielles. 49 CIL, VIII, 9519 (CLE, 526) ; C. HAMDOUNE, 2011, p. 266-269, n° 166. 45

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il semble bien que le jeune défunt ait eu droit à des funérailles publiques50, si populus désigne la communauté civique, comme souvent dans les inscriptions. Une telle cérémonie témoignerait du rang du père dans la cité. De ce fait, il s’agirait d’une des premières familles importantes de la cité51 et le décès du jeune homme pouvait aussi signifier la fin d’une lignée. En effet, le gentilice Sulpicius est peu attesté à Césarée52, sinon au Ier siècle, notamment par une stèle funéraire conservée à Alger mais qui provient de Césarée53, portant l’épitaphe de Saturninus, mort à 11 ans, fils de L. Sulpicius Quadratus. Dès lors se pose la question de l’origine de cette famille qui s’est hissée au premier rang dans la colonie au début de l’ère provinciale. S’agit-il d’Africains très tôt romanisés, comme tendrait à le montrer le cognomen Saturninus dans l’épitaphe ou bien de résidents italiens venus s’installer dans la capitale et qui n’auraient pas ménagé leurs hommages aux rois. La comparaison avec la petite série de textes honorant les souverains est décevante, car la plupart sont composés de fragments peu parlants54. Un seul document est complet ; il provient d’Icosium (Alger) et il s’agit d’un hommage fait par un citoyen romain de fraîche date sans doute55, qui a été magistrat de sa cité : [R]egi Ptolemae[o] / regis Iubae f(ilio) / L. Caecilius Rufus / Agilis f(ilius) honoribus / omnibus patriae / suae consummatis / d(e) s(ua) p(ecunia) f(aciendum) c(urauit) et consacrauit. « Au roi Ptolémée, flls du roi Juba. Lucius Caecilius Rufus fils d’Agilis, ayant exercé tous les honneurs de sa patrie, a pris soin de faire (ce monument) et l’a dédié. » Cet autochtone est très romanisé culturellement. Si l’expression honoribus omnibus patriae suae consummatis ne nous renseigne malheureusement pas sur les institutions pérégrines de la cité, la présence du terme patria est très révélatrice car, derrière ce mot, il y a à la fois référence à l’entité institutionnelle et au lien affectif très fort qui unit à la « petite patrie ». La comparaison de ce texte avec la dédicace à Vénus de Césarée permet de penser que les Sulpicii étaient originaires de la cité. Dans les deux 50

Ligne 9 : hunc fleuit populus pius (le peuple respectueux l’a pleuré). C’était déjà l’avis de P. LEVEAU, 1984, p. 122-123. 52 Il figure dans l’épitaphe d’un cavalier de l’aile II des Thraces ayant servi sous les ordres du décurion Sulpicius (CIL, VIII, 21030) dont on ne peut affirmer l’origine locale. On le trouve aussi dans l’épitaphe d’un affranchi au IIe siècle, L. Sulpicius Callistus (CIL, VIII, 21319). 53 CIL, VIII 9684. 54 À Casearea, CIL VIII 9342, 20977 (sans doute dans le cadre de la familia), 21439 ; à Saldae, CIL, VIII, 8927. 55 CIL, VIII, 9217 (ILS 841), cippe de calcaire. Sur cette inscription voir en dernier lieu, M. COLTELLONI TRANNOY, 2012, p. 142-143. Un Africain du fait de la filiation par le nom unique du père, dont l’origine latine dénote déjà une romanisation culturelle. L’accès à la citoyenneté s’explique sans doute par la présence d’un conuentus de citoyens romains. 51

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cas, « l’honneur adressé au roi s’inscrit dans une compétition aristocratique ancienne, renouvelée par les moyens de communication romains »56. En conclusion, ces deux inscriptions, mentionnant les rois de Maurétanie dans un contexte religieux, apportent un éclairage très intéressant sur la façon dont a pu se constituer l’identité des Romano-Africains en mettant en évidence, par le biais du fait religieux, un phénomène de mixité culturelle dans la société de Césarée, où se côtoyaient Romano-Italiens émigrés et autochtones, et ce, aussi bien dans les catégories sociales élevées et parfois proches du pouvoir, que parmi les gens modestes. Bibliographie J. BARADEZ, 1957 : JEAN BARADEZ, « Survivances du culte de Baal et Tanit au Ier siècle de l’ère chrétienne, Libyca, 5, 1957, p. 221-275. J. BARADEZ, 1961 : JEAN BARADEZ, « Quatorze années de recherches à Tipasa : 1948-1861. Méthode et bilan », RAfr, 105, 1961, p. 215-261. J. BOUBE, 1966 : JEAN BOUBE, « Un nouveau portrait de Juba II découvert à Sala », BAM, 6, 1966, p. 91-107. J. BOUBE, 1967 : JEAN BOUBE, « Documents d’architecture maurétanienne au Maroc », BAM, 7, 1967, p. 263-367. M. COLTELLONI TRANNOY, 2012 : MICHELE COLTELLONI TRANNOY, « Encore les Icositani …. », dans Visions de l’Occident romain. Hommages à Y. Le Bohec. I, Lyon, 2012, p. 137-147. M. COLTELLONI TRANNOY, 2018 : MICHELE COLTELLONI TRANNOY, « Le langage des pierres : le mot et l'image sur les stèles votives et funéraires de Caesarea de Maurétanie (Cherchell, Algérie) », dans Langage et communication. Actes du 139e congrès du CTHS, Nîmes 2014, disponible en ligne : http://books.openedition.org/cths/900. H. DOISY, 1952 : HENRIETTE DOISY, « Quelques inscriptions de Césarée (Cherchel) », MEFR, 64, 1952, p. 87-110. M. DONDIN PAYRE, 2001 : MONIQUE DONDIN PAYRE, « L’onomastique dans les cités de Gaule centrale », dans Noms, identités culturelles et romanisation sous le Haut-Empire. Bruxelles, 2001, p. 193-341. M. DONDIN PAYRE, 2011 : MONIQUE DONDIN PAYRE, « La diffusion des processus d’adaptation onomastique », dans Les noms de personne dans l’Empire romain, Scripta Antiqua 36, Bordeaux, p. 177-196. P. GAUCKLER, 1895 : PAUL GAUCKLER, Musée de Cherchel, Paris, 1895. C. HAMDOUNE, 2011 : CHRISTINE HAMDOUNE et alii, Vie, mort et poésie dans l’Afrique romaine d’après un choix de Carmina Latina Epigraphica, coll. Latomus 330, Bruxelles, 2011.

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P. LEVEAU, 1984, p. 143.

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L’« autel » de Tellus AE 1954, 127 Roger Hanoune Université de Lille

Cette brève note devrait être signée du nom de Louis Leschi, auteur de l’article « Un autel votif de Bourbaki (Département d’Alger) », paru dans la revue du Service des antiquités de l’Algérie, Libyca, t. I, avril-octobre 1953, p. 87-94, tant cette étude a donné tout ce que l’on peut savoir sur ce curieux petit monument. Mais il a semblé qu’en l’honneur d’un spécialiste de la prière et d’un africain on pouvait au moins rappeler une œuvre un peu oubliée. L’« autel » étudié par L. Leschi et entré dans les collections du Musée national des antiquités d’Alger, est taillé dans un petit bloc de pierre noire qui paraît très rugueuse sur la photo qui en a été publiée ; il ne mesure qu’une vingtaine de centimètres de côté : 17 de hauteur, 21 de largeur, 22 de profondeur) ; le dessin un peu simplifié qui en est donné à la page 87 et reproduit ici n’est réduit que de moitié (fig. 1). Comme il ne mesure qu’une quinzaine de centimètres de côté à la base et qu’il s’évase vers le haut, on peut dire que ce bloc ressemble à un chapiteau miniature, d’autant plus qu’il est orné en haut d’une sorte d’abaque et sur les faces latérales de deux « boudins » qui en façade dessinent deux petits cercles évoquant des volutes très schématiques. Louis Leschi a préféré y voir un autel creusé sur toute la face supérieure d’une cavité à peu près carrée de 4 cm de profondeur et destinée à abriter « le feu du sacrifice » dans un sanctuaire rural (p. 92). Sur la face principale, depuis le couronnement jusqu’à la base, est écrit sur cinq lignes en lettres assez irrégulières (hautes de 2,5 cm sur les lignes 1 à 4, et de 1 cm sur la dernière) le texte suivant : TELVSTER/AMATER/BONASSEG/ETESBONAS/VINDEMIAS. Le dessin publié ne permet pas de juger de la graphie, où l’on note à la dernière ligne une ligature pour IND. On lit donc : Tel(l)us Ter(r)a Mater bonas segetes bonas vindemias. Si les graphies simplifiées du nom de la déesse surprennent un peu dans un texte par ailleurs correct, on comprend sans peine qu’il s’agit d’une invocation à la déesse de la terre nourricière, où le verbe de la prière est sous-entendu, pour qu’elle accorde de bonnes récoltes (seges, le champ, offre couramment le sens de moisson de blé) et de bonnes vendanges.

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L’objet, dit « de Bourbaki », provient en réalité non du site même de cette bourgade1 (Aïn Toukria, wilaya de Tissemsilt, dans la région de Tiaret), mais d’une zone rurale à une douzaine de kilomètres, donc sur les marges du massif de l’Ouarsenis. L. Leschi a aussi essayé de donner une date à ce texte. Aïn Toukria est connu comme station du limes de Maurétanie et on place couramment la romanisation de cette région au IIIe siècle2, mais l’auteur a essayé de préciser (p. 93-94) cette datation en faisant remonter des vignobles dans cette zone à l’époque de Probus seulement sur la foi d’une indication de l’Histoire Auguste (SHA, Probus, 18, où la Maurétanie n’est pas mentionnée) et de la comparaison avec le cas de Tipasa (dont la situation côtière est bien différente des confins de l’Ouarsenis) : c’est le seul point de cette étude qui paraît faible. Au contraire les remarques de L. Leschi (p. 91-92) sur le culte de Tellus et Terra Mater associées qu’on peut imaginer ici sont tout à fait pertinentes: assez rare en Maurétanie, beaucoup plus qu’en Afrique proconsulaire ou en Numidie, il semble parfois différent de celui de Cérès et surtout des Cereres si bien introduites sous l’influence punique, et il ajoute : « si l’on examine le petit texte de Bourbaki, il est impossible d’y trouver aucune trace de rapprochement avec le culte de Cérès ; on pense plutôt à une manifestation de piété et de dévotion à l’égard de la puissance nourricière par excellence, la Mère, qui répand tous les biens de la vie et dont, si l’on voulait en chercher une expression littéraire, et d’ailleurs d’origine africaine, on devrait aller trouver l’idée dans Apulée ». Leschi cite ici l’Apologie, LVI, 5, où l’impie Aemilianus n’offrirait pas aux dieux champêtres (dii rurationis) les prémices de sa moisson, de sa vigne, de son troupeau (segetis aut vitis aut gregis primitias) et n’a sur sa terre aucun sanctuaire, pas même une pierre ointe d’huile ou un rameau orné d’une guirlande (lapidem unctum aut ramum coronatum). C’est donc à ce type de rites privés qu’il invite à rattacher hypothétiquement « l’autel votif de Bourbaki ». Ce petit monument si bien publié peut encore susciter aujourd’hui quelques réflexions supplémentaires. Tout d’abord on est frappé par l’oubli dans lequel il est tombé. Il est en effet resté dans les réserves du Musée des antiquités sans être exposé et surtout il n’a pas figuré dans les deux grands ouvrages classiques sur la religion de l’Afrique romaine, les Religions de l’Afrique antique de G. Charles-Picard, 1954, qui est contemporain de l’étude de Leschi, et le Saturne africain de M. Le Glay paru en 1961 (Monuments I) et 1966 (Monuments II et Histoire), qui ne l’a pas cité. Il faut attendre celui d’Alain Cadotte, La romanisation des Dieux. L’interpretatio romana en Afrique du Nord sous le Haut-Empire, Leiden, 2007, pour que la déesse Telus Tera Mater soit citée, 116e et dernière de la liste des inscriptions concernant Cérès et Tellus (p. 355 et tableau 18 p. 348-353) : il 1

S. GSELL, Atlas archéologique de l’Algérie, Alger-Paris, 1911, f. 23, n°27. C’est la station 23 dans l’étude de N. BENSEDDIK, « Septime Sévère, P. Aelius Peregrinus Rogatus et le limes de Maurétanie Césarienne », dans X. Dupuis, C. Lepelley (dir.), Frontières et limites géographiques de l’Afrique du nord antique. Hommage à P. Salama, Paris, 2000, p. 89 (voir la carte de cette portion du limes dans Y. LE BOHEC, « Frontière et limites militaires de la Maurétanie Césarienne sous le Haut-Empire », ibid., p. 121). Pour les débats sur la romanisation de la région, on renverra globalement à ce recueil d’études. 2

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est vrai que la carte 17 des mentions épigraphiques de Tellus montre bien qu’elle est complètement isolée, très à l’ouest des attestions connues3. Ensuite, grâce à cette étude, on peut corriger l’idée de L. Leschi pour qui le culte de Tellus était rare en Afrique : A. Cadotte a inventorié 88 inscriptions mentionnant Cérès ou les Cereres (avec un cas d’association à Tellus sur les terres de la gens Bacchuiana CIL VIII, 12332). La plupart viennent de l’intérieur de l’Afrique, du cœur du pays libyco-numide, avec cinq attestations pour la seule Madaure : celle de Bourbaki à l’ouest est aussi isolée que celle de Carthage à l’est. Il n’est pas indu d’y voir l’interpretatio4 d’une divinité de la terre de l’Afrique, comme S. Gsell et L. Leschi l’avaient déjà pressenti5 ; des inscriptions le suggèrent6 et son culte peut être bien organisé (un temple à Dougga, des sacerdotes attestés deux fois). Il est aussi intéressant que plusieurs inscriptions soient plus ou moins bien datées, surtout au IIIe s. (n° 89 : 193-211 ?, n° 98-99 : 261-268, n° 105 : 145 ?, n° 103 : IIIe s., n° 115 : 194). Même si elle n’offre aucun renseignement sur le dédicant ou sur le cadre du culte l’inscription de Bourbaki s’inscrit bien dans un ensemble cohérent. On se rend mieux compte aussi du caractère curieux de l’« autel ». Un seul objet similaire a déjà cité par Leschi : cette trouvaille de Madaure (« quartier des huileries ») a été publiée par Eugène Albertini, qui en a donné la description dans BAC, 1925, p. CXLV ; il s’agit d’un autel « en mauvaise pierre calcaire », de très petites dimensions (21 cm de hauteur, 14 de largeur et profondeur), dont la face supérieure est creusée d’une cavité et qui porte une inscription de quatre lignes (la première sur le « couronnement ») : Telluri Aug(ustae) / Iulia Mit/thia sacer(dos) /l(ibens) v(otum) s(olvit) (AE, 1925, 40). Le texte est un peu différent : Tellus n’est pas ici assimilée à Terra Mater, et il s’agit bien d’un vœu effectué par une prêtresse locale. Estce un autel ? Albertini pensait que la cavité supérieure pouvait servir à encastrer une statuette ou un buste, hypothèse rejetée par Leschi, qui de son côté considérait aussi le bloc de Bourbaki comme un autel (votif à son avis, sans qu’on voie où est le vœu dans le texte), et on pourrait penser aussi à un brûle-encens. En tout cas il est clair que ces deux objets de toute petite taille ont une forte ressemblance et on regrette de ne pouvoir encore en établir une série. On doit enfin être sensible au formulaire. Certes Tellus et la Terre Mère sont associées dans les grandes invocations de Varron au début de l’Economie rurale - et d’abord à Iuppiter et Tellus Terra mater - ou au grand hymne à « Dea sancta Tellus rerum naturaeque parens » suivi d’une prière à

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Il est un peu forcé de placer Bourbaki « non loin d’Alger » (p. 353). On pense pour une autre région à l’expression de Tacite, Germ., LX, à propos de certains Germains qui honorent leur divinité indigène Nerthus : Nerthum, id est Terram matrem, colunt. 5 LESCHI, art. cité, p. 91-92 ; CADOTTE, ouvr. cité, p. 355 rappelle le rapprochement de Déméter et des déesses du pays libyque : Tellus Terra Mater de Bourbaki, Tellus Genetrix de Cuicul (CIL VIII 8309 datée de 194), Tellus παμμήτειρα de Tébessa (n° 104 CIL VIII 1867). 6 CADOTTE, p. 332 n° 102 (domina Tellus AE 1949, 54), n° 112 (Tellus Giluae CIL VIII 5305=ILAlg I, 232). 4

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Magna Mater.de l’Anthologie latine7. Ici le registre est infiniment plus humble, mais le texte de Bourbaki dit la même chose que ces grandes invocations : il ne recourt pas au formulaire banal des ex-voto comme l’autel de Madaure et nous offre en quelques mots simples une authentique prière de demande.

7 F. CHAPOT, B. LAUROT, Corpus de prières grecques et romaines, Turnhout, 2001, L23 p. 261-263 et L85 p. 356-358.

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Théveste (Tébessa) : Elladdius, un évêque (?) oublié des VIe ou VIIe siècles Jean-Pierre Laporte Chercheur indépendant associé à l’UMR 7041 ArScAn (THEMAM)

L’objet présenté ici n’est pas inédit à proprement parler, mais, malgré deux articles, d’ailleurs difficiles d’accès, il est resté inaperçu1, aussi vaut-il la peine d’une courte note2, par laquelle je suis heureux de rendre hommage à Charles Guittard. La découverte fut faite à 60 km au sud de Tébessa, dans le Bahiret Reg, grand bassin des Nemencha, bien arrosé dans l’Antiquité ; et aujourd’hui très sec, suite à une importante aridification intervenue depuis3. Le lieu précis se situe à Henchir el Mergueb, n° 162, feuille 40 (Feriana) de l’Atlas archéologique, où l’on a signalé des restes de pressoirs et des « pierres tombales », non décrites, sans doute des épitaphes. Une note anonyme inédite signale dans les alentours immédiats un groupe de 3 citernes antiques circulaires. Un peu plus loin, le site 163 de l’Atlas, l’Henchir Gabel Foua montrait des traces de barrage et, à quelques centaines de mètres, des vestiges de constructions. L’anneau avait été trouvé « dans un G’bour (tombeau) à l’endroit dit Mergueb Henchir Zaïd el Hadj Salah Rechachi douar Bedjen, commune mixte de Tébessa », avec des pièces en or et une bague byzantine4 Nous ne connaissons ni la liste ni le sort des monnaies. L’intaille et la bague au moins furent acquises par Noël Rocco, collectionneur tébessien, qui les signala dans sa collection en 19385. Il décrit l’intaille comme suit (fig. 1) : « De forme ovale, en onyx brun et blanc, elle est enchâssée dans 1

L’inscription n’est pas signalée dans l’Année Épigraphique de 1956 et des années suivantes, pas non plus dans la Prosopographie Chrétienne du Bas Empire (1982) dirigée par A. MANDOUZE. 2 Nous avons été mis sur cette piste par un petit dossier conservé dans les archives de l’Agence nationale d’archéologie, aujourd’hui passées à l’OGEBC, sans bouger de place, c’est-à-dire au Bastion 23 en Alger. Le dossier contient le tapuscrit de l’article de J. Lassus dans les Mélanges Andrieu. 3 J.-P. CHABIN et J.-P. LAPORTE, 2016. 4 N. ROCCO, 1938, p. 301. J. LASSUS, 1956, p. 299 donne une version légèrement différente : « avec une intaille et des pièces d’or byzantines », mais compte tenu de leur découverte dans un même tombeau, elles étaient sans doute de même époque. 5 N. ROCCO, 1938, p. 301-302.

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une monture d’or en forme de médaillon. Un anneau également en or en permet la suspension ». É. Sérée de Roch6, conservateur du Musée de Tébessa de 1942 à 1958, remarqua l’anneau et le signala à J. Lassus (directeur du Service des Antiquités de l’Algérie de 1955 à 1964). Sur sa proposition, le Gouvernement Général de l’Algérie l’acheta pour le Musée Stéphane Gsell7, actuel Musée National des Antiquités, en Alger, où elle se trouve toujours8. J. Lassus le publia en 1956 dans une publication fort rare, les Mélanges Andrieu9. M. Le Glay signala aussitôt l’article dans sa précieuse bibliographie annuelle de l’Algérie antique : « il s’agit de l’anneau de l’évêque Elladdius de Theveste (Tébessa), jusqu’ici inconnu et qui paraît dater du VIe s. »10. Puis l’objet tomba dans l’oubli. Nous disposons de deux descriptions de l’anneau (fig. 2), l’une de Rocco en 193811, et l’autre de 1956, due à J. Lassus, probablement plus précise12: « C’est un large anneau d’or, qui pèse 22 grammes, et mesure 18 à 19 mm de diamètre intérieur. Il convenait plutôt au petit doigt qu’au medius, à moins que le destinataire ait eu une main très fine - ou qu’il l’ait gardé sur la deuxième phalange13. Large et épais, il porte un chaton très proéminent : sur une base octogonale est soudé un couvercle rond, entouré de huit grains placés aux angles de l’octogone ». « La bague est plus mince en arrière, 6 mm, que sous le chaton 9 mm. Elle forme une arête de part et d’autre de laquelle deux surfaces se trouvent définies, en angle obtus, qui viennent s’implanter à la base du chaton. L’objet, d’aspect massif, prend de ce fait un caractère simple et noble. La présence des grains ajoute de l’originalité, sans nuire à l’impression incontestable de grandeur. Il est rare qu’un objet d’orfèvrerie de si petite dimension appelle l’emploi de tels mots ». « Le chaton de la bague est creux : il a été possible, grâce à une lacune de la soudure, d’introduire un fil métallique entre ses deux éléments. Le fil métallique s’est enfoncé d’un centimètre. C’est semble-t-il la partie octogonale qui est évidée ». 6

Sur É. Sérée de Roch, conservateur du musée de Tébessa de 1942 à 1958, cf. J.-P. LAPORTE, 2012. 7 Un antiquaire parisien avait envisagé l’acquisition de l’anneau. N. Rocco préféra qu’il entre dans une collection publique ; il le proposa à E. Coche de la Ferté pour le Louvre, qui finalement refusa, sans doute compte tenu du prix demandé. Les négociations menées par M. Le Glay, alors chargé de mission au Musée d’Alger, aboutirent en décembre 1954. 8 Il ne nous a pas encore été possible de l’examiner, mais les illustrations de N. Rocco et J. Lassus, ainsi que la description du second (ci-dessous) permettent de s’en faire une excellente idée. 9 J. LASSUS, 1956, p. 287-290, fig. 10 M. LE GLAY, 1956, p. 354. 11 N. ROCCO, 1938, p. 302 : « Elle pèse 25 gr., mesure 27 m/m de large sur 30 m/m de long. Le diamètre intérieur de l’anneau est de 20 m/m. Entièrement en or pur. Cette bague était la propriété de l’évêque byzantin ELLADI vivant au Ve siècle ainsi que l’indiquent les lettres grecques gravées sur le chaton. Ce chaton est de forme octogonale, les côtés en mesurent 5 m/m et sont ornés à chacun des angles d’une petite boule. Au milieu, est gravé le monogramme du Christ ». 12 Nous reprenons ici dans le texte la description de J. Lassus, en reclassant toutefois les paragraphes. 13 E. SAGLIO, 1870, fig. 353, col. 396.

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Lassus avait « consulté un orfèvre d’Alger, M. Guy Paturio. D’après lui, le corps de la bague a été fondu, puis forgé au marteau. On a ensuite rapporté par soudure la partie octogonale, et soudé à nouveau, comme un couvercle, la plaque circulaire. Les grains, réalisés par fonte sur du charbon de bois, ont été soudés à la fois au couvercle circulaire et au socle octogonal ».

Le décor du chaton « Le disque supérieur du chaton est gravé : il porte au centre une croix, faite de quatre feuilles incisées au trait. La croix est plus longue dans l’axe transversal de la bague, et son bras supérieur parait ansé ». « Autour de ce dessin, assez maladroitement exécuté, se trouve une inscription qui part cette fois dans l’axe du doigt et en haut : + ELLADDI. « Les lettres, de l mm 6 de hauteur, sont, elles-aussi, maladroitement dessinées. L’E est carré, la forme des L rappelle celle de lambdas. Les D sont très arrondis ». « L’inscription a été non point gravée, mais ciselée. Certains traits droits des lettres ont été obtenus par un seul coup de ciseau ; les traits courbes et le dessin central au moyen d’un ciseau plus petit, employé par coups successifs. L’artisan ciseleur n’était pas très adroit, moins adroit à coup sûr que celui qui a fondu, forgé et soudé les différentes parties de l’anneau ». « Enfin on peut penser que le chaton de la bague, qui est creux, contenait une relique » 14. « La différence de qualité entre le travail de l’orfèvre qui a fondu, martelé et soudé ce bel anneau et celui du ciseleur qui y a inscrit le nom de l’évêque est telle qu’on peut supposer que la bague a été importée à Théveste d’un centre artistique plus important, et a reçu ensuite sur place l’inscription au nom d’Elladdius ».

Il s’agit d’un anneau individuel, et non pas d’un anneau sigillaire15, puisque l’inscription est directement lisible et non point inversée. Bien que la gravure soit un peu maladroite, il s’agit manifestement d’un objet de luxe. La copieuse notice « anneaux » du DACL16 reste encore la meilleure synthèse pratique et bien illustrée sur les anneaux antiques. Aucun ne correspond vraiment à celui-ci. La forme de la croix rapporte sans aucun doute à la période byzantine. J. Lassus, datait cet anneau du VIe siècle.

Un anneau épiscopal ? Pour J. Lassus, il s’agissait sans guère de doute d’un anneau épiscopal ; et nous sommes tenté de le suivre sur ce point, mais avec prudence, car il ne s’agit que d’une hypothèse. 14 H. LECLERCQ, 1903, col. 2208, traite des « anneaux reliquaires » mais ne cite pas de bague qu’on puisse comparer à celle-ci. 15 Voir la discussion sur la distinction entre anneau sigillaire et anneau épiscopal dans H. LECLERCQ, ibid., col. 2181. Les plus anciens textes qui parlent de l’anneau épiscopal, qui sont du VIIe siècle, paraissent faire allusion à une pratique générale et ancienne. 16 H. LECLERCQ, ibid.

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Elladdius est le génitif du cognomen Elladdius, nom grec latinisé évoquant le nom de la Grèce (Ellas). Aucun exemple de ce mot ne figure parmi les listes épiscopales d’Afrique du Nord, dépouillées par Mesnage17, mais on sait qu’elles sont très lacunaires, aussi ce silence n’est-il pas significatif, ni dans la Prosopographie de l’Afrique parue en 1982. Il s’agit donc d’un nom rare en Afrique. En revanche on connait un Helladius, né en Espagne dans une riche famille visigothe, devenu évêque de Tolède et mort en 633, sans doute sans rapport avec le nôtre. Théveste était toujours un évêché à l’époque byzantine (l’un des titulaires du siège de cette époque s’appelait Faustinus, attesté en 55018). La ville figure encore sur la liste de Georges de Chypre, placée en dernier lieu entre 591 et 60619. Cependant, le mot episcopus ne figure pas sur le chaton de la bague, ni en clair, ni sous forme de monogramme. Si cet anneau avait été trouvé dans une basilique de Tébessa, on pourrait certes en faire un anneau épiscopal, mais compte tenu de son éloignement de la ville, on peut en douter. La question reste donc en suspens. Cependant, la présence d’un tel objet précieux dans une zone aujourd’hui semi-désertique rappelle combien le paysage a changé depuis l’Antiquité, et comment il faut interpréter différemment l’implantation humaine de la région pendant les périodes historiques anciennes.

Bibliographie Carte Salama 2, 2010 = Carte des routes et des cités de l’Est de l’Africa à la fin de l’Antiquité, éd. J. Desanges, N. Duval, Cl. Lepelley et S. SaintAmans, Brepols, Turnhout, 346 p,, pl. J.-P. CHABIN et J.-P. LAPORTE, 2016 : JEAN-PIERRE CHABIN et JEANPIERRE LAPORTE, Aridification et désertification des Nemencha, de l’Antiquité à nos jours : changements climatiques et pression anthropique sur la Nature, dans Peuplement, territoire et culture matérielle dans l’espace méditerranéen, Actes du Ve colloque international du Département d’archéologie, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Kairouan, 2016, p. 115-152. J.-P. LAPORTE, 2012 : JEAN-PIERRE LAPORTE, « Étienne Sérée de Roch », Aouras, 7, 2012 (2013), p. 330-337. J. LASSUS, 1956 : JEAN LASSUS, « Un anneau épiscopal africain », Mélanges en l’honneur de monseigneur Michel Andrieu, publiés avec le concours du Centre national de la recherche scientifique, Palais universitaire, Strasbourg, 1956, p. 287-290, fig. Ouvrage inconnu de la BNF, un exemplaire dans la bibliothèque des Études Augustiniennes. 17

J. MESNAGE, 1912, notamment p. 379 pour Tébessa. Des inscriptions au nom de l’évêque Faustinus ont été retrouvées non loin de Tébessa, à Henchir bou Sbaa (CIL, VIII, 2079 = 16.681) et à Rouis (CIL, VIII, 27958 ; ILAlg. I, 3670). Cf. A. MANDOUZE, 1982, p. 389 (Faustinus 14). 19 M. BENABBES, dans Carte Salama 2, 2010, p. 18. On attribuait jadis cette liste à Léon le Sage, en la datant de 883, auteur et date auxquelles fait allusion Jean Lassus. 18

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H. LECLERCQ, 1903 : Dom HENRI LECLERCQ, s.v. « Anneaux », dans DACL, I, 2, 1903, col. 2174-2223. M. LEGLAY, 1956 : MARCEL LEGLAY, « Bibliographie de l’Algérie antique », Libyca. Archéologie, Épigraphie, IV, 2, p. 345-354. A. MANDOUZE, 1982 : ANDRE MANDOUZE, Prosopographie Chrétienne du Bas Empire. 1, Paris, 1982. J. MESNAGE, 1912 : JOSEPH MESNAGE, L’Afrique chrétienne, Paris, 1912, p. 379. N. ROCCO, 1938 : NOËL ROCCO, « Quelques bijoux et objets romains trouvés dans la région de Tébessa », Société de préhistoire et d’archéologie de Tébessa, Alger, 1938, p. 299-302. E. SAGLIO, 1870 : EDMOND SAGLIO, s. v. « Anulus », dans Daremberg et Saglio, Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, Paris, 1870, fig. 353, col. 396.

Fig. 1 : L’intaille trouvée avec l’anneau et les monnaies byzantines. D’après N. Rocco, 1938, p. 301, pl. 2.

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Fig. 2a, 2b, 2c : Profils et face de la bague, d’après J. Lassus, 1956 et N. Rocco 1938.

Fig. 3 : Le décor du chaton de la bague. Dessin J.-P. Laporte, d’après les clichés de Rocco et de Lassus.

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Babari de l’Aurès et Babari Transtagnenses Ahmed Mcharek Université de Tunis

Introduction G. Camps a réussi à localiser en Maurétanie césarienne deux territoires des Bavares (ou Barbares) : l’un au nord-ouest de la province (Bavares occidentaux, entre la Moulouya et l’Ouarsenis), l’autre au nord-est (Bavares orientaux, dans la Petite Kabylie et le Guergour). Mais on dispose aujourd’hui d’une nouvelle documentation qui permet, me semble-t-il, d’en identifier un troisième, en Numidie méridionale, mieux défini et plus durable. Pour ce faire, je me propose d’aborder ici les quatre points suivants : 1- Montrer que l’ethnonyme Bavares / Baveres (= Babares ou Babari) documenté essentiellement par l’épigraphie, et souvent estropié en Barbares chez les auteurs anciens, correspond à un nom libyco-berbère dont la base lexicale est BBR (attesté à la fois par des sources antiques et post-antiques) ; 2- Identifier et localiser en Numidie, dans une région montagneuse de l’Aurès oriental, un nouveau territoire, celui des Babari (Beni Babar/ Beni Barbar) ; 3- Essayer de montrer que le dossier des Babari de l’Aurès autorise, en principe, à formuler une nouvelle hypothèse d’identification des Babari Transtagnenses attestés par une inscription de l’époque tétrarchique trouvée à Caesarea (Cherchel) ; 4- Montrer que les Babari de l’Aurès (Beni Babar / Beni Barbar) sont des montagnards transhumants qui ont en partage le même nom - transcrit de diverses manières - avec les Bavares / Babares / Barbares de Maurétanie césarienne.

I. Babar : le nom libyque des Bavares A. Formes attestées par les sources antiques : état actuel de la recherche À ce propos, G. Camps a retenu les formes Bavares / Babares / Barbares (désinence de la 3e déclinaison dans les sources recensées par ce savant,

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datables du début du IIIe au Ve siècle)1. Mais l’inscription CIL VIII, 9324 de Caesarea (Cherchel) mentionne les Babari Transtagnenses écrasés par l’armée du procurateur de Maurétanie césarienne, Aurelius Litua, lors d’une opération de police vers 290-292 apr. J.-C.2. Malgré une certaine hésitation, G. Camps ne retient pas cet ethnique de Babari comme pouvant être celui des Bavares en raison de l’emploi de la deuxième déclinaison (au lieu de la troisième) pour sa désinence3, suivant en cela S. Gsell4. B. Autres attestations du nom Babar dans des sources antiques Aujourd’hui, on est en mesure d’enrichir le dossier par une documentation disponible mais relativement méconnue. On observera d’abord que G. Camps n’a pas cherché à exploiter complètement l’épigraphie funéraire et l’onomastique qu’elle comporte (sauf une fois à propos du nom Bavaria5). Or des épitaphes latines trouvées en Algérie notamment permettent de recenser les cognomina suivants : Baberius (= Baverius) attesté à Theveste6 et Thubursicum Bure7 et Barbarus bien attesté comme cognomen en divers endroits de la province de Numidie (Lambèse8, Cirta9, Sigus10, Arsacal11, Cuicul12, Verecunda13). 1 G. CAMPS, 1955, p. 241-288. Ce savant écrit au sujet des Bavares (p. 242) : « Leur nom se trouve cité dans quinze inscriptions ou textes différents - ceci seul suffirait à montrer leur importance historique -, cette longue suite de documents (abstraction faite du « Liber Generationis », de la liste de Vérone et de Julius Honorius qui se contentent de citer des noms de peuples) montrent les Bavares toujours dressés contre la domination romaine et subissant de sévères répressions » (voir en annexe les inscriptions données in extenso) ». Il ajoute (ibid., p. 245) : « Cinq historiens et cosmographes mentionnent les Bavares, mais les manuscrits estropient souvent leur nom en Barbares (mais jamais en Barbari qui est la forme plurielle normale de Barbarus) ce qui laisse penser que la contamination très compréhensible entre Barbarus et Baveris n’entraine pas cependant une totale assimilation ». Y. Modéran retient (Y. MODERAN, 2003, p. 103) que « les Babares sont les Bavares occidentaux étudiés à plusieurs reprises par G. Camps (1955, 1991) : ils occupaient un espace vaste allant des monts de Traras, voisins du Maroc actuel, à l’Ouarsenis ». Voir aussi G. CAMPS, 1987, p. 2342-233 et 1991, p. 1394. Une quinzième inscription trouvée en 2014 (S. DRICI, 2015) et commentée par N. BENSEDDIK et J-P. LAPORTE, 2016 donne le nom des Bavares à l’ablatif absolu : Bavarib(us). 2 CIL VIII, 9324 = ILS, 628. 3 G. CAMPS, 1991, p. 1394. 4 S. GSELL, 1929, V, p. 115, n. 1. Voir aussi L. GALAND, Afrique du Nord, Revue Internationale d’Onomastique, 1958, p. 220 et J. Desanges qui adopte une position prudente (J. DESANGES, 1962, p. 48). 5 G. CAMPS, Liste onomastique libyque. Nouvelle édition, Antiquités Africaines, 38-39, 20022003, p. 222. 6 CIL VIII, 16565 (épitaphe consacrée par Baberius à son fils Cornelius Vincentus). Dans S. SOLIN et O. SALOMNIES, Repertorium nominum gentilium et cognominum latinorum, 1988, p. 20, le nom Baberius est recensé cinq fois (103A, 132, 162, 191, 239). 7 CIL VIII, 15260 : Baberi(us) 8 CIL VIII, 3189 (C. Iulius Barbarus), 3209 (L. Octavius Barbarus), 3882 et 23923 (Iulius Barbarus). 9 CIL VIII, 6942 (dédicace à la Concorde des colons de Cirta par C. Iulius Q. f. Quir. Barbarus, quaest. Aed.) et 7672 (épitaphe de Publicius Barbarus Fuscae f.). 10 CIL VIII, 5775 (épitaphe de C. Ingenius C.f. Barbarus). 11 CIL VIII, 6244 (Q. S. Barbarus).

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L’origine libyque de ce nom transcrit de diverses manières est confirmée par l’épigraphie : on sait en effet que, dans une inscription libyque trouvée en Algérie et recensée par l’Abbé Chabot, le défunt s’appelle BBR14. Le même nom est attesté par une épigraphe latino-punique de Tripolitaine où le défunt est qualifié de « lul Babar » (= de la tribu Babar)15. Ajoutons à propos de cette épigraphe que lors d’un colloque organisé en 1987 par l’École Française de Rome sur « L’Afrique dans l’occident romain », J. Desanges a fait un rapprochement pertinent entre ce nom et l’ethnonyme Bavares, en notant ceci : « Babar, tribu ? lul Babar, cf. Bavares »16. Enfin, dans une liste épiscopale de Numidie, on a pu relever depuis longtemps le nom d’un ep(iscopus) Bab(a)rensis dont le siège attesté en 48417 fut identifié par P. Morizot avec le site archéologique de Babar dans l’Aurès oriental18. Et de nos jours, une commune de la Wilaya de Khenchela qui s’appelle Babar19 se trouve non loin de Ras Babar20 et aux sources de l’oued Bedger appelé aussi l’oued des Beni Barbar21. Sur la rive gauche de ce cours d’eau, un site archéologique a accueilli au XVIIe siècle une zaouia Chabbiya, appelée depuis « Zaouia des Beni Babar (ou Beni Barbar) »22. On sait aussi que ce champ de ruines a été identifié en 1982 par P. Morizot avec le municipium Gemel(lense), sur la base d’une importante documentation 12

CIL VIII, 8310 : dédicace à la Victoire par L. [Volu]sius C. f. Pap. Barbarus q(uaestor) aed(ilis). 13 CIL VIII, 4251 : épitaphe de Q. Caecilius Rufus eq. r., consacrée par son frère Q. Caecilus Barbarus. 14 J.-B. CHABOT, Recueil des Inscriptions libyques, 1940, p. 183 (région de la Cheffia).Voir aussi K. JONGELING, Names in neo-punic inscriptions, 1983, p. 218, appendix III (references to RIL for names cited from libyan inscriptions (183 : BBR). Voir infra fig. 1. 15 Inscriptions of Roman Tripolitania, 886h (inscription de Bir ed-Drader) ; A.F. ELMAYER, Latino-punic inscriptions from Roman Tripolitania, Libyan studies, 15, 1224, p. 98-99, fig. 4 ; cet auteur en donne la traduction suivante en anglais (p. 99) : « …tribunus, prince, stele, son of Isicuari from Babar tribe, erected this stele here ». Voir infra fig. 2. 16 J. DESANGES, 1990, p. 264. 17 J.-L. MAIER, L’épiscopat de l’Afrique romaine, vandale et byzantine, Neuchâtel, 1973, p. 109 (Babrensis ecclesia . Numidie : Victorinus Babrensis, mort vers 484) ; A. MANDOUZE, Prosopographie de l’Afrique chrétienne (303-533), Paris, 1982, s. v. Victorinus 14 (episcopus Babrensis …évêque catholique, figure à la date de 484 sur les états de l’Église d’Afrique, occupe le 74e rang sur la liste de la province de Numidie). 18 Cf. Atlas Arch. Alg., f. 39, Cheria, n° 35. Voir aussi P. MORIZOT, 1999, p. 157 où cet auteur écrit : « Un peu plus au sud S. Gsell et Cl. Lepelley signalent l’existence d’un fort byzantin à Cedias ou Cedia : poursuivant dans la même direction, on arrive à Babar, où fut trouvé récemment une base de chandelier gravée d’un monogramme d’époque justinienne » ; Ibid, p. 158 où on lit : « Mais la localisation de Babôsis, que le récit de campagne de Solomon conduit à situer sur le flanc nord de l’Aurès, est incertaine. J’ai pour ma part proposé d’identifier Babôsis avec Babar, où divers vestiges paraissent byzantins (n. 49 : P. Morizot se fonde en particulier sur l’existence d’un episcopus Babrensis de 484 que l’on a proposé de situer à Babar, cf. ibid. n. 41 : Morizot P. (1992), p. 235-337, (1993), p. 83-106. En dernier lieu Baratte F. et Morizot P. (1997), p. 23-27 »). 19 Atlas Archéologique de l’Algérie, f. 38, Cheria, 35 (Babar). 20 G. MERCIER, Étude sur la toponymie de la région de l’Aurès, Actes du XIe congrès des orientalistes, Alger, 1905, p. 79-92 (BaBaR, Ras Babar, montagne ; Foum Babar, col). Voir infra fig. 3. 21 P. MORIZOT, 1999 b, p. 195, fig. 1. 22 P. MORIZOT, dans L’Africa Romana, 1990, p. 431, carte fig. 1 (Zaouia des Beni Barbar).

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archéologique et épigraphique23. J’ai de mon côté abondé dans ce sens en 2015, en essayant de montrer que les Gemellenses de l’Aurès antique sont identifiables avec les futurs Banu Gumlan (ou Kamlan), segment dirigeant à l’époque médiévale au sein de la confédération Haouara (antiques Avares)24.

II. Les Beni Babar (Beni Barbar) et leur territoire d’origine dans l’Aurès oriental Trois importants documents peuvent être mis à contribution à ce sujet : 1. Le plus ancien document d’Archives en Tunisie (doc. n° 16, dossier 229, boîte 212)25 Il s’agit d’une attestation d’authentification d’allégeance vis-à-vis du bey de Tunis (Mourad Bey) signée en 1626 par une soixantaine de notables religieux et tribaux de « balad Argou ». On y lit au premier rang les noms de 8 porteurs de l’ethnique « al-Babāri » (le Babar = de la tribu des Beni Babar). Ce document officiel nous donne l’occasion de souligner de nouveau la continuité remarquable de l’ethnonymie et du peuplement dans la région historique des Aurès (l’antique provincia Abaritana atque Getulia devenue au Moyen Âge « bilād Haouara » et au XVIIe siècle « balad Argou » comme on l’expliquera plus loin. De nos jours encore, le nom Barbar (= Babar) est un patronyme qui survit non seulement en Algérie mais également en Tunisie26. Traduction partielle (d’une citation sélective)27 [Séquence de formules introductives] : « Au nom de Dieu le Clément, le Miséricordieux. Que la paix de Dieu soit sur notre Seigneur Mohammad … . Ceci est la copie d’un document reproduit pour cause de voyage et par crainte d’une éventuelle perte de l’original dont voici le texte » : 23

P. MORIZOT, 1982, p. 31-75 ; Id., 1999 a, p. 157 où on lit ceci : « À mi-chemin de Baghai et de Badès, à la Zaouia de l’oued Bedger, petite bourgade où dès le règne de Septime Sévère une présence romaine est attestée et où, sous Gallien, un petit détachement militaire a laissé des traces, l’on trouve les vestiges d’une ou plusieurs églises de basse époque. Le toponyme Gemel qui figure sur cette pierre (CIL VIII, 2450), a été rapproché de la lointaine Gemellae de l’oued Djeddi, mais pourrait être simplement l’appellation de cette petite cité ». 24 A. MCHAREK, 2015, p. 460 où on lit ceci : « Et si l’on admet la localisation de la tribu des Gumlan (ou Kamlan) haouarides dans cette montagne du Chechar, il n’y aurait plus de raison de douter qu’un municipe de ce nom ait pu exister chez les Gemellenses de l’Aurès oriental. Il en découlerait aussi que le site archéologique en question, la « Zaouia des Beni Barbar » devient identifiable avec le municipe Gemel attesté par l’épigraphie, soit une donnée historique importante qui viendrait conforter une lecture de P. Morizot qui jusqu’ici ne faisait pas l’unanimité (n. 60) ». 25 Voir infra fig. 1, Archives Tunisiennes (document 1, dossier 229, boîte 212). 26 De nos jours, le patronyme Barbar est attesté à Kelibia (17 porteurs de ce nom dans l’Annuaire téléphonique) ainsi que dans la banlieue de Tunis (Megrine, Jebel el-J’loud où les familles Barbar sont originaires de Tozeur ou de Gafsa). 27 Je tiens à remercier ici mon collègue et ami Lotfi Aissa, Professeur d’histoire moderne à l’université de Tunis, qui m’a apporté une aide appréciable dans la compréhension et le commentaire de ce document d’archive.

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[corps du texte] : « Louanges à Dieu; nombre de notables du « balad Argou » (pays d’Argou) sont venus témoigner de ce qui va suivre; et parmi leurs chefs l’honorable juriste lettré sidi Moubarak ben Abdallah alBABĀRI (= le Babar) et son frère sidi Mohammad ben Abdallah et [Untel…Untel… : séquence d’énumération de 7 notables de la tribu des Ghaloussi, pl. Ghalalsa] et l’honorable fakir Nasr ben Bariya al- BABĀRI et l’honorable fakir Mohammad ben Abdallah et l’honorable fakir Ahmed ben Youssef et l’honorable Ahmed ben Dhaoui et l’honorable Khalifa ben Ali et l’honorable Mohammad ben Bouaziz qui sont tous de la tribu des AhlBĀBĀR (= Beni Babar) et [Untel…Untel…énumération de : - 10 notables de la tribu maraboutique Chabbiya (« descendants de sidi Arfa el-Chabbi »), - 10 notables de la tribu des (Beni) al- Jorf, - 4 notables de la tribu des Beni Ouachkoun, - 4 notables de la tribu des (Beni) Hendira, - 4 notables de la tribu des (Beni) Izliten, - 9 notables de la tribu maraboutique de sidi Abid, - 5 notables de la tribu des Drid]. [Contenu de l’allégeance faite par les 61 notables] Les notables signataires reconnaissent tous qu’ils sont, comme l’étaient leurs ancêtres depuis le temps des sultans Hafsides, sujets des souverains de Tunis28 et que les souverains d’Alger n’ont jamais prélevé de redevances ni exercé d’autorité sur eux29. Datation : 1035 H (1626 apr. J.-C.) Signature de deux notaires d’el-Kef et cachet du cadi de Tunis (= document juridique, officiel). Commentaire Ce document est donné in extenso et commenté par Fatma Ben Slimane, Professeur à l’université de Tunis, dans sa thèse publiée en 2009 (en arabe) sous le titre : Sol et identité. L’émergence de l’Etat territorial en Tunisie (1574-1881)30. En évoquant l’attestation d’authentification d’allégeance qui nous occupe, cette historienne écrit (p. 111) ce qu’on pourrait traduire ainsi : 28

On y lit ce qu’on pourrait traduire ainsi : « Et ils ont tous [les notables du bilād Argou] reconnu que leurs ancêtres ont été parmi les sujets du souverain de Tunis (la Protégée de Dieu) depuis le règne des souverains Hafsides jusqu’à celui du sultan ottoman (qu’il soit éternellement puissant et victorieux !) et que les chefs de la M’halla dans l’armée de Tunis (la Protégée de Dieu), parmi lesquels feu Mourad Bey Bouchouata et feu Romdhane Bey, ainsi que le grand Mourad Bey qui est actuellement à la tête de la M’halla, continuent à prélever sur eux les sommes dues au titre des « obligations légales » [la dîme] ou des « redevances makhzéniennes » [tribut, amendes] et que c’est le souverain de Tunis qui exerce la justice parmi eux ; de même quand le besoin s’en fait sentir, c’est vers lui qu’ils se tournent pour demander protection » 29 Ibid., suite : (et ils reconnaissent) « que le souverain d’Alger n’exerce sur eux aucun pouvoir, et qu’à ce jour, ils n’ont jamais pris connaissance d’une quelconque M’halla envoyée chez eux par le dit-souverain pour prélever une obligation légale ou une redevance makhzénienne ». 30 FATMA BEN SLIMANE, Al’Ardh wa al-Hawiya. Nachaat al-Dawla al-Tourabiya fi Tounis, Tunis, 2009, p. 114-117 (texte p. 114-115).

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« Document daté de 1626 …une attestation signée par un groupe de notables religieux et de chefs tribaux appartenant au « balad Argou » (Archives Nationales, boîte 212, dossier 229, document 16). Ces notables appartiennent à certaines composantes tribales des Hanencha (Ghalalsa, Beni Babar, Beni Ouechkoun, Hendira, Izliten, Ouled Abid, en plus des Chabbiya et Drid). Les territoires de ces communautés se situent dans une aire géographique qui s’étend de l’oued Sarrath à l’est à Souk Ahras et Tébessa à l’ouest. C’est pourquoi on peut considérer que le « balad Argou » est constitué par la forteresse établie sur la montagne de Kalaat Senane et la région environnante qu’elle domine ».

Elle ajoute ailleurs, à propos du même document, ce qu’on pourrait traduire ainsi : « L’attestation (de 1626) concerne le cheikh de la (zaouia) Chebbiya et ses alliés comme la tribu des Drid, alors que les autres communautés mentionnées du « balad Argou » sont apparemment des groupes sédentaires subissant l’exploitation des fractions Hanencha les plus puissantes (n.1 : Kitab al-Udwani, p. 204, indique que les Beni Babar étaient soumis à la fiscalité du cheikh des Hanencha) »31.

Mais, si F. Ben Slimane a su identifier les signataires du document de 1626 (notamment les notables de la tribu des Beni Babar), elle n’a pas réussi en revanche à définir le « Balad Argou » ; car elle a pris ce « canton » (ou pays traditionnel) pour un espace géographique relativement réduit, encadré par deux affluents de l’oued Mellègue qui coulent de part et d’autre de Kalaat Senane, à savoir l’oued Sarrath à l’est et l’oued Hourehir à l’ouest32. Or, le nom d’Argou (Wargu) est celui d’une importante tribu zénète (selon Ibn Khaldun, une tribu sœur des Ifren, à laquelle appartient l’Homme à l’âne)33 et dont l’un des territoires s’étend dans le Hodna, à l’ouest de l’Aurès, non loin de la frontière de la Numidie et du territoire antique des Zanenses (Zanāta)34. Une ville du nom d’Argou (Arku) attestée par les sources médiévales se trouve plus à l’est sur un itinéraire reliant Kalaat Beni Hammād à Tifech (Tipasa de Numidie), à mi-chemin entre Tigis (Ain elBorj) à l’ouest et Frikè (Kasr el-Ifriqi) à l’est35. Mais surtout, des sources d’époque moderne et contemporaine récemment étudiées par Lazhar Mejri, Professeur à l’université de la Manouba, permettent d’identifier trois communautés du balad Argou mentionnées en 1626 : tous localisables dans l’Aurès et les Nememcha ; il s’agit des tribus Ouachkoun36, al-Jorf37 et 31

Id., ibid., p. 116 et n. 1. Ibid., p. 113, carte de « Balad Argou: domaine de la Chabbiya et ses alliés en 1626 (Drid et Hanencha) ». 33 IBN KHALDUN, Le livre des Exemples, II. Histoire des Arabes et des Berbères du Maghreb, éd. et trad. par A. Cheddadi, Gallimard, p. 782. Voir A. BOUZID, 1992, p. 229 (Warku, Yarku). 34 Cf. A. MCHAREK, 2015, p. 465, fig. 3, localisation des Dianenses (Zanāta). 35 A. MCHAREK, De saint Augustin à Al-Bakri : sur la localisation de l’ager Bullensis dans l’Africa latino-chrétienne et de « Fahs Boll » en Ifriqiya arabo-musulmane, CRAI, janviermars 1999, p. 121, fig. 1, carte des « Itinéraires du XIe siècle apr. J.-C., indiqués par les sources ». Voir aussi dans H.R. IDRIS, La Berbérie orientale sous les Zirides, vol. II, 1962, p. 478 et 488 (localité d’Arku). Voir infra fig. 2 (Arku : entre Tigis et Gadiaufala). 36 L. MEJRI, 2013, pour la tribu des Beni Ouachkoun (p. 62 « village des Ouachkoun sur l’oued Guentis ; p. 63 « Ouachkoun village de montagne » ; p. 65 « djebel Ouachkoun »). 32

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Ouled sidi Abid38. On ajoutera que la confrérie Chabbiya (et sa tribu maraboutique) sont les alliés des puissants Hanencha, tribu guerrière ayant soumis à sa fiscalité, depuis le XVe siècle, l’ensemble des Aurès (depuis le djebel Chechar jusqu’à la région de Mdaourouch et Souk Ahras)39. Voici maintenant les documents qui montrent que le « Balad Argou » du XVIIe siècle n’est autre que le « Bilād Haouara » d’Ibn Khaldun et l’antique Provincia Abaritana atque Getulia de Victor de Vita. Et pour la clarté de l’exposé, on va se pencher d’abord sur un second document d’archives qui complète le précédent. 2. « Statistique » relative aux Beni Barbar, par J. Allégro, consul du Bey de Tunis à Bône et Khenchela (1869 -1881) Il s’agit du document intitulé : « Algérie, province de Constantine, subdivision de Bône, caidat des Hannenchas. Statistique », par les soins du consul du Bey Joseph Allégro40. On y lit, à propos des Hanencha41 « dont les principaux marchés étaient Souk Ahras, Khamissa et Madaure, qu’ils constituaient avant la conquête française (soumission en 1843) une confédération tribale guerrière qui ne labourait pas et vivait des impôts qui lui étaient payés par les tribus ». Parmi celles-ci, l’auteur cite la « tribu des Beni Barbar »42 et donne à son sujet les indications suivantes : « Cette tribu (Zénètes) habitait le pays des Nememchas; une partie est venue s’établir dans le territoire des Hanenchas depuis 110 ans ; l’autre partie habite toujours le désert. Elle était agricole lorsqu’elle était chez elle, elle est

37 Id., ibid., p. 25, n. 8 « al-Jorf, au coeur du territoire algérien des Ouled sidi Abid », et p. 45 « al-Jorf, oasis à l’est de Guentis ». 38 Id., ibid., p. 18 « zone de mouvance des Ouled sidi Abid » et p. 34 « croquis de localisation du territoire algérien des Ouled sidi Abid ». 39 Sur la Zaouia Chebbiya, voir C. MONCHICOURT, Études kairouanaises, Revue Tunisienne, 1931, p. 7-8 ; 1932, p. 9-12 ; 1933, p. 13-16 ; 1934, p. 17 ; 1936, p. 26-28. Voir aussi C. FERAUD, Revue Africaine, 18, 1874 p. 134-149 (où on lit p. 135 à propos de l’émergence au XVe siècle des Chebbiya, ceci : « Toutes les formations remuantes de l’Ifriqiya ayant embrassé la cause des Chabbia formèrent en peu de temps une puissante confédération (contre le pouvoir hafside) parmi laquelle, on comptait les grandes tribus des Dreid, Oulad Said, Ouled Bellil de la Tunisie, et tous les descendants des Souleym et des Hilal, c’est-à-dire les Hanencha, Merdès etc. habitant les plaines qui s’étendent de Tebessa à Constantine ainsi que les Berbères Haouara des régions montagneuses de l’Aurès »). 40 Voir fig. 4, Archives de Tunisie (document 96, dossier 228, carton 212). 41 Sur les Hanencha, voir C. FERAUD, Les Harar, seigneurs des Hanencha. Études historiques sur la province de Constantine, Revue Africaine, 1874, p. 11, 119, 191, 281 et 321; sur le territoire de cette puissante confédération (à cheval entre la Tunisie et l’Algérie), voir C. MONCHICOURT, La région du Haut-tell en Tunisie, Paris, 1913, p. 273-274 ; ARBI HANNACHI, Les Hanencha et leur liens avec le pouvoir (turc) en Tunisie (1640-1740), Diplôme de Recherches approfondies (en arabe), soutenu à l’université de Tunis en 1998, p. 11-13. Pour une localisation à une époque plus récente, cf. Atl. Arch. Alg., f. 19, el-Kef (à l’oust de l’oued Mellègue). 42 Voir infra : fig. 5, Archives de Tunisie, « Tribu des Beni Barbar » (manuscrit de J. Allegro). Pour la localisation de cette communauté au nord et à l’est de Madaure, cf. Atl. Archéol. Alg., f. 18, Souk Ahras, 416-532 où on lit : « BENI BARBAR ».

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(actuellement) agricole et guerrière. La tribu lève 100 tentes…, compte 8 fractions tribales (Ferachne, Inoublen, etc…) et peut mobiliser 100 cavaliers ».

Or par chance, l’essentiel de ces informations sur les Beni Barbar et leur territoire d’origine se trouve confirmé par une importante enquête d’Émile Masqueray consacrée au djebel Chechar (dans l’Aurès oriental), publiée en 1878. 3. Le témoignage éclairant de Masqueray sur les « Beni Barbar » du djebel Chechar43 En se fondant sur le « Tarikh al-Udwani » (rédigé au XVIIIe siècle en arabe dialectal)44 et sur la tradition orale qu’il avait recueillie auprès des autochtones, ce savant a donné des informations précieuses sur les Beni Barbar de l’Aurès oriental, tribu berbère dont le territoire était alors centré sur le djebel Chechar (avec Tizigrarine, en véritable « nid d’aigle »). Sur l’origine des populations autochtones, Masqueray a écrit ceci (p. 129130) : « Aussi loin que les souvenirs des Zanata puissent remonter dans le Moyen-âge, ils se présentent comme partagés en quatre groupes : 1- Les Beni Barbar, qui occupent encore l’oued Bedjer, de Zaouia à Ciar. Ils se subdivisent en fractions qui ne sont pas toutes restées dans le Chechar ; ces fractions se nomment : Aït Temelal, Aït Rejemis, Inoublen, Aït Braham, Aït Nïoun, Aït Ouassail, Aït Boukra, Aït Sebaha, Zouara, Aït Feurchan, Aït Ahmed, Oulad Ahmed Aït Bassan. Le premier groupe porte le nom collectif de Lammeth ; le second, celui des Atalla. Le nom des Inoublen, évidemment dérivé du latin nobiles, est particulièrement remarquable. 2- Les Ouled Sultan, qui occupent la partie septentrionale du Chechar et se subdivisent en Maafa, Achèche, Tifoura. Leur village principal est Taberdga, qui appartient surtout aux Maafa. 3- Les Nememcha, complètement expulsés du Chechar aujourd’hui et devenus nomades, tribu redoutable qui comprend trois fractions : les Ouled Rechèche, les Brarcha et les Alaouna. 4- Les Ouled Khiar, expulsés comme les Nememcha, et fixés actuellement dans le cercle de Souk Ahras. Le gros village des Nememcha était, comme nous l’avons dit, sur la montagne de Târit. Les Beni Barbar avaient pour centre Tizigrarine….Ces quatre groupes parlent encore le même dialecte ».

Et à ce propos, il précise (p. 132) : « Il est constant que les Beni Barbar, les Ouled Khiar, les Ouled Sultan, les Nememcha, parlent le même dialecte. Ils se sont combattus avec acharnement ;

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É. MASQUERAY, 1878, p. 129-144. Tarikh al-Udwani (XVIIIe siècle).

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toutefois nous remarquons que le dialecte des Beni Oudjana, des Beni bou Sliman et des Beni Melloul se rapproche de celui des Beni Babar ».

Masqueray consacre ensuite tout un passage aux seuls Beni Barbar (p. 136-144), où il commence par poser le problème de l’origine de leur nom qu’il rapproche de l’appellation « Berbère », en écrivant ceci : «... Comment expliquer que cette fraction zénatienne soit seule désignée par ce nom : Beni Barbar ? Nous pensons qu’on en doit rechercher l’origine à l’époque romaine. Les Romains désignaient les indigènes par le nom collectif de Mauri ou Barbari. On peut penser que la fraction qui habitait l’oued Bedger a retenu de préférence cette dénomination à cause de l’opposition déjà signalée entre elle et les colons romains qu’elle s’est assimilés… ».

Vient ensuite une description minutieuse de leur habitat que le prospecteur a mis un soin particulier à observer45. On y apprend que les Beni Barbar occupaient deux sites défensifs du Chechar, Tizigrarine et le « nouveau Tizigrarine ». Avec sa structure générale couronnée par une Table, ce dernier site rappelle Kalaat Senane (« Guelaâ des Ouled Bou Ranem »). Il s’agit d’un habitat naturellement protégé : « Partout, dans les coins les moins accessibles, on voit des maisons suspendues comme des nids d’hirondelles; presque toutes sont bâties dans les cannelures de la roche…une portion de strie sert de grenier, une autre d’écurie, une autre de chambre ; une centaine d’habitants vivent dans ces singulières demeures : Tizigrarine n’a ni source ni puits; les femmes doivent descendre tous les jours à quatre kilomètres de là jusqu’à la rivière, pour remplir leurs outres, et tous les soirs aussi on ramène les chèvres, les ânes et les mulets dans la Guelaâ ; mais quelle sécurité, et comme les gens de Tizigrarine défiaient les forces humaines dans les temps des barbares ! Là seulement on comprend comment les Berbères de l’antiquité et du moyen-âge avaient pu s’installer dans les stries du Chechar ; on y conçoit aussi qu’elle dut être la puissance des Beni Barbar…. Leur Guelaâ est certainement la plus forte de toute la contrée…. L’oued Bedger n’appartient réellement aux Beni Barbar qu’après le départ des Ouled Khiar…. Tizigrarine manque d’eau, comme nous l’avons dit, et les habitants de ce rocher meurent de soif s’ils ne peuvent puiser à la rivière. Ils se hâtèrent de bâtir ou de reconstruire dans l’oued Bedger les villages de Zawia, d’El-Amra, des Ouendoura et de Ciar ».

45 É. MASQUERAY, 1878, p. 137 donne la description suivante de leur Guelaâ : « Le nouveau Tizigrarine sur lequel ils (Beni Barbar) s’établirent peut-être depuis le VIIIe siècle, mérite une description spéciale. Il est du type Guelaâ du Djebel Chechar qui, bâties suivant la nature du sol, diffèrent des villages des Ouled Abdi et des Ouled Daoud, aussi bien que de la Mestaoua, du DJaafa et de la Guelaâ des Ouled bou Ranem. Le Djaafa qui est l’Aurès des Anciens, la Mestaoua, qui s’élève comme une colonne tronquée au-dessus de la plaine de Zana, enfin la Guelaâ ou Kala des Ouled Bou Ranem en Tunisie, sont des montagnes isolées, terminées par des plateaux en forme de table. Ces plateaux sont très faciles à défendre, étant entourés de falaises abruptes. On y trouve des sources ou des puits ; une tribu entière peut y tenir à l’aise. Ce sont des places de refuge, utiles dans les temps de révolte générale. On y trouve souvent un village, un large emplacement pour les troupeaux. Un seul passage y donne accès, facile à boucher et à défendre. La Guelaâ de l’Aurès (Djaafa) a été prise et détruite par Solomon; nous avons ruiné la Mestaoua. La Kala des Ouled bou Ranem sert encore de retraite à tous les mécontents d’alentours. J’ai visité en détail la Mestaoua, le Djaafa, et vu d’assez près la Kala des Ouled bou Ranem. Ces trois montagnes ont la même forme et la même destination historique ».

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Masqueray en vient, pour finir, à aborder la dispersion des Beni Barbar dans la vallée de l’oued Bedger et dans deux autres aires de peuplement situées dans la région des Aurès. Voici ce qu’il a écrit au sujet de l’émigration des Beni Barbar à l’époque moderne (p. 141-144) : « Le dix-huitième siècle serait - peut-être - l’époque du plus grand développement des Beni Babar…. Un événement de la plus haute importance vint bientôt les affaiblir. Soit que, suivant leur dire, ils aient souffert d’une sécheresse extraordinaire, soit que les Maafa les aient trop inquiétés, soit enfin que des querelles intestines les aient divisés, un bon nombre d’entre eux émigrèrent. La date de ce mouvement est incertaine ; cependant ils déclarent que toutes leurs fractions sans exception ont habité le rocher de Tizigrarine ; la division n’a pu se produire qu’au moment où ils se sont répandus le long de l’oued Bedger. Cette émigration ne fut pas seulement individuelle : des fractions entières quittèrent le Djebel Chechar. Les Ouled Inoublen, les Beni- Ouassaïl, les Zouarra, se dirigèrent vers le nord, accrus de quelques tentes des Ouled Boukra, des Ouled Braham, des Temella, des Ferachna et des Alalla. La plupart s’arrêtèrent chez leurs alliés Harakta qui d’ailleurs accueillaient tous les étrangers, et se fixèrent dans le Djebel Tafrent, du côté de la Sbikha. Ils y résident encore…La fortune les a récompensés en laissant entre leurs mains la portion du Tafrent la plus riche en eau et en pâturages, pays recherché de toute antiquité, couvert de tombeaux mégalithiques et de ruines romaines converties en redoutes byzantines…. On compte dans le Tafrent 300 tentes des Beni Babar…. Le reste de l’émigration des Beni Barbar poussa plus loin que le Tafrent des Harakta ; tous les Zouarra, quelques Inoublen, des Ferachna, des Oulad Ahmed, des Oulad Braham et des Beni Oussaïl allèrent jusqu’à Madaure, et s’établirent dans une longue plaine qui s’étend au nord de cette vieille ville romaine, entre le chemin de Thagaste et celui de Thuburs [sic : sans doute Thubursicu Numidarum]. Là, ils étaient voisins de leurs frères, les Oulad Khiar, et de leurs alliés les Henancha…. Ces trois groupes inégaux, Beni Barbar du Chechar, du Tafrent et de Madaure, communiquent sans cesse. J’ai complété sans difficulté dans le Chechar des renseignements pris à Madaure ; quelques indigènes sont propriétaires à la fois dans le Tafrent et à Tizigrarine ».

Il apparaît ainsi que le témoignage de Masqueray sur les Beni Barbar du Chechar (territoire d’origine, habitat, émigration et aires de peuplement, rôle historique depuis le Moyen Âge) concorde largement avec les données fournies par les sources officielles conservées dans les Archives Tunisiennes (attestation d’allégeance de 1626 et rapport Allégro 1878-1881). Voici donc des résultats obtenus de manière assurée me semble-t-il : 1- Le territoire d’origine des Beni Barbar se situe dans le Djebel Chechar, avec la citadelle naturelle de Tizigrarine et la vallée de l’oued Bedger. Ce territoire constitue, comme l’ensemble de l’Aurès oriental, un « pays traditionnel » hautement stratégique car particulièrement difficile d’accès et partant facile à défendre. C’est ce secteur de l’Aurès, associé par les autochtones à la figure emblématique de la Kahena, qui fut plus d’une fois

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un pays de résistance et de sédition (avec cette vocation de « nid d’aigle » déjà soulignée par plus d’une enquête historique46). 2- On retrouve le nom libyque Babar dans l’ethnonyme arabisé Beni Babar/ Beni Barbar (= fils de Babar ou Barbar). Documenté par des sources d’époque moderne, cet ethnonyme a connu une dispersion dans trois aires de peuplement situées dans l’antique Numidie : -l’Aurès oriental (massif du Chechar essentiellement), - le Tafrent situé au nord-est de Mascula (Khenchala) à cinquante kilomètres au sud d’Ain Baydha (entre Bagaï au sud et le saltus Sorothensis au nord)47, - une région au nord de Madouros (Mdaurouch) attestée au XVIIe siècle. 3- L’antiquité des Beni Babar (et de leur pays dans l’Aurès oriental) est documentée non seulement par l’évêché chrétien et tardif, siège de l’episcopus Bab(a)rensis du Ve siècle (correspondant à une localité appelée probablement Babaris), mais aussi par la mention à la fin du IIIe siècle d’une communauté rebelle appelée Babari Transtagnenses (Babari situés au-delà des chotts).

III. Les Babari de l’Aurès : identifiables avec les Babari Transtagnenses ? Résumons les résultats de l’enquête obtenus à ce stade : les Babari (Beni Babar/ Beni Barbar) de l’Aurès sont une communauté qui a traversé les siècles, de l’Antiquité à nos jours, en conservant son territoire-refuge dans le Djebel Chechar et son nom d’origine libyque. Romanisé sous la forme Bavares (Babares), cet ethnonyme fut souvent estropié dans les sources écrites en Barbares, une forme qui n’a rien à voir avec Barbari (les Barbares)48. 46 Cf. en dernier lieu A. MCHAREK, 2015, p. 475-476 : « Le Djebel Chechar, pays des Gemellae (Beni Gumlan ou Kamlan), a vu naître la seule cite attestée de l’Aurès en l’occurrence le municipium Gemel (sans doute municipe de droit latin), identifiable avec le champ de ruines où s’élève la Zaouia des Beni Barbar. Ce massif montagneux semble avoir joué le rôle de centre politico-militaire à toutes les époques, sans doute grâce à ses citadelles (Kalaat) réputées imprenables (Taberdga [fig. 5], Countro et Tizougrarine). Selon une hypothèse convaincante de Ph. Leveau, c’est ce massif du Chechar qui s’étend à l’est de l’oued el-Arab, en gros entre Khenchela au nord et Badès au sud (fig. 4) qui a servi de refuge au roi Iaudas lors de l’expéditipon decisive menée contre lui par le général byzantin Solomon (n. 130). C’est là aussi que trouva refuge au XVIIe siècle un cheikh de la tribu maraboutique des Chabbiya, avant de fonder la zaouia de l’oued Bedger connue sous le nom de Zaouia des Beni Barbar (n. 131) ». 47 É. MASQUERAY, 1878, p. 142: « Le Tafrent, posé comme en travers des passes qui conduisent de la plaine de Barai (: Bagaï) et d’Ain Baida vers l’Aurès et l’oued el-Arab était alternativement envahi par les Harakta et les Amarna quand les Beni Barbar y vinrent ». 48 Voir à propos de barbarus S. GSELL, 1927, V, p. 114-115 où il écrit : « Barbarus est un mot emprunté au grec ßάρβαρος qui est d’origine indo-européenne. Il désigne ceux qui parlent des langues autres que le grec et le latin, et, dans un sens plus large, ceux qui sont étrangers à la civilisation gréco-romaine : par conséquent, des gens restés dans un état d’infériorité. Une foule de textes, depuis Salluste et l’auteur du Bellum Africum jusqu’à Corippus, prouvent que les Romains donnaient ce nom de barbari aux Africains qui n’avaient ni leur langue ni leurs mœurs : c’était un terme dédaigneux, que les indigènes ne devaient pas accepter volontiers. Il est intéressant de remarquer qu’un petit écrit grammatical qui peut dater du IIIe siècle, liste de

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Le même glissement phonétique et linguistique s’est produit à l’époque moderne quand les Beni Babar mentionnés officiellement dans le document juridique de 1626 (attestation d’allégeance vis-à-vis du Bey de Tunis) sont appelés Beni Barbar par les auteurs du XVIIIe siècle comme Al-Udwani49 et ceux du XIXe siècle comme L. Charles Feraud50, Émile Masqueray et Joseph Allégro (consul du Bey de Tunis à Khenchela entre 1869 et 1881). La dénomination « Beni Barbar » apparaît aussi sur la carte de l’Atlas Archéologique de l’Algérie, f. 18, Souk Arrhas (n° 413 et 532) et de nos jours encore, les patronymes Babāri et Barbāri qui dérivent des noms antiques Babares/ Barbares coexistent en Algérie et en Tunisie. Ajoutons que la forme estropiée Barbares est - semble-t-il - le résultat d’un fait de langue assez courant, au sujet lequel on peut invoquer au moins deux parallèles, à savoir le nom Tatar qui devient parfois Tartar et le toponyme Chechar souvent transcris Cherchar51. Au vu du présent dossier onomastique, il semble possible de reconnaître le nom des Beni Babar dans celui des Babari mentionnés par l’inscription de Cherchel datée de 290-29252 ; et une pareille hypothèse paraît d’autant plus envisageable que le qualificatif de transtagnenses associé au nom des Babari répond, me semble-t-il, à la position de cette communauté de l’Aurès oriental (au sud du Chott ech- Chergui et du Chott el- Hodna) par rapport à Caesarea (Cherchel), capitale de la province de Maurétanie Césarienne53. Rappelons que jusqu’ici, une seule tentative de localisation des Babari Transtagnenses a été avancée54 : il s’agit de l’hypothèse formulée par N. locutions vicieuses, condamne l’emploi du mot barbar pour barbarus ; or cette liste a été très probablement composée à Carthage. Dans le latin populaire d’Afrique, barbarus avait donc pris la forme que les Arabes adoptèrent. » 49 TARIKH AL-UDWANI, Histoire du Maghreb depuis la conquête arabe, par Mohammad b. Mohammad al-Udwani, texte établi par Abul-Kasim Sadallah, éd. Dar al-Gharb al-Islami, Beyrouth, 1996 (en arabe dialectal algérien), p. 202, 206. 50 L. C. FERAUD, 1874, p. 147, 329, 388. 51 Voir dans R. CAGNAT, 1913, en annexe : « Carte de l’occupation militaire de l’Afrique septentrionale par les Romains », où le djebel Chechar (Masqueray) est transcrit « Cherchar ». 52 CIL VIII, 9324 : ILS 628 : « Ioui Optimo Maximo/ ceterisque diis immortalibus/ gratum referens / quod erasis funditus/ Babaris Transtagnen/sibus secunda praeda/ facta salvus et incolumis / cum omnib(us) militibus/ dd(ominorum) nn(ostrorum) Diocletiani et/ Maximiani Augg(ustorum duorum)/ regressus Aurel(ius) Litua v(ir) p(erfectissimus) p(raeses) p(rovinciae) M(auretaniae) C(aesariensis) votum libens posuit ». Par ce bulletin de victoire, le gouverneur de Maurétanie césarienne Aurelius Litua rend grâce à Jupiter et aux autres dieux immortels de ce qu’il a écrasé jusqu’au dernier les Babari Transtagnenses, qu’il a fait un bon butin, qu’il est revenu sain et sauf avec tous les soldats. Mais si l’on admet l’équivalence Babari de l’Aurès = Babari Transtagnenses, l’extermination n’a pas touché le gros de ces tribus qui occupent encore aujourd’hui leur territoire d’origine. 53 Voir dans R. CAGNAT, 1913, la « Carte de l’occupation militaire de l’Afrique septentrionale par les Romains » qui montre que le djebel Chechar (nid d’aigle des Babari) est nettement situé par rapport à Caesarea (capitale de Maurétanie césarienne) au-delà de tous les chotts (Hodna, Zahrez Chergui, Zahrez Gharbi, Chott ech-Chegui). 54 Quelques hypothèses plus ou moins élaborées avaient été avancées avant l’inscription d’alBayadh : on peut en citer celle de R. TURCAN, 1963, p. 30, qui a suggéré de situer les Babari Transtagnenses près des monts des Ouled Nail. C’est ainsi qu’il a écrit à ce sujet : « l’aire de nomadisation des tribus plus mobiles qui vivaient au-delà du limes était quasi impossible à contrôler…dans ces vastes régions désertiques les tribus avaient toute latitude pour faire bloc contre un poste frontière et pour forcer le passage jusqu’aux régions cultivées avant l’arrivée

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Benseddik et J.-P. Laporte dans un article récent consacré à une dédicace d’al-Bayadh découverte en 2014, mentionnant des Bavares55. Ces deux historiens, qui sont revenus sur le document d’époque sévérienne déjà commenté par S. Drici56, ont cherché à situer dans le Djebel Amour le pays d’origine de ce qu’ils ont appelé « les Bavares Transtagnenses, peuple de Maurétanie césarienne ». Certes, l’existence d’une communauté de Bavares dans l’Atlas saharien, envisagée également par P. Faure et Ph. Leveau57 est une hypothèse acceptable ; mais dans l’état actuel de la documentation disponible, elle s’appuie essentiellement sur l’unique bulletin de victoire d’al-Bayadh58. En revanche, deux historiens seulement ont cherché -jusqu’ici- à établir un rapport entre l’Aurès et les troubles du IIIe siècle en Numidie : - Le premier est R. Cagnat dans sa thèse sur L’armée romaine d’Afrique (1892, 2e édition 1913, p. 713), à propos d’une inscription de Lambèse qui a été rarement commentée par la suite (Ephemeris Epigraphica, V, 712 = CIL VIII, 18219) et dont voici le texte :

de renforts protecteurs…L’exemple étudié par G. C. Picard (Castellum Dimmidi, 1947, p. 5557) est d’autant plus intéressant que castellum Dimmidi surveillait avec les Ouled Nail une région peuplée entre autres par les fameux Babari Transtagnenses ». Le même savant ajout (ibid., p. 60) : « Les Babares du Babor avaient trouvé des alliés dans ceux de leurs frères qui campaient au sud des chotts, et il a fallu aller les chercher ou les poursuivre jusque-là. C’est le gouverneur Aurelius Litua qui conduisit l’opération. Il remporta un succès complet, razzia les rebelles et revint à Césarée sans avoir fait de pertes sensibles ». 55 N. BENSEDDIK et J.-P. LAPORTE, 2016, p. 410, où sont donnés le texte épigraphique et sa traduction : « Ioui Optim(o) Max(imo),/ et dis fautorib(us) / uotum, / C. Octavius Pudens/ prc(urator) Severi/ Aug(usti), / Bavarib(us) caesis, captis/que ». Traduction : « À Jupiter Optim(o) Max(imo), et aux dieux fautores. Caius Octauius Pudens, procurateur de l’empereur Sévère, des Bavares ayant été tués et capturés ». Pour l’illustration, voir ibid., p. 411, fig. 3 et fig. 4 (photo et dessin de la dédicace). 56 S. DRICI, 2015. 57 P. FAURE et Ph. LEVEAU, 2015, p. 134 où on lit : « Mais une inscription commémorant une victoire de Caius Octavius Pudens remportée entre 198 et 200 sur les Bavares (n. 100 : Drici S., 2015) trouvée à El Bayadh (Geryville) permet de situer ce peuple dans ces régions. Ils y auraient donc précédé les Abbanae et les Caprarienses que, s’appuyant sur Ammien Marcellin (XXIX, 5, 34 et 37), J. Desanges plaçait en 374 dans les Monts des Ouled Naïl ou plus à l’ouest encore dans le Djebel Amour plutôt que dans le Hodna comme le pensait Chr. Courtois (n. 101 : Desanges J., Caprarienses, 1992, corrigeant Id., Catalogue, 1962, p. 49. Courtois Chr., Les Vandales, 1951, p. 120 ». 58 La position « au sud du chott ech-Chergui » du lieu de découverte d’un bulletin de victoire ne constitue pas - à lui seul - un indice suffisant pour retenir une pareille localisation. Car, l’enquête approfondie et méthodique menée - y compris sur le terrain (par Madame Benseddik) - n’a pas abouti à un résultat probant58 : dans le secteur du Djebel Amour où s’est déroulé, très probablement, le choc sanglant entre un contingent de l’armée et des Bavares, il n’y a pour l’instant aucune trace des Babari Transtagnenses (ni communauté berbère homonyme attestée dans le secteur, ni toponyme antique ou moderne présentant une quelconque proximité avec leur nom). Rien de comparable à ce qu’on a pu recueillir comme témoignage onomastique révélateur dans l’Aurès oriental, où une continuité significative du peuplement antique est attestée aujourd’hui par les Beni Babar et leur pays (Tizigrarine et l’ensemble du Djebel Chechar). Il faut espérer que la découverte d’une nouvelle inscription mentionnant les Bavares dans le Tell saharien vienne donner la confirmation suffisante.

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Ioui Optimo maximo Deorum principi gubernatori omnium rerum caeli terrarumque rectori, ob reportatem ex Gentilibus Barbaris [vi]ctoriam. Flavius Leontinus v(ir) p(erfectissimus) dux per Africam posuit.

Et si elle est admise, une hypothèse tendant à placer au Djebel Chechar (dans la partie gétule de la Numidie) des Babari Transtagnenses donnerait raison à R. Cagnat qui a écrit (p. 59) au sujet de la bataille commémorée par cette dédicace de Lambèse : « Il y est question d’une expédition dirigée contre les tribus de l’Aurès sans doute ou des contrées méridionales de la Numidie par un certain Flavius Leontinus, vir perfectissimus, dux per Africam. L’inscription qui nous fait connaître ce menu fait semble être postérieure à l’année 283, où le premier praeses civil apparaît en Numidie, et antérieure à Dioclétien ». - Le second commentateur est R. Turcan qui, dans son ouvrage publié en 1963 sous le titre « Le trésor de Guelma. Étude historique et monétaire » (p. 30-32), a situé dans la région de l’Aurès les évêchés de Numidie rançonnés par des tribus barbares au milieu du IIIe siècle. C’est ainsi qu’il a fait (p. 30) un rapprochement entre l’agitation des Babari Transtagnenses (situés selon lui dans la région des Ouled Naïl) et les événements évoqués dans la Lettre LXII de saint Cyprien59 : « L’agitation des Babari Transtagnenses semble d’ailleurs confirmée à cette date par la tradition littéraire. Je veux parler de cette fameuse lettre LXII de saint Cyprien dont l’adresse mérite une étude attentive ». Après l’enquête dans les sources épiscopales, Turcan conclut (p. 32) en notant ceci : « On est frappé en particulier que trois des diocèses éprouvés, Thubunae, Lambèse, Octavum s’alignent à l’est du chott El Hodna. Il n’est, au vrai, pas sûr que les « barbares » de la lettre LXII désignent une seule tribu ou peuplade. Les montagnards rétifs de l’Aurensis Mons ont eu probablement leur part dans le butin ». Le même savant a cherché à souligner (p. 33) la gravité des troubles du IIIe siècle en Numidie, en ajoutant ceci : « Nous avons, en fait, la preuve épigraphique d’une riposte de la IIIe Auguste. Dans une inscription trouvée à Lambèse même aux environs du capitole (A.E., 1914, 245), son légat, Veturius Veterianus remercie Jupiter, Junon et Minerve et tous les dieux immortels de l’avoir aidé à mener en Numidie avec succès (re(bus) in pr(ovincia) Numidia prospere gestis) des opérations militaires dont le but n’est pas précisé, mais qu’on devine sans peine ». Depuis 1966, cette même inscription de Lambèse a été reprise dans une enquête sur « L’Aurès et les troubles de la province de Numidie au milieu du IIIe siècle ap. J.-C. »60 par M. Christol qui a remis en cause les résultats de R. Turcan publiés en 1963. Selon lui, la dite dédicace de Lambèse « reste très vague dans les détails et l’on ne peut considérer que l’expression in provincia Numidia signifie que l’ensemble de la province est concerné par 59

Saint Cyprien, Epistula LXII dans Correspondance, t. II, 2e édition, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 198. Voir aussi : P. MONCEAUX, Histoire littéraire de l’Afrique chrétienne depuis les origines jusqu’à l’invasion arabe, II, Paris, 1901, p. 256. 60 M. CHRISTOL, 2006, p. 118, Inscription de Lambèse (CIL VIII, 3615 = A.E., 1914, 245) : Ioui Optimo Maximo, Iunoni Reg(inae), Miner(vae) Aug(ustae) et ceteris dis deab(us)q(ue) M(arcus) Veturius, vir c(larissimus), leg(atus) Auggg(ustorum) pr(o) p(raetore) proco(n)s(ul) Siciliae, reb(us) in pr((ovincia) Numidia prospere gestis.

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les nécessités du maintien de l’ordre »61. M. Christol a développé ensuite plusieurs observations pertinentes qui vont dans le même sens : - À propos de la cartographie des données, il n’a pas manqué de s’étonner que « l’Aurès lui-même soit mentionné spécifiquement (comme un paradigme d’insécurité) alors que les documents invoqués, à la fois par les indications provenant du contexte géographique de découverte et par les informations géographiques qu’ils contiennent, renvoient avec précision à d’autres lieux que le grand massif qui dominait puissamment la Numidie méridionale de Lambèse (Tazoult) à Mascula (Khenchela) »62. - À propos de la lettre LXII de saint Cyprien, il a écarté les évêchés de l’Aurès en notant : « Toutes les données contenues dans l’adresse de la lettre 62 de Cyprien de Carthage concernant les chrétiens rançonnés, ne peuvent être utilisés comme le souhaiterait R. Turcan afin de mettre en valeur la région de Khenchela et de Baghaï. Le siège identifié avec certitude est celui de Thubunae, dont le titulaire est Nemesianus (Nemesianus a Thubunis). On s’accordera avec Turcan pour retenir cette région en vue de construire une carte des troubles de cette période…. Mais il est audacieux de vouloir placer le siège de Victor ob Octavo dans les environs de Baghaï et de marquer une nouvelle zone d’insécurité bien à l’est de Lambèse ». Pour le même historien qui a rappelé le contenu précis de la lettre LXII de Cyprien63, les évêchés de Numidie en question auraient été rançonnés par les Fraxinenses64, un peuple barbare de l’extérieur de la province65. Dans sa conclusion, M. Christol en est venu à exclure l’Aurès des troubles du IIIe siècle en écrivant ceci : « Les populations de l’Aurès ne semblent pas avoir tenu le même rôle que les Bavares ou les Quinquegentanei, montagnards du Nord. Dans le sud de la province de Numidie, on ne peut donc parler de conflits avec les montagnards. Dans cette région, et dans le sud de la Césarienne voisine, ce sont plutôt des peuples qui vivaient pour l’essentiel au-delà des frontières provinciales qui semblent avoir créé des difficultés aux autorités romaines »66. Il apparaît ainsi que malgré la découverte des Babari de Numidie -en tant que possibles Babari transtagnenses - le rôle de l’Aurès dans les troubles du IIIe siècle demeure une question non encore élucidée. 61

Ibid., p. 118. Ibid., p. 117. 63 Ibid., p. 131, où on lit : « Dans la lettre 62 Cyprien indique que des chrétiens ont été capturés par des « barbares », et qu’une somme de cent mille sesterces a été recueillie dans les communautés de la province d’Afrique pour venir en aide aux communautés ainsi touchées, afin qu’elles puissent procéder au rachat des captifs. Les évêques concernés, à la tête desquels se trouve vraisemblablement Ianuarius de Lambèse, sont des sièges épiscopaux méridionaux lorsqu’on peut les identifier, parfois avec certitude (Nemesianus de Thubunae), parfois plus hypothétiquement ». 64 Ibid., p. 131, où on lit : « On pourrait donc envisager qu’est reliée aux menaces des Fraxinenses la mention de la capture de chrétiens de la communauté de Thubunae. Ce seraient ainsi la zone orientale de la dépression du Hodna et l’accès à la Numidie par la dépression séparant les Monts du Hodna et ceux de Batna, la région de Zarai, Lamasba et de Diana Veteranorum qui auraient été touchées ». 65 Ibid., p. 129 sq. 66 Ibid., p. 133. 62

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Conclusions Au terme de cette enquête, on retiendra les conclusions suivantes : 1- À propos de l’ethnonyme libyque Babar (BBR) et ses diverses transpositions en latin (Bavares / Babares / Barbares) et en arabe (Beni Babar/ Beni Barbar), deux difficultés sont désormais éliminées : - L’équivalence Bavares = Babari qui posait un problème est désormais établie par la découverte des Babari de l’Aurès et la réserve faite à ce sujet par G. Camps ne tient plus. À ce sujet, Benseddik et Laporte ont vu juste en rappelant que « dans bien d’autres cas, la transcription latine de l’ethnonyme libyque hésitait entre deux déclinaisons »67 ; - Il n’y a plus besoin désormais de corriger Babaris en Barbaris dans l’inscription de Caesarea comme voulaient le faire certains savants en considérant qu’il s’agissait d’une erreur de gravure68 ; - On ajoutera que le rapprochement suggéré par T. Lewicki entre le nom des Bavares antiques et celui de la tribu maurétanienne des « Bafour »69 paraît difficilement acceptable, puisqu’on sait maintenant que la forme arabisée de cet ethnonyme n’est autre que le vieux nom libyque Babar. 2- À propos du territoire d’origine des Babari et de la dispersion au Moyen Âge de ces tribus dans la région des Aurès, on retiendra l’identification d’un nouveau territoire des Bavares/ Babari ; en l’occurrence celui des Beni Babar / Beni Babar, encore aujourd’hui, accrochés à leur pays montagneux et pauvre mais hautement stratégique du Chechar70. Depuis l’époque médiévale, ils se trouvent dispersés dans deux régions du pays chaouia, le Tafrent (entre Bayadha et Baghai) et la plaine qui s’étend entre Souk Ahras et Madaure71. 3- Les Babari de l’Aurès sont des montagnards transhumants dont la romanisation et la christianisation sont relativement tardives72. Il s’agit sans doute de l’une des communautés les plus anciennement attestées dans l’Aurès oriental, montagne qui a servi de « nid d’aigle » au roi Iaudas lors de l’invasion byzantine, à la Kahena reine des Djaraoua qui a affronté les Arabes au VIIe siècle et à la puissante confédération Haouara, fer de lance de la révolte des Berbères Kharedjites menée au Xe siècle par Abu Yazid (l’Homme à l’âne). 4- Les Beni Barbar se disent « Zénètes » selon une tradition recueillie chez eux par Masqueray et Allégro ; Ibn Khaldun donne à ce propos une généalogie où la Kahena aurait eu un aïeul appelé Bâwra (base lexicale BWR = BBR), puisque cette reine des Zanāta est appelée « Dihya fille de Thâbita, fils de Niqān, fils de Bâwra, fils de Mascasri, fils d’Afrad, fils d’Usîla, fils de Jaraw »73. Et ce n’est peut-être pas par hasard si l’ancêtre éponyme des Haouara aurait eu, selon le même Ibn Khaldun, un aïeul appelé 67

N. BENSEDDIK et J.-P. LAPORTE, 2016, p. 415. S. GSELL, 1927, p. 115 et n. 1 ; G. CAMPS, 1955, p. 263. Voir J. DESANGES, 1962, p. 47. 69 T. LEWICKI, L’origine nord-africaine des Bafour, Actes du IIe colloque International d’étude des cultures de la Méditerranée occidentale, 1978, II, p. 145- 153. 70 Voir infra, fig. 6. 71 Voir infra, fig. 7. 72 Voir à ce propos A. MCHAREK, 2015, p. 471-472. 73 Ibn Khaldun, Livre des Exemples, trad. A. Chaddadi, Paris, Gallimard, 2012, p. 757. 68

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Barbar « Hawar fils d’Aurigh, fils de Bornous, fils de Barbar, fils de Mazigh »74. On sait par ailleurs, qu’en Oranie dans la région de Tlemcen appelée au Moyen Âge « bilād Zanāta »75, les Haouara et les Zénètes sont les héritiers des antiques Bavares occidentaux. Faut-il en déduire que les Avares (Haouara) et les Zanenses (Zanāta) du Maghreb central ont en commun avec leurs homonymes de l’Aurès oriental un ancêtre appelé « Bawra » (Babar) ou encore Barbar ? Ainsi, le nom collectif ou « fédératif » des Babari aurait été éclipsé d’abord par celui des Avares (attestés au Ve siècle), ensuite par celui des Zanenses (Zanāta) au VIIe siècle. En tout cas, on est sûr d’une chose : les Babari (Beni Babar / Beni Barbar) de la vallée du Bedger sont les voisins, au sud du municipium Gemel (cité des Gemellae, devenus au Moyen Âge Banu Gumlen, branche des Haouara) ; tandis que vers l’ouest et le nord, leur territoire confine à celui des Mallulenses (Beni Mallul, branche des Zanāta) et celui des Oudjana du Chelia (Ouzāna = Zanāta) attestés à l’époque moderne76. C’est pourquoi, on peut retenir que les Babari de l’Aurès font assurément partie du peuplement de base de la provincia Abaritana atque Getulia, devenue au Moyen Âge « bilād Haouara » et au XVIIe siècle « balad Argou ». 5- Au vu de la documentation actuellement disponible, il serait hasardeux, semble-t-il, de proposer une localisation précise des Babari Transtagnenses. Mais on peut désormais formuler à ce sujet des hypothèses plus ou moins étayées en attendant de nouvelles découvertes épigraphiques.

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Fig. 1 : Le nom Babar dans une inscription libyque (RIL, 183).

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Fig. 2 : Iul Babar (inscription latino-punique de Bir ed-Drader enTripolitaine).

Fig. 3 : Localisation de la commune de Babar dans la vallée de Bidger (image Google Earth).

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Fig. 4 : Attestation d’authentification d’allégeance de 1626 (Arch. Tun., doc. 1, dossier 229, boîte 212).

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Fig. 5 : « Beni Barbar » chez Allegro (Arch. Tun., doc. 96, dossier 228, carton 212).

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Fig. 6 : Carte : « Djebel Chechar : nid d’aigle des Beni Babar ».

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Fig. 7 : Carte : « Aires de peuplement Beni Babar » dans « Bilād Haouara ».

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L’Afrique oubliée ou la renaissance berbère au Ve siècle Pierre Morizot (†) Diplomate et historien

Au cours des vingt ou trente dernières années ont paru divers articles faisant mention de « l’Afrique oubliée »1. Les auteurs y évoquaient les nombreuses possibilités de développement et d’enrichissement que possède l’Afrique et que les Occidentaux négligent. Ce titre m’a remis en mémoire un chapitre du célèbre ouvrage de Christian Courtois Les Vandales et l’Afrique2, qu’il intitulait lui aussi l’Afrique oubliée, dans une optique naturellement fort différente. Pour cet historien, l’Afrique oubliée c’étaient les quelques parcelles de l’Afrique romaine où après l’effondrement du royaume vandale et avant la reconquête byzantine s’étaient maintenus quelques vestiges de la présence romaine que Rome, faute de mieux, avait abandonnées à leur sort. Ainsi en était-il, du royaume de Masuna situé à Altava à une trentaine de kilomètres à l’est de l’actuel Tlemcen, qui dans une inscription célèbre du VIe siècle de notre ère se proclamait roi des Maures et des Romains3. Il y avait là un castrum, place forte, dont l’on a supposé, avec quelque vraisemblance, que l’autorité de son souverain s’étendait au nord jusqu’à la Méditerranée.

Je suis reconnaissant à François Ploton-Nicollet pour les suggestions qu’il m’a faites en ce qui concerne la situation en Gaule au Ve siècle ; et à Agathe Brac pour le soin qu’elle a apporté à la mise en page de ce document. 1 B. MAROIS, 2013 ; E. COMBIER, 2017. 2 C. COURTOIS, 1955. 3 C.I.L., VIII, 9835 et p. 975 et 2059 – I.L.C., 42 – F.S., 47 (C. COURTOIS, 1955, planche VI).

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Fig. 1 Limes d’Afrique d’après Paul Trousset (1982) complété

Or précisément il existe encore aujourd’hui dans cette direction dans le massif du Dahra une petite ville, du nom de Mazouna4, dont le nom rappelle étrangement celui du souverain d’Altava. Son implantation est très ancienne et compte tenu de la prononciation que l’on attribue au latin on peut dire que les deux mots sont identiques.5 Marmol y Carvajal, chroniqueur portugais du XVIIe siècle6 fait prisonnier par des corsaires maghrébins, qui y a vécu plusieurs années, indique que l’on y a retrouvé quelques vestiges qui pourraient dater de l’époque romaine. Le témoignage de Léon l’Africain7 qui l’a visitée va dans le même sens8. Il est donc permis de supposer que le nom 4 S.

GSELL, AAA, feuille 12 : Orléansville, n°138. Longtemps chef-lieu de wilaya à l’époque ottomane. 6 L. MARMOL Y CARVAJAL, 1667. 7 « Mazuna est une ancienne cité édifiée (selon l’opinion d’aucuns) par les Romains, qui la situèrent distante de la mer Méditerranée par l’espace de quarante milles, ayant le circuit d’une ample étendue, les murailles fortes, et un temple avec quelques petites mosquées ; mais les maisons sont très faibles et bâties d’une mauvaise grâce. Il est vrai que d’ancienneté elle étoit fort civile ; mais elle fut plusieurs fois saccagée par les rois de Télensin et d’autres rebelles de la cité même ; puis, sous le domaine des Arabes, parvint à son dernier désastre et suprême ruine ; de sorte qu’aujourd’hui l’on y trouve peu d’habitants, et encore sont tissiers ou laboureurs, qui trouvent bonnes terres et fertiles ; combien qu’ils vivent tous en grande pauvreté, d’autant qu’ils sont trop oppressés par les Arabes. Auprès de la cité, l’on peut voir quelques masures de villes ruinées que les Romains avoient édifiées, lesquelles toutefois ne se sont gardé aucun nom qui soit parvenu jusqu’à la connoissance des modernes ; mais il se peut facilement conjecturer qu’elles ont été bâties par les Romains, vu la grande quantité des écriteaux qui se trouvent gravés sur des tables de marbres ; toutefois nos historiographes n’en ont fait aucune mention. » LÉON L’AFRICAIN, 1830, p. 619-620. 8 Si la tradition orale fait parfois référence à l’origine romaine de Mazouna, l’affirmation du grand historien musulman Ibn Khaldoun qui attribue sa fondation au Haut Moyen Age à la tribu des Maghrwa a été le plus souvent retenue. Il est certain que l’existence de l’inscription de Masuna était tout à fait inconnue des savants maghrébins. S’interrogeant sur les limites possibles du royaume de Masuna, Courtois le voyait volontiers s’étendre jusqu’à la mer, sans cependant aller aussi loin que le site de l’actuelle Mazouna. C. COURTOIS, 1955, p. 334. 5

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de cette cité procède du nom du souverain qui l’a fondée ou du conquérant à qui elle a été dédiée, à l’instar de quantité de villes antiques ou modernes (Alexandrie, Caesarea, Augustodunum, Constantine, Philippeville ou pour le VIe siècle les nombreuses Justinianopolis voire les Tiberia (Khenchela)9). Mais des savants considérables comme Ibn Khaldoun, suivis en cela par des historiens modernes qui font autorité tels Stéphane Gsell ou CharlesAndré Julien son disciple, ont suivi l’opinion du savant maghrébin qui n’avait aucune idée de l’existence de l’inscription d’Altava, inconnue de son vivant. Il avait en conséquence adopté l’opinion commune qui attribuait alors la fondation de cette ville au XIIIe siècle, à la tribu des Maghrawa. Un quart de siècle après les faits que nous a fait connaître l’inscription d’Altava, l’historien grec Procope mentionne dans son récit des guerres de Justinien un Massonas (certains manuscrits ont adopté l’orthographe Masonas) parmi les chefs Maures avec lesquels les Byzantins sont entrés en relations10. Jérôme Carcopino ne doutait pas que Masonas et Masuna ne faisaient qu’un. Cette hypothèse, qui fut combattue par Courtois n’est pourtant pas sans fondement car une vingtaine d’années seulement séparent les deux événements et en ce pays où le nomadisme s’accompagne d’une grande fluidité des frontières on peut imaginer un royaume berbère s’étendant de la frontière marocaine au Hodna. La position du castrum d’Altava pouvait constituer dans ce royaume un rempart contre des envahisseurs venus de l’ouest qui ne tarderont pas, au siècle suivant, à envahir tout le Maghreb. Parmi les victimes de ce même « oubli » Courtois mentionnait le praefectus Iugmena11 et ses Zabenses christianisés de la région de Berrouaghia, hypothèse que l’on peut étendre à une zone beaucoup plus large où l’on trouve des Zabenses. Il semble que l’on puisse même y inclure Zabi Justiniani, l’actuelle Msila, capitale du Hodna, et par extension la région appelée Zab durant tout le Moyen Age musulman et jusqu’à nos jours car l’appellation de Zab (plusieurs Ziban) est couramment utilisée pour désigner la région allant du Hodna au chott Melghir. Ceci m’a conduit à émettre l’hypothèse nouvelle et tant soit peu osée selon laquelle le dux Masties qui affirme sa neutralité entre Rome et Maure pouvait être un Zabéen12. Mais Jérôme Carcopino faisant de Masties un Imperator qui aurait en quelque sorte succédé en Afrique au dernier empereur d’Occident13, il était difficile pour Courtois de parler à son propos d’un simple « oubli ». Aussi, tout à sa controverse avec Carcopino au sujet de la datation de l’imperium de Masties, ne l’a-t-il pas rangé dans cette catégorie. Mais d’autres entités qu’évoque Courtois posent problème sans qu’il les range pour autant dans les « oubliés ».

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J. DURLIAT, 1981, p. 67. Évoquant la personne de l’empereur Maurice Tibère (582-602). PROCOPE, trad. Denis Roques, II, 13, 19 ; P. MORIZOT, 2002. 11 C. COURTOIS, 1955, p. 330-332. 12 P. MORIZOT, 2002. 13 J. CARCOPINO, 1944. 10

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Un phénomène un peu semblable se rencontre en Maurétanie Première au col de Fedoulès où une inscription aujourd’hui disparue a révélé le nom d’un rex Ucutamonorum14, qui avait tous les attributs de la souveraineté. Il régnait en effet sur une gens qui occupait un territoire situé dans la région du Djebel Babor, voisine de Jijel. Il avait une armée engagée dans une guerre tribale, le tout placé sous le signe de la croix15. C’était donc un chrétien. Le nom d’Ucutamoni de lecture difficile qui a été relevé sur ce document a été, à tort ou à raison, rapproché de celui de la tribu des Kotama qui joue un rôle considérable dans la diffusion de la doctrine fatimide au Xe siècle (Fig. 2).

Fig. 2 Inscription du col de Fedoulès

À l’extrême Est de ce qui avait été l’Afrique romaine existe en Tripolitaine, à la limite sud du Djebel Nefousa, un ksar du nom de Kabaw. À l’orthographe près l’on y reconnaît le nom du chef maure Cabao qui au VIe siècle a vaincu à plusieurs reprises en Byzacène les armées du roi vandale Thrasamund16. S’agissant d’une tribu chamelière son déplacement rapide à dos de chameaux du djebel Nefousa en Byzacène ne saurait surprendre. Il 14 C. COURTOIS, 1955. Copiée de façon discordante par deux officiers patrouillant dans la région, une enquête effectuée sur place m’a convaincu que la roche sur laquelle elle était gravée avait été détruite à l’occasion de travaux routiers. 15 C. COURTOIS, 1955, p. 350. 16 La transcription Kabaw adoptée par Denis Roques est nettement plus proche que Cabao adopté par l’édition Dewing, PROCOPE (ibid.) I, 8, 15.

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existait il y a peu à Kabaw un de ces greniers collectifs qui sont la caractéristique de populations nomades ou semi-nomades17 aux allures de forteresse qui sont en réalité des greniers à céréales. Celle de Kabaw est impressionnante par ses dimensions. Et l’on est tenté d’y voir sinon les vestiges, du moins le souvenir, de ce qui avait pu être la résidence du chef prestigieux vainqueur de l’armée vandale ; l’on retrouverait donc ici à la même époque qu’à Altava le même phénomène du transfert d’un nom de chef sur le nom du lieu où il réside.

Fig. 3. Exemple de greniers collectifs (années 1930-1940)

Les exemples que nous venons de citer démontrent à quel point le terme d’« oubli » appartient au vocabulaire occidental volontiers péjoratif s’agissant de l’Afrique antique. J’ai naguère appelé l’attention sur une phrase de Gsell reprochant à Juba I d’avoir eu l’audace, ou pire, de s’être opposé à la main mise de César sur son royaume d’Afrique18. L’on a ici une semblable péjoration des réalités africaines. Alors qu’ailleurs les transformations du monde romain ignorent cette notion d’« oubli » ainsi qu’en témoigne par exemple l’évolution de la situation au nord de la Méditerranée telle que nous l’ont décrite les historiens occidentaux, une comparaison qui surprendra.

17 On aura une idée de l’image que l’on peut se faire actuellement d’un grenier collectif du Djebel Nefoussa en se rapportant aux Fig. 3 et 4 : une juxtaposition de cellules individuelles où chaque famille entrepose ses réserves au moment des déplacements saisonniers. Cette institution se retrouve sous des appellations diverses dans la plupart des tribus nomades ou semi-nomades de l’Afrique du Nord. 18 P. MORIZOT, 2015, p. 40.

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Et pourtant dans le troisième quart du Ve siècle, la Gaule19, à la suite de l’effondrement de l’Empire, se trouve dans une situation non moins complexe que l’Afrique.20 Sur un vaste territoire s’étendant de Soissons à la Loire subsiste une enclave indépendante sur laquelle règne Syagrius21. Celuici est le fils d’Aegidius, maître de la milice des Gaules et ancien lieutenant d’Aétius, qui à la mort de son père après divers avatars a hérité de son commandement territorial. Il reçoit alors le titre de patrice et est même occasionnellement qualifié de roi. Or cette situation, longuement étudiée par les médiévistes en particulier, n’est jamais qualifiée par eux comme un « oubli » de Rome et pour cause. Ce qui a retenu particulièrement l’attention des contemporains c’est l’abandon dans lequel les a laissés Byzance et le terme d’enclave romaine vient tout naturellement à l’esprit et simultanément l’apparition de la solide réalité qu’étaient les Francs Mérovingiens. Ce sont ces derniers qui avec à leur tête le païen Clovis mettront fin à l’enclave romaine de Syagrius, dont la disparition va permettre l’établissement du royaume franc qui apparaitra bientôt comme l’héritier de Rome ; au détriment de l’enclave romaine de Syagrius. Cet état de fait est consacré par la reconnaissance ultérieure par Byzance avec l’attribution à Clovis du titre de consul et de patrice22. Dans la seconde partie de son chapitre sur l’Afrique oubliée le remarquable savant que fut Courtois s’est bien rendu compte que l’autre aspect de cet « oubli » c’était selon ses propres termes « la vitalité renaissante du monde berbère »23. Le terme d’oubli avait-il dépassé la pensée de Courtois ? On pourrait le croire car dans les pages suivantes, il insiste longuement sur cette renaissance d’un pouvoir Berbère, « l’Afrique oubliée retrouvait les chemins secrets de sa force éternelle »24 conclut-il. Cette renaissance nous l’avons vue se réaliser par étapes. Sans parler du Maroc25 dont les Romains n’ont occupé qu’une très faible partie, l’on peut dire qu’à l’aube du VIe siècle toute la partie occidentale de l’actuelle Algérie à l’Ouest de la Sitifienne échappe, à l’exception de villes côtières26, au pouvoir byzantin qui règne désormais à Carthage. Dans l’espace que celui-ci contrôle des chefs locaux, berbères naturellement, dont nous ne connaissons guère que les noms se sont taillés des fiefs dans ce qui était jadis les provinces romaines d’Afrique. Outre Masuna, qui réapparait peut-être sous le nom grécisé de Masonas, ce sont les Mastigas, les Ortaias, les Masties, les Iabdas venus tous, semble-t-il, du Maghreb occidental. Plus tard, apparaissent les Antalas, les Coutzinas, les Esdilassas et bien d’autres que nous fait connaitre la Johannide du poète latin Corippe. 19

En effet Clovis est sensiblement le contemporain de Masuna. Cette similitude n’a pas échappée à C. COURTOIS, 1955, p. 352. 21 GRÉGOIRE DE TOURS, 1823, p. 85. 22 GRÉGOIRE DE TOURS, 1823, p. 85, p. 105. 23 C. COURTOIS, 1955, p. 343-344. 24 C. COURTOIS, 1955, p. 351. 25 J. CARCOPINO, 1943 ; CH-A JULIEN, 1994. 26 Procope précise qu’il n’est possible aux Byzantins de se rendre à Caesarea que par la mer, l’hinterland obéissant à Mastigas. Il est certain que la situation était la même à l’époque Vandale et même sans doute avant cela. PROCOPE (ibid.) II, XX, 31. 20

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La reconquista byzantine va changer la donne de ces pouvoirs locaux. Les chefs maures sont tantôt avides de l’investiture byzantine, tantôt révoltés contre Byzance, ils jouent à l’occasion leur partie dans les conspirations que trame l’étrange état-major des chefs byzantins venus le plus souvent des provinces orientales de l’Empire. Quant à savoir s’il s’agit de Berbères insoumis issus de la population locale, de Maures de l’intérieur pour parler comme le regretté Yves Modéran ou d’envahisseurs venus d’au-delà du limes, l’appellation généralisée à cette époque tardive du terme de Maure ne permet pas de trancher. Le cas de l’Aurès est particulièrement complexe. En effet, si l’on s’en tient à la période antérieure à l’épisode que rapporte Procope, selon lequel l’Aurès a échappée à l’autorité Vandale à la fin du règne d’Hunéric27, rien n’indique que l’Aurès ait été peuplé de Maures. La Table de Peutinger y situe des Gétules, ce que confirment plusieurs épitaphes relevées dans l’Aurès dont les défunts se déclarent Gétules28. Apulée, qui est originaire de Madaure, cité limitrophe de l’Aurès aujourd’hui encore berbérophone, nous confirme qu’il est lui-même mi-numide migétule29 En fait le qualificatif de Maure n’apparaît ni dans les sources antiques ni dans l’épigraphie de l’Aurès avant le VIe siècle. Le fond de la population romanisée est qualifié par Procope de Libyens et le général byzantin invite ses soldats à ne pas les confondre avec les Maures dont ils sont bien souvent les victimes. A ceux-ci et à Iaudas, chef des Maures « qui vivent dans l’Aurès », formule ambiguë qui laisse peut-être entendre qu’ils n’en sont pas originaires, Procope attribue une armée de 30 000 cavaliers30. Or par son relief accidenté et son climat, l’Aurès est impropre à l’élevage du cheval. Le recensement des moyens militaires des tribus montagnardes au moment de la conquête française en est la preuve : l’usage du cheval est réservé aux chefs de tribus. Seul un peuple de pasteur serait en mesure de mettre sur pied une telle cavalerie. Le qualificatif de Chaouia donné de nos jours par leurs voisins aux montagnards de l’Aurès traduit l’idée qu’ils sont essentiellement des éleveurs de moutons et non des nomades se déplaçant à cheval. On peut dans ces conditions se demander si Iaudas, étranger luimême à la montagne ne s’y est pas installé en conquérant, l’utilisant comme base de ses razzias en Numidie. Ainsi quand il est battu, après la perte de Toumar, c’est en Maurétanie (qui semble bien être son pays d’origine) qu’il s’enfuit31. Il y a donc tout lieu de penser que les Aurasiens, qui à la fin du règne d’Hunéric ont chassé les Vandales de l’Aurès étaient des conquérants maures d’implantation récente32 et non de pacifiques Libyens romanisés. La

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PROCOPE (ibid.) I, VIII, 5. P. MORIZOT, 1982. 29 APULEE, APOLOGIE 24, 1. 30 PROCOPE (ibid.) II, XIII, 1. 31 PROCOPE (ibid.) II, XX, 21. 32 PROCOPE (ibid.) II, XIII, 26. « En effet, depuis que les Maures avaient ravi la possession de l’Auraison aux Vandales, personne encore n’était venu les y attaquer ni semer la crainte chez les Barbares ». Cette phrase laisse entendre qu’il ne s’agit pas de paysans aurasiens mais de guerriers maures susceptibles de tenir tête aux Vandales. 28

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défaite d’Iaudas en 435 et sa fuite assurera désormais la paix à la Libye33 et à fortiori aux habitants de l’Aurès, les premiers libérés de la présence maure. Quoi qu’il en soit, cet épisode aurasien qui débarrasse les Africains de la présence Vandale ouvre du même coup aux Maures la porte de la Numidie puis de la Byzacène dont le bouclier vandale assurait une relative protection. Désormais les Maures de l’extérieur, entrainés par les Iabdas, les Antalas et les Coutzinas sont partout chez eux, en Numidie et en Byzacène, tantôt soumis tantôt rebelles, participant souvent aux complots qui affaiblissent l’Afrique byzantine et son armée. Au VIe siècle les meilleurs généraux byzantins, Solomon et Jean Troglita, ont à faire face à ces Maures occidentaux. A l’Est, l’Afrique est en butte aux attaques d’autres Berbères, les Asturiens ou les Levathae venus eux du Sahara. Jean Troglita aura toutes les peines du monde à vaincre la coalition des uns et des autres. Au siècle suivant, certes Gennadius repousse les attaques d’un chef maure du nom de Garmul et le tue, mais les chroniques nous apprennent par ailleurs que trois magistri militum ont péri au combat contre des Maures révoltés ce qui donne une bonne idée de leur capacité de nuire. Quant aux Maures restés fidèles tel le métis Cutzinas à la suite d’on ne sait trop quelles intrigues, ils périssent parfois sous les coups des Byzantins eux-mêmes. Après l’écrasement en 648, loin à l’intérieur de la Byzacène, de l’armée byzantine par un raid audacieux de cavaliers arabes venus de l’Orient profond, ce sont pour un demi-siècle des chefs berbères qui vont en première ligne affronter l’envahisseur34. Une fois gagnés à sa cause, ils vont jouer dans l’Afrique musulmane un rôle militaire et politique prépondérant. Mais comme aurait dit Kipling ceci est une autre histoire35. Bibliographie APULÉE : APULÉE, L’Apologie, traduction Betolaud, Garnier Frères, Paris, 1873. J. CARCOPINO, 1943 : JÉRÔME CARCOPINO, Le Maroc antique, Gallimard, Paris, 1943. J. CARCOPINO, 1944 : JÉRÔME CARCOPINO, « Un « empereur » maure inconnu d’après une inscription latine récemment découverte dans l’Aurès », Revue des Études Anciennes, 46, 1944, p. 94-120. É. COMBIER, 2017 : ÉTIENNE COMBIER, « L’Afrique, continent oublié du Mobile World Congress », Les Echos, 2017. [consulté le 27/10/2017] https://www.lesechos.fr/28/02/2017/lesechos.fr/0211836616271_lafrique--continent-oublie-du-mobile-world-congress.htm CORIPPE : CORIPPE, La Johannide, traduction de J.-C. Didderen, Errance, Paris, 2007.

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PROCOPE (ibid.) II, XX, 33. Cette paix ne sera pas éternelle. Il est hors de mon propos dans le cadre de cette note de parler de Cossayla ou de La Kahena. Rappelons cependant qu’aux siècles suivants ce sont les berbères de l’Ouest qui ont fourni leurs bataillons aux grandes dynasties maghrébines. 35 R. KIPLING, 1915. 34

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C. COURTOIS, 1955 : CHRISTIAN COURTOIS, Les Vandales et l’Afrique, Arts Graphiques, Paris, 1955. J. DESANGES, 1963 : JEHAN DESANGES, « Catalogue des tribus africaines de l’antiquité classique à l’ouest du Nil », Revue des Études Anciennes, 65, n°4, 1963, p. 530-533. J. DURLIAT, 1981 : JEAN DURLIAT, Les dédicaces d’ouvrages de défense dans l’Afrique byzantine, Publications de l’École française de Rome n°49, Rome, 1981. GRÉGOIRE DE TOURS : GRÉGOIRE DE TOURS, Histoire des Francs, Gallimard, Paris, 1990. S. GSELL, 1911 : STÉPHANE GSELL, Atlas archéologique de l’Algérie, A. Jourdan, Paris, Fontemoing & Cie, Alger, 1911. CH.-A. JULIEN, 1994 : CHARLES-ANDRÉ JULIEN, Histoire de l’Afrique du Nord : des origines à 1830, Payot & Rivages, Paris, 1994. R. KIPLING, 1915 : RUDYARD KIPLING, Simples contes des collines, Calmann Lévy, Paris, 1915. LÉON L’AFRICAIN, 1830 : LEON L’AFRICAIN, De l’Afrique, contenant la description de ce pays, T.1, Paris, 1830. L. MARMOL Y CARVAJAL 1667 : LUIS DEL MARMOL Y CARVAJAL, L’Afrique de Marmol, traduction de Nicolas Perrot d’Albancourt, Paris, 1667. MAROIS BERNARD, « Un continent oublié : l’Afrique », Café de la Bourse, 2013. [consultée le 27/10/2017] https://www.cafedelabourse.com/archive/article/continent-oublie-afrique Y. MODÉRAN, 2014 : YVES MODERAN, Les Vandales et l’Empire romain, Errance, Arles, 2014. P. MORIZOT : PIERRE MORIZOT, « La Zaouia des Beni Barbar, cité pérégrine ou municipe latin », BCTH, ns 18, 1982, p. 31-75. P. MORIZOT : PIERRE MORIZOT, « Pour une nouvelle lecture de l’elogium de Masties », Antiquités africaines, 25, n°1, 1989, p. 263-284. P. MORIZOT : PIERRE MORIZOT, « Masties a-t-il été impérator ? », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, 141, 2002, p. 231-240. P. MORIZOT : PIERRE MORIZOT, Romains et Berbères face à face, Errance, Arles, 2015. L. MUSSET, 1965 : LUCIEN MUSSET, Les Invasions : les vagues germaniques, PUF, Paris, 1965. PROCOPE : PROCOPE, La guerre contre les Vandales, traduit par H. B. Dewing, Harvard University Press, Cambridge (Mass.)-Londres, 1979. PROCOPE : PROCOPE, La guerre contre les Vandales, traduit par Denis Roques, Les Belles Lettres, Paris, 199036.

36 Pour la commodité du lecteur français, j’ai préféré utiliser la traduction de Denis Roques qui diffère assez sensiblement de celle de H. B. Dewing.

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Annexe

Fig. 4 Etat actuel du grenier de Kabaw (attribution : anchishkyn)

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Saveurs de Carthage Patrick Voisin Classes préparatoires littéraires aux ENS, Lycée Louis Barthou, Pau

Si le goût a une histoire, une géographie et de nombreuses traductions, il fait également appel à tous les autres sens dont l’individu est doté pour ne pas dire doué, selon une théorie des synesthésies baudelairiennes (du grec sunaesthêsis « perception simultanée ») que nous connaissons bien et que nous pouvons vérifier physiologiquement, lors d’une dégustation, par l’olfaction rétro-nasale conduisant à la con-fusion (au sens étymologique de « mélange ») entre saveur et arôme. Quant à l’interaction du goût et de la culture, c’est celle du savoir et de la saveur, deux mots formés sur la même racine et développant le double sens du verbe latin sapere : « goûter » et « connaître ». Invité à évoquer Carthage lors d’un colloque consacré à ses mythologies, à Perpignan en 2008, j’avais intitulé ma communication « Carthage-enMéditerranée, ma cité feuilletée1 », et j’ai dit en ouverture que le nom punique de Carthage, Qrthdst, me faisait penser aux feuilles de brik d’une pâtisserie tunisienne, avec ses amandes, ses pistaches, son miel, son eau de fleurs d’oranger… et son feuilletage ! Voilà quel était le bruit – et l’explosion des sens – que me suggérait ce nom ! Mais l’objet principal de mon propos était de développer le feuilleté linguistique et culturel de Carthage tout au long de son histoire2. Feuilleté pour les sens, pour le palais et pour les papilles, Carthage devenait alors feuilleté pour l’esprit. Proust ou Sartre ne réagissent pas autrement à propos de Florence, quand l’un écrit dans Du côté de chez Swann : « Et quand je pensais à Florence, c’était comme à une ville miraculeusement embaumée et semblable à une corolle, parce qu’elle s’appelait la cité des lys et sa cathédrale, Sainte-Marie-des Fleurs3. »

1

Cette communication a ensuite été publiée dans la Revue électronique Réflexion(s) Regards croisés sur le monde antique et le monde moderne de l’Université de Perpignan - Via Domitia : P. VOISIN, 2009. 2 P. VOISIN, 2007. 3 M. PROUST, 1913, p. 459.

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et l’autre dans Qu’est-ce que la littérature ? : « Florence est une ville et fleur et femme, elle est ville-fleur, et ville-femme et fille-fleur tout à la fois. Et l’étrange objet qui paraît ainsi possède la liquidité du fleuve, la douce ardeur fauve de l’or et, pour finir, s’abandonne avec décence et prolonge indéfiniment par l’affaiblissement continu de l’e muet son épanouissement plein de réserves4. »

Or, c’est cette sensation que Carthage me procure que je voudrais développer à présent et éclairer sur un plan linguistique, sensation qui s’est trouvée renforcée par une autre que j’ai ressentie lors d’un colloque consacré à « Kairouan, capitale littéraire et artistique », à l’Université de ManoubaTunis en 2009. Lors de l’atelier « L’écrivain et la ville », j’ai entendu une communication en arabe où je ne distinguai qu’un mot : Qayrawan ; sur une trame générale qui n’avait pour moi qu’une valeur de signifiant phonique neutre, ce mot constamment répété est devenu dans mon esprit le galop des chevaux des cavaliers arabes qui fondèrent Kairouan en 670 sous la conduite d’Oqba Ibn Nafi Al Fihri. Et il m’a immédiatement semblé paradoxal que ce mot qui faisait entendre le mouvement et le bruit des sabots, al Qayrawan, puisse signifier « campement », nom dont le signifié traduit l’arrêt de la course effrénée pour une position statique de repos. Sans faire encore intervenir des notions linguistiques – et dans une saisie immédiate pour ne pas dire naïve – j’aurais envie de dire que la traduction de Qayrawan n’est pas « campement » mais « tagada » ! « Qayrawan, Qayrawan, Qayrawan » sonne comme « tagada, tagada, tagada », onomatopée pour décrire le galop des chevaux en français. Les bonbons Haribo sont assez bien connus et en particulier ceux qui ont l’aspect et le goût de la fraise… Je me permettrai d’évoquer un jocus propre aux nugae au milieu d’un sujet qui va faire appel à la linguistique : « Sais-tu ce que fait une fraise sur un cheval ? » : « Tagada, tagada, tagada ». Il s’agit de la fameuse « Fraise Tagada », bonbon inventé en 1969 ! Dans une version arabe, elle ferait « Qayrawan, Qayrawan, Qayrawan » ! Mais revenons plus sérieusement à Carthage et à sa saveur ! Je voudrais expliquer comment, de son premier nom punique, Qrthdst, au nom actuel arabe, ‫ﻗﺮﻁﺎﺝ‬, Carthage ne désigne pas seulement une ville antique fondée en 814 av. J.-C. et nommée « Ville Nouvelle », Carthage-en-Méditerranée qui se prolonge aujourd’hui dans Tunis-Carthage et dans « Les Carthage du Monde » dont Ridha Tlili dénombre les localisations sur tous les continents, à travers trois mille ans d’histoire5. Non – je persiste et je signe – Carthage désigne également pour moi la dégustation d’une pâtisserie tunisienne, entre feuille de brik craquante et pâte d’amande parfumée, entre sensation éphémère de croquant et parfum d’eau de fleurs d’oranger prolongeant la saveur en bouche. Et mon raisonnement serait exactement le même si je développais la sensation que me procure le mot Qayrawan ! Quelques approches théoriques de nature linguistique vont me permettre de justifier les « saveurs de Carthage ». Tout d’abord, il convient de partir de la question théorique posée par Platon, reprise par Saussure et développée par Genette, celle de l’opposition 4 5

J.-P. SARTRE, 1947, p. 21. R. TLILI, 2007.

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entre « motivation » et « nominalisme ». Dans le Cratyle de Platon, le personnage éponyme élabore une théorie de l’origine des mots et de leur lien aux choses qui est appelée « motivation » ou « cratylisme » – et « mimologisme » par Genette dans son essai Mimologiques6 : la relation entre les mots et les choses serait motivée, c’est-à-dire qu’il y aurait un rapport obligé, naturel et consubstantiel entre le mot et la réalité désignée ; les signifiants pourraient ressembler aux entités qu’ils désignent et les mots auraient la même forme que celles-ci ; il en découle que la représentation du monde serait directement possible via le signifiant. La thèse qu’Hermogène oppose à Cratyle est celle du « nominalisme », mot forgé sur le terme grec nomos qui signifie « loi » ou « règle » ; et elle postule une forme d’arbitraire. Socrate donne raison à Hermogène et soutient ainsi que les mots sont attribués aux choses par la décision de sortes de législateurs de la langue, sans qu’il n’y ait de lien naturel entre les deux : c’est la thèse du « conventionnalisme ». L’on sait que Platon, au livre X de la République7, critique sévèrement ce « mimologisme » à travers la qualité ontologique dégradée de la représentation et les deux degrés d’éloignement de la vérité. Michel Foucault parle de « la grande utopie d’un langage parfaitement transparent où les choses elles-mêmes seraient nommées sans brouillage8 », nostalgie mimétique, rêve d’une relation linguistique immédiate dont vit l’œuvre littéraire. Aujourd’hui les diverses écoles linguistiques ne retiennent plus les hypothèses de type mimologique, sinon pour certains signes comme les onomatopées qui miment les sons non linguistiques qu’elles désignent, ce qui est pertinent pour « tagada », mais pas pour Qayrawan ou Qrthdst / ‫ﻗﺮﻁﺎ‬, mots qui ont un sens : « campement » dans un cas, « ville nouvelle » dans l’autre ; c’est bien par une convention que l’on passe du signifiant au signifié. Ainsi n’y a-t-il a priori aucune raison d’associer les deux mots Qrthdst ou ‫ﻗﺮﻁﺎ‬, qui désignent en tant que réalité une ville, à une pâtisserie tunisienne, au terme d’un raisonnement mimologique, non plus que Qayrawan à une galopade. Dans un deuxième temps il convient de rappeler que les noms propres anthroponymes ou toponymes – par rapport aux noms communs – ont, a priori toujours, une valeur strictement référentielle, à moins qu’il ne s’agisse de noms communs hypostasiés en noms propres de personne ou de lieu, ce que P.F. Strawson appelle « des noms propres impurs qui ont poussé des majuscules9 » – ou antonomases du point de vue de la rhétorique. Les noms propres ont, en effet, la particularité de renvoyer à des personnes ou à des lieux faisant partie de la réalité extralinguistique – ou tout au moins d’un univers imaginaire comparable à cette réalité –, et non à des concepts faisant partie du système sémantique d’une langue donnée ; soit ils n’ont aucune signification, soit ils ne signifient qu’accessoirement, étant surtout affectés à l’identification de personnes ou de lieux. Roman Jakobson ajouterait que les 6

G. GENETTE, 1976. PLATON, 2002. 8 M. FOUCAULT, 1966. 9 P.F. STRAWSON, 1950, p. 320-344. 7

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différents êtres qu’on appelle « hommes » ont en commun une propriété, leur « humanité » ; en revanche il n’existe pas de « fidoïté » pour un chien nommé Fido par son maître10. Ainsi les noms propres représentent-ils un emploi poussé de la fonction référentielle renvoyant à un contexte ; ils sont opaques, même si les travaux sur l’onomastique développent l’idée d’une possible motivation sémantique qui les conduit à acquérir une fonction poétique11. Qu’en est-il de Qrthdst ou ‫ﻗﺮﻁﺎ‬, au même titre que de Qayrawan ? Ou bien ces mots désignent aujourd’hui des villes sur la carte géographique de la Tunisie et n’ont pas d’autre valeur que topographique, ou bien – parce que l’on connaît l’étymologie de ces mots – on leur rattache un signifié qui fait d’eux soit une « ville nouvelle » soit un « campement ». Mais toujours pas de pâtisserie tunisienne ou de galopade à l’horizon ! Comment donc justifier ce qui apparaît bien pourtant comme un mimologisme particulier essayant de trouver sa place dans la théorie de l’arbitraire du signe au sein de la catégorie des noms propres hyper-référentiels ? Même si certains linguistes émettent toujours des réserves, la « non motivation » s’est imposée comme concept linguistique à partir de l’analyse du signe linguistique faite par Ferdinand de Saussure dans son Cours de linguistique générale12 ; il analyse le signe linguistique comme l’addition de quatre composantes : le formant, le signifiant, le signifié et l’image mentale ; le premier terme désigne la réalisation effective d’un mot, son aspect sonore ou phonétique ; le deuxième, les traits pertinents sur un plan phonologique d’une réalisation effective ; le troisième, les concepts liés au signifiant ; le quatrième, la représentation mentale que chaque locuteur associe à la réalité que désigne le signifié. Or, pour Saussure – et pour la majorité des linguistes après lui –, la linguistique doit s’intéresser avant tout au signifiant et au signifié, le formant concernant surtout la phonétique ou l’étude des sons en tant qu’eux-mêmes, et l’image mentale étant du ressort de la psychologie. Repris par toutes les écoles linguistiques se rattachant au structuralisme, Saussure définit la relation entre le signifiant et le signifié comme non motivée, d’où la notion d’arbitraire du signe – au sens où il n’y a pas de lien naturel et obligé entre signifiant et signifié. Ainsi les signifiants sont-ils des icônes arbitraires. Un signifiant (symbole graphique ou phonique) représente un signifié (signification abstraite d’un mot telle que la donne un dictionnaire) que le discours oriente vers un référent (objet réel du monde) par ce que l’on nomme « l’actualisation », mais il n’y a pas de rapport logique entre le signifiant et le signifié ; il faut donc nécessairement passer par la double médiation d’une convention qui relie signifiant et signifié d’abord, puis signifié et objet réel du monde. Or, à ce compte, il est toujours vain de vouloir motiver la relation entre le signifié et le signifiant de Qrthdst ou ‫ﻗﺮﻁﺎ‬, au même titre que de Qayrawan ! La démarche serait-elle donc condamnée définitivement à l’aporie ?

10

R. JAKOBSON, 1963. F. RIGOLOT, 1974, p. 194-203 ; 1976, p. 466-483 ; 1977. 12 F. DE SAUSSURE, 1916. 11

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Certes la poétique maintient le mythe d’une relation particulière fondée sur une analogie, une trace, une sympathie ou une signature, unissant individuellement des paires mimétiques mots / choses, comme le rappelle Alexandre Gefen13 ; ainsi les figures de l’harmonie imitative (choix de sonorités visant à retraduire les sons de la nature) ou de l’hypotypose (« figure de style consistant à décrire une scène de manière si vive, si énergique et si bien observée qu’elle s’offre aux yeux avec la présence, le relief et les couleurs de la réalité14 ») témoignent-elles d’une volonté d’abolir toute distance entre le monde et sa représentation verbale. Mais cela suffit-il à justifier la pâtisserie tunisienne sous Qrthdst ou ‫ﻗﺮﻁﺎ‬, au même titre qu’une galopade sous Qayrawan ? Or, la clé existe : elle est dans la relation que Saussure n’a pas établie, parce qu’il s’intéressait avant tout au signifiant et au signifié : celle que l’on peut voir entre le signifiant et la représentation mentale que chaque locuteur associe via le signifiant à la réalité que désigne le signifié. Et il n’est pas question d’aller contre le livre X de La République de Platon pour nier le fait que la représentation verbale n’est pas la chose même, ou que la représentation mentale n’est pas le mot même. « Le texte n’est pas une image et l’image n’est pas la chose », selon la formule d’Alexandre Gefen qui rappelle l’exemple cité par Michel Foucault d’un grammairien du XVIIIè siècle établissant l’analogie comme loi : « Les noms sont comme des formes, les adjectifs comme des couleurs et les verbes comme la toile elle-même sur laquelle elles apparaissent (…). »

Icône ne veut pas dire copie ! Considérons ainsi avec Paul Ricoeur que « l’artisan de mots ne produit pas des choses, mais seulement des quasichoses », et que pour cette raison « il invente du comme-si15 ». C’est le propre de la démarche poétique de fabriquer du sens à partir du signifiant, loin du souci de précision propre à la représentation ; la littérarité de l’œuvre littéraire est entièrement dans ce décrochage. Ainsi Michael Riffaterre propose-t-il de nommer semiosis le travail sur les mots qui tente de se dégager de la perspective référentielle pour engendrer à travers un univers symbolique ses propres structures de signification ; les connotations et les sonorités l’emportent sur la référence aux réalités extra-linguistiques : « La description littéraire de la réalité ne renvoie donc aux choses, aux signifiés, qu’en apparence ; en fait, la représentation poétique est fondée sur une référence aux signifiants16. »

N’est-ce pas le travail de Mallarmé dans Igitur au point d’être absolument non référentiel – transformation d’un univers culturel en une œuvre particulière, comme l’écrit encore Alexandre Gefen à propos des travaux de Riffaterre ? Et, toujours selon Riffaterre, le procédé de synesthésie, transfert entre les modes de représentation sensoriels (ouïe et goût par exemple) permet de remotiver les signes à l’intérieur des conventions linguistiques ; le 13

A. GEFEN, 2002, p. 16. H. MORIER, 1961. 15 P. RICOEUR, 1983, p. 76-77. 16 M. RIFFATERRE, 1970, p. 92-93. 14

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mot atteint alors, non plus à la signification, mais à la « signifiance », motivation purement intralinguistique ou « seconde », effet de sens contextuel propre au code poétique lui-même et non au rapport entretenu entre la représentation et le réel. On en viendrait presque à reconnaître là le fameux effet de réel de Roland Barthes : à l’image du texte, le mot signifierait moins par ce qu’il dit que par ce qu’il exhibe de la sensibilité de celui (individu ou époque) qui le produit, en le disant, ou le consomme, en l’écoutant ; le signe s’exhibe alors pour ce qu’il est et non pour ce qu’il véhicule ; les indices de vraisemblance (vraisemblance exhibée et contenue dans l’expression même du message, sans qu’il n’y ait motivation) sont « arbitraires » et ne trouvent leur justification que « d’un jugement de fond, psychologique ou autre, extérieur au texte17 » (ou au mot), pour reprendre la différence établie par Genette. La représentation devient son propre objet discursif et son propre appareil de légitimation, ce que Barthes appelle « l’effet de réel », comme le rappelle Alexandre Gefen : « Sémiotiquement, le détail concret est constitué par la collusion directe d’un référent et d’un signifiant ; le signifié est expulsé du signe, et, avec lui, bien entendu, la possibilité de développer une forme du signifié, c’est-à-dire, en fait, la structure narrative elle-même (…). C’est là ce que l’on pourrait appeler l’illusion référentielle. La vérité de cette illusion est celle-ci : supprimé de l’énonciation réaliste à titre de signifié de dénotation, le « réel » y revient à titre de signifié de connotation18. »

Autrement dit, c’est la collusion directe d’un référent, Carthage ou Kairouan en tant que villes, et d’un signifiant, Qrthdst / ‫ ﻗﺮﻁﺎ‬ou Qayrawan, qui concrétise la pâtisserie tunisienne ou la galopade. Le signifié « campement » ou « ville nouvelle » est expulsé du signe ; le réel y revient sous la forme de la pâtisserie ou de la galopade, que l’on savoure dans Qrthdst ou ‫ ﻗﺮﻁﺎ‬ou que l’on entend dans Qayrawan ; Barthes dirait : « [Elles] ne disent finalement rien d’autre que ceci : nous sommes le réel ; c’est la catégorie du réel (et non ses contenus contingents) qui est alors signifiée. »

Ainsi « la carence même du signifié au profit du seul référent » ouvre-telle le champ largement au signifiant pour s’établir comme signifié : « il se produit un effet de réel » conclut Barthes, qui est même conduit à se demander « s’il est vraiment possible d’être écrivain sans croire, d’une certaine manière, au rapport naturel des noms et des essences » ! Il ajoute : « La fonction poétique, au sens le plus large du terme, se définirait ainsi par une conscience cratyléenne des signes et l’écrivain serait le récitant de ce grand mythe séculaire qui veut que le langage imite les idées et que, contrairement aux précisions de la science linguistique, les signes soient motivés19. »

Paul de Man reprend ce qu’il appelle « la convergence du son et du sens célébrée par Barthes à propos de Proust » pour évoquer à son tour « la quête par l’écrivain d’une parfaite coïncidence des propriétés sonores d’un mot et 17

G. GENETTE, 1969a. R. BARTHES, 1968 ; 1984, p. 173-174. 19 R. BARTHES, 1972. 18

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de sa fonction signifiante20 », non sans préciser, d’une manière semblable à Genette21, que cela peut n’en rester qu’à un pur effet rhétorique sans « affirmation conséquente sur la nature du monde ». Pour arriver à ce résultat, il a fallu faire appel à la quatrième composante du signe : la représentation mentale, mise en relation avec le signifiant. Faisons donc à présent comme si Qayrawan était une galopade et Qrthdst ou ‫ ﻗﺮﻁﺎ‬une pâtisserie tunisienne ! Donnons à ces noms propres, qui n’ont pour rôle que de situer topographiquement sur une carte géographique, le primat de la représentation mentale surgie de sa relation avec leur signifiant. Dès lors, peu importe bien que ces mots signifient « campement » ou « ville nouvelle » dans une démarche d’étymologie scientifique ; cela ne les fait pas résonner et cela n’explique pas le charme qui s’en dégage depuis des siècles pour l’oreille, avant qu’il ne gagne d’autres sens, le goût et l’olfaction, quand l’auditeur se fait locuteur. Carthage « ville nouvelle » ne devient-elle pas un lieu verbal poétique par la saveur que font naître le crrrrraquement de Qrthdst et la longueur en bouche de ‫ ﻗﺮﻁﺎﺝ‬/ Carthaaaage ? Tout comme Qayrawan deviendrait le lieu verbal poétique dans lequel prend naissance une galopade. Paul de Man a bien raison de conclure ainsi : « Si la littérature est fiction, ce n’est pas parce qu’elle refuse en une certaine manière d’admettre la réalité, mais parce qu’il n’est pas certain a priori que le langage fonctionne selon des principes qui sont ceux, ou qui ressemblent à ceux du monde phénoménal. Il n’est donc pas certain a priori que la littérature constitue une source d’informations sûre sur autre chose que son propre langage22. »

Mallarmé prétend dans une formulation restée célèbre et qui définit sa poésie : « Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole : évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un objet et en dégager un état d’âme, par une série de déchiffrements23. »

Cela peut valoir pour les noms communs qui désignent des objets, mais n’est-ce pas tout le contraire pour les noms propres ? La jouissance qu’ils peuvent susciter ne vient-elle pas du fait de les nommer ? Nommer la ville fondée par Didon en disant Qrthdst ou ‫ﻗﺮﻁﺎ‬, c’est éprouver tout le plaisir gustatif que fait exploser dans la bouche et sous la langue une brik aux amandes, au miel et à l’eau de fleurs d’oranger, samsa, que l’on savoure à Sidi Bou Saïd devant le « navire à l’ancre24 », Carthage ; et le goût exprimé évoque à son tour le feuilleté de langues et de cultures qui constitue l’identité carthaginoise25, mais aussi les mille vies d’une ville qui se prolonge dans les « Carthage du Monde » de Ridha Tlili. La configuration topographique triangulaire de la Carthage punique 20

P. DE MAN, 1986, p. 9-11. G. GENETTE, 1969b. 22 P. DE MAN, 1986, p. 9-11. 23 S. MALLARME, 1891. 24 Expression attribuée à Strabon, auteur d’une monumentale Géographie. 25 P. VOISIN, 2007. 21

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n’évoque-t-elle pas d’ailleurs curieusement la forme d’une brik ou d’une samsa ? Mallarmé est plus près de la vérité lorsqu’il montre que la valeur des mots est altérée par l’usage fonctionnel et que l’on peut rendre « un sens plus pur aux mots de la tribu » : le signe et son référent retrouvent une essence commune perdue ; le mot exhibe l’objet, bien plus qu’il ne le représente par l’arbitraire du signe : « Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets26. »

Qrthdst ou ‫ﻗﺮﻁﺎ‬, de même, échappent à ce que Mallarmé appelle « l’universel reportage » – qui ne connaît que « l’emploi élémentaire du discours » – ainsi qu’à la « fonction de numéraire facile et représentatif ». Allons plus loin avec la pragmatique du langage et Austin27. Nomen est omen « le nom est un présage », dit l’adage latin ! Est-il dès lors incongru d’évoquer (étymologiquement « faire advenir par les mots ») les hajar Carthage / ‫ ﻗﺮﻁﺎﺝ‬ou « pierres de Carthage », ces petites boules à base de poudre d’amande, de sirop de sucre et d’eau de fleurs d’oranger qui perpétuent par leurs saveurs le goût de Carthage – ou par leur goût les saveurs de Carthage ? Beaucoup de mets tunisiens sont désignés par des noms de personnes (Fatma, Algia, Essbaniouria « l’Espagnole » ou al Khadi « le Juge ») ; mais Carthage serait la seule ville associée à un nom de pâtisserie, pour dire à quel point elle est présente dans la mémoire collective. Ces hajar Carthage / ‫ ﻗﺮﻁﺎﺝ‬ou « pierres de Carthage » sont donc l’effectuation des saveurs de Carthage que j’ai voulu fonder linguistiquement. D’un point de vue physiologique, le goût se caractérise, dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, comme « le sens par lequel on discerne les saveurs, et dont la langue est le principal organe28 », définition reprise presque mot pour mot par Littré. Le travail sur la langue, travail linguistique, aura permis de comprendre comment le mot craque sous la langue et met l’eau de fleurs d’oranger à la bouche, comment la mise en bouche des mots et le travail de langue qui la complète, travail lingual, enrichit le langage, comment la substance des mots dégage des saveurs qui donnent tout son goût au savoir. L’aesthêsis n’est-elle pas, selon Aristote, « acte unique et commun du sensible et du sentant29 » ? C’est ainsi que l’on donne langue au goût, mais aussi goût à la langue. Goût sensuel et goût intellectuel se métissent entre langage du palais et palais du langage ; les mots convoquent les mets et les mets appellent les mots. C’est lorsque le mot fond dans la bouche et sous la langue qu’il prend toute sa saveur, puisque le Petit Larousse, dans son édition 1963, définit le goût comme le sens qui permet de discerner la saveur d’une substance dissoute ; le mot prend alors tout son goût et appelle à la dégustation ; la langue invite au coup de langue.

26

S. MALLARME, 1895. J.L. AUSTIN, 1962. 28 D. DIDEROT et J. LE ROND D’ALEMBERT, 1757, p. 758-761. 29 ARISTOTE, Métaphysique, III, 2. 27

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Mais le goût est arbitraire, subjectif, personnel… C’est ma phantasia avant tout que j’ai voulu exprimer pour les mots Qrthdst / ‫ ﻗﺮﻁﺎ‬ou Qayrawan. Néanmoins, c’est dit ! De mon point de vue – la langue dans les yeux et les yeux sur la bouche –, l’histoire de la Tunisie, rencontre de la terre et de la mer lorsque Didon fonde Carthage sur les terres de Hiarbas, c’est certes celle que les historiens égrainent d’année en année, de dynastie en dynastie, de siècle en siècle, mais c’est peut-être bien également celle d’un cavalier arabe qui poursuit sa galopade depuis Kairouan – la ville d’autres pâtisseries sucrées que sont les makroudhs – et qui s’arrête à Sidi Bou Saïd, à côté de la bouillonnante Carthage devenue paisible, pour savourer une samsa croustillante aux amandes et des hajar Carthage / ‫ ﻗﺮﻁﺎﺝ‬devant « le navire à l’ancre » ! Francis Ponge, l’auteur du Parti pris des choses et le maître de « l’objeu » … « compte tenu des mots », décrit le processus suivant : « La bouche en son palais – c’est le temple du goût – procède à ses appréciations particulières. Elle s’y fait son opinion elle-même, puis la communique au cerveau, siégeant en chambre du conseil, par l’intermédiaire de l’arrière-nez, chargé de l’odorat, avec lequel tout au long de vestibules et d’escaliers intérieurs elle se concerte30. »

Voilà ce qui se produit lorsqu’on met les mots en bouche ! « Sapiens dictus est a sapore31 », écrit Isidore de Séville : le goût et la sagesse, la saveur et le savoir, entretiennent une parenté entre jouissance de la pensée et pensée du plaisir. « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar (…)32. »

Cette phrase qui ouvre Salammbô et qui était passée par le gueuloir, Flaubert l’avait d’abord mise en bouche ! Il avait un sensationnel coup de langue, ce Flaubert ! Bibliographie ARISTOTE, Métaphysique. J.L. AUSTIN, 1962 : JOHN LANGSHAW AUSTIN, How to do things with Words: The William James Lectures delivered at Harvard University in 1955, Oxford, Ed. Urmson, 1962, trad. Gilles Lane, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970. R. BARTHES, 1968 : ROLAND BARTHES, Communications, n°11, 1968. R. BARTHES, 1972 : ROLAND BARTHES, « Proust et les noms », Nouveaux Essais critiques, Paris, Seuil, 1972. R. BARTHES, 1984 : ROLAND BARTHES, Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 173-174. D. DIDEROT et J. LE ROND D’ALEMBERT, 1757 : DENIS DIDEROT et JEAN LE ROND D’ALEMBERT, Encyclopédie, ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, 1757, tome VII, p. 758-761. 30

F. PONGE, 1951, p. 620. Etymologiae ou Origines, X, 240.

31 ISIDORE DE SEVILLE, 32 G. FLAUBERT, 1862.

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M. FOUCAULT, 1966 : MICHEL FOUCAULT, Les Mots et les Choses : une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966. G. FLAUBERT, 1862 : GUSTAVE FLAUBERT, Salammbô, 1862. A. GEFEN, 2002 : ALEXANDRE GEFEN, La mimèsis, Paris, GF Flammarion, « Corpus », 2002, p. 16. G. GENETTE, 1969a : GERARD GENETTE, « Vraisemblance et motivation », Figures II, Paris, Seuil, « Poétique », 1969. G. GENETTE, 1969b : GERARD GENETTE, « Proust et le langage indirect », Figures II, Paris, Seuil, « Poétique », 1969. G. GENETTE, 1976 : GERARD GENETTE, Mimologiques, voyage en Cratylie, Paris, Seuil, « Poétique », 1976. ISIDORE DE SEVILLE, Etymologiae ou Origines. R. JAKOBSON, 1963 : ROMAN JAKOBSON, Essais de linguistique générale, Paris, Éditions de Minuit, 1963. S. MALLARME, 1891 : STEPHANE MALLARME, « Réponses à Jules Huret », Enquête sur l’évolution littéraire, 1891. S. MALLARME, 1895 : STEPHANE MALLARME, « Crise de vers », La Revue blanche, septembre 1895. P. DE MAN, 1986 : PAUL DE MAN, The Resistance to Theory, Minneapolis, Presses de l’Université du Minnesota, 1986, p. 9-11. H. MORIER, 1961 : HENRI MORIER, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, PUF, 1961. PLATON, 2002 ; PLATON, La République, Paris, GF-Flammarion, 2002. F. PONGE, 1951 : FRANCIS PONGE, « L’homme à grands traits » (1951), Œuvres complètes, Pléiade, tome II, p. 620. M. PROUST, 1913 : MARCEL PROUST, Du côté de chez Swann, 1913, Paris, Folio, p. 459. P. RICOEUR, 1983 : PAUL RICOEUR, Temps et Récit, t. I, Paris, Seuil, 1983, p. 76-77. F. RIGOLOT, 1974 : FRANÇOIS RIGOLOT, « Poétique et onomastique », Poétique, n° 18, 1974, p. 194-203. F. RIGOLOT, 1976 : FRANÇOIS RIGOLOT, « Rhétorique du nom poétique », Poétique, n° 28, 1976, p. 466-483. F. RIGOLOT, 1977 : FRANÇOIS RIGOLOT, Poétique et Onomastique ; l’exemple de la Renaissance, Genève, Droz, 1977. J.-P. SARTRE, 1947 : JEAN-PAUL SARTRE, Qu’est-ce que la littérature ?, 1947, Paris, Folio-Essais, p. 21. F. DE SAUSSURE, 1916 : FERDINAND DE SAUSSURE, Cours de linguistique générale, 1916, Paris, Payot, 1995. STRABON, Géographie. P.F. STRAWSON, 1950 : PETER FREDERICK STRAWSON, “On Referring”, Mind, New Series, 59, 1950, p. 320-344. R. TLILI, 2007 : RIDHA TLILI, Les Carthage du Monde, Tunis, Apollonia Éditions, 2007. P. VOISIN, 2007 : PATRICK VOISIN, Il faut reconstruire Carthage. Méditerranée plurielle et langues anciennes, Paris, L’Harmattan, coll. Kubaba, 2007.

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P. VOISIN, 2009 : PATRICK VOISIN, « Carthage-en-Méditerranée, ma cité feuilletée », Revue Réflexion(s), Mireille COURRENT (dir.), octobre 2009 : http://reflexions.univ-perp.fr/ (onglets : thèmes puis Mare Nostrum).

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5. LINGUISTIQUE ET LITTÉRATURE

Où et comment « suivre la nature » ? Sénèque et les difficultés de l’éthique stoïcienne Clara Auvray-Assayas Université de Rouen

« Suivre la nature », selon les fondateurs du stoïcisme, est une injonction dépourvue d’ambiguïté qui indique aux animaux de suivre l’inclination et aux hommes de suivre la raison. C’est pourquoi « vivre selon la nature » équivaut, pour les hommes, à « vivre selon la vertu »1. En fixant pour fin la vie conforme à la nature, entendue comme nature particulière et nature universelle que régit une même raison, Zénon et ses successeurs ont façonné une éthique qui doit sa cohérence à la physique sur laquelle elle s’appuie : une physique qui décrit la cohésion harmonieuse et rationnelle du monde, modèle du développement vertueux de l’homme2. On cherchera en vain dans l’œuvre de Sénèque des traces de cette simplicité et de cette fluidité doctrinales : les nombreuses représentations du sage qu’on y trouve mettent en avant l’effort, le combat, la résistance dans un monde hostile et violent3. Ni la nature ni la cité ne semblent fournir un cadre propice au développement harmonieux : rocher battu par les flots, exilé dépossédé de tout, vaincu dont seul le suicide restaure la grandeur, les figures et images de sage que Sénèque propose à la méditation évoquent la difficulté et la solitude4. Mais est-ce à ces seules conditions que l’homme peut progresser ? Si la tentation de l’isolement sublime est bien récurrente pour tous ceux qui, comme Sénèque, déplorent la privation de liberté sous Néron et ceux qui l’ont précédé5, elle n’offre pourtant qu’une réponse circonstancielle et partielle : l’œuvre de Sénèque, considérée dans tous ses aspects, fait surtout comprendre quel rôle essentiel jouent les autres hommes dans la construction éthique de soi. Il faut apprendre ensemble ce que signifie « suivre la nature » en explorant par le dialogue et l’échange les 1 Diogène Laërce VII, 86-87 : voir M. SCHOFIELD, 2003, p. 239-246 et G. STRIKER, 1991, 3550. 2 Voir sur ce point l’exposé de Caton dans le De finibus (3, 73) de Cicéron. 3 Ces caractéristiques distinguent les textes de Sénèque des exposés sur le sage dans l’ancien stoïcisme (voir R. BROUWER, 2014). 4 Voir respectivement De constantia sapientis, III, 5 ; VI, 2-7 ; De prouidentia, II, 10-12 ; IV, 4 ; De ira, III, 25, 3 ; De uita beata, 27, 2-3. 5 M. GRIFFIN, 1986, p. 74-77 et p. 194-200.

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possibilités offertes aux hommes vivant en société : les « conversations » avec Sérénus et avec Lucilius créent les conditions nécessaires pour analyser, et mieux surmonter ensemble, les obstacles qui nuisent à la parfaite compréhension du travail à accomplir. Du petit traité adressé à Sérénus sur la Tranquillité de l’âme à la thérapie engagée sous forme épistolaire à l’intention de Lucilius, Sénèque s’interroge sur les circonstances favorables au travail sur soi : le retrait est-il absolument nécessaire ou bien la société des hommes permet-elle aussi le long processus d’apprentissage ? Les réponses nuancées et variées que Sénèque propose doivent être interprétées en fonction de l’importance que celui-ci accorde au modèle thérapeutique dans sa pédagogie : il convient de prendre en compte la nature de chacun, de varier la posologie, de tenter des remèdes contraires. Cette approche empirique, présentée d’abord comme une médecine d’urgence, se fonde pourtant sur une conception précise de la nature humaine : mais loin de chercher à imposer des dogmes, Sénèque les fait découvrir à mesure qu’il en comprend lui-même la nécessité. Le mal dont souffre Sérénus, état intermédiaire et instable entre la maladie et la santé6, exige des remèdes adaptés qui prennent en compte les aspects particuliers de ce dégoût de soi né d’une irrésolution chronique : ni les changements ni le repos ne soulagent Sérénus oscillant sans relâche entre deux attitudes opposées. Loin de prescrire une médication unique, Sénèque multiplie les conseils pour convaincre Sérénus que l’équilibre auquel il aspire ne peut être atteint que grâce à l’alternance du travail et de la détente, du sérieux et du jeu, de la solitude et de la foule7. Suivant cette orientation générale, on comprend aisément que vie retirée et vie publique ne constituent pas les deux termes d’une alternative exclusive mais deux champs où peut se déployer l’activité humaine. Ce ne sont pas tant les circonstances qui doivent guider le choix pour l’un ou l’autre que l’évaluation de sa nature propre. Aussi Sénèque corrige-t-il la recommandation que faisait Athénodore, selon qui le retrait de la vie politique est imposé par les risques moraux encourus8, en suggérant qu’il est nécessaire d’observer les dispositions de chacun : « Il faut examiner si ta nature propre est mieux faite pour l’action ou pour l’étude et la contemplation et te laisser aller là où te poussent tes véritables aptitudes9». Aucun genre de vie n’est en soi plus favorable au progrès moral et le mieux est de combiner les deux : les écueils que comportent l’un et l’autre peuvent être ainsi atténués et compensés. C’est un même mouvement d’alternance qui rythme les premières Lettres à Lucilius où le destinataire est tantôt incité à ne pas s’isoler du monde tantôt 6

De tranquillitate animi, 1, 2 : In statu ut non pessimo, ita maxime querulo et moroso positus sum : nec aegroto nec ualeo (sauf indication contraire, les textes de Sénèque sont cités d’après les éditions de la CUF). 7 Voir le mouvement qui anime les paragraphes 3 à 8 du chapitre 17. 8 3, 2 : Sed quia in hac, inquit, tam insana hominum ambitione, tot calumniatoribus in deterius recta torquentibus, parum tuta simplicitas est et plus futurum semper est quod obstet quam quod succedat, a foro quidem et publico recedendum est. 9 6, 4 : Considerandum est utrum natura tua agendis rebus an otioso studio contemplationique aptior sit et eo inclinandum quo te uis ingenii feret.

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au contraire à se retirer10. Pour reprendre possession du temps, c’est à dire de la mesure singulière et psychologique qui confère à chacun la sensation d’exister et la conscience de soi, Sénèque conseille à Lucilius un travail préliminaire sur la suspension et l’arrêt : consistere et secum morari11. Il ne s’agit pas d’empêcher le mouvement mais de permettre la réflexion sur ce que sont le repos et l’activité véritables12. Une fois ce cadre fixé, il est plus facile de comprendre ce qu’il convient de fuir dans la vie publique ou dans la retraite. Le risque encouru concerne des hommes encore mal affermis : contagion des vices parmi des hommes dont la fréquentation rend inhumain13, expansion des vices que la solitude permet de déployer sans crainte14. À mesure que progresse l’échange, et avec lui l’apprentissage, les nuances apparaissent : il ne faut pas s’isoler de la foule pendant les fêtes des Saturnales mais savoir s’y comporter autrement15. Il ne faut pas non plus hésiter à se retirer au port après une vie passée sur la mer agitée mais y vivre accessible aux regards, non dans l’obscurité16. Ces appréciations mesurées sont parfaitement conformes à la définition du projet philosophique que Sénèque formule dès le début de l’échange avec Lucilius : « La philosophie a pour première tâche de développer l’intelligence commune à tous les hommes, la conscience de leur nature d’homme et leur sociabilité. Bien loin de ce projet se placera quiconque cherche à être différent. Veillons donc à ce que les moyens par lesquels nous voulons obtenir l’admiration ne suscitent risée et haine. Notre but est de vivre selon la nature : torturer son corps, repousser une propreté sans apprêt est contraire à la nature17 ».

À ce stade, « vivre selon la nature » signifie : respecter les premières indications de la nature en respectant son corps sans le soumettre à ces ascèses ostentatoires qui sont des contrefaçons de philosophie. La véritable philosophie, au contraire, s’engage à aider l’homme à construire son 10

Voir la succession des lettres 3, 6, 7, 9, 10, 18, 19. Ep. 2, 1 : primum argumentum compositae mentis existimo posse consistere et secum morari. 12 Ep. 3, 5 : Nam illa tumultu gaudens non est industria sed exagitatae mentis concursatio et haec non est quies, quae motum omnem molestiam iudicat, sed dissolutio et languor. 13 Ep. 7, 3 : Auarior redeo, ambitiosior, luxuriosior, immo uero crudelior et inhumanior, quia inter homines fui. 14 Ep.10, 2 : Nemo est ex inprudentibus qui relinqui sibi debeat : tunc mala consilia agitant, tunc aut aliis aut ipsis futura pericula struunt, tunc cupiditates improbas ordinant ; tunc quicquid aut metu aut pudore celabat, animus expromit, tunc audaciam acuit, libidinem irritat, iracundiam instigat. 15 Ep. 18, 4 : Hoc multo fortius est, ebrio ac uomitante populo siccum ac sobrium esse, illud temperatius, non excerpere se nec insignire, nec misceri omnibus et eadem, sed non eodem modo facere. 16 Ep. 19, 2 : In freto uiximus, moriamur in portu. Neque ego suaserim tibi nomen ex otio petere, quod nec iactare debes nec abscondere. Numquam enim usque eo te abigam generis humani furore damnato ut latebram tibi aliquam parari et obliuionem uelim. Id age, ut otium tuum non emineat sed appareat. 17 Ep. 5, 4 : Hoc primum philosophia promittit, sensum communem, humanitatem et congregationem : a qua professione dissimilitudo nos separabit. Videamus ne ista, per quae admirationem parare uolumus, ridicula et odiosa sint. Nempe propositum nostrum est secundum naturam uiuere : hoc contra naturam est, torquere corpus suum et faciles odisse munditias … 11

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humanité, en prenant appui sur les dispositions communes à la réflexion qui unissent les hommes. En fixant dès le début de la correspondance le but à atteindre, Sénèque n’anticipe pas la fin de l’apprentissage, il en souligne plutôt les difficultés : le travail sur soi ne doit pas rechercher l’admiration d’autrui, encore moins se contenter des attitudes et des accessoires codifiés pour gagner les applaudissements publics. Passer de la surface à l’intériorité exige une modification du regard et une nouvelle lecture des valeurs communes. Pour mener à bien ce travail d’intellection et de dévoilement, Sénèque recourt à deux modes d’écriture complémentaires : la longue durée de l’échange épistolaire favorise la conversion qui mène de l’aveuglement à la clairvoyance18 tandis que le temps spectaculairement court de la tragédie fait saillir dans toute sa violence le matériau brut que la raison doit analyser19. La construction du personnage d’Hippolyte dans la Phèdre de Sénèque doit assez peu à des sources grecques, connues et inconnues20 : l’importance accordée au lien qui unit l’homme à la nature ne saurait en effet se comprendre sans l’arrière-plan de la doctrine stoïcienne. Plus précisément, le personnage de Sénèque fait porter le doute sur les capacités de l’homme à interpréter correctement les prescriptions de la nature : tandis que l’Hippolyte d’Euripide revendique seulement sa pureté et sa piété21, celui de Sénèque prétend régler sa vie sur une nature dont l’ordre et les principes sont illisibles. Le culte voué par Hippolyte à Diane ne suffit pas à justifier son retrait dans les forêts. Comme l’ont amplement mis en lumière les nombreuses études consacrées au canticum sur lequel s’ouvre la tragédie22, les choix lexicaux de Sénèque orientent fermement l’interprétation : il ne s’agit pas tant d’un hymne à Diane chasseresse que de la célébration d’un monde désertique et sauvage où règnent la violence et la puissance des armes23. L’éloge de la vie rustique que formule ensuite Hippolyte ne dissipe pas le trouble créé par le canticum mais rend au contraire plus sensible l’erreur de jugement : Hippolyte confond la simplicité du mode de vie et la vertu, réduit l’histoire de la civilisation à un accroissement des crimes et refuse toute forme de lien, même biologique, avec les femmes24. 18

La métaphore de l’œil, atteint de maladie ou de cécité, est particulièrement développée dans les lettres 50 (2-3) et 94 (18) mais elle est récurrente dans l’œuvre entière (voir par ex. De uita beata, 20, 6 et Ep. 64, 8 ; 85, 5 ; 115, 6). 19 L’interprétation des tragédies de Sénèque est toujours l’objet de vives controverses (voir par exemple la mise au point de D. WRAY, 2009, p. 237-254), surtout dans la bibliographie anglo-saxonne qui ignore l’intérêt des travaux de V. GOLDSCHMIDT, 19794 et de C. IMBERT, 1992 pour comprendre les liens intrinsèques entre pensée stoïcienne et écriture tragique ou romanesque. 20 Les spéculations sur la tragédie perdue d’Euripide et les influences qu’elle aurait pu avoir sur l’évolution et les modifications du personnage dans sa postérité grecque et latine sont détaillées dans P. GRIMAL, 1963. 21 Euripide, Hippolyte, v. 1361 et suivants. 22 A. J. BOYLE, 1985; C. SEGAL, 1986, p. 60-76 ; C. A. J. LITTLEWOOD, 2004, p. 269-301. 23 Voir en particulier les vers 55-80. 24 Voir respectivement : Non alia magis est libera et uitio carens / ritusque melius uita quae priscos colat, / quam quae relictis moenibus siluas amat. (483-485) ; Rupere foedus impius lucri furor / et ira praeceps quaeque succensas agit / libido mentes : uenit imperii sitis /

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L’outrance du trait anticipe la condamnation du personnage tragique, mis en pièces par un monstre bouleversant l’ordre de la nature, mais, au-delà d’Hippolyte, elle fait saillir l’écueil qui menace tous ceux qui aspirent au retrait prôné par les philosophes cyniques ou épicuriens par mécontentement ou misanthropie : la tentation de fuir le monde des humains et ses vices est une facilité dangereuse qui repose sur une mauvaise évaluation des risques. La solitude ne suffit pas à préserver ou retrouver la pureté primitive, elle n’apprend pas à l’homme à maîtriser ses affects, encore moins à les prendre en compte dans le travail sur soi. La rêverie de Phèdre suffit à le rappeler : c’est dans les bois complices et sauvages que sa propre mère a transgressé les lois de la nature et qu’elle-même voudrait se laisser entraîner par sa passion25. Il faut donc aller chercher ailleurs que dans les forêts solitaires la nature qui fonde l’éthique ; pourtant, placée dans la bouche de la Nourrice, la formule paradoxale « prends la nature pour guide, fréquente la ville »26 suscite la méfiance et cela d’autant plus qu’elle conclut un développement où s’entendent des échos lointains et déformés des conceptions épicurienne et stoïcienne de la nature27. Si le contexte immédiat et le dispositif d’énonciation n’incitent pas à accepter sans réserve la formule de la Nourrice, la force même de l’énoncé paradoxal, si souvent privilégié dans le stoïcisme28, impose au moins un effort de déchiffrement et d’interprétation : c’est précisément celui que Sénèque propose à Lucilius. Contre l’illusion tentante d’une pureté primitive garantie avec évidence par la nature, qui parcourt la poésie romaine depuis Lucrèce et les élégiaques, les mises en garde de Sénèque sont précises et argumentées : aucune époque n’a connu l’innocence29, et l’âge d’or des poètes est l’âge de l’ignorance30, qui ne peut se confondre avec l’innocence. La vie rustique des premiers âges ne fournit pas d’occasions aux vices mais elle n’apporte pas non plus d’enseignements : c’est un savoir construit et approfondi qu’il faut posséder pour retrouver et relire correctement les injonctions de la nature31.

cruenta, factus praeda maiori minor (540-543) ; solamen unum matris amissae fero / odisse quod iam feminas omnis licet (578-579). 25 V. 110-128. 26 V. 481-482 : Proinde uitae sequere naturam ducem / urbem frequenta, ciuium coetum cole. 27 Pour une analyse détaillée des confusions et usages détournés des principes épicuriens et stoïciens dans les vers 435-482, voir P. GRIMAL, 1965, ad loc. 28 Cicéron, Paradoxa stoicorum. 29 Ep. 97, 1 : nulla aetas uacauit a culpa. 30 Ep. 90, 44 et 46 : Sed quamuis egregia illis uita fuerit et carens fraude, non fuere sapientes …non enim dat natura uirtutem : ars est bonum fieri. (..) Quid ergo est ? ignorantia rerum innocentes erant : multum autem interest, utrum peccare aliquis nolit an nesciat. 31 Ep. 74, 10-11 : Quicumque beatus esse constituet, unum esse bonum putet, quod honestum est. Nam si ullum aliud existimat, primum male de prouidentia iudicat, quia multa incommoda iustis uiris accidunt et quia, quicquid nobis dedit, breue est et exiguum, si compares mundi totius aeuo. Ex hac deploratione nascitur, ut ingrati diuinorum interpretes simus : querimur, quod non semper, quod et pauca nobiset incerta et abitura contingant. Inde est, quod nec uiuere nec mori uolumus : uitae nos odium tenet, timor mortis. Et 95, 61 : Quaedam admonitionem in philosophia desiderant, quaedam probationem et quidem multa quae inuoluta sunt uixque summa diligentia ac summa subtilitate aperiuntur. Si probationes necessariae sunt, et decreta quae ueritatem argumentis colligunt.

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Seul ce savoir permet de comprendre que le lieu de vie est indifférent32, comme l’est en général la matière de l’action : il offre seulement une occasio uirtutis33 ; seul ce savoir aide à décrypter l’ordre providentiel de la nature sur lequel se fondent les prescriptions éthiques34. Sans lui, la nature est un chaos d’événements imprévisibles que la fortune, en démiurge tragique, se plaît à faire surgir35. L’acquisition de ce savoir dépend d’un long cheminement personnel dont les Lettres à Lucilius fournissent le modèle et son application : tout repose sur l’échange avec autrui parce qu’il n’est de connaissance que partagée36. Autrui est ce regard qui rend possible la perception consciente de soi sans laquelle ne peut se développer l’évaluation éthique des conduites37. Loin de la foule ou au milieu d’elle, il suffit de quelques amitiés choisies pour mener à bien l’apprentissage ; lorsque le but est atteint, pour le sage, la présence des amis n’est pas moins nécessaire. Aussi faut-il corriger les représentations de l’autarcie du sage que le stoïcien Zénon tient de ses maîtres38 : le sage peut bien se suffire à lui-même, il recherche les amis, pour l’occasion qu’ils lui offrent de pratiquer une si belle vertu. S’il en est privé, il est capable de se retirer en lui-même, comme Jupiter à la dissolution du monde39. Mais la vie de l’homme, comme la diakosmesis qui succède à l’embrasement, est un déploiement méthodique au-delà de son intériorité qui le pousse à fonder une famille et à faire société, l’accomplissement du mouvement qu’initie en lui la nature : « Aussi longtemps qu’il lui est permis de régler ses affaires selon son propre jugement, il se suffit à lui-même et se marie, il se suffit à lui-même et élève des enfants, il se suffit à lui-même et pourtant ne pourrait vivre s’il devait être privé 32

Ep. 104, 7 : Non multum ad hoc locus confert nisi se sibi praestat animus, qui secretum in occupationibus mediis, si uolet, habebit : at ille qui regiones eligit et otium captat, ubique quo distringatur inueniet. 33 Voir la lettre 56 dans laquelle Sénèque montre comment, dans le vacarme des activités thermales, on peut entraîner ses capacités de concentration (5 : Animum enim cogo sibi intentum esse nec auocari ad externa : omnia licet foris resonent, dum intus nihil tumultus sit…). 34 Ep. 74, 19-20 : Nullus autem contra fortunam inexpugnabilis murus est, intus instruamur : si illa pars tuta est, pulsari homo potest, capi non potest. Quod sit hoc instrumentum, scire desideras ? Nihil indignetur sibi accidere sciatque illa ipsa, quibus laedi uidetur, ad conseruationem uniuersi pertinere et ex his esse, quae cursum mundi officiumque consumant. 35 C’est le constat du Choeur avant même que le Messager n’annonce la mort d’Hippolyte (Phèdre, v. 977-980). 36 Ep. 6, 2 : Cuperem itaque tecum communicare tam subitam mutationem mei : tunc amicitiae nostrae certiorem fiduciam habere coepissem…. Voir I. HADOT, 2014, p. 313-329. 37 Ep. 11, 9 : Hoc, mi Lucili, Epicurus praecepit ; custodem nobis et paedagogum dedit, nec inmerito : magna pars peccatorum tollitur, si peccaturis testis adsistit. Aliquem habeat animus, quem uereatur, cuius auctoritate etiam secretum suum sanctius faciat. 38 Tel est l’enjeu de la Lettre 9 dans laquelle Sénèque prend soin de distinguer le sage stoïcien du modèle qu’en propose Stilbon. 39 Ep. 9, 16 : Qualis tamen futura est uita sapientis, si sine amicis relinquatur in custodiam coniectus, uel in aliqua gente aliena destitutus, uel in nauigatione longa retentus aut in desertum litus eiectus ? Qualis est Iouis, cum resoluto mundo et diis in unum confusis paulisper cessante natura adquiescit sibi cogitationibus suis traditus. Tale quiddam sapiens facit : in se reconditur, secum est.

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d’êtres humains. Ce qui le pousse à l’amitié, ce n’est absolument pas la considération de ce qui lui est utile mais un élan naturel. Car l’amitié recèle, comme d’autres choses, une douceur qui lui est constitutive ; de même qu’on hait la solitude et qu’on recherche la compagnie, de même que la nature accorde l’homme à l’homme, de même il y a dans l’amitié un aiguillon qui nous pousse à la rechercher »40 .

Suivre la nature c’est fréquenter, non pas la ville, selon la formule de la Nourrice, mais fréquenter les autres hommes ; suivre la nature artiste, comme la définissent les stoïciens41, c’est faire comme Phidias le sculpteur42 et créer la société des amis. L’injonction fondamentale de l’éthique stoïcienne peut être suivie à condition de prendre en compte la difficulté même de la tâche : retrouver les prescriptions de la nature impose un lent déchiffrement, une fois que sont dissipées les erreurs aveuglantes, et ce travail ne saurait être mené seul. La réponse de Sénèque à la question classique des genres de vie déplace les oppositions topiques : pour développer et affermir sa nature d’homme tout être doit rechercher la compagnie de ceux qui partagent avec lui la volonté de progresser dans le même chemin. A l’opposé du chasseur solitaire, envers tragique des représentations sublimes de la sagesse, le proficiens grandit sous les yeux des hommes et grâce à eux.

Bibliographie A.J. BOYLE, 1985 : ANTHONY JAMES BOYLE, « In Nature’s Bonds : a study of Seneca’s ‘Phaedra’ », Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, 2. 32. 2, 1985, p. 1284-1347. R. BROUWER, 2014 : RENÉ BROUWER, The stoic sage. The early Stoics on Wisdom, Sagehood and Socrates, Cambridge, Cambridge UP, 2014. V. GOLDSMITH, 19794 : VICTOR GOLDSMITH, Le système stoïcien et l’idée de temps, Paris, Vrin, 19794. M. GRIFFIN, 1986 : MIRIAM GRIFFIN, « Philosophy, Cato and Roman Suicide », G & R, 33, 1986 p. 64-77 et p. 192-202. P. GRIMAL, 1963 : PIERRE GRIMAL, « L’originalité de Sénèque dans la tragédie de Phèdre », REL, 41, 1963, p. 297-314. P. GRIMAL, 1965 : PIERRE GRIMAL, L. Annaei Senecae Phaedra, Édition, introduction et commentaire, coll. Erasme, Paris, PUF, 1965. I. HADOT, 2014 : ILSETRAUT HADOT, Sénèque. Direction spirituelle et pratique de la philosophie, Paris, Vrin, 2014. C. IMBERT, 1992 : CLAUDE IMBERT, Phénoménologies et langues formulaires, Paris, PUF, 1992. C.A.J. LITTLEWOOD, 2004 : CEDRIC A. J. LITTLEWOOD, Self-Representation and Illusion in Senecan Tragedy, Oxford, Oxford UP, 2004. 40

Ep. 9, 17. Cicéron, De natura deorum. 2, 57 ; Diogène Laërce, 7, 156. 42 Suivant la comparaison entre le sage et Phidias proposée par Sénèque : Quomodo si perdiderit Phidias statuam, protinus alteram faciet, sic hic faciendarum amicitiarum artifex substituet alium in locum amissi. (Ep., 9, 5). 41

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M. SCHOFIELD, 2003 : MALCOLM SCHOFIELD, « Stoic ethics », in B. INWOOD (ed.), The Cambridge Companion to the Stoics, Cambridge, Cambridge UP, 2003. C. SEGAL, 1986 : CHARLES SEGAL, Language and Desire in Seneca’s Phaedra, Princeton, Princeton UP, 1986. G. STRIKER, 1991 : GISELA STRIKER, « Following nature : a study in Stoic ethics », Oxford Studies in Ancient Philosophy, 9, 1991, p. 1-73. D. WRAY, 2009 : DAVID WRAY, « Seneca and tragedy’s reason », in S. BARTSCH et D. WRAY (ed.), Seneca and the Self, Cambridge, Cambridge UP, 2009, p. 237-254.

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Trois notes sur Mécène Gérard Capdeville Université Paris Sorbonne

... ebur ex Etruria, lasar Arretinum, adamas Supernas, Tiberinum margaritum, Cilniorum smaragde ... (AVG., Ep., fr. 32 Malcovati)

Le musée archéologique d’Arezzo, dédié à l’un des plus illustres citoyens de la ville1, porte le nom de Gaio Cilnio Mecenate. Quelques auteurs modernes utilisent pour désigner cet homme l’appellation double Cilnius Maecenas2, dont la seule attestation antique, bien postérieure à l’existence du personnage, se trouve chez TACITE (An., 6, 11, 2), lorsqu’il évoque la délégation de pouvoirs donnée par Octave à Mécène en 36 av. J.-C., puis de 31 à 293 :

1

Sur Mécène, on dispose de deux synthèses bibliographiques, malheureusement déjà assez anciennes : W. EVENEPOEL, 1990 ; L. GRAVERINI, 1997. On trouvera des bibliographies abondantes et mises à jour dans deux ouvrages récents et bien informés : Ph. LE DOZE, 2014, p. 285-296 ; Cl. CHILLET, 2016, p. 515-553. Pour l’ensemble des références anciennes, voir A. STEIN, A. KAPPELMACHER, 1928. 2 Ainsi R. AVALLONE, 1962, p. 11 et n. 3 : « C. Cilnio Mecenate » ; M. SORDI, 1981, p. 56 = M.S., 1995, p. 164 : « noto come Cilnius Maecenas » ; ou, tout dernièrement, D. PORTE, 2017, s.u. Mécène, p. 214 : « Caius Cilnius Maecenas ». Cette formule tripartite n’est vraiment attestée dans aucune source ancienne. On notera qu’aucun de ces auteurs n’a pris le risque de déterminer la nature de chacun des deux éléments principaux, gentilice ou cognomen. – D’autres l’ont fait, avec des résultats variables : K.O. MÜLLER, 1828, 1, p. 404, cité avec éloge par son réviseur W. DEECKE, 1877, 1, p. 484, voit dans Maecenas un cognomen qui pourrait contenir le nom de famille de sa mère, Cilnius étant le gentilice de son père. R. SYME, 1958, 2, p. 709, n. 3, reconnaît que l’inscription de Rome – citée au pararaphe suivant – est en « official style », mais considère que « ‘Cilnius’ is a part of the regular nomenclature of C. Maecenas », en tant que cognomen et qualifie l’expression fournie par TACITE d’« inverted nomenclature », tout en attribuant à l’historien le mérite de fournir une information « unique » – dont la source pourrait être l’empereur étruscologue, CLAUDE (résumé dans R. SYME, 1939, p. 129, note 4). W.V. HARRIS, 1971, p. 320, note 5, affirme que TACITE n’a pas pu se tromper et que ce sont les inscriptions qui ont « oublié » le nom … 3 Sur ces événements : Ph. LE DOZE, 2014, p. 49-51. 56-72 ; Cl. CHILLET, 2016a, p. 284331. On remarquera que DION CASSIUS, qui donne la même information que TACITE et a pu donc recourir aux mêmes sources que lui, ne donne que la forme simple de l’identité (49, 16, 2) : τά τε ἄλλα τὰ ἐν τῇ πόλει τῇ τε λοιπῇ Ἰταλίᾳ Γάιός τις Μαικήνας, ἀνὴρ ἱππεύς, καὶ τότε καὶ ἔπειτα ἐπὶ πολὺ διῴκησεν.

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Ceterum Augustus bellis ciuilibus Cilnium4 Maecenatem, equestris ordinis, cunctis apud Romam atque Italiam praeposuit.

Or ce n’est pas cette formule nominale que l’on trouve dans la seule inscription – connue depuis le XVIe siècle (!)5 – qui fournit, au génitif, son identité complète selon la nomenclature officielle de Rome (CIL, 6, 21771 = ILS, 7848 / lin. 2)6 : C • MAECENATIS • L • F • POM

où l’on a successivement l’initiale du prénom (sous la forme archaïque étrusquisante de la sourde C)7, le gentilice, l’initiale du patronyme L(ucii), suivie normalement de f pour filii, et enfin, dans son abréviation canonique,

4

Cette mention résulte en fait d’une correction : le manuscrit de base, Mediceus 68.1 porte Cillinum et c’est J. LIPSE, dans ses éditions d’Anvers (1574 / 1627, p. 149 et note 39) et de Paris (1608, p. 137 et note 39), qui a rectifié en Cilnius. On peut penser, avec Cl. CHILLET, 2016a, p. 30, que c’est bien la forme qu’avait employée TACITE, mais on ne peut pas, comme lui, ibid., p. 31-33, en conclure que l’historien l’avait trouvée dans une source contemporaine des événements, puisque celles que nous connaissons, notamment les inscriptions, n’en ont pas trace ; l’auteur remarque du reste que les fonctions de Mécène, qui sortaient du cadre institutionnel normal, pouvaient ne pas avoir laissé de traces officielles. – Dans les autres mentions du personnage chez TACITE (An., 1, 54, 2 ; 3, 30, 2. 3. 4 ; 6, 11, 2 ; 14, 55, 2 ; 15, 39, 1) apparaît seulement Maecenas, diversement fléchi, sauf une fois (An., 14, 53, 3) où l’on relève C. Maecenati. 5 Il s’agit d’une inscription trouvée à Rome extra portam Praenestinam (ILS) ou Maiorem, sur l’Esquilin, dans la vinea episcopi Aquinatis (CIL) à l’emplacement des anciens Horti Maecenatis, et provenant d’un columbarium destiné à ses affranchis et affranchies ; le texte complet est (CHILLET, n° 2, p. 498-499 [2e moitié du 1er s. av. J.-C.]) : Leibertorum et leibertar. / C. Maecenatis L. f. Pom. / postereisque eorum et qui ad id / tuendum contulerunt / contulerint. – C’est peut-être notre personnage aussi qui apparaît comme le maître d’un esclave sur une épitaphe très mutilée appartenant à la collection épigraphique du Musée du Latran et dont la provenance exacte est inconnue (C. LEGA, 1994, p. 67-68, n° 10. Terminus del sepolcro di [---] C. Maecenatis servus ?  AnEp, 1995, n° 143, p. 55 = CHILLET, n° 1, p. 498-499 [2e moitié du 1er s. av. J.-C. / début du 1er s. ap. J.-C.]) : [2 lignes perdues] C(ai) Maecenatis [s(eruus?)] / In fr(onte) p(edes XIIII / in ag(ro) p(edes) XX[I]. – On ne sait si c’est notre personnage qui est concerné par une inscription trouvée à Rome, in Hortis Colotianis (CIL, 6, 31734 [sans indication sur la nature du support ni sur la date]) : Permissu . C . Maecenatis (cf. Cl. CHILLET, 2016 a, p. 313 et note 150). 6 On s’accorde à attribuer la première réfutation de l’expression de TACITE à E. BORMANN, 1883, p. III-IV ; E.B., 1885. Voir e.g. R. SYME, 1939, p. 129 et n. 4 ; W.V. HARRIS, 1971, p. 320-321 et n. 4. Rappelons le jugement sans appel de Cl. NICOLET, 19661974, 2, p. 932 : « on a longtemps cru que le nom réel de Mécène était Cilnius Maecenas, car c’est ainsi que le nomme Tacite, Annales VI, 11 … Mais une inscription de Rome vient apporter* la preuve formelle du contraire. » [*depuis plus de quatre siècles …] – Une inscription incomplète, se trouvant dans les fondations de l’église S. Maria Argentea de Norcia (Nursia) [PG], et copiée avec d’autres dans un manuscrit de G. ROSA, au XVIIe s., a été lue AB C. CI[LNIO] MAECENATE, ce qui pourrait se comprendre comme [locus concessus] a C. Ci([lnio ] Maecenate. Mais R. CORDELLA, N. CRINITI, 1989, p. 82-83 l’ont considérée comme fausse et ont confirmé leur diagnostic dans R.C., N.C., 1996, 11-189, n° *2, p. 65-66 – suivis notamment par H. SOLIN, 1990, 195-221, CXXVII. Nursina, p. 202 ; Ph. LE DOZE, 2014, p. 12, n. 2 ; Cl. CHILLET, 2016a, p. 28 et n. 37. 7 Le prénom est attesté ainsi, à trois reprises, dans la littérature latine : outre TACITE (An., 14, 53, 3 [voir note 4]), chez VELLEIUS PATERCULUS (2, 88, 2 [cité note 23]), et PLINE (N.H., 7, 51, 172 [mais Maecenas seul en 7, 45, 148]) ; il apparaît aussi, in extenso en transcription grecque, chez DION CASSIUS (49, 16, 2 [cité note 3]).

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le nom de la tribu8, qui est bien celle d’Arezzo9 : Pom(ptina)10. Il n’y a pas de cognomen, dont l’emploi n’a vraiment été généralisé qu’au début du Ier s. ap. J.-C.11. Une inscription honorifique en grec, sur une base de marbre se trouvant à l’est des propylées de l’acropole d’Athènes (CIA, 3, 600)12, confirme les trois premiers éléments de l’identité13 : 8

La bibliographie sur les tribus romaines commence par la dissertation inaugurale de Th. MOMMSEN, 1844. Elle comporte ensuite trois ouvrages fondamentaux : J.W. KUBITSCHEK, 1889 (développant W. KUBITSCHEK, 1882) ; L.R. TAYLOR, 1960 / 22013 ; G. FORNI, 1985-2012, dont le tome IV, 2006, recueil de Scripta minora. 9 Comme le confirment par exemple deux inscriptions intéressant chacune un légionnaire vétéran originaire d’Arezzo, une dédicace (W. BRAMBACH, 1867, 336 = ILS, 3265 [Colonia Agrippina = Köln]) : DEANAE / SACRVM / A • TITIVS C • F • / POM • SEVER/VS ARRETIO / 7 LEG VI • VIC. P • F • / IDEMQVE • VIVARI/VM • SAEPSIT – et une épitaphe (CIL, 3, 6418 = ILS, 2259 [Dalmatie]) : A • SENTIVS • A • F / POM • ARRETI / VET • LEG • XI • H • S • E • T • F• I … Voir J. W. KUBITSCHEK, 1889, suu. Arretium Pomptina, p. 81 (avec de nombreuses autres références) ; suivi et complété par W.V. HARRIS, 1971, p. 330 (cf. p. 248) ; G. FORNI, 1982, 3, 115-116, n° 4, notes 19-20 = in G.F., 2006, ch. 26, 349-355, p. 353-354, n° 4, notes 19-20, avec des attestations de la variante Pomentina, en CIL, 13, 11323 [Trèves ; sans mention de la ville d’origine] et probablement en CIL, 3, 2071 : [Poment]ina A[rr]etio (lin. 1) [Salona, Dalmatie], abrégée en CIL, 6, 2577 : Pomen. (lin. 2), Arretio (lin. 4) ; corrompue en CIL, 3, 14349/1 : Pomenina (lin.3) Aretio (lin. 4) [Aquincum (Pest), Pannonie]). – On peut réserver une mention particulière aux deux bilingues étruscolatines d’Arezzo, présentées par G. FORNI, 1962, p. 199, n° 1 = G.F., 2006, ch. 5, 43-55, p. 47, n° 2 (CIL, 12, 2086 = 11, 1870 = CIE, 428 = TLE, 662 = ET, Ar 1.9 [en ville]) ; n° 3 (G. MAETZKE, 1954, p. 353 [inscription]. 356 [début du règne d’Auguste] / M. PALLOTTINO, 1954 [facsimile p. 400] = TLE2, 930 = ET, Ar 1.3 [localité Saione]) : elles portent toutes deux POM dans le texte latin, mais pas d’équivalent dans le texte étrusque. 10 La tribu avait été créée en a.V.c. 396 = 358 av. J.-C. selon TITE-LIVE (7, 15, 12) : Eodem anno duae tribus, Pomptina et Publilia, additae (cf. L.R. TAYLOR, 1960, p. 274 [348 av. J.C. par erreur p. 96] ; I. BITTO, 1968, p. 27-31) ; par la suite, elle engloba aussi Volsini en Étrurie. Son nom proviendrait de celui de la ville de Pometia (cité par PLIN., N.H., 3, 9, 68) dans le Latium, qui donne son nom au Pomptinus ager (LIV., 6, 5, 2 ; = Pomptinum : 2, 34, 4). Voir FESTUS (s.u. Pomptina tribus, 262, 33 L [mutilé]), à lire dans PAUL DIACRE (s.u., 263, 6 L) : Pomptina tribus a Pomptia urbe est dicta (avec la correction de C. SIGONIUS pour le deuxième nom : Pometia). On trouve aussi comme abréviations POMPT. et POMENT. ; en grec, la transcription est Πωμεντίνα, sans abréviation (IG, 7, 413 A = Syll3, 747 II / lin. 8 [Orapia, 73 av. J.-C.] ; IG, 7, 4186 = CIL, 3, 12291 [Anthedon, Béotie] : bilingue latino-grecque, avec POM. et Πωμεντίνα ; cf. G. FORNI, 1962, p. 200 = G.F., 2006, ch. 5, 43-55, p. 48, n° 2 ; G.F., 1977, 77-101, p. 76 = G.F. 2006, ch. 13, 183-229, p. 190 ; G.F., 1982, p. 116 = G.F., 2006, ch. 26, 349-355, p. 354 ; J.-M. LASSÈRE, 2007, 1, p. 121 (qui donne Πωμεντεῖνα, sans référence). 11 La Table d’Héraclée (Tabula Heracleensis [entre 80 et 50 av. J.-C.] CIL, 12, 593 = ILS, 6085 / lin. 142-149 ; cf. Roman Statutes, ed. by M.H. CRAWFORD, 1996, 1, n° 24, p. 355391) prescrit que les autorités de toutes les collectivités doivent recenser leurs habitants, en relevant, sur le modèle de ce que les censeurs font à Rome, leur identié complète (lin. 146147) : … eorumque nomina, praenomina patres aut patronos tribus cognomina et quot annos / quisque eorum habet … (le nomen précède le praenomen pour permettre un classement des gentilices par ordre alphabétique). Mais l’usage du cognomen, qui se développe au cours du 1er s. av. J-C., ne deviendra général qu’à partir de Claude ; il ne figure pas dans la liste, presque semblable des éléments d’identité que fournit DENYS D’HALICARNASSE (4, 15, 16) ; cf. J.-M. LASSÈRE, 2007, 1, p. 92-93. 12 Il convient de suivre la lecture établie par B. TAMARO, 1924, 69-70. C’est l’unique inscription qui concerne directement Mécène lui-même ; elle fait partie des marques d’honneur qu’Athènes, qui avait soutenu Antoine et Cléopâtre, témoigna après sa victoire à Octave, ainsi qu’à ses fidèles : Agrippa reçut aussi deux dédicaces sur l’Acropole (IG, 2-32,

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ὁ δ[ῆ]μος Γάϊον Μαικῆναν Λευκίου υἱόν

On remarque que dans les deux cas qu’il n’y a qu’un seul nom de famille, que Maecenas est donc nécessairement un nomen – ce que confirme explicitement VARRON (L.L., 8, 84)14 – et qu’il n’y a pas de cognomen. Si certains modernes copient simplement TACITE, on a l’impression que celuici a interprété le C qui précède Maecenas comme la première lettre de Cilnius15, en s’appuyant sur quelques indices qui mettaient Mécène en relation avec ce nom : mais celui-ci apparaît toujours comme un gentilice, sous sa forme étrusque16 comme sous sa forme latine17 et un invididu ne *4122. 4123), datables autour de 23 av. J.-C., en reconnaissance pour son activité évergétique, notamment la construction de l’Odéon qui portait son nom*. Voir J.-M. RODDAZ, 1984, p. 435-440. 13 Le texte de l’inscription d’Athènes confirme aussi l’identité de son père, Lucius Maecenas, et par là le témoignage de NICOLAS DE DAMAS (V. Caes. Aug., in Exc. de Insidiis, Scorialensis W I 11, ff. 74-105, f° 104r = p. 57, lin. 3-4 C. DE BOOR [1905] = FGH, 90 F 130, 31, 133 Jacoby), qui fournit une liste de “compagnons” d’Octave en Campanie à l’automne 44 : Ἦσαν δὲ οὗτοι, Μάρκος Ἀγρίππας, Λεύκιος Μικήνας, Κόιντος Ἰουέντιος, Μάρκος Μοδιάλιος καὶ Λεύκιος… L’inscription du columbarium de Rome et celle d’Athènes dissuadent de corriger en Γάϊος le prénom précédant le gentilice Μαικήνας, comme le proposaient les premiers éditeurs (et encore E. PARMENTIER, F.P. BARONE, 2011, ad loc., p. 291, note 140 [numérotée 139, mais il y a déjà une note 139, p. 290, et une note 241, p. 292] ; incertitude plus ou moins grande chez C.M. HALL, 1923, ad loc., p. 96, note 2 ; B. SCARDIGLI, 1983, ad loc., p. 231-232 ; J. BELLEMORE, 1984, ad loc., p. 131 ; J. MALITZ, 2003, ad loc., p. 192, note 440 ; M. TOHER, 2017, ad loc., p. 417) ; il s’agit bien du père. 14 Nous reviendrons sur son témoignage dans la seconde partie de cet article (p. 541). 15 Cilnius est bien donné à la place du prénom. On a l’impression d’une marque de pédanterie, peut-être inconsciente, chez TACITE, qui montre ainsi sa connaissance des liens de Mécène avec la gens Cilnia ; c’est aussi ce que fait P. WUILLEUMIER, 1978, note ad An., 14, 53, 3 (p. 115, n. 3) : au texte de la traduction avec appel de note C. Mécène3 répond la note “3. Cilnius”, sans commentaire. – R. SYME, 1958, 2, p. 709, n. 3, remarque qu’il y avait un Cilnius important à l’époque de Tacite, C. Cilnius Proculus, consul suffect en 87 (E. GROAG, 1899 b [CIL, 15, 4536], à rectifier et compléter avec R. HANSLICK, 1970, 155) ; en fait, il y en avait deux, puisqu’il faut le distinguer de son fils, homonyme, consul suffect en 100 (W. ECK, 1974 ; voir n. 18). 16 Cilnie au masculin, Cilnei au féminin. C’est bien le cas dans les six inscriptions étrusques concernant cette gens recensées par A. MAGGIANI, 1988, et reprises par A. FATUCCHI, 1995. Deux seulement proviennent du territoire d’Arezzo : la plus ancienne ([fin IVe – début IIIe s.] CIE, 408 = TLE, 674 = EC, p. 104, n° 1 = MAGGIANI, n° 1, p. 172-175. 191, fig. 1-3, pl. L-LI = FATUCCHI, « più antiqua », p. 188 = ET, Ar 1.55), trouvée à Bettole, dans la Valdichiana, à un carrefour de voies de communication en direction de la mer, est l’épitaphe, sur un sarcophage double, d’un couple, dont l’épouse s’appelle Θanχvil Kilnei, avec une graphie archaïque de l’initiale du gentilice (à côté se trouvait l’urne de leur fils [CIE, 409 : … Kilna[l] / klan]) ; la plus récente ([IIe s.] = MAGGIANI, n° 6, p. 184-185, pl. LIV, 1 = FATUCCHI, « sesta », p. 189 = ET, Ar 1.80), trouvée à Arezzo même, est l’épitaphe d’un homme seul L. Cilni Vera Titul[nal]. – Sur les quatre autres, qui proviennent de diverses cités, l’une donne une séquence de sept noms d’hommes, parmi lesquels un Cilni (MAGGIANI, n° 3, lin. 3, p. 177-183 = FATUCCHI, « terza », p. 188-189 [Valdichiana, loc. S. Anna, entre Pienza et Montefollonico, 3e quart du IIIe s. av. J.-C.]), deux comportent seulement un nom de femme : Cilnia(l) sur une écuelle (CIE, 10493 = MAGGIANI, n° 4, p. 184 = FATUCCHI, « quarta », p. 189 = ET, AT 2.29 [ager Tarquiniensis, loc. Piello, Sorrina / Viterbe, IIIe-IIe s.]) et La(r)θi Cilnei sur le fronton d’une tombe rupestre de Sovana

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saurait en porter deux18. L’on ne peut pas envisager non plus qu’il ait été employé comme cognomen, puisqu’il n’aurait été alors ni abrégé, ni placé en tête. Et ceci est confirmé par la formule identitaire des affranchis de notre personnage, qui, selon l’usage, portent toujours, devant leur nom unique d’esclave devenu cognomen, le prénom et le gentilice de leur patronus : toujours C. Maecenas19, jamais Cilnius. Pour nous, le lien de Mécène avec les Cilnii n’est en fait attesté que par une périphrase imagée parmi d’autres, qui évoquent, avec ironie20, tous ses titres de gloire en relation avec l’Étrurie et Arezzo, dans un passage d’une (MAGGIANI, n° 5, p. 184 [ager Vulcentanus] = FATUCCHI, [« quinta »], p. 189 [IIIe-IIe s.]), la dernière (MAGGIANI, n° 2, p. 176-177 = FATUCCHI, « seconda », p. 188 = ET2, Ta 1.263 [IVe-IIIe s.]) atteste le mariage d’une Cilnei avec un dirigeant de Tarquinia, dont nous reparlerons plus loin (p. 540-541). 17 La langue étrusque est abandonnée progressivement au cours du premier siècle av. J.-C. ; Arezzo a fourni trois inscriptions latines concernant des membres de la famille Cilnia, l’épitaphe d’une femme par son mari (CIL, 11, 1857 [Musée d’Arezzo, n° inv. 80]) et celle posée par une autre femme pour son époux (CIL, 11, 1858 [Musée d’Arezzo, n° inv. 54]) – toutes deux datables du Ier ou du IIe s. ap. J.-C. –, ainsi qu’une plaque monumentale, mutilée, portant une dédicace à un personnage qui fut consul suffect en 100 ap. J.-C. et dont l’identité devait comporter le nom de la tribu Pomptina : C(AIO) CILNIO C(AI) F(ILIO) [PO]M(PTINA) PROCULO (partie gauche [aujourd’hui perdue] = CIL, 11, 1833, partie droite trouvée en 1923 ; les deux parties ensemble par G. MORI, 1994, p. 53. 75. 76, thèse non publiée citée par A. FATUCCHI, 1995, p. 194 (cf. W. ECK, 1974, 97-98). – Hors d’Arezzo on peut citer une inscription de Rome pour un Cilnius lui aussi membre de la même tribu, légat de Tibère et proconsul (CIL, 6, 1376 [base de marbre trouvée dans les Horti Iustiniani, auj. dans les Musei Capitolini]) : C • CILNIO • P • F • POM / PAETINO … (cf. E. GROAG, s.u. Cilnius 2 = C. Cilnius Paetinus, in RE, 3 / 2, 1899, 2546). 18 Un gentilice maternel aurait pu être utilisé comme cognomen. 19 Ces deux éléments figurent ainsi dans la formule identitaire d’un affranchi, qui apparaît sur une épitaphe de provenance incertaine (CIL, 10, 2687 [Naples ou Capoue] = CHILLET, n° 3, p. 498-499 [Putteoli, 1er s. av. J.-C., avant 8 ?]) : C. Maecenati / Maecenatis . ipsius . l / Lysiae. On les retrouve dans l’identité d’un autre affranchi, devenu grammairien et poète, qu’OVIDE (Pont., 4, 16, 30) appelle Melissus, PLINE (N.H., 28, 18, 62) Maecenatem Melissum, sans prénom, et SUÉTONE, qui lui consacre une longue notice biographique (Gram., 21, 1-5), C. Melissus (erreur sur le prénom chez PS. ACRON, in HOR., A. Poet., 288 : Gn. Melissus) : son nom complet devait être C. Maecenas Melissus (cf. P. WESSNER, 1931, col. 532). Et c’est encore le cas pour plusieurs affranchis passés après la mort de leur patronus dans la familia impériale ; ainsi par exemple C. Maecenas Eros (CIL, 6, 4610 = CHILLET, n° 14, p. 500-501), ou C. Maecenas Helios (CIL, 6, 16663 = CHILLET, n° 16, p. 502-503), et bien d’autres (recensés par Cl. CHILLET, 2016 a, p. 498-515), avec parfois des extensions du nom en Maecenatus, Maecenatianus (CIL, 6 4016d. 4032. 4095. 19926. 22970). – Maecenas est donc bien un nomen et Mécène n’a jamais porté, à aucun titre, le nom de Cilnius. Cf. JÉRÔME (Chron., ad an. Abr. 2013 = 4 av. J.-C.). – On ne connaît qu’un seul Cilianus, esclave public collecteur d’impôt, dont l’épitaphe a été trouvée à Rome dans la vigne du cardinal Casali en 1775 (publiée par Th. ASHBY fils, Dossiers inédits de Carlo Labrucci, in MEFR, 23, 1903, 375-418, p. 381, note 2 / 1 = ILS, 9049 = CIL, 6, 37174), sans lien avec la famille de Mécène. 20 Il semble que le prince ait voulu pasticher le style poétique de son ami, dont ISIDORE DE SÉVILLE (Or., 19, 32, 6) a conservé un échantillon (fr. poet. 5 Avallone), qui témoigne de l’intérêt de Mécène pour les pierres précieuses (PLINE le cite comme l’une des sources de son livre sur les gemmes, N.H., 1, 37 : ex auctoribus … Maecenate …) ; on y trouve précisément trois des éléments repris par AUGUSTE : lucentes, mea uita, nec smaragdo / beryllos mihi, Flacce, nec nitentes / nec percandida margarita quaerop /nec quos Thynica lima perpoliuit / anulols neque iaspios lapillos. Voir sur ce texte le commentaire de R. AVALLONE, 1962, p. 309-316.

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lettre à lui adressée par AUGUSTE (Epist., fr. 32 Malcovati), conservé par MACROBE (Sat., 2, 4, 12)21 : Vale, mi ebenum Medulliae, ebur ex Etruria, lasar Arretinum, adamas Supernas, Tiberinum margaritum, Cilniorum smaragde, iaspi figulorum, berulle Porsenae, carbunculum habeas, ἵνα συντέμω πάντα, μάλαγμα moecharum.

Comme les poètes de son cercle ont rivalisé d’emphase pour célébrer une ascendance royale22, et comme le nom même de Maecenas n’a guère laissé de trace avant lui23, on pense généralement que c’est à sa famille maternelle qu’il devait cette noble origine et que celle-ci devait être celle des Cilnii. Et l’on rappelle que la mention fréquente du matronyme dans les inscriptions funéraires des Étrusques montre que ceux-ci attachaient effectivement une grande importance à l’ascendance maternelle dans la détermination de la position sociale des individus. Malheureusement l’on n’a aucune information 21

Pour l’établissement du texte, voir R. GELSOMINO, 1958, 147-152, en particulier sur les “corrections” proposées par O. JAHN, 1867, § 15, p. 247-248. L’un des points les plus litigieux concerne le mot qui suit iaspis, pour lequel la tradition manuscrite unanime donne figulorum (sauf M qui donne ficulorum) ; O.J. proposait – sans doute pour avoir un nom propre, comme dans les autres expressions – Iguuinorum, que l’on retrouve dans quelques éditions des Saturnales de MACROBE (J. WILLIS, Teubner, 1963. 21994) – ainsi que dans la traduction de Ch. GUITTARD, 1997, p. 163, et celle de D. PORTE, 2017, p. 214 – mais Iguuium (Gubbio [PG]) est une ville ombrienne, et non étrusque, d’où le retour, dans des citations et éditions plus récentes (R.A. KASTER, Loeb, 2011) à figulorum, “potiers”, qui se réfère naturellement à l’activité industrielle la plus connue de la cité d’Arezzo et de la famille Cilnia (voir note 25). A l’avant-dernier élément, habeas, donné par les manuscrits, rompt le parallélisme des constructions précédentes et n’est guère compréhensible (R.A. KASTER écrit †habeas† et renonce à traduire), mais les propositions de remplacement par Hadriae (O.J., Cl. CHILLET, 2016a [p. 23, texte]) ou même Italiae (Ph. LE DOZE, 2014 [p. 101, mais ‘Adriatique’ p. 247 !], Ch. GUITTARD [p. 163], Cl. CHILLET [p. 23, traduction !], D. PORTE [p. 214]) sont arbitraires. 22 HORACE (Sat., 1, 6, 1) : Non quia, Maecenas, Lydorum quicquid Etruscos / incoluit fines, nemo generosior est te, / nec quod auus tibi maternus fuit atque paternus / olim qui magnis legionibus imperitarent … (Od., 1, 1, 1) : Maecenas atauis edite regibus … (Od., 3, 29, 1-3) : Tyrrhena regum progenies …, Maecenas … PROPERCE (3, 9, 1-2) : Maecenas, eques Etrusco de sanguine regum, / intra fortunam qui cupis esse tuam … Appendix Vergiliana (Eleg. in Maecen., 1, 13) : Regis eras, Etrusce, genus ; MARTIAL (12, 3 [4], 2) : Maecenas, atauis regibus ortus eques … Voir G. CRESCI, 1995. 23 Le passage d’HORACE (Sat., 1, 6, 1 [cité note précédente]), qui met sur le même plan les deux ascendances, semble relever de la simple flatterie. On peut aussi penser que dans les arbres généalogiques monumentaux, dont les Étrusques étaient friands sur les murs de leurs résidences (cf. PERS., Sat., 3, 27 : An deceat pulmonem rumpere uentis / stemmate quod Tusco ramum millesime ducis), l’on cherchait à établir, fût-ce artificiellement, une certaine symétrie entre les branches d’une famille. – En l’absence de données concrètes sur les ancêtres paternels de Mécène, certains commentateurs font valoir cette présentation de VELLEIUS PATERCULUS (2, 88, 2) : tunc urbis custodiis praepositis C. Maecenas equestri sed splendido genere natus. Mais l’expression est bien vague et même paradoxale, puisqu’elle semble établir une opposition entre equestri et splendido, alors même que l’adjectif splendidus est considéré comme l’un de ceux qui caractérisent spécifiquement les chevaliers : A. STEIN, 1927, p. 98-99 ; J. HELLEGOUARC’H, 1963, p. 458-461 ; Cl. NICOLET, 1966-1974, 1, p. 213-224. VELLEIUS a pu vouloir dire que « la dignité équestre ne correspondait en réalité pas au rang de la famille de Mécène » (Cl. CHILLET, 2016a, p. 21-22, note 4). – On verra plus loin (p. 549-550) un C. Maecenas, au premier rang des chevaliers qui s’opposèrent, en 91 av. J.-C., aux lois de M. Livius Drusus : il est possible qu’il s’agisse de son grand-père.

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particulière sur la mère de Mécène24 et le seul témoignage d’historien que l’on ait sur sa famille est un passage de TITE-LIVE (10, 3, 2 – 5, 13), qui fait état d’une révolte, en 452 a.V.c. = 302 av. J.-C., de la plèbe d’Arezzo contre le Cilnium genus – dont la prépondérance est présentée du reste comme d’ordre économique25 plutôt que politique – et d’un rétablissement de l’ordre par un dictateur romain, M. Valerius Maximus Coruus26, sans que notre auteur puisse dire s’il y a eu victoire militaire ou réconciliation27 : (10, 3, 2) Etruriam rebellare ab Arretinorum seditionibus motu orto nuntiabatur, ubi Cilnium genus praepotens diuitiarum inuidia pelli armis coeptum; simul Marsos agrum ui tueri, in quem colonia carseoli deducta erat quattuor milibus hominum scriptis. (10, 3, 3) Itaque propter eos tumultus dictus M. Valerius Maximus dictator … (10, 3, 6) Tum in Etruscos uersum bellum … (10, 5, 13) Dictator triumphans in urbem rediit. Habeo auctores sine ullo memorabili proelio pacatam ab dictatore Etruriam esse, seditionibus tantum Arretinorum compositis et Cilnio genere cum plebe in gratiam reducto.

On notera l’emploi, deux fois, de genus28, qui semble désigner un groupe plus large qu’une gens et fait penser à une sorte d’oligarchie. L’imprécision des données sur les Cilnii a conduit quelques commentateurs à des hypothèses extrêmes, notamment que Cilnius ne serait pas le matronyme de Mécène29 – mais on voit mal pourquoi AUGUSTE aurait mentionné une famille autre que celle à laquelle son ami se rattachait effectivement –, ou que son ascendance royale proviendrait en fait de la branche paternelle30 – mais l’obscurité encore plus profonde qui règne sur celle-ci rend cette proposition tout à fait improbable. 24 On ignore notamment le prénom qu’elle devait porter, comme toute femme étrusque, à la différence de la femme romaine, qui n’était désignée que par le gentilice de son père, au féminin : voir P. AMANN, 2000, p. 80-82. 25 Des marques de potier tardives attestent l’implication de la famille dans l’industrie typique de la cité, la céramique sigillée à vernis rouge (CIL, 11, 6700, 183 abcd = A. OXÉ, H. COMFORT, 1968, p. 142, n° 431 abcde ; peut-être aussi n° 430 / Second edition by Ph. KENRICK, 2000, p. 180, n° 556, 1. 2. 3. (CILNI). 4. 5 (CILN) [= 1 430. 431], 11 entrées [« Approx. date : AD 15 + »]). Cf. e.g. A. FATUCCHI, 1995, p. 195-196 ; Cl. CHILLET, 2016 a, p. 280-282. 26 L’intervention de Rome suppose qu’Arezzo lui était liée par un foedus, qui devait remonter à 310 av. J.-C. (W.V. HARRIS, Rome in Etruria, 1971, p. 96-97) ; elle était pour Rome un rempart contre les incursions gauloises (POLYB., 2, 19, 7 ; cf. A. FATUCCHI, 1995, p. 188). 27 Les Fasti triumphales Capitolini (Parastata II, fgts XIII, XIV, XV = InsIt, 13 / 1, p. 72-73 Degrassi, commentaire p. 543) attestent bien, pour a.V.c. 452 = 302 av. J.-C., un triomphe : M. VALER(I)VS M. F. M. n. Cor[uus] IV, dict(ator) II, [de] Etrusceis et [Ma]rseis X k. Dece[m]br. an. CDLII (de même LIV., 10, 5, 13 [cité ci-dessus]). Sur l’incertitude de la tradition : W.V. HARRIS, 1971, p. 63-65. 28 Il est frappant de constater que le mot genus apparaît chez d’autres auteurs lorsqu’il est question de l’ascendance maternelle de Mécène ; ainsi chez VELLEIUS PATERCULUS (2, 88, 2 [cité note 23]), dans la première Elégie à Mécène (1, 13 [cité note 22]), et aussi dans un passage de VIRGILE (Aen., 11, 340 [cité p. 554-555), où, comme on le verra, il semble qu’il y ait une allusion à notre personnage. 29 Selon C.J. SIMPSON, 1996, p. 395, la référence d’AUGUSTE aux Cilnii indiquerait seulement l’appartenance de Mécène à l’aristocratie de la cité. L’hypothèse est reprise par Cl. CHILLET, 2016a, p. 32-33, qui la résume par ces mots : « Ainsi, chez Auguste, ce nomen n’aurait d’autre valeur que métonymique pour “grand seigneur étrusque” ». 30 Ph. LE DOZE, 2014, p. 12, n. 4. – Cl. CHILLET, 2016, p. 33-34, est le seul – comme il le souligne – à présenter l’hypothèse d’une adoption, d’un Cilnius par un Maecenas, la grande

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Il est du reste inexact qu’il n’y ait pas d’attestation de la dignité royale pour les Cilnii: l’inscription funéraire de Larθi Cilnei (ET2, Ta 1.263), qui figure dans un manuscrit de la Bibliothèque Vaticane (ms. Vat. Lat. 6040)31, présente celle-ci comme la fille de Luvχumes Cilnie32 : Larθi : Cilnei : Luvχumesai Cilnies : sec : [ari :] Aritin . ai

Quelle que soit la valeur exacte de Luvχumes, qui, il est vrai, apparaît ici comme un prénom, il reste qu’il s’agit d’une forme du mot transcrit en latin par lucumon33, aussi bien comme titre équivalent à rex34, selon SERVIUS (Aen., 2, 278; 8, 475)35, que comme nom personnel – unique ? – pour le futur

famille d’Arezzo ayant pu vouloir tisser un lien avec une gens d’origine étrusque installée depuis longtemps dans la vie publique de Rome et intégrée à l’ordre équestre. Mais il reconnaît qu’il n’y a aucun indice en ce sens, l’épigraphie n’attestant pas de formule onomastique révélatrice d’une telle opération. 31 Première présentation par A. CAMPANA, 1989, et A. MAGGIANI, 1989 [au congrès de 1985]. Puis A. MAGGIANI, 1988, p. 176-177 ; A. FATUCCHI, 1995, p. 188 ; D.H. STEINBAUER, 1998, 263-281 ; L. AGOSTINIANI, G. GIANNECHINI, 2002 ; L. AGOSTINIANI, 2003, p. 24-25 (§ 2.5). 32 Le texte cité correspond à celui de la première publication. A. MAGGIANI, 1989, p. 1627, considère que les deux dernières lettres de la première ligne, ai “non danno senso” et sont donc à supprimer, tandis que les deux dernières de la seconde ligne, également ai, seraient à rattacher au mot qui précède et à corriger en al, donnant ainsi Aritinial, matronyme au génitif (en supprimant le groupe ari, qui duplique par ereur le début du nom). Il est suivi sur le premier point par D. STEINBAUER, 1998, qui, en revanche lit an le groupe médian et supprime les deux dernières lettres de la seconde ligne, trouvant dans Aritim (sic) le nom de la ville d’Arezzo. L. AGOSTINIANI, 2003, p. 25, lui, conserve Aritinial comme matronyme et montre que -ai final de la première ligne est aussi à corriger en -al, d’où Luvχumesal, patronyme au génitif. Il confirme ces interprétations dans L. AGOSTINIANI [G. GIANECCHINI], 2002, p. 206-207, tandis que son co-auteur, p. 208, lit Aritini à la fin da la seconde ligne et y voit une forme de l’ethnique étrusque (*Aritina) d’Arezzo (*Ariti). Enfin dans les ET2 (Ta 1.263), pour les trois mots incertains, on a respectivement Luvχumesal, an et ariti{.}ar, avec renvoi global à MAGGIANI, STEINBAUER et AGOSTINIANI, sans indication particulière pour la dernière lecture, qui ne se trouve pourtant chez aucun de ces auteurs. 33 D.H. STEINBAUER, 1998, refuse de se prononcer “auf die Etymologie des Namens und seine Beziehung zu lat. Lucumo” ; L. AGOSTINIANI, 2003, observe (p. 28) que l(a)uχumes – avec des variantes dans la transcription de la diphtongue de la première syllabe – semble pouvoir fonctionner comme gentilice ou comme prénom, voire comme cognomen et “si chiede infine … se in alcune almeno delle iscrizioni in cui compare nella posizione di prenome non si tratti in realtà di un epiteto.” 34 On peut rapprocher cet anthroponyme de l’appellatif lauχumneti, attesté une seule fois, dans le Liber Linteus (ET, LL IX.f2) : comme l’a montré E. VETTER, 1924, p. 145-146, § 3, lauχumneti est un locatif (désinence -ti) formé sur *lauχumna, adjectif dérivé du mot transcrit lucumo par les Romains, avec le sens de rex ; *lauχuma correspondrait donc à regius et lauχumneti signifierait in regia. Cf. C. DE SIMONE, 1975, p. 139-140 ; A. FATUCCHI, 1995, p. 188. 35 (Aen., 2, 278) : duodecim enim lucumones, qui reges sunt lingua Tuscorum, habebant. (Aen., 8, 475) … nam Tuscia duodecim lucumones habuit, id est reges, quibus unus praeerat. Cf. plus loin, à propos de Mantoue (Aen., 10, 202) : … quia Mantua tres habuit populi tribus, quae in quaternas curias diuidebantur ; et singulis singuli lucumones imperabant, quos tota in Tuscia duodecim fuisse manifestum est, ex quibus unus omnibus praeerat.

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L. Tarquinius Priscus36 ou d’autres personnages exerçant – ou destinés à exercer – des fonctions dirigeantes37. L’emploi de ce nom, à la fin du IVe s. av. J.-C., reflète à tout le moins une tradition dynastique des Cilnii, dont le souvenir a pu perdurer jusqu’à Mécène38. Au total, il est donc tout à fait probable que Cilnius soit bien le gentilice de la mère de Mécène et que ce soit sur ce nom qu’il fondait ses prétentions à une ascendance royale ; mais cela n’influait en rien sur son identité personnelle : les matronymes figurant dans les épitaphes étrusques restent formellement les noms des mères, toujours exprimés au génitif féminin39 et non transmissibles; ils ne sont jamais portés effectivement par l’individu concerné40. * * * Avant qu’il ne soit illustré à jamais par l’ami d’Auguste, le nom41 de Maecenas était apparu, plus modestement, dans une notice de VARRON (L.L., 8, 83-84)42, qui concernait une catégorie de gentilices43 provenant en fait d’ethniques: après avoir évoqué les noms pris par des affranchis de cités, 36 TITE-LIVE (1, 34, 1. 2). À Rome (LIV., 1, 34, 10), il prit le prénom qui ressemblait le plus à son nom unique, Lucius, et l’ethnique qui rappelait sa cité natale, Tarquinius, comme gentilice. Il est probable en revanche que le cognomen Priscus ne lui fut attribué qu’à titre posthume, à l’avènement de son fils ou petit-fils, le second L. Tarquinius. 37 Un chef étrusque allié de Romulus contre les Sabins (CIC., Rp., 2, 8, 14 ; Lycmon : PROP., 4, 1, 29 ; Lycomedius : PROP., 4, 2, 51), un praepotens iuuenis de Clusium (LIV., 5, 33, 3 ; cf. PLVT., Cam., 15, 4-6 [génitif Λουκούμωνος] ; chez DION. HAL., 13, 10, le jeune homme est anonyme, c’est son père qui porte ce nom : Λοκόμων τις Τυρρηνῶν ἡγεμὼν ; sur l’anecdote : J. GAGÉ, 1953). 38 SILIUS ITALICUS (Pun., 7, 27-73) met en scène un membre de cette illustre famille d’Arezzo en prisonnier interrogé par Hannibal : Ocius accitum captiuo ex agmine poscit / progeniem ritusque ducis dextraeque labores. / Cilnius, Arreti Tyrrhenis ortus in oris, / clarum nomen erat … Voir F. SPALTENSTEIN, 1986-1990, 1, p 445-447. On notera que les interrogatoires de prisonniers par Hannibal sont attestés par POLYBE (3, 104, 1 ; 9, 6, 8). – Un peu plus loin (Pun., 10, 39-41) le poète présente un Maecenas tué dans une bataille. 39 En étrusque, et aussi quelquefois en latin, mais plus souvent à l’ablatif (avec natus), dans le texte latin d’une bilingue (CIE, 1729 = CIL, 11, 2272 = ILS, 7832 = TLE, 926) ou d’épitaphes en latin pour des personnes d’origine étrusque (voir L. GASPERINI, 1989, Catalogo, p. 191208). En revanche le gentilice transmis par le père fait partie intégrante de l’identité de l’individu et prend une forme de féminin lorsqu’il est porté par une fille. 40 On peut comparer les formules identitaires complètes des épitaphes étrusques à nos documents d’état civil tels que les actes de naissance : l’identité de nos deux parents y figure, mais cela ne signifie pas que nous portions deux noms de famille. – Parmi les inscriptions mentionnant des personnes de souche étrusque, seules les épitaphes, y compris les plus récentes, rédigées en latin, peuvent contenir un matronyme, pas les dédicaces ou autres documents (cf. P. AMANN, 2000, p. 90-92 [Das Metronymikon]). 41 Sur les noms propres de personnes, l’ouvrage de référence reste celui de W. SCHULZE, 1904. 42 Voir H. DAHLMANN, 1940 : § 83 = p. 185-186 ; § 84 = p. 186-187. 43 A.J. PFIFFIG, 1964, p. 27 / 1995, p. 132, est un des rares savants modernes à y voir un « Familiencognomen ». Parmi les inscriptions latines trouvées hors d’Arezzo, l’une, provenant de Chiusi, mentionne un C. Maecenat. (CIL, 11, 2360) pour lequel A. FATUCCHI, 1995, p. 192, note 14, précise curieusement « senza gentilizio » … (!).

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tels que Fauentinus (< Fauentia), Reatinus (< Reate)44, Romanus (< Roma)45, le grammairien cite une série de mots de même nature, mais morphologiquement différents, avec une finale en -(n)as, - (n)atis46 : Habent (sc. talia nomina) plerique libertini a municipio manumissi, in quo, ut societatum et fanorum serui, non seruarunt proportione rationem, et Romanorum liberti debuerunt dici ut a Fauentia Fauentinus, ab Reate Reatinus, sic a Roma Romanus, ut nominentur libertini orti publicis seruis Romani, qui manumissi, antequam sub magistratum nomina, qui eos liberarunt, succedere ceperunt. 84. Hinc quoque illa nomina Lesas, Vfenas, Carrinas, Maecenas, quae cum essent ab loco ut Vrbinas, et tamen Vrbinus, ab his debuerunt dici ad nostrorum nominum …

On remarque que ces noms en -(n)as sont considérés par VARRON comme latins47, même s’il note qu’ils se distinguent du type plus courant, en 44

Des inscriptions d’un même personnage sur plusieurs tuyaux d’adduction d’eau à Reate confirment parfaitement la notice de VARRON (CIL, 9, 4699 [Reate]) : Q. REATINVS SALLUSTIANVS LIB(ertus) R(ei) P(ublicae) R(eatinorum) F(ecit) ; un personnage au statut semblable est attesté, plus brièvement, dans le même contexte (CIL, 9, 4700) : A • REATIN • CALLIMORPHVS / F. – Pour Fauentinus, c’est plus problématique, car W. SCHULZE, 1904, p. 524, ne peut citer qu’un exemple bien lointain (CIL, 3, 2491 [Salona, Dalmatie]) : Fauentina Delicata – mais H. DAHLMANN, 1940, dans son commentaire, ad loc., p. 185, signale que J. BAUMGART, 1936, en a relevé quatre ; ce sont sans doute ceux que cite H. SOLIN, 1996, 1, p. 35, s.u. Faventinus (CIL, 6, 17729. 17728 [2e / 3e s. ap. J.-C.]. 22075 [2e s. ap. J.-C.]. Fauentina : CIL, 6, 33592 [1er / 2e s. ap. J.-C.]), tous de Rome. 45 Le porteur le plus connu de ce nom est l’esclave qui livra Artena aux Romains a.V.c. 349 = 405 av. J.-C. et fut en récompense affranchi sous l’identité de Seruius Romanus (LIV., 4, 61, 8-10). W. SCHULZE, 1904, p. 524, préfèrerait Romanius, attesté par Q. Romanius Charito (CIL, 6, 3559 [Rome, forum de Trajan / soldat originaire de Mediolanum [Milan]), Romania Vitalis (CIL, 11, 3847 [Saxa Rubra]). 46 Si la finale -nas est fréquente dans cette catégorie de mots, le vrai suffixe est -as : le premier exemple de VARRON, Lesas, ne comporte pas de -n. Ailleurs le n appartient souvent au radical : c’est le cas pour Vrbinas, formé sur Vrbinum, comme pour Arpinas sur Arpinum mais ni l’un ni l’autre de ces noms n’est employé comme gentilice : on a Vrbinius (CIL, 5, 7769 [Gênes] ; 10, 3389 [Misène] ; cf. W. SCHULZE, 1904, p. 381) et Arpinius (CIL, 3, 13585, 2 [Egypte, près d’Héliopolis] ; cf. W.S., p. 550) Il est possible que les formes se terminant par -nas aient entraîné par analogie la formation de noms en -nas sur des radicaux sans -n. 47 Il en est de même chez les grammairiens postérieurs, qui, eux aussi, associent souvent Maecenas à d’autres noms, qu’il n’y a pas de raison particulière de rattacher à l’Étrurie. Ainsi QUINTILIEN (Inst., 1, 5, 62) le cite avec Suf(f)enas et Asprenas, dont le premier au moins apparaît comme un ethnique probable dans la dénomination des Trebulani Suffenates, en Sabine (PLIN., N.H., 3, 17, 107), mais qui sont aussi utilisés comme gentilices (cf. note 52). Voir aussi CHARISIUS (Ars gram., 1, / GL, 1, 66, 11 – 67, 3 Keil) qui reprend les trois mêmes exemples, PHOCAS (Ars de nomine et uerbo, 2, 12 / GL, 5, 416, 28 - 32 ; 422, 1823 423, 24 - 424, 1), PRISCIEN (De accentibus liber, 26 / GL, 3, 524, 8-14 Keil [cité p. 545]). – Il n’y a pas lieu de retenir la possibilité d’une double flexion, de deuxième et de troisième déclinaison, pour Maecenas et Asprenas, affirmée par MARIUS PLOTIUS SACERDOS (Ars grammatica, 2, 19 / GL, 6, p. 476, lin. 1-3 Keil) : Nas syllaba terminata latina indifferenter declinabuntur, ut primae declinationis -nae genitiuo, Maecenas Maecenae, aut tertiae -tis, Maecenatis, Asprenas, Asprenae, Asprenatis. On trouvait déjà cette affirmation chez PROBUS (Catholica, 1, 45-47 / GL, 4, p. 25, lin. 13-15 K ; De nomine excerpta, (20-36) / GL, 4, 211, 7-9 K), mais lui-même devait l’infirmer plus tard (Instituta artium, 193-208 / GL, 4, p. 79, 27-37 K) : … et ideo Maecenas huius Maecenatis, non Maecenae facere pronuntiatur – ce qui correspond effectivement à l’usage. Et QUINTILIEN

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-n(i)us. De fait, le suffixe apparaît également dans la formation de termes indiquant toujours l’origine48 mais formés sur des pronoms, tels que cuias, sur des pronoms-adjectifs, tels que nostras, uestras, sur des adjectifs, tels que Infernas, Supernas49, et aussi des mots essentiellement pluriels, dérivés d’adjectifs au superlatif, tels que optimates, summates, infimates, ou d’une forme nominale figée, tels que Penates50 : aucun de ces mots n’est empruntable d’une langue à une autre, ce qui devrait dissuader d’envisager une origine extérieure pour le suffixe -as des ethniques latins51, qu’ils soient ou non employés aussi comme gentilices52. (Inst., 1, 5, 61-62) ne reconnaît pour ces mots que les formes de troisième déclinaison, puisqu’il écrit à propos de noms grecs transcrits en latin sans -s final, comme Hermagora ou Aenea que s’ils l’avaient conservé en latin, leur génitif devrait être en -tis : 62. Nam si ut ‘Maecenas’, ‘Suffenas’, ‘Asprenas’ dicerentur, genitiuo casu non e littera sed tis syllaba terminarentur (cf. MART. CAP., 3, 299-300, qui ajoute praegnas, -atis). 48 A. ERNOUT, 1953, p. 99, Note II ; à compléter par P. MONTEIL, 1970, p. 194. 49 Ce mot, qui figure dans la lettre d’AUGUSTE à Mécène citée plus haut (p. 538), désigne ce qui vient de la « mer supérieure », mare superum, c’est-à-dire l’Adriatique et les terres voisines (cf. PLIN., N.H., 15, 11, 40 [pêches] ; 16, 76, 196 ; VITR., 2, 9, 17 ; 2, 10, 2 [sapins]), par opposition à Infernas, pour ce qui vient de la « mer inférieure », mare inferum, c’est-à-dire la Tyrrhénienne et ses propres rivages (cf. PLIN., N.H., 16, 76, 196 ; VITR., 2, 9, 17 ; 2, 10, 2 [sapins]). Tous deux apparaissent comme les aboutissements d’une succession de dérivations à partir des adverbes-prépositions réunis par CATON (Agr., 149, 1) dans l’expression super inferque, « en amont et en aval » (on aurait super > superus > supernus > supernas) et désignant les populations ou les produits provenant des terres voisines de ces mers. 50 Le mot, qui désigne des divinités du foyer domestique, est formé sur le vieux substantif penus, qui a signifié l’ “intérieur d’une maison” (cf. FESTVS, s.u., 296, 12 L : Penus uocatur locus intimus in aede Vestae). 51 « Sur les raisons qui empêchent d’assigner à ce suffixe une origine non-indo-européenne (étrusque notamment), v. A. ERNOUT, loc. cit., p. 53 » (citation de P. MONTEIL, 1970, p. 194, note 1) : A. ERNOUT, 1965, p. 53-54, relève notamment que le suffixe est attesté dans toute l’Italie et même en dehors, notamment en Gaule, donc dans beaucoup de zones où l’influence étrusque n’a pas pu s’exercer. 52 Il est à noter que parmi les mots cités par VARRON à côté de Maecenas, seul Carrinas est attesté indépendamment comme gentilice d’après le répertoire des nomina et cognomina – fondé sur l’ouvrage de W. SCHULZE, 1904 – de H. SOLIN, O. SALOMIES, 1988 / 2. Aufl., 1994, p. 48 ; de fait, on le trouve chez JUVÉNAL (7, 205), comme nom d’un rhéteur qui aurait été banni à Athènes, puis poussé au suicide par Caligula (Schol. ad loc. ; cf. A. STEIN, 1899, 1612-1613 ; autres dans F. MÜNZER, E. GROAG, A. STEIN, 1899, 1612-1613 ; W. SCHULZE, 1904, p. 76. 146. 530) ; il existe aussi un doublet *Carrina, -ae, attesté au datif (CIL, 6, 17651) : Q. Carrinae Euhodo (cfr. W.S., 1904, p. 76. 580), mais on ne connaît pas le toponyme dont ces formes pourraient dériver. – En revanche Vrbinas est bien un ethnique, formé sur le poléonyme Vrbinum (Urbino [PU]), dans le passage de CICÉRON où il s’applique à un partisan d’Antoine, désigné par son gentilice au datif (Phil., 12, 8, 19) : Petusio Vrbinati – gentilice qui apparaît seul, dans le discours suivant, à l’accusatif (Phil., 13, 2, 3) : Petusium. Mais n’est attesté comme gentilice que le nom latinisé Vrbinius (CIL, 5, 7769 ; 10, 3389 ; cf. W.S., 1904, p. 381). Quant à Lesas et Vfenas, on n’en connaît aucune attestation indépendante et l’on ne voit pas de quels toponymes ils pourraient dériver. – Enfin Suffenas, ethnique distinguant une partie des Trebulani en Sabine (PLIN., N.H., 3, 17, 107 ; cf. CIL, 9, p. 434. 451 ; W.S., 1904, p. 76. 95. 239. 530), apparaît comme gentilice pour des affranchis (CIL, 6, 5291. 26933. 26934 ; Sufenas : CIL, 6, 10027 ; 8, 1068 [Carthage]), puis comme cognomen d’une branche de la gens Nonia (W.S., 1904, p. 186, parfois employé seul : CIC., Att., 4, 15, 4 ; 8, 15, 3) ; on est dès lors tenté d’attribuer la même origine à Asprenas, cognomen d’une autre branche de la même gens (CIL, 6, 811, lin. 2 ; 1371, lin. 2-3 ; 2156, lin

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Mais la qualité d’Étrusque, qui semble consubstantielle à Mécène, a conduit les modernes à chercher une formation étrusque à laquelle pourrait se rattacher le nom Maecenas. W. SCHULZE53 avait pensé aux ethniques étrusques en -(na)t/qe54, dont beaucoup sont employés comme gentilices, et mis en avant Mehnate55, attesté quatre fois à Pérouse56. H. RIX57 liste en tout 35 mots relevant de cette formation, parmi lesquels 21 sont certainement ou probablement des ethniques, parce que l’on peut, avec plus ou moins de certitude, les relier à un nom de lieu; pour les 14 restants, on peut s’interroger sur la disparition du toponyme sur lequel l’un ou l’autre pourrait reposer: parmi ceux-ci figure précisément Mehnate, qui pourrait provenir, par échange [f] > [h], de Mefanate, syncopé en Mefnate58, ethnique de Mevania (mod. Bevagna [PG]). Mais, quelle que soit son étymologie, il est impossible que Mehnate soit la forme authentiquement étrusque correspondant à Maecenas, car on ne saurait alors comment expliquer l’élément [k] central de ce dernier. Par ailleurs, la correspondance entre lat. as, -atis et étr. -ate reste bien difficile à établir59. A. ERNOUT60, lui, rapproche les nombreux gentilices étrusques en -as du type Vipna-s [sic]61, mais le -s représente ici une désinence figée de 4-5), mais attesté antérieurement comme gentilice (CIL, 11, 4119 [Narni] cf. W.S., 1904, p. 530). 53 W. SCHULZE, 1904, p. 529, utilise une formulation ambiguë : « Mit den etruskischen Familiennamen auf na-te sind die lateinischen auf -nas -natius zu verbinden … » – quel genre de « lien » exprime ici « verbinden » ? 54 W. SCHULZE, 1904, p. 529, écrit en réalité -nate, mais le a est présent dans le radical de beaucoup de toponymes et le n seulement dans quelques-uns. 55 W. SCHULZE, 1904, p. 529. Ce rapprochement remonte en fait à W. DEECKE, 1877, 1, p. 484-485, qui, après avoir rappelé avec approbation que K.O. MÜLLER, 1828, p. 404, voyait dans Maecenas le gentilice maternel de notre personnage, cite les quatre inscriptions de Pérouse – sans se soucier de la différence de cité. Il n’est pas cautionné par H. RIX, 1963, qui, de fait, ne cite nulle part Maecenas. 56 On a les formes Mehnates (CIE, 3888 = ET, Pe 1.437 ; CIE, 4405 = ET, Pe 1.1134), fém. Mehnati (CIE, 4395 = ET, Pe 1.1114 ), gén. m/f Mehnatial (CIE, 4180 = ET, Pe 1.842). 57 H. RIX, 1963, p. 232-233. 58 On a les formes Mefanates (CIE, 2, p. 121 = NRIE, 276 = TLE, 630 = ET, Co 1.3), fém. Mefanatei (CIE, 2468 = ET, Co 1.28), gén. m/f Mefanatial : CIE, 1927. 1928 = ET, Cl 1. 1428. 1429 [mais M. CRISTOFANI MARTELLI, Clusium, in REE/SE, 45, 1977, p. 308-309, n° 43, refuse de compléter le digramme me de CIE, 1928, sur le modèle de CIE, 1927]) et avec syncope Mefna[te- (REE, 21, 23 = ET, Vs 1.318). Il pourrait s’agir de l’ethnique du Mefanus pagus dans le Samnium (W. SCHULZE, 1904, p. 566 ; H. RIX, 1963, p. 232, n. 126) ou de celui de Mevana en Ombrie (W. SCHULZE, 1904, p. 226, n. 7 ; H. RIX, 1963, p. 244, n. 21) 59 Les formes comparables d’une langue à l’autre sont du reste très rares et ne concernent pas des cités étrusques : Atinas / Atinate pour Atina en pays volsque, Capenas / Capenate pour Capena, enclave latine dans le sud de l’Étrurie, Sentinas / Sentinate, pour Sentinum en Ombrie. 60 A. ERNOUT, 1965, 29-54, p. 33. Cet article souffre d’une certaine désinvolture, déjà dans son titre (il s’agit non pas d’un « suffixe en -as », mais du sufffixe -as, -atis [cf. 3e ligne]), mais aussi dans la transcription de certains noms (Clinius, Clinia pour la famille maternelle de Mécène [p. 53, n. 3] ! Vipnas, forme syncopée non attestée [cf. note suivante]) et surtout dans l’emploi constant de « toponymes » pour « ethniques (issus de toponymes) ». On notera que l’observation (p. 33) « Laenas … Maecenas … sont des formes étrusques passées sans changement dans les noms romains » n’est pas fondée, puisque ces deux formes ne sont pas attestées en étrusque et ne correspondent à aucun type morphologique attesté dans cette

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génitif et n’est pas susceptible de se fléchir en -tis: de fait, la forme latinisée de ce nom est Vibenna62 et appartient à la première déclinaison. En revanche le nominatif des noms du type Maecenas remonte bien à une ancienne finale en -ati63, car, comme l’explique clairement PRISCIEN (De accentibus liber, 26 / GL, 3, 524, 8-14 Keil)64, l’accentuation de ces mots sur leur dernière syllabe ne peut se justifier que si celle-ci est le résultat d’une syncope: ‘As’ syllaba terminata producuntur, ut ‘dignitas, dignitatis’, ‘pietas’, ‘felicitas’ et omnia a litteram in nominatiuo productam seruant. Notantur pauca masculini generis propria partim a nominibus ciuitatum propriis translata, quae per syncopam proferri uidentur, dum accentum in ultima seruant syllaba, quod est contra regulam Latinorum, ut Larinâs, Maecenâs, Arpinâs. Sed in uetustissimis libris inueniuntur proferri Larinatis, Maecenatis, Arpinatis, pro Larinas, Maecenas, Arpinas; unde substracta ti accedntus remansit.

Notre attention est alors attirée par un certain L. Maecenas65, designator et patronus sunhodi cantorum Graecorum connu par une inscription apposée sur un tombeau situé près de la porta Praenestina (Maggiore) de Rome et datant de la première moitié du Ier s. av. J.-C.66. La photographie et

langue ; plus loin, l’auteur note du reste « la rareté relative de toponymes [sic] en -as que cite Pline dans un chapitre sur l’Étrurie §§ 50-52 (VIIe région) ». 61 Cette forme syncopée n’est pas attestée ; en revanche Vipinas (CII, 2579 = TLE, 942 = ET, Vc 3.9 ; CIE, 5266 = ET, Vc 7.24 ; CIE, 3 = ET, Vc, 7.31) et d’autres formes, fléchies – sans élargissement par t –, sont bien présentes (plus de 100 rérérences dans les ET). 62 Caeli … Viuennae (au génitif) pour le guerrier légendaire de Vulci sur la Table de Lyon (lin. 18-19) et chez FESTUS (s.u. Tuscum uicum, 486, 12 [16] L) ; C. Vibenna (CIL, 6, 7179 [Rome, columbarium ad Viam Latinam]), Q. Vibenna (CIL, 14, 2213, lin. 9 [Nemi, dédicace à Diana Nemorensis]) pour des personnes réelles. On observe une “latinisation” plus complète avec Vibennius (CATUL., 33, 2 [sans prénom]). 63 A. ERNOUT, 1965, p. 31 considère la forme en -ati comme secondaire, mais P. MONTEIL, 1970, p. 194, n. 1, observe que l’adverbe archaïque uestratim (Vatic., GL, 5, 279 Keil) – mentionné par A. ERNOUT, à côté de tuatim (PL., Amph., 554, rétabli [codd. tu autem] grâce aux citations de NONIUS MARCELLUS, Comp. doctr., 2, s.u., 179, 29 M / 264 L et de CHARISIUS, Inst. gram., 2 / GL, 1, 221, 6 Keil) – atteste l’ancienneté des formes en i. Tel est bien, comme on le voit, l’enseignement de PRISCIEN ; cf. M. NIEDERMANN, 1906 / 4 ibid., 1959 / 1963 / 1968, p. 14, §10 fin. On posera *Maecenát(i)s > *Maecenâts > Maecenâs. 64 Le grammairien est revenu sur cette question en trois passages de son traité principal : (Inst., 4 [De denominatiuis], 4, 21 / GL, 2, 128, 23 - 129, 9 K), pour introduire la notion d’accent circonflexe, avec comme exemples : primâs, optimâs, Rauennâs, Capenâs, Arpinâs, Crotoniâs, Pontiâs, Larinâs, quae ideo in fine habent circumflexum acccentum, quia per syncopam proferuntur – puis (Inst., 5 [De generibus], 4, 21-23 / GL, 2, 155, 12 – 156, 4 K), avec comme exemples (§ 21) Arpinâs, Supinâs, Sufenâs, mais en en distinguant curieusement Maecenas, qui est associé aux abstraits féminins en -as (§ 22) : Alia uero omnia in ‘as’ desinentia femina sunt, ut pietas, probitas, auctoritas, excepto uno proprio, Maecenas Maecenatis – et enfin (Inst., 12 [De generibus pronominum], 4, 17 / GL, 2, 586, 26 – 587, 3 K ), en joignant d’autres cas, tout différents, de syncope finale : Duo tantum inueniuntur communia ‘nostrâs’ et ‘uestrâs’, quorum perfecta ‘nostrâtis’ erant et ‘uostrâtis’. Vnde quia ‘ti’ syllaba syncopa facta est, mansit in a accentus perfecti, quomodo et in aliis multis, ut ‘Arpinâs’ pro ‘Arpinatis, ‘fumât’ pro ‘fumauit’, ‘cupît’ pro ‘cupiuit, ‘illîc’ pro ‘illice. 65 Voir F. MÜNZER, 1928a ; Cl. CHILLET, 2016a, p. 27. 100-101. 66 Publiée par R. PARIBENI, 1925 (texte p. 288, photo h.-t. en face) ; l’auteur (p. 288) note que le personnage paraît bien s’inscrire déjà dans la tradition de libéralité qu’illustrera l’ami d’Auguste. Voir les comptes rendus : Ed. FRAENKEL, 1925, 246 (« um die Wende des 2.

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le facsimile permettent de lire ainsi son identité (CIL, 12, 2519 Lommatzsch [1931] = ILLRP, 771 Degrassi [1963] / lin. 2-3)67 : L • [M]AECENAS • D • F • MAL • DESIGNATOR68

et l’on s’accorde à identifier dans MAL l’abréviation erronée du nom de la tribu, qui ne peut être que MAE(CIA)69, l’une des 31 tribus rustiques. L’origine de ce nom est ainsi expliquée dans le résumé de PAUL DIACRE (s.u. Maecia tribus, 121, 18 L) : Maecia tribus a quodam castro sic appellatur70.

Et les érudits modernes71 rapprochent le lieu-dit ad Mecium situé près de Lanuvium, où se trouvait un camp volsque attaqué par le dictateur romain Camille (a.V.c. 365 = 389 av. J.-C.), comme le rapporte TITE-LIVE (6, 2, 8): … tertiam partem ipse (sc. Camillus) ad Volscos duxit, nec procul a Lanuuio – ad Mecium is locus dicitur – castra oppugnare est adortus.

Mais des sources grecques sur le même épisode indiquent que le toponyme lui-même désignait en fait une montagne72, dont Camille fit le tour pour surprendre ses adversaires, selon PLUTARQUE (Cam., 34, 2)73 : und 1. Jahrhunderts v. Chr. ») ; R. CAGNAT, M. BESNIER, 1925, 340-389, n° 127, p. 376 (époque de Sylla) ; R. FRIGGERI, 2003, p. 62 (avec photo). 67 Le texte complet des trois premières lignes est le suivant : SOCIETATIS • CANTOR • GRAECORVM • QUEI • IN /2 HAC • SVNHODO • SVNT • DE • PEQUNIA • COMMUNE • L • MAECENAS • D • F • MAL • DESI /3GNATOR • PATRONVS • SVNHODI PROBAUIT. – La brisure de la pierre a fait presque disparaître l’initiale du gentilice et rendu mal lisible ce qui précède. PARIBENI lit : … communei - - [M]aecenas, LOMMATZSCH : … commune[i]. Maecenas, DEGRASSI : … commune. L . Maecenas. 68 Sur le rôle, purement administratif, du designator (ou dissignator : PL., Poen., 19 ; chez HOR., Ep., 1, 7, 5 « ordonnateur de pompes funèbres »), voir ULPIEN (Dig., 3, 2, 4, 1) : Designator autem, quos Graece βραβευτὰς appellant, artem ludicram non facere Celsus probat, quia ministerium, non artem ludicram exerceant. – Cl. NICOLET, 1974, 2, p. 933, considère que la fonction de designator n’est pas incompatible avec l’appartenance à l’ordre équestre. 69 J.-M. LASSÈRE, 2007, 1, p. 121, fournit en un seul tableau la liste des tribus et de leurs abréviations, selon ce qui pourrait être l’ordre officiel, d’après la reconstitution proposée par L.R. TAYLOR, 1960, p. 74. La tribu Maecia serait la cinquième des tribus rustiques dans l’ordre officiel. On trouvera dans W. KUBITSCHEK, 1882, p. 41-42, la liste et les références des abréviations du nom de la tribu Maecia attestées épigraphiquement (cf. M. MALAVOLTA, 1991). 70 Sur la tribu Maecia : W. KROLL, 1928 ; W. KUBITCHEK, 1937, c. 2502-2503 ; L.R. TAYLOR, 1960, p. 274 (liste des villes d’origine des familles sénatoriales). 71 Depuis B.G. NIEBUHR, 1832, 3, p. 164 / trad. fr. de P.A. DE GOLBERY, 1830-1840, 5 (1836), p. 195 : « mont Maecius » (cf. notes 72-73). 72 C’est la situation du camp volsque à proximité de cette montagne qui a pu entraîner la confusion que l’on observe dans le lemme conservé par PAUL. – A. GALIETI, 1918, après une analyse approfondie des attestations et du terrain, propose le Colle dei Marmi, près de Lanuvium, à 200 stades de Rome, mais en territoire volsque au moment de la bataille (cf. la carte, malheureusement peu liible, p. 109) ; c’est ce qu’avait déjà pressenti Ph. CLÜVER, 1624, 2, p. 1026-1027, s.u. Marcius collis, pour une colline qu’il situe à 5 000 pas de Lanuvium et à laquelle il conserve la forme dominante de son appellation dans la tradition manuscrite. 73 L’oronyme apparaît en fait sous la forme (accusatif) Μάρκιον – une fois Μάκιον – dans les manuscrits de PLUTARQUE (cf. Cam., 33, 2) et aussi dans la Suda (s.u., M, 212 Adler) : Μάρκιον· ὄνομα ὄρου. On lit de même ἐν τῷ καλουμένῳ Μαρκίῳ sans variante, chez

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Περιελθὼν [sc. ὁ Κάμιλλος] δὲ μακρὰν περίοδον περὶ τὸ Μαίκιον ὄρος καὶ λαθὼν τοὺς πολεμίους, ἵδρυσε τὴν στρατιὰν κατόπιν αὐτῶν...

TITE-LIVE précise plus loin (8, 17, 11) que la nouvelle tribu a été créée en 422 a.V.c. = 332 av. J.-C.74, en même temps que la tribu Scaptia75, précisément pour recevoir de nouveaux citoyens, dont probablement ceux de Lanuvium, vaincue en 416 a.V.c. = 338 av. J.-C. par le consul Maenius76, mais devenue rapidement ciuitas optimo iure77. DIODORE DE SICILE (14, 117, 1), qui ne précise pas la nature du lieu. La plupart des éditeurs suivent aujourd’hui la proposition de C. SIGONIO (Carolus SIGONIUS), qui, dans son édition de TITE-LIVE de 1566a, écrivait Macium dans le texte (f° 69 r, lin. 7), tout en suggérant dans ses « scholies », 1566b, de lire Μαικίῳ chez DIODORE (f° 19 v, s.u. ADMETIVM), avant de transcrire Maecium dans l’édition de de TITE-LIVE de 1572 (f° 69 r, lin. 7) ; il évoque certes les leçons grecques avec r, mais pour les rejeter ; c’est donc à tort que J. BAYET, 1966, lui attribue une proposition de correction en Marcium, tout en retenant luimême Mecium, en tant que base du nom de la tribu (le tout est repris, sans indication de source, par R. BLOCH et Ch. GUILLARD, 1987, ad LIV., 8, 17, 11, où les mss. donnent Maecia, sauf le Mediceus A, qui présente une variante Maetia écrite d’une autre main). Signalons enfin que la leçon des manuscrits est conservée pour DIODORE par E. BENNETT, l’éditeur de la seconde partie du livre concerné dans la CUF, 1997, qui s’appuie (ad loc., p. 151, note 1) sur l’accord des deux autres sources grecques et sur la date bien postérieure de la création de la tribu (mais celle qu’il donne est erronée !). 74 TITE-LIVE (8, 17, 11) : Eodem anno census actus nouique ciues censi.Tribus propter eos additae Maecia et Scaptia. Censores addiderunt Q. Publilius Philo Sp. Postumius. La tribu Maecia, la 28e dans l’ordre de création, est encore citée par TITE-LIVE (29, 37, 13) et par CICÉRON (Planc., 16, 38 ; Att., 4, 15 = Ep., 142 Constans [CUF, 1950], § 9). Outre Lanuvium (I), elle comprenait Neapolis (I), Brundisium (II), Paestum, Rhegium (III), Hadria (V), Libarna (IX), mais aucune cité d’Étrurie (région VII). Cf. L.R. TAYLOR, 1960, p. 273 ; I. BITTO, 1968, p. 32-37 (Maecia – Scaptia) ; Cl. CHILLET, 2016a, p. 27, n. 27 ; p. 101), 75 La tribu Scaptia, 29e dans l’ordre de création, porte le nom d’une ville du Latium (PLIN., N.H., 3, 9, 68), qui avait fait partie d’une coalition de 29 cités contre Rome (DION. HAL., 5, 61, 3) en a.V.c. 255 = 499 av. J.-C. (LIV., 2, 18, 4-8), ou en a.V.c. 258 = 496 av. J.-C. (LIV., 2, 21, 1) ; elle pourrait correspondre à la moderne Passerano [RM], à l’est de Castiglione (H. ZEHNACKER, 1998, note ad loc., p. 178). La tribu comprenait Velitrae (I), Altinum, Forum Iulii (X), ainsi que Faesulae, Florentia, Vetulonia en Étrurie (VII). 76 Lanuvium, qui avait été longtemps fidèle à Rome, avant de la trahir en a.V.c. 371 = 383 av. J.-C. (LIV., 6, 21, 2), fut d’abord un municipium sans droit de vote ni participation aux magistratures (LIV., 8, 14, 2 ; CIC., Balb., 13, 31 ; cf. CIL, 6, 12904), mais devint rapidement une ciuitas optimo iure, comme l’indique PAUL (s.u. municipium, 155, 7 [12] L ; cf. CIC., Mur., 40, 56 : L. Licinius Murena, qui en était originaire, fut consul en 62 av. J.-C.). C’est ce que paraît bien confirmer la tonalité des témoignages de CICÉRON (Balb., 13, 31) : … Itaque et ex Latio multi, ut Tusculani, ut Lanuuini, et ex ceteris regionibus gentes universae in ciuitatem sunt receptae, ut Sabinorum, Volscorum, Hernicorum – et de TITE-LIVE (8, 14, 2) : Lanuuinis ciuitas data sacraque sua reddita, cum eo ut aedes lucusque Sospitae Iunonis communis Lanuuinis municipalibus cum populo Romano. On notera le partage du sanctuaire de Iuno Sospita avec les Romains. 77 Voir H. PHILIPP, 1924, col. 694, lin. 62-68; L.R. TAYLOR, 1960, p. 54 (cf. p. 251) ; M. HUMBERT, 1978, p. 177-179. – L’inscription de Lanuvium dans la tribu Maecia n’est pas attestée explicitement, mais la conjecture, fondée sur la proximité chronologique et géographique, est renforcée par l’appartenance à cette tribu de l’un de ses magistrats, nommé en conclusion d’une dédicace (CIL, 1, 1481 = CIL, 2, 3439 = CIL, 14, 2104 / lin. 7-8) : DEDIC • Q • VARINIO • Q • F • / MAEC • LAEVIANO • AED (voir le commentaire de H. DESSAU, CIL, 14, p. 191) et peut-être par l’inscription sur 30 “saumons” de plombs argentifères trouvés vers 1846 près de Carthagène, en Tarraconnaise, et dispersés dans divers musées, qui contient le nom de deux frères Roscii, membres de la tribu (voir E. EGGER, 1862, 275-281, p. 276-278 / reproduit dans E.E., 1868, 384-391, p. 384-387) ; le texte, qui est

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Il est difficile de penser qu’un personnage nommé Maecenas et membre de la tribu Maecia, ne doive pas, d’une manière ou d’une autre, son gentilice à ladite tribu: l’un de ses ascendants a pu être affranchi par ses autorités, selon le cas de figure évoqué par VARRON, ou a choisi lui-même cet ethnique comme gentilice, à l’occasion d’une installation hors de son territoire d’origine. Pour la dérivation, on peut penser à un suffixe complexe réunissant les deux suffixes -n(o) e -as78, et poser, avec le radical du nom de la tribu79 : *Maec-n-as > Maecenas80. le plus ancien texte épigraphique d’Espagne (époque de Sylla), est à lire (CIL, 2, 3439 [A. HÜBNER, 1869]) : M • P • ROSCIEIS • M • F • MAIC, soit M(arcus) P(ublius) Roscieis M(arci) f(ilieis) Maic(ia). Or on sait qu’il y avait des Roscii à Lanuvium, notamment le comédien L. Roscius, client de CICÉRON (Pro Q. Roscio Comoedo ; voir CIC., de Or., 1, 28, 130 ; Diu., 1, 36, 79 ; 2, 31, 66 ; cf. N.D., 1, 28, 79) et le monétaire L. Roscius Fabatus, qui fit figurer au droit de ses deniers l’image de Junon Sospita, honorée à Lanuvium : H.A. GRUEBER, 1910 / 1970, I, p. 422-431, nos 3394-3510 (ca a.V.c. 684 = 70 av. J.-C.); E.A. SYDENHAM, 1952, n° 915, p. 152, pl. 25 (ca a.V.c. 696 = 58 av. J.-C.) ; M.H. CRAWFORD, 1974, 1, p. 439-440, n° 412 (690 a.V.c. = 64 av. J.-C.) [voir L.R. TAYLOR, 1960, p. 251]. – Plus récemment une nouvelle attestation a été fournie par le cippe funéraire, trouvé dans un jardin à Ariccia (RM), proche de Lanuvium (mais appartenant dans l’antiquité à la tribu Horatia), d’un fils de parents affranchis, de 7 ans, dont la tribu est indiquée malgré son jeune âge (M.G. GRANINO CECERE, 1995, 235-243) : D • M / P • CORNELIO • P • FILIO / MAEC • HELIANO / VIX • ANN • VII • MENS • II • BIDUO / P • CORNELIUS / CALLICRATES ET / FLAVIA HELIAS / PARENTES (on remarque que l’enfant porte un cognomen dérivé de celui de sa mère). 78 Comme le rappelle la note de VARRON, il s’agit de deux suffixes servant à former des ethniques ; ils ont pu se joindre pour se renforcer, comme le suggère la paire Infernas et Supernas, à propos desquels, on a vu (note 49) que le suffixe -as s’ajoute parfois au radical d’adjectifs déjà suffixés en -n. Mais l’on peut aussi penser à une analogie avec les nombreux ethniques formés sur des topopnymes dont le radical se termine par n ; les ethniques formés sur des noms propres de lieux à radicaux sans n sont de fait assez nombreux : Aletrinates (PLIN., N.H., 3, 9, 63), de Aletrium, ville hernique, Asisinates (ILS, 3039. 3398. 3752), de Asisium (mod. Assisi, Assise [PG]), Iguuinas (CIC., Balb., 20, 47 [Iguinatium]), de Iguuium (mod. Gubbio [PG]), Truentinates (CIL, 10, 6440 = ILS, 6277) de Truentum, ville picénienne (PLIN., N.H., 3, 18, 110), et plusieurs formés sur des noms de fleuves, tels que Aesinates (PLIN., N.H., 3, 19, 113) de Aesis (LIV., 5, 35, 3 ; PLIN., N.H., 3, 19, 113 ; cf. STRAB., 5, 1, 11 / 217 C [Αἶσις]), Lirenates (PLIN., N.H., 3, 9, 64) de Liris (CIC., Leg., 2, 3, 6 ; HOR., Od., 1, 31, 7 ; MELA, 2, 4, 71 ; PLIN., N.H., 3, 9, 56. 59 ; cf. STRAB., 5, 3, 10 / 237 C [Λεῖρις]), Sapinates (PLIN., N.H., 3, 19, 114) de Sapis (PLIN., N.H., 3, 20, 115 ; cf. STRAB., 5, 1, 11 / 217 C [Σάπις]). 79 A.J. PFIFFIG, 1964, p. 27 et n. 12 / 1995, p. 132 et n. 12, suit VARRON pour la reconnaisssance du mot comme ethnique et pose comme étymon maicna, sans analyse (à lire sans doute maic-na). – Cl. CHILLET, 2016a, p. 25-26, refuse l’étymologie par le nom de la tribu au motif qu’il faudrait poser *Maec-en-as, forme « trop irrégulière » (?), considère comme plus satisfaisante linguistiquement une séquence *maicenate > *mecenate > *mecnate > lat. maecenas, mais reconnaît que les premières formes ne sont pas attestées en étrusque, évoque enfin une dérivation en -na «courante en étrusque pour former les gentilices» sur un radical *maic-/*mec- « qui n’est pas plus repérable » – alors que c’est précisément celui du nom du lieu-dit éponyme dans ses diverses orthographes ! tandis que la dérivation en -na, -natis est également bien attestée en latin. 80 Voir PLINE (N.H., 14, 8, 67) : Maecenatia uina, nom d’un cru de vin qui n’aurait rien à voir avec Mécène, mais serait tiré d’un anthroponyme ou d’un toponyme datant de la période d’expansion étrusque en Cisalpine orientale, selon J. ANDRÉ, 1958, comm. ad loc. ; cf. W. SCHULZE, 1904, p. 185. 529). – Les incertitudes sur la forme exacte du nom de la tribu, sur son origine et son rapport avec celui du lieu-dit Ad Maecium, n’affaiblissent en rien le rapport étymologique que le gentilice Maecenas doit entretenir avec elle.

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À une époque voisine, on découvre un autre Maecenas81, en tant que scribe attaché à Sertorius, dans un fragment des Histoires de SALLUSTE (3, 5, fr. 83 [B. Maurenbrecher, Teubner, 1893])82 – cité par SERVIUS (Aen., 1, 698)83 – qui énumère les convives du banquet au cours duquel le chef rebelle sera assassiné (682 a.V.c. = 72 av. J.-C.): MEDIAMQVE LOCAVIT ipse enim apud maiores domini fuerat locus, ut aperte Sallustius docet: «Igitur discubuere: Sertorius inferior in medio, super eum L. Fabius Hispaniensis senator ex proscriptis, in summo Antonius et infra scriba Sertorii Versius et alter scriba Maecenas in imo medius inter Tarquitium et dominum Perpernam».

On constate la présence parmi les convives de deux personnes portant un nom d’origine étrusque, Tarquitius et Perperna; mais Sertorius lui-même porte un nom latin, de même que M. Antonius, L. Fabius Hispaniensis et l’autre scribe, Versius84. Quant à Maecenas, nous ne connaissons ni son identité complète, ni sa tribu de rattachement; mais, comme le précédent, il paraît s’agir d’un citoyen de rang relativement modeste, bien éloigné du niveau social de l’ami d’Auguste85, ce qui rend improbable son inscription dans l’arbre généalogique de ce dernier86. Ce n’est pas le cas pour le premier personnage de ce nom à avoir joué un certain rôle politique, C. Maecenas87, qui fut, en a.V.c. 663 = 91 av. J.-C., 81

F. MÜNZER, 1928b ; Cl. CHILLET, 2016 a, p. 113-114. Voir P. McGUSHIN, 1992-1994, II, p. 129-131 = Hist., 3, fr. 79 (avec une notice sur chacun des personnages). 83 Le dernier membre de phrase, à partir de alter scriba, est aussi donné par NONIUS MARCELLUS (Comp. doct., 4, s.u. dominus, 281, 11 M / 433 L [281, 28-30 / 434 L]), qui l’introduit par Sallustius Hist. lib. III, comme exemple d’emploi de dominus – avec scriba Maecenas corrigé d’après SERVIUS sur scribam et cenas, et Perpennam, là où les manuscrits de SERVIUS et de NONIUS se partagent entre les deux formes. 84 L’existence d’un Virsius sur une inscription latine de Tarquinia (CIL, 11, 3505) a suggéré à E. GABBA, 1954, 41-114. 293-345, p. 313, la possibilité que Versius soit étrusque, ce qui pour W.V. HARRIS, 1971, p. 286-287, est «rather speculative, but may be accepted». W. SCHULZE, 1904, p. 253, sépare au contraire les deux gentilices au vocalisme différent. 85 Bien que la fonction de scribe ne fût pas incompatible avec la qualité de chevalier – au contraire, selon W.V. HARRIS, 1971, qui va jusqu’à écrire, p. 287 : «scribae habitually had equestrian status». Il semble même que la fonction ait pu faire acquérir le statut équestre : un affranchi s’énorgueillit d’avoir reçu les anneaux d’or de la part de Commode en ayant occupé deux fonctions de scribe (CIL, 6, 1847) : l. MARIVS • L • LIB • DORYPHOROS • ANVLOS • AVREOS / CONSECVTVS • A • DIVO • COMMODO • SCRIB • AEDILIC • ET / TRIBVNIC • SCRIB … Mais il devait y avoir plusieurs catégories de scribes et les textes allégués (CIC., Cat., 4, 7, 15 ; Dom., 27, 74) ne permettent pas de généraliser l’appartenance à l’ordre équestre : voir E. KORNEMANN, 1921, spéc. col. 850-855. 86 L.A. MacKAY, 1942, p. 79-80, suppose que ce personnage pourrait être le père du grand Mécène. Mais même s’il était chevalier, sa fonction paraît trop modeste pour justifier la formule de VELLEIUS PATERCULUS (2, 88, 2) : equestri sed splendido genere natus. Sur splendidus / splendor, qui s’appliquent à l’illustration acquise par les equites : J. HELLEGOUARC’H, 1963, p. 458-461. 87 F. MÜNZER, 1928c ; Cl. NICOLET, 1966-1974, 2, p. 933-934 = n° 210. C. Maecenas ; Cl. CHILLET, 2016a, p. 26. On remarque que ce C. Maecenas n’est cité par CICÉRON qu’en troisième position : il n’était donc pas le principal meneur. Néanmoins il ne devait pas être non plus un nouveau venu dans l’ordre des chevaliers ; il faut donc admettre qu’il était citoyen romain avant la guerre sociale : voir W.V. HARRIS, 1971, p. 319-328, liste d’Étrusques qui auraient obtenu la citoyenneté avant la guerre sociale (p. 320-321 pour notre personnage) ; p. 318 tableau récapitulatif (pour Arretium : Maecenates, C. Maecenas, eq. R., 82

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l’un des principaux opposants88 à la réforme de M. Livius Drusus89, tendant à supprimer l’exceptio legis dont bénéficiaient les juges équestres depuis la lex Sempronia de a.V.c. 631 = 123 av. J.-C.90. L’épisode n’est connu que par un passage de CICÉRON (Cluent., 56, 153-154) : O uiros fortis, equites Romanos, qui homini clarissimo ac potentissimo, M. Druso, tribuno plebis, restiterunt, cum ille nihil aliud ageret cum illa cuncta quae tum erat nobilitate, nisi ut ei qui rem iudicassent huiusce modi quaestionibus in iudicium uocarentur ! Tum C. Flauius Pusio, Cn. Titinus, C. Maecenas, illa robura populi Romani, ceterique eiusdem ordinis, non fecerunt idem quod Cluentius … sed apertissime repugnarunt … 154. Aut sibi ad honores petendos aetatem integram restitui oportere, aut, quoniam id non posset, eam condicionem uitae … manere.

C. Maecenas pourrait être le grand-père de notre personnage91 qui, selon un usage courant, aurait reçu son prénom. Ce dernier du reste appartenait à une tribu autre que celle du designator, en l’occurrence la Pomptina, comme l’indique sa nomenclature officielle d’après CIC., Cluent., 56, 153) ; M. TORELLI, 1982, 2, 275-299, p. 289 (tableau emprunté à W.V. HARRIS, avec correction, p. 278). 88 Cl. NICOLET, 1966-1974 qualifie à l’occasion C. Maecenas (1, p. 224) et ses deux compagnons (1, p. 78. 641) de princeps / principes equestris ordinis. Ce titre apparaît effectivement dans les titulatures de certains chevaliers, telles qu’elles nous sont transmises par des sources littéraires (5 parmi les notices de Cl. N., notamment celle de L. Aelius Lamia [1, p. 261 ; 2, p. 762-765, n° 10, d’après CICÉRON, Fam., 11, 16, 2]) ; mais il n’est pas attesté formellement pour ces trois personnages et ne figure du reste pas dans les notices individuelles que leur consacre notre auteur (2, p. 879, n° 146 ; p. 1039, n° 344 ; p. 932-933, n° 209). Par ailleurs, on ne trouve nulle part dans l’ouvrage de description de cette fonction (désignation, pouvoirs, titulaires multiples ?), bien que l’ordre équestre soit qualifié d’«institution cohérente, structurée, hiérarchisée» (1, p. 646). 89 Sur cette réforme : Cl. NICOLET, 1966-1974, 1, p. 559-570. Voir aussi Cl. NICOLET, 1972 : sur la problématique judiciaire, p. 205-207 ; sur les trois meneurs, p. 210-211. 90 Dans un autre discours, CICÉRON (Rab. Post., 7, 16-17) rappelle l’argumentation des opposants. – Sur la lex Sempronia (de C. Sempronius Graccchus) : Cl. NICOLET, 1966-1974, 1, p. 475-485. L’exceptio legis (ibid., p. 511-513) exemptait les chevaliers de toute responsabilité, civile et politique, dans l’exercice de leurs fonctions judiciaires. 91 Ce possible lien de parenté n’est pas évoqué dans l’article de F. MÜNZER, 1928c, mais l’est dans des ouvrages plus récents, comme ceux de R. SYME, 1939, p. 129, n. 4, ou de J. HEURGON, 1961 / 21979 / 31989, p. 319 : on fait généralement valoir que les deux Mécènes expriment le même refus de s’élever au-dessus de l’ordre auquel ils appartiennent. Cl. NICOLET, 1974, 2, p. 933, émet sur la question un jugement bien surprenant : « Cependant, remarquons que la tradition, si abondante, concernant les ancêtres de Mécène, ne mentionne absolument pas cet eques, inconnu par ailleurs ». On se demande où il a bien pu trouver cette « tradition, si abondante », alors que, de la généalogie de Mécène, l’on ne connaît guère, avec une certitude raisonnable, que l’initiale du prénom de son père ! (supra, p. 536). Cette observation ne l’empêche pas d’écrire plus haut, 1, 1966, p. 224 : « C. Maecenas, le grandpère de Mécène certainement, qui, en tant que princeps de l’ordre équestre …» ; puis, p. 570 : « C. Maecenas, ancêtre de Mécène, issu d’une très grande famille “royale” d’Arezzo » et encore, p. 705 : « Nous connaissons bien les Maecenates d’Arezzo, une des plus puissantes dynasties locales », anticipant ainsi de deux générations l’effet de l’allliance avec, p. 224, « les Cilnii, ancêtres maternels de Mécène », qui « avaient, on le sait, régné sur Arezzo aux IVe et IIIe siècles ». – On remarquera que le même glissement d’une famille à l’autre se rencontre déjà chez SILIUS ITALICUS (Pun., 10, 39-41), qui met en scène un Maecenas tué lors d’un combat avec l’armée carthaginoise : Oppetis et Tyrio super unguina fixe ueruto / Maecenas, cui Maeonia uenerabile terra / et sceptris olim celebratur nomen Etruscis (voir le commentaire de F. SPALTENSTEIN, 1986-1990, 2, p. 58).

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dans l’inscription rédigée par ses affranchis que nous avons examinée en ouverture (CIL, 6, 21771)92 ; ceci s’accorde avec son lieu de naissance – ou du moins d’origine de sa famille93 –, puisque les habitants d’Arezzo ont été effectivement inscrits dans cette tribu lors de leur intégration à l’Etat romain, en 88 av. J.-C.94. Mais il est difficile de penser qu’un gentilice identique puisse avoir deux origines différentes95 : l’on admettra qu’il a dû y avoir un changement de tribu justement au moment de l’intégration de la ville, pour les citoyens romains qui y résidaient déjà, ou bien, dans ce cas particulier, au moment du rapprochement avec la famille arétine des Cilnii. Au total, on ne peut qu’être frappé du contraste entre les affirmations péremptoires sur l’origine étrusque et plus précisément arétine de Mécène et la faiblesse des éléments de preuve que l’on invoque96. Comme on l’a vu, il est inexact de dire que « la terminaison en -nas désignait de toute évidence le nomen comme étrusque97 », puisqu’en réalité aucune des formations étrusques proposées comme équivalentes ne l’est réellement et qu’en revanche une étymologie latine est possible, tant pour le radical que pour le suffixe de ce gentilice, qui n’est du reste pas attesté en Étrurie, mais l’est bien à Rome. Il est tout aussi inexact de parler d’« une origine arétine bien établie98 » en se fondant sur l’appartenance à la tribu Pomptina99, quand on affirme par ailleurs que les Maecenates sont installés à Rome depuis plusieurs générations et que l’on constate que l’un des leurs était un chevalier romain en vue avant même l’octroi du droit de cité à tous les Étrusques et donc leur répartition dans diverses tribus. 92 Le territoire de la tribu Pomptina est limité par la création de la Maecia et de la Scaptia vers le nord ; les nouvelles tribus comblent l’espace entre la Pomptina et l’ager Romanus (L.R. TAYLOR, 1960, p. 53) 93 On connaît le jour de sa naissance, 13 avril, selon HORACE (Od., 4, 11, 13-20) : … /14…Idus tibi sunt agendae, / 15qui dies mensem Veneris marinae / 16findit Aprilem, / … / 18… quod ex hac / 19luce Maecenas meus affluentis / 20ordinat annos), mais ni l’année (entre 74 et 64 av. J.-C.), ni le lieu, qui pourrait bien être Rome. 94 Voir supra, note 10. Cf. CIL, 11 [E. BORMANN, 1888], s.u. Arretium (Arezzo). Tribu Pomptina, 335-337, p. 336 (liste d’inscriptions d’Arezzo contenant le nom de la tribu) ; L.R. TAYLOR, 1960, p. 115. 179. 274 ; A.J. PFIFFIG, 1966, p. 78 (liste). 95 On ne connaît pas la tribu du C. Maecenas de 91. Mais rien ne justifie qu’on le rattache particulièrement à Arezzo – comme le fait par exemple W.V. HARRIS, 1971, p. 328, au seul motif que son éventuel petit-fils appartenait bien à la tribu à laquelle fut intégrée la cité, après la guerre sociale. Le peu que l’on sait du premier suggère qu’il jouait un rôle assez important dans l’ordre équestre et qu’il était probablement juge à Rome ; l’admission à la citoyenneté devait donc remonter au moins à son père, mais pouvait aussi être plus ancienne : ne peut-on pas penser à Lanuvium et à la tribu Maecia de son homonyme ? 96 On en trouvera une synthèse p. ex. chez W.V. HARRIS, 1971, p. 320-321, s.u. Maecenas. 97 Cl. CHILLET, 2016a, p. 29. Le même auteur ne craint pas, du reste, d’écrire le contraire quelques pages plus loin, p. 61 : « Son gentilice emploie la forme latinisée en -nas et non pas la forme la plus proche de l’étrusque en -na » : cette fois, le suffixe -nas est un suffixe latin … – W.V. HARRIS, 1971, p. 319-320 cite plusieurs références censées confirmer le caractère étrusque de Maecenas, mais aucune ne mentionne ce nom. R. SYME, 1939, p. 90, n. 4, se demande si Carrinas est ombrien ou étrusque – mais F. MÜNZER, 1899, col. 1612, lin. 5, considère qu’il s’agit d’une famille romaine. 98 Cl. CHILLET, 2016a, p. 27. 99 Curieusement l’auteur oublie ici un autre indice de cette origine, l’une des expressions d’AUGUSTE dans sa lettre : lasar Arretinum (!).

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Dès lors que Mécène revendiquait une ascendance à la fois étrusque et royale indissolublement100 et que l’on s’accorde à estimer que la seconde prétention se référait à sa lignée maternelle, celle-ci peut fort bien avoir satisfait aussi, à elle seule, à la première: il n’était pas indispensable que son père fût également étrusque. En fait, comme on l’a vu, il n’y a pas vraiment de raison impérative de penser que les Maecenates sont des Étrusques qui seraient arrivés à Rome au plus tard au dernier quart du IIe siècle av. J.-C.101: ce sont des Romains, ou éventuellement des Latins, peut-être de Lanuvium. Tout au plus peut-on envisager un déplacement du père de notre personnage qui se serait installé, au moins temporairement, à Arezzo au moment de son mariage, en raison de la supériorité sociale de son épouse, ce qui a pu permettre à leur fils de naître dans la cité des Cilnii102. On ajoutera qu’en épousant Terentia103, Mécène n’a pas sacrifié à la tendance endogamique des grandes familles étrusques, encore décelable à la fin du Ier siècle ap. J.-C.104, mais sans doute moins impérative chez lui105. 100 Cette revendiction est en quelque condensée dans l’apostrophe de la première Élégie à Mécène (13) : Regis eras, Etrusce, genus (cf. les autres expressions citées note 22, qui sont aussi toutes des apostrophes). – Cl. CHILLET, 2016a, p. 22, observe que la double revendication venait bien de Mécène lui-même, puisqu’elle disparaît dès le premier auteur qui lui soit postérieur, VELLEIUS PATERCULUS (2, 88, 2 [cité note 86), pour qui il n’est plus que chevalier. La seule exception est MARTIAL (12, 3 [4], 2 [cité note 22]), mais celui-ci démarque HORACE (Od., 1, 1, 1 [cité note 22]). 101 Comme on le fait généralement, essentiellement à propos du chevalier C. Maecenas : voir supra, note 86. 102 On ne sait si Mécène parlait l’étrusque : lorsqu’HORACE (Od., 3, 8, 5) l’interpelle docte sermones utriusque linguae, il loue son bilinguisme en latin et en grec ; cf. la réplique qui lui est prêtée par SÉNÈQUE LE RHÉTEUR (Contr., 9, 3, 14), à propos des traducteurs qui sont mal payés et dont on ne sait pas finalement à quel pays ils appartiennent, situation qu’il illustre plaisamment par la présentation chez HOMÈRE du héros Diomède, dont l’apparence ne permet pas de savoir à quel camp il appartient (Il., E = 5, 85[-86]) : Dixit Haterius : … numquam magnas mercedes excepisse eos, qui hermeneumata docerent, Maecenas dixit : Τυδεΐδην δ’oὐκ ἂν γνοίης, ποτέροισι μετείη [ἠὲ μετὰ Τρώεσσιν ὁμιλέοι ἢ μετ’ Ἀχαιοῖς]. La question de la langue maternelle de Mécène ne se poserait sans doute pas si l’on était sûr qu’il eût été éduqué à Arezzo. – Le bilinguisme d’Auguste, attesté par SUÉTONE (Aug., 89, 4), est naturellement gréco-latin: In euoluendis utriusque linguae auctoribus … 103 A moins que Terentia … n’ait eu du sang étrusque dans les veines ! La seule donnée généalogique que l’on ait sur elle (A. STEIN, 1934), c’est qu’elle était la sœur de L. Licinius Murena: collègue d’Auguste au consulat en 23, il conspira contre lui et fut exécuté, après un prοcès in absentia, bien qu’il eût été défendu par son beau-frère Mécène, ὁ Μαικήνας, τῇ ἀδελφῇ αὐτοῦ συνοικῶν, comme l’indique DION CASSIUS (54, 3, 5)*. La comparaison de la formule onomastique fournie un peu plus haut par l’historien (54, 3, 3), au génitif : Λικινίου Μουρήνου, et de la mention de ce personnage dans les Fasti Consulares Capitolini, malheureusement très lacunaire (CIL, I2, p. 27 = InscrIt, 13/1, p. 59 : A. T[erentius A.f. – n. Var]ro Murena suggère qu’il s’agit d’un descendant de la gens Licinia – à qui appartient exclusivement le cognomen Murena (voir infra) –, entré par adoption dans la famille Terentia (voir e.g. M. FLUSS, 1934 ; S. TREGGIARI, 1973 ; J. DALY, 1978) et qui continuait à porter à l’occasion son gentilice d’origine (c’est à travers ce nom qu’HORACE lui dédie une Ode, 2, 10, 1: Rectius uiues, Licini …). Mais le père de ce personnage avait lui même déjà porté le nom double (F. MÜNZER, 1934), ce qui signifie que l’adoption remonte en fait à ce dernier (édile curule probablement en 44: ILS, 6075). Dès lors Terentia – qui en tant que femme ne peut pas être elle-même adoptée – doit être elle aussi la fille de ce personnage, dont – toujours en tant que femme – elle ne porte qu’un seul nom, celui d’adoption; son origine étant connue et le rapport avec les Licinii étant entretenu par son frère, on peut comprendre que des exégètes (voir R.G.M. NISBET, M. HUBBARD, 2, 1978, p. 180-182. 194), à la suite

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du Ps. ACRON (in HOR., Od., 2, 12, 13 ; Serm., 1, 2, 64), aient cru discerner dans le personnage de Licymnia, qui apparaît dans une ode d’Horace (Od., 2, 12, 13. 23), une évocation approximative de celle qui aurait pu s’appeler Licinia (ou Licinnia, car une orthographe avec géminée est attestée pour ce gentilice, en latin [IABOLENUS, Dig., 24, 3, 66 pr.] comme en transcription grecque [PLVT., Aemil., 9, X ; C. Gracch., 38, 6 ; Cic., 9, XX ; Rom. Quaest., 83 / XX ; IG, 7, 110. 1777]) – tandis que d’autres observaient que Licymnia désignait en Grèce l’acropole de la cité de Tirynthe (STAT., Theb., 4, 734), dont l’ethnique à peine latinisé Tirynthius ressemblerait à Terentius, fém. Terentia (dont Licymnia est par ailleurs l’équivalent métrique), et que d’autres encore rapprochaient le nom de lucumon, transcription latine du mot étrusque qui a pu désigner un roi (SERV., Aen., 2, 270 ; 8, 475). – La famille Licinia était installée à Lanuvium, ainsi que le rappelle CICÉRON (Mur., 41, 90 ; cf. 40, 86) – comme probablement les Maecenates (supra, p. 547-548) – mais avait des racines étrusques : la grande tombe de la famille Lecne, près de Sienne, a fourni 14 épitaphes (CIE, 1, 265-278 = ET, AS 1.318-331), dont une bilingue (CIE, 272 = TLE, 455 = ET, AS 1. 325), qui atteste bien la correspondance Licini / Lecne (cf. F. MÜNZER, 1926a). Et l’on retrouve chez VIRGILE (Aen., 9, 546) Licymnia comme nom d’une esclave et concubine d’un roi méonien, c’est-à-dire lydien, en écho à l’origine attribuée aux Etrusques dans la version la plus traditionnelle, remontant à HÉRODOTE (1, 94 ; cfr. DION. HAL., 1, 27-28) et admise explicitement par le poète lui-même (VERG., Aen. 2, 781 ; 8, 479 ; 9, 11 ; 10, 155 [voir D. BRIQUEL, 1991]). – Si VARRON (R.R., 3, 3, 10), COLUMELLE (R.R., 8, 16, 15) et MACROBE (Sat., 3, 15, 1. 2) attribuent le surnom Murena à un ancêtre pisciculteur, grandpère du client de Cicéron (voir F. MÜNZER, 1926c), en tant que forme latinisée du nom grec de poisson μύραινα (cf. PLIN., N.H., 9, 80, 170), il est probable qu’il en soit de fait totalement distinct, puisqu’il était déjà porté par le père de celui-ci (F. MÜNZER, 1926b), qu’il est, comme on l’a vu (D. CASS., 54, 3, 3. 4. 5), transcrit Μουρήνας en grec (cf. Inschriften von Olympia, 321 ; PLVT., Cato min., 21, 4. 5. 7. 8 [-ρρ-] ; Sylla, 17, 6, 12 ; 19, 4. 5. 6 [-ρ-]),– et que sa finale -na semble lui conférer une couleur étrusque (W. SCHULZE, 1904, p. 195-196, suivi par A. WALDE, J.B., HOFFMANN, LEW3, 2, s.u. murena, p. 128 ; A. ERNOUT, A. MEILLET, DELL4/3, 1979, s.u. murena, p. 422). [*Nous suivons ici l’opinion de la majorité des exégètes modernes, qui ne voient qu’un seul et même personnage dans le consul du début de l’année 23 et le conspirateur, beau-frère de Mécène, exécuté un peu plus tard. Mais cette identité a été contestée, en raison notamment de la multiplicité des formules onomastiques fournies par les diverses sources anciennes. On trouvera un exposé circonstancié du problème chez J.S. ARKENBERG, 1993, qui fournit d’abord un tableau prosopographique des familles concernées, les Licinii Murenae et les Terentii Varrones, ainsi que celle qui provient de leurs relations d’adoption, les Varrones Murenae – 36 fiches individuelles et un arbre généalogique –, puis analyse, dans une seconde partie, l’abondante bibliographie – dans laquelle il relève au moins 17 études parues dans les 25 années antérieures, avec des conclusions contradictoires –, avant de terminer (p. 483-491) par la démonstration qu’il s’agit probablement de deux frères; mais ceci est formellement contraire à l’indication des scoliastes d’HORACE, le Ps-ACRON (in Od., 2, 2, 5-6) et PORPHYRION (id.) qui, à propos de la générosité de Proculeius, ami d’Auguste et autre frère de Terentia, envers ses frères, ne citent qu’un seul Murena – et un Scipion. Des études plus récentes (G. CRESCI-MARONE, 1999 ; A.R. BIRLEY, 2000, p. 731-732) reviennent à un personnage unique, tandis que C. CHILLET, 2016, qui distingue (p. 283) le consul du conspirateur, aborde, après avoir parlé de Scipion et de Proculeius, « le cas du dernier frère, … Murena » (p. 389), dont il modifie curieusement la mention dans les Fastes Capitolins, en lisant (p. 389) C. [Var]ro Murena (!), pour finalement ne rien conclure de précis (p. 392). On notera que, quelle que soit la réponse à cette question d’identité, il reste établi, grâce à DION CASSIUS, que Terentia était la sœur d’un Licinius Murena, qu’elle était donc apparentée à la famille Licinia, ce qui rend plausible une ascendance au moins en partie étrusque (C. CHILLET, 2016, p. 384 et note 64, évoque aussi la présence d’une Terentia dans une inscription de Volsinii, cf. M.-T., RAEPSAET-CHARLIER, 1987, n° 296). Mais l’on observera aussi que, contrairement à son mari, elle ne semble pas l’avoir bruyamment revendiquée.] 104 On pense ici à l’amie de Livie, Vrgulania (R. HANSLICK, 1962, 1868-1869 ; cf. TAC., An., 2, 34, 2. 4 ; 4, 21, 1 ; 4, 22, 1-21), descendante probable d’une famille dominante de Caere, dont l’un des membres est mentionné comme roi de la cité dans les Elogia

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* * * Parmi les personnages secondaires de l’Énéide auxquels VIRGILE accorde néanmoins des traits suffisamment précis pour leur conférer une véritable identité, on relève Drances, principal conseiller du roi Latinus, qui n’apparaît que dans le chant 11106, au moment de la confrontation avec Turnus. Voici le portrait que dresse de lui le poète107, lors de sa seconde intervention, la plus importante, au cours de laquelle Drances doit s’adresser directement au jeune chef étrusque (Aen., 11, 336-342): Tarquiniensia, où son nom est latinisé en Orgolnius, ce qui doit correspondre à une forme étrusque *Urclna : voir la démonstration de M. TORELLI, 1975, qui s’appuie notamment (p. 40. 70-72) sur le nom d’Ania Orculnia, attesté dans une inscription de Caere en latin (CIE, 6187). Elle était mariée à M. Plautius (pas de notice dans la RE), dont le gentilice doit être la latinisation de l’étrusque Plaute (CIE, 4425 = ET, Pe 1. 1155 ; CIE, 3617 sqq. = ET, Pe 1.260 sqq. ; Plautial : CIE, 2526 = ET, Cl 1.2051 ; cf. W. SCHULZE, 1904, p. 211. 320) ; leur fils unique, M. Plautius Siluanus (M. HOFMANN, 1951a), épousa une femme nommée Lartia (CIL, 14, 3606 = ILS, 921 / lin. 8), transcription latine du prénom étrusque courant Larθ, fem. Larθia, utilisée ici comme gentilice. Ils eurent quatre enfants, trois fils, dont l’un A. Plautius Vrgulanus (M. HOFMANN, s.u., 1951c) mourut à l’âge de neuf ans (CIL, 14, 3606 = ILS, 921 / lin. 9-11), tandis que ses deux frères épousaient des femmes d’origine étrusque, l’aîné, M. Plautius Siluanus (M. HOFMANN, 1951b), une Apronia (TAC., An., 4, 22, 1) – dont le nom est considéré comme étrusque par W. SCHULZE (ZGLEN, 1904 [412], p. 110-111), malgré l’absence d’attestation de formes correspondantes directes en Étrurie – le plus jeune, P. Plautius Pulcher (M. HOFMANN, 1951d), une Vibia Marsi filia Laelia nata (CIL, 14, 3607 = ILS, 961 / lin. 14-15), dont la formule onomastique en latin conserve la coutume étrusque d’indiquer le matronyme ; et une fille Plautia Vrgulanilla (M. HOFMANN, 1951e), qui n’épousa pas un Étrusque, mais le futur empereur Claude (SVET., Claud., 26, 3 ; 27, 1), le premier étruscologue de l’histoire. Elle-même et son frère mort en bas âge portaient comme cognomina en latin des diminutifs du nom de leur grand-mère, perpétuant ainsi l’importance de l’ascendance maternelle dans la société étrusque : voir J. HEURGON, 1953, p. 93-96 ; J.H., 1961, p. 105-107 ; Cl. CHILLET, 2016a, p. 63 et n. 190. 105 Mécène semble ne s’être intéressé à son ascendance étrusque que dans la mesure où ce passé lui permettait de revendiquer une position élevée et de justifier un comportement jugé parfois singulier par ses contemporains, sans avoir à se conformer aux usages romains en matière de carrière politique ou de vie en société. Mais il ne semble pas avoir œuvré particulièrement pour la défense de la civilisation étrusque : aucun des auteurs qui nous parlent de lui, en bien ou en mal, ne signale un intérêt de sa part pour l’Etrusca disciplina ou, comme on l’a déjà observé, pour la langue étrusque, qui cesse d’être utilisée précisément sous le règne d’Auguste. Voir la conclusion en ce sens de l’enquête détaillée de Ph. LE DOZE, 2014, p. 245-271 sur « La part de l’Étrusque » (ch. IX). 106 VIRGILE (Aen., 11, 122-131. 220-221. 336-375). Drances est cité en son absence par Turnus au chant suivant (12, 644). 107 Beaucoup de commentateurs insistent sur le caractère unique de la présentation du personnage par le poète. Selon O. ROSSBACH, s.u. Drances, in RE, 5 / 2, 1905, 1665, « Vergil scheint diese fein von ihm charakterisierte Gestalt selbst erfunden zu haben ». De fait, les deux seules autres occurrences du nom sont une citation, chez Chr.G. HEYNE, 1833, ad 11, 336, 3/2, p. 623, de JULIUS SABINUS (cité note 118), et une utilisation du nom comme exemple de double flexion, avec génitif Drancis ou Drancetis, par PROBUS (Catholica, 1, 42 / GL, 4, 20, 15-17 Keil), qui considère le nom comme grec : ‘Ces’ omnia producuntur, sed Latina ‘dis’ faciunt genetivo, haec merces, mercedis, Graeca ‘cis’, Drances Drancis, uel ‘tis’, Drancetis, Saces Sacis uel Sacetis. Omnia tamen declinationis tertiae. G. HIGHET, 1972, p. 251, propose une étymologie draco + rancens (hapax chez LUCR., 3, 719), « rance, fétide ».

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Tum Drances idem infensus, quem gloria Turni obliqua inuidia stimulisque agitabat amaris, largus opum et lingua melior, sed frigida bello dextera, consiliis habitus non futtilis auctor, seditione potens (genus huic materna superbum 340 nobilitas dabat, incertum de patre ferebat), surgit et his onerat dictis atque aggerat iras.

Dans son article de l’Enciclopedia Virgiliana sur Drances108, A. LA PENNA rappelle qu’ont été proposés comme modèles littéraires109 les personnages homériques Thersite110, le plus souvent111, mais aussi Polydamas112, voire Agamemnon et Achille113 – auxquels s’est ajouté plus

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A. LA PENNA, 1985, 138b-140b. Les exégètes modernes semblent avoir été particulièrement inventifs pour proposer les formules les plus audacieuses dans la construction de ce personnage. On en trouvera un florilège p.ex. dans le commentaire de E. PARATORE, 1983, p. 165, note 36. – Voir aussi : P.F. BURKE, Drances Infensus : a Study in Vergilian Character Portrayal, in TAPhA, 108, 1978, 15-20 110 Sur Thersite : G.A. GERHARD, 1934, 2455-2471. – Le rapprochement est déjà chez O. RIBBECK, 1889, 2, p. 80-81. A. LA PENNA, 1971, avait défendu lui-même le rapprochement entre Thersite et Drances en commençant son article par : « Drance è uno dei personaggi virgiliani la cui origine omerica è più évidente ». Il est encore revenu sur la question dans A.L.P., 1978, où il observe le développement du type dans la littérature des siècles suivants – comme l’avait déjà esquissé R.T. BRUÈRE, 1971, 30-34, qui évoquait, de LUCAIN (Phars., 8, 327-330 [cf. Aen., 11, 336-342] ; 8, 331-334 [cf. Aen., 11, 411-414]) et SILIUS ITALICUS (8, 246-262 [Aen., 11, 338-341]) à John MILTON (portrait de Belial, in Paradise Lost, 2, 108-117 [cf. Aen., 11, 336-342], d’après E.C. BALDWIN, An Instance of Milton’s Debt to Vergil, in JEGP, 7, 1908, 85-86), les échos du personnage, non réductible à un simple doublet de Thersite. 111 Les passages de VIRGILE qui rappelleraient HOMÈRE ont été systématiquement relevés par G.N. KNAUER, 1964. L’auteur ne consacre pas de développement particulier à nos deux personnages, mais il indique les références parallèles : p. 422, de l’Énéide vers l’Iliade, p. 437, de l’Iliade vers l’Énéide (curieusement les deux listes ne coïncident pas complètement …). Avec A. LA PENNA, 1971, p. 283-284, on retiendra : la première apparition de Drances dans l’Énéide (11, 122-123) rappellerait un vers de l’Iliade (2, 220) et la présentation de Drances, dans sa seconde intervention (Aen., 11, 336-342), le portrait de Thersite (Il., 2, 212224) ; le discours de l’un (Aen., 11, 343-375) rappellerait tout le discours de l’autre (Il., 2, 225-242) et la réponse de Turnus (Aen., 11, 378-444) celle d’Ulysse (Il., 2, 246-264). Voir aussi G. HIGHET, 1972, p. 249-251 (Drances), qui conclut ainsi sa comparaison : « Drances makes a better speech ; Thersites is a more vital and memorable character. » 112 Son nom apparaît chez HOMÈRE sous la forme Πουλυδάμας, par allongement métrique ; c’est l’un des fils de Πανθοΐδης, né la même nuit qu’Hector, dont il est l’ἐταῖρος et le poète le présente ainsi (Il., S = 18, 249-252) : Τοῖσι δὲ Πουλυδάμας πεπνυμένος ἦρχ’ ἀγορεύειν / Πανθοίδης· ὁ γὰρ οἶος ὅρα πρόσσω καὶ ὀπίσσω /Ἕκτορι δ’ ἦεν ἑταῖρος, ἰῇ δ’ ἐν νυκτὶ γένοντο, / ἀλλ’ ὁ μὲν ἂρ μύθοισιν, ὁ δ’ ἔγχει πολλὸν ἐνίκα (cf. PLIN., N.H., 7, 49, 165 : Homerus eadem nocte natos Hectorem et Polydamanta tradidit, tam diuersae sortis uiros. – Scholia ad Tzetzis Allegor. Iliad., dans J.A. CRAMER, 1836, 3, 383, 23 [24) ; voir P. WATHELET, 1988, 2, p. 901-906. 1492-1493 = 286 Πούλυδαμας. Il a été proposé initialement par F. ORSINI (URSINUS), 1567, p. 436 / 21747, p. 509, ad Aen., 11, 336 : Tum Drances] quae de Polydamante finxit Homerus in Iliad. μ’ Virgilius ad Drancem transtulit (la référence est à Il., M = 12, 210 sq.). – E. PARATORE, 1983, ad loc., p. 163, rappelle : « Del resto, nell’intreccio di motivi politici e motivi mitologici che affatica l’esegesi di questi passi, Drance è stato considerato, con riferimento a Omero, una sintesi di Tersite e Polidamante, e 109

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récemment Ulysse114 – et comme modèle historique115 Cicéron116, dans son opposition à Antoine117 : on peut sans doute trouver effectivement des points Turno (in quanto amante insieme e guerriero) una sintesi di Paride e Ettore. » Cf. J. CONINGTON, H. NETTLESHIP3, 1963, p. 317 (H.N. introduction au chant 11). 113 Ces comparaisons ne vont pas sans quiproquo ; on part ici d’un bref passage de MACROBE (Sat., 5, 2, 15) : … altercatio, ut Achillis et Agamemnonis, ita Drancis et Turni – utrobique enim alter suum, alter publicum commodum cogitabat – … Malgré le membre de phrase final, Ch.G. HEYNE, 1833, comm. ad Aen., 11, 336, III, p. 622, pense que c’est Achille, que MACROBE rapproche de Drances, tandis que pour A. LA PENNA, 1985, p. 139b, la comparaison « mette fuori strada », puisque c’est Turnus qui serait fonctionnellement plus proche d’Achille, sans que l’on puisse pour autant rapprocher Drances d’Agamemnon ! 114 C’est J. PERRET qui, à notre connaissance, est le premier (et le seul ?) à avoir pensé à Ulysse, dans une longue note à son édition de l’Énéide, 1980, ad loc. (p. 228-229). Il rapproche l’ascendance paternelle incertaine de Drances de celle du héros héros grec, dont la mère, Anticleia, fille d’Autolycos, lui-même fils d’Hermès, était de noble ascendance, mais le père d’origine plus obscure, en se référant aux déclarations du héros lui-même lors de la contestation avec Ajax sur les armes d’Achille, racontée par OVIDE (Met., 13, 142-150). Mais en réalité Ulysse, dans ce passage, s’il revendique bien une haute origine maternelle, affirme être par son père le petit-fils de Jupiter (Zeus), ce qui n’est guère méprisable … – On notera, avec J. PERRET, l.c., que, dans la pièce de SOPHOCLE qui porte son nom, Philoctète (438-444) rapproche Ulysse de Thersite – rapprochement attribué à Néoptolème par FÉNELON, dans son Télémaque ([Bibliothèque de la Pléiade, 437, Paris, Gallimard, 1997], livre XII, 2, p. 203). 115 Dans la catégorie des personnages historiques, on peut aussi citer la proposition isolée de J. CONINGTON, 1883, ad loc. 336, p. 349, qui, tout en soutenant surtout, comme on le verra (note 116), le rapprochement avec Cicéron, pense aussi à « the part played by Hanno against Hannibal in Livy 21 and 23 ». En fait, les trois interventions de Hanno devant ce que TITELIVE (21, 10, 2) appelle le « sénat » carthaginois (LIV., 21, 3, 4-5 ; 21, 10, 2-13 ; 23, 12, 613), sont effectuées en l’absence d’Hannibal : il n’y a jamais de face à face comme entre Drances et Turnus et dans les exemples homériques cités ci-dessus. 116 Le premier à avoir soutenu ce rapprochement semble avoir été A. TURNÈBE, 1565, livre 23, chap. 14, 2, p. 471, lin. 5-10 (1580, 2, p. 822, lin. 10-14 / 1604 editio Argentinensis, 2, p. 760), qui écrit : « Quod autem de Drance lib. 11. AEneid. Maro scribit, Ciceronis personae mirifice conuenit : ut non dubitem in eius imaginem Drancis personam a Marone institutam esse & inductam » (‘dubitem’, à la première personne, laisse à penser qu’il ne doit cette idée à nul autre). On peut encore citer ici le commentaire sceptique de Ch.G. HEYNE, 1833, ad 11, 336, p. 622 : « Male ingeniosi nonnulli in Drance Ciceronem, ut in Turno M. Antonium quaesiuere. » – et celui de E. PARATORE, qui ne prend pas position, dans son édition, 1983, ad loc., p. 165 : « È stata ravvisata in questo personaggio un’imitazione caricaturale ai danni di Cicerone, come in Turno è stato visto per contrapposizione Antonio ». On retouve ce rapprochement, avec plus ou moins d’arguments, chez F. OLIVIER, 1930, p. 48-50 (II), reproduit in F.O., 1963, 199-213, p. 204-205 (avec mention du point de vue de divers commentateurs) ; K. QUINN, 1968, p. 241 ; G. HIGHET, 1972, 141-144. 284-285 ; W.C. McDERMOTT, 1980, 34-38 ; F. GOYET, 2000, p. 178-185 (+ p. 185-191 «L’interprétation de Dumézil») ; et plus récemment encore chez E. RAYMOND, 2011, p. 97 et note 49. Dans son commentaire, J.J. CONINGTON, 1883, ad loc. 336, p. 349, observe que le rapprochement repose essentiellement sur le fait que Drances, comme Cicéron – et Démosthène (!) – est beau parleur mais piètre combattant. 117 Parmi les éléments qui peuvent orienter vers Cicéron, on mentionnera la modestie sociale du père de l’orateur – qui était foulon – en opposition à la fois à une généalogie qui prétendait remonter à un illustre roi des Volsques et à la position beaucoup plus brillante de sa mère, comme le souligne PLUTARQUE (Cic., 1, 1-2) : Κικέρωνος δὲ τὴν μητέρα λέγουσιν Ἑλβίαν καὶ γεγονέναι καλῶς καὶ βεβιωκέναι, περὶ δὲ τοῦ πατρὸς οὐδὲν ἦν πυθέσθαι μέτριον. 2 Οἱ μὲν γὰρ ἐν γναφείῳ τινὶ γενέσθαι καὶ τραφῆναι τὸν ἄνδρα λέγουσιν, οἱ δ’ εἰς Τύλλιον Ἄττιον ἀνάγουσι τὴν ἀρχὴν τοῦ γένους, βασιλεύσαντα λαμπρῶς ἐν Οὐολούσκοις καὶ πολεμήσαντα Ῥωμαίοις οὐκ ἀδυνάτως Curieusement, E. PARATORE, 1983, ad loc., p. 165, considère que « ciò che è detto della sua genitura non è affatto riferibile a Cicerone ». – Un autre élément

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communs entre ces divers personnages et Drances, dans le talent oratoire, la rhétorique, les arguments, encore que la littérature existante ne se soucie guère de fournir des éléments précis de comparaison entre les divers discours de l’un et des autres. Il nous semble toutefois que certains éléments orientent plus directement vers un autre personnage, de surcroit contemporain et lui aussi conseiller influent d’un souverain, c’est que n’est réellement aucun des autres personnages évoqués. Quand on lit ce que Virgile dit des origines du personnage, de sa brillante ascendance maternelle contrastant avec l’incertitude de son ascendance paternelle118, comment ne pas penser à Mécène, dont la situation est globalement119 la même120 ? Mais d’autres traits s’accordent aussi avec la personnalité de Mécène, et tout d’abord sa richesse121. Celle-ci devait être pour une part héritée122, mais il accrut aussi pourrait être l’enrichissement à la faveur des troubles politiques. C’était un argument important contre Cicéron, développé aussi bien par l’un de ses adversaires, Calénus, dans un discours d’une grande violence rapporté par DION CASSIUS (46, 4, 1-2) que dans les Inuectivae in Ciceronem attribuées à SALLUSTE (2, 3-4). 118 {D} SERVIUS (Aen., 11, 341) commente : INCERTVM DE PATRE FEREBAT non ignobile, sed penitus ignoratum {significat. Alii ‘incertum’ aut ipsum patrem, aut genus tradunt. Et bene segni homini paternam non dedit nobilitatem.} Chr.G. HEYNE, 1883, ad loc., p. 622, cite, sans référence, JULIUS SABINUS pour qui Drances serait filius sororis Latini, patre rustico, en indiquant qu’il ignore la source de cette affirmation. – On appréciera la suggestion de J. CARCOPINO, rapportée avec complaisance – mais sans référence – par A. BELLESSORT, 1936, ad loc., p. 167, n. 1, qui verrait « peut-être … là … une allusion au régime d’hérédité féminine que les Latins auraient pratiqué à l’origine. » Il est vrai que l’on était alors encore sous l’influence du Mutterrecht de J.J. BACHOFEN, 1861. 119 Une préoccupation constante de Mécène vis-à-vis des personnes de son entourage semble avoir été la position sociale de leur père, même si sa seule exigence était que celui-ci ait pu assurer une naissance libre à ses enfants, comme l’indique HORACE (Sat., 1, 6, 6-8) : [3 nec] ut plerique solent, naso suspendes adunco / ignotos, ut me libertino patre natum, cum referre negas quali sit quisque parente / natus, dum ingenuus. Cela pourrait refléter sa propre situation, si l’origine de son gentilice est bien le nom porté par un affranchi d’une tribu. 120 Considérons ici la paraphrase que A. LA PENNA, 1985, p. 139a, donne du portrait de Drances par VIRGILE cité plus haut (p. 554-555) : « … è ricco ; è abile oratore, ma fiacco in guerra ; consigliere piuttosto autorevole, ha creato la sua potenza soprattutto con la sobilillazione del popolo (v. 340 seditione potens) ; è figlio di un uomo oscuro, di un parvenu, che ha cercato di darsi lustro sposando una donna nobile ». On peut se demander comment A. LA PENNA, également auteur de la notice sur Mécène dans l’Enciclopedia Virgiliana, 1987, n’a pas vu les ressemblances. 121 SERVIUS (Aen., 11, 338) précise bien le sens de LARGVS OPUM: abundans opibus diues, non qui multa donaret. Il s’agit bien d’une abondance de richesses et non d’une grande générosité. 122 Il n’est pas facile d’établir l’origine, la composition et l’importance de la fortune de Mécène. On trouvera chez Cl. CHILLET, 2016a, p. 259-268, une analyse précise de toutes les données utilisables en la matière, souvent de manière indirecte. Il semble que sa famille ait possédé des propriétés foncières, qui ont permis à son père, puis à lui-même, de participer au financement des premières opérations d’Octave : c’est ce que l’on peut éventuellement déduire du fait que, grâce à de nouveaux financements, le jeune César leva en Étrurie des troupes qu’il rassembla à Arezzo, selon APPIEN (Ciu., 3, 42, 174) : … Ὃ δὲ (sc. Καῖσαρ) ἤδη μετὰ χρημάτων ἄλλων τήν τε Τυρρηνίαν καὶ τὰ ἀγχοῦ πάντα περιῄει, στρατεύων ἑτέρους ἐφ’ ἑτέροις· καὶ πάντας ἐς Ἀρρήτιον ἔπεμπεν. (Τυρρηνίαν est une correction de P. GOUKOWSKI, 2010, pour Ῥαβεν(ν)αν donné par l’ensemble des manuscrits, et conservé par plusieurs éditeurs, mais invraisemblable ; la correction est corroborée par D. CASSIUS [45,

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sa fortune pendant les guerres civiles123, profitant notamment de confiscations: c’est ainsi qu’il reçut, après Philippes, une partie de la fortune du sénateur Favonius exécuté124 et peut-être, par la suite, celle d’autres proscrits125. Il bénéficia par ailleurs de propriétés en Egypte, après la victoire d’Actium126. En tout état de cause, Mécène eut beaucoup plus d’opportunités d’enrichissement à Rome que Drances lui-même dans le petit royaume de Latinus – et que la plupart des autres personnages. Par ailleurs, comme ce dernier, il était aussi homme de paroles plus qu’homme de guerre127 - en

12, 6] : (sc. Καῖσαρ) ἀπῆρέ τ’ἐς τὴν Τυρσηνίαν, ὅπως καὶ ἐκεῖθεν δύναμίν τινα προσλάβῃ. Cf. R. SYME, 1939, p. 129 et note 4 ; Cl. CHILLET, 2016a, p. 261 et notes 131. 132). 123 SERVIUS (Aen., 11, 340) interprète l’expression SEDITIONE POTENS comme signifiant praepotens in mouenda seditione – suivi par J. CONINGTON, 1871/ 21874, ad loc., p. 336337. Mais A. FORBIGER, 41875, ad loc., p. 466, comprend potentiam sibi quaerens seditionibus et conteste son prédécesseur, lequel J.C., 31883, p. 350, maintient son interprétation en contestant à son tour son contradicteur. E. PARATORE, 1983, ad loc., p. 166, cite les deux et ne choisit pas. 124 Voir F. MÜNZER, 1909, col. 2076 : M. Favonius fut égorgé avec d’autres prisonniers après la bataille de Philippes, en a.V.c. 712 = 42 av. J.-C. (SVET., Aug., 13, 3 ; D. CASS., 47, 49, 4) et une partie de ses biens passa à Mécène, parmi lesquels l’esclave Sarmentus, qu’il affranchit, comme nous l’apprend le scoliaste de JUVÉNAL (Sat., 5, 3, 1), à l’occasion d’un procès où celui-ci dut défendre sa liberté : Sarmentus natione Tuscus e domo Marci Fauoni, incertum libertus an seruus ... Dum autem causam usurpatae dignitatis dicit (sc. Sarmentus), precibus et gratia summoto accusatore dimissus est, cum apud iudices nihil aliud docere temptaret quam concessu sibi libertatem a Mecenate, ad quem sectio bonorum Fauoni pertinerat. Sur ce personnage : A. STEIN, s.u. Sarmentus, in RE, 2 A 1, 1921, 25 ; S. TREGGIARI, 1969, p. 154. 225-226. 271-272 ; S. DEMOUGIN, 1992, n° 85, p. 92-93 ; Cl. CHILLET, 2016a, p. 408-409 (qui s’interroge sur l’auteur de l’affranchissement : Favonius par testament, son épouse ou Mécène, alors que le scoliaste, qu’il cite, est très clair en faveur de Mécène – et qui assure ne rien savoir de Favonius [cf. Cl. CH., 2016b, p. 249250, avec globalement le même contenu], alors que les principales étapes de sa vie et de sa carrière sont bien connues, de même que les circonstances précises de sa mort : voir F. HINARD, 1985, n° 55, p. 467, qui fournit une quinzaine de références d’auteurs anciens). 125 Il n’y a pas d’attestation d’autres confiscations dont aurait profité Mécène, mais les commentateurs supposent qu’il y en eut. En tout état de cause, l’enrichissement pendant les guerres civiles s’applique mieux à Mécène à Rome qu’à Drances dans le petit royaume de Latinus. – Selon J. GRIFFIN, 1984, p. 192-193, la référence insistante au passé royal de Mécène servait à détourner l’attention de la réelle source de sa puissance, les guerres civiles. 126 Sur ces propriétés en Egypte : voir M.I. ROSTOVTSEFF, 1957, p. 214 ; G.-M. PARASSOGLOU, 1978, p. 34-35 pour leur localisation (et passim) ; P.J. SIJPESTEIJN, 1985, n° 1, p. 279-281 ; P.J.S., 1986, p. 296 ; L. CAPPONI, 2002 ; Cl. CHILLET, 2016a, p. 264-274. 127 Le rôle de Mécène dans les affrontements militaires des guerres civiles est flou. Comme le remarque Cl. CHILLET, 2016a, p. 152, n. 65 : « On ne trouve aucune trace des services militaires de Mécène chez les historiens de la période (Dion Cassius et Appien principalement), mais uniquement chez les poètes de l’entourage de Mécène ou des Elégies. » En ce qui concerne les deux principales batailles, Mécène était certainement présent à Philippes (HOR., Od., 2, 12, 9-12 et surtout Eleg., 1, 43 : puluere in Emathio fortem uidere Philippi [Emathius = macédonien ; voir J. AMAT, 1997, ad loc., p. 202, note 27] ; cf. PLIN., N.H., 7, 45, 148), mais rien n’est sûr pour Actium : si HORACE (Epod., 1, 1-4) évoque les préparatifs de son protecteur pour accompagner Octave dans la campagne contre Antoine, et si la première Élégie loue sa présence aux côtés du jeune chef, DION CASSIUS atteste à la fois qu’Octave était entouré de nombreux sénateurs et chevaliers (D. CASS., 50, 11, 5), mais que Mécène était à Rome, avec une délégation de pouvoirs, entre 31 et 29 (D. CASS., 51, 3, 5-7 ; cf. PLIN., 37, 4, 10). Les modernes restent divisés : voir W. EVENEPOEL, 1990, p.

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contraste avec Agrippa, même si nos sources présentent leurs relations comme harmonieuses. On peut certes se demander pourquoi VIRGILE aurait voulu donner à un personnage assez antipathique des traits pouvant rappeler son protecteur. D’abord Mécène devait être déjà hors du cercle actif du pouvoir128, ce qui devait donner un peu plus de liberté critique même à ses familiers129. Et puis le portrait de Drances n’est pas si négatif que cela: l’orateur n’a pas d’infirmité comme Thersite; et ses discours, sur le fond, rejoignent la pensée de Latinus lui-même et incitent à la paix130. * * * L’importance politique et culturelle de Mécène, l’originalité de sa conduite et ses déboires conjugaux ont suscité une bibliographie particulièrement abondante. Et celle-ci s’est stratifiée de manière telle que la répétition des mêmes affirmations a progressivement masqué la faiblesse des sources originelles et laissé se développer des constructions sans grande rigueur méthodologique. C’est ainsi que l’on prétend devoir accorder plus d’importance à une expression isolée d’un historien postérieur qu’aux documents épigraphiques publics contemporains, indépendants entre eux puisque provenant l’un de Rome, l’autre d’Athènes, et que l’on s’efforce de trouver à tout prix une place dans sa formule onomastique pour un nom qui fut sans doute celui de sa mère, mais que lui-même ne put jamais porter; que l’on considère comme intangible la double ascendance étrusque dont il était censé se glorifier, en imaginant de toutes pièces une lignée paternelle honorable, sur laquelle on ne dispose pourtant d’aucune information certaine; que l’on évalue à un si 104 ; en dernier lieu Cl. CHILLET, 2016a, p. 291, n. 45, renvoie à L. GRAVERINI, 1995 pour une présentation des diverses opinions, sans trancher lui-même. 128 Ph. LE DOZE, 2009 ; Ph. L. D., 2012. La retraite de Mécène débuta dès 29 av. J.-C. (TAC., An., 3, 30, 3), c’est-à-dire vers le moment où VIRGILE commença à composer l’Enéide (v. l’analyse chronologique précise de Ph. LE DOZE, 2014, p. 73-84). 129 Un rapprochement de Mécène avec un autre personnage ambigu, Vertumne, a été proposé pour l’élégie de PROPERCE consacrée à ce dieu (4, 2) – qui est la seule divinité proprement étrusque honorée à Rome, au Vicus Tuscus : voir P. GRIMAL, 1952, p. 318-322. 448-449 ; R. LUCOT, 1953, 65-80 ; J.-M. ANDRÉ, 1967, p. 98-99. J.-M. ANDRÉ, 1983, p. 1765. – Pour R.P. BOND, 1985, 68-86, il y aurait, dans une Satire d’HORACE (2, 6), une assimilation de Mécène à Mercure. 130 Les commentateurs modernes ont cherché à retrouver Mécène sous les «masques» de divers personnages littéraires : pour L. HERRMANN, 1930, p. 53-54. 57, Iollas, des Bucoliques de VIRGILE (2, 57 ; 3, 76. 79), ou p. 54-55 Demophon, des Elégies de PROPERCE (2, 22, 2. 13 ; 2, 24, 44) ou p. 55-57 Lynceus (qui serait un anagramme approximatif de Cilnius) chez le même poète (2, 34, 9. 25), ou encore le poète Tuscus dans les Pontiques (4, 16, 20) d’OVIDE (cf. J.-M. ANDRÉ, 1967, p. 98) ; Codrus, de la septième Bucolique (7, 22. 26 ; cf. 5, 11), pour J.J.H. SAVAGE, 1963, 248-267, p. 261-267 (Excursus on the Identity of the Poet “Codrus”. – D.L. DREW, 1927, p. 67, et R.G. TANNER, 19701971, p. 43, identifient Mécène à Tarchon (!). Quelques lignes plus haut, le second proposait aussi L. Munatius Plancus, collègue déloyal d’Antoine. … Il semble qu’il n’y ait, dans ces rapprochements, aucune limite de temps, aucune prise en compte de l’importance réelle des divers personnages, qu’ils soient historiques, mythiques, légendaires ou purement littéraires.

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grand prix la protection qu’il accorda à Virgile que l’on ne peut même pas envisager que le poète ait pu, à une époque où Mécène avait perdu son éclat, utiliser certains de ses traits de caractère pour composer un personnage de son épopée, qui reste, en tout état de cause, beaucoup moins négatif que le modèle homérique qu’on lui attribue. Il nous semble ainsi qu’un retour attentif aux sources réelles permet de débarrasser le personnage d’éléments que l’on pourrait qualifier de légendaires et de restituer, au moins sur quelques points, un portrait plus conforme à la réalité.

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Les jeux de mots dans l’atellane Estelle Debouy Université de Poitiers

Nous savons peu de choses sur le genre de l’atellane qui fut en vogue sous Sylla. Deux noms nous sont parvenus : Pomponius et Novius (Ier s. av. J.- C.) qui ont donné à ce divertissement venu des Osques1 ses lettres de noblesse. De leurs pièces, il ne nous reste que des fragments transmis par la tradition grammaticale, et essentiellement par Nonius (IVe s. apr. J.-C.) qui, pour composer son dictionnaire, le De compendiosa doctrina, choisit des extraits d’auteurs pour illustrer l’emploi d’un mot ou d’une locution rares. Aucune pièce atellane ne nous est parvenue dans son intégralité : est-ce à dire qu’elles étaient jugées trop grossières pour figurer dans les programmes scolaires, ou bien n’est-il pas plus vraisemblable qu’elles étaient passées de mode au moment où ont été élaborés ces programmes ? Et pourtant jusqu’aux premiers Empereurs elles connurent un vrai succès, certainement dû à leur puissance comique. Pour en prendre la mesure et mieux cerner ce genre mal connu, je propose de m’intéresser ici aux jeux de mots de l’atellane car ils nous renseignent précisément sur la nature même de ce genre : ils rappellent en effet l’origine osque de ce divertissement, ils participent de la trivialité et de la grossièreté qui sont considérées comme les traits saillants de ces pièces, mais ils témoignent aussi du caractère littéraire de ce genre perçu, peut-être à tort, comme une simple farce rustique et grossière.

Les jeux de mots : témoins de l’origine du genre Le comique verbal Le comique verbal rappelle que c’est en Campanie que l’atellane a vu le jour. Mais, en écrivant pour la capitale, Pomponius et Novius se moquent des paysans mal élevés qui parlent patois, de ces rustiques incultes. Il faut rappeler ici le contexte politique dans lequel l’atellane littéraire a vu le jour : 1

Cf. Diomède, Artis Grammaticae, l. III, (I, 489, 32) : tertia species est fabularum Latinarum quae a civitate Oscorum Atella, in qua primum coeptae, appellatae sunt Atellanae, « le troisième genre est de pièces latines qu’on appelle “atellanes”, du nom d’Atella, ville des Osques où elles ont commencé. »

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Pomponius est célèbre à la fin du premier siècle, soit à une époque où les provinces d’Italie se soulèvent2. Il n’est donc pas étonnant que l’atellane mette en scène des gens du peuple, des gens venant de ces provinces rurales d’Italie, puisque c’est une nouvelle réalité pour les Romains. Comme l’a montré J.-P. Cèbe3, de même que la nouvelle comédie, la Néa, revue par Plaute, se retourne contre les Grecs, de même l’atellane, devenue romaine, eut tôt fait de berner les Osques et, par extension, tous les ruraux d’Italie4. Les Romains ont intégré cette nouvelle réalité, tout en la caricaturant : ils se divertissent donc de la rusticité du langage et du mode de vie de ces ruraux que l’atellane met en scène. C’est sûrement une des raisons pour lesquelles l’atellane a mis en scène les milieux les plus populaires. C’est ce dont témoigne l’atellane Aleones de Pomponius (v. 6-7)5: I Aleo, ludam sane meae male olant manus6. II At ego rusticatim tangam urbanatim nescio. I Joueur, je vais jouer ! Et que mes mains sentent vraiment mauvais ! II Eh bien moi, c’est à la façon des paysans que je vais t’avoir ; à la façon des gens de la ville, je ne sais pas faire.

La comédie grecque met souvent en scène des joueurs de dés ou de cartes. Nous retrouvons donc ici un motif traditionnel de la comédie, souligné par le recours au langage habituel des joueurs7. Que veut dire le joueur dans le premier fragment ? Que signifie ce jeu de mots ? Peut-être, pour mieux comprendre, peut-on rapprocher ce vers de deux passages de Plaute : le premier est tiré du Miles gloriosus (v. 324-325) : [...] Abi, ludis me, Palaestrio. Tum mihi sunt manus inquinatae. – Qui dum ? – Quia ludo luto. Allons, tu te joues de moi, Palestrion ! Alors, je me suis sali les mains. – Pourquoi donc ? – Parce que je joue avec un tas de boue.

2

En 90-88, les « Alliés » réclament la citoyenneté romaine et y accèdent au terme de la « Guerre sociale ». 3 J.-P. CÈBE, 1961, p. 64. 4 C’est-à-dire tous ceux qui n’habitent pas Rome. 5 Toutes les traductions sont personnelles et celles des atellanes sont tirées de ma thèse (E. DEBOUY, 2012). La numérotation des vers des atellanes suit l’édition de P. Frassinetti (P. FRASSINETTI, 1967). La présence des chiffres romains indique que les fragments d’une même pièce ne se suivent pas. 6 Le vers pose des problèmes d’édition : Aleo codd.: alea Guietus || ludam codd.: Frass. qui personas distinxit ante ludam add. Bothe ante ludam add. Bothe. Les manuscrits de Nonius (chez qui on trouve plus de 80 % des citations d’atellanes) sont : le Bambergensis (Bamb), le Scorialensis (E), le Florentinus (F), l’Harleianus (H), le Leidensis (L), l’Oxoniensis (Oxon.), le Parisinus (P) et le Wolfenbüttel (W). Les principales éditions des atellanes sont celles d’A. Agustín (1554), F. H. Bothe (1834), E. Munk (1840), O. Ribbeck (1898), A. Bonaventura (1911), D. Romano (1953) et P. Frassinetti (1967). 7 Voir J.J. HARTMAN, 1922, p. 228 : sequitur noster [rusticus] loquendi usum frequentissimum in sermone ludentium. Quoduis enim damnum nummarium cum plaga et uulnere comparatur. Confer quod est in initio Phormionis Terentiani « ferietur alio munere », « notre [paysan] suit la façon de parler la plus habituelle dans le discours des joueurs. Car n’importe quelle perte d’argent est comparée à un coup et une blessure. Cf. ce qui figure au début du Phormion de Térence : ferietur alio munere (il sera frappé d’un autre impôt). »

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Dans ces vers de Plaute, les mains du joueur sont souillées, parce qu’il joue avec un autre personnage qu’il traite d’ordure, d’où le jeu de sonorités entre ludo et luto. C’est peut-être dans ce sens qu’il faut comprendre l’expression male olant manus. Dans le second extrait, tiré de la Mostellaria (v. 268-269), les mains des personnages sentent l’argent : Vt speculum tenuisti, metuo ne olant argentum manus : ne usquam argentum te accepisse suspicetur Philolaches. Comme tu as touché le miroir, je crains que tes mains ne sentent l’argent : Philolachès ne doit surtout pas te soupçonner d’avoir reçu de l’argent.

Examinons maintenant le second fragment de l’atellane Aleones que je rappelle ici : At ego rusticatim tangam urbanatim nescio : le jeu de mots est très clair, d’autant qu’il est mis en relief par le hiatus (tangam urbanatim), comme l’a souligné S. Monda8. De cette façon, le joueur marque une pause pour mieux ménager l’opposition entre les deux adverbes, qu’on trouve employé uniquement chez Pomponius, rusticatim et urbanatim. Le rire repose ici sur le comique verbal et plus précisément sur l’antithèse sémantique entre les deux adverbes rusticatim et urbanatim, qui ont le même nombre de syllabes. À l’antithèse sémantique répond le parallélisme syntaxique (rusticatim tangam / urbanatim nescio), renforcé par l’homéotéleute. L’auteur de la Rhétorique à Herennius classe cette figure parmi les ornements de style9, et Cicéron trouve qu’elle est un élément d’harmonie, de beauté et d’expression10. Ce procédé met clairement en relief l’opposition entre les deux adverbes rusticatim et urbanatim, d’autant que l’homophonie porte sur plus d’une syllabe. Cette opposition entre le langage des citadins et celui des campagnards est relevée par Varron dans le De lingua latina (VI, 68), où il dégage les traits qui font de la langue de l’atellane une langue paysanne11: Vt quiritare urbanorum, sic iubilare rusticorum ; itaque hos imitans Aprissius ait : Io Bucco ! – Quis me iubilat ? – Vicinus tuus antiquus. De même que quiritare est le propre des citadins, de même iubilare est celui des campagnards ; c’est pourquoi Aprissius, les imitant, dit : Hé, Bucco ! – Qui me crie après ? – Ton vieux voisin.

8 S.

MONDA, 2010, p. 77. Cf. IV, 3, 5. 10 Cf De oratore, III, 206 : Nam et geminatio uerborum habet interdum uim, leporem alias [...] quae similiter desinunt aut quae cadunt similiter, « Ainsi, la répétition de mots donne tantôt de la force, tantôt de l’agrément ; [c’est aussi le cas] des mots qui se terminent de la même façon et qui sont au même cas. » 11 Ce n’est pas la seule remarque de langue qu’on trouve chez Varron concernant l’atellane, puisqu’en VII, 84, on lit : In atellanis licet animaduertere rusticos dicere se adduxisse pro scorto pelliculam, « Dans les atellanes on peut remarquer que les paysans disent : “froncer la pellicula” (petite peau) au lieu de “froncer le scortum” (peau). » Varron signale aussi en VII, 96, que Mesius est utilisé au lieu de Maesius : Rustici Pappum Mesium, non Maesium, « Les gens de la campagne écrivent Pappus Mesius, et non Maesius. » 9

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Les comparaisons Signalons aussi le recours à des comparaisons qui témoignent d’un ancrage populaire et campagnard : c’est le cas, par exemple, dans le deuxième fragment de l’atellane Maccus de Novius (v. 46-47), où le personnage de Maccus compare l’argent avec un fromage de Sardaigne : Pecunia Quid ? Bonum breue est, respondi, Sardiniense12 caseum. L’argent ? Qu’est-ce ? Un bonheur de courte durée, répondis-je, un fromage de Sardaigne.

On peut également citer la comparaison employée pour désigner une femme sans dot dans un vers de la Tabellaria de Novius (v. 84) qui repose sur une anacoluthe : Qui habet uxorem sine dote, pannum positum in purpura est. Avoir une femme sans dot, c’est avoir une guenille dans la pourpre.

ou encore la comparaison employée dans l’atellane Andomacha de Novius (v. 4-5) : Quod tu, mi gnate, quaeso ut in pectus tuum demittas tamquam in fiscinam uindemitor13. Voici ce que toi, mon fils, je te demande de graver dans ton cœur, tel le vendangeur dans son panier.

À travers ces quelques exemples, on a pu voir que l’atellane apparaît comme un divertissement populaire et campagnard. Il n’est alors pas surprenant que les auteurs aient eu recours à des jeux de mots grossiers.

Les jeux de mots : éléments de la trivialité et de la grossièreté du genre Pourquoi l’atellane a-t-elle toujours été considérée comme particulièrement grossière ? Est-ce un trait propre à ce genre scénique ? Si Aristophane puis Plaute se plaisaient à recourir à des grossièretés, dans l’atellane ces traits sont encore plus marqués et semblent par là-même caractériser le genre. On compte en effet nombre d’atellanes qui mettent en scène le corps comme objet de désir sexuel : on peut notamment penser à toutes les atellanes qui mettent en scène le personnage éponyme de Pappus, ce vieux libidineux, qu’on imagine dans toutes sortes de scènes scabreuses ; mais les atellanes mettent aussi en scène le corps dans ce qu’il a de plus trivial, réduit en somme à ses fonctions vitales, comedere et cacare. 12 Ce terme a fait l’objet de conjectures de la part des éditeurs (la conjecture retenue est celle de J.-H. ONIONS, 1895) car les leçons des manuscrits de Nonius divergent : on lit sardis ueniense dans les manuscrits E, F, H1 et L mais sardis ueniens dans H2 et W. 13 Il faut noter que l’atellane, bien souvent, tourne en dérision les habitudes d’une corporation ou d’une profession familière aux spectateurs, comme celle des foulons dans Collegium. On peut encore citer les médecins dans Medicus, les pêcheurs dans Piscatores, les boulangers dans Pistor, les crieurs publics dans Praeco posterior, les prostituées dans Prostibulum, les cabaretiers dans Maccus copo de Novius, les vendangeurs dans Vindemiatores de Novius.

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Cette trivialité et cette grossièreté sont des traits caractéristiques et attendus du public qui ont certainement contribué au succès du genre. À ce titre, nombreux sont les jeux de mots qui, en s’appuyant sur les jeux d’homophonie, donnent à voir (et entendre) des scènes triviales et grossières. Allitérations Dans l’atellane, la plupart des jeux de mots grossiers se caractérisent par le recours à l’homophonie et le plus souvent à l’allitération, qui a pour effet de donner une forme plaisante et pittoresque à l’énoncé14. On la trouve dans toutes sortes d’énoncés, dont notamment les groupes asyndétiques caractéristiques de la langue familière comme dans Bucco adoptatus de Pomponius (v. 21) : Clandestino tacitus taxim perspectaui per cauum15, « En cachette, en silence, tout doucement, j’ai regardé à travers le trou16 ; ou encore dans Paceuus de Novius (v. 66) : Vt sole orescit17 cerea castra crebro catapulta inpulit, « Le soleil donne déjà la couleur de l’or qu’il avait cogné de sa catapulte à coups compulsifs sur la muraille de cire » ; mais aussi dans les accumulations auxquelles se plaît la verve populaire (épithétisme), comme dans Pannuceati de Pomponius (v. 85) : nupsit posterius dotatae uetulae uaricosae uafrae18, « se maria par la suite à une femme bien dotée, vieille, variqueuse et vicieuse. » Comme nous allons le voir, les auteurs d’atellanes se plaisent aussi à recourir aux allitérations pour désigner le corps dans ses fonctions les plus triviales. Le ventre Cet exemple, tiré de l’atellane Syri de Pomponius (v. 169), est une bonne illustration de la façon dont le jeu sur les sonorités sert la représentation du glouton qu’est peut-être ici le personnage-type Bucco que l’atellane met en scène dans de nombreuses pièces : Lapatium nullum utebatur, lardum lurchabat lubens. Il ne consommait aucun légume vert ; il s’empiffrait de lard avec plaisir.

où l’allitération en /l/ nous permet presque d’entendre le personnage qui, tout à son plaisir de la dévoration, doit se pourlécher après s’être empiffré de lard ! On peut aussi citer ce fragment tiré de l’atellane Prostibulum de Pomponius également (v. 150) : 14 Cf. J. MAROUZEAU, 1932, p. 170. Il souligne que l’allitération a un rôle de première importance en latin, en raison de la valeur particulière attribuée à l’initiale. 15 Ce nom est une conjecture d’Agustín : on lit per cautum dans les manuscrits. 16 Ce vers est remarquable du point de vue de l’analyse métrique. Voir R. RAFFAELLI, 1987, p. 118 : ce vers fait partie des vers qui l’intéressent en raison de la dislocazione delle figure foniche. Ce qu’on note tout de suite c’est que la place de la coupe met en valeur le jeu des allitérations : R. Raffaelli a bien montré que la première allitération, syllabique (tac-itus, tacsim) occupe la fin de la première moitié du vers, et la seconde (en per) occupe la fin du vers, soit l’intégralité du second hémistiche. 17 Le début de ce vers est l’objet de conjectures de la part des éditeurs car les leçons des manuscrits divergent : on lit Vt sole orescit dans Bamb, E et L, mais ut sole horrescit dans H. 18 La conjecture de l’éditeur de la Renaissance Faerno vient compléter l’allitération : il propose uafrae alors qu’on lit afrae dans les manuscrits.

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Ego quaero quod comedim ; has quaerunt quod cacent contrariumst. Moi, je cherche de quoi manger ; elles, elles cherchent de quoi chier19: c’est tout le contraire !

Ces deux vers montrent bien que les besoins du corps sont omniprésents, que ce soit à travers l’acte de manger ou de faire se besoins. L’allitération en /k/ sature le vers comme pour mieux souligner le caractère complémentaire de ces deux fonctions vitales. Les fesses On retrouve la même allitération en /k/ dans un vers de la pièce Pannuceati de Pomponius (v. 89) : Neque interim, cacandi causa, umquam incoxaui nates. Pendant ce temps-là, même pour chier, je ne me suis jamais accroupi sur mes fesses.

ou dans Praeco posterior (v. 136) : Si sciam quid uelis, quasi serui comici commictiles20. Si je savais ce que tu veux, comme des esclaves de comédie bons à être compissés.

Il est notable qu’on trouve dans ces deux fragments deux hapax : incoxo et commictiles21. On peut faire l’hypothèse que Pomponius invente de nouveaux mots justement pour le plaisir de se livrer à toutes sortes de jeux de mots sur les sonorités22. Le sexe C’est certainement pour désigner le sexe que les auteurs d’atellanes ont le plus souvent recours à l’allitération. En voici quelques exemples révélateurs. Citons d’abord le quatrième fragment de l’atellane Macci gemini de Pomponius (v. 64) : 19 Voir R. RAFFAELLI, 2010 : il comprend le verbe cacare non dans son sens propre, mais dans un sens obscène et propose donc de traduire quod cacent par di riempirsi il culo. De la même façon, l’acte de manger ferait ici référence à du sexe oral. Le féminin has ferait alors allusion aux homosexuels passifs désignés par un féminin, comme c’est le cas dans certaines expressions de notre langue d’ailleurs. Voir également BUCHHEIT 1962 : selon lui, has est l’équivalent de hi (pathici), comme le montrent deux passages sur lesquels il s’appuie : un extrait du traité De l’Orateur (LXVIII) où Cicéron appelle Egilia un certain Egilius qui avait la réputation d’être un peu efféminé, et un vers d’Horace (Sat., I, 8, 39) où est mentionnée une certaine Pediatia qui désigne, en réalité, l’efféminé Pédiatus. 20 Commictiles est une conjecture de Quicherat (cf. L. QUICHERAT, 1872) : en effet, le vers n’a de sens que si cet adjectif est au nominatif pluriel. 21 Il n’est dès lors pas surprenant de lire de nombreuses variantes dans les manuscrits, et différentes conjectures chez les éditeurs. Voici l’apparat critique correspondant au premier fragment : incoxaui nates F L : incoxauinate L incoxamuinate E H P W incoxauimus nate Quicherat. Comme on l’a vu, le second fragment est aussi problématique : commictiles Quicherat : commictilis E F P W conmictilis H L. 22 Les jeux sur les mots ne servent pas seulement à mettre en scène le corps dans ce qu’il a de plus bas. Dans l’atellane Lar familiaris de Pomponius (v. 57), on trouve une supplication cocasse qui tourne en dérision la prière faite... au nom de parties du corps : oro te, Basse, per lactes tuas, « Je t’en prie, Bassus, par tes tripes. ». Ce vers d’atellane tourne en dérision une formule sacramentielle, tout comme dans le Rudens de Plaute (v. 635) où la partie du corps invoquée est choisie parce qu’elle est exposée à recevoir des coups : At ego te per crura et talos tergumque obtestor tuom !, « Et moi je t’en supplie, par tes jambes, tes talons et ton dos ! »

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Incepi contui : conspicio coleatam cuspidem. Je me suis mis à observer : et je vois une queue couillue !

Cette exclamation vient juste après la découverte que celle qu’on croyait être une jeune fille n’en est pas une. Là encore, le jeu sur les sonorités avec notamment l’allitération en /k/ (qui semble chère aux auteurs d’atellanes et que j’ai essayé de conserver dans la traduction) est frappant. L’allitération syllabique con est annoncée par in-ce-pi et reproduite comme un écho dans toute la fin du vers (co- et cu-). R. Raffaelli23, qui étudie précisément cet octonaire iambique, souligne avec raison le contraste entre les pauses syntaxique (après contui) et rythmique, et explique que la césure après conspicio, en séparant le verbe de son complément, crée un effet de suspense qui contribue au comique. L’adjectif coleata semble une invention de Pomponius, puisque c’est un hapax dans la littérature24. Il qualifie le nom cuspis qui désigne, à proprement parler, tout objet pointu : l’expression devient alors une métaphore sexuelle du membre viril. R. Dansese25 relève plusieurs exemples de vers d’atellanes dans lesquels le jeu sur les sonorités tend à mettre en relief une métaphore sexuelle qui repose sur un nom et un adjectif inusité placé à un endroit stratégique dans le vers (c’est-à-dire, en l’occurrence, en fin de vers) : c’est le cas dans les Pannuceati de Pomponius et dans Picus de Novius : Pannuceati, v. 93 : Mulier ubi aspexit tam mirifice tutulatam truam La femme, quand elle vit la cuillère coiffée d’un superbe bonnet [...]

On trouve à chaque fois un verbe de perception (conspicio/aspexit), et l’objet de la perception est, dans les deux cas, un organe sexuel représenté de manière métaphorique à l’aide d’un nom et d’un adjectif rare relié au nom par un jeu d’allitération, placés en fin de vers. Il s’agit ici de la trua26, un ustensile de cuisine à long manche. L’image suggérée, comme l’explique R. Danese27, serait donc celle d’un membre viril terminé de poils pubiens. Et Picus, v. 79 : Quid ego facerem otio si28 rodebam rutabulum ? 23 R.

RAFFAELLI, 1987, p. 119-120. Voir p. 581. 25 R. DANESE, 2010, p. 106. 26 Ce nom ne se trouve d’ailleurs pas dans tous les manuscrits : on lit truam dans H et L, et trullam dans E F H P W. 27 Op. cit., p. 108. 28 Ce vers a soulevé un certain nombre de difficultés. Pour pouvoir donner un sens au vers, tout en conservant la leçon des manuscrits, O. Ribbeck choisit de faire précéder otiosi de ut. L. Havet fait une autre hypothèse (voir L. HAVET, 1914, p. 30) : pour lui, si l’on veut trouver un sens au vers, il faut lire otiosus qu’il tire de otios écourté par saut de s à s. Il corrige aussi la forme verbale irodebam : il lit trudebam car il comprend que le personnage désœuvré remue le feu du four en « poussant » le rutabulum, ce qui est plus naturel que de le « ronger », comme le supposerait rodebam. Selon lui, selon toute vraisemblance, le o de irodebam viendrait d’un arrangeur qui aurait mal analysé la forme otiosirudebam et aurait lu ir- à la place de tr-. Outre la correction otiosus trudebam, L. Havet introduit une nouvelle correction qu’il estime nécessaire pour que le vers soit juste : il édite donc le vers de la manière 24

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Que pouvais-je faire alors, moi qui n’avais rien d’autre à faire que de ronger mon râteau ?

Dans ce fragment où la métaphore sexuelle est, ici encore, mise en valeur par une allitération placée stratégiquement en fin de vers, si l’on s’en tient à la lettre, il faut comprendre que le personnage, probablement un campagnard, pour tromper son ennui, en vient à ronger ce qu’il a sous la main, à savoir un râteau. Si l’on accepte de prendre le verbe rodebam dans un sens factitif, il est alors possible de voir dans ce vers une allusion obscène, puisqu’on pourrait comprendre que, pour tromper son ennui, il se faisait ronger son râteau. Ce vers, comme celui de l’atellane Pannuceati, est un exemple de l’emploi métaphorique d’un nom qui, au sens propre, désigne un objet usuel mais qui, dans l’atellane, représente le sexe de l’homme : dans cette atellane de Novius, il est là encore question d’un ustensile banal, venant du monde agricole, qui lui aussi est droit et long : un rutabulum, c’est-à-dire un râteau, une spatule ou encore un fourgon29. Ce qui nous permet de voir ici une métaphore sexuelle, alors qu’on trouve principalement ce terme dans des traités d’agriculture, ce sont ces vers attribués par Festus à Névius30: Vel quae sperat se nupturam uiro adulescentulo, Ea licet senile tractet detritum rutabulum. Ou bien celle qui espère se marier à un tout jeune homme, quoiqu’elle manie l’engin usé d’un vieillard.

Pour R. Danese, Novius a bien voulu désigner ici par le nom rutabulum le sexe du personnage, il le décrit comme abbastanza in disarmo, come quello di un vecchio o di chi non brilla per intensa attività sessuale31. Il comprend donc différemment l’expression rodebam rutabulum qui signifierait alors que l’engin du vieux rouille, faute d’être utilisé. Si cette hypothèse est intéressante, je ne l’ai pas retenue car la construction qui oblige à voir dans rutabulum un accusatif de relation me semble moins naturelle que celle qui en fait un complément d’objet direct. Citons, pour terminer, l’atellane Exodium de Novius (v. 22-23) où, comme dans les autres atellanes que nous venons d’étudier, la métaphore sexuelle – qui emprunte ici à la nature et non plus aux ustensiles divers et variés – est mise en relief par l’allitération ramus/roborascit placée en fin de vers :

suivante : Quid ego facerem otios ? Trudebam rutabulum. La solution adoptée ici est plus conservatrice, même si je n’ai pas conservé la leçon otiosi des manuscrits car elle est difficile à comprendre : j’ai préféré éditer otio si, comme l’a fait P. Frassinetti, et conserver la forme rodebam. 29 On désigne ainsi une longue perche garnie de fer dont on se servait pour remuer la braise dans le four. C’est la définition qu’en donne Festus : Rutabulum est, quo rustici in proruendo igne, panis coquendi gratia, « Rutabulum. Fourgon dont les campagnards se servent pour remuer le feu, afin de faciliter la cuisson du pain. » 30 En réalité, il les attribue à un certain Navius, forme erronée pour Naevius, ou peut-être pour Novius (voir A. LUNELLI, 1978). 31 Trad. : « passablement désarmé, comme celui d’un vieux ou comme celui de quelqu’un qui ne brille pas par une intense activité sexuelle » (R. DANESE, 2010, p. 109).

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Puerum mulieri praestare nemo nescit, quanto melior sit cuius uox gallulascit, cuius iam ramus roborascit. Qu’un jeune garçon est supérieur à une femme, personne ne l’ignore : comme il est meilleur celui dont la voix mue, celui dont la verge commence à s’affermir !

Ce jeu sur les sonorités est renforcé, dans le second vers, par le parallélisme entre les deux hémistiches qui est non seulement souligné par la reprise du relatif cuius, mais par l’emploi de deux verbes de quatre syllabes chacun et qui sont tous les deux des hapax. Mots à double entente Sénèque le Rhéteur dans les Controuersiae (VII, 3, 9), présente Pomponius comme le père du double-sens : Deinde auctorem huius uitii, quod ex captione unius uerbi plura significantis nascitur, aiebat Pomponium Atellanarum scriptorem fuisse, a quo primum ad Laberium transisse hoc studium imitando, deinde ad Ciceronem, qui illud ad uirtutem transtulisset. Ensuite, le premier à avoir présenté ce défaut, qui consiste à prendre un mot dans plusieurs sens, c’était, disait [Cassius Severus], Pomponius l’auteur d’atellanes : cette inclination est d’abord passée à Laberius par imitation , puis à Cicéron, qui en fit une qualité.

Plusieurs passages justifient en effet ce jugement exprimé sur Pomponius dans les Controuersiae, mais je n’en citerai ici que deux. Le premier est tiré de l’atellane Pappus agricola (v. 95-96) : le personnage dont il est question – certainement Pappus – a tout l’air d’être cocufié par sa femme, si l’on en croit la description qui est faite de lui, qui repose sur l’emploi à double entente du verbe molo : Nescio quis ellam32 urget quasi asinam uxorem tuam : ita opertis oculis simitu manducatur ac molit. Il y en a un qui presse ta femme comme si c’était un âne : ainsi, les yeux clos, il la broute et la moud en même temps...

On a ici une métaphore très vulgaire qui évoque la meule33. On trouve aussi chez d’autres auteurs le verbe molere employé dans un sens obscène : c’est le cas dans le Satiricon (XXIII, 5) : Super inguina mea diu multumque frustra moluit, « Installé sur mes parties, il essaye longtemps et de toutes les manières de se ramoner, mais sans résultat » ; dans les Épigrammes d’Ausone (LXVII) qui nous fait, en ces termes, le portrait d’une femme bien impudique : deglubit, fellat, molitur per utramque cauernam, « Elle branle, elle suce, elle se fait ramoner par les deux trous » ; et dans le poème 112 de Catulle où c’est le participe archaïque du verbe molo qui est employé : Multus homo es, Naso, neque tecum multus homost qui descendit : Naso, 32 Le texte retenu est une conjecture de Mercerus (1614), alors qu’on lit qui sellam dans les manuscrits (Lindsay, dans son édition de Nonius de 1901, édite qui asellam, Quicherat qui sella et Bonaventura quis molam). 33 La meule (mola) était en effet composée d’un cône fixe, la borne (meta) et d’un double cône creux, le plat (catillus), dont la partie supérieure forme trémie et dont la partie inférieure frotte contre la borne.

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multus es et pathicus, « Tu es un homme qui as été besogné, Nason, et il n’y a pas beaucoup d’hommes pour descendre en ville avec toi : Nason, tu es besogné et tu es une fiotte. » Le second passage que je souhaite étudier dans lequel un mot est employé à double entente, se trouve dans l’atellane Pistor (v. 124-125) où c’est le substantif terminus qu’il faut comprendre de manière obscène : nisi nunc aliquis subito obuiam occurrit mihi qui ocquiniscat, quo conpingam terminum in tutum locum. à moins que maintenant me tombe soudain dessus quelqu’un qui se penche en avant, pour que je puisse y emboîter mon bout au chaud34.

Le nom terminus désigne vraisemblablement ici le membre viril35. Mais tous les commentateurs n’ont pas vu le double sens : Hartman36 commente ainsi ce vers : In hac quoque fabula sermo est de sene qui thesaurum abscondit, « Dans cette pièce, il est également question d’un vieux qui a caché son trésor. » Et, d’après Hartman, c’est quand il pense à son trésor que le vieux aurait ce comportement si extravagant décrit dans le fragment précédent37. Mais l’atellane ne se contente pas de recourir à des bons mots grossiers reposant sur des jeux sur les sonorités. Comme nous allons le voir pour terminer, les jeux sur la langue témoignent de la qualité littéraire de ce genre.

Les jeux de mots : preuves du caractère littéraire de l’atellane Pomponius, comme Novius, sont remarqués pour leur style, comme le souligne Fronton à deux reprises : d’abord au livre II : Sed res poscere uidetur de ratione scribendi pauca praefari, quod nullum huisce modi scriptum Romana lingua exstat satis nobile, nisi quod poetae in comoedis uel Atellanis adtigerunt. Mais l’affaire semble réclamer de dire quelques mots au préalable sur la façon d’écrire, parce qu’aucun écrit de ce genre, cela est certain, n’est suffisamment noble en langue romaine, exception faite de ce que les poètes ont atteint dans les comédies ou les atellanes.

et au livre IV, où il loue l’élégance du style des auteurs d’atellanes : Nam praeter hos partim scriptorum animaduertas particulatim elegantis, Nouium et Pomponium et id genus in uerbis rusticanis et iocularibus ac 34 Littéralement : « en lieu sûr », mais cette expression adverbiale française ne traduit pas l’idée exprimée ici en latin. 35 On trouve dans l’atellane de nombreux noms communs pour désigner le membre viril, qu’il faut à chaque fois comprendre dans un sens obscène : il est désigné par le substantif rutabulum dans Picus (cf. p. 10), ou encore par panis dans Prostibulum (v. 149) où, là aussi, le vers se termine par une allitération suggestive : Continuo ad te centuriatim current qui panem petent, « Ils courront continuellement après toi par centaines pour obtenir ta baguette. » 36 J.J. HARTMAN, 1922, p. 234. 37 Voici le fragment en question : fit desubito hilarus ; tristis saltat ; ridens ringitur, « puis devient soudain joyeux ; s’il est triste, il danse ; tout en riant, il fait la grimace » (Pistor, v. 123).

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ridiculariis, Attam in muliebribus, Sisennam in lasciuiis, Lucilium in cuiusque artis ac negotii propriis. Outre ceux-là38, tu trouveras quelques auteurs qui font preuve d’élégance dans des sujets particuliers : Novius et Pomponius et ce genre dans les sujets rustiques, comiques et bouffons, Atta dans les sujets féminins, Sisenna dans les licencieux, Lucilius dans tout ce qui a rapport aux arts et aux affaires.

Qu’est-ce qui peut expliquer ce jugement de Fronton ? Certainement le fait que les auteurs d’atellanes eurent, les premiers, recours à des figures de style audacieuses qui certes purent déplaire à certains39, mais qui furent appréciées chez des auteurs comme Cicéron par exemple : ce sont les glissements comiques qu’on trouve chez Pomponius, les attentes déçues (aprosdokēton) chez Novius, et enfin une grande inventivité verbale. Glissements comiques Citons, comme premier exemple de glissement comique, celui qui se trouve dans le premier fragment de l’atellane Dogalis (v. 36) : Unum penem40, quae omnem ceterum alium praeberem penum. que ta queue, alors que je dois fournir par ailleurs tout le reste des provisions.

Plusieurs interprétations sont possibles en fonction des choix opérés : pour R. Danese, chi parla è una donna, che sembra rimproverare il propio uomo di mettere a disposizione solo il penis, mentre lei deve occuparsi di tutto il resto del sostentamento (penus)41. En revanche, Müller, suivi par Lindsay, corrige quae en quei : dans ce cas, c’est un homme qui parle : il utilise son penis pour se procurer des provisions42. On trouve un autre glissement propre à susciter le rire, dans l’atellane Prostibulum (v. 148) :

38

Il s’agit de Plaute, Ennius, Coelius, Naevius, Lucrèce, Accius, Caecilius et Labérius. Quintilien dans l’Institution oratoire (VI, 3, 47) juge certaines figures indignes de l’orateur : Cum sint autem loci plures ex quibus dicta ridicula ducantur, repetendum est mihi non omnis eos oratoribus conuenire, in primis ex amphibolia, neque illa obscura quae Atellani e more captant [...], « Comme il y a plusieurs sources d’où l’on puisse tirer des mots drôles, je dois répéter qu’elles ne conviennent pas toutes aux orateurs, surtout l’amphibologie, ces choses obscures que les acteurs d’atellanes ont l’habitude de rechercher [...]. » 40 La plupart des manuscrits donnent penum, mais les éditeurs n’ont pas conservé cette leçon car elle pose des problèmes de scansion : il faut que le troisième élément du septénaire trochaïque soit une syllabe longue, ce qui est le cas si l’on édite penem donné par le seul manuscrit L. C’est ce que j’ai choisi de retenir, à la suite de Frassinetti et Lindsay, contre Ribbeck et Quicherat qui proposent panem. 41 « Le personnage qui parle est une femme, qui semble reprocher à son mari de mettre à disposition son penis seulement, alors qu’elle doit s’occuper de subvenir à tous les autres besoins (penus) » (R. DANESE, 2010, p. 105). 42 Voir L. MÜLLER, 1861, p. 429 : l’argument de la pièce serait le suivant : opinatur in Dotali Pomponii propositum esse hominem qui, re familiari per luxuriam dispersa, ferme talia dicit ut uxorem locupletem inliciat, « on peut penser que dans l’atellane Dotalis de Pomponius est mis en scène un homme qui, après avoir dissipé les biens familiaux dans la luxure, tient des propos propres à séduire une femme fortunée. » 39

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Ego rumorem parui facio, dum sit rumen qui inpleam. Moi, je fais peu de cas des bruits qui courent, tant que j’ai de quoi me remplir la panse.

Dans ce vers, deux termes sont mis en balance par le personnage, ce que souligne le jeu de mots rumorem/rumen : c’est évidemment le ventre qui l’emporte sur toute autre considération ! V. Buchheit, qui relève aussi le jeu de mots, rapproche le nom rumen des verbes rumare, irrumare auxquels il donne un sens obscène43 en s’appuyant sur Catulle, Martial et les Priapea44. Citons aussi le glissement de docentem à scalpentem sur lequel repose le comique de ces deux vers tirés de l’atellane Maccus uirgo (v. 71-72) : Praeteriens uidit Dossennum in ludo reuerecunditer non docentem condiscipulum, uerum scalpentem natis. En passant, il a jeté, dans la salle d’école, un coup d’œil sur Dossennus qui n’instruisait pas son élève avec respect, mais qui lui chatouillait les fesses !

Ce fragment, comme pouvait le laisser prévoir le titre de la pièce, nous donne à voir une scène obscène45. La chute du vers est mise en valeur par la forte pause ménagée après condiscipulum (à la coupe) et par l’effet de parallèle ménagé par non... uerum. Le contraste entre ce que l’on attend du maître d’école et ce qui est décrit ici est ménagé par l’homéoptote soulignée, dans notre vers, par le parallélisme syntaxique et métrique (docentem/scalpentem). Considérons enfin le glissement comique de cena à maena qu’on trouve dans l’atellane Maialis (v. 76-77) qui met en scène un personnage traditionnel de la comédie, le parasite : cenam quaeritat : si eum nemo uocat, reuortit maestus ad maenam miser. Il recherche avec ardeur un dîner : si personne ne l’appelle, il retourne tout triste à ses sardines, misérable qu’il est.

Le parasite apparaît ici comme celui qui cherche à tout prix à se faire offrir le couvert – l’emploi du fréquentatif quaerito est expressif –, sans parfois y parvenir46. Ce parasite est un personnage comique, que Pomponius avait déjà mis en scène sous les traits du vorace Maccus dans l’atellane Maccus miles. Il est précisément celui qui a toujours faim, mais qui rentre souvent bredouille, ce que met en valeur le jeu sur les sonorités, non 43 C’est en ces termes qu’il commente ce passage : Rumen sine dubio uerbi ludibendi causa rumori (-em) oppositum ad irrumationem spectare uerisimile est, id quod inde apparet, quod rumare, irrumare nihil aliud significat nisi penem in os alterius inserere, « Il est probable que rumen, opposé à rumor (-em) sans doute pour jouer sur les mots, se rapporte au fait de “mettre dans la bouche de quelqu’un” : il apparaît donc, à partir de là, que rumare, irrumare ne signifie rien d’autre que “introduire son pénis dans la bouche d’un autre” » (V. BUCHHEIT, 1962). 44 Par exemple : Cat. 16, 1 et 14 ; 37, 8 ; Mart. 2, 47, 4 ; 2, 83, 5 ; Priap. 35, 2 et 5; 44, 4 ; 56, 6, etc. 45 L’analyse d’A. Marzullo (voir A. MARZULLO, 1973, p. 11) selon laquelle Dossennus se contenterait de donner une innocente fessée à son élève ne semble pas pertinente, compte tenu de ce qu’on sait par ailleurs de l’atellane. 46 On peut aussi penser à Plaute, Amph., 1014 ; Capt., 77 ; Pers., 57 ou encore Poen., 105, 688.

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seulement avec l’allitération en /m/ et /n/, mais encore avec le parallélisme qui repose sur la paronomase entre la cena qui devient finalement la maena, c’est-à-dire la mendole, un petit poisson de mer, que j’ai pourtant traduit par sardine pour mieux faire percevoir le sens du vers, à défaut de le faire entendre. Pour souligner ce glissement significatif, A. Traina47 propose de restituer la graphie mena qu’on trouve dans les manuscrits48. S’il reconnaît que Pomponius a pu rechercher l’allitération syllabique maestus/maenam, il pense que le rapport cena/mena prévaut car il perfectionne ainsi la paronomase. Si le style de Pomponius a été remarqué en raison notamment de ces glissements qui sont source de comique, celui de Nonius a été loué pour ses plaisanteries contre l’attente qui, si l’on en croit Cicéron, en font tout le sel. Attentes déçues Cicéron présente en effet Novius comme un maître dans l’art des attentes déçues si l’on en croit ces deux passages tirés du De oratore. En II, LXIII, 255 : ut apud Nouium uidetur esse misericors ille, qui iudicatum duci uidet, percontatur ita : Quanti addictus ? – Mille nummum. Si addidisset tantummodo : Ducas, licet, esset illud genus ridiculi praeter expectationem ; sed quia addidit : Nil addo, ducas licet, addito ambiguo [altero genere ridiculi] fuit, ut mihi quidem uidetur, salsissimus. comme, dans Novius, semble être compatissant celui qui, voyant un débiteur emmené, cherche à savoir : Pour combien a-t-il été vendu ? – Mille sesterces. S’il avait seulement ajouté : « Tu peux l’emmener », ça aurait été le genre de plaisanterie contre l’attente ; mais puisqu’il a ajouté : « Je n’ajoute rien, tu peux l’emmener », c’est l’ajout de l’ambiguïté qui, à mon avis, a fait tout le sel de .

Dans ce vers de Novius, l’addictus est un homme vendu aux enchères. Le personnage qui pose la question Quanti addictus ? semble d’abord intéressé, puis conclut l’affaire en une formule qui joue sur les mots addictus / addo : Cicéron qualifie ce trait de Novius de salsissimus, c’est-à-dire qui a beaucoup d’esprit. Et en II, LXX, 285 : Huius generis [sc. praeter expectationem] est plenus Nouius, cuius et iocus est familiaris : Sapiens, si algebis, tremes, et alia permulta.49 De ce genre de plaisanterie [à savoir celle contre l’attente] abonde Novius, dont celle-ci aussi est connue : Tout sage que tu es, si tu prends froid, tu trembleras ; celle-là et bien d’autres.

47 A.

TRAINA, 1992, p. 175-177. On trouve la forme mena seulement chez Plaute (Poen.), Caton (De agr.) et Pline (Hist. nat.). 49 Contrairement à la tradition grammaticale qui s’avère digne d’une certaine confiance, la tradition littéraire, quant à elle, nous apporte des témoignages plus ou moins allusifs, allant de la citation proprement dite à la réécriture de celle-ci ou bien encore à la simple allusion. Cicéron cite ici Novius sans préciser de quelle atellane est tiré le vers qui l’intéresse. 48

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Cicéron ne relève que ces deux passages, mais on pourrait en citer d’autres, empruntés cette fois-ci à Pomponius, comme par exemple, ce vers tiré de l’atellane Aruspex uel Pexor rusticus (v. 12) : Bucco puriter fac uti tractes. – Laui iam dudum manus. Bucco, tâche de faire ton travail proprement. – Je me suis déjà lavé les mains depuis longtemps !

Bucco se contente de répondre qu’il s’est déjà lavé les mains. On peut comprendre cette réponse comme le fait d’un homme assez stupide qui prend au sens propre ce qu’il faut comprendre au figuré ; mais on peut aussi la considérer comme un trait d’esprit50 : cette réponse niaise en apparence serait au fond malicieuse, si l’on considère que Bucco fait exprès de prendre la question au pied de la lettre. C’est aussi le cas dans ce vers tiré de Pictores (v. 114) : Ipsus cum uno seruo senex intestato proficiscitur, « le vieux en personne s’en va avec un seul esclave sans couilles », ou bien de ce vers dans lequel Pomponius sait ménager des effets contre l’attente, en se jouant notamment des topoi (Praeco posterior, v. 133) : Vis facere ut nouerca uetulum derepente deserat ? Tu veux faire en sorte que la belle-mère abandonne soudain le petit vieux ?

L’aide proposée ici est subtilement amenée : après le début du vers, marqué par l’allitération en /v/ et la coupe après uetulum, l’expression derepente deserat apparaît comme une véritable chute, inattendue, soulignée quant à elle par une nouvelle allitération, en /d/. Dans ce fragment est employé le nom nouerca dont la perfidie est un topos largement répandu dans la littérature : on le trouve dans la littérature grecque déjà et dans la littérature latine également où la nouerca est toujours présentée comme un être redoutable51. Ici, Pomponius joue avec ce topos, puisque la belle-mère est une jeune femme et, si elle doit être redoutée, ce n’est que par... son mari ! Citons enfin la chute du dernier fragment de cette même atellane (v. 1413) où il semblerait qu’un fils conduise son père devant la porte pour... le corriger. Alors que le mot pater pouvait laisser supposer, dans la bouche d’un fils, la volonté d’amadouer son père52 ou, du moins, de marquer sa déférence à son égard, quelle n’est pas la surprise du spectateur de constater qu’au contraire il a l’intention de lui infliger une correction : Ego dedita opera te, pater, solum foras seduxi, ut nequis esset testis tertius praeter nos, tibi cum tunderem labeas lubens.

50

Voir O. RIBBECK, 1891, p. 267. En témoignent ces mots d’Afranius nouercae nomen impium (57) et toutes les expressions comme nouercalia odia (Tacite, Ann., 1, 6, 2 ; 12, 2, 1), malitia nouercalis (Apulée, Mét., 10, 5) ou encore nouercales oculi (Horace, Épodes, 5, 9) : la marâtre devient donc, par antonomase, le symbole de la cruauté (cf. Plaute, Pseud., 313 ; Sénèque, Phèdre, 558 et Herc. fur., 111 ; Stace, Silves, 5, 2, 80). 52 C’est le cas, par exemple, dans l’Asinaria (v. 511-544) où Philénie emploie à cinq reprises le terme mater pour apaiser sa mère en colère. 51

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Moi, c’est à dessein, mon cher papa, que je t’ai fait sortir, seul, pour qu’il n’y ait pas un troisième témoin, excepté nous, lorsque je t’ai cassé la gueule avec plaisir !

L’attitude de ce fils constitue en effet, dans la culture romaine, une faute extrêmement grave. Comment comprendre un tel comportement53? En déjouant l’attente du spectateur, il me semble que l’auteur se plaît à recourir à un procédé cher à l’atellane : la mise en scène de la transgression54. Un dernier trait qui témoigne du caractère littéraire de l’atellane est l’inventivité verbale dont font preuve à la fois Pomponius et Novius. Inventivité verbale Ce qui est remarquable quand on parcourt les pièces atellanes, c’est de rencontrer un grand nombre d’hapax, vingt chez Pomponius et dix chez Novius, dont certains ont d’ailleurs déjà été relevés plus haut. Je m’intéresserai plus particulièrement à deux d’entre eux, car ils servent la parodie qui, comme on le voit à travers les titres des pièces, constitue un trait caractéristique de l’atellane qui aime parodier certains mythes55, mais aussi les langages officiels56, ainsi que les genres sérieux tels que la tragédie57. À ce titre, il faut relever la façon dont Novius s’en prend aux composés tragiques quand il forge le composé sonore tolutiloquentia, formé de l’adverbe tolutim et du verbe loquor dans l’atellane Gallinaria (v. 38) : O pestifera, pontica fera, trux toluloquentia ! Ô femme pestilentielle, bête du Pont-Euxin, farouche à la langue volubile !

Le genre tragique n’est pas le seul à être tourné en dérision : le genre poétique l’est également, comme dans l’atellane Armorum iudicium (v. 1011) où Pomponius use d’une périphrase compliquée, qui repose sur une

53

Voir R. RAFFAELLI, 2010, p. 90 : il considère le pater dont il est question ici comme un masque comique : le vieux Pappus fait figure de bouc émissaire destiné à être continuellement tourné en ridicule et cocufié. Voir aussi A. GANDIGLIO, 1913, p. 273 : il se contente de suggérer que le nom pater doit être compris dans le sens générique du vieux. Voir enfin P. FRASSINETTI, 1953, p. 109, note 63 : il voit dans ce vers un écho d’un passage des Nuées d’Aristophane (v. 1321) où Philippide bat son père et s’en vante. 54 Cf. par exemple l’atellane Verniones (v. 174) où une femme s’exclame : Porcus est quem amare coepi, pinguis, non pulcher puer, « C’est d’un porc dont je suis tombée amoureuse, d’un homme gras, non d’un joli garçon. » R. Raffaelli voit ici une belle inversion des valeurs traditionnelles puisque le personnage préfère le vulgaire au raffiné (cf. R. RAFFAELLI, 1987, p. 130). 55 Il apparaît nettement que les titres de certaines pièces font référence à un argument mythologique : citons, de Pomponius, Sisyphus, Pytho gorgonius ou Ariadne, ou bien chez Novius, Phoenissae ou encore Hercules coactor qui fait d’Hercule un collecteur d’impôts ou un foulon. Tout en reprenant un personnage ou un motif mythologique, l’atellane le dégrade pour en faire un élément du comique. 56 La parodie du langage des magistrats devait être particulièrement présente dans les farces dont le sujet portait sur les élections : c’est le cas de Pappus praeteritus de Pomponius et Novius, ou encore de Heres Petitor de Pomponius. 57 Voir les titres Agamemno suppositus, Armorum iudicium, Atreus de Pomponius, ou encore Andromacha et Mortis et uitae iudicium de Novius.

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création verbale, l’hapax ascendibilis, pour désigner une échelle, parodiant ainsi le style poétique58: Tum prae se portant ascendibilem semitam quam scalam uocant. Ils portent devant eux un chemin par où on peut monter que l’on appelle échelle.

Pour conclure, il apparaît que l’étude des jeux de mots dans l’atellane a permis de mieux comprendre la nature du genre : le comique verbal et les comparaisons savoureuses qu’on trouve dans ces pièces témoignent d’un ancrage populaire et campagnard du genre ; les nombreux jeux de mots reposant sur les allitérations et le double sens donnent, par ailleurs, à voir et à entendre des scènes grossières qui mettent en avant le corps dans ses fonctions les plus triviales ; mais ces scènes, certainement attendues du public, ne sont pas les seules à expliquer le succès qu’a connu l’atellane : un style audacieux, fait de glissements comiques, de plaisanteries contre l’attente et de nombreuses créations verbales, témoigne de la qualité littéraire de cette farce rustique que même Sénèque n’hésite pas à soumettre à la réflexion de Lucilius59 !

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58

Voir J.-P. CÈBE, 1966, p. 114. à Lucilius, 3, 6 : Itaque hoc, quod apud Pomponium legi, animo mandabitur [...], C’est pourquoi ce mot, que j’ai lu dans Pomponius, sera confié à ton esprit [...]. 59Lettres

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La scène élégiaque chez Properce Alain Deremetz Université de Lille 3

Il n’existe pas de parole qui ne présuppose l’existence d’un cadre, réel ou fictif, à partir duquel elle se déploie. Et ceci vaut aussi pour une œuvre écrite : bien qu’elle soit séparée du contexte pragmatique qui l’a vue naître, elle aussi « présuppose une scène de parole déterminée qu’il lui faut valider à travers son énonciation1 ». Cette scène, qui généralement n’est pas assimilable à la circonstance historique ou biographique2 qui a déterminé la production de cette œuvre ni au cadre empirique dans lequel elle a été divulguée, « est le produit de l’œuvre qui prétend énoncer à partir d’elle » ; elle résulte donc de la représentation intégrée dans son texte même des constituants de la relation verbale qu’elle instaure, l’énonciateur et le ou les énonciataire(s), l’espace et le temps de l’énonciation ainsi que son mode. De ce fait, si elle peut inclure des données biographiques ou historiques attestées, cette représentation doit avant tout respecter des impératifs poétiques, et plus précisément génériques. C’est ainsi par exemple qu’elle doit donner de l’énonciateur, des énonciataires, ainsi que du temps, de l’espace et du mode de l’énonciation une image conforme à celle que le genre exige, c’est-à-dire une image qui puisse recevoir la caution de « scènes énonciatives antérieures et de biographies déjà validées dans ce genre ». S’agissant de l’élégie propertienne, si l’ensemble des pièces ne peut être associé à une scène de parole unique, il semble possible d’esquisser la configuration de celle qui est la plus exploitée – c’est à peu près celle qu’Horace s’amuse à parodier dans l’épode 11 où il se fait passer pour un amant élégiaque désabusé assistant à un banquet3 – : un jeune poète, qui n’est riche que de son talent, s’adresse, au moyen de lettes ou de billets, à une maîtresse séduisante, mais cruelle et volage à laquelle il reste néanmoins fidèle, ainsi qu’à des amis ou à des protecteurs, dans un espace privé, clos ou isolé, le soir ou la nuit.

1

Voir D. MAINGUENEAU, 1993, p. 122 et 126 pour les deux suivantes. Voir A. DEREMETZ, 2011, p. 293. 3 Je dois cette suggestion pertinente à ma collègue J. FABRE–SERRIS. 2

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Telle est du moins celle qui occupe l’essentiel du livre 1. Au cours des livres 2 et 34 (voire du 4e) en revanche, elle est supplantée par – au moins5 – deux autres : l’une qui maintient la fiction épistolaire, mais accorde aux amici une place réduite – seul Tullus réapparaît (3, 22) alors que sont introduits fugitivement un autre soldat, Postumus, un parent de Properce (3, 12), un ami anonyme (2, 8), un certain Démophon, un pseudonyme (2, 22), ainsi qu’un double de Ponticus, Lyncée (2, 34) – au profit d’une autre figure, Mécène, seul (3, 9) ou porte–parole d’une foule d’anonymes (2, 1), et surtout de celle de Cynthie qui s’impose comme l’interlocutrice privilégiée d’Ego ; l’autre, de plus en plus fréquente au gré de l’avancée de l’œuvre, qui prend la forme d’un monologue (2, 2 ; 2, 3 ; 2, 13 ; 2, 15 ; 2, 23 ; 2, 33…) d’une prière (2, 28) ou d’une leçon où le maître de l’élégie, qui se dit disciple de Callimaque et de Philétas, expose son art poétique ou ses projets à l’ensemble de ses lecteurs6. La relative singularité du livre 1 sur ce point mérite d’être approfondie. Ce qui caractérise la scène de parole qu’il présuppose est son inscription dans un espace strictement privé. L’énonciateur Ego y a pour énonciataires, outre sa maîtresse Cynthie, avec laquelle il entretient une relation tumultueuse, des amici, Tullus, Bassus, Gallus et Ponticus, qui condamnent cette relation. Aux uns et aux autres il adresse des lettres et des billets (libelli, 1, 11, 19) où il fait état de conversations intimes, de confidences, de tête-à-tête, de plaintes, de reproches et de conseils qui ont tous pour objet son amour pour Cynthie. Si, de prime abord, les événements ou les commentaires rapportés semblent pouvoir se rapporter à une situation biographique réelle ou, à défaut, vraisemblable comme la comédie en offre quelques exemples, la composition de ce groupe invite à aller au-delà et à se demander si Properce ne cherche pas à délivrer un autre message sous le couvert du récit de ce drame personnel. Tous ses interlocuteurs sont des poètes, à l’exception de Tullus7, le soldat destiné à une grande carrière militaire et politique (6 ; 14 ; 22) : Bassus est un poète iambique (4), Gallus probablement le poète élégiaque (5, 10, 13 et 20) et Ponticus, un poète épique (7, 9, 12). Plus qu’un groupe d’amis, il semble donc qu’ils forment un cercle littéraire, Tullus8 y jouant vraisemblablement le même rôle de protecteur que Messala et Mécène dans leurs cercles respectifs. Si l’on accepte cette hypothèse, on ne s’étonnera pas que les reproches qu’ils adressent à Properce à propos de sa vie érotique aient quelque chose à voir avec les débats théoriques et pratiques qui alimentaient la vie de ces communautés culturelles. Les poètes, on le sait, ont pour habitude de désigner les genres poétiques par leurs 4

L’essentiel des références porteront sur le livre 1, mais les autres livres seront au besoin sollicités. 5 Il serait intéressant d’étudier les élégies où Properce change brusquement de destinataire, passant du ‘tu’ au ‘elle’ (par exemple 2, 25) ou inversement (1, 3), du ‘vous’ au ‘tu’ (2, 1) ou inversement (1, 1) et celles où un même pronom renvoie à des interlocuteurs différents (par exemple 2, 14 ; 2, 15…). 6 Par exemple 2, 10 ; 2, 12 ; 2, 14 ; 2, 17 ; 3, 1 ; 3, 2 ; 3, 3… 7 Voir E. COUTELLE, 2006, p. 36. 8 Voir F. CAIRNS, 2006, p. 35 sq.

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thèmes de prédilection, la guerre ou le voyage pour l’épopée et l’amour pour l’élégie. Ainsi en défendant son amour pour Cynthie face à des amis hostiles à sa maîtresse – amis dont il avait pourtant sollicité l’aide (1, 25–26) –, c’est à une « défense et illustration » du genre élégiaque, dont Cynthie est l’initiatrice et la magistra, auquel se livre Properce, récusant ainsi les sollicitations de ces amis (Bassus et Ponticus) à pratiquer d’autres genres réputés plus nobles et plus moraux, ou à abandonner l’activité poétique pour une vie plus proche de l’idéal romain (Tullus), voire cherchant à convaincre l’un d’entre eux (Gallus) qu’il est devenu le fondateur et le maître d’une pratique nouvelle du genre élégiaque. Dans l’ensemble des élégies du livre 1, en effet, Properce semble procéder à l’installation dramatisée d’un programme poétique9 à laquelle participent tous les personnages, Ego, Cynthie, les amis et le rival, chacun jouant un rôle spécifique dans la mise en scène de la genèse de son œuvre élégiaque. Le premier rôle revient à Cynthie, même si le nombre d’élégies qui lui sont adressées est limité en comparaison de ce qu’il sera dans les deux livres suivants. Du portrait que Properce trace de cette ‘scripta puella’10 en de nombreuses occasions (2, 3, 5, 8, 11, 15… pour le seul livre 1), il ressort qu’il est conforme à celui de toutes les maîtresses élégiaques : elle possède toutes les grâces et les talents, incomparablement belle, séduisante, mais elle est aussi coquette, cruelle, tyrannique, jalouse, volage, perfide… Elle est belle au point d’enflammer Ego ; elle est dure et volage au point de le soumettre à un pénible servitium amoris, de provoquer ses lamentations éplorées, en lui faisant craindre une séparation. Mais elle est bien plus qu’un personnage jouant un rôle dans une histoire d’amour. Dès l’élégie 1, 2, dans l’énumération qu’il fait devant elle de ses atouts pour la convaincre de ne pas se parer11, le poète lui rappelle qu’outre la grâce, la beauté et la séduction de Vénus, elle possède l’art de la poésie et de la musique qui lui viennent d’Apollon – le dieu du Cynthe dont elle tire son nom – et de Calliope, l’art de la conversation d’une mondaine cultivée et sans doute celui du tissage associé à Minerve : Uni si qua placet, culta puella sat est ; cum tibi praesertim Phoebus sua carmina donet Aoniamque libens Calliopea lyram, unica nec desit iucundis gratia uerbis, Omnia quaeque Venus, quaeque Minerva probat. His tu semper eris nostrae gratissima uitae, taedia dum miserae sint tibi luxuriae. (v. 26-32) 9

Cette question a été étudiée de manière argumentée et précise par E. COUTELLE dans plusieurs publications (2005a, 2005b, 2006). Je n’apporterai ici que quelques réflexions complémentaires. 10 Voir M. WYKE, 1987 ; F. NAU, 2007, p. 12 : « … elle n’a aucun passé : son existence se confond avec son existence littéraire et rien ne vient jamais évoquer la vie de la jeune femme avant sa ravissante apparition dans l’élégie liminaire de la monobliblos ». 11 Voir infra, p. 597.

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À plusieurs reprises, Properce revient sur les talents de son amica : elle est une docta puella, dit–il en 1, 7, 11-1212, incluant dans cette épithète tout ce qui contribue à faire d’elle une image de lui–même : Me laudent doctae solum placuisse puellae, Pontice, et iniustas saepe tulisse minas ;

Mais, parmi ces talents il en est un qui prend un relief singulier : non seulement elle est pour Properce la lectrice qui sait apprécier sa poésie13, mais elle est elle–même une poétesse14. Celui–ci ne se contente pas de vanter cette compétence de Cynthie : il la prouve en citant dans l’élégie 1, 3, qui suit immédiatement celle où il fait son éloge, un discours de la jeune femme où elle raconte la soirée qu’elle a passée en son absence à filer de la pourpre15, jouer de la lyre et composer en pleurant un chant plaintif. Rentrant tard d’un banquet, passablement éméché, il la trouve endormie et, après quelques tentatives maladroites pour la réveiller, il la voit ouvrir enfin les yeux sous l’effet d’un rayon de lune et s’adresser à lui : Sic ait in molli fixa toro cubitum : « Tandem te nostro referens iniuria lecto alterius clausis expulit e foribus ? Namque ubi longa meae consumpsti tempora noctis, languidus exactis, ei mihi, sideribus ? O utinam talis producas, improbe, noctes, me miseram qualis semper habere iubes ! Nam modo purpureo fallebam stamine somnum, rursus et Orpheae carmine, fessa, lyrae ; interdum leuiter mecum deserta querebar externo longas saepe in amore moras : dum me iucundis lapsam Sopor impulit alis. Illa fuit lacrimis ultima cura meis. » (v. 34-46)

Ce discours de Cynthie est lui–même (métriquement) une élégie qui met en scène la composition nocturne d’une élégie et, qui plus est, d’une élégie modèle qui fixe les principaux constituants de la scène élégiaque. Cette élégie qu’elle prononce est celle qu’elle a composée la nuit, puisque le thème qu’elle y développe, l’infidélité (iniuria alterius), est précisément celui qui faisait l’objet de ses plaintes nocturnes (amore externo). En outre les termes par lesquels elle évoque son activité lors de cette nuit solitaire sont ceux qui 12

Cf. aussi 2, 3 ; 2, 11, 6 ; 2, 13, 11 ; 3, 20. Voir 1, 8, 40. En 2, 26, 26 il dira qu’elle voue à la poésie un culte quasi religieux : carmina tam sancte nulla puella colit. 14 Voir S. VIARRE, 2007. Cf. aussi 2, 1, 9-10 et 2, 3, 19-20. En 2, 3, 21-22, elle ne craint pas de se comparer à Corinna et Érinna : Et sua cum antiquae committit scripta Corinna/ †carminaque Erinnae† non putat aequa suis. (Si l’on retient la conclusion de S. HEYWORTH, 2007, p. 12, qui propose de lire à la suite d’Heinsius carminaque Erinnae au lieu de carmina quae quivis des manuscrits). 15 Sur Cynthie en train de filer et de se plaindre de son abandon, voir aussi 3, 6. 13

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sont traditionnellement employés par les élégiaques pour désigner le genre qu’ils pratiquent : querebar16 (v. 44) et lacrimis (v. 46) représentent la plainte élégiaque, Orpheae lyrae (v. 42) fait allusion au fondateur mythique de l’élégie ; et le tissage est l’une des métaphores les plus fréquemment associées à la composition poétique17. Properce ne se contente pas de présenter Cynthie comme son double féminin, elle qui se lamente, comme il le fera, d’être abandonnée ou trompée : il lui confère le statut d’inspiratrice, voire de muse18, en disant que tout ce qu’il a appris de l’amour, et donc de l’élégie, vient d’elle (1, 10, 19– 20). Ce faisant, il laisse entendre qu’elle est la figure de l’élégie, son incarnation, et que son allure et sa beauté sont à l’image de celles qui, pour lui, conviennent au genre élégiaque. Il est utile à ce propos de mentionner le problème que soulève la contradiction apparente, que soulignera Ovide19, des deux positions prises par Properce qui, dans l’élégie 1, 2 reproche à Cynthie de « (s’)avancer la coiffure ornée et de faire ondoyer le fin drapé d’un tissu de Cos » pour lui conseiller « de laisser son corps briller de ses propres atouts », en lui rappelant « (qu’)Amour qui est nu n’aime pas qui se fait l’artisan de la beauté », alors que, dans la 2, 1, il déclarera au contraire : « Si je l’ai vue s’avancer éclatante dans un tissu de Cos, je tirerai tout un volume du tissu de Cos (5-6) ». De ces deux textes, dont la dimension métaphorique a été souvent soulignée20, il a été déduit que Properce défendait deux conceptions opposées du style élégiaque, l’une qui prône un style simple et dépouillé21 correspondant à un genus tenue, et l’autre, au contraire, un style raffiné et orné, sous la bannière de Callimaque et de Philétas. Même si cette différence de positionnement de la part de Properce peut s’expliquer par l’ambigüité même du concept de tenuitas qui traduit à la fois la λεπτότης callimaquéenne et l’ἰσχνότης du genus tenue22, il n’en reste pas moins que la contradiction demeure entre les deux textes et qu’il est légitime de tenter de la résoudre. Il me semble que la voie pour y parvenir passe par le rappel du rôle que joue Cynthie dans le livre 1. C’est elle qui occupe le rôle de 16

Voir 1, 5, 18 ; 1, 6, 8 et 11 ; 1, 7, 8 ; 1, 8, 22 ; 1, 16, 14 et 39 ; 1, 17, 9 ; 1, 18, 1 et 29 ; 2, 18, 1 ; 2, 20, 4 et 5 ; 3, 6, 18 ; 3, 7, 55 ; 4, 7, 6 et 95 ; 4, 8, 79 pour les exemples les plus clairs. Le genre lui-même est souvent désigné par les termes de querela ou de querimonia. 17 En deux autres occasions, aussi, Properce nous livre une élégie composée par Cynthie – si l’on ne tient pas compte de l’élégie 1, 6 (5-11) où ses propos sont rapportés au style indirect (mais le terme querelis apparaît au vers 11) – : il s’agit d’abord de l’élégie 2, 29 dont l’argument est très proche de celui de la 1, 2 (retour de banquet, beauté de Cynthie endormie, reproches de cette dernière) et de la pièce 4, 7 où elle s’adresse longuement au poète en songe pour lui reprocher son indifférence lors de ses funérailles, lui jurer qu’elle lui a toujours été fidèle et attendre de lui qu’il le soit également en souvenir d’elle. 18 Il abordera explicitement ce thème dans l’élégie liminaire du livre 2 : Non haec Calliope, non haec mihi cantat Apollo : / Ingenium nobis ipsa puella facit. (v. 3-4). 19 Voir la très riche analyse de cette contradiction dans F. KLEIN, 2010, passim. 20 C’est en effet par ces métaphores du texte–femme, de sa parure, de sa coiffure… que les poètes et les rhéteurs ont illustré leurs conceptions des styles poétiques ; voir P. GALLAND– HALLYN, 1994, p. 107-119 et passim. 21 D. ROSS, 1975, p. 102 pense que cette défense du style simple s’explique par une réaction de Properce contre le style obscur et alambiqué, hérité d’Euphorion, de Gallus. L’idée est ingénieuse, mais n’explique pas la palinodie de Properce. 22 Voir F. KLEIN, 2010, p. 123 sq.

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magistra amoris face au poète novice de l’élégie 1, 1, c’est elle qui fait son éducation amoureuse et poétique comme Properce le dit en 1, 10 à Gallus : Cynthia me docuit, semper quae cuique petenda quaeque cauenda forent: non nihil egit Amor. (v. 19-20)

C’est elle aussi qui, comme je l’ai dit plus haut, compose de nuit l’élégie modèle, à valeur paradigmatique, que Properce imitera à plusieurs reprises dans son œuvre, celle de l’amant(e) abandonnée qui se plaint de l’infidélité de son (sa) partenaire. Il paraît ainsi possible d’émettre l’hypothèse que l’élégie 1, 2 est l’illustration métaphorique d’un débat entre Properce et sa maîtresse portant sur la définition du style qui convient à l’élégie, l’un revendiquant pour ce genre un style dépouillé et l’autre un style orné, et que, dans ce débat, l’élégie 2, 1 nous apprend la victoire de Cynthie qui a su, en instruisant son amant, l’amener à rejoindre la position qu’elle défendait. Et, quand celle–ci, quittant le style qui était le sien, se plaira à suivre une mode extravagante, en se teignant les tempes en bleu et les cheveux en roux, c’est lui qui lui rappellera que ce style exotique n’est pas naturel pour une Romaine, l’engageant ainsi à revenir à celui que sa tenue antérieure illustrait : Nunc etiam infectos demens imitare Britannos, ludis et externo tincta nitore caput ? Vt natura dedit, sic omnis recta figurast : turpis Romano Belgicus ore color. An si caeruleo quaedam sua tempora fuco tinxerit, idcirco caerula forma bonast ? (2, 18 D, 23-26 ; 31-32)

Venons-en à l’image qu’Ego donne de lui-même. Si sa jeunesse23 et la modestie24 de sa condition sont des attributs topiques qui seront plus particulièrement développés dans les livres 2 et 3, celui qui est le plus souvent affirmé, dès l’élégie liminaire25, est son indéfectible (ou presque) fidélité : … sua quemque moretur cura, neque assueto mutet amore torum. (v. 35-36)

L’affirmation de fidélité à Cynthie est convoquée en premier lieu par Properce dans le contexte de l’argumentation qu’il développe en réponse à 23 Cette insistance de Properce sur la jeunesse de l’amant de Cynthie ne s’explique pas seulement par le fait que cet âge est par nature celui des émois érotiques : elle se fonde aussi sur le dogme poétique qui associe un genre à une classe d’âge : la jeunesse est l’âge approprié à la poésie d’amour et c’est elle qui qualifie Ego comme poète élégiaque ; car les genres plus graves et plus savants doivent être réservés à un âge plus avancé comme il est dit en 2, 10 : Aetas prima canat Veneres, extrema tumultus ; / bella canam, quando scripta puella mea est. (v. 7–8). Cf. aussi la recusatio adressée à Mécène, en 3, 9, et 3, 5, 19-28. 24 Voir 2, 24, 35-38 et 2, 34, 55-58. 25 Cf. aussi 1, 4 ; 1, 12 avec la célèbre formule : Cynthia prima fuit, Cynthia finis erit ; 1, 18 puis 2, 1 ; 2, 17 ; 2, 20 ; 2, 24 ; 2, 25 ; 2, 26 ; 3, 25…

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Bassus qui lui conseille d’aimer d’autres femmes (1, 4), ou à Tullus qui l’invite à changer de mode de vie (1, 12) et à se rendre à Athènes (1, 6). En répondant à l’un qu’il ne peut la quitter, parce qu’elle l’emporte sur toutes les femmes par sa beauté et ses charmes (1–12) et qu’ils sont liés par un pacte mutuel (5–16) et à l’autre que son destin l’oblige à rester fidèle à son amour jusqu’à la mort (1, 6, 25–30), il avance deux arguments qui annoncent ceux qu’il opposera dans les recusationes des livres 2 et 326 aux lecteurs et protecteurs qui veulent le voir quitter le genre élégiaque pour une poésie plus haute. Affirmer sa fidélité à Cynthie revient d’abord à justifier sa ’fidélité’ au genre élégiaque et ensuite à prétendre que c’est de lui qu’il tirera sa renommée de poète. C’est bien d’ailleurs ce qui apparaît clairement dans les élégies à Ponticus (1, 7 et 9), le poète épique qui méprise sa pratique d’un genre mineur et qui, tombé amoureux lui–même, découvre tardivement la valeur du genre élégiaque. En second lieu, bien que l’assurance répétée par Ego de cette disposition d’esprit puisse être interprétée sur le simple plan d’une stratégie amoureuse, comme un argument propre à fléchir la femme aimée pour la conquérir, regagner ses faveurs ou obtenir d’elle le respect de ses engagements, la fidélité participe également à l’illustration par Properce de sa conception du genre, en complétant les préceptes qu’il délivre subtilement sur l’art élégiaque tout au long de son recueil. Elle contribue, d’abord, à signifier que le pacte générique de l’élégie, telle qu’il le conçoit, impose que l’objet de l’amour célébré par le poète dans les pièces qui forment son recueil soit unique. À la différence d’autres genres comme la satire, la poésie iambique ou lyrique, voire du genre élégiaque pratiqué par Gallus27 et par Tibulle28, qui chantent l’amour pour une pluralité de femmes (ou de garçons), l’œuvre élégiaque doit être, selon lui, tout entière consacrée à une seule amica dont le nom même constitue son titre, au moins pour les lecteurs. C’est également d’ailleurs en vertu de cette règle spécifique du genre qu’Ego est contraint de réfuter ou d’ignorer les conseils des amis qui veulent le détourner de cet amour indigne qui le fait souffrir et l’engager à se tourner vers d’autres jeunes femmes. Peut-être faut-il accorder à cette affirmation de fidélité une troisième implication poétique qui subsume les deux autres : celle de laisser entendre qu’il est nécessaire de prêter à l’amant élégiaque la constance qui le conduit à endurer toutes les situations auxquelles l’expose son amour pour une amica dure et volage, pour que lui, le poète, puisse explorer et décliner l’ensemble des éléments constituant la topique élégiaque, centrée autour du servitium amoris (voir par exemple 2, 5 et 2, 17). La fidélité serait ainsi présentée comme la condition de possibilité du déploiement de la composition élégiaque. Le second attribut d’Ego, sur lequel il convient de s’attarder un instant, même s’il a donné lieu à de nombreuses études éclairantes, est sa qualité de 26

Voir 2, 1, 1-4 et 30-48 ; 3, 2 ; 3, 9 ; 3, 11. Voir infra, p. 601. Il est probable que Gallus ne consacra pas les quatre livres de ses élégies à la seule Lycoris. 28 Tibulle chanta trois amours : Délie, Némésis et Marathus. 27

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magister amoris qu’il a acquise au contact de Cynthie, alors qu’il « n’avait encore été touché par nul désir » avant de subir le charme de ses yeux (1, 1, 2). Elle est fondée sur deux arguments : le pouvoir de sa poésie sur les victimes de l’amour, développé surtout dans le livre 1 (7, 8, 9, 10) et sa notoriété29, suggérée dès la 1, 7, mais clairement évoquée dans les deux livres suivants (2, 5 ; 2, 24 ; 2, 34 ; 3, 2 ; 3, 24). L’élégie 1, 10 adressée à Gallus résume bien le premier argument : Possum ego diuersos iterum coniungere amantis et dominae tardas possum aperire fores ; et possum alterius curas sanare recentis, nec leuis in uerbis est medicina meis. (v. 15-18)

Suivis des quelques conseils pratiques que lui a enseignés Cynthie sur ce qu’il convient de faire ou d’éviter en amour, ces deux distiques, anticipant le diptyque ovidien, attribuent à son œuvre la double dimension d’être à la fois un art d’aimer et un remède à l’amour, comme Properce l’avait déjà suggéré dans l’élégie 1, 7 adressée à Ponticus30. Mais, comme j’ai eu l’occasion de le montrer à propos d’Ovide31, loin d’être contradictoires, ces deux enseignements du magister, apprendre à aimer et apprendre à ne plus aimer sont les deux volets d’un même programme poétique, celui d’écrire un art didactique de l’élégie érotique. L’élégie 1, 7, qui vient d’être mentionnée, contient la première allusion à sa notoriété, notoriété sans doute plus espérée encore que constatée32. Concluant son élégie à Ponticus, il affirme que s’il arrivait à son ami d’être lui–même blessé par l’amour, il cesserait de mépriser la poésie de Properce qui sera un jour glorifié par ses jeunes lecteurs : Tum me non humilem mirabere saepe poetam, tunc ego Romanis praeferar ingeniis ; nec poterunt iuuenes nostro reticere sepulcro « Ardoris nostri magne poeta iaces. » (v. 21-24)

Sa prédiction se réalisera, comme il le signifiera implicitement dans l’élégie 2, 533 où, feignant d’apprendre que tout Rome parle de l’inconduite de Cynthie, il laisse entendre en réalité que tout Rome a lu son premier 29

En 1, 7, 9-10 : Hic mihi conteritur uitae modus, haec mea fama est, / hinc cupio nomen carminis ire mei. 30 En 1, 7, 11-14 : Me laudent doctae solum placuisse puellae, / Pontice, et iniustas saepe tulisse minas : / me legat assidue post haec neglectus amator / et prosint illi cognita nostra mala. 31 Cf. Ovide R. A., 43-44 : « Venez à mes leçons, jeunes gens trompés, qui n’avez trouvé que déceptions dans votre amour. Apprenez à être guéris par celui qui vous a appris à aimer. La même main vous apportera la blessure et le remède ». 32 Voir les déclarations de 2, 5 ; 2, 24 et aussi 3, 2, 15–18 où il compare, à la manière d’Horace, son œuvre élégiaque à un monument : « Mais les Muses sont mes compagnes, mes vers sont chers à qui les lit, et Calliope ne se lasse pas de suivre mes chœurs. Heureuse, s’il en est, celle que célèbre mon petit livre ! Mes poèmes seront autant de monuments à ta beauté ». 33 Hoc uerum est, tota te ferri, Cynthia, Roma, /et non ignota uiuere nequitia ? (1-2).

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livre ; et explicitement dans l’élégie 2, 24 A34 où il fait dire à un interlocuteur inconnu que tout Rome a lu ce livre qui porte en titre le nom de Cynthie35. D’un livre à l’autre Ego passe ainsi du statut de magister amoris dans le cercle clos de ses amis à celui de maître du genre élégiaque à Rome : son expertise érotique s’est muée en expertise poétique qui lui vaut, une fois son liber publié, de devenir un poète reconnu.

Gallus Outre les énonciataires déjà cités, Cynthie, Tullus, et les poètes, Bassus et Ponticus, il est une autre figure majeure du livre dont il convient de préciser le rôle qu’elle joue dans la scénographie élégiaque. Il s’agit bien sûr de Gallus, personnage énigmatique, mais qui, qu’il soit ou non l’auteur des Amores, se révèle clairement dans les 4 élégies qui lui sont destinées comme une sorte d’alter ego du poète avec lequel il partage le même idéal de vie centré sur l’amour dont il a pourtant une conception bien différente. En ce domaine, il est toujours en quête de nouvelles proies et ne s’attarde sur aucune, comme le poète le dit dans l’élégie 1, 13 : Dum tibi deceptis augetur fama puellis, Certus et in nullo quaeris amore moram… (v. 5-6)

C’est cette incontinence qui est pointée d’emblée par le premier qualificatif que lui attribue Ego dans l’élégie 1, 5, invide36 : il est un séducteur jaloux du poète qui, par les questions insidieuses qu’il lui pose, cherche à s’immiscer dans sa relation avec Cynthie afin, sans doute, d’ajouter celle–ci à son tableau de chasse. Averti du danger que représenterait pour lui cette maîtresse tyrannique, Gallus, comme s’il avait entendu le message, réapparaît dans les bras d’une amie dont il semble éperdument amoureux (1, 10). Aurait–il donc abandonné ses conquêtes éphémères pour rejoindre Ego dans sa fidélité à une seule amica ? C’est ce qu’espère Ego qui lui prodigue alors les conseils qu’il disait ne pas pouvoir lui donner dans l’élégie précédente : instruit par Cynthie, lui, le magister amoris, saura lui apprendre comment faire durer cet amour pour cette seule femme : Is poterit felix una remanere puella, qui numquam uacuo pectore liber erit. (v. 29-30)

Et, dans l’élégie 1, 13, alors que Properce soupçonne Gallus de se réjouir de son infortune, sachant qu’il en a été informé par l’élégie 1, 12 où lui– 34 Voir aussi 3, 2, 15-18 où il compare, à la manière d’Horace, son œuvre élégiaque à un monument : « Mais les Muses sont mes compagnes, mes vers sont chers à qui les lit, et Calliope ne se lasse pas de suivre mes chœurs. Heureuse, s’il en est, celle que célèbre mon petit livre ! Mes poèmes seront autant de monuments à ta beauté ». 35 Tu loqueris, cum sis iam noto fabula libro / et tua sit toto ‘Cynthia’ lecta foro ? (1–2). 36 En 1, 13, 3 il le qualifiera de perfide.

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même s’est plaint de l’infidélité de Cynthie en villégiature à Baïes37, il lui souhaite de ne pas connaître le même sort et fait le vœu que puisse enfin le satisfaire cette passion exclusive : una sit ista tibi (v. 36). Mais le souhait d’Ego ne semble pas avoir été exaucé, car nous retrouvons Gallus, dans l’élégie 1, 20, à nouveau amoureux, mais cette fois d’un favori. Properce, qui reste dans son rôle de maître d’amour, l’avertit alors du danger que présente pour lui cet amour pour un éphèbe dont la beauté attirera bien des convoitises. Il a été souvent démontré qu’au travers de l’évocation de la vie amoureuse de Gallus, Properce faisait allusion à l’œuvre poétique38 de ce dernier et engageait avec lui un débat portant sur leurs pratiques respectives du genre élégiaque39 ; et que, de cette intention allusive, il avait déposé des indices dans les élégies 10 et 13 en recourant aux termes testis (10, 1), meminisse (10, 3), vidimus (10, 6) et vidi (13, 11 ; 14 ; 15) qui dans la poésie latine ont souvent pour fonction de signaler des renvois textuels : en disant qu’il a été témoin et qu’il a vu cette scène d’amour, il aurait ainsi laissé entendre qu’en réalité il l’a lue dans un poème de Gallus. De fait, ces deux élégies semblent bien reprendre, comme Virgile l’a fait plus explicitement dans la bucolique 1040, des thèmes poétiques et des schémas métriques chers à Gallus, voire citer des expressions ou des termes qu’il aurait lui–même employées dans ses Amores. Parmi ces thèmes galliens41, il en est deux au moins auxquels ces élégies feraient allusion : le premier est la nuit d’amour (10 et 13) et le second, évoqué en 10, 5 et, ironiquement semble–t–il en 13, 33, est celui du poète qui meurt d’amour ; et parmi les termes42 qui seraient à mettre à son crédit medicina (10, 18) et furor (13, 20). Mais Properce ne se limiterait pas à cette évocation de la poésie gallienne : en mentionnant la tentative de séduction à laquelle se serait livré son ami (1, 5) et en avertissant ce dernier des dangers auxquels conduirait une liaison avec Cynthie, il l’aurait prévenu, si l’on suit la brillante analyse de D. Ross43, de la difficulté et des risques que présenterait pour lui le projet (ou la tentative) de se lancer dans une nouvelle voie de l’écriture élégiaque qui lui est encore inconnue (ou dont il vient de faire un premier essai, comme le suggère l’élégie 10), celle de l’élégie subjective centrée sur un servitium amoris. Properce lui ferait ainsi comprendre que cette voie nouvelle, qui est celle-là même que lui–même pratique et dont il est devenu le maître, exige de celui qui est encore novice en la matière de satisfaire à toute une série de conditions et d’exigences et de réviser sa pratique antérieure qui portait la marque de l’élégie néotérique à la manière de Catulle et de son imitation d’Euphorion. 37

Voir le commentaire de R. BAKER, 2000, ad loc., p. 127. Voir F. CAIRNS, 2006 ; J. FABRE–SERRIS, 2008, passim. 39 Voir A. KEITH, 2008, p. 121-122. 40 Voir J. FABRE-SERRIS, 2008, p. 29 sq. 41 Voir D. ROSS, 1975, p. 101, cite parmi ces thèmes « Le bois de Grynium, Acontius et Cydippé, Milanion et Atalante et Hylas » 42 Voir F. CAIRNS, 2006, p. 111-218. 43 Sur toute cette question, voir l’excellente analyse de D. ROSS, 1975, et ses conclusions p. 102 sq. auxquelles ces lignes sont redevables. 38

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L’énumération des règles et des contenus44 (notamment en 5, 11-20 et 10, 21––30) qu’impose cette élégie nouvelle – que Properce désigne par l’expression « feux (qui te sont) inconnus » (1, 5, 5) – est habilement dressée en deux occasions : dans le catalogue qu’il établit des pouvoirs de Cynthie (5) et dans la succession des conseils de conduite amoureuse qu’il donne à Gallus (10 et 13). Parmi ces règles, il en est trois qui sont mises en relief. La plus importante est celle dont nous avons déjà parlé plus haut : elle est de placer le servitium amoris imposé par une dura puella au centre du dispositif thématique élégiaque. Properce le dit en le prévenant qu’il lui faudra graue seruitium… discere en 1, 5, 19-20 : sinon il lui sera impossible de se plaindre, c’est-à-dire de produire une élégie (quaecumque uoles fugient (tibi) uerba querenti45, 1, 5, 17). La seconde est celle de l’unicité de l’amie chantée dans le recueil : fini de collectionner les filles frivoles (uagis… puellis, 1, 5, 7) abandonnées aussitôt que conquises (deceptis… puellis, 1, 13, 5) ; une seule qui mettra un terme à ces amours vulgaires (1, 13, 11) devra les remplacer toutes (una sit tibi ipsa, 1, 13, 36) ; et lui qui en amour ne cherche pas la durée (1, 13, 6), il lui faudra devenir fidèle et supporter tout ce que cette unique amie lui imposera : At quo sis humilis magis et subiectus amori, hoc magis effectu saepe fruare bono. (v. 10, 27–28)

La conclusion qu’il faut tirer de cette mise en scène par Properce de ses relations avec Gallus est qu’elle nous donne à lire le passage de flambeau poétique entre celui qui détenait le patronage du genre élégiaque et celui qui lui ravit la palme en ouvrant une voie nouvelle dont il est le seul à connaître le parcours. Manière habile de suggérer qu’il est le second fondateur et le nouveau maître du genre.

Temps et lieu Pour découvrir ce que la monobiblos nous dit des circonstances temporelles et spatiales de l’énonciation élégiaque, il faut nous tourner d’abord vers l’ensemble formé par trois élégies contigües qui associent chacune un lieu particulier à l’émission de la plainte élégiaque : la 16 l’associe à la porte de la maîtresse, la 17 à un rivage isolé et la 18 à un bois. L’élégie 1, 16 du paraclausithuron désigne, en effet, comme lieu emblématique de la plainte élégiaque la porte close de la maîtresse à laquelle l’exclusus amator adresse une supplique nocturne ; et cette supplique longuement citée par le poète (17-44) est assimilée à une élégie par plusieurs termes qui désignent habituelle le chant élégiaque : arguta carmina blanditia (v. 16), furtiuae preces (v. 20) et longa querela (v. 29) et plus explicitement encore carmina (v. 41). La suivante présente le poète gémissant la nuit sur un rivage ingrat au milieu d’une tempête plus cruelle que sa maîtresse elle44

Par exemple les thèmes du paraclausithuron et de l’exclusus amator en 5, 20. Il faut noter que ces deux mots juxtaposés (uerba querenti) désignent bien la lamentation élégiaque ; voir supra.

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même qu’il regrette d’avoir quittée. S’il est probable, comme l’a remarqué Papanghelis46, que Properce y « dramatise une métaphore », celle de l’amour comme voyage sur mer, la tempête symbolisant la colère de la maîtresse et le naufrage la rupture amoureuse, la plainte nocturne sur le rivage est, comme le paraclausithuron, l’expression de la distance géographique et sentimentale séparant le poète de sa maîtresse dont procède la plainte élégiaque. Quant à l’élégie 18, reprenant le même thème de la séparation, elle réactive un motif traditionnel de la poésie élégiaque qu’ont illustré les mythes d’Acontius et de Milanion chers à Gallus47, la retraite dans les bois de l’amant, meurtri par l’inconstance de sa maîtresse, qui écrit le nom de celle-ci sur l’écorce des arbres, comme le Gallus de la bucolique 10 écrit ses Amours sur les arbres tendres, Mais la mention de ces trois lieux emblématiques de la poésie érotique ne nous éclaire pas sur le contexte réel ou supposé de la composition élégiaque ni sur les modalités de sa divulgation. Telle qu’elle est décrite dans sa genèse, la plainte élégiaque n’est associée qu’à la voix et pas à l’écriture48 et l’élégie ne dit rien sur la voie qu’elle utilise pour se faire connaître. Si elle est prolixe, en effet, sur les statuts et la fonction des interlocuteurs de ses élégies, la monobiblos « ne montre pas (ou si peu49) la scénographie qui (la) rend possible50 ». Pour que cette scénographie apparaisse explicitement51, il faudra attendre le livre 2 et surtout la fin du livre 3, et avec elle la fin du cycle de Cynthie. Elle apparaîtra d’abord, en effet, quand Properce fera intervenir, en 2, 23, 3-6, l’esclave entremetteur et porteur des messages, à qui il se plaindra de devoir « offrir des cadeaux pour qu’il remette à sa maîtresse le message (uerba) qui lui a été confié » ; puis en 3, 6 quand, à cet esclave messager qui a désormais un nom, Lygdamus52, il demandera qu’il lui confie ce qu’il sait de l’état d’esprit de sa maîtresse – c’est en fait celui que Properce souhaite – et qu’il lui rapporte en retour « par la même route, ses paroles (uerba) qu’il lui a confiées avec beaucoup de larmes » (36–37). Elle se précisera enfin avec l’élégie 3, 2353 où pour la première fois (?) il est fait mention des tablettes qui ont servi à la correspondance entre les acteurs de la monobiblos et plus particulièrement entre Ego et Cynthie, tablettes « que ses mains avaient abîmées à l’usage » et dont il regrette la perte parce qu’elles avaient contenu « tant d’écrits précieux », c’est-à-dire sans doute les trois livres de ses élégies à Cynthie avec laquelle la relation amoureuse est désormais révolue. La mention finale de l’esclave chargé de mettre une annonce avec son adresse sur une colonne, celui–là même qui avait assuré la 46

Th. D. PAPANGHELIS, 1987, p. 97 sq. J. FABRE–SERRIS, 2008, p. 90-93 ; sur le mythe de Milanion voir l’élégie 1, 1, 9-14. 48 Si l’on excepte l’allusion à l’écriture sur les arbres de la 1, 18. 49 C’est moi qui précise. 50 D. MAINGUENEAU, 1993, p. 125. 51 Les allusions de 2, 5 et 2, 24 à la notoriété scandaleuse de Cynthie et de sa « Cynthia » ne concernent pas la scène de parole qui sous–tend la composition de la monobiblos, mais laissent entendre que cette notoriété résulte des révélations indiscrètes des confidents du premier cercle (2, 5), puis de la publication indécente de sa correspondance amoureuse (2, 24). 52 Lygdamus reparaît en 4, 8, mais comme l’esclave de Properce. 53 Voir S. HEYWORTH et J. MORWOOD, 2011, p. 324-330. 47

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circulation des tablettes, complètera enfin la scénographie puisque nous savons, bien tardivement du reste, pour qui et comment la plainte élégiaque est devenue un contenu de communication écrit. De tout cela, la monobiblos semble-t-il, ne parle pas. Tout au plus est–il question des billets (libelli, 1, 11, 19) envoyés à Cynthie en villégiature à Baïes. Portant, si elle reste allusive sur le statut des élégies – fragment de conversation, performance lors d’une recitatio, monologue ou échange épistolaire ? –, elle introduit discrètement un élément essentiel de la scénographie du genre élégiaque : le durus labor qu’exige son élaboration nocturne. Sa mention est introduite dès l’élégie liminaire et plus précisément dans les vers 33-34 : In me nostra Venus noctes exercet amaras, et nullo uacuus tempore defit Amor.

Ces vers ont sans doute pour fonction d’instaurer, après d’autres, l’un des thèmes centraux de la thématique érotique, la souffrance de l’amant qui passe des nuits loin de sa maîtresse. Mais ces vers supportent un autre sens si on les insère dans le réseau de termes équivoques qui se succèdent dans le poème. Dès le vers 4, l’expression et caput impositis pressit Amor pedibus, empruntée à une épigramme de Méléagre54, semble évoquer, derrière la métaphore militaire de la soumission du vaincu, la subordination du poète à la métrique (pedibus55) imposée par le genre élégiaque que symbolise Amor56. De même le furor (v. 7), folie amoureuse dont il se dit victime depuis une année, est assimilable au délire poétique qui l’a animé depuis qu’il a commencé la rédaction de la monobiblos, un an plus tôt ; et sa haine des jeunes femmes vertueuses (v. 5) est elle aussi interprétable sur le plan poétique : elle définit ironiquement, comme Ovide le fera dans l’Art d’Aimer57, le lectorat qu’exclut l’élégie, genre prétendument réservé aux seules femmes légères et aux courtisanes. Aussi peut-on sans doute lire l’élégie liminaire58 dans le sens allégorique d’un manifeste poétique du genre élégiaque et d’interpréter les amaras noctes que Vénus fait subir au poète comme les nuits passées chez lui à écrire, à la lueur d’une lampe, en proie aux affres de la création poétique, et le harcèlement dont il se dit la proie de la part de Vénus et d’Amour (v. 34) comme l’indication de la place obsédante qu’occupe la création élégiaque dans sa vie. Properce reviendra à plusieurs reprises sur cette dimension créatrice de la solitude nocturne, associée à l’elucubratio, qui est propice aussi bien à la 54

Cf. Ant.Pal., 12, 101, 4 ; la même idée sera reprise en 2, 30, 7-8. Cf. un emploi comparable chez Tibulle 2, 5, 16. Ovide parodiera cet emploi dans l’élégie 1, 1 des Amores (cf. aussi Am. 2, 1) en disant que le dieu Amor tira une flèche dans le talon du poète qui voulait composer une épopée pour le faire claudiquer comme le rythme élégiaque qui unit deux vers inégaux. 56 Cette assimilation repose sur le double sens que l’on peut donner à amo dans l’élégie : j’aime et je suis un poète élégiaque. Amor est ainsi à la fois le dieu de l’amour et le genre qui chante l’amour, l’élégie. 57 A. A., 31-32 : « Loin d’ici, minces bandelettes, insignes de la pudeur, et toi, large volant, qui couvres la moitié des pieds. ». De même dans les Tristes (2, 303-304) : « De mon Art écrit pour les seules courtisanes la première page écarte les mains vertueuses ». 58 Voir A. DEREMETZ, 2010, p. 38. 55

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célébration d’une nuit d’amour passée avec son amie (1, 9, 33–34) qu’à la plainte qu’engendre une séparation, mais qui dans tous les cas exige du poète un long et fastidieux travail d’écritures et de lectures répétées. Peut–être peut–on lire comme un indice de ce manifeste les vers 13 et 14 de l’élégie 1, 1259 : Nunc primum longas solus cognoscere noctes cogor et ipse meis auribus esse grauis.

Si la nuit peut être longue pour l’amant qui la passe, seul dans sa chambre, à se lamenter point de s’importuner lui-même, elle l’est à coup sûr pour le poète qui n’a de cesse de lire et de relire ce qu’il a écrit au point d’en être lui-même lassé. Bref, comme cette étude a tenté de le montrer, pour Properce60, la nuit, qui est le moment privilégié des relations privées, amicales et amoureuses, est la temporalité qui s’inscrit le plus profondément au cœur du code générique de l’élégie ; et c’est à elle que « la scénographie élégiaque associe le temps de l’amour, c’est-à-dire le temps où l’on fait et où l’on chante l’amour61 », incarné dans la personne d’une femme légère. Si la scène de parole vraisemblable des élégies doit être associée aux performances orales présentées par un poète lors de recitationes privées devant un auditoire choisi de poètes et d’amis, ce n’est pas à ces circonstances réelles qu’elle est référée, mais bien à la fiction d’un amant solitaire qui de nuit se plaint de la souffrance que lui fait endurer sa passion.

Bibliographie R. J. BAKER, 1973 : ROBERT J. BAKER, « Duplices Tabellae: Propertius 3. 23 and Ovid Amores 1. 12 », CP, vol. 68, no. 2, 1973, p. 109-113. R. J. BAKER, 2000 : ROBERT J. BAKER, Propertius I, Warminster, 2000. F. CAIRNS, 2006 : FRANCIS CAIRNS, Sextus Propertius: the Augustan Elegist, Cambridge, Cambridge University Press, 2006. E. COUTELLE, 2005a : ÉRIC COUTELLE, « Cynthia puella fallax ou la double face de l’élégie », L’information littéraire 2005/2 (Vol. 57), 2005, p. 1017. E. COUTELLE, 2005b : ÉRIC COUTELLE, Poétique et métapoésie chez Properce, De l’Ars amandi à l’Ars scribendi, Peeters, B.E.C., n° 44, 2005. E. COUTELLE, 2006 : ÉRIC COUTELLE, « Tullus et les vergers d’Alcinoüs », Vita Latina, N°175, 2006, pp. 36-46. A. DEREMETZ, 2010 : ALAIN DEREMETZ, « Le temps de l’amour : la longue nuit élégiaque », dans Roberto Cristofoli, Carlo Santini, Francesco Santucci (éd.), Tempo e spazio nella poesia di Properzio, Assise, 2010, p. 26-40. 59 Cf. aussi le troisième distique de l’élégie 2, 17 : Horum ego sum uates, quotiens desertus amaras / expleui noctes, fractus utroque toro. 60 Horace développe le même thème dans ses Épîtres (cf. 1, 20). 61 Voir A. DEREMETZ, 2010, p. 39.

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A. DEREMETZ, 2011 ; ALAIN DEREMETZ, « La scénographie énonciative dans la poésie lyrique latine », dans C. Millet (éd.), La circonstance lyrique, P.I.E. Peter Lang, Bruxelles 2011, p. 293-305. J. FABRE-SERRIS, 2008 : JACQUELINE FABRE-SERRIS, Rome, l’Arcadie et la mer des Argonautes, Presses du Septentrion, Lille, 2008. P. GALLAND-HALLYN, 1994 : PERRINE GALLAND-HALLYN, Le Reflet des fleurs, Genève, 1994. S. J. HEYWORTH, 2008 : Stephen J. HEYWORTH, Cynthia: A Companion to the Text of Propertius. Oxford, 2008. S. J. HEYWORTH, J. H. W. MOORWOOD, 2011 : STEPHEN J. HEYWORTH, JAMES H. W. MOORWOOD, A Commentary on Propertius, Book 3, Oxford, 2011. A. KEITH, 2008 : ALISON KEITH, Propertius, Poet of Love and Leisure, London, 2008. F. KLEIN, 2010 : FLORENCE KLEIN, « Amores picti et scriptae puellae chez Properce et Ovide : questions d’esthétique et regards sur la λεπτότης callimachéenne », dans A. Rouveret et E. Prioux (éd.), Métamorphoses du regard ancien, Nanterre, p. 113-136. D. MAINGUENEAU, 1993 : DOMINIQUE MAINGUENEAU, Le contexte de l’œuvre littéraire, Paris, 1993. F. NAU, 2007 : FREDERIC NAU, « Cynthia : puella ficta ? », L’information littéraire 2007/2 (Vol. 59), 2007, p. 10-16. Th. D. PAPANGHELIS, 1987 : THÉODORE D. PAPANGHELIS, Propertius : A Hellenistic Poet on Love and Death, Cambridge, 1987. D.O. ROSS, 1975 : DAVID O. ROSS JR., Backgrounds to Augustan Poetry. Gallus Elegy and Rome, Cambridge, 1975. S. VIARRE, 2007 : SIMONE VIARRE, « La poétesse comme personnage élégiaque : de Sulpicia ou Cynthie à la Sappho de la probable XVe Héroïde », La poétique, théorie et pratique, XVe Congrès international et quinquennal de l’Association Guillaume Budé, Paris, 2007, p. 592-606. M. WYKE, 1987 : MARIA WYKE, « Written Women: Propertius’ Scripta Puella », JRS, 77, p. 47-61, repris dans The Roman Mistress, Oxford University Press, 2002, p. 48-77.

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D’une épigramme latine au milieu épicurien de la baie de Naples Jeanne Dion Université de Lorraine

C’est un redoutable plaisir d’écrire quelques mots pour Charles Guittard, brillant spécialiste de Tite-Live, de la religion étrusque et romaine, mais aussi de Lucrèce et Macrobe entre autres... Que lui offrir ? Peut-être une courte épigramme latine écrite en distiques élégiaques, qui peut révéler des liens avec l’épicurisme de la baie de Naples au Ier siècle avant J.-C. : Scilicet1 hoc sine fraude, Vari dulcissime, dicam : "dispeream, nisi me perdidit iste Pothus !" Sin autem praecepta uetant me dicere, sane non dicam, sed : "me perdidit iste puer !"2 Bien sûr, sans tromperie je dirai, mon très doux Varius : "que je périsse, s’il ne m’a pas perdu, ton Désiré !" Mais si les préceptes m’interdisent de le dire, assurément je ne le dirai plus, mais : "il m’a perdu, ton garçon !"

Ce poème, septième du Catalepton, cache bien des difficultés3 sous une apparente simplicité. L’une porte sur Pothus et sa substitution par puer, une autre sur Varius et son mystérieux interlocuteur. Sont-ils les seuls dans l’œuvre à évoquer le milieu épicurien de Naples et ses rivages ?

Pothus / puer Pothus est un mot tellement inattendu4 en latin que Scaliger lui substitue Putus dans l’Appendix5 : c’est pourtant la leçon du manuscrit ancien le plus 1 Certains éditeurs proposent la leçon Si licet présente dans le Vossianus Lat. 78 du XVe siècle, dans l’édition aldine de 1517 et dans une correction proposée en marge de l’Appendix (p. 96) de Scaliger qui garde cependant Scilicet dans le texte du poème. Les manuscrits antérieurs ont Scilicet dont l’ironie fait aussitôt attendre une épigramme. 2 Pour ce texte latin et ma traduction française, voir VIRGILE, 2015, p. 1014. 3 Voir ainsi de grandes éditions commentées du Catalepton : R. E. H. WESTENDORP-BOERMA, 1949-1963, A. SALVATORE, 1957-1960, A. SALVATORE, 1997, M. G. IODICE, 2002. 4 Il ne figure même pas dans le dictionnaire Gaffiot.

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complet de l’œuvre : Bruxellensis 10675-6 du XIIe siècle, ainsi que des manuscrits Helmstadiensis 332 et Monacensis Lat.18895, tous deux du XVe siècle. La forme est reprise, simplifiée en Potus, dans les manuscrits Arundelianus 133, Rehdigeranus bibl. urb. Vratislavensis 125, Vaticanus Vrbinas Lat. 353 et Vossianus Lat. 78. On peut bien sûr y voir le nom potus signifiant « la boisson ». Mais sa première syllabe est longue : le poète aurait alors sciemment écrit un vers faux et l’interdit des « préceptes » évoqué ensuite serait donc métrique. Où serait cependant le jeu de mots entre potus « boisson » et puer « garçon » ? Une interprétation métriquement correcte existe. Elle consiste à comprendre ce Pothus comme un équivalent latin du grec Pothos dont la première syllabe est brève. Il s’agit alors d’une personnification du désir nostalgique, nommé fils d’Aphrodite par Eschyle6, fils d’Eros par Platon7, avant que d’autres parentés ne lui soient encore attribuées. L’interdit des préceptes est alors éthique. Car bien des philosophes s’élèvent contre l’emprise que peut exercer sur l’âme un désir amoureux sans contrôle, c’est même un lieu commun de la philosophie antique. Pour les Épicuriens qui l’incluent dans une typologie des désirs8 naturels ou non, nécessaires ou non, il faut s’en défier, même s’il ne s’agit que d’un désir charnel sans nuisance pour quiconque ou soi-même9. Mais Pothos est plus subtil encore. Apparu plus tard qu’Himéros et Eros déjà cités par Hésiode10, il implique une nostalgie de ce qui est absent, « ailleurs », comme Platon l’imagine dans une de ses merveilleuses étymologies imaginaires : « Il (pothos) signifie un rapport, non pas à l’objet présent, mais à son existence quelque part ailleurs, allothi pou on, et à son absence : d’où la dénomination de pothos pour ce qui s’appelait auparavant himeros, quand était présente la chose à laquelle on tendait ; celle-ci s’étant évanouie, on a donné à ce même sentiment le nom de pothos. » 11

Pareil désir nourrit alors l’inspiration amoureuse, en particulier chez les épigrammatistes élégants comme Méléagre : « La fête se termine car Eros Le dieu des beaux chagrins, m’est apparu. Déclenchant la tempête, ô Myiscos. 5 Voir APPENDIX, 1572 : à la page 509, pour Scaliger putus correspond au grec mikros d’après « un vieux glossaire », mais avec une valeur « lascive », comme dans les mots composés praeputium « prépuce », salaputium (sic) « petit bout d’homme ». 6 Voir ESCHYLE, 1963 : Suppliantes, vers 1039-1043 : « À ses côtés (=Aphrodite), pour assister leur mère, voici Désir (Pothos), et Persuasion enchanteresse (Peitho) qui jamais n’a subi un refus ; Harmonie (Harmonia) aussi a sa part du lot d’Aphrodite, tout comme les Amours au babil joyeux (Erotes) ». 7 Voir PLATON, 1950 : Banquet 197 d. Il s’agit du discours d’Agathon. 8 Voir LES ÉPICURIENS, 2010 : Lettre à Ménécée 127, Maximes capitales 149. 9 Voir LES ÉPICURIENS, 2010 : Sentences vaticanes ou Recommandations d’Épicure 51 : « Le plaisir sexuel n’est jamais profitable : il est beau déjà qu’il ne cause pas de dommage ». 10 Voir HESIODE, 1982 : Théogonie vers 201 : « Amour (Eros) et le beau Désir (Himéros) sans tarder lui (=Aphrodite) firent cortège ». 11 Voir PLATON, 1950 : Cratyle 420 a.

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Le Désir, ce vent, fait rage bientôt. Viens mon aimé, sur le rivage, accours ! Repêche-moi, je suis ce matelot Égaré sur l’océan d’amour. »12

Notre épigramme est toutefois plus complexe : car Pothus n’y est plus le regret éprouvé par le poète de l’être qui lui manque, il est l’incarnation de cet être même, son nom ; c’est pourquoi on peut essayer de rendre un peu cet effet en transformant désir en Désiré13 : « que je périsse, s’il ne m’a pas perdu, ton Désiré ! » Au IVe siècle avant J.-C. Scopas avait donné corps à Eros, Himéros et Pothos, en sculptant leur groupe, visible dans un temple d’Aphrodite à Mégare d’après la description qu’en fit Pausanias14 au IIe siècle. Des copies romaines15 restent de ce Pothos : la sinuosité contrariée de ses pas et son regard mélancoliquement tourné vers le ciel, témoignent de sa passion. Sa célébrité a-t-elle incité les Romains à se servir de ce nom à peine latinisé pour désigner des affranchis ou esclaves d’origine grecque qui peutêtre lui ressemblent un peu ? Toujours est-il qu’une inscription16 sur la pyramide de Cestius mentionne que le monument fut érigé en 330 jours avant 12 avant J. –C. sous la surveillance de L. Pontius Mela et de l’affranchi Pothus, bien réel ; un Pothus pediseq(uus) c’est-à-dire « valet de pied » figure avec 15 autres accompagnateurs (serui uicarii) sur l’épitaphe de Musicus Scurranus17, esclave probable de Tibère ; un Pothus18, esclave de Numitor, est mentionné parmi les quatre ministres du temple de la Fortune Auguste à Pompéi en 3 ap. J.-C. Et d’autres personnages de ce nom apparaissent ensuite. Où est alors l’interdit des préceptes ? S’agit-il d’une lourde indiscrétion quand la bienséance invite à ne pas dire le nom de l’être aimé ? S’agit-il d’un excès de grec, cher aux poètes néotériques mais contraire à certains enseignements traditionnels de la rhétorique romaine19, d’autant que Pothus mêle racine grecque et suffixe latin ? Cette hypergrécité avait aussi caractérisé un des premiers Épicuriens romains, T. Albucius, dont Scaevola voulut se moquer en le saluant en grec, et elle continue ensuite de caractériser les Épicuriens selon P. Vesperini20. Sans doute tout cela peut-il mener au remplacement de Pothus par puer. Mais relisons Lucrèce pour comprendre mieux encore : Nam si abest quod ames, praesto simulacra tamen sunt Illius, et nomen dulce obuersatur ad auris. 12

Voir ANTHOLOGIE PALATINE, 2005, livre XII 167. Tout en regrettant la valeur passive du prénom français. 14 Voir V. PIRENNE-DELFORGE, 1994, commentant le texte de Pausanias 1, 43, 6 dans son chapitre sur « Mégare » (p. 83-92). Voir aussi PLINE L’ANCIEN, 2013 : livre XXXVI, IV, 25. 15 Copie romaine peut-être du Ier siècle après J.-C. au Louvre (inv. Cp 6466, n° usuel Ma 541), ou bien de l’époque d’Hadrien à Rome (inv. n° MC 2417 Musei Capitolini). 16 Voir INSCRIPTIONES LATINAE SELECTAE, 1892 : n° 917 Pothi. 17 INSCRIPTIONES LATINAE SELECTAE, 1892 : n°1514. 18 INSCRIPTIONES LATINAE SELECTAE, 1902 : n° 6382. 19 Voir CICERON, 1922 : De oratore livre I 32, 144 où il s’agit du discours de Crassus rappelant que le précepte est d’abord de parler de façon correcte et latine : praecipitur primum, ut pure et Latine loquamur. 20 Voir P. VESPERINI, 2009 : p. 521-524. 13

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Sed fugitare decet simulacra, et pabula amoris absterrere sibi, atque alio conuertere mentem, et iacere umorem conlectum in corpora quaeque… « Car, en l’absence de l’objet aimé, toujours son image est présente à nos yeux, toujours son doux nom obsède notre oreille. Mais il convient de fuir sans cesse ces simulacres, de repousser ce qui peut nourrir notre amour, de tourner notre esprit vers d’autres objets : il vaut mieux jeter dans le premier corps venu la liqueur amassée... »21

In corpora quaeque a-t-il pour équivalent un puer du Catalepton ? Seraitil le remède épicurien au Désir nostalgique ? Là où Lucrèce est charnel, le poète du Catalepton est pudique ; là où Lucrèce suggère qu’on remédie au désir par une multiplicité d’aventures, notre poète n’y croit guère : et la pointe du texte est ainsi qu’il affirme sa perte, qu’il ait face à lui le Désir ou un simple garçon, rien ne saurait changer quand bien même il fait semblant de suivre les préceptes épicuriens ! Qui peut ainsi jouer avec l’épicurisme dans cette épigramme ?

Varius / le poète Dès le premier vers apparaît le nom du destinataire du poème : Varius, qui pourrait être Lucius Varius Rufus, poète romain né vers 74 avant J.-C. et mort vers 12 avant J.-C. A Naples en effet c’est un de ceux qui suivent les leçons des maîtres épicuriens. Or en 45 avant J.-C. dans les Tusculanes, Cicéron se plaint du développement de l’épicurisme, regrettant que de nombreux écrivains épicuriens aient envahi « toute l’Italie »22. Car pour éviter la foule et vivre dans une calme retraite selon les préceptes d’Épicure, ils se sont installés23 en Campanie et en particulier dans la baie de Naples, ville d’origine grecque. Leurs principaux maîtres sont alors Philodème de Gadara24, auteur d’épigrammes en plus de ses traités savants, et Siron25 dont le nom apparaît justement dans le poème du Catalepton qui suit notre épigramme. Varius est de leurs proches ; lui aussi voudrait sans doute débarrasser l’homme de la crainte de la mort : mais il ne reste que quatre fragments de son De morte26, qui rendent difficile une comparaison précise 21

Voir LUCRECE, 1920 : IV 1061-1065. CICERON, 1931 : Tusculanes IV 3 : Italiam totam occupauerunt. Leur diffusion après deux siècles d’exclusion est signalée par P. VESPERINI, 2009, en particulier aux pages 520-521. 23 Voir A. ROSTAGNI, 1961 : Virgilio minore, en particulier le chapitre intitulé « Nella scuola epicurea di Napoli » p. 169-183. 24 Voir M. GIGANTE, 1987 à propos des ouvrages de Philodème qu’on a retrouvés dans la Villa des Papyrus à Herculanum, et sur la chronologie des œuvres écrites de 75 avant J.-C. jusqu’aux années 40 avant J.-C. 25 Poème 8 : Villula, quae Sironis eras... : « Petit domaine, qui étais celui de Siron... ». 26 Voir pour le texte latin qui en montre l’influence sur des vers des Géorgiques et de l’Énéide, MACROBE, 1852 : Saturnales, livre VI 1 39-40, VI 2 19-20. Pour une étude moderne et un texte français, voir MACROBE, 1997. Varius écrira aussi un Thyeste, dont Quintilien fait l’éloge dans l’Institution oratoire (X 1 98), pour célébrer la victoire d’Octave à Actium ; il lui valut une récompense de 1 000 000 de sesterces. Voir pour le texte O. RIBBECK, 1852, p. 229 et pour Quintilien : M. 22

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avec le traité Sur la mort27 de l’épicurien Philodème. Mais quel bon dédicataire pour un poète qui proteste « que je meure » et se dit « perdu » de désir, que ce spécialiste de la mort ! Son choix ajoute un sourire à cette épigramme subtile. Il contribue aussi à l’identification du poète de l’épigramme. Un tel poète écrit avec subtilité, il est l’ami de Varius à qui il fait confidence de ses amours, il connaît les préceptes épicuriens. Pourrait-il être Virgile, qui a une retraite (secessus) en Campanie et en Sicile, si l’on en croit Donat28 reprenant Suétone ? Là il pouvait se retirer pour pratiquer l’otium, en fuyant la Cisalpine et Rome où les troubles des guerres civiles étaient plus graves. Un passage de Probus29 signale de plus que Virgile vécut plusieurs années « en suivant la secte épicurienne » et en parfaite concorde « avec Quintilius (Varus), (Plotius) Tucca et Varius ». Philodème mentionne de fait leurs quatre noms dans deux livres des Vices qu’il leur dédie : (De l’amour des richesses) et Flatterie conservés dans les papyrus d’Herculanum30. Et Servius31 précise le nom de leur maître : Siron. On sait par ailleurs le penchant que Virgile éprouve envers des jeunes gens puisque Donat32 mentionne Cébès et Alexandre, l’Alexis de la deuxième Bucolique, que Pollion lui avait offert. Pothus est-il alors ici un véritable esclave ou affranchi de Varius qui aurait touché Virgile, ou est-ce la personnification du WINTERBOTTOM, 1970. Pour une tentative de reconstruction du Thyeste de Varius, voir E. LEFEVRE, 1976. 27 Il ne reste également qu’un passage du livre IV de Philodème : voir sa traduction dans LES ÉPICURIENS, 2010 : p. 631-633. Il pourrait avoir été écrit vers 43 avant J.-C. et celui de Varius peu après : voir A. S. HOLLIS, 1977, « L. Varius Rufus, De morte (Frs 1-4 Morel) », CQ, vol. 27, n° 1 (1977), pp. 187-190. Cette datation rejoint celle de A. ROSTAGNI, 1961 p. 391-404 dans son chapitre « Il ‘De morte’ di Vario », rappelée par M. GIGANTE, 1987, p. 67 : 43-39 avant J.-C. ; mais le lien avec Antoine est en revanche récusé par M. GIGANTE, 1987. 28 Voir J. BRUMMER, 1933 : Vergilii vita Donatiana p. 3 ; s’agit-il, à l’écart des fastes de la villa des Pisons, du petit domaine de Siron que le poète reprendrait après la mort du philosophe vers 42 avant J.-C. ? Le poème 8 du Catalepton s’inspirerait en tout cas de la tradition des jardins légués par Platon à Adeimantos, par Épicure à Hermarque (Diogène Laërce, X 16-22 : voir LES ÉPICURIENS, 2010, p. 8). Bien des auteurs ont travaillé sur les vies de Virgile : citons seulement ici parmi les plus récents J.-J. VAN DOOREN, 1961, C. HARDIE, 1966, et surtout G. BRUGNOLI et F. STOK, 1997. Il faut leur ajouter le remarquable ouvrage de J. M. ZIOLKOWSKI et M. C. J. PUTNAM, 2008. 29 Voir J. BRUMMER, 1933 : Probus p 73, secutus Epicuri sectam, insigni concordia et familiaritate usus Quintili, Tuccae et Varii. 30 Il s’agit du PHerc. 253, frg. 12, 4 pour le premier livre et pour le second des PHerc. 1082, 11 et PHerc. Paris. 2 frg. 278 b-279 a. L’ordre des noms est alors Plotius Tucca, Varius Rufus, Virgile et Quintilius Varus. Voir à ce sujet LES ÉPICURIENS, 2010 p. 1223 note 2, ainsi que A. ROSTAGNI, 1961 : p. 176-177, note 22. 31 Il le fait à deux reprises. Voir SERVIUS, 1881 : commentaire à la Bucolique VI, 13 : sectam Epicuream, quam didicerant tam Vergilius quam Varus docente Siron (pour Servius, Siron est ici peint sous les traits du Silène). Voir aussi le commentaire au livre VI de l’Enéide, vers 264 : Servius rappelle encore Siron, maître épicurien de Virgile (magistrum suum Epicureum), car il lui permet de rester prudent face aux diverses théories de la peinture des âmes. 32 Voir VIRGILE, 2015 : Vie de Virgile par Donat, 9, p. 1050 ; pour le texte latin, voir J. BRUMMER, 1933 : Vergilii vita Donatiana, p. 3 : libidinis in pueros pronioris, quorum maxime dilexit Cebetem et Alexandrum, quem secunda Bucolicorum egloga Alexim appellat, donatum sibi ab Asinio Pollione, utrumque non ineruditum, Cebetem vero et poetam.

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Désir même ? Son nom fait écho à celui d’Eros, l’affranchi qui était le librarius33 de Virgile. Et que Varius ait contribué aux amours de Virgile est en tout cas relaté par une autre anecdote : « On a dit communément qu’il avait eu aussi des rapports sexuels avec Plotia Hiéria, mais Asconius Pédianus affirme qu’elle-même racontait souvent, alors qu’elle était plus âgée, qu’il avait bien été invité, par l’intermédiaire de Varius, à avoir commerce avec elle, mais qu’il avait obstinément refusé ».34

Ajoutons-y une remarque. Un des plus grands attraits de l’épicurisme a pu être l’exaltation de l’amitié comme bien le plus précieux d’une vie heureuse : « Parmi ce que la sagesse se procure en vue du bonheur de la vie tout entière, le plus important, de très loin, c’est la possession de l’amitié »35.

Cicéron parle même d’une « union-conspiration » d’amour (amoris conspiratione36) rassemblant des troupes d’amis dans la petite maison d’Epicure et il ajoute : « l’exemple, du reste, est encore suivi par les Epicuriens ». À la passion destructrice notre poète oppose ainsi l’amitié, à Pothus (Désir ou Désiré) le très doux Varius. Pareil langage n’est-il pas caractéristique de Virgile qui opposera encore dans l’Énéide au doux amour d’Énée le furor de Didon ? On dira cependant qu’un imitateur pourrait faire de même et reprendre des mots caractéristiques de Virgile pour faire croire à son identité : la passion, la douceur, le goût des mots grecs même fautifs (Pothus) dont Macrobe imaginera que le poète rougirait « quand on relèverait mille autres erreurs répréhensibles, soit dans les expressions tantôt grecques, tantôt étrangères, soit dans la composition même de l’ouvrage »37.

Ce n’est sans doute pas impossible. Dans l’Art poétique, Horace réclame pourtant le droit de forger des termes nouveaux « s’ils jaillissent d’une source grecque dont on les dérivera avec ménagement »38 expressément pour Virgile et Varius justement... Mais n’oublions pas que Cicéron nomme Philodème et Siron « les meilleurs et les plus savants des hommes » à la fin du livre II du De finibus39. Varius et notre poète sont de leur école et l’on a vu la subtilité de cette épigramme amoureuse, digne de l’alexandrinisme par sa grâce et sa pointe. Mais où sera sa science ? Pour l’apprécier il faut en 33

Voir VIRGILE, 2015 : Vie de Virgile par Donat, 34, p. 1054 ; J. BRUMMER, 1933 : Vergilii vita Donatiana, p. 7. 34 Voir VIRGILE, 2015 : Vie de Virgile par Donat, 9-10 p. 1050 ; J. BRUMMER, 1933 : Vergilii vita Donatiana, p. 3 : Vulgatum est consuesse eum et cum Plotia Hieria. Sed Asconius Pedianus adfirmat, ipsam postea maiorem natu narrare solitam, invitatum quidem a Vario ad communionem sui, verum pertinacissime recusasse. 35 Voir LES ÉPICURIENS, 2010 : Maximes capitales XXVII, p. 16. 36 Voir CICERON, 2002 : De finibus livre I, XX, 65 : quod fit etiam nunc ab Epicureis. 37 Il s’agit cependant ici de l’Enéide : voir MACROBE, 1997 : Les Saturnales, livres I, XXIV, 7, traduction Ch. Guittard. 38 Voir HORACE, 1934 : Art poétique, vers 51-55. 39 Voir CICERON, 2002 : De finibus livre II, XXXV, 119 : cum optimos uiros, tum homines doctissimos. On peut citer effectivement bien des traités savants de Philodème comme Les phénomènes et les interférences, La musique : voir LES ÉPICURIENS, 2010, p. 535-562, p. 665733.

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venir brièvement à la composition même du Catalepton, comme le suggérait Macrobe pour l’épopée, puisqu’au-delà des erreurs de mots il pourrait y avoir des erreurs d’ensemble. Mais une composition ferait-elle apparaître d’autres thématiques épicuriennes et d’autres représentants du milieu épicurien de Naples ?

La composition du Catalepton et le milieu épicurien de la baie de Naples L’œuvre compte 15 poèmes40, d’apparence très diverse : leur longueur varie de 4 vers à 64 ; leur métrique se compose tantôt de distiques élégiaques, tantôt de vers iambiques (iambes, épode iambique, choliambes) ; leur sujet va de l’érotisme gracieux à l’obscénité, d’un adieu aux rhéteurs à une invitation à Vénus, d’un vainqueur anonyme et déchu à l’éloge d’un poète. Leur disposition semble sans ordre. Mais certains noms propres s’y découvrent, dont certains évoquent la baie de Naples et ses rivages. Au poème 1 est ainsi nommé Tucca en qui chacun reconnaît Plotius Tucca, un des amis de Virgile qui suivent les leçons de Siron à Naples. À la fin de sa vie, le poète le mentionnera avec Varius (poème 7) parmi les héritiers de ses biens41, et surtout du manuscrit42 de l’Énéide : tous deux seront ainsi chargés par Auguste de l’édition de l’épopée à la mort du poète en 19 avant J.-C. Les poèmes 5 et 8 évoquent l’épicurien Siron : « ses doctes paroles » (docta dicta Sironis), son « petit domaine » (Villula, quae Sironis eras...) : après la mort du philosophe vers 42 avant J.-C. il devient, probablement pour la famille de Virgile, « ce qu’avaient été Mantoue et Crémone jadis » (Mantua quod fuerat quodque Cremona prius). Mais face à Tucca, Varius et Siron qui sont évoqués avec affection ou déférence, un autre personnage apparaît dans les poèmes sous le surnom peu flatteur de Noctuinus : « Lehibou » pourrait-on dire. La plupart des commentateurs y reconnaissent Calpurnius Piso Caesoninus, propriétaire à Herculanum d’une somptueuse villa et protecteur de Philodème certes, mais lourdement attaqué par Cicéron en 55 avant J.-C. comme un prodige de puanteur43, qui prend le jour pour la nuit44 et s’adonne aux beuveries45 ; ainsi est-il vilipendé au poème 6 du Catalepton comme César et Pompée l’avaient été par Catulle, puis au poème 12 en tant qu’ivrogne qui épouse non deux « fillettes » mais « une cruche » ! S’agit-il de son mariage avec une fille46 de 40 Le 16e poème, absent du manuscrit principal de l’œuvre le Bruxellensis 10675-6 du XIIe siècle, est interpolé au XVe après le poème 13 ; il est donc à juste titre considéré comme étranger au recueil et ne figure d’ailleurs pas dans l’ÉDITION ALDINE DE 1517. 41 Virgile partage ainsi ses biens : la moitié à son demi-frère Valerius Proculus, un quart à Auguste, un douzième à Mécène et le reste (soit deux douzièmes) à Varius et Tucca. Voir VIRGILE, 2015 : Vie de Virgile par Donat, 37 p. 1055. 42 Voir VIRGILE, 2015 : Vie de Virgile par Donat, 40 p. 1055 : « il légua ses écrits à ce même Varius et aussi à Tucca ». 43 Voir CICERON, 1966 : Pisonem foedissimum monstrum, 14, 31. 44 Voir CICERON, 1966 : tibi nox erat pro die, 22, 53. 45 Voir CICERON, 1966 : perpotationes, 10, 22. 46 Voir Y. BENFERHAT, 2005 : p. 182 note 65.

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Rutilius (Atilius) Nudus dans les années 54-52 av. J.-C. ? Sans doute les vols d’œuvres d’art commis par Pison lors de son gouvernement de 57-55 av. J.C. en Macédoine avaient-ils aggravé les griefs contre lui ; et les piques du Catalepton feraient ici référence à une époque bien antérieure à celle du séjour à Naples de Virgile. C’est l’inverse quand il s’agit d’un Messala, très probablement Marcus Valerius Messala Corvinus, apparenté par son premier mariage vers 40 avant J.-C. à la gens Calpurnia (sa Calpurnia était peut-être une fille de M. Calpurnius Bibulus). Le poème 9 en fait l’éloge, moins pour son triomphe militaire que pour ses vers d’inspiration très grecque ; mais les faits évoqués vont ici jusqu’en 27 avant J.-C. où Messala, qui avait été consul à Actium auprès d’Octave en 31 avant J.-C., triompha des Aquitains, ce dont il fut également loué par le célèbre panégyrique du Corpus Tibullianum. Quant au poème 14 c’est à Vénus qu’il s’adresse : pour que le Troyen Énée aille par les cités romaines, elle aura des offrandes ; qu’elle quitte donc l’Olympe, son cher « César » l’appelle, ainsi qu’un autel du rivage sorrentin. Le poème 15 fait enfin l’éloge de l’œuvre d’un poète qui ne peut être que Virgile et dont le Catalepton serait les premiers « éléments » (elementa). On peut ainsi trouver dans le Catalepton une évocation de bien des personnages qui ont un lien avec le milieu épicurien de la baie de Naples, à des époques différentes. Mais Philodème en semble absent, de même que Quintilius Varus, cité en dernier dans le papyrus de Philodème47 ; Pison y est peu glorieux même si les faits qui lui sont reprochés sont bien antérieurs aux années 40 avant J.-C. Au cœur du recueil il y a en effet Siron ; et Cypris, « mère des Désirs » selon la formule de Philodème48, est devenue Vénus mère d’Énée et de sa race : sous l’influence de la Genitrix lucrétienne et des volontés politiques de Jules César, puis d’Octavien ? Une composition49 savante fait alors apparaître des thématiques cohérentes, en dépit du désordre apparent. Elle se révèle quand on dispose ces 15 poèmes, non de façon linéaire, mais de façon verticale sur trois lignes, sans en changer l’ordre. Dans chaque case de cette figure sont indiqués le numéro d’ordre du poème, son titre abrégé, sa métrique et son nombre de vers.

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Voir note 30. Traduction Ph. Renault : voir ANTHOLOGIE PALATINE, 2004 : X 21. 49 Pour plus de précisions, voir J. DION, 2018 : « Relire le Catalecton/Catalepton : l’étonnante composition d’une œuvre attribuée à Virgile », (Re)lire les poètes grecs et latins, Nancy ADRA-Paris de Boccard, 2018, p. 173-191. 48

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Poème 1 À Tucca distiques élégiaques 6 vers Poème 2 Le perfide rhéteur choliambes 5 vers Poème 3 Sur la gloire distiques élégiaques 10 vers

Poème 4 À Musa distiques élégiaques 12 vers

Poème 7 À Varius distiques élégiaques 4 vers

Poème 5 Poème 8 Adieu aux Au domaine de rhéteurs, non Siron aux Muses distiques choliambes élégiaques 14 vers 6 vers Poème 6 Poème 9 Noctuinus et son À Messala beau-père Corvinus iambes distiques cf. Catulle élégiaques 6 vers 64 vers

Poème 10 Sabinus le muletier iambes cf. Catulle 25 vers

Poème 13 Au cinède Luccius épode iambique 40 vers

Poème 11 À Octavius distiques élégiaques 8 vers

Poème 14 À Vénus distiques élégiaques 12 vers

Poème 12 À Noctuinus iambes 9 vers

Poème 15 Eloge d’un poète distiques élégiaques 4 vers

Cette disposition révèle l’importance donnée aux poèmes en distiques élégiaques (en caractères gras) : non seulement ils sont 3 par ligne pour 2 en métrique iambique, mais ils signalent la plupart des personnages50 de l’entourage de Siron à Naples ainsi que l’adresse à Vénus, tandis que « Noctuinus » est évidemment fustigé en métrique iambique. De plus chaque ligne horizontale possède une unité thématique. La première horizontale (poèmes 1, 4, 7, 10 et 13) s’attache au désir, comme notre épigramme 7 de Pothus l’a montré : il est d’abord amoureux, éprouvé pour une femme (poème 1) ou des hommes (poèmes 4 et 7), et transcrit alors en distiques élégiaques faits de subtilité ; mais il peut aussi être désir de pouvoir et richesse, et dès lors fustigé en métrique iambique quand il est ironiquement comblé chez Sabinus et amèrement déçu pour le cinède Luccius. Une réflexion sur la gloire y fait écho dans la dernière ligne horizontale : les iambes y dénoncent un Noctuinus et son beau-père qui « ont tout détruit », comme Pompée et César chez Catulle ; et les mariages politiques de la fin de la République y sont caricaturés (poèmes 6 et 12). Des poèmes en distiques scandent alors la vanité de la gloire militaire (poème 3) et la suprématie de la gloire poétique (poèmes 9 et 15). L’horizontale centrale du recueil (poèmes 2, 5, 8, 11 et 14) frappe en choliambes les rhéteurs parfois criminels51 (poèmes 2 et 5) et incite au départ 50 Octavius Musa ne semble pas en avoir fait partie avant la mort de Siron vers 42 av. J.-C. Mais quelques années plus tard vers 35 avant J.-C. Horace le nomme dans le premier livre de ses Satires parmi ceux dont il attend le jugement : « Que Plotius et Varius, Mécène et Virgile, et Valgius et l’excellent Octavius, et Fuscus approuvent ce que j’écris » (I, X 51-52) : voir HORACE, 1932. D’après le poème 11 du Catalepton, il avait écrit une Histoire romaine et le deutéro-Servius50 précise qu’il était de Mantoue et fut mandaté par Octave pour distribuer des terres en 41 avant J.-C. : voir SERVIUS, 1881 : commentaire à la Bucolique IX 7. 51 Ainsi au poème 2 : sous couvert d’un défaut d’élocution, c’est le rhéteur T. Annius Cimber qu’on découvre, lui que Cicéron avait déjà raillé : nisi forte iure Germanum Cimber occidit (Philippiques XI, 6, 14). En faisant semblant de dire « à moins qu’à bon droit peut-être un Cimbre ait tué un Germain ! » Cicéron dit en effet « à moins qu’à bon droit peut-être Cimber ait tué son frère ! ». Et sa raillerie va jusqu’à nommer ce partisan d’Antoine

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vers les retraites épicuriennes de Siron : véritable refuge pour Virgile et les siens (poème 8) au temps des guerres civiles. Et des rhéteurs le recueil mène à l’histoire et à la poésie, en s’amusant de l’ouvrage en déroute d’Octavius Musa quand il abuse un peu du vin (poème 11) et en s’efforçant de séduire Vénus par l’invitation de son « César » et d’un autel à Sorrente, rivage des sirènes (poème 14). Une profonde méditation sur le désir, la gloire, la poésie marque ainsi le recueil. Elle s’accompagne encore d’une savante construction chiffrée52, typique de certains poètes grecs et romains. Poème 1 À Tucca distiques élégiaques 6 vers Poème 2 Le perfide rhéteur choliambes 5 vers Poème 3 Sur la gloire distiques élégiaques 10 vers

Poème 4 À Musa distiques élégiaques 12 vers

Poème 7 À Varius distiques élégiaques 4 vers

Poème 5 Poème 8 Adieu aux Au domaine de rhéteurs, non Siron aux Muses distiques choliambes élégiaques 14 vers 6 vers Poème 6 Poème 9 Noctuinus et son À Messala beau-père Corvinus iambes distiques cf. Catulle élégiaques 6 vers 64 vers

Poème 10 Sabinus le muletier iambes cf. Catulle 25 vers

Poème 13 Au cinède Luccius épode iambique 40 vers

Poème 11 À Octavius distiques élégiaques 8 vers

Poème 14 À Vénus distiques élégiaques 12 vers

Poème 12 À Noctuinus iambes 9 vers

Poème 15 Éloge d’un poète distiques élégiaques 4 vers

Aux angles du tableau les poèmes 1, 3, 13 et 15 totalisent 60 vers soit 4 x 15. Tous les poèmes pairs (cases blanches) font un total de 75 vers soit 5 x 15. Quant au losange des poèmes 5, 7, 9 et 11, il compte 90 vers soit 6 x 15. L’ensemble des vers de l’œuvre compte 225 vers soit 15 x 15. La composition en est aussi habile que simple à mémoriser : nombre de poèmes 15, total des vers 15 x 15, construction en 4 x 15, 5 x 15, 6 x 15. Beau calligramme, régulier sous l’apparent désordre. C’est ainsi que le Catalepton révèle un tableau inattendu du milieu épicurien de la baie de Naples, sans Philodème, puisqu’au cœur de l’œuvre il y a Siron et son entourage. La réflexion d’ensemble porte sur le désir, la gloire et la poésie ; et ses jeux savants, pleins de grec et d’esprit, sont dignes à la fois de l’alexandrinisme des poetae noui et des goûts épicuriens. De plus pareil jeu de nombres n’est pas sans évoquer la construction également chiffrée53 des Bucoliques virgiliennes écrites dans les années 42 à 39, où Virgile a rejoint Pollion en Cisalpine. Est-ce à dire que Virgile est l’auteur du Catalepton, comme l’ont affirmé ses grands biographes antiques Donat54 « philadelphe » (Philippiques XIII 12, 26) ! On est alors fin mars 43 av. J.-C. Le crime de Cimber est, pour Cicéron, une illustration de ceux d’Antoine ; le 7 décembre 43 av. J.-C. l’orateur paiera de sa vie ses choix. 52 Voir par exemple A. BLANCHARD, 2008, J. IRIGOIN, 2009, J. DION, 2012. 53 Voir P. MAURY 1944. 54 Voir VIRGILE, 2015 : Vie de Virgile par Donat, 17 p. 1051.

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et Servius55 ? La présence autour du poète de ses divers amis inclinerait peutêtre à imaginer une sorte de guirlande poétique, dont il serait le maître d’œuvre mais qui serait parfois faite à plusieurs mains et se complèterait au fil du temps. Tandis que Philodème écrivait pour Pison une épigramme56 d’invitation à dîner en mémoire de l’anniversaire d’Épicure au vingt57 du mois de Gamélion, Virgile et ses amis auraient à leur tour composé des poèmes en l’honneur de Siron : auraient-ils ainsi célébré des icades ? Ce n’est qu’une hypothèse. La certitude est la force de leur amitié qui traversera le temps et les méandres politiques ou philosophiques, fidèle à l’esprit d’Épicure : « L’amitié danse autour du monde, nous ordonnant à tous, comme un héraut, de nous éveiller à (ce qui constitue) la béatitude »58.

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Voir SERVIUS, 1881 : début du commentaire de l’Enéide. Voir M. GIGANTE, 1987 : « Philodème et Pison d’Herculanum à Rome », p. 109-122 ; pour P. VESPERINI, 2009, l’épigramme est plus une « marqueterie » alexandrine qu’une véritable invitation : « Pison et l’icade de Philodème » p. 529-536. 57 Le vingt de chaque mois, les membres de l’École se réunissaient aussi : voir le testament d’Épicure cité par Diogène Laërce, X, 18 dans LES ÉPICURIENS, 2015 p. 8. 58 Voir LES ÉPICURIENS, 2015 : Sentences vaticanes, 52, p. 69. 56

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CICERON, 1966 : Discours tome XVI, 1ère partie : Contre Pison, Texte établi et traduit par P. Grimal, Paris « Les Belles Lettres », 1966. CICERON, 2002 : CICERON, Des termes extrêmes des biens et des maux, livres I et II, Texte établi et traduit par J. Martha, Paris, « Les Belles Lettres », 1928 :1ère éd., 2002 : 3e tirage de la 5e édition revue, augmentée et corrigée par C. Lévy. J. DION, 2012 : JEANNE DION, « Les poètes latins et les nombres », dans J. Dion (éd.), La création littéraire et les nombres. Études dans les littératures grecque et latine, Nancy ADRA-Paris De Boccard, 2012, p. 113-148. J. DION, 2018 : JEANNE DION, « Relire le Catalecton / Catalepton : l’étonnante composition d’une œuvre attribuée à Virgile », dans J. Dion et G. Vottéro (éd.), (Re)lire les poètes grecs et latins, Nancy ADRA-Paris De Boccard, 2018, p. 173-191. ÉDITION ALDINE DE 1517 : Diversorum veterum poetarum in Priapum lusus. Publii Virgilii Maronis Catalecta. Copa. Rosae. Culex. Dirae. Moretum. Ciris. Aetna. Elegia in Mecoenatis obitum, et alia nonnulla quae falso Virgilii creduntur. Argumenta in Virgilii libros, et alia diversorum complura. Venetiis, in aedibus Aldi et Andreae soceri, mense decembri 1517. LES ÉPICURIENS, 2010 : Les Épicuriens, édition publiée sous la direction de D. Delattre et J. Pigeaud, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010. ESCHYLE, 1963 : ESCHYLE, Suppliantes, texte établi et traduit par P. Mazon, Paris : « Les Belles Lettres », 1963, 8e tirage. M. GIGANTE, 1987 : MARCELLO GIGANTE, La bibliothèque de Philodème et l’épicurisme romain, Paris, Les Belles Lettres, 1987. C. HARDIE, 1966 : C. HARDIE, Vitae Vergilianae Antiquae, Oxford, Clarendon Press, 1966 (révision de l’édition de 1954). HESIODE, 1982 : HESIODE, Théogonie, texte établi et traduit par P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1982, 11e tirage. A. S. HOLLIS, 1977 : ADRIAN S. HOLLIS, « L. Varius Rufus, De morte (Frs 1-4 Morel) », CQ, vol. 27, n° 1, p. 187-190. HORACE 1932 : HORACE, Satires, Texte établi et traduit par F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1932, 12e tirage 1995. HORACE, 1934 : HORACE, Épîtres, Texte établi et traduit par F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1ère éd. 1934, 9e tirage 1995. INSCRIPTIONES LATINAE SELECTAE, 1892 : H. DESSAU, Inscriptiones Latinae selectae, I (1 à 2956), Berlin 1892. INSCRIPTIONES LATINAE SELECTAE, 1902 : H. DESSAU, Inscriptiones Latinae selectae, I1 1 (2957 à 7210), Berlin 1902. M. G. IODICE, 2002 : MARIA GRAZIA IODICE Appendix Vergiliana, préface de L. CANALI, Milan, Mondadori, 2002. J. IRIGOIN, 2009 : JEAN IRIGOIN, Le poète grec au travail, Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres tome 39, Paris, 2009. E. LEFEVRE, 1976 : ECKHART LEFEVRE, Der Thyestes des Lucius Varus Rufus. Zehn Überlegungen zu seiner Rekonstruktion, Wiesbaden, Steiner, 1976.

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Violence et politique dans le Pro Sestio Michèle Ducos Sorbonne Université

Prononcé en mars 56 av. J.-C. pour défendre Publius Sestius, accusé de violence, le Pro Sestio est un important discours politique. Encore très proche de l’exil et de ses souffrances, il reprend les thèmes déjà développés dans les discours prononcés par Cicéron à son retour. Mais il les dépasse : il ne s’agit plus seulement de remercier le peuple et le sénat pour leur vote ou d’obtenir la restitution de ses biens. Dans ce procès, Cicéron intervient en dernier : les avocats précédents, Hortensius, Crassus et Licinius Macer, ont déjà exposé et réfuté de façon détaillée les différents chefs d’accusation1 ; l’orateur élargit le débat. Certes, le souvenir des excès et des malheurs passés est toujours présent, mais il se trouve désormais associé à une réflexion générale sur la cité et à un projet politique. Ce programme a souvent retenu l’attention2. Mais Cicéron décrit aussi les scènes de violence où intervient Clodius : en les analysant, il s’interroge sur la naissance de la violence, sur l’État de droit et les institutions et sur la stabilité de la res publica. A travers la description et l’analyse de la violence, c’est une réflexion politique qui commence à s’esquisser. Pour mettre en lumière la dégradation politique dans les années qui ont précédé son exil ou pendant son exil, Cicéron insiste sur la violence qui s’est développée dans la cité. Cette question occupe une place importante dans les discours prononcés à son retour et dans les années suivantes. Les Lettres à Atticus et à Quintus montrent aussi ce climat de violence ; mais, quand il écrit à son ami ou à son frère, Cicéron évoque surtout les attaques dirigées contre lui : le portique de Catulus, qui fait l’objet d’une reconstruction, est détruit par Clodius, la maison de Quintus est incendiée ; dans la même lettre, se trouve décrite l’attaque qui visa personnellement Cicéron sur la Voie Sacrée et l’obligea à se réfugier dans une maison amie ; l’attaque de la maison de Milon est aussi mentionnée 3. En outre, les procès pour violence ne manquent pas pendant cette période : en février 56, Milon est accusé de violence par Clodius et comparaît devant l’assemblée du peuple4 ; Sestius est 1

Sest. 2, 3 ; 2, 5. W.K. LACEY, 1962 ; N. WOOD, 1988 ; P. GRIMAL, 1993. 3 Att. 4, 3, 2 –3. Sest. 39, 85 ; T. MASLOWSKI, 1985. 4 Q. fr. 2, 3, 2. 2

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accusé à son tour pour avoir enrôlé des gardes du corps pendant son tribunat : le procès a lieu début mars. Le Pro Caelio, prononcé en avril 56, a aussi pour objet une accusation de violence fondée sur la lex Plautia, bien que Cicéron, dans son plaidoyer, n’ait pas fait une très grande place à cette question. Et c’est aussi devant une quaestio de ui que fut traduit Milon, accusé du meurtre de Clodius en 52. Durant ces années, la violence constitue donc une préoccupation manifeste. Bien qu’il s’agisse d’une accusation de ui, le contenu de cette notion n’est pas vraiment précisé dans le Pro Sestio : c’est seulement dans le Pro Caelio que sont énumérés un certain nombre d’actes tombant sous le coup de la lex Plautia5. Mais Cicéron ne cherche pas à donner une définition générale6. En outre, ce n’était pas la loi qui indiquait si la violence était contra rem publicam7, mais le sénat8. Toutefois, les descriptions de l’orateur suffisent à montrer que cette violence porte manifestement atteinte à la res publica. En dehors des plaidoyers où Cicéron défend ses amis, la violence figure aussi dans les discours de remerciements prononcés à son retour d’exil. Lorsqu’il s’adresse au sénat, Cicéron mentionne les violences commises dans la ville : Vous avez vu des hommes, le fer et les torches à la main, courir çà et là dans toute la ville, les maisons des magistrats attaquées, les temples des dieux incendiés, les faisceaux d’un consul éminent et illustre brisés, le corps sacré d’un tribun de la plèbe plein de courage et de mérite non seulement touché de la main et profané, mais blessé par le fer et abattu9.

Dans le discours adressé au peuple romain, il évoque aussi une cité « où la violence et les armes occupaient le forum, alors que les citoyens trouvaient dans l’abri de leurs murs une protection qu’ils ne trouvaient plus dans les lois, que les tribuns de la plèbe étaient blessés sous vos yeux, les maisons des magistrats attaquées par le fer et le feu, les faisceaux des consuls brisés, les temples des dieux immortels incendiés10… » Par ces rappels d’un passé encore proche, Cicéron entend évidemment montrer qu’il n’y avait plus de res publica ; le pouvoir et la justice avaient disparu, seule régnait la violence. Les actes de violence sont énumérés pour montrer leur nombre et leur gravité, mais ils ne sont pas décrits. L’orateur évoque à grands traits une situation avant de remercier le peuple et le sénat qui ont permis son retour, mais il ne cherche pas à susciter l’émotion de l’auditoire face à des scènes que tous connaissent. Certes, les mêmes faits, les mêmes 5

Cael. 1, 1. Chr. CRAIG, 2001, p. 114, souligne que la notion de uis s’élargit durant les années 57 et 56. 7 RIGGSBY, 1999, p. 79-84 ; A. LINTOTT, 1999, p. 116-118. Pro Milone 5, 13-14. 8 Har. Resp. 15 : decreuit idem senatus frequentissimus qui meam domum uiolasset contra rem publicam esse facturum. 9 Red. Sen. 3, 7 : …cum ferro et facibus homines tota urbe uolitantis, magistratuum tecta impugnata, deorum templa inflammata, summi uiri et clarissimi consulis fasces fractos, fortissimi atque optimi tribuni plebis sanctissimum corpus non tactum ac uiolatum manu, sed uulneratum ferro confectumque uidistis. 10 Red. Pop. 6, 14 : in qua ciuitate…uis et ferrum in foro uersaretur, cum priuati parietum se praesidio, non legum tuerentur, tribuni plebi uobis inspectantibus uulnerarentur, ad magistratuum domos cum ferro et facibus iretur, consulis fasces frangerentur, deorum immortalium templa incenderentur… 6

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formules, parfois, se retrouvent dans le Pro Sestio, mais ils sont présentés dans un cadre qui les met plus nettement en relief. Dans ce plaidoyer, Cicéron, parlant en dernier, reconnaît qu’il va s’exprimer « avec plus d’âpreté ou de liberté que les orateurs précédents11 » et justifie ce choix par une douleur légitime et une juste indignation. Après avoir traité de son exil, en mentionnant la situation actuelle à Rome, il oppose les guerres extérieures et la paix aux « maux intérieurs et aux manœuvres des citoyens audacieux contre lesquels il faut souvent lutter12». Ce sont la discorde et la violence qu’il faut maintenant combattre. En effet, le danger qu’elles représentent pour la cité est fortement souligné : il ne s’agit pas seulement de la violence dont Sestius est accusé, ni des gladiateurs dont il s’est entouré, mais d’une situation générale aux conséquences particulièrement dangereuses. Car elle aboutit à la discorde civile. Dans son évocation des années 58 et 57 av. J.-C., Cicéron en marque la présence de façon répétée : uis, manus, caedes, ui manu ferro13 sont des expressions utilisées de façon récurrente. Elles renvoient aux événements de façon globale sans en donner le détail et préparent le lecteur aux descriptions sanglantes qui vont suivre. Ici, la violence ne se réduit pas à une simple agressivité ni à un échange de coups : elle entraîne des blessures et des morts. Cicéron s’arrête sur les violences qui se sont produites à la fin de janvier 57, lorsqu’il s’agit de voter une rogatio concernant son retour. Il en donne une description précise. Le forum est occupé la nuit par des hommes armés14 ; Q. Fabricius, l’auteur de la proposition, est attaqué et s’ensuit un « terrible carnage15». Le frère de Cicéron, Quintus, est agressé et blessé mais réussit à s’enfuir. L’orateur insiste donc sur une violence généralisée et conduit l’auditoire à en mesurer l’extrême gravité. La force de l’expression fait ressortir l’horreur de la situation : Vous vous souvenez, juges, qu’alors le Tibre était rempli des cadavres de nos concitoyens, que les égouts en étaient comblés, qu’on étanchait le sang sur le forum avec des éponges16.

Elle fait écho à l’image du fleuve de sang figurant dans les deux discours de remerciements17. Sont ensuite évoqués des monceaux de cadavres18 ; par son art de l’euidentia, Cicéron fait donc appel à l’imagination de l’auditoire ; 11

Sest. 2, 4 : si aut acrius egero aut liberius quam qui ante me dixerunt… Sest. 23, 51 : Domesticis malis et audacium ciuium consiliis saepe est resistendum. 13 Sest. 2, 2 : ui manu copiis ; 15,34 : uis, manus, caedes ; 17, 40 : uim, arma, exercitus ; 36, 78 : ui, manu, ferro ; 39, 85 : ui, manu. 14 Sest.. 35, 75 : Cum forum, comitium, curiam, multa de nocte, armatis hominibus ac seruis plerisque occupauissent, impetum faciunt in Fabricium, manus adferunt, occidunt nonnullos, uulnerant multos. 15 Sest. 35, 76 : caedem in foro maximam faciunt ; pour le détail des événements voir aussi Mil.14, 38 ; Dio Cass.. 39, 7, 2. 16 Sest. 35, 77 : Meministis tum, iudices, corporibus ciuium Tiberim compleri, cloacas refarciri, e foro spongiis effingi sanguinem… Cf. 39, 85 : Forum corporibus ciuium Romanorum constratum caede nocturna. 17 Red. Sen. 3, 6-7 ; Red. Pop. 5,14. 18Sest. 36, 77 : Aceruos corporum exstructos ; 39, 85 : Forum corporibus ciuium Romanorum constratum caede nocturna. 12

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il fait aussi appel à sa mémoire en évoquant Cinna et Octavius19, autrement dit le temps de la guerre civile. Peu après, c’est Sestius lui-même qui est l’objet d’une agression particulièrement brutale20. Il se rend au temple de Castor pour annoncer à l’un des consuls que les auspices sont contraires et se trouve attaqué par les hommes de Clodius, alors qu’il est lui-même sans armes. La rencontre est violente : la bande de Clodius utilise des épées, des gourdins et même des morceaux de barrières ; finalement, le tribun est laissé pour mort par ses agresseurs. Cette attaque et ces blessures ont été évoquées brièvement dans les discours de remerciements prononcés par Cicéron à son retour21 ; mais, dans ce plaidoyer destiné à défendre son ami, l’avocat se fait plus précis et cherche manifestement à susciter l’émotion des juges et du public. Cicéron décrit Sestius, couvert de blessures, « épuisé et percé de coups, sans connaissance ». Et il continue sa description pathétique : « gisant à terre, transpercé de mille blessures, exsangue, anéanti, à son dernier souffle22 ». L’orateur en tire argument pour souligner que Sestius a subi la violence, alors qu’il est accusé de ui : « Et c’est Sestius qui est accusé ? Pourquoi ? Parce qu’il est vivant… est-ce donc une violence de ne pouvoir mourir23 ?... » Le paradoxe révèle l’horreur de la situation, l’accumulation des détails précis permet d’innocenter l’accusé. À la brutalité de ces actes s’ajoute leur caractère scandaleux, accentué par les lieux où ils se déroulent ; c’est au Forum, au Comitium, ou dans la Curie qu’ont lieu ces attaques meurtrières : il s’agit de lieux publics et de lieux consacrés. En occupant le Comitium avec ses bandes armées, Clodius « chasse les magistrats d’une enceinte consacrée24 » et commet un sacrilège. L’attaque menée contre Sestius entraîne des blessures qui le laissent presque mort ; elle relève aussi du sacrilège : en effet, elle atteint un tribun qui est sacro-saint, elle se produit « au moment où il obéissait aux auspices et à la religion, où il annonçait des présages défavorables réellement constatés ». Ainsi Sestius « aurait été tué sous le regard des dieux et des hommes, il aurait été tué par des criminels impies dans l’enceinte la plus sacrée, pour la 19

Sest. 36, 77 : caedem uero tantam, tantos aceruos corporum exstructos, nisi forte illo Cinnano atque Octauiano die, quis unquam in foro uidit ? 20 Sest. 37, 79 ; voir Red. Pop. 5, 14 ; Red. Sen. 3, 7 ; Q. Fr. 2, 3, 6 ; Mil. 14, 38 ; Dion Cassius 39, 7, 1. La date de l’attaque contre Sestius n’est pas indiquée par Cicéron. Mais elle semble de peu postérieure à la rogatio de Fabricius. On ignore l’objet de la réunion des comices. Selon W.J. TATUM, 1999, p. 178-179, il s’agirait d’une réunion des comices tributes (voir aussi R.A. KASTER, 2006, p. 293 qui propose une session législative des comices tributes). L’obnuntiatio devait empêcher un vote. 21 Red. Sen. 3, 7. Cf. Red. Sen. 12, 30 ; Red. Pop. 6, 14. 22 Sest. 37, 79 : inermem atque imparatum. A quibus hic multis uulneribus acceptis ac debilitato corpore et contrucidato se abiecit exanimatus…Quem cum iacentem et concisum plurimis uulneribus extremo spiritu exsanguem et confectum uiderent, defetigatione magis et errore quam misericordia et modo aliquando caedere destiterunt. Dans une lettre à Quintus, Cicéron précise que Sestius fut sauvé par L. Calpurnius Bestia (Q. Fr. 2, 3, 7). 23 Sest. 37, 80 : Et causam dicit Sestius de ui ? Quid ita ? quia uiuit. At id non sua culpa : plaga una illa extrema defuit, quae si accessisset reliquum spiritum exhausisset…38, 80 : An haec ipsa uis est, non posse emori ? 24 Sest. 36, 77 : magistratus templo deicias…

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cause la plus sacrée, en exerçant la magistrature la plus sacrée25 ». En insistant avec force sur le caractère sacré de l’enceinte, de la cause et de la magistrature, Cicéron souligne le mépris des dieux et du sacré qui caractérise Clodius26. Avec ces descriptions, c’est aussi une réflexion sur la violence et ses causes qui se trouve amorcée. Sont d’abord mentionnés les instruments de cette violence : les esclaves et les gladiateurs recrutés par Clodius, qui sont répartis en sections puis entraînés à attaquer et à tuer27. Leur recrutement et leur organisation systématique montre clairement une volonté de nuire et de détruire. En janvier 57, ce sont aussi des esclaves armés, prêts à combattre, qui occupent la nuit le Forum, le Comitium et la curie28 pour empêcher le vote de la loi sur le retour de Cicéron. Cicéron envisage aussi le caractère des dirigeants. Il trace un portrait caricatural des consuls de 5829, Pison et Gabinius, et souligne en même temps leur lourde responsabilité. Les consuls ont laissé Clodius libre de ses actes : ils ne l’ont pas empêché d’attaquer Cicéron et ont même approuvé, voire soutenu, les décisions prises ; le consulaire a dû se résoudre à l’exil. Ainsi, comme Clodius, ils ont cherché à détruire « les règles de droit et les institutions des ancêtres » ; ils ont été les « ennemis de tous les honnêtes gens30 ». À plusieurs reprises, l’orateur reproche aussi aux juges et au public d’avoir laissé Clodius et ses bandes se déchaîner sans réagir : « c’est en silence que vous vous affligiez31 », «on gardait le silence », « vous supportiez patiemment ». Et il n’y eut aucune commission d’enquête extraordinaire sur cette attaque. Le portrait de Clodius est particulièrement féroce, comme l’ont souligné bien des études sur l’invective cicéronienne mais la uituperatio est considérée comme nécessaire dans l’accusation32. Dans les discours prononcés au retour d’exil et dans le De domo, l’invective est d’une grande violence et occupe une part non négligeable des discours. Elle participe de la stratégie cicéronienne33. Le caractère et le comportement des deux consuls sont attaqués avec virulence34. Le tribun de 58 ne l’est pas moins. Toutefois, le nom de Clodius n’est pas toujours mentionné dans les deux discours post reditum : Cicéron se borne à l’évoquer de façon indirecte sans préciser son 25 Sest. 38, 83 : …cum auspiciis religionique parens obnuntiaret quod senserat, luce palam a nefariis pestibus in deorum hominumque conspectus esset occisus, sanctissimo in templo, sanctissima in causa, sanctissimo in magistratu. 26 G. ACHARD, 1981, p. 306-308. 27 Sest. 15, 34 ; 36, 78 ; Red. Sen. 13, 33. 28 Sest. 35, 75 : Cum forum, comitium, curiam, multa de nocte, armatis hominibus ac seruis plerisque occupauissent… 29 Red. Sen. 4, 10-18 où le portrait est particulièrement virulent ; Sest. 8, 18-19. 30 Sest. 7, 17 : …quid dicam ?consules ? Hocine ut ego nomine appellem euorsores huius imperi, proditores uestrae dignitatis, hostes bonorum omnium, qui ad (…) extinguenda omnium iura atque instituta maiorum… 31 Sest. 39, 84 : uos taciti, maerebatis ; 85 : silebatur ; perferebatis ; nemo resistebat ; non modo nulla noua quaestio, sed etiam uetera iudicia sublata… 32 G. ACHARD, 1981, p. 187-192 ; A. DUPLA ANSUATEGI, 2017, p. 189 ; F. PINA POLO, 2010, p. 84-85. 33 J. NICHOLSON, 1992, p. 91. 34 Sest. 8, 18-19.

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nom35. En revanche, les attaques directes ne manquent pas dans le De domo. Enfin, dans le Pro Sestio, le nom de Clodius est rarement utilisé36, même si ses actes permettent de l’identifier sans doute possible. Cicéron choisit de le désigner par la charge qu’il a occupée : le tribunat37. Cette stratégie lui permet de faire ressortir l’écart entre le comportement de Clodius et la charge qu’il occupe, pour insister plus fortement sur sa lourde responsabilité. Le caractère même de Clodius contribue à la force de la description. Cicéron le présente comme un homme méprisable, réunissant en lui tous les vices : il attaque sa conduite privée et ses débauches38. Il insiste aussi sur son audacia39. Ce terme n’est pas dépourvu d’importance et il convient d’en souligner la force : à la fin de la république, il est souvent appliqué aux populares40, comme le confirment plusieurs passages du Pro Sestio où les audaces sont aussi des euersores rei publicae. Clodius est ainsi considéré comme un homme particulièrement dangereux pour la cité. En outre, l’audacia est mentionnée dans des procès de droit pénal, comme le Pro Roscio Amerino : associée au furor, elle caractérise le criminel41. Clodius fait partie de cette catégorie ; il constitue ainsi un danger pour ses concitoyens et un danger pour la cité car il ne se laisse pas arrêter par les interdictions des lois. Mais l’accent est mis avant tout sur l’égarement de ce personnage et sur sa violence destructrice : furor et furiosus, amens, uesanus, uaecors, tels sont les termes qui reviennent de discours en discours pour caractériser ce personnage42 et contribuent à rendre plus terrible encore la menace qu’il constitue, car ce furor le conduit à « se repaître de discorde civique et de sédition43 ». Cicéron donne toute sa force à l’invective attendue dans un discours de ce type. Égaré par son furor, Clodius n’est plus qu’une bête sauvage, un monstre44, qui est exclu de la communauté des hommes et qui prépare la destruction de la cité45. Par là, Cicéron fait apparaître le danger qu’il représente pour tous ses concitoyens et pour les institutions.

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J. NICHOLSON, 1992, p. 95 ; C. STEEL, 2007, p. 121-122 ; R. SEAGER, 2014, p. 226-228. Sest. 37,79 : manus illa Clodiana ; 38, 81 : gens ista Clodia ; 43, 94 : seditionis Clodianae. 37 C. STEEL, 2007, p. 110. 38 Sest. 6, 15 : ille nefarius ex omni colluuione natus ; 16, 36 : despicatissimus ; 34, 73 : profligatissimus ; pour les débauches de Clodius voir Sest. 17, 39. Voir G. ACHARD, 1981, p. 255-257 ; F. PINA POLO, 1991, p. 134-135. 39 Sest. 8, 20 : contra tribunum plebis furiosum et audacem ; Sest. 40, 86 : hominum audacium euorsorum rei publicae ; Dom., 51,130 : scelere et audacia singulari. 40 Sest. 40, 86 ; voir Chr. WIRSZUBSKI, 1961. 41 S. CITRONI MARCHETTI, 1986. 42 Sest. 6,15 (furibundus) ; 8, 20 ; 11, 25 ; 14,33 (furia ac peste patriae) ; 17, 39 (furia) ; 19, 43 (amentissimo) ; 38, 82 (ecfrenatus furor) ; 46, 99 ; 50, 106 (furialem uocem) ; 55, 117 (furibundus) ; dom. 21, 55 : furiosa uis uesani tribuni ; cf. G. ACHARD, 1981, p. 239-248 ; F. PINA POLO, 1991, p. 147. 43 Sest. 46, 99 : qui propter insitum quendam animi furorem discordiis ciuium ac seditione pascantur… 44 Sest. 7, 16 : Hanc taetram immanemque beluam… ; 14, 3 : pestis patriae ; 17, 39 : ab illa peste ; voir G. ACHARD, 1981, p. 346-347 ; C. LEVY, 1998, p. 147. Cet aspect est aussi développé dans le Pro Milone. 45 Pour marquer cette volonté de détruire la cité, Cicéron utilise à plusieurs reprises le terme de latro (17, 38) qui sert aussi à qualifier les troupes de Clodius. 36

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Mais il ne suffit pas d’insister sur cette menace en décrivant des coups et des blessures, ou en esquissant le caractère de leurs auteurs, pour comprendre l’origine de la violence. De façon originale, Cicéron cherche à expliquer la façon dont elle peut surgir dans les réunions du peuple. En s’appuyant sur son expérience des assemblées et des réunions politiques, il en expose concrètement la naissance et le développement pour montrer ainsi le caractère particulier des attaques menées par Clodius et des massacres qui en résultent. Souvent une émeute surgit à la suite de l’obstination ou de la fermeté d’un magistrat opposant son veto, ou par la faute ou la malhonnêteté de l’auteur d’une loi quand un avantage ou une largesse est proposée à des ignorants ; elle naît à la suite d’un conflit entre des magistrats elle naît peu à peu : d’abord des cris, puis d’une scission dans l’assemblée ; ce n’est que tardivement et rarement qu’on en vient aux mains : mais quand aucune parole n’a été prononcée, quand aucune réunion n’a été convoquée, quand aucune loi n’a été votée, qui a entendu parler d’une sédition ayant éclaté la nuit46 ?

Dépassant la simple description des contiones ou des comitia, Cicéron se livre ici à une analyse générale de la violence47 ; il en recherche l’origine et envisage plusieurs situations donnant lieu à des tensions, des agitations et, plus rarement, des scènes de violence où l’on en vient aux mains : l’intercessio réitérée d’un magistrat, les promesses des démagogues ou encore les conflits entre magistrats. Cette explication indique clairement que, selon l’orateur, la violence trouve son origine dans les magistrats, et se répand ensuite chez les citoyens présents à la contio48. Elle est liée à un conflit interne. De fait, à la fin de la République, plusieurs épisodes49 montrent comment des conflits entre magistrats s’accompagnèrent de violences graves, parfois spontanées, parfois préparées. Mais c’est seulement l’action des magistrats qui pouvait y mettre fin. Et « la violence était limitée au cadre institutionnel de l’assemblée50 ». Ensuite, l’orateur évoque la naissance de la sédition : des cris, la séparation de la contio, puis les coups échangés entre citoyens. Mais les actes de Clodius ne s’inscrivent pas dans ce schéma : la violence est préméditée et organisée de l’extérieur51. Cicéron décrit ici un mécanisme qui peut sembler connu de tous52, un type de comportement collectif que les juges et l’auditoire ont souvent eu l’occasion de rencontrer. « La violence est une dimension attendue du fonctionnement des institutions romaines » indique J.-M. David53. Mais il 46 Sest. 36, 77 : Nam ex pertinacia aut constantia intercessoris oritur saepe seditio, culpa atque improbitate latoris commodo aliquo imperitis aut largitione, oritur ex concertatione magistratuum, oritur sensim ex clamore primum, deinde aliqua discessione contionis, uix sero et raro ad manus peruenitur : nullo uero uerbo facto, nulla contione aduocata, nulla lege concitatam nocturnam seditionem quis audiuit ? 47 J-M. DAVID, 2013 ; Voir aussi les exemples donnés par A.J. LINTOTT, 1999, p. 69. 48 J.-M. DAVID, 2013, p. 11. 49 Voir J.-M. DAVID, 2013, p. 14 qui mentionne par exemple le vote du plébiscite proposé par C. Cornelius en 67, le vote de la loi agraire de César en 59 (p. 24). 50 J.-M. DAVID, 2013, p. 21. 51 J. TAN, 2013, p. 126-130. 52 J.-M. DAVID, 2013, p. 21, 26. 53 J.-M. DAVID, 2013, p. 27.

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faut aussi souligner que Cicéron est le seul à énumérer clairement les différentes étapes qui aboutissent à l’agitation et à l’émeute. Des assemblées auxquelles il a assisté, il tire un modèle qui dépasse les cas particuliers. Dans ces lignes, la violence n’est pas seulement matière à description ; Cicéron ne se borne pas à l’évoquer pour susciter l’émotion de l’auditoire. Il l’analyse pour en comprendre les causes et le déroulement de façon générale ; il ne reproduit donc pas le détail des faits mais dégage un modèle qui permet de mieux comprendre leur succession. Il ne s’agit pas encore d’une réflexion politique et philosophique concernant la cité et son équilibre. Cicéron la développera dans les années suivantes mais il semble déjà chercher à expliquer une telle situation de conflit. Une telle violence est évidemment politique, liée aux contiones et aux réunions des assemblées, et porte avant tout atteinte aux institutions et à la res publica comme l’affirme clairement l’orateur : « La cause de la république a été vaincue non par les auspices, non par l’intercessio, non par des votes, mais par la violence, la force, le fer54 ». Cicéron oppose ainsi les moyens institutionnels et religieux (auspices, votes, intercessio d’un tribun) et la violence. Cette dernière menace l’équilibre de la cité car elle est dirigée contre les institutions dont elle empêche le fonctionnement, comme le montre l’évocation de l’année 58 : « Des gens en armes occupaient le forum et les assemblées (…) il y avait des meurtres et des lapidations, il n’y avait plus de sénat et les autres magistrats n’étaient plus rien55 . » En ce sens, la violence est manifestement dirigée contra rem publicam, car elle bloque son fonctionnement. A plusieurs reprises, l’orateur insiste sur ce blocage et évoque tantôt le naufrage de la république56, tantôt les blessures qu’elle a reçues : elle est abattue et perdue57 ; Clodius au contraire se réjouit des « funérailles de la république58 ». La violence détruit l’État de droit comme le montrent plusieurs passages du Pro Sestio : elle empêche le fonctionnement des comices et l’action des magistrats59. C’est précisément ce que Cicéron affirmera quelques années plus tard dans le De legibus : « Rien n’est plus funeste pour les cités, rien n’est plus contraire au droit et aux lois, rien n’est moins digne d’un citoyen et moins digne d’un être humain que de débattre d’une question en recourant à la violence dans un État bien ordonné et bien organisé60 ». Ainsi Cicéron ne se borne pas à décrire la violence, il en laisse voir la nature politique et en mesure les conséquences. Il cherche d’abord à préciser comment les hommes politiques et les magistrats peuvent se comporter face à elle. Les actes de Milon permettent de montrer comment résister. Cicéron 54

Sest. 36, 78 : Victa igitur est rei publicae causa, et uicta non auspiciis, non intercessione, non suffragiis sed ui manu ferro. 55 Sest. 15, 34 : armati homines forum et contiones tenebant, caedes lapidationesque fiebant ; nullus erat senatus, nihil reliqui magistratus. 56 Sest. 6, 15 ; 20, 46 (la tempête) ; G. ACHARD, 1981, p. 288-289 ; J.-M. MAY, 1980. 57 Sest. 13, 31 : adflictae et perditae rei publicae. Voir J.-M. MAY, 1988, 94. 58 Sest. 41, 88 : illum (scil. Clodium) tot iam in funeribus rei publicae exultantem ac tripudiantem… 59 Sest. 39, 84-5. 60 Leg. 3, 17, 42 : Nihil est exitiosius ciuitatibus, nihil tam contrarium iuri ac legibus, nihil minus ciuile et inhumanius quam composita et constituta re publica quicquam agi per uim.

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fait son éloge car il a voulu utiliser les armes de la légalité contre Clodius, en s’efforçant, à plusieurs reprises, de le traduire en justice et de l’accuser de violence ; mais il n’a pu parvenir à ses fins à cause des manœuvres de Clodius et de ses amis61. Ainsi, Milon « a enseigné qu’il fallait résister par les lois et les tribunaux aux actes criminels des hommes audacieux, qui voulaient renverser la république ; si les lois étaient impuissantes, si les tribunaux n’existaient plus, si la république en proie à la violence concertée des citoyens audacieux se trouvait opprimée par les armes, il était nécessaire de défendre sa vie et sa liberté par des gardes et des armes62». Cicéron insiste ainsi sur l’importance de la barrière légale : c’est aux lois qu’il faut d’abord recourir pour lutter contre la violence et l’audace, puis aux tribunaux qui doivent faire appliquer les lois. Et c’est seulement quand les lois ont perdu leur force et que la république est opprimée qu’il faut défendre sa vie et sa liberté en recourant à la violence. Cette théorie est déjà esquissée dans le discours de remerciement au sénat où est évoquée l’action de Milon. Il a voulu recourir aux tribunaux et intenter une action de ui contre Clodius : « si la justice elle-même est entravée et supprimée par la violence, il faut vaincre la violence par la violence63». Ce principe est à nouveau évoqué pour préciser l’action de Milon en 56 qui voulait prendre Clodius dans le « filet des lois » et le poursuivre pour violence64, mais ne put parvenir à ses fins. C’est pourquoi il choisit de se protéger avec des gardes. La violence de Clodius a entraîné celle de Milon et de Sestius. Cette question est aussi posée, de façon encore plus nette, en 52 dans le Pro Milone où Cicéron déclare à nouveau que la violence rend nécessaire le recours à la violence65. L’orateur justifie alors ce principe par de nombreuses références juridiques, historiques et philosophiques : le procès d’Horace, la mort de Tiberius Gracchus ou la loi des XII Tables pour affirmer finalement que c’est une loi issue de la nature selon laquelle il convient de se protéger de la violence par la violence66. Le Pro Milone marque l’importance de cette question et montre comment la réflexion cicéronienne sur la violence s’est enrichie et approfondie. 61 W.J. TATUM, 1999, p. 179 ; Milon chercha à plusieurs reprises à accuser Clodius de ui ; mais ses tentatives n’aboutirent pas car de « nouveaux édits d’un nouveau genre » interdirent « toute comparaison de l’accusé, toute citation en justice, toute enquête, toute mention de juges ou de procès » (Sest. 41, 89). 62 Sest. 40, 86 : … mihi unus ex omnibus ciuibus uidetur re docuisse, non uerbis, et quid oporteret a praestantibus uiris in re publica fieri, et quid necesse esset, oportere hominum audacium, euersorum rei publicae, sceleri legibus et iudiciis resistere ; si leges non ualerent, iudicia non essent, si res publica ui consensuque audacium armis oppressa teneretur, praesidio et copiis defendi uitam et libertatem necesse esse. 63 Red. Sen. 8, 19 : sin ipsa iudicia uis impediret ac tolleret, audaciam uirtute, furorem fortitudine, temeritatem consilio, manum copiis, uim ui esse superandam… 64 Sest. 41, 88 : tanta moderatio fuit hominis ut dolorem contineret (…) sed illum tot iam in funeribus rei publicae exultantem ac tripudiantem legum, si posset, laqueis constringeret. ; voir N. WOOD, 1988, p. 185-187. 65 Mil. 3, 8-4, 9. 66 Mil. 4, 10 : Est igitur haec non scripta sed nata lex, quam non didicimus, accepimus, legimus, uerum ex natura, ipsa adripuimus, hausimus, expressimus, ad quam non docti sed facti, non instituti sed imbuti sumus… Voir B. FORSCHNER, 2015, p. 48-60 ; M.E. CLARK et J. RUEBEL, 1985, p. 59-60 ; 65.

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Dans le Pro Sestio, Cicéron propose aussi une réflexion politique sur la cité et les hommes qui la dirigent. L’aspect politique du discours a souvent été souligné mais le plus souvent c’est sa deuxième partie qui retient l’attention parce que Cicéron analyse le rôle des optimates et énonce un programme politique67. La première partie contient pourtant une analyse détaillée concernant la loi et la violence : pour mieux illustrer l’opposition entre uis et ius, l’orateur part des origines de l’humanité et de la cité. En s’adressant directement aux juges, il s’appuie sur un savoir commun qu’il partage avec eux : une représentation des premiers hommes et des débuts de la civilisation68. Qui d’entre nous, juges, ignore que le cours naturel des choses a fait que, à une certaine époque, alors que ni le droit naturel ni le droit civil n’avaient encore été définis, les hommes répandus dans les campagnes erraient dispersés et ne possédaient que ce qu’ils avaient pu arracher ou conserver par la force de leurs bras au prix de meurtres et de blessures ? Ceux qui, les premiers, s’élevèrent audessus des autres par leur valeur et leur intelligence, ayant pleinement saisi la facilité à apprendre et l’intelligence de l’être humain, rassemblèrent en un seul lieu ces êtres dispersés et les firent passer de la sauvagerie à la justice et à la douceur69.

Vient ensuite la création des cités et le développement des villes. Partant de ce tableau, Cicéron insiste fortement sur l’opposition entre le droit et la violence : Entre ces deux modes d’existence, la différence la plus nette est celle du droit et de la violence. Si nous ne voulons pas recourir à l’un, il faut recourir à l’autre. Si nous voulons faire disparaître la violence, il faut nécessairement que le droit l’emporte c’est-à-dire les tribunaux, dans lesquels tout le droit est contenu70.

La description de la naissance du droit n’est pas seulement présente dans le Pro Sestio : déjà, le De inuentione évoquait en termes proches les premiers temps de l’humanité71 : des hommes isolés errant dans les campagnes qui « réglaient presque tout par la force physique ». Mais un homme « manifestement supérieur et sage » sut les regrouper, les guider et les adoucir, puis leur apprendre à respecter la fides et la justice. Dans le Pro Sestio, l’évolution de l’humanité vers la justice est identique : des hommes, 67

W.K. LACEY, 1962, p. 69-70 ; N. WOOD, 1988, p. 194-19 ; P. GRIMAL, 1992. J. DRESSLER, 2015, p. 113-116. 69 Sest. 42, 91 : Quis enim nostrum, iudices, ignorat ita natura rerum tulisse it quodam tempore homines nondum neque naturali neque ciuili iure descripto, fusi per agros ac dispersi uagarentur, tantumque haberent quantum manu ac uiribus per caedem ac uulnera aut eripere aut retinere potuissent ? Qui igitur primi uirtute et consilio praestanti extiterunt, ii perspecto genere humanae docilitatis atque ingenii dissupatos unum in locum congregregarint, eosque ex feritate illa ad iustitiam atque ad mansuetudinem transduxerunt . 70 Sest. 42, 92 : Atque inter hanc uitam perpolitam humanitate et illam immanem nihil tam interest quam ius atque uis. Horum utro uti nolumus, altero est utendum. Vim uolumus extingui, ius ualeat necesse est, id est iudicia quibus omne ius continetur. Iudicia displicent aut nulla sunt : uis dominetur necesse est. 71 Inu.1, 2, 2 : Nam fuit quoddam tempus, cum in agris homines passim bestiarum modo uagabantur et sibi uictu fero uitam propagabant nec ratione animi quicquam sed pleraque uiribus corpororis administrabant….Quo tempore quidam magnus uidelicet uir et sapiens… qui dispersos homine in agros et in tectis silvestribus abditos ratione quadam compulit in unum locum … ex feris et immanibus mites reddidit et mansuetis. ? 68

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supérieurs par leur mérite et leur intelligence, rassemblent les hommes et les font passer de la violence sauvage à la justice et à la douceur. Le développement de la civilisation implique l’apparition des villes dotées d’institutions et de règles de droit concernant le droit divin et le droit humain. Il y a donc deux stades bien différents dans l’histoire de l’humanité : une ère de violence et de sauvagerie à laquelle succède une ère de justice et de douceur. Cicéron insiste fortement sur l’opposition entre le droit et la violence pour mieux éclairer et étayer son propos. Il la reprend, la répète avec des variantes, insiste sur l’incompatibilité entre ces deux états : ou bien les hommes choisissent la violence et la sauvagerie ou bien le droit et la justice ; « si les tribunaux déplaisent ou s’il n’y en a pas, la violence l’emporte inévitablement72 ».Ces variations permettent de clore ce qui peut sembler une digression et permettent à l’avocat de revenir au procès, à Milon, et à Sestius et à la violence. Dans ces lignes, Cicéron ne propose pas encore une théorie de la res publica : il évoque à grands traits l’histoire de l’humanité. S’il oppose violence et civilisation, vie sauvage et vie urbaine73, il ne s’arrête pas sur l’être humain et mentionne seulement ses qualités intellectuelles (ingenium) et sa docilitas74, sa capacité à apprendre permettant de développer ses qualités naturelles. De ce point de vue, il faut souligner un fort contraste avec les œuvres philosophiques : dans le De re publica, la définition de la res publica75 fait appel à une sorte d’instinct social, une naturalis quaedam hominum congregatio. Et les œuvres philosophiques postérieures feront aussi une place importante à cet instinct. Mais c’est plus tard, en 54, que Cicéron rédige le De re publica, à un moment où la crise de la république est manifeste : en octobre 54, les consuls sont complètement déshonorés car ils ont passé un accord avec les candidats au consulat76 ; ces derniers sont accusés sont acquittés. La corruption de la classe dirigeante lui fait dire dans une lettre à Quintus : « Il n’y a plus de république, plus de sénat, plus de tribunaux, plus de dignité chez aucun de nous77 ». Cette constatation amère se retrouve dans d’autres lettres78. C’est le moment où Cicéron se tourne vers la réflexion politique et philosophique, consulte des livres dans la bibliothèque d’Atticus79. La correspondance de l’année 54 reflète les difficultés qu’entraîne la rédaction de cet ouvrage sur la politique80. Dans ces préoccupations, la violence ne semble pas avoir de place. Toutefois, l’importance de la réflexion politique dans le Pro Sestio 72

42, 92 : Iudicia displicent aut nulla sunt : uis dominetur necesse est. L’évocation des villes avec leurs remparts et leurs temples figure aussi dans le De republica I, 26, 41 (Cf. Off. I, 53). Voir L. PERELLI, 1972, p. 282-283. 74 J. DRESSLER, 2015, p. 120-121. 75 Rep. 1, 39 ; L. PERELLI, 1972, p. 290-291. Mais l’utilitas communis, présente dans le Pro Sestio figure aussi dans le De re publica (L. PERELLI, 1972, p. 308). 76 Att. 4, 17, 2 77 Q. Fr. 3, 4, 1 : Sed uides nullam esse rem p., nullum senatum, nulla iudicia, nullam in ullo nostrum dignitatem… 78 Att. 4, 18, 2. ; Q. fr. 3, 5, 4. 79 Att. 4, 14, 1. 80 Q. Fr. 3, 5, 1. 73

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laisse penser que la violence des années 57 et 56 a aussi conduit Cicéron à réfléchir sur l’équilibre de la res publica et l’action des dirigeants ainsi que sur les lois et les tribunaux qui assurent la justice. Certes, ces questions ne sont pas encore approfondies ni nourries par des nombreuses lectures philosophiques, même si on peut deviner quelques échos platoniciens dans le plaidoyer81. Le Pro Sestio est assurément un important discours politique, mais le plus souvent, c’est le programme politique, qui a retenu l’attention. Pourtant, la violence n’est pas une question moins importante : Cicéron en décrit les manifestations et montre leurs conséquences pour la res publica ; il ne se contente pas d’évoquer des scènes d’émeutes mais il en recherche les formes et les causes. Il ne s’agit pas seulement d’une description relevant de l’euidentia, mais d’une analyse précise où l’orateur expose aussi le mécanisme qui conduit à la violence avec ses coups et blessures. De là découle une réflexion sur la justice et la violence, une réflexion politique sur la cité et les hommes qui la dirigent. Ces questions occupent évidemment une place importante dans la pensée cicéronienne : le Pro Sestio en constitue l’esquisse. Car il révèle la volonté de dépasser la description et l’émotion qu’elle suscite, par l’analyse et la réflexion. Cicéron n’a pas seulement décrit la violence mais il a cherché à l’analyser et à la penser, tout en commençant à s’interroger sur la res publica.

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De latin sortīrī à français sortir Pierre Flobert EPHE

La filiation sémantique est problématique : comment justifier la relation entre le « tirage au sort » et un verbe de mouvement marquant le franchissement d’un endroit clos ? La solution habituelle consiste dans le recours à deux verbes homophones : l’un impliquant le hasard et la solution d’une rivalité par le sort, l’autre un mouvement vertical avec extraction, en faisant appel à un produit de surgere « jaillir ». Malheureusement celui-ci existe déjà sous la forme sourdre. De là des hypothèses inconsistantes depuis le *surrectire de Ménage, qui venait de la contagion involontaire de surgir, terme de marine daté de 1606 (Charron) et emprunté à l’espagnol surgir signifiant « aborder ». On a ainsi imaginé une variante *surctus de surrectus, en s’appuyant sur le témoignage de Festus, 380, 33 = P. Fest. 381, 6, qui allègue sortus chez Livius Andronicus. On cite partout la note du Norvégien Joh. Storm qui, dans la Romania 5, 1876, p. 183-184, a imposé la transformation de o en u devant r (?), sans rien dire de la suffixation du verbe en -ī-. Il est frappant qu’il ait trouvé un tel assentiment dans les principaux dictionnaires étymologiques depuis Littré : O. Bloch / W. von Wartburg2 (1950) ; W. von Wartburg, FEW, t. 12 (1966) ; E. Gamillscheg2 (1969). F. Diez, le père-fondateur de la romanistique avait bien pointé une première difficulté pour la dépendance à partir de sortior : « mit sortiri (lossen, durch loos gewinnen) lässt es sich logisch nicht einigen », c’est-àdire une dépendance logique entre le tirage au sort et la sortie ; il ajoute encore, malgré une référence à O. Ferrari († 1682) : « das loos ward aus der urne gezogen und gieng gewissen maszen heraus », le sort tiré de l’urne en sortait en quelque sorte, ce qui ne suffisait pas à exploiter une comparaison (« verglich ») pour une action si importante : « dieser vorgang, ein im leben so wichtiger », malgré un tour comme « sortir de table » (« se lever ») ; Etym. Wörterb. der romanischen Sprachen5 (Bonn 1887 ; 18541). Les réserves de Diez sont justes, mais il en fait trop de cas en refusant finalement une étymologie de « sortir » par sortīrī. Il convient maintenant de vérifier les témoignages du latin − voire du grec − et de l’ancien français. Sortior « recourir aux sortes, tirer au sort » est un verbe déponent « fonctif » utilisé depuis Plaute − d’abord hésitant et même exclusivement 637

actif chez Ennius −, puis confirmé comme tel à partir de Cicéron1. La dérivation est évidente et confirme le -i- de sors < *sṛ-ti-s (cf. de même mentīrī de mēns). On pose au déponent la racine *ser- « entrelacer, enfiler, enchaîner » de serere, seriēs, sermō. On considère que c’est une référence aux sortēs groupés en paquet ou enfilés sur une cordelette (Liu. 22, 1, 11) ; il est plus séduisant de penser à la continuité de la destinée. Il convient de distinguer deux types de sortēs, en diverses matières (pierre, bois, métal, fèves et boules (blanches ou noires), baguettes, tablettes, flèches, osselets), l’un désignant l’impétrant dans une compétition, l’autre, comme les oracles, donnant la réponse − parfois versifiée − à une consultation2. Pour cette dernière catégorie on dispose de 17 tablettes rectangulaires de bronze percées d’un trou permettant leur enfilage, découvertes près de Padoue (CIL 1, 2123 − 2189) et portant des recommandations, souvent alambiquées ou niaises : ainsi 2180 homines multi sunt / credere noli « il y a beaucoup de gens, ne les crois pas ». Ne pas s’imaginer que la mode en est passée à la fin de la République, car on a trouvé à Vienne, datant du IVe siècle, un palimpseste de St-Gall qui contient une multitude de textes oraculaires, classés par A. Dold en 137 rubriques, qui concernent l’argent et les héritages, la santé et les procès, les voyages et les dangers, e. gr. 76 non poteris ibi uibere « tu ne pourras pas vivre là » ; 94 agita causam tuam et uinces « plaide ta cause et tu gagneras »3. De nature oraculaire aussi sont les Praenestinae sortes4 dont Cicéron, div. 2, 85, conte l’origine : perfracto saxo sortis erupisse in robore insculptas priscarum litterarum notis « du rocher brisé jaillirent des sorts gravés dans le chêne de signes en lettres archaïques ». La découverte de Numerius Suffustius fut institutionnalisée et les sorts sont "sur l’avis de la Fortune, mélangés et tirés par la main d’un enfant" (86 Fortunae monitu pueri manu miscentur atque ducuntur). Nous sommes naturellement conduits au grec par l’épisode, dans la Casina, de la sortitio (κλήρωσις) qui donna son nom à son modèle grec, par Diphile, οἱ Κληρούμενοι, Sortientes. Le vieux Lysidamus a obtenu de son régisseur Olympio qu’il lui cèderait après mariage le tendron qu’il courtise. Celui-ci joue contre son rival la main de la belle avec des sorts plongés dans un seau, coniciam sortis in sitellam et sortiar (342), le sort tiré de l’eau sera de bois, peuplier ou sapin : aut populna sors aut abiegna (384). Il porte un chiffre: unum "un" (378). Bien entendu les gagnants, Olympio et son maître, seront floués au moyen de la substitution du rival à l’épousée. La morale sera sauve et le mariage du jeune maître assuré, car la jeune fille se révélera être une citoyenne. 1

Je me permets de renvoyer à P. FLOBERT, 1975, p. 70, 286, 291, 359, 517, 526, 654-655. Les fonctifs sont des dénominatifs en -ā- (p.. 524) ou en -ī- (cf. aussi mentior, partior, p. 526) qui indiquent le recours au nom de base. 2 L’ouvrage fondamental reste celui de A. BOUCHE-LECLERCQ, 1978. On notera dans le t. 1 le chapitre sur la cléromancie, p. 181-197 ; le latin est traité t. 4, p. 145-159. R. BLOCH, 1991, a beaucoup élargi la documentation. 3 A. DOLD, 1948. 4 Voir l’exposé très détaillé de J. CHAMPEAUX, 1982, p. 55-83. Tite-Live, dans le passage cité plus haut, mentionne de telles tablettes à Faléries.

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Le grec utilise pour le tirage au sort κλῆρος qui signifie originellement "planchette, tablette de bois" à en juger par le celtique, v.-irl. clar "planche, planchette". L’Iliade offre deux exemples célèbres de cléromancie, pour départager des rivaux par désignation. La procédure est la même: l’arbitre agitait (πάλλεν) les sorts (κλήρους) dans un casque (ἐν κυνέῃ) et celui qui sortit (ὄρουσεν) le premier désigne le gagnant. Sous l’arbitrage d’Hector, Pâris et Ménélas jouent à qui lancera le premier son javelot : 3, 316-324 ; le sort favorise Pâris. En 7, 182-191, Nestor arbitre les neuf candidats à un combat singulier contre Hector. Les éléments constitutifs sont les mêmes: le sort de chacun, l’action de les secouer, le casque, le jaillissement du premier sort. C’est le dénouement qui importe; le sort qui porte la marque du champion (σῆμα 7, 189, antérieure à l’écriture) s’est élevé (ὄρουσεν) ou a bondi (ἔθορε) tous deux à l’aoriste marquant la rapidité (contraste avec l’imparfait πάλλε) et déterminés par ἐκ qui décrit la sortie hors du casque. Il existe un troisième texte qui émane d’une observation de Varron, LL. 7, 108, sur une comédie de Naevius, à propos de aulas quassant "ils secouent des marmites", parodiant le mouvement donné aux sorts dans un casque; eiciuntur "sont éjectés", fait allusion au destin du sort privilégié qui jaillit du casque pour désigner le gagnant. Eiciuntur glosé par ἐκβολή "jaillissement, émission", correspond au grec ὄρουσεν ou ἔθoρε qui relie sortior à sors, à condition de partir du passif de sortior "être désigné par le sort" appliqué au sort matérialisé ou à la personne concernée. Nous pouvons analyser maintenant les formes et emplois de sors, sortior et de leur groupe, sans insister sur cōnsors "cohéritier" et sors "capital" (Cic.) qui relèvent de la propriété ou sortilegus (Varr.) qui concerne la prédiction. On se limitera à la désignation par le sort à l’accusatif soit des juges iūdicēs (Cic. 2 Verr. 2, 42 ; 44 ; en outre subsortior pour les juges supplémentaires, Cluent. 96 ; 113), soit des actions en justice : dicam (Cic. 2 Verr. 2, 38), dicas (ibid. 2, 42), soit l’attribution d’une province (prouinciam, fam. 1, 9, 25 ; duas Gallias, ac. 1, 19, 2). L’emploi intransitif est originel: Plt. Cas. 342 sortiar (act. sorti, Cas. 413), Cic. fat. 464 sortiuntur inter se ; etc. Il faut signaler dès le début le passif impersonnel: sortito Plt. Merc. 136 ; Cic. 2 Verr. 4, 142 ; sortiri Cic. 2 Verr. 2, 37 et 127 ; personnel ("désigné par le sort") : sortitus Cic. Att. 4, 16, 6 ; sedes Prop. 4, 7, 55 ; pila "boule", ibid. 4, 11, 20. Ajoutons donc à la qualité de déponent, celle de "commun" puisque la même forme se prête à la diathèse passive. Tous deux, à l’époque préromane, perdront la flexion en r à l’infectum et seront activés. Sors, la tablette de bois marquée d’un signe distinctif, apparaît dans des conditions multiples: sortes ... quae ducuntur Cic. div. 2, 70 ; sors edita est; ibid. 2, 116 ; cum (...) mea prima sors exisset Cic. Att. 1, 19, 3 ; cuiusque sors exciderat Liu. 21, 42, 31 ; primum sorte nomen excidit, 23, 3, 7. Le plus souvent elle sort toute seule du récipient où elle est placée sans qu’on ait besoin de la prendre. Toujours elle accomplit un mouvement vers le haut. On est alors beaucoup moins surpris du statut pris par sortir en français. Dans les autres langues romanes la référence au hasard ou au destin est exclusive. Le sujet du verbe est un devin, voire un sorcier; et sort garde souvent une valeur magique. En français même on doit faire état de Rol. 639

3665 n’i remeindrat ne sorz ni falserie, à propos de la païenne Saragosse, conquise par les Français: "il n’y restera ni sortilège ni imposture". Le mot sorcier "jeteur, tireur de sort" apparaît sous la forme sorcerus5 dans une glose de Reichenau (VIIIe siècle) 1461 (sortilegus −), p. 191 K. La pratique du tirage au sort a été florissante en France jusqu’au XVIIe siècle et a été vigoureusement réprimée, étant qualifiée de magie et de sorcellerie, et entraînant des châtiments extrêmes qui allaient jusqu’à brûler vifs les accusés. Les jeux de hasard (dés, osselets) étaient souvent proscrits. Pensons à Villon, Test. 1693 Pipeur ou hasardeur de dez. On connaît mal les pratiques clandestines, mais elles ont entraîné des nouveautés linguistiques, en particulier pendant la période noire de la Guerre de Cent Ans6. Sortir gardera longtemps l’acception "obtenir par le sort", mais on voit apparaître l’indication du mouvement. C’est évident pour ressortir qui équivaut à rebondir dans le passage fameux où Roland essaie en vain de briser son épée Durandal contre un rocher, 2341 contre le ciel amont est resortie (cf. aussi Chev. aux deux épées 10736), on rencontre encore le sens de "reculer" dans Eneas 9589 et l’acception moderne "être en relief" déjà dans Brendan 1700. Ce verbe a fait une carrière indépendante avec la dérivation inverse ressort (XVe siècle). Quant à lui, il est passé dans le deuxième groupe (partic. -issant) une fois coupé de sortir. On signale pour celui-ci le mouvement hors d’un lieu chez Benoît de Ste-Maure, Hist. des ducs de Normandie 43 417 (d’Engleterre −) et avec la nuance "échapper à", Floire et Bl. 1020 et de la mort puisse sortir. Les exemples se multiplient en moyen-français, malgré les locutions du type sorti et destiné "fixé et décidé par le destin" (Eneas 1760, 1763, 3239; Marie de France, Deux amants 43 R. = 55 E.). On citera Béroalde, Commines, La Boétie, Amyot, d’Aubigné (né en 1552 !), Trag. 7, 1021 de l’enfer il ne sort / que l’éternelle soif de l’éternelle mort ; R. Cotgrave, Dictionnarie (1611), sortir des gonds ; il ne peut sortir du sac que ce qu’il y a dedans. Le foisonnement des emplois (31 chez Littré) est remarquable et dû au vide laissé par issir, produit de exīre qui disparaît au XVIe siècle, laissant peu de vestiges (le participe issu et le féminin issue, concurrencé maintenant par sortie plus officiel). J. Gilliéron7 a cru trouver l’explication dans l’absence d’un radical perceptible, le verbe étant "décapité de son radical" (p. 97), particularité du français. Mettant à profit une petite partie de son champ sémantique, il a remplacé le verbe condamné. Au fond, ce n’est pas plus étonnant que la fortune du passif de partior "être partagé, se séparer", activé comme le déponent, mais gardant son parfait "il est parti", comparable à "il est sorti". Il reste quelques liens fugitifs avec l’agitation ou la chute des sorts, bulletins ou jetons, en particulier dans les loteries "votre numéro est sorti", aussi transitif "il a sorti le bon numéro", ou dans la chute des dés hors du cornet ("le six est sorti"). Quelquefois l’expression est équivoque, ainsi dans 5

La dérivation exacte est discutée; on pose en général *sortiarius, mais il vaut mieux partir de sorz, car la dérivation est française. Sorcellerie dérive de sorcerus en posant *sorcererie avec dissimilation en l du premier r. 6 On trouvera des références (en particulier aux Conciles) et des idées dans le livre de R.-L. WAGNER, 1939. 7 J. GILLIERON, 1919, p. 96-97.

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Boileau, Sat. 4, 76 Voir sa vie ou sa mort sortir de son cornet, où le lien avec le sort n’est pas complètement tranché. Ces rapports multiples avec le sort suppriment toute tentative d’imaginer une origine distincte pour le verbe de mouvement qui, issu du passif de sortior et activé comme lui, a phagocyté issir au paradigme déficient, contraint à disparaître8.

Bibliographie R. BLOCH, 1991 : RAYMOND BLOCH, La divination, Fayard, 1991. A. BOUCHE-LECLERCQ, 1879-1882 : AUGUSTE BOUCHE-LECLERCQ, Histoire de la divination dans l’antiquité, 1-4,1879-1882, repr. Aalen, 1978. J. CHAMPEAUX, 1982 : JACQUELINE CHAMPEAUX, LE CULTE DE LA FORTUNE I, ROME, 1982. A. DOLD, 1948 : ALBAN DOLD, Die Orakelsprüche in St Gallen Palimpsestcodes 808 (die sogenannten "Sortes Sangallenses”), Österr. Akad. der Wissenschaften 225, 4, Wien, 1948. P. FLOBERT, 1975 : PIERRE FLOBERT, Les verbes deponents latins, des origins à Charlemagne, Paris, 1975. J. GILLIERON, 1919 : JULES GILLIERON, La faillite de l’étymologie phonétique, Neuveville (CH), 1919. R.-L. WAGNER, 1939 : ROBERT-LEON WAGNER, « Sorcier » et « magicien » : contribution à l’histoire du vocabulaire de la magie, Paris, 1939.

8 J’ai bien sûr pour le matériel contracté une dette à l’égard des dictionnaires, en particulier É. LITTRE, Dictionnaire de la langue française, t. 2, 2 (1869), le FEW de W. von WARTBURG, t. 12 (1966), le Trésor de la langue française, t. 14 (1990) − 15 (1992), le Dictionnaire du français médiéval de T. MATSUMURA (2015).

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Variations diastratiques chez Sénèque Michèle Fruyt Sorbonne Université

Pour honorer l’œuvre scientifique de Charles Guittard, nous prolongeons ses travaux sur Médée par une contribution sur Sénèque mettant l’accent sur les variations diastratiques observées dans les différentes œuvres de cet auteur. Elles sont, en effet, d’une remarquable diversité1. On trouve à la fois des niveaux de langue bas, proches de la langue quotidienne spontanée et informelle (J. N. Adams2, angl. informal Latin), et à l’inverse, des niveaux de langue élevés, littéraires avec une langue volontairement recherchée et élaborée, très éloignée de la langue usuelle. Pour fixer des bornes dans ce continuum, nous sélectionnons 5 œuvres (ou regroupement d’œuvres) que nous étudions sous un angle particulier : l’expression de l’endophore et de la déixis, plus précisément, l’emploi des pronoms-adjectifs is, hic, ille, iste. Comme le système de l’endophore et de la déixis a évolué en raison de la restriction progressive des emplois de is3, nous prenons comme hypothèse de travail que le niveau de langue des œuvres peut être évalué proportionnellement à la fréquence du pronom-adjectif is. L’œuvre de niveau de langue le plus élevé sera celle qui offre le plus d’occurrences de is et, inversement, les niveaux de langue bas auront moins d’occurrences de is. À partir des données numériques fournies par Library of Latin Texts, nous analysons les œuvres suivantes : les Questions naturelles (QN, Naturales quaestiones), les Lettres à Lucilius (Epist.), le De clementia, les 3 œuvres adressées à Sérénus (De constantia, De tranquillitate animi, De otio), et les tragédies. Ces textes n’étant pas de même longueur4, nous procédons par pourcentages. Notre corpus offre plusieurs types de textes. 1

Un contemporain de Sénèque, Quintilien, le reconnaît : Quint. Inst. 10,1,129 : Tractauit etiam omnem fere studiorum materiam : nam et orationes eius et poemata et dialogi feruntur. R. J. SKLENÁŘ, 2017, p. 94, étudiant les tragédies de Sénèque, souligne les différences avec les traités philosophiques. 2 J. N. ADAMS, 2016. 3 A. ANDRÉ & M. FRUYT, 2012 ; M. FRUYT, 2009 ; 2013 ; 2018. 4 Nombre de mots par ordre décroissant : Epist. 119.885 mots ; Tragédies (y compris Hercule sur l’OEta) 60.868 (sans H.OE. 49.477 ; OEdipus seul 5.925) ; QN 48.129 ; De clementia 8.295 ; les 3 oeuvres à Sérénus 7.055.

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1. Niveaux de langue et conditions d’énonciation En bas de l’échelle des niveaux de langue se trouve la langue la plus proche de la langue parlée à l’époque de Sénèque au +1er s. entre gens cultivés. Nous ne pouvons, certes, accéder à l’oral, mais les Lettres à Lucilius (Epist.) devraient être l’échantillon le plus proche de la langue parlée familière, spontanée et informelle entre deux personnes cultivées comme Sénèque et Lucilius. En effet, dans les Lettres à Lucilius, Sénèque lui-même dit vouloir donner à ses lettres l’allure libre d’une conversation spontanée à bâtons rompus (sermo meus…inlaboratus et facilis) dépourvue des ornements rhétoriques (nihil…accersitum nec fictum) au début de la lettre 75, lorsqu’il répond à Lucilius, qui lui a reproché de trop peu soigner la rédaction de ses lettres : Sén. Epist. 75,1 : Minus tibi accuratas a me epistulas mitti quereris. Quis enim accurate loquitur, nisi qui uult putide loqui ? Qualis sermo meus esset, si una desideremus aut ambularemus, inlaboratus et facilis, tales esse epistulas meas uolo, quae nihil habent accersitum nec fictum. « Mes lettres ne sont pas, selon ton goût, travaillées comme il faut, et tu t’en plains. En vérité, qui songe à travailler son style, hormis les amateurs du style prétentieux ? Ma conversation, si nous nous trouvions en tête-à-tête paresseusement assis ou à la promenade, serait sans apprêt, d’allure facile. Telles je veux que soient mes lettres : elles n’ont rien de recherché, rien d’artificiel. » (traduction CUF)5.

J. N. Adams6 retient, lui aussi, parmi les textes de latin informel un passage des Epist. (12,1 à 3), où il interprète des expressions comme angl. colloquial. Mais, de manière générale, les textes censés reproduire la conversation orale sont seulement à des degrés variables proches de l’oral. Si les Lettres à Lucilius étaient, comme le dit Sénèque, une transcription à l’écrit d’une conversation orale, leur texte serait semblable à l’oral par les mots employés, la place des mots, la structure syntaxique des phrases, l’organisation générale des énoncés. Il manquerait alors seulement les éléments suprasegmentaux comme les intonations, les rythmes de la diction, et les éléments extérieurs à la séquence linguistique comme les gestes et les manifestations physiques significatives. Mais l’écrit est rarement aussi fidèle à l’oral. Les Lettres à Lucilius sont-elles donc de l’oral écrit, comme le veut Sénèque, ou seulement de l’écrit oralisé ? On peut faire l’hypothèse que les Questions naturelles sont rédigées dans la langue usuelle écrite commune aux gens cultivés. Sénèque y expose son argumentation sur certains phénomènes naturels. Puisqu’il s’agit d’un traité technique et scientifique, l’auteur a voulu être clair pour ses lecteurs. De ce fait, il n’a probablement pas recherché volontairement les ornements littéraires et rhétoriques pour eux-mêmes. Même si cette œuvre est officiellement présentée (selon la tradition antique) comme un dialogue entre 5

Epist. 75,2 : contentus sensus meos ad te pertulisse quos nec exornassem nec abiecissem. « jugeant mon but atteint si je t’avais transmis ma pensée sans ornement étudié ni platitude. » ; 75,3 : multum tamen operae impendi uerbis non oportet. « quant à beaucoup peiner sur les mots, c’est ce qu’il ne faut pas. » ; 75,5 : Non delectent uerba nostra, sed prosint. « Nos discours doivent tendre non à l’agréable, mais à l’utile. » 6 J. N. ADAMS, 2016, p. 227-236, texte 17. Voir §7.1.

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Sénèque et Lucilius, il s’agit, en fait, d’un exposé argumenté où les traits dialogiques sont discrets. Nous avons retenu 3 traités7 adressés à Sérénus en raison de l’identité de l’allocutaire, qui n’était pas aussi intime avec Sénèque que l’était Lucilius. La nature du destinataire est, en effet, un trait pertinent dans la rédaction d’un énoncé. En outre, les questions discutées dans ces traités ne sont pas les mêmes que celles des Epist.. Au moment où Sénèque rédige ces traités à Sérénus, il est en exil et il analyse la conduite idéale du sage stoïcien comme pour se réconforter lui-même. Ces traités reflètent le style écrit entre deux personnes cultivées parlant de philosophie de manière un peu abstraite. Par rapport aux œuvres précédentes, l’allocutaire du De clementia, qui est l’empereur Néron lui-même, oblige Sénèque à recourir à une langue plus officielle, moins informelle, et de ce fait plus conservatrice. C’est le style écrit d’une personne cultivée s’adressant, avec déférence et prudence, à un supérieur qu’il redoute, avec une argumentation ciblée sur une question délicate : la clémence dont un bon empereur – le destinataire - doit faire preuve. Enfin la langue des tragédies de Sénèque est très différente des œuvres en prose. Elle est particulièrement éloignée de la conversation à bâtons rompus dont parle Sénèque pour les Lettres à Lucilius et offre des traits linguistiques atypiques. On observe, par exemple, un déséquilibre entre les catégories grammaticales : les adjectifs et les substantifs y ont de nombreuses occurrences, alors qu’à l’inverse, les « mots-outils » ou lexèmes grammaticaux ont peu d’occurrences.

2. La distribution de is, hic, ille, iste dans chacune des 5 œuvres de Sénèque Puisque nous prenons comme hypothèse de travail que, à une époque donnée (dans une synchronie donnée), plus les occurrences de is sont nombreuses, plus l’œuvre relève d’un niveau de langue élevé, nous dénombrons en premier lieu les occurrences de is, hic, iste, ille dans chacune des œuvres. Nous calculons le pourcentage des occurrences de chaque lexème à l’intérieur de l’ensemble des occurrences des 4 lexèmes. Et nous rangeons ensuite les œuvres selon l’ordre décroissant des occurrences de is. 2.1. Les chiffres œuvre par œuvre Selon les occurrences fournies par Library of Latin Texts, nous obtenons pour is les pourcentages suivants : De clementia (28,35%) > 3 traités à Sérénus (21,20%) > Questions naturelles (19,79%), Lettres à Lucilius (16,7%), Tragédies (1,47%)8. En effet, les pourcentages d’occurrences des 4 lexèmes dans les 5 œuvres sont les suivants : 7

Un corpus d’un seul traité aurait été trop petit pour le nombre de mots. Ce chiffre inclut les adverbes ibi et inde ; il serait bien inférieur sans les adverbes pour les seules formes fléchies. Voir §4.6. et §8 (note).

8

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Sén. De clementia : hic > ille > is > iste 97 occ. > 81 occ. > 76 occ. > 14 occ. (= total 268 occ.) 36,22% > 30,2% > 28,35% > 5,22% Sén. 3 œuvres à Sérénus : Ille > hic > is > iste 197 occ. > 175 occ. > 106 occ. > 22 occ. 39,40% > 35% > 21,20% > 4,40% Sén. QN : hic > ille > is > iste 652 occ. > 585 occ. > 328 occ. > 92 occ. (= total 1.657 occ.) 39,3% > 35,3% > 19,8 % > 5,6 % Sén. Epist. : hic > ille > is > iste 1.932 occ. > 1.728 occ. > 836 occ. > 519 occ. 38,5 % > 34,5 % > 16,7 % > 10,3 % Sén. ensemble9 des Tragédies (en intégrant Hercule sur l’OEta)10: hic > ille > iste > is 798 occ. > 364 occ. > 108 occ. > 19 occ. 61,90 % > 28,23 % > 8,38 % > 1,47 % 2.2. Œuvres en prose vs tragédies Comme le montrent ces chiffres, on peut opposer les 4 œuvres en prose aux tragédies. En effet, si les 4 œuvres en prose offrent des profils différents, elles demeurent néanmoins dans la continuité les unes des autres et entrent dans le même type structurel, avec seulement des degrés différents de réalisation. Au contraire, les tragédies offrent un autre type structurel avec des proportions entièrement différentes représentant de nets écarts. Selon le critère retenu mettant en parallèle le pourcentage de is et le niveau de langue, l’œuvre en prose de niveau le plus élevé est le De clementia, puisqu’elle offre le pourcentage de is le plus élevé. A l’inverse, celle qui offre le niveau de langue le plus bas est les Epist. avec le pourcentage de is le plus bas. Ces faits coïncident avec ce que nous avons rappelé des différents textes selon leurs conditions d’énonciation. La surprise vient des tragédies, puisque leur langue est extrêmement recherchée, alors qu’elles n’ont presque aucune occurrence de is. En effet, les occurrences comptabilisées sont, en réalité, surtout des adverbes faits sur le thème de is : ibi, inde11. Certes, nous savons par ailleurs que la poésie utilise moins de « mots-outils » que la prose et is appartient aux « mots9

Nous avons trouvé les mêmes proportions pour toutes les tragédies sans intégrer Hercule sur l’OEta et pour la seule tragédie OEdipus : A) pour ensemble des Tragédies (hormis Hercule sur l’OEta) : hic > ille > iste > is ; soit en nombre d’occurrences : 639 occ. > 279 occ. > 92 occ. > 14 occ. ; et en pourcentage : 62,46% > 27,22% > 8,98% > 1,36% ; B) pour la seule tragédie Œdipus : hic > ille > iste > is ; soit en nombre d’occurrences : 54 occ. > 23 occ. > 9 occ. > 3 occ. ; et en pourcentage : 60,6% > 25,8% > 10,1% > 3,4%. 10 Cette tragédie fut longtemps considérée comme n’étant pas de Sénèque. 11 Voir §2.1. (note 8) ; §4.6. ; §8 (note).

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outils » puisqu’il n’a pas de valeur lexicale et sert seulement à l’organisation de l’énoncé par des renvois internes à l’avant (par anaphore) ou à l’après du texte (par cataphore). Mais l’absence quasi-totale des formes fléchies de is dans les tragédies pose la question de savoir comment Sénèque exprime la référence à ce qui précède dans le texte pour dénoter une entité ou un événement qu’il a déjà mentionné, puisque ce rôle d’anaphorique était, précisément, celui de is à l’époque archaïque et classique. 2.3. Les traités à Sérénus vs les autres œuvres en prose Parmi les œuvres en prose, celles adressées à Sérénus s’opposent aux 3 autres par l’ordre des lexèmes. En effet, le De clementia, les QN, les Epist. offrent le même ordre des lexèmes hic > ille > is > iste, tandis que les œuvres à Sérénus font passer ille avec 39,40% en première position avec inversion de l’ordre entre hic et ille et maintien du reste : ille > hic > is > iste. Les proportions, cependant, ne sont pas très différentes puisque ille a 35,3% dans QN, 34,5% dans Epist. et 30,2% dans le De clementia. En outre la différence, dans les œuvres à Sérénus, entre le premier terme ille (39,40%) et le suivant hic (35%) n’est pas non plus très importante. 2.4. Un sous-groupe des œuvres en prose : les QN et les Epist. Au sein des œuvres en prose, on constate des similitudes entre les QN et les Epist. sur plusieurs points et notamment les pourcentages de is, hic, ille, iste, qui sont dans les mêmes ordres de grandeur. Ces deux œuvres forment un sous-groupe relativement homogène, ce qui justifie le fait que nous les ayons sélectionnées précédemment12 pour déceler les traits de latin évolué présents dans la langue familière au +1er s..

3. Classement par lexème dans l’ensemble des 5 oeuvres En complément des chiffres précédents, qui partaient de chaque œuvre, nous considérons à présent les fréquences de chaque lexème (dans l’ordre is, hic, ille, iste) par ordre décroissant des fréquences observées dans les 5 œuvres sélectionnées. 3.1. Données numériques de is, hic, ille, iste is De clementia > à Sérénus > Q.N. > Epist. >> Tragédies (avec H.OE.)13 28,35% > 21,20% > 19,79% > 16,7% >> 1,47% hic Tragédies (avec H.OE.)14 >> Q.N. > Epist. > De clementia > à Sérénus 61,90% >> 39,34% > 38,5% > 36,22% > 35% 12

M. FRUYT, 2018. Sans H. OE. : 1,36%. 14 Sans H.OE. : 62,46%. 13

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ille à Sérénus > Q.N. > Epist. > De clementia > Tragédies (avec H.OE.)15 39,40% > 35,30 % > 34,5% > 30,21% > 28,23% iste Epist. > Tragédies (avec H.OE.) 16 > Q.N. > De clementia > à Sérénus 10,3 % > 8,38% > 5,55% > 5,22% > 4,40% Ces chiffres montrent, aux deux extrêmités de chaque chaîne, à gauche les termes de plus haute fréquence et à droite les termes de plus basse fréquence. Les termes de plus haute fréquence sont is dans le De clementia, hic dans les Tragédies, ille dans les œuvres à Sérénus, iste dans les Lettres à Lucilius. Les termes de plus basse fréquence sont is dans les Tragédies, hic dans les œuvres à Sérénus, ille dans les Tragédies, iste dans les œuvres à Sérénus. Ainsi les tragédies sont-elles au dernier rang pour deux termes (is, ille). Les œuvres à Sérénus sont aussi au dernier rang pour deux termes (hic, iste). 3.2. Corrélations à l’intérieur d’une même œuvre Si nous comparons dans une même œuvre le terme de plus haute fréquence et celui de plus basse fréquence, nous pouvons déceler des corrélations et une distribution complémentaire. Dans les œuvres à Sérénus, il existe une corrélation dans les œuvres à Sérénus entre le haut pourcentage de ille et le faible pourcentage de iste. Ces traités ont de nombreuses occurrences de ille laudatifs pour des personnages prestigieux comme le sage stoïcien, et, inversement, elles ont très peu de iste péjoratifs. En outre, aux occurrences des ille laudatifs s’ajoutent celles des ille employés comme anaphoriques simples17. Le faible pourcentage de iste dans les œuvres à Sérénus s’explique par la rareté de l’emploi péjoratif de iste (corrélée à l’abondance de l’emploi laudatif de ille), mais aussi la faible fréquence de l’emploi déictique de 2e pers. sg. pour l’allocutaire Sérénus18. Pour les tragédies, une corrélation s’établit entre la haute fréquence de hic et la faible fréquence de is et ille. En effet, l’anaphore y est effectuée par hic, qui a la plus haute fréquence des 4 lexèmes, et non par is, qui est quasiment absent des tragédies et semble, de ce fait, évité par Sénèque. On rencontre aussi dans les tragédies des occurrences de ille comme anaphorique simple non marqué19, mais elles sont proportionnellement peu nombreuses, surtout si on les compare avec les œuvres en prose. Ille a aussi dans les tragédies un petit nombre d’occurrences correspondant à ses emplois classiques20, pour la déixis du lointain et la déixis mémorielle ; il 15

OEdipus : 25,8% ; sans H.OE. : 27,22%. OEdipus 10,1% ; sans H.OE. : 8,98%. 17 L’emploi de ille comme simple anaphorique relève (comme dans les QN et les Epist.) du latin évolué, qui annonce déjà la période tardive ; M. FRUYT à paraître ; voir §6.2. 18 Pour iste dans les œuvres à Sérénus : §7.3. 19 Ille comme anaphorique non marqué situé à l’intérieur des phrases représente un emploi évolué que nous avons mis en évidence dans les Epist. et les QN ; M. FRUYT, à paraître. Pour l’anaphore dans les tragédies, voir §8. 20 Voir §6.3. 16

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renvoie alors à des personnages qui ne sont pas en scène (qui sont situés hors de la situation d’énonciation) ou à des personnages relevant du passé par rapport au présent de l’énonciation, qui est celui des personnages en scène au moment où ils parlent.

4. Analyse des occurrences de is Nous partons, comme nous l’avons vu, de l’hypothèse de travail selon laquelle plus un texte a un pourcentage élevé d’occurrences de is, plus il est conservateur et de haut niveau de langue ; inversement, plus un texte a un pourcentage faible de is, plus sa langue est évoluée et proche de la langue parlée usuelle des gens cultivés au +1er s.. 4.1. Is dans les œuvres en prose Aux QN et aux Epist., on peut opposer le De clementia, dont la rédaction est plus formelle et de niveau plus élevé, plus éloigné de la langue courante avec un nombre plus important d’occurrences pour is : 28,35% dans le De clementia contre 16,7% dans Epist. et 19,8% dans Q.N.. Pour is dans les 4 œuvres de prose, le De clementia est excédentaire, tandis que les œuvres à Sérénus et les QN sont à peu près à égalité. Le De clementia, avec le pourcentage le plus élevé pour is, relève donc d’un niveau de langue plus haut que les 3 autres œuvres en prose. Il représente la langue la plus écrite, la plus élaborée, ce qui est attendu pour un énoncé adressé à l’empereur. L’identité de l’allocutaire conditionne ici (comme ailleurs) le niveau de langue et les traits linguistiques. Les œuvres à Sérénus et les QN ont à peu près le même pourcentage de is et semblent donc écrites dans un niveau de langue semblable : ces textes relèvent de la langue écrite (donc bénéficient d’un certain degré de littérarité), mais ont une tonalité plus spontanée, plus informelle et plus proche de la langue usuelle que le De clementia, qui est plus formel et officiel. 4.2. Is dans le De clementia Bien que le chiffre de 28,35 % pour is dans le De clementia soit le plus important des 4 œuvres en prose de Sénèque, il est nettement inférieur au pourcentage de is chez Cicéron (De oratore 38,6% ; Lettres à Atticus 43%), chez César (BC 51,5%), chez Quintilien (59,3%)21. On remarque que is dans le De clementia se situe exactement dans la ligne descendante de is après le De oratore de Cicéron et avant les QN. Il est donc dans la continuïté diachronique selon laquelle la fréquence de is décline progressivement. Même si le De clementia offre la plus grande fréquence de is dans nos 4 œuvres en prose de Sénèque, il manifeste, néanmoins, la diminution du nombre des occurrences de is au +1er s.22. 21 22

M. FRUYT, 2018. Dans le De clementia, les adverbes tirés de is se maintiennent (ibi, inde).

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Le De clementia s’écarte, de ce fait, des Epist., où Sénèque déclare reproduire la conversation familière spontanée avec son allocutaire Lucilius, un ami intime avec qui il a une complicité certaine. Le De clementia s’éloigne aussi, dans une moindre mesure, des QN, qui sont également adressées à Lucilius, mais dont la forme ne relève pas d’un dialogue véritable, l’allocutaire affiché, Lucilius, y étant discret, parce que l’œuvre est, en fait, de nature scientifique et adressée à toute personne qui en sera le lecteur. À y regarder de plus près, du point de vue de la distribution fonctionnelle, is dans le De clementia remplit essentiellement la fonction de corrélatif du relatif en cataphore c.-à-d. en diptyque 223 avec l’ordre corrélatif + relatif, et le plus souvent avec contiguïté entre le corrélatif et le relatif (is qui). Ainsi, entre le De oratore de Cicéron et cette œuvre de Sénèque qui offre le plus fort pourcentage de is, on constate que is a encore perdu de la productivité à la fois quantitativement (son pourcentage a diminué) et qualitativement, puisque sa distribution est moins variée, donc moins libre et plus limitée, tendant à se replier vers un emploi. Dans le De clementia, is conserve aussi, dans une moindre mesure, son emploi classique de simple anaphorique de courte portée, généralement intraphrastique. Cet emploi, cependant, est en grande partie limité à certaines formes fléchies de is : essentiellement eius, eorum, qui ont une certaine teneur phonique et phonétique. Comme on sait que is a perdu sa productivité au fil de la latinité à cause de ses formes insuffisamment distinctives à l’oral, on peut considérer que cette limitation dans le De clementia n’est pas due au hasard et qu’elle s’aligne déjà avec les faits d’évolution subis par ce lexème. En outre, les formes eius, eorum sont, précisément, celles qui subsisteront dans les textes tardifs (notamment les textes juridiques). L’affaiblissement de is se manifeste également dans le De clementia par la concurrence de ille dans cette fonction anaphorique du proche. 4.3. Is dans les Epist. et les QN Les Epist. relèvent du niveau de langue le plus bas et le plus proche de la langue parlée spontanée informelle des gens cultivés, avec le pourcentage le plus bas pour is. Ceci est en accord avec ce que Sénèque lui-même nous dit sur la rédaction des Epist. : il veut y reproduire une libre conversation à bâtons rompus entre lui-même et Lucilius. Les QN et les Epist. ont des points communs24, sur lesquels elles s’opposent au De clementia. Parmi eux, se trouve une représentation de is plus faible. Si nous prenons comme échantillon représentatif les emplois de is dans le livre 1 des Epist., nous voyons qu’ils représentent la conservation d’emplois anciens, et que la nouveauté réside dans les restrictions d’emploi pour un lexème en perte de vitesse. En effet, la situation de is dans les Epist. 23

Pour le diptyque 2 (ordre is qui, proposition principale + relative) par opposition au diptyque 1 (ordre qui…is, relative + proposition principale) : M. FRUYT, 2005-a, -b, -c ; 2013 ; C. TOURATIER, 2005. 24 M. FRUYT, 2018.

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est déjà celle du latin tardif : il est essentiellement le corrélatif du relatif en cataphore avec contiguïté entre is et le relatif25. Une forte disjonction entre les deux est rare et correspond à une focalisation de is en même temps que de la relative qu’il annonce26. Id au neutre a un petit nombre d’occurrences en début de phrase pour annoncer une subordonnée en ut avec une forte disjonction relevant de la focalisation27. De même l’adverbe figé à l’ablatif sg. eo annonce, avec disjonction et focalisation, une subordonnée28 en ut. On peut ajouter quelques occurrences du système corrélatif adverbial29 inde …ubi… Un emploi rare de id se trouve à l’initiale de phrase comme anaphorique résomptif (Epist. 1,8,7 : Id non de meo fiet)30. Comme anaphorique simple, is a peu d’occurrences et il s’agit surtout de eius31 pour les raisons phonétiques et phoniques déjà mentionnées. Lorsque is est le corrélatif du relatif, il offre une plus grande variété de formes fléchies que lorsqu’il est un simple anaphorique. Tout se passe donc comme si la proximité du relatif protégeait la forme fléchie de is, l’ensemble « corrélatif + relatif » tendant à former une seule unité linguistique. Et, en effet, is continue à assumer la fonction de corrélatif du relatif chez Augustin en latin tardif et c’est même la seule fonction qu’il conserve32. Ainsi l’étude de is nous donne-t-elle des indices sur l’évolution linguistique au +1er s. Nous pouvons tirer une conclusion du fait que les Epist., l’œuvre la plus proche de l’oral, a le plus faible pourcentage de is : la langue parlée par les gens cultivés à l’époque de Sénèque au +1er s. offre déjà, par rapport aux époques précédentes, une diminution supplémentaire de la fréquence de is. 4.5. Is dans les œuvres à Sérénus Dans les œuvres à Sérénus, is se trouve également déjà dans sa situation évoluée. Comme dans les œuvres en prose précédentes, son principal emploi est celui de corrélatif du relatif en cataphore et avec contiguïté entre is et le 25

Epist. 1,3,5 : eos qui …sunt et eos qui …quiescunt ; 1,4,8 : eorum qui …perierunt ; 1,7,1 : ex eo quod ; 1,7,1 : ex is quae ; 1,9,1 : eos qui dicunt ; 1,9,1 : īs quibus ; 1,9,2 : ei quod ; 1,9,2 : is qui ; 1,9,7 : eum qui ; 1,11,10 : eum cuius. Petite disjonction : 1,4,8 ; 1,5,1 ; etc. Relative au subjonctif de caractérisation : Epist. 1,7,12. 26 Epist. 1,7,5 : eum docetis esse crudelem qui non potest discere. Petite discontinuité : Epist. 1,7,5 ; 1,9,2. 27 Epist. 1,5,3 : Id… ut ; 1,9,20 : id…ut. 28 Eo (adverbe, ablatif )…ut : Epist. 1,4,7 ; eo (adverbe directif) : 1,4,9 : eo nempe quo duceris ; 1,7,1 : usque eo adfecit ut …proferantur ; 1,10,5 : cum eo perueneris ut nihil deum roges nisi quod rogare possis palam. 29 Epist. 1,9,9 : inde…ubi. 30 On trouve id anaphorique dans un énoncé parenthétique : QN 1,17,6 : Postquam deterior populus ipsas subit terras effossurus obruenda, ferrum primum in usu fuit (et id impune homines eruerant si solum eruissent), tunc deinde alia terrae mala. 31 Eius : Epist. 1,1,2 ; 1,6,6 (repris par illum ; is demeure productif pour eius, mais non pour les autres formes : illum remplace eum) ; 1,8,9 ; 1,11,4 ; 1,11,9 ; 1,8,9 ; cum eo 1,3,1 ; id (id facere) 1,3,1 ; etc. De même eius anaphorique du proche dans QN 1,16,7 : oculi quoque in partem libidinis ueniant et testes eius exactoresque sint. « Que mes yeux aussi prennent leur part du plaisir et qu’ils en soient les témoins et les contrôleurs. » 32 A. ANDRE & M. FRUYT, 2012.

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relatif qu’il annonce33. En outre, il s’agit principalement d’un pronom corrélatif (et non d’un adjectif34) et le neutre sg. id quod est bien représenté, ce qui pourrait refléter une limitation d’emploi et une perte partielle de liberté. Is offre seulement un petit nombre d’occurrences comme simple anaphorique et de manière restreinte, puisque dans le De otio il s’agit seulement des formes eius et eorum, c.-à-d., comme nous l’avons vu, des formes ayant une certaine teneur phonétique et qui survivront en latin tardif35. Cela est confirmé par le fait qu’à l’initiale de phrase en De otio 6,5, on trouve non pas is, mais idem fonctionnant comme une forme renforcée d’anaphorique (iidem au nominatif M. pl.). Ces occurrences restreintes de is sont corrélées avec le fait que c’est ille qui assure principalement l’anaphore. 4.6. Is dans les tragédies Pour l’emploi de is, les Tragédies sont a-typiques : elles offrent un nombre particulièrement faible d’occurrences des formes fléchies de is. Certaines tragédies n’ont même aucune forme fléchie de is (OEdipus, Hercules OEtaeus). Celles qui en ont en ont très peu36. En effet, l’anaphore y est exprimée essentiellement par hic. On trouve aussi, beaucoup moins souvent, des anaphores effectuées par ille fonctionnant comme simple anaphorique non marqué situé à l’intérieur d’une phrase, selon son emploi évolué bien attesté dans les QN et les Epist.37.

5. Analyse des occurrences de hic 5.1. Hic dans les tragédies Pour l’emploi de hic dans les œuvres de notre corpus, de nouveau (comme pour is) les tragédies ont un profil a-typique, avec un pourcentage particulièrement élevé pour hic. La raison en est que hic y assure l’anaphore à partir d’une extension de sa valeur méta-énonciative au sens de « ce que je viens de dire ». A cet emploi s’ajoute le hic déictique pour le hīc et nunc de la 1ère pers. sg. du locuteur (ego) au sens de « ce qui relève de ma sphère, ce qui me concerne » ainsi que le hīc et nunc du locuteur et de son allocutaire (le nos restreint = ego + tu) pour « ce qui nous concerne, ici où nous sommes et au moment où nous parlons, dans notre société, à notre époque »38.

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De otio 1,3 : id…quod…, non id quod… ; 3,1 : cum iis ipsis qui ; 3,5 : omnibus iis quibus… ; 5,6 : id quod ; 5,7 : ex eo quod ; 6,2 : id quod ; 6,3 : ea quae ; 6,5 : ea fortuna aut ea dignitas quae ; 7,2 : eam quam ; 8,4 : in eo mari in quo. 34 Is adjectif se trouve seulement en De otio 6,5 : ea fortuna aut ea dignitas quae ; 8,4 : in eo mari in quo. 35 De otio 4,2 : eius ; 5,4 : eius renvoie à l’homme, présent dans tout le passage ; 5,6 : eorum. 36 Voir §2.1. note 8 ; §8 (note). 37 Voir §5.1. pour hic ; §3.2. pour ille ; §8 pour l’anaphore dans les tragédies. 38 Emploi ancien : M. FRUYT, 2009, 2010.

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5.2. Hic dans les QN et les Epist. La haute fréquence de hic dans les QN et les Epist. résulte d’une pluralité de fonctions. L’emploi le plus fréquent (généralement au nt. pl. haec ou sg. hoc) correspond à l’anaphore résomptive généralement d’un macro-texte, au début d’un chapitre (d’un paragraphe ou d’une phrase) à la jointure entre deux étapes de l’argumentation, pour résumer ce qui précède avant d’aborder ce qui suit et avant de passer à une nouvelle argumentation. Haec assure ainsi la cohérence textuelle entre deux parties de l’exposé raisonné. Cet emploi anaphorique résomptif existait précédemment (par ex. chez César), mais il est ici considérablement étendu et c’est cette haute fréquence qui constitue la particularité de ces textes. Il s’agit d’une forme particulière d’anaphore pour « ce que je viens de dire » avec valeur méta-énonciative. En outre, d’autres emplois archaïques et classiques de hic sont conservés : en premier lieu, l’emploi cataphorique de hic pour annoncer un texte ou bien une phrase, un énoncé au discours rapporté au style direct, une subordonnée. Dans cet emploi, hic règne en maître sans être concurrencé par un autre lexème dans les QN et les Epist. Dans ces deux œuvres, on retrouve aussi hic pour la déixis personnelle de la 1ère pers. du locuteur pour « ce qui me concerne » (ego) par opposition à la 2e pers. sg. « ce qui te concerne » (tu) ainsi que pour la déixis de la 1ère personne du pluriel pour le nos impliquant le locuteur et son allocutaire (ego + tu) pour « ce qui nous concerne ici en ce moment, dans notre société à notre époque ». Un échantillon représentatif, le livre 1 des Epist., confirme la pluralité des fonctions de hic. On y rencontre surtout hoc et haec à l’initiale de phrase (et 1 occ. de hunc)39. Sans être à l’initiale de phrase, hic est un anaphorique transphrastique (huius rei, hoc). Il est aussi cataphorique (emploi ancien) pour annoncer un segment d’énoncé (surtout hŏc annonçant une subordonnée) et également comme corrélatif du relatif en cataphore pour annoncer une relative, le corrélatif et le relatif étant généralement contigus. On rencontre aussi des disjonctions focalisantes pour hŏc / hōc …quod. Mais, fait notable, hic peut être le corrélatif du relatif en anaphore dans un diptyque 1 : quod…, hŏc… ; quō…, hōc…. Hic se maintient dans l’expression anaphorique figée hic…ille « le premier…le second » et dans la déixis pour l’actuel du locuteur et de son allocutaire, rôle ancien dans lequel il subit la concurrence de iste dans sa nouvelle fonction. 5.3. Hic dans les œuvres à Sérénus Dans les œuvres à Sérénus, hic est moins fréquent que ille, mais demeure bien représenté. On trouve peu de hic pour la déixis de la 1ère pers. du locuteur. Dans un échantillon représentatif comme le De otio, hic est essentiellement un anaphorique résomptif à l’initiale de phrase40. Il assure 39

Epist. 1,4,9 : Haec et eiusmodi … ; 1,9,1 : Hoc obicitur Stilboni ab Epicuro. De otio 3,1 (début de chapitre) : Hoc Stoicis quoque placere ostendam… ; 4,2 : (fin de phrase en 4,1) quidam tantum minori, quidam tantum maiori. 2. Huic maiori rei publicae et in otio deseruire possumus (anaphore immédiate entre la fin d’une phrase et le début de la suivante ; on pourrait avoir le relatif de liaison en latin classique) ; 4,2 : Haec qui contemplatur quid deo praestat ? ; 5,1 : Quid porro ? Hoc non erit probatum, si … ? De 40

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aussi la cataphore en général ; mais lorsqu’il est cataphorique, il est surtout le corrélatif du relatif (en diptyque 2) avec contiguïté, emploi dans lequel il remplace is (de même que ille peut remplacer is dans ce rôle)41. Hic peut alors être renforcé par ipse focalisant42. Hic conserve certains emplois classiques dans un petit nombre d’occurrences, tel son emploi cataphorique ancien au neutre pour annoncer et focaliser une subordonnée en ut43, un infinitif44, un texte45. Il apparaît associé à ille dans l’expression anaphorique figée46 hic…ille. Et il signifie « notre monde, ce monde-ci » pour la déixis du nos (renvoyant au locuteur et à son ou ses interlocuteur(s) ainsi qu’à tous leurs concitoyens) dans 3 occurrences dans la même phrase47. Il est en emploi méta-énonciatif dans un énoncé parenthétique pour « ce que je viens de dire »48. Dans un diptyque en « subordonnée en si + proposition principale », hic à l’initiale de la principale reprend anaphoriquement le sujet quis de la subordonnée49, dans une tournure proche d’une relative en diptyque 1 en qui…, hic… ou bien quicumque …, hic.

même : 5,2 : Haec res…, haec… ; 5,7 : Ad haec quaerenda natus ; 6,1 : Aduersus hoc tibi respondebo…; 7,3 : Ita et haec ipsa uoluptaria secta in actu est. Résomptif et transphrastique sans être vraiment à l’initiale de phrase : 2,2 : … ; deinde ut possit hoc aliquis …facere (pour la contemplation de la vérité) ; 3,2 : Duae maxime et in hac re dissident sectae Epicureorum et Stoicorum… ; de même 4,1 ; 4,2 ; 5,6 : hoc ipsum ; 6,5 : Ergo nihilo minus hi multum egisse uisi sunt ; 7,1 : uideamus an haec omnia….; 7,4 : Quo pertinet haec dicere ?; 8,2 : Negabis mihi accessurum ad hanc rem publicam sapientem. ; 8,2 : Et hanc fugiet. 41 De otio 1,2 : uexatque nos hoc quoque quod iudicia nostra non tantum praua sed etiam leuia sunt ; 2,1 : Hoc quod dico in duas diuidam partes : primum…. ; 4,2 : (…ut quaeramus …quid …) unum sit hoc quod maria terrasque et mari ac terris inserta complectitur, an multa eiusmodi corpora deus sparserit, « (afin que nous recherchions) … si cet assemblage de mers, de terres et de tout ce que renferment la mer et la terre est unique ou si dieu a semé dans l’espace un grand nombre de corps semblables. » (traduction CUF) ; 5,4 : nullam non partem sui explicuit ut per haec quae obtulerat oculis eius cupiditatem faceret etiam ceterorum. « (la nature) a offert (aux yeux de l’homme) toutes ses parties afin que par l’intermédiaire de ce qu’elle avait offert à ses yeux, elle crée en lui le désir des autres choses aussi. » 42 De otio 3,5 : quisquis bene de se meretur, hoc ipso aliis prodest quod illis profuturum parat, « quiconque se rend service à lui-même est utile aux autres par cela même qu’il forme un être capable de leur être utile. » 43 De otio 3,5 : Hoc nempe ab homine exigitur ut prosit hominibus, « Quel est, en effet, l’unique devoir de l’homme ? Etre utile aux hommes. » (traduction CUF). 44 De otio 1,2 : ne hoc quidem nobis contingit permanere in malo iam familiari. 45 De otio 1,5 : Hoc tibi in praesentia respondebo... 46 De otio 4,1 ; 7,2 ; 7,4. 47 De otio 5,6 : huic cohaereant mundo an longe ab hoc secesserint et hic in uacuo uolutetur, « (ces choses) sont-elles attenantes à notre monde ou bien sont-elles séparées au loin de notre monde et ce monde-ci roule-t-il dans le vide ? ». 48 De otio 4,1 : alteram cui nos ascripsit condicio nascendi (haec aut Atheniensium erit aut Carthaginiensium aut alterius alicuius urbis), quae non ad omnes pertineat homines, sed ad certos. 49 De otio 8,4 : Si quis dicit …, hic me uetat nauem soluere, « Si quelqu’un dit …, cet homme m’interdit de lever l’ancre. ». Le latin archaïque aurait is comme corrélatif, mais le latin classique aurait soit is, soit hic.

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5.4. Hic dans le De clementia Dans le De clementia, hic conserve ses emplois classiques, ce qui est attendu dans un niveau de langue assez formel, dû à l’identité du destinataire de l’œuvre.

6. Analyse des occurrences de ille 6.1. Ille dans les QN et les Epist. Corollairement aux restrictions d’emploi de is dans les QN et les Epist., on observe un emploi abondant de ille comme anaphorique standard du proche, fonction évoluée puisqu’à l’époque archaïque et classique ille était un anaphorique du lointain50. Ille est employé comme anaphorique pour remplacer totalement ou en partie les formes de is correspondantes, selon que celles-ci sont encore productives et usuelles, ou sur le déclin et en récession, ou encore obsolètes et sorties de l’usage. Dans le livre 1 des Epist., les formes suivantes de ille remplacent complètement les formes correspondantes de is, qui ne sont pas attestées : illam, illă, illā, illas, illarum. Ille concurrence victorieusement is dans les formes suivantes : illum (14 occ. vs eum 4) ; ille (10 occ. vs is 2) ; illud (7 occ. vs id 5) ; illos (5 occ. vs eos 3) ; illis (2 occ. vs is 1). Au contraire, les formes de is qui se maintiennent face à ille sont : eius (5 occ. vs illius aucune occ.) et eorum (3 occ. vs illorum 1). L’exemple de eius et illius montre que lorsque la forme de is est disponible (parce qu’elle a résisté à l’usure phonétique), Sénèque ne recourt pas à la forme de ille correspondante. On assiste donc à un supplétisme entre les flexions de is et ille. 6.2. Ille dans les œuvres à Sérénus À l’intérieur de nos 5 œuvres, ille offre la plus haute fréquence dans les œuvres à Sérénus, ce qui s’explique par le cumul de plusieurs fonctions51. Ille y fonctionne assez souvent comme anaphorique transphrastique pour renvoyer à un élément mentionné dans la phrase précédente52. Mais il peut également (moins souvent) renvoyer à un élément situé dans la même phrase53, de sorte qu’il apparaît comme un anaphorique de courte portée (tel qu’était is à l’époque archaïque et classique), ce qui représente le trait de latin évolué déjà mentionné. Il peut même figurer dans un énoncé parenthétique pour renvoyer anaphoriquement, de manière méta-énonciative, 50

M. FRUYT, 2009, 2010. Voir §3.1. et 3.2. 52 De otio 1,5 : ducibus meis …Non quo miserint me illi… ; 3,1 : Zenonis Chrysippiue …Sed…illorum sententiam… ; 3,3 :…ex causa. Causa autem illa late patet ; 3,3 : sapiens … ; …illum …illum… ; 5,4 : (natura) …Vt scias illam spectari uoluisse ; 6,3 : sapientem… illi ; 6,5 : Cleantes et Chrysippus et Zenon … …illos… illorum…Non fuit …illis.. 53 De otio 3,5 : aliis prodest quod illis profuturum parat ; 4,2 : dei sedes …opus suum…utrumne extrinsecus illi circumfusus sit. ; 5,6 : exclusis … et illa… ; 5,7 : illud totum ; 5,7 : cui licet…illi ; 5,8 : naturam…illi…, illius… ; 8,1 : sapiens ad otium ueniat utrum quia res publica illi deest an quia ipse rei publicae. 51

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à « ce que je viens de dire »54 (là où le latin archaïque et classique aurait is ou hic). Ille va même jusqu’à reprendre certains emplois de is comme corrélatif du relatif en cataphore avec la plupart du temps contiguïté entre ille et le relatif55. Comme cet emploi de corrélatif est le plus solide pour is, le fait que ille puisse, là aussi, parfois se substituer à is montre est un indice supplémentaire d’une phase descendante pour is et d’une phase montante pour ille. Ainsi l’évolution a-t-elle déjà commencé au +1er s. avant la période considérée comme tardive du point de vue chronologique56. Ces emplois nouveaux cohabitent avec les emplois anciens de ille, qui peut annoncer une subordonnée infinitive57, figurer dans l’expression figée58 hic …ille. Il peut aussi conserver une valeur laudative lorsqu’il s’agit de personnages prestigieux (il est souvent question du sage stoïcien idéal) et avoir valeur de déixis mémorielle59 pour renvoyer à un personnage connu du locuteur et de son allocutaire et appartenant à leur savoir partagé. Mais ille est également employé pour anaphoriser des éléments dépourvus de prestige60 de sorte qu’il faut lui reconnaître aussi la simple valeur anaphorique du latin évolué. 6.3. Ille dans les tragédies Les tragédies offrent le pourcentage le plus faible pour ille, ce qui est corrélé avec la haute fréquence de hic, qui y assure en grande partie l’anaphore61. Ille conserve ses valeurs déictiques anciennes pour la déixis du lointain et de ce qui est situé hors de la situation d’énonciation correspondant au dialogue théâtral actuel entre locuteur et allocutaire(s). Mais ce pourcentage de ille dans les tragédies n’est pas a-typique comme l’étaient les pourcentages de is, fortement déficitaire, et de hic, excédentaire. Il est dans l’alignement de la droite de tendance. 6.3. Ille dans le De clementia Si le pourcentage de ille dans le De clementia est assez bas, c’est que cette œuvre a, comme nous l’avons vu, un pourcentage élevé de is. Ille n’est pas constamment employé dans l’anaphore simple pour remplacer is. Conservant ses emplois classiques, ille renvoie souvent à un personnage cité 54

De otio 2,1 : …Stoicorum … (… : praecepta illorum …). De otio 1,2 : illud …quod ; 3,4 : ille cui omnia adhuc in integro sunt… ; 5,6 : Illud …quod… ; 7,1 : ille qui …ille qui… ille cuius… ; 8,3 : illa res publica quam nobis fingimus. 56 Ce fait est corroboré par une occ. de illorum où le latin classique aurait plutôt l’adjectif possessif suus comme réfléchi indirect selon notre interprétation : De otio 6,5 : inuenerunt quemadmodum plus quies illorum hominibus prodesset quam… Mais la traduction de la CUF semble différente : « des hommes semblables à eux ». 57 De otio 5,5 : illud uerum sit …partem…desiluisse. 58 De otio 4,1 : ad hunc angulum… aut ad illum… ; 7,2 : ille…hic…ille (tertius)… 59 De otio 1,4 : quod ait ille uir disertissimus : … (pour introduire une citation). 60 De otio 5,4 : hominem…sublime fecit illi caput ; 6,1 : (contemplatio) …illam…illa ; 7,4 : contemplationem … : alii petunt illam… 61 Voir §3.1. et 3.2. ; §8. 55

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par Sénèque comme un modèle (l’empereur Auguste), continuant ses valeurs anciennes (laudative, mémorielle et déixis spatio-temporelle de l’éloignement). Aussi dans le De clementia est-il difficile dans certaines occurrences de savoir si ille a un emploi ancien ou bien le nouvel emploi de simple substitut de is anaphorique, comme dans les QN.

7. Analyse des occurrences de iste 7.1. Iste dans les Epist. et les QN On observe le fort pourcentage de iste dans les Epist., où il est excédentaire, avec un écart considérable avec les 3 autres œuvres de prose. Entre les Epist. (1er rang de fréquence) et les QN (2e rang de fréquence), le pourcentage chute considérablement (il est presque divisé par deux), alors qu’ensuite les QN, le De clementia et les œuvres à Sérénus offrent des profils qui sont seulement en léger decrescendo. Ceci confirme la nature proche de l’oral des Epist. Cette fréquence élevée de iste dans les Epist. s’explique par le cumul de fonctions anciennes et nouvelles. Iste dans les Epist. conserve sa fonction ancienne fondamentale de déixis de la 2e personne (ici l’allocutaire Lucilius) et s’oppose à hic pour la déixis de la 1ère personne du locuteur. Cela justifie que les Epist. aient un pourcentage plus élevé que les QN, alors que, à part ce point, les QN se présentent de la même manière que les Epist. pour l’emploi de iste. On rencontre aussi des fonctions déictiques nouvelles émergentes pour iste. Les QN et les Epist. ont en commun une innovation portant sur l’apparition de iste dans des emplois réservés précédemment à hic. Il s’agit en premier lieu d’une déixis de l’actuel62 pour le locuteur et d’autres personnes, qui prend différentes formes : a) la déixis de la 1ère personne du pluriel, pour le hic et nunc du nos restreint au locuteur et à l’allocutaire (ego + tu) ainsi que du nos large pour le locuteur, son allocutaire et tous leurs concitoyens contemporains ; b) la déixis de l’actuel in situ visible dans une situation d’énonciation donnée (cf. l’épisode de Sénèque retrouvant dans sa ferme un ancien camarade de jeu de son enfance63) ; c) la déixis de l’actuel dans la mémoire du locuteur et de son allocutaire (Lucilius), ou dans la mémoire de tous leurs contemporains (cf. le tremblement de terre très récent

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M. FRUYT, 2018. Sénèque voit un homme décrépit et dit à son fermier : Epist.1,12,3 : « Quis est iste ? inquam, iste decrepitus et merito ad ostium admotus ? Foras enim spectat. Vnde istunc nactus es ? » « Qui est celui-ci ? dis-je, cet homme décrépit et tourné à juste titre vers la porte ? En effet il se dirige dehors ‘pieds devant’. Où as-tu trouvé cet homme-ci ? ». 63

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en Campanie64 ; les rivières visibles à la surface de la terre par opposition aux rivières souterraines65). Ces occurrences de iste dans des fonctions déictiques émergentes sont numériquement peu importantes, mais elles sont décisives. Elles représentent, en effet, le tout début de valeurs qui prendront un grand essor par la suite, au point de se retrouver dans certaines langues romanes comme l’ancien-français avec le démonstratif proximal cist issu de lat. ecce istum par opposition au démonstratif du lointain cil de lat. ecce illum. C’est cette émergence de iste dans de nouveaux emplois qui est le fait le plus clair de l’évolution linguistique chez Sénèque66. On observe en outre dans les Epist. et les QN que iste est aussi employé à la place de hic dans la fonction méta-énonciative ancienne de hic au sens de « ce que je viens de dire », « le sujet que je viens de traiter et que je suis en train de traiter dans le présent énoncé ». 7.2. Iste dans le De clementia Les valeurs déictiques de iste remplaçant hic dans la déixis personnelle et spatio-temporelle que nous avons vues pour les Epist. et QN ne sont présentes dans le De clementia. La fréquence de iste dans le De clementia s’explique autrement. Elle est due à la déixis de la 2e pers. sg. de l’allocutaire67 (l’empereur Néron) et à un petit nombre d’occurrences péjoratives. Cela confirme le haut niveau de langue de cette œuvre, qui a ainsi une tenue suffisante pour ne pas être sensible à l’émergence des nouveaux emplois évolués de iste attestés ailleurs chez Sénèque. 7.3. Iste dans les œuvres à Sérénus Dans les œuvres à Sérénus, qui ont le pourcentage le plus bas pour iste, les emplois péjoratifs de iste sont peu nombreux, alors que les emplois laudatifs de ille sont nombreux. Sont également peu nombreux les emplois déictiques de iste pour la 2e personne de l’allocutaire, ce qui s’explique par l’identité du destinataire : le iste de la 2e pers. sg. a moins d’occurrences lorsque l’allocutaire est Sérénus que lorsque l’allocutaire est Lucilius, avec lequel Sénèque a des liens privilégiés de complicité. 64

QN 6,1,13 : quaecumque est ista uis mali quae incurrit nunc Campaniam, « ce fléau, quel qu’il soit, qui vient de fondre sur la Campanie. » (CUF) ; QN 6,1,15 ; QN 6,32,8 : Ego autem perire timeam cum terra ante me pereat, cum ista quatiantur quae quatiunt ? « Et, vraiment, j’aurai peur de mourir quand la terre meurt avec moi ? quand ce sol qui nous secoue est secoué lui-même ? » (trad. CUF). 65 Ista « les rivières que nous voyons à la surface de la terre » vs les rivières souterraines : QN 6,8,1 : Non equidem existimo diu te haesitaturum an credas esse subterraneos amnes et mare absconditum. Vnde enim ista prorepunt, unde ad nos ueniunt, nisi quod origo umoris inclusa est ? « Je suis sûr que tu ne te demanderas pas longtemps si tu dois admettre l’existence de fleuves souterrains et d’une mer soustraite à nos regards. D’où sortent en effet les rivières que nous connaissons, d’où parviennent-elles jusqu’à nous, si leur eau n’a pas son origine dans l’intérieur de la terre ? » (CUF). 66 M. FRUYT, 2018. 67 Dans cet emploi, iste peut être accompagné (comme chez Plaute) par l’adjectif possessif tuus de la 2e personne du sg.

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L’échantillon représentatif du De otio n’offre que 2 occurrences de iste, mais elles sont intéressantes parce qu’elles relèvent de la valeur évoluée rencontrée dans les QN et les Epist. Iste, en effet, remplace hic dans De otio 5,5 : unde ista sidera exierunt, avec une valeur déictique pour une entité naturelle connue de tous et visible pour tous, dont Sénèque vient de parler. Cette interprétation de iste remplaçant hic et fonctionnant pour l’actuel visible du locuteur et de ses contemporains est confirmée dans le même passage un peu plus loin lorsque Sénèque écrit que notre pensée (cogitatio nostra) ne se contente pas de « connaître ce qui tombe sous les sens » (traduction CUF) : De otio 5,6 : nec contenta est id quod ostenditur scire. Dans la seconde occurrence en De otio 6,2, ista est en emploi métaénonciatif dans un énoncé parenthétique, là où nous aurions hic en latin classique pour « ces choses que je viens de mentionner » : De otio 6,2 : Quomodo res appetere sine ullo uirtutum amore et sine cultu ingenii ac nudas edere operas minime probabile est (misceri enim ista inter se et conseri debent), sic … « (car ce sont choses qui doivent s’allier et se combiner entre elles) » (traduction CUF).

Ainsi le De otio, pour son niveau de langue et son type de texte, est-il plus proche des Epist. et des QN que du De clementia. Il a en commun avec les Epist. et les QN les emplois évolués de ille anaphorique et de iste déictique ainsi que l’extension de hic comme anaphorique résomptif à l’initiale de phrase. 7.4. Iste dans les tragédies Les tragédies arrivent au 2e rang de fréquence pour le pourcentage de iste. Ce pourcentage important relève de la déixis de la 2e pers. et de la valeur péjorative68. Dans un dialogue théâtral, il est attendu que iste renvoie à la sphère de l’interlocuteur, selon son emploi ancien de déixis personnelle. Mais la fréquence élevée est surtout due à son autre emploi ancien : l’emploi péjoratif, omniprésent dans les contextes tragiques de ces pièces69, qui relèvent d’une esthétique de la monstruosité profondément pessimiste. Iste, par exemple, dans Œdipe, est employé par Œdipe pour décrire la situation désastreuse de son royaume au tout début de la pièce et, au fil de l’intrigue, par tous les personnages pour la situation angoissante d’un mal caché. Dans le passage Thyeste 176-335, iste a 3 occurrences, dont 2 relèvent de la déixis de la 2e pers. sg. Dans l’exemple suivant, istud est en outre le corrélatif du relatif en cataphore : Thy. 314 : Istud quod uocas saeuum, asperum/ Agique dure credis et nimium impie/ Fortasse et illic agitur. « Ce que tu appelles cruel, féroce et que tu penses être effectué de manière inhumaine et excessivement impie, peut-être est-ce effectué aussi là-bas. »

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Les adverbes rattachés à iste (istic, istuc, istac, istinc) n’ont aucune occurrence dans les tragédies : en effet, iste n’y est jamais dans le domaine spatio-temporel. 69 Nombreux termes dénotant une situation funeste dans Thyeste 220-273 : dirus, nefas, furor, monstrum, stuprum, clades, corruptus, fatalis, mors, infandus, immanis, etc.

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Ista déictique de la 2e pers. sg. renvoyant à l’interlocuteur « tes projets » s’oppose à nostro pectore pour la déixis de la 1ère pers. du locuteur dans : Thy. 334 : Haud sum monendus : ista nostro in pectore / Fides timorque, sed magis claudet fides. « Il n’est pas nécessaire de me donner cet ordre : tes projets (dont nous venons de parler), dans mon cœur, la fidélité et la peur, mais davantage la fidélité les enfermeront. »

Cependant, le traducteur de la CUF avec le texte « ces secrets seront enfermés dans mon cœur » semble interpréter iste comme un déictique évolué à la place de hic (et non comme un déictique de l’interlocuteur). Dans une autre occurrence, on pourrait aussi se demander si iste remplace hic dans un emploi déictique évolué de l’actuel pour le locuteur et son interlocuteur, puisque in isto crimine signifie « dans le présent crime que nous sommes en train d’évoquer » : Thy. 285 : Quod in isto scelere praecipuum nefas/ Hoc ipse faciat. « Ce qui, dans ce crime, est le plus impie, cela qu’il le fasse lui-même. »

L’emploi de isto pour hōc pourrait ici s’expliquer par le fait que hŏc figure au vers suivant comme corrélatif du relatif en anaphore, afin d’éviter 2 occurrences de hic dans la même phrase avec des fonctions différentes. On assisterait alors à l’émergence de iste évolué se substituant à hic lorsque ce dernier n’est pas disponible. Mais on pourrait aussi proposer dans ce contexte pour isto l’emploi péjoratif ancien de iste. Ainsi les nouvelles valeurs évoluées de iste remplaçant hic ne sont-elles pas nettement décelables dans les tragédies puisque, lorsqu’une telle interprétation pourrait se présenter, les anciennes valeurs de iste sont également possibles. Un autre exemple d’ambiguïté figure dans le passage suivant, où un même locuteur (la nourrice) emploie successivement hic et iste pour des parties de son propre corps : H.OE. 925-926 : Per has aniles ecce te supplex comas/ atque ubera ista paene materna obsecro « Par ces cheveux blancs je t’en supplie, par ce sein presque maternel je t’en conjure » (trad. CUF).

La nourrice emploie hic attendu pour ses cheveux (has aniles…comas « ces cheveux de vieille femme »), mais iste pour ses seins ubera ista « ces seins ». Iste a-t-il valeur péjorative, la nourrice considérant ses seins comme funestes parce qu’ils ont nourri une personne funeste ? Ou bien s’agit-il d’un iste évolué au sens déictique de l’actuel et du visible, comme dans les QN et dans les Epist. ?

8. L’anaphore dans les tragédies en l’absence de is Les particularités des tragédies sont visibles aux deux extrémités de l’échelle des fréquences (§2.1 et 2.2) : hic a un pourcentage exceptionnellement élevé et is exceptionnellement bas, puisque is n’est pratiquement pas employé sous ses formes fléchies, certaines tragédies n’en offrant même aucune occurrence. Ainsi Œdipe atteste de la disparition de is

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puisque ce texte ne comporte aucune forme fléchie de is70. Au contraire, la proportion de hic est particulièrement importante (60,6 %) et en net excédent dans OEdipe. En effet, hic y assure non seulement ses fonctions anciennes71, mais aussi l’anaphore par extension de son emploi méta-énonciatif « ce que je viens de dire », « cette entité dont je viens de parler », qui est bien souvent le Propos du passage. Dans l’échantillon Thyestes 176-335, pour assurer l’anaphore, nous rencontrons is (1 occ.), hic (20), ille (6), iste (3), idem (2), uir (2), ipse (4). Cet échantillon est révélateur puisqu’il offre, comme seule occurrence de is, la forme eius, qui est justement la principale forme de is demeurant en latin tardif, alors que les autres étaient remplacées par d’autres lexèmes et principalement par ille. Eius fonctionne dans ce passage comme un anaphorique du proche, reprenant l’anthroponyme Thyestes situé à un mot d’intervalle en amont du texte (Thy. 300 : Spernet Thyestes, liberos eius rudes.). Autre fait significatif, l’anaphore dans ce passage de Thyeste est principalement exprimée par hic avec un grand nombre d’occurrences (loin devant ille). Dans son emploi principal (15 occ. sur 20), hic est situé à l’initiale de phrase pour anaphoriser un élément exprimé dans la ou les phrase(s) précédentes. Comme anaphorique transphrastique assurant la cohésion textuelle et la progression argumentative, hic est un terme marqué, ce qui rend possible des répétitions à valeur stylistique de soulignement72. Hic est suffisamment usuel dans ce passage pour être à la fois pronom73 et adjectif74. Hŏc nt. sg. « cela » (dans la bouche du courtisan) reprend de manière résomptive l’ensemble de l’événement exprimé dans la réplique précédente d’Atrée (Thy. 259 : Maius hŏc irā est malum. « Ce mal est encore plus grand que la haine. »). De même l’adverbe hinc est-il un anaphorique résomptif qui anaphorise l’ensemble des événements de la phrase précédente ou d’un 70

Les occurrences sont celles des adverbes ibi (1 occ.) et inde (2 occ. au sens de « ensuite »), adverbes de sens anaphorique, mais de formes plus figées que les formes fléchies de is. On pourrait donc considérer que ces adverbes ont pris leur indépendance par rapport à is et qu’il ne convient pas de les comptabiliser dans les emplois de is. En outre, l’occurrence unique de ibi existe dans Library of Latin Texts, mais l’édition de la CUF a une autre leçon : le subordonnant ubi. 71 Dans le passage Thyeste 176-335 : A) comme corrélatif du relatif en anaphore (en diptyque 1), hoc nt. sg. pourrait être classique, mais on aurait id à l’époque archaïque : Thy. 285-286 : Quod est…, / Hoc ipse faciat. ; B) corrélatif du relatif en cataphore hŏc…quod… nt. sg. : Thy. 205 : Maximum hoc regni bonum est / Quod… ; 265 : fiat hoc, fiat nefas / Quod, di, timetis. ; C) valeur déictique pour le hic et nunc du locuteur et de son interlocuteur : Thy. 190 : Haec ipsa…domus « Ce palais lui-même où nous nous trouvons actuellement et qui est le mien » ; D) expression figée hinc…illinc (Thy. 302-303) « d’une part …, d’autre part ». 72 Hic renvoie à la toison d’or volée par Thyeste (Thy. 230 : huius ; 230 : hunc ; 234 : Hunc ; 236 : Hinc) et le verbe sperat « il espère » au vers 289 est repris par 3 occurrences de Hac spe « De par cet espoir » à l’initiale de phrase en Thy. 290, 291, 293. 73 Pronom, il renvoie à une entité précise : Thy. 227 : Huius per omne corpus anaphorise aries situé au vers précédent ; en 230 possessor huius anaphorise la toison d’or décrite dans les vers précédents, de même que hunc en 230, 234. 74 Hic en emploi adjectival : Thy. 243 : Ad haec … exempla ; 265 : fiat hoc, fiat nefas/ Quod … ; 290, 291, 293 : Hac spe ; 316 : Hanc fraudem ; 328 : Ex hoc …scelere.

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macro-texte. Cet emploi de hic est remarquable non par sa nature même (il est productif à l’époque archaïque et classique), mais par sa haute fréquence. Il peut s’expliquer par une extension considérable de la valeur métaénonciative de hic « ce que je viens de dire ». L’anaphore dans notre passage de Thyeste est aussi, beaucoup moins souvent, assurée par ille (renvoyant à un élément de la phrase ou réplique précédente)75. A la différence de hic, ille est un simple anaphorique standard non marqué et il figure à l’intérieur d’une phrase et non à l’initiale de phrase. En Thy. 305 : Iam tempus illi fecit aerumnas leues, la forme illi renvoie à uirum, situé au vers précédent à la fin de la réplique précédente. Cet emploi de simple anaphorique relève du latin évolué puisque ille remplace is. Peu attesté dans les tragédies, il est usuel dans la prose de Sénèque et probablement bien implanté dans la langue usuelle de son époque. Ille simple anaphorique n’a pas la valeur laudative qu’il avait parfois à l’époque classique. Bien au contraire, il est souvent en contexte péjoratif : ainsi renvoie-t-il au frère du locuteur, haï par ce dernier dans Thy. 197 : quod superet illum ?. Dans le passage Thy. 220 : Fas est in illo quicquid in fratre est nefas, la forme illo renvoie à malo fratri situé au vers 219 dans la réplique précédente. Sénèque, pour éviter is, recourt aussi (2 occ.) au substantif uir comme terme générique sans déterminant et en fin de vers « cet homme dont nous parlons, notre homme » (Thy. 199 : Noui ego ingenium uiri ; Thy. 304 : Quamuis rigentem tot malis subigent uirum.). Sénèque peut également employer idem « celui-ci précisément » comme un renforcement de is76 : eosdem est le corrélatif de quos en anaphore dans un diptyque 1 dans Thy. 207-208 (Quos cogit metus / Laudare, eosdem reddit inimicos metus. « Ceux que la peur oblige à faire des éloges, ceux-là la peur en fait des ennemis. »). Dans notre passage, ipse conserve son rôle ancien d’intensifieur77, mais dans une occurrence un auteur classique pourrait peut-être avoir is comme corrélatif du relatif en cataphore78.

75 Lors d’une focalisation contrastive entre tuis « les tiens » et illis « les autres » (Thy. 324325 : si parcis tuis, / Parces et illis « si tu épargnes les tiens, tu épargneras aussi les autres. »), ille au pl. a sa valeur lexicale ancienne. 76 En Thy. 213 : Rex uelit honesta, nemo non eadem uolet « Supposons que le roi veuille des choses honnêtes, personne ne voudra des choses qui ne soient pas les mêmes », eadem renvoie à honesta, mais offre aussi une valeur lexicale d’identité dans la litote non eadem « non les mêmes » et is ne suffirait pas pour cette valeur. 77 Thy. 190 : Haec ipsa … domus : valeur d’intensifieur inclusive « tout va mal, même mon palais s’écroule » ; Thy. 259 : Ipso Thyeste. : valeur exclusive « par Thyeste lui-même » (et non par une autre personne qui commettrait le crime) ; Thy. 321 : Vt ipsi crimine et culpa uacent. : valeur exclusive « eux, mes enfants, par opposition à moi ». 78 Thy. 320 : Ipsosque per quos fallere alium cogitas / Falles ? « Et ceux-là mêmes par l’intermédiaire desquels tu songes à tromper un autre homme, tu les tromperas ? ». Mais dans ce passage, ipse focalisant peut se justifier par la focalisation contrastive jouant sur les deux emplois du verbe fallere, les artisans de la tromperie étant eux-mêmes trompés à leur tour.

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9. Le jugement de Quintilien sur la langue de Sénèque Un contemporain de Sénèque, Quintilien (né en +30 alors que Sénèque est né en -1), qui reconnaît la diversité de l’œuvre de Sénèque79, émet des remarques critiques sur la langue de Sénèque, qui serait corrompue et plairait seulement aux adulescentes et aux pueri : Quint. Inst. 10,1,125-131: Quod accidit mihi dum corruptum et omnibus uitiis fractum dicendi genus reuocare ad seueriora iudicia contendo. Tum autem solus hic fere in manibus adulescentium fuit…Sed placebat propter sola uitia…sed in eloquendo corrupta pleraque… consensu potius eruditorum quam puerorum amore comprobaretur. « C’est arrivé parce que je m’applique à ramener à un goût plus sévère un type de style corrompu et affaibli par toutes sortes de défauts. Or à ce moment-là, Sénèque était presque le seul auteur qui fût entre les mains des jeunes gens…Mais il plaisait par ses seuls défauts…mais son style est presque tout corrompu…il aurait suscité l’unanime approbation des gens cultivés plutôt que la passion des adolescents. » (traduction CUF)

À notre avis, ces critiques de Quintilien portent sur les traits évolués de la langue de Sénèque, ceux qui reflètent la langue courante informelle de son époque, et que Lucilius reprochait aussi à Sénèque (Epist. 75,1 : voir §1) 80. Quintilien en est choqué parce qu’il défend la langue conservatrice des rhéteurs de son temps. Les traits évolués attestés chez Sénèque sont ici le net affaiblissement de is, l’augmentation de ille comme simple anaphorique ainsi que de hic pour l’anaphore résomptive transphrastique et surtout l’emploi de iste dans ses fonctions nouvelles remplaçant hic. Si l’on en croit la remarque de Quintilien sur les pueri et les adulescentes, on pourrait faire l’hypothèse que ces traits linguistiques attestés chez Sénèque sont la conséquence d’une évolution générationnelle attribuable à la « jeune génération ».

10. Conclusion Les emplois de is, hic, ille, iste dans les œuvres de Sénèque étudiées révèlent des variations diachroniques corrélées à la grande variété des oeuvres. Les pourcentages d’attestation permettent d’établir une hiérarchie des niveaux de langue selon les types de textes, dans un continuum qui va du texte le plus proche de la langue parlée informelle (les Epist.) jusqu’au texte en prose le plus formel (le De clementia). Les tragédies sont à part avec des traits linguistiques a-typiques, confirmés par notre étude.

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Cf. supra note 1. Mais pour R. J. SKLENÁŘ (2017, p. 94-96), ces critiques portent sur les tragédies et les aspects stylistiques du vocabulaire de Senèque (pratiquant consciemment des innovations stylistiques : Quint. Inst. 10,1,126 : diuersi sibi conscius generis) selon le goût littéraire de la angl. Neronian decadence. Cet auteur remarque que les critiques de Quintilien à l’encontre de Sénèque rappellent les critiques de Sénèque à l’égard des auteurs décadents (Epist. 114,1). 80

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Bibliographie J. N. ADAMS, 2016 : JAMES N. ADAMS, An Anthology of Informal Latin, 200 BC – AD 900, Cambridge University Press, 2016. A. ANDRE & M. FRUYT, 2012 : AURELIE ANDRE & MICHELE FRUYT, « Le rôle de is dans les changements de l’endophore et de la déixis en latin », in F. Biville, M.-K. Lhommé & D. Vallat (éds.), Latin vulgaire-latin tardif IX, Lyon, p. 291-307. M. FRUYT, 2005-a : MICHELE FRUYT, « La corrélation en latin : définition et description ». In P. de Carvalho & F. Lambert (éds.), Structures parallèles et corrélatives en grec et en latin, 2005, Université de SaintEtienne, p. 17-44. M. FRUYT, 2005-b : MICHELE FRUYT, « La corrélation en latin : son rôle dans la subordination et l’endophore », in C. Bodelot (éd.), Anaphore, cataphore et corrélation en latin, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, p. 29-53. M. FRUYT, 2005-c : MICHELE FRUYT, « La corrélation et la proposition relative dans l’Itinerarium d’Egérie », in Kiss S., Mondin L. & Salvi G., Latin et langues romanes. Etudes de linguistique offertes à Jozsef Herman à l’occasion de son 80e anniversaire, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, p. 337-352. M. FRUYT, 2009 : MICHELE FRUYT, « L’emploi de is, hic, iste, ille, ipse en latin archaïque et classique », Revue des Etudes latines 87, 2009, p. 4475. M. FRUYT, 2010 : MICHELE FRUYT, « Deictics and Endophors in the Diachrony of Latin », Revue de Linguistique latine du centre Alfred Ernout. De lingua Latina n°5, 2010-1, septembre 2010. Revue électronique de Paris-Sorbonne (Paris 4) : http://www.parissorbonne.fr/fr/spip.php?rubrique2315. M. FRUYT, 2013 : MICHELE FRUYT, « La corrélation en latin : statut et évolution », in O. Inkova & P. Hadermann (éds.), La corrélation. Aspects syntaxiques et sémantiques, 2013, Genève, Droz, p. 109-146. M. FRUYT, 2018 : MICHELE FRUYT, « Sénèque et l’évolution linguistique au Ier siècle apr. J.-C. : continuité pour is, hic, ille et discontinuité pour iste », Revue des Etudes latines 96, 2018, p. 119-144. R. J. SKLENÁŘ, 2017 : ROBERT JOHN SKLENÁŘ, Plant of a Strange Vine, 2017, Berlin/Boston, Walter De Gruyter. C. TOURATIER 2005 : CHRISTIAN TOURATIER, « Corrélation », in G. Calboli (éd.), Papers on Grammar IX.2 : Latina Lingua !, 2005, Roma, Herder, p. 775-783.

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Tertullien, Spect. V-VII, 1 : l’origine du théâtre Benjamin Goldlust Université de Bourgogne – Franche-Comté – Besançon ISTA (EA 4011)

Notice introductive Comme pour parer au plus pressé, les spectacles sont la première forme de plaisir que Tertullien ait entrepris de stigmatiser dans un traité spécifique, en condamnant leur principe même. Avant sa conversion, le Carthaginois n’avait d’ailleurs que trop partagé le goût de ses contemporains pour les représentations théâtrales, pour les mimes, les pantomimes et les jeux. L’Apologétique1 nous apprend que, comme tous les membres de l’élite cultivée de Carthage, il avait assisté à des représentations de mimes dont le nom nous est d’ailleurs parvenu par lui seul : Anubis adultère, La Lune travestie en homme, Diane punie du fouet2… Grâce à l’Ad nationes3, nous savons aussi qu’il fut le spectateur assidu de pantomimes comme Le soleil pleure la mort de son fils et Les soupirs de Cybèle. La critique a bien montré4 que Tertullien, une fois converti, puisa dans ses souvenirs de spectateur pour nourrir sa polémique contre les amateurs récalcitrants de ces divertissements scéniques. Pour le Carthaginois, les jeux et le théâtre sont la première manifestation de l’idolâtrie du paganisme5. Dans son traité sur les spectacles, que J.-Cl. Fredouille a justement qualifié d’ « expiation intellectuelle et morale de ses turpitudes passées », Tertullien stigmatise avec force, et parfois violence, les excès des spectacles dont les chrétiens doivent absolument s’abstenir, bien que les Écritures ne le spécifient pas en toutes lettres6. Déjà dans l’Apologétique (38, 4), Tertullien notait les deux raisons qui doivent pousser les chrétiens à renoncer aux spectacles : l’idolâtrie et l’incompatibilité des 1

Apol. 15, 1. Pour une mise en contexte, sur la question du rire notamment, voir J.-C. FREDOUILLE, 1972, p. 145-158. 3 Ad nat. 1, 10, 46-47. 4 Voir en particulier J.-Cl. FREDOUILLE, 1972, p. 147. 5 Pour la position de Tertullien sur les spectacles et à propos des origines de cette position, voir Cl. RAMBAUX, 1979, p. 179-187. 6 Tertullien en a parfaitement conscience et met cette idée en exergue 3, 1-2 par antéoccupation, de manière à répondre par anticipation à l’objection. 2

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spectacles avec la sensibilité chrétienne. Mais, dans le De spectaculis, c’est, au-delà de la tonalité profondément satirique caractérisant cette œuvre de combat, une démonstration d’une très grande rigueur, systématique et sans faille, qui permet d’établir une condamnation sans appel adressée à la bonne société de Carthage – condamnation puissante et parfois cynique, austère mais d’une implacable logique. Tertullien s’en prend ici délibérément à une pratique emblématique du paganisme traditionnel et très ancrée dans les habitudes sociales, avec beaucoup d’hostilité, d’ironie et de dureté, mais également à la faveur d’un didactisme évident qui doit obligatoirement conduire à la conversion. C’est que, poussé par une inspiration revancharde, le moraliste chrétien est à présent bien placé pour condamner vertement l’enthousiasme que le païen avait jadis éprouvé. Dans la deuxième et dans la troisième partie du traité, alors même qu’il rappelle que Dieu interdit de maudire et de haïr7, il ira même jusqu’à exhorter les chrétiens, à deux reprises8, à détester les spectacles, sous prétexte qu’ils ne peuvent pas ne pas en détester les origines. Nous nous proposons ici de retraduire et de mettre en perspective le passage du traité concernant l’origine du théâtre et d’offrir cette modeste contribution à notre collègue et ami le Professeur Charles Guittard, qui guida nos premiers travaux de recherche il y a maintenant plus de quinze ans.

Texte Nous reprenons ici le texte procuré par M. Turcan, Paris, Le Cerf, 1986 (SC 332). V. 1. De originibus quidem ut secretioribus et ignotis penes plures nostrorum altius nec aliunde inuestigandum fuit quam de instrumentis ethnicalium litterarum. 2. Extant auctores multi, qui super ista re commentarios ediderunt. Ab his ludorum origo sic traditur : Lydos ex Asia transuenas in Etruria consedisse Timaeus refert duce Tyrreno, qui fratri suo cesserat regni contentione. Igitur in Etruria inter ceteros ritus superstitionum suarum spectacula quoque religionis nomine instituunt. Inde Romani arcessitos artifices mutuantur, itemque enuntiationem, ut ludi a Lydis uocarentur. 3. Sed etsi Varro ludos a ludo id est a lusu interpretatur, sicut et Lupercos ludios appellabant, quod ludendo discurrant, tamen eum lusum iuuenum et diebus festis et templis et religionibus reputat. 4. Nihil iam de causa uocabuli, cum rei causa idololatria sit. Nam et cum promiscue ludi Liberalia uocarentur, honorem Liberi patris manifeste sonabant. Libero enim a rusticis primo fiebant ob beneficium quod ei adscribunt pro demonstrata gratia uini. 5. Exinde ludi Consualia dicti, qui initio Neptunum honorabant. Eumdem enim et Consum uocant. Dehinc Ecurria ab equis Marti Romulus dixit ; quamquam et Consualia Romulo defendunt, quod ea Conso dicauerit deo, ut uolunt, consilii, eius scilicet, quo tunc Sabinarum uirginum rapinam militibus suis in matrimonia excogitauit. 6. Probum plane consilium et nunc quoque apud ipsos Romanos iustum et licitum, ne dixerim penes deum. Facit enim et hoc ad 7

Spect. 16, 6. Spect. 10, 9 (oderis, Christiane, quorum auctores non potes non odisse) et 27, 1 (odisse debemus istos conuentus et coetus ethnicorum…).

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originis maculam, ne bonum existimes quod initium a malo accepit, ab impudentia, a uiolentia, ab odio, a fratricida institutore, a filio Martis. 7. Et nunc ara Conso illi in circo defossa est ad primas metas sub terra cum inscriptione eiusmodi : CONSVS CONSILIO MARS DVELLO LARES COILLO POTENTES. Sacrificant apud eam nonis Iuliis sacerdotes publici, XII. Kalend. Septembres flamen Quirinalis et uirgines. 8. Dehinc idem Romulus Ioui Feretrio ludos instituit in Tarpeio, quos Tarpeios dictos et Capitolinos Piso tradit. Post hunc Numa Pompilius Marti et Robigini fecit (nam et robiginis deam finxerunt) ; dehinc Tullus Hostilius, dehinc Ancus Marcius et ceteri quoque. Quem per ordinem et quibus idolis ludos instituerint positum est apud Suetonium Tranquillum uel a quibus Tranquillus accepit. Sed haec satis erunt ad originis de idololatria reatum. VI. 1. Accedit ad testimonium antiquitatis subsecuta posteritas formam originis de titulis huius quoque temporis praeferens, per quos signatum est, cui idolo et cui superstitioni utriusque generis ludi notarentur. 2. Megalenses enim et Apollinares, item Cereales et Neptunales et Latiares et Florales in commune celebrantur ; reliqui ludorum de natalibus et sollemnibus regum et publicis prosperitatibus et municipalibus festis superstitionis causas habent. 3. Inter quos etiam priuatorum memoriis legatariae editiones parentant, id quoque secundum institutionis antiquitatem. Nam et a primordio bifariam ludi censebantur, sacri et funebres id est deis nationum et mortuis. 4. Sed de idololatria nihil differt apud nos, sub quo nomine et titulo, dum ad eosdem spiritus perueniat, quibus renuntiamus. Licebit mortuis, licebit deis suis faciant, proinde mortuis suis ut diis faciunt : una condicio partis utriusque est, una idololatria, una renuntiatio nostra aduersus idololatriam. VII. 1. Communis igitur origo ludorum utriusque generis, communes et tituli ut de communibus causis. Proinde apparatus communes habeant necesse est de reatu generali idololatriae conditricis suae.

Traduction nouvelle V. 1. Concernant les origines, vu qu’elles sont assez secrètes et inconnues de la plupart des nôtres, il a fallu chercher leurs traces de manière assez approfondie, à partir des seules ressources de la littérature païenne9. 2. Il existe de nombreux auteurs10 qui ont publié des recueils sur ce sujet. Voici ce qu’ils rapportent sur l’origine des jeux : des Lydiens, émigrés d’Asie, s’étaient établis en Étrurie, d’après Timée11, sous la conduite de Tyrrhénus qui, dans la lutte pour le pouvoir, avait cédé à son frère. Ainsi, en Étrurie, entre autres rites inspirés par leur superstition, ils instituent des spectacles12 également sous prétexte de religion. De là, les Romains leur empruntent leurs artistes, qu’ils avaient fait venir, mais aussi la dénomination des jeux, 9

Démarche constante des pourfendeurs du paganisme et des apologétistes, visant à puiser dans les écrits de ses adversaires la matière qu’on leur opposera. 10 Si l’on se fonde sur ce passage, les sources profanes de Tertullien sont Timée, Varron, Pison et Suétone. M. TURCAN, 1986, p. 123, note qu’une hypercritique voudrait qu’il ait directement recours à Suétone seulement. 11 Timée de Tauromenion, historien grec du IIIe siècle avant J.-C., dont il ne reste que de rares fragments, n’abordant pas cette question. 12 Voir J. HEURGON, 1961, p. 241 sqq.

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puisque les ludi (« jeux »)13 furent appelés a Lydis (« d’après les Lydiens »14). 3. Mais, bien que Varron15 explique le mot ludi (« jeux ») à partir du mot ludus (« jeu »), c’est-à-dire à partir du mot lusus (« divertissement »), de même que l’on appelait ludii (« joueurs ») les Luperques, parce que, selon lui, ils courent de tous côtés ludendo16 (« en jouant »), il associe cependant17 ce lusum (« divertissement ») de la jeunesse à des jours de fête, à des temples et à des cérémonies religieuses. 4. Mais la raison d’être du mot n’a plus aucun intérêt, dès lors que la raison d’être de la chose est l’idolâtrie. Et ainsi, comme on appelait les jeux sans distinction « Liberalia », cela sonnait visiblement comme un honneur rendu à Liber Pater. En effet, dans un premier temps, les paysans les organisaient pour Liber, en remerciement du service, qu’ils lui attribuent, de leur avoir fait découvrir le bienfait du vin. 5. Ensuite, des jeux qui, au début, honoraient Neptune18, furent nommés « Consualia », car on appelle également ce dieu Consus19. Puis Romulus dédia à Mars les « Equirria », mot tiré du nom equus (« cheval »). On attribue aussi les « Consualia » à Romulus, parce qu’il les dédia à Consus, dieu – d’après ce que l’on soutient – du conseil, en tout cas de celui20 qui l’amena alors à concevoir l’enlèvement des jeunes Sabines pour les donner en mariage à ses soldats. 6. Conseil parfaitement honnête21, considéré encore aujourd’hui comme juste et légitime par les Romains eux-mêmes, pour ne pas dire émanant de Dieu ! En effet, l’origine des jeux est aussi entachée par le fait que l’on ne saurait considérer comme bon ce qui tire son principe du mal, du manque de retenue, de la violence, de la haine, d’un fondateur fratricide, d’un fils de Mars. 7. Aujourd’hui encore, un autel dédié à ce Consus est enfoui au cirque, sous terre, près des premières bornes22, et porte une inscription de ce genre23 : « Consus maître du conseil, Mars du combat, les Lares de la resserre24 ». Des prêtres de la cité y célèbrent des sacrifices aux nones de juillet ; le flamine de Quirinus et les vestales, le douzième jour des calendes de septembre. 8. Puis le même 13

Contrairement à M. Turcan, nous estimons nécessaire de faire figurer, dans la traduction, le mot latin ainsi que sa traduction, afin de permettre au lecteur de saisir le jeu étymologique auquel se livre Tertullien. Avec la seule traduction, on comprend difficilement. 14 Même origine d’après Isid., Etym. 18, 16, 2 : inde Romani artifices mutuati sunt et inde ludi a Lydis uocati sunt. 15 Isid., ibid., confirme cette idée : Varro autem dicit ludos a luso uocatos. 16 Voir Liv. 1, 5, 2 : ut nudi iuuenes… per lusum atque lasciuiam currerent. Voir l’article de J.-P. MOREL, 1969, p. 208-252. 17 Voir la note de M. TURCAN, 1986, p. 127 : « Nous savons par saint Augustin (Ciu. 4, 31, 1) que Varron n’avait rangé les jeux scéniques in rebus diuinis que contre son sentiment personnel. L’étymologie profane de ludus rapportée par Tertullien le confirme. De là son souci de montrer que cette étymologie n’empêche pas Varron de rattacher les jeux aux choses divines ». 18 Voir Liv. 1, 9, 6. 19 Voir DH, 1, 33 et 2, 31, ainsi que Serv., Ad Aen. 8, 635 : Neptuno, equestri deo, qui et Consus dicitur. 20 Varron rapporte l’enlèvement des Sabines aux fêtes de Consus et aurait écrit dans les Antiquités divines (d’après Aug., Ciu. 4, 11) : deus Consus praebendo consilia. 21 Ironie mordante ! 22 Les bornes Murciennes, dont il est question plus loin, en 8, 6. Voir aussi Apul., Met. 6, 8, 2. 23 Cette inscription n’est pas attestée par ailleurs. 24 Le substantif coillum est un hapax.

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Romulus fonda en l’honneur de Jupiter Férétrien des jeux sur le mont Tarpéien, qui furent appelés jeux Tarpéiens et aussi Capitolins, d’après le témoignage de Pison25. Après lui, Numa Pompilius fit des jeux en l’honneur de Mars et de la Rouille (car ils créèrent même une déesse de la rouille26 !). Puis vinrent Tullus Hostilius, Ancus Martius et tous les autres aussi. Dans quel ordre et en l’honneur de quelles idoles ont-ils institué des jeux? Cela figure chez Suétone27 ou chez ceux dont Suétone a tiré sa matière. Mais cela suffira pour accuser d’idolâtrie l’origine des jeux. VI. 1. À ce témoignage de l’antiquité s’ajoute l’époque suivante, qui nous présente le caractère de l’origine à partir des appellations qui ont encore cours aujourd’hui, indiquant à quelle idole et à quelle superstition les jeux des deux catégories suivantes étaient destinés. 2. En effet, on célèbre publiquement les jeux en l’honneur de Cybèle, d’Apollon, ainsi que de Cérès, de Neptune, de Jupiter Latial et de Flore ; les autres jeux trouvent la raison d’être de la superstition qui les entoure dans les anniversaires des rois et les cérémonies en leur honneur, dans les félicités publiques et dans les fêtes des municipes. 3. Parmi ceux-ci figurent aussi les jeux funèbres28, stipulées par testament, à la mémoire de particuliers, et cela également en vertu d’une ancienne institution29. Car, dès le commencement, on séparait les jeux en deux catégories : les jeux sacrés et les jeux funèbres, les premiers pour les dieux des peuples, les seconds pour les morts. 4. Mais, selon nous, peu importe, du point de vue de l’idolâtrie, sous quel nom et sous quels titres on les désigne, pourvu que cela parvienne aux esprits auxquels, précisément, nous renonçons. Ils pourront, eux, faire avec leurs morts, ils pourront faire avec leurs dieux, ils font avec leurs morts exactement comme avec leurs dieux ; même condition de part et d’autre, même idolâtrie, même renonciation – de notre part – à l’idolâtrie. VII. 1. L’origine des deux catégories de jeux est donc commune, et communes aussi leurs appellations, vu qu’ils proviennent de causes communes30. Par conséquent, ils ont nécessairement en commun un cérémonial, tombant sous l’accusation générale de procéder de l’idolâtrie qui les a fondés.

Analyse L’introduction du De spectaculis pose très clairement les bases du raisonnement. Tertullien y déclare que les spectacles sont interdits aux 25

Il s’agit de l’annaliste L. Calpurnius Piso Frugi, consul en 133 avant J.-C. Ironie de la démarche qui, parmi les nombreuses institutions religieuses attribuées à Numa, met en parallèle Mars et la Rouille ! Voir M. TURCAN, 1986, p. 135-136. 27 Il était l’auteur d’une ludicra historia, perdue, mais dont les pages de la Vie des douze Césars traitant des jeux peuvent néanmoins donner une idée (notamment Iul. 39). 28 L’emploi du verbe parentant renvoie ici à la parentatio, cérémonie des honneurs funèbres rendus au défunt après les funérailles. 29 Comme ceux qui sont organisés en l’honneur de Patrocle (Il. 23) ou d’Anchise (Aen. 5). 30 Voir M. TURCAN, 1986, p. 145 : « Tertullien est ici uniquement préoccupé de montrer que l’idolâtrie est à la base de tout l’édifice des jeux et leur sert de fondation ». D’où le retour systématique sur l’origine idolâtrique des jeux. 26

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chrétiens par la foi, par la vérité, par la discipline (I) et justifie ce principe par trois idées : 1. on voit à la lumière de la vérité qu’en utilisant les choses créées pour les spectacles, on les détourne de leur but (II), 2. l’Écriture prescrit l’abstention des spectacles (III), 3. la foi renonce à l’idolâtrie qui marque tous les spectacles (IV). La première partie du traité entend ensuite développer l’idée de l’idolâtrie des spectacles, et ce en raison de leurs origines. C’est alors que, pour étayer la démonstration, Tertullien propose un excursus consacré à l’archéologie des jeux et du théâtre. Il y montre que, de par leurs origines (V), de par leurs titres (VI), de par leur cérémonial (comme celui du cirque, VII), et de par leurs lieux, les jeux ne sont qu’idolâtrie. Le début du traité comprend donc, enchâssé dans un contexte très précis qui lui donne une orientation idéologique profondément marquée, un témoignage sur l’origine du théâtre, qu’il est d’ailleurs assez difficile d’affranchir de son cadre original. Cet excursus étiologique a, en outre, la particularité de se fonder, au dire même de Tertullien, dont on connaît la très grande culture classique, sur des sources païennes qui sont littéralement retournées contre les païens. Il n’y est pas question du théâtre dans sa dimension littéraire, et la notion même de genre, qui apparaît pourtant ailleurs – de façon plus ou moins voilée – dans ce traité du Carthaginois31, en est globalement absente. C’est, en revanche, de la dimension sociale et anthropologique du théâtre et des jeux qu’il est ici question, en tant que pratiques ancestrales ayant fondé une sorte de tradition intimement liée aux coutumes religieuses et rituelles de l’époque archaïque – autant de raisons conduisant Tertullien à condamner des comportements qui, pour lui, découlent dès l’origine de l’idolâtrie. Preuve de l’habileté rhétorique de Tertullien, la démarche étiologique retrouve donc très rapidement, à mesure qu’elle étudie ces phénomènes sociaux, le fil de la réprobation religieuse. Le fait même que l’auteur puise aux sources païennes pour stigmatiser violemment l’attitude des païens peut d’ailleurs se comprendre comme une réponse anticipée aux objections qui pourraient lui être faites. L’exposé, en théorie historique et social, évolue par ailleurs très rapidement en une dénonciation des pratiques rituelles, en particulier à partir de l’explication étymologique des habitudes en question. Il est hautement significatif, à cet égard, que ce passage insiste sur ce que les jeux doivent à l’origine aux Étrusques, dont la religion a servi de base à celle de la Rome archaïque, c’est-à-dire à la base du paganisme traditionnel. 31

Voir notamment Spect. 17, où il est question de l’atellane (2), puis de la tragédie et de la comédie (7). Voir aussi Spect., 29, 4 et la formule satis nobis litterarum est, satis uersuum est, satis sententiarum, satis etiam canticorum, satis uocum […]. Dans son édition commentée, p. 314, M. TURCAN a bien montré que ce trésor littéraire, et même musical, peut se comprendre comme une prise en compte de « toute la gamme des genres littéraires » que comprend la Bible, mis à part le théâtre évidemment. L’éditrice renvoie d’ailleurs, à propos de la Bible en tant que réceptacle de tous les genres, à une Constitution apostolique que H. I. MARROU, 1950, p. 424, date du IIIe siècle : ab omnibus gentilium libris abstine… Quid enim tibi deest in lege Dei… ? Siue enim historica… cupis, habes Regum libros ; siue sophistica et poetica, habes Prophetas, Iobum, Prouerbiorum scriptorem… ; siue lyrica expetis, habes Psalmos…

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D’une manière générale, à mesure que perce la visée polémique, l’analyse fait apparaître un glissement manifeste dans le statut du texte par rapport à ce que l’auteur annonce lui-même initialement. Le début du chapitre V laisse, en effet, attendre un exposé antiquaire. L’auteur se présente ici en dépositaire d’une tradition culturelle qu’il entend transmettre (voir l’emploi du tour sic traditur, § 2), pour annoncer ce qui, sous des apparences trompeuses, est présenté comme un état de la question sur l’origine du théâtre. Du reste, l’origine du théâtre n’est jamais présentée avec la neutralité de l’historien. Le théâtre proviendrait des jeux que les Lydiens organisèrent « sous prétexte de religion », une fois installés en Étrurie et que reprirent à leur compte les Romains. Avec l’expression religionis nomine, c’est la viciation du principe même d’un juste rapport au divin que dénonce Tertullien. Il y a ainsi dès l’origine, pour le Carthaginois, une remise en cause du principe religieux pour donner une apparence de légitimité à ce qui n’est que superstition. La démarche étymologique suivie ensuite32 – les ludi (« jeux ») furent appelés a Lydis (« d’après les Lydiens »)33 – et l’invocation de Varron pourraient donner un instant l’impression que l’exposé se veut purement savant et affranchi d’une finalité idéologique. Pourtant, Varron34 associant les divertissements à des jours de fête, à des temples et à des cérémonies « religieuses », le lecteur comprend bien vite que toutes ces considérations étymologiques, plus ou moins valables au demeurant, sont soumises à la dénonciation du caractère idolâtrique de l’origine des jeux, pour dénoncer les jeux eux-mêmes. Le paragraphe 4 dit explicitement que peu importe l’origine même du mot, dès lors qu’il n’est qu’idolâtrie et superstition. Suit alors, en une sorte de fastes idolâtriques, l’énumération de plusieurs jeux ou fêtes (les Liberalia, les Equirria, les Consualia), dont Tertullien, sous le couvert d’une approche étiologique, fondée notamment sur l’étymologie, raille en fait à nouveau l’origine impie avec une ironie mordante. L’attaque culmine lors de l’évocation de l’enlèvement des Sabines pour suivre le « conseil » donné par Consus à Romulus en qui, dès lors, l’auteur se plaît à dénoncer – topiquement – un fratricide violent et un « fils de Mars ». Après avoir marqué sa réprobation face à ces sacrilèges originels, le moraliste passe beaucoup plus rapidement sur les jeux Tarpéiens et sur ceux qu’instituèrent les successeurs de Romulus, non sans décocher toutefois une flèche pleine de sarcasme contre les jeux créés par Numa en l’honneur de la rouille ! Nous retrouvons là une émanation de la critique récurrente du paganisme en raison de la multitude et de la dénomination de ses dieux. Plus précisément, il convient de rattacher l’évocation de cette « déesse de la rouille » à la critique des divinités fonctionnelles, disposant d’un périmètre d’exercice extrêmement limité, ce qui les ridiculise auprès du chrétien pour qui Dieu est universel. Ces divinités, qui correspondaient à chacun des aspects de 32 Sur le statut de l’étymologie dans ce texte et sur le rapport établi entre l’étiologie et l’argumentation polémique, voir F. CHAPOT, 2009, p. 242-243. 33 Voir D. BRIQUEL, 1986, p. 161-167. 34 Voir J. H. WASZINK, 1948, p. 224-242.

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l’activité humaine, ont d’ailleurs été répertoriées dans les listes d’Indigitamenta35. Après avoir traité des cas de Romulus et de Numa, le moraliste procède à une accélération très nette du rythme, en restant dans la globalité et le flou (dehinc Tullus Hostilius, dehinc Ancus Martius et ceteri quoque) avec, du point de vue de l’êthos adopté, une attitude assez hautaine et arrogante, marquée par le refus d’expliquer selon quel ordre et pour quelles « idoles » les Anciens ont institué des jeux, ces informations figurant chez Suétone (auteur d’une Ludicra historia perdue) ou dans ses sources. On relève d’ailleurs la même attitude altière dans la façon dont l’auteur abrège délibérément son développement, sous la forme d’une nouvelle ellipse (sed haec satis erunt, qui peut rappeler le tour cicéronien sed haec hactenus), afin de mieux faire ressortir l’idée de l’idolâtrie de l’origine des jeux, d’abord développée en détail, ensuite évoquée à grands traits et au bout du compte systématisée. Mais cette ellipse délibérée et ce raccourci historique sont au service de l’accusation : pour Tertullien, souvent adepte de la breuitas qui suffit à l’exposé de la ueritas36, point n’est besoin d’épiloguer dès lors que leurs sources mêmes discréditent d’emblée toutes les formes de jeux, de fêtes et de spectacles. Le chapitre VI, qui entend procéder à une distinction entre les jeux sacrés et les jeux funèbres, a l’apparence d’une casuistique trompeuse. Tertullien y passe même en revue, pour illustrer la première catégorie, le cas des jeux créés en l’honneur de Cybèle, d’Apollon, ainsi que de Cérès, de Neptune, de Jupiter Latial et de Flore. La distinction de types particuliers ne se fait d’ailleurs pas sans commentaires moraux ou jugements sévères tombant en fin de phrase comme un couperet vengeur. Mais cette fausse étude de cas ne saurait valoir en tant que telle : Tertullien établit plusieurs niveaux de distinction pour mieux montrer que, finalement, tout relève de la même idolâtrie et que tout tombe sous le coup de la même accusation. D’où une tendance très nette à tout renvoyer dos à dos et à considérer comme équivalent ce qui avait pourtant, plus haut, été séparé distinctement. On le mesure, stylistiquement, en découvrant par exemple au § 4, le glissement entre licebit mortuis, licebit diis suis faciant (les deux groupes sont d’abord juxtaposés) en mortuis suis ut diis faciunt, qui manifeste la soumission de l’un à l’autre. Dans son ensemble, la structure du passage laisse bien apparaître un glissement, à partir d’une approche apparemment très ouverte dans un premier temps, avec la prise en compte des différentes sources païennes, puis révoquées en doute les unes après les autres et marquées par une accusation catégorique d’idolâtrie. On voit ainsi à l’œuvre une stratégie argumentative très efficace : la globalité de l’approche initiale, apparemment gage d’honnêteté, est finalement niée en bloc de manière à donner lieu à une condamnation généralisée pour idolâtrie, répétée à l’envi comme pour la marteler. 35 36

Voir F. CHAPOT, 2009, p. 246-247. Voir, par exemple, Adu. Marc. 2, 28, 3 ; Anim. 2, 7 ; Virg. uel. 4, 4.

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Dans ce texte où l’histoire de l’origine du théâtre est, plus que « convertie » à partir des sources classiques, bel et bien pervertie, le lecteur est frappé par l’instrumentalisation manifeste d’un faux exposé antiquaire, fondé sur l’étymologie et l’étiologie, au service d’une condamnation systématique pour idolâtrie. En lisant Tertullien, nous apprenons certes qu’à l’origine, il y avait deux catégories parallèles de jeux. Mais l’exposé savant, devenu polémique, est habilement manipulé pour retrouver toujours la logique de la stigmatisation de pratiques païennes jugées barbares et inhumaines et, ainsi, pour systématiser l’accusation d’idolâtrie. C’est dire si, par sa virulence et par la soumission constante des données antiquaires à la seule polémique religieuse, le regard porté par Tertullien sur l’origine du genre théâtral constitue, aujourd’hui, un témoignage tout à fait singulier sous la plume acerbe d’un auteur qui trouve, dans l’analyse qu’il en donne, la justification d’une exhortation menaçante à la conversion des habitudes.

Références bibliographiques Texte, édition et commentaires E. CASTORINA, 1961 : EMANUELE CASTORINA, Tertulliani De spectaculis, Florence, 1961 (traduction et commentaire). M. TURCAN, 1986 : MARIE TURCAN, Les spectacles, Paris, 1986 (Sources Chrétiennes 332). Études D. BRIQUEL, 1986 : DOMINIQUE BRIQUEL, « Lydi/ludi, jeux romains et origines étrusques », Ktêma, 11, 1986, p. 161-167. F. CHAPOT, 2009 : FRÉDÉRIC CHAPOT, Virtus ueritatis. Langage et vérité dans l’œuvre de Tertullien, Paris, 2009. J. COURTES, 1973 : JEAN COURTES, Spectacles et jeux à l’époque patristique. Analyse topique, traitement moral et transformation symbolique d’un fait de culture, Paris, 1973. J.-Cl. FREDOUILLE, 1972 : JEAN-CLAUDE FREDOUILLE, Tertullien et la conversion de la culture antique, Paris, 1972, réed. 2012. J. HEURGON, 1961 : JACQUES HEURGON, La vie quotidienne chez les Étrusques, Paris, 1961. H. I. MARROU, 1950 : HENRI IRENEE MARROU, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Paris, 1950. J.-P. MOREL, 1969 : JEAN-PAUL MOREL, « La iuuentus et les origines du théâtre romain », REL, 47, 1969, p. 208-252. Cl. RAMBAUX, 1979 : CLAUDE RAMBAUX, Tertullien face aux morales des trois premiers siècles, Paris, 1979. J. H. WASZINK, 1948 : JAN HENDRIK WASZINK, « Varro, Livy and Tertullian on the History of Roman Dramatic Art », VChr, 2, 1948, p. 224-242.

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Politique et morale dans le Logistoricus “Pius, de pace” de Varron Yves Lehmann Université de Strasbourg

Le Logistoricus “Pius, de pace” appartient à cette catégorie de dialogues historico-philosophiques du Réatin où l’identification de l’éponyme pose problème. Et de fait, parmi les trois Pii contemporains de Varron et susceptibles de tenir un tel rôle dans la pièce, la majorité des savants modernes1 se prononce en faveur de l’aîné – qui fut également le porteur le plus connu du surnom Pius : Q. Caecilius Metellus, consul en 80 a.C. On sait en effet que ce personnage – parangon de piété filiale – avait acquis son second cognomen par un acharnement extraordinaire à obtenir le retour d’exil de son père Métellus Numidicus2. Le haut rang social qu’il occupait, sa forte implication dans les milieux politiques de l’Vrbs qui l’avait conduit à exercer le consulat en binôme avec Sylla, ses succès militaires au cours de la guerre contre Sertorius, sa charge prestigieuse de grand pontife – tout le qualifiait pour donner son nom à un logistoricus varronien. Quant à l’adéquation de l’éponyme avec le contenu même de l’œuvre et notamment avec le thème de la paix explicité par le sous-titre, sa justesse ressortirait, d’après Horsfall3, à une donnée biographique majeure : la campagne victorieuse de Métellus Pius en Espagne – durant la guerre contre Sertorius – qui lui donna l’occasion de négocier la reddition de nombreuses cités. Or Varron – légat proquesteur de Pompée entre 76 et 71 en Espagne au cours de ce conflit sans merci – avait côtoyé Métellus Pius, dont il admirait la science juridico-procédurale au service du rétablissement de la paix – d’une paix dispensatrice de tranquillité et de prospérité, où les armes seraient enfin au repos et qui transformerait les combattants en citoyens, les milites en 1

F. RITSCHL, 1877, p. 410 ; Th. MOMMSEN, 1909, p. 538 ; E. BOLISANI, 1937, p. 64 ; R. MÜLLER, 1938, p. 12 et 34 ; M. CHOUET, 1950, p. 5 ; E. BIGNONE, 1950, p. 372 ; F. DELLA CORTE, 1970, p. 55, n. 17 ; N. HORSFALL, 1972, p. 121 sqq. ; J. MALITZ, 1975, p. 14. 2 Voir surtout Valère Maxime, Faits et dits mémorables, V, 2, 7. Dans ce chapitre afférent aux “personnes reconnaissantes” qui ont marqué l’histoire de Rome et celle des nations étrangères, l’auteur mentionne notamment la piété exemplaire de Métellus Pius envers son père Métellus Numidicus – parti de Rome en 100 (pour ne pas jurer de respecter la loi agraire de Saturninus) et dont il réussit à faire voter le rétablissement dans ses droits civiques. 3 Cf. N. HORSFALL, 1972, p. 124.

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Quirites4. Ainsi tout donne à penser que l’opposition conceptuelle de la guerre (violente mais limitée) et de la paix (calme mais vigilante) constitue le centre de gravité du dialogue varronien, autour duquel s’organise toute une réflexion philosophique et morale sur les bienfaits de la cessation des hostilités entre belligérants. Car, quand la nation romaine connaissait des crises et des bouleversements aussi graves que ceux qui l’ébranlèrent au Ier siècle avant notre ère, comment Varron n’aurait-il pas exprimé la crainte, voire la certitude de son anéantissement inéluctable et l’espoir de sa renaissance ? Quoi de plus naturel, de plus humain que ce genre d’oscillations de sa conscience religieuse. Rien d’étonnant dès lors s’il a essayé tour à tour d’effrayer ses concitoyens en leur faisant voir le gouffre ouvert devant leurs pieds, et de leur rendre confiance en célébrant les chances de la Ville. Il reste qu’en matière de droit international de la guerre et de la paix, c’est Pompée5 et non Métellus qui se trouvait crédité de compétences tout à fait exceptionnelles. Dès lors l’hypothèse Métellus Pius s’avère sujette à caution. Objection dirimante que confirmerait par ailleurs, selon Dahlmann6, une incohérence d’ordre chronologique. De fait, l’unique fragment conservé du Pius, de pace, et qui évoque une anecdote relative à l’historien Salluste surpris en adultère par Annius Milon aux environs de 54/53, ne saurait figurer dans un dialogue dont l’interlocuteur principal serait Métellus Pius mort en 64 : M. Varro… in libro quem scripsit Pius aut de pace, C. Sallustium scriptorem seriae illius et seuerae orationis […] in adulterio deprehensum ab Annio Milone loris bene caesum dicit ; et cum dedisset pecuniam, dimissum7.

À moins que le fragment susmentionné ne provienne, comme le pense Horsfall8, du prologue de l’ouvrage, où Varron prenait la défense de Métellus Pius, dont Salluste avait blâmé dans ses Histoires la morgue aristocratique. Nettement plus pertinente à cet égard apparaît l’hypothèse formulée par Norden et reprise aussi bien par Dahlmann9 que par Mazzarino10, d’après laquelle l’éponyme du Logistoricus “Pius, de pace” serait le fils adoptif de 4

Sur cette opposition – ancienne à Rome et récurrente dans la littérature latine (de Tite-Live à Claudien) - entre “militaires” et “civils”, cf. G. DUMEZIL, 1987, p. 269-271. 5 Cf. Cicéron, Pour Balbus, 15 : “Pour ma part, juges, je crois au contraire que si Cn. Pompée excelle dans toutes les sortes et tous les genres de connaissances, même dans celles qu’on n’acquiert pas facilement sans de grands loisirs, il a la gloire incomparable d’avoir des connaissances supérieures en matière de traités, de conventions, de clauses entre les peuples, les rois (...)” (traduction Jean Cousin). Dans ce paragraphe, Cicéron rappelle brièvement et flatteusement la carrière de Pompée – qui a parlé avant lui dans l’affaire Balbus – et montre que, par sa connaissance du droit et des traités, il est à l’abri de semblables imputations d’ignorance. 6 Cf. H. DAHLMANN, 1957, p. 164 sqq. 7 Varron, Logistoricus “Pius, de pace”, frg. 61 édition F. Semi = Aulu-Gelle, Nuits attiques, XVII, 18 : “Varron ... dit dans le livre qu’il a écrit Pius ou sur la paix que Salluste, auteur de cette prose austère et sévère, [...] fut surpris en adultère par Annius Milon, reçut une bonne correction à coup d’étrivières et dut donner une somme d’argent avant d’être relâché.” (traduction Yvette Julien). 8 Cf. N. HORSFALL, 1972, p. 123. 9 Cf. H. DAHLMANN, 1957, p. 159 sqq. 10 Cf. S. MAZZARINO, 1966, p. 390.

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Métellus Pius, Q. Caecilius Metellus Pius Scipio – consul en 52 et qui se suicida en 46 au lendemain de sa défaite en Afrique face aux troupes césariennes. Et de fait, Métellus Scipion se glorifiait d’une ascendance incomparable – sans rien savoir pourtant de ses ancêtres ni se montrer digne d’eux, corrompu et débauché dans la conduite de sa vie. Fervent partisan de Pompée, son collègue au consulat et son beau-père, il s’opposa vigoureusement à César et combattit contre lui non seulement à Pharsale mais encore à Thapsus. En dépit d’un certain manque de sens politique et de vision stratégique, Métellus Scipion jouissait d’une grande autorité au sein du parti pompéien. Mais ce sont les circonstances de sa mort qui lui valurent une renommée éternelle. C’est ainsi que, après la défaite des Pompéiens à Thapsus en 46, comme il se rendait avec sa flotte en Espagne et qu’il s’aperçut que le bateau qui le transportait était aux mains de l’ennemi, il se transperça la poitrine, et ensuite aux soldats de César qui demandaient où était le général il répondit : “Le général se porte bien11”. Par ailleurs, Cicéron lui prête des dons oratoires d’exception : “quant à Scipion (…), il me paraît avoir un langage tout à fait remarquable dans sa conversation et dans ses discours12”. Pour Dahlmann13, Métellus Scipion incarnerait en somme – par sa position sociale éminente, par son idéologie politique conservatrice et surtout par sa fin héroïque – l’éponyme type des logistorici varroniens. Mais il y a plus. Tout donne à penser que Varron connaissait personnellement Q. Caecilius Metellus Pius Scipio – lui aussi gentilhomme campagnard, cité à trois reprises dans les Res Rusticae : en I, 13, 7 et en III, 2, 16 comme propriétaire de villas de luxe, en III, 10, 1 comme possesseur de grands troupeaux d’oies. Concernant la supposition faite par le seul Dahlmann14 selon laquelle le logistoricus du Réatin aurait été composé pour exalter la noble figure de Métellus Scipion au lendemain même de son suicide en 46, elle mérite d’autant moins créance qu’à cette époque-là précisément l’ancien pompéien Varron – soucieux de trouver grâce devant César – venait de dédier au grand pontife romain ses Antiquitates rerum diuinarum15. En revanche, l’attribution de propos “sur la paix” à l’interlocuteur principal du dialogue varronien de pace n’a rien d’invraisemblable – eu égard aux pourparlers que celui-ci avait entamés avec César en vue de la conclusion d’un accord de paix avant Pharsale : en particulier la question de la responsabilité du conflit devait être débattue vivement à la fin des hostilités16, et César dans le De bello ciuili17 impute à Métellus Scipion la rupture de ces négociations. On ne saurait toutefois exclure que Varron ait eu l’intention de traiter ce dossier dans un avenir plus ou moins proche et d’en faire la matière de son logistoricus : dans une telle hypothèse, l’ouvrage devait revêtir un caractère politique (diamétralement opposé en l’occurrence 11

Valère Maxime, Faits et dits mémorables, III, 2, 13 : “Imperator se bene habet”. Cf. Brutus, 212 : et uero hic Scipio, collega meus, mihi sane bene et loqui uidetur et dicere (traduction Jules Martha). 13 Cf. H. DAHLMANN, 1957, p. 160. 14 Cf. ibid. 15 Cf. N. HORSFALL, 1972, p. 123. 16 Cf. H. DAHLMANN, 1957, p. 366. 17 Cf. III, 57. 12

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à celui des monographies d’un Salluste), et d’une manière générale aborder les questions relatives aux modalités d’établissement et de maintien de la paix énoncées dans le De uita populi Romani sous forme de recommandations pressantes : animaduertendum primum, quibus de causis et quemadmodum constituerint paces ; secundum, qua fide et iustitia eas coluerint18. Du reste, un tel plaidoyer pacifiste s’accorderait remarquablement avec les dispositions d’esprit de Varron au moment de la rédaction – selon toute vraisemblance dans les mois qui suivirent l’assassinat de César – des livres III et IV du De uita populi Romani, où il prenait position sur les événements les plus récents, dénonçant sans ménagement les fautes politiques commises par les partis césarien et pompéien – responsables l’un et l’autre, à ses yeux, du déclenchement de la guerre civile à Rome19 avec son cortège d’horreurs et de douleurs. L’idée suggérée par Dahlmann20 que l’auteur du Logistoricus “Pius, de pace” aurait mis dans la bouche du personnage éponyme de l’œuvre un exposé technique de nature juridico-religieuse sur le ius fetiale par exemple – ce droit spécial qui visait à sacraliser déclaration de guerre et traité de paix – n’emporte pas la conviction, en regard du contexte historique très dégradé et de la crise dramatique des valeurs romaines. Autre conjecture qu’il y a lieu de rejeter : la théorie de Fuchs21 – d’après laquelle le logistoricus du Réatin devait revêtir un caractère philosophique marqué, dont des traces indubitables subsisteraient au livre XIX (chapitres 11 à 17) de la Cité de Dieu de saint Augustin. De fait, le Père de l’Église propose au lecteur de bonne foi – pour son information et son édification – une réflexion sur les fins respectives des cités terrestre et céleste, et invoque dans sa démonstration l’autorité scientifique de plusieurs penseurs païens dont Varron, à qui il reproche de placer le souverain bien en l’homme lui-même – alors que ce bien ne saurait être que la paix, à laquelle aspirent tous les hommes, même ceux qui paraissent s’être délibérément écartés de la société : elle est concorde, harmonie, et tout, dans l’homme, tend vers elle, jusqu’aux éléments de son cadavre. Mais cette paix demeure inaccessible ici-bas à l’homme, en raison de ses propres limitations et aussi des vicissitudes de son existence sociale. Elle ne relève que de la cité céleste, car dans la cité terrestre ne règne pas la justice qui seule est capable de l’assurer. Deux raisons de fond – l’une biographique, l’autre théologique – empêchent de valider cette interprétation du contenu de l’œuvre varronienne. D’abord l’incompatibilité du portrait intellectuel et moral de Q. Caecilius Metellus Pius Scipio – être violent et dépravé – avec la présence de ce même personnage dans un dialogue de type 18 Varron, La vie du peuple romain, III, frg. 92 édition Benedetto Riposati = Nonius, p. 149, 10 édition W. M. Lindsay : “il faut examiner d’abord pour quelles raisons et selon quelles modalités on a établi divers types de paix, puis sur quelles bases morales et juridiques on les a pratiqués.” 19 À preuve le blâme de la conduite du césarien Curion (frg. 117 édition Benedetto Riposati) et celui – parallèle et qui précède immédiatement – de l’attitude des consuls anti-césariens de l’année 49 (frg. 116 édition Benedetto Riposati). 20 H. DAHLMANN, 1957, p. 168 sqq. Objection reprise par J.-C. RICHARD, 1963, p. 168 sqq. 21 Exposée dans sa monographie : H. FUCHS, 1965, p. 150 sqq. Sur la critique des fondements mêmes de cette thèse, cf. H. HAGENDAHL, 1967, p. 627.

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philosophique ; ensuite l’imprégnation spécifiquement augustinienne du concept de paix développé dans les passages en question de la Cité de Dieu et qui ne dérivent ni de Varron ni d’une quelconque source antique. Enfin, on se gardera de méconnaître l’essai d’identification de l’éponyme du Logistoricus “Pius, de pace” conduit par un obscur érudit italien, A. Cipolla22, et qui postule – de manière plus élégante que convaincante – l’équation Pius = Sextus Pompeius, le fils du Grand Pompée. C’est ainsi que, d’après ce savant, l’adoption par Sextus du surnom Pius viserait à honorer la mémoire d’un père en se proclamant son vengeur. Initiative quasi religieuse que sous-tend également, chez Sextus Pompée, un souci de propagande politique dans l’exercice de ses diverses magistratures civiles et militaires, comme l’attestent aussi bien la numismatique que l’épigraphie23. Et de fait, ce qui est mis en exergue tant par le monnayage des années 40 que par les inscriptions contemporaines, c’est la pietas de Sextus Pompée, autrement dit sa capacité à se conformer avec respect aux rapports normaux, traditionnels, indiscutables, qui existent ou doivent exister réciproquement entre gens de même sang (en l’occurrence entre un fils et son père) ou, sans réciprocité, entre l’individu et ce qui lui est supérieur, comme la patrie, les dieux et finalement l’humanité24. En tout état de cause, le Pius, de pace aurait revêtu, selon Cipolla, un caractère doublement politique et polémique. Car la paix à laquelle il y est fait allusion serait celle, éphémère, qui résulta de l’accord de Misène conclu en 39 et porteur de grands espoirs au lendemain de l’accord de Brindes qui s’était révélé inefficace pour garantir une paix durable et assurer le bien-être des citoyens25. Du reste, l’accord de Misène avait été obtenu sous la pression concomitante du peuple romain et de ses chefs – soucieux l’un et les autres de pallier la disette qui frappait l’Italie à la suite du blocus naval organisé par la flotte de Sextus. La position dominante de Sextus Pompée et le réalisme corrélatif qui incitait ses adversaires à s’entendre avec lui trouvent une illustration parfaite dans le mariage éminemment “politique” (en 40) d’Octavien et de Scribonia, la sœur du beau-père de Sextus, Libon26. Il reste que le personnage de Sextus Pompée avait une réputation peu flatteuse auprès de ses contemporains27 et plus particulièrement auprès des vieux Pompéiens vaincus qui le tenaient, d’après

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A. CIPOLLA, 1915, p. 22 sqq. Cf. respectivement E. A. SYDENHAM, 1952, n° 1041, 1044, 1045, 1344-1349 ainsi que 1042-1043 (pietas) et A. DEGRASSI, 1972, n° 426. 24 Sur cette définition fonctionnelle de la pietas, G. DUMEZIL, 1987, p. 145 sqq. 25 On sait que l’accord de Brindes avait consacré la division de l’Empire : à Antoine l’Orient, à Lépide l’Afrique et à Octave l’Occident. Quant à celui de Misène, il attribue la Sicile, la Sardaigne, la Corse et l’Achaïe à Sextus Pompée contre des livraisons de céréales à Rome. Cf. R. SYME, 1967, p. 210. 26 Scribonia fut bientôt répudiée – non sans avoir donné naissance préalablement à la fille unique d’Octavien, Julie. 27 Voir en particulier Velleius Paterculus, II, 73, 1. Mais F. MILTNER dans son article de la RE XXI – 2 (1952), s. u. Pompeius 33, coll. 2213-2250 a démontré le caractère infondé de ces jugements moraux – tant il est vrai que le fils de Pompée avait reçu une éducation de grande qualité, notamment de la part du philosophe et grammairien Aristodème (Strabon, XIV, 1, 48). 23

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R. Syme28, pour un aventurier sans foi ni loi. Par ailleurs, on ne connaît pas les relations qu’entretenait avec lui un Varron désillusionné par l’action politique et qui s’était tourné désormais vers la contemplation philosophique. Ainsi donc cette revue comparatiste des éponymes présumés du Logistoricus “Pius, de pace” s’achève en quelque sorte par un non liquet, même si un faisceau convergent d’indices de vraisemblance – prosopographiques et historiques – permet de penser que celui qui a donné son nom à la pièce était Q. Caecilius Metellus Pius Scipio29. Indétermination onomastique qui s’accompagne d’une incertitude chronologique relativement à la date de composition de l’œuvre. Car la conjecture d’un terminus post quem (54/53 a.C.) fourni par l’anecdote de l’adultère entre Salluste et la belle Fausta, femme de T. Annius Milon et fille de Sylla, ne s’avère en définitive d’aucune utilité, si l’on considère les Logistorici du Réatin comme postérieurs à 45.

Bibliographie E. BIGNONE, 1950 : ETTORE BIGNONE, Storia della letteratura latina, III, Firenze, 1950. E. BOLISANI, 1937 : ETTORE BOLISANI, I logistorici varroniani, Padova, 1937. M. CHOUET, 1950 : MARC CHOUET, Les lettres de Salluste à César, Paris, 1950. A. CIPOLLA, 1915 : ANTONINO CIPOLLA, Cajo Sallustio Crispo e lo scandalo attribuitogli da Marco Terenzio Varrone nel frammento del logistorico Pius aut de pace, Cremona, 1915. H. DAHLMANN, 1957 : HELLFRIED DAHLMANN-RHEINHARD HEISTERHAGEN, Varronische Studien I : Zu den Logistorici (Abhandlungen der Akademie der Wissenschaften und der Literatur zu Mainz, Jahr 1957, Nr 4), Wiesbaden, 1957. A. DEGRASSI, 1972 : ATTILIO DEGRASSI, Inscriptiones Latinae liberae reipublicae, 2e éd., Firenze, 1972, I, n° 426. F. DELLA CORTE, 1970 : FRANCESCO DELLA CORTE, Varrone, il terzo gran lume romano, 2a ed., Firenze, 1970. G. DUMEZIL, 1987 : GEORGES DUMEZIL, La religion romaine archaïque (avec un appendice sur la religion des Étrusques), 2e éd. revue et corrigée, Payot, Paris, 1987. H. FUCHS, 1965 (1926) : HARALD FUCHS, Augustin und der antike Friedensgedanke. Untersuchungen zum neunzehnten Buch der Civitas Dei, Berlin, 1965 (réimpression de l’éd. de 1926). H. Hagendahl, 1967 : HARALD HAGENDAHL, Augustin and the Latin Classics, collection « Studia Graeca et Latina Gothoburgensia » XX, II, Göteborg, 1967. 28

R. SYME, 1967, p. 220. Sur sa moralité assez douteuse, cf. Valère Maxime, IX, 1, 8. Contra : cf. Plutarque, Vie de Pompée, 55, 2, qui parle de sa “réputation irréprochable”.

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N.M. HORSFALL, 1972 : NICHOLAS M. HORSFALL, « Varro and Caesar. Three Chronological Problems », Bulletin of the Institute of Classical Studies (Londres) XIX, 1972, p. 120-128. J. MALITZ, 1975 : JÜRGEN MALITZ, Ambitio mala. Studien zur politischen Biographie des Sallust, Bonn, 1975. S. MAZZARINO, 1966 : SANTO MAZZARINO, Il pensiero storico classico, II, Bari, 1966. E. MEYER, 1963 : EDUARD MEYER, Caesar Monarchie und das Principat des Pompeius, Stuttgart, 1963. F. MILTNER, 1952 : FRANZ MILTNER, s. v. « Pompeius 33 », RE XXI – 2, 1952, coll. 2213-2250 a. Th. MOMMSEN, 1909 : THEODOR MOMMSEN, Geschichte des antiken Roms, III, 10e éd., Berlin, 1909. R. MÜLLER, 1938 : ROBERT MÜLLER, Varros Logistoricus über die Kindererziehung, Diss. Bonn, 1938. J.-C. RICHARD, 1963 : JEAN-CLAUDE RICHARD, « Pax, concordia et la religion officielle de Janus à la fin de la république romaine », Mélanges de l’École française de Rome LXXV, 2, 1963, p. 303-386. F. RITSCHL, 1877 : FRIEDRICH RITSCHL, Opuscula philologica, III, Lipsiae, 1877. E.A. SYDENHAM, 1952 : EDWARD ALLEN SYDENHAM, The Coinage of the Roman Republic, London, 1952. R. SYME, 1967 : RONALD SYME, La révolution romaine (Traduit de l’anglais par Roger Stuveras), nrf – Gallimard, collection « La suite des temps », Paris, 1967.

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La philologie, les rais perçants et l’arc du regard érogène (Pindare fr. 123 Maehler et Sophocle fr. 474 Radt) : autour d’une vox lexicis addenda, λίγξ Gauthier Liberman Université Bordeaux 3, EPHE

Une note de R. C. Jebb, 1892 à Sophocle, Trachiniennes, 549, m’a fait voir que, dans ma longue étude de l’éloge pindarique de Théoxène (fr. 123 Maehler)1, j’ai négligé un texte de Sophocle qui, outre sa beauté et son originalité, est une illustration incontournable de la représentation grecque ancienne de la fonction du regard dans l’émotion amoureuse ou, si l’on préfère, dans la suscitation du désir2. La seule circonstance atténuante que je puisse trouver à cette omission est le fait que le fragment en question, tiré de l’Œnomaüs de Sophocle, est généralement (Jebb3 est une des rares exceptions) édité ou cité avec une conjecture qui interpose entre le texte et le lecteur un écran de fumée pratiquement intransperçable. C’est en effet que, pour imposer une conjecture douteuse, on n’a pas craint de recourir à une occultation ou à un travestissement des faits. Le cas du fragment de Sophocle a donc une valeur exemplaire en ce qu’il montre la nécessité de porter, avant de les commenter — ou de les laisser de côté ! -, un regard critique approfondi sur l’établissement des textes littéraires de l’Antiquité classique. C’est au titre de cette valeur exemplaire et en hommage à sa qualité de philologue, mais aussi d’homme de cœur - oiseau rare dans le monde universitaire -, que j’offre à l’ami Charles la petite étude philologique qui suit. Dans le poème où Paul Brandt4 voyait « seulement, hélas, le fragment d’un des plus magnifiques poèmes d’amour que langue d’homme ait jamais fait entendre », Pindare, ou, si l’on préfère, le locuteur stigmatise les gens insensibles au charme du jeune Théoxène de Ténédos : 1

G. LIBERMAN, 2017. Aux travaux cités sur le sujet chez W. BÜHLER, 1999 et G. LIBERMAN, 2017 ajouter C. CALAME, 2016. D. FEARN, 2017 intitule son livre Pindar’s eyes mais il n’y étudie l’aspect visuel du regard ni dans les Épinicies ni dans le fr. 123, dont il cite et commente pourtant les cinq premiers vers. 3 R. C. JEBB, 1892, p. 85 B et ap. A. C. PEARSON, 1917, II, p. 128 A. 4 Voir G. LIBERMAN, 2017, p. 170. 2

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τὰς δὲ Θεοξένου ἀκτῖνας πρὸς ὄσσων μαρμαρυζοίσας5 δρακείς ὃς μὴ πόθῳ κυμαίνεται, ἐξ ἀδάμαντος ἢ σιδάρου κεχάλκευται μέλαιναν καρδίαν

⸏ 5

ψυχρᾷ φλογί,

« quiconque, à la vue des rais qui, scintillants, fusent des yeux de Théoxène, n’est pas inondé6 de flots de désir, a un cœur noir en métal ou en acier forgé à une flamme froide ». Pensant présenter une étymologie nouvelle du mot ἀκτίς, J. Jouanna, 2005 remet en selle une étymologie ancienne mais injustement négligée, bien qu’exposée par deux comparatistes illustres, Theodor Benfey et Johannes Schmidt7, auteur de la théorie linguistique des « vagues ». Il rattache ἀκτίς à la famille de mots à laquelle appartiennent notre « acuité » et le latin oculus8. Cette étymologie est expressément reprise à son compte par Wilhelm Corssen, auteur de la somme incomparable intitulée Über Aussprache, Vokalismus und Betonung der lateinischen Sprache2 (Leipzig, 1868-1870) et professeur du jeune Wilamowitz à Schulpforta, dans un livre audacieux et même sulfureux consacré à la langue des Étrusques9. Pour illustrer l’acuité perçante du rayon que désigne ἀκτίς, Jouanna cite le passage particulièrement frappant des Trachiniennes (v. 1086) où Héraclès, en proie aux souffrances que lui cause le maléfice de la tunique de Nessus, appelle sur lui le carreau de Zeus : ὦ Διὸς ἀκτίς, παῖσον, « Smite me, O fire of Zeus ! » (Jebb). J. C. Kamerbeek, 1959 rappelle que Pindare lui-même (Pyth., IV, 198) emploie ce mot à propos de l’éclair, λαμπραὶ δ’ ἦλθον ἀκτῖνες στεροπᾶς ἀπορηγνύμεναι, « les rayons scintillants de l’éclair fusèrent, perçant les nuages » (G. Liberman, 2004). Le point de départ de l’étude où Pearson 1909 rassemble les passages illustrant la conception selon laquelle « the passionate glances of lovers are the medium through which their hearts are moved » est justement l’exégèse du vers 162 de la quatrième Pythique relatif aux « traits impies », ἀθέων βελέων, dont la belle-mère de Phrixos, amoureuse de son gendre, voulut, en vain, l’atteindre : selon Pearson, ces « traits » ne sont autres que « the seductive glances of Demodice ». Entre autres illustrations, Pearson cite, tiré du drame satyrique de Sophocle Les

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Sur ce mot, voir E. TICHY, 1983, p. 290-291. D. FEARN, 2017, p. 95 traduit « is not tossed on the waves of desire ». « Ne bouillonne pas de désir » (aestuat) est peut-être préférable (cf. TGL, V, col. 2103 D ; B A. van GRONINGEN, 1960, p. 56). 7 T. BENFEY, 1839, I, p. 124 ; J. SCHMIDT, 1865, p. 14 et 78 (critiques chez A. F. POTT, 1867, p. 494). 8 Pour une autre étymologie qui, si elle n’est pas vraie, n’est pas moins poétique qu’ingénieuse, voir O. SCHRADER, 1890, p. 451-452. Selon lui, ἀκτίς signifie « erster Morgenstrahl » et il y eut deux degrés, noqt- pour désigner la nuit noire, n̥ qt- (d’où sanscrit aktú et grec ἀκτίς) pour désigner la fin de la nuit. R. Beekes, 2010, p. 58-59 ne connaît ni Schmidt ni Corssen ni Jouanna ni non plus Schrader mais critique, comme A. F. POTT, 1867, p. 550, tout rapprochement avec « the word for ‘night’ » et fait valoir que ἀκτίς « shows no trace of a labiovelar ». « Thus, conclut-il, it remains without an etymology ». 9 W. CORSSEN, 1874, p. 567-568. 6

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amants d’Achille, le fr. 157, ὀμμάτων ἄπο | λόγχας ἵησιν10, « ses yeux jettent des (pointes de) lances », autour duquel W. Bühler, 1999, p. 169-180 a réuni les trésors d’une érudition intelligente et maîtrisée. Revenons aux Trachiniennes et à Jebb. Déjanire se demande comment vivre auprès de sa rivale plus jeune Iole : Ὁρῶ γὰρ ἥβην τὴν μὲν ἕρπουσαν πρόσω, τὴν δὲ φθίνουσαν· ὧν ἀφαρπάζειν φιλεῖ ὀφθαλμὸς ἄνθος, τῶν δ’ ὑπεκτρέπει πόδα. 547-548 τῇ μὲν… τῇ δὲ Musgrave, probabiliter (cf. Hense 1880 p. 107) || 549 ὑπεκτρέπει primarii codd., e quibus Laur. 32, 9 : ὑπεκτρέπειν plurimi codd.

« For I see that the flower of her age is blossoming, while mine is fading ; and the eyes of men love to cull the bloom of youth, but they11 turn aside from the old » (Jebb). Les génitifs pluriels ὧν et τῶν font difficulté : avec sa pénétration coutumière, G. Hermann, 1848 relève que ὧν paraît rassembler les deux âges évoqués par Déjanire mais que, τῶν ne pouvant renvoyer qu’au second, ὧν doit en réalité renvoyer au premier. Quant aux pluriels, je suppose qu’il les réfère aux femmes plus jeunes et plus âgées. Jebb croit pouvoir entendre que ὧν se rapporte réellement aux deux âges : « of (out of) these ἧβαι, the eye delights in the ἄνθος ». H. Lloyd-Jones et N. G. Wilson, 1990 introduisent après ὧν et lisent ensuite τῶνδ’ ; c’est là une idée de A. Zippmann, 1868, p. 11-1412, à qui je donne la parole : Deianiram hoc dicere credimus Herculem, si videat ipsam marcescentem, illam efflorescentem, ab officio suo aberraturum esse, quemadmodum viator floris iuxta viam enati aspectu cupido atque diuturno paulatim quasi inscius atque invitus a recta via deflectatur. Il précise que la construction est ὧν δ’ὀφθαλμὸς ἄνθος ἀφαρπάζειν φιλεῖ, τῶνδε πόδα ὑπεκτρέπει. Nous sommes là en pleine rêverie d’un promeneur philologique solitaire. H. Lloyd-Jones et N. G. Wilson, 1990 et 1997, p. 93 lisent comme Zippmann mais comprennent différemment : « the desiring eye turns away from those whose bloom it snatches ». À la suite de M. Davies, 1991, p. 153-154, et malgré la protestation de Lloyd-Jones et Wilson, j’objecte que, dans le texte tel que ces derniers l’interprètent, il manque la précision, à mon avis absolument indispensable, qui permet de comprendre a) qu’il y a un intervalle entre le moment où l’œil du désirant prend et s’éprend et le moment où le désirant se déprend et b) que ce désirant ne se détourne que de la beauté finissante. L’interprétation aberrante de Zippmann, fondée sur le même texte, met en relief la difficulté de l’explication de Lloyd-Jones et Wilson : elle force leur propre texte. Le sens général ne paraît pouvoir être que celui rendu par Jebb, mais il n’est extorqué au texte transmis qu’au prix de l’attribution à 10

Pour le texte, rétabli par Casaubon, voir S. RADT, 1999, p. 170. Je suis prêt à admettre l’identité de λόγχη « (pointe de) lance » (« surtout ionien et poétique depuis Pindare », H. Frisk) et de λόγχη « portion » (ionien) : là, il s’agit de ce avec quoi l’on atteint ou de ce qui a atteint, λέλογχε ; ici, de ce que l’on a atteint et obtenu (voir T. BENFEY, 1842, II, p. 28 ; F. SOLMSEN, 1901, p. 82-83). 11 « The subject to ὑπεκτρέπει is not ὀφθαλμός, but the man implied by it » (Jebb, avec un très bon parallèle tiré d’Euripide). Voilà pourquoi Sophocle a écrit ὑπεκτρέπει, non ὑπεκτρέπειν. 12 P. J. FINGLASS, 2011 publie τῶνδ’ parmi les conjectures inédites de Richard Porson.

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Sophocle d’une gaucherie qui me paraît invraisemblable, même si Hermann l’admet13. Comme Davies, je suis prêt à accepter l’idée14 que Sophocle a écrit elliptiquement ὧν ἀφαρπάζειν φιλεῖ ὀφθαλμὸς ἄνθος, τῆς δ’ ὑπεκτρέπει πόδα là où on eût écrit régulièrement ὧν ἀφαρπάζειν φιλεῖ ὀφθαλμὸς ἄνθος, τῆς δ’ ὑπεκτρέπει πόδα, « parmi les femmes (jeunes), l’œil (de l’homme désirant) a coutume de saisir la fleur de celle dont la jeunesse commence, tandis qu’il détourne ses pas de celle dont la jeunesse s’éteint ». Sur de telles ellipses, voir J. D. Denniston, 1959, p. 166 : il signale le cas de Trachiniennes, 133-135, en renvoyant à la note de Jebb à ce passage15. Un connaisseur du niveau d’August Meineke16 admet la possibilité de l’ellipse que nous supposons, contestée par Jebb, Lloyd-Jones et Wilson. Ce qui manque, il est vrai, c’est un parallèle absolument rigoureux, à savoir un exemple de l’ellipse du premier des deux éléments dépendant du génitif pluriel partitif. Mais lire τῆς μὲν ἁρπάζειν φιλεῖ ὀφθαλμὸς ἄνθος, τῆς δ’ ὑπεκτρέπει πόδα (idée écartée par A. Nauck, 1891 lui-même, son inventeur), ce n’est plus corriger le texte transmis par les copistes mais réécrire le texte écrit par Sophocle. L’emploi prégnant du substantif ὀφθαλμός a beaucoup intrigué et même choqué, entraînant hypothèses de corruption verbale ou de perte textuelle (R. D. Dawe, 1979, après ἄνθος) : on voit à son exégèse que Zippmann a voulu remédier à l’indétermination du substantif, laquelle demeure dans la réinterprétation par Lloyd-Jones et Wilson du texte de Zippmann. Cette indétermination me paraît pouvoir se justifier par tout ce qui est associé au mot ὀφθαλμός et qui en alourdit la charge sémantique, avant tout l’idée du désir, ici évidemment masculin, qui passe par le regard — songeons à l’expression ὀμμάτειος πόθος17 —, mais aussi peut-être la notion, très présente dans le passage, d’« épanouissement », qui suggère l’existence d’un lien, dans l’esprit de Sophocle et peut-être d’autres Grecs, entre ὀφθαλμός et θάλλω. Ce lien, au moins un linguiste, R. Strömberg, l’a retrouvé, qui propose de reconnaître dans le substantif grec un composé18. Aucun passage n’illustre mieux que la métaphore végétale de Platon, Phèdre, 251, l’« épanouissement » amoureux que crée la vue du beau corporel. 13

Voilà comment P. EASTERLING, 1982 présente à son lecteur la couleuvre à avaler : « lit. ‘of whom (sc. those whose youth is advancing) the eye (of a man) loves to pluck the bloom, but from those (sc. the others) it turns away’. A bold expression, but the ideas are clear enough ». 14 Elle revient à F. H. M. BLAYDES, 1871, p. 120 et à O. HENSE, 1880, p. 108. 15 Mieux, voir J. A. Hartung, 1832, p. 164-165 et R. Klotz, 1842, p. 356-358. Le cas de Platon, Philèbe, 36 E, ψευδεῖς, αἱ δ’ ἀληθεῖς οὐκ εἰσὶν ἡδοναί; est particulièrement intéressant. 16 A. MEINEKE, 1863, p. 294. 17 [Sophocle], fr. **1139 Radt (voir W. BÜHLER, 1999, p. 169). Rapprocher aussi Trachiniennes, 107, βλεφάρων πόθον. 18 Voir H. FRISK, 1970, p. 453. L’ouvrage de Strömberg date de 1946, mais son idée était déjà venue à l’esprit d’A. F. POTT 1870 p. 307, qui lui-même l’écartait (cf. K. BRUGMANN, 1897, p. 34, lequel expose sa propre hypothèse, « prunelle de l’œil » [cf. Odyssée, XIX, 211-212], à partir du suffixe θάλ(α)μος). O. HENSE, 1880, p. 108 suggère précisément de remplacer ὀφθαλμός par φὼς θάλλον ! F. H. M. BLAYDES, 1871, p. 120 avait déjà envisagé θάλλον. S’il fallait changer quelque chose, je préférerais, quitte à introduire un mot attesté chez le seul Empédocle, ὂψ ἀνδρός, « le regard de l’homme ».

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C’est cet emploi de ὀφθαλμός au v. 549 des Trachiniennes qui amène Jebb 1892 à citer les deux premiers vers du fr. 474 de Sophocle, sous la forme suivante et sans fournir de traduction : τοίαν ἐν ὄψει λίγγα θηρατηρίαν |ἔρωτος, ἀστραπήν τιν’ ὀμμάτων ἔχει, « tel est l’arc19 chasseur d’amour, sorte d’éclair des yeux, qu’en sa vue il possède ». A. C. Pearson, 1909 et, dans son édition des fragments de Sophocle, A. C. Pearson, 1917 ainsi que S. Radt, 1999 et A. Sommerstein-T. H. Talboy, 2012, sans compter les autres éditeurs ou traducteurs des fragments de Sophocle, dont H. Lloyd-Jones, 1996, lisent différemment ce début : τοίαν Πέλοψ ἴυγγα20 θηρατηρίαν |ἔρωτος, ἀστραπήν τιν’ ὀμμάτων ἔχει, « tel est l’ensorcèlement chasseur d’amour, sorte d’éclair des yeux, que Pélops possède ». Pourquoi une telle différence ? Voici la version universellement reconnue comme la plus autorisée du texte transmis d’Athénée XIII 564 B (III p. 243,18 Kaibel) : Σοφοκλῆς δέ που περὶ τοῦ κάλλους τοῦ Πέλοπος διαλεγομένην ποιήσας τὴν Ἱπποδάμειάν φησιν· τοιάνδ’ ἐν ὄψει λύγγα θηρατηρίαν ἔρωτος, ἀστραπήν τιν’ ὀμμάτων ἔχει·

« Quelque part Sophocle, mettant en scène Hippodamie échangeant à propos de la beauté de Pélops, dit : … ». Le texte τοίαν Πέλοψ ἴυγγα est dû à une conjecture très ingénieuse de L. C. Valckenaer, 1768, p. 21921 dont la fortune est aussi grande que le nom de son auteur. Et pourtant — je pèse mes mots — cette correction est exclue d’emblée par un fait que relève dûment A. Meineke, 1843, p. 39-40 : si le nom de Pélops avait figuré au début de la citation, le citateur n’aurait pas précisé qu’Hippodamie parle « de la beauté de Pélops ». La correction de ἐν ὄψει en Πέλοψ est donc fourvoyée. Or, si l’on garde la leçon ἐν ὄψει, on ne peut plus accepter le trisyllabe ἴυγγα. La restitution de ce mot est donc fausse : le maintien de ἐν ὄψει appelle la restitution d’un disyllabe. Ce disyllabe (λίγγα), le brillant Erfurdt22, approuvé par F. W. Wagner, 1852, p. 349-350 et A. Nauck, 1856, p. 18623, l’a tiré d’une notice très précieuse d’Hésychios Λ 1341 : λύγξ· τὸ πάθος ὁ λυγμός. καὶ τόξον. καὶ ζῷον. J. G. T. Schneider, 1806, p. 21 B supposait déjà, chez Hésychios, une confusion entre λύγξ et λίγξ, forme que, sans invoquer la citation de Sophocle, il rétablissait assez génialement, il faut le dire, en le rattachant à un verbe λίζω, qui constitue l’entrée de la rubrique contenant la remarque sur λύγξ/λίγξ. Aujourd’hui λίγξ a disparu des 19

Jebb ap. A. C. PEARSON, 1917, II, p. 128 A, dit « arrow », « flèche ». A. C. PEARSON, 1917, II p. 128 B compare Lycophron, Alexandra, 309-310, où Troïlos « atteint » Achille « avec l’ensorcèlement ignifère de ses flèches », πυρφόρῳ βαλὼν | ἴυγγι τόξων. Sur les sens et l’emploi du mot ἴυγξ, voir A. S. F. GOW, 1950, II, p. 41. S’agit-il chez Lycophron des flèches du regard ? Les commentateurs byzantins et modernes (sauf Pearson) semblent plutôt croire qu’il s’agit des flèches d’Éros, auquel Troïlos serait comparé : ainsi C. von HOLZINGER, 1895, p. 216 (S. HORNBLOWER, 2015, p. 188 ne donne pas d’avis). « The earliest mention in literature of the bow and arrows in connection with the god of Love appears to be in Eur. Hipp. 530 ff. » (A. C. PEARSON, 1909, p. 257). 21 S. RADT, 1999 indique que, selon G. Kaibel, Marcus Musurus avait déjà identifié ἴυγγα. 22 K. G. A. ERFURDT, 1812, p. 31. 23 Il devait, hélas, se raviser dans la seconde édition de 1889. O. RIBBECK, 1875, p. 433 adopte le texte de NAUCK, 1856. 20

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lexiques et, pour écarter la restitution de ce mot dans le fragment de Sophocle, A. Sommerstein- T. H. Talboy, 2012, p. 102 écrivent ceci : « Unfortunately there is only very dubious evidence that a noun *linx ‘arrow’24 ever existed ; all we have is an entry in Hesychius (1341) that lunx meant not only ‘a hiccup’ and ‘an animal’ but also ‘a bow’ ». Schneider en disait davantage en 1806 et il vaut la peine de reproduire l’entrée pertinente de son dictionnaire : Λίζω, davon kann man so gut als von λίγγω das Homerische λίγξε βιός, vom pfeifenden vorbey sausenden Pfeile ableiten, wie auch λίγδην, Odyss. 22, 277. βάλε χεῖρ’ ἐπὶ καρπῷ λίγδην, und ἄκρον ἐπιλίγδην Il. 17, 599. von der oberflächischen Berührung und dem Ritzen des Pfeils. An der ersten Stelle gebraucht der gemeine Scholiast das Wort ὥστε ἐπιλίξαι. Danach hatte Nicander ἐπιλίζοντας ὀϊστούς gemacht, Etym. M. in σίζω. Von λίζω, pfeifen, sausen, ist λιγύς, λιγυρός gemacht. Wenn Hesych. λίζει durch βήσσει und στάζει erklärt, so dachte er an λύζει. Eben so hat er λύγξ, τὸ τόξον, für λίγξ.

Selon Jebb ap. A. C. Pearson, 1917, II, p. 128 A, dans le texte d’Athénée revu d’après Erfurdt, λίγξ signifie non τόξον, « l’arc », mais « la flèche », τόξευμα : si Jebb a raison, l’erreur provient-elle de la locution homérique λίγξε βιός (Iliade, IV, 125), « l’arc rendit un son (aigu ?) »25 ? Pour ma part, je préfère, comme Erfurdt et Meineke, conserver le sens d’« arc » indiqué par Hésychios : pour l’audace de l’image, on peut comparer le fr. 157 Radt, déjà vu, où il est question d’yeux jetant des (pointes de) lances. Le sens donné par Hésychios cadre avec le fait que λίγξε exprime le son produit par l’arc, non par la flèche. À la différence de Schneider, les linguistes modernes26 mettent à part la famille de termes expressifs, onomatopéiques, « sans étymologie » (Chantraine), à laquelle appartient λίγξε, de la famille de mots à laquelle appartient λίγδην, « en effleurant », et, certes, λίγξ peut très bien être avec λίγγω « rendre un son (aigu ?) » dans le même rapport que λύγξ « hoquet » avec λύζω « hoqueter » ou ἴυγξ « torcol » avec ἰύζω « crier » ou encore σφίγξ avec σφίγγω27. À partir d’une étude des passages 24 Cette interprétation provient de Jebb et de Pearson : elle ne correspond pas à ce qu’ont voulu les « redécouvreurs » du substantif λίγξ. 25 Voir E. TICHY, 1983, p. 60 n. 9 : « Gegen die traditionnelle Interpretation ‘schwirrte’ (…) spricht, daß λίγξε nicht das (durch ἴαχεν eigens bezeichnete) Geräusch der Bogensehne, sondern das des Bogenholzes wiedergibt ; auch kann wegen des perfektiven Aspekts nicht eine länger dauernde Schwirrbewegung wiedergegeben sein ». Mme Tichy traduit ἐπιλλίζοντας (sic) ὀϊστούς « entgegenschwirrende Pfeile ». Sur cette citation étrange à plus d’un égard, voir O. SCHNEIDER, 1856, p. 127. 26 L. MEYER, 1902, p. 549-550 ; H. FRISK, 1970, II, p. 121-122 ; P. CHANTRAINE, 1980, p. 639-640 ; R. BEEKES, 2010, p. 860-861. « Die Verwandtschaft der Basen lĭng und lĭg beschränkt sich auf die lautliche Ähnlichkeit » (E. TICHY, 1983, p. 60 n. 9). 27 Sur la formation de ces mots, voir, outre les entrées respectives des dictionnaires de H. FRISK, 1970 et de P. CHANTRAINE, 1980, C. A. LOBECK, 1837, p. 109-11 (« Λύγξ τὸ τόξον. Hesych. Schneiderus in Lex. s. Λίζω depravatum putat ex λίγξ, quod certe intellegi potest quomodo ortum sit ») ; K. BRUGMANN, 1889, p. 457 et 1906 p. 146 ; P. CHANTRAINE, 1933, p. 398-401 (sans mention de λίγξ). L’index d’E. SCHWYZER, 1939 comporte λίγξ, mais cette entrée résulte de l’insertion (p. 299 § 6) d’un infixe nasal dans λίξ· πλάγιος (Hésychios Λ 1072 ; l’entrée continue avec καὶ λίθος πλατύς) ; le même λίγξ figure dans l’article « licinus » de A. WALDE- J. B. HOFMANN, 1938, p. 798. Selon E. Tichy, 1983, p. 60, s’il ne dérive pas d’une « base *ling », l’aoriste homérique (= « machte ‘linx’ ») serait directement tiré d’une « interjection » *linx. Elle rapproche aussi du vers d’Homère la glose λέγξ

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homériques, A. Goebel, 1862, p. 395-396 réfère pour le sens et l’étymologie λίγδην28 et ἐπιλίγδην non à l’effleurement mais au sifflement qu’il reconnaît dans λίγξε βιός. En tout état de cause, le substantif λίγξ est impeccablement formé et son existence ressort avec, me semble-t-il, un degré de probabilité suffisant de la confrontation de la citation de Sophocle par Athénée et du témoignage d’Hésychios. La substitution, chez Athénée et Hésychios, de λύγξ à λίγξ s’explique très bien par l’influence de la forme courante sur le mot rarissime. C’est bien à tort que L. Doederlein, 1858, p. 327 cherche, à sa manière fantaisiste, à justifier le vocalisme λύγξ. F. Ellendt, 1872, p. 343 B s. v. ἴυγξ et A. C. Pearson, 1917, II, p. 128 B reprochent au texte du fragment de Sophocle restitué par Erfurdt de contenir une « répétition » fâcheuse, ἐν ὄψει / (ἀστραπήν τιν’) ὀμμάτων. Je crois au contraire que le caractère inusuel du tour λίγγα θηρατηρίαν ἔρωτος appelait dès l’abord, avant même la nouvelle détermination ἀστραπήν τιν’ ὀμμάτων, « je ne sais quel éclair des yeux », la précision ἐν ὄψει (ἔχει). Sans doute, si Sophocle avait utilisé un mot courant tel que ἀκτίς, il n’aurait pas eu besoin de préciser ἐν ὄψει, mais l’emploi d’un mot rarissime et d’une image audacieuse changeait la donne, et, loin de trouver la reprise ἐν ὄψει (λίγγα) / (ἀστραπήν τιν’) ὀμμάτων choquante, je la trouve expressive et frappante : elle met en contraste l’« acuité » sonore de l’arc - là est peut-être la raison du choix du mot λίγξ - et l’« acuité » visuelle de l’éclair. La suite de la citation non seulement contient, comme nous le verrons, une reprise analogue, στάθμην… κανών (v. 5), mais le tour μετρῶν ὀφθαλμόν (v. 4) évoque encore, avec un mot différent, l’œil. Voici en effet l’intégralité du fragment, tel que je crois devoir en établir le texte : τοίαν ἐν ὄψει λίγγα θηρατηρίαν ἔρωτος, ἀστραπήν τιν’ ὀμμάτων, ἔχει· ἐκθάλπεται μὲν αὐτός, ἐξοπτᾷ δ’ ἐμέ ἴσον μετρῶν ὀφθαλμόν, ὥστε τέκτονος παρὰ στάθμην ἱστάντος ὀρθοῦται κανών.

1 λίγγα Erfurdt : λύγγα testes || 3 ἐκθάλπεται Boissonade : ἥθ’ ἅλλεται testes : ᾗ θάλπεται Papageorgiu, quem S. Radt, 1999 secutus est : ἐνθάλπεται Ruhnken coll. Phrynicho, Praep. Soph. p. 71,5 von Borries ἐνθάλπεσθαι (ἐκθάλπεσθαι Bekker) ἔρωτι· οἷον καίεσθαι ὑπὸ ἔρωτος || 4 ὀφθαλμός Hartung || 5 ἱάντος Liberman : ἰόντος testes : ἔχοντος unum e tribus conaminibus H. van Herwerden, 1887, p. 77 ; alia, neque omnia non peruerse commenta, uide apud Radt.

(sic)· ποιὸν ἦχον ἀπετέλεσεν (Hésychios Λ 497) et en tire une possible variante homérique (témoignage omis par M. L. WEST dans son édition de l’Iliade, I, Stuttgart/Leipzig, 1998). Hélas, Mme Tichy ignore notre λίγξ « arc ». Chantraine laisse entendre que le rapport entre σφίγξ et σφίγγω existe moins dans l’étymologie que dans la conscience linguistique des Grecs. Voir aussi, en ce sens, M. L. WEST, 1966, p. 256. Emprunt oriental fermement nié par G. MUYS, 1856, p. 169-172. 28 « Hapax di incerta etimologia », selon M. FERNANDEZ-GALIANO, 1986, p. 244 à Odyssée, XX, 278. Il traduit « leggermente ».

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« Tel est l’arc, chasseur d’amour29, sorte d’éclair des yeux, qu’en sa vue30 il (Pélops) possède. Lui-même est tout échauffé, il me fait, moi, toute rôtir en ajustant son regard au mien31, comme est mise droite la règle que le charpentier place en position parfaitement rectiligne ». Le sens général des deux derniers vers me paraît celui que suppose R. Ellis, 1881, p. 420 : « The idea is (…) that the fervid glance of the one is met by as fervid a look of the other, ‘measuring a glance to equal my own, as a carpenter’s rule is kept straight while he moves along the line’. The line drawn from Pelops’ eye to Hippodamia’s is exactly parallel to that from hers to him ». On se crée des difficultés inextricables en prenant παρὰ στάθμην dans un sens autre qu’adverbial (adamussim) et dérivé (« absolument droit »32) et en faisant valoir la différence entre στάθμη et κανών : je partage sur ce dernier point l’avis d’A. C. Pearson, 1917, II, p. 129, dont la note sert de référence à tant de commentateurs. Mais je ne peux pas le suivre quand il explique que la vérité de la leçon ἰόντος dans le texte généralement adopté τέκτονος παρὰ στάθμην ἰόντος est prouvée par Théognis, 945-946, Εἶμι παρὰ στάθμην ὀρθὴν ὁδόν, οὐδετέρωσε | κλινόμενος, « je vais un chemin droit, parfaitement rectiligne, sans pencher d’un côté ou de l’autre »33. Les deux passages sont très différents : dans la métaphore topique de Théognis, il s’agit de suivre une route ; dans l’image de Sophocle, le charpentier ne suit pas un chemin parfaitement droit, et « passing along the line » (Pearson), « moves along the line » (Ellis) ne conviennent pas : le charpentier met (ἱστάντος34) ou tient (ἔχοντος, van Herwerden35) parfaitement droit le morceau de ficelle qui lui sert de règle. S’il s’agissait d’une règle telle que nous nous la représentons, on ne comprendrait plus ὀρθοῦται, « est mise droite », car la règle à laquelle nous pensons est par nature droite. Pearson cite opportunément Euripide, Héraclès, 945,

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Peut-être plutôt « attrapeur d’amour » si J. D. DENNISTON-D. PAGE, 1957, p. 178, à Agamemnon, 1194, ont raison de défendre pour le verbe θηρῶ le sens d’ « attraper », contesté par E. FRAENKEL, 1962, p. 547. Si Fraenkel a tort, on peut illustrer l’un avec l’autre le vers de Sophocle, tel que je le lis, et le vers de l’Agamemnon, tel que le lit Canter, ἥμαρτον, ἢ θηρῶ τι τοξότης τις ὥς; (τηρῶ mss., κυρῶ Ahrens). 30 Le mot grec pourrait très bien signifier « œil » ; Sophocle l’emploie au pluriel dans ce sens (A. C. PEARSON, 1917, III, p. 9 au fr. 747). 31 Ce fut un motif de satisfaction de constater que ce rendu d’un tour délicat, discuté plus bas, coïncidait avec celui de F. H. M. BLAYDES, 1894, p. 52, « adjusting eye to eye ». 32 Voir E. FRAENKEL, 1962, p. 474 à Eschyle, Agamemnon, 1045. 33 Le TGL, VIII, col. 644 A, qui rassemble des matériaux plus ou moins pertinents, assimile déjà les deux passages abusivement. 34 Comparer « mettre… l’oreille, les cheveux droits, les dresser » dans Électre, 27, et Œdipe à Colone, 1625. Démocrite (A 89a Diels-Kranz) cité par Plutarque évoque la lune placée dans l’alignement du soleil qui l’illumine, κατὰ στάθμην ἱσταμένη τοῦ φωτίζοντος. 35 H. van HERWERDEN, 1887, p. 77 propose aussi τιθέντος (avec pour complément « la règle ») ; ce mot évoque le proverbe Πρὸς στάθμην πέτρον τίθεσθαι, « appliquer la pierre à la règle », c’est-à-dire « faire les choses à l’envers » — ainsi TGL, VIII, col. 644A. C’est l’inverse dans la citation qu’on trouve chez Plutarque, Moralia, 75 F = Apostolios XIV, 88a CPG, II, p. 625 Leutsch = [Épicharme] fr. 61 Kassel-Austin, πρὸς στάθμῃ πέτρον τίθεσθαι, μή τι πρὸς πέτρῳ στάθμην, « (il faut) appliquer la pierre à la règle et non l’inverse ».

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φοίνικι κανόνι, « the ruddled string »36. La locution παρὰ στάθμην ἱστάντος paraît non faire intervenir un instrument différent mais simplement insister sur le fait que le charpentier recherche la parfaite rectilinéarité de sa « règle ». Une des difficultés du passage provient de ce qu’ici κανών est mis pour στάθμη37 et que παρὰ στάθμην signifie « parfaitement droit ». Prise littéralement, cette locution produirait une absurdité : « aligner sur la ficelle rectiligne la ficelle rectiligne qui sert de règle ». On accepte généralement au v. 3 la correction ᾗ θάλπεται, qui implique que l’éclair fusant de son regard échauffe Pélops lui-même. Mais, si Pélops s’échauffe, ne serait-ce pas plutôt parce qu’il reçoit le rayonnement d’Hippodamie, au regard de laquelle il ajuste le sien (v. 4, ἴσον μετρῶν ὀφθαλμόν) ? Je préfère penser que l’explication de Phrynichos mentionnée dans l’apparat se rapporte à notre passage et que Sophocle a utilisé un composé analogue à celui qu’on lit dans Trachiniennes, 368, ἐντεθέρμανται πόθῳ, « il (Héraclès) est intérieurement chaud de désir ». Comme le Laurentianus 32, 9 offre dans le passage des Trachiniennes la glose ἐκκέκαυται et que l’espiègle et taciturne I. Bekker, 1814, p. 40,20 a édité chez Phrynichos ἐκθάλπεσθαι sans préciser que le manuscrit a ἐνθάλπεσθαι, on pouvait être tenté de lire ἐκτεθέρμανται (W. Dindorf) dans le passage des Trachiniennes et ἐκθάλπεται dans celui de l’Œnomaüs, et telle est la position de W. Dindorf, 1860, p. 97-98 et de F. Ellendt, 1872, p. 225 AB. Cette position cesse-t-elle d’être tenable aujourd’hui qu’on sait que le manuscrit porte ἐνθάλπεσθαι chez Phrynichos ? Ma réponse est « non », pour une raison invoquée par Ellendt et que je trouve forte, à savoir la reprise expressive du préverbe38 (« quod inprimis amat Soph. ») et la belle symétrie qui en résulte, ἐκθάλπεται / ἐξοπτᾷ. Par ἴσον μετρῶν ὀφθαλμόν, sur quoi lexiques39 et commentaires observent la discrétion traditionnelle en cas de difficulté, j’entends « lançant un regard mesuré de façon à ce qu’il soit aligné (sur le mien) », avec ὀφθαλμόν accusatif de l’objet interne et ἴσον proleptique ; on peut aussi voir en ἴσον un adverbe annonçant ὥστε comparatif. Si on lit au v. 4 ὀφθαλμός avec J. A. Hartung, 1851, p. 122, ce mot devient le sujet du seul verbe ἐξοπτᾷ, tandis que μετρῶν est pris absolument40 : « son œil me fait, moi, toute rôtir en procédant à un 36 Voir U. von WILAMOWITZ, 1909, p. 419. Admettons que « plumbline » (H. Lloyd-Jones, 1996, « he scans with responsive vision as closely as the craftsman’s straight-driven plumbline clings to its level ») soit un rendu possible de κανών ; je formule deux objections contre un tel rendu ici : a) le fil à plomb tombe droit sans qu’on ait besoin de le mettre dans cette position (ὀρθοῦται) ; b) la comparaison avec le fil à plomb paraît moins appropriée à deux regards horizontaux. 37 Amussis, funiculus colore rubro tinctus vel atro quo fabri efficiunt lineam rectam (H. EBELING, 1880, p. 288b) ; voir TGL, VIII, col. 643-644 ; A. C. PEARSON, 1917, II, p. 11 au fr. 330 ; R. JANKO, 1994, p. 273-274 à Iliade, XV, 410. 38 Comparer Trachiniennes, 24-25, 1141-1142, 1186-1187 ; Ajax, 671-672, 1177-1178 ; Électre, 19-20, 567-569-572, 588-590 ; 620-621, 1131-1132, 1291-1292 ; Œdipe Roi, 37-38, 1084 ; Antigone, 297-298, 427-428 ; Œdipe à Colone, 269-270, 984-985. Et ma recherche n’a porté que sur ἐκ-/ἐξ- ! 39 F. ELLENDT, 1872, p. 440 B reste vague. Il envisage une corruption. 40 À moins qu’on ne veuille voir en ἴσον un accusatif de l’objet interne. L’expression μετρῶν ὀφθαλμόν n’est pas facile, mais la correction de Hartung n’élimine pas toute difficulté.

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ajustement comme est mise droite la règle, que le charpentier place en position parfaitement rectiligne » : on retrouverait alors dans le fragment l’emploi de ὀφθαλμός sujet « actif » dans le passage des Trachiniennes et l’on pourrait supposer un jeu de mots entre ce substantif et ἐξοπτᾷ associant à ὀφθαλμός l’idée de la chaleur contenue et produite par le regard amoureux41. La formation de ce substantif n’a peut-être pas moins intrigué les Grecs eux-mêmes que les linguistes modernes42. Si on compare le passage pertinent de l’éloge de Théoxène et le fragment de l’Œnomaüs, on constate, trait caractéristique il est vrai43, que le charme passe par le regard qui fuse du beau garçon (Théoxène, Pélops) comme un rayon acéré ou une flèche et arrive aux yeux du locuteur, là peut-être Pindare lui-même, à un âge supposé avancé, ici Hippodamie. Nous avons signalé44 que c’est une erreur de tirer de la forme δρακείς l’idée d’une passivité de celui dont les yeux reçoivent les rais acérés qu’émettent les yeux de Théoxène. Le récepteur est en fait, en tant que regardant, actif45 ; les flots bouillonnants de désir qui s’agitent en lui traduisent son active réaction à l’action de l’émetteur. Chez Sophocle, il y a réciprocité du regard suscitateur du désir : Pélops enflamme Hippodamie, qui l’a elle-même échauffé. Mais, si les regards du héros et de l’héroïne sont parfaitement parallèles l’un à l’autre et peut-être même ne forment qu’une seule ligne absolument droite, il n’en reste pas moins que Pélops a seulement chaud et qu’Hippodamie, elle, brûle : le rayon qu’envoie Pélops est un éclair et une flèche. Tandis que les rais étincelants qui partent de Théoxène agitent chez le récepteur les flots bouillonnants du désir et que ce bouillonnement appartient au locuteur dont il met en évidence la sensibilité à la beauté des jeunes garçons, Hippodamie présente le trait qui la blesse et la flamme qui la brûle comme déjà sis en Pélops. C’est peut-être une manière de dire qu’elle ne pouvait se soustraire au charme de Pélops et que, même si elle évoque, d’une manière implicite, le regard émis par elle en direction de Pélops, sa responsabilité est entièrement dégagée dans le « coup de foudre » qu’elle a subi. Au contraire, le locuteur du poème de Pindare revendique sa sensibilité au charme des garçons même s’il prétend en souffrir du fait qu’il ne « cueille » pas « les amours au moment opportun, en même temps que la jeunesse », Χρῆν μὲν κατὰ καιρὸν ἐρώτων δρέπεσθαι, θυμέ, σὺν ἁλικίᾳ (v. 1)46. Si Hippodamie a d’abord charmé Pélops, elle n’est pas plus responsable de ce charme que Théoxène 41 L’œil de la jeune femme qui vient de goûter à l’amour est brûlant, d’après Actéon dans les Archères d’Eschyle fr. 243 Radt. 42 Voir par ex. K. BRUGMANN, 1897, p. 32-36 et H. FRISK, 1970, p. 452-453. 43 « Saepius veteres poetae dicunt — id quod plerique non satis distinguunt — ex oculis formosae virginis vel iuvenis ipsius suavitatem vel venustatem elucere, qua amor excitetur » (W. BÜHLER, 1999, p. 173). 44 G. LIBERMAN, 2017, p. 144. 45 Il n’y a guère de meilleure illustration de ce fait qu’Eschyle, Suppliantes, 1003-1005, καὶ παρθένων χλιδαῖσιν εὐμόρφοις ἔπι | πᾶς τις παρελθὼν ὄμματος θελκτήριον | τόξευμ’ ἔπεμψεν ἱμέρου νικώμενος (voir H. FRIIS JOHANSEN-E. W. WHITTLE, 1980, III, p. 297). 46 La traduction « One must pluck loves in proper season, my heart, and at the proper age » (D. FEARN, 2017, p. 95) ne rend pas justice à l’imparfait : voir, sur les causes et les conséquences de ce rendu inexact, G. LIBERMAN, 2017, p. 142.

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ne l’est du charme qu’il exerce sur le locuteur du poème de Pindare. Il y a là une différence fondamentale avec notre conception : pour nous, le regard « allumant » engage une responsabilité de celui qui le pose ; dans la représentation grecque, le regard est le vecteur du charme exercé par la beauté. À qui parle Hippodamie, lorsqu’elle évoque, dans les termes d’une « glühende Leidenschaft » (F. G. Welcker, 1839, p. 354), l’effet sur elle du regard de Pélops ? Selon A. Sommerstein-T. H. Talboy, 2012, p. 102, c’est au chœur ou à sa mère ou encore à sa nourrice. D’après une idée plus subtile de Welcker, que reprennent plus ou moins A. C. Pearson, 1917, II, p. 123124 et W. M. Calder, 1974, p. 20747, elle s’adresserait à Myrtile pour l’amener à trahir Œnomaüs et sauver la vie à Pélops. Il s’agirait pour Hippodamie, si j’entends bien, de faire comprendre à Myrtile que, s’il a de l’affection pour la jeune femme en proie aux tourments de l’amour, il doit sauver la vie au beau Pélops48. L’hypothèse de Welcker surprendra peut-être moins si l’on envisage qu’Hippodamie prétend montrer qu’elle ne pouvait échapper à la subjugation amoureuse. L’Œnomaüs de Sophocle, tragédie très célèbre dans l’Antiquité et que nous savons avoir été rejouée, a dû être représentée avant 414 (le fr. 476 Radt est cité dans les Oiseaux). W. M. Calder, 1974 défend avec brio et énergie la date de (mars) 468, qui exclut que le jeune Sophocle ait pu connaître le poème de Pindare, si du moins l’on admet (cf. G. Liberman, 2017, p. 149) une datation tardive de l’éloge de Théoxène. Sans discuter la fascinante contextualisation de la pièce par Calder (468, premiers « Jeux » Olympiques après la destruction de Pise en 471 et aussi première victoire d’une « tétralogie » sophocléenne49), A. H. Sommerstein-T. H. Talboy, 2012, p. 93-95 et 100-101 préfèrent à sa datation un terminus post quem aux environs de 445. Ils s’appuient sur l’idée, déjà formulée par le commentateur d’Hérodote Heinrich Stein, que le fr. 473 Radt suppose la connaissance d’Hérodote, IV, 64,2. Là, Hérodote informe son public de l’usage des guerriers scythes consistant à transformer le scalp de l’ennemi en serviette. Sommerstein-Talboy exagèrent en disant que, si le public ne connaît pas le 47

« The bride justified parricide by her helplessness before overwhelming passion ». Calder insère naturellement notre fragment dans le premier « épisode ». 48 W. M. CALDER, 1974, p. 207 n. 27 ne manque pas de relever la caractérisation de Pélops par F. G. WELCKER, 1839, p. 355 : « le bel et raffiné Asiate qui la ravit ». Regard embrasant, couleur de peau sombre, d’après l’étymologie de l’anthroponyme selon P. KRETSCHMER, 1940, p. 236-237, avec citation de Pindare, Olympiques, I, 68 — mais « noir » risque de ne s’y rapporter qu’au fait que le duvet ombrage le menton ! Notons que les yeux d’Achille, si c’est de lui qu’il s’agit, envoient des (pointes de) lances, λόγχας (Amants d’Achille, fr. 157 Radt, cité ci-dessus) : l’arc est peut-être plus approprié aux origines de Pélops. 49 Il est étonnant de lire, dans un ouvrage destiné aux étudiants, que « Triptolemus is accepted as Sophocles’ first play, and the first which won him first prize in tragedy » (W. BLAKE TYRRELL, 2012, p. 24). Comparer U. von WILAMOWITZ, 1914, p. 156 n. 2, « que l’on répète toujours et encore que le Triptolème a été le premier drame de Sophocle, voilà qui est une honte ». Pour les faits, voir F. G. WELCKER, 1839, p. 310-311, et J. KIRCHNER, 1903, p. 263. J’ajoute que Sophocle a triomphé non avec un drame particulier mais avec une « tétralogie ». W. M. CALDER, 1974 considère qu’elle comprenait l’Œnomaüs et le Triptolème. Par « tétralogie », j’entends un ensemble non nécessairement cohérent du point de vue du contenu (rien de mieux sur la question que F. G. WELCKER, 1841, p. 1546-1581).

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passage d’Hérodote, il ne peut pas bien comprendre le vers de Sophocle et peut croire qu’il s’agit de se servir du crâne comme d’une serviette ! On pourrait arguer que Sophocle a remanié une version plus ancienne pour intégrer une donnée pertinente empruntée à Hérodote et supposée connue de son public : les vers 904-920 de l’Antigone, qui paraissent inspirés d’Hérodote III, 119, ne sont-ils pas considérés par plus d’un érudit comme une interpolation ou un remaniement ? Sommerstein-Talboy ne font aucun cas de l’argument selon lequel l’emploi par Sophocle, dans un trimètre iambique de cette pièce (fr. 471), du rarissime épicisme supposé ἵ50, est en faveur de la datation reculée : auraient-ils tort ? L’emploi du substantif non moins rare dont je défends la restitution dans les trimètres du fr. 474 et l’audacieuse image de « l’arc dans l’œil » seraient-ils eux aussi un signe de l’appartenance de la pièce au début de la carrière dramatique de Sophocle ? Bibliographie R. BEEKES, 2010 : ROBERT BEEKES, Etymological Dictionary of Greek, I, Leyde, 2010. I. BEKKER, 1814 : IMMANUEL BEKKER, Anecdota Graeca, I, Berlin, 1814. T. BENFEY, 1839-1842 : THEODOR BENFEY, Griechisches Wurzellexikon, Berlin, 1839-1842. W. BLAKE TYRRELL, 2012 : WILLIAM BLAKE TYRRELL, « Biography », in A. Markantonatos (éd.), Brill’s Companion to Sophocles, Leyde/Boston, 2012, p. 19-37. F. H. M. BLAYDES, 1871 : FREDERICK H. M. BLAYDES, The Trachiniae of Sophocles, Londres, 1871. F. H. M. BLAYDES, 1894 : F. H. M. BLAYDES, Adversaria in tragicorum Graecorum fragmenta, Halle, 1894. K. BRUGMANN, 1889 : KARL BRUGMANN, Grundriss der vergleichenden Grammatik der indogermanischen Sprachen, II 1, Strasbourg, 1889. K. BRUGMANN, 1897 : KARL BRUGMANN, « Beiträge zur Wortforschung im Gebiete der indogermanischen Sprachen », Berichte über die Verhandlungen der Königl.-Sächsischen Gesellschaft der Wissenschaften, Philologisch-Historische Klasse, 49, p. 17-38. K. BRUGMANN, 1906 : KARL BRUGMANN, Grundriss der vergleichenden Grammatik der indogermanischen Sprachen2, II 1, Strasbourg, 1906. W. BÜHLER, 1999 : WINFRIED BÜHLER, Zenobii Athoi proverbia, Volumen quintum (41-108), Göttingen, 1999. C. CALAME, 2016 : CLAUDE CALAME, « The Amorous Gaze : A Poetic and Pragmatic Koinê for Erotic Melos ? », in V. Cazzato & A. Lardinois (éd.), The Look of Lyric : Greek Song and the Visual, Leyde/Boston, 2016, p. 288-306. W. M. CALDER, 1974 : WILLIAM M. CALDER III, « Sophocles, Oinomaos and the East Pediment at Olympia », Philologus, 118, p. 203-214 (repris 50 Nominatif féminin du réfléchi indirect, sur lequel on verra J. WACKERNAGEL, 1916, p. 167168. Le grand linguiste de Bâle imagine que Sophocle a lu ἵ dans son texte de l’Iliade, XXIV, 608. Cette forme est un atticisme d’après A. DYROFF, 1892, p. 99.

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Vingt sur vingt : un argument méconnu en faveur du caractère métrique des inscriptions paléo-italiques de Crecchio (CH 1a) et de Penna S. Andrea (TE 5) Vincent Martzloff Sorbonne Université

La poésie italique archaïque, - une poésie dont la métrique était fondée sur un ensemble de schèmes élaborés antérieurement à l’introduction des mètres grecs dans les cultures indigènes d’Italie -, a reçu ces dernières années une attention soutenue de la part de chercheurs venus de différents horizons, en France et ailleurs. La communauté scientifique doit ainsi à Charles Guittard de précieuses contributions sur l’antique poésie religieuse de Rome1 et sur le vers dit saturnien.2 Son ample ouvrage consacré au carmen offre une matière propice à la réflexion sur les rythmes les plus anciennement attestés.3 La poétique italique avait été abordée dans l’ouvrage bien connu de Calvert Watkins, qui lui avait consacré plusieurs développements.4 Dernièrement, la métrique archaïque documentée dans le monde romain et dans les inscriptions sabelliques et falisques a fait l’objet d’une monographie novatrice due à Angelo Mercado.5 Les efforts de ce chercheur ont été poursuivis par Barbora Machajdíková et par nous-même dans une série d’articles portant sur des inscriptions poétiques de différentes époques.6

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Sur les chants des Saliens, voir C. GUITTARD, 2001. On trouvera des réflexions concernant l’un des termes-clés de ce corpus (Leucesiae) dans l’étude de R. LIPP, 2016, p. 432. 2 Ainsi, les Éloges des Scipions ont fait l’objet d’une traduction française bienvenue par C. GUITTARD, 2003. 3 Sur le carmen, voir C. GUITTARD, 2007. On consultera également avec profit l’article détaillé de C. GUITTARD, 1985. 4 Voir C. WATKINS, 1995, p. 61-63, 126-134, 214-225, 229-231. Le même auteur traite longuement les aspects poétiques de la prière à Mars transmise chez Caton : C. WATKINS 1995, p. 197-213. 5 A. MERCADO (2012). Sur cet important ouvrage, on consultera notre compte rendu, V. MARTZLOFF, 2014. 6 Pour la poésie pélignienne (inscriptions dites du casnar et de Herentas), voir B. MACHAJDIKOVA, 2016, ainsi que la publication commune de V. MARTZLOFF et B. MACHAJDÍKOVÁ, 2017. Ces travaux s’efforcent d’être attentifs aussi bien à la logique interne de la rythmique sabellique qu’aux aspects phraséologiques des textes.

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Notre conviction est qu’il existait dans la poésie archaïque d’Italie plusieurs types de systèmes métriques distincts, dont les principes et les fonctionnements internes étaient irréductibles les uns aux autres. Autrement dit, nous croyons qu’il serait non seulement vain, mais aussi foncièrement erroné, tant sur le plan factuel que d’un point de vue purement méthodologique, de s’atteler à la tâche de construire une théorie métrique unitaire qui expliquerait à la fois le fonctionnement du saturnien latin et celui de la poésie paléo-italique (sabellique, vénète, falisque, inscription latine du duenos). À nos yeux, toutes les tentatives proposées en ce sens se sont soldées (et sont probablement vouées à se solder) par un échec. Nous avouons notre perplexité vis-à-vis de l’hypothèse récente de Heiner Eichner, qui, au terme d’une savante étude, s’est efforcé de dégager une formule rythmique de type entièrement quantitatif (c’est-à-dire fondée sur une certaine distribution des syllabes longues et des syllabes brèves dans le vers), censée rendre compte à la fois du corpus des saturniens latins et d’un sous-ensemble des textes métriques sud-picéniens (en particulier l’inscription CH 2).7 Inversement, nous ne sommes pas sûr qu’il soit possible d’établir que les saturniens latins obéissaient à une rythmique purement accentuelle (c’est-àdire une rythmique où n’interviendrait, à aucun endroit du vers, le caractère pertinent de l’opposition entre syllabes longues et syllabes brèves). Il serait par exemple concevable que la poésie sud-picénienne soit non-quantitative et uniquement accentuelle (comme nous le verrons plus loin), tandis que celle du saturnien latin pourrait être au moins partiellement quantitative.8 À vrai dire, nous considérons que la métrique du saturnien latin n’a pas encore été élucidée avec succès, en dépit des nombreuses tentatives des philologues et des linguistes.9 Ajoutons que la fameuse inscription latine archaïque du duenos, que plusieurs savants s’accordent à tenir pour métrique (mais avec d’importantes divergences d’analyse selon les chercheurs), est probablement rédigée dans un mètre très différent du saturnien qu’emploieront beaucoup plus tard Livius Andronicus ou Naevius. Nous avons suggéré que les principes métriques de l’inscription du duenos étaient comparables, dans leur essence, à ceux des inscriptions sud-picéniennes (en particulier TE 5).10 La présente étude vise à déceler une organisation rythmique dans un document sud-picénien de Crecchio (CH 1).11 La datation exacte de l’inscription de Crecchio est difficile à établir : peut-être convient-il de la 7

Le fait même que H. Eichner se sente contraint d’opérer des corrections ou des retouches sur les textes transmis (et cela sans raison décisive) suffit à jeter des doutes sur la validité de son analyse. Voir en particulier H. EICHNER, 2012-2013, p. 252. 8 En ce sens, voir W. D. C. DE MELO, 2014. 9 Les références les plus récentes se trouvent chez H. EICHNER, 2012-2013, et chez V. MARTZLOFF et B. MACHAJDÍKOVÁ, 2017. On trouvera la bibliographie antérieure chez A. MERCADO, 2012, et chez V. MARTZLOFF, 2014. 10 Voir V. MARTZLOFF, 2015. On consultera aussi V. MARTZLOFF et B. MACHAJDÍKOVÁ, 2017. Cette inscription, qui appartient au patrimoine culturel et littéraire de la Rome archaïque, fait l’objet d’une notice dans l’ouvrage monumental d’A. GRANDAZZI, 2017, p. 182. 11 Sur cette inscription, voir A. MARINETTI, 1985, p. 224-232. Le texte porte le sigle Sp CH 1 (où « Sp » signifie Südpikenisch) dans le recueil de H. RIX, 2002, p. 69.

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situer vers 500 avant notre ère. Le texte est composé de deux séquences indépendantes, A et B. Les séparateurs de mots, qui sont constitués de trois points superposés, sont rendus conventionnellement par un point. A. deiktam. h[X(X)]lpas. pimoftorim. esmenadstaeoms. upeke[X(X) (X)X]orom. iorkes. iepeten. esmen. ekúsim. raeliom. rufrasim. poioúefa. iokipedu. pdufem. ok[X]ikam. enet. bie. B. múreis. maroúm. [X(X)]elíúm. uelaimes. staties. qora. kduíú

La stèle est brisée en deux parties, ce qui a entraîné la disparition de quelques lettres à certains endroits. Et l’un des bords de la stèle est endommagé. Le nombre de caractères perdus entre et doit être, par bonheur, relativement faible, car la chaîne de lettres de la séquence A, qui est disposée en boustrophédon, est interrompue au moment où elle débute une courbe. Anna Marinetti estime la perte à deux ou trois lettres, au maximum à quatre.12 Il est possible que l’un des caractères perdus soit non pas une lettre à proprement parler, mais un séparateur de mots, constitué de trois points superposés. Cette dernière supposition permet d’éviter l’hypothèse de l’existence d’un mot unique upeke[...]orom, qui serait anormalement long. La présence d’allitérations, aux initiales de certains groupes de mots, s’interprète comme un indice du caractère poétique, et donc peut-être rythmé, de l’inscription de Crecchio. Immédiatement visibles sont plusieurs paires allitérantes : iorkes et iepeten, raeliom et rufrasim, múreis et maroúm, qora et kduíú. Il faudrait également citer [u]elíúm et uelaimes, si, comme nous le pensons, il faut bien compléter le mot en [u]elíúm (et non en [ra]elíúm en comparant raeliom). Deux mots successifs commençant par des voyelles présentent des allitérations en « consonne zéro », comme le montre la stèle de Bellante (TE 2), où la paire alies esmen a exactement le même statut que viam videtas et tetis tokam. Donc, à Crecchio, esmen et ekúsim forment une paire allitérante. Pareillement, ok[r]ikam allitère avec enet. Toutefois quelques mots n’appartiennent à aucun groupe allitérant, comme bie, deiktam et h[X(X)]lpas. La plupart des chercheurs actuels acceptent (avec raison) l’idée que le proto-italique a connu une phase de son développement durant laquelle les mots toniques étaient systématiquement accentués sur leur syllabe initiale.13 À l’époque du vase du duenos (sixième siècle avant notre ère), les mots toniques latins étaient accentués sur leur première syllabe (ce qui explique les altérations vocaliques ultérieures en syllabe interne, comme dans perficere et accipere à côté de facere et de capere). Pareillement, les langues sabelliques possédaient (sauf cas particulier) un accent qui frappait la première syllabe du mot. C’est parce que la consonne initiale des mots était mise en valeur par l’accent qu’elle était volontiers mobilisée dans un système d’allitérations. Il existe une inscription sud-picénienne dont on peut affirmer avec vraisemblance que son rythme était fondé sur l’accent de mot, qui 12 13

Voir A. MARINETTI, 1985, p. 230. Sur l’accentuation du sabellique et du latin archaïque, voir K. NISHIMURA, 2014.

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fonctionnait comme temps fort. Il s’agit de la fameuse inscription de Bellante (TE 2) : postin. viam. videtas. tetis. tokam. alies. esmen. vepses. vepeten.

La structure de la phrase est assez bien comprise, mais la signification exacte de plusieurs mots reste débattue. On peut proposer la traduction suivante : « au-delà de / au bout de (postin) la route (viam) tu vois / vous voyez14 (videtas) le monument sépulcral (tokam) de Titus Allius (tetis... alies, génitif) enterré / apprêté-comme-un-mort15 (vepses, participe au génitif) en cette pierre tombale (esmen, démonstratif au locatif ; vepeten, substantif au locatif). » Le terme difficile vepses est probablement un participe parfait en *-us- (ses < *-us-eis, avec syncope et monophtongaison) possédant, semble-t-il, une valeur résultative. Le suffixe -us- est le même que celui qu’on rencontre dans le nominatif féminin singulier en -uîa du participe parfait du grec ancien.16 Dans une étude antérieure, nous avons suggéré que le radical sudpicénien vep- était apparenté au radical latin li(n)c- du mot technique pollinctor ou pollictor17 qui désigne un croque-mort, un entrepreneur des pompes funèbres.18 Cela justifierait la traduction conjecturale « apprêté comme un mort » proposée ici. Le sens exact et l’origine linguistique du mot vepses importent peu pour notre raisonnement. Il est probable que le choix du mot vepses a été favorisé parce qu’il offrait une allitération avec vepeten. Le point important réside dans le fait que les 9 mots de l’inscription de Bellante se répartissent en trois heptasyllabes de structure identique (2 syllabes + 2 syllabes + 3 syllabes) : póstin víam vídetas (sept syllabes), tétis tókam álies (sept syllabes), ésmen vépses vépeten (sept syllabes). Chaque membre de sept syllabes comportait trois temps forts, qui étaient placés sur la première, sur la troisième et sur la cinquième syllabe du membre en question. Cette régularité exceptionnelle suggère que les quantités vocaliques (et donc l’opposition entre syllabes longues et syllabes brèves) ne jouaient aucun rôle dans la poésie sabellique ancienne. On observera que l’épigraphie de l’Italie archaïque fournit un autre exemple de texte poétique constitué de trois heptasyllabes. Il s’agit de l’inscription vénète de Lozzo Atestino (sur un canthare de bronze privé de son pied), datée du sixième siècle avant notre ère : 14 La parenté entre videtas et le verbe latin uideo est certaine, mais l’analyse exacte de la terminaison a donné lieu à un débat entre linguistes. 15 Les traits d’union indiquent que l’expression française ainsi délimitée correspond à un unique mot sud-picénien. 16 Ainsi, -uîa remonte à *-us-ya. Voir A. L. SIHLER, 1995, p. 618-619. Le grec mycénien a livré la forme araruja. 17 À côté de pollinctor, on trouve aussi pollictor (sans infixe nasal) dans les Satires Ménippées de Varron. Voir J.-P. CEBE, 1983, p. 1040, 1054. 18 La racine serait *wleikw-. Le groupe wl- initial se simplifie en l- et ce l- devient ensuite vdans la langue d’une partie des documents sud-picéniens. La labiovélaire /kw/ devient /p/ en sabellique, tandis qu’elle est reflétée par /k/ devant /t/ en latin. L’adjectif limpidus possède à la fois l’infixe nasal (comme le pollinxerat de Plaute) et le traitement sabellique de la labiovélaire. Voir les discussions de vepses dans V. MARTZLOFF, 2007 ; V. MERCADO, 2012, p. 293-294 ; K. NISHIMURA, 2016, p. 206.

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1. alkomno metlon śikos (7 syllabes) 2. enogenes vilkenis (7 syllabes) 3. horvionte donasan (7 syllabes).

Le découpage en heptasyllabes a été proposé par A. L. Prosdocimi, 1972, p. 109. L’analyse de ce savant est malheureusement passée inaperçue, et nous proposons de la réhabiliter ici, en la prolongeant par des observations supplémentaires. La segmentation de la scriptio continua du document de Lozzo Atestino est certes plausible, mais, en raison de plusieurs incertitudes d’ordre linguistique, il ne paraît pas possible de donner une traduction assurée du texte vénète. Toutefois, malgré les limitations de nos connaissances, nous pouvons déceler des indices de la poéticité de ce texte. D’abord, le squelette consonantique de alkomno [lk... mn] est repris dans le premier heptasyllabe [m... l... n... k] (metlon śikos), et on retrouve [lk... n] dans vilkenis. Ensuite, le texte (qui compte 21 syllabes) ne contient aucune voyelle de timbre [u]. On peut faire le même constat pour le poème de Bellante. Cette absence n’est probablement pas fortuite, puisque l’inscription latine du duenos, que plusieurs chercheurs s’accordent à tenir pour rythmée, et qui compte selon nous19 cinquante-et-une syllabes au total, ne contient aucun exemple de voyelle de timbre [u] (dans les dissyllabes duenos et duenoi, la lettre u note une consonne [w], non une voyelle). La restriction délibérée de l’inventaire des timbres vocaliques, qui conduit à une forme d’homogénéité phonique, est à interpréter comme un clair indice d’élaboration poétique. En outre, les voyelles de timbre [a] sont rares et sont rejetées aux extrémités du texte (alkomno, donasan). Enfin, un aspect remarquable de la composition vénète réside dans le fait que les timbres vocaliques du premier heptasyllabe sont repris dans le même ordre à l’intérieur du dernier heptasyllabe. Cette structure en miroir peut être illustrée comme suit : [a-(o-o)-e-o-i-o] vs [o-i-o-e-o-(a-a)].

Toutefois, une différence importante existe entre les tercets d’heptasyllabes sud-picéniens et vénètes : à Bellante, le nombre d’accents par membre est fixe (trois), et leur distribution suit un même schéma, tandis qu’à Lozzo Atestino la structure interne des heptasyllabes est moins régulière (3+2+2, puis 4+3 dans les deux derniers). En ce qui concerne la première inscription de Crecchio (CH 1a), nous allons montrer qu’elle est organisée selon les mêmes principes de rythmique accentuelle que l’inscription sud-picénienne de Bellante. Cela présuppose de déterminer le nombre précis de syllabes par mot. Les mots deiktam, iorkes, pdufem et enet sont des dissyllabes toniques. Le mot bie doit compter deux syllabes, avec un [i] tonique, comme viam à Bellante. Le terme iepeten et le mot qu’il faut compléter en ok[r]ikam sont des trisyllabes. Le verbe 19

Voir V. MARTZLOFF, 2015, et aussi V. MARTZLOFF et B. MACHAJDÍKOVÁ, 2017, p. 160. Nous isolons à la deuxième ligne un mot iai dissyllabique (issu de *iyāy), que nous comparons au premier élément de l’adverbe ombrien iepi (issu de *iyāy-kwid).

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adstaeoms doit comporter quatre syllabes, avec un double hiatus. Le mot fragmentaire h[X(X)]lpas a certainement perdu, dans la brève lacune, un et un seul sommet de syllabe, et s’interprète donc comme un dissyllabe tonique. Le segment pimoftorim représente l’assemblage graphique d’un relatif pim atone (ou faiblement accentué) et d’un trisyllabe tonique, oftorim.20 La structure de pim oftorim est donc [oóoo]. La ressemblance entre raeliom et Raielia (CIL XII 218, Mouans-Sartoux, IIIe siècle de notre ère) pourrait être fortuite.21 Rien n’oblige à admettre un hiatus entre et dans raeliom. Le de raeliom peut noter ou bien une consonne yod [y], ou bien un sommet de syllabe [i]. Le mot raeliom possède donc soit deux, soit trois syllabes. Le texte fournit deux occurrences du démonstratif esmen. Celle qui précède ekúsim est encadrée par des interponctions et doit donc être un dissyllabe tonique. Cela est confirmé par l’attestation de esmen dans le texte de Bellante. En conséquence, l’autre occurrence de esmen (devant adstaeoms) devait être tonique également, même si elle n’est pas séparée de adstaeoms par une interponction. Nous admettons, avec Adriano La Regina, qu’une interponction a été omise par le graveur.22 Puisqu’il manque deux ou trois lettres (au maximum quatre), la lacune qui va de à doit correspondre au moins à un sommet de syllabe, et au maximum à deux sommets de syllabe. Il est raisonnable de postuler l’existence d’une frontière de mots dans la séquence qui s’étendait de à . L’hypothèse la plus simple est qu’il existait un séparateur de mots dans la lacune. La séquence graphique ekúsim représente deux mots, ekú « moi » et -sim, indicatif présent, première personne du singulier, du verbe être : « moi, je suis ». Le timbre vocalique noté devant /m/ dans -sim est comparable au vocalisme noté de meitims et meitimúm.23 Pour des raisons que nous allons évoquer plus loin, nous admettons que l’enclitique sim ne modifie pas la position initiale de l’accent de ekú. Pareillement, que rufrasim soit un adjectif muni du suffixe *-āsiyo-m, ou que rufrasim contienne la même forme enclitique du verbe être que ekú-sim, ce mot devait être accentué sur l’initiale.24 L’étude des allitérations initiales fournit des indications sur la structure accentuelle de la séquence iokipedu. Puisque l’initiale du segment écrit allitère avec pdufem, il est raisonnable de supposer que la voyelle notée de était tonique. L’hypothèse la plus simple est d’admettre que ioki et pedu sont deux mots distincts. L’absence de séparateurs de mots entre ioki et pedu ne doit pas surprendre outre mesure, 20 Une hypothèse concernant oftorim a été proposée dans V. MARTZLOFF, 2012. La tentative de M. H. CRAWFORD 2011, p. 1262, pour isoler un substantif moftorim prétendument comparable à múfqlúm (TE 5) paraît incertaine, du moins en l’état actuel de nos connaissances. Le serait-il conciliable avec le en syllabe initiale ? 21 Voir A. CHASTAGNOL, 1992, p. 117. 22 Voir A. LA REGINA, 2010, p. 267. 23 Voir l’analyse convaincante de -sim proposée par H. EICHNER, 1993, p. 62. 24 Donc ekú-sim vaut [óo-o] et rufra(-)sim vaut [óo(-)o].

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car elle est comparable à l’absence de séparateurs entre esmen et adstaeoms.25 Pareillement, la séquence graphique (ou ) correspondait certainement à deux mots soudés dans la graphie, le premier s’interprétant comme un subordonnant (atone ou faiblement accentué). On peut placer la frontière de mots ou bien après le (poi + oúefa), mais nous n’avons aucun argument concret en ce sens, ou bien avant le (po + ioúefa). Cette dernière hypothèse est préférable pour deux raisons. D’une part, l’accent du groupe écrit poioúefa serait situé sur la syllabe écrite du mot tonique ioúefa, de sorte que le segment écrit forme une allitération avec le segment écrit de l’unité suivante ioki. L’élément po serait alors un subordonnant proclitique. D’autre part, ce subordonnant po que nous avons dégagé possède précisément une seconde attestation au sein du corpus sud-picénien, dans povaisis (TE 5). Il a été suggéré que le de povaisis était un glide dégagé par la voyelle notée .26 Dans ce cas, le aide aisis était accentué, tout comme le ai- de l’unité pid-aitúpas consécutive. Ces deux ai- toniques forment des allitérations en consonne zéro.27 Il existe donc un parallélisme structurel remarquable (à la fois sur le plan de l’analyse grammaticale et du point de vue de la distribution des allitérations) entre les séquences pov-AIsis pid-AItúpas (TE 5) et po-IOúefa IOki (CH 1a). Au terme de notre investigation, nous aboutissons à un constat simple, qui n’avait toutefois pas été établi jusqu’à ce jour : l’inscription CH 1a de Crecchio compte exactement vingt mots accentués. En effet, nous admettons que les deux occurrences du démonstratif esmen représentent des entités toniques et que pedu représente lui aussi un mot tonique qu’il faut séparer de ioki. Cette observation (à notre connaissance inédite) a toute son importance, car il existe une autre inscription sud-picénienne qui possède également vingt mots accentués, TE 5. Nous regroupons les vingt unités de CH 1a en cinq membres rythmiques : deiktam h[X(X)]lpas // pim-oftorim esmen = [óo óo // o-óoo óo] adstaeoms upeke[...] [...]orom iorkes = [óooo óoo(o)? ó(o)o? óo] iepeten esmen // ekú-sim raeliom = [óoo óo // óo-o óo] rufra(-)sim po-ioúefa // ioki pedu = [óo(-)o o-óoo // óo óo] pdufem ok[r]ikam // enet bie 25 L’étude morphologique de pedu est sans importance ici. La terminaison -u de pedu est étudiée dans V. MARTZLOFF, 2011, p. 196. 26 V. MARTZLOFF, 2009, p. 361-364. Voir aussi la discussion d’A. MERCADO, 2012, p. 306309. 27 La présence d’un glide -v- n’est pas incompatible avec cette analyse. La syllabation lors de la profération poétique pouvait différer de la syllabation naturelle. Ainsi, à Bellante, on devait lire to.kam.a.li, non to.ka.ma.li, et li.es.es.men, non li.e.ses.men, afin de faire ressortir l’allitération en consonne zéro existant entre alies et esmen.

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= [óo óoo // óo óo].

Nous avons indiqué la position des césures (hormis dans le second membre, dont le texte est mal établi). Nous avons supposé que raeliom était un dissyllabe, ce qui est formellement possible, et cela représente d’ailleurs l’hypothèse la plus simple. Pareillement, nous supposons que trebegies et fitiasom (TE 5) sont des trisyllabes, où le postconsonantique note une consonne yod. Le paléo-sabellique a probablement connu une règle de réduction [iy] > [y]. En revanche, la scansion du nom alies comme trisyllabe est possible si on admet qu’il contient un double suffixe : *[iy-iy] > *[īy] > [iy]. Dans la perspective que nous adoptons, il est possible de constater que les cinq membres se terminent par un dissyllabe tonique : esmen, iorkes, raeliom, pedu, bie. Finalement, les cinq tétrapodies de Crecchio s’achèvent sur une brique accentuelle [óo]. L’inscription TE 5 de Penna S. Andrea contient elle aussi très précisément vingt groupes accentués. Rappelons que posmúi comportait trois syllabes (et non deux), avec un hiatus entre les deux dernières voyelles. L’existence d’un hiatus est confirmée par le contraste graphique remarquable entre l’orthographe posmúi avec final (mot attesté deux fois avec cette graphie) et les formes titúí, meítistrúí (mot de lecture en partie incertaine), brímeqlúí, qdufeniúí, qui présentent un final.28 Le final de posmúi est le reflet d’une particule ajoutée au pronom relatif. La séquence pid-aitúpas (qui contient un relatif) était accentuée sur la deuxième syllabe. La séquence povaisis comporte un subordonnant po et donc l’accent de ce groupe graphique était placé sur la deuxième syllabe. Cela resterait vrai, même si l’on refusait l’analyse du v comme une consonne de transition insérée secondairement. L’analyse accentuelle de povaisis paraît donc sûre, même si l’analyse morphologique reste naturellement un sujet de débat. Le substantif praistakla était accentué sur sa syllabe intérieure, car le suffixe lourd -kla doit avoir provoqué un déplacement de l’accent sur la syllabe immédiatement précédente, exactement comme en ombrien dans kumnahkle et mantrahklu, avec scriptio plena interne . Donc praistakla devait représenter [oóo]. Selon nous, l’adjonction de l’enclitique -sa n’a pas modifié l’accentuation propre de praistakla, en faisant avancer l’accent sur sa troisième syllabe. Le cas du mot ombrien seipodruhpei (accentué sur ) est différent, car il forme un synthème, par nature « figé ». Dans ekú-sim comme dans praistakla-sa, l’action spécifique de l’enclitique (si elle a existé) a pu être contrecarrée dans la langue par l’influence des formes correspondantes non suivies de l’enclitique. Donc praistakla-sa représentait probablement [oóoo], et non *[ooóo]. Nous répartissons les vingt unités accentuées de TE 5 en cinq membres de quatre unités. Chaque membre possède une césure après la cinquième syllabe. Les membres 2 et 5 sont plus longs que les autres et possèdent le même nombre de syllabes (12), et chaque syllabe accentuée y est suivie de 28

On se reportera à V. MARTZLOFF et B. MACHAJDÍKOVÁ, 2017, p. 153.

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deux syllabes atones exactement : [óoo + óo//o + óoo + óoo]. Nous aboutissons au schéma suivant : śidom safinús // estuf eśelsít = [óo óoo // óo óoo] tíom pov-aisis // pid-aitúpas fitiasom = [óo o-óo // o-óoo óoo] múfqlúm meítistrúí // nemúneí praistaít = [óo óoo // óoo óoo] panivú meitims // safinas tútas = [óoo óo // óoo óo] trebegies titúí // praistakla-sa posmúi = [óoo óo // oóo-o óoo].

Au terme de notre brève enquête, nous pouvons tirer plusieurs conclusions concernant la métrique sabellique (en revanche, ces conclusions ne s’appliquent pas au saturnien latin). Le point essentiel est que les inscriptions sud-picéniennes de Crecchio (CH 1a) et de Penna S. Andrea (TE 5) possèdent le même nombre de mots accentués : vingt chacune. Dans chaque texte, les vingt mots se répartissent en cinq membres présentant quatre temps forts. Une telle répartition fait apparaître différents types de régularités. Cette constatation apporte une preuve supplémentaire à la thèse selon laquelle il existait un lien entre les temps forts du mètre et les accents des mots (qui étaient des accents d’intensité). La distribution des quantités vocaliques (longues, brèves) ne jouait probablement aucun rôle dans la métrique sabellique archaïque.

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Étude préliminaire sur le furor hittite et sa structuration physique Raphaël Nicolle Docteur de l’Université Paris X Paris-Nanterre

« … je le devrais à l’enseignement, qui fut pour moi l’amitié. » Mon enseignement. Jules Michelet

Le nom latin de furor, « fureur », « inspiration », « transport », sert dans le domaine du comparatisme indo-européen à caractériser divers états psychiques intenses, comme l’inspiration poétique, l’agressivité martiale et l’excitation sexuelle1. Les modernes réduisent trop souvent ce phénomène à la simple rage meurtrière (μένος/Wut/ferg/furor) inspirée par les dieux. Or, c’est par un Wodan id est furor qu’Adam de Brême, décrivant les dieux de la triade d’Upsal2, caractérise Wotan, le dieu germanique de l’inspiration guerrière, poétique et sexuelle. Furor traduit ici l’oðr/wut/wods3 dont le dieu germanique est l’aspect divinisé. Il est à la fois maître de la poésie, de la divination, des runes, du déchainement martial et du désir. Ces noms germaniques sont parents du latin vates, le prêtre inspiré, de l’irlandais fáith, « le voyant » et du hittite wetna, désignant « le loup » et par utilisation symbolique, « le condamné à l’exil » suite à un comportement démesuré4. Aucun terme dans la documentation hittite ne recouvre totalement les sens que la fureur peut prendre dans le monde-indo-européen, cependant des sentiments violents, des emportements incontrôlés existent et peuvent être qualifiés de « furieux », en particulier les expressions autour du cœur. Il ne s’agira pas ici de faire un laborieux catalogue des avis scientifiques sur la question (pour cela, je renvoie à l’admirable étude de S. Vanséveren5, au Hittite etymological dictionary (HED) de J. Puhvel et au Hittite inherited lexicon (HIL) d’A. Kloekhorst6), mais de replacer ce nom dans le contexte des sentiments et de la place des ces expressions dans la pensée du corps et 1

Au premier chef, G. DUMEZIL, 1942, p. 11-33. Adam de Brême, IV, 26-27. 3 J. DE VRIES, 1931, p. 31 ; R. SIMEK, 1996, p. 260. 4 I. KLOCK-FONTANILLE, 2010, p. 136. Plus généralement voir F. BADER, 1989. 5 S. VANSEVEREN, 2014. 6 A. KLOEKHORST, 2008. 2

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de l’âme chez les Hittites. Nous nous pencherons en particulier sur le cœur qui paraît être le lieu de l’expression du furor hittite en regard avec le visage. Les Hittites divisent l’être humain7 en trois constituants : la forme du corps, tuekka-/NÍ.TE, l’esprit istanza-/ZI, et l’intérieur du corps, karat(auquel on peut ajouter « la tête », ḫarsannas-, qui contient l’esprit (KUB XXXIII 5 III 5-7) et dans laquelle se logerait l’âme (KUB LV 54 (CTH 470), ro I 13’ ; Vo III 7’). Nous nous intéresserons particulièrement au dernier de ces constituants, karat-, « les viscères, entrailles ; pensée, secret, essence, élément essentiel » avec un sens proche de l’anglais « guts ». Ce terme est habituellement associé au nom du « cœur », ker-/kard(i)-8. Une importante littérature9 est dédiée à ce nom, ainsi qu’à son parent, kardimmiyatt-, « la fureur » en tant que colère raisonnée, justifiée et rationnelle10. Un point central de notre étude est la relation qui existe entre le cœur et les multiples mouvements de l’âme et du psychisme. En effet, il apparaît dans les expressions abstraites relatives au désir, à la colère, et à l’intelligence. Nous les classerons dans une tripartition artificielle afin de mieux cerner leurs cadres. 1/ Le désir et l’implication émotionnelle : ḫumantet kardit, « de tout cœur, sincèrement » (KUB XXX 10, Vs. 24’) ; kardiyas iya-, « faire (ce qui est) du cœur, accomplir, satisfaire le souhait, le désir de quelqu’un » (KBo III 7, 25-26) ; kardiassas, « l’aimé(e) le/la favori (te) » (BoTU XII III Rs. 15-17) ; ŠÀ-ir DIB-an, « l’affront » ; sallakardatar désignerait un ego boursoufflé, « l’arrogance »11. 2/ La violence : kardimmiyatt-, dont l’étymologie reste difficile pourrait être un composé *karti+miya, rassemblant le nom ker/kard(i) avec le verbe mai-/miya, « croître, grandir »12. La fureur serait, selon cette explication, une expansion d’un sentiment cardiaque, voire une croissance du cœur. Cette fureur apparaît clairement dans la mythologie. Elle fait partie intégrante des mythes de disparition des dieux dans lesquels les divinités fuient le panthéon après une faute. Les dieux éprouvent durant leur fuite une série de divers sentiments négatifs, dont « la fureur », kardimmiyatt-. Durant cet état, la divinité en colère se sépare des Hommes et des autres dieux. Ils restent passifs devant les destructions que leur inaction à gérer leur fonction engendre. En cela on peut comparer la colère des dieux hittites à la colère

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Sur la constitution de l’Homme chez les Hittites, voir H. A. HOFFNER, 1996 ; P. DARDANO, 2002. 8 H.I.L, s.v., karat- ; ker/kard(i) ; J. TISCHLER, S. VANSEVEREN, 2016, s.v. karat-. Les deux sonts transcrits en sumérogramme par ŠÀ, sans doute du fait de la proximité sémantique et de l’homophonie. 9 Pour les dictionnaires, voir les entrées à ces noms dans HED ; H.I.L. ; J. TISCHLER, S. VANSEVEREN, 2016. Pour des études, voir A. KAMMENHUBER, 1964 ; A. KAMMENHUBER, 1965 ; C. XU, 1995 ; S. DARDANO, 2002, p. 371-374 ; S. VANSEVEREN, 2014. 10 S. VANSEVEREN, 2014, p. 1010. 11 H. A. HOFFNER, 1996, p. 251. 12 D. WEEKS, 1985, p. 198-199 ; S. VANSEVEREN, 2014, p. 997-998. La composition de l’ensemble n’est pas sans évoquer le latin credere construit à partir du nom latin « cœur », cor, parent de ker/kard (i) auquel est adjoint un verbe « placer », *dheh1- : M. DE VAAN, 2008, s.v. crēdō.

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froide d’Achille13, χόλος dont le rapprochement avec χολή, « la bile », est évident. La colère froide dans ces deux exemples est le fruit d’un mouvement intérieur et s’exprime par un retrait de la société. Le rapport de la fureur à la violence pourrait être éclairci par l’étymologie latine de furor. La question est complexe et reste toujours ouverte du fait de résultats imparfaits. Selon J. Puhvel14, furor serait à rapprocher du hittite kurur-, « l’ennemi ». Ces deux noms seraient fondés sur *ĝhwr-, une racine décrivant la sauvagerie et la violence. Sémantiquement le sens se comprend comme un état brutal, guerrier. Cette « fureur » comme état psychique est rendue en hittite par le nom kardimiyatt- qui ne leur est absolument pas parent. Cependant la description que prend ce sentiment est proche de celle que l’on trouve dans la Razzia des vaches de Cooley, pour décrire la ferg de Cúchulainn, l’état de fureur guerrière du héros. Là où les membres du héros irlandais se retournent sous l’effet de la fureur, les dieux hittites, eux changent de sens leurs vêtements15. Là où les organes du héros, dont le cœur remontent jusqu’au fond de la gorge, la fureur hittite pourrait être un cas de croissance cardiaque comme l’indiquerait son étymologie. La fureur s’exprime ensuite dans le massacre. Toute l’épopée irlandaise tourne autour des ennemis tués par Cúchulainn. Dans la mythologie hittite, le comportement furieux des dieux engendre des massacres. Les dieux se jettent sur les Hommes ou les animaux pour les abattre. Cette attaque soudaine est le sens même du vieil irlandais ferg, provenant comme le latin urgeo « presser », « hâter », « attaquer subitement », de la racine P.I.E. *werg « faire », « agir ». Cette fureur guerrière serait par ailleurs présente en Gaule dans la déesse Vercana16. Ce sens pourrait peut-être valider une étymologie de furor proposée par Walde-Hofman (I 571, s.v. furō), que l’auteur rapproche du grec θύω, « bondir », « s’élancer avec fureur », provenant peut-être de θύω « fumer », « faire fumer », « souffler ». Ne parlons-nous pas d’« inspiration » lorsque nous sommes touchés par nos sentiments les plus forts ? Cependant la racine *werg est habituellement tenue en-dehors du modèle de la fureur intellectuelle par les chercheurs puisque faisant partie du troisième membre de la triade pensée-parole-action / *men-*wekw-*werg17. On ne peut donc pas tenir cette racine comme constitutive d’un modèle global du furor. 3/ L’intellect : kardi sai- ou karda sai -, « presser dans le cœur, prendre quelque chose à cœur, graver dans le cœur » (KUB I 16 33 et 57-58 ; KUB III 34 ro I 22-23), expression comparable à l’anglais « imprint on the heart »18, ŠÀ-ta tarna-, « prendre dans le cœur, prendre à cœur »(KUB V 9, IV, 24), ŠÀ-it sakk -, « savoir par cœur », -za kardi=si peran mema, « parler devant son cœur, réfléchir » (KBo XXII II Ro. 13-14). Cette dernière expression soulève de nombreux problèmes d’ordre conceptuel. En effet, on 13

I. KLOCK-FONTANILLE, 1995, p. 55-66. HED, s.v. kurur ; J. PUHVEL, 1998. 15 I. KLOCK-FONTANILLE, 1995, p. 59. 16 N. BECK, 2009, note 1572. Voir également l’entrée X. DELAMARRE, 2003, s.v. uergobretos. 17 F. BADER, 1999, p. 369-371 ; J. HAUDRY, 2009. 18 C. XU, 1995, p. 37. 14

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ne connaît par en hittite de verbe signifiant simplement « penser », le plus proche étant kappuwai -, « compter », « se soucier », « remarquer », « penser à quelque chose ». Cette expression associe également le nom du cœur ou verbe « parler », mema- à l’étymologie difficile19, mais possiblement construit20, sur le parfait de la racine bien connue men-21 relative à l’intelligence22, qui signifierait à l’origine « voir », « briller » selon F. Bader23. Parler serait alors une façon d’ordonner pour la communication quelque chose de pensé. Cette pensée se fonderait sur la vision ou une vision, comme en français ou « voir » peut remplacer « comprendre ». Il est possible de justifier notre interprétation par son utilisation dans les langues anatoliennes24 avec le louvite mana -, « voir » et la forme redoublée mammanna- « regarder », le hittite meni/a-, « le visage » et l’adverbe menaḫḫanda, « en face »25 synecdoque mena-ḫant, « visage-front », dont la forme est comparable au tokharien A akmal « yeux-nez »pour « visage»26. Cette expression est sans doute symbolisée dans la forme des hiéroglyphes louvites DEUS. Cet idéogramme désignant les divinités est formé de deux yeux et d’un nez. Le rapprochement de cette racine *men avec la religion et l’inspiration est clairement établi dans l’étymologie de Minerve27, la déesse du savoir technique à Rome. Par ailleurs ḫant-, « le front », paraît être le siège de la réflexion. On le voit intégrer dans des expressions comme ḫanza(n) ḫark-, « garder en tête », « surveiller », ou ḫanti tiya, « affronter »28. Le sens de « parler » que nous donnons à mema- cache en partie un caractère sacré voire surnaturel. Tout d’abord un possible redoublement du « m » pourrait avoir une valeur emphatique, comme le grec διδαςκω. De plus la forme hypothétique *memnā-29 pourrait avoir un développement interne comparable à Ἀγαμέμνων, nom construit sur *men, faisant donc du grand roi achéen un souverain « Aux-Grandes-Pensées »30. D’ailleurs l’utilisation du verbe mema- paraît spécifique. Dans nos sources, il s’avère plus utilisé que le verbe archaïque te -/tar- et paraît avoir une utilisation religieuse. En effet, il apparaît dans les rituels pour introduire les invocations, les formules magiques. Nous retiendrons ici une utilisation particulière dans la dénomination, point caractéristique de la poétique indo-européenne et de l’idéologie de la triade pensée-parole-action. Memiyan-, « le nom », « le 19

E. H. STURTEVANT, 1930, p. 32 H.I.L., s.v. mema- ; HED, s.v. mema-. J. TISCHLER, 1990, p. 189-190 ; H. RIX, 2001, p. 431. 21 A. MEILLET, 1897. 22 J. HAUDRY, 2009, p. 178 et s. Le verbe « penser » rend difficilement la complexité de la racine *men- que l’on peut voir sourdre dans le grec où elle rassemble de multiples termes allant de la « folie furieuse », μανία à « l’ardeur », μέμος. Plus simplement cette racine indique de façon plus générale ce qui à trait à l’intellect, qu’il soit maîtrisé ou non. 23 F. BADER, 2005, p. 422. 24 F. STARKE, 1980 ; O.CARRUBA, 1986 ; E. RIEKEN, 1999, p. 56. 25 J. HAUDRY, 2009, p. 152. 26 HED, s.v. mema27 G. DUMEZIL, 1974, p. 310. 28 P. DARDANO, 2002, p. 354-356. 29 J. TISCHLER, 1990, p. 189-190 ; HED, s.v. mema30 F. BADER, 1999. 20

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discours », « le message », « le sujet », « le fait », parent de mema-, est le centre d’un document très riche en enseignement, les maltessar, « récitations », bilingues hittites-hatties KUB XXVII 75, KUB VIII 41, KUB XXXI 143a+VBoT 12431. Leur construction est stéréotypée : 1/ Une invocation du dieu par son nom « dans l’Humanité », c’est-à-dire par son nom. 2/ Une invocation du dieu par son nom « pour les dieux », mais par un ensemble de dénominations périphrastiques de nature analogue au kenning germanique. 3/ Vœu de prospérité pour la famille royale et le pays. Le tout est « dit », memai, par un prêtre ou un chanteur. Ce que nous retiendrons ici est la dénomination d’une divinité par la forme périphrastique, typique de la fureur poétique chez les peuples de langue indo-européenne, et ce, par un desservant du culte, un intellectuel, donc un homme qualifié comme maître du langage. Pour revenir sur la question de la vision et de la parole inspirée, la mythologie développe largement cette question. Le personnage d’Ullikummi, un serpent gigantesque en pierre, a la particularité d’être sourd et aveugle. Ces derniers caractères le rendent totalement imperméable à la raison comme aux tentatives de séduction. Les dieux se trouvent dans l’impossibilité de communiquer avec lui. Idiot et insensible, le monstre fait seulement ce pourquoi il existe : détruire. Ailleurs, le rapport qui existe entre la vue et le cœur est clairement présenté dans le Mythe d’Illuyanka32, durant lequel le dieu de l’Orage, Tarḫunna, est réduit à l’impuissance par le serpent en se faisant arracher à la fois les yeux (sakuwa-) et le cœur, mutilations associant le visage, meni/a-, et le cœur, ker/kardi-. Tarḫunna dans l’incapacité à poursuivre le combat, couche avec la fille d’un pauvre homme et engendre un fils à qui il fait épouser la fille de son ennemi afin de réclamer en dot les organes arrachés. Une fois en possession de ses organes, le dieu retourne tout de suite au combat et tue le serpent ainsi que son fils. Dans cette petite scène du mythe se rapproche le dieu de l’Orage et les organes permettant la subtilité et l’inspiration des sentiments33. Les yeux et le cœur de Tarḫunna forment un ensemble, celui du psychisme, que l’on trouve dans l’expression ŠÀ-ta aus-, « voir dans le cœur », « décrypter », « comprendre » (KUB XVIII 28 II 56)34. 31

E. LAROCHE, 1947 ; F. BADER, 1989, p. 245. R. NICOLLE, 2018, p. 240- 248. 33 Je n’aborderai pas particulièrement, du fait de la taille de cet article, la compréhension de l’aveuglement chez les Hittites qui a avant tout un caractère d’infamie mais est aussi un moyen de réduire à l’impuissance un ennemi. De la même manière, je ne ferai qu’évoquer sa valeur comme mutilation qualifiante des dieux voyants et inspirés que l’on peut trouver dans le monde indo-européen. Voir R. NICOLLE, 2018, p. 246. 34 Ce passage du mythe pourrait peut-être évoquer une certaine maîtrise par le dieu de l’Orage des sentiments inspirés. Le théonyme de Tarḫunna se fonde sur la racine de la traversée jusqu’à son terme * terh2-, et se comprend comme soit un nom d’entité Foudre (R. NICOLLE, 2018, p. 43), soit comme un nom construit sur un adjectif *tarḫu décrivant la supériorité physique et morale durant une épreuve. On trouve ainsi le tarḫuilatar, « la puissance », 32

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À partir d’ici nous pouvons dégager deux ensembles psychiques, l’un dominé par les yeux et la vision, *men-, l’autre par le cœur et ses palpitations, au caractère plus sentimental *ker-, pouvant en un second temps être observé par l’intelligence « visuelle » dans un travail d’introspection. Ces deux ensembles sont étroitement associés dans les textes. Ainsi, dans un rituel de protection du couple royal contre la diffamation, l’officiant cherche à protéger le roi et la reine, entre autres, de ce qu’il y a dans le cœur et dans la tête (kardi-mi-at ḫarsanni-smi-at)35. Cet ensemble de mouvements internes autour de la vue et du cœur est propre à la vie. L’ « homme », en tant qu’être vivant, est appelé en hittite antuḫsa-36, substantif que l’on voudrait fonder sur la racine *dhuh2- désignant « la fumée », « le souffle », que l’on trouve également dans le hittite tuḫḫawai- « la fumée ». L’Homme est donc celui qui par un souffle, appelé prāṇa en védique, anima en latin, anime son esprit, l’ ātman en védique l’animus en latin. A ce souffle personnel et humain correspond un souffle cosmique, l’anima en tant qu’élément37, et le prāṇa cosmique donnant vie à l’ātman cosmique38. Ce souffle cosmique apparait en négatif dans les mythes de disparition hittite durant lesquels, au moment de la fuite d’un dieu, les êtres vivants et les autres dieux se mettent à étouffer suite au dérèglement de l’univers. La nature se voit donc vider de sa substance lorsque fuit le souffle divin ou surnaturel, d’où le latin ex-aminare, « tuer ». Le souffle a donc quelque chose du monde divin, et son influence sur l’Homme est donc évident lorsque les dieux lui inspirent ses actions. Mais revenons-en au souffle humain. Nous avons vu plus haut que la question de la fureur est étroitement associée au mouvement et au souffle. Ceux-ci se présentent sous la forme de feux. Cœur et tête renferment chacun un feu, responsable de l’activité psychique et par conséquent, des « fureurs »39 intellectuelle, martiale et sexuelle. 1/ Feu intellectuel : C’est assez clairement le cas par exemple dans le monde germanique où le poème runique anglo-saxon évoque pour la rune Cen, « la torche », le feu dans chaque être humain. Le savoir des runes est par ailleurs le support de la « fureur » de Wotan/Odhinn/Woden après qu’il se soit auto-initié, empalé sur sa propre lance et pendu aux branches de l’arbre cosmique. Mutilé d’un œil, sacrifié dans la source de Mímir, Wotan/Odhinn/Woden, se qualifie par cette infirmité en tant que « dieu « l’héroïsme » et l’adjectif tarḫuili, « puissant », « héroïque », ou le verbe tarḫu- "être capable de", -za tarḫu- « vaincre ». Ces caractères martiaux sont présidés par le dieu de l’Orage. Il est de même substance que l’exploit qui consiste à vaincre (en particulier dans son théonyme louvite de Tarḫunt, participe de tarḫu-.). Le guerrier se doit d’être un homme de caractère, avoir des tripes, être inspiré au combat. C’est justement ce que l’on peut trouver dans XIV 1 R 41 nu-za-kan ammel-pat ERÍN.MEŠ.HI.A tarhuilaus karata […] (HED s.v. karat-) que l’on peut traduire par : « mes héroïques soldats [ont prouvé leurs ?] vaillantes tripes. » 35 H. OTTEN, V.SOUČEK, 1969, p. 18. 36 HED, s.v., anthuwahhas, anthus- ; H.I.L. s.v., anthuwahhas, anthus-. 37 Cicéron, Tusculanes, I, 18, 42. 38 Chāndogya Upaniṣad, et en particulier le quatrième chapitre : Samvargavidya. 39 J. HAUDRY, 2009 ; J. HAUDRY, 2016.

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voyant »40. Cet œil porte en lui un « feu » si l’on suit les principes indoeuropéens selon lesquels la vue est un rayon41. Ainsi le Mythe du dieu de l’Orage à Lihzina indique clairement qu’il existe un feu dans la tête et les yeux (Vs. II 16’-18’)42. 2/ Feu martial : Au feu cérébral gravitant autour de *men- répond un feu « cardiaque ». Dans le Mythe de Télipinu (Télipinu I III 13-23)43, une magie analogique est réalisée pour calmer la fureur du dieu comparée à un feu à éteindre. De façon générale, le mâle est à même de ressentir un échauffement. Pešnatar- (LÚ-natar), « la virilité », est une force clairement associée au bouillonnement dans une malédiction proférée contre un ennemi avant le combat (KUB VII 58 I, 1’-17’)44. Grâce à un rituel de magie analogique, l’officiant affaiblit l’ennemi par le jet dans l’eau de charbon et d’une pierre chaude symbolisant la virilité en tant qu’échauffement guerrier devant être refroidi. Ce rituel est analogue à celui apparaissant dans le Mythe du dieu de l’Orage (KUB XXXIII 24 (+?) 28, A IV 16-23) dans lequel le prêtre du dieu de l’Orage calme la fureur du dieu en fuite en empêchant le contenu d’une marmite de déborder. De la même manière dans la Razzia des vaches de Cooley, la ferg de Cúchulainn est refroidie par différents rituels, dont une baignade dans l’eau froide. 3/ Feu sexuel : Le feu est central dans la compréhension du corps par les Hittites. Il est élément de la vie et du don de celle-ci. La racine indoeuropéenne *pes- « frotter » a donné le hittite, pesna, le « mâle », le latin penis et le grec πέος « la verge »45, qui par friction dégage la semence mâle46. Le roi hittite, le mâle hittite par excellence, engendrait fils légitime et fils naturel, dits paḫḫursis nom dérivé de paḫḫur, « le feu ». La vie a donc quelque chose à voir avec le feu ou la chaleur. Les mouvements brutaux du cœur et de l’intellect sont des échauffements circulant dans la tête et le tronc. Je laisse de côté ici la question de la décapitation rituelle durant les batailles, mais elle pourrait être un moyen de prélever la substantifique moelle de la virilité guerrière, puisque seuls les hommes subissent ce châtiment à ma connaissance47. Pour conclure cette étude préliminaire il apparaît que le Hittite voit en lui-même deux pôles mentaux, l’un oculaire sur *men- et l’autre cardiaque sur *ker -, ensemble que l’on retrouve également dans le monde védique sous une forme analogue dans le syntagme hṛd mánas (Ṛ.V 8.100.5c et 6.9.6)48, « cœur et esprit/vision ». Nous avons donc deux types de mouvement interne : 1/ Une inspiration poétique et intellectuelle en *men- dont le caractère paraît hérité. 40

Hávamál ; voir en particulier G. DUMEZIL, 1948, p. 164-165. F. BADER, 1984 ; F. BADER, 1985. 42 D. GRODDEK, 1999. 43 M. MAZOYER, 2003, p. 77. 44 G. TORRI, 2003, p. 130. 45 J. PUHVEL, 1987, note 1. 46 J. PUHVEL, 2014, p. 163-165. 47 C. STERCKX, 2005. 48 J. HAUDRY, 2009, p. 114. 41

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2/ Une inspiration sentimentale en *ker. L’une fait l’expérience de la vision, de l’idée, la seconde de la spontanéité voire de la possession par des sentiments aliénants comme la fureur-kardimmiyatt -, dont le nom même révèle un dérèglement du principe cardiaque par un emportement. Dans ce cas, le souffle interne de l’homme, son feu, s’emballe, entraînant tout l’être dans le dérèglement. Il est alors susceptible d’être littéralement aveuglé par ses sentiments. Cependant comme nous avons tenté de le démontrer, plus largement le cœur paraît être chez les Hittites le centre de l’ensemble des fonctions attribuées au furor indo-européen : l’inspiration intellectuelle, martiale et sexuelle.

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Andromaque dans l’Énéide Giampiero Scafoglio Université Côte d’Azur / CEPAM UMR 7264

Protagoniste d’une des scènes les plus célèbres de l’Iliade et de la tragédie homonyme d’Euripide, jouant également un rôle majeur dans les Troyennes de ce dernier et dans plusieurs pièces romaines archaïques perdues, Andromaque compte parmi les plus importantes et les plus fascinantes figures de la légende troyenne1. Cependant, elle apparaît comme un personnage secondaire dans l’Énéide, puisqu’elle ne fait l’objet que d’une mention discrète dans le livre II et d’un épisode circonscrit du livre III. Et pourtant, elle représente bien plus qu’une comparse éphémère, car le portrait qu’en fait Virgile porte les marques du caractère profond et complexe qu’on lui connaît dans la tradition littéraire (non sans des traits innovants remarquables, d’ailleurs). En fait, par sa présence légère et ses paroles mesurées et prégnantes, elle affecte substantiellement le processus psychologique et moral de récupération et dépassement du passé2, condition préalable et indispensable à la construction de l’avenir, constituant le centre idéal (ainsi qu’idéologique) du poème.

Andromaque durant la prise de Troie Dans le livre II de l’Énéide, en plein récit de la prise de Troie qu’Énée fait à la cour de Didon, se trouve une référence inattendue et énigmatique à Andromaque. Elle n’est pas présente : on ne sait où elle est ni ce qui lui arrive dans cette dernière nuit d’une ville mise à feu et à sang, alors que la bataille fait rage dans les rues, bordées de bâtiments incendiés et croulants. Cependant, Énée se souvient d’elle lorsqu’il s’apprête à monter sur le toit du palais royal pour (tenter en vain de) prêter secours à Priam et à sa famille. Il se sert ainsi d’un passage secret qui relie une aile latérale (à savoir la partie 1

Il suffit de penser à la fortune énorme qu’elle a connue dans les littératures européennes et dans les arts figuratifs : cf. J. CHONG-GOSSARD, 2015. Néanmoins, à ce jour, il manque encore une étude scientifique de grande envergure qui embrasse le développement de ce personnage dans la culture ancienne. Il n’existe qu’une thèse, d’excellente qualité et disponible sur internet : C. SPADARO, 2015-2016. 2 Sur ce processus, qui est vraiment au cœur du poème : G. SCAFOGLIO, 2003 (mais aussi IDEM, 2010, p. 51-52 et passim) ; G. MOST, 2001 ; A. SEIDER, 2013, p. 28-95 et passim.

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occupée par Hector et les siens) au corps central du bâtiment ; alors il se remémore qu’Andromaque avait coutume de passer par là, lorsqu’elle emmenait son enfant auprès de son grand-père (v. 453-457) : limen erat caecaeque fores et peruius usus tectorum inter se Priami, postesque relicti a tergo, infelix qua se, dum regna manebant, saepius Andromache ferre incomitata solebat ad soceros et auo puerum Astyanacta trahebat. « Il y avait une entrée dérobée, un passage secret reliant les pièces du palais de Priam, une porte oubliée à l’arrière : par-là, tant que le royaume troyen était debout, la malheureuse Andromaque avait coutume d’aller sans accompagnement chez ses beaux-parents, en amenant le petit Astyanax à son grand-père ».

L’image d’Andromaque avec son enfant est un souvenir involontaire (pour utiliser le langage psychanalytique, qui bien détecte ce phénomène) lié au passage secret, qu’Énée se rappelle et qu’il emprunte pour atteindre le toit du palais. Cette image a toutefois une fonction précise et efficace dans l’économie narrative, en favorisant le passage des scènes collectives de bataille se déroulant à l’extérieur (dont les séquelles se manifestent encore après, v. 458-468) aux événements dramatiques concernant la famille royale, en particulier le meurtre de Priam, à l’intérieur du palais (v. 486-558). L’ambiance de tranquille quotidienneté familiale et même d’intimité qui entoure la scène d’Andromaque emmenant l’enfant chez son grand-père et qui ressort également du lexique parental (soceros, auo) et de l’adjectif incomitata (une manière inhabituelle de se déplacer pour une princesse) accentue, par contraste, la violence brutale de la guerre qui sévit alentour et va s’abattre peu après sur le vieux roi. Ce souvenir d’Énée ouvre les portes du palais, pour ainsi dire, anticipant l’irruption imminente des ennemis ; mais il constitue aussi un regard jeté dans le passé, une parenthèse de délicatesse n’existant plus et empreinte de nostalgie dans la chaleur de la guerre, qui par conséquent semble encore aggravée. Cependant, cette référence apparemment inappropriée et ayant pourtant une incidence remarquable sur la structure narrative, revêt également une fonction allusive, que j’appellerais d’intégration ou de « compensation », par rapport à des données mythiques que Virgile exclut de son récit, mais qu’il rappelle de manière subtile et même voilée (une technique également exploitée à propos d’autres personnages et situations dans l’Énéide et déjà reconnue par la critique)3. Dans la version originelle de la légende, qui était enregistrée (avec des variantes non mineures) dans les poèmes perdus du cycle épique et qu’on connaît non seulement par les témoignages et les fragments qui subsistent, mais aussi par une riche évidence iconographique, Astyanax était tué brutalement par un guerrier achéen (Ulysse ou Néoptolème) après la prise de Troie4. Euripide a magistralement développé 3

Cf. G. SCAFOGLIO, 2005, spécialement p. 635-636 ; IDEM, 2010, p. 104-105 et passim. Cf. G. SCAFOGLIO, 2006, p. 16-28 ; J. BURGESS, 2010. Sur la tradition iconographique : O. TOUCHEFEU-MEYNIER, 1984.

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dans ses Troyennes5 cette histoire qui, ensuite, a fait l’objet (non sans variantes) de quelques pièces perdues d’époque postclassique et hellénistique. Virgile la retrouvait à l’évidence dans la tragédie romaine archaïque, sans doute dans l’Andromacha d’Ennius et sûrement dans l’Astyanax d’Accius, deux œuvres qu’il connaissait parfaitement et qu’il rappelle allusivement à plusieurs reprises dans l’Énéide6. Or, Virgile ne fait aucune référence au meurtre d’Astyanax, ce qui paraît normal, car cet événement se situe hors des limites chronologiques du récit mené par Énée sur la prise de Troie (récit qui se termine par la fuite du héros avec les survivants troyens). C’est vrai qu’il insère souvent des rappels aux épisodes qu’il ne peut traiter exhaustivement, comme il le fait p.ex. lors du sacrifice de Polyxène (événement « parallèle » au meurtre d’Astyanax), évoqué par Andromaque elle-même dans le livre III du poème ; mais il passe complètement sous silence l’assassinat de l’enfant. Il trouve néanmoins le moyen de rappeler au moins le nom d’Astyanax, et il le fait dans le cadre d’une harmonie familiale qui ne passe pas inaperçue en pleine bataille : il rappelle ainsi au lecteur, de manière indirecte, l’une des conséquences tragiques et probablement la plus malheureuse de la prise de Troie, qui fait l’objet de ce récit. Lorsqu’Énée se souvient d’Andromaque et Astyanax, le lecteur ne peut s’empêcher de penser au sort d’esclave qui attend la mère et au meurtre de son enfant. Ce n’est pas tout. On peut se demander pourquoi cette allusion nuancée se trouve justement dans une telle position, à savoir avant l’irruption des ennemis dans le palais royal, événement dont le meurtre de Priam est l’apogée. Est-ce vraiment pour expliquer la fonction du passage secret ? Ou ce passage ne fournit-il qu’un prétexte pour dire, ou pour suggérer subtilement, quelque chose d’autre ? Une réponse possible se dégage d’une branche « alternative » de la légende qui ne se trouve pas dans les sources littéraires, mais qui est bien attestée par des témoignages iconographiques (elle s’est sans doute développée au sein des arts figuratifs, qui parfois apportent des modifications innovantes aux mythes, pour les adapter aux exigences spécifiques de l’esthétique visuelle) : Astyanax est trucidé par Pyrrhus sous les yeux de Priam, qui sera à son tour tué peu après, au pied de l’autel du palais royal, pendant la prise nocturne de Troie7. Je pense (et je me suis efforcé de le démontrer auparavant)8 que Virgile s’est inspiré de cette version de la légende pour concevoir la scène du meurtre de Priam précédé par l’assassinat de son fils Politès, dans le livre II de l’Énéide (notamment v. 506-558) : il a substitué l’enfant par un jeune homme, le fils de Priam plutôt que son petit-fils. Ce dernier ne disparaît toutefois pas complétement, car il est rappelé par le souvenir d’Énée, qui sert également de signal allusif, 5

Cf. M. ANDERSON, 1997, p. 156-173 ; V. ANDO, 2009 ; B. GOFF, 2009, p. 72-79 et passim. Cf. G. SCAFOGLIO, 2006, p. 49-75 et passim ; IDEM, 2007. 7 Cf. p. ex. la célèbre hydria de la collection « Vivenzio », Musée archéologique national de Naples, n. 2422 (L. CERCHIAI, 2006, p. 39-45, notamment 41, fig. 3) ; le lécythe de Gela, Musée archéologique régional « P. Orsi », Syracuse, n. 21894 ; l’amphore de Bonn, Akademisches Kunstmuseum, n. 45 ; la coupe de Vulci, Musée du Louvre, G 152. Cf. M. WIENCKE, 1954 ; F. BROMMER, 1973, p. 466-468 ; J. NEILS, 1994, p. 518-520. 8 Cf. G. SCAFOGLIO, 2009, p. 631-638. 6

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aidant le lecteur à remonter aux sources iconographiques à travers la figureclé d’Astyanax et à comprendre ainsi le processus créatif. Encore quelques mots sur Andromaque. Virgile lui attribue l’adjectif infelix, qu’il utilise assez souvent dans l’Énéide, avec un éventail sémantique large et riche de nuances9. On reconnaît ici distinctement la valeur proleptique, constituant l’une des fonctions les plus efficaces et suggestives que le poète attribue à cet adjectif, c’est-à-dire l’anticipation d’une souffrance qui affectera le personnage dans l’avenir, mais dont les causes sont déjà présentes dans la situation objective et/ou à l’intérieur du personnage lui-même10. Cette valeur proleptique se réfère évidemment aux conséquences de la prise de Troie : le destin d’esclave d’Andromaque et le meurtre d’Astyanax, conséquences qu’Énée connaît sans doute au moment où il fait son récit à la cour de Didon. Il ne s’agit donc pas d’une intervention du poète omniscient (comme cela se passe dans d’autres cas, p.ex. lorsqu’il appelle Didon infelix bien avant que son infortune ne se manifeste), mais d’une observation post euentum d’Énée en tant que je-narratif. Par conséquent, cet adjectif n’anticipe pas seulement le malheur qui attend Andromaque et son enfant (en renforçant la fonction allusive de la scène, dont je viens de parler), mais il exprime aussi la participation d’Énée aux souffrances de la femme : c’est exactement la « douleur innommable » (infandum… dolorem), ou mieux, l’une des maintes facettes de cette douleur que le héros « renouvelle » dans son récit. Et c’est également le premier « contact émotionnel » entre Énée et Andromaque (le premier et le dernier, en dehors du livre III) : un contact émotionnel « à sens unique », pour l’instant, de la part d’Énée et non mutuel, mais qui laisse entrevoir le lien idéal et sentimental entre les deux, qui se dévoilera plus avant. À propos de l’adjectif infelix, on peut apporter d’autres remarques concernant la figure d’Andromaque dans la tradition littéraire. Virgile est l’un des rares poètes qui utilisent cet adjectif (aussi) dans sa signification étymologique, qui appartient au langage de l’agriculture (bien exploité par le poète dans ses Bucoliques et plus encore dans ses Géorgiques) et qui se réfère spécifiquement au manque de fertilité, à l’infécondité11. On retrouve cette valeur originelle de l’adjectif dans l’Énéide, comme signification secondaire (parfois agissant même au niveau allusif) qui s’ajoute à celle primaire, plus générique, de « malheureux », « infortuné ». Cela se passe en particulier pour Didon, qui est définie infelix (à plusieurs reprises et souvent en fonction proleptique) dans les trois sens que cet adjectif comprend : « triste » (par rapport à la souffrance éprouvée par le départ d’Énée et à l’issue tragique du suicide), « maudite » (en raison de la violation du vœu de chasteté envers son époux défunt) et, au moins à l’arrière-plan, « inféconde » (puisqu’elle est restée sans enfants, aussi bien avec Sychée qu’avec Énée)12. Dans le passage en question Andromaque est définie infelix, comme l’on 9

Cf. P. GAGLIARDI, 2015, p. 33-35. P. ex. Didon est appelée infelix avant d’être abandonnée par Énée et même avant d’entamer sa relation avec lui (I, 712 et 749 ; IV, 68). 11 P. ex. Buc. V, 37 ; Georg. I, 154. Cf. A. ERNOUT & A. MEILLET, 1985, p. 224. 12 Cf. les mots de Didon qui regrette de n’avoir eu de fils avec Énée (IV, 327-330) : A. PEASE, 1935, p. 145-146 ; E. GUTTING, 2006, p. 265-267. 10

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vient de dire, pour son destin d’esclave et surtout pour la perte de son fils, disgrâces qui vont la toucher peu après la prise de Troie, qui se consomme cette nuit-là. Mais je pense que la valeur étymologique de cet adjectif est également opérante sur le fond de la scène, en attribuant une « infécondité » symbolique à cette femme qui perdra bientôt son enfant. Le meurtre d’Astyanax va rendre Andromaque infelix : « malheureuse », mais aussi dépourvue d’enfants, une condition comparable à l’infécondité. L’infécondité symbolique attribuée à Andromaque (comme une signification secondaire ou, au moins, comme une nuance sémantique de l’adjectif) en raison de la perte imminente de son fils, s’oppose frontalement à l’image conventionnelle de cette femme. Dans la tradition littéraire, en effet, elle figure comme la mère par excellence, soit quand elle prie son mari de ne pas aller au combat pour ne pas risquer de mourir et de faire de leur enfant un orphelin (scil. dans le livre VI de l’Iliade), soit lorsqu’elle entonne la lamentation funèbre pour Hector et se concentre encore sur Astyanax, en accusant son époux de l’avoir abandonné à un triste sort (Iliade, XXIV)13, soit quand elle défend désespérément le fils qu’elle a eu avec Néoptolème et qui est menacé par Hermione et Ménélas (dans l’Andromaque d’Euripide), soit lorsqu’elle exprime sa souffrance déchirante de mater dolorosa pour la perte d’Astyanax (évidemment dans les Troyennes du même poète). L’impact émotionnel de cette facette sémantique de l’adjectif infelix est d’autant plus fort qu’elle est tout à fait étrangère et même opposée à l’image traditionnelle d’Andromaque : la condition de mère sans enfants dans laquelle elle va tomber après le meurtre d’Astyanax est un véritable paradoxe, un paradoxe tragique14. En outre, la fonction proleptique de l’adjectif infelix, concernant sa signification principale qui exprime l’infélicité en général, mais aussi la nuance sémantique qui rappelle l’infécondité (la privation d’enfants), se projette même au-delà du meurtre d’Astyanax : en raison de cet événement (ainsi que de nombreux autres, in primis l’assassinat d’Hector, la prise de Troie et l’asservissement qui en résultera) Andromaque restera « malheureuse » à jamais. Elle n’aura pas d’autres enfants. L’adjectif annonce aussi (de manière anodine et sournoise) ce dernier fait, constituant une innovation virgilienne par rapport à la version bien répandue de la légende qui attribuait à Andromaque un autre fils (voire plus d’un) avec son maître Néoptolème : une innovation qui s’avère très importante dans l’épisode de Buthrote.

Énée et Andromaque à Buthrote Le livre III de l’Énéide narre les pérégrinations des survivants troyens en Méditerranée, à la recherche d’une nouvelle patrie et à l’écoute d’oracles et prophéties, qui pourtant ne sont pas toujours claires et faciles à comprendre, 13

Cf. D. LOHMANN, 1988 ; P. GAGLIARDI, 2006. Cf. le thème des « noces malheureuses » exploité par Andromaque dans les Troyennes, lorsqu’elle apprend le destin de mort d’Astyanax (v. 745-748) : même l’union avec Hector n’a plus de sens pour elle, sans le fils qui en est l’aboutissement.

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au point que parfois ils trompent et détournent les rescapés plus qu’ils ne les aident : il est le livre des errores d’Énée, au double sens de « voyages tortueux » et d’« erreurs », tentatives manquées de trouver la terre promise par le destin15. La succession des diverses étapes (la Thrace, Délos, Crète, les îles Strophades, Buthrote, la Sicile) marque une prise de conscience progressive de la destination assignée à Énée par les fata (l’Italie, antiqua mater, d’où provenait Dardanus, l’ancêtre des Troyens), mais également l’élaboration d’un passé, dont le héros doit s’affranchir (tout en préservant l’héritage moral) pour pouvoir avancer et construire l’avenir16. Certaines étapes (telles les Strophades avec les Harpies et la terre des Cyclopes au pied de l’Etna) constituent des « croisements » avec d’autres sagas ou d’autres branches de la légende troyenne, notamment les voyages des Argonautes et d’Ulysse. Toutefois, le parcours sinueux et chaotique d’Énée touche également divers lieux où la tradition culturelle antérieure situait des villes fondées par des Troyens (soit des aventuriers partis de la ville avant la guerre, soit des rescapés comme le protagoniste de l’Énéide) : c’est le cas de la Thrace, Délos, la Crète, l’Épire, Drépane en Sicile17. Ainsi, le livre III de l’Énéide se configure aussi comme un aperçu des légendes de fondations impliquant les Troyens dans le pourtour méditerranéen, tout comme le poème dans son ensemble peut être considéré, dans l’une des nombreuses perspectives possibles, comme une grandiose tentative de rassembler, et même de concilier, différentes versions mythologiques sur les origines du peuple romain, ses idéaux et ses coutumes18. L’étape d’Énée à Buthrote dans l’Énéide illustre donc une histoire plus ancienne de l’installation ou du passage des Troyens en Épire. L’existence d’un royaume gouverné par Hélénos et/ou Andromaque dans cette région est en fait attestée par diverses sources19, parmi lesquelles se détache l’Andromaque d’Euripide, une pièce que Virgile connaît sans aucun doute, puisqu’il s’en inspire dans plusieurs parties de son poème20. À la fin de cette tragédie, après qu’un messager eut rapporté l’assassinat de Néoptolème par Oreste dans le temple d’Apollon à Delphes (v. 1085-1165), le règne troyen en Épire est annoncé dans la prophétie de Thétis, dea ex machina, s’adressant à Pélée (v. 1233-1239) : γυναῖκα δ’ αἰχμάλωτον, Ἀνδρομάχην λέγω, Μολοσσίαν γῆν χρὴ κατοικῆσαι, γέρον, Ἑλένῳ συναλλαχθεῖσαν εὐναίοις γάμοις, 15 Cf. P. V. COVA, 1994, p. XXXI-LVII et passim ; C. GIBSON, 1999. Il s’agit d’une évolution des Troyens de « réfugiés » en « colons », selon K. FLETCHER, 2014, p. 80-141. 16 La vieille idée de la nécessité de tourner le dos au passé en le revivant et en arrivant ainsi à l’oublier (D. QUINT, 1982) a laissé place à la thèse plus mûre d’une élaboration du vécu à travers la mémoire (avec sa charge de souffrance) et de son intégration constructive dans l’avenir : cf. A. SEIDER, 2013, p. 28-95 et passim. 17 Cf. P. M. MARTIN, 1975 ; J. POUCET, 1989 ; L. LACROIX, 1993 ; P. V. COVA, 1994, p. XVIIXXIII. 18 Cf. A. LA PENNA, 2005, p. 121-140 et passim ; G. SCAFOGLIO, 2018. 19 Notamment Pausanias, I, 11, 1 ; Pseudo-Apollodore, Epit. 6, 10. Cf. G. VANOTTI, 1995, p. 162. 20 Cf. G. SCAFOGLIO, 2010, p. 96-102 ; M. FERNANDELLI, 2012, p. 57-63.

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καὶ παῖδα τόνδε, τῶν ἀπ’ Αἰακοῦ μόνον λελειμμένον δή. Βασιλέα δ’ ἐκ τοῦδε χρὴ ἄλλον δι’ ἄλλου διαπερᾶν Μολοσσίας εὐδαιμονοῦντας […] « Quant à l’esclave, je veux dire Andromaque, elle doit demeurer au pays des Molosses avec son fils, dernier descendant d’Éaque, et doit s’unir à Hélénos par un mariage légitime, vieillard : de cet enfant doit descendre une lignée de rois qui gouverneront glorieusement la Molossie ».

Dans le livre III de l’Énéide, dans l’étape de Buthrote, Énée trouve la situation prophétisée par Thétis, à la seule différence (non négligeable, par ailleurs) qu’Andromaque fut « transmise » à Hélénos par Néoptolème avant même son mariage avec Hermione. C’est Andromaque elle-même qui raconte ces événements à Énée (v. 325-336) : nos patria incensa diuersa per aequora uectae stirpis Achilleae fastus iuuenemque superbum seruitio enixae tulimus; qui deinde secutus Ledaeam Hermionen Lacedaemoniosque hymenaeos me famulo famulamque Heleno transmisit habendam. ast illum ereptae magno flammatus amore coniugis et scelerum furiis agitatus Orestes excipit incautum patriasque obtruncat ad aras. morte Neoptolemi regnorum reddita cessit pars Heleno, qui Chaonios cognomine campos Chaoniamque omnem Troiano a Chaone dixit, Pergamaque Iliacamque iugis hanc addidit arcem. « Moi, après l’incendie de notre patrie, emportée à travers les mers, soumise à l’esclavage, j’ai enduré l’arrogance du rejeton d’Achille, jeune superbe. Puis il a suivi Hermione, fille de Léda, en contractant un hymen lacédémonien : il m’a transmise, moi esclave, à son esclave Hélénos. Toutefois, brûlant d’un amour violent pour sa fiancée enlevée, et agité par les Furies que ses crimes avaient réveillées, Oreste surprit Néoptolème, qui n’était pas sur ses gardes, et l’égorgea près de l’autel de la patrie21. À sa mort, une partie du royaume revint à Hélénos, qui appela Chaoniennes ces terres et Chaonie toute la région, en l’honneur du troyen Chaon. Et il érigea Pergame, cette citadelle troyenne, sur les collines ».

Virgile présente donc une situation presqu’identique à celle annoncée à la fin de la tragédie d’Euripide, mais il exclut dans sa reconstruction (par la bouche d’Andromaque) les événements constituant l’intrigue de cette pièce (la dispute avec Hermione et Ménélas), puisqu’il en enlève le point central 21 Je traduis ainsi, de manière littérale, l’expression patrias… aras (v. 332). À vrai dire, Delphes ne se trouve pas dans le pays de Pyrrhus ; mais elle peut être considérée (au sens large, symbolique) la patrie de tous les Grecs en raison du culte d’Apollon et de l’oracle panhellénique qu’elle abrite. Je pense, cependant, qu’ici Virgile recourt à cet adjectif inapproprié surtout pour renforcer le rappel verbal et phonique à un autre point de l’Énéide : les mots d’Énée qui parlent justement de Pyrrhus, patrem qui obtruncat ad aras (II, 663). J’ai examiné en détail cet intertexte prégnant dans mon ouvrage cité dans la note précédente, p. 100-102.

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(bien attesté, d’ailleurs, par d’autres sources) : l’enfant que la femme procrée avec Néoptolème et qui lui succédera sur le trône. Toutefois, Virgile tire de la tradition littéraire non seulement l’existence du royaume troyen en Épire, mais encore l’escale qu’y fait Énée. D’après le Servius auctus, Varron témoignait avoir vu lui-même, dans cette région, une ville fondée par Énée et appelée justement Troie22. C’est pourtant Denys d’Halicarnasse qui fournit le compte-rendu le plus complet de ces données mythiques dans ses Antiquités Romaines, affirmant qu’Énée se rendit à Dodone pour consulter l’oracle et rencontra des Troyens qui s’y étaient installés auparavant (Hélénos étant leur roi), tandis que ses compagnons l’attendaient au port de Buthrote : avant de répartir, ils établirent un campement sur une colline, qu’ils appelèrent Troie23. Virgile déplace le royaume d’Hélénos de Dodone à Buthrote et c’est justement là qu’il fait se rencontrer Énée et les Troyens migrés auparavant. En outre, dans les autres sources Andromaque n’est jamais impliquée dans la rencontre entre Énée et Hélénos : les textes qui la présentent comme la femme de ce dernier ne parlent pas de la rencontre, tandis que les témoignages concernant la rencontre ne mentionnent pas Andromaque. Virgile est le premier à entremêler les différentes sources, en mettant en scène les trois personnages ensemble ; il est donc le premier à faire interagir Énée avec Andromaque à l’occasion de cette rencontre. Il n’est cependant pas le premier à envisager un rapport entre la femme et le beau-frère d’Hector : il s’est inspiré d’une histoire très ancienne et presqu’inconnue, ensevelie sous les strates des épopées grecques archaïques24. Le sort d’Andromaque qui devient l’esclave de Néoptolème est connu de plusieurs sources, à partir du cycle épique. Proclus le rappelle, après le meurtre d’Astyanax, dans son résumé de la Prise d’Ilion d’Arctinos (Chrest. 268-270) : καὶ Ὀδυσσέως Ἀστυάνακτα ἀνελόντος, Νεοπτόλεμος Ἀνδρομάχην γέρας λαμβάνει, καὶ τὰ λοιπὰ λάφυρα διανέμονται, « ensuite, après qu’Ulysse eut tué Astyanax, Néoptolème reçoit Andromaque en part d’honneur et ils se partagent le reste du butin »25. Dans ce poème, Énée avait un tout autre destin, conforme à ce que Poséidon lui avait prophétisé dans l’Iliade26 : il quittait Troie avant la conquête, juste après avoir assisté au meurtre de Laocoon et d’un de ses fils par les serpents venus de la mer 22

Cf. Seruius auctus ad Aen. III, 349 : Varro Epiri se fuisse dicit et omnia loca hisdem dici nominibus, quae poeta commemorat, se uidisse, unde apparet haec non esse fabulata. Idem etiam Varro Troiam Epiri ab Aenea siue a comitibus eius […] nuncupatam docet, ubi Troiana classis Aeneam expectasse sociosque eius castra in tumulis habuisse memoratur, quae ex illo tempore Troiana appellantur. 23 Cf. Denys d’Halicarnasse, Ant. Rom. I, 51, 1 ; G. VANOTTI, 1995, p. 160-163. 24 Virgile lisait-il les poèmes du cycle épique ? Tous les chercheurs ne sont pas d’accord à ce sujet. Je pense qu’il les lisait, et qu’il s’en est inspiré pour certains épisodes de l’Énéide : cf. U. GÄRTNER, 2015. 25 Je cite le texte, ici et ensuite, de l’excellente édition de A. SEVERYNS, 1963 (ce passage se trouve p. 92-93) ; mais la traduction (comme toutes les autres) est mienne. 26 Cf. Il. XX, 302-308. Cette prophétie se trouve également dans l’Hymne homérique à Aphrodite, v. 196-197, où elle est formulée avec presque les mêmes mots, prononcés pourtant par Aphrodite ; ce qui démontre qu’elle se réfère à une version de la légende préexistante dans la tradition orale.

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(Chrest. 248-251) ; il allait s’installer avec sa famille et un groupe de partisans sur le mont Ida, où il aurait régné sur les survivants troyens après la chute de la ville27. En ce qui concerne la Petite Iliade de Leschès, Proclus ne parle pas d’Andromaque dans son résumé, se terminant par l’entrée du cheval de bois à Troie ; mais ce n’était pas véritablement la conclusion du poème, dont l’auteur de la Chrestomathie fait un compte-rendu incomplet, en le privant de la dernière partie, afin d’éviter une superposition avec l’intrigue de la Prise d’Ilion et de donner (a posteriori) une impression de continuité, voire de complémentarité, entre les deux poèmes28. On sait en fait que la Petite Iliade incluait aussi le récit de la conquête de Troie et des événements postérieurs, y compris l’assassinat d’Astyanax et l’esclavage d’Andromaque. Et dans ce poème la destinée de cette dernière était liée à celle d’Énée. C’est Tzétzès qui, dans une scholie à l’Alexandra de Lycophron, mentionne cette version de la légende en l’attribuant précisément à la Petite Iliade : Λέσχης δ’ ὁ τὴν Μικρὰν ’Ιλιάδα πεποιηκὼς ’Ανδροµάχην καὶ Αἰνείαν αἰχμαλώτους φησὶ δοθῆναι τῶι Ἀχιλλέως υἱῶι Νεοπτολέμωι καὶ ἀπαχθῆναι σὺν αὐτῶι εἰς Φαρσαλίαν τὴν Ἀχιλέως πατρίδα, « Leschès, l’auteur de la Petite Iliade, dit qu’Andromaque et Énée furent donnés comme esclaves à Néoptolème, le fils d’Achille, et qu’ils furent emmenés avec lui en Thessalie, la patrie d’Achille »29. Le même Tzétzès cite aussi un fragment du poème portant sur ce sujet : αὐτὰρ Ἀχιλλῆος μεγαθύμου φαίδιμος υἱὸς Ἑκτορέης ἄλοχον κατᾶγεν κοίλας ἐπὶ νῆας. παῖδα δ’ ἑλὼν ἐκ κόλπου εὐπλοκάμοιο τιθήνης ῥῖψε ποδὸς τεταγὼν ἀπὸ πύργου· τὸν δὲ πεσόντα ἔλλαβε πορφύρεος θάνατος καὶ μοῖρα κραταιή. 5 ἐκ δ΄ ἕλετ΄ Ἀνδρομάχην, ἠύζωνον παράκοιτιν Ἕκτορος͵ ἥν τε οἱ αὐτῶι ἀριστῆες Παναχαιῶν δῶκαν ἔχειν ἐπίηρον ἀμειβόμενοι γέρας ἀνδρί, αὐτόν τ΄ Ἀγχίσαο κλυτὸν γόνον ἱπποδάμοιο Αἰνείαν ἐν νηυσὶν ἐβήσατο ποντοπόροισιν 10 ἐκ πάντων Δαναῶν ἀγέμεν γέρας ἔξοχον ἄλλων. « Le fils glorieux du magnanime Achille alors emmenait la femme d’Hector aux navires concaves. Ayant arraché son enfant du sein de la nourrice à la belle chevelure, il l’attrapa par un pied et le jeta d’une tour : précipité, la mort sombre le saisit en un violent destin. [v. 5] Il emmena Andromaque, l’épouse d’Hector à la belle ceinture, que les meilleurs des Achéens lui avaient donné comme récompense de ses efforts, prix précieux à avoir ; et il emmena aux navires

27 Cette version de la légende était aussi suivie par Sophocle dans son Laocoon : cf. le fragment 373 (éd. S. RADT, 1977), transmis par Denys d’Halicarnasse, Ant. Rom. I, 48, 2. 28 Cf. G. SCAFOGLIO, 2004/a, spécialement p. 205-208. 29 Tzétzès, ad Lycophr. Alex. 1268, à savoir fr. 20 (éd. M. DAVIES, 1988, p. 59) = 21 (éd. A. BERNABE, 1987, p. 80-81), comprenant les vers suivants, dont je propose ici la première traduction française.

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sillonnant la mer aussi Énée, l’illustre fils d’Anchise, dompteur de chevaux, le meilleur prix à remporter parmi ceux de tous les autres Danaens ».

La première partie du fragment, concernant le meurtre d’Astyanax ainsi que l’assignation d’Andromaque esclave à Néoptolème (v. 1-5), est attribuée à la Petite Iliade sans nul doute, car Tzétzès est considéré en général comme un témoin fiable. En revanche, il y a controverse sur la seconde partie (v. 611), citée aussi par une scholie à l’Andromaque d’Euripide, qui l’attribue à un poème intitulé Gorgone du poète hellénistique Simmias de Rhodes30. Certains chercheurs, faisant confiance à cette scholie et remarquant la répétitivité entre la première et la seconde partie du fragment, pensent que cette dernière émane véritablement de l’œuvre de Simmias et qu’elle est une interpolation ajoutée aux vers de Leschès en raison de la similarité, voire de la complémentarité du contenu ; ils doutent même que Leschès parlait d’Énée ensemble avec Andromaque31. Il y a cependant plusieurs arguments pour attribuer le fragment tout entier à Leschès32, à commencer par le style redondant, pour ainsi dire, « hyperhomérique », qui s’étend de manière cohérente du premier au dernier vers : la répétitivité verbale et conceptuelle apparaît comme une caractéristique propre à cette poésie, et elle confirme l’unité du fragment plutôt qu’elle ne la dément. Un langage si naïvement pompeux, une imitation homérique si insistante et grossière ne peuvent que difficilement accompagner le travail d’un poète alexandrin cultivé et raffiné, tel que Simmias. Tzétzès, dans la scholie que je viens de citer, anticipe le contenu du fragment, en se référant expressément à Énée et non à Andromaque seule (Λέσχης… ’Ανδροµάχην καὶ Αἰνείαν αἰχμαλώτους φησὶ δοθῆναι… Νεοπτολέμωι) : le morceau poétique qu’il rapporte et qu’il attribue à Leschès est donc tout à fait cohérent, dans son ensemble, avec ce qu’il dit juste avant. Et même si on refusait l’attribution de la seconde partie du fragment à Leschès (ce qui serait une erreur, à mon avis), il reste toujours le témoignage autorisé de Tzétzès qui parle de l’esclavage commun d’Énée et d’Andromaque. Il s’agit évidemment d’une donnée mythique très ancienne, enregistrée dans la Petite Iliade, mais tombée dans l’oubli à l’époque classique, lorsqu’Énée et Andromaque prirent deux chemins différents. On peut se demander, bien sûr, pourquoi ladite scholie à l’Andromaque d’Euripide attribue la seconde partie du fragment à Simmias. Quelle est la genèse de l’erreur ? La réponse est éclairante non seulement pour confirmer la paternité de Leschès, mais également pour faire la lumière sur la fortune (très limitée, à vrai dire) de cette version mythique marginale. Comme on le sait, les poètes alexandrins aiment redécouvrir et exploiter des variantes « mineures », peu connues ou presque oubliées, de légendes traditionnelles : ils poursuivent en fait un renouvellement des formes ainsi que des contenus littéraires, en parcourant des « sentiers non battus ». Sur cette toile de fond, il ne serait pas surprenant que Simmias ait eu recours à l’histoire de dérivation 30

Cf. Schol. ad Eurip. Andr. 14 = Il. paru. fr. 2, V (éd. A. BERNABÉ, 1987, p. 81). M. DAVIES, 1989, p. 72, parle de « one of the great insoluble mysteries associated with the Epic Cycle ». 32 Cf. A. DEBIASI, 1994, p. 179-187, avec une discussion approfondie de la bibliographie. 31

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cyclique de l’esclavage commun d’Énée et Andromaque ; et c’est précisément pour cette raison que la scholie à la pièce euripidéenne attribuait par erreur le fragment de Leschès à Simmias, qui avait adopté la même version de la légende que la Petite Iliade. Cette donnée archaïque a été probablement redécouverte et dépoussiérée à l’époque hellénistique. Mais comment l’histoire finit-elle ? C’est le même Tzétzès qui donne la réponse, dans une autre scholie à l’Alexandra de Lycophron33 : ὒστερον δέ τῆς Τροίας πορθουµένης ἐλευθερωθεὶς ὑφ’ Ἑλλήνων αὐτὸς ὁ Αἰνείας ἢ αἰχμάλωτος ὑπὸ Νεοπτολέμου, ὥς φησιν ὁ τὴν Μικρὰν Ἰλιάδα πεποιηκώς, καὶ μετὰ τὴν ὑπ’ Ὀρέστου ἐν Δελφοῖς τοῦ Νεοπτολέμου ἀναίρεσιν ἐλευθερωθεὶς οἰκεῖ πρῶτον τὰς περὶ Ῥαίκηλον καὶ Ἀλμωνίαν πόλεις Μακεδονικὰς πλησίον Κισσοῦ ὄρους κειμένας, τὸ δὲ Ῥαίκηλον ἀπὸ τούτου Αἴνος ἐκλήθη. « Lorsque Troie fut pillée par les Grecs, Énée lui-même, relâché ou gardé prisonnier par Néoptolème, comme l’affirme l’auteur de la Petite Iliade, et ensuite relâché, après l’assassinat de Néoptolème par Oreste à Delphes, habite d’abord les villes macédoniennes autour de Raikilos et Almonia, qui se trouvent près du mont Cissus : Raikilos fut nommée Ainos d’après Énée ».

Il faut admettre qu’ici Tzétzès n’est pas tout à fait clair, car il mélange deux ou trois version différentes. D’abord il dit de la libération d’Énée (ἐλευθερωθεὶς ὑφ’ Ἑλλήνων) lors de la prise de Troie : une histoire d’origine cyclique avec des implications délicates, qui sera développée, elle aussi, à l’époque hellénistique34. Peu après, il présente une version alternative : l’esclavage d’Énée sous Néoptolème (αὐτὸς ὁ Αἰνείας ἢ αἰχμάλωτος ὑπὸ Νεοπτολέμου), constituant la seule donnée certainement attribuable à la Petite Iliade (ὥς φησιν ὁ τὴν Μικρὰν Ἰλιάδα πεποιηκώς), de façon cohérente avec la scolie au v. 1268, que je viens de discuter. Puis Tzétzès rapporte la suite de l’histoire (la libération d’Énée après l’assassinat de Néoptolème, etc.), mais on ne sait précisément s’il se réfère encore au poème de Leschès, ou s’il s’appuie sur une autre source qu’il ne mentionne pas explicitement : la formulation de la phrase me semble plus proche de la première interprétation, mais ne permet pas d’exclure la seconde. Le déroulement des événements concernant Énée dans un contexte géographique et chronologique éloigné de Troie pouvait, d’ailleurs, mais ne devait pas nécessairement faire partie de la Petite Iliade : l’histoire d’Énée « relâché après l’assassinat de Néoptolème » était sans doute comprise dans cette dernière, mais développée dans une autre œuvre, peut-être d’époque hellénistique (celle de Simmias ?). En tout cas, la mention de plusieurs villes « habitées » par le héros et le changement du nom de Raikilos en Ainos en disent long sur le rôle qu’il assumait après sa libération : il montait sur le trône, en héritant le royaume de Néoptolème, ou du moins une partie de ses terres. Quant à Andromaque, il n’y a aucune raison de penser qu’elle n’était plus avec lui : Énée régnait sur des villes en Épire et Andromaque était à ses côtés. 33 Tzétzès, ad Lycophr. Alex. 1232 : fr. 1 dub. (éd. M. DAVIES, 1988, p. 60) = 21, IV (éd. A. BERNABE, 1987, p. 80-81) 34 Je m’en suis occupé auparavant : G. SCAFOGLIO, 2012.

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Je ne doute pas que Virgile connaissait cette histoire, qu’il pouvait lire dans le cycle épique et/ou dans la poésie hellénistique. En racontant l’étape d’Énée à Buthrote, il inclut le royaume d’Hélénos et Andromaque dans l’aperçu des légendes de fondation qu’il esquisse dans le livre III de l’Énéide. Cependant, dans l’épisode de la rencontre d’Andromaque avec Énée, il fait également allusion (on verra comment) à la version alternative qui voyait ce dernier et non Hélénos sur le trône d’Épire : une version habilement rappelée et réfutée à la fois par Virgile, car elle est incohérente avec le parcours vers l’Italie tracé pour Énée par le destin. En outre, à la lumière de cette légende qui associait les deux personnages, Virgile tisse un lien subtil mais profond (non sans un zeste d’ambiguïté) entre Énée et Andromaque, un lien dérivant aussi de la partielle identification du premier avec Hector et de la seconde avec Créuse.

Hectoris Andromacha Et nous voici au livre III de l’Énéide. Après une brève escale sur le promontoire d’Actium, les Troyens arrivent en Épire, à Buthrote (v. 292293), où leur parvient une nouvelle étonnante : le roi du pays est le « fils de Priam », Hélénos, « héritier du trône et de l’épouse de Pyrrhus » (coniugio… Pyrrhi sceptrisque potitum, v. 296). Cette dernière est justement Andromaque, qui « échut pour la seconde fois à un époux de son pays » (patrio Andromachen iterum cessisse marito, v. 297). Tout d’abord, on apprend que celle qui était l’épouse inséparable d’Hector dans l’Iliade et sa veuve éplorée dans les Troyennes d’Euripide, contracta deux autres mariages : Virgile se réfère à ces unions par les mots coniugium et maritus, appartenant précisément au lexique juridique du mariage35. La situation concrète est celle décrite dans la prophétie de Thétis à la fin de l’Andromaque d’Euripide, prophétie qui s’est évidemment réalisée, et constitue le point de départ de l’histoire que Virgile s’apprête à raconter. Thétis avait en fait prédit que, après le meurtre de Pyrrhus, Andromaque allait rester en Épire avec leur enfant (dont devait descendre une lignée de rois) et qu’elle allait s’unir à Hélénos « par un mariage légitime » (εὐναίοις γάμοις, v. 1235). Virgile semble en avoir pris acte ; mais il qualifie aussi l’union avec Pyrrhus de coniugium, tandis que Thétis ne reconnaît pas à Andromaque la dignité d’épouse de son fils, en l’appelant plutôt « prisonnière », « esclave » (γυναῖκα δ’ αἰχμάλωτον, v. 1233). Dans le prologue de la même pièce, Andromaque se définit comme « jadis épouse légitime d’Hector et mère d’enfant » (ποθ᾽… δάμαρ… παιδοποιὸς Ἕκτορι, v. 2-4), devenue désormais « esclave » (δούλη, v. 12) et « don de guerre pour Néoptolème » (τῷ… Νεοπτολέμῳ δορὸς γέρας, v. 14) ; elle appelle ce dernier « mon maître » (δεσπότῃ… ἐμῷ, v. 25) et jure au nom de Zeus qu’elle s’est unie à lui contre sa volonté (v. 37-38). Dans toute la pièce, les autres personnages l’appellent « esclave » (δούλη, v. 155, 434, 860) ou 35 Pour coniugium : Isidore, Orig. IX, 7, 20, legitimarum personarum inter se coeundi et copulandi nuptiae. Pour maritus : Digest. II, 8, 15, 4 ; III, 2, 11, 1. Cf. A. ERNOUT & A. MEILLET, 1985, p. 326 ; J. HINDERMANN, 2014.

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« épouse d’Hector » (δάμαρ δ᾽ ἥδ᾽ Ἕκτορος, v. 656 ; Ἕκτορος ξυνευνέτιν, v. 908 ; γυναικὸς Ἕκτορος, v. 960) : elle n’est jamais définie comme la femme de Néoptolème (à deux exceptions près, qui ne semblent pas significatives)36. Pourquoi donc Virgile la présente-t-il comme faisant partie d’un coniugium avec Pyrrhus, à savoir comme sa coniunx ? Je pense que Virgile s’est souvenu des mots qu’Andromaque elle-même prononça dans les Troyennes d’Euripide : après avoir appris son attribution à Néoptolème, elle affirme que ce dernier la veut comme « son épouse » (Ἀχιλλέως με παῖς ἐβουλήθη λαβεῖν / δάμαρτα, v. 659-660, avec le terme δάμαρτα en évidence au début du vers). C’est vrai qu’elle reconnaît la condition d’esclave qui l’attend, disant δουλεύσω juste après (v. 660) et se définissant « prisonnière destinée au joug servile » (αἰχμάλωτος ἐς δοῦλον ζυγόν, v. 678) ; mais elle appelle Néoptolème « l’époux présent » (τὸν παρόντα πόσιν, v. 662), en assimilant encore le concubinage avec le mariage37. Andromaque ne cache ni ne passe sous silence son destin d’esclave, mais elle refuse (plus ou moins consciemment) de se faire traiter de concubine, terme qui ne convient pas à sa dignité de princière (bien que tombée en disgrâce), ni à sa stature morale : elle considère l’esclavage sexuel comme une sorte de mariage forcé. C’est une forme de pudeur, que Virgile partage ; ou peut-être est-ce Énée qui la partage, car il est le je-narratif qui rapporte la nouvelle étonnante que les Troyens ont apprise sur la côte d’Épire. Ainsi, au début de l’épisode de Buthrote, on retrouve la situation prophétisée par Thétis à la fin de l’Andromaque d’Euripide, comme si le récit virgilien était presque le prolongement de cette pièce, mais avec un changement important (il n’est pas fait mention du fils qu’Andromaque donna à Pyrrhus, fils inexistant dans la version de l’Énéide) et un « croisement » avec les Troyennes du même poète. Tout l’épisode de Buthrote, à bien y regarder, est conçu sous l’influence conjointe de ces deux pièces38. Énée rencontre Andromaque « dans un bois aux portes de la ville » (ante urbem in luco) : elle est en train de célébrer des rites sacrés auprès du cénotaphe d’Hector (v. 301-305). La première image d’Andromaque est la synthèse des deux caractéristiques complémentaires qui lui appartiennent dans la tradition littéraire : son attachement à Hector par un amour qui est un lien aussi fort qu’exclusif, et son détachement du contexte social, détachement qui s’exprime à travers l’isolement physique, l’occupation d’une place à part, d’un espace distinct de celui de la communauté. On 36 Le chœur l’appelle νύμφα (v. 140) et σύγγαμος (v. 182) ; cette dernière appellation est utilisée également par la nourrice (v. 836). Cependant, le mot νύμφα a un large éventail sémantique, comprenant l’« épouse », mais aussi la « fille » au sens général (sans compter la « nymphe » proprement dite) ; le terme σύγγαμος souligne la rivalité avec Hermione plus que le rôle spécifique d’Andromaque. I. TORRANCE, 2005, parle de « confusion surrounding Andromache’s status for which she is not responsible ». Le thème du mariage avec ses différentes possibilités et conséquences est au centre de la pièce, selon L. PAPADIMITROPOULOS, 2006. 37 Elle parlera de καλὸς ὑμέναιος dans ses derniers mots (v. 778-779), mais ce sera une ironie amère : j’y reviendrai infra. 38 En général, sur la présence conjointe de l’Andromaque et des Troyennes dans l’Énéide : M. FERNANDELLI, 1996 ; IDEM, 2012, p. 57-63 ; G. SCAFOGLIO, 2010, p. 77-114.

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trouve déjà ces deux aspects dans la célèbre scène des adieux, au livre VI de l’Iliade (v. 392-502) : on voit Andromaque sortir du palais, non pour aller chez les femmes de la famille royale, ni se rendre au temple d’Athéna où les Troyennes célèbrent des rites collectifs, mais pour monter toute seule (avec son enfant et une servante) « sur la grande tour » à la recherche de son mari (v. 382-389) ; elle exprime explicitement son isolement lorsqu’elle dit à Hector qu’il est tout ce qui lui reste, son époux ainsi que ses parents et son frère, le seul qui puisse la protéger, après l’extermination de sa famille par Achille (v. 429-430)39. Son détachement du monde qui l’entoure, déjà évident dans la scène homérique, est justement au centre de l’Andromaque d’Euripide, qui la représente avec son enfant dans l’espace sacré et isolé du temple de Thétis, dans un pays étranger et sans aucune défense, sous la menace de ses ennemis : en effet, elle déplore à plusieurs reprises sa solitude, son manque d’aide et de protection, sa condition d’esclave arrachée à sa patrie et emmenée dans un milieu étranger et hostile40. Même dans les Troyennes, qui sont véritablement une tragédie « chorale » représentant la disgrâce de tout un peuple par la bouche de prisonnières attendant d’être assignées à leurs futurs maîtres, regrettant leur ancienne fortune et pleurant sur leur sort41, Andromaque occupe une place à part, comme il ressort de son entrée en scène : elle ne se trouve pas dans les tentes réservées aux femmes, mais elle arrive sur un char, avec le petit Astyanax dans ses bras, près des armes d’Hector et parmi le butin de guerre (v. 568-574)42. L’isolement d’Andromaque est réaffirmé de manière encore plus forte et évidente dans la tragédie romaine archaïque, notamment dans la pièce d’Ennius qui porte son nom, dont ne restent que peu de fragments et dont même le sujet est incertain : on ne sait si elle se passait en Épire (tout comme la tragédie homonyme d’Euripide), ou si elle se déroulait juste après la prise de Troie, en portant sur l’assassinat d’Astyanax (comme les Troyennes du même poète)43. Quoi qu’il en soit, Cicéron cite un fragment44, où Andromaque s’adresse à Hector, puis à Priam (tous deux évidemment déjà morts), en regrettant la perte de sa patrie et la condition de déracinement en résultant, une condition qu’elle compare métaphoriquement à l’exil. Dans l’épisode virgilien, Andromaque est présentée de manière cohérente avec la solitude (physique et psychologique) qui la caractérise dans la tradition littéraire : Énée la rencontre toute seule, éloignée des gens, hors de la ville. 39 Ἕκτορ ἀτὰρ σύ μοί ἐσσι πατὴρ καὶ πότνια μήτηρ / ἠδὲ κασίγνητος, σὺ δέ μοι θαλερὸς παρακοίτης, « Hector, tu es pour moi père et mère vénérable, tu es mon frère et mon époux dans la fleur de l’âge ». 40 Cf. p. ex. les mots qu’elle prononce dans le prologue (v. 1-55) et la référence à sa condition de ἐρημία dans le discours qu’elle adresse à Pélée (v. 569-570). 41 T. SIENKIEWICZ, 1978, p. 84, a défini à bon droit cette pièce comme « the collective tragedy of a nation ». 42 Cf. Tro. 568-571 : Ἑκάβη, λεύσσεις τήνδ᾽ Ἀνδρομάχην / ξενικοῖς ἐπ᾽ ὄχοις πορθμευομένην; / παρὰ δ᾽ εἰρεσίᾳ μαστῶν ἕπεται / φίλος Ἀστυάναξ, Ἕκτορος ἶνις. Ce sont les femmes du chœur qui s’adressent à la vieille reine : « Hécube, vois-tu Andromaque s’avançant sur un char étranger ? Son cher Astyanax, le fils d’Hector, se serre sur son sein palpitant ». 43 Cf. H. D. JOCELYN, 1969, p. 234-238 ; G. SCAFOGLIO, 2006, p. 49-57. 44 Fr. 27, v. 80-94 (éd. H. D. JOCELYN, 1969, p. 86) = 23 (éd. G. MANUWALD, 2012, p. 76).

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Quant au second aspect (complémentaire à celui de l’isolement) qui la caractérise dans toutes les représentations poétiques, à savoir son lien très étroit avec Hector (qu’il soit vivant ou mort), Virgile montre tout d’abord qu’elle le cultive soigneusement par les rites qu’elle pratique près du cénotaphe : elle « offrait aux cendres des libations et de la nourriture rituelle, tristes dons, et invoquait les Mânes auprès du tertre vide qu’elle avait consacré à Hector avec deux autels, source de larmes, sur un gazon vert »45. La scène baigne dans une atmosphère funèbre, qui enveloppe Andromaque et s’étend sur l’épisode de Buthrote dans sa totalité : la femme semble suspendue entre le monde des vivants (où elle se trouve physiquement) et celui des morts (où demeure Hector, sur lequel elle est complétement concentrée), ce qui confirme et même accroît sa solitude. Ce n’est pas étonnant que, lorsqu’elle reconnaît Énée, elle doute qu’il soit encore en vie et imagine qu’il vienne du royaume des morts (v. 310-312), et ce n’est pas étonnant non plus qu’en croyant cela, elle lui demande immédiatement : Hector ubi est ?46 La réaction d’Andromaque qui, à la vue d’Énée, « vacille, hors d’elle, épouvantée par l’extraordinaire prodige, pétrifiée, les membres privés de toute chaleur » (amens… magnis exterrita monstris / deriguit… calor ossa reliquit, / labitur, v. 307-309), est une tournure émotionnelle qui révèle sa sensibilité aussi profonde que bouleversée : en fait, après avoir interrogé Énée, elle fond en larmes, en criant comme une folle (v. 312-313)47. Virgile puise cet autre aspect dans la tradition littéraire, où Andromaque s’avère toujours encline aux sentiments forts. On le constate déjà dans l’Iliade : lorsqu’elle apprend que les Troyens sont en difficulté, elle court sur les murs de la ville « à bout de souffle » (ἐπειγομένη, VI, 388), « comme une possédée » (μαινομένῃ ἐικυῖα, v. 389) ; et quand elle entend de loin les pleurs des femmes et perçoit instinctivement qu’Hector est en danger (en réalité il vient d’être tué), elle tombe en proie à une anxiété violente (XXII, 447-448) et s’empresse de sortir du palais, « telle une ménade » (μαινάδι ἴση, v. 460), « le cœur en tumulte » (παλλομένη κραδίην, v. 461)48. Si dans la pièce homonyme d’Euripide Andromaque garde sa lucidité en dépit de circonstances très difficiles, recourant à la ressource intérieure qu’on appelle 45 Voici le texte : sollemnis… dapes et tristia dona… libabat cineri… Manisque uocabat / Hectoreum ad tumulum, uiridi quem caespite inanem / et geminas, causam lacrimis, sacrauerat aras (v. 301-305). Les « deux autels » sont consacrés à Hector et Astyanax, comme le veut Servius, ad Aen. III, 305 : l’enfant serait rappelé pour l’instant de manière indirecte, presque par allusion, anticipant le rôle qu’il jouera plus avant ; à moins que les geminae arae ne représente nt la grande (carrément « double » !) vénération d’Andromaque pour son époux : cf. N. HORSFALL, 2006, p. 244-245. 46 Sur la condition d’Andromaque « as a perpetual mourner », incapable de faire son deuil et de « retourner dans le monde des vivants » : V. PANOUSSI, 2009, p. 146-154. 47 Andromaque est en fait appelée furens (v. 313) : sur le furor comme impulsion destructrice et autodestructrice dans l’Énéide cf. A. THORNTON, 1976, p. 159-163 ; E. ADLER, 2003, p. 77101. 48 Sur les références métaphoriques au ménadisme, qui décrivent la nature passionnée d’Andromaque, mais également sa tendance à se soustraire aux règles sociales au nom de ses forts sentiments et de la primauté des valeurs familiales, cf. R. SEAFORD, 1994, p. 330-338 ; P. GAGLIARDI, 2006, p. 16-19.

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la force du désespoir49, dans les Troyennes elle exprime sa nature intensément émotionnelle dans un monologue révélant un écheveau de sentiments différents (v. 740-779) : un amour et une douleur immenses pour son fils qui va mourir si cruellement, une colère violente et un profond mépris envers ses assassins, les Achéens, et plus encore pour Hélène, cause de la guerre et de la ruine de Troie. La lamentation d’Andromaque dans la pièce homonyme d’Ennius était vivement appréciée par Cicéron pour le pathos qu’elle exprimait (et on peut s’en faire une idée par le fragment mentionné supra)50. Toutefois Andromaque, dans les pièces d’Euripide et d’Ennius (autant qu’on puisse en juger en l’état actuel des connaissances), ne frise jamais la folie et ne ressemble pas à une ménade, contrairement à celle homérique, qui a évidemment inspiré la réaction insensée du personnage virgilien à la vue d’Énée. Ce dernier lui confirme qu’il est un homme vivant et lui demande ce qui lui est arrivé après qu’elle fut « arrachée à un si grand époux » (deiectam coniuge tanto, v. 317) : la ligne de partage entre la fortune et la disgrâce d’Andromaque ne semble être la prise de Troie, mais la séparation d’avec Hector ; on dirait que son esclavage commença à la mort de son mari. Énée paraît bien connaitre le lien très étroit, le rapport de dépendance complète et exclusive qu’elle exprime envers Hector dans la scène homérique des adieux et qui trouve confirmation dans les fréquentes et intenses invocations qu’elle adresse à son époux défunt dans les deux pièces d’Euripide, ainsi que dans celle d’Ennius. Il lui demande avec discrétion si elle a connu « un sort assez digne » (digna satis fortuna, v. 318, avec l’adjectif redimensionné par l’adverbe), une périphrase cachant sous sa délicatesse l’incredibilis rerum fama concernant le règne d’Hélénos et Andromaque ; mais la question prend, peu après, une autre forme (v. 319) : Hectoris Andromache, Pyrrhin conubia seruas ? « Andromaque, épouse d’Hector, gardes-tu encore ton mariage avec Pyrrhus ? »

Il est possible, à vrai dire, que l’expression Hectoris Andromache fasse partie de la question qui la précède (quae digna satis fortuna reuisit / Hectoris Andromache ?) et non pas de celle qui suit (Pyrrhin conubia seruas ?), comme le veulent la plupart des éditeurs récents51. Le problème n’est pas vraiment important, si l’on considère qu’à l’époque de Virgile on n’utilisait pas la ponctuation et qu’il pouvait donc laisser l’apostrophe en 49 Dans cette pièce, Andromaque « è un personaggio a cui Euripide impone di tirar fuori dai precordi dell’anima, dal profondo delle sue dolorose passioni, un carattere di deciso adattamento pragmatico, di adesione agli eventi, di complicità (se non di connivenza) con il reale, in nome di un sentimento vitale e positivo di sopravvivenza impaziente di ogni retorica nostalgia: è il modo terrigno, primario, che ha la madre di provvedere, prima di tutto, alla vita della sua creatura », comme il l’affirme M. CENTANNI, 2011, p. 52-54. 50 Cf. la note 44. Voici le commentaire de Cicéron, qui cite le fragment : o poetam egregium… sentit omnia repentine et necopinata esse grauiora ; et peu après : praeclarum carmen. est enim et rebus et uerbis et modis lugubre (Tusc. III, 45). 51 L’apostrophe est rattachée à la question précédente par R. MYNORS, 1969, p. 163 ; G. B. CONTE, 2009, p. 319. D’autres éditeurs préfèrent la forme Andromachen (scil. accusatif grec : une correction ancienne qui se trouve dans le Florentinus et dans des codices recentiores), en la considérant comme l’objet direct du verbe reuisit : M. GEYMONAT, 2008, p. 268 ; P. V. COVA, 1994, p. 11. Je suis plutôt N. HORSFALL, 2006, p. 16.

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suspens entre les deux questions, ou la rattacher en même temps à toutes deux (ce qui serait typique du style polysémique et allusif, riche en nuances et parfois évasif, de ce poète). En tout cas, l’expression Hectoris Andromache projette sa force sur la question des Pyrrhin conubia, en produisant un contraste criant. Je pense qu’on peut exclure l’intention de reproche que le Seruius auctus attribue à Énée, à propos du v. 320, en expliquant le geste d’Andromaque qui baisse les yeux : decenter, quia de concubitu admonita est. Le héros appelle Andromaque « épouse d’Hector » pour souligner le lien qui la rattache à son mari : un lien qu’il connait depuis longtemps et qu’il reconnait maintenant dans les actions et les paroles de l’épouse. Énée oppose ce lien intérieur et idéal, qui dépasse les circonstances contingentes et même la frontière entre la vie et la mort, à la situation particulière dans laquelle Andromaque se trouve contre sa volonté. Il exprime le concubinage par le mot conubia, signifiant « mariage » dans le langage juridique, par respect pour elle, dont il ne veut pas rabaisser la dignité, se souvenant encore des Troyennes d’Euripide (ce qu’on a déjà vu au début de l’épisode, v. 296-297). Le nom d’Andromaque est intentionnellement placé entre celui d’Hector et celui de Pyrrhus, mais il est étroitement lié au premier par la syntaxe et le rythme52. La réponse d’Andromaque débute par l’évocation de Polyxène, sacrifiée par les Achéens (selon une version de la légende, par Pyrrhus lui-même !)53 sur le tombeau d’Achille et jugée, en raison de sa mort, plus heureuse que les autres femmes troyennes, car elle n’a pas connu l’esclavage avec toutes ses conséquences (v. 321-324) : O felix una ante alias Priameia uirgo, hostilem ad tumulum Troiae sub moenibus altis iussa mori, quae sortitus non pertulit ullos, nec uictoris eri tetigit captiua cubile ! « Heureuse est-elle plus que toutes les autres, la vierge fille de Priam, contrainte de mourir auprès du tertre d’un ennemi sous les hauts murs de Troie, elle qui n’a pas subi un tirage au sort et n’a pas touché, captive, la couche d’un vainqueur, son maître ! »

Andromaque reprend, sous une forme distincte, le concept qu’elle-même exprime dans les Troyennes d’Euripide, en dialoguant avec Hécube, après lui avoir communiqué la mort de Polyxène. Elle commence par identifier la mort à la fin de la sensibilité et des souffrances (v. 636-637)54 ; c’est pourquoi elle envie le sort de sa belle-sœur qui vient de mourir (641-644) : 52

Enfin, l’expression Hectoris Andromache constitue une grille d’interprétation du personnage, car elle « preannuncia la fisionomia morale della donna, contro la notizia dei successivi matrimoni » (P. V. COVA, 1994, p. 84). 53 Il est l’exécuteur de Polyxène dans l’Hécube d’Euripide, il l’était déjà dans la Prise d’Ilion de Stésichore (comme le montre la Tabula Iliaca Capitolina) et dans un autre poème perdu d’Ibycos (comme en témoigne la scholie au v. 41 de l’Hécube d’Euripide) ; on ne sait s’il l’était aussi dans la Polyxène de Sophocle. 54 « Je pense que mourir équivaut à ne jamais être né, mais alors mourir vaut mieux que vivre misérablement : qui n’a pas le sentiment de ses maux, n’a aucune souffrance » : τὸ μὴ γενέσθαι τῷ θανεῖν ἴσον λέγω, / τοῦ ζῆν δὲ λυπρῶς κρεῖσσόν ἐστι κατθανεῖν· / ἀλγεῖ γὰρ οὐδὲν τῶν κακῶν ᾐσθημένος.

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κείνη δ᾽, ὁμοίως ὥσπερ οὐκ ἰδοῦσα φῶς, τέθνηκε κοὐδὲν οἶδε τῶν αὑτῆς κακῶν. ἐγὼ δὲ τοξεύσασα τῆς εὐδοξίας λαχοῦσα πλεῖον τῆς τύχης ἡμάρτανον. « Elle, c’est comme si elle n’avait jamais vu le jour : elle est morte et ne sait rien de ses malheurs. Moi, après avoir rêvé d’une vie honorable et avoir même obtenu plus, j’ai tout perdu ».

Andromaque affirme que Polyxène a été chanceuse de mourir, car sa mort est bien préférable à la vie malheureuse qui attend les prisonnières, elle-même comprise. Et elle le répète après avoir révélé son conflit intérieur (v. 679-680) : ἆρ᾽ οὐκ ἐλάσσω τῶν ἐμῶν ἔχειν κακῶν Πολυξένης ὄλεθρος, ἣν καταστένεις; « La mort de Polyxène, que tu pleures, n’est-elle pas une disgrâce inférieure à la mienne ? »

Andromaque prononce ces paroles après avoir appris son attribution à Néoptolème, mais avant que son enfant soit tué ; c’est pourquoi Hécube la contredit, l’encourageant à gagner les faveurs de son nouveau maître pour le bien d’Astyanax, qui pourrait un jour redresser Troie et en venger la destruction (v. 697-705). Dans l’épisode virgilien, Andromaque reprend ce concept avec le recul du temps, par une expérience et une conscience de la vie encore plus profondes et plus douloureuses : maintenant elle a perdu son enfant et a bien connu l’esclavage, dont elle pressentait jadis le poids sans l’avoir encore subi. Le rappel intertextuel signale donc la cohérence psychologique de l’Andromaque des Troyennes et de l’Énéide : une cohérence complète, persistant même au gré des circonstances (d’abord en pire, par le meurtre d’Astyanax ; puis en mieux, par la mort de Pyrrhus et l’accession au trône du couple troyen : un événement qui ne semble pas affecter réellement cette femme, renfermée désormais en elle-même et perdue dans ses pensées). L’Andromaque virgilienne reproduit fidèlement celle des Troyennes, révélant ainsi un personnage statique, cristallisé dans sa souffrance. Virgile a ignoré, ou mieux, a refusé l’image différente (et évoluée) d’Andromaque dans la tragédie qui porte son nom : si l’épisode de Buthrote se rattache à l’Andromaque pour la situation objective et semblerait en réaliser mutatis mutandis la continuation, le caractère (déterminé, lucide, réactif et même astucieux) de la protagoniste de cette pièce est pourtant remplacé par celui du même personnage dans les Troyennes. La circonstance qui permet à Virgile d’effectuer cette substitution, ou qui même la demande, est l’élimination du fils qu’Andromaque eut avec Néoptolème dans la légende qui fait l’objet de l’Andromaque : cet enfant est en effet la nouvelle raison d’être qui suscite l’évolution psychologique de la femme ; c’est lui qui donne à sa mère la volonté et la force de réagir aux difficultés et aux dangers. Le garçon éliminé, Virgile a beau jeu de ramener Andromaque au point où elle était dans les Troyennes, lorsqu’elle prononça ces mots qui exprimaient parfaitement son esprit bouleversé par le chagrin, peu après la perte d’Astyanax : κρύπτετ᾽ ἄθλιον δέμας / καὶ ῥίπτετ᾽ ἐς ναῦς,

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« couvrez mon corps misérable et jetez-le sur un navire » (v. 777-778). Andromaque, privée de toute envie de vivre, subit un processus d’« objectualisation » qui la réduit à un objet dépourvu de force intérieure, de volonté : δέμας indique en fait le corps dans sa consistance physique, dans sa dimension matérielle, en tant qu’« enveloppe » de la personne vivante, ou cadavre55. Dans cet état pénible, elle peut tout accepter sans réaction aucune, même le « mariage » avec Pyrrhus qui suscite ses dernières paroles : ἐπὶ καλὸν γὰρ ἔρχομαι / ὑμέναιον, ἀπολέσασα τοὐμαυτῆς τέκνον, « je vais célébrer de belle noces, après avoir perdu mon enfant » (v. 778779). Cependant, le déguisement métaphorique du concubinat n’est maintenant plus un aveuglement : il est plutôt une marque d’ironie amère, une flèche sarcastique qu’Andromaque inflige à elle-même. On perçoit des échos de cette phrase, avec sa charge cruellement et douloureusement ironique, dans les termes traitant du mariage qu’Énée (de manière tout à fait inconsciente) utilise pour définir l’union d’Andromaque avec Pyrrhus dans l’épisode virgilien. Toutefois, si Énée recourt improprement au lexique du mariage (par délicatesse), Andromaque ne fait pas pareil dans sa réponse (v. 325-336), citée supra : elle dit avoir « enduré l’arrogance » (fastus tulimus) de Pyrrhus, qu’elle n’appelle pas par son nom, en signe de mépris, mais stirps Achillea, puis iuuenis superbus ; et elle explicite encore ce qui était déjà évident, à savoir qu’elle était seruitio enixae, « soumise à l’esclavage » (v. 326-327). Pas de mariage : maintenant Andromaque réfute l’atténuation métaphorique véhiculée d’abord par la fama (ou mieux, par Énée je-narratif), puis exploitée par Énée-personnage, mais aussi par elle-même dans son « passé littéraire », les Troyennes d’Euripide. Pas de mariage aves Pyrrhus, et avec Hélénos non plus ; c’est son maître qui l’a donnée à ce dernier (comme il est d’ailleurs normal pour une esclave) : me famulo famulamque Heleno transmisit habendam (v. 329). Dans cette phrase d’une grande expressivité, on remarque l’efficace juxtaposition famulo famulam (mise en évidence in caesuram) et le substantif famulam entre famulo et le nom d’Hélénos, ce qui traduit l’idée d’obligation (soulignée aussi par l’adjectif verbal habendam) et de contrainte, dont Andromaque est victime. En tout cas, cette dernière se révèle être un personnage énigmatique et insaisissable : quel est son rapport avec Hélénos ? Elle lui fut « donnée » par son maître, et ensuite ? Quel est désormais leur rapport, après la mort de Pyrrhus et l’accession d’Hélénos au trône ? Elle est restée avec lui, dans la « nouvelle Troie » qu’il a fondée : la fama dit qu’elle « échut pour la seconde fois à un mari troyen » (v. 297) ; en dépit du mot maritus, le verbe cessisse anticipe ce qu’Andromaque dira dans sa réponse. Elle n’exprime aucune affection pour Hélénos et ne semble pas du tout le considérer comme son époux ; si le mépris et l’ennui sont les sentiments ressortant de ses mots concernant Pyrrhus, elle ne manifeste pour Hélénos rien d’autre qu’indifférence. Les questions qu’elle pose à Énée, après avoir parcouru les événements qui l’ont menée en Épire et à sa nouvelle liberté, révèlent bien des choses sur 55

Sur la signification de ce terme et sur l’utilisation qu’en fait Euripide : W. BARRETT, 1964, p. 187.

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elle-même ; elle demande comment il est arrivé là-bas (v. 337-338), mais surtout s’interroge sur le sort d’Ascagne (v. 339-343) : quid puer Ascanius ? superatne et uescitur aura, quem tibi iam Troia... 56 ecqua tamen puero est amissae cura parentis ? ecquid in antiquam uirtutem animosque uirilis et pater Aeneas et auunculus excitat Hector ? « Qu’en est-il du petit Ascagne ? Est-il en vie et respire-t-il ? Lui que Troie désormais à toi… Est-il toujours attaché à sa mère disparue ? L’exemple de son père Énée et de son oncle Hector le pousse-t-il à l’antique vertu et aux sentiments héroïques ? »

La question concernant la « mère disparue » d’Ascagne est véritablement la clé de voûte pour comprendre le personnage d’Andromaque. Elle est une mère qui a perdu son (unique) enfant, tandis qu’Ascagne est un enfant qui a perdu sa mère. À bien y regarder, Andromaque a plusieurs points communs avec Créuse57, à commencer par le rôle majeur que chacune des deux reconnaît à son fils (la première dans l’entière tradition littéraire ; la seconde dans la scène des adieux du livre II de l’Énéide)58. Toutes deux sont caractérisées par l’esprit de sacrifice et par une grande abnégation ; toutes deux sont contraintes, de différentes manières et pour diverses raisons, de se séparer des personnes les plus chères : leur époux et leur enfant. Leur destin apparemment diverge : Andromaque reste en vie, contre son gré ; Créuse quitte la vie terrestre (bien que son sort soit peu clair)59. Cette diversité rend 56

Ce vers est incomplet : c’est l’un des dits tibicines relevant de l’inachèvement du poème. Toutefois, plusieurs chercheurs se demandent si Virgile n’a pas laissé délibérément incomplets certains vers à des fins d’efficacité expressive ou, du moins, s’il ne s’est pas arrêté à des moments de forte émotion ou de malaise intérieur. Dans le cas présent, A. NOVARA, 1993, p. 52, suggère que Virgile subit l’influence de la tragédie romaine archaïque, en particulier de l’Andromaque d’Ennius, avec ses lamentations anapestiques : « Il dolore di Andromaca aveva questa volta cantato come un lamento anapestico, e questo canto sorto dalla commozione profonda del poeta, che viveva lo stato d’animo del suo personaggio, aveva in fine sospeso l’esametro ». D’ailleurs, selon J. O’HARA, 2010, p. 100, « It is easy for us to imagine Andromache being unable to speak Creusa’s name, not only because of Aeneas’ loss of his wife, but especially because Aeneas’ son Ascanius must call to mind her own dead son Astyanax ». 57 En fait, la figure virgilienne de Créuse est modelée, au moins dans une certaine mesure, d’après l’Andromaque homérique : ce n’est pas par hasard si le dernier dialogue entre Énée et Créuse au livre II de l’Énéide (v. 771-791) présente une certaine parenté avec les adieux d’Hector et Andromaque au livre VI de l’Iliade. Cf. L. HUGHES, 1997 ; L. GRILLO, 2010. 58 Cf. les derniers mots du discours de Créuse : iamque uale, et nati serua communis amorem (v. 789). Ascagne est le seul lien qui subsiste entre Créuse et Énée, attendu par une regia coniunx en Italie (comme Créuse elle-même le lui prédit, v. 783-784) : elle n’adresse à l’enfant que peu de mots, mais chargés de sentiments et bien en évidence, qui peuvent être considérés comme le couronnement de l’entier discours. Cf. R. AUSTIN, 1964, p. 285 : « pietas from a fresh angle ». 59 Créuse affirme qu’elle ne deviendra pas l’esclave des Achéens (comme cela se passait dans la légende la plus ancienne : cf. Pausanias, X, 10, 1), car elle sera enlevée par « la grande mère des dieux » (v. 785-788) : une sorte d’apothéose ? Ou seulement un « euphémisme », quelque chose de semblable à un mensonge réconfortant, qui cache la réalité de la mort ? Il s’agit d’un « unanswerable and ultimately rather unimportant problem », d’après N. HORSFALL, 2008, p. 535.

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les deux femmes, pour ainsi dire, complémentaires dans la situation décrite dans l’Énéide, où Andromaque représente en quelque sorte la mère disparue d’Ascagne, tandis que ce dernier rappelle le fils qu’elle a perdu. Un regard plus attentif révèle cependant que leur destin n’est pas complétement différent, car toutes deux sont suspendues entre la vie et la mort, quoique sous formes diverses : Créuse ne vit plus (au moins, pour ce qui est de la vie humaine) : si elle n’est pas morte, elle se trouve dans une condition autre de la vie, une « non-vie ». Andromaque à son tour mène une vie semblable à la mort, en se réfugiant dans ses souvenirs et en se consacrant aux rites funèbres : une « vie sans vie », donc une « non-vie »60. La « symétrie spéculaire » entre Créuse et Andromaque permet à cette dernière de prendre idéalement la place laissée vide par la première : un phénomène psychologique et onirique, bien entendu, qui n’affecte pas la réalité, mais qui est lourd de signification et de conséquences sur le plan moral et idéologique. Un phénomène qui, dans le cadre des interactions fonctionnelles et sentimentales entre les personnages, implique deux autres analogies, sur lesquelles il s’appuie et qu’il renforce à son tour : l’analogie entre Énée et Hector et celle entre Ascagne et Astyanax. Or, on sait que Virgile, pour créer son Énée, s’est inspiré du même personnage de l’Iliade61 et pour le moins de trois autres personnages des épopées homériques : Ulysse, pour les voyages et les mésaventures maritimes, mais aussi pour le sens de responsabilité envers ses compagnons (la tentative de rejoindre son pays est réinterprétée comme la recherche d’une nouvelle patrie)62 ; Achille, spécialement dans la section iliadique de l’Énéide (livres VI-XII, ou mieux, IX-XII)63 ; mais surtout Hector64. Ce n’est pas par hasard si ce dernier apparaît en rêve à Énée pendant la nuit de la prise de Troie, pour l’encourager à fuir avec les survivants et les Pénates, en lui confiant la mission de les sauver et de les emmener dans la terre promise par le destin (II, 268-297). À cette occasion, Hector « passe le flambeau » à Énée, le consacre comme son « successeur » par une sorte d’identification symbolique, mais avec un changement important de direction, affirmant la nécessité de renoncer à la défense de Troie pour partir à la recherche d’une nouvelle patrie65. Il n’est donc pas étonnant qu’Andromaque évoque simultanément le pater Aeneas et l’auunculus Hector, comme les modèles d’Ascagne, qui apprendra l’antiqua uirtus et les animi viriles par leur exemple66.

60 Sur la condition d’Andromaque (et Hélénos) comme « living dead » : D. QUINT, 1982, p. 30-31 ; G. STARRY WEST, 1983, p. 258-259 ; L. NELSON, 1992, p. 244-247. 61 Cf. P. WATHELET, 1988, p. 179-235 ; IDEM, 1990. 62 Cf. R. WILLIAMS, 1963 ; F. CAIRNS, 1989, p. 177-214 ; M. NELSON, 2008. 63 Cf. D. WEST, 1974 ; T. VAN NORTWICK, 1980 ; K. CALLEN KING, 1982 ; 64 Cf. A. THILL, 1980 ; mais voir aussi les deux notes suivantes. 65 Cf. P. KYRIAKOU, 1999 ; G. SCAFOGLIO, 2002. 66 Le vers 343 reviendra, par la bouche d’Énée adressant une apostrophe à Ascagne lui-même, dans un moment difficile et délicat de la dernière bataille de la guerre italique (XII, 440), confirmant l’importance revêtue par Hector en tant qu’exemple de virtus et la continuité idéale, « transversale », entre ce personnage et son neveu (évidement en passant par Énée).

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Astyanactis imago Énée salue la ville de Buthrote comme « une petite Troie ainsi qu’une fausse Pergame », avec sa porte Scée et « un ruisseau tari, dénommé Xanthe » (v. 349-351)67 : une imitation de Troie et de son paysage à échelle réduite, anticipée par la tombe d’Hector et le « faux Simoïs » que le héros vit de prime abord (v. 301). Andromaque n’est pas la seule à mener une vie renfermée sur son passé. Cette image de Troie, entourée d’une atmosphère irréelle et onirique, donne à Hélénos et à ses gens l’illusion de demeurer dans leur ancienne ville : ils semblent vivre hors du temps et de l’histoire, dans la reproduction fictive d’un monde qui n’existe plus, à savoir dans un rêve ou un aveuglement68. Pour Énée, Buthrote constitue une rencontre, une confrontation avec le passé : si l’impression de revoir Troie chez lui suscite une joie émue, partagée avec ses compagnons (v. 351-352), il a néanmoins pleine conscience de sa mission et, par conséquent, de la nécessité de repartir à la recherche d’une nouvelle patrie69. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est justement Hélénos (lui qui vit dans ce monde illusoire qu’il s’est construit) qui éclaircit l’avenir par sa prophétie (v. 374-462), en dissipant les ombres accumulées sur le voyage qu’Énée se dispose à entreprendre70. Au moment des adieux, Hélénos gratifie Énée et ses compagnons de dons (v. 463-471) ; Andromaque, digressu maesta supremo, n’est pas en reste : elle donne à Ascagne des textilia dona, à savoir picturatas auri subtemine uestes / et Phrygiam… chlamydem (v. 482-485)71. On se souvient du πέπλος qu’Hélène donne à Télémaque dans le livre XV de l’Odyssée et qu’elle décrit comme un « souvenir » de ses mains, μνῆμ᾽ Ἑλένης χειρῶν (v. 126), tout comme l’Andromaque virgilienne appelle ses dons manuum… monimenta mearum (v. 486). Cependant, le cadeau d’Hélène reflète un usage social, une règle de la civilisation aristocratique devenue une convention épique ; le souhait de laisser un « souvenir » de ses mains à Télémaque relève de sa tentative de « récrire son histoire » : elle veut laisser au jeune homme (en présence de son époux) un souvenir agréable, tout à fait différent 67

Procedo, et paruam Troiam simulataque magnis / Pergama, et arentem Xanthi cognomine riuum / adgnosco, Scaeaeque amplector limina portae. 68 Cf. P. V. COVA, 1994, p. LI et passim ; M. BETTINI, 1997. 69 L’opposition entre les Troyens qui ont déjà atteint leur destination et Énée, qui doit encore affronter tant de voyages et de difficultés avec ses compagnons, est lucidement exprimée par ce dernier : uiuite felices, quibus est fortuna peracta / iam sua ; nos alia ex aliis in fata uocamur (v. 493-494). Je suis d’accord avec G. STARRY WEST 1983, p. 259, pour qui la quies de Buthrote est comparable à la mort (comme semble le confirmer la formule est fortuna peracta), mais je ne pense pas que l’affirmation d’Énée que je viens de citer soit ironique. 70 Cf. J. O’HARA, 1990, p. 26-31 ; A. SMITH, 2005, p. 71-77 ; E. PILLINGER, 2019, p. 157-165. 71 On peut se demander si Virgile ne s’est pas souvenu de la « toile de pourpre à deux couches » qu’Andromaque tissait « dans le cœur de sa grande demeure » et qu’elle décorait « par des broderies couvertes de fleurs », sans rien savoir de ce qui se passait hors de la ville, où Achille outrageait le corps d’Hector après l’avoir tué : ἀλλ᾽ ἥ γ᾽ ἱστὸν ὕφαινε μυχῷ δόμου ὑψηλοῖο / δίπλακα πορφυρέην, ἐν δὲ θρόνα ποικίλ᾽ ἔπασσε (XXII, 440-441). En fait, l’adjectif Phrygius alterne avec purpureus presque comme un synonyme, par rapport à un voile, au vers 405 et 545 du même livre de l’Énéide (cf. H. BENDER, p. 151). Les « broderies variées » (θρόνα ποικίλα) se retrouvent plutôt dans les picturatas… uestes.

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de celui très mauvais lié à la guerre de Troie et partagé par tous les Achéens72. Andromaque, au contraire, veut qu’on se souvienne d’elle pour ce qu’elle est, qu’elle a toujours été et sera à jamais, dans le monde hors du temps où elle demeure : la femme d’Hector et la mère d’Astyanax. Le terme monimenta se rattache au thème des mémoires, qui est au centre de l’épisode de Buthrote. Les dons d’Andromaque ne répondent pas à un devoir social, exécutés dans un souci de tradition : depuis toujours, elle n’est pas un personnage fortement conditionné par les règles communautaires73 et, à ce moment, encore moins que jamais. Ses cadeaux sont un geste d’amour, comme il ressort des derniers mots qu’elle adresse à Ascagne (v. 486-491) : accipe et haec, manuum tibi quae monimenta mearum sint, puer, et longum Andromachae testentur amorem, coniugis Hectoreae. cape dona extrema tuorum, o mihi sola mei super Astyanactis imago : sic oculos, sic ille manus, sic ora ferebat ; et nunc aequali tecum pubesceret aeuo. « Prends ces dons, mon cher enfant : ils seront pour toi un souvenir de mes mains, ainsi que la preuve de l’amour cultivé depuis longtemps par l’épouse d’Hector. Reçois ces derniers présents des tiens, toi qui es la seule image qui me reste de mon Astyanax : il avait les mêmes yeux que toi, les mêmes mains, les mêmes traits du visage ; aujourd’hui il aurait ton âge et grandirait avec toi ».

Un geste d’amour, je viens de dire : l’amour d’Andromaque pour Astyanax. Elle parle de longum amorem, qui ne peut être l’affection (pourtant vraie et sincère) pour Ascagne lui-même, mais est justement le sentiment profond et tenace qu’elle a cultivé pour Astyanax de sa naissance à sa mort, et qu’elle continue à garder dans son cœur jusqu’à présent. Elle identifie en fait Ascagne à Astyanax, en l’appelant Astyanactis imago et en remarquant leur ressemblance74. Il n’est pas difficile d’imaginer qu’elle confectionna ces vêtements somptueux de ses mains (manuum… mearum), pendant longtemps (longum… amorem), pour Astyanax. À la lumière de cette identification, la remise des dons pour Andromaque acquiert alors la signification phycologique d’une « substitution ». Elle n’a pu rendre les honneurs funèbres à Astyanax, en lui donnant ses « derniers présents » (y compris les vêtements tissés pour lui) : Hécube l’a fait à sa place, dans la scène finale des Troyennes (v. 1156-1250)75. Maintenant Andromaque fait pour Ascagne ce qu’elle regrette de ne pas avoir fait pour Astyanax ; mais les conditions des deux personnages sont inversées, car 72

Sur la tentative d’Hélène de « récrire son histoire » dans l’Odyssée : G. SCAFOGLIO, 2015. Cf. P. WATHELET, 1988, p. 275-282. 74 La ressemblance entre Astyanax et Ascagne (qu’elle soit réelle ou imaginaire, résultat de l’auto-illusion d’Andromaque) revêt évidemment une signification symbolique, que j’interprète en clé de continuité et survivance, comme je m’apprête à l’expliquer. Je ne partage donc pas la lecture « négative » de cette ressemblance comme « the opposite of continuity », à savoir « a deadly process » qui ferait d’Ascagne « a disturbingly ghostly Astyanax », comme le soutient A. ROGERSON, 2017, p. 65-68. 75 Cf. M. DYSON & K. H. LEE, 2000. 73

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Ascagne est vif et se projette dans l’avenir, tandis qu’Andromaque est renfermée dans son passé et suspendue dans une sorte de « non-vie ». L’identification des deux enfants implique, en outre, la survivance symbolique du mort dans le vivant, si bien qu’Astyanax pourrait adresser à Ascagne les mêmes mots que Déiphobe dira à Énée lors de leur rencontre dans l’Averne : i, decus, i, nostrum melioribus utere fatis, « Va, notre fierté, va de l’avant : profite d’un destin meilleur » (V, 546)76 ; tout comme Hélénos vient de dire à Énée, à la fin de sa prophétie : uade age, et ingentem factis fer ad aethera Troiam, « Va, fais grandir l’honneur troyen par tes exploits et élève-le jusqu’aux astres » (III, 462). Mais ce n’est qu’une mince et fugace consolation pour Andromaque. En définitive, elle reste toujours égale à elle-même. Elle reste l’épouse d’Hector, comme elle le dit à Ascagne : coniux Hectoraea. C’est ainsi qu’Énée l’avait appelée tout d’abord, Hectoris Andromache (v. 319), sans rien savoir encore, mais ayant déjà tout compris.

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Lexique plautinien de la peur et images de la crainte dans Amphitryon Jean-François Thomas Université Paul Valéry Montpellier

Pour rendre les termes metuere – metus, timere –timor, formidare – formido, pauere – pauor et uereri, il est inévitable d’utiliser peur et crainte, si bien que les termes latins paraissent équivalents, mais une étude s’avère nécessaire afin de mesurer leur degré de synonymie. Le travail de P. Gernia (1970), organisé par groupes morphosémantiques et très détaillé, ne favorise guère la comparaison1. Le corpus plautinien constitue une base de départ essentielle étant donné le nombre des occurrences car les péripéties pour les retrouvailles des jeunes gens génèrent une alternance de joie et d’appréhension inquiète, et les contextes permettent de dégager des tendances différenciant plusieurs formes de peur et de crainte. Cette approche globale contribue à éclairer, à travers l’usage des mots, le rôle souvent particulier de la peur et de la crainte dans cette pièce elle-même si particulière de l’Amphitryon, dont Charles Guittard (2017) a donné une édition bilingue pourvue d’une traduction novatrice et d’un riche commentaire, procurant aux spécialistes et au public cultivé l’ouvrage qu’il fallait pour comprendre cette œuvre complexe2.

I. Metuere – metus et timere – timor Le couple metuere – metus, avec 150 et 17 occurrences, constitue l’élément hypéronyme du champ lexical tandis qu’il en existe 37 occurrences de timere et 5 de timor. De fortes nuances de sens se dégagent. I.1. Metuere – metus La caractéristique essentielle de metuere est d’être très régulièrement construit avec des compléments d’objet qui prennent la forme d’un groupe 1

Voir aussi J.-F. THOMAS, 2012. Le texte et la traduction d’Amphitryon sont empruntés à CH. GUITTARD (2017). Les traductions d’Ernout et de Grimal sont celles de la CUF et de La Pléiade. Les autres sont personnelles.

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nominal à l’accusatif et d’une proposition complétive en ne, ce qui n’est pas le cas, tant s’en faut, de timere. La crainte est de nature très variée : elle s’inscrit dans une durée quand elle porte sur les dieux (Pseud. 269) : Deos quidem, quos maxume aequom est metuere, eos minimi facit. « Même les dieux que nous devons craindre par-dessus tout, il s’en moque. »

ou se manifeste devant un comportement dénotant un trait de caractère (Men. 266-267), mais elle est aussi liée à une situation ponctuelle et immédiate (Rud. 1045-1046 ) ou située dans un futur très proche (Aul. 61-63). Pour la désignation du processus psychologique, metuere, en raison de ses constructions syntaxiques transitives, met l’accent sur l’objet de la peur et de la crainte : le sentiment se nourrit de la représentation et de la prise de conscience d’une situation qui est en général bien définie, mais parfois reste plus imprécise parmi des éventualités plus larges. Qu’elle soit plus ou moins réelle, plus ou moins imaginaire, ou encore présente, proche ou plus lointaine, cette situation opère une véritable cristallisation du sentiment en même temps que celui-ci lui donne une certaine forme d’existence. Il n’en est pas exactement de même avec timere – timor. I.2. Timere - timor Sans doute metuere et timere peuvent-ils paraître équivalents quand ils se trouvent employés en parallèle pour exprimer la réciprocité de la crainte (Most. 1145) ou marquer une insistance particulière (Mil. 1347), mais les constructions différentes orientent vers une différence sémantique. Il est frappant de constater que timere n’est jamais construit, chez Plaute, avec un groupe nominal à l’accusatif et il n’y a qu’un seul exemple de complétive en ne (Truc. 774). Cette intransitivation recentre le sémantisme de l’objet focalisant la crainte vers le sujet qui éprouve le sentiment. D’ailleurs, le verbe entre dans des contextes exprimant l’état du sujet qui est habité tout entier par la crainte (Amph. 1077 : totus timeo ; cf. infra p. 756) et laisse apparaître son trouble (Cas. 982) : CLE. Times ecastor. LY. Egone ? mentire hercle. CLE. Nam palles male. « Cléostrate. Tu as peur, par Castor --- Lysidame. Moi ? Tu mens, par Hercule. --- Clé. En tout cas, tu es terriblement pâle. »,

d’où la relative fréquence du ne time avec laquelle le locuteur tente de rassurer celui qu’il voit si troublé en face de lui. Timor s’emploie d’ailleurs pour la crainte qui envahit le sujet, en bloquant sa parole3 ou en le plongeant dans la torpeur4. Dans ce processus psychologique se dessine une tendance à la spécialisation lexicale : la transitivation usuelle de meture met l’accent sur l’appréhension inquiète focalisée autour d’un objet en général bien précis, tandis qu’avec son emploi usuel sans complément d’objet défini, timere 3 Cas. 704 : Timor praepedit uerba « La crainte paralyse mes mots » ; de même Cas. 653 ; Cist. 711 ; Curc. 520 ; Merc. 891 ; Pseud. 928 ; Rud. 174. 4 Truc. 824 : Neque ut hinc abeam neque ut hunc adeam scio. Timore torpeo. « Je ne sais ni comment m’en aller d’ici ni comment aborder cet homme. Je suis paralysé par la terreur. »

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s’applique plutôt à l’état du sujet en proie au moment même à une vive inquiétude. Cette distinction apparaît bien dans les propos de l’esclave Tranion, inquiet au sujet de son plan (Most. 542-543) : Metuo ne de hac re quippiam indaudiuerit. Accedam atque adpellabo. Ei, quam timeo miser ! « Je crains qu’il n’ait appris quelque chose de cette affaire, je vais aller lui parler … Hélas, pauvre de moi, que j’aie peur ! »

L’on proposerait comme explicitation « être envahi par une forte inquiétude » (timere) et « se représenter avec une forte inquiétude une situation » (metuere).

II. Autres termes D’autres termes composent le champ lexical et ici encore l’observation des emplois laisse apparaître des différences. II.1. Pauere - pauor Avec leurs 13 occurrences, dont 9 dans la bouche d’esclaves, ils expriment la crainte qui envahit le sujet car il se trouve brusquement placé à un moment crucial où tout paraît basculer vers le danger. La situation s’est retournée, elle devient menaçante et Olympion se trouve sidéré par la peur lorsqu’il apprend une nouvelle bouleversant ses plans (Cas. 875-877) : Neque quo fugiam, neque ubi lateam, neque hoc dedecus quomodo celem scio ; tantum erus atque ego flagitio superauimus nuptiis nostris ! Ita nunc pudeo, atque ita nunc paueo, atque ita inridiculo sumus ambo. « Où m’enfuir, où me cacher, où, comment dissimuler ma honte ? Je ne sais. Quelle honte incroyable, pour mon maître et pour moi, que ces noces ! Quelle honte pour moi, quelle terreur, et comme nous nous sommes tous les deux rendus ridicules ! » (trad. Grimal)

Le choc est exprimé autant par le verbe (cf. Men. 609 - 610 ; Mil. 904 ; Pers. 626 ; Pseud. 103) que par le substantif (Epid. 530 ; Rud. 215), et cette nuance ressort d’un parallèle avec metuere. Dans le Curculio, Cappadox souffre d’attendre et son corps malmené lui fait dire (v. 216-217 et 222) : Migrare certumst iam nunc e fano foras, quando Aesculapi ita sentio sententiam […]. Nil metuo nisi ne medius disrumpar miser. « Je quitte le temple, c’est décidé maintenant, puisque je comprends l’opinion d’Esculape à mon égard […]. Je ne crains rien tant que de crever par le milieu. »,

mais son interlocuteur mesurant chez lui la soudaine prise de conscience des périls emploie ne paue (v. 225-226) : paues, parasitus quia non rediit Caria ; adferre argentum credo […] « Tu trembles de peur, parce que ton parasite n’est pas rentré de Carie ; il rapporte de l’argent, c’est sûr […] ». 751

Pauere et pauor se disent chez Plaute d’un moment particulier dans le processus de la peur et de la crainte : c’est l’instant où le sujet est envahi par une forte inquiétude car il prend conscience d’un changement lourd de menaces. II.2. Formidare - formido Ils appartiennent pour l’essentiel (19 occ. sur 21) à la langue des esclaves et des courtisanes. Gernia5 les qualifie comme exprimant violenta emotione prouocata da spauento. De fait, c’est une peur vive devant un danger immédiat qui a tout pour faire peur (Poen. 377) : atque hic ne me uerberetillum faciat, nisi te propitio. « mais si je ne t’apaise pas, j’ai bien peur qu’il ne me mette en pièces. » (trad. A. Ernout)

et une gradation paraît s’opérer avec metuere dans l’intensité des menaces physiques (Cap. 912-913) : [… ]metui ne in me faceret impetum […] nimisque hercle ego illum male formidaui : ita frendebat dentibus « J’ai eu peur qu’il ne se jette sur moi […] j’ai eu réellement grand-peur de lui, tant il grinçait des dents. » (trad. P. Grimal).

Formidare est assez proche de pauere et les deux se trouvent ensemble pour un effet d’insistance (Cist. 687-688) : Sed pergam ut coepi ; tamen quaeritabo. Nam et intus paueo et foris formido ; ita nunc utrubique metus me agitat. « Mais je continue comme j’ai commencé ; je vais chercher malgré tout. Car je suis en moi tout apeuré et tout mon corps se hérisse de peur ; la frayeur, de tous les côtés, me presse. » (trad. P. Grimal)6.

Un élément complémentaire toutefois apparaît à la lecture de nombreux exemples. Par rapport à pauere, les contextes soulignent assez souvent que la portée de la crainte dépasse le moment présent. Ne formida s’emploie quand l’interlocuteur a manifestement perdu tout espoir sur le long terme (Mil. 1009-1011) : MI. […] Vtinam, cuius causa Foras sum egressa, conueniundi mihi potestas euenat. PA. Erit et tibi exoptatum optinget ; bonum habe animum, ne formida. « Milphidippa. Si seulement il m’était donné de rencontrer l’homme à cause de qui je suis sortie. --- Pyrgopolinice. Cela sera et ton vœu sera exaucé ; aie bon espoir ; n’aie pas peur. »7.

Le verbe et le nom s’emploient encore pour l’attente du fils qui s’éternise (Bacch. 237-238), la perspective de dévoiler un secret précieux (Curc. 45), l’angoisse constante des débiteurs d’être poursuivis par leurs créanciers (Cas. 24), la menace d’un châtiment auquel on pense échapper (Pers. 364), 5 P. L. GERNIA,

1970, p. 140. De même Cist. 535 ; Mil. 893 ; Pseud. 1019. 7 De même As. 462 ; 638 ; Most. 511. 6

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la peur d’être tourmenté par les morts durant sa vie pour une faute commise (Most. 514). Une nuance s’établit entre le choc brutal (pauere) et la prégnance durable (formidare) du sentiment. II.3. Vereri Le verbe présente 16 occurrences. Comme chacun sait, uereri exprime d’une façon générale le respect et la crainte respectueuse, et il se dit ainsi du respect des convenances (Mil. 1285) comme des personnes (Mil. 1266). Dans ce domaine, il a un emploi assez étendu, car il s’applique à des craintes dont l’enjeu est l’honneur, comme celui du jeune homme dont les amours pourraient contrarier la réputation (Merc. 380).

III. La peur et la crainte dans Amphitryon La place très particulière de la pièce à l’intérieur du corpus plautinien invite à rechercher ce que les nuances du champ lexical apportent aux thématiques essentielles de l’œuvre et les spécifications sémantiques que la pièce peut montrer dans l’expression de la peur et de la crainte. III.1. Respecter avec crainte les valeurs traditionnelles La crainte des dieux est une composante essentielle du mos maiorum et Mercure, qui présente le rôle de Jupiter, se fait l’interprète des sentiments des spectateurs (v. 22-23) : […] quippe qui intellexerat uereri uos se et metuere, ita ut aequom est Iouem « […] étant donné qu’il avait remarqué que vous aviez pour lui les sentiments de vénération et de crainte respectueuse qui sont dus à Jupiter ».

L’ordre des termes n’est pas indifférent, car il suit la logique profonde de la pietas et de la religio romaines où le respect (uereri) des dieux nourrit la crainte (metuere) pour ne pas rompre la pax deorum. Claude Pansiéri a bien montré comment le public plautinien sort d’une période difficile de conquêtes avec une véritable inquiétude métaphysique, mais en même temps « Plaute cherchait plutôt à libérer, ne fût-ce que momentanément, les Romains de leur ‘surmoi religieux’, en leur donnant de ces dieux terribles une image plus amène, sans que ces derniers y trouvassent prétexte à s’offenser »8. C’est exactement ce qui s’observe dans la suite des paroles de Mercure (26-29) : Etenim ille cuius huc iussu uenio Iuppiter non minus quam uostrum quiuis formidat malum : humana matre natus, humano patre, mirari non est aequom sibi si praetimet. 8

CL. PANSIERI, 1997, p. 527.

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« Car Jupiter, sur l’ordre de qui je me présente ici, ne redoute pas moins que n’importe lequel d’entre vous un mauvais traitement. Il est né d’une mère mortelle, d’un père mortel ; il ne faut pas s’étonner s’il nourrit quelque appréhension pour lui-même. »

Jupiter se trouve ramené à l’état d’homme à travers l’acteur qui le joue9 et justement parce qu’il est né homme, il a vocation à craindre durant sa vie les coups (formidare) et à être habité par la crainte devant tout ce qui est susceptible d’arriver : l’expression sibi praetimet est très originale car elle croise la construction de metuere avec le datif pour la crainte se portant sur de multiples possibles et l’emploi de praetimere pour un sujet habité par la peur. La peur et la crainte sont ici envisagées de manière très large plus qu’elles ne sont vécues, dans ce prologue en sénaires iambiques, vers parlés des diuerbia, « parole des diverses informations de la conscience claire »10. La même coordination uereri et metuere se retrouve dans la bouche d’Alcmène qui s’appuie sur sa crainte respectueuse de Junon pour jurer sa fidélité conjugale (v. 831-834) : Per supremi regis regnum iuro et matrem familias Iunonem, quam me uereri et metuere est par maxime, ut mihi extra unum te mortalis nemo corpus corpore contigit, quo me impudicam faceret […] « J’en atteste la royauté du roi suprême et je le jure par Junon, chaste matrone, que je dois vénérer et craindre par-dessus tout, jamais aucun mortel, en dehors de toi, n’a touché mon corps de son corps, pour me faire manquer à la pudeur. »

La tonalité est alors celle du drame bourgeois11 et le dialogue se fait dans les septénaires trochaïques des cantica, vers des débats animés12. L’épouse d’Amphitryon affirme encore son deum metum (v. 841), avec la construction très rare et donc expressive du génitif objectif soulignée phoniquement. L’emploi des verbes, selon qu’il est plus usuel, à propos des hommes, ou plus original, au sujet de Jupiter, place le thème classique de la crainte devant les valeurs et les dieux au cœur d’un dédoublement qui, à travers le timor éprouvé par Jupiter lui-même, devient objet de comédie plus que de tragédie. III.2. La peur des coups La peur des coups relève au contraire de la farce populaire13, elle est un des nombreux clichés de l’esclave « poltron, vantard, revendicateur, chapardeur, menteur, ivrogne, amateur de calambours »14 et elle s’observe en particulier lorsque Sosie cherche à pénétrer dans la maison d’Alcmène, mais constate qu’elle est bien gardée par Mercure pour des raisons évidentes. Mercure emploie le verbe usuel de la crainte qui habite le personnage et qui 9

Voir D. CHRISTENSON, 2000, p. 141-142. J. DANGEL, 1998, p. 99. 11 Voir CH. GUITTARD, 2017, p. 30. 12 J. DANGEL, 1998, p. 99. 13 Voir CH. GUITTARD, 2017, p. 30 14 J.-CHR. DUMONT ET M.-H. FRANÇOIS-GARELLI, 1998, p. 121. 10

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se lit sur son visage quand il observe Sosie (timet v. 295). A l’inverse, Sosie ne peut ignorer les menaces de Mercure (v. 304-307) : […] Formido male ne ego hic nomen meum commutem, et Quintus fiam e Sosia. Quattuor uiros sopori se dedisse hic autumat : metuo ne numerum augeam illum […] « J’ai diablement peur de changer de nom aujourd’hui et de devenir Quintus à la place de Sosie. Il déclare avoir endormi quatre hommes : je crains d’augmenter ce nombre. »

Par rapport à l’usuel metuere, formidare présente une double spécificité. Les propos de Sosie viennent juste après ceux de Mercure prononcés à haute voix où il parle à ses poings victorieux qui ont endormi quatre hommes la nuit précédente, et formidare est bien le terme de la crainte immédiate avivée par la parole immédiatement entendue. Le verbe est aussi, dans plusieurs de ses emplois, celui d’une crainte qui engage l’avenir, ce qui est bien le cas ici, avec le changement de nom, d’autant qu’existe peut-être une référence implicite au songe d’Ennius où « plongé dans un sommeil profond, il a eu la révélation de sa métempsychose orphico-pythagoricienne en paon, oiseau symbole d’immortalité, avant d’être réincarné en un nouvel Homère »15. Le dialogue en aparté reprend ensuite, Sosie s’avère toujours aussi apeuré devant Mercure et l’on en vient à cet échange (v. 333-337) : ME. Hinc enim dextra uox auris, ut uidetur, uerberat. SO. Metuo uocis ne uicem hodie hic uapulem, quae hunc uerberat. ME. Optume eccum incedit ad me. SO. Timeo, totus torpeo. Non edepol nunc ubi terrarium sim scio, siquis roget, neque miser me commouere possum prae formidine. « Mercure. De ce côté-là, oui, à droite, une voix, ce me semble, vient frapper mes oreilles. --- Sosie. J’ai peur d’être rossé aujourd’hui à la place de la voix qui le frappe. --- Mercure. Parfait, le voici qui se dirige vers moi. --- Sosie. J’ai peur. Je suis complètement paralysé. Non, par Pollux, je ne sais pas en quel lieu de la terre je me trouve, au cas où on me poserait la question et, malheureux que je suis, je ne puis faire un mouvement, sous l’effet de la terreur. »

La peur des coups n’est pas exprimée exactement de la même manière selon que la crainte se porte sur le châtiment (metuere + complétive objet en ne au v. 334) ou qu’elle habite le personnage, nuance habituelle de timeo, explicitée ici par totus et torpeo (v. 335) dans une séquence dont les 3 éléments sont unis phoniquement. La peur devient terreur qui fige et en immobilisant dans l’instant, la formido (v. 337) n’est pas seulement une réaction immédiate, ce figement est aussi le signe que Sosie panique devant une suite où tout paraît définitivement défait16. Formido marque le point culminant de la peur, avant que tout ne bascule dans l’imprévisible pour Sosie, par l’engagement d’un échange direct entre les deux protagonistes (v. 341 sq.). Le choix des termes montre combien la peur et la crainte ne sont 15

J. DANGEL, 1998, p. 107. v. 338 : Ilicet : mandata eri perierunt una et Sosia. « C’en est fait : la commission de mon maître est perdue, et Sosie avec elle. » 16

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pas seulement des ressorts de l’action, mais se théâtralisent en devenant objet de spectacle, car elles se lisent sur le visage et s’entendent. Elles deviennent un élément de la uis comica dans cette scène qu’animent les septénaires trochaïques des cantica. III.3. Le récit de Bromie L’accouchement d’Alcmène et les premiers instants des jumeaux sont les deux moments forts du récit fait à Amphitryon. Le tonnerre annonce la naissance et tout le monde est ébranlé avant que ne parle Jupiter (v. 1064-1066) : […] ‘Alcumena, adest auxilium, ne time ; et tibi et tuis propitius caeli cultor aduenit. Exsurgite, inquit, qui terrore meo occidistis prae metu.’ « ‘Alcmène, voici de l’aide, n’aie pas peur, c’est un habitant du ciel qui vient vous seconder, toi et les tiens. Relevez-vous, dit cette voix, vous qui, terrorisés par ma puissance, avez été terrassés par la frayeur. »

Si ne time a sa valeur usuelle pour une crainte que le locuteur veut apaiser car il en voit les manifestations, la suite présente une expression novatrice. L’on mettra en parallèle la parole de Sosie (v. 337 cf. supra p. 755) : neque miser me commouere possum prae formidine.

et celle de Jupiter sur l’effroi des hommes devant lui (v. 1066) : […] qui terrore meo occidistis prae metu.

afin d’observer qu’au-delà de la même structure prae + abl. pour marquer le lien entre la cause psychologique et la manifestation physique, il s’établit des différences. Sosie est seulement figé et sa crainte est exprimée par le terme habituel pour les esclaves, formido ; face à Jupiter, les hommes sont plus touchés car ils tombent, mais leur crainte relève du très général metus, faisant porter l’accent sur le terror que le dieu exerce, terrore meo, le tremblement d’effroi qu’il provoque. Tout se passe comme si étaient distingués les deux niveaux humain et divin, ce qui renvoie bien sûr aux mécanismes des prodiges. Metu a une banalité toute humaine face au terrore meo jupitérien, une des très rares occurrences plautiniennes17 d’un mot issu de la tragédie et du style noble18. Il n’est pas indifférent que l’intensité prodigieuse des deux peurs se fasse dans un octonaire iambique, dont la fonction lyrique19 correspond bien à l’intensité du choc émotionnel. Face à tout cela, Amphitryon répond par totus timeo (v. 1076), qui fait écho au totus timeo de Sosie face à Mercure (v. 335), analogie qui marque d’autant plus le passage d’une tonalité comique à une tonalité tragique. Le

17 Merc. 25 (à propos des tourments de l’amour) : insomnia, aerumna, error, terror et fuga « l’insomnie, le tourment, l’égarement, la terreur et la fuite ». 18 Naev. 47 : sine terrore pecua ut ad mortem meant « lorsque le bétail marche jusqu’à la mort sans effroi. » ; Pacuv. Trag. frg. 357 : mortis sibi terrore iniecto horrescunt « la terreur de la mort qui les a envahis les fait frissonner d’effroi ». 19 J. DANGEL, 1998, p. 99.

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même Sosie parlait de sa formido immédiate devant un avenir perdu (v. 337) et le mot revient dans la bouche de la servante Bromie (v. 1079) : […] Eadem nos formido timidas terrore impulit. « Une même épouvante nous a saisis et emportées, toutes terrorisées. »

L’on retrouve chez Bromie la formido humaine qui rend la personne habitée par la crainte (timidas), mais une fois encore elle se distingue de la cause première qu’est la peur suscitée par le prodige et son origine divine, avec son expression rare et spécifique à travers une nouvelle occurrence de terrore. Face à la puissance divine et au nouveau terror, la tonalité a changé : le vers est toujours l’octonaire iambique, encore plus émotif, et non plus le septénaire trochaïque des apartés comiques de Sosie et de Mercure. Bromie fait ensuite le récit des premiers instants des jumeaux. Elle raconte la présence des deux grands serpents près du berceau. Conformément à la valeur du verbe pauere, la parole de Bromie à Amphitryon (v. 1110 : ne paue) correspond au choc émotionnel ressenti par celui-ci. Les serpents suivent le berceau que Bromie déplace (v. 1113) : metuens pueris, mihi formidans avec un chiasme soulignant que si elle imagine tout ce qui peut arriver (absence de complément d’objet), le verbe le plus marqué et le plus ‘fort’, formidans, lui est réservé selon une gradation expressive. La réaction d’Amphitryon fait écho (v. 1117-1118) : Mira memoras ; nimis formidolosum facinus praedicas. Nam mihi horrror membra misero percipit dictis tuis. « Quelles choses étonnantes tu me racontes : tu me donnes à entendre une histoire pleine d’épouvante. En effet, à t’écouter, un frisson d’effroi me prend tout le corps, pauvre de moi. »

Formidare et formido sont employés d’ordinaire par les esclaves plautiniens et l’emploi de formidolosus par le général Amphitryon s’avère de ce fait très marqué pour dire sa vive émotion. Il l’est d’autant plus que formidolosus est formé avec le suffixe –osus exprimant l’abondance jusqu’à l’excès, jusqu’aux limites du supportable, nuance bien perceptible dans la seule autre occurrence20. Il apparaît ainsi une oppression de l’effroi, bien explicitée au vers suivant par ce frissonnement qui envahit tout le corps (membra percipit avec la valeur totalisante du préverbe per-), nouvelle notation relevant d’abord du style tragique. Autant dire qu’Amphitryon se trouve non plus seulement envahi par la crainte, mais animé par la peur, comme si celle-ci constituait à ce moment-là sa seule forme de vie possible : il fait plus qu’éprouver de la peur, il est cette peur, jusqu’à ne pouvoir s’exprimer que par des questions (v.1119 ; 1121). La tension atteint son paroxysme et la délivrance est apportée par le nihil est quod timeas du v. 1132, destiné à réfréner cette peur qui habite Amphitryon, avec un sénaire iambique qui venant après la métrique animé des cantica, dit la parole claire 20

Pseud. 823-824 : quom hasce herbas huius modi in suum aluum congerunt formidolosas dictu, non essu modo. « […] lorsqu’ils enfournent dans le ventre des plantes de ce genre qui font peur quand on dit leur nom et pas seulement quand on les mange. »

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propre à clarifier les choses dans les diuerbia. Cet apaisement fait aussi peutêtre apparaître les tourments d’Amphitryon comme excessifs, comme pour critiquer une trop grande importance accordée à ces prodigia à un moment où se développe un rationalisme scientifique21. Il serait excessif de faire d’Amphitryon une pièce de la peur et de la crainte, mais ces états affectifs contribuent à rythmer l’œuvre. Le cadre traditionnel du mos maiorum affirmé au début (uereri et metuere Iouem) se trouve réaffirmé à la fin par l’intervention du dieu souverain. Entre les deux, l’action avance à travers les récits des deux messagers. Le premier, Sosie, qui veut faire son récit à Alcmène, doit surmonter la résistance inquiétante de Mercure, tandis que Bromie, elle, ne rencontre pas l’inquiétude, mais crée l’effroi par les événements qu’elle rapporte. Il en résulte la peur des coups qui est un ressort classique de la comédie et la peur panique devant les prodiges, qui dépasse l’humain et qui est de nature tragique. La première s’avère naturelle, la seconde génère une souffrance pleine d’effroi où le champ lexical s’enrichit de termes nouveaux (terror, horror). La conjonction des deux jusque dans les mots participe de l’effet de miroir, qui fait de la pièce autre chose que la parodie d’une tragédie. Il n’est pas jusqu’au sentiment de vive inquiétude qui, se prêtant ainsi à une double lecture à travers le vocabulaire, ne contribue au fonctionnement de la tragi-comédie.

Bibliographie D. CHRISTENSON, 2000 : DAVID CHRISTENSON, Plautus, Amphitruo, Cambridge University Press, Cambridge / New-York, 2000. P. C. GERNIA, 1970 : PIER CARLO GERNIA, L’uso di metuo, timeo, uereor, formido, paueo e dei termini correlati nel latino arcaico e classico, Accademia delle Scienze, Turin, 1970. J. DANGEL, 1998, JACQUELINE DANGEL « Traduire Plaute : à propos d’Amphitryon », R.É.L., 76, 1998, p. 93-105. J.-CHR. DUMONT ET M.-H. FRANÇOIS-GARELLI, 1998 : JEAN-CHRISTOPHE DUMONT ET MARIE-HELENE FRANÇOIS-GARELLI, Le Théâtre à Rome, Le Livre de Poche – Librairie Générale Française, Paris, 1998. CH. GUITTARD, 2017 ; CHARLES GUITTARD, Plaute, Amphitryon, GF, Paris, 2017. CL. PANSIERI, 1997 : CLAUDE PANSIERI, Plaute et Rome ou les Ambiguïtés d’un marginal, Société d’Études Latines, Latomus, Bruxelles, 1997. J.-F. THOMAS, 2012, JEAN-FRANÇOIS THOMAS, « De terror à uereri : enquête lexicale sur les formes de peur et de crainte en latin », R. Ph., 862, 2012, p. 143-163.

21

CH. GUITTARD, 2017, p. 236.

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Quelques remarques sur la lettre V, 14 de Sidoine Apollinaire et les rogations Étienne Wolff Université Paris Nanterre, UMR 7041 ArScAn (THEMAM)

La lettre V, 14 de Sidoine Apollinaire, datée par A. Loyen du début 4731, a surtout retenu l’attention parce que, confirmant le contenu de la lettre VII, 1, écrite plus ou moins au même moment2, elle nous informe sur l’introduction à Clermont de la fête des rogations. Les rogations, rappelonsle, sont une prière de demande liturgique, accomplie par la communauté chrétienne à une époque fixe de l’année, et destinée à attirer la faveur divine par la pénitence. C’est Mamert, évêque de Vienne, qui les avait instituées quelques années plus tôt dans son diocèse. Sidoine les introduisit à Clermont l’hiver 472-473. Il ne donne aucune indication sur la durée de la fête ni sur sa date3. La lettre est adressée à un certain Aper, qui est aussi le destinataire de IV, 21. On ne sait rien de ce personnage, sans doute de même rang et de même culture que Sidoine4. Il est Éduen par son père, Arverne par sa mère, et Sidoine lui reproche gentiment de négliger l’Auvergne, le pays de sa mère. La thématique rappelle la lettre VII, 3 de Pline le Jeune, où l’épistolier reproche à Lucius Fulvius Praesens, qui est tantôt en Lucanie, tantôt en Campanie, parce que lui-même est lucanien et sa femme campanienne, d’être toujours absent et l’exhorte à revenir à Rome. La lettre commence par une question au destinataire sur son activité présente, selon un schéma qu’on trouve chez Pline (I, 3 ; II, 8). Sidoine envisage pour Aper deux hypothèses complètement différentes. Soit Aper est retenu par les charmes d’une Baïes aux bains chauds et aux eaux sulfureuses, c’est-à-dire par une station thermale d’Auvergne (Baiae en latin désigne par extension des thermes et une station thermale, où qu’ils soient). Soit il séjourne dans les diverses forteresses de la montagne (montana sedes circum castella), et hésite dans le choix d’une résidence de retraite (in eligenda sede perfugii). La retraite ici paraît être recherchée pour la tranquillité, et non 1

A. LOYEN, 1970, t. II, p. 256. Ibid., t. III, p. 214 (printemps 473). Cette lettre est commentée dans J.A. van WAARDEN, 2010. 3 Voir G.S. NATHAN, 1998, p. 287. 4 Voir PLRE II, p. 109. 2

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comme un abri contre des mouvements guerriers. Dans la phrase suivante, l’alternative uel otio uel negotio uacas ne paraît pas recouper les deux hypothèses envisagées (thermalisme ou retraite). Quoi qu’il en soit, continue Sidoine, les rogations seront un motif pour faire revenir Aper à Clermont. Sidoine explique ensuite la différence entre les prières publiques d’auparavant (prius…supplicationes) et les rogations instituées par Mamert. Les prières publiques d’avant étaient vagues (uagae), tièdes (tepentes), peu suivies (infrequentes), fertiles en bâillements (oscitabundae ‒ adjectif qui ne se lit auparavant que chez Aulu-Gelle, et que Sidoine applique de manière originale à une chose, non à une personne) et interrompues par les déjeuners (interpellantum prandiorum obicibus hebetabantur) ; elles avaient surtout pour objet de demander la pluie ou le beau temps et ne pouvaient convenir également au potier et au jardinier (ad quas, ut nil amplius dicam, figulo pariter atque hortuloni non oportuit conuenire). Cette fin de phrase a embarrassé les traducteurs. Non pas pour son sens : le potier veut du beau temps pour faire sécher ses poteries, et le jardinier de la pluie pour arroser ses légumes. Ni même vraiment pour la construction, jugée bizarre par Anderson5 qui préférerait un accusatif au lieu des datifs figulo-hortuloni (en fait on peut comprendre le texte tel quel : « il ne devait pas y avoir d’accord entre le potier et le jardinier pour ces prières »). Mais c’est le ton qui a choqué. Anderson parle de « strange episcopal joke ». Les traducteurs français Grégoire et Collombet se demandent « comment un évêque se permettait ce langage irrespectueux »6. En réalité il s’agit d’une formulation sans doute proverbiale empruntée à une fable d’Ésope, « Le père et ses filles » (299 Chambry ; repris par Florian, Fables 10 « Le prêtre de Jupiter »). La voici dans la traduction Chambry7 : « Un homme qui avait deux filles avait donné en mariage l’une à un jardinier, l’autre à un potier. Au bout de quelque temps, il alla voir la femme du jardinier, et lui demanda comment elle allait et où en étaient leurs affaires. Elle répondit que tout marchait à souhait et qu’elle n’avait qu’une chose à demander aux dieux, de l’orage et de la pluie pour arroser les légumes. Peu de temps après il se rendit chez la femme du potier et lui demanda comment elle se trouvait. Elle répondit que rien ne leur manquait et qu’elle n’avait qu’un vœu à former, c’est que le temps restât clair et le soleil brillant, pour sécher la poterie. « Si toi, reprit le père, tu demandes le beau temps, et ta sœur, le mauvais, avec laquelle de vous formerai-je des vœux ? ». De même si l’on fait en même temps deux entreprises contraires, on les manque naturellement toutes les deux. »

On peut citer aussi la fable « L’âne et le jardinier » (273 Chambry ; repris par Faerno « Asinus dominos mutans », et par La Fontaine VI, 11, qui s’écarte davantage de la source grecque). La voici dans la traduction Chambry8 : « Un âne était au service d’un jardinier. Comme il mangeait peu, tout en travaillant beaucoup, il pria Jupiter de le délivrer du jardinier et de le faire vendre 5

W.B.ANDERSON, 1936-1965, t. II, p. 218. J.-F. GREGOIRE et F.-Z. COLLOMBET, 1836, t. II, p. 90. 7 É. CHAMBRY, 1927, 2e éd. 1960, p. 132. 8 Ibid., p. 121. 6

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à un autre maître. Zeus l’exauça et le fit vendre à un potier. Mais il fut de nouveau mécontent, parce qu’on le chargeait davantage et qu’on lui faisait porter l’argile et la poterie. Aussi demanda-t-il encore une fois à changer de maître, et il fut vendu à un corroyeur. Il tomba ainsi sur un maître pire que les autres. En voyant quel métier faisait ce maître, il dit en soupirant : « Hélas ! malheureux que je suis ! j’aurais mieux fait de rester chez mes premiers maîtres ; car celui-ci, à ce que je vois, tannera aussi ma peau ». Cette fable montre que les serviteurs ne regrettent jamais tant leurs premiers maîtres que quand ils ont fait l’épreuve des suivants. »

Certes ces deux fables ne sont pas reprises par Phèdre, Babrios ni Avianus, et on ignore si Sidoine connaissait Ésope, mais l’opposition entre le potier et le jardinier était bien proverbiale et il n’y a pas lieu de s’étonner que Sidoine y fasse allusion. Il aime dans son style à mêler mots savants et rares et tournures plus familières. Il est amusant que Sidoine critique les prières destinées à amener la pluie ou le beau temps. Car de nombreuses hymnes chrétiennes vont dans ce sens. Henry Spitzmuller en cite par exemple deux dans son anthologie9. Voici la fin de l’hymne pour implorer la pluie, l’hymne Squalent arua soli pulvere, assez connue, et datée du Ve siècle10 : Iam caelum reseres aruaque laxes fecundo placidus imbre, rogamus ; Eliae meritis impia saecla donasti pluuia, nos quoque dones. « Nous te demandons donc d’ouvrir le ciel et d’amollir avec douceur les champs par une pluie féconde ; la pluie que pour les mérites d’Élie tu as donnée à un siècle impie, donne-la nous aussi. »

Revenons sur l’opposition entre les prières publiques antérieures et la nouvelle fête des rogations. Les prières antérieures sont qualifiées de supplicationes, ce qui est un terme païen même s’il a été repris par les chrétiens. Cela peut suggérer que cette cérémonie remplacée par les rogations était entachée de paganisme. En revanche il est exclu qu’elle ait été franchement païenne : Sidoine évêque aurait été alors beaucoup plus sévère. De plus le texte dit explicitement le contraire : Sidoine ajoute en effet la formule quod salua fidei pace sit dictum, « soit dit sans vouloir offenser la foi », pour qu’on n’assimile pas ses réserves à un acte anti-religieux. Mais on a ici un bon exemple de la manière dont l’Église cherche à s’approprier les fêtes en les transformant, et à exclure certaines pratiques jusqu’alors acceptées dans la société chrétienne (en l’occurrence les déjeuners notamment, qui pouvaient donner lieu à des excès). Les rogations sont le négatif de la fête antérieure : au lieu d’un banquet, le jeûne, au lieu des prières pour la pluie et le beau temps, des prières d’humilité, au lieu de l’absence de conviction, les psaumes et les pleurs. 9

H. SPITZMULLER, 1971, p. 1174-1179. Le texte se trouve aussi dans A. S. WALPOLE, 1922, reprod. 1966, p. 397-401, et dans G. BECHT-JÖRDENS, 1993, p. 41-43. 10

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Quant à la présence d’Aper aux rogations, elle est souhaitable dans la mesure où toute la communauté chrétienne doit participer à la cérémonie, sous la direction de son évêque, et en particulier les notables : cette unanimité est une condition pour que l’entreprise soit un succès11. Cependant Sidoine se trouve dans une situation délicate. Il doit convaincre Aper de venir à une fête qui n’a rien d’attrayant. Il utilise alors comme modèle littéraire un type particulier de lettre d’invitation attesté en prose et en poésie. En effet certaines épigrammes, au lieu d’attirer le destinataire à un dîner par une liste de plats luxueux, lui disent au contraire que le repas sera fort simple ; en revanche y règneront l’amitié et la sincérité. Les épigrammes V, 78, X, 48 et XI, 52 de Martial correspondent à ce schéma. Sidoine compose donc sa lettre comme une contre-invitation à une partie de plaisir. C’est une invitation à venir pleurer plutôt que manger (non ad epulas sed ad lacrimas euocaris ; le jeûne était, sinon, requis, du moins souhaité), mais il y aura la sincérité religieuse, préférable à l’intérêt ; et paradoxalement Aper viendra d’autant plus volontiers que ce sera triste. Pour rendre son propos plus convaincant, Sidoine compose une lettre particulièrement soignée. On note plusieurs hapax : cauernatim, un adverbe qui donne une patine d’archaïsme12 (un autre emploi ultérieur, chez Isidore de Séville) ; phthisiscens, qui est formé sur le grec ; hortulo, doublet de hortulanus, corrigé du reste par plusieurs éditeurs en hortulanus. Plusieurs mots très rares : iecorosus (ThLL VII¹, 244, 12-18) ; sternax, adjectif créé par Virgile, Énéide 12, 364 et repris par Silius Italicus 1, 261, dans les deux cas appliqué à un cheval qui renverse son cavalier, qualifie ici des citoyens qui se prosternent ; suspiriosus, adjectif qui s’applique habituellement aux asthmatiques. Le lexique est donc caractérisé par : l’importance du vocabulaire médical ; les emplois figurés (cf. aussi ructare) ; le transfert à des abstraits de ce qui convient pour des animés (oscitabundus, certes avec l’atténuateur ut sic dixerim, porte ici sur le substantif supplicationes alors qu’il se rapporte en fait aux participants ; le verbe hebetare a pour sujet supplicationes, alors que c’est l’attention des participants qui est émoussée13). Sidoine porte aussi une attention particulière à la place des mots, à leur organisation par groupes symétriques et aux effets de sonorité. Il aime les groupes binaires et ternaires, voire quaternaires (iecorosis ac phthisiscentibus languidis ; otio uel negotio ; pater et pontifex ; reuerentissimo exemplo, utilissimo experimento ; inuenit, instituit, inuexit ; aut imbres aut serenitatem ; figulo pariter atque hortuloni ; et protulit pariter et contulit ; ieiunatur, oratur, psallitur, fletur ; ceruicum humiliatarum et sternacium ciuium, seul cas de chiasme dans la lettre ; non ad epulas, sed ad lacrimas), avec souvent des polyptotes (otio uel negotio ; et protulit pariter et contulit) et partout des homéotéleutes. Il est donc clair qu’il a particulièrement soigné cette lettre, notamment pour le lexique, et qu’il en fait un morceau de bravoure que le destinataire 11

G.S. NATHAN, 1998, p. 285. Voir I. GUALANDRI, 1979, p. 177 note 111. 13 Ibid., p. 139. 12

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Aper devait être en mesure d’apprécier. Cette recherche littéraire correspond certes au goût de Sidoine, mais elle pouvait aussi servir d’argument pour convaincre Aper de venir, et la littérature est mise au service de la foi. En tout cas la sobriété de la fête est contrebalancée par l’exubérance stylistique de l’invitation. On notera que Sidoine évite le jeu de mots rogare ad rogationes, et que pour faire venir Aper il n’emploie pas le verbe rogare, mais reuocare, petere, euocare. Il ne sera pas inintéressant pour finir de comparer cette lettre avec la lettre V, 1714, qui a été placée dans le livre V très près de la précédente. Dans cette lettre, datée par A. Loyen de septembre 46915, Sidoine décrit brièvement et au passage (puisque ce n’est pas son sujet principal) la fête de l’évêque saint Just à Lyon. La lettre accompagne des vers qui ont été composés par Sidoine à la requête du sénateur Philomathius, beau-père d’Eriphius, le destinataire de la missive. Les vers ont pour sujet une serviette avec laquelle le sénateur s’était essuyé le visage après une partie de balle où il avait transpiré. La partie de balle en question a lieu dans un intervalle de la cérémonie d’anniversaire de saint Just. Cette cérémonie se déroule en effet en plusieurs temps. Il y a d’abord réunion générale près du tombeau de saint Just, puis procession jusqu’à la basilique et office des vigiles. À ce moment la foule se disperse et les premiers citoyens de la cité (catégorie à laquelle appartiennent évidemment Sidoine et Philomathius) décident de se rassembler autour du tombeau du consul Syagrius. C’est là que se déroule le jeu de balle et l’improvisation poétique de Sidoine (qui sont le vrai sujet de la lettre), avant que tout le monde ne revienne à l’église pour la synaxe eucharistique. Sidoine est à cette date un simple fidèle, non l’évêque de Clermont. Si le divertissement auquel il se livre (jeu de balle, badinage mondain, poésie) n’est pas condamnable, à la fois parce qu’il n’est pas immoral et parce qu’il intervient dans un espace de temps libre entre deux célébrations liturgiques, il témoigne néanmoins d’une attitude très distancée par rapport à la cérémonie. Sidoine souligne surtout la chaleur qu’il faisait dans l’église et l’entassement de la foule. D’une lettre à l’autre, on mesure le changement de point de vue de Sidoine : en V, 17, il suit, en tant que représentant de l’élite lyonnaise mais sans dévotion particulière ; en V, 14, il est l’évêque organisateur. Dans un cas comme dans l’autre, on a affaire à un même type de cérémonie, qui est censé rassembler toute la communauté en créant une solidarité nouvelle. La publication des lettres de Sidoine est une question complexe, mais il est certain qu’elle a été faite par l’auteur lui-même. L’ordre des lettres, qui n’est pas chronologique, correspond donc à une volonté délibérée. Le livre V contient des lettres d’époques assez différentes (de 467 ou même avant à 476-477) et il a sans doute été publié par l’auteur à son retour d’exil en 47616. Sidoine a clairement choisi de placer à proximité l’une de l’autre les deux lettres V, 14 et V, 17. La lettre V, 14, où Sidoine est un évêque

14

Bien analysée par P.-A. FEVRIER, 1981, repris dans P.-A. FEVRIER, 1996, p. 175-182. A. LOYEN, 1970, t. II, p. 256. 16 Sidoine Apollinaire, t. II-III, Lettres, t. II, p. XLIX. 15

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soucieux de la vie religieuse de sa cité, efface comme par anticipation l’impression de christianisme tiède que peut donner la lettre V, 17.

Bibliographie G.

BECHT-JÖRDENS, 1993 : GEREON BECHT-JÖRDENS, « Aspekte lateinischer Hymnendichtung », dans An die Gottheit. Bittgedichte aus zwei Jahrtausenden, herausgegeben von T. Stemmler, Narr, Tübingen, 1993, p. 39-55. É. CHAMBRY 1927, 2e éd. 1960 : ÉMILE CHAMBRY, Ésope, Fables, texte établi et traduit, Les Belles Lettres, Paris, 1927, 2e éd. 1960. P.-A. FEVRIER, 1981 : PAUL-ALBERT. FEVRIER, « Approches de fêtes chrétiennes (fin du IVe siècle et Ve siècle) », dans La fête, pratique et discours : d’Alexandrie hellénistique à la Mission de Besançon, Annales littéraires de l’Université de Besançon, Besançon, repris dans P.-A. FEVRIER La Méditerranée de Paul-Albert Février, École française de Rome, Rome, 1996, p. 175-182. J.-F. GREGOIRE et F.-Z. COLLOMBET, 1836 : J.-F. GREGOIRE et FRANÇOISZENON COLLOMBET, Œuvres de C. Sollius Apollinaris Sidonius, traduites en français, Rusand, Lyon-Paris, 1836, 3 vol I. GUALANDRI, 1979 : ISABELLA GUALANDRI, Furtiva lectio : studi su Sidonio Apollinare, Cisalpina, Milano, 1979. G. KELLY et J. van WAARDEN, 2020 : The Edinburgh Companion to Sidonius Apollinaris, ed. by GAVIN KELLY and JOOP VAN WAARDEN, Edinburgh University Press, Edinburgh, 2020. A. LOYEN, 1970 : ANDRE LOYEN, Sidoine Apollinaire, t. II-III, Lettres, texte établi et traduit, Les Belles Lettres, Paris, 1970 G.S. NATHAN, 1998 : GEOFFREY S. NATHAN, « The Rogation Ceremonies of Late Antique Gaul : Creation, Transmission and the Role of the Bishop », Classica &Mediaevalia 49, 1998, p. 275-303, H. SPITZMULLER, 1971 : HENRY SPITZMULLER, Poésie latine du Moyen Age IIIe-XVe siècle, Desclée de Brouwer, Paris, 1971, rééd. Les Belles Lettres, 2018, sous le titre Carmina sacra. Poésie latine chrétienne du Moyen Âge, IIIe-XVe siècle. W.B. ANDERSON, 1936-1965 : WILLIAM B. ANDERSON, Sidonius, Poems and Letters, Harvard University Press, London-Cambridge (Mass.), 19361965, 2 vol., J.A. van WAARDEN, 2010 : JOHANNES A. van WAARDEN, Writing to survive. A Commentary on Sidonius Apollinaris, Letters Book 7. Volume 1 : The Episcopal Letters 1-11, Peeters, Leuven, 2010. A.S. WALPOLE, 1922, reprod. 1966 : ARTHUR S. WALPOLE, Early Latin Hymns, Cambridge University Press, Cambridge, 1922, puis Olms, Hildesheim, 1966.

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TABLE DES MATIÈRES

PRÉSENTATION ...................................................................................................... 7 BIBLIOGRAPHIE DE CHARLES GUITTARD ....................................................... 9 Ad Studiorum Vniuersitatem Lutetiae. Carmen Carolo Guittard sacrum ................. 21 Michael von Albrecht 1. RELIGION.......................................................................................................... 23 Varros Umgang mit Religion und Mythos ............................................................... 25 Thomas Baier La procession des collèges sacerdotaux à l’approche de la guerre civile chez Lucain............................................................................................................... 45 Florent Barrière Cicéron anadyomène ................................................................................................ 59 Jean-Paul Brachet Some statements on the issue of changing the IAHR name presented at the Erfurt IAHR International Committee Meeting on August 26, 2015.............. 67 Giovanni Casadio Arnobe et les dieux païens : un exemple d’évhémérisme ......................................... 73 Jacqueline Champeaux (†) Censorinus face à la prophétie de Vettius accordant douze siècles d’existence à Rome................................................................................................... 87 Gérard Freyburger Devins et divination chez Plaute .............................................................................. 95 François Guillaumont Roman Isis .............................................................................................................. 109 Patricia A. Johnston Tiberio, il Cristianesimo e il Senato ....................................................................... 125 Attilio Mastrocinque

Complémentarité et diversité de la prière chez les Hittites..................................... 135 Michel Mazoyer Oiseaux et chevaux rapides .................................................................................... 143 Georges-Jean Pinault Élagabal, Kreistos, même combat ? dans L’Agonie de Jean Lombard ................... 157 Rémy Poignault Dionysos, Jupiter, Vénus et Liber pater.................................................................. 173 John Scheid Cibele, Magna Mater Idea, fra Sicilia e Roma ....................................................... 183 Giulia Sfameni Gasparro 2. HISTOIRE ET ARCHÉOLOGIE................................................................... 205 Du « dernier Grec » au « dernier Romain ». Histoire d’une formule à l’époque tardo-républicaine ............................................ 207 Sébastien Barbara Sulle fonti del primo libro delle guerre civili di Appiano ....................................... 227 Vanessa Bregolisse L’exhibition du sexe féminin comme moyen de repousser l’ennemi. De Bellérophon à Anne-Josèphe Théroigne de Méricourt (1762-1817)................. 231 Dominique Briquel La place de la cavalerie dans l’Histoire Romaine de Tite-Live. Remarques préliminaires sur la place de la cavalerie au sein de l’armée romaine (753-167 avant J.-C.) .............................................................................................. 245 Amandine Cristina Historiographie romaine et empereur contemporain : le cas de Domitien.............. 265 Pauline Duchêne À propos d’une étrange mention des Saturnales (Liv. 30, 36, 8) ............................ 279 Marielle de Franchis Sainte-Marie de l’Assomption, deuxième cathédrale de Vaison-la-Romaine. L’histoire de sa construction, ses évêques .............................................................. 305 Marie-Françoise Dumont-Heusers Du qualificatif des arcs romains ............................................................................. 323 Bérangère Fortuner

3. ÉRUDITION ET ENCYCLOPÉDISME ........................................................ 333 Servius, critique littéraire : la préface au chant IV de l’Énéide .............................. 335 Julien Bocholier Livio nella scoliastica lucanea ................................................................................ 343 Paolo Esposito Zeus, Typhée et les singes : métamorphoses mythiques et déformations textuelles (note au commentaire de Servius Danielis ad Aen. 9, 715) .................................... 355 Stefano Grazzini Dieux cosmiques et noms magiques : retour sur deux isopséphies de Martianus Capella.................................................. 365 Jean-Baptiste Guillaumin Les citations de Tite-Live chez Servius .................................................................. 391 Mathilde Simon 4. L’AFRIQUE...................................................................................................... 399 Les tabellae defixionis en Afrique romaine ............................................................ 401 Hilali Arbia Une bienfaitrice de Calama au temps de Dioclétien ............................................... 425 Claude Briand-Ponsart Esclaves et affranchis de la colonie à Sétif (Maurétanie Césarienne orientale) ..... 433 Michel Christol Quelques inscriptions de Ghassira et des environs (Aurès) .................................... 441 Xavier Dupuis Réceptivité religieuse dans la société de Césarée de Maurétanie à l’époque royale .................................................................................................... 451 Christine Hamdoune (†) L’« autel » de Tellus AE 1954, 127 ........................................................................ 465 Roger Hanoune Théveste (Tébessa) : Elladdius, un évêque (?) oublié des VIe ou VIIe siècles ........ 469 Jean-Pierre Laporte Babari de l’Aurès et Babari Transtagnenses ......................................................... 475 Ahmed Mcharek L’Afrique oubliée ou la renaissance berbère au Ve siècle ...................................... 501 Pierre Morizot (†)

Saveurs de Carthage ............................................................................................... 511 Patrick Voisin 5. LINGUISTIQUE ET LITTÉRATURE .......................................................... 523 Où et comment « suivre la nature » ? Sénèque et les difficultés de l’éthique stoïcienne ............................................................................................ 525 Clara Auvray-Assayas Trois notes sur Mécène ........................................................................................... 533 Gérard Capdeville Les jeux de mots dans l’atellane ............................................................................. 575 Estelle Debouy La scène élégiaque chez Properce .......................................................................... 593 Alain Deremetz D’une épigramme latine au milieu épicurien de la baie de Naples ......................... 609 Jeanne Dion Violence et politique dans le Pro Sestio ................................................................. 623 Michèle Ducos De latin sortīrī à français sortir .............................................................................. 637 Pierre Flobert Variations diastratiques chez Sénèque.................................................................... 643 Michèle Fruyt Tertullien, Spect. V-VII, 1 : l’origine du théâtre .................................................... 665 Benjamin Goldlust Politique et morale dans le Logistoricus “Pius, de pace” de Varron ..................... 675 Yves Lehmann La philologie, les rais perçants et l’arc du regard érogène (Pindare fr. 123 Maehler et Sophocle fr. 474 Radt) : autour d’une vox lexicis addenda, λίγξ ........................ 683 Gauthier Liberman Vingt sur vingt : un argument méconnu en faveur du caractère métrique des inscriptions paléo-italiques de Crecchio (CH 1a) et de Penna S. Andrea (TE 5) ................................................................................. 699 Vincent Martzloff Étude préliminaire sur le furor hittite et sa structuration physique......................... 711 Raphaël Nicolle Andromaque dans l’Énéide .................................................................................... 721 Giampiero Scafoglio

Lexique plautinien de la peur et images de la crainte dans Amphitryon ................. 749 Jean-François Thomas Quelques remarques sur la lettre V, 14 de Sidoine Apollinaire et les rogations ..... 759 Étienne Wolff

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Mathilde Simon est maître de conférences de latin à l’École normale supérieure. Ses recherches portent sur Tite-Live et sur l’historiographie, en particulier à propos de la Grande Grèce, ainsi que sur l’exégèse virgilienne. Étienne Wolff est professeur de latin à l’Université de Paris Nanterre. Son champ de recherche principal est l’Antiquité tardive, mais il s’intéresse aussi à de nombreux autres aspects de la latinité. Il est actuellement membre senior de l’Institut Universitaire de France.

Illustration de couverture : « Brennus à Rome », extrait de Paul Lehugeur, Histoire de France en cent tableaux, Paris, Lahure, ca 1886.

ISBN : 978-2-343-21345-3

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Mathilde Simon et Étienne Wolff (dir.)

OPERAE PRETIUM FACIMUS Mélanges en l’honneur de Charles Guittard

Le professeur Charles Guittard, spécialiste notamment d’histoire et de religion romaines, a mis fin à sa carrière à l’Université en 2017. À cette occasion Mathilde Simon et Étienne Wolff, deux de ses proches collègues et amis, ont préparé en son honneur ce recueil de Mélanges. Plus de cinquante contributions, dues à des savants reconnus, français et étrangers, et centrées sur les domaines d’intérêt de Charles Guittard, comme on peut le voir par sa bibliographie qui figure en tête du volume. Au-delà d’une variété inhérente au genre, le livre présente donc une claire unité. Ses élèves, ses amis, ses collègues, y continuent le dialogue intellectuel qu’ils ont toujours entretenu avec lui.

Mathilde Simon et Étienne Wolff (dir.)

Mélanges en l’honneur de Charles Guittard

OPERAE PRETIUM FACIMUS

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Collection KUBABA Série Antiquité

Mélanges en l’honneur de Charles Guittard