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French Pages [92] Year 2000
H Y P O M N E M A T A 133
VÖR
HYPOMNEMATA UNTERSUCHUNGEN ZUR ANTIKE UND ZU IHREM NACHLEBEN
Herausgegeben von Albrecht Dihle/Siegmar Döpp/Dorothea Frede/ Hans-Joachim Gehrke/Hugh Lloyd-Jones / Günther Patzig/ Christoph Riedweg / Gisela Striker
HEFT 133
V A N D E N H O E C K & R U P R E C H T IN G Ö T T I N G E N
PAUL SCHUBERT
Noms d'agent et invective: entre phenomene linguistique et interpretation du recit dans les poemes homeriques
VANDENHOECK & RUPRECHT IN GÖTTINGEN
Verantwortlicher Herausgeber: Hugh Lloyd-Jones
Die Deutsche Bibliothek -
CIP-Einheitsaufnahme
Schubert, Paul: Noms d'agent et invective: entre phenomene linguistique et interpretation du recit dans les poemes homeriques / Paul Schubert. [Verantw. Hrsg.: Hugh Lloyd-Jones]. Göttingen: Vandenhoeck und Ruprecht, 2000 (Hypomnemata; H. 133) ISBN 3-525-25230-7 Publie avec le soutien de la Faculte des lettres et sciences humaines de l'Universite de Neuchätel
© 2000, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen. Internet: http://www.vandenhoeck-ruprecht.de Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmung und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Printed in Germany. Gesamtherstellung: Hubert & Co., Göttingen
Table des matteres Avant-propos 1. Introduction 1.1. Thersite et les noms d'agent 1.2. Question de methode: linguistique et narratologie 2. Noms d'agent 2.1. Les noms d'agent Selon Fraenkel 2.2. Les noms d'agent selon Benveniste 2.2.1. Introduction 2.2.2. Les noms d'agent feminins 2.2.3. Le temoignage du lineaire Β 2.2.4. Principe methodologique 2.2.5. Evaluation intermediaire 2.3. Amorce de deux axes de recherche 2.4. Auteur d'un acte, agent d'une fonction: precisions 2.5. Exemples 2.5.1. Theognis 2.5.2. Xenophon 2.6. Tentative de classification a partir de textes post-homeriques 2.6.1. Mouvement 2.6.2. Attente 2.6.3. Choix 2.6.4. Naissance 2.6.5. Conclusion 2.7. Confrontation des resultats avec les textes homeriques
7 9 9 9 12 12 14 14 18 19 23 24 25 25 28 28 29 32 33 35 38 40 43 44
6
Table des matteres
2.7.1. 2.7.2.
Mouvement Attente
44 44
2.7.3.
Choix
46
2.7.4.
Naissance
47
2.7.5.
Le cas particulier de μνηστήρ dans 1 'Odyssee
48
2.7.6.
Conclusion
50
2.8.
Retour sur les noms d'agent en -τωρ
51
2.8.1.
Comparaison entre -τήρ et-τωρ
51
2.8.2.
Approche quantitative dans les textes posterieurs ä 1 'Iliade et ä 1'Odyssee
52
2.8.3.
Noms d'agent en -τωρ dans ΓIliade et Γ Odyssee
54
2.8.4.
Examen de quelques cas problematiques
55
2.8.5.
Conclusion
58
3.
Invective: application ä l'interpretation du recit
59
3.1.
Approche narratologique: quelques principes de base
59
3.2.
Evocation de quelques cas
62
3.3.
Invective et predestination
62
3.3.1.
νεικεστήρ
63
3.3.2.
λωβητήρ
64
3.3.3.
άπειλητήρ
66
3.3.4.
άπολυμαντήρ
67
3.3.5.
άρπακτήρ
70
3.3.6.
όλετήρ
71
3.3.7.
λυσσητήρ
74
3.3.8.
Retour a λωβητήρ
76
3.3.9.
Invective negative: argument a contrario
77
3.4.
Conclusion
78
4.
Bibliographie
81
5.
Index
86
Λναηί-propos Le siecle qui vient de s'ecouler a connu une profusion de publications dans le domaine de la linguistique, consacrees notamment ä des questions de morphologie. Parmi ces travaux, les etudes d'Emile Benveniste occupent sans conteste une place de choix. Or, dans une voie parallele, les interpretes du recit ont developpe de nouvelles methodes qui s'appuient entre autres sur le reperage de marqueurs lexicaux. Prise isolement, chacune de ces deux approches ne manque certes pas d'interet, mais reste confinee au cercle des specialistes qui 1'ont con9ue. En revanche, la rencontre des specialties permet, comme on le verra, de faire emerger une nouvelle perception des textes. Cette petite etude consacree aux noms d'agent a connu une longue gestation, au terme de laquelle c'est un plaisir de souligner combien elle doit a la bonne volonte de collegues et amis. Martin Steinrück (Neuchätel) a lu plusieurs versions du manuscrit, et m'a fait profiter de son immense savoir sous une forme critique, mais toujours pleine d'encouragements. J'ai beneficie des conseils de Claude Sandoz (Neuchätel), qui a lui aussi relu une version du manuscrit. Ä l'occasion du Xleme Congres International de la FIEC (Kavala 1999), Richard Janko (Londres) et Enrico Rossi (Rome), m'ont fait part de plusieurs suggestions fort utiles. II va de soi que j'assume l'entiere responsabilite des erreurs qui pourraient subsister. Mes remerciements s'adressent en outre ä Hugh Lloyd-Jones (Wellesley, Mass.), pour son soutien actif dans la phase finale de publication de l'ouvrage, ainsi qu'a Ulrike Blech (Göttingen), qui a supervise avec efficacite l'integration de cette etude dans la serie des Hypomnemata. Finalement, j'adresse ma vive reconnaissance ä la Faculte des lettres et sciences humaines de l'Universite de Neuchätel, pour le subside qu'elle a bien voulu accorder ä l'impression du livre.
Ä Andre Hurst et Frangois Paschoud en temoignage de reconnaissance
1. Introduction
1.1. Thersite et les noms d'agent Le deuxieme chant de YJliade est marque par la breve apparition d'un personnage se situant a l'oppose de l'ideal heroi'que: il s'agit de Thersite, qui a de tout temps ete reconnu comme le modele de l'antiheros. 1 Le poete oppose Thersite en particulier a Achille; c'est dans ce contexte que Nagy (1979, 260) fait la remarque suivante: »Thersites is the most inimical figure to the two prime characters of Homeric Epos [i.e. Achilles and Odysseus] precisely because it is his fanction to blame them.« [italiques de
Nagy]
Cette maniere de definir le caractere odieux du personnage par sa fonction, qui consiste ä blämer Achille et Ulysse, servira de point de depart a une etude consacree aux noms d'agent en -τήρ dans les poemes epiques archai'ques. En effet, apres qu'Ulysse a tance vertement Thersite pour avoir insulte Agamemnon, les Acheens le traitent de λωβητήρ (»outrageur«, II. 2, 275). Plus largement, a plusieurs reprises dans la poesie epique archai'que, un poete fait usage de noms d'agent en -τήρ dans le cadre d'invectives. En tirant parti de deux approches distinctes, respectivement linguistique et narratologique, il sera possible de preciser certains points de l'interpretation du texte homerique.
1.2. Question de methode: linguistique et narratologie En composant un poeme, l'auteur se sert de mots comme d'un code pour transmettre une pensee. C'est ce code de transmission, interme1
Sur le motif de l'invective, cf. Köster 1980, 45-48.
10
1. Introduction
diaire entre le son et l'idee exprimee, que nous appelons la langue. Le linguiste sera done appele ä analyser les diverses possibilites d'utilisation du code linguistique qui s'offrent ä l'auteur, la maniere dont il s'en sert, et les nuances parfois subtiles qu'il peut exprimer au moyen de la langue. Tantot il s'agira de l'origine ou de la formation d'un mot, tantot de la fa£on dont s'ordonnent les differents mots dans un texte. En general, le linguiste s'impose une limite: il n'interprete pas a proprement parier la pensee de l'auteur, mais seulement la maniere dont l'auteur fait usage du code linguistique pour exprimer sa pensee. Toutefois, au-dela d'une explication purement mecanique des phenomenes linguistiques, l'interpretation de la pensee devient pertinente dans les cas ou la richesse ou les limitations de la langue refletent les schemas de pensee d'un auteur. Une fois le code decrypte et analyse, il reste ä etudier la maniere dont un auteur, dans un contexte narratif, peut disposer les clivers elements de son recit en fonction du resultat qu'il cherche ä obtenir. On s'engage alors dans une approche narratologique ou, plus que la langue utilisee, ce sera le contenu et la structure du recit, ainsi que les rapports entre les personnages ou, au sens large, entre auteur et lecteur, qui retiendront l'attention du chercheur. Une approche formelle - et en particulier le developpement du structuralisme — suggere la possibilite d'etablir des rapports d'analogie entre la maniere dont se construisent respectivement un langage et un recit. Cette voie a dejä ete suffisamment exploree par d'autres, et ce ne sera pas le propos de cette etude que de refaire l'historique des liens, averes ou imaginaires, qui unissent la linguistique et l'interpretation du recit. 2 Nous nous limiterons ici a l'examen d'un phenomene linguistique particulier, afin de determiner dans quelle mesure le lecteur peut l'exploiter pour mieux saisir le sens de certains passages de la poesie grecque archaique. Lorsque le narratologue cherche ä definir les criteres de son etude, il fait parfois appel ä ce que Ton pourrait appeler des »reperes« (angl. market)·, mots significatifs, tournures particulieres, emplois syntaxiques notables, etc. Les progres de la recherche linguistique lui permettront d'affiner le choix de ses reperes. Pour le linguiste, en contrepartie, il est important de s'assurer qu'une decouverte, une fois transposee de l'etude linguistique a la comprehension d'un auteur et de ses intentions, trouvera une confirmation independante de la seule
2
Cf. Martin 1986, 23-27 et 94.
1. Introduction
11
analyse linguistique. La meilleure verification d'une these consiste en effet ä la confronter ä une approche radicalement differente. En depit d'une tendance ä la specialisation, toujours plus marquee dans la recherche scientifique, il importe done de maintenir des ponts entre les diverses approches. La presente etude part de cette constatation, et propose l'utilisation des noms d'agent dans la poesie epique archaique en tant que reperes permettant de mieux cerner ce que Ton pourrait appeler l'intention du poete. Mais evoquer l'intention du poete revient ä ouvrir une boite de Pandore: en effet, le travail des specialistes du recit consiste notamment ä distinguer les differents niveaux d'attribution. On ne peut pas ignorer la distinction entre le poete et le narrateur, ou entre les intentions du poete et celles pretees aux personnages qu'il introduit dans son recit. Ces questions ont deja ete abondamment traitees par d'autres, et il serait inopportun de parcourir dans le detail toutes les voies utilisees par les narratologues pour interpreter les poetes epiques. Cette etude ne pretend done pas revolutionner un domaine deja fort riche en publications de toutes sortes. II s'agit plutot, sur la base des recherches dejä existantes, de trouver de nouveaux elements permettant de completer l'edifice en place. La question des noms d'agent n'ayant pas encore fait l'objet d'une utilisation detaillee dans un contexte narratologique, il semble opportun d'explorer cette voie. La premiere etape de cette etude consistera a rappeler dans les grandes lignes la these d'Emile Benveniste relative aux noms d'agent dans les langues indo-europeennes. Cette these n'a pas rencontre un accueil unanimement favorable; il conviendra done d'en apprecier la validite pour la suite de 1'etude. II sera ensuite necessaire de preciser le concept meme d'agent, dans une perspective narratologique. Cette definition permettra de voir dans les noms d'agent un type de repere par lequel le poete offre implicitement des renseignements supplementaires sur sa conception des evenements decrits, ou sur le regard que posent les personnages sur les actions qui font l'objet du poeme. Un bref expose de l'approche utilisee dans cette etude sera suivi, pour finir, par une exploitation des noms d'agent dans l'analyse du recit chez Homere.
2. Noms d'agent
2.1. Les noms d'agent selon Fraenkel Par noms d'agent, il faut entendre, pour la langue grecque, les noms caracterises par les suffixes -τήρ, -τωρ et -της. Ces noms trouvent un parallele dans d'autres langues indo-europeennes egalement. Pour la langue greque, lis ont fait l'objet d'une etude monumentale par Fraenkel (1910/ 1912). Dans le cadre de cette etude, certains points meritent d'etre brievement rappeles. 3 Selon Fraenkel, les noms d'agent en grec etaient normalement construits avec le suffixe -τήρ ou -τωρ, sauf pour les mots composes, ou figurait le suffixe -της. 4 Progressivement, -της a remplace -τήρ et -τωρ dans les noms d'agent non-composes. Ainsi, la poesie archai'que presente de nombreux noms d'agent comportant l'un des trois suffixes. Par la suite, les suffixes -τήρ et -τωρ ne se sont maintenus que dans des cas isoles, dont le denominateur commun est le conservatisme: analogies avec la langue homerique (par exemple dans la tragedie ou dans l'epopee tardive), vocabulaire institutionnel (par exemple noms de fonctions attestees par l'epigraphie ou par d'autres sources historiques), 5 dialectes (notamment le dorien), 6 mots derives (en -τηριο—, -τρο—, etc.). 3
Pout un bref aper^u de la question, cf. Poltera 1997, 39. Cette regle comporte des exceptions dejä chez Homere; cf. Risch 1974, 28-29. 5 O n peut prendre le cas du nom d'agent μαστήρ (»personne chargee d'aller chercher«), qui se trouve a la fois dans le registre institutionnel et dans celui du theatre. Le lexicographe Harpocration (s.v. μαστηρες) cite l'usage de ce mot chez Hyperide (fr. 133), et le definit ainsi: εοικεν άρχή τις είναι αποδεδειγμένη έπί τό ζητεΐν τά κοινά τοΰ δήμου, ώς οί ζητηται και οί έν Πελλήνη μάστροι, ώς 'Αριστοτέλης έν τη Πελληνέων πολιτεία (»II s'agit apparemment d'une charge officielle dont la fonction est de recouvrer les biens communs du peuple, comme les %etetai et les mastroi a Pellene, comme le dit Aristote dans sa Constitution des Pellemens«). Dans YCEdipe ä 4
2. N o m s d'agent
13
Sur la base d'une observation minutieuse des attestations, Fraenkel a tente de degager les regies de formation qui permetttent d'expliquer pourquoi, dans certains cas, on trouve le suffixe -τήρ ou -τωρ, alors que dans d'autres cas c'est -της qui est utilise. II parvient ainsi ä montrer que, des les tragiques, les normes de construction des noms d'agent ne sont plus respectees, et que, cherchant ä reproduire l'archai'sme de la langue epique, les auteurs fabriquent des mots de forme bätarde. Ce phenomene se retrouve ä plus forte raison dans la poesie epique de la periode alexandrine, voire plus tard. Comme on le verra, cela ne signifie pourtant pas que les tragiques n'ont pas compris quel parti ils pouvaient tirer des connotations attachees aux noms d'agent, et en particulier ä ceux comportant le suffixe -τήρ. Dans la langue attique de l'epoque classique, les noms d'agent en -τήρ et -τωρ ont quasiment disparu au profit de ceux en -της. Chez les prosateurs de la fin du V e m e et du IV e m e siecle, Fraenkel ne les trouve que chez des auteurs imitant le style ionien, en particulier dans les Tetralogies du pseudo-Antiphon, et surtout chez Xenophon. Chez ce dernier, il faut en outre tenir compte de nombreux dorismes, qui s'expliqueraient par les contacts tres etroits que Xenophon a lies avec Sparte. Tant par le soin minutieux de son etude que par la precision de l'analyse morphologique, l'ouvrage de Fraenkel n'a pas ete remplace. Nous disposons ainsi d'une description detaillee de devolution des noms d'agent, ä partir d'une situation hybride ou coexistent aussi bien les noms d'agent en -τήρ et en -τωρ que ceux en -της, jusqu'ä la reduction aux seuls noms d'agent en -της. Toutefois, l'auteur n'a pas essaye d'expliquer ce qui, ä l'origine, avait pu distinguer les suffixes -τήρ et -τωρ. En outre, Fraenkel s'est limite a son domaine specifique, qui est celui de la morphologie. II n'a pas cherche ä prolonger son etude par un examen de l'usage que les auteurs peuvent faire de ces noms d'agent. A la suite des travaux de Fraenkel, Debrunner (1917, 170-176) et
Colone (455-456), Sophocle fait usage du meme terme, mais dans un sens moins strictement technique: Κρέοντα πεμπόντων έμοΰ I μαστήρα (»qu'ils envoient Creon pour venir me reclamer«). 6 C'est ainsi que Ton peut expliquer par exemple l'usage du n o m d'agent άποστατήρ che2 Plutarque {Lyc. 6, 8), qui cite une loi attribuee a Lycurgue: αί δέ σκολιάν ό δαμος αίροϊτο, τούς πρεσβυγενέας και άρχαγέτας άποστατήρας ήμεν (»si le peuple prend une decision maladroite, les anciens et les commandants seront dotes de la competence de dissoudre l'assemblee«).
14
2. Noms d'agent
Chantraine (1933, 321-329) consacrent aussi quelques pages aux noms d'agent. C'est toutefois Benveniste qui a sans doute marque le plus la recherche par son etude consacree aux noms d'agent et noms d'action en indo-europeen. 2.2. Les noms d'agent selon Benveniste 2.2.1. Introduction Benveniste (1948) a cherche a etablir ce qui, ä l'origine, distinguait les suffixes -τήρ et -τωρ. L'ouvrage porte non settlement sur les noms d'agent, mais aussi sur les noms d'action, sur le comparatif et l'ordinal, en procedant toujours par des comparaisons mettant en evidence des alternances. Toutes ces questions, telles qu'elles sont abordees par Benveniste, relevent de cette meme approche methodologique (cf. infra); neanmoins, vu le contexte qui nous occupe, il ne sera question que des noms d'agent grecs en -τωρ et -τήρ. Les noms d'agent en -της sont laisses de cote par Benveniste, qui prefere insister sur l'opposition originelle entre les deux autres suffixes. Dans son ouvrage, le linguiste fran£ais ne se limite pas a la seule langue grecque, mais etend la these qu'il soutient aux autres langues indo-europeennes ού se retrouve l'alternance des suffixes -ter et -tor pour les noms d'agent, ä savoir le vedique et l'avestique. En ce qui concerne le domaine grec specifique, Benveniste observe principalement la langue homerique et celle des poetes tragiques, avec des recours occasionnels a la poesie lyrique et a la prose ancienne, partant de l'idee que cet etat ancien de la langue conserve encore dans de nombreux cas la distinction entre noms d'agent en -τωρ et en -τήρ, fondamentale ä ses yeux. En revanche, des la fin du V e m e siecle (ä l'exception de quelques auteurs, notamment Xenophon), les pistes se brouillent. 7 La these de Benveniste peut se resumer tres simplement: le suffixe -τωρ denote l'auteur d'un acte, tandis que le suffixe -τήρ designe l'agent d'une fonction; cette definition s'etend par analogie aux deux autres langues considerees. Par exemple, »ίάτωρ est celui qui accomplit ou a accompli une guerison (...); mais ίατήρ, ίητήρ est le guerisseur professionnel, le medecin, aussi bien en Cypriote que chez Homere« (46). 7
Cela ressort p. ex. du developpement (52-54) consacre a ρητή ρ / ρήτωρ.
2. Noms d'agent
15
II reste ä expliquer pourquoi on est passe de -τήρ / -τωρ a -της. La description historique du phenomene est due ä Fraenkel, qui n'a toutefois pas expose les causes de ce changement. Pour Benveniste (56), le suffixe en -της joue un role qu'il appelle »classificateur«: le sujet fait partie d'un groupe, il est integre dans un ensemble. Ce sens plus general aura fini par absorber les significations d'origine, plus nuancees, des suffixes -τήρ et -τωρ. Benveniste ne se borne done pas, comme Fraenkel, ä constater l'alternance des suffixes: il cherche ä en trouver la cause, en postulant qu'a l'alternance formelle doit correspondre une alternance semantique. Lors de sa parution, l'etude de Benveniste a ete dans l'ensemble bien accueillie dans le monde francophone. 8 Avec le recul, on ne peut toutefois pas ignorer le fait que Benveniste s'est peut-etre trop aisement laisse prendre dans les systemes qu'il avait lui-meme crees. 9 En dehors des frontieres francophones, la these a joui d'une reception plus nuancee. 10 II est vrai que, aux exemples avances par Benveniste, on peut opposer des contre-exemples; en outre, certains essais d'interpretation paraissent pour le moins forces. 11 Pour Risch, les suffixes -τηρ, -τωρ 8 On peut citer en particulier les comptes rendus de Marouzeau 1948, lequel ne traite cependant que de la partie latine de l'ouvrage, indirectement liee ä la problematique abordee ici; Etnout 1949; Vendryes 1949; Deroy 1950; Lejeune 1950a. On remarquera egalement l'approbation implicite de Chantraine 1968-1977, tout au long de son Dictionnaire etymologique. 9 Cf. Watkins 1984, 7-9. 10 Cf. Fraenkel 1950 et Poultney 1951. Palmer 1986, 255 ignore la these de Benveniste. Floyd 1990, 159: »Although it is generally illuminating, Benveniste's analysis of -τωρ and -τηρ is also undoubtedly a bit too limitating«. Accueil favorable chez Seller 1986a, et 1986b, qui recourt a l'etude de Benveniste pour illustrer le concept d' »apprehension«. Frisk 1960-1972 adopte egalement une position prudente dans son Griechisches Etymologisches Wörterbuch, en particulier a propos de δώτωρ / δοτήρ, s.v. δίδωμι: »Versuch einer semantischen Differenzierung bei Benveniste«. On prefere actuellement envisager un seul paradigme original a accentuation mobile dans lequel le couple δώτωρ / δοτήρ s'expliquerait par un phenomene d'apophonie; cf. Watkins 1984, 7. Α propos de θηρήτωρ / θηρητήρ, cf. Frisk 19601972, s.v. θήρ: »zum strittigen Bedeutungsunterschied zwischen -τήρ : -τωρ Benveniste«, avec reference au compte rendu de Fraenkel 1950, 161. Ce couple de noms d'agent sera discute plus en detail dans la suite de cette etude. 11 Cf. en particulier le compte rendu de Lejeune 1950a, 151, qui regrette que certains aspects de l'etude n'aient pas ete approfondis. II mentionne en particulier la question des noms d'agent feminins, auxquels il a consacre la meme annee un article (Lejeune 1950b), nuance plus tard par Chantraine (1956), sur la base du dechiffrement du lineaire B. Pour Poultney 1951, 107, si la distinction de base etablie par
16
2. Noms d'agent
et -της sont plus ou moins equivalents. 12 De fait, encore recemment, il presentait un bilan plutot nuance de l'etude de Benveniste, toutefois sans offrir une refutation convaincante. 13 Une autre critique adressee ä l'ouvrage touche au parallele que Benveniste a voulu etablir entre le vedique, l'avestique et le grec. 14 Les suffixes des noms d'agent permettent de les distinguer selon trois criteres qui s'additionnent: le ton, la rection et le vocalisme (Benveniste 1948, 10). Ainsi, les suffixes -τήρ et -τωρ du grec se distinguent par le ton (accent sur la syllabe finale pour les noms en -τήρ, et remontant sur la penultieme ou l'antepenultieme pour les noms en -τωρ), mais aussi par le vocalisme (η, respectivement ω ou ο). Dans le cas du vedique, la distinction entre les deux categories s'etablit par le ton, et aussi par la rection: un type fonctionne comme un participe, l'autre comme un nom. Enfin, dans le cas de l'avestique, le critere du ton manque, mais on trouve une distinction vocalique, doublee par une distinction entre rection verbale et nominale. Autrement dit, chacune des trois langues ne comporte que deux sur trois criteres identifies, et pour chaque langue le critere manquant est different:
vedique
ton
rection
X
X
avestique grec
X X
vocalisme X X
Benveniste ne fait pas de doute, en revanche, il n'est pas assure qu'elle ait garde toute sa vitalite dans les langues anciennes au-dela de rares vestiges. Toutefois, l'objet de la presente etude consistera entre autres ä montrer que certaines distinctions qui peuvent de prime abord echapper au lecteur ressortent mieux si l'on veut bien examiner le texte ä la lumiere du recit. Aussi pour Fraenkel 1950, 161, Benveniste force le sens des mots pour les faire entrer dans le cadre de son interpretation, en particulier dans le cas de l'opposition θηρήτωρ / θηρητήρ. 1 2 Risch 1974, 28-29. L'auteur n'y a consacre qu'une seule phrase a l'interpretation de Benveniste: »Nach Benveniste (bes. 45ff.) bezeichnet -τήρ den 'agent d'une fonction', -τωρ den 'auteur d'un acte'«. La concision de Risch doit de toute evidence etre prise pour un desaveu implicite. 1 5 Risch 1984, en particulier 134. 1 4 En hittite, seuls deux cas permettent une comparaison avec le systeme de formation du grec, du vedique et de l'avestique; cf. Tichy 1992, 411.
2. Noms d'agent
17
Pour Benveniste ce phenomene montre que la distinction entre noms d'agent en -tor et -ter releve d'un etat ancien de la langue indo-europeenne. Chacune de ces trois langues issues de l'archetype linguistique aurait perdu l'un des trois criteres permettant de distinguer les deux categories de noms d'agent. Ce point de vue a ete remis en question, notamment en raison de la redondance des criteres distinctifs: on voit mal pourquoi une langue aurait eu besoin de trois criteres pour denoter une seule et meme distinction. Au cas ού l'on voudrait neanmoins admettre cette distinction dans les trois langues mentionnees, cela ne signifie pas pour autant qu'elle remonte ä l'archetype indo-europeen: il pourrait s'agir d'un phenomene propre ä ces branches de la famille uniquement. 15 Le cas du vedique a toutefois fait l'objet d'une etude recente par E. Tichy (1995), portant sur la forme et la fonction des noms d'agent en -tar-. En ce qui concerne la forme, l'auteur aboutit ä la conclusion que les noms d'agent en vedique et en grec se divisent dans les deux cas en deux groupes distincts, repondant aux memes criteres, le principal etant celui de la place de l'accent. Autrement dit, les noms d'agent en vedique et en grec remonteraient a un paradigme commun double, qu'il est possible de reconstituer. Passant de la forme ä la fonction, Tichy demontre que la distinction formelle en deux groupes en vedique trouve une correspondance de fonction: les noms d'agent acrotons de type dätar ont une fonction generaüsante, et designent l'agent habituel, tandis que les noms d'agent hysterotons de type datdr denotent l'agent occasionnel. II reste ä determiner si la correspondance entre forme et fonction, decelable en vedique, trouve un parallele exact en grec. Au terme d'un bref survol des noms d'agent chez Homere, Tichy (1992) parvient a la conclusion que les constatations faites pour le vedique s'appliqueraient aussi au grec: la distinction entre noms d'agent en -τήρ et -τωρ se ferait selon les memes criteres qu'en vedique. Les noms d'agent en -τωρ designeraient l'agent habituel, tandis que ceux en -τήρ seraient utilises pour un agent occasionnel. Une distinction formelle, reconnue deja par Benveniste, est done confirmee par Tichy. Cette derniere reprend aussi ä son compte le lien entre forme et fonction. Cependant, en se fondant sur le parallele avec le vedique, elle propose une interpretation de la fonction pour les noms d'agent en grec qui differe de celle de Benveniste. On ne peut neanmoins pas exclure qu'une distinction formelle et fonctionnelle d'origine, 15
Cf. Watkins 1984, 8.
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2. Noms d'agent
presente dans le paradigme indo-europeen, ait diverge en ce qui concerne la fonction dans chacune des langues considerees. Les quelques exemples fournis par Tichy semblent confirmer son hypothese, mais elle doit passer sous silence deux categories importantes de noms d'agent en -τήρ qui n'entrent pas dans la distinction qu'elle propose. En effet, il a ete reconnu que de nombreux noms d'agent en -τήρ designent des fonctionnaires, c'est-ä-dire des personnes dont l'activite n'est pas occasionnelle, mais habituelle. La meme objection s'applique aux noms d'objets utilitaires appartenant a cette meme categorie de noms d'agent. En outre, il est souvent difficile de departager ce qui releve de l'activite habituelle et ce qui s'applique ä une activite occasionnelle. Ainsi, le nom d'agent σωτήρ pourrait s'appliquer a un dieu parce que ce dernier porte secours par un acte ponctuel, occasionnel; mais la fonction de sauveur correspond aussi ä un caractere durable et habituel dans l'identite du dieu. On peut par consequent se demander s'il n'existe pas, dans une certaine mesure, superposition entre les categories mises en evidence respectivement par Benveniste et Tichy. L'agent d'une fonction, tel que le definit Benveniste, est une entite vouee une activite; or il parait plus naturel d'attribuer un comportement occasionnel qu'une habitude. Par consequent, si la distinction fonctionnelle etablie par Tichy pour les noms d'agent en vedique est correcte, et si elle remonte ä un paradigme commun au vedique et au grec, il se pourrait aussi que le grec ait adopte une specialisation du paradigme d'origine. Mais la parente entre les deux systemes serait reconnaissable dans de nombreux cas. C'est pourquoi la presente etude prendra comme point de depart la distinction fonctionnelle telle qu'elle a ete etablie par Benveniste, mais s'efforcera de la preciser en s'appuyant sur une base exterieure au champ de la linguistique, ä savoir ^interpretation du recit.
2.2.2. Les noms d'agent feminins Selon Lejeune (1950b), l'etude des noms d'agent feminins en grec apporterait une contribution non negligeable ä la these de Benveniste. Au terme d'un examen des cas recenses en grec archa'ique et classique, Lejeune parvient en effet ä la conclusion que les noms d'agent feminins en -χείρα et -τρια correspondent aux noms d'agent masculins en -τωρ, et que, de meme, ceux en -τρίς correspondent ä la forme masculine en -τήρ. En fait, les derives en -τειρα, -τρια et -τρίς sont, ä l'origine, des adjectifs; cette caracteristique se conserve avec les derives en -τειρα,
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alors que, pour les deux autres classes, des substantifs apparaissent des le V e m e siecle, et deviennent predominants au IV e m e siecle. II faut neanmoins observer une certaine prudence en ce qui concerne les derives de -τειρα, du fait que la coloration vocalique de ces mots est proche des masculins en -τήρ, et que par consequent un lien entre les deux formes pouvait etre senti par les Grecs (cf. Lejeune 1950b, 13). Meme si, dans l'ensemble, la these de Benveniste semble trouver une confirmation dans l'etude de Lejeune, ^interpretation de noms d'agent feminins peut presenter des irregularites en raison de cette parente vocalique. En outre, Chantraine (1956, 104) constate que les noms d'agent feminins attestes en mycenien ne permettent pas de confirmer les resultats auxquels parvient Lejeune. II sera question plus tard des noms d'agent masculins en mycenien. Pour en rester aux feminins, selon Chantraine, »les derives en -τρια designant des metiers et repondant ä -τήρ, non ä -τωρ, sont relativement nombreux, tandis que -τρις ne peut etre identifie«. Si les detracteurs de Benveniste ont pu lui reprocher de vouloir donner une homogeneite artificelle au materiel dont il se sert, a plus forte raison les noms d'agent feminins n'offrent pas une coherence süffisante pour permettre des conclusions fiables. C'est pourquoi il sera peu question de cette categorie de noms d'agent dans la suite de la presente etude.
2.2.3. Le temoignage du lineaire Β Benveniste a redige son etude quelques annees avant le dechiffrement du lineaire B, et n'a par consequent pas pu beneficier des apports nouveaux de cette decouverte pour la linguistique grecque. Des noms d'agent en -τήρ ont ete identifies, dont certains nous sont connus par le grec alphabetique (p. ex. i-ja-te — ίατήρ / ϊητήρ), 16 et d'autres sont restitues selon les regies de l'orthographe mycenienne. 17 Ainsi, le substantif ko-re-te-re est atteste ä plusieurs reprises, et en particulier en association avec un compose po-ro-ko-re-te-re, dans une tablette relative a des distributions de bronze. 18 Les specialistes reconnaissent de maniere unanime 16
Cf. Autajorro 1985 / 1993, s.v. i-ja-te.
17
Pour une liste d'exemples, cf. Vilborg 1960, 147-148, et surtout l'etude d'ensemble de Lejeune 1960 [= 1971]; l'examen des cas possible est repris par Maurice 1989, qui se preoccupe principalement du comportement vocalique des noms d'agent. 18
Cf. PY Jn 829, 1-2: jo-do-so-ή ko-re-te-n du-ma-te-qe | po-ro-ko-ro-te-n-qe etc.
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un nom d'agent en -τήρ, designant une fonction; la premiere partie du compose serait evidemment le prefixe προ—, Une interpretation plus detaillee pose toutefois de serieux problemes. On a propose notamment *κορεστήρ (»charge de ralimentation«, cf. κορέννυμι, »rassassier«), *χωρητήρ (»chef de district«, cf. χώρα, »espace« et le verbe denominatif χωρέω, »contenir«), *κολετήρ (»personne chargee de convoquer«, cf. καλέω et καλήτωρ). 19 O n pourrait aussi envisager un lien avec νεωκόρος, qui designe l'intendant d'un temple, ou peut-etre plutot un notable qui contribue ä l'entretien d'un sanctuaire. 20 Le substantif a-ke-te-re peut probablement etre interprete comme le n o m d'agent *άσκητήρες (cf. ασκητής, άσκέω), avec le sens de »decorateur«, ou eventuellement »apprenti«. 21 On trouve aussi le correspondant feminin a-ke-te-n-ja. 22 La traduction »apprenti« se fonde sur l'interpretation generale des noms d'agent en -τήρ et -τωρ enoncee par Benveniste. 23 Relevons au passage que, dans son analyse du terme a-kete-re, Lejeune oppose implicitement l'agent d'une fonction (sous forme d'un nom d'agent en -τήρ) ä l'auteur d'un acte (non pas sous forme d'un nom d'agent en -τωρ, mais d'une tournure participiale, ta-ra-si-ja eko-te = *ταλα(ν)σίαν εχοντες). Des objets utilitaires figurent aussi au catalogue des noms d'agent en -τήρ reperes dans le vocabulaire du lineaire Β (p. ex. ka-ra-te-ra, cf. κρατήρ). 24 Enfin, le groupe peut etre augmente par des substantifs feminins en -τρια, masculins en -τρός, neutres en -τρόν, ainsi que quelques adjectifs de type -τηριο-, 25 Les 19 Cf. Aura Jorro 1985 / 1993, s.v. ko-re-tr, Ruijgh 1986, 387-388. Ä titre de simple hypothese, Chantraine 1968-1977, s.v. κορέω, propose un substantif *κορητηρες, dont la racine serait ä mettre en rapport avec la seconde partie de da-mo-
ko-ro, »celui qui s'occupe du da-mo«. 20
L'element -κόρος est generalement associe au verbe κορέω (»balayer«), Selon l'interpretation courante, le νεωκόρος serait done a l'origine un fonetionnaire de rang modeste charge de veiller a la proprete du sanctuaire. Pour la periode classique, les elements concrete dont nous disposons indiquent que le νεωκόρος etait en general une personne fortunee qui pouvait apporter sa contribution financiere au fonetionnement du sanctuaire; cf. Knoepfler 1998, 109-110. 21 Cf. PY Jn 832, 1 et 9; Aura Jorto 1985 / 1993, s.v. a-ke-te. 22 Cf. Aura Jorro 1985 / 1993, s.v.; Chantraine 1956, qui propose des »reparatrices« (άκέστριαι). 23 Cf. Lejeune 1961, 419 [= 1971, 180], n. 49: »Le suffixe -τήρ (et non -τωρ) invite a voir dans aketere une qualification durable (et non occasionnelle, comme
tarasija ekote)«. 24 25
Cf. Aura Jorro 1985 / 1993, s.v. ]ka-ra-te-ra. Cf. Vilborg 1960, 148, et surtout Lejeune 1960, 14 [ - 1971, 205].
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noms d'agent en -τωρ, quant a eux, ne nous sont attestes que dans des anthroponymes, en particulier e-ko-to — "Εκτωρ, et ka-to-ro — gen. Κάστορος. 26 La rarete des noms d'agent en -τωρ dans les tablettes en lineaire Β a pour consequence malheureuse que Ton ne trouve aucun doublet permettant de comparer un nom d'agent en -τήρ avec son correspondant en -τωρ, ä la maniere dont, en grec alphabetique, on peut par exemple confronter ρητήρ a ρήτωρ. Un maigre espoir semble se profiler avec a-ke-te-re, dont il a ete question precedemment, puisque l'on trouve aussi une forme a-ke-to-ro dans la tablette KN V 145, 5. Le contenu de cette tablette souleve plus de questions qu'il n'en resout, et l'interpretation de chacun des neuf mots qui y figurent est hasardeuse. Toutefois, les hypotheses formulees pour les quatre premieres lignes de la tablette semblent indiquer que, par analogie, a-ke-to-ro est au nominatif pluriel. 27 Avec un nom d'agent en -τωρ, le nominatif pluriel serait evidemment -to-re dans le systeme syllabaire mycenien. Quoi qu'il en soit, meme dans l'hypothese peu probable ou a-ke-to-ro serait effectivement un nom d'agent en -τωρ (au genitif singulier ou pluriel), on devrait se borner ä constater l'existence du couple -τήρ / -τωρ; le contexte de la tablette KN V 145 ne permet en effet pas de tirer des conclusions quant au sens precis d'un nom d'agent. La predominance des noms d'agent en -τήρ et la presence de ceux en -τωρ sous la forme exclusive d'anthroponymes s'expliquent par la nature meme des documents conserves en lineaire Β. II s'agit de listes a caractere administratif, destinees ä la gestion de systemes economiques de petite ou moyenne echelle gravitant autour des palais de l'epoque mycenienne. A l'exception de quelques tablettes, 28 ces textes denotent un niveau de complexite syntaxique relativement reduit. Par consequent, on ne sera pas surpris que les tablettes menüonnent des metiers et plus generalement des fonctions, ainsi que des objets utilitaires, mais qu'elles ne fassent pas etat de l'auteur d'un acte, dont la presence serait attendue plutot dans un texte de caractere narratif. On pourrait etre tente de chercher dans le dechiffrement du lineaire Β une confirmation de la these de Benveniste relative aux noms
Cf. Lejeune 1960, 9 [= 1971, 199]. Cf. Aura Jorro 1985 / 1993, passim. 2 8 Cf. p. ex. PY Ep 704 et PY Eb 35, oü il est question des revendications d'une pretresse. 26
27
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d'agent. 29 II existe toutefois un risque considerable d'argumentation circulaire. E n effet, le dechiffrement du lineaire Β se fonde principalement sur notre connaissance du grec alphabetique. Par consequent, l'interpretation de certains mots myceniens comme des noms d'agent en -τήρ est precisement facilitee par la these de Benveniste, puisque l'on verra volontiers apparaitre des designations de fonctions dans des listes administratives. Utiliser ensuite ces memes interpretations dans le sens inverse comporte un danger que l'on ne saurait meconnaitre. II faut done se borner ä constater la coherence possible entre d'une part la these de Benveniste et d'autre part le temoignage du lineaire B: aucun element majeur ne vient infirmer les resultats obtenus dans ce contexte avant le dechiffrement. Avant de clore ce bref survol du materiel mycenien, il convient de signaler l'existence d'un nom d'agent dont la signfication ne releve pas forcement d'une fonction dans un sens professionnel. Le mot o-na-te-re est generalement inteprete comme *όνατήρες (cf. όνίνημι, act. »aider«, »faire beneficier«, moy. »jouir de«), 30 II s'agit de personnes parmi lesquelles on trouve entre autres des foulons, des potiers et des pretres. 31 L'adjectif substantive neutre o-na-to designe une parcelle de terre dont on a la jouissance dans certaines conditions determinees, par opposition a la terre dite a-no-no (*ανωνος). 32 O n designe done les beneficiaires de la terre o-na-to par le terme o-na-te-re. A l'actif, le verbe όνίνημι signifie »faire beneficier«; or, dans le cas present, il faut probablement adopter un sens medio-passif »jouir de«. 33 Le cas echeant, ces personnes sont au benefice d'une forme d'attribution de terre. Nous verrons plus tard que la notion d'attribution joue un role essentiel dans la comprehension des noms d'agent en -τήρ.
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Cf. Maurice 1989, 160-161, qui note, en marge de l'etude phonetique qu'elle consacre entre autres aux noms d'agent en mycenien: »La normalisation des paradigmes va d'ailleurs de pair avec la specialisation semantique des suffixes, puisque, sur ce point, la situation du deuxieme millenaire est conforme ä ce qu'Emile Benveniste a mis en evidence sur la base des donnees alphabetiques«. 30 Cf. Aura Jorro 1985 / 1993, s.v. o-na-te-re. 31 Cf. Ventris / Chadwick 1971, 236. 32 Cf. Lejeune 1960, 23 [= 1971, 216], 33 Ventris / Chadwick 1971, 236 pensent ä une formation denominative a
partir d,o-na-to.
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2.2.4. Principe methodologique II a ete dit precedemment que seule une partie de l'ouvrage de Benveniste est consacree a la question des noms d'agent en -tor et -ter. On y trouve ensuite des etudes relatives aux noms d'action, ainsi qu'aux comparatifs et superlatifs. L'unite de la matiere passe par le postulat methodologique figurant au debut du livre: »quand deux formations vivantes fonctionnent en concurrence, elles ne sauraient avoir la meme valeur; et, correlativement: des fonctions differentes devolues ä une meme forme doivent avoir une base commune. II incombe aux linguistes de retrouver ces valeurs, generalement peu apparentes et souvent tres cachees« (Benveniste 1948, 6). C'est ce principe de base qui sert de fil conducteur a l'ensemble de l'ouvrage. Avec le recul que procure le temps ecoule, les lecteurs seront frappes par la vision excessivement tranchee de 1'auteur: on sent l'influence du courant structuraliste. Benveniste a sans doute voulu forcer la comparaison en opposant trop nettement les termes dont il cherchait ä faire la distinction. C'est ce qui l'a parfois amene ä des interpretations hardies, voire exagerees. Lors de la parution de l'ouvrage, le postulat methodologique enonce par Benveniste a suscite un enthousiasme certain parmi les linguistes fran9ais. Quant aux critiques, emanant essentiellement de l'etranger, nous avons pu voir qu'elles se sont limitees a la mention de points relativement mineurs, ou ä une argumentation peu detaillee. Ce n'est qu'apres la mort de Benveniste en 1976 que les linguistes fra^ais ont remis en question le fondement meme de l'approche preconisee par l'illustre savant. Ce travail de mise ä jour peut se resumer par la citation suivante: »II est aujourd'hui difficile d'affirmer la bi-univocite constante des relations entre unites de signifiant et unites de signifie, pour les suffixes comme pour les autres entites linguistiques. (...) En outre, on n'interprete plus aujourd'hui la fonction des suffixes en termes purement semantiques. On tient compte, en plus de l'eventuelle fonction semantique d'un suffixe, de son eventuelle fonction de translation, transposition morpho-syntaxique: il peut faire passer d'une categorie grammatic a l dans une autre. Le signifie des suffixes resulte de la combinaison des deux procedes, semantique et morpho-syntaxique.« 34 Cette prise de position s'appuie sur un examen plus detaille des presupposes methodologiques qui sous-tendent l'ouvrage de Benveniste. 35 34 35
Cf. Fruyt 1996, 193-194. Cf. Fruyt 1992.
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L'ouvrage recent de Tychi (1995) montre que l'etude des suffixes en termes essentiellement semantiques peut encore livrer des resultats interessants. II n'en demeure pas moins souhaitable de proposer d'autres angles d'approche. 2.2.5. Evaluation intermediaire II reste ä definir dans quelle mesure les decouvertes de Benveniste relatives aux noms d'agent sont encore utilisables de nos jours. L'etat recent de la recherche donne ä penser que l'opposition tres tranchee que Benveniste voyait dans les noms d'agent en -τωρ, respectivement -τήρ, basee essentiellement sur l'approche semantique, merite d'etre nuancee, voire reformulee. Neanmoins, les innombrables exemples mis en evidence par Benveniste montrent que, dans l'ensemble, la distinction qu'il a etablie reste valable dans de nombreux cas. La comparaison avec le vedique, ou Ton trouve un futur periphrastique marquant la predestination, eclaire aussi la comprehension des noms d'agent grecs en -τήρ, une fois que l'on examine le contexte dans lequel les mots apparaissent. 36 II reste done possible que le caractere particulier des noms d'agent en -τήρ puisse faire progresser notre comprehension du recit dans la poesie epique archaique. Benveniste affirmait qu'une langue suit generalement des principes economiques ne permettant pas des dedoublements gratuits: une forme double remonterait dans la plupart des cas ä une fonction double. Mais ce principe est loin d'etre absolu, comme l'ont montre ses critiques (Fruyt 1992). On temperera done la position de Beveniste par une mise en garde contre un dogmatisme etrique. En outre, ce meme principe d'economie entre en contradiction avec les caracteristiques triples des noms d'agent (ton, rection vocalisme) telles que Benveniste les met en evidence. On doit aussi reconnaitre ä Benveniste la qualite d'avoir frequemment cherche a replacer les mots dans le contexte qui leur appartient. II s'est parfois arrete en chemin, se confinant ä l'aspect linguistique et refusant le passage ä l'interpretation du texte comme ceuvre litteraire. Dans une certaine mesure, e'est ce lien que la presente etude s'efforcera d'etablir, en utilisant ce qui reste valable dans la demonstra-
3 6 Cf. Benveniste 1948, 17-18, qui s'appuie, sans le preciser, sur l'etude de Renou 1938; cf. Tichy 1995, 23.
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tion de Benveniste et en confrontant ces elements a une approche centree sur le recit.
2.3. Amorce de deux axes de recherche Un examen plus approfondi de certains aspects de la these de Benveniste devraient permettre non seulement de trouver des elements supplementaires de confirmation, mais aussi de faire usage des resultats obtenus pour passer ä une interpretation du texte sur certains points du recit dans la poesie archaique, particulierement en ce qui concerne les noms d'agent en -τήρ. Nous suivrons par consequent deux approches complementaires, l'une diachronique, l'autre synchronique. Par diachronique, il faut entendre l'examen de passages plus tardifs que les textes homeriques, afin de voir dans quelle mesure les noms d'agent en -τήρ conservent les proprietes que Benveniste decele des Homere, mais qui commencent ä se perdre ä la periode classique. Le savant avait deja entame cette approche, mais son interpretation est parfois trop tranchee; il s'agira de preciser la notion d'agent d'une fonction dans les textes consideres. L'approche synchronique a aussi ete abordee par Benveniste, lorsqu'il a confronte les noms d'agent en -τήρ et en -τωρ dans le corpus homerique. II a aussi considere entre autres les tragiques comme un ensemble coherent au V e m e siecle. Toutefois, ä partir des elements nouveaux qui ressortiront d'une meilleure definition de la notion d'agent d'une fonction, il sera possible de revenir sur le parallele entre les noms d'agent des deux types.
2.4. Auteur d'un acte, agent d'une fonction: precisions Avant de chercher une application ä la these de Benveniste dans le domaine de l'interpretation du texte, il importe de clarifier, voire de prolonger la definition que le savant linguiste a posee des termes »auteur d'un acte« et »agent d'une fonction«. Tout d'abord, on constate que l'un des deux termes est plus riche de signification que l'autre. En effet, lorsque Benveniste parle de Γ »auteur d'un acte«, il n'y attache aucune connotation particuliere. Autrement dit, place dans le cadre d'un recit, l'auteur d'un acte se livre ä une operation, sans que le narrateur precise dans quelle mesure il le fait de son propre chef, si on lui en a intime
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l'ordre ou si quelqu'un souhaite qu'il agisse. Sur le plan du sens, les noms d'agent en -τωρ possedent une coloration neutre. De ce fait, c'est la seconde categorie, denotant l'agent d'une fonction, qui offre les perspectives les plus prometteuses dans le cadre d'une analyse du recit. L'agent d'une fonction, selon Benveniste (1948, 62), est »voue par destination, aptitude ou necessite ä une certaine activite«. Cependant, cette definition elude une question fondamentale pour comprendre ce que l'on entend par »fonction«. Benveniste a formule sa definition au passif, et ce n'est pas anodin; car on cherche vainement dans son etude une mention de l'instance qui vouerait l'agent ä une activite. Or, dans l'interpretation d'un recit, cette precision peut revetir une importance capitale pour permettre de comprendre l'usage d'un nom d'agent avec suffixe en -τήρ. A la definition etablie par Benveniste, il faut done ajouter le fait que l'agent d'une fonction repond ä une attribution. 37 Autrement dit, par fonction, il faut entendre le comportement qu'une tierce personne (narrateur, personnage, eventuellement destinataire du recit) attribue ä l'agent dans le futur; l'agent d'une fonction depend done plus etroitement d'un regard pose sur lui par la personne qui anticipe son comportement. 38 Cette anticipation est le plus souvent liee a un sentiment, qu'il s'agisse de la crainte ou du desir. On peut aussi parier de valeur prospective. Une fonction designe un comportement defini de maniere plus ou moins precise. On peut evidemment utiliser un nom d'agent pour designer une personne ä laquelle on a attribue un role dans un systeme social. Par exemple, un φυλακτήρ est choisi pour occuper la place de gardien dans une armee. Plus librement, lorsqu'CEdipe demande ä s'installer ä Colone, il declare que les habitants ne sauraient regretter d'avoir accueilli un habitant inutile. 39 Dans ce passage, le nom d'agent οίκητήρα, intimement lie ä l'epithete άχρεΐον, se justifie ä cause du verbe δέξασθαι, dont les habitants de Colone constituent le sujet. En 37
Dans la section consacree au lineaire B, il avait deja ete indique que la notion d'attribution etait probablement presente dans le terme o-na-te-re (=*όνατήρες), qui designe des petsonnes beneficiant de l'attribution d'un certain type de terre. 38 Cette definition de la fonction trouve une correspondance dans l'etude de Tichy (1995, 376) consacree au cas parallele du vedique: »Bildungen wie datar und datär stimmen ferner darin überein, dass sie vorwiegend zur Prädikation verwendet werden, m.a.W. dazu dienen, eine bereits anderweitig genannte Person als Agens der in Rede stehenden Handlung zu bezeichnen«. 39 Soph. O.C. 626-628: κοΰποτ' Οίδίπουν έρεΐς | άχρεΐον οίκητήρα δέξασθαι τόπων | των ένθάδ'.
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accueillant CEdipe, ses hotes potentiels formulent implicitement, du point de vue d'CEdipe, une attente quant au role qu'il va jouer dans leur communaute. Le terme οίκητήρ correspond done a une fonction dans le sens d'un role futur qu'CEdipe entend se faire attribuer par les habitants de Colone. Enfin, le nom d'agent trouve un prolongement dans les objets auxquels les hommes attribuent une fonction: κρατήρ (vase destine ä melanger le vin), λαμπτήρ (objet voue ä l'eclairage), etc. Outre la notion d'attribution, essentielle pour saisir ce qu'est une fonction, il importe d'insister sur la dimension temporelle. En effet, en attribuant un role ä une personne, ou ä un objet, on situe ce role a un moment posterieur a celui de rattribution; e'est pour cette raison que Ton peut parier de valeur prospective. Par exemple, Hector et les autres Troyens envoient Dolon en mission d'espionnage, e'est-a-dire qu'ils lui assignent un comportement qu'il aura a tenir dans le futur: τόν ρα διοπτήρα στρατού εμμεναι ήμετέροιο | "Εκτωρ τε προέηκε και άλλοι Τρώες άγαυοί (»Hector et les autres nobles Troyens l'ont envoye pour qu'il soit l'espion de notre armee«; II. 10, 562). Benveniste (1948, 1819) explique cela au moyen d'un detour par l'avestique. En effet, dans son examen des faits relevant de la langue avestique, il aborde la question du futur dit »periphrastique«, qui, selon lui, enonce une predestination. L'auteur de Taction est voue ä la commettre; ce futur predit une necessite. Benveniste releve le rapport etroit qui unit la forme du futur de predestination et celle du nom d'agent en avestique. Cette notion de predestination se retrouve d'ailleurs en grec, selon l'interpretation de Benveniste (1948, 49), par exemple dans la fa$on dont Promethee est qualifie de δοτή ρ chez Eschyle: πυρός βροτοΐς δοτή ρ' όρας Προμηθέα (Prom. 612). Promethee »se represente lui-meme historiquement, et en vertu de sa predestination, s'accorde la qualification que lui decerneront les hommes«. O n retrouve, dans ce passage, les deux caracteristiques degagees a propos des noms d'agent en -τήρ: d'une part, l'attribution d'un role (en l'occurrence, c'est Promethee qui, en retrospective, le reconnait), d'autre part le rapport de posteriorite, puisque Promethee, comme le releve Benveniste, se place dans une perspective historique. 40
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Comme cela a dejä ete releve, cette interpretation est disputee par Watkins 1984, 7, qui prefere une explication morphologique (apophonie) ä une mise en contexte. Quant aux alternances anciennes que la comparaison permettrait de restituer pour le vocalisme predesinentiel (cf. Tichy 1995, 375), le degre plein du sufSxe est dejä etendu ä l'ensemble du paradigme ä la periode mycenienne, tant pour les
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2.5. Exemples Deux exemples supplementaires, appartenant ä des genres litteraires differents de la poesie epique archai'que, suffiront a illustrer plus amplement la notion d'agent d'une fonction. 2.5.1. Theognis Theognis (39-40 W.) exprime ses craintes face ä un accouchement metaphorique: Κύρνε, κύει πόλις ηδε, δέδοικα δέ μή τέκηι ανδρα εϋθυντήρα κακής ΰβριος ήμετέρης. »Cyrnos, cette cite est grosse, et je crains qu'elle n'accouche d'un homme appele ä reclamer des comptes pour nos mauvais exces.«
Le mot εΰθυντήρ est parfois compris dans le sens de »redresseur«, »correcteur«. Dans le cas de la gestion d'une cite, le mot fait plus probablement reference ä l'obligation que les magistrate avaient de rendre des comptes en sortant de charge. Dejä au V eme siecle, et de maniere plus marquee au IV eme siecle, on fait usage de l'adjectif υπεύθυνος pour qualifier le magistrat qui doit encore recevoir decharge pour l'exercice de sa magistrature. En evoquant l'image de la cite acouchant d'une personne chargee de reclamer des comptes, l'auteur se livre ä une projection implicite dans le futur, puisqu'un accouchement est, de toute evidence, un point de depart; le nouveau-ne ne peut se realiser que dans l'avenir. 41 La notion d'attribution ressort egalement clairement du contexte, par le biais des craintes exprimees par Theognis. 42
noms d'agent en -τήρ que pour ceux en -τωρ; cf. Maurice 1989, 160. Cela n'exclut toutefois pas une distinction formelle entre deux categories de noms d'agent; Maurice (160-161) ne remet d'ailleurs pas en question la distinction semantique etablie par Benveniste 1948. Sur l'allongement du radical de δώτωρ, cf. Floyd 1990, 158. 41 L'image de l'accouchement metaphorique de la cite est reprise par Aristophane, dans les Grenouilles (1423): lorsque Dionysos sollicite les avis d'Euripide et d'Eschyle sur la conduite a tenir envers Alcibiade, il justifie sa question par les mots ή πόλις γαρ δυστοκεί (»car la cite a du mal a enfanter«). 42 Ces deux vers font l'objet d'un doublet (1081-1082), sous une forme legerement modifiee. Le vers 1082 se presente comme suit: ύβριστήν, χαλεπής ηγεμόνα
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2.5.2. Xenophon Le second exemple sera tire de l'oeuvre de Xenophon. Benveniste (1948, 48-49) releve, en la personne de cet auteur, l'existence d'un prosateur attique qui distingue tres nettement les usages respectifs des noms d'agent en -τήρ et -τωρ. La langue de Xenophon contient d'ailleurs d'autres particularismes archaisants: par exemple, cet auteur utilise volontiers la preposition σύν, de preference ä μετά, alors que la tendance de son epoque privilegie μετά par rapport ä σύν; cette evolution est d'ailleurs perceptible d'Eschyle a Aristote. 43 Si Benveniste a raison de tirer un parallele entre l'usage de Xenophon et celui des poetes archai'ques, le lecteur pourrait observer chez Xenophon le meme phenomene de predestination, justifiant une action preventive, pour les noms d'agent en -τήρ. A cet egard, un exemple semble particulierement convaincant. Au debut du Hieron (3, 3), Xenophon insiste sur l'importance de l'amitie (φιλία), et en particulier sur l'affection qu'un man peut porter ä sa femme. οϋ μεν δή λέληθεν ούδέ τάς πόλεις οτι ή φιλία μέγιστον αγαθόν (και) ήδιστον άνθρώποις έστί· μόνους γοΰν τους μοιχούς νομίζουσι πολλαι των πόλεων νηποινεί άποκτείνειν, δήλον οτι δια ταύτα οτι λυμαντηρας αύτούς νομίζουσι της των γυναικών φιλίας προς τους άνδρας είναι, έπεί οταν γε άφροδισιασθή κατά συμφοράν τινα γυνή, ούδέν ήττον τούτου ενεκεν τιμώσιν αύτάς οί άνδρες, έάνπερ ή φιλία δοκί) αύταϊς ακήρατος διαμένειν. »II n'a pas echappe aux cites que l'amitie est le plus grand et le plus doux des biens pour les hommes. En tout cas, beaucoup de cites admettent que l'on tue impunement seulement les adulteres; car il est evident qu'elles considerent que, par cet acte, les adulteres sont les destructeurs de l'amour des femmes envers leurs maris. J'en veux
στάσιος. Le parallele entre les deux passages a ete interprete de diverses manieres. Pour West (1971, 176 et 225; 1974, 68 et 150), les vers 1081-1082 doivent etre consideres comme une version secondaire des vers 39-40. West tente de situer les vers 39-40 dans un contexte historique contemporain, au plus tard vers les annees 630. En revanche, pour Nagy 1985, 42-51, Theognis ne fait pas necessairement allusion ä des evenements contemporains; il pourrait s'agir d'une mise en situation conventionnelle. Nagy rejette aussi l'idee d'une version principale et d'un doublet secondaire: pour lui, les variations entre 34-40 et 1081-1082 repondent a une diversite formulaire correspondant aux besoins de la composition dans un contexte donne. 4J
Cf. LSJ 1940, 1690 a-b.
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pout preuve le fait que, s'il arrive qu'une femme ait un rappott amouteux accidentel [avec un autre homme], son mari ne l'estime pas moins pour cela, pour autant que raffection qu'elle porte ä son mari lui semble rester entiere.«
Benveniste (1948, 49) interprete le passage de la maniere suivante: »ils considerent que les adulteres sont les ruineurs de (= se vouent en quelque sorte ä ruiner) l'amitie des femmes pour les hommes«. Derriere l'expression »en quelque sorte«, notre savant cache mal son impuissance ä donner un sens precis au mot dont il cherche l'explication semantique. Comme on le verra, la traduction »se vouent ä ruiner« est particulierement malheureuse, puisqu'elle implique que l'adultere s'attribue lui-meme un role. Or, dans le cas present, il est question du regard porte sur l'adultere par ses concitoyens: tout au plus l'adultere est-il »voue ä ruiner«. II s'agira done d'affiner ^interpretation de Benveniste, une fois de plus a partir du contexte general du passage. Xenophon, dans son argumentation, cherche avant tout ä mettre en evidence l'importance du lien d'amitie. C'est pourquoi il adopte une position qui peut surprendre. En effet, dans une situation d'adultere (μοιχεία), les Grecs de la periode classique ne retiennent pas principalement l'infidelite de la femme, mais l'intrusion d'un tiers dans une relation qui lui est etrangere. 44 Cette intrusion justifie en soi la replique du mari qui, en tuant l'adultere, agit en situation de legitime defense. 45 Le μοιχός est done l'homme qui seduit la femme d'un autre. 46 Toutefois, du point de vue d'une procedure judiciaire, l'adultere n'est pas soumis ä la peine de mort: le mari ne peut tuer l'adultere que s'il le surprend en flagrant delit. Sous l'effet de l'emportement, son geste s'apparente alors ä un φόνος ακούσιος. 47 Precisons enfin que le terme μοιχεία s'applique ä une atteinte au lien du mariage, et non pas ä toute relation sexuelle prohibee; en particulier, il ne s'applique pas aux cas de relations sexuelles avec une jeune fille avant le mariage. 48 Au vu de ce qui precede, il faut retenir les points suivants:
44
Cf. Erdmann 1934, 287. Lysias, dans le discours Sur le meurtre d'Eratoslhene 33, affirme que les adulteres se rendent plus chers a l'epouse que les maris legitimes; en cela, ils dέtruisent la relation conjugale. Cf. Cohen 1984, 152. 45 Cf. Hoffmann 1990, 12, qui semble toutefois ignorer le passage de Xenophon discute ici. 46 Cf. p. ex. Aristoph. Plut. 168: ό δ' άλούς γε μοιχδς δια σέ που παρατίλλεται. 47 Cf. Erdmann 1934, 290-291. 48 Cf. Cohen 1984.
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- En cas de flagrant delit d'adultere, le mari lese peut tuer, sous l'effet de la colere, l'hoimne qui s'est introduit dans la relation conjugate; la femme, quand ä eile, n'est pas incluse dans le terme μοιχούς apparaissant chez Xenophon. - La mise ä mort de l'homme adultere trouve sa justification dans le fait que, selon Xenophon, la plupart des cites considerent qu'un homme adultere est un λυμαντήρ du rapport conjugal. Le man tue ä titre preventif l'adultere surpris en flagrant delit, comme dans une situation de legitime defense on peut admetre que le lese potentiel previent le dommage en supprimant celui qui va lui causer du tort. L'objet a preserver, en cas d'adultere, est la relation conjugale, menacee par le μοιχός. Dans le droit athenien, on peut considerer que le dommage est presque automatiquement cause par l'adultere, puisque la loi prevoit que le mari qui surprend un adultere doit divorcer d'avec sa femme. 49 L'effet provoque par l'homme adultere, ä savoir la destruction du rapport conjugal, ne releve pas de considerations objectives. II s'agit plutot de la consequence que la plupart des cites (c'est-a-dire les citoyens dans leur capacite legislative et judiciaire) attribuent au comportement du μοιχός. 50 On remarquera que Xenophon ne se livre pas non plus ä une constatation objective, mais utilise le verbe νομίζουσι: tel est l'effet que, dans la coutume communautaire, Ton attend d'un μοιχός. Un λυμαντήρ, dans ce contexte, est celui qui va detruire (dans un futur projete par le corps civique) le rapport conjugal. II est, par son comportement, predestine a provoquer le dommage. Ce sont done ces dommages potentiels que l'homme adultere va, aux yeux de la population, presque inevitablement causer, qui autorisent sa mise a mort. On voit que, dans cet exemple comme dans celui tire de Theognis, l'attribution de la fonction repond non pas ä un desir de la part de l'entite attributrice, mais a une crainte.
49 50
Cf. [Dem.] InNeaer. 87; Cohen 1984, 153. Ä ce propos, cf. Hoffmann 1990,144.
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2.6. Tentative de classification a partir de textes post-homeriques Fraenkel (1910/ 1912) a montrc comment les noms d'agent en -τήρ et en -τωρ disparaissent progressivement au profit de ceux en -της. Benveniste, pour sa part, s'est attache ä definir le sens propre de chacun des deux types de noms d'agent ä l'origine. Pour les poemes homeriques, il a procede ä un examen exhaustif du materiel. Meme si certains cas qu'il a abordes ne paraissent pas tres convaincants, son interpretation d'ensemble peut difficilement etre mise en doute. La litterature post-homerique jusqu'au V eme siecle, quant ä eile, contient de tres nombreux exemples qui montrent que la difference entire noms d'agent en -τήρ et -τωρ etait encore assez bien per9ue. L'examen d'un certain nombre de cas devrait nous permettre de confirmer l'hypothese esquissee jusqu'a present visant a preciser la notion d'agent par celle d'instance attributrice. Une fois cette confirmation obtenue, nous pourrons revenir aux poemes homeriques, afin de voir si les resultats obtenus peuvent aussi s'appliquer a ces textes. Dans la liste d'exemples fournis par Benveniste,51 liste fort longue mais non exhaustive, on est frappe de constater a l'examen que les situations qui forment le contexte des passages cites se repartissent le plus souvent entre quatre grandes categories: mouvement, choix, attente et naissance. Ces quatre categories sont caracterisees notamment par les verbes dont dependent les noms d'agent, soit sous forme d'attributs, soit comme objets directs. En definitive, mouvement, choix, attente et naissance nous ramenent au commencement d'un processus, c'est-a-dire au moment ού l'observateur peut distinguer, esperer, voire craindre la realisation d'une potentialite chez la personne observee.
51 34_44; avec une premiere liste pour 1 'Iliade et YOdyssee, puis une deuxieme pour les Hymnes homeriques, Hesiode et les tragiques, et enfin quelques exemples tires de Pindare et Bacchylide. Pour la lyrique chorale, la liste dressee par Fraenkel 1910, 153-154, est mise ä jour par Poltera 1997, 40, n. 15, sur la base des dernieres decouvertes papyrologiques.
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2.6.1. Mouvement Pour remplir une täche qui lui est assignee, une personne doit parfois effectuer un deplacement, confotme aux instructions de l'instance qui lui attribue son röle. Cette instance represente une autorite reconnue par l'envoye et par son entourage. II peut s'agir par exemple de l'envoi d'une colonie, comme c'est le cas de Battos, qui part fonder Cyrene sur la foi d'un oracle de Delphes: ... ίέρεα χρήσεν οίκιστήρα Βάττον καρποτρόφου Λιβύας κτλ. (»... la pretresse predit que Battos, colonisateur de la feconde Libye, ...«; Pind. Pjth. 4, 5-6). La pretresse anticipe de toute evidence l'evenement, ce qui explique l'emploi du nom d'agent en -τήρ. L'oracle de Delphes represente une autorite certaine; la notion d'attribution se justifie done pleinement. On retrouve ce recit chez Herodote: άναξ δέ σε Φοίβος 'Απόλλων | ές Λιβύην πέμπει μηλοτρόφον οίκιστήρα (»Le seigneur Phebus Apollon t'envoie en fondateur dans la Libye qui nourrit les moutons«; Hdt. 4, 155 , 3). 52 Cet exemple est interessant ä plus d'un titre. En effet, Fraenkel (1910, 109) releve que la forme οίκιστήρ enfreint les normes de formation des noms d'agent telles qu'elles sont appliquees a la poesie epique archai'que. II doit done s'agir d'une tentative de rendre le ton solennel de la poesie archaique; peut-etre Herodote fait-il ici echo au passage de Pindare qui vient d'etre mentionne. Toutefois, au-delä du ton archai'sant, l'auteur de l'oracle — qu'il s'agisse d'un oracle authentique, ou qu'Herodote en ait invente la formulation, peu importe — a reproduit egalement la nuance d'attribution propre au nom d'agent en -τήρ. Ce trait apparaitra de nouveau chez Herodote dans une section suivante, relative a la notion de choix. Dans le cadre de la colonisation de Cyrene, les nouveaux habitants de cette cite, soucieux d'assurer la prosperite future de leur patrie, demandent a la Pythie quel regime adopter; celle-ci leur repond d'aller chercher un mediateur a Mantinee (Hdt. 4, 161, 2): ή δέ Πυθίη έκέλευε
52
La valeur prospective de l'emploi d'oiKio^p chez Pindare, puis chez Herodote, a ete soulignee par Casevitz 1985, 103-104. Le mot est caracteristique des dialectes doriens; hors de ces dialectes, il s'agit d'un archai'sme. Quant au nom d'agent κτιστήρ, atteste seulement dans une inscription des environs de 340 av. J.-C. (SEG XI 126a), il s'agit d'un doublet artificiel de κτίστωρ; cf. Casevitz 1985, 69.
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έκ Μαντινέης της Άρκάδων καταρτιστηρα άγαγέσθαι (»La Pythie ordonnait que l'on amenät un mediateur de Mantinee d'Arcadie«), 5J Dans les cas qui viennent d'etre evoques, il a ete question de mortels qui se voient attribuer une mission par la divinite; l'inverse se produit aussi, comme le montre un cas tire de Sophocle {Phil. 14371438): έγώ δ' Άσκληπιόν | παυστήρα πέμψω σης νόσου προς "Ιλιον (»moi j'enverrai ä Ilion Asclepios pour qu'il mette fin ä ta maladie«).54 On relevera pour finir, au registre de l'autorite militaire, Eteocle depechant des eclaireurs avant l'assaut contre Thebes: σκοπούς δέ κάγώ και κατοπτηρας στρατού I επεμψα (»moi aussi, j'ai envoye des hommes en eclaireurs, et pour observer l'armee«; Esch. Sept. 36-37). 55
53
Le motif du sauveur exterieur appele au secours d'une cite se retrouve frequemment ailleurs. O n pensera par exemple au cas du devin Tisamene (Hdt. 9, 33, 3), ou encore et surtout au poete Tyrtee, qui, selon Pausanias, aurait ete envoye d'Athenes ä Sparte sous l'autorite d'un oracle de Delphes: έγένετο δέ και Λακεδαιμονίοις μάντευμα έκ Δελφών τον Αθήναιον έπάγεσθαι σύμβουλον. άποστέλλουσιν ουν παρά τους 'Αθηναίους τόν τε χρησμόν άπαγγελοΰντας και άνδρα αίτοΰντας παραινέσοντα α. χρή σφισιν (»Les Lacedemoniens re9urent aussi un oracle de Delphes leur enjoignant de 'prendre l'Athenien pour conseiller'. Iis envoyerent done une ambassade aupres des Atheniens pour leur faire connaitre l'oracle et pour demander Thomme qui leur conseillerait ce qu'ils devraient faire«; Paus. 4, 15, 6 = Tyrt. test. 50 G.-P.). Dans ce passage, le sauveur n'est pas designe par un nom d'agent, mais par un substantif ordinaire (σύμβουλον). Dans la phrase suivante, le personnage providentiel est repris par un partieipe futur (παραινέσοντα). Cet exemple montre qu'un nom d'agent en -τήρ peut etre utilise dans de telles situations, sans qu'il s'agisse d'une necessite absolue. 54 Dans l'hymne d'Isyllos a Epidaure (IG IV 950, 52 = Coli. Alex. Pow. 134, 56-57), on trouve la formulation suivante: τόν νόσων παύστορα, δωτήρα ύγιείας, μέγα δώρημα βροτοΐς. Si l'on suit la distinction etablie par Benveniste, et que l'on accepte qu'Isyllos, au I V e m e siecle, percevait encore la nuance, on devrait comprendre qu'Asclepios est celui qui met fin aux maladies, et que l'on attend de lui (dans le futur) qui accorde la sante. II est cependant possible, sinon probable, qu'Isyllos n'ait plus per9u la nuance entre -τήρ et -τωρ. Les deux noms d'agent s'expliqueraient par une coloration archai'sante epique, cf. Fraenkel 1910, 160. Isyllos s'inspire peut-etre en partie du premier vers de YHymne homerique ä Asclepios:. ίητήρα νόσων Άσκληπιόν αρχομ' άείδειν. 55 Cf. II. 10, 562-563: τόν ρα διοπτήρα στρατού εμμεναι ήμετέροιο I "Εκτωρ τε προέηκε και άλλοι Τρώες άγαυοί (»Hector et les autres nobles Troyens l'ont envoye espionner notre armee«).
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2.6.2. Attente Dans YElectre de Sophocle (303-304), l'heroi'ne attend la venue d'Oreste en ces termes: έγώ δ' Όρέστην τώνδε προσμένουσ' άει | παυστήρ' έφήξειν ή τάλαιν' άπόλλυμαι (»mais moi, je me meurs a attendre toujours que survienne Oreste, qui mettra fin ä cela«). L'attente est clairement marquee par le participe προσμένουσα et par l'infinitif futur έφήξειν. Dans les Trachiniennes (1208-1209), Heracles demande a son fils Hyllos d'abreger ses souffrances apres qu'il a subi les effets nefastes de la tunique Offerte par Dejanire. L'attente du heros se traduit par les mots suivants: (...) εχω παιώνιον | και μοΰνον ίατήρα των έμων κακών (»je (te) tiens pour guerisseur et seul medecin de mes maux«). De toute evidence, Hyllos ne possede aucune competence particuliere dans le domaine de la medecine; mais Heracles lui attribue la faculte de le guerir de ses maux en l'achevant. Le contexte montre clairement que ce role n'est pas endosse spontanement par Hyllos: au contraire, c'est ä contrecceur qu'il accepte de remplir sa mission. Dans un registre plus subtil, on peut envisager une attribution au second degre, ou un personnage con9oit l'attente qui animera son interlocuteur. Dans ce cas, le nom d'agent conservera l'idee d'attribution de la part de celui qui observe l'agent, ou plutot de celui qui prevoit le comportement ä venir de l'agent. C'est ce qui se produit dans YCEdipe ä Colone (626-628), dejä mentionne plus haut: κοΰποτ' Οΐδίπουν έρεΐς | άχρεΐον οίκητήρα δέξασθαι τόπων | των ένθάδ', εϊπερ μή θεοί ψεύσουσί με (»... et tu ne diras jamais que tu as accueilli CEdipe comme habitant inutile de cette contree, ä moins que les dieux ne me trompent.«). 56 Le 56
La valeur prospective du nom d'agent οίκητήρ dans ce passage a ete soulignee par Casevitz 1985, 85. Le n o m d'agent οίκήτωρ designe un habitant, c'est-ä-dire une personne qui occupe un territoire, reel ou imaginaire. Casevitz releve 12 attestations du m o t chez les tragiques, et encore des passages chez Herodote (8) et Thucydide (13). Par contraste, οίκητήρ est nettement plus rare: on en trouve une occurrence sure (Soph. O.C. 627), et une autre plus incertaine, puisque le temoignage des manuscrits oscille entre deux Ιεςοηβ. Esch. Sept. 19-20: έθρέψατ' οίκητήρας (ou: οΐκιστηρας) άσπιδηφόρους I πιστούς (»... eile vous a nourns pour que vous soyez des habitants fideles, munis de boucliers ...«). Dans les deux passages mentionnes, Casevitz reconnait la valeur prospective du nom d'agent en —τήρ, valeur qui n'apparait pas dans le correspondant en -τωρ (pour la tragedie, cf. Esch. Suppl. 952; Prom. 351; Eum. 833; Soph. Track 282 et 1161; Ajax 396 et 517; O.C. 728; Eur. Andr. 1089; Suppl. 658; Her. 393; Ion 1299; fr. 773, 66 N.). O n relevera le fait que, dans YCEdipe ά Colone, les deux termes οίκητήρ (627) et οίκήτωρ (728) coexistent dans le meme texte, et dans le meme dialecte. Dans le premier cas, il s'agit d'CEdipe promet-
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2. Noms d'agent
nom d'agent οίκητήρα est ici fortement lie ä l'adjectif άχρεΐον, et indirectement aussi ä l'infinitif δέξασθαι: recevoir un hote implique aussi projeter des attentes pour l'avenir. CEdipe, conscient du rapport qui s'etablit avec ses hotes potentiels, leur suggere une attente particuliere. II aurait pu declarer banalement qu'il saurait se montrer utile aux Coloniates. La double negation, liee au futur έρεΐς, permet d'aider ses interlocuteurs a projeter un danger potentiel (celui d'un poids inutile pour la communaute), puis de l'ecarter en fin de compte. Dans les deux cas qui precedent, l'attente se realisera. Mais elle peut aussi parfois etre presentee dans un rapport conditionnel, ou des contingences exterieures font que l'attente finalement ne devient pas realite. C'est du moins ainsi qu'Eschyle decrit le regard que les Thebains portent sur Polynice {Sept. 1015-1016): ώς δντ' άναστατήρα Καδμείων χθονός I εί μή θεών τις έμποδών εστη δορι | τω τοΰδ' (»II eüt ete le devastateur de la terre des Cadmeens si un dieu ne se fut interpose ä sa lance, ä celui-lä.«). Nous sommes decidement fort eloignes de l'agent d'une fonction comme simple professionnel: face ä une action previsible, un dieu prend une mesure preventive pour eviter la catastrophe. II s'agit d'un motif typique de la poesie homerique, mais qui a tendance ä disparaitre par la suite, sauf chez Thucydide. 57 Au-delä de l'attente conditionnelle, Eschyle offre egalement des cas d'attentes de